eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 49/96

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.24053/PFSCL-2022-0016
2022
4996

Écrire comme preuve de vertu. Les citations de textes autobiographiques dans les vies des dévotes de la fin du XVIIe siècle

2022
Xenia von Tippelskirch
PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0016 Écrire comme preuve de vertu. Les citations de textes autobiographiques dans les vies des dévotes de la fin du XVII e siècle X ENIA VON T IPPELSKIRCH (U NIVERSITÉ H UMBOLDT DE B ERLIN ) Les critères qu’un.e saint.e post-tridentin.e devait remplir ont été répertoriés par les historiens Peter Burke et Peter Burschel : les membres des ordres religieux avaient plus de facilité à accéder à la sainteté, en premier lieu grâce à un groupe de pression adéquat qui soutenait leur cause, mais aussi parce qu’il était plus facile de prouver leur vertu 1 . Après les réformes de la procédure de canonisation à la suite du Concile de Trente et surtout sous Urbain VIII, les critères de vérification étaient fixés. Il était désormais clair que les procédures de canonisation n’avaient de chances d’aboutir qu’un certain temps après la mort des saint.e.s potentiel.le.s, que des enquêtes détaillées devaient être menées au cours de la procédure et que l’on se basait sur différentes sources collectées du vivant des candidat.e.s et peu après leur décès 2 . De plus, le culte avant la fin de la procédure était expressément interdit. Ceci a influencé fondamentalement la rédaction des biographies des personnes « en odeur de sainteté ». D’une part, ces biographies pouvaient être utilisées comme source nécessaire dans le contexte de procédures futures, d’autre part, elles ne devaient pas présupposer de 1 Peter Burke, « How to become a Counter-Reformation Saint », dans Kaspar von Greyerz (dir), Religion and Society in Early Modern Europe, 1500-1800, Londres, Allen and Unwin, 1984, p. 45-55 ; Peter Burschel, « ‘Imitatio sanctorum’. Oder : Wie modern war der nachtridentinische Heiligenhimmel? », dans Paolo Prodi et Wolfgang Reinhard (dir.), Das Konzil von Trient und die Moderne, Berlin, Duncker & Humblot, 2001, p. 241-259. Voir aussi Simon Ditchfield, « Thinking with Saints : Sanctity and Society in the Early Modern World », Critical Inquiry, 35/ 3 (2009), p. 552-584. 2 Voir Miguel Gotor, I beati del papa. Santità, Inquisizione e obbedienza in età moderna, Florence, Olschki, 2002 ; id., Chiesa e santità nell’Italia moderna, Rome/ Bari, Laterza, 2004. Xenia von Tippelskirch PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0016 306 manière trop évidente la sainteté du ou de la candidat.e. Au moment de la rédaction des vies écrites peu de temps après le décès de la personne biographiée, les auteurs ne pouvaient pas encore savoir si l’objet de leur écriture serait déclaré officiellement saint par l’Église. Il semble donc pertinent d’inclure dans l’étude du genre hagiographique les vies de dévot.e.s en marge du culte officiel auxquelles leurs adeptes prétendaient attribuer la sainteté. Quand elles sont publiées, ces Vies sont souvent des objets hétéroclites. Elles se composent de privilèges et d’approbations 3 , sont introduites par de longues préfaces, mais comportent aussi des fragments de textes provenant d’origines diverses. Elles contiennent entre autres souvent des passages de textes des biographié.e.s insérés comme citations directes. Henri Bremond et Thomas Carr ont été les premiers à signaler que par ce biais nous pouvions accéder à la production écrite de femmes 4 . Nous savons que des religieuses et des dévotes laïques du XVII e siècle écrivaient des traités, des méditations et des autobiographies dont le but était le témoignage direct de leur expérience religieuse intérieure. Généralement, elles écrivaient sur invitation de leurs confesseurs 5 . Beaucoup de ces textes, dans lesquels les auteures se débattaient avec la difficulté de décrire l’expérience divine 6 , n’ont jamais été publiés. Lorsqu’ils ont vu le jour, ce n’était généralement pas sous la forme de publications indépendantes, mais comme partie intégrante des biographies des dévotes 7 . Dans son Histoire littéraire du sentiment religieux en France Bremond a présenté une multitude de religieuses mystiques actives en France comme écrivaines et a ouvert une discussion sur leurs productions 3 Voir les exemples traités par Dinah Ribard, « Religieuses philosophes, religieuses sans clôture, ermites et vagabondes : appartenance et dissidences au XVII e siècle », L’Atelier du Centre de recherches historiques, 04 (2009) (consulté le 9 octobre 2018). 4 Henri Bremond, Histoire littéraire du sentiment religieux en France depuis la fin des guerres de religion jusqu’à nos jours (1916-1933), édition intégrale et augmentée sous la direction de François Trémolières, Genève, Millon, 2006. Thomas Carr, « From the Cloister to the World : Mainstreaming Early Modern French Convent Writing, an État présent », EMF : Studies in Early Modern France, 11 (2007), p. 7- 26. 5 Voir sur la direction spirituelle Jodi Bilinkoff, Related Lives : Confessors and Their Female Penitents, 1450-1750, Ithaca, NY, Cornell University Press, 2005 ; Gabriella Zarri (dir.), Storia della direzione spirituale III, L’età moderna, Brescia, Morcelliana, 2008 ; Patrick Goujon et Sophie Houdard, « Les “saintes liaisons” de Mme du Houx (1616-1677) : la direction spirituelle, un réseau de pratiques sociales », Les Dossiers du Grihl, en ligne: http: / / journals.openedition.org/ dossiersgrihl/ 6242 (consulté le 05 avril 2022). 6 Voir Michel de Certeau, La fable mystique, Paris, Gallimard, 1982. 7 Cf. sur ce phénomène Carr, « From the Cloister », p. 7. Écrire comme preuve de vertu PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0016 307 écrites. À son tour, Carr s’est appuyé sur cette sélection, en ajoutant les résultats d’une vaste recherche bibliographique pour dresser une liste de quelques 300 textes de femmes religieuses. Même si aucune procédure de canonisation n’était envisagée, les auteures et les éditeurs se référaient constamment à l’idéal de la piété post-tridentine. Iels contribuaient ainsi à l’établissement d’un canon de production textuelle édifiante. Car tout comme la représentation stylisée de la vie des femmes pieuses, leurs textes pouvaient servir d’exemples édifiants 8 . Sur la base du corpus établi par Bremond et Carr, il est possible de vérifier le rôle que jouait la « preuve » du texte cité comme témoignage d’une sainte potentielle. L’objectif de cette contribution est d’examiner plus en détail les stratégies de publication à l’aide de quelques exemples. L’examen de la vie et des œuvres de l’aixoise Jeanne Perraud (1631-1676), notamment, permet d’envisager la valeur accordée aux citations : que pouvaient écrire les femmes en « odeur de sainteté » ? Comment pouvaientelles se distinguer ? Les éditeurs vérifiaient-ils la véracité des citations et sur quelles traditions textuelles s’appuyaient-ils ? Quelle valeur accordaient-ils aux productions textuelles des femmes dévotes qu’ils citaient dans leurs textes hagiographiques ? Comment pensaient-ils devoir les encadrer ? Et que se passait-il lorsque les énoncés semblaient problématiques aux yeux de l’orthodoxie ? 1 La citation comme témoignage immédiat Au XVII e siècle, le maniement de textes était partie intégrante de la vie dévote : on imaginait même la Marie-Madeleine biblique avec un livre 9 . Selon un topos qui s’établit à l’époque, les femmes mystiques passaient leur temps en lisant et souvent, aussi, en écrivant des textes. Elles s’occupaient ainsi, grâce à cette activité conforme aux règles, pour ne pas tomber dans l’oisiveté. Les Vies des dévotes en tenaient compte, et il s’en suit, tout naturellement, que le travail d’écriture des biographes se base sur les écrits des biographiées. On trouve mention de cette réutilisation des textes à l’intérieur des biographies. Les textes écrits par les dévotes sont donc sou- 8 Fondamental pour l’étude du genre des biographies des dévotes françaises : Jacques Le Brun, Sœur et amante. Les biographies spirituelles féminines du XVII e siècle, Genève, Droz, 2013. 9 Un exemple se trouve dans Claude Cortez, Histoire de la vie et mort de Sainte Marie Magdeleine, Aix, Estienne David, 1655. Sur la représentation des lectrices voir aussi notre article « Histoire de lectrices en Italie au début de l’époque moderne. Lecture et genre », Revue de synthèse, 6/ 1-2 (2007), p. 181-208. Xenia von Tippelskirch PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0016 308 vent reproduits en citation à l’intérieur du texte de la biographie ou en annexe pour témoigner de cette occupation utile. Parfois, dès la page de titre, il est indiqué que des ego-documents sont inclus - comme dans l’exemple des Vies de Catherine de Jésus Ranquet, Marguerite Pignier et de Madeleine Vigneron 10 . Ces textes de femmes ne sont jamais donnés seuls, mais introduits et autorisés par des commentaires. La mise en page est également utilisée afin de mettre en garde par rapport au statut particulier des textes « originaux », donnés comme preuve directe d’une inspiration divine dont on veut transmettre non seulement le contenu, mais aussi le caractère exceptionnel et pur : souvent le texte indique clairement qu’il s’agit de citations. Il convient de souligner ici un paradoxe fondamental : les défenseurs comme les détracteurs des femmes mystiques faisaient fond sur un raisonnement anthropologique et doctrinal qui caractérise la femme comme ignorante. Grâce à cette ignorance, selon les défenseurs des mystiques, la femme serait le réceptacle idéal de toute communication divine. Cette spécificité est reprise et souvent accentuée dans le discours des femmes mystiques elles-mêmes. La visitandine Marguerite-Marie Alacoque (1647-1690), Jeanne Chézard de Matel (1596-1670), fondatrice de l’ordre du Verbe incarné, et Jeanne-Marie Pinczon du Houx (1616-1677) conçoivent leur action apostolique comme la conséquence de la faveur divine dont elles bénéficient : grâce à des visions, des songes, des révélations ou des directives divines elles se sentent destinées à une mission qui relève directement de la volonté divine 11 . Elles parlent et écrivent sous la dictée du Christ ou du Saint-Esprit. Même s’il s’agit souvent de femmes savantes, qui ont bien lu les textes des mystiques précédentes (notamment Catherine de Sienne et 10 Gaspard Augeri, La vie et vertus de la venerable mere Catherine de Iesus Ranquet, Religieuse Ursuline, divisée en trois parties. [...] La troisième contient plusieurs lettres que la venerable mère Catherine de Iesus a écrites à ses Directeurs, pour leur rendre comte de sa Conscience, Lyon, M. Liberal, 1670 ; Matthieu Bourdin, Vie et conduite spirituelle de la damoiselle Madelene Vigneron, soeur du Tiers-ordre de S. François de Paule, suivant les mémoires qu’elle en a laissez par l’ordre de son directeur, le tout recueilli par les soins d’un religieux minime, Rouen, B. Le Brun, 1679 ; Paul du Saint Sacrement, L’idée de la véritable piété en la vie, vertus et écrits de demoiselle Marguerite Pignier, femme de feu noble Claude-Aynart Romanet avocat au Souverain Sénat de Savoie, Lyon, C. Bourgeat, 1669. 11 Chevalier d’Espoy. La Vie de Madame du Houx, surnommée l’Epouse de la Croix. Décédée après avoir fait les voeux de religion au second monastère de la Visitation Sainte Marie de Rennes, & pris le nom de Soeur Jeanne Marie Pinczon, Paris, F. Babuty, 1713, p. 4, sur Madame du Houx voir Goujon/ Houdard , « Saintes liaisons ». Écrire comme preuve de vertu PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0016 309 Thérèse d’Avila), elles soulignent et soutiennent leur ignorance 12 . Le témoignage de Jeanne-Marie Guyon apparaît ici comme exemplaire : « Je me mis à écrire sans savoir comment, et je trouvais que cela venait avec une impétuosité étrange. Ce qui me surprenait le plus était que cela coulait du fond et ne passait point par ma tête 13 ». L’absence d’enseignement méthodique permet d’attribuer à la femme le don de science infuse. Le pouvoir qu’elle exerce tient à un savoir supposé sur la vie intérieure, un savoir qui repose sur ce que Mme Guyon appelait son « expérience », c’est-à-dire sur la « science des saints 14 ». Dans ce contexte, il a semblé particulièrement important aux éditeurs de séparer les énonciations des biographiées du texte qui les commente. Les italiques, les guillemets et la séparation des paragraphes utilisés selon les conventions du XVII e siècle permettent d’une part de retrouver rapidement les passages pertinents, indication significative face à une pratique de lecture intensive qui prévoit la relecture de passages importants, de l’autre l’intervention rédactionnelle dans le texte est surlignée graphiquement. Les biographes et éditeurs sentent généralement le besoin de commenter leur choix d’intégrer les écrits des dévotes : Paul du Saint-Sacrement (16…- 1673) par exemple annonce dès les premières pages de son livre : J’ay mis sur la fin de ce livre quelques écrits de cette vertueuse Dame, que j’ay trouvé dans les mémoires de sa vie, & qu’elle a composé par le commandement de ses Confesseurs, j’y ay fort peu adiouté, soit aux sens, soit au style, soit à son ordre pour vous donner la matière toute pure de ses oraisons 15 . Il apparaît ici être à la recherche d’une « vérité », mais se débat aussi avec des questions de style. Le résultat publié doit être lisible et recevable par le public visé. Ainsi, le même auteur admet un peu plus loin dans ce texte : Je vous avoue, mon cher Lecteur, que j’ay déliberé long temps, si j’ajouterois au recit de ses vertus, ce qu’elle a écrit de son interieur. Son stile est si particulier, & les matieres qu’elle traite, sont si éloignées des sens 12 Quant à l’importance de la lecture voir notre étude « “Ma fille, je te la donne pour modèle”. Sainte Catherine de Sienne et les stigmatisées du XVII e siècle », Archivio italiano per la storia della pietà, 26 (2013), p. 259-278. 13 Jeanne Guyon. La vie par elle-même, éd. critique par D. Tronc, Paris, Champion, 2001, p. 518. Qu’il s’agit d’un topos qu’elle utilise pour sa défense a été souligné à plusieurs reprises, voir Louise Piguet, « Madame Guyon, une légitimation paradoxale », Littératures classiques, 90/ 2 (2016), p. 61-75. 14 Mino Bergamo, La science des saints. Le discours mystique au XVII e siècle en France, Grenoble, Millon, 1992. 15 Paul du Saint-Sacrement, Idée de la véritable piété, p. n. n. Xenia von Tippelskirch PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0016 310 & de la raison de l’homme sensible, que J’ay cru que peut-etre peu de personnes en auroient l’intelligence [ … ] 16 L’analyse et le choix des textes font partie de la matière à discerner ; le confesseur, le biographe se trouvent devant la tâche compliquée de décider si les pratiques spirituelles - et l’écriture en fait certainement partie - correspondent à la norme, et si elles sont l’expression d’une inspiration divine ou démoniaque 17 . Dans La vie de la vénérable Magdeleine de Jésus, Paul du Saint-Sacrement insère la citation d’un texte fondamental pour Magdeleine : une promesse qu’elle a faite à Dieu, écrite avec son propre sang sur un papier qu’elle portait toujours près de son cœur. Il s’agit d’une « preuve » de son dévouement, copiée et insérée à l’intérieur de la vie. Il est clair que l’écriture sur son propre corps ou avec son propre sang acquiert un rôle particulier pour l’établissement de la vertu de la dévote, signe visible ou caché qui rappelle les stigmates 18 . Il y a quelques années déjà, Carlo Ginzburg a attiré l’attention sur l’usage d’éléments textuels qui ont été utilisés - dans l’Antiquité comme à la Renaissance - afin de créer un « effet de vérité » dans l’écriture de l’histoire. Il suppose qu’entre les XV e et XVII e siècles aurait eu lieu une transformation des pratiques historiennes : au lieu de recourir à l’enargeia (« impression de vie »), qui consistait à donner le plus de détails possibles d’un événement dont on se présentait comme témoin, on aurait commencé à attribuer de plus en plus de valeur à la preuve sur un modèle antiquaire ou annaliste plus que rhétorique 19 . Alors que dans l’Antiquité, de longs discours fictifs 16 Ibid., p. 92. 17 Voir pour la publication des « énoncés » du diable à travers l’écriture d’une dévote : Dinah Ribard, « Radicales séparations. Ermitages et guerres de plume à la fin du XVII e siècle », Archives de sciences sociales des religions, 150/ 2 (2010), p. 117- 133. Quant aux difficultés de trouver un langage adapté pour exprimer l’expérience mystique, voir Sophie Houdard, Les invasions mystiques. Spiritualités, hétérodoxies et censures au début de l’époque moderne, Paris, Les Belles Lettres, 2008. 18 Jacques le Brun a bien montré les enjeux des pratiques de tatouage effectués pendant la deuxième moitié du XVII e siècle : Jacques le Brun, « À corps perdu. Les biographies spirituelles féminines du XVII e siècle », dans Corps des Dieu. Le temps de la réflexion, Paris, Gallimard, 1986, p. 389-408. 19 Carlo Ginzburg, « Ekphrasis and quotation », Tijdschrift voor filosofie, 50/ 1, (1988), p. 3-19 ; le contexte historiographique est analysé par Helmut Zedelmaier, « “Im Griff der Geschichte” : Zur Historiographiegeschichte der Frühen Neuzeit », Historisches Jahrbuch, 112 (2), 1992, p. 436-456, en particulier p. 451 ; Carlo Ginzburg a repris le thème de la preuve en d’autres termes dans Rapports de forces. Histoire, rhétorique, preuve, trad. Jean-Pierre Bardos, Paris, Gallimard, 2003. Voir à ce propos aussi notre article « Antoinette Bourignon. Légitimation et condamnation Écrire comme preuve de vertu PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0016 311 étaient insérés dans des ouvrages historiographiques, au début de l’époque moderne, on aurait essayé de se rapprocher de la vérité en insérant des textes sans les modifier. Ainsi, dans son ouvrage Annales Ecclesiastici (1588), Cesare Baronio refuse les doctas fabulas (fables érudites) et souligne qu’il faut inclure le plus de citations possibles pour suivre l’incitation du Christ : « Sit autem sermo vester : Est est, non non » (Mt 5,37) 20 . Ginzburg y voit aussi l’effet du passage d’une culture orale à un savoir historique transmis par le biais d’un support imprimé : enargeia versus guillemets. L’approche de l’annaliste semble être exactement la stratégie que le biographe a adoptée ici. Il assemble une série d’éléments textuels pour suggérer l’authenticité et la véracité de son récit. Selon les conventions de l’édition contemporaine, les biographes utilisent donc les citations pour laisser sous-entendre une certaine proximité avec la personne décrite et insistent lourdement sur une reproduction inaltérée. Quelles sont les conséquences pour le travail éditorial ? Pour essayer de répondre à cette question, il semble utile de comparer des versions imprimées et manuscrites d’une de ces vies. 2 Correction et réadaptation de la citation : le cas des écrits de Jeanne Perraud La vie et les vertus de la sœur Jeanne Perraud ; dite de l’enfant Jésus, religieuse du tiers-ordre de Saint Augustin, qu’un membre de l’ordre des Augustins a publié anonymement à Marseille, quatre ans après sa mort, en 1680, correspond parfaitement aux règles d’édition commentées plus haut 21 . Selon l’ecclésiastique anonyme qui publie cette Vie, il s’agit d’un ouvrage qu’il a compilé sur la base des textes écrits par Jeanne Perraud et qu’elle avait laissés à son confesseur. Deux ans après la publication de La vie et les de la vie mystique dans l’écriture (auto)biographique. Enjeux historiographiques », dans Jean-Claude Arnould et Sylvie Steinberg (dir.), Les femmes et l’écriture de l’histoire (1400-1800), Rouen, Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2008, p. 231-248. 20 Ginzburg, « Ekphrasis », p. 15-16. 21 La vie et les vertus de la soeur Jeanne Perraud; dite de l’enfant Jésus, religieuse du tiersordre de Saint Augustin. Par un Religieux Augustin déchaussé, Marseille, C. Garcin, 1680 (citée ci-dessous Vie Perraud). Barbier indique l’augustinien Raphaël comme auteur de la vie. Antoine-Alexandre Barbier, Dictionnaire des ouvrages anonymes et pseudonymes, Paris, Imprimerie bibliographique, 1809, Vol. III, p. 418. Pourtant il semble plus probable que l’auteur soit un confesseur nommé père Modeste, cf. Vie Perraud, p. 165. Xenia von Tippelskirch PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0016 312 vertus le même éditeur publie les Œuvres de Perraud, un recueil de lettres spirituelles, qui est présenté comme annexe à La vie 22 . L’aixoise Jeanne Perraud était une couturière qui a essayé d’établir un culte de l’Enfant Jésus à Aix avec la fondation d’une congrégation laïque - en imitation et en concurrence directe avec la dévotion à l’Enfant Jésus pratiquée à Beaune, à la même époque, initiée par Marguerite de Saint- Sacrément 23 . La vie de Jeanne Perraud la décrit comme entrant et sortant de différentes institutions religieuses, passant des mois chez deux communautés d’ursulines, ensuite chez une communauté dominicaine pour se faire enfin tertiaire augustinienne. Ce sont, souligne son biographe, ses conditions économiques qui empêchent l’entrée régulière - et il n’oublie pas à souligner que cette « sœur » qui ne l’est pas jusqu’à la fin de sa vie, surpasse les moniales en vertu 24 . Outre les images que Perraud réalise ou commande pour transmettre les contenus de ses visions, le support du texte - probablement aussi à ses yeux - est d’une grande importance pour la diffusion du culte de l’Enfant Jésus. Ses Œuvres sont précédées d’un avertissement dans lequel l’éditeur expose sur quatre pages les particularités des textes et les critères de sa propre édition. Il explique qu’il a limité ses corrections à quelques mots afin de faciliter la compréhension. On retrouve les principes énoncés par Paul du Saint-Sacrement cités plus haut. les [Œuvres] voicy de la meme facon, & du meme stile qu’elle les a laissez. On n’y a changé seulement que quelques mots, qui en rendoient l’expression obscure: mais on n’a point touché à ce qui pouvoit en alterer tant soit peu la substance, & le sens. C’est une chose assez particuliere, qu’une simple fille sans erudition, sans étude, & presque sans lecture, ait eu de si hautes connaissances, & de si belles lumieres 25 . L’autodidacte affichée Perraud aurait écrit avec des tournures de phrases si puissantes (« dans des termes si énergiques 26 ») qu’elles ne pouvaient être interprétées autrement que comme des inspirations directes. En même temps, son écriture obéissait à ses propres règles linguistiques, qui ne devaient pas suivre les règles de l’Académie française : « la véritable dévotion 22 Jeanne Perraud, Les œuvres spirituelles de la sœur Jeanne Perraud, religieuse du tiers ordre de Saint Augustin. Recueillies par un Religieux Augustin Déchaussé, Marseille, C. Marchy, 1682. 23 Sur Perraud : Bremond, Histoire littéraire du sentiment religieux, p. 1275-1283, Marcel Bernos. « Jeanne Perraud », dans Dictionnaire de spiritualité, Paris, Beauchaine, vol. 12, col. 1172. 24 Vie Perraud, p. 26. 25 « Avertissement », dans Perraud, Œuvres, n. n. 26 Ibid. Écrire comme preuve de vertu PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0016 313 étant au dessus des règles de l’Academie 27 ». Elle écrivait selon la dictée divine, même si elle ne comprenait pas toujours ce qu’elle écrivait. Et en général, elle n’écrivait que par obéissance à son confesseur 28 : Il est vray, que ces écrits sont un peu obscurs : mais c’est une marque qu’ils viennent de Dieu, qui se plait quelquefois à ne se découvrir qu’à demy, pour se faire desirer plus ardemment, & pour nous montrer que l’homme icy-bas ne doit pas pretendre de le comprendre de la façon, qu’il se manifeste aux Bien-heureux dans le Ciel 29 . Ces remarques préliminaires ont un pendant direct dans les textes de la mystique elle-même, lorsqu’elle souligne que ses œuvres ne sont pas le résultat d’une étude approfondie ou qu’elles ne lui ont pas été suggérées par voix humaine : « C’est par vous, Seigneur, que j’ai commencé. C’est vous qui m’avez éclairé l’intérieur, pour écrire les grâces que vous faites ressentir à mon ame, & les pratiques journalières, ausquelles je m’occupe ». D’après sa Vie, elle commence à écrire en 1657, avant sa première vision importante. Écrire, tout aussi bien que parler, ont toujours été d’une importance cruciale pour la mystique. Je ne mets que le substantiel des choses […] dans la participation avec laquelle j’écrits : tant de paroles me semblent inutiles. Il y a des gens qui font gloire d’exprimer, d’orner, & d’étendre une pensée, en sorte que cet ornement de paroles, agrée plus que la pensée : il n’y a que vanité en cette facon d’écrire. Il est vray que ie n’exprime pas bien les choses, & que ie les écris trop succinctement : J’aurois pu le faire mieux : mais l’abondance des lumières offusque l’esprit, qui se restraint au pur solide & substantiel 30 . Dans le « discours sur l’état particulier de la sœur Jeanne » publié dans les Œuvres, on trouve des considérations détaillées sur son statut de « secrétaire de Dieu », elle y parle de l’effacement possible de ses textes et du fait que ses textes pourraient être jetés au feu : « Je vous remets donc Seigneur, votre ouvrage qu’il vous a plu de faire en moy, & par moy 31 ». Or, cette preuve d’obéissance extrême ainsi que le topos d’une grande modestie intellectuelle - aussi et surtout pour parer à une éventuelle interdiction d’écrire - appartenaient au comportement stéréotypé des femmes mystiques du XVII e siècle. Le modèle direct des écrivaines est Thérèse d’Avila, qui s’était sentie obligée de détruire les écrits qu’elle avait rédigés à la demande 27 Ibid. Voir aussi Ribard, « Religieuses philosophes ». 28 Vie Perraud, p.106, 108. 29 Ibid. 30 Ibid., p. 109. 31 Perraud, Œuvres. Xenia von Tippelskirch PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0016 314 de son confesseur 32 . Nous apprenons de Jeanne Perraud qu’elle a lu les œuvres de sainte Thérèse lors de son séjour chez les ursulines et qu’elle a donc pu s’orienter selon son exemple. Une appropriation directe des topoi qui y figurent est donc tout à fait concevable 33 . En plus de ces deux volumes imprimés, il existe une version manuscrite de 900 pages, antérieure, de la biographie (MS 1250) ainsi qu’une version manuscrite des œuvres (MS 1251) de Jeanne Perraud (ou « Jeanne Perraude » 34 ), presque ignorée par la littérature secondaire, toutes deux conservées à la Bibliothèque municipale de Marseille 35 . Les textes manuscrits sont beaucoup plus volumineux que les versions imprimées. Et il faut préciser que le MS 1251 qui contient les œuvres (quelques lettres et son testament), n’est pas de la main de Perraud, mais une copie. Néanmoins, grâce à une analyse ponctuelle de ces manuscrits il est possible de s’interroger sur les stratégies adoptées par l’éditeur du texte imprimé. Dans la version publiée des Œuvres, qui sont présentées comme un complément de La vie, la première partie prend la forme d’un catéchisme et contient des réponses données par Jeanne Perraud. La deuxième partie décrit ensuite une série de visions (et la réaction de la dévote à celles-ci). Globalement, l’édition lisse, réorganise et assure une validité supra-temporelle 36 . À cette fin, toutes les dates et tous les noms qui se trouvent dans la version manuscrite sont supprimés. Ce n’est que dans le manuscrit que l’on peut voir qu’elle a adressé ses lettres à différents ecclésiastiques : à un père Modeste, à « frère JMJ de Sainte Agnès », et au provincial des Augustins déchaussés, le père Raphaël. 32 E. Renedo. « Obéissance », dans Tomás Alvarez (dir.). Dictionnaire Sainte Thérèse d’Avila, Paris, Cerf, 2008, p. 479-486. 33 Vie Perraud, p. 54, 227. 34 Les textes imprimés la nomment toujours « Perraud », dans le MS 1251, p. 363 on trouve une reproduction de sa signature : « Perraude ». 35 Marseille, Bibliothèque Alcazar, MS 1250 : Recueil des choses les plus considérables observées en la vie de la sœur Jeanne Perraud, depuis 1660 jusqu’à sa mort en 1675 et MS 1251 (sans titre). 36 Ceci est bien visible quand on compare les deux extraits suivants : « Mon unique pere vostre R ma donné ce matin pour penitence de vous escrire lestat de nostre [...] interieur ie ne scay lame le faire se commes quoy ie doibt le commencer car ie suis stelment dans labandon de toutes choses que ie ne trouve rien a dire, le St Enfant esclaire mon entendement et delier ma langue a le dire ». (MS 1251, p. 313) « Mon Reverend Pere, votre Reverence m’a donné ce matin pour penitence, de vous écrire l’etat de mon interieur. Je ne scay comme le faire, & comme quoy je dois le commencer ; parce que je suis tellement dans l’abandon de toutes choses que je ne trouve rien à dire. Le divin Enfant veuille éclairer mon entendement, & délier ma langue » (Perraud, Oeuvres, p. 255.) Écrire comme preuve de vertu PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0016 315 Au-delà, cependant, une comparaison entre le manuscrit et les œuvres imprimées révèle des interventions que j’appellerais des interventions de censure. L’éditeur signale fidèlement les omissions : « Elle raconte icy ses peines, que l’on tait à dessein... 37 ». Un exemple révélateur de cette intervention est une lettre du 15 juillet 1665, dans laquelle elle raconte des expériences douloureuses avec un autre confesseur. Cette lettre se retrouve certes dans la version imprimée, mais avec des abréviations décisives. Comme il l’indique déjà dans l’avertissement, l’éditeur intervient délibérément. Ce qu’il laisse subsister, c’est la plainte répétée sur l’absence du directeur spirituel préféré de Perraud et une description plutôt abstraite des efforts qu’elle déploie pendant cette période pour résister à toute tentation. Parmi les sujets abordés, il y a notamment ses tentatives pour contacter le directeur spirituel au moins par lettre. Mais elle n’avait - par peur profonde et saisie de terribles scrupules - écrit que la moitié de ses lettres, puis les avait jetées. Dans la version manuscrite, on apprend un certain nombre de détails supplémentaires que l’éditeur a supprimés, car ils ne servaient probablement pas son objectif de souligner les vertus de cette quasi-sainte, ou concernaient des aspects qu’il voulait délibérément censurer. En effet, ce que la version manuscrite laisse entrevoir, c’est un véritable litige avec un confesseur intérimaire. Celui-ci avait interdit à Jeanne Perraud le contact avec son confesseur principal de confiance, ainsi que la confession à d’autres confesseurs. Il l’avait également accusée de ne pas tout lui dire (il ne savait pas ce qu’elle faisait dans sa chambre, ce qu’elle mangeait...) et l’avait traitée de tous les noms 38 . Elle avait déjà confectionné une chasuble en brocart pour le prêtre chargé de son accompagnement spirituel, mais celui-ci avait exigé qu’elle paie également la corniche de la chapelle qui servait de lieu de culte à la congrégation qu’elle avait fondée 39 . Son engagement semble avoir été perçu de manière très ambivalente. Même s’il semblait souhaitable qu’elle s’occupe du financement du mobilier de la chapelle, elle n’était pas vraiment censée intervenir. Elle n’était pas autorisée à s’occuper de la chapelle, pas même à la dépoussiérer. Le tissu de soie qu’elle avait utilisé à cette fin et qui provenait des stocks du monastère lui avait été retiré 40 . Surtout, elle n’était pas censée donner des instructions aux artisans qui y travaillaient. Elle avait voulu donner des instructions précises au menuisier qui s’était chargé de la décoration de la chapelle, mais cela 37 Vie Perraud, p. 197. 38 MS 1251, p. 246. 39 Ibid., p. 250. 40 Ibid., p. 255-261. Xenia von Tippelskirch PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0016 316 n’avait pas convenu au prêtre. Les cordons auxquels les lampes devaient être attachées, qu’elle avait approuvés, avaient donc été retirés. Le prêtre, qui n’avait été chargé de sa direction spirituelle que pendant une période limitée, avait accusé Perraud d’orgueil et s’était délibérément moqué d’elle : et desguisa si bien ses mespris a une plus grande moquerie quil avoit continuellement a la bouche car deslors quil me voioit il me parloit en ces termes que ce que dit cette saincte ce bel ange que dit cette vierge elle est un bel ange s’adressant a ceux de la compagnie en se moquant de moy et par fois il me disoit ceci est bien doux ceci vous agree bien. 41 Il l’avait humiliée - en s’assurant que le public approprié était présent. Il l’avait insultée bruyamment alors qu’elle était assise dans le confessionnal et l’avait obligée à y rester pendant une éternité - et cela dans une nef très fréquentée, d’où l’on pouvait particulièrement bien voir le confessionnal 42 : les paroissiens ne pouvaient que soupçonner un conflit de conscience particulièrement grave. L’éditeur précise qu’il a abrégé pour éviter d’identifier des individus spécifiques. Perraud rapporte que d’autres se sont également moqués d’elle et l’ont comparée à des femmes « folles » (« peu sensée » / « extravagante »). Dans la version imprimée, les noms des femmes auxquelles elle était comparée ont été effacés : une femme peu sensée, qui faisoit la folle par les rues, portoit des lustres, & le satin qu’on luy donnoit, pour satisfaire sa vanité, & pour etre le badinage de la Ville, étant reduite de mandier son pain. D’autres m’appelloient d’un autre nom d’une femme qui étoit une extravagante. En un mot, l’on ne me traitoit qu’avec des injures, & des mots tres facheux, comme d’yvrognesse, & de gourmande, qui me plaisois a boire, & a manger les bons mourceaux, & plusieurs realleries & brocards qu’on me disoit. Si je voulois parler dans mes discours ordinaires ; on les interpretoit si mal a propos, que j’aurois confusion d’en faire l’explication 43 . 41 Ibid., p. 256. 42 Ibid., p. 252. 43 Perraud, Oeuvres, p. 202. Le passage du manuscrit : « l’on me faisoit apeller par ses petits enfants dame de Calilquan qui est une femme de mauvaise vie et qui faisoit la fole par les rues pour satisfaire a sa vanité avoit la liberté de porter le lustre et portoit le satin quon luy donnoit pour en faire le badinage de la ville et elle estoit reduite dans cette vanite de mendier son pain et quelcun qui frequentoient la maison mapeloient dame Rabillote qui estoit une seconde cette femme en extravagance je ne scay pas sil estoit touchant l’honneur a cause que iestoit tres petite quand elle mourust en un mot lon ne me traitait que dans les termes les plus noirs comme d’ivrognerie et a me plaire de manger des bons mourceaux et Écrire comme preuve de vertu PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0016 317 Au-delà de ces interventions, les insertions visibles dans La vie, dans lesquelles les textes de Perraud sont imprimés en italique, révèlent la manière dont l’éditeur a également cherché à construire la sainte exemplaire en termes littéraires. Il convient de noter que Jeanne diffère significativement du type idéal de la sainte de la Contre-Réforme : après tout, elle n’était pas noble et ne vivait pas recluse comme les membres d’un ordre féminin important. Dans ce contexte, il n’est pas surprenant que les efforts déployés n’aient pas abouti au but recherché. Et pourtant : elle avait manifestement un degré étonnant d’autonomie et son travail allait bien audelà des pratiques dévotionnelles individuelles. 3 Conclusion En guise de conclusion, on peut donc souligner que les textes cités ne sont jamais donnés sans mise à distance, sans réadaptation ou censure. Le cadre de la publication mène à une réadaptation du texte originel. Ce qui est en jeu n’est pas seulement le style, le langage, la structure du texte, mais aussi l’aspect matériel du texte publié, les caractères d’imprimerie ou la disposition des différents éléments. D’une part, on veille à ce que les sources soient rassemblées fidèlement et vérifiées (en ligne avec la philologie humaniste, mais aussi aux démarches revendiquées par les hagiographes attitrés comme Baronio : on procède donc à la « vérification »), d’autre part, le texte original lui-même est présenté comme preuve ou témoignage de la présence de Dieu (« véridiction »). Ces différentes stratégies ne peuvent être pris en compte que si nous considérons ces biographies spirituelles comme un véritable genre littéraire. Cette approche est notamment revendiquée par Jacques Le Brun dans Sœur et amante : Ce que nous interprétons en une lecture inattentive comme expériences individuelles apparaît à l’analyse comme traitement de thèmes littéraires, la seule expérience alors perceptible est celle de l’écriture, celle du biographe introduisant un ordre théologique, dramatique ou esthétique dans le matériau documentaire dont il disposait 44 . Grâce à la comparaison des différentes étapes de rédaction, possible dans le cas de Jeanne Perraud, on est en mesure d’entrevoir le statut équivoque de la revendication de véracité et d’authenticité des preuves écrites. Certains passages, comme l’anecdote du litige ou ceux impliquant les jeux plusieurs sometes quon me tenoit si je vouloit parler dans mes discours ordinaires on les interpretoit si mal a propos que j’aurois confusion d’en faire l’explication tant estranges estoient seulement […] » (MS 1251, p. 269). 44 Le Brun, Sœur et amante, p. 45. Xenia von Tippelskirch PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0016 318 de pouvoir entre le confesseur et la fille spirituelle sont supprimés, mais cette suppression est toujours soulignée par l’éditeur. Les stratégies de véridiction et de vérification ne peuvent être appliquées et mises en scène de manière convaincante que si le texte original lui-même a été préalablement corrigé. La couturière aixoise, devenue sœur tertiaire vers la fin de sa vie, ne se laisse pas ranger si facilement du côté des saintes selon les critères de l’Église, mais malgré cela, son biographe s’efforce toutefois à répondre aux attentes du genre hagiographique et à créer un effet de vérité qui est obtenu par l’accumulation de citations revues, présentées comme preuves authentiques. 4 Bibliographie 4.1 Sources Marseille, Bibliothèque Alcazar, MS 1250, MS 1251. Augeri, Gaspard. La vie et vertus de la venerable mere Catherine de Iesus Ranquet, Religieuse Ursuline, divisée en trois parties. (...) La troisième contient plusieurs lettres que la venerable mère Catherine de Iesus a écrites à ses Directeurs, pour leur rendre comte de sa Conscience, Lyon, M. Liberal, 1670. Bourdin, Matthieu. Vie et conduite spirituelle de la damoiselle Madelene Vigneron, soeur du Tiers-ordre de S. François de Paule, suivant les mémoires qu’elle en a laissez par l’ordre de son directeur, le tout recueilli par les soins d’un religieux minime, Rouen, B. Le Brun, 1679. Chevalier d’Espoy. La Vie de Madame du Houx, surnommée l’Epouse de la Croix. Décédée après avoir fait les voeux de religion au second monastère de la Visitation Sainte Marie de Rennes, & pris le nom de Soeur Jeanne Marie Pinczon, Paris, F. Babuty, 1713. Cortez, Claude. Histoire de la vie et mort de Sainte Marie Magdeleine, Aix, E. David, 1655. Guyon, Jeanne. La vie par elle-même éd. critique par D. Tronc, Paris, Champion, 2001. La vie et les vertus de la soeur Jeanne Perraud; dite de l’enfant Jésus, religieuse du tiersordre de Saint Augustin. Par un Religieux Augustin déchaussé, Marseille, C. Garcin, 1680. Paul du Saint-Sacrement, L’idée de la véritable piété en la vie, vertus et écrits de demoiselle Marguerite Pignier, femme de feu noble Claude-Aynart Romanet avocat au Souverain Sénat de Savoie, Lyon, C. Bourgeat, 1669. Perraud, Jeanne. Les oeuvres spirituelles de la soeur Jeanne Perraud, religieuse du tiers ordre de Saint Augustin. Recueillies par un Religieux Augustin Déchaussé, Marseille, C. Marchy, 1682. Écrire comme preuve de vertu PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0016 319 4.2 Études Barbier, Antoine-Alexandre. Dictionnaire des ouvrages anonymes et pseudonymes, Paris, Imprimerie bibliographique, 1809, vol. III. Bergamo, Mino. La science des saints. Le discours mystique au XVII e siècle en France, Grenoble, Millon, 1992. Bernos, Marcel. « Jeanne Perraud », dans Dictionnaire de spiritualité, Paris, Beauchesne, 1984, vol. 12, p. 1172. Bilinkoff, Jodi. Related Lives : Confessors and Their Female Penitents, 1450-1750, Ithaca, NY, Cornell University Press, 2005. Bremond, Henri. Histoire littéraire du sentiment religieux en France depuis la fin des guerres de religion jusqu’à nos jours (1916-1933), édition intégrale et augmentée sous la direction de François Trémolières, Genève, Millon, 2006. Burke, Peter. « How to become a Counter-Reformation Saint », dans Kaspar von Greyerz (dir), Religion and Society in Early Modern Europe, 1500-1800, Londres, Allen and Unwin, 1984, p.45-55. Burschel, Peter. « ‘Imitatio sanctorum’. Oder : Wie modern war der nachtridentinische Heiligenhimmel ? », dans Paolo Prodi et Wolfgang Reinhard (dir.), Das Konzil von Trient und die Moderne, Berlin, Duncker & Humblot, 2001, p. 241- 259. Carr, Thomas. « From the Cloister to the World : Mainstreaming Early Modern French Convent Writing, an État présent. » EMF : Studies in Early Modern France, 11 (2007), p. 7-26. Certeau, Michel de. La fable mystique, Paris, Gallimard, 1982. Ditchfield, Simon. « Thinking with Saints: Sanctity and Society in the Early Modern World », Critical Inquiry, 35, 3 (2009), p. 552-584. Ginzburg, Carlo. « Ekphrasis and quotation », Tijdschrift voor filosofie, 50/ 1 (1988), p. 3-1. Ginzburg, Carlo. Rapports de forces. Histoire, rhétorique, preuve, trad. Jean-Pierre Bardos, Paris, Gallimard, 2003. Gotor, Miguel. Chiesa e santità nell’Italia moderna, Rome / Bari, Laterza, 2004. --- I beati del papa. Santità, Inquisizione e obbedienza in età moderna, Florence, Olschki, 2002. Goujon, Patrick / Houdard, Sophie. « Les “saintes liaisons” de Mme du Houx (1616-1677) : la direction spirituelle, un réseau de pratiques sociales », Les Dossiers du Grihl, en ligne : http: / / journals.openedition.org/ dossiersgrihl/ 6242 (consulté le 05 avril 2022). Houdard, Sophie. Les invasions mystiques. Spiritualités, hétérodoxies et censures au début de l’époque moderne, Paris, Les Belles Lettres, 2008. Le Brun, Jacques. « À corps perdu. Les biographies spirituelles féminines du XVII e siècle », dans Corps des Dieux, Le temps de la réflexion, Paris, Gallimard, 1986, p. 389-408. --- Sœur et amante. Les biographies spirituelles féminines du XVII e siècle, Genève, Droz, 2013. Piguet, Louise. « Madame Guyon, une légitimation paradoxale », Littératures classiques, 90/ 2 (2016), p. 61-75. Xenia von Tippelskirch PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0016 320 Renedo, E. « Obéissance », dans Tomás Alvarez (dir.). Dictionnaire Sainte Thérèse d’Avila, Paris, Cerf, 2008, p. 479-486. Ribard, Dinah. « Radicales séparations. Ermitages et guerres de plume à la fin du XVII e siècle », Archives de sciences sociales des religions, 150/ 2 (2010), p. 117- 133. --- « Religieuses philosophes, religieuses sans clôture, ermites et vagabondes : appartenance et dissidences au XVII e siècle », L’Atelier du Centre de recherches historiques, 04 (2009). Tippelskirch, Xenia von. « ’Ma fille, je te la donne pour modèle’. Sainte Catherine de Sienne et les stigmatisées du XVII e siècle », Archivio italiano per la storia della pietà, 26 (2013), p. 259-278. --- « Antoinette Bourignon. Légitimation et condamnation de la vie mystique dans l’écriture (auto)biographique. Enjeux historiographiques », dans Jean-Claude Arnould et Sylvie Steinberg (dir.). Les femmes et l’écriture de l’histoire (1400- 1800), Rouen, Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2008, p. 231-248. --- « Histoire de lectrices en Italie au début de l’époque moderne. Lecture et genre », Revue de synthèse, 6/ 1-2 (2007), p. 181-208. Zarri, Gabriella (dir.). Storia della direzione spirituale III, L’età moderna, Brescia, Morcelliana, 2008. Zedelmaier, Helmut. « “Im Griff der Geschichte” : Zur Historiographiegeschichte der Frühen Neuzeit », Historisches Jahrbuch, 112/ 2 (1992), p. 436-456.