eJournals lendemains 46/182-183

lendemains
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
10.24053/ldm-2021-0020
2021
46182-183

Présentation

2021
Alain Montandon
ldm46182-1830091
DOI 10.24053/ ldm-2021-0020 91 Dossier Alain Montandon (ed.) Emprise du minuscule À propos des insectes Présentation Où sont les pare-brise d’antan, constellés d’impacts d’insectes? Les jeunes générations n’ont pas connu ces anciens désagréments dont les automobolistes étaient victimes, obligés qu’ils étaient de nettoyer le pare-brise de la voiture des nombreux insectes écrasés après avoir parcouru une vingtaine de kilomètres. C’est que les insectes sont en voie de disparition, eux qui représentaient 75 % du règne animal et qui, par leur abondance et leur diversité, constituaient une composante essentielle de la vie terrestre. Certains scientifiques, les entomologistes et quelques agriculteurs mis à part, l’immense majorité n’a pas encore pris pleinement conscience du désastre écologique que représente la disparition de ces êtres vivants indispensables à la pollinisation, à la nourriture des oiseaux, à l’entretien des sols et dont la surmortalité provient de la destruction de la couverture végétale due aux activités caractéristiques de l’anthropocène, mais aussi, parmi d’autres facteurs, aux insecticides qui continuent d’être employés sans précaution et, de manière générale, de la transformation destructrice des écosystèmes. L’intérêt pour les insectes s’est focalisé dans les médias sur le pouvoir énergétique de certaines espèces: l’entomophagie a pris les devants et des fermes d’insectes sont imaginées pour nourrir une humanité qui ne trouverait plus sa nourriture dans les ressources de la nature. Aussi les représentations sociales de ces animaux flottent-elles entre l’indifférence et une vision négative quand ce n’est pas de l’aversion. 1 Leur petite taille incline à ne pas les prendre en considération, eux qu’un Pierre Desproges définit avec humour comme „un animal si petit qu’il peut (à l’aise) passer sous un tabouret sans ramper“ (Desproges 1985: 25). Leur apparence peut sembler non seulement répugnante, 2 mais également leur étrangeté peut être source de malaise. Il est vrai aussi que certains insectes sont nuisibles aux récoltes et aux humains, qui piqués de toutes parts sont ainsi martyrisés ou simplement incommodés quand, lors de déjeuner à la campagne, les faucheux arpentent sans façon avec leurs pattes grêles les assiettes, les mouches tombent dans les verres et les chenilles grimpent aux jambes des malheureux pique-niqueurs. Parmi les insectes dangereux et nuisibles, Théophile Gautier revient très souvent sur le cas des sauterelles, cette ancestrale plaie d’Égypte qui s’étend comme le choléra dans toutes les directions de l’Afrique. 92 DOI 10.24053/ ldm-2021-0020 Dossier Mais s’il est des êtres inoffensifs dont la vie ne coûte rien à personne, il en est d’éminemment et de gratuitement nuisibles en apparence, comme la sauterelle à coutelas, que voilà assise sur une touffe d’herbe, prête à se lancer en l’air par le puissant ressort de ses longues pattes de derrière repliées, et à porter partout le ravage. Ces terribles faucheuses rasent un champ de blé en quelques minutes et dépouillent presque instantanément un arbre de son feuillage. Où elles passent, elles font l’hiver; il ne reste pas une feuille verte sur la campagne. Si elles étaient solitaires, on ne s’apercevrait guère de leurs dégâts. Mais elles s’attroupent, elles se coalisent, elles forment des armées, elles se nomment Légions, comme les démons de la Bible. Et c’est alors qu’elles répandent autour d’elles la désolation, en réduisant à l’état de squelette la végétation la plus luxuriante. (Gautier 2014: 152) Un exemple de la représentation actuelle largement répandue de l’insecte peut être vu dans l’excellent roman de Jean-Marc Moura, La Guerre insaisissable, paru en 2018, roman ayant pour cadre la Première guerre mondiale et la grippe espagnole, mais d’une grande actualité prophétique quant à l’apparition d’une pandémie virale. Le lecteur constate dans l’arrière-plan du récit la présence récurrente des insectes, puisque à de nombreuses reprises les protagonistes s’interrogent sur les échelles et sur l’infini (avec Cantor), sur les dimensions allant de l’humain à l’insecte, de l’insecte au bacille, du bacille au virus. L’insecte est de fait un thème passionnant dans le roman, quelque chose comme le degré intermédiaire entre le niveau humain et ce niveau élémentaire de la vie qu’est le virus. „Je ne voudrais pas être pessimiste, mais à long terme, s’il y a un avenir pour une forme de vie sur cette planète, c’est pour ces vies minuscules et non pour nous“, déclare l’auteur. La représentation des insectes dans ce livre résulte d’une entomologie du mal radical! Car ces insectes omniprésents se distinguent par des actions très négatives pour l’humain, comme une image de tous les désastres. L’insecte mange, dévore sans aucune limite, sans aucune pudeur, sans aucune retenue et sa présence continuelle, obsédante, envahissante en fait l’image paradoxale d’une vie mortifère. Loin de la vision romantique d’un Michelet qui s’extasiait sur la propreté de l’insecte, Moura offre une vision zolienne, fortement naturaliste, d’un être à la malpropreté répugnante. Au tout début du roman un bébé qui a été abandonné dans une forêt est envahi d’abord par les mouches qui avaient volé jusqu’au visage du bébé, s’y posant en savourant les sucs, puis par des fourmis, qui couvrent le nourrisson „d’une myriade de minuscules corps mobiles, nerveux, explorant le moindre recoin en quête de saveurs exquises. Des millions de pattes rapides, d’antennes mobiles, d’abdomens tremblotants allaient et venaient en tous sens sur le tissu blanc“ (ibid.: 21). Ce qui les caractérise, c’est le grouillement qui fait qu’„elles se poussaient, se heurtaient, se piétinaient affolés par les phéromones émanant de cette bête géante et sans défense“ (ibid.). C’est aussi l’invasion intrusive de l’insecte qui s’engouffre dans tous les orifices du corps, nez, oreilles, palais, gorge. L’insecte apparaît comme un danger pour le corps propre, une menace mortelle comme en témoigne la réflexion très significative d’un personnage expliquant que chez l’abeille sauvage l’organe pour la ponte se serait transformé en dard: „ce qui donnait la vie est devenu ce qui tue“ (ibid.: 39). On le voit rentrer et sortir des corps vivants comme des cadavres. La DOI 10.24053/ ldm-2021-0020 93 Dossier vision de la charogne d’un renard en exemplifie la répugnance: Des asticots grouillaient dans la chair à vif. Des mouches avaient déposé leurs œufs au coin de l’œil et dans l’oreille. Par endroits, les larves avaient foré jusqu’à l’os, certaines, remontées sous la peau, avaient provoqué des furoncles qui trouaient le pelage. Toutes sortes d’insectes allaient et venaient sur ces plaies. Écœurée, Lily vit un scarabée sortir de son anus. C’était un véritable festin, mais le festin palpitait, dévoré vif (ibid.: 55). L’insecte ne vit pas longtemps, mais son pouvoir de reproduction semble exponentiellement infini, ainsi le cafard, „cet animal invraisemblable dont les femelles enfantent plus de deux millions de bébés par an, qui se déplace incroyablement vite grâce à des pattes dotées de trois genoux et qui peuvent survivre encore deux semaines après avoir été décapité“ (ibid.: 91). Ou bien le charançon, glouton intégral, dont la femelle „perce un trou dans un grain, y pond jusqu’à 150 œufs avant de le refermer grâce à une gélatine qui durcit aussitôt. La larve se nourrit dans le grain avant de sortir pour se reproduire à son tour. Vous imaginez le carnage dans un silo de blé? En quelques jours la récolte de six mois est fichue“ (ibid.: 259). Outre l’aspect monstrueux de l’insecte qui sous le microscope révèle son vrai visage, avec ses énormes yeux à facettes, ses pattes griffues, outre sa singularité (à l’exemple de la mouche, virtuose du vol: „Elle peut même, imaginez, copuler en volant! “ (ibid.: 92), on comprend qu’un insecte comme la mouche ait pu soulever au Moyen Âge des excommunications par des tribunaux ecclésiastiques et être considérée „comme des anges négatifs les messagers du diable“ et apparaître comme un memento mori volant (ibid.). L’insecte dans le roman de Jean-Marc Moura est bien un grand messager de mort apportant peste, choléra, tuberculose, etc. dans une vision d’un naturalisme bien pessimiste. À cette vision tragique, à l’ambivalence et au peu d’attention porté à l’insecte de manière assez générale, on peut opposer la beauté intrinsèque des espèces, source d’inspiration tant pour les poètes que pour les artistes (cf. Montandon 2022). La petitesse peut sembler merveilleuse, ainsi Friedrich Christian Lesser dans Insecto- Theologia (1740), rapidement traduit en français en 1742, remarque: N’y a-t-il pas plus d’art dans la structure des dents d’un artison, que dans celle des défenses d’un sanglier? N’y a-t-il pas plus de beauté dans les ailes de quelques Papillons, que dans celles d’un Paon? Quelle supériorité n’a pas le petit sur le grand dans la comparaison qu’on fera de la tête d’une sauterelle avec celle d’un cheval, de la trompe d'une puce avec celle d’un éléphant? (Lesser 1742: 134). C’est qu’il y a une grandeur du minuscule. On attribue à Pline l’ancien la phrase: „Natura maxima miranda in minimis“. La nature n’est jamais aussi grande que dans ses manifestations le plus petites, qui peut se dire en latin de manière plus lapidaire encore: „Natura in minima maxima“. Formule mille fois répétée par les naturalistes, à commencer par Linné en premier qui place en exergue de l’ouvrage consacré aux insectes la formule de Pline (XI, 2) „dans ces animaux si petits, si voisins du néant, quelle sagesse, quelle puissance, quelle perfection ineffable! “. Enfin la beauté des 94 DOI 10.24053/ ldm-2021-0020 Dossier insectes fait le bonheur non seulement des poètes, mais également des graveurs et peintres, des couturiers et des photographes, des bijoutiers et des scultpteurs (cf. Montandon, à paraître). Nodier, dans un de ses contes, en vante la richesse: [T]out le monde y naît vêtu, mais non pas d’une folle plume comme les oiseaux, ou d’une toison grossière comme les brebis. Ces gens-là viennent sur terre habillés de pompeux accoutrements drapés et flottants comme la toge des sénateurs, ou brillants et polis comme l’armure des chevaliers. Il y en a qui sont brodés de points si délicats et si habilement nuancés en leurs couleurs, que l’aiguille et la trame des fées n’ont jamais rien produit de pareil. Il n’est pas rare d’en trouver qui étalent dans leurs parures tout ce que le corail, le jais, le lapis et l’or ont de plus éclatant; et d’autres dans lesquels tous ces reflets se confondent, avec une harmonie inexprimable, en mosaïques chatoyantes qui n’ont point de nom parmi les hommes. On en voit enfin qui portent plus loin les raffinements de ce luxe magnifique, et dont la robe est émaillée de plus de rubis, de saphirs, d’améthystes, d’émeraudes et de diamants que M. Tavernier n’en a compté dans le trésor du grand Mogol (Nodier 1837: 83sq.) Roger Caillois à qui l’on doit de profonds essais sur la mante religieuse, le mimétisme, les papillons, n’était pas l’un des derniers, avec Ernst Jünger, Maurice Genevoix, Vladimir Nabokov, A. S. Byatt, Pierre Bergounioux, à célébrer la beauté fascinante de l’insecte dans lequel il lui arrive de voir un idéogramme lyrique ou un blason sans langage. Ainsi d’un scarabée africain livre-t-il une description à la limite d’un fantastique surréaliste (on pourrait alors songer à Max Ernst et à sa gravure „Et les papillons se mettent à chanter“ de la La femme 100 têtes) grâce à une stylistique entomologique non dénuée d’une certaine ivresse, dans laquelle l’écrivain est lui-même victime d’un certain mimétisme avec l’objet du „scarabée ivre“. Ses élytres, entre bolet et tabac, sont d’un brin pourpre, chaleureux, dont la teinte profonde contraste avec l’aspect fantomal du large corselet bombé. Celui-ci, d’un blanc de céruse ou de plâtre mat, fragile, parfois fendillé, est zébré de six épaisses traînées de peinture noire, calligraphiées par un artiste infaillible. Au centre, les plus longues, rectilignes du côté où elles s’affrontent et renflées de l’autre, ne sont pas moins élégantes. Puis viennent, qui les contournent, les plus appuyées, dont l’encre répand au bas du thorax, comme si elles avaient exigé un empattement. Les larmes latérales, brèves et haut placées, semblent en comparaison de simples, mais nécessaires rappels. Le blanc où elles s’inscrivent est prolongé sur l’écusson et déborde en une ligne fine sur la lisière supérieure des élytres, pour s’affirmer en une dernière épiphanie avant la démission (Caillois 1970: 85). Cette composition „de neige et de suie“ qu’il dit sans langage a cependant nécessité le recours aux métaphores picturales et surtout à celle d’une écriture avec lignes et encre sur page blanche. Ce fantastique naturel, l’écrivain continue de le préserver, en ces temps de détresse entomologique! Puisse-t-il en aviver la conscience auprès des hommes. Le présent dossier montre combien l’insecte est présent dans l’attention et l’imaginaire des hommes. Les bestiaires médiévaux donnent toute leur place à la fourmi DOI 10.24053/ ldm-2021-0020 95 Dossier sur le plan de l’édification morale et théologique. À une telle lecture allégorique et symbolique la poésie contemporaine inscrit l’insecte dans une géopoétique déclinée au féminin, tandis qu’un Boris Vian trouve matière à faire danser les mots pour une meilleure connaissance du monde. Mais naturalisme et métaphysique ne sauraient gommer la dimension politique que prend l’insecte depuis Mandeville jusqu’à Malraux et le nécolonialisme. Caillois, Roger, „Scarabée ivre“, in: id., Cases d’un échiquier, Paris, Gallimard, 1970. Desproges, Pierre, Dictionnaire superflu à l’usage de l’élite et des bien nantis, Paris, Seuil, 1985. Gautier, Théophile, La nature chez elle, in: Œuvres complètes, VIII (1), Paris, Champion, 2014. Moura, Jean-Marc, La Guerre insaisissable, Paris, JC Lattès, 2018. Montandon, Alain (ed.), L’insecte dans tous ses états, Clermont-Ferrand, Presses de l’Université Blaise Pascal, 2022. Nodier, Charles, Œuvres complètes, t. XI: Contes, Paris, Renduel, 1837. Lesser, Friedrich Christian, Insecto-Theologia, Oder: Vernunfft- und Schrifftmäßiger Versuch, Wie ein Mensch durch aufmercksame Betrachtung derer sonst wenig geachteten Insecten Zu lebendiger Erkänntniß und Bewunderung der Allmacht, Weißheit, der Güte und Gerechtigkeit des grossen Gottes gelangen könne, zweite und vermehrte Auflage, Frankfurt und Leipzig, Blochberger, 1740 (1ère éd.: 1738). —, Théologie des insectes ou démonstration des perfections de Dieu dans tout ce qui concerne les insectes, La Haye, Jean Swart, 1742. 1 Le débat sur les néonicotinoïdes en France illustre bien la double représentation que l’être humain se fait de l’insecte. Quand il ne témoigne pas de l’indifférence envers ces êtres minuscules, soit il les rejette comme nuisibles, soit il en apprécie l’apport positif. Les betteraviers se désolent de l’invasion des virus de la jaunisse transportés par des pucerons, tandis que les apiculteurs ne cessent de souligner le rôle pollinisateur des insectes. Il est à remarquer que ce sont toujours des considérations utilitaires qui régissent le rapport de l’homme à l’insecte aujourd’hui. 2 „Leur corps, généralement peu sensible à la caresse, est entouré d’une peau à chitine d’aspect volontiers dégueulasse [et muni de] deux gros yeux composés à facettes et peu expressifs au-delà du raisonnable, et une bouche très dure garnie d’un faisceau redoutable de sécateurs baveux dont la vue n’appelle pas le baiser“ (Desproges 1985: 25sq.).