eJournals Vox Romanica 80/1

Vox Romanica
0042-899X
2941-0916
Francke Verlag Tübingen
10.2357/VOX-2021-017
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2021
801 Kristol De Stefani

Pierre Gringore, Œuvres moralisatrices I, édition critique par Cynthia J. Brown, Genève (Droz) 2020, 842 p. (Collection Textes littéraires français 653).

2021
Estelle Doudet
335 DOI 10.2357/ VOX-2021-017 Vox Romanica 80 (2021): 335-338 Besprechungen - Comptes rendus Pierre Gringore, Œuvres moralisatrices I, édition critique par Cynthia J. Brown, Genève (Droz) 2020, 842 p. (Collection Textes littéraires français 653). Ce volume est la troisième publication d’une série d’éditions critiques dédiées par Cynthia J. Brown à l’œuvre monumentale de Pierre Gringore (1475-ca 1538). Inaugurée en 2003 par ses Œuvres polémiques rédigées sous le règne de Louis XII (Droz, 2003), qui incluent les textes inspirés par les guerres d’Italie, elle a été poursuivie par Les Entrées royales à Paris de Marie d’Angleterre (1514) et Claude de France (1517) (Droz, 2005). En revenant aux débuts de la carrière du polygraphe, le présent tome I des Œuvres moralistes redonne enfin accès à la première production morale, didactique et satirique de Gringore, pan méconnu de son œuvre. Le volume donne à lire, dans un ordre chronologique, cinq textes versifiés rédigés et imprimés à Paris de 1499 à 1510. Deux d’entre eux sont des pièces brèves se présentant sous la forme de monologues en première personne: La Complainte de Trop Tard Marié (1505, 320 vers) et La Coqueluche (1510, 240 vers). Les trois autres sont de plus vaste ampleur, pourvus d’un dispositif d’énonciation polyphonique et d’une versification variée- : Le Chasteau de Labour (1499, 3050 vers); Le Chasteau d’Amours (1500, 2385 vers); et Les Folles Entreprises (1505, 2552 vers). L’absence jusqu’ici de toute édition critique sûre pour ces textes rendait difficile une appréhension globale de la poétique de Pierre Gringore et plus largement de la culture littéraire en français dans les premières années du règne de Louis XII, dont il a été l’un des plus éminents représentants. Comme dans les éditions critiques du rhétoriqueur qu’elle a publiées en 2003 et en 2005, Cynthia J. Brown consacre l’introduction générale du livre à une analyse de la langue (p.-9-60); ensuite des présentations spécifiques à chaque texte édité éclairent les éléments liés aux contextes, aux choix stylistiques et à la matérialité des imprimés. L’écriture de Gringore offre un excellent observatoire des évolutions de la langue française à une période de mutation importante de son histoire, d’autant que cet auteur a fait un usage précoce et massif de l’imprimé et de ses formatages graphiques. Ce n’est pourtant pas sur ce point que s’attarde ici Cynthia Brown. Ses relevés analytiques se concentrent sur la morphologie en transformation des substantifs et des adjectifs (p.-10-13); puis sur les déterminants (articles, démonstratifs, pronoms personnels, possessifs, relatifs, etc., p.- 13-33). Malgré un petit oubli de l’intertitre sur les verbes (p.-33), le lecteur peut ensuite lire un commentaire des usages morphosyntaxiques du présent de l’indicatif, du subjonctif, du conditionnel et des participes, suivi de remarques sur les évolutions des accords et du système de la négation (p.-33-56). Le relevé est clos par une brève analyse des adverbes, prépositions et conjonctions (p.-57-59). L’ensemble de l’étude linguistique est complété par un glossaire copieux placé en fin de volume (p.-805-37), au voisinage d’une bibliographie synthétique sur les textes éditées (p.-773-82) et d’un utile index des noms propres (p.-783-804). À la suite de cet état des lieux, qui contribue à affiner nos connaissances sur les mécanismes internes du moyen français, sont introduits les cinq textes édités. Le format stable donné à leurs présentations --résumé de l’œuvre, sources, choix stylistiques et métriques, étude fouillée de la tradition imprimée, puis appareil de notes détaillées après le texte-- facilite grandement la consultation du volume. Parmi ses principaux apports, se trouvent les analyses pré- 336 DOI 10.2357/ VOX-2021-017 Vox Romanica 80 (2021): 335-338 Besprechungen - Comptes rendus cises consacrées à la matérialité des imprimés: les opuscules sont décrits, référencés et accompagnés systématiquement d’une reproduction de leurs premières pages. Ce soin est justifié par le rôle que Pierre Gringore a joué dans l’appropriation par les écrivains en français du nouveau médium de l’imprimé, qu’il a été l’un des premiers à mettre en pratique en développant des stratégies de signature et en opérant des choix concertés d’illustration et de mise en page. Le premier texte édité (p.-63-283) est Le Chasteau de Labour, la plus ancienne publication connue de Pierre Gringore. Sa parution date de 1499, sans doute peu de temps après l’arrivée du jeune Caennais à Paris. Comme l’avait déjà repéré Charles Oulmont dans son étude pionnière (Pierre Gringore: la poésie morale, politique et dramatique à la veille de la Renaissance, 1911), Gringore y propose une adaptation de La Voie de povreté et de richesse de Jacques Bruyant. Ce traité allégorique de 1342, variation sur l’écriture des voies de paradis et d’enfer appliquée à la vie matrimoniale, peint le parcours difficile de l’homme, d’abord détourné du droit chemin par les tentations sexuelles quand il est jeune, puis harcelé par Besoin et Nécessité une fois marié, et parvenant finalement au château de Labour où il travaille jusqu’au repos final. Dans sa présentation (p.-67-76), l’éditrice démontre comment Pierre Gringore a opéré deux amplifications de sa source, complexifiant sa versification et modifiant son système d’énonciation par l’ajout d’une voix commentatrice s’adressant aux lecteurs. Le succès immédiat de l’œuvre, attestée par une vingtaine d’éditions (exposées p.-87-123), reflète l’expansion du marché du livre imprimé vernaculaire autour de 1500, expansion largement soutenue par la vogue des publications sur le mariage et sur les relations entre sexes, envisagées en général sous un angle misogyne. En assumant lui aussi cette posture, Gringore révèle d’emblée sa bonne connaissance des tendances littéraires contemporaines, tout en manifestant l’attention qu’il prêtera toujours à l’iconographie (les trente illustrations du Chasteau de Labour sont analysées p.-76-85). L’impulsion donnée à sa carrière a été poursuivie par la parution du Chasteau d’Amours en 1500 (p.-285-431). La proximité des titres invite à lire cette publication dans le sillage du Chasteau de Labour. Dénonçant cette fois les périls de la fol’amour pour les hommes, Le Chasteau d’Amours a pour protagoniste L’Allant, un jeune galant qui, faisant fi des conseils, s’obstine à aller vers un château inspiré du verger amoureux du Roman de la rose. Aidé par Dequoy, personnification qui synthétise ce que l’étourdi croit posséder, l’Allant entre dans le château où se trouve la dame aimée mais se perd vite sous l’influence pernicieuse de Folle Dépense, de Honte et de Crainte. Gringore semble avoir adapté un texte antérieur, Le Dit de l’Allant et du Venant du Chasteau d’Amour, toutefois non retrouvé par l’éditrice. La présentation du texte (p.-290-95) souligne entre autres comment, tout en poursuivant dans la veine moraliste et anti-amoureuse, Gringore infléchit les accents misogames du Chasteau de Labour vers une louange discrète des épouses vertueuses, évidemment préférables aux «folles femmes». On pourrait compléter cette analyse en rappelant que, loin d’être un reflet d’une évolution personnelle de l’écrivain, ces inflexions du discours sur les femmes sont à lire dans le contexte d’une production imprimée dont la dynamique autour de 1500 repose pour une part sur l’exploitation de la querelle des femmes par des écrivains philogynes ou misogynes. 337 DOI 10.2357/ VOX-2021-017 Vox Romanica 80 (2021): 335-338 Besprechungen - Comptes rendus Signe de la fécondité de cette veine, le troisième texte édité est La Complainte du Trop Tard Marié parue en 1505 (p.-433-78). Gringore y retravaille la thématique du mariage sous la forme d’un monologue facétieux adressé directement au public. Après avoir mené une vie dissolue, le narrateur dit s’être marié déjà âgé et détaille les inconvénients auxquels il doit faire face, entre sa propre impuissance sexuelle et les frasques de son épouse infidèle. Les six éditions du XVI e siècle attestent que Gringore est alors passé maître dans l’art d’attirer la faveur du public par des textes traitant de thématiques en vogue (il exploite par exemple p.-464 le motif récent de la vérole) et portés par une écriture tantôt didactique et morale, tantôt ironique et grivoise. La forme du monologue, familière à l’homme de scène Gringore, est également exploitée dans La Coqueluche, le dernier texte du volume (p.- 727-71). La maladie, fille de Chaleur et Froidure, y prend la parole pour donner au public des conseils de tempérance afin de lutter contre l’épidémie de l’été 1510. Cynthia Brown a raison de convoquer puis de nuancer le modèle discursif du sermon joyeux, que La Coqueluche paraît emprunter (p.-731-34). En effet, même si la personnification adopte le ton d’un prêcheur, elle ne reprend ni la structure du sermo modernus ni la parodie qui en est faite habituellement dans les sermons facétieux. Pour aller dans le sens de l’éditrice, on pourrait préciser que La Coqueluche est fondée sur une fiction d’adresse relevant du discours de régime, c’est-à-dire d’une forme d’expression ambitionnant de réguler et d’assainir les corps malades, qu’ils soient physiques ou sociaux. Le discours de régime, exploité d’Eustache Deschamps à Jean Molinet, est caractéristique de la culture des orateurs en moyen français, à laquelle Gringore a activement participé pendant toute son activité littéraire. Si La Coqueluche est un bref texte d’actualité paru en plaquette éphémère, il n’en va pas de même pour la grande œuvre gringorienne, Les Folles Entreprises, véritable tournant de la carrière de l’écrivain en 1505 (p.-480-725). On ne peut que se réjouir que le travail de Cynthia Brown remplace enfin l’ancienne version donnée par Charles d’Héricault et par Anatole de Montaiglon par 1858 car le lecteur peut désormais découvrir ce texte majeur dans une édition sûre et riche en annotations. Si l’introduction passe un peu rapidement sur les thèmes traités (p.- 484-88), il est vrai étudiés ailleurs par Cynthia Brown elle-même et par d’autres chercheurs, elle propose une enquête poussée sur le programme iconographique (p.-488-96) et une analyse comparative très fouillée de la riche tradition imprimée de l’œuvre (p.-500-54). Portées par la voix d’un écrivain visionnaire, Les Folles entreprises dénoncent le spectacle des multiples abus dans la société contemporaine. Sans être original, le blâme contre l’orgueil des puissants et contre la corruption de l’institution ecclésiastique annonce les positions polémiques que prendra Gringore envers le pouvoir pontifical lors des guerres d’Italie, illustrées par les œuvres publiées par Cynthia Brown en 2003. On voit aussi apparaître dans ces vers la tension entre folie et raison qui sera par la suite le cœur de la posture auctoriale de Pierre Gringore, alias Mère Sotte, défenseur du «povre peuple» (p.-588), pourvoyeur de sages conseils aux princes, et guide de l’opinion publique. Mais surtout l’édition offre l’occasion d’apprécier pleinement un chef-d’œuvre de l’éloquence en vers français au début du XVI e siècle. La fiction du discours adressé permet en effet de déployer une écriture polyphonique et, dans une certaine mesure, intermédiatique. Dans Les Folles entreprises, récits d’exempla, 338 DOI 10.2357/ VOX-2021-018 Vox Romanica 80 (2021): 338-343 Besprechungen - Comptes rendus poésies lyriques à forme fixes, dialogues dramatisés (entre les personnifications Dévotion et Papelardise, p.-652-54) et images se trouvent articulées dans un ensemble croisant l’écrit, le visuel et la performance. Cette complexité, portée à un haut point de virtuosité par Pierre Gringore, est aussi caractéristique des cultures de la communication littéraire dominantes en français autour de 1500, que ce puissant volume nous invite à redécouvrir. Estelle Doudet (Université de Lausanne) https: / / orcid.org/ 0000-0002-4072-0913 ★ Gilles Quentel, La genèse du lexique français. La formation du lexique français des origines au Moyen-Âge, Berlin (Peter Lang GmbH) 2018, 410 p. (Collection Études de linguistique, littérature et art 30). Après des années où les recherches diachroniques étaient très soutenues, nous avons assisté à une période où les linguistes se sont attardés surtout sur des faits de langue synchroniques, afin d’illustrer la dynamique actuelle constatée au sein de différentes langues, comme c’est le cas du français qui a été soumis à des investigations novatrices (pragmatique, analyse du discours, grammaticalisation, langues en contact, etc.). Malgré cette tendance évidente, nous pouvons observer, ces deux dernières décennies, un réel regain d’intérêt envers l’étude des anciens faits de langue, susceptibles d’offrir de nouvelles réponses à certains aspects évolutifs (dans les perspectives étymologique, lexicosémantique et/ ou grammaticale). C’est le cas de l’ouvrage sur lequel nous nous penchons et dont le titre annonce un défi intéressant portant sur la genèse et sur la formation du lexique français durant les premiers siècles de son existence. De dimensions normales pour une telle investigation, le livre publié par Gilles Quentel, professeur de linguistique comparée à l’Université de Gdańsk (Pologne), retrace dans un peu plus de quatre cents pages la vie des mots français, depuis leur naissance jusqu’à la période médiévale. En parcourant la Table de matières (5), nous pouvons immédiatement nous rendre compte que nous avons devant nos yeux un ouvrage savamment rédigé dont le contenu est reparti de façon adéquate et coïncide avec le thème annoncé dans le titre. Le livre débute par une Introduction (11-13) où le linguiste comparatiste explique son choix et où il relève les limites de son entreprise, en affirmant que son exposé se restreint «à l’étude du lexique de l’ancien français, étudié dans une perspective à la fois synchronique (néologie) et historique (étymologie)» (11) et en précisant qu’à travers cet ouvrage, il envisage «de poser les bases de ce qu’on pourrait appeler la lexicologie fondamentale, celle qui a pour objet l’étude de la genèse lexicale, conçue comme l’une des parties de la genèse linguistique tout court» (13). Finalement, le but déclaré est celui de rediscuter quelques-uns des «postulats théoriques qui ne résistent pas aux faits» (13).