eJournals Vox Romanica 66/1

Vox Romanica
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2007
661 Kristol De Stefani

La Petite Chronique de Jeanne de Jussie et le français régional de Genève à l’aube du XVIe siècle: étude lexicale

2007
Sara  Cotelli
La Petite Chronique de Jeanne de Jussie et le français régional de Genève à l’aube du XVI e siècle: étude lexicale Introduction L’œuvre de Jeanne de Jussie est bien connue des historiens de la religion (par ex. Feld 2000) et des spécialistes de l’écriture féminine sous l’Ancien Régime (par ex. Åkerlund 2003). Son unique écrit est un témoignage important de l’histoire de la Réforme genevoise de même que du rôle des religieuses et des femmes dans cette société en plein bouleversement (Lazard 1985). La communauté scientifique porte aujourd’hui un intérêt significatif à ce texte; j’en veux pour preuve l’édition réalisée par l’historien de l’Église Helmut Feld en 1996 et une traduction anglaise sortie tout récemment des presses de l’Université de Chicago (Klaus 2006). Toutefois, la Petite Chronique 1 de Jeanne de Jussie se présente également comme un document précieux pour l’histoire de la langue française en Suisse. Outre le fait qu’il s’agit du premier texte du corpus de la littérature romande rédigé par une femme, ce manuscrit nous apporte des informations utiles sur le français écrit à Genève au XVI e siècle. Jeanne de Jussie, de langue maternelle francoprovençale 2 , n’est jamais sortie de Genève et de la Savoie. Elle y a reçu son instruction et y a résidé toute sa vie. La Petite Chronique nous offre ainsi une perspective de choix sur le français écrit dans la cité lémanique avant l’arrivée des théologiens et imprimeurs français exilés, comme Jean Calvin ou Robert Estienne. Il vaudrait d’ailleurs la peine de prolonger l’étude qui suit par une comparaison avec d’autres textes de l’époque tels que le Journal du syndic Jean Balard (Dufour 2001) ou les Chroniques de Genève de François Bonivard (Tripet 2001, 2004). Le présent article développe un aspect spécifique de mon mémoire de maîtrise qui explorait à différents niveaux (grapho-phonologique, morpho-syntaxique et lexical) le texte de la Petite Chronique de Jeanne de Jussie 3 . Il porte plus précisé- 1 Comme l’on fait Helmut Feld et Carrie Klaus, nous reprenons pour identifier ce manuscrit sans titre l’intitulé de Petite Chronique, en référence aux premières lignes du texte: «Sensuyt vng petite cronique contenant vng petit en partie de ce qua aeste fait dens genesue tant pour cause de languynotterie [terme dérivé de huguenot] que pour les heretiques et septe lucterienne de puis lan mille sinc cents et xxvi . . .» (3). Toutes les citations de Jeanne de Jussie sont tirées de l’édition d’Helmut Feld 1996. Les caractères gras et/ ou soulignés sont, sauf mention spéciale, un ajout de ma part. 2 À Genève même, le terme traditionnel le plus fréquent est «langage savoyard». 3 Cotelli 2003, mémoire de maîtrise, rédigé sous la direction du Prof. A. M. Kristol à l’Université de Neuchâtel. Je profite de cette occasion pour remercier M. Kristol pour ses remarques et ses corrections, ainsi que MM. Eric Flückiger et Raphaël Maître, rédacteurs au Glossaire des Patois de la Suisse Romande (GPSR) qui m’ont apporté aide et soutien pour la rédaction de cet article et qui m’ont ouvert les matériaux inédits du GPSR. Vox Romanica 66 (2007): 83-103 Sara Cotelli ment sur une description du lexique de l’auteure. En termes méthodologiques, j’ai procédé à un repérage complet du vocabulaire du manuscrit autographe de la Petite Chronique en le confrontant aux principaux dictionnaires qui reflètent la langue du XVI e siècle (God, Huguet, FEW). Bien que la plus grande partie des mots recherchés ait été identifiée facilement, le vocabulaire de l’auteure est riche et présente plusieurs particularités qui en font un sujet digne d’intérêt. Une partie des termes qui seront traités ici ne sont pas inconnus de la tradition lexicographique française. En effet, une édition du XVII e siècle de la Petite Chronique a été dépouillée par Frédéric Godefroy pour son Dictionnaire de l’ancienne langue française. Ces informations ont été reprises par Edmond Huguet. Il n’en demeure pas moins qu’une nouvelle étude lexicographique du texte de Jeanne de Jussie ne manque pas d’intérêt. Les éditions anciennes de la Petite Chronique diffèrent sensiblement du manuscrit autographe sur lequel j’ai fondé mes recherches et j’ai pu y découvrir de nombreuses données inédites. Je propose donc d’apporter ici un nouvel éclairage d’une part sur le texte de Jeanne de Jussie et d’autre part sur notre connaissance du français à Genève au XVI e siècle. Après une brève présentation générale de l’auteure et du texte (I.1.), suivie de quelques mots sur la graphie parfois particulière de Jeanne de Jussie ainsi que sur le contexte sociolinguistique dans lequel l’auteure s’inscrit (I.2.), on passera en revue les caractéristiques du lexique de La Petite Chronique. J’ai structuré mon propos autour des quatre grandes tendances décelées dans la langue de Jeanne de Jussie: - c’est une langue foisonnante, antérieure à la recherche d’une norme du français littéraire qui caractérisera le XVI e siècle (II.1.); - c’est une langue à tendance archaïsante (II.2.); - c’est une langue marquée par le latin (II.3.); - elle est influencée par l’adstrat francoprovençal (II.4.). I.1 Présentation de l’auteure et du texte Jeanne de Jussie (1503-1551), fille cadette d’une famille de la petite noblesse savoyarde, entre au monastère des Clarisses de Genève en 1521, à l’âge de 18 ans. Écrivaine, puis dès 1548, abbesse de la communauté des sœurs de Sainte-Claire, elle est l’auteure d’un manuscrit et de quelques lettres écrites au nom du couvent. Elle précise dans son texte qu’elle a été une «escolliere» de la ville (237, 242). Les historiens présument qu’elle a fait ses classes dans le couvent des Clarisses qui dispensaient parfois une instruction à des élèves externes (Ganter 1949: 208, Naef 1968: 297-98). C’est donc à Genève - et avant la Réforme - qu’elle a appris à lire et à écrire en français. Le témoignage de Jeanne de Jussie apporte un éclairage important sur l’histoire de la scolarisation dans l’espace francophone, de surcroît dans une petite ville de province. Le sujet de l’enseignement, particulièrement ce- 84 La Petite Chronique de Jeanne de Jussie lui qui était dispensé aux filles, reste en effet très peu connu. On sait que Jeanne de Jussie avait suivi une instruction; son ouvrage devient alors un indice pour juger de la qualité de cette formation. Son œuvre principale, la Petite Chronique, retrace les débuts de la Réforme à Genève, ainsi que les troubles politiques et religieux qui ont lieu dans la ville entre 1526 et 1535, la tentative de conversion des Clarisses par Farel, Viret et les autorités réformées. Finalement, l’auteure rapporte le voyage d’exil de la communauté en 1535, année de l’interdiction de la messe à Genève, jusqu’au refuge que les sœurs trouvent à Annecy, sous la protection du Duc de Savoie. Jeanne de Jussie a rédigé la Petite Chronique entre 1535 et 1546, soit juste après les événements qu’elle rapporte. Le rédacteur du manuscrit, même s’il parle parfois à la première personne, ne se nomme jamais. Cependant, Feld (1996: xxi-xxiv) a pu, grâce à divers extraits du texte, dater la rédaction et démontrer de manière fort convaincante que Jeanne de Jussie est bien l’auteure-narratrice de la Petite Chronique. De plus, grâce à la comparaison possible avec une lettre signée de la main de Jeanne de Jussie, il apparaît que nous disposons d’un manuscrit autographe. Il existe deux versions de ce texte: le manuscrit autographe (Ms. A) et une copie postérieure du XVI e siècle (Ms. B) 4 . L’un des deux a été imprimé au XVII e siècle par les frères Du-Four à Chambéry sous le titre Le leuain du Caluinisme ou commencement de l’hérésie de Genève. Comme son titre l’indique, cette édition inscrit le contenu du texte de Jeanne de Jussie dans le mouvement de la contre-réforme. Il existe des différences notables entre les manuscrits et cette première impression 5 . Beaucoup de termes ont été changés sans doute parce qu’ils ont été sentis comme trop vieux ou trop régionaux. La graphie est bien sûr normalisée dans le texte imprimé et surtout plusieurs passages qui pouvaient faire de l’ombre aux catholiques sont supprimés 6 . Il y a cinq éditions de ce texte au XVII e siècle - dont deux traductions, en allemand et en italien - reprises ensuite comme base pour deux autres éditions au XIX e siècle lorsque l’ouvrage est «redécouvert» par des historiens. L’édition moderne d’Helmut Feld 1996 retranscrit les deux manuscrits. C’est la première à restituer le texte initial dans sa graphie originale. Établie par un historien de l’Église pour son contenu plutôt que pour sa forme, elle présente parfois des défauts mais reste un très bon outil de travail pour le linguiste (Nicollier 1996: 764) 7 . 85 4 Les deux se trouvent à la Bibliothèque publique et universitaire de Genève sous la cote Ms. Suppl. 1453. 5 Voir à ce sujet les remarques de Junod dans Bossard/ Junod 1974: 156-57. 6 Dans le manuscrit original, par contre, Jeanne de Jussie apparaît comme un témoin relativement impartial des événements qui se sont produits à Genève lors de la Réforme, ce qui est confirmé par Helmut Feld qui cite pour la plupart des faits exposés par l’auteure d’autres sources corroborant le récit (Feld 1996). 7 Béatrice Nicollier mentionne la retranscription erronée de «nos» et «vos», Helmut Feld ne prenant jamais en compte la note tironienne en forme de 9 placée à la fin de ces pronoms personnels. Elle souligne en outre quelques fautes de transcription. C’est pourquoi, une vérification dans le manuscrit de tous les passages cités dans cet article a été nécessaire. Sara Cotelli I.2 La langue de Jeanne de Jussie et son contexte sociolinguistique Comme l’admet Junod (Bossard/ Junod 1974: 154), Jeanne de Jussie use parfois dans son manuscrit d’une «orthographe curieuse». Cependant, ce fait n’est pas - comme il semble le penser - uniquement la conséquence d’une «méconnaissance de la langue de France» ou d’une influence de la prononciation francoprovençale sur sa langue. Il n’en demeure pas moins que la couche graphique rend parfois la lecture difficile pour le lecteur moderne et qu’elle incite à mettre en doute les capacités langagières de l’auteure. Il n’en est rien. Nous allons amplement l’illustrer, Jeanne de Jussie fait parfois montre d’un certaine prétention littéraire et sa langue est très loin d’être un exemple de «langue parlée» retranscrite à l’écrit, comme l’écrit Helmut Feld (1996: xxiv). Divers modèles syntaxiques démontrent l’ancrage de la langue de Jeanne de Jussie dans la tradition écrite et littéraire. Mentionnons pour exemple un trait typique du français écrit de la Renaissance: l’emploi massif des formes de type lequel comme pronoms relatifs 8 . Si ces formes sont déjà relevées dans la littérature des XIV e et XV e siècles (Marchello-Nizia 1979: 164), elles ont rencontré au XVI e siècle un certain succès auprès des écrivains parce qu’elles permettaient de calquer la phrase latine (Gougenheim 1951: 92). Ainsi, la syntaxe de Jeanne de Jussie est correcte si on la compare à d’autres textes de l’époque et son lexique, nous allons le voir, est riche, varié, et souvent savant. La graphie de la Petite Chronique montre toutes les caractéristiques d’une graphie parfois archaïsante qui s’inscrit dans la tradition écrite des scriptæ bourguignonne et «para-francoprovençale», telles qu’elles sont décrites par Gossen (1965, 1967, 1970), et qui est typique des textes suisses romands des XIV e et XV e siècles (voir par exemple, l’article de Müller 1981 sur la scripta fribourgeoise du XV e siècle et l’édition critique de l’œuvre de Jean Baygnon (Keller 1992), auteur vaudois du XV e siècle). De fait, on trouve un nombre important de graphies proches de la scripta para-francoprovençale: conservation de a[ latin comme dans confrarie (8); graphie en -ou, -u pour ö [ latin vullent (117), ouures (215); graphies en -on pour ü +nasale latin londy (80), quelquons (140). Il convient finalement d’insérer la production langagière de Jeanne de Jussie dans le spectre plus large de la situation linguistique à Genève au XVI e siècle. Trois langues se partageaient les usages linguistiques de manière bien délimitée. D’abord, le «langage savoyard» est l’idiome de la conversation courante et de la vie quotidienne. C’est un dialecte francoprovençal qui se distingue du lyonnais et des parlers de la Suisse romande par certaines évolutions, notamment ses palata- 86 8 On en trouve de très nombreux exemples dans la Petite Chronique: «il menoien leur mauldit predicant nommee maistre guillame faret. Le quel ce my en chaire et preschoit en langue allemande.» (28-29); «Adonc le peuple gettat vng grant crist soit dispousant daller trouez ses heretiques en leur carrefort. Lesqueulx voians les cristiens si corageusement venir sur eulx et qui leur conuenoit deffendre ou mory villainement, furent espauanter.» (85); «Il avoit vne seur mariez a vng monlt riche appotiquaire, laquelle acuchat dung enffant.» (170). La Petite Chronique de Jeanne de Jussie lisations plus poussées que dans le reste du domaine francoprovençal (Keller 1919: 14-15). Même si le savoyard est en grande partie cantonné à un usage oral, il existe pourtant dès le XVI e siècle quelques rares exemples d’œuvres littéraires rédigée en francoprovençal genevois dont un texte poétique La Chanfon de la complanta et desolafion dé paitré (1525-1533) (Ritter 1906) et un texte plus polémique Le Placard de Jacques Gruet (Jeanjaquet 1913). Mais la grande majorité des documents écrits est en français. C’est le cas pour les Chroniques de François Bonivard et d’Antoine Fromment 9 . En effet, le français remplace peu à peu le latin comme langue de l’écrit. Finalement, le latin est encore attesté dans les textes officiels: les Registres du Conseil de Genève, par exemple, étaient rédigés en latin. Cette situation triglossique où trois langues coexistent avec des fonctions complémentaires ne manquera pas de marquer la langue de la Petite Chronique, comme la suite de l’article l’illustrera au travers du lexique. Par ailleurs, le choix de l’idiome qui a été fait par Jeanne de Jussie semble intéressant. Selon ce que l’on peut lire dans le manuscrit, celui-ci avait été rédigé en vue d’un usage interne au couvent des Clarisses 10 . Il s’agissait d’une sorte d’aide-mémoire pour permettre à la communauté des sœurs, présente et future, de se rappeler ces épisodes douloureux de l’histoire du couvent. Vu le public auquel elle était destinée, cette œuvre aurait pu être écrite en savoyard. Néanmoins, le choix du français allait sans doute de soi: comme nous l’avons dit, lorsque l’on rédigeait un texte de quelque importance à cette époque, transcrire le francoprovençal n’entrait pas en ligne de compte. Tout simplement, on n’apprenait jamais à écrire cette langue. II.1 Une langue créative L’étude du lexique de la Petite Chronique permet d’apprécier à quel point Jeanne de Jussie participe aux grands mouvements linguistiques du siècle dans lequel elle vit, notamment la tendance à l’enrichissement du vocabulaire que connaît le XVI e siècle. Non encore embarrassée d’une norme trop prescriptive, la langue de la Renaissance est avant tout créatrice (Chaurand 1977). L’auteure de la Petite Chronique dévoile une grande créativité lexicale qui prend plusieurs aspects. 87 9 Voir l’édition critique du texte de Bonivard (Tripet 2001-04). Bossard/ Junod (1974: 217- 70) proposent des extraits de l’œuvre de Fromment dans leur ouvrage sur les chroniqueurs du XVI e siècle. 10 Voir Cotelli 2003: 12-13. Je me contenterai ici de citer un passage-clé dans lequel l’auteure de la Petite Chronique explicite le sens de sa démarche: «Et moy qui ce escrip ay veu de mes yeulx ses jour plain dinfeliciter et ay pourter ma par de ses affliction auecque ma conpaignie de xxiiii. Et promest, que je ne escrip chose que je ne soie informee ala verite, et si ne escript pas la dizieme partie, mais seullement bien peu du principal pour memoire, affin que le temps a venir les souffrant pour lamour de dieu en ce monde sachent, que nos predecesseur ont souffert auant que nos, et nos apres et tousiour de degree en degree a lexemple de nostre seigneur et redempteur qui a souffert le premier et plus.» (113-14). Sara Cotelli Tout d’abord, Jeanne de Jussie démontre une certaine inventivité lexicale et imagée lorsqu’elle nomme ses concitoyens ayant adhéré aux thèses luthériennes. Aux côtés de termes plutôt attendus comme lutherien (77, 99, etc.), lucter (250, 280, 306, etc.) 11 , euangeliste (112, 185), ou heretique (27, 97, etc.), on trouve toute une série de qualificatifs insultants, aussi bien pour des individus que pour les réformés dans leur ensemble: ce garsson poure ydiot faret 12 (126), chetifz predicant guillame faret (172), le meschant viret (200), infideles mescreans (114), ses loups rauissant (104), peruers loups rauissant (207) ses inniques sathaniques (231), ses canaillies (179, 210, etc.), ses maluais garssons (70, etc.), ses chetifz (94), fault chiens heretiques (33), desleaulx chiens enragee (15), ses chiens (99, 180, etc). Ces épithètes révèlent bien les diverses sources auxquelles Jeanne de Jussie est allée puiser: tradition biblique et ecclésiastique, mais aussi tradition populaire. L’auteure emprunte également au champ lexical des religions juive et musulmane. Très certainement au travers de la notion d’«infidèle», de non-chrétiens, elle en vient à qualifier les luthériens de noms provenant de la tradition qui sert à dénommer les deux grandes religions qui s’opposent au christianisme à cette époque. Jeanne de Jussie compare plusieurs fois les luthériens avec les juifs et les musulmans. Ainsi, elle conclut un passage retraçant les actions sacrilèges et iconoclastes des Bernois dans les termes qui suivent: «en telle sortes, que les turcs mahommestisses et Juifz infidelles nen hussent peu faire pis» (34). Le champ sémantique se rapportant au judaïsme est le plus étendu, touchant les fidèles, les pasteurs, le temple où ils se réunissent, ainsi que leurs réunions: ses juifz (95), vng gros pharisee (231), ses rabis pharises (231), vostre sinagogue (185), leurs conseil judaiques (230). On ne trouve qu’une seule occurrence dans la Petite Chronique où les luthériens se confondent avec des musulmans: ses deux mahommestices (111), qui se rapporte à deux jeunes garçons luthériens. Ce type de vocabulaire n’est pas inconnu de la recherche lexicographique; plusieurs exemples sont attestés chez Richard (1959: 54-55), dans son ouvrage sur le lexique utilisé lors de la Réforme. Jeanne de Jussie en est néanmoins la référence principale; les extraits de la Petite Chronique représentent plus la moitié du corpus de Richard. Ensuite, la composante créatrice du lexique de Jeanne de Jussie apparaît dans son traitement de certains suffixes. L’auteure confère souvent une morphologie quelque peu différente à des termes bien attestés dans les dictionnaires et en change la suffixation. Si l’on en croit Huguet (1: xiv-xv), cette pratique est courante dans la langue du XVI e siècle où «on s’aperçoit qu’à un même radical se sont joints souvent deux, trois ou quatre suffixes ayant la même valeur, produisant ainsi des dérivés qui font double, triple ou quadruple emploi» (id.). Ainsi, tardance était at- 88 11 Huguet 5: 63b Luthere ‘luthérien’. 12 Faret est une retranscription du nom de Guillaume Farel, le célèbre réformateur. Les nombreuses hypercorrections et graphies oralisantes du manuscrit de Jeanne de Jussie nous démontrent à plusieurs reprises que son auteure ne prononçait pas les consonnes finales et les confond donc très souvent à l’écrit (voir Cotelli 2003: 32-35). La Petite Chronique de Jeanne de Jussie testé aux côtés de tardement et tardité. Le phénomène dont nous allons donner des exemples ci-dessous s’insère donc dans un courant d’élaboration de néologismes par suffixation répandu au XVI e siècle. D’une façon générale, ces créations vont, dans la Petite Chronique, favoriser les formes qui sont les plus proches du latin, témoignant ainsi de la volonté de l’auteure de donner un vernis érudit à son texte. Elles confirment également l’influence du latin sur la langue de Jeanne de Jussie. Espiateur, n. m. pl. ‘espion’: «Et de fait avons trouuer pluseurs espiateur de genesue venant deuant et apres nos» (297-8). Les différents dérivés nominaux du verbe espier abondent en moyen français: espieur, espieux, espiat ‘espion’ (*spehôn ‘épier’, FEW 17: 174a). Jeanne de Jussie s’essaie à une forme plus latinisante du suffixe, sur le modèle des emprunts savants au latin en -ator français -ateur: conservator → conservateur (empr. XIV e s.), curator → curateur (empr. XIII e s.), imperator → mfr. imperateur (FEW 4: 585b). Heresion, n. m. sg. ‘hérésie’: «le tier ne vollut james recognoistre son dieu et morut en son heresion et oubstination» (47). Cette forme inconnue des dictionnaires apparaît dans la Petite Chronique aux côtés de celle bien attestée d’heresie (81, 165, etc.) (haeresis ‘hérésie’, FEW 4: 374b). Le suffixe favorisé par l’auteur permet de calquer cet exemple sur des emprunts savants au latin qui passent du lat. -sion au français [-zjõ], comme par exemple, adhaesio → adhésion (empr. XIV e s.), conclusio → conclusion (empr. au XIII e s.), persuasio → persuasion (empr. XIV e s.). Pertinacion, n. f. sg. ‘opiniâtreté’: «cieux dens le chatiaulx voiant leur pertinacion» (178). On trouve dans les ouvrages lexicographiques de référence les formes pertinacité (God 6: 116c et Huguet 5: 743a) et le moyen français pertinace (pertinax ‘persévérant’, FEW 8: 283b) de même signification. Ce terme pseudo-savant a été formé par l’auteure sur le modèle des emprunts au latin de type damnatio → damnation (empr. au XII e s.), maledictio → malediction (empr. au XIV e s.). Planturité, n. f. sg. ‘abondance’: «[Il] leur monstrat la crotte de sa librerie . . . La estoit la cite dieu literalle, toute en planturite, escripte en beaux parchemin, bien enlumine dors et dazur . . . » (291) Si planturité n’est attestée dans aucun dictionnaire, les formes similaires avec d’autres suffixes sont nombreuses: mfr. plantureuseté (plenitas ‘abondance’, FEW 9: 58b) ou planturosité, plentureuseté (God 6: 203c et 217c). On retrouve dans cette forme l’adjectif plantureux qui signifie ‘largement abondant’ (God 10: 352a), et le suffixe latin -itas qui devient -ité dans les emprunts français, comme par exemple humanitas → humanité (empr. XII e siècle). 89 Sara Cotelli Le texte de la Petite Chronique nous offre un dernier témoignage de la créativité et de la vitalité impressionnante de la langue de son auteure. Nous y avons décelé deux termes qui, d’après les informations récoltées dans les dictionnaires, y font leur première apparition écrite. Enasée, n. f. sg. ‘épithète employée comme injure’: «toutes vniement la rebouttoiens, lappellant jangleresse, enasee et menteresse» (257). De la même famille étymologique que nez, ce substantif est attesté dans le FEW (nasus ‘nez’, 7: 35). Il est inconnu des autres dictionnaires consultés et semble rare; le FEW n’en donne qu’une attestation qui date de 1575. Heresiarque, n. m. sg. ‘chef d’une secte’: «Le prince et grant heresiarque de celle damnable septe fut vng religieulx de saint augustin, nommee martin lucter.» (48); et adj. fém. sg. ‘huguenot’, ‘hérétique’ (sens supposé): «vng mauldit religieulx apostat de sainct franscoy, pourtant encore labit de la sacree Religion, print possecion de prescher en la parroche de saint germain ala mode heresiarques» (155). Le nom vient du latin ecclésiastique haeresiarcha ‘chef d’une secte’ (FEW 4: 374b), qui lui-même est un emprunt direct au grec. Selon FEW, la forme hérésiarque serait utilisée pour la première fois chez Agrippa d’Aubigné (entre 1600 et 1630). On trouve également une forme antérieure, erersiarge, qui date de 1524 et qui a la même signification. Ceci est cependant remis en question par BW 314b qui fait remonter la première attestation du mot hérésiarque à l’année 1528. L’adjectif hérésiarque (155), quant à lui, est attesté dans TLF 9: 780b avec un exemple de Paul Claudel. Il est dans la Petite Chronique l’équivalent de huguenot. II.2 Une langue archaïsante La composante archaïsante de la langue de notre auteure n’est à priori pas étonnante. Des facteurs géographiques et sociaux l’expliquent en grande partie. Tout d’abord, Jeanne de Jussie vient d’une région périphérique où le français est utilisé principalement comme langue écrite. Ensuite, comme l’apprentissage linguistique de notre auteure s’est fait dans les premières décennies du XVI e siècle, il était encore très certainement tourné vers la tradition du siècle précédent. Les très nombreuses graphies archaïsantes recensées dans le texte en témoignent: murtre (132) et burre (243) refait en meurtre et beurre au XIV e s., confermer (270) pour confirmer, etc. Somme toute, si l’on prend tout ceci en considération, il est même assez remarquable que le nombre de formules et de mots vieillis soit si petit dans la Petite Chronique. Il est bien sûr toujours délicat de donner une date pour l’extinction d’un mot, sa sortie de l’usage. Les lexèmes encore indiqués comme usuels pour la fin du XV e siècle par les dictionnaires consultés n’ont donc pas été considérés dans cette 90 La Petite Chronique de Jeanne de Jussie étude comme des archaïsmes. Si l’on procède ainsi, on trouve dans la Petite Chronique uniquement trois archaïsmes avérés, c’est-à-dire qui ne sont plus attestés depuis la fin du XIV e siècle: adultérie, décolasse et messeaulx (mesel). On peut ajouter à cette liste quelques exemples de termes régionaux qui ont un statut particulier. S’ils ne sont pas encore des archaïsmes au moment de la rédaction de la Petite Chronique, ils sont en passe de le devenir. Ces termes courants en ancien et en moyen français ont disparu du français central actuel mais sont conservés dans la langue régionale, français ou francoprovençal, jusqu’au XX e siècle: cloucher (130) ‘boiter’ (GPSR 4: 117b, FEW 2: 794a) desroucher (45, 78, 157, 161, 164, etc.) ‘démolir’, ‘faire tomber qqn ou qqch’ (GLGEN 170, Pier 186b) ou meseau (81) ‘boucherie’ (Pier 353b). Adultairie, n. sg. ‘adultère’: «Il est bien vray, que les prelat et gens desglise pour ce temps ne gardoient pas bien leur veulx et estat, mais dissoluement des biens de lesglise gaudissoint, tenant femme et enffant en lubricite et adultairie» (51-52). On date l’usage des deux formes attestées entre le XIII e et le XIV e siècle: adulterie 13 (adulterare ‘commettre un adultère’, FEW 24: 186b) et adultérie ‘violation de la foi conjugale’ (TL 1: 159). Decolasse, n. f. sg. ‘décollation’: «le iour de la decollasse saint jehan baptiste» (45). L’ancien français decolace vient de l’étymon latin decollatio ‘décapitation’, dérivé de collum ‘cou’ (FEW 3: 26a). Il est probable que l’auteure utilise l’archaïsme en question parce qu’il est contenu dans une expression figée du calendrier religieux, qu’elle citerait tel quel. Il s’agit donc d’une locution considérée dans son ensemble et utilisée par tradition, plutôt que de l’emploi libre d’un terme senti ou non comme vieilli. Messeaulx, adj. m. pl. ‘malheureux’: «ce messeaulx chiens de loial ce parforsoit de la prendre» (162). Cet adjectif vient du latin misellus qui signifie ‘très malheureux’ (FEW 6/ 2: 166b). Il conserve ce sens en ancien français: mesel adj. ‘malheureux’ (vers 1165-XIII e ), parallèlement à celui de ‘lépreux’ (God 5: 278b, TL 5: 1616). Il est possible que cet usage très tardif de mesel soit dû à une influence du francoprovençal. En effet, misellus est à l’origine de nombreuses formes du francoprovençal, et ce avec des sens très divers, par exemple: Lyon mesiau ‘rogneux, teigneux’ (FEW 6/ 2: 167a). D’après les matériaux inédits du GPSR, l’adjectif mézi ' est bien attesté dans les dialectes francoprovençaux de toute la Suisse romande où il se réfère toujours à un animal malade. 91 13 La graphie en -aide la Petite Chronique ne pose pas de problèmes. La graphie -aialterne avec -edans tout le manuscrit (Cotelli 2003: 28-29). Sara Cotelli II.3 Une langue marquée par le latin Si l’influence latine est un fait saillant de la langue de la Renaissance (Chaurand 1977), cette question a d’autres implications pour le texte étudié, du fait surtout que son auteur est une femme. En effet, nous ne savons pas précisément quel était le niveau d’instruction de Jeanne de Jussie en latin. Si l’on se reporte à ce qu’écrivent les historiens de l’éducation, il est peu probable que Jeanne de Jussie ait suivi un enseignement formel de cette langue. En effet, à l’époque, l’enseignement prodigué aux femmes était beaucoup moins poussé que celui dispensé aux hommes 14 . Néanmoins, nous avons la certitude que notre auteure avait une excellente connaissance formulaire du latin par sa pratique religieuse journalière. En témoignent les nombreux latinismes relevés dans le texte, l’abondance de graphies latinisantes (profunde (27) «profonde») et étymologiques (racomptez (30) «raconter», audicteur (29), etc.), ainsi que plusieurs passages de prières ou de versets bibliques rédigés en latin (par ex. 68, 197, 216). Ils sembleraient révéler que la maîtrise du latin pour Jeanne de Jussie ne s’arrête peut-être pas à cette connaissance exclusivement formulaire. D’une part, on trouve dans la Petite Chronique beaucoup de latinismes dont la plupart est bien attestée par les dictionnaires. En voici quelques exemples: Ancelle n. f. sg. ‘servante du Seigneur’: «He, dieu de bonnaire, ne vuyllie habandonne vos poures ancelles qui por vostre amour endurent ceste paine et dolleur! . . . Hee, tresdoulces vierges marie, secores vos poures ancelles» (224)», «Il feit crie par toute sa baronnie de vyry, que chascuns de son pouoir aidat a vyure aux ancelles et seruiteur de nostre seigneur, qui estoit la retires et destitues de tous bien.» (286). Cet emploi religieux est directement issu de l’expression biblique ancilla Domini (XIII e -XVI e s.) (ancilla ‘servante, esclave’, FEW 24: 540b). Crudelite n. sg. ‘cruauté’: «[Les luthériens] prirent vng bon prestre. [. . . qui] mourut a la corde. Que chascung le tieng a trop grande crudelite et fut il vng turcq.» (171). Ce nom est un emprunt direct au latin crudelitas, «cruauté». Il date du XIV e siècle et est resté en usage jusqu’au XVII e siècle (FEW 2: 1367b). Exercite n. sg. ‘armée’: (66), «Les poures seurs conseilles de nostre seigneur se assemblerent vng jour toutes en chapitre ou sont de la clouchette, inuocante laide de nostre seigneur, du benoit saint espirit, de la sacre vierge marie et tout le diuin excersite» (205). L’ancien et moyen français exercite ‘armée’ est une transposition du latin exercitus de même sens (FEW 3: 292b). 92 14 Michelle Perrot cite la position d’un défenseur de l’instruction féminine du premier quart du XVI e siècle, Jean-Louis Vivès, qui prône cependant en parallèle «la primauté des travaux domestiques sur la lecture et l’écriture» ainsi que «l’extrême circonspection quant à l’initiation au latin, même réservé à la fine fleur de l’élite» (Duby/ Perrot 1991: 113). La Petite Chronique de Jeanne de Jussie Insules n. f. pl. ‘île’: «Pour sauoir le mode de turquie fault entendre, que le grant turqz tien trente six reaulme soubz sa sugettion et pluseurs insules et villes en la mer de pardela» (68). Il s’agit selon toutes probabilités d’un emprunt au latin insula ‘île’. Ce terme, contrairement aux autres, ne se trouve dans aucun ouvrage de référence. Item adv. ‘de même’, ‘autant’: «Item ou conuent des augustins rompirent pluseur belles ymage . . . » (35), (50, 57, 68, 69, 86, 91, 95, 121, 132, 138, etc.). Cet adverbe été emprunté au travers de la terminologie administrative (FEW 4: 823a-b). Postulation n. f. sg. ‘demande, supplication’: «Lan mille sinc cens xxx, le saint pere pape clement, a la requeste de monseigneur de casarte, maistre pierre lanbert, et sens le sceu ny postulation des seurs donnat le pardons general ou conuent de saincte clere, le iour de la nunciation nostre dame.» (37). Il s’agit d’un emprunt du XIII e siècle au latin postulatio ‘demande’, en usage de 1260 à 1700 (FEW 9: 251b). D’autre part, on peut rappeler la préférence donnée par Jeanne de Jussie aux suffixes latinisants dans la formation de termes pseudo-savant qui se calquent sur les emprunts au latin du moyen français: espiateur, exaudicible, planturite. Ces créations démontrent bien que l’auteure cherche parfois à conférer une note littéraire à son texte. Les emprunts directs présentés ci-dessus participent du même dessein. On peut pour finir mentionner un fait assez étonnant qui, en parallèle aux recherches sur le lexique, mettrait le texte de la Petite Chronique du côté d’une écriture savante et latinisante. On sait qu’au XVI e siècle, suite à la réforme érasmienne, une polémique fait rage autour de la prononciation en [u] ou [o] du o latin en syllabe initiale. C’est la querelle des oïstes et des ouïstes (Fouché 1969: 427-29). J’ai étudié la répartition des formes en -oet en -usur environ un tiers de la Petite Chronique 15 . Le résultat est formel: Jeanne de Jussie utilise plutôt des formes novatrices, 93 15 Un tiers du manuscrit a été dépouillé. Les chiffres absolus sont les suivants: a) -o- = 975; b) -opour le fmod [u] = 328; c) -ou- = 439; -oupour le fmod [o] = 51 (Cotelli 2003: 27-28). [u] pour le fmod [o] [u] [o] pour le fmod [u] [o] la répartition des [o] et [u] 55% 18% 24% 3% Sara Cotelli c’est-à-dire latinisantes, en -o-. Et cet usage ne peut s’expliquer par une éventuelle influence du francoprovençal qui présente plutôt des formes en [u] là où le français a préféré des formes en [o] 16 . II.4 Une langue régionale La langue maternelle de Jeanne de Jussie est le savoyard genevois. Celui-ci a laissé en tant qu’adstrat 17 de nombreuses traces dans sa langue, surtout dans le lexique. On trouve dans la Petite Chronique beaucoup de termes empruntés au francoprovençal. Cependant, ces dialectalismes ne forment pas la totalité de la composante régionale de la langue de Jeanne de Jussie. L’influence du francoprovençal se fait sentir dans différentes formes lexicales que nous allons passer en revue. Tout d’abord, relevons la présence des archaïsmes régionaux déjà mentionnés plus haut: cloucher, desroucher et meseau (II.2). On trouve également des régionalismes graphiques, soit une série de mots qui appartiennent au français central mais qui apparaissent dans le texte de Jeanne de Jussie sous une forme régionale. Il y a ainsi polymorphisme entre la forme du français standard et le régionalisme, qui ne touche que la couche graphique. Ces exemples sont à rapprocher des traces de scripta para-francoprovençale dans la graphie de l’auteure (I.2). Bisacche, n. f. pl. ‘besace’: «avoiens mande de petit coquinet a leur bisacche por espier» (298). GPSR 2: 353 donne une ancienne forme francoprovençale bisache pour les XVI e et XVII e siècles (bisaccia ‘bissac’, FEW 1: 378b). Cousine, n. f. sg. ‘cuisine’: «que nulz ne mengeat chers en carensme ny en aultre temps deffenduz [. . .]. Et quelcunque hostes feroint cousine de chers es dit temps seroins pugny.» (91), «la cousine pauee de pierre bien agues et tranchant» (304). GPSR 4: 644a cite une forme régionale ancienne: cousine (Vd, V, G 1528, F), attestée également dans les Registres du Conseil de la ville de Genève (GLGEN 154). Jeanne de Jussie favorise cette graphie dans tout son texte. Dans le manuscrit B, le copiste remplace parfois (mais pas toujours) la forme cousine par cuisine. Glacies, n. f. pl. ‘temps glacial, glace’: «Et hurent vne journee de grant froidure, car de dix ans nauoy fait si grosse bize et glacies.» (115). Ce terme vient du bas-latin glacia ‘glace’. Des formes francoprovençales similaires à glacies sont attestées: Montana laái et Lyon liássi ‘eau congelée’ (FEW 4: 94 16 Voir Keller (1931: 83-84) qui donne parmi d’autres exemples: grous «gros», sourti «sortir», etc. 17 Jeanne de Jussie n’a certainement jamais cessé de parler francoprovençal dans sa vie quotidienne. Je considère donc le francoprovençal comme un adstrat de son français. La Petite Chronique de Jeanne de Jussie 139b), ainsi que deux attestations fribourgeoises du début du XV e siècle glassy (Hafner 1955: 81 et 85). D’ailleurs, le -ide ces formes, que l’on retrouve dans la terminaison de glacies, est typique du francoprovençal (Jeanjaquet 1931: 26). Si la graphie du manuscrit A de la Petite Chronique conserve la forme francoprovençale de ce pluriel, le manuscrit B rétablit la terminaison française: «bize et glasses». Ensuite, citons une série de régionalismes sémantiques qui parsèment le texte de la Petite Chronique. Ceux-ci sont des termes de la langue centrale qui ont pris, dans certaines zones périphériques, un sens régional particulier. Adomescher, vb. ind. imp. 3sg. ‘dompter’: «[pour éviter que les mauvais garçons fassent du mal aux sœurs] frere nycolas des arnox, . . . les entretenoit et adomeschoit leur fureurs, ansin que dieu le volloit.» (26) Ce verbe est un dérivé du latin domesticus ‘qui appartient à la maison’. Une forme genevoise adomécher ‘dompter’ est attestée (CD 8; FEW 3: 123a). On hésite cependant à placer cet exemple parmi les autres emprunts au francoprovençal. En effet, l’ancien et le moyen français connaissent une forme adomeschier ‘apprivoiser’, très répandue (God 1: 107a, TL 1: 149). Il semble dès lors difficile de déterminer avec certitude si adomescher est un emprunt direct au francoprovençal adòmetsi ' ‘apprivoiser, dompter un animal rétif; maîtriser une personne récalcitrante’ (GPSR 1: 124b) ou s’il se présente plutôt comme un régionalisme sémantique. Chapler, vb. ind. passé simple 3pl. ‘couper; mettre en pièces’ «[ils] brulerent et chaplerent toutes les ymaiges qui estoient dehors» (25), «Item chaplerent les formes et chayre des seurs, qui estoient belles et de bon noier.» (216) Chapler vient du latin *cappare ‘castrer’ (FEW 2: 279a). On trouve en ancien français un verbe chapler qui signifie ‘tailler qqn en pièces en combattant’ (TL 2: 248, God 2: 63b). Le sens de chapler dans la Petite Chronique où l’objet du verbe est toujours un inanimé se retrouve dans les dictionnaires mais repose presque uniquement sur le texte de Jeanne de Jussie pour illustrer cette définition. Il prend alors la signification de ‘couper, briser, mettre en pièces’ (Huguet 2: 196b et God 2: 63b) et est accompagnée à chaque fois d’un exemple de Jeanne de Jussie 18 . Il s’agit en fait d’un sens régional qui a perduré en Savoie et en Suisse romande. En effet, on retrouve chapler dans divers dictionnaires du parler régional: CD 94b çhapla ‘couper par petits morceaux un objet; le gâter par maladresse ou avec malice en le coupant’; Dumont 37 chapler, v. a. ‘gâter, endommager un objet en le coupant ou en l’entaillant avec maladresse ou avec malice’; Odin 592b tsapl . å ' (frb. chapler), v. a. ‘couper, tailler, hacher, mettre en morceaux’; et Humbert 89. 95 18 C’est le seul exemple pour ce sens chez Godefroy et dans le FEW. Huguet donne deux exemples: celui tiré de la Petite Chronique ainsi qu’un autre de F. Bretin (Auxonne [Côte-d’Or] 1540-Dijon 1595), traducteur des œuvres de Lucien (1582), dans lequel le verbe a également pour objet une chose et non une personne. Sara Cotelli Commission, n. f. sg. ‘charge conférée par l’autorité ou par la communauté’: «Mere vicayre, aiant commission, agrant requeste de toutes les seurs, ce my agenoux, suppliant croire la verite» (262). Ce nom est un emprunt au latin comissio ‘réunion’ (FEW 2: 954a). Le sens régional attesté dans la Petite Chronique est cité dans GPSR 4: 196a pour l’ancien genevois. Compozer, vb. part. passé ‘relâcher un prisonnier moyennant rançon’: «[sire franscoy cartellier] fut detenuz prisonnier iusque le moix de mars a pres. Qui fut conpozer par inestimable finanble a monseigneur de genesue, et fut dit, que largent fut liurez a la mesure de blez.» (6- 7); [msB: ransonner]. GPSR 4: 220b mentionne ce sens avec la marque «ancien genevois». Il est illustré par d’autres exemples des XVI e et XVII e siècles. Ressaulter, vb. ind. passé simple 3pl. ‘tressaillir, sursauter’: «ces gens ressaulterent tous de paur» (244). Il s’agit d’un sens régional typiquement francoprovençal, Blonay rfisoutå ' , Lyon ressauter ‘tressaillir’ (saltare ‘danser’, FEW 11: 115b ou TLF 14: 97a). Ce sens est encore présent dans le français régional genevois au XIX e siècle (Humbert 153). L’emploi de comment présente une particularité dans la Petite Chronique. Sous l’influence du francoprovençal, ce terme est dans le texte l’équivalent de la conjonction comme. En francoprovençal de Suisse romande, la forme comment, formée sur comme par analogie avec les adverbes en -ment, a pris très tôt toutes les acceptions de comme, alors que celui-ci restait cantonné en français à une valeur adverbiale (GPSR 3: 188-91). Ainsi, comme a pratiquement disparu de la Petite Chronique 19 , presque toujours remplacé par comment. Ce dernier devient la principale conjonction qui marque la comparaison: «Et luy ce voiant en tel dangier, feit coment les aultres.» (92); «car il est ferme coment vne rouche pour mantenir la veritez de la sainte escripture.» (123) 96 19 Un pointage a été fait sur un tiers du texte de la Petite Chronique. Les chiffres absolus sont les suivants: a) comme = 3; et b) comment = 47 (Cotelli 2003: 71). comment comme 6% 94% La Petite Chronique de Jeanne de Jussie Il est également employé comme conjonction causale: «Adoncque il demandat lettre testimonialle pour porter a berne: coment il avoit fait son depuoir de venir preschez en la ville» (75). Ces quelques exemples illustrent bien la façon dont comment s’est investi des sens et des usages de comme dans la langue régionale de Jeanne de Jussie. L’influence du francoprovençal peut également toucher le genre d’un mot qui reste par ailleurs tout à fait conforme à ce que l’on peut observer en français central. Ainsi, le premier jour de la semaine se présente parfois au féminin dans la Petite Chronique. Toutefois, le changment de genre n’est pas systématique et dimanche apparaît aussi au masculin: ce premier dimenche (11), le premier dimenche (110), le dimenche (132). La dimenche, n. f. sg. ‘dimanche’: «celle mesme dimenche» (93); «sensuyt de la dimenche» (262) et (98,147, etc.). Le féminin de dimanche est bien attesté dans la plupart des dictionnaires consultés (CD 139a, Pier 193b ou GPSR 5: 708-13). FEW 3: 129b mentionne une forme féminine de dimanche à Lyon. Les tableaux phonétiques de Gauchat, Jeanjaquet et Tappolet (1925: §363) notent que dimanche est généralement féminin en francoprovençal. Mentionnons encore Rohlfs qui a étudié la question pour l’ensemble des langues romanes (1971: 96 et 278). Une dernière trace laissée par l’adstrat francoprovençal se lit dans les emprunts directs à cette langue. Les exemples de dialectalismes directement issus du francoprovençal sont nombreux et je ne commenterai ici que les termes qui n’apparaissent que peu, voire pas du tout, dans les dictionnaires régionaux. Voici une brève énumération de ceux que je laisse ainsi de côté: acarrer (9) vb. ‘pousser dans un coin, acculer’ («acârâ» CD 4; «akarñ ' » GPSR 1: 240a); banc (80-1, 89) n. m. ‘étal de boucher’ (GLGEN 67-9; GPSR 2: 223b); caignies (117, 161), n. m. ‘sobriquet que les catholiques donnaient aux réformés’ («cagne» GPSR 3: 32a); carnatier (7), n. m. ‘bourreau’ («carnassier» GPSR 3: 96b); coutter (214), vb. ‘bloquer, immobiliser’ pour le verbe coter (DSR 268-9); couttres (299), n. f. ‘couette, espèce de matelas de plume’ (GLGEN 155; «ku ' trø Ú » GPSR 4: 380a); dechappeler (9, 24, 162, 215, etc.) vb. ‘tailler, déchirer, mettre en pièces’ (GPSR 5: 109b); deplatteler (13), vb. ‘enlever les madriers d’un pont’ (GPSR 5: 373b); ferremente (16) n. f. ‘pièce métallique faisant partie de la ferrure d’un ouvrage en bois’ (GLGEN 195; «fèrmi ' nta» GPSR 7: 324- 25); mamelus (5, 6, 91) n. m. pl. ‘partisan de la maison de Savoie’ (FEW 9: 118b; GLGEN 233; Pier 346a); parroche (11, 180, 281, etc.), n. f. ‘paroisse’ (FEW 7: 658b; GLGEN 255); le reloge (11, 16, 176) n. m. ‘horloge’ (GLGEN 272; Pier 509b); tabla (249), n. m. ‘rayon, étagère’ («tablar» DSR 686-87). Bandissement, n. m. sg. ‘bannisement, exil’ (sens supposé): «il estoit aduertir du bandissement des poures religieuses» (288). Ce terme n’est attesté dans aucun dictionnaire. Il s’agit certainement d’un nom dérivé du verbe bandiser ‘bannir, exiler’ que l’on trouve dans GPSR 2: 227a et qui est un emprunt au germanique bandwjan ‘donner un signe’ (FEW 15/ 1: 56b). 97 Sara Cotelli Blosser, vb. part. passé ‘pincer’: «le moix de may dieu permy que aulcung furent print de la justice et desfait par toute la ville en chacune rue, pincee vne grande piece de chers a grant crocchet de fer ardant . . . Vng homme nomme michel caddo, enffant de ville, fut blosse a crouchet deffert tout son corps.» (40-41) Le verbe blyòsi ' ‘pincer’ est très bien attesté dans la plupart des parlers francoprovençaux de Suisse romande et de Savoie (GPSR 2: 429). Le mot vient d’une base *blottiare qui signifie ‘pincer’ et dont l’origine précise est controversée. Il garde par ailleurs ce sens jusque dans les dialectes modernes. On le trouve dans CD 53b blossi ‘pincer’; et dans FEW 1: 414a avec un exemple d’Annemasse blossi ‘pincer’. Campanez, vb. part. passé ‘sonner une cloche’: «Adoncque il dirent, que trop estoit campanez de par le grant diable et quelles se gardessent de plus sonnez, qui ne leur fut licencez.» (176- 77) Il s’agit très probablement de la francisation d’un verbe francoprovençal k-paná attesté dans le sens de ‘sonner une cloche’ au Valais (FEW 2: 150a). Chaquoterie, n. f. ‘chicanerie’ (sens supposé): «suis parvenue ala vraye lumiere de verite, considerant, que je viuoie tousiours en regret, car en ses religion ny a fort chaquoterie, corruption mantelle et ouysyuite.» (238) Il s’agit d’un dérivé du verbe attesté dans notre texte (cf. ci-dessous) Chaquoter, vb. part. passé ‘chicaner’ (sens supposé): «Nos sumes bien aduertir, coment la blaisine et vos estie chaquotes.» (240). Cette formation remonte probablement à la base onomatopéique táak-. On trouve dans FEW 13/ 2: 357b, le verbe tsacoté «trouver à redire, se chipoter», attesté en francoprovençal de la Vallée d’Aoste. Charretton, charrottons, n. m. ‘charretier, conducteur de voiture’: «acompaignie seullement dudit bon pere et dung jeusne gard . . . et vne bonne femme de villaige . . . et le charretton» (280), «Et fut donne congie aleurs bon charrottons de virys deux en retornes» (293). Il s’agit d’un dérivé du français régional charreter (GPSR 3: 390b, sous charroton). On trouve dans le GPSR des formes en -retet en -roattestées au XVI e siècle à Genève 20 . Ce nom est également présent dans CD 97 charoton «charretier, roulier». Charrottons, n. m. ‘chariot’: «le poure frere conuers avoit tant quis, qui trouuat par argent vng charrottons pour mettre les poures anciennes et malades, qui de falloiens en la voie» (279). 98 20 Pour l’explication phonétique de la forme -rot-, cf. la notice historique de charreter (GPSR 3: 391a), ainsi que Hasselrot (1957: 86). La Petite Chronique de Jeanne de Jussie Ce substantif est un dérivé du français régional charret (cf. GPSR 3: 386b, sous charret 1). Des formes valaisannes en -rot sont attestées dans GPSR 3: 391b sous charreton, ainsi que dans FEW 2: 428b (Hérémence tsaroton «chariot»). Pour la voyelle de la syllabe -ro-, voir la note sous charretton. Conforons, n. m. sg. ‘bannière d’église’: «et il avoit grant peuple, venant auecque la croix, le conforon et clouches sonnant en grant deuotion» (282) Ce nom vient d’un ancien haut-allemand *gundfano ‘étendard de combat’ (FEW 16: 102a). Ce même étymon est à l’origine du français gonfanon ou gonfalon (God 9: 707b-c). Le dérivé francoprovençal de gundfano est bien mentionné dans les divers dictionnaires régionaux: CD 112a et FEW 16: 102b qui cite pour Genève la forme: conforon (1852, campagne). Descorgeonnez, vb. part. passé ‘défaire un lacet de cuir’: «Et quant la poure dame mon belles et de coree alloit apres son mary, que long menoit de collez, toute descorgeonnez et escheuellee soit piteusement garmentant, elle demandant misericorde pour sa loialle partie.» (150) Il s’agit du participe passé d’un verbe identique à dèkòrdzounñ ' en francoprovençal de la Vallée de Joux (Vaud) (GPSR 5: 238b) qui a la même signification et est l’antonyme de kòrdzounñ ' ‘attacher au moyen de lacets de cuir’, au même endroit (aussi, FEW 2: 1222b). On trouve également une attestation vaudoise de 1707 ‘deux pieces corjonnées’ (matériaux inédits du GPSR). De plus, le substantif corgon est bien attesté à Genève au XVI e siècle (matériaux inédits du GPSR). En qualifiant ainsi la personne, l’auteure évoque (outre sa chevelure défaite) ses vêtements qui ne sont plus attachés ni arrangés. (Se) Esgerdeiller, vb. ind. passé simple 3sg ‘s’épouvanter’: «la poure jeusne seur ce reueilly et aperceu des trespasse allant par lesglise, ce esgardillat et courut ala porte pour cuider sortir.» (145) [msB: si se donna grand frayeur et paour]. Cette forme est identique au verbe francoprovençal èdzèrdzølyi ' ‘causer une grande frayeur, épouvanter’, cf. GPSR 6: 133b 21 . Frascher, vb. ind. passé simple 3pl. ‘rompre’: «les lucterien de nuyt frascherent et rompirent vne monlt belles ymaige de ihesus» (141), «Il frascherent et dechaplerent toutes les ymaiges» (162) Il s’agit d’une transposition directe du verbe patois frachi qui vient du latin *fraxicare ‘rompre’ et qui, avec ce sens, semble être uniquement attesté en Suisse romande: ancien fribourgeois, frachi ‘rompre’ (XVI e ), Suisse, fratzi ‘rompre’, Neu- 99 21 Pour l’étymologie du mot et la présence dans sa famille de formes en -ret en -rdz-, cf. la notice historique de dzèr 2 (GPSR 5: 1084a), ainsi que FEW 22/ 2: 40a. Sara Cotelli châtel, frñá ‘il rompt’ (FEW 3: 770a). Jeanne de Jussie lui a simplement adjoint une terminaison morphologique française, le conjuguant comme un verbe en -er. Saudant, souldanne, n. ‘geôlier’, ‘femme du geôlier’: «la femme du saudant qui le gardoit, estoit cristienne et luy faisoyt de grant sucide et humanite de son pouoit» (120); «les santique donnerent les articles derreurs a la souldanne, luy en joignant de luy presenter» (123); «La poure souldanne qui pour crainte de son mary ne luy avoit ozer parle de long temps» (124). Le substantif masculin est bien attesté à Genève, au sens de ‘geôlier’, à la fin du XV e siècle en latin d’époque, et au XVI e siècle sous la forme souldan dans des documents d’archives; cf. Sources du droit du canton de Genève, ii (indexe, sous geôlier), Registres du Conseil de Genève, iii, iv, x, xiii (index, sous soudanu, soldanu), GLGEN 284. Pour le sens, voir notamment François Bonivard, De l’ancienne et nouvelle police de Genève et source d’icelle, dans Mémoires de la société d’histoire et d’archéologie de Genève, v. 392: «Le geollier aussy de l’Isle, que l’on appelle communement le Soudan . . . ». On peut envisager deux hypothèses concernant l’étymologie de ce mot. L’étymon probable est le mot arabe sultan. On trouve la forme soudan ‘nom donné à un souverain musulman’ dans FEW 19: 164a. Le glissement sémantique de ‘sultan’ à ‘geôlier’ est relativement problématique. Il se pourrait cependant que l’on ait appelé ainsi le geôlier par analogie plaisante comme c’est le cas pour le substantif français pacha ‘gouverneur d’une province dans l’Empire ottoman, etc.’ et, par analogie, ‘commandant d’un navire de guerre’ (TLF 12: 766b). Toutefois, les formes latines d’époque, si elles ne sont pas secondaires, autorisent l’hypothèse d’un dérivé (en -anu) formé sur le latin solidus ‘massif’ (étymon à l’origine du fr. sous, et de l’emprunt à l’italien soldat). Le substantif au féminin est attesté en latin d’époque, avec le même sens que dans la Petite Chronique, dans les Registres du Conseil de Genève, vi, 120: soldane (datif). Sicles, n. f. sg. ‘petite ouverture, guichet’ (sens probable): «la souldanne . . . luy feit tendre ses articles par vne petite sicles» (124). Dans l’édition d’Helmut Feld, sicle commence par un s-. Cependant, vérification faite dans le manuscrit, il pourrait s’agir d’une erreur de transcription. Dans l’écriture manuscrite du XVI e siècle, les -set les -fse ressemblent énormément et, dans ce cas précis, il n’est malheureusement pas possible de décider quelle est la bonne lecture. Trois hypothèses sont donc à envisager concernant l’étymologie. S’il s’agit de la leçon ficles, le mot remonte au latin fistula ‘tuyau, conduit’. On trouve les formes correspondantes en Vallée d’Aoste, ficllia, et à St-Etienne (Loire), fécla ‘fissure’ (FEW 3: 583a). S’il s’agit de la leçon sicles, le mot remonte probablement au même étymon, la consonne initiale s’expliquant alors comme une hypercorrection due à la correspondance [f-] savoyard/ [s-] français pour les mots remontant à un étymon en ce-, ci-. La troisième hypothèse, celle de sicles remontant à l’étymon *cisculare ‘crier’ (FEW 2: 712a) ne semble pas pouvoir être retenue pour des raisons sémantiques. 100 La Petite Chronique de Jeanne de Jussie Tane, n. f. sg. ‘tannière’: «et si ne retorne james en vostre tane, car chascung de nos en retirerat vne en sa maison» (186). Ce terme est de la famille du bas-latin *tana ‘grotte’. Des formes francoprovençale de tane sont attestétes dans CD 387b, tannù, sf., ‘grotte, tannière’ et FEW 13/ 1: 77a, Haute-Savoie, t-na ‘caverne’. Conclusion L’examen du lexique de Jeanne de Jussie nous apprend combien sa langue est riche et souvent maîtrisée. Bien loin du style oralisant qui lui était imputé, l’analyse lexicale de la Petite Chronique laisse paraître une langue profondément tournée vers l’écrit. D’abord, la création de formes pseudo-savantes par changement de suffixes montre bien que notre auteure participait pleinement aux innovations de son siècle et que son écriture comportait parfois une certaine prétention d’érudition. Ensuite, la proportion d’archaïsmes et même de mots régionaux est plus basse que ce que l’on attendrait pour un texte de ce genre, écrit dans les circonstances que l’on connaît: rédaction en zone périphérique, par une femme, instruite au tout début du XVI e siècle. De fait, la section III.4 a proposé un inventaire complet des régionalismes lexicaux répértoriés dans la Petite Chronique. La liste paraît peu abondante si l’on prend en considération le fait que Jeanne de Jussie écrivait pour un public interne - la communauté des sœurs - qui partageait sa connaissance du francoprovençal, et non pas en vue d’une quelconque publication. De plus, ce bilan jette une lumière favorable sur l’enseignement qu’a pu recevoir Jeanne de Jussie. D’une part, nous constatons la qualité de cette formation: l’ancrage de la langue de la Petite Chronique dans la tradition graphique du XV e siècle et l’excellence de la syntaxe ne laissent aucun doute. D’autre part, nous pouvons en déduire qu’il existait, à cette époque, en Province, une instruction du français. Il semblerait ainsi que l’apprentissage de l’écrit ne passait pas forcément - et pas uniquement - par le latin. Finalement, ces conclusions nous rappellent que le texte de Jeanne de Jussie s’inscrit dans une tradition littéraire de textes écrits en français en Suisse romande, depuis le XIV e siècle sous la plume d’Oton de Granson ou de Jean Baygnon (Francillon 1996: 25-37). Les résultats que nous présentons ici permettent donc d’en connaître un peu plus sur le «français régional» de tels écrits, une langue qui n’a pas été assez étudiée jusqu’ici. Les graphies para-francoprovençales ainsi que les nombreux emprunts au francoprovençal de la Petite Chronique témoignent ainsi d’une spécificité diatopique du français écrit à Genève à l’aube du XVI e siècle. Neuchâtel Sara Cotelli 101 Sara Cotelli Bibliographie Éditions de la Petite Chronique Feld, H. 1996: Jeanne de Jussie. Petite chronique, Mainz Klaus, C. F. 2006: Jeanne de Jussie, The Short Chronicle. A Poor Clare’s Account of the Reformation of Geneva, Chicago Ouvrages consultés Åkerlund, I. 2003: Sixteenth Century French Women Writers: Marguerite d’Angoulême, Anne de Graville, the Lyonnese School, Jeanne de Jussie, Marie Dentière, Camille de Morel, Lewiston, etc. Bossard, M./ Junod, L. (ed.) 1974: Chroniqueurs du XVI e siècle: Bonivard, Pierfleur, Jeanne de Jussie, Fromment, Lausanne Chaurand, J. 1977: Introduction à l’histoire du vocabulaire, chap. 5 «Le XVI e siècle: afflux et reflux», Paris, 67-86 Cotelli, S. 2003: Jeanne de Jussie: La Petite Chronique. 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