eJournals lendemains 46/181

lendemains
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
10.24053/ldm-2021-0005
2021
46181

La Commune de Paris de 1871: révolution locale, évènement global

2021
Quentin Deluermoz
ldm461810041
DOI 10.24053/ ldm-2021-0005 41 Dossier Quentin Deluermoz La Commune de Paris de 1871: révolution locale, évènement global La révolte parisienne est toute de paradoxes. L’un des plus classiques est le suivant: comment expliquer que ces soixante-douze jours dans la capitale française aient pu avoir une telle audience au XX e siècle, dans le monde? Au point de susciter encore aujourd’hui une familiarité aux quatre coins de la planète, de l’Espagne au Mexique? Contrairement aux révolutions atlantiques, à l’onde de choc du printemps des peuples ou à celle de la révolution russe de 1917, la Commune ne s’insère pas dans une ‚vague‘ de révoltes d’ampleur transnationale. Pas même au plan national: si elle est à la fois précédée et prolongée par d’autres Communes dites de province (Lyon, Marseille, le Creusot…), son écho n’est pas si marqué dans le pays. Dans le cadre d’une histoire globale des révolutions, la Commune apparaît bien comme un „interlude local“ (Osterhammel 2014: 558). Dans ce cadre, son audience postérieure tiendrait à la force d’un symbole et surtout à l’effet de sa réinterprétation communiste qui a porté la connaissance de la lutte parisienne loin dans le XX e siècle, à une échelle inédite, de la Chine aux espaces latino-américains. Mais cela suffit-il? Les évolutions récentes de l’historiographie n’aident pas à répondre à la question. La Commune a fait l’objet d’un important effort de recherche mené par les historiens marxistes ou inspirés par des questionnements marxistes, particulièrement dans les années 1950-1970. L’entreprise était très internationale et exprimée en langue française, anglaise, espagnole, italienne, allemande, russe, polonaise, etc. Elle tient à la position stratégique occupée par l’évènement parisien dans l’analyse du développement révolutionnaire. La Commune, selon une formule fameuse, est à la fois „aube“ et „crépuscule“. Hantée par le spectre de 1789-1793 mais singulière par son gouvernement ouvrier, elle signerait d’un côté la fin des révolutions françaises et européennes du XIX e siècle et ouvrirait de l’autre sur l’ère des révolutions modernes, censées être plus structurées en termes idéologiques et organisationnels, et débuter avec la révolution russe de 1917. Aussi la Commune a-t-elle été abondamment scrutée, dans son déroulement comme dans son rayonnement, selon cette hypothèse de la ‚transition‘. Nombre d’études plus ou moins fouillées ont examiné son lien à la ‚Première Internationale‘ ou son impact sur les trajectoires de mouvements ouvriers nationaux, qu’ils soient européens, américains ou même asiatiques. Cette entreprise collective s’est peu à peu essoufflée. Pendant ce temps, les travaux historiques sur la Commune de Paris, tels ceux de Jacques Rougerie ou de Robert Tombs (Rougerie 2009, Tombs 2014), 1 ont opéré un retour sur l’évènement lui-même et se sont défaits de la grille de lecture marxiste, un éloignement facilité par la chute des régimes soviétiques dans les années 1990. Le poids des circonstances et l’incertitude général de la situation ont été réévalués, tout comme l’importance dans le Paris insurgé d’une culture républicaine révolutionnaire singulière, mue par l’idéal d’une 42 DOI 10.24053/ ldm-2021-0005 Dossier ‚République démocratique et sociale‘ où les citoyens auraient immédiatement une part du pouvoir politique et s’affranchiraient des servitudes économiques. Ce travail au plus près du bitume parisien n’a pas cessé depuis. Mais si l’expérience parisienne y a gagné en épaisseur, la question de son audience et de son lien aux mouvements de contestations du temps, non français du moins, a été reléguée au second plan. Pour y répondre, le pari du livre, Commune(s) 1870-1871: une traversée des mondes au 19 e siècle est le suivant (2020): 2 plutôt que de chercher à inscrire la Commune dans un ‚grand récit‘ déjà là, mieux vaut essayer de tirer les fils spatiaux et temporels dans lesquels elle s’insère ou qu’elle a générés afin de mieux comprendre sa portée et sa signification. Lui laisser la parole, en quelque sorte. Concrètement, deux déplacements sont proposés: d’une part, proposer une analyse de terrain ‚au ras du sol‘, à hauteur d’hommes et de femmes, pour observer sous un angle plus ethnographique ce qui se passe pendant la Commune. D’autre part, sortir la Commune de son seul cadre français et la replacer dans une trame d’expériences plus larges, transnationales, impériales, voire globales, afin de comprendre sa résonance. La présente contribution insiste sur ce second volet. Car les approches connectées et comparées apportent aujourd’hui des éléments de réponse (Bruyère-Ostells 2011). 1. La lutte pour la ‚République universelle‘ Elles replacent d’abord la Commune dans la continuité de la guerre de 1870. Le conflit franco-prussien de 1870 est un moment important dans la nationalisation des sociétés belligérantes. Mais il est aussi l’occasion d’un vaste mouvement de volontariat transnational, particulièrement après le 4 septembre. La cause française devient cause républicaine, et en particulier celle de la ‚République universelle‘. Rapidement, des milliers de volontaires internationaux viennent combattre en France au nom de la liberté des peuples. La plupart sont réunis dans l’armée des Vosges sous le commandement de Giuseppe Garibaldi, le ‚héros des deux mondes‘. La majorité sont Italiens, mais s’engagent aussi des Polonais, des Espagnols, des Belges, des Irlandais, des Grecs, des États-Uniens ou des Uruguayens. Ces hommes, rarement des femmes, ont souvent participé aux grands combats politiques de l’époque: luttes de libérations italiennes de 1848 et 1860, conflits polonais de 1830 et 1848, ‚glorieuse révolution‘ espagnole de 1868, guerre civile américaine de 1861-1865, fenianisme des années 1850-1860… Or, non sans tension ni rejets, le mouvement se poursuit avec la proclamation de la Commune en mars. Plusieurs figures célèbres participent à l’aventure parisienne. Ainsi de Gustave Cluseret ou encore de Jaroslaw Dombrowski. Né en 1837, ce fils d’un riche propriétaire polonais, formé à l’école militaire de Saint-Pétersbourg, prend fait et cause pour l’insurrection polonaise de 1863. Arrêté, il s’enfuit, fréquente les milieux socialistes allemands, puis se rend à Paris où il se rapproche de l’ AIT . Il part à Lyon pendant le siège de 1870, puis revient en mars offrir ses services à la Commune à Paris. Il est élu chef de la 12 e légion, avant d’être nommé commandant en chef de la place de Paris. Les trajectoires sont DOI 10.24053/ ldm-2021-0005 43 Dossier variées. Beaucoup des combattants ‚étrangers‘ sont des réfugiés politiques déjà sur place. Et certains sont moins connus, comme Lucien Combatz. Cet officier de ligne télégraphique a pourtant participé aux guerres d’Italie dans les années 1850, à la légion garibaldienne au Tyrol en 1866, au corps garibaldien en Crète et dirigé les volontaires aragonais dans la Sierra de Ronda. Présent à Paris depuis la guerre franco-prussienne, il est nommé directeur des télégraphes sous la Commune. Loin d’être majoritaire dans la masse des combattants parisiens, les volontiers sont néanmoins visibles en raison de leur réputation et de leur accession fréquente à des postes de commandement. Les étrangers en vue ne sont d’ailleurs pas uniquement combattants. Léo Frankel, un orfèvre hongrois adhérent à l’Internationale, est membre de la Commission du travail et de l’échange et son intégration est publiquement justifiée: „considérant que le drapeau de la Commune est celui de la République universelle, que toute cité a le droit de donner le titre de citoyen aux étrangers qui la servent […]“ (Journal officiel de la Commune de Paris, 31 mars 1871). Ces hommes incarnent ainsi dans le Paris insurgé le lien entre la Commune et la ‚République Universelle‘. D’autres relais assurent ce type de connexions et il faut, bien sûr, s’intéresser à L’Association internationale des travailleurs. Depuis sa création en 1864, elle est tout à la fois une organisation syndicale, une association politique internationale et un lieu de réflexion et d’échanges autour de thèmes tels que la liberté des peuples ou la défense des prolétaires (Léonard 2011). Comme nous l’avons dit, les historiens ont battu en brèche l’idée que la Commune a été organisée par l’ AIT . Ses membres parisiens ont tout aussi bien agi comme ouvrier qualifié, citoyen, membre d’autres organisations ou élu d’arrondissement. De plus, la défense du conseil général à Londres est au départ timide. Mais elle finit par se faire entendre. Et l’écho est plus net parmi les sections nationales. Des manifestations de soutien sont organisées en avril à Londres, Genève, Bruxelles ou Hambourg. Elles se mêlent souvent à celles d’autres groupes plus ou moins liés, comme la société démocratique de Florence. Les républicains anglais organisent des meetings de soutien à Londres („Long live the Universal Republic! “). Les motifs sont à la fois croisés et variés: en Roumanie, les libéraux célèbrent la lutte contre l’envahisseur et la tyrannie, sans percevoir la portée socialiste de la révolte parisienne. Ailleurs, jusqu’aux Etats-Unis, elle alimente les luttes ouvrières contre les politiques patronales. Beaucoup de ces manifestations, pas toutes en raison du siège, sont suivies par les instances de la Commune. Elles sont notamment recensées dans une rubrique „nouvelles étrangères“ au sein du Journal officiel de la République française, le Journal officiel de la Commune. La Commune se voit solidement ainsi arrimée aux luttes sociales et politiques du temps. Serait-ce tout? L’évocation des autres Communes a peut-être été un peu rapide, surtout si l’on comprend la France d’alors pour ce qu’elle est, un État-nation impérial. Les expériences des Communes de Lyon, Marseille ou du Creusot, ne sauraient être négligées. Mais un mouvement républicain et radical s’est aussi déclenché à Alger et dans les principales villes de la colonie. Il s’auto-désigne comme „Commune“, en référence à 1792-1793. Or avec la proclamation de la Commune parisienne, les 44 DOI 10.24053/ ldm-2021-0005 Dossier radicaux d’Alger envoient une adresse de félicitations et d’adhésion à la Commune. L’une des figures du mouvement algérois, Alexandre Lambert, se voit même promu délégué de l’Algérie auprès de la Commune, avant de devenir „chef de bureau au ministère de l’intérieur (presse)“. Le mouvement communaliste n’échappe donc pas au fait colonial. Il le fait d’autant moins que la mobilisation républicaine des villes algériennes, très ‚coloniste‘, et donc favorable à l’accaparement des terres, accélère ensuite le développement d’une des plus importantes révoltes algériennes du siècle, l’insurrection kabyle, qui rassembla jusqu’à 800 000 hommes. La révolte communale est ainsi liée, par rejet et effet de domino, aux contestations des colonisés. En d’autres endroits de la planète, la nouvelle du déclenchement de la Commune est utilisée par les populations pour contester une domination française déjà fragilisée par la guerre. L’information alimente des troubles, suscite espoir ou inquiétude parmi les autres puissances, au point que la résolution de l’évènement parisien devient aussi un enjeu géopolitique à ce niveau. 2. Reds in Paris: un évènement médiatique global Car la Commune ne passe pas inaperçue. Dès mars 1871, la révolte parisienne est sans doute l’un des évènements les plus médiatisés de l’époque. Qu’une nouvelle révolution et guerre civile ait lieu à Paris, capitale de la modernité et des révolutions, et ce après le conflit franco-prussien, ne peut que susciter l’attention. Le début des années 1870 est en outre marqué par de profondes transformations médiatiques: les flux d’informations sont facilités par le développement des bateaux à vapeur, et plus encore la mise en place en 1866 du câble atlantique qui leur permet de passer d’un continent à l’autre en quelques heures et non en plusieurs jours. De grandes agences de presse, Reuters, Wolff, Havas, compilent, échangent et font circuler les nouvelles (Palmer 1983). L’examen des télégrammes Reuters montre que sur l’ensemble des informations qui circulent sur le réseau la semaine du 18 mars 1871, l’écrasante majorité concerne l’insurrection parisienne - alors que de nombreux ‚faits‘ signifiants se déroulent bien entendu à l’échelle de la planète. Objet d’un incessant flux de mots, la Commune se trouve suivie par les journaux européens, mais aussi dans toute l’aire d’influence britannique (Canada, Inde, Australie) et dans tout l’espace atlantique (Brésil, Mexique, États-Unis). Les attentions régionales, certes, varient. Mais elles peuvent être très soutenues comme au Mexique où le devenir parisien est suivi au jour le jour par l’ensemble de la presse, ou aux États-Unis où, selon l’historien Samuel Bernstein, „aucun thème économique ou politique […] à l’exception de la corruption gouvernementale, n’a reçu plus de gros titres dans la presse américaine des années 1870 que la Commune de Paris“ (Bernstein 1971: 436). Les lectures s’ajustent chaque fois selon les logiques locales; aux États-Unis, dans le cadre de la sortie de la guerre civile (1861-1865), entre Républicains et Démocrates, Nord et Sud. Les républicains du Nord associent, par exemple, la Commune aux sudistes (en raison de leur volonté d’autonomie), pour les critiquer DOI 10.24053/ ldm-2021-0005 45 Dossier ensemble, et on peut voir dans certains journaux la Commune qualifiée de „French ku-klux“ (Katz 1998: 100). Au Mexique, la lecture libérale, républicaine et socialiste (les termes ne recoupant pas exactement les mêmes découpages qu’en Europe) est plus bienveillante. Mais sa lecture prend place dans l’opposition identifiée par l’historien James Sanders entre ce qui apparaît ici d’un côté comme la modernité européenne (fondée sur le développement économique et renforcement de l’État) et de l’autre la modernité latino-américaine (fondée sur idée égalité, liberté, humanité) (Sanders 2011: 112). Selon cette logique, la Commune est donc une bonne idée (avec le fédéralisme, l’opposition au clergé et aux propriétaires…), mais elle n’est pas faite pour le sol européen. Elle serait plus adaptée au sol américain. S’observent ainsi des réappropriations décalées selon des regards spécifiques: d’autres ‚communes‘ prennent forme. 3. Hydre révolutionnaire et promesse nouvelle La Commune génère une constellation de résonances et contre-résonances à grande échelle dont les acteurs et actrices parisiens ont partiellement conscience. Sa fin sanglante, marquée par les incendies de la ville, l’assassinat des otages et le massacre terrible des insurgés provoque une torsion - et comme souvent pour des évènements marquants, une redéfinition a posteriori. Juste après les faits, les réactions sont majoritairement de rejet. La condamnation diplomatique est unanime, en Grande-Bretagne ou encore au Brésil, où la chambre affirme son „sentiment d’horreur que lui inspire l’anarchie qui a réussi à détruire la plus belle partie de la grande capitale de Paris. [Elle] se félicite de la victoire de la cause de la civilisation et des principes du christianisme“ ( CAD , CP , Brésil, courrier du 2 juillet). Un sentiment sur lequel s’appuient les autorités françaises pour se poser en rempart contre les menaces révolutionnaires qui semblent se profiler. Même réprobation au sein de la presse, où le volant des appréciations se simplifie après la semaine sanglante, y compris dans certains titres radicaux ou socialistes qui ne veulent pas être associés à cette image de violence. „Ce n’est pas le fusil seulement qu’ils manient, tonne l’Indépendance belge, c’est la torche incendiaire“. Les terribles pétroleuses, et avec elles tout un cortège de criminels, de fous, de dégénérés et autre „rouges“ hantent les portraits de l’insurrection. À peine terminée, un certain nombre d’idée types lui sont durablement accolées, comme la violence ou l’idée d’un mouvement qui serait dirigé par l’association internationale des travailleurs, une idée qui sera reprise ensuite selon une toute autre orientation (non celle du complot mais de l’avant-garde), par la lecture marxiste-léniniste. Or la Commune devient en même temps, et sans doute cette audience n’y estelle pas pour rien, l’incarnation du martyr des luttes sociales et un haut lieu de mémoire révolutionnaire. Les lectures les plus connues, et les plus marquantes, sont celles de Karl Marx et de Mikhaïl Bakounine. Le premier fait paraître dès juin 1871, au nom de l’ AIT , La Guerre civile en France, dont circulent rapidement des versions en anglais, allemand, français et espagnol. Le second propose une interprétation 46 DOI 10.24053/ ldm-2021-0005 Dossier anarchiste qui voit dans la révolte parisienne „la négation audacieuse, bien prononcée de l’État“. Les historiens ont pointé de longue date les apparentes incongruités de ces textes (Marx défendant une forme de fédéralisme républicain, Bakounine les jacobins). Cependant, les analyses s’ajustent vite et deux lectures se dessinent: les marxistes, pour dire vite, inscrivent la Commune dans une lignée de révolutions, comme une étape dont la leçon doit être tirée, tandis que les anarchistes la situent davantage dans une constante lutte des exploités contre les exploiteurs, suivant une conception plus germinale de la révolution. Ensemble, ils sédimentent l’idée d’une Commune qui serait temps fort de la lutte des classes, une autre idée appelée à durer qui se solidifie peu à peu au sein des nouvelles organisations politiques et syndicales. Ce ne sont cependant pas là les seules lectures et appropriations. Les années 1860 sont aussi marquées par ce que les historiens appellent une forme de ‚radicalisme global‘, fait de fédéralisme, de républicanisme, d’associationnisme, de socialisme, comme de multiples combats socio-politiques (Khuri-Makdisi 2013). La référence à la Commune est ainsi reprise lors de la révolution cantonale espagnole de 1873: elle contribue, avec d’autres morceaux de passés comme la révolution de 1868, à rendre vivant l’esprit fédéraliste espagnol (Lida 1972). Il en est de même des réappropriations italiennes: la chute de la Commune alimente une hausse du nombre d’adhérents de l’ AIT et tout un courant de socialisme libertaire. Puis la référence circule à plus grande échelle, suivant le flux des exilés parisiens, celui de ces combattants ou des informations. En Argentine, au Brésil, au Chili, en Bolivie se créent ainsi dans les années 1870 des journaux appelé La Comuna. Le lien à l’aventure parisienne est explicite: „aussi longtemps qu’il y aura un homme ou une femme vivante, explique La Comuna mexicana, la Commune continuera à exister, parce que les grands principes sont immortels […]. La Commune est vivante en France comme au Mexique, aux États-Unis comme en Allemagne, en Chine ou en Arabie“ (Bosteels 2013) (La Comuna, 28 juin 1874). Aux États-Unis, d’autres appropriations s’observent au sein de la culture radicale naissante des années 1870, lors de grands festivals commémoratifs (Coghlan 2016). La lecture féministe, ici, y est par exemple plus nette. À chaque fois, la référence à la Commune de Paris apporte un surcroît de sens et d’internationalité aux luttes en cours, tandis que ces usages l’insèrent progressivement dans leur histoire domestique. S’observe ainsi, en même temps que l’évènement lui-même, une sorte de co-construction de l’idée communale, qui en élargit immédiatement la portée et l’enjeu. 4. Conclusion Évidemment, comme nous l’avons dit en introduction, il faut ajouter au présent tableau les actions des hommes et des femmes insurgés et la dynamique révolutionnaire multiforme, hétérogène, contradictoire qui travaille de manière singulière l’espace parisien de la Commune. Mais parce qu’elle a lieu à Paris, dans la seconde puissance impériale du temps, dans un pays porteur d’un fort imaginaire en matière DOI 10.24053/ ldm-2021-0005 47 Dossier de culture et de révolution, la Commune ne pouvait être uniquement parisienne. Cependant, pour pénétrer l’écheveau complexe des interrelations et des significations du temps, il faut abandonner les lectures en termes de diffusion et se pencher sur les liens complexes entre ces différentes scènes, en plus de la dynamique propre de l’évènement. Au final, la lutte parisienne aboutit à la construction d’une nouvelle catégorie d’entendement historique, rappelant la force du symbolique en histoire: la ‚Commune‘. Celle-ci va marquer durablement les consciences et la perception de l’histoire. C’est là une autre trace de la créativité dont les mouvements révolutionnaires peuvent être porteurs. L’interprétation marxiste de la fin du siècle et les relectures d’Engels puis de Lénine introduisent ensuite, on le sait, une autre torsion dans la mémoire et la définition de la Commune. Celle-ci va porter la référence sur d’autres espaces, notamment asiatiques et africains, selon des usages toujours aussi variés. L’idée communale se charge encore plus de sens, tant convergents, tantôt conflictuels, mouvants, resurgissants. Jusqu’à aujourd’hui, où elle refait surface, et l’on comprend donc que ce n’est pas un hasard, au sein de conflits sociaux dans des pays aussi divers que la France, l’Espagne, le Mexique ou les États-Unis. Bernstein, Samuel, „ The Impact of the Paris Commune in the United States “ , in: The Massachusetts Review, 12, 3, 1971, 435-466. Bosteels, Bruno, „ The Mexican Commune “ , in: Shannon Brincat (ed.), Communism in the Twenty-First Century, Santa Barbara, CA, 2013, 161-189. Bruyère-Ostells, Walter, Histoire des mercenaires (de 1789 à nos jours), Paris, Tallandier, 2011. César, Marc / Godineau, Laure (ed.), La Commune de 1871: une relecture, Grane, Créaphis, 2019. Coghlan, Michelle, Sensational Internationalism: The Paris Commune and the Remapping of American Memory in the Long Nineteenth Century, Édimbourg, Edinburgh University Press, 2016. Deluermoz, Quentin, Commune(s) 1870-1871: une traversée des mondes au 19 e siècle, Paris, Seuil, 2020. Katz, Philip, From Appomattox to Montmartre: Americans and the Paris Commune, Cambridge, Harvard University Press, 1998. Khuri-Makdisi, Ilham, The Eastern Mediterranean and the Making of Global Radicalism (1860- 1914), Berkeley, University of California Press, 2013. Léonard, Mathieu, L’émancipation des travailleurs. Une histoire de la Première Internationale, Paris, La Fabrique, 2011. L’histoire, 90, janvier 2021: La Commune, le Grand rêve de la démocratie directe. Lida, Clara, Anarquismo y revolución en la España del XIX, Madrid, Siglo XXI, 1972. Osterhammel, Jürgen, The transformation of the world, Princeton, University Press, 2014. Palmer, Michael B., Des petits journaux aux grandes agences. Naissance du journalisme moderne, 1863-1914, Paris, Aubier, 1983. Rougerie, Jacques, La Commune de 1871, Paris, PUF, 2009. Sanders, James, „ The Vanguard of the Atlantic world, Contesting Modernity in Nineteenth- Century Latin America “, in: American Research Review, 46, 2, 2011, 104-127. Tombs, Robert, Paris, Bivouac des révolutions, Paris, Libertalia, 2014. 48 DOI 10.24053/ ldm-2021-0005 Dossier 1 Un aperçu des travaux depuis dans: César/ Godineau 2019. 2 Nous renvoyons à celui-ci pour le détail de la bibliographie sur la Commune de 1871. Ce texte reprend aussi pour partie une contribution au numéro hors série du magazine L’Histoire. La Commune, le Grand rêve de la démocratie directe.