eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 49/96

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.24053/PFSCL-2022-0004
2022
4996

Les vertus, nouveaux miracles ?

2022
Marion de Lencquesaing
PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0004 Les vertus, nouveaux miracles ? M ARION DE L ENCQUESAING (U NIVERSITÉ A OYAMA G AKUIN , T OKYO ) Les Vies de saint de l’époque post-tridentine sont caractérisées par un double processus vers, tout d’abord, ce qu’on appellera l’acceptable, modalité normative selon laquelle se présente ce « nouveau » discours hagiographique, ensuite, l’autorisation, que ce même discours recherche et par là même construit 1 . C’est au croisement de cette attention accrue à l’acceptable et de cette recherche constante de l’autorisation que s’élabore la Vie moderne. De nombreuses stratégies de contournement se mettent en place dans le narré des événements, selon la logique d’un miraculeux atténué, et relèvent de « procédés garantissant, selon les mots d’Albrecht Burkardt, que qui veut comprendre, comprendra tout de même 2 ». En effet, les critiques contre des Vies trop incroyables se multiplient, tant parmi les ennemis de l’Église romaine que dans ses rangs : il faut prouver autrement, d’autant plus quand on entend faire le récit de la Vie des héros de la sainteté récente. En Espagne, dans le second XVI e siècle, puis en France, au début du XVII e siècle, sont publiées des formes hagiographiques renouvelées. L’une des manifestations de cette modernisation est la mise en sourdine du merveilleux dans sa forme la plus manifeste : le miracle. À cet effet d’atténuation s’ajoute un geste d’évitement qui permet de continuer à dire la sainteté sans la dire, la retenue du substantif « saint » n’empêchant pas la création de nouvelles expressions qui la disent tout autant, de même que 1 Selon une logique de dédoublement des enjeux constant : autoriser le héros et sa sainteté suppose d’autoriser le récit, et, in fine, l’hagiographe. Sur ces questions d’autorisation, voir Jacques Le Brun, « La sainteté à l’époque classique et le problème de l’autorisation », dans id., Sœur et amante. Les biographies spirituelles féminines du XVII e siècle, Genève, Droz, 2013, p. 241-260. 2 Albrecht Burkardt, « Reconnaissance et dévotion : les vies de saints et leurs lectures au début du XVII e siècle à travers les procès de canonisation », Revue d’histoire moderne et contemporaine, XLIII, 2 (1996), p. 221. Marion de Lencquesaing PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0004 86 l’emploi du mot « saint » dans sa forme adjectivale en maintient la présence au sein du texte hagiographique 3 . Mais la Vie moderne n’est pas que l’objet de mutations dans les attendus discursifs de la tradition hagiographique : l’excroissance, la délimitation et l’étude systématique des vertus du candidat à la sainteté au sein de l’ouvrage, en parallèle de sa biographie, sont le signe le plus visible d’une autre manière de prouver, qui se maintient principalement durant l’époque moderne. Non seulement le terme de « vertu » se multiplie, mais l’étude « des vertus » (des qualités chrétiennes possédées et exercées par le héros de la sainteté) devient un incontournable de l’ouvrage hagiographique. C’est parce qu’elle est une forme désormais contestée, à la fois historiquement et théologiquement, que la Vie de saint semble élaborer un espace dédié aux vertus, récupéré de la nomenclature des procès de canonisation. Il est doublement autorisant, tout d’abord de manière attendue par son contenu fortement édifiant, indépendant du pan biographique de l’ouvrage, mais aussi par sa forme recensant des vertus qui sont autant d’actions légitimantes classées et étudiées de manière systématique et qui s’exhibent comme démonstration d’excellence chrétienne. Nous ne nous intéresserons pas au pan biographique du texte hagiographique publié à l’époque moderne mais au pan souvent le plus délaissé - par le lecteur comme par la critique -, celui consacré aux vertus du héros de la sainteté. Après avoir historicisé rapidement le concept de « vertu », nous interrogerons l’inflation de ce discours de vertus dans les Vies espagnoles puis françaises de l’époque moderne, où l’on peut observer un rééquilibrage entre miraculeux et vertueux, le vertueux acquérant une place massive à la fois en regard du récit biographique chronologique (la Vie par rapport aux vertus) et en regard des miracles, au moyen d’un transfert du merveilleux de l’un à l’autre. 1 De la vertu au « discours de vertus 4 » La vertu n’est pas une nouveauté de la production hagiographique de l’époque moderne. Comprise dans sa dimension morale 5 , elle est présente dans les Vies individuelles depuis celles de l’Antiquité chrétienne, héritée de 3 En 1643, l’une des Vies de Jeanne de Chantal s’intitule Les saintes reliques de l’Érothée, en la sainte vie de la Mère Jeanne-Françoise de Frémyot (Paris, S. Huré, 1643). 4 Michel de Certeau, L’écriture de l’histoire, Paris, « folio histoire », 2011 [ 1 1975], p. 327. 5 Et non dans son acception de puissance. Les vertus, nouveaux miracles ? PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0004 87 la philosophie grecque qui la met au centre de sa conception de la morale, la vertu étant l’excellence de l’homme dans ses actions en tant qu’elles sont libres 6 . L’Antiquité chrétienne conserve l’idée d’excellence et récupère les vertus morales (prudence, tempérance, force, justice). Le Nouveau Testament fait une place à la vertu, d’une part sous forme de séquence, notamment dans l’Épître aux Galates et dans les béatitudes évoquées par Matthieu 7 , d’autre part dans les lettres de Paul qui évoquent et construisent les trois vertus de foi, espérance et charité 8 auxquelles Augustin, au III e siècle, donne la préséance sur les vertus cardinales, tout en mettant l’accent sur le fait que les vertus théologales viennent de Dieu 9 . Durant le Moyen Âge, Thomas d’Aquin synthétise en un système cohérent les vertus théologales et cardinales selon la théorie de la connexion des vertus, et diverses vertus secondaires (telles que l’humilité, la joie, l’obéissance, la chasteté, etc.) en sont issues 10 . Dès l’Antiquité, les saints constituent des exemples en actes de ces diverses vertus et les écrits hagiographiques peuvent insister sur leur possession. Le terme de virtus offrait en outre une ambiguïté que les hagiographes ont souvent exploitée, puisqu’il renvoyait à la fois à la puissance permettant de faire des miracles et à la qualité d’âme et de vie du héros 11 . À 6 Jean-Marie Aubert, « Vertus », dans André Derville / Marcel Viller (dir.), Dictionnaire de Spiritualité Ascétique et Mystique, Paris, Beauschesne, 1932-1995, t. 16, 1994, col. 486. 7 Gal 5,22-23 et Mt 5,3-12. 8 1 Thess 1,3 et 1 Cor 13,13. 9 Augustin, Des mœurs de l’Église catholique, trad. d’Antoine Arnauld, Paris, J.-H. Pralard, 1720, I, 15, p. 65. 10 Thomas d’Aquin, La Somme théologique, Paris, Cerf, 1984, t. II, q. 55 à 67, p. 336- 411. Voir aussi Bertrand Cosnet, « Les principes figuratifs des vertus », dans id., Sous le regard des Vertus : Italie, XIV e siècle, Tours, Presses universitaires François Rabelais, 2015, en ligne : http: / / books.openedition.org/ pufr/ 8281 (consulté le 25 février 2022). 11 Certeau, L’écriture de l’histoire, p. 327-328 et André Vauchez, La sainteté en Occident aux derniers siècles du Moyen Âge (1198-1431), Rome, École française de Rome, 2014 [ 1 1981], p. 497, n. 1. À ce sujet, voir par exemple la préface de la Vita Germani où les « vertus divines » (virtutes divinas) renvoient aux expressions « le spectacle de cette piété » (religionis contemplatio) et « exemples de ces innombrables miracles » (innumerabilium miraculorum exempla) (Constance de Lyon, Vie de Saint Germain d’Auxerre, Paris, Cerf, 1965, p. 119) ou certains passages de la Vita Martini (Sulpice Sévère, Vie de Saint Martin, Paris, Cerf, 1967, t. I, ep. 1,6, p. 318 et le commentaire en t. III, p. 1135). Marion de Lencquesaing PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0004 88 la différence des Vies antiques, et selon la leçon de Grégoire le Grand 12 , les Vies médiévales ne prêtent pas forcément aux vertus une fonction clairement définie d’exemplarité 13 . André Vauchez a montré comment la fonction édifiante de la vertu prend place dans les enquêtes sur les candidats à la sainteté à la fin du Moyen Âge 14 , avant que la sainteté ne soit identifiée par l’Église romaine à l’héroïcité des vertus 15 . À l’époque moderne, la vertu devient indissociable du critère de l’héroïcité. L’expression « héroïcité des vertus 16 » devient courante au XVI e siècle et, à partir du XVII e siècle, il faut que le dossier puisse prouver que les vertus ont été pratiquées en un degré extraordinaire - « héroïque ». Au-delà du XVII e siècle, le traité de Prospero Lambertini sur la béatification et la canonisation pose comme exigence la pratique héroïque, constante et joyeuse des vertus par le candidat à la sainteté - qui ne doit avoir excellé que dans la pratique de celles qu’il aura eu l’occasion de pratiquer 17 . L’exercice des vertus se constitue ainsi en preuve incontournable de tout procès en sainteté, donnant un rôle majeur au discours de vertus dans les écrits hagiographiques modernes, les Vies des XVI e et XVII e siècles ménageant un espace entièrement dévolu à leur étude. 12 « Dans les commentaires sur l’Écriture, on reconnaît comment la vertu doit être acquise et gardée ; dans le récit de miracles, nous connaissons comment, une fois acquise et gardée, elle est mise en lumière. Certains sont plus embrasés d’amour pour la patrie céleste par des exemples vivants que par des énoncés » (Grégoire le Grand, Dialogues, Paris, Cerf, 1979, t. II, p. 17). 13 C’est une idée qui prévaut avec les ordres mendiants (Vauchez, La sainteté en Occident, p. 508). 14 Dès la fin du XII e siècle, Innocent III insiste sur la part égale de la « vertu des mœurs » et de la « vertu des signes », quand Innocent IV ( XIII e siècle) fait de la sainteté une succession ininterrompues d’actions vertueuses (ibid., p. 43, 583 et 602). 15 Ibid., p. 606-608. 16 Sur l’origine incertaine de la formule, voir Vauchez, La sainteté en Occident, p. 606- 607, et Éric Suire, La sainteté française de la Réforme catholique ( XVI e - XVIII e siècles) d’après les textes hagiographiques et les procès de canonisation, Pessac, PUB, 2001, p. 211). 17 Voir les chapitres 21 à 41 du livre III du De servorum Dei beatificatione et beatorum canonizatione. Les vertus, nouveaux miracles ? PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0004 89 2 L’invention d’un espace textuel dans l’hagiographie moderne espagnole La Vie de saint antique a parfois isolé certaines vertus de son héros, en proposant une progression biographique qui enchâssait parfois un portrait pouvant être assimilé à un discours délimité sur les vertus. La Vie d’Antoine d’Athanase consacre quelques chapitres à la foi et à la sagesse du moine égyptien 18 . Ce peut aussi être la fin du texte qui évoque le caractère du saint, comme la Vita Martini présentant son héros en maître, en ascète puis en confesseur 19 . De même, la Vita Ambrosii comporte quatre sections centrales consacrées à des qualités chrétiennes de son héros, c’est-à-dire à son héroïsme dans les choses quotidiennes, à son naturel ascétique, à sa générosité et à son don des larmes 20 . Les Vies suivent souvent une progression chronologique mais aussi éthique, le saint progressant spirituellement (Antoine) ou l’hagiographe structurant son récit selon une intériorisation des combats du saint (Martin). Avec ces sections consacrées aux qualités, les Vies antiques proposent en outre un semblant de caractérisation individuelle de leur héros, ce que font, en le développant, les Vies modernes, dans la façon dont chacune agence les vertus 21 . On ne peut cependant parler d’une partition similaire à celle qui se met en place à l’époque moderne, les enjeux de la probation différant considérablement. L’idée d’une délimitation nette surgit dans l’hagiographie espagnole du XVI e siècle, dont les biographies se donnent à lire dans un format inédit (ce sont des Vies individuelles, plus imposantes) par rapport aux dernières Vies du Moyen Âge, signe d’une volonté de renouvellement face aux nombreuses critiques à l’encontre des écrits hagiographiques 22 . On trouve ainsi dans ces écrits une section exclusivement consacrée à l’étude des vertus, qui vient de la nomenclature des procès s’intéressant en détail aux vertus exercées par les candidats. 18 Athanase d’Alexandrie, Vie d’Antoine, Paris, Cerf, 1994, chap. 67-80, p. 311-341. 19 Sévère, Vie de Saint Martin, t. I, chap. 25-27, p. 308-317. 20 Paulin, Vie d’Ambroise, dans Jean-Pierre Mazières (dir.), Trois vies par trois témoins : Cyprien, Ambroise, Augustin, Mayenne, Migne, 1994, chap. 38, p. 89-90. 21 Il serait anachronique d’attendre de ces Vies une construction de vertus plus ferme dans la mesure où ce sont les procès de canonisation qui l’élaboreront. 22 Voir Axelle Guillausseau, « Unanimité ou uniformité ? Les hagiographies espagnoles post-tridentines : des modèles de sainteté aux modèles d’écriture », Mélanges de la Casa de Velázquez, 38, 2 (2008), p. 15-37 et Suire, « Entre sclérose et renouveau. Les orientations de l’hagiographie française du XVI e siècle », Mélanges de la Casa de Velázquez, Le temps des saints, 33, 2 (2003), p. 61-77. Marion de Lencquesaing PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0004 90 Certaines Vies rédigées au sein de la Compagnie de Jésus par le père de Ribadeneyra ainsi que celle de Thérèse par le père Ribera ménagent un espace au discours du vertueux. Première Vie moderne, la Vie d’Ignace de Loyola par Ribadeneyra, publiée en 1572 23 , est un texte hagiographique capital en raison de la place qu’il donne aux vertus dans la spatialité de l’ouvrage. Ce sont des enjeux présentés comme esthétiques qui motivent la partition du discours hagiographique : […] car bien que nous les [les vertus d’Ignace] ayons touchées presque toutes en passant au progrès de notre discours, si est-ce pourtant que le peu que nous en avons dit a été si fort ombragé, et bien souvent obscurci, de la narration de plusieurs autres choses, desquelles ces vertus se sont trouvées enlacées, qu’il faut nécessairement, pour les voir en leur lustre et perfection, les tirer de cette presse, comme du fond d’un magasin où elles sont toutes pêle-mêle, entassées les unes sur les autres, et les étaler en lieu clair et découvert, où elles aient chacune son propre jour […] 24 . L’image triviale de l’arrière-boutique dit la nécessité d’un renouvellement en faisant des discours de la sainteté une « marchandise » devenue invisible parce que non désirable. On voit se dessiner l’idée d’une concurrence entre les contenus biographique et topologique, les vertus pâtissant de leur confusion avec la narration événementielle. Le péritexte de la Vie d’Ignace de Loyola insiste sur la logique d’exemplarité que revêt l’ouvrage pour le public jésuite et la nouvelle structuration du discours hagiographique répond à ce projet 25 . Les vertus que Ribadeneyra isole en une partie qui leur est consacrée sont celles attendues d’un général de la Compagnie, donnant ainsi un modèle de comportement aux jésuites 26 . Déclinées en treize chapitres, elles occupent environ 20% de l’ouvrage : après un chapitre consacré à l’oraison du fondateur, on trouve ainsi la charité, un ensemble de vertus plus directement monacales (humilité, obéissance, mortification, modestie), des vertus plus spécifiquement tournées vers la direction d’un ordre (sévérité, magnanimité, prudence, 23 Pedro Ribadeneyra, Vita Ignatii Loiolae, Societatis Jesu fundatoris, Naples, J. Caechium, 1572. Nous citons le texte à partir de sa version française : La vie du R. père Ignace de Loyola, Avignon, J. Bramereau, 1599. Malgré des variations, le texte est en grande partie fidèle aux deux Vies, latine (1572) et espagnole (1586), d’Ignace par Ribadeneyra. 24 Ibid., avant-propos du livre V consacré aux vertus, p. 442. 25 L’ouvrage, traduit puis imprimé à l’étranger, notamment pour les jésuites ne comprenant pas forcément bien le latin, puis l’espagnol, s’adresse finalement à un public qui n’est pas seulement celui de l’ordre. 26 La vie du R. père Ignace de Loyola, p. 595. Ce sont les vertus telles qu’énoncées par Ignace dans le chapitre 2 de la neuvième partie des Constitutions. Les vertus, nouveaux miracles ? PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0004 91 vigilance) et une étude de miracles qui, en réalité, n’en est pas une 27 , indice d’un lien renforcé entre vertueux et miraculeux. Outre le désir de faire portrait, ce qui est important est la volonté de produire un discours organisé et méthodique des vertus du personnage, qui pousse l’exemplarité vers le discours de formation. De même, la Vie du père de Borgia, publiée en espagnol en 1592, tant pour la Compagnie que pour le monde, présente une partie consacrée à l’étude des vertus du personnage en dix chapitres, qui recoupent à peu près celles du fondateur de la Compagnie. Dans l’adresse au lecteur de cette dernière partie de la Vie, Ribadeneyra écrit : Et n’y a pas de doute que chaque vertu considérée particulièrement et à part soi, n’éveille et émeut davantage les cœurs, que quand elle est accompagnée, et comme étouffée de la narration d’autres choses qu’il faut nécessairement coucher en l’histoire 28 . L’hagiographe confère au discours de la vertu le pouvoir jusque-là attribué à la narration événementielle : non seulement le discours de vertu s’autonomise, mais il se voit conféré un pouvoir pathétique. Dans sa Vie de Thérèse de Jésus, Ribera s’adresse aussi à un multiple public et explique à l’initial du livre consacré à l’étude des vertus : Celui qui aura lu ce que j’ai jusques ici dit, pensera que j’ai déjà tiré au vif le portrait de la Mère Thérèse de Jésus, que j’ai promis au commencement de cette histoire, mais en tout ce que j’ai écrit jusques ici, je n’ai fait que l’ébaucher, maintenant la vais dépeindre et mettre en chair vive, et lui donner les vives couleurs, et jeter les linéaments, le mieux que je pourrai […] 29 . L’hagiographe souligne les manques de la partie biographique mais montre surtout qu’il entend faire œuvre de portraitiste (« portrait », « ébaucher », « dépeindre », « vives couleurs »), annonçant à son lecteur une hypotypose (« tirer au vif », « mettre en chair vive ») qui prendra d’abord forme dans l’évocation des vertus naturelles de Thérèse et de ses « grâces corporelles ». En outre, la logique de la preuve est explicite dans cette Vie : les vertus, étudiées en vingt-six chapitres, constituent plus d’un tiers de l’ouvrage, dont une étude stricte des vertus théologales. Les vertus monastiques sont mises en valeur, et l’on trouve des vertus plus spécifiquement tridentines (la 27 Sur ce problème d’absence de miracles, voir Guillausseau, « Les récits des miracles d’Ignace de Loyola », Mélanges de la Casa de Velázquez, 36, 2 (2006), p. 233-254. 28 Ribadeneyra, La Vie du Révérend Père François de Borgia, Lyon, P. Rigaud, 1609, p. 357 ; le texte est fidèle à la Vie espagnole de 1592. 29 Francisco de Ribera, La Vie de la mère Térèse de Jésus, Anvers, G. Bellère, 1607, f. 234 v. Marion de Lencquesaing PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0004 92 dévotion au Saint-Sacrement, aux saints, l’insistance sur l’obéissance) 30 . La dimension de probation est ainsi beaucoup plus marquée 31 . On voit comment l’autonomisation des vertus en un discours distinct devance ainsi les attentes des procès tout en faisant montre d’un souci de modernisation de la biographie. 3 La fixation d’un lieu textuel dans l’hagiographie moderne française Les hagiographies françaises s’écrivent sur le modèle des espagnoles, par imitation d’une façon de raconter la vie des héros contemporains de la sainteté et d’un format hagiographique ayant fait ses preuves - en témoigne la quintuple canonisation de 1622. Les premières Vies publiées sont celle de Pierre Favre par Nicolas Orlandini, en 1618 (qui est une traduction de sa Vie latine de 1614) et celle de César de Bus par Jacques Marcel en 1619, alors que les premiers serviteurs de Dieu français de la génération posttridentine commencent à mourir : c’est aussi le moment de la Vie de Marie de l’Incarnation (morte en 1619), publiée par Duval en 1621, et des quatre Vies de François de Sales publiées en 1624, 1625 et 1628. Dans leur structure globale, ces Vies incorporent la structure classifiante des interrogatoires des procès : existence jusqu’à l’entrée dans les ordres, vertus théologales et cardinales, « préceptes évangéliques », « dons surnaturels », mort de la candidate ou du candidat, miracles post mortem 32 . Une Vie moderne est un ouvrage composé de plusieurs espaces textuels qui reprennent de façon variée ces catégories : le plus souvent, on trouve d’une part, la biographie, et d’autre part, un exposé des vertus, qui peut intégrer des miracles - parfois rejetés dans une ultime partie 33 . Au sein de la partie 30 Sur la façon dont les causes espagnoles ont fixé les critères de la sainteté reconnue par l’Église romaine, entre autres l’insistance sur les vertus au détriment de la mystique, voir Jean-Robert Armogathe, « La fabrique des saints. Causes espagnoles et procédures romaines d’Urbain VIII à Benoît XIV ( XVII e - XVIII e siècles) », Mélanges de la Casa de Velázquez, Le temps des saints, 33, 2 (2003), p. 15-31, en ligne : https: / / journals.openedition.org/ mcv/ 158 (consulté le 22 février 2022). 31 En outre, l’hagiographe propose et justifie une candidate mystique (les neuf premiers chapitres des vertus sont ainsi consacrés à sa vie spirituelle). 32 Voir Christian Renoux, « Discerner la sainteté des mystiques. Quelques exemples italiens de l’âge baroque », Rives nord-méditerranéennes, 3 (1999), en ligne : http: / / journals.openedition.org/ rives/ 154 (consulté le 02 septembre 2021). 33 Certains ouvrages sont strictement biographiques, comme la Vie de Catherine de Jésus par Madeleine de Saint-Joseph en 1625, qui relève du mémoire plus que de l’ouvrage destiné à être rendu public, à l’image de la Vie de Jacques Laynez écrite Les vertus, nouveaux miracles ? PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0004 93 ou du livre consacré aux vertus, l’ordre change d’une Vie à l’autre, les hagiographes préférant mettre en avant les vertus plus particulièrement pratiquées par leur héros ou qui leur semblent les plus signifiantes - ainsi en est-il de l’insistance sur le discernement des esprits de Marie de l’Incarnation 34 . On note cependant un alignement progressif sur l’ordre suivant : vertus théologales, vertus cardinales, vertus monacales, vertus morales incontournables (humilité et mortification) et vertus ayant une couleur nettement tridentine, comme l’insistance sur les diverses dévotions des candidats ou leur manière de lutter contre toutes sortes d’« hérétiques » 35 . L’effet de catalogue de ces compilations de vertus est renforcé par l’absence de liaison entre les chapitres ou la clôture brutale de certains ouvrages. Enfin, on tend pendant le premier XVII e siècle vers un équilibre entre vie et vertus 36 . Si l’insistance sur les vertus en regard des miracles n’est pas nouvelle 37 , l’excroissance du vertueux dans la Vie moderne doit être lue comme le symptôme d’une exigence de preuve désormais attendue pour les écrits hagiographiques. Dire que les vertus sont plus convaincantes que les miracles pouvait ainsi sembler une évidence, et pourtant les hagiographes n’hésitaient pas à le rappeler dans leurs écrits, comme Jacques Marcel en 1618 : Je ne crois pas qu’il soit expédient d’autoriser avec de lâches et faibles raisons des merveilles, puisqu’elles s’autorisent assez d’elles-mêmes, chacun reconnaissant bien que semblables effets ne peuvent procéder que d’une toute puissante cause. Si toutefois il s’en trouvait encore quelqu’un qui, faute de science ou de conscience, prêta sa croyance à regret, de grâce, qu’il jette les yeux sur les insignes vertus de ce bon Père, et je m’assure qu’il trouvera ce qu’il cherche, étant ses vertus une puissante preuve de ses merveilles, comme ses merveilles une divine approbation des mêmes par Ribadeneyra (mais qui proposait une table des matières alphabétique faisant figurer les vertus de son héros). 34 André Du Val, La Vie admirable de sœur Marie de l’Incarnation, Paris, A. Taupinart, 1621, l. II, chap. 2. 35 C’est par exemple le cas des trois premières Vies de Jeanne de Chantal des années 1642-1643. La structure est à peu près stable d’une Vie à l’autre et présente des regroupements de vertus correspondant à l’ordre utilisé dans les enquêtes. 36 Pour exemple, les vertus constituent environ 63% de la Vie de Pierre Favre (1618), 50% de celle de François de Sales par La Rivière (1624), 48% dans celle de Jeanne de Chantal par Fichet (1643), 50% de celle de Pierre Fourier de Bedel (1645), enfin 46% de celle de Vincent de Paul par Abelly en 1668 (il s’agit de la deuxième édition, raccourcie, de celle de 1664). 37 Voir Renoux, « Discerner la sainteté des mystiques », et Suire, La sainteté française, p. 191-220. Marion de Lencquesaing PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0004 94 vertus, se validant réciproquement l’un l’autre envers tout homme de bon et sain jugement 38 . Les « merveilles » (miracles et autres événements surnaturels) n’ont pas besoin d’une justification « puisqu’elles s’autorisent assez d’elles-mêmes » et qu’elles émanent de Dieu, qui manifeste de la sorte son approbation. Au secours des miracles (jamais ainsi nommés), l’hagiographe enjoint le lecteur sceptique à considérer « les insignes vertus de ce bon Père » qui sont « une puissante preuve de ses merveilles ». Qu’il s’agisse des miracles ou des vertus, c’est une question de croyance, mais une croyance réfléchie, celle d’un lecteur pensant (« tout homme de bon et sain jugement », doté de « science »). Si miracles et vertus ne sont ainsi pas substituables, on ne peut cependant manquer de remarquer que les Vies qui évoquent des miracles les maintiennent dans la périphérie des vertus, voire parmi elles, souvent dans l’évocation de dons surnaturels, comme dans les quatre premiers chapitres de la partie consacrée aux vertus de César de Bus 39 . Les parties consacrées aux vertus sont caractérisées par une rhétorique judiciaire : le lexique de la preuve, la mention de témoins, les preuves externes que constituent les témoignages de prestigieux prélats et spirituels ou encore le recours aux ipsissima verba, signalés ou non par des guillemets en marge sont au service de la défense du candidat. Après une définition de la vertu étudiée dans le chapitre, la démonstration repose sur une argumentation par l’exemple, se justifiant des propos de Grégoire le Grand sur la nécessité de l’exemple en regard de la seule théorie ; en outre, le principe de la répétition appliqué à ces exemples vient montrer l’indispensable pratique régulière de la vertu. Le chapitre se ferme souvent sur une formulation conclusive confirmant la possession de ladite vertu 40 . 38 Marcel, La Vie du R. Père César de Bus, Lyon, Cl. Morillon, 1619, p. 357-358. Sur cette Vie, et la manière dont elle traite les miracles et les vertus, voir également l’article de Rogier Gerrits dans ce volume. On trouve le même type de réflexion plus tard dans le siècle : dans son chapitre sur les miracles de Jeanne de Chantal, l’hagiographe les justifie en disant qu’ils ne sont que la manifestation d’une sainteté fondée sur les vertus (Henri de Maupas du Tour, La Vie de la vénérable mère Jeanne Françoise Frémyot, Paris, S. Piget, 1647, p. 589). 39 Dans sa Vie de Marie de l’Incarnation, Duval désavoue la préséance accordée par les lecteurs aux grâces gratuites sur les grâces sanctifiantes (La Vie admirable de sœur Marie de l’Incarnation, p. 496). Il consacre cependant trois des quatre premiers chapitres des vertus aux grâces gratuites (discernement, prophétie et science de Dieu). 40 Voir par exemple ce type de formulation : « ces exemples suffiront pour dire qu’en quelque manière que nous considérions la foi, elle a admirablement relui en l’âme de cette bienheureuse » (ibid., p. 444). Les vertus, nouveaux miracles ? PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0004 95 On constate en outre dans ces nouveaux écrits la récupération par le discours des vertus du merveilleux accompagnant le miracle et sa conversion en une modalité d’écriture. Le merveilleux intégré au discours des vertus devient un problème d’ordre formel. On observe des effets de déplacement : les motifs miraculeux (résurrection, guérison, etc.) cèdent la place aux actes vertueux érigés en nouveaux motifs narratifs (l’obéissance absolue, l’abandon à la volonté divine, etc.), accompagnés de motifs rhétoriques (des stéréotypes d’expression du type « sa vie vertueuse était le plus grand de tous les miracles », des expressions figées comme « rare vertu »). Cette appropriation du merveilleux comme modalité d’écriture est visible dans le langage hyperbolique de ces discours qui relève d’une rhétorique de l’excès, dans leur contenu exhaustif (toutes les vertus, en leur plus haut degré) et dans l’enjeu hagiographique qui consiste à convertir l’ordinaire d’une pratique des vertus chrétiennes en extraordinaire à la fois sanctifiant et qualifiant. Au sein des chapitres, les hagiographes n’hésitent pas à recourir à des figures d’exagération, comme on le voit dans le goût de Fichet pour la liste : Si la vertu est une habitude droite, conforme à la raison, qui donne l’habilité à l’homme pour faire toutes ses actions selon les règles divines ; s’il en est de surnaturelles qui nous élèvent à Dieu et nous portent au Ciel ; si de naturelles, qui regardent l’honnêteté et la civilité entre les hommes ; si des purifiantes qui purgent l’homme de ses vices et de ses passions ; si des purifiées, qui dressent la vie de l’homme ; si des exemplaires et parfaites, qui sont propre des âmes héroïques, qui étant purifiées, illuminées, parfaites en toutes les trois vies, impriment leur perfection aux imparfaits ; […] si des séculières et des religieuses, si des communes et ordinaires, si des particulières et extraordinaires, si le chacun des individus, en a une singulière, d’où il arrive que l’on prône tous les saints, comme incomparables, il n’en est point qu’elle n’ait obtenu en éminence […] 41 . L’emploi de multiples caractérisations finalement interchangeables et l’enchâssement d’énumérations au sein même d’une liste montrent bien le recours à une rhétorique de l’excès. Marqueur topique, l’hyperbole est chez lui la norme stylistique de l’écrit hagiographique : De toutes ses rares vertus, la plus rare et plus excellente était celle-ci : car par le moyen d’icelle, il voulait d’un vouloir plein et parfait, tout ce qui partait de la volonté de Dieu, à cause de quoi s’élevant bien haut par-dessus le commun des hommes, il jouissait d’une perpétuelle tranquillité d’esprit, comme on dit que le sommet du mont Olympe est au-dessus de tout orage 41 Fichet, Les reliques de l’Érothée, p. 497-498. Marion de Lencquesaing PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0004 96 et tempête, à raison de sa hauteur, et paraissait avec une face égale en tous accidents, immuable de front, aussi bien que de cœur 42 . Cet extrait de la Vie de César de Bus synthétise un ensemble de traits rhétoriques que l’on peut trouver dans ces parties : la description d’une vertu - la résignation - se fait par un recours généralisé à l’hyperbole (registre mélioratif, structure superlative, sèmes de la permanence, de l’élévation et de la perfection, référence culturelle autorisante à la culture antique). Est indissociable de cette rhétorique hyperbolique la manière dont les Vies du XVII e siècle présentent rapidement des héros complets, véritables décathloniens de la vertu. Si un saint pouvait être le champion d’une vertu spécifique, on voit qu’à l’époque moderne les héros de la sainteté les possèdent toutes : « Une seule vertu, même portée à un degré extraordinaire, ne suffit plus pour accéder à la sainteté. Il les faut toutes […] 43 ». Comme le précise Éric Suire, la logique de probation qui désormais tend à régir l’écriture de la Vie réclame l’entière possession du catalogue. Le saint offert à la lecture devient un modèle chrétien entier. Les Vies modernes françaises en font un élément définitoire du genre hagiographique : Or toute la vie de la Mère dont nous faisons le portrait, a été une vertu, je dis toutes les vertus, et toutes les vertus ont été sa vie ; il semble que toutes les parties des vertus avaient composé toutes les parties de son âme : elle possédait la chacune en une si haute perfection qu’on eut pu juger qu’elle ne s’était exercée qu’en celle-là […] 44 . Cette citation de la Vie de Jeanne de Chantal est exemplaire de ce qu’il y a d’excessif dans la représentation de la pratique des vertus : outre leur totale possession, visible dans le chiasme initial - quand la Congrégation n’attendait pas nécessairement des candidats une pratique exhaustive de toutes les vertus, mais seulement de celles qu’ils auront eu l’occasion de pratiquer -, l’hagiographe fait de son héroïne une sorte de professionnelle 45 de la vertu en ce qu’elle les maîtrise toutes à leur plus haut degré, en témoignent les titres des divers chapitres marqués par la surenchère : « De sa grande et victorieuse foi, et de sa fidélité invariable », « De l’amour héroïque des ennemis », « Du don très grand de pureté, et de sa chasteté angélique », « De son obéissance inviolable », « Du don extraordinaire et très élevé de son oraison » ou encore « Des abîmes de son humilité ». 42 Marcel, La Vie du R. Père César de Bus, p. 397. 43 Suire, La sainteté française, p. 210. 44 Fichet, Les reliques de l’Érothée, p. 497. 45 Fichet parle d’ailleurs de « l’Académie des vertus », de laquelle les saints sont diplômés (ibid., p. 498). Les vertus, nouveaux miracles ? PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0004 97 Enfin, l’équivalence créée par le discours hagiographique entre la pratique régulière d’actes ordinaires et une vertu possédée en un degré extraordinaire permet de montrer comment ce que l’on pourrait appeler le merveilleux vertueux est devenu un élément primordial. En effet, les hagiographes entendent révéler la manière dont le saint convertit l’ordinaire d’une existence chrétienne en extraordinaire de la sainteté. La façon dont Duval illustre la pratique de la chasteté dans la Vie de Marie de l’Incarnation montre comment la partie consacrée aux vertus se fait le lieu d’une attention à des comportements en eux-mêmes n’ayant rien de surnaturel mais dont la pratique héroïque - parce qu’extraordinaire - exemplifie la volonté de maintenir l’excès merveilleux au sein du texte hagiographique : Elle apportait donc premièrement un très grand soin à contregarder ses sens, principalement la vue et l’ouïe, les détournant de toutes sortes d’objets déshonnêtes […], lorsqu’elle [était] dans le monde, elle ne regardait jamais un homme en face […] 46 . La bienséance la contraignant de temps à autre à jeter un œil, il n’en demeure pas moins « que souvent elle ne reconnaissait pas ceux qui avaient parlé à elle beaucoup de fois 47 ». Il y a ici quelque chose de l’ordre d’un exercice systématique de la chasteté appliqué à une action ordinaire. Ce qui est exceptionnel n’est ainsi pas tant la vertu pratiquée que la manière héroïque dont elle est pratiquée. Quarante ans plus tard, la Vie de Maurice Marin réécrit la prouesse et la pousse à sa limite : « elle n’arrêta jamais la vue sur le visage d’aucun homme, non pas même sur celui de son mari 48 ». Cette conversion de l’ordinaire en extraordinaire nous semble indissociable d’une fonction d’accompagnement dans les pratiques de dévotion, que ces espaces de classification de la perfection chrétienne promeuvent à mesure que leurs lecteurs se multiplient 49 . La mention récurrente du terme « degré » pour caractériser les vertus signale que leur possession est la conséquence d’un apprentissage, lequel est constamment rappelé par l’utili- 46 Duval, La Vie admirable de sœur Marie de l’Incarnation, p. 615. 47 Ibid., p. 615-616. 48 Maurice Marin, La Vie de la servante de Dieu sœur Marie de l’Incarnation, Paris, P. Rocolet, 1642, p. 16. Nous soulignons. 49 Si le Dictionnaire de spiritualité, dans son article « vertu », insiste sur le fait que le Concile de Trente a déplacé l’attention du fidèle de la pratique de la vertu au respect des sacrements (à commencer par celui de pénitence), il n’en demeure pas moins que les Vies post-tridentines font montre d’une certaine vitalité de l’enseignement des vertus (Aubert, « Vertus », art. cit., col. 488). Marion de Lencquesaing PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0004 98 sation des termes d’« exercice » et de « pratique » 50 . En outre, les pratiques de lecture tirent parti de la division du discours hagiographique : participent de cette dimension de formation à la dévotion l’étude systématique des vertus et sa composition topologique, grâce auxquelles un lecteur peut se repérer dans l’ouvrage et se reporter à la vertu à laquelle il veut s’exercer 51 . L’évêque Maupas, l’un des hagiographes de Jeanne de Chantal, mêle ainsi publicité pour une réputation de sainteté et imitation : « Et pour recueillir utilement le fruit de ses intercessions, il la faut imiter et contribuer avec elle à l’avancement de la gloire de Dieu […] 52 ». Cette complexification des usages de la Vie est également visible dans la multiplication de l’énonciation de discours au sein de l’ouvrage, indice non seulement d’une volonté de convaincre le lecteur mais aussi de l’accompagner dans la lecture hagiographique 53 . C’est à un lecteur qu’il faut guider dans la dévotion et qui veut faire son salut que Duval s’adresse en évoquant les grâces « gratifiantes qui sont de bien plus grand mérite devant Dieu, quoi que devant le monde elles ne soient pas tant estimées, pour ce qu’il estime d’ordinaire les visions, les révélations, les miracles, les prophéties, et autres choses semblables, qui ne rendent pas toutefois celui qui les a meilleur […] 54 ». Les hagiographes tentent alors de proposer des vertus imitables, comme Jean de Saint- François qui, dans le livre sur les grâces intérieures de François de Sales, insiste sur le fait que son héros pratiquait principalement de « petites vertus » : Pourtant il s’exerçait simplement, humblement et dévotement aux vertus qui sont les grandes et semblent être les petites, la conquête desquelles notre Seigneur a exposé à notre soin et travail, comme la patience, la débonnaireté, la mortification de cœur, l’humilité, l’obéissance, la pauvreté, la chasteté, la tendresse et compassion envers le prochain, le support de ses imperfections, la diligence et sainte ferveur 55 . 50 Le terme de « pratique » occupe une place capitale dans les traités et conseils pour se perfectionner dans la vie chrétienne. Il est aussi très présent dans les Réponses de Jeanne de Chantal rédigées à l’intention des visitandines. 51 Les hagiographes renvoient souvent dans le récit biographique aux chapitres portant sur telle ou telle vertu. 52 Maupas, La Vie de la vénérable mère Jeanne Françoise Frémyot, p. 592. 53 Nous nous permettons de renvoyer à notre ouvrage Crises et renouveaux du geste hagiographique. Les Vies de Jeanne de Chantal ( XVII e et XX e siècles), Paris, Classiques Garnier, 2021, p. 351-408. 54 Duval, La Vie admirable de sœur Marie de l’Incarnation, p. 496. 55 Jean de Saint François, La vie du bienheureux M re François de Sales, Paris, J. de Heuqueville, 1625, p. 409-410. Les vertus, nouveaux miracles ? PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0004 99 D’une part, l’hagiographe prouve bien l’exercice continuel des vertus par son candidat, et, d’autre part, il enjoint le lecteur à l’imitation du comportement de l’auteur de l’Introduction à la vie dévote en des vertus cultivables dans le monde. « Il monta sa charité en si haut degré, qu’elle est plutôt vraie que vraisemblable 56 » : cette formulation de l’hagiographe de César de Bus concentre l’ensemble des enjeux que nous avons voulu aborder. Un nouvel espace de l’écrit hagiographique - la partie consacrée aux vertus - vient débarrasser la biographie de ce qu’elle avait d’incroyable, en opérant un transfert du merveilleux du miracle à la vertu. Présentée comme une pratique progressive et volontaire (« il monta »), la vertu doit jouer le rôle de preuve auprès d’un lectorat présupposé suspicieux, qu’il soit du monde de la dévotion ou de la Congrégation. Le défi du renouvellement semble rempli, mais cette vertu « plutôt vraie que vraisemblable » a des airs de fiction, et l’excroissance prodigieuse de ce vertueux donne lieu à la même aporie que celle que la littérature hagiographique avait connue : il est toujours impossible de croire au héros de la sainteté, non plus en raison du merveilleux essentiel de ses miracles qu’en raison du merveilleux incroyable de sa pratique des vertus, du discours lui-même qui empêche d’y croire, marqué par une rhétorique de la preuve et de l’évidence peu convaincante, par sa complexité et la lecture fragmentée que la partition des ouvrages modernes s’était imposée, et surtout par sa stéréotypisation, comme on le voit dans la Vie de Marie de l’Incarnation publiée par l’oratorien Daniel Hervé en 1664 57 , cas limite où les vertus deviennent le principe de structuration de l’ouvrage. « Vertu » n’est finalement peut-être que le nouveau synonyme de « sainteté », comme on l’entend déjà dans cette expression de Jacques Marcel au début du XVII e siècle : À peine fut-il arrivé à Cavaillon qu’il se rendit familier des ecclésiastiques plus exemplaires, avec telle édification, que l’odeur de sa vertu ne s’épandait pas seulement par toute la ville, mais encore par tous les environs d’icelle 58 . 56 Marcel, La Vie du R. Père César de Bus, p. 380. 57 Daniel Hervé, La Vie chrétienne de la vénérable sœur Marie de l’Incarnation, Paris, G. Metunas, 1664. 58 Marcel, La Vie du R. Père César de Bus, p. 71. Nous soulignons. Marion de Lencquesaing PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0004 100 4 Bibliographie 4.1 Sources Athanase d’Alexandrie. Vie d’Antoine, Paris, Cerf, 1994. Augustin. Des mœurs de l’église catholique, trad. d’Antoine Arnauld, Paris, J.-H. Pralard, 1720. Constance de Lyon. Vie de Saint Germain d’Auxerre, Paris, Cerf, 1965. Du Val, André. La Vie admirable de sœur Marie de l’Incarnation, religieuse converse en l’ordre de Notre Dame du Mont Carmel, et fondatrice d’icelui en France, appelée au monde la damoiselle Acarie. Par André Du Val docteur en théologie, l’un des supérieurs dudit ordre en France, Paris, A. Taupinart, 1621. Fichet, Alexandre. 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