eJournals lendemains 46/181

lendemains
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
10.24053/ldm-2021-0011
2021
46181

CORNELIA RUHE: LA MÉMOIRE DES CONFLITS DANS LA FICTION FRANÇAISE CONTEMPORAINE, LEIDEN/BOSTON, BRILL/RODOPI 2020, 257 P

2021
Birgit Mertz-Baumgartner
ldm461810107
DOI 10.24053/ ldm-2021-0011 107 Comptes rendus CORNELIA RUHE: LA MÉMOIRE DES CONFLITS DANS LA FICTION FRANÇAISE CONTEMPORAINE, LEIDEN/ BOSTON, BRILL/ RODOPI 2020, 257 P. La fiction française de la dernière décennie confirme non seulement l’hypothèse de Dominique Viart d’un retour du réel, de l’histoire et du récit dans la littérature à partir des années 2000, mais se caractérise surtout par un intérêt tout particulier pour les histoires de guerre et de violence, remettant ainsi en question l’affirmation d’une Europe en paix depuis la Deuxième Guerre mondiale. Ces textes littéraires ne mettent pas en scène les guerres en soi, mais ce que Ruhe appelle „le long après-guerre“ (1): les traumatismes des gens qui ont vécu la violence, la transmission transgénérationnelle des traumas, les répercussions sur les sociétés contemporaines et le travail de deuil et de mémoire souvent déficitaire, inachevé et à faire. Ce sont ces observations qui constituent le point de départ de la monographie La mémoire des conflits dans la fiction française contemporaine, observations que Cornelia Ruhe, professeure de littératures romanes à l’Université de Mannheim, cherche à affiner par des analyses détaillées d’œuvres-clé de la période en question. Bien que les chapitres d’analyses soient centrés autour des romans de Laurent Mauvignier, Maurice Attia, Mathias Énard, Jérôme Ferrari, Alexis Jenni et Wajdi Mouawad, le corpus de textes et de films qui forme la base de ce livre est bien plus large, comme le prouve la bibliographie (cf. 237-240). Dans le premier chapitre, intitulé „La continuité de la violence“ (1-32), Ruhe présente ses thèses de départ ainsi que les principaux concepts théoriques dont elle se servira tout au long des analyses. Elle constate que la fiction française s’intéresse aux deux guerres mondiales depuis un certain temps déjà, tandis que les guerres coloniales n’y apparaissent que récemment. Les œuvres qui abordent les guerres de décolonisation (surtout la guerre d’Algérie) questionnent la disjonction de l’histoire nationale de l’histoire coloniale qui caractérise le discours officiel français, et mettent en relief l’urgence de repenser l’histoire française dans la perspective d’une histoire croisée (Werner/ Zimmermann) ou d’entanglement (Conrad/ Randeria). Elles réfutent une vision partielle de l’histoire amputée de son aspect colonial, plaident pour une vision transnationale de celle-ci et mettent à nu, comme l’exprime Cornelia Ruhe, „la structure palimpsestique de l’histoire, pour accéder aux liens, aux nœuds de mémoire qui permettront de combler la fracture“ (17). Ruhe souligne également que ces textes mettent souvent en scène le personnage du revenant, à savoir un soldat français qui a servi dans l’armée pendant la guerre coloniale et qui, de retour en France, se voit confronté à une incompréhension totale de son trauma de coupable-victime et à l’obligation de se taire sur les atrocités vécues. De plus, Cornelia Ruhe observe que les fictions françaises contemporaines ne se limitent pas aux contextes coloniaux, mais cherchent à „reconnecter l’histoire“ (13) dans un sens plus large. Elles mettent en évidence les liens existant entre diverses histoires de violence, très souvent en retraçant des histoires familiales caractérisées par leur parcours transnational et transculturel. Comme dernier point, Ruhe souligne l’importance de l’image dans toute ‚représentation‘ de la guerre et introduit ainsi un 108 DOI 10.24053/ ldm-2021-0011 Comptes rendus aspect important pour ses analyses, à savoir les ‚médialités‘ (la photographie, le film, l’architecture) de la guerre. Étant donné la densité et le caractère détaillé qui sont propres des analyses de Ruhe, toute tentative de résumé est, de prime abord, vouée à l’échec ou risque la platitude. Je ne peux donc offrir au lecteur/ à la lectrice qu’une vue d’ensemble des sept chapitres d’analyses qui constituent le volume. Dans le deuxième chapitre, „Faire écran à la Guerre d’Algérie“ (33-57), Ruhe fait dialoguer le film Muriel ou le temps d’un retour (1963) d’Alain Resnais et le roman Des hommes (2009) de Laurent Mauvignier. Le film de Resnais, qui a été réalisé à un moment décisif pour la mémoire collective française, marqué par „la scission entre l’histoire nationale et l’histoire coloniale“ (33), aborde, comme le fera Mauvignier 45 ans plus tard, les difficultés et l’urgence d’un travail de mémoire pour tous ceux qui ont vécu des guerres. Boulogne-sur-mer, la ville complètement détruite par des bombardements pendant la Deuxième Guerre mondiale et immédiatement reconstruite après la guerre, et la „maison qui glisse“ - image centrale du film - rendent visibles ce qui se passe si l’on cherche à refouler et à cacher des blessures de guerre sans avoir fait de travail de deuil et de mémoire. Comme la maison instable, les familles aussi sont instables et décousues, d’autant plus que les revenants de la guerre d’Algérie apportent de nouveaux traumatismes de guerre, encore plus difficiles à gérer dans une société française qui „se voit toujours comme peuple résistant à l’agresseur“ (55). Tandis que, chez Resnais, la Deuxième Guerre mondiale fait écran à l’expérience vécue par les appelés en Algérie, Mauvignier met en scène la concurrence des mémoires (Rothberg) et leurs forces destructrices (cf. 49-50), et pour l’individu et pour le collectif. La lecture dialogique proposée par Cornelia Ruhe est nuancée et stimulante, la partie consacrée au rôle de la photographie dans le film et le roman m’a tout particulièrement convaincue. Ce chapitre révèle déjà la méthode de travail de Ruhe: ce sont les textes et films qui sont au centre de l’intérêt et qui sont soumis à des lectures précises et détaillées (close reading). Les argumentations s’appuient toujours sur des concepts théoriques sans que ceux-ci deviennent une fin en soi, ce qui constitue un élément du plaisir de la lecture. Le troisième chapitre „Bleu, blanc, noir“ (58-73) qui porte sur la trilogie noire de Maurice Attia est dans la continuité du précédent avec lequel il partage le thème de la guerre d’Algérie. En même temps, il annonce aussi les chapitres suivants en déployant à travers la trilogie (comme le feront de façon similaire Énard, Ferrari et Jenni) „un réseau qui relie la plupart des grands conflits européens depuis les guerres napoléoniennes“ (58). La trilogie qui amène le lecteur d’Alger à Paris en passant par Marseille et lui fait connaître plusieurs générations d’une famille marquée par l’enchaînement de conflits belliqueux est, selon Ruhe, un exemple emblématique d’histoire connectée (Subrahmanyam) et de mémoire palimpsestique (Silverman). L’enquête policière propre au genre noir permet de dégager les différentes couches temporelles superposées, de telle façon que l’inspecteur dévoile non seulement les ‚assassins‘, mais surtout „l’enchevêtrement des histoires européenne et orientale“ et la continuité de la violence. DOI 10.24053/ ldm-2021-0011 109 Comptes rendus C’est cette continuité, ce „perpétuel état de guerre“ (74) qui est au centre de Zone (2008) de Mathias Énard, de la trilogie corse (Balco Atlantico, 2008; Où j’ai laissé mon âme, 2010; Le Sermon sur la chute de Rome; 2012) de Jérôme Ferrari et de L’Art français de la guerre (2011) d’Alexis Jenni ainsi que de l’analyse de ces romans réalisée par Cornelia Ruhe dans les chapitres quatre, cinq et six de la monographie. Bien que les romans en question ne se situent pas dans les mêmes cadres spatiotemporels (le bassin méditerranéen, la Corse, la France et ses anciennes colonies) ni n’aient la même forme (roman épique et classique chez Jenni, roman ‚expérimental‘ chez Énard), ils ont pourtant en commun d’identifier l’histoire (méditerranéenne, corse, française) comme une suite de conflits et de guerres dont le retour cyclique est inévitable. Ils partagent aussi la vision pessimiste que la violence serait l’unique but de l’histoire et que l’homme n’apprendrait jamais rien des conflits et des guerres antérieurs. Le protagoniste de Zone, Francis, second Achille, en est un excellent exemple, puisque, contrairement à son prédécesseur grec, il ne guérit jamais de sa rage. Comme l’analyse si bien Ruhe, dans les romans d’Énard (99-102) et de Jenni (150-152), les traces des conflits sont effacées, la surface lissée, recouverte d’une architecture ‚amnésique‘. À cette „amnésie architecturale“ (99) où les personnes massacrées pendant la guerre au Liban disparaissent à Beyrouth sous les bâtiments d’une discothèque (ou celles exécutées pendant la guerre civile espagnole à Barcelone sous un Forum de Cultures), les auteurs opposent leurs textes littéraires, des „cénotaphe[s] en forme de roman[s]“ (97), selon l’argumentation de Ruhe dans son chapitre grandiose consacré à Zone. Les romans étudiés ont également en commun un recours fréquent à des intertextes classiques - l’Iliade chez Énard, la Bible chez Ferrari - ainsi qu’à d’autres médias, la photographie (Ferrari, À son image) ou la peinture (Jenni). Les analyses intertextuelles, une constante dans la monographie, démontrent bien que les connaissances et lectures de Ruhe ne se limitent pas au monde francophone, mais englobent un canon classique ainsi que les littératures hispanophones et slaves (avec des références à Cervantes, Borges, Dostoïevski, Boulgakov, Kiš, entre autres). Les deux chapitres qui concluent La mémoire des conflits peuvent facilement être présentés ensemble; d’une part, ils analysent des textes et films qui élargissent le cadre spatial des autres chapitres au continent nord-américain et ses guerres néoimpérialistes (au Vietnam, en Irak); d’autre part, ils sont tous deux basés sur des concepts théoriques communs: la mémoire palimpsestique de M. Silverman et la mémoire multidirectionnelle de Michael Rothberg. La comédie Le Skylab (2011) de Julie Delpy et les romans Un Dieu un animal (2009) de Jérôme Ferrari et Écoutez nos défaites (2016) de Laurent Gaudé ont en commun de se référer expliciteou implicitement à Apocalypse Now de Francis Ford Coppola ou plus précisément au Director’s Cut du film: Apocalypse Now Redux (2001). Dans celui-ci le conflit américain au Vietnam (qui, en se basant sur Heart of Darkness de Joseph Conrad, est le reflet du britannique au Congo) est relié au conflit français en Indochine et transforme ainsi le film original en un commentaire sur les guerres coloniales et impérialistes en 110 DOI 10.24053/ ldm-2021-0011 Comptes rendus général (soient-elles britanniques, françaises ou américaines). C’est le roman de Laurent Gaudé qui - à travers la superposition de différentes couches spatiales et temporelles (la lutte d’Hannibal contre Rome; la bataille d’Ulysses Grant à Spotsylvania pendant la guerre de sécession; la bataille de Haile Selassie pendant la deuxième guerre italo-éthiopienne; l’époque contemporaine à Beyrouth) - met particulièrement en évidence que les atrocités de guerre se répètent toujours et encore et que les guerres n’apportent que défiguration (des morts, des soldats blessés, des vainqueurs) et déshumanisation. L’approche multidirectionnelle conceptualisée par Michael Rothberg permet de déchiffrer les liens et nœuds mémoriels qui s’y présentent. Comme les auteurs susmentionnés, Wajdi Mouawad transpose, lui aussi, les scénarios de conflits à l’échelle mondiale et interroge, dans Forêts (théâtre, 2006) et Anima (roman, 2012), l’universalité de la violence et de la souffrance. Ses textes sont analysés par Ruhe comme exemples paradigmatiques d’une mémoire multidirectionnelle, de mémoires où la coexistence de différents conflits n’est pas compétitive, mais productive. „[…] les textes de Mouawad“, explique Ruhe, „prouvent l’absurdité de la ségrégation des mémoires et de leur cloisonnement national, en montrant que les liens entre des conflits géopolitiquement éloignés peuvent parfois s’avérer étroits de manière fort concrète, mais surtout productifs sur le plan du travail de mémoire“ (199). Mouawad adopte une position critique face à la transmission mémorielle d’une génération à l’autre qu’il considère comme „une impasse généalogique“ et il y oppose une transmission par des relations amicales ou par l’apprentissage et l’étude de l’histoire. Pour conclure: La mémoire des conflits dans la fiction française contemporaine s’inscrit dans la tradition des Cultural Studies, en appliquant des concepts issus de la science d’Histoire et des Memoria Studies à l’analyse de textes littéraires. Les thèses de départ ne sont pas nouvelles ou inattendues - des études de Dominique Viart ou d’Asholt/ Bähler (Le savoir historique du roman contemporain, 2016) vont dans la même direction -, mais, à ma connaissance, il n’existe pas d’étude aussi vaste et englobante de la littérature française de l’extrême-contemporain sortie d’une plume. Les analyses sont d’une grande qualité et originalité et témoignent du fait que Cornelia Ruhe est une des meilleures connaisseuses germanophones de la fiction française contemporaine (ce dont témoignent également ses publications collectives sur Marie Ndiaye [2013], Jérôme Ferrari [2018], Mathias Énard [2020] et son anthologie [avec J. Ferrari] Den gegenwärtigen Zustand der Dinge festhalten. Zeitgenössische Literatur aus Frankreich, 2017). La taille du corpus est impressionnante, la domination ou presque exclusivité masculine aussi - la quasi absence du thème (ou la nette différence dans la manière de le traiter) chez des auteurs-femmes serait une piste à poursuivre (pensons à L’empreinte de l’ange ou Lignes de faille de Nancy Huston; à L’Art de perdre d’Alice Zenither). Cornelia Ruhe a pris la décision de consacrer un chapitre à chaque auteur (à une exception près, le chapitre 7) au lieu de choisir une structure par thèmes (ce qui DOI 10.24053/ ldm-2021-0012 111 Comptes rendus aurait été possible vu les nombreux parallèles parmi les textes traités); cela a l’avantage qu’un lecteur/ une lectrice intéressé(e) par un seul auteur peut très facilement choisir le chapitre respectif et le lire de façon autonome. Le désavantage ou le risque d’une telle structure - l’isolation ou la juxtaposition des chapitres - ont été contrebalancés avec beaucoup de soin et d’intelligence par l’auteure qui se réfère tout au long de son étude aux chapitres précédents, dégage des différences et des similitudes dans les œuvres discutées afin de garantir un lien entre les chapitres successifs. Il s’agit d’une étude théoriquement bien fondée qui utilise une grande diversité de concepts et théories (Memoria Studies, théorie poststructuraliste, intermédialité) pour les mettre au service des textes qui gardent toujours la primauté. Ainsi, les analyses sont bien fondées, sans jamais être étouffées par les concepts théoriques. Bref: l’étude est d’une grande originalité et richesse intellectuelles et se caractérise par sa clarté structurelle et langagière; une œuvre incontournable pour tous ceux qui s’intéressent à la littérature française de l’extrême contemporain. Birgit Mertz-Baumgartner (Innsbruck) ------------------ CATHERINE MAZELLIER-LAJARRIGE / INA ULRIKE PAUL / CHRISTINA STANGE- FAYOS (ED.): GESCHICHTE ORDNEN. INTERDISZIPLINÄRE FALLSTUDIEN ZUM BEGRIFF ‚GENERATION‘ / L’HISTOIRE MISE EN ORDRE. ÉTUDES DE CAS INTER- DISCIPLINAIRES SUR LA NOTION DE ‚GÉNÉRATION‘, BERLIN, PETER LANG, 2019, 354 S. Im Zentrum des anzuzeigenden Bandes stehen Mechanismen der intergenerationellen Weitergabe von intellektuellen, spirituellen, künstlerischen oder politischen Phänomenen. Dabei werden sowohl verbindende als auch disruptive bzw. konfliktive Dimensionen von Generationenverhältnissen und Generationenbeziehungen thematisiert und analysiert. Die Einzelbeiträge basieren auf einer 2016 durchgeführten deutsch-französischen Tagung „Intergenerationelle Bindungen, Mechanismen der Weitergabe und Übertragung“. Die neunzehn literatur- und kulturwissenschaftlichen Einzelbeiträge sind inhaltlich sehr heterogen und, bezogen auf die heutige Generationenforschung, von unterschiedlicher Relevanz. Einige Beiträge beziehen sich auf philosophische und literarische Personengruppen bzw. Bewegungen aus dem 19. und frühen 20. Jahrhundert, die heute nur noch wenigen Fachexperten und Fachexpertinnen vertraut sind. Dabei bleibt offen, inwiefern Prozesse intergenerationeller Weitergabe aus diesen Epochen auch für heutige Gesellschaften noch bedeutsam sind, da sich die gesellschaftlichen Rahmenbedingungen von Lebensverläufen und intergenerationellen Beziehungen vor allem seit Mitte des 20. Jahrhunderts klar von vorherigen Epochen unterscheiden. Aus meiner Sicht für die heutige Generationenforschung weiterhin interessant und bedeutsam sind primär jene Beiträge, die fehlende oder gestörte