eJournals Vox Romanica 52/1

Vox Romanica
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Francke Verlag Tübingen
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1993
521 Kristol De Stefani

La légende tristanienne et la mythologie indo-européenne

1993
Alain Corbellari
La legende tristanienne et la mythologie indo-europeenne Apropos du Gant de verre de Philippe Walter Comment faut-il juger les rapports evidents que la legende de Tristan presente avec celle de Thesee? 11 est difficile de le dire. Naguere, on aurait voulu voir dans ! es parties communes aux deux epopees la preuve de l'existence d'un mythe indo-europeen anterieur a la separation des Grecs et des Celtes. Aujourd'hui, on n'oserait emettre une teile hypothese. Ces reflexions de GASTON PARIS (1896), datant d'il y a un siede resonnent curieusement aux oreilles des medievistes d'aujourd'hui. Le developpement des recherches de type dumezilien, et en particulier leur application depuis une dizaine d'anneessur l'impulsion essentiellement de Joel Grisward 1 a la litterature medievale sont en train de renverser du tout au tout cette denegation «rationaliste» du vieux medieviste, laquelle representa en son temps un pas certain vers l'analyse synchronique de l'objet litteraire medieval 2 . Il ne fait nul doute que les recherches actuelles etonneraient fort et certainement raviraient - Gaston Paris. Le resultat probant de l'application de la grille trifonctionnelle a certaines Chansons de geste 3 n'est pas alle sans provoquer quelques impatiences parmi les chercheurs car, malgre des articles fondateurs tel celui dans lequel Joel Grisward (1969, 1981 b) montrait la parente entre l'episode final de la Mort Artu et une legende narte, aucun ouvrage d'ensemble ne s'etait encore attache a analyser de la sorte le corpus immense du roman medieval. Le vieux parallele Thesee/ Tristan retrouvait dans ce contexte une actualite brulante, un livre etait dans l'air: ce fut PHILIPPE WALTER 1990 qui ouvrit les feux avec Le Gant de verre, ouvrage dont on s'aper�ut helas vite qu'il ne remplissait guere toutes les promesses qu'un si beau champ d'etude laissait augurer. Philippe Walter s'est fait un nom parmi les medievistes en explorant les traditions liees a l'astronomie et a la mesure du temps dans la litterature du Moyen-Age. Sa these La Memoire du Temps (WALTER 1989 a), son essai de mythologie (WALTER 1988) sur l'Yvain de Chretien de Troyes nous ont habitues a sa demarche comparatiste qui n'hesite pas a meler le christianisme aux mythologies les plus diverses. C'est dans la foulee de son edition des poemes tristaniens qu'il nous a livre l'essai touffu dont nous allons parler ici. En me penchant sur ce livre, j'aimerais modeste- 1 Cf. GRISWARD 1981, mais aussi tous ! es travaux qui, a la suite de GEORGES DuBY 1979 ont cherche a relier ! es «ordres» medievaux et ! es «fonctions» indo-europeennes. 2 J. BEDIER avec [es Fabliaux, Paris 1893, venait de jeter un discredit total sur la recherche des sources indiennes des recits fran�ais. 3 A la suite de son Archeologie de l'epopee medievale, J. GRISWARD 1982 a montre que de frappants paralleles structurels reliaient Renaud de Montauban au Mahabharata. 134 Alain Corbellari ment tenter ici de suggerer quelques idees possibles pour une recherche veritablement coherente de la tres probable mais toujours brumeuse origine indo-europeenne de la legende tristanienne. Georges Dumezil, qui ne manquait ni de distance vis-a-vis de ses propres recherches, ni d'humour, avait parodie les quatre regles de Descartes a l'intention de ses mauvais disciples. La troisieme pourrait assez bien s'appliquer a l'ouvrage sur lequel nous nous penchons ici: «Diviser les difficultes en autant de parcelles qu'il faut pour ne plus les voir» (DuMEZIL 1987, 179). L'ecriture aisee du Gant de verre semble indiquer que Ph. Walter a cherche a atteindre le plus large public: de fait, si l'ouvrage se lit avec plaisir, il compromet fort les sages principes de rigueur dont Dumezil s'etait fait, en la matiere, une religion. L'introduction est destinee a nous rappeler l'etat de la tradition manuscrite et a poser une definition du mythe qui servira de fi1 conducteur a l'analyse 4 : La litterature tristanienne n'est pas le reflet immediat d'un mythe qui lui preexisterait; elle cree plutöt un mythe nouveau a partir de themes mythiques anciens colportes par tout un fonds legendaire. De ce point de vue, le mythe tristanien est l'ombre portee par une legende sur le langage franfais du xu eme siede. C'est du moins l'hypothese que developpera le present essai. Puis se succedent dix chapitres brodant chacun autour d'un theme de la legende, a savoir l'onomastique generale, le combat contre le monstre, le temps (liturgique et astrologique), 1e personnage de Marc, le philtre, Iseut consideree comme une fee, la figure de l'ogre (et du geant), la naissance du heros et enfin Tristan musicien 5 • L'epilogue, bref, est plus lyrique que veritablement synthetique et peut se resumer dans cette formule: Pour le roman encore a inventer, Tristan et Yseut allaient servir d'embleme a un couple fatal: la Melancolie et l'amour. (311) En guise de digestif, un texte gallois, un conte lorrain et un conte chinois nous offrent un maigre (a dessein? ) echantillon du foisonnement des traditions appelees a la rescousse par Walter. Six pages de bibliographie completent le tableau 6 mais on ne trouvera nulle part trace d'un index et la lacune est de taille! C'est sans doute qu'en mettant en rapport les diverses occurrences de certains themes mythologiques (et le fait est frequent taut les parcours sinueux de chaque chapitre peuvent parfois nous eloigner considerablement du theme de base), Walter craignait que 4 Le Gant de verre, p. 19. - Ce point de depart, on l'aura compris, donne a Walter toute latitude pour faire appel aux mythologies les plus diverses. 5 Titres respectifs des chapitres: 1. Un nom, un mythe; 2. Trita et Tristan; 3. Le message des etoiles; 4. Le roi melancolique; 5. Boisson d'amour; 6. La fiancee des Cendres; 7. Urgan l'ogre; 8. Le lepreux de la salle aux images; 9. Le fils de l'inceste; 10. L'arc et la harpe. 6 L'on se permettra tout de meme de dire que le fait de ne mentionner qu'une seule edition des anciens poemes (celle de Lacroix/ Walter, evidemmente! ) frise la malhonnetete. Et au rang des coquilles, signalons en passant que le premier ouvrage cite de Michel Cazenave s'intitule Le philtre et l'amour et non Le philtre et le venin. La legende tristanienne et Ja mythologie indo-europeenne 135 n'eclatent les contradictions et que ne se devoilent quelques cas flagrants de doubles interpretations inconciliables. Une lecture attentive suffit heureusement a les deceler. Un exemple: rattache a la racine celtique morqui signifie 'grand', 1e nom «Morrois» est mis en parallele avec celui du «Morholt» (56). Cent-cinquante pages plus loin, la meme syllabe «mor» permet d'associer le «Morrois» ala mort, ala fee Morgane et meme au Maure, c'est adire au Sarrasin «donc» (je laisse aWalter la responsabilite de l'inference) a «l'homme sauvage» (210). On se permettra de trouver peu demonstratif ce melange de philologie romane et d'etymologie lacanienne. D'autres cas comparables apparaitront dans la suite de mon analyse. On a par moments l'impression que Ph. Walter fait retour aces philologues trop romantiques et enthousiastes que Gaston Paris jugeait severement. Et c'est un fait que, si les rapprochements sont souvent ingenieux, voire troublants, si l'ampleur des reseaux d'associations impressionne, l'on glisse trop souvent d'un detail, d'une petite enigme a l'autre sans que parvienne veritablement as'en degager une vue d'ensemble coherente. Le theme d'Orion, par exemple, heros astrologique et «caniculaire» que l'on devine eher aPh. Walter, est introduit (79) dans le chapitre consacre au langage des astres. Orion est assimile aTristan en raison de sa predilection pour la chasse, ce qui permet (84) d'evoquer Husdent. Le temoignage du vers 322 de Beroul (Frocin «vit Orient et Lucifer» 7 ) suggere que «si Orion semble definir astrologiquement Tristan, c'est Diane la lune, qui signifie Yseut» (82). Sur quoi il ne faut pas oublier que le philtre a ete bu le jour de la Saint-Jean, ce qui renforce evidemment l'interpretation «caniculaire» de la legende. A la p. 237, dressant le portrait noseographique de Tristan, Walter revient inopinement sur Orion pour nous rappeler que celui-ci avait ete pique par un scorpion pour avoir porte la main sur Artemis. Enfin, apropos de la naissance de Tristan, Walter appelle (251-55) une derniere fois Orion ala rescousse parce que Tristan, dans la Folie de Berne 8 se dit fils d'une baleine et qu'Orion a ete engendre sans femme par le sperme de Neptune. En passant, on aura remarque que les herbes de la Saint-Jean ont ete passablement glosees dans le cinquieme chapitre (143-52), que le theme de la baleine sert (202) a rattacher Tristan aBelin, donc al'inquietante mesnie Hellequin, et aussi asaint Blaise, ou saint Blain, lequel est encore evoque (26�8) a propos d'obscures legendes celtiques. On aura compris que Philippe Walter s'interesse plus al'accumulation referentielle qu'ala coherence narrative! En banne methode, la prudence aurait, de plus, du s'imposer dans l'utilisation parallele des differentes sources franfaises de la legende. 11 est abusif d'essayer de justifier Beroul par les Folies et l'on ne saurait admettre, par ailleurs (et ce n'est meme plus 1aun probleme de 7 Albert Henry a consacre a ce passage un article qui en analyse Ja coherence a Ja fois astrologique et narrative dans l'economie du recit beroulien. (cf. HENRY 1978). s «De que t'ot il? - D'une balaine. » (HoEPFFNER 1934: v.158). 136 Alain Corbellari comparatisme mythologique), que la rime en -ur, «envahit les textes tristaniens» (31), saus pretexte qu'on la retrouve dans amur et dolur, alors qu'elle n'est possible que dans la langue de Thomas (ou elle est certes abondante). Quant aux rapprochements immotives ils sont nombreux. Suffit-il que les hirondelles apportent a Marc un cheveu d'Yseut pour que celle-ci soit assimilable a une femme-oiseau (174)? Et est-il bien serieux d'assimiler Tristan a un revenant parce que l'episode de la fleur de farine rappelle qu'une coutume ecossaise utilisait des cendres (! ) pour deceler le passage d'un fantöme (169)? Au dela de ces details, il y a plus fondamental: Ph. Walter refuse totalement de se demander si les motifs de la serie sont reellement a mettre sur le meme plan: on sait depuis Propp (et leur intuition avait souvent conduit des critiques anterieurs a des positions similaires 9 ) que ce ne sont pas des objets mais des fonctions (ou, pour parler comme Dumezil, des ensembles structures) qui doivent etre compares. Il serait facile de montrer que, dans la «serie» developpee plus haut autour d'Orion, la pierre d'enfantement est un element contingent alors que le parallele solaire avec le heros grec occupe une place fondamentale dans la structure mythique consideree. Meme si Walter avoue lui-meme ne pas chercher a taut prix a retrouver le noyau commun de certaines traditions visiblement proches mais neanmoins difficiles a reduire a un scheme unique 10 , on arrive a la conclusion que, mosai'que de petites analyses souvent astucieuses, parfois un peu oiseuses, Le Gant de verre echoue a creer une lecture. Et que dire de l'utilisation d'un episode biblique pour etayer une comparaison? 11 On ne peut parler de comparatisme indo-europeen et evoquer soudain l'Ancien Testament: cela revient a dire que tel detail n'est pas structurellement coherent mais qu'il releve tres banalement de ce qu'on appelait au debut du siede «les constantes de l'esprit humain». A moins d'admettre qu'il s'agit d'un «stade preindo-europeen de la legende» (110), expression que nous laisserons a M. Walter le soin d'expliciter. De meme, l'evocation (159) du motif chamanique de la demeure celeste nous eloigne egalement fort de la sphere indo-europeenne, sans compter 9 Cf. l'eloge du travail precurseur de Bedier par PROPP 1965: 23. 10 Ph. Walter dit explicitement dans sa preface {20): «si l'on admet que la manifestation essentielle d'une ecriture est d'ordre poetique, il devient du meme coup difficile de reconnaitre aux pretendus determinismes historiques, sociologiques ou psychologiques qui peseraient sur le texte une portee explicative exclusive. » Plus loin, il avertit sagement: «11 ne faut pas trop vite conclure de ces ressemblances que Je conte ou les recits tristaniens imitent consciemment ! es mythes grecs. 11 faut plutöt voir Ja une preuve de plus d'une heritage mythologique commun aux peuples indo-europeens. » (61) On regrette d'autant plus le manque de prudence de trop de rapprochements. 11 Ayant rappele l'episode biblique de Saül lanr; ant son javelot contre David (109), Walter evoque ensuite la rencontre nocturne entre David et Saül endormi dans le desert, narree en Samuel 1/ 26, 1-12. Cf. verset 7: «Et invenerunt Saul jacentem et dormientem in tentorio, et hastam fixam in terra ad caput ejus. » La legende tristanienne et la mythologie indo-europeenne 137 que la tradition celtique pourrait suffire a eclairer ce passage commun aux deux Folie Tristan 12 • Les limites du comparable et du singulier, ici encore, ne sont absolument pas tracees de maniere rigoureuse. Corollairement, taut etant comparable a taut, il devient illusoire d'imaginer qu'en trois cents pages on ait pu exposer l'ensemble des rapprochements possibles. Ph. Walter acheve d'ailleurs de se pieger lui-meme au moment ou, essayant de justifier la grande difference qui separe 1a scene de la rencontre des amants par Marc de celle de la rencontre nocturne de David et Saül (non seulement le schema actanciel est inverse-c'est le souverain qui est endormi mais de plus aucune femme n'est presente) il dit que «La femme disparait totalement dans le texte biblique» (110), posant entre les deux recits une relation de succession qui n'aurait son sens que si le recit presume subsequent etait reellement atteste a une date posterieure, ce qui est ici pour le moins problematique, le texte «influence» etant celui de la Bible! Et c'est precisement sur l'episode de la rencontre des amants par Marc que j'aimerais revenir ici, si possible sans en deborder trop les donnees verifiables, car sa narration dans le texte de Beroul me semble suggerer fortement une interpretation de type dumezilien. Philippe Walter n'en souffle mot, ce qui est d'autant plus etonnant que le titre meme de son ouvrage faisait reference a ce passage. Reconnaissons que si Walter n'est pas le premier editeur a maintenir tel quel 1e voirre du v. 2032 («Un ganz de voirre ai je o moi») 1 3, il est neanmoins le premier a prendre cette le�on au serieux 14, ce qui lui permet de rattacher Iseut a un personnage de fee, 12 Cf. HoEPFFNER 1934: v.164-67 et HoEPFFNER 1943: v.301-10. Walter dit lui-meme (157, deux pages avant! ) que «ce pays de verre» est «issu tout droit des vieux mythes celtiques.» Non seulement l'allusion chamanique de la p. 159 est isolee dans le livre, mais de plus elle s'appuie sur Je livre de Mircea Eliade, deja ancien et fort remis en question par Je grand renouveau actuel des etudes chamaniques en mythologie comparee (un exemple de ce renouveau: CARLO GrNZBURG, Le sabbat des sorcieres, Paris 1992, lecture chamanique des phenomenes lies a la sorcellerie en Occident). Une etude serieuse des aspects chamaniques de plus d'un personnage de 1a litterature medievale donnerait sans doute des resultats etonnants, mais c'est 1a une question qui deborde trop les limites de cet article. 13 Nous sommes au milieu du monologue de Marc; on retrouvera ce vers un peu plus bas cite dans son contexte. l4 En effet, EWERT 1963: I, 61) et BRAET! RAYNAUD DE LAGE 1989: I, 116) maintiennent avant (WALTER 1989: 116s. la le9on du manuscrit, en Opposition avec Muret qui proposant de lire voir (vair) avait corrige en 1903 (SATF, Paris, Firmin-Didot) en «Uns ganz d'errnine» puis en 1913, avec plus de mesure, (CFMA, Paris, Champion) «de vair», Ewert, cependant, montre plus un respect de la lettre du manuscrit que de son sens; il commente en effet tres negativement la le9on voirre: «Tue absurdity of the scribe's voirre ('glass') would therefore be exactly matched by the modern, though now questioned, transformation of Cinderella's souliers de vair into souliers de verre. » (Ewert 1963: II, 187) Je serais enclin, avec Walter, a prendre ici Ewert en flagrant delit de rationalisme intempestif et, de meme qu'il n'est guere admissible d'accuser Perrault d'avoir ecrit n'importe quoi dans son conte (Walter rappelle opportunement p. 154s. du Gant de verre la querelle qui en 1951 a oppose A. Dauzat, tenant de la critique traditionnelle, au folkloriste P. Delarue au sujet de Cendrillon), la position de Walter qui laisse au scribe du ms. 2171 l'entiere responsabilite de sa le9on me semble parfaitement coherente. Notons que dans son commentaire (RErn, 1972: 77), Reid ne se penche pas sur le probleme, que Braet et Raynaud de Lage se 138 Alain Corbellari dont nous ne saurons par ailleurs pas grand chose d'autre, sinon que son archetype a egalement inspire le personnage de Cendrillon. Mais il n'aurait peut-etre pas ete non plus sans interet de se demander si les trois objets deposes vers les amants par le roi Marc ne pouvaient pas s'analyser par la trifonctionnalite. L'assertion n'est pas sans danger; je vais neanmoins tenter de la developper. Rappelons ces quelques vers (Marc, qui a vu l'epee entre les amants vient de renoncer a sa vengeance) 15: Ge voi el doi a la rei: ne 2028 L'anel o pierre esmeraudine; Or li donnai, molt par est buens, Et g'en rai un qui refu suens: Osterai li le mien du doi. 2032 Un ganz de voirre ai je o moi, Qu'el aporta o soi d'Irlande. Le rai qui sor la face brande Qui li fait chaut en vuel covrir; 2036 Et qant vendra au departir, Prendrai l'espee d'entre eus deus Dont au Morhot fu le chief blos. » Dans un article deja ancien, JEAN MARX (1955) a remarquablement decrypte la signification feodale des trois presents de Marc, qui definissent la «triple investiture» des amants au sein d'une structure sociale qu'il sont desormais destines a recouvrer: l'epee instaure un nouveau lien de vassalite, l'anneau est gage de tendresse envers Iseut et le gant replace cette derniere sous l'autorite de son maitre et seigneur. Mais ce que cette interpretation laisse de cöte, c'est la question du nombre des objets: pourquoi y en a-t-il precisement trois? Sans importance immediate au niveau ideologique, la question est centrale, d'un point de vue structural, pour comprendre l'economie de la narration. D'autant plus que le chiffre trois a acquis, depuis les recherches de Georges Dumezil, une nouvelle actualite dans le domaine de l'etude structurale des recits anciens. Philippe Walter ne manque d'ailleurs pas de gloser abondamment la signification du prefixe tri- (Tristan) 16• Des lors, ces trois contentent de renvoyer a Ewert 1963: 11, 91) et que Stewart Gregory dans la derniere en date des editions de Beroul se rallie a la seconde correction de Muret. 15 BRAETIRAYNAUD DE LAGE 1989: 116 16 Cf. en particulier le eh. II du Gant de verre «Trita et Tristan»: «Le nom picte puis francise de Tristan perpetue ou retrouve une racine indo-europeenne qui renvoie au chiffre trois. Tristan serait ainsi un vainqueur du monstre triple, autrement appele le Tricephale. » (43) Le chapitre commern; ait par un rappel des trois fonctions dumeziliennes (41) mais en fait Walter n'exploite pas la structure trifonctionnelle. Ayant affirme que Tristan est un heros de deuxieme fonction, il derive ensuite sur des comparaisons mythologiques et des interpretations psychanalytiques: «L'initiation guerriere de Tristan est aussi une initiation a la sexualite adulte. (45)». - Ce recours a la psychanalyse est d'ailleurs une tentation frequente, quoique non avouee explicitement, de La legende tristanienne et la mythologie indo-europeenne 139 objets ne s'appuieraient-ils pas sur un schema trifonctionnel, qui serait par 1a meme garant de I'«universalite» du pardon de Marc? L'ordre dans lequel ils sont cites ne nous apprendra rien puisque du vers 2027 au vers 2050 ils sont evoques a deux reprises (definissant les deux temps-le projet et sa realisation-de l'action de Marc) et dans un ordre different: anneau, gant, epee, puis gant, anneau, epee. Taut au plus peut-on remarquer que l'epee dans les deux cas est citee en dernier. C'est aussi l'objet auquel on peut attribuer le plus immediatement une connotation fonctionnelle, et ce n'est pas un hasard si cette fonction, la deuxieme, celle qui est rattachee a la guerre est aussi celle qui est indubitablement privilegiee dans 1e monde feodal 17• C'est par la deuxieme fonction que Marc se definit d'abord puisque son premier geste en voyant la loge de feuillage a ete precisement de brandir son epee. L'interpretation de Jean Marx, qui se situe essentiellement au niveau de la deuxieme fonction, donne aussi un caractere central a l'epee et, dans la mesure ou c'est bien Marc lui-meme qui donne egalement l'anneau et le gant, l'interpretation de ces objets comme complements de la deuxieme fonction est defendable; elle n'en epuise pourtant pas taut le sens et ce n'est, si j'ose dire, qu'accidentellement, secondairement dans tous les cas, que gant et anneau revetent une signification feodale. Tristan est egalement, dans le passage qui nous interesse, caracterise comme representant typique de la fonction guerriere puisque le vers 2038 18 nous rappelle un des exploits guerriers du heros, selon une technique analeptique a laquelle le lecteur de Beroul est familier. On aura ete sensible dans ce reperage des elements de deuxieme fonction a leur aspect limitatif- Tristan semble reduit a son statut heroi:que, alors que la vie dans le Morrois l'a probablement pousse a un accomplissement vital superieur; de meme, par un mouvement a la fois parallele et inverse, Marc, qui semble revetir tous les attributs de la souverainete, c'est a dire de la premiere fonction, est vu d'abord comme le porteur de l'epee. Et il se pourrait bien en realite que Marc füt bel et bien exclu de la souverainete. Rappelons que dans le texte de Beroul, deux instances se portent garantes de l'«innocence» des amants: Dieu et 1e peuple, qui, d'une certaine maniere, accaparent la premiere et la troisieme fonction, ne laissant a Marc de preponderance que dans la fonction guerriere. Walter qui prend parfois ses fantasmes associatifs pour des realites mythologiques. Quand il dit p. 223 «Yseut entretient en tant que femme une relation fondamentale avec l'impurete. Le serpent est l'animal qui change regulierement de peau comme Je lepreux», cette glose du mythe biblique n'eclaire en rien l'episode beroulien du Mal Pas qu'il est cense rappeler. 17 JoiiL GRISWARD 1981a: 185 montre bien, dans ! es chapitres sur les personnages typiquement guerriers de son Archeologie de l'epopee medievale, que leur statut fonctionnel est a Ja fois evident et a interpreter avec prudence, justement parce que trop evident. 1s Nous n'entrerons pas dans Ja longue discussion sur Ja signification exacte du terme «blos». A ce sujet, cf. EwERT 1963: II, 188. 140 Alain Corbellari De «vair» ou de «voirre», le gant n'est pas moins clairement connote: on rappellera par exemple qu'au moment de sa consecration, l'eveque re<;:oit, au Moyen Age, des gants liturgiques qui figurent parmi ses ornements les plus caracteristiques (GAY 1887: 760). Des le x e siede, c'est a dire des la mise en place des structures feodales, le gant est l'attribut privilegie des empereurs et des rois; il joue un röle central dans les pratiques d'hommage et est generalement associe aux dons accordes par le souverain. Jete en maniere de defi, il signifie d'abord que celui qui l'a lance possede un pouvoir, une puissance de decision. J. MARX (1965: 295) parlait opportunement de «gage d'autorite». C'est presque litteralement qu'il signifie la mainmise souveraine de son possesseur 19 . De maniere tres generale le gant connote la purete (CHEVALIERIGHEERBRANT, 1981: 472). Pour en rester au texte de Beroul, on ne peut s'empecher de trouver tout a fait remarquable le lien qui y est etabli entre le gant et le soleil: le gant s'oppose au soleil, il le concurrence; dans un certain sens, il le remplace, substituant a son eclat la presence sensible d'un objet plus discret mais non moins souverain. Les Folies Tristan insistent d'ailleurs toutes deux sur ce detail dans leur rappel analeptique de l'episode 2 0. Que l'on puisse assimiler le soleil, a une puissance fecondatrice, comme le pense Walter 21 , est assez plausible et permettrait de lire le geste de Marc comme a la fois protecteur 22 et castrateur, l'anneau d'or representant de son cöte, par son eclat, une maniere de substitut du rayon solaire. Enfin le rappel qu'Iseut «l'aporta o soi d'Irlande» replace le gant dans un contexte anterieur au mariage de la jeune femme et renvoie a l'evocation de la puissance parentale qui s'est exercee sur elle. N'oublions pas que la reine d'Irlande etait une magicienne 23 , donc qu'elle refletait parfaitement l'aspect obscur (Varuna) de la premiere fonction. C'est du meme coup situer dans cette meme fonction tout le personnage d'Iseut. Et peut-etre cela l'eclaire-t-il sous plus d'un aspect, meme s'il est vrai que toute magie n'est pas forcement de premiere fonction 2 4. 19 «Der Handschuh macht Rechtsvorgänge sinnlich wahrnehmbar und kann die Hand einer Person vertreten.» (Lexikon des Mittelalters 4: 1909) 20 HOEPFFNER 1943: v. 884-88; HoEPFFNER 1934: v. 200--05. 21 Pour Walter, qui rappelle Ja symbolique chretienne du rayon de lumiere, «Je soleil apporte une fecondation brulante» (162), ce qui lui permet de lier Je motif du soleil a celui de l'epee mis plus haut en rapport (107) avec une tradition indienne qui veut que l'on place une epee entre deux amants apres leur premier coi:t. Contredisant l'interpretation habituelle qui s'autorise de sources celtiques bien accreditees (cf. ScHOEPPERLE 1960: 262-64) pour voir dans l'epee un signe de chastete (Walter n' en dit mot! ), cette interpretation a Je desavantage evident de se fonder sur une source moins proche; d'ailleurs, eile ne rend pas non plus compte d'une realite car Tristan et Iseut n'en sont pas (il faut du moins l'esperer pour eux) a leur premier coi:t! 22 BRAET ET RAYNAUD DE LAGE 1989/ II: 91 commentent un peu lourdement Ja «pitie» de Marc evoquee au v. 2024. Ils concluent: «Ici c'est l'homme qui parle et non Je souverain». 23 II sera question plus loin de ses possibles rapports avec Circe. 24 Une ambigui:te existe en effet entre magie d'herbe (premiere fonction) et magie sexuelle (troisieme fonction). La legende tristanienne et la mythologie indo-europeenne 141 Le troisieme objet est directement relieet par 1a il s'oppose rigoureusement au precedentau moment meme des epousailles de Marc et d'Iseut, puisqu'il s'agit de l'anneau. Les deux indices qui permettent de le rattacher a la troisieme fonction, et d'une maniere que j'estime tout aussi naturelle que pour les deux autres elements, est d'abord le lien specifique qui le relie au mariage, dans la mesure Oll l'on se souvient que c'est avant tout pour avoir un heritier que Marc s'est resolu a cette extremite: or, on sait que la fecondite est un des attributs fondamentaux de la troisieme fonction. D'autre part, l'anneau est, des trois objets, celui qui connote de la maniere la plus concrete et la plus evidente la richesse: le texte precise que l'anneau d'Iseut est garni d'une «pierre esmeraudine». Nous savons par ailleurs qu'il est en or; en outre, l'adjectif «buens», a travers l'ampleur de ses connotations qui englobent la beaute, la richesse, la perfection de la facture, semble bien celui qui convient ici pour qualifier un objet que son caractere precieux destinerait a l'evocation de la troisieme fonction. Bien sür faire intervenir la volonte consciente du scripteur dans la caracterisation de l'objet serait un non-sens (il n'y a plus, au Moyen-Age, de conscience reelle du schema indo-europeen, sinon dans la structure sociale des trois ordres, que les contemporains ne considererent evidemment jamais comme un «heritage») et peut-etre l'aspect trop demonstratif de mon analyse en constitue-t-il la principale faiblesse: j'ose cependant la croire plus solide, au niveau comparatiste, que beaucoup des rapprochements de Ph. Walter. Au surplus, i1 me semble qu'une interpretation de l'anneau en premiere fonction (puissance du mari) et du gant en troisieme fonction (le «voirre» connotant alors la richesse) ne la compromettrait pas fondamentalement. Taut au plus mettrait-elle en evidence un certain «brouillage des donnees» chez Beroul, d'autant plus comprehensible qu'il s'agit 1a de la seule serie clairement reconstituable du texte 25 • Un passage etonnamment semblable de l'Yonec de Marie de France me conforte d'ailleurs dans la voie de l'analyse trifonctionnelle. Le caractere plus evident de l'interpretation dans le lai viendrait par ailleurs confirmer l'idee generalement admise qui veut que la matiere adaptee par Marie de France soit plus directement celtique que celle des premiers romanciers courtois. Au moment en effet Oll il meurt, blesse a mort par 1e piege tendu par le mari jaloux, Muldumarec l'homme-oiseau remet a sa maitresse, qui l'a rejoint dans 1e palais cache saus la collineimage de l'autre monde-, un anneau, une epee et un 2s L'on pourrait s'attendre a ce que la scene du retour triomphal d'Iseut (BRAETIRAYNAUD DE LAGE 1989: 2976-3009), qui actualise Ja «reinvestiture» d'lseut prefiguree par Je geste de Marc dans Ja foret, garde des souvenirs de trifonctionnalite. La presence preponderante de l'eveque lors de Ja ceremonie, l'adoubement de vingt chevaliers et l'affranchissement de cent serfs donnent une place a chacune des trois fonctions. En l'absence d'elements textuels plus precis, une teile interpretation reste cependant aventuree. 142 Alain Corbellari bliaut que la femme, enceinte des reuvres de Muldumarec, devra remettre a son enfant le jour de sa majorite 26 : Un anelet li ad baille, 416 Si li ad dit e enseigne, Ja tant cum el le gardera, A sun seignur n'en membera De nule rien ki fete seit, 420 Ne ne l'en tendrat en destreit. S'espee li cumande e rent Puis la cunjure e defent Que ja nuls hum n'en seit saisiz, 424 Mes bien la gart a oes sun fiz. ( . . . ) Un chier bliaut li ad done; Si li cumande a vestir, 440 Puis l'ad fete de lui partir. L'analyse est, ici, plus simple en ce que l'etoffe connote la richesse, donc la troisieme fonction, de maniere quasiment canonique 27 ; l'epee representant evidemment la deuxieme fonction, reste l'anneau que l'on peut aisement considerer comme 1e symbole de la souverainete dont heritera le fils de Muldumarec, d'autant plus que rien n'est dit de son eclat ou de sa «richesse», contrairement au passage que nous avons vu chez Beroul ou l'anneau possedait par 1a une nette connotation de troisieme fonction. On constate de plus que l'epee est non seulement l'objet sur lequel Muldumarec insiste le plus (seize vers contre six pour l'anneau et seulement deux pour le bliaut), mais que c'est ici encore l'objet cle, celui dont dependra toute l'issue du recit, prefiguree par les vers 425-36, a la fois injonction et promesse. L'ordonnance simple et precise du discours de Muldumarec developpe une presentation ordonnee des trois fonctions qui se 1it aisement comme 1. investiture, accession a la souverainete; 2. incitation a l'action, a l'accomplissement dans le cadre de l'ethique chevaleresque; 3. present complementaire et conclusif assurant 1'«universalite» de l'investiture. 11 est vrai, cependant, que dans beaucoup de cas les frontieres entre motifs indoeuropeens et topo'i litteraires sont parfois difficiles a tracer. M. Gilles Eckard, a qui je dois par ailleurs beaucoup de vues profondes qui m'ont ete d'un grand secours dans la redaction de cet article, a attire mon attention sur un topos litteraire dont l'origine se trouve probablement dans le symbolisme chromatique des Indo-Europeens: le cheval colore de la princesse (EcKARD 1991). 11 se trouve que la descrip- 26 RYCHNER 1968: 115. Les vers 425-36 developpent les recommandations destinees au fils lorsqu'il sera «chevaliers pruz e vaillanz» (v. 426) et annonce en maniere d'enigme (v. 436: «Asez verrunt k'il en fera.») la conclusion de l'histoire. 21 On aura remarque l'adjectif «chier»; l'objet evoque d'ailleurs irresistiblement quelque habit d'apparat et semble prefigurer les splendides draperies de la scene finale (RYCHNER 1968: 500-08). La legende tristanienne et Ja mythologie indo-europeenne 143 tion du chien Petit-Crü chez Gottfried de Strasbourg correspond de maniere troublante a celle du «cheval colore» 28, dont il pourrait etre une version parodique (cadeau pour Iseut, il est donc aussi destine a une souveraine). En l'absence du probable texte-source de Thomas (pure conjecture cependant), i1 est cependant difficile de juger correctement des parts respectives de la parodie et de la tradition dans le recit de Gottfried. A titre d'exemple, j'aimerais revenir sur le probleme classique des rapports Thesee/ Tristan. Ici encore Philippe Walter me semble confondre structure et motifs: affirmant d'un cöte avec la tradition que 1e combat contre le Minotaure correspond a celui contre le Morholt (263), il estime, dans un autre passage que 1e 2s Comparer en particulier ces vers du Roman d'Eneas (SALVERDA DE GRAVE 1925-1929): Unques ne fu tant gente beste: come noif ot blanche Ja teste, lo top ot noir, et ! es oroilles 4052 ot anbedos totes vermoilles, lo eo! ot bai et fu bien gros, ! es crins indes et vers par flos; tote ot vaire l'espalle destre 4056 et bien noire fu Ja senestre; ! es piez devant ot lovinez et fu toz bruns par ! es costez; soz Je vantre fu leporins 4060 et sor Ja crope leonins et fu toz noirs desoz ! es auves; ! es dos desriers vermalz com sans; ! es quatre piez ot trestoz blans, 4064 noire ot Ja coe une partie, ! 'altre blanche, tote crespie, (...) et ce passage du Tristan und Isolde de Gottfried de Strasbourg (F. RANKE 1963): ez was sö missehaere, als man ez gegen der bruste an sach, daz nieman anders niht enjach, 15825 ezn waere wizer danne sne, zen ! anken grüener danne cle, ein site röter danne grän, diu ander gelwer dan safrän. unden gelich lazüere, 15830 obene was ein mixtüere gemischet alsö schöne in ein, daz sich ir aller dekeinpar üz vür daz andere da böt. dane was grüene noch röt 15835 noch wiz noch swarz noch gel noch blä und doch ein teil ir aller dä, ich meine rehte purperbrüen. La ressemblance est si frappante qu'il ne faut pas exclure l'idee de l'influence directe (via Thomas). 144 Alain Corbellari schema 'lutte avec le monstre/ voile noire' s'applique aux episodes finaux du texte de Thomas, a savoir le combat contre Estout l'orgueilleux et la mort du heros (240s.). La confusion d'un episode unique de l'histoire de Thesee (la lutte contre le Minotaure) avec deux passages totalement inassimilables de la legende tristanienne (nous avons vu que ce genre d'interpretations contradictoires etait frequent chez Walter) fait de plus bon marche de la difference essentielle qui separe les deux paralleles les plus universellement reconnus ('combat dans l'ile' et 'voile noire'). D'ailleurs, dans les deux cas, le theme du Minotaure n'est evoque qu'incidemment: p. 240, c'est le theme de la voile noire qui l'appelle; p. 263, celui de la naissance incestueuse. Quant au chapitre II, essentiellement consacre au Morholt, il ne parle meme pas du Minotaure! Le combat contre le monstre possede d'un recit a l'autre une structure coherente dont on pourrait reconstituer l'archetype ainsi: voulant mettre fin a la coutume d'un tribut infamant, un heros (fils/ neveu de roi) (Thesee/ Tristan) tue en combat singulier un personnage monstrueux (le Minotaure/ le Morholt) dans une ile (la Crete -ou le Labyrinthe? -/ Saint-Samson). Mis en <langer de mort (perdu dans le Labyrinthe/ blesse), il doit son salut a une parente (sa demi-sreur/ sa niece) du monstre (Ariane/ Iseut) qui vient a son secours (lui donne le fil/ le soigne). Le motif de la voile noire par contre n'est precisement qu'un motif et possede dans les deux recits un röle structural presque antinomique: alors que Thesee est lui-meme a bord du navire et que sa vie n'est pas en <langer dans la legende grecque, c'est bien de la mort du heros qu'il s'agit dans le recit franyais. L'assimilation du suicide d'Egee avec la mort languissante de Tristan apparait pour le moins problematique. Une conclusion possible se profile: alors que le combat contre le Morholt a de grandes chances de refleter le contenu d'une antique legende indo-europeenne 29 , 1e theme de la voile noire semble bien etre un emprunt savant: la premiere version de Tristan a l'introduire etant probablement contemporaine des romans antiques, l'assertion n'a rien que de plausible; le parallele aurait pu se faire jour chez un scribe qui aurait lui-meme eu l'intuition de la parente des deux legendes. Parallelement, une autre piste pourrait nous permettre de revenir encore sur l'histoire de Thesee: l'on sait que la mythologie grecque s'est fort distancee de la tradition indo-europee,nne 30 (et Ph. Walter s'aventure sur une pente glissante en invoquant sans arret la mythologie grecque 31 ); or on sait par ailleurs qu'un person- 29 CLAUDE CALAME (1990) rappelle que Je noyau de Ja legende theseenne (dont ! es developpements tardifs sont innombrables) est incontestablement a situer dans ! es episodes du Minotaure et de l'enlevement d'Ariane (cf. p. 399). 30 GEORGES DuMEZIL 1982: 166 le rappelle «A Rome, Je cadre trifonctionnel de l'ideologie, et donc de l'imagination litteraire, s'etait plus longtemps et plus consciemment conserve qu'en Grece. » 31 Notons ! es allusions a Herakles (42), Pelee (60), Orion (deja signalees), Phaon (88), Pan (98), Midas (106), Pelias (110), Circe (voir plus bas), Semelee (sie! ) (162), Orcus (203), ! es La legende tristanienne et la mythologie indo-europeenne 145 nage aussi essentiel dans la mythologie celtique que la fee ou la magicienne n'a quasiment pas de correspondant grec. Notons que Walter fait trois allusions a Circe, dont une seule est quelque peu developpee 3 2 les rares magiciennes de la mythologie classique (Medee, Circe 33 ) sont apparentees et ont donc des chances d'avoir des origines mythiques communes; Ariane appartient precisement, par Pasiphae, a leur lignee. Serait-il absurde de voir dans la maitresse du Labyrinthe une magicienne redemptrice par l'amour et, par la, une soeur lointaine d'Iseut? Mais, de peur de voir se retourner contre moi les accusations dont je gratifiais Ph. Walter, je m'arreterai ici. Reprendre les paralleles reels et les analyser selon une methode rigoureuse, tel serait le prolongement a donner a ce compte-rendu d'un livre qui possede du moins l'incontestable merite de donner a reflechir et de soulever des questions, meme s'il n'y repond que rarement. Ce sera peut-etre 1a l'occasion d'un travail ulterieur. Neuchatel Alain Corbellari Bibliographie BRAET, H./ RAYNAUD DE LAGE, G., 1989: BEROUL, Tristan et Iseut, Paris/ Louvain CALAME, C. 1990: Thesee et l'imaginaire athenien, Lausanne CHEVALIER, J./ GHEERBRANT, A. 1981: Dictionnaire des symboles, Paris DuBY, G. 1979: Les Trois ordres ou l'imaginaire du feodalisme, Paris DUMEZIL, G. 1982: Apollon sonore, Paris DuMEZIL, G. 1987: Entretiens avec Didier Eribon, Paris EcKARD, G. 1991 «La princesse et son cheval colore», in: Du Noir au blanc, n ° 6 et 7 des «Cahiers du Centre de recherches sur ! 'Image, le Symbole, le Mythe», p. 71-94 EwERT, A. (ed.) 1963: The Romance of Tristan by Beroul, Oxford GAY, V. 1887: Glossaire archeologique du Mayen Age, Paris GREGORY, S. 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(ed.) 1943: «Folie Tristan» du ms d'Oxford, Strasbourg Bacchantes (216), Ulysse (236), Artemis (237), Pyrame et Thise (240), Paris (263), Telephe (ib. ), Hermes (286), Apollon (288). 32 P. 125, il la cite parmi d'autres magiciennes de la culture greco-latine; p. 273, eile intervient incidemment dans le rappel de la legende de Picoloos; p. 140, enfin, Walter affirme que «Circe est une magicienne nocturne» et rattache son mythe au lai des Deus amanz de Marie de France. 33 G. Dumezil consacre d'ailleurs a Circe un article («Circe domptee», in DuMEZIL 1982: 126-31) qui n'est pas sans offrir des perspectives. 146 Alain Corbellari MARX, J. 1965: «La surprise des amants par Marc» in: Melanges offerts a Clavis Brunel, Paris. 1955, puis repris dans J. MARX, Nouvelles recherches sur la litterature arthurienne, Paris, p. 289-97 PARIS, G. 1896: «Tristan et lseut», Revue de Paris, article repris dans le recueil Poemes et legendes du Moyen-Age, Paris 1900 PROPP, V. 1965: Morphologie du conte, Paris RANKE, F. (ed.) 1963: GOTTFRIED DE STRASBOURG, Tristan und Isolde, Berlin REID, T.B.W. 1972: The Tristran of Beroul. Commentary, Oxford RYCHNER, J. (ed.) 1968: MARIE DE FRANCE, Lais, Paris SALVERDA DE GRAVE, J.-J. (ed.) 1925-1929: Le Roman d'Eneas, Paris SCHOEPPERLE, GERTRUDE, 1960: Tristan and Isolt. A study of the sources of the Romance, New York WALTER, PH. 1988: Canicule, Paris WALTER, PH. 1989a: La memoire du temps: fetes et calendriers de Chretien de Troyes a la «Mort Artu», Paris WALTER, PH. (avec LACROIX, D., ed.) 1989b: Tristan et lseut, les poemes franr;;ais. La saga norroise, Paris WALTER, PH. 1990: Le Gant de verre. Le mythe de Tristan et Yseut, La Gacilly