eJournals lendemains 46/181

lendemains
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
10.24053/ldm-2021-0010
2021
46181

„La peur est pire que la colère“

2021
Karen Struve
ldm461810101
DOI 10.24053/ ldm-2021-0010 101 Arts & Lettres Karen Struve „La peur est pire que la colère“ Entretien avec Shumona Sinha La peur des réfugiés qui envahissent les bords de mer comme des méduses malaimées; la peur des hommes dont le regard, les paroles et les gestes sont imprégés d’agressivité; la peur des élèves des banlieues qui articulent ouvertement leur misogynie et leur xénophobie et, enfin et surtout, la peur de sa propre peur et sa colère: les romans de Shumona Sinha racontent les mondes émotionnels et les peurs des migrants. Shumona Sinha est une romancière franco-indienne de langue française qui vit à Paris. Ou, pour être exacte, „elle considère que ce n’est ni l’Inde ni la France, mais que c’est la langue française qui est sa patrie“ (Sinha 2021). Née en 1973 à Calcutta, elle a été professeure de langue française à Calcutta de 1997 jusqu’à 2001. En 2001, Sinha est venu en France par le biais d’un programme d’échange de l’ambassade de France en Inde. Elle a enseigné l’anglais aux collèges et aux lycées dans la région parisienne, a continué ses études de littérature et de linguistique françaises et a obtenu un Master 2 (recherche) en lettres modernes de l’université Paris-Sorbonne. Sinha a publié d’abord trois anthologies de poésie française et bengalie et en 2008 son premier roman: Fenêtre sur l’abîme (Éditions de la Différence). L’auteure a travaillé dès 2009 comme interprète pour l’Office français de protection des réfugiés et apatrides ( OFPRA ) pour servir d’interprète aux demandeurs d’asile bangladais. Cette expérience lui a donné l’idée de son second roman, qui raconte à la fois les conditions de vie des demandeurs d’asile et la machine bureaucratique en France. Assommons les pauvres! , paru en 2011 aux Éditions de l’Olivier, a connu un grand succès: très remarqué par la critique, nominé dans le short-list du Prix Renaudot, dans la première sélection du Prix Médicis, ce roman reçoit le prix Valery-Larbaud en 2012, le Prix du roman populiste et le Internationaler Literaturpreis 2016 du Haus der Kulturen der Welt, un prix récompensant des ouvrages traduits pour la première fois en allemand. Il a même été adapté par des théâtres en Allemagne et en Autriche. Shumona Sinha est une auteure engagée qui, à travers ses réflexions poétiques, prend publiquement la parole, en Inde comme en Europe. Assommons les pauvres! a fait sensation en France en 2011, car une voix littéraire s’est opposée aux politiques d’intégration françaises et a articulé l’expérience de racisme que vivent les migrants au quotidien en France. Mais les romans de Sinha vont bien au-delà d’une simple littérature de témoignage: ils puisent dans la force de la narration et d’une ‚écriture crue‘ pour raconter la vie. Une vie qui est à la fois ancrée dans le monde postcolonial, dans un champ de bataille entre les sexes et sur les axes entre la France et l’Inde (comme dans Calcutta, paru en 2014 aux Éditions de l’Olivier) - et/ ou la Russie, comme dans son dernier roman, Le testament russe, 102 DOI 10.24053/ ldm-2021-0010 Arts & Lettres publié en mars 2020 chez Gallimard. Dans ce roman, elle décrit la fascination d’une jeune Bengalie, Tania, pour un éditeur juif russe des années 1920. Les textes de Sinha ‚sismographient‘, pour utiliser son propre terme, le danger des sources souterraines de la violence. Dès le début du roman Assommons les pauvres! , la protagoniste anonyme est confrontée à la peur: une femme est en garde à vue parce qu’elle a tiré une bouteille de vin sur la tête d’un homme dans le métro parisien. Lorsqu’elle repense à cette situation, ce n’est pas l’homme qui l’effraie, mais plutôt l’acte et, plus radicalement, elle-même: „J’ai peur de moi. Moi qui ai attrapé la bouteille sans la regarder, l’ai soulevée et en ai senti le poids lorsque je l’ai agrippée pour qu’elle ne glisse pas de ma main puis j’ai visé la tête, noire de haine et écumante de mots d’insulte, et j’ai frappé“ (Sinha 2011: 10). Le récit des événements qui précèdent le crime tourne autour de son travail quotidien au bureau de l’asile à Paris en tant que traductrice, tout comme l’auteure elle-même, qui a été licenciée immédiatement après la publication du roman. La protagoniste décrit son quotidien professionnel au sein de l’autorité, où elle ne supporte guère la discrimination quotidienne, les mensonges stratégiques des demandeurs d’asile et la solitude sociale. Le récit de sa peur se développe en cercles concentriques dans le roman: Le point de départ est la peur de soi qui mène à la peur des autres, et puis - bien que de manière beaucoup moins détaillée et plus soignée - aux peurs de la part des autres. L’univers émotionnel du narrateur se déploie dans un spectre allant d’un vague malaise à la panique étouffante. Dans un premier temps, la narratrice décrit une certaine aversion pour les demandeurs d’asile: „je pense encore à ces gens-là qui envahissaient les mers comme des méduses mal-aimées et se jetaient sur les rives étrangères“ (ibid.: 9). Ce malaise, causé par ce que ces gens racontent ou justement ce qu’ils ne racontent pas, se transforme en „trouille“, car les peurs des autres l’atteignent et la rongent comme des „crabes du doute“. Les peurs des autres font irruption dans ses rêves et se transforment en un danger mortel: „Leur peur me pénétrait, elle entrait dans les pièces secrètes comme un gaz [...]“ (ibid.: 129). Cet empoisonnement constant par la peur des autres mène à la colère: „Au bout d’une année entière dans ces bureaux, ma vie était coupée en deux: peur et colère. Peutêtre que c’était ma colère qui me faisait peur. J’avais peur de moi-même“ (ibid.: 131). D’où vient le titre frappant baudelairien Assommons les pauvres! Pourtant, le véritable ‚roman d’angoisse‘ de Shumona Sinha est Apatride, publié en 2017. Dans ce texte, plusieurs récits alternent: celui d’Esha dans la banlieue parisienne, celui de Marie faisant la navette entre Paris et Calcutta et celui de Mina qui vit dans la petite ville indienne de Tajpur. La peur constitue une sorte d’épicentre, le moteur de la narration et elle renvoie à tout ce qui est extérieur au sujet: la peur des regards, de la violence verbale et physique des hommes envers les femmes, la peur du racisme, du sexisme, de l’islamophobie et de l’homophobie, la peur de l’oppression politique et sociale et, enfin, la peur de la mort et de la naissance. Dès le début du roman, on assiste à un véritable cauchemar de Marie: Elle rêve que Mina, une fille de fermier indien, violée, brûlée, tuée et enterrée, tente de sortir DOI 10.24053/ ldm-2021-0010 103 Arts & Lettres de sa tombe. Or, le personnage principal du roman est Esha, une jeune Indienne, professeure d’anglais dans un lycée de la banlieue parisienne. En classe, les insultes racistes, islamophobes et sexistes de ses élèves sont monnaie courante. Esha ne peut pas exprimer ses craintes, car elle a peur que le moindre signe de faiblesse mette en danger non seulement son autorité dans la classe, mais aussi sa demande de naturalisation en cours. De surcroît, la protagoniste a peur des hommes, de leurs regards, leurs gestes, leurs agressions sexuelles. Elle est piégée dans le regard des hommes d’une manière paradoxale: „Plus elle craignait ces hommes, plus elle se rapprochait d’eux. Un lien se formait, sans mot, sans geste, celui de la peur“ (ibid.: 93). Dans ces romans, Sinha crée - telle est mon hypothèse - une nouvelle forme de représentation de la peur dans la littérature francophone. Celle-ci ne s’articule pas dans le cadre d’une littérature conventionnelle de la peur, à savoir les thrillers, le roman gothique ou les romans policiers, dans lesquels l’articulation du phobos aristotélicien permet que les lecteur.e.s puissent se rassurer et surmonter l’angoisse. Au contraire, à travers la narration réaliste qui émerge de plus en plus au cours de son travail, Sinha crée une atmosphère de peur et des étroits diégétiques où les expériences de peur, de racisme et de sexisme s’entrecroisent et sont liées à l’insécurité et à l’impuissance. Et c’est précisément sur ce point que le potentiel de la littérature émerge. Dans une interview par mail, Sinha réfléchit sur le rôle de la peur dans son œuvre littéraire et le pouvoir de la langue poétique. Karen Struve: Votre roman Assommons les pauvres! a connu un succès international. Dans les articles, on a souvent mis l’accent sur la colère dans ce texte. Toutefois, il me semble que la notion de peur joue également un rôle important pour la protagoniste. Une phrase-clé est pour moi: „Au bout d’une année entière dans ces bureaux, ma vie était coupée en deux: peur et colère. Peut-être que c’était ma colère qui me faisait peur. J’avais peur de moi-même.“ Quelle est pour vous la relation entre la peur et la colère? Est-ce que la peur est pire que la colère? Et quel est le défi le plus difficile: avoir peur des autres ou avoir peur de soi-même? Shumona Sinha: Vous avez tout à fait raison d’associer la colère et la peur dans mes livres. Je dirais que la colère est souvent la part visible, elle est l’expression de la peur qui est plus ancrée à la racine de notre conscience. Autrement dit, la colère est le fait, un acte, la peur est la raison de cet acte. Dans ce sens, la peur est pire que la colère. La peur de soi-même qu’on a est souvent causée en raison de la peur que les Autres éprouvent à son égard. C’est un transfert. C’est un empire de frayeur que les Autres, hostiles, violents, imposent à notre conscience. 104 DOI 10.24053/ ldm-2021-0010 Arts & Lettres Mais au-delà des interrogations psychanalytiques, mes romans décrivent très concrètement une société française fracturée par la violence faite notamment aux femmes, par le racisme à l’encontre des non-blancs, des immigrés... Je parle de moi pour parler du monde. Je prête mon corps et mes souvenirs, j’y ajoute des parcelles inventées pour composer un personnage romanesque, pour tisser le lien entre l’intime et la mémoire collective. Pareil pour les autres personnages de mon roman, certains sont totalement fictifs, d’autres sont des recompositions. Un romancier est aussi un peu un archiviste, un historien, qui conserve dans son livre les événements historiques, politiques, sociaux, et les altère, les vulgarise, les transcende. Un roman ancré dans le contexte historico-politique porte en lui les éléments d’une uchronie partielle, fragmentée. Ce que j’ai tenté dans Assommons les pauvres! , c’est dénoncer le système mensonger de l’ OFPRA , son hypocrisie, sa politique fatale à pousser les migrants bangladais aux mensonges et au marché noir. J’ai écrit que l’homme n’avait pas le droit de parler de sa misère, de chercher le refuge, de traverser les frontières. Que depuis le colonialisme, la misère était programmée pour des décennies. La narratrice qui est saisie souvent par des spasmes de colère reflète son sentiment d’impuissance face à ce système mensonger. Sa peur dans ce roman est un peu la dramatisation fictionnelle. KS: Comme je l’ai déjà écrit, la peur me semble être une sorte de moteur ou d’épicentre de vos textes, c’est surtout dans Apatride que je vois ce principe. Quelle importance la peur avait-elle pour vous dans Apatride, était-ce une peur qui résulte surtout de la condition féminine dans la situation de migration? Comment peut-on narrer la peur? C’est la façon dont vous abordez ce ‚paradoxe‘, celui de raconter les expériences qu’on ne peut pas faire passer par des mots ou des paroles, qui m’a surtout intéressée. Vous utilisez des ellipses, quelques éléments hors du réel comme le rêve ou ce brouillard que sent Mina (et je ne dirais peut-être pas que ce sont des éléments fantastiques) etc. Bref: comment raconter un sentiment qui ne se raconte pas? SS: Assommons les pauvres! , Apatride et mon livre Essai sur ma francophonie dont je viens de terminer l’écriture, ont tous la France comme cadre social. La colère et la peur sont déclenchées dans un contexte social de violence inouïe. Violence en raison des problématiques ethniques et genrées. Le racisme sexiste ou sexisme raciste est un supplice au quotidien pour beaucoup, beaucoup de femmes vivant dans l’Hexagone. Il s’agit de la peur de l’Autre qu’éprouvent les Français de souche. Mépris, dégoût, rejet de l’Autre. C’est un peuple qui, majoritairement, ne sait pas utiliser l’espace urbain sans agresser verbalement, sans stigmatiser, insulter, humilier un autre usager de cet espace urbain-là. Ils se croient être les meilleurs en tout - et dans leur corps, et dans leur esprit. La suprématie de la race blanche, c’est ça. Sans qu’elle devienne le projet DOI 10.24053/ ldm-2021-0010 105 Arts & Lettres politique fasciste d’une nation, elle est là chez une grande majorité du peuple, comme un sentiment diffus de supériorité et de légitimité en toutes circonstances. S’ajoute ici un déni massif. Il est extrêmement difficile de dénoncer le racisme et le sexisme en France car d’innombrables personnes vivent dans le déni. Celles et ceux qui témoignent de leur supplice vécu au quotidien sont traités de communautaristes, d’hystériques, de séparatistes... qui profitent de la France, la salissent et la détruisent. Ce que j’ai décrit dans Apatride n’en est qu’un petit aperçu. Je parle plus exhaustivement de la condition de vie, de survie, d’une femme, non-blanche, prolétaire intellectuelle dans mon Essai sur ma francophonie. Dans un roman, le dicible et l’indicible restent entremêlés. Si on a la chance de ne pas pratiquer l’autocensure, le chemin est alors libre. Mais ça ne veut pas dire que tout est dit. Un romancier ne peut pas prétendre détenir la vérité. Il essaie de saisir la réalité complexe à travers son regard subjectif. KS: Dès le début, vous avez montré que la littérature francophone n’a pas de limite: au niveau de la perspective féminine, au niveau de la géographie (en intégrant l’Inde et la Russie dans Le testament russe, vous avez élargi l’espace francophone), au niveau des idéologies - colonialisme (double), sexisme, communisme et - ce qui est choquant pour un public allemand: national-socialisme par le biais de sa réception indienne… Qu’est-ce que c’est pour vous, la littérature francophone? SS: Oui, parlant du Testament russe, la scène de l’autodafé de Mein Kampf par les communistes à Calcutta n’a jamais eu lieu. C’est un fantasme! Sachant que la bible nazie est un best-seller en Inde, sachant que l’Inde est aujourd’hui la proie du parti nationaliste suprémaciste BJP et de sa souche, la milice fasciste RSS , j’avais besoin de l’évoquer. Mes parents étaient professeurs, ma mère, de mathématiques au lycée, et mon père, d’économie à l’université de Calcutta, dans un département semblable à Sciences-Po; il était marxiste, communiste, un homme droit. Pour ce roman, il m’a fallu un personnage qui serait quasi ignorant, capable d’actes ignobles comme celui de vendre la bible nazie. Et ainsi, j’ai créé le personnage du père de Tania. Il était important aussi de décrire le mouvement des jeunes communistes en Inde, car il est souvent présenté en ‚Occident‘ de façon totalement erronée, sous l’emblème du mouvement maoïste. Cette méthode de la modification et du morcellement de l’histoire pour me la réapproprier dans mon roman est encore plus flagrante dans la partie russe. Ce n’est pas un livre sur tout ce que je sais de Kliatchko, mais sur tout ce que je ne sais toujours pas de lui. Je ne sais pas s’il ressemblait à un moujik, s’il avait un tic nerveux pour balayer de ses doigts ses cheveux, s’il avait disparu de la maison quand Raduga était menacée de fermeture et gisait sur les marches près du canal Griboïedov, ivre. Mais c’est ainsi que je l’ai réinventé, avec les bribes d’informations infinitésimales disponibles dans les archives. J’ai souffert en l’imaginant souffrir, j’ai souffert de ne pas en savoir plus sur lui. 106 DOI 10.24053/ ldm-2021-0010 Arts & Lettres Puis cela m’a amusée aussi d’introduire un chat chez eux, d’inscrire Adel au théâtre Mariinsky, de lui offrir une histoire d’amour après son mariage malheureux, surtout d’emprunter son corps pour diffuser quelques-unes de mes réflexions sur la vie soviétique, sur l’héritage littéraire, sur le rêve communiste. Adel comme Tania, elles, sont déçues toutes les deux par la lutte contre le capitalisme, qui est pourtant un système d’inégalité et d’oppression absurde et violent, qui est un totalitarisme à ciel ouvert. Elles découvrent amèrement comment tout discours dogmatique mène à un pouvoir autoritaire, comment l’homme échoue à faire advenir son rêve le plus héroïque, le plus altruiste. Quant à la francophonie, c’est le sujet principal de mon essai que j’ai évoqué cidessus. La francophonie nous a grandement servi. Il est temps de l’outrepasser. À travers le monde, tant de gens apprennent le français et écrivent en français sans le lien postcolonial avec la France. Il faut considérer la francophonie au-delà des paramètres hexagonaux. KS: J’apprécie votre approche du pouvoir de la littérature qui arrive à „dévoiler la condition humaine“ et à „semer des germes d’espoir“. On a très souvent constaté que vos romans sont des textes politiques ou de la littérature engagée au niveau des thèmes. Moi aussi, je vois cette dimension dans vos textes. Pourtant il me semble que le travail esthétique, la facture narrative et poétique a beaucoup (plus) d’importance dans vos romans (c’est peut-être aussi votre histoire en tant que poète qui laisse des traces ici) et que l’engagement résulte (aussi) du travail poétique. Qu’est-ce que vous en pensez? SS: Je vous remercie beaucoup! Et là-dessus je vous laisse juge. La poésie, pour moi, c’est la cristallisation de l’art littéraire. Je suis un poète raté. Tout ce que je ne sais pas dire sous la forme d’un poème irrigue ma prose. Je le prends comme un compliment quand on évoque le lyrisme dans mes textes. En tant que romancière, raconter une histoire m’est bien évidemment important, mais la langue elle-même est ma matière première de travail textuel, ma préoccupation principale. Sinha, Shumona, Fenêtre sur l’abîme, Paris, Éditions de la Différence, 2008. —, Assommons les pauvres! , Paris, Éditions de l’Olivier, 2011. —, Calcutta, Paris, Éditions de l’Olivier, 2014. —, Apatride, Paris, Éditions de l’Olivier 2017. —, Le testament russe, Paris, Éditions Gallimard, 2020. https: / / shumonasinha.wixsite.com/ millenium (01/ 10/ 21).