eJournals lendemains 45/177

lendemains
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
10.2357/ldm-2020-0009
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2020
45177

Universalité de la traduction et intraduisibilité

2020
Judith Lamberty
Hans-Jürgen Lüsebrink
ldm451770100
100 DOI 10.2357/ ldm-2020-0009 Dossier Judith Lamberty / Hans-Jürgen Lüsebrink Universalité de la traduction et intraduisibilité Un entretien avec Souleymane Bachir Diagne 1 Judith Lamberty: Monsieur Diagne, en 2013 vous avez contribué à l’anthologie Listening to Ourselves. A multilingual Anthology of African Philosophy (2013), un recueil d’essais philosophiques écrits en langues africaines et confrontés à leurs traductions en anglais. Votre contribution intitulée „Truth and Untruth“, écrite en wolof, est accompagnée de sa traduction anglaise faite par le linguiste Omar Ka. Quelle est la genèse de ce projet multilingue? Et quelles sont les expériences que vous avez faites en écrivant cet essai en wolof et en lisant sa traduction anglaise? Souleymane Bachir Diagne: Celui qui a eu l’idée, qui a conduit à ce projet et qui a donc publié ce volume est Chike Jeffers, professeur de philosophie à l’université de Halifax, au Canada. Son idée était de mettre en œuvre ce mot d’ordre, que l’on trouve par exemple chez le philosophe ghanéen Kwasi Wiredu, qu’il est temps que les philosophes africains produisent de la philosophie aussi dans leurs langues. L’éditeur voulait lancer quelque chose qui aurait un peu l’allure d’un manifeste; ce volume-là est donc non seulement une production intellectuelle mais aussi un geste politique d’affirmation d’une direction à prendre. Chike Jeffers est venu me consulter et je l’ai mis en relation avec un certain nombre de collègues. Il était plus simple de prendre mes collègues qui vivaient aux États-Unis. On a essayé d’avoir quelqu’un d’aussi éminent que Paulin J. Hountondji, qui est un des grands philosophes africains et qui a été aussi un militant pour la prise en compte des langues africaines dans les réflexions des philosophes africains. Malheureusement cela n’a pas pu se faire avec lui. Alors, au bout du compte, une dizaine de textes dans plusieurs langues africaines ont été produits et les philosophes auxquels Chike Jeffers s’est adressé ont tous joué le jeu. Le principe était effectivement de procéder à un dédoublement: il fallait que les philosophes écrivent uniquement dans leur langue africaine sans se soucier de l’anglais. Car, par exemple, si j’avais été celui qui écrivait en wolof et traduisait en anglais j’aurais écrit en ayant en vue déjà la traduction en anglais. Il fallait donc que je m’installe uniquement dans la langue africaine. Ensuite, c’est un de mes compatriotes, un de mes amis d’ailleurs, le linguiste Omar Ka qui a traduit mon texte totalement et indépendamment de moi. Et c’était effectivement une expérience intéressante de voir ce que devenait le texte que j’avais écrit en wolof dans la langue où il serait compris par l’essentiel des lecteurs qui allaient simplement le lire en anglais: c’était très différent. J’ai écrit plusieurs livres en français qui ont été traduits dans plusieurs autres langues - en arabe, en anglais, en néerlandais ou encore en portugais. J’ai donc l’habitude d’être traduit et de me lire en traduction mais cette expérience-là était tout à fait singulière: j’avais écrit en wolof, langue dans laquelle je n’avais pas du tout l’habitude d’écrire, et je voyais retranscrit dans la langue dans laquelle je travaille DOI 10.2357/ ldm-2020-0009 101 Dossier habituellement, par quelqu’un d’autre, ce que j’avais pensé en wolof. Je crois que chacun parmi les contributeurs du volume a sans doute vécu cette expérience de la manière que je viens d’indiquer. Depuis ce temps-là, j’ai décidé de continuer cette expérience. Évidemment je poursuis mon travail habituel de philosophe en écrivant en français et en anglais, mais je me suis dit qu’il est quand même de ma responsabilité d’apporter ma petite contribution au développement d’une littérature philosophique en Afrique. JL: Quel est l’effet engendré par la confrontation de deux langues dans le recueil? SBD: J’imagine que le lecteur du volume est quelqu’un qui ne connaît que l’anglais et que ce dernier le lit d’abord en prenant connaissance de ma réflexion philosophique autour de la vérité et de la fausseté. Cependant, à mon avis, il doit à chaque moment se demander quel était l’original, qu’est-ce qui est dit en wolof. Un des effets recherchés par le livre est alors, selon moi, d’éveiller une sorte de curiosité du lecteur pour la langue originale du texte même s’il ne la connaît pas. Je crois qu’il est important pour un lecteur africain de se dire: voilà la signification d’abord de la philosophie dans nos langues et voilà aussi la signification de la traduction. Donc j’espère que c’est cela que le texte va produire: à la fois un intérêt pour l’activité philosophique dans les langues africaines et aussi un intérêt pour l’installation dans ce que j’appelle la pensée de langue à langue, le va-et-vient presque physique d’une page à l’autre. JL: Vous avez mentionné l’importance d’écrire dans des langues africaines, dans votre cas en wolof. Or, de nos jours, est-il facile de trouver des éditeurs qui publient des textes dans ces langues ou ces derniers préfèrent-ils publier des textes en anglais pour atteindre un public international? SBD: La question de l’audience et de la réception est très importante. Dans le cas du recueil Listening to Ourselves, la maison d’édition Suny Press a véritablement pris un risque éditorial en acceptant la publication du livre. Ils ont une collection qui s’appelle „Indigenous Philosophies“, donc c’était logique pour eux de dire „Indigenous Philosophies“, cela doit signifier aussi „Indigenous Languages“. Or, d’une manière générale, il est vrai qu’éditer dans ces langues-là n’est pas simple, puisque les éditeurs n’ont pas l’habitude de la transcription des langues africaines. De plus, pour l’éditeur, le livre est aussi un objet commercial, un produit qu’il faut vendre. Publier des écrits dans des langues africaines est donc un geste militant: accepter de perdre de l’argent ou d’en gagner de manière tout à fait minimale. Un certain nombre d’intellectuels se sont quand même lancés dans cette aventure. Boubacar Boris Diop, par exemple, qui est un militant des langues nationales a, à un moment donné, conclu un accord avec les éditions Zulma qui ont accepté de publier un certain nombre d’ouvrages traduits en wolof (Césaire traduit en wolof ou Jean-Marie Le Clézio traduit en wolof). À côté de la volonté intellectuelle, il y a aussi une volonté politique, et c’est cela qui est pris en considération avant l’aspect pure- 102 DOI 10.2357/ ldm-2020-0009 Dossier ment commercial de l’édition. Commercialement cela semble absurde, c’est irrationnel, mais l’idée est de parier aussi sur l’avenir doublement, parce que l’on se dit que, s’il y a un fonds qui se constitue on ne sait pas de quoi demain il sera fait. Il y aura peut-être une demande, et à ce moment-là un éditeur sera heureux d’avoir les textes dans son fonds qui pourront être mobilisés. De la même manière, il y a un pari sur le fait que ces livres auront un lectorat ou créeront un lectorat qu’ils vont s’inventer dans le futur, parce que c’est vrai qu’aujourd’hui quelqu’un qui me lit en wolof est quelqu’un qui est aussi capable de me lire en français et en anglais et peut-être même est-il plus simple pour lui de me lire en français et anglais que de me lire en wolof. Mais un livre, en principe, s’ouvre toujours des possibilités: l’avenir est ouvert de ce point de vue-là et donc il faut écrire aujourd’hui les textes dont on peut espérer qu’ils feront partie du patrimoine demain. Hans-Jürgen Lüsebrink: Pensez-vous que l’édition sur Internet puisse changer cette situation? SBD: Oui, les nouvelles technologies de l’information et de la communication que nous avons aujourd’hui avec Internet permettent de pallier les difficultés de la fabrication physique et de la diffusion des textes dans les langues africaines. Aujourd’hui Internet permet à toute nouvelle d’être diffusée comme si elle était publiée par CNN . Il y a une démocratisation de la circulation des idées et des œuvres et Internet est probablement le raccourci technologique de cet acte militant de publication dans les langues africaines. HJL: Ce processus a-t-il déjà commencé? SBD: Pour l’instant, c’est un petit peu chaotique: on trouve des textes dans des langues africaines qui sont publiés sur Internet à la va-vite, sans être normés, sans être vraiment édités au sens technique de la vérification et de la validation. Même s’il y a des normes, on se rend compte qu’elles sont souvent méconnues, non respectées, et donc les textes sont publiés un peu n’importe comment. Or, la simple existence de ces textes montre les potentialités qu’offre Internet et il s’agit maintenant effectivement d’investir ce champ d’une manière plus rationnelle et de l’utiliser comme moyen d’édition des langues africaines. HJL: Que signifie pour vous en général le terme de ‚traduction‘? Vous avez mentionné que vous utilisez ce terme - entre autres - dans un sens large et métaphorique. La traduction pour vous est-elle alors synonyme de transfert, de transmission et de médiation? SBD: J’utilise le mot de traduction ou translation en anglais dans un sens métaphorique qui est justement son sens premier, c’est-à-dire que je fais attention à l’étymologie du mot: faire passer un contenu d’un système de signes à un autre système de signes. Étant donné que je prends cette définition très large de transfert d’un système de signes à un autre système de signes, cela me permet d’attribuer un sens plus large au terme de traduction et de considérer par exemple comme traduction le DOI 10.2357/ ldm-2020-0009 103 Dossier transfert des objets d’art africain d’un système de signes en Afrique historiquement et anthropologiquement situé à un autre système de signes, en Europe, et d’éclairer ainsi la signification que ces objets ont eue par exemple pour des artistes européens en train d’inventer la modernité artistique de notre XX e siècle. Quant au sens plus technique de traduction d’une langue à une autre, et d’une manière un peu plus large aussi d’une culture à une autre, la notion de médiation devient ici très importante et on la retrouve surtout dans la littérature. Ce n’est pas un hasard si beaucoup d’écrivains de la période coloniale, de la période de l’entredeux-guerres étaient par leur fonction même des interprètes de l’administration coloniale - pensons par exemple à Amadou Hampâté Bâ qui en est probablement l’exemple le plus parlant. Ils ont élargi leur fonction de simples interprètes: on leur demandait de transmettre les ordres de l’administration dans la langue des populations et de faire remonter l’information concernant cette population pour une meilleure administration. C’était donc un rôle très circonscrit, celui de simple courroie de transmission, mais ils ont eux-mêmes élargi ce rôle en devenant des véritables intermédiaires culturels. De leur fonction officielle d’écrivain interprète ils sont passés à la fonction de traducteur en choisissant de traduire des éléments importants de leur propre culture dans la langue du colonisateur. C’est en ce sens que l’on doit prendre cette littérature au sérieux, alors qu’aujourd’hui on a tendance à la reléguer un peu en disant que c’est une littérature de compromis et de compromission avec le colonialisme et la langue coloniale. Je crois qu’il y a dans cet acte de traduction un geste politique qui a une forte signification. HJL: Dans son roman L’étrange destin de Wangrin, Amadou Hampâté Bâ montre que la résistance au pouvoir colonial peut s’exprimer aussi à travers la ruse du traducteur africain, manipulant habilement le sens de sa traduction. Il utilise ainsi sa compétence dans les deux langues, tandis que l’autre, le Commandant du Cercle français, ne maîtrise qu’une seule langue. SBD: Exactement, il est limité justement par cela. Il y a une espèce de renversement qui montre qu’on a le pouvoir parce que l’on est capable de passer d’une langue à l’autre devant celui qui affirme l’excellence de sa langue impériale mais qui est limité dans ses compétences linguistiques. Cela me fait penser à ce vers d’Aimé Césaire qui réclame: „Pitié pour nos vainqueurs omniscients et naïfs“. Ils sont persuadés d’avoir la langue et les connaissances qu’il faut, mais ils sont également naïfs, c’està-dire que précisément leur limitation linguistique fait qu’ils peuvent être trompés par leur interprète qui devient à ce moment-là le véritable traducteur-acteur de la situation. Car l’interprète a la totalité de la situation en main, tandis que son interlocuteur ne peut saisir que la situation qu’on lui transmet. J’ai cité par ailleurs dans un article (Diagne 2017) cette scène extraordinaire décrite par Hampâté Bâ dans son ouvrage Vie et Enseignement de Tierno Bokar (1957/ 1980) où un interprète trompe totalement le Commandant de Cercle quand ce dernier convoque son maître Tierno Bokar et se met à l’interroger sur le fait qu’il a adopté les onze grains. 2 Cet interprète pose alors une autre question pour que Tierno Bokar non seulement réponde oui mais 104 DOI 10.2357/ ldm-2020-0009 Dossier aussi pour que son langage corporel exprime ce oui et pour que le Commandant le voie. C’est un des meilleurs exemples que l’on puisse trouver. HJL: J’aimerais enchaîner là-dessus. Vous avez énoncé l’idée de transformer, d’africaniser ou de dé-occidentaliser un ouvrage dirigé à l’origine par Barbara Cassin, le Vocabulaire européen des philosophies: Dictionnaire des intraduisibles (2004). Comment peut-on imaginer concrètement ce projet? SBD: Le Dictionnaire a déjà connu beaucoup d’aventures linguistiques: il en existe plusieurs versions dans différentes langues dans lesquelles on a traduit le contenu de l’original, tout en y ajoutant de nouvelles entrées. Ainsi, il existe une version anglo-américaine, arabe, ukrainienne, russe, hébreue… et chaque version a sa propre philosophie du dictionnaire. Pour la version arabe les éditeurs ont par exemple décidé de faire quelque chose de plus mince et de mettre l’accent sur toutes les entrées relatives à des questions juridiques, parce que ce qui les a intéressés avant tout c’est une réflexion sur la notion de charia. Notre version wolof du dictionnaire, comme par ailleurs la version brésilienne, sera uniquement centrée sur tout ce qui touche à la langue et à la traduction. Par exemple, dans le Dictionnaire il existe une entrée controversée sur le français écrite par Alain Badiou, qui a fait une espèce d’éloge de la langue française comme l’aurait fait Rivarol au XVIII e siècle. Je compte demander à des collègues linguistes de traduire d’abord le texte de Badiou, puis d’écrire un article sur le wolof - comment pense-t-on le wolof dans ses origines et dans sa signification? Il serait de plus intéressant d’avoir un article sur la langue arabe, car le wolof est non seulement en relation avec le français mais aussi avec l’arabe. HJL: Pour revenir sur le terme d’‚intraduisibilité‘: Qu’est-ce que ce terme veut dire concrètement? N’est-on finalement pas dans toute traduction confronté à une difficulté de transposer une pensée, de trouver des équivalences? SBD: Justement tout le dictionnaire est construit sur l’idée que la traduction n’arrête pas de rencontrer des intraduisibles. L’intraduisible montre qu’il y a quelque chose de très spécifique à une langue, quelque chose qui repose sur la nature d’une langue et qui la distingue de la langue dans laquelle on essaie de traduire. Or, cela ne veut pas dire que l’on ne trouvera pas des moyens pour le traduire, cela signifie plutôt qu’il faudra se débrouiller et ne pas simplement effectuer un transfert. Cependant, un terme intraduisible n’est pas forcément un mot extrêmement compliqué et difficile. Par exemple, Alexis Kagamé affirme qu’il ne peut pas traduire dans sa langue kinyarwanda la phrase simple de Descartes „Je pense, donc je suis“: elle est intraduisible en kinyarwanda parce que cette langue n’est pas à copule, c’est-à-dire que l’attribution du prédicat au sujet n’est pas de type S est P. Donc la rencontre d’une expression intraduisible, c’est le moment où le traducteur se dit qu’il y a là une particularité de cette langue qui fait que l’argument philosophique repose sur cette particularité. Descartes a peut-être eu l’impression d’avoir dit quelque chose d’universel, mais il faut bien se rendre compte que cette formulation tient au fait qu’il a pensé et DOI 10.2357/ ldm-2020-0009 105 Dossier écrit en latin ou en français. Le mot ‚être‘, sur lequel repose l’argument philosophique de Descartes, est donc un intraduisible. Or, on peut se débrouiller pour le traduire dans une autre langue: on peut trouver par exemple une expression qui contourne ou alors, ce qui se fait beaucoup en philosophie, ajouter une explication dans une note de bas de page. HJL: Vous êtes certainement d’accord sur le fait que les langues subissent des transformations historiques constantes, que l’on n’a pas affaire à un système linguistique en face d’un autre relativement stable. C’est certainement vrai pour des lois grammaticales par exemple, mais c’est beaucoup moins vrai pour la signification des concepts. Je prendrais deux exemples: Il y a des chercheurs qui ont montré que certaines langues ont un vocabulaire infiniment plus différencié concernant certains domaines de la réalité à laquelle les personnes parlant cette langue sont confrontées. Par exemple, on sait que les Inuits ont à peu près une soixantaine de termes pour désigner la neige, tandis que nous, nous n’en avons qu’un seul. Or, cette différenciation risque aussi de disparaître. Certains linguistes constatent que cette grande richesse des langues non-européennes en ce qui concerne la perception de leur réalité environnante diminue, c’est-à-dire que ces langues subissent des transformations. Un autre exemple: Il y a une dizaine d’années, j’ai visité le Musée National de Chine à l’occasion de l’ouverture d’une exposition sur les Lumières et j’ai eu l’impression qu’il y avait non seulement une difficulté de traduction, mais un véritable dialogue de sourds. Quand les Chinois parlaient des Lumières, nous, les Occidentaux, entendions tout à fait autre chose par ce terme. Les difficultés de traduire ce terme étaient non seulement liées à des asymétries de la langue - en Europe, la lumière est liée d’abord à toute une connotation religieuse qui a été laïcisée - mais aussi à des intérêts politiques et à des processus de manipulation. Il y a donc une évolution constante du lexique, de la sémantique mais aussi des usages particuliers et des contextes de manipulations politiques qui peuvent intervenir. SBD: Absolument, et on a effectivement beaucoup d’exemples de cela. Un exemple fameux: Barbara Cassin a fait une exposition qui s’appelait „Après Babel, traduire“. Et elle avait mis en particulier le texte d’un accord „Agreement to restitute occupied territories“ qui avait été négocié aux Nations Unies entre les Israéliens et les Palestiniens. Alors comment le traduire en français? L’accord était écrit en deux versions, une version américaine et une version française. Alors en français on peut traduire soit par „des territoires occupés“ soit par „les territoires occupés“, mais ça change tout. Les Israéliens ont toujours dit „nous nous tenons à la version anglaise et nous comprenons qu’il y a des territoires occupés à restituer“. Cela veut dire que si je décide par exemple de restituer un mètre carré j’ai respecté l’accord. Puisque les deux versions coexistent, il n’y a aucun moyen de décider si „occupied territories“ signifie „les territoires occupés“ ou bien „des territoires occupés“ parce qu’en anglais c’est la même chose. HJL: Ils auraient pu mettre en anglais „the occupied territories“? 106 DOI 10.2357/ ldm-2020-0009 Dossier SBD: Oui, mais ils ne l’ont pas fait parce qu’en anglais ce serait une manière d’insister; on dit de manière naturelle „occupied territories“ et c’est le contexte en général qui montre si effectivement on veut dire „some occupied territories“ ou alors „the occupied territories“. Donc le résultat c’est que les deux textes existent, l’un dit „occupied territories“ et l’autre, en français, dit „les territoires occupés“. C’est un exemple un peu anecdotique mais il est vrai que, d’une manière générale, ce passage d’une langue à une autre n’est pas simplement une question technique, c’est évidemment aussi une question politique. La traduction est donc toujours à penser à l’intérieur d’un cadre plus vaste qui est celui des intérêts politiques et d’une certaine philosophie de la traduction à une époque donnée. Il y a beaucoup de soi-disant traductions qui mêlent allègrement le propos originel de l’auteur avec le commentaire du traducteur, parce qu’à une époque où la notion de plagiat, de droits d’auteur, était moins respectée qu’à la nôtre, moins encadrée juridiquement, on pouvait se permettre de faire cela. La définition de la traduction était simplement d’amener dans une langue quelque chose qui existe dans une autre langue et le traducteur se plaçait ainsi facilement dans une position d’auteur: c’est moi qui traduis et donc j’ajoute ma propre réflexion sur ce que je dis, sur ce que je pense de ce que j’amène. On ne distingue même pas forcément les deux textes et il y a des époques aussi où traduire c’était écrire à la manière de; je transfère totalement dans notre propre manière de faire. Donc la traduction elle-même varie dans sa signification en fonction de l’environnement politique et culturel qui donne sens à ce que signifie traduire. Le terme de traduction s’avère effectivement variable, et ce n’est pas une question technique. Il est toujours nécessaire, lorsqu’on dit que l’on travaille sur la traduction, de voir que la traduction déborde infiniment l’acte technique qu’étudie la traductologie qui consiste à dire comment faire en sorte de rendre le plus fidèlement possible, de l’allemand au français par exemple, un texte sur lequel on travaille. HJL: Ne serait-t-il pas intéressant de projeter de réaliser non seulement des traductions, mais aussi des versions bilingues ou multilingues de ce dictionnaire, pour éclairer comment un article a été traduit, constater les asymétries et penser ainsi les difficultés de la traduction? SBD: Absolument. Ce serait une manière de combiner ce qui a été fait dans Listening to Ourselves et ce que fait le Dictionnaire des intraduisibles. C’est-à-dire qu’au lieu de voyager simplement dans des langues différentes, on pense véritablement de langue à langue. Selon moi, il faut vivre dans l’hétéroglossie et la pensée de langue à langue. Or, si le projet d’une version multilingue du Dictionnaire est une magnifique idée sur le plan de la réflexion, il est un cauchemar pour un éditeur, pour autant qu’il ne s’agisse pas d’une version purement électronique: Internet pourrait permettre de penser ensemble les différentes versions dans lesquelles le dictionnaire existe aujourd’hui. JL: Avez-vous l’impression que les livres multilingues ou hétérolingues deviennent de plus en plus nombreux? Y a-t-il une ouverture pour la publication de tels textes de la part des éditeurs? DOI 10.2357/ ldm-2020-0009 107 Dossier SBD: Je crois qu’aujourd’hui il existe une demande parce qu’il y a plus de personnes bilingues et plus de gens prêts à comprendre pourquoi un texte est hétérolingue. De plus, nous avons, sur le plan de la technologie, de nouveaux moyens de surmonter les difficultés qui se posent aux éditeurs. Le fait que la technique du numérique autorise ce genre d’activités permet de lever les obstacles et favorise le développement d’une littérature hétérolingue qui demande une participation active du lecteur. De plus, même en ligne, nous avons des moteurs de traduction qui sont de plus en plus perfectionnés. Aujourd’hui le lecteur est donc moins désarmé devant un texte en deux ou en trois langues qui demande sa participation active dans la constitution même du texte. HJL: Dans vos ouvrages vous n’utilisez jamais le terme de ‚diversité‘. Comment considérez-vous ce terme, son utilité ou son inutilité philosophique? SBD: C’est vrai, les termes que j’utilise en revanche beaucoup, et qui en sont sémantiquement proches sans être identiques, sont ceux de pluralité et de pluralisme. La pluralité est une situation de fait et il faut partir de ce fait, ne pas le nier, en tenir compte, et c’est par là que l’on passe au pluralisme. Le pluralisme est pour moi la traduction philosophique et politique de la prise en compte de la pluralité de fait. C’est ainsi que je pense les choses et c’est vrai que ce sont les termes que j’utilise parce que ce que j’écris est toujours en direction de la volonté politique de respecter le pluriel. Du coup, la notion de diversité ne vient pas tout naturellement sous ma plume parce que dans la signification que ce mot a pour nous aujourd’hui, je ne la rencontre pas vraiment dans ce que j’écris. J’ajoute aussi que les usages que l’on fait du mot ‚diversité‘ me troublent un peu parce que c’est un mot très politique au sens d’une politique des identités pour laquelle je vois bien les avantages mais aussi les inconvénients aujourd’hui. La diversité c’est faire en sorte que l’on donne son dû à chaque identité telle qu’elle se présente pour exiger ses droits communautaires et avec des définitions de plus en plus fragmentées et limitées, au fond, de ces identités. La manière de penser plus large, c’est l’intersectionnalité: au lieu de dire que je pense plus globalement le monde en tant qu’être humain, je dirais „je suis homme mais aussi noir mais aussi africain mais aussi ceci etc.“. Je juxtapose, je m’élargis par augmentation des micro-identités. Cette fragmentation me trouble profondément. C’est peut-être un phénomène de générations. C’est la raison pour laquelle je vois bien les usages politiques qui sont faits aujourd’hui de la notion de diversité et je crains que cela nous mène vers une situation qui ressemble beaucoup à la politique des identités dont le modèle peut-être le Liban. J’ai discuté récemment avec un collègue, l’écrivain libanais bien connu Elias Khoury, qui me dit que son beaufrère avait eu du mal à trouver un poste dans sa spécialité. Lorsqu’il venait se présenter dans une université, on lui disait: „ah oui, mais la place est réservée pour un maronite, et toi, tu es chrétien mais orthodoxe“. Il m’a dit que face à cette situation l’on voit des gens se convertir pour obtenir des postes. Au Liban, la vie publique est effectivement très codifiée. On sait que, politiquement, il faut que le Président de la République libanaise soit chrétien maronite, le président de l’assemblée nationale 108 DOI 10.2357/ ldm-2020-0009 Dossier chiite, c’est écrit dans la constitution mais en fait ces arrangements descendent bien plus bas dans la société. Mettre en œuvre la diversité, c’est faire en sorte que dans un département il y ait un type de positions pour chrétiens maronites, un type de positions pour musulmans chiites, pour musulmans sunnites etc. Voilà, c’est un contexte où la notion de diversité au sens d’une politique des identités peut me troubler. Un autre aspect est que si on solidifie justement ces identités, dont on dit qu’il faut que la diversité les respecte, on arrive à des aberrations que j’ai vues moi-même. Par exemple, une afro-descendante allemande voulait interdire à une artiste américaine de représenter sur une peinture pourtant abstraite le fameux „Open casket“ (cette scène d’une femme africaine-américaine dont le fils avait été lynché et qui avait exigé que l’on garde le cercueil ouvert au lieu de le fermer parce qu’elle disait „je veux que vous voyiez ce que des êtres humains ont fait à mon fils etc.“). Par la suite, une discussion a commencé dans les médias sociaux sur la question de savoir si une femme blanche a le droit de représenter la souffrance d’une femme noire. C’est toujours la même histoire. C’est le „european gaze“ ou le „white gaze“, „on exploite notre souffrance“ etc., et cela a créé une espèce de manifestation contre cette peinture. Ce fractionnement où on commence à dire: „Tu n’as pas le droit de parler de la souffrance d’une mère noire si tu n’es pas toi-même une femme noire“ et cette manière de considérer ces micro-identités sont troublants parce que le principe même de l’imagination créatrice est justement le pouvoir de se mettre à la place de n’importe qui. Chacun devrait pouvoir écrire sur n’importe quelle expérience et le seul critère est de ressentir si cela sonne juste ou pas, et c’est le critère esthétique du lecteur. Voilà une de mes préventions philosophiques contre ces usages politiques de la diversité. Je ne dis pas que c’est ça qui est visé, mais ça peut ouvrir une porte à cette politique des micro-identités qui devient un peu la négation de la notion d’expérience humaine en général. Si j’écris un roman et que je me mets à un moment donné à la place d’une femme, le critère devrait être simplement „est-ce que ça sonne juste“ et pas de quel droit est-ce que tu parles de femmes si tu n’es pas une femme. HJL: C’est une problématique d’une grande actualité. Il y a eu récemment deux affaires au Canada autour du metteur en scène Robert Lepage et de deux de ses pièces: une pièce sur l’esclavage qui s’appelle SLAV (2018) et une autre pièce sur les Amérindiens du Canada, intitulée Kanata (2018). Dans le premier cas, les représentations de la pièce elles-mêmes ont été bloquées par des protestataires. Ses sponsors à Montréal se sont retirés parce qu’il y a eu des contestations par la minorité noire canadienne qui a protesté, disant qu’„il n’y a pas assez de noirs dans cette pièce; les noirs, en général, sont joués par des blancs et nous, les noirs en tant que minorité, nous n’avons pas eu le droit de contribuer à la direction de la pièce“. Ils ont perçu cela comme une ingérence dans la liberté artistique. La même discussion a ré-émergé quand l’autre pièce de Lepage, Kanata, montée ensemble avec Ariane Mnouchkine sur le thème des populations indiennes au Canada, a été jouée au Théâtre du Soleil à Paris, mais n’a pu être représentée encore au Canada. DOI 10.2357/ ldm-2020-0009 109 Dossier SBD: Et tout cela au nom de la diversité. Cependant, par exemple, toute la pièce de Jean Genet Les nègres est construite précisément sur le fait que ceux qui vont jouer les nègres ne le sont pas. Si seuls les noirs ont le droit de jouer les noirs, qu’est-ce que l’on va faire alors de cette pièce? C’est le contre-exemple parfait pour ce genre d’attitude que malheureusement ce côté un peu indéfini, ouvert à toutes les interprétations, du mot ‚diversité‘ permet. Le mot pluralisme est plus safe. Ce mot ‚pluralisme‘ dit: „le monde est de fait pluriel et il faut que nous ayons une politique du pluriel à la fois sur le plan religieux, sur le plan politique, etc.“. La notion est donc plus facile à maîtriser philosophiquement. Le mot ‚diversité‘, quant à lui, pose problème, et c’est la raison pour laquelle je l’évite dans la mesure du possible. HJL: Deux autres notions que nous aimerons discuter sont celles d’‚universalité‘ et d’‚universalisme‘. En vous lisant on a l’impression que vous comprenez ‚universalisme‘ comme une prétention occidentale à imposer une vision du monde, des valeurs communes, sans tenir compte de la pluralité des cultures et des langues. L’autre terme, ‚universalité‘, reste un peu plus flou. Qu’est-ce que vous entendez précisément par ‚universalité‘? Est-ce que l’on pourrait formuler d’une manière raccourcie qu’il y a une universalité globale ou plurielle après l’universalisme occidental qui est né il y a 500 ans? SBD: Selon moi, l’universalisme, ce n’est pas seulement dire que les valeurs occidentales sont universelles, donc on a le droit de les transmettre au monde entier et de convertir tout le monde à ces valeurs. C’est aussi estimer qu’il y a une histoire universelle qui ne peut qu’être occidentale. J’en donne des exemples: j’ai appris dans mon enfance qu’en 1492, Christophe Colomb a découvert l’Amérique. S’il n’y avait pas eu d’Américains sur place, oui, il aurait découvert l’Amérique, sauf qu’il a découvert que des gens étaient déjà là qui avaient découvert l’Amérique puisqu’ils y habitaient. Pire, j’apprends aussi dans les livres d’histoire africaine que 1828 est une date très importante car René Caillé a découvert Tombouctou et il a la particularité d’être le seul Européen à être sorti vivant de cette découverte de Tombouctou. On a rajouté ce détail par la suite parce que le premier à avoir découvert Tombouctou, c’était l’allemand Barth et non pas Caillé, mais Barth est mort d’une maladie là-bas. Donc on affirme que c’est René Caillé qui découvre Tombouctou et qui revient en Europe pour raconter ce qu’il a découvert. Tombouctou a une histoire plusieurs fois centenaire, comme centre intellectuel en relation avec le monde de l’islam. Les relations transsahariennes entre la ville de Tombouctou et le nord de l’Afrique et même jusqu’en Espagne musulmane, mais aussi vers l’Orient avant 1492 sont donc bien documentées. C’était un lieu vers lequel convergeaient des êtres humains et des idées, des humains, d’où partaient des hommes libres, des étudiants, des scholars qui allaient en pèlerinage à la Mecque en séjournant souvent en Égypte. Donc c’était un centre dans un monde qui remettait en cause ce que l’on appelle l’Occident, et il participait pour sa part d’une forme de mondialisation puisque Tombouctou était en relation aussi bien avec Cordoue dans la péninsule ibérique qu’avec la Chine par ces routes qui parcouraient aussi tout le monde musulman. Quand on dit que René 110 DOI 10.2357/ ldm-2020-0009 Dossier Caillé la découvre, cela veut dire que cette ville n’entre dans l’histoire universelle qu’à partir du moment où un Européen pose les yeux sur elle. Donc, l’universalisme, c’est l’idée que quelque chose n’existe que si un regard européen s’est posé sur lui. C’est pour cela que „provincialiser l’Europe“, c’est important: ce n’est pas un geste agressif, c’est un geste de restitution de la vérité de l’histoire qui fait que les régions du monde ont eu des histoires, qui pouvaient être des histoires globales, mondialisées, dans les limites du monde connu à l’époque. Il est nécessaire de contredire cet universalisme qui consiste simplement à ériger une particularité régionale, une région du globe en théâtre de l’histoire universelle. Mais est-ce que le relativisme est la réponse? Je reviens encore une fois à ce que je disais sur les langues: „chacun a sa langue, chacun a sa région, chacun a son histoire etc.“. Je ne crois pas à cela. Je suis quelqu’un qui croit beaucoup à l’idée d’une condition humaine, et au fait qu’aujourd’hui les histoires sont des histoires enchevêtrées. L’universalité maintenant, ce qui en fait la difficulté sur le plan théorique, c’est que c’est une universalité à construire, c’est une universalité de rencontre. Donc il est infiniment plus difficile de mettre le doigt dessus en disant „voici ce que c’est“, parce que par définition c’est quelque chose vers quoi l’on tend et non pas quelque chose qui est donné. Ce n’est pas simple, parce que cet universel-là suivant Merleau-Ponty - j’ai adopté le concept de Merleau-Ponty d’universel latéral et d’universel horizontal - n’est plus un universel dicté depuis un lieu qui se situe en surplomb, mais un universel à construire dans la rencontre. Le modèle de cela, c’est la traduction, parce que les langues se rencontrent à travers la traduction, et cette construction est une tâche de notre époque, qui s’avère difficile. Cependant, il ne faut pas simplement dire c’est une tâche, il faut quand même pouvoir réfléchir là-dessus, et je crois que l’on est en train de le faire à partir d’une généralisation de la notion de droits humains. Je pense qu’aujourd’hui on y parviendra si on en finit avec leur inscription dans un récit national européen. La France dit qu’elle est la patrie des droits de l’homme, que les droits de l’homme, c’est la Déclaration de 1789, et les États unis disent que c’est déjà 1776; disons simplement que c’est 1949 et que leur lieu est l’organisme qui représente une humanité rassemblée, c’est-à-dire les Nations Unies. Quand ces Droits ont été réaffirmés, il n’y avait pas que l’Europe; il y avait l’Inde et il y avait de même le Pakistan. Les États non européens allaient vers l’indépendance et l’idée que les nations plurielles se mettent ensemble pour s’entendre sur un texte collectif, c’était déjà une forme d’universalisme latéral. Le meilleur exemple, me semble-t-il, aujourd’hui, c’est la COP 21, c’est l’idée qu’il faut que nous nous mettions ensemble pour penser ensemble des droits environnementaux parce que notre destin commun comme humanité en dépend: cela établit une sorte d’égalité de tous les pays, en tout cas de la réciprocité. Si un pays dit „c’est vous qui avez pollué, donc nous pouvons parfaitement faire ce que nous voulons en Afrique“, c’est une forme de suicide. Certains disent, puisque c’est la faute des Européens, ce sont eux qui ont pollué, alors laissez-nous le droit de polluer. Mais il est absurde de dire laissez-moi le droit de m’empoisonner. Donc il y a là une égalité réelle entre les différentes nations et la tâche est d’agir ensemble. Cela a été fait pour l’accord de Paris, dans l’effort de penser DOI 10.2357/ ldm-2020-0009 111 Dossier ensemble un problème qui est commun, ou encore pour la déclaration de Marrakech concernant les migrations. Celle-ci a été torpillée par les positions ethno-nationalistes européennes alors qu’elle ne leur demandait en réalité rien, même pas d’accueillir plus de réfugiés; elle demandait simplement une certaine reconnaissance philosophique de cette fameuse phrase d’Hannah Arendt revendiquant le „droit d’avoir des droits“. L’idée qu’un réfugié, même dépourvu de tout, n’ayant plus de pays qui le protège, a quand même des droits qui lui viennent non pas de son appartenance citoyenne à une nation, mais du simple fait d’être un humain. C’est cela que demandait la déclaration de Marrakech, pourtant elle a fait éclater le gouvernement belge par exemple. Voilà des exemples concrets où l’on voit, selon moi, à l’œuvre - ou en tout cas essayant de se réaliser - cette notion d’universel latéral. HJL: Vous croyez donc beaucoup aux organisations multilatérales pour négocier cette nouvelle universalité? SBD: Oui, parce que ce sont les seules qui nous permettent de dépasser la loi de la jungle. On est d’accord qu’à l’intérieur des nations, c’est la citoyenneté qui règne, ce sont les lois qui encadrent, mais les relations entre nations jusqu’à présent n’ont jamais été vraiment codifiées. Ces organisations multilatérales essaient précisément de transférer maintenant sur le plan mondial ce qui a pu se réaliser à l’intérieur des nations. Je n’idéalise pas les Nations Unies, mais c’est le seul espace que l’on a où la voix d’un tout petit pays se fait entendre; même si on ne l’écoute pas vraiment, elle se fait entendre et l’Assemblée générale le permet. C’est vrai que l’on y reproduit quand même l’ordre de la domination existant dans le monde. D’ailleurs cela explique l’exigence qui s’exprime d’élargissement de la capacité de décider. Aujourd’hui, l’Afrique dit qu’il faut quand même qu’un État de ce continent, sinon deux, soit représenté au Conseil de Sécurité, mais les Nations Unies, c’est un espace de négociations, on peut être d’accord ou ne pas être d’accord, mais au moins, c’est un lieu où les gens se parlent et où on peut faire semblant que la voix des petits puisse, quand il s’agit de voter à l’Assemblée générale, être l’équivalent de la voix des grands. C’est d’ailleurs pourquoi certains très grands pays ne veulent pas des Nations Unies. Le parti républicain américain, s’il pouvait détruire les Nations Unies, les détruirait sans doute. D’ailleurs les États-Unis ne signent rien de ce qui se décide aux Nations Unies. Mais les Nations Unies existent malgré tout et ont une voix éthique, un peu comme la voix du pape. La voix du pape compte quand même quand il dit quelque chose sur les réfugiés, et c’est important qu’il le dise. Quand aujourd’hui António Guterres, Secrétaire Général des Nations Unies, dit quelque chose, c’est important qu’il le dise, même si la portée de son discours est très limitée. HJL: Cette mise en cause de l’„universalisme occidental“ (moi je parlerais plutôt d’universalisme occidental qu’européen) a donc conduit à une nouvelle conception de l’universalité latérale, mais elle a aussi engendré d’autres types de politiques et de réactions: c’est-à-dire des particularismes politiques ethnoculturels, qui peuvent mener aux pires dictatures - comme au Zaïre de Mobutu, au Zimbabwe de Mugabe, 112 DOI 10.2357/ ldm-2020-0009 Dossier et également la Chine actuelle qui met en cause l’universalisme occidental, prône une autre spécificité culturelle pour légitimer son pouvoir et sa censure. SBD: Absolument, et c’est en cela qu’il faut bien voir précisément que le refus de tout universalisme étant lié à un horizon d’universel mène à cela; mène à des ethnonationalismes aussi bien en Europe qu’en Afrique; et aux usages qui en ont été faits par quelqu’un comme Mobutu qui disait en substance: „la démocratie nous en avons une définition, nous aussi: la nôtre…“. HJL: Une autre démocratie basée sur les valeurs africaines selon lui. SBD: Oui, cette prétendue tradition est une construction, il la fabrique en disant cela. C’est justement la raison pour laquelle je dis que la remise en question de l’universalisme ne doit jamais se faire au nom du relativisme parce que le relativisme, précisément, c’est la porte ouverte à ce genre d’abus, à tous les autoritarismes. HJL: J’aimerais encore aborder, le concept et la voie de recherche du ‚dialogue entre cultures‘ qui est un concept senghorien avec lequel vous êtes familier. Il existe également d’autres termes similaires, comme le terme ‚interculturel‘ que vous n’utilisez pas, de ‚dialogue des culturel‘ que Senghor utilise, ou encore ‚dialogue interculturel‘. À un moment dans un de vos articles, vous parlez d’une „éthique de la rencontre entre cultures“, de „la rencontre interculturelle“. Dans un autre article, vous affirmez que le dialogue entre cultures devrait être le contraire du - je vous cite: „monologue juxtaposé“. Alors comment voyez-vous le dialogue interculturel et que pensez-vous du terme ‚interculturel‘? SBD: Si on dit dialogue interculturel, ce sont des individus qui dialoguent. Les cultures entre elles, comment dialogueraient-elles? On s’interroge là-dessus. C’est aussi pour cela que le terme interculturel vient peu souvent sous ma plume. D’ailleurs, les expressions que Senghor utilise plus volontiers sont toujours des expressions un peu imagées et métaphoriques, quand il parle par exemple du „rendez-vous du donner et du recevoir“. On voit bien une conception où on arrive ensemble sur une place de marché et on troque… „toi tu as besoin de ceci, tu manques de ceci, je te le donne, moi je manque de ceci, tu me le donnes etc.“. Mais au-delà de cette métaphore du „rendez-vous du donner et du recevoir“, qui est utilisée par Senghor et qui est au départ une expression, je crois, de Césaire, je me demande quel contenu donner à cela? Dans mon travail, j’insiste davantage sur ce que j’appelle les conditions même du dialogue. À quelles conditions est-ce que je peux entrer en dialogue? Et c’est là que j’insiste sur la notion de décentrement, c’est-à-dire la capacité de sortir de soi, de se mettre à la place de l’autre. Mon insistance est donc davantage sur cet aspect des choses, donc sur la capacité de ne pas être enfermé dans ses propres certitudes. Dans le dialogue interculturel, ce qui m’intéresse, c’est à quelles conditions est-ce que quelqu’un peut être ouvert à un dialogue. Si je suis certain que ma religion, l’Islam, et mon interprétation particulière, le fait que je sois sunnite et malikite, est la vérité, je ne pourrai jamais dialoguer avec qui que ce soit parce que je suis simplement incapable de m’ouvrir à d’autres choses que les certitudes qui DOI 10.2357/ ldm-2020-0009 113 Dossier me viendraient de cette appartenance-là. Le modèle que j’utilise toujours, c’est justement le modèle de l’hétéroglossie. C’est en cela que ça me ramène à mon idée première: la capacité de décentrement, c’est la capacité de voir sa langue dans laquelle on exprime ses pensées, ses vérités, du point de vue d’une autre langue. C’est un aspect que je souligne puisque mon idée d’un horizon d’une humanité commune suppose ce dialogue des cultures, mais je n’ai guère écrit sur les contenus des dialogues. Je mets plutôt l’accent sur la condition de possibilité du dialogue, la capacité de décentrement, la capacité de se provincialiser soi-même. Parler ainsi de provincialiser l’Europe n’est pas une espèce de conspiration contre l’Europe pour la mettre de côté. Une des valeurs de l’Europe, c’est précisément sa capacité à se provincialiser, à se remettre en question et à interroger son propre rôle, sa propre prétention à l’universel. C’est une force de l’Europe. De ce point de vue-là, il faut reconnaître qu’il y a une capacité d’ouverture de l’Europe qu’il ne faut pas non plus négliger lorsque l’on attaque l’universalisme. JL: Qu’est-ce que vous pensez alors du terme „transculturel“ dans lequel cette idée de relation est mieux intégrée? SBD: J’ai utilisé ce terme une fois dans un texte que j’ai écrit il y a longtemps et que j’ai appelé „Du droit transculturel de juger“. C’est un texte dans lequel j’ai choisi l’exemple des mutilations génitales, l’idée que l’on ne peut pas dire c’est ma tradition, c’est ma culture etc. et estimer que personne n’a le droit de juger de cela. Je disais qu’il faut donner un contenu à la notion de transculturel parce qu’aujourd’hui il y a des conditions qui font qu’aucune culture ne peut prétendre s’enfermer sur ellemême sans droit de regard de notre humanité commune, parce que c’est aussi une des conséquences de ce que j’appelle l’universel latéral. Celle de me donner le droit de dire à une culture qui n’est pas la mienne c’est insupportable de prendre une petite fille et de lui faire subir une opération qui aura des conséquences pour le reste de sa vie et qu’elle n’a pas choisie et je le fais au nom de cet universel latéral qui se traduit ici, dans cet exemple particulier, par ce que j’ai appelé un droit transculturel de juger. HJL: Mais là, il y a quand même des valeurs de base qui sont transculturelles - quelles valeurs précisément? SBD: L’intégrité physique des personnes me semble de ce point de vue-là une valeur transculturelle. HJL: J’utilise le terme ‚transculturel‘ un peu dans le même sens que vous, mais aussi le terme ‚interculturel‘. En vous écoutant, je dirais que vous visez beaucoup plus le dialogue interculturel philosophique, tandis qu’il y a une présence, et en même temps une contingence du dialogue interculturel dans les rencontres quotidiennes des personnes de langues et des cultures différentes dans des contextes de travail, d’études ou de voyages. C’est cela que j’appellerais une présence du quotidien de l’interculturel et c’est autre chose que le dialogue philosophique. 114 DOI 10.2357/ ldm-2020-0009 Dossier SBD: Le dialogue philosophique est d’une certaine manière toujours construit alors que l’interculturel c’est au fond plus un mouvement. La rencontre s’effectue, et au sein de cette rencontre, la visée commune effectivement se dévoile. D’ailleurs, j’ai oublié un aspect important par rapport à une question posée au début qui est le fait que l’on va parfois vers des simplifications. Et je vois cette simplification dans l’évolution des langues. Je vois l’évolution du wolof vers une plus grande simplification, par exemple du fait que c’est une langue à classes, qui désigne les objets en les classant par catégories. Je crois que dans un futur proche cela va disparaître parce que le wolof est une langue qui n’est plus tellement une langue ethnique, ce n’est pas la langue des Wolofs, c’est par contre la langue des villes, la langue du Sénégal, la langue de gens qui parlent le wolof en le simplifiant. L’exemple que j’ai en vue, ce sont les classes suivantes: pour dire la femme en wolof je dis „jigeen ji “, pour dire la chaise je dis „siis bi “. Le „ji “ est devenu „bi “. Pour dire le mandat, comme dans le film de Sembène Ousmane, je dis „manda bi “. Il y a une tendance maintenant à tout simplifier et à tout ramener à „bi “ parce que beaucoup de locuteurs du wolof ne sont pas sensibles à ce genre de choses. Pourquoi est-ce que l’on dit „jigeen ji “ et on dit „jeeg bi “? Les deux commencent par j… Il n’y a aucune explication, la langue est comme ça, ce qui fait que locuteur du wolof ou quelqu’un qui a appris le wolof a tendance à tout simplifier, à utiliser un seul article „bi “. Le wolof va dans cette direction. On entend de plus en plus dans les rues de Dakar une disparition des autres classes au profit d’une seule classe qui est „bi “. Alors on pourrait le déplorer parce que ce n’est plus le wolof dans sa pureté, mais c’est le mouvement naturel de simplification de cette langue et on peut imaginer que dans deux générations tout le monde dira „bi “ pour tout. HJL: Mais est-ce que c’est une simplification ou plutôt une transformation? Parce que, quand on entend le wolof dans les rues de Dakar, on constate qu’il y a beaucoup d’hétéroglossie, c’est-à-dire des mélanges de langues, des gens qui intègrent des expressions entières du français, puis repassent au wolof. C’est quand même une transformation. SBD: Oui, c’est une transformation. Il y a une forme d’hybridation qui ne va pas jusqu’à la créolisation, cela ne va pas être le créole martiniquais ou des Caraïbes mais c’est une chose naturelle. Par ailleurs, j’ai dit au groupe avec lequel je travaille sur le dictionnaire „écoutez, ce n’est pas la peine de se prendre la tête pour essayer de trouver un pur wolof, il faut autant que possible écrire le wolof que les gens parlent“. HJL: Oui c’est donc une transformation de la langue qui répond aussi à la transformation des réalités. Il y a moins de mots en wolof pour désigner des plantes ou la neige que chez les Amérindiens, mais beaucoup plus de mots pour tous les produits de consommation. SBD: Oui, les soixante mots pour la neige correspondaient à des attitudes différentes devant celle-ci. Même pour un skieur par exemple, la neige est de qualités DOI 10.2357/ ldm-2020-0009 115 Dossier différentes: Il la voit poudreuse ou collante par exemple. Pour moi quand je fais une randonnée, la neige, c’est la neige. Ce sont donc toujours nos attitudes, nos comportements vis-à-vis de la réalité, qui font que nous effectuons des distinctions ou alors que ces distinctions commencent à disparaître. C’est le mouvement naturel des choses. Quelques textes évoqués ou cités dans l’entretien Bâ, Amadou Hampâté, Vie et enseignement de Tierno Bokar. Le Sage de Bandiagara, Paris, Seuil, 1980 [1957]. Cassin, Barbara, Vocabulaire européen des philosophies. Dictionnaire des intraduisibles, Paris, Le Seuil / Le Robert, 2004. Diagne, Souleymane Bachir, „Dëgg ak ludul dëgg: Waxtaan diggante Soxna ak càmmiñam Ngóór / Truth and Untruth: A Conversation between Soxna and Her Friend Ngóór“, in: Chike Jeffers (ed.), Listening to Ourselves. A Multilingual Anthology of African Philosophy, State University of New York Press, 2013, 2-13. —, „Cultural Mediation, Colonialism & Politics. Colonial ‚Truchement‘, Postcolonial Translator“, in: Wale Adebanwi (ed.), The Political Economy of Everyday Life in Africa. Beyond the Margins, Suffolk, James Currey, 2017, 308-317. 1 L’entretien a eu lieu le 30 mai 2019 à Sarrebruck. Nous remercions Isabelle Morais de nous avoir aidé à transcrire en texte l’enregistrement. 2 Ceci fait référence à une opposition théologique entre des écoles rivales au sein de la confrérie soufie de la Tidjaniyya, qui est devenue une véritable confrontation entre des adeptes partisans de réciter une certaine litanie onze fois et d’autres douze fois. La France a estimé que l’école des ‚onze grains‘ lui était hostile et a persécuté ses adeptes.