eJournals lendemains 46/182-183

lendemains
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
10.24053/ldm-2021-0015
2021
46182-183

Une enquête sur la romophobie institutionnelle

2021
Cécile Kovacshazy
ldm46182-1830019
DOI 10.24053/ ldm-2021-0015 19 Dossier Cécile Kovacshazy Une enquête sur la romophobie institutionnelle Police et magistrature face à la mort d’un voyageur (Didier Fassin) 1. A-t-on jamais contre-enquêté en France sur une enquête mettant en cause un Rom, un Tsigane, un voyageur? Y a-t-il eu jamais personne à la fois suffisamment compétente pour ce faire et suffisamment intéressée pour s’y consacrer? Mort d’un voyageur (2020) de Didier Fassin apporte cette pierre totalement inédite à l’édifice de la lutte contre la romophobie. L’essai est d’autant plus remarquable qu’il s’agit en l’occurrence de démanteler les procédés de romophobie institutionnelle, concernant à la fois la police et la magistrature. Ce n’est pas le choix du genre de l’enquête qui en soi est inédit. Car, depuis quelques années, les récits d’enquête ont le vent en poupe en France. Ce genre n’est pas nouveau; il s’est mis en place tout au long du XIX e siècle littéraire avec pour modèle principal le roman policier. Une autre influence, plus tardive et complémentaire, vient de la méthode naturaliste: Émile Zola enquête avant d’écrire (mais ses romans ne constituent pas des récits d’enquête). La littérature romanesque trouvait alors dans l’enquête sa valeur et sa légitimité à proportion du temps passé sur le terrain préalablement à la rédaction. C’est en enquêtant, en expérimentant, que l’écrivain de ,l’âge de l’enquête‘ produira une fiction d’autant plus précieuse qu’elle sera proche du réel. Cette posture littéraire s’explique aussi par l’émergence d’une nouvelle discipline scientifique dans la seconde moitié du XIX e siècle: les sciences sociales. Tandis que se développe un modèle anthropologique et sociologique de restitution et d’analyse de notre réalité commune, la littérature, comme tous les arts, repense (encore et encore), sous cette influence, son rapport au réel et son rapport à la restitution de ce réel. À cette époque, la plupart des romanciers gagnent leur vie par une activité de journalisme, menant même des ,enquêtes littéraires‘, tel Jules Huret. En parallèle, de même qu’en médecine, Claude Bernard développe une recherche fondée sur l’expérience, dans la police, les méthodes d’investigation se systématisent et se professionnalisent (Kalifa 2007). Un siècle et demi plus tard, les sciences sociales ne sont plus de nouvelles-nées; elles sont ancrées dans nos habitudes d’analyse du monde. Et la fiction littéraire est une des formes d’analyse du monde. Mais depuis le début du millénaire, les deux domaines sont venus se croiser (ce qu’a notamment analysé Luc Boltanski 2012, en parlant aussi de l’évolution médicale). En France, on pense notamment aux romans sur le monde du travail et sur les milieux populaires, oubliés du roman depuis plusieurs décennies, 1 et qui offrent des tableaux ethnographiques qui feraient pâlir des sociologues: on peut penser à Annie Ernaux, François Bon, ou plus récemment 20 DOI 10.24053/ ldm-2021-0015 Dossier Édouard Louis. Ce phénomène n’est pas propre à la France, bien sûr. Aux États- Unis, ce genre d’écriture, qui ne permet pas qu’on la range dans un tiroir bien précis, se définit par ce qu’elle ne serait pas: de la non-fiction. On assigne à Truman Capote le premier récit de ce genre, In Cold Blood, en 1966. Le mot peine encore à être traduit à ce jour en France, sans doute à cause de son caractère de manque. La ,non-fiction‘ se réfère donc à des textes qui élaborent des récits, mais des récits non fictionnels. Puisque ces textes bouleversent les catégories disciplinaires et génériques traditionnelles, les critiques ou recensions les qualifient souvent de textes ,hybrides‘ ou encore ,à la croisée des chemins‘. Si l’on considère qu’à la littérature revient la fiction, à l’histoire les documents d’archives et aux sciences sociales l’enquête de terrain, on peut considérer que la ,non-fiction‘ entremêle ces trois disciplines pour produire un texte entremêlant ces trois types de textes. 2 2. Le livre sur lequel j’arrête ici mon analyse, Mort d’un voyageur (2020), va encore plus loin dans la déconstruction des classifications disciplinaires et génériques. Le livre est paru chez Seuil, une maison d’édition qui publie autant de la littérature que des essais, en histoire ou en sciences sociales. Il a paru dans la collection „La couleur des idées“ dont il est précisé sur le site internet que „cette collection de sciences humaines se veut d’abord créatrice d’interdisciplinarité“. 3 Puisqu’il est question de croiser les disciplines ou de les déconstruire, puisqu’il est question de permettre la rencontre de ce qui n’a pas l’habitude de se rencontrer, arrêtons-nous pour commencer sur la biographie de l’auteur car elle est assez originale, justement en termes de frontières perméables et libres. Didier Fassin (né en 1955) a commencé sa vie professionnelle comme médecin, chef de service au fameux hôpital de la Pitié-Salpêtrière. Il a également exercé la médecine dans d’autres pays (Inde, Tunisie, Sénégal) où il a été confronté à une extrême pauvreté, autrement dit aux conséquences d’une injustice sociale qui cause des morts précoces. Ces observations l’ont conduit à approfondir ses recherches sur le monde de la santé, jusqu’à adopter une démarche scientifique et à finalement devenir professeur d’université en France, travaillant en anthropologie de la santé, mais aussi sur des questions morales et politiques. Il travaille également à l’ EHESS et est simultanément professeur en sciences sociales à l’Université de Princeton. Il enseigne régulièrement à l’Université de Hong Kong, a donné des Adorno Lectures à Francfortsur-le-Main et des Tanner lectures à Berkeley. En plus de ses fonctions médicales puis intellectuelles, il a dirigé plusieurs fois des associations ou des commissions de la vie civile, créant une unité médicale pour les personnes sans protection de santé (étrangères ou pas) dans un hôpital de banlieue parisienne (Bobigny), dirigeant Médecins Sans Frontières durant quelques années, etc. La biographie de Didier Fassin montre elle-même combien la rigidité disciplinaire ou générique n’est pas son rapport au monde. 4 DOI 10.24053/ ldm-2021-0015 21 Dossier 3. Le titre du livre Mort d’un voyageur est suivi d’un sous-titre: une contre-enquête. On sait donc d’emblée qu’il s’agira d’une enquête, et d’une enquête s’appuyant sur une autre enquête préalable afin de la consolider ou de la récuser. Les faits sont les suivants: un homme, un voyageur (au sens où il est ,gens du voyage‘) n’est pas retourné en prison après une permission. Au lieu de cela il déjeune autour d’un barbecue chez ses parents, avec son jeune fils, sa sœur, sa belle-sœur. Le GIGN (Groupe d’Intervention de la Gendarmerie Nationale) survient dans la ferme familiale, l’homme se cache dans une remise, les hommes du GIGN l’y trouvent et l’y tuent. À partir de là, les versions des faits divergent. L’affaire a été jugée deux fois et a abouti à un non-lieu pour les gendarmes du GIGN . Or la constatation de départ que fait l’auteur est que „quelle que soit l’idée que l’on ait de qui dit la vérité, les deux versions présentées, celle de la famille et celle des gendarmes, ne sont pas conciliables. L’une d’elles au moins est erronée et même, éventuellement, mensongère“ (Fassin 2020: 21). Le principe d’une enquête est de fournir un récit, et un récit qui mène à une conclusion. Fassin propose donc un alter-récit, un autre récit que celui qu’a fourni la justice française à propos de la mort bien réelle d’un citoyen français. Mort d’un voyageur se fonde en effet sur la mort réelle d’Angelo Garand, un voyageur français tué par le GIGN par cinq balles le 30 mars 2017 à Seur (Loir-et-Cher). Selon les rapports successifs de la police et de la justice, il s’agissait d’un cas de légitime défense. Selon la famille, présente sur les lieux au moment de la mort d’Angelo Garand, il s’agit d’une faute professionnelle, d’une mort causée par des actions n’ayant pas suivi les procédures légales. Didier Fassin, soucieux que l’enquête soit exhaustive et honnête, précise dans quelles conditions le livre a été conçu: il a directement été contacté par la famille d’Angelo (et principalement par sa sœur), qui a constitué un collectif pour restituer ce qui lui semble être la vérité. Pourquoi lui? Parce qu’il était connu publiquement pour avoir préalablement publié des textes universitaires consacrés aux violences institutionnelles et notamment policières. Suite à cela, il a décidé de consacrer tout un livre à reprendre méthodiquement et scrupuleusement tous les éléments de l’enquête. L’auteur parle de lui-même à la troisième personne, comme si cela allait l’aider à ne pas sombrer dans le gonzo-journalisme (c’est-à-dire le journalisme ultra-subjectif assumé). Dès la première page du „Prologue“, l’auteur se dit „remué par l’histoire de cet homme, sensible à la démarche du collectif, et perplexe face à l’invraisemblance de la version officielle des faits, tous éléments qui font écho à d’autres affaires auxquelles il s’est intéressé“ (Fassin 2020: 15). Pour ce faire, Didier Fassin reprend des techniques du récit. La première partie du texte fait alterner les focalisations en un grand chœur polyphonique mais ordonné. Chaque chapitre donne la parole à un des protagonistes de l’affaire, en faisant régulièrement alterner les deux ,camps‘, les voix du côté de la police et les voix du côté de la famille. Pourtant, à essayer ici de les classer en deux catégories, 22 DOI 10.24053/ ldm-2021-0015 Dossier on voit que c’est difficile parce que, s’il est clair que le père du mort, la mère du mort et la sœur du mort sont du côté d’Angelo, tandis que les membres du GIGN présents sur place sont du côté du rapport de la police, les choses sont plus complexes pour d’autres personnes convoquées et c’est l’intérêt du travail de déconstruction de l’auteur. Le livre n’aurait eu guère d’intérêt si Fassin s’était contenté de restituer une parole contre une autre. Fassin dé-manichéise non pas l’issue de l’affaire, mais la façon dont elle a été élaborée dans un discours. Son objectif est d’ausculter la fabrique des discours. Ainsi, la juge d’instruction a une vision différente de celle des policiers puisqu’elle met en examen les deux policiers ayant tiré sur Angelo, mais cette magistrate sera mutée dans une autre juridiction sans avoir rédigé son ordonnance de règlement. C’est donc un autre magistrat instructeur, entièrement novice dans la fonction, qui trouvera à son arrivée ce dossier délicat et devra le traiter en urgence sans avoir participé à l’information judiciaire (Fassin 2020: 63). Il y a donc eu un moment où la justice penchait vers une version des faits identique à celle de la famille. Il en va de même pour le médecin appelé sur place au moment de la mort d’Angelo. Il explique qu’Angelo n’était pas armé quand il a été tué et que, quand il a lui-même été contacté pour venir sur place, ils [les policiers] sont venus me voir et me dire qu’il faudrait que ce soit en discrétion totale. Sur le moment, il ne réalise pas que cette conversation fait, comme toutes celles du Smur, l’objet d’un enregistrement et que, compte tenu des circonstances, elle devient une pièce importante pour l’enquête (Fassin 2020: 49). Sa déclaration allant à l’encontre de celles des policiers, elle ne sera pas conservée. Chaque chapitre se consacre donc à une voix, à un point de vue. Mais Fassin n’a pas choisi pour cela l’usage du discours direct entre guillemets. Les propos sont rapportés selon une technique énonciative mixte: ils entremêlent du discours indirect libre, du discours direct libre et des discours de narrateur. Sans que les trois ne soient clairement dissociables. Ce faisant, Fassin reprend à chaque chapitre un lexique différent, en adoptant celui de la personne que le lectorat ,écoute‘. Ainsi, les policiers qui décrivent leur opération désignent le mort par les mots professionnels déshumanisants d’„objectif“ ou de „cible“. Au contraire, à propos de la même personne, la famille parle de „son fils“, „son frère“ et lui redonne son prénom, „Angelo“. Dans son ‚prologue‘, Fassin donne lui-même plusieurs exemples pour expliquer sa démarche stylistique. S’il n’a pas choisi le discours direct avec guillemets, tirets, mise en dialogue, c’est qu’il met en valeur son „refus des effets réalistes des guillemets et des dialogues“ (ibid.: 20). Ce livre ne cherche donc pas à être réaliste mais à être vrai, au plus proche du réel. Le prénom d’Angelo est le seul prénom réel qui ait été conservé. À part lui, „aucun nom propre de personnes ou même de lieux n’apparaît, aucune date non plus“ (ibid.). Fassin, qui est très analytique quant à sa démarche d’écriture, explique que DOI 10.24053/ ldm-2021-0015 23 Dossier cette anonymisation ne vise pas seulement à protéger les protagonistes de l’enquête, mais aussi à „donner une signification plus large à cette mort“ (ibid.). On comprend que le livre vise un double voire triple objectif: retracer l’enquête sur la mort d’Angelo et réfléchir de façon plus large au fonctionnement de la police et de la justice françaises. Et de façon plus profonde encore: réfléchir sur l’élaboration de discours présentés comme vrais. Un seul prénom n’est donc pas anonymisé ni modifié dans le récit: c’est celui de l’homme tué par les gendarmes. Ce choix est motivé ainsi par l’auteur: „ne pas le laisser dans l’anonymat, c’est respecter la mémoire de celui qui est la seule victime des événements qui se sont produits un jour de printemps dans la ferme de ses parents“ (ibid.). Lui redonner son prénom permet de le réinscrire dans la mémoire de sa famille que la police a refusé d’écouter (la famille n’est pas convoquée à la reconstitution des faits, alors qu’elle se trouvait juste à côté de la scène de crime), le réinscrire dans la réalité de son existence individuelle, en dehors des clichés commis à l’endroit de lui-même et des siens, ce dont je parlerai plus bas. Mais garder le prénom réel produit aussi un autre effet: il atteste que le récit dont il est question n’est pas de la fiction. Il authentifie l’enquête en cours, en posant que ce qui se raconte comme un récit est un morceau de réalité. Néanmoins, la mention d’un patronyme ou son initial aurait accentué la chose, puisque c’est dans la fiction que les personnages sont désignés par des prénoms. 4. La seconde moitié du livre donne à ses chapitres non plus des titres de personnes mais des concepts en lien avec une enquête et avec un décès, tels que „vérité“, „mensonge“, „deuil“, „non-lieu“. Fassin entre alors dans une écriture plus réflexive sur ces différentes versions absolument incompatibles entre elles. Il procède à une analyse de texte, plus scrupuleuse encore que ce qu’on demanderait à une étudiante de lettres à l’université française! Il réalise „une dissection rigoureuse de l’argumentaire de la décision de justice“ (ibid.: 22). Fassin enrichit son enquête, dans un second temps, en élargissant „le questionnement aux conditions sociales de possibilité des événements en cause“ (ibid.: 22). Ainsi procède-t-il, comme la justice, à l’enquête sur la mort d’Angelo, sauf que lui l’étoffe, l’approfondit par la dissection des biais sociaux par lesquels chaque personnage de l’enquête est automatiquement traversé. Il réalise une „instruction sociologique“ (ibid.). Fassin prétend tenter de reconstituer l’enquête en se libérant de tout préjugé, et son enquête montre quels préjugés habitent certains protagonistes. 5. La victime dont il est question ici est un ,voyageur‘. Un voyageur, c’est-à-dire une personne faisant partie de la communauté des ,gens du voyage‘, aussi appelés manouches ou tsiganes. Et c’est là que le livre de Fassin revêt une valeur inestimable pour toute personne qui s’intéresse de près ou de loin aux roms/ tsiganes mais aussi 24 DOI 10.24053/ ldm-2021-0015 Dossier pour toute personne qui s’intéresse aux discriminations, à la police, à la justice, à la possibilité pour ces institutions d’être neutres dans leurs instructions et en tout cas d’être dépourvues de racisme. Or les ouvrages narratifs allant à la rencontre sur le terrain de voyageurs (gens du voyage), sans fuir dans une idéalisation ou une fiction complète, sont plus que rares. Revenons à la première partie du livre: quand le GIGN arrive sur place, il a déjà en tête des représentations, un imaginaire très précis sur la personne qu’elle va interpeler et sur sa famille. Rappelons que le GIGN est une unité d’élite visant à arrêter principalement des terroristes ou de très grands bandits lourdement armés. L’enquête de Fassin montre que le choix initial de faire intervenir le GIGN s’éloigne déjà du protocole professionnel qui consisterait à faire simplement intervenir les gendarmes locaux, quand il s’agit d’arrêter un individu fiché pour des délits de petite ou moyenne envergure (prise de substance illicite, délit de fuite à un contrôle de police car non-possession du permis de conduire) en train de faire un barbecue en petit comité familial - qu’il ait été en possession d’un couteau ou pas - et la question peut se poser de savoir si on est ‚armé‘ quand on a un couteau en poche - et qu’il ait été en fuite ou pas. Avoir fait intervenir le GIGN est déjà une façon de déformer au préalable la réalité des faits, laissant entendre que des gendarmes formés pour des situations et des ,objectifs‘ potentiellement extrêmement dangereux sont idoines dans la situation. Fassin explique tout cela en détails. Quand il laisse entendre les points de vue des gendarmes, les préjugés discriminatoires se mettent à pleuvoir. Pas sur un ton vindicatif ou énervé, mais au contraire comme des vérités générales qui peuvent être édictées calmement: „Pas commodes, ces gens-là. […] Avec les gitans, on ne sait jamais. […] Un individu décrit comme dangereux. […] Un individu décrit comme potentiellement calibré“ (ibid.: 31, 34, 43) Les préjugés romophobes des gendarmes vont même plus loin puisque „l’individu“ est décrit comme un fou voire comme un animal sauvage (au sens le plus péjoratif du terme): La cible a été découverte. Elle est cachée sous un amoncellement d’affaires. Elle se dresse soudain juste devant eux, le torse nu, dans un état de nervosité extrême, proférant des insultes, agitant les bras et cherchant à mordre. […] Un véritable accès de démence. Rugissant, l’homme brandit son couteau. Il fait de grands gestes circulaires (ibid.: 44sq.). Assimiler (et non comparer) un voyageur ou un rom à un animal non-domestique est un trait de racisme anti-rom banal, qu’on retrouve souvent dans les discours antitsiganes. 5 En plus des généralités préjugeantes lancées contre les voyageurs et les roms en général, la restitution par Fassin d’extraits des documents constituant la procédure judiciaire permet de mettre au jour d’autres formes de violences racistes: la famille témoigne en effet de la façon dont les uns et les autres ont été traités quand les policiers sont arrivés à leur domicile: „deux gendarmes les plaquent au sol avec leur botte sur le dos. […] la forçant à son tour à s’agenouiller. Toute la famille est maintenant regroupée sous la menace de mitraillettes“ (ibid.: 37). Et encore, à propos du père de la victime: DOI 10.24053/ ldm-2021-0015 25 Dossier le gendarme le pousse vers le sol et le fait s’allonger sur le ventre. Il lui place les menottes dans le dos. Il braque la mitraillette sur sa tête. Bouge plus ou on tire. Son tuyau dans le nez, le père dit qu’il ne peut plus respirer. Il est malade, il lui faut son oxygène. Le gendarme ne veut rien entendre. Ta gueule. Dyspnéique (ibid.: 25). Cette scène a lieu en présence de plusieurs personnes, dont un enfant en bas âge. 6. Un élément supplémentaire de mise en lumière d’une partialité de la police et de la justice est interrogé dans la seconde partie du livre. Alors que les résultats balistiques - résultats objectifs donc - contredisent pleinement les témoignages des policiers (qui se contredisaient déjà entre eux), Fassin vient alors non pas trancher l’enquête en posant un verdict final, mais élargir l’enquête vers une analyse de sciences humaines, amenant ainsi le récit d’une enquête vers son analyse tant sociologique qu’historique et philosophique. Ce faisant, il s’inscrit „dans cette histoire parallèle des sciences sociales, la seule qui sans doute importe vraiment, une histoire que beaucoup s’emploient, par une professionnalisation galopante, à faire disparaître, celle de l’intellectuel“, avance Philippe Artières (2020), historien et auteur lui aussi de récits d’enquêtes. Fassin interroge en effet la notion de vérité puis celle de mensonge. Après avoir défini ce qu’est la vérité selon les philosophes, il démontre que le discours tenu par le procureur - dès le lendemain du meurtre! - sur ce qui s’est passé dans la remise de la ferme familiale où Angelo s’était caché et où les gendarmes l’ont trouvé relève non pas d’une vérité mais d’une opinion. Cette opinion forgée dès le lendemain sera fidèlement reprise par les journalistes. (Où est la déontologie journalistique consistant à enquêter avant de rédiger un article? ) Or „la formation initiale de ce jugement du procureur et des inspecteurs repose sur une triple opération: réduction des divergences entre les versions des militaires, exclusion des témoignages contradictoires de la famille et sélection des informations disponibles“ (Fassin 2020: 115). Cela permet aux institutions publiques de fournir „un récit homogène, sans aspérité“ (ibid.: 116). Ce processus, consistant à élaborer un discours public dont la véracité importe bien moins que la vraisemblance voire la séduction, n’est autre que du story-telling (cf. Salmon 2007). Fassin s’interroge ensuite sur la possibilité pour les uns ou les autres de mentir et que ce soit accepté. L’analyse est très méthodique et théorique, avant d’être appliquée à ce cas précis. Deux explications éclairent cette possibilité de s’éloigner de la vérité: „la hiérarchie des crédibilités et la force des affinités“ (Fassin 2020: 116). On croira plus facilement une partie que l’autre selon deux moteurs: on croira plus facilement quelqu’un d’assermenté (la police par exemple) face à quelqu’un qui ne l’est pas (la famille d’Angelo par exemple). Et on croira plus facilement la police ou la famille en fonction des critères moraux, implicites, qui habitent chacune, consciemment ou pas. Au regard de ces critères, les préjugés racistes prennent une place colossale dans cette adhésion ou au contraire ce rejet moral, voire cette antipathie à l’égard de la victime: „Les voyageurs pâtissent d’a priori négatifs. Le crédit des uns 26 DOI 10.24053/ ldm-2021-0015 Dossier se combine au discrédit des autres“ (ibid.: 116sq.). C’est ce que montre Rachida Brahim dans son essai sur les crimes racistes en France (Brahim 2021). Fassin en vient à conclure, avec une vive ironie placée dans l’adverbe, que les magistrats et les enquêteurs […] inclinent tout naturellement, pourrait-on dire, à privilégier la version des gendarmes au détriment de la version de la famille, au point même d’ignorer cette dernière, et ce indépendamment de la vraisemblance de l’une et de l’autre, et des discordances et des convergences d’un côté ou de l’autre (Fassin 2020: 117). La référence du titre 6 à la fameuse pièce de théâtre d’Arthur Miller fait alors sens: même si les deux protagonistes, Angelo et Willy Loman, ne meurent pas de la même façon, dans les deux cas, ils ont été fatalement acculés par une société qui les broie, les rendant victimes d’un destin qu’ils ne peuvent désorienter. En même temps, cette analogie littéraire pose à nouveau une confusion entre le réel et le fictif, entre les faits et les inventions de faits. Fassin rappelle aussi, en historien cette fois (et peut-être en s’inspirant de contreenquêtes historiques telle celle d’Alain Dewerpe à propos du massacre de Charonne), que les récits de policiers avançant la ‚légitime défense‘ n’ont cessé d’augmenter ces dernières années, en même temps qu’une loi française de février 2017 élargissait les situations où la ‚légitime défense‘ pourrait désormais être légitimement invoquée. Fassin développe ensuite des réflexions philosophiques sur le mensonge, qu’il ne faut pas opposer à la vérité mais à la sincérité. Il rappelle les deux formes de moralité en philosophie: la moralité conséquentialiste (on juge les actes en fonction de leurs conséquences, donc a posteriori) et la moralité déontologique (on juge des actes en fonction de leur conformité à des préceptes donnés, donc a priori). Dans le premier cas, le mensonge est acceptable, pas dans le second. Compte tenu de tous ces biais, la vérité n’est donc pas le récit qui serait en cohérence avec les faits mais le discours tenu par la majorité de la société ou par l’instance de référence, la justice. Fassin s’inscrit là dans la continuité des réflexions de Michel Foucault sur les régimes de véridiction. En cela, „la version officielle a sur toutes les autres possibles l’immense avantage de son caractère performatif“ (ibid.: 149). Et ce que propose Fassin, c’est de dérouler une autre vérité, qui sera elle aussi performative. Afin que la victime ne soit pas tuée deux fois, une fois par les gendarmes et une seconde fois par un discours fictionnalisant sur cette mort. 7. Mort d’un voyageur se clôt en laissant la parole, imaginaire, à Angelo. L’ensemble du récit aura été densément narratif, entrecroisant des fils narratifs contradictoires mais impliquant les mêmes personnages. Fassin, en exposant, analysant et explicitant les faits mais aussi leurs utilisations, participe de la „démocratie de l’herméneutique“ dont parle Laurent Demanze dans Un nouvel âge de l’enquête (cf. Demanze DOI 10.24053/ ldm-2021-0015 27 Dossier 2019: 192-193), d’une ouverture des procédures d’expertise judiciaire. Ce livre constitue une analyse utile pour attester et déconstruire la banalité de la romophobie institutionnelle en France. Artières, Philippe, „Tué par la police. Éthique d’une enquête“, in: En attendant Nadeau, www.enattendant-nadeau.fr/ 2020/ 06/ 03/ ethique-enquete-fassin (publié le 3 juin 2020, dernière consultation le 17 mai 2021). Boltanski, Luc, Énigmes et complots. Une enquête à propos d’enquêtes, Paris, Gallimard, 2012. Brahim, Rachida, La Race tue deux fois. Une histoire des crimes racistes en France (1970- 2000), Paris, Syllepses, 2021. Demanze, Laurent, Un nouvel âge de l’enquête, Paris, José Corti, 2019. Dewerpe, Alain, Charonne, 8 février 1962. Anthropologie historique d’un massacre d’État, Paris, Gallimard, 2006. Fassin, Didier, Mort d’un voyageur. Une contre-enquête, Paris, Seuil, 2020. Fassin, Éric / Fouteau, Carine / Guichard, Serge / Windels. Aurélie, Roms & riverains. Une politique municipale de la race, Paris, La Fabrique, 2014. Gefen, Alexandre (ed.), Territoires de la non-fiction. Cartographie d’un genre émergent, Leiden, Brill, 2020. Heyne, Eric, „Toward a Theory of Literary Nonfiction“, in: Modern Fiction Studies, 33/ 3, 1987, https: / / muse.jhu.edu/ article/ 244366 (dernière consultation le 17 mai 2021). Kalifa, Dominique (ed.), L’Enquête judiciaire en Europe au XIX e siècle, Paris, Creaphis, 2007. Salmon, Christian, Storytelling: la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, Paris, La Découverte, 2007. 1 Depuis la littérature ouvrière des années 1930. 2 Il existe de nombreuses études sur le sujet. En plus des travaux cités dans cet article, je renvoie par exemple aux travaux dirigés par Gefen (2020) ou à ceux d’Heyne (1987). 3 www.seuil.com/ collection/ la-couleur-des-idees-528? page=1. 4 Didier Fassin ne doit pas être confondu avec son jeune frère Éric Fassin, lui aussi professeur d’université en sciences sociales et co-auteur d’un livre sur les roms avec Carine Fouteau, Serge Guichard et Aurélie Windels (2014). 5 C’est le cas par exemple dans la traduction française de Le Club des cinq et les gitans d’Enid Blyton (Five fall into Adventure, 1950). 6 Cf. Death of a Salesman, 1949. Mais l’analogie de titre ne fonctionne qu’avec la traduction française, Mort d’un commis voyageur.