eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 49/96

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.24053/PFSCL-2022-0009
2022
4996

Preuves, intériorité et sainteté dans La vie du cardinal de Bérulle de Germain Habert (1646)

2022
Daniel Fliege
PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0009 Preuves, intériorité et sainteté dans La vie du cardinal de Bérulle de Germain Habert (1646) D ANIEL F LIEGE (U NIVERSITÉ H UMBOLDT DE B ERLIN ) Après la mort de Pierre de Bérulle en 1629, les Oratoriens « ne tardèrent pas à entreprendre de le faire canoniser 1 », recueillant des témoignages sur les miracles accomplis par le servus dei et compilant un dossier en vue d’un éventuel procès de canonisation 2 . À la même époque, Germain Habert, abbé de Cerisy et membre de l’Académie française, fut chargé par Pierre Séguier, chancelier et cousin de Bérulle, d’écrire une biographie sur le défunt qu’il avait beaucoup admiré 3 . Le frontispice du livre, qui allait paraître en 1646, fut conçu par Charles Le Brun, célèbre peintre de l’époque, sous la demande du chancelier 4 . Écrite par un membre de l’Académie française, qui devien- 1 René Pillorget, « Les miracles de Bérulle », dans Histoire des miracles, Angers, PUA, 1983, p. 63-75, ici p. 63. 2 Ce dossier se trouve dans les Archives nationales, M. 233 et 234, et fut analysé par R. Pillorget. En 1648, le père Bourgoing, supérieur général de la Société des Oratoriens, demanda la canonisation de François de Sales et de Pierre de Bérulle (voir Adolphe L. A. Perraud, L’Oratoire de France au XVII e et au XIX e siècle, Paris, Charles Douniol, 1865, p. 72). Pourtant, « le procès de béatification […] fut interrompu à cause des intrigues des jansénistes qui, sans aucune raison, essayaient de se l’annexer et poussèrent l’audace jusqu’à inscrire son nom dans leur calendrier avec celui de saint François de Sales et de sainte Jeanne de Chantal, de Marie de Médicis, de Bossuet, tout aussi peu jansénisants » (André Molien, « Bérulle, (Cardinal Pierre de) », dans Dictionnaire de spiritualité. Ascétique et mystique. Doctrine et histoire, Paris, Beauchesne, 1932-1995, t. 1, col. 1539). 3 Germain Habert, La vie du cardinal de Berulle, Paris, S. Huré, 1646. Sur la vie de l’auteur, voir René Kerviler, « Germain Habert, abbé de Cérisy (1614-1654) », dans id., Le chancelier Pierre Séguier, second protecteur de l’Académie française, Paris, Didier, 1875, p. 504-540. 4 Le bois est attribué par Mathieu Somon à Charles Le Brun (« The Ineffability of Incarnation in Le Brun’s Silence or Sleep of the Child », dans Walter Melion et al. (dir.), Image and Incarnation, Leyde, Brill, 2015, p. 137-157, ici p. 146). Daniel Fliege PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0009 180 drait lui-même Oratorien, promue par le chancelier Séguier, avec un frontispice réalisé par l’un des peintres les plus sollicités de l’époque, et ayant pour contenu la vie de l’un des théologiens les plus célèbres : les signes laissaient présager que cette biographie serait une réussite. En effet, le livre eut « un succès inégal 5 » : de nombreux lecteurs se seraient moqué de lui et l’ouvrage serait « rest[é] dans les réserves du libraire 6 », si l’on veut croire l’écrivain et mémorialiste contemporain Gédéon Tallemant des Réaux qui affirme dans une anecdote de ses Historiettes : Quand l’abbé de Cérisy eut fait la Vie du cardinal de Bérulle, qui était son ami, il […] en envoya un exemplaire [à Madame de Louvigny]. Elle lui manda gracieusement, quelques jours après, qu’elle n’avait jamais cru qu’il pût devenir assez idiot pour écrire de si sots miracles. On n’en vendit presque point. […] Le libraire s’y pensa ruiner 7 . De même, Henri Bremond commente cette hagiographie en expliquant qu’elle « est assez remarquable. On s’étonne néanmoins que l’Oratoire, où les bonnes plumes ne manquaient pas, ait confié ce travail à Germain Habert. Ce fut peut-être, en partie du moins, parce que ce personnage appartenait au chancelier Séguier, proche parent de Bérulle 8 ». Aussi l’intérêt vis-à-vis de ce texte réside-t-il moins dans la qualité de l’écriture ; ce qui nous intéresse c’est la manière dont Habert essaie de convaincre les lecteurs de la sainteté de Bérulle en alléguant des preuves : car l’auteur rassemble un appareil de documents impressionnant, comme s’il préparait le dossier d’un procès de canonisation officiel. Habert rend visite à des témoins oculaires, note leurs dépositions, recueille d’autres textes écrits par des amis, collègues et membres de famille et imprime ces documents 5 Éric Suire, La sainteté française de la Réforme catholique ( XVI e - XVIII e siècles) d’après les textes hagiographiques et les procès de canonisation, Bordeaux, PUB, 2001, p. 389 : « Les oratoriens procédèrent, selon l’usage, à une collecte de témoignages sur les vertus et les miracles de Bérulle, qui déboucha en 1646 sur la publication d’une Vie composée par Germain Habert […]. Ce dernier était un ancien prêtre mondain, familier des salons et des ruelles, auquel la chronique prête plus d’une aventure galante. Néanmoins, il s’était retiré vers la fin de sa vie à l’Oratoire, occupant sa retraite à la rédaction de livres pieux. Avec un succès inégal, semble-til, car l’ouvrage qu’il consacra à Bérulle resta dans les réserves du libraire ». 6 Ibid. 7 Gédéon Tallemant des Réaux, Les historiettes de Tallemant des Réaux, éd. Louis- Jean-Nicolas Monmerqué, Bruxelles, J. P. Meline, 1834, p. 298. 8 Henri Bremond, Histoire littéraire du sentiment religieux en France. Depuis la fin des guerres de religion jusqu’à nos jours, dir. François Trémolières, Grenoble, J. Millon, 2006, vol. 1, t. 3, p. 911, n. 2. Cf. Kerviler, « Germain Habert », p. 532-533 qui exprime la même opinion. Preuves, intériorité et sainteté dans La vie du cardinal de Bérulle PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0009 181 probants dans leur intégralité dans son hagiographie - peu importe d’ailleurs si c’était vraiment Habert lui-même qui rassembla ces documents ou d’autres membres de la société des Oratoriens 9 . Ce sont notamment des documents composés par Bérulle lui-même qu’Habert recueille. Cet aspect est d’autant plus significatif qu’Habert a une conception spécifique de la sainteté qu’il emprunte à Bérulle. Selon Habert, les œuvres visibles ainsi que les miracles ne sont que les signes extérieurs de ce qu’Habert nomme les « dispositions intérieures » du saint (49 - pour citer La vie du cardinal de Berulle nous indiquerons le nombre de la page entre parenthèses). Aussi serait-il primordial d’explorer la vie intérieure du serviteur de Dieu, ce qui pose des problèmes : car comment peut-on montrer la vie intérieure d’un être humain et prouver que son attitude est honnête, sincère et conforme aux vertus d’un saint ? À cela s’ajoute la question de savoir ce qu’Habert entend par sainteté et comment il essaie de la prouver et d’en convaincre ses lecteurs. 1 Concept de sainteté La vie du cardinal de Bérulle ne cache pas qu’elle vise à dépeindre la sainteté de Bérulle, dans la mesure où elle appelle son serviteur de Dieu à plusieurs reprises « saint », le nommant par exemple tantôt « le saint Enfant » (44), « le Saint Homme » (169), « [n]otre Saint Prêtre » (284 et 362), tantôt « notre Prophète » (247). Mais qu’entend-elle par le mot « saint » ? Pour Habert, la sainteté est étroitement liée au sacerdoce de l’Église catholique 10 , conformément à la conception que les Oratoriens ont d’eux-mêmes : le prêtre accomplit le sacrifice du Christ sous la forme de la messe réalisant ainsi l’état qui constitue l’essence du Christ : l’état de 9 La vie du cardinal de Bérulle reflète une tendance générale de l’hagiographie posttridentine : « Dans leur quête d’authenticité, les hagiographes entreprirent d’insérer dans leurs récits des documents divers, les plus fréquents étant des extraits de correspondance ou de journal intime. […] L’insertion systématique de documents, qui étaient autant de preuves des faits rapportés, modifia profondément l’écriture hagiographique. Cette dernière affichait ainsi sa volonté de se placer sur le terrain de l’histoire. Cela constituait un progrès incontestable, mais il avait son revers : la Vie de saint perdait en contrepartie la simplicité “biblique” qui avait fait sa force. Le souci de se justifier laissait supposer qu’il y avait matière à sa justification, par conséquent que quelque chose clochait, quelque part, dans l’administration de la preuve » (Suire, La sainteté française, p. 30). 10 Cf. Habert, La vie du cardinal de Bérulle, p. 293 : « […] l’estat Ecclesiastique est saint et sacré en son institution, et mesme l’origine de toute la Sainteté qui est en l’Eglise de Dieu ». Daniel Fliege PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0009 182 victime ; il sert d’intermédiaire entre les fidèles et le Christ et a par conséquent un rôle particulier dans l’économie du salut ; il imite Jésus- Christ, qui selon la pensée oratorienne est le modèle du sacerdoce, non seulement dans ses actions mais aussi dans ses attitudes intérieures, comme Pierre de Bérulle l’exposa dans le Discours de l’estat et des grandeurs de Jesus : Ainsi, cet esprit de piété, de dévotion et de servitude envers JÉSUS, requiert diversité non d’actions, mais d’intentions, mais de dispositions ; et fait la différence, non en l’extérieur, mais en l’intérieur ; non en la terre, mais au ciel ; non aux yeux des hommes, mais aux yeux de Jésus, qui nous voit et regarde comme siens et comme opérants par ce nouvel esprit, qui nous applique à lui, nous élève à lui, nous attache à lui et rend nos actions vraiment saintement et humblement Chrétiennes. Car en cet état, nous les opérons comme Chrétiens, et non pas seulement comme hommes, ou comme Philosophes […]. Mais comme agissants par cet esprit de piété particulière à JESUS, qui nous rend humblement serviteurs et esclaves de JÉSUS : et sans changer de condition extérieure, nous change d’esprit et d’intérieur, et nous fait accomplir nos actions, comme devoirs de notre servitude envers lui 11 . La seule façon de devenir saint, selon Pierre de Bérulle, serait de s’unir au Christ, comme il l’explique dans une louange adressée directement à lui : Que notre intérieur donc soit occupé à contempler, à adorer, à imiter votre Vie intérieure : Que notre vie spirituelle soit regardante et imitante les exercices et occupations de votre Âme divine, et de votre Vie sacrée 12 . Ce sont ces mêmes idées que Germain Habert expose dans la Vie du cardinal de Bérulle et il désigne l’union avec le Christ comme « moyen » et « voie infaillible » afin de devenir saint 13 . Sur le fond de cette conception de la sainteté, le texte déploie pourtant une certaine ambivalence, puisque d’une part il tente de distinguer son servus Dei comme un serviteur élu par Dieu, doté de sa grâce spéciale et 11 Pierre de Bérulle, Discours de l’estat et des grandeurs de Jesus, Paris, A. Estienne, 1623, p. 1069-1071. Sur la notion des « états », voir Fernando Guillén Preckler, « État » chez le Cardinal de Bérulle. Théologie et spiritualité des « états » bérulliens, Rome, Università Gregoriana, 1974. 12 Habert, La vie du cardinal de Bérulle, p. 202. 13 Cf. ibid., p. 348 : « Il [Bérulle] jugeoit bien que cette parfaite liaison à JESUS, estoit l’unique moyen qu’on pouvoit tenir pour acquérir cette parfaite Sainteté, que c’estoit une voye infaillible pour entrer non seulement dans ses Vertus, mais dans sa Vie, mais dans son Esprit ; et pour estre en un mot tellement transformez en luy, qu’on peust dire, que comme le Père Éternel demeurant en JESUS, y faisoit toutes ses œuvres, JESUS demeurant en eux fust le véritable autheur de toutes leurs actions ». Preuves, intériorité et sainteté dans La vie du cardinal de Bérulle PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0009 183 extraordinaire qui inspire de l’admiration aux lecteurs ; d’autre part la sainteté est présentée comme un état, une « disposition intérieure », que tous les chrétiens peuvent atteindre, comme Pierre de Bérulle l’avait expliqué dans son Discours de l’estat et des grandeurs de Jesus, par l’exercice de la méditation conduisant à l’union mystique avec Jésus-Christ, ce qui invite les lecteurs à imiter le serviteur de Dieu. La focalisation sur l’intériorité a pour conséquence qu’Habert s’intéresse moins aux œuvres extérieures ; au lieu de cela, il ne cesse d’expliquer l’importance de représenter les vertus du saint qui sont inscrites dans son cœur et de considérer ce qu’il appelle la « divine Économie qui se trouve audedans » : En effet, s’il est vrai que ce qui se voit et ce qui sort de l’homme au dehors, n’est rien au prix de cette admirable structure, et de cette divine Économie qui se trouve au-dedans ; on peut dire que ce qui paraît de la Grâce dans ses œuvres visibles, tout divin qu’il est, n’est rien presque à comparaison des effets qu’elle fait au fond des âmes. Tout cet éclat qui rejaillit au dehors, n’est qu’une ombre de cette lumière inaccessible au milieu de laquelle DIEU habite en ses Élus (127). De plus, les bonnes œuvres sont, elles aussi, toujours animées par Dieu lui-même, comme si Dieu avait pris possession de Bérulle : ce que l’on voit à l’extérieur est par conséquent Dieu qui opère en Bérulle et qui fait de bonnes œuvres à travers lui. Ainsi pourrait-on déduire de l’extérieur la disposition intérieure du serviteur de Dieu : Son esprit aussi bien que son cœur était en celles de DIEU, qui par une heureuse et divine espèce de possession, l’appliquait ou le suspendait, le retenait ou le faisait agir comme il lui plaisait : et c’était cette suprême intelligence qui lui donnait la lumière et le mouvement (53) 14 . Lorsqu’il s’agit de montrer des miracles, Habert cite aussi des miracles non visibles comme les visions qui s’approchent d’expériences mystiques. Un exemple en est une vision du Purgatoire, qui est présentée comme début de l’inhabitation divine en lui : et que sa Mère a su d’un Saint Religieux à qui il [Bérulle] découvrait son intérieur. Il [Bérulle] était en prière à genoux au bas d’une Église, quand tout d’un coup il fut ravi, et que dans son ravissement il eut une vision du Purgatoire, et des tourments que les âmes y endurent après la mort. La vue 14 Cf. Habert, La vie du cardinal de Bérulle, p. 340 : « Et en cette qualité nous nous reconnoistrons obligez d’avoir un grand amour pour JESUS-CHRIST, qui est l’unique objet du bon plaisir de son Père, une grande union d’esprit à son esprit, auquel il nous fait vivre en l’interieur et par lequel il nous fait opérer en l’exterieur ». Daniel Fliege PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0009 184 de ces divines flammes l’enflamma et le purifia merveilleusement ; il y fut tout changé et comme tout transformé ; et il sortit de ce bucher sacré de même que le Phoenix sort du sien, tout renouvelé et tout plein d’une autre vie. […] Dieu y vint habiter en sa plénitude (47-48). Habert énumère dans ce court passage des topiques de l’expérience mystique : Bérulle est en prière, se focalisant sur Dieu, et soudainement il est ravi (raptus), il a une vision, il est purifié et transformé parce que désormais Dieu habite en lui et le remplit d’une nouvelle vie ; le caractère miraculeux de la vision est exprimé par l’adverbe « merveilleusement ». Cette expérience mystique est authentifiée par le fait qu’Habert l’apprit d’abord de la mère de Bérulle et que celle-ci l’avait apprise à son tour d’un religieux auquel Bérulle s’était confié lui-même : ce qu’Habert veut faire comprendre à son lecteur, c’est que la description de l’expérience vient de Bérulle lui-même et que celui-ci « découvrait son intérieur » d’abord au religieux et, à travers les témoignages de ce dernier et de la mère de Bérulle, au lecteur. Moins plausible, cependant, est la façon dont Habert aurait appris cela de la mère de Bérulle, puisqu’elle était déjà morte quand Habert écrivait son hagiographie, et pourquoi le nom du religieux ne soit pas donné, même si Habert essaie de mettre en valeur sa crédibilité en le qualifiant de « saint religieux ». Cela mène au problème de la preuve et de la crédibilité des témoins. 2 Les notions de preuve et de témoin Déclarer quelqu’un saint ne suffit pas à convaincre les lecteurs de la sainteté présumée de la personne concernée : il faut en amener des preuves. « Dans le procès canonique, la preuve (probatio) est le moyen de connaissance qui permet de fournir au juge la certitude morale, c’est-à-dire la certitude qui exclut tout doute raisonnable, sur un fait allégué » 15 . La preuve consiste en des dépositions par des témoins oculaires « malgré tous les 15 Micha Brumlink, « Beweis », dans Heribert Hallermann et al. (dir.), Lexikon für Kirchen- und Religionsrecht, Paderborn, F. Schöningh, 2019-2021, ici 2019, t. 1, sub voce (nous traduisons). Sur la preuve dans le procès de canonisation, voir Aviad M. Kleinberg, « Proving Sanctity : Selection and Authentication of Saints in the Later Middle Ages », Viator, 20 (1989), p. 183-205 ; Gábor Klaniczay, « Proving sanctity in the canonization processes (Saint Elizabeth and Saint Margeret of Hungary »), dans ead. (dir.), Procès de canonisation au Moyen Âge : aspects juridiques et religieux, Rome, Collection de l’École française de Rome, 2004, p. 117-148 ; et Michael Goodich, « Reason or revelation ? The criteria for the proof and credibility of miracles in canonization processes », dans ibid., p. 181-197. Preuves, intériorité et sainteté dans La vie du cardinal de Bérulle PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0009 185 facteurs d’incertitude » 16 . En règle générale, dans la tradition du droit canonique, deux témoignages concordants sont exigés pour qu’une preuve soit considérée comme étant parfaite. Toutefois, un seul témoin peut suffire si sa réputation est tellement irréprochable que ses déclarations ne peuvent pas être remises en question. Pour autant, les témoignages ont un caractère épistémique qui pose des problèmes, car ce que le témoin prétend est une simple assertion : en effet, il faut faire confiance au témoin et le croire si l’on veut attribuer une certaine véracité à ses affirmations 17 . Pour que l’on puisse croire le témoin dans un procès canonique, celui-ci doit remplir certaines conditions de caractère. C’est pourquoi de nombreuses personnes voient leur témoignage mis en doute ou sont dès le départ exclues en raison de leurs actes passés, leur caractère ou leur statut social, parce que ces témoins « reprochables » 18 pourraient rendre le jugement du tribunal contestable. Outre le droit, la preuve est discutée au début de la période moderne principalement dans deux domaines : la logique et la rhétorique 19 . À partir d’ici, on peut distinguer, suivant Richard Serjeantson, trois champs dans lesquels la preuve fut conceptualisée : la démonstration, la probabilité et la persuasion. Les deux premières catégories étaient du domaine de la logique, qui était parfois divisée en démonstration, ou science de la preuve certaine, et dialectique, la logique des probabilités. La troisième catégorie, la persuasion, était du ressort de la 16 Andrea Weiß, « Zeuge - katholisch », dans Lexikon für Kirchen- und Religionsrecht, ici 2021, t. 4, sub voce. Sur le témoignage dans le procès de canonisation aux XVII e et XVIII e siècles, voir Giovanna Fiume, « Les témoins aux procès de canonisation de Benoît le More (1594-1807) », dans Benoît Garnot (dir.), Les témoins devant la justice. Une histoire des statuts et des comportements, Rennes, PUR, 2003, p. 67-82 ; Fernando Vidal, « Tel “la glace d’un miroir” : le témoignage des miracles dans les canonisations des Lumières », Revue Dix-Huitième Siècle, 39 (2007), p. 77-98 ; id., « Miracles, Science, and Testimony in Post-Tridentine Saint-Making », Science in Context, 20.3 (2007), p. 481-508. Sur la notion de « témoin reprochable », voir Bernard Schapper, « Testes inhabiles. Les témoins reprochables dans l’ancien droit pénal », Tijdschrift voor rechtsgeschiedenis, 33 (1965), p. 575-616. 17 Cf. Johannes von Lüpke / Oliver R. Scholz, « Zeuge ; Zeugnis », dans Joachim Ritter et al. (dir.), Historisches Wörterbuch der Philosophie, Bâle, Schwabe, 1971- 2007, sub voce. 18 Cf. Kleinberg, « Proving sanctity : selection and authentication », p. 200 ; Gábor, « Proving sanctity in the canonization processes », p. 133 ; Vidal, « Tel “la glace d’un miroir” », p. 78. 19 Richard W. Serjeantson, « Proof and Persuasion », dans Katharine Park (dir.), The Cambridge History of Science. Volume 3 Early Modern Science, Cambridge, CUP, 2006, p. 132-176, ici p. 135. Daniel Fliege PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0009 186 rhétorique. (On retrouve une structure tripartite analogue, bien que non identique, dans les théories scolastiques de la connaissance, où les premiers thomistes modernes distinguent la compréhension humaine selon le degré de certitude qui lui est inhérent. Ainsi, la connaissance certaine (scientia), l’opinion (opinio) et la foi (fides) avaient toutes leurs propres formes de certitude : métaphysique, physique et morale) 20 . À cet égard, le témoignage oculaire appartient au domaine de la foi et repose sur la confiance : un juge estime que deux témoins crédibles lui ont dit la vérité, et si les dépositions des deux témoins concordent, la preuve juridique que quelque chose s’est produit « de facto » est établie. De même, la notion de preuve empirique qui commence à s’établir dans la philosophie naturelle fonctionne de façon analogue au témoignage dans le droit : des observations sont témoignés par des philosophes afin d’établir des faits pour lesquels ils doivent ensuite chercher des explications. Ce ne sont pas des démonstrations logiques fondées sur des faits acquis, des règles et des prémisses, mais des rapports sur des observations que l’on peut répéter et, de principe, vérifier, mais dont la véracité repose sur un rapport de confiance 21 . 3 Le témoignage dans l’hagiographie de Germain Habert Or, une hagiographie ne constitue pas un dossier de canonisation et n’est pas soumise aux mêmes règles qu’exige un procès devant un tribunal. Pourtant, Habert utilise les méthodes de preuve qui ressemblent aux procédés employés dans un procès de canonisation 22 : il cherche des personnes qui connurent personnellement Bérulle et leur demande de déposer leurs témoignages. Bien sûr, une hagiographie ne peut pas non plus anticiper la décision d’un procès et déclarer Pierre de Bérulle saint au sens canonique du terme, mais elle peut déjà arranger la vie et les preuves de telle sorte que 20 Ibid., p. 139 (nous traduisons). 21 Cf. ibid., p. 161 : « La nécessité de s’appuyer sur le témoignage humain dans l’histoire naturelle et l’expérimentation a imposé une réévaluation permanente de son statut. Le témoignage était une forme essentielle de preuve dans les tribunaux, et les philosophes naturels ont commencé à s’inspirer de plus en plus de la théorie et de la pratique juridiques en ce qui concerne son utilisation. (C’est également à cette époque que l’on assiste à l’apparition du témoin expert dans les salles d’audience) ». 22 Les règles du procès de canonisation, en 1646 quand la Vie du cardinal de Bérulle parut, sont résumées dans Urbain VIII, Decreta Servanda in Canonizatione, et Beatificatione Sanctorum, Rome, Ex Typographia Rev. Cam. Apost., 1642. Pour un résumé de la procédure voir Fiume, « Les témoins aux procès de canonisation », et Vidal, « Tel “la glace d’un miroir” », p. 78. Preuves, intériorité et sainteté dans La vie du cardinal de Bérulle PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0009 187 Bérulle paraît saint aux yeux des lecteurs et qu’une fama sanctitatis puisse se développer : d’une part, l’hagiographie atteste d’une telle odeur de sainteté, expliquant par exemple que « [c]eux même du pays commencèrent à le regarder comme un Saint sitôt qu’il fut arrivé » (259) 23 ; d’autre part, elle peut éventuellement la promouvoir en convaincant le lecteur de la sainteté de Pierre de Bérulle, en créant ce dont elle écrit. Les autorités locales, qui dans le cas d’un procès officiel devraient effectuer des recherches, pourraient s’appuyer sur l’hagiographie, pour y apprendre quels témoins ils peuvent demander, où les trouver et quels documents ils pourraient obtenir d’eux pour compiler un dossier pour un procès à Rome. De plus, l’hagiographie conserve des dépositions, de sorte que les personnes qui seraient déjà mortes au moment du procès peuvent encore rendre compte de leurs témoignages à travers le texte 24 : à cet égard, l’obtention de dépositions et la collecte de documents peuvent effectivement servir à préparer un procès de canonisation même s’il doit avoir lieu plus tard. D’un point de vue rhétorique, l’hagiographe fait une affirmation : Pierre de Bérulle est un saint, et il défend cette assertion, en utilisant des comparaisons répétées entre Bérulle et d’autres saints ou le Christ lui-même. Cela ne prouve pas, au sens juridique, que Bérulle est un saint, mais seulement qu’il est similaire à un saint. Pour prouver la sainteté, Habert a recours à des témoins 25 qui avancent des arguments raisonnables (logos) en faveur de la sainteté, qui sont eux-mêmes marqués par un caractère moralement exceptionnel (ethos) ou par des compétences légitimant leurs déclarations, qui visent à inspirer la pitié pour des malades, susciter l’admiration grâce aux vertus exceptionnelles et d’étonner les lecteurs par le récit de miracles (pathos) 26 . Dans la rhétorique, la crédibilité de l’orateur, donc l’ethos, joue un rôle important pour la persuasion : aussi convaincant et bien présenté que soit un argument, il ne pourra pas persuader l’auditoire si l’orateur ne possède aucune crédibilité. Il en va de même pour les dépositions des témoins. Les arguments, le caractère et l’émerveillement doivent ensemble 23 Cf. Kleinberg, « Proving sanctity : selection and authentication », p. 192. 24 Cf. Vidal, « Tel “la glace d’un miroir” », p. 84 : « Les mêmes principes s’appliquent au témoignage du passé. Les historiens doivent être jugés comme des témoins vivants ; un récit de première main est préférable aux résultats de la recherche et de la tradition ». 25 Cf. Lüpke / Scholz, « Zeuge ; Zeugnis » ; Richard W. Serjeantson, « Testimony : the artless proof », dans Sylvia Adamson et al. (dir.), Renaissance Figures of Speech, Cambridge, CUP, 2007, p. 181-194. Cf. Carlo Ginzburg, « Montrer et citer. La vérité de l’histoire », Le débat, 56 (1989), p. 43-54. 26 Cf. Serjeantson, « Proof and Persuasion », p. 136 et p. 147-148. Daniel Fliege PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0009 188 convaincre le lecteur, mais comme nous le verrons dans ce qui suit à travers quelques exemples, Habert vise principalement l’aspect de l’ethos, en négligeant les deux autres aspects. Compte tenu de l’importance du témoignage comme preuve, on peut en distinguer quatre types principaux dans La vie du cardinal de Bérulle : premièrement les dépositions par des témoins qu’Habert nota lui-même, deuxièmement des témoignages écrits qu’il reçut, troisièmement des rapports par des spécialistes et quatrièmement des documents composés par Pierre de Bérulle lui-même. 3.1 La déposition orale par des témoins oculaires Habert indique avoir interrogé de nombreux témoins de la vie de Bérulle et s’attache à souligner leur bonne réputation ou leur mode de vie irréprochable afin d’authentifier la crédibilité de leur témoignage (ethos) - pour ne citer qu’un exemple : Mais en ayant une Relation faite par une personne qui est sortie du monde en odeur de Sainteté [Madeleine du Faur, prieure de l’abbaye de Notre- Dame de Saintes], nous avons cru qu’il valait mieux donner le plaisir au Lecteur, d’entendre les Saints mêmes parler des Saints [id est de Pierre de Bérulle]. […] Et peut-être qu’étant données comme elles viennent de cette Sainte âme, elles porteraient avec elles une bénédiction qu’elles auraient perdue dans un autre arrangement, et dans d’autres paroles (298). Dans ce type d’attestation, la valeur probante repose sur la crédibilité et l’autorité des témoins qui se distinguent eux-aussi par un mode de vie pieuse, raison pour laquelle Habert ne cite pas n’importe quelles personnes, mais en particulier des théologiens et des religieux qui sont non seulement sincères et crédibles, mais qui, dans le cas de la sainteté, ont aussi la compétence de pouvoir s’exprimer de manière experte. Ce n’est pas le nombre de témoins qui importe, mais leur autorité : en général, dans l’hagiographie d’Habert, un seul témoin suffit pour attester de quelque chose, pour autant qu’il jouisse d’une crédibilité incontestable en raison de son rang ecclésiastique, comme François de Sales : Quand nous n’aurions que le témoignage du B[ien] H[eureux] Évêque de Genève M. de Sales, lui seul pourrait tenir lieu de tous ; et quoi que la Vérité lors qu’elle veut passer pour ferme et constante, semble désirer deux ou trois bouches, je m’assure qu’elle n’en voudrait pas davantage que la sienne, pour rendre ses Oracles et pour les faire recevoir aux Peuples (352). Pour établir un fait incontestablement comme « vrai » et « ferme et constant », on exige ordinairement plusieurs témoins, mais si la déposition est donnée par un évêque bienheureux tel que François de Sales qui est net Preuves, intériorité et sainteté dans La vie du cardinal de Bérulle PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0009 189 de tout soupçon, on n’a pas besoin, selon Habert, d’autres preuves pour établir une vérité. La plupart des citations de témoins se contente de souligner leur ethos, l’argumentation (logos) se limitant à énumérer les bonnes œuvres de Bérulle, ce qui est étayée par un langage pathétique. Ainsi, Habert cite une lettre que François de Sales écrivit à Bérulle : Monsieur : Je m’estonne comment il est arrivé que vous n’ayez point eu mes responses, que j’ay quelquefois dupliquées de peur de manquer au devoir que je vous ay, et pour l’extreme contentement que je prens en la pratique de cette sainte amitié. En toutes, je m’essayois de vous tesmoigner l’ardent desir que j’avois de rendre quelque sorte de service pour l’erection, institution, et advancement de vostre Congregation, laquelle j’estime devoir estre une des plus fructueuses et apostoliques œuvres qui ayt esté faite en France il y a long-temps (353). L’argument que Habert veut défendre ici à l’aide de la citation consiste à dire que Bérulle fit une bonne œuvre agréable à Dieu en fondant les Oratoriens. Cela est souligné à travers du pathos : François de Sales se lie de « sainte amitié » avec Bérulle et en retire une satisfaction « extreme », il appelle la fondation au superlatif « une des œuvres les plus fructueuses et apostoliques ». Le témoignage est en outre rendu explicite en tant que tel dans une sorte de mise-en-abyme : François de Sales écrit qu’il veut « tesmoigner [de son] ardent desir » à Bérulle, tout comme Habert utilise maintenant la lettre pour témoigner de son soutien à Bérulle. 3.2 La déposition écrite par des témoins oculaires simples Deuxièmement, les témoins lui ont fourni des documents supplémentaires dans lesquels ils parlent de Bérulle, par exemple dans des lettres à des tiers composées du vivant du cardinal : Que si l’on aime mieux voir cette Histoire en sa source, et ne recevoir point d’autres témoins de ces actions et de ces paroles, que ceux-là même qui en ont été les auteurs, il ne faut que lire une autre lettre que le R. Père Coton écrivit à M. de Bérulle l’an mil six cent dix-huit sur ce sujet (298-299). En outre, Habert explique ici que la proximité du témoin par rapport au servus dei est important, dans la mesure où les sources primaires dans lesquels les auteurs s’expriment eux-mêmes, pour ainsi dire, « directement », aux lecteurs ont une autre valeur que des sources indirectes à travers des témoins qui rapportent ce que d’autres firent ou dirent. Daniel Fliege PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0009 190 3.3 Les rapports par des spécialistes Outre les témoins, auxquels Habert affirme avoir parlé lui-même, il cite un autre type de témoignage : les expertises, en l’occurrence des médecins et chirurgiens 27 . Le passage suivant est unique dans La vie du cardinal de Bérulle, mais en raison de cette singularité il est d’autant plus significatif : Le lendemain de sa mort il [id est Pierre de Bérulle] fut ouvert en présence de son médecin ordinaire, du premier chirurgien du Roi et d’un chirurgien de la Reine Mère. Et hors le cerveau dont la constitution paraissait encore très-parfaite et qui gardait encore l’avantage et comme la principauté sur toutes les autres parties, ils y trouvèrent une corruption universelle et qui témoignait y être depuis longtemps. Nous avons le rapport qu’ils en firent, et si nous ne craignions que la lecture n’en fût ennuyeuse, nous le pourrions donner au public pour faire voir clairement que cet intervalle de santé, qu’il eut depuis sa première maladie pendant quinze mois, fut en effet une suspension miraculeuse et non pas une véritable guérison. Nous nous contenterons de dire qu’entre autres choses, ils déposent en termes exprès : « Que par toutes les lois de la Médecine il devait mourir subitement ; que c’est une chose qui passe le pouvoir de la Nature qu’il ait vécu si longtemps, avec le désordre et l’inimitié de toutes ses entrailles pourries et gangrenées ; qu’elles ne peuvent avoir été gâtées de la sorte dans sa dernière maladie ; et enfin que toutes ses parties étaient des parties véritablement mortes en un corps animé » (604). Dans ce passage, on peut observer plusieurs points importants : tout d’abord, Habert affirme que trois témoins oculaires qui ont autorité exceptionnelle grâce à leur métier et de leur rang en tant que chirurgiens du roi et de la reine mère, auraient observé que Pierre de Bérulle était si malade que normalement il n’aurait pas pu survivre dans les derniers mois de sa vie. Habert cite donc une preuve empirique basée sur l’observation des faits établis par des experts qui sont légitimés à travers l’ethos. Ensuite, une interprétation de ces faits est fournie : les médecins, qui connaissent bien la philosophie naturelle et le fonctionnement du corps humain, excluent une explication naturelle ; car ce qu’ils observent n’est pas conforme aux règles de la nature telles qu’ils les connaissent (logos). Pour eux, la survie de Bérulle a lieu contre les règles de la nature, c’est un miracle dont la cause devait être surnaturelle (pathos). Habert met en valeur la crédibilité de ses 27 Cf. Vidal, « Tel “la glace d’un miroir” », p. 84. Sur l’importance croissante des médecins dans des procès pénaux aux XVI e et XVII e siècles, voir Catherine Crawford, « Legalizing medicine : early modern legal systems and the growth of medico-legal knowledge », dans Michael Clark et al. (dir.), Legal Medecine in History, Cambridge, CUP, 1994, p. 89-116. Preuves, intériorité et sainteté dans La vie du cardinal de Bérulle PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0009 191 assertions en assurant qu’il dispose du rapport d’autopsie des trois médecins et qu’il le publierait, si nécessaire, ce qu’il prouve à la fin du passage en citant un extrait de ce même rapport. Habert met en évidence le caractère miraculeux de ces faits en les appelant explicitement comme étant « miraculeu[x] » et en confirmant ce jugement par l’expertise des médecins qui estiment que l’état physique de Bérulle « passe le pouvoir de la Nature », qu’il est, autrement dit, surnaturel. L’expertise des médecins est également sollicitée dans d’autres passages de l’hagiographie, mais pas de manière aussi détaillée qu’ici. Dans ces passages, le texte met l’accent sur l’impuissance des médecins : ceux-ci indiquent une maladie qui ne peut pas être soignée et qui pourrait être mortelle, et constatent le délai miraculeux de la mort qui ne peut pas être expliquée de manière naturelle, ce qui suscite leur étonnement. Habert emploie toujours le même procédé rhétorique : comme preuve de son argumentation il cite des témoins qui se caractérisent par leur autorité, expertise et crédibilité (ethos) ; ils rapportent ce qu’ils virent ou observèrent, concernant les vertus, les œuvres ou les miracles, comme arguments de la sainteté de Bérulle (logos) ; enfin, les témoignages aboutissent à l’expression d’étonnement à cause de la merveille (pathos). 3.4 Des documents écrits par le servus dei Enfin, Habert cite abondamment des documents qui proviennent de Bérulle lui-même 28 . En effet, l’hagiographe est confronté au défi de prouver la conformité intérieure de Bérulle avec le Christ : d’une part, il considère son parcours extérieur comme l’expression de son intériorité et recueille des témoignages qui peuvent le prouver (voir ci-dessus), d’autre part, il tente de lire cet état dans les écrits de Bérulle lui-même. Cependant, le problème est que les auto-déclarations ne sont pas des témoignages et n’ont donc pas de caractère probant, mais ici, elles sont utilisées comme si elles fournissaient des preuves : il n’y a que la vie intérieure du saint qui puisse renseigner sur sa sainteté et elle ne peut pas être facilement saisie de l’extérieur, raison pour laquelle Habert a recours à des textes de Bérulle qui sont censés donner accès à l’intériorité du serviteur de Dieu, surtout à des lettres et notes. Dans quelques chapitres, le texte de l’hagiographie se compose principalement de textes composés par le cardinal lui-même, qui sont intégrés directement dans la vie ou joints à l’appendice. Dans ceux-ci, Bérulle décrit sa propre vie intérieure, comme dans le passage suivant : 28 Schnapper, « Testes inhables », p. 580. Daniel Fliege PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0009 192 Après avoir cédé à l’efficace de cet esprit [id est du Saint Esprit], il s’est élevé en mon âme une dévotion intime qui la dépouillait grandement d’elle-même et qui l’élevait à DIEU avec un intime, et à mon avis un plus assuré et plus efficace sentiment de dévotion intérieure que je n’avois expérimenté dans tout le progrès de ces exercices. En cet entretien l’âme se trouvait remplie de DIEU et en était en quelque façon environnée comme d’un rempart, pour n’être point distraite par les mouvements vains et inutiles de la Nature (« Retraitte », 51). Pour comprendre pourquoi Habert intègre des documents de Bérulle à la première personne dans son texte, on peut rappeler la manière dont la rhétorique envisageait depuis l’Antiquité en particulier le genre épistolaire : selon Démétrios d’Alexandrie, les lettres sont en effet les « miroirs de l’âme » et peuvent fournir un accès direct à l’intérieur de celui qui écrit : La lettre doit faire une large place à l’expression des caractères, comme d’ailleurs le dialogue. Car c’est presque l’image de son âme que chacun trace dans une lettre. S’il est possible que toute autre espèce de texte laisse voir le caractère de son auteur, on ne le voit nulle part aussi bien que dans une lettre 29 . En citant des lettres et des notes de Bérulle, Habert essaie de montrer une telle « image de l’âme » du serviteur de Dieu aux lecteurs afin de mettre en évidence les dispositions intérieures et les vertus de Bérulle. 4 Conclusion Afin de « prouver » la sainteté de Bérulle, Germain Habert s’appuie sur des dépositions de témoins. Ces témoins se distinguent par leur caractère irréprochable, leur autorité et leur expertise en tant que théologiens, hommes d’Église ou médecins, et suscitent l’étonnement par leurs rapports de bonnes œuvres et miracles. Habert s’appuie également sur les preuves empiriques des médecins qui confirment qu’un certain phénomène observé ne peut être expliqué de manière naturelle et doit en conséquence être d’origine divine. Pourtant, pour Habert, leur ethos reste plus important que la valeur probante de leurs méthodes empiriques. L’attention à rassembler des preuves par des témoignages documentés peut être expliquée par le changement des conditions du procès de canonisation et peut être comprise comme une préparation d’un tel procès sur Bérulle. En outre, pour Germain Habert, la sainteté signifie d’une part une attitude intérieure qui s’apprend par la pratique et qui vise à imiter les états 29 Démétrios, Du style, trad. Pierre Chiron, Paris, Les Belles Lettres, 1993, IV, 227. Preuves, intériorité et sainteté dans La vie du cardinal de Bérulle PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0009 193 intérieurs du Christ, ce qui correspond aux enseignements de Pierre de Bérulle lui-même. Ainsi, le texte invite les lecteurs à imiter à la fois le saint et le Christ. D’autre part, la sainteté dénote une élection spéciale du serviteur de Dieu qui bénéficie de la grâce extraordinaire de Dieu, ce qui suscite l’admiration. Or, le problème auquel Habert est confronté est qu’il doit rendre visible les états intérieurs du saint qui sont invisibles. Pour ce faire, il a recours à des documents écrits par Bérulle lui-même qui peuvent fournir des informations sur sa vie intérieure. 5 Bibliographie 5.1 Sources primaires Bérulle, Pierre de. Discours de l’estat et des grandeurs de Jesus, Paris, A. Estienne, 1623. Démétrios. Du style, trad. Pierre Chiron, Paris, Les Belles Lettres, 1993. Habert, Germain. La vie du cardinal de Bérulle, Paris, S. Huré, 1646. Tallemant des Réaux, Gédéon. Les historiettes de Tallemant des Réaux, éd. Louis- Jean-Nicolas Monmerqué, Bruxelles, J. P. Meline, 1834. Urbain VIII, Decreta Servanda in Canonizatione, et Beatificatione Sanctorum, Rome, Ex Typographia Rev. Cam. Apost., 1642. 5.1 Sources secondaires Bremond, Henri. Histoire littéraire du sentiment religieux en France. Depuis la fin des guerres de religion jusqu’à nos jours, dir. François Trémolières, Grenoble, J. 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