eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 49/96

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.24053/PFSCL-2022-0010
2022
4996

Entre humilitas et superbia : potentiel et problèmes de l’écriture « autohagiographique » au XVIIe siècle à l’exemple de L’Histoire de la possession de la mère Jeanne des Anges

2022
Marie Guthmüller
PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0010 Entre humilitas et superbia : potentiel et problèmes de l’écriture « autohagiographique » au XVII e siècle à l’exemple de L’Histoire de la possession de la mère Jeanne des Anges M ARIE G UTHMÜLLER (U NIVERSITÉ H UMBOLDT DE B ERLIN ) Les « autohagiographies », c’est-à-dire des hagiographies écrites par les saints eux-mêmes, pour raconter leur propre vie, ne devraient exister. En effet, pour être ou pour devenir un saint, toute personne doit être canonisée au préalable et cela exige qu’elle soit morte. Le décret d’Urbain VIII de 1634 confirme cette règle et impose même un délai définitif de 50 ans entre le décès du servus dei et le début de la procédure. En outre ce décret précise que des miracles ont dû avoir lieu sur le tombeau du futur saint ou au moyen de ses reliques - ce qui requiert un saint mort. Une autre raison s’oppose à l’existence d’hagiographies écrites par leurs protagonistes : le commandement chrétien d’humilitas, qui devrait le rendre impossible pour chaque croyant de parler de sa propre exemplarité ou du fait d’être élu par Dieu. Une telle attitude susciterait forcément des soupçons de superbia, incompatibles avec toute personne dont la vie exemplairement vertueuse doit se prêter à l’imitation. Néanmoins, on trouve des « autohagiographies 1 » 1 Jusqu’ici, la notion d’« autohagiographie » a été peu discutée et à l’exception des études qui montrent qu’Angélique Arnauld a promu une forme d’autohagiographie collective pour la défense de Port-Royal en rassemblant les vies de ses consœurs, cette discussion ne concerne pas le XVII e siècle (voir notamment Pascale Touvenin, « Mémoires et Vies des saints à Port-Royal : une écriture de la sainteté », Port- Royal et la sainteté, Chroniques de Port-Royal, 69 (2019), p. 77-92 et Elissa Cutter, « Apology in the Form of Autohagiography: Angélique Arnauld’s Defense of Her Reform of Port-Royal », The Catholic Historical Review, 105 (2019), p. 275-303). Pour la discussion au sein des études médiévales, voir Kate Greenspan, « Autohagiography and Medieval Women’s Spiritual Autobiography », dans Jane Marie Guthmüller PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0010 196 et il semble qu’elles ne soient pas rares au XVII e siècle post-tridentin où les règles du nouveau processus de canonisation sont si strictement respectées et où l’exigence des dossiers de sanctification a des répercussions sur l’écriture hagiographique. Pourquoi en est-il ainsi 2 ? Dans les premières décennies du XVII e siècle, le changement du concept de sainteté dû à la Contre-Réforme augmente l’importance des narrations introspectives au sein des nouvelles hagiographies 3 ; car désormais on requiert surtout, comme le proclame notamment l’École française de spiritualité autour de Pierre de Bérulle, la conformité intérieure du saint avec le Christ. Le parcours intérieur d’un servus dei peut donc être considéré plus décisif pour prouver sa sainteté que son parcours extérieur, c’est-à dire sa vie vertueuse dans le monde et les miracles survenus de son vivant et après sa mort. Ce changement a des conséquences pour la constitution des dossiers de canonisation comme sur la rédaction des hagiographies : on y intègre de plus en plus souvent des récits écrits ou dictés par les personnes en odeur de sainteté elles-mêmes, dans lesquelles elles font état de leur chemin spirituel, de leur dialogue avec Dieu et des grâces et faveurs expérimentées 4 . Ces récits à la première personne ne sont pas seulement abondamment cités à l’intérieur des hagiographies 5 , il arrive aussi qu’ils y soient Chance (dir.), Gender and Text in the Later Middle Ages, Gainesville, University Press of Florida 1996, p. 216-236. 2 L’article reprend quelques aspects de l’argumentation de mon étude récente « Zwischen humilitas und superbia ? Überlegungen zur ›Autohagiographie‹ im 17. Jhd. am Beispiel der Histoire de la possession de la mère Jeanne des Anges de la maison de Coze (1644) » dans Daniela Blum, Nicolas Detering, Marie Gunreben (dir.), Entscheidung zur Heiligkeit ? Autonomie und Providenz im legendarischen Erzählen vom Mittelalter bis zur Gegenwart, Heidelberg, Winter, 2022 (à paraître). 3 Par « nouvelles hagiographies », nous entendons ici aussi bien les hagiographies au sens littéral que les biographies spirituelles visant à mettre leurs protagonistes en jeu pour une canonisation. Éric Suire a non seulement fait ressortir le caractère hagiographique de ces dernières, mais a aussi montré à quel point les dossiers de canonisation et l’écriture hagiographique se réfèrent l’une à l’autre (voir Éric Suire, « La sainteté à l’époque moderne. Panorama des causes françaises, XVI e - XVIII e siècles », Mélanges de l’École française de Rome, 110, 2 (1998), p. 921-942 et sa contribution dans ce volume). 4 Cf. pour le XVI e et le début du XVII e siècle en Espagne Isabelle Poutrin, Le voile et la plume : autobiographie et sainteté féminine dans l'Espagne moderne, Madrid, Casa de Velázquez, 1995. 5 Comme le montrent par exemple La Vie de Bérulle par Habert (voir la contribution de Daniel Fliege dans ce volume) et la Vie du père de Condren par Amelot (voir la contribution de Berger de Gallardo dans ce volume). Entre humilitas et superbia PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0010 197 joints, sous le titre « Dits et écrits », comme rapports dans les annexes à la fin des volumes. C’est cette focalisation progressive sur la vie intérieure du saint qui fait que l’on trouve, au cours du XVII e siècle, de plus en plus de récits hagiographiques, soit publiés, soit prévus à une publication, entièrement racontés à la première personne. Il s’agit de récits de vies qui se présentent comme étant rédigés par les protagonistes eux-mêmes sur l’ordre de leurs supérieurs ou confesseurs, et concentrés principalement sur leur chemin spirituel. Dans cette optique, des textes que la critique a désignés généralement comme « autobiographies spirituelles », comme les Vies des religieuses et mystiques Alix le Clerc, Jeannes des Anges ou Antoinette Bourignon, pourraient être façonnées partiellement ou intégralement par des modèles hagiographiques et donc être lues comme des « autohagiographies ». Si cette hypothèse se confirme, une nouvelle lecture de ces textes pourrait s’imposer, notamment en ce qui concerne leur rôle dans la (pré)histoire de l’autobiographie 6 . Dans ce qui suit sera abordée L’Histoire de la possession de la mère Jeanne des Anges de la maison de Coze (1644), un récit qui, jusqu'à présent, n'a guère été mise en contact avec l'écriture hagiographique, bien qu'il se prête, comme nous le montrerons dans un premier temps, tout particulièrement à une telle lecture. Dans un deuxième temps, l’attention sera accordée aux stratégies textuelles mises en place pour contourner les paradoxes inhérents à toute écriture autohagiographique. 6 Ainsi, une lecture hagiographique des autobiographies spirituelles touche aux questions sur les origines confessionnelles de l’autobiographie au début de l’époque moderne, telles qu’elles ont été abordées par Philippe Lejeune (Le pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975, qui cite la Vie d’Alix le Clerc comme exemple d’un texte à la première personne qui, bien que relatant la vie de la protagoniste, ne peut pas être considéré comme une autobiographie), Georges Gusdorf (« De l’autobiographie initiatique à l’autobiographie genre littéraire », Revue d’histoire littéraire de la France 75 (1975), p. 957-994, qui suppose le contraire) ou Nicolas Paige (Being Interior. Autobiography and the Contradictions of Modernity in Seventeenth-Century France, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2001, qui inscrit les récits spirituelles du XVII e siècle dans la généalogie de l’autobiographie moderne). La question se pose en particulier de savoir si un critère extratextuel est nécessaire pour déterminer ce qui est ‘autobiographique’. Contrairement à Lejeune, je répondrais à cette question, avec Paige, par la négative. Marie Guthmüller PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0010 198 1 L’Histoire de la possession de la mère Jeanne des Anges une hagiographie ? Pourquoi donc la Vie de Jeanne des Anges, abbesse des Ursulines et figure centrale des procès autour des possédées de Loudun, serait-elle lisible en tant qu’autohagiographie ? Et quelles seraient les stratégies d’écriture par lesquelles Jeanne qui figure comme auteure, narratrice et protagoniste du récit tenterait de contourner les paradoxes d’une écriture autohagiographique ? En général, la critique historique et littéraire a situé l’Histoire de la possession de la mère Jeanne des Anges, à bon droit, dans le contexte d’une fonctionnalisation politico-ecclésiastique des événements qui ont eu lieu à Loudun, dans le climat de la Réforme catholique en France. Comme d’autres textes écrits autour de l’affaire des possédées de Loudun, L’Histoire de Jeanne était censée prouver l’existence des démons ainsi que la possibilité de les exorciser avec l’aide de la grâce divine, ce qui pouvait contribuer à confirmer la justesse du dogme catholique à l’égard des huguenots. L’attention de la critique s’est donc souvent portée sur la manière dont la possession ainsi que l’exorcisme réussi étaient authentifiées dans le texte 7 . Une autre voie de recherche, entamée depuis la fin des années 1990, a analysé dans quelle mesure le texte pouvait être lu comme articulation d’une voix féminine témoignant d’une expérience spirituelle individuelle et testant ainsi prudemment son agence féminine 8 . La possibilité que l’Histoire de Jeanne soit conçue comme un texte visant à une canonisation de sa protagoniste, donc comme un texte à fonction hagiographique, n’a pratiquement pas été pris en considération jusqu’ici. Ils existent pourtant, à l’extérieur comme à l’intérieur du texte, maintes indications montrant qu’il a dû y avoir des efforts pour présenter la mère comme une sainte afin de la faire entrer en jeu pour une canonisation. 7 Michel de Certeau, La possession de Loudun, éd. Luce Giard, Paris, Gallimard, 2005. Certeau argumente également dans ce sens : à Loudun, on aurait pu assister à une mise en scène de la possession démoniaque dans le collimateur du savoir et du pouvoir, lisible comme une symptomatologie collective d’une société en crise. 8 C’est également l’argument d’Antoinette Gimaret, « L’autobiographie de Jeanne des Anges (1644) : histoire d’une âme ou réécriture d’une affaire de possession ? », Études Épistémè, 19 (2011), http: / / journals.openedition.org/ episteme/ 626 (accès le 16 déc. 2021), p. 1 : « elle [Jeanne des Anges] use précisément de ce genre topique [une posture de retrait conforme aux histoires de possession diffusées par l’Église] pour en faire l’instrument paradoxal d’une publicité et reconquérir une voix personnelle dont l’inhabitation démoniaque mais aussi les discours sur la possession semblaient l’avoir privée ». Entre humilitas et superbia PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0010 199 Considérons d’abord les traces hors texte disponibles. Le jésuite Jean Joseph Surin, exorciste et confesseur de Jeanne, rapporte dans une lettre à la religieuse qu’il a été accusé de vouloir faire d’elle une sainte en publiant ses rapports de visions : Il y a pourtant bien des personnes qui blâment ceux qui publient semblables choses [les rapports de visions] et qui y trouvent des erreurs mêlées lesquelles j'ai grand’peine à reconnaître. On nous fait une petite persécution de ce que l’on vous prêche comme sainte pour cela seul que nous avons franchement fait savoir cette histoire 9 . L’existence réelle de telles aspirations est également illustrée par la désignation de Jeanne comme « vénérable » que l’on retrouve dans le titre de plusieurs manuscrits et recueils de l’époque. La détermination de la vénérabilité d’un servus dei, qui précède une béatification, peut être considérée comme un premier pas sur le chemin d’une canonisation. Ainsi Michel de Certeau, dans son édition de la correspondance de Surin, mentionne un manuscrit intitulé : « Extrait de la vie de la Vénérable M. des Anges... : copie manuscrite due au P. Grou ; conservée naguère aux Archives des Dames de Nazareth à Ouillins 10 ». Par ailleurs, un recueil de documents qui se trouve actuellement à Rennes est intitulé « La Vie de la vénérable mère Jeanne des Anges, religieuse ursuline de Loudun, en Poitou, décédée en odeur de sainteté, le 29 janvier 1665, recueillie de ses propres écrits et des Mémoires des RR. PP. Seurin [sic] et Saint-Jore, jésuites, et de ceux de notre vénérable sœur du Houx 11 ». En faisant allusion à la douce odeur émanant de la dépouille des futurs saints, le titre du recueil mentionne explicitement que Jeanne est morte « en odeur de sainteté ». Il resterait à vérifier en détail jusqu’où sont allés les efforts de son ordre, de sa famille et de son entourage, et peut-être aussi des cercles ecclésiastiques autour de Richelieu, pour mettre Jeanne des Anges, figure de proue de l’affaire de Loudun, en jeu pour une canonisation. De toute façon, la mère ursuline n’a été jusqu’à présent ni béatifiée ni canonisée, d’où il ressort que l’on ne l’a jamais officiellement considérée comme une sainte. Laissons de côté pour le moment ces questions et concentrerons-nous sur les références à la sainteté de Jeanne et au genre hagiographique en général que l’on trouve dans le texte lui-même. 9 Jean-Joseph Surin, Correspondance, éd. Michel de Certeau, Paris, Desclée de Brouwer, 1966, p. 1032. 10 Ibid., p. 93. 11 Cf. Hippolyte Le Gouvello, « Les possédées de Loudun et M. De Keriolet d’après un document inédit », Revue Historique de l’Ouest, 8.1 (1892), p. 193-216, ici p. 193- 194. Je remercie Daniel Fliege pour cet aperçu. Marie Guthmüller PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0010 200 Commençons avec la structure du récit : alors que dans la première partie du texte, Jeanne relate tout d’abord brièvement son enfance, sa jeunesse et son admission au couvent, puis en détail sa possession et sa lutte contre les démons, la seconde partie porte sur un pèlerinage à travers la France qu’elle entreprend lorsque tous ses démons l’ont enfin quittée. C’est cette deuxième partie du récit qui rend à première vue particulièrement visibles ses caractéristiques hagiographiques : Jeanne y est plusieurs fois implicitement qualifiée d’‘admirable’ ou même de ‘sanctifiée’ par des personnalités éminentes à qui la parole est donnée. Ainsi le cardinal Richelieu lui-même, auquel Jeanne est présentée lors de son voyage pour lui montrer les blessures d’où sont sortis les démons ainsi que les écritures saignantes apparues sur sa main, est cité comme suit : « Monseigneur le cardinal me fit approcher de luy pour voir ma main de plus près ; l’ayant regardée avec beaucoup d’attention, il dit ces paroles : “Voilà qui est admirable 12 ” ». Ailleurs, le cardinal fait référence aux souffrances de Jeanne comme à une distinction divine qui fait de ceux qui les subissent des saints : « Il me consola sur la longueur des maux que j’avais soufferts, disant : “C’est un coup de la providence spéciale de Dieu qui a voulu, par tout ce qui est arrivé, sanctifier celles qui ont été vexées par les démons” 13 ». Il convient de noter que les termes ‘admirable’ et ‘sanctifier’, utilisés en référence à Jeanne, sont ici attribués par la narratrice à une autorité ecclésiastique dont les jugements avaient une validité impérative. 2 Comment contourner les paradoxes d’une écriture autohagiographique ? Venons-en aux stratégies d’écriture employées par la narratrice pour contourner les paradoxes d’une écriture autohagiographique. Pour pouvoir prétendre à la sainteté, une serva dei doit être décédée, d’après le décret d’Urbain VIII même depuis 50 ans. Il est par conséquent difficile d’écrire soi-même sa vie sainte, d’autant plus que de nombreux événements susceptibles de confirmer la sainteté ne peuvent avoir lieu qu’après la fin de sa propre vie. Quelles pourraient donc être les stratégies visant à remplacer les 12 Cité ci-dessous Gabriel Legué et Georges Gilles La Tourette, L’histoire de la possession de la mère Jeanne des Anges de la maison de Coze, supérieure des religieuses ursulines de Loudun, Paris, G. Charpentier, 1886, le texte de cette édition est luimême issu d’un manuscrit inédit de la Bibliothèque municipale (BM) de Tours (n°1197), au dos duquel figure la mention « Histoir [sic] d. d. Loudun » (Histoire des diables de Loudun), p. 221. 13 Ibid., p. 205. Entre humilitas et superbia PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0010 201 topoï d’une hagiographie qui ne peuvent être racontés à la première personne ? Rappelons brièvement les éléments incontournables d’un récit hagiographique : la mise en scène de la vertu imitable du saint aussi bien que des miracles qui se sont produits lors de sa vie comme après sa mort. Bien avant André Vauchez, André Jolles a déjà souligné, dans ses explications sur la légende en tant que ‘petite forme’, que la narration des vertus et le récit des miracles doivent être considérés les principaux facteurs qui constituent un texte hagiographique. En décrivant la survenance de miracles comme confirmation divine de la vertu exemplaire du servus dei, Jolles retrace une relation de cause à effet entre les deux facteurs qui font d’un simple croyant un saint et d’un simple récit de vie une hagiographie 14 . C’est pourquoi souvent les miracles ne seraient racontés dans les textes hagiographiques que lorsque le récit a déjà démontré amplement la vertu du protagoniste. Également important pour un récit hagiographique est la narration des derniers instants et de la mort du saint, imitant dans le combat ou sur son lit de mort la Passio Christi et constituant ainsi depuis les légendes de martyrs un élément central des récits hagiographiques. En ce qui concerne les miracles, l’accent est principalement mis, malgré de nombreuses différences historiques, sur ceux qui ont eu lieu après la mort du saint. Les textes hagiographiques comprennent donc notamment des récits de miracles accomplis par le saint à titre posthume, c’est-à-dire des miracles qui se produisent sur sa tombe ou au moyen de ses reliques. Cette activité miraculeuse est généralement rapportée dans la dernière partie, après la narration de la vie vertueuse du protagoniste et des miracles qui ont éventuellement eu lieu au cours de sa vie. Déjà dans la Vie de saint Alexis, telle qu’elle est racontée au XIII e siècle dans la Légende dorée, ces récits de miracles posthumes forment en tant qu’énumération une partie indépendante à la fin du récit. Le décret d’Urbain VIII confirme l’importance des miracles posthumes dont la preuve devient désormais officiellement une condition sine qua non de toute canonisation. Dans les hagiographies post-tridentines, la collection de miracles posthumes forme souvent un long chapitre final qui occupe environ un tiers du volume entier et contient de nombreux témoignages. C’est par exemple le cas de la Vie de la vénérable mère Agnez de Jesus, biographie spirituelle d’une dominicaine au couvent de Langeac, rédigée par le sulpicien Charles de Lantages et parue en 1665. Nous trouvons à la fin de ce volume un grand nombre de témoignages de guérisons miraculeuses qui 14 André Jolles, « Die Legende », dans Einfache Formen. Legende, Sage, Mythe, Rätsel, Spruch, Kasus, Memorabile, Märchen, Witz, Tübingen, Narr, 1999 [ 1 1930], p. 23- 59 ; trad. Formes simples, trad. Antoine Marie Buguet, Paris, Seuil, 1972. Marie Guthmüller PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0010 202 se seraient produites sur la tombe ou au moyen des reliques de la défunte 15 . Une grande importance est accordée ici à l’expertise médicale, raison pour laquelle de véritables récits de cas sont inclus dans les recueils. Il s’agit là aussi d’un effet de l’évolution des procédés de canonisation sur l’écriture hagiographique : comme l’a montré Fernando Vidal, on faisait, lors des procès, de plus en plus souvent appel à des médecins pour prouver que les miracles qui se seraient produits ne pouvaient pas être expliqués de manière naturelle 16 . Or, quand une sainte en attente fait elle-même le récit de sa vie, elle ne peut évidemment pas raconter des miracles qui se sont produits après sa mort ou citer des témoins oculaires ou de médecins qui confirment le caractère surnaturel de ces derniers. Dans L’Histoire de Jeanne sont d’autant plus nombreux et importants les récits des guérisons miraculeuses, qui s’accomplissent déjà du vivant de Jeanne, ainsi que les récits des miracles expérimentés par la protagoniste dans son propre corps, comme sa guérison par saint Joseph ou l’apparition d’écritures sanglantes sur sa main 17 . Il pourrait s’agir ici d’un substitut à la collection de miracles posthumes que l’on trouve, notamment au XVII e , à la fin des hagiographies écrites à la troisième personne. Le fait que la procédure d’authentification habituellement utilisée pour les miracles posthumes est ici appliquée aux miracles réalisés et expérimentés par Jeanne de son vivant plaide en ce sens : des déclarations de témoins oculaires et de médecins sont citées à plusieurs reprises et leur fonction probatoire est mis en évidence. Lorsqu’il s’agit de miracles vécus dans son propre corps, c’est Jeanne elle-même qui fait office de premier témoin. Mais pour avoir valeur de preuve, son témoignage a besoin d’un cadre authentifiant. La narratrice mentionne donc non seulement qu’elle a dû prêter sermon, mais aussi qu’elle a dû témoigner de sa propre guérison miraculeuse devant un tribunal : Je fus interrogée juridiquement sur cette apparition de saint Joseph et sur la guérison miraculeuse qu’il opéra sur moy par ce sacré baume. J’en fis la déclaration, en la présence de Dieu, devant le juge et plusieurs personnes 15 Charles Louis de Lantages, Vie de la vénérable Mere Agnes de Jesus Religieuse de l’ordre de S. Dominique au dévot monastère de Sainte Catherine de Langeac, par un prêtre du clergé, Le Puy, A. et P. Delagarde, 1665 (repris à Paris, Cerf, 2011). 16 Fernando Vidal, « Miracles, Science, and Testimony in Post-Tridentine Saint- Making », Science in Context, 20, 3 (2007), p. 481-508. 17 Conformément aux prescriptions théologiques en vigueur, le texte évite de parler de stigmates, à propos des signes corporels au XVII e siècle voir Katherine Dauge- Roth, Signing the Body: Marks on Skin in Early Modern France, London, Routledge, 2020. Entre humilitas et superbia PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0010 203 qui furent appelées, de la manière suivante : Sœur Jeanne des Anges, fille de feu M. Louis Debeliciers [sic], vivant baron de Coze, et de dame Charlotte Degoumart, religieuse professe de Sainte-Ursule et prieure du dit couvent, y demeurant, âgée de trente-deux ans, aïant fait le serment requis, j’ay signé le treizième jour de février 1637 18 . La narratrice rappelle donc ici l’existence d’un document qu’elle aurait établi et signé devant des témoins pour prouver l’authenticité de sa vision et le caractère miraculeux de sa guérison. On voit ici que le récit ne vise pas seulement à mettre en jeu l’ursuline pour une canonisation, mais qu’il pouvait aussi servir à la constitution d’un futur dossier. La deuxième partie de l’Histoire de Jeanne rassemble de nombreux témoignages, la forme du récit de voyage avec ses multiples rencontres en fournit le cadre narratif adéquat. Jeanne est, au cours de son voyage à travers la France, invitée à rendre visite à de nombreuses autorités séculaires et ecclésiastiques. Magistrats et dignitaires de l’Église jusqu’au cardinal Richelieu et à la reine Anne, enceinte de l’héritier du trône, veulent entendre les rapports de Jeanne sur l’exorcisme des démons et se convaincre du caractère surnaturel de ses stigmates. Même le roi est de la partie lorsque Jeanne rend visite à Anne d’Autriche dans ses appartements privés. Jeanne décrit l’accueil qu’elle reçoit de chacun des dignitaires et cite en témoignage ses réactions verbales. Voici un exemple assez typique : Ce prélat dit encore : « Il n’est point nécessaire de plus grandes preuves de la vérité de la possession que la continuation de ces sacrés noms qui se renouvellent avec tant d’éclat, laquelle Dieu opère quand il le juge nécessaire. Ce sont des témoignages sensibles et assurés de la possession réelle et des grands desseins que Dieu a eus en la permettant ». Puis, s’adressant, à M. Citoys, médecin, il luy demanda son avis, à quoy il répondit : « Monseigneur, mon sentiment est que dans l’impression des noms qui sont sur la main de la Mère, il n’y a rien qui soit, ou de la nature ou de l’industrie des hommes 19 ». À l’image des hagiographies contemporaines, Jeanne cite non seulement de nombreux témoins oculaires, dont beaucoup de hauts dignitaires, mais à maintes reprises dans le texte, la parole est donnée aux médecins. Les noms sanglants inscrits sur le corps de Jeanne sont vérifiés par des chirurgiens « avec toute l’exactitude et la rigueur qu’on pourroit demander » pour exclure que les forces naturelles et l’intervention humaine sont responsable des inscriptions sur la main et pour prouver ainsi leur caractère surnaturel : 18 Legué / La Tourette, L’histoire de la possession, p. 205. 19 Ibid., p. 221. Marie Guthmüller PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0010 204 Après avoir dit touttes ces choses et avoir bien raisonné entr’eux, ils [les médecins] conclurent que les effets pleins de merveilles, qui parcissoient dans les impressions de ces noms, ne pouvoient estre imputés ny aux forces naturelles ny aux inventions humaines ; mais, qu’il falloit les imputer à un agent plus qu’humain 20 . La narratrice ne se contente pas de relater des miracles qu’elle a expérimentés, mais elle donne en outre l’impression d’avoir réalisé elle-même, à l’image d’une sainte accomplie, de nombreuses guérisons miraculeuses. Depuis l’expulsion du démon Léviathan, dans laquelle, comme le rapporte la narratrice, saint Joseph l’ait assistée à l’aide d’un baume odorant, elle est en possession d’une chemise sur laquelle se trouvent des gouttes de cet onguent. Jeanne la désigne comme une « relique » et décrit en détail son activité miraculeuse qui se manifeste pour la première fois dans la guérison de Mme de Laubardemont, femme du conseiller d’État et en danger à cause d’une fausse couche : La première fut en la personne de Mme de Laubardemont qui estoit à Tours, malade à l’extrémité, ne pouvant estre délivrée de sa grossesse. M. son mari, estant fort affligé de l’estât de sa femme et ayant appris la merveille de ma guérison, obtint de M. de Morans, vice-gérant de M. de Poitiers, que la chemise où estoit l’onction fut promptement apportée à Tours ; ce qui ayant esté fait, on l’appliqua sur la malade, laquelle en peu fut délivrée d’un enfant mort, lequel au jugement des médecins estoit décédé depuis sept ou huit jours. Il y avoit sujet de craindre qu’il n’eût fait mourir la mère, de sorte qu’on attribua cette guérison à cette relique 21 . L’activité miraculeuse des reliques, qui est habituellement rapportée dans la dernière partie d’une hagiographie tripartite, apparaît donc ici dans la partie principale du texte - bien qu’en relation avec la relique d’un saint qui n’est pas lui-même le protagoniste du récit. Ceci est compensé par le lien étroit qui est constamment évoqué entre saint Joseph et Jeanne : l’effet miraculeux de la relique se produit par la médiation de Jeanne ce qui a pu donner l’impression aux gens malades affluant en masse pendant son voyage que c’était elle-même qui provoquait les guérisons. Le texte amorce un tel glissement de responsabilités sans jamais attribuer explicitement les miracles à la personne de Jeanne. L’autohagiographie de Jeanne fait également état de miracles sur une tombe - mais là encore, il ne s’agit pas de sa propre tombe, mais de celle de François de Sales à Annecy, mort en 1622. Au début des années 1640, lorsque Jeanne rédige son texte, François jouit déjà d’une réputation de 20 Ibid., p. 239. 21 Ibid., p. 199. Entre humilitas et superbia PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0010 205 sainteté, mais il ne sera béatifié qu’en 1661 et canonisé en 1665. Jeanne part en pèlerinage pour accomplir le vœu qu’elle a fait avec Jean Joseph Surin de se rendre avec lui, une fois libérée de ses démons, à la tombe de François. Le miracle spectaculaire, qui se produit à son arrivée, déclenché par le contact du baume de saint Joseph, a pour effet que Surin, qui avait perdu sa voix depuis longtemps, est soudainement capable de faire un sermon. Là de nouveau, un glissement d’attributions s’opère, qui assigne l’activité miraculeuse implicitement aux saints en attente François et Jeanne. Le texte se termine par le récit d’une série de miracles que Jeanne accomplit grâce au baume de saint Joseph : non seulement Surin retrouve sa voix, mais maintes personnes que Jeanne rencontre sur son chemin sont guéries et se convertissent. L’exemple d’une jeune paralytique que Jeanne rencontre à Chambéry et dont elle raconte l’histoire de manière particulièrement détaillée mérite d’être mentionné ici. Antoinette Gimaret y a déjà fait référence : après sa guérison, cette femme change sa vie jusqu’alors très mondaine, se tourne vers Dieu et meurt, enfin, « saintement ». Jeanne met en évidence qu’un ecclésiastique rédige la vie de la jeune femme convertie en vue d’une éventuelle canonisation et que cette « Vie sainte » est « très bien reçue du public ». Par ce croisement de maladie, guérison et conversion, mais aussi par le fait qu’un récit de cette conversion et la réception favorable de celui-ci sont évoqués, cette femme devient un « double » de Jeanne 22 . La suite de son propre parcours y est en effet tracée : Jeanne mourra saintement, sa vie sera rédigée en vue d’une sanctification et sera « très bien reçue ». La seule différence réside dans le fait que la vie de cette femme convertie n’aura pas été rédigé par un ecclésiastique, mais par ellemême. C’est ainsi que se présente L’Histoire de la mère Jeanne des Anges. La dernière guérison miraculeuse relatée dans le texte concerne la protagoniste elle-même. À la fin de L’Histoire, au lieu de la mort de la sainte, qui dans les textes hagiographiques survient souvent après une longue maladie accompagnée de fortes douleurs, Jeanne raconte sa guérison inattendue qui se passe à Noël, le jour de la naissance du Christ : à son retour à Loudun, Jeanne tombe gravement malade, elle souffre d’une forte fièvre, d’une pneumonie et de douleurs aiguës, si bien que son entourage s’attend déjà fermement à ce qu’elle aille mourir. Mais lorsqu’elle utilise le baume de saint Joseph sur elle-même, l’histoire prend une tournure. Immédiatement, une foule se rassemble dans l’église pour assister au miracle. En effet, lorsque Jeanne reçoit le baume, comme dernier sacrement, des mains d’un prêtre en habit sacré (« le père Alange, jésuite, qui devait chanter notre Grand’ Messe, s’étant revestu de ses habits sacerdotaux jusqu’à la chasuble, 22 Cf. Gimaret, L’autobiographie, p. 37. Marie Guthmüller PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0010 206 s’en vint dans notre chambre, apportant la sainte onction 23 »), elle est aussitôt guérie et peut se joindre aux chants des messes de Noël, sous les acclamations des personnes accourues : « Je chantay à touttes ces messes avec une grande joye de ma part, et une grande admiration du peuple qui me voïoit en parfaite santé 24 ». C’est sur ces mots, c’est-à-dire sur l’admiration des personnes qui voient Jeanne « en parfaite santé », que se termine le texte. Ainsi, au lieu d’une mort au terme d’une grave maladie, à l’image de la Passio Christi, c’est une nouvelle naissance, à l’image de Noël, qui clôt le récit. Cette fin rappelle la libération de Jeanne des démons et reprend sa conversion en la confirmant. Nous avons donc vu quelques exemples de la manière dont ce texte écrit à la première personne donne non seulement l’impression de raconter la vie d’une sainte en utilisant des topoï hagiographiques, mais tente aussi, à l’images des dossiers de canonisation, de prouver la sainteté de son auteure, narratrice et protagoniste. Les procédés d’authentification sont ainsi adaptés aux possibilités et aux limites d’une narration à la première personne. 3 Humilitas et superbia Qu’en est-il maintenant du soupçon de superbia que Jeanne aurait à affronter en tant qu’auteure d’un texte autohagiographique ? Passons au second paradoxe à contourner par la narratrice. Les auteurs et narrateurs d’autohagiographies ne doivent pas donner l’impression de se considérer eux-mêmes comme élus, c’est-à-dire comme potentiellement saints. Si tel était le cas, on soupçonnerait qu’ils aient succombé au péché d’orgueil, ce qui les disqualifierait d’office pour la canonisation. Une vie vertueuse à la suite du Christ inclut nécessairement l’humilitas. Le récit de Jeanne est précédé du préambule d’un rédacteur anonyme, propre à l’exonérer du soupçon de superbia : « La supérieure de la mère des Anges lui aïant ordonné de mettre par escript ce qui s’est passé dans sa possession, par esprit d’obéissance, elle s’y soumit aveuglément et écrivit ce qui suit 25 ». Il est donc dit ici explicitement que Jeanne n’a pas écrit le récit de son propre chef. En se soumettant « aveuglément » à l’ordre de sa supérieure, elle n’aurait fait que remplir son devoir d’obéissance. Le récit de Jeanne commence lui-même également par une référence à la règle de l’obéissance : 23 Legué et La Tourette, L’histoire de la possession, p. 255. 24 Ibid. 25 Ibid., p. 53. Entre humilitas et superbia PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0010 207 A la plus grande gloire de Dieu et pour satisfaire à l’obédience qui m’a esté donnée, je vais écrire avec simplicité les miséricordes qu’il a pleu à la divine bonté exercer sur mon âme, depuis neuf ans, ça pour la retirer des vices et imperfections où elle se laissoit emporter 26 . De plus, Jeanne souligne ici qu’elle écrit avec simplicité et qu’elle se concentre sur les preuves de grâce que Dieu a montrées à son âme pour la libérer de ses péchés et de ses imperfections. Dès le début du texte, la narratrice met donc en évidence son péché et attribue son dépassement à la grâce de Dieu, un procédé particulièrement adapté pour souligner sa propre humilité qui sera repris encore et encore dans la suite du texte. Cela est particulièrement vrai pour la première partie de L’Histoire de Jeanne, partie dans laquelle sont racontées sa possession et sa lutte avec les démons. Certes, à première vue, cette partie semblait moins adaptée pour rendre visible le caractère hagiographique du texte. Cependant, bien que l’activité miraculeuse de Jeanne, qui sert à confirmer son élection, soit beaucoup moins présente ici que dans la deuxième partie, le caractère hagiographique du texte y parait bel et bien : après le récit habituel de l’enfance, de la jeunesse et de la prise du voile, la première partie est fortement axée sur la vertu héroïque de Jeanne, même si celle-ci est négociée ex negativo. Si la mise en scène de la vertu et de l’activité miraculeuse du saint peut être considérée comme les deux composantes indispensables d’un récit hagiographique et si la vertu et les miracles sont placés dans une relation de cause à effet, cette relation se reflète dans la structure de la vie de Jeanne : alors que la première partie se concentre sur la vertu, la deuxième se concentre sur les miracles. Comme Jeanne le souligne elle-même, elle n’acquiert sa vertu que progressivement et par la grâce divine, qui lui impose une épreuve particulière sous la forme de possession démoniaque. Auparavant, dans le récit de sa jeunesse, Jeanne se met constamment en scène comme une pécheresse : « je me suis vue mille fois sur le bord du précipice, prête à me laisser aller au mal 27 ». La première partie de l’autobiographie démontre en outre que la confrontation avec sa propre faiblesse, recommandée par son 26 Ibid. 27 Ibid., p. 67. Jeanne écrit initialement : « Quand je pense à la vie que j’y ay menée, je trouve que j’ay grand sujet de rougir devant Dieu et devant les hommes, pour les libertinages d’esprit dans lesquels je me suis laissée emporter. Si l’obéissance me le vouloit permettre, je décrirois avec un singulier plaisir par le menu touttes mes malices, hypocrisies, duplicité, arrogance, propres estimes et recherches de moy-mesme, avec tous mes autres vices, afin d’obliger ceux qui pourront voir cet escript à crier miséricorde à la divine justice pour moy qui l’ay tant de milliers de fois offensée » (ibid., p. 54). Marie Guthmüller PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0010 208 confesseur Surin, est la condition préalable à l’exorcisation des démons. Comme cela a été souligné par la critique, une conception nouvelle de l’exorcisme est promue par Surin, dans laquelle l’accent n’est pas mis sur les démons mais sur l’accompagnement spirituel des possédées 28 . Jeanne est appelée à travailler sur elle-même afin de ne plus offrir de cible aux démons. Ces démons, à leur tour, sont tous liés à un vice particulier : ainsi, Asmodée, qui est le premier à être exorcisé, représente la luxuria, Léviathan la superbia, Béhémoth l’acedia, etc. L’expulsion des démons peut donc être lue comme une conversion progressive de Jeanne de pécheresse en sainte : avec l’exorcisme d’Asmodée elle devient chaste, avec celui de Léviathan humble etc. et c’est avec le départ du dernier démon, Béhémoth, que Jeanne perd aussi sa tiédeur et devient fervente dans la foi. Ce n’est que maintenant que sa conversion est accomplie et que peut s’ensuivre le voyage triomphal vers la tombe de François de Sales. Le texte s’avère donc orienté vers un type d’hagiographie qui se fonde sur le récit du pécheur converti, comme c’est le cas dans les légendes de saint Julien l’Hospitalier ou de saint Grégoire, fondées eux-mêmes sur le récit biblique de la conversion de Saul à Paul et les Confessions d’Augustin. Alors que la narratrice contrecarre le soupçon de superbia dans la première partie de son texte en soulignant en permanence sa propre insuffisance et sa nature pècheresse, d’autres techniques narratives sont, comme on l’a vu, utilisées dans la deuxième partie. Ainsi, tandis que Jeanne se met de plus en plus en scène comme imitabilis, elle recule de plus en plus en tant que narratrice et donne la parole à d’autres voix : aux autorités laïques et ecclésiastiques qu’elle a rencontrées, aux magistrats et aux médecins qui témoignent de sa vie de sainte et de son activité miraculeuse. Dans la première partie, Jeanne évite donc l’accusation possible d’orgueil en parlant essentiellement de sa propre faiblesse et de son péché. Dans la deuxième partie, en revanche, avec l’odeur de sainteté croissante, la narratrice travaille abondamment avec des citations d’autorités spirituelles, séculaires et scientifiques. Ainsi, sur de longs passages, Jeanne laisse à d’autres le soin de prononcer et de prouver sa vertu admirable et son exemplarité. 28 Voir par exemple Bernadette Höfer, Psychosomatic Disorders in Seventeenth-Century French Literature, Farnham, Ashgate, 2009, ou récemment Moshe Sluhovsky, Into the dark night and back. The mystical writings of Jean-Joseph Surin, trad. Patricia M. Ranum, Leyde et al., Brill, 2019. Entre humilitas et superbia PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0010 209 4 Conclusion Les autohagiographies existent donc bel et bien, comme le montre notre lecture de L’Histoire de la possession de la mère Jeanne des Anges. L’étude a également fait ressortir les conditions d’existence de ce genre improbable : les topoï d’un récit hagiographique qui sont susceptibles de poser des problèmes dans le cadre d’un récit à la première personne, en particulier la mise en scène de miracles sur la tombe du narrateur ou au moyen de ses reliques, sont remplacés par une élaboration des récits de miracles qui ont eu lieu de son vivant, à chaque fois confirmée par les rapports de témoins oculaires influents ou par l’expertise de médecins. Comme une activité de guérison miraculeuse ne peut pas être explicitement attribuée à la propre personne, il s’impose au narrateur ou à la narratrice une imbrication étroite de la propre vie avec celle des saints déjà canonisés, par exemple en mettant sa personne en contact avec leurs reliques et leurs tombes. C’est ainsi qu’est provoqué un glissement des attributions qui conduit à ce que l’on soit soimême, comme protagoniste, narrateur et auteur du texte, mis en odeur de sainteté. Quant au soupçon imminent de superbia, il peut être désamorcé par une préface rédigée par une plume différente qui assure que la sainte ou le saint en attente n’a pas écrit de son propre chef, mais simplement obéi à l’ordre d’un supérieur. L’existence même du genre autohagiographique semble dépendre d’un tel paratexte. Néanmoins, la narratrice ou le narrateur peut utiliser, dans son propre récit, certains procédés qui servent à éloigner les soupçons d’orgueil. Il peut notamment s’appuyer sur d’autres voix quand il s’agit de modeler la propre personne comme imitabilis. Le récit de la conversion se révèle donc mieux adapté à l’écriture autohagiographique que le récit de la vertu constante. Selon ce dernier type de récit hagiographique, le saint se distingue dès son enfance par des vertus exemplaires : jeûner volontairement, demander à se laisser châtier, pratiquer l’humilité etc. Selon le premier type de récit en revanche, Saul devient Paul - et ce n’est que ce type qui est à même d’écarter de son narrateur autodiégétique le soupçon de superbia. Nous l’avons vu avec l’exemple de la narratrice de l’Histoire de Jeanne : la sainte en attente peut d’abord faire abondamment état de sa propre faiblesse et de son propre péché, puis, après le récit de sa conversion, elle peut donner la parole à d’autres voix qui font alors état de sa vertu. Tels semblent donc être les principaux procédés narratifs qui guident l’écriture de textes hagiographiques à la première personne et rendent ainsi possible l’existence d’un genre à l’apparence problématique, l’autohagiographie. Rapporter systématiquement à la première personne sa vertu, son exem- Marie Guthmüller PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0010 210 plarité et sa vénérabilité, ne semble pas être, au XVII e siècle et au-delà, une position de locuteur possible. Comment ces observations pourraient-elles maintenant modifier le regard porté sur L’Histoire de la possession de la mère Jeanne des Anges ? Dans quelle mesure le texte devrait-il être lu différemment si on le considérerait moins comme autobiographique que comme autohagiographique ? Quelles questions se poseraient ? Au cours des dernières décennies, la critique s’est demandé dans quelle mesure les autobiographies spirituelles des XVI e et XVII e siècles, surtout celles rédigées par les femmes, pouvaient être lues comme témoignages d’expériences individuelles ou en tant qu’articulation de voix féminines singulières 29 . La question a également été posée de savoir si un tel texte pouvait être lu comme une autobiographie au sens moderne du terme, c’est-à-dire comme « récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle 30 », comme l’a formulé Lejeune. On a notamment discuté dans quelle mesure une telle lecture serait contrariée par le fait que ces textes ont été écrits sous l’ordre et la dictée des confesseurs ou des supérieurs et donc été soumis à une censure 31 . En les considérant conjointement avec la tradition hagiographique et avec les conditions changeantes du processus de canonisation au XVII e siècle, la question de la censure se poserait moins. Car dans le contexte de l’hagiographie, il ne semblerait plus pertinent de faire une distinction entre l’articulation d’une voix individuelle et une instance qui l’influence ou la contrôle. L’accent serait alors plutôt mis sur la tradition de transmission dans laquelle ces textes se situent et sur l’évolution des fonctions qu’ils doivent remplir, indépendamment des personnes qui pourraient les avoir rédigées. La question de savoir si la « personne réelle » Jeanne des Anges a rédigé l’histoire de son propre chef ou si une supérieure ou une autre autorité ecclésiastique lui a tenu la plume, si elle n’a peut-être rédigé elle-même que la première partie pour poursuivre, en réaction au mutisme forcé de Jean Joseph Surin, le récit des événements de Loudun (la deuxième partie ayant été ajoutée par la suite par une autre main) 32 ou encore la question de 29 Cf. Poutrin, Le voile et la plume, 1995. 30 Lejeune, Le pacte autobiographique, p. 14. 31 Voir par exemple Poutrin, Le voile et la plume, 1995. 32 Ainsi, Jeanne explique dans une lettre qu'elle souhaite poursuivre l'œuvre de Surin en s’appuyant sur ses écrits : « Je ne manquerai à l’avenir, autant que ma mémoire me le fournira, de vous mander ce que je pourrai des choses passées ou, si vous le jugez à propos, sans les insérer dans mes lettres, je vous en ferai un petit cahier à loisir où je travaillerai peu à peu. […] Si vous voulez que je continue, il serait bien nécessaire que j’eusse l’écrit du Père Seurin pour voir l’ordre qu’il tient afin de le Entre humilitas et superbia PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0010 211 savoir dans quelle mesure l’accent du texte est mis sur « la propre existence » ou « la vie individuelle » de Jeanne, toutes ces questions passeraient au second plan. Pour les analyses à venir, le regard sur l’auteure d’une autobiographie spirituelle voire d’une autohagiographie serait bien moins décisif que le regard sur sa narratrice - un déplacement d’intérêt qui pourrait avoir des conséquences sur l’étude de la (pré)histoire de l’autobiographie. 5 Bibliographie 5.1 Sources Jeanne des Anges. Autobiographie, Grenoble, Millon, 1990. Legué, Gabriel / La Tourette, Georges Gilles. L’histoire de la possession de la mère Jeanne des Anges de la maison de Coze, supérieure des religieuses ursulines de Loudun, Paris, G. Charpentier, 1886. Lantages, Charles Louis de. Vie de la vénérable Mere Agnes de Jesus Religieuse de l’ordre de S. Dominique au dévot monastère de Sainte Catherine de Langeac, par un prêtre du clergé, Le Puy, A. et P. Delagarde, 1665 (repris à Paris, Cerf, 2011). Surin, Jean-Joseph. Correspondance, éd. 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