eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 49/96

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.24053/PFSCL-2022-0014
2022
4996

La Vie de Soeur Catherine de Jésus : une rhétorique paradoxale de la preuve hagiographique invisible ou manquante

2022
Antoinette Gimaret
PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0014 La Vie de Sœur Catherine de Jésus : une rhétorique paradoxale de la preuve hagiographique invisible ou manquante A NTOINETTE G IMARET (U NIVERSITÉ DE L IMOGES ) La Vie de la carmélite Catherine de Jésus, publiée en France au début du XVII e siècle, semble un cas exemplaire pour réfléchir aux motifs de la preuve et de l’introspection dans l’hagiographie post-tridentine. Cette biographie, qui fait une large place à l’insertion de « dits » et d’écrits à la première personne, illustre en effet la part grandissante laissée, comme dans beaucoup de biographies spirituelles de cette période, à la véridiction : elle cherche à faire preuve par la suggestion d’une intimité mystique qui se ressent et se dit mais ne se voit plus. Il s’agira ici d’examiner cette rhétorique paradoxale de la preuve hagiographique manquante, motivée par la volonté de mettre en avant un cheminement intérieur mais aussi de préserver l’extraordinaire du secret spirituel. Après une brève présentation du corpus et de sa dimension proprement hagiographique, nous montrerons en quoi le désir de raconter la sainteté comme intimité mystique l’emporte, mettant en branle un système de preuve par l’expérience supposé célébrer une sainteté plus authentique mais aussi moins vérifiable. À ce titre il s’agira de s’interroger sur le rôle des nombreux fragments autographes. Catherine de Jésus, de son nom de baptême Catherine Nicolas, nait à Bordeaux en avril 1589, dans une famille de marchands. Tournée très tôt vers la dévotion et les austérités, elle se rend à Paris en août 1608, séjourne chez madame Acarie puis entre sans dot au Carmel du Faubourg saint Jacques, où elle fait profession en août 1609. La mère Madeleine de saint Joseph y est alors prieure 1 . Elle accompagne cette dernière en septembre 1 Née Madeleine du Bois de Fontaines-Marans (1578-1637), elle prend l’habit de carmélite en 1604 au couvent parisien du Faubourg saint Jacques. Maitresse des novices dès 1605, elle devient en 1608 la première prieure française de l’ordre. Outre la vie de Catherine de Jésus, elle écrit un Avis pour la conduite des novices, Antoinette Gimaret PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0014 270 1617 fonder le second couvent parisien de la rue Chapon, où elle meurt en février 1623 2 . Sa Vie, rédigée par sa supérieure, parait très rapidement après sa mort, sans nom d’auteur, d’abord à Toulouse, chez Boude en 1625 3 puis à Paris, chez Fiacre Dehors, en 1626, sous le titre La Vie de Sœur Catherine de Jésus, religieuse de l’ordre de Notre Dame du Mont Carmel, estably en France selon la Réformation de saincte Thérèse de Jésus. Un Recueil des pieux escrits et lettres de sœur Catherine de Jésus est par ailleurs imprimé à Toulouse dès 1625, en même temps que la Vie 4 . Les éditions suivantes, celles de 1628 puis de 1641, toujours chez Fiacre Dehors, réunissent la Vie et les écrits dans le même volume et ajoutent une lettre de Bérulle à la reine mère du roi, datée d’août 1628. L’édition la plus complète est la dernière, de 1656 5 : le nom de Madeleine de saint Joseph (morte depuis 1637) y est donné. Sont également ajoutées aux écrits déjà connus de Catherine de Jésus 22 lettres inédites écrites à Bérulle. 1 Une motivation hagiographique Il est aisé de repérer dans l’ouvrage des éléments attestant d’une logique hagiographique. On est bien dans une Vie visant la reconnaissance institutionnelle 6 et bénéficiant à ce titre d’appuis prestigieux, à la fois ecclésiaux et royaux, la biographie ayant été écrite, comme l’indique la page de titre, « par le commandement de la Reyne, mère du Roy ». Le paratexte, de plus en plus volumineux au fur et à mesure des éditions (lettre-dédicace de Paris, A. Vitré, 1677. Sa propre vie parait en 1645 (Jean-François Senault, La Vie de la mère Magdeleine de S. Joseph, religieuse Carmélite déchaussée de la première règle selon la réforme de Ste Thérèse, Paris, Veuve Camusat). 2 Voir Henri Brémond, Histoire littéraire du sentiment religieux en France [1916-1933], éd. François Trémolières, Grenoble, Millon, 2006, vol. 1, « Madeleine de saint Joseph et les deux Carmels », p. 652-659. 3 Le titre situe de façon erronée la mort de la religieuse en février 1620. 4 Recueil des pieux escrits et lettres de sœur Catherine de Jésus. Religieuse de l’ordre de nostre Dame du Mont-Carmel […], Toulouse, J. Boude, 1625. 5 La Vie de Sœur Catherine de Jésus, religieuse du premier monastère de l’Ordre de Nostre-Dame du Mont Carmel, […] quatriesme édition. Reveuë, corrigée sur l’original et augmentée de plusieurs Lettres et autres pieux Escrits, Paris, P. le Petit, 1656. 6 Sur le lien entre biographie spirituelle et institution, nous nous permettons un renvoi à notre étude « Le genre de la biographie mystique au XVII e siècle. Les particularités d’une hagiographie officieuse », dans Véronique Ferrer, Marie-Christine Gomez-Géraud et Jean-René Valette (dir.), Le discours mystique entre Moyen Age et première modernité, tome 3 « L’institution à l’épreuve », Paris, Champion, 2021, p. 537-562. La Vie de Sœur Catherine de Jésus PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0014 271 Bérulle à la Reine, préface, approbations, privilège) témoigne d’une entreprise concertée : faire, avec l’appui de Marie de Médicis 7 , la promotion d’une figure permettant plus largement la valorisation d’un ordre récemment introduit en France 8 . L’ouvrage mobilise par ailleurs un réseau dévot connu : la biographe Madeleine de saint Joseph, cousine de Madame Acarie, joue alors un rôle important comme première prieure française dans la diffusion et le succès du Carmel, de même que Bérulle, intervenant dans le paratexte. Catherine de Jésus semble célébrée comme une figure exemplaire du « Carmel français » tel que Bérulle le défend, la biographie étant publiée quelques dix ans après la querelle de gouvernement, que le texte évoque à demi-mot 9 . Cette visée canonique justifie la reprise de lieux communs hagiographiques : la Vie propose un tableau topique des vertus, fait la promotion d’une sainteté propre à la vie conventuelle cloîtrée (contemplation, oraison, Imitation du Christ, obéissance à la Règle). Témoignages de bonne vie, épreuves spirituelles et épisodes miraculeux y sont exposés pour susciter l’admiration, tout en soulignant l’orthodoxie de la carmélite, sa proximité avec les modèles vertueux prônés par le programme tridentin. La Vie adopte 7 Dans sa lettre de 1628 « à la Reyne mère du roy », Bérulle déclare : « Votre Majesté a voulu me commander et par diverses fois d’en faire dresser la Vie et la faire imprimer », La Vie de Sœur Catherine, f. 11 r°. La pagination sera celle de l’édition de 1628, sinon on précisera comme suit : La Vie de Sœur Catherine, 1656. 8 Les biographies publiées dans les années 1620 promeuvent des modèles conformes au profil des causes françaises défendues alors à Rome, voir Éric Suire, « La sainteté à l’époque moderne. Panorama des causes françaises, XVI e -XVIII e siècles », Mélanges de l’École française de Rome, 110, 2 (1998), p. 921-942. Le Carmel réformé avait été introduit en France en 1604 grâce aux efforts du cercle Acarie. 9 Sur cette querelle, voir Stéphane-Marie Morgain, Pierre de Bérulle et les Carmélites de France, Paris, Cerf, 1995. Suscitée par le régime de gouvernement établi pour le Carmel réformé sur le sol français, la polémique vise Bérulle, accusé de vouloir construire un Carmel « national », infidèle à l’esprit thérésien. L’arrivée des carmes en France en 1611 réveille la querelle, certains couvents décidant de s’affranchir de la juridiction bérullienne pour se mettre sous l’autorité des carmes. La Vie insiste en revanche sur l’obéissance due aux supérieurs français, ainsi p. 98-99 : « Et pour le regard de nos Reverends Peres Superieurs, qu’il a pleu à sa Saincteté nous donner pour le gouvernement de nostre Ordre en France, il ne se peut dire l’honneur qu’elle leur portoit. […]. Durant ces grandes traverses de l’Ordre, […] Elle disoit souvent, ô mon Dieu, seroit il bien possible que les esprits malins […] eussent puissance de nous les oster, et l’union que tous les Monastères doivent avoir à eux ». Antoinette Gimaret PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0014 272 par ailleurs un schéma providentiel repérable 10 , qui en soutient le déroulement chronologique : à 6 ou 7 ans, sa vocation religieuse est déclenchée par la lecture de la vie de Catherine de Sienne 11 . À 8 ans, elle s’adonne à l’oraison et prend le Christ pour époux. À 9 ans, elle fait vœu de virginité. Sa vocation est (toujours topiquement) contrariée par ses parents. Entrée enfin chez les carmélites, elle vainc les tentations diaboliques qui troublent son noviciat et fait profession. Tout le récit repose explicitement sur une logique de prédestination, « Dieu preparant cette ame peu à peu à la grandeur de ses voyes […]. Il l’acheminoit à ses desseins, qui estoient de la faire entrer dans sa vie sainte & souffrante 12 ». Ses progrès dans la sainteté suivent en effet un schéma imitatif révélé par les souffrances du corps, qu’il s’agisse des mortifications volontaires ou de l’expérience de la maladie. Elle exprime dès l’enfance un « désir du martyre », trouve ses délices dans l’imitation de la croix, pratique la discipline, endure volontairement le froid et les veilles, modelant son corps dans le souvenir des douleurs de la Passion. Les maladies permettent de la même façon son adhésion totale aux souffrances de la Croix, le corps fonctionnant comme creuset de ressemblance. L’insistance portée sur les détails cliniques, par exemple ceux de l’hydropisie 13 , équivaut à un processus de reconnaissance de la figure, en lien avec des modèles de sainteté souffrante reconnus. Enfin sa mort est sainte, son corps ne dégage aucune mauvaise odeur « contre ce qui est ordinaire » ; au contraire « cette religieuse sentoit fort bon 14 ». L’accumulation de topoï hagiographiques sert à démontrer l’évidence d’une sainteté, les anecdotes édifiantes recueillies étant rendues d’autant plus probantes par l’insertion de paroles rapportées, ainsi à propos de ses austérités précoces : Quand on luy parloit de ses penitences, luy disant qu’elle se feroit mourir, elle respondoit comme toute estonée ; Quoy y a t il de la peine à faire quelque chose pour Dieu ? ce qu’on souffre pour luy n’est pas souffrance, mais delices : car elle ne les trouvoit qu’en la croix 15 . 10 Voir Jacques Le Brun, « Conversion et continuité intérieure dans les biographies spirituelles françaises du XVII e siècle », dans id., Sœur et amante. Les biographies spirituelles féminines du XVII e siècle, Genève, Droz, 2013, p. 43-59. 11 « […] ne prenant plus d’autre estude que celle de saincte Catherine de Sienne », La Vie de Sœur Catherine, p. 4. 12 Ibid., p. 23-25. 13 « Elle avoit les jambes fort enflées et n’avoit plus forme de corps à cause que l’enfleure lui montoit jusques à l’estomach, et luy couvroit toutes les hanches », ibid., p. 41. 14 Ibid., p. 125-126. 15 Ibid., p. 9-10. La Vie de Sœur Catherine de Jésus PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0014 273 Ce dolorisme mais aussi l’héroïcité de ses vertus participent des preuves sanctifiantes, auxquelles s’ajoute l’abondance des grâces extraordinaires reçues : don d’oraison, don de prophétie 16 , don d’intercession 17 , don de discernement des esprits. Ses visions et révélations privées permettent de donner légitimité et charisme à de nouvelles pratiques dévotionnelles que le Carmel promeut alors, centrées sur les mystères du Christ, notamment du Christ Enfant : Elle a veu de très grandes choses sur les mystères de notre foy […] principalement ceux ausquels Dieu l’avoit particulièrement attirée à reverer comme ses souffrances & sa saincte enfance sur laquelle elle a receu plusieurs fois de grandes & extraordinaires lumieres 18 . Dans cette dévotion à l’Enfance du Christ, développée encore plus explicitement dans le Recueil des pieux escrits 19 , l’influence de Bérulle, son supérieur mais aussi son directeur spirituel, semble essentielle, de même qu’il influencera plus tard la carmélite Marguerite du saint Sacrement, propagandiste de la dévotion à l’Enfant Jésus dans les années 1640. Catherine de Jésus reprend en effet les principes de la spiritualité bérullienne d’adhérence aux états du Christ, le texte précisant : « Les sentiments ont esté en elle par un long temps, & en diverse maniere, & non seulement de cette divine enfance, mais des autres estats de sa vie 20 ». Rappelons que, dans son Discours de l’état et des grandeurs de Jésus (1623), Bérulle développe l’idée selon laquelle la perfection consiste à adhérer au Christ par l’imitation de ses différents états. La Vie permettrait de diffuser, à travers la célébration de Catherine de Jésus comme figure exemplaire, des pratiques spirituelles et dévotionnelles encouragées par les supérieurs français de l’ordre et d’en démontrer l’orthodoxie 21 . Enfin le texte souligne la réalité d’une fama 16 Ainsi ibid., p. 74 : « Elle veit beaucoup de choses qui concernoient l’estat de nostre Ordre ». 17 Dieu la « charge des besoins de la France » troublée par les guerres de religion, ibid., p. 91. 18 Ibid., p. 31. 19 Voir les « pratiques intérieures » consistant à se dédier à l’Enfance du Christ, Recueil des pieux escrits, p. 21-23. 20 Ibid., p. 88. 21 Les lettres à Bérulle publiées en 1656 jouent le même rôle, ainsi La Vie de Sœur Catherine, 1656, lettre 1 p. 306 : « Je vous dirai […] une petite dévotion qui m’est venue en pensée de faire durant cet Advent. C’est d’estre en retraite d’icy à Noël pour honorer l’estat secret du Fils de Dieu enclos et caché dans sa très sainte Mère et en l’honneur des neuf mois qu’il y a demeuré, de faire tous les jours neuf heures d’oraison ». En marge, ce commentaire : « Excellentes pratiques de piété pour le temps de l’Advent ». Antoinette Gimaret PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0014 274 sanctitatis, rendue d’autant plus crédible par la convocation de témoins prestigieux 22 . Les dernières pages de la biographie insistent sur l’efficacité de son intercession pour opérer des guérisons ou sauver des âmes et annoncent le témoignage à venir de l’évêque de Belley « poussé » par l’inspiration divine à proclamer sa sainteté 23 . Les pieux escrits de 1625 évoquent aussi la circulation de reliques 24 . C’est donc un surcroit de prestige qui est espéré pour le Carmel par cette publication, pensée comme un moyen efficace d’attirer de nouvelles recrues pour les deux couvents parisiens. En effet, à travers la sainteté de Catherine de Jésus, c’est celle de l’ordre tout entier qui est suggérée, comme en atteste cette prophétie, révélée dans une extase : Comme d’une profondité d’esprit, elle dit ces paroles : Le comencement de cet Ordre a esté très bon, le milieu encores meilleur & la fin sera plus saincte […]. Comme la Mere luy demanda, Pourquoy dites vous cela ? Elle luy respondit, Dieu m’oblige à vous le dire, mais je n’en sçais pas davantage 25 . L’ouvrage semble avoir été un succès, comme en témoigne la fréquence des éditions, bénéficiant sans doute au milieu du siècle de la réputation de sainteté de la biographe, elle-même célébrée dans une Vie édifiante 26 , et d’un parallèle avec Marie de l’Incarnation, à laquelle elle finit par se substituer comme protectrice de l’ordre 27 . La biographie, ainsi cautionnée par l’institution, a une visée claire d’édification envers le collectif, comme l’explicitent les dernières lignes du récit 28 . Elle confirme la promotion par l’Église tridentine de figures récentes de sainteté, dont l’exemplarité est 22 Ainsi Marie de l’Incarnation, elle-même candidate à la sainteté, dont le procès de l’ordinaire s’est déroulé de 1621 à 1627 : « La bienheureuse sœur Marie de l’Incarnation m’a dit beaucoup de fois en ce mesme temps, que l’Ordre estoit bien heureux d’avoir cette bonne ame », La Vie de Sœur Catherine, p. 21. 23 Ibid., p. 132. 24 Ceux qui ont eu « recours à elle […] ont escrit au monastère où elle est morte pour avoir quelque chose et le porter par dévotion : en sorte que tous ses Chapellets, Images, Medailles, et habits ont esté tous distribués », Recueil des pieux escrits, p. 104-106. 25 Ibid., p. 95-96. 26 Voir n. 1. L’édition de 1656 la désigne comme « Bienheureuse ». 27 La fin de l’« Avis sur la première Edition de la Vie de Sœur Catherine de Jésus » de l’édition de 1656, déclare : « Dieu luy avoit donné un droit de Mère sur toutes les Carmélites de France ». 28 « Plaise à Dieu nous rendre dignes d’imiter les vertus d’une si sainte Religieuse », La Vie de Sœur Catherine, p. 132-133. La Vie de Sœur Catherine de Jésus PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0014 275 jugée supérieure, et répond au désir d’anticiper sur une reconnaissance canonique. 2 Dévoiler l’intimité mystique Mais la Vie de Catherine de Jésus se caractérise en même temps par l’absence de faits saillants, passant insensiblement de l’enfance à la vocation, puis à la vie cloîtrée enfin à la mort exemplaire, sans chapitres distincts, avec peu de repères chronologiques ou d’actions manifestes. Elle met en avant une donnée expérimentale irréductible en partie à l’institution, raconte ce que l’hagiographie ne raconte pas ou ne veut pas entendre, ce que Jacques Le Brun appelle « le fonds obscur 29 », c’est-à-dire la part de l’expérimental mystique non canonique, la biographe tentant surtout de rendre compte « d’effets », d’opérations ou d’états ne traduisant rien d’autre que la familiarité à Dieu : Ce que je dis de cette saincte ame lui arrivoit depuis l’effect dont nous devons parler, où Jésus Christ tiroit l’ame de cette bonne sœur dans la sienne […]. L’on a trouvé un billet d’elle escrit de sa main où il y avoit : Je porte un effet de Dieu si penetratif et si grand qu’il consomme mon ame et mon esprit. Dieu voulant destruire en elle ce qui estoit d’elle-mesme pour faire des effects cachez et divins 30 . La mystique se voulant une science expérimentale, la biographie, à l’écart de l’hagiographie officielle, propose en effet le récit d’une expérience et constitue ainsi, souligne toujours Le Brun, « la vérité d’un intérieur […] inaccessible même au confesseur en tant que représentant d’une Église 31 ». Ce glissement du canonique vers l’expérimental, qui pourrait aussi s’expliquer par une imprégnation bérullienne évidente, a pour conséquence la description d’« états » mystiques plutôt que de faits : Catherine de Jésus agit peu ; elle sent, elle pâtit, elle est occupée à Dieu, elle en souffre les opérations, la biographie retraçant un itinéraire invisible (ou presque) aux yeux du monde, par lequel le sujet s’éprouve et se transforme par la rencontre avec le divin en soi, expérience qui fait la vraie sainteté. Cette fami- 29 Le Brun, Sœur et amante, p. 71-72. 30 La Vie de Sœur Catherine, p. 34 et p. 48-49. Ce mouvement paradoxal conjuguant sortie hors de soi et opération de Dieu en soi est assez topique dans la mystique, qui comprend l’union à Dieu dans une dynamique d’inclusion toujours réversible (le mystique se fond en Dieu en même temps qu’il se l’incorpore). D’où l’idée d’une intimité qui suppose à la fois intériorisation et extériorisation, Dieu étant, en chacun, le plus intime. 31 Le Brun, Sœur et amante, p. 74. Antoinette Gimaret PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0014 276 liarité spirituelle est savourée dans un espace clos (celui du couvent, de la cellule, de la clôture du corps), d’où l’insistance portée dans le texte sur les lieux retirés, propices au recueillement. Catherine de Jésus, dès l’enfance, « ne sortoit plus de son logis que pour aller à l’Eglise et estant de retour elle s’enfermoit dans une chambre 32 ». Cette dynamique de retraite encourage l’intériorisation de certains lieux communs hagiographiques, ainsi de la spiritualité d’imitation dont les marques visibles se métamorphosent en souffrances intérieures : En la sepmaine saincte elle faisoit de grandes devotions & pour l’ordinaire, en ces jours là, elle souffroit beaucoup : Et Jésus Christ luy imprimoit quelque chose de ses angoisses, de ses douleurs luy en faisant cognoistre par cette expérience plusieurs choses secrettes, cachées et très particulières […]. Je diray donc qu’en ce temps, Jésus Christ […] prit possession d’elle, la marquant de sa marque […]. Et cela que je dis, qu’elle fut marquée de sa marque, ce sont les propres termes qu’elle me dit et je ne puis pas exprimer ce que c’estoit cela, sinon que c’estoit un effect de Dieu en l’ame qui luy estoit montré en qualité de marque ou de cachet, imprimé au plus intime d’elle-mesme 33 . À la plaie sanglante se substitue une trace douloureuse insoupçonnable, qui assure une connaissance expérimentale de la Passion, assure la jouissance d’une intimité mystique comprise comme union immédiate de l’âme avec Dieu. La souffrance ne disparaît pas mais se déplace sur une géographie interne, indépendante de toute visibilité, celle des « croix intérieures » et des « souffrances spirituelles 34 ». Dans ce cadre, le corps malade, dont les signes continuent d’être exhibés, fonctionne comme un corpscouverture servant à dissimuler une expérience extatique qui doit demeurer cachée, ainsi lorsque Catherine de Jésus souffre des secrètes opérations de la grâce : « En cest estat elle ne pouvoit parler que fort peu, ce qui néanmoins ne paraissoit pas, le cachant sous ses maladies, hormis à ceux à qui elle rendoit compte d’elle-même 35 ». Sous l’évidence du symptôme, il y a une expérience spirituelle qui se dérobe. Ces éléments créent dans le texte un effet de profondeur, mettent en lumière le rôle essentiel joué par la biographe qui, en tant que « secrétaire », constitue un intermédiaire entre intérieur et extérieur permettant la communication spirituelle. D’où le recours abondant au procédé citationnel, à l’insertion de discours à la première 32 La Vie de Sœur Catherine, p. 12. 33 Ibid., p. 32-33 et p. 45-46. 34 Voir Benedetta Papàsogli, Le fond du cœur. Figures de l’espace intérieur au XVII e siècle, trad. par Claire Silbermann et Marie-Pierre Benveniste, Paris, Champion, 2000. 35 La Vie de Sœur Catherine, p. 54. La Vie de Sœur Catherine de Jésus PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0014 277 personne comme moyen d’accès à cette intériorité mystique dérobée. En effet, l’expérience, intériorisée, ne peut plus s’attester que dans la parole de témoignage : « Cette ame estoit en des travaux incomprehensibles. On a trouvé ces paroles escrites de sa main, qui en declarent quelque chose ; Je suis toute pleine de tourmens 36 ». Si l’agir sanctifiant peut se décrire de l’extérieur, l’intériorité cachée, dépourvue de signes, pour être transmise et célébrée, réclamerait le discours autobiographique comme moyen d’accès. D’où l’insertion systématique, dans la Vie, de passages à la première personne et la publication (à part, en 1625, puis avec la Vie dès 1628) des « dits et écrits » de la religieuse, qui égalent en volume la biographie ellemême 37 . C’est d’ailleurs une curiosité croissante pour les « dispositions intérieures » de la sainte qui a justifié cette publication particulière, comme le souligne l’avant-propos : les premiers lecteurs de la Vie « ayant pris goust à ce petit discours et à lire les travaux et les vertus de cette bonne ame, ont désiré que l’on y adjoustat ce que l’on pourroit recouvrir d’elle 38 ». L’ « Avis » de 1656 souligne également les efforts faits par Madeleine de saint Joseph pour réunir avant sa mort d’autres traces manuscrites pour enrichir la Vie. L’insertion de paroles personnelles n’a plus pour fonction d’illustrer les vertus de la sainte par la fixation de répliques édifiantes mais de mettre en avant un « récit d’expérience » à la première personne, l’alliance du témoignage direct et du texte autographe garantissant l’authenticité de la Vie, comme le souligne la préface : Ce peu qui a esté remarqué icy, a esté escrit par une Religieuse du Monastere de la Mere de Dieu, de l’ordre des Carmelites, estably dans la ville de Paris, par la cognoissance qu’elle a euë de cette bonne sœur et de quelques papiers qu’elle a trouvez escrits de sa main 39 . La biographie repose de ce fait sur une alternance constante du « elle » et du « je », faisant entendre une autre parole et une autre autorité, celle du sujet d’expérience, ainsi quand Catherine de Jésus s’unit à la croix du Christ : Elle disoit, je me suis veuë morte, ô ! Je n’estois plus en la terre : recommençant ces paroles-là plusieurs fois. Il s’est trouvé un petit papier, escrit de sa main, que je croy devoir mettre icy, où elle parle de ces dispositions, & de quelques effets de Dieu, qui se sont passez en elle, on ne 36 Ibid., p. 55. 37 La biographie fait 133 pages dans les premières éditions, le Recueil des pieux escrits une centaine de pages. Dans l’édition de 1656, la Vie est augmentée mais ne constitue que la moitié du volume global. 38 Recueil des pieux escrits, p. 3-4. 39 La Vie de Sœur Catherine, préface, f. 1 r°-v°. Antoinette Gimaret PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0014 278 sçait pas en quel temps. Elle dit donc ainsi. Un jour je me trouvay interieurement en un grand delaissement de Dieu, & voyois mon ame toute seule, & abandonnée de luy. Je pâtis beaucoup en ce delaissement, apres quelque temps tout se passa […] me semblant que je me voyois comme morte, mon ame séparee de moy, & : comme crucifiée 40 . On peut noter ici le va et vient entre première et troisième personne, la présence conjointe de l’oralité et de la trace manuscrite. Le texte fonctionne comme autohagiographie, l’exposé des grâces reçues intérieurement prenant la forme d’un discours où le sujet tente, par le recours aux tournures comparatives ou à la modalisation, de donner un nom à son état intérieur. Ailleurs, c’est par un travail sur les synonymes, les comparatifs, la différenciation modale ou les connecteurs logiques, que la mystique, et sa confidente-exégète, s’efforcent d’expliquer l’état d’abandon que le Christ lui imprime en l’âme : Cela faisoit en elle un effet si grand, & si extreme qu’elle croyoit retourner au neant, exprimant sa peine, tantost par le nom d’aneantissement, mais plus ordinairement par celuy de privation, luy semblant que Dieu luy faisoit porter un retirement de luy qui luy estoit insupportable, non pas qu’elle veist que Dieu se retirait d’elle par la grace necessaire à salut, ny par aucune sorte de grâce, mais c’estoit une maniere de privation, dont Dieu usoit sur elle. […] On a trouvé un petit papier escrit de sa main, où il y a ces paroles : Je vois que mon ame doit estre reduite à n’avoir plus qu’un consentement au regard de Dieu. Elle vouloit dire, je vois que tout doit estre aneanty en moy, excepté un acte de consentir au vouloir de Dieu. Et elle poursuit. C’est à dire que je seray une chose toute consommee 41 . Ailleurs encore, à propos de son appartenance au mystère de l’Enfance du Christ, dont elle se dit incapable de définir les effets, la biographe se contente de citer un fragment autographe, qui se substitue à toute explication 42 . Nicholas Paige, dans son ouvrage Being Interior 43 , souligne que la promotion de l’intériorité au XVII e siècle serait liée à la valorisation du discours subjectif de l’expérience dans les textes spirituels, valorisation s’illustrant précisément par l’insertion de fragments autobiographiques. Ce glissement de l’hagiographie vers l’autohagiographie permettrait, en favo- 40 Ibid, p. 57. 41 Ibid., p. 65-68. 42 « Cet effet fut opéré par Jesus, comme enfant, lequel la prit à luy pour appartenir au mystere de son enfance […]. L’on a trouvé dans un petit papier escrit de sa main du 30 Juin 1615. J’ay receu par l’enfance de Jésus Christ quelque grace en luy, & par luy », Ibid., p. 46. 43 Nicholas Paige, Being Interior. Autobiography and the Contradictions of Modernity in Seventeenth-Century France, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2001. La Vie de Sœur Catherine de Jésus PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0014 279 risant un discours sur les états intérieurs, de faire entendre un autre contenu (une « science des saints », qui n’est pas la théologie) et de donner accès à une intériorité cachée, de faire entendre la voix et la volonté du sujet : « Nous avons trouvé d’elle un papier escrit où elle parle ainsi : je consens & donne ma volonté à Dieu, à ce que ses volontez soient accomplies en moy, en toutes les manieres qu’il luy plaira 44 ». L’autographe possède une valeur contractuelle, fonctionne comme une réitération des vœux religieux, ainsi quand elle confirme le désir de se perdre pour Dieu : Sur lequel desir nous avons trouvé ces paroles-escrites de sa main, Je desire honorer ces paroles de Jésus Christ, Qui veut sauver son ame la perdra ; & qui perdra son ame pour moy la sauvera : Je veux donc perdre ainsi mon ame ma veuë, & ma lumière pour la sauver 45 . L’enjeu n’est pas seulement celui de la preuve documentaire, dont l’hagiographie nouvelle, à partir des années 1620, use contre la légende 46 , mais celui d’un transfert d’autorité : contre l’autorité institutionnelle et la tradition scolastique, le recours croissant à la première personne soulignerait l’autorité nouvelle donnée à l’expérience personnelle, qui l’emporterait sur les actes comme marques visibles de la vertu. Ce qui fait le saint c’est bien la communication secrète avec Dieu et non pas les exercices extérieurs, l’hagiographie moderne devant prendre cela en compte pour devenir « intérieure » en recourant aux fragments personnels. Constitués eux-mêmes en recueil dès 1625, ces fragments certifient la réalité d’une autorité par laquelle Catherine de Jésus, de dirigée, devient elle-même directrice. Le lecteur passant de la Vie aux « pieux écrits » puis aux lettres spirituelles, voit cette autorité se confirmer 47 ainsi que la dimension de la carmélite comme auteure, l’encadrement biographique initial ayant rendue plus acceptable la réception de ces « dits » mystiques féminins 48 . 44 La Vie de Sœur Catherine, p. 23. 45 Ibid., p. 113. 46 Voir Sophie Houdard, Marion de Lencquesaing, Didier Philippot, « Lire et écrire des Vies de saints : regards croisés XVII e / XIX e siècles », Les Dossiers du Grihl, (2015), en ligne : http: / / dossiersgrihl.revues.org/ 6322 (consultée le 14 mars 2022). 47 Le Recueil des pieux écrits propose 27 « lettres à quelques personnes pieuses ». L’édition de 1656 ajoute, outre les lettres à Bérulle, d’autres lettres inédites adressées à des hommes d’Église, que la religieuse conseille sur leurs « dispositions spirituelles ». 48 Selon Paige, Being interior, p. 71 : « It was via its incorporation into hagiographic works that the writing of religious women found a public outside of the convents ». Antoinette Gimaret PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0014 280 3 Problématique de la preuve Mais raconter la sainteté comme expérience vécue d’une intimité à Dieu suppose un autre rapport à la preuve, opérant le passage d’une figuration visible du vrai à l’énonciation d’une vérité intérieure selon un sujet. Si l’intimité à Dieu ne peut pas se voir, seul le recours au discours direct permet d’en rendre témoignage dans l’après-coup. On passe donc, avec l’autohagiographie, de la vérification (des faits sanctifiants) à la véridiction (reposant sur la parole à la première personne d’un sujet qui authentifie l’expérience) : Catherine de Jésus dit expérimenter la présence de quelque chose, la disparition du visible proprement dit s’opérant au profit d’une présence que l’on perçoit sans pouvoir se la figurer, porteuse d’une intimité plus grande car sans médiation 49 . La biographie spirituelle défend en effet l’idée selon laquelle la plus grande réalité n’est pas du côté du visible (rapporté à la seule apparence) mais du côté de ce qui est hors de vue, de même que l’Incarnation suppose un mode particulier de présence qui s’affirme moins dans sa visibilité que dans son retrait. La sainteté la plus véritable est celle qui ne se voit pas : Dieu l’esleva en une vie intérieure si grande et si particuliere que l’on en peut dire que peu de choses, parce que les plus grandes en estoient cachées, Dieu ne voulant pas descouvrir au monde les secrets qu’il met dans ses saincts 50 . D’où la difficulté à faire preuve dès lors qu’il s’agit de raconter une expérience sans contenu visible : Catherine de Jésus est en apparence inactive, pourtant elle est toute « consommée par les effets et les efforts intérieurs de la grâce de Dieu 51 ». En outre, cette expérience qui ne se voit plus, souvent ne sait plus ni s’expliquer ni se décrire : Quelque fois ce qui se passoit en elle en un moment, elle estoit plus d’une heure à l’expliquer tant c’estoit chose intime et eslevée ; Et encore elle disoit qu’elle n’avoit rien dit en comparaison de ce que c’estoit […] & quelquesfois elle ne pouvoit dire qu’un mot 52 . En effet, le mode d’intervention de Dieu est tenu secret pour la mystique elle-même, Dieu intervenant en une région de son âme qui lui demeure cachée : 49 Frédéric Cousinié, « Images et contemplation dans le discours mystique du XVII e siècle français », XVII e Siècle, 230 (2006), p. 23-47. 50 La Vie de Sœur Catherine, p. 51. 51 Ibid., p. 102. 52 Ibid., p. 38. La Vie de Sœur Catherine de Jésus PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0014 281 Elle dit dans un papier que l’on a trouvé escrit de sa main : Je sens que toutes les puissances de mon ame sont hors de leurs operations, et sont occupées sans que je cognoisse cette operation, […] ce qui s’opere en moy se fait sans moy, et sans que je le voye ni que j’en ay cognoissance 53 . La biographie instaure ainsi un régime paradoxal de preuve qui repose sur le secret : la sainteté est d’autant plus réelle qu’elle n’est pas vérifiable (ainsi des blessures invisibles, de l’extase cachée) ; l’expérience mystique authentique est celle qui échappe à toute révélation, de même que la biographie sera d’autant plus crédible qu’elle sera lacunaire. Il y a à cet égard une concordance entre le mode d’écriture de la Vie et ce que les pieux escrits donnent comme conseils spirituels : il faut savoir s’abandonner à ce qui ne se voit pas, plus qu’aux aides visibles et sensibles de Dieu : Le bien de la Croix ne consiste pas en ce que nous le voyons ou le sentions, il ne laisse pas d’estre lors qu’il nous est incogneu, et je puis dire avec vérité que la grâce de la Croix est d’autant plus grande en l’ame que moins son excellence est cognuë et ressentie d’elle 54 . Attestant « d’une autre vérité que celle de l’évidence 55 », la biographie promeut un dispositif de croyance qui, comme tel, échappe à toute idée de vérification, de même qu’il ne s’agit pas de vérifier la présence réelle du Christ dans l’Eucharistie mais d’y croire, le discours devenant la seule attestation possible d’une expérience invisible qui échappe à la connaissance même du sujet. Mino Bergamo, dans L’anatomie de l’âme 56 , rappelle l’existence d’une topologie mystique délimitant dans l’âme le lieu où situer les grâces les plus élevées. Or ce lieu de l’union avec le divin est le plus souvent désigné comme le lieu le plus inaccessible. Ainsi Catherine de Jésus est-elle conservée dans l’ignorance de ce qui se passe en elle. Dans l’extase, « il ne lui restait rien d’elle dont elle put user, selon le cours et l’usage ordinaire que nous avons de nous-mêmes 57 ». La carmélite ajoute : « Il me semble porter quelque secrette occupation, mais qui m’est tout à fait incogneuë 58 ». Loin de transmettre un contenu, la Vie, même si elle donne aux « opérations de Dieu » des précisions de date, de durée ou de 53 Ibid., p. 113. 54 Recueil des pieux escrits, lettre 15, p. 73-74. Voir aussi lettre 25, p. 98 : « Au temps où vous le voyés et le sentés le moins c’est lors que sans cesse il vous regarde et establit en votre ame son amour ». 55 Le Brun, Sœur et amante, p. 129. 56 Mino Bergamo, L’anatomie de l’âme de François de Sales à Fénelon, Grenoble, Millon, 1994. 57 La Vie de Sœur Catherine, p. 72. 58 Recueil des pieux escrits, lettre 18, p. 79-80. Antoinette Gimaret PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0014 282 fréquence 59 , se borne donc souvent à signaler des états du sujet, sans les expliquer pour autant. Le Brun le souligne : « Ce qui se dit dans les biographies c’est moins un contenu […] que l’acte de dire […], ce que ces femmes appellent une “expérience” ». Si la Vie promet la révélation d’un secret, ce qui l’emporte in fine c’est l’aveu d’un impossible dévoilement, qui est précisément le signe (la preuve) de la familiarité de la religieuse avec Dieu, « signe non de l’échec d’une rencontre mais de sa réussite par l’insuffisance même des moyens d’en rendre compte 60 ». De ce fait, le discours est ici moins explicatif ou descriptif que tautologique ; les fragments autographes valent comme constat, ressassement ou redite, leur dimension étant largement déceptive : Et nous disoit quelquesfois : Depuis ma conversion […] je ne suis jamais sortie de la présence de Dieu, quelque long temps que je sois demeurée à l’Eglise, je ne suis point sortie de cette sorte de présence sensible de Dieu. Et luy demandant s’il ne luy arrivoit jamais de distraction, elle nous respondoit que non, mais qu’elle estoit toujours occupée dans cette présence-là 61 . La parole inspirée, si elle s’extériorise, témoigne souvent moins d’une révélation que d’un écart impossible à combler entre les termes eux-mêmes (répétitifs) et leurs effets (sublimes mais impossibles à expliquer) 62 . Dès lors, il faudrait revenir sur la valeur à accorder à ces passages à la première personne, qui valent moins comme accès à un contenu discursif caché (les secrets de Dieu) que comme symptômes d’une présence qui vient bouleverser le sujet, légitimant une parole troublée, bégayante, tautologique ou 59 « A l’age de vingt et un à vingt-deux ans, environ les festes de Noël, elle eut de fort grandes et continuelles occupations de Dieu qui luy duroient quelquesfois trois ou quatre heures par jour », La Vie de Sœur Catherine, p. 38-40. 60 Le Brun, Sœur et amante, p. 24 et p. 26. 61 La Vie Sœur Catherine, p. 6. Le Recueil des pieux escrits recopie « un petit mémoire des jours auquels elle avoit receu grace particulière de Dieu » (p. 17-20). Il s’agit d’une liste de dates, indiquant parfois l’heure ou le lieu et le saint à l’origine de la grâce. Mais on ne sait pas de quelle grâce il s’agit, quel est possiblement son effet. 62 Ainsi La Vie de Sœur Catherine, p. 52 : « Cette bonne Sœur eut un jour un effect de Dieu si puissant qui la forçoit de parler, en sorte qu’elle fut une heure dans le jardin sous une treille, marchant tousjours, & disant ces paroles : Dieu met en moy sa puissance, Dieu met en moy sa sapience, & sa science : recommençant continuellement les mesmes paroles, & se passant en elle de grands effets, lesquels elle ne peût jamais dire ». La Vie de Sœur Catherine de Jésus PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0014 283 métaphorique plutôt que descriptive 63 . Ces fragments valent aussi et surtout, dans un texte publié peu de temps après la mort, comme reliques 64 , mémoire vive garantissant la présence de ce charisme efficace qui dit la vraie sainteté. D’où l’insistance portée sans cesse sur la matérialité du papier manuscrit qui, renvoyant à la main qui l’a écrit, à la chair avec laquelle il a été en contact 65 , permet, par contiguïté, de donner à la biographie ellemême la valeur d’une relique et de combler ainsi la perte du corps saint disparu 66 . 4 Conclusion On peut souligner in fine que le pari fait ici est bien d’affirmer la sainteté de Catherine de Jésus à partir de l’absence d’évidence, la biographie n’étant pas de l’ordre du contrôle documentaire ou de la preuve textuelle mais de la conviction à croire : « Or de dire en quel estat estoit l’ame là-dedans, [...] j’ay dit dès le commencement n’en pouvoir parler : il suffit de dire que cela a esté et qu’il se verra au jour du jugement 67 ». Le renoncement à la démonstration opère au profit d’une révélation eschatologique, qui ne rentre pas dans le temps humain de la preuve (et de la procédure canonique), puisqu’en effet « les choses qui se passent dans les ames de Dieu, ne doivent pour la plupart estre cogneüs que dans le Ciel 68 ». La Vie publiée, qui se veut édifiante et promotionnelle, s’affiche donc paradoxalement comme lacunaire 69 . Ce dispositif vient redoubler l’exigence de dissimulation déjà à l’œuvre dans la plupart des Vies, qui doivent viser une canonisation toujours officieuse et, par prudence, minorer la part de l’extraordinaire afin de se rendre acceptables. 63 « Combien luy ay-je ouy dire de fois, ô abyme incomprehensible des secrets et des conseils de Dieu ! […] et elle disoit cecy avec de très grands sentiments de ce qui s’estoit passé en elle », ibid., p. 31-32. 64 Paige, Being interior, p. 84 : « First-person autobiographical testimony did no so much provide historical information as act as a relic ». 65 Le Recueil des pieux escrits précise, à propos « des paroles escrites de sa main » : « quelques-unes, elle les portoit sur elle », p. 3-4. 66 Voir Le Brun, chapitre V « À corps perdu », Sœur et amante, p. 105-130. 67 La Vie de Sœur Catherine, p. 77. 68 Ibid., p. 60. 69 « N’ayant escrit que l’ombre de ce que j’en sais, et de ce que ceux à qui elle se descouvroit en sçavent. Et si ils en sçavent peu au regard de ce qui en estoit, ceste ame ayant esté cachée à elle mesme et aux autres pour la plus grande partie », ibid., p. 72. Antoinette Gimaret PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0014 284 Mais si la Vie de Catherine de Jésus évite le spectaculaire scandaleux, c’est par un excès d’intériorisation qui met en crise la notion d’évidence et fait basculer la sainteté du côté de l’invérifiable. Cette aporie explique sans doute, outre des raisons de procédure et le nécessaire délai de cinquante ans entre la mort d’un candidat à la sainteté et l’instruction de son procès, l’échec de l’entreprise officielle de canonisation. La sainteté comme intimité mystique suppose non plus l’examen des preuves mais la valorisation d’un discours de l’expérience qui, d’une certaine manière, permet à la spirituelle de s’autoriser elle-même. Manque donc la dimension institutionnelle (alors que la cause de sa supérieure, Madeleine de saint Joseph, ira en 1789 jusqu’au décret super virtutibus). Manque aussi la dimension factuelle, à un moment où la fabrique juridique des saints nécessite un dispositif d’enquête. Il est frappant de voir à quel point la dernière édition de 1656 tente précisément de corriger ce double défaut : la dimension lacunaire du texte n’y est plus expliquée par des ressorts mystiques mais, plus prosaïquement par le fait que Madeleine de saint Joseph, accaparée par ses tâches en tant que supérieure, n’a pu consacrer à la rédaction du texte que quelques jours pris sur ses loisirs 70 . La Vie s’enrichit par ailleurs d’anecdotes édifiantes illustrant charité ou zèle missionnaire, au profit d’une sainteté plus visible et canonisable. Enfin l’éditeur ajoute à la fin du volume (p. 365-403) une liste des « assistances intérieures et extérieures obtenues par l’intercession de la bienheureuse sœur Catherine de Jésus » afin de « rapporter quelques preuves qui tesmoigneront cette vérité 71 ». Parmi ces témoignages, celui de l’évêque de Basas a déjà été exploité, précise le texte, dans le cadre du procès en béatification à Rome de Madeleine de saint Joseph 72 … On aurait ici, par le jeu de l’édition augmentée, une sorte de « rattrapage » de la démonstration initiale, mais qui n’a pas suffi, semble-t-il, à combler son manque de canonicité. 5 Bibliographie 5.1 Sources [Catherine de Jésus]. Recueil des pieux escrits et lettres de sœur Catherine de Jésus. Religieuse de l’ordre de nostre Dame du Mont-Carmel, estably en France, selon la reformation de nostre Mère saincte T de Jésus. Décédée au convent du mesme ordre, 70 « Par defaut de loisir, elle laissa cachée la plus grande partie des choses, que Jésus Christ nostre Seigneur avoit faites en cette sainte ame », « Avis », La Vie de Sœur Catherine, 1656, f. 3 r°. 71 Ibid., p. 364. 72 Ibid., p. 377. La Vie de Sœur Catherine de Jésus PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0014 285 dict de la Mere de Dieu, en la ville de Paris, le 19 février 1613 [sic], Toulouse, J. Boude, 1625. [Madeleine de saint Joseph]. La Vie de Sœur Catherine de Jésus, religieuse de l’ordre de Notre Dame du Mont Carmel, estably en France selon la Réformation de saincte Thérèse de Jésus, décédée au couvent du mesme ordre, dit de la mere de Dieu, en la ville de Paris le 19 février 1623, Toulouse, J. Boude, 1625 ; Paris, F. Dehors, 1626 ; 1628 ; 1641. [Madeleine de saint Joseph]. La Vie de Sœur Catherine de Jésus, religieuse du premier monastère de l’Ordre de Nostre-Dame du Mont Carmel, estably en France selon la Réforme de sainte Thérèse de Jésus, composée par la bienheureuse Mère Magdeleine de saint Joseph, première Prieure Françoise du mesme Monastère, quatriesme édition. Reveuë, corrigée sur l’original et augmentée de plusieurs Lettres et autres pieux Escrits, Paris, P. le Petit, 1656. 5.2 Études Bergamo, Mino. L’anatomie de l’âme de François de Sales à Fénelon, Grenoble, Millon, 1994. Brémond, Henri. Histoire littéraire du sentiment religieux en France [1916-1933], éd. François Trémolières, Grenoble, Millon, 2006. Cousinié, Frédéric. « Images et contemplation dans le discours mystique du XVII e siècle français », XVII e Siècle, 230 (2006), p. 23-47. Gimaret, Antoinette. « Le genre de la biographie mystique au XVII e siècle. Les particularités d’une hagiographie officieuse », dans Véronique Ferrer, Marie- Christine Gomez-Géraud et Jean-René Valette (dir.), Le discours mystique entre Moyen Age et première modernité, tome 3 « L’institution à l’épreuve », Paris, Champion, 2021, p. 537-562. Houdard, Sophie / Lencquesaing, Marion de / Philippot, Didier. « Lire et écrire des Vies de saints : regards croisés XVII e / XIX e siècles », Les Dossiers du Grihl, (2015), en ligne : http: / / dossiersgrihl.revues.org/ 6322 (consultée le 14 mars 2022). Le Brun, Jacques. Sœur et amante. 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