eJournals Oeuvres et Critiques 46/1

Oeuvres et Critiques
0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.24053/OeC-2021-0001
2021
461

Avant-propos

2021
Rainer Zaiser
DOI 10.24053/ OeC-2021-0001 Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) Avant-propos Rainer Zaiser La critique littéraire consacrée à l’histoire du théâtre au XVII e siècle nous explique fréquemment qu’un théâtre conforme aux règles du théâtre des Anciens et aux concepts des arts poétiques d’Aristote et d’Horace s’impose de plus en plus à partir de la querelle du Cid et prédominera dans la deuxième moitié du siècle, du moins jusqu’à ce qu’éclate la fameuse Querelle des Anciens et des Modernes. Cependant, à y regarder de plus près, ni la théorie dramatique ni les réalisations théâtrales de cette époque ne s’harmonisent parfaitement avec les concepts du théâtre des Anciens. On le sait, les auteurs dramatiques français figurant au sein de ce que l’on est convenu d’appeler le théâtre classique ne se piquent pas de suivre scrupuleusement les règles de leurs prédécesseurs de l’Antiquité. Corneille les transgresse au besoin de ses sujets. Molière les sape par la diversité de son œuvre alimentée pour une bonne part par des genres dramatiques hors du canon des Anciens tels que la farce, la commedia dell’arte ou le ballet. Racine, quant à lui, subordonne les préceptes des Anciens à sa «-principale règle-» qui est celle «-de plaire et de toucher-» (Préface de Bérénice). Tout comme ces auteurs qui malgré leur estime pour les préceptes des Anciens sont soucieux d’y mêler des éléments modernes pour capter l’intérêt de leur public, les théoriciens de l’art dramatique, qui font revivre avec admiration les concepts du théâtre de l’Antiquité, ne peuvent s’empêcher de s’en écarter peu ou prou pour moderniser discrètement ou ostensiblement les principes dramatiques qu’ils puisent dans les ouvrages d’un passé fort éloigné. Cet aspect des textes théoriques sur le théâtre au XVII e siècle est connu par les travaux de Giovanni Dotoli sur les préfaces au temps de Louis XIII (1996) ainsi que par les rééditions actuelles de plusieurs arts poétiques du XVII e siècle tels que La-pratique du théâtre de l’Abbé d’Aubignac, introduit et commenté par Hélène Baby (2001) et, plus récemment, La Poétique de La Mesnardière, présentée par Jean-Marc Civardi (2015). L’objectif de ce fascicule de la revue Œuvres et Critiques est de mettre en lumière le côté moderne de cette recréation d’un théâtre qui, certes, a son origine dans celui des Anciens, mais subit tout de même une modernisation à travers ce même acte d’appropriation. C’est ainsi que même les théoriciens du théâtre qui se déclarent anciens au XVII e siècle se révèlent subrepticement modernes dans le sens qu’ils adaptent consciemment ou non les règles des Anciens au goût de leur époque. Les articles réunis ici cherchent donc à explorer dans les discours théoriques sur 6 Rainer Zaiser Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) DOI 10.24053/ OeC-2021-0001 le théâtre au XVII e siècle les discordances plutôt que les concordances avec l’art dramatique de l’Antiquité. Dans la première contribution, Emmanuelle Hénin explore les écrits qui ont inauguré et consolidé le discours théorique sur les concepts aristotéliciens en France entre 1628 et 1648. Né en fait d’un stimulus politique visant à mettre un théâtre normalisé au service du pouvoir monarchique, le débat autour des règles s’avère à cette période de prime abord stratégique plutôt que littéraire, comme l’a largement démontré Déborah Blocker dans son livre sur les Politiques du théâtre 1 . Emmanuelle Hénin va dans son article jusqu’à avancer la thèse que les règles déduites de la Poétique d’Aristote servent non seulement à corroborer l’ordre étatique - symboliquement, cela va sans dire -, mais aussi à affirmer les normes juridiques, morales, civiles ou religieuses du temps. C’est ainsi que la revendication des règles s’inscrit dans l’actualité culturelle du XVII e siècle et s’éloigne par-là des objectifs principalement esthétiques qu’Aristote poursuivait. À partir de la Poétique de La Mesnardière (1639), Rainer Zaiser montre que ce médecin passionné pour le théâtre et pour sa conceptualisation théorique présente une nouvelle interprétation de la catharsis aristotélicienne. Selon la doxa qui s’est répandue sous l’impact des traductions et commentaires des doctes italiens du XVI e siècle et qui perdure encore aujourd’hui, la catharsis est censée être le résultat des effets de la pitié et de la crainte suscités par les faits et gestes des personnages tragiques. La Mesnardière, en revanche, ne se contente pas de calquer ce concept sur le modèle des théoriciens qui l’ont précédé, mais recourt au texte grec de la Poétique d’Aristote ainsi qu’à plusieurs passages de sa Rhétorique et de son Éthique à Nicomaque pour éclaircir la véritable signification des termes «- ἐλεος -» et «- φόβος -». C’est ainsi qu’il arrive à la conclusion que ces deux mots sont à entendre dans le sens de «-lamentations-» et «-frémissements-». Ceci l’amène à élaborer la conception d’une tragédie qui ne vise pas à provoquer l’horreur, ni la terreur, ni la crainte ni la pitié pour purger les spectateurs et spectatrices de quoi que ce soit, mais qui les fait ressentir les souffrances des protagonistes jusqu’à partager avec eux et elles la manière dont ces derniers sont physiquement transis par leurs soucis et douleurs. Joseph Harris examine de plus près le type de spectateur tel que La Mesnardière se le figure dans sa Poétique. Harris focalise ses observations sur une allégorie que La Mesnardière utilise de temps à autre dans ses réflexions sur le rapport qui existe entre une pièce de théâtre et le spectateur, relation qu’il place expressément sous l’antagonisme entre le féminin et le masculin, comparant la tragédie avec une belle femme qui grâce à ses charmes passionnels 1 Voir Instituer un «-art-». Politiques du théâtre dans la France du premier XVII e siècle, Paris, Champion, «-Lumière classique, 83-», 2009. 7 Avant-propos Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) DOI 10.24053/ OeC-2021-0001 sait séduire le spectateur et susciter sa compassion jusqu’à l’émouvoir aux larmes. Mais ce n’est qu’un côté de la médaille. L’autre est que la compassion du spectateur peut également provoquer sa colère et sa haine à l’égard du personnage dramatique qui commet des actes de violence contre le héros ou l’héroïne dont le spectateur plaint le sort. Ces affects négatifs dans lesquels La Mesnardière voit un plaisir esthétique plutôt qu’une rancœur déplaisante s’écartent évidemment de l’avis communément admis au sujet de la catharsis à l’époque de l’auteur. Bernard Bourque se propose de réévaluer la position qu’occupe l’abbé d’Aubignac dans la controverse autour des règles au XVII e siècle. Connu comme un partisan du théâtre des Anciens et des principes de la Poétique d’Aristote en particulier, l’auteur de La pratique du théâtre (1657) se révèle effectivement ambivalent dans son attitude à l’égard de la théorie dramatique du Stagirite. Cependant, la critique apportée par d’Aubignac aux règles aristotéliciennes a surtout pour objectif de les compléter ou de les corriger légèrement et non pas de les réfuter, car l’abbé cherche à égaler, voire à dépasser son maître en théorie du théâtre, bref à devenir, comme Bernard Bourque le note, un «-Aristote nouveau et amélioré-». Hélène Baby traite d’un problème concernant l’unité d’action qu’Aristote voit respectée quand plusieurs évènements se produisent nécessairement et vraisemblablement l’un après l’autre en formant ainsi un tout lié par un mécanisme logique de cause à effet. Mais certains théoriciens du XVII e siècle, comme l’abbé d’Aubignac et Pierre Corneille, sont soucieux de modifier presque imperceptiblement cette structure en scindant les événements de la trame en deux groupes, l’un constituant l’action principale et l’autre l’action secondaire qui, elle, se compose de personnages dont l’action principale peut se passer et dont le rôle se limite à leur fonction dans l’épisode complémentaire. D’où le nom «-personnages épisodiques-» qui, dans la plupart des cas, sont de «-seconds amants-» s’immisçant dans l’amour du couple de l’action principale. Néanmoins, ces personnages épisodiques sont susceptibles de déranger la construction linéaire et logique de l’action dramatique telle que l’a conçue Aristote. Hélène Baby montre à partir de Palène, la seule pièce de d’Aubignac, et de Sophonisbe de Corneille dans quelle mesure les deux auteurs dramatiques arrivent à réconcilier les personnages épisodiques avec l’unité d’action suggérée par le Stagirite. Tristan Alonge revient sur Corneille pour poser la question de savoir si l’attitude de cet auteur dramatique à l’égard des principes dramatiques d’Aristote a changé ou non lors des années qui sont coulées entre la Querelle du Cid (1637) et les Trois Discours (1660), entre la création de Médée (1635) et celle d’Œdipe (1659), tragédies que Corneille a puisées dans des sujets de l’Antiquité grecque. L’auteur du Cid, on le sait, est connu pour ses déviations des règles aristotéliciennes sur lesquelles il émet des réserves dès le début de 8 Rainer Zaiser Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) sa carrière dramatique-: légendaires sont à ce propos les mots suivants tirés de l’épître dédicatoire de sa comédie La Suivante (1637)- : «- j’aime à suivre les règles, mais loin de me rendre leur esclave, je les élargis et resserre selon le besoin qu’en a mon sujet [… ].- » Cependant, on constate souvent chez Corneille que ses écarts vis-à-vis d’Aristote se cantonnent dans de menus détails et qu’ils évoluent pour s’accorder de plus en plus au cours de sa carrière avec les règles du Stagirite, à l’exception près des qualités du héros ou de l’héroïne, sur lesquelles se concentre Tristan Alonge. Entre en ligne de compte de ses analyses le concept d’un «- personnage tragique ni tout à fait bon ni tout à fait méchant- », personnage donc moralement impur, qui est seul capable, selon Aristote, d’exciter la pitié et la crainte auprès des spectateurs et spectatrices, et ceci d’autant plus si la faute du héros ou de l’héroïne ne se révèle que tard dans l’intrigue grâce à la reconnaissance qui déclenche au climax de la tragédie leur chute. Dans les deux tragédies en question, Corneille cherche en revanche à scinder cet antagonisme moral inhérent à un seul personnage chez Aristote en deux personnages dont l’un est coupable et suscite la crainte et l’autre innocent et excite la pitié auprès des spectateurs et spectatrices, séparation qui cache plutôt qu’elle ne révèle la résistance de Corneille aux concepts du personnage tragique et de la catharsis d’Aristote. S’il est donc vrai que l’auteur du Cid est resté fidèle à son ambition de s’écarter de la poétique aristotélicienne tout au long de sa carrière dramatique, il n’opère que bien discrètement dans ses tentatives de moderniser le théâtre à rebours des concepts dramatiques du Stagirite. Tristan Alonge explique cette réticence prudente par le fait que la Poétique fait tout de même encore autorité autour de 1660 où sont nés sa tragédie Œdipe et les Trois Discours. Jérôme Lecompte montre dans sa contribution sur René Rapin que ce Père de la Société de Jésus abandonne nettement «-la tradition du commentaire de la Poétique- » d’Aristote (p. 115) dans les trois versions de ses Réflexions sur la poétique… qui ont paru entre 1674 et 1684. Seule la première version réfère encore explicitement à Aristote dans le titre. Pour ce qui est des deux autres, Rapin se contente de signaler dans les intitulés qu’il a l’intention de réfléchir sur la poétique de ce temps et sur les ouvrages des poètes anciens et modernes. Pour cerner le caractère essentiel de ces réflexions poétiques, Jérôme Lecompte se propose de questionner la fonction que remplissent la méditation et la rêverie dans la pensée du Père Rapin. La rêverie comme source de l’inspiration poétique semble être de prime abord un élément diamétralement opposé à la théorie dramatique d’Aristote, qui laisse peu d’espace à l’imaginaire dans le processus de la création poétique. Que la rêverie des spectateurs et spectatrices soit en outre engendrée par les effets de la pitié et la crainte, comme Rapin le suppose, est, certes, possible, mais un tant soit peu tirée par les cheveux, et ceci d’autant plus que les explications DOI 10.24053/ OeC-2021-0001 9 Avant-propos Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) de la catharsis, données par Aristote lui-même, sont assez vagues. Du côté de la production littéraire, Rapin est, au contraire, soucieux d’intégrer la rêverie dans un processus de méditation, comme le met en lumière Jérôme Lecompte dans son article- : «- Contre la fureur et l’inspiration poétique, écrit-il, Rapin développe une dialectique des forces du génie et du jugement. Seule la méditation du poète sur lui-même permettra de porter la nature à son plus haut point de maturité.- » (p. 123) En ce qui concerne la Poétique d’Aristote, Rapin ne la tient donc plus pour un modèle en théorie dramatique à l’instar de ses prédécesseurs, qui ont longtemps exploité la Poétique à leur gré, même si la plupart d’entre eux ont plus ou moins pris leurs distances par rapport à l’un ou à l’autre de ses principes dramatiques. Mais ceci n’empêche pas que ces théoriciens aient utilisé la Poétique aristotélicienne en guise d’ouvrage de référence. Rapin, au contraire, ne s’en sert plus pour en extraire des règles, mais pour rêver et méditer un nouvel art poétique susceptible, selon Jérôme Lecompte, de «-répondre aux enjeux du temps-» (p. 129) ancrés dans des contextes religieux, éthiques et sociaux plutôt que littéraires. C’est le moment où la réactualisation de la Poétique d’Aristote en France ne subit pas seulement des transformations discrètes, parfois presque insensibles, mais une cassure définitivement déviante. DOI 10.24053/ OeC-2021-0001