eJournals Oeuvres et Critiques 44/2

Oeuvres et Critiques
0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.2357/OeC-2019-0015
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/
2019
442

Les limites de la science et de la technolgie: Fabrice Hadjadj et l’obsolescence du merveilleux sciencefictionnel

2019
Brian Sudlow
Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) Les limites de la science et de la technologie : Fabrice Hadjadj et l’obsolescence du merveilleux sciencefictionnel Brian Sudlow Aston University Fabrice Hadjadj (1971-), un écrivain et philosophe catholique qui compte dans son catalogue une trentaine d’ouvrages de genres variés, a publié en 2014 la pièce de théâtre Jeanne et les posthumains ou le sexe de l’ange� L’action a lieu dans une société future nommée la «-Démocratie mondiale-» (la «-DéMo-») où les fonctions procréative et orgasmique de la sexualité ont été assumées respectivement par la FIV et par les jeux informatiques� Dans ce contexte, Joan d’Ark-Market entend la voix d’un ange qui lui ordonne de coucher avec un collègue-; rapidement, se trouve-t-elle enceinte� Pour cette offense contre les règles d’hygiène, elle est soumise à des interrogatoires qui mettent en cause sa santé mentale et son honnêteté, et son futur bébé, gravement handicapé, est menacé d’une IMG� Elle est enfin condamnée au «-Grand Pardon-», mesure suprême de la «-DéMo-», pour effacer les souvenirs de celle ou celui qui résiste au régime� Si, comme dit Simon Bréan,-«-la pérennité du terme ‘science-fiction’ s’explique par la difficulté de classer ces histoires- » 1 , cet ouvrage de Hadjadj devrait faire persister la vie de ce genre� Jeanne et les posthumains semble offrir au lecteur ou au spectateur un conte sciencefictionnel multiforme où les technologies de l’avenir, le drame bioéthique, et les ambitions d’un techno-totalitarisme impitoyable s’entrechoquent de façon centripète et presque inclassable� Pourtant, c’est précisément le genre complexe et plastique de la science-fiction qui est miné dans la Préface de l’œuvre qui se sous-titre «-Obsolescence de la science-fiction-» 2 � À la différence de Pierre Boule dont l’hostilité à la catégorisation de son œuvre comme science-fiction est bien connue 3 , Hadjadj y annonce tout simplement «-l’effacement progressif des frontières entre les genres-» et va jusqu’à conclure que «-parler de l’homme 1 Simon Bréan, La Science-Fiction en France-: théorie et histoire d’une littérature, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2012, p� 25� 2 Fabrice Hadjadj, Jeanne et les posthumains ou le sexe de l’ange, Clichy, Editions de Courevour, 2014� 3 Arnaud Huftier, «-Pierre Boulle-: présentation-», ReS Futurae, 6 (2015), http: / / journals�openedition�org/ resf/ 781� DOI 10.2357/ OeC-2019-0015 68 Brian Sudlow Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) contemporain, c’est déjà parler du cyborg- » 4 � Dans ce sens, son intuition s’approche plutôt de celle de Margaret Atwood pour qui la science-fiction ne peut être qu’une analogie du présent 5 � Pourtant, chez Hadjadj, si le genre littéraire sciencefictionnel se supprime désormais, c’est moins en raison de sa vocation analogique et plus une conséquence littéraire de la révolution actuelle dans la technologie que certains nomment la quatrième révolution industrielle 6 � Sur un plan ontologique et technologique, la puissance grandissante de l’intelligence artificielle et les possibilités d’une génétique dont les scrupules éthiques s’amollissent, ainsi que mille innovations dans tous les domaines de la technologie, amènent jusqu’à notre seuil le monde de demain - qu’il soit des meilleurs ou non� Dans l’optique de Hadjadj, donc, il ne s’agirait plus pour la critique littéraire de distinguer les récits de fantasy des récits réalistes dans la science-fiction 7 -; tout s’écroulerait dans une contemporanéité englobante� Si la thèse est rare et peut-être dévalorisante pour un genre qui peine parfois à s’attirer l’estime qu’il mérite, il serait tout à fait pardonnable au lecteur de la trouver farfelue, sinon de considérer la fin du monde dans une guerre des étoiles plus probable que l’obsolescence de la science-fiction d’après Hadjadj� Néanmoins, c’est sûrement un signe révélateur qu’Hadjadj choisit de raconter l’histoire de Jeanne sous une forme théâtrale, un type de texte vraisemblablement mal adapté aux exigences du genre (à quelques notables exceptions près) 8 � Ainsi, Hadjadj commence-t-il dès l’ouverture de son œuvre de déstabiliser les attentes, de déraciner les certitudes techno-progressistes, et d’inviter les spectateurs à une réflexion parfois gênante sur la technologie, sur sa présence dans la vie quotidienne et sur les chemins qu’elle semble nous encourager à suivre� Interprété ainsi, ce choix littéraire serait parfaitement accordé à une tendance très souvent attestée chez Hadjadj selon laquelle l’auteur mine les formes traditionnelles littéraires pour mieux atteindre ses objectifs 9 � La thèse anti-sciencefictionnelle 4 Hadjadj, 2014, p� 11� 5 ‘Margaret Atwood- : «- I am not a prophet� Science fiction is really about now- », entretien dans le Guardian, 20 janvier 2018, www�theguardian�com/ books / 2018/ jan/ 20/ margaret-atwood-i-am-not-a-prophet-science-fiction-is-about-now� 6 Klaus Schwab, La quatrième révolution industrielle, Paris, Dunod, 2017� 7 Bréan, 2012, p� 287, n� 52� 8 Pour apprécier le lien inattendu entre la science-fiction et le théâtre, il suffit de noter ici R.U.R (1921) de Karel Capek, la version radiophonique de La Guerres des mondes (1898) de H� G� Wells et les multiples adaptations théâtrales des œuvres de Ray Bradbury préparées par lui-même� 9 Hadjadj invite ses lecteurs de lire les chapitres de ses essais Réussir sa mort- : Anti-méthode pour vivre (2005) et Paradis à la porte-: Essai sur une joie qui dérange (2014) dans n’importe quel ordre- ; une tactique qui confronte la rectilinéarité de la pensée rationaliste� De même, son essai Être clown en 99 leçons- : guide (pas très DOI 10.2357/ OeC-2019-0015 69 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) Les limites de la science et de la technologie de Fabrice Hadjadj pourrait-elle, donc, être une provocation, plutôt qu’un jugement sans appel-? Le but de cet article, consacré à l’étude de cette pièce de théâtre, est d’évaluer comment Hadjadj reconceptualise la science-fiction pour donner suite à ce qu’il considère son obsolescence� De prime abord, il n’est pas clair où situer Jeanne et les posthumains par rapport au projet littéraire d’Hadjadj- ; malgré l’ampleur et la puissance de son œuvre, les écrits d’Hadjadj n’ont pas encore fait l’objet des recherches scientifiques, même s’il a attiré l’attention de certains journaux ou revues catholiques qui ont rarement la possibilité de célébrer un auteur catholique de renommée 10 � Quant à Jeanne et les posthumains, pourtant, s’agit-il de la mobilisation du genre sciencefictionnel dans un projet d’imagination catholique, évoquant les dieux cachés de la science-fiction comme d’autres l’ont fait avant 11 ? Ou bien avons-nous affaire à quelque chose d’autre-? On ne peut pas entrer ici dans une discussion de la distinction entre un auteur qui fait de la littérature catholique et un catholique qui écrit de la littérature 12 - ; mais la différence est tangentielle pour Jeanne et les posthumains. Saisissons, plutôt, l’impact de cette révolution technologique déjà évoquée sur la stabilité et (pour Hadjadj) la pérennité du genre sciencefictionnel, et sur les ambitions de cette pièce de théâtre� Après tout, si la littérature de représentation naturaliste se considère obligée de représenter le monde tel qu’il est, elle doit prendre en compte le fait que les technologies rêvées de la science-fiction d’autrefois s’imposent désormais dans l’actualité ou dans un futur proche� Loin d’être un croyant mécontent, raillant bêtement contre un monde qu’il n’aime pas, l’auteur de Jeanne et les posthumains n’adopte-t-il pas plutôt la posture d’un chroniqueur passionné de son propre temps et qui s’exprime à travers une analyse quasi-sismographique-? Selon Hadjadj, ce conte est moins invention que prévision� Cette prévision en train de passer en histoire 13 � Contre cette interprétation éventuelle de Jeanne et les posthumains, pourtant, ne pourrait-on pas affirmer qu’une prétention sismographique est pratique), essai (raté), récit (peu romanesque) (2017) est un livre en pleine évolution qui traverse les types textuels d’un guide, d’un essai et d’un récit� Brian Sudlow, «-I Know Why the Philosopher Sings-: Exploring the Work of Fabrice Hadjadj-», Logos, 23, 2 (Spring 2020), p� 73-99� 10 Afin de préparer cet article et d’autres études qu’il espère publier bientôt en anglais, l’auteur a interviewé M� Fabrice Hadjadj le 18 juillet 2018 et le 26 février 2019� 11 Natacha Vas-Deyres, Patrick Bergeron, Patrick Guay, Florence Plet-Nicolas, and Danièle André (dir�), Les Dieux cachés de la science-fiction française et francophone (1950-2010), Bordeaux-: Presses universitaires de Bordeaux, 2014� 12 Voir la discussion de cette question dans Richard Griffiths, La Révolution à rebours. Le renouveau catholique dans la littérature en France de 1870 à 1914, Paris, Desclée de Brouwer, 1971� 13 Hadjadj, 2014, p� 11� DOI 10.2357/ OeC-2019-0015 70 Brian Sudlow Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) une particularité d’un sous-genre de la science-fiction de caractère souvent dystopique 14 ? Et, dans ce sens, il serait intéressant de savoir si Hadjadj a mal compris la prétendue nouveauté de sa propre vision� Comme nous verrons ci-dessous, Hadjadj ne prétend pas avoir lu de près la grande tradition de la science-fiction en France� Cela dit, c’est un lecteur féru de Gunther Anders dont L’Obsolescence de l’homme (1956) est un texte clé pour le dramaturge français� Ainsi, puisque la question de l’homme est centrale à une pièce de théâtre dont l’ange du titre évoque non seulement un guide incorporel mais aussi l’être humain divorcé de sa sexualité corporelle, sera-t-il aussi nécessaire d’évaluer comment la notion d’obsolescence sciencefictionnelle chez Hadjadj fait écho à la typologie d’obsolescence proposée par Gunther Anders, et participe à une vision de la dystopie désormais présente parmi nous� Avant d’aborder ces questions, pourtant, il vaudrait mieux dans un premier temps explorer les sources inspiratrices de Jeanne et les posthumains, aussi bien qu’évaluer le choix de l’auteur d’écrire une œuvre de science-fiction pour le théâtre� Ainsi, deux des grands enjeux de la créativité imaginative - la filiation et l’élection du type de texte - se trouveront-ils mieux mis en contexte contre l’horizon littéraire où l’obsolescence sciencefictionnelle selon Hadjadj trouvera son sens plénier� Que les amateurs de ce genre se rassurent-: Jeanne et les posthumains ne signale pas que la science-fiction est arrivée à son terme� Mais c’est peut-être un bon point de départ pour évoquer les limites de ses ambitions� Jeanne et les posthumains : sources anticipatrices et inspiratrices Avant de nous lancer dans les sources de Jeanne et les posthumains, il nous faut évoquer quelques repères biographiques qui nous permettront de mieux connaître cet auteur largement inconnu� Fils de parents maoïstes, juif et d’origine tunisienne, Hadjadj est né en 1971 à Paris� Il garde jalousement les secrets de son enfance, mais l’on sait qu’il entre Sciences Po en 1990, un étudiant doué dont les talents annonçaient un futur très prometteur� Lecteur de Nietzsche et de Bataille, anarchiste dans ses tendances politiques et ses goûts littéraires et ouvertement athé à cette époque, il publie bientôt un volume collectif avec John Gelder, Objects perdus (1995), dont le contenu s’inspire d’un nihilisme antihumaniste, et auquel contribue le jeune Michel Houellebecq entre autres� Hadjadj est reçu à l’agrégation de philosophie, mais à l’époque d’Objets perdus, il lisait plutôt la Bible seulement pour mieux la parodier dans ses écrits� Deux ou trois ans plus tard, il fréquente un jour 14 Brad Lyau, «-Technocratic Anxiety in France-: The Fleuve Noir Anticipation Novels, 1951-60-», Science Fiction Studies, 16, 3 (1989), p� 277-297� DOI 10.2357/ OeC-2019-0015 71 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) l’église de Saint-Séverin à Paris où il se moque des visiteurs qui y viennent prier� Peu après, foudroyé par les nouvelles d’une grave maladie chez son père, il se retrouve de nouveau à Saint-Séverin pour y implorer sa remise sur pied (une prière exaucée d’ailleurs)� C’est à ce moment-là où commence son chemin vers l’église catholique, une phase d’instruction et de discernement vocationnel grâce aux moines de l’abbaye bénédictine de Solemnes (à qui il reste attaché en tant qu’oblat ou laïc associé, comme Huysmans à Ligugé il y a plus de cent ans), suivie de son mariage avec l’actrice Siffreine Michel et la naissance de l’aînée de ses huit enfants� Devenu prof de lycée, il s’installe près de dix ans dans le Var, avant de devenir en 2012 directeur d’études à l’institut Philanthropos en Suisse� A travers toute cette période que nous parcourons bien trop rapidement ici, Hadjadj ne se lasse guère de sortir des livres à un rythme extraordinaire - des essais philosophiques, des pièces de théâtre, un recueil de poésies, et quelques commentaires d’art religieux - devenant ainsi une des voix catholiques les plus éloquentes, prolifiques et parfois les plus acerbes de la France contemporaine 15 � Dans un discours datant de 2009, le grand mathématicien Laurent Lafforgue a capté l’impression que la lecture des œuvres de Hadjadj lui a fait-: «-Ses pages me stupéfient souvent, me prennent à contrepied et pourtant, en les lisant, j'en reconnais la justesse et la vérité� Aucun écrivain contemporain de langue française ne m’intéresse davantage-» 16 � S’il nous est important de retenir quelque chose de cette trajectoire si insolite et mouvementée, ce sera surtout son engagement littéraire ainsi que ses prises de positions intellectuelles dans toute leur radicalité-: d’abord comme littéraire anarchisant et antireligieux, et après comme intellectuel catholique� Souvent identifié comme agrégé de philosophie dans les affiches de marketing, même si la plupart de ses écrits évoquent le domaine théologique, Hadjadj reste à ses propres yeux un écrivain et même un poète pour qui l’écrit et la pensée se fructifient mutuellement 17 � Dans ce sens, Jeanne et les posthumains s’impose comme un véhicule d’inventivité littéraire aussi bien que comme une réflexion théâtrale sur les grands phénomènes technoscientifiques de l’époque� 15 Plusieurs ouvrages ont été couronnés de prix divers-: le Grand prix catholique de littérature (2006) pour Réussir sa mort- : anti-méthode pour vivre (2005), le Prix du cercle Montherlant-Académie des Beaux Art (2008) pour L’Agneau mystique (2008), le Prix de littérature religieuse (2010) pour La Foi des démons ou l’athéisme dépassé (2009), et le Prix des Libraires Siloë-Pèlerin- (2017) pour Résurrection-: mode d’emploi (2016)� 16 Larent Laforgue, «-Que peut une politique de la langue-? -», discours donné à Genève 17 mars 2009-: www�laurentlafforgue�org/ textes/ PolitiqueLangue�pdf� 17 Entretien avec Hadjadj, le 26 février 2019� Les limites de la science et de la technologie DOI 10.2357/ OeC-2019-0015 72 Brian Sudlow Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) À première vue, la notion de l’obsolescence de la science-fiction chez Hadjadj pourrait apparaître contradictoire-; Jeanne et les posthumains semble s’identifier à quelques-unes des grandes tendances de la science-fiction 18 � La seule perspective d’un futur anticipé, par exemple, fait écho à plusieurs œuvres incontournables du genre dont celles de Jules Verne et d’Albert Robida- ; concrètement, Paris au vingtième siècle (1863) de Verne ainsi que Le Vingtième siècle et La Vie électrique (1892) de Robida qui semblent être des présages de Jeanne et les posthumains, notamment dans une optique prospectiviste� Une des dimensions la plus inventive de la pièce d’Hadjadj est la prévision de nouvelles applications technologiques, telles que le «-composteur universel- » (qui prétend recycler le potentiel énergique à partir d’excréments, du mouvement humain et même de cadavres) ou la Playbox IV (qui facilite un monde de plaisirs sexuels grâce à une plateforme numérique connectée par voie de câblage cérébral) 19 � De même, des parallèles pourraient facilement s’établir entre la dystopie de la «-DéMo-» chez Hadjadj où la civilisation est devenue entièrement dépendante de ses technologies, et la société évoquée dans Ravage (1942) de René Barjavel qui s’effondre au moment où elle est privée des moyens de faire marcher ses machines 20 � Les deux scénarios dépendent d’un paradoxe semblable selon lequel l’usage des technologies risque de fragiliser son utilisateur aussi bien que de l’habiliter� À ces points de ressemblance entre Jeanne et les posthumains et la grande tradition de la science-fiction en France faudrait-il ajouter ensuite la concordance tangible entre le conservatisme social d’Hadjadj - ce qui n’en fait pas de doute - et celui de certains auteurs de la science-fiction dans les années 1950, étudiées par Brad Lyau dans The Anticipation Novelists of 1950 s French Science-Fiction-: Stepchildren of Voltaire 21 � La critique du progressisme ne date pas d’hier, et même si le goût pour le progrès s’avérait fort dans une France où les adages de la reconstruction de l’après-guerre s’imposaient toujours, la présence de cette critique contre-technologiste dans la littérature française reste un phénomène significatif, semblable à cette «- petite peur 18 Voir Jean-Pierre Piton et Alain Schlockoff, L’Encyclopédie de la science-fiction, Paris, Jacques, 1996-; Natacha Vas-Deyres, Ces français qui ont écrit demain. Utopie, anticipation et science-fiction au XX e siècle, Paris, Honore Champion, 2013� 19 Hadjadj, 2014, p� 30 et 67� 20 Quoique Hadjadj n’ait pas lu Barjavel, on est frappé de noter les ressemblances entre les scènes urbaines spectaculaires évoquées par Barjavel et la toile de fond de la première scène décrite par les didascalies de Jeanne et les posthumains avec son-«-panorama de vertige sur la ville, ses artères, ses tours, ses capsules volantes [et] ses flottantes bannières HD-»� Hadjadj, 2014, p� 21� Peut-être que tous les deux évoquent inconsciemment quelque chose de la vision de Metropolis (1927) de Fritz Lang� 21 Brad Lyau, The Anticipation Novelists of 1950 s French Science-Fiction-: Stepchildren of Voltaire, Jefferson, McFarland, 2010� DOI 10.2357/ OeC-2019-0015 73 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) du vingtième siècle-» dénoncée juste après la guerre avec un aveuglement progressiste par Emmanuel Mounier 22 � La critique de la culture technologique, notamment dans sa phase numérique, marque plusieurs ouvrages de Hadjadj, y compris Dernières nouvelles de l'homme (et de la femme aussi) (2017), un recueil d’articles écrits pour Avvenire, et Pasiphaé ou comment l’on devient mère du Minotaure (2009), une relecture théâtrale du mythe grec dans lequel l’anti-héroïne et son époux Minos poursuivent leurs projets autodestructeurs seulement grâce à l’ingéniosité technicienne de l’ingénieur royal Dédale� Vue de cette perspective, Jeanne et les posthumains n’est que la modulation futuriste d’une réflexion déjà présente à la déclinaison mythique dans Pasiphaé� Bien sûr, les influences qui s’exercent sur un auteur ne s’accordent-elles forcément pas avec un canon littéraire objectif, universel, et convenablement élucidé, mais plutôt avec les lectures de celui-là, aussi aléatoires qu’elles puissent apparaître-; ne confondons pas anticipation et inspiration� Hadjadj a évoqué certaines sources d’inspiration pertinentes à la composition de Jeanne et les posthumains, mais elles ne se réduisent pas à une liste de-lecture de la science-fiction française-; en fait, il nie en avoir beaucoup lu 23 � La première est l’œuvre de H� G� Wells dont The Time Machine (1895) a suggéré à Hadjadj un des dilemmes de la représentation-sciencefictionnelle-: le défi de falloir communiquer l’expérience appauvrissante et aliénante, voire antihumaine, d’une dystopie dans un langage façonné par le monde réel� Nous retournerons à ce dilemme plus tard� Une deuxième source d’inspiration citée par Hadjadj est celle de Nous autres de Yevgeny Zamyatin� Ce chef d’œuvre du romancier russe, publié en 1921, s’inspire lui aussi de l’œuvre de Wells dont Zamyatin a édité la version russe� La société décrite par Zamyatin, basée sur la quantité, l’organisation et la précision scientifiques, anticipe tangiblement le monde de la «-DéMo-» où tout est réduit à un problème de méthode, de calcul et d’efficacité� Il vaut aussi la peine de noter l’hommage qu’Hadjadj rend à Zamyatin dans la manière de nommer certains personnages, comme s’ils étaient des produits dans une série reproductible (D-503 est le narrateur de Nous autres, alors que Vito 633 et Corolla 47 sont les interrogateurs de Joan dans Jeanne et les posthumains)� De plus, ne peut-on s’abstenir de noter les ressemblances entre la métaphore de l’inventeur comme future mère qui se trouve dans le premier chapitre de Nous autres, et l’expérience de Joan, enceinte après son étreinte illégale-: «-L’autre est là,-» nous dit-on, «-il bouge, il grandit…-» 24 � 22 La Petite Peur du vingtième siècle, Paris, Les Éditions du Seuil, 1959� 23 Entretien avec Hadjadj, le 26 février 2019� 24 Hadjadj, 2014, p� 29� Les limites de la science et de la technologie DOI 10.2357/ OeC-2019-0015 74 Brian Sudlow Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) Si les régimes totalitaires de 1984 (1949) de George Orwell et notamment Du Meilleur des mondes (1931) d’Aldous Huxley s’offrent aussi comme des sources pour Jeanne et les posthumains, c’est surtout Vous serez comme des dieux (1959) de Gustave Thibon qui s’impose comme l’inspiration non seulement du scénario biomédical de Jeanne et les posthumains mais aussi de son type de texte 25 � Dans cette pièce de théâtre délicieuse mais largement oubliée, Thibon, un critique sévère du monde progressiste de machinisme depuis les années 1930 - et une des cibles de Mounier dans son analyse mentionnée ci-dessus - mettent en scène un monde futur où la mort ellemême aurait été abolie� Dans ce contexte, une jeune femme Amanda commence à questionner les limites du progrès, se penchant sur la question de la mort� «- Nous avons abattu ce mur,- » lui dit son père en parlant de l’abolition de la distinction entre vie humaine et vie éternelle� «-Et si vous aviez muré une porte- ? - » lui répond sa fille 26 � Les harmonies thématiques et philosophiques entre les deux pièces de théâtre sont multiples sans pour autant miner l’originalité de l’œuvre de Hadjadj plus sensible à l’éventail des innovations technologiques� Toutes les deux décrivent une société où le perfectionnement technique a dépassé tout autre objectif désirable et où le sens du mystère s’avère comme une faute méthodologique, plutôt que l’accès indispensable à un au-delà� Dans ces deux mondes, l’amour a été remplacé par les vertus de l’efficacité� Dans les deux scénarios, une jeune femme forte s’éloigne de l’offre technicienne séductrice proposée par sa propre société, pour se diriger (explicitement dans la pièce de Thibon, implicitement dans celle d’Hadjadj) vers quelque mystère insaisissable, malgré les risques qu’il lui pose� On pourrait aller jusqu’à rapprocher certaines figures ou métaphores qui semblent marquer l’entrée de ces deux jeunes femmes dans une contemplation au-delà des connaissances scientifiques de la matière- : un rossignol chez Thibon et un merle chez Hadjadj� Remarquons aussi deux éléments communs entre les pièces-: le mépris du passé comme un sentiment fondateur des dystopies et le sens contraire de nostalgie chez les deux jeunes femmes (quoique plus inconscient chez Joan) qui les distinguent ainsi de leurs contemporains� Si Hadjadj n’a beaucoup lu de la science-fiction et même s’il évoque son obsolescence, cette esquisse de la filiation de Jeanne et les posthumains montre comment sa créativité s’est nourrie auprès d’une tradition dont il veut mettre à part sa pièce� 25 Paris, Fayard, 1959� 26 Ibid�, p� 55� Malgré l’obscurité dans laquelle il est tombé, l’ouvrage de Thibon a connu de nouveaux retentissements depuis quelques années en raison de sa pertinence aux débats au tour du transhumanisme� Notons la reprise à Angers et à Paris en 2015 dans une version musicale jouée par l’association Vertical (www�vousserezcomme desdieux�fr/ ) et la reprise théâtrale la plus récente à Paris en juin 2018, dirigée par Hortense Binet et jouée par la compagnie de théâtre amateur Les Bobêches� DOI 10.2357/ OeC-2019-0015 75 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) Jeanne-: langage et genre textuel Sur le plan artistique, la pièce de Hadjadj semble tiraillée entre deux dynamiques qui marquent, pour n’importe quel auteur, le risque d’avoir de moyens d’expressions inadéquats aux exigences du genre sciencefictionnel-: un langage approprié et un type de texte adéquat� Pourtant, chez Hadjadj, il ne s’agit pas du langage sciencefictionnel dont parle Samuel R� Delany, mais plutôt de la concordance difficile entre un monde imaginé et les moyens d’expression que celui-ci serait capable de produire 27 � Or, cette concordance (ou son manque) peut être interprétée soit comme une occasion (où la fantaisie d’un autre monde appelle à un enrichissement lexical 28 ), soit comme un obstacle à l’expression du monde imaginé� Pour Hadjadj, bien sûr, c’est plutôt ce dernier qui est en jeu� C’est un des rares moments où Hadjadj puise explicitement dans la tradition de la science-fiction - notamment chez Wells et chez Orwell - pour trouver une solution qui s’avère contraire aux présuppositions sous-jacentes du genre� Comme Wells observe dans son Time Machine, l’expérience des Elois dans le monde du futur a refaçonné le langage comme moyen de communication, désormais dépourvu de noms abstraits, signe inéluctable d’une cessation de l’analyse� Le narrateur de 1984 a rencontré un problème analogue dans l’impossibilité de raconter son récit dans la novlangue de l’Océania, comme Hadjadj observe dans sa Préface de Jeanne et les posthumains 29 � Le défi pour ces auteurs n’est pas de trouver de nouveaux mots pour des réalités inconnues, mais de chercher comment les habitants de ces mondes dystopiques et appauvris peuvent s’élever jusqu’à nos moyens de communication� Par conséquent, même si la tentation s’est présentée à Hadjadj de «-pousser légèrement le bouchon (ou le bouton) pour élucider un pidgin qui oscille entre l’algorithme binaire et l’effusion sentimentale-» 30 , il a reconnu que la fonction de l’auteur sciencefictionnel dans un monde du futur anticipé ne cesse d’être celle de l’ethnologue ou de l’interprète des époques� Face à ce rapprochement communicatif éventuel, donc, la solution d’Hajdadj est de donner aux interrogateurs de Jeanne le statut d’experts dans l’archéo-langue (le français standard)-parlée par la jeune fille enceinte et récalcitrante-; malheureusement, comme procédé littéraire, a-t-il le désavantage de souligner non le rapprochement du monde de demain avec le monde contemporain, mais plutôt son éloignement censément dépassé� 27 The Jewel-Hinged Jaw- : Notes on the Language of Science Fiction, Middletown, Wesleyan University Press, 2011 (1977)� 28 Bréan, 2012, p� 270-74� 29 Hadjadj, 2014, p� 9� 30 Ibid. Les limites de la science et de la technologie DOI 10.2357/ OeC-2019-0015 76 Brian Sudlow Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) Néanmoins, si ce choix est imposé à Hadjadj par la volonté de rester capable d’adresser une parole compréhensible à ses spectateurs, il ne faut pas non plus confondre ce même désir avec un objectif purement communicatif� En fait, loin de s’intéresser principalement à la communication, Hadjadj voit sa production littéraire d’abord dans une optique de créativité, décrivant son travail comme une activité poétique, plutôt qu’un engagement didactique ou communicatif 31 � Dans les écrits d’Hadjadj, les choix formels ont souvent un rôle symbolique au-dessus de leur pure fonctionnalité 32 � C’est une des raisons pour laquelle son choix d’écrire une pièce de théâtre dans le genre de la science-fiction doit être interprété comme essentiellement significatif, même si Hadjadj revient très souvent à ce genre 33 � Malgré la dimension naturaliste du scénario avec ses prétentions sismographiques, le théâtre, lui, n’est pas un lieu naturaliste, mais - comme dit Hadjadj luimême - un lieu de convention de parole, exprimant l’accord entre les acteurs et les spectateurs pour suspendre l’incroyance� Entre le défi linguistique cité dessus et ce défi formel s’établit une tension� Tandis que le langage du futur risque d’être trop faible pour articuler le monde tel que l’on le connaît, la forme théâtrale semble être trop riche pour représenter ce monde inventé mais convenablement appauvri-: La parole théâtrale est une parole forte puisque c’est une parole qui, d’une certaine façon, génère le monde autour de nous� Donc, comment garder cette parole forte et continuer à faire œuvre théâtrale et évoquer un monde pauvre-? C’est ça mon problème 34 � Ainsi n’aurait-on pas tort d’interpréter ce choix dramaturgique chez Hadjadj comme une attaque ou une mise en accusation contre le monde appauvri que constitue la «-DéMo-»� En fait, même l’abréviation de ce nom «-DéMo-» signale l’hostilité de l’auteur au monde qu’il évoque - «-DéMo-» 31 Entretien avec l’auteur, 23 juillet 2018� 32 Comme nous l’avons noté plus haut, Hadjadj mélange ou subvertit souvent les formes littéraires ou créatives� Ainsi, dans sa pièce de théâtre Gabbatha au sein de l’ouvrage Passion-Résurrection (2003), basé sur un polyptyque de l’artiste Arcabas, l’ordre des scènes ne s’accorde pas avec un narratif historique de la passion du Christ, mais obéit aux jeux de dés, lancés par trois ou quatre personnes choisies parmi les spectateurs et qui font évoluer leur pion sur une réplique du polyptyque déployée à plat� 33 Jusqu’ici, Hadjadj est l’auteur de six pièces à part Jeanne et les posthumains� Ce sont À quoi sert de gagner le monde-: Une vie de saint François Xavier-? (2004), Massacre des innocents-: scènes de ménage et de tragédie (2006), Pasiphaé ou comment l’on devient mère du Minotaure (2008), Job ou la torture par les amis (2011) et Rien à faire - Solo pour un clown (2013) et La conversion de Don Juan (2019)� 34 Entretien avec l’auteur, 26 février 2019� DOI 10.2357/ OeC-2019-0015 77 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) étant «- démon- » à une lettre près 35 � A son langage minable et ses prétentions démesurées, Hadjadj oppose la richesse expressive des mots (d’une archéo-langue supposée rétrograde) et la puissance de l’art dramatique (qui mine l’emprise de «-DéMo-»-sur le monde de Joan)� Encore dans sa Préface, Hadjadj va-t-il jusqu’à traiter le théâtre de «-nœud de résistance à la virtualisation-» 36 � Quoi de plus hostile à la virtualisation que de lancer une pièce de théâtre qui cible un monde en passe de se rendre virtuel-? Pour tout résumer, donc, le théâtre est pour Hadjadj la forme la plus propice de nous montrer ce qui manque à un monde fondé sur les présuppositions de la «-DéMo-»� La «-DéMo-» représente une dystopie dotée d’une infrastructure hautement technologisée, un monde contraire à tout objectif ou à toute condition désirée par l’être humain� Alors que l’usage du français dans cette pièce représente une concession aux spectateurs désirant entrer dans le drame de Jeanne, sa forme théâtrale est plutôt une provocation qui va à l’encontre des sensibilités les plus progressistes� De cette perspective, Jeanne et les posthumains se présente comme un ouvrage radicalement hostile - hostile dans sa forme même - aux exigences de la science-fiction où tout est censément possible� «-DéMo-»-ment crûment à cet égard, et selon le paradoxe hadjadjien, la forme théâtrale d’un monde censément dépassé dévoile le mensonge cru de ce monde qui, par erreur, se veut supérieur à ces antécédents� De l’obsolescence … L’hostilité contre l’objet de sa prévision sismographique que nous venons d’établir explique-t-elle le jugement d’Hadjadj concernant l’obsolescence de la science-fiction ? Hadjadj maintient aujourd’hui la validité de son jugement là-dessus, et pourtant il ne s’agit pas d’une simple négation� Dans un premier temps, le gouffre entre le présent et les mondes de la science-fiction (qu’Hadjadj estime désormais comblé) ne peut pas revenir à une question de la pure anticipation- ; par exemple, la science-fiction évoque souvent des civilisations interstellaires et des rapports extraterrestres sur l’axe de l’inconnu (et parfois le passé), plutôt que sur celui l’avenir� Dans ce sens, la science-fiction est moins prévision et information, que suggestion et imagination- ; or, celles-ci sont-elles vraiment obsolètes 37 ? Dans un deuxième temps, et loin d’être étrangère au genre, la prétention sismographique de Jeanne et les posthumains caractérise aussi un sous-genre de la science-fiction 35 Entretien avec l’auteur, 26 février 2019� 36 Hadjadj, 2014, p� 11� 37 Bréan, 2012, p� 314� Les limites de la science et de la technologie DOI 10.2357/ OeC-2019-0015 78 Brian Sudlow Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) focalisé souvent, quoique non exclusivement, sur les dystopies� Autrement dit, loin de la rendre obsolète, l’anticipation «- sismographique- » du futur semble faire vivre la science-fiction� Dans quel sens, donc, peut-on comprendre ce que c’est que l’obsolescence de la science-fiction pour Hadjadj-? Dans la réponse à cette question, on établira non seulement la cohérence de la pensée d’Hadjadj mais aussi le fondement du régime ontologique de Jeanne et les posthumains qui prête à l’ouvrage «-autant de substance que le monde réel-» 38 � A vrai dire, la notion de l’obsolescence se manifeste-t-elle autant à la fin de Jeanne que dans sa Préface� La dernière section de la pièce ne fait pas partie du scénario mais offre ce qu‘elle appelle «- Une page d’histoire- : la loi d’obsolescence des surhommes, suivi d’une page de publicité- : La Maison bleue- » 39 � Non seulement ce texte penche-t-il sur l’obsolescence des surhommes - le moment où les transhumains de demain deviennent éminemment remplaçables, tombant sous «- la dure loi de la tendance et de l’innovation-» - il évoque aussi la loi de «-l’obsolescence des machines-» où chaque produit se livre «-à une caducité d’une autre forme-» 40 � Or, le rapport mutuel entre ces deux états fait certes écho à la disparition de l’homme devant ses possessions multiples et disponibles - une disparition anticipée d’ailleurs par La société de consommation (1970) de Jean Baudrillard� Mais il rappelle aussi la crise de nihilisme que Hadjadj a traversée au moment de publier Objets perdus (1995) selon lequel le concept même de l’homme n’a aucun fondement ontologique� La tendance de la «- DéMo- » de rendre les surhommes obsolètes ne fait qu’achever un processus funeste pour l’homme aussi� Dans cette optique, l’hostilité de Hadjadj vers «-DéMo-» participe non seulement à sa haine pour une modernité bêtement technologisée mais à son amour pour la notion méprisée de l’homme� Or, comme on verra ci-dessous, Hadjadj fait face artistiquement à la possibilité d’un tel régime par la célébration d’un sens du merveilleux dépassant celui offert par la science-fiction� N’est-ce pas là où il faut chercher le sens profond de l’obsolescence de la science-fiction affirmée par Hadjadj-? Tout compte fait, la plasticité du concept de l’obsolescence et son instanciation à des moments cruciaux dans Jeanne et les posthumains sont très révélatrices� Comme nous l’avons déjà noté, elles prennent leurs racines dans la pensée de Gunther Anders dont L’Obsolescence de l’homme est un ouvrage incontournable pour Hadjadj depuis quelques années� Par ailleurs, une exploration de la typologie de l’obsolescence chez Anders jette une lumière d’autant plus intense sur trois dimensions essentielles du drame 38 Bréan, 2013, p� 27� 39 Hadjadj, 2014, p� 136� 40 Hadjadj, 2014, p� 137� DOI 10.2357/ OeC-2019-0015 79 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) que Jeanne et les posthumains met en scène- : les habitants de la «- DéMo- », l’environnement dans lequel ils vivent, et leur rapport à ce régime qui définit désormais leurs horizons existentiels� Par conséquent, une analyse de certaines obsolescences andersiennes démontrera la dette de Hadjadj envers le philosophe allemand en ce qui concerne ces trois éléments, et établira plus clairement l’interprétation de l’obsolescence sciencefictionnelle dans son sens hadjadjien� D’abord, qui sont ces habitants de la «- DéMo- » parmi lesquels vit Joan d’Ark Market- ? Gunther Anders les avait déjà aperçus lors d’une visite à Tokyo en 1958 et il les décrit dans une série de vignettes intitulée ‘L’Obsolescence du monde humain’� Pour Anders, il s’agissait des gens qui passaient leur temps dans les centres d’amusement, de ces «-hommes innombrables, affamés de jeu, errant fébrilement-» 41 � Chez eux, ce qui choque Anders n’est pas tout simplement leur engouement devant les technologies de distraction- ; c’est plutôt leur aliénation du monde incarné de l’action humaine dont ils se séparent impunément-: La première chose qui saute aux yeux est que les joueurs ne cherchent plus de partenaire en chair et en os, qu’ils donnent leur préférence à la partenaire inanimée et non à la vivante 42 � Cette option chez ces joueurs trouve son écho dans Jeanne et les posthumains, notamment dans ce que nous avons noté ci-dessus concernant les utilisateurs de la Playbox IV qui profitent de ses «-processeurs ultra-rapides, performances graphiques et tactiles sans précédent, mémoire système 1000 pétaoctets, [et] câblage cérébral direct inward- 43 -»� Nous entrons ici dans un posthumanisme anticipé non seulement par N� Katherine Hayles mais aussi par Gilles Deleuze qui proposait l’existence des corps «- sans organes- » 44 � En fait, la publicité pour la Playbox IV annonce au grand public- : «- Avec la Playbox IV, le sexe n’est plus un organe, c’est une symphonie-» 45 � Ainsi, Hadjadj évoque-t-il le «- devenir-machine- » de l’être humain, identifié par Jean-Yves Samacher comme une ressource typique du genre cyberpunk, mais 41 Gunther Anders, L’Obsolescence de l’homme. Tome II. Sur la destruction de la vie à l’époque de la troisième révolution industrielle, trad� par Christophe David, Paris, Éditions Fario, 2011, p� 61� 42 Anders, 2011, p� 62� 43 Hadjadj, 2014, p� 30� 44 Gilles Deleuze, Mille plateaux, Paris, Éditions de Minuit, 1980, p� 180� Voir aussi-: N� Katherine Hayles, How We Became Posthuman- : Virtual Bodies in Cybernetics, Literature and Informatics, Chicago, University of Chicago Press, 1999� 45 Hadjadj, 2014, p� 30� Les limites de la science et de la technologie DOI 10.2357/ OeC-2019-0015 80 Brian Sudlow Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) avec cette différence cruciale 46 - : pour Hadjadj, cette prétendue libération technologique finit non pas dans une aventure techno-optimiste mais dans un partenariat anthropo-machinal qui engendre un simulacre de la copulation (n’importe comment, avec n’importe qui ou n’importe quoi)� Dans la vision de Hadjadj, donc, la suppression du caractère interrelationnel de l’acte sexuel n’est nullement un triomphe libérateur, mais l’entrée viciée des personnes humaines - des êtres normalement conscients et dotés du libre arbitre - dans les dynamiques déterministes et inconscientes propres aux objets� Pour interpréter cette vision hadjadjien dans le cadre de son essai éthique La profondeur des sexes, ce déterminisme humain dans le domaine du sexuel constitue l’abandon du «-drame primordial-» du mariage et leur enfouissement dans les abysses technologiques qui annulent la responsabilité humaine 47 � Pour Anders, l’engouement psychologique provoqué par l’immersion dans la technologie trouve aussi son écho dans le bouleversement sismique de l’environnement humain� Or, celui-ci exprime sur un plan de culture matérielle la perturbation que nous venons de noter sur le plan physio-psychologique-: Le monde auquel les hommes ont à faire quotidiennement est avant tout un monde de choses et d’appareils dans lequel il y a aussi d’autres hommes-; ce n’est pas un monde humain dans lequel il y aurait aussi des choses et des appareils� 48 Encore une fois, c’est le présage du monde de Jeanne et les posthumains dont chacune des quatre sections commence par une publicité pour un produit ou un service essentiel-: la Playbox IV, le composteur universel, le Transpet Company (qui facilite la xéno-gestation), et un service laveur de mémoire� Ainsi, Hadjadj écrit-il un nouveau chapitre dans une tradition littéraire qui scrute d’une façon largement négative les conséquences du consumérisme 49 � Rendant complète «-la marchandisation de la culture-» 50 , «- La Maison bleue- » évoquée dans la dernière section de la pièce offre le service suprême de l’euthanasie reconceptualisée comme un acte héroïque qui peut être personnalisé selon le désir de l’individu (la «-‘Felix Faure’- […] qui conjugue orgasme et dignité-» ou bien «-L’‘Océanique’ où vous semblez 46 «- Gloire et décadence du cybernaute- », ReS Futurae, 10 (2017), http: / / journals� openedition�org/ resf/ 1098� 47 Fabrice Hadjadj, La profondeur des sexes. Pour une mystique de la chair, Paris, Éditions du Seuil, 2008, p� 112� 48 Anders, 2011, p� 62� Le texte dans la version française est écrit en italique� 49 Voir David H� Walker, Consumer Chronicles- : Cultures of Consumption in Modern French Literature, Liverpool, Liverpool University Press, 2011� 50 Walker, 2011, p� 296� DOI 10.2357/ OeC-2019-0015 81 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) vous dissoudre et vous confondre avec les éléments du monde- ») 51 � Si la mise en scène de ces publicités souligne la prétention de la pièce de Hadjadj de critiquer les réductions du consumérisme, comme d’autres ont fait avant, elle évoque aussi un monde profondément déraciné de ses origines humanistes, structuré selon l’urgence absolue des possessions matérielles, et désormais incapable de trier ses désirs au-delà d’une évaluation purement utilitariste ou épicurienne� Dans ce sens, et au moins pour Hadjadj, le règne totalitaire de l’utile et de la jouissance sans entrave revient encore une fois à l’obsolescence de l’homme� En ce qui concerne le rapport entre les individus et la «-DéMo-», c’est en particulier «-l’obsolescence du conformisme- » chez Anders qui trouve son écho et son renversement dans le nœud du drame de Hadjadj, opposant le destin de la collectivité suprême à celui de Joan� Le conformisme devient obsolète, selon Anders, par suite d’un aveuglement partagé par les dominants et les dominés, ce qui rend les deux côtés insensibles à leurs rapports abusifs 52 � Parfaitement en parallèle, les interrogateurs de Jeanne, Corolla 47 et Vito 633, ne comprennent absolument pas que Joan refuse de coopérer avec eux� Dans ce contexte, les décisions de Joan - d’écouter son ange ou de garder son bébé, malgré les résultats négatifs des tests intra-utérines - représente la renaissance d’une nouvelle dissidence et, donc, la possibilité d’une conformité délibérée quoique forcée (un conformisme), plutôt qu’une conformité inconsciente aux exigences de la «- DéMo- »� Ici, l’importance du Grand Pardon, notée ci-dessus, s’impose- : il redirigera Joan vers son état d’aveuglement post-conformiste où elle sera inéluctablement libérée du fardeau d’un conformisme conscient� Tout le drame de la pièce se joue dans ce destin terrible qui rendra le conformisme de nouveau obsolète 53 � Il faut aussi interpréter la menace de la suppression de la mémoire comme un autre signe du caractère anti-humain (en non seulement posthumain) de la «-DéMo-», surtout parce que, dans son aspect vécu, la mémoire «-constitue l’une des caractéristiques humaines les plus saillantes-» 54 � Ayant associé les obsolescences identifiées par Anders à celles mis en scènes par Hadjadj, il est plus facile de revenir à la question de l’obsolescence de la science-fiction citée par Hadjadj au début de Jeanne et les posthumains� Il est clair maintenant que cette obsolescence-ci ne correspond pas forcément à la fin telle quelle de la science-fiction, mais représente un dépassement qui n’exclut pas entièrement ce qu’il dépasse, tout comme 51 Hadjadj, 2014, p� 138-9� 52 Anders, 2011, p� 193-207� 53 Il est vrai que ses persécuteurs cherchent la coopération de Joan, mais c’est une coopération destinée à long terme à la rendre d’autant plus inconsciente de son abus� 54 Samacher, 2017, § 26� Les limites de la science et de la technologie DOI 10.2357/ OeC-2019-0015 82 Brian Sudlow Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) l’obsolescence du conformisme ne signifiait pas la suppression de la conformité, mais une conformité réalisée d’une autre manière� Pourtant, comment comprend-t-on ce dépassement de la science-fiction jusqu’au point de rendre la science-fiction obsolète dans un sens andersien-? … au merveilleux caché Pour offrir une réponse à cette question, revenons à la théorie difficile de la science-fiction qui cherche son point d’appui entre le merveilleux scientifique, le merveilleux de l’inconnu souvent extraterrestre, et celui de l’avenir technologisé 55 � Le fondement de ces merveilleux est aussi le fondement de leur traduction dans une forme littéraire jusqu’au point où, malgré la difficulté de classifier les œuvres sciencefictionnelles, le lecteur ne doute pas de pouvoir les identifier 56 � Mais chez Hadjadj, le sens du merveilleux ne vient pas primairement des créations quasi-miraculeuses de l’inventivité humaine, mais plutôt du don merveilleux de ce monde (et de l’humain y compris) qui s’ouvre vers un horizon transcendent� Pour Hadjadj, ce monde même est un instrument du divin, plutôt qu’un obstacle empêchant les pas de l’homme pèlerin, le homo viator 57 � Dans l’obsolescence de la science-fiction chez Hadjadj, donc, c’est le merveilleux cru et évident de la science, de la technique ou de la manufacture - tout compte fait, du travail humainement accompli - qui est dépassé ou éclipsé par un merveilleux caché mais divinement créé, subtile voire sous-jacent, allant jusqu’aux racines du sens du destin humain� De hiérarchiser de la sorte les merveilles du monde ou de l’imagination n’est pas de nier les réussites du génie humain, mais de les situer dans un cadre plus riche� Notez en particulier la différence entre cette tentative hadjadjienne de reconnaître un ordre des merveilles et l’instrumentalisation subordonnante de la nature dans le monde du «- DéMo- », ce qui rappelle l’analyse de Bernard Charbonneau (le grand ami et collaborateur de Jacques Ellul) dans Le Jardin de Babylone-(1969) et sa condamnation de l’exploitation du naturel par la technique 58 � Par exemple, selon les didascalies de Jeanne et les posthumains, les murs de la salle où Jeanne subit les interrogatoires présentent «- un paysage de prairie avec un ciel où les nuages ne passent 55 Voir la discussion de cette question complexe dans Bréan, 2013, p� 22-29� 56 «-Science fiction is what science fiction fans mean when they point to something and say, ‘That’s science fiction�-», selon la formule célèbre citée par Bréan (2013, p� 22, n� 12)� 57 Fabrice Hadjadj, La terre, chemin du ciel, Les Provinciales, 2002� 58 Entretien avec l’auteur, 23 juillet 2018� DOI 10.2357/ OeC-2019-0015 83 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) que pour faire ressortir le bleu-» 59 � Mais comme dit Hadjadj dans son essai La Terre, chemin du ciel-: «- ‘Sous les pavés la plage’ disait un slogan de mai 1968� Les agnostiques de l’époque n’allaient pas assez loin-: sous la moindre motte de glèbe, sous la beauté d’une prairie ou d’un désert, mais aussi sous le bitume et la moquette, il y a la divinité-» 60 � Le merveilleux persiste ainsi dans Jeanne et les posthumains, mais il est éveillé par de toutes autres merveilles� Dans cette pièce, ce merveilleux caché et divin se manifeste de plusieurs façons dont on ne mentionnera que deux ici� D’abord, il s’agit de la merveille de la gestation et de la naissance d’un enfant� Toutes les ressources de la «-DéMo-» sont consacrées à la maîtrise et au perfectionnement de la gestation, mais aux dépens de la valeur personnelle d’une vie humaine, quelle que soit sa condition� Au lieu de servir la notion de la dignité, donc, cette poursuite inlassable d’une perfection sans tache assujettit l’être-humain à un réductionnisme marchandisant� Devant la logique inexorable de cette vision, le cas de Joan s’avère choquant� Elle veut garder l’enfant qu’elle porte, malgré le fait qu’il sera né sévèrement handicapé, répondant ainsi à l’appel de son utérus, dit rahamin en hébreu qui veut dire «-à la fois les entrailles féminines et la miséricorde divine-» 61 � Le merveilleux de son choix se trouve dans la disponibilité de Joan de s’offrir à son enfant, d’être «-celle qui l’entoure, seulement celle qui l’offre à la lumière, seulement quelque chose comme une mère- » 62 � La merveille de cette offre est renforcée par Hadjadj qui met dans la bouche de Joan des paroles venant du livre d’Ezéchiel où Dieu s’adresse à son peuple infidèle-: À ta naissance / Au jour où tu vins au monde / On ne t’a pas coupé le cordon / On ne t’a pas lavée dans l’eau pour te nettoyer […] Tu fus jetée en pleine campagne / Par dégoût de toi / Au jour de ta naissance / Mais je suis passé près de toi et je t’ai vue […] Et je t’ai dit-: Vis-! 63 Pour Hadjadj, la merveille de l’être humain ne se trouve pas surtout autant dans sa capacité de perfectionner technologiquement la vie (comme la «-DéMo- ») que dans sa volonté de la servir humainement (comme Joan)- ; elle ne s’identifie pas à son potentiel d’être le singe du créateur, mais à son empressement de se partager de façon gratuite comme le créateur� Il n’est pas d’ailleurs que lors de sa dernière confrontation avec ses interrogateurs 59 Hadjadj, 2014, p� 40� 60 Hadjadj, 2012, p� 37-8� 61 Voilà l’interprétation de rahamin proposée par Hadjadj dans la Préface-: Hadjadj, 2014, p� 14� 62 Hadjadj, 2014, p� 112� 63 Hadjadj, 2014, pp� 116-17� Ce passage, basé sur Ezéchiel 16�4-6, et qui suit mot pour mot la traduction de la Bible de Jérusalem, est écrit en italique� Les limites de la science et de la technologie DOI 10.2357/ OeC-2019-0015 84 Brian Sudlow Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) que Joan - qui n’a aucune formation religieuse - crie «- Mon Dieu- » trois fois comme sa réponse finale aux accusations� Distinguons ici la prétention religieuse d’une certaine tendance dans la science-fiction, de la pensée de Hadjadj dont l’intention est dramatiquement révélatrice, plutôt que grossièrement didactique ou mystérieusement immanentiste� Tandis que certains en déduiraient un message dogmatiste passé en sous-main, il n’en reste pas vrai qu’il s’agit moins d’une mise au point que d’une mise en scène� Le deuxième exemple du merveilleux dans Jeanne et les posthumains réside dans la représentation de la possibilité et même la valeur inattendue de l’imperfection� La «- DéMo- » est un monde qui se vante de sa maîtrise de l’existence et de sa conquête de tous les problèmes qui blessent la vie de l’être humain� Mais, dans sa rencontre finale avec ses interrogateurs, c’est justement ceci que Joan reproche au monde de la «- DéMo- »� Corolla 47 tente de la culpabiliser de l’ingratitude face à tout ce que la «-DéMo-» a fait pour elle-: COROLLA 47� - Est-ce qu’il a négligé, ingrate, de vous offrir tout le bien-être et tout le confort possible-? JOAN� - Peut-être que ce qui me manque, C’est rien� Peut-être ce qui nous manque, C’est le manque lui-même� Peut-être que notre détresse est de ne plus gémir, Et peut-être que notre espérance n’est plus rien d’autre que cela-: Sentir le désespoir comme un trou dans le ventre, Sentir le désespoir comme un trou qui nous déchire le ventre de bas en haut 64 � Paradoxalement, le point terminal de la «- DéMo- » est-il la suppression de tout merveilleux, qu’il vienne des inventions technoscientifiques ou de l’ordre de la nature, et le repos éternel dans le tout confort� Paradoxalement aussi - et voilà encore du merveilleux dans les propos de Joan - l’être humain chez Hadjadj semble-t-il avoir besoin non pas d’une suppression de ses imperfections, mais d’une histoire ou d’un narratif dirigeant qui englobe son bonheur et son besoin de gémir ou de souffrir� C’est peut-être ici que la pièce de Hadjadj évoque non pas l’obsolescence de la science-fiction, mais l’incapacité de celle-ci de permettre à l’homme l’imperfection qui lui est propre� En rendant tout possible sur un plan imaginatif, la science-fiction risque de rendre l’homme impensable sur un plan anthropologique-; et en le rendant impensable, il risque de contribuer au rétrécissement de son existence (comme chez la «-DéMo-»), plutôt qu’à son épanouissement� 64 Hadjadj, 2014, p� 117� DOI 10.2357/ OeC-2019-0015 85 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) Conclusion Si la science-fiction mérite d’être obsolète pour Hadjadj, ce n’est pas seulement parce que le futur est à notre seuil� C’est parce que se limiter au merveilleux évoqué par ce genre est de se contenter d’une vision de la perfectibilité de l’homme où le mystère n’est que de la mauvaise méthodologie et où l’histoire ne procède qu’à travers la réduction progressive et incrémentielle des imperfections de l’existence� Même si certains auteurs de la science-fiction ont déployé le genre dans un sens plutôt techno-pessimiste, il n’en reste pas moins vrai que la plupart des œuvres sciencefictionnelles sont éblouies par les succès de la science et de la technologie dont rien de plus parfait ne peut s’imaginer� C’est cette science-fiction-là que Hadjadj veut voir obsolète - et obsolète parce que ses merveilles ne pèsent pas lourd par rapport à celles qui sont propres à l’être humain� Certains diront peut-être que le genre de la science-fiction est aussi flexible pour éviter cette accusation (comme Jeanne et les posthumains le démontre- d’ailleurs ! )� D’autres ressentiront l’idée d’une imperfection nécessaire dans la façon dont l’être humain est censé organiser sa vie� Encore d’autres se moqueront des prétentions de Hadjadj de récupérer un modèle censément dépassé de l’être humain� Pour Hadjadj, pourtant, le dépassement de la science-fiction n’est autre que la redécouverte de la felix culpa qui crie de tout cœur contre l’aplatissement d’un monde où la science et la technologie ne servent aucun télo ultime� Jeanne et les posthumains ne représente pas la mobilisation de la science-fiction à des fins religieuses-; elle signifie plutôt sa contextualisation dans un monde qui surpasse les limites qu’elle veut évoquer� Si, donc, Jeanne et les posthumains mérite une place dans la science-fiction, c’est en raison de sa capacité à signaler les possibilités offertes par un merveilleux qui ne se réduit point aux pouvoirs de la science et la technologie, même les plus fantaisistes� Les limites de la science et de la technologie DOI 10.2357/ OeC-2019-0015