eJournals Vox Romanica 81/1

Vox Romanica
0042-899X
2941-0916
Francke Verlag Tübingen
10.2357/VOX-2022-007
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2022
811 Kristol De Stefani

Gilles Eckard

2022
Marion Uhlig
vox8110199
199 Gilles Eckard DOI 10.2357/ VOX-2022-007 Vox Romanica 81 (2022): 199-202 Gilles Eckard 4 février 1949 - 22 mars 2022 Marion Uhlig (Université de Fribourg) Ses anciens élèves et ses amis ont appris avec une grande tristesse la mort de Gilles Eckard, professeur honoraire de l’Université de Neuchâtel. Gilles Eckard avait accompli son cursus d’études en France. Comme étudiant à l’Université de Strasbourg, il avait suivi les cours de Georges Straka au Centre de philologie romane, mais aussi ceux d’autres grands romanistes d’Europe invités par celui-ci à y enseigner, tels que Kurt Baldinger, Eugenio Coseriu et Albert Henry. Reçu 4 e à l’agrégation de lettres modernes en 1972, il avait été professeur dans le secondaire de 1972 à 1977 avant de devenir assistant à l’Université de 1977 à 1981. C’est en 1980 qu’il avait soutenu sa thèse de doctorat d’État sur L’Antithèse sen(s)-folie dans la littérature française du Moyen Âge, des origines au début du XIII e siècle . Dirigée par Georges Straka, la thèse cultivait encore les fruits des échanges de Gilles Eckard avec Jean Rychner, dont il avait également suivi les enseignements à Strasbourg. Qu’il fût appelé à succéder à Rychner l’année suivante, à l’âge de trente-deux ans, comme professeur ordinaire de langue et littérature françaises du Moyen Âge à l’Université de Neuchâtel, illustre bien la proximité de leurs orientations scientifiques. La fidélité de Gilles Eckard au souvenir de son prédécesseur fut d’ailleurs l’une des constantes de son enseignement neuchâtelois. Le prestige de Jean Rychner et de sa chaire était une chance, mais aussi une charge pour un jeune titulaire, et Gilles Eckard eut toujours conscience de la responsabilité qui lui était échue avec sa succession. Il sut y répondre de la meilleure des manières: en consacrant à sa responsabilité en tant que professeur, et donc à son enseignement, la meilleure partie de sa force de travail. Son information bibliographique, notamment, était remarquable, et ses assistants le savaient bien étant donné qu’ils participaient à une tâche continue de dépouillement des revues et des catalogues. L’exigence de se tenir toujours au fait de l’actualité de la recherche, et la possibilité même de le faire, étaient aussi liées au maintien et au développement du magnifique instrument de travail qu’était la bibliothèque du séminaire des langues romanes: Rychner, président pendant vingt ans de la commission de la bibliothèque de l’Université, avait mis en place un instrument de travail admirable, et Gilles Eckard sut le maintenir à un niveau aussi élevé, si ce n’est supérieur. Gilles Eckard avait orienté son enseignement neuchâtelois vers la philologie, conçue comme liant l’interprétation du texte, sa compréhension immédiate et son 200 Marion Uhlig DOI 10.2357/ VOX-2022-007 Vox Romanica 81 (2022): 199-202 établissement dans un tout dont chaque partie nourrit les deux autres, et appuyée sur une formation très sérieuse en linguistique historique. Cette perspective se situait certes dans la continuité de celle de Rychner, et autant ou plus encore de celle d’Albert Henry, mais Gilles Eckard l’avait aussi infléchie, ou enrichie, vers des questions récurrentes qui touchaient la liaison de l’analyse des textes avec l’histoire culturelle ou l’anthropologie; cet intérêt remontait sans doute à son inscription décidée dans le paradigme structuraliste. Quoi qu’il en soit, avant les méthodes et les approches il y avait les textes, et c’était sa passion pour certains d’entre eux qui était la force motrice de son enseignement; le temps passant, il en venait parfois à se diriger vers un commentaire continu, comme dans un mémorable séminaire sur le Conte du Graal . Gilles Eckard accordait une importance décisive au premier cours suivi par les étudiants, à leur premier contact avec une nouvelle discipline. Il avait lui-même conservé le souvenir précis de son premier cours avec Georges Straka, et à leur tour ses étudiants conservent assurément la mémoire exacte de la première séance du cours des éléments d’ancien français le mardi matin à 8 heures. La manière de ses cours pouvait choquer: comme professeur, il était au premier abord d’une sévérité parfois proche de la dureté, et le contraste culturel entre les habitudes d’enseignement françaises et les étudiants suisses, contraste qu’il marquait sans doute volontairement, contribuait certainement à l’aspect tranchant de ses cours. Mais cette attaque entendait donner immédiatement un rythme de travail et indiquer le niveau d’exigence auquel les étudiants allaient devoir se situer. La branche qu’il enseignait était difficile, il ne le cachait pas et même il aimait à le souligner; et lorsqu’on voulait bien affronter cette difficulté, on était récompensé par la découverte d’un monde neuf et insoupçonné, par la richesse des textes et des explications qu’il en donnait. Beaucoup d’étudiants en furent frappés et changèrent l’orientation de leurs études par enthousiasme; ils ont conservé aujourd’hui le souvenir de l’influence qu’a eue sur eux cette découverte. Cet enthousiasme était communiqué par Gilles Eckard luimême, qui savait à merveille faire comprendre, c’était l’un des objectifs essentiels qu’il se fixait, pour quelles raisons on aimait et devait aimer un texte. Ses assistants et même maître-assistant eux-mêmes fréquentaient régulièrement ses cours et séminaires, voire y participaient, comme à un séminaire sur la Vie de Thomas Becket converti en véritable atelier de recherche. Il lui tenait particulièrement à cœur d’exercer une influence sur les étudiants de licence, puis de master; il considérait que la formation donnée dans une faculté de lettres était destinée au premier chef aux futurs enseignants du secondaire, et le lien avec cette fonction future était souvent explicite dans ses cours. Pour autant, ce n’est sans doute pas un hasard si, dans les quatre universités de Suisse romande, ses anciens assistants sont la majorité des professeurs de littérature française médiévale: son exemple, dans la formation spécialisée, a aussi fait école, pour toute une génération. 201 Gilles Eckard DOI 10.2357/ VOX-2022-007 Vox Romanica 81 (2022): 199-202 Son talent pour la présentation des idées débattues dans le champ critique s’accompagnait parfois d’une certaine réticence à prendre position sur leur validité, réticence qui pouvait étonner les étudiants. Sa réponse était que l’opinion ne s’était pas encore stabilisée sur ce point, et elle reposait sur une confiance fondamentale dans l’existence d’un débat scientifique autorégulé: il jugeait certes qu’il était plus utile pour les étudiants de leur communiquer la connaissance de toute une discipline que ses propres opinions sur celle-ci, mais il croyait surtout dans les capacités d’une communauté de savants à aboutir, grâce aux échanges, à la critique constructive et à la considération attentive des travaux des confrères, à la suppression des enthousiasmes hâtifs au profit des découvertes les plus influentes. Ses publications aussi précises que rigoureuses prennent pour objets des problèmes philologiques en apparence circonscrits, mais qui conduisent en réalité à des développements littéraires de grande envergure. Son article sur le langage des oiseaux dans trois nouvelles courtoises, le Donnei des amants , le Lai de l’oiselet et le Lai du läustic , débute ainsi par une enquête sur la formule fameuse «Li oiseaus dit en son latin» pour aboutir à une réflexion sur le chant du rossignol comme emblème de l’amour et inspiration de la poésie. Ses comptes rendus mêmes, à la rédaction desquels il apportait un soin et une attention équivalents à celle de ses articles, sont un apport immanquable à la lecture de l’ouvrage discuté. Un volume de Mélanges lui a été dédié en 2013 1 . Il n’a jamais refusé les responsabilités administratives, aussi bien à l’intérieur de l’Université de Neuchâtel qu’en dehors de celle-ci. Il a été à deux reprises vice-doyen de la Faculté - comme citoyen étranger, il se considérait comme non qualifié pour la fonction de doyen - et, durant toute sa carrière, directeur du Séminaire de philologie romane. Il a fait partie de nombreuses Sociétés scientifiques et Comités de rédaction; il a été membre du Curatorium de Vox Romanica et des Romanica Helvetica de 2002 à 2011. Il a présidé le Collegium romanicum helveticorum auprès de l’Académie suisse des sciences humaines, la Commission philologique du Glossaire des patois de la Suisse romande et la section suisse de la Société internationale arthurienne. Il a aussi été régulièrement l’invité des Universités de Bourgogne et de Franche-Comté. Sa vision traditionnelle d’une université qu’il avait connue, et qui descendait de l’université humboldtienne, communauté de professeurs et d’étudiants parfaitement capables de prendre eux-mêmes les décisions les concernant, se heurta de front, on s’en doute, avec le modèle qu’il vit se mettre en place d’une université managériale, avec la prise de pouvoir par des employés d’administration ou des experts profes- 1 On y trouvera la bibliographie de ses travaux: a. c orBellari / y. g reuB / M. u hlig (ed.), «Philologia ancilla litteraturae», mélanges de philologie et de littérature française du Moyen Âge offerts au Professeur Gilles Eckard par ses collègues et anciens élèves , Genève, Droz, 2013. S’y ajoutent «La Forêt du Morrois», in: o. B attistini / J.-d. P oli / P. r onzeaud / J.-J. v incensini (ed.), Dictionnaire des lieux et pays mythiques , Paris, Laffont, 2011: 824-26, et *J. F raPPier , Autour du Graal , Genève, Droz, 1977; Romanistisches Jahrbuch 31 (1980): 202-04. 202 Marion Uhlig DOI 10.2357/ VOX-2022-007 Vox Romanica 81 (2022): 199-202 sionnels, et au rattachement à cette cohorte de dirigeants issus de l’université. Il savait trop que ses collègues et lui-même étaient les véritables experts de l’enseignement universitaire et de ses besoins. Il se trouva donc en opposition radicale au mouvement de centralisation administrative auquel dut faire face l’université en Suisse et en Europe au début du XXI e siècle. Au même moment, l’appui de ces autorités tendait à passer à des disciplines nouvelles, moins attachées à une lecture précise et profonde des textes dans leurs constituants exacts, et plus à certaines grandes considérations préexistantes qu’il s’agirait ensuite de diriger librement vers un objet. La conception de la philologie qui était celle de Gilles Eckard, conception qui prenait extrêmement au sérieux l’objet lui-même, n’avait plus sa place dans ce monde. Il le craignait, on le lui dit, et la condamnation d’une tâche à laquelle il avait consacré des efforts si grands lui porta un coup terrible, qui lui ôta sa force. Il dut prendre une retraite anticipée, et ne se remit jamais de cette fin précipitée d’un devoir auquel il avait choisi de consacrer sa vie.