eJournals lendemains 46/181

lendemains
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
10.24053/ldm-2021-0006
2021
46181

Qui pense? Qui parle? L’Imaginaire de la Commune ou Passagen-Werk

2021
Cornelia Wild
Comment parle-t-on de l’histoire de la Commune? Comment est-elle traitée? Les tumultes, la révolte, la Commune ont-ils un sujet? Je voudrais aborder les questions de la représentation (Darstellung/Vertretung), en me référant à deux exemples: le Passagen-Werk de Walter Benjamin et L’Imaginaire de la Commune ou Communal Luxury (The Political Imaginary of the Paris Commune) de Kristin Ross. Les questions étant: Qui pense? Qui parle?
ldm461810049
DOI 10.24053/ ldm-2021-0006 49 Dossier Cornelia Wild Qui pense? Qui parle? L’Imaginaire de la Commune ou Passagen-Werk Comment parle-t-on de l’histoire de la Commune? Comment est-elle traitée? Les tumultes, la révolte, la Commune ont-ils un sujet? Je voudrais aborder les questions de la représentation (Darstellung/ Vertretung), en me référant à deux exemples: le Passagen-Werk de Walter Benjamin et L’Imaginaire de la Commune ou Communal Luxury (The Political Imaginary of the Paris Commune) de Kristin Ross. Les questions étant: Qui pense? Qui parle? 1. Représentation et luxe pour tous La fameuse thèse de Gayatri Chakravorty Spivak selon laquelle les subalternes ne peuvent pas parler est l’argument central dans le débat autour d’une politique de la représentation, incluant, avec la question „Qui parle? “, la position de la parole de chacun. Partant de l’intercession de Gilles Deleuze et Michel Foucault en faveur des ouvriers des usines, Spivak déconstruit la critique occidentale postmoderne du sujet, en raison de son incapacité à prendre en considération les rapports entre désir, pouvoir et subjectivité. Spivak revendique une „pratique radicale“, ! voire une „pratique critique“, qui prendrait en compte le double mode de la représentation en tant qu’agent du pouvoir et scène de l’écriture. La représentation est toujours aussi une re-présentation (Darstellung): „Elles [les théories de l’idéologie] doivent prendre acte de la façon dont la mise en représentation du monde - sa scène d’écriture, sa Darstellung - dissimule le choix et le besoin de ‚héros‘, de mandataires paternels, d’agents du pouvoir - de la Vertretung“ (Spivak 2009: 36). 1 Spivak opère en cela un renversement du rapport à l’autre, dans lequel elle invite à ne pas voir seulement dans la représentation l’intercession et une suppléance mais à réfléchir, au contraire, au niveau de re-présentation (Darstellung) implicite de la mise en scène (staging): „Nous avons là les fermiers de l’agriculture de subsistance, la main d’œuvre paysanne inorganisée, les populations tribales et les communautés de travailleurs ‚zéro‘ dans les rues et à la campagne. Nous confronter à eux, ce n’est pas les représenter (vertreten) mais apprendre à nous représenter (darstellen) nous-mêmes“ (ibid.: 56). 2 Selon la notice de l’éditeur allemand, le livre de Kristin Ross Communary Luxury (2015), paru en Allemagne chez Matthes & Seitz en 2021 sous le titre accrocheur Luxus für Alle (Luxe pour tous), - et en France en 2015 sous le titre L’imaginaire de la Commune - a pour ambition de remettre au jour „les fondements de la pensée de la Commune de Paris“. L’intitulé de la traduction allemande signale d’emblée le mode de lecture et la méthode visés dans le livre, à savoir qu’il s’agit d’aborder et de décrire la Commune de Paris non seulement en tant qu’événement historique, mais dans son mode de pensée. ‚La pensée des communards‘ (communard thought) 50 DOI 10.24053/ ldm-2021-0006 Dossier (Ross 2015: 2) est l’objet de l’étude qui succède ainsi méthodiquement à l’histoire des idées. Elle ne reconstruit pas les discours, les murmures, les voix, comme Michel Foucault dans L’ordre du discours, mais au contraire le mode de pensée, les idées des communards (thought) qui conduisent la Commune de Paris depuis les „petits canaux de diffusion“. La thèse centrale est le „luxe communal“: le luxe pour tous signifiant la pensée d’un monde dans lequel „chacun reçoit sa part du meilleur“ (his or her share of the best) (ibid.: 85) afin d’échapper à la misère du monde. En se basant sur le manifeste „Le luxe communal“ des Amis de la commune de Paris du 13 avril 1871, Ross reconstitue la pensée de quelques penseurs antérieurs et postérieurs, notamment de William Morris, Jacques Élisée Reclus et Pjotr Alexejewitsch Kropotkine, qui avait conduit à une diffusion transnationale de l’idée de luxe communal, laquelle a fait connaître les modes de pensée des communards et contribué à la pérennité intellectuelle de la Commune de Paris. De grandes (et formidables) idées comme la juste répartition des terres élargissent le luxe communal des ouvriers et ouvrières des fabriques, jusqu’aux questions écologiques actuelles. L’idéologie des communards y est développée comme une histoire des mentalités et des idées dans laquelle les communards eux-mêmes ont la parole. Ross cite des extraits de protocoles, elle mentionne l’importance de Louise Michel et d’Elisabeth Dmitrieff mais le matériau est difficilement visible, recouvert par la voix qui paraphrase et argumente. La reconstruction des „political thoughts and culture“ de la Commune par l’imagination suppose au préalable une puissante notion de sujet. Ici, la Commune n’apparaît pas comme un soulèvement mais comme „l’avènement ou l’affirmation d’une certaine politique“ (less an uprising than the advent or affirmation of a politics) (ibid.: 31). Concevoir les mots d’ordre, les visions et les objectifs de la Commune en tant qu’objet de l’étude fait des acteurs des sujets pensants et actants. L’étude débouche dans la reconstruction des lignes de communication entre „trois penseurs“ (ibid.: 182), dont elle compare les théories et les dispositions ainsi que les influences mutuelles. Par suite, la Commune n’apparaît pas non plus comme une tragédie: parce qu’elle continue de vivre en tant qu’idée, sa fin sanglante ne saurait plus être comprise comme une tragédie. Les tumultueux désordres, soulèvements, émeutes de la Commune deviennent ainsi une histoire des mouvements de la pensée, qui se substituent aux mouvements des masses. Ross transpose le soulèvement en une narration héroïque dans laquelle chacun des représentants des idées de la Commune devient un ‚héros‘: des représentants paternels et, par suite, des agents du pouvoir dans le sens de Spivak. Au lieu de partir à la recherche des voix inorganisées des ouvrières, Ross fait donc la place aux suppléants et intercesseurs paternels: si la Commune continue d’exister dans leur pensée et leurs idées, elle le fait sans avoir rendu visibles les conditions de la parole et du même coup de la „scène de l’écriture“ qui mettraient aussi en question l’univocité de l’appel „Vive la commune! “, et du même coup la rhétorique du pouvoir. Des questions plus urgentes au sujet de la représentation en DOI 10.24053/ ldm-2021-0006 51 Dossier rapport avec la Commune ne sont donc pas posées. Cette restriction aux seuls mouvements de pensée et de la mentalité exclut ainsi toute possibilité de demander „Qui parle? “. Dans la mêlée révolutionnaire, les femmes, sous l’emprise de l’autorité paternelle par le biais de leur intercession, n’ont ni la parole pour dire leurs soucis, leurs doutes et la faim de leurs enfants, ni même pour exprimer leur position individuelle en faveur de la Commune. En d’autres mots, qu’en est-il si la Commune n’a aucun „fondement de pensée révolutionnaire globale“ et si le luxe pour tous consiste à reconnaître la misère au lieu de la surmonter? 2. Foule de haillons En quoi Le Livre des passages de Walter Benjamin apporterait-il une réponse à cette question? Dans son ouvrage, Benjamin réunit les notes sur la Commune sous la liasse C [pour Commune]. Dans la liasse C de la Commune de Paris, comme dans toutes les autres, „les matériaux et les citations devaient jouer un rôle prépondérant, tandis que la théorie et l’interprétation devaient rester ascétiquement à l’arrière-plan“ (Benjamin 2009: 12). La méthode de Benjamin consiste en un montage de citations non commentées, une „constellation“ (Benjamin 2000: 441) venant remplacer la succession des événements. La liasse C réunit ainsi des citations de livres d’histoire, de l’histoire de la littérature, de catalogues d’expositions que Benjamin juxtapose sans les commenter. Parallèlement à des noms familiers de communards résonnent aussi les voix d’Ibsen, de Nadar, d’Engels ou encore des citations empruntées à des affiches et des lithographies. La Commune n’est nulle part présentée comme une idée homogène, mais laisse au contraire l’impression d’un événement éclaté tout à fait hétérogène: au lieu de grandes idées, des bribes éparses. Les citations ne constituent en rien un plaidoyer, et l’on pourrait même dire que le montage lui-même le contrecarre. Le Livre des passages devient la scène pour les matériaux. En l’absence de toute prise de position propre, la représentation devient une interrogation sur le thème même de la re-présentation (Darstellung). Face à l’événement historique, Benjamin adopte lui aussi la perspective de ‚l’après-coup‘ (Nachträglichkeit). Dans la célèbre formule du ‚Jetzt der Erkennbarkeit ‘, il interprète l’histoire comme un retour: „Ainsi, pour Robespierre, la Rome antique était un passé chargé ‚d’à-présent‘ qu’il arrachait au continuum de l’histoire. La Révolution française se comprenait comme une seconde Rome. Elle citait l’ancienne Rome...“ (ibid.: 439). Dans ce sens, la Commune elle-même n’est rien d’autre qu’une citation, autant de bribes collectées en un fragment d’histoire recommencée. La collecte est pratiquée selon la méthode du chiffonnier empruntée par Benjamin à Marx et à Baudelaire. Ainsi la Commune n’apparaît-elle pas comme une idée ou comme un univers de pensée, mais comme une accumulation de haillons. Où l’emploi des pierres des barricades n’est pas sans faire écho aux bribes collectées du Passagen-Werk. A posteriori, le soulèvement du sous-prolétariat n’est ni plus ni moins généré par le matériau à partir duquel il prend forme. Dans Le Livre des passages, le lien entre 52 DOI 10.24053/ ldm-2021-0006 Dossier le montage et la collecte de chiffons se manifeste, selon Rolf Tiedemann, „en exhibant les haillons et les guenilles, dans un montage de déchets“ (Benjamin 2009: 14) et Benjamin, quant à lui, qualifiait le chiffonnier de „figure la plus provocatrice de la misère humaine“ (ibid.: 364-365). Or, il a en vue la description de la foule parisienne par Marx dans son Dix-huit Brumaire, quand celui-ci décrit le lumpenprolétariat parisien, sur lequel il axe dès le début le Brumaire, en parlant de la répétition de l’histoire comme d’„une [misérable] farce“ (Marx 1969: 9): A côté de roués, ruinés, aux moyens d’existence douteux et d’origine également douteuse, d’aventuriers et de déchets corrompus de la bourgeoisie, des forçats sortis du bagne, des galériens en rupture de ban, des filous, des charlatans, des lazzaroni, des pickpockets, des escamoteurs, des joueurs, des souteneurs, des tenanciers de maisons publiques, des portefaix, des écrivassiers, des joueurs d’orgues, des chiffonniers, des rémouleurs, des rétameurs, des mendiants, bref, toute cette masse confuse, décomposée, flottante, que les Français appellent la „bohème“ (ibid.: 50). La méthode du collectage de citations du Livre des passages fait donc de la Commune une foule de sous-prolétaires, une „masse confuse, décomposée, flottante“, le monde de la bohème. Par la juxtaposition à valeur égale des citations, sans voix directrice, Benjamin voulait divulguer les rêves, „les images de désir“ (Benjamin 2000: 47) d’un collectif. Au lieu de perpétuer l’univocité du slogan „Vive la commune! “, Le Livre des passages inscrit la Commune de Paris dans l’histoire dans sa pluralité en tant que mise en scène de l’écriture (Darstellung) collective et permanente: par le retour d’une foule de haillons, de la pauvreté, de l’état d’urgence, des ruines et des rêves. Benjamin, Walter, „Sur le concept d’histoire“, in: Œuvres, vol. 3, Paris, Folio, 2000, 427-443. —, Paris, capitale du XIX e siècle, Le Livre des passages, Paris, Éditions du Cerf, 2009. Marx, Karl, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Paris, Les Éditions sociales, 1969. Ross, Kristin, Communal Luxury. The Political Imaginary of the Paris Commune, London / New York, Verso, 2015. Spivak, Gayatri Chakravorty, „Can the Subaltern Speak? “, in: Cary Nelson / Laurence Grossberg (ed.), Marxism and the Interpretation of Culture, Illinois, University Press, 1987, 66-111. —, Les subalternes peuvent-elles parler, Paris, Editions Amsterdam, 2009. 1 „They must note how the staging of the world in representation - its scene of writing, its Darstellung - dissimulates the choice of and need for ‚heroes‘, paternal proxies, agents of power - Vertretung“ (Spivak 1987: 74). 2 „Here are subsistence farmers, unorganized peasant labor, the tribals and the communities of zero workers on the street or in the countryside. To confront them is not to represent (vertreten) them but to learn to represent (darstellen) ourselves“ (Spivak 1987: 84). Dans l’original, les mots entre parenthèses sont en allemand.