eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 49/96

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.24053/PFSCL-2022-0011
2022
4996

Narrer la sainteté : La vida de la madre de Teresa de Jesús de Francisco de Ribera

2022
Iris Roebling-Grau
PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0011 Narrer la sainteté : La vida de la madre de Teresa de Jesús de Francisco de Ribera I RIS R OEBLING -G RAU (F REIE U NIVERSITÄT B ERLIN ) Francisco de Ribera (1537-1604), jésuite, directeur de l’université de Salamanque était l’un des confesseurs de Thérèse d’Avila 1 . Il est également l’auteur d’une importante biographie de la future sainte. En 1590 il publia à Salamanque La vida de la madre Teresa de Jesús, un ouvrage fouillé dont l’édition actuelle comporte presque 700 pages et qui fut rapidement traduit en français 2 . Mais Ribera ne fut pas le seul à s’intéresser à la religieuse espagnole. À la fin du XVI e siècle, l’évêque Diego de Yepes rédigea lui aussi une narration biographique de la vie de Thérèse de même que Fray Luis de Léon, le premier éditeur de ses écrits 3 . Diego de Yepes intitula son ouvrage Vida y virtudes y milagros de la bienaventurada Virgen de Teresa de Jesus, Madre y Fundadora de la nueva Reformacion de la Orden de los Descalços, y Descalças de la Nuestra Senora del Carmen. Tout au début de cette biographie publiée pour la première fois en 1606 4 , l’auteur se réfère à une scène 1 Carlos Eire, The Life of Saint Teresa of Avila. A Biography, Princeton/ Oxford, Princeton University Press, 2019, p. 55. 2 Francisco de Ribera, La Vida de la madre Teresa de Jesús. Fundadora de las Descalzas y Descalzos Carmelitas, éd. Carmelitas Descalzas et José A. Martínez Puche, Madrid, Edibesa, 2004. La biographie de Ribera figure parmi les hagiographies espagnoles les plus éditées durant la première moitié du XVII e siècle en France. Axelle Guillausseau, « Unanimité ou uniformité ? Les hagiographies espagnoles post-tridentines : des modèles de sainteté aux modèles d’écriture », Mélanges de la Casa de Velazques, 38/ 2 (2008), p. 15-37, p. 6-7. 3 Fidel Fita, « Cuatro biógrafos de Santa Teresa en el siglo XVI. El P. Francisco de Ribera, Fr. Diego de Yepes, Fr. Luis de León y Julián de Ávila », Boletín de la Real Academia de la Historia, 67 (1915), p. 550-561. 4 Fidel Fita mentionne une version antérieure à 1599 qu’il n’a pas réussi à localiser. Fidel Fita, « Cuatro biógrafos de Santa Teresa en el siglo XVI. El P. Francisco de Ribera, Fr. Diego de Yepes, Fr. Luis de León y Julián de Ávila », p. 553. Elisabeth Howe nomme Diego de Yepes « the first to write a full biography of the saint » Iris Roebling-Grau PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0011 214 classique de la Bible. De manière symptomatique, il y fait preuve d’un scepticisme moderne que l’on retrouve aussi chez Ribera. 1 L’esprit de doute Yepes introduit son sujet, après la dédicace au pape, par la réflexion suivante : Lo que en nuestros tiempos, hauemos oydo, y visto (y por hablar con las mesmas palabras del Apostol San Iuan) tocado, y palpado con nuestras manos, de la vida, y Santidad de la Bienauenturada Madre Teresa de Iesus : es lo que escriuo en este libro […] 5 . Le prologue de cette biographie de Thérèse d’Avila fait référence à l’Évangile selon Jean. L’apôtre écrit : Or Thomas, l’un des douze apôtres, appelé Didyme, n’était pas avec eux lorsque Jésus vint. Les autres disciples lui dirent donc : Nous avons vu le Seigneur. Mais il leur dit : Si je ne vois dans ses mains la marque des clous qui les ont percées, et si je ne mets mon doigt dans le trou des clous, et ma main dans la plaie de son côté, je ne la croirai point. Huis jours après, les disciples étant encore dans le même lieu, et Thomas avec eux, Jésus vint, les portes étant fermées, et il se tint au milieu d’eux, et leur dit : La paix soit avec vous. Il dit ensuite à Thomas : Portez ici votre doigt, et considérez mes mains ; approchez aussi votre main et la mettez dans mon côté, et ne soyez plus incrédule, mais fidèle. Thomas répondit, et lui dit : Mon Seigneur et mon Dieu. Jésus lui dit : Vous avez cru, Thomas, parce que vous m’avez vu : heureux ceux qui, sans avoir vu, ont cru. (Jean 20,24-28) 6 L’enseignement de cet épisode paraît bien clair : il ne faut pas douter et vouloir voir ou même toucher, mais croire ; la vraie foi est indépendante des preuves. Glenn Most souligne le fait que Thomas se soumet immédiatement à Jésus, Fils de Dieu. For there can be no doubt that Thomas’s outcry is to be understood as an act of hyperbolic submission to Jesus’ authority, one that follows, reverses, and redeems the act of hyperbolic doubt that Thomas has just committed 7 . (Autobiographical Writing by Early Modern Hispanic Woman, Londres/ New York, Routledge, 2015, p. 99). 5 Je cite l’édition de 1615 : Diego de Yepes, Vida, Virtudes y Milagros de la B. Virgen Teresa de Iesus, madre fundadora de la nueua Reformacion de la Orden de los Descalços y Descalças de N. Señora del Carmen, Madrid, Luis Sanchez, 1615. 6 La Bible, traduit par Louis Isaac Lemaître de Sacy, éd. Philippe Sellier, Paris, Robert Laffont, 1990. Narrer la sainteté : La vida de la madre de Teresa de Jesús PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0011 215 Cet acte de soumission est d’autant mieux mis en relief par le mot utilisé par Jean pour exprimer cette réponse qui ne peut signifier qu’une réaction directe et immédiate : The grammar of the verb used here [ π ρ σθα apokrínesthai, IRG] (“to answer”) is unambiguous: it occurs more than two hundred times in the New Testament, and whenever it introduces a quoted speech B spoken by one person that follows a quoted speech A spoken by someone else, then speech B is a direct and immediate response to speech A; speech B is caused directly by speech A, not by any other event intervening between the two speeches 8 . Cette observation permet, selon Most, une interprétation encore plus pertinente selon laquelle Thomas n’a vraisemblablement pas touché la plaie de Jésus : au contraire, il devient lui-même croyant sans passer par le contact physique. C’est justement cette absence de sensation physique que Jean veut mettre en scène parce que son Évangile s’adresse à un public futur qui n’aura plus la possibilité de dissiper son doute sur la base de preuves tangibles après la mort de Jésus. Toutes les futures générations de lecteurs de ce texte devront comprendre que Thomas n’avait plus besoin de se rassurer parce qu’il avait compris que la vraie foi se produit comme une sensation intérieure indépendante de toute vérification 9 . Au commencement de sa biographie, Yepes semble justement contester cette idée puisque l’auteur espagnol se vante d’avoir, en son temps, entendu et vu, touché et palpé de ses propre mains la sainteté de Thérèse (« en nuestros tiempos, hauemos oydo, y visto [...] tocado, y palpado con nuestras manos »). Mais Yepes ne fut pas le seul à inverser le sens de l’Évangile. On ne peut guère qualifier de hasard le fait que dans l’art visuel qu’est la peinture, un artiste peigne précisément un tableau représentant la même scène. Michelangelo de Merisi da Caravaggio réalisa L’Incrédulité de saint Thomas 10 en 1602. 7 Glenn W. Most, Doubting Thomas, Cambridge/ Londres, Harvard University Press, 2005, p. 52. 8 Ibid., p. 57. 9 Ibid., p. 66. 10 Troy Thomas, Caravaggio and the Creation of Modernity, Londres, Reaktion Books, p. 83. Iris Roebling-Grau PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0011 216 Michelangelo Merisi da Caravaggio: Der ungläubige Thomas, GK I 5438 Stiftung Preußische Schlösser und Gärten, Berlin-Brandenburg / Photo : Hans Bach Cette œuvre nous donne à voir Jésus Christ ressuscité qui montre sa plaie à Thomas, lequel ne se contente pas de la regarder, mais la touche et l’étudie avec attention en introduisant son doigt dans la plaie ouverte. Or, le sens de ce geste n’est pas du tout évident : « But just what is the precise intention of this gesture ? Is he [Jesus, IRG] guiding Thomas’ hand? Is he forcing Thomas’s finger farther in the wound? Is he stopping it from penetrating any farther? We cannot tell 11 ». Quand on essaie de répondre à cette question en se référant au contexte historique, on trouve des interprétations plus ou moins convergentes : « Der Jesuit Silos hat es noch 1673 mit einem hymnischen Epigramm bedacht ; für ihn war die Berührung, die der Maler zu einer ewigen machte, nicht obszön, sondern dulcis […] 12 ». Cette douceur s’accorde bien avec l’idée de la foi confirmée grâce au contact physique avec les plaies du Messie. Troy Thomas note : « His digital penetration was important to Catholic reformers, who used this act as proof 11 Most, Doubting Thomas, p. 163. 12 Sybille Ebert-Schifferer, Caravaggio - sehen, staunen, glauben - der Maler und sein Werk, Munich, Beck, 2009, p. 170. Narrer la sainteté : La vida de la madre de Teresa de Jesús PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0011 217 of Christ’s Resurrection and divinity, thus providing a powerful message of faith in a story about doubt 13 ». Cette foi serait donc comme fortifiée après avoir vaincu le doute grâce à une expérience physique 14 . Mais comment pourrait-on caractériser cette expérience ? Troy Thomas la caractérise comme une rencontre avec le divin qui, bien qu’elle se réalise dans la proximité, serait l’expérience d’un miraculeux lointain et opaque : « Caravaggio’s art makes clear the gulf that separates humanity and divinity 15 ». Le toucher serait donc la base d’une sensation de la distance. Ce mouvement contradictoire, dans lequel le contact physique assure la connaissance du divin lointain, peut être considéré comme particulièrement moderne : une preuve dans le monde physique affirme quelque chose de métaphysique. Cette preuve est utilisée, dans le contexte de la Contre- Réforme, comme un élément d’une modernité sur le point de découvrir les promesses de la science. En même temps, le divin éloigné n’est pas du tout démystifié. En revanche, il s’affirme au début du XVII e siècle grâce à un nouveau scepticisme qui, tout en livrant des preuves, ne pénètre pas le mystère 16 . Thomas met son doigt dans la chair de Jésus et, au lieu d’un savoir rationnel, il y trouve la grandeur de la foi 17 . 13 Thomas, Caravaggio, p. 82. 14 Ferdinando Bologna, L’incredulità del Caravaggio e l‘esperiena delle ‘cose naturale’, Turin, Bollati Boringhieri, 1992, p. 168. Bologna explique que le concept d’une expérience physique serait au centre de l’œuvre du Caravage. L’interprétation d’Erin E. Benay va dans le même sens : il contextualise l’œuvre du Caravage dans la vénération contemporaine du linceul : « Caravaggios iconic representation of the theme makes a viable case for the importance of Thomas’s tactile inquiry as a source of spiritual truth » (« Touching is Believing. Caravaggio’s Doubting Thomas in Counter-Reformatory Rome », dans Lorenzo Pericolo/ David M. Stone (dir.), Caravaggio. Reflections and Refractions, Farnham et al., Ashgate, 2014, p. 59-83, p. 77. 15 Thomas, Caravggio, p. 82. 16 On peut argumenter que le raisonnement de Descartes poursuit le même mouvement. C’est à travers le doute que l’existence de Dieu est prouvée. Voir Alan Musgrave, Alltagswissen, Wissenschaft und Skeptizismus. Eine historische Einführung in die Erkenntnistheorie, Tubingue, J.C.B. Mohr, 1993, p. 198-209. 17 Wolfram Pichler souligne lui aussi que Thomas n’acquiert pas simplement la connaissance vraie de l’objet analysé. En se référant à la manche décousue de Thomas, il décrit comment Le Caravage montre la plaie du corps de Jésus sous la forme de cette toile ouverte. Cette doublure (le mot allemand Zweifel « doute » entretient une relation étymologique avec zwei « deux ») mènerait à une nouvelle forme de voir. Wolfram Pichler, « Die Evidenz und ihr Doppel. Über Spielräume des Sehens bei Caravaggio », dans Vera Beyer, Jutta Voorhoeve, Anselm Haverkamp (dir.), Das Bild ist der König, Repräsentation nach Louis Marin, Munich, Fink, 2006, p. 125-165, p. 155. Iris Roebling-Grau PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0011 218 2 Francisco de Ribera : biographe de Thérèse d’Avila Thérèse d’Avila, née en 1515, est issue d’une famille juive convertie au catholicisme 18 . Or, ce détail biographique n’était pas connu à l’époque 19 . À l’âge de seize ans, elle fut envoyée par son père au couvent des Augustines, parce qu’il craignait que sa fille entretienne des amitiés peu convenables à l’époque avec des garçons. Thérèse s’y rendit à contre-cœur, pourtant à l’âge de vingt ans c’est de son propre gré qu’elle alla au Monasterio de la Encarnación des Carmélites pour y déclarer sa profession de foi. Elle commença à y pratiquer une technique d’oraison particulière qui lui permettait d’avoir des visions et des extases. Conformément aux règles du couvent, elle s’en ouvrit à ses confesseurs qui s’en alarmèrent très vite et exigèrent qu’elle leur décrive sa façon de prier et les effets de cette pratique. Les écrits qu’elle rédigea alors sont aujourd’hui connus sous le nom de Libro de la vida 20 . Thérèse y parle de sa vie, de ce qu’elle appelle ses péchés et ses visions, parmi lesquelles aussi ladite transverbération (la vision de son cœur transpercé par une flèche), et la fondation du cloître San José, le premier monastère des Carmélites déchaussées. À la suite de cette première fondation, Thérèse fonda dix-sept cloîtres de Carmélites déchaussées et elle écrivit de manière régulière. Mais en ce qui concerne le débat autour de sa possible sainteté, il semblerait qu’il ait été suscité par l’odeur suave de son corps un an après sa mort en 1583 21 . Les sœurs à Alba de Tormes auraient perçu cette odeur dans la chapelle où se trouvait son cercueil. Après avoir soulevé le couvercle, on aurait trouvé son corps intact. Cette découverte déclencha une sorte de mouvement. Plusieurs amis et quelques sœurs s’associèrent dans le but de demander la canonisation de la Madre 22 . En 1588, Fray Louis de Léon, théologien à Salamanque, rassembla les écrits les plus importants de Thérèse pour une première publication de ses œuvres complètes. Le Livre de la vie avait déjà circulé avant cette date parmi 18 Frauke Bode, « Teresa de Ávila : El Libro de la vida (1562) [The Life of the Holy Mother Teresa de Jesús] », dans Martina Wagner-Egelhaaf (dir.), Handbook of Autobiography/ Autofiction, Berlin, De Gruyter, 2019, vol. 3, p. 1425-1438, p. 1427. 19 Ce n’était qu’en 1946 que Narciso Alonso Cortés a publié un article sur l’origine juive de la famille de Thérèse : Francisco Alonso Cortés, « Pleito de los Cepeda », Boletín de la Real Academia Española, 25 (1946), p. 85-110. 20 Quant à la genèse du Libro de la vida, cf. Bode, « Teresa de Ávila : El Libro de la vida (1562) », p. 1426. 21 Carole Slade, St. Teresa of Avila. Author of A Heroic Life, Berkeley et al., University of California Press, 1995, p. 127. 22 Howe, Autobiographical Writing, p. 98. Narrer la sainteté : La vida de la madre de Teresa de Jesús PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0011 219 les sœurs carmélites 23 . Il est vrai qu’en 1574 la princesse d’Eboli, Ana de Mendoza, avait dénoncé Thérèse à l’Inquisition. Elle était religieuse dans un des monastères des Carmélites déchaussées où elle avait transgressé plusieurs fois les règles de la vie commune 24 , ce qui entraina l’exclusion de la princesse. Toutefois, sa dénonciation ne porta pas vraiment atteinte à la réputation de la fondatrice des Carmélites déchaussées. Il faut replacer la biographie de Ribera, publiée en 1590, dans ce contexte historique. Le jésuite participa avec son livre aux efforts multiples de canonisation. Or, ces efforts ne sont pas homogènes. En me référant au tableau du Caravage, je vais essayer de situer cette biographie dans le contexte d’un discours philosophico-théologique qui se créa autour des phénomènes surnaturels après la Contre-Réforme. La volumineuse biographie comprend cinq chapitres : les trois premiers sont consacrés au récit de la vie de Thérèse, c’est-à-dire sa naissance, comment elle devint religieuse, les grâces qu’elle obtint de Dieu et comment elle réussit à fonder ses monastères jusqu’à sa mort et l’odeur suave qui émana de son corps. Ensuite, deux longs chapitres développent les vertus de Thérèse et les miracles postérieurs à sa mort grâce à plusieurs reliques. Cela permet à l’auteur de narrer des miracles qui se produisent au moins à quatre niveaux différents : en premier lieu dans le corps de la future sainte après sa mort, puis dans son caractère merveilleusement vertueux, ensuite dans ses actions (notamment la fondation des monastères) et finalement dans sa vie spirituelle et dans ses visions. À travers tout ce spectre, la biographie de Thérèse excède l’autobiographie puisqu’elle comprend aussi la période suivant la première fondation et surtout la période postérieure à la mort de la future sainte. Les deux textes présentent cependant une similarité importante. Ils sont tous les deux écrits à la première personne. Or, bien qu’il dise ‘je’ comme Thérèse, Ribera n’écrit pas sur sa propre vie, mais sur la vie d’autrui. La première personne lui permet de présenter son récit comme un témoignage. Voici la manière dont Ribera raconte comment les sœurs et les prêtres découvrirent et présentèrent, après sa mort, le corps de Thérèse à l’odeur miraculeuse : Porque un cuerpo que nunca jamás se abrió, ni le echaron bálsamo, ni la menor cosa del mundo, estar, a cabo de tres años y tres meses, tan entero que no le faltase nada, y con un olor tan admirable, ¿quién podía dejar de entender ser obra de la mano derecha de Dios, y sobre toda virtud natural ? 23 Ibid., p. 98. 24 Joseph Pérez, Teresa de Avila y la España de su tiempo, Madrid et al., Algaba, 2007, p. 100. Iris Roebling-Grau PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0011 220 […] De todo esto fui yo testigo, y la vi despacio desde la reja, y después la besé los pies, aunque muy deprisa, porque aún siendo de noche y cerrando las puertas de la iglesia, no nos dejaban los de fuera 25 . Explicitement Ribera assume le rôle du témoin (« testigo 26 ») à qui il fut permis d’être un témoin oculaire et d’avoir un contact physique (« después la besé los pies »). Ayant en tête le tableau du Caravage, il ne paraît pas exagéré de constater que ce baiser furtif des pieds semble remplir la même fonction que le contact physique réclamé par Thomas : une preuve acquise grâce aux sens - dans ce cas l’odorat 27 . Discrètement ce baiser nous parle de l’odeur agréable du corps qui semble rétif à la putréfaction. Mais cette narration de la propre expérience de l’auteur comme témoin va plus loin lorsque Ribera énonce que son jugement personnel est étayé par une confirmation médicale : un médecin entre en concurrence avec le théologien. Pour découvrir si l’odeur de la main de Thérèse est vraiment le résultat d’une intervention divine, on invente une sorte de contre-épreuve. Ayant pu constater que des choses odorantes perdaient leur odeur quand on les posait près de la sainte main, la curiosité des personnes présentes s’est éveillée : Diole al médico deseo de hacer también él prueba de esto, y sacó unos guantes que traía de ámbar, muy olorosos, y metiendo la mano santa en ellos, quedaron del todo sin olor 28 . Aussi bref qu’il soit, ce protocole expérimental apporte quelque chose d’important au récit : il sert en effet à établir un savoir. Contrairement à la foi ou à une simple conviction, le savoir est considéré comme justifié 29 . Il est plus qu’une perception individuelle des choses. Et cette justification a été acquise à l’aide d’une expérience. Au XVII e siècle Francis Bacon élabora pour la première fois une philosophie de l’expérience, basée sur le scepticisme qui refuse d’accepter des convictions déjà établies. Pourtant, cette philosophie chercha aussi à dépasser la simple preuve sensorielle. L’argument est double : même si les sens servent à établir un scepticisme moderne, c’est le scepticisme moderne qui met en cause la simple fiabilité des sens. 25 Ribera, La Vida de la madre Teresa de Jesús, p. 638-640. 26 Cf. ibid., p. 352. 27 En plus la scène fait penser à l’Évangile de Luc 9,38 : « Et se tenant derrière lui à ses pieds, elle commença à les arroser de ses larmes, et elle les essuyait avec ses cheveux ; elle les baisait et y répandait ce parfum. » 28 Ibid., p. 658. 29 Dans la Tradition du scepticisme le savoir est une conviction qui se révèle comme justifiée et vraie : « Echtes Wissen ist gerechtfertigter wahrer Glaube » (Musgrave, Alltagswissen, Wissenschaft und Skeptizismus, p. 3). Narrer la sainteté : La vida de la madre de Teresa de Jesús PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0011 221 Qui n’a pas déjà observé que la simple vue est trompeuse ? Pourquoi le toucher ne serait-il pas non plus trompeur ? Pour éviter ce piège, Bacon se réfère à l’expérimentation censée corriger les erreurs sensorielles possibles pour fortifier la base du doute. La simple expérience sensorielle est donc corrigée par l’expérimentation méthodique : For the subtlety of experiments is far greater than that of the sense itself, even when assisted by exquisite instruments - such experiments, I mean, as are skillfully and artificially devised for the express purpose of determining the point in question 30 . Ribera paraît user de la même argumentation dans sa description de la preuve scientifique apportée par un médecin. Pour pouvoir exposer non seulement le résultat de l’expérience, mais aussi tout son contexte, Ribera se porte garant comme témoin de tout ce qu’il décrit à la première personne. Le mode autobiographique oblige aussi Ribera à se caractériser lui-même de manière indirecte et cet autoportrait apporte des éléments importants à la biographie de Thérèse. En tant qu’auteur-observateur, le jésuite régit les écrits de la future sainte sur laquelle il écrit. Le Libro de la vida ainsi que le rapport sur les fondations constituent des sources importantes pour son hagiographie. Maintes fois Ribera introduit des notes en bas de page 31 afin d’inviter ses lecteurs à consulter les sources et à entreprendre la lecture de ses œuvres. Sa narration se veut explicitement transparente. Avec une assiduité quasi philologique, il ordonne son matériel, le systématise et le soumet à une typologie. Cela devient visible, entre autres, quand il parle des différents niveaux des extases de Thérèse. Sur sept pages, il présente dans le quatrième livre un recueil de citations de Thérèse et explique les différences entre « sueño », « unión de todas las potencias », « suspencion », « arrobamiento » et « unión » 32 . En présentant son matériel de cette manière, Ribera ne parle pas uniquement des événements spirituels relatifs à Thérèse, il présente aussi son expertise philologique qui souligne la crédibilité de son rapport. Son effort va même jusqu’à citer du matériel inédit, ce qui en accroît l’authenticité : « Un papel he hallado de uno de los confesores de la Madre Teresa de Jesús, aunque no he podido hasta ahora averiguar cuyo sea 33 ». Même s’il est pratiquement impossible de savoir si Ribera parle ici secrètement de lui-même en tant que 30 Francis Bacon, The New Organon and Related Writings, New York, The Liberal Arts Press, 1960, p. 22. 31 Ribera, La Vida de la madre Teresa de Jesús, par exemple p. 54, p. 75-76, p. 150. 32 Ibid., p. 442-448. 33 Il n’est pas clair si Ribera parle ici de lui-même à la troisième personne ou s’il parle d’un des autres confesseurs de Thérèse. Ibid., p. 478. Iris Roebling-Grau PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0011 222 confesseur, il est évident qu’il cherche à communiquer qu’il maîtrise son sujet dont il connaît parfaitement le contexte. Cet habitus de chercheur implique une esthétique spéciale. Ribera en appelle à sa propre histoire « fiel y verdadera, aunque mal escrita 34 ». Les deux affirmations semblent se compléter l’une l’autre, comme si le manque d’ornement rhétorique en garantissait la véracité. Ribera renonce à toute élégance au nom d’une pureté véridique. La mise en scène du scepticisme demande en outre d’appréhender de manière offensive toute sorte de doute et de poser ouvertement les questions que les détracteurs pourraient se poser. Ribera écrit : No faltarán algunos que me digan, que ¿por dónde han de creer ellos lo que en este capítulo está dicho, pues no se puede saber sino de personas particulares, a quien, con la afición que tenían a la Madre, se pudo todo esto antojar ? Y a éstos respondo que no crean más de lo que ellos quisieren, pues yo ni quiero ni puedo forzarles a más ; pero si quieren considerar desapasionadamente las razones que hay para creerlo, vendránse por ventura a desengañar. Y para esto lean lo que al mismo propósito dije al fin del libro tercero 35 . Ce témoin personnel paraît d’autant plus convaincant qu’il s’abstient de tout effort visible pour convaincre. Au lieu de tirer parti du privilège de sa propre connaissance, il fait place à une argumentation rationnelle. En dehors de toute contrainte, il souhaite que ses lecteurs se laissent convaincre librement sur la base d’un raisonnement supérieur. Ce n’est pas par la voie des passions, mais par la voie des arguments qu’il s’agit de convaincre le public : « considerar desapasionadamente las razones que hay para creerlo ». Le passage mentionné à la fin du troisième livre (« lo que al mismo propósito dije al final del libro tercero ») prépare cette argumentation. Ribera donne un exemple concret de ce qu’il entend par « razones » en citant tout d’abord saint Grégoire, auteur du VI e siècle, qui avait lui aussi déjà expliqué comment Dieu est à l’œuvre dans les saints. Ensuite, la référence à d’autres autorités historiques sert d’argument : Y porque nunca acabaríamos, si todo se hubiese de decir, esto sólo diré, que para los que tienen claro juicio y saben que es verdad aquello de Aristóteles, que es de hombres que saben poco pedir en todas las cosas una misma certeza, creo que lo dicho sobra, y para los que no tienen esto, no bastará nada 36 . 34 Ibid., p. 684. 35 Ibid., p. 652. 36 Ibid., p. 405. Narrer la sainteté : La vida de la madre de Teresa de Jesús PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0011 223 La phrase « aquello de Aristóteles » est indiquée en bas de la page sous « 2 Mota cap. 3 » 37 . Comme la référence n’est pas résolue, il est difficile de reconnaître l’œuvre à laquelle Ribera se réfère ici. L’on comprend cependant que le jésuite semble s’intéresser à l’idée d’une seule cause (« en todas las cosas una misma certeza ») comme elle est expliquée par exemple dans la Metaphysique 38 . De plus, la référence à la tradition philosophique antique complète la fonction d’illustration d’une vérité hors du contexte chrétien. Des références à des auteurs païens servent d’argument en ce qu’ils expriment des idées quasi préchrétiennes. Une autre référence à Homère sert de preuve pour une intervention divine dans la vie des hommes avant la naissance de Jésus : En fin, tan entendida estuvo siempre entre los hombres esta comunicación que Dios tiene con sus amigos, que Homero, a los grandes y señalados hombres, les suele muy ordinario dar algún dios que les acompañe y les hable, como a Ulises y a Telémaco da a Minerva, y la misma da a Tideo, padre de Diomedes, y al mismo Diomedes ; y los mismo hizo Virgilio, Homero latino, en su Eneida 39 . Dans cette citation l’épopée grecque devient le document qui prouve l’intervention du Dieu chrétien dans le monde - comme si l’entrée en action d’Athènes dans les combats d’Achille et d’Ulysse pouvaient expliquer comment le Dieu chrétien accorde sa grâce à Thérèse. Ponctuellement cette argumentation scientifique paraît entrer en conflit avec l’acte personnel du témoignage. Pour souligner sa crédibilité, Ribera s’abstient explicitement de parler de ses propres expériences avec Thérèse. C’est justement en se présentant comme celui qui accompagne la vie de la sainte que Ribera s’éloigne du récit autobiographique afin de paraître plus crédible : Bien tengo yo que contar de mí, fuera de lo que arriba dije, porque me ha hecho Nuestro Señor muchas mercedes, por la intercesión de esta santa; pero cállolas, porque, aunque a mí me parecen cosas milagrosas, puede ser 37 De même, dans l’édition de 1602 se trouve la note : « 2. Mota c. 3. ». Francisco de Ribera, La vida de la madre Teresa de Iesus, fundadora de las Descalças y Descalços Carmelitas, Madrid, Imprenta real, 1602, p. 263. 38 Aristote était de plus en plus lu en Espagne grâce aux traductions de Juan Ginés de Sepúlveda qui a également traduit la Métaphysique. Paulo Vélez León, « Humanismo y traducción en el Renacimiento », Disputatio, 8/ 11 (2019), p. 549-598, p. 572-574. Cf. pour l’idée du moteur immobile, Aristote, Metaphysik, livres I(A)- VI(E), trad. par Hermann Bonitz, éd. par Horst Seidl, Hambourg, Meiner, 1989, p. 163 (1010a). 39 Francisco de Ribera, La Vida de la madre Teresa de Jesús, p. 56-57. Iris Roebling-Grau PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0011 224 no parezcan así a todos, y piensen que quiero multiplicar milagros sin causa 40 . Ribera s’abstient de raconter les miracles accomplis pour lui par Thérèse afin de consolider sa crédibilité et de devancer l’objection évidente qui discréditerait son témoignage : l’objection selon laquelle il ne se fierait qu’à son jugement et à son expérience personnelle. Le témoignage se révèle ici dans toute son ambiguïté : il est revendiqué par l’auteur pour exprimer un scepticisme moderne exigeant la preuve objective acquise à travers les sens, mais ce même acte peut être aussi mis en doute à cause de sa subjectivité susceptible de troubler une vue objective. Ribera ne peut pas résoudre ce dilemme, il ne peut qu’affronter pas à pas les différentes objections possibles. Une autre objection, à laquelle le jésuite paraît faire face, concerne l’acte de l’écriture elle-même. Le travail d’auteur semble empêcher le religieux de s’engager dans le monde. Il souligne assidûment que son activité d’écrire fait partie d’une imitation de grands prédécesseurs devenus saints. Ceux-ci se seraient également consacrés à l’hagiographie malgré d’autres occupations importantes : El escribir las vidas de los santos que gozan de Dios en el cielo, fue siempre un trabajo de tanto entretenimiento y gusto para los santos que vivían en la tierra, que muy de buena gana se emplearon en él, no sólo los que estaban más desocupados, sino aún aquellos también que teniendo gravísimas ocupaciones […] 41 . S’en suit une longue liste de noms d’auteurs canonisés qui ont écrit des œuvres hagiographiques. Ribera semble vouloir s’inscrire dans cette ligne et justifie ainsi son travail. Cependant, cette auto-perception est révélatrice. La sainteté qu’il se confère indirectement semble être le complément de la sainteté de Thérèse qu’il étudie de manière scientifique. Le jésuite se montre proche de l’activité divine qu’il observe. Par conséquent, sa biographie de Thérèse est de manière sous-jacente un éloge de lui-même puisqu’en parvenant à présenter son objet d’étude comme saint, il s’attribue ce même privilège. L’effort de promouvoir les activités autour d’un procès de béatification rejaillissent sur sa propre personne. Sa biographie ne fait pas seulement preuve d’une science de la sainteté, c’est aussi une science sainte qui s’implante au début du XVII e siècle chez les jésuites. On pourrait peut-être aller jusqu’à dire, dans la mesure où le témoinbiographe se présente à travers son œuvre biographique comme futur saint 40 Ibid., p. 682. 41 Ribera, La Vida de la madre Teresa de Jesús, p. 45. Narrer la sainteté : La vida de la madre de Teresa de Jesús PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0011 225 lui-même, que son hagiographie prend les allures d’une auto-hagiographie. Le terme paraît troublant à différents niveaux, puisqu’il a été employé, non pas pour classifier les hagiographies, mais pour décrire les autobiographies de femmes comme Thérèse qui, après leur mort, ont acquis une vénération générale. 3 Écrire Dieu Le terme d’autohagiographie a été esquissé de manière influente par Kate Greenspan : « women’s autohagiography shares with traditional hagiography the desire to represent the subject’s life as more exemplary than real 42 ». Cela peut s’appliquer au Libro de la vida dans lequel Thérèse décrit le succès peu probable de sa première fondation ainsi que la manière dont Dieu l’a guidée durant toute sa vie en lui accordant différentes grâces. Son autobiographie serait donc marquée par une sorte d’éloge d’elle-même basée sur la narration de l’amour divin dont elle jouit. Les contemporains de Thérèse détectèrent, eux aussi, cet écueil. Sans utiliser le terme d’autohagiographie, Carole Slade décrit comment l’Inquisition à Cordoba accusait Thérèse d’hérésie parce qu’elle se serait attribué le don de prophétie : « Yet in mentioning prophecy, which from those not already designated as saintly the Inquisition defined as a form of blasphemy, it accused Teresa of heresy 43 ». Les efforts d’autostylisation comme sainte privilégiée dans l’amour divin ont une dynamique paradoxale : d’une part cette mise en scène semble valoriser le sujet jusqu’à le surélever ; d’autre part, le sujet paraît se vider lui-même de son essence en tant qu’individu puisqu’il se présente entièrement relié à Dieu. La fortune, les succès et toutes les défaites sont interprétés comme découlant d’une détermination divine. Quant à la paternité littéraire de Thérèse, Elisabeth Howe analyse très bien ce paradoxe : Santa Teresa’s suggestion that God authors her life as much as she does undercuts for some its autobiographical claim as it did for those who ascribed the work to divine inspiration. If God is the author, then Teresa effectively removes herself (…) from what purports to be her autobiography 44 . 42 Kate Greenspan, « The Autohagiographical Tradition in Medieval Women’s Devotional Writing », a/ b : Auto/ Biography, 6, 2 (1991), p. 157-168. 43 Slade, St. Teresa of Avila, p. 21. 44 Howe, Autobiographical Writing, p. 110. Iris Roebling-Grau PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0011 226 Les deux versions de l’autohagiographie ne peuvent guère être réconciliées. Il semble aussi convaincant de souligner l’aspect de l’hubris que celui de l’humilité, de l’autoanéantissement. En prenant en compte ce paradoxe de l’autohagiographie, il semble opportun de revenir encore une fois aux deux textes qui nous intéressent ici. Ribera définit clairement le but de son effort en tant qu’hagiographe. Il veut faire ce que d’autres hagiographes ont déjà fait avant lui : entendían y juzgaban que contar las maravillas de las vidas de los santos, no era sino dar a entender a los hombres cuán grande, y cuán poderosa sea la fuerza de la gracia de Jesucristo 45 . Le jésuite écrit donc à propos d’un seul objet qui est Dieu et la grâce divine. Il le fait en décrivant la vie de Thérèse dans laquelle Dieu s’est manifesté de manière visible. Esquisser la vie d’une sainte revient donc à copier une espèce d’écriture divine. C’est pourquoi je voudrais proposer le terme de théographie pour décrire cette hagiographie. Hans-Werner Goetz emploie ce même terme pour éclairer un aspect de l’historiographie au Moyen Âge : Das 12. Jahrhundert kannte demnach durchaus eine, wenngleich sehr zeitgemäße ‚Geschichtstheorie‘. Historia war im Eigenverständnis des hohen Mittelalters also keine Wissenschaftsdisziplin, sondern ein Wissenschaftsprinzip, keine Wissenschaft, sondern eine Methode oder besser noch eine Betrachtungsweise der Theologie: Als Exegese der Fakten - und Theologie war im Mittelalter ganz wesentlich Exegese - war sie historische Theologie. Geschichtsschreibung wurde dadurch, zumindest in der Theorie, gewissermaßen zur ‚Theographie‘, zur (historiographischen) Schrift über Gott und sein Wirken 46 . Même si le terme de théographie ne fait pas partie des concepts en vigueur dans la critique littéraire, il semble peut-être adéquat de l’emprunter et de l’appliquer à d’autres disciplines. Écrire la vie d’une sainte semble être une forme de cette historiographie qui ne cherche pas à documenter des faits séculiers, mais qui les interprète du point de vue d’une origine divine. En même temps théographie semble être également un terme approprié pour décrire le Livre de la vie de Thérèse. Quand elle écrit sur elle-même, elle cherche, elle aussi, à comprendre comment Dieu agit dans le monde, ce qui dans ce cas précis, la ramène à sa vie personnelle. La scène de rencontre entre l’individu humain et le divin est l’âme de la religieuse. Une métaphore 45 Ribera, La Vida de la madre Teresa de Jesús, p. 46. 46 Hans-Werner Goetz, Geschichtsschreibung und Geschichtsbewusstsein im hohen Mittelalter, Berlin, Akademie Verlag, 2009, S. 106. Narrer la sainteté : La vida de la madre de Teresa de Jesús PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0011 227 centrale dans les écrits de Thérèse fait explicitement allusion à l’idée de l’écriture. La mystique raconte comment elle imagine son âme comme étant imprimée par Jésus à travers des visions et des voix 47 . Dans le récit qu’elle fait de sa vie, Thérèse transcrit donc, pour ainsi dire, ce que Dieu avait déjà écrit dans son âme. Elle raconte comment Jésus l’a guidée, l’a enseignée et l’a sauvée. Son autobiographie parle du divin qu’elle éprouve et qu’elle vénère. À plusieurs reprises, son texte se meut en une louange de Dieu adressée aux lecteurs. Sea bendito por todo y sírvase de mí, por quien Su Majestad es, que bien sabe mi Señor que no pretendo otra cosa en esto [dans son écrit, IRG], sino que sea alabado y engrandecido un poquito de ver que en un muladar tan sucio y de mal olor hiciese huerto de tan suaves flores. (Vida 10,9) Narrer la vie de ce « muladar tan sucio » revient à décrire l’action divine. On peut donc constater que Thérèse parle d’elle-même en présentant sa théographie et Ribera poursuit quant à lui la même cause en parlant à titre de témoin de la vie de Thérèse. Le fait que les deux auteurs s’attribuent indirectement une sainteté discutable d’un point de vue moral séculaire n’est pas, quoiqu’il en soit, au centre de l’intérêt de cette écriture. 4 Conclusion Ribera recueille différents miracles dans sa biographie de Thérèse d’Avila : des miracles liés au corps après la mort de la future sainte, mais aussi des miracles liés à son comportement et à sa vie active et contemplative. Son texte cherche visiblement à consolider la réputation de la future sainte. Par rapport à ses événements, Ribera endosse le rôle de témoin oculaire et auriculaire, tout en adoptant une attitude quasi sceptique en tant que scientifique et philologue. Comme dans le tableau du Caravage, son écrit fait preuve d’un esprit de doute qui, au lieu de remettre en question le pouvoir divin, finit par l’affermir grâce à des méthodes expérimentales. Mais l’expérience a besoin de l’expérimentateur. Ribera ne s’abstient pas de parler de lui-même. Son hagiographie est présentée à la première personne. Cela fait courir le danger d’un certain subjectivisme qui pourrait contredire l’objectivité visée. Sans pouvoir résoudre la double contrainte du témoin, le texte de Ribera expose plutôt cette ambiguïté. En exposant des éléments autobiographiques, le jésuite se présente luimême comme hagiographe dans la tradition d’autres auteurs saints. Son 47 Teresa de Jesús, Libro de la vida, éd. Dámaso Chicharro, Madrid, Cátedra, 2011, par exemple en 22,14 et 27,5. Je cite la numération par paragraphes. Iris Roebling-Grau PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0011 228 hagiographie se convertit-elle en autohagiographie ? Pour éviter ce terme qui prête à une structure paradoxale entre humilité et hubris, je propose d’emprunter celui de théographie. L’autobiographie de Thérèse peut être interprétée comme théographie autobiographique et l’hagiographie de Ribera comme une théographie biographique qui traite de la vie de Thérèse. Ce terme de théographie permettrait de décrire de manière plus appropriée l’intention de ces textes religieux qui, au début de l’ère moderne, commencent à narrer la sainteté à travers une subjectivité naissante sans être pour autant nécessairement narcissiques ou mondains. Dans le tableau du Caravage, Thomas Troy avait détecté dans le geste où Thomas introduit son doigt dans la plaie une mise en scène de l’abîme entre la sphère humaine et la sphère divine : « the gulf that separates humanity and divinity 48 ». La proximité physique n’arrive pas à s’approprier de manière illégitime et maladroite ce qui transgresse l’humain. Au contraire, l’expérience physique est mise dans ce cas-là au service d’une admiration qui affirme la distance par rapport à ce qui n’est pas humain. Le baiser du pied de la sainte dont parle Ribera produit également cet effet. Dès que les sens perçoivent l’odeur suave, le corps est déjà retranché dans le domaine divin dont la théographie n’est plus qu’une trace. 5 Bibliographie 5.1 Sources Aristote. Metaphysik, livres I(A)-VI(E), trad. par Hermann Bonitz, éd. par Horst Seidl, Hambourg, Meiner, 1989. Bacon, Francis. The New Organon and Related Writings, New York, The Liberal Arts Press, 1960. La Bible, traduit par Louis Isaac Lemaître de Sacy, éd. Philippe Sellier, Paris, Robert Laffont, 1990. Ribera, Francisco de. La vida de la madre Teresa de Iesus, fundadora de las Descalças y Descalços Carmelitas, Madrid, Imprenta real, 1602. Ribera, Francisco de. La Vida de la madre Teresa de Jesús. Fundadora de las Descalzas y Descalzos Carmelitas, éd. Carmelitas Descalzas et José A. Martínez Puche, Madrid, Edibesa, 2004. Teresa de Jesús. Libro de la vida, éd. Dámaso Chicharro, Madrid, Cátedra, 2011. Yepes, Diego de. Vida, Virtudes y Milagros de la B. Virgen Teresa de Iesus, madre fundadora de la nueua Reformacion de la Orden de los Descalços y Descalças de N. Señora del Carmen, Madrid, Luis Sanchez, 1616. 48 Thomas, Caravaggio, p. 82. Narrer la sainteté : La vida de la madre de Teresa de Jesús PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0011 229 5.2 Études Benay, Erin. « Touching is Believing. Caravaggio’s Doubting Thomas in Counter- Reformatory Rome », dans Caravaggio. Reflections and Refractions, éd. par Lorenzo Pericolo / David M. Stone, Farnham et al.,Ashgate, 2014, p. 59-83. Bode, Frauke. « Teresa de Ávila: El Libro de la vida (1562) [The Life of the Holy Mother Teresa de Jesús] », dans Martina Wagner-Egelhaaf (dir.), Handbook of Autobiography/ Autofiction, Berlin, De Gruyter, 2019, vol. 3, p. 1425-1438. Bologna, Ferdinando. L’incredulità del Caravaggio e l’esperiena delle ‘cose naturale’, Turin, Bollati Boringhieri, 1992. Cortés, Francisco Alonso. « Pleito de los Cepeda », Boletín de la Real Academia Española, 25 (1946), p. 85-110. 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