eJournals Vox Romanica 52/1

Vox Romanica
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Francke Verlag Tübingen
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1993
521 Kristol De Stefani

Le chien, la femme et le petit enfant:

1993
Yasmina Foehr-Janssens
Le chien, la femme et le petit enfant: Apologie de 1a fable dans le Roman des Sept Sages de Rome Pour beaucoup, le recueil fameux des Mille et une nuits illustre de maniere exemplaire la richesse et la diversite de la litterature orientale. L'enthousiasme et la perseverance des chercheurs qui, depuis le 18 e s., travaillent a la suite d'Antoine Galland, nous ont permis de decouvrir ce tresor monumental. On sait moins que le Moyen Age a, lui aussi, connu son lot d'adaptations d'reuvres orientales et particulierement de collections de recits brefs. Parmi eux figure le Roman des Sept Sages (RSS), derive du Livre de Sindibad 1 • On citera egalement les reuvres issues du Calilah et Dimna, version arabe du Panchatantra indien. Ce recueil de fahles a fourni a Jean de Capoue la matiere de son Directorium humanae vitae (13 e s.). Une autre traduction porte le nom evocateur d'Alter Esopus. La fable enchassee offre a ces grands dispositifs narratifs le ressort specifique de l'avancee du recit. Qu'on en juge par l'argument du RSS: Un roi dans ! es versions occidentales, il s'agit Je plus souvent de l'empereur de Rome se trouve dans une situation fort embarrassante. II doit juger son fils, accuse par Ja jeune reine, sa seconde epouse, d'avoir tente de Ja seduire. Le prince, fort instruit et feru d'astronomie, s'est enferme dans Je silence depuis qu'il a quitte ses maitres, ! es sept sages de Rome. Les astres lui conseillent cette conduite afin d'eviter quelque mysterieuse catastrophe. Pourtant son mutisme semble plutöt devoir etre Ja cause de sa perte, puisqu'il l'empeche de se defendre des accusations mensongeres de sa belle-mere. Devant l'insistance et Ja colere de cette derniere, Je souverain condamne son fils au bucher. Pour sauver le prince, un des sept sages vient chaque jour s'entremettre aupres du roi et, en racontant une histoire, il arrache au souverain la decision de surseoir d'un jour a l'execution. A quoi Ja reine riposte par une autre anecdote de son cru, faisant ainsi pencher la balance en faveur de ses theses. Ce duel dure sept jours au bout desquels Je prince, delivre de son vreu, pourra retablir Ja verite. La reine perfide est chätiee. Le Roman des Sept Sages reste un texte tres peu connu, malgre les nombreuses versions medievales qui nous sont parvenues (9 en franc;:ais, redigees du 12 e au 15 e s, et d'autres encore dans la plupart des langues europeennes) 2• Il represente pour- 1 Ce nom generique recouvre un vaste ensemble de versions perses, arabes, hebrai:que, grecque, syriaque, turque et espagnole. Sur l'ensemble de cette tradition, dans ses formes orientales et occidentales, cf. RuNTEIWIKELEYIFARRELL 1984. Une societe savante consacre ses travaux a notre matiere. Son bulletin fournit un supplement bibliographique annuel (Society of the Seven Sages, Newsletter, c/ o H.R. Runte, Department of French, Dalhousie University, Halifax, Nova Scotia, Canada B3H 315). 2 Versions fran�aises en vers: VersionK: Ms. B.N. f. fr. 1553. Editee parH.A. KELLER 1836, puis par J. MrsRAm 1933, eile a ete 148 Yasmina Foehr-Janssens tant un riche terrain d'exploration pour qui s'interesse au statut de la fiction dans la mentalite medievale. L'agencement du recit, qui revient a opposer le silence du jeune prince aux exemples rapportes par les sages et la reine, ouvre de helles perspectives de reflexion. Venant du fond des ages, notre tradition nous oblige a mediter sur les rapports du silence, de la parole et de la mort. La profusion des histoires enchassees constitue la principale richesse de cette matiere originale. Une etude d'envergure du Roman des Sept Sages doit necessairement s'interesser a cette dynamique de la fable. En commentant le Roman de Dolopathos dans un travail precedent 3, nous avons envisage le statut des recits secondaires a partir d'une tradition essentiellement ovidienne ou apuleienne. Le Dolopathos, date de la fin du 12 e s. pour le texte latin et du debut du 13 e pour la traduction en langue romane, se tourne resolument vers la tradition de la metamorphose. L'apparition, dans cette version, de contes faisant appel au fantastique, et, en particulier, d'une redaction de la legende bien connue des enfants-cygnes, entraine l'histoire des Sept Sages sur une voie mythique. A la faveur de cette revalorisation de lafabula, la trame du RSS devient le lieu du parcours initiatique suivi par le jeune heros du roman. La muance informe les aventures spirituelles du prince. L'episode final, inspire par le tres edifiant Roman de Barlaam et Josaphat, confirme cette interpretation. I1 nous rapporte la conversion de Lucemien (tel est le presentee recemment au public, ainsi que la version C, par la nouvelle edition de MARY B. SPEER 1989. 5068 vers. Version C: fragment figurant dans le ms. de Chartres 620, ed. diplomatique par H. A. SMITH 1912, 1-68. Ed. critique MARY B. SPEER 1989 (cf. Version K). 2078 vers, distincts de K. Roman de Dolopathos: roman inspire de la trame des Sept Sages, mais sensiblement divergent des autres versions dans l'elaboration des details de l'histoire-cadre et le choix des fahles enchässees. Plus de douze mille vers. Traduit dans le premier quart du 13 ° siede par un nomme HERBERT, d'apres un texte latin en prose de la fin du douzieme siede. Edite par C. BRUNET et A. DE MONTAIGLON 1856 (Bibliotheque elzevirienne). Trois ms. connus, la redaction complete du roman se trouve dans le ms. B.N. f. fr. 24301. Les autres versions sont en prose. Les principales sont: Version D: en prose derimee. Editee par G.PARIS 1876. Un manuscrit. Version A: dite «vulgate». Premiere moitie du 13 ° s. Ce texte est repandu dans la majorite des langues vernaculaires litteraires medievales. La version fran1,aise figure dans pres de trente manuscrits. Elle a ete editee par le CRAL 1981 d'apres le ms. B.N. f. fr. 2137. Certains ms., dont ce dernier, presentent, pour les quatre dernieres histoires, des traces assez nettes de derimage. On repere generalement ce temoin par le sigle A2. Version L: huit manuscrits, auxquels on peut peut-etre ajouter une copie, d'attribution encore difficile (ms. Philadelphia, Univ. of. Penn fr. 14). Editee par LERoux DE LrNCY 1838. Premiere moitie du 13 ° s. Plus courte que A, elle en differe dans le choix et l'ordre des recits. Version M: Li Ystoire de la Male Marastre. Redaction relativement tardive (fin 13 ° siede) de l'histoire des Sept Sages, remodelee d'apres les donnees du Roman de Marques de Rome, la premiere des suites romanesques elaborees dans la mouvance de notre tradition. Quatre manuscrits. Editee par H. R. RuNTE 1974. 3 L'Autre Voie du roman: Le Dolopathos et la tradition des Sept Sages, these de doctorat presentee a la Faculte des Lettres de l'Universite de Geneve sous la direction du professeur Ch. Mela, le 14 mars 1992. Le chien, la femme et le petit enfant 149 nom du heros de cette version) au christianisme. Le rite baptismal, figure de renaissance ou de resurrection, scelle l'accession de Lucemien a une vie nouvelle apres la longue epreuve du silence. L'interet de cette perspective se comprend facilement lorsqu'on a le projet de montrer en quoi le RSS fraie une «autre voie» au roman. Mais ce parcours une fois fait, il vaut sans doute aussi la peine d'interroger un autre aspect de la fable, celui qui regarde, beaucoup plus classiquement, du cöte d'Esope. Abandonnant provisoirement le modele de la metamorphose, nous nous proposons d'envisager les recits enchasses comme autant d'apologues, d'instruments rhetoriques au service d'une argumentation. Il ne s'agit plus de s'appuyer sur la dimension mythique, mais sur l'exemplarite des fables selon une tradition qui remonte a l'usage antique qu'Aristote commente au livre II de sa Rhetorique 4 • Pour mener notre enquete «esopique», nous avons choisi de parcourir une serie de fables du RSS qui ont en commun d'accorder une place considerable a un animal particulierement significatif, le chien. Car, qui se reclame d'Esope fait immediatement reference a des recits mettant en scene des animaux ou des etres inanimes. La tradition des Sept Sages n'est pas etrangere a cette pente. Il n'est pas rare que l'on donne en exemple a l'empereur de Rome un chien, un arbre, un sanglier ou une pie. La litterature animale figure, au livre I des Etymologies d'Isidore de Seville, parmi les categories du fabuleux. L'apologue qui rapporte le dialogue des souris, ou celui de la belette et du renard ne sont certainement ni vraies ni vraisemblables 5 • Ils appartiennent donc au domaine du fabuleux, qui se caracterise par une ouverture a des realites surnaturelles, a des evenements incroyables, a des aventures fantastiques. Cette incursion hors du domaine de la rationalite trouve sa justification en faisant la preuve de son utilite: Aesopicae [fabulae] surrt, cum animalia muta inter se sermonicasse finguntur, vel quae animam non habent, ut urbes, arbores, montes, petrae, flumina (...) Fabulas pretae quasdam delectandi causa finxerunt, quasdam ad naturam rerum, nonnullas ad mores hominum interpretati surrt(...) Ad mores, [fabulas fingunt pretae] ut apud Horatium mus loquitur muri et mustela vulpeculae, ut per narrationem fictam ad id quod agitur verax significatio referatur. (IsIDORE DE SEVILLE, Etymologies, livre I, 40, 2,3,6) 6 4 Cf. plus loin, p. 150. s Verum et verisimilitudo sont les deux autres categories de la narration envisagees par lsidore en conclusion de son livre I, consacre a la grammaire. 6 «[Les fables] sont esopiques lorsqu'elles rapportent que des animaux muets, ou meme des etres sans äme comme les villes, les arbres, les montagnes, les pierres ou les fleuves ont eu entre eux des conversations. (...) Les poetes composent certaines fables pour charmer, certaines pour expliquer le monde physique, d'autres en vue d'illustrer les mreurs des hommes (... ) Pour ce qui est des mreurs, [les poetes composent des fables], comme lorsque, chez Horace, 1a souris parle a la souris et la belette au renard, afin que la signification veritable soit rapportee par la narration fictive a ce qui est en question.» 150 Yasmina Foehr-Janssens Dans la meme perspective, Jean de Salisbury discute, en ouverture de son Policraticus, les conditions de lisibilite de son reuvre: (...) non omnia, quae hie scribuntur, vera esse promitto, sed sive vera seu falsa sint, legentium usibus inservire. Neque enim adeo excors sum, ut pro vero astruam, quia pennatis avibus quondam testudo locuta est, aut quod rusticus urbanum murem paupere tecto acceperit, et similia; sed quin haec figmenta nostrae famulentur instructioni, non ambige. (Policraticus, prologue) 7 Dans le prologue d'une reuvre tres proche de notre RSS, Pierre Alphonse, un juif espagnol converti au christianisme affirme ses sources arabes en meme tant qu'il declare que, pour composer sa Disciplina clericalis, il a agence son livre partim ex animalium et volucrum similitudinibus. Nous tenons 1a un terme important, qui eclaire la comprehension medievale de la fable dans sa dimension exemplaire. Les contes d'animaux sont des similitudes: on entendra par 1a qu'ils entretiennent necessairement un rapport d'analogie avec un autre enonce qui, du point de vue de l'argumentation, lui est superieur. Ce rapport d'analogie etait deja souligne par Aristote: II y a deux especes d'exemples: l'une consiste a citer des faits anterieurs, une autre a en inventer soi-meme. Dans cette derniere espece, il faut distinguer d'une part la parabole, de l'autre ! es fahles comme ! es esopiques et ! es libyennes 8 ( ••. ) Les fahles conviennent a la harangue et elles ont cet avantage que s'il est difficile de trouver des faits reellement arrives qui soient tout pareils, il est plus facile d'imaginer des fahles; il ne faut ! es inventer, tout comme ! es paraboles, que si l'on a la faculte de voir ! es analogies, täche que facilite la philosophie. (ARISTOTE, Rhetorique, livre II [20 ], 1393a, 28-30 et 1394a, 2) L'utilite de la fable, revendiquee par nos auteurs, ne se con�oit pas sans la presence d'un enonce enchässant 9• Ce qui revient a dire que la fable est toujours inscrite dans un univers de sens. Nous nous situons ici dans un monde ou la parole ne se reconnait pas seulement une valeur informative, mais se veut persuasive. Taut fait narre s'integre dans un systeme de valeurs. 7 «Je ne m'avancerai pas jusqu'a dire que tout ce qui est ecrit ici est vrai. Mais, soit vrai, soit faux, ce que je raconte est utile au lecteur. Je ne suis pas encore a ce point denue de raison pour garantir que la tortue s'est entretenue avec ! es oiseaux ailes ou que la souris des champs a accueilli sous son pauvre toit la souris des villes, et d'autres choses du meme genre. Mais que ces fictions servent a notre instruction, je ne le discute pas.» (C. WEBB [ed.], t.1, p.15s.). s Les fahles libyennes sont attribuees a un Libyen anonyme. On retrouve la meme distinction chez Isidore de Seville (Etym. I, 40,2) qui precise que, dans la fable libyenne, ! es hommes parlent avec ! es betes: Libysticae autem dum hominum cum bestiis aut bestiarum cum hominibus fingitur vocis esse commercium. Quant a la parabole, Aristote la definit a partir des discours de Socrate (op. cit., II (20) 1393b,3). 9 II peut s'agir de la moralite dont la fable est l'illustration, d'Esope a La Fontaine en passant par Marie de France et ! es lsopets medievaux.Mais une situation narrative plus complexe, comme c'est le cas pour le RSS, remplit parfois aussi ce röle. Le chien, la femme et le petit enfant 151 De ce point de vue, le profit a tirer du recours a l'analogie du monde animal est grand. L'assimilation d'un homme ou d'un groupe humain a une creature animale ou a un etre inanime renvoie aux mreurs ou aux qualites que la tradition ou la nature attribuent a cette derniere 10 • Le monde de la fable esopique est peuple de types qui, depouilles de caracteres individuels, se pretent avec succes aux jeux des similitudes. Analogie entre la fable et son contexte chez Aristote, similitude entre l'homme et l'animal pour Pierre Alphonse, les definitions anciennes de la fable exemplaire n'envisagent pas toutes le meme niveau de generalite. Pourtant elles convergent vers une idee centrale. En insistant sur les correspondances logiques entre les recits et leur signification, elles reconnaissent un principe metaphorique au fonctionnement de notre genre: La dynamique propre a la metaphore 11 permet de rendre campte du travail de la fable. Telle est l'hypothese que nous nous proposons de mettre a l'epreuve. Le chien et Je petit enfant Mais revenons a nos Sept Sages. Parmi les contes qui font appel a la reference animale, il en est un qui merite a plusieurs titres de retenir notre attention. 11 s'agit de Canis, l'histoire du levrier fidele qui preserve la vie d'un petit enfant. Apercevant un serpent pret a devorer le fils de son maitre delaisse par ses nourrices, la brave bete engage le combat et tue l'agresseur. Le premier merite de cette histoire reside dans sa large diffusion. Canis apparait aussi bien dans le Livre de Sindibad que dans les versions occidentales du RSS, ainsi que dans la vaste tradition du Panchatantra, citee plus haut. Notre recit occupe, de plus, une position privilegiee dans le RSS, puisqu'il s'agit du conte du premier des sages. Pour comprendre les enjeux de cet exemple, il faut savoir qu'au cours de la bataille les deux animaux renversent le berceau, si bien que le corps du reptile mort ainsi que l'enfant, vivant, se trouvent caches aux yeux de celui qui viendrait a penetrer dans la chambre ou a eu lieu le drame. Cette circonstance malheureuse vaudra au heros canin un destin tragique. Le pere de l'enfant, victime d'une navrante meprise lorsqu'il decouvre le berceau renverse et les traces de sang, tue son chien en pensant qu'il a attaque l'enfant. Les rapports de ce conte avec l'histoire-cadre s'imposent immediatement. Par 10 Velocite ou couardise du lievre, duplicite du renard, gourmandise de l'ours, etc.... 11 Notre point de vue sur cette figure depasse ici le cadre de la theorie des tropes et rejoint celui de P. R1cCEUR, tel qu'il se donne a lire dans La Metaphore vive 1975. Sur les rapports de la metaphore et du recit nous renvoyons egalement a l'Avant-propos de Temps et recit 11983, du meme auteur. 152 Yasmina Foehr-Janssens cet apologue, le sage veut mettre le roi en garde contre les erreurs que la colere pourrait lui faire commettre: «Bons rois, enten a ma raison: ( ... ) Des que l'enfes fu troves vis, il n'eüst pas son chien occis. Malvaise haste ne valt rien, si m'ai: t Dex et saint Aignien. 11 n'est bon sens contre mesure, ehe nous raconte l'Escriture. N'ochi:es mie vostre enfant, car ehe seroit dolor molt grant; se vous l'ochi: es a tel tort, molt avra chi malvais confort» (RSS, version K, v. 1381; 1385-94) 12 L'histoire du chevalier au chien explicite la tentation meurtriere de l'empereur de Rome vis-a-vis de son fils. Le demembrement du chien heroi:que par son maitre denonce l'injustice de la condamnation paternelle. Le systeme de relations d'identification entre le recit du sage et la situation du RSS parait simple. Le chevalier represente le souverain et le chien, son fils. La comparaison des situations analogues permet de denoncer le scandale des attaques menees contre le prince, en insistant sur l'innocence de la victime. Mais, a y regarder de plus pres, il est pour le moins curieux que l'identification du fils se fasse avec le chien, alors que l'agencement de la fable nous offre une structure familiale ou la place du fils se trouve deja remplie, par le nourrisson. La figure filiale est representee a la fois en position de victime et d'agresseur presume. Elle est doublement rendue a son mutisme, puisque aussi bien le nourrisson encore infans, que l'animal, sont prives de parole. La version K, que nous prendrons comme texte de base, insiste sur cette idee lorsqu'elle nous decrit la joie du chien, fier de son exploit et desireux d'en informer son maitre de retour au logis: Et li levriers li vint devant, saillant et grant joie faisant, et molt volentiers li contast, mais ne fu drois que il parlast. (v. 1339-42) Certaines versions orientales travaillent a souligner les rapports qui unissent l'enfant et le chien. Elles nous disent carrement que, dans l'imaginaire familial, la bete est l'egale du nourrisson. On y voit la mere, longtemps sterile, concevoir un fils apres la naissance de l'animal familier (en Orient, une mangouste joue le röle devolu en Occident au chien). Cette circonstance lui fait considerer sa fecondite comme un bienfait de l'animal et s'attacher a celui-ci autant qu'a son propre fils 12 Nous utilisons l'edition de MARY B. SPEER 1989. Les citations renvoient a cet ouvrage. Le chien, la femme et le petit enfant 153 (Kandjour tibetain et Tripitaka chinois, livres sacres du bouddhisme). Ailleurs (Panchatantra), le chien, ou la mangouste, nait le meme jour que l'enfant. Dans l'esprit des membres de la famille, ils sont freres 13• Dans la version K, les memes signes de deuil accompagnent le regret du fils et celui du chien. Le chevalier est tristres, pensis, et souspirant (sie) (v.1332) lorsque sa femme lui raconte que le levrier a attaque son fils. Ces termes font retour au moment ou, realisant sa meprise, le deuil se deplace du fils au chien: Lors fu li sires molt dolans et molt pensis et soupirans pour chou que son chien ot tüe. (v. 1369-71) Canis est un parfait laboratoire fabuleux. Il renvoie le pere au <langer de la colere trop prompte a sevir. Il presente au public que nous sommes le double aspect du fils injustement accuse. Mais il parle aussi des sentiments de l'empereur pour son fils: les liens qui unissent le chien et l'enfant attestent que l'amour se mele a la haine de maniere inextricable. Loin de proposer des comparaisons terme a terme, la fable tisse des liens complexes qui viennent faire echo avec l'histoire-cadre sans jamais la figer dans une image unique. Nous avan�ons ici dans la definition de notre hypothese: si la fable apere dans une dimension metaphorique, celle-ci n'est pas assimilable a la creation d'un code fige. Elle met plutöt en relief la mouvance des signes. La metaphore, designee comme translatio dans les traites d'art poetique, en parfaite concordance avec l'etymologie grecque, est essentiellement a definir en fonction du deplacement qu'elle produit. Dans l'ecart entre sens propre et sens figure, toutes les nuances d'une interpretation peuvent prendre place en se superposant sans s'annuler. Du levrier accuse par son maitre ou du nourrisson victime du serpent, qui exprime mieux la position du fils de Vespasien, l'empereur de Rome? Le chien et Ja femme Le texte de la version K est tres interessant dans la mesure ou il exploite avec beaucoup de precision les possibilites d'identification fournies par la mise en regard de l'apologue et de l'histoire-cadre. On retrouve ici le motif de l'enfant longtemps desire par ses parents, deja present dans les versions orientales: 13 Sur les nombreux analogues de Canis, cf. CHAUVIN, t. 2, 1897: 100,59 et t. 8, 1904: 31; CAMPBELL 1907: lxxviii-lxxxii; AARNEffHOMPSON 1981: 178; EM 6, s. Hundes Unschuld, 1362-68 a.-CL. SCHMITT) et EM 6, s. Hund, 1317-40 (R. ScHENDA). On pourra aussi Consulter SA! NTYVES 1930: 412-27. 154 Yasmina Faehr-Janssens En l'antif tans avait a Ramme iche saehais, .i. malt riche hamme. ( . . . ) Femme prist de malt haut parage, ki asses fu eartaise et sage. .IX. ans Je tint, n'arent nul air; ehaseuns d'iaus en at Je euer nair (v.1165 s.; 1171-74). Le nourrisson de Canis est donc un enfant unique, comme le fils de Vespasien, dont la mere est morte lorsqu'il avait six ou sept ans (v. 253). La technique litteraire tout a fait particuliere du Roman des Sept Sages en vers, qui procede volontiers par repetition formulaire 1 4 , permet de rapprocher du debut de Canis les v. 292-96 ou Vespasien exprime son chagrin: Malt ai eü au euer irour, ear j'ai Ja roi:ne perdue; miudre dame ne fu veüe. Onques de li n'oi que .i. oir; de ehau ai ge malt le euer noir. Nous pouvons aussi nous reporter aux v. 1299 et suivants. Nous y voyons apparaitre la femme du «chevalier au chien». Dans la logique du conte, ce personnage ne doit pas necessairement jouer un grand röle. Mais c'est elle qui, dans cette version, va fournir a son mari le motif de sa colere: II vint a li, si l'en apiele: «He! Qu'aves vaus, arnie biele? » Et Ja dame li respandi ki Je euer at taint et nairehi: «Sire, bien dai estre adalee: Ja riens que plus ai desirree, man javene enfant, biaus daus amis, que vastre levrier m'a aecis.» (v.1323-30). Cette accusation est tout a fait homologue des imprecations que la reine prononce contre le jeune prince: «Qu'aves vaus, dauche amie biele? ( . . . ) - Sire par foi, je! vaus dirai, ne ja ne vaus en mentirai. Vastre fils me valait hannir et par forehe avaee mai jesir.» (v. 840 ; 843-46) 14 Cf. SPEER 1987 . Le chien, la femme et Je petit enfant 155 Par deux fois, des paroles vindicatives et fausses sont rythmees par une opposition entre le toi et le moi. Ton fils/ ton chien, s'en sont pris a mon honneur/ a mon enfant. La charge emotive donne a la phrase un tour expressif particulierement fort. De meme que la reine s'attaquait a son beau-fils, la femme du chevalier se pose d'emblee comme l'ennemie du chien. Nous touchons 1a un point recurrent dans la peinture du chien fidele au Mayen Age. On pourrait facilement construire un systeme d'opposition entre la femme et le chien. 11 faut dire que l'amour du chien pour son maitre depasse de loin en perseverance et en loyaute tout ce que l'on pourrait attendre d'une femme! La tradition concernant le chien est d'une remarquable constance. En voici un exemple tire du Roman des Deduis de Gace de la Buigne: Chien est loyal a son seignour, Chien est de bonne et vraye amour, Chien est de bon entendement, Chien saige a bien vray jugement, Chien a force, chien a bonte, Chien a hardiesce et beaute. Chien est beste moult amiable, Chien sage est beste veritable. ( . . . ) Amour de chien n'est pas muable. (GACE DE LA BUIGNE, Le Roman des Deduis, v.5659-6 6; 56 76) Ce discours est commun a Isidore de Seville 15 , a Alexandre Neckam qui consacre un chapitre au chien dans son De Naturis rerum, aux Bestiaires, aux Traites de Chasse 1 6 et a bien d'autres. Souvent, a l'appui de ces affirmations, nos auteurs donnent des exempla qui illustrent l'une ou l'autre de ces qualites 17 • Les histoires de chiens fideles sont nombreuses. Elles remontent a la plus haute antiquite, avec le recit du retour d'Ulysse a Ithaque, repris dans les Folies Tristan. La Folie d'Oxford met dans la bouche de Tristan une conclusion qui ne laisse aucun doute sur l'antagonisme du chien et de la femme: 1s IsrnoRE DE S:iivrLLE, Etymologies, XII, 2, 25s.: «Nihil autem sagacius canibus ; plus enim sensus ceteris animalibus habent.Namque soli sua nomina recognoscunt; dominos suos diligunt; dominorum tecta defendunt; pro dominis suis se morti obiciunt; voluntarie cum domino ad praedam currunt; corpus domini sui etiam mortuum non reliquunt » («II n'y a pas de creature plus vigilante que ! es chiens.En effet, ils ont plus d'intelligence que les autres animaux. Eux seuls connaissent leurs noms.Ils aiment leur maitre; ils defendent Ja maison de celui-ci.Ils affrontent la mort pour Je bien de leur maitre.Ils chassent volontiers avec lui et n'abandonnent pas Je corps de leur maitre, meme defunt.») 16 Cf. ALEXANDER NECKAM, De Naturis rerum; GACE DE LA BUIGNE, Le Roman des deduis; GASTON PHOEBUS, Le Livre de la chasse. 17 GACE DE LA BUIGNE, op. cit.' V. 5721s.; ALEXANDRE NECKAM, op. cit.' p.253,255; GASTON PHOEBUS,op. cit., p.65ss. 156 Huden Je vit, tost Je cunuit. Joie li fist cum faire dut. Unkes de chen n'oi: retraire Ke poüst maür joie faire Ke Huden fist a sun sennur, Tant par li mustrat grant amur. ( ... ) Tristan joi:st Huden et tient. Dit a Ysolt: «Melz li suvient Ki jol nurri, ki l'afaitai, Ke vus ne fait, ki tant amai. Yasmina Foehr-Janssens Mult par at en chen grant franchise E at en femme grant feintise.» (Folie Tristan d'Oxford, v.909-14; 933-38) 1 8 Ailleurs, on voit un chien sejourner longuement sur la tombe de son maitre defunt 19 • Le chien est capable de cette fidelite par-dela la mort dont un autre conte du RSS, Vidua, plus connu dans la litterature universelle sous le titre de la «Matrone d'Ephese», nous parle aussi 20• Mais il s'agit ici de denoncer la presomption d'une femme qui s'en est crue capable. Le peu de constance de la veuve est rapidement demontre. De Damediu ki fist Evain soit eil honnis, ki que il soit, ki en malvaise femme croit! Tost aves chelui oubli:e ki pour vous fu ier enterre! (v. 3902-06) 21 Que le chien et la femme se disputent le creur de l'homme pour la plus grande gloire de l'animal et pour la confusion de la gent feminine, un troisieme conte nous le demontre encore avec rigueur. 11 s'agit de Senex, l'histoire du «vieillard sauve», qui figure en troisieme position dans le Dolopathos. On nous raconte ici comment un pieux jeune homme est un jour somme de se presenter a la cour avec son meilleur ami, son pire ennemi, son serviteur le plus sur et son meilleur jongleur. La 1s Cf.D. LACROIX et P. WALTER 1989: 276: «Des qu'Husdent vit son maitre, il Je reconnut.II lui fit fete, comme on peut s'y attendre. Jamais je n'ai entendu dire qu'un chien manifesta autant de joie qu'Husdent pour son maitre, tellement son affection pour Tristan etait grande (... ) Tristan tenait Husdent et Je caressait.II dit a Yseut: «II se souvient mieux de moi qui l'ai dresse et eleve que vous ne vous souvenez de moi qui vous ai tant aimee.II y a autant de franchise chez ! es chiens qu'il y a de faussete chez ! es femmes. » 19 GACE DE LA BurGNE, op. cit., v. 5721-42; Gaston Phoebus, op. cit., p.67 et 69. 20 II s'agit d'une anecdote celebre que l'on trouve aussi chez Petrone, Satiricon, CXI. 21 La formule de Gace de Ja Buigne: Amour de chien n'est pas muable (Roman des Deduis, v. 5676, cite plus haut) souligne bien cet antagonisme avec l'amour de Ja femme qui, selon l'adage virgilien inlassablement repete par ! es clercs, se definit par son inconstance: mutabile semper femina (Aen. IV, 569). Le chien, la femme et le petit enfant 157 comparaison de notre version avec d'autres recits du meme exemple 22 montre que seul les premiers personnages sont necessaires a la logique du conte. Entre le meilleur ami et le pire ennemi, qui seront, on l'aura compris, representes respectivement sous les traits du chien et de la femme, il y a un lien de necessite. La justification de ces metaphores en acte est facile a percevoir. Le ruse heros du conte peut legitimement affirmer que, meme sous les coups, son chien reste d'une fidelite admirable (et, dans certaines versions, il le demontre). Par contre la femme, jusque 1a epouse irreprochable, s'entendant traiter de pire ennemie, n'hesitera pas a se venger en revelant au roi un secret que son mari doit cacher et dont depend la vie de ce dernier. Car, si la fidelite de l'ami prend les traits du chien, ce n'est pas un jeu gratuit. Ce travestissement est impose au jeune homme par l'interdit qui pese sur la designation de son veritable ami: son pere qu'il a epargne, malgre un ordre cruel du roi qui exigeait la mort de tous les vieillards. Pour le fils misericordieux, l'enonce «mon pere est mon meilleur ami», qui porte en lui la premisse «mon pere est vivant» est exclu, sous peine de mort, du champ du discours. Vient a sa place celui, indiscutablement metaphorique, qui porte sur la fidelite du chien: Cis chiens est mes loiax amis (Roman de Dolopathos, v. 6837). La pointe du conte se situe au moment ou, accusant sa femme d'etre son pire ennemi, le heros provoque la revelation de son secret. La bonne epouse, ulceree par l'affirmation de son mari, denonce leur desobeissance et demontre par cet acte la veracite de l'adage misogyne. La subtilite de ce stratageme impressionne le roi qui fait grace au pere et au fils: pour utiliser des figures de langage, le heros n'en dit pas moins vrai. Alors que le couple forme par le chien et l'enfant dans Canis nous permettait de souligner l'importance du deplacement metaphorique pour les procedes de signification de la fable, l'opposition entre la femme et le chien nous met sur la trace de ce qui est au fondement de ce transfert. Il s'agit de contourner quelque chose comme une censure. Au principe de la fable, une entrave oblige a discerner dans la metaphore le ressort specifique du fabuleux. On dira alors que la metaphore est la verite de ce qui ne peut se dire. On saisit a quel point la contribution d'un conte comme Senex est importante pour le Dolopathos. Le rapport entre le secret du heros et son usage de la metaphore donne en abime celui qui unit le silence du prince et la narration des fables dans l'histoire-cadre 23• 22 Cf. MussAFIA 1870: 45-618, en particulier 596-615; EM 5, Der beste Freund, der schlimmste Feind, 275-85 (M. BosKOvrc). 23 Nous developpons ce point dans un chapitre de notre these intitule «Metaphore, metamorphose et metatextualite» (cf. L'Autre Voie du roman, citee plus haut). 158 Yasmina Foehr-Janssens Garir l'enfant de mort Mais nous nous appuyons ici sur une version parmi d'autres et sur les amenagements particuliers que celle-ci, sans doute eminemment interessante, fait subir a la vulgate de notre roman. A premiere vue, rien ne permet de tirer des effets de sens aussi feconds de la version canonique du RSS, qui ignore Senex. Pourtant, a elle seule, la fable du levrier fidele a encore quelques secrets a nous livrer. Il faut savoir en effet que cet apologue a connu un destin tres particulier. Il s'est vu amalgamer un curieux rite de guerison d'enfants. Ce phenomene a ete etudie par J.- CL. SCHMITT dans un beau livre, au titre evocateur, Le Saint Levrier 24 • La source de cette etude est un passage d'un ouvrage inacheve d'Etienne de Bourbon consacre aux Dons du Saint Esprit. On en trouve le texte dans les Anecdotes historiques, legendes et apologues tires du recueil inedit d'Etienne de Bourbon publiees par LECOY DE LA MARCHE en 1877. Etienne de Bourbon etait un frere dominicain qui exer1;a dans les annees 1235 la fonction d'inquisiteur. En tournee dans le diocese de Lyon, notre dominicain prend un jour connaissance d'un culte dedie a saint Guinefort (saint revere par ailleurs a Pavie, et dans divers lieux, notamment en France), dans un bois situe pres de Chätillon-sur-Chalaronne (Ain) 25• A sa grande stupefaction, il apprend que le saint Guinefort dont il s'agit en cet endroit n'est en realite qu'un chien dont la tombe se cache dans ce bois. Selon la legende, ce «saint chien» serait le heros d'une anecdote semblable a celle rapportee par le premier des sept sages 26• La collusion de notre recit avec un rite de guerison comme celui qui se pratiquait sur la tombe de saint Guinefort le chien, n'est pas sans interet pour nous. A premiere vue, il n'y a pas de rapport tres etroit entre l'apologue extremement repandu et la pratique particuliere des paysans de la Dombes. Mais J.-CL. SCHMITT ne s'est pas laisse decourager par le peu de coherence de la legende et du rite et il tire de la comparaison de l'une avec l'autre une analyse fort interessante. Selon ses termes, «une preoccupation anxieuse du salut gravement menace de l'enfant» caracterise le recit aussi bien que la pratique rituelle. Les femmes qui faisaient le pelerinage de saint Guinefort attendaient de cet acte de devotion la guerison d'enfants malades, faibles ou infirmes. Ceux-ci etaient exposes, nus, sur la tombe du chien dans l'attente que les faunes s'emparent du petit malade et mettent a sa place un enfant sain. Cette coutume est sans doute un avatar de la croyance aux changelins. Enfant d'une fee ou de quelqu'etre surnaturel, le changelin a ete confie par un demon a une famille humaine en le substituant a un nouveau-ne. On le reconnait facilement a son appetit insatiable. Bien que toujours accroche au sein de sa mere supposee, l'enfant ne prospere pas. L'exposition de ce petit etre malingre 24 SCHMITT 1979. 25 La Chalaronne est un affluent de la Saöne. Chätillon se trouve au sud-ouest de Bourg-en- Bresse. 26 Ce fait curieux fut deja analyse par P. SAINTYVES 1930. Le chien, la femme et Je petit enfant 159 sur la tombe du chien martyr et guerisseur est donc une tentative d'inversion de la substitution premiere supposee par les parents. La croyance aux changelins implique taute une serie de precautions dont on entoure les tres jeunes enfants, particulierement pendant la periode qui separe leur naissance de leur bapteme. Pour eviter le malheur d'elever un demon a la place de son enfant legitime, il convient de soumettre les nourrissons a une tres grande surveillance. II ne faut en aucun cas laisser le tout-petit seul. En l'absence de sa mere ou de la nourrice, les puissances demoniaques auront töt fait de s'y attaquer. On sent bien a quel point le fait de nous arreter sur les conclusions de Jean- Claude Schmitt eclaire la comprehension de notre apologue. Le texte de K laisse transparaitre des traces de l'angoisse liee a l'abandon d'un enfant au berceau. Les parents et les nourrices n'ont pas plutöt deserte le logis que l'on voit apparaitre le serpent: quar el mur ot d'anceserie, que mains hom l'i avoit choisie, .i. felon serpent, sathanas en une creveüre en bas. (v. 1235-38) La reference diabolique du serpent 27 , bien qu'attendue a propos de cet animal hautement symbolique, prend ici une resonance particuliere. II s'agit bien d'un etre feminin 28 doue de raison dont le projet est de s'approprier l'enfant: eJe entra ens et vit son estre. Dou bieJ enfant od Je cler vis (plus estoit blans que flor de lis) pourpensa soi: «N'estes pas bien; se je puis, vous serois ja mien.» (v. 1244-48) Ainsi, les liens entre la legende et le rite, bien que peu sensibles a premiere vue, n'en sont pas moins consistants: le salut de l'enfant, la croyance en la puissance des demons toujours susceptibles de s'attaquer aux nouveaux-nes laisses sans surveillance, l'intervention victorieuse du chien hero'ique, sa mort digne de celle d'un martyr, offrent suffisamment de point d'ancrage pour donner une coherence a la figure du saint levrier. L'interpretation que fait du conte la piete populaire n'est pas sans interet quant aux effets de sens qu'elle suggere entre le recit Canis et l'histoirecadre des Sept Sages. Elle nous indique une voie que le premier episode de la version K explore deja: celle qui revient a lire le RSS comme l'histoire d'une guerison. Le premier episode du roman emprunte au scenario de la legende de la Vengeance Nostre Seigneurpour raconter comment l'empereur Vespasien est gueri de la lepre et d'une affection aux yeux par une femme porteuse du linceul du Christ. 27 Cf. aussi les vers 1285, 1335 et 1368, qui qualifient Je serpent de malfe, mauffe et d'avresier. 2s Cf. v. 1236, 1244 et 1273 (Iluec l'a [li chiens] taute devouree). 160 Yasmina Foehr-Janssens Cet agencement original introduit une isotopie de la guerison miraculeuse qui n'est evidemment pas sans lien thematique avec les pratiques superstitieuses decrites par Etienne de Bourbon. Mais il nous faut encore insister sur les details du rite, ou plutöt de l'epreuve imposee aux petits enfants dans ce bois de la Dombes. La reussite du rite de substitution se verifie par un traitement cruel, dont s'indigne notre dominicain, qui accuse les meres d'infanticide 29 • L'enfant, apres avoir ete expose seul et nu dans le bois, est porte a la riviere toute proche, et trempe dans l'eau. S'il survit, cela signifie que les faunes ont rendu l'enfant sain. S'il meurt, la substitution n'a pas eu lieu. En s'interrogeant sur l'attribution a notre levrier du nom de saint Guinefort, J.-Cl. Schmitt et pour une part deja P. Saintyves nous apportent quelques renseignements precieux. Saint Guinefort, le vrai cette fois, est lui aussi un saint guerisseur, particulierement efficace contre la peste. Son intervention etait reclamee dans des cas desesperes et ceci dans un double espoir. Qui s'adressait a saint Guinefort pouvait guerir ou, du moins, voir abreger ses souffrances par une mort rapide. Les formules par lesquelles, �a ou la, on resumait l'action de ce saint montrent bien qu'il y a communaute d'esperance chez les croyants qui reclament l'assistance du saint homme et chez ceux qui rendaient leur culte au chien: «Grand saint Guinefort pour la vie ou pour la mort »30 • Pour la vie, pour la mort, ne retrouvons-nous pas ici l'enjeu meme, pour le fils muet, de toute l'intrigue du RSS? Pourquoi ne pas considerer qu'il y a homologie entre l'attitude des paysannes de la Dombes exposant leur enfant pour la vie ou pour la mort et celle de Vespasien soumettant le sort de son fils a l'issue du debat entre les sages et la femme, les uns parlant pour la vie, l'autre pour la mort? N'estce pas aussi une maniere d'exposition que ce bücher toujours pret a etre allume qui menace le fils pendant sept jours? La maladie du prince, son mutisme serait alors, dans l'esprit du pere, le resultat d'une substitution demoniaque. La version K nous le confirme lorsqu'elle fait dire a Vespasien, constatant le mutisme de son fils: «Signor, dist il, mal sui baillis quant dyable ont mon fil saisis. » (v.885s.) Devant la perspective insupportable de voir son enfant souffrir d'une infirmite, l'empereur de Rome se refugie dans la meme attitude de refus que les parents desempares qui cherchent secours dans la croyance aux changelins. «Ce n'est pas mon enfant que je vois » , disent-ils tous, «celui-ci est le fils de quelque puissance surnaturelle, qui m'a derobe ma progeniture. » L'exposition de l'enfant est un acte par lequel on tente, en dernier recours, d'obtenir une reponse par la mort ou la guerison en deleguant a d'autres le soin de decider du sort de l'enfant. Dans le RSS, 29 J.-CL. SCHMITT donne le texte d'Etienne de Bourbon et en foumit une traduction, op. cit., p.13-17. 3 ° Cf. SAINTYVES 1930: 439-40; SCHMITT 1979: 131-71, en particulier p.168. Le chien, la femme et le petit enfant 161 la tension entre mort et guerison s'incarne dans le conflit entre la reine et les sages. Garir l'enfant de mort 31 : telle est, curieusement, la vocation qu'assigne le narrateur aux precepteurs du prince a la fin de Canis: Or a eil Sages bien ouvre, le premier jor li a passe. Se tuit li autre font ensi, dont sera il de mort gari. (v. 1399-1402) Cette injonction vient faire echo, a trente vers de distance, a l'affirmation de l'exploit du chien fidele: et sevent bien que le levrier gari l'enfant de l'avresier. (v. 1367s.) La dimension metaphorique de l'exemple demontre ici sa force: le saint levrier, protecteur de l'enfant, devient l'embleme de la fonction therapeutique des fables. Grace au jeu subtil des repetitions, la version K nous fournit la preuve que les redacteurs du RSS sont conscients des enjeux litteraires de leur matiere. Cette tradition consacre la noblesse de la narratio ficta de type esopique. La fable est souvent le seul recours pour sauver une vie au bord de l'abime. Lorsque la mort rode, la fiction permet de lever la censure et de denoncer l'hypocrisie des «bonnes raisons» qui travaillent a la condamnation d'un innocent. Pour faire retour malgre la menace de mort qui plane sur celui qui osera l'enoncer, la verite emprunte taut naturellement la voie detournee de l'apologue, volontiers facetieux. La fiction et le rire sont les derniers sursauts, souvent victorieux, de la verite refoulee. Examinons a present l'etat des conclusions auxquelles nous sommes parvenue. Nous avons emprunte les voies d'une tradition qui, pour legitimer la fiction, subordonne celle-ci a une visee argumentative au lieu de postuler, comme le fait la lecture allegorique, la valeur d'un noyau de verite, cache saus l'ecorce des images. Pourtant le genie meme de la fable nous incite a reconnaitre la souplesse de ce genre, qui dement du meme coup l'apparence utilitaire de l'exemplum rhetorique. L'usage exemplaire de la fable se soumet necessairement a l'ecoute de l'autre. Convoquer un recit a l'appui d'une these, c'est faire appel a la faculte interpretative de l'auditeur. C'est dire aussi qu'il y a, dans l'analogie de deux situations mise en regard, quelque chose a «entendre», selon l'adage biblique utilise a propos des paraboles. Car la fable, comme la parabole, aspire a provoquer chez l'auditeur ce retour sur soi qui caracterise la veritable entente ou adhesion du creur. On pourra toujours subordonner la narration a une morale. Mais celle-ci n'affectera jamais qu'un seul aspect du recit sans reduire sa capacite a produire du sens. C'est le mystere meme de la parole que de faire dependre la fructification d'une 31 Garir a, en ancien fran1,ais, les deux sens de 'proteger, sauver' et de 'guerir' cf. T-L, AW4, 158-68 et FEW17, 526a-528b. 162 Yasmina Foehr-Janssens sentence du bonheur de sa reception. Forte de cette conviction et de la confirmation qu'elle re�oit de la large diffusion a travers les siecles et les cultures de la fable du chien fidele, nous osons affirmer en conclusion que la fable ne s'epuise jamais. Elle est faite pour etre infiniment reprise, a mille fins et pour mille effets differents. Geneve Yasmina Foehr-Janssens Bibliographie AARNE, A./ J'HOMPSON, S. 1981: The Types of Folktales, 2nd ed. revised, Helsinki BLOMQVIST, A. (ed.) 1952: GACE DE LA BurGNE, Le Roman des deduis, ed. critique d'apres tous ! es manuscrits, Stockholm/ Paris BossuAT, A./ R. (ed.} 1931: GASTON PHOEBUS, Le Livre de la chasse, transcrit en frans;ais moderne avec une introd. et des notes, Paris BRUNET, C./ MoNTAIGLON, A. DE (ed.} 1856: HERBERT, Li Romans de Dolopathos, publie pour la premiere fois d'apres ! es deux manuscrits de Ja Bibliotheque imperiale, Paris (Reimpr. Nendeln 1977) CAMPBELL, K. 1907: The Seven Sages of Rome, Boston (Reimpr. 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