eJournals Oeuvres et Critiques 46/1

Oeuvres et Critiques
0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.24053/OeC-2021-0007
Il reste donc à trouver un milieu entre ces deux extrémités, par le choix d’un homme, qui ne soit ni tout à fait bon, ni tout à fait méchant, et qui par une faute, ou foiblesse humaine, tombe dans un malheur qu’il ne mérite pas. Aristote en donne pour exemples Œdipe, et Thyeste, en quoi véritablement je ne comprends point sa pensée1.
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Corneille face au héros tragique : disciple ou rival d’Aristote ?

2021
Tristan Alonge
Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) Corneille face au héros tragique : disciple ou rival d’Aristote ? Tristan Alonge Université de la Réunion Il reste donc à trouver un milieu entre ces deux extrémités, par le choix d’un homme, qui ne soit ni tout à fait bon, ni tout à fait méchant, et qui par une faute, ou foiblesse humaine, tombe dans un malheur qu’il ne mérite pas. Aristote en donne pour exemples Œdipe, et Thyeste, en quoi véritablement je ne comprends point sa pensée 1 . Fin de l’été 1658. Parmi les trois sujets proposés par Fouquet, Corneille ne semble avoir que très peu hésité, choisissant pour son retour sur scène celui d’Œdipe, jadis traité par Sophocle et Sénèque. Comment comprendre que dans les mêmes années le dramaturge choisisse d’écrire une pièce autour du personnage que le théoricien repousse comme incompréhensible dans ses Discours-? Si ce deuxième début de carrière semble s’inscrire sous un retour à la tragédie athénienne, curieusement cela avait déjà été le cas au début de sa première carrière tragique 2 - : entre Médée et Œdipe, Corneille, pressé par ses détracteurs, n’a pourtant pas cessé de lire et annoter la Poétique, pour laquelle le fils de Laïus constitue l’exemple suprême du héros tragique ni tout à fait bon ni tout à fait méchant. Si la carrière de Corneille révèle une volonté de plus en plus évidente de «-s’accommoder-» avec le Stagirite afin de faire taire les critiques qui le hantaient depuis la Querelle du Cid, il est pourtant indéniable que la notion de héros tragique demeure un point de rupture théorique majeur dans le dialogue avec Aristote 3 . Les pages qui suivent se proposent de revenir sur cette incompatibilité dramaturgique, de la théorie à la pratique, des Discours aux deux seules créations théâtrales qui constituent des reprises directes de sujets grecs. Au moment de reporter sur scène des héros antiques, Corneille finit-il par abandonner ses désaccords 1 Corneille, «- Discours de la tragédie- », dans Corneille, OC III, Paris, Gallimard, 1987, p.-145. 2 Pour Georges May, dans les deux cas Corneille est à la recherche de sujets qui aient déjà fait leurs preuves sur scène (Tragédie cornélienne, tragédie racinienne. Étude sur les sources de l’intérêt dramatique, Urbana, University of Illinois Press, 1948, p.-46). 3 Sur ce point et plus généralement sur les résistances cornéliennes à Aristote voir Marie-Odile Sweetser, Les conceptions dramatiques de Corneille d’après ses écrits théoriques, Genève, Droz, 1962, p. 117 et 173. DOI 10.24053/ OeC-2021-0007 102 Tristan Alonge Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) DOI 10.24053/ OeC-2021-0007 théoriques 4 ou confirme-t-il la rupture en proposant une transformation des personnages- ? En vingt-cinq ans, entre Médée et Œdipe, la relation à Aristote-a-t-elle évolué ou est-elle restée identique-? I. Le héros tragique à l’épreuve des Discours : une incompatibilité dramaturgique Si la critique a pu peindre Corneille comme un dramaturge profondément imprégné d’aristotélisme, ce n’est pas seulement parce que les deux plus significatifs silences de sa carrière théâtrale - au lendemain du Cid et de Pertharite - aboutissent à une profonde méditation théorique inspirée par la Poétique, comme le témoignent l’écriture d’Horace et des Discours, c’est surtout parce que, dès ses premières pièces, il semble avoir devancé ses contemporains dans la compréhension de ce que le Stagirite exigeait d’un sujet de tragédie-: une histoire suscitant crainte et pitié par le surgissement des violences au sein des alliances 5 . Si le genre tragique avait longtemps été réduit à la description plaintive de la chute d’un puissant, Médée, Le Cid, Horace ou encore Cinna constituent autant de tentatives de remonter plus radicalement aux enseignements du chapitre 14 de la Poétique en privilégiant des actions «-comme un meurtre ou un autre acte de ce genre accompli ou projeté par le frère contre le frère, par le fils contre le père, par la mère contre le fils ou le fils contre la mère-» 6 . Dans le «-long duel-avec Aristote-» - pour reprendre la belle expression de Jules Lemaître 7 - que constitue sa carrière théâtrale, le dramaturge rouennais a indéniablement cédé sur de nombreux points, afin de «- s’accommoder- » avec le théoricien grec et ses épigones français-; il n’en demeure pas moins qu’un désaccord fondamental persiste, concernant un élément crucial du dispositif dramaturgique esquissé par la Poétique. Si le chapitre 14 précisait le type de sujet adapté à une bonne tragédie, il ne représente que l’acte final d’un long raisonnement «- sur le système des faits et sur les qualités que doivent avoir les histoires-», raisonnement qui avait débuté au chapitre 6 avec la définition de tragédie, et qui avait esquissé, par la suite, le parcours détaillé à suivre pour aboutir à un agencement adéquat du sujet. En d’autres termes, pour produire frayeur et 4 À noter que Georges Forestier (Essai de génétique théâtrale, Genève, Droz, 2004, p. 143) exclut de la liste des pièces proprement cornéliennes - au sens de pièces construites à partir d’une matrice fondée sur la configuration terminale - justement Médée et Œdipe. 5 Sur le sujet voir G. Forestier, Essai de génétique théâtrale, op.-cit., p. 121-123. 6 Aristote, La Poétique, Paris, Seuil, 1980, ch. 14, p. 80-81, 53b20-22. 7 Jules Lemaître, Corneille et la Poétique d’Aristote : les trois Discours, les Préfaces et les Examens, Paris, Librairie Legène et Oudin, 1888, p. 1. 103 Corneille face au héros tragique : disciple ou rival d’Aristote ? Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) DOI 10.24053/ OeC-2021-0007 pitié, il n’est pas suffisant de mettre en scène un surgissement des violences au sein des alliances, il faut que l’action implique un renversement du bonheur au malheur ou du malheur au bonheur (ch. 7, 51a12-15), idéalement à travers péripétie et reconnaissance (ch.-10, 52a16-18), et que l’enchaînement causal des événements se produise contre toute attente (ch. 9, 52a1-4). Les préceptes aristotéliciens ne s’estompent pas là, ils précisent la modalité concrète susceptible de garantir ce retournement contre toute attente, en suggérant de privilégier le recours à un type bien précis de personnage tragique, ni tout à fait bon ni tout à fait méchant (ch. 13, 53a7-17). L’évocation systématique de l’exemple d’Œdipe roi (ch. 11, 13 et 14) aide à comprendre à quel modèle se réfère le Stagirite-: le héros tragique à rechercher est celui qui garantit un retournement de l’action du bonheur au malheur à travers la reconnaissance, soudaine, de sa propre identité, c’est-à-dire d’un visage de soi qui restait caché. Si le déroulement de l’intrigue - dans le cas d’Œdipe l’arrivée du messager de Corinthe - favorise cette évolution, c’est bien le héros qui se trouve au cœur du déroulement dramaturgique, c’est bien en sa double nature que réside le secret susceptible d’inverser le cours de l’action, c’est bien lui qui fabrique activement son propre malheur, et non pas les circonstances. Nous sommes véritablement face à une dramaturgie du retournement par le personnage. Si Corneille a suivi Aristote dans le choix de sujets centrés autour du surgissement des violences au sein des alliances (inventio), il n’en va pas de même pour les modalités susceptibles de faire émerger cette violence (dispositio), écartant d’office, sur le plan théorique du moins, tout recours à des héros ni tout à fait bons ni tout à fait méchants. Non seulement il regrette ouvertement qu’Aristote ait exclu du théâtre les héros parfaits, les saints et les martyrs 8 , il revendique même la nécessité de ménager les acteurs principaux pour ne pas leur aliéner totalement la sympathie du public, quitte à réécrire la mythologie antique, comme il le propose pour le meurtre de Clytemnestre 9 . Il préfère ainsi séparer la source des deux effets tragiques que générait un seul personnage chez Aristote-: la pitié naîtra d’un héros innocent, la crainte de la chute d’un méchant 10 . Loin de constituer un simple choix dramaturgique, le refus d’intégrer des héros tragiques au sens d’Aristote découle directement de la vision morale du théâtre, héritée du Moyen- Âge, que Corneille conserve 11 et qu’il reproche à la Poétique d’avoir ignorée-: 8 Comme montré par G. Forestier (Essai de génétique théâtrale, op.-cit., p.-199-200), l’idée même d’un héros tragique qui soit autre chose que parfait constitue pour Corneille un point de rupture incontournable dans son rapport à Aristote. 9 Corneille, «-Discours de la tragédie-», op.-cit., p.-160-161. 10 Corneille, «-Discours de la tragédie-», op.-cit., p.-148. 11 Ne trouvant trace de la notion d’utilité chez Aristote, Corneille en appelle à l’autorité d’Horace («-Discours du poème dramatique-», op.-cit., p. 119). L’imposition 104 Tristan Alonge Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) n’ayant pas pris en compte l’exemplarité intrinsèque dans la punition des méchantes actions et dans la récompense des bonnes, le Stagirite aurait inventé la notion obscure et «-imaginaire-» de catharsis 12 . Le problème implicite dans la caractérisation ambigüe d’Œdipe réside justement dans l’impossibilité de le classer moralement, et donc d’identifier «- la passion qu’il nous donne à purger-» 13 . Malgré son aristotélisme de façade, Corneille, sans doute encouragé par les interprètes du XVI e siècle qui n’avaient pas cessé de gloser en ce sens la Poétique 14 , ne se distingue guère de tous ses contemporains dans la conception de la tragédie, conçue comme le spectacle moralement instructif du malheur de rois et princes. Rien d’étonnant alors dans la modification de la légende antique qu’il suggère afin de conserver un visage respectable et innocent à Oreste, ni dans le malaise suscité chez lui par la dualité de l’Œdipe sophocléen. Irréductible à une lecture morale du théâtre, le héros ni tout à fait coupable ni tout à fait innocent d’Aristote ne pouvait que poser problème au dramaturge, qui préfère ainsi s’en priver. Pourtant, renoncer au héros tragique équivaut à renoncer au principal agent qui garantissait le retournement de l’action, et donc à la pièce maîtresse de la dramaturgie aristotélicienne, à laquelle il fallait trouver une alternative. Si l’analyse des pièces qui se succèdent après Horace semble avoir suggéré l’existence de deux tentatives distinctes de combler ce manque 15 , celles-ci rejoignent pourtant la réponse théorique esquissée dans les Discours et les Examens- : la dramaturgie du retournement par le personnage laisse la place à une dramaturgie du retournement par l’intrigue. Alors que chez Aristote, c’est le héros tragique, en raison de sa faute (et donc de sa double nature), qui provoque le retournement de l’action, chez Corneille, le héros est nécessairement pur, et le tragique ne peut donc naître que des circonstances, de la situation dans laquelle il est immergé. Lorsqu’il est d’une relecture morale à la Poétique a été soulignée depuis longtemps-; voir entre autres Jules Lemaître, Corneille et la Poétique d’Aristote, op. cit., p. 7-8. 12 Corneille, «-Discours de la tragédie-», op.-cit., p.-146. 13 Corneille, «-Discours de la tragédie-», op.-cit., p.- 145. 14 Sur l’évolution de la notion de tragédie de l’Antiquité à la Renaissance, voir la synthèse brillante de Enrica Zanin, « Il tragico prima del tragico », dans C. Cao / A. Cinquegrani / E. Sbrojavacca / V. Tabaglio (dir.), Maschere del tragico, Between, VII-14, 2017, p. 1-18. Sur l’infidélité des commentateurs d’Aristote, voir également Enrica Zanin, «-Les commentaires modernes de la Poétique d’Aristote-», Études littéraires, 43, 2012, p.-55-83. 15 G. Forestier (Essai de génétique théâtrale, op.- cit., p.- 224-261) identifie deux solutions alternatives esquissées par Corneille-: celle du coupable innocent dans Cinna et Polyeucte, plus tard dans Théodore et Pertharite, c’est-à-dire celle d’un héros pur se retrouvant dans une situation impure-; et celle de la persécution dans une situation bloquée dans Rodogune et Héraclius, c’est-à-dire celle d’un héros-roi empêché d’agir par sa vertu même. DOI 10.24053/ OeC-2021-0007 105 Corneille face au héros tragique : disciple ou rival d’Aristote ? Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) question des différentes typologies d’agencement des faits, le dramaturge corrige Aristote en inventant une nouvelle typologie idéale, dans laquelle «- ceux qui connaissent la personne qu’ils veulent perdre, et s’en dédisent [… ] sont empêchés d’en venir à l’effet par quelque puissance supérieure, ou par quelque changement de fortune-», et non pas par un «-simple changement de volonté-» 16 . En d’autres termes, la meilleure typologie serait celle qui implique d’une part la cohérence et le comportement conscient du héros, toujours fidèle à son propos initial et n’ayant commis aucune faute, de l’autre un retournement de l’action - l’impossibilité d’atteindre le but recherché - provoqué par des faits extérieurs à sa volonté, et donc nécessairement liés au déroulement de l’intrigue et non pas au changement du personnage. Il est alors moins surprenant de constater l’insistance avec laquelle Corneille revient sur l’importance du recours à des personnages et actions épisodiques, susceptibles de favoriser l’émergence du dénouement final par l’entrelacement nécessaire des différents fils de l’intrigue 17 . Rien d’étonnant non plus dans sa revendication radicale de la liberté que le dramaturge conserve dans «-les moyens de parvenir à l’action-» 18 , dans les «-acheminements-» qui conduiront au dénouement attendu-: cette liberté est bien celle qui lui permet de compenser autrement, par l’intrigue, l’absence d’un héros tragique commettant une faute. Si la profonde incompatibilité entre le héros tragique du chapitre 13 et une vision morale de la tragédie éloigne indéniablement Corneille de la proposition aristotélicienne sur un point crucial, l’obligeant à esquisser une alternative dramaturgique radicale, cet éloignement théorique se confirmet-il au moment de reprendre les intrigues de la tragédie grecque-? Le théoricien et le dramaturge se retrouvent-ils du même côté, ou s’éloignent-ils lorsqu’un modèle antique (Médée et Œdipe) s’impose à eux-? II. Le héros tragique à l’épreuve de la scène : séparer bons et méchants Malgré leurs différences, les pièces d’Euripide et de Sophocle ayant inspiré Corneille partagent le choix de mettre au centre un héros tragique parfaitement correspondant au portrait du chapitre 13 d’Aristote- : Médée 16 Corneille, «-Discours de la tragédie-», op.-cit., p.-153. 17 Corneille, «-Discours du poème dramatique-», op.-cit., p.-139. Sur la notion paradoxale de «- subordination- » de l’action principale aux actions épisodiques dans le théâtre classique, voir Jacques Scherer, La dramaturgie classique en France, Paris, Nizet, 1950, p.-100-104. 18 Corneille, «-Discours de la tragédie-», op.-cit., p.-159. Sur le sujet voir G. Forestier, Essai de génétique théâtrale, op.-cit., p. 142-143. DOI 10.24053/ OeC-2021-0007 106 Tristan Alonge Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) comme Œdipe emportent initialement l’adhésion des spectateurs, suscitant leur pitié, en raison d’un visage innocent, pour ensuite provoquer chez eux la terreur, par le dévoilement de leur visage coupable et monstrueux, et la chute irréparable dans laquelle ils précipitent en raison d’une faute commise. Dans les deux cas, la solidarité des spectateurs est encouragée par le comportement bienveillant du chœur, qui réconforte une Médée en détresse, injustement abandonnée et humiliée par un mari adultère 19 , tout comme il défend chez Sophocle un Œdipe encore vénéré comme un demi-Dieu en raison de la victoire sur le Sphinx 20 , et injustement soupçonné du meurtre de Laïus. La solidarité ne cessera qu’au moment du basculement provoqué, dans les deux cas, par une faute du héros-qui ne fait qu’actualiser une faute ancienne, prouvant par ce biais l’existence d’un δαίμων 21 , d’une force supérieure qui entraîne le personnage dans sa chute. Pour Médée, la faute tient à son orgueilleuse incapacité à renoncer à sa passion dévorante-: alors que le début de la pièce lui laissait une porte de sortie, lui garantissant un départ en exil relativement paisible avec ses enfants, elle choisit, par passion, de détruire sa propre progéniture, tout comme par passion elle avait en Colchide anéanti sa famille d’origine. Image inversée d’Andromaque, elle cesse d’être mère au moment de se redécouvrir amante, dévoilant la monstruosité qui inverse le sens de l’action- : l’exil d’une victime se transforme en la vengeance d’une mère infanticide. D’une façon similaire, Œdipe aussi réactualise sur scène une faute antique qui est la marque de la malédiction inscrite dans son propre nom-: il est celui qui sait ( οἶδα ), celui qui veut savoir au-delà du licite. Tout comme son obstinée recherche d’identité l’avait amené à interroger l’oracle de Delphes et par conséquent à rencontrer et assassiner son père au croisement de deux chemins, cette même recherche l’oblige à mener son enquête jusqu’au bout, au point de se découvrir le plus maudit des hommes. Incapable d’accepter une telle caractérisation ambigüe des deux personnages, Corneille a systématiquement procédé à une amputation de leur portrait, en noircissant les traits au point de ne retenir - à l’instar de Sénèque 22 19 La solidarité envers Médée est d’ailleurs générale, s’étendant à la nourrice et même, curieusement, au messager, qui l’encourage à la fuite au moment de lui annoncer la mort de Créuse. 20 Voir notamment la scène initiale de vénération et supplication d’Œdipe par le peuple. 21 Sur la notion de δαίμων dans la tragédie grecque, voir Jean-Pierre Vernant, « Ébauches de la volonté », dans Mythe et tragédie en Grèce ancienne - I, Paris, La Découverte/ Poche, 2001 (réédition de Maspero, 1972), p. 68 22 Corneille reconnaît avoir par moments frôlé la traduction de Sénèque («- Examen-» de Médée dans Corneille, OC I, Paris, Gallimard, 1980, p.-540) et ne devoir rien à Euripide («- Lettre du 6 mars 1649 à Constantin Huygens- »). Les reprises directes du poète latin se réduisent en réalité à deux-cent vers environ (voir André DOI 10.24053/ OeC-2021-0007 107 Corneille face au héros tragique : disciple ou rival d’Aristote ? Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) - que le visage monstrueux. Alors que chez Euripide, la pièce s’ouvrait sur une Médée mourante, abandonnée, affligée par l’humiliant exil qui l’attend, chez Corneille, la première image de l’héroïne, donnée par Jason, la décrit comme responsable de l’affreux meurtre de Pélias, cause première de la réaction violente du nouveau roi Acaste et donc de l’exil (I, 1). Sans jamais être présentée comme une victime, elle est immédiatement identifiée à la sorcière 23 , ce que viennent confirmer les premières répliques de Médée ellemême, invoquant le secours des «-Filles de l’Achéron-» (I, 3, v.-205-224) et du Soleil pour détruire ses ennemis, pour renouer avec la monstruosité de ses actes de jeunesse, et retrouver son identité de magicienne 24 . Loin d’être réconfortée par sa suivante, elle ne jouit d’aucune solidarité féminine, puisque Nérine d’abord tente de la dissuader (I, 4), puis la critique ouvertement en prenant les défenses de Créuse (III, 1). Alors que chez Euripide, la présence scénique des enfants renforçait le dilemme de la protagoniste, ils disparaissent chez Corneille tout comme les hésitations de leur mère, réduites comme peau de chagrin 25 et balayées par le constat d’une continuité logique et monstrueuse entre l’assassinat du frère et celui de sa progéniture (V, 1, v.-1357). Il n’y a chez elle aucune douleur véritable ni renoncement car elle considère que les enfants appartiennent à Jason (v.- 1351-56), c’est lui qui veut les garder contrairement à ce qui était le cas chez Euripide. Lorsqu’on se tourne vers la pièce de 1659, force est de constater que Corneille semble adopter le même procédé en effaçant le visage héroïque et séduisant d’un Œdipe monarque avisé, enquêtant avec acharnement pour sauver son peuple 26 . L’image que nous renvoie les trois premiers actes est plutôt celle d’un tyran illégitime, d’un usurpateur ayant ravi un trône qui ne lui revenait pas 27 , inquiet du maintien de son pouvoir au point de contrer les Stegmann, « La “Médée” de Corneille », dans Jean Jacquot (dir.), Les tragédies de Sénèque et le théâtre de la Renaissance, Paris, éditions CNRS 1963, p. 120). Georges Couton préfère voir une infuence d’Ovide et d’Apollonios de Rhodes plutôt que d’Euripide («-Notice-» à Médée, op.-cit, p. 1380). 23 Sur les liens de la Médée cornélienne avec la sorcellerie de l’époque, voir Virginia Krause, « Le sort de la sorcière : Médée de Corneille », PFSCL, 58, 2003, p. 41-56. 24 Corneille, Médée, op. cit., I, 3, v. 237-: «-je suis encor moi-même-». Le portrait de magicienne est confirmé par le sort employé pour libérer Æ gée, et par celui qui assassine Créuse. 25 Si le monologue qui clôture V, 1 (v.- 1346-78) révèle quelques hésitations, elles sont vite oubliées et bien éloignées de l’importance que leur avait accordée Euripide, avec notamment un dialogue pathétique entre mère et enfants. 26 Yves Giraud («- Oedipe héros cornélien- », Studi di Letteratura Francese, 15, 1989, p. 50), qui en fait un héros innocent, ne tient visiblement pas compte du décalage opéré par rapport à Sophocle. 27 De même avis Serge Doubrovsky (Corneille et la dialectique du héros, Paris, Gallimard, 1963, p.-339), pour lequel Corneille oppose à un usurpateur coupable une reine légitime et innocente (Dircé). DOI 10.24053/ OeC-2021-0007 108 Tristan Alonge Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) projets dynastiques de Dircé en l’obligeant à un mariage moins prestigieux (II, 2, v. 532-40). À la recherche d’une faute consciente afin de compenser celle inconsciente de la légende 28 , Corneille a voulu ainsi montrer qu’Œdipe est un intrus sur le plan politique avant même que sur le plan familial, justifiant ainsi son exil par l’insistance sur la légitimité de la descendance incarnée par sa sœur 29 . Si Sophocle présentait le héros d’abord comme une victime innocente des jalousies politiques de Créon et Tirésias, et ensuite comme le bouc émissaire de dieux cruels, contre lesquels il s’indignait en suscitant, jusqu’à la dernière scène, la compassion de ses concitoyens et des spectateurs, Corneille a choisi d’écarter systématiquement toutes les images susceptibles de créer de l’empathie- : loin de l’effondrement progressif qui caractérise le héros sophocléen à la découverte de la vérité 30 , il reste combatif tentant par tous les moyens de trouver un autre coupable, craignant jusqu’au bout un complot politique (V, 1), sans montrer de désarroi même à la découverte de la vérité 31 -; Corneille va jusqu'à supprimer son retour sur scène ensanglanté, le privant des pleurs du peuple 32 et de sa femme 33 . Si Médée et Œdipe ont, donc, de quoi susciter la crainte chez Corneille, mais plus vraiment la pitié, en raison de la suppression de leur visage de victime innocente, ce dernier semble pourtant avoir été transféré respectivement à Jason et Dircé, dont la centralité absolue garantit au spectateur la possibilité d’une identification avec un héros sans tache. Alors que le mari de Médée endossait, chez Euripide, les traits d’un cynique profiteur, prêt à se débarrasser de femme et enfants pour son confort économique après avoir longtemps bénéficié des arts magiques de la colchidienne, ne luttant aucunement pour conserver auprès de lui sa progéniture, et se laissant piéger aisément, le personnage cornélien est devenu un héros actif. Certes, il est présenté, dès la première scène, comme un «-voleur de cœurs-», mais cela 28 De même avis Harriet Ray Allentuch, « Is Corneille Œdipe Œdipal? -», The French Review, 67-4, 1994, p. 573. 29 Comme le souligne Hélène Bilis (« Corneille’s Œdipe and the Politics of Seventeenth-Century Royal Succession-», MLN, 125-4, 2010, p. 884), Corneille a d’ailleurs minoré l’importance de la faute inconsciente de l’inceste pour accentuer la faute politique d’avoir assassiné un roi. 30 Comme le rappelle Octave Nadal (Le sentiment de l’amour dans l’œuvre de Pierre Corneille, Paris, Gallimard, 1948, p. 236), Corneille ne saisit pas «-le moment grec d’Œdipe-», celui de l’homme qui déchiffre sa nature en s’ignorant lui-même. 31 À sa sortie définitive de scène, Dircé en loue la «-rare constance-» malgré «-tout ce qui l’accable-» (Œdipe dans Corneille, OC III, op. cit., V, 7, v.-1881-86). 32 Comme le souligne G. Forestier (Essai de génétique théâtrale, op. cit., p. 342-343), l’aveuglement est présenté par Corneille comme un miracle, de sorte à susciter merveille plutôt que crainte. 33 La dernière pensée de Jocaste est significativement adressée à Dircé et non pas à Œdipe (V, 8, v.-1949-52). DOI 10.24053/ OeC-2021-0007 109 Corneille face au héros tragique : disciple ou rival d’Aristote ? Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) ne fait que mettre en avant la centralité d’un homme qui a su s’élever au plus haut rang de la société et échapper aux dangers grâce à son art de la séduction 34 , sans dépendre de Médée 35 . Il est d’ailleurs réellement amoureux de Créuse, se bat de façon héroïque pour la sauver des mains des soldats d’ Æ gée (IV, 1) et sa présence aurait, peut-être, même pu empêcher sa mort 36 . Plus important encore, Jason est devenu chez Corneille un père attentionné, sa passion amoureuse se doublant en réalité d’une finalité plus noble 37 -: en séduisant Créuse, il a obtenu pour ses enfants que la mère ne soit pas tuée, et qu’elle soit exilée-seule (I,-1, v. 130-137)-; il a même convaincu le roi de les accueillir à la cour en les faisant adopter par sa nouvelle épouse (I, 2, v.-175-84). Jason est donc le héros qui tente de sauvegarder ce qui reste de sa famille en s’opposant à la destruction qu’entraîne avec elle la sorcière de Colchide 38 -: l’opposition manichéenne et la répartition des rôles ne sauraient être plus nettes. La dernière scène de la pièce est significativement dédiée à la description de l’impuissance d’un père qui aura tout tenté et qui échoue devant une force surnaturelle contre laquelle il ne peut rien-: c’est bien ce Jason suicidaire qui attire sur lui la pitié du spectateur 39 , volant définitivement la vedette à une Médée impitoyable. Dans Œdipe, une répartition similaire des rôles est assurée par l’invention du personnage de Dircé, véritable double féminin et innocent de son demi-frère-: non seulement elle n’a commis ni inceste ni parricide, surtout elle est la reine légitime de Thèbes. Héroïne pleinement cornélienne dans 34 Francesco Fiorentino parle même de «- machiavellismo erotico- » (« Eloquenza e omicidio. Medea nel seicento Francese », Rivista di letterature moderne e comparate, 59-4, 2006, p. 420). 35 Sur l’aspiration de Jason à un héroïsme autonome de sa femme, voir William O. Goode, « Médée and Jason : Hero and Nonhero in Corneille’s Médée », The French Review, 51-6, 1978, p. 804. 36 C’est du moins ce que semble suggérer Corneille, en précisant que Jason est absent au moment de la mort de Créuse (V, 1, v. 1340-45), et ce dont semble convaincue jusqu’au bout Cléone (V, 3, v. 1461-67). 37 Corneille, Médée, op. cit., I, 1, v.-165-69. Il précise d’ailleurs avoir résisté à sa passion amoureuse et n’avoir cédé que par opportunisme (v.-114-16). 38 Marie-Odile Sweetser (« Refus de la culpabilité : Médée et Corneille », Travaux de littérature, 8, 1995, p. 116-121) propose une lecture inverse, voyant dans Médée une victime obtenant réparation de ses droits et dans Jason un hypocrite dont l’intérêt pour les enfants est feint-; lecture qui ne semble pas supportée par le texte et qui ne tient pas compte du décalage imposé par rapport à Euripide. 39 Jason n’est donc pas simplement un personnage de comédie comme le pense Claude K. Abraham (« Corneille’s Médée : A Tragedy ? », South Atlantic Bulletin, 32-2, 1967, p. 7) ou Roy C. Knight (« Corneille’s Médée-- Almost a “Classical” Tragedy », Romance Studies, 2-2, 1984, p. 23), ni de tragicomédie à l’instar de ce que suggère Christian Delmas («-Médée, figure de la violence dans le théâtre français du XVII e siècle », Pallas, 45, 1996, p.-225). DOI 10.24053/ OeC-2021-0007 110 Tristan Alonge Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) le dilemme entre amour et devoir qui l’anime (III, 1), elle suscite systématiquement la sympathie du public en raison des humiliations et des injustes accusations dont elle fait l’objet, mais également par son désir réitéré de s’ériger en sauveur de son peuple. C’est ainsi qu’elle ne cesse, tout au long de la pièce, de concurrencer Œdipe 40 , tentant par tous les moyens de s’identifier au responsable invoqué par l’ambigu oracle de Laïus (II, 3, v. 605-10), puis de retrouver dans son passé une preuve de son parricide indirect 41 , enfin de s’attribuer également la faute de l’inceste au moment où elle croit être la sœur de Thésée (IV, 1). Frustrée par une légende antique qui réserve le rôle de victime finale à Œdipe, Dircé clôture la tragédie en laissant paradoxalement ouverte la possibilité qu’un «-autre ordre demain peut nous être donné-» par l’oracle. Le dramaturge a ainsi opposé de façon spéculaire à un coupable qui se croit innocent, une innocente qui se veut coupable, réitérant son principe théorique de séparation entre bons et méchants et son incapacité à réunir faute et innocence en un seul personnage 42 . Si le renforcement de la place accordée à Jason tout comme l’invention de la figure de Dircé, au-delà d’enrichir indéniablement les cinq actes de Corneille, répondent avant tout à la nécessité d’éviter tout recours au héros tragique d’Aristote, incompatible avec sa vision morale du théâtre, force est pourtant de constater qu’ils impliquent également le renoncement à l’élément qui permettait le retournement de l’action chez Euripide et chez Sophocle. Comment préserver alors un cheminement pleinement tragique vers le dénouement sans avoir recours au principe exposé au chapitre 13 de la Poétique-? III. Le héros tragique substitué : une dramaturgie de l’intrigue La séparation entre les deux visages, coupable et innocent, du héros tragique dans chacune des deux pièces comporte mécaniquement chez Corneille le nécessaire déplacement vers une thématique nouvelle, plus moderne, qui attire toute l’attention des spectateurs. Chez Euripide, le cœur du 40 Comme l’indique Wolfgang Matzat («-Mythe et identité dans le théâtre classique-: L'Œdipe cornélien et l'Iphigénie racinienne-», dans V. Kapp (dir.), Les Lieux de mémoire et la fabrique de l'œuvre, Tübingen, Gunter Narr, 1993, p.- 166-167), Dircé incarne une tragédie moderne opposée à celle antique d’Œdipe. 41 Cf. Corneille, Œdipe, op. cit., II, 3, v.-645-55 et V, 5, v. 1841-50. 42 Contrairement à ce que pense G. Forestier (Essai de génétique théâtrale, op. cit., p.-338), c’est donc bien le héros tragique et non pas le manque de pathétique qui posait problème à Corneille dans la pièce de Sophocle, et qui l’oblige à introduire Dircé et Thésée. Avec leur heureux épisode, il n’a pas démultiplié la source de pitié, il l’a tout simplement transférée en dehors d’Œdipe. DOI 10.24053/ OeC-2021-0007 111 Corneille face au héros tragique : disciple ou rival d’Aristote ? Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) déroulement de l’action était incarné par la décision de commettre l’infanticide, faisant soudainement basculer le récit d’une victime poussée à l’exil en la description de la vengeance d’un monstre. Soupçonné dès le début par la nourrice et le pédagogue, l’assassinat des enfants constitue pourtant l’excès inavouable d’une femme jalouse, qui gardera son secret jusqu’au bout afin de ne pas dévoiler aux adversaires son plan, et de ne pas anticiper aux spectateurs le «- péripétie- » décisive. Sans doute gêné par un geste si peu bienséant, Corneille a tout fait pour en minorer l’importance-: loin de constituer - comme cela était le cas chez Euripide - le projet secret qui anime Médée depuis le début et en fonction duquel elle planifie ses rencontres, l’infanticide est réduit à une décision de dernière minute, prise en raison de la frustration générée par le refus de Jason de céder à ses avances. L’héroïne cornélienne - comme chez Sénèque - reste en effet une femme amoureuse dont le plan initial n’est pas la vengeance mais la reconquête (III, 3, v. 923- 34), dans une dynamique galante renforcée par le choix d’imposer sur scène un deuxième couple d’amants-: Corneille est en effet le premier à confier à Créuse un rôle si important 43 , à en faire une véritable rivale en concurrence avec Médée, tout comme il est le premier à imaginer un Æ gée amoureux d’elle et rival de Jason 44 . La reconfiguration de ces deux personnages légendaires implique ainsi un détournement du cœur de l’action de Médée vers son mari, qui se retrouve au centre d’un jeu dynastique et passionnel, avec pour point d’orgue les noces imminentes et non pas l’infanticide. Ce dernier, mentionné pour la première fois au début de l’acte V seulement, ne se réalise qu’à quelques vers de la fin, tout en étant minoré dans son importance par la place accordée, tout au long du dernier acte, à la mort sur scène de Créuse et à la tentative inaboutie de vengeance de Jason. Preuve que l’infanticide a perdu la terrifiante centralité qu’il avait chez Euripide pour se réduire à simple effet collatéral improvisé de l’affrontement conjugal, il est invoqué par le héros innocent aussi, qui explore pour un instant la même piste que Médée dans son désir de vengeance (V, 4, v. 1565-69). Un glissement thématique similaire se produit dans la réécriture de la légende d’Œdipe-: alors que chez Sophocle, le déroulement de l’action était ponctué par les différentes étapes de l’enquête existentielle du vainqueur du Sphinx, aboutissant à la superposition étonnante entre détective et criminel, chez Corneille le héros est devenu passif, il subit des découvertes qui 43 Chez Euripide, elle ne figure même pas sur scène, il n’est pas question de mariage, l’union est de pur intérêt dynastique et le récit de sa mort est rapporté de façon indirecte. 44 Comme déjà souligné par la critique (Tomô Tobari, «-Une tragédie provocante : la Médée de Corneille », Cahiers de l’Association internationale des études françaises, 37, 1985, p. 130), la réintroduction d’un Ægée amoureux répond à la contrainte dramaturgique de disposer de deux couples. DOI 10.24053/ OeC-2021-0007 112 Tristan Alonge Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) lui sont imposées de l’extérieur-: dès les premiers vers nous savons que Laïus a été tué au croisement de deux chemins par des brigands, qu’Œdipe était peut-être présent sur les lieux (I, 5, v.-387-92) et que la reine a exposé son fils (v.-373-76). Les faits étant connus d’entrée, l’enquête perd tout intérêt et cède la place - pendant trois actes au moins - à l’insertion de l’épisode amoureux de Thésée et de Dircé, qui assure un recentrement de l’enjeu principal de la tragédie autour non pas de la découverte de la culpabilité d’Œdipe, mais plutôt de celle de l’innocence de Dircé- : désignée comme seule réponse possible à l’oracle à l’acte II, elle cédera la place de victime coupable d’abord à Thésée puis à Œdipe dans les trois actes suivants. Dans les deux cas, la réécriture cornélienne et l’enrichissement des épisodes secondaires ont pour conséquence directe l’effacement du rôle moteur du personnage principal, et son remplacement par une conduite de l’action assurée par les coups de théâtre inscrits dans l’intrigue. C’est tout particulièrement le cas de la péripétie aristotélicienne qui est désormais rendue possible non pas par la reconnaissance de l’autre visage du héros, mais par le croisement d’éléments narratifs issus de l’action principale avec des nouveautés inscrites dans l’épisode amoureux. La décision de Médée d’assassiner ses enfants n’est plus le résultat du long dévoilement de son visage monstrueux, mais la soudaine découverte, à l’occasion d’un dialogue avec Jason, qu’il s’agit du point faible d’un adversaire qui vient de refuser ses avances (III, 4, v.-957-60). L’identification de la faille décisive est le produit non pas de la préméditation machiavélique de l’héroïne comme chez Euripide, mais d’une série de trois erreurs commises par son mari et constituant trois nouveautés majeures introduites par Corneille par rapport à Euripide. Tout d’abord, le désir de conserver auprès de lui ses enfants, en demandant à Créuse une médiation auprès du roi (I, 2). Si cette première erreur dévoile à Médée l’endroit où frapper, une deuxième lui révèle la modalité pour le faire-: l’amante de Jason demande, en échange, de pouvoir obtenir la robe de sa rivale (II, 4, v. 564-68), favorisant ainsi l’élaboration concrète de la vengeance 45 . Enfin, sans le vouloir et derrière l’apparent geste héroïque, Jason sera responsable également du salut de la magicienne, à cause de la capture d ’Æ gée (IV, 1), qui donnera ainsi l’occasion à Médée de le libérer et de s’assurer, en contrepartie, d’une porte de sortie après l’infanticide (IV, 5). Corneille a ainsi parsemé les actes qui précédent le retournement d’indices en apparence secondaires, dont l’enchaînement garantit pourtant la «-péripétie-» décisive et la catastrophe finale. Dans ce contexte, ce n’est plus la seule Médée qui se révèle moteur de l’action, mais bien l’imbrication d’éléments issus de l’intrigue, et en particulier d’erreurs involontaires qui 45 Encore une fois, la version d’Euripide avait prévu précisément l’inverse- : c’est Médée qui décidait de façon autonome de faire cadeau de la robe à sa rivale. DOI 10.24053/ OeC-2021-0007 113 Corneille face au héros tragique : disciple ou rival d’Aristote ? Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) font de Jason un nouveau type de héros tragique, pleinement innocent et pourtant responsable malgré lui 46 . De même, la chute d’Œdipe, avec le dévoilement de sa réelle identité, n’est plus l’aboutissement de l’enquête active du protagoniste et de son désir de savoir, puisque le retournement de l’action est enclenché indirectement par la tentative de Thésée de sauver Dircé, en mettant en circulation la nouvelle que l’enfant a survécu et qu’il s’agit de lui (III, 4). En effet, jusqu’à ce moment-là, la pièce est dans une impasse, puisque Dircé correspond parfaitement au coupable désigné par l’oracle, et s’apprête à se sacrifier pour sauver la ville (III, 3)-; ce n’est qu’à partir de la rumeur introduite par Thésée qu’Œdipe exigera de Jocaste qu’elle fasse venir Phorbas (III, 4), dont l’arrivée permettra - à travers les rencontres successives avec Thésée (IV, 3) et Iphicrate (V, 3) - de faire ressortir la vérité et précipiter l’action vers la catastrophe finale. Comme dans le cas de Médée, ce n’est plus le héros antique qui garantit sa propre perte, mais un jeu d’intrigue, habilement préparé par Corneille en se servant de l’introduction d’un épisode amoureux 47 et d’une héroïne plus cornélienne 48 . Disciple ou rival ? À en croire les deux seules rencontres directes de Corneille avec la tragédie grecque, derrière l’apparente image aristotélicienne de sa dramaturgie se cache en réalité une hostilité absolue - cohérente dès le début de sa carrière tragique avec la théorisation qu’il en fera dans ses Discours - envers l’un des enseignements les plus significatifs de la Poétique- : la caractérisation 46 Avec ce Jason commettant une faute par «-trop d’amour-» pour ses enfants, Corneille semble donc déjà esquisser, dès 1635, le modèle du héros «-innocent coupable- », élaboré selon G.- Forestier au lendemain d’Horace seulement, et incarné notamment par Placide dans Théodore (cf. Essai de génétique théâtrale, op.- cit., p. 238-39). 47 Inutile d’interpréter le dernier acte comme l’intrusion d’une tragédie du destin après une tragédie matrimoniale de quatre actes (sur cette idée voir M.-O. Sweetser, La dramaturgie de Corneille, Genève, Droz, 1977, p.- 188-194) ni de voir dans l’épisode une pièce concurrente (sur cette belle hypothèse voir Marc Escola et Bénédicte Louvat, « Le statut de l’épisode dans la tragédie classique : Œdipe de Corneille ou le complexe de Dircé », XVII e siècle, 200, 1998, p. 453-470)-: Thésée et Dircé «- s’embarrassent- » parfaitement avec Œdipe, en provoquant le dénouement d’une intrigue qui les «-brouille les uns avec les autres-», conformément aux préconisations des Discours. Loin de constituer un dysfonctionnement dans la superposition de deux pièces rivales, le duel menacé par Thésée à l’acte IV constitue en réalité la réponse logique que le tyran recherche pour remplir les conditions de l’oracle tout en épargnant Dircé-: pourvu qu’il se termine comme celui entre Étéocle et Polynice, l’affrontement garantirait à ses yeux à la fois le versement du sang de Laïus et la mort de son assassin. 48 Tout en partageant avec Œdipe à la fois le sang et la responsabilité (indirecte) du meurtre du père, Dircé est un personnage innocent qui agit à visage découvert. DOI 10.24053/ OeC-2021-0007 114 Tristan Alonge Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) ambigüe et complexe du héros tragique. Dès 1635, son art de fabriquer des pièces - influencé par une vision morale et très peu aristotélicienne de la tragédie - dévoile la recherche permanente d’une dramaturgie alternative et bien plus moderne, contaminée par d’autres genres dramatiques, basée sur une multiplication des épisodes secondaires et un retournement amené par l’intrigue, et non pas par le personnage. Si les modifications apportées à la légende d’Œdipe en 1659 rappellent curieusement celles imposées à l’histoire de Médée vingt-cinq ans plus tôt, c’est que les longues années de méditation théorique sur les écrits aristotéliciens n’ont aucunement ébranlé une proposition dramaturgique si radicalement éloignée d’Aristote, élaborée bien avant les lendemains d’Horace. Quelques années plus tard, en 1664, la Jocaste de Racine parviendra pourtant à retrouver les traits ambigus de l’héroïne des Phéniciennes d’Euripide, prouvant par ce biais qu’un retour intégral à l’enseignement du chapitre 13 de la Poétique était bien possible. C’est sans doute autour de l’attitude divergente envers ce chapitre que se cristallise l’un des écarts majeurs séparant les deux plus grands tragédiens français du XVII e siècle, l’un se posant en rival, l’autre en disciple du Stagirite. DOI 10.24053/ OeC-2021-0007