eJournals Oeuvres et Critiques 46/1

Oeuvres et Critiques
0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.24053/OeC-2021-0005
L’abbé d’Aubignac déclare comme maxime incontestable « que jamais personne ne sera savant dans la Poésie Dramatique, que par le secours des Anciens, et que dans le seul examen de leurs Pièces »1. Les nombreuses citations des auteurs antiques dans La Pratique du théâtre constituent une tentative de la part de d’Aubignac de démontrer ses vastes connaissances dans sa quête de s’imposer comme l’autorité du monde théâtral de son temps. Comme l’affirme Hélène Baby, « l’abbé réserve une place d’honneur à la pratique antique »2. Plaute, Sophocle, Euripide, Térence, Eschyle et Aristophane sont cités plus de trois cents fois dans La Pratique. Des dramaturges contemporains, seul Pierre Corneille attire une attention particulière dans la version non corrigée de l’ouvrage3. À l’égard des théoriciens, les auteurs qui sont le plus souvent cités sont Horace et Aristote. Clairement épris de ce dernier, l’abbé se place toutefois moins comme un disciple que comme une version évoluée de l’auteur de La Poétique. La présente étude vise à examiner l’attitude ambivalente de d’Aubignac à l’égard de l’Antiquité et à démontrer comment l’abbé essaie de s’imposer comme monarque incontesté sur le trône du goût.
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Abbé d’Aubignac : prétendant au trône du goût

2021
Bernard J. Bourque
Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) Abbé d’Aubignac : prétendant au trône du goût Bernard J. Bourque University of New England, Australia L’abbé d’Aubignac déclare comme maxime incontestable «- que jamais personne ne sera savant dans la Poésie Dramatique, que par le secours des Anciens, et que dans le seul examen de leurs Pièces- » 1 . Les nombreuses citations des auteurs antiques dans La Pratique du théâtre constituent une tentative de la part de d’Aubignac de démontrer ses vastes connaissances dans sa quête de s’imposer comme l’autorité du monde théâtral de son temps. Comme l’affirme Hélène Baby, «-l’abbé réserve une place d’honneur à la pratique antique-» 2 . Plaute, Sophocle, Euripide, Térence, Eschyle et Aristophane sont cités plus de trois cents fois dans La Pratique. Des dramaturges contemporains, seul Pierre Corneille attire une attention particulière dans la version non corrigée de l’ouvrage 3 . À l’égard des théoriciens, les auteurs qui sont le plus souvent cités sont Horace et Aristote. Clairement épris de ce dernier, l’abbé se place toutefois moins comme un disciple que comme une version évoluée de l’auteur de La Poétique. La présente étude vise à examiner l’attitude ambivalente de d’Aubignac à l’égard de l’Antiquité et à démontrer comment l’abbé essaie de s’imposer comme monarque incontesté sur le trône du goût. 1. L’Antiquité L’abbé d’Aubignac se fait bien comprendre-: pour être savant dans la dramaturgie, il faut avoir étudié les œuvres des poètes antiques. La plupart des dramaturges contemporains, affirme-t-il, les ont ignorées, méprisant «- les Poèmes de ces grands Maîtres-» 4 . Ceux qui ont lu ces ouvrages «-ont négligé d’en observer les délicatesses et d’y considérer l’art dont ils entreprenaient 1 Abbé d’Aubignac, La Pratique du théâtre, éd. Hélène Baby, Paris, Champion, 2001; réimpr. 2011, p. 61. (Toutes mes références à La Pratique du théâtre sont tirées de cette édition.) 2 Hélène Baby, «- Observations », dans Abbé d’Aubignac, La Pratique du théâtre, p. 560. 3 D’autres dramaturges français sont cités, mais ils ne reçoivent qu’une attention superficielle. Voir la liste compilée par Baby des pièces contemporaines citées par d’Aubignac dans La Pratique du théâtre («-Observations-», p. 555). 4 La Pratique du théâtre, p. 61. DOI 10.24053/ OeC-2021-0005 70 Bernard J. Bourque Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) néanmoins de faire des Chefs-d’œuvre-» 5 . Il en va de même pour l’étude des théoriciens, les contemporains de d’Aubignac étant «- très peu versés dans l’Antiquité- » 6 . À celui qui veut devenir dramaturge, l’abbé conseille une étude approfondie des écrits théoriques des Anciens-: [… ] il faut qu’il retienne tous ces impétueux désirs de gloire, et qu’il perde la croyance qu’il suffit de faire des vers pour faire un Poème Dramatique. Il faut qu’il s’applique à la lecture de la Poétique d’Aristote, et de celle d’Horace, et qu’il les étudie sérieusement et attentivement. [… ] J’ajoute à ces Auteurs, Plutarque, Athénée et Lilius Giraldus, qui en plusieurs endroits ont touché les plus importantes Maximes du Théâtre 7 . La lecture des commentateurs est aussi importante-: Ensuite, il est nécessaire qu’il aille feuilleter leurs Commentaires, et ceux qui ont travaillé sur cette matière, comme Castelvetro, qui dans son grand caquet Italien enseigne de belles choses, Hierosme Vida, Heinsius, Vossius, La Mesnardière et tous les autres. Qu’il lui souvienne que Scaliger dit seul plus que tous les autres, mais il n’en faut pas perdre une parole-; car elles sont toutes de poids 8 . Ces déclarations pourraient amener à penser que dans la querelle des Anciens et des Modernes, d’Aubignac est fermement dans le camp des Classiques. La réalité est beaucoup plus nuancée. Bien que l’abbé vante les vertus de l’Antiquité, il n’épargne ni les théoriciens ni les dramaturges de la critique. D’Aubignac est trop ambitieux pour ne devenir qu’un meneur œuvrant aveuglément pour la cause de ces auteurs, ce rôle étant incompatible avec la personnalité de l’abbé. Le premier chapitre du troisième livre de La Pratique du théâtre fait preuve de ce que Baby appelle «-une démarche irrévérente-» 9 . La cible de critiques de d’Aubignac est nul autre que le grand maître Aristote-: Le Poème Dramatique a tellement changé de face depuis le siècle d’Aristote, que quand nous pourrions croire que le Traité qu’il en a fait, n’est pas si corrompu dans les instructions qu’il en donne, que dans l’ordre des paroles, dont les impressions modernes ont changé toute l’économie des vieux Exemplaires, nous avons grand sujet de n’être pas en toutes choses de son avis. Mais s’il 5 Ibid. 6 Ibid., p. 65. 7 Ibid., p. 74-75. 8 Ibid., p. 74. 9 Ibid., p. 243n. DOI 10.24053/ OeC-2021-0005 71 Abbé d’Aubignac : prétendant au trône du goût Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) a mis en avant quelque Maxime qu’il nous soit permis de contredire, sans blesser l’autorité d’un si grand homme, c’est en la matière dont nous avons maintenant à parler 10 . D’Aubignac conteste la déclaration du philosophe que la tragédie se compose des quatre parties suivantes-: le prologue, le chœur, l’épisode et l’exode. Non seulement ces parties ne s’appliquent pas à la tragédie du dix-septième siècle, affirme l’abbé, mais, en outre, elles ne représentent pas la pratique des tragédiens du temps d’Aristote-: Ce que j’estime n’être pas véritable à présent, selon que la Tragédie s’est formée, par les changements qui lui sont survenus dans le cours des années, ni même qu’Aristote ait bien distingué les parties de ce Poème, comme il était de son temps, ou pour le moins sous les trois excellents Tragiques qui nous restent, dont les Ouvrages n’ont point de rapport avec son Discours 11 . D’Aubignac déclare que de ces quatre parties, la tragédie contemporaine ne se compose qu’une, c’est-à-dire l’épisode, représenté par l’acte. La conclusion du chapitre affirme que le poème dramatique a deux parties-: cinq actes, subdivisés en scènes, et quatre intervalles des actes 12 . Créant de la distance entre lui et Aristote, d’Aubignac émet l’hypothèse selon laquelle soit le philosophe s’est mal expliqué, soit les tragédies grecques existantes n’ont pas fourni le fondement de La Poétique. Une autre explication possible, déclaret-il, est que les règles avaient déjà changé du temps du Stagirite 13 . Quelle que soit la raison, d’Aubignac utilise cet écart pour établir son indépendance vis-à-vis du grand maître, tout en s’appuyant sur Aristote pour attester de ses propres qualifications en tant que théoricien dramatique de premier ordre. Se croyant au moins l’égal du grand philosophe, l’abbé ajoute deux préceptes à ceux qu’Aristote avait établis concernant les descriptions, les entretiens et les discours qui constituent la pièce-: À ces trois Préceptes d’Aristote, j’ajoute deux observations particulières-; l’une Que le Poète Dramatique se doit bien garder dans ses narrations, Descriptions, et autres Épisodes d’entrer dans le détail des choses- ; mais il doit seulement toucher par des pensées agréables ou fortes, les grands et beaux endroits de son Sujet. [… ] L’autre est, Que souvent la rencontre des affaires et du temps, ne permet pas que les Acteurs fassent un long discours, même d’une chose 10 Ibid., p. 243. 11 Ibid., p. 243-244. 12 Ibid., p. 257. 13 Ibid., p. 256. DOI 10.24053/ OeC-2021-0005 72 Bernard J. Bourque Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) nécessaire. [… ] Je conseillerais donc au Poète en ces occasions, d’employer un autre moyen pour faire entendre aux Spectateurs ce qu’ils ne doivent pas ignorer, ou bien de faire dire si peu de paroles, que la chose pût être entendue, sans que le retardement fût contre la vraisemblance 14 . D’Aubignac n’hésite pas à blâmer le philosophe lorsque celui-ci permet au dramaturge de ne pas respecter intégralement le principe de vraisemblance-: [… ] parlant du Vraisemblable, il écrit Qu’il est permis au Poète de supposer quelque chose contre la vraisemblance, pourvu que ce soit hors la fable, c’est-àdire dans les choses qui se sont faites auparavant du Théâtre, et qui doivent après être racontées, ou par un Prologue, comme dans Euripide, ce que je n’approuve pas- ; ou par quelque Acteur dans le corps du Poème, selon l’art des Narrations 15 . Afin de devenir l’égal d’Aristote ou même son supérieur, d’Aubignac doit trouver un moyen non seulement de corriger le philosophe, mais aussi de plonger dans des domaines non traités par l’Antiquité ou par ses contemporains. Les auteurs antiques, affirme-t-il, n’ont examiné que la théorie du théâtre, et seulement en termes généraux. Ce qui manque, c’est un écrit sur la pratique-: On a traité fort au long l’Excellence du Poème Dramatique, son Origine, son Progrès, sa Définition, ses Espèces, l’Unité de l’Action, la Mesure du temps, la Beauté des événements, les Sentiments, les Mœurs, le Langage, et mille autres telles matières, et seulement en général. C’est ce que j’appelle la Théorie du Théâtre. Mais pour les observations qu’il fallait faire sur ces premières Maximes, comme l’adresse de préparer les incidents, et de réunir les temps et les lieux, la Continuité de l’Action, la Liaison des Scènes, les Intervalles des Actes, et cent autres particularités, il ne nous en reste aucun Mémoire de l’Antiquité, et les Modernes en ont si peu parlé, qu’on peut dire qu’ils n’en ont rien écrit du tout. Voilà ce que j’appelle la Pratique du Théâtre 16 . D’Aubignac théorise que les Anciens n’ont peut-être rien dit sur la pratique parce qu’elle était si commune à leur époque qu’il n’était pas nécessaire d’en parler 17 , déclaration qui démontre à la fois sa révérence pour Aristote 14 Ibid., p. 281-282. 15 Ibid., p. 338. 16 Ibid., p. 60. 17 Ibid., p. 61. Comme nous le fait remarquer Baby, «-en présentant son propre ouvrage dans le chapitre I, 3, d’Aubignac semble classer la Poétique dans les ouvrages théoriques, ce qui est à la fois juste et abusif, puisque, même si Aristote ne traite DOI 10.24053/ OeC-2021-0005 73 Abbé d’Aubignac : prétendant au trône du goût Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) et son ambition de le dépasser. Cette lacune dans la Poétique du grand maître permet à l’abbé non seulement de s’appuyer sur la pratique des dramaturges anciens pour étayer ses propres observations, mais aussi de critiquer ces pièces pour les «- erreurs- » qui s’y trouvent. Aucun des six poètes antiques énumérés dans mon introduction n’est épargné par les critiques de d’Aubignac. En voici quelques exemples. Les œuvres de Plaute sont condamnées pour avoir confondu l’action théâtrale et la représentation, procédé par lequel les personnages parlent aux spectateurs en commentant certains aspects de l’intrigue-: Plaute [… ] s’est abandonné tant de fois à ce désordre, que la lecture en devient importune, et souvent embarrasse le sens, et détruit les grâces de son Théâtre. [… ] C’est encore la même faute que ce Poète a faite dans le Pœnulus où des avocats ayant dit qu’il faut examiner l’or qu’on leur présente, Agorastocles répond, Voyez c’est de l’or, et Colibiscus ajoute en se tournant aux Spectateurs, Oui, Messieurs, mais de l’or de Comédie, dont on engraisse les bœufs en Barbarie, qui néanmoins doit passer pour bon or en cette Pièce, ce que je trouve fort impertinent- ; car ni les Spectateurs, ni les Lupins dont se faisait cette monnaie de Théâtre, comme on y emploie maintenant les jetons, ne doivent pas être mêlés dans l’intrigue de cette Comédie 18 . Une autre imperfection des pièces de Plaute est que leurs catastrophes sont mauvaises, défaut qui caractérise aussi les comédies d’Aristophane, selon-l’abbé-: Ce que j’en puis dire seulement en un mot, est, Que les Tragiques ont mieux fini leurs Poèmes que les Comiques-; Et entre les Comiques, que Térence est le meilleur Modèle-: Car Aristophane et Plaute, ont laissé la plus grande partie de leurs Comédies imparfaites et fort mal achevées 19 . Certaines pièces d’Euripide sont critiquées pour la violence faite à la distance des lieux 20 . Dans Les Suppléantes, Thésée quitte l’Argolide entre le deuxième et le quatrième épisode pour aller à Thèbes, le laps de temps étant trop court pour faire le voyage et pour participer à un combat. Une transgression similaire se trouve dans l’Andromaque, où Oreste se rend à Delphes au quatrième épisode pour tuer Néoptolème. Dans le cinquième épisode, le personnage revient à la région de Pharsale avec le corps de Néoptolème. De nouveau, pas des éléments pratiques de la dramaturgie, c’est pourtant de l’observation pratique qu’il déduit les principes de la tragédie-» («-Observations-», p. 600). 18 La Pratique du théâtre, p. 92-93. 19 Ibid., p. 208. 20 Ibid., p. 169. DOI 10.24053/ OeC-2021-0005 74 Bernard J. Bourque Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) par souci de vraisemblance, l’abbé signale que le laps de temps est trop court pour accomplir cette mission-: Et si les lieux où les choses, qui ne doivent entrer qu’en narration sur le Théâtre, ont été faites sont trop éloignés de la Scène dans le Sujet, il les faut rapprocher dans la représentation. Ce qui se fait en deux façons. Ou bien en supposant qu’elles sont arrivées en autres lieux plus proches, quand cela est indifférent [… ]. Ou bien en supposant les lieux plus proches qu’ils ne sont en effet, quand il est impossible de les changer-; mais en ce dernier cas il ne faut pas tellement rapprocher les lieux qui sont connus, contre leur véritable distance, que les Spectateurs ne se puissent facilement accommoder à la pensée du Poète 21 . D’Aubignac reproche à Sophocle d’avoir supposé avant l’ouverture de son Œdipe que le personnage éponyme ne sait pas comment le roi Laïus est mort. Une fois de plus, l’abbé se préoccupe du principe de vraisemblance, contestant l’affirmation d’Aristote selon laquelle l’invraisemblance est permise en dehors de la composition de la pièce-: [… ] et le Philosophe apporte pour exemple Sophocle en son Œdipe, en laquelle il avait supposé dans la partie du Sujet arrivée devant l’ouverture du Théâtre, qu’Œdipe n’avait point su de quelle sorte était mort le Roi Laïus, ce qui n’était point vraisemblable 22 . Les pièces de Térence sont critiquées pour l’invraisemblance de la liaison des actes et des scènes-: [… ] dans l’Heautontimoroumenos de Térence, Ménédème qui ferme le quatrième Acte et rouvre le cinquième, marque précisément, Que le Théâtre demeure sans action à la fin du quatrième Acte, qu’il avait été quelque temps absent, et qu’il était passé jusque dans le fond de son logis, où il avait vu Clitiphon se renfermer avec Bacchide, de sorte qu’il n’y a pas lieu de croire cette liaison des Actes 23 . [… ] nous en avons un exemple bien précis dans l’Eunuque de Térence au troisième Acte, où Antiphon, qui n’a rien à faire avec Chrémès ni avec les autres après lesquels il paraît, dit, Qu’il est en peine de trouver Cherea qui devait prendre soin ce jour-là d’une débauche, que l’heure de l’assignation est passée, qu’il va le chercher dans son logis, et le rencontre aussitôt. [… ] Cette liaison de Scènes, à 21 Ibid., p. 168-169. 22 Ibid., p. 338. 23 Ibid., p. 335. DOI 10.24053/ OeC-2021-0005 75 Abbé d’Aubignac : prétendant au trône du goût Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) mon avis, est un peu trop licencieuse, et à moins que de la faire avec grande justesse, et avec des couleurs bien adroites, je ne l’approuverais pas 24 . D’Aubignac critique l’Agamemnon d’Eschyle à cause du prologue fait par un garde avant l’arrivée du chœur. Ce garde «- semble voir des choses qui ne pouvaient pas être arrivées dans le temps prescrit au Poème Dramatique-» 25 . Il faut noter que les éloges de d’Aubignac envers les dramaturges antiques, en particulier Sophocle, Euripide et Eschyle, dépassent ses commentaires critiques de ces auteurs. Après tout, comme nous l’avons déjà souligné, l’abbé fonde son expertise en dramaturgie sur sa connaissance approfondie des meilleures pratiques des Anciens. Ses condamnations de certains éléments de leurs œuvres - critiques fondées en raison 26 - lui permettent néanmoins de s’établir comme un nouvel Aristote 27 dans la France du dix-septième siècle. Un Aristote nouveau et amélioré-! Citant Sénèque, d’Aubignac affirme que «-toutes les choses véritables ne sont pas encore dites-» 28 . Avec un zèle messianique, l’abbé améliora le travail incomplet du Stagirite-: Car tout ce que j’ai pu voir jusqu’ici touchant le Théâtre, en contient seulement des Maximes générales, qui n’en est proprement que la Théorie. Mais pour la Pratique et l’application de ces grandes instructions, je n’en ai rien trouvé-; et j’ose dire que la plupart des Discours que nous en avons, ne sont que des Paraphrases, et des Commentaires d’Aristote avec peu de nouveautés, et avec beaucoup d’obscurité 29 . Les commentateurs de l’Antiquité auxquels l’abbé fait référence doivent aussi être corrigés afin que l’auteur de La Pratique s’impose comme le nouveau grand maître du théâtre 30 . Lodovico Castelvetro et Antoine Riccoboni, 24 Ibid., p. 362. 25 Ibid., p. 251. Le garde parle de la lueur annonçant le triomphe des Achéens. Comme l’affirme Baby, «- il est impossible de concilier l’arrivée quasi immédiate de cette lueur après la prise de Troie avec celle d’Agamemnon-» (La Pratique du théâtre, p. 251n). 26 D’Aubignac déclare-: «-[…] je dis que les Règles du Théâtre ne sont pas fondées en autorité, mais en raison. Elles ne sont pas établies sur l’exemple, mais sur le Jugement naturel. […] je ne veux proposer les- Anciens pour modèle, qu’aux choses qu’ils ont fait [sic] raisonnablement-» (La Pratique du théâtre, p. 66-67). 27 Baby utilise ce terme dans ses «-Observations-» (p.-600). 28 La Pratique du théâtre, p. 59. 29 Ibid. 30 Sur les commentateurs italiens de l’Antiquité, voir l’ouvrage de Bernard Weinberg, A History of Literary Criticism in the Italian Renaissance, 2 volumes, Chicago, The University of Chicago Press, 1961. DOI 10.24053/ OeC-2021-0005 76 Bernard J. Bourque Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) érudits italiens de la Renaissance, sont critiqués pour avoir cru que le chœur du théâtre antique signifiait quelquefois la troupe des acteurs-: Mais Castelvetro, Riccoboni et quelques autres veulent contre le témoignage de tous les Anciens et le sentiment des Savants modernes, que le Chœur signifie quelquefois la Troupe des Comédiens [… ]-; et comme une absurdité nous traîne insensiblement dans une autre, Castelvetro pour soutenir son erreur, en fait une bien plus grande, quand il met en avant, Que l’Histrion introduit par Thespis, était un Personnage bouffon qui chantait seul, qui dansait et jouait ensemble des instruments- ; et qu’Eschyle après y en introduisit deux, séparant la Danse du Chant et des instruments- ; et que Sophocle en fit trois pour ces trois actions différentes. De sorte qu’il prétend, qu’auparavant Thespis, le Chœur était une assemblée de Récitateurs qui jouaient la Tragédie, et que les Acteurs ou Histrions introduits par Thespis, Eschyle, et Sophocle, n’étaient pas des Récitateurs, mais des Chantres et des Baladins, ce qui certainement est faux et ridicule 31 . D’Aubignac exprime son désaccord avec Jules-César Scaliger, philosophe italien du seizième siècle, concernant l’utilisation des apartés. Celui-ci l’approuve, tandis que l’abbé déclare son hostilité envers ce procédé théâtral à cause de son manque de vraisemblance 32 -: [… ] mais d’ailleurs il est fort peu raisonnable (quoi qu’en dise Scaliger par une grande indulgence pour le Théâtre) qu’un Acteur parle assez haut pour être entendu de ceux qui en sont fort éloignés, et que l’autre Acteur qui en est bien plus proche, ne l’entende pas-; et qui pis est, que pour feindre de ne le pas entendre, il soit réduit à faire mille grimaces, contraintes et inutiles 33 . Daniel Heinsius, humaniste et historien hollandais né en 1580, «- très savant et qui nous a donné l’art de composer la tragédie- » 34 , passe sous l’œil critique de d’Aubignac pour avoir déclaré que l’Amphitryon de Plaute contenait neuf mois, «-quoiqu’il ne soit pas de huit heures, ou pour le plus est-il renfermé entre le minuit et le midi d’un même jour- » 35 . Gérard-Jean 31 La Pratique du théâtre, p. 284-287. 32 Pourtant d’Aubignac emploie ce procédé à sa guise dans ses trois pièces en prose. Voir mon article «-La Voix non-dialogique chez d’Aubignac-», Australian Journal of French Studies, 46 (2009)-: 155-166, p. 158-161. Bien qu’il trouve les apartés invraisemblables, l’abbé reconnaît qu’ils «-donnent quelquefois matière à faire un beau Jeu de Théâtre-» (La Pratique du théâtre, p. 374). 33 La Pratique du théâtre, p. 375. 34 Ibid., p. 128. 35 Ibid. DOI 10.24053/ OeC-2021-0005 77 Abbé d’Aubignac : prétendant au trône du goût Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) Vossius, érudit hollandais né en 1577, que l’abbé appelle «- l’un des plus doctes de notre temps, et très intelligent en la vieille Poésie-» 36 , n’échappe non plus à la correction à l’égard de la durée du temps dans la même comédie de Plaute-: Vossius [… ] écrit comme lui, que dans cette même Pièce, Plaute fait concevoir et naître Hercule en une même nuit, encore qu’il soit certain qu’il le suppose conçu sept mois auparavant, et que Mercure le dise en termes exprès par deux fois 37 . D’Aubignac avertit ses lecteurs que Vossius, qui a traité des erreurs des poètes antiques dans le troisième chapitre de son premier livre, «- lui-même est tombé en de plus grandes-» 38 . Cette critique sévère de la part de l’abbé pâlit par rapport à son dédain pour le Père Jules-César Boulenger, historien français né en 1558 et auteur de l’ouvrage De Theatro ludisque scenicis libri duo. D’Aubignac affirme qu’il «- apprenait les choses qu’il a écrites, à mesure qu’il les écrivait-» 39 et que son livre parle des règles du poème dramatique «-avec beaucoup de désordre, et peu d’intelligence-» 40 . Ironiquement, comme le souligne Baby, il est évident que l’ouvrage de Boulenger «-a servi de source essentielle à l’érudition étalée dans La Pratique-: absolument tous les exemples y sont, erreurs, imprécisions et fautes comprises-» 41 . En corrigeant les commentateurs de l’Antiquité, d’Aubignac essaie de s’élever au-dessus des érudits qui ont déjà écrit des traités. Si eux étaient excellents, intelligents et doctes, il s’ensuit que lui aussi a tous ces dons et d’autres encore. Une autre stratégie utilisée par d’Aubignac est de simplement nommer les théoriciens sans examiner leurs idées. Il est évident que d’Aubignac veut être le centre d’attention- : «- le cadavre à toutes les funérailles, la mariée à tous les mariages et le bébé à tous les baptêmes-» 42 . Il doit, néanmoins, se déclarer modeste, de peur d’être considéré comme arrogant-: 36 Ibid. 37 Ibid. Sur Heinsius et Vossius, voir l’ouvrage d’Edith G. Kern, The Influence of Heinsius and Vossius upon French Dramatic Theory, Baltimore, The Johns Hopkins Press, 1949. 38 La Pratique du théâtre, p. 130. Il s’agit de l’ouvrage de Vossius intitulé Poeticarum Institutionum Libri Tres, Amsterdam, Louis Elzevir, 1647. 39 La Pratique du théâtre, p. 75. 40 Ibid., p. 354. 41 «-Observations-», p. 572-573. 42 Alice Roosevelt Longworth, en parlant de son père, Theodore Roosevelt. Cité par Doug Wead, All the Presidents’ Children. Triumph and Tragedy in the Lives of America’s First Families, New York, Atria Books, 2003, p. 107. [Notre traduction.] DOI 10.24053/ OeC-2021-0005 78 Bernard J. Bourque Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) Mais comme je ne me suis jamais piqué d’avoir inventé de nouvelles choses, je ne suis jamais plus satisfait de mes méditations que quand, après en avoir tiré certaines connaissances, je viens à découvrir que d’autres plus habiles et d’une plus grande réputation les avaient dites auparavant que je les eusse pensées 43 . Il convient de noter que même dans sa déclaration de modestie, d’Aubignac ne peut s’empêcher de se féliciter de son ingéniosité. 2. Les dramaturges contemporains S’étant imposé comme un érudit exceptionnel des auteurs antiques, d’Aubignac doit maintenant s’installer comme juge des dramaturges contemporains. En général, il fait preuve d’une attitude négative envers leurs œuvres, à l’exception des pièces de Pierre Corneille, bien sûr, qui suscitent les louanges de l’abbé dans la version non corrigée de La Pratique du théâtre. Mais ces remarques élogieuses sont accompagnées de reproches qui, bien que moins nombreux que les louanges, irriteront le Grand Corneille. D’Aubignac ne cache pas son dédain pour les dramaturges contemporains, affirmant qu’ils «- ont toujours plus imité les défauts des Anciens que leur excellence-» 44 . Il les considère arrogants, incapables d’accepter la critique-: [… ] ils sont bien aises qu’on ne les croie pas capables de faillir- ; joint que quand on leur montre qu’ils pouvaient mieux faire, ils sont d’autant plus irrités qu’ils se sentent plus convaincus et moins en état de se défendre contre la Raison 45 . Néanmoins, cela ne l’empêche pas de souligner les défauts de leurs œuvres. En voici quelques exemples. D’Aubignac décrit les pièces d’Alexandre Hardy comme déréglées, les appelant «- ces Ouvrages monstrueux- » 46 - à cause de l’étendue de l’action théâtrale-: Hardy fut celui qui fournit le plus abondamment à nos Comédiens de quoi divertir le peuple-: et ce fut lui sans doute qui tout d’un coup arrêta le progrès du Théâtre, donnant le mauvais exemple des désordres que nous y avons vu régner en notre temps 47 . 43 La Pratique du théâtre, p. 196. 44 Ibid., p. 374. 45 Ibid., p. 208. 46 Ibid., p. 178. 47 Ibid., p. 177. DOI 10.24053/ OeC-2021-0005 79 Abbé d’Aubignac : prétendant au trône du goût Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) La comédie Les Captifs (1640) de Jean Rotrou est critiquée à cause d’Ergazile qui ne pense qu’à remplir son ventre. Ce genre de personnage, affirme d’Aubignac, ne plaît plus aux spectateurs français-: De là vient que l’Écornifleur des Captifs de Plaute chez Rotrou, qui ne parle que de manger, et qui pouvait bien autrefois divertir les Sénateurs de Rome, nous a paru sur le Théâtre comme un gourmand insupportable- ; parce que nous n’avons plus de telles gens, et que nous mettons la débauche de table à boire, et non pas à manger 48 . Rosemonde (1651), tragédie de Balthasar Baro, est condamnée à cause de la cruauté du roi Alboin. Ce personnage fait boire à Rosemonde une coupe qui contient le crâne du père de l’héroïne. Le sujet de cette pièce, soutient l’abbé, n’est pas conforme aux mœurs et aux sentiments du public français-: La cruauté d’Alboin a donné de l’horreur à la Cour de France, et cette Tragédie, quoique soutenue de beaux vers et de nobles incidents, fut généralement condamnée 49 . La même critique s’applique à la tragi-comédie Le Grand Timoléon de Corinthe (1641) par le sieur de Saint-Germain, œuvre qui met l’accent sur le thème du régicide-: [… ] ce que nous avons vu par expérience dans le Timoléon, que nulle raison d’État, de bien public, d’amour envers sa Patrie, ni de générosité, ne pût empêcher d’être considéré comme le meurtrier de son frère et de son Prince 50 . D’Aubignac accompagne souvent les éloges de critiques, comme c’est le cas avec La Marianne (1637) de Tristan L’Hermite et Le Comte d’Essex (1639) de La Calprenède-: Il faut conduire de telle sorte toutes les affaires du Théâtre, que les Spectateurs soient toujours persuadés intérieurement, que ce Personnage, dont la fortune et la vie sont menacées, ne devrait point mourir [… ]. On regarde l’injustice de ses Ennemis avec une plus forte aversion, et on plaint sa disgrâce avec beaucoup plus de tendresse. Nous avons vu ces exemples dans la Marianne et dans le Comte d’Essex, quoique d’ailleurs ces Pièces aient été assez défectueuses 51 . 48 Ibid., p. 466. 49 Ibid., p. 120-121. 50 Ibid., p. 120. 51 Ibid., p. 205. DOI 10.24053/ OeC-2021-0005 80 Bernard J. Bourque Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) Dans son chapitre sur les discours didactiques, d’Aubignac loue le grand discours de la nature des songes dans La Marianne, le décrivant comme «-fort savant- », avec des vers «- bien tournés- » et la doctrine «- bien expliquée- ». L’abbé fait immédiatement éclater la bulle en déclarant que le discours est «-froid-» et qu’il «-fait relâcher le plaisir aussi bien que l’attention du Spectateur-» 52 -: [… ] parce qu’il interrompt une agitation du Théâtre, et un mouvement qui avait commencé par le trouble d’Hérode à son réveil- ; on en veut savoir la cause, on veut apprendre son songe-; au lieu duquel on entend un long Entretien de la nature des songes, de sorte que le Spectateur est dans l’impatience, et tout ce beau discours lui déplaît, parce que c’est retarder la satisfaction qu’il attend 53 . À l’égard des œuvres de Pierre Corneille, d’Aubignac parsème ses nombreux éloges de commentaires critiques. Théodore vierge et martyre (1646) est une pièce «- dont la constitution est très ingénieuse, où l’Intrigue est bien conduite et bien variée, où ce que l’Histoire donne, est fort bien manié, où les changements sont fort judicieux, où les mouvements et les vers sont dignes du nom de l’Auteur-» 54 . Malgré cela, la pièce n’a pas été couronnée de succès parce que l’intrigue est basée sur la prostitution de l’héroïne. Un mauvais choix de sujet de la part de Corneille-! Dans Rodogune (1647), l’auteur prépare bien l’empoisonnement de Cléopâtre et son désir de tuer son fils et Rodogune, «-mais, que l’effet du poison soit si prompt que dans un espace de temps qui suffit à peine pour prononcer dix vers, on l’ait pu reconnaître, c’est [… ] ce qui n’est pas assez préparé-» 55 . D’ailleurs, dans la même pièce, une des narrations est non seulement inutile, mais invraisemblable 56 . Un des récits dans Cinna (1643) est aussi défectueux en raison de manque de vraisemblance-: [… ] je n’ai jamais pu bien concevoir, comment Monsieur Corneille peut faire qu’en un même lieu Cinna conte à Émilie tout l’ordre et toutes les circonstances d’une grande conspiration contre Auguste, et qu’Auguste y tienne un Conseil de confidence avec ses deux Favoris 57 . 52 Ibid., p. 442. 53 Ibid. 54 Ibid., p. 110. 55 Ibid., p. 197. 56 Ibid., p. 424. 57 Ibid., p. 426. DOI 10.24053/ OeC-2021-0005 81 Abbé d’Aubignac : prétendant au trône du goût Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) D’Aubignac loue Corneille pour la délibération qui se trouve dans Cinna, où Auguste songe à quitter l’Empire, et, dans le même paragraphe, il critique le dramaturge pour la délibération dans La Mort de Pompée (1644), où le roi Ptolomée consulte ses conseillers. Celle-là est excellente, tandis que l’autre n’est que médiocre 58 . L’abbé condamne le comportement de Pauline dans la tragédie Polyeucte martyr (1643), son entretien avec Sévère n’étant pas convenable pour une honnête femme. C’est un de ces beaux endroits-de la pièce, déclare d’Aubignac, qui, néanmoins, fait preuve de mauvais jugement de la part du dramaturge-: [… ] c’est un de ces beaux endroits de Corneille qui pèchent contre le jugement, et qui n’ont pas laissé de ravir ceux qui se laissent abuser aux faux brillants 59 . Avec ses critiques de Corneille - «- le Maître de la Scène- » 60 - d’Aubignac cherche à s’imposer comme le théoricien hors pair de son temps. 3. Le trône du goût Comme nous l’avons déjà souligné, les règles du théâtre, selon d’Aubignac, sont fondées en raison, plutôt qu’en autorité. Mais, en quoi consiste cette «-raison-»-? L’abbé condamne certaines pièces à cause de leur manque de vraisemblance, notion qui forme le pilier de la doctrine aubignacienne. Mais, la «- vraisemblance- » selon qui- ? Dans le deuxième chapitre du deuxième livre de La Pratique du théâtre, l’auteur nous y fournit la réponse-: À cela, quelques-uns ont dit, Que le sens commun et la raison naturelle suffisent pour juger de toutes ces choses, j’en demeure d’accord-: mais il faut que ce soit un sens commun instruit de ce que les hommes ont voulu faire sur le Théâtre, et de ce qu’il faut observer pour venir à bout 61 . Il s’agit donc du sens commun du connaisseur du théâtre, quelqu’un qui connaît les règles de l’art dramatique grâce à ses études et à ses observations. L’autoportrait de d’Aubignac-! Même Aristote doit être soumis au jugement 58 Ibid., p. 432. 59 Ibid., p. 455. Comme l’affirme Baby, «-d’Aubignac exprime ici l’une des contradictions principales de son système esthétique, celle qui distingue la beauté (et donc le succès public) et l’hérésie théorique (en l’occurrence morale)-» (ibid., p. 456n). 60 Ibid., p. 248. 61 Ibid., p. 127. Voir mon article «- Abbé d’Aubignac et le principe de vraisemblance-», New Zealand Journal of French Studies, 34 (2013)-: 5-25. DOI 10.24053/ OeC-2021-0005 82 Bernard J. Bourque Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) de ce connaisseur. À l’égard de l’unité de l’action, d’Aubignac déclare que «-c’est un précepte d’Aristote, et certes bien raisonnable-» 62 . Lorsque l’abbé traite des défauts des narrations, il condamne les récits qui sont ennuyeux. Ces narrations, affirme-t-il, «- ne contiennent pas des choses agréables, ou nécessaires-» et sont «-faites avec des expressions faibles et languissantes-» 63 -: [… ] car n’apportant aucun ornement au Théâtre, le Spectateur se dégoûte, se relâche et n’écoute plus- ; et comme il est impossible qu’il ne perde quelque connaissance, dont il peut avoir besoin dans la suite, il n’approuve plus rien de ce qui ne lui donne aucun plaisir 64 . Le spectateur dont parle d’Aubignac est sans doute lui-même. Il s’ensuit que pour l’abbé, la notion de raison comporte des aspects émotionnels aussi bien qu’intellectuels. Avec La Pratique du théâtre, d’Aubignac - érudit des auteurs anciens et spectateur idéal - s’efforce de s’imposer comme monarque sur le trône du goût. *** Quelles conclusions tirer de notre analyse- ? Épris des théoriciens et des dramaturges antiques, d’Aubignac fait étalage de sa vaste connaissance de leurs œuvres afin de se vêtir d’érudition. Il chante leurs louanges, mais il souligne aussi leurs défauts, soumettant leurs idées et leurs pratiques à l’épreuve de la raison et aux mœurs de la France du dix-septième siècle. À cet égard, d’Aubignac semble appuyer l’hypothèse selon laquelle l’Antiquité devrait être considérée comme l’enfance, théorie défendue par les Modernes afin d’établir la supériorité du présent. Selon cette notion, les Modernes sont les vrais Anciens, comme l’affirme Charles Perrault-: Nos premiers pères ne doivent-ils pas être regardés comme les enfants et nous comme les vieillards et les véritables anciens du monde ? 65 62 La Pratique du théâtre, p. 133. 63 Ibid., p. 415. Baby nous fait remarquer que d’Aubignac emploie le mot «-froid- » et ses dérivés dix-huit fois, «- ennuyeux- » vingt fois, «- ridicule- » vingt-trois fois, «-insupportable-» quinze fois et «-goût-» vingt-trois fois («-Observations-», p. 520). 64 La Pratique du théâtre, p. 415. 65 Charles Perrault, Parallèle des Anciens et des Modernes, en ce qui regarde les arts et les sciences, 4 volumes, Paris, Coignard, 1688-1697 ; réimpr. Munich, Eidos Verlag, 1964, t. I, p. 50. Cette notion fut appropriée par les Anciens pour justifier la célébration de l’imagination de leurs enfants, les écrivains antiques. Voir l’ouvrage de Larry F. Norman, The Shock of the Ancient. Literature & History in Early Modern France, Chicago, The University of Chicago Press, 2011, p. 64-67. DOI 10.24053/ OeC-2021-0005 83 Abbé d’Aubignac : prétendant au trône du goût Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) En évaluant, et souvent en contestant, la dramaturgie antique et les analyses des commentateurs, d’Aubignac croit faire son premier pas sur la voie de devenir l’autorité suprême dans son domaine. Avec ses critiques des dramaturges contemporains, y compris le Grand Corneille, d’Aubignac s’efforce d’ajouter la touche finale à son ascension autoproclamée en tant que l’Aristote nouveau et amélioré. L’accent moderniste mis sur la raison comme seul critère pour établir les meilleures pratiques en dramaturgie comprend, dans la doctrine aubignacienne, la notion de goût, concept autant affectif qu’intellectuel. Le spectateur idéal imaginé par d’Aubignac - celui qui est doué de connaissance, de raison, de bon sens et de jugement moral - est l’incarnation de l’abbé lui-même. Avec La Pratique du théâtre, d’Aubignac avertit le royaume théâtral du dix-septième siècle que lui seul est le prétendant légitime au trône. Bibliographie Aristote, La Poétique, texte établi et traduit par Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot, Paris, Éditions du Seuil, 1980-; réimpr. 2011. Arnaud, Charles, Étude sur la vie et les œuvres de l’abbé d’Aubignac et sur les théories dramatiques du XVII e siècle, Paris, Picard, 1887-; réimpr. Genève, Slatkine, 1970. Aubignac, François Hédelin, abbé d’, La Pratique du théâtre, éd. Hélène Baby, Paris, Champion, 2001 ; réimpr. 2011. Baro, Balthasar, Rosemonde, Paris, Sommaville, 1651. Bourque, Bernard J., «-Abbé d’Aubignac et le principe de vraisemblance-», New Zealand Journal of French Studies, 34 (2013)-: 5-25. — «-La Voix non-dialogique chez d’Aubignac-», Australian Journal of French Studies, 46 (2009)-: 155-166. Chantalat, Claude, À la recherche du goût classique, Paris, Klincksieck, 1992. Corneille, Pierre, Œuvres complètes, éd. 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