eJournals Oeuvres et Critiques 46/1

Oeuvres et Critiques
0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.24053/OeC-2021-0006
2021
461

Comment attacher le personnage épisodique : Corneille lecteur de d’Aubignac

2021
Hélène Baby
Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) Comment attacher le personnage épisodique : Corneille lecteur de d’Aubignac Hélène Baby Université Côte d’Azur, CTEL L’appel à contribution de Rainer Zaiser, proposant d’interroger la façon dont les théoriciens se réclamant des Anciens se trouvent «-subrepticement modernes- », a réveillé le souvenir d’une note, jadis laissée au bas d’une page de mon édition critique de La Pratique du théâtre de l’abbé d’Aubignac. Elle portait sur le jugement élogieux que le théoricien émet à propos de la construction d’une tragi-comédie de Boisrobert, Palène 1 , pièce aujourd’hui oubliée, mais que les spécialistes connaissent pour avoir été précisément conçue par l’abbé d’Aubignac lui-même 2 . Découlant de l’invention d’Hipparine, personnage féminin qu’il a ajouté à la fiction de Parthenius 3 , l’autosatisfecit que s’offre le théoricien peut étonner de la part de l’auteur de la Première Dissertation 4 , qui dénoncera un peu plus tard Éryxe, personnage féminin inventé par Corneille dans sa Sophonisbe, et dont son Hipparine est pourtant bien proche. Quand on sait combien l’opposition était grande entre les deux hommes dans les années 1660, la ressemblance structurelle de ces deux personnages interpelle, et explique peut-être justement la création de cette Eryxe, que l’ensemble de la critique a jugée inutile et estimée indigne de la fabrique de l’action cornélienne. Aussi, avant d’en venir à ces deux personnages, je propose un bref rappel du consensus critique prévalant à partir de Marmontel pour penser l’action dramatique- : comme l’avait magistralement expliqué Jacques Scherer au milieu du siècle dernier, l’unité de l’action classique découle d’une subordination du fil principal au fil secondaire, même si jamais les théoriciens classiques ne l’ont théorisée ainsi, comme s’ils se heurtaient à un seuil critique 1 Boisrobert, Palène, tragi-comédie, Paris, Antoine de Sommaville et Toussaint Quinet, 1640. 2 «-L’exemple peut bien servir de lumière à cette observation-; mais j’ai peine à le prendre de Palène, de crainte que l'on ne m'impute de m'alléguer moi-même, d'autant que j'ai eu quelque part au sujet et à la disposition de cette Pièce-», La Pratique du théâtre [1657], chap.-II.5, éd.-H.-Baby, Paris, Champion, 2011, p.-151. 3 Parthenius, Les Affections d’amour, mises en français par Jehan Fournier de Montauban, Lyon, Macé Bonhomme, 1555. L’histoire de Palléné correspond au chapitre-VI (p.-23-26). 4 D’Aubignac, Première dissertation dans Deux dissertations concernant le poème dramatique, en forme de remarques, Paris, J.-Du Brueil, 1663, p.-1-20. DOI 10.24053/ OeC-2021-0006 86 Hélène Baby Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) et à leur incapacité à penser ce qu’ils pratiquent 5 . Je me propose d’interroger ce blanc, en faisant l’hypothèse que, dans cet impensé de l’unité d’action, se donne à lire le personnage créé par d’Aubignac et dont Corneille poussera la logique à son terme dans sa Sophonisbe pour montrer comment un dramaturge sait pratiquer «-le personnage épisodique-». 1. Modernité du personnage épisodique Le discours critique des classiques sur l’unité de l’action peut se résumer schématiquement aux principes tirés des chapitres-VIII à-X de la Poétique d’Aristote, permettant de penser l’unicité dans la multiplicité. Si, pour construire une action «-une et entière-», il ne s’agit pas d’imiter «-une infinité d’aventures- » qui pourraient arriver à «- un seul personnage- », l’unité n’empêche cependant pas la pluralité des «-faits-», dans la mesure où ils sont conformes «-à la vraisemblance ou à la nécessité-»-: Il faut nécessairement que ces effets soient puisés dans la constitution même de la fable, de façon qu'ils viennent à se produire comme une conséquence vraisemblable ou nécessaire des événements antérieurs ; car il y a une grande différence entre un fait produit à cause de tel autre fait, et un fait produit après tel autre 6 . Le XVII e - siècle s’empare de ces préconisations pour théoriser et fabriquer une action tout à la fois unique et unifiée- : d’Aubignac propose de voir «- comment on peut comprendre au Théâtre plusieurs Incidents dans une seule Action 7 -», et Corneille comment «-admettre plusieurs périls dans l’une [la tragédie] 8 ». Le premier appelle «- incidents- » les «- faits- » aristotéliciens tandis que le second les nomme «-périls-»-: nonobstant cette distinction terminologique, tous deux s’accordent sur l’idée qu’une «-seule action-» peut comprendre «-plusieurs incidents-» ou que la «-tragédie-» peut «- admettre plusieurs périls-». Cette pluralité n’est admissible que dans la concaténation 5 Jacques Scherer, La dramaturgie classique en France, Paris, Nizet, 1950, p.-101-sq. 6 Aristote, la Poétique, chap.-X, [nous soulignons]-; sauf indication contraire, nous renverrons pour toutes les citations de la Poétique au site de Philippe Remacle- : [http: / / remacle.org/ bloodwolf/ philosophes/ Aristote/ poetique.htm]. Dupont-Roc et Lallot traduisent ainsi-: «-il est très différent de dire ‘ceci se produit à cause de cela’ et ‘ceci se produit après cela’-», La Poétique, Paris, Seuil, 1980, p.-69. 7 La Pratique du théâtre, II.-3, op.-cit., p.-133. 8 «-Discours des trois unités, d’action, de jour, et de lieu-», dans Corneille, Œuvres complètes, tome-3, éd.-Georges Couton, Paris, Gallimard, «-Bibliothèque de la Pléiade-», 1987, p.-174. DOI 10.24053/ OeC-2021-0006 87 Comment attacher le personnage épisodique : Corneille lecteur de d’Aubignac Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) logique des faits, en d’autres termes, que dans la construction du lien nécessaire de la cause à l’effet. Si la critique dramatique s’en était tenue là, la cause était entendue, et seul l’enchaînement causal aurait garanti une action unifiée, dans laquelle ce qu’Aristote nomme «-épisode 9 -» aurait été réduit à sa seule acception de fait, d’incident ou de péril. Mais les modernes ne lisent pas seulement Aristote et les tragédies grecques-: ils sont aussi épris de tragi-comédies, de romans et de comedias, et veulent de l’amour partout, y compris et surtout Corneille qui invente le «- surgissement des violences- » au sein des alliances sentimentales 10 . C’est lui qui explicite le sens moderne du mot «-épisode-» dans ce célèbre passage du Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique-: Ces épisodes sont de deux sortes, et peuvent être composés des actions particulières des principaux acteurs, dont toutefois l'action principale pourrait se passer, ou des intérêts des seconds amants qu'on introduit, et qu'on appelle communément des personnages épisodiques. Les uns et les autres doivent avoir leur fondement dans le premier acte, et être attachés à l'action principale, c'est-à-dire y servir de quelque chose et particulièrement ces personnages épisodiques doivent s'embarrasser si bien avec les premiers, qu'un seul intrique brouille les uns et les autres. Aristote blâme fort les épisodes détachés, et dit que les mauvais poètes en font par ignorance, et les bons en faveur des comédiens pour leur donner de l'emploi. 11 Ce n’est pas un hasard si l’auteur du Cid, théorisant l’unité de l’action, s’appuie sur la notion de «-seconds amants-» et pas sur celle de «-personnages seconds- », indiquant ainsi la nature fondamentalement sentimentale de l’action moderne. Or, s’il est toujours possible que la donnée amoureuse entraîne telle ou telle conséquence concrète, c’est-à-dire qu’un «-fait-» (un incident, un péril) en entraîne logiquement un autre, l’amour se situe plutôt du côté du sentiment que de l’action, et les émotions amoureuses peinent à entrer dans la stricte nécessité logique qui produit l’enchaînement causal préconisé par Aristote. C’est pourquoi les modernes inventent un discours critique pseudo-aristotélicien pour légitimer l’unification d’une action en- 9 «-L'épisode est une partie complète en elle-même de la tragédie, placée entre les chants complets du chœur.-», chap.-XII. 10 Le «-surgissement des violences au sein des alliances-» (traduction de Dupont-Roc et Lallot, éd.- cit., p.- 81), préconisé par Aristote, touche les alliances familiales (chap.-XIV, section-9)-: «-par exemple, un frère donne ou soit sur le point de donner la mort à son frère, une mère à son fils, un fils à sa mère, ou qu'ils accomplissent quelque action analogue, voilà ce qu'il faut chercher.-» 11 «-Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique-», dans Œuvres complètes, tome-3, op.-cit., p.-140-; nous soulignons. DOI 10.24053/ OeC-2021-0006 88 Hélène Baby Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) globant ces amours modernes. Car ce n’est plus un lien de cause à effet linéaire entre des faits (au sens de A qui entraîne B qui entraîne C) qu’il faut théoriser, mais bien un lien autre. La hiérarchisation, intuitive, et souvent sociologique, entre les différents couples d’amants, entraînant la distinction entre les personnages principaux et les personnages secondaires, va abusivement conduire à la hiérarchisation des actions, comme si un personnage secondaire constituait forcément une action secondaire. Très habilement d’ailleurs, Corneille tout à fait conscient de ce premier tour de passe-passe, remplace «-actions-» par «-intérêts-» pour décrire les aventures des «-seconds amants-». C’est sur cette confusion première que prennent naissance les deux concepts, devenus «- classiques- », d’action principale et d’action secondaire, et, de ce premier glissement qui confond personnage et action, naît l’infléchissement que subit à son tour la notion aristotélicienne d’«-épisode-»-: alors qu’il ne désignait dans la Poétique qu’une étape de l’action, le terme devient chez les modernes synonyme de fil secondaire ou d’action seconde. À en croire Scherer, le xvii e siècle, arrivé à ce point du raisonnement, n’aurait alors pas su penser le sens de cette subordination entre action secondaire et principale. Il est vrai que l’ingéniosité lexicale des théoriciens ne dit pas grand-chose, se contentant de décrire la dépendance comme «-incorporation-» ou «-attachement-». Si on rencontre bien la «-dépendance-» dans le Discours à Cliton, à propos de l’unité d’action du poème composé («-c’est-à-dire de deux ou de plusieurs principales actions dépendantes les unes des autres-» 12 ), c’est à l’«-embarrassement-» et au non-«-détachement-» qu’a recours Corneille. Affichant lui aussi une apparente fidélité aux préconisations aristotéliciennes, d’Aubignac se contente d’affirmer la nécessité d'un lien entre l'épisode et les aventures du héros en évoquant l’incorporation et l’attachement-: Mais il y faut observer deux choses dans la Tragédie, l'une, que ces Épisodes, ou secondes histoires, doivent être tellement incorporés au principal Sujet, qu'on ne les puisse séparer sans détruire tout 1'Ouvrage-; autrement l'Épisode serait considéré comme une Pièce inutile et importune, en ce qu'elle ne ferait que retarder la suite, et rompre l'union des principales aventures, comme on a généralement trouvé défectueux l'amour [d'une Princesse dans le Poème le mieux reçu de notre temps] <de l'Infante dans Le Cid>, parce que cet Épisode n'y servait de rien. 13 12 Citation située p.- 631 de La querelle du Cid (1637-1638), éd.- Jean-Marc Civardi, Paris, Champion 2004-; nous soulignons. 13 Chapitre II.-5 de La Pratique, op.-cit., p.-150-151-; nous soulignons. DOI 10.24053/ OeC-2021-0006 89 Comment attacher le personnage épisodique : Corneille lecteur de d’Aubignac Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) Tous ces propos consistent à décliner le sème d’un tout dont toutes les parties sont nécessaires, ce qui se trouve autorisé par le texte même de la Poétique d’Aristote-: et que l'on constitue les parties des faits de telle sorte que le déplacement de quelque partie, ou sa suppression, entraîne une modification et un changement dans l'ensemble-; car ce qu'on ajoute ou ce qu'on retranche, sans laisser une trace sensible, n'est pas une partie (intégrante) de cet ensemble. 14 Si les théoriciens s’en tiennent à cette description, c’est bien parce qu’ils pensent, non pas la nature d’une éventuelle subordination (ou interdépendance 15 ) entre les parties de l’action, mais la plus ou moins grande incorporation de l’action seconde, qu’ils appellent désormais épisode. Ou, plus exactement, dans la mesure où l’action seconde se confond précisément avec l’existence de personnages seconds, c’est bien de l’incorporation d’un personnage qu’il s’agit. S’expliquent ainsi les mots d’«- embarras- », d’«- incorporation-», d’«-attachement-», d’«-union-», termes dont le flou, enté sur le caractère nécessaire et inamovible de chaque élément de l’action, permet aux théoriciens de s’autoriser de la Poétique pour penser la notion radicalement moderne de «-personnage épisodique 16 -». Si cet adjectif s’ancre dans le vocabulaire critique à propos de l’Infante du Cid pour qualifier, de façon négative, un personnage mal attaché à l’action 17 , Corneille, lui, va s’employer à justifier la création du ‘bon’ personnage épisodique. S’appuyant habilement sur la commutation entre l’«- intérêt- » sentimental et le «- fait- » aristotélicien, il distingue d’une part les personnages épisodiques à éviter, parce que, comme l’Infante ou Sabine, ils forment des «-épisodes détachés-», et d’autre part les personnages épisodiques à exploiter parce qu’ils forment «-un seul intrique- ». Toute la question est de savoir comment les «- intérêts- » de ces derniers se «-brouillent-» et «-s’intriquent-»-: sur ce point, les commentaires de d’Aubignac sur Palène sont éclairants. 14 Chapitre VIII de la Poétique. 15 Bénédicte Louvat écrit (Poétique de la tragédie, Paris, Sedes, 1997, p.-73)-: «-en dépit des théoriciens, la relation entre l’action principale et les épisodes est moins une relation de subordination que d’interdépendance-». 16 Jamais on ne lit cette expression dans la Poétique. 17 Sentiments de l’Académie, dans La querelle du Cid (1637-1638), op.-cit., p.-971-: «-ces personnes Épisodiques, qui ne font aucun effet dans le poème-». Cette expression «- personnage épisodique- » est rarissime dans le vocabulaire critique et seul Corneille mènera une réflexion sur cette notion, en la distinguant de l’épisode détaché. DOI 10.24053/ OeC-2021-0006 90 Hélène Baby Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) 2. D’Aubignac commente Palène L’intrigue de Palène est assez simple, eu égard aux habituelles complications des tragi-comédies. Un oracle impose un combat singulier à tous les prétendants désireux d’épouser la princesse Palène-; Clyte, l'amant aimé de Palène, se présente dans la lice-; Driante, prince de Mele, s’aligne à son tour en espérant se venger de Clyte qui lui a refusé la main de sa sœur Hipparine-; devant le désespoir de Palène, sa confidente fait saboter le char de Driante qui se blesse et meurt lors du combat. Lorsque cette ruse est découverte, le roi son père condamne Palène à mort, mais on apprend in extremis que Driante n'est en fait que grièvement blessé et tout finit heureusement par un double hymen. Palène appartient au petit groupe de tragi-comédies dont le sujet, non historique, n’est pourtant pas inventé, mais demeure imité d’une fiction-: figure ainsi en tête de la pièce un extrait des Histoires amoureuses de Parthenius, suivi des justifications apportées aux divers acheminements, au premier rang desquels figurent l’ajout de l’oracle et l’existence de la sœur de Clyte. Il peut donc sembler que d’Aubignac, même sans avoir lu Marmontel, entend justifier les décisions des personnages opposants (le roi n’impose le combat que pour obéir à l’injonction oraculaire, et l’adversaire Driante ne combat que par amour pour ladite soeur) afin de donner une couleur vraisemblable et éviter ainsi que pèse sur l’auteur le soupçon de l’arbitraire. C’est aussi ce que laisse penser la première partie du commentaire de d’Aubignac dans la Pratique du théâtre, où il détaille ce qu’il appelle «-l’Épisode d’Hipparine-» en affirmant qu’elle «-porte les motifs de plusieurs passions-»-: Or pour éviter cet inconvénient, il faut que la personne agissante dans l'Épisode, non seulement soit intéressée au succès des affaires du Théâtre, mais encore que les aventures du Héros, ou de l'Héroïne lui soient tellement attachées que l'on ait raison d'appréhender quelque mal, ou d'espérer quelque bien pour tout le Théâtre- ; et pour les intérêts de cette personne étrangère, qui pour lors n'est plus inutilement étrangère. L'exemple peut bien servir de lumière à cette observation-; mais j'ai peine à le prendre de Palène, de crainte que l'on ne m'impute de m'alléguer moi-même, d'autant que j'ai eu quelque part au sujet et à la disposition de cette Pièce. Laissant néanmoins la liberté d'en juger comme on voudra, il me semble que l'Épisode d'Hipparine est tellement joint au principal Sujet, qu'il n'en peut être arraché, sans que tout périsse, sa fortune embrassant tellement tous les intérêts du Théâtre, qu'elle porte non seulement l'éclaircissement de l'histoire, mais encore les motifs de plusieurs passions. 18 18 La Pratique, II.-5, op.-cit., p.-151. DOI 10.24053/ OeC-2021-0006 91 Comment attacher le personnage épisodique : Corneille lecteur de d’Aubignac Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) Cette description définit le sens de la subordination de l'action- : les actions de la «-personne étrangère-» doivent non seulement dénouer le sujet («-éclaircissement-») mais aussi motiver les passions («-motifs-») et influer sur le sort des personnages principaux (qui doivent en «-appréhender quelque mal-» ou «-espérer quelque bien-»). En des termes plus actuels, on pourrait dire que le couple principal formé par Palène et Clyte dépend du couple secondaire formé par Driante et Hipparine- : c'est parce que Driante aime Hipparine qu’il décide de s’aligner parmi les combattants, et que les principaux amants traversent tous ces obstacles. L'exemple proposé par d'Aubignac paraît donc tout à fait pertinent et correspond à «-notre-» conception de l’unité de l’action. Pourtant, un peu plus loin, lorsqu'il passe du général au particulier, toujours en détaillant l'exemple de la tragi-comédie de Boisrobert dont il a luimême inventé la fable, d’Aubignac semble aller dans le sens contraire de ses premières affirmations-: L'autre observation qui est à faire pour ces Épisodes est, Que la seconde histoire ne doit pas être égale en son sujet non plus qu'en sa nécessité, à celle qui sert de fondement à tout le Poème-; mais bien lui être subordonnée et en dépendre de telle sorte, que les événements du principal Sujet fassent naître les passions de l'Épisode, et que la Catastrophe du premier, produise naturellement et de soi-même celle du second- ; autrement l'Action qui doit principalement fonder le Poème, serait sujette à une autre, et deviendrait comme étrangère. C'est pour cette raison que dans Palène, le combat qui se fait pour Palène donne les motifs de la crainte et de la douleur d'Hipparine-; l'artifice de Palène pour rendre Clyte vainqueur faisant mourir Dryante, cause le désespoir d'Hipparine-; Enfin le salut de Palène produit la bonne fortune d'Hipparine, vu que par son mariage elle obtient le consentement de Clyte pour celui d'Hipparine sa sœur avec Dryante. Ce sont là les deux réflexions que j'ai faites sur les Épisodes Modernes, qui pourront servir d'ouverture à de meilleurs esprits que le mien pour en faire de plus considérables. 19 Non seulement le propos général précise que la «-seconde histoire-» est «-subordonnée-» à «-celle qui sert de fondement à tout le Poème-», mais encore le fonctionnement précis de l’épisode d’Hipparine se trouve clairement décrit comme s’il était fonction de la principale. On voit bien, dans la façon dont d’Aubignac résume Palène, que le théoricien décrit l’action à partir de ce personnage second-: il se préoccupe «-de la crainte et de la douleur d’Hipparine-», de son «-désespoir-», et de «-sa bonne fortune-», comme si elle était l’héroïne (personnage principal) de l’action- . Or, selon sa propre logique, 19 Ibid., p.-152. DOI 10.24053/ OeC-2021-0006 92 Hélène Baby Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) impliquée par le début de son raisonnement où d’Aubignac avait précisé que «-tout le Théâtre-» devait appréhender quelque mal ou espérer quelque bien de «-la personne agissante dans l’Épisode-», le théoricien aurait dû écrire-: «-C'est parce que Driante aime Hipparine et que Clyte lui refuse la main de sa sœur Hipparine, que Driante va combattre Clyte (et qu'il fournit donc le premier obstacle au couple Palène/ Clyte- ; c'est ensuite parce que Driante passe pour mort que le roi condamne Palène à payer ce meurtre de sa propre vie (et donc que le couple Palène/ Clyte rencontre son deuxième obstacle)-; enfin, c'est parce que Driante a survécu que Palène échappe au châtiment judiciaire et que le couple Palène/ Clyte se trouve sauvé-». Mais d’Aubignac a bien écrit l’exact inverse… Aussi, l’ensemble de cette page de La Pratique est-elle problématique, car s’y donnent à lire deux définitions distinctes de l’épisode (et donc, de l’unité de l’action)- : la première, à portée générale, laisse entendre que le «-Héros-» et l’ «-Héroïne-» doivent craindre ou espérer à partir des agissements du personnage second, tandis que la deuxième, entée sur la description du particulier d’une pièce, montre inversement le personnage second en proie aux craintes ou aux espoirs nés des actions des héros. Que doit-on conclure de cette contradiction-? Peut-être d’Aubignac, mauvais théoricien, influencé par le sémantisme des mots «- subordonner- » et «- épisode- », confond-il le secondaire et le principal (c’est l’hypothèse que Scherer suggère à propos de «- l’idée qu’on se faisait de la hiérarchie 20 - »). Pourtant, si l’on peut accepter que, sur le plan théorique de l’affirmation générale, il puisse confondre principal et secondaire, il n’est guère possible qu’il répète cette erreur en décrivant l’action d’une pièce particulière, dont de surcroît il a écrit lui-même l’intrigue. Or, d’Aubignac, détaillant l’épisode d’Hipparine, passe précisément sous silence ce qui, pour nous, pourrait structurellement justifier l’existence de ce personnage, à savoir le fait qu’elle donne à Driante la motivation pour combattre Clyte, dont tout le reste découle. Peut-il l’avoir oublié, alors même que ce personnage est précisément de son invention-? Ne peut-on penser plutôt que d’Aubignac exprime, dans cette contradiction, une conception moderne de l’unité de l’action, faite d’«-intérêts-» et non de «-faits-»-? Faisons l’hypothèse que la description actorielle de d’Aubignac n’est pas une erreur, et qu’il réitère dans le particulier de cette pièce ce qu’il théorise pour l’action dramatique en général. En ce cas, cette apparente confusion oblige à penser que d’Aubignac décrit une seule et même action-: apparaît avec Palène la conception d'une action une, où l'«-épisode-» du personnage second appartient sans conteste à l'intrigue principale, et où, partant, les notions d'«- épisode- » et d'«- intrigue principale- » disparaissent. Décrivant l’épisode d’Hipparine par ses effets plutôt que par ses causes, il montre ainsi 20 Jacques Scherer, La dramaturgie classique en France, op.-cit., p.-101. DOI 10.24053/ OeC-2021-0006 93 Comment attacher le personnage épisodique : Corneille lecteur de d’Aubignac Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) par l’exemple ce que l’on peut entendre par «-incorporation-», et dont rend compte aussi la métaphore picturale à laquelle il a recours pour expliquer la pluralité des «-incidents-» dans l'unicité de l’action-: Nous avons dit qu'un Tableau ne peut représenter qu'une action, mais il faut entendre une action principale- ; car dans le même tableau le Peintre peut mettre plusieurs actions dépendantes de celle qu'il entend principalement représenter. Disons plutôt qu'il n'y a point d'action humaine toute simple et qui ne soit soutenue de plusieurs autres qui la précèdent, qui l'accompagnent, qui la suivent, et qui toutes ensemble la composent et lui donnent l'être-; de sorte que le Peintre qui ne veut représenter qu'une action dans un tableau, ne laisse pas d'y en mêler beaucoup d'autres qui en dépendent, ou pour mieux dire, qui toutes ensemble forment son accomplissement et sa totalité. 21 De ce passage très connu, on pourrait ne retenir que la dernière proposition introduite par la précision de supériorité «-pour mieux dire-»-: d’Aubignac ne s’intéresse pas à la question de la subordination, mais à celle de l’ensemble («-toutes ensemble-»). De son point de vue, la notion d’«-action secondaire-» contient en elle-même sa propre négation. C'est ce que montre la phrase déjà citée «- et pour les intérêts de cette personne étrangère, qui pour lors n'est plus inutilement étrangère-»-: l’action secondaire n’est plus secondaire, et le personnage «- épisodique- » Hipparine peut être décrite comme si elle était un personnage principal. 3. Hipparine et Eryxe Dans la tragi-comédie Palène, la première apparition d’Hipparine auprès de Palène est saluée par l’apostrophe d’«-agréable Étrangère-» car la princesse ne la connaît pas. Cette expression, justifiée par ce contexte fictionnel, rappelle surtout l’adjectif dont se sert d’Aubignac pour décrire le personnage épisodique («-l’étrangère [… ] n’est plus [… ] étrangère-»). Comme on pouvait s’y attendre, l’incorporation d’Hipparine à l’accomplissement de l’action remplit la première des conditions décrites par d’Aubignac, dans la mesure où la levée de l’obstacle pesant sur les héros provoque une conséquence directe sur le sort du personnage, en l’occurrence la «-bonne fortune-» de son union avec Driante. Le dénouement de la tragi-comédie respecte ainsi la tradition du double mariage, des premiers acteurs et des seconds amants, annoncé dans les quatre derniers vers-: 21 La Pratique, op.-cit., p.-137-138. DOI 10.24053/ OeC-2021-0006 94 Hélène Baby Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) Recevez donc ma fille, ô Prince généreux-! Et vivez avec elle à jamais Bienheureux, Cependant que Driante, en guérissant, espère Dans peu, de ses travaux, l’agréable Salaire. Notons au passage que c’est sur l’union des seconds amants que se termine la pièce et, plus exactement, sur le personnage même d’Hipparine qui, d’«-agréable étrangère-», est devenue l’«-agréable salaire-». Sa présence est régulière dans la pièce- : si elle n’apparaît que dans la septième scène du deuxième acte, elle est ensuite présente à chaque acte, dans les scènes II.8, III.3, IV.3, V.1, V.7 et V.8. En outre, le caractère tardif de son apparition est largement compensé par l’usage précoce que fait le dramaturge de son amant Driante au premier acte-: dès les premiers vers de la pièce, ce personnage, qui précisément «-motive-» l’existence d’Hipparine, répète à l’envi qu’il n’est là que pour elle. Ses trois premières prises de parole, en aparté, sont ainsi quasi exclusivement consacrées à exprimer la raison de son action (d’opposant)-: il ne combat pas Clyte pour obtenir la main de Palène, mais pour se venger de lui parce que ce dernier refuse de lui donner la main de sa sœur. Driante explique quelle passion l’anime- («-ce n’est que la haine-/ Et non l’ambition, ni l’Amour qui m’emmène-», p.-3) et il précise que c’est le personnage d’Hipparine qui la nourrit («-Pour ta sœur je veux vaincre et je me veux venger- », p.- 6). La scène suivante le lui fait répéter («-Et c’est ce qui m’oblige à prendre ici les armes-», p.-11), ou encore («-Je suis charmé d’une autre, Hipparine le sait-», p.-11). Une lettre de Driante, parvenue à sa bien-aimée et lue à voix haute après sa mort supposée, permet au spectateur de l’entendre une fois de plus-: «-Pour vous, je voulais vaincre, adorable Hipparine-» (p.-51). Et enfin, au cas où l’on pourrait encore douter de la parfaite incorporation de «-l’étrangère-», le dramaturge prend le soin de faire dire à Hipparine pleurant la mort de son amant-: «-Puisque tu n’entrepris le combat que pour moi-» (p.-77). Il est remarquable que les affirmations touchant à l’entreprise vengeresse de Driante soient toutes prononcées «-à part-» (p.-3 et p.-11) ou «-tout bas-» (p.-6), et que la véritable cause de son action n’apparaisse qu’après la mort du personnage-: le secret entourant sa motivation est probablement la façon (fort peu discrète-! ) qu’a imaginée d’Aubignac pour souligner sa propre habileté à construire les rouages d’une action dramatique. Cependant, le fait que personne, à part le spectateur, ne sache qu’Hipparine est le motif qui pousse Driante à profiter de l’oracle montre que l’obstacle existe au fond indépendamment de ces «-seconds amants-». Et, en effet, de toutes façons, un combat mettant en péril le héros Clyte aurait eu lieu, que Driante existât ou pas, puisque la main de Palène est à ce prix. La harangue liminaire du roi le précise très clairement-: DOI 10.24053/ OeC-2021-0006 95 Comment attacher le personnage épisodique : Corneille lecteur de d’Aubignac Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) [… ] vous savez la rigueur de ma loi Qui, fatale à tous ceux qui ressentent ses charmes En a tant fait mourir par l’effort de mes armes Et puisqu’elle est le prix d’un combat généreux Et puisque sans combattre on ne la peut avoir [… ] (p.-2). Et sur le point de mourir, Driante rappelle la teneur de cette condition matrimoniale-: J’appris l’amour de Clyte, et qu’une loi sévère L’obligeait au combat…[… ] J’arrivay le premier icy pour ma vengeance (p.-49). Driante est arrivé «-le premier-» mais n’importe quel autre combattant aurait fait l’affaire-: la logique globale de l’action montre donc que Driante ne fait qu’actualiser un obstacle déjà-là. Dans le même temps, alors qu’Hipparine est présentée comme la source de l’entreprise violente de Driante, elle apparaît comme «-inutile-» dans l’ensemble de la pièce, au sens où elle n’agit jamais et que son action se borne à espérer-: dans la scène II.7, elle vient supplier Palène, croyant que la princesse a le pouvoir d’empêcher le combat, illusion dont celle-ci lui montre toute la vanité en qualifiant cette idée d’«-inutile projet-» (p.-37). Renchérissant dans la scène suivante, Almedor dont l’action est résumée par l’adverbe «- inutilement- » («- Madame, je l’ai vu, mais inutilement- »), rapporte les paroles de Driante qualifiant de «-peu nécessaire-» la venue d’Hipparine à la Cour-: «-Et que votre voyage était peu nécessaire-» (p.-38). C’est exactement la même expression que l’on retrouve à l’acte- IV, lorsqu’Hipparine vient supplier le roi de gracier Clyte. Ce dernier, bien que touché par les «-tendres mouvements-» de sa sœur, en déplore cependant la vanité-: Mais que, pour mon salut, ils sont peu nécessaires-! (IV,-3,p.-65) Le texte même de la pièce souligne donc deux aspects complémentaires du rôle d’Hipparine- : à l’origine de la motivation passionnelle qui pousse secrètement un opposant à l’action, elle est pourtant parfaitement inutile au déroulement de l’action dramatique. Au total, la dramaturgie de ce personnage épisodique repose sur trois caractéristiques majeures-: l’important impact, au dénouement, de l’action dramatique sur le personnage- ; son rôle de moteur sentimental- ; et enfin, sa passivité actorielle. Ce sont exactement ces trois éléments que l’on retrouve dans l’Éryxe cornélienne, même si d’Aubignac est le premier à la dénoncer comme «-une DOI 10.24053/ OeC-2021-0006 96 Hélène Baby Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) personne postiche-» 22 . À sa suite, l’ensemble de la critique cornélienne, autrefois et aujourd’hui, s’accorde pour considérer que le «-vieux-» Corneille des années-1660 réitère, un quart de siècle après Le Cid, l’erreur consistant à créer un personnage féminin inutile-: [… ] je ne puis souffrir qu’elle soit comme l’Infante du Cid, que personne n’a jamais approuvée. 23 Corneille lui-même traduit le jugement général de ses contemporains sur Éryxe-: C'est une reine de ma façon, de qui ce poème reçoit un grand ornement, et qui pourrait toutefois y passer en quelque sorte pour inutile, n'était qu'elle ajoute des motifs vraisemblables aux historiques-[… ] 24 Cependant, la triple modalisation de sa phrase («-pourrait-», «-en quelque sorte- », «-passer pour- ») fait entendre une autre voix. Cette «-reine de [s]a façon-» a toutes les caractéristiques de ce personnage second amant, «-attaché-» à l’action du fait de la motivation sentimentale qu’il incarne. On sait que l’encre a beaucoup coulé sur sa rivale Sophonisbe 25 , les uns trouvant admirable cette femme forte qui préfère sa patrie à ses propres intérêts, et les autres accusant Corneille d’imposer une bigamie historique et malséante, qui laisse transparaître les motivations amoureuses de la reine. Comme le rappelle Véronique Lochert Associé à sa quête de gloire, l’amour de Sophonisbe pour Massinisse ne la rend pas touchante, mais suspecte, car on ne sait plus si elle l’épouse pour satisfaire son désir ou pour échapper aux Romains. 26 Plus que le «-désir-», c’est la jalousie qui constitue l’un des moteurs de son action, ce que met en avant la mise-en-scène de Brigitte Jaques-Wajeman-: 22 «-[…] une Actrice inutilement introduite sur la Scène, une personne postiche dont on n’avait pas grand besoin-», D’Aubignac, Première Dissertation, op.-cit., p.-19. 23 Ibidem. 24 Corneille, Préface de Sophonisbe dans Œuvres complètes, tome-3, op.-cit., p.-385. 25 «- J’aime mieux qu’on me reproche d’avoir fait mes femmes trop héroïnes…- », ibid., p.-384. 26 «- Débattre d’une héroïne tragique au xvii e siècle (et après)- : les exemples de Sophonisbe et de Desdémone-», Fabula-LhT, n°-25, «-Débattre d'une fiction-», janvier-2021 [http: / / www.fabula.org/ lht/ 25/ lochert.html]. DOI 10.24053/ OeC-2021-0006 97 Comment attacher le personnage épisodique : Corneille lecteur de d’Aubignac Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) Malgré son dévouement à Carthage, la jalousie, funeste passion, prendra le pas sur toute autre considération et conduira la jeune femme au suicide. 27 Jalousie précisément causée par l’existence d’Éryxe, ce personnage épisodique qui, comme Hipparine animait secrètement l’entreprise de Driante dans Palène, incarne une des causes de l’action de Sophonisbe et sert tout ensemble d'aiguillon à Sophonisbe pour précipiter son mariage, et de prétexte aux Romains pour n'y point consentir. 28 Pour rendre compte de la nature souterraine de cet «-aiguillon-», et en informer d’emblée le spectateur, là où Boisrobert (et d’Aubignac) avaient choisi dans Palène la technique des apartés prononcés par Driante, Corneille, symétriquement, utilise celle des confidences de Sophonisbe à sa dame d’honneur Herminie-: Mais le reste du mien 29 plus fort qu’on ne présume Trouvera dans la Paix une prompte amertume-; Et d’un chagrin secret la sombre et dure loi M’y fait voir des malheurs, qui ne sont que pour moi (I,-2, vers 79-82). Dans cette scène de confidence liminaire, il n’est question que de jalousie, ce «-chagrin secret-», qui pousse Sophonisbe à refuser la paix parce qu’elle a peur que de cet accord naisse l’union entre Massinisse et Éryxe-: Mais il [ce reste d’amour] est assez fort pour devenir jaloux De celle dont la Paix le doit faire l’époux (vers 87-90) Le vers 139 «- Ne pouvant être à moi, qu'il ne soit à personne- », annonce la jalousie de Phèdre se résignant à la froideur d’Hippolyte mais refusant d’avoir une «-rivale-». Ce sentiment est de nouveau exprimé clairement dans la deuxième scène de confidence (II,5)-: Mais c’en est une [une douceur] ici bien autre, et sans égale, D’enlever, et sitôt, ce Prince à ma Rivale. (vers 711-712) 27 Cité par V.-Lochert, art.-cit. note-28. Nous ne partageons pas le caractère radical de ce jugement, et pensons que sa gloire demeure une «-considération-» essentielle pour Sophonisbe. 28 Corneille, Œuvres complètes, tome-3, op.-cit., p.-385. 29 Le reste de son amour pour Massinisse. DOI 10.24053/ OeC-2021-0006 98 Hélène Baby Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) Enfin, dans une troisième et dernière scène de confidence (V,-1), Sophonisbe reconnaît encore le rôle de sa passion jalouse et la «-folle ardeur de braver [s]a rivale» (v.-1546)-: La présence d’Éryxe aujourd’hui m’a perdue-; Je me serais sans elle un peu mieux défendue (vers 1550-1551) Par cette analyse rétrospective de l'action, le dispositif rappelle la lettre posthume de Driante-: la motivation sentimentale, même si elle constitue un moteur essentiel de l’action, est gardée secrète pour l’ensemble des protagonistes jusqu’à sa révélation tardive. Et, comme dans Palène encore, ce ressort souterrain, pour violent et attesté qu’il soit, ne peut à lui seul constituer le péril que doivent affronter les premiers acteurs. En effet, qu’il s’agisse de la tragi-comédie ou de la tragédie, l’obstacle principal, respectivement la loi du combat matrimonial et le triomphe des Romains, existe indépendamment des intérêts sentimentaux qui peuvent s’y rapporter et le conforter. Ainsi, ce qui conduit Clyte au combat ou Sophonisbe au suicide ne tient pas seulement à Hipparine ou à Éryxe, et dépasse largement leurs intérêts passionnels, montrant que le traitement du personnage épisodique, «- aiguillon-» de l’action, est bien le même dans les deux œuvres. C’est enfin par sa passivité qu’Éryxe rejoint Hipparine, car ni l’une ni l’autre ne font quoi que ce soit de concret. Malgré une présence régulière et importante à chaque acte dès la scène I,-3 (II,-1; II,-2 ; II,-3-; III,-2-; III,-3-; V,-3-; V,-4-; V,-5-; V,-6-; V,-7), Éryxe se distingue par son immobilité actorielle. Après ses stériles bravades l’opposant à Sophonisbe (I.3), elle affirme à sa confidente ne rien vouloir dire ou faire, décide de «-Fuir toute occasion de troubler leur discours-» (v.-514) et de regarder la suite des événements «-d’un œil indifférent-» (v.-513). Cette immobilité a d’ailleurs pu asseoir sa ressemblance avec l’Infante du Cid, même si une différence fondamentale les sépare- : le sort de l’Infante n’est et ne sera en rien modifié ni par les événements vécus par les «- premiers acteurs-» ni par leur dénouement, alors que celui d’Éryxe en revanche se trouve profondément transformé par la mort de Sophonisbe puisque les derniers vers de la pièce dessinent sa future union avec Massinisse. Souffrez qu'en sa faveur le temps vous adoucisse Et préparez votre âme à le moins dédaigner. Comme l’a très bien noté Enrica Zanin-: DOI 10.24053/ OeC-2021-0006 99 Comment attacher le personnage épisodique : Corneille lecteur de d’Aubignac Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) La mort de la reine vient rendre possible le dessein amoureux de sa captive, Éryxe 30 [… ]. Ou encore, comme le déplore Voltaire-: La pièce de Corneille finit donc par le mariage de deux personnages dont personne ne se soucie 31 . À la différence de ce qui se passe pour l’Infante, la promotion matrimoniale 32 d’Éryxe traduit surtout son «-incorporation-» dans l’action, et indique que cette «- personne étrangère- » n’est plus «- étrangère- » comme l’écrivait d’Aubignac à propos de son Hipparine. De fait, le traitement d’Éryxe rejoint parfaitement celui du personnage second de Palène. Si les dramaturges et théoriciens du XVII e n’ont pas décrit la hiérarchie entre le fil secondaire et le fil principal, ils ont néanmoins une idée précise de ce qu’est l’incorporation des personnages seconds, ce que montrent de façon exemplaire Hipparine et Éryxe dans la tragi-comédie conçue par d’Aubignac et dans la tragédie de Corneille. Le personnage épisodique est «- attaché- » à l’action même s’il n’agit pas directement- ; car il incarne un mobile supplémentaire et secret pouvant expliquer les obstacles de l’action principale, même si ces obstacles auraient existé sans lui- ; et il voit son destin radicalement changer au dénouement. En créant lui aussi avec Éryxe ce type de personnage second, Corneille fait glisser la conception aristotélicienne d’une action qui se construit seulement dans l’articulation logique des faits vers une action qui trouve aussi sa cohérence dans la convergence des intérêts et du sentiment. On peut ainsi comprendre pourquoi Corneille aurait affirmé, selon Donneau de Visé, «-qu'Éryxe plairait à cause de la nouveauté de son caractère 33 -». Mais, si Éryxe démarque si bien Hipparine, on peut se demander pourquoi, dans sa première Dissertation, d’Aubignac condamne le personnage cornélien. On peut penser que, aveuglé par son ressentiment contre Cor- 30 Enrica Zanin, Fins tragiques, Genève, Droz, 2014, p.-168. 31 Commentaires sur Corneille, éd.-David Williams, Banbury, The Voltaire Foundation, 1975, tome-3, p.-911-912. 32 Cette possibilité d’union avec Massinisse, à l’horizon du dernier acte, place Éryxe dans la même situation que Chimène («- premier acteur- ») et Corneille souligne ce rapprochement par l’injonction, quasi identique dans le dernier vers des deux pièces, de «-laisser faire le temps-». «-Laisse faire le temps, ta vaillance et ton roi-» (Le Cid) et «-Madame, encore un coup, laissons-en faire au temps.-» 33 J.-Donneau de Visé, Les Nouvelles nouvelles, Paris, J.-Ribou, 1663, t.-III-; (http: / / nouvellesnouvelles.yale.edu/ index.php? volume=volume3#sophonisbe, cit.-p.-257.) DOI 10.24053/ OeC-2021-0006 100 Hélène Baby Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) neille, et de mauvaise foi, il se prend à son propre piège, et qu’il condamne, au nom de «- l’économie du poème- » (conçue selon Aristote), une dramaturgie qu’il a pourtant lui-même pratiquée et précisément décrite. On peut aussi estimer que l’abbé a compris que Corneille, lecteur du chapitre II,-5 de La Pratique, voulait avec sa Sophonisbe lui rappeler ironiquement que l’unité de l’action moderne ne se réduit pas à la doxa aristotélicienne, ce que Palène avait déjà précisément illustré-: mais d’Aubignac n’aurait alors pas supporté de voir ainsi mises au jour ses propres contradictions. DOI 10.24053/ OeC-2021-0006