eJournals lendemains 46/181

lendemains
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
10.24053/ldm-2021-0009
2021
46181

Entre universalisme et particularisme: la résistance du code alimentaire dans L’ingratitude de Ying Chen et Mon cœur à l’étroit de Marie NDiaye

2021
Christine Ott
Ziel des vorliegenden Beitrags ist, die Funktionalisierung des alimentären Codes in Marie NDiayes Mon cœur à l’étroit und Ying Chens L’ingratitude in ihrer Vielschichtigkeit aufzuzeigen. Einer klassischen Definition des Realismus zufolge galt der alimentäre Code als einer jener Codes, die effektvoll im Sinne eines „effet de réel“ wirken, indem sie Alltagsleben und material culture evozieren (Auerbach 1982: 458). Gerade in transkulturellen Erzählungen der Gegenwart erweisen sich Speisen und Esssitten als effektvolle Identitäts-Marker, die das Partikulare einer spezifischen Kultur – in der Regel einer ‚fremden‘, ‚exotischen‘ Kultur vor dem Hintergrund eines Gastlandes des globalen Westens – zum Ausdruck bringen. Kulturelle Konflikte – zwischen einem ‚westlichen‘ und einem ‚östlichen‘ Lebensstil in L’ingratitude; zwischen weitaus weniger klar definierten, doch auf soziokulturelle und nationale Identitäten verweisenden Lebensstilen in Mon cœur à l’étroit – scheinen sich auch in den beiden vorliegenden Werken in Speisen und Mahlzeiten geradezu zu reifizieren. Bei näherer Betrachtung erweist sich die alimentäre Codierung jedoch als vielschichtig und widersprüchlich, greift sie doch einerseits auf partikulare Identitätsmarker, andererseits auf archetypische Symbolisierungen zurück. Im Fall von Ying Chens Roman scheint hier ein Konflikt zwischen einem Bestreben nach Vermittlung des ‚Anderen‘ und der stereotypisierenden Anpassung an okzidentale Erzählmuster auf. Im Fall Marie NDiayes verhindert die Überdeterminiertheit der Nahrungsmotive eine psychoanalytische oder postkoloniale Lesart nach herkömmlichen Deutungsmustern. Als fruchtbarer erweist sich eine intersektionale Lektüre. Dennoch widerstrebt NDiayes Erzähltechnik der Rückführung auf eine kohärente Lesart. Was von dieser enigmatischen Autorposture zu halten ist, ist in der NDiaye-Forschung höchst umstritten. Von radikalen Vertretern der Critical Race Studies wird der Autorin colour-blindness vorgeworfen. Ich möchte für eine differenzierte Lesart plädieren, die die Problematik des universalistischen Anspruchs anerkennt, zugleich aber auch den Viktimismus der minority studies und das Beharren auf Partikularität problematisiert.
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DOI 10.24053/ ldm-2020-0009 79 Arts&Lettres Christine Ott Entre universalisme et particularisme: la résistance du code alimentaire dans L’ingratitude de Ying Chen et Mon cœur à l’étroit de Marie NDiaye Ziel des vorliegenden Beitrags ist, die Funktionalisierung des alimentären Codes in Marie NDiayes Mon cœur à l’étroit und Ying Chens L’ingratitude in ihrer Vielschichtigkeit aufzuzeigen. 1 Einer klassischen Definition des Realismus zufolge galt der alimentäre Code als einer jener Codes, die effektvoll im Sinne eines „effet de réel“ wirken, indem sie Alltagsleben und material culture evozieren (Auerbach 1982: 458). Gerade in transkulturellen Erzählungen der Gegenwart erweisen sich Speisen und Esssitten als effektvolle Identitäts-Marker, die das Partikulare einer spezifischen Kultur - in der Regel einer ‚fremden‘, ‚exotischen‘ Kultur vor dem Hintergrund eines Gastlandes des globalen Westens - zum Ausdruck bringen. Kulturelle Konflikte - zwischen einem ‚westlichen‘ und einem ‚östlichen‘ Lebensstil in L’ingratitude; zwischen weitaus weniger klar definierten, doch auf soziokulturelle und nationale Identitäten verweisenden Lebensstilen in Mon cœur à l’étroit - scheinen sich auch in den beiden vorliegenden Werken in Speisen und Mahlzeiten geradezu zu reifizieren. Bei näherer Betrachtung erweist sich die alimentäre Codierung jedoch als vielschichtig und widersprüchlich, greift sie doch einerseits auf partikulare Identitätsmarker, andererseits auf archetypische Symbolisierungen zurück. Im Fall von Ying Chens Roman scheint hier ein Konflikt zwischen einem Bestreben nach Vermittlung des ‚Anderen‘ und der stereotypisierenden Anpassung an okzidentale Erzählmuster auf. Im Fall Marie NDiayes verhindert die Überdeterminiertheit der Nahrungsmotive eine psychoanalytische oder postkoloniale Lesart nach herkömmlichen Deutungsmustern. Als fruchtbarer erweist sich eine intersektionale Lektüre. Dennoch widerstrebt NDiayes Erzähltechnik der Rückführung auf eine kohärente Lesart. Was von dieser enigmatischen Autorposture zu halten ist, ist in der NDiaye-Forschung höchst umstritten. Von radikalen Vertretern der Critical Race Studies wird der Autorin colour-blindness vorgeworfen. Ich möchte für eine differenzierte Lesart plädieren, die die Problematik des universalistischen Anspruchs anerkennt, zugleich aber auch den Viktimismus der minority studies und das Beharren auf Partikularität problematisiert. 1. Introduction Dans cette littérature multiforme qu’on peut, avec les précautions d’usage, qualifier d’écritures migrantes, les scènes de repas et les styles d’alimentation sont souvent utilisés en tant que „marques d’identité“. Ils peuvent alors représenter la culture d’origine ou celle d’accueil, le hïatus ou les accommodements entre styles de vie qui diffèrent, l’identification ou la distanciation par rapport à une culture. Le culinary clash, mis en scène de façon comique, a même donné naissance à tout un genre de romans et de films qui se plaisent à jouer avec les stéréotypes: la surabondance de la cuisine méditerranéenne y contraste avec l’austérité de la cuisine „du nord“, etc. Mais le code alimentaire a depuis longtemps conquis aussi les œuvres plus ambitieuses. Il est vrai que l’alimentation constitue une partie essentielle de la vie quoti- 80 DOI 10.24053/ ldm-2020-0009 Arts & Lettres dienne; de plus, elle permet de représenter efficacement non seulement une appartenance ethnique, mais aussi religieuse ou sociale. L’effet de réel que l’alimentation paraît déployer depuis les fameuses scènes de repas évoquées dans les romans de Balzac, de Flaubert ou de Zola, 2 semble valoir aussi pour une bonne partie des écritures migrantes. Le danger sous-jacent quant à l’emploi du code alimentaire est alors celui des représentations identitaires essentialisantes, surtout lorsque le regard nostalgique de l’écrivaine exilée cède à l’idéalisation. Dans le cas des deux romans que je me propose d’analyser ici, une superposition de plusieurs codes contribue toutefois à véhiculer une signification plus complexe. Je propose de lire cette dernière comme partiellement due à l’omniprésence de certaines théories psychanalytiques (donc pas forcément comme résultat d’une signification voulue par les auteures), et partiellement comme stratégie calculée pour soustraire leur livre à une lecture unidimensionnelle, mettant l’accent uniquement sur la dimension socioculturelle. 2. Stéréotypes culturels et universalisme: L’ingratitude de Ying Chen Publié en 1995 chez Léméac (Montréal), L’ingratitude est le troisième roman de Ying Chen, auteure née à Shanghai mais vivant au Québec depuis 1989. Il s’agit du récit à la première personne d’une jeune fille qui s’est suicidée après avoir vécu une relation conflictuelle avec sa mère. Yang Zhi, morte désormais, va être préparée pour la crémation et raconte son histoire en rétrospective. C’est pour échapper à l’emprise de sa mère qu’elle s’est tuée. Celle-ci la contrôlait jusque dans ses relations amoureuses: elle avait détruit sa première histoire d’amour et s’apprêtait à faire la même chose avec son deuxième fiancé, Chun. Ayant compris que sa mère ruinerait le mariage espéré, Yang Zhi décide de se venger en causant du chagrin à sa mère. Elle se procure des somnifères et séduit le fiancé d’une collègue de travail - dans le seul but de perdre sa virginité. Après avoir confronté ses parents à ce scandale, elle quitte la maison et écrit une lettre d’adieu à sa mère. Au lieu de se suicider en avalant des somnifères, elle meurt pourtant dans un accident: un camion l’écrase lorsqu’elle s’enfuit, poursuivie par son fiancé qui a compris ses intentions suicidaires. Le caractère possessif de la mère de la protagoniste se traduit dans le fantasme de la mère dévorante. Il s’agit là d’un concept bien ancré dans la psychanalyse classique. Selon Jung, parmi les symboles „néfastes“ de la mère se trouvent aussi „tout animal qui dévore et qui enlace“ („jedes verschlingende und umschlingende Tier“, Jung 1992: 96). Dans une leçon qui met en relation l’anorexie enfantine en tant que réaction à la frustration provoquée par l’absence de la mère au fantasme de la mère omnipotente et dévorante, Lacan soutient: Cette mère inassouvie, insatisfaite [à cause de l’absence du phallus, C.O.], autour de laquelle se construit toute la montée de l’enfant dans le chemin du narcissisme, c’est quelqu’un de DOI 10.24053/ ldm-2020-0009 81 Arts & Lettres réel, elle est là, et comme tous les êtres inassouvis, elle cherche ce qu’elle va dévorer, quaerens quem devoret. Ce que l’enfant lui-même a trouvé autrefois pour écraser son inassouvissement symbolique, il le retrouve possiblement devant lui comme une gueule ouverte. L’image projetée de la situation orale, nous la retrouvons aussi au niveau de la satisfaction sexuelle imaginaire. Le trou béant de la tête de Méduse est une figure dévorante que l’enfant rencontre comme issue possible dans sa recherche de la satisfaction de la mère. ( Lacan 1957: 195) Cette image néfaste, monstrueuse de la mère, qui empêche le processus d’émancipation et d’individuation de l’enfant parce qu’elle a besoin de lui pour ‚remplir‘ son propre vide d’insatisfaction (sexuelle, professionnelle, etc.) est devenue monnaie courante dans le discours psychanalytique (Mahler/ Pine/ Bergman 1975). 3 Elle a été dénoncée en tant que „tendance à faire un portrait de plus en plus agressif de la mère“ („zunehmende Aggressivierung des Mutterbildes“) par Christa Rohde-Dachser (Rohde-Dachser 2000: 139). Dans le roman de Ying Chen, l’amour de la mère envers sa fille et son mari est „un amour d’araignée dominant son territoire par les substances de son corps, par un mélange de sang, de salive, de sueur et de larmes“ (Ing 52). 4 Il a été remarqué - justement - que cette mère monstrueuse ressemble à la mère abjecte théorisée par Julia Kristeva, mais contrairement à Amélie Coulombe-Boulet, je ne vois pas comment la fille du roman se délecterait des „substances excrémentielles représentant le corps maternel“ (Coulombe-Boulet 2003: 69). Cette métaphore de l’araignée qui recouvre sa proie des sucs corporels propres à en préparer l’assimilation est d’ailleurs à prendre au sens presque littéral: „J’avais parfois l’impression qu’elle avait envie de m’avaler vivante, de me reformer dans son corps et de me faire renaître avec une physionomie, une personnalité et une intelligence à son goût “ (Ing 20). En rêve, la fille se voit „dans le ventre de maman“ (Ing 152); se rendant compte de ne pas pouvoir échapper au contrôle de sa mère (et de son fiancé) elle a „l’impression d’être avalée“ (Ing 143). Par extension, la maison familiale dans laquelle la mère retient sa fille désormais adulte, la contraignant notamment à prendre tous les repas en famille, est perçue comme un gigantesque estomac, qui, lors de la „disgrâce“ de la fille, se prépare à l’expulser: „Cette chambre allait me vomir après m’avoir possédée pendant tant d’années. J’avais été conservée dans son estomac, mal digérée et disposée à tous ses caprices“ (Ing 102). La voracité de la mère trouve d’ailleurs un pendant dans celle du fiancé Chun qui nomme Yan-Zi son petit lapin qu’il voudrait „avaler tout rond“ (Ing 110). Finalement, la protagoniste doit reconnaître que même la mort n’apporte pas de libération puisque mourir correspond à retourner dans le ventre de sa mère (Ing 150). 5 C’est donc sur une métaphore que tout le récit est construit, puisque la volonté de pouvoir de la mère est exprimée à travers l’image de la dévoration. Mais c’est une métaphore archétypale puisqu’elle semble bien ancrée dans l’imaginaire collectif. Or, si le nom de la ville où se déroule l’action n’est jamais mentionné, les noms des personnages et de certains plats, certaines fêtes et cérémonies ainsi que l’autocritique que la jeune fille doit écrire pour son chef, ne laissent pas de doute: c’est 82 DOI 10.24053/ ldm-2020-0009 Arts & Lettres bien la société chinoise qui nous est présentée ici, et de plus dans une perspective assez stéréotypée: importance des liens familiaux, subalternité de la fille célibataire dans une société fortement patriarcale. Le titre même du roman, L’ingratitude, présente la révolte de la protagoniste comme une rébellion contre la valeur de xiao, la gratitude envers les parents, qui dans la pensée confucianiste est prônée en tant que vertu complémentaire à la loyauté envers l’État (Ziyan 2014: 52-54). Et enfin, l’image même de la mère qui finalement dévore sa fille semble avoir été inspirée d’une expression qu’adoptent les parents chinois lorsqu’ils se disputent avec leurs enfants et qu’ils signifient à ces derniers leur volonté de les avaler , annulant ainsi leur naissance. Proverbe par ailleurs très efficacement mis en scène dans le film d’animation Bao, des studios Pixar, par la jeune réalisatrice Domee Shi. L’histoire se déroule dans une famille d’immigrés chinois à Toronto; la perspective est celle d’une mère faisant le deuil après que son fils adulte a quitté le foyer pour aller vivre avec une fille blanche. Dans le film et dans l’imaginaire de la femme, le fils est représenté comme un baozi, c’est-à-dire un ravioli chinois, et il apparaît donc logique qu’elle l’avale effectivement après une dispute. Ce détail a bouleversé nombre de spectateurs et déclenché un violent débat sur youtube, encourageant quelques-uns à exprimer des positions clairement racistes. Les intervenants s’y montraient profondément partagés, les uns déclarant que, de toute façon, cette interprétation culinaire d’une relation entre mère et fils ne pouvait pas être comprise par les „blancs“, 6 d’autres protestant qu’au contraire il s’agissait d’une métaphore bien compréhensible, donc transculturelle. En observant de près toute la sémiose alimentaire mise en œuvre par le film, on peut constater que certains éléments (les baozis, les ustensiles culinaires, les plats cuisinés par la mère, opposés aux ‚flips‘ occidentaux, mais aussi le partage de rôles dans la famille, avec la mère en tant que cuisinière et femme au foyer) renvoyaient au cliché d’une famille chinoise (immigrée). Mais en même temps, on peut interpréter tout cela à l’aide d’un autre cliché, celui-là transculturel, cliché de la mère surprotectrice, sur-nourrissante et dévorante. La codification alimentaire mise en place dans L’ingratitude relève de la même duplicité. D’un côté, il y a les plats et les cérémonies alimentaires qui fonctionnent comme marqueurs d’identité ‚chinoise‘. De l’autre, les images qui transcendent la couleur locale ou même trahissent l’influence de la littérature occidentale. Ainsi, le désir ‚carnassier‘ du fiancé semble trahir l’influence d’un roman occidental: le roman „proto-féministe“ (dans les termes de l’auteure) Edible woman de l’écrivaine canadienne Margaret Atwood. Dans cet ouvrage paru en 1969, le malaise inconscient d’une jeune fille face à un déroulement ‚traditionnel‘ de ses fiançailles (mariage, abandon de sa vie professionnelle, soumission au mari) se traduit par une anxiété alimentaire. Elle arrive à se percevoir elle-même comme un objet comestible; prise de conscience qui l’amène à quitter son fiancé. Cette duplicité me semble correspondre à une double posture de l’auteure. D’une part, Ying Chen donne à lire son texte comme une allégorie de sa propre position d’écrivaine ‚exilée‘. Les références à la Chine permettent alors de voir dans ce conflit entre mère et fille la représentation d’un conflit entre un mode de vie qui prône les DOI 10.24053/ ldm-2020-0009 83 Arts & Lettres valeurs communautaires sur les droits de l’individu et un autre qui favorise l’individualisme. Dans son essai Quatre mille marches, paru en 2004, l’auteure a défini son choix d’écrire en français comme „un geste de révolte, plutôt inconscient, contre certains éléments que j’ai reçu de l’éducation chinoise“ (Ying 2004: 42). De l’autre côté, la critique a maintes fois noté que Ying Chen, dans ses publications plus récentes, cherche à se distancer du label des écritures migrantes à travers un „épurement stylistique et existentiel“, une „tendance à éviter progressivement […] les références autant à son pays d’origine qu’à son pays d’adoption“ (Lapointe 2004: 132, Schöch 2013: 62, Dupuis 2008: 504-505). Ainsi dans L’ingratitude, ni la Chine ni le Canada ne sont mentionnés explicitement, la ville dans laquelle se déroule l’action n’a pas de nom. L’écrivaine refuse ainsi d’être le porte-parole d’une collectivité: „Je n’ai aucun message à livrer, aucune particularité chinoise à étaler. Je ne m’adresse pas au monde extérieur, mais m’achemine vers l’intérieur“ (Ying 2004: 60). Malgré cela, dans ce roman la Chine, même si jamais mentionnée explicitement, est encore bien présente, et elle l’est surtout à travers la nourriture et les ustensiles évoqués: le riz, les baguettes, les rouleaux de printemps. Il y a aussi des cérémonies ou fêtes liées à la nourriture, comme les gâteaux de lune et le banquet de tofu. Comme le remarque Christof Schöch, de nombreux éléments répondent au cliché de ce qui est ‚typiquement chinois‘ (Schöch 2013: 64). Mais en même temps, le récit se sert d’une codification multiple des mêmes motifs alimentaires. À un premier niveau, les mets qui sont consommés (du riz, beaucoup de légumes, peu de viande) créent un effet de réel qui relève en même temps d’un espace géographique et social: la famille de la protagoniste appartient à la classe moyenne chinoise, qui ne peut pas se permettre de gaspiller la nourriture. À un deuxième niveau, ces mêmes mets racontent les contraintes subies par Yang Zi: le fait qu’elle a été nourrie surtout de légumes signifie apparemment qu’elle a été habituée au renoncement (sur le plan de la sensualité et de la libre pensée). En ce qui concerne le fantasme de la mère dévorante, il est présenté comme faisant partie de la vie psychique de la protagoniste („J’avais parfois l’impression qu’elle avait envie de m’avaler vivante“, Ing 20), qui se sert d’une métaphore („amour d’araignée“, Ing 52) pour rendre compte de la volonté de domination qu’elle sent peser sur elle. Si pourtant on choisit d’interpréter cette figure de mère aussi comme incarnation d’une mère-patrie assoiffée de contrôle, la mère dévorante se donne à lire comme allégorie de la Chine. En superposant plusieurs niveaux de codification, l’auteure refuse de livrer à ses lecteurs un récit qui se donnerait uniquement comme représentation réaliste (stéréotypée) du conflit entre un mode de vie ‚chinois‘ et un mode de vie ‚occidental‘ ou bien comme récit, également stéréotypé, d’une fille captive à la fois de sa mère et d’une société patriarcale dont la mère est le produit. Il en résulte que la position à travers laquelle l’auteure s’exprime n’est ni celle d’un système de valeurs ‚occidental‘ qu’elle aurait adopté en rejetant celui de son pays d’origine, ni celle d’un mode de pensée ‚chinois‘. La phrase prononcée par la narra- 84 DOI 10.24053/ ldm-2020-0009 Arts & Lettres trice qui, morte, se trouve dans un espace encore antérieur à l’effacement total l’exprime bien: „Je réalise alors la conséquence de mon acte. Je suis en exil maintenant“ (Ing 9). Cet exil pourrait très bien être défini comme un ‚troisième espace‘ dans le sens de Homi Bhabha. 3. Surdétermination et résistance du code alimentaire dans Mon cœur à l’étroit de Marie NDiaye Si, dans L’ingratitude, il est encore assez aisé de distinguer entre un mode de signification réaliste et un mode figuré, métaphorique-archétypal ou allégorique du code alimentaire, la question se fait plus complexe pour Mon cœur à l’étroit (2007) de Marie NDiaye, dont la „poétique du flou“ (Ruhe 2013) défie l’interprétation. L’instabilité de catégories, telles que lieu, espace, sexe, âge des personnages; les métamorphoses (pour la plupart d’être humain en animal) qui caractérisent ses récits, l’instabilité des relations familiales et l’interchangeabilité des personnages et de leurs rôles défendent dès le début une lecture réaliste de ses romans. La critique a souvent remarqué que la famille est un thème omniprésent dans les textes de Marie NDiaye. La représentation des relations familiales évoque forcément certaines conceptions clés de la psychanalyse puisque les protagonistes de ses ouvrages se trouvent régulièrement confrontées à un passé caché, refoulé, traumatique. Leur rapport, toujours conflictuel, avec leurs parents est rendu plus complexe du fait que la famille d’origine a été brisée (souvent à cause de l’abandon de la mère par le père) et remplacée par plusieurs familles recomposées. Les relations entre les membres de la famille ancienne et nouvelle sont embrouillées en raison d’une confusion d’identités et de rôles. Cela entraîne une confusion des rapports intergénérationnels, introduit le fantasme de l’inceste et, surtout, suscite un questionnement constant du rôle de la mère. De façon discrète, les scènes de repas marquent les étapes de ce récit qui se propose comme une prise de conscience façonnée sur le modèle de l’anagnorisis classique. Comme l’héroïne d’une tragédie classique, la protagoniste se rend peu à peu compte de sa hybris qui, tout comme dans la tragédie, semble se composer à la fois d’arrogance et d’aveuglement. La chute dans la disgrâce sociale et le processus de reconnaissance de sa faute qui l’amènera à une sorte de guérison sont racontés à la première personne et au fur et à mesure qu’ils sont vécus par l’héroïne. Celle-ci, Nadia, est une femme d’âge moyen, fille d’immigrés. 7 L’existence paisible qu’elle mène à Bordeaux avec son mari, Ange, instituteur dans la même école qu’elle, est brutalement bousculée lorsque celui-ci rentre à la maison avec une plaie dans le ventre („à peu près au niveau de son foie“, MC 19, „à la hauteur de l’appendice“, MC 70) - le récit suggère qu’il a été poignardé par un de ses élèves. Il se met alors au lit et permet à Noget, le sinistre voisin du couple, qui parvient ainsi à s’introduire dans leur maison, de soigner sa plaie qui pourtant paraît être incurable. L’emprise que Noget commence à exercer sur le couple se manifeste dans le mélange d’appétit et de répulsion suscité par les spécialités françaises qu’il leur cuisine (MC DOI 10.24053/ ldm-2020-0009 85 Arts & Lettres 165). 8 Peu à peu, on fait comprendre à Nadia qu’elle est la cause d’une stigmatisation sociale dont elle se trouve d’un coup affectée de même que son mari (MC 321). Alors que Nadia est considérée par tous comme un paria, le retraité, qu’elle traitait avec mépris, semble rajeunir à vue d’œil et apparaît de plus en plus confiant. Elle quitte alors la maison et va d’abord s’installer chez son fils Ralph, qu’elle avait eu avec un homme de son propre milieu social et qu’elle a quitté pour se mettre avec Ange. Ralph vit loin de Bordeaux, dans un pays qu’on découvre être le pays d’origine de l’héroïne. Il emmène sa mère, lorsqu’il rend visite à un patient, et c’est ainsi qu’elle retrouvera ses parents qu’elle avait reniés pour aller vivre avec Ange. C’est avec les parents de Nadia que vit Souhar, la petite fille de Ralph. Grâce à la nourriture de sa mère, la mystérieuse grossesse qui avait affecté Nadia dès le début du récit disparait d’un coup; elle rencontre Ange qui est guéri et s’est mis en couple avec Corinna Daoui, copine d’enfance de Nadia. Si Ange et Nadia guérissent et commencent une nouvelle vie, comme suggère aussi le titre du dernier chapitre („Tous guéris“), l’exmari de Nadia meurt, ainsi le suggère le récit, tel un bouc expiatoire, et Ralph demeure sous l’emprise de son inquiétante compagne Wilma qui (racontent les parents de Nadia) aurait tué la mère de Souhar. Une faute multiforme La faute de Nadia est d’abord décrite comme une arrogance d’intellectuelle qu’elle partage avec son mari et qui la rend aveugle face à des faits connus par tous les autres. C’est ainsi que le couple, fier de ne jamais regarder la télévision (MC 235, 295, 353), 9 avait méconnu l’écrivain célèbre caché sous l’apparence chétive de leur voisin, Noget. Mais une faute plus ancienne semble liée à l’humble origine sociale de la protagoniste. Son mariage avec Ange, qui appartient à la vieille bourgeoisie bordelaise, n’a pas pu l’effacer; au contraire, c’est elle qui a ‚contaminé‘ son mari (MC 39). 10 De plus, Nadia est accusée et se reconnaît elle-même comme ‚infidèle‘ à plusieurs égards: envers son fils, auquel elle a préféré Lanton et ses élèves, envers le père de Ralph, envers son milieu d’origine et envers ses amis de jeunesse. Une autre faute qu’elle partage avec Ange, son avidité, qui la pousse, au moment du divorce de son premier mari, à se faire attribuer, par la ruse, la propriété exclusive de l’appartement commun. Cette avidité de possessions (qui fait partie de l’avarice) semble aller de pair avec une gloutonnerie qui se manifeste dans un soudain et monstrueux grossissement. Au fur et à mesure que Nadia prend conscience de sa faute, celle-ci semble se métamorphoser et s’agrandir. De l’orgueil on passe, à travers l’avarice et la gourmandise, à la paresse d’esprit (acedia) 11 qui fait que Nadia ne s’intéresse pas au récit de sa compagne de voyage Natalie. La faute de Nadia est multiforme, elle se prête à différentes interprétations. De plus, au fur et à mesure que Nadia semble s’approcher d’une reconnaissance complète de ses fautes, des éléments du merveilleux se mêlent dans le récit: la disparition mystérieuse de Yasmine et de Souhar, la femme-ogresse Wilma, le final de conte de fée. Et sa faute, comme son expiation se manifestent aussi à travers une transformation très concrète (parce que perçue non seulement par elle-même, mais aussi par les autres) du corps 86 DOI 10.24053/ ldm-2020-0009 Arts & Lettres de la protagoniste, de même que la catharsis définitive prend la forme d’un accouchement-défécation, d’une délivrance purifiante dans le sens propre du terme. Tout cela défend une lecture du texte selon une logique réaliste et rationnelle. Dans cette intrigue énigmatique, les scènes de repas remplissent une fonction contradictoire. D’une part, elles apportent aux évènements oppressants et effrayants une touche de normalité. 12 D’autre part, pour Nadia, la nourriture représente à la fois une menace latente et joue un rôle quasi salvateur. Des recherches antérieures ont avant tout émis l’hypothèse d’un codage postcolonial, parfois psychanalytique, de certains motifs. Manger et être mangé Tout d’abord, nous exposerons brièvement les scènes de repas centrales. Toutes les situations ont un point commun: ce sont les autres qui nourrissent Nadia, ce qui la place dans un rôle de dépendance et de passivité. Cela implique que Nadia se retrouve toujours dans le rôle de l’invitée, dépendante de la générosité de son hôte et dans une certaine mesure à sa merci. Jacques Derrida a transposé l’ambivalence de l’hospitalité au concept d’‚hostipitalité‘ (‚hostipitality‘). Le mot est une combinaison des mots ‚hospitalité‘ et ‚hostilité‘. Étymologiquement, hospitalité et hôte viennent du latin hospes, qui peut signifier à la fois invité et hôte, indiquant ainsi la réversibilité des rôles. ‚L’hostipitalité‘ s’illustre particulièrement dans la relation entre Nadia et Noget (Jordan 2017: 66). 13 Noget se faufile dans l’appartement en tant qu’invité indésirable et se met à jouer le rôle d’hôte et de maître des lieux. Sa nourriture ‚console‘ Nadia et son mari autant qu’elle les effraie; elle est à la fois généreuse et hostile. La nourriture que Noget sert au couple se compose de mets en grande partie typiquement français et appartenant à la cuisine bourgeoise, dont il vante, soit l’origine, soit le fait qu’il a confectionné les plats de ses propres mains: toute sa viande vient de „l’élevage de première catégorie“ d’un cousin du Périgord (MC 110), tandis que les „rillettes des Landes“ viennent d’un élevage de sa mère (MC 182); il fait cuire son pain lui-même (MC 77), et prépare des madeleines „dont il laisse exprès les bords noircir très légèrement“ (MC 237). Tout comme l’osso-buco (MC 110) et le „tripoux, un plat d’Auvergne composé de tripe, de pieds de mouton et de fraise de veau“ (MC 182), il s’agit de plats gras et lourds. Cette nourriture cause à la fois appétit et dégoût, désir et suspicion, car Nadia craint que Noget ne veuille les traiter comme des „porcs destinés à être mangés“ (Jordan 2017: 124). Comme l’a relevé Flavia Bujor, „l’assimilation forcée représentée par la nourriture de Noget se retourne en risque de dissolution totale de l’être“; sa nourriture „place Nadia en position d’objet passif et désirant, dépossédée de sa capacité d’agir par l’appétit qui l’affecte“ (Bujor 2020: 172). En même temps, Nadia suspecte cette nourriture d’être à l’origine d’un monstrueux grossissement qu’elle doit finir par reconnaitre être une grossesse. À la fin du livre Noget lui-même affirmera qu’il était le père de cet enfant (MC 370). DOI 10.24053/ ldm-2020-0009 87 Arts & Lettres Dans le train qu’elle prend pour se rendre chez son fils, Nadia rencontre une jeune femme blonde qui, contrairement à ses attentes, accepte sa présence. Prise d’une faim soudaine, elle demande à „cette claire jeune femme dominante“ de pouvoir finir l’œuf dur que celle-ci n’a pas terminé de manger. La femme, Natalie, lui donne en plus „une belle banane jaune, sans la moindre tache noire“. Nadia éprouve commotion, „gratitude“ et „satisfaction“ (MC 246-250). Une fois arrivée chez son fils Ralph, Nadia s’étonne que celui-ci „soit devenu un excellent cuisinier, un amateur des viandes rouges, qu’il ait même, c’est indéniable, un certain goût pour le sang“ (MC 308). Les viandes rouges et les terrines de gibier qu’il sert à sa mère suscitent également la méfiance de celle-ci, la „saveur puissante et compliquée de la viande“ (MC 318) lui paraissant forte et agressive (MC 319). Le thème du cannibalisme, déjà implicitement présent pour la nourriture de Noget (MC 96, 112, 124), 14 transparaît dans une pensée involontaire de Nadia lorsqu’elle voit Wilma dévorer „gloutonnement“ de la terrine de lièvre (MC 328). 15 La menace, en effet, paraît venir moins de Ralph que de cette femme-ogresse, qui l’a „ensorcelé“, dans l’opinion de la mère de Nadia (MC 368). 16 En même temps, le plaisir que Ralph éprouve lorsque sa mère lui fait des compliments pour sa cuisine illustre le rapport compliqué entre mère et fils. Dans son voyage ‚régressif‘, en effet, Nadia se rend compte (ou croit se rendre compte) qu’elle a rejeté son fils, en jugeant excessif l’attachement qu’il lui montrait. Elle pense aussi lui avoir préféré Lanton, en aimant celui-ci d’un amour presque incestueux. C’est à cause de son sentiment de culpabilité que Nadia mange le repas cuisiné par son fils („oh, comme je le sens fier de me faire apprécier ce qu’il a préparé“, MC 317). En réalité, elle se sent „fatiguée“ par cette viande au goût „agressif“ (MC 319), tout comme elle est choquée par le style de vie de Ralph et Wilma. Derrière les bienséances de la famille attablée se cache un sentiment d’aliénation: „Du coup, je regarde le visage de mon fils et ne sais plus si je le reconnais si bien que cela. […] Comment mon petit garçon si doux et sensible et caressant s’était-il transformé en ce jeune homme que je n’aimais plus? “ (MC 305, italiques par l’auteure). 17 La viande cuisinée par Ralph illustre alors l’ambiguïté des relations affectives, tout en s’inscrivant dans le fil thématique de la nourriture empoisonnée. Finalement, Nadia retrouve ses parents qu’elle avait reniés après avoir épousé Ange. C’est la nourriture de sa propre mère, pense-t-elle, qui l’a aidée à se libérer de sa monstrueuse grossesse: Ma mère, cette vieille femme opiniâtre, prépare chaque jour un plat de semoule au beurre, de poulet grillé ou de poisson frit accompagné d’aubergines ou de tomates. Cette nourriture, je l’absorbe sans arrière-pensée ni crainte d’aucune sorte, avec gratitude. Et quand, entrant dans la cuisine, je hume l’odeur du beurre en train de fondre dans la semoule brûlante, je ne peux m’empêcher de penser que c’est elle, cette semoule émiettée chaque matin par des doigts honnêtes, qui a contribué à chasser de mon ventre ce qui en avait pris possession. (MC 372) 88 DOI 10.24053/ ldm-2020-0009 Arts & Lettres La nourriture de Noget et de Ralph est donc perçue par Nadia comme dangereuse et associée de manière diffuse au cannibalisme (et à la grossesse mystérieuse de Nadia), tandis que la nourriture de Nathalie et de sa mère apparaissent comme une étape vers le chemin de sa ‚guérison‘. Je m’attacherai à présent à proposer trois perspectives de décryptage - postcoloniale, psychanalytique et sociologique. Nourriture et assimilation - la grille postcoloniale L’asservissement que Nadia subit à travers la „lourde nourriture équivoque“ (MC 183, italiques par l’auteure) de Noget a été interprété comme „parodie grotesque de l’assimilation sociale et culturelle“ (Sheringham 2009: 182) et comme „un trope métalittéraire qui permet […] de penser l’articulation des catégories de l’identité (le genre, la ‚race‘, la classe)“ (Bujor 2020: 190). En même temps, cette dernière a mis justement l’accent sur le fait que NDiaye resémantise „les imaginaires traditionnels de l’assimilation“, en mettant l’accent sur la fluidité des corps et des identités. Si l’on choisit de désigner la nourriture préparée par la mère de Nadia, qui n’est pas clairement attribuée à une culture particulière, comme étant méditerranéenne ou nord-africaine, alors le code alimentaire encourage une interprétation postcoloniale du roman. Dans cette perspective, la faute de Nadia est d’avoir cédé à la séduction de „Noget“. Celui-ci, qui se révèle être un célèbre théoricien de l’éducation, apprécié aussi dans le pays d’origine de Nadia, incarnerait la politique assimilationniste française. Pour faire oublier „l’indignité de notre sang“ (MC 295), Nadia a épousé Ange et a renié le milieu populaire et immigré dont elle est issue. Lorsqu’elle y revient, elle se laisse guider par des „parfums de viande rissolée dans les épices et les oignons“ (MC 341): Avec quelle hâte, quel bonheur, quelle joyeuse tranquillité de ma conscience ces effluves-là me faisaient monter l’escalier quand, enfant, je rentrais de l’école pour déjeuner, et comme je les ai fuis après, m’efforçant de cuisiner de telle façon que jamais je ne puisse les retrouver […] (MC 341). 18 Dans cette perspective les plats ‚typiques‘ et les habitudes alimentaires, puissants instruments d’inclusion et d’exclusion sociale, apparaîtraient d’abord comme symboles d’une idéologie identitaire et hégémoniale (l’excellence et l’authenticité de la cuisine française qui assujettit Nadia), ensuite comme signes d’une appartenance reniée, puis retrouvée (la semoule évoquant ici - peut-être - des plats nord-africains). 19 L’hostipitalité de Noget pourrait être également interprétée comme une allusion au colonialisme français. Si Noget incarne la culture française, sa capacité à s’introduire dans la maison de Nadia, d’abord en tant qu’invité soi-disant bienveillant, puis comme propriétaire, et enfin le fait de faire irruption dans son pays d’origine, serait l’équivalent d’une démarche colonialiste. DOI 10.24053/ ldm-2020-0009 89 Arts & Lettres Cette interprétation ne suffit pourtant pas à expliquer toutes les scènes de repas du roman. La dépendance de Nadia à l’égard des figures nourricières, le thème du dégoût et la référence au conte avec la figure de l’ogresse incarnée par Wilma, invitent à interpréter le rôle de la nourriture dans une perspective psychanalytique. Grosseur et grossesse, mères et ogresses - la grille psychanalytique La théorie psychanalytique et féministe de l’abjection de Julia Kristeva, offre une clé de lecture particulièrement pertinente. 20 Reprenant les thèses de l’anthropologue Mary Douglas sur les tabous de la nourriture et les représentations de pureté en tant qu’instruments d’affirmation de l’identité collective et de l’exclusion de ‚l’autre‘, Kristeva a présenté une théorie sur le développement de l’identité collective et individuelle, se basant sur le rejet d’une abjection féminisée (Kristeva 1983). La notion de l’abject dérive du latin abicere, rejeter. L’abject est donc à la fois ce qui est rejeté, mais également, selon l’acception de l’adjectif français ‚abject‘, ce qui est méprisable, condamnable. En même temps, l’abject se différencie du sujet (ibid.: 9-10). Un jeune enfant entretient un rapport fusionnel avec sa mère et ne la considère pas encore comme un objet étranger à lui-même, l’abject étant pour lui, ce qu’il expulse de lui-même: les excréments, la salive, le vomi (ibid.: 10-11, 84). L’expulsion de l’abject représente pour l’enfant le premier pas vers l’individuation - un processus d’autonomisation qui conditionnera la séparation et le meurtre symbolique de la mère. Julia Kristeva présume ainsi que les sociétés patriarcales et fortement hiérarchisées se sont formées selon le même modèle (ibid.: 92-93). Il a été observé que dans plusieurs cultures, non seulement certains aliments mais également les femmes en période de menstruation ou celles venant d’accoucher, sont considérées comme impures. Selon Kristeva cette tabouisation renvoie à la peur de la fertilité de la femme et à son pouvoir de donner la vie (ibid.: 118). En d’autres termes, le rejet d’un abject féminisé est un mécanisme par lequel l’enfant se ‚libère‘ de sa mère et entre dans l’ordre du père, l’ordre du symbolique, en tant qu’individu autonome. Sur un plan collectif, ce mécanisme permet l’établissement d’une société ‚pure‘, repliée sur elle-même et patriarcale. D’autre part, les théories de Douglas et de Kristeva peuvent être associées à une perspective postcoloniale. Selon Douglas, le dégoûtant dans une société, c’est ce qui sort de l’ordre symbolique, ce qui ne peut être clairement classé. Le dégoût et l’excrétion sont les mécanismes par lesquels la pureté du corps individuel et collectif est assurée. 21 On oublie que l’autre, dégoûtant et abject, n’est pas un autre, mais appartient à son propre corps. L’abjection et le dégoût peuvent donc être interprétés comme des vecteurs de racisme, de classisme et de colonialisme. Le dégoût, la nourriture, l’excrétion et le corps de la mère entrent dans une connexion angoissante (‚unheimlich‘ dans le sens freudien). Cela commence lorsque Nadia ressent de plus en plus violemment la stigmatisation sociale à laquelle elle est en proie à Bordeaux, comme une ‚excrétion‘ métaphorique. La ville, que Nadia perçoit maintenant comme un corps géant hostile, „se contracte pour nous expulser“, dit Nadia à son mari (MC 216). 22 90 DOI 10.24053/ ldm-2020-0009 Arts & Lettres La nourriture provoque en Nadia des fortes émotions, dont la première est le dégoût. Dans le mélange de répulsion et d’appétit causé par la cuisine de Noget, le dégoût vient du fait que la nourriture a été maniée par la personne de Noget, dont les doigts sont „malpropres“ (MC 112). 23 Mais c’est surtout l’ambivalence de ce „corps à la fois maigre et mou, bizarrement gras par endroits et sec à d’autres, son corps oisif qui semble l’incarnation de sa duplicité obséquieuse et, presque, de son ambivalence sexuelle“ (MC 51) à susciter la répugnance, ambivalence d’ailleurs qui appartient aussi à la nourriture, cette „lourde nourriture équivoque“. Noget qui apparaît, dans une perspective postcoloniale, comme l’incarnation de l’assimilationnisme et colonialisme français, se révèle être, si l’on privilégie l’interprétation de Douglas et Kristeva, un être ambivalent et donc répugnant, qui a, en quelque sorte, infecté et engrossé Nadia de sa propre abjection. Il semble presque que Noget ait transmis à Nadia ce qui le faisait apparaître au début du roman comme un personnage abject, parce que retraité vieux et oisif, pour se rajeunir et se ‚purifier‘ lui-même. Si Noget est le premier à évoquer une possible grossesse de Nadia, Nadia ellemême pense que le mystérieux enflement de son corps a été provoqué par la nourriture de Noget et que la nourriture de sa mère a „contribué à chasser de mon ventre ce qui en avait pris possession“ (MC 372). La façon dont elle décrit „cette chose noire et luisante“ (MC 373), comparée à une „courte et grasse anguille“ (MC 373), qui s’est finalement enfuie de son ventre, évoque l’image d’un excrément. À travers une telle association de nourriture, grossesse et défécation, Nadia adopte un mode de pensée que Freud a baptisé la „Kloakentheorie“ enfantine. Selon le psychanalyste autrichien, tous les enfants sont convaincus du fait qu’un bébé sort des intestins comme un excrément et que l’accouchement équivaut à une défécation (Freud 1933: 138). 24 À la lumière de la psychanalyse, Nadia aurait régressé à ce stade de pensée infantile dans lequel même au stade génital de l’érotisme il resterait quelque chose du stade oral et anal. Il est frappant de constater qu’à cette régression fait écho le motif du retour aux origines de la protagoniste. Son voyage qui la portera à la reconnaissance de sa ‚faute‘ et à la catharsis apparait donc comme un retour aux origines aussi bien physique que psychique. De l’autre côté, c’est grâce à ce retour bénéfique que Nadia pourra se libérer de l’autre régression - maléfique - qui à travers la nourriture l’avait soumise à Noget. La réaction défensive que manifeste Nadia à la viande que son fils Ralph lui présente, semble mettre l’accent sur un conflit non résolu. Si le goût du gibier lui semble trop fort et agressif, elle est également déconcertée par „l’austérité ardente“ (MC 308) de „l’adulte amer et vindicatif “ (MC 319) qui s’est substitué au „petit garçon si doux “ (MC 305) de jadis. Les monologues intérieurs de Nadia suggèrent qu'elle se sent responsable de cette évolution - tout comme sa crainte que Wilma exerce un sinistre pouvoir sur son fils. Les plats de viande au goût „agressif“ (MC 319) sont ainsi associés de manière diffuse au fantasme de la mauvaise mère et à une obscure peur du cannibalisme. DOI 10.24053/ ldm-2020-0009 91 Arts & Lettres La nourriture comme symbole de statut, civilisation contre barbarie - perspective sociologique Cette approche peut à son tour être élargie par une approche sociologique. L’étonnement de Nadia face à la façon de manger de Ralph et Wilma exprime le rejet total de leur mode de vie. La voiture de luxe, le chien de race que le couple de médecins garde comme substitut d’un enfant, le passe-temps de la chasse: aux yeux de Nadia, ce sont des symboles de classe qu’elle rejette profondément, attachée à une éthique de modération conforme à la petite bourgeoise parcimonieuse. Dans le regard méprisant de Nadia, Ralph et sa femme apparaissent non pas comme les représentants d’une classe supérieure éclairée et aisée, mais comme des sauvages primitifs qui s’efforcent de se donner le vernis de la civilisation. Ce sentiment apparaît clairement lorsqu’elle observe Wilma au dîner. „Wilma se ressert avec avidité, elle mange presque gloutonnement - et, la terrine de lièvre, elle la dévore sans pain, à la fourchette“ (MC 328). Du point de vue de Nadia, Ralph et Wilma sont des barbares, des mangeurs de viande primitifs, presque cannibales. Elle, qui se croit plus civilisée, est aveugle au fait qu’elle a elle-même mangé de la viande chez Noget et chez sa propre mère. Le thème de l’alimentation symbolise un conflit socioculturel entre la petite et la haute bourgeoisie, entre la barbarie et la civilisation, intolérable si l’on considère que toute alimentation est en fait basée sur un mécanisme d’exploitation. Or il est possible, jusqu’à un certain point, de construire un message ‚logique‘ à partir de ces codifications. Ils laissent supposer que Nadia incarne la figure de l’‚autre‘ stigmatisée en raison de ses origines socioculturelles modestes. Nadia représente la parvenue qui finit par contaminer son mari bourgeois avec sa propre abjection, elle apparaît en mauvaise mère, en petite bourgeoise avare. L’échec de son assimilation, l’abjection qui en résulte et la guérison ne sont jamais exprimés explicitement, mais rendus sensibles par un code corporel et alimentaire et évoqués par des scènes imaginaires, fantastiques et féeriques. La ‚solution‘ du complexe d’infériorité ou de culpabilité de Nadia semble être donnée par la nourriture de sa propre mère, qui exerce une fonction délivrante et purifiante. Mais c’est un final de conte de fée qui ne permet pas d’intégrer les éléments, également relevant du merveilleux, qui restent perturbants (la femme-ogresse Wilma, les plats de viande qu’il ne faut pas manger, la disparition de Yasmine). Un roman illisible On pourrait s’arrêter à l’affirmation selon laquelle une lecture intersectionnelle rendrait le plus justice au roman, c’est-à-dire une lecture qui unirait les perspectives postcoloniales, psychanalytiques et sociologiques. Je pense que le roman lui-même se soustrait à une interprétation cohérente. En fait, NDiaye adopte plusieurs stratégies qui rendent le récit ‚illisible‘. Tout d’abord, on ne trouve que des informations partielles de temps et de lieu. Ensuite tous les évènements sont présentés à travers la perspective de Nadia, qui n’est pas une narratrice fiable. Sa condition ‚aveugle‘ est bien représentée par ses lunettes. 92 DOI 10.24053/ ldm-2020-0009 Arts & Lettres Symbole de son intellectualisme affiché, elles ne lui permettent pas d’y voir mieux, mais plutôt plus mal que les autres: elles sont régulièrement tordues, elle les perd, signe de sa hybris aveuglante. 25 Mais si la ‚poétique du flou‘ et la présence du surnaturel défendent une lecture réaliste, le récit échappe aussi à la logique du récit fantastique (puisque Nadia et d’autres personnages n’ont pas de doute à propos du surnaturel qu’ils rencontrent). Le mode de narration paraît alors plus proche du réalisme magique. De la même façon qu’elle mêle le fantastique au réalisme magique, NDiaye recourt, dans son roman, à des codes d’origines les plus diverses: les codages socioculturels, féeriques, psychanalytiques et bibliques 26 des repas se chevauchent, se superposent et s’opposent les uns aux autres. C’est précisément parce que les possibilités d’interprétation sont si diverses que la protagoniste, Nadia, remplit beaucoup (trop) de rôles à la fois, ne permettant pas une interprétation unificatrice de l’histoire. Membre d'une minorité ethnique et d’une classe sociale défavorisée, intellectuelle éloignée du monde, mauvaise mère et femme adultère, femme vieillissante en pleine crise de la quarantaine: le destin de Nadia est à la fois universel et particulier (Besand 2013: 121-122). 27 On peut attribuer cette stratégie d’illisibilité à la volonté, semblable à celle de Ying Chen, de ne pas être cataloguée uniquement en tant que porte-parole d’un message basé sur la ‚différence culturelle‘. Apories de la critique Cependant certains travaux se consacrant aux études postcoloniales ont été très durs à l’encontre de cette posture de refus. Comme l’a montré Philippe Kersting (Kersting 2019), l’auteure a été accusée de faire le jeu de l’idéologie universaliste du républicanisme français en participant à son invisibilisation des différences raciales. Pour comprendre cette critique, il est important de préciser que la Française Marie NDiaye est la fille d’un père sénégalais et d’une mère française. A la question sur la revendication de ses origines africaines, („Vous revendiquez-vous d’une culture africaine? “), elle répond en 2009 qu’elle n’a jamais vécu en Afrique et a grandi dans un environnement 100 pour cent français. 28 En revanche, elle a à plusieurs reprises souligné ses positions universalistes, comme l’illustre cette phrase issue d’un entretien de 2007: „je n’arrive pas à me voir, moi, comme une femme noire. […] Je ne me vois ni comme une femme qui écrit, ni comme une femme noire qui écrit“ (Asibong/ Jordan 2009). Ce principe supposé de colour-blindness a provoqué des réactions étonnantes. En témoigne un article d’Andrew Asibong qui, en combinant une perspective postcoloniale à une perspective psychanalytique, se propose de montrer comme „le“ sujet ndiayen est „généralement“ un sujet hybride (plus clairement: de race mixte) souffrant du complexe de la „white dead mother“ (Asibong 2012). Quel est ce complexe? Asibong se refère au complexe de la mère morte du psychanalyste Andrew Green qu’il racialise pour soutenir que: DOI 10.24053/ ldm-2020-0009 93 Arts & Lettres NDiaye’s work revolves obsessively around the psychic […] disintegration of characters (coded as a racialized minority) who fail to internalize a sufficiently alive imago of their mother (coded as white) (ibid.: 541). C’est le complexe d’enfants qui ont eu affaire à une mère souffrant de dépressions et par là même paraissant indifférente, absente, ‚morte‘. Or, Asibong concède que ce complexe de la mère morte dans l’œuvre ndiayenne est présenté comme potentiellement universel, et donc pas systématiquement racialisé. Mais „[h]er protagonists are, in the main, hybrids“, „hybride“ signifiant, comme on découvre à la page suivante, des enfants de ‚race mixte‘ (ibid.: 548-549). Le chercheur n’apporte pas de preuves pour cette affirmation selon laquelle la plupart des personnages seraient à ce point des sujets hybrides - il est donc clair que l’idée de lire „le“ sujet ndiayen comme hybride et comme souffrant d’un complexe de white dead mother est inspirée de la biographie de l’auteure. 29 L’affirmation de NDiaye de ne pas se voir comme femme noire ne peut que conforter le chercheur dans son affirmation: tout comme ses personnages, elle souffre d’un complexe inconscient (ibid.: 550). Ce complexe se manifesterait aussi dans Mon cœur à l’étroit, notamment dans la scène dans laquelle Nadia se fait nourrir par Natalie, blonde, blanche, charitable, „si différente de moi“ (MC 245). L’auteur reproche pourtant à NDiaye la fin de son roman, trop facile, qui ne donne pas à la protagoniste la possibilité de vraiment surmonter son complexe: „It is as if NDiaye wants to ‚cure‘ her protagonist at any price, not by allowing her to understand her condition in psychosocial terms, but instead by a narrative sleight-of hand“ (Asibong 2012: 557). Encore une fois, Asibong psychanalyse l’écrivaine en lui reprochant l’incapacité d’offrir une „lucid recognition of the white ‚deadness‘ she carries“ (ibid.: 557). Il adopte par là une perspective non littéraire mais psychanalytique: au lieu de thématiser des subjectivités complexes, l’auteure devrait guérir ses personnages et se guérir elle-même. Une critique encore plus acerbe vient de Sarah Burnautzki, qui, dans un article de 2013, analyse l’évolution de l’écrivaine comme un passage d’une stratégie d’invisibilisation à une stratégie d’auto-exotisation, voire de la color-blindness à la marchandisation du multiculturalisme (Burnautzki 2013). Pour être acceptée comme représentante littéraire de la „norme nationale française dominante“ (ibid.: 143), NDiaye se serait dans un premier temps conformée à son ethnocentrisme et à sa colourblindness. Dans son analyse du roman En famille (1991), Burnautzki relève plusieurs stratégies et motifs semblables à ceux de Mon cœur à l’étroit. Les temps et les lieux y sont encore moins spécifiques; comme dans Mon cœur à l’étroit, des éléments du conte merveilleux sont introduits, ce qui défend une interprétation réaliste du récit. Ces éléments de conte donnent au texte une „dimension existentielle et collective“ (ibid.: 148). Les différences raciales ne sont qu’évoquées de façon très implicite, et si on croit déceler une thématisation dissimulant une stigmatisation raciale, cela reste une hypothèse du lecteur (ibid.: 146). Dans ce „jeu esthétique de dissimulation astucieux“ (ibid.: 150) „le souci de sonder les abîmes existentiels de l’être humain prime sur l’interprétation racialisante“ (ibid.: 149). 94 DOI 10.24053/ ldm-2020-0009 Arts & Lettres Au moins, Burnautzki concède aux précédents romans de NDiaye, comme En famille et Rosie Carpe, une déstabilisation subversive du discours universaliste français. 30 Si le reproche d’opportunisme reste ici implicite, la critique se fait acerbe lorsque Burnautzki juge l’évolution de l’écrivaine vers une thématisation de plus en plus réceptive des questions liées à la race, à la migration et à la transculturalité comme une „marchandisation des différences“ (ibid.: 249) et accuse l’auteure de Trois femmes puissantes d’avoir fourni „un mythe légitimateur de la politique raciste de l’immigration de l’Union Européenne“ (Burnautzki 2017: 391). En effet, le livre, qui a remporté en 2009 le plus prestigieux prix littéraire français, le prix Goncourt, et dans lequel l’auteure aborde pour la première fois explicitement trois destins de femmes africaines, a suscité de vives critiques. Des accusations très violentes de racisme ont également été formulées par Andrew Asibong et Dominic Thomas (Thomas 2012: 154; Asibong 2013a: 395). Il est vrai que l’approche de Burnautzki, qui analyse l’auto-représentation de NDiaye dans les interviews et sa réception dans le milieu littéraire français à la lumière de la théorie des champs littéraires de Bourdieu et de l’approche de Jérôme Meizoz, est enrichissante et novatrice (Burnautzki 2017: 41-96). Sa thèse, selon laquelle NDiaye est intégrée, pour ainsi dire, comme une exception exotique dans un discours à dominante ‚blanche‘, ce qui l’encourage peut-être à une auto-exotisation croissante, trouve certainement sa justification. En effet, le racisme exprimé dans la réaction de l’homme politique Eric Raoult aux remarques critiques de NDiaye sur le gouvernement Sarkozy, illustre bien la thèse de son acceptation dans un establishment „blanc“, 31 en tant qu’Autre marginalisé. Mais si Burnautzki et Asibong reprochent à la critique littéraire d’aborder de manière obsessionnelle la question de l’identité de l’auteure, de fournir des informations étrangement précises („strangely precise information“, Asibong 2013b: 6) sur sa biographie, et de remettre en question son appartenance à la littérature française, 32 ils semblent eux-mêmes obsédés par l’idée de l’assigner à son identité de femme noire et d’exiger d’elle une posture conforme à cette identité. Si Burnautzki fait remarquer que NDiaye écarte la „question urgente“ „des Français ‚Noirs‘ vivant en France depuis des générations“ (Burnautzki 2013: 154) et qu’Asibong regrette qu’elle ne permette pas assez à ses personnages (et à ellemême) de prendre conscience de leur complexe racial, tous les deux demandent à l’auteure de prendre conscience de son identité ‚noire‘ (ou métisse). La biographie et la couleur de peau de l’auteure semblent les autoriser à demander à l’auteure de s’engager en parlant de ‚sa propre‘ condition. Ce qui implique que toute écrivaine devrait forcément faire référence à sa propre biographie, et qu’a fortiori une écrivaine noire pourrait être accusée de colour-blindness si elle n’insistait pas à toute occasion sur ce ‚noir‘. Shirley Jordan résume parfaitement les apories du cas NDiaye: The reception of NDiaye is, then, caught up in the intractable identity maze created around her métissage. If, as Asibong comments, she has made a specialism of creating ‚hybrid protagonists‘ of readers and critics, she seems damned if she does and damned if she does not explore the African part of her heritage. (Jordan 2017: 104) DOI 10.24053/ ldm-2020-0009 95 Arts & Lettres Les prises de position critiques d’Asibong, Burnautzki et Thomas les rangent du côté des représentants des Critical Whiteness Studies, lesquelles dénoncent la pensée universaliste (tous les être humains sont égaux, indépendamment de leur couleur de peau et de leur sexe) comme un mensonge raciste qui tend à dissimuler les privilèges des ‚blancs‘. Cependant, le fait d’être blanc comme celui d’être noir est alors défini comme une construction sociale. Dans une telle optique la ‚blanchité‘ n’a rien à voir avec la couleur de la peau, souligne Susan Arndt. La ‚blanchité‘ apparaît donc comme un ‚symbole‘ de statut social, de privilèges et d’hégémonie (Arndt 2006: 19). Parallèlement la ‚blanchité‘ devra être analysée dans une approche intersectionnelle, prenant en compte les notions de „sex/ gender, nation, education, socio-economic status, religion, mobility, or health“ (ibid.). Dans ce contexte, la déclaration incriminée de NDiaye selon laquelle elle ne se voit pas comme une femme noire, prend une tout autre signification. Car ne suggèret-elle pas là qu’elle ne s’est jamais considérée comme une victime, une Française défavorisée et discriminée? 33 On peut certainement douter de la justesse de cette affirmation en l’interprétant comme un déni et une forme de soumission aux discours de la ‚blanchité‘. On peut toutefois aussi y voir la volonté de ne pas se positionner d’emblée comme une victime, mais de reconnaître au contraire les privilèges que l’auteure s’est vue accorder, en intégrant très tôt la prestigieuse maison d’édition, les Éditions de Minuit. „Je n’arrive pas à me voir, moi, comme une femme noire“… Le thème persistant de l’‚aveuglement‘ de Nadia, qui ne suit pas les actualités et refuse pendant longtemps de ‚voir‘ la stigmatisation sociale dont elle est la victime, paraît sous ce jour comme un reflet ironique de la condition d’écrivaine dans laquelle une partie des Critical Race Studies s’ingénient à la positionner. D’autant plus que l’élément déclenchant la haine envers Nadia est justement son obstination à croire en sa réussite sociale, au bonheur que lui procure sa profession. 34 De même que dans Autoportrait en vert et dans La Cheffe, Mon cœur à l’étroit contient aussi un autoportrait dénaturé de l’écrivaine aux prises avec son image médiatique (Jordan 2017: 99). 35 Conclusion En conclusion, nous retiendrons que dans les romans L’ingratitude et Mon cœur à l’étroit, les scènes de repas et la sémantique alimentaire renvoient surtout à des réalités psychiques. Dans certains cas, les scènes de repas sont les marqueurs d’une appartenance socioculturelle précise. Parfois elles suggèrent aussi des interprétations allégoriques (dans L’ingratitude la mère symbolisant la patrie dévorant son enfant; dans mon Cœur à l’étroit la nourriture de Noget suggérant l’expression d’une politique d’assimilation). Dans leur ensemble, pourtant, les deux romans sont caractérisés par une surdétermination de la sémantique alimentaire qui met à mal les tentatives de lecture homogène du texte, car l’évocation de notions comme celles de l’appétit, du dégoût, le fait de manger et s’imaginer être mangé, décrits comme 96 DOI 10.24053/ ldm-2020-0009 Arts & Lettres les symptômes d’une disposition psychique complexe, vient se superposer à une première interprétation de la nourriture comme marqueur culturel et ethnique. À la lumière de la théorie de Julia Kristeva, il a été montré que les thématiques de la nourriture abjecte et du dégoût ne doivent pas nécessairement être compris de manière universaliste, mais peuvent certainement être lus comme des expériences d’exclusion patriarcale, sexiste et raciste. La volonté d’universalité explicitement affirmée par les auteures apparaît alors ambivalente, mais cela ne signifie pas pour autant qu’elles doivent être accusées de manier des stéréotypes racistes. Réduire le traitement du motif de la nourriture des deux auteures à une simple perspective postcoloniale reviendrait également à leur refuser l’agency d’adopter une prise de position consciente et à réduire leurs textes à une dimension (soi-disant) biographique. Auerbach, Erich, Mimesis. Dargestellte Wirklichkeit in der abendländischen Literatur, Bern, Francke, 1982. Arndt, Susan, „Introduction. Rereading (post)colonialism: whiteness, wandering, and writing“, in: ead. / Marek Spitczok von Brisinski (ed.), Africa, Europe, and (Post)colonialism. Racism, migration and diaspora, Bayreuth, Breitinger, 2006,13-79. Asibong, Andrew, „The Spectacle of Marie NDiaye’s Trois femmes puissantes“, in: Australian Journal of French Studies, 50, 2013a, 385-398. —, Marie NDiaye: Blankness and Recognition, Liverpool University Press, 2013b. —, „Marie NDiaye, The Half-self and the White ‚Dead‘ Mother“, in: International Journal of Francophone Studies, 15, 3/ 4, 2012, 541-559. 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Même si les auteurs et les auteures insistent sur le fait que ces mères méchantes le sont bien malgré elles, ce discours contribue à rendre la mère la responsable principale (sinon unique) du malheur de l’enfant. 4 Toutes les citations renvoient à cette édition: Ying Chen, L’ingratitude, Montréal, Léméac / Arles, Actes Sud, 1995. 5 „On ne peut se détourner de sa mère sans se détourner de soi-même“ (Ing 150). Les images oniriques évoquées au dernier chapitre suggèrent ce retour dans le ventre maternel de même que le cri de nourrisson avec lequel se clôt le récit. 6 Cette affirmation avait provoqué force insultes de la part de certains ‚blancs‘, déclenchant ensuite réactions outrées de ‚POC‘. 7 Les allusions à une origine immigrée de Nadia et à sa couleur de peau foncée sont à la fois très insistantes et intentionnellement vagues. Le pays pour lequel Nadia s’embarque à Toulon et qu’elle reconnaitra progressivement comme son pays d’origine est désigné de „C.“ - pourtant Ralph et Wilma y habitent dans un pays nommé San Augusto, qui n’existe pas en Corse. La peau des habitants y est „brune“ comme celle de Nadia (MC 351), on y parle une langue que Nadia s’est „efforcée d’oublier“ (MC 338). Toutes les citations renvoient à Marie NDiaye, Mon cœur à l’étroit, Paris, Gallimard (Folio) 2007. 8 „Il ne nous nourrit que pour mieux nous soumettre, me dis-je“ (MC 165). 9 „Ange et moi, nous ne lisons pas le journal“ (MC 235); „Je ne regarde jamais la télévision“ (MC 295); „nous n’avons pas la télévision“ (MC 353). 10 Noget suggère que Ange est „condamné“ pour avoir épousé „une femme comme“ Nadia (MC 39). 11 Dans une évocation presque systématique des sept péchés capitaux. 12 En particulier, la façon dont Noget vante sa nourriture a un côté presque comique. 13 Shirley Jordan a attiré l’attention sur l’importance centrale de l’„hospitalité“ et de l’„hostipitalité“ dans le travail de NDiaye: „When Nadia’s despised neighbour Noget turns up uninvited with an offering of home-made food and proceeds authoritatively to take over her kitchen, there begins an ungainly dance of hostipitality between the pair which raises for explicit consideration the terms and terminology of hospitality and the nature and limits of given roles“ (Jordan 2017: 66). 14 Dans le chapitre „Tout le monde aime la viande“, Nadia suspecte que la viande que quelqu’un a attaché par des épingles à son manteau soit la chair d’Ange (MC 96), en même temps elle se méfie de l’osso-buco cuisiné par Noget „parce qu’il cuisine avec des intentions secrètes“ (MC 112); plus tard, elle suspecte que Noget ne les traite comme des „porcs destinés à être mangés“ (MC 124). 15 „J’espère que ce n’est pas ton enfant, la petite, dont nous nous régalons ainsi, aimerais-je dire à mon fils sur un ton de plaisanterie“ (MC 328). 16 Et la malfaisance de Wilma est explicitement rapportée à la nourriture: „Il ne faut pas que tu manges de la viande là-haut, murmure-t-elle [la mère de Nadia, C.O.] à toute vitesse“ (MC 367). 17 Comme l’a fait remarquer Vanessa Besand (Besand 2013: 120), ce sentiment d’étrangeté concerne les êtres les plus chers à Nadia („Qu’est devenu mon mari? “, MC 121) ainsi qu’elle- DOI 10.24053/ ldm-2020-0009 99 Arts & Lettres même: „je me regarde longuement dans la glace, cherchant à comprendre qui est cette femme dont il me semble que c’est moi mais dont je parviens mal à faire correspondre l’image avec l’idée que j’ai de moi“ (MC 172-173). Pourtant, cette déstabilisation des identités va bien au-delà de la description réaliste d’une midlife crisis. Toutes les relations des personnages, dans ce roman, sont construites selon le principe de la substitution abusive: Noget remplace Nadia auprès d’Ange et Ange auprès de Nadia. Nadia avait remplacé le père de Ralph par Ange; elle-même est remplacée par sa copine Corinna auprès de son ex-mari et puis auprès d’Ange. Ralph remplace Lanton par Yasmine et Yasmine par Wilma. 18 Comme Shirley Jordan (2017: 68) le fait remarquer, la thématisation de l’odeur des aliments peut contenir une allusion ironique au discours xénophobe de Chirac de 1991, qui distingue les „bons“ des „mauvais“ immigrants et disqualifie ces derniers: „une famille, avec un père de famille, trois ou quatre épouses, et une vingtaine de gosses, et qui gagne 50.000 francs de prestations sociales, sans naturellement travailler! [applaudissements] si vous ajoutez à cela le bruit et l’odeur, eh bien, le travailleur français sur le palier devient fou“, (Chirac, cité dans Michel Cronin 2014: 337). 19 Ici encore, NDiaye évite de se prononcer sur une origine culturelle précise de l’aliment. 20 Dans une perspective postcoloniale, les écrits fondateurs de la psychanalyse ont été accusés d’eurocentrisme et universalisme (cf. par ex. Derrida 1987). Entretemps, il y a des travaux qui ‚racialisent‘ la psychanalyse en intégrant la perspective des Critical Race Studies; cf., entre autres, López 2005 et Tißberger 2013. 21 Selon Kristeva, „Le dégoût alimentaire est peut-être la forme la plus élémentaire et la plus archaïque de l’abjection. Lorsque cette peau à la surface du lait, inoffensive, mince comme une feuille de papier à cigarette, minable comme une rognure d’ongles, se présente aux yeux, ou touche les lèvres, un spasme de la glotte et plus bas encore, de l’estomac, du ventre, de tous mes viscères, crispe le corps, presse les larmes et la bile, fait battre le cœur. Avec le vertige qui brouille le regard, la nausée me cambre, contre cette crème de lait, et me sépare de la mère, du père qui me la présentent“ (Kristeva 1983: 10). À remarquer qu’ici ce n’est seulement la mère qui apparaît en nourrice, mais aussi le père. Kristeva est donc moins ‚sexiste‘ que ne le pense Martina Tißberger (2013). Il est vrai que le fantôme de la mère abjecte apparaît démonisé et que la façon dont Kristeva définit le sémiotique (féminisé, prérationnel) est problématique, mais n’est-ce pas la perspective patriarcale qui est ici dénoncée? 22 „[e]lle se contracte pour nous expulser“ (MC 216). 23 Noget provoque en Nadia „répugnance“ (MC 37), ennui et écœurement (MC 48). 24 L’„hostipitalité“ de Noget cause donc à Nadia une constipation-grossesse - je remercie Frank Reiser pour m’avoir fait noter l’assonance partielle entre les deux termes. Shirley Jordan relève aussi l’analogisation de cet accouchement-excrétion, mais elle renvoie à un mythe sénégalien: „This expulsion is less reminiscent of a birth than of the excretion of waste matter, aligning the ‚newborn‘ with, for instance, the ‚faecal animal‘ believed by the Ajamaat Djola of southern Senegal to be a kind of double produced from a person’s faeces, an entity that runs off and seeks shelter in the house of a female relative, as though a ‚birth‘ has taken place“ (Jordan 2017: 92). 25 En même temps, la condition ‚aveugle‘ de Nadia paraît une allusion ironique au fantasme de l’inceste qui plane sur son rapport avec Ralph. 26 Ainsi, les sentiments ambivalents de Nadia associés à la nourriture se réfèrent aussi sans équivoque à des motifs bibliques: Ainsi la nourriture de Noget est douce et amère à la fois: „bonne et infiniment consolante mais, offerte par lui, elle me laisse dans la bouche une âcreté“ (MC 80), allusion à l’épisode du livre mangé dans le Livre des Apôtres: „Je pris le 100 DOI 10.24053/ ldm-2020-0009 Arts & Lettres petit livre de la main de l’ange, et je l’avalai; il fut dans ma bouche doux comme du miel, mais quand je l’eus avalé, mes entrailles furent remplies d’amertume“ (Apôtres 10: 10). 27 Vanessa Besand conclut que, à travers son „art de l’étrange“, NDiaye „évite une lecture qui soit exclusivement sociale et raciale pour en proposer une qui soit plus universalisante et, par conséquent, propre à impliquer tous les lecteurs possibles“ (Besand 2013: 121-122). Selon Sarah Burnautzki, cette conclusion relève d’un „universalisme littéraire élitaire, exclusif et monologique“ (Burnautzki 2017: 121). Or, je ne pense pas que Besand veuille dévaluer la perspective raciale et sociale et que l’incitation à une lecture ‚universalisante‘ corresponde à l’universalisme tel il est conçu par Burnautzki. 28 Kaprièlian 2009: 31. Dans une interview de 2004 l’auteure avait affirmé que „n’ayant jamais vécu en Afrique […] je ne puis être considérée comme un romancière francophone, c’està-dire comme une étrangère de langue française“ (Ormerod/ Volet 2004: 111, cité par Thomas 2012: 149). 29 Et en effet l’auteur prend soin de préciser dans une note au début que NDiaye a une mère blanche et un père noir. Les cas de personnages ndiayiens ayant un père blanc et une mère noire ou métissée (Clarisse et Ladivine dans Ladivine) ne sont pas pris en considération. 30 „En déconstruisant tour à tour […] les idéologies de l’universalisme et du multiculturalisme français, NDiaye parvient à brouiller les structures hégémoniques de l’espace littéraire en démontrant l’arbitraire de son fondement particulier et culturaliste“ (Burnautzki 2017: 341). 31 En 2009, NDiaye avait été attaquée par le politicien Éric Raoult pour avoir critiqué le régime de Sarkozy. Selon Raoult, une écrivaine dotée du prix Goncourt devait „respecter la cohésion nationale et l’image de notre pays“. Plus précisément, dans les mots de Raoult: „Maintenant qu’elle a le Goncourt, elle peut penser comme elle veut, mais, en l’occurrence, il faut qu’elle soit un peu l’ambassadrice de notre culture“ (Thomas 2012: 155). 32 „Je me demande comment cette dame, ‚entièrement française‘ comme elle se définit, est arrivée à écrire des histoires africaines si chargées de souffrance qu’on les dirait vécues“ (Lilyan Kesteloot dans Burnautzki 2017: 131). 33 Il y des raisons légitimes de douter que NDiaye, en tant que jeune fille à la peau noire élevée par une mère blanche célibataire, n’ait jamais eu à subir des discriminations dans les années 1960 et 1970. Mais spéculer de cette façon sur la biographie et la psychologie de l’auteure dépasse la compétence de la chercheuse. 34 L’année de publication de Mon cœur à l’étroit est d’ailleurs une année décisive: Marie NDiaye quitte la France après la victoire de Sarkozy aux élections et publie en préface de La condition noire (2008) de son frère Pap Ndiaye un récit dans lequel elle analyse très subtilement le problème de la ‚race‘ comme le résultat d’une interférence entre une perception étrangère et personnelle. Dans ce récit, Marie NDiaye dénonce l’hypocrisie de ceux qui affichent, d’une position paternaliste (donc convaincus de leur supériorité) leur „volonté d’aimer les Noirs“ („Les sœurs“, ibid., 11-18, ici 13). À travers la figure de Paula, elle problématise en même temps le victimisme impuissant de celle qui, malgré sa peau claire, se perçoit comme noire, en montrant ainsi que la ‚condition noire‘ est le résultat d’un processus d’une négociation complexe entre autoperception et perception étrangère. Dans le personnage de Victoire, elle représente celle qui fait face à la stigmatisation avec succès, mais au prix de devenir une „femme implacable et sévère“ (ibid.: 18). 35 Aussi, Jordan relève que, dans Un temps de saison NDiaye parodie „the often wilful othering of a writer conscious only of being unequivocally French“ (Jordan 2017: 99).