eJournals Vox Romanica 80/1

Vox Romanica
0042-899X
2941-0916
Francke Verlag Tübingen
10.2357/VOX-2021-001
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/
Ausgehend von den Vorstellungen Johann Wolfgang von Goethes und Jacob Grimms zum anonymen Charakter epischer Dichtung wird gezeigt, in welcher Form die Idee der Anonymität dem philologischen Diskurs von Gaston Paris sowohl auf der inhaltlichen als auch auf der methodologischen Ebene zu Grunde liegt.
2021
801 Kristol De Stefani

Une philologie de l’anonymat

2021
Ursula Bähler
DOI 10.2357/ VOX-2021-001 Vox Romanica 80 (2021): 1-11 Une philologie de l’anonymat Ursula Bähler (Universität Zürich) orcid.org/ 0000-0001-5970-5388 Zusammenfassung : Ausgehend von den Vorstellungen Johann Wolfgang von Goethes und Jacob Grimms zum anonymen Charakter epischer Dichtung wird gezeigt, in welcher Form die Idee der Anonymität dem philologischen Diskurs von Gaston Paris sowohl auf der inhaltlichen als auch auf der methodologischen Ebene zu Grunde liegt. Mots-clés : Histoire de la philologie romane, Gaston Paris, Johann Wolfgang von Goethe, Jacob Grimm, Anonymat, Onymat, Poésie populaire, Poésie artistique Une bonne partie des textes du Moyen Âge nous sont parvenus sous forme anonyme. Même si, pour certains d’entre eux, l’anonymat est le résultat contingent d’une transmission lacunaire, ou encore de notre incapacité à détecter les noms d’auteurs dans des manuscrits qui excellaient souvent dans l’art de brouiller les pistes, la poétique médiévale avait, à n’en pas douter, une conception différente de la nôtre du statut d’auteur 1 . Parmi la production esthétique médiévale, la poésie épique est considérée comme étant le genre anonyme par excellence, et c’est en partie pour cela même que cette poésie fut également le genre privilégié des philologues du XIX e siècle, qui comblaient l’absence d’auteurs explicites par leurs idées et fantasmes sur les origines de la littérature et des peuples européens modernes. Les pages qui suivent se proposent de montrer la force structurante de l’idée de l’anonymat dans la pensée philologique de Gaston Paris (1839-1903), l’un des pères fondateurs de la philologie romane en France. Au moment où celui-ci se penche sur la question de l’origine des chansons de geste, plusieurs modèles de l’anonymat épique sont en place. Ceux défendus respectivement par Johann Wolfgang von Goethe (1749- 1832) et Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831) d’un côté et par Jacob Grimm (1785-1863) de l’autre, marquent les deux pôles qui nous aideront à situer la position de G. Paris. Comme nous envisagerons ces deux modèles dans un sens typologique beaucoup plus qu’historique, nous commencerons notre parcours par J.-Grimm, dont les idées nous conduiront d’emblée aux confins conceptuels de la notion d’anonymat. La pensée philologique de Jacob Grimm se fonde sur la distinction, d’inspiration herdérienne, entre «Volks-» ou «Naturpoesie» («poésie populaire» ou «naturelle») 1 Voir, en dernier lieu, Friede/ Schwarze (2015). Ursula Bähler 2 DOI 10.2357/ VOX-2021-001 Vox Romanica 80 (2021): 1-11 et «Kunstpoesie» («poésie artistique»). Le savant allemand postule un état originel de l’humanité, encore proche du divin, suivi d’un mouvement de dégénérescence culturelle dans lequel on serait passé d’abord à la «Naturpoesie», puis à la «Kunstpoesie». La «poésie naturelle» reflèterait les premiers temps nationaux qui auraient suivi l’époque originelle, pré-nationale. Elle se caractérise, toujours selon J. Grimm, par la co-présence d’éléments historiques (les res gesta) et d’éléments mythiques qui, eux, viendraient de plus loin, de l’état originel, et émaneraient, en dernière instance, de l’esprit divin 2 . En 1808, dans un article intitulé «Gedanken wie sich die sagen zur poesie und geschichte verhalten» («Réflexions sur les légendes dans leur rapport à la poésie et à l’histoire»), il décrit ainsi la différence entre «poésie naturelle» et «poésie artistique»: Man streite und bestimme, wie man wolle, ewig gegründet, unter allen völker- und länderschaften ist ein unterschied zwischen natur und kunstpoesie (epischer und dramatischer, poesie der ungebildeten und gebildeten) und hat die bedeutung, dasz in der epischen die thaten und geschichten gleichsam einen laut von sich geben, welcher forthallen musz und das ganze volk durchzieht, unwillkürlich und ohne anstrengung, so treu, so rein, so unschuldig werden sie behalten, allein um ihrer selbst willen, ein gemeinsames gut gebend, dessen ein jedweder theil habe 3 . Dans l’imaginaire de J. Grimm, la poésie «naturelle » ou «populaire» se manifeste dans l’épopée, qui reflète l’histoire du peuple; elle est d’origine à la fois historique et divine, et s’inscrit en fin de compte, comme l’indique la métaphore employée pour la nommer, dans le registre du naturel, de ce qui ne dépend pas de la volonté créatrice de l’homme; en ceci, elle s’oppose à la «poésie artistique», résultat du travail conscient d’un sujet créateur individuel, singulier; les deux types de poésie se situent nécessairement sur un axe chronologique dégénératif. Quelque trois ans plus tard, le 20 mai 1811, le jeune savant reprécise ses idées dans une lettre à Achim von Arnim (1781-1831), co-éditeur et co-auteur, avec Clemens Brentano (1778-1842), du recueil de chants (dits) populaires Des Knaben Wunderhorn (3 vols., 1805-1808), qui, lui, est convaincu que les deux types de poésie délimités par J. Grimm coexistent à toutes les époques et dans chaque production esthétique 4 : Die Poesie ist das was rein aus dem Gemüth ins Wort kommt, entspringt also immerfort aus natürlichem Trieb und angeborenem Vermögen diesen zu fassen, - die Volkspoesie tritt aus dem Gemüth des Ganzen hervor; was ich unter Kunstpoesie meine, aus dem des Einzelnen. 2 Voir p.ex. Thalheim (1986). 3 Cité dans Michler (2015: 179-80). «Qu’on en discute et statue comme on veut, il existe toujours, chez tous les peuples et dans tous les pays une différence entre poésie naturelle et poésie artistique (entre poésie épique et poésie dramatique, entre poésie des gens incultes et poésie des gens cultivés); cela veut dire que dans la poésie épique, les gestes et les histoires produisent, pour ainsi dire, un seul son destiné à résonner et qui se répand dans tout le peuple, involontairement et sans effort; ces gestes et histoires se conservent de manière si fidèle, si pure, si innocente, à leur propre fin seulement, produisant un bien commun auquel tout un chacun peut prendre part.» (trad. U.B.) 4 Thalheim (1986: 1833) Une philologie de l’anonymat 3 DOI 10.2357/ VOX-2021-001 Vox Romanica 80 (2021): 1-11 Darum nennt die neue Poesie ihre Dichter, die alte weiß keine zu nennen, sie ist durchaus nicht von einem oder zweien oder dreien gemacht worden, sondern eine Summe des Ganzen; wie sich das zusammengefügt und aufgebracht hat, bleibt unerklärlich, wie ich schon gesagt habe, aber ist doch nicht geheimnisvoller, wie das, daß sich die Wasser in einen Fluß zusammenthun, um nun miteinander zu fließen. Mir ist undenkbar, daß es einen Homer oder einen Verfasser der Nibelungen gegeben habe. […] Wenn ich also sage, daß die Kunstpoesie die der Natur aus sich selbst herzustellen sucht, ohne sie zu erreichen, so glaube ich recht zu sagen. In diesem Sinn ist Göthes Poesie weniger als eine alte Mythologie, wie Luther weniger als das Christenthum 5 […]. Pour J. Grimm, la poésie «naturelle» ou «populaire» est par essence anonyme, et ceci dans le sens à la fois le plus concret et le plus absolu du terme, car il ne saurait y avoir, même théoriquement, d’auteur(s) identifiable(s). En réalité, la notion d’anonymat devient ainsi proprement impensable, car elle ne saurait se définir que par rapport à celle d’onymat, précisément, c’est-à-dire par rapport à l’idée d’auteur théoriquement identifiable, que celui-ci soit individuel ou collectif 6 . Rien d’étonnant, donc, à ce que le savant allemand renonce à une explication rationnelle de sa thèse: à l’instar d’autres phénomènes naturels, tels les «eaux» d’un «fleuve», la «poésie populaire» relève, en fin de compte, de la volonté divine, dont elle garde les traces. En résumé, la «poésie populaire» se voit érigée en dépositaire d’une triple vérité, divine, humaine et nationale, et dotée des valeurs de l’innocence, de la sincérité, de la pureté, de la simplicité, de la spontanéité non réfléchie et de la communicabilité immédiate. Si, chez J. Grimm, la poésie «naturelle» ou «populaire» est anonyme dans le sens absolu qu’on a vu, l’une des conséquences de cette conception est que le pôle de production et le pôle de réception ne se laissent pas distinguer l’un de l’autre, mais coïncident fatalement dans cette même collectivité anonyme appelée «peuple»: ce sont exactement les mêmes qui à la fois produisent et consomment la poésie en question. En vérité, la distinction même entre production et réception n’a plus lieu d’être, pas plus que la catégorie anonymat-onymat. Les réflexions de Goethe au sujet de l’anonymat épique qui nous intéressent ici sont celles que l’on trouve dans son essai «Über epische und dramatische Dichtung» («Sur la poésie épique et la poésie dramatique») de 1897, premier jet d’un projet plus 5 Cité dans Steig/ Grimm (1904: 116-18). «La poésie est ce qui passe en toute pureté de l’âme dans la parole, qui n’a de cesse, donc, de jaillir d’une pulsion naturelle et de la capacité innée de saisir celle-ci. La poésie populaire sort de l’âme d’un tout collectif; ce que j’entends par poésie artistique sort de l’individu. C’est pourquoi la nouvelle poésie nomme ses poètes; la poésie ancienne n’en sait nommer aucun, elle n’a nullement été créée par un seul, par deux ou trois [individus], mais elle est la somme du tout collectif; la manière dont cela s’est assemblé et produit reste inexplicable, mais ce n’est pourtant pas plus mystérieux que ne l’est la façon dont les eaux d’un fleuve confluent pour couler ensemble. Je tiens pour impensable qu’il y ait eu un Homère ou un auteur de la Chanson des Nibelungen. […] Si je soutiens donc que la poésie artistique cherche à créer d’elle-même la poésie naturelle sans jamais l’atteindre, je pense dire juste.» (trad. U. B.) 6 Voir p.ex. Pabst (2011: 6). Ursula Bähler 4 DOI 10.2357/ VOX-2021-001 Vox Romanica 80 (2021): 1-11 ample en collaboration avec Friedrich Schiller qui n’aboutira pas, mais dont on trouve des traces dans la correspondance des «deux Dioscures». Les considérations de Goethe ne se situent pas dans une perspective historique, mais proviennent d’un souci générique, ayant comme objectif de déterminer les propriétés thématiques et formelles des deux genres, épique et dramatique, en vue, surtout, de la production esthétique moderne. Dans son essai, Goethe décrit ainsi l’auteur épique, qu’il appelle «rhapsode»: «Der Rhapsode sollte als ein höheres Wesen in seinem Gedicht nicht selbst erscheinen, er läse hinter einem Vorhange am allerbesten, so daß man von aller Persönlichkeit abstrahirte und nur die Stimme der Musen im Allgemeinen zu hören glaubte» 7 . Dans cette vision de la littérature épique, le «rhapsode » existe bel et bien en tant que sujet créateur individuel, mais ce qu’il raconte est de portée et de valeur si générales qu’il disparaît ou, mieux, qu’il doit disparaître derrière son texte comme derrière un rideau. Le sujet créateur n’a aucune importance en tant qu’individu singulier, identifiable, il n’est, pour ainsi dire, que le porte-parole de faits, de valeurs et d’émotions collectivement partageables. Sa vocation est de devenir anonyme tout en existant comme auteur individuel. Quelque vingt ans plus tard, Hegel ne dira pas autre chose, dans ses leçons sur l’esthétique: «Wie sehr nämlich ein Epos auch die Sache der ganzen Nation ausspricht, es dichtet doch ein Volk als Gesamtheit nicht, sondern nur einzelne» 8 . Si l’‘anonymat absolu’ de J. Grimm constitue la négation même de la catégorie anonymat-onymat, l’‘anonymat relatif’ que nous voyons chez Goethe et Hegel est au fond le seul type d’anonymat pensable, en ce que cette notion ne se définit que par rapport à un auteur, individuel ou collectif, théoriquement identifiable, car pratiquement existant. Venons-en à Gaston Paris. Tout comme Jacob Grimm, celui-ci s’intéresse avant tout à la poésie «populaire», opposée à la poésie «savante» ou «artistique». Cependant, dans le discours du philologue français, le «peuple» ne se voit jamais valorisé de façon absolue, mais uniquement de manière relative, en comparaison, d’un côté, avec les clercs et, de l’autre, avec les «courtois» 9 . C’est que le peuple seul est aux yeux de G. Paris porteur de l’évolution organique de la nation sur la longue durée. Dans cette vision de l’histoire, les clercs médiévaux représentent un monde artificiel et largement réactionnaire, coupé de l’évolution naturelle de la nation française. Le même constat s’applique aux «courtois», qui, eux aussi, créent, aux yeux du savant, un monde artificiel et conventionnel. Le « peuple» apparaît ainsi doublement exclu et privé de ses élites. Car, ne nous y trompons pas: si le peuple se voit hypostasié par 7 L’essai ne paraîtra qu’en 1827, dans Goethe (1827: 1-26): «Le rhapsode, semblable à un être supérieur, ne devrait point paraître lui-même dans son œuvre; il y aurait pour lui grand avantage à lire son poème derrière un rideau, afin que l’auditoire oubliât sa personne et ne crût entendre que la voix seule des Muses en général» (trad. par Lévy [1886: 271]). 8 Cité dans Wellek (1978: 573). «Même s’il est vrai que l’épopée exprime la cause de toute une nation, ce n’est jamais un peuple dans sa collectivité, mais uniquement des individus qui créent la poésie.» (trad. U.B.) 9 Voir Bähler (2004: 542-63). Une philologie de l’anonymat 5 DOI 10.2357/ VOX-2021-001 Vox Romanica 80 (2021): 1-11 G. Paris, tout comme par J. Grimm, en entité suprême pour la construction de l’identité nationale, la notion de peuple ne recouvre pourtant plus les mêmes valeurs sémantiques et axiologiques dans le discours du philologue français. L’idéal qui se dresse à l’horizon n’est pas celui de l’humble peuple, largement inculte, de la bouche duquel émanerait une espèce de vérité aussi naïve que profonde et éternelle, voire divine, mais celui d’un peuple cultivé, intégrant le plus possible les différentes couches sociales et qui trouverait dans la littérature nationale à la fois un fondement et un reflet de son identité. Or ce peuple-là, déplore G. Paris, n’aurait jamais existé au Moyen Âge, caractérisé par les ségrégations socio-culturelles entre «clercs» et «laïcs» d’un côté, «courtois» et «vilains» de l’autre, ce qui limite d’emblée la valeur de la littérature française médiévale aux yeux du philologue. C’est en tenant compte de ce dispositif interprétatif qu’il faut comprendre la théorie de G. Paris sur la poésie épique. L’auteur de l’Histoire poétique de Charlemagne (1865) défendait, on le sait, l’idée d’une ‘genèse longue’ des chansons de geste, d’après laquelle ces poèmes, ou, pour être précis, une partie de ces poèmes, ceux qu’il appelle «traditionnels», auraient leur origine dans des chants lyrico-épiques nés dès les événements guerriers, dont elles auraient gardé les traces 10 . On a souvent essayé de rattacher cette construction du genre à l’imaginaire philologique mis en place par J. Grimm. En réalité, ici encore, les idées de G.-Paris se distinguent de manière nette de celles formulées par le savant romantique: aux yeux du philologue français, les chants lyrico-épiques ne se forment pas dans ‘le mystère de l’âme populaire’, ils ne prennent pas leur origine dans l’inconscient du peuple considéré comme un tout anonyme et indifférencié, et ils ne sont pas non plus ‘révélés’ au peuple par une instance en dernier lieu transcendante. En 1882, à la fin d’une longue étude sur le Carmen de prodicione Guenonis, G. Paris écrit: En poursuivant ces études d’analyse critique, qui ne font que commencer, on arrivera de plus en plus à se convaincre que, pour être lointaine et anonyme, l’épopée n’est pas dans d’autres conditions que les autres produits de l’activité poétique humaine; qu’elle ne se développe que par une suite d’innovations individuelles, marquées sans doute au coin de leurs époques respectives, mais qui n’ont rien d’inconscient ni de populaire au sens presque mystique qu’on attache quelquefois à ce mot 11 . En effet, dès 1863, le philologue développe l’idée de l’origine aristocratique de l’épopée française à laquelle il restera fidèle tout au long de sa carrière: Le grand malheur du Moyen Âge, en politique comme en littérature, a été la division trop rigoureuse de la nation en trois classes distinctes: le clergé, qui formait pour ainsi dire une patrie à part pour ses membres, la noblesse, guerrière et toute-puissante, et ce qu’on appela plus tard le tiers état, dans l’embarras où l’on se trouvait de le désigner par un nom plus précis, c’est-àdire la masse du peuple. […] les barons avaient leurs chansons épiques, et ce n’est guère que 10 Voir Bähler (2004: 459-542). 11 Paris (1882: 518). Ursula Bähler 6 DOI 10.2357/ VOX-2021-001 Vox Romanica 80 (2021): 1-11 de cette classe, la plus importante au point de vue de la civilisation, qu’il s’agit, quand on parle de littérature nationale. Quelque opinion qu’on ait de l’ignorance plus ou moins profonde de la foule au Moyen Âge, quelque littérature dont on lui attribue la connaissance, on sera obligé de convenir que, antérieurement au XIII e siècle, la poésie est à peu près exclusivement destinée à l’aristocratie, et que des poèmes surtout de la nature de celui qui nous occupe ne pouvaient être écrits qu’en vue d’un public chevaleresque […]. C’est donc dans ce sens que nous pouvons regarder la Chanson de Roland comme nationale: c’est surtout pour la classe aristocratique et guerrière de la nation qu’elle était vraiment épique 12 . Conformément au schéma d’interprétation global que nous avons esquissé, l’aristocratie représente ici la culture «laïque», et c’est dans ce sens précis que la poésie épique est dite «populaire». Le philologue part en effet de l’idée que le niveau culturel de l’aristocratie chevaleresque des premiers siècles du Moyen Âge n’aurait pas différé de façon sensible de celui du peuple au sens sociologique du terme, ce qui se reflèterait dans l’art propre aux chansons de geste: [La littérature du Moyen Âge français dans sa partie la plus ancienne] nous présente beaucoup des caractères qui distinguent généralement l’art populaire: une grande simplicité de conception et d’exécution, un penchant marqué pour les types surhumains et les aventures merveilleuses, un médiocre souci de la vraisemblance et de l’observation, une forme négligée, et souvent des trivialités et des grossièretés. C’est que la haute société, pendant longtemps, ne s’est distinguée du peuple que par son pouvoir, sa richesse et des occupations guerrières. Elle n’avait pas reçu, sauf en ce qui concernait la vocation propre, d’autre instruction que celle de la masse, pensait comme elle, sauf son orgueil de caste, et parlait comme elle 13 . Si l’expression romantique «art populaire» et les critères esthétiques qui y sont traditionnellement liés se retrouvent bel et bien sous la plume de G. Paris, ils s’inscrivent néanmoins dans un univers de pensée très différent de celui d’un J. Grimm: la poésie dite «populaire», les chansons de geste, en l’occurrence, tout en étant anonymes, n’en sont pas moins le résultat d’un acte ou d’une série d’actes de création individuels, ancrés dans le temps et dans un espace social concret, aristocratique en l’occurrence; l’esthétique de l’art populaire elle-même ne se voit jamais glorifiée ni tant soit peu idéalisée, tout au contraire, elle est souvent jugée de manière sévère, comme c’est le cas dans l’extrait qu’on vient de lire. Dans le discours de G. Paris, la question de l’anonymat concerne, en définitive, moins la production que la réception des chansons de geste et, avant tout, des valeurs prônées par celles-ci. L’épopée française médiévale serait l’histoire nationale vécue et chantée par l’aristocratie au moment de ses guerres et après. C’est tout ce qui compte aux yeux du philologue. Le fait que les différentes variantes des chansons de geste aient bel et bien eu des auteurs individuels réellement existants et donc théoriquement identifiables, est, en fin de compte, de bien moindre importance. Ce qui distingue ces productions esthétiques et les élève au-dessus d’autres genres mé- 12 Paris (1900: 7-8). 13 Paris (1907: 19). Une philologie de l’anonymat 7 DOI 10.2357/ VOX-2021-001 Vox Romanica 80 (2021): 1-11 diévaux, les romans courtois, notamment, est l’idée que leurs auteurs aient mis en circulation une forme et un fond poétiques qui sussent toucher la collectivité nationale. Cette forme et ce fond n’ont pas besoin de noms propres, tout au contraire, ceux-ci ne feraient qu’en restreindre la vérité et la portée. On rejoint ici la conception goethéenne de la poésie épique. La grande utopie de G. Paris est celle d’une communication poétique qui relèverait de la communion immédiate de la nation dans sa totalité autour de certaines valeurs et émotions. Dès l’âge de 18 ans, G. Paris s’exprime ainsi dans une lettre à son ami de jeunesse Amédée Durande: […] vois-tu, mon cher, quand un homme en est arrivé à mettre les vers dans la mémoire et dans la bouche d’un peuple entier, sois sûr que c’est un grand homme. Quel est le poète que connaissent et qu’aiment nos ouvriers? Est-ce Lamartine, est-ce Hugo? non, c’est Béranger, c’est lui qui vit dans le peuple, et certes c’est une belle gloire que d’être ainsi dans l’âme d’une nation entière. Et c’est une gloire si haute que, depuis Homère, elle a déjoué toutes les autres 14 . L’idéal de la communion poétique qui se fait jour ici se fonde en dernier ressort sur celui de la transparence du sens. Rien ne devrait faire obstacle à la compréhension immédiate de la littérature par le peuple. Et c’est ainsi que l’anonymat peut être érigé en idéal poétique. Anonyme ou signée, une œuvre peut acquérir, par la réception collective, un statut anonyme dans le sens où elle s’autonomise de plus en plus de son auteur, qui, s’il ne disparaît pas complètement de la mémoire des gens, n’a plus qu’un statut générique, abstrait, métonymique, tel Homère. C’est le cas du rhapsode chez Goethe, et c’est aussi le rêve d’Achim von Arnim. Se réjouissant du fait que le «Reiterlied» du Wallenstein de Schiller, le fameux «Wohlauf Kameraden…», était chanté à plein cœur par les soldats prussiens qui ignoraient pourtant superbement le nom de l’auteur, croyant fermement que la chanson leur avait été donnée par Dieu lui-même, Arnim s’écrie: «Ich würde es als einen Segen des Herrn achten, wenn ich gewürdigt würde, ein Lied durch meinen Kopf in die Welt zu führen, das ein Volk ergriffe» 15 . Or cet idéal d’une communication participative immédiate qui relève de la logique de l’anonymat, centrée non pas sur l’auteur mais sur le texte et sa réception, soustend l’édifice philologique de G. Paris à tous les étages. À titre d’illustration, je prendrai deux exemples très éloignés l’un de l’autre: les métaphores et l’institution des comptes rendus. Dans une critique qu’il consacre en 1887 à un livre de son ami Arsène Darmesteter intitulé La Vie des mots étudiée dans leurs significations, G. Paris écrit, au sujet de la création de nouveaux sens dans le langage: 14 Cité dans Bähler (2004: 546-47). 15 Cité dans Matuschek (2011: 242). «J’estimerais comme une grâce du Seigneur si le privilège m’était accordé de donner au monde une chanson capable de saisir tout un peuple» (trad. U.B.) Ursula Bähler 8 DOI 10.2357/ VOX-2021-001 Vox Romanica 80 (2021): 1-11 Les sens nouveaux naissent […] d’une invention individuelle chez l’initiateur, mais il faut qu’elle se produise dans des conditions où l’auditeur l’admette: l’éclair ne jaillit que par la rencontre de deux électricités, le sens nouveau ne naît que par la rencontre de deux, puis de plusieurs intelligences. Ainsi s’expliquent la prudence et la lenteur graduée des évolutions du sens des mots […]. Les poètes, il est vrai, se permettent d’autres allures: ils franchissent dans leur vol un degré intermédiaire et passent d’un premier sens à un troisième, en en supposant connu un deuxième possible […] [S]’ils ne sont pas doués de ce don merveilleux d’instinctive sympathie qui leur fait pressentir jusqu’où ceux à qui ils parlent peuvent les suivre, ils risquent d’échouer misérablement […]. Le style des époques de décadence, trop saturées de littérature, est presque toujours caractérisé par une tendance maladive vers l’excès des métaphores et par la suppression des intermédiaires poussée jusqu’à l’obscurité; cette poésie peut offrir de grands charmes aux initiés, et elle développe les ressources les plus variées de l’art et de l’artifice; mais elle n’est jamais nationale; elle ne s’adresse qu’à de petits cercles raffinés, où l’on est fier d’une compréhension laborieusement acquise 16 […]. Dans le domaine des métaphores poétiques encore-- et la critique du philologue vise sans doute aussi, soit dit en passant, la poésie symbolique de son époque --le principe de création idiosyncrasique se voit rejeté au profit de celui d’un sens partageable. Deuxième exemple. Dans le prospectus de la Revue critique d’histoire et de littérature daté du 25 octobre 1865 les quatre éditeurs, Paul Meyer, Charles Morel, Gaston Paris et Hermann Zotenberg, ont soin de définir les principes qui s’appliqueront à la rédaction des comptes rendus, seuls objets du nouvel organe: Le premier point, celui auquel nous tenons le plus, est l’abstention complète de toute personnalité. Le livre seul est l’objet de la critique; l’auteur pour elle n’existe pas. Nous écarterons avec la même sévérité la camaraderie et l’hostilité systématique. Nous ne voulons adopter ni attaquer personne, et nous ne prétendons servir qu’une cause, celle de la science 17 . Le souci de dépersonnaliser les comptes rendus va de pair avec celui de faire accepter la philologie comme une discipline scientifique dont les résultats sont assumés comme des vérités objectives, désindividualisées. Ce désir préside également aux travaux philologiques eux-mêmes, et il est intéressant de noter que c’est précisément le style impersonnel de G. Paris qui est mis en valeur par P. Meyer dans sa critique de l’Histoire poétique de Charlemagne: Sa personnalité [de l’auteur, c’est-à-dire de G. Paris] n’apparaît pour ainsi dire pas, et l’on peut suivre sans distraction la fabuleuse histoire du grand empereur qu’on voit se dérouler régulièrement et comme d’elle-même 18 . Ainsi, «[l]a notion d’auteur, comme catégorie individuelle, comme figure du créateur […] est totalement évacuée au seul profit du livre et de son intérêt pour le lecteur» 19 . 16 Paris (1887: 68). 17 Cité dans Bähler (2004: 697). 18 Meyer (1867: 29). 19 Müller (1994: 117). Une philologie de l’anonymat 9 DOI 10.2357/ VOX-2021-001 Vox Romanica 80 (2021): 1-11 En poussant les choses à peine plus loin on pourrait dire que le livre philologique idéal, dans cette conception, est en fait anonyme, ‘né dans la classe des philologues’ (tout comme les chansons de geste seraient nées dans la classe aristocratique) et porteur de vérités scientifiques partageables. Ou, pour reprendre l’idée de Goethe au sujet du rhapsode: ‘Le philologue resterait de préférence derrière le rideau, pour que l’on puisse faire abstraction de sa personnalité et n’écouter que la voix de la science’. La philologie de l’anonymat tout comme la poétique de l’anonymat ne se définissent donc pas par rapport au pôle de production, à la présence ou l’absence d’un nom d’auteur, mais par rapport au pôle de réception, à la place que l’auteur est censé avoir en tant qu’individu, singulier, originel dans ce qu’il transmet aux lecteurs ou aux auditeurs. Plus cette place est réduite et plus la communication tant littéraire que philologique semble réussie aux yeux de G. Paris. Ce qui se transmet ainsi, depuis ‘l’anonymat absolu’ de J. Grimm jusqu’à ‘l’anonymat relatif’ de G. Paris, en passant par Goethe, Hegel et bien d’autres encore, c’est l’idée d’une vérité transmise par les textes, que celle-ci soit d’ordre divin, humain, national ou scientifique 20 . Dans cette perspective, le rideau de Goethe pourrait bien accéder au statut de figure emblématique. Figure complexe, à la fois voile et dévoilement, le rideau qui cache l’individualité de l’auteur exprime la condition même, dans la poétique et la philologie de l’anonymat, de l’émergence d’un sens partageable. Bibliographie Bähler, U. 2004: Gaston Paris et la philologie romane, Genève, Droz. Friede, S./ Schwarze, M. (ed.) 2015: Autorschaft und Autorität in den romanischen Literaturen des Mittelalters, Berlin/ Boston, De Gruyter. Goethe, J. W. V. 1827: Ueber Kunst und Alterthum, vol. 6, Stuttgart, Cotta’sche Buchhandlung. Grimm, H. F. 1904: Achim von Arnim und die ihm nahe standen, in: R. Steig/ H. Grimm (ed.), Achim von Arnim und Jacob und Wilhelm Grimm, vol. 3, Stuttgart/ Berlin, Cotta’sche Buchhandlung: 116-18. Lévy, B. 1886: Correspondance entre Schiller et Goethe, Paris, Hachette. Matuschek, S.-2011: «Dichtender Nationalgeist. Vom Spiel zum Ernst literarischer Anonymität», in: S. Pabst (ed.), Anonymität und Autorschaft. Zur Literatur- und Rechtsgeschichte der Namenlosigkeit, Berlin/ Boston, De Gruyter: 235-47. Meyer, P. 1867: «Recherches sur l’épopée française», Bibliothèque de l’école des chartes 28: 28-63, 304-342. Michler, W. 2015: Kulturen der Gattung. Poetik im Kontext, 1750-1950, Göttingen, Wallstein. Müller, B. 1994: «Critique bibliographique et construction disciplinaire: l’invention d’un savoirfaire», Genèses 14: 105-23. Pabst, S.-2011: «Anonymität und Autorschaft. Ein Problemaufriss», in: S. Pabst (ed.), Anonymität und Autorschaft. Zur Literatur- und Rechtsgeschichte der Namenlosigkeit, Berlin/ Boston, De Gruyter: 1-34. Paris, G. 1882: «Le Carmen de prodicione Guenonis et la légende de Roncevaux», R 11: 465-518. 20 Voir aussi Pabst (2011: 27). Ursula Bähler 10 DOI 10.2357/ VOX-2021-001 Vox Romanica 80 (2021): 1-11 Paris, G. 1887: «La vie des mots étudiée dans leurs significations, par Arsène Darmesteter, Paris, 1887», Journal des Savants, 66-77, 149-58, 241-49. Paris, G. 1900 [ 1 1863]: «La Chanson de Roland et les Nibelungen», in: G. Paris, Poèmes et légendes du Moyen Âge, Paris, Société d’édition artistique: 1-23. Paris, G. 1907: Esquisse historique de la littérature française du Moyen Âge, Paris, Armand Colin. Thalheim, H.-G. 1986: «Natur- und Kunstpoesie. Eine Kontroverse zwischen Jacob Grimm und Achim von Arnim über die Aneignung älterer, besonders volkspoetischer Literatur», Weimarer Beiträge, 32/ 2: 1829-49. Wellek, R. 1978 [ 1 1959]: Geschichte der Literaturkritik. 1750-1959, vol. 1, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft. 11 DOI 10.2357/ VOX-2021-001 Vox Romanica 80 (2021): 1-11 Une philologie de l’anonymat A philology of anonymity Abstract : In light of Johann Wolfgang von Goethe’s and Jacob Grimm’s ideas on the anonymous nature of epic poetry, this contribution shows in which form the concept of anonymity underlies Gaston Paris’ philological discourse in terms of both content and methodology. Keywords : History of Romance Philology, Gaston Paris, Johann Wolfgang von Goethe, Jacob Grimm, Anonymity, Onymity, Popular poetry, Artistic poetry