eJournals Oeuvres et Critiques 46/1

Oeuvres et Critiques
0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.24053/OeC-2021-0004
2021
461

« La cause d’Olympe » : la problématique du spectateur dans la Poétique de La Mesnardière

2021
Joseph Harris
Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) « La cause d’Olympe » : la problématique du spectateur dans la Poétique de La Mesnardière Joseph Harris Royal Holloway, Université de Londres Introduction Un des aspects de la théorie dramatique du XVII e siècle qui a attiré l’attention des commentateurs dans les dernières décennies est la question du spectateur - de sa psychologie, de sa subjectivité, et de son expérience cognitive face au spectacle. 1 Certes, certains éléments de l’expérience théâtrale - surtout les passions de pitié et de crainte censées être provoquées chez le spectateur - ont fait couler beaucoup d’encre depuis Aristote, mais ce n’est que récemment que les commentateurs les ont situées dans une conception plus globale de l’expérience du spectateur. C’est ce que j’ai tenté de faire dans mon livre Inventing the Spectator : Subjectivity and the Theatrical Experience in Early Modern France, 2 qui alterne des chapitres sur des sujets plus généraux et thématiques avec des études focalisées sur des personnages-clés (l’abbé d’Aubignac et Pierre Corneille pour le dix-septième siècle, et ensuite Dubos, Rousseau et Diderot). A tort ou à raison, j’ai un peu négligé le texte peut-être fondateur de la critique dramatique française, la Poétique (1639) d’Hippolyte-Jules Pinet de La Mesnardière, et je suis très reconnaissant envers l’éditeur de ce volume de m’avoir offert l’occasion de combler cette lacune, et de revoir et de réexaminer un théoricien passionnant et sous-apprécié. Les raisons pour lesquelles je n’ai pas consacré de chapitre à La Mesnardière me serviront ici de point de départ. La Poétique est, selon Frédéric Sprogis, le «-premier grand traité en français consacré à la tragédie-». 3 Avant 1 Voir surtout John D.-Lyons, Kingdom of Disorder-: -The Theory of Tragedy in Classical France, West Lafayette, Indiana, Purdue University Press,-1999, et Georges Forestier, Passions tragiques et règles classiques-: Essai sur la tragédie française, Paris, Presses universitaires de France,-2003. 2 Joseph Harris, Inventing the Spectator: Subjectivity and the Theatrical Experience in Early Modern France, Oxford, Oxford University Press, 2014. 3 Frédéric Sprogis, «-Un échec dans les règles-: La Mesnardière et le pari d’Alinde-», Littératures classiques 2020/ 3 (n° 103), p. 93-105. DOI 10.24053/ OeC-2021-0004 56 Joseph Harris Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) DOI 10.24053/ OeC-2021-0004 La Mesnardière, les Français - contrairement aux Italiens - n’avaient guère considéré le théâtre que comme une sous-catégorie de la poésie en général, comme l’ode, le sonnet, etc. 4 Seuls certains ouvrages assez minces comme L’Art de la tragédie (1572) de Jean de La Taille s’étaient focalisés sur le théâtre en tant que genre distinct. De plus, ces ouvrages, comme on pouvait bien s’y attendre, n’avaient offert que des bribes assez éparses, éparpillées, d’une théorie du spectateur. Comme l’a noté Timothy J. Reiss, quoique chaque théorie du théâtre contienne inévitablement des «- aperçus sur la manière précise dont il affecte le spectateur-» [insights into the precise ways it affects the spectator], pendant le XVII e siècle ces aperçus ne constituent généralement que de «-légères interruptions dans les traités sur les règles d'écriture des œuvres d’art » [slight interruptions in treatises on the rules of writing works of art]. 5 Et La Mesnardière appartient largement à cette tradition. Comme ses prédécesseurs, La Mesnardière n’offre pas de théorie cohérente ou systématique du spectateur. Ce n’est qu’après sa Poétique, avec les écrits de d’Aubignac et de Corneille, que le spectateur du théâtre commence à se cristalliser en tant que figure plus ou moins cohérente. 6 En effet, même lorsqu’il aborde la question du spectateur, La Mesnardière nage à contre-courant par rapport à ses contemporains. Il ne s’intéresse guère, par exemple, à l’illusion théâtrale, question épineuse mais pourtant fondamentale chez Chapelain, d’Aubignac, et les autres théoriciens dits «- réguliers- » ou «- proto-classiques- ». 7 Lorsque La Mesnardière traite du spectateur, c’est typiquement quand il suit les traces de ses modèles théoriques classiques, Horace et surtout Aristote. C’est-à-dire que c’est principalement dans le contexte de la catharsis, et plus généralement de la réponse affective ou passionnelle, qu’apparaît le spectateur dans la Poétique de La Mesnardière. Mais tout en respectant Aristote, La Mesnardière n’en est nullement un épigone passif et sans imagination-; selon Katherine Ibbett, il essaie de «-domestiquer-» [domesticate] le philo- 4 En effet, la Poétique de La Mesnardière sert en quelque sorte d’œuvre charnière entre les deux systèmes. Quoique consacrée à la tragédie, elle fut envisagée - si l’on en croit l’auteur - comme le premier volume d’un trio d’ouvrages sur la poésie, dont le troisième traiterait de tous les poèmes non-dramatiques-: «-le poème épique, les dithyrambes, l’élégie, l’ode,-l’idylle, les hymnes, bref toutes les autres espèces dont nous avons quelque lumière-». Hippolyte-Jules Pinet de La Mesnardière, La Poétique, éd. Jean-Marc Civardi, Paris, Honoré Champion, 2015, p. 149. Ces deux autres volumes ne virent jamais le jour. 5 Timothy J. Reiss, Toward Dramatic Illusion-: Theatrical Technique and Meaning from Hardy to «-Horace-», New Haven et Londres, Yale University Press, 1971, p. 138. 6 Quoique Reiss-prétende que cette transformation ne s’opérera qu’au XVIII e siècle - il pense vraisemblablement à Charles Batteux - je crois avoir démontré qu’elle est déjà en cours vers le milieu du XVII e siècle. Voir Harris, surtout les chapitres 1-3. 7 Voir Reiss, passim, Harris, p. 20-75. 57 Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) La problématique du spectateur dans la Poétique de La Mesnardière DOI 10.24053/ OeC-2021-0004 sophe grec pour un public plus poli, 8 et, comme le démontre l’article de Rainer Zaiser dans ce tome, il commente, interroge, développe même les préceptes aristotéliciens. Les théories du spectateur chez La Mesnardière ayant déjà été amplement discutées par Zaiser et avant lui par Marc Vuillermoz, 9 je vais me concentrer ici plutôt sur une représentation allégorique qu’offre La Mesnardière du théâtre, qu’il compare à une belle femme qui assure sa propre défense dans un procès juridique. Quoique je ne prétende pas du tout comprendre ce symbole parfaitement, il serait à propos de le replacer dans son contexte et en démêler les connotations. Ce n’est donc pas tant le contenu des théories de La Mesnardière que j’analyserai ici, c’est plutôt l’imagerie qu’il emploie pour évoquer les rapports entre la pièce de théâtre et le spectateur. Comme on le verra, ce symbole, qui revient sous plusieurs guises dans le texte, nous aidera à différencier deux conceptions difficilement compatibles - et de surcroît implicitement codées comme «-masculine-» et «-féminine-» - de la production de l’émotion chez le spectateur. Raison et violence On est souvent tenté de lire La Mesnardière à partir de la perspective de ses successeurs dits «- réguliers- » ou «- classiques- »- comme d’Aubignac. Mais il y a aussi une différence fondamentale entre La Mesnardière et eux-: La Mesnardière n’a pas du tout leurs prétentions universalistes. Dans sa Pratique du théâtre (1657), d’Aubignac établira une théorie globale, rationaliste, du théâtre - d’un théâtre qui aura son effet sur tous les spectateurs, indépendamment de- leur rang social, de leur intelligence etc. Suivant un procédé quasi-cartésien, d’Aubignac remontera donc aux premiers principes de la représentation théâtrale, imaginant ce que j’ai appelé un «-degré zéro du spectateur- » - un spectateur théorique archi-naïf qu’il faut tromper en lui faisant croire que ce qu’il voit se passe pour de vrai. 10 L’emblème de ce spectateur naïf d’aubignacien, c’est une jeune fille tout à fait ignorante des 8 Katherine Ibbett, Compassion’s Edge- : Fellow-Feeling and its Limits in Early Modern France, Pennsylvania, University of Pennsylvania Press, 2018, p. 85. 9 Marc Vuillermoz, «-Un témoin gênant-: le spectateur dans-La Poétique-de La Mesnardière- », dans Bénédicte Louvat-Molozay et Franck Salaün, dir., Le Spectateur de théâtre à l’âge classique (XVII e -XVIII e - siècles), Montpellier, L’Entretemps, 2008, p.-159-172. 10 Voir Harris, p. 31-32- et 57-60. Sur le procédé cartésien, notons que Georges Forestier a considéré la Pratique comme «-une sorte de Discours de la méthode dans le domaine de la poétique ». Voir Forestier, La Tragédie française. Passions tragiques et règles classiques, 2 e édition, Paris, Armand Colin, 2010, p. 91-92. 58 Joseph Harris Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) conventions théâtrales qui aurait suggéré à sa mère d’aller avertir le héros désespéré de Pyrame et Thisbé de Théophile de Viau «-que sa Maîtresse n’était pas morte-». 11 Comme le remarque Hélène Baby, éditrice du Pratique, cette jeune fille ingénue incarne «-les deux traits fondamentaux de ce spectateur virtuel qu’est le naïf : la féminité et l’ignorance-». 12 La féminité, on le verra plus tard, s’incarnera d’une façon assez différente chez La Mesnardière. Plus élitiste que d’Aubignac et que Lodovico Castelvetro, son antagoniste principal, La Mesnardière s’avère aussi plus réaliste, plus pragmatique. Selon Marc Vuillermoz, il distingue trois sortes de spectateur : le «-peuple-» ignorant et peu apte à apprécier le théâtre correctement, les «-honnêtes gens-» plus éclairés, et les vrais «-savants-». 13 En écartant le peuple barbare de son étude, La Mesnardière reconnaît que les spectateurs sont, pour la plupart, déjà des amateurs expérimentés du théâtre, et se croit donc dispensé d’aborder la question épineuse de l’illusion théâtrale. Les spectateurs selon La Mesnardière sont donc, en général, des honnêtes gens d’une certaine classe sociale- ; qu’ils connaissent ou non les règles de la théorie dramatique, ils ont du moins la sensibilité et le raffinement requis pour juger sainement des œuvres théâtrales. Et La Mesnardière considère de temps en temps explicitement ses spectateurs comme autant de «-juges-». Il parle, par exemple, des sentiments que le dramaturge «- doit inspirer à ses juges- », ou évoque les oreilles sensibles des «-juges délicats-» qui ne pourraient souffrir qu’un protagoniste pousse trop d’exclamations pendant un seul vers. 14 Cela dit, ce spectateur-juge chez La Mesnardière n’en est pas pour autant un observateur objectif, distancié de façon cartésienne ou scientifique de son objet critique. Sa position privilégiée de juge supérieur n’est pas inébranlable. Au contraire : le but du théâtre, selon le théoricien, c’est de renverser, du moins provisoirement, les rapports de pouvoir, en assujettissant le spectateur à une violence passionnelle : La gloire du poète consiste à renverser toute une âme par les mouvements invincibles que son discours excite en elle. Il ne lui fait point éprouver les effets de sa science, s’il ne la rend forcenée d’une forte et courte fureur qui l’arrache violemment de son assiette naturelle-; et à parler absolument, un poème n’est point raisonnable s’il n’enchante et s’il n’éblouit la raison de ses auditeurs. 15 11 D’Aubignac, La Pratique du théâtre, éd. Hélène Baby, Paris, Champion,- 2001, p. 460. 12 D’Aubignac, Pratique, p. 460. 13 Vuillermoz, passim. 14 La Mesnardière, p. 217-; p. 445. 15 La Mesnardière, p. 216. DOI 10.24053/ OeC-2021-0004 59 Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) La problématique du spectateur dans la Poétique de La Mesnardière Dans ce prononcement assez bien accueillie par ses commentateurs, La Mesnardière figure le spectateur moins en juge de la pièce qu’en sa victime. Comme le suggère ce vocabulaire («-renverser-», «-invincibles-», «-arracher violemment-»), la tragédie idéale opère sur le spectateur une espèce d’agression qui déclenche une violence passionnelle dans son âme même. C’est donc du pouvoir de la déraison, de l’irrationnel, qu’il s’agit. Selon le paradoxe évocateur de l’auteur, pour être «-raisonnable-» la pièce doit surmonter la raison du spectateur. Mais comment accomplir cette violence à la fois raisonnable et déraisonnable- ? Pour La Mesnardière, c’est surtout dans le domaine affectif, émotionnel, que cette violence s’effectue. Aussi importante qu’elle soit, cette «- fureur- » éblouissante n’est pas la principale passion produite par le théâtre. Pour La Mesnardière, «- la plus belle passion qu’excite la tragédie-», c’est la pitié, qui doit en conséquence «-avoir l’ascendant sur tous les mouvements tragiques-». 16 En découplant le jumelage aristotélicien traditionnel de la pitié de la crainte, La Mesnardière recommande aux dramaturges de présenter des héros vertueux, souffrants et donc pitoyables, plutôt que des criminels détestables et dignes de crainte. Mais toute vertu souffrante n’est pas acceptable-; le théoricien insiste sur le fait que, pour bien émouvoir le spectateur, le personnage tragique doit supporter ses infortunes de façon stoïque-et noble. Le personnage doit susciter notre admiration en faisant voir «-beaucoup de douceur, de constance et de modestie- ». 17 Si, en revanche, le personnage souffrant «- fulmine contre le ciel- », son comportement nous fait juger par un court-circuit de causalité «-que même son seul blasphème mérite une grande partie des disgrâces qui l’environnent-». 18 La Mesnardière cernera l’essentiel de la situation un peu plus tard dans un chiasme évocateur : si le héros grec Priam «-meurt en se défendant, je pleurerai son trépas; mais s’il s’arrête à pleurer quand il faut disputer sa vie, je m’écrierai hautement qu’il est indigne de vivre- ». 19 Ce chiasme en dit long sur les rapports affectifs entre spectateur et personnage-; effectivement, le spectateur est censé suppléer lui-même les sentiments que le personnage héroïque est trop noble pour éprouver (ou du moins pour trahir). Comme l’a noté Sabine Chaouche dans un article récent, une des questions-clés pour La Mesnardière est donc celle de l’acceptabilité des pleurs et des plaintes chez un héros (typiquement masculin) qui se veut héroïque. Chaouche situe le héros lamesnardiérien entre deux paradigmes de la masculinité-- une ancienne virilité guerrière et une masculinité moderne, plu- 16 La Mesnardière, p. 171-; p. 179. 17 La Mesnardière, p. 219. 18 La Mesnardière, p. 219-20. 19 La Mesnardière, p. 237. DOI 10.24053/ OeC-2021-0004 60 Joseph Harris Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) tôt doucereuse et galante - et conclut que le théoricien finit par «- décontrui[re]-» l’«-idéal viril-» qui prédominait à l’époque. 20 Toute convaincante que soit cette analyse, il serait aussi à propos de considérer les rapports de pouvoir entre le spectateur et le personnage féminin, ne serait-ce qu’en raison d’une image curieuse de la féminité qu’emploie La Mesnardière pour incarner le pouvoir séducteur du théâtre. La cause d’Olympe Comme on l’a vu plus haut, La Mesnardière figure l’expérience théâtrale comme une violence métaphorique infligée sur le spectateur. Mais une image qu’il emploie pour évoquer cet assaut affectif s’avérera à plusieurs égards assez problématique. Dans la section «-Des Passions-» dans le chapitre VII, La Mesnardière figure le pouvoir affectif de la tragédie en la comparant à une belle femme supposée criminelle qui cherche à influencer ses juges. Ce passage mérite d’être cité en entier : Je ne prétends pas que le poète inspire de mauvais désirs ni des sentiments vicieux à ceux qui liront ses ouvrages. Je n’introduis rien au théâtre que je n’approuve au barreau-; mais je veux découvrir au poète l’avantage qu’il peut tirer des passions bien excitées et lui faire remarquer que comme les bonnes raisons font que la cause d’Olympe semble légitime à son juge, ainsi que les passions bien touchées lui font vouloir qu’elle soit bonne, quand même elle serait mauvaise. En effet lorsque les juges violemment agités par le discours d’une beauté qui paraissait criminelle, ne peuvent retenir leurs larmes- ; depuis qu’ils sentent naitre en eux un mouvement de colère contre ceux qui la poursuivent, et que cette animosité est accompagnée d’une haine qui fait que dans le procès ils supportent à toute peine la présence des témoins qui ont déposé contre elle, on peut certes inférer que son arrêt sera bien doux, puis qu’il n’y a guère à dire entre un esprit qui est gagné et un jugement favorable. 21 Cette comparaison, toute évocatrice qu’elle soit, manque de clarté à plusieurs égards. Tout d’abord, tout comme Jean-Marc Civardi, éditeur de la Poétique, je n’ai pas réussi à identifier l’Olympe dont il s’agit ici. On ne sait 20 Sabine Chaouche, «-La tragédie au prisme du genre. L’idée de masculinité d’après La Poétique de La Mesnardière- », Littératures Classiques, 103 (décembre 2020), p. 71-82 (p.-81, 82). 21 La Mesnardière, p. 216. DOI 10.24053/ OeC-2021-0004 61 Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) La problématique du spectateur dans la Poétique de La Mesnardière donc rien, ni de son crime, s’il y en a, ni du verdict qu’elle recevra. 22 L’indétermination de ce verdict sur Olympe se traduit même à travers le temps du verbe quand La Mesnardière nous assure qu’elle «-paraissait criminelle-», l’imparfait occupant une zone floue entre le plus-que-parfait qu’on aurait attendu si les juges avaient depuis été convaincus de son innocence et le présent, qui suggérerait le contraire. Deuxièmement, malgré ce qu’affirme l’auteur, cette analogie est assez problématique pour un théâtre qui se veut moral. Normalement, La Mesnardière insiste sur le pouvoir moralisateur du théâtre. Mais cette Olympe, qui qu’elle soit, démontre qu’il n’est pas aussi difficile que l’on croit de corrompre ses juges. Criminelle ou non, Olympe parvient du moins à faire souhaiter à ses juges que sa cause soit bonne. La Mesnardière utilise cet exemple pour démontrer que le spectacle occupe une sphère tout-à-fait distincte des normes judiciaires et qu’il a donc le droit d’en bafouer les règles. Les maximes du théâtre, insiste-t-il, sont «-directement opposées-» à celles de l’Aréopage-athénien, où il était strictement interdit d’«-exciter aucunes passions qui pussent troubler l’esprit et surprendre le jugement-». 23 Ce qui est interdit dans le système légal est donc très souhaitable au théâtre, où il appartient au dramaturge de dominer la volonté même du spectateur. En employant encore une fois une rhétorique de la «- force- », La Mesnardière explique que «-le poète judicieux et très savant-en éloquence-doit employer adroitement toutes les forces de cet art qui dispose des sentiments et qui force les volontés par des charmes inévitables » 24 . Mais cette comparaison est aussi problématique pour d’autres raisons. La Mesnardière trouve dans la situation d’Olympe confrontée à ses juges un symbole du théâtre lui-même, confronté aux spectateurs. Mais ce n’est pas un symbole quelconque qu’adopte La Mesnardière ici. Pour allégoriser le pouvoir de la tragédie, il recourt à une situation juridique qui est elle-même éminemment théâtrale - une situation qui pourrait aisément se trouver dans une tragédie. En effet, deux ans plus tard, La Mesnardière choisira de mettre en vers la Pucelle d’Orléans de l’abbé d’Aubignac, pièce qui traite précisément du procès judiciaire de son héroïne. 25 Quels sont donc les enjeux d’une telle image- pour représenter le théâtre ? A certains égards, le procès d’Olympe 22 La Mesnardière fera référence à une Olympe également indéchiffrable une vingtaine de pages plus tard, dont la «- disgrâce- » produira une douleur poignante même dans des «-animaux irraisonnables-»-; il n’est pas clair s’il s’agit de la même personne. La Mesnardière, p. 233. 23 La Mesnardière, p. 216. 24 La Mesnardière, p. 216. 25 D’Aubignac lui-même fera allusion quinze ans plus tard à la présence assez fréquente des scènes de «-Conseils-» et de «-jugements-» qu’on voit «-peut-être trop souvent, sur nos Théâtres-». D’Aubignac, p. 396-397. DOI 10.24053/ OeC-2021-0004 62 Joseph Harris Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) n’est donc plus tant un symbole du théâtre qu’une mise-en-scène, voire une mise-en-abyme de la représentation théâtrale. Il est à la fois une analogie du système théâtral et un exemple d’une situation que l’on trouvera, plus ou moins explicitement, dans des pièces spécifiques. Olympe représente donc à la fois le théâtre lui-même et le personnage théâtral, qui cherchent tous deux à émouvoir leurs auditeurs avec des discours pathétiques. Pour une érotique du théâtre ? Quoique ce soit explicitement à son «- discours- » que recourt Olympe pour persuader ses juges, il n’est certes pas innocent que La Mesnardière ait choisi une femme, voire une belle femme, pour symboliser le pouvoir affectif du discours théâtral. La Mesnardière associe souvent les femmes au pathos; contrairement aux hommes, prétend-il, elles sont d’un sexe «- qui semble disposer des pleurs ». 26 De plus, en établissant un contraste implicite entre les juges (masculins) et la femme criminelle, et en insistant sur la beauté-d’Olympe, La Mesnardière laisse du moins entendre que ce n’est pas seulement par ses discours-qu’elle gagne la bonne volonté de ses juges. En effet, la figure de la femme subjuguée et suppliante, à la merci d’un juge masculin qui a le pouvoir de vie et de mort sur elle, réapparaît à plusieurs reprises dans le texte-; elle semble en quelque sorte hanter La Mesnardière, et même dévoiler certains fantasmes de pouvoir masculin chez lui. Quoi qu’il en soit, La Mesnardière établit souvent des parallèles entre l’esthétique théâtrale et la féminité, et surtout la beauté féminine. Le théâtre peut être comparé à une «-grande Reine-», et les spectateurs ignorants, incapables d’apprécier les pièces de théâtre, aux aveugles qui méprisent les «-belles femmes-». 27 De façon moins métaphorique, La Mesnardière insiste d’ailleurs que c’est la grâce de la beauté physique féminine qui met en œuvre les dons émotifs de l’actrice. Si l’actrice est «-savante en son métier-», dit-il, si elle sait faire tout ce qu’il faut pour émouvoir les spectateurs, «-pour peu qu’elle ait de beauté, qui est le charme universel qui donne la grâce aux choses, il n’y aura guère de cœurs qui ne soient vivement touchés, et qui ne publient encore par des pleurs même involontaires, que le poète et l’actrice sont également admirables-». 28 Bien que La Mesnardière fasse donc à plusieurs reprises écho au schéma traditionnel de l’homme-voyeur et de la femme-objet, sa dernière clause ici 26 La Mesnardière, p. 227. 27 La Mesnardière, p. 399, p. 148. 28 La Mesnardière, p. 228. Il parle aussi de la déception des spectateurs «-délicats-» en voyant «-la laideur d’une actrice qui représente dans le poème une beauté admirable-» (p.-476). DOI 10.24053/ OeC-2021-0004 63 Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) La problématique du spectateur dans la Poétique de La Mesnardière laisse apparaître un troisième figurant (masculin) dans le schéma : le poète dramatique, qui hante la représentation et revendique la moitié du tribut lacrymal du spectateur. La Mesnardière imagine en effet une chaîne affective qui s’étend du poète, à travers le personnage et l’actrice, au spectateur, raisonnant que celui-là doit être «-fortement touché des sentiments intérieurs qu’il doit inspirer à ses juges-». 29 Selon la formule d’Ibbett, La Mesnardière insiste ici sur «- la structure sexuée de la compassion : c’est à l’homme de ressentir, et à la femme de le faire ressentir, mais seulement parce qu’elle s’appuie sur l’autorité de l’auteur » [the gendered structure of compassion : to the man to feel, to the woman to make him feel - but only because she draws on the authority of the author]. 30 A la différence des héros masculins, dont la constance stoïque provoque une émotion compensatoire chez le spectateur, le personnage féminin évoqué ici produit chez le spectateur des sentiments qui reproduisent plus directement ceux de l’auteur. La beauté de l’actrice sert donc de supplément visuel nécessaire au pouvoir émotif d’un discours implicitement masculin. Ces connotations amoureuses ou érotiques sont aussi perceptibles ailleurs dans le texte, même là où le personnage principal n’est pas forcément féminin. La Mesnardière évoque, par exemple, les rapports affectifs entre le spectateur et le personnage principal ainsi : Enfin l’auditeur honnête homme et capable des bonnes choses entre dans tous les sentiments de la personne théâtrale qui touche ses inclinations. Il s’afflige quand elle pleure-; il est gai lorsqu’elle est contente-; si elle gémit, il soupire-; il frémit, si elle se fâche-; bref il suit tous ses mouvements et il ressent que son cœur est comme un champ de bataille, où la science du poète fait combattre quand il lui plaît mille passions tumultueuses, plus fortes que la raison. 31 Cet extrait fait écho à ceux que j’ai déjà cités au début par son emphase sur le pouvoir affectif du spectacle. Encore une fois, la raison du spectateur est maîtrisée par l’adresse du poète- ; le spectateur a peine à dominer ses propres passions face à celles du personnage. Mais ce n’est pas exactement du «- personnage- » que parle La Mesnardière ici, et il est révélateur qu’il emploie plutôt un substantif féminin - «-la personne théâtrale-» - pour le désigner. Ce choix permet encore une fois une opposition rhétorique entre deux personnages, masculin et féminin. Quels sont les rapports entre le spectateur et le personnage ici-? De prime abord, on parlerait peut-être de l’identification. Certes, l’expression « entrer 29 La Mesnardière, p. 217 30 Ibbett, p. 86. 31 La Mesnardière, p. 218. DOI 10.24053/ OeC-2021-0004 64 Joseph Harris Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) dans les sentiments-» d’un personnage réapparaît souvent dans le contexte de l’identification. Le père Rapin, par exemple, l’emploiera ainsi en 1674 dans un contexte assez semblable, lorsqu’il parlera du spectateur qui «-entre dans tous les differens sentimens des acteurs- », qui «- craint- », «- espere- », «- s’afflige- » et «- se rejoüit- » avec eux. 32 Mais si, pour Rapin, le spectateur dédouble les sentiments du personnage, chez La Mesnardière ce n’est pas forcément ainsi. Pour La Mesnardière, à la différence de Rapin, le spectateur « suit » les mouvements de la personne. Il ne les reproduit pas ; il y répond. Et lorsqu’on considère le partage des rôles masculins et féminins, les rapports évoqués ici ressemblent plutôt aux rapports idéaux entre l’amant courtois ou galant et sa bien-aimée : «-Il s’afflige quand elle pleure-; il est gai lorsqu’elle est contente-; si elle gémit, il soupire-; il frémit, si elle se fâche-». Encore une fois, en ne disant rien ouvertement, La Mesnardière laisse entendre qu’il existe une dimension érotique ou amoureuse qui sous-tend les rapports entre le spectateur et le personnage. En tout cas, cet érotisme sous-jacent n’est pas une fin en soi- ; il sert à faciliter d’autres passions. Mais quelles passions- Olympe évoque-t-elle en fait-? En faisant allusion aux «-larmes-» des juges, La Mesnardière laisse entendre que c’est surtout la compassion qui domine ici-- tout comme chez l’actrice dont je viens de parler, qui provoque les «- pleurs involontaires- » de ses spectateurs. Mais les pleurs - ces signes extérieurs de la compassion - sont accompagnés dans le cas d’Olympe d’un trio d’autres passions : une «-colère-», une «-animosité-», et une «-haine-» contre ses persécuteurs. Ces passions négatives l’emportent sur la pitié que l’on ressent pour Olympe, et se traduisent par un verdict «-bien doux-». La mort de Polyxène Cette tension entre une compassion légèrement érotisée et d’autres pulsions plus violentes est elle-même dramatisée dans une scène puisée dans le théâtre grec qui semble fasciner La Mesnardière et qu’il commente assez longuement une dizaine de pages plus tard. La Mesnardière est fasciné par la tragédie Hécube d’Euripide, qui met en scène plusieurs épisodes où des femmes sont confrontées à des personnages masculins puissants. Tout d’abord le théoricien décrit les plaintes d’Hécube elle-même, lorsque la reine troyenne supplie le commandeur grec Ulysse d’épargner sa fille Polyxène. Selon La Mesnardière, Hécube dit ici «- des choses si pitoyables qu’il n’y a point de cœur bien fait qui ne se sente déchirer par l’excès de la compas- 32 Rapin, Les Réflexions sur la poétique de ce temps et sur les ouvrages des poètes anciens et modernes, éd. E.-T. Dubois, Genève,-Droz, 1970,-p. 99. DOI 10.24053/ OeC-2021-0004 65 Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) La problématique du spectateur dans la Poétique de La Mesnardière sion-» 33 -; encore une fois le discours dramatique produit une compassion à la fois violente (elle «-déchire-») et extrême («-l’excès-»). Cela dit, les plaintes «-déchirantes-» d’Hécube s’avèrent inefficaces chez un Ulysse farouchement insensible, qui ne réagit donc pas en «-cœur bien fait-». Tandis que sa mère la défend explicitement et vigoureusement, la princesse Polyxène elle-même adoptera une attitude différente quand elle s’adressera à son ravisseur Pyrrhus, dans un épisode qui nous sera raconté par le messager Talthybios. Selon La Mesnardière, la dignité constante et stoïque de Polyxène produira non une compassion déchirante mais plutôt «-une étrange pitié-» 34 : elle arrache, dit Euripide, le voile de ses épaules et découvre une gorge qui n’avait point de semblable parmi les beautés vivantes et qu’on ne pouvait comparer qu’à celle des statues d’albâtre ; elle se jette à genoux et parle ainsi à Pyrrhus : « Jeune homme, achève ton office ; tu veux me percer le sein, voilà ma gorge toute ouverte-; et si tu veux m’ôter la tête, il n’y a rien sur mon col qui puisse arrêter ton épée-» 35 Cette scène retravaille plusieurs motifs de la situation d’Olympe. Dans les deux cas, une femme est soumise à une puissance masculine qui semble avoir le droit de vie et de mort sur elle. Et dans les deux cas le discours de la femme n’est pas du tout désincarné. Ici, surtout, Polyxène attire explicitement-l’attention sur son corps, et La Mesnardière élabore même l’évocation du sein de Polyxène pour accentuer le frisson érotique du texte d’Euripide. Mais les situations des deux jeunes femmes divergent. Contrairement à cette Olympe peut-être criminelle, Polyxène, tout innocente qu’elle soit, accepte la mort. Par rapport à sa mère ou à Olympe, Polyxène montre ici une attitude plutôt masculine (selon le schéma de La Mesnardière), en ce que la pitié qu’elle provoque naît, du moins chez le spectateur, de l’admiration pour sa constance. Chez son ravisseur, en revanche, la compassion naît à la fois de l’admiration et du spectacle pathétique de son corps vulnérable : selon La Mesnardière, «- Pyrrhus, tout cruel qu’il était, eut de la peine à se résoudre de massacrer un si beau corps et d’en faire déloger une âme si généreuse- ». 36 Comme les juges d’Olympe, Pyrrhus est tenté d’épargner la vie à cette belle- ; comme un spectateur honnête, il se voit dominer par la compassion. 33 La Mesnardière, p. 221. 34 La Mesnardière, p. 228. 35 La Mesnardière, p. 229. 36 La Mesnardière, p. 229. DOI 10.24053/ OeC-2021-0004 66 Joseph Harris Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) On a donc, du moins pour l’instant, une tension entre ce que veut la princesse noble (qui désire la mort) et l’effet produit sur son capteur (un désir de l’épargner). En voulant épargner la vie à sa captive, Pyrrhus agit donc comme les juges d’Olympe, et comme le spectateur. Nos propres passions en tant que spectateurs se voient donc refléter à travers le personnage dominant masculin, et c’est en effet lui, Pyrrhus, à qui nous nous identifions, tout comme nous serions invités de nous voir dans les juges dans le procès d’Olympe. Pour- l’instant, on s’identifie donc plutôt ici au personnage qui ressent les mêmes sentiments que nous qu’au personnage qui les provoque. Cependant, tout d’un coup, Pyrrhus surmonte ses sentiments de désir et de compassion : «-Mais enfin se fortifiant d’un dessein si barbare, il donne un coup dans la gorge de cette princesse, qui eut assez de pudeur pour donner ordre en mourant que son corps tombât à terre dans une posture décente.-» 37 L’action soudaine et sans merci de Pyrrhus est, pour La Mesnardière, exactement l’inverse de ce qu’aurait fait le spectateur à sa place. La violence opérée contre la jeune femme rompt brutalement notre identification à Pyrrhus, et exerce aussi une violence symbolique contre nous. Ce n’est plus le pouvoir séducteur du discours qui (selon des termes de La Mesnardière plus haut) nous «-arrache violemment-» de notre «-assiette naturelle-»-; c’est plutôt la violence inattendue du personnage momentanément ému. Et comment réagissons-nous en voyant nos attentes ainsi frustrées- ? Il faut noter que, dans le chapitre suivant, La Mesnardière figurera la mort de Polyxène parmi les «-spectacles horribles-»-qui représentent, entre autres, des «- meurtres plein d’une lâcheté cruelle- » 38 . Ce genre de spectacle, dira-t-il, «-doit être banni du théâtre pource qu[’il…] n’excite dans les esprits qu’un transissement odieux et une horreur désagréable- » au lieu de la terreur et de la pitié requises. 39 De même, ce «-transissement odieux-» et cette «-horreur désagréable- » sembleraient faire écho aux mouvements de «- colère- », d’«-animosité-» et de «-haine-» que ressentent les juges d’Olympe contre ses persécuteurs. Mais dans le récit que donne La Mesnardière dans le chapitre VII, la réaction du spectateur hypothétique comporte un nouvel élément esthétique et agréable : Grand Dieu, comme cela est charmant ! N’est-il pas vrai que ces spectacles ménagés comme ils peuvent, doivent fendre tous les cœurs ? Aussi est-ce de leurs semblables que le poète doit tirer des sentiments de compassion, qui donnent 37 La Mesnardière, p. 229. 38 La Mesnardière, p. 315. 39 La Mesnardière, p. 317. DOI 10.24053/ OeC-2021-0004 67 Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) La problématique du spectateur dans la Poétique de La Mesnardière en même temps de la colère au spectateur contre celui qui est cause du malheur qu’il voit arriver et une extrême pitié de la personne qui l’endure. 40 La colère, sentiment normalement désagréable pour La Mesnardière, peut donc être goûtée de façon esthétique par le spectateur. Selon le théoricien, il peut donc être «-charmant » de voir tuer une femme pitoyable qu’on trouve attirante et qu’on souhaiterait nous-même sauver - «-charmant-» d’avoir le cœur «-fendu-» par «-une extrême pitié-». En parlant des cœurs «-fendus-» par le geste cruel de Pyrrhus, La Mesnardière suggère même une certaine identification (ou du moins une équivalence métaphorique) entre le spectateur et la princesse, dont le sein vient lui-même d’être percé par son capteur. Le spectateur ressent donc un décalage soudain et brutal entre ce qu’il veut et ce qu’il obtient, mais ce décalage est lui-même une source paradoxale, perverse même, de plaisirs. Cet épisode éminemment «-horrible-» selon la typologie générale du théoricien démontre que la colère n’est pas forcément une passion désagréable à éprouver, quoi que dise ailleurs le théoricien. Conclusion La Mesnardière ne saurait pas être mis sans réserve au rang des théoriciens «- réguliers- ». Presque vingt ans plus tard, d’Aubignac essayera, pour ainsi dire, de domestiquer le théâtre - de le soumettre aux règles de la raison. Chez La Mesnardière, le théâtre garde encore quelque chose de désordonné, de passionnel, de farouche même. J’ai parlé au début de la violence qu’opère la tragédie sur le spectateur, et nous avons vu des exemples d’un vocabulaire violent même là où domine la compassion. Mais cette violence s’opère de deux façons chez La Mesnardière. Au début, ce sont les discours pathétiques qui (selon ses propres termes) «-enchantent-» et «-éblouissent-» le spectateur, la beauté de l’actrice y suppléant «-le charme universel qui donne la grâce aux choses-». Le spectateur est donc victime d’un sortilège quasi séducteur qui risque de corrompre son jugement. Mais cette séduction peut s’accompagner - du moins dans le cas de Polyxène - d’une violence plus explicite. Pyrrhus résiste à la compassion là où le spectateur aurait peut-être succombé, et sa violence soudaine envers Polyxène est en même temps une violence symbolique faite au spectateur, à ses souhaits, à sa capacité de s’identifier au personnage masculin. Et La Mesnardière traduit cette violence avec l’image des cœurs «-fendus-», identifiant donc le spectateur en quelque sorte à la princesse au sein percé. Si le théâtre nous invite donc à remplir le rôle de juge, ce rôle peut s’avérer 40 La Mesnardière, p. 229. DOI 10.24053/ OeC-2021-0004 68 Joseph Harris Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) provisoire, voire illusoire. Car, en fin de compte, nous ne sommes pas des juges comme le sont les juges d’Olympe ni même comme Pyrrhus. En tant que spectateurs, nous ne saurions intervenir dans l’action. Nous avons beau former des opinions, des jugements-; nos propres jugements et souhaits resteront vains. Et c’est dans cette perte même de pouvoir, ou plutôt dans cette reconnaissance de notre manque préalable de pouvoir, que le dramaturge talentueux peut puiser des effets «-charmants-». Si le cœur du spectateur est, selon La Mesnardière «-comme un champ de bataille-», c’est dans ce conflit de pulsions (compassionnelles et violentes, actives at passives, masochistes et sadiques) que réside le charme paradoxal du théâtre. Bibliographie Sources d’Aubignac, François Hédelin, abbé, La Pratique du théâtre, éd. Hélène Baby, Paris, Champion,-2001. La Mesnardière, Hippolyte-Jules Pinet de, La Poétique, éd. Jean-Marc Civardi, Paris, Honoré Champion, 2015. Rapin, René, Les Réflexions sur la poétique de ce temps et sur les ouvrages des poètes anciens et modernes, éd. E.-T. Dubois, Genève,-Droz, 1970. Études Chaouche, Sabine, «-La tragédie au prisme du genre. L’idée de masculinité d’après La Poétique de La Mesnardière-», Littératures Classiques, 103 (décembre 2020), p. 71-82. Forestier, Georges, Passions tragiques et règles classiques : -Essai sur la tragédie française, Paris, Presses universitaires de France,-2003. _____,-La Tragédie française. Passions tragiques et règles classiques, 2 e édition, Paris, Armand Colin, 2010. Harris, Joseph, Inventing the Spectator-: Subjectivity and the Theatrical Experience in Early Modern France, Oxford, Oxford University Press, 2014. Ibbett, Katherine, Compassion’s Edge-: Fellow-Feeling and its Limits in Early Modern France, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2018. Lyons, John D.,-Kingdom of Disorder-: The Theory of Tragedy in Classical France, West Lafayette, Indiana, Purdue University Press, 1999. Reiss, Timothy J., Toward Dramatic Illusion-: Theatrical Technique and Meaning from Hardy to «-Horace-», New Haven et Londres, Yale University Press, 1971. Sprogis, Frédéric, «-Un échec dans les règles-: La Mesnardière et le pari d’Alinde-», Littératures classiques 2020/ 3 (n° 103), p. 93-105. DOI 10.24053/ OeC-2021-0004