eJournals lendemains 46/182-183

lendemains
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
10.24053/ldm-2021-0023
2021
46182-183

Les insectes de Vian: entre animés et ‚animots‘

2021
Allison Durand
ldm46182-1830134
134 DOI 10.24053/ ldm-2021-0023 Dossier Allison Durand Les insectes de Vian: entre animés et ‚animots‘ Parmi les animaux, le plus souvent l’insecte rejoint la petitesse, en sorte qu’on devrait moins le remarquer. Mais il a d’autres atouts: ses couleurs, son bruit, sa piqûre… Si bien que ce petit animal, qui, étymologiquement, figure „en plusieurs parties“, est proprement celui que Boris Vian introduit dans ses œuvres protéiformes, en différents morceaux révélateurs d’une présence incontestable et significative. Quelle connaissance donne-t-il alors dans ses diverses créations? Elle se présente sous trois aspects complémentaires: une connaissance qui va de la perception générale à la vision scientifique, mais laisse une place à la critique des humains, grâce à la ’Pataphysique. On découvre cependant qu’un autre objectif de l’écrivain est son souci d’invention, lequel passe par un profond attrait pour les mots qui désignent la variété et la particularité des insectes. La connaissance n’estelle pas alors essentiellement verbale? Car le jeu l’emporte et les insectes sont l’objet de créations de mots. Mais dans ces conditions, ce jeu, au-delà de la facétie, ne montrerait-il pas une connaissance poétique? En effet Vian aimant particulièrement naviguer „hors-cadre“ 1 (Vian 1999: 31), les insectes et les mots qui les désignent ne deviennent-ils pas poésie dans leur emploi? Ainsi, Vian semble appliquer à ses écrits l’étymologie même du mot ‚insecte‘, dans l’usage qu’il fait de la bestiole: son œuvre révélant une connaissance scientifique d’ingénieur, ne permet-elle pas aussi de découvrir, non seulement des jeux sur les mots, mais également le pataphysicien et le poète? Une connaissance générale et scientifique de l’insecte L’insecte zèbre le ciel de Vian qui le fait „zonzonner…“. 2 Une fois repéré, il est convoqué et décortiqué par l’auteur, qui le présente dans sa généralité ou dans son individualité, et fait appel à une connaissance immédiate par tous les sens. Dès lors, son mouvement caractéristique, l’énergie qu’il dégage et le son qu’il émet l’instaurent dans un cadre familier et animé, où le lecteur peut entendre le petit animal. Mais cet empirisme laisse la place à l’ingénieur Vian, qui ne craint pas des présentations d’entomologiste. Pourtant le scientifique s’amuse à la fois avec le pataphysicien. Récurrent, l’insecte appartient à un tableau et orne le cadre dans lequel évoluent les personnages, à la manière d’une tapisserie. C’est un paysage qui est vu avec différents prismes, général ou rapproché, avant d’être celui d’un naturaliste et entomologiste, tout autant que celui d’un artiste. Aussi l’insecte inaugure-t-il les tout premiers mots de l’incipit de L’Arrache-cœur, alors que le lecteur découvre le protagoniste du roman, Jacquemort, qui s’achemine le long d’un sentier: DOI 10.24053/ ldm-2021-0023 135 Dossier Le sentier longeait la falaise. Il était bordé de calamines en fleurs et de brouillouses un peu passées dont les pétales noircis jonchaient le sol. Des insectes pointus avaient creusé le sol de mille petits trous; sous les pieds, c’était comme de l’éponge morte de froid (Vian 2010, II: 503). S’ils permettent de donner un cadre champêtre à l’intrigue, leur présence sera marquée subrepticement tout au long du roman, car le quotidien des personnages est partagé avec la présence familière et rassurante de l’insecte, quel qu’il soit: „Parfois il entrait un insecte et ses ailes résonnaient dans la pièce haute. Tout reposait“ (ibid.: 525). La succession des deux phrases interpelle. Après une évocation d’un bruit, c’est contradictoirement le repos total qui est signifié. En fait, l’insecte n’est que l’élément révélateur du silence. Il se présente comme une diversion, une nécessité de voir le monde autrement, et de façon bénéfique aux personnages, qui sortent de leur mutisme suite à cette rencontre devenue prise de conscience. Une focalisation peut être alors opérée sur leur activité, témoignant d’une observation plus précise, comme dans ce passage de L’Herbe rouge: Maintenant le sol était rocailleux et couvert d’une mousse drue pleine de petites fleurs comme des boules de cire parfumée. Des insectes volaient entre les tiges, éventrant les fleurs à coups de mandibules pour boire la liqueur de l’intérieur. Le Sénateur n’arrêtait pas d’avaler de croquantes bestioles et sursautait chaque fois (ibid.: 315). Ils apparaissent dans leur affairement nourricier, butinant, au cours d’une scène du quotidien ancrée dans un milieu rural. Si c’est le chien nommé Sénateur qui les croque, ils incarnent une vie active et animée. C’est le même message plus marqué encore qu’on trouve dans L’Automne à Pékin, avec un constat plein de vérité et de simplicité: „Autour du restaurant, des silhouettes allaient et venaient dans une activité confuse d’insectes […]“ (Vian 2010, I: 600). C’est alors quasiment une contradiction qui apparaît quand il s’agit des abeilles: „À chaque pulsation, un nuage de pollen s’élevait, puis retombait sur les feuilles agitées d’un lent tremblement. Distraites, des abeilles vaquaient“ (Vian 2010, II: 503). La construction même de la phrase finale montre cette découverte par l’observateur d’un événement qui vient donner subitement les battements du monde. Les abeilles, magnifiquement qualifiées de „distraites“, comme pour parodier les humains, participent à la vie, mais avec discrétion, au point que ces ouvrières bien connues, vaquent… Beau point d’orgue d’un monde en „pulsation“! Dans ce tableau, les insectes sont le canevas de l’intrigue, afin d’offrir une image rassurante car habituelle, dans un roman sombre qui dénonce, „à coups de mandibules“, les folies humaines. Les insectes interviennent donc de manière récurrente dans les œuvres de Vian, comme une nécessité au maintien du monde, à son agitation intrinsèque, renvoyant à celle vaine et souvent plus néfaste des hommes. Toutefois, la nomination générale de ces animaux se fait plus pointue et scientifique. Vian est ingénieur, et dans sa ville natale de Ville d’Avray, il a pour voisinage la famille de Jean Rostand, écrivain, biologiste et historien des sciences, spécialisé dans l’étude des batraciens, c’est-à-dire des mangeurs d’insectes… Les œuvres de 136 DOI 10.24053/ ldm-2021-0023 Dossier Vian sont imprégnées de l’influence de l’érudit, notamment quand est mentionné Jean-Henri Fabre, l’entomologiste très réputé. Il faisait autorité pour Jean Rostand, dont le père Edmond Rostand rédigea Le Cantique de l’aile, publié en 1922 à titre posthume, avec notamment un poème intitulé „Fabre-des-insectes“, en hommage à ses recherches et avec une allusion aux Fables de La Fontaine. Voici ce qu’on peut lire, de la plume d’Edmond Rostand: Mais l’Entomologie au soleil prit son vol Quand Fabre, d’un brin d’herbe, eut touché ses élytres! (Rostand 2018: 69). Il met ainsi en avant le travail minutieux d’observation de Fabre. Plus loin, il loue sa capacité à nommer les insectes, à leur accorder une terminologie qui les caractérise et les décrit avec acuité: De plus, il sait trouver les mots vifs et luisants Qui peignent la cuirasse et dessinent la patte, Et faire, d’une étude austère et délicate, Une ardente aventure aux détails amusants (ibid.: 70). Or, c’est précisément ces procédés que Vian emploie: il nomme les insectes, scientifiquement, et, nous le verrons, les pare de jolis néologismes. Il s’attarde également à les observer en détail, et à saisir ce détail, leur spécificité, au détour d’une phrase. Il raconte donc l’insecte, le met en scène, après l’avoir saisi en son milieu, comme le faisait Fabre. Comme lui, d’un simple constat il compose un récit, aux „mots vifs et luisants“, c’est-à-dire qui le conduisent à une évocation poétique. Dans son roman Trouble dans les andains, au chapitre XII, Vian rapporte même un des propos du scientifique, qu’il commente: Fabre, dans ses ouvrages si souvent décriés, et tant jamais bien compris, peint le cancrelat en ces termes: „C’est un sale bestiau qui pond au printemps et se reproduit dans les égouts.“ Il n’a pas tort. La preuve en est que les longs couloirs obscurs sont pleins de cancrelats. D’ailleurs le couloir où rampaient actuellement Adelphin et son séide était très bien éclairé, ce qui les empêchait de se rendre compte de l’exactitude remarquable de l’observation de Fabre. Mais il ne faut pas se faire d’illusions: Fabre ne se trompe jamais. Tous les biologistes s’accordent à reconnaître la justesse de ses observations sauf ceux qui ne sont pas d’accord avec lui, et ils sont légion (Vian 2010, II: 53). Vian pose ici un double regard: celui de l’écrivain qui use de l’insecte répugnant pour décrire un couloir sale; d’autre part celui du scientifique qui se rit amicalement de Jean-Henri Fabre et de ses théories, mais qu’en fait il approuve, pour son observation de ce qui peut paraître marginal et échappe à la vue, alors que c’est essentiel à la vie. La connivence s’établit dans leur capacité à observer le monde du minuscule et à le dire. De fait, qu’ils vivent dans la terre, soient rampants ou hôtes des airs, toutes les catégories de l’insecte sont représentées, des plus familiers aux moins fréquents. Aussi trouve-t-on des abeilles, des mouches, qu’on va même jusqu’à „introniser“ (Vian 2010, I: 170), un scarabée parlant dans Conte de fées à l’usage des moyennes personnes (ibid.: 20), un papillon pour lequel Fromental manifeste de l’intérêt, bien DOI 10.24053/ ldm-2021-0023 137 Dossier qu’occupé à courir après une jeune femme: „Il la suivit, courant derrière elle en faisant de temps en temps un bond de deux mètres sept de hauteur pour attraper un papillon jaune.“ (ibid.: 139). Tous guident le lecteur dans un cadre réconfortant, qu’il a l’habitude de côtoyer. Toutefois, ce dernier est quelque peu dérouté quand les personnages humains sont eux-mêmes assimilés à des insectes plus spécifiques. Ainsi, quand Jacquemort observe le radeau de son ami Angel qui s’est engagé sur la mer, la comparaison employée interroge: Il revint vers la falaise. Avant de grimper, il jeta un dernier regard vers la mer. Les rayons du soleil encore vifs faisaient scintiller, là-bas, un objet maigre qui marchait sur l’eau comme une notonecte. Ou une nèpe. Ou une araignée. Ou comme quelque chose qui marchait tout seul sur l’eau, avec Angel, tout seul, à bord (Vian 2010, II: 589). Tout se réfère à des insectes, d’abord aux noms savants moins familiers. La notonecte, „insecte carnassier de l’ordre des Hétéroptères, vivant sur les eaux stagnantes“, 3 sert de point de comparaison pour souligner la fragilité de l’embarcation du personnage. Le narrateur témoigne de son observation du monde des insectes par sa faculté à suggérer l’avancée délicate de la notonecte, bien plus connue pour ses grandes pattes que par son nom. De la même façon, l’analogie répétée à la manière d’une anaphore, rend compte des hésitations du narrateur perdu dans ses pensées, mais soucieux d’exactitude. Celui-ci se remémore donc une nèpe, „insecte hémiptère appelé encore ‚scorpion d’eau', vivant lui aussi dans les eaux stagnantes“, 4 proche de la notonecte, bien que différent, tant par le signifiant que par le signifié. Et finalement tout va finir avec la mention d’une simple araignée, bête et mot étant plus connus. Cette dernière se nourrit d’insectes, de même que la notonecte et la nèpe. Mais avec ces mots quasi mythologiques, la présentation suggère une embarcation sur le Styx. Le narrateur laisse donc présager l’issue fatale d’Angel, parti en mer pour fuir la nouvelle mère, sa femme, qui le rejette. Ces insectes d’eau et l’araignée sont donc convoqués dans une comparaison servant à représenter leur déplacement, mais afin de souligner encore leur prédation. Ce qui est à remarquer, c’est le souci d’exactitude, avec trois insectes successifs, qui se ressemblent, et l’importance mise sur leur légèreté. 5 C’est finalement celui qui est détaché de sa dénomination scientifique qui est ici retenu, mais seulement après les deux autres. Cependant, il faut voir que Vian use régulièrement de ce genre d’analogies pour parler de ses personnages, et s’en moquer. Il lui suffit d’exagérer la présentation scientifique par une hyper-caractérisation qui met en relief le procédé à l’aide d’ajouts de terminologie encore savante, mais qui rendent le propos plus moqueur et satirique que savant. Ainsi d’Adolphe Troude, employé au „Consortium National de l’Unification“ (Vian 2010, I: 147), dont les bureaux ressemblent au Château de Kafka. Les compétences du bureaucrate sont édifiantes: „D’ordinaire, Adolphe Troude restait dans son bureau et couvrait d’innombrables feuilles de brouillons provenant d’anciens Nothons annulés d’une séquelle de signes comparables à l’élucubration d’un hyménoptère analphabète et dipsomane“ (ibid.: 153). Pas d’écriture en 138 DOI 10.24053/ ldm-2021-0023 Dossier pattes de mouche, mais celle d’un hyménoptère qui ne sait ni lire ni écrire, qui plus est en proie aux déboires de l’alcool, pour décrire la lisibilité autant que l’intérêt de cette prose. Connaissance scientifique donc dans ces termes savants, mais déjà un mélange farfelu qui déborde de la simple science. Jouer les Trissotin, certes avec cet abus de mots ronflants, mais dans quel but, si ce n’est de ridiculiser l’humain en lui attribuant des adjectifs aux sonorités grecques, mais à la signification d’un registre critique, comme si les mots savants convenaient mieux aux insectes, pour parodier les humains! Les recherches des employés du Consortium sont tournées en ridicule grâce à des allusions ou des comparaisons à des insectes bien définis, précis, auxquels on attribue des qualités surprenantes, entraînant une image fantasque et inattendue. Un décalage est instauré, puisque l’hyménoptère est capable de s’enivrer ici plus qu’il ne travaille. C’est là le but de cette critique acerbe d’un travail inopérant, et les insectes donnent une leçon claire, dans une évocation où l’animal autant que les mots qui le désignent ont un rôle fort. Par jeu, Vian peut feindre de ne pas connaître ce qu’il convoque dans ses textes. Or, lorsqu’il veut illustrer et critiquer un labeur sans relâche, il fait appel fréquemment à l’insecte. Dans L’Écume des jours, alors que Chloé et Colin partent en lune de miel, ils font en chemin une étrange rencontre: Une bête écailleuse les regardait, debout près d’un poteau télégraphique. […] - „C’est un des hommes qui entretiennent les lignes, dit Nicolas par-dessus son épaule. Ils sont habillés comme ça pour que la boue n’entre pas jusqu’à eux…“ (Vian 2010, I: 400). Si les lépidoptères sont l’ordre d’insectes possédant des écailles sur leurs ailes, comme les papillons ou les nymphes, le personnage décrit ici avec des écailles fait penser à La Métamorphose de Kafka, auteur dont Vian s’est souvent inspiré. L’être semble englué par la boue dans laquelle il travaille, et peu libre de pouvoir s’envoler. Le travail l’use, le contamine. Il perd ses caractéristiques humaines au point que les autres personnages s’interrogent quant à son statut. Cette carapace qu’il porte en fait le correspondant de l’insecte et le voue à être plus terrestre que céleste. La cruauté d’un travail acharné est révélée, qui a lieu dans les profondeurs de la terre. De la même manière, les ouvriers venus abattre les arbres du jardin de Clémentine dans L’Arrache-cœur sont assimilés à des insectes fouisseurs: „Ils avaient des gestes et leurs vêtements bruns et terreux les faisaient ressembler à de gros coléoptères en train d’enterrer leur progéniture. Les apprentis, eux, continuaient à retirer la terre. Et à la tasser, frénétiques et suants“ (Vian 2010, II: 626). Tout comme les insectes, les jardiniers creusent la terre avec effervescence. Ce labeur les fatigue. Ils n’enterrent pas ici leurs enfants, mais les arbres, afin que les trois jumeaux de Clémentine ne soient pas blessés par leurs activités sylvestres. Telle est la présence physique de l’insecte. On retrouve la connaissance d’un observateur du quotidien, mais pour une même volonté de faire apprécier le monde et de critiquer ce qui le dégrade, dans un rire moqueur et farcesque. DOI 10.24053/ ldm-2021-0023 139 Dossier Au-delà de la connaissance scientifique, la ’Pataphysique: invention, connaissance verbale et jeux de mots Cette volonté critique use d’une vision qui plonge dans la fiction. Assimiler les êtres à des insectes fait partie de l’imaginaire. Vian s’amuse subrepticement de son lecteur, mais la galéjade peut prendre plus d’importance et le joueur sait alors que le langage a un rôle prédominant à jouer. Ainsi va s’ajouter la connaissance des mots pour en défier encore les limites et l’absurdité. Le mélange de mots savants mais aussi humiliants, mêlé à un anthropomorphisme déjà visible dans le scarabée de Conte de fées à l’usage des moyennes personnes (Vian 2010, I: 20) devient farcesque et s’inscrit dans la ’Pataphysique. Définie par Alfred Jarry dans Gestes et opinions du Docteur Faustroll, pataphysicien, comme la „science des solutions imaginaires qui accorde symboliquement aux linéaments les propriétés des objets décrits par leur virtualité“ (Jarry 1911, II: 669), la ’Pataphysique ne s’accorde pas avec les théories scientifiques générales mais s’attache à trouver des solutions particulières. Les insectes animent donc une toile de fond dans les œuvres de Vian, qui les observe. Cette contemplation minutieusement décrite fait entrer le jeu sur les mots. Vian le scientifique aime aussi inventer, créer. Il anime donc l’insecte dans ses descriptions, tout autant que dans sa manière de le nommer, créant des „animots“ (Derrida 2006: 64). Si Jacques Derrida invente ce mot-valise afin de ne pas enfermer l’animal dans le mépris qu’il rencontre, parler d’„animots“ dans l’œuvre de Vian permet de montrer qu’il met en mouvement les insectes dans ses œuvres par les mots. Pour ce faire, Vian emploie différents procédés, notamment les néologismes. Parmi ses inventions, l’auteur confère à des mots existants un sens nouveau. Aussi, dans ce souci de nouveauté, Vian use-t-il de certaines caractéristiques des insectes pour des termes plus originaux autant que des figures. Ainsi employant la métonymie, les élytres, ailes antérieures des insectes, deviennent des insectes à part entière: „Dès que l’hydravion se fut allégé de vingt sacs de sable, il gagna, d’un bond prodigieux, la haute atmosphère où planaient les élytres sauvages et les alizés au plumage éclatant […]“ (Vian 2010, I: 84). Il use du même procédé pour les alizés, des vents originellement, qui sont assimilés ici à des oiseaux. Vian fait donc un usage de mots existants avec un signifié inventé, adapté au contexte. Un autre usage de la métonymie est possible, mais cette fois-ci, avec un mot qui ne désigne pas directement une caractéristique de l’insecte. Dans Trouble dans les andains, Vian détourne le sens du mot ‚ millepertuis ‘: … Il avait plu tout le jour. Une pluie sale, au goût de soufre et d’ozone, une pluie collante, qui semblait se détacher à regret des vitres verdâtres où des perles glauques dégoulinaient, paresseuses, pour se rassembler dans un creux de la pierre, résultat de la patiente usure du vent et du millepertuis, ce petit insecte dont on trouve la coquille dans le calcaire de Paris (Vian 2010, I: 75). 140 DOI 10.24053/ ldm-2021-0023 Dossier Les informations livrées au lecteur sur les habitudes de vie du millepertuis traduisent une observation fine de l’insecte en son milieu. La phrase, sans cesse relancée par une description minutieuse et détaillée, avec des groupes nominaux étendus multipliant les adjectifs qualificatifs, s’achève sur l’explication de ce qu’est le „millepertuis“. Vian se joue de son lecteur, car le millepertuis n’est pas, comme l’explique le narrateur, „ce petit insecte dont on trouve la coquille dans le calcaire de Paris“. Il s’agit en réalité d’une herbe. Le Trésor de la langue Française informatisé en donne la définition suivante: „Plante herbacée, dicotylédone, poussant sur les terrains incultes des régions tempérées, à fleurs jaunes, dont les feuilles parsemées d’une multitude de glandes translucides semblent criblées de petits trous“. Le narrateur emploie donc un élément végétal auquel il donne un sens autre afin d’en faire dans ce cas précis un insecte. Pour donner un air de vraisemblance, il accumule les détails le concernant, indiquant sa couleur et son lieu de résidence. Or la suite de la phrase vient conforter un lecteur averti sur le jeu mis en place: „Le géranium de la fenêtre, fané depuis des lunes, frissonnait parfois de ses feuilles jaunies, longuement, pour retomber bientôt dans un sommeil quasi végétal“ (Vian 2010, I: 75). La farce est ici révélée: le millepertuis possède des fleurs jaunes, plus fréquemment que le géranium. De plus, il est un végétal et non pas un insecte. La description faite du géranium est donc celle à retenir pour le millepertuis. Vian détourne ainsi le sens du mot. Il exploite une image, celle des feuilles du millepertuis qui sont tachetées, à la manière de la robe d’une coccinelle, de la lepture tachetée, de la casside et de bien d’autres insectes encore. Il assimile insecte et végétal pour leur caractéristique commune sur laquelle il se focalise. Le millepertuis signifiant étymologiquement „mille petits trous“, il peut se faire confondre un insecte et la feuille où il se trouve, comme par métonymie. On voit comment le jeu pataphysicien crée un univers parallèle, tellement ancré dans un monde et un verbe d’allure réelle qu’il faut aller au-delà pour voir le subterfuge. Dans son répertoire de possibilités de jeux qu’offre la langue française, Vian accole également des mots pour en créer de nouveaux. Dans L’Automne à Pékin, le capitaine du navire énumère une liste de noms d’oiseaux: „[…] ça prouve bien que ce n’est pas un oiseau ordinaire, parce que les oiseaux ordinaires, je les connais: il y a la pie, le fanfremouche et l’écubier […]“ (Vian 2010, I: 583). Dans le „fanfremouche“ on reconnaît un premier élément de composition, ‚franfre-‘ qui n’est pas sans faire écho au substantif féminin ‚fanfreluche‘ qui découle de l’ancien moyen français ‚fanfelue‘, désignant une ‚bagatelle‘. Le deuxième élément clairement repérable est le substantif ‚mouche‘, renvoyant certes à l’insecte, mais qui fait songer dans ce tableau à l’oiseau-mouche. Le „fanfremouche“ devient alors une variété d’oiseaux à part entière, proche phonétiquement de l’oiseau-mouche. Dans le cas présent, Vian a rajouté un préfixe qu’il a adjoint à un substantif existant. Pourtant, Vian travaille avec des dictionnaires. Il s’enrichit donc des définitions des mots, qu’il détourne par plaisir du jeu et n’hésite pas à remettre en cause ce puits de science par le truchement d’une lettre: DOI 10.24053/ ldm-2021-0023 141 Dossier Et pour justifier le mépris que certains trouveraient hardi dans lequel nous tenons le dictionnaire, afin de confondre le Petit Larousse et Claude Augé du même coup, ouvrons-les derechef, à la rubrique byture pour changer. Voici ce que l’on trouve: Byture, n.m. Genre d’insectes coléoptères clavicornes, renfermant de petites formes allongées et roussâtres: le byture est nuisible aux framboisiers. Ah! l’on n’a pas craint non plus ici de supprimer le sens utile du mot byture. Après l’avoir camouflé au moyen d’un y qui ne trompe personne, on l’a vilainement châtré et classé, sans vergogne, parmi les coléoptères clavicornes, les plus mal élevés de la bande. Français, on te conteste ton vin. Claude Augé veille et tu n’as droit qu’à l’innommable. Tu te soûleras, mais cela ne s’exprimera pas (Vian 1999: 265). Ces propos provocateurs de Vian tentent de malmener avec humour le lexicographe Claude Augé, connu pour s’être marié à la petite nièce de l’épouse de Pierre Larousse. Il remet en cause le sens du mot ‚byture‘, qu’il cite, avant de le commenter. Vian défend l’insecte présenté comme ingrat, et attire l’attention du lecteur sur l’homophone existant, la ‚biture‘, terme de marine pour décrire la „partie d’une chaîne“, 6 mais évoquant aussi un état d’ivresse, celui que connaît l’hyménoptère de Vercoquin et le plancton… En réalité, Vian exhibe sa manière de manier la langue: tantôt il transforme l’orthographe des mots, tantôt il donne aux mots un signifié différent. Grâce à sa connaissance riche et précise de la langue française - n’oublions pas qu’il pratiquait dès sa plus jeune enfance les bouts-rimés -, il se permet de l’employer à des fins différentes. Enfin, Vian s’affaire à créer des insectes nouveaux car ils sont phonétiquement séduisants. Le „chéchaquo“, dont on se demande quelle est sa nature, fait penser à la locution ‚quésaco‘. Tout est fait pour que le lecteur s’interroge quant à cette rencontre dans Vercoquin et le plancton: „[…] nulle fleur ne déployait son éventail multicolore pour capturer l’imprudent chéchaquo ailé […]“ (Vian 2010, I: 180). Le contexte invite à classer le „chéchaquo“ parmi les insectes captifs des plantes carnivores, de même que sa capacité à voler, suggérée par sa possession d’ailes. En réalité, Vian a emprunté le nom indien à Jack London dans sa nouvelle Smoke Bellew, 7 où il signifie „pied tendre“ et sa sonorité curieuse l’attire. Il le transforme en en faisant un être ailé, qui cesse ainsi d’être terre à terre. Mais au-delà du néologisme, il apparaît que Vian fait résonner l’insecte sur une toile, autant qu’il la donne à voir. Ainsi l’ingénieur s’est fait créateur par les ‚animots‘. C’est un jeu qui inscrit un monde parallèle, quasiment aussi vrai que l’autre, mais digne de fantaisie, donc malléable jusqu’à dérouter, mais le plus souvent par facétie ou ironie, toujours pour laisser entendre les limites humaines. L’insecte ou la voix poétique Mais on aurait tort de croire que tout n’est que plaisanterie. Vian maître des mots veut dépasser la simple présentation du monde et va au-delà de la facétie pour se tourner vers la poésie, celle qui, mêlant son observation du monde et sa possession des possibilités sur les mots, ont retenu l’attention tant dans ses poèmes que dans ses romans. 142 DOI 10.24053/ ldm-2021-0023 Dossier La poésie est ce qui vient émouvoir le lecteur, agissant sur ses sentiments. Elle offre des images travaillées, dans un rythme particulier, ode à la vie. Elle exprime les êtres, le mouvement, les sentiments, les objets. Sublime ou du quotidien, elle est un chant, un cri, un bruit dans une prosodie particulière. Elle résonne, se veut écho de la voix du poète, tout en interpellant d’autres voix. Sirène des profondeurs, elle donne à voir, à entendre, et fait vibrer. Elle est un son. Or, l’insecte, si petit soit-il, est lui aussi vecteur de son, de bruit. Vian le trompettiste a l’oreille à l’affût et rend compte de la présence sonore de l’insecte dans ses œuvres. Lorsqu’Angel part s’engouffrer en mer sur son radeau, c’est le bruissement des insectes qui l’accompagne, alors que Jacquemort lui fait ses adieux: „Il faisait très beau et la falaise fourmillait d’odeurs de plantes et de bruissements d’insectes“ (Vian 2010, II: 578). La falaise „fourmille“, image pour dire l’agitation et l’effervescence à l’unisson régnant dans ce gai paysage plein de vie, où les insectes donnent de leur voix. C’est d’ailleurs une image quasi semblable qu’il reprend dans sa nouvelle Les Fourmis, mais cette fois-ci, concordance voulue, les fourmis sont celles que le narrateur a dans la jambe, en raison de l’engourdissement de son pied posé sur une mine. Parfois, leur bruit peut être moins agréable, mais reste typique et reconnaissable: „Dehors, on entendait quelques cris d’oiseaux et des frottis aigus d’insectes“ (Vian 2010, II: 544). Leur omniprésence s’étend comme une toile de fond, et leur disparition est ressentie comme un vide par Folavril, personnage au prénom résolument printanier, dans L’Herbe rouge: „Le soleil matérialisait l’air en millions de points d’or où dansaient quelques bêtes ailées. Parfois, elles disparaissaient subitement dans un rayon d’ombre vide, comme avalées, et Folavril ressentait chaque fois un petit pincement au cœur“ (ibid.: 374). C’est comme si l’absence de ces animaux révélait quelque chose d’anormal et de triste, tant ils ont l’habitude de figurer dans le paysage et de se faire entendre. Le bruit qu’ils créent génèrent une cadence, un rythme, une berceuse rassurante, contribuant à une symphonie pastorale enchanteresse: Quelques bestioles zonzonnaient dans le soleil, se rendant à des tâches incertaines, et dont certaines consistaient en une rapide giration sur place. Du côté venteux de la route, les graminées se courbaient en sourdine, des feuilles voltigeaient avec un froissement léger. Quelques insectes à élytres tentaient de remonter le courant en produisant un petit clapotis semblable à celui des roues d’un vapeur cinglant vers les grands lacs (Vian 2010, I: 404). Vian les met au défi de voler à contre-courant et nous fait ouïr ce bruit qu’il prend le temps de décrire et de reproduire de manière détaillée, à l’aide du néologisme „zonzonner“, construit sur une onomatopée, suivie d’une comparaison signifiante et des mots qu’il choisit dans le même sens. Les allitérations en [p] et en [t] qui martèlent la phrase - „insectes“, „élytres“, „tentaient“, „remonter“, „petit“, „clapotis“, „vapeur“, de même que la répétition de [ɑ̃] avec „courant“, „produisant“, „cinglant“, „grands“, donnent à entendre ces insectes qui luttent contre le vent. Ils s’agitent, volent courageusement, et produisent un cliquetis un „zzz“ 8 perceptible dans leur „zonzonnement“. Vian crée donc une harmonie imitative: le verbe „zonzonner“ faisant entendre DOI 10.24053/ ldm-2021-0023 143 Dossier leur particularisme sonore. Mais il déploie aussi le chant de l’insecte au sein de sa phrase. Dès lors, leur absence de chant se fait sensible, comme si la perte des sensations habituelles devenait surprenante et dérangeante, preuve de leur contiguïté permanente et obligée: „Au 31 de la rue Pradier, nul chant d’oiseau ne retentissait dans les lavabos, nul grillon ne fredonnait en sourdine La Femme du roulier “ (ibid.: 180). Dans Vercoquin et le plancton, les grillons sont donc d’ordinaire capables d’entonner des chansons de Colette Renard, et ce qui interpelle ici est leur mutisme. Ils sont dotés d’une certaine culture, même populaire, et enclins à entonner des chansons gaillardes. Car Vian s’amuse avec ce registre qui peut être familier, et en profite pour détourner des expressions, qui font alors résonner un cri nouveau. C’est le cas dans la nouvelle Le Figurant: „Il y eut un instant d’intense émotion, on aurait entendu crier une mouche violée“ (Vian 2010, II: 260). Les mouches ne volent plus, mais sont violées, et le bruit de la violence qu’elles subissent apparaît. Il en est de même dans la nouvelle L’Écrevisse pour décrire la maladie dont souffre le personnage: De temps en temps, Jacques Théjardin toussait, et les corps étrangers venaient choquer durement la paroi de son crâne, remontant brusquement le long de la courbe, comme les vagues dans une baignoire, pour retomber sur eux-mêmes avec un crissement de sauterelles piétinées (ibid.: 169). L’insecte, quel que soit l’ordre auquel il appartient, est donc sollicité par Vian pour son mouvement et le bruit qu’il émet, qui insufflent de la vie dans les paysages naturels. Mais il peut être révélateur de la violence et victime de la cruauté humaine. Un monde bien étrange est instauré par Vian dans ses textes. Les insectes y occupant une large place, c’est l’usage qui est fait de ces derniers qui a parfois de quoi étonner. Réputé pour son activité ouvrière soutenue, l’insecte est vecteur d’énergie. Néanmoins, il peut être détourné de sa fonction première, de son emploi habituel. S’il a été montré comme un curieux partenaire, il est aussi mêlé à des usages inattendus et surprenants. Il n’est ainsi pas ordinaire de voir un papillon faire office d’objet de senteur chez une reniflante - bien que la dénomination de cette dernière traduise déjà la mise en place d’un monde étrange allant dans ce sens: Quand tout fut à peu près sec, elle s’assit à son tour à sa table à flairer sur laquelle reposait un inhalateur de cristal synthétique. Il y avait sous l’inhalateur un gros papillon beige, évanoui, cloué au tapis de table passé par le poids de l’inhalateur. La reniflante souleva l’instrument et, du bout des lèvres, souffla sur le papillon (ibid.: 312). On reste bien coi devant cet insecte, qui subit un traitement difficile, voire sadique. Sa perte de connaissance renvoie au monde étrange de Lewis Carroll. Le lecteur cherche à comprendre: le papillon peut être synonyme de fleur. D’où peut-être la question de „l’inhalateur de cristal synthétique“ pour anticiper le parfum de la fleur. Mais celle-ci ne vient pas, l’enchaînement ne respecte pas les étapes de la logique et le lecteur est quelque peu déboussolé. Figure christique, le papillon est „cloué au tapis de table“, personnifié par son malaise. Tout suggère son martyr. Le souffle de 144 DOI 10.24053/ ldm-2021-0023 Dossier la femme sert à le ranimer mais son utilité demeure floue: „Le papillon commençait à palpiter doucement. Et il poussa un léger soupir“ (ibid.). Ce retour à la vie s’entend dans une sorte de battement suggéré par l’allitération en [t] avec la liaison des termes „commençait à“ et le verbe „palpiter“. Le son du souffle émis par la reniflante est quant à lui perceptible par la répétition du son [s]: „souleva“, „souffla“. Par ailleurs, comment interpréter ce „soupir“? S’agit-il d’une marque d’un retour à la conscience, ou bien alors d’une plainte donnée à entendre? Car il est bien surprenant de voir l’usage qui est fait de l’insecte et du traitement violent qu’on lui inflige. C’est bien pesamment que ce lépidoptère se retrouve „cloué“ à la table de la reniflante, alors que d’habitude il est synonyme de joie, de liberté, car capable de folâtrer au gré de son vol et de ses envies dans le ciel. C’est ainsi que le présente Guy Lavorel: „Déjà, l’on pressent que si le papillon est terrestre, il est fait de vent, d’air et se lie avec le ciel“ (Lavorel 2015: 339). Ses déplacements aériens d’ordinaire si délicats, voire poétiques, n’ont ici rien de gracieux et ne renseignent pas non plus sur son emploi: „Le grand papillon beige s’agitait de plus en plus. Soudain, il s’éleva en l’air, d’un vol pesant, incertain, comme une chauve-souris plus infirme. Lil recula. Elle avait peur“ (Vian 2010, II: 314). Au contraire, il engendre l’angoisse de Lil venue consulter son avenir. Son vol n’est plus léger et serein, comme celui des abeilles qui „vaqu[ent]“ (ibid.: 513). Il se révèle contraint. La comparaison à „une chauve-souris plus infirme“ accentue son côté meurtri. Pourtant, malgré ses souffrances, sa présence contraste avec l’environnement brutal qu’il côtoie, et dont il est une victime innocente: Elle ouvrit son tiroir et saisit un revolver. Sans se lever, elle visa la bête de velours et tira. Il y eut un craquement sale. La papillon, atteint en pleine tête, replia ses ailes sur son cœur et plongea, inerte. Cela fit un bruit mou sur le sol. Une poudre d’écailles soyeuses s’éleva. Lil poussa la porte et sortit (ibid.: 314). „Bête de velours“ qui côtoie les étoiles, aux „écailles soyeuses“ comme de la cendre luisante, le lecteur a lui-même un pincement au cœur devant cette image d’un papillon tué et qui meurt en se recroquevillant sur son cœur, comme dans un beau mais tragique ballet. La grâce magique de ses ailes lui est volée. Vian, par les détails qu’il accumule, emploie des images fortes qui édifient le lecteur et prend en pitié le merveilleux insecte. On le voit et on l’entend choir. Contraste fort, entre une image qui révèle à la fois la grâce du papillon tout autant que la cruauté qu’il subit. Le personnage Lil ne peut d’ailleurs soutenir la vue d’un tel acte, et finit par quitter le cabinet. En effet, Lil a un rapport privilégié aux insectes, qu’elle emploie à des fins plus frivoles, mais non sans quelque amitié: Vêtue d’un peignoir léger, Lil, assise à sa coiffeuse, arrangeait ses ongles. Ils venaient de tremper pendant trois minutes dans du jus de liseron décalcifié, pour amollir la cuticule et amener la lunule au premier quartier tout juste. Elle préparait soigneusement la petite cage à fond mobile dans laquelle deux coléoptères spécialisés s’aiguisaient les mandibules en attendant le moment où, posés à pied d’œuvre, ils auraient à tâche de faire disparaître les peaux (ibid.: 337sq.). DOI 10.24053/ ldm-2021-0023 145 Dossier Lil s’offre des soins de manucure réalisés au poil par deux insectes très professionnels. Quand bien même on connaît les ravages des dermestes, ces insectes qui se nourrissent de cuir et de peau, on est dans une fiction aidée par la science et le vocabulaire qui l’accompagne. Les insectes sont en effet décrits comme „ spécialisés “ dans la mission qui leur est confiée. On les observe alors à l’œuvre: Les encourageant de quelques mots sélectionnés, Lil posa la cage sur l’ongle de son pouce et tira la tirette. Avec un ronron satisfait, les insectes se mirent au travail, animés d’une émulation maladive. Les peaux se transformaient en fine poussière sous les coups rapides du premier, tandis que l’autre fignolait le travail, ébarbait et lissait les bords tranchés par son petit camarade (ibid.: 338). Dans ce monde étrange qui va jusqu’à faire ronronner les coléoptères, qui cette foisci ne ‚zonzonnent‘ plus, c’est un partenariat efficace que proposent les deux insectes, dont le travail est organisé, chacun étant occupé à sa tâche. Complémentaires, ils sont des camarades qui travaillent harmonieusement et avec efficacité, tout en exprimant leur bien-être. Leur emploi devient donc poétique, car les limes à ongles et autres coupe-ongles sont remplacés par les attributs tranchants des coléoptères qui s’épanouissent en chœur. Ils sont conservés dans une cage, comme les fourmis qui vivent le même traitement. En effet, dans Vercoquin et le plancton, on apprend de l’employé Pigeon que son collègue du Consortium, Léger, s’est absenté de son bureau: „- Il est en plein jiu-jitsu avec le caissier des usines Léger Père. Ce salaud-là s’est, paraît-il, approprié deux décimètres carrés de caoutchouc d’avant-guerre avec lequel Victor obturait ses cages à fourmis“ (Vian, 2010, I: 212). Malgré le parler édulcoré du personnage, cette brève évocation témoigne d’une volonté d’observer l’insecte et de le faire entrer chez soi. Dans la nouvelle Les Remparts du sud, ce sont des batraciens qui sont volontairement mis en cage, dans une fonction ornementale: La voiture contenait aussi des bagages: dix kilos de sucre que Verge rapportait à sa maman, à Biarritz, un limonadier à feuilles bleues que le Major se proposait d’acclimater au Pays basque, deux volières remplies de crapauds et un extincteur plein de parfum à la lavande, car le tétrachlorure de carbone sent mauvais (ibid.: 974). Résurgence d’un souvenir de Vian, qui côtoyait Jean Rostand? Rien n’est dit sur l’usage fait de ces crapauds enfermés dans des volières, dans un contexte déjà singulier. Mais une volière n’est pas le milieu naturel de ces amphibiens. De nouveau, ils sont dévoilés au milieu de la phrase, parmi la liste des bagages du Major, de manière naturelle, mais cette accumulation saugrenue d’éléments hétéroclites nous met sur la voie du jeu mis en place. Ces crapauds-ci n’ont rien à faire dans des volières, mais ils permettent d’instaurer un décalage, à la fois amusant et inquiétant, car il sort du cadre. On croirait observer un collage superposant des éléments hétéroclites, dont Vian était friand. Certaines fois cependant, l’insecte est présenté comme un animal monstrueux, et il est lui-même l’auteur de la violence, de l’horreur du monde. Dans son poème 146 DOI 10.24053/ ldm-2021-0023 Dossier „ BZZZ …“ (Vian 1999: 33), Vian décrit des mouches qu’il assimile au Diable. Leur bourdonnement sonore se répand comme une aura de mort et n’a plus rien de mélodieux. Elles sont dites „affreuses, veloutées, leur corps inquiétant“ (ibid.: 33) en lien avec la pourriture. Parasites des bestiaux, leur prolifération est macabre. La focalisation sur leur „aile stridente aux nervures de fer“ (ibid.: 33) les compare à des machines acerbes. L’accent est mis sur leur goût du pus. Si l’allusion à „Une charogne“ de Baudelaire est perceptible, dans ce sonnet Vian crée une chute qui fait retourner la mouche à son état larvaire, celui d’un ver dévoreur du cadavre du poète. L’insecte ne fait donc plus entendre un bruissement agréable, mais la mort à venir. On exhibe sa laideur, mais toujours avec un certain rire, car Vian parodie Baudelaire dans un jeu évident. C’est une vision sinistre, qui renvoie à la santé du poète malade, conscient des risques de mort. Mais il veut lutter avec cet humour noir, qui pourtant l’élève vers la poésie. Tels sont bien les pouvoirs poétiques des insectes. Virtuoses de plusieurs bruits, ils finissent par meubler un paysage et en faire apprécier les valeurs. L’insecte par sa présence animale autant que par les mots qui le désignent s’inscrit dans une poésie qui varie selon les intentions de l’émotion: sensibilité tant au monde paisible qu’à la cruauté, critique d’abus humains ou virtuosité imitative, presque à jalouser le romantique Nodier et son Dictionnaire raisonné des onomatopées françaises… En définitive la connaissance de l’insecte est pour Vian un chemin de la connaissance du monde. Cet animal est un révélateur de ce qui nous entoure et il participe au paysage par son animation continuelle, constructive ou d’allure plus désordonnée. À cette connaissance générale, l’intérêt scientifique veut un examen plus poussé pour nommer en tant qu’entomologiste ces phénomènes dont nous sommes entourés. Ce crible savant stimule observateur, auteur et lecteur, mais peut aussi être plus obscur ou mystérieux. La tentation devient alors grande de travailler dans l’excès de ces mots d’allure absconse, surtout par ruse et jeu, plus souvent pour mieux dénoncer les excès du monde. Vian alors se fait créateur de mots, d’‚animots‘. Les néologismes sont là pour provoquer et les jeux ne manquent pas. Ce n’est pourtant pas que pure plaisanterie. Toutes les œuvres de Vian offrent ce paravent facétieux pour dénoncer absurdité et cruauté; mais derrière, la leçon est plus poétique. La manifestation de l’insecte est alors ouverture sur une fiction qui pousse au rêve, dans un langage particulier qui magnifie le son, le mouvement. Microcosme? Sans doute surtout une symphonie pastorale, mais aux rythmes de jazz, ou tout simplement ceux de la pulsation du monde… Baudelaire, Charles, Les Fleurs du mal, Paris, Larousse, 1973. Derrida, Jacques, L’Animal que donc je suis, Paris, Galilée, 2006. Füg-Pierreville, Corinne / Lachet, Claude / Lavorel, Guy, Dictionnaire des animaux de la littérature française, Hôtes des airs et des eaux, Paris, Honoré Champion, 2015. Jarry, Alfred, Œuvres complètes, Gestes et opinions du Docteur Faustroll, pataphysicien, Paris, Gallimard, 1972. Kafka, Franz, Œuvres complètes, Tome II, Paris, Gallimard (Bibl. de la Pléiade), 1980. DOI 10.24053/ ldm-2021-0023 147 Dossier La Fontaine, Jean, Fables, Paris, Pocket, 1998. London, Jack, Smoke Bellew, New York, Grosset & Dunlap, 1912 (traduction française: Belliou la-fumée, Paris, Phébus [Collection Libretto], 2006). Nodier, Charles, Dictionnaire raisonné des onomatopées françaises, Paris, Demonville, 1808. Robins, Elisabeth, The Magnetic North, s. l., Hard Press, 2006. Rostand, Edmond, Le Cantique de l’aile, Paris, Fasquelle, 1922. —, L’œuvre poétique, Paris, TriArtis, 2018. Trésor de la Langue Française informatisé, www.cnrtl.fr. Vian, Boris, Les cents sonnets, Paris, Christian Bourgois, 1999. —, Œuvres romanesques complètes, Tome I et II, Paris, Gallimard (Bibl. de la Pléiade), 2010. Biographie de Jean Rostand: www.arnaga.com/ Decouvrez-Arnaga/ Les-Rostand/ Biographie-de- Jean-Rostand (dernière consultation: 25/ 11/ 21). 1 Comme le souligne le poème liminaire des Cent sonnets, intitulé „Hors cadre“ (Vian 1999: 31). 2 Néologisme inventé par Vian dans L’Écume des jours (Vian 2010, I: 404). 3 Définition prise dans le Trésor de la langue Française informatisé. 4 Définition prise dans le Trésor de la langue Française informatisé. 5 Vian compare d’ailleurs les bulles formées par la maladie de Jacques Théjardin à une araignée: „Une bulle, çà et là, éclatait et de menues projections blanchâtres, molles comme l’intérieur d’une araignée, étoilaient la voûte osseuse, aussitôt emportées par les remous“ (Vian 2010, II: 169). 6 Définition prise dans le Trésor de la langue Française informatisé. 7 On trouve aussi ce chéchaquo, originaire des pays du Klondike dans Hee-hee („Little Laughter“) et Princess Muckluck d’Elizabeth Robins (The Magnetic North, 1904), auteure américaine. 8 À noter que Vian intitule l’un de ses poèmes „BZZZ…“ dans son recueil des Cent sonnets, consacré à l’étourneau, le sansonnet. Dans ce poème, il décrit les mouches qui se nourrissent de charognes, et signe son poème du nom de Baudelaire (Vian 1999: 33).