eJournals Oeuvres et Critiques 46/1

Oeuvres et Critiques
0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.24053/OeC-2021-0008
2021
461

Méditation et rêverie dans la poétique de Rapin (1674-1684)

2021
Jérôme Lecompte
Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) Méditation et rêverie dans la poétique de Rapin (1674-1684) Jérôme Lecompte Université Rennes 2 (CELLAM) Pour «-prévenir-» la poétique de Boileau, les Réflexions sur la poétique d’Aristote, et sur les ouvrages des poètes anciens et modernes sont publiées prématurément en novembre 1673-: le P. Rapin a confié cette intention à Pierre-Daniel Huet pour justifier la parution dès janvier 1675 d’une deuxième édition corrigée, avant même la polémique avec Vavasseur 1 . Ces Réflexions sur la poétique de ce temps et sur les ouvrages des poètes anciens et modernes sont encore modifiées en 1684 pour l’édition collective des œuvres critiques, sous le titre Les Réflexions sur la poétique et sur les ouvrages des poètes anciens et modernes 2 . L’article défini à valeur de notoriété désigne un corps de réflexions désormais constitué. Plusieurs raisons expliquent ce refus de la tradition du commentaire de la Poétique-: influence avouée des trattatistes, tout d’abord, 1 Dans une lettre du début de 1675, Rapin donne à Huet la raison des fautes de la première édition- : «- je voulais prévenir la poétique de Boileau et […] je me fiai pour revoir les épreuves pendant mon absence à des gens qui ne furent pas exacts- » (Florence, Biblioteca Medicea Laurenziana, Ashburnham 1866, Carteggio Huet, cassetta 6, ins. 2070, lettre 76, de Rapin à Huet, s. l., s. d., éditée dans J. Lecompte, L’Assemblée du monde. Rhétorique et philosophie dans la pensée de René Rapin, Paris, H. Champion, 2015, p. 308). Sur Vavasseur, voir R. Rapin, Les Réflexions sur la poétique et sur les ouvrages des poètes anciens et modernes (1684), éd. critique de Pascale Thouvenin, Paris, H. Champion, 2011, p. 647-655. Les références seront données d’après cette édition sous le sigle RP. 2 Dans l’ordre, sont ainsi publiés sans nom d’auteur-: Réflexions sur la poétique d’Aristote, et sur les ouvrages des poètes anciens et modernes, Paris, François Muguet, 1674 (privilège du 7 septembre 1673, achevé d’imprimer le 29 novembre 1673)-; Réflexions sur la poétique de ce temps et sur les ouvrages des poètes anciens et modernes, seconde édition revue et augmentée, Paris, Claude Barbin (ou François Muguet), 1675, achevé d’imprimer le 24 janvier 1675-; Les Réflexions sur la poétique et sur les ouvrages des poètes anciens et modernes, dans Les Comparaisons des grands hommes de l’Antiquité qui ont le plus excellé dans les belles-lettres, suivi de Les Réflexions sur l’Éloquence, la Poétique, l’Histoire et la Philosophie, Paris, François Muguet, 2-t. en un vol., 1684 (deux achevés d’imprimer distincts, en date du 1 e février et du 8 juillet 1684). Les œuvres de Rapin autres que les Réflexions sur la poétique seront citées d’après cette édition. Voir J. Lecompte, «-Stratégie éditoriale d’une contre-réforme épistémologique-: la publication des œuvres savantes du P. Rapin (1668-1684)-», dans «-À qui lira-». Littérature, livre et librairie en France au XVII e siècle, dir. M. Bombart, S. Cornic, E. Keller-Rahbé, M. Rosellini, Biblio 17, vol.-222, pp. 259-270. DOI 10.24053/ OeC-2021-0008 116 Jérôme Lecompte Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) un Castelvetro étant opposé à Vavasseur comme «-le plus profond et le plus savant des interprètes de la Poétique d’Aristote-» 3 -; volonté d’éviter le pédantisme, ensuite, pour s’adresser à un public mondain élargi-; projet éditorial et critique, enfin, car il s’agit désormais d’insérer ces Réflexions dans un «-dessein-», et de traiter successivement de la poétique, de l’éloquence et de la philosophie dans un volume de comparaisons suivi d’un volume de réflexions, auquel sera plus tard ajoutée l’histoire 4 . Or ce dessein est fondé sur un équilibre entre comparaisons d’auteurs antiques d’une part, et réflexions sur les disciplines d’autre part. Les Réflexions ne vont plus afficher le commentaire de la Poétique d’Aristote, mais bien des réflexions sur la poétique. Cette adaptation de la poétique aristotélicienne est l’objet du travail d’édition de Pascale Thouvenin, qui a montré comment l’interprétation jésuite du sublime de Longin avait conduit à la découverte du plaisir littéraire 5 . Le goût transforme la doctrine. Dès 1675, la disparition du nom propre dans le titre est confirmée par un amuïssement de l’autorité d’Aristote. Si l’on s’en tient aux marginales, les mentions d’Aristote passent de 32 à 7 entre 1674 et 1684, contre 20, sans changement, pour Horace, ce qu’il conviendrait d’affiner par une étude typologique. L’argumentation doxographique valide des références humanistes, comme l’interprétation horatienne, mais en les renouvelant à partir de Longin, Démétrios ou Pétrone. Les auteurs modernes tels que Chapelain, Heinsius, d’Aubignac, Le Moyne, sont passés sous silence, non sans être quelquefois paraphrasés ou plagiés. Rapin s’éloigne de la Poétique-: «-il ne réfléchit plus, comme le faisaient Aristote et Chapelain, de manière poétique, c’est-à-dire de manière structurale-: ce n’est pas l’agencement des faits en système qui l’intéresse, mais les ornements de l’action et les ornements du discours. Sa poétique n’est qu’une poétique rhétorisée-» 6 . Il ne cherche pas la lettre, mais l’esprit. Il faut dès lors se demander à quelles intentions obéit sa poétique, et pourquoi elle s’écarte de l’approche philologique. Deux concepts vont aider à cerner cette adaptation de la poétique aristotélicienne en dégageant les relais principaux qui en sont les instruments. Méditation et rêverie sont présentes dans les Réflexions sur la poétique en des lieux stratégiques. Elles réfèrent à une activité mentale, l’une alléguant un 3 Réponse du P. Rapin aux remarques du R. P. Vavasseur sur la Poétique, dans RP, «-Annexes-», pp. 670-671. Rapin cite beaucoup les commentateurs italiens modernes, chez lesquels on observe déjà «- une disparition progressive de l’auteur au profit de l’objet du texte commenté-» (Enrica Zanin, « Les commentaires modernes de la Poétique d’Aristote », Études littéraires, vol.-43, n° 2, 2012, p. 66). 4 Voir RP, «-Avertissement-» de 1675, p. 697. 5 P. Thouvenin, «-Présentation-», dans RP, p. 287 et suiv. 6 Georges Forestier, Passions tragiques et règles classiques. Essai sur la tragédie française, Paris, PUF, 2003, ch. V, p. 173. DOI 10.24053/ OeC-2021-0008 117 Méditation et rêverie dans la poétique de Rapin (1674-1684) Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) usage intensif de la raison, l’autre suggérant un abandon temporaire de cette faculté-; elles impliquent l’entendement et la volonté en proportion inverse, et sont révélatrices d’une anthropologie soucieuse d’éclairer le fonctionnement du for intérieur dans les opérations de production et de réception de l’œuvre poétique. Une étude parallèle de ces concepts offre un moyen de retrouver l’«- esprit- » d’Aristote selon Rapin, et d’éclairer son actualisation de la Poétique 7 . Dans les Réflexions sur la poétique, la saillance des deux termes tient moins à leur fréquence qu’à la position et à l’importance de leur emploi. Ainsi, méditation n’apparaît que deux fois, et rêverie trois fois, mais ces termes sont respectivement distribués dans la première partie, celle des réflexions générales, et dans la seconde, avec les réflexions consacrées à la tragédie (exception faite d’un emploi de rêverie en mauvaise part), de sorte que méditation et rêverie sont associées, l’une au poète et à la production, l’autre au public et à la réception. Nous nous intéresserons à cette double isotopie de la méditation et de la rêverie, à leurs contenus, mais en suivant l’ordre inverse d’apparition, parce que l’examen de la finalité de la poésie fera entrevoir tout l’enjeu du façonnage, par le poète, de son ethos. 1. Les rêveries du public Il n’est pas sans intérêt d’observer d’abord la répartition d’emploi de rêverie et rêveur dans les Réflexions. Le sens négatif donné par Richelet d’«-aliénation d’esprit causée par la souffrance du cerveau-» n’est motivé que dans la première occurrence. Rapin désigne comme «-des rêveries moins digérées que les songes d’un malade- » 8 les chimères du poète telles que les a dénoncées Horace au début de son Épître aux Pisons- : la transgression de la loi poétique de convenance est la marque d’un génie sans jugement, c’est-àdire d’une émancipation pathologique de l’imagination hors de la raison. Tous positifs, les emplois suivants témoignent en revanche de l’évolution sémantique d’un mot qui nécessite encore une caractérisation, comme l’indique-Richelet-: «-Ce mot se prend en bonne part lorsqu'il est accompagné d'une épithète favorable, et il signifie alors productions d’esprit qu'on fait à force de rêver- » 9 . Cette remarque est validée par les occurrences «- une 7 Sur la rêverie et la psychologie du poète chez Rapin, voir P. Thouvenin, éd. citée, pp. 282-283. 8 RP, I, XI, p. 374. 9 Sans faire de lui l’auteur de toutes les définitions de Richelet, rappelons que Rapin contribue à ce dictionnaire avec son ami Bouhours (voir la lettre de Patru à Maucroix citée dans L’Assemblée du monde, éd. citée, p. 478, d’après Alain Rey, Antoine Furetière. Un précurseur des Lumières sous Louis XIV, Paris, Fayard, 2006, p. 90-: DOI 10.24053/ OeC-2021-0008 118 Jérôme Lecompte Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) douce et profonde rêverie-» 10 et «-ces rêveries agréables qui font le plaisir de l’âme- » 11 . Quant à l’adjectif qualificatif «- rêveur- », coordonné avec «- pensif- » 12 , il apparaît dans un contexte favorable. Dans ces différents emplois est appréhendé le pouvoir obtenu par l’imagination sur un esprit qui abandonne temporairement le cadrage de la raison et voit suspendue jusqu’à la claire conscience de son environnement. Au moment de l’évocation des effets de la tragédie,-le mot est central-: Mais, comme de toutes les passions, la crainte et la pitié sont celles qui font de plus grandes impressions sur le cœur de l’homme, par la disposition naturelle qu’il a à s’épouvanter et à s’attendrir,-Aristote les a choisies entre les autres, pour toucher davantage les esprits, par ces sentiments tendres qu’elles causent, quand le cœur s’en laisse pénétrer. En effet, dès que l’âme est ébranlée par des mouvements si naturels et si humains, toutes les impressions qu’elle ressent lui deviennent agréables.- Son trouble lui plaît, et ce qu’elle ressent d’émotion est pour elle une espèce de charme, qui la jette dans une douce et profonde rêverie et qui la fait entrer insensiblement dans tous les intérêts sur le théâtre. C’est alors que le cœur s’abandonne à tous les objets qu’on lui propose, que toutes les images le frappent, qu’il épouse les sentiments de tous ceux qui parlent, et qu’il devient susceptible de toutes les passions qu’on lui montre,-parce qu’il est ému 13 . La rêverie ainsi provoquée par la représentation place brutalement le spectateur dans un état de réceptivité singulier, où il se dessaisit de lui-même pour ne plus considérer que l’objet fictionnel. Le mot impression, commun à la double isotopie de la rêverie et de la méditation, indique une poétique de l’effet, et plus spécifiquement ici, une pragmatique de la tragédie fondée sur une lecture de la Poétique étayée par la Rhétorique et la Politique 14 . La collocation des termes agréable, plaire, charme, douce prépare et accompagne le mot Richelet avait demandé à quelques auteurs de dépouiller leurs propres œuvres, et Rapin comme Bouhours s’y étaient jetés «-à corps perdu-»). Pour un examen du champ sémantique de «- rêverie- » en diachronie, voir Bernard Beugnot, « Entre nature et culture : la rêverie classique » (1985), repris sous le titre « Poétique de la rêverie » dans La Mémoire du texte. Essais de poétique classique, Paris, H. Champion, 1994, p. 371-400, et Florence Orwat, L’Invention de la rêverie. Une conquête pacifique du Grand Siècle, Paris, H. Champion, 2006, pp. 67-68. 10 RP, II, XVIII, p. 534. 11 RP, II, XXI, p. 549. 12 RP, II, XIX, p. 538. 13 RP, II, XVIII, p. 533-534. 14 Voir P. Thouvenin, «-Présentation-», dans RP, p. 284-292, et n. 143, p. 533-534, où il est signalé que Rapin a fait une lecture attentive en II, XVIII des chapitres de la Rhétorique consacrés par Aristote à la crainte et à la pitié. DOI 10.24053/ OeC-2021-0008 119 Méditation et rêverie dans la poétique de Rapin (1674-1684) Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) dans ce qui est une amplification de cet état psychique agréable que la tragédie moderne, selon Rapin, ne sait pas provoquer 15 . À ce concept nouveau, marquant la réflexion anthropologique du sceau d’une anthropologie classique, des exemples antiques et modernes vont prêter un caractère universel. Sophocle, Euripide et Tristan l’Hermite-: puissance de l’effet La réception antique de deux tragédies fait l’objet d’une comparaison. Après un résumé de l’Œdipe roi de Sophocle, Rapin commente la réaction des Athéniens-: «-Enfin, ce flux et ce reflux d’indignation et de pitié, cette révolution d’horreur et de tendresse, causent un effet si merveilleux sur l’esprit des auditeurs-! -» 16 . La recommandation de cette pièce et l’emphase qui s’ensuit laissent entendre qu’elle aboutit à cette «- douce et profonde rêverie-» évoquée plus haut, dans une sorte de transmutation esthétique de la mélancolie. L’exemple de l’Andromède d’Euripide concerne le public des Abdéritains.-L’héroïne était exposée au monstre marin, «-et tout ce qu’il y avait d’affreux et de pitoyable dans cette représentation, fit une impression si forte et si violente sur le peuple qu’il sortit du théâtre, dit Lucien, possédé, pour ainsi dire, de ce spectacle, et cette possession devint une maladie publique, dont l’imagination des spectateurs fut saisie-» 17 . La folie est explicitement rapportée à une «-maladie publique-» de l’imagination des spectateurs, sans être appelée «-rêverie-», signe que l’acception encore vivace jusque dans la première moitié du siècle est remplacée par le sens moderne. En outre, la relation de Lucien est atténuée, puisque la description clinique des effets sur le public ne retient que les symptômes psychologiques, à l’exclusion des symptômes physiologiques 18 . L’«- impression- » violente provoquée par la représentation d’une scène violente entraîne une possession, tandis que les «- impressions- » agréables, procurées par la crainte et la pitié, déclenchent la «-rêverie-» 19 . Ces deux exemples s’articulent suivant l’organisation de la nouvelle aire du champ sémantique de rêverie-: d’un côté, le sens ancien de délire, de l’autre, le sens positif récent. Dans ces deux formes d’aliénation d’intensité variable s’opposent une manifestation collective et une manifestation commune mais individuelle. Le troisième exemple évoque un souvenir collectif récent, qui remonte à 1637-: On a vu même dans ces derniers temps quelque crayon grossier de ces sortes d’impressions que faisait autrefois la tragédie. Quand Mondory jouait la Ma- 15 RP, II, XXI, p. 549. 16 RP, II, XIX, p. 536. 17 Ibid., p. 537. 18 Voir P. Thouvenin, n. 148, p. 537. 19 RP, II, XVIII, p. 534. DOI 10.24053/ OeC-2021-0008 120 Jérôme Lecompte Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) riamne de Tristan au Marais, le peuple n’en sortait jamais que rêveur et pensif, faisant réflexion à ce qu’il venait de voir, et pénétré à même temps d’un grand plaisir 20 . Crainte et pitié déterminent la puissance de l’effet sur le public, cette «-impression sur l’âme- » 21 , empreinte laissée par la pression des images et des émotions. Mais la rêverie ainsi produite s’accompagne d’une réflexion, de sorte que le couple d’adjectifs «-rêveur et pensif-» laisse reconnaître la double finalité horatienne, plaire et instruire. La pragmatique de la poésie dramatique constitue un enjeu fort, qui déborde l’enjeu structural. Le manque d’effet autorise alors la critique du théâtre contemporain-: C’est aussi par ces défauts plus ou moins grands que la tragédie fait aujourd’hui peu d’effet sur les esprits, qu’on n’y ressent point ces rêveries agréables qui font le plaisir de l’âme, qu’on n’y trouve plus ces suspensions, ces ravissements, ces surprises, ces admirations que causait la tragédie ancienne, parce que la moderne n’a presque plus rien de ces objets étonnants et terribles qui donnaient de la frayeur aux spectateurs en leur donnant du plaisir, et qui faisaient ces grandes impressions sur l’âme, par le ministère des plus fortes passions. On sort à présent du théâtre aussi peu ému qu’on y est entré. On remporte son cœur chez soi comme on l’avait apporté 22 . Le plaisir de la tragédie, insiste Rapin, est devenu aussi superficiel que celui de la comédie. Toutefois, cet idéal de la «- rêverie- » amortit le sublime de «- ces suspensions, ces ravissements, ces surprises, ces admirations- » pour n’en retenir que la trace agréable. Bouhours et le spectacle de la mer La rêverie au singulier désigne désormais une emprise positive de l’imagination sur l’esprit. Qu’il soit permis de rêver un peu avec Bouhours devant le spectacle de la mer. Dans le premier des Entretiens d’Ariste et d’Eugène, Eugène contemple la mer. Ariste ayant respecté ce moment remarque peu après-: «-je trouve cette petite rêverie où vous vous êtes laissé aller, la plus raisonnable du monde- » 23 . Écoutons-les, et suivons le fil de cette rêverie à deux voix. On n’est guère surpris de rencontrer une fascination pour «- ce flux et ce reflux-» 24 . Une prose cadencée rend les mouvements de la mer : 20 RP, II, XIX, p. 537-538. 21 RP, II, XXI, p. 547. 22 Ibid., p. 549-550. 23 D. Bouhours, Entretiens d’Ariste et d’Eugène, éd. B. Beugnot, G. Declercq, Paris, H. Champion, 2003, I, «-La mer-», p. 54. 24 Ibid., p. 55. DOI 10.24053/ OeC-2021-0008 121 Méditation et rêverie dans la poétique de Rapin (1674-1684) Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) [… ] elle paraît toujours nouvelle, parce qu’elle n’est jamais en un même état. Tantôt elle est tout à fait tranquille, et les ondes sont si unies qu’on la prendrait pour une eau dormante- : tantôt elle est un peu émue, comme la voilà maintenant. [… ] Le bruit de ses flots n’est quelquefois qu’un doux murmure, qui invite à rêver agréablement-; mais c’est aussi quelquefois un mugissement épouvantable, qu’on ne peut ouïr sans frayeur 25 . Les effets provoqués par le calme ou l’agitation recoupent l’opposition de l’ethos et du pathos-: «-ce bruit, ce désordre, ce fracas, tout cela inspire je ne sais quelle horreur accompagnée de plaisir, et fait un spectacle terrible et agréable-» 26 . Encore approchée au moyen du je ne sais quoi et de la tension rhétorique entre ethos et pathos, cette première saisie de l’expérience du sublime est pensée par analogie avec la tragédie. L’entretien portera plus tard sur le mystère du flux et du reflux, cause supposée du suicide d’Aristote- : une «-méditation profonde-» ne lui avait pas permis d’en trouver l’explication 27 .-Ainsi la rêverie effleure-t-elle l’intelligence des choses sans essayer de les cerner, quand la méditation cherche au contraire à y parvenir. De la rêverie à la méditation, de l’imagination à la raison, on perçoit un continuum-; ce sont les modes intimes d’une conscience dont le lien au monde s’exténue, comme présence au réel, ou s’intensifie, comme réflexion sur les causes. La rêverie demande une cause extérieure et elle amène à un repli sur l’intérieur qui prend cette cause pour premier objet, sans aller jusqu’à déterminer très loin une connexion entre les idées. La mer et la tragédie provoquent la rêverie. Chez Rapin, valorisation de l’expérience de la rêverie et métaphore du flux et du reflux semblent bien emprunter à cette source amie. Or la dynamique de l’impression provoquée par la tragédie n’engendre pas seulement la rêverie, ou plutôt, il est dans la nature de cette rêverie de communiquer avec la raison, à la manière de l’entretien. En effet, la rêverie se confond bientôt avec la réflexion qui en est la vraie finalité-: «-le peuple n’en sortait jamais que rêveur et pensif, faisant réflexion à ce qu’il venait de voir, et pénétré à même temps d’un grand plaisir-» 28 . La découverte du pouvoir de la rêverie signale une pragmatique de la représentation scénique. La catharsis est repensée à partir de l’adage horatien que valide une anthropologie classique- : plaire permet d’instruire grâce à une «- persuasion insensible- » inspirée de la rhétorique cicéronienne ailleurs approfondie par Rapin 29 . 25 Ibid., p. 55-56. 26 Ibid., p. 57. 27 Ibid., p. 61. 28 RP, II, XIX, p. 538. 29 Sur ce point, voir J. Lecompte, L’Assemblée du monde, éd. citée, II, ch. 2, p. 339. DOI 10.24053/ OeC-2021-0008 122 Jérôme Lecompte Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) Élévation de l’artiste par la lecture des grands poètes Comme Bouhours, Rapin se rapproche du sublime. Il s’intéresse à l’état dans lequel se plonge l’artiste, peintre ou sculpteur, grâce à la lecture d’Homère, le modèle du genre sublime. La réflexion est conduite à partir du Traité sur le sublime de Longin, sur les images (chapitre XIII), mais aussi sur les sources du sublime (chapitre VI), dont Rapin valorise la première, l’élévation de l’esprit (chapitre VII). Il rapporte trois exemples-: pour «-réussir mieux-» à peindre «-Jupiter-», Euphranor s’est rendu dans une école d’Athènes où un professeur lisait Homère à ses élèves-; Phidias s’est souvenu des mêmes vers quand il a sculpté la statue chryséléphantine du dieu à Olympie-; un peintre contemporain, ajoute Rapin d’après sa propre expérience, «- se faisait lire Homère pour élever son esprit quand il se disposait à travailler-» 30 . L’artiste élève donc son esprit et le place dans la meilleure disposition créatrice par l’influence d’une grande poésie, ce qui confirme le critique dans l’opinion que l’on ne fait «-rien d’élevé-si l’on ne consulte les Anciens-» 31 . Cependant la réussite de la tragédie ne se mesure pas à la puissance de l’effet - en proie à une hystérie collective, les Abdéritains en sont la preuve - mais au bon réglage de cette force. Si Rapin exhorte les poètes à écrire dans les grands genres, c’est en exposant les difficultés de l’art, tant humaines que techniques, qu’il veut en dissuader ceux qui ne pourraient les surmonter. La première partie des Réflexions, dans ses dix-huit premiers chapitres surtout, s’intéresse à la formation du poète, qui doit commencer par un long travail sur lui-même. Il ne suffit pas de se faire lire un grand poète, car on n’arrive le plus souvent qu’à en imiter des phrases, «- sans en exprimer l’esprit- » 32 . L’enjeu est ailleurs-: il touche à l’ethos du poète. 2. Les méditations du poète Ces derniers exemples sont loin d’être anodins. L’inspiration y est requalifiée par la rêverie- : la grande poésie met l’artiste accompli en condition pour créer une œuvre de très haut rang. Mais pour imiter les anciens il faut connaître sa force, il faut l’avoir éprouvée, augmentée. C’est pourquoi Rapin attache beaucoup d’importance au rôle de la méditation dans la formation du poète ou, sur le modèle de Quintilien, de son institution. Il déclare suivre l’interprétation d’Aristote par Castelvetro, en retenant une leçon pour un passage qu’il a «-trouvé favorable pour détruire la méchante opinion qu’on 30 RP, I, XXVIII, p. 434-435. Selon Pascale Thouvenin, le peintre pourrait être Nicolas Poussin, ou Charles-Alphonse Du Fresnoy (voir note 207, pp. 435-436). 31 RP, I, XXXII, p. 450. 32 Ibid. DOI 10.24053/ OeC-2021-0008 123 Méditation et rêverie dans la poétique de Rapin (1674-1684) Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) a des poètes-», pour les sauver «-de la folie qu’on leur impute-» 33 . Contre la fureur et l’inspiration poétique, Rapin développe une dialectique des forces du génie et du jugement. Seule la méditation du poète sur lui-même permettra de porter la nature à son plus haut point de maturité. Dans l’œuvre critique de Rapin, plusieurs occurrences du nom méditation témoignent d’une attention portée à l’activité intellectuelle ou spirituelle du for intérieur. De même que la rêverie, la méditation a pour effet de couper la personne de son environnement- : «- comme c’est l’ordinaire des esprits profonds de se renfermer en eux-mêmes pour se donner tout entiers à la méditation, sans éclater au-dehors, la réputation d’Aristote fit peu de bruit dans le monde pendant ces vingt années qu’il fut le disciple de Platon-» 34 . La méditation suppose une concentration intense et de longue durée, sans quoi il est impossible de venir à bout de la difficulté d’Aristote- - on ne le connaît bien-«-qu’après l’avoir longtemps étudié, et après en avoir pénétré la doctrine par de profondes méditations-» 35 . Sont ainsi évoquées les méditations de Socrate, Platon, Boèce, Descartes 36 . Dans l’épître à Lamoignon, la méditation est distinguée de la réflexion- : «- vos réflexions les plus subites et les moins préparées valent mieux que les méditations les plus profondes des autres » 37 . Mais une collocation récurrente attire surtout l’attention car elle figure dans les Réflexions sur la poétique après avoir servi à renvoyer à l’observation des mœurs par l’orateur dans les œuvres sur l’éloquence. Le nom méditation apparaît caractérisé trois fois par l’adjectif perpétuelle, soit antéposé, soit postposé-: Mais que ce don de pénétrer les cœurs pour s’en rendre maître, est rare ! L’inconstance, et le changement des inclinations, l’altération des humeurs, la diversité des intérêts, des conjonctures, et des lieux, la fortune même, qui a tant de part à cette disposition générale des esprits pour les grands événements, doivent être des sujets d’une méditation perpétuelle : l’orateur étant obligé de mettre tout en usage, quand il faut inspirer ses résolutions à un peuple assemblé, et le faire entrer dans son opinion 38 . 33 RP, «-Annexes-», p. 670-671. 34 Comparaison de Platon et d’Aristote, I, IV, p. 197. 35 Ibid., IV, IV, p. 268. 36 Dans l’éd. 1684, voir les Réflexions sur la philosophie pour Socrate (p.- 269) et Descartes (p.-323, 370, 372), ainsi que la Comparaison de Platon et d’Aristote pour Platon (p.-196) et Boèce (p.-278). 37 Comparaison de Platon et d’Aristote, p. 168. 38 Comparaison de Démosthène et de Cicéron, X, p.-29. DOI 10.24053/ OeC-2021-0008 124 Jérôme Lecompte Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) En 1670, l’édition originale portait «-une attention perpétuelle-», syntagme repris dans les «- Réflexions sur l’éloquence de la chaire- » 39 . S’agit-il seulement d’observer-? La leçon nouvelle, apparue en 1676, implique un approfondissement moral par induction. Il ne faut plus faire preuve de perspicacité en situation, il faut méditer dans sa retraite sur les conduites et les rapprocher des types que présente la Rhétorique-: Mais dans cet attachement à l’étude, et dans cette assiduité au cabinet, qui sont nécessaires pour se remplir l’esprit des connaissances propres à l’Éloquence, il est bon de puiser dans les sources, d’étudier à fond les Anciens, principalement ceux qui sont Originaux- : et surtout se faire un sujet d’une méditation perpétuelle de la Rhétorique d’Aristote, qui a pris le soin d’exposer si exactement tout le détail des mouvements du cœur de l’homme, la première chose que l’Orateur doit étudier- : il doit commencer par là s’il veut remuer l’âme de ses auditeurs, par le mouvement des affections, qui sont les véritables ressorts de cette machine, si difficile à ébranler 40 . Dans les Réflexions sur la poétique, cette «- méditation perpétuelle- » sur les mœurs, si fortement recommandée à l’orateur, est remplacée pour le poète par une métaphore, ce qui n’empêche pas le syntagme de reparaître à une autre occasion. La métaphore de la sonde Dans la réflexion XXV, Rapin fournit les mêmes références au deuxième livre de la Rhétorique d’Aristote, augmenté de la Poétique d’Horace. Cependant la «-méditation perpétuelle- » est remplacée par une métaphore de la sonde-: La grande règle de traiter les mœurs est de les copier sur la nature et surtout de bien étudier le cœur de l’homme pour en savoir distinguer tous les mouvements. C’est ce qu’on ne sait point- : le cœur humain est un abîme d’une profondeur où la sonde ne peut aller, c’est un mystère impénétrable aux plus éclairés. On s’y méprend toujours, quelque habile qu’on soit 41 . Il ne faut plus s’en remettre à la topique, mais observer attentivement le monde, même si la suite du paragraphe avertit que, faute de mieux, on devra toujours s’assujettir à la règle aristotélicienne et horatienne de construction du caractère. Or la métaphore est chez Rapin d’un usage assez rare pour 39 Réflexions sur l’usage de l’éloquence, III, XVII, p. 52. 40 Ibid., I, IV, p. 4 (voir également I, XXIV, p. 21). 41 RP, I, XXV, p. 425. DOI 10.24053/ OeC-2021-0008 125 Méditation et rêverie dans la poétique de Rapin (1674-1684) Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) nous alerter. Il l’emprunte manifestement à Baltasar Gracián, qui l’utilise souvent en contexte similaire, aussi bien dans l’Oráculo manual y arte de prudencia que dans ses autres œuvres, pour affirmer l’importance de l’examen d’autrui-: «-Sonda luego el fondo de la mayor profundidad-» 42 . Métaphore marine et métaphore anatomique de la sonde, qui alternent chez Gracián, se conjuguent discrètement chez Rapin quand il évoque le cœur, et son «- abîme d’une profondeur impénétrable aux esprits médiocres- », ou «- un abîme d’une profondeur impénétrable-», Aristote seul ayant «-sondé la profondeur de cet abîme-» 43 . Rapin n’a pourtant jamais mentionné Gracián, à la différence de Bouhours, critique implacable d’une obscurité qui n’a d’égal en France que le style de Nervèze. Ainsi, «- Que el Héroe platique incomprehensibilidades de caudal-» veut dire «-en bon français qu’un sage prince doit se conduire de sorte que personne ne le pénètre-» 44 , sentence que Bouhours paraphrase pourtant lui-même dans son entretien sur le secret- : «-il n’appartient qu’à un génie sublime et fait pour commander, de pénétrer les desseins des autres, et de savoir cacher les siens-» 45 . Désormais la formation du poète doit tenir compte d’une civilité subtile qui dépasse de beaucoup en complexité la topique aristotélico-horatienne. Pourquoi le poète ne serait-il pas lui aussi un homme de jugement, sur le modèle avancé par Gracián- ? Les types offerts par la Rhétorique d’Aristote en complément de la Poétique ne suffiront plus au poète de grande ambition- : Rapin savait d’expérience combien le commerce du monde lui était devenu essentiel. Méditation sur soi Dans les Réflexions sur la poétique de ce temps, deux occurrences du nom méditation font ressortir son isotopie. La première est précédée de cette remarque d’après Horace-: 42 B. Gracián, Oráculo manual y arte de prudencia, 49, (www.cervantesvirtual.com / nd/ ark: / 59851/ bmcxs5p7, d’après l’édition Huesca, Juan Nogués, 1647). Voir dans El Discreto, XIX- : «- Sonda atento los fondos de la mayor profundidad- » (www. cervantesvirtual.com / nd/ ark: / 59851/ bmcmg7k8, d’après l’édition Huesca, Juan Nogués, 1646). La métaphore figure également dans El Héroe et El Criticón. 43 Voir respectivement Comparaison de Platon et d’Aristote, IV, VI, p. 290, Réflexions sur l’usage de l’éloquence, III, XVII, p. 51, et Comparaison de Démosthène et de Cicéron, X, p. 28. C’est encore Aristote qui a sondé le cœur de l’homme pour aboutir à la découverte du syllogisme- : «- On n’avait point encore sondé ce vaste fond des pensées de l’homme, pour en connaître la profondeur-» (Réflexions sur la philosophie, «-Réflexions sur la logique-», IV, p. 315). 44 D. Bouhours, Entretiens d’Ariste et d’Eugène, éd. citée, II, «- La langue française- », p. 106. 45 Ibid., III, «-Le secret-», p. 206. DOI 10.24053/ OeC-2021-0008 126 Jérôme Lecompte Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) Ce n’est pas assez que d’avoir du génie, il faut le sentir et en être sûr par l’expérience qu’on en doit avoir. Il faut même bien connaître de quoi il est capable et de quoi il ne l’est pas, pour ne le pas forcer, selon le précepte qu’en donne Horace, ce qu’on ne peut bien savoir sans de longues réflexions sur soi-même. Et, quoique la nature soit toujours prompte à se déclarer, il ne faut pas laisser de la prévenir en s’étudiant avec bien de l’attention pour connaître ses forces 46 . Aussi la réflexion suivante peut-elle conclure-: «-C’est donc par une longue réflexion sur soi-même, et par une perpétuelle méditation sur son naturel, jointe à l’étude et à l’exercice de la composition, qu’on se perfectionne en perfectionnant son génie-» 47 . En réaffectant le syntagme à l’examen de soi par le poète, Rapin fait disparaître toute mention d’Aristote et de sa Rhétorique. L’expérience l’emporte sur la topique. Il ne saurait être question d’une méditation perpétuelle sur la Poétique, de nature philologique, mais bien d’une pratique à la fois intime et sensible. Le précepte d’Horace se trouve déjà chez Du Bellay, qui soutient que l’imitation doit partir d’une connaissance par le poète de son naturel propre 48 . De «-longues réflexions sur soi-même-» sont indispensables pour «-connaître ses forces-», écrit donc Rapin, et régler ainsi l’ethos sur le naturel-: Nihil invita Minerva, selon la formule empruntée à Cicéron 49 . On peut rêver sur cette source commune, qui chez Gracián produit cette réflexion-: Se connaître soi-même : son génie, ses goûts et ses passions. Nul ne peut être maître de soi s’il ne se connaît pleinement d’abord. Il y a des miroirs du visage, mais point de l’esprit- : réfléchir sur soi-même peut en tenir lieu. Et quand l'image extérieure en viendrait à s'oublier, conservez l'intérieure pour la corriger, pour l’améliorer. Connaissez les forces de votre entendement et mesurez votre perspicacité avant que d’entreprendre-; éprouvez votre adresse avant de vous engager-; sondez votre fonds et pesez votre capacité en toute chose 50 . 46 RP, I, XIV, p. 383. 47 RP, I, XV, p. 387. 48 Voir Du Bellay, Défense et Illustration de la langue française, II, III. 49 Cette formule empruntée à Cicéron (De Officiis, I, XXXI, 110) se trouve au v. 385 de l’Épître aux Pisons («-Tu nihil invita dices faciesve Minerva-»)-: «-Là est peut-être ce que chacun de nos auteurs, au-delà de Cicéron, va chercher chez Horace, cette mise en rapport du decorum et du judicium, cette mise en œuvre d'une pratique et d'une théorie conjointes du decorum personnel […]-» (Nathalie Dauvois, «-Decore, convenance, bienséance et grâce dans les arts poétiques français. (Re)naissance d'une poétique de la différence-», Camenæ, n° 13, octobre 2012, p. 16). Cette remarque vaut encore pour Rapin. 50 B. Gracián, Oracle manuel et Art de Prudence, dans Traités politiques, esthétiques, éthiques, éd. B. Pelegrín, Paris, Éd. du Seuil, 2005, 89, p. 305. Voir la traduction d’Amelot de la Houssaie, L’Homme de cour, éd. S. Roubaud, précédée d’un essai de DOI 10.24053/ OeC-2021-0008 127 Méditation et rêverie dans la poétique de Rapin (1674-1684) Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) Dans le dernier tiers du XVII e siècle français, cependant, cette image du miroir se brouille. La Rochefoucauld et Nicole disent l’impossibilité de se connaître soi-même, ce que Rapin transforme en difficulté de la formation de soi comme grand poète. On rencontre alors la question de l’ambition et de la vanité, qui aveugle les mauvais poètes. Du moins le jésuite semble-t-il estimer que l’on peut en venir à se connaître assez pour discerner son ethos de poète. Héritée d’Horace, cette question des forces du poète est centrale, et les exemples fournis sont instructifs.- Properce s’est reconnu incapable de «- chanter les guerres d’Auguste- », Horace a été restreint au genre lyrique par son naturel, quoiqu’il eût pu s’illustrer dans un «-grand poème-» 51 . La difficulté de former des poètes expliquerait l’échec de l’épopée française-: Le poème épique est ce qu’il y a de plus grand et de plus noble dans la poésie. C’est l’ouvrage le plus accompli de l’esprit humain. Toute la noblesse et toute l’élévation des plus parfaits génies peut à peine suffire à former celui qu’il faut au poète héroïque. La difficulté seule de trouver du jugement et de l’imagination, de la chaleur et du sang-froid, de la sagesse et de l’emportement, cause la rareté de ce caractère et de ce tempérament heureux qui fait le poète accompli. Il faut de grandes images et un esprit encore plus grand pour les former. Enfin, il faut un jugement si solide, un discernement si exquis, une si parfaite connaissance de la langue dans laquelle on écrit, une étude si constante, une méditation si profonde, une étendue de capacité si vaste que les siècles entiers à peine peuvent produire un génie capable d’un poème épique. Et c’est une entreprise si hardie qu’elle ne peut tomber dans l’esprit d’un homme sage sans l’effrayer 52 . Cet art poétique doit s’entendre au sens horatien car il s’applique à former de «-véritables poètes-» contre les «-faiseurs de vers-» 53 . Dans sa réponse à la X e remarque de Vavasseur, Rapin revendique le choix d’une leçon retenue par Castelvetro, «- le plus profond et le plus savant des interprètes de la Poétique d’Aristote-», leçon qu’il a trouvée «-favorable pour détruire la méchante opinion qu’on a des poètes-» 54 . En effet,-elle lui a permis d’affirmer qu’il y a selon Aristote «-quelque chose de divin dans le poète-», mais «-rien M. Fumaroli, Paris, Gallimard, 2010, p. 373. Dans l’original, la dernière proposition est la suivante-: «-Tenga medido su fondo y pesado su caudal para todo-». 51 RP, I, XIV, p. 384. 52 RP, II, II, p. 479-480. 53 RP, «-Épître à Monseigneur le Dauphin-», p. 331. Sur les «-méchants poètes-», voir la réponse à la remarque XIV de Vavasseur, p. 673-674. 54 RP, «-Annexes-», Réponse à la remarque X de Vavasseur, p. 670. DOI 10.24053/ OeC-2021-0008 128 Jérôme Lecompte Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) de furieux-» 55 . La réhabilitation du poète se trouve ainsi placée au cœur du projet. Le jugement doit contenir les élans de l’imagination-: «-Et pour renfermer dans une dernière réflexion toutes les autres qu’on peut faire,-il faut que le Poète comprenne que le grand secret de l’art est de bien mettre en œuvre sa matière et d’exécuter heureusement ce qu’il a médité avec toute l’attention que demande son sujet-» 56 . La négligence elle-même sera étudiée selon le principe de Quintilien, étendu à la civilité par Castiglione avec la sprezzatura. Choix de l’ethos Si le choix de l’ethos du poète est fondamental pour Rapin, sur le modèle de la méditation cicéronienne du De Officiis, c’est sans doute parce que le choix de vie ne l’est pas moins dans la «-pratique méditative-» ignacienne 57 . Dans La Perfection du christianisme, parue en 1673, le fidèle n’est-il pas invité à la «-méditation continuelle de la vie de Jésus Christ-» 58 -? L’exhortation horatienne au poète est donc poussée plus loin qu’il n’y paraît-: la méditation du poète sur lui-même rejoint l’éthique mondaine de Gracián mais elle précède l’exercice spirituel, dont elle est comme une propédeutique implicite. Par la méditation sur soi et sur son œuvre, le poète met en œuvre une méthode rationnelle qui l’éloigne du soupçon de folie, et avec elle, de celui de libertinage. À l’opposé de la fureur dominatrice et aliénante, le poète se choisit en accord avec les capacités qui sont les siennes, et cet ordre intérieur une fois trouvé, il doit être capable de le reproduire au-dehors en le projetant dans l’œuvre poétique. Ainsi les Réflexions sur la poétique apparaissent-elles sous-tendues par l’anthropologie jésuite. Dans cette synthèse de Marc Fumaroli, on reconnaît le travail du poète sur soi tel que le préconise Rapin-: «-La foi jésuite dans la coopération de la nature et de la grâce, de la liberté humaine et de la providence divine pour surmonter la puissance des ténèbres introduite dans l’humanité par la faute d’Adam, admettait une forme de progrès, mais un progrès lent, difficile et local, fruit de succès providentiels, mais toujours provisoires, de la communion des saints sur la conspiration des pécheurs et du Démon- » 59 . Ce sont de «- véritables poètes- » que Rapin souhaite former pour qu’ils contribuent par leur choix de personne à rame- 55 RP, I, V, p. 356. 56 RP, I, XL, p. 472. 57 Christian Belin, La Conversation intérieure. La méditation en France au XVII e siècle, Paris, H. Champion, 2002, p. 86. 58 R. Rapin, La Perfection du christianisme tirée de la morale de Jésus Christ, Paris, Sébastien Mabre-Cramoisy, 1673, p. 165 (achevé d’imprimer du 14 décembre 1672). 59 Marc Fumaroli, 1684, essai précédant Gracián, L’Homme de cour, éd. citée, p. 76- 77, repris dans Le Sablier renversé. Des Modernes aux Anciens, Paris, Gallimard, p. 79-80. DOI 10.24053/ OeC-2021-0008 129 Méditation et rêverie dans la poétique de Rapin (1674-1684) Œuvres & Critiques, XLVI, 1 (2021) ner toujours plus d’ordre dans le monde. La réussite poétique et sociale est fondée sur un travail moral, nullement incompatible avec une dimension spirituelle. L’éthique investit la poétique. Si la poétique est rhétorisée par Rapin, elle l’est en profondeur, et sans pouvoir être réduite à l’ornement. La Poétique d’Aristote n’est pas lue selon la lettre, mais selon l’esprit, pour répondre aux enjeux du temps. Cette recontextualisation met la poétique sur la voie de son autonomie en tant que discipline. Or deux concepts représentatifs de l’essor de l’intimité vont l’ouvrir à des dimensions étrangères à la logique structurale du poème-: la méditation convoque l’éthique, et la rêverie, la pragmatique. Une autre nécessité fait loi. Le plaisir littéraire est discrètement fondé par une théologie qui articule une double finalité esthétique et morale. Le plus remarquable dès lors n’est peut-être pas le recours à Castelvetro ou à tel autre interprète d’Aristote, ancien ou moderne. Il tiendrait plutôt à la présence profonde dans cette poétique des idées de Loyola et de Gracián, deux sources jésuites donnant à penser que l’auteur n’ignorait pas que le second fût également son confrère- : un désir de conduire le poète à une élévation morale et sociale fonde le projet de Rapin qui, en cela, donne bien la dernière poétique humaniste. DOI 10.24053/ OeC-2021-0008