eJournals Oeuvres et Critiques 46/1

Oeuvres et Critiques
0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.24053/OeC-2021-0002
2021
461

De quoi Aristote est-il le nom ? Les règles entre l’autorité et la raison (1628-1648)

2021
Emmanuelle Hénin
Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) DOI 10.24053/ OeC-2021-0002 De quoi Aristote est-il le nom ? Les règles entre l’autorité et la raison (1628-1648) Emmanuelle Hénin Sorbonne Université De la fin de l’Antiquité à la Renaissance, Aristote jouit d’une hégémonie incontestée dans l’enseignement, car ses écrits proposent un système cohérent englobant toutes les disciplines- : logique, rhétorique, physique, zoologie, sciences naturelles. Au xvi e siècle, son autorité est ébranlée par Copernic, Ramus, Giordano Bruno, et les penseurs du xvii e abattent définitivement l’idole-: Bacon, Galilée, puis Hobbes et Descartes règlent le sort de l’aristotélisme comme philosophie cohérente de la nature, en en ruinant les doctrines centrales - sur la matière, le mouvement, le vide - et en s’appuyant sur les mathématiques et les méthodes empiriques. Dans le même temps, trois textes sont redécouverts, édités, traduits et commentés avec engouement-: l’Éthique, la Poétique et la Rhétorique. Cependant, même dans ces domaines, l’autorité du Stagirite ne va plus de soi- ; pour se maintenir, elle doit se confronter à la rationalité moderne. De Francesco Robortello (1548) à Paolo Beni (1613), les exégètes italiens étudient la Poétique avec une rigueur philologique croissante 1 . Ils s’appuient sur le texte grec, réhabilitent les commentaires averroïstes et grecs, plus proches de la source aristotélicienne, contre les gloses médiévales de l’université. Ils collationnent les manuscrits, confrontent les passages obscurs à d’autres œuvres d’Aristote et à d’autres auteurs (Platon, Horace), dans le but d’en résoudre les contradictions. Pour novatrice qu’elle soit, leur démarche conserve en partie les habitudes de la scolastique (découpage du texte en particelle, addition de commentaires) et surtout son esprit- : toute référence signifie allégeance, comme le prouvent les formules omniprésentes, ut inquit Aristoteles, ut Aristoteles ait, dat Aristoteles aliud praeceptum. L’autorité n’est soumise à l’examen que pour être confirmée. En France, la situation est très différente-: la Poétique ne fait l’objet d’aucune édition ni traduction 2 et, jusqu’aux trois Discours de Corneille (1660), n’est jamais discutée précisément. Elle n’en devient pas moins une référence 1 Ce renouveau de la philologie remonte au xv e siècle-: Leonardo Bruni joue un rôle fondateur dans la philologie moderne, et renouvelle profondément les habitudes de traduction. 2 La première traduction de la Poétique, publiée par Norville (Paris, Moette, 1671), n’a rien de philologique et relève de la vulgarisation. 12 Emmanuelle Hénin Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) DOI 10.24053/ OeC-2021-0002 centrale dans le débat qui accompagne la renaissance du théâtre sous Richelieu, de la fin des années 1620 au début des années 1640. Ce débat porte sur la légitimité d’instituer des «-règles-» pour régir la création poétique et sur l’instance de légitimation de cette création-: l’Académie française (fondée en 1635), l’élite mondaine, le public populaire, les auteurs eux-mêmes. Les travaux d’Hélène Merlin, Déborah Blocker, Jean-Marc Civardi ont mis en valeur l’enjeu politique de ces disputes théoriques, culminant avec la querelle du Cid- 3 : il s’agit de donner au théâtre ses lettres de noblesse en le dotant d’un corpus théorique, pour en faire un outil de contrôle et de pouvoir-; de fonder une tradition littéraire autochtone, se réclamant des Anciens pour mieux les dépasser-; et d’établir ce renouveau sur un discours normatif censurant au besoin les contrevenants. L’Académie gagne la partie, puisque les règles s’imposent à tous les dramaturges, mais les résistances qu’elle rencontre l’obligent très tôt à justifier le recours à l’argument d’autorité en invoquant la raison. Mais de quelle autorité et de quelle raison parle-t-on-? Ces deux concepts font l’objet d’ambiguïtés et de manipulations constantes chez les théoriciens proches du pouvoir, autant de stratégies dénoncées par la partie adverse-: l’autorité est d’abord un concept juridico-politique, tandis que la raison renvoie, dans le contexte, à une volonté d’ordre et de rationalisation des pratiques sociales - à mille lieues d’une autorité philologique et d’une raison philosophique. Si Aristote est le garant du pouvoir de l’institution, c’est au prix d’une simplification et d’une adaptation majeures de sa pensée. Sans l’avoir étudié, réguliers et irréguliers tombent néanmoins d’accord sur la nécessité «-d’accommoder Aristote-» et affichent une posture moderne, en harmonie avec l’enthousiasme accompagnant la fondation de l’État moderne. Pour autant, ces modernes ne franchissent pas le pas de l’émancipation, ni ne réclament la destitution d’Aristote. Aristote, de l’autorité à la raison Jean Chapelain est l’un des premiers à introduire la référence à Aristote dans le discours poétique français. Dans la préface de l’Adone (1623), il emprunte la démarche scolastique des commentateurs italiens de la Poétique, procédant par définitions et divisions, distinguant genres et espèces, avançant preuves et raisons 4 . Il introduit les principaux concepts de la poétique aris- 3 Hélène Merlin, Public et littérature en France, Paris, Les Belles Lettres, 1994- ; Déborah Blocker, Instituer un art. Politiques du théâtre dans la France du premier XVII e siècle, Paris, Champion, 2009-; Jean-Marc Civardi, La Querelle du Cid, Paris, Champion, 2004. 4 Jean Chapelain, Épître dédicatoire à l’Adone, dans Opuscules critiques, éd. A. C. Hunter revue par A. Duprat, Genève, Droz, 2007, p. 185-221. 13 De quoi Aristote est-il le nom ? Les règles entre l’autorité et la raison (1628-1648) Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) DOI 10.24053/ OeC-2021-0002 totélicienne, au point d’être surnommé «-le génie d’Aristote 5 -», c’est-à-dire son oracle. Il ne fait jamais allusion aux théoriciens français du xvi e siècle qui considéraient déjà Aristote comme une autorité- - Jacques Grévin, Jean de la Taille 6 -, pour afficher une rupture avec la Renaissance et une modernité fondée sur la translatio studii de l’Italie à la France.-Dans la Lettre sur la règle des vingt-quatre heures (1630), qui résume toute la conception française de l’illusion et de la vraisemblance 7 , Chapelain feint d’écarter Aristote pour donner sa propre explication de l’unité de temps 8 . Le débat se cristallise au moment du Cid, créé pendant la saison 1636- 1637, car l’Académie prend prétexte de sa censure pour définir un corpus de «-règles-» qui légitiment la création dramatique et, en retour, posent l’institution comme une instance de légitimation. Georges de Scudéry est alors le premier à critiquer Corneille au nom des règles 9 . Dans les Observations sur le Cid (1637), publiées au nom de l’Académie, Scudéry martèle l’idée que la pièce «-choque les principales règles du poème dramatique-», en l’occurrence la vraisemblance, posée par Chapelain en pierre de touche de la représentation théâtrale. «-L’autorité des Anciens-» n’est pas contestable-; elle guide tout homme de jugement et impose le silence aux autres 10 . L’importance 5 Mot de Guez de Balzac cité par D. Blocker, op. cit., p. 106. 6 Jacques Grévin, dans le «-Bref discours pour l’intelligence de ce théâtre, en préface à César (1561), mentionne trois fois Aristote, la tragédie moderne étant censée obéir aux «-préceptes-» qu’il en a donnés.-Jean de la Taille, dans son Art de la tragédie en préface à Saül le furieux (1572), préconise pour la première fois les unités de temps et de lieu d’après «-ce grand Aristote en ses Poétiques-». 7 Voir Georges Forestier, «- Imitation parfaite et vraisemblance absolue. Réflexions sur un paradoxe classique-», Poétique, n°82, 1990, p. 187-202. 8 Lettre sur la règle des vingt-quatre heures, 1630, dans Opuscules critiques, op. cit., p.-223-: «-Bien que je n’aie […] que la pratique des anciens suivie d’un consentement universel par tous les Italiens, et qu’il ne me souvienne point si Aristote l’a traitée ou aucun de ses commentateurs, j’essaierai, pour vous satisfaire, de fournir de mon chef les motifs qui doivent avoir obligé tous les bons poètes dramatiques à cette observation-». 9 Scudéry a évolué depuis Ligdamon et Lidias (Paris, Targa, 1631) qui s’affranchissait des unités et avouait dans l’Avis au lecteur-: «-je ne suis pas si versé dans les règles des anciens poètes grecs et latins-» (non pag.). Pour autant, n’étant pas un érudit, il n’a qu’une connaissance vague et de seconde main des poétiques anciennes. 10 Georges de Scudéry, Observations sur la tragicomédie du Cid, 1637, dans J.-M. Civardi, La Querelle du Cid, op. cit., 2004 [désormais abrégé en «-Civardi-»], p.-377-: «-Ce sujet ne peut être vraisemblable-; et par conséquent, il choque une des principales règles du poème dramatique. Mais pour appuyer ce raisonnement de l’autorité des Anciens, je me souviens encore que le mot de fable, dont Aristote s’est servi, pour nommer le sujet de la tragédie […]-». «-Or quelle doit être cette grandeur, Aristote dont nous suivons le jugement, tout comme nous nous moquons de ceux qui ne le suivent point, l’a déterminée dans cet espace de temps qu’on voit qu’enferment deux soleils-» (ibid. p.-382). 14 Emmanuelle Hénin Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) des objections le conduit quelques mois plus tard à publier la «- preuve- » de ses Observations en faisant entendre directement la voix d’Aristote pour museler ses détracteurs. Il multiplie alors les références à des chapitres précis de la Poétique, précédées de la mention-: «-Aristote me l’enseigne-», «-ce Philosophe me l’apprend- », «- c’est l’opinion de ce grand Stagirite- », etc 11 . En un raccourci saisissant, il affirme que la Poétique contient d’avance la condamnation du Cid- : «- Tout ce que j’ai avancé touchant le sujet simple ou mixte est rapporté d’Aristote, au chapitre onzième de son Art poétique, dans lequel on voit la condamnation du Cid 12 .-» Réciproquement, Aristote aurait pu tirer ses préceptes de L’Amour tyrannique, pièce écrite par Scudéry pour donner un exemple de régularité - et prouvant, s’il en est besoin, que la régularité ne fait ni le succès, ni la qualité d’un poème 13 . L’autorité d’Aristote est rarement invoquée de manière aussi péremptoire que sous la plume de Scudéry, qui en attend une confirmation de sa légitimité. Le plus souvent, elle est justifiée par la «-raison-», en particulier dans les traités qui codifient les positions de l’Académie à la suite de la querelle-: La Poétique de La Mesnardière, le Discours sur la tragédie de Sarasin (parus en 1639) et la Pratique du théâtre de d’Aubignac, rédigé à la même époque et publié en 1657. Pour ces doctes, Aristote incarne une «-Raison-» universelle, parfois écrite avec une majuscule- : «- C’est l’opinion d’Aristote, c’est ce que veut la souveraine raison 14 - »- ; «- C’est un précepte d’Aristote aussi 11 La preuve des passages allégués dans les Observations sur le Cid, 1637, dans Civardi, p.-700-703-: «-Je me tairai donc pour le vaincre, et pour laisser parler Aristote, qui lui veut répondre pour moi. J’ai dit en mes Observations […] que le poème ne doit avoir qu’une action principale, ce Philosophe me l’enseigne en sa Poétique, aux chapitres neuf, vingt-quatre et vingt-six, presque partout. J’ai avancé qu’il faut nécessairement que le sujet soit vraisemblable, ce même Aristote me l’enseigne en trois lieux différents, du vingt-cinquième chapitre du même livre, et je pense avoir montré bien clairement que le Cid choque partout cette règle-». 12 Ibid., p.-707. 13 Jean-François Sarasin, Discours de la tragédie ou Remarques sur L’Amour tyrannique-de Monsieur de Scudéry, Paris, Courbé, 1639-: «-L’Amour tyrannique-de Monsieur de Scudéry-est un poème si parfait et si achevé que, si le temps n’eût point envié au siècle du cardinal de Richelieu la naissance d’Aristote, ou que Monsieur de Scudéry eût écrit sous l’empire d’Alexandre, je pense avec raison que ce Philosophe- aurait réglé une partie de sa- Poétique- sur cette excellente tragédie, et qu’il en aurait tiré d’aussi beaux exemples que de celle d’Œdipe, qu’il estimait singulièrement.- »- ; «- quand je considère la régularité avec laquelle cette action est portée jusques à son dernier période, il faut que je confesse que j’en suis ravi, et que je dise qu’Aristote- n’a pas mieux enseigné, que Monsieur de Scudéry a suivi exactement ses préceptes.-» Site Idées du Théâtre, idt.huma-num.fr/ notice. php? id=400. 14 Sarasin, op. cit. DOI 10.24053/ OeC-2021-0002 15 De quoi Aristote est-il le nom ? Les règles entre l’autorité et la raison (1628-1648) Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) bien que de la Raison 15 -». La Mesnardière fait l’éloge d’Aristote comme un esprit «- divin- », «- extraordinaire en toutes sortes de sciences- », contre les accusations blasphématoires de Castelvetro- ; s’il emprunte à l’occasion au vocabulaire religieux, le médecin se défend de nourrir une idolâtrie aveugle pour le Maître et se propose de montrer la justesse de la Poétique «-par des raisonnements suivis 16 - ». Dans le fil du traité, il souligne la coïncidence entre autorité, raison et observation pratique, qui rendent les arguments d’Aristote triplement irréfutables 17 . De même, La Mesnardière soutient qu’il n’est pas entiché des «-anciennes opinions-» parce qu’anciennes, mais seulement en vertu de la «-Raison-», qui est «-de tous les siècles 18 -». Cet argument renvoie à la position constante des théoriciens classiques, de Mairet 19 à d’Aubignac-: «-les Règles du Théâtre ne sont pas fondées en autorité, mais en raison- 20 ». L’allégeance aux Anciens repose sur la rationalité moderne-: le philosophe ayant tiré ses observations des meilleurs dramaturges, l’érection de ces théories en règles normatives doit permettre de hisser la création dramatique française au rang des illustres grecs et même de les dépasser. Ainsi l’unité de temps est «- un précepte d’Aristote, et certes bien raisonnable 21 - », puisqu’elle correspond aux facultés du spectateur, qui ne peut dilater son imagination très au-delà du témoignage de ses sens. Toutes ces formules jouent sur la polysémie du mot «-raison-», tel que le définit Furetière 22 : en premier lieu, la plus noble puissance de l’âme, «-qui discerne le bien du mal, le vrai du faux-», et indique la vérité ; ensuite, les «- preuves- », la justification motivée des règles- ; d’où découle le sens judiciaire-: le droit de poursuivre en justice (Aristote a raison contre ses détrac- 15 D’Aubignac, La Pratique du théâtre, 1657, éd. H. Baby [2001], Paris, Champion, 2011, II, 4, «-De la continuité de l’action-», p.-144. 16 La Mesnardière, La Poétique, Paris, Sommaville, 1639, discours-préface, p. GGG. 17 Ibid., p. 144-: «-L’autorité du philosophe, et la raison qui l’appuie, sont encore soutenues par la pratique des anciens, qui n’ont donné au théâtre pour les sujets de pitié, que les funestes aventures des héros fort peu coupables, et plus malheureux que méchants, si on excepte l’Hippolyte.-» 18 Ibid., discours-préface, p. QQ-: «-Je ne suis pas si enchanté des anciennes opinions, que de condamner les modernes pource qu’elles sont de notre âge, et qu’elles n’ont pas deux mille ans. La Raison est de tous les siècles. Elle parle toutes les langues, et peut vivre en tous les pays.-» 19 Mairet dans la préface de la Silvanire (1631)- : «- Pour moi je porte ce respect aux Anciens, de ne me départir jamais ni de leur opinion ni de leurs coutumes, si je n’y suis obligé par une claire et pertinente raison.-» Ici, «-raison-» signifie «-argument-», mais rejoint l’idée que l’autorité d’un auteur ancien doit être fondée sur une démonstration. 20 D’Aubignac, La Pratique du théâtre, éd. cit., I, 4, «-Des règles des Anciens-», p. 66. 21 Ibid., II, 3, «-De l’unité de l’action-» p. 133. 22 Furetière, Dictionnaire, 1690, article «-raison-». DOI 10.24053/ OeC-2021-0002 16 Emmanuelle Hénin Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) teurs 23 )-; enfin un sens mathématique, synonyme d’ordre et de proportion-: selon la Physique d’Aristote citée par La Mesnardière, «- tout ordre est une raison 24 -», tandis que Sarasin vante la «-facilité méthodique-» du Stagirite 25 . Le terme associe le registre de la vérité à celui du pouvoir et à celui de l’ordre, rendant par son seul emploi toute démonstration irréfutable. De fait, le terme est sans cesse utilisé pour répondre aux irréguliers-: en 1631, Isnard fait d’Aristote, «-cette grande lumière de la raison humaine-», la source de «- préceptes- » incontournables, et rappelle l’importance des vingt-quatre heures, contre Ogier et Mareschal dans leurs préfaces respectives 26 . L’argument sert ensuite aux deux camps pendant la querelle du Cid. Selon l’auteur du Discours à Cliton - probablement Jean-Gilbert Durval -, les défenseurs de l’unité de temps fondent plutôt leur opinion sur «-quelques exemples-» que sur de «-bonnes raisons-» en la prenant pour un «-axiome infaillible et universel- », faisant donc l’économie d’une démonstration. Prenant le contrepied de cette attitude dogmatique, l’auteur se propose d’édicter à l’usage des modernes «- d’autres lois qui soient fondées sur de bonnes raisons 27 - », énumérant une série de neuf préceptes. Loin de réfuter Aristote, il s’agit d’en proposer une nouvelle lecture-: le fameux «-tour de soleil-» ne concernerait que la fable simple, non la fable composée 28 . En réalité, Durval renverse les présupposés des réguliers, tel Chapelain, qui fondaient l’unité de temps sur la limitation des facultés cognitives, l’expérience sensible conditionnant l’imagination, et démontre qu’il est absurde de borner la puissance de l’imagination aux limites spatiales et temporelles de la représentation puisqu’elle s’en affranchit avec tant de plaisir. Pour autant, cette réfutation habile d’Aristote se fait passer pour une lecture de son œuvre à la lumière de «-la raison-» et de «-l’expérience 29 -», signe que le débat littéraire adopte peu à 23 Furetière, art. cit.-: «-Raison, en-termes de Palais,-se dit du droit qu'on a de poursuivre quelque chose en Justice, du titre d’une possession- ». La Mesnardière, La Poétique, op. cit., p. 176- : «- Lorsque nous avons prouvé contre l’auteur italien qu’Aristote avait raison d’établir sur le théâtre le trône de la justice […]-». 24 Ibid., p. 113-: «-Ce merveilleux Esprit qui a publié autre part, que tout ordre est une raison, τάχιν πάνταν λόγον εἴναι , ne se pourrait jamais résoudre de voir manquer la Raison dans une Science agréable, où il tâche d’établir un ordre si mystérieux.-» 25 J.-F. Sarasin, Discours de la tragédie (1639), op. et loc. cit. 26 Isnard, préface de la Filis de Scire de Pichou (1531), dans Giovanni Dotoli, Temps de préface. Le débat théâtral en France de Hardy à la Querelle du «-Cid-», Paris, Klincksieck, 1996 [désormais abrégé en «-Dotoli-»], p. 254. Isnard répond à Jean Ogier, préface de Tyr et Sidon de Jean de Schélandre (ibid., p.-181-191) et à celle de Mareschal pour La Généreuse Allemande (ibid., p.-218-225), toutes deux parues en 1628. 27 Discours à Cliton sur les Observations du Cid, dans Civardi, p. 612. 28 Ibid., p. 610. 29 «-[Cette loi] pourrait être suffisamment établie par la raison et par l’expérience-» (ibid. p.-610), «-Cette vérité est écrite par le Philosophe en sa Poétique, joint qu’elle peut être établie par la raison et par l’expérience-» (ibid. p.-623). DOI 10.24053/ OeC-2021-0002 17 De quoi Aristote est-il le nom ? Les règles entre l’autorité et la raison (1628-1648) Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) peu les critères de la science nouvelle. Bacon (notamment dans le Novum organum, 1620) et Galilée s’opposaient à l’autorité scolastique au nom de l’expérience-; quant à Descartes, il fait de l’exercice de la raison le prérequis-de toute démarche scientifique- : «- eussions-nous lu tous les raisonnements de Platon et d’Aristote, nous n’en serons pas plus philosophes, si nous ne pouvons porter sur une question quelconque un jugement solide- 30 ». Un défenseur de Corneille invoque précisément ce droit au libre examen, cette liberté d’exercer «-sa propre raison-», pour censurer à son tour les censeurs 31 . De même, le débat poétique se fait l’écho du plus vaste débat sur l’autorité d’Aristote dans l’université-; beaucoup assimilent l’aristotélisme à une scolastique décadente, mais épargnent la pensée du philosophe. D’Aubignac ne cesse d’accuser les exégètes d’Aristote d’avoir obscurci son enseignement 32 , tout comme Hobbes s’en prend à «-l’aristotélie-» et Galilée aux aristotéliciens de son temps 33 . Le critère de la «- raison- », brandi comme arme polémique mais jamais défini, se réduit finalement à une rationalité simplifiée, assimilée au sens commun. Comme l’a montré Richard Goodkin, cette raison correspond bien plus à la phronêsis qu’à la theoria aristotélicienne 34 . La représentation théâtrale doit simplement ne pas choquer le bon sens du spectateur, censé être à l’affût de la moindre incohérence, et cette cohérence baptisée «-vraisemblance-» est le critère principal du plaisir esthétique. Les règles dramatiques renvoient à une conception rhétorique qui met à distance toute interrogation sur le sens, toute vérité transcendantale. L’expérience esthétique est fondée sur une rationalisation, un arraisonnement (à tous les sens du 30 Descartes, Règles pour la direction de l’esprit (vers 1628), Règle III, dans Œuvres, t. XI, Paris, Levrault, 1826, p.-211. 31 Observations sur les Sentiments de l’Académie sur le Cid, dans Civardi, p.- 1042- : «-Ainsi est-il raisonnable que leurs ouvrages souffrent la même correction et qu’à leur exemple chacun se donne la liberté de les examiner par les règles de sa propre raison, puisque sans autorité ils exercent une espèce d’inquisition sur les lettres, il est bien juste que ceux qui en font commerce soient aussi les inquisiteurs de leurs jugements, qu’ils corrigent leurs corrections.-» 32 D’Aubignac, La Pratique du théâtre, éd. cit., I, 4, p. 59-: «-la plupart des discours que nous en avons, ne sont que des paraphrases, et des commentaires d’Aristote avec peu de nouveautés, et avec beaucoup d’obscurités-»-; III, 2, p. 279-: « Et je ne puis assez m’étonner de l’aveuglement de ceux qui jusqu’à présent ont lu et commenté la Poétique de ce philosophe-»-; voir aussi p.-179. 33 Hobbes se moque des universités où on étudie «- non la philosophie mais l’aristotélie-» (Leviathan, 1651, IV, 46)-; rien de tel qu’Aristote pour «-égarer et embrouiller les hommes avec des mots-» (Behemoth, I), formules citées par Charles Bernard Schmitt, Aristote et la Renaissance, trad. L. Giard, Paris, PUF, 1983, p. 9. 34 Richard E. Goodkin, «-‘Aristote aussi bien que la raison’-: the Limits of Phronesis in d’Aubignac’s Pratique du théâtre-», dans Ullrich Langer (dir.), Au-delà de la Poétique-: Aristote et la littérature de la Renaissance, Genève, Droz, 2002, p. 65-78. DOI 10.24053/ OeC-2021-0002 18 Emmanuelle Hénin Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) terme) de la beauté, sensible dans cette phrase de Chapelain-: «-Et la beauté qu’eût produit dans l’ouvrage une si belle victoire de l’honneur sur l’amour, eût été d’autant plus grande qu’elle eût été plus raisonnable 35 -». La beauté s’adresse à l’intellect et n’est en rien une expérience de l’ineffable. La confusion des ordres et sa dénonciation Face à leurs détracteurs, la stratégie des réguliers consiste donc à exhiber la rationalité de leur démarche, en convoquant systématiquement la raison à l’appui de l’autorité. S’ils jouent sur la polysémie du premier terme, ils exploitent aussi l’ambiguïté du second. Étymologiquement, l’auctor est le garant, celui qui ratifie quelque chose- ; le sens juridique précède les sens politique et littéraire. a uToRiTe . Droit qu'on a de commander, de se faire obéir. Tout chrétien se doit soumettre à l’autorité de l’Église, et tout bon sujet à l’autorité royale. Il faut employer l’autorité des lois contre les méchants. Les décrets se font par autorité de justice. Autorité, signifie aussi, le témoignage d’un auteur qui a écrit, ou quelque apophtegme ou sentence d’une personne illustre qu’on cite, qu’on allègue dans un discours pour servir de preuve, ou d’ornement. Les textes d’Aristote sont de grande autorité dans les collèges 36 . La notion d’autorité est particulièrement propice à une confusion entre l’ordre du savoir et l’ordre du pouvoir- ; elle met la démarche scolastique, fondée sur les auctoritates, au service de l’autorité de l’État. Cette autorité est monnayée en plusieurs champs lexicaux- : juridico-politique, religieux, moral, renvoyant figurativement à autant de domaines de la vie civile régies par des autorités instituées. Dans la préface de la Silvanire (1631), Jean Mairet évoque en ces termes la règle des vingt-quatre heures-: «-Cette règle, qui se peut dire une des lois fondamentales du théâtre, a toujours été religieusement observée parmi les Grecs et les Latins 37 - ». L’expression renvoie aux Lois Fondamentales du Royaume, ce corpus de lois non écrites, consacrées par l’usage, qui s’imposait au roi et définissait les limites de son pouvoir. Ces lois impératives sont le fondement de toutes les autres, comme la règle des vingt-quatre heures est la pierre de touche de la vraisemblance. À travers ce 35 Jean Chapelain, Les Sentiments de l’Académie française sur la tragicomédie du Cid, 1637, dans Civardi, p.-963. 36 Antoine Furetière, Dictionnaire universel, Paris, 1690, article «-a uToRiTé -». 37 Jean Mairet, préface de La Silvanire ou la morte-vive, 1631, dans Dotoli, p. 242. DOI 10.24053/ OeC-2021-0002 19 De quoi Aristote est-il le nom ? Les règles entre l’autorité et la raison (1628-1648) Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) parallèle implicite, Mairet situe les règles hors de toute discussion et réclame pour elles un respect sacré («-religieusement-»). De fait, le lexique religieux est également mis à contribution par les réguliers pour renforcer leur démonstration-: Aristote étant assimilé à un «-divin homme-» (Sarasin), à un «- esprit divin- » demandant la «- vénération- » (La Mesnardière 38 ), toute atteinte à ses «-préceptes 39 -» devient un «-péché-» --les «-préceptes-» désignant «- les commandements de Dieu et de l’Église- » (Furetière). Ainsi Corneille est-il régulièrement accusé de «-pécher-» contre telle règle, contre les bienséances 40 , ou de ne pas connaître telle «-doctrine 41 -». Les lois poétiques sont mises sur le même plan que les lois civiles, morales et religieuses, acquérant ainsi plus de poids. Le Cid offense indistinctement les règles morales et les règles dramatiques, dans une circularité parfaite où une infraction entraîne l’autre et vice-versa 42 . Pour prouver que Corneille offense les «-bonnes mœurs-», Scudéry n’hésite pas à citer les «-canonistes et les jurisconsultes-» à propos du droit canon du mariage, fondé sur le consentement des époux, pour montrer que Rodrigue et Chimène se marient effectivement au dénouement du Cid, sans respecter la période du deuil 43 . De même, en condensant trop d’actions en vingt-quatre heures, Corneille a «-péché-» contre les règles de la Nature pour ne pas pécher contre les règles de l’Art 44 . Dès le début du débat sur les règles, les irréguliers s’étaient mis à utiliser ironiquement ce lexique sacré- : dans la préface de la Généreuse Allemande (1628), Mareschal pointait la contradiction entre Sénèque et Aristote quant à l’unité d’action. De tout ceci on peut connaître que Sénèque n’est pas d’accord avec Aristote, qui veut qu’il n’y ait qu’une action principale, où toutes les autres s’unissent 38 J.-F. Sarasin, Discours de la tragédie, op. et loc. cit.-; La Mesnardière, La Poétique, op. cit., p.-EEE-FFF. 39 J. Chapelain, Les Sentiments de l’Académie française, 1638, p.- 964- : «- Car un des principaux préceptes de la poésie imitatrice, est de ne se point charger de tant de matières-». 40 G. de Scudéry, Observations sur le Cid, dans Civardi, p.- 394- : Corneille «- pèche contre la règle-» des épisodes. J.-Chapelain, Les Sentiments de l’Académie française, 1638, dans Civardi, p.- 956- : «- L’auteur espagnol a moins péché en cet endroit contre la bienséance-». 41 G. de Scudéry, Observations sur le Cid, dans Civardi, p. 394-: «-Notre auteur ne savait pas cette doctrine, puisqu’il se fût bien empêché de mettre tant d’épisodes…» 42 Ibid., p.-383 et 385-: «-Il choque les bonnes mœurs comme les règles de la poésie dramatique. […] Il est une instruction au mal, un aiguillon pour nous y pousser-; et par ces fautes remarquables et dangereuses, directement opposé, aux principales règles dramatiques-». 43 G. de Scudéry, La Preuve des passages allégués dans les Observations sur le Cid, 1637, dans Civardi, p.-707. 44 J. Chapelain, Les Sentiments de l’Académie française, dans Civardi, p.-956. DOI 10.24053/ OeC-2021-0002 20 Emmanuelle Hénin Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) comme dans leur centre-; mais bien loin de les accorder, j’ajoute encore à la sévérité de ce savant législateur que notre auteur latin, qui partout ailleurs me semble admirable, ne se peut laver de cette faute, puisque ces règles étaient parmi eux ce que nous sont aujourd’hui les articles de la foi, où qui pèche en un, pèche en tout 45 . Parodiant la démarche des réguliers, Mareschal utilise Aristote pour critiquer Sénèque, qui a fréquemment recours à une action complexe, à plusieurs fils. Il compare les règles des Anciens aux «-articles de foi-» de la religion catholique et paraphrase une expression utilisée par les canonistes, elle-même empruntée à l’épître de saint Jacques-: «-qui pèche en un, pèche en tout-» traduit «- qui offendit in uno, factus est omnium reus 46 - ». Mareschal identifie ainsi l’«- aristolâtrie- » à la scolastique, comme le faisaient déjà les humanistes-: Montaigne se moquait d’un honnête homme entiché d’Aristote, de sa «-doctrine-» et de ses «-dogmes-», et baptisait Aristote le «-monarque de la doctrine moderne 47 ». En pleine querelle du Cid, Corneille s’appuie précisément sur Montaigne pour dénoncer la mauvaise foi de ses détracteurs, qui ont beau jeu de voir des fautes partout dans sa pièce. Dans la lignée du scepticisme de son aîné, Corneille rappelle la différence entre les dogmes et les simples opinions-: «-Chez les philosophes, tout ce qui n’est point de la foi ni des principes est disputable 48 -». Plus tard, il conclura ses Discours sur le poème dramatique sur ce ton négligent-: «-Voilà mes opinions ou si vous voulez mes hérésies, touchant aux principaux points de l’art 49 -», pointe destinée à ses censeurs et particulièrement à l’abbé d’Aubignac. Revendiquer le titre d’hérétique, c’est renvoyer à son ennemi sa prétention d’édicter le dogme. Ce glissement de la poétique vers un dogmatisme moral et religieux peut s’expliquer par l’empreinte moralisatrice des poétiques italiennes, fortement marquées par le Concile de Trente (1545-1563). Cependant, les théoriciens français renchérissent sur cette tendance, en exigeant que la poésie punisse 45 André Mareschal, préface de La Généreuse Allemande, 1631, dans Dotoli, p.-223. 46 L’expression est citée par saint Thomas, Somme théologique- IIa-IIae, qu. 5, art. 3 ad 3, voir l’épître de saint Jacques (2, 10)-: «-Quicumque autem totam legem servaverit,-offendat autem in uno, factus est omnium reus-». 47 Michel de Montaigne, Essais, I, 26, «- De l’institution des enfants- », 1580, éd. Villey et Saulnier, Paris, PUF, 1965, t.-I, p.-146 et p.-151-: «-Je vis privément à Pise un honnête homme, mais si aristotélicien, que le plus général de ses dogmes est-: que la touche et règle de toutes les imaginations solides et de toute vérité c’est la conformité à la doctrine d’Aristote-; que hors de là ce ne sont que chimères et inanité-; qu’il a tout vu et tout dit.-» 48 Corneille, Épître dédicatoire de la Suivante, 1637, dans Théâtre, éd. G. Couton, Paris, Garnier, 1971, t.I-, p. 401. 49 Corneille, «-Discours des trois unités-» dans Trois discours sur le poème dramatique, éd. B. Louvat et M. Escola, Paris, Garnier-Flammarion, 1999, p.-152. DOI 10.24053/ OeC-2021-0002 21 De quoi Aristote est-il le nom ? Les règles entre l’autorité et la raison (1628-1648) Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) les méchants et récompense les bons au dénouement. La tragédie montre ainsi l’image de la justice du prince-: «-semblable aux bons législateurs, [elle] donne aux vertus et aux vices la récompense qui leur est due 50 .-» La Mesnardière vante ouvertement les services que la poétique peut rendre à «-la religion-» et à «-la police 51 -», notamment par le biais des émotions tragiques-: la crainte sert à dissuader le spectateur de commettre des crimes et d’enfreindre l’ordre social. Les doctes proches de Richelieu prônent la soumission au pouvoir-; ils réglementent le théâtre pour l’enrôler dans une entreprise de discipline sociale et en faire un instrument de gouvernement 52 . De cette entreprise politique, la moralisation constitue un maillon essentiel, auquel contribue un autre facteur-: le prestige immense de l’Éthique à Nicomaque incite les doctes à y faire référence pour conférer le même prestige au nouveau discours poétique. Ainsi, Isnard télescope les émotions de douleur et de joie, provoquées respectivement par le mal et par le bien, et les émotions liées à la tragédie et à la comédie 53 . Et la démarche de d’Aubignac dans La Pratique du théâtre imite celle d’Aristote dans l’Éthique-: l’abbé invoque une sagesse pratique, contre la théorie - d’où son titre - et cherche à tout propos un juste milieu entre deux excès contraires (ni trop ni trop peu de scènes, des passions ni trop faibles ni trop violentes, etc.), comme l’a montré Goodkin 54 . Non seulement les irréguliers récusent le dogmatisme moralisant, au besoin par la parodie et l’ironie, mais ils contestent très explicitement la confusion des registres à l’œuvre dans le discours officiel. Dans l’Avis au lecteur de son Agarite (1636), tragicomédie romanesque qui déroge absolument aux unités, Durval accepte d’être jugé, mais par des juges compétents et assermentés, tandis que ses censeurs n’ont reçu ni office, ni juridiction pour le faire-: Je ne suis point si amoureux de mes poèmes que je ne les supprime très volontiers, quand ils seront condamnés par des juges compétents. Cependant et jusqu’à tant que nos poètes et nos orateurs soient érigés en titre d’office, 50 La Mesnardière, La Poétique, op. cit. p. 113. L’idée est développée la même année par Scudéry dans L’Apologie du théâtre. 51 Ibid., discours-préface, p. C. 52 Sur ce point, voir D. Blocker, Instituer un art, op. cit. 53 Isnard, préface à la Filis de Scire de Pichou, dans Dotoli, p.-254-: «-Pour le regard du précepte, Aristote, cette grande lumière de la raison humaine, ayant découvert que le bien et le mal, vrais ou apparents, étaient les causes motives de toutes nos passions, et sachant que la poésie dramatique où l’on nous représente les bonnes et les mauvaises actions des hommes, n’était inventée que pour nous remplir de deux sortes d’émotions, à savoir de la douleur et de la joie.-» 54 R. Goodkin, art. cit. DOI 10.24053/ OeC-2021-0002 22 Emmanuelle Hénin Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) je n’estime pas qu’ils se puissent attribuer une souveraine juridiction-sur les matières de prose ou de vers. 55 Le lexique juridique volontiers employé par les doctes est ici retourné contre eux, Durval posant la question de l’autorité qui les investit d’un tel pouvoir judiciaire. L’année suivante, un auteur anonyme pousse à l’extrême cette stratégie dans les Observations sur les Sentiments de l’Académie française, restées manuscrites jusqu’en 2004. L’auteur parodie le style de Scudéry analysant le Cid et relève les défauts de ses moindres phrases, qualifiées de «-galimatias confus et brouillé 56 -». Surtout, il prend au mot les métaphores utilisées par l’Académie pour mettre en doute son autorité. Sur le plan juridique, l’Académie n’a «-nulle puissance ni autorité publique pour se pouvoir rendre juge de ce différend-là et d’y prononcer par droit de juridiction- », car ce n’est pas une «- cour fondée en droit de juridiction 57 - ». Quant à la référence religieuse, l’Académie doit l’assumer jusqu’au bout et toujours compenser la justice par la grâce, à l’image du Dieu biblique, à la fois juste et miséricordieux 58 . Le défenseur du Cid renverse ainsi méthodiquement les analogies juridico-politiques et religieuses sur lesquels l’Académie, par la voix de Scudéry, fondait implicitement son autorité. Plus radicalement, il dénonce comme un «-galimatias-» le sophisme consistant à enchérir «-sur l’autorité d’Aristote par celle de la raison- », «- comme si l’autorité était un sujet d’attribution de la raison 59 -». Ces deux concepts ne sauraient dépendre l’un de l’autre, car ils se situent sur des plans différents-: la raison renvoie à une démonstration argumentée et constitue un effet du discours, tandis que l’autorité se reçoit d’une instance qui la détient ès qualités-: «-l’autorité se dit du Roi, du Magistrat, du Législateur-» et par extension, «-on dira aussi l’autorité d’Aristote, l’autorité de Platon, et non pas l’autorité de la raison-». Pascal ne dit pas autre chose dans sa préface inachevée au-Traité du vide (1647) 60 - et dans les Pensées, présente la confusion des ordres comme une source intarissable d’erreurs de jugement. Le débat sur l’autorité des Anciens est sans 55 Durval, avis au lecteur de l’Agarite, 1636, dans Dotoli, p. 314. 56 Observations sur les Sentiments de l’Académie française, dans Civardi, p. 1043. 57 Ibid., p.-1052. 58 Ibid. p. 1042-: «-Si en la correction de la Tragicomédie du Cid, les censeurs académiques eussent suivi les règles communes et ordinaires d’une juste censure, et si balançant leur jugement entre les lois de la justice et celles de la grâce, ils eussent corrigé les défauts qui étaient répréhensibles et pardonné à ceux qui étaient rémissibles, leurs sentiments eussent passé sans reproche.-» Dans la Bible, justice et miséricorde caractérisent le jugement de Dieu- : «- L’Éternel est miséricordieux et juste-» (Ps 116, 5)-; «-Dieu d’Israël, tu es juste-» (Es 9, 15)-; «-L’Éternel ton Dieu est un Dieu de miséricorde-» (Dt 4, 31), etc. 59 Ibid, p.-1058-1059. 60 www.penseesdepascal.fr/ General/ Preface-vide.php DOI 10.24053/ OeC-2021-0002 23 De quoi Aristote est-il le nom ? Les règles entre l’autorité et la raison (1628-1648) Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) fondement si l’on ne distingue pas plusieurs sortes de savoirs- : les savoirs positifs, qui reposent sur le «-fait simple-» (histoire, géographie, langues) ou sur- l’institution, divine ou humaine (théologie, jurisprudence), sont tout entiers contenus dans les livres et ne peuvent pas être inventés, ni déduits par la raison-; seule l’autorité peut les dispenser. En revanche, «-il n’en est pas de même des sujets qui tombent sous les sens ou sous le raisonnement-: l’autorité y est inutile-; la raison seule a lieu d’en connaître. Elles ont leurs droits séparés-». À son tour, Pascal emploie une métaphore juridique pour revendiquer l’autonomie des sciences (géométrie, arithmétique, physique, médecine, architecture et toutes les sciences) et rappeler que cette autonomie les rend susceptibles de recherches et de progrès. Un an après ce texte de Pascal et dix ans après la querelle du Cid, Corneille tire profit de sa nouvelle édition de sa pièce, amendée et transformée en tragédie, pour tirer le bilan de l’affaire et laver sa réputation, jetant un regard lucide et désabusé sur l’exploitation politique dont il a fait l’objet. Dans l’Avertissement liminaire, le dramaturge rappelle l’importance d’une séparation des ordres-: les règles du poème dramatique relèvent de la «-prudence humaine-», de la phronêsis aristotélicienne, et ne doivent rien à l’autorité de l’État ni de l’Église. À moins que d’être tout à fait stupide, on ne pouvait pas ignorer que, comme les questions de cette nature ne concernent ni la religion, ni l’État, on en peut décider par les règles de la prudence humaine, aussi bien que par celles du théâtre, et tourner sans scrupule le sens du bon Aristote du côté de la politique 61 . Corneille dénonce la cabale montée par Scudéry pour renforcer à ses dépens le prestige de l’Académie. Pendant la querelle, il avait déjà accusé son censeur de se faire «-tout blanc d’Aristote-», comme un Matamore se fait «-tout blanc de son épée- » en vantant ses exploits hypothétiques 62 . Corneille lui reproche en particulier de l’avoir fait passer pour un ignorant, alors même qu’il a lu les poétiques italiennes et néerlandaises, contrairement à Scudéry. Le poète et ses alliés stigmatisent un rapport à la fois servile et aveugle - et 61 Corneille, Avertissement au Cid, 1648, dans Théâtre complet, éd. cit., t.-I, p.-725. 62 Lettre apologétique du sieur Corneille, contenant sa réponse aux Observations faites par le Sieur de Scudéry sur le Cid, 1637, dans Civardi, p. 514- : «- Pour me faire croire ignorant, vous avez tâché d’imposer aux simples, et avez devancé des maximes de théâtre de votre seule autorité, dont toutefois quand elles seraient vraies, vous ne pourriez tirer les conséquences cornues que vous en tirez-: vous vous êtes fait tout blanc d’Aristote, et d’autres auteurs que vous n’entendîtes peut-être jamais, et qui vous manquent tous de garantie.-» DOI 10.24053/ OeC-2021-0002 24 Emmanuelle Hénin Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) pour tout dire snob - à l’autorité-: «-Tel allègue Aristote qui ne l’a pas lu 63 -», dit un anonyme en proposant d’offrir une paire de lunettes à Scudéry, qu’il accuse de jeter des noms savants pour épater la galerie. L’auteur du Discours à Cliton fustige lui aussi l’ignorance de ceux qui édictent des règles sans connaître le métier 64 . En réponse à cet argument qui fait mouche, Scudéry et d’Aubignac publient quelques pièces, fort médiocres 65 . Les théoriciens français érigent d’autant plus Aristote en autorité incontestable qu’ils ne l’ont pas sérieusement lu, donnant à Corneille l’occasion de construire à nouveaux frais le rapport du discours poétique à sa source grecque. L’auteur du Cid manifeste ostensiblement son érudition, alors que les doctes réduisaient la leur à quelques formules simples pour la rendre accessible au public mondain 66 -. Corneille joue sur deux tableaux en apparence contradictoires-: d’un côté, il souligne en toute occasion l’obscurité de la Poétique et la difficulté d’en tirer un sens satisfaisant 67 -; de l’autre, il en propose une lecture fondée à la fois sur les exégèses italiennes et sur sa propre pratique 68 . Surtout, il pose le plaisir du spectateur en unique critère de la qualité d’une œuvre, le public se moquant éperdument des règles d’Aristote, selon un topos des préfaces de théâtre. Le «-bourgeois-» de Paris acquiesce-: «-Je n’ai jamais lu Aristote, et ne sais point les règles du théâtre, mais je règle le mérite des pièces selon le plaisir que j’y reçois 69 .-» Ce bourgeois joue sur les mots-règle-et régler, connotant respectivement l’intransigeance et la liberté. Chapelain ne trouve rien à répliquer, sinon que l’Académie se préoccupe non du succès réel de la pièce, 63 Le souhait du Cid en faveur de Scudéry, Une paire de lunettes pour faire mieux ses observations, 1637, dans Civardi, p. 666-: «-Tel allègue Aristote qui ne l’a pas lu, les ignorants appellent les savants à leur secours pour faire paraître du moins qu’ils les connaissent, ainsi qu’ils abusent de leur autorité pour prouver choses communes […]-» 64 Discours à Cliton sur les Observations du Cid, 1637, dans Civardi, p. 604. 65 L’Amour tyrannique pour le premier (1639), Cyminde, Sainte Catherine et La Pucelle d’Orléans (toutes en 1642) pour le second. 66 D. Blocker, op. cit, p. 411-: «-Corneille mine l’autorité de la poétique mise en circulation sous Richelieu en affichant systématiquement dans ses écrits la tradition philologique que ses adversaires avaient occultée-». 67 Corneille, Avertissement au Cid, 1648, dans Théâtre complet, éd. cit., t.-I, p.-725-: «-Aristote ne s’est pas expliqué si clairement dans sa Poétique-». Id., «-De l’utilité et des parties de l’art dramatique-», dans Trois discours sur le poème dramatique, éd. cit., p. 65- : «- Il faut donc savoir quelles sont ces règles, mais notre malheur est qu’Aristote et Horace après lui en ont écrit assez obscurément pour avoir besoin d’interprètes-». 68 Affichant sa connivence avec le Stagirite-: «-mais pour moi, qui tiens avec Aristote et Horace que notre art n’a pour but que le divertissement-» (Épitre dédicatoire du Menteur, 1644). 69 Le Jugement du Cid, composé par un bourgeois de Paris, marguillier de sa paroisse, 1637, dans Civardi, p. 781. DOI 10.24053/ OeC-2021-0002 25 De quoi Aristote est-il le nom ? Les règles entre l’autorité et la raison (1628-1648) Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) mais de l’insuccès qu’elle aurait dû rencontrer 70 -! La «-doctrine classique-» promeut constamment la supériorité de la norme sur le réel, tout comme Aristote préfère l’impossible vraisemblable au possible non vraisemblable 71 . Chapelain reproche précisément au Cid d’avoir fait «-oublier les règles-» aux spectateurs en les ensorcelant par ses charmes et d’avoir obtenu un succès immérité et malsain 72 . Cependant, réguliers et irréguliers tombent d’accord sur un point essentiel-: la nécessité «-d’accommoder Aristote à notre usage-» et de soumettre la Poétique aux critères de la rationalité moderne. Pour défendre la tragicomédie de Jean de Schélandre, Tyr et Sidon (1628), François Ogier met en évidence l’invraisemblance causée par l’unité de temps dans les tragédies antiques, telles les multiples coïncidences d’Œdipe roi et la multiplication fastidieuse des récits de messagers. C’est pourquoi, au lieu de répéter telles quelles les règles des Anciens, il préconise d’imiter leur démarche en tenant compte des circonstances où elles furent inventées, «-y ajoutant et diminuant pour les accommoder à notre usage-: ce qu’Aristote-même eût avoué 73 .-» Dans le camp opposé, La Mesnardière ne dit pas autre chose-: il adapte la définition de la tragédie du chapitre 6 de la Poétique en supprimant les deux parties de qualité qui ne sont plus en usage (les rythmes et la musique) et en insistant sur le caractère «-funeste-» de l’action, héritage des définitions humanistes. Cette adaptation est revendiquée-: «-disons avec Aristote accommodé à notre usage 74 -». Corneille lui-même répète sa volonté de «-nous accommoder avec [les règles] et de les amener jusqu’à nous 75 -». Et s’il réclame la liberté absolue de créer, l’auteur du Cid n’en utilise pas moins la Poétique comme un point de départ pour inventer une nouvelle dramaturgie, dans un dialogue 70 J. Chapelain, Les Sentiments de l’Académie française, 1638, dans Civardi, p. 935- : «-[L’Académie] s’est persuadée [..] qu’il fallait plutôt peser les raisons, que compter les hommes qu’elle avait de son côté, et ne regarder pas tant si la pièce avait plu, que si en effet elle avait dû plaire-». 71 Aristote, Poétique, éd. R. Dupont-Roc et J. Lallot, Paris, Seuil, 1980, 60a26, p.-127-: «-Il faut préférer ce qui est impossible mais vraisemblable à ce qui est possible mais non persuasif-». 72 J. Chapelain, Les Sentiments de l’Académie française, 1638, dans Civardi, p. 966. 73 Ogier, préface de Tyr et Sidon, 1628, dans Dotoli, p.- 189- : «- Il ne faut donc pas tellement s’attacher aux méthodes que les Anciens ont tenues, ou à l’art qu’ils ont dressé, nous laissant mener comme des aveugles- ; mais il faut examiner et considérer ces méthodes mêmes par les circonstances du temps, du lieu, et des personnes pour qui elles ont été composées, y ajoutant et diminuant pour les accommoder à notre usage-: ce qu’Aristote-même eût avoué.-» 74 La Mesnardière, La Poétique, op. cit., p.-8-10. 75 Corneille, «-De l’utilité et des parties de l’art dramatique-», op. cit., p. 65-: «-Je ne pense pas que les siècles suivants nous aient donné la liberté de nous écarter de leurs règles, dit-il en parlant des anciens. Il faut, s’il se peut, nous accommoder avec elles et les amener jusqu’à nous.-» DOI 10.24053/ OeC-2021-0002 26 Emmanuelle Hénin Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) fécond entre théorie antique et pratique moderne. Dans la première moitié du xvii e siècle, les théoriciens français sont tous modernes- ; soucieux de se pourvoir d’une littérature nationale à la suite de l’Italie, ils trouvent en Giovanni-Battista Guarini le modèle d’une adaptation des Anciens qui reste fidèle à Aristote tout en plaidant pour la liberté de l’artiste 76 . À leurs yeux, le génie humain est toujours également fertile et la Nature est régie par des lois immuables, seules les circonstances étant plus ou moins favorables. Si Corneille et Durval rappellent que les arts et les sciences se perfectionnent 77 , La Mesnardière proclame que la Melpomène française vaut bien la Melpomène grecque 78 , car en aucun cas le prestige des Anciens ne doit faire d’ombre à la gloire des Modernes. Si Mareschal et Corneille dénoncent le préjugé aveugle en faveur des Anciens 79 , comme le fait Pascal 80 , La Mesnardière et d’Aubignac n’hésitent pas à critiquer leurs défauts, affirmant régler leur admiration sur des critères raisonnables 81 . Plus encore, les deux protégés de Richelieu reconnaissent l’obscurité de la Poétique, invoquent le caractère inachevé du 76 Voir Dotoli, ch. 2, «-L’unité de l’histoire. Anciens, Italiens et Français-», p.-31-48. 77 Corneille, Préface de Clitandre, 1632, dans Théâtre, éd. cit., p.-169-: «-Je me donne ici quelque liberté de choquer les anciens. Puisque les sciences et les arts ne sont jamais à leur période, il m’est permis de croire qu’ils n’ont pas tout su et que de leurs instructions on peut tirer des lumières qu’ils n’ont pas eues.- » Discours à Cliton, dans Civardi, p. 607-608-: «-Le changement des temps, la mode des pays, et le différent usage de toutes choses perfectionne les arts et les sciences-; et je ne crois pas que nous soyons tenus de régler nos poèmes sur les modèles des Grecs et des Latins, quand il nous vient quelque lumière qu’ils n’ont pas eue, ou quelque grâce dont ils ont manqué.-» 78 La Mesnardière, discours-préface de la Poétique, p.-NNN. 79 A. Mareschal, préface de La Généreuse Allemande, 1631, dans Dotoli, p.-222-: «-Revenons aux Anciens. Je n’ai pas résolu de les combattre, ces puissants génies, à qui nous devons du moins cette gloire de nous avoir ouvert le chemin aux grandes choses-: les moindres de l’Antiquité me passeront toujours pour excellents-; mais les plus excellents aussi me permettront de dire qu’ils n’ont pu s’empêcher de faillir.-» Corneille, Épitre dédicatoire de La Suivante, 1637, éd. cit., p. 402-: «-Nous pardonnons beaucoup de choses aux Anciens-: nous admirons quelquefois dans leurs écrits ce que nous ne souffririons pas dans les nôtres-; nous faisons des mystères de leurs imperfections, et couvrons leurs fautes du nom de licences poétiques.-» 80 B. Pascal, préface au Traité du vide, op. et loc. cit.- : «- Le respect que l’on porte à l’Antiquité étant aujourd’hui à tel point, dans les matières où il doit avoir moins de force, que l’on se fait des oracles de toutes ses pensées, et des mystères même de ses obscurités-». 81 La Mesnardière, discours-préface de la Poétique, p.-LLL-: «-Les auteurs grecs et romains ont été de merveilleux hommes, mais ils ont été des hommes, sujets à faillir comme nous.-» D’Aubignac, La Pratique du théâtre, éd. cit., I, 4, p.-67-: «-Je ne veux proposer les Anciens pour modèle, qu’aux choses qu’ils ont fait raisonnablement. Outre que leur exemple sera toujours un mauvais prétexte pour faillir. Car il n’y a point d’excuses contre la raison.-» DOI 10.24053/ OeC-2021-0002 27 De quoi Aristote est-il le nom ? Les règles entre l’autorité et la raison (1628-1648) Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) traité et la complexité de la transmission comme circonstances atténuantes, et en tirent argument pour s’en dissocier le cas échéant 82 . En définitive, Aristote n’est pas le véritable enjeu du débat sur les règles, car la Poétique est unanimement regardée comme le fondement de toute poétique moderne. L’enjeu en est résolument politique-: il porte sur les instances sociales de légitimation du théâtre (peuple, honnêtes gens, doctes) et se cristallise particulièrement sur les prétentions de l’Académie à confondre l’ordre esthétique et l’ordre politique, en se prévalant d’un pouvoir juridico-politique et d’une aura sacrée. L’heure n’a pas encore sonné de la liquidation d’Aristote, effective dans le dernier tiers du siècle, quand Perrault et Fontenelle condamneront la Poétique comme un «-galimatias-» inintelligible. Les Modernes reprendront alors les arguments des irréguliers : le droit au libre examen, l’obscurité de la Poétique, la relativité historique. Mais dans l'intervalle, la situation d’Aristote s’est inversée-: en 1630, même les irréguliers se réclamaient de la Poétique-; en 1670, Boileau lui-même, chef de file des Anciens, met en scène la Raison expulsant Aristote de l’Université, où le vieux philosophe a toujours été «- reconnu pour juge sans appel et non comptable de ses opinions 83 -». Le juge est enfin jugé et, en un demi-siècle, le slogan «-Aristote et la Raison-» est devenu «-la Raison contre Aristote-». 82 La Mesnardière, discours préface de la Poétique, p.-EE-: «-Dans celui qui nous est resté, et de qui la confusion fait voir aux judicieux que jamais ce bel esprit n’y a mis la dernière main-». D’Aubignac, La Pratique du théâtre, éd. cit., II,-1, p. 243-: «-Le poème dramatique a tellement changé de face depuis le siècle d’Aristote, que quand nous pourrions croire que le traité qu’il en a fait, n’est pas si corrompu dans les instructions qu’il en donne que dans l’ordre des paroles, dont les impressions modernes ont changé toute l’économie des vieux exemplaires, nous avons grand sujet de ne pas être en toute chose de son avis.-» 83 Nicolas Boileau, Arrêt burlesque, 1671, dans Œuvres, éd. S. Menant, Paris, GF Flammarion, 1969, vol.-2, p.-223. DOI 10.24053/ OeC-2021-0002