eJournals lendemains 46/182-183

lendemains
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
10.24053/ldm-2021-0025
2021
46182-183

La curé et la photographe - une controverse sur le mal dans À son image de Jérôme Ferrari

2021
Daniela Kuschel
ldm46182-1830157
DOI 10.24053/ ldm-2021-0025 157 Arts&Lettres Daniela Kuschel Le curé et la photographe - une controverse sur le mal dans À son image de Jérôme Ferrari 1. Comment maîtriser le Mal? Le roman À son image de Jérôme Ferrari met en scène deux protagonistes dont le rapprochement, à première vue, est singulier: il s’agit d’une jeune photographe corse, Antonia V., et de son oncle et parrain, prêtre corse sans nom. Lorsque Antonia décède brutalement, ce dernier, écrasé par l’émotion, célèbre lui-même l’office funèbre; une plongée dans l'histoire de la défunte débute alors. Bien que les deux partagent un lien familial, ils se distinguent nettement par leurs convictions quant à l’une des grandes questions de la vie: l’existence du mal. Le prêtre s’appuie sur la théologie, bien conscient du déclin de l’influence de la foi et de l’Église catholique dans le monde moderne. D’ailleurs, lui-même est tourmenté par un combat intérieur face au doute. La photographe, elle, se fie uniquement à ce qui est visible et essaie de combattre le mal au moyen de la photographie. Forte de ses convictions, elle s’attelle à produire de l’évidence sur les violences et torts du monde. Elle connaît le potentiel de l’esthétisation pour faire passer un message et son but est de faire en sorte que les autres regardent et reconnaissent le mal. À son image soulève ainsi les grandes questions relatives à l’existence du mal, à sa provenance et à son sens, mais questionne également les comportements de l’homme à son encontre; il offre par ailleurs une réflexion sur des concepts associés, tels la culpabilité ou le péché, la responsabilité, le repentir ou la pénitence et, surtout, sur le problème du pardon. Au cœur du débat s’opposent les stratégies, tendant tantôt vers le religieux, tantôt vers le profane, pour regarder et surtout interpréter les maux omniprésents que sont la violence, la maladie, la peine et la souffrance. Les perspectives du prêtre et de la photographe sont décidément intellectuelles: les deux ne passent pas directement à l’action, mais conservent leur position d’observateur et de commentateur. En considérant les ‚médias‘ dont ils font usage pour transmettre leurs idées - la liturgie et la photographie -, la construction de la réalité, toujours liée à des références systémiques et influencée par des biais personnels, se fait visible. Comme nous le verrons, dans ce contexte, l’image joue un rôle important, puisque le roman aborde de front les débats sur la théorie de l’art et de la littérature, en cherchant à comprendre dans quelle mesure la littérature et les arts peuvent contribuer à maîtriser le mal. Cet essai vise à montrer comment le roman, en entrecroisant les vies des protagonistes, met en contraste les deux points de vue et les stratégies opposées pour aborder la question du mal. Dans le même temps, il montre comment des positions trop dogmatiques ne peuvent produire que des déchirements. Défiées par la vie moderne dont „l’existence semble n’avoir plus aucune orientation stable“ (Dinu 2007: 12), les deux protagonistes personnifient l’incertitude existentielle face au mal. Leur 158 DOI 10.24053/ ldm-2021-0025 Arts & Lettres itinéraire biographique respectif symbolise les difficultés qu’impliquent la confrontation avec le mal et la prise de position. Jérôme Ferrari affirme que, dès le début de la rédaction, il était certain d’écrire un roman avec ce type de personnages. 1 Un curé comme protagoniste, la présence thématique du mal et du péché, du désespoir et de l’ennui font immédiatement penser aux romans ‚sacerdotaux‘ de Georges Bernanos. Ses prêtres-héros, qui ont marqué toute une génération - et il semble que l’influence n’ait pas cessé complètement 2 -, „témoigne[nt] en effet de la réalité du surnaturel et de l’existence de Dieu dans un monde qui le rejette. Le prêtre apparaît comme un être contradictoire puisque spirituel dans un monde matérialiste et hédoniste“ (Gugelot 2015: s. p.). Chez Bernanos et dans la littérature d’inspiration catholique après 1925, il s’agit déjà d’„une écriture de quête spirituelle, qui met en fiction les douleurs intérieures générées par la foi dans un monde qui n’est plus chrétien“ (ibid.). L’œuvre bernanosien est ainsi „l’expression d’un devoir chrétien dont il se propose de donner dans ses récits une nouvelle incarnation […]“ (Dinu 2007: 242). La dimension spirituelle et la foi absolue y sont palpables. Bernanos signale et accuse „[l]a présence du modèle christique chassé de ce monde-ci par l’insensibilité humaine […]“ (ibid.: 196), autrement dit, l’abandon de Dieu par l’homme moderne. Cette vision est „représentée d’abord par l’image de la paroisse tombée dans l’ennui. C’est une société déspiritualisée qui a perdu le sens du péché et de la vertu, qui vit en dehors de l’ordre spirituel en ignorant la présence d’une autre réalité différente du monde concret“ (ibid.: 129). Par conséquent, pour Bernanos [f]aire accéder le mal, dans la littérature, à la puissance d’une langue, c’est combattre l’indétermination (la nuit obscure, la réversibilité) qui naît de l’indifférence générale du monde moderne au sacré, c’est lutter contre l’affadissement des valeurs qui s’ensuit. Il y a donc un enjeu idéologique, et même humaniste, derrière un procédé stylistique et littéraire […] (Lacoste 2014: 341). Chez Ferrari, il ne s’agit plus d’une écriture qui veut raviver les valeurs spirituelles et imposer à la religion catholique un monopole en matière d’interprétation. Le procédé littéraire sert plutôt de bonne pratique philosophique, bien que Ferrari - ouvertement athée - donne une certaine importance au fait d’être stimulé par une sorte de quête et accepte le terme d’‚écriture croyante‘ proposé par Michel de Certeau: „Cette expression est très belle! Je veux bien me l’approprier. Il est sûr que je ne suis pas croyant, et tout aussi sûr qu’il y a là-dedans beaucoup de choses qui me touchent, sans quoi je ne me lancerais pas dans un exercice simplement intellectuel ou esthétique“ (Jérôme Ferrari cité dans Leyris/ Birnbaum 2018: s. p.). Il s’agit ainsi de mener un débat plein d’ambigüité productive et de présenter un monde avec plusieurs réponses possibles, hors des cadres religieux et traditionnels, mais sans écarter complètement ceux-ci (cf. Gugelot 2015: s. p.). Dans À son image, l’œuvre bernanosien et ses prêtres, de fait, servent de grille de lecture exemplifiant le modèle christique en déchéance et la lutte des prêtres impuissants contre la désunion de la communauté, ainsi que la misère de l’homme sans Dieu, 3 soit la perte des modes d’explication et des expériences métaphysiques. La perte d’une conscience du péché DOI 10.24053/ ldm-2021-0025 159 Arts & Lettres et le rationalisme prédominant privent l’homme moderne d’un rempart (spirituel) contre les évènements inconcevables du monde. Dans le roman de Ferrari, l’impuissance du prêtre qui n’est pas capable de donner des conseils à sa filleule ni de s’occuper du salut de l’âme de ses paroissiens (qui se font la guerre ‚des nationalismes‘), montre que l’existence du mal est le plus grand problème pour la foi chrétienne, pour sa doctrine et son catéchisme (cf. Baumeister 2013: 16). Mais dans le même temps, grâce à la jeune photographe, le roman nous rappelle que le mal est également indomptable pour la pensée humaniste et athée, car il conteste toutes les pensées et visions fondamentales du monde. La sensibilité particulière d’Antonia et de son parrain les mène à la recherche de ‚la vérité de l’homme‘, „question essentielle […] qui est au centre de tout débat sur la culpabilité et le péché“ (Oliveira 2013 [1987]: 162). Les deux choisissent des professions qui répondent à un besoin de ‚transcendance‘ (Ollig 2020: 133), 4 c’est-àdire qu’ils sont à la recherche de sens et de connaissance de soi et du monde qui les entoure. Le déroulement et le résultat de cette recherche sont presque opposés: le prêtre arrive à renforcer sa foi et à exercer sa fidélité, pourtant douteuse au début du récit, ce qui lui permet finalement d’assumer son rôle de prêtre. La photographe, jeune femme clairvoyante avec de fortes convictions, finit dans la résignation. À la fin, les quêtes coûtent cher: Antonia se laisse rattraper par l’ignorance - péché ‚capital‘ du monde sécularisé - contre laquelle elle voulait lutter et décède; c’est la mort de cette nièce bien-aimée qui génère chez le prêtre une sorte de résurrection et le renouvellement de sa foi. En confrontant les deux perspectives, le roman crée le dialogue que les protagonistes n’étaient pas capables d’avoir. Il montre la plausibilité, la légitimité et surtout la nécessité de leurs stratégies pour maîtriser le mal, mais il révèle aussi les défauts et points aveugles qui émanent des modes de pensée dogmatiques. 2. ‚L’image‘ comme vecteur des oppositions L’ambivalence du titre du roman est programmatique pour l’étude du texte parce qu’il annonce l’opposition entre le discours religieux et le discours profane. L’expression „à son image“ renvoie clairement à la Genèse, le récit biblique qui propage l’idée que l’homme est créé à l’image de Dieu et à Sa ressemblance. Le Livre de la Genèse contient également le symbole de l’arbre de la connaissance du bien et du mal. La désobéissance d’Adam et Eve, qui ont mangé les fruits de l’arbre, est la source du péché originel. Au sens religieux, cette image fait référence à ‚la vérité de l’homme‘, c’est-à-dire, originellement, au sens de sa vie et à sa relation à Dieu (cf. Kasper 1995: 744-750). Mais l’image du titre renvoie aussi à la photographie, l’expression „à son image“ pouvant ainsi faire référence à la façon dont Antonia voit le monde - à travers l’objectif de son appareil photo. La photographie est en effet pour elle un moyen de découvrir ce qu’est la nature de l’homme, voire d’approcher le mystère du mal. Il est symptomatique des imbrications du roman que ce soit son parrain qui lui 160 DOI 10.24053/ ldm-2021-0025 Arts & Lettres ait offert son premier appareil. Ce fait ouvre la réflexion sur la culpabilité, mais aussi sur la fatalité. La figure de l’image reflète la relation des deux protagonistes: elle remplit la fonction d’une borne qui les unit et les sépare en même temps. L’image est utilisée dans le roman pour montrer ce carrefour, ce croisement de la pensée entre la vision religieuse et la vision séculière, dont le moment fort est le désaccord d’Antonia avec la vision religieuse sur le façonnement de l’homme à l’image de Dieu. Son parrain sait bien que „la référence biblique rendait Antonia furieuse, oh, ce n’est pas beau, l’image et la ressemblance de Dieu, et le modèle doit être encore pire […]“ (Ferrari 2018: 107). Confrontée à différentes formes du mal dans les années conflictuelles du nationalisme corse et de la guerre en Yougoslavie, alors qu’elle est photographe de guerre, ou simplement dans des situations de sa vie quotidienne, Antonia assume un point de vue apparemment irréconciliable avec le catéchisme que défend son parrain - sans pourtant être consciente de ses doutes. Pour Antonia, ce qu’elle a vu et photographié établit un contre-discours à la beauté prétendue de la Création, elle veut donc utiliser la photographie pour ouvrir les yeux sur le monde. Cornelia Ruhe démontre la cohérence thématique d’une telle opposition dans le roman qui s’attache aux formes matérielles de l’image, c’est-à-dire aux médias. Pendant que le parrain d’Antonia considère les peintures et les sculptures dans les églises comme „une porte ouverte sur l’éternité“ qui fait transparaître à chaque regard le mystère de la foi, il déprécie la photographie parce que, selon lui, elle „ne dit rien de l’éternité, [mais] […] se complaît dans l’éphémère“ (ibid.: 108). Contrairement à cette conviction, Antonia cherche la ‚transcendance‘ à travers les observations qu’elle fait grâce à son appareil et à ce qui se matérialise sur le papier photo. Contrairement à la peinture, la photographie serait donc un médium foncièrement séculier. Dans un texte dont les oppositions de base sont celles de l’espoir et du désespoir, de la mort et de la résurrection, elle renvoie à une absence flagrante de toute métaphysique. Les dichotomies mentionnées, qui témoignent de ce déchirement constant, sont véhiculées dans le roman par l’entremise de la peinture ou de la photographie, mais aussi par la parole et par la musique liturgique. Ferrari confronte ainsi deux manières différentes d’affronter et de gérer la souffrance: celle que propose l’Église avec le rite catholique, épaulée par la peinture, et celle que peut offrir un monde sécularisé et rationaliste, secondée par la photographie (Ruhe 2020: 140). Toutes ces considérations sont mises en relation par la structure d’emboîtements du roman: au premier niveau narratif, À son image raconte la messe célébrée par l’oncle-parrain-prêtre, ce qui est accentué par les chapitres intitulés suivant les parties du requiem. Au deuxième niveau, le roman raconte l’histoire de la vie d’Antonia et de sa profession de photographe. Deux autres histoires des photographes historiques - Gaston Chérau et Rista Marjanović - „[triplent] la figure du photographe“ et „secondent la protagoniste fictive du livre“ (ibid.: 139). C’est pourquoi les chapitres sont, en outre, pourvus de légendes d’images réelles et fictives. Ces images font partie du récit parce qu’il s’agit d’images prises par Antonia et par les autres photographes (historiques). Les photos historiques et fictives qui sont intégrées dans le roman (sans jamais être montrées pourtant! ), ont en commun „[…] de représenter DOI 10.24053/ ldm-2021-0025 161 Arts & Lettres des actes de violence ou les conséquences de tels actes. Elles représentent des scènes de souffrance et obligent le spectateur à prendre position ‚devant la douleur des autres‘, pour citer le titre français de l’essai de Susan Sontag“ (ibid.: 139). Les différentes figurations de l’image et les superpositions des guerres et des conflits secondent ainsi les diverses réflexions du roman sur la manière de ‚dire‘ le mal. En dépit de l’opposition qui se produit entre les deux protagonistes, Antonia et son oncle suivent des modèles éthiques qui essaient d’intégrer le mal dans la pensée et, à l’aide du médium choisi, de provoquer chez les autres une prise de position. Le modèle du prêtre suit la doctrine catholique basée sur l’idée d’expiation et de rédemption, qui met les sacrements - comme le baptême, l’eucharistie et la confession - à la disposition des croyants. Les sacrements accompagnent l’homme durant les étapes principales de sa vie et lui offrent des moyens pour expérimenter l’amour de Dieu et la communauté chrétienne, mais aussi pour maîtriser le mal et canaliser la souffrance. Dans la pensée chrétienne, le mal est associé au péché. Selon la compréhension de la foi catholique, la reconnaissance du péché et la pénitence placent les croyants sous la grâce de Dieu. Le péché originel sert ici à expliquer la tendance de l’homme à commettre le mal, produit de sa libre volonté. Ce concept de péché implique le pardon du péché effectif et la miséricorde pour le pécheur repenti, tout en lui rappelant sa responsabilité au nom de la communauté (cf Kasper 1995: 744-750). 5 Heinrich Bacht constate que la conscience (chrétienne) du péché se perd de plus en plus chez l’homme moderne, 6 renvoyant d’un côté au fait que l’Église a longtemps eu le monopole sur l’interprétation du péché, de la culpabilité et du pardon, mais aussi au fait que l’individualisme croissant de la modernité altère la notion de ‚tort‘. Avoir une conscience du péché signifie pour les chrétiens disposer d’un rempart contre l’horreur de l’existence du mal. Le catéchisme leur donne des instructions pour protéger leur âme et, par la charité, celles de la communauté chrétienne. Le prêtre a pour mission d’instruire les croyants et de les guider dans les différents domaines de la foi. Son moyen principal d’aider les hommes est donc la lutte contre le péché même, mais aussi de favoriser chez les paroissiens la conscience du péché, importante en ce que le péché a toujours une dimension communautaire: „Cela signifie simplement que chaque péché touche le bien commun et inversement, que le souci de surmonter le péché n’est pas seulement une ‚affaire privée‘ mais, au sens le plus profond, un service à la communauté“. 7 La disparition de la conscience du péché dans la vie moderne ne signifie pas que le mot ‚péché‘ s’est éclipsé du lexique, car les hommes d’aujourd’hui comprennent encore les mots ‚péché‘ et ‚pécheur‘ et y associent certains concepts et contenus, en particulier transgressifs des normes (par exemple ayant une connotation sexuelle), ce qui implique souvent une fascination (morbide) (cf. Bacht 1952: 7). Audelà de cette sensation, il semble qu’il subsiste une incompréhension et une sorte d’inquiétude quant à ce qu’est le mal et à la question non résolue de savoir pourquoi il existe - bien que plusieurs pistes existent déjà pour apporter des explications 162 DOI 10.24053/ ldm-2021-0025 Arts & Lettres rationnelles et scientifiques aux modalités très réelles comme, entre autres, la violence, le mensonge ou la jalousie (cf. Baumeister 2013). Antonia reflète les stratégies profanes, diverses et souvent contradictoires, qui visent à aborder la violence, le mal et la souffrance. Ces stratégies peuvent être le produit de l’idéalisme ou de l’actionnisme, ou au contraire de l’ignorance et de l’ennui. L’explication la plus courante, qui relève d’une question d’opinion personnelle et d’intérêt de groupe (cf. ibid.: 16), s’appuie sur l’égoïsme de l’homme et la relativité supposée du bien et du mal. On a tendance à psychologiser et pathologiser le mal qui se transforme en produit d’une perversion individuelle ou qui n’est plus qu’un malheureux concours de circonstances, la fatalité et le dégât collatéral d’un système (société, politique, etc.) effréné. Les moyens d’agir sont divers: ils s’étendent de la résignation ou du déni des faits à l’activisme radical. Contrairement à la compréhension chrétienne selon laquelle le péché „dépasse même la simple notion de faute et de culpabilité courante dans la société“ (Oliveira 2013 [1987]: 171) et „sera défini d’emblée: comme un manque d’amour dans les rapports humains et dans les relations avec Dieu“ (ibid.), le ‚péché‘ dans la pensée athée est une culpabilité juridique ou morale, dépourvue de toute métaphysique. 3. Le curé: vocation tardive et révélation progressive La première mention du prêtre dans le roman fait référence au fait qu’il est sensible à la souffrance. En dépit des ambivalences qui le caractérisent, il a un sentiment de responsabilité et une compassion élevés: pendant le baptême d’Antonia, „[i]l ne s’intéressait pas au rituel. Il ne songeait à rien d’autre qu’à réconforter le petit enfant qui s’agitait dans ses bras“ (Ferrari 2018: 15). La compassion manifestée pour l’enfant est peut-être le mobile caché derrière la vocation sacerdotale qui le saisit à l’improviste (et en pleine nuit). Sa vie est une quête, jusqu’au moment où il trouve cette vocation tardive. Le rituel qui, dans le passé, ne l’intéressait pas devient aussi bien décisif que restrictif dans sa vie. La vocation ‚quasi divine‘ porte l’idéal d’un appel à la prêtrise qui en cache les mobiles et exprime l’absolu de la foi. Mais pour cet homme moderne, la vocation apparaît aussi comme la fuite d’une vie profane dont il n’est pas parvenu à trouver le sens (cf. Ollig 2020: 134). Il semble que le protagoniste ait tenté de compenser son incapacité à l’amour séculier par le dévouement à l’amour de Dieu. Qu’il se soit jeté dans la vie religieuse comme pour sortir de sa situation malheureuse, sans réfléchir ni comprendre ce que signifie la fidélité et ce que sont les responsabilités d’un prêtre. L’appel à la prêtrise, le discernement et la formation au séminaire ainsi que, finalement, l’ordonnance lui procurent un appui spirituel et lui enseignent la conscience du péché. Par ailleurs, ses études de théologie l’équipent de connaissances sur les rapports entre le péché et l’amour de Dieu, entre la pénitence et le salut de l’âme. Pourtant, le roman montre bien le combat intérieur qui l’anime sans cesse, puisqu’il se révèle incapable d’enseigner cette conscience à ses paroissiens. L’Église, „qui a fait de lui un agent d’exécution de leurs rituels“ (ibid.: 128), 8 ces mêmes rituels qui DOI 10.24053/ ldm-2021-0025 163 Arts & Lettres ont depuis longtemps perdu leur transcendance, ne lui donne pas les moyens de propager correctement les messages et d’atteindre les paroissiens. Le curé doit assister, impuissant, à ce qui se passe sur l’île - la scission de la communauté par la ‚guerre fratricide‘ du mouvement nationaliste, le déchaînement de la violence et l’indignation, jusqu’au désamour de sa filleule - et devient, comme les prêtres de Bernanos, le „protagoniste du drame de sa paroisse“ (Dinu 2007: 131). Peu à peu, À son image dévoile ce combat intérieur de l’oncle d’Antonia qui, selon Thomas Ollig, traduit le conflit entre la civitas Dei et la civitas terrena. Ollig soutient que les conflits présents dans le roman font écho à la ‚doctrine de deux règnes‘ (cf. Ollig 2020: 135). Sans ouvrir le débat sur le concept théologique, on pourrait considérer cette approche comme une métaphore de la réconciliation difficile entre le rôle du prêtre et l’homme de chair et d’os censé le remplir. À plusieurs moments, le roman dévoile les faiblesses du protagoniste et son impuissance à exercer le rôle prédéfini. Ainsi, après ses études, il revient sur l’île pour prendre en charge la paroisse de son village natal: il se révèle incapable de confesser ou de guider ceux qui ont partagé sa vie avant l’appel à la prêtrise, ses amis intimes ou encore leurs enfants qu’il a vus grandir. Il demande sa mutation sur le continent (encore une fuite), où il n’a pas d’attaches personnelles aux ‚pécheurs‘ qu’il doit guider. Quelques années plus tard, avec plus d’expérience, il reprend finalement la paroisse sur l’île, mais la difficulté se pose de ne pas s’immiscer dans les questions politiques, c’est-à-dire profanes. À l’apogée du conflit violent entre les mouvements nationalistes, il perd sa maîtrise lorsque des jeunes militants, après avoir participé à l’enterrement d’un compatriote - l’une des victimes de la violence déchaînée - défendent ‚leur cause sacrée‘ par ‚l’honneur‘ (cf. Ferrari 2018: 196). La justification devant l’évêque de cette perte de contrôle semble ironique, parce que le roman suggère qu’à cette occasion, le prêtre - toujours très passif et peu critique de ses prochains - agit pour la première fois et sort de l’abri que l’Église, par les rituels et la référence à l’au-delà, lui offrait jusquelà. Dans le contexte du roman qui juxtapose les différentes formes de positionnement face au mal, on pourrait interpréter cette ironie comme une critique du rôle passif de l’Église face aux maux réels, comme de l’attachement à „la parole de Dieu qui est une parole de paix“, qu’elle ne peut pourtant rendre effective. L’oncle d’Antonia se cache derrière ces paroles et rituels du catéchisme qui l’ont orienté et gardé à distance des maux réels. Le fait qu’il laisse parler le texte de la Bible sans vouloir ni pouvoir le traduire dans une langue accessible à ses contemporains est synonyme de l’impuissance face aux circonstances qui l’entourent. En tant que prêtre pratiquant, le protagoniste a eu un aperçu de ce que comprend le péché jusqu’à ce que, à la fin du récit, il éprouve la grâce de Dieu. L’expérience avec le vieillard, qui se rend régulièrement au confessionnal pour avouer le même péché (voyeur, il épie sa propre petite-fille) sans que la pénitence ne conduise jamais à un changement de comportement, lui apprend ce que signifie vraiment le pardon et, par conséquent, l’expiation du Christ. Par la miséricorde, le pécheur repenti doit être pardonné, encore et encore (cf. ibid.: 106-107). Mais confronté aux maux de la vie - et, surtout, aux choses dont Antonia a été témoin et qu’il ne peut même pas 164 DOI 10.24053/ ldm-2021-0025 Arts & Lettres imaginer -, il n’est pas capable de communiquer de manière crédible sur ce concept de péché et de son rapport étroit à l’amour de Dieu: „Antonia lui reprochait de tolérer le mal et, plus encore, de ne pas en prendre la juste mesure et jamais il n’a pu la convaincre qu’elle se trompait“ (ibid.: 107). Quand Antonia lui rend compte de certaines choses dont elle est devenue témoin, il se contente de répondre que „c’est le péché“, se cachant de nouveau derrière un terme qui n’a plus guère de répercussion chez les hommes modernes. Pour Antonia, il s’agit d’une phrase évidée qui, dans son monde, n’exprime que l’ignorance. Le modèle éthique que suit le prêtre présente les évènements terribles comme incontournables, relevant de la Création puisque Dieu a donné la libre volonté aux hommes. Cette libre volonté est en même temps la source du mal et celle du bien. Elle permet aux pécheurs de faire face à leur culpabilité et de lutter contre leur nature pécheresse en suivant les commandements et en pratiquant la charité (cf. Kasper 1995). Mais l’oncle d’Antonia ne peut pas se faire comprendre, il n’est pas capable d’exprimer ce qu’est le péché et ce que sont les ‚remèdes (chrétiens)‘ dans un langage qui peut être compris par ses contemporains; il ne peut pas éveiller une conscience du péché. Il n’y a plus de langage pour matérialiser l’immatérialité du mal dans un monde sécularisé. L’éthique chrétienne, à ce point dépourvue de sens, ne procure plus de réconfort. Quand sa sœur lui demande de lire la messe mortuaire, l’oncle d’Antonia n’est pas certain de pouvoir, cette fois, figurer comme prêtre. La messe devient „son propre chemin de Damas“ (Ferrari 2018: 22), qu’il faut parcourir pour se libérer du sentiment de culpabilité et pour retrouver la proximité d’Antonia (cf. ibid.: 16). En lui offrant son premier appareil photo, le prêtre a également donné à Antonia un outil pour s’approcher du mal et ‚regarder‘ la souffrance des autres. Pourtant, en tant qu’oncle ou prêtre, il n’est pas parvenu à lui offrir le confort moral et le conseil spirituel pour faire face à ce qu’elle a vécu. Sa passivité venait d’„[…] une confiance aveugle [en] Antonia, tout ce qu’elle disait ou entreprenait lui paraissait admirable et, si elle était prise en faute, il supposait toujours qu’elle avait au fond obéi à quelque noble raison secrète“ (ibid.: 21). Admiratif de la volonté féroce de sa nièce mais bien conscient du péril - pour le corps et l’âme -, il s’est révélé inepte et trop couard pour intervenir et lui donner tort (cf. ibid.: 162). Cette peur de l’affrontement, causée apparemment par les doutes quant aux piliers de sa propre croyance, l’ont empêché d’exercer tant son rôle de parrain que celui de prêtre. Le conflit entre les deux rôles témoigne de son humanité: „Peut-être a-t-il trop demandé à Dieu de la lui ramener vivante et pas assez de veiller aussi à préserver son âme“ (ibid.). La peur de perdre sa nièce correspond à l’égoïsme humain, sans souci du ‚plan de rédemption‘. Chaque soir, il disait les derniers mots de la prière „Notre père“ en espérant qu’Antonia survivrait à la guerre et que ce seraient les autres qui en souffriraient (cf. ibid.). Ce fait renvoie à la prière que le Christ fait à Dieu à Ghetsémani, demandant à ce que ‚ce calice passe loin de Lui‘. L’hésitation de Jésus, l’angoisse et l’amertume qu’il ressent le rendent forcément humain. Ayant compris la souffrance du Christ, l’oncle d’Antonia se voit exposé à sa propre faiblesse humaine. DOI 10.24053/ ldm-2021-0025 165 Arts & Lettres Dans ce contexte, la messe cristallise la rencontre de l’oncle d’Antonia et de sa foi: pendant le rituel, il comprend enfin pourquoi le Christ a pleuré le jour où il a ressuscité Lazare et il éprouve „une sorte de résurrection dans cette conscience enfermée dans l’égocentrisme“ (Dinu 2007: 177). Il comprend que la souffrance et la peine sont les symboles les plus forts de l’incarnation - „qu’aurait-il eu d’humain [le Christ] s’il s’était épargné l’expérience de l’angoisse et du désespoir? “ (Ferrari 2018: 95). Dans la spiritualité chrétienne, les larmes représentent „l’infinie pitié du Christ pour le pêcheur“ (Dinu 2007: 177). Le moment crucial, l’épiphanie, survient quand le prêtre cesse son homélie de paroles vides et fait référence à sa nièce, avec tous les sentiments propres à son double rôle de prêtre veillant au salut de l’âme de sa paroissienne et de parrain aimant et éperdument affecté par la perte. Selon Thomas Ollig, le requiem est „un nouveau tournant dans sa vie. Le deuil de la mort de sa nièce le rapproche non seulement de sa famille, mais aussi de la ‚civitas terrena‘ à laquelle la défunte s’était consacrée“ (Ollig 2020: 135). 9 Dès lors, il peut vraiment éprouver le désespoir de ceux qui restent après la mort d’une personne aimée. Mais c’est par la confrontation avec le „visage si vulnérable et désemparé“ (Ferrari 2018: 219) de Marc-Aurèle, seul devant la tombe de sa sœur, qu’il sent finalement la grâce qui fait de lui l’ambassadeur du Christ. Cette expérience le rend plus bienveillant encore face à la lâcheté de l’homme et la compassion se présente alors comme le meilleur moyen de lutter contre le mal du monde. En s’avouant son égoïsme et en se laissant affecter par la souffrance de l’autre, le prêtre s’avoue aussi qu’il était aveuglé par la conviction de pouvoir laisser de côté sa propre souffrance et sa faiblesse, ce qu’il a de proprement humain. Il reconnaît ainsi avoir voulu se cacher derrière les paroles de la liturgie pour ‚s’épargner l’expérience de l’angoisse et du désespoir‘: „Les paroles de la liturgie ne sont pas difficiles à prononcer. Elles ne lui appartiennent pas, elles existent sans lui, elles ne réclament ni sa douleur ni la tendresse inopportune de ses souvenirs mais seulement la matérialité de son corps pour s’incarner et se faire vivantes à travers lui“ (ibid.: 15-16). La matérialité du corps - ce corps qui, séparé de la conscience de sa propre condition humaine, ne dispose d’aucune rédemption face à la souffrance - transforme les paroles de la liturgie en phrases vides qui n’offrent plus de rempart contre l’existence du mal. C’est la conscience du péché et la foi en la grâce de Dieu qui exercent une fonction sociale basée sur le concept de l’amour du prochain. Le procès révélateur du prêtre accentue la problématique qui implique la prise de position face à la condition du monde et qui révèle la négligence de l’Église d’actualiser ses moyens et son langage pour faire entendre aux hommes ces messages qu’ils préfèrent refouler. C’est l’homme lui-même qui doit donner un sens aux règles d’une certaine éthique, en les expérimentant directement. Comme nous le voyons par la suite, l’itinéraire d’Antonia reprend cette problématique du côté profane. Dans ce cas, la photographie seconde l’ambigüité irrésoluble qui accompagne chaque raisonnement relatif à l’existence du mal et à la question du positionnement de l’homme. 166 DOI 10.24053/ ldm-2021-0025 Arts & Lettres 4. La photographe: la lutte en vain contre „le confort de l’ignorance“ Antonia est une jeune femme sensible, avec une capacité de compréhension élevée qui lui sert beaucoup comme photographe et qui est aussi à l’origine de son choix de profession, devenue vocation. Pendant la messe qu’il dit pour la défunte, son parrain explique que c’est cette sensibilité qui l’a rendue vulnérable et l’a éloignée de Dieu: Antonia n’était pas à proprement parler une bonne chrétienne, je le sais et vous le savez. Si elle envisageait parfois l’existence de Dieu, c’était d’une bien étrange manière. Elle ne se fiait pas à Lui, elle ne plaçait pas son espérance en Lui. Nous ne pouvons mentir à l’heure de la remettre entre Ses mains, pas même pour nous consoler […]. Mais je sais aussi que le cœur d’Antonia débordait d’un amour qui la rendait particulièrement vulnérable à la douleur et je sais que la douleur mène parfois à la révolte (Ferrari 2018: 109-110). Dans le roman, Antonia appartient ainsi à un monde qui rejette l’existence de Dieu et se localise exclusivement dans les limites de la civitas terrena (cf. Ollig 2020: 135- 136). Elle comprend déjà le mot (dans son sens laïque), mais „[e]lle ne croit pas au péché, elle ne croit pas non plus en l’agneau de Dieu qui enlève le péché du monde“ (Ferrari 2018: 183). Cependant, elle respecte l’éthique des valeurs chrétiennes et, en partant en guerre, cherche la proximité du mal, tant pour le fixer que pour trouver une langue permettant de l’exprimer. Son objectif est de sensibiliser les gens, de leur faire prendre conscience des maux et qu’ils se rendent compte de leur responsabilité envers leurs prochains et envers leur communauté. L’idéalisme d’Antonia et sa sensibilité particulière en font la proie de cette lutte idéaliste contre le mal qui ne peut jamais être gagnée. Elle s’épuise, le désespoir la conduit à renoncer à ses idéaux et à commencer à vivre une vie dans une normalité trompeuse. Pendant ses années sur l’île, la photographe est devenue étrangère à elle-même et, par conséquent, se cherche par divers moyens. Elle commence par se révolter contre les structures archaïques qui restreignent la vie dans son village natal, en se refusant à les reproduire et à assumer la place assignée qui l’inscrirait dans l’histoire éternelle de la communauté (par exemple en restant simplement la femme de Pascal B.). Elle se décide à laisser ‚ce trou où elle pourrit depuis des années‘ pour partir en Serbie photographier la ‚vraie guerre‘, sans s’apercevoir que la Corse, elle aussi en pleine guerre nourrie d’un nationalisme nocif, aurait besoin d’un même activisme éclairant. Antonia expérimente une vocation profonde: celle de „lutter […] contre le confort de l’ignorance“ (Ferrari 2018: 75). Elle symbolise de fait la transfiguration des photographes de guerre constatée par Susan Sontag: „War photographers inherited what glamour going to war still had among the anti-bellicose, especially when the war was felt to one of those rare conflicts in which someone with a conscience would be impelled to take sides“ (Sontag 2003: 33). Antonia s’est senti le devoir de prendre position et de signaler les abus parce qu’elle se présente comme une personne de conscience. Plus tard, elle se rend compte que ce sont les convictions irréductibles DOI 10.24053/ ldm-2021-0025 167 Arts & Lettres qui mènent aux grands conflits de l’humanité. La superposition des images de violence et de mort en Yougoslavie et des images des militants nationalistes corses qui acclament l’assassinat d’un adversaire par des cris de joie et des applaudissements impliquent qu’Antonia identifie ‚la foi‘ - „la leur [la foi en la cause du nationalisme], comme la tienne [la foi en Dieu de son parrain]“ (Ferrari 2018: 190) - comme source du mal incurable, car ayant le pouvoir d’aveugler les hommes. Antonia ignore qu’il n’est pas question ici de la foi elle-même, mais de comment elle est vécue et traduite en actions. D’ailleurs, elle-même est victime d’une forme de foi: la foi en un monde meilleur et en la capacité à changer l’attitude des autres grâce à la photographie. Son travail de photographe la rapproche de ce qu’est le mal. Avec son appareil, elle s’approche de près des actes de crime et de violence. Elle essaie de sonder le mystère du mal, ce qui est voué à l’échec. Dès le début, la fascination d’Antonia pour les images ne résulte pas de ce qui y est représenté, mais de leur matérialité et de leur capacité à fixer le passé, qui existe donc comme une ‚trace‘ (au sens derridien). Le roman cristallise le lien entre la photographie et la mort et, par conséquent, la „non-contemporanéité à soi du présent vivant“ (Derrida 1997: 16), exprimant le respect et la responsabilité qui, par rapport à la justice, sont indispensables pour ceux qui n’existent plus ou pour ceux qui n’existent pas encore (cf. ibid.: 14-16). La photographie permet de documenter cette non-contemporanéité et la rend notoire. Le medium de la photographie est étroitement lié à la perception d’Antonia. Il est pertinent que dans les moments d’incertitude, de danger ou de confrontation à l’inconfortable et l’horrible, en particulier, l’appareil et l’objectif aient quelque chose de rassurant et de protecteur pour la protagoniste: „Antonia eut peur. Elle colla son œil au viseur et se sentit mieux“ (Ferrari 2018: 40). L’appareil photo crée une distance par le cadrage, mais aussi par la professionnalisation du regard, en se fixant sur l’acte de photographier même. Semblable à l’attitude de son oncle qui essaie de se cacher derrière les paroles de la Liturgie, Antonia n’affronte pas la réflexion profonde sur ce qu’elle entrevoit au travers de son objectif; elle reste cachée derrière celui-ci. Ainsi, quand un journaliste plus expert la démoralise en affirmant que les photos ne changeront jamais rien, elle opte pour un retour à ‚l’ignorance‘. Par ailleurs, elle décide de ne pas développer les photos qu’elle a prises pour ne pas montrer l’horreur et la souffrance des autres enregistrées sur celluloïd. Elle conclut que „[…] certaines choses doivent demeurer cachées“ (ibid.: 178) et qu’„[…] il n’y avait au fond que deux catégories de photos professionnelles, celles qui n’auraient dû exister et celles qui méritaient de disparaître, si bien que l’existence de la photographie était évidemment injustifiable […]“ (ibid.: 189). Elle désavoue ainsi sa vocation initiale de témoin, dont le rôle serait de ‚dire le mal‘ pour que ses contemporains prennent conscience des torts dans le monde. Dans le même temps, elle conteste la capacité de la photographie à représenter la souffrance de manière ‚appropriée‘ et, en refusant la réception de telles images, dénie au public la possibilité de ‚regarder‘ la souffrance des autres. L’activisme et l’espoir d’Antonia de changer l’ennui des hommes vis-à-vis du mal du monde se transforment en résignation. Contrairement à son enthousiasme initial, 168 DOI 10.24053/ ldm-2021-0025 Arts & Lettres ce qui reste à la fin est un sentiment d’impuissance et un ressentiment qui mènent à une position d’égoïsme ‚protecteur‘ car, „[…] au moins, à ce qu’est le monde, autant qu’il est en son pouvoir, elle, n’ajoutera rien“ (ibid.: 183). L’ignorance et l’égoïsme (bien que protecteurs) sont apparemment devenus les principaux péchés du monde sécularisé (cf. Begley 2001: 37). Dès le départ, il est marquant qu’Antonia - filleule d’un prêtre - n’ait personne avec qui discuter de ce qui la trouble et l’inquiète. Sa sensibilité trouve son seul exutoire dans l’activisme et la révolte et, finalement, après qu’Antonia s’y est épuisée, dans la résignation. Bien qu’elle converse continûment avec son parrain et que le contact ne soit jamais coupé, nous apprenons très tôt dans le roman que la communication entre les deux ne touche qu’à des sujets superficiels. Par exemple, après avoir témoigné avec son appareil photo de l’attaque improvisée et brutale de Pascal B. contre un touriste, Antonia éprouve pour la première fois du dégoût et de la fascination, de façon simultanée, face à la violence. Mais elle ne parle à personne de cette agitation: „Dans la lettre qui accompagnait son envoi [des photos quotidiennes de ce jour-là à son parrain], elle ne parla ni de l’incident ni de la troublante ambivalence des sentiments qui s’étaient agités dans son âme“ (Ferrari 2018: 26). Elle n’évoque jamais ses expériences ou sa vie inaboutie. Il semble qu’Antonia, comme certains personnages féminins de Bernanos, ressente un vide qui la mène à „essa[yer] de réaliser une sorte d’auto-substanciation parce qu’[elle] se [sent] [vidée] de vie“ (Dinu 2007: 73). Chez Bernanos, nous apprenons qu’il y a deux options: commettre un crime (et/ ou se suicider) ou se retourner vers Dieu. Dans un sens métaphorique, Antonia se suicide parce qu’elle se détourne de sa mission et de ses idéaux et son retour vers Dieu s’accomplit post mortem. La messe pour la défunte, ouvertement athée, est le point de convergence des positions que nous offre le roman; crise et contradictions concernant l’existence du mal comprises. 5. Dialogue littéraire et invitation à une ambigüité productive Par sa structure d’emboîtement, À son image crée un dialogue bénéfique entre le curé et la photographe; dialogue qui n’a pas eu lieu dans l’histoire parce que les deux n’en étaient pas capables. Le roman incite à suivre la controverse qu’il expose à partir de la juxtaposition des points de vue des deux protagonistes, offrant diverses réflexions éthiques et esthétiques sur l’existence du mal, sa représentation et la question de savoir comment l’homme doit se comporter à son encontre. Le procédé littéraire de l’œuvre sert un ethos philosophique qui invite les lecteurs et lectrices à suivre une ambigüité productive; À son image - contrairement aux romans bernanosiens dans lesquels la spiritualité et l’orientation vers la rédemption éternelle de la souffrance dans l’au-delà sont encore les remèdes universels - met en doute la possibilité de triompher du mal et laisse à chacun la responsabilité de tirer une leçon de cette fable ambigüe sans entretenir la taxonomie des moralistes. De ce fait, on est invité à prendre part à un discours moral et philosophique soutenu par l’esthétique DOI 10.24053/ ldm-2021-0025 169 Arts & Lettres du roman, selon lequel il faut faire face aux doutes et à l’ambigüité irrésolubles qui accompagnent chaque réflexion profonde sur le mal. Cependant, À son image impose un impératif: même si la lutte contre le mal ne peut jamais être gagnée, l’homme a la responsabilité de ne pas détourner le regard, mais de regarder les maux du monde et de se laisser affecter par eux. D’un côté, le combat intérieur du curé et son ‚chemin de croix‘, jusqu’à ce qu’il réussisse à adopter une posture cohérente, soutiennent cet impératif. Cela illustre comment l’oncle d’Antonia comprend peu à peu qu’il ne faut pas masquer la nature pécheresse de l’homme, mais, au contraire, la regarder et se laisser affecter par sa malignité. Surtout, il se rend compte qu’il faut se rendre humain, c’est-à-dire partager avec les autres ses sentiments les plus profonds, comme l’angoisse et le désespoir, mais aussi la compassion. De l’autre côté, le texte dément la conclusion d’Antonia, qui détourne son regard en assurant que rien n’est possible. Il va jusqu’à trahir le comportement de sa protagoniste en ‚montrant‘ ce qui se trouve sur les photos qu’Antonia n’a pas développées, qu’elle a jetées ou cachées. En effet, dans certaines scènes, le roman décrit les photos par ekphrasis ou encore évoque ce qu’Antonia regarde à travers son objectif. À son image ne reprend pas le vieux débat hiérarchisant la photographie et la littérature selon leur fonction de témoignage, mais la photographie et le vocabulaire photographique (analogique, en particulier) sont rendus utiles en termes épistémologiques: ‚déclencher‘, ‚développer‘, ‚cadrer‘ ou ‚retoucher‘ sont des termes qui peuvent ouvrir le débat critique sur l’ambivalence de la représentation iconique de la violence et de la souffrance, ainsi que sur son instrumentalisation. Le roman souligne que ce sont les représentations symboliques (les images, la littérature et l’art en général) qui se font forts d’engager les lecteurs et lectrices à regarder le Mal du monde. 10 Mais le roman alerte presque sur le prix d’un tel engagement ou, plutôt, sur le poids inévitable que représente ce fardeau qui doit être partagé par la communauté pour amener le soulagement. Les deux protagonistes ont éprouvé ce manque d’une souffrance partagée. De plus, la mort d’Antonia révèle une part d’ironie car celle-ci, après avoir survécu à la guerre, trouve la mort dans un évènement trivial. La scène est moins arbitraire qu'elle ne paraît à première vue si l'on la lit sur fond des textes de Bernanos: le soleil éblouit Antonia et elle perd le contrôle de sa voiture et (de) sa vie - „le soleil de Satan“? Elle avait arrêté de lutter contre l’ignorance du monde et détourné le regard. Elle s’était laissée séduire par une vie ‚d’ennui‘, dont elle pensait qu’elle les mettrait tous à l’abri. L’exclamation d’Antonia („comme elle était bête de l’avoir cru“, Ferrari 2018: 202), après le meurtre de Pascal B., s’applique à son propre destin et apporte au roman une touche de fatalisme. L’oncle d’Antonia paie également cher la réconciliation avec sa foi, car c’est la mort de sa nièce qui lui fait comprendre par la spiritualité des larmes „l’infinie pitié du Christ pour le pêcheur“ et l’importance de la compassion comme moyen pour lutter contre le Mal du monde. 170 DOI 10.24053/ ldm-2021-0025 Arts & Lettres Bien qu’À son image mette la panacée d’un retour à la croyance en doute, il ne verse pas non plus dans un contre-discours que, selon le philosophe Jacob Rogozinski, l’on pourrait nommer „l’aveuglement de Lumière“ (cf. Rogozinski 2020). 11 Le roman nous explique qu’il ne s’agit ni de sacraliser l’indignation ni de relativiser le mal par le nihilisme. Il faut plutôt se laisser émouvoir par le désarroi, produit de l’acceptation de notre impuissance, pour „fendre son cœur“ (cf. Ferrari/ Rohe 2015), c’est-à-dire pour pratiquer la compassion. À son image, en maîtrisant l’ambigüité des différentes stratégies pour aborder le mal et la souffrance, rend hommage à ce sentiment humain. Bacht, Heinrich, „Die Welt von heute und das Gespür für die Sünde”, in: Geist & Leben, 7, 1952, 7-16. Baumeister, Roy F., Vom Bösen: Warum es menschliche Grausamkeit gibt, Bern, Hans Huber, 2013. Begley, Ann M., „Georges Bernanos’ Love Affair with God“, in: Religion & Literature, 33, 2001, 37-52. Derrida, Jacques, Spectres de Marx: L‘état de la dette, le travail du deuil et la nouvelle Internationale, Paris, Galilée (La philosophie en effet), 1997. Dinu, Claudia, Georges Bernanos: vocation sacerdotale et vocation d’écrivain, thèse de doctorat, Albert-Ludwigs-Universität Freiburg i. Br. 2007, https: / / freidok.uni-freiburg.de/ data/ 5508 (22.12.2021). Ferrari, Jérôme, À son image, Arles, Actes Sud, 2018. 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DOI 10.24053/ ldm-2021-0025 171 Arts & Lettres 1 Affirmation de l’auteur faire pendant la présentation de la traduction allemande d’À son image à Mannheim, le 28 Octobre 2019. 2 Les romans sacerdotaux de Bernanos ont récemment été réédités par Gallimard, qui a publié une nouvelle édition des œuvres romanesques de l’écrivain dans la ‚Bibliothèque de la Pléiade‘ en 2015, et par Flammarion, qui, en 2019, a consacré de nouvelles éditions à Sous le soleil de Satan (ed. Maude Schmitt) et du Journal d’un curé de campagne (ed. Karine Robinot-Serveau). De plus, la maison d’édition Friedrich Pustet a publié une nouvelle traduction allemande complète du Journal d’un curé de campagne en 2015 (Georges Bernanos, Tagebuch eines Landpfarrers, neuübersetzt und kommentiert von Veit Neumann, Regensburg, F. Pustet, 2015). 3 Ces problématiques sont thématisées aussi dans le film „Les deux papes“ (2019 sur Netflix) de Fernando Meirelles, qui laisse entrer en dialogue intime le pape Benoît XVI et son successeur François. En ce qui concerne la confession et le rôle de l’Église catholique dans le monde moderne, le film juxtapose la position plus conservatrice de Ratzinger avec le progressisme de Bergolio, qui dénonce l’abandon de l’homme et du monde moderne par l’Église. Le film renvoie également au fait que la confession sert le pécheur, mais pas directement la victime. 4 Ma traduction: „Grundsätzlich scheinen beide mit ihrer Berufswahl einem Bedürfnis nach ‚Transzendierung‘ zu folgen […]“ (Ollig 2020: 133). 5 Cf. aussi l’entrée „péché“ dans le glossaire numérique de l’Église catholique en France, https: / / eglise.catholique.fr/ glossaire/ peche (26.10.20). 6 Ma traduction: „L’Église est confrontée à un monde dans lequel le sens du péché a non seulement changé, mais a tout simplement disparu.“ / „Die Kirche sieht sich einer Welt gegenüber, in welcher der Sinn für die Sünde sich nicht nur gewandelt hat, sondern einfach verschwindet“ (Bacht 1952: 7). 7 Ma traduction: „Das besagt aber nichts anderes, als daß jede Sünde das Gemeinwohl antastet und daß umgekehrt die Sorge um die Überwindung der Sünde nicht nur ‚Privatsache‘ ist, sondern daß sie im tiefsten Sinn Dienst an der Gemeinschaft ist“ (Bacht 1952: 15). 8 Ma traduction: „[…] mit einer Kirche, die ihn zu einem Vollzugsbeamten ihrer Rituale gemacht hat“ (Ollig 2020: 128). 9 Ma traduction: „[…] einen neuen Wendepunkt in seinem Leben […]. Die Trauer um seine Nichte führt nicht nur zu einer Annäherung an seine Familie, sondern auch an die ‚civitas terrena‘, der sich die Verstorbene verschrieben hatte. In der Person des Onkels wird der Konflikt zwischen den widerstreitenden ‚civitates‘ eindrucksvoll verdichtet“ (Ollig 2020: 135). 10 Dans À fendre le cœur le plus dur, les auteurs expliquent que l’image „n‘est que la forme abrégée d’une totalité cachée, l’incarnation d’un plan invisible de quoi elle procède. Elle sert à désigner ce qui est absent, à nous ouvrir à lui. […]. La tâche qui incombe à l’écriture est de rendre visible, de livrer au travail du sens les pans muets de l’image, les pans qu’elle dissimule ou qu’elle n’est pas en mesure de couvrir“ (Ferrari/ Rohe 2015: 13). 11 Rogozinski se réfère au fait que dans la pensée post-Lumières, on ne concède plus d’espace à la croyance religieuse, ce qui mène à l’incompréhension de l’autre qui, encore, „partage ce monde particulier de croyance que l’on nomme religion“, impliquant des provocations et des conflits (cf. Rogozinski 2020, s. p.).