eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 49/96

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.24053/PFSCL-2022-0001
2022
4996

Preuve et introspection dans l’hagiographie française après le Concile de Trente

2022
Daniel Fliege
Marie Guthmüller
Philipp Stenzig
PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0001 Preuve et introspection dans l’hagiographie française après le Concile de Trente D ANIEL F LIEGE (U NIVERSITÉ H UMBOLDT DE B ERLIN ) M ARIE G UTHMÜLLER (U NIVERSITÉ H UMBOLDT DE B ERLIN ) P HILIPP S TENZIG (U NIVERSITÉ DE D ÜSSELDORF ) 1 Introduction Cette introduction ne peut commencer que par un grand merci aux contributeurs de ce numéro ; car ce sont eux, historiens, littéraires et théologiens, qui ont permis d’étayer une thèse concernant l’écriture hagiographique dans le XVII e siècle français que nous avions formulée avec beaucoup de prudence dans l’invitation au colloque qui s’est tenu à l’Université Humboldt de Berlin en septembre 2021 1 , à savoir qu’après le Concile de Trente, la réorganisation du procès de canonisation et l’émergence de nouvelles formes de sainteté auraient engendré, dans l’écriture hagiographique, l’essor de deux pratiques d’authentification aussi importantes que contradictoires : la codification de la preuve et la concentration croissante sur l’introspection, toutes deux comprises dans leur spectre de signification changeant au XVII e siècle. Les contributions rassemblées ici ont permis d’illustrer à quel point l’étude de ces deux pratiques est fertile, voire décisive pour décrire les évolutions de l’écriture hagiographique au « Siècle des Saints 2 ». Nous présenterons plus en détail les travaux de recherche individuels après avoir donné un bref aperçu des changements historiques et de l’émer- 1 Colloque Preuve et introspection dans l’hagiographie après le Concile de Trente, organisé par Daniel Fliege, Marie Guthmüller et Philipp Stenzig, Berlin, Université Humboldt de Berlin, 02-04 septembre 2021. 2 Henri Bremond, Histoire littéraire du sentiment religieux en France depuis les Guerres de religion jusqu’à nos jours, éd. François Trémolières, Grenoble, J. Millon, 2006, t. 1, p. 1090-1092. Sur ce terme, voir Sophie Houdard, « Le Grand Siècle ou le Siècle des Saints : une fausse perspective », Littératures classiques, 76, 3 (2011), p. 147-154. Daniel Fliege, Marie Guthmüller, Philipp Stenzig PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0001 12 gence de nouvelles notions de sainteté après le Concile de Trente, une vue d’ensemble qui doit déjà elle-même beaucoup à ces contributions. 2 Changements historiques et émergence de nouvelles notions de sainteté après le Concile de Trente Qu’est-ce qu’un saint ? Pour l’Antiquité tardive, c’est quelqu’un qui se fait décapiter ou bien déchirer par des bêtes féroces pour le Christ, pour avoir confessé le nom du Sauveur ; c’est un μ ρ (mártus), ‘un témoin’. Plus tard, ce peut être un bâtisseur de la chrétienté - un évêque qui défend sa cité, un fondateur de monastères, un roi qui fait baptiser son peuple. Au XIV e siècle, c’est quelqu’un qui fait des miracles, qui peut, par son intercession auprès de Dieu, protéger les fidèles de la peste, d’une guerre, d’une famine... D’un point de vue ecclésial, toutes ces approches sont, évidemment, parfaitement légitimes 3 . Pourtant, la perspective change aux XVI e et XVII e siècles : confrontée à de ‘nouvelles réalités’, l’Église doit réfléchir sur ce qu’est la sainteté et renégocier les règles de la canonisation, laquelle donne à un saint l’accès au culte public. Il s’agit de l’aboutissement d’une évolution qui remonte à la fin du Moyen Âge, lorsque l’Église commence à réglementer la vénération des saints par une codification croissante de la canonisation 4 . La création de la Congregatio rituum en 1588 et les décrets d’Urbain VIII représentent les points culminants de cette évolution. Les nouvelles réalités auxquelles l’Église dut répondre, notamment la Réforme protestante, sont bien connues, tout comme ses conséquences : Calvinistes et Luthériens rejetaient la vénération des saints telle qu’elle était pratiquée dans l’Église romaine, et pour la discréditer, ils s’attaquaient aux récits, désormais qualifiés de légendaires, sur lesquels leur réputation de sainteté était fondée 5 . Le Concile de Trente aborda la question lors de sa 3 Voir Régine Pernoud, Les Saints au Moyen Âge, Paris, Plon, 1984. 4 André Vauchez, La sainteté en occident aux derniers siècles du Moyen Âge : d’après les procès de canonisation et les documents hagiographiques, Rome, École française de Rome, 1981 ; Gábor Klaniczay, Procès de canonisation au Moyen-Âge - aspects juridiques et religieux, Rome, École française de Rome, 2004. 5 Yves Krumenacker, « Sainteté catholique et sainteté protestante (XVI e -XVII e siècles) », dans 21 e Congrès international des sciences historiques (Amsterdam, 22-28 août 2010), publié en ligne : https: / / halshs.archives-ouvertes.fr/ file/ index/ docid/ 528313/ filename/ SaintetA.pdf (consulté le 17 mars 2022) ; quant aux accusations d’un culte « payen », cf. aussi Bernard Dompnier, « L’Église romaine, conservatoire des religions antiques. La critique protestante du culte des saints et des images au XVII e siècle », dans Les religions du paganisme antique dans l’Europe chrétienne XVI e - Preuve et introspection dans l’hagiographie PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0001 13 troisième et dernière période, et promulgua, le 4 décembre 1563, à l’issue de la sessio XXV, le décret De invocatione, veneratione et reliquiis sanctorum et de sacris imaginibus : Que les fideles doivent semblablement porter respect aux corps saints des martyrs, et des autres saints qui vivent avec Jesus-Christ ; ces corps ayant esté autrefois les membres vivans de Jesus-Christ, et le temple du Saint Esprit, et devant estre un jour ressuscitez pour la vie éternelle, et revestus de la gloire ; et Dieu mesme faisant beaucoup de bien aux hommes par leur moyen : De manière que ceux qui soûtiennent qu’on ne doit point d’honneur, ny de venération aux reliques des saints ; ou que c’est inutilement que les fidèles leur portent respect, ainsi qu’aux autres monumens sacrez ; et que c’est en vain qu’on frequente les lieux consacrez à leur mémoire, pour en obtenir secours ; doivent estre aussi tous absolument condamnez, comme l’Eglise les a déjà autrefois condamnez, et comme elles les condamne encore maintenant 6 . Ce décret confirma, en principe, le culte des saints, quoique le Concile distinguât leur vénération (le culte de la dulie) du culte de latrie, qui n’était due qu’à Dieu seul 7 . Par la suite, le 22 janvier 1588, le pape Sixte V érigea la nouvelle Congregatio pro sacris ritibus et caeremoniis, le précurseur de l’actuelle Congregatio de causis sanctorum, dont la tâche était, entre autres, d’instruire les causes des saints. Les normes canoniques en furent clarifiées par Urbain VIII dans sa constitution Caelestis Jerusalem, du 5 juillet 1634 : désormais, la procédure de canonisation était un véritable procès, qui devait commencer par une enquête formelle, menée d’abord par un tribunal diocésain, puis examinée par la Congrégation des Rites, portant sur la réputation, les vertus, et les miracles du candidat 8 . Il fallait alors que le postulateur de la cause recourût, pour constituer son dossier, aux témoignages de ceux qui pouvaient avoir eu connaissance des actes et des paroles du servus Dei, mais aussi à ses propres écrits (s’il y en avait), susceptibles d’éclairer le tribunal sur ses états d’âme, tandis que le promoteur de justice (le célèbre XVII e siècle. Colloque tenu en Sorbonne les 26-27 mai 1987, Paris, Presses Universitaires de la Sorbonne, 1987, p. 51-66. 6 Le saint Concile de Trente œcuménique et general, celebré sous Paul III., Jules III. et Pie IV. souverains pontifes, trad. par Martial Chanut, Paris, S. Mabre-Cramoisy, 1674, can. IV, p. 58-59. Nous citons cette traduction par commodité. 7 Sessio XIII, 11 octobre 1551, Decretum de sanctissimo Eucharistiae Sacramento, cap. 5 et can. 6, dans Enchridion symbolorum, definitionum et declarationum de rebus fidei et morum, éd. Heinrich Denzinger et Adolf Schönmetzer, Barcelone et Fribourg-en-Brisgau, Herder, 1963, n° 1643, 1656 et 1821. 8 Urbain VIII, Decreta Servanda in Canonizatione, et Beatificatione Sanctorum, Rome, Ex Typographia Rev. Cam. Apost., 1642. Daniel Fliege, Marie Guthmüller, Philipp Stenzig PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0001 14 advocatus diaboli) devait essayer de réfuter sa documentation, à peu près comme dans un procès pénal. 2.1 La preuve comme condition de la sainteté Les légendes ne suffisaient donc plus 9 . Il fallait désormais garantir la véracité du rapport par des témoignages faisant autorité, ainsi que par de nombreuses « pièces justificatives » qui étaient insérées dans les dossiers constitués en vue des procès de canonisation. De nos jours, ce règlement est encore en vigueur : « Dans le procès canonique, la preuve est le moyen de connaissance qui permet de fournir au juge la certitude morale, c’est-à-dire la certitude qui exclut tout doute raisonnable, sur un fait allégué 10 ». Dans un procès de canonisation, on exige de même « legitimas iuridice susceptas probationes [des preuves légitimes et judiciairement soutenues] 11 ». La preuve consiste en des dépositions par des témoins oculaires : « malgré tous les facteurs d’incertitude […], le témoin, qui est en principe obligé de donner un témoignage véridique [...], constitue la preuve indispensable dans les procès canoniques 12 ». Même si les personnes mortes en odeur de sainteté ne peuvent être béatifiées que « quinquaginta annis ab obitu ill[orum] [cinquante ans après leur mort] 13 », les preuves, c’est-à-dire les témoignages, peuvent déjà être recueillies auparavant, « ne pereant huiusmodi dilationis occasione probationes [afin que les preuves ne soient pas perdues par le temps de cet ajournement] 14 », pour constituer des dossiers. 9 Cf. Charles Borromée, Acta Ecclesiae Mediolanensis a S. Carolo cardinali S. Praxedis archiepiscopo condita, éd. Federico Borromeo, Bergamo, Santini, 1738, p. 87 ; 402. 10 Micha Brumlink, « Beweis », dans Lexikon für Kirchen- und Religionsrecht, éd. Heribert Hallermann et al., en quatre tomes, Paderborn, Ferdinand Schöningh, 2019-2021, ici 2019, t. 1, sub voce : « Der Beweis (probatio) ist im kanonischen Prozess (Prozessrecht) das Erkenntnismittel, das geeignet ist, dem Richter die moralische, d. h. jeden vernünftigen Zweifel ausschließende Gewissheit über eine behauptete Tatsache zu verschaffen ». 11 Urbain VIII, Decreta, op. cit., p. 11. Nous traduisons. 12 Andrea Weiß, « Zeuge - katholisch », dans Lexikon für Kirchen- und Religionsrecht, éd. Heribert Hallermann et al., en quatre tomes, Paderborn, Ferdinand Schöningh, 2019-2021, ici 2021, t. 4, sub voce. 13 Urbain VIII, Decreta, op. cit., p. 27. Nous traduisons. 14 Ibid. : « Verum ne pereant huiusmodi dilationis occasione probationes, permittit Sanctitas Sua, non habita ratione dictorum quinquaginta annorum, ut agi possit de praedictis processibus sive de aliis auctoritate Ordinaria fabricatis vel fabricandis ad effectum deliberandi [Mais afin que les preuves ne soient pas perdues par le temps de cet ajournement, Sa Sainteté permet, sans calcul des cinquante années précédemment mentionnées, que lesdits procès ou d’autres procès institués ou à Preuve et introspection dans l’hagiographie PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0001 15 La vertu héroïque du saint devait dès lors être prouvée selon des règles précises, tout comme les miracles qui auraient eu lieu pendant sa vie ou après sa mort. Le rôle du miracle lui-même changeait profondément dans le contexte de la Réforme et de la Contre-Réforme : alors que, dans les Vies du Moyen Âge, il était principalement apprécié pour lui-même, il devint à l’époque post-tridentine un argument quasiment externe à l’appui de la sainteté. Les miracles obtinrent la fonction de fournir la preuve sensible à ce qui y était asserté : la vertu du servus Dei et la réception de la grâce divine. Cela peut sembler paradoxal aujourd’hui, mais au XVI e siècle, les miracles n’étaient pas tellement un objet de foi ; dans le contexte de la confessionnalisation, ils étaient plutôt une sorte de test scientifique pour prouver la vérité de ce que la foi affirme. Ce changement d’attitude à l’égard des miracles est de son côté lié à une évolution du concept de preuve qui fait dès le XVI e siècle l’objet d’intenses négociations dans le contexte juridique comme dans celui des sciences expérimentales naissantes. Ce n’est pas seulement le concept de sainteté qui change en fonction des processus de canonisation, cette dernière étant désormais réglementée de façon précise, mais c’est la notion de preuve ellemême qui évolue au début de l’époque moderne. Comme cette évolution se manifeste à son tour dans les processus de canonisation, ceux-ci deviennent le théâtre de changements épistémologiques importants 15 . Un bref aperçu des principaux procédés de preuve appliqués au XVII e siècle met en évidence les enjeux 16 : dans la preuve juridique persiste la force probante du témoignage oculaire ; si certaines conditions sont remplies, ce dernier peut avoir valeur de preuve. Ainsi continue de s’appliquer la force probante d’un double témoignage oculaire issu du droit romain 17 . La instituer par l’autorité de l’Ordinaire soient entendus aux fins de considération] » (nous traduisons). 15 Voir Fernando Vidal, « Miracles, Science, and Testimony in Post-Tridentine Saint- Making », Science in Context, 20, 3 (2007), p. 481-508. 16 Voir Brumlink, « Beweis ». Sur la preuve dans le procès de canonisation, voir Aviad M. Kleinberg, « Proving Sanctity : Selection and Authentication of Saints in the Later Middle Ages », Viator, 20 (1989), p. 183-205 ; Gábor Klaniczay, « Proving sanctity in the canonization processes (Saint Elizabeth and Saint Margeret of Hungary) », dans ead. (dir.), Procès de canonisation au Moyen Âge : aspects juridiques et religieux, Rome, Collection de l’École française de Rome, 2004, p. 117-148 ; et Michael Goodich, « Reason or revelation ? The criteria for the proof and credibility of miracles in canonization processes », dans ibid., p. 181- 197. 17 Sur le témoignage dans le procès de canonisation aux XVII e et XVIII e siècles, voir Giovanna Fiume, « Les témoins aux procès de canonisation de Benoît le More (1594-1807) », dans Benoît Garnot (dir.), Les témoins devant la justice. Une histoire Daniel Fliege, Marie Guthmüller, Philipp Stenzig PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0001 16 crédibilité d’un témoignage oculaire dépend cependant essentiellement de l’ethos du témoin 18 : les témoins sans ethos sont exclus de la déposition, alors qu’un témoin dont la renommée est hors de tout doute peut ne pas avoir besoin d’un second témoin pour confirmer ses déclarations. La preuve signifie ici en fait la confiance dans le témoin. La preuve dite aujourd’hui « empirique », qui ne se forme que lentement en tant que telle, se basant sur l’observation et l’expérience, commence à s’établir dans la philosophie naturelle et les sciences physiques aux XVIe et XVII e siècles 19 . Il est intéressant de voir qu’elle s’oriente tout d’abord ellemême vers la preuve juridique : un naturaliste du début de l’ère moderne doit encore « témoigner » de ses observations ; le double témoignage oculaire s’applique même dans un premier temps 20 . Le rôle croissant que jouent des statuts et des comportements, Rennes, PUR, 2003, p. 67-82 ; Fernando Vidal, « Tel “la glace d’un miroir” : le témoignage des miracles dans les canonisations des Lumières », Revue Dix-Huitième Siècle, 39 (2007), p. 77-98 ; id., « Miracles, Science, and Testimony in Post-Tridentine Saint-Making », Science in Context, 20.3 (2007), p. 481-508. Sur la notion de « témoin reprochable », voir Bernard Schapper, « Testes inhabiles. Les témoins reprochables dans l’ancien droit pénal », Tijdschrift voor rechtsgeschiedenis, 33 (1965), p. 575-616. 18 Le discours judiciaire recourt ici aux principes de la rhétorique aristotélicienne : pour être crédible, un orateur doit pouvoir argumenter de façon raisonnable (logos), avoir un bon caractère moral (ethos) et pouvoir entraîner son public (pathos). Voir Richard W. Serjeantson, « Proof and Persuasion », dans Katharine Park (dir.), The Cambridge History of Science. Vol. 3 Early Modern Science, Cambridge, CUP, 2006, p. 132-176, ici p. 135-139. 19 Sur l’expérience, voir Peter Dear, « The Meanings of Experience », dans Katherine Park and Lorraine Daston (dir.), The Cambridge History of Science, Cambridge, Cambridge University Press, 2006, p. 106-131. Du côté des études littéraires, pour les différentes dimensions de l’expérience au début de l’époque moderne en France, voir Isabelle Fellner / Christina Schäfer (dir.), Facetten der experientia. Zum Rekurs auf Erfahrung und Erfahrungswissen in der frühneuzeitlichen Romania, Wiesbaden, Harrassowitz, 2022. 20 Cf. Serjeantson, « Proof and Persuasion », p. 161 : « La nécessité de s’appuyer sur le témoignage humain dans l’histoire naturelle et l’expérimentation a imposé une réévaluation permanente de son statut. Le témoignage était une forme essentielle de preuve dans les tribunaux, et les philosophes naturels ont commencé à s’inspirer de plus en plus de la théorie et de la pratique juridiques en ce qui concerne son utilisation. (C’est également à cette époque que l’on assiste à l’apparition du témoin expert dans les salles d’audience) ». Sur le rôle du témoignage oculaire dans les sciences naturelles, voir également Steven Shapin, « Pump and Circumstance : Robert Boyle’s Literary Technology », Social Studies of Science, 14 (1984), p. 481-520. Preuve et introspection dans l’hagiographie PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0001 17 les déclarations des médecins dans les processus 21 de canonisation se situe dans ce champ de tensions : ainsi, leurs déclarations n’acquièrent pas seulement une force probante en soulignant leur expertise, mais aussi en faisant référence à leur ethos, par exemple en évoquant leur position sociale. À côté des preuves juridique et empirique, les nouvelles méthodes de preuve de la critique humaniste des sources servent à vérifier la fiabilité de la tradition textuelle. Enfin persiste la preuve logique, centrale pour le raisonnement scolastique, qui tire des conclusions sur la base de prémisses afin de prouver la vérité d’une proposition (ce schéma de réflexion étant traditionnellement important pour les argumentations en faveur de l’existence de Dieu). Les processus de canonisation de la Contre-Réforme avaient donc affaire à des procédures de preuve très différentes et, d’un point de vue actuel, souvent contradictoires : à côté des procédures traditionnelles (références à l’Écriture sainte et à la tradition de transmission textuelle, argument logique, rapport d’un témoin oculaire légitimé par l’éthos) apparurent des procédures nouvelles qui reposaient sur une expertise scientifique s’appuyant sur l’observation et l’expérimentation. La détermination de la sainteté était liée à des procédures de preuve hétérogènes, mais toutes aussi rigoureuses les unes que les autres. Il ne pouvait donc manquer que l’on commençât à poser différemment la question de la sainteté elle-même : ce qui comptait désormais, c’était ce qui fait un saint - et cela avait, à l’époque posttridentine, essentiellement à voir avec les procédures institutionnelles de la « fabrique des saints 22 ». 21 Sur l’importance croissante des médecins dans des procès pénaux aux XVI e et XVII e siècles, voir Catherine Crawford, « Legalizing medicine : early modern legal systems and the growth of medico-legal knowledge », dans Michael Clark et al. (dir.), Legal Medecine in History, Cambridge, CUP, 1994, p. 89-116. 22 Jean-Robert Armogathe, « La fabrique des saints. Causes espagnoles et procédures romaines d’Urbain VIII à Benoît XIV (XVII e -XVIII e siècle) », Mélanges de la casa Velázquez, 33,2 (2003), p. 15-31. Le fait que la sainteté soit soumise à un changement fondamental dû aux changements dans les processus de la canonisation, laquelle se déroule comme un procès juridique, a été déjà souligné par André Jolles, Formes simples, Paris, Seuil, 1972 (orig. allemande Einfache Formen de 1930). Peter Burke s’interroge sur la manière dont un saint de la Contre- Réforme est construit et met ainsi l’accent sur le caractère fabriqué de la sainteté, qui est liée au contexte historique. Peter Burke, « How To Be a Counter- Reformation Saint », dans Kaspar von Greyerz (dir.), Religion and Society in Early Modern Europe 1500-1800, Londres, George Allen & Unwin, 1984, p. 45-55. Cf. Simon Ditchfield, « How not to be a Counter-Reformation saint : the attempted canonization of pope Gregory X, 1622-45 », Papers of British School at Rome, 60 (1992), p. 379-422. Daniel Fliege, Marie Guthmüller, Philipp Stenzig PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0001 18 Ce qui fait un saint a été repensé, après Trente, dans un rapport étroit avec la canonisation, qui ne pouvait avoir lieu qu’après une procédure de preuve aussi étendue que méticuleusement précise. Ainsi la preuve est-elle devenue, dans ses différentes dimensions, une condition de la sainteté. Cependant, les nouvelles conditions institutionnelles ne sont, évidemment, pas les seules à avoir modifié la notion de sainteté, et elles ne sont pas nées de rien. 2.2 L’introspection comme condition de la sainteté L’origine théologique de la nécessité de la preuve à laquelle la sainteté était soumise après le Concile de Trente se trouve en particulier dans la doctrine de la grâce. Le concept de sainteté conditionne l’exigence de preuve, tout comme cette exigence, issues des procédures institutionnelles de canonisation, conditionne à son tour le concept de sainteté. La confrontation avec les réformés qui prônaient une « double prédestination 23 » amena l’Église à aiguiser son enseignement à propos du rapport entre nature et grâce : quelle est, sous la condition de la nature déchue, la part du libre arbitre face à un Dieu tout-puissant qui seul peut sauver l’homme s’il le veut ? Il n’est pas surprenant que ce défi ait donné lieu à une controverse au sein de l’Église même, la fameuse querelle autour de l’efficacité de la grâce 24 , déclenchée à Salamanque, en 1588, par la publication de la Concordia liberi arbitrii et gratiae donis du jésuite Luis de Molina, alors qu’à Louvain, ses confrères s’attaquaient à Michael Baius qui venait de publier ses thèses controversées sur le péché originel, le libre arbitre et la prédestination. En Espagne, le dominicain Domingo Báñez, confesseur de Thérèse d’Avila, prit, contre les innovations des jésuites, la défense de saint Augustin et de la grâce efficace par elle-même, et à partir de 1598, la congrégation De Auxiliis, fondée par Clément VIII, se pencha sur la question. Face aux nouvelles thèses des molinistes, une « alliance » entre Thomisme et Augusti- 23 C’est à dire, la doctrine selon laquelle Dieu aurait choisi, de toute éternité, outre ceux qu’il sauvera, aussi ceux qui seront damnés, cf. Réginald Garrigou-Lagrance, « Prédestination », dans Dictionnaire de Théologie catholique, t. 12, Paris, Letouzey et Ané, 1935, col. 2809-3022, ici col. 2959-2962. 24 Lucien Labbas, La Grâce et la Liberté dans Malebranche, Paris, J. Vrin, 1931 ; Karlheinz Ruhstorfer, « Der Gnadenstreit ‘de auxiliis’ im Kontext », dans Dominik Burkard et Tanja Thanner (dir.), Der Jansenismus - eine ‘katholische Häresie’ ? , Münster, Aschendorff, 2014, p. 57-70. Preuve et introspection dans l’hagiographie PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0001 19 nisme 25 se dessinait, dans la mesure où ceux qui s’opposaient à celles-ci étaient principalement les disciples de saint Thomas, et notamment les dominicains Diego Alvarez et Tomas de Lemos. Sur le fond de cette discussion non plus, il ne pouvait manquer que l’on commençât à poser différemment la question de la sainteté : ce qui comptait désormais, c’était toujours ce qui fait un saint, mais cette fois-ci de la part non pas de l’Église, mais de Dieu. Le point de départ n’étant plus la manifestation extérieure de la sainteté, nécessairement variable selon les circonstances historiques (et liée désormais à une procédure de preuve compliquée), mais l’opération de Dieu, l’œuvre de la grâce qui opère sur le saint et qui fait qu’il soit saint. C’est là que nous touchons à l’argument central de l’École française de spiritualité qui fait l’objet de plusieurs contributions de ce volume - selon la doctrine de Pierre de Bérulle, l’imitatio Christi, à laquelle tout chrétien est appelé, porte tout d’abord sur la conformité de ses dispositions intérieures avec les « états du Christ 26 » : le fidèle ne peut pas imiter tous les actes terrestres du Seigneur, dont le point culminant est l’immolation sur la Croix, mais ses actes doivent manifester à l’extérieur une disposition intérieure qui réside dans l’âme du Christ, d’un « état » : l’état de victime, le don de soi, l’abandon au Père... C’est cette disposition à laquelle le chrétien doit, avec la grâce de Dieu, devenir conforme. 25 Cf. Jacques-Hyacinthe Serry, Divus Augustinus divo Thomae, eiusque angelicis scholae secundis curis conciliatus, in quaestione de gratia primi hominis et angelorum, Padoue, Conzatti, 1724. 26 Pierre de Bérulle, Discours de l’estat et des grandeurs de Jesus, Paris, A. Estienne, 1623, p. 1069-1071 ; François Bourgoing, Les véritéz et excellences de Jésus-Christ, nostre Seigneur, disposées par méditations pour tous les jours de l’année, 4 tomes, Paris, Huré, 1630-1636 ; Charles de Condren, Considérations sur les mystères de Jésus-Christ, selon que l’Église les propose pendant le cours de l’année, éd. Auguste- Marie-Pierre Ingold, Paris, Poussielgie 1882 ; cf. Paul Cochois, Bérulle et l’École française, Paris, Seuil, 1963 ; Louis Cognet, Les Origines de la spiritualité française au XVII e siècle, Paris, La Colombe, 1949 ; Blandine Delahaye, « Bérulle et la sainteté », Chroniques de Port-Royal, 69 (2019), p. 19-38 ; Raymond Deville, L’École française de spiritualité, Paris, Desclée de Brouwer, 1987 ; Michel Dupuy, Bérulle et le sacerdoce. Étude historique et doctrinale. Textes inédits, préface de Jean Orcibal, Paris, Lethielleux, 1969 ; Yves Krumenacker, L’école française de spiritualité. Des mystiques, des fondateurs, des courants et leurs interprètes, Paris, Cerf, 1998 ; id., « Une géographie du spirituel : l’exemple du bérullisme », dans Yves Krumenacker et Laurent Thirouin (dir.), Les écoles de pensée religieuse à l’époque moderne, Lyon, LARHRA, 2006, p. 171-184. Sur la notion des « états », voir Fernando Guillén Preckler, « État » chez le Cardinal de Bérulle. Théologie et spiritualité des « états » bérulliens, Rome, Università Gregoriana, 1974. Daniel Fliege, Marie Guthmüller, Philipp Stenzig PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0001 20 Dans une telle perspective, le point de départ de toute réflexion sur la sainteté ne pouvait être qu’intérieur - il faudrait qu’elle recense, tout d’abord, les opérations que Dieu opère dans une âme et les dispositions intérieures qui en résultent. Mais qui peut nous renseigner sur les « états d’âme » du saint, sur ce qui se passe au tréfonds de son cœur, si ce n’est le saint lui-même ? Bien sûr, il y a les témoins, qui l’ont connu de son vivant et qui peuvent attester ses actions, qui relèvent des dispositions en question. Pourtant, il est aisé de concevoir un observateur encore plus privilégié : le saint lui-même, qui se rend compte des grâces reçues et de ses luttes intérieures. Déjà autour des procédures de canonisation d’Ignace et de Thérèse, qui deviendront des saints modèles au XVII e siècle, leurs propres écrits semblent avoir joué un rôle non négligeable, du moins en ce qui concerne leur défense contre les adversaires de la doctrine mystique 27 . À la suite d’Henri de Bremond et de Jacques le Brun 28 , Sophie Houdard a mis en évidence que l’influence des courants mystiques eut un impact déterminant sur la réorientation de la sainteté au XVII e siècle 29 . Cela est dû d’une part à l’influence de la mystique thérésienne, promue par l’entourage de Pierre de Bérulle en France, y compris par des traductions des écrits de Thérèse 30 , mais aussi à la redécouverte de la mystique rhénane, également 27 Cette question mériterait surement d’être approfondie, mais il faudrait retenir que la Vida de Thérèse n’a pas, en tout cas, été examinée dans le procès de canonisation lui-même. Pourtant, l’enseignement mystique de Thérèse ayant été partiellement accusé et attaqué en Espagne par Juan de Lorenzana, il devait être défendu plus tard, avant sa canonisation. Mais cette défense n’apparaît pas dans les actes des procès. Ces mémoires de défense se trouvent dans Procesos de beatificación y canonización de la Madre Teresa de Jesús, en annexe du 7 e volume (p. 797-895). Nous remercions le père Julian Urkiza pour ces informations. 28 Bremond, Histoire littéraire du sentiment religieux ; Jacques Le Brun, Sœur et amante. Les biographies spirituelles féminines du XVII e siècle, Genève, Droz, 2013. 29 Sophie Houdard, Les invasions mystiques. Spiritualités, hétérodoxies et censures au début de l’époque moderne, Paris, Les Belles Lettres, 2008. 30 Voir Roland Behar, « Les premières traductions de Thérèse d’Avila dans la France du Grand Siècle », Des mots aux actes, 6 (Traduire le sacré) (2007), p. 183-200 ; Jean Canavaggio, « Traduire/ retraduire Thérèse d’Avila, les enjeux du Libro de la vida », Des mots aux actes, 6 (Traduire le sacré) (2007), p. 163-182. Sur l’influence de la spiritualité thérésienne en France et de l’hagiographie espagnole en général, voir les travaux d’Axelle Guillausseau, « Les récits des miracles d’Ignace de Loyola : un exemple du renouvellement des pratiques hagiographiques à la fin du XVI e siècle et au début du XVII e siècle », Mélanges de Casa de Velázquez, 36, 2 (2006), p. 233-254 ; « Sainteté et miracles dans les royaumes de France et d’Espagne des lendemains du Concile de Trente aux décrets d’Urbain VIII », Mélanges de Casa de Velázquez, 38, 2 (2008), p. 279-281 ; « Unanimité ou unifor- Preuve et introspection dans l’hagiographie PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0001 21 traduite en français 31 . La caractéristique de l’expérience mystique en tant que telle est qu’elle se situe dans le for intérieur du croyant et qu’elle est perçue comme un don particulier de la grâce de Dieu. Aussi l’expérience mystique est-elle, en ce qui concerne sa valeur probante, hautement ambivalente. Selon sa conception traditionnelle, de la mystique rhénane aux écrits de Thérèse, celle-ci a lieu dans l’âme du serviteur de Dieu et ne serait, en soi, guère communicable, la rencontre avec le divin échappant au dicible. Elle risque donc de représenter un savoir ésotérique qui contredit les enseignements de l’Église 32 , d’où le traitement contradictoire des éventuelles mystiques par les institutions ecclésiastiques qui s’exprime aussi dans le cadre des processus de canonisation post-tridentins. L’Église craint de ne pouvoir contrôler le mysticisme : en France comme ailleurs, les « invasions mystiques 33 » des premières décennies du XVII e siècle seront bientôt suivies d’un anti-mysticisme rigoureux, si elles n’en étaient pas accompagnées dès le départ. Mais les ordres comme la Curie doivent s’y atteler sérieusement, compte tenu de l’importance accordée aux écrits d’Ignace et de Thérèse dans le cadre de la Réforme catholique. Comment traiter les expériences intérieures des mystiques, sur lesquelles ces derniers sont les seuls à pouvoir s’exprimer ? Comment décider si ces expériences, souvent rapportées par de simples religieux ou religieuses, sont effectivement des visions divines ou plutôt des illusions provoquées par des démons, des hallucinations maladives - ou tout simplement des impostures ? Comment fait-on des récits des mystiques, fondés exclusivement sur leur introspection, une preuve de leur sainteté - ou de leur hérésie ? C’est là toute la difficulté : l’exigence de rendre évidente une conformité « intérieure » du saint au Christ et de prouver simultanément sa sainteté selon les procédures décrites ci-dessus (témoignages oculaires, critique des sources, expertise médicale) est mité ? Les hagiographies espagnoles post-tridentines : des modèles de sainteté aux modèles d’écriture », ibid., p. 15-37. 31 Cf. Mino Bergamo, L’anatomie de l’âme. De François de Sales à Fénelon, Grenoble, J. Millon, 1994, p. 29-64, et Michèle Clément, Une poétique de crise. Poètes baroques et mystiques (1570-1660), Paris, Classiques Garnier, 1996, p. 123. 32 Sophie Houdard, « De l’exorcisme à la communication spirituelle », Littératures classiques, 25 (1995), p. 187-199 ; ead., « Expérience et écriture des “choses de l’autre vie” chez Jean-Joseph Surin », Littératures classiques, 39 (2000), p. 331- 347 ; ead., « Le secret de Jean-Joseph Surin ou l’expérience de l’impensable damnation », Les Dossiers du Ghril (2009), § 1-29 ; Antoinette Gimaret, « La réception ambiguë d’une figure mystique au XVII e siècle : le “cas” de Marie des Vallées », Revue de l’histoire des religions, 3 (2012), p. 375-402. 33 Voir Houdard, Les invasions mystiques. Daniel Fliege, Marie Guthmüller, Philipp Stenzig PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0001 22 nécessairement source de tensions. Bien que la conformité « intérieure » du saint au Christ aussi bien que ses expériences spirituelles tendent à échapper non seulement à la preuve juridique, mais aussi à toute communicabilité, il faut accorder une force probante à ses dits et écrits. Et cela signifie également que l’introspection, c’est-à-dire l’observation de ses états intérieurs par le servant de Dieu lui-même, voire des mouvements de son âme en dialogue avec Dieu par le mystique, doit être reconnue comme un processus d’authentification de la sainteté. Ayant donc brièvement invoqué ce cadre historique et ses conséquences sur ce qui fait, après le Concile de Trente, un saint et sur la façon dont on s’efforce de prouver sa sainteté, il faut maintenant retracer comment ce cadre a influé sur l’écriture hagiographique, et comment il a façonné ses règles de jeu. Pour ce faire, nous nous appuierons sur les études réunies ici. 3 Comment rendre visible et prouver la sainteté à travers l’écriture hagiographique ? Partons donc de l’hypothèse que les nouvelles réalités historiques qui émergent à l’ère post-tridentine ne modifient pas seulement les conceptions de la sainteté, mais aussi l’écriture hagiographique. L’accent mis sur la nécessité, d’un côté, de penser la sainteté comme ‘conformité intérieure’ d’un servus Dei avec le Christ ainsi que, de l’autre, de la prouver selon un ensemble de règles fixes, change, selon notre thèse, la manière dont les textes hagiographiques sont écrits au XVII e siècle. Comment donc les formes d’écriture hagiographique évoluent-elles à la suite des conséquences théologiques et institutionnelles du Concile de Trente ? Si la sainteté est pensée et ‘fabriquée’ différemment, comment la raconter désormais ? À ce propos, il est intéressant de voir que le Catéchisme du Concile de Trente, rédigé par Charles Borromée, continue de proposer l’Écriture sainte comme premier modèle de l’hagiographie : On n’en peut désirer une preuve plus évidente et plus forte que le témoignage même de l’Écriture sainte, qui publie d’une manière si admirable les louanges des saints, car on y voit les louanges que Dieu luy-même a données à quelques saints 34 . Le témoignage de l’Écriture sainte est autorisé par son caractère inspiré, et Dieu même est, de ce point de vue, le premier hagiographe. L’hagiographie de l’Église, ne peut pas, quant à elle, revendiquer une pareille autorité ; 34 Catéchisme du Concile de Trente, trad. Nicolas Fontaine, Mons, Migeot, 1673, p. 416. Preuve et introspection dans l’hagiographie PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0001 23 elle a besoin d’autres appuis pour prétendre à la crédibilité. Cela n’exclut évidemment pas que les Évangiles, d’un point de vue théologique comme intertextuel, restent le point de référence central des Vies. 3.1 L’administration de la preuve dans l’écriture hagiographique post- tridentine L’Église accorde donc, à la suite de la critique du culte des saints par les Protestants, une importance croissante à l’administration de la preuve. Les humanistes y apportent les outils de leur nouvelle critique textuelle, la mode n’étant plus aux fables médiévales 35 . Pour couper l’herbe sous les pieds de cette critique, il fallait que l’Église prît soin de bien munir ses hagiographies de preuves irréfutables de leur authenticité. En ce sens, on peut observer dans l’écriture hagiographique post-tridentine une évolution similaire à celle observée dans le cadre de la canonisation. Comment peut-on caractériser cette nouvelle écriture hagiographique ? De toute évidence, au XVII e siècle, il faut comprendre la notion d’hagiographie même dans un sens plus large : l’écriture hagiographique produit notamment des biographies spirituelles qui sont centrées sur le récit de vie d’une personne qui n’est pas encore un saint reconnu par l’Église, mais un candidat à la canonisation. À cet égard, les travaux des historiens Jacques Le Brun 36 et Éric Suire sont fondamentaux : tandis que Le Brun examine des biographies spirituelles rédigées au XVII e siècle, en se focalisant sur le mysticisme de ces textes, Suire a consacré deux études détaillées à l’histoire de l’hagiographie en France aux XVII e et XVIII e siècles 37 . Alors qu’il a déjà pu démontrer dans ces études que de nombreuses biographies spirituelles peuvent être lues comme des hagiographies, Éric Suire retrace dans notre volume les relations étroites et réciproques qu’entretiennent l’écriture hagiographique et les dossiers de canonisation, les hagiographies s’orientant souvent vers les dossiers et vice versa. Tandis qu’avant le Concile de Trente, les hagiographies auraient été plutôt rédigées après une canonisation et les auteurs se seraient appuyés sur l’image officielle du saint dessinée lors du 35 Cf. Charles Borromée, Acta Ecclesiae Mediolanensis a S. Carolo cardinali S. Praxedis archiepiscopo condita, éd. Federico Borromeo, Bergamo, Santini, 1738, p. 87 et p. 402. 36 Jacques Le Brun, Sœur et amante. Les biographies spirituelles féminines du XVII e siècle, Genève, Droz, 2013. 37 Éric Suire, La sainteté française de la Réforme catholique (XVI e -XVIII e siècles), Bordeaux, BUP, 2001 ; id., Sainteté et Lumières. Hagiographie, spiritualité et propagande religieuse dans la France du XVIII e siècle, Paris, H. Champion, 2011. Daniel Fliege, Marie Guthmüller, Philipp Stenzig PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0001 24 procès, au XVII e siècle, les auteurs de biographies édifiantes sur des serviteurs de Dieu récemment décédés auraient tenté d’anticiper les attentes de la Sacrée Congrégation des Rites. En rassemblant eux-mêmes des preuves et en les présentant dans les écrits, ils auraient essayé d’orienter le regard porté sur le servus Dei, ce qui n’aurait d’ailleurs pas manqué à conduire à des conflits avec les promoteurs de la foi. Tout comme les avocats d’un saint dans le cadre des processus de canonisation, les hagiographes du XVII e siècle peuvent désormais recourir non seulement aux procédures de preuve traditionnelles (références à l’Écriture sainte et à l’histoire du salut, à la tradition textuelle ainsi qu’à la preuve logique en usage dans la scolastique) mais aussi aux nouvelles procédures qui se sont développées, comme nous l’avons vu, dans les différents contextes scientifiques et institutionnels aux XVI e et XVII e siècles : à la preuve humaniste de la critique des sources, à la preuve juridique, particulièrement en ce qui concerne la force probante du témoignage oculaire, à la preuve « empirique » d’une philosophie naturelle en transition, notamment en recourant aux rapports des médecins 38 . La critique philologique des sources, développée par les humanistes, s’est appliquée tout d’abord aux grands projets hagiographiques, notamment aux Acta sanctorum des Bollandistes. Ce projet à grande échelle qui se limite au rassemblement et à la critique de textes sources en grec et en latin n’est toutefois pas au centre des intérêts de ce volume : en effet, il s’agit principalement d’une documentation critique sur des saints canonisés qui sont déjà inscrits aux calendriers liturgiques et dont la sainteté elle-même n’est plus à prouver. Pour autant, comme on va le voir par exemple dans l’écriture hagiographique autour de Port-Royal, on trouve régulièrement des argumentations critiques à l’égard des sources dans les Vies françaises du XVII e siècle 39 . Comme dans le processus de canonisation, les hagiographes font, pour prouver la vertu héroïque et l’activité miraculeuse de leurs protagonistes, appel à des témoins dont ils citent souvent littéralement les récits. Il n’est pas rare, au sein des écrits hagiographiques du XVII e siècle, qu’un acte vertueux ou un événement miraculeux soit raconté plusieurs fois et donc prouvé par plusieurs témoins différents dont les noms et les professions sont cités. Daniel Fliege montre dans sa contribution sur la Vie de Pierre de 38 Voir à ce sujet Jetze Touber, Law, Medecine and Engineering in the Cult of the Saints in Counter-Reformation Rome : The Hagiographical Works of Antonio Gallonio, 1556- 1605, Leyde, Brill, 2014. 39 Un exemple en sont les Vies écrites par Adrien Baillet, qui établit systématiquement des recensions critiques des sources pour toutes les vies de saints (Les vies des saints composées sur ce qui nous est resté de plus authentique et de plus assuré dans leur histoire, quatre tomes, Paris, de Nully, 1703-1704). Preuve et introspection dans l’hagiographie PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0001 25 Bérulle par Germain Habert (La vie du cardinal de Berulle, 1646) comment l’auteur recourt systématiquement à des témoignages oculaires faisant autorité pour prouver la sainteté de son servus Dei, en les citant souvent intégralement. Habert cite ainsi notamment des religieux, entre autres, Madeleine du Faur, prieure de l’abbaye de Notre-Dame de Saintes, qui peut étaler le récit de ses rencontres avec Pierre de Bérulle sur plusieurs pages. Charles Louis de Lantages, dans La Vie de la vénérable Mere Agnez de Iesus (1666), cite de nombreux témoignages d’origines très diverses. En dehors des rapports de la sainte en attente de canonisation, il s’agit surtout de témoignages oculaires concernant sa vie vertueuse et les miracles qui se sont produits de son vivant, provenant de sa famille, ses voisins et de ses sœurs religieuses, mais aussi de dignitaires ecclésiastiques ou séculiers. Ici comme dans beaucoup d’autres Vies du XVII e siècle, les témoins individuels sont légitimés par l’évocation de leur exemplarité morale et sont parfois présentés comme aussi saints que le saint lui-même : Habert, par exemple, cite en témoin François de Sale. Comme beaucoup d’autres hagiographes, Lantages et Habert fondent la crédibilité des témoins essentiellement sur leur ethos. Dans l’encadrement narratif des témoignages, la rhétorique continue à jouer un rôle décisif pour établir l’évidence et convaincre le lecteur. À cela s’ajoutent les rapports de médecins ou de chirurgiens, censés prouver les guérisons miraculeuses qui ont eu lieu pendant la vie ou après la mort du saint, sur sa tombe ou au moyen de ses reliques. Nous trouvons, intégrées dans les Vies, des expertises médicales qui retracent l’examen des corps des saints ou de croyants sur lesquels une guérison se serait produite, afin de prouver, ex negativo, le caractère surnaturel d’un miracle. Le recours au savoir médical doit donc, tout comme dans les processus de canonisation, permettre d’exclure toute origine naturelle et toute tromperie humaine, c’est-à-dire toute explication naturelle du miracle. C’est ici qu’entrent en jeu, au sein de l’hagiographie, l’observation et l’expérimentation comme nouvelles formes de preuve qui se développent au sein des sciences physiques en plein essor. Des exemples d’intégration de rapports médicaux se trouvent dans la Vie de la mère Agnès de Langeac, comme l’a montré Houdard, ou encore dans la Vie de Bérulle. Toutefois cette intégration de l’expertise médicale se fait avec beaucoup de prudence : Habert se réfère certes lui aussi à un rapport médical, mais il ne cite que sa conclusion, et non les justificatifs eux-mêmes. Ce qui continue à compter pour lui, c’est l’ethos des témoins, ici en tant que médecins du roi et de la reine mère. Le scepticisme à l’égard des miracles et la nécessité de devoir désormais les prouver semblent entraîner encore un autre déplacement d’accent au sein de l’écriture hagiographique : l’importance des miracles en général Daniel Fliege, Marie Guthmüller, Philipp Stenzig PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0001 26 diminue par rapport à celle de la vertu héroïque du saint. D’un côté, cela est dû au fait que le récit du merveilleux risque désormais d’avoir une odeur de tromperie : Rogier Gerrits montre que les miracles sont présentés dans La Vie de la vénérable Mere Agnez par Lantages, La vie du Béat Pere Cesar de Bus par Jean Bauvais (1645) et La Vie du révérend père J. F. Régis par Claude la Broüe (1654) de manière extrêmement sobre et que le récit n’est pas conçu pour susciter l’émerveillement. Les récits de miracles intégrés dans les hagiographies post-tridentines tenteraient de trouver un équilibre entre la provocation de l’étonnement et l’admiration du merveilleux d’un côté et la vraisemblance de l’autre, et seraient donc plutôt utilisés pour faire la morale et édifier les lecteurs. Par ailleurs, l’importance des miracles diminue par rapport aux vertus du saint parce que celles-ci sont désormais interprétées comme l’expression d’une attitude intérieure qui témoigne de la présence de la grâce divine. Dans cette optique, les miracles ne seraient rien d’autre que les signes extérieurs de cette attitude vertueuse intérieure, et ils passent ainsi au second rang. Marion de Lencquesaing montre dans sa contribution sur les Vies de Marie de l’Incarnation par Duval, Marin et Hervé (1621, 1642 et 1664) et La Vie du R. Père César de Bus par Marcel (1619) comment la représentation de la vertu des saints prend une place de plus en plus importante au sein des hagiographies du XVII e siècle et se place finalement au-dessus de son activité miraculeuse. En ce qui concerne la représentation de la vertu héroïque des saints, sur laquelle Lencquesaing se focalise dans sa contribution, les hagiographes ont recours à des procédés différents pour établir une évidence : d’un côté, ils suivent notamment la rhétorique judiciaire, qui repose avant tout sur une terminologie de la preuve, de l’autre, ils argumentent au moyen d’exemples qui renvoient à l’histoire du salut et à la vie de Jésus. Le caractère exceptionnel des vertus du saint peut alors prendre lui-même, comme l’a fait ressortir Lencquesaing, des allures merveilleuses. Les références à l’Écriture sainte et à l’histoire du salut restent donc un moyen de preuve reconnu. Ainsi, Axelle Guillausseau, qui étudie le processus de canonisation de Thérèse d’Ávila à travers les hagiographies de Francisco de Ribera (La vida de la Madre Teresa de Jesus, 1590) et de Diego de Yepes (Vida virtudes, y milagros, de la Bienaventurada Virgen Teresa de Jesus, 1606), explique comment les écrits hagiographiques rédigés après le Concile de Trente ont utilisé à la fois des preuves juridiques et médicales et des arguments théologiques pour évaluer la sainteté. L’étude des sources sur la vie de Thérèse suggère en effet que le processus de reconnaissance des saints a radicalement changé lorsque s’est accrue l’importance du droit et du savoir médical au détriment de la portée de l’argument théologique. Mais même si ces deux types de raisonnements se comportent de manière antithé- Preuve et introspection dans l’hagiographie PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0001 27 tique, ils fonctionnaient selon une logique de complémentarité entre le monde séculier et le domaine spirituel. Cela s’exprime notamment par l’idée que Dieu aurait orienté le procès de canonisation dans la mesure où il aurait accompli une série de miracles durant celui-ci afin de prouver la sainteté de Thérèse. Les miracles, par leur caractère surnaturel, auraient contribué à la mise en évidence de la sainteté, ce qui n’exclut pourtant pas l’adoption des méthodes de l’humanisme critique et des preuves juridiques et médicales. Enfin, on continue à prouver la sainteté de la vie d’un protagoniste en soulignant sa conformité aux enseignements de l’Église, ce qui prend une dimension nouvelle dans le cadre des conflits théologiques et de pouvoir après le Concile de Trente. Dans le cadre de la confessionnalisation, la preuve d’une identité catholique jouait évidemment un rôle éminent, comme l’a illustré Lencquesaing à partir de la vie de Jeanne de Chantal 40 . Cependant, l’accent est également mis sur les règlements respectifs des différents ordres ou sur les conceptions de la vertu qui diffèrent selon les courants religieux au sein de l’Église catholique : comme l’a montré Pascale Thouvenin, des modèles concurrents de sainteté et d’écriture hagiographiques se sont développés entre, d’un côté, Port-Royal et les jansénistes et, de l’autre, les molinistes jésuites 41 . Dans notre volume, Jenny Körber et Markus Friedrich retracent comment l’ordre des jésuites utilise les Vies de saints pour promouvoir les idéaux de leur Société : Jenny Körber analyse les hagiographies de Catharina Vigri da Bologna écrites pendant le XVII e siècle, en particulier la Vita della B. Caterina di Bologna (1610) par Giacomo Grasseti et la Vie écrite par Maria Susanna de Monte Oliveti (Ein lebendig=glantzende Sonn der Wahren Kirchen de 1713) et observe que ces adaptations de la Vie médiévale sont principalement influencées par l’ordre jésuite auquel Grasseti appartenait. La sainte médiévale lui sert à promouvoir la spiritualité de son ordre, dans la mesure où il met en évidence les parallèles entre la Vie de Catherine et la Vie d’Ignace de Loyola. Grasetti décrit la sainteté de l’abbesse qui correspond aux idéaux spirituels jésuites (adoration constante de l’Eucharistie, méditations à partir des images visuelles, capacité à discerner les esprits), validant en même temps la sainteté d’Ignace. Körber montre donc comment la vie de saints médiévaux est réactualisée sous les auspices de l’Église de la Contre-Réforme et comment 40 Marion de Lencquesaing, « La fabrication d’une identité catholique : stratégies de l’incipit dans la première Vie de Jeanne de Chantal (1642) », Les Dossiers du Ghril (2015), § 1-19. 41 Pascale Thouvenin, « Mémoires et vies des saints à Port-Royal : une écriture de la sainteté », Chroniques de Port-Royal, 69 (2019), p. 77-92. ; ead., « Les Mémoires de Port-Royal : un rayonnement contrasté, de l’âge classique au XX e siècle », Littératures classiques, 76.3 (2011), p. 109-122. Daniel Fliege, Marie Guthmüller, Philipp Stenzig PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0001 28 elle est utilisée pour promouvoir les intérêts des ordres, aussi bien vers l’extérieur (par rapport à la critique protestante) que vers l’intérieur (servant aux pratiques dévotionnelles de ses membres). Markus Friedrich se consacre à l’influence des intérêts des ordres religieux dans la rédaction de textes hagiographiques en étudiant les Vies de Pierre Canisius. Il distingue les intérêts dus aux conditions locales (dans De Vita Petri Canisii De Societate Jesu Sociorum e Germania primi libri tres par Matthaeus Rader de 1623 et La Vie Du Reverend Pere Pierre Canisius par Jean Dorigny de 1707) des enjeux influencés par une perspective romaine centrale (dans De vita et rebus gestis P. Petrii Canisii de societate Jesu commentarii par Francesco Sacchini de 1616 et Vita del P. Pietro Canisio della compagnia di Gesù par Giacomo Fuligatti de 1646). Ainsi, Friedrich peut montrer en détail l’influence des intérêts des différents ordres religieux sur l’écriture hagiographique et retracer en même temps comment sont utilisées, dans ce contexte, les preuves. Ainsi, il souligne que Rader et Sacchini ont tous deux fondé leurs Vies sur des recherches approfondies, notamment de la correspondance et de documents d’archives, d’écrits personnels et de récits secondaires produits par des contemporains, souvent au lendemain de la mort de Canisius. Friedrich montre comment l’écriture hagiographique continue de changer au XVIII e siècle, dans la mesure où Dorigny aurait été conscient d’écrire pour un public différent que celui de ses prédécesseurs. Tout en s’appuyant sur les biographies précédentes, il s’oppose avec insistance à leur confiance aux histoires de miracles et met en évidence ses nouvelles normes d’examen critique, sacrifiant les anecdotes s’il les trouve non étayées par des preuves. 3.2 L’introspection et les récits à la première personne dans l’hagiographie Tout comme l’application des procédures de preuve juridique, historique et médicale, la mise en scène de l’intériorité devient, comme nous l’avons vu, de plus en plus importante à la suite du Concile de Trente : ce ne sont plus les actes et les miracles du saint qui sont au centre de l’intérêt, mais ses états intérieurs, censés correspondre aux états du Christ, tout comme les faveurs et grâces qu’il a reçues. Se pose alors le problème fondamental de savoir, pour ses avocats comme pour ses hagiographes, comment ces états et expériences intérieurs peuvent être rendus évidents. En effet, le saint, qui est le seul à pouvoir regarder à l’intérieur de lui-même, ne peut pas déposer à la barre lors de son propre procès de canonisation. Il ne peut donc pas témoigner pour lui-même, dans un sens juridique, et pourtant ses mots restent le seul accès possible à son état intérieur. Preuve et introspection dans l’hagiographie PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0001 29 L’intérêt accru pour le cheminement intérieur du saint, pour ses états intérieurs comme pour les grâces reçues, semble avoir rendu plus importants les rapports que les servi Dei fournissent eux-mêmes 42 . Car seul le saint sait témoigner de son chemin intérieur et de son dialogue avec Dieu. Lui seul est en état de raconter ses expériences spirituelles, ses luttes intérieures, ses visions et ses ravissements. C’est pourquoi dans les dossiers de canonisation comme dans l’hagiographie du Grand Siècle tout témoignage laissé par le saint lui-même jouit d’une place privilégiée - ses propres mots, recueillis par ses compagnons de route, sa correspondance épistolaire, son journal. Ces récits à la première personne, souvent appelés « Dits et écrits », sont de plus en plus souvent inclus dans les Vies 43 , cités en extraits ou joints dans leur intégralité à ceux-ci (comme à la Vie de Pierre de Bérulle par Germain Habert). Charles Berger de Gallardo montre que Denis Amelot se focalise dans sa biographie de Charles de Condren (La Vie du P. Charles de Condren de 1643) sur la vie intérieure du servus Dei, ce qui correspond aux enseignements de Condren (et de Bérulle), concentrés sur l’imitation des « états du Christ ». Berger de Gallardo fait remonter cette idée à saint Augustin, selon lequel les œuvres visibles à l’extérieur sont l’expression de l’attitude intérieure, de sorte que le dedans et le dehors ne font qu’un. L’attitude intérieure du Christ peut être atteinte lorsque le croyant s’adapte lui-même intérieurement à l’état de victime du Christ, ce que le prêtre reproduit et réactualise de manière exemplaire lors de la messe. Condren n’a pas seulement enseigné cela, il l’a aussi mis en pratique dans sa vie et c’est ce qu’Amelot tente de démontrer dans sa Vie. De même, Fliege montre que Habert, dans sa Vie, suit étroitement les enseignements de Bérulle sur les « états du Christ », se focalisant pareillement sur l’intérieur du serviteur de Dieu. Pour Habert se pose cependant le problème de représenter cette intériorité et de prouver sa conformité avec le Christ : en effet, Habert s’efforce généralement de rassembler des preuves sous forme de témoignages, qui ne peuvent toutefois se rapporter qu’à l’action extérieure de Bérulle. Pour montrer l’intérieur, Habert a recours à des écrits de Bérulle lui-même 42 Cela donne une nouvelle importance à une pratique ancienne : en effet, lors des fêtes des Pères de l’Église, les lectures du bréviaire du troisième nocturne (donc les homilia) sont souvent puisées dans les propres écrits des saints du jour. Or, il ne s’agit pas là d’une tentative de prouver la sainteté. 43 Sans les lire comme des textes hagiographiques, Nicholas Paige a étudié l’intégration progressive des récits à la première personne aux biographies spirituelles et retracé l’importance accordée dans ces textes à l’introspection, voire à la création textuelle d’espaces intérieurs. Nicholas D. Paige, Being Interior. Autobiography and the Contradictions of Modernity in Seventeenth-Century France, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2001. Daniel Fliege, Marie Guthmüller, Philipp Stenzig PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0001 30 (lettres, notes, méditations). Une façon d’attribuer à ces documents un caractère probant est de les concevoir, en recourant à la rhétorique antique, comme « un miroir de l’âme », c’est-à-dire qu’à travers les textes que Bérulle écrit sur lui-même, le lecteur peut avoir un aperçu de sa vie intérieure. Ces deux contributions font ressortir à quel point les hagiographes de la première moitié du XVII e siècle s’orientaient sur les enseignements de l’École française de spiritualité, en s’appuyant sur les dits et les écrits de leurs servi Dei et en intégrant dans les Vies de nombreux documents rédigés par ces derniers, comme des directions à la méditation et à la prière, des notes et des lettres dans le cas de la Vie de Bérulle. On observe non seulement l’intégration croissante de documents divers à la première personne dans les hagiographies du XVII e siècle, mais des récits de vie entiers. De toute évidence, des saints potentiels ont pris la plume afin d’écrire eux-mêmes leur vie, suivant en cela le modèle des Confessions de saint Augustin et de la Vida de Thérèse d’Avila. Encouragés par leurs confesseurs ou leurs supérieurs, ils ont raconté leur vie censée être exemplaire et admirable, axée désormais sur leur cheminement intérieur 44 . André Jolles, Hans Ulrich Gumbrecht et Michel de Certeau, qui ont tous proposé une définition pertinente de l’hagiographie en tant que genre 45 , ainsi qu’Éric Suire qui a mis en évidence le caractère hagiographique des biographies spirituelles, n’envisagent pas qu’on puisse considérer des autobiographies spirituelles des XVI e et XVII e siècles comme des textes hagiographiques. Pourtant celles-ci peuvent avoir pour fonction, à l’égard des biographies spirituelles, de faire entrer en jeu leurs auteurs pour une canonisation. Marie Guthmüller adopte, dans son article sur le récit autobiographique de Jeanne des Anges (Histoire de la possession de Jeanne des Anges, 1644), qu’elle lit comme un texte hagiographique, le terme générique d’« autohagiographie 46 ». Elle souligne que les paratextes de cette Vie à la première 44 Cf. Isabelle Poutrin, Le voile et la plume. Autobiographie et sainteté féminine dans l’Espagne moderne, Madrid, Casa de Velázquez, 1995. Poutrin montre dans son travail sur le Siglo de oro que de tels textes se trouvent souvent dans les actes des processus de canonisation. Pour le contexte français voir Albrecht Burkardt, Les clients des saints. Maladie et quête du miracle à travers les procès de canonisation de la première moitié du XVII e siècle en France, Rome, École française de Rome, 2004. 45 Hans Ulrich Gumbrecht, « Faszinationstyp Hagiographie. Ein historisches Experiment zur Gattungstheorie », dans Christoph Cormeau (dir.), Deutsche Literatur im Mittelalter. Kontakte und Perspektiven, Stuttgart, Metzler, 1979, p. 37-84 ; Michel de Certeau, « Une variante : l’édification hagiographique », dans id., L’Écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975, p. 274-288. 46 Il n’existe jusqu’à présent qu’une discussion scientifique retenue sur la notion d’« autohagiographie » : à l’exception d’une étude qui montre qu’Angélique Arnauld a promu une forme d’autohagiographie pour la défense de Port-Royal en Preuve et introspection dans l’hagiographie PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0001 31 personne insistent sur le fait que Jeanne n’aurait pas rédigé ce texte de sa propre initiative, mais à la demande de sa supérieure, suivant ainsi son devoir d’obéissance. Ce n’est pas un cas isolé : de nombreux supérieurs avaient pour objectif d’avancer la canonisation des membres de leurs ordres et leur ont confié à cet effet une mission d’écriture. De ce point de vue, il ne semble d’ailleurs pas improbable qu’ils aient agi eux-mêmes de temps en temps en tant que coauteurs 47 . Nous supposons donc que de nombreuses autobiographies spirituelles du XVII e siècle, de la Vie d’Alix aux Vies des sœurs de Port-Royal rassemblées par la mère Angélique 48 , peuvent être lues, en entier ou en partie, comme des autohagiographies, bien qu’il s’agisse là d’un genre à première vue improbable et même paradoxal : car, premièrement, la sainteté ne peut être constatée qu’après la mort du servus Dei, et deuxièmement un saint potentiel, pour correspondre à l’idéal d’humilité, ne peut et ne doit savoir qu’il est un saint. Guthmüller montre de quelle façon Jeanne des Anges substitue des éléments constitutifs de l’hagiographique comme le récit des miracles après la mort par des équivalents fonctionnels et comment la narratrice essaie d’éviter de s’exposer à des soupçons d’orgueil en donnant la parole aux autres lorsqu’il s’agit de prouver sa propre vertu. L’avantpropos, qui indique que le texte est un travail de commande et rappelle le rassemblant les vies de ses consœurs, celle-ci ne concerne pas le XVIIe siècle (Elissa Cutter, « Apology in the Form of Autohagiography: Angélique Arnauld’s Defense of Her Reform of Port-Royal », The Catholic Historical Review, 105 (2019), p. 275-303). Pour la discussion sur la notion d’« autohagiographie » au sein des études médiévales, voir Kate Greenspan, « Autohagiography and Medieval Women’s Spiritual Autobiography », dans Jane Chance (dir.), Gender and Text in the Later Middle Ages, Gainesville, University Press of Florida 1996, p. 216-236. 47 Cf. Isabelle Poutrin, Le voile et la plume. Autobiographie et sainteté féminine dans l’Espagne moderne, Madrid, Casa de Velázquez, 1995. 48 Voir sur les recueils de la mère Angélique : Laurence Plazenet, « Un continent inconnu. Les vies intéressantes et édifiantes des religieuses de Port-Royal (1750- 1752) », dans Laurence Plazenet (dir.), La Mémoire à Port-Royal. De la célébration eucharistique au témoignage, Paris, Classiques Garnier, 2016, p. 125-197 ; Pascale Thouvenin, « Port-Royal, laboratoire de Mémoires », Chroniques de Port-Royal, 48 (1999), p. 15-55 ; ead., « Les Mémoires de Port-Royal : un rayonnement contrasté, de l’âge classique au XXe siècle », Littératures classiques, 76 (2011, n° 3), p. 109- 122 ; ead., « Une mémoire en quête d’histoire. L’idée de « devoir de mémoire » chez les religieuses de Port-Royal », dans Laurence Plazenet (dir.), La mémoire à Port-Royal. De la célébration eucharistique au témoignage, Paris 2016, p. 199-239 ; ead., « Mémoires et vies des saints à Port-Royal : une écriture de la sainteté », Chroniques de Port-Royal, 69 (2019), p. 77-92. Daniel Fliege, Marie Guthmüller, Philipp Stenzig PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0001 32 devoir d’obéissance monastique, semble être une condition sine qua non de tout texte autohagiographique. Pour résoudre le paradoxe apparent de toute hagiographie écrite à la première personne, Iris Roebling-Grau remonte au XVI e siècle et analyse le Libro de la vida de Thérèse d’Avila (1588) ainsi que sa Vie écrite par Francisco de Ribera (La vida de la madre Teresa de Jesús de 1590). En renouant avec Hans-Werner Goetz, elle propose le concept de « théographie », qui serait applicable aussi bien à l’une qu’à l’autre 49 . Le but de ces écrits hagiographiques ne serait pas de démontrer de manière historiographique la vertu de la protagoniste et/ ou du narrateur et les grâces qu’ils auraient reçues en recourant à des événements séculiers, mais d’interpréter une vie d’emblée par rapport à Dieu et à l’histoire du salut en s’efforçant de traduire les messages divins qui s’y cachent. Dans le cadre d’une telle attitude narrative, la pression de la preuve juridique et le risque d’être pris pour orgueilleux seraient atténués. En comparant la Vida de Thérèse à sa Vie écrite par Ribera, Roebling-Grau retrace comment ce dernier, bien qu’il soit dans le rôle de l’hagiographe, parle lui aussi de lui-même à la première personne : il se décrit comme un observateur sceptique qui tente de légitimer ses témoignages par son attitude critique, mais aussi comme un dévoué serviteur de Dieu qui reçoit lui-même des grâces. Ainsi, l’écriture hagiographique à la première personne, qui se concentre sur la vie d’un protagoniste différent du narrateur, entre également en ligne de compte comme acte de témoignage. Comme le montre Philipp Stenzig, la mère Agnès Arnaud conçoit la sainteté, dans Les Constitutions de Port-Royal, comme dans L’image d’une religieuse parfaite et d’une imparfaite (parues toutes les deux en 1665), comme l’effet du triomphe de la grâce efficace sur la concupiscence. Sans la grâce, l’homme est faible et tombe ; avec son secours, ses œuvres relèvent de la vertu. Il convient alors que le chrétien témoigne des grâces reçues et de la conversion qu’elles ont opérée, ainsi il rend à Dieu les louanges qui lui sont dues. D’un point de vue augustinien, qui se trouve à la base de cette doctrine, le peuple des élus est tenu d’écrire des autohagiographies, pour ne pas être ingrat : la pietas l’oblige à rendre témoignage des secours reçus. Témoigner des grâces reçues et de la conversion qu’elles ont opérée, c’est ce que fait saint Augustin dans ses Confessions qui peuvent être considérées comme le modèle de « l’autohagiographie de Port-Royal », concept que Stenzig reprend de Pascale Thouvenin. Un demi-siècle plus tard, le Nécrologe de Port-Royal, édité par le bénédictin Antoine Rivet de La Grange et publié 49 Hans-Werner Goetz, Geschichtsschreibung und Geschichtsbewusstsein im hohen Mittelalter, Berlin, Akademie Verlag, 2009, p. 106. Preuve et introspection dans l’hagiographie PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0001 33 en 1723, se situe dans cette logique quasiment liturgique - il apporte de nombreux exemples des conversions que Dieu a opérées sur les religieuses de l’abbaye, sur les solitaires qui s’y sont joints, et sur leurs bienfaiteurs. Pour cela, il puise dans le fonds des écrits « autohagiographiques » de Port- Royal qui remontent à des notices compilées à partir de 1652 par la mère Angélique de Saint-Jean Arnauld d’Andilly. Comme il s’agit de narrer l’action de Dieu sur le cœur, cette hagiographie port-royaliste n’est pas une énumération d’actes héroïques, mais une introspection. Le Nécrologe serait peut-être le monument le plus emblématique de l’autohagiographie de Port- Royal, parce qu’il vise directement un contexte liturgique - témoigner des bienfaits reçus : c’est une sorte d’action de grâces. C’est précisément dans le contexte de l’écriture autohagiographique qu’émerge la vieille notion de « témoin » et de « témoignage », qui s’inspire étroitement de celle des Évangiles et des récits de martyrs de l’Antiquité (un μ ρ mártus, ‘un témoin’, est quelqu’un qui se fait tuer pour avoir confessé le nom du Sauveur) et qui entre maintenant en tension avec le rôle croissant, au sein de l’hagiographie post-tridentine, du témoignage oculaire d’un tiers, codifié par le droit et les sciences naturelles. Parallèlement, on observe un autre phénomène : c’est en se focalisant sur le parcours spirituel de leurs narrateurs et/ ou protagonistes que les textes hagiographiques écrits à la première personne - qu’il s’agisse de « théographies » ou d’« autohagiographies » - semblent se prêter au suivi de l’évolution de nouvelles formes d’intériorité, d’observation de soi-même et de connaissance de l’âme. En tenant compte des conditions institutionnelles sous lesquelles ils sont rédigés, on observe pourtant ici un champ de tension notable. 3.3 Le paradoxe de l’hagiographie post-tridentine : la sainteté entre l’exigence de la preuve et l’incontournable recours à l'introspection La tension la plus forte à laquelle est soumise l’écriture hagiographique après le Concile de Trente est certainement celle qui résulte du rapport paradoxal entre le recours à l’introspection d’une part, et l’exigence des preuves juridique et scientifique de l’autre. Sophie Houdard présente la Vie de la mère Agnès de Langeac (Vie de la vénérable Mere Agnes de Jesus, 1665), dont le chemin vers Dieu se caractérise par d’immenses souffrances physiques et spirituelles, comme l’un des écrits hagiographiques qui oscillent entre garanties historiques, juridiques et médicales d’une vie « assurément » sainte et preuves surnaturelles d’une expérience spirituelle « extraordinaire ». Comme seuls les confesseurs et les directeurs ont accès à la vie intérieure des religieuses dont ils favorisent les récits, un soupçon pèse Daniel Fliege, Marie Guthmüller, Philipp Stenzig PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0001 34 désormais sur ces signes extraordinaires qui devraient en soi être infalsifiables : avec l’essor des doctrines anti-mystiques, ces signes deviennent au contraire fort contestables. Ainsi Lantages, l’hagiographe de la mère Agnès, doit-il veiller à fournir des témoignages ordinaires et sûrs, tout en faisant ressortir le caractère extraordinaire, à tendance indicible, des expériences spirituelles. À partir de La Vie de Sœur Catherine des Jésus, rédigée par son abbesse et publiée pour la première fois en 1625, Antoinette Gimaret décrit un passage de la vérification (des faits sanctifiants) à la véridiction (reposant sur la parole à la première personne d’un sujet qui authentifie l’expérience). Dans ses écrits à la première personne, abondamment cités dans sa Vie, Catherine dirait « expérimenter la présence de quelque chose, la disparition du visible proprement dit s’opérant au profit d’une présence que l’on perçoit sans pouvoir se la figurer 50 ». Selon Gimaret, la biographie spirituelle posttridentine défendrait en effet l’idée selon laquelle la plus grande réalité n’est pas du côté du visible mais du côté de ce qui est hors de vue : la sainteté la plus véritable serait donc celle qui ne se voit pas. Il ne s’agirait pas de vérifier la présence réelle du Christ dans l’Eucharistie mais d’y croire, le discours devenant la seule attestation possible d’une expérience qui échappe à la connaissance même du sujet. Gimaret fait ici référence à Le Brun : « Ce qui se dit dans les biographies c’est moins un contenu […] que l’acte de dire […], ce que ces femmes appellent une “expérience” 51 ». Les passages à la première personne valent donc moins comme accès à un contenu discursif caché que comme symptômes d’une présence qui vient bouleverser le sujet. La notion de témoignage est ici bien différente de celle de témoignage oculaire juridique. La sainteté comme intimité mystique suppose non plus l’examen des preuves mais la valorisation d’un discours de l’expérience qui, selon Gimaret, permettrait d’une certaine manière à la religieuse de s’autoriser elle-même. La tension entre vérification et véridiction continue de caractériser l’écriture hagiographique de la deuxième moitié du siècle, même si les accents sont désormais placés différemment. Pascale Thouvenin montre l’existence de deux modalités d’écriture hagiographiques distinctes au sein de Port-Royal, l’une et l’autre pratiquées par Antoine Le Maistre : un corpus de Vies de saints historiques et canonisés, d’une part, où le biographe est tenu de s’astreindre à une rigoureuse impersonnalité ; une œuvre contemporaine exhaustive d’autre part, propre à l’abbaye, fondée en revanche sur l’expression personnelle, autobiographique, pour laquelle Thouvenin pro- 50 Voir sa contribution p. 280. 51 Le Brun, Sœur et amante, p. 24. Preuve et introspection dans l’hagiographie PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0001 35 pose la notion de « hagio-historiographie ». Ces deux modalités de l’écriture représentent deux approches de la preuve de sainteté. Dans la première, l’impersonnalité du stéréotype littéraire est considérée comme une garantie d’authenticité : c’est le cas de la Vie de saint Bernard, premier abbé de Clairvaux (1648) qui consiste en une traduction et compilation des Vies du réformateur de Cîteaux. Dans la seconde, il s’agit d’une synthèse entre hagiographie et autobiographie - comme dans les grands Mémoires des solitaires et la collecte des Vies contemporaines de solitaires, synthèse qui s’efforce de chercher des preuves d’une sainteté contemporaine en donnant la parole à des témoins. Cette nouvelle forme d’écriture hagiographique suscite des réserves, car elle fait la part belle au « je », reposant sur une écriture à la première personne qui se focalise sur l’intériorité. L’unité des Mémoires de Nicolas Fontaine se fonde sur un discours de la vie intérieure continu, puisé dans les Confessions augustiniennes et la Vida de sainte Thérèse : l’auto-examen rétrospectif de la vie qui imite à la fois le style et la double confession de saint Augustin et change la nature des Mémoires en en faisant un acte spirituel. Même après l’ère de Port-Royal, la question de la force probante des écrits à la première personne dans les textes hagiographiques continue de se poser. La tension entre vérification et véridiction, entre la preuve historicojuridique et le témoignage théologique semble même s’accroître. Partant du constat que les mystiques du XVII e siècle écrivaient - généralement sur invitation de leurs confesseurs - des traités, des méditations et des autobiographies dont le but était avant tout le témoignage direct de l’œuvre de Dieu, Xenia von Tippelskirch étudie les stratégies de publication en analysant La vie et les vertus de la sœur Jeanne Perraud ; dite de l’enfant Jésus, religieuse du tiers-ordre de Saint Augustin, publié anonymement en 1680. Elle choisit ainsi un cas particulier, car beaucoup de ces textes n’auraient jamais été publiés. Si toutefois ils ont vu le jour, ce n’était généralement pas sous la forme de publications indépendantes, mais, comme dans le cas des écrits de Jeanne Perraud, en faisant partie intégrante des biographies des dévotes. En matière de preuve, la stratégie de l’éditeur oscille ici manifestement entre vérification et véridiction : d’une part, il veille à ce que les sources confirmant la vie pieuse de Jeanne soient rassemblées et vérifiées quant à leur authenticité, d’autre part, l’écriture originale de Jeanne elle-même doit devenir une preuve de la présence de Dieu. Nous voyons donc de nouveau à l’œuvre deux procédures de preuve apparemment contradictoires. Mais si l’on compare la version imprimée avec les manuscrits, comme le fait von Tippelskirch, il apparaît clairement que l’une ou l’autre stratégie de preuve ne peut être incriminées de manière convaincante que si le texte original lui-même a été préalablement revisité, voire censuré par l’éditeur. Une fois Daniel Fliege, Marie Guthmüller, Philipp Stenzig PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0001 36 de plus, on voit ici l’importance persistante des stratégies textuelles et rhétoriques, non seulement dans le contexte de la tradition hagiographique, mais aussi dans le climat de scientificité croissante de la fin du XVII e siècle. On peut en conclure, au terme de ce survol des contributions de ce volume, que les nouveaux procédés d’authentification de la sainteté, c’est-àdire la preuve juridique et scientifique et l’introspection, continuent à la fin du XVII e siècle à dialoguer étroitement avec les procédés traditionnels de l’écriture hagiographique. Partant de l’évolution des conditions théologiques et institutionnelles auxquelles la sainteté est liée après le Concile de Trente, les différents articles ont retracé les changements de l’écriture hagiographique au XVII e siècle. D’une part, la preuve de la sainteté désormais liée à des témoignages vérifiables devient de plus en plus importante au sein des hagiographies, d’autre part, le recours à l’introspection des serviteurs de Dieu devient pertinent et avec lui le recours aux rapports que ces derniers font eux-mêmes de leur expérience spirituelle considérée comme extraordinaire et en soi impossible à décrire. Le témoignage dans sa dimension juridique et scientifique servant désormais à la vérification de la sainteté entre donc en conflit avec le témoignage dans sa dimension religieuse servant traditionnellement à sa véridiction. Quelles en sont les conséquences pour l’écriture hagiographique dans les siècles à venir ? Comment l’hagiographie évolue-t-elle au siècle des Lumières ? Qu’en est-il des récits autohagiographiques ? Peut-on en tirer des rapports avec l’autobiographie au sens moderne ? Quels sont les concepts de cette intériorité dont l’importance ne cesse de croître ? Comment se développe l’introspection comme moyen pour connaître, voire étudier l’âme et ses mouvements ? Qu’en sera-t-il de la force probante de l’introspection alors que les méthodes d’investigation des science se codifient elles-mêmes de plus en plus ? Restent donc beaucoup de questions ouvertes qui présentent un intérêt aussi bien pour l’histoire des sciences et des savoirs que pour l’histoire littéraire. On peut supposer que l’étude de l’écriture hagiographique, qui n’a longtemps constitué un axe de recherche privilégié que dans le cadre des études médiévistes, aura une place à part entière dans les futures recherches historiques et littéraires sur le début de l’époque moderne. Preuve et introspection dans l’hagiographie PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0001 37 4 Bibliographie 4.1 Sources Baillet, Adrien. Les vies des saints composées sur ce qui nous est resté de plus authentique et de plus assuré dans leur histoire, quatre tomes, Paris, de Nully, 1703- 1704. 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