eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 49/96

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.24053/PFSCL-2022-0018
2022
4996

Charles Mazouer (éd.) : Molière, Théâtre complet, tome IV et V. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du théâtre français, 70, 76 », 2021. 860 p. et 1078 p.

2022
Volker Kapp
Comptes rendus PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0018 326 Charles Mazouer (éd.) : Molière, Théâtre complet, tome IV et V. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du théâtre français, 70, 76 », 2021. 860 p. et 1078 p. Ces deux volumes sont les derniers de l’édition critique du Théâtre complet de Molière fournie par Charles Mazouer, qui a opté pour la chronologie des premières représentations des pièces sans se soucier de la date de leur première publication, dont il adopte toutefois la version du texte. Le volume IV contient L’Avare (35-162), Monsieur de Pourceaugnac (181-324) ainsi qu’en annexe le livret de Monsieur de Pourceaugnac et Le Divertissement de Chambord (325-338), Les Amants magnifiques (357-496) avec en annexe le livret du Divertissement royal : Les Amants magnifiques (497-524), Le Bourgeois gentilhomme (551-780) et deux annexes : la cérémonie turque dans l’édition de 1682 (781-814) et le livret du Bourgeois gentilhomme (815-838). L’édition de chaque texte est précédée d’une introduction avec une bibliographie sélective et l’ensemble est complété par des index des mots et expressions expliqués ou commentés (839-845), des personnages de Molière (845-848) et un index nominum (849-854). Le volume V contient Psyché avec les parties du texte provenant de Molière, Pierre Corneille et Quinault (45-288) de même qu’en annexe le livret de Psyché (289-328) et les variantes du livret (329-336), Les Fourberies de Scapin (353-450), La Comtesse d’Escarbagnas (465-500) et en annexe le livret du Ballet des ballets (501-516) et la musique de Charpentier (517-528), Les Femmes savantes (553-672), Le Malade imaginaire (711-1052). L’édition de chaque texte est, elle aussi, précédée d’une introduction avec une bibliographie sélective et l’ensemble complété par des index des mots et expressions expliqués ou commentés (1053-1058), des personnages de Molière (1059-1062) et un index nominum (1063-1072). Une spécificité de cette édition est l’intégration des partitions des comédies-ballets, qui étaient absentes des publications depuis le XVII e siècle ainsi que dans les éditions courantes jusqu’à nos jours. Leur intégration est une suite de l’attention accrue à la dramaturgie spécifique des comédies-ballets et au rang qu’occupe cette musique rendue maintenant mieux accessible par l’édition critique des œuvres de Lully, publiée à Hildesheim chez l’éditeur Olms, qu’on retrouve ici. Pour les comédies-ballets, Mazouer ajoute à la bibliographie une discographie des enregistrements de la musique dont on peut maintenant facilement vérifier l’interprétation grâce à une lecture de la partition. On regrette l’omission du DVD du Bourgois gentilhomme sorti chez Alpha, dont Mazouer ne semble pas apprécier la mise en scène par Benjamin Lazar et la chorégraphie de ballets par Cécile Roussat, qui a dû renoncer à une reconstitution plus ou moins exacte de la première représentation à Comptes rendus PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0018 327 cause de l’absence de documentations sur la chorégraphie. Mais la partie musicale dirigée par Vincent Dumestre à la tête de Le Poëme harmonique mérite notre attention autant que celles dues à Gustav Leonhardt, Marc Minkowski, Jordi Savall et Hugo Reyne, énumérées dans la discographie du chapitre. Grâce à cette édition critique, le littéraire a pour la première fois le plaisir de pouvoir confronter le livret avec sa mise en musique tandis que, par exemple, la nouvelle édition de la Pléiade se contente toujours de remarques dépourvues d’allégations musicales dans les introductions et les notes consacrées aux différentes pièces. Charles Mazouer, qui, en 1993, qualifiait dans la première édition de son Molière et ses comédies-ballets ce genre de « baroque », concluait alors son analyse par l’aveu qu’il « nous est devenu bien étranger » (236). Il en a publié en 2006 chez Champion une nouvelle édition revue et corrigée où il intègre les résultats de ses propres recherches accessibles dans ses différents articles consacrés aux comédiesballets. Grâce aux travaux des musicologues et à l’effort des musiciens jouant ces pièces dans leurs concerts, on est mieux habitué à la richesse de l’esthétique du XVII e siècle. En 1990, le public avait des difficultés face à l’effort de William Christie de faire revivre Le Malade imaginaire en tant que comédie-ballet, mais son enregistrement de la musique est repris en 2005 et en 2012. Le DVD du Bourgeois gentilhomme s’est très bien vendu. C’est pourquoi Mazouer a maintenant le courage d’intégrer les partitions dans son édition critique du Théâtre complet, décision dont il faut le féliciter vivement. Mazouer focalise l’attention sur le texte des pièces qu’il complète par les livrets publiés à l’occasion des représentations à la cour sous l’intitulé de « Divertissement ». Ces livrets se trouvent également en annexes dans l’édition de la Pléiade dirigée par Georges Forestier avec Claude Bourqui, qui par ailleurs reproduit les frontispices de la première publication des pièces, illustrations absentes ici. Le Registre de La Grange, que la nouvelle édition de la Pléiade inclut parmi les documents, est cité ici régulièrement dans les différentes introductions de Mazouer mais il n’est pas intégré dans cette édition critique. La chronologie, qui ouvre chaque volume (IV, 11-18 et V, 11-16), tient compte des multiples travaux des spécialistes connus et des compléments sur le site en ligne Molière 21 et elle les résume très bien. Optant pour une modernisation de la graphie, Mazouer se passe du grand nombre de majuscules présentes dans l’édition de la Pléiade. Cependant, il est plus prudent dans la modernisation de l’orthographe. Prenons un exemple significatif, sa version des Femmes savantes où il garde en II, 8, l’original « de toute autre humeur », que Georges Couton avait reproduit dans son édition sans commentaire, et il commente la forme insolite de Comptes rendus PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0018 328 « toute » en note : « Toute est bien adverbe ici, mais le XVII e siècle accorde encore l’adverbe ; Vaugelas même prescrit l’accord avec le féminin ! » (V, 595). Les éditeurs de la Pléiade modernisent le texte : « de tout autre humeur » et s’abstiennent de toute remarque grammaticale. La version du texte des comédies est similaire dans cette nouvelle édition critique à celle des différents prédécesseurs. Toutefois il faut mentionner l’unique exception à cette règle : les éditeurs de la Pléiade préfèrent maintenant l’édition de 1675 du Malade imaginaire, qui, selon eux, est le seul texte dont on ne peut contester qu’il soit de Molière. Ils reproduisent en annexe celui couramment adopté de l’édition de 1682. George Couton était plus prudent dans son édition de la Pléiade quand il qualifie le texte des éditions de 1674 et 1675 de « brouillons de Molière » qui « permet peut-être de surprendre le travail d’élaboration auquel il se livrait ». Mazouer, qui avoue être « perplexe » (V, 699) face aux hypothèses sur la validité des deux versions, reste fidèle à la préférence traditionnelle de la version publiée en 1682. Selon lui, « le texte de 1682 est sans conteste supérieur stylistiquement et dramatiquement au texte de 1675, et marque en effet un aboutissement esthétique » (V, 699). Il reconnaît toutefois l’intérêt du texte de 1675 et le reproduit « en plus petit corps, pour les scènes 7 et 8 de l’acte I et pour la totalité de l’acte III » afin que chaque lecteur puisse « se faire son opinion » (V, 699). C’est une décision prudente qu’on apprécie plus que celle des éditeurs de la nouvelle Pléiade, qui informent cependant le lecteur des défauts des premières éditions de L’Avare, de George Dandin et du Bourgeois gentilhomme. Citons ce qu’ils écrivent à propos de cette dernière comédie-ballet : « L’impression du Bourgeois gentilhomme, sans être médiocre, conserve des traces de maladresse. Certes, les coquilles sont en nombre limitées, mais le travail typographique n’a pas bénéficié du plus grand soin : la ponctuation n’est pas toujours rigoureusement mise en place, les lignes dansent un peu, et l’atelier a dû faire face à un mauvais calibrage de la copie. Ce problème s’était déjà présenté, dans le même atelier, avec L’Avare. Le texte devait être imprimé sur un maximum de sept feuilles ; or la fonte employée aurait contraint à dépasser ce nombre déjà important. L’atelier fut donc obligé, en cours d’impression, d’opérer pour un caractère plus petit » (tome II, 1452). Ces détails ne sont pas mentionnés dans l’édition critique de Mazouer. La qualité d’une édition critique dépend de plusieurs facteurs : la justesse philologique des textes, le soin de l’impression, la pertinence des notes explicatives et de l’introduction aux différentes pièces. On ne peut qu’être satisfait de ces éléments qui méritent néanmoins un commentaire. Le point de vue philologique est parfait, l’impression est également très soignée puisque je n’ai constaté que très peu de coquilles : dans l’introduction à Comptes rendus PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0018 329 Monsieur de Pourceaugnac, la citation de I, 2 « […] de votre côté, nous nous tiendrez prêts aux besoins des autres acteurs de la comédie » (IV, 165) falsifie l’énoncé de Sbrigani « vous nous tiendrez prêts » (IV, 205). Dans Les Amants magnifiques « quelque pitié du cœur d’un grande princesse » (IV, 462) au lieu d’une grande princesse ; dans l’annexe « On peut bien s’embarquer avec toue assurance » (IV, 504) au lieu de toute assurance ; dans Les Femmes savantes « De ce côté, ma cœur, vos penchants sont fort grands » (V, 650) au lieu de ma sœur. Je n’ose garantir que d’autres coquilles ne m’aient échappées mais l’ensemble du texte est très correct, et c’est un des mérites de cette édition critique. Les notes explicatives et les introductions valent des commentaires plus détaillés. Étant donné que Mazouer renvoie le plus souvent à la dernière édition de la Pléiade, je me contente d’une comparaison avec cette édition. Le lecteur apprécie le soin avec lequel les deux éditions lui rendent les textes plus compréhensibles. Il faut une comparaison méticuleuse pour découvrir les stratégies différentes des commentateurs. Dans la Pléiade, les notes explicatives sont souvent plus longues que dans notre édition critique parce qu’elles élargissent le point de vue de Molière par une surabondance de parallèles dans d’autres ouvrages, dramatiques ou non, de l’époque. Le critique littéraire y trouve des matériaux pour développer des réflexions sur des thèmes très variés. Mazouer s’efforce surtout d’aider le lecteur contemporain peu familier des spécificités du français du XVII e siècle en condensant ses informations dans des notes en bas des pages. Citons quelques exemples : dans Le Bourgeois gentilhomme, le jargon des Maîtres à danser, de musique, d’armes et de Monsieur Jourdain exige des éclaircissements que les deux éditions mettent à la disposition du lecteur. Mais Mazouer est plus attentif à la nécessité de comprendre que ses collègues. En II, 2, Monsieur Jourdain se réjouit de la leçon du Maître d’armes en constatant : « De cette façon donc un homme, sans avoir du cœur, est sûr de tuer son homme, et de n’être point tué ? ». Mazouer commente le mot « cœur » par « courage » (IV, 602), la Pléiade est sans commentaire. Le Maître à danser se moque de la forfanterie du Maître d’armes en disant : « Voilà un plaisant animal, avec son plastron ». La Pléiade écrit « Plastron » avec majuscule et suppose que le lecteur sait ce que Mazouer explique en note : « Plastron : pièce de protection que portent sur la poitrine les escrimeurs » (IV, 603). La menace du Maître d’armes : « Je vous étrillerai d’un air… » reste sans commentaire dans la Pléiade tandis que Mazouer commente : « étriller c’est frotter un animal avec une étrille » (IV, 604), explication juste mais pas forcément indispensable pour la compréhension de l’énoncé. La Pléiade juge nécessaire d’expliquer le propos de Nicole en III, 2 « Comme vous voilà bâti » par « vêtu », explication absente chez Mazouer, qui adopte la stratégie inverse Comptes rendus PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0018 330 en III, 3 pour l’exclamation de Madame Jourdain : « Vous moquez-vous du monde, de vous être fait enharnacher de la sorte ? » écrivant en note : « Enharnacher, c’est revêtir d’un harnais ; on enharnache un cheval, un mulet… Extension plaisante à un homme qu’on a habillé de manière serrée ou ridicule ! » (IV, 629). On pourrait multiplier les exemples de cette divergence mais il suffit de documenter que les deux éditions sont bien pourvues de notes explicatives, dont je n’ai trouvé aucune contradiction. Le lecteur peut se fier au soin des éditeurs. Les introductions de Mazouer aux différentes pièces profitent de ses nombreuses études sur Molière et le théâtre classique publiées au cours des années. À propos de Les Amants magnifiques, Mazouer résume son éloge dans la formule : « Richesse et beauté d’un spectacle composite, rigoureusement baroque » (IV, 334) et conclut son introduction par la remarque : « ces Amants magnifiques, mal connus et passablement négligés dans l’œuvre de Molière, méritent, par leur richesse et leur finesse, plus d’attention et plus d’estime » (IV, 354). Les éditeurs de la Pléiade qualifient le Divertissement royal de « projet ambitieux », qui est « le dernier ballet de cour » et « une ‘grande comédie’ galante ». Selon eux, « Molière ne s’est pas seulement attaché à discréditer le stratagème d’un astrologue vénal, il a voulu montrer la vanité des diverses formes de croyance superstitieuse, critiquées par les philosophes ». À propos de La Comtesse d’Escabargnas, ils jugent incertain « si le texte publié en 1682 dans les Œuvres posthumes était fidèle à la création » et la question de l’équilibre entre les intermèdes et la comédie leur semble douteuse dans cette « production de circonstance », étiquette qui permet de la déprécier. Par contre, Mazouer souligne « l’originalité » de cette pièce qui, « pourvue elle-même d’un Prologue et d’un divertissement final, enchâssait une pastorale, qui enchâssait à son tour des intermèdes de ballets » (V, 454). Les Fourberies de Scapin ont scandalisé Boileau parce que « Molière alliât Tabarin à Térence » (V, 339) et qu’il puise « autant dans les traditions farcesques du jeu des comédiens français et italiens » (V, 339). Les deux éditions ne partagent pas cette réticence de Boileau. La Pléiade vante « l’ironie » du personnage de Scapin et Mazouer souligne que « Molière glorifie l’art et la puissance du théâtre, érigeant une sorte de monument à la gloire de son métier » (V, 344). Comme Mazouer s’efforce plus de mettre en évidence le rang du théâtre de Molière que les éditeurs de la Pléiade, il juge nécessaire de regretter que « Les Femmes savantes ne nous font pas saisir un Molière féministe et prônant l’égalité des sexes devant le savoir » (V, 542). Les éditeurs de la Pléiade focalisant plus l’attention sur le contexte culturel dont profite cet homme du théâtre, peuvent ignorer cet élément d’actualité du débat sur le féminisme. La divergence de l’approche entraîne deux lectures divergentes du Bourgeois gentilhomme. Comptes rendus PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0018 331 On ne peut passer sous silence la part des susceptibilités politiques de Louis XIV dans les turqueries de cette comédie-ballet. Les éditeurs de la Pléiade soulignent la contribution de l’imaginaire occidental dans l’intrigue tandis que Mazouer insiste sur la portée et la nécessité des ornements « pour la peinture du héros comique » (IV, 530). Molière ridiculise Monsieur Jourdain parce que, grâce à sa folie, la « promotion imaginaire de Mamamouchi lui suffira » (533). Cette nouvelle édition du théâtre complet de Molière ne remplace pas les précédentes, mais elle les complète grâce à la publication de la musique des comédies-ballets et elle les enrichit de la grande qualité et la pertinence des introductions et des notes de Charles Mazouer. Volker Kapp