eJournals lendemains 45/178-179

lendemains
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
10.2357/ldm-2020-0019
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/
2020
45178-179

Les spectres des frontières: Tropique de la Violence

2020
Ute Fendler
ldm45178-1790014
14 DOI 10.2357/ ldm-2020-0019 Dossier Ute Fendler Les spectres des frontières: Tropique de la Violence Dans un reportage de Canal+ (L’info du vrai, 26.03.2018) intitulé „Mayotte, un drame français“, 1 les problèmes actuels de ce département d’Outre-Mer sont présentés à travers des interviews réalisés auprès des habitants de Mayotte qui soulignent les aspects rendant le quotidien dramatique: le surpeuplement de l’île par une population croissante due à l’immigration clandestine, le taux le plus élevé de natalité en France, et en conséquence un manque d’infrastructures par rapport aux besoins de la population dans les domaines de l’éducation, des loisirs, de la santé, de la sécurité, etc. Toutes les infrastructures de la société civile, qui étaient en train de se développer dans ce département d’Outre-Mer, souffrent de la demande augmentant de façon exponentielle, ce qui entraîne des crises aiguës surtout pour la paix sociale face à une immigration clandestine qui provoque des conflits entre Mahorais et immigrés venant surtout des îles voisines. Les éléments identifiés comme cause de la situation actuelle sont les mêmes que ceux qui sont mentionnés pour expliquer les conflits en Europe et qui sont surtout liés à la soi-disant crise des réfugiés: la majorité de la population dans les pays d’accueil voit les causes des problèmes socio-politiques dans l’immigration, notamment la hausse des actes criminels, l’augmentation des coûts de la scolarisation et de la vie en général due à une demande élevée. Dans l’opinion publique, les réfugiés sont perçus comme bénéficiaires d’un système social sans payer de taxes. Les effectifs grandissants mettent tout le système sous une grande pression, car les contributions n’augmentent pas. La réponse à cette crise - en Europe et à Mayotte - est surtout un renforcement de contrôle, de surveillance et des initiatives privées pour l’autodéfense des citoyens. Déjà en 2005, le géographe Gérard-François Dumont intitulait son article sur Mayotte „L’exception géopolitique mondiale“, dans lequel il décrivait l’histoire de Mayotte, les intérêts multiples de la France dans la région et le résultat de ces constellations et développements surtout depuis les années 1970. Le titre se réfère notamment à la situation socio-politique, mais aussi à la situation géographique. À part sa position stratégique dans le canal du Mozambique, ce DOM représente la colonisation qui s’inscrit dans la répartition des espaces, de leurs populations et de l’emplacement des institutions. Car, en parlant d’espace réel, on arrive à Dzaoudzi, petite terre, où se trouvent les bases militaires, l’ancien palais gouvernemental, l’aéroport, donc les institutions qui lient Mayotte à la France. Les chefs-lieux des représentants militaires et politiques se trouvent dans cette petite île qui semble surveiller l’accès à Grande Terre, ainsi contrôlée à distance. Il s’agit d’une constellation qui semble visualiser la relation entre la métropole et l’Afrique en sorte que les deux îles forment un microcosme qui reflète en miniature la relation entre la métropole et le DOM , entre la France et les anciennes colonies françaises en Afrique. Ainsi, on pour- DOI 10.2357/ ldm-2020-0019 15 Dossier rait avancer l’hypothèse que les problèmes de Mayotte ne sont pas seulement engendrés par une migration accélérée et intensifiée vers Mayotte, îlot européen dans l’océan Indien qui attire les voyageurs/ migrants à la recherche des promesses de bien-être selon le modèle européen, mais cette attraction est aussi un mirage du centre vu à partir de la périphérie. La continuité de structures coloniales jusqu’à l’époque contemporaine fait l’objet d’études et de réflexions dans un cadre théorique de l’approche postcoloniale. Les études postcoloniales sont arrivées en France et dans les pays dits francophones avec un certain retard par rapport aux premières publications en anglais. Mais avec le livre d’Achille Mbembe, De la postcolonie (1992), une discussion autour de la condition postcoloniale commence en questionnant les continuités et les ruptures dans les relations humaines sous l’influence des logiques du colonialisme et de l’impérialisme. Dans son dernier livre intitulé Politiques de l’inimitié (2016), au sujet de l’influence intrinsèque de la violence sur la relation entre les êtres humains, Mbembe repose la question de savoir si certains individus sont réduits à l’état d’objet. Dans ces formes plus ou moins mobiles et segmentaires d’administration de la terreur, la souveraineté consiste en le pouvoir de manufacturer toute une foule de gens dont le propre est de vivre au bord de la vie, ou encore sur le bord externe de la vie - des gens pour lesquels vivre, c’est s’expliquer en permanence avec la mort, dans des conditions où la mort ellemême tend de plus en plus à devenir quelque chose de spectral tant par la façon dont elle est vécue que par la manière dont elle est donnée (Mbembe 2016: 55). Auparavant, Mbembe et Françoise Vergès avaient formulé cet aspect comme étant une problématique de l’état de l’être humain dans un système néolibéral, notamment la question de la fabrication de „personnes jetables“ dans la logique d’une économie de prédation (Mbembe/ Vergès 2010: 298). Il est particulièrement intéressant pour notre propos de voir que Mbembe et Vergès lient la question de la migration à celle de la mort immanente et à un aspect spectral de cette vie précaire et si proche de la mort. La mort réelle et systémique est liée aux spectres, un état entre le passé et le présent. Cette coexistence du présent et du passé fait partie de la conception de l’histoire dans un contexte postcolonial, car l’impact des conditions socio-économiques développées à l’époque coloniale persistent jusqu’à nos jours. Dans les travaux sur les littératures postcoloniales, les analyses focalisent davantage l’aspect spatial, négligeant parfois l’aspect temporel dans les conditions postcoloniales. Esther Peeren proposait une analyse basée sur le concept du chronotopos de Mikhaïl Bachtin pour combiner les deux aspects: penser le temps et l’espace comme un ensemble dans lequel ces aspects se conditionnent et s’influencent mutuellement (Peeren 2006: 67-78). Cette approche permettrait de focaliser l’entrelacement des événements à des époques diverses et dans des endroits différents. Une approche chronotopique devrait faire ressortir davantage l’entrelacement complexe des lignes spatio-temporelles. Dans le cas de Mayotte, les réverbérations des temps coloniaux dans la politique contemporaine des DOM et les relations conflictuelles avec les pays africains voisins 16 DOI 10.2357/ ldm-2020-0019 Dossier devraient se manifester dans leurs dimensions diachroniques et synchroniques autant qu’au niveau régional et international. En outre, la ha(u)ntologie‘ est utilisée comme une source d’inspiration pour l’analyse de la dimension spectrale de la condition postcoloniale. L’absence et la présence du passé dans le présent ou de l’autre (l’autre européen ou africain) sont conçus à l’aide des concepts du spectre et/ ou des métamorphoses. 2 Mayotte semble être cet espace au bord de la vie, ce laboratoire mentionné si souvent dans les articles sur l’Afrique, où on pourrait très bien étudier les effets de l’urbanisation accélérée, les conséquences d’une politique néolibérale et des nouveaux mouvements religieux, etc. Mayotte est une bulle hors du temps linéaire et hors de l’espace qui confronte le visiteur/ spectateur avec l’Europe-Afrique en miniature et avec le passage du temps colonial au post-colonial. La convergence complexe de la condition postcoloniale et les questions des métamorphoses et des poétiques spectrales sont les éléments constitutifs du roman Tropique de la violence (2016) de l’écrivaine mauricienne Nathacha Appanah. Tropique de la violence (2016) La crise à Mayotte de 2018 s’annonçait depuis un certain temps, également dans la littérature. Nathacha Appanah donne tous les éléments de base de cette crise en construisant un récit exemplaire avec son roman Tropique de la violence, publié en 2016, en sorte que ce texte pourrait faire partie de la littérature préemptive dont parlait Patrice Nganang dans son livre Manifeste pour une nouvelle littérature africaine (2007). La littérature qui reprend des éléments réels pour créer un univers plus large que la réalité place un récit dans un contexte transgressant les époques et les espaces. C’est ce qu’Appanah fait avec son roman: à partir de cet espace refermé sur lui-même et ouvert à divers horizons en même temps, lié à l’histoire coloniale et post-coloniale, elle crée une sorte de fable qui se concentre sur les points essentiels des événements. De cette manière, ce récit représente une quintessence de la relation du ‚Nord‘ au ‚Global South‘ à partir de l’exemple de Mayotte. Appanah y arrive en répartissant le récit entre les personnages principaux qui racontent leurs vies et leurs expériences sur le mode rétrospectif et dont deux sont déjà décédés. Elle crée donc aussi un espace narratif de réflexion entre le passé et le futur; le flux du temps semble s’arrêter pour un moment de contemplation et de réflexion: - Marie, une infirmière française qui adopte le bébé d’une immigrante clandestine; - Moïse, le garçon adopté, qui vit dans la rue après la mort abrupte de Marie; - Bruce, le chef de gang de Gaza, quartier populaire où habitent les clandestins, et qui a été tué par mégarde par Moïse. Ces trois voix principales lient Mayotte à d’autres espaces et lui octroient en même temps des significations symboliques. Marie représente la présence de la France, qui sauve l’enfant abandonné et poursuivi par les représentants de la police. Ce DOI 10.2357/ ldm-2020-0019 17 Dossier symbolisme biblique des prénoms ‚Marie‘ et ‚Moïse‘ donne une signification humanitaire à la présence de la France et même au conflit entre des intérêts stratégiques dans la région et les problèmes qui en découlent. Quand Marie meurt d’une crise cardiaque, Moïse rejoint les autres enfants dans la rue parce qu’il a l’impression qu’il va rejoindre les siens, en tant que fils d’une migrante clandestine. Cette constellation crée une perspective qui s’ouvre sur un avenir incertain en suggérant que le désengagement de la France dans cette région signifierait aussi l’abandon de la population qui bâtissait ses espoirs d’un meilleur avenir sur le modèle européen. L’abandon de ce DOM équivaudrait aussi à un certain échec politique de l’Europe. Bruce est en quelque sorte l’alter ego de Moïse, mais celui qui n’a pas été sauvé par une mère française. Il représente les jeunes défavorisés et les migrants qui sont attirés par les mirages de l’imaginaire politique, économique et même mythique, mais qui sont obligés de vivre dans la misère. Le quartier est appelé Gaza, l’espace phare de la révolte des opprimés, des jeunes, mais aussi des terroristes, selon les perspectives. Les deux autres narrateurs sont des Français: Olivier, le policier, et Stéphane, un jeune volontaire qui s’engage dans des ONG , des structures humanitaires et bénévoles. Leurs voix complètent la fresque qui est en train de se former tout au long du récit. Elles sont complémentaires aux voix de Marie et des adolescents Moïse/ Bruce. Olivier, qui est censé maintenir l’ordre et préserver la paix publique, donne son appréciation de l’espace: une île prise entre l’image paradisiaque, celle des tropiques de l’imaginaire européen d’un côté, et l’image infernale, celle de la violence et de l’imaginaire du ‚tiers monde‘, du ‚Global South‘ de l’autre. Je ne sais pas qui a surnommé ainsi le quartier défavorisé Kaweni, à la lisière de Maoudzou, mais il a visé juste. Gaza, c’est un bidonville, c’est un ghetto, un dépotoir, un gouffre, une favela, c’est un immense camp de clandestins à ciel ouvert, c’est une énorme poubelle fumante que l’on voit de loin. Gaza c’est un no man’s land violent où les bandes de gamins shootés au chimique font la loi. Gaza c’est Cape Town, c’est Calcutta, c’est Rio. Gaza c’est Mayotte, Gaza c’est la France (Appanah 2016: 51). Jennifer Robinson a montré dans son article „Living in Dystopia: Past, Present, and Future in Contemporary African Cities“ (Robinson 2010) que l’espace urbain en Afrique correspond à l’espace dystopique imaginé dans les divers sous-genres de science-fiction. Elle attire l’attention sur le fait que les villes dans les régions pauvres et les mégalopoles du Global South ont les mêmes caractéristiques de déchéance que l’espace dystopique imaginé par les artistes du ‚Global North‘ dans leurs narrations de science-fiction, de manière que l’espace urbain en Afrique se transforme en une „dystopie concrète“ (ibid: 222) dans le présent. En quelque sorte, Olivier se rend compte que son expérience à Mayotte lui présente l’avenir de la France, de l’Europe. Mayotte est le laboratoire de la rencontre de l’Europe avec le monde dit post-colonial. Ces espaces périphériques sont les manifestations de ce qui va arriver dans un monde régi sans les règlements socio-politiques qui protègent les communautés 18 DOI 10.2357/ ldm-2020-0019 Dossier d’une conception du monde basé uniquement sur le marché. Des réflexions similaires se trouvent chez Kodwo Eshun quand il pose la question de savoir comment on pourrait s’imaginer un avenir dans un contexte qui n’en permet qu’une vision néfaste, car cet espace-île est pré-défini comme un espace périphérique, dystopique, perdu, etc. Les tendances théoriques récentes qui renvoient au mouvement du „Afrofuturism“ des années 1960-70, révèlent l'entrelacement des époques et des régions, quand les artistes créent des chronotopes, c’est-à-dire des récits qui lient les différentes époques et les expériences: „The conventions of science fiction, marginalized within literature yet central to modern thought, can function as allegories for the systemic experience of post-slavery black subjects in the twentieth century. Science fiction, as such, is recast in the light of Afrodiasporic history“ (2003: 229). Eshun renforce l’idée que les Africains sont passés par les effets du mercantilisme et du libéralisme qui réduisent l’être humain à un objet à marchander, comme l’environnement est réduit à un réservoir de matières premières à exploiter. Ces visions du monde poussées à l’extrême se trouvent dans tous les récits dystopiques qui montrent les conséquences de la modernité telle qu’on l’a conçue en Europe, et dont Mbembe parle aussi dans son article sur „l’Afrofuturisme“ (2014): Le nègre d’aujourd’hui n’est plus seulement la personne d’origine africaine, celle-là qui est marquée par le soleil de sa couleur („le nègre de surface“). Le nègre de fond (en minuscule) d’aujourd’hui est une catégorie subalterne de l’humanité, un genre d’humanité subalterne, cette part superflue et presqu’en excès, dont le capital n’a guère besoin, et qui semble être vouée au zonage et à l’expulsion. Ce „nègre de fond“, ce genre d’humanité, fait son apparition sur la scène du monde alors même que, plus que jamais, le capitalisme s’institue sur le mode d’une religion animiste, tandis que l’homme de chair et d’os d’autrefois fait place à un nouvel homme-flux, numérique, infiltré de partout par toutes sortes d’organes synthétiques et de prothèses artificielles (Mbembe 2014: 121). Alors que Mbembe va au-delà de la dimension historique de l’exploitation systémique de l’homme noir, le texte d’Appanah est narré selon la perspective qui voit l’être humain africain comme l’autre, comme l’habitant du monde apocalyptique. Le policier Olivier résume en disant que c’est une vieille histoire qui lie le mirage à l’enfer comme les deux faces d’une même médaille: L’histoire d’un pays qui brille de mille feux et que tout le monde veut rejoindre. Il y a des mots pour ça: eldorado, mirage, paradis, chimère, utopia, Lampedusa. C’est l’histoire de ces bateaux qu’on appelle ici kwassas kwassas, ailleurs barque ou pirogue ou navire, et qui existent depuis la nuit des temps pour faire traverser les hommes pour ou contre leur gré. C’est l’histoire de ces êtres humains qui se retrouvent sur ces bateaux et on leur a donné de ces noms à ces gens-là, depuis la nuit des temps: esclaves, engagés, pestiférés, bagnards, rapatriés, Juifs, boat people, réfugiés, sans-papiers, clandestins (Appanah 2016: 53). Ses réflexions révèlent aussi son constat naïf: „Ici, c’est la France quand même“, qui implique une idée de la mission civilisatrice de la France, mission qui échoue en grandes parties à Mayotte, confrontée à l’affluence des migrants. Olivier avoue cet échec quand il doit affronter Bruce, le chef de Gaza. Il n’a rien à opposer aux idées DOI 10.2357/ ldm-2020-0019 19 Dossier et critiques de cet outsider, ce qui le remplit d’un sentiment d’impuissance et de honte. Sa défaite se manifeste dans sa position humble en contradiction totale avec le pouvoir qu’il devrait représenter: il baisse les yeux et prie. Dans cette petite scène se manifeste toute l’impuissance d’un système qui se veut universel, mais qui est basé sur l’histoire coloniale. L’impuissance se montre aussi dans le témoignage de Stéphane, jeune Français qui veut améliorer les conditions de vie en installant un centre pour les jeunes. Lui aussi, il est intimidé par la violence des membres du gang de Bruce. À la fin, c’est la peur de la vengeance des supporteurs de Bruce qui paralyse le policier et le travailleur social et qui fait fuir Moïse. Pour éviter d’être lynché, il s’enfuit et se jette à la mer pour ne plus ressurgir. La fin du roman renoue ainsi avec le début: Moïse suit ses rêves d’un monde meilleur, plus paisible, plus juste, ce sont les mêmes rêves dont parlait Marie à partir de l’au-delà, et les rêves qui poussaient la mère de Moïse à traverser la mer pour accoucher à Mayotte. Tropique de la violence présente donc un récit cyclique qui se referme sur luimême à plusieurs niveaux, se référant à d’autres endroits et d’autres temps, mais qui se replient tous sur eux-mêmes. Il y a quelques moments de suspense, de fuite, d’ouverture, mais qui renvoient tous à la case départ, obligeant le lecteur à affronter cette tension qui se matérialise à Mayotte. Pour renforcer l’argument qui affirme que ce roman est une fable chronotopique des relations postcoloniales, une comparaison avec deux autres exemples pourrait illustrer la constellation de base qui revient dans des narrations questionnant les spectres du passé dans le présent et les métamorphoses des individus qui subissent les effets de ces moments de convergence entre le passé et le présent. „Universaliser l’océan Indien“ Il y a des moments dans le roman d’Appanah qui pourraient être liés au film „La république des enfants“ réalisé par Flora Gomes de la Guinée-Bissau et tourné au Mozambique, de l’autre côté du canal, en 2014. Le film de Gomes thématise la guerre civile dans un pays africain. Quand un jour, tous les adultes, sauf le conseiller du président, disparaissent, les enfants doivent prendre toutes les responsabilités en main. Gomes crée ainsi une fable qui montre une vie où les intérêts basés sur le profit sont absents. Parallèlement, il y a un groupe d’enfants qui est terrorisé par un ancien chef d’une troupe d’enfants-soldats. Ceux-là sont reçus par les enfants de la nouvelle république, mais ils doivent faire preuve d’un sens communautariste. Ils arrivent à fonder une base commune pour vivre ensemble après avoir exorcisé les spectres du passé violent. Le roman et le film ont en commun la forte présence de jeunes et d’enfants qui sont orphelins ou abandonnés à Maputo comme à Mayotte. Ils doivent s’organiser eux-mêmes. Dans le film, les jeunes mettent en place des structures institutionnelles du monde réel tout en bannissant la violence de leur république des enfants. À Mayotte, les jeunes sont obligés d’organiser leur survie, parce que les adultes 20 DOI 10.2357/ ldm-2020-0019 Dossier prennent cette île pour un lieu utopique qui donne accès à une utopie concrète en suspens, l’antichambre de l’Europe. En attendant que le rêve se réalise, les jeunes vivent l’apocalypse de l’utopie suspendue. Moïse rejoint ces enfants de la rue après la mort de sa mère et il sera marqué d’une cicatrice, signe des rites d’initiation pour entrer dans cet autre monde de liberté qui est plutôt un espace régi par la violence. Dans le film, le chef du gang se libère de son passé en demandant pardon et en assumant la responsabilité de ses actes, par conséquent, sa cicatrice disparaît. Cette idée de libération, de réconciliation avec le passé violent se trouve également dans Tropique de la violence: Moïse rêve de se transformer en oiseau, ce qui ferait disparaître la cicatrice, signe de son arrivée au monde violent de Gaza. J’aurais voulu pouvoir voler, regarder ce foutu monde de haut […]. J’aurais aimé être un homme oiseau […]. J’ai imaginé mes os et mon corps rétrécir, […], j’ai senti ma cicatrice disparaître, mes yeux s’arrondir… mes ailes s’ouvrir et alors, je vole, je me pose sur la grande branche solide et épaisse du flamboyant (Appanah 2016: 123-124). Dans le film comme dans le roman, les deux adolescents doivent trouver un moyen pour se réconcilier avec le passé. Ils apprennent que seuls l’empathie et le souci pour l’autre pourraient créer une nouvelle base d’une vie communautaire. Le roman d’Appanah et le film de Gomes racontent tous les deux des mondes en parallèle qui s’enchevêtrent parfois avec des moments de tension, de crise qui réclament des actions de réconciliation, des moments dans lesquels les rythmes pourraient s’accorder. Il s’agit d’un espace polyrythmique pour emprunter un concept à Henri Lefebvre qui tente de décrire et de comprendre des phénomènes parallèles dans les centres urbains multidirectionnels et complexes en utilisant le concept de „polyrythme“. Le polyrythme a l’avantage de faire naître le rythme à partir de pauses, de cadences parallèles qui se combinent en un dialogue, sans qu’il y ait besoin de former une seule voix. Le fait qu’on peut placer le texte d’Appanah dans un contexte dialogique avec d’autres récits renforce son caractère représentatif de fable qui capte des aspects systémiques de la migration. Un autre texte polyrythmique que l’on pourrait également rapprocher du roman d’Appanah est celui de l’auteur malgache Jean-Luc Raharimanana. En 2008, il publie la nouvelle „Le vent migrateur“ dans le recueil de nouvelles intitulé Rêves sous le linceul. Tandis que les narrateurs dans Tropique de la violence lient leurs expériences à Mayotte avec d’autres crises dans le monde qui s’interpellent et font écho l’une à l’autre, et nient ainsi la singularité du chronotope de Mayotte, Raharimanana crée un espace-temps continu à plusieurs niveaux. Février 1994 En scrutant l’horizon. En espérant que l’ami (un Haïtien, voguant en pirogue, nanti d’une bouteille de bière et fort de quelques vivres séchés) a pu fendre les vagues, franchir l’horizon et retourner en terre opulente (1998: 59). DOI 10.2357/ ldm-2020-0019 21 Dossier Ce début pourrait faire allusion au génocide au Rwanda, dans le contexte du recueil, mais aussi à l’émigration des Haïtiens vers les Antilles françaises. Une femme trouve un corps rejeté par la mer et tombe amoureuse de cet homme qui réveille en elle des souvenirs inconscients d’esclavage, de chaînes. Raharimanana met en scène une rencontre en trois jours et en trois cadences. Le deuxième jour ou acte, le vent migrateur fait monter la mer qui dépose les corps sur les falaises, le lieu qui sert de cimetière. La femme va offrir son corps comme une sorte de civière qui porte le cadavre en décomposition quand le vent les fait tomber dans l’eau, l’abîme éternel. L’auteur entrelace les mythes caribéens du vent qui transmet les histoires et lie les espaces à l’époque de l’esclavage. De cette manière, ces récits connectent aussi l’Afrique et les Amériques d’antan et d’aujourd’hui. Cette nouvelle est placée entre deux autres qui portent sur l’histoire de Madagascar de sorte qu’elle crée des liens entre les océans, les histoires des rencontres et des migrations qui vont toutes vers l’abîme. Ainsi, la littérature attire l’attention sur un continuum spatial, temporel d’histoires et de rythmes qui se répètent. Les seules pauses ou moments accentués dans les cadences sont les moments de l’empathie et du partage. Contrairement aux récits des échanges dans l’espace atlantique avec des contradictions et des tensions menant à des conflits violents et des récits de guerre, les études qui portent sur l’océan Indien rappellent l’histoire d’un espace de libre échange, de liaisons entre l’Afrique et l’Asie. Isabel Hofmeyr parlait de „Universalizing the Indian Ocean“ pour souligner cette orientation dans la réflexion sur l’histoire de cette région. Indian Ocean now compels our attention. Audacious Somali pirates astound international media audiences. The new economic superpowers, India and China, exert palpable global influence. […] Al-Qaeda continues to operate around the Indian Ocean littoral […]. United States imperialism itself persists in the Indian Ocean world, waning in Iraq but entrenched in Diego Garcia, the United States-occupied atoll from which bombing raids on Afghanistan and Iraq were launched. As an arena in which these developments intersect, the Indian Ocean offers a privileged vantage point from which to track a changing world order. The view from the Indian Ocean permits us to look back to the lingering effects of the cold war and forward to what some are calling a „post-American“ world (Zakaria) (Hofmeyr 2010: 721). Et plus tard, elle invite à revoir le concept de la nation à partir de la perspective de l’océan Indien qui permet de penser un système de relations et d’échanges économiques sans liens avec un État-nation, ce qui remettrait fondamentalement en question le statut du DOM dans l’océan Indien. Selon Hofmeyr, ces univers d’échanges quasi rhizomiques sont imaginés et décrits surtout dans des romans: This precedent of transoceanic trading systems uncoupled from a militarized state has proved productive for rethinking the nation-state today. Three prominent writers on the Indian Ocean - Amitav Ghosh, Abdulrazak Gurnah, and Engseng Ho - explore these old trading diasporas of the Indian Ocean world as a way of relativizing the nation-state (ibid. 723). 22 DOI 10.2357/ ldm-2020-0019 Dossier Chez Françoise Lionnet, on trouve une approche assez similaire quand elle parle du cosmopolitisme créole pour rappeler que cette périphérie n’en était pas toujours une, mais que cette région était plutôt le centre d’une autre région mondiale (2011). Mayotte, comme territoire européen dans l’océan Indien pose la question de l’appartenance à un espace, à une région ou à une communauté plus large à nouveau et en plus, observé d’une nouvelle perspective. Celle-ci nous renvoie aux questions posées par Mbembe, notamment comment et pourquoi une politique de l’inimitié a pu s’installer et dominer nos relations avec l’autre, avec les voisins. On devrait peutêtre revoir et questionner les lois et les concepts qui renforcent une telle tendance, comme Jean-Loup Amselle l’a fait dans son livre L’Ethnicisation de la France: La conjoncture actuelle marquée par l’élection de Nicolas Sarkozy à la présidence de la République le 6 mai 2007 se traduit par la montée en puissance, sur le terrain politique, des idées de race, d’ethnicité et de biologisation des rapports sociaux. Quelques exemples suffiront à étayer cette affirmation: la création du ministère de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Développement solidaire, l’affaire des tests ADN visant à prouver la filiation dans le cadre du regroupement familial, seule forme d’immigration légale (2011: 51). Le cas de Mayotte pourrait nous obliger à revoir ce développement et nous invite à réfléchir à une politique de rencontre chronotopique mais aussi avec l’autre, comme c’est le cas dans le roman d’Appanah. Amselle, Jean-Loup, L’Ethnicisation de la France, Fécamp, Nouvelles Editions Lignes, 2011. Appanah, Nathacha, Tropique de la violence, Paris, Gallimard, 2016. Blanco, María del Pilar / Esther Peeren (ed.), The Spectralities Reader: Ghosts and Haunting in Contemporary Cultural Theory, New York / London, Bloomsbury Academic, 2013. Demos, T. J., Return to the Postcolony. Specters of Colonialism in Contemporary Art, Berlin, Sternberg Press, 2013. Dumont, Gérard-François, Mayotte, une exception géopolitique mondiale, in: Outre-terre. Revue européenne de géopolitique, 2005, 515-528, DOI: 10.3917/ oute.011.0515. Eshun, Kodwo, „Further considerations on Afrofuturism“, in: The New Centennial Review, 2, 3/ 2003, 287-302. 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Jaques Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993 ; María del Pilar Blanco / Esther Peeren (ed.), The Spectralities Reader: Ghosts and Haunting in Contemporary Cultural Theory, New York / London, Bloomsbury Academic, 2013; Avery F. Gordon, Ghostly Matters: Haunting and the Sociological Imagination, Minneapolis, University of Minneapolis Press, 1997.