eJournals lendemains 46/181

lendemains
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
10.24053/ldm-2021-0002
2021
46181

Introduction

2021
Teresa Hiergeist
Benjamin Loy
ldm461810005
DOI 10.24053/ ldm-2021-0002 5 Dossier Teresa Hiergeist / Benjamin Loy (ed.) Spectres de l’insurrection Les 150 ans de la Commune de Paris Introduction 1. Les multiples facettes de la Commune Quand la foule aujourd’hui muette, Comme l’Océan grondera, Qu’à mourir elle sera prête, La Commune se lèvera. Nous reviendrons foule sans nombre, Nous viendrons par tous les chemins, Spectres vengeurs sortant de l’ombre, Nous viendrons nous serrant les mains. La mort portera la bannière; Le drapeau noir crêpe de sang; Et pourpre fleurira la terre, Libre sous le ciel flamboyant (Michel 1898: 1). Le spectre, acteur central dans la „Chanson des prisons“ de Louise Michel, écrite en mai 1871, est une métaphore utilisée de préférence par l’auteure pour désigner l’effet produit par la Commune de Paris. 1 Tout idéologisant ou mythologisant que cela puisse paraître au premier regard, 2 un second examen permet d’apercevoir que celle-ci a en effet plusieurs éléments en commun avec un spectre: elle est fugitive, vu qu’elle n’existe que pendant 72 jours; 3 elle fait peur, puisqu’elle suscite à l’époque la paranoïa bourgeoise d’une subversion de l’ordre social (Ross 2016: 390); elle manque de forme concrète, oscillant dans la perception de ses contemporains entre gouvernement légal et soulèvement illégitime (Deluermoz 2020: 52-56); elle cause une rencontre avec l’Autre, mettant en lumière les points faibles que le Second Empire essaie de refouler à tout prix et initiant par conséquent une transformation sociale (Merriman 2014: 5). 4 Aujourd’hui encore, 150 ans après, la Commune semble avoir conservé son caractère de spectre, elle semble même l’avoir accentué d’une certaine façon: quand on voit avec quelle fréquence elle surgit dans les débats politiques, les rapports médiatiques, les fictions et les images actuelles (Huppe/ Saint-Amand 2021: 18), on peut bien avoir l’impression qu’elle a des difficultés à reposer en paix. Ces réapparitions discursives ne sont pas dues exclusivement à son anniversaire; on observe une intensification de sa présence dans les contextes, médias et genres les plus divers depuis déjà une trentaine d’années. Depuis que l’influence croissante du néolibéralisme, la globalisation et les crises économiques accentuent les inégalités 6 DOI 10.24053/ ldm-2021-0002 Dossier sociales, depuis que le mécontentement vis-à-vis du système politique existant augmente et que des couches sociales entières proclament ne plus se sentir représentées par lui, 5 depuis qu’il s’est formé une nouvelle culture de protestation dans de nombreux pays occidentaux, 6 bref: depuis que la situation économique et politique ressemble sous bien des aspects à celle de la fin du XIX e siècle, la Commune revient de manière renforcée pour transmettre ses messages de l’au-delà. 7 Il découle de ceci qu’aujourd’hui, dans la majorité des cas, elle ne fait plus trembler, elle ne hante plus les Français, mais semble plutôt être devenue un fantôme familier avec lequel on a conclu la paix en grande partie, vu qu’elle offre une possibilité d’évasion de la société existante et donne des impulsions pour réfléchir à une alternative éventuelle. Une autre raison pour laquelle la Commune n’est plus évitée mais invitée au discours public est le fait qu’elle est passée définitivement à la mémoire culturelle - transition qui va souvent de pair avec une mise en musée, une monumentalisation et une disposition à la célébration (Assmann 2010: 50-56). 8 Ce changement dans la gestion du passé a permis d’intégrer la Commune dans l’autodéfinition nationale (Deluermoz 2020: 331). Certes, une telle incorporation identitaire est le résultat d’une sélection, lors de laquelle ses aspects le plus attrayants (comme ses préoccupations de la démocratie, des valeurs de la Révolution française, de l’éducation) sont soulignés et ses visages ingrats (comme son caractère radical) ignorés. Que cette perception sélective et ce refoulement du non-voulu soient la garantie la plus fiable pour que la Commune garde son caractère de spectre et continue de vagabonder dans le discours, voilà un fait que prouve la publication récente de plusieurs histoires ‚d’en bas‘ de la Commune qui relativisent la version officielle en reconsultant les archives et en construisant une version locale des événements (Lecaillon 2009, Godineau 2010). 9 Le dossier présent a pour but d’explorer les différentes figures et formes que le spectre de la Commune a adoptées dans l’imaginaire social ainsi que les différents contenus et attitudes qu’elle a véhiculés au cours de l’histoire dès 1871. En analysant diverses références politiques, journalistiques, iconographiques, littéraires et filmiques se rapportant à elle, il se propose de déterminer sa place dans la mémoire collective, d’observer ses transformations dès 1871, de profiler les fonctions culturelles et les normes qui lui sont liées à des moments et endroits concrets et au sein de groupes sociaux spécifiques. Les conceptualisations et valorisations particulières de la Commune dans des contextes factuels et fictionnels sont considérées comme des éléments de discours qui influencent la perception de la cohésion sociale, forment, renforcent ou fluidifient des identités et contribuent à l’affirmation ou mise en question de structures de pouvoir. 2. L’histoire culturelle de la mémoire communarde À l’occasion du 100 e anniversaire de la Commune de Paris, en 1971, Michel Winock constate la „double existence“ qui la caractérise: DOI 10.24053/ ldm-2021-0002 7 Dossier Elle est d’abord ce qu’elle a été, soit un ensemble de faits, situés dans l’espace et le temps, que l’on peut plus ou moins bien répertorier; elle est ensuite ce qu’elle a paru être, aux acteurs du drame eux-mêmes, au moment même de l’événement, dix ans après, trente ans après, et ce n’était plus la même chose, et puis aux interprètes, aux théoriciens, qui visaient moins à rendre compte d’un phénomène dans sa plus grande exactitude, qu’à choisir dans la profusion de ses composantes la confirmation d’une idéologie préétablie et/ ou l’inspiration d’une méthode d’action. (Winock 1971: 965) Malgré sa courte durée, la Commune de Paris a donné lieu à de nombreuses interprétations depuis lors. Dès 1871, divers groupes politiques, sociaux et culturels se sont appropriés les événements aux moments et lieux les plus divers pour susciter des émotions, pour confirmer leur propre construction identitaire et pour assurer leur position de pouvoir. La Commune apparaît donc comme porteuse de valeurs et de normes qui révèlent plus sur ceux qui se réfèrent à elle que sur les faits historiques. Si on décide de l’examiner dans une perspective diachronique, on peut différencier, comme le fait Éric Fournier dans La Commune n’est pas morte, quatre étapes: la réaction immédiate aux événements (1871-1917), son appropriation socialiste et communiste (1917-1971), le déclin de l’activité mémorielle et de son potentiel de controverse politique (1971-1990) et sa reprise (1990-aujourd’hui) (Fournier 2013: 13). Aussitôt après l’entrée des Versaillais à Paris et après le passage à la Troisième République, on observe une altérisation discursive résolue de la Commune dans le discours politique et médiatique: elle est comprise comme hystérie collective, ses membres comme criminels, psychopathes ou barbares (Sánchez 2019: 352). Cette attitude critique, qui est, entre autres, adoptée pour justifier les dures répressions exercées contre ses anciens membres (Merriman 2014: 248) et pour prévenir d’autres tentatives de révolution (Grams 2014: 6), est partagée par une grande partie de l’intelligentsia française (Winock 1971: 975). Elle se reflète aussi dans la littérature, où l’on rencontre de nombreuses attitudes anti-communardes, par exemple dans Contes du lundi (1873) d’Alphonse Daudet, Tableaux du siège (1871) de Théophile Gautier ou Sueur de sang (1893) de Léon Bloy, mais aussi dans les correspondances de Gustave Flaubert et Georges Sand. 10 En outre, la censure assure, dans les années qui suivent la période communarde, que cette image négative de la Commune ne se relativise pas, en interdisant la publication d’écrits positifs ou même neutres ainsi que des photos de cette période (Fournier 2018: 246). Les adhérents ou sympathisants de la Commune sont donc obligés de publier leurs visions de la Commune dans des genres plus courts et oraux (la chanson [Darriulat 2019: 389], la poésie 11 etc.), comme c’est le cas d’Arthur Rimbaud (Gascar 1971, Murphy 2010) ou depuis l’exil, comme c’est le cas de Histoire de la Commune de 1871 de Prosper- Olivier Lissagaray, édité en 1876 à Bruxelles, ou de La Commune de Malenpis d’André Léo, écrit à Milan en 1874. Certes, cette opinion contre-révolutionnaire est dominante, mais elle n’est ni absolue ni durable: les partisans d’extrême gauche de plusieurs pays valorisent décidément la Commune de Paris positivement et commencent à la considérer 8 DOI 10.24053/ ldm-2021-0002 Dossier comme projet pilote pour d’autres révolutions futures (Nicholls 2019: 272). Dans La Guerre civile en France, Karl Marx la célèbre comme annonciatrice d’une société socialiste imminente et comprend son écrasement comme preuve de la nécessité de briser complètement les structures étatiques, une fois le gouvernement renversé (Marx 1933 [1871]: 86-88). Cette conclusion, qui légitime la violence révolutionnaire, ne contribue pas seulement à radicaliser Friedrich Engels, mais influence aussi Vladimir Lénine dans son organisation de la Révolution d’Octobre de 1917 (Grams 2014: 82-88, Bergman 2014: 1412-1441, Deluermoz 2020: 327-332). Entre les socialistes et les communistes du tournant du siècle, la Commune renforce donc l’envie de transformer les sociétés existantes. Les anarchistes interprètent la période communarde comme l’épilogue de la Révolution française qui n’aurait fait valoir que les intérêts de la bourgeoisie et qui s’accomplirait tôt ou tard dans des attentats et soulèvements de la classe ouvrière dans les pays européens (Merriman 2019: 406- 407). L’Espagnol José López Montenegro, par exemple, a la Commune de Paris à l’esprit lorsqu’il participe à la révolution cantonale de Cartagena en 1873, de même que l’armée révolutionnaire insurrectionnelle ukrainienne, qui se dresse à partir de 1918, dirigée par Nestor Makhno, ou les marins de Kronstadt, quand ils commencent leur révolte contre le bolchevisme en 1921 (Winock 1971: 974). Cet attrait mythique de la Commune de Paris sur tous ceux qui rêvent d’une structure sociale alternative se poursuit durant tout le XX e siècle, à commencer par le communisme en Chine (p. ex. Badiou 2009, Jiang 2014), puis par la Guerre Civile espagnole (Esenwein 1989: 31), et allant jusqu’au mouvement de Mai 68 (Müller/ Ruoff 2007: 161). Elle se manifeste d’ailleurs aussi au niveau de la fiction: de L’Insurgé (1886) de Jules Vallès, La Commune (1905) de Paul et Victor Margueritte et Philémon, vieux de la vieille (1913) de Lucien Descaves jusqu’à La Nouvelle Babylone (1929) de Grigori Kozintsev, La Pipe du communard (1929) de Constantin Mardjanov, Les Jours de la Commune (1949) de Bertolt Brecht et Rossel et la Commune de Paris (1977) de Serge Moati. Depuis la fin de l’ URSS et la chute du ‚rideau de fer‘, on constate d’abord un apaisement des références à la Commune, qui semble perdre son potentiel identificatoire (Fournier 2013: 13). Néanmoins, on peut observer, dans les dernières années, que c’est justement cette réduction de la dimension politique qui ouvre la voie à sa vaste instrumentalisation mémorielle (Robert 2019: 530-531). Il n’y a plus que l’aile gauche pour qui elle sert de source d’inspiration et de lieu de mémoire, mais sa sphère d’influence s’étend jusqu’au cœur de la société établie. Éric Fournier a lui aussi fait état de cette évolution: „Durant presque un siècle, écrire l’histoire de la Commune était difficile, tant elle était un objet ‚chaud‘. Mais, depuis une quinzaine d’années, dans un contexte politiquement apaisé, la recherche historique connaît un nouveau souffle des plus stimulants“ (Fournier 2013: 8). Le point culminant (provisoire) de ce changement dans le traitement discursif de la Commune est qu’elle paraît souvent même compatible avec la République. Bien qu’il y a quelques décennies encore, les élites refusaient de lui accorder une place dans la mémoire culturelle, en renonçant à l’introduction d’un jour de commémoration, en détruisant des documents d’archive DOI 10.24053/ ldm-2021-0002 9 Dossier (Krakovitch 2019: 487) et en la passant sous silence dans les manuels scolaires, 12 au cours des dernières décennies et surtout pour son 150 e anniversaire, on n’observe non pas seulement une réhabilitation, mais même un certain culte de la Commune. Dans les médias, de nombreux rapports et éditions spéciales sont apparus qui parlent de 1871 sur un ton nostalgique et célèbrent des personnages comme Louise Michel et Gustave Courbet comme des héros à l’esprit libre; plusieurs douzaines de romans historiques 13 et BD 14 lui ont été consacrés, les tagueurs la prennent pour sujet (Smith 2021) et il y a même de l’argent à se faire avec la vente d’objets-souvenirs de la période (Huppe/ Saint-Amand 2021: 3). La Commune est ainsi devenue une valeur de référence de la société du savoir et un produit nostalgique de la culture populaire. En matière politique également, ses mentions s’accumulent. Des mouvements de protestation comme Nuit debout, les Gilets jaunes ou ZAD , mais aussi les Printemps arabes et la Commune de Rojava au Kurdistan syrien s’autodéfinissent dans sa tradition (Riot-Sarcey 2021: s. p., César/ Godineau 2019: 11). Des acquis sociaux comme la mise en place de l’enseignement obligatoire et laïque ou l’ouverture de crèches, auparavant présentées comme des conquêtes de la Troisième République, lui sont maintenant rattachés (Dupeyron 2021: 531), la demande de panthéonisation de Louise Michel n’en étant qu’un exemple parmi d’autres. Même aux plus hauts rangs de l’État, le signal a été donné d’intégrer cet intervalle longtemps exclu de l’histoire nationale (Verhaeghe 2021: 7). Le temps semble avoir limé et rendu inoffensif l’extrémisme de la Commune, l’avoir adaptée aux valeurs de la société dominante, l’avoir portée de la périphérie au centre. Dans toutes les phases de la commémoration, on constate que les caractéristiques de la Commune sont reprises de manière sélective. Des aspects singuliers sont isolés, valorisés en vue de normes déterminées et alignés sur la construction identitaire respective, de sorte que la référence à 1871 soit capable de représenter le véhicule de la propagation d’attitudes ou morales les plus différentes (César/ Godineau 2019: 7). L’analyse des éléments que la Commune arrive à symboliser dans les contextes commémoratifs permet donc de tirer des conclusions sur des processus de négociation de nature culturelle, et des habitudes de consommation de l’histoire - raison pour laquelle ils sont dorénavant examinés plus en profondeur. Parmi les valeurs les plus récurrentes représentées par la Commune de Paris circulant dans le discours, on compte les suivantes: • Les valeurs de la République: la Commune est interprétée comme défense ou réalisation des intérêts de la Révolution française, qui constitue à son tour le point de référence central dans le fondement identitaire des différentes Républiques françaises. Dans ce contexte, il est souligné la congruence et les (prétendues) similitudes des deux mouvements (c’est-à-dire les préoccupations pour l’égalité sociale, pour la laïcité ou l’importance de la solidarité comme productrice de cohésion), de sorte que la connotation positive de 1789 est transférée à 1871. Bien sûr, cette intégration de la Commune dans l’autodéfinition républicaine, qui pour les raisons de commémoration culturelle 10 DOI 10.24053/ ldm-2021-0002 Dossier expliquées ci-dessus devient perceptible surtout dans le passé récent, demande quelques retouches cosmétiques de l’anti-étatisme et de l’anti-centralisme de la Commune, lesquels sont dans la plupart des cas niés ou minimisés. 15 • Les valeurs démocratiques: l’argumentation selon laquelle la Commune aurait eu pour fonction de mettre un point final au Second Empire, d’empêcher la réintroduction de la monarchie constitutionnelle et de rendre possible le passage à la République, déjà exprimée dans La Guerre civile en France de Karl Marx, 16 s’est accentuée dans la production scientifique ou journalistique ces dernières décennies, témoignant d’un certain engouement à penser l’histoire téléologiquement, voire du besoin de donner un sens global à la période a posteriori. Cette approche a une certaine tendance à euphémiser la radicalité de l’époque, telle un mal à assumer pour parvenir à abolir les structures autoritaires. • L’engagement civil: Les communard(e)s sont apprécié(e)s dans les discours politiques, médiatiques et scientifiques récents comme citoyen(ne)s qui prennent au sérieux leur devoir de contrôler l’État et de le freiner quand il fait preuve d’un penchant à l’autoritarisme ou au conservatisme, comme dans le cas du Second Empire. Cette ligne argumentative, qui célèbre le rôle actif des citoyens dans la démocratie, accentue l’importance accordée pendant la Commune à la politisation du grand public, à la culture du débat et à la liberté d’expression tout comme l’activité journalistique forte de la période communarde et le large éventail de clubs et d’autres forums de discussions - éléments qui sont censés prouver la responsabilité de chacun pour le bien commun. Naturellement, dans la majorité des cas, cette logique passe sous silence que le degré de participation politique réclamé par les communard(e)s serait vu d’un mauvais œil et considéré comme excessif dans une démocratie parlementaire. • Le cosmopolitisme: la Commune de Paris est citée comme exemple progressiste dans des commentaires publics, journalistiques ou scientifiques qui visent à mettre l’accent sur les bénéfices de l’interou de la transnationalité. Son utopie de convaincre le monde entier de l’importance de la justice sociale et de la solidarité et d’étendre les structures non-autoritaires à autant de pays que possible est alors présentée comme une tentative de démasquer la logique d’une „fiction artificielle qui sert à mettre en colère les peuples contre leurs voisins“. 17 Vue de la perspective d’une société globalisée et migratoire orientée vers la valeur du pluralisme, cette focalisation internationale de la Commune est parfois interprétée comme justification d’un universalisme culturel, comme affirmation optimiste de la possibilité de trouver des valeurs unifiantes au-delà des différences. Ce type de référence à la Commune, qui augmente d’ailleurs en fréquence dans le discours avec la diversification des sociétés DOI 10.24053/ ldm-2021-0002 11 Dossier actuelles, tend à laisser de côté le fait que la motivation de l’internationalisme communard n’est au fond ni culturelle, ni universaliste, ni même nécessairement pacifiste, mais vise à unir identitairement les prolétaires de tous les pays du monde, pour être plus efficace dans la lutte des classes. 18 • L’égalité des sexes: le fait que la Commune ait compté dans ses rangs, outre les membres de l’Union des femmes pour la défense de Paris et les pétroleuses, plusieurs protagonistes féminins, la prédestine à être interprétée comme une période pionnière de l’émancipation des femmes. Il n’est donc pas surprenant que ce soit un groupe féministe qui a donné l’impulsion du mouvement pour la panthéonisation de Louise Michel en 2013 (Verhaeghe 2016: 11), que les biographies qui lui sont dédiées ont été rédigées par des auteures habitées du même esprit, 19 enfin que l’historiographie féministe a abordé dernièrement différents aspects de la Commune (Eichner 2004, Linton/ Hivet 1997, Verhaeghe 2016). Cette soif de role models féminins héroïques que la Commune réussit apparemment à étancher est un essai pour justifier et renforcer l’engagement discursif pour l’égalité des femmes, qui a eu le vent en poupe en particulier ces dernières années avec des initiatives comme #balancetonporc. Il court évidemment le risque de valoriser comme ‚progressiste‘ ou ‚féministe‘ tout engagement des femmes pendant la période communarde ou de présenter les prises de position féministes de l’époque isolées du contexte patriarcal dans lequel se trouvaient les communard(e)s. • L’individualisme: la Commune porte en elle un potentiel identificatoire pour tous ceux qui construisent leur identité en se distanciant des institutions étatiques et en accentuant l’importance de la liberté, de l’autonomie et de la responsabilité personnelle. Par conséquent, elle est parfois interprétée dans le discours public comme un acte d’émancipation ou de résistance contre les mesures de contrôle ou répressions étatiques. 20 Ce narratif construit de manière simplificatrice une opposition binaire entre libre-penseurs et establishment, 21 ceux qui luttent pour leurs idéaux et ceux qui veulent accumuler le pouvoir, et est ainsi capable de susciter suspense et émotions. C’est la raison pour laquelle on le retrouve de préférence dans de nombreux textes littéraires et films récents sur la Commune. • La victoire des opprimés: Quentin Deluermoz a qualifié la Commune de „unassimilable symbol of power ‚from below‘“ (Deluermoz 2021: 349). Qu’ils ne se sentent pas représentés ou qu’ils estiment être négligés par les institutions, comme invisibles dans les structures officielles, les groupes sociaux qui rêvent d’un changement radical de leur situation peuvent donc puiser dans l’histoire de la Commune de quoi nourrir leurs revendications. Une telle référence à la Commune peut être explicite, comme c’est le cas des paroles écrites sur les murs et les banderoles des Gilets jaunes (Jeanpierre 2021: 109) ou comme 12 DOI 10.24053/ ldm-2021-0002 Dossier on l’observe dans plusieurs romans et films sur la Commune parus ces dernières années, mais elle peut aussi transparaître indirectement, par exemple lorsque l’insurrection des communard(e)s est interprétée comme une „réappropriation du centre-ville par les quartiers populaires“ (Merriman 2014: 66). Le narratif puise son pouvoir d’attraction dans l’idée qu’une inversion des structures de pouvoir existantes est possible - ce qui permet une évasion temporaire de la réalité quotidienne ou peut motiver à la transformation de la société. En outre, c’est là un sujet de fiction classique et intense qui gagne en émotivité quand le renversement de la relation ‚centre-périphérie‘ est lié au concept de la vengeance ou de l’indemnisation des souffrances subies. Certes, la fin historique de la Commune ne rentre pas vraiment dans cette construction, mais une victimisation des communard(e)s lors de la reconquête de Paris par les Versaillais (Brown 2018: 163) 22 ou une promesse de retour de la Commune dans le futur, comme celle formulée dans le poème au début de cette introduction, peuvent porter remède à cette situation. 23 • La tragédie collective: les événements de la Commune sont intégrés dans le schéma actantiel d’une tragédie, c’est-à-dire communard(e)s et Versaillais sont présentés comme des figures qui cherchent le meilleur (la réalisation des idéaux de liberté, égalité et solidarité), mais obtiennent de manière fatidique le contraire (un effroyable carnage). Cette narration n’augmente pas seulement de manière notable l’intensité émotionnelle de l’épisode, mais atténue aussi la culpabilité des personnes impliquées, puisque, prises par la folie du moment, celles-ci paraissent avoir été contraintes de recourir à des mesures inadéquates. On la trouve de préférence dans des fictions qui se servent du fond historique communard pour entretenir leur public, sans vouloir forcément soulever de conflits moraux. La longueur de cette liste de narratifs typiques sur la Commune fournit déjà la raison de sa productivité culturelle, mais son contenu en dit long aussi: les facettes multiformes du spectre permettent de le relier à plusieurs idéaux décisifs pour les constructions identitaires les plus diverses du XX e et (presque encore plus) du XXI e siècle. Oscillant entre légitimité et subversivité, entre mémoire officielle et officieuse (Deluermoz 2021: 349), entre utopie et dystopie, il apporte une ouverture qui augmente la probabilité que des groupes différents se sentent représentés par la narration de son histoire, non seulement au niveau politique, mais aussi dans le domaine social, culturel et individuel. Sa connectivité avec des schèmes de représentation et stratégies d’émotionalisation courants maintient la fascination qu’elle exerce en vie. Avec toutes ces négociations de sens, d’identité, de normativité et de relations de pouvoir dans lesquelles il est invoqué, le spectre de la Commune a donc assez de motifs culturels pour revenir et continuer à faire ses apparitions. Ou pour le dire avec les mots de Jacques Derrida dans Spectres de Marx: „La hantise appartient à la structure de toute hégémonie“ (Derrida 1993: 69). DOI 10.24053/ ldm-2021-0002 13 Dossier 3. Les articles de ce numéro Les contributions à ce dossier traitent de différentes références à la Commune effectuées à des moments historiques distincts, comme autant d’illustrations de la diversité du potentiel dont elle regorgee pour affirmer ou de contester des valeurs et des constructions identitaires. L’article „‚Notre génération est consolée! ‘ Jules Vallès journaliste libertaire et anarchiste et la Commune“, de Wolfgang Asholt, reconstruit la transformation de l’écrivain et publiciste fameux en communard, en suivant la formation de son attitude de ‚réfractaire‘ dès ses premiers textes jusqu’aux années 1880 et en mettant en relation cette posture révolutionnaire et critique du Second Empire avec sa distanciation de l’esthétique naturaliste. Dans sa contribution „Récolution. Sur la négociation de l’éducation communarde dans La Commune de Malenpis (1874) d’André Léo“, Teresa Hiergeist montre à l’exemple de ce texte novateur au niveau de la représentation, comment, peu après la période communarde, la déception engendrée par l’échec de la tentative de révolution fut transformée en réflexion utopique et comment les efforts des ex-communard(e)s exilé(e)s se déplacèrent des combats de barricades à l’espace non-violent de l’éducation. „La Commune de Paris de 1871: révolution locale, évènement global“ de Quentin Deluermoz met l’accent sur la transnationalité de la période communarde, suivant d’un point de vue historiographique ses traces dans les (tentatives de) révolution d’autres pays européens et d’outre-Atlantique. Il démontre comment justement l’intensité de la représentation médiatique a justement contribué à faire d’elle un point de référence incontournable des initiatives de gauche les plus diverses. Avec „ Qui pense? Qui parle? L’Imaginaire de la Commune ou Passagen-Werk“, Cornelia Wild focalise les constructions discursives sur la Commune dans deux œuvres critiques exemplaires, le Livre des passages de Walter Benjamin et l’étude Communal Luxury (The Political Imaginary of the Paris Commune) de Kristin Ross. Sa critique du livre de Ross est dirigée contre la narration héroïque collective que fait la chercheuse américaine des événements de la Commune et contre l’omission d’une représentation appropriée des positions subjectives des communard(e)s qui en découle. Par contre, le Livre des passages, selon Wild, serait une lecture de la Commune capable de rendre visible précisément l’hétérogénéité des voix communardes en tant que montage de citations. Dans „Et si on s’en prenait à la BD ? Autres matériaux (et imaginaires) pour la Commune“, Luciano Curreri met l’accent sur l’intérêt marqué que les dessinateurs de BD d’aujourd’hui portent à la période communarde, en supposant un rapport avec les négociations actuelles de la notion de l’Europe. L’influence exercée par la Commune sur la culture populaire est interprétée comme le signe d’une remise en question des discours sur la vie commune en général. Dans „Revenants de l’insurrection: relectures spectrales de la Commune de Paris dans la culture française contemporaine“, Benjamin Loy aborde enfin les allusions à 14 DOI 10.24053/ ldm-2021-0002 Dossier la période communarde à partir de divers exemples comprenant des textes à caractère philosophique et critique, comme L’Hypothèse communiste d’Alain Badiou et les manifestes du Comité invisible, ainsi que des fictions comme le roman Les Renards pâles (2013) de Yannick Haenel et le film Louise-Michel (2008) de Benoît Delépine et Gustave Kervern. L’article examine le grand potentiel identificatoire que la Commune exerce actuellement en tant que spectre dans les discours anti-capitalistes et anti-républicains en France. Ces articles démontrent toute la productivité de 1871 dans la mémoire culturelle européenne à travers sa capacité à concentrer les intérêts politiques, sociaux et esthétiques les plus divers. Qu’elle soit mise en texte, en image ou en scène, la Commune s’avère être un élément de discours qui, même 150 ans après son échec présumé, continue à exercer une puissante force d’attraction grâce à son grand potentiel de remise en question des inégalités sociales de notre temps. C’est peutêtre là que réside la raison de son caractère spectral, sa capacité à hanter les discours et les imaginaires contemporains. Assmann, Jan, La mémoire culturelle. Écriture, souvenir et imaginaire politique dans les civilisations antiques, Paris, Aubier, 2010. Badiou, Alain, L’Hypothèse communiste, Paris, Ligne, 2009. 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Sur les implications sémantiques complexes de la métaphore du spectre dans le contexte politique de l’époque, cf. Derrida (1993). 3 Cette courte durée factuelle peut être relativisée par l’influence multiple qu’elle a exercée sur les politiques et les mouvements révolutionnaires dans le monde entier (cf. Deluermoz 2020: 226). 4 Dans la chanson de Louise Michel, ce mouvement de l’ombre à la lumière est perceptible au passage de la deuxième à la troisième strophe. 5 En France, plusieurs ouvrages thématisant les ‚nouvelles classes populaires‘ et ses difficultés d’identification avec l’État sont parus récemment: cf. par exemple Guilluy 2015 et Rosanvallon 2019. 6 Il suffit de penser à Occupy Wall Street aux États-Unis, aux printemps arabes à los indignados en Espagne, à Nuit debout, aux Gilets jaunes ou à ZAD en France. 7 Cet argument d’un retour des constellations modernes est formulé par Alain Badiou dans ses réflexions sur la Commune: „Le paradoxe historique est que, en un certain sens, nous sommes plus proches de problèmes examinés dans la première moitié du XIX e siècle que de ceux que nous héritons du XX e siècle. Comme aux alentours de 1840, nous sommes confrontés à un capitalisme cynique, sûr d’être la seule voie possible d’organisation raisonnable des sociétés“ (Badiou 2009: 203). Cf. aussi Ross 2015: 8-9 et Curreri 2019: 9-11. 8 On peut observer une évolution comparable pour la commémoration de la Première Guerre mondiale (Schoentjes 2009: 11). 9 Ou alors voir les écrits de la très active association des „Amies et Amis de la Commune de Paris 1871“, qui rend public les résultats de ses recherches sur www.commune1871.org. 10 Selon Paul Lidsky (1970: 10), à part Jules Vallès, Arthur Rimbaud, Paul Verlaine et Auguste de Villiers de L’Isle-Adam, „tous les autres écrivains notables prennent position ouverte- DOI 10.24053/ ldm-2021-0002 17 Dossier ment contre la Commune“. Cette évaluation est sûrement à relativiser ou à nuancer. Pourtant, on ne peut pas nier la pression que la propagande anti-communarde de l’époque exerce aussi sur les écrivain(e)s. 11 Cf. par exemple l’anthologie de Maurice Choury (1970). 12 La Troisième République a choisi conséquemment la Révolution française comme mythe fondateur (cf. von Münchhausen 2015: 450). 13 Ce boom mémoriel narratif commence dans la années 1990 avec Les Boulets rouges de la Commune (1993) de Georges Coulonges, Les Diables blancs (1993) de Joëlle Wintrebert, Le Cri du peuple (1998) de Jean Vautrin et Le Roman de Rossel (1998) de Christine Liger et atteint son apogée dans les vingt dernières années avec Georges et Louise (2000) de Michel Ragon, L’Homme aux lèvres de saphir (2005) d’Hervé Le Corre, Le Grand Soir (2006) de François Dupeyron, L’Imitation du bonheur (2006) de Jean Rouaud, Rouge de sang (2009) d’Alice Alénin, À notre humanité (2012) de Marie Cosnay, Le Banquet des Affamés (2013) de Didier Daeninckx, La Claire Fontaine (2013) de David Bosc, Le Roman de Louise (2014) d’Henri Gougaud, Le Brasier (2015) de Nicolas Chaudun, Une plaie ouverte (2015) de Patrick Pécherot, La Fosse commune (2015) de Pierre Vinclair, Comme une rivière bleue (2017) de Michèle Audin, Dix petites anarchistes (2019) de Daniel Roulet, L’Évasion d’Arthur (2019) de Simon Leduc et Dans l’ombre du brasier (2019) d’Hervé Le Corre. 14 Cf. par exemple Wilfrid Lupano: Communardes (2015), Mary M. Talbot: Louise Michel - La vierge rouge (2016), Laetitia Rouxel: Des graines sous la neige (2017) ainsi que le graphic novel de Raphael Meyssan: Les Damnés de la commune (2019). 15 Sidonie Verhaeghe (2016: 597-598) observe cette forme d’‚appropriation pacifiée‘ pour le cas spécial de la prise en charge de Louise Michel de la part des universitaires, journalistes, romanciers ou artistes. 16 Marx formule: „La Commune a réalisé le gouvernement à bon marché, ce grand but de toutes les révolutions bourgeoises, en abolissant l’armée permanente et les fonctionnaires de l’État. Son existence même présupposait la non-existence de la monarchie, laquelle, en Europe au moins, est le fardeau inévitable et le masque indispensable de la domination d’une classe. Elle fournissait à la République la base d’institutions vraiment démocratiques“ (Marx 1933 [1871]: 79). 17 Cf. Kristin Ross, „Die Pariser Kommune - jenseits des zellenartigen Regimes der Nationalität“, in: Historische Anthropologie, 24, 3, 2016, 376 [citation originelle: „künstliche Fiktion, um Völker gegen ihre Nachbarn aufzubringen“]. 18 Karl Marx le soulignait déjà quand il affirmait, en utilisant un vocabulaire martial, qu’„[e]n vue de l’armée prussienne, qui avait annexé à l’Allemagne deux provinces françaises, la Commune annexait à la France les ouvriers de tous les pays du monde“ (Marx 1933 [1871]: 85). Le fait que les communard(e)s étaient en grande partie ouvert(e)s au colonialisme va dans le même sens (cf. Plaetzer 2021: 598-599). 19 Cf. Xavière Gauthier: L’insoumise (1990) / La vierge rouge (1999), Claire Auzias: Louise Michel (2013), Violette d’Orléans: Louise Michel, Marianne du peuple (2009), Lucile Chastre: Louise Michel, une femme libre (2009). 20 Eric Fournier (2018: 245) parle aussi de ce potentiel émancipateur qui est mobilisé par le discours sur la Commune. 21 Sur le fait que cette dualité entre proet anti-communard(e)s ne correspond pas à la réalité plurielle de la Commune, cf. César/ Godineau 2019: 6. 18 DOI 10.24053/ ldm-2021-0002 Dossier 22 C’est justement à cause de ce grand potentiel émotionalisant de la ‚semaine sanglante‘ que les chiffres de ceux et celles qui sont mort(e)s pendant la semaine sanglante varie notablement entre 17 000 et 30 000 (Tombs 2012: 681). 23 Certes, à côté des références positives à la Commune, il existe aussi des prises de position hautement critiques qui vont jusqu’à la transformer en scénario dystopique: dans ces cas, elle est présentée comme une menace pour l’unité nationale ou la sécurité publique, les communard(e)s sont quant à eux marginalisé(e)s, discriminé(e)s ou dépeint(e)s comme des extrémistes radicaux et violents, enfin les mesures drastiques prises contre eux/ elles sont considérées comme nécessaires pour éviter la formation d’une société parallèle et le chaos public. Ces opinions qui se réfèrent ex negativo à la Commune servent également à faire valoir des identités (bourgeoises, conservatrices) et des normes (le besoin d’ordre et d’homogénéité).