eJournals lendemains 46/181

lendemains
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
10.24053/ldm-2021-0004
2021
46181

‚Récolution‘. Sur la négociation de l’éducation communarde dans La Commune de Malenpis (1874) d’André Léo

2021
Teresa Hiergeist
ldm461810030
30 DOI 10.24053/ ldm-2021-0004 Dossier Teresa Hiergeist ‚Récolution‘. Sur la négociation de l’éducation communarde dans La Commune de Malenpis (1874) d’André Léo 1. L’enfant et son éducation au XIX e siècle ‚L’enfant‘ est un sujet clé du XIX e siècle, comme le montre sa forte présence dans les débats publics: la politique le découvre en tant que citoyen avec des droits, les sciences lui consacrent des discours spécialisés; avec la création de services d’accueil, il se développe une nouvelle infrastructure qui lui est exclusivement destinée (Brémand 2008: 7-10); il devient le protagoniste de nombreux romans (Tison 2005: 5-7). Aussi son éducation est-elle, à l’époque, un domaine hautement controversé et les projets de transformation de l’organisation du système scolaire se multiplient, à commencer par l’introduction des écoles normales sous Napoléon (Ellis 2003: 44- 47) et la mise en place de l’enseignement obligatoire (Albertini 2006: 61), tout en passant par les différentes initiatives de laïcisation et récatholisation (Vogler 1992: 279) ainsi que les essais de pédagogie réformiste de la part des socialistes, communistes ou anarchistes (Blichmann 2008: 58). L’importance accordée à l’éducation est due à l’identification conceptuelle de l’enfant avec la société future, parce qu’il est considéré soit comme le garant de la continuité des structures de pouvoir existantes soit comme le porteur d’espoir d’un avenir meilleur. La stabilité et le potentiel transformateur de la vie commune sont conceptualisés comme dépendants de lui (Lewin 1989: 92); mettre l’accent sur l’éducation ne veut donc pas seulement dire influencer le développement de l’enfant-individu, mais aussi le collectif entier. Vu la dimension hautement politique de l’éducation et son potentiel utopique, il n’est pas étonnant qu’elle joue aussi un rôle central dans le programme de la Commune: dès sa deuxième séance, le conseil de la Commune fonde une Commission de l’Enseignement responsable de la mise en place d’un enseignement gratuit, laïque, obligatoire pour les filles comme pour les garçons (Lenoir 2017: 12). Le présent article essaie d’explorer la signification de l’éducation pour la Commune. Dans ce but, il ne se limite pas à reconstruire les données historiques sur le sujet pour apporter une contribution à la question controversée de savoir quel est l’apport concret de la Commune au système éducatif contemporain, 1 mais il se donne également comme objectif de définir les valeurs, normes et fonctions attribuées à l’éducation communarde. Pour ceci, il esquissera une brève histoire culturelle de l’école pendant la Commune pour enchaîner par une analyse exemplaire de La Commune de Malenpis d’André Léo (1874) - un récit qui est lu comme une critique et une célébration de la politique scolaire et de la place de l’éducation dans la Commune. DOI 10.24053/ ldm-2021-0004 31 Dossier 2. L’école de la Commune de Paris La connexion entre structure sociale et éducation se manifeste pendant la période de la Commune par une orientation résolument anarchiste du discours scolaire. Certes, l’idée d’une école accessible pour tous et toutes fondée sur des valeurs universelles censées résoudre les différends du Second Empire est également formulée parmi les socialistes et les communistes à cette époque (Grange 2018: 42), pourtant la spécificité de la Commune se situe dans la mise en perspective discursive de ces mesures. En effet, si on encourage un enseignement ouvert à tous et toutes sans distinction, dont les contenus transmis soient rationnels, matérialistes et scientifiques (Le Cri du peuple 8.4.1871: s. p.), prennent en compte l’esprit, l’émotion et le corps à parts égales et permettent un passage direct à la vie professionnelle (Le Cri du peuple 21.5.1871: s. p.), c’est toujours dans le but de susciter une méfiance envers les autorités et institutions étatiques. Idéalement, les élèves deviennent des hommes réfléchis, autonomes et libres avec un penchant pour la révolution et on essaie d’éliminer les facteurs qui les rendent obéissants, dépendants et faciles à instrumentaliser. C’est la raison pour laquelle on dévalue et on condamne l’enseignement de l’Église, perçu comme dogmatique et magistral, 2 ou plus généralement toute tentative autoritaire pour influencer l’opinion et l’action de l’individu. 3 Tandis que les socialistes se prononcent en faveur de l’émancipation des travailleurs, de l’éducation intégrale et d‘une démocratisation de l’école parce qu‘ils en attendent des citoyens responsables (Dupeyron 2021: 533) et prêts à servir la République, l’argumentation de la Commune a une orientation plus individualiste, elle souligne l’autonomie, la liberté et l’aspiration à une société autogérée qu’une telle éducation promeut. Ce ne sont pas des citoyens avec leurs droits et leurs obligations qui sont visés, mais des personnes avec leur conscience et leur désir ‚naturel‘ de coopérer. Cela concorde avec le fait que les membres de la Commission de l’Enseignement sont soucieux de ne pas mettre en place un programme éducatif par le haut, mais de débureaucratiser les structures en donnant le pouvoir de décision sur les questions scolaires aux arrondissements (Dupeyron 2021: 532) et de faire participer les partisans au processus de prise de décisions en les invitant à des tables rondes sur l’éducation les jeudis et dimanches à l’école Turgot (Le Cri du peuple 28.4.1871: s. p.; 20.4.1871: s. p.) et à des discours réguliers sur ‚l’éducation nouvelle‘ (Le Cri du peuple 22.4.1871: s. p.). Ce refus de toute autoritarisme va de pair avec la notion de l’action directe, fondamentale pour les communards, qui ne remet pas les visions d’une nouvelle société à un avenir éloigné, mais la fait commencer dès maintenant, et qui favorise un certain actionnisme, mélange d’enthousiasme et de pragmatisme, au niveau éducationnel. L’horizontalité de la politique scolaire et la soif d’immédiateté sont donc les facteurs qui donnent au secteur éducatif de la Commune, en dépit des nombreux problèmes pratiques qui se présentent, 4 une productivité particulière et forment effectivement la base de la création de plusieurs initiatives éducatives 32 DOI 10.24053/ ldm-2021-0004 Dossier réformistes privées, qui portent leurs fruits parfois au-delà de la fin de la durée politique limitée de la Commune (Eichner 2004: 124) et suscitent une intense activité d’écrivain-journaliste comme celle d’André Léo, qui va être examinée plus en détail. L’intérêt d’André Léo pour l’éducation remonte bien avant la Commune de Paris. Dès les années 1860, elle est l’auteure de nombreux articles de journaux et de magazines qui se prononcent pour une école accessible pour tous et toutes, la coéducation des garçons et des filles, la laïcisation de l’enseignement, l’éducation intégrale, la pédagogie active et utile, l’abolition de méthodes autoritaires ou de punitions physiques (Gastaldello 2015: 175). 5 Ces idées sont débattues aussi dans plusieurs romans, comme Jacques Galéron (1865), qui montre le combat de deux professeurs contre le système scolaire établi, et L’institutrice (1871), qui raconte l’histoire d’une enseignante qui, en dépit de l’opposition de son établissement, transforme radicalement les méthodes d’enseignement. Dans ses textes, des figures de femmes qui fondent des écoles alternatives ou apportent un air frais à des institutions démodées apparaissent de façon répétée. 6 Pendant la Commune, emportée par l’élan des événements, André Léo n’intensifie pas seulement son activité d’auteure - elle écrit pour des journaux comme La Sociale, La Commune, Le Rappel, La République des Travailleurs ou Cri du peuple (Beach 2011: 3) -, mais elle s’engage aussi dans l’Union des femmes où elle exige le droit de combattre aux côtés des hommes (Eichner 2004: 108, Gullickson 1996: 130-131), dans le comité de vigilance de Montmartre (Beach/ Vibrac 2015: 52) et chez les pétroleuses (Giraud 2014: 83). Le jour même de l’arrivée des Versaillais à Paris, elle commence son travail comme membre dans la Commission féminine de l’enseignement, avec Elie Reclus et Anna Jacard, qui veut prendre des mesures pour encourager l’instruction des filles (Beach 2008: 279). Menacée d’arrestation, elle se cache et finit par gagner tout d’abord la Suisse, puis l’Italie, d’où elle continue la lutte pour ses valeurs, avant de revenir à Paris avec l’amnistie en 1880 (Bellet 1992: 64). Néanmoins, l’échec de la Commune de Paris représente, pour elle comme pour les autres communard(e)s, une rupture décisive dans sa vie. Le chapitre qui suit analysera La Commune de Malenpis, conte écrit en exil à Milan et paru en 1874 dans la Librairie de la bibliothèque démocratique et qui peut être lu comme un bilan des activités éducatives de la Commune. 3. Critique de la négligence de l’enseignement En tant que mélange entre utopie et dystopie, La commune de Malenpis reflète la confusion que l’échec de la Commune cause chez ses ex-membres, 7 puisque les idéaux et les espérances d’une société meilleure se mêlent à la désillusion et à la frustration. L’histoire se situe au début dans une ville qui ressemble à Paris sous la Commune: entourée par des régimes monarchiques et autoritaires, elle s’autogère. La représentation de la vie dans cette ville rappelle, à de nombreux égards, une utopie anarchiste: 8 un Conseil municipal s’occupe de manière exemplaire des affaires communes, il veille sur l’entretien des routes et des bâtiments, l’hygiène et l’assistance médicale, l’école gratuite et les divertissements culturels (15). 9 Il n’y a ni DOI 10.24053/ ldm-2021-0004 33 Dossier tribunal ni police, puisqu’il n’y a pas de crimes commis et puisque les disputes qui se produisent sont réglées par des médiateurs privés tous les dimanches (22). Grâce à la bonne rémunération du travail et à des impôts peu élevés, les habitants vivent en prospérité (13). Cette structure sociale idéale est accompagnée par un chronotope également utopique: l’action est située dans un „lieu plaisant“ (13) en pleine nature et géographiquement isolé qui oscille entre factualité et fictionnalité. 10 Cependant, l’idylle représentée - comme le laisse déjà supposer son nom ‚Malenpis‘ - manque de stabilité et bascule en direction d’une monarchie tyrannique, ce qui est surtout dû à deux facteurs: d’une part, le conseil communal se compose de „gens à moitié fous“ qui se soucient de l’accumulation de pouvoir et richesses et n’agissent pas dans le meilleur intérêt de tous (25, 42); 11 d’autre part, l’éducation scolaire s’avère déficiente, puisque le professeur responsable, M. Lebonius, met l’accent sur la formation en philologie classique et utilise des méthodes magistrales, 12 avec lesquelles il épuise ses élèves, sans les préparer à une vie commune harmonieuse (26-29). Cette critique de l’école va encore plus loin, si on met en corrélation les deux composantes: c’est à cause de l’enseignement inutile que le conseil communal agit mal, qu’il reste sourd aux avertissement de M. Lavisé et de la Mère Bonsens (79-80), qu’il se laisse aveugler par les richesses, les titres, l’habitus et les cadeaux du roi Goinfrarde et est - comme le reste de la population - réceptif à ses idéologies autoritaires et capitalistes qui leur font sacrifier leur liberté, se soumettre volontairement à un roi et se laisser exploiter financièrement et humainement. 13 Il est ainsi montré que ce n’est pas la forme de société en soi ou en théorie qui décide du sort d’une communauté, mais la capacité de ses membres à porter et à maintenir les valeurs qui la constituent. 14 Sans une éducation qui renforce la responsabilité de l’individu et la solidarité, les citoyens sont incapables de vivre en cohabitation communautaire autogérée. 15 L’utopie anarchiste reste une vision illusoire, une promesse sans substance, une coquille vide. Ce manque d’authenticité de la commune représentée est souligné au niveau de la mise en scène par plusieurs éléments: premièrement, par les mots utilisés, par exemple, pour la description des membres du conseil („ils prétendent agir ainsi par amour du bien public disant que ceux-ci n’étaient pas sages, qu’ils ne savaient pas ce qu’il leur fallait, qu’il était besoin de les rendre heureux malgré eux“, 23-24); deuxièmement, au commencement du texte par un „il y avait“ et par l’occurrence d’un personnel typiquement féerique (des rois, des princes etc.), 16 qui critique, à travers le contraste avec le genre utopique, qu’une tentative de société autogérée qui reste à un niveau superficiel n’est pas plus qu’un rêve évasif et inutile; troisièmement, par le fait que les habitants changent le nom de leur commune de ‚Malenpis‘ en ‚Bien- Heureuse‘ (12) - un geste purement cosmétique qui nie et même dissimule les vrais problèmes. Le sous-texte est donc que si les habitants avaient eu une bonne éducation et de vraies valeurs, ils auraient été intègres et auraient eu le courage d’affronter leurs points faibles et n’auraient pas échoué en tant que société. 17 Cette position se confirme dans la deuxième partie du conte qui présente le même scénario en inversant la situation: sous la monarchie, les habitants de Malenpis sont 34 DOI 10.24053/ ldm-2021-0004 Dossier montrés en servitude complète, devant obéir à un souverain qui leur interdit de se rassembler, qui leur fait subir des répressions et des peines de prison cruelles, leur inflige d’énormes taxes et les force à faire le service militaire (90-110); l’économie est dirigée par les principes capitalistes, les individus se trompent pour obtenir un avantage concurrentiel et pour s’approprier le plus de biens possible (161); guerres et disputes, vols et viols sont à l’ordre du jour (165-169); le village autrefois tellement idyllique est dévasté (169). Pourtant, cet arrangement dystopique n’est pas absolu, puisqu’on retrouve à l’école le professeur Jacques, dont l’enseignement n’est pas conforme au système tyrannique, qui stimule la curiosité, l’intelligence et la réflexion de ses élèves et les sensibilise à la variabilité du gouvernement existant (140-150). Bien que Jacques ne reste pas en poste longtemps à cause de ses idées subversives qui ont attiré l’attention de la police qui l’a remplacé par un dogmatique du régime (157), la semence du soulèvement a déjà germé dans les consciences des élèves, qui se révoltent pour renverser le roi et revenir à la République. L’éducation joue donc un rôle décisif dans La commune de Malenpis. Dans les deux cas, c’est elle qui décide du naufrage et de la réussite de la société, de sorte que son lien étroit avec le pouvoir devient évident: son potentiel demeurant inexploité ou sous contrôle de l’État, elle risque de devenir un instrument de domination; dans les mains du peuple, elle développe un potentiel subversif et aide à modeler un meilleur avenir commun. Si on lit La Commune de Malenpis comme un résumé de la Commune de Paris, la critique du Comité Central 18 et de ses mesures éducatives devient évidente. Cependant, le texte ne s’arrête pas à ce positionnement critique mais propose aussi une alternative. 4. Principes d’une éducation idéale Si on compare ce qui est dit sur l’éducation dans La Commune de Malenpis avec les arguments typiques des pédagogues réformistes socialistes et anarchistes de l’époque d’une part, et avec les arguments contenus dans d’autres textes d’André Léo d’autre part, on constate que l’auteure ne les reprend que de manière sélective: l’égalité sociale et des sexes dans l’éducation, 19 l’importance des sciences naturelles, l’individualité et la créativité naturelle des enfants ne sont pas mis en avant (Gastaldello 2015 : 169). En revanche, tout ce qui est dit sur l’éducation vise à révéler les structures de pouvoir en relation avec l’école à tous les niveaux de l’enseignement: au niveau du savoir, de sa transmission, du bâtiment scolaire, de l’enseignant et de sa méthode. Le point central, dans ce contexte, est l’orientation vers l’utilité de l’éducation. Les parents qui envoient leurs enfants à l’école dans la première partie du texte le font „plutôt par gloriole, et pour pouvoir dire chacun aussi bien que les autres: - Oh! c’est qu’il sait bien lire, mon fils, - ou ma fille, - et bien écrire, et compter! “ (28). Cette vanité éducative se cristallise dans la personne du professeur M. Lebonius, qui est présentée comme le représentant d’une docilité traditionnelle acquise par la lecture, qui „aimait à dire des mots extraordinaires, au point qu’on aurait cru quelquefois qu’il DOI 10.24053/ ldm-2021-0004 35 Dossier parlait latin“ (26). Il apparaît clairement qu’il existe un lien de causalité entre son attitude et la forme de société vers laquelle se dirige la commune: sa préférence pour les textes antiques est conceptualisée comme une soumission aveugle et naïve aux autorités et nettement dévalorisée, par exemple quand il est dit: „Du moment que les anciens l’avaient dit et trouvé bon, c’était tout pour lui“ (27) ou „Son respect des anciens était au point qu’on l’entendait encore enseigner à ses élèves que les ânesses parlaient, que le soleil tournait autour de la terre, et autres sottises de ce genre“ (26, mes italiques). Un tel savoir inutile assure d’avoir des citoyens apolitiques et peu exigeants. La méthode magistrale de M. Lebonius reflète cette production de servilité: il est dit qu’il „se servait toujours des mêmes livres, et les faisait copier dans sa classe“ (27, mes italiques), qu’il „s’évertuait à fourrer dans la tête de ses élèves des choses que ceux-ci ne comprenaient pas, ce qui les ennuyait et les dégoûtait d’apprendre“ (26, mes italiques) et „on ne m[i]t dans la tête des enfants que des sottises, ou des mots, quand on aurait pu leur apprendre tant de bonnes choses“ (29). La conceptualisation de l’éducation comme un transfert de savoir dans le récipient de la cervelle enfantine est une métaphore utilisée fréquemment: les pédagogues réformistes de l’époque parlent des cours ex cathedra prononcés dans les écoles cléricales et publiques, pour dévoiler leur simplicité, stupidité et inefficacité. 20 Le résultat d’un tel concept didactique est des élèves perroquets (140) sots et ennuyés qui se soumettent facilement aux dirigeants. Le contre-modèle de cette école traditionnelle est l’enseignement que Jacques invente pour les enfants dans la deuxième partie du texte dont le but fondamental est de les mettre en relation avec le savoir, de leur faire comprendre son utilité. Ceci n’est pas seulement formulé en discours direct par Jacques plusieurs fois, 21 mais se manifeste aussi dans l’organisation de ses cours: au lieu de faire réciter des faits historiques ou des noms de rois (142), il laisse ses élèves essayer différents métiers, leur montre des phénomènes naturels, géographiques et botaniques à l’air libre (140); au lieu de donner des réponses, il leur pose des questions qui les font réfléchir par eux-mêmes (143). Cette pédagogie par l’expérience qui vise à susciter la motivation intrinsèque des enfants en leur attribuant un rôle actif et en leur montrant les avantages de l’apprentissage apparaît supérieure à celle de M. Lebonius, en n’objectivant pas les enfants comme des récipients, mais en les considérant de manière plus positive comme des êtres complexes qu’on ne peut que stimuler par l’éducation à se servir de leurs capacités naturelles. L’étendue des implications politiques de cette manière d’enseigner est particulièrement visible dans le cours de mathématique lors duquel les élèves calculent les impôts de différents pays européens et en déduisent ensuite, en dialogue socratique avec Jacques, la disproportion de la taxation française (148). 22 Les enfants ayant connu ce type d’enseignement ne sont pas seulement „plus heureux et plus gais qu’auparavant“ (143), ce sont aussi „des hommes de bon sens, comprenant les choses, sachant choisir ce qui convient le mieux, et habiles dans leur état de cultivateurs“ (140), qui ne se laissent pas enfermer dans une salle de classe, mais s’approprient l’espace public et assument leur rôle de citoyens prêts à défendre les idéaux démocratiques. 36 DOI 10.24053/ ldm-2021-0004 Dossier En présentant une opposition binaire entre deux modèles d’éducation différents et en établissant une corrélation causale entre la manière d’enseigner et le système politique à venir, La Commune de Malenpis se révèle être un texte programmatique voire même idéologique, du moins dans sa manière d’accentuer la rapidité et l’efficacité avec laquelle l’éducation est censée changer les structures de pouvoir. 23 En affirmant donc entre les lignes qu’une fois les structures de pouvoir à l’école dissoutes, les autorités politiques et économiques disparaitront toutes seules, le texte se distancie, d’une part, d’une vision déterministe de la société en soulignant la variabilité des hiérarchies établies et la puissance d’action du peuple; d’autre part, il court le risque de devenir dogmatique et de concevoir l’école comme un instrument politique. Pour éviter une telle lecture potentiellement autoritaire, il recourt à une mise en scène narrative qui crée un maximum d’ambivalence au lieu de formuler une morale concrète: le texte oscillant génériquement entre utopie/ dystopie et conte de fées, il reste difficile de savoir qui est censé en être le destinataire. Le langage simple marqué par un style familier et oral et par un haut degré de dialogicité 24 ainsi que par l’utilisation de noms évocateurs suggère qu’il s’agit d’un écrit pour les enfants (Granier 2008: s. p.). Par contre, le sujet - la réflexion sur la bonne forme de gouvernement et l’importance de l’éducation - laisse supposer que ce sont plutôt les adultes qui sont concernés. En outre, La Commune de Malenpis accorde une grande importance au divertissement de ses lecteurs/ lectrices, en présentant avec Francette et Jacques des figures d’identification, en intégrant une histoire d’amour turbulente (lors de laquelle Francette plante le riche et puissant Trop-d’Un devant l’officier d’état civil et se décide pour l’agriculteur Jacques à la dernière minute) et en créant le suspense de savoir si la révolution déclenchée par le „non“ de la fiancée va pouvoir renverser la monarchie tyrannique. 25 En dernier lieu, contrairement à ce qu’on attend d’un conte de fée, l’instance narrative se garde de valorisations explicites et laisse le lecteur / la lectrice tirer ses propres conclusions de l’histoire. En préférant donc le plaisir de la lecture et la participation émotionnelle/ cognitive à l’endoctrinement, La Commune de Malenpis se décide pour la méthode didactique de Jacques, c’est-à-dire pour la pédagogie de l’expérimentation qui essaie de motiver ses destinataires à une émancipation individuelle et politique. 5. Résumé La Commune de Malenpis se dirige aux ex-communard(e)s aux idéaux brisés pour attirer leur attention sur l’importance de l’éducation en vue de la construction d’une nouvelle société véritablement démocratique. Dans ce cadre, le texte met l’accent sur les valeurs qui ont également été décisives dans le concept scolaire de la Commune, c’est-à-dire sa tendance à établir un lien avec le maintien ou l’abolition des structures autoritaires. Il ne préconise pas seulement un enseignement désétatisé et débureaucratisé, mais il peut aussi être lu - surtout parce qu’il s’appuie dans sa représentation sur une didactique réformatrice - comme une initiative individuelle et autonome de la part d’André Léo pour transmettre des valeurs qui permettront la DOI 10.24053/ ldm-2021-0004 37 Dossier réalisation d’une société autogérée. Ce qui en ressort, c’est le sentiment que les idées qui ont porté la Commune ne doivent pas être écartées en dépit de ses difficultés administratives et de son échec politique, mais qu’elles sont à défendre, non plus par les luttes sur les barricades, mais par le langage sur les bancs de l’école. La Commune de Malenpis laisse au lecteur / à la lectrice la tâche de répondre à cet appel par l’action directe. Albertini, Pierre, L’École en France du XIX e siècle à nos jours. De la maternelle à l’université, Paris, Hachette, 2006. Beach, Cecilia, „Savoir c’est pouvoir. 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Dupeyron 2021: 531). 2 Dans le Journal officiel de la Commune (2.4.1871, s. p.), il est question dans ce contexte de „respecter la conscience de l’enfant et de rejeter de son enseignement tout ce qui pourrait y porter atteinte“ et dans l’article „Aux instituteurs et institutrices des écoles et salles d’asile communales“ du Cri du peuple (8.4.1871: s. p.), il est dit: „L’instruction religieuse ou dogmatique doit être laissée entièrement à l’initiative et à la direction libre des familles“. 3 „On a abusé de l’ignorance et de l’innocence de l’enfant, pour lui inoculer […] des sentiments d’injustice et des haines qui aboutissent à des désordres sociaux et à des guerres. […] La violation de la conscience démoralise et pervertit; […] elle avilit le caractère; […] elle peut conduire les peuples d’une manière insensible, mais rapide, aux plus grands désastres“ (Le Cri du peuple 19.4.1871, 2). 4 Parmi ces problèmes, on compte les difficultés à trouver des bâtiments, du personnel enseignant et des livres appropriés. Il est également difficile de faire appliquer l’abolition des institutions congréganistes, d’inscrire et de motiver les enfants pour l’école dans la situation d’exception de l’Occupation à l’école (cf. Dommanget 1928: 212, Le Cri du peuple 22.5. 1871: s. p., 24.4.1871: s. p., 23.5.1871: s. p., 20.5.1871: s. p.). 5 Elle publie des articles critiques du système d’enseignement du Second Empire, par exemple dans La Coopération, L’opinion nationale, L’égalité, Le rappel. 6 À part les deux romans déjà mentionnés, c’est le cas d’Aline-Ali (1868). 7 La date de la rédaction coïncide avec une période qui est tellement critique envers l’existence de la Commune qu’elle est désignée de ‚contre-révolution paneuropéenne‘ par Kristin Ross (2016: 393). 8 Concernant le positionnement politique d’André Léo, Fernanda Gastaldello constate une oscillation entre socialisme, anarchisme et autonomie, puisqu’elle défend le principe fédératif et la critique de la propriété proudhoniens, tout en soutenant que l’émancipation est réalisable hors de l’économie et que la femme y joue un rôle central, ce qui la fait passer comme modérée et rare aux yeux de nombreux anarchistes de l’époque (Gastaldello 1978: 356). 9 Les indications de pages entre parenthèses ici et ci-dessous se réfèrent à l’édition suivante: André Leo, La commune de Malenpis, Paris, Librairie de la Bibliothèque démocratique, 1874. DOI 10.24053/ ldm-2021-0004 39 Dossier 10 Il est question d’un „pays près d’ici, mais fort petit et qui ne se voit pas sur la carte“, d’une „commune indépendante de tous les peuples voisins, qui se gouvernait à sa guise“ (9). 11 Le conseil est présidé par Grosgain et Pingrelet qui ont obtenu ce poste, parce qu’ils sont les plus riches de la ville, ce qui est désapprouvé par le texte: „Il faut choisir les gens pour leurs qualités d’esprit et de conscience, et non pas pour leur fortune“ (42). 12 Ce n’est pas la vocation qui motive l’engagement de cet homme, puisqu’il a hérité la profession de professeur de son père (25). 13 En construisant l’histoire de cette manière, il est montré que la forme de gouvernement sous laquelle on vit n’est pas un destin, mais que les habitants y ont voix au chapitre. La population paraît donc active et puissante, elle aussi. 14 Si le prince voit la possibilité d’imposer la monarchie à la commune, c’est aussi parce que les habitants manquent d’unanimité et se disputent fréquemment (55) - un point de critique adressé dans d’autres contextes de la même façon aux dirigeants de la Commune. 15 Une interprétation de La Commune de Malenpis comme critique d’une autogestion mal comprise se trouve dans Primi (2015: 151-155). 16 Ces membres de la famille royale sont prédestinés à mettre en scène la discussion sur le meilleur système politique, puisque, contrairement aux contes de fées conventionnels, ils ne représentent pas les bons personnages mais les mauvais. Cette rupture avec l’attente du lecteur / de la lectrice, qui est d’ailleurs aussi thématisée par les autres figures („je m’imaginais que tous les rois étaient beaux“ ou „je pensais que les rois ne ressemblaient pas aux autres hommes“, 109), rompt avec l’idéalisation littéraire des aristocrates et rend visible le genre littéraire comme un instrument qui peut cimenter le pouvoir hégémonique. Cela concorde avec le fait que le conte de fée est considéré par beaucoup d’anarchistes comme un genre inapproprié pour l’éducation à cause des éléments merveilleux qui peuvent troubler les idées des enfants (cf. Grunder 2007: 71). En créant une friction entre caractéristiques stéréotypées et réalité, La Commune de Malenpis peut se considérer comme un essai de modernisation critique du genre. 17 C’est une accusation qui ne se dirige probablement pas seulement contre la Commune après son échec, mais aussi contre la Troisième République existante, puisque ce reproche de proclamer les idéaux de la Révolution sans les réaliser vraiment apparaît fréquemment quand les anarchistes critiquent la démocratie indirecte (cf. Bouhey 2008: 76). 18 André Léo critique le Comité Central aussi dans des contextes factuels. À la fin de la période communarde, elle reproche à ses membres de créer de la division et du désordre par son activisme irréfléchi et par leur indifférence face aux objections des autres membres (Beach 2008: 271). Carolyn J. Eichner (2004: 75) interprète La Commune de Malenpis dans cette direction comme démonstration des erreurs de la Commune. 19 Certes, le texte formule explicitement que, dans l’école traditionnelle de la première partie, filles et garçons sont séparés (26), mais il n’entre ni dans les détails ni ne valorise ce fait. 20 D’une certaine manière, le conte prouve l’inefficacité d’une vérité qui est seulement formulée et non pas expérimentée aussi dans le fait que les avertissements de Lavisé et de la Mère Bonsens sont ignorés par la population et que les avantages de l’autogouvernement ne deviennent évidents pour elle qu’après avoir vécu les inconvénients de la monarchie. 21 „[I]l serait utile à chacun de savoir, tant ce qui concerne son état particulier que son état de personne humain, c’est-à-dire son devoir et son intérêt en toutes choses“ (36). 22 Le lecteur / la lectrice peut entrer dans le rôle de l’élève, refaire le calcul et avoir une propre idée de la situation, puisque le texte lui présente - comme dans un manuel scolaire - un tableau avec les données numériques (147).