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Frontières

2023
978-3-3811-0142-9
Gunter Narr Verlag 
Claudine Nédelec
Marine Roussillon
10.24053/9783381101429

Le XVIIe apparaît comme le moment où se seraient définies, dans un même mouvement, les frontières externes et internes de la littérature et de l'État Nation. Les critiques de la notion de classicisme et les nouvelles approches de l'histoire littéraire et politique ont cependant mis en lumière le caractère mouvant, brouillé et essentiellement polémique de ces frontières. Ce sont les usages littéraires, artistiques, historiques et politiques de la frontière, comme ligne de front, limite de territoires et de pouvoirs, et/ou zone d'échanges, de négociations et de transgressions qu'interrogent ces études - transdisciplinaires, puisque les frontières, réelles ou fictionnelles, voire mythiques, sont géographiques, sociales, linguistiques, politiques, génériques, mais se tracent aussi entre la littérature et ce qui n'en relève (relèverait) pas, entre laic et religieux, entre privé et public...

www.narr.de Le XVII e siècle apparaît comme le moment où se seraient définies, dans un même mouvement, les frontières externes et internes de la littérature et de l’État Nation. Les critiques de la notion de classicisme et les nouvelles approches de l’histoire littéraire et politique ont cependant mis en lumière le caractère mouvant, brouillé et essentiellement polémique de ces frontières. Ce sont les usages littéraires, artistiques, historiques et politiques de la frontière, comme ligne de front, limite de territoires et de pouvoirs, et/ ou zone d’échanges, de négociations et de transgressions qu’interrogent ces études - transdisciplinaires, puisque les frontières, réelles ou fictionnelles, voire mythiques, sont géographiques, sociales, linguistiques, politiques, génériques, mais se tracent aussi entre la littérature et ce qui n’en relève (relèverait) pas, entre laïc et religieux, entre privé et public... BIBLIO 17 Suppléments aux Papers on French Seventeenth Century Literature Directeur de la publication: Rainer Zaiser ISBN 978-3-381-10141-2 227 Nédelec / Roussillon (éds.) Frontières BIBLIO 17 Claudine Nédelec / Marine Roussillon (éds.) Frontières Expériences et représentations dans la France du XVII e siècle Frontières BIBLIO 17 Volume 227 ∙ 2023 Suppléments aux Papers on French Seventeenth Century Literature Collection fondée par Wolfgang Leiner Directeur: Rainer Zaiser Biblio 17 est une série évaluée par un comité de lecture. Biblio 17 is a peer-reviewed series. Frontières Expériences et représentations dans la France du XVII e siècle Articles issus de communications présentées lors du 16 ème colloque international du Centre International de Rencontres sur le XVII e siècle (CIR 17) Université d’Artois, 19-22 mai 2021 Études présentées et éditées par Claudine Nédelec et Marine Roussillon Image de couverture: Anonyme, « L’échange des princesses » [9 novembre 1615, sur la Bidassoa], dans Jean Puget de la Serre, Les Amours du Roi, et de la Reine sous le nom de Jupiter et de Junon , Paris, N. Bessin et N. de Cay, 1625 © BnF (Gallica) Bibliografische Information der Deutschen Nationalbibliothek Die Deutsche Nationalbibliothek verzeichnet diese Publikation in der Deutschen Nationalbibliografie; detaillierte bibliografische Daten sind im Internet über http: / / dnb.dnb.de abrufbar Cet ouvrage a été publié avec le concours de l’Unité de recherche Textes et Cultures UR 4028 Centre de Recherche, Université d’Artois - 62000 Arras, France, de la MESHS, du CIR 17 et de la Société d’Étude du XVII e siècle. DOI: https: / / doi.org/ 10.24053/ 9783381101429 © 2023 · Narr Francke Attempto Verlag GmbH + Co. KG Dischingerweg 5 · D-72070 Tübingen Das Werk einschließlich aller seiner Teile ist urheberrechtlich geschützt. Jede Verwertung außerhalb der engen Grenzen des Urheberrechtsgesetzes ist ohne Zustimmung des Verlages unzulässig und strafbar. Das gilt insbesondere für Vervielfältigungen, Übersetzungen, Mikroverfilmungen und die Einspeicherung und Verarbeitung in elektronischen Systemen. Alle Informationen in diesem Buch wurden mit großer Sorgfalt erstellt. Fehler können dennoch nicht völlig ausgeschlossen werden. Weder Verlag noch Autor: innen oder Herausgeber: innen übernehmen deshalb eine Gewährleistung für die Korrektheit des Inhaltes und haften nicht für fehlerhafte Angaben und deren Folgen. Diese Publikation enthält gegebenenfalls Links zu externen Inhalten Dritter, auf die weder Verlag noch Autor: innen oder Herausgeber: innen Einfluss haben. Für die Inhalte der verlinkten Seiten sind stets die jeweiligen Anbieter oder Betreibenden der Seiten verantwortlich. Internet: www.narr.de eMail: info@narr.de CPI books GmbH, Leck ISSN 1434-6397 ISBN 978-3-381-10141-2 (Print) ISBN 978-3-381-10142-9 (ePDF) ISBN 978-3-381-10143-6 (ePub) www.fsc.org MIX Papier aus verantwortungsvollen Quellen FSC ® C083411 ® Table des matières M ARINE R OUSSILLON Introduction................................................................................................... 9 FRONTIÈRES VUES EN SURPLOMB † A LAIN V IALA Bornes, champs et terrae incognitae .............................................................. 19 J EAN L UC R OBIN Indiscipline et démarcation au XVII e siècle. Pour une enquête sur la différentiation des champs .......................................................................... 31 H ERVÉ B AUDRY Censure et frontières ( XVI e - XVII e siècles) : questions d’histoire et de méthode .............................................................................................. 49 J ULIEN L E M AUFF La ligne selon le pli : l’État baroque et sa frontière ..................................... 67 DISPUTER DES FRONTIÈRES C LÉMENT V AN H AMME Venise dans l’imaginaire français de la frontière turque au XVII e siècle ....... 85 J EAN -F RANÇOIS C OUROUAU La « frontière » invisible entre gascon et languedocien ( XVI e - XVII e siècle) ........................................................................................ 101 C LAUDINE N ÉDELEC Étranges étrangers en ambassade : le ballet du Grand bal de la douairière de Billebahaut (1626) ......................................................... 121 G RÉGOIRE M ENU Une frontière disputée : Nicolas Caussin, confesseur de Louis XIII, sur la ligne de front séparant politique et religieux................................... 149 N ICOLAS C ORREARD Le rire des dieux passe-t-il les frontières ? Satires ménippées et « folies d’Europe ».................................................................................. 163 M ARCELLA L EOPIZZI L’ici et l’ailleurs dans La Maison des Jeux de Charles Sorel : usage littéraire de la frontière entre topos géophysique et logos mental ............ 175 ÉTABLIR DES FRONTIÈRES F ADI E L H AGE Les quarante lieues comme seuil de vulnérabilité de la France du Grand Siècle ......................................................................................... 189 M ARIE -É LISABETH H ENNEAU Expériences et perceptions des frontières aux avant-postes de la Dorsale catholique : des religieuses face aux protestants durant la guerre de Trente Ans ............................................................................. 203 V INCENT J ULLIEN Les frontières dans les mathématiques cartésiennes .................................. 221 J OSÉPHINE G ARDON -G OUJON Les frontières de Faramond : élaborer le mythe des frontières naturelles .. 239 F RANCINE W ILD La délimitation du territoire dans les poèmes héroïques ........................... 251 P IERRE R ONZEAUD Un lieu obsidional et obsessionnel dans un non-lieu : la frontière dans les utopies de Foigny, Fontenelle, Gilbert et Veiras .......................... 267 PASSER LES FRONTIÈRES R OMAIN J OBEZ Aux confins des empires : considérations géopolitiques et littéraires excentrées sur le martyre de la reine géorgienne Kétévan ........................ 279 M ARIE -C LAUDE C ANOVA -G REEN La Bidassoa à l’heure des mariages espagnols (1615 et 1660) .................. 293 B ENOÎT B OLDUC La fête sans frontière ou l’« agréable communication » des divertissements européens dans la Gazette ................................................ 309 P IERRE -L OUIS R OSENFELD La frontière et sa traversée dans les tragi-comédies de Georges de Scudéry ................................................................................... 323 S TELLA S PRIET Franchir les frontières géographiques, culturelles et artistiques : de l’opéra italien à l’Andromède de Corneille (1650)................................. 337 I SABELLE T RIVISANI -M OREAU Le passage clandestin : mises en récit de la frontière dans quelques écrits autobiographiques protestants de la fin du XVII e siècle .................... 353 A NDREA G REWE La Princesse de Clèves à Amsterdam - Les Provinces-Unies comme zone de contact entre la France et les pays de langues germaniques ........ 367 BROUILLER LES FRONTIÈRES M ARIANNE C LOSSON Les îles flottantes ou l’impossible frontière................................................ 387 A URÉLIE B ONNEFOY -L UCHERI Brouillage des frontières entre public et privé dans les Historiettes de Tallemant des Réaux.................................................................................. 401 M ARTA T EIXEIRA A NACLETO Les enjeux des frontières dans la tragi-comédie pastorale (ou les impasses de la « constitution mixte »)............................................ 417 S OPHIE R OLLIN Vincent Voiture : un passeur de frontières ................................................ 431 C ÉLINE P ARINGAUX Frontières linguistiques dans la comédie moliéresque............................... 447 N ICOLAS G ARROTÉ Extension du domaine de l’amour : frontières du jardin et frontières de l’échange dans la Correspondance de Mme de Sévigné.......................... 463 J UDITH LE B LANC Les airs migrateurs de Lully, facteurs de porosité des frontières ............... 473 L AURENCE G IAVARINI L’historiette, les mémoires, le fait nobiliaire. Sur les Mémoires de M. le marquis de Montbrun de Courtilz de Sandras ................................ 493 Introduction M ARINE R OUSSILLON U NIVERSITÉ D ’A RTOIS , T EXTES ET C ULTURES Les contributions réunies ici sont le fruit du XVI e congrès du Centre International de Rencontres sur le XVII e siècle, qui aurait dû se tenir à Arras en 2020. La crise sanitaire en a décidé autrement : faute de pouvoir franchir les frontières géographiques qui nous séparaient, nous avons dû tenir ce colloque « à distance », par écrans interposés, un an plus tard que prévu, en tentant tout de même, dans la tradition du CIR 17, de franchir, ou du moins de brouiller les frontières disciplinaires : d’en faire un lieu de rencontres. À la fin du XVII e siècle, le Dictionnaire universel de Furetière définit la frontière comme « l’extrémité d’un Royaume, d’une Province, que les ennemis trouvent de front quand ils y veulent entrer ». Suit une série d’exemples : « La Picardie est une Province frontière ; le Roi par ses conquêtes a étendu, a reculé les frontières de son Royaume ; les déclarations de guerre se font par un Hérault sur la frontière. On dit aussi, une ville frontière, qui est située proche les ennemis ». Arras est une ville frontière, au sens premier du terme : une ville de conflits depuis le début du XVI e siècle, rattachée aux Pays-Bas espagnols en 1526, toujours disputée, conquise par Louis XIII en 1640, assiégée par les Espagnols en 1654, reprise par Turenne puis rattachée à la France par le traité des Pyrénées. Elle est alors intégrée au projet de « pré carré » de Vauban : la frontière se matérialise en une double ligne de fortifications. Cette histoire a fait des frontières un objet privilégié de recherche pour les équipes de l’université d’Artois, attachées aussi bien à retracer l’histoire et les dynamiques propres des espaces frontaliers 1 qu’à explorer les marges et les frontières comme potentiel de création 2 . Au sein du laboratoire « Textes et Cultures », l’équipe TransLittéraires 1 Marc Suttor (dir.), Les Espaces frontaliers de l’Antiquité au XVI e siècle, Arras, Artois Presses Université, 2020. DOI : 10.4000/ books.apu.22395 2 Voir par exemple les dossiers de la revue L’Entre-deux sur les « Métissages » (Justine Jotham, Patrycja Kurjatto-Renard et Romain Magras (dir.), décembre 2022), sur les écrits de voyages (Odile Gannier et Véronique Magri (dir.), « Écrire Marine Roussillon 10 s’est spécialisée dans le franchissement des frontières entre aires culturelles, entre disciplines, mais aussi entre culture légitime et illégitime. Elle travaille ainsi sur tout ce qui établit ou brouille des limites : frontières de la littérature, des genres, du canon… De son sens territorial à ces usages métaphoriques, la frontière apparaît comme un objet équivoque : terme commode, se prêtant à réunir différentes approches sous une étiquette commune ? Ou bien objet authentiquement interdisciplinaire ? Nous penchons, on le devine, pour la seconde solution : pour construire la frontière comme un objet interdisciplinaire, non seulement parce qu’il peut être saisi depuis différentes disciplines, mais parce qu’il contraint à interroger la construction même de ces disciplines et nos propres démarches de recherche. Revenons au dictionnaire de Furetière. La frontière y apparaît comme une réalité géopolitique : en ce sens, elle fait l’objet d’une intense réflexion au cours du XVII e siècle, mise en lumière ici par la contribution de Julien Le Mauff. Limite (poreuse) du royaume, elle est surtout lieu et enjeu de conflits, car la frontière est d’abord une ligne de front 3 . La tension entre d’une part une frontière en mouvement, franchie par les ennemis ou reculée par un souverain conquérant et d’autre part la limite instituée du royaume engage une réflexion sur le signe et la représentation. Du discours du pré carré au mythe de la frontière naturelle, la frontière n’est que concept, porté, comme l’écrit Daniel Nordman dans un ouvrage fondateur, par une « littérature » : Massives - des cimes inaccessibles aux réseaux de citadelles - ou immatérielles - la passion de la frontière a été portée par toute une littérature géographique, historique et politique du siècle dernier -, les frontières sont remises en cause. Elles se dérobent, insaisissables. Qui pourrait dire le voyage centrifuge : actualités des écritures migrantes » et Camille Bogoya et Nicolas De Ribas (dir.), « Voyages en terres néo-grenadines : de la réalité à la fiction », n°7 (1 et 2), juin 2020) ou sur « Le prosimètre : un ambigu de vers et de prose » (Marie-Gabrielle Lallemand, Claudine Nédelec et Miriram Speyer (dir.), n°6 (1), décembre 2019). 3 Sur l’articulation entre les deux notions de frontière et de limite, voir l’article fondateur de Lucien Febvre, « Frontière : le mot et la notion » [1928], Pour une histoire à part entière, Paris, SEVPEN, 1962, p. 11-24, et la manière dont il a été repris et discuté par Louis Marin (« Frontières, limites, limes : les récits de voyages dans L’Utopie de Thomas More », Frontières et limites, Paris, Centre George Pompidou, 1991) et par Daniel Nordman (« Des limites d’État aux frontières nationales », dans Pierre Nora (dir.), Les Lieux de mémoire, Paris, Gallimard, 1986, vol. 2, p. 35-61). Introduction 11 aujourd’hui, non pas où elles passent - en Europe occidentale, ce n’est plus guère l’objet de débats -, mais ce qu’elles sont exactement, entre des terres, des pouvoirs et des hommes, ce qu’il reste et restera de leurs signes ? Ce sont les écrits économiques et les débats sur la protection douanière qui font passer le terme de frontière du domaine militaire au domaine civil 5 . La circulation des livres fournit alors un lieu privilégié d’observation des frontières : publications à l’étranger pour échapper à l’emprise du pouvoir, contrebande, traductions sont autant de pratiques des frontières qui contribuent en retour à la production sociale de l’espace (comme le montre ici la contribution d’Hervé Baudry sur les pratiques de censure). Au cours du XVII e siècle la frontière envahit aussi, sur un mode allégorique, les représentations de la vie culturelle et morale, comme le souligne la contribution d’Alain Viala. À partir des années 1640, le genre de la carte allégorique rencontre un grand succès 6 . De la Carte de Tendre à la Carte de la Cour, en passant par la Carte du Pays de Braquerie et par celle du « Royaume des Précieuses », elles tracent des frontières entre groupes sociaux, séparent les comportements acceptables de ceux qui ne le sont pas, distinguent des mouvements et des valeurs 7 . Les querelles se donnent à voir comme autant de conflits sur les frontières : ainsi dans la Nouvelle allégorique ou histoire des derniers troubles arrivés au royaume d’éloquence de Furetière (1658) ou dans l’Histoire poétique de la guerre nouvellement déclarée entre les Anciens et les modernes (1688) 8 . Cartes et guerres allégoriques constituent l’imaginaire du premier champ littéraire en le figurant comme un territoire, et l’ordonnent en publiant des hiérarchies et des classements 9 . La « force polémique de la 4 Daniel Nordman, Frontières de France. De l’espace au territoire, XVI e - XIX e siècles, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des histoires », 1998, p. 9. 5 Ibid., p. 53. 6 Bernard Beugnot et Françoise Siguret (dir.), Cartographies, Études françaises, n°21/ 2, 1985. 7 Madeleine de Scudéry, « Carte de Tendre », dans Clélie, histoire romaine, Paris, A. Courbé, 1654, t. I, p. 398-410 ; Gabriel Guéret, Carte de la Cour, Paris, J.-B. Loyson, 1663 ; Roger de Bussy-Rabutin, Carte du Pays de Braquerie [1654], Clermont-Ferrand, éd. Paléo, 2008 ; Maulévrier, « La Carte du Royaume des Prétieuses », Recueil des pièces en prose les plus agréables de ce temps [Recueil Sercy], Paris, C. de Sercy, t. 1, 1658, p. 322-323. Sur tous ces écrits, voir Delphine Denis, Le Parnasse galant. Institution d’une catégorie littéraire au XVIII e siècle, Paris, Champion, 2001, p. 21-36. 8 Voir Alexis Tadié et Richard Scholar (dir.), Fiction and Frontiers of Knowledge in Europe, 1500-1800, Londres, Routledge, 2010 ; A. Wygant (dir.), XVII th Century French Studies, n° 29, 2007. 9 Comme l’a montré Alain Viala, Naissance de l’écrivain, Paris, Éditions de Minuit, 1985, p. 152-162. Marine Roussillon 12 frontière 10 » décrite par Louis Marin est réinvestie pour dé-naturaliser des valeurs et des comportements, les mettre en débat et ouvrir des conflits, tout en dessinant les limites de territoires qu’il s’agit aussi d’instituer : la littérature, les sciences, le théâtre, la galanterie… La recherche sur les frontières ouvre alors la voie à une réflexion sur les classements, leur construction sociale et historique, et les conjonctures spécifiques qui les mettent en mouvement. C’est l’objet d’un grand nombre des contributions réunies ici, qui interrogent les frontières des mathématiques (Vincent Jullien), les partages du scientifique et du littéraire (Jean-Luc Robin), du politique et du religieux (Grégoire Menu), de l’histoire et de la fiction (Marcella Leopizzi). D’autres choisissent de prendre pour objet des écrits qui brouillent les frontières pour mieux interroger nos catégories, déplacer nos classements, et proposer de nouvelles manières de saisir les écrits du passé : Laurence Giavarini à partir des « mémoires » de Courtil de Sandrars, Marta Teixeira avec le genre de la pastorale dramatique, Aurélie Bonnefoy-Lucheri en interrogeant la confusion du public et du privé chez Tallemant, Nicolas Garroté en étudiant le lien métaphorique établi par Mme de Sévigné entre promenade et correspondance. La notion de frontière franchit elle-même, au cours du XVII e siècle, une frontière : elle passe du domaine militaire à l’éthique et à l’esthétique ; elle se littérarise, pour reprendre la formule de Christian Jouhaud 11 . Prendre les frontières pour objet, c’est s’intéresser à cette manière d’emprunter au politique pour définir l’éthique et l’esthétique, et les définir justement dans leur autonomie par rapport au pouvoir, dans un processus d’institution paradoxale. C’est aussi, en retour, interroger les effets de cet emprunt sur le politique. Qu’est-ce qui se joue dans la littérarisation de la frontière, devenue sujet de ballets de cour, genre particulièrement transgenre (Claudine Nédelec), d’utopies (Pierre Ronzeaud), de poèmes épiques (Joséphine Gardon et Francine Wild) ou de tragi-comédies (Pierre-Louis Rosenfeld) ? Nous le disions pour commencer : la frontière est un objet interdisciplinaire, pas seulement parce qu’elle peut être appréhendée par différentes disciplines (l’histoire des relations internationales s’attachant aux conflits et aux traités, l’histoire littéraire aux représentations de la frontière et de l’altérité, l’histoire économique aux pratiques douanières…) mais bien parce qu’elle 10 L. Marin, op. cit. 11 Christian Jouhaud, Les Pouvoirs de la littérature : histoire d’un paradoxe, Paris, Gallimard, 2000. Pour une réflexion sur les frontières, voir aussi « Frontières des Mazarinades, l’Inconnu et l’événement », Écritures de l’événement : les mazarinades bordelaises [en ligne]. Pessac, Presses Universitaires de Bordeaux, 2015. DOI : https: / / doi.org/ 10.4000/ books.pub.15678. Introduction 13 engage une réflexion sur la constitution des disciplines, leur autonomie et leurs échanges, et ce qui se joue dans ces emprunts et ces distinctions. On aurait tort, on le voit, de vouloir distinguer la « vraie » frontière - la notion géopolitique - de ses usages allégoriques. Saisir l’objet dans toutes ses dimensions donne à voir des circulations, des passages, qui en modifient le contenu et les enjeux. Nous avons tenté de tenir ensemble les différentes acceptions de la frontière, et d’organiser les contributions autour des actions que cette notion rend possible : disputer les frontières, se saisir de leur force polémique pour ouvrir des lignes de front ; puis établir des frontières : instituer, classer et délimiter ; les franchir, en manifester le caractère poreux, les transgresser ; les brouiller enfin pour ouvrir des espaces de liberté à la création et à l’action. La frontière est d’abord une ligne de front. Les conflits frontaliers qui se développent au XVII e siècle (particulièrement actifs dans la région des Flandres) se traduisent par des opérations militaires, mais aussi par une abondante production écrite. Les satires ménippées étudiées par Nicolas Correard participent aux conflits entre les puissances européennes, tout en produisant un véritable imaginaire de la frontière. Et Clément Van Hamme montre comment Venise a été progressivement constituée par l’écrit en « zone frontière » entre l’espace chrétien et l’ennemi ottoman. La transformation de la ligne de front en limite, de la force en pouvoir, passe par une opération de représentation : la carte, le tableau, la description, l’architecture fixent les limites du royaume. Fadi El Hage montre que la distance symbolique de « quarante lieues » censée assurer la sécurité de la capitale est un objet d’écriture : elle circule dans les cartes, les récits, les mémoires, et se nourrit d’un imaginaire biblique. Abondamment écrite, la frontière se matérialise aussi sur le territoire de manière durable par les forteresses de Vauban ou par les établissements religieux de la dorsale catholique étudiés par Marie-Élisabeth Henneau. Au contraire, la frontière entre gascon et languedocien étudiée par Jean-François Courouau, peu écrite et décrite, apparaît comme une frontière invisible et ouverte. Le franchissement des frontières, à l’occasion des mariages royaux étudiés par Marie-Claude Canova-Green ou dans les récits d’exilés protestants étudiés par Isabelle Trivisani, superpose à l’image de la limite une autre interprétation de la frontière, comme zone de circulation, de dialogues et d’échanges entre des pouvoirs à la fois partenaires et rivaux. La circulation de la figure de la reine Kétévan entre les empires des Habsbourg, des Ottomans et des Safavides, mise en lumière par Romain Jobez témoigne de cette porosité. Plusieurs autres contributions, sur les traductions hollandaises de La Princesse de Clèves (Andrea Grewe), les sources italiennes de Marine Roussillon 14 l’Andromède de Corneille (Stella Spriet) ou les récits de divertissements de cour dans La Gazette (Benoît Bolduc), rendent visible la manière dont la circulation et la traduction des livres et des spectacles mettent en jeu les frontières religieuses, politiques et génériques. Sur le territoire comme en littérature, tracer des frontières revient à revendiquer des valeurs et des hiérarchies, tout en ouvrant des espaces de conflits, d’échanges et de transgressions. La frontière apparaît comme une zone marginale dotée d’une créativité propre. Les îles flottantes des utopies et des romans héroïques étudiés par Marianne Closson sont des espaces liminaires où des expériences nouvelles et transgressives peuvent avoir lieu : recherche de l’immortalité, refus de toute morale, changement de sexe… Brouiller les frontières, par exemple en multipliant les langues ou les genres au sein d’un même ouvrage, comme le font Molière (étudié ici par Cécile Paringaux) ou Voiture (étudié par Sophie Rollin), revient à mettre en place un espace de liberté pour la création et l’action. Le burlesque, fréquemment utilisé dans des ouvrages polémiques, est ainsi porteur d’une dérision généralisée qui bouleverse et transgresse les frontières linguistiques et génériques, et décompose leurs hiérarchies, écho des hiérarchies du monde réel 12 . En étudiant les « airs migrateurs » qui circulent entre différentes cultures et différents publics, Judith le Blanc interroge le lien entre texte et musique, jusqu’à porter une forme de critique de la convention de l’adéquation. Le potentiel polémique des frontières conduit à dénaturaliser tous nos classements, à en percevoir l’historicité, pour mieux comprendre à la fois le passé qui est notre objet, et le présent de nos travaux. C’est un véritable spécialiste du franchissement de frontières qui nous a fait l’honneur et le plaisir d’ouvrir la série des contributions, comme il avait ouvert le congrès du CIR 17. Alain Viala a passé sa vie à transgresser les frontières des territoires - entre l’Aveyron, Paris, Oxford et les nombreuses universités où il fut invité - comme des disciplines instituées. Depuis son ouvrage fondateur, Naissance de l’écrivain, qui proposait une « sociologie de la littérature à l’âge classique », puis avec la fondation du Groupe de Recherche Interdisciplinaire sur l’Histoire du Littéraire aux côtés de Christian Jouhaud, et jusqu’à ce congrès du CIR 17, où il donna l’une de ses toutes dernières conférences, il s’est attaché à « observer ce qui se passe quand les frontières entre des domaines apparemment distincts sont floues, 12 Voir Claudine Nédelec, Les États et empires du burlesque, Paris, Champion, 2004. Introduction 15 ou se déplacent, bougent, se brouillent 13 », voire à agir pour ouvrir les frontières qui lui semblaient trop étroites : celles de la littérature, comme objet d’enseignement et de recherche. Alain Viala nous a quitté quelques mois après avoir donné la conférence reproduite dans ce volume. En guise d’hommage, nous voudrions prolonger, voire relancer, son invitation à interroger les frontières. Le CIR 17 est un centre international, comme le montre la diversité des contributions réunies ici. Il est aussi, de longue date, un lieu de rencontre entre les traditions, les démarches et les disciplines. Reste une dernière frontière à interroger : celle du « dix-septième siècle ». Quelle pertinence scientifique accorder à ce découpage séculaire lié aux exigences institutionnelles - et en particulier à celle des concours de l’enseignement qui structurent l’université française ? Alain Viala avait montré l’intérêt d’une approche qui traverse les frontières séculaires dans ses derniers ouvrages sur la galanterie : il y appréhende une série de pratiques culturelles, des conversations galantes de Madeleine de Scudéry jusqu’aux débats d’aujourd’hui sur la galanterie française, en passant par Watteau et Verlaine, et montre ainsi toute la fécondité d’une démarche qui ne tient pas les frontières pour acquises et les transgresse allègrement. Cette fécondité scientifique a aussi une pertinence pédagogique : dans une université comme celle d’Artois, fondée sur l’ambition d’une démocratisation des études supérieures, et où l’agrégation est loin de constituer le principal objectif de nos étudiants, le dialogue entre les siècles, et la transgression des frontières chronologiques instituées, sont devenus pour nous comme pour beaucoup une nécessité. Mais une nécessité stimulante et fructueuse : celle du dialogue, de l’observation des continuités et des résurgences, de l’interrogation sur l’actualité de nos travaux et de nos objets. 13 Alain Viala, « Fêtes galantes », introduction au colloque Fêtes galantes, Oxford, 2014, dans Marine Roussillon, Sylvaine Guyot, Dominic Glynn et Marie-Madeleine Fragonard (dir.), Littéraire. Pour Alain Viala, Arras, Artois Presses Université, 2018, t. 2, p. 10. Frontières vues en surplomb Bornes, champs et terrae incognitae † A LAIN V IALA U NIVERSITÉ D ’O XFORD / GRIHL, EHESS-S ORBONNE N OUVELLE Déambuler un instant le long de l’eau dormante des fossés au pied de la Porte Royale de la Citadelle d’Arras peut sans doute offrir un préambule convenable pour parler de frontières en France à l’âge classique. Ill. 1 Citadelle d’Arras, Porte royale Cette citadelle fut le premier des cinquante ouvrages fortifiés dont Vauban a hérissé les frontières du royaume. Dès 1667 et la Guerre de † Alain Viala 20 Dévolution, Arras devint le pivot d’un vaste programme stratégique qui visait à doter les frontières septentrionales d’une double ligne de défenses, la plus au nord s’articulant, en gros, de Lille à Maubeuge, et la seconde qui passait, donc, par Arras. Vauban en décrivait l’idée directrice en ces termes : Sérieusement, Monseigneur, le Roi devrait un peu songer à faire son pré carré. Cette confusion des places amies et ennemies pèle-mêlées ne me plaît point. Vous êtes obligé d’en entretenir trois pour une, vos peuples en sont tourmentés, vos dépenses de beaucoup augmentées et vos forces de beaucoup diminuées ; et j’ajoute qu’il est presque impossible que vous les puissiez toutes mettre en état et les munir. Je dis de plus que si, dans les démêlés que nous avons si souvent avec nos voisins, nous venions à jouer un peu de malheur, ou (ce que Dieu ne veuille) à tomber dans une minorité, la plupart s’en iraient comme elles sont venues. C’est pourquoi, soit par traité ou par une bonne guerre, si vous m’en croyez, Monseigneur, prêchez toujours la quadrature, non pas du cercle, mais du pré. C’est une belle et bonne chose que de pouvoir tenir son fait des deux mains 1 . La France a été obsédée par ce mythe du pré carré. Il traduisait un élément majeur du spectre sémantique du mot frontière. Car, si l’on en croit le Dictionnaire de Furetière, frontière « vient de frontaria, parce qu’elle est comme le front opposé aux ennemis ». Là où certaines langues ont privilégié la fréquence d’usage de certains termes qui, comme l’anglais boundaries, évoquent les confins, les limites, les langues romanes ont volontiers eu recours à ce mot qui évoque, autant ou plus que la limite, la clôture que jalonnent non seulement des bornes mais des postes fortifiés destinés à filtrer les migrants, surveiller les exilés, contrôler les marchandises (et notamment les livres) mais d’abord à dissuader les ennemis 2 . Et ce mythe du pré carré dialoguait avec un autre, celui des frontières naturelles - qui s’est cristallisé à partir du Testament politique de Richelieu 3 . Il a guidé la politique extérieure du régime louis-quatorzien : l’annexion du Roussillon, celle de la Franche-Comté puis celle de l’Alsace ont appuyé le royaume sur les obstacles naturels des Pyrénées, du Jura et du Rhin. Restaient les plats pays du Nord qui n’offrent pas d’obstacle naturel, et les Provinces-Unies n’eussent pas toléré que le royaume s’étendît tout le long du Rhin : c’est à cet égard qu’a pris forme la théorie du « pré carré ». Donc d’une frontière sans rien de « naturel », mais au contraire arbitraire. La 1 Lettre à Louvois, 20 janvier 1673, citée d’après Guy Caire, « Vauban, la Défense et la cohésion de l’économie nationale », Innovations, 28, 2008, p. 149-175 (p. 165). 2 Sur les connotations du terme, voir Wolfram Kaiser, « Penser la frontière. Notions et approches », Histoire des Alpes, 3, 1998, p. 62-74. 3 « A partir de… » renvoie à un « moment », et non tant à une source unique et avérée, d’autant que le statut de ce Testament politique apocryphe n’a rien d’assuré. Bornes, champs et terrae incognitae 21 même logique du pré carré a d’ailleurs poussé la monarchie à réduire autant qu’elle a pu les frontières intérieures du royaume, à éliminer les frontières linguistiques et élimer les frontières régionales. Le CMR 17 avait organisé dès 1979 un colloque sur La Découverte de la France au XVII e siècle où les enjeux de ces étrangéités internes ont été bien mis en relief 4 . Mais je ne vais pas entrer dans l’immense bibliographie historienne des questions frontalières, d’autant que nous entendrons bientôt parler des unes et des autres, jusques et y compris dans leur porosité, voire leurs mises en chansons. Cette halte devant la Citadelle d’Arras suffit, me semble-t-il, pour rappeler que cette époque a vu naître une véritable obsession frontalière. Entrons dans la Citadelle. Chacune et chacun sait, depuis au moins Hamlet, que les remparts des citadelles reçoivent des visites de spectres et que les tentures d’« Arras » recèlent parfois d’étranges manigances. Et de fait, des spectres frontaliers hantent et l’endroit, et l’époque. C’est ainsi notamment que l’obsession frontalière imprègne l’imaginaire de ce temps à un point tel que l’imagerie géopolitique envahit des domaines où on ne l’attend pas. Elle prolifère en particulier dans les représentations de la vie intellectuelle et culturelle. Toute la longue querelle des Anciens et des Modernes recourt à des figurations de royaumes en guerre et, par exemple, la Nouvelle allégorique des derniers troubles survenus au royaume d’Éloquence représente les dissensions entre mondains et savants par des images telles que celle-ci : Les Equivoques, qui se trouvèrent sans emploi, en allèrent chercher au pays de Pédanterie, qui est un grand Etat […]. La domination de ce royaume a été usurpée par le capitaine Galimatias […]. Sitôt que ces troupes furent dans ce pays ennemi elles cabalèrent de telle sorte qu’elles portèrent Galimatias à déclarer la guerre à la Rhétorique […]. Elles lui firent entendre que la Reine avait rompu le commerce et décrié toutes les monnaies et les marchandises qui venaient du pays de Pédanterie. Il envoya donc un héraut […] 5 . Et chacun sait que des imageries similaires fleurissent dans, entre autres, La Guerre des auteurs de Gabriel Guéret 6 , puis dans l’Histoire de la guerre 4 La Découverte de la France au XVII e siècle, 9 e Colloque de Marseille, organisé par le Centre méridional de rencontres sur le XVII e siècle, 25-28 janvier 1979, Roger Duchêne (dir.), Paris, Éditions du CNRS, 1980. 5 Antoine Furetière, Nouvelle allégorique ou histoire des derniers troubles arrivés au Royaume d’Éloquence, Paris, De Luynes, 1658, p. 6-9. 6 Gabriel Guéret, La Guerre des auteurs anciens et modernes, Paris, Girard, 1671. † Alain Viala 22 entre les Anciens et les Modernes de François de Callières 7 . Cette imagerie qui jalonne la formation du premier champ littéraire retentit en fait en tous domaines ; aussi elle invite à écouter - entre autres et au moins - ce que murmurent deux des spectres frontaliers qui ont obsédé la France de ce temps. L’un, que j’appellerai le spectre savant, a naguère été le souci d’un programme d’Initiative Scientifique appelé « Frontières de la Modernité », dont la Maison Française d’Oxford a été le siège de 2003 à 2006. Il a débouché sur un colloque où toutes les sociétés dix-septiémistes ont réuni leurs énergies sous l’égide du CIR 17 autour de la question des « Modernités 8 ». Le but de ces travaux était d’examiner les critères et enjeux de la qualification de « moderne » dans la première modernité, avec ses querelles, ses retombées intellectuelles et ses limites chronologiques. Cette modernité, qui tient largement à la circulation des hommes et des idées par-dessus les frontières linguistiques, étatiques et religieuses, a fait bouger les bornes des champs intellectuels au moment même où le royaume de France postulait l’unification de ce que sa frontière tenait enclos. Disons, pour emprunter des termes foucaldiens 9 , que l’ordre des discours intellectuels, religieux et éthiques a laissé voir les aléas qui les traversaient. Ces aléas sont si nombreux que ni ce programme de recherche ni ce colloque n’en ont mené à bien l’inventaire, qu’ils ont depuis continué à tracasser les chercheurs, et qu’ils continuent encore aujourd’hui. Le mouvement tectonique qui a affecté les champs intellectuels - et qui a lui aussi fait l’objet d’une immense bibliographie que je ne détaille pas - a engendré des tensions qu’on peut percevoir en particulier dans deux espaces qui exigent des modes d’organisation des disciplines : celui des Facultés et celui des bibliothèques et des encyclopédies 10 . La distribution et la hiérarchie des disciplines héritées du thomisme et de l’aristotélisme chrétien avaient classé les domaines de savoir selon le principe que la vérité était 7 François de Callières, Histoire poétique de la guerre nouvellement déclarée entre les Anciens et des Modernes [1688], rééd. fac-similé, Genève, Slatkine, 1971. 8 Voir notamment : Amy Wygant (dir.), Seventeenth-Century French Studies, n° 29, 2007 ; William Brooks et Rainer Zaiser (dir.), Theatre, Fiction and Poetry in the French Long Seventeenth Century, Oxford/ New York, Peter Lang, 2007 ; et Alexis Tadié et Richard Scholar (dir.), Fiction and Frontiers of Knowledge in Europe, 1500- 1800, Londres, Routledge, 2010. 9 Michel Foucault, L’Ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971. 10 Pour ce qui concerne les bibliothèques et les encyclopédies au XVII e siècle, voir notamment : Claudine Nédelec (dir.), Le XVII e siècle encyclopédique, Rennes, PUR, 2001 ; Les Bibliothèques entre imaginaires et réalités, Arras, APU, 2009. Bornes, champs et terrae incognitae 23 censée ruisseler d’en haut, de la parole divine. La force de cet usage était telle que même un esprit libre comme Gabriel Naudé, dans son Advis pour dresser une bibliothèque, préconise de classer les livres selon l’ordre des « Facultés 11 », ordre qu’il se dispense d’ailleurs de détailler. Le classement des Facultés universitaires servait aussi de base au catalogue de la Bibliothèque Royale et l’Encyclopédie l’enregistre sous le nom de système Martin : « M. Martin divise toute la Littérature en cinq classes primitives comme il suit : La THÉOLOGIE, la JURISPRUDENCE, les SCIENCES & ARTS, les BELLES-LETTRES, & L’HISTOIRE 12 ». Mais chacun sait qu’avec le Novum Organum de Bacon s’était amorcée une redéfinition des champs du savoir selon un principe rationaliste. Pour ce qui concerne la France, on peut en discerner toute une lignée, que jalonne notamment La Science universelle de Sorel. Sorel adopte l’image de l’arbre des connaissances, image qui fait monter le savoir depuis l’ici-bas, et il affirme son souci d’un « perfectionnement de l’entendement humain 13 ». La jalonne également le Discours de la méthode de Descartes, qui déconstruit ironiquement l’ordre des savoirs traditionnels. Une génération plus tard, l’empirisme de Locke reprend les mêmes principes, et chacun sait comment, après lui, le Système figuré des connaissances humaines de Diderot - où on note bien sûr la récurrence de l’adjectif « humain » - régit l’ensemble des données de l’Encyclopédie. Il faut cependant noter qu’en plus de cette tension entre tradition et rationalisme dans la distribution des champs intellectuels, l’Encyclopédie contient aussi une autre nuance de la démarche rationaliste. Son article Catalogue mérite à cet égard une attention particulière. Outre le système Martin évoqué tout à l’heure, il présente le « système ou plan méthodique » de l’abbé Girard. Détail significatif, une note indique que l’article a été rédigé à partir d’un manuscrit, « Bibliotheque générale ou Essai de Littérature universelle », que Girard avait laissé à son libraire, Le Breton, qui l’a 11 Gabriel Naudé, Advis pour dresser une bibliothèque, Paris, Targa, 1627 (je le cite ici suivant l’éd. numérisée par l’ENSSIB), p. 37 ; p. 40-41 : « Droit, Théologie, Histoire, Médecine, ou quelque autre que ce puisse être », et p. 100 où il expose que l’ordre « le meilleur est toujours celui qui est le plus facile, le moins intrigué, le plus naturel, usité, et qui suit les Facultés de Théologie, Médecine, Jurisprudence, Histoire, Philosophie, Mathématiques, Humanités, et autres […] ». 12 Je cite ici l’article Catalogue, selon l’éd. numérique ENCRRE. 13 Je cite La Science universelle dans son édition de 1668 (Paris, Le Gras), t. 1, p. 50. Voir notamment : Michèle Rosellini, « Charles Sorel, La Science universelle : monument polygraphique ou vraie philosophie ? », Littératures classiques, n°49, 2003, p. 157-179. † Alain Viala 24 lui-même confié à l’auteur de l’article, lui-même libraire 14 . De sorte qu’on est ici en présence d’une double préoccupation, intellectuelle et - du côté des libraires - pratique. Girard reprend l’image de l’arbre mais l’enracine, lui, plutôt que dans l’entendement, dans une vision des progrès de l’humanité. Ils se scindent en six phases : « M. l’abbé Girard divise toute la Littérature en six genres qui sont : THÉOLOGIE, NOMOLOGIE, HISTORIOGRAPHIE, PHILOSOPHIE, PHILOLOGIE, TECHNOLOGIE ». La Nomologie mérite une mention spéciale, car Girard la dit née des « progrès [qui] formèrent des patries, des Etats et des empires et produisirent des lois et des coutumes » : elle est donc notamment la science des frontières, aussi bien éthiques que politiques. À ce titre, il y range toute la littérature moraliste et les « Caractères », tandis qu’il classe les biographies et les récits de voyages dans l’Historiographie, et l’éloquence, la poésie et le théâtre dans la Philologie. Bref, sa classification moderne s’écarte de celle de Diderot, mais l’un et l’autre font éclater le rangement traditionnel des Belles-Lettres tel qu’il figure dans le même article sous la forme du système Martin. Ces quelques traits suggèrent assez, ce me semble, qu’en matière de bornes des champs disciplinaires aussi les frontières sont en ce temps mouvantes et objets de luttes. Luttes pour la définition légitime d’un ordre légitime des savoirs - pour rependre en l’adaptant un peu une formule classique de Pierre Bourdieu - et lutte nourrie par des préoccupations pratiques au sein même du courant rationaliste affirmé comme tel. On peut ajouter, en passant, qu’aujourd’hui quiconque observe d’un peu près les répartitions des UFR universitaires et les nomenclatures de l’European Research Council, ou, en France, de l’Agence Nationale de la Recherche, du Centre National de la Recherche Scientifique et du Conseil National des Universités, ne peut manquer de relever que les classements des disciplines y sont bricolés selon des exigences pratiques et selon les prés carrés que chaque logique corporatiste essaye de se tailler. Mais, sans insister, il convient de retenir que ce temps fut un temps de déplacements ou de brouillages des frontières, de rêves sur les territoires intellectuels à conquérir (voyez Girard et sa « Technologie »). Et de retenir aussi qu’à l’échelon chronologique, les frontières de la modernité n’ont en ce domaine 14 « Cet article a été fait par M. David l’aîné, un des Libraires associés pour l’Encyclopédie, sur un des manuscrits légués par feu M. l’abbé Girard à M. le Bréton, son imprimeur & son ami. Ce manuscrit est intitulé Bibliotheque générale ou Essai de Littérature universelle. On voit par cet ouvrage que M. l’abbé Girard, si connu par ses préceptes de la Langue Françoise, & surtout par ses Synonymes, joignoit à la connoissance des signes, une connoissance très-étendue des choses ». Bornes, champs et terrae incognitae 25 guère à voir avec les découpages séculaires, qui ne sont, on le sait bien, que des commodités de repérage - passons aussi. Écoutons plutôt le murmure que fait entendre, dès que l’on parle de nomologie, un autre spectre frontalier. On pourrait l’appeler le spectre amoureux. C’est celui qui hante les délimitations éthiques, les représentations du monde et de la société, de ses distinctions et de ses hiérarchies, et les bornes entre l’espace public et le privé, comme celles entre le licite et l’interdit, mais aussi entre le bienvenu et le malvenu dans toutes les relations sociales, et en particulier dans les relations amoureuses. Matière surabondante où, plus encore qu’ailleurs, sous la règle perce l’aléatoire, sous le naturel l’arbitraire et sous la norme le précaire. Autre bibliographie immense aussi, dont je n’évoquerai qu’un cas que j’ai fréquenté assez longtemps, celui des discours galants. Sans reprendre ici 15 l’histoire des façons dont ont été posées et déplacées les bornes sociales, éthiques et esthétiques entre la « belle galanterie » et la galanterie libertine, entre le « galant homme » et « l’homme galant » - et on sait que c’est encore pire en ce qui concerne les femmes, je voudrais seulement relever la manie de ce temps de représenter le monde galant, lui aussi, sous forme de cartes. Notamment de doubles cartes, l’une du côté de la galanterie polie et l’autre du côté de la polissonne, comme celle du Tendre et celle du Pays de Braquerie. 15 Je me permets de renvoyer à La France galante (Paris, Puf, 2009) et La Galanterie, une mythologie française (Paris, Le Seuil, 2019). † Alain Viala 26 Ill. 2 La Carte de Tendre, dans Clélie, histoire romaine 16 de Madeleine de Scudéry - © BnF De cette double cartographie, je retiendrai d’abord qu’en pays galants la frontière apparaît à la fois comme un lieu de séparation mais aussi de rencontre. C’est en effet par la rencontre que se fait l’entrée en pays de Tendre. Et dans la parodie du pays de Braquerie, la frontière est une réalité complexe : Le pays des Braques a les Cornutes à l’orient, les Ruffiens au couchant, les Garraubins au midi et la Prudomagne au septentrion. Le pays est de fort grande étendue et fort peuplé par les colonies nouvelles qui s’y font tous les jours. La terre y est si mauvaise que, quelque soin qu’on apporte à la cultiver, elle est presque toujours stérile. Les peuples y sont fainéans et ne songent qu’à leurs plaisirs. Quand ils veulent cultiver leurs terres, ils se servent des Ruffiens, leurs voisins, qui ne sont séparés d’eux que par la fameuse rivière de Carogne. La manière dont ils traitent ceux qui les ont servis est étrange, car, après les avoir fait travailler nuit et jour, des années entières, ils les renvoient dans leur pays bien plus pauvres qu’ils n’en étoient sortis. Et, quoique de temps immémorial l’on sçache qu’ils en usent 16 Madeleine de Scudéry, Clélie, histoire romaine, Paris, A. Courbé, 1660, 1 ère partie, p. 394 sq. Bornes, champs et terrae incognitae 27 de la sorte, les Ruffiens ne s’en corrigent pas pour cela, et tous les jours passent la rivière. Vous voyez aujourd’hui ces peuples dans la meilleure intelligence du monde, le commerce établi parmi eux, le lendemain se vouloir couper la gorge. Les Ruffiens menacent les Braques de signer l’union avec les Cornutes, leurs ennemis communs ; les Braques demandent une entrevue, sachant que les Ruffiens ont toujours tort quand ils peuvent une fois les y porter. La paix se fait, chacun s’embrasse. Enfin, ces peuples ne se sçauroient passer les uns des autres en façon du monde. Dans le pays des Braques il y a plusieurs rivières. Les principales sont : la Carogne et la Coquette ; la Précieuse sépare les Braques de la Prudomagne. La source de toutes ces rivières vient du pays des Cornutes. La plus grosse et la plus marchande est la Carogne, qui va se perdre avec les autres dans la mer de Cocuage 17 . On le voit, la frontière est « naturelle » (c’est une rivière) et elle sert de lieu de « commerce » et de recrutement d’immigrants autant que de lieu où on « se coupe la gorge » : signe, dit Bussy, que « ces peuples ne sauraient se passer les uns des autres » - il faudrait le faire lire à certains politiques d’aujourd’hui ; signe donc que la frontière fait à la fois séparation et dialogue. Signe, donc, de la porosité si l’on veut, et signe aussi d’une part d’indécis sur ce qui est qualifié comme un mal nécessaire. Mais j’en relèverai aussi un autre détail, qui concerne les frontières maritimes. Selon la Carte de Tendre, la Mer est « dangereuse ». La parodie du Pays de Braquerie explicite le danger dont il s’agit : c’est celui des tempêtes de sexualité illicite qui ravagent la « Mer de Cocuage ». Mais la Carte de Tendre indexe aussi cette Mer dangereuse comme un moyen de passage vers des « Terres inconnues ». Je crois que cette métaphore interroge si on la prend un tant soit peu au sérieux et j’ose y voir un indice d’un mode de conception du monde, une catégorie mentale d’ordre anthropologique. Car en logique de Tendre, si les Terres inconnues sont par-delà les mers, c’est qu’elles relèvent d’une sexualité non seulement adultère, mais incontrôlée et incontrôlable. Et la hantise de l’incontrôlable est une dimension de l’anthropologie de ce temps. La question des terrae incognitae a été une obsession de l’Ancien Régime - on l’oublie parfois - en matière de délimitation intérieure. Je renvoie ici entre autres à un remarquable article de Philippe Jarnoux 18 : il montre que dans les provinces du royaume subsistaient alors des espaces au 17 Roger de Bussy-Rabutin, La Carte du Pays de Braquerie [1654], éd. G. Arfeux, Lucenay-le-Duc, Douix, 2014, p. 8. 18 Philippe Jarnoux, « Terrae incognitae. Les incertitudes de la délimitation des espaces dans la Bretagne d’Ancien Régime. Idéal théorique et réalités quotidiennes », Annales des Pays de l’Ouest, n° 117-4, 2020, p. 121-133. † Alain Viala 28 statut mal défini qui étaient qualifiés de « terrae incognitae », terres dont il s’agit de déterminer qui peut faire quoi. Et la même préoccupation se manifeste aussi, évidemment, en matière de représentation du monde et de politique mondiale. Ainsi il est frappant que les premières cartes de la Nouvelle France appellent Terres inconnues des espaces qui se situent à l’Ouest de la Louisiane. Très manifestement, les Terres inconnues portent là une double signification. D’une part, elles sont des zones sauvages qui apparaissent comme sources de peurs, face à quoi la frontière protège. Mais d’autre part, elles apparaissent aussi comme de possibles conquêtes à venir, comme les colonies de demain, quand on aura poussé la frontière 19 plus loin ; tant en ce temps - on l’oublie parfois aussi - le monde est vu comme ouvert, non seulement à la rencontre mais à l’expansion. Ill. 3 Claude Bernou, Carte de l’Amérique septentrionale, 1681 - © BnF Je m’en tiendrai à ces deux détails galants, pour ce qui concerne la frontière comme question « nomologique ». Ils invitent, ce me semble, à 19 « Frontière » peut alors s’entendre au sens de « Frontier » en anglo-américain. Bornes, champs et terrae incognitae 29 garder à l’esprit les vanités frontalières en ce qu’ils rappellent qu’en matière d’éthique, la frontière apparaît comme doublement ambivalente : elle est à la fois séparation et point de rencontre, et elle est aussi porte de sortie. Ambivalence qui s’avère donc tout aussi prégnante en matière d’éthique qu’en matière de politique ou de savoirs. En tous domaines, sous les dehors du naturel géographique ou linguistique ou sous l’optimisme du rationnel, on peut voir poindre l’arbitraire, l’aléatoire et les intérêts les plus pratiques. Et poindre avec eux une tension entre le besoin de se rassurer derrière une frontière qui protège, qui offre les certitudes d’un pré carré, et l’envie ou le besoin de bousculer des limites précaires et, par curiosité ou par contrainte, de passer, dépasser ou transgresser les frontières. Bibliographie Sources Alembert, Jean le Rond d’ et Denis Diderot, Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers [1751-1772], en ligne sur ENCRRE. Bussy-Rabutin, Roger de, La Carte du Pays de Braquerie [1654], éd. G. Arfeux, Lucenay-le-Duc, Douix, 2014. Callières, François de, Histoire poétique de la guerre nouvellement déclarée entre les Anciens et des Modernes [1688], rééd. fac-similé, Genève, Slatkine, 1971. Furetière, Antoine, Nouvelle allégorique ou histoire des derniers troubles arrivés au Royaume d’Éloquence, Paris, De Luynes, 1658. Guéret, Gabriel, La Guerre des auteurs anciens et modernes, Paris, Girard, 1671. Naudé, Gabriel, Advis pour dresser une bibliothèque, Paris, Targa, 1627. Scudéry, Madeleine de, Clélie, histoire romaine, Paris, A. Courbé, 1660, 1 ère partie. Sorel, Charles, La Science universelle, Paris, Le Gras, 1668. Études Brooks, William et Rainer Zaiser (dir.), Theatre, Fiction and Poetry in the French Long Seventeenth Century, Oxford/ New York, Peter Lang, 2007. Caire, Guy, « Vauban, la Défense et la cohésion de l’économie nationale », Innovations, 28, 2008, p. 149-175. La Découverte de la France au XVII e siècle, 9 e Colloque de Marseille, organisé par le Centre méridional de rencontres sur le XVII e siècle, 25-28 janvier 1979, Roger Duchêne (dir.), Paris, Éditions du CNRS, 1980. Foucault, Michel, L’Ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971. Jarnoux, Philippe, « Terrae incognitae. Les incertitudes de la délimitation des espaces dans la Bretagne d’Ancien Régime. Idéal théorique et réalités quotidiennes », Annales des Pays de l’Ouest, n° 117-4, 2020, p. 121-133. † Alain Viala 30 Kaiser, Wolfram, « Penser la frontière. Notions et approches », Histoire des Alpes, 3, 1998, p. 62-74. Nédelec, Claudine (dir.), Le XVII e siècle encyclopédique, Rennes, PUR, 2001. Nédelec, Claudine (dir.), Les Bibliothèques entre imaginaires et réalités, Arras, APU, 2009. Rosellini, Michèle, « Charles Sorel, La Science universelle : monument polygraphique ou vraie philosophie ? », Littératures classiques, n°49, 2003, p. 157-179. Tadié Alexis et Richard Scholar (dir.), Fiction and Frontiers of Knowledge in Europe, 1500-1800, Londres, Routledge, 2010. Viala, Alain, La France galante, Paris, Puf, 2009. Viala, Alain, La Galanterie, une mythologie française, Paris, Le Seuil, 2019. Wygant, Amy (dir.), Seventeenth-Century French Studies, n° 29, 2007. Indiscipline et démarcation au XVII e siècle. Pour une enquête sur la différentiation des champs J EAN L UC R OBIN T HE U NIVERSITY OF A LABAMA Un constat motive cette enquête, celui de la concomitance au XVII e siècle en France de deux révolutions majeures : l’une, classique, en littérature ; l’autre, copernicienne, en science. Ni l’une ni l’autre ne constitue un phénomène simplement adventice dans la culture du Grand Siècle. Une littérature nationale s’institutionalise en France au moment même où le Journal des savants, si attentif à l’actualité littéraire et théâtrale, commence à paraître (1665) et où est créée l’Académie royale des sciences (1666). La révolution scientifique et la révolution littéraire sont comme deux sœurs. Ce ne sont pas des sœurs ennemies : leur sororité d’esprit est à son apogée avec la publication d’« une des œuvres importantes de la littérature galante 1 », les Entretiens sur la pluralité des mondes de Fontenelle (1686), bientôt membre de l’Académie française (1691) et secrétaire de l’Académie royale des sciences (1697). Initiant une blonde marquise à la révolution scientifique, les Entretiens anoblissent adroitement la science nouvelle, la philosophie naturelle (la physique) héliocentriste et mécaniste. « Je ne demande aux dames pour tout ce système de philosophie, que la même application qu’il faut donner à La Princesse de Clèves, si on veut en suivre bien l’intrigue, et en connaître toute la beauté 2 », annonce dans la préface des Entretiens un Fontenelle à la fois galant et cartésien jusqu’au bout des ongles puisqu’il emprunte au Descartes de la lettre-préface aux Principes de la philosophie l’idée assez séduisante d’aborder la physique « ainsi qu’un Roman 3 ». 1 Alain Viala, La France galante. Essai historique sur une catégorie culturelle, de ses origines jusqu’à la Révolution, Paris, PUF, 2008, p. 281. 2 Bernard de Fontenelle, Œuvres complètes, I, Entretiens sur la pluralité des mondes, éd. Claire Cazanave, Paris, Champion, 2013, p. 139. 3 René Descartes, Œuvres, éd. Charles Adam et Paul Tannery, Paris, Vrin, 1996, vol. 9-2, p. 11 (désormais AT). Jean Luc Robin 32 Si l’idée de mêler science et plaisir si étroitement constitue un apport décisif de Fontenelle, son cartésianisme galant n’a rien d’une contradiction dans les termes, Descartes ayant toujours pris soin d’exposer sa science à un auditoire authentiquement universel, donc aussi féminin. En outre, la qualité du dialogue que Descartes entretient avec son interlocuteur privilégié, la princesse palatine Élisabeth de Bohême, l’influence de leur correspondance sur la direction prise par ses publications, le fait, enfin, qu’il meure (1650) au service d’une reine, Christine de Suède, font déjà flotter autour du cartésianisme une aura de galanterie. Dans les années 1660-1680, parler de cartésianisme galant serait presque faire un pléonasme, vu le talent de société des Cartésiens. En témoignent les nouvelles précieuses ridicules de Molière, ces femmes savantes héroïnes éponymes de sa dernière comédie régulière (1672), aussi versées dans le roman mondain que dans la cosmologie cartésienne et amalgamant plaisamment dualismes néoplatonico-précieux et cartésien. L’exposé de la cosmologie des tourbillons, point d’orgue érotico-galant des Entretiens sur la pluralité des mondes 4 , se nourrit d’ailleurs peut-être, pour ce qui concerne son art délicat de l’assemblage du savoir et du plaisir, de l’orgie poétique insinuée dans la scène 2 de l’acte III des Femmes savantes par d’équivoques métaphores subtilement caractérisantes que le malicieux Molière laisse ses pédantes fausses prudes comiquement filer. Si la tonalité et la visée des deux textes diffèrent, l’équivoque et même une tension érotique s’y trouvent entretenues en filigrane. Dans le Cinquième soir, le personnage du Philosophe explicite même le principe méthodologique et analogique réglant la dramaturgie des Entretiens : « puisque nous sommes en humeur de mêler toujours des folies de galanterie à nos discours les plus sérieux, les raisonnements de mathématiques sont faits comme l’amour 5 ». Cartésien galant et praticien habile du système combinant educere et seducere cher au roman libertin des XVII e - XVIII e siècles, Fontenelle n’ignore pas que « learning about science mandates undergoing a process of seduction. Philosophical, intellectual seduction uproots sexual, bodily seduction, though the connotations of the latter persist », selon Tita Chico, dans un chapitre au titre pour le moins direct - « Scientific Seduction » - consacré aux « seduction plots in texts devoted to teaching scientific ideas 6 ». Plaisamment cruel, le Philosophe semble même À partir de « Ah ! Madame, si vous saviez ce que c’est que les tourbillons de Descartes », vers le milieu du Quatrième soir (Fontenelle, op. cit., p. 226). Ibid., p. 247. Tita Chico, The Experimental Imagination : Literary Knowledge and Science in the British Enlightenment, Stanford, Stanford University Press, 2018, p. 79 (« L’éducation à la science nécessite la soumission à un processus de séduction. La séduction philosophique et intellectuelle se substitue à la séduction sexuelle et corporelle, Indiscipline et démarcation au XVII e siècle 33 régler ses comptes avec la pudibonderie de la Bélise des Femmes savantes par l’entremise de la Marquise de G… des Entretiens en déniant à cette dernière l’illusion bélisienne d’un amour sans commerce et contact des corps : « j’aime à voir [dit la Marquise] comment ce combat fait entre eux un commerce de lumière qui apparemment est le seul qu’ils puissent avoir. Non, non, repris-je, ce n’est pas le seul 7 ». Le plaisir visuel participe au succès des tourbillons cartésiens. Au dépliant légendé représentant le tourbillon solaire de la première édition des Entretiens 8 s’ajoute dans l’édition de 1701 un frontispice mettant en scène les deux personnages dans l’élégant parc de la Marquise devant une palissade à l’orée de fontaines et de ce qui semblerait être une grotte. Ill. 1 Dépliant des Entretiens sur la pluralité des mondes, Paris, G. Blageart, 1686 même si les connotations de cette dernière persistent » ; « intrigues basées sur la séduction dans les textes d’éducation scientifique » (mes italiques). 7 Fontenelle, op. cit., p. 252 (Cinquième soir). 8 Paris, G. Blageart, 1686 (BnF IFN 8620757, Ill. 1). Jean Luc Robin 34 Ill. 2 Frontispice de l’édition de 1701 (Amsterdam, P. Mortier) Courtesy of The Linda Hall Library of Science, Engineering & Technology Surtout, le ciel nocturne au-dessus des personnages et des frondaisons est un ciel tourbillonnaire, celui du dépliant, sans la légende, ciel que le Philosophe désigne à la Marquise de son index gauche pendant que sa main Indiscipline et démarcation au XVII e siècle 35 droite semble pointer le sol comme pour comparer ciel et terre. Une édition britannique de 1715, qui inverse le frontispice, reprend plus nettement cette gestuelle figurant le régime analogique des Entretiens. Ill. 3 Frontispice de l’édition britannique de 1715 9 Courtesy of The Linda Hall Library of Science, Engineering & Technology 9 Fontenelle, Conversations on the Plurality of Worlds, trad. William Gardiner, Londres, A. Bettesworth et E. Curll, 1715. Jean Luc Robin 36 Dans cette nouvelle scénographie, la frondaison a disparu, car le champ s’est resserré devant la grotte : la Marquise porte bien un négligé, son éventail s’est rapproché de sa bouche, sa tête est nue, sa coiffure relâchée. Le Philosophe, campé en élégant et éloquent blondin, porte l’épée. Curieusement, alors que le frontispice britannique accentue tous les motifs galants du frontispice français, l’illustration sépare toutefois nettement cette scène de science galante du ciel tourbillonnaire nocturne puisque s’insère entre parc et ciel la légende du dépliant figurant le tourbillon solaire, reprise de l’illustration de l’édition originale (ill. 1). S’agit-il de rompre, pour le lectorat de langue anglaise, le continuum entre galanterie et physique auquel les Entretiens doivent précisément leur mérite ? La simple juxtaposition verticale de la scène de nuit du parc galant et du ciel cartésien n’enlève cependant rien au plaisir visuel, au caractère fascinant, hypnotique, voire quasi psychédélique, du spectacle que procure la cosmologie tourbillonnaire. La réussite littéraire des Entretiens sur la pluralité des mondes réédités et remis à jour au gré des découvertes scientifiques pendant des décennies par l’immortel Fontenelle illustre l’indiscipline 10 du Grand Siècle, bien en amont de notre inter-multi-pluri-transdisciplinarité. Le cartésianisme galant souligne des continuités indisciplinaires naturelles au XVII e siècle, mais que l’actuel cloisonnement disciplinaire obscurcit. Alors qu’une étudiante de philosophie à l’Université française du XXI e siècle devra choisir pour option soit l’esthétique, soit la philosophie des sciences, la « jeune personne » du chapitre VIII (« Des compliments ») ajouté à la deuxième édition du Nouveau traité de la civilité qui se pratique en France parmi les honnêtes gens d’Antoine de Courtin 11 dirige spontanément la conversation de la marine qu’elle se plaît à copier « en mignature » vers la « Philosophie de M. des Cartes » grâce à la question (déjà furieusement galiléenne, soit dit en passant) du « flux & reflux », illustrant avec brio un principe de continuité et d’analogie de la peinture à la philosophie naturelle dont se sert Descartes en virtuose de l’exposition scientifique dans le Discours de la méthode 12 : ut pictura philosophia naturalis, pour ainsi dire pédantesquement. Est-ce en toute ingénuité que Courtin, dans cet « exemple » de conversation 10 Jean Luc Robin, « L’indiscipline de l’Arrêt burlesque et les deux voies de la légitimation du discours scientifique », Seventeenth-Century French Studies, n o 29, 2007, p. 101-111 (p. 110). 11 Antoine de Courtin, Nouveau traité de la civilité qui se pratique en France parmi les honnêtes gens [1671], 2 e éd., Amsterdam, Jaques le Jeune, 1672. 12 Voir le vertigineux résumé du Monde dans cette phrase de la cinquième partie : « Mais, tout de même que les peintres […] », Œuvres complètes, III, Discours de la méthode et Essais, éd. Jean-Marie Beyssade et Denis Kambouchner, Paris, Gallimard, 2009, p. 109, et AT, vol. 6, p. 41-42. Indiscipline et démarcation au XVII e siècle 37 pour une simple visite de courtoisie, introduit par la bouche de sa « jeune personne » de qualité à l’esprit primesautier et du « jeune cavalier » qui vient lui faire son compliment d’abord un simple mais vif éloge du cartésianisme et des novateurs, présentés par la jeune femme comme non dogmatiques et même comme respectant un principe élémentaire de falsifiabilité scientifique ; ensuite l’idée d’une transformation dans le rapport des femmes au savoir si remarquable que les sciences seraient « tombées en quenouille » (sous la domination des femmes) et si spectaculaire « qu’à la Cour [elles sont] toutes savantes à l’envi l’une de l’autre » ; enfin, puisque désormais « la terre tourne au lieu du Ciel », celle d’une « révolution » copernicienne « dans les personnes » comparable à celle « dans les choses » par laquelle le beau « sexe occup[er]ait à présent les charges de l’état 13 » et donc l’idée d’un renversement dans l’ordre des sexes répliquant celui que les Coperniciens ont causé dans l’ordre cosmologique ? Le sage et catholique Courtin, pour mettre au goût du jour son Nouveau traité qui fleurait un peu trop la Renaissance dans sa première édition, souligne non seulement la continuité indisciplinaire des « sciences », mais aussi le pouvoir de libération de la révolution scientifique et ses effets en cascade d’hypothèses nouvelles et d’idées d’autres révolutions. Comment aborder la question des frontières au XVII e siècle sans enquêter sur cette souvent heureuse et surprenante indiscipline, qui caractérise la génération classique ? Surprenante, car loin que science et littérature soient programmées à se démarquer l’une de l’autre, ce sont, plutôt que les scientifiques, les littéraires du Grand Siècle qui se chargent de la tâche de la démarcation entre la science et la pseudoscience. Le Parnasse, champ protolittéraire dont Corneille serait le « Roy 14 » et Boileau le législateur, proclame même à cet effet sa souveraineté, comme l’indique plaisamment le titre de l’anonyme mais désopilant opuscule publié par François Bernier en 1671 et rédigé avec ses complices Boileau et Racine en réponse aux attaques dirigées contre le cartésianisme : Requête des maîtres ès arts, professeurs, et régents de l’Université de Paris présentée à la cour souveraine de Parnasse : Ensemble l’Arrêt intervenu sur ladite Requête. Contre tous ceux qui prétendent faire, enseigner, ou croire de nouvelles découvertes qui ne soient pas dans Aristote 15 . Cartésiens, dits Cartistes, Gassendistes, futurs partisans des Modernes ou des Anciens, s’unissent ainsi en défense et illustration de la révolution scientifique et pour établir une démarcation burlesque mais rationnelle et scientifique entre la science nouvelle copernicienne et la 13 A. de Courtin, op. cit., p. 96, 101, 103-105. 14 Furetière, s. v. « Parnasse ». 15 Delphe, Société des imprimeurs ordinaires de la cour de Parnasse, 1671 ; souvent dénommé Arrêt burlesque. Jean Luc Robin 38 pseudoscience encore officiellement enseignée par les philosophes et les médecins rétrogrades de l’Université. La stratégie du Parnasse, qui consiste à « marquer les frontières du scientifique en riant du pseudoscientifique 16 », équivaut à ce qu’on pourrait appeler une épistémologie comique, une démarcation ridendo à l’usage de la société honnête, pour détourner le castigat ridendo mores de Jean de Santeul conçu pour la comédie. La réaction de Madame de Sévigné et de sa fille donne une idée de la réception dans les salons et les cercles élégants de l’Arrêt burlesque, « pièce » dont il est ici question : « Pour moi, je vous avoue que je la trouve parfaitement belle ; lisez-la avec attention, et voyez combien il y a d’esprit ». Le jugement se trouve porté à partir de catégories esthétiques, littéraires et mondaines - « belle », « admirable », « esprit », - y compris, semble-t-il, de la part de la cartésienne Madame de Grignan (« jolie »), élève d’un converti à Descartes, l’abbé Pierre de La Mousse : « Je suis fort aise que vous ayez trouvé cette Requête jolie. Sans être aussi habile que vous, je l’ai entendue per discrezione, et l’ai trouvée admirable. La Mousse est fort glorieux d’avoir fait en vous une si merveilleuse écolière 17 ». La science des novateurs cartésiens et gassendistes, dont l’Arrêt burlesque présente un bilan positif et remarquablement bien informé, n’est nullement perçue comme une discipline étrangère et obscure. Sa valeur littéraire se voit soulignée, sa valeur scientifique va de soi et le simple discernement (« discrezione ») des gens de qualité permet même à une moins « habile » en cartésianisme de l’apprécier. Cet activisme en faveur de la science nouvelle reflète-t-il une sorte d’hégémonie culturelle de la part du Parnasse, sur laquelle les Entretiens sur la pluralité des mondes n’auront que le mérite d’avoir su brillamment surfer quinze ans plus tard ? L’Arrêt burlesque, burlesque mais insolemment souverain, ne serait-il pas le signal qu’une sorte de putsch littéraire a déjà eu lieu dans la civilisation classique française ? L’exemple des démêlés de Galilée ou de Molière avec la religion semble indiquer que les mouvements de démarcation seraient, au moins initialement, plutôt des réactions antihégémoniques que des tentatives de substitution d’hégémonie. Il s’agirait donc peut-être moins d’un putsch que de com. L’engagement littéraire en faveur de la révolution scientifique pourrait simplement avoir pour origine ce devoir de « communication lettrée » animant quiconque se sent citoyen de « cet espace lettré et savant qui caractérise la vie intellectuelle des deux derniers siècles de l’Ancien Régime », autrement dit la République des Lettres. Un de ses espaces privilégiés, le salon, fonctionne lui aussi comme 16 J. L. Robin, op. cit., p. 105. 17 Marie de Rabutin-Chantal, marquise de Sévigné, Correspondance, I, éd. Roger Duchêne, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1972, p. 339 et 348 (À Madame de Grignan, 6 et 20 septembre 1671). Indiscipline et démarcation au XVII e siècle 39 un « laboratoire » d’idées nouvelles où se pratique « l’art de la convenance » : « le salon permet à la nouveauté radicale des discours (littéraires, philosophiques, scientifiques) de se mettre à l’épreuve d’un public curieux et avisé, voire de s’ajuster à l’horizon d’attente incertain d’une époque ». Émanation ou prolongation de l’espace social du salon auquel elles servent de caisse de résonance, les lettres de Madame de Sévigné témoignent aussi à la fois de ce devoir de « communication lettrée » et de l’importance de cet art qui, « de Guez de Balzac à Voltaire », continue Emmanuel Bury, « a été conçu comme étant légitimement du ressort de la littérature 18 ». Parce qu’elle rappelle que cette littérature est constitutivement indisciplinaire, cette vision remarquablement lucide de la littérature de l’Ancien Régime dans ses rapports aux arts, aux savoirs, aux sciences mérite d’être soulignée. En somme, l’Arrêt burlesque est bien affaire de com, puisque c’est là que réside au reste la seule souveraineté du Parnasse. Que ces littéraires chargés de com dans la République des Lettres tombent parfois dans l’engagement (au sens illustré par Voltaire, Zola ou Sartre) en faveur des idées nouvelles dont ils assurent la circulation paraît tout naturel. Le Parnasse se charge de la com scientifique. En énonçant ce qui est scientifique et ce qui ne l’est pas, le Parnasse affirme son existence, non comme champ différencié mais comme parole souveraine dans la République des Lettres, souveraine car fondée sur la raison et l’expérience, les deux critères de scientificité à la fois invoqués par les acteurs de la révolution scientifique et personnifiés dans l’Arrêt burlesque, qui s’amuse du désarroi sorbonicole causé par « une inconnue nommée la RAISON [qui] aurait entrepris d’entrer par force dans les Écoles de Philosophie de ladite Université 19 ». La ligne de démarcation, la frontière tracée en riant entre le non scientifique et le scientifique ont pour effet de circonvenir et pour but d’asphyxier la pseudoscience. Quelques précisions sur la notion de démarcation, terme que nos Cartistes et Gassendistes coalisés de l’Arrêt burlesque n’utilisent nullement, devraient permettre de souligner leur discret avantgardisme. Depuis le positivisme logique du Cercle de Vienne et de ses exilés aux États-Unis fuyant le nazisme, la question de la démarcation entre la science et la métaphysique, puis, par extension, entre la science et les autres formes de savoir ou de créations humaines, est considérée comme la « tâche classique » de la philosophie de la science. Mais une science « spéciale » comme la biologie complique cette tâche à partir des années 1960, l’essor 18 Emmanuel Bury, « Espaces de la République des Lettres : des cabinets savants aux salons mondains », dans Michel Prigent (dir.), Histoire de la France littéraire, II : Classicismes. XVII e - XVIII e siècle, dir. Jean-Charles Darmon et Michel Delon, Paris, PUF, 2006, p. 88-116 (p. 114). 19 Arrêt burlesque, op. cit., p. 10. Jean Luc Robin 40 des sciences du vivant forçant la philosophie de la science à une réinvention permanente des critères de démarcation sous l’impulsion de la philosophie de la biologie 20 . La question de la démarcation fonde notamment la tradition nord-américaine de la philosophie analytique, hostile à l’histoire et, en particulier, à la philosophie européenne dite continentale tenue par les analyticiens au mieux pour un plaisant infantilisme romantique, avec ses grands problèmes métaphysiques par définition insolubles, voire pour de la nigologie. L’humanité n’a évidemment pas attendu la création d’une discipline qui n’existe pas avant le XIX e siècle - la philosophie des sciences, ou épistémologie, sorte de police plus ou moins autoproclamée de la science - pour se poser la question « classique » de la démarcation entre science et pseudoscience ou métaphysique, entre énoncé rationnel et croyance religieuse ou superstitieuse, entre logos et muthos, question qui sert en fait de moteur à l’histoire de la science et de la philosophie depuis au moins les Présocratiques ( VII e s. avant notre ère). La question de la démarcation est forcément aussi au cœur de la révolution scientifique et les littéraires ne la posent pas moins que Galilée, Descartes ou Fontenelle. L’Arrêt burlesque montre même que Bernier, Boileau et Racine, dont l’intelligence de la nouveauté scientifique y est éclatante - un véritable sans-faute épistémologique - la posent peut-être mieux que les scientifiques et les savants, en tout cas de manière beaucoup plus efficace que, par exemple, les écrits brouillons d’un Gassendi, qui doit d’ailleurs une grande partie de sa notoriété à la traduction-clarification de François Bernier. Tout indique en somme que la démarcation l’une de l’autre n’est pas inscrite dans le programme des deux cultures émergentes au XVII e siècle en France. S’opposer n’est nullement inscrit dans leur telos ou, pour le dire de façon plus contemporaine, la littérature et la science ne sont pas programmées pour se démarquer prioritairement l’une de l’autre. La révolution scientifique et la révolution littéraire - puisqu’il faut bien admettre un changement de paradigme aussi en littérature vu l’invocation de la raison et de l’expérience dans l’Arrêt burlesque 21 ou Le Malade imaginaire 22 - semblent se nourrir l’une de l’autre et constituer un front commun. Du coup, de quels autres champs ou disciplines, de quels autres modes de vérité, de connaissance ou de création cherchent-elles à se démarquer ? 20 Voir par exemple Sven Ove Hansson, « Science and Pseudo-Science », Stanford Encyclopedia of Philosophy (https: / / plato.stanford.edu/ entries/ pseudo-science/ ) ou Emanuele Serrelli, « Philosophy of Biology », The Internet Encyclopedia of Philosophy (https: / / www.iep.utm.edu/ biology/ ). 21 Op. cit., p. 6. 22 Molière, Œuvres complètes, II, éd. Georges Forestier, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2010, II, 5, p. 676. Indiscipline et démarcation au XVII e siècle 41 Leurs cibles démarcatives communes peuvent se résumer à trois. La première, la religion, avec son cortège obligé de crédulités et de superstitions, semble aller de soi, vu son intégralisme, c’est-à-dire sa propension à contrôler non seulement le domaine du sacré, mais aussi intégralement celui du profane. Galilée, dans la Lettre à Christine de Lorraine (1615), Descartes, dans les Méditations métaphysiques (1641), mais aussi Molière, dans la préface du Tartuffe (1669) ont tenté avec plus ou moins de succès (plutôt moins) de ménager un espace de respiration à la science ou à la comédie nouvelle menacées par l’intégralisme étouffant du catholicisme transalpin ou cisalpin. La deuxième cible, comme le soulignent l’Arrêt burlesque ou les dernières répliques prononcées par le comédien Molière sur scène si l’on se fie au texte publié du Malade imaginaire, est la pseudoscience, c’est-à-dire la science officielle de l’École. La troisième cible, ce sont les résistances d’arrière-garde culturelle à l’honnêteté, à la galanterie, au nouveau savoirvivre et donc au processus de civilisation porté par les dames. Les scientifiques et les littéraires sont bien représentés sur ces trois fronts, schématiquement distingués ici pour la commodité de l’explication au risque d’obscurcir l’évidence de l’immensité de la révolution - pas seulement scientifique ou classique, mais civilisationnelle - en train de s’accomplir en France au XVII e siècle. Les scientifiques ne sont pas moins présents sur le troisième front, comme l’illustre le cas des savants étrangers qui, comme Christian Huygens ou Leibniz, internalisent à très grande vitesse les codes de la civilité parisienne. Huygens, en particulier, paraît singulièrement scrupuleux pour ce qui concerne les exigences d’une honnêteté raffinée, vécue comme une condition de l’échange scientifique, sans que jamais toutefois la première puisse exclure le second comme par exemple chez un Saint-Évremond et plus généralement ceux qui se considèrent comme les vrais aristocrates et affranchis de l’esprit, les libertins érudits. L’épistémologie aimable et amusée du Jugement sur les sciences, où peut s’appliquer un honnête homme (1662), n’est nullement dépourvue de charme, et Saint-Évremond est bien plus qu’un simple dilettante, mais elle dresse une échelle de valeurs où le plaisir domine la science difficilement compatible avec la révolution scientifique telle qu’elle a historiquement lieu. Les mathématiques sont admirées pour leur certitude et leurs applications, mais déclarées contraires aux plaisirs, ce qui rendrait assurément perplexes les acteurs de la révolution scientifique mathématiciens tels que Galilée ou Descartes. Ses modèles peuvent paraître soit contreproductifs - « Gassendy » cause de son affranchissement à l’égard de la philosophie car démolisseur, précisément, de la philosophie -, soit archaïques et d’un humanisme fadement convenu sentant le parti pris - César épicurien et praticien des sciences honnêtes. Non sans complaisance au mot d’esprit, le Jugement sur Jean Luc Robin 42 les sciences présente une classification des disciplines du savoir en fonction du critère socioculturel de l’honnêteté : « Je ne trouve point de sciences qui touchent particulièrement les honnêtes gens que la Morale, la Politique, & la connaissance des belles Lettres 23 ». Les critères de cette échelle de valeur apparemment incarnée par la figure de César sont nettement aristocratiques, mais en tant qu’il s’agirait de l’aristocratie de l’esprit présupposée des libertins. Au fond, c’est bien d’une doctrine que l’affranchi Saint-Évremond fait la promotion, puisque l’honnêteté y est tournée en idéologie. Les vrais savants, les scientifiques authentiques ne sauraient pour leur part laisser les valeurs de la sociabilité diluer celles du savoir, l’honnêteté étant une condition nécessaire de la révolution scientifique, mais aucunement une condition suffisante, comme l’illustrent aussi bien les Entretiens sur la pluralité des mondes qu’un ouvrage scientifique qui a ébranlé l’Europe savante, le Dialogo sopra i due massimi sistemi del mondo, tolemaico e copernicano (1632) de Galilée. Si le cartésianisme constitue un objet de conversation captivant, y compris pour les jeunes femmes, dont l’esprit n’a pas été formé (ou déformé) dans les collèges, c’est parce que le mode d’exposition de la science nouvelle se conforme aux codes de la conversation honnête sans pour autant altérer la scientificité de l’exposé savant. Descartes et Fontenelle suivent en partie l’exemple de Galilée, authentique scientifique s’il en est, activiste et polémiste de la révolution scientifique et détesté par de puissants représentants de la science jésuite, mais aussi brillant humaniste, proche des pouvoirs et donc modelé selon l’idéal renaissant de l’homme de cour. Galilée publie en italien son Dialogue sur les deux grands systèmes du monde pour rendre plus percutant ce chef-d’œuvre littéraire et plaidoyer scientifique en faveur de l’héliocentrisme copernicien, qu’il double d’une satire souvent ouverte et ravageuse de la pseudoscience aristotélicienne. Le Dialogue obtient pourtant (mais très provisoirement) l’imprimatur, l’autorité ecclésiastique n’ayant pas initialement accès au texte hormis sa conclusion, assez neutre, et une élégante préface dont la tonalité n’annonce nullement la partialité du savant dans un ouvrage où son ami le pape désirait une confrontation équitable de la cosmologie ptoléméenne établie et de sa chalengeuse copernicienne. La préface « Al discreto lettore » trahit certes les talents de satiriste de Galilée au détriment des « Péripatéticiens de profession », mais Galilée y précise qu’il ne prend le « parti de Copernic » que par « pura ipotesi matematica », ce qui suffit à satisfaire la censure. Surtout, portée par les conventions du discours courtois et quelques réminiscences textuelles du début du Cortegiano (1528) de 23 Charles de Marguetel de Saint-Denis de Saint-Évremond, Œuvres mêlées, Paris, Claude Barbin, 1670, p. 101-105, 109. Indiscipline et démarcation au XVII e siècle 43 Castiglione, la fin de la préface s’attache assez habilement à construire une sorte d’auditoire d’élite dans un cadre marqué par des valeurs aristocratiques. Lorsque Galilée, Premier Mathématicien et Premier Philosophe du grand-duc de Toscane, introduit ses deux porte-parole dans le Dialogue, c’est en fonction de marqueurs de condition : le signor « Sagredo, illustrissimo di nascita, acutissimo d’ingegno » [de très illustre naissance et d’esprit très pénétrant] et le signor « Salviati, nel quale il minore splendore era la chiarezza del sangue e la magnificenza delle ricchezze 24 » [dont les moindres titres de gloire étaient l’éclat de son sang et la magnificence de ses richesses]. À cette compagnie de choix, réunie dans le « palazzo dell’illustrissimo Sagredo 25 » sur le Grand Canal de Venise, ne manquent ni le loisir des gens de condition propice à l’étude, ce que les Grecs appelaient skhole et les médiévaux otium, ni l’« eloquenza », la « sete dell’imparare [soif d’apprendre] » ou la libertà résultant de l’absence de contrainte dans la discussion. Telles sont les conditions de l’échange scientifique. On le voit, la science nouvelle copernicienne promue par Galilée tient au moins autant d’un ordre idéal culturel et esthétique que de celui, abstrait, des géomètres. Mieux, il s’agit d’une occupation aristocratique, désintéressée, conforme aux valeurs du courtisan, lequel au reste ne s’éloigne jamais de la science en quittant la cour puisque la science nouvelle est étroitement liée à l’activité noble par excellence, la guerre : génie militaire, balistique, poliorcétique, optique et géométrie de position avec la lunette et le compas, etc. En somme, la préface « Au lecteur avisé » de Galilée fait plus que signaler entre les lignes une sorte de revanche du noble Platon sur son élève Aristote et ses sectateurs crasses, elle manifeste l’idée de la science qui anime la seule révolution scientifique. Mieux, il s’y dégage une leçon bien comprise par les Cartésiens : la science nouvelle doit non seulement se conformer aux valeurs de la société, mais aussi s’investir dans les idéaux de la civilisation. Ce qui est remarquable chez Galilée et permet de mieux comprendre deux traits apparemment opposés du cartésianisme est que l’honnête et courtois Galilée familier du prince et du pape est aussi celui qui ouvre le front de la pseudoscience, deuxième cible de nos novateurs littéraires et scientifiques coalisés. Satiriste mordant, Galilée traite ses adversaires d’historiens, de rhétoriciens, d’orateurs, de poètes pernicieux 26 , opposant la 24 Galileo Galilei, Le Opere di Galileo Galilei, VII, Dialogo sopra i due massimi sistemi del mondo, tolemaico e copernicano [1632], éd. Antonio Favaro, Firenze, G. Barbera, 1897, p. 30-31 et Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, trad. René Fréreux, Paris, Seuil, 1992, p. 42. 25 Ibid., p. 31 (trad. R. Fréreux p. 43). 26 Voir la célèbre opposition entre les « fioretti rettorici [petites fleurs rhétoriques] » et la « saldezza delle dimostrazioni [fermeté des démonstrations] » faite par Salviati Jean Luc Robin 44 science nouvelle quantitative, qui se base sur une vision mathématique des phénomènes physiques, à la pseudoscience qualitative et historique d’obédience aristotélicienne, qui se fonde sur l’autorité des livres et ce qui a été dit de la nature en gros depuis Aristote et sur la foi d’Aristote. Il trace donc une démarcation stricte entre phenomena et legomena, entre science et histoire, démarcation si bien internalisée par Descartes qu’elle permet de comprendre certains mouvements d’humeurs et l’intolérance très galiléenne de ce dernier à l’égard du non scientifique plus comme des quasi-réflexes épistémologiques et même mentaux que comme une simple rigidité dogmatique. Selon cette démarcation, un savant tel que Gassendi est plus un historien qu’un scientifique, par exemple. Contrairement à Descartes, qui va construire toute une physique afin d’avoir un cadre explicatif scientifique dans lequel va prendre sens le phénomène nouveau des parhélies de Rome 27 , ces cinq faux soleils observés à Frascati en mars 1629 mais qui ne sont décidément pas « dans Aristote », Gassendi commence par chercher dans les textes anciens les mentions du phénomène et produit une rhapsodie de legomena digne d’un doxographe antique ou d’un commentateur de commentateurs d’Aristote. Gassendi reste un humaniste, pour qui l’idéal de la science demeure l’érudition, alors que l’auteur du Discours de la méthode proscrit cette dernière de l’investigation scientifique et assume non seulement la démarcation sourcilleuse faite par Galilée entre scientifiques et historiens, comme l’atteste fréquemment sa correspondance, mais aussi dans ses publications une propension fort galiléenne à la satire. La dernière partie du Discours de la méthode observe ainsi que « ceux qui » s’accrochent encore à Aristote « sont comme le lierre, qui ne tend point à monter plus haut que les arbres qui le soutiennent, et même souvent qui redescend », avant d’enchaîner sur une comparaison d’allure très platonicienne mais encore plus vexante 28 et qui pourrait trouver sa place dans l’Arrêt burlesque. Pour les sectateurs d’Aristote et même pour Gassendi, semble-t-il au moins à Descartes, la révolution mentale que présuppose la révolution scientifique n’a pas eu lieu. Le mot français « frontière » dénote invariablement la ligne (de front), la limite, la séparation, la démarcation. Or, le positionnement indisciplinaire peu avant la fin de la Seconde journée du Dialogo (Le Opere, op. cit., p. 293, et Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, op. cit., p. 276). 27 Jean Luc Robin, « Faux soleils, vraie science. Les parhélies et la genèse du cartésianisme », Archives Internationales d’Histoire des Sciences, vol. 67, n o 178, 2017, p. 65-74 (p. 69-70). 28 L’aveugle maître dans sa cave obscure tant que ne s’ouvrent pas les fenêtres cartésiennes (Discours de la méthode, Œuvres complètes, op. cit., Sixième partie, p. 128, et AT, vol. 6, p. 70-71). Indiscipline et démarcation au XVII e siècle 45 de la science et de la littérature classiques de la France du XVII e siècle seraient probablement mieux compris par référence au sens spécifiquement américain du mot frontier. Ce sens, constitutif de l’identité américaine et du rêve américain, désigne une réalité qui excède la lisière, la marge, la marche, les confins : un territoire éloigné inhabité ou peu habité (hormis par des peuples primitifs, des explorateurs, des pionniers) ou carrément un nouveau territoire, un espace inexploré, un espace ouvert sans limite et sans loi où tout est possible. Ce sens américain du mot anglais concentre tout l’imaginaire épique de la conquête de l’Ouest représentée dans le genre du western ou de l’exploration spatiale à la façon de la série télévisée Star Trek qui débute en 1966 et dont le générique est propulsé par l’exordial « Space : the final frontier ». C’est la frontier qui fait le pionnier, terme en revanche communément utilisé pour désigner les grands acteurs et découvreurs de la révolution scientifique, mais qui devrait englober la totalité des explorateurs à l’origine d’une révolution bien plus large, car civilisationnelle. Comment de la culture de la frontier ainsi pratiquée par le littéraire et le scientifique au XVII e siècle passe-t-on à l’antagonisme des « two cultures 29 » brandi au XX e siècle par C.P. Snow ? Afin d’aboutir, une telle enquête sur la différentiation des deux champs, enquête qui suppose un décloisonnement au moins provisoire des champs de recherche, s’efforcera de ne pas prendre pour argent comptant les récits disciplinaires, c’est-à-dire de ne pas répliquer l’histoire téléologique que tend peu ou prou à se raconter, à l’abri de frontières supposément bien établies, chaque discipline une fois constituée. 29 Jean Luc Robin, « Les deux cultures au cabinet : Vers une topographie de la science et la littérature à l’âge classique », dans William Brooks, Christine McCall Probes et Rainer Zaiser (dir.), Lieux de culture dans la France du XVII e siècle, Oxford, Peter Lang, 2012, p. 145-160 (p. 145). Jean Luc Robin 46 Bibliographie Sources [Bernier, François, et Nicolas Boileau], Requête des maîtres ès arts, professeurs, et régents de l’Université de Paris présentée à la cour souveraine de Parnasse : Ensemble l’Arrêt intervenu sur ladite Requête. Contre tous ceux qui prétendent faire, enseigner, ou croire de nouvelles découvertes qui ne soient pas dans Aristote, Delphe, Société des imprimeurs ordinaires de la cour de Parnasse, 1671 [dite Arrêt burlesque]. Courtin, Antoine de, Nouveau traité de la civilité qui se pratique en France parmi les honnêtes gens [1671], 2 e éd., Amsterdam, Jaques le Jeune, 1672. Descartes, René, Œuvres de Descartes, éd. Charles Adam et Paul Tannery, Paris, Vrin, 1996. Descartes, René, Œuvres complètes, III, Discours de la méthode et Essais, éd. Jean- Marie Beyssade et Denis Kambouchner, Paris, Gallimard, 2009. Fontenelle, Bernard de, Entretiens sur la pluralité des mondes, Paris, G. Blageart, 1686. Fontenelle, Bernard de, Entretiens sur la pluralité des mondes, Amsterdam, P. Mortier, 1701. Fontenelle, Bernard de, Conversations on the Plurality of Worlds, trad. William Gardiner, Londres, A. Bettesworth et E. Curll, 1715. 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Essai historique sur une catégorie culturelle, de ses origines jusqu’à la Révolution, Paris, PUF, 2008. Censure et frontières ( XVI e - XVII e siècles) : questions d’histoire et de méthode H ERVÉ B AUDRY CHAM, F ACULDADE DE C IE ̂ NCIAS S OCIAIS E H UMANAS , FCSH, U NIVERSIDADE NOVA DE L ISBOA , 1069-061 L ISBOA La permanence et l’universalité des deux phénomènes ici coordonnés n’implique aucunement que le rapprochement aille de soi 1 . Pourtant, du point de vue historique, sans que l’on soit familiarisé, voire spécialisé, dans l’étude de l’un ou de l’autre, des évidences surgissent, comme celle de l’application de lois propres à un territoire ou à un autre. On dira ainsi que la censure s’est exercée dans tel pays suivant telles pratiques plus ou moins clairement réglementées. De même, il semblera évident à tous qu’au singulier de la notion de censure on ne peut que joindre le pluriel de celle de frontière. Mais l’affirmation, si pertinente soit-elle pour l’époque qui nous retient, s’affaiblit devant la réalité actuelle : à l’extrême, la censure étant partout et nulle part, c’est la notion même de frontière qui se voit affectée et nécessite une révision. Cependant, de quelque époque qu’il s’agisse, un fait ne saurait être évacué : censurer, c’est tracer et imposer des frontières. Les deux notions apparaissent donc intrinsèquement liées. Le présent travail ne prétend certes pas inventorier toutes les approches effectuées en ce domaine ni résoudre toutes les questions restées en suspens. La World Encyclopedia of Censorship dirigée par Derek Jones porte bien son nom : encyclopédique, elle entend réunir un maximum de savoirs ; quant au monde, c’est celui des États et à quasi tous a été fait l’honneur d’une entrée 2 . C’est, pour en revenir à notre propos initial, saisir une incontestable singularité à l’échelle de la pluralité planétaire. Les choses paraissent presque simples pour notre époque puisque notre perspective se réduit à la censure 1 Cet article a reçu le soutien du CHAM (NOVA FCSH / UAc) à travers le projet stratégique sponsorisé par la FCT (UIDB/ 04666/ 2020). 2 Censorship. A World Encyclopedia, Derek Jones (dir.), London-New York, Routledge, 2011, 4 vol. Hervé Baudry 50 occidentale d’Ancien Régime. La sophistication des moyens mis en œuvre pour censurer étant beaucoup moins développée que de nos jours, les phénomènes visés pourront sembler comme allant d’eux-mêmes. En revanche, la réalité mouvante des frontières géographiques et politiques tendrait à nous conduire sur un terrain beaucoup plus mouvant, voire incertain. Mais nous ne saurions nous en tenir à une approche historique. La censure est un problème qui, quelque distance que nous prenions d’avec elle, concerne son observateur, son analyste. Elle eut et elle a encore ses partisans, lesquels, lorsqu’ils se déclarent, argumentent en redéfinissant le concept, c’est-à-dire, en déplaçant les frontières dans le champ de définition. Par exemple, ils disent : nous ne censurons pas, nous protégeons, comme dans le cas de la littérature de jeunesse ou à propos de la question de la nudité. Mais là n’est pas notre problème. Il s’agit plutôt de nous interroger sur ces frontières que l’historien rencontre, reconnaît, franchit ou non. Certaines frontières ont été levées. Ainsi, avec l’ouverture des archives du Vatican, en 1998 3 , l’histoire s’écrit mieux sur bien des points. Toutefois, pour nous, c’est la réflexion contemporaine des études de censure qui s’est considérablement renouvelée, qu’on la considère, à la suite d’Alain de Libera, comme un opérateur historique en révélant a contrario la fabrique de l’orthodoxie 4 ou que, plus généralement, elle agisse en tant qu’élément fondamental de régulation culturelle 5 ou que processus productif 6 . Quant à nous, notre interrogation portera sur la frontière en tant qu’opérateur méthodologique dans le cadre de ces études. L’approche des phénomènes de censure ne peut en effet faire abstraction de la masse théorique accumulée et peu ou prou marquée par des engagements et des attitudes interprétatives. On ne peut nier que le nœud herméneutique tient l’historien. La question n’est pas de déterminer s’il a raison ou tort puisque l’histoire n’est pas une lice pour ceux qui l’écrivent, mais si les frontières, plus ou moins visibles, plus ou moins opérantes aussi, qui marquent le champ de ses travaux sont bien identifiées dans leur nature et dans leurs conséquences. Dans un premier temps, nous parcourrons le champ définitionnel marqué 3 Voir Alejandro Cifres (dir)., L’Inquisizione romana e i suoi archivi. A vent’anni dall’apertura dell’ACDF, Roma, Gangemi Editore, 2019. 4 Alain de Libera, Penser au Moyen Âge, Paris, Seuil, 1991, p. 15. 5 Beate Müller, « Censorship and Cultural Regulation : Mapping the Territory », dans Beate Müller (dir.), Censorship & Cultural Regulation in the Modern Age, Amsterdam-New York, Rodopi, 2004, p. 1-30. 6 Samantha Sherry, « Censorship in Translation in the Soviet Union : The Manipulative Rewriting of Howard Fast’s Novel The Passion of Sacco and Vanzetti », Slavonica, 16-1 (April 2010), p. 2. Censures et frontières (XVI e et XVII e siècles) 51 par la coordination des deux notions et en débusquerons les principales problématiques. Puis nous verrons que si censure et frontières font a priori bon ménage dans l’Europe des XVI e - XVII e siècles, il convient de raffermir le principe du nécessaire dépassement des approches locales auxquelles, pour certains, seraient vouées les études de censure. Définir Les définitions de l’un et l’autre concepts sont multiples. Notre propos étant chronologiquement confiné, les définitions adoptées par les historiens concernés nous guideront en priorité. Du côté de la Genève de la Réforme : « Toutes les formes d’intervention disciplinaire exercée par les autorités 7 ». Pour le XVII e siècle français : Une des formes les plus brutales de l’hétéronomie, de l’intervention directe du pouvoir d’État et du pouvoir religieux ; exercice de la norme imposée par les opinions et les goûts dominants 8 . Un historien spécialiste de la censure ibérique a proposé une définition des plus pertinentes : censurer, c’est interdire ou limiter plus ou moins fortement la communication par un individu ou un groupe [...] dans les deux sens (émission et/ ou réception). Il s’agit de priver, totalement ou partiellement, un individu ou un groupe de la liberté d’expression et de savoir 9 . Contrairement à la plupart d’entre elles, cette définition communicationnelle intègre la double dimension de l’interdiction totale/ partielle, ce que nous appelons macro-censure et micro-censure, tout en insistant sur la relation verticale propre à l’exercice du pouvoir censorial. Chacune des définitions avancées a été élaborée dans le cadre d’une approche géographique et historique déterminée. Loin de s’exclure, elles Ingeborg Jostock, La Censure négociée : le contrôle du livre à Genève 1560-1625, Genève, Droz, 2007, p. 10. Alain Viala, Naissance de l’écrivain : Sociologie de la littérature à l’âge classique, Paris, Minuit, 1985, p. 115. « Censurar equivale a intentar prohibir o limitar con mayor o menor fuerza la comunicación de un individuo o de un grupo (ya sea éste tipo ideológico, político, cultural, lingüistico, racial...) en los dos sentidos (en el plano de la emisión y/ o en el de la recepción). Lo cual equivale a privar total o parcialmente de libertad de expresión y de conocimiento a un individuo o a un grupo. » (Jean-Louis Guereña, dans Juan Carlos Garrot, Jean-Louis Guereña et Mónica Zapata (dir.), Figures de la censure dans les mondes hispanique et hispano-américain, Paris, Indigo, 2009, p. 11 ; c’est nous qui traduisons). Hervé Baudry 52 pourraient être réunies, car elles ont pour point commun de supposer une frontière réelle, avant tout d’ordre religieux, moral ou politique. Cependant, deux siècles de régime de liberté d’expression ont, non pas supprimé la censure, mais en quelque sorte universalisé sa perception pour deux raisons principales : d’une part, elle est devenue l’antonyme du principe de liberté encore rarement admis sous l’Ancien Régime, et d’autre part, à notre époque, elle a plus ou moins subi l’influence de la pensée structuraliste. En effet, pour Pierre Bourdieu, toute expression est un ajustement entre un intérêt expressif et une censure constituée par la structure du champ dans lequel s’offre cette expression, et cet ajustement est le produit d’un travail d’euphémisation pouvant aller jusqu’au silence, limite du discours censuré 10 . Par « intérêt expressif », il faut entendre « une certaine propension à parler et à dire des choses déterminées 11 » tandis que l’« euphémisation » configure une cosmétique discursive inhérente. Contrairement à la censure selon les définitions historiques frontiérisées, celle-ci est sans limites. L’intérêt expressif du sociologue ne recoupe pas la liberté d’expression de l’historien : celuilà postule l’expressivité comme production signifiante, celui-ci, comme un principe de droit historiquement fondé 12 . Dans le premier cas, la censure est consubstantielle à l’instar d’un mécanisme de régulation (« ajustement ») ; dans le second, la censure intervient de l’extérieur. Bien qu’elle n’en dise mot, la conception bourdieusienne implique forcément l’autocensure, que l’on pourrait définir comme le silence généré par l’émetteur individuel dans son propre intérêt expressif. Employée en philosophie morale au XIX e siècle, en particulier dans des contextes religieux, la notion d’autocensure, en anglais self-censorship, a été reprise par la psychologie expérimentale. Théorisant sur le schéma de pensée, Alfred Binet et Théodore Simon se sont intéressés au processus de correction. Pour échapper à l’approximation grossière, ou « n’importe quoi », la pensée a besoin d’un « appareil de contrôle », à savoir l’esprit critique, le jugement, qu’ils appellent aussi autocensure. Elle ne consiste pas nécessairement en une 10 Pierre Bourdieu, « La censure » [1977], Questions de sociologie, Paris, Éditions de Minuit, 2013, p. 138. 11 Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire, Paris, Fayard, 1982, p. 14. 12 Sur les origines du concept de liberté d’expression dans le monde anglophone (première moitié du XVII e siècle), voir David Como, « The origins of the concept of freedom of the press », Freedom of speech, 1500-1850, R. Ingram, J. Peacey, A. W. Barber (dir.), Manchester, Manchester University Press, 2020, p. 98-118. Censures et frontières (XVI e et XVII e siècles) 53 activité cognitive volontaire car seulement « quelquefois la correction se fait en pleine conscience, après un effort de réflexion 13 ». La censure structurale selon Bourdieu, qui n’est certes pas un mécanisme psychologique, constitue une instance régulatrice de l’activité productrice de sens. Cette notion revêt par conséquent une valeur universelle. Entre cette conception et la conception personnaliste des psychologues, se trouve celle, communément admise par les historiens, de l’autocensure comme internalisation de la censure institutionnelle. Cette dernière gomme la frontière entre le moi et le monde en faisant du moi une forteresse à l’image du monde extérieur, c’est-à-dire investie du pouvoir d’imposer à soi-même le silence. Certains y voient volontiers le summum de la censure d’en haut. Mais il n’est pas sûr que son fonctionnement ne fasse que calquer celle-ci ; s’exprimer est une chose, contrôler l’expression en est deux : contrôle interne, contrôle externe. Or, toute expression est forcément contrôle. Comme l’a rappelé Stanley Fish, « la restriction est constitutive de l’expression 14 ». Pour l’époque qui nous intéresse, l’autocensure comme récriture de conformité par l’auteur, ou son continuateur, sous contrainte, existe mais elle n’est pas toujours aisée à établir, dans le cas d’un auteur ou même d’un éditeur 15 . Elle doit être fortement documentée, comme dans le cas des Erreurs populaires de Laurent Joubert (1579) 16 , l’Examen de los ingenios de Juan Huarte de San Juan (1575) 17 ou, pour le siècle suivant, des lettres de Cyrano de Bergerac 18 . Pour en revenir à la censure d’Ancien Régime, et cela ne surprendra personne, on ne la considérera pas comme un phénomène d’ajustement, car ajuster suppose une reconnaissance réciproque d’erreur, comme lorsque 13 Alfred Binet et Théodore Simon, « L’intelligence des imbéciles », L’Année psychologique, T. XV (1908), p. 2-147, p. 137. 14 « Restriction […] is constitutive of expression » (Stanley Fish, There’s no such thing as free speech and it’s a good thing, too, New York, Oxford University Press, 1994, p. 103). 15 « […] l’autocensure exercée par plusieurs éditeurs contemporains de Dolet est un phénomène reconnu, mais qui reste particulièrement difficile à identifier » (Christine Bénévent, « Les premières éditions imprimées de l’Institution du Prince de Guillaume Budé : une histoire à réécrire », Histoire et Civilisation du livre, XI, 2015, p. 275). 16 Dominique Brancher, Équivoques de la pudeur. Fabrique d’une passion à la Renaissance, Genève, Droz, 2015, p. 317-324. 17 Rosa M. Alabrús et alii (dir)., , Barcelona, Universitat Autònoma de Barcelona, 2020, p. 591, 594. 18 Madeleine Alcover, Cyrano relu et corrigé, Genève, Droz, 1990, p. 1. Hervé Baudry 54 deux pièces sont mal assemblées. Parler de censure négociée 19 n’entraîne pas non plus une relation à parts égales : il y a toujours pression. Pour reprendre Helen Freshwater, on fait « l’expérience de la censure comme imposition indésirable d’une contrainte externe 20 ». Quelles que soient les marges de manœuvre susceptibles d’être signalées, la censure se définit donc par la frontière qu’implique forcément son exercice et qui sépare l’acceptable de l’inacceptable. Qu’elle soit mouvante selon les lieux et les époques ne lui retire en rien son statut de ligne rouge. Même Bourdieu doit s’y remettre puisqu’il voit dans le silence la « limite du discours censuré ». Or, c’est là ne signaler qu’une limite externe étant donné que censurer signifie imposer un silence total aussi bien que partiel (Guereña) : la limite, c’est la règle. Cette distinction entre deux modalités censoriales introduit pour l’historien une frontière heuristique et méthodologique dont il sera traité après que nous nous serons intéressés au rapport entre censure et frontières du point de vue réaliste historico-géographique. Censure et frontières Les cordons sanitaires Par principe, les frontières d’un État enclosent le territoire où sont en vigueur ses lois censoriales, des plus vastes, comme la France ou l’Espagne, à la « mosaïque » allemande 21 . Ce sont des mesures de prophylaxie depuis longtemps théologiquement fondées, et répandues à grande échelle pour cause de circulation des imprimés 22 . L’imaginaire de la contagion, relayé par les bulles papales contre les pestilences de l’hérésie, imprègne encore les esprits à la fin de l’Ancien Régime : parlant du contrebandier de livres Nicolas Gerlache, l’inspecteur Joseph d’Hémery le décrit « plongé dans 19 Voir notamment I. Jostock, op. cit. ; Amnon Raz-Krakotzkin, The Censor, the Editor, and the Text : the Catholic Church and the Shaping of the Jewish Canon in the Sixteenth Century, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2007 ; Robert Darnton, De la censure, Paris, Gallimard, 2014, chap. 3. 20 Helen Freshwater, « Towards a redefinition of censorship », Censorship & cultural regulation, op. cit., p. 225. 21 Allyson F. Creasman, Censorship and Civic Order in Reformation Germany, 1517- 1648. ‘Printed Poison and Evil Talk’, London-New York, Routledge, 2016, p. 15. 22 En termes de théologie catholique, la censure « entend fixer la nature et le degré de difformitas, d’opposition aux vérités de la Révélation, aux définitions de l’Église et à son enseignement, à la doctrine commune (par exemple proposition hæretica, erronea, temeraria, scandalosa, ambigua…) » (Bruno Neveu, L’Erreur et son juge. Remarques sur les censures doctrinales à l’époque moderne, Naples, Bibliopolis, 1993, p. 243). Censures et frontières (XVI e et XVII e siècles) 55 l’égout du Parnasse dont il tire son aliment, il s’efforce d’en ranimer tous les insectes. Leur essaim couvre déjà les frontières et menace de se répandre dans tout le royaume 23 ». L’existence de ces frontières institutionnelles qui territorialisent la géographie suspecte d’Ancien Régime s’appréhende, par exemple, à travers les cordons sanitaires espagnols et les ports francs de Castille 24 , les contrôles internes, les visites de navires, d’imprimeurs libraires ou encore de bibliothèques. Voilà autant de douanes volantes pour le livre importé et de police de la foi et des mœurs pour le livre local. Le marché du livre est donc traversé de frontières policières dont les douaniers sont incarnés par des figures diverses selon les procédures et les situations locales, personnel ecclésiastique au service des évêques, agents au service de la chancellerie et des censeurs royaux, qualificateurs, réviseurs et familiers du Saint-Office, etc.Comme l’a rappelé Jean-Paul Pittion, « le règlement du livre reposait sur le privilège et la censure 25 ». La question du privilège d’imprimerie est ici d’autant plus intéressante qu’elle permet de faire jouer deux forces : d’une part, les procédures de contrôle et de répression, de l’autre, le marché et ses formes de concurrence. Si l’on fait abstraction de la dimension répressive et protectionniste, d’un point de vue purement commercial, le marché européen du livre fonctionne comme tout autre marché de biens matériels. Les frontières démarquent politiquement et économiquement. Pour les études de censure, il y a bien des frontières qui territorialisent, mais elles se trouvent partout et nulle part, témoin « les inspections et les contrôles frontaliers plus profondément à l’intérieur des terres 26 ». Partout Malgré la montée de la raison d’État et du poids grandissant des institutions civiles 27 , la religion continue à modeler mentalités et institutions. Si 23 Robert Darnton, Édition et Sédition. L’univers de la littérature clandestine du XVIII e siècle, Paris, Gallimard, 1991, p. 73. 24 Martin Nesvig, « “Heretical Plagues” and Censorship Cordons: Colonial Mexico and the Transatlantic Book Trade », Church History, Volume 75/ 1, March 2006, p. 1-37. 25 Jean-Paul Pittion, Le Livre à la Renaissance, Turnhout, Brepols, 2013, p. 261. 26 Robert Darnton, Un tour de France littéraire. Le monde du livre à la veille de la Révolution, Paris, Gallimard, 2018, p. 38. 27 Laurie Catteeuw, Censures et Raisons d’État. Une histoire de la modernité politique ( siècle), Paris, Albin Michel, 2013 ; Nicolas Schapira, Un professionnel des lettres . Hervé Baudry 56 le marché du livre reflète les évolutions, il demeure conditionné par les systèmes de contrôle plus ou moins centralisés et les bureaucraties émergentes. L’Europe des confessions fait apparaître une carte dont les frontières plus ou moins claires et stables 28 sont d’une importance décisive dans les études de censure. Ainsi une double supra-partition s’impose : la première, entre pays catholiques romains et pays de réforme, protestants et anglicans, ce qui inclut aussi le cas des états biconfessionnels ; la seconde, entre les pays d’Inquisition, au sud de l’Europe (pour ne pas évoquer le débat sur la question des Pays-Bas), et les autres. Nous laissons ici de côté des questions comme celles de la moindre intensité des pratiques censoriales 29 ou de l’évolution vers la fin de la censure 30 . Pour la période prémoderne, les études de censure sont marquées par l’apparition, dès la fin des années 1520, des premières condamnations de livres imprimées. Avec la répression ad hominem, dont elles sont le versant papier, c’est la carte de la Contre-Réforme qui se dessine. Elle a ses capitales, nommons-les des Cités Index, et qui ne se tournent pas le dos : Lisbonne, Louvain, Madrid, Paris, Rome. 28 Voir l’étude de Tamar Herzog sur la « raia » luso-espagnole (Frontiers of Possession : Spain and Portugal in Europe and the Americas, Harvard, Harvard University Press, 2015). 29 Pour les Pays-Bas : Simon Groenveld, « The Dutch Republic, an island of liberty of the press in 17th century Europe? The authorities and the book trade », in Commercium litterarium. La communication dans la République des Lettres (1600-1750), Amsterdam/ Maarssen, APA-Holland University Press, 1994. 30 Pour l’Angleterre : Geoff Kemp, « The ‘End of Censorship’ and the Politics of Toleration, from Locke to Sacheverell », Parliamentary History, 2012, p. 47-68. Censures et frontières (XVI e et XVII e siècles) 57 Ill. 1 Graphe des pays producteurs et récepteurs d’index de censure. Les villes indiquées entre parenthèses (Cités Index) ne sont pas les seuls lieux de production. Les frontières induites par la géographie confessionnelle peuvent donc constituer un piège pour les études de censure. Nulle part (excessivement parlant et pour succomber au plaisir de l’allusion) Que l’on s’interroge sur l’unique index imprimé en terre anglophone à Oxford en 1627 31 , dont de nombreux exemplaires se retrouvent dans des bibliothèques continentales. L’Index generalis résulte d’une mixture de la high tech inquisitoriale qui mêle les listes de provenance romaine et espagnole, double orientation que l’auteur qualifie du nom de voie romaine et voie sandovillienne 32 . L’intention bibliographique de Thomas James ne doit pourtant pas faire oublier que, sous couvert de détournement, les pratiques de cata- Thomas James, Index generalis librorum prohibitorum a pontificiis una cum editionibus expurgatis vel expurgandis, Oxford, Guilielmus Turne, 1627. 32 Ibid., ft *4r (du nom de l’« auteur » de l’expurgatoire espagnol de 1612, Bernard de Sandoval). Hervé Baudry 58 logage (individus, textes) sont inhérentes au contrôle de l’expression. Cet exemple vise à signaler une certaine myopie dans les études locales qui longtemps ont représenté la tendance historiographique majoritaire. Certes, il demeure nécessaire d’étudier une partie des phénomènes censoriaux à un niveau infranational, donc à l’intérieur des frontières politiques reconnues. Mais les études comparatives en ont trop souffert et parler de myopie dans ce domaine, c’est renvoyer à l’insuffisance des enquêtes dans l’espace large. Du glocal en études de censure Pour quiconque entreprend d’étudier des phénomènes de censure, il convient de chausser des lunettes à verres dits progressifs. Le cas français est particulièrement significatif de la double portée, infraet internationale. Elle prend en compte l’analyse des instruments clefs des technologies de contrôle et de répression, les index de livres interdits. Si l’on excepte l’imprimé toulousain de 1540 33 , ce sont les théologiens catholiques de la Sorbonne qui ont publié le premier livre catalogue, lequel contient 230 interdictions ; accumulant les nouveautés des éditions précédentes, sa sixième et dernière en 1556 en comporte 528 34 . Mais l’histoire ne s’arrête pas là et la France demeure productrice en la matière : en 1598 sort des presses de l’imprimeur parisien Nivelle l’index d’expurgation des œuvres du mystique flamand Herp 35 ; en 1601, à Saumur, l’académie protestante de Duplessis Mornay édite une contrefaçon du premier index espagnol d’expurgation de 1584 36 ; en 1685, sort l’index antijanséniste dit de Harlay 37 . Enfin, last but not least, de l’index de prohibition romain, dit tridentin et promulgué par le pape en 1564, on ne compte pas moins de 34 éditions de 1566 à 1683 en fin de volume des décrets et canons du concile de Trente 38 . 33 La liste de l’inquisiteur de la foi Vital de Bécanis comporte 93 entrées dont 16 chansons (Hervé Baudry, « Les index de censure en France aux XVI e - XVII e siècles », in « À qui lira... ». Littérature, livre et librairie en France au XVII e siècle, Mathilde Bombart, Sylvain Cornic, Edwige Keller Rahbé, Michèle Rosellini (dir.), Tübingen, Narr Verlag, 2020, p. 387-389). 34 Index de l’université de Paris, 1544, 1545, 1547, 1549, 1551, 1556, éd. Jesús Martínez de Bujanda, Sherbrooke, Centre d’Études de la Renaissance-Genève, Librairie Droz, 1985, p. 80. 35 Index expurgatorius in libros theologiæ mysticæ D. Henrici Harphii, Paris, Robert Nivelle, 1598. 36 Index librorum expurgatorum, Saumur, Thomas Portau, 1601. 37 Arrests du Parlement et ordonnances de monseigneur l’archevesque de Paris portant la deffense et Suppression des livres hérétiques, Paris, F. Léonard, 1685. 38 H. Baudry, op. cit., p. 399-400. Censures et frontières (XVI e et XVII e siècles) 59 À propos de ce massif éditorial, une cartographie fine fait apparaître dans les zones de confession catholique cette frontière que la France a défendue de toute la puissance de sa diplomatie : le royaume gallican d’Henri III n’ayant pas reçu les textes tridentins, ils sont censés n’y avoir pas force de loi. Par conséquent, on voit que la législation et les choix politiques sont, sinon contredits, du moins contrebalancés, par le marché du livre et les usages relatifs à ces livres. Les études de censure doivent donc prendre en compte, en sus des items déclarés censurés et qui fournissent moult matière à analyse et réflexion, les usages de ces listes partout où elles circulent, tant entre les pays que dans leurs institutions, notamment les paroisses et les collèges. L’une des explications de cet état de fait, outre l’universalité diachronique et synchronique des pratiques de censure, tient dans le fait que la civilisation de l’écrit, et a fortiori de l’imprimé, a besoin de normes textuelles qui sont aussi des normes idéologiques. C’est sur le premier type de normes qu’il faut insister. La multiplication d’un texte à une échelle de plus en plus globale (ici, nous n’avons considéré que le cas de l’Europe, laissant de côté colonies et autres civilisations) impose, matériellement, sa reproductivité : un même, le même texte pour tous. C’est du moins sur ce principe que se fonde l’une des deux modalités de la censure d’Ancien Régime, l’expurgation. Allusion y a été faite plus haut à propos de la notion de silence partiel. Venons-en donc à la frontière non géographique mais heuristique et méthodologique. La micro-censure : une question de méthode Les cas anglais et français ont illustré ce point. La mixture bodléienne se fonde sur un double apport : macro-censorial, par les index de prohibition, et micro-censorial, par les index d’expurgation espagnols. Quant à la production du côté français, les éditions de 1598 et 1601 sont du second type. La micro-censure, ou silence partiel imposé au texte, est historiquement nommée expurgation (en latin, expurgatio). Elle consiste à modifier le texte afin de le remettre sur le marché en tant que produit lisible. L’expurgation est donc une récriture de conformité. Dans sa modalité majoritaire, la suppression, cette forme de censure porte sur des éléments textuels, plus ou moins longs, allant de la lettre au chapitre, et parfois imagés. L’objectif d’un index de ce type, comme la contrefaçon saumurienne de l’expurgatoire espagnol de 1584 39 , est de cataloguer les œuvres en indiquant les corrections qui doivent y être effectuées, soit sur les exemplaires fautifs en circu- 39 Voir supra note 36. Hervé Baudry 60 lation, soit pour une réédition. À noter que les index de micro-censure ne contiennent pas toute la littérature cible : les classiques de l’Antiquité, hormis deux exceptions notables (Lucien et Artémidore), en sont exclus par principe ; la littérature hébraïque, le plus souvent frappée d’interdiction totale, peut faire l’objet de remises en circulation après nettoyage. Dans tous les cas, l’expurgation s’effectue selon des processus pratiques identiques où prédominent les rayures à l’encre (ou caviardage). Une simple consultation de l’un et l’autre de ces types d’index fait comprendre la différence. Par exemple, Theodor Zwinger fait l’objet d’une ligne dans le prohibitoire romain de 1596 et de trente pages dans l’expurgatoire romain de 1607 40 . Ill. 2 Theodor Zwinger (Appendix, ligne 6) parmi les auteurs de la première classe. Extrait de l’Index librorum prohibitorum, Romae, Apud Impressores Camerales, 1596, p. 62). 40 Index librorum prohibitorum, Rome, Apud Impressores Camerales, 1596, p. 62vº ; Index librorum expurgandorum in studiosorum gratiam confecti tomus primus, Rome, Ex Typographia R. Cam. Apost., 1607, p. 694-723. Censures et frontières (XVI e et XVII e siècles) 61 Ill. 3 Première page de l’expurgation de Theodor Zwinger, Index librorum expurgandorum in studiosorum gratiam confecti tomus primus, Rome, Ex Typographia R. Cam. Apost. Surtout, la frontière micro/ macrocensoriale signale des processus d’analyse totalement différents. On peut dire que la macrocensure implique une démarche de type binaire. Dans la perspective censoriale, l’historien se demande si oui ou non tel texte a été interdit à partir de telle époque, ce à quoi répond la consultation d’un index, ou d’autres documents, et pour quelles raisons. La seconde étape consiste à vérifier les effets de cette censure, c’est-à-dire de la réception, ou non, ultérieure du texte en question. Parfois, la réponse se base sur l’existence d’exemplaires dans des fonds, ce qui, en l’absence de traces explicites, ne signifie rien quant à leur circulation et leur lecture post-censure. Différence radicale d’avec la microcensure qui ne laisse que des traces manifestes. Dans ce cas, de semblables questions Hervé Baudry 62 peuvent se poser mais à un degré de complexité proportionnel à l’importance des instructions correctives. Ainsi, en 1624, un titre de Francisco Forreiro (secrétaire de la commission de l’Index au concile de Trente et préfacier de l’index tridentin de 1564) est frappé d’une unique instruction microcensoriale tandis que quatre titres de Theodor Zwinger, pour reprendre l’auteur déjà mentionné, font l’objet de pas moins de 1074 instructions 41 . C’est donc une frontière méthodologique qui, redoublant la frontière modale, a été instaurée. Comme pour tout phénomène de ce type, des porosités, des incertitudes peuvent se déclarer. Mais ce dont les chartistes français de 1598 ou l’Anglais John Milton 42 avaient parfaitement conscience, c’est que supprimer un ouvrage et supprimer partie de son texte ne revenaient au même que du point de vue final, la sauvegarde des âmes et la conformité des esprits. Une ultime remarque tiendra lieu de conclusion. Du côté des expurgatoires nous avons croisé l’édition saumurienne. En fait, en l’espace de vingtcinq ans, ce ne sont pas moins de cinq contrefaçons d’expurgatoires qui circulent à travers l’Europe, faisant concurrence aux deux index originaux d’Anvers (1571) et de Madrid (1584). Ils occupent les étagères de nombreuses bibliothèques françaises. L’histoire de la censure en France n’est donc pas qu’une histoire de la censure française. Phrase qui, par principe, est transposable pour tout autre pays. Les études de censure impliquent donc le désenclavement géographique, la méfiance méthodologique, sans aller jusqu’à la négation, à l’égard des frontières historiques. Il en va ainsi surtout dans les études de microcensure tenues jusqu’à présent pour vouées aux approches locales et analytiques 43 . Certes elles demeurent nécessaires lorsqu’on tente de comprendre les raisons d’une censure autochtone, aspect que renforce l’histoire des variations observables dans nombreux cas. Mais la frontière heuristique instaurée entre microet macrocensure permet 41 Index Auctorum damnatæ memoriæ, Lisbonne, ex off. Petri Craesbeck, respectivement p. 120 et p. 989-1025. Ces chiffres sont rendus possibles par hachtérisation (HTR : handwritten text recognition) de l’index puis traitement des instructions en base de données. 42 John Milton, Areopagitica. Pour la liberté d’imprimer sans autorisation ni censure [1644], éd. et trad. Olivier Lutaud, Paris, Aubier-Montaigne, 1956, p. 134. 43 La censure d’expurgation est un « immense chantier qui devra être exploré par des études analytiques pour chacun des cas » (éd. Jesús Martinez de Bujanda, Index de l’inquisition espagnole, 1583, 1584, Montréal-Genève, Éditions de l’Université de Sherbrooke-Librairie Droz, 1993, p. 108) ; « La censure d’ancien régime ne peut être envisagée que par des études localisées » (Alain Viala, « De la censure comme capillarité », dans Mathilde Bernard et Mathilde Levesque (dir.), , vol. XXXVI, n° 71, 2009, p. 340). Censures et frontières (XVI e et XVII e siècles) 63 justement, grâce à une méthodologie rendue possible par les humanités numériques, d’établir des corpus, de les analyser, de les comparer, etc., sans perdre de vue que les moyens matériels et les instruments sur lesquels repose une partie de l’approche micro ont largement dépassé les frontières dans lesquelles l’histoire traditionnelle doit souvent se contenir. 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Elle est tracée sur une carte, signale l’espace d’exercice de la souveraineté, marque une séparation continue bordant le territoire, dessine les contours précis de celui-ci, et figure l’absolue distinction entre l’intérieur et l’extérieur de l’État. Or cette ligne-frontière, en tant qu’élément de la gouvernementalité, est le produit d’une rationalité nouvelle constituée au début de la modernité, et participe des techniques politiques formées par la pensée classique et les Lumières. La frontière est ainsi, d’une part, le procédé fondamental d’un mécanisme de sécurité advenu essentiellement après le traité de Westphalie en 1648 : l’espace international est, par elle, divisé en une multiplicité d’États, maintenus dans un état d’équilibre. Elle est, d’autre part, la forme la plus achevée de la police d’un État, que l’on définit lui-même comme État de police. L’objet de cette police, ce sont en particulier les flux de marchandises et d’hommes, la distribution des produits nécessaires à la nourriture du Commonwealth ainsi que les évoque Hobbes 1 , les circulations qu’il faut contraindre, contrôler, limiter ou, au contraire, autoriser, faciliter. En cela la frontière constitue le seuil le plus durable et en tous points incontournable, par lequel les flux entre États fonctionnent, pénètrent depuis un espace souverain dans un autre, ou sont au contraire stoppés 2 . Si fictive soit-elle, la matérialité de la ligne se réalise, d’ailleurs, dans l’exercice 1 Thomas Hobbes, Leviathan, chap. 24, « Of the nutrition and procreation of a Commonwealth », éd. Edwin Curley, Indianapolis, Hackett, 1994, p. 159-165. 2 Voir Michel Foucault, Sécurité, Territoire, Population. Cours au Collège de France. 1977-1978, Paris, EHESS-Gallimard-Seuil, 2004, en particulier les leçons du 22 et du 29 mars 1978, p. 293-640. Julien Le Mauff 68 même du contrôle, la police de la frontière, qui en interdit le libre franchissement. Qu’en est-il cependant, si l’on se penche maintenant sur le XVII e siècle lui-même, et tout particulièrement sur le premier XVII e siècle, celui qui précède donc cet équilibre, un temps antérieur à la fois à la paix de 1648 et au Leviathan de 1651 ? Alors, l’État existe, certes. Cependant, il n’est pas encore cet État classique, cet État de police. Que sont donc les frontières de l’« État baroque » comme l’a nommé Henry Méchoulan, afin de souligner « l’étrangeté politique » d’une forme dont le surgissement est en cours et inachevé, et « dont aucun vocabulaire ne peut encore rendre compte 3 » ? L’État baroque est, avant tout, l’État d’un âge baroque du politique, qui court du dernier quart du XVI e siècle jusqu’aux alentours de 1650 ; un temps qu’a jadis approché Louis Marin à partir des Considérations politiques sur les coups d’État de Gabriel Naudé. Aussi ne pourrait-on, comme lui, mieux définir ce temps que par ses propres contradictions entre représentation du pouvoir et secret de son exercice, souveraineté de la loi et raison d’État, cérémonie et violence du « coup d’État » naudéen, légitimation du prince et accomplissement par la tyrannie 4 . L’État existe alors, et avec lui le territoire de l’État. Le processus de territorialisation de la politique, observé autour du XIV e siècle, est à peu près achevé, dès lors que le pouvoir s’appuie sur une composante spatiale qui n’est pas seulement directionnelle, qui n’est pas que l’extension naturellement limitée de sa juridiction, mais bien dimensionnelle, c’est-à-dire intrinsèquement liée au pouvoir 5 . Le pouvoir de l’État baroque ne fait pas que s’exercer sur un espace en fonction de sa distance comme les pouvoirs médiévaux, non territorialisés : il existe bien par ce territoire qu’il organise, et dans le même temps, ce même territoire le conditionne et le légitime en tant que pouvoir. D’une certaine façon, l’âge baroque de la politique débute avec la définition même de l’État territorial, chez Giovanni Botero en particulier, dont le traité Della ragione di stato débute ainsi, depuis son édition de 1596 : « Stato è un dominio fermo sopra popoli 6 » ; « L’État est une 3 Henry Méchoulan (dir.), L’État baroque. Regards sur la pensée politique de la France du premier XVII e siècle, Paris, Vrin, « Remerciements », 1985. 4 Louis Marin, « Pour une théorie baroque de l’action politique. Les Considérations politiques sur les coups d’État de Gabriel Naudé », repris dans Politiques de la représentation, Paris, Kimé, 2005, p. 191-232. Voir également Julien Le Mauff, Généalogie de la raison d’État. L’exception souveraine du Moyen Âge au baroque, Paris, Classiques Garnier, 2021. 5 Julien Le Mauff, « L’invention du territoire : conscience spatiale et territorialisation du pouvoir ( XIV e - XVI e s.) », Cahiers d’Agora, n° 3, 2020. 6 Giovanni Botero, Della ragion di stato, Venise, Giolito, 1598, p. 1. La ligne selon le pli : l’État baroque et sa frontière 69 domination ferme sur les peuples 7 », traduit-on, mais la polysémie du terme dominio renvoie bien aussi au territoire de cette domination et traduit la dimension spatiale du stato, l’espace souverain du pouvoir souverain et de la population qu’il renferme 8 . Quelle clôture, dès lors, pour le territoire de cet État baroque, si la « frontière » moderne comme matérialisation du contrôle des circulations n’existe pas encore ? On peut, pour examiner de plus près l’applicabilité de la notion de « frontière », revenir à la notion de ligne. Comment tracer une ligne-frontière baroque ? En premier lieu, la ligne est-elle bien une ligne, pour le baroque politique ? Reviennent les mots de Gilles Deleuze, nés de la lecture de Leibniz : « Il y aurait donc une ligne baroque qui passerait exactement selon le pli 9 ». La ligne baroque est une ligne d’inflexion. Le pli se distingue ainsi, non seulement comme proprement baroque, mais il caractérise le baroque même : « le critère ou le concept opératoire du Baroque est le Pli 10 ». Cette réflexion peut s’étendre à la frontière baroque. Aussi ne fautil pas approcher celle-ci comme un tracé régulier séparant deux zones contiguës et d’avance différenciées, mais comme l’acte de la scission même, un « pli qui différencie et se différencie 11 », qui sépare l’intérieur de l’extérieur en enveloppant le corps de l’État par son épaisseur même, ainsi que le costume baroque, qui entoure et déborde le corps des plis et replis de son étoffe 12 . Mythe des frontières naturelles et lexique des confins Dès lors, où trouver les replis de la frontière baroque ? Commodément, on pourrait penser aux bornes fixées par la nature, aptes à figurer la séparation entre deux territoires contigus. Le XVII e siècle n’est-il pas le temps où triomphent les frontières naturelles assurant au territoire de l’État la légitimité de leur naturalité et la fermeté de leur dispositif de clôture ? Il faut cependant, définitivement peut-être, faire un sort à cette idée de « frontière naturelle », et à son origine supposée chez Richelieu. Voilà un mythe historiographique qui, étonnamment, persiste, alors qu’il fut battu en 7 Giovanni Botero, De la raison d’État, I, 1, éd. et trad. fr. Pierre Benedittini et Romain Descendre, Paris, Gallimard, 2014, p. 67. 8 Romain Descendre, introduction à G. Botero, op. cit., p. 30. 9 Gilles Deleuze, Le Pli. Leibniz et le baroque, Paris, Minuit, 1988, p. 48. 10 Ibid., p. 47. 11 Ibid., p. 42. 12 Ibid., p. 164 sq. Julien Le Mauff 70 brèche il y a bien longtemps. Avant même Gaston Zeller 13 dans la littérature française, outre-Rhin, Wilhelm Mommsen déjà avait largement travaillé la question 14 . On cite souvent pour attester de l’historicité de cette notion de frontières naturelles une phrase attribuée à Richelieu. Elle n’est pas de lui, et figure dans un Testament politique apocryphe ; non pas le plus connu, publié en 1688 (et dont l’authenticité a également été discutée 15 ) mais le Double testament chrétien et politique, publié à Paris en latin dès 1643. Or, c’est dans la deuxième partie de ce texte bref (à peine sept pages au total : trois pour le testament chrétien, trois et quelques lignes pour le testament politique), que l’on trouve l’affirmation selon laquelle le but du ministère de Richelieu aurait été de restituer à la Gaule les limites que la nature lui a fixées et, donc, de faire se confondre la Gaule et la France 16 . Le propos n’est donc pas de Richelieu. Il reste pourtant contemporain de sa mort. Pourrait-il signaler un usage qui, s’il ne saurait être attribué à la figure du cardinal, aurait eu cours chez ses contemporains ? Il faut cependant remarquer que le texte original, par son recours au latin, ne peut recourir à la notion de « frontière ». L’idée de Galliae limites, des limites de la Gaule demeure un indice intéressant, pour attester de l’existence de cette idée de frontière ou limite naturelle. Mais une nouvelle fois, ce n’est pas tant l’usage qui pose problème que le sens profond de la frontière, de la limite, ou de tout ce qui nous ramène malgré nous à la « ligne » - puisqu’il faut considérer celle-ci selon l’épaisseur du pli baroque. C’est tout le lexique de la frontière - ou de la limite - qu’il faut dès lors réexaminer. Prenons par exemple le Testament politique de Richelieu : celui de 1688 cette fois. On y trouve plusieurs pages consacrées à une question 13 Gaston Zeller, « La monarchie d’Ancien Régime et les frontières naturelles », Revue d’histoire moderne, vol. 8, n° 9, 1933, p. 305-333. 14 Wilhelm Mommsen, Kardinal Richelieu. Seine Politik im Elsass und in Lothringen, Berlin, Verlag für Politik und Wirtschaft, 1922. 15 Laurent Avezou, « Autour du Testament politique de Richelieu. À la recherche de l’auteur perdu (1688-1778) », Bibliothèque de l’École des chartes, vol. 162, 2004, p. 421-453 ; Françoise Hildesheimer, « Le Testament politique de Richelieu ou le règne terrestre de la raison », Annuaire-Bulletin de la Société de l’Histoire de France, 1994, p. 17-34. 16 Cardinalis Richelii Testamentum geminum christianum & politicum, Paris, s.n., 1648, p. 5 : « Hic igitur ministerii mei scopus, restituere Galliae limites, quos natura praefixit, reddere Gallis Regem Gallum, confundere Galliam cum Francia, & ubicunque fuit antiqua Gallia, ibi restaurare novum » (« Ainsi, le but de mon ministère est de restituer les limites de la Gaule, que la nature a fixées, de rendre aux Gaulois le roi de la Gaule, de faire se confondre la Gaule avec la France, et partout où fut l’ancienne Gaule, de l’y restaurer à neuf ». La ligne selon le pli : l’État baroque et sa frontière 71 importante : « Le prince doit être puissant par la force de ses frontières 17 ». En cette fin de siècle encore, les frontières désignent avant tout un ensemble de fortifications. Le texte parle de « villes frontières » et de « places frontières ». Le mot « frontière » y reste généralement soumis à un emploi adjectival correspondant à la forme originaire frontier, frontiere, attesté dans la langue vernaculaire depuis le XIII e siècle et qualifiant ce qui est proche ou limitrophe 18 . La frontière renvoie à l’idée de « front » (le frons latin), il s’agit de l’extrémité qui se présente au voisin, au visiteur, à l’ennemi éventuel. La frontière est un seuil. Cela est d’ailleurs encore vrai chez Furetière, pour qui la frontière n’est pas une limite nette mais « l’extrémité d’un royaume, d’une province, que les ennemis trouvent de front quand ils y veulent entrer 19 ». Aussi, ajoute-t-il, la Picardie est-elle par exemple une « province frontière ». Cette nuance était également relevée par Pierre Toubert qui, il y a une trentaine d’années, appelait à vraiment considérer la frontière comme un objet historique 20 . Toubert parlait du Moyen Âge, mais à bien y regarder, la situation n’a pas tellement changé au siècle de Richelieu : la frontière, quasiment jusqu’à la fin du XVII e siècle, est d’abord conçue comme un espace de contact, et non comme une séparation stricte. À vrai dire aucun mot au XVII e siècle ne présente le contenu conceptuel de notre notion de « frontière ». La « limite » renvoie, elle, au limes romain, et n’est pas une séparation stricte non plus. D’abord, étymologiquement, elle évoque un chemin qui borde un domaine, un espace de circulation. Puis, la limite demeure avant tout, elle aussi, le nom que l’on donne à l’extrémité d’un corps ou d’un ensemble, et non à un rapport de scission ou de séparation : la limite d’un royaume, c’est ainsi toujours le royaume. On peut le noter, aussi, dans le langage politique, dans de nombreux traités et chroniques de la fin du Moyen Âge. À la fin du XV e siècle, Philippe de Commynes, au début de ses Mémoires, relate ainsi le rachat en septembre 1463 des villes de la Somme par Louis XI au duc de Bourgogne Philippe le Bon. Il rapporte le désarroi du fils de celui-ci, le futur Charles le Téméraire, alors comte de Charolais : « ledict conte son filz fut fort troublé, car 17 Testament politique d’Armand du Plessis, cardinal duc de Richelieu, Amsterdam, Desbordes, 1688, t. 2, p. 65-69. 18 Frédéric Godefroy, Dictionnaire de l’ancienne langue française, s. v. « Frontier » (2, adj.), t. 4, Paris, Vieweg, 1885, p. 163a. 19 Antoine Furetière, Dictionnaire universel, s. v. « Frontière », La Haye et Rotterdam, A. et R. Leers, 1690, t. 2, p. 123a. 20 Pierre Toubert, « Frontière et frontières : un objet historique », Castrum 4. Frontière et peuplement dans le monde méditerranéen au Moyen Âge. Actes du colloque d’Erice (18-25 septembre 1988), Rome/ Madrid, École française de Rome/ Casa de Velázquez, 1992, p. 9-17. Julien Le Mauff 72 c’estoient les frontieres et limites de leurs seigneuries, et y perdoient beaucoup de subgectz, bonnes gens pour la guerre 21 ». Amiens, Abbeville, Saint- Quentin… Non seulement l’espace des « frontières et limites » concernées par la transaction est significatif, et d’une importance qui poussera Charles à engager la guerre dite du Bien public quelques mois plus tard, mais cette zone est bien considérée dans sa spatialité, selon ses ressources et, principalement, sa population. Les mots de frontière et de limite présentent donc traditionnellement une épaisseur et une ouverture aux circulations que l’on retrouve dans d’autres mots encore du vocabulaire spatial usités à la fin du Moyen Âge et jusque dans les premiers siècles modernes. La « marche », par exemple, est une marge, pas une ligne de séparation, toujours caractérisée par une épaisseur, et porteuse de l’idée de contact, de circulation. Il en va de même pour les confins, qui désignent également l’extrémité d’un territoire, sa partie la plus éloignée, mais qui en fait pleinement partie. Les choses sont assez similaires, encore, dans les autres langues européennes, avec des mots tels que frontera, Mark, Grenze, border, frontier… En anglais d’ailleurs, cette spatialité du mot frontier persiste, tandis qu’émerge progressivement un nouveau mot, propre à la langue du XVII e siècle : boundary, terme dont la signification renvoie directement cette fois à l’idée de séparation linéaire. La frontière est donc, à la fin du Moyen Âge et jusque dans bien des textes du XVII e siècle, un espace à proprement parler, et qui fait pleinement partie du territoire. En cela, la frontière est le produit de la capacité de l’État à dominer un espace cohérent, et de ce qui fait la dimensionnalité de celui-ci. Même si elle est distante du pouvoir et de son siège, et même si elle jouxte un royaume étranger, la frontière est une portion de territoire (province, ville, place) qui demeure pleinement intégrée à l’État, et participe à en fonder la souveraineté et à en asseoir la puissance, tout autant que les autres parties du territoire. Spatialité de la frontière baroque En cela aussi, ce lexique des confins est proprement baroque : impensable pour des pouvoirs non encore territorialisés, il est le fruit du processus de territorialisation observé depuis le XIV e siècle. Contrairement au Moyen Âge, la frontière existe donc bien à l’orée du XVII e siècle, les auteurs en parlent, et même s’ils sont parfois trompeurs les concepts relevés signifient 21 Philippe de Commynes, Mémoires, éd. Joël Blanchard, Genève, Droz, 2007, t. 1, p. 9. La ligne selon le pli : l’État baroque et sa frontière 73 quelque chose. Mais elle existe dans son épaisseur : la frontière de l’État baroque est un espace à part entière. Par ailleurs, dans cette spatialité, elle ne correspond pas encore à la frontière perçue comme séparation à franchir ou à transgresser. La raison en est, justement, que l’évolution du concept de frontière vers la pure séparation (depuis la frontier vers la boundary, en somme), n’est pas seulement conditionnée par la territorialisation du pouvoir, par la dimensionnalité de l’État territorial, mais elle est aussi le fruit d’une coexistence avec l’idée de contrôle de ce qui pourrait franchir cette frontière. La frontière-séparation ne se pense ainsi pas sans la notion de circulation et l’un de ses corollaires, la transgression. Ce dernier terme n’est en rien accessoire : la transgression est un geste qui concerne la limite géographique, matérielle, ou encore théorique, symbolique, et l’on peut souligner que la limite n’existe d’une certaine façon que parce qu’elle est soumise à des transgressions. Ainsi que le signale Michel Foucault, « la limite et la transgression se doivent l’une à l’autre la densité de leur être 22 ». On peut avec lui douter de la réalité même d’une frontière, dès le moment où aucun geste, aucun flux constitué ou identifié ne cherche à la rompre en tant que frontière. Il n’est donc pas encore question en ce premier XVII e siècle de l’État administratif, de l’État de police, du contrôle des circulations. Voilà pourquoi réfléchir en termes de fermeture, de perméabilité ou de transgression, nous fait manquer l’essentiel et plaquer un système de pensée inadéquat sur l’État baroque et la frontière qui lui est propre. Aussi faut-il revenir aux usages eux-mêmes et essayer de saisir en eux, non seulement comment on peut y déceler une signification plus « épaisse » que ne l’évoquent les tracés de nos géographies historiques, mais aussi comment s’expriment vraiment cette épaisseur, cette spatialité des frontières ou limites de l’État baroque, puisque ce n’est dans la pure séparation. Que la frontière fasse obstacle, ce n’est pas impossible ; toutefois, ce n’est pas alors contre les circulations marchandes ou humaines à proprement parler, mais contre le danger, plutôt, de l’invasion ennemie. Le De la raison d’État de G. Botero fait incontestablement partie des textes les plus lus autour de 1600, les plus influents sur le continent européen et sur la pensée politique. Or une bonne partie du livre est consacrée aux « assurances contre les ennemis extérieurs 23 ». L’enjeu, selon Botero, est en effet de « tenir l’ennemi et le danger loin de chez soi », et pour cela, il 22 Michel Foucault, « Préface à la transgression », Critique, n° 195-196, 1963, p. 751- 769, repris dans Dits et Écrits, rééd. Paris, Gallimard, « Quarto », 2001, t. 1, p. 261- 278 (p. 265). 23 G. Botero, De la raison d’État, livre VI, op. cit., p. 235-257. Julien Le Mauff 74 faut « fortifier les entrées et les passages grâce à des forteresses 24 ». Encore une fois, un espace, un passage. La forteresse est « dans » la frontière. Mais Botero cite aussi la colonie, selon le modèle romain : des espaces occupés, extérieurs, mais proches. L’espace frontière continue ainsi d’exister, même en étant expulsé à distance et en établissant une discontinuité territoriale. Enfin, cette étude de la frontière s’achève par un dernier principe : « Del desertare i confini 25 », qu’il faut « rendre déserts les confins 26 ». On retrouve dans l’italien confini la spatialité des « confins » français, et le texte de Botero le confirme. Il s’agit en effet de créer, d’ouvrir un espace, mais qui soit un espace de séparation. Cela peut être un désert, comme l’a fait la Perse du roi Tammas qui « dévasta et réduisit en solitude quatre journées et plus de territoire à ses frontières 27 ». Botero cite encore la Moscovie qui « laisse déserts les lieux proches des ennemis, afin que des forêts épaisses poussent [...] et servent de rempart à ses forteresses 28 ». Ambiguïté de la marge Comme pour illustrer le propos de Botero, les premières cartes modernes n’ont longtemps pas porté de marques identifiant les frontières : celle d’Oronce Fine par exemple, qui dans les années 1520-1530 représente la France. 24 Ibid., p. 235. 25 G. Botero, Della ragion di stato, op. cit., p. 170. 26 Pierre Benedittini et Romain Descendre (op. cit., p. 243) traduisent : « De rendre désertes les frontières ». 27 Ibid., p. 243. 28 Ibid. La ligne selon le pli : l’État baroque et sa frontière 75 Ill. 1 Oronce Fine, Nova totius Galliae descriptio, impr. Paris, 1538 (détail). Bibliothèque de l’Université de Bâle, Kartenslg AA 123 (Domaine public) La carte figure en réalité l’espace géographique plus vaste des Gaules et comprend plusieurs espaces de souveraineté clairement indiqués (France, Flandres, Lombardie, etc.) mais sans aucune séparation claire. De même, la représentation s’arrête, par exemple, le long du Rhin, sans que celui-ci ne soit compris comme autre chose qu’une simple barrière naturelle. Il en va de même des cartes de la Guardaroba, commandées par Côme I er au Palazzo Vecchio de Florence, à partir de 1563. Ill. 2 Stefano Bonsignori, Carte de France, 1576 (détail). Stanza della guardaroba, Palazzo Vecchio, Florence (Domaine public) Julien Le Mauff 76 La représentation de séparations linéaires entre royaumes et provinces apparaît elle aussi sur les cartes au cours du XVII e siècle, et cela, presque subrepticement. Longtemps donc, on ne représente pas de séparation proprement dite mais on nomme des espaces et on laisse le jeu du relief, des fleuves, figurer la frontière qui apparaît donc moins comme une ligne précise que comme un espace intercalaire dont la nature n’est pas précisément dite, pas plus d’ailleurs que la domination qui s’y exerce. La frontière est un espace intercalaire vivant : le cours d’eau ou la montagne n’ont pas de vocation naturelle à limiter un territoire, en revanche ils participent de la spatialité de la frontière, de son épaisseur et d’un écart physique entre espaces de souveraineté. Loin d’une ligne de séparation qui épouserait un relief ou un obstacle tout désigné, la nature remplit, élargit, fortifie l’extrémité géographique du pouvoir souverain. Aussi, une nouvelle fois, faut-il revenir au pli comme fonction opératoire du baroque, et de la frontière baroque. Le pli baroque, en effet, sépare un intérieur d’un extérieur, il différencie tout en se différenciant, et « ne renvoie pas à un indifférencié préalable, mais à une Différence qui ne cesse de se déplier et replier de chacun des deux côtés, et qui ne déplie l’un qu’en repliant l’autre 29 ». La frontière baroque, à son tour, suit aussi ce jeu de plirepli et de superposition : on peut s’en douter, dès lors que face à la frontière qui termine un territoire se trouve la frontière du territoire limitrophe, et que deux frontières se côtoient alors, deux terminaisons souveraines se juxtaposent, et parfois, se superposent ou se confondent, créant un espace frontière à la fois unique et double. La « duplicité » du pli se reproduit nécessairement des deux côtés qu’il distingue, mais qu’il rapporte l’un à l’autre en les distinguant : scission dont chaque terme relance l’autre, tension dont chaque pli est tendu dans l’autre 30 . De cela, si on veut encore une fois le rapporter à la frontière, l’illustration la plus frappante se trouve probablement chez Jean Bodin, qui aborde la question dans les Six Livres de la République. Publié pour la première fois en 1576, l’ouvrage connaît une influence dont témoignent ses nombreuses éditions, particulièrement au cours de la première moitié du XVII e siècle, en français, en latin et dans diverses traductions sur l’ensemble du continent. Bodin aborde la notion de frontière au sein du chapitre où il s’intéresse également à la question du droit de cité 31 . La frontière, pour Bodin, constitue en premier lieu un sujet de guerre. Non pas, toutefois, pour en 29 G. Deleuze, Le Pli, op. cit., p. 42. 30 Ibid. 31 Jean Bodin, Les Six Livres de la République, I, 6, Paris, Du Puys, 1576, p. 49-72. La ligne selon le pli : l’État baroque et sa frontière 77 modifier le tracé, ou pour la repousser - ce n’est pas ce dont parle Bodin, ou ce qui paraît le préoccuper. Le texte évoque plutôt […] la guerre entre les Princes voisins, pour les sugets des frontieres, qui s’advoüent tantost de l’un, tantost de l’autre, et ne savent auquel obeyr : et bien souvent s’exemptent de l’obeïssance de tous deux : et ordinairement sont invadez et pillez des uns et des autres 32 . Dans cette frontière-marge, en effet, c’est la population elle-même qui se situe dans un flou, un entre-deux. L’espace comme les hommes vivent un partage entre souverainetés en même temps qu’ils sont de fait soustraits, par périodes, ou parfois durablement, à l’un ou à l’autre des pouvoirs territoriaux concernés, ou aux deux. Bodin parle ainsi des « peuples sur les frontières » qui « se sont affranchis durant les querelles des princes », comme en Lorraine et en Bourgogne. L’exemple le plus net sur lequel il s’appuie concerne cependant « certain pays [situé] sur les frontières des deux Royaumes » d’Angleterre et d’Écosse, « qui a cinq lieues de long, et deux lieues de large » et qui « ne sera labouré, ni bâti, ni habité ». Cependant, « il sera permis aux deux peuples d’y mener paître leur bétail 33 ». Voilà donc, en quelque sorte, quel est le véritable modèle de la frontière selon Bodin : la situation pourtant assez unique des Debatable Lands, espace partagé mais formellement indépendant des deux couronnes, tel qu’on le connaît notamment à travers la carte de Henry Bullock, établie en 1552 - par ailleurs l’une des premières cartes dessinées à l’échelle. 32 Ibid., p. 62. 33 Ibid., p. 62-63. Julien Le Mauff 78 Ill. 3 Henry Bullock, The Plan of the Debatable Land between England and Scotland, 1552. National Archives, MPF 1/ 257 (Domaine public) On pourrait rappeler, d’ailleurs, que le statut particulier des Debatable Lands n’existe plus à la fin du XVI e siècle, au moment même où Bodin rédige les Six Livres. Depuis 1552, cet espace hors territoires a été partagé entre les deux royaumes. Cela n’empêche pas Bodin d’y voir un modèle. C’est que la spatialité de la frontière, telle qu’elle est comprise et ressentie en ce temps baroque de la politique, élargit finalement la frontière, au point non d’en tracer plus nettement le trait pour séparer deux territoires, mais à force d’en superposer les plis et les replis, de la faire s’évanouir en tant qu’espace soumis à une souveraineté étatique unique. La nature de la frontière La frontière baroque se présente ainsi, avant tout, dans son ambiguïté, qui est le propre du baroque : espace souverain mais ouvert vers une autre souveraineté, terminaison du territoire, qui le sépare de l’extérieur mais l’y relie également. En cela, il s’agit bien d’une forme de zone-tampon, un espace de circulation, voire un vide entre territoires, espace partagé ou au La ligne selon le pli : l’État baroque et sa frontière 79 contraire no man’s land comme le souligne Marc Suttor, au sujet du rôle de la Meuse comme frontière : « tout autant limite que discontinuité, tantôt fermée, tantôt ouverte, coupure mais aussi couture 34 ». Le sens que l’on peut attribuer à l’idée baroque de « frontière naturelle » (ou de « limites naturelles des Gaules ») apparaît dès lors lui aussi sous une lumière différente. Non seulement la frontière naturelle ne correspond pas à une ligne qui serait rendue d’autant plus infranchissable et inaltérable qu’elle serait ancrée dans la légitimité du droit naturel et d’une histoire millénaire, mais elle évoque avant tout l’enrichissement naturel de la frontière épaissie, pliée et repliée par ses caractéristiques physiques. La largeur des fleuves, la hauteur des montagnes : voilà les seuls éléments où il faut chercher le caractère « naturel » de la frontière naturelle. Si l’on reprend attentivement l’argumentaire du Testament politique, on comprend qu’il revient à Richelieu d’avoir permis à la France de jouir de nouveau des qualités naturelles propres à ces espaces-frontières dont jouissait déjà la Gaule. On se situe bien loin, ici, de l’idée d’une « naturalité » essentielle de la frontière, qui revient à justifier par la topographie ce que devrait être la dimension et la forme du territoire de l’État, selon une logique d’opposition mécanique entre les frontières naturelles et légitimes et des frontières artificielles et illégitimes. Cette opposition n’a d’ailleurs pas cours, elle non plus. On pourrait s’étonner, si l’on en restait à l’idée de frontière-séparation, que celui que l’on considère comme le fondateur du droit international moderne, Hugo Grotius, ne discute presque pas des frontières dans l’ensemble de son fameux traité De iure belli ac pacis de 1625. Le seul passage où il les évoque est justement celui où il s’interroge sur la notion de frontière naturelle. Plus exactement, considérant les fleuves et rivières qui peuvent, parfois, marquer la limite entre deux territoires, Grotius se demande ce qu’il peut advenir si les caprices de la nature ou l’industrie humaine viennent à changer leur cours 35 . Alors, Grotius commence par offrir une typologie des territoires, en fonction de la nature de leurs bornes, et pour cela reprend en fait des principes issus du droit romain, et à l’origine appliqués à la propriété privée. Premièrement, une terre peut être divisée par la main de l’homme et assignée à un propriétaire, et l’on parle alors d’ager limitatus (terre limitée). Deuxièmement, elle peut être assignée entièrement, sans propriétaire unique, c’est-à-dire sans être divisée, la jouissance en demeurant également commune. Grotius parle alors d’ager 34 Marc Suttor, « Le rôle d’un fleuve comme limite ou frontière au Moyen Âge. La Meuse, de Sedan à Maastricht », Le Moyen Âge, n° 116, 2010, p. 335-366, p. 336. 35 Hugo Grotius, De iure belli ac pacis libri tres, II, 3, XVI - XVIII , Paris, Buon, 1625, p. 161-162. Julien Le Mauff 80 assignatus, mais sa description renvoie exactement à l’idée d’ager publicus. Enfin, la troisième catégorie est l’ager arcifinius, ainsi nommé d’après Varron, précisément pour désigner la terre bordée par une limite naturelle, et plus encore par un cours d’eau. Pour Grotius, le droit territorial s’appliquant aux États doit ainsi suivre ces principes hérités du droit romain de la propriété foncière. Dès lors, « il faut présumer que les États aboutissant à une rivière ont des frontières arcifinies 36 ». Le même régime s’appliquera alors aux États que celui propre aux terres privées, selon lequel une déviation légère du cours d’eau redessine aussi les territoires situés de part et d’autre, tandis qu’en cas de changement complet du lit, par exemple « si on le barre par une digue » ou « si on détourne son eau dans un canal », alors « le milieu du lit qu’il aurait occupé auparavant demeurerait la limite de la juridiction, parce qu’il faut supposer que l’intention des peuples avait été de le prendre pour borne naturelle 37 ». Il existe donc des frontières naturelles, ou plutôt, comme le précise Grotius, des terres arcifinies, c’est-à-dire terminées par un élément naturel notable, mais il ne s’agit guère que d’une propriété de la frontière, éventuellement désirable, et en aucun cas d’une manière de reconnaître la frontière elle-même, ou de la tracer. La nature de la frontière reste ainsi celle d’un artifice, une construction juridique, quoique la nature puisse l’enrichir, la renforcer et l’épaissir à son tour. Alors que s’achève la fixation des territoires étatiques et de la juridiction souveraine qui s’y applique, la frontière demeure dans les usages baroques de l’État, avant tout, un espace ambigu. Lieu extrême mais intégré au territoire, et pourtant, parfois, extraterritorial, elle est une terminaison que l’on affermit, une limite que l’on défend tout en l’élargissant. Elle offre ses ressources et ses populations, mais on l’imagine volontiers, comme Botero, se confondre avec des déserts et montagnes infranchissables pour en assurer le rôle défensif. La frontière baroque matérialise la différenciation entre l’extérieur et l’intérieur de la souveraineté, mais n’est pourtant, quand on l’approche, ni tout à fait dedans, ni vraiment dehors : elle crée un espace propre. Plus qu’un modèle, cet espace intercalaire de souveraineté partagée traduit finalement l’ambiguïté de l’État baroque lui-même. La frontière comme front, comme façade, clôt l’intérieur tout en étant pourvue d’une vie 36 Ibid. ; trad. fr. Paul Pradier-Fodéré, Le Droit de la guerre et de la paix, Paris, Guillaumin, 1867, p. 460-461. 37 Ibid. La ligne selon le pli : l’État baroque et sa frontière 81 autonome, comme espace intermédiaire dans une période elle-même intermédiaire, un XVII e siècle où les concepts et rapports politiques sont mouvants, instables, toujours susceptibles de bouleversements - pli de l’histoire séparant et superposant à la fois le Moyen Âge et la modernité. Bibliographie Sources Bodin, Jean, Les Six Livres de la République, Paris, Du Puys, 1576. Botero, Giovanni, Della ragion di stato, Venise, Giolito, 1589. Botero, Giovanni, De la raison d’État, éd. et trad. fr. Pierre Benedittini et Romain Descendre, Paris, Gallimard, 2014. Cardinalis Richelii Testamentum geminum christianum & politicum, Paris, s.n., 1648. Commynes, Philippe de, Mémoires, éd. Joël Blanchard, Genève, Droz, 2007, 2 t. Furetière, Antoine, Dictionnaire universel, La Haye et Rotterdam, A. et R. Leers, 1690, 3 t. Grotius, Hugo, De iure belli ac pacis libri tres, II, 3, XVI - XVIII , Paris, Buon, 1625 ; trad. fr. 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Disputer des frontières Venise dans l’imaginaire français de la frontière turque au XVII e siècle C LÉMENT V AN H AMME S ORBONNE U NIVERSITÉ , CELLF Dans sa Muse historique du 5 septembre 1654, Jean Loret rendait hommage en ces termes à la première victoire militaire significative du jeune Louis XIV, en Artois : Aujourd’hui, cette Cour illustre, Que l’on peut dire être en son lustre, S’en va pour rendre grâce à Dieu […] De la victoire sans égale Qu’ont obtenue avec leurs bras Les Français secourant Arras. […] Messeigneurs les Vénitiens, Comme nos amis anciens, Trouvent des douceurs et des charmes Dans l’heureux succès de nos armes 1 . Au sein du concert de louanges qui résonne en Europe par-delà les frontières pour célébrer le secours d’Arras apparaît cette brève mention, faite en passant, de l’amitié franco-vénitienne. Amitié de longue date, à en croire le gazetier, rappelée au lecteur à l’occasion de ce succès militaire contre l’Espagne, venu contrarier les possessions territoriales d’un ennemi commun de la France et de Venise. Soixante-dix ans plus tôt, Blaise de Vigenère invoquait déjà la fraternité particulière des deux États, en l’attribuant à une heureuse disposition des constellations du coq (gaulois) et du lion (vénitien). Dans l’épître adressée en 1584 aux Seigneurs de Venise, qui figurait 1 Jean Loret, La Muse historique, I, éd. Jules Ravenel et Edmond-Victor de la Pelouze, Paris, Pierre Jannet, 1857, p. 539, v. 185. Nous modernisons l’orthographe de l’ensemble des textes cités, en leur conservant leur ponctuation et leurs majuscules. Clément Van Hamme 86 en tête de sa traduction de l’Histoire de Geoffroy de Villehardouin, il louait en effet l’unanime et mutuelle correspondance, que votre très-inclite 2 État a toujours eu avec ceste très-chrétienne invincible couronne ; suivant la sympathie et consentement qu’ont vos deux Symboles, le Lyon assavoir et le Coq, envers le Soleil, source de toute lumière, et de vie 3 . Cette connivence particulière de la France et de Venise, l’amitié du coq et du lion, était en réalité relativement nouvelle à l’époque de Vigenère. La rivalité des guerres d’Italie du début du XVI e siècle avait poussé les pamphlétaires français, en 1509-1510 surtout, à construire des Vénitiens une image d’ennemis naturels de la chrétienté et, par voie de conséquence, de la France. Leur relation ne s’était transformée en bonne entente qu’à partir des années 1570, face à la menace commune que représentaient pour ces deux États soucieux de leur souveraineté les prétentions temporelles de la papauté 4 . La France en est donc venue à s’intéresser à Venise pour des motifs théologico-politiques alors même que la Sérénissime cherchait à diffuser en Europe, pour les besoins de sa diplomatie et pour préserver ses possessions du Levant, une image d’elle-même qui la décrivait comme un « avant-poste 5 » de l’espace chrétien. La république de Venise a en effet régulièrement demandé, à l’époque moderne, l’assistance des princes chrétiens pour défendre ses frontières, en invoquant son statut de rempart de l’Occident. L’argument de la menace orientale a d’ailleurs parfois permis aux Vénitiens de ménager, au risque d’être parfois accusés de duplicité, les propositions d’alliances formulées tant par la France que par l’Espagne lors de conflits se jouant à l’intérieur de la péninsule 6 . Alain Viala nous rappelle que les langues romanes ont d’abord donné au mot de frontière le sens de ce qui se dresse contre l’ennemi extérieur 7 : c’est très précisément cette 2 Emprunt au latin inclitus (célèbre) : « qui a une très grande réputation » (Dictionnaire étymologique de l’ancien français). 3 L’Histoire de Geoffroy de Villehardouin, maréchal de Champagne et de Roménie, de la conquête de Constantinople par les barons français associés aux Vénitiens, l’an 1204, trad. Blaise de Vigenère, Paris, Abel l’Angelier, 1584, n. p. [p. II]. 4 Voir Alain Tallon, Conscience nationale et sentiment religieux en France au XVI e siècle. Essai sur la vision gallicane du monde, Paris, Presses universitaires de France, « Le Nœud gordien », 2002, p. 165-183. 5 Géraud Poumarède, L’Empire de Venise et les Turcs, Paris, Classiques Garnier, « Histoire des temps modernes », 2020, p. 223. 6 Anna Blum, La Diplomatie de la France en Italie du Nord au temps de Richelieu et de Mazarin, Paris, Classiques Garnier, « Histoire des temps modernes », 2014, p. 153. 7 Voir l’article d’Alain Viala. Venise dans l’imaginaire français de la frontière turque au XVII e siècle 87 perspective que les ambassadeurs vénitiens ont mise au service de leur rhétorique mobilisant la menace turque. La victoire navale de Lépante contre l’Empire Ottoman, largement redevable à l’effort maritime vénitien, en 1571, a donc accaparé l’actualité et saisi l’imaginaire européen au moment même où s’opérait l’émergence d’un attrait français pour Venise. La guerre de Candie (1645-1669) et d’autres conflits vénéto-ottomans, tout en renouvelant cet intérêt français porté à la cité des doges 8 , ont encouragé tout au long du siècle des figurations littéraires de Venise aux prises avec le péril oriental. Sans empêcher la France d’entreprendre avec la Sublime Porte des alliances commerciales et diplomatiques 9 , le danger de l’invasion turque a régulièrement été l’objet de productions écrites jusqu’à devenir, en plus d’un élément incontournable de la vie culturelle qui a ouvert la voie à des évocations littéraires du Turc 10 , une sorte de poncif. Les guerres ottomanes subissent de fait une forme de banalisation 11 : ainsi Alphonse Dupront a-t-il pu voir dans les turqueries de Molière le signe de l’évanouissement de la peur séculaire de l’envahisseur oriental que Jean Delumeau avait inscrite à la liste des angoisses existentielles de l’Occident 12 . Il n’en reste pas moins que « les fleurs rhétoriques, 8 Sur le regard porté par la France sur la guerre de Candie, voir Özkan Bardakçı et François Pugnière (dir.), La Dernière Croisade. Les Français et la guerre de Candie, Rennes, Presses universitaires de Rennes, « Histoire », 2008. Voir également François Pugnière, « Justifier et légitimer l’engagement. La guerre de Candie (1645-1669) et la France », dans Argumenter en guerre. Discours de guerre, sur la guerre et dans la guerre de l’Antiquité à nos jours, dir. Emmanuelle Cronier et Benjamin Deruelle, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, « War studies », 2019, p. 41-56. 9 Cette ambivalence de la posture adoptée par la France vis-à-vis de l’Empire Ottoman a été étudiée en détail par Géraud Poumarède (Pour en finir avec la Croisade. Mythes et réalités de la guerre contre les Turcs aux XVI e et XVII e siècles, Paris, Presses universitaires de France, « Le Nœud gordien », 2004). Özkan Bardakçı en a récemment proposé une étude de détail à partir des écrits d’un ambassadeur français (« François Savary de Brèves, un diplomate français au début du XVII e siècle, et son projet politique turc. Entre esprit de croisade, alliance et raison d’État », XVII e siècle, n o 291, 2021, p. 143-166). 10 Sur ce point, la référence incontournable reste l’ouvrage de Clarence Dana Rouillard, The Turk in French History, Thought and Literature (1520-1660), Paris, Boivin & C ie , 1940. Christian Zonza a mené plus récemment une étude synthétique des représentations du Turc dans les nouvelles historiques du XVII e siècle : « Écho des guerres ottomanes dans les nouvelles historiques. De la représentation de l’Autre à la représentation de soi », Dix-septième siècle, n o 229, 2005, p. 653-678. 11 G. Poumarède, Pour en finir avec la Croisade, op. cit., p. 619-620. 12 « La société qui applaudit en effet à la cérémonie turque du Bourgeois gentilhomme est déjà sortie de sa peur » (Alphonse Dupront, Le Mythe de croisade, Paris, Clément Van Hamme 88 bien que passablement fanées, conservent un rôle politique 13 » ; en dépit des images parfois convenues qu’elle mobilise, la littérature portant sur la menace ottomane a permis de relayer et de défendre une certaine conception territoriale de la chrétienté qu’il est possible de saisir au prisme de Venise. En effet, à lire la manière dont les écrits français du XVII e siècle évoquent la Sérénissime comme une frontière orientale, cette situation est bien souvent l’occasion de souligner, en creux, qu’une identité commune existe entre tous ceux que cette frontière réunit dans un même camp. Que le Turc soit un « ennemi commun de toute la Chrétienté 14 » suppose que les États de cette chrétienté forment face à lui une sorte de communauté : cela suppose également que la France et Venise ne soient pas conçues comme deux entités entièrement distinctes, mais plutôt qu’elles soient imaginées comme faisant partie d’un même camp. La représentation de Venise comme frontière orientale par les écrivains est ainsi bien souvent l’occasion de dresser un lien imaginaire entre l’espace vénitien et le territoire français. Venise n’apparaît pas seulement comme une frontière au sens substantif, c’est-à-dire comme ligne de démarcation lointaine qui protège l’arrière-pays de l’ennemi - ou, pour citer l’expression employée par Michel Foucault dans la première édition de l’Histoire de la folie, une « ligne de partage 15 ». Elle prend aussi le sens adjectif d’une « zone frontière 16 », soit d’une étendue plus vaste de passage dont les contours sont moins clairement définis ; le sens d’un lieu « proche les ennemis », pour citer un second sens que lui donne le Dictionnaire de Furetière. La république de Venise, quand elle est appréhendée à l’aune de sa situation orientale, ne se limite pas à la seule ville mais recouvre tout un espace à la fois Gallimard, « Bibliothèque des histoires », 1997, t. II, p. 881). Voir Jean Delumeau, La Peur en occident ( XIV e - XVIII e siècles). Une cité assiégée, Paris, Fayard, 1978, p. 262- 272. 13 G. Poumarède, Pour en finir avec la Croisade, op. cit.,p. 126. 14 Le très excellent et somptueux triomphe fait en la ville de Venise, en la publication de la Ligue. Avec les avertissements de la victoire à l’encontre du grand Turc, Lyon, Benoît Rigaud, 1571, p. 2. 15 « Dans l’universalité de la ratio occidentale, il y a ce partage qu’est l’Orient : l’Orient, pensé comme l’origine […] mais indéfiniment inaccessible, car il demeure toujours la limite : nuit du commencement, en quoi l’Occident s’est formé, mais dans laquelle il a tracé une ligne de partage, l’Orient est pour lui tout ce qu’il n’est pas. » (Michel Foucault, Folie et déraison. Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Plon, « Civilisations d’hier et d’aujourd’hui », 1961, p. III-IV). 16 Thierry Sarmant résume cette ambivalence constitutive de l’idée de frontière au XVII e siècle en distinguant la « frontière linéaire » de la « zone frontière » (« Les frontières au XVII e siècle. Limites, marches et intérêts des États », Communio, n o 266, 2019, p. 27-32). Nous lui empruntons cette terminologie. Venise dans l’imaginaire français de la frontière turque au XVII e siècle 89 terrestre et maritime dans lequel elle étend son champ d’action 17 . Au croisement de la cartographie et de la fiction, cet espace est diversement figuré par les Français au cours du siècle comme une zone limitrophe tant du Turc que d’eux-mêmes. Nous illustrerons brièvement dans cet article les deux tendances principales qui semblent avoir guidé cette représentation spécifique de Venise dans les publications françaises du XVII e siècle. D’un côté, comme ligne de front, la cité des doges a servi de cadre à des évocations traditionnelles de la guerre sainte qui ont eu tendance à estomper les frontières internes de l’Europe sous l’impulsion d’un « ressentiment […] fédérateur 18 ». De l’autre, à partir des années 1660, cette frontière de la chrétienté a été davantage le prétexte d’évocations métaphoriques qui l’ont décrite dans les termes d’une mésentente conjugale et amoureuse. Venise, ligne de front de l’espace chrétien Dans les fictions narratives qui se déroulent aux environs de Venise, les corsaires turcs sont un ressort récurrent qui permet de rappeler, au détour de l’histoire, que la cité des doges est à l’extrémité d’une zone d’affrontement religieux avec l’Orient. Dans l’Histoire amoureuse de Cléagénor et Doristée (1621) de Charles Sorel, le personnage de Lizimarte fait un récit de ses aventures dans lequel Venise, étape ultime de son périple maritime, est une zone de confrontation entre Turcs et Chrétiens : [Il raconta qu’il] avait été attaqué et vaincu par un vaisseau de corsaires Turcs, qui les avaient tous mis à la chaîne, mais que passant à côté de la Sicile, les Turcs avait été défaits par un vaisseau de Chrétiens qui les avaient délivrés, et qu’enfin il était arrivé à Venise 19 . 17 « Cette place qui est grande et considérable avait été fortifiée avec tout l’art et le soin qu’on peut désirer par les Vénitiens, parce qu’ils n’ignoraient pas qu’elle était enviée de l’Ottoman, et que ce poste leur était d’une grande importance pour lui disputer l’Empire de la mer, et le tenir en bride par cette barrière. […] Les Vénitiens la défendirent vaillamment. » (Jean Coppin, Le Bouclier de l’Europe, ou la guerre sainte, Lyon, Antoine Briasson, 1686, p. 31). 18 Nous employons ici en lui donnant une dimension européenne cette formule employée par Yann Roudier pour décrire une certaine forme d’union des Français du début du XVII e siècle face à la menace turque (Les Raisons de la haine. Histoire d’une passion dans la France du premier XVII e siècle, Paris, Champ Vallon, « Époques », 2020, p. 84). 19 Charles Sorel, Histoire amoureuse de Cléagénor et de Doristée, Paris, Toussaint du Bray, 1621, p. 444. Clément Van Hamme 90 Tout comme dans les titres des brochures qui ont relaté les combats maritimes du temps de Lépante, ou celles qui ont rendu compte des victoires vénitiennes de l’année 1649, les nationalités s’effacent derrière l’identité religieuse 20 . Sur le chemin de Venise, le combat des Turcs constitue un élément d’identification pour les personnages qui circulent en Méditerranée. Ainsi Irélia précise-t-elle, dans Le Palais d’Angélie (1622), qu’elle fut un jour « accostée en un festin d’un chevalier nommé Valdaure, qui était revenu fraîchement de dessus mer, où il avait défait plusieurs corsaires Turcs 21 ». Venise elle-même cependant, quand elle n’est pas considérée au prisme des territoires où se jouent les combats 22 mais plutôt à l’aune de son espace urbain, offre le cas singulier d’un territoire frontalier où les identités chrétienne et turque coexistent en marge du conflit. Elle offre alors l’opportunité de brouillages identitaires utiles à l’intrigue, comme dans La Sœur de Rotrou (1647), où un jeu sur la maîtrise véritable ou supposée de la langue turque est au centre d’une confusion volontaire des identités à la fin de l’acte III 23 . Il faut cacher à Anselme, père de famille, que celle qu’il croyait être sa fille autrefois disparue, Aurélie, s’appelle en réalité Sophie, jeune aubergiste de Venise, et qu’elle y a épousé son fils Lélie alors qu’il était en route vers la Turquie pour retrouver sa sœur et sa mère. Ergaste, valet de Lélie, s’adresse dans un galimatias turc au fils d’un ancien client de Sophie, qui l’a reconnue, pour lui faire dire malgré lui que son père ne s’est pas en réalité rendu à Venise, mais à Négrepont, en Grèce - lieu historique d’affrontement entre la république de Venise et l’Empire Ottoman 24 . 20 Au-delà du titre (Dernières Nouvelles de la victoire des chrétiens obtenue à l’encontre du Grand Turc, Paris, Gervais Mallot, 1570), c’est parfois un jeu discret mais notable sur les pronoms qui opère une identification des Vénitiens et des Français par le biais de l’identité chrétienne : « À peine l’armée Turquesque,/ Que l’on peut appeler Burlesque/ Eut paru devant nos Chrétiens,/ Qu’ils firent voir par leurs maintiens,/ Qu’ils étaient résolus d’abattre/ Les Turcs, bien qu’ils parussent quatre,/ Pour un de nos Vénitiens. » (Description burlesque du combat naval des Vénitiens et des Turcs. Avec la solennité du feu de joie fait par Mr. l’Ambassadeur de Venise, devant le Pont des Tuileries à Paris, Paris, Pierre Variquet, 1649, p. 6). 21 Charles Sorel, Le Palais d’Angélie, Paris, Toussaint du Bray, 1622, p. 945-946. 22 « J’arrivai à Venise, j’y séjournai quelque temps, et le hasard fit que je m’y trouvai justement lorsqu’on faisait partir un grand secours pour la Candie, qui était extrêmement pressée par les Turcs. » (La Belle Hollandaise, nouvelle historique, Lyon, Jacques Guerrier, 1679, p. 135, citée dans Christian Zonza, op. cit., p. 656). 23 Jean de Rotrou, La Sœur [1647], éd. Claude Bourqui, dans Théâtre complet, III, dir. Georges Forestier, Paris, Société des Textes français modernes, 2001, III, 5-6, p. 116-133. 24 « Il dit qu’on vient par mer sans passer par Venise. » (ibid., p. 128, v. 1024.) Venise dans l’imaginaire français de la frontière turque au XVII e siècle 91 Toutes ces mentions anecdotiques de la zone de combat cohabitent avec des évocations allégoriques plus travaillées, en vers, de l’affrontement religieux. On les trouve notamment dans des poésies de circonstances publiées au fil de l’actualité, comme La Militante République de Venise prosternée aux pieds de la France 25 ou le poème d’Antoine Godeau intitulé À la Sérénissime république de Venise, sur ses victoires contre le Turc 26 , et plus particulièrement à l’occasion des deux victoires vénitiennes à Focchies (12 mai 1649) et lors de la troisième bataille des Dardanelles (26 juin 1656). Alors que la Gazette dresse, en avril 1649, la liste des « raisons qu’ont tous les Princes Chrétiens de s’accorder pour faire la guerre aux Turcs 27 », de nombreuses courtes pièces, tant en vers qu’en prose, publiées à partir de juillet et jusqu’à l’année suivante, chantent les louanges des Vénitiens et relatent les fêtes données par les ambassadeurs français et vénitien pour célébrer la victoire de la chrétienté 28 . « Rempart inexpugnable de l’Église contre l’impiété des infidèles », les Vénitiens sont loués dans la Description des Magnificences du 28 juillet 1649 pour « l’amitié qu’ils ont avec [la] Couronne [de France], et l’union que la Prudence de ses sages Ambassadeurs entretient avec elle 29 ». La défaite de l’Empire Ottoman est célébrée par quatre sonnets, qui concluent la brochure imprimée en franchissant les barrières linguistiques de l’Europe : l’un, en grec, honore les habitants de l’île de Candie, tandis que les autres, en latin, en français et en italien, rendent grâce respectivement au pape, à la France et à Venise. Le même mélange des langues se retrouve matérialisé devant l’ambassade de Venise à Paris, en septembre 1656, à l’occasion d’un feu d’artifice donné pour célébrer les trois mois de la victoire de Venise aux Dardanelles. La bataille est représentée par un décor formé de deux tours qui entourent le lion vénitien alors qu’il est en train de terrasser un Turc de très grande taille. Cette propriété physique de l’ennemi, en plus de participer à la dimension spectaculaire du dispositif, fait allusion de manière ludique, métaphoriquement 25 Paris, Rolin de la Haye, 1649. 26 Paris, Pierre Le Petit, 1652. 27 La Gazette, 28 avril 1649, p. 278-280. 28 En plus des œuvres déjà citées, on peut retenir la Relation de la victoire obtenue par les armes de la Sérénissime République de Venise […] contre l’armée Turquesque (Paris, Estienne, 1649), la Description des Magnificences et jeux de joie, faits à Paris le 28 juillet 1649 par […] l’Ambassadeur de la Sérénissime République de Venise [...] pour la grande victoire navale obtenue contre l’Armée Turquesque (Paris, A. Estienne, 1649), la France congratulante à Venise, Sur sa Très-glorieuse Amplissime Victoire remportée contre les Mahométans (s. l., 1649) ou encore la Victoire remportée par l’armée navale des Vénitiens […] sur celle des Turcs (Lyon, Guillaume Barbier, 1651). 29 Description des Magnificences et jeux de joie, p. 4 et p. 6. Clément Van Hamme 92 mais aussi très littéralement, au Grand Turc lui-même. Sur les tours, des inscriptions donnent à cette topographie allégorique de la bataille le statut d’un territoire commun par-delà l’histoire : [L’ambassadeur fit] dresser devant son Hôtel un feu d’artifice sur un grand et fort beau Théâtre, où était naïvement représenté le succès de la Bataille, et la victoire des Vénitiens. […] Au milieu, un Lion ailé et triomphant, qui, la rondache et l’épée dans ses griffes, abattait un Turc d’extraordinaire grandeur et en tenait deux autres à terre sous lui. […] Pour représenter aussi le lieu où s’était donné le choc, il y avait deux Tours fort élevées aux côtés du Théâtre : […] l’Histoire […] s’y voyait parfaitement exprimée, tant par les Figures que par plusieurs Inscriptions et Vers en Grec, Latin, Italien et Français 30 . Entre les deux victoires de 1649 et 1656, l’allégorie du lion vénitien devient d’ailleurs un mode d’expression privilégié de la force armée vénitienne ; l’animal de saint Marc a cet avantage de pouvoir représenter la république de Venise sous les traits d’un animal défendant un territoire. Dans un passage de la version définitive de son Saint Louis, originellement paru en 1653, Pierre Le Moyne met en scène le lion vénitien chassé de Chypre en 1573. Il est secouru, avec d’autres parties de l’Italie, par la France qui surgit sur le rivage. L’épisode prend la forme d’une vision historique où les espaces géographiques se confondent, pour former un zone frontière imaginaire. On remarquera comment la fin de cet extrait représente, sur les rives de l’Italie, un passage de relais du rôle de frontière, par lequel la France prend la place de Venise pour se dresser contre les ennemis : La Sicile près d’elle, et plus loin Parthénope 31 , Rempart, mal assuré de la tremblante Europe, Au Lyon Vénitien de peur tendent les bras : Et le Lyon lui-même, après tant de combats, Quoique puissant de force, et brave de courage, De la Chypre chassé surgit sur son rivage. […] La France survenant, brave et pleine de cœur, Arrête les progrès du Barbare Vainqueur 32 . 30 La Gazette, 26 septembre 1656, p. 1057-1058. 31 C’est-à-dire Naples. 32 Pierre Le Moyne, Saint Louis ou la Sainte Couronne reconquise [1653], Paris, Louis Billaine, 1666, p. 192. Venise dans l’imaginaire français de la frontière turque au XVII e siècle 93 Venise, amante chrétienne en « mer d’inimitié » En marge de cette première conception, guerrière, du conflit territorial qui oppose Venise à l’Empire Ottoman, la seconde moitié du XVII e siècle voit émerger un traitement littéraire renouvelé de l’affrontement, qui le dépeint de plus en plus volontiers sous les traits d’une mésentente amoureuse. La métaphore conjugale pour parler des relations de Venise avec la Porte ottomane avait connu de premiers développements littéraires à partir de la moitié du XVI e siècle. Le 133 e sonnet des Regrets (1558) de Du Bellay en est sans doute l’exemple le plus connu : dans la pointe du tercet final, le poète satirisait la cérémonie annuelle des épousailles du doge de Venise avec la mer, qui entendait témoigner de la souveraineté de la république sur l’espace méditerranéen. Il se riait des Vénitiens, « qui vont épouser la mer, dont ils sont les cocus, et le Turc l’adultère 33 », faisant référence de manière plaisante et satirique aux relations ambiguës entretenues par la république de Venise avec la Sublime Porte. Dans les années 1660, cette représentation de la Sérénissime comme une figure amoureuse contrariée réapparaît. Elle semble être le fruit de la rencontre de l’imaginaire géographique développé à cette époque par les cartographies galantes 34 et de la tradition littéraire qui personnifiait depuis toujours Venise en une épouse de la mer. Après la guerre de Candie, dans une mer Méditerranée prenant davantage des airs de la « mer d’initimité » de la carte de Tendre, l’amitié franco-vénitienne cède le pas au désamour vénéto-turc. Ce changement de perspective peut s’expliquer aussi en partie par le relatif désengagement de la France dans la défense militaire du bastion chrétien au début des années 1680. Il n’est pas pour autant synonyme de désintérêt. Le souvenir de l’intervention française à Candie reste présent dans les mémoires 35 ; surtout, alors que le Grand Turc est souvent figuré par les narrations historiques comme un « monstre 33 Sur ce sonnet, voir Olivier Millet, « Poétique et politique d’une étape de voyage. Le sonnet 133 sur Venise dans Les Regrets de Joachim Du Bellay », dans Véronique Ferrer, Olivier Millet et Alexandre Tarrête (dir.), La Renaissance au grand large. Mélanges en l’honneur de Frank Lestringant, Genève, Droz, 2019, p. 255-264. 34 Voir Delphine Denis, « “Sçavoir la carte”. Voyage au royaume de galanterie », Études littéraires, vol. XXXIV, n os 1-2, 2002, p. 179-189. 35 En 1683, Bossuet exhorte le Dauphin à suivre l’exemple de son père par une référence à la guerre de Candie : « Nos alliés ont ressenti, dans le plus grand éloignement, combien la main de Louis était secourable. » (Jacques-Bénigne Bossuet, « Oraison funèbre de Marie-Thérèse d’Autriche » [1683], dans Œuvres oratoires, VI, éd. Joseph Lebarq, revue et augmentée par Charles Urbain et Eugène Levesque, Paris, Desclée de Brouwer, 1923, p. 181). Clément Van Hamme 94 galant 36 », les années 1680 voient paraître la publication et la traduction des cartes du cosmographe officiel de Venise 37 , Vicenzo Maria Corelli, qui achève en 1683 les deux grands globes destinés au château de Versailles et aujourd’hui exposés à la Bibliothèque nationale de France. Imaginaire amoureux et conflit territorial en viennent alors parfois à se confondre de manière originale. En 1653 déjà, la Muse historique de Jean Loret affirmait à l’occasion de la guerre de Candie que « les Turcs et les Vénitiens/ S’entr’aiment comme chats et chiens 38 ». Quinze ans plus tard, au deuxième acte de L’Avare de Molière, Frosine entend prouver ses qualités d’entremetteuse et érige pour cela avec humour la relation vénéto-turque en archétype du mariage impossible : « Il n’est point de partis au monde, que je ne trouve en peu de temps le moyen d’accoupler ; et je crois, si je me l’étais mis en tête, que je marierais le Grand Turc avec la République de Venise 39 ». Subligny, dans sa Muse dauphine (1667), évoquait à la même époque la communauté formée par les États d’Europe et Venise face au Turc au cours de ce conflit dans les termes d’une relation entre des amants : L’amour que chacun porte à cette République, Et les prodigues traitements, Dont son noble Sénat se pique Envers ses généreux Amants : Car Venise en cela n’eut jamais de seconde : Lui répond, au besoin, du bras de tout le monde 40 . Plus loin, ce parallèle entre la guerre religieuse et une relation amoureuse est ménagé par la succession de deux poèmes où l’infidélité, par une forme de syllepse implicite, prend d’abord le sens de l’infidélité amoureuse avant de désigner ensuite l’infidélité religieuse des musulmans. Le passage de l’un à l’autre est assuré par un double franchissement de frontières. De la tragédie amoureuse, on passe à la guerre religieuse ; de France, on se rend en 36 Voir Christian Zonza, op. cit., p. 670 sq. 37 Description géographique et historique de la Morée reconquise par les Vénitiens, Paris, Claude Barbin, 1686-1687, 2 vol. in-8 o . Cette première édition française, de petit format, est suivie d’une édition in-folio en 1687 chez Nicolas Langlois. 38 Muse historique, I, 20 décembre 1653, p. 445. De la même manière, les cavaliers vénitiens et les janissaires ottomans sont décrits comme « naturellement adversaires / Autant, quasi, que chats et chiens » (Muse historique, II, 7 août 1655, p. 82). 39 Molière, L’Avare [1668], dans Œuvres complètes, II, dir. Georges Forestier, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2010, acte II, scène 5, p. 30. 40 Adrien-Thomas Perdou de Subligny, La Muse dauphine, Paris, Claude Barbin, 1667, p. 259. Venise dans l’imaginaire français de la frontière turque au XVII e siècle 95 Orient en passant par une mention de Venise. Un mari vénitien infidèle, ne pouvant supporter que sa femme le trompe, […] choisit un poignard ou le fit faire exprès Et dans le sein dolent, de sa femme infidèle, Fit une blessure mortelle. Ce procédé serait condamnable à Paris, On y plaindrait fort cette Dame, Mais comme dans Venise il sied bien aux Maris, On n’y dit rien, sinon Dieu veuille avoir son âme. […] Ailleurs tous les Vénitiens, Ne tuent pas ainsi leurs femmes, Mais plutôt jettent feux et flammes, À battre en leurs pays les Turcs comme des chiens 41 . Une même imbrication du thème de la guerre turque et des pratiques amoureuses vénitiennes nourrit, même si c’est d’une manière différente, le dénouement du Prince esclave (1688) de Jean de Préchac. Dans cette nouvelle, le prince de Salerne et sa sœur Julie sont pris comme esclaves par le pacha de Damas à la suite d’une défaite : le pacha se prend d’amitié pour le prince et tombe amoureux de Julie, tandis que le prince lui-même s’éprend d’une princesse turque. Leur arrivée finale à Venise est provoquée par le prince, qui fait sur le chemin de l’Occident l’éloge de Venise en la décrivant non seulement comme une porte d’entrée sur l’Europe chrétienne, mais aussi comme une terre de liberté à la fois politique et amoureuse. Le passage de la frontière que constitue Venise coïncide alors avec l’entrée festive dans la communauté chrétienne des deux amants musulmans, condition indispensable à la résolution parfaitement heureuse de l’intrigue amoureuse 42 . Amour et altérité religieuse se dénouent alors, par cette conversion à Venise, en fête et en chansons, tout comme dans la farandole représentée sur cet almanach gravé de 1688 pour célébrer la reconquête de territoires chrétiens par les forces conjointes de la république et de ses alliés européens. 41 Ibid., p. 188-189. 42 Jean de Préchac, Le Prince esclave. Nouvelle historique, Paris, Thomas Guillain, 1688, p. 257-259. Clément Van Hamme 96 Ill. Le Branle des provinces conquises sur les Turcs, ou la décadence de l’Empire Ottoman, Paris, François Jollain, 1688 © BnF (Gallica) Venise dans l’imaginaire français de la frontière turque au XVII e siècle 97 Dans le cercle dansant du premier plan, un Vénitien, parmi d’autres princes chrétiens, danse le branle avec la Morée reconquise deux ans plus tôt. Le Grand Turc apparaît prostré, dans le coin inférieur droit, sous les traits d’un amant dépité exclu du cercle fermé constitué par la communauté des autres personnages 43 . La cohorte galante se meut pourtant moins au son des deux instrumentistes que des canons, dont l’arrière-plan est saturé : la scène allégorique cohabite avec la représentation réaliste du champ de bataille où se sont jouées, noms de lieux à l’appui, la déroute de l’armée turque et la victoire des Occidentaux. Qu’il s’agisse alors de guerre armée ou d’amour, ou comme ici des deux en même temps, la frontière vénitienne dans la France du XVII e siècle reste donc le lieu d’une expression, à divers degrés, d’un sentiment d’appartenance à une communauté partagée. La république de Venise y est un espace frontalier où l’ennemi, les territoires disputés ou encore les amants des fictions narratives sont appréhendés par un regard qui se porte plus volontiers sur ce qui rassemble le camp opposé au Turc plutôt que vers le Turc lui-même. En un mot et pour citer Fernand Braudel, Venise, toute frontière lointaine qu’elle est avec l’Orient, s’y pare davantage des « coloris de la proximité » que des « tons de l’éloignement 44 ». 43 Les mains jointes et à genoux, il contemple avec dépit les terres qu’il a perdues, qui dansent aux bras des princes d’Europe : « Princesses que j’avais si longtemps possédées,/ Je vous perds pour jamais le sort en est jeté,/ C’est ma faute il est vrai je vous ai mal gardées,/ J’en pleure et les rieurs sont de votre côté ». 44 Fernand Braudel, « Venise », dans La Méditerranée. Les hommes et l’héritage, Paris, Flammarion, « Champs », 1986, p. 176. Clément Van Hamme 98 Bibliographie Sources À la Sérénissime république de Venise, sur ses victoires contre le Turc, Paris, Le Petit, 1652. Bossuet, Jacques-Bénigne, Œuvres oratoires, VI, éd. Joseph Lebarq, revue et augmentée par Charles Urbain et Eugène Levesque, Paris, Desclée de Brouwer, 1923. Coppin, Jean, Le Bouclier de l’Europe, ou la guerre sainte, Lyon, Antoine Briasson, 1686. Dernières Nouvelles de la victoire des chrétiens obtenue à l’encontre du grand Turc, Paris, Gervais Mallot, 1570. Description des Magnificences et jeux de joie, faits à Paris le 28 juillet 1649 par […] l’Ambassadeur de la Sérénissime République de Venise [...] pour la grande victoire navale obtenue contre l’Armée Turquesque, Paris, A. Estienne, 1649. Description géographique et historique de la Morée reconquise par les Vénitiens, Paris, Claude Barbin, 1686. La Belle Hollandoise, nouvelle historique, Lyon, Jacques Guerrier, 1679. La France congratulante à Venise, Sur sa Très-glorieuse Amplissime Victoire remportée contre les Mahométans, s. l., 1649. La Gazette, Paris, Bureau d’adresse, 1631-1761. La Militante République de Venise prosternée aux pieds de la France, Paris, Rolin de la Haye, 1649. La Victoire remportée par l’armée navale des Vénitiens […] sur celle des Turcs, Lyon, Guillaume Barbier, 1651. Le Branle des provinces conquises sur les Turcs, ou la Décadence de l’Empire Ottoman, Paris, François Jollain, 1688. Le Moyne, Pierre, Saint Louis ou la Sainte Couronne reconquise [1653], Paris, Louis Billaine, 1666. Le Très Excellent et Somptueux Triomphe fait en la ville de Venise, en la publication de la Ligue. Avec les avertissements de la victoire à l’encontre du Grand Turc, Lyon, Benoît Rigaud, 1571. Loret, Jean, La Muse historique, éd. Jules Ravenel et Edmond-Victor de la Pelouze, Paris, Pierre Jannet, 1857-1878, 4 vol. Molière, L’Avare [1663], dans Œuvres complètes, II, dir. Georges Forestier, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2010. Préchac, Jean de, Le Prince esclave, Paris, Thomas Guillain, 1688. Relation de la victoire obtenue par les armes de la Sérénissime République de Venise […] contre l’armée Turquesque, Paris, Estienne, 1649. 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La « frontière » invisible entre gascon et languedocien ( XVI e - XVII e siècle) J EAN -F RANÇOIS C OUROUAU U NIVERSITÉ T OULOUSE - JEAN J AURÈS PLH-ELH Lorsque, à la fin du XVI e siècle, en 1599 précisément, l’étudiant en médecine originaire de Bâle Thomas (II) Platter se rend à Toulouse, il note l’existence d’une frontière invisible qui sépare la ville d’une partie de son arrière-pays : So man über die bruck gehet, kompt man in ein breite vorstatt oder gaßen, gegen der provintz Gasconien. Dann so baldt man daselbst zu dem thor hinauß gehet, ist man auf dem gascognischen boden, der mitt diser statt grentzet 1 . De fait, le cœur de la ville, sur la rive droite, pratique le dialecte occitan que nous appelons languedocien tandis que, sur la rive opposée, au-delà du faubourg Saint-Cyprien 2 , comme l’observe Platter, on est dans le domaine du gascon. L’étendue de celui-ci est connue des contemporains comme en atteste la description que fait l’érudit Joseph-Juste Scaliger, né à Agen et 1 Thomas (II) Platter, Beschreibung der Reisen durch Frankreich, Spanien, England und die Niederlande (1595-1600), éd. Rut Keiser, Basel / Stuttgart, Schwabe & Co, 1968, 2 vol., vol. 1, p. 421). « Dès qu’on a passé le pont, on arrive dans un grand faubourg ou une rue limitrophe de la province de Gascogne. Quand on parvient là en effet, une fois sorti par la porte de l’enceinte, on se trouve en terre gasconne, frontalière de Toulouse » (Le Voyage de Thomas Platter. 1595-1599 (Le siècle des Platter II), éd. Emmanuel Le Roy Ladurie et Francine-Dominique Lichtenhahn, Paris, Fayard, 2000, p. 545). 2 Pour Platter, le gascon commence sur la rive gauche au-delà de la porte de la ville (zum Thor hinaus), pour Godolin (voir infra), le domaine du gascon débute au niveau de la fontaine des Trois-Canelles, située au pied de cette même porte. En toute rigueur, on entend dans le quartier Saint-Cyprien le même parler (languedocien) que dans le cœur de la ville. Jean-François Courouau 102 éduqué à Bordeaux, dans la lettre adressée la même année à son homologue Paul Merula : Idiotismus Tectosagicus latissime patet ; ejus duæ sunt summæ differentiæ : altera continetur in vetere Aquitania Caesaris, hoc est intra Garumnam, Pyrenæos, et Oceanum Aquitanicum. Hic idiotismus proprio dicitur Vasconismus, multum a reliqua parte idiotismi Tectosagici discrepans, adeo ut neque commercium quotidianum, neque vicinitas, neque flumina pontibus juncta illam differentiam tollere potuerint 3 . Un espace est ainsi délimité dont les frontières sont toutes naturelles : l’Océan Atlantique à l’ouest, les Pyrénées au sud, et le cours de la Garonne, soit l’Aquitaine telle que définie par Jules César. Le gascon est situé à l’intérieur d’un ensemble plus vaste que Scaliger appelle « la langue des Tectosages » par référence à la peuplade celtique établie dans la région de Toulouse. Le gascon, selon Scaliger, se différencie toutefois nettement de tous les autres parlers qui composent cet ensemble que nous appellerions occitan sans toutefois s’en détacher complètement. On est donc en présence d’une frontière matérielle, naturelle, clairement définie, qui recouvre une frontière linguistique. L’objectif de l’enquête proposée ici est de tenter de déterminer de quelle façon est perçue cette démarcation, principalement grâce aux témoignages d’hommes de lettres des XVI e et XVII e siècles. Gascon : sens strict et sens large D’un point de vue scientifique, le gascon constitue un ensemble clairement identifiable à partir de traits linguistiques spécifiques qui lui assurent une place à part dans l’ensemble de la Romania. Parmi ces traits, le plus marqué et le plus spectaculaire est sans doute le passage de Flatin à un h fortement aspiré, mais d’autres phénomènes, visualisables sous forme de cartes d’isoglosses, contribuent à distinguer ce parler des idiomes romans voisins. Ces traits distinctifs sont suffisamment nombreux pour que certains linguistes, non des moindres, considèrent que le gascon constitue une 3 Anatole, Christian et Dinguirard, Jean-Claude, « Joseph-Juste Scaliger : Diatriba de hodiernis francorum linguis », Via Domitia, 14, 1978, p. 139-143 (p. 141). « L’occitan est une langue bien répandue. On en connaît deux variétés fort dissemblables. L’une se parle à l’intérieur des limites de l’ancienne Aquitaine de César - Garonne, Pyrénées, Golfe de Gascogne. L’idiome qu’on parle là - ou gascon - diffère considérablement de l’autre variété de l’occitan. À tel point que ni les contacts quotidiens, ni les relations de voisinage, ni les ponts qu’on jette sur les fleuves ne paraissent susceptibles de supprimer cette différence » (ibid., p. 142). La « frontière » invisible entre gascon et languedocien 103 langue autonome au sein de la Romania 4 . Quoi qu’il en puisse être, l’espace délimité par ces faits linguistiques correspond en gros à la zone identifiée par Scaliger et ce sens de « gascon » définit une Gascogne linguistique. C’est de ce sens linguistique dont il sera question ici et qu’il s’agit de ne pas confondre avec celui qui renvoie à des entités historiques ou administratives (duché de Gascogne au Moyen Âge, province de Guyenne et Gascogne sous l’Ancien Régime…) dont les limites ne correspondent pas exactement au domaine linguistique. Ce sens linguistique strict n’est pas le seul cependant que l’on rencontre à l’époque moderne où gascon peut être employé pour désigner un parler occitan qui n’est pas à proprement parler gascon mais relève d’un autre dialecte d’oc. Sous bénéfice d’inventaire, la première mention de cette acception large semble se trouver dans le récit que le poète français Jean Marot fait de son voyage à Venise en 1509 : « ‟Bo cap de Bieu, non sapi que bol estre”/ Respond adonc Arnoton de Gascogne 5 ». Jean Marot qui a vécu à Cahors et épousé une Cadurcienne met en scène un soldat « de Gascogne » dont le parler est plutôt languedocien. Il ne s’agit pas de sa part d’une confusion mais, à partir du sens linguistique strict, d’un élargissement du spectre sémantique dont les contours cependant ne sont pas aisés à déterminer. Comme chez Jean Marot, le sens large de « gascon » correspond au moins à ce que nous identifions comme le dialecte languedocien. Dans la littérature de langue occitane, il semble que sa première apparition avec ce sens se trouve dans le pamphlet antiprotestant du Montpelliérain Guillaume de Reboul (Actes du Synode universel de la Saincte Réformation, 1599) dans lequel un capitaine « gascon » s’exprime en languedocien (Anatole 1968). À partir de là, les exemples ne manquent pas. Dans la pièce, imprimée en 1628, Histoire de Pepesuc représentée à Béziers dans le cadre des festivités des Caritats, le soldat « gascon » qui s’oppose à un soldat « françois » parle l’occitan languedocien de Béziers (éd. Louvat 2019, 134-207). Le poète de langue française François Maynard, né à Toulouse, rive droite, se qualifie lui-même de « rimeur vieux et gascon » (Anatole 1979). La Lucette de Monsieur de Pourceaugnac (1669), qualifiée dans la liste des personnages de « Feinte Gasconne », utilise un occitan languedocien composé par Molière lui-même (Sauzet 2005). 4 L’autonomie du gascon est notamment défendue par Chabaneau 1879, Luchaire 1879, Baldinger 1962, Straka 1987 et en dernier lieu Chambon/ Greub 2002 et 2009 (voir bibliographie finale). Pour une discussion fondée sur la thèse inverse (le gascon dialecte de l’occitan), voir Sauzet 2020. 5 Marot, Jean, Le Voyage de Venise, éd. Giovanna Trisolini, Genève, Droz, 1977, p. 48, v. 629-630. Jean-François Courouau 104 Ce sens large qui recouvre le languedocien s’applique-t-il aux autres dialectes occitans ? Si l’on en croit en tout cas le lexicographe Pierre- Augustin Boissier de Sauvages, qui écrit à la fin du XVIII e siècle, l’appellation gascon englobe l’ensemble des parlers d’oc : Il en est à peu près [pour la langue d’oc] comme de la langue Grecque dans ses différens dialectes ; on y trouve le même ton, le même accent, le même fond de langage : c’est pour cela sans doute que nous tombons tous dans les mêmes gasconismes, & que les Parisiens donnent à cet égard une patrie commune, ou un même nom de patrie à tous les habitans de nos Provinces méridionales, qu’ils appellent tous indifféremment Gascons 6 . Même si les témoignages n’abondent pas, loin s’en faut, qui substituent gascon à limousin ou auvergnat, encore moins sans doute à provençal, on peut se fier à la description de Boissier de Sauvages. À l’époque moderne, la désignation gascon peut s’appliquer a priori à tout parler d’oc. Il s’agit d’une dénomination d’origine incontestablement exogène et on constatera qu’elle apparaît par contraste, sinon opposition, avec le français. Ce sens large fonctionne en outre comme une métonymie. Celle-ci est comparable à la désignation limousin qui a cours en Espagne, dans les domaines catalan et castillan, et à provençal, utilisé en Italie et en Provence 7 . À chaque fois, en l’absence de dénomination générale consensuelle, c’est à un dialecte particulier qu’on fait appel pour nommer l’ensemble linguistique occitan. Pour les contemporains comme pour nous, il résulte de l’emploi de gascon une variabilité sémantique qui peut être source d’imprécisions, voire de confusions. Lorsque Clément Marot, poète de langue française né à Cahors, se plaint de son voleur de valet gascon, sait-on s’il s’agit d’un locuteur du gascon au sens strict, ou le poète réutilise-t-il l’acception large élaborée ou, plus sûrement, véhiculée par son père ? En toute rigueur, lorsque le mot gascon est employé en français à l’époque moderne, il est impossible, sauf mention explicite d’un contexte géographique ou dialectal précis, de déterminer ce qu’il recouvre comme réalité, soit étroite (l’espace linguistique défini par les Pyrénées, l’Océan Atlantique et la Garonne), soit large (un espace linguistique occitan aux contours relativement indéterminés). 6 Pierre-Augustin Boissier de Sauvages, Dictionnaire languedocien-françois, Nîmes, M. Gaude, 1785, 2 vol., vol. 1, p. IV-V. 7 Pour limousin, voir Rafanell 1991. Les Italiens utilisent provenzale pour désigner les textes en occitan médiéval et cette dénomination est répandue en France à la suite des travaux de Jean de Nostredame, Vies des plus celebres et anciens poetes provensaux, 1575, voir Casanova 2012. La « frontière » invisible entre gascon et languedocien 105 Cette même imprécision, dont s’accommodent fort bien les contemporains, engendre une conséquence pour le gascon au sens strict : pars pro toto qui donne son nom à un ensemble qui le dépasse, il apparaît comme à la fois séparé - par une frontière - et situé dans une continuité. L’illustration du gascon littéraire : un double enjeu sociolinguistique C’est à partir des années 1560 que l’on assiste à la naissance, à la diffusion et à la (relative) prolifération d’une production littéraire, imprimée ou, plus rarement, manuscrite, en dialecte gascon. Si on considère la période qu’inaugure en 1565 la publication de la traduction des Psaumes par le Lectourois Pey de Garros et qui s’étend jusqu’au milieu du siècle suivant, on constate, sans surprise, que la poésie se taille la part du lion dans cette littérature en gascon. La variété des genres poétiques pratiqués est signe d’une certaine vitalité : poésie lyrique d’inspiration néo-pétrarquiste (Pérez ms, Gassion ms, Larade 1604, Du Pré 1620) poésie « virgilienne » (Garros 1565, Dastros 1636, Baron ms) poésie encomiastique (Larade 1604, Baron ms, Bedout 1642) poésie gnomique (Ader 1607) et parémiologie (Larade 1607, Voltoire 1607) poésie religieuse (Garros 1565, Salette 1583) épopée (Ader 1610). On peut y ajouter la prose romanesque avec des passages du Grand Roy amoureux de Pierre de Sainte-Gemme (1603) et les fantaisies carnavalesques de Gérard Bédout (1642), mais aussi le théâtre avec le fameux divertissement donné par Guillaume Saluste Du Bartas pour l’accueil de Marguerite de Navarre (1578), une pastorale de Jean de Garros (1611) et trois courtes pièces de Larade (1607). Ce corpus gascon, dérisoire si on le rapporte à la masse des écrits contemporains en français, est volumineux si on le compare, pour la même 8 Sur ces textes, je renvoie à Lafont et Anatole 1970, Gardy 1997 et Courouau 2008a, ainsi qu’aux éditions scientifiques qui ont pu, le cas échéant, en être procurées (voir bibliographie finale). On ne peut pas tenir compte dans ce relevé d’une œuvre toulousaine perdue, connue par deux titres, l’un en gascon (Las navas noveras, d’après Du Verdier 1585, p. 665), l’autre en languedocien (Las nauvas novellas, d’après Odde de Triors 1578, éd. Noulet 1892, p. 10). Son auteur est Jean de Cardonne, membre du Collège de Rhétorique (voir Anatole 1984). On laisse également de côté le texte anonyme de La Bourre des Chausses. Au grand prejudice des Pufces, texte satirique en gascon publié à Toulouse (1567). Jean-François Courouau 106 période, à celui de certains dialectes occitans (limousin, auvergnat…) ou d’autres langues de France. L’hétérogénéité des contextes d’écriture, des intentions d’auteurs, voire des commanditaires, ainsi que la variété des genres pratiqués ne facilitent évidemment pas le traitement de cette production comme un ensemble uniforme. On peut cependant observer à travers ces œuvres en gascon certains phénomènes communs qui renvoient d’abord à une situation sociolinguistique particulière, sans équivalents dans le domaine d’oc, caractérisée par une double diglossie. Comme tous les parlers locaux de France, le gascon trouve au-dessus de lui le français, la langue « haute » qui a été adoptée par les élites des grands centres urbains du Midi (Bordeaux, Toulouse, Montpellier) entre le milieu et la fin du XV e siècle, et un peu plus tard, dans les années 1540, à la suite de l’ordonnance de Villers-Cotterêts (1539), dans les régions gasconnes 9 . Tous les auteurs qui écrivent en gascon ne justifient pas explicitement leur choix linguistique. Pour ceux qui le font, on comprend aisément que c’est avec le français qu’il s’agit de rivaliser. La diglossie français-gascon est le moteur apparent de la volonté d’illustration de la « langue gasconne ». À cette diglossie externe, alors d’apparition récente si on considère le temps long de l’histoire sociolinguistique de la France, s’en ajoute une autre, interne celle-ci, plus ancienne, et au moins aussi profonde, quoique moins visible, opposant le gascon, en variante basse, à un dialecte languedocien senti comme plus prestigieux. Cette diglossie interne explique que pendant plusieurs siècles, dans les scriptae qui servent à noter l’occitan en Gascogne (Béarn compris), les traits les plus accusés de ce dialecte (le passage à h aspiré de F latin, par exemple, ou la chute de -n intervocalique) soient recouverts dans l’écrit administratif par des formes qu’on peut qualifier de languedociennes (f initial, maintien du n intervocalique). À Toulouse même, où le gascon est présent au-delà de l’enceinte de la ville, un préjugé défavorable est associé au gascon, jugé moins prestigieux que le languedocien du cœur de ville. En témoigne l’exclusion dont est victime le gascon dans le concours poétique des Jeux floraux toulousains institués en 1323. Le gascon est réputé lengatge estranh dans le corpus normatif des Leys d’amors (1355), au double sens de « hors du commun, extraordinaire », voire « désagréable » (Levy), et d’« étranger », puisque principalement parlé alors dans un territoire contrôlé par les Anglais (Lafont et Anatole 1970, p. 237). Ce préjugé urbain, toulousain, demeure bien en place dans la première moitié du XVI e siècle quand l’auteur supposé de La Requeste faicte et baillée par les Dames de la Ville de Tolose, le notable toulousain Pierre de Nogerolles, s’amuse à 9 Sur la mise en place de ce cadre diglossique, je me permets de renvoyer à mes travaux (Courouau 2009 et 2012). La « frontière » invisible entre gascon et languedocien 107 composer un poème en forgeant un pastiche gascon de la même façon qu’il compose un poème en « gavach », forme également déconsidérée à Toulouse car parlée par les habitants du Massif central et de ses contreforts 10 . C’est un type comparable de décalage que recherche le grand poète toulousain Pierre Godolin quand, dans son premier recueil de 1617, il donne directement la parole à un habitant rural gasconophone proche du quartier Saint-Cyprien 11 . La langue a beau être, cette fois, dans une prose authentique, Godolin exhibe une différence sentie comme incongrue ou simplement pittoresque par rapport au languedocien urbain dont il cherche précisément à illustrer les qualités littéraires, en prose comme en poésie. Dans ce contexte sociolinguistique, l’écriture littéraire en gascon repose sur une double auto-affirmation : face au français, d’une part, explicitement défini comme concurrent ; face au languedocien, d’autre part, plus ou moins diffusément senti comme doté d’un prestige supérieur. L’auteur gasconographe cherche ainsi, peut-on penser, à établir sa place dans cette configuration triangulaire complexe. On pourrait s’attendre, à partir de là, à ce qu’une frontière étanche sépare le languedocien, mieux établi socialement et littérairement, et le gascon qui doit encore faire ses preuves sur ces deux terrains. Délimitations et échanges Dans l’ensemble de la production littéraire rédigée dans ce que nous appelons généralement aujourd’hui l’occitan, chaque auteur compose une œuvre dans le dialecte qui est le sien. On ne connaît pas, pour la totalité de l’époque moderne, d’œuvre polydialectale et de la même façon, on ne trouve pas, à la différence des époques ultérieures, d’auteur écrivant dans un autre parler que celui dont il a hérité 12 . 10 « De la Villa de Tolosa. Rondeau en Gascon » et « De la famina et des pouvres. Rondeau en Gavach », [Pierre de Nogerolles], La Requeste faicte et baillée par les Dames de la Ville de Tolose, éd. Jean-François Courouau et Philippe Gardy, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2003, p. 156-163. 11 Cette phrase se trouve dans le commentaire érudit que Godolin fait de sa propre œuvre (« Countro tu, Libret, e per tu »), Pierre Godolin, Œuvres de Pierre Goudelin, éd. Jean-Baptiste Noulet, Toulouse, Privat, 1887, p. 76 ; Le Ramelet mondin & autres œuvres, éd. Philippe Gardy, Aix-en-Provence, Édisud, 1984, p. 53. 12 Une exception peut-être mais le cas n’est pas clair. Dans l’édition de 1647-1648 des œuvres du poète toulousain Godolin, on trouve un sizain d’hommage en languedocien signé « Baron, Esc. » en qui l’on voit (éd. Noulet 1887, p. 350 ; Michelet 1904, p. 230 et 234) le poète gascon Louis Baron (1612-1663). Or, en 1647, Baron n’est plus « escolier » (étudiant) et il ne peut donc s’agir de lui. On a Jean-François Courouau 108 Ce concept de « dialecte » semble, du reste, étranger aux auteurs de langue occitane et peut-être, plus largement, aux Méridionaux. Le mot n’est pas très ancien en français où il n’est employé pour la première fois qu’en 1550 par Ronsard 13 qui le réutilise dans son Art poétique (1565) dans une acception qui semble plus politique et géographique que strictement linguistique. Au poète français, Ronsard donne comme conseil d’emprunter aux dialectes du français : Tu sauras dextrement choisir & approprier à ton œuvre les mots les plus significatifs des dialectes de nostre France, quand mesmement tu n’en auras point de si bons ny de si propres en ta nation, & ne se fault soucier si les vocables sont Gascons, Poitevins, Normans, Manceaux, Lionnois ou d’autres païs [de France] 14 , parmi lesquels figure le gascon, en vertu d’un principe déjà posé avant lui par Peletier du Mans : « Brief, lɇ Poëtɇ pourra aporter, dɇ mon conseilh, moz Picars, Normans, e autrɇs qui sont souz la Couronnɇ : Tout ęt Françœs, puis qu’iz sont du païs du Roę 15 ». Rares sont les érudits qui, en France, identifient au sud du royaume une langue distincte du français. C’est le cas de Claude Fauchet, pour qui la langue des Serments de Strasbourg est « plustost pareille a celle dont usent a present les Provençaus, Cathalans ou ceux du Languedoc 16 », état antérieur du français contemporain. Ou encore, plus explicite, de Blaise de Vigenère, lecteur de Fauchet : De manière que de tout temps, se sont trouvez deux Principales sortes de parler en France, qui se sous divisent & fourchent en plusieurs branches & aussi pu interpréter l’abréviation « Esc. » en « escuyer » (Noulet 1859, p. 228 ; Couture 1866, p. 104-105), mais l’hypothèse est fragile. On peut éventuellement envisager que le bref texte encomiastique, composé à date ancienne, quand Baron était encore étudiant, a pu être employé, des années plus tard, par l’imprimeur pour l’économie du recueil, voire de la page. Si tel était le cas, on serait en présence du seul cas attesté, pour l’époque, d’adoption du languedocien par un auteur gascon, conforme, dans son mouvement, au principe de la diglossie languedocien-gascon. 13 Ronsard évoque « le naïf dialecte de Vandomois » (« Suravertissement au lecteur », Quatre premiers livres des Odes, Œuvres, éd. Paul Laumonier, Paris, STFM, 1914- 1967, 23 vol. (t. 1, 1914, p. 57-58). 14 Ronsard, Art poétique, éd. Laumonier, tome XIX, 1949, p. 10. 15 Jacques Peletier, L’Art poëtiquɇ dɇparti an deus Livrɇs, éd. Michel Jourde, Jean- Charles Monferran, Jean Vignes, Paris, Champion, 2011, p. 316-317. 16 Claude Fauchet, Recueil de l’origine de la langue et poésie françoise, ryme et romans, Paris, M. Patisson, 1581, p. 28, éd. Espiner-Scott 1938, p. 56. La « frontière » invisible entre gascon et languedocien 109 rameaux ; assavoir le pur, comme est le nostre de pardeça [le français] ; & le corrompu, comme au Guascon, Provençal, & autres semblables 17 . Il faudra attendre le milieu du XVII e siècle pour voir des érudits méridionaux considérer comme un ensemble distinct du français une langue dont l’étendue correspond au domaine occitan auquel est adjoint, à la suite de Fauchet, le catalan. Les rapports entre les éléments composant cet ensemble ne sont cependant pas clairement établis. Pierre Borel mentionne comme langue « le Languedocien & Provençal qui ne sont que des restes du vieux Gaulois & du langage Romain, d’où vient qu’on appelle Romant ce vieux langage demi Catelan & Provençal 18 » (dans la liste qu’il établit des poètes contemporains actifs dans cette langue, ceux de Gascogne figurent entre ceux du Hautet du Bas-Languedoc). Pour Pierre de Caseneuve (1659), il existe une langue qu’il appelle « provençale » dont le domaine correspond à l’ensemble Aquitaine-Languedoc-Provence. Cette Aquitaine, prise dans sa délimitation antique, correspond en toute rigueur à la Gascogne mais, pas plus que chez Borel, la question des rapports entre ces espaces linguistiques internes ne fait l’objet de développements. Les limites du domaine de cette langue « provençale » sont laissées dans le flou tandis que le gascon, dans ses deux sens, est ignoré par l’érudit toulousain 19 . C’est sur ce fond d’imprécisions que se développe l’illustration littéraire du gascon. Les auteurs qui contribuent à ce mouvement définissent invariablement le gascon comme une « langue », jamais comme un dialecte (du français ou d’un ensemble plus vaste qui correspondrait à ce que nous nommerons l’occitan) et encore moins un « patois ». Cette dénomination de « langue » ne doit pas nous conduire à une surinterprétation en forme d’anachronisme. Pour ces défenseurs du gascon, il s’agit d’affirmer l’égale dignité en termes sociolinguistiques et culturels de leur idiome face aux grandes langues de culture. Ainsi, le poète Bertrand Larade qui rejette la primauté du français (« Nou hem pas deu Francez nou pas la mendre estime ») et affirme la supériorité du gascon sur toutes les autres langues (« Suou Grec, et suou Letin, è sus tout aute lengatge 20 »). Ou encore Pierre de Sainte-Gemme, l’auteur du roman français Le Grand Roy amoureux (1603), farci de passages gascons, qui entreprend une longue comparaison 17 Blaise de Vigenère, Les Commentaires de Jules César, Paris, A. L’Angelier, 1589, p. 102r°. 18 Borel 1655, f° Kiir. 19 Sur les idées linguistiques de P. Borel, voir Cavaillé 2015, et sur celles de P. de Caseneuve, voir Courouau 2005 et 2015. 20 Bertrand Larade, La Margalide gascoue et Meslanges (1604), éd. Jean-François Courouau, Toulouse, SFAIEO, 1999, p. 361. Sur les discours de valorisation de l’occitan, voir Courouau 2001. Jean-François Courouau 110 des qualités esthétiques du gascon avec le français, l’espagnol et l’italien. Là aussi, l’objectif est de conclure à la supériorité du gascon : Je lairray pour vous dire que proportionant toutes les langues avec nostre langue Gasconne j’ose assurer avec raisons que je vous feray toucher au doit la langue Gasconne estre la plus parfaicte entre toutes les langues 21 . Ce type de déclarations hyperboliques, pour spectaculaires qu’elles nous paraissent, répond à une logique de nature compensatoire face à une situation de (double, ici) diglossie perçue comme verrouillée. De la même façon, la dénomination de « langue » ne doit pas nous abuser. Le concept n’est alors pas celui de la linguistique actuelle avec ce qu’il comporte de délimitations quantifiables entre langue et dialectes. La langue est ici synonyme de « langage » (c’est d’ailleurs le mot que Larade emploie dans le passage cité ci-dessus) et il doit être entendu au sens que le lexicographe Jean Nicot (1606) lui donne : « le parler et langage particulier de chaque pays […] et ores la gent ou nation qui use d’un parler et langage particulier à elle, et divers de celuy des autres ». La langue est d’abord une forme d’expression orale (parler) correspondant à un territoire déterminé, délimité dans ses rapports avec les autres parlers par une différence (divers). En ce sens, tout parler est langue 22 , et la question de l’articulation entre eux de ces différents parlers, en l’occurrence ici gascon et languedocien, en dehors de quelques érudits septentrionaux ou de Scaliger, n’est pas thématisée. De quels éléments dispose-t-on alors pour tenter de reconstituer la perception que les contemporains pouvaient avoir de cette frontière (grentzet) entre gascon et languedocien ? En dehors des témoignages rassemblés ci-dessus et de quelques autres qui vont suivre, peu de choses. Un moyen commode est fourni par les paratextes publiés dans les œuvres languedociennes et gasconnes imprimées entre les années 1580 et 1640. Les textes d’hommage à l’auteur généralement placés en tête de volume, souvent rédigés dans diverses langues, devraient permettre d’établir le degré de porosité de la limite entre les deux parlers gascon et languedocien. On peut 21 Pierre de Sainte-Gemme, La Première Partie du Grand Roy amoureux, Lyon, Henry Carret, 1603, 100r°. 22 L’occitan de Toulouse est appelé lengatge de Tolosa (cf. différents titres d’ouvrages religieux comme Lo doctrinal de la sapiensa en lo lenguatge de Tholosa (1504), La vida de nostre Salvador et redemptor Jhesu-Christ al lentage de Tolosa (ca. 1523 et ca. 1546) ou Gratien Du Pont, seigneur de Drusac, Art et science de rhetoricque metriffiee (1539), qui cite un poème « au langaige de Tholoze ») ou, à partir de Godolin (1617), moundi, lengo moundino (éd. Noulet 1887, p. XX , éd. Gardy 1984, p. 34). La « frontière » invisible entre gascon et languedocien 111 formuler les résultats de cette enquête dans le tableau suivant (en vert les auteurs languedociens, en bleu les gascons) : Languedocien Gascon Français Latin Grec Gaillard 1583 1 1 2 Gaillard 1592 1 Salette 1583 1 Larade 1604 Margalide gascoue 6 Larade 1604 Meslanges 1 Larade 1607 Muse Gascoue 1 4 4 Larade 1607 Muse Piranese 2 Ader 1607 3 Ader 1610 1 1 7 1 J. de Garros 1610 1 1 Godolin 1617 3 9 3 1 Godolin 1621 4 Dastros 1636 4 Godolin 1638 8 1 Bédout 1642 3 5 3 2 Dastros 1642 4 Godolin 1647-1648 3 1 2 1 Ce relevé appelle plusieurs commentaires. On notera, pour commencer, que les textes dans les langues hautes (français, latin, grec) sont nombreux. Ils servent de caution légitimante à l’entreprise d’illustration. Les pièces en latin et, plus encore, en grec (Ader 1610, Godolin 1617), placent l’œuvre dans le sillage prestigieux de la culture antique. La place du français est importante, mais davantage presque que sa présence massive, c’est son absence qu’il convient de relever (Salette 1583, Larade LMG 1604, Ader 1607, Godolin 1621, Dastros 1636, Dastros 1642). Le choix n’est sans doute pas neutre : rien dans le volume ne renvoie à une diglossie français-occitan qui est comme gommée dans l’espace clos du livre. Dans le cas où il est présent, le français apparaît au même titre que les langues antiques, une langue de culture rendant hommage à l’œuvre dialectale. Dans les deux cas, Jean-François Courouau 112 la diglossie est soit inversée soit niée, ce qui correspond parfaitement au projet d’illustration. C’est probablement de la même démarche que procède la mobilisation de textes encomiastiques rédigés dans la seule langue - au sens du siècle - qui est celle de l’auteur. Ce cas de figure est majoritaire. Les thuriféraires sont exclusivement languedociens et non gascons pour une œuvre en languedocien (Godolin 1617, 1621, 1638), exclusivement gascons et non languedociens pour une œuvre en gascon (Salette 1583, Larade LMG 1604, Ader 1610, Garros 1610, Dastros 1636, Dastros 1642). Les auteurs gasconographes ne recourant à aucun éloge languedocien sont finalement assez nombreux. L’œuvre produite paraît alors linguistiquement autocentrée, sans référence à un quelconque contexte de diglossie languedocien-gascon, répondant sans doute là aussi à une ambition de revalorisation sociolinguistique. Reste un dernier cas, minoritaire, mais riche d’enseignements. Certains auteurs accordent une place, parmi les pièces d’hommage à leur œuvre, au parler qui n’est pas le leur : le gascon pour un auteur languedocien (Gaillard 1583, Godolin 1647- 1648) le languedocien pour un auteur gascon (Larade MG 1607, Bédout 1642) Quelque limités en nombre qu’ils puissent être, ces cas signalent une porosité de la frontière linguistique. Entre les auteurs, de part et d’autre de la Garonne, des liens à la fois personnels, humains, et esthétiques, peuvent exister qui expliquent l’ouverture à l’autre parler. C’est ainsi que le poème languedocien présent dans La Muse gascoune de Bertrand Larade (1607) est une œuvre du poète toulousain (languedocien) Pierre Godolin. Les deux hommes se connaissent, au moins depuis leur commune participation à partir de 1604 au concours poétique des Jeux floraux, organisé chaque année par l’institution de la vie littéraire toulousaine, le Collège de Rhétorique. Par la suite, après avoir publié quatre recueils de poèmes, Larade disparaît du paysage littéraire toulousain et de fait, Godolin n’accueille jamais parmi ses admirateurs de louangeur gascon. Jusqu’à ce que paraisse dans la dernière édition de ses œuvres publiées de son vivant, un poème du poète gascon Jean-Géraud Dastros qui est alors un auteur confirmé et qui reconnaît Godolin comme son maître poétique 23 . 23 « A tu, Goudelin coumo mèste » [« À toi, Godolin, comme maître »] est l’incipit de l’ode destinée par Dastros à Godolin (éd. Noulet 1887, p. 338, éd. Gardy 1984, p. 208), à quoi répond Godolin par une ode publiée à la suite de celle de Dastros et qui s’achève par « Mès aco’s bous que meritats / L’aunou de la Muso Gascouno » La « frontière » invisible entre gascon et languedocien 113 Indifférence et appartenance Pour une bonne partie des auteurs gascons, la question du languedocien et de son éventuelle suprématie ne se pose pas. L’engagement littéraire est explicitement motivé en conservant le seul français dans la ligne de mire et même si on considérait que la démarche relève d’une proclamation implicite à l’égard du languedocien - ce que rien n’interdit de penser compte tenu du contexte -, le fait est qu’on ne possède pas le moindre témoignage pour l’ensemble de l’époque moderne faisant état, de la part de Gascons, d’une hostilité à l’égard du parler languedocien. L’idée également que le gascon puisse constituer une langue séparée du languedocien et du reste du domaine occitan n’est jamais exprimée et ce ne peut être un hasard. À l’inverse, les preuves d’un fonctionnement par échanges, d’un système de communications incluant des transferts d’écriture entre les deux espaces, gascon et languedocien, ne manquent pas et il convient, en premier lieu, de souligner le rôle central joué par le Collège de Rhétorique de Toulouse dans l’élaboration de la littérature en gascon 24 . Ce rôle n’est pas direct, l’institution toulousaine est tenue par des notables de la rive droite et les quelques textes en occitan publiés dans la première moitié du XVI e siècle sont tous rédigés en languedocien. C’est cependant cette activité poétique, cette présence de l’occitan, même marginale, au sein du Collège qui semble avoir déclenché les prises d’écriture décisives des trois acteurs les plus importants dans l’éveil de la littérature en gascon : le Béarnais Bernard Du Poey, lauréat des Jeux floraux en 1551 et 1553 et auteur des premiers textes imprimés en gascon (1554, voir Gardy 2006) ; le Lectourois Pey de Garros, primé en 1557, à qui l’on doit le premier livre imprimé en gascon (1565) ; - Saluste Du Bartas, primé en 1565, auteur d’un divertissement poéticothéâtral qui accorde une place centrale au gascon (1578) et bénéficiera d’un large écho (voir Gardy 1999). Les choix esthétiques de ces auteurs - et singulièrement du protestant Pey de Garros - ont beau tourner le dos aux pratiques des maîtres toulousains, il n’en demeure pas moins que l’institution toulousaine semble bien avoir fourni le cadre légitimant à une activité d’écriture pratiquée dans la [Mais c’est vous qui méritez / l’honneur de la Muse gasconne] (éd. Noulet 1887, p. 343, éd. Gardy 1984, p. 209). 24 L’occitan reste présent au sein de l’institution toulousaine, sur les marges, à travers l’activité de certains de ses membres. Sur son rôle comme foyer de création - directe ou indirecte -, voir Gardy 2007, Courouau 2006 et Courouau 2008, p. 381- 400. Jean-François Courouau 114 langue locale. D’une certaine façon, on peut considérer que les auteurs gascons ont trouvé une stimulation dans la capitale languedocienne, génératrice d’émulation avec les modèles poétiques élaborés dans un idiome local qui est au départ plus prestigieux que le gascon. La littérature d’oc, tout en portant la marque de la diglossie françaisoccitan, produit, précisément, ses propres modèles endogènes. On peut, pour la période, en identifier au moins deux. Le premier est gascon stricto sensu. Il s’agit du divertissement de Du Bartas, destiné à accueillir à Nérac la reine Marguerite de Navarre. Le succès de ce texte, assuré par l’impression récurrente dans les œuvres du poète, repose, on le sait, sur la victoire symbolique qu’il accorde au gascon face à ses rivaux français et latin (voir Gardy 1999, Gardy et Fabié 2017). La proclamation en dignité de la langue locale assure la légitimité de l’écriture bien au-delà du seul espace strictement gascon. Le dialogue des Nymphes de Du Bartas sert ainsi de modèle à Uzès, dans le Languedoc oriental pour François de Rosset (1597), à Montpellier, en Bas-Languedoc, pour Isaac Despuech (1633), jusqu’à Nice pour Jules Torrini (1642). Autre modèle, s’il en fut jamais, dans la poésie occitane : le Toulousain Pierre Godolin. Son influence s’exerce de son vivant et au-delà jusqu’au XIX e siècle, elle s’étend sur quantité d’épigones dont on retrouve la trace parmi les auteurs d’hommages au début des éditions de son œuvre ou que l’on voit écrire à sa suite, et à sa manière. On a vu le Gascon Dastros lui rendre hommage et on peut sans peine lui adjoindre le poète gascon Bédout, pourtant peu tourné vers Toulouse, qui s’inscrit pleinement dans son sillage esthétique. Le tombeau qui paraît dans la grande édition des œuvres de Godolin, en 1678, comprend, de façon significative, à côté de nombreux poèmes en languedocien, des pièces en gascon. À travers ces deux séries de facteurs, le rôle central du Collège de Rhétorique comme foyer d’émulation et l’influence transdialectale, pour le dire ainsi, des modèles poétiques endogènes, à la fois gascon et languedocien, on perçoit la place centrale qu’occupe la ville de Toulouse. Point de contact entre les deux espaces, principal lieu de publication des auteurs gascons 25 , Toulouse jette entre eux un pont qui permet le brassage, stimule les initiatives, favorise la création à partir de l’échange entre les hommes et les œuvres. Il est fort possible, du reste, que la diglossie languedociengascon s’y fasse au fil du temps moins sentir. Dans les textes languedociens de la première moitié du XVI e siècle, les linguistes P. Sauzet et H. Lieutard (2010) ont relevé le progressif effacement des registres de nature phono- 25 En dehors de Gérard Bédout qui publie à Bordeaux, tous les auteurs gasconographes de la période font paraître leurs œuvres à Toulouse. La « frontière » invisible entre gascon et languedocien 115 logique en place dans le parler languedocien et peu à peu délaissés. Ce recul est lié à l’implantation et à la diffusion du français au sein des élites urbaines qui recouraient à ces marqueurs linguistiques à des fins de démarcation sociale, cette fonction étant désormais assurée par l’usage du français. On peut ainsi conjecturer que la diglossie languedocien-gascon, sans disparaître pour autant totalement, s’est trouvée atténuée par l’expansion de la diglossie externe, français-occitan, facilitant ainsi à son tour l’émergence progressive d’un gascon littéraire. Un autre élément joue en faveur d’une perception « molle » de la frontière linguistique. Le sens large de « gascon » qui peut, on l’a vu, s’appliquer aux parlers d’outre-Garonne, peut donner aux locuteurs du gascon stricto sensu un sentiment d’appartenance et de continuité. Le Gascon Pey de Garros est bien conscient d’une communauté de langue avec les régions situées au-delà de la Garonne. L’intercompréhension entre ces deux espaces ainsi que la supériorité du gascon sur ces parlers d’outre-Garonne expliquent la dénomination de « gascon » appliqué à un territoire plus vaste que la Gascogne strictement linguistique : Il y a quelque diversité de langage, termination de motz, & pronuntiation, entre ceulx d’Agenois, Quercy, autres peuples de deça [la Loire], & nous : non pas tel que nous n’entendions l’un l’autre : Aussi nostre langage par un mot general est appellé Gascon. […] Mais pour ce que nous avons conformité de langage, nos nations sont apelées d’un mesme nom, pris du langage le plus excellent. Car en cecy il fault qu’on nous donne les mains, & confesse que le langage specialement apelé Gascon, naturel a nous de Bearn, de Comenge, d’Armagnac & autres, qui sommes enclos entre les Pyrenees & la Garone, est beau par-dessus les autres sés affins, & comme l’Attique entre les Grecz 26 . Le sens large de gascon - limité par Garros à l’Agenais et au Quercy, sans mention de Toulouse, où paraît son livre, et du Languedoc - permet, en inversant la diglossie historique, d’instituer le gascon stricto sensu en variante haute, de prestige, à l’intérieur d’un espace dont les contours ne sont pas précisément définis. La déclaration est exempte d’hostilité à ces parlers affins au sens de « proches, parents », et elle n’exprime pas un désir de « séparatisme ». Grâce au sens large (et à l’intercompréhension), un continuum est perçu auquel Garros propose une communauté de destin sous la forme d’un projet de type renaissantiste. D’un point de vue émique, sans projection de nos catégories scientifiques, la Garonne est une frontière entre les domaines gascon et languedocien sans en être une. Pour qui choisit de ne pas la percevoir, elle n’existe 26 Pey de Garros, Poesias Gasconas, Toulouse, J. Colomiès, 1567, f° A3v°. Jean-François Courouau 116 pas vraiment. Comme le révèle l’affaire Martin Guerre dans laquelle les paramètres dialectaux ne sont pas pris en compte (Courouau 2008b), il y a, chez les contemporains, une « indifférence à la différence » selon la belle formule de l’historienne Anne Zink (1988). C’est cette non pertinence de la question qui explique certainement l’insigne rareté des témoignages faisant état de son existence à l’époque moderne. Pour certains, au contraire, la frontière est là, invisible mais réelle. Pour autant, son existence ne conduit pas à l’élaboration de stratégies de démarcation. Les érudits et poètes gascons ne cherchent pas à s’isoler à l’intérieur de leur triangle géographico-linguistique et ils bénéficient bien plutôt, grâce au lien constitué par Toulouse, des échanges intellectuels et esthétiques entretenus de part et d’autre de la séparation linguistique. La frontière est plus que poreuse, elle est ouverte en permanence au trafic des hommes, des idées et des œuvres. Le gascon, tout en revendiquant sa spécificité, semble s’insérer - mollement -, notamment par l’effet d’une dénomination englobante qui tire de lui son origine, dans un ensemble linguistique (d’oc) dont les limites exactes - les frontières - semblent finalement importer tout aussi peu. Bibliographie Sources Ader, Guillaume, Lou Catounet gascoun, Toulouse, V ve J. Colomiès et Raymond Colomiès, 1607. Ader, Guillaume, Lou Gentilome gascoun, Toulouse, Raymond Colomiès, 1610. Bédout, Gérard, Lou Partérre gascoun, Bordeaux, P. Du Coq, 1642. Boissier de Sauvages, Pierre-Augustin, Dictionnaire languedocien-françois, Nîmes, M. Gaude, 1785, 2 vol. Borel, Pierre, Tresor de recherches et antiquitez gauloises et françoises, Paris, A. Courbé, 1655. Dastros, Jean-Géraud, Lou Beray e Naturau gascoun. Le Véritable et naturel gascon dans les quatre saisons de l’année [1636], éd. Joëlle Ginestet, Toulouse, PUM, 2009. Du Pré, André, Pouesies gascoues (1620), éd. 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Zink, Anne, « L’indifférence à la différence : les forains dans la France du Sud- Ouest », Annales ESC 43/ 1, 1988, p. 149-172. Étranges étrangers en ambassade : le ballet du Grand bal de la douairière de Billebahaut (1626) C LAUDINE N ÉDELEC U NIVERSITÉ D ’A RTOIS Fig. 1 - Page de titre - © BnF (Yf 815) Claudine Nédelec 122 Le ballet du Grand bal de la douairière de Billebahaut [Fig. 1] fut dansé en février 1626, au Louvre puis à l’Hôtel de ville. On a conservé de nombreux témoignages sur ce grand spectacle. On sait, par les Mémoires de Michel de Marolles, que « M. de Nemours [en] inventa le sujet 1 » (Henri I er de Savoie- Nemours, 1572-1632). Selon une des publications 2 , Louis XIII et douze grands seigneurs y participèrent, dont Monsieur, Gaston d’Orléans. Les auteurs des vers - les « récits », chantés, et les « vers pour les personnages », distribués en livrets aux spectateurs et ensuite publiés - furent le sieur Bordier, « ayant charge de la Poësie pres de sa Majesté » (p. 107), Claude de l’Estoile, Charles Sorel, Racan, un certain « T. », plus probablement Tristan L’Hermite que Théophile de Viau, et Imbert, poète autrement inconnu. La musique de certains récits, conservée dans des recueils d’airs de cour, est signée d’Antoine Boësset, Paul Auget ou François Richard. Enfin, Daniel Rabel avait dessiné les costumes ; ses dessins aquarellés ont été heureusement conservés à la fois au Louvre (Département des arts graphiques) et à la BnF 3 . Ces deux séries accessibles en ligne présentent quelques variantes, car ces représentations sont plutôt un état des projets, et en conséquence ne sont pas forcément fidèles au spectacle effectivement donné ; j’utiliserai celle de la BnF (Gallica). On le sait, ces performances à la fois artistiques et politiques sont un genre particulièrement « sans frontières », transgressant avec vigueur et allégresse tous les cloisonnements entre les arts, en un spectacle total qui convoque danse, musique, poésie, arts décoratifs (costumes, quelquefois décors), « machines » (en l’occurrence les animaux présents sur scène) et architectures, permanentes ou éphémères... À quoi s’ajoute ici l’insistance sur la coexistence de contraires qui finissent par « faire un monde » - contraires non seulement « nationaux », je vais y venir, mais aussi esthétiques : musiques mélodieuses vs cacophonies, « belles danses » et danses grotesques marquées par le contretemps et le manque de cadence, patineurs qui dansent « gaillardement » (p. 127) et ceux qui « dansent comme ils peuvent » (p. 126) encombrés par d’étranges costumes. Le ballet du Grand bal de la douairière de Billebahaut est un ballet à entrées ; on remarquera la mise en abyme, le duc de Nemours ayant voulu 1 Marie-Claude Canova-Green et Claudine Nédelec éd., Ballets burlesques pour Louis XIII. Danse et jeux de transgression (1622-1638), Toulouse, Société de Littératures classiques, 2012, p. 160. Toutes les autres références seront empruntées à cette édition ; le Ballet (s.n.l.d., BnF Yf 815) figure aux pages 97-165. 2 Grand bal de la douairière de Billebahaut, dansé par le roi au mois de Février 1626. Vers dudit ballet, par le sieur Bordier, ayant charge de la Poésie auprès de sa Majesté, De l’Imprimerie du Louvre, 1626. 3 BnF, Rés QB-3-Fol. Le ballet du Grand bal de la douairière de Billebahaut (1626) 123 « representer plusieurs Balets en un seul » selon Marolles, qui eut la chance d’y assister (p. 160). Malgré tout, le ballet suit un fil narratif, le désir de la douairière d’« accueillir les honnestes recherches du Fanfan de Sotte-ville » et de « recognoistre les gestes de son Galand » par un « grand Bal à la maniere de ses Ancestres » à l’occasion de leurs noces - mais aussi de « controller le maintien des Estrangers qui arrivent de tous costez » (p. 104). Le ballet appartient ainsi à deux sous-genres. Comme l’indiquent les noms ridicules et fantaisistes des deux figures de pouvoir, celui des ballets burlesques, qu’il serait plus pertinent, pour rester dans l’endogène, d’appeler « grotesques », c’est-à-dire de ces ballets comiques où l’on joue avec et où l’on se joue des frontières entre les rangs sociaux, les sexes, les âges, les espèces (homme/ animal, voire homme/ objet), les langues et les styles - qu’ils soient poétiques, musicaux, ou chorégraphiques. Et celui du « ballet des nations », qui, avant que Molière n’en donne une belle illustration, sont assez fréquents entre 1620 et 1630 4 . Car la douairière a invité, pour fêter ses noces, des représentants des nations étrangères, qui ont ainsi franchi les frontières de son domaine pour lui rendre hommage. Sous cette forme d’allégorie, il s’agit bien sûr de sous-entendre les hommages des peuples et des souverains de la Terre au grand Louis XIII - mais évidemment il ne saurait être confondu sous la figure grotesque et ridicule de la douairière, ni de son Fanfan de Sotteville : une autre frontière est ainsi brouillée, celle qui sépare l’éloge et l’hommage de la satire et du ridicule. On dit généralement que ces représentations ridicules d’étranges étrangers, marquées par la schématisation et l’outrance, servent, par contraste, à célébrer la gloire et les vertus de la monarchie et de la nation françaises, ce qui n’est pas faux ; mais peut-être faudra-t-il nuancer. Vont se succéder, avant l’entrée de la douairière et de son Fanfan, annonçant le grand ballet final, les peuples d’Amérique, d’Asie, du Nord, de l’Afrique et de l’Europe. C’est aux composantes de la représentation de ces nations étrangères que je vais m’attacher, à l’aide des textes, trop souvent complètement négligés, et des représentations figurées qui restent de ces spectacles éphémères. Je laisse de côté une constante : ces étranges étrangers partagent en tout cas avec la Cour (la cour fictive de la douairière, et la cour réelle, qui participe et qui assiste au ballet) une sorte d’obsession du 4 Voir Marie-Claude Canova-Green, « Dance and ritual : the Ballet des Nations at the court of Louis XIII », Renaissance studies, n° 9 (4), 1995, p. 394-403 ; Marie-Claude Canova-Green, « Les Nations à la scène : caractères ou caricature ? », dans Carine Barbafieri et Chris Rauseo (dir.), Watteau au confluent des arts, Valenciennes, Presses Universitaires de Valenciennes, 2009, p. 471-482 ; Marcel Paquot, Les Étrangers dans les divertissements de Cour (1581-1673), Bruxelles, 1932. Claudine Nédelec 124 discours galant 5 , au sens des stratégies de séduction et des allusions sexuelles, certaines élégantes (notamment sous la plume de Racan), d’autres à classer au rang des équivoques grossières : là encore, point de vraies frontières entre les deux sortes de galanteries. Pour mieux évoquer le spectacle dans son déroulement, je vais commenter dans leur ordre la suite des ballets à entrées de chaque nation, avec quelques éléments des textes poétiques. Ballets d’Atabalipa, & Peuples d’Amerique Le Récit de l’Amérique arbore des plumes, éléments habituels de la représentation des Américains dans les ballets [Fig. 2] - qui ne sont pas sans vraisemblance. Fig. 2 - Récit de l’Amérique - © BnF Il est suivi de l’entrée d’Atabalipa [Fig. 3], qui ressemblerait assez à un de ses portraits [Fig. 4], mais caricaturé en nain à très grosse tête, ce qui symbolise à la fois son orgueil (« Je suis l’effroi des puissans Roys,/ A qui je laisse pour tout choix/ La gloire de me rendre hommage », p. 107), sa folie 5 Voir Mark Franco, La Danse comme texte. Idéologies du corps baroque, Sophie Renaut trad., Paris, Kargo & L’Éclat, 2005, « Érotisme politique du ballet burlesque. 1624-1627 », p. 91-141. Le ballet du Grand bal de la douairière de Billebahaut (1626) 125 (cette tête a « des chambres à loüer », p. 109) et sa chute : c’est un « Chef inanimé » (p. 105), un chef vaincu. Fig. 3 - Entrée d’Atabalipa - © BnF Fig. 4 - André Thevet, « Atabalipa, roi du Peru 6 » - © BnF 6 André Thevet, Les Vrais Pourtraits et vies des hommes illustres grecz, latins et payens, Paris, Vve J. Kervert et J. Chaudière, 1584, p. 641 (BnF IFN 8624659). Claudine Nédelec 126 Ce dernier roi inca fut en effet décapité (ou étranglé) par Pizarro en 1533, grâce à une fausse promesse d’accord par laquelle il s’était fait piéger. Le fait qu’il soit assis sur un trône porté par deux valets évoque, en la rabaissant (« je suis sur une perche », dit-il, p. 109), son arrivée à l’entrevue de Cajamarca (novembre 1532) : les Espagnols présents ont été impressionnés par son entrée dans une chaise (ou une litière, les sources divergent) en or, portée par les princes de son royaume. Il est suivi d’une troupe d’Américains, toujours emplumés [Fig. 5], puis de perroquets (des danseurs déguisés, introduits dans des machines) [Fig. 6], puis de chasseurs de perroquets, à la fois à l’aide de la technique de la chasse aux miroirs [Fig. 7] (connue et pratiquée en France) et d’une étrange musique, destinée à troubler les oiseaux [Fig. 8] : « le son les amuse, le bruit les estonne, & [ils] ne sçavent s’ils doivent escouter ou fuïr » (p. 105). Ces oiseaux font penser à l’Amérique du Sud, ou plutôt à ce qu’on appelle alors « la France équinoxiale » (qui deviendra la Guyane française), où les Français continuent de chercher à s’implanter. Fig. 5 - Première entrée des Américains - © BnF Le ballet du Grand bal de la douairière de Billebahaut (1626) 127 Fig. 6 - Entrée des perroquets - © BnF Fig. 7 - Seconde entrée des Américains - © BnF Claudine Nédelec 128 Fig. 8 - Musique de l’Amérique - © BnF La dernière entrée, celle des androgynes [Fig. 9], rappelle qu’à la fin du XVI e siècle, René de Laudonnière et Jacques Le Moyne de Morgues avaient décrit, parmi les habitants de la Floride, l’existence d’« hermaphrodites », en fait des hommes aux cheveux longs, chargés de tâches dont les autres hommes ne voulaient pas ; façon de dire que ces peuples ne connaissent pas, donc transgressent, la juste répartition des activités propres aux deux sexes ? Mais cette « juste répartition » n’est-elle pas interrogée en creux par ces courtisans plus ou moins contraints de s’adonner à des activités qui les éloignent de leur fonction guerrière, dont le duc de Nemours lui-même ? Fig. 9 - Entrée des Androgynes - © BnF Le ballet du Grand bal de la douairière de Billebahaut (1626) 129 Enfin, un des Américains décrit en vers l’Amérique comme une Arcadie, un pays fertile où règnerait encore la liberté de l’âge d’or : C’est là que des respects la contrainte est banie ; C’est là qu’on voit l’honneur, la honte, & le devoir, Sans nom & sans pouvoir Et l’amour absolu regner sans tyranie. (p. 110) La représentation donnée de l’Amérique, au-delà de quelques poncifs (les plumes, les perroquets, fort à la mode dans les salons) et de la fantaisie propre au ballet burlesque (les instruments de musique, les costumes), est nourrie à la fois d’éléments de la culture savante, de faits historiques, et d’une portée politique assez manifeste : le roi Atabalipa est un roi vaincu, dont on n’a plus rien à craindre, et les Amérindiens ne sont guère que de bons sauvages... mais l’Amérique est peut-être le lieu des dernières libertés. Ballets du Grand Turc, & Peuples d’Asie Le récit de l’Asie [Fig. 10] chante la « grandeur » du Grand Turc : Mon Trosne est au dessus des Roys ; Je fais trembler toute la Terre, Et contrains l’Océan de respecter mes Loix. Ce qui ne l’exempte pas « [...] de la crainte/ D’accroistre quelque jour les palmes de LOUIS » (p. 116). Fig. 10 - Récit de l’Asie - © BnF Claudine Nédelec 130 Entre d’abord en scène [Fig. 11] Mahomet, précédé de porteurs du Coran ; leurs coiffures extravagantes, leurs « pas niaysement graves » (p. 113) et leurs habits jaunes et verts symbolisent leur folie. Les vers insistent sur la satire de la « doctrine » musulmane, qui n’est qu’ignorance et imposture ; Mahomet déclare : « Je ne trompe point sans finesse ; / Et mon vestement jaune & vert,/ Monstre assez quelle est ma sagesse » (p. 120). Fig. 11 - Entrée de Mahomet et ses Docteurs - © BnF Il « attire après soy le Ballet des Docteurs de sa loy, qui sont combattus par les raisons de quelques Persiens, aussi sçavants les uns que les autres : icy les coups de poings suppléent au deffaut de la doctrine » (p. 113) [Fig. 12]. Fig. 12 - Entrée des Docteurs persiens - © BnF Or à Louis XIII, qui joue un de ces « Gentils-hommes Persans lettrez », sont attribués ces vers : Le ballet du Grand bal de la douairière de Billebahaut (1626) 131 Ne m’en croyez pas moins de la Foy protecteur : Un Turban sur le Chef du fils aisné de Rome, Est tel qu’un mauvais livre en la main d’un Docteur. (p. 118) C’est-à-dire inoffensif, ou en passe d’être controuvé. Les Persiens qu’il mène promettent aux docteurs musulmans que « d’une audace sans pareille », ils iront « [...] planter une treille/ Dans le temple où leurs vœux adorent Mahomet » (p. 121). Le Grand Turc lui-même annonce que les armes du roi de France « Abbattront [son] Croissant ayant fait sa conqueste », croissant que les soldats de Louis, faisant « à ses femmes l’amour,/ [...] auront en peu de temps, replanté sur sa teste » (p. 122). C’est aussi ce que redoute Mahomet : Un jour ce Monarque indompté ; Dont la valeur n’a point d’exemple, Doit faire boire à ma santé Tous ses soldats dedans mon temple. (p. 120) Suprême provocation, suprême défaite. Puis viennent les gardes du Grand Turc [Fig. 13], dont le nom de piclers et les costumes sont inspirés des descriptions et gravures de l’ouvrage de Nicolas de Nicolay, Les Navigations, peregrinations et voyages, faicts en la Turquie (Anvers, 1576), et le Grand Turc lui-même [Fig. 14 et 15]. Fig. 13 - Entrée des Piclers - © BnF Claudine Nédelec 132 Fig. 14 - Entrée du Grand Seigneur - © BnF Fig. 15 - Seconde entrée du grand Seigneur dansant avec ses suivants - © BnF « Bouffonnement orné de son grave maintien » (p. 114), et accoutré d’un turban aussi démesuré que ses moustaches, il montait un vrai cheval, qui ne se tint pas bien ; Marolles en conclut qu’il faut préférer les machines dans les ballets, « les Animaux effectifs ne reüssissent jamais dans ces sortes de Galanteries » (p. 160). Ce souci de mettre en valeur le cheval serait-il un Le ballet du Grand bal de la douairière de Billebahaut (1626) 133 rappel de l’importance, pour l’Europe aussi, des purs sangs arabes, découverts par les croisés ? Fig. 16 - Entrée des Sultanes - © BnF Entrent en scène ensuite les sultanes [Fig. 16], dansées par des hommes, dont le frère du Roi, ainsi que peut-être des eunuques : aucun dessin ne les représente, mais des vers leur sont attribués, qui insistent sur les transgressions des frontières ontologiques : Que vois-je icy ? sont-ce des corps Qui soient vivans comme nous sommes, Ou des souches que par ressors On fait danser en habits d’hommes. O beautez, beaux soleils des ames, En attendant que l’on sçaura S’ils sont hommes, bestes ou femmes, Ils sont tout ce qu’il vous plaira. (p. 123) Les sultanes se battent pour gagner les faveurs du Grand Turc, qui « selon l’ancienne coustume des grands Turcs, [...] jette le mouchoir à celle qui doit estre Sultanne » (p. 114) - coutume attestée par Furetière. Rivalités de sérail, grand désordre sur scène... et plaintes des délaissées, qui regrettent que les eunuques aient « [...] des clefs pour nostre Serrail,/ Mais non pas pour nostre serrure » (p. 125). On retrouve donc les mêmes composantes que dans l’entrée précédente : poncifs caricaturaux, éléments de culture savante, realia. Mais la portée politique est plus agressive ; elle vise la religion musulmane, qu’on se propose d’éradiquer, en venant attaquer le Grand Turc dans sa suzeraineté Claudine Nédelec 134 politique et religieuse : trace du vieux rêve de reconquête des lieux saints ? Ce qui est assez étonnant, car en même temps la France entretient des relations diplomatiques avec l’Empire ottoman depuis François 1er [Fig. 17 - où l’on voit que le turban du Grand Turc n’est peut-être pas si exagéré...] : la dernière ambassade turque, auprès de Louis XIII, date de 1607. Fig. 17 - Tableau du Titien : Soliman le Magnifique (vers 1530) - Kunsthistorisches Museum Wien (Creative Commons) Ballets des Baillifs de Groenland & Frisland, & Peuples du Nord Le relateur souligne l’effet de contraste des deux entrées successives : « il semble que la place estant eschapée des flames de la fureur & du ravage de tant de forcenées [les sultanes], ne sçauroit mieux ouvrir les bras qu’à la froideur du NORT » (p. 126) [Fig. 18]. Le ballet du Grand bal de la douairière de Billebahaut (1626) 135 Fig. 18 - Récit des parties du Nord - © BnF Ici dominent les déclinaisons fantaisistes de quelques clichés : une langue rocailleuse et incompréhensible (p. 128), galimatias qui a frappé les contemporains (façon de dire le manque de civilité des peuples du nord ? ), le grotesque des danses et des costumes [Fig. 19 et 20]. Fig. 19 - Entrée des baillis de Groenlande et Frislande et leurs Caprioleurs à louage - © BnF Claudine Nédelec 136 Fig. 20 - Entrée des Hocriquanes et Hofnagues - © BnF Tallemant des Réaux nous apprend l’origine anecdotique de ce choix vestimentaire, qui n’a rien de hollandais : Rebutté des desbausches de Moulinier et de Justice, deux de ses musiciens de la Chapelle, qui ne le servoient pas trop bien, il [Louis XIII] leur fit retrancher la moitié de leurs appointemens. Marais, le bouffon du Roy, leur donna une invention pour les faire restablir. Ils allerent avec luy au petit coucher danser une mascarade demy-habillez ; qui avoit un pourpoint n’avoit pas de haut-de-chausses. « Que veut dire cela ? » dit le Roy. - « C’est, Sire », respondirent-ils, « que les gens qui n’ont que la moitié de leurs appointemens ne s’habillent aussy qu’à moitié ». Le Roy en rit et les reprit en grace 7 . Rappel flatteur, ou raillerie ? L’évocation de la froideur du climat permet de mettre en scène d’étranges scènes, « dont les figures sont aussi entreprises 8 que les pas sont morfondus » [p. 127, Fig. 21] ; chez ces « damoiseaux glacez » (p. 127), le feu couve sous, ou plutôt sur, la glace... [Fig. 22]. 7 Gédéon Tallemant des Réaux, Historiettes, Antoine Adam éd., Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1960, « Louis treiziesme », t. I, p. 336. La mascarade mentionnée par Tallemant est le Ballet des mi-partis dansé en 1615. 8 Entrepris : « Impotent, paralytique, qui ne se peut aider de tous ses membres, ou d’une partie » (Furetière). Le ballet du Grand bal de la douairière de Billebahaut (1626) 137 Fig. 21 - Entrée des Glisseurs - © BnF Fig. 22 - Entrée des gelés - © BnF Ballets du Cacique et Peuples d’Afrique, suivis du Grand Cam incogneu Les peuples du Nord « cedent sans replique à leurs contraires » (p. 133), les peuples d’Afrique [Fig. 23]. Claudine Nédelec 138 Fig. 23 - Récit de l’Afrique - © BnF Là encore quelques représentations conventionnelles : la peau noire, le nez camus (qui donne lieu à quelques plaisanteries équivoques), des tambours, un éléphant et un chameau, une langue jargonnesque : « Il cause en son ramage, & ses sujects luy répondent en si excellent jargon, que l’on n’entend ny les uns ny les autres » (p. 133) [Fig. 24]. Fig. 24 - Entrée du Cacique et sa Suite - © BnF Le ballet du Grand bal de la douairière de Billebahaut (1626) 139 Leur chef, étrangement appelé le Cacique, alors que cacique est le nom donné par les Espagnols aux seigneurs de l’Amérique, est un vantard voué à la chute, comme les Géants de la mythologie : La terre qui pour moy brusle de passion, Donne la carte blanche à mon ambition ; L’Ocean de ma gloire annonce les nouvelles : L’Enfer que j’enrichis n’est sans me redouter ; Mais je ne puis descendre, & jaloux de monter, Si j’espargne le Ciel c’est par faute d’eschelles. (p. 135) Le suivent un groupe d’Africaines représentées en Amazones armées de sagaies [Fig. 25]. Pas si fantaisiste que cela : il y avait, au service du roi du Dahomey, un corps de femmes guerrières qui a persisté jusqu’à la conquête française à la fin du XIX e siècle [Fig. 26]. Fig. 25 - Entrée des Africaines - © BnF Fig. 26 - Les « Amazones » du Dahomey (Paris, 1891) - Nationaal Museum van Wereculturen (Creative commons) Claudine Nédelec 140 Fait ensuite son entrée le Grand Cam [Fig. 27 et 28], dont l’arrivée est ainsi expliquée : Le grand CAM, bien qu’il soit de l’Asie, pour s’accommoder à la caravane des chameaux, ou pour arriver incogneu en ceste contrée, suit la piste des Afriquains, si bien travesty & desguisé, que l’on n’a garde de le cognoistre s’il ne leve le masque : Au pis aller il ne se picquera pas contre ceux qui le tiendront pour dissimulé ; car il s’est laissé dire par les chemins que le sçavoir feindre est une piece de cabinet. (p. 134) Fig. 27 - Entrée du Grand Can et ses Suivants - © BnF Fig. 28 - Seconde entrée du grand Can dansant avec ses suivants - © BnF Le ballet du Grand bal de la douairière de Billebahaut (1626) 141 Cam, nous dirions aujourd’hui khan, est un titre mongol, et il est accompagné de Tartares ; il s’agit donc de l’Extrême-Orient. Son costume tout en pointes pourrait évoquer, outre le soleil, l’idée de « personnage pointu », habile à ces plaisanteries qu’on appelle des pointes, ou plutôt habile, comme le dit sa présentation, au « savoir feindre ». On voit qu’au risque d’une assez étrange confusion géographique entre l’Afrique et l’Extrême-Orient (qui devrait figurer parmi les peuples d’Asie), ces deux figures de souveraineté sont rapprochées parce qu’elles évoquent deux formes de dangers pour le roi de France : les rois qui veulent conquérir par la force (le Cacique), et les rois qui veulent conquérir par la ruse (le Cam). Ballets des peuples d’Europe, devant la Doüairiere de Billebahaut Fig. 29 - Récit de l’Europe - © BnF En fait de peuples d’Europe, seuls paraissent sur scène des Espagnols, comme le prouve le récit [Fig. 29] qui chante quelques vers en espagnol, nouvelle représentation, réaliste celle-là, des frontières linguistiques. Mais on se garde de représenter sur scène le roi d’Espagne, ou toute autre figure de suzeraineté. Ce ne sont même pas vraiment des Espagnols qui sont représentés, mais des Grenadins, c’est-à-dire les habitants mores de Grenade, musulmans chassés d’Espagne après une révolte, au début du XVII e siècle (d’où le « bagage ») [Fig. 30]. Claudine Nédelec 142 Fig. 30 - Bagage des Grenadins - © BnF Se succèdent une entrée de « vieilles porteuses d’enfans sur l’espaule » (p. 142, [Fig. 31] - simple fantaisie grotesque, ou allusion aux duègnes ? ), des joueurs de guitare, des danseurs de sarabande, et des chanteurs [Fig. 32, 33, 34] - ce qui renvoie à l’influence artistique espagnole. Fig. 31 - Nourrices des Grenadins - © BnF Le ballet du Grand bal de la douairière de Billebahaut (1626) 143 Fig. 32 - Entrée des Joueurs de Guitare - © BnF Fig. 33 - Danseurs de sarabande - © BnF Claudine Nédelec 144 Fig. 34 - Chantres Grenadins - © BnF Mais les Grenadins sont doubles : ils sont aussi présentés, par les vers, comme des vagabonds, griveleurs et voleurs, hanteurs de tavernes et de brelans (maisons de jeu) - ce qui renvoie au goût très prononcé en France pour la littérature picaresque espagnole. Parmi les joueurs de guitare figure le roi, à qui sont attribués ces vers : Je suis un Amant de campagne, Qui porte un front victorieux Pour faire l’amour à l’Espagne : Est-il dessein plus glorieux ? (p. 145) Il ne s’agit pas seulement de l’amour, conventionnellement affirmé, alors qu’ils sont alors brouillés, du roi pour Anne d’Autriche ; il s’agit surtout d’une allusion à la victoire de la Valteline, qui permit, en mars 1626, la signature du traité de Monzón, favorable à la France, entre la France et l’Espagne. Malgré leur mauvaise réputation, les Grenadins sont tout de même reçus par l’hôte et l’hôtesse de l’hôtellerie de Clamart [Fig. 35] - noter l’élément de décor : la France est accueillante aux réfugiés... Le ballet du Grand bal de la douairière de Billebahaut (1626) 145 Fig. 35 - L’hôte et l’hôtesse - © BnF Entrent enfin en scène la douairière et sa suite de « Donzelles » (p. 143, [Fig. 36]) - tout aussi laides qu’elle - suivies du Fanfan de Sotte-ville et de ses « Muguets » (p. 144, [Fig. 37]). Fig. 36 - Entrée de la Douairière de Billebahaut et ses dames - © BnF Claudine Nédelec 146 Fig. 37 - Entrée de l’amoureux de la Douairière et ses suivants - © BnF Inutile d’insister sur le ridicule de ces figures, qui dansent mal, encombrées de leurs costumes (remarquez les éperons des hommes), le tout sur une musique cacophonique « à la vieille Gauloise » (p. 144). Selon le Mercure français, on ne peut « rien imaginer de plus grotesque qu’estoit ceste Doüairiere & son Amoureux, qui furent naïvement representez avec des actions fanfanesques & conformes au sujet du bal 9 ». Ces figures grotesques, « marchandise à rire » [p. 144], commencent le grand bal, puis entre le corps de musique [Fig. 38] ; « le GRAND BALLET qui vient apres a besoin d’une belle place, afin que la nouvelle invention, dont il est tissu, puisse librement repaistre les dégoustez, & contenter les fantasques » (p. 144). 9 Mercure françois, t. XII [1626], p. 192. Le ballet du Grand bal de la douairière de Billebahaut (1626) 147 Fig. 38 - Musique de la Douairière - © BnF Autrement dit, cette fin de ballet ne marque nullement un retour à l’ordre et au juste cours des choses sous la haute égide royale, comme c’est la plupart du temps le cas : on reste dans un univers carnavalesque où tout est au mieux sous le signe de la fantaisie, au pire sous celui de la satire universelle. Entrer dans le détail des représentations (iconiques et verbales) de ces étranges étrangers permet de constater qu’elles sont plus subtiles, plus variées, plus nuancées qu’on ne le dit généralement. On se joue des frontières entre le fantaisiste et l’historique, le sérieux et le grotesque (titre d’un autre ballet important dansé l’année suivante), le divertissement et le discours politique, l’adhésion (à la glorification de la grandeur royale) et la contestation. Car on se joue aussi d’un jeu de miroirs entre le même et l’autre, qui n’aboutit pas forcément à une conclusion positive en faveur du même : « [...] icy comme en Afrique,/ On trouve assez d’asnes cornus » (p. 138). On est loin de ce qu’on observe par exemple dans le Ballet des quatre monarchies chrétiennes 10 de 1635 ou dans le Ballet de la prospérité des armes de la France 11 de 1641. 10 Marie-Claude Canova-Green éd., Ballets pour Louis XIII. Danse et politique à la cour de France (1610-1643), Toulouse, Société de littératures classiques, 2010, p. 301- 324. Claudine Nédelec 148 Si les autres nations reconnaissent, plus implicitement qu’explicitement d’ailleurs, au contraire des hommages dithyrambiques rendus dans les ballets de la fin du règne, la supériorité du « Grand Roy que l’univers admire » (p. 153), la France n’est pas moins ridicule que les autres nations, puisqu’elle est représentée par une horrible vieille, qui se croit un bourreau des cœurs, et par un grotesque Fanfan. Bien sûr, on pourrait penser qu’il s’agit de se moquer des prétentions bourgeoises à imiter la noblesse en donnant un grand ballet ; mais, selon Margaret McGowan 12 , la douairière pourrait être la caricature de la reine Marguerite, la première femme d’Henri IV, morte en 1615, et devenue sur ses vieux jours « horriblement grosse », ce qui ne l’empêchait pas de continuer à mener une vie galante, d’après cette mauvaise langue de Tallemant 13 . Par ailleurs, l’insistance sur les figures sexuellement ambiguës (androgynes, eunuques, amazones, Gaston d’Orléans et les grands déguisés en sultanes)... a peut-être quelque chose à voir avec le thème de l’efféminement des courtisans, réduits d’une part à l’obéissance, d’autre part au divertissement, qui les éloignent de leurs fonctions « naturelles » de guerriers et de soutiens du royaume : si le Comte d’Harcourt, grand capitaine, se vante de dévider les jours des Rodomonts (p. 108), il le fait en androgyne, un fuseau à la main... Et c’est à lui qu’est attribué l’éloge de l’Amérique, comme pays de liberté où est demeuré « le siècle doré », et où les âmes, comme les corps, se montrent « toutes nuës » (p. 110) - mais qu’il lui a fallu quitter. Si, selon Richelieu, Henri IV jugeait n’avoir rien à craindre du duc de Nemours, « la musique, des carrousels et des ballets étant capable de le divertir des pensées qui pourroient être préjudiciables à l’État 14 », n’oublions pas que, au temps même du ballet, s’ourdissait, contre Richelieu et peut-être même contre le roi, la conspiration dite de Chalais, qui réunit quelques Grands du royaume, et se termina tragiquement. Comme le dit René Chartier, « la forme littéraire très sophistiquée qu’est le ballet de cour désamorce les peurs et les tourne en rire, mais tout de même en indique les lieux 15 ». 11 Ibid., p. 351-367. 12 Margaret McGowan, L’Art du ballet de cour en France (1581-1643), Paris, Éditions du CNRS, 1978, p. 151. 13 G. Tallemant des Réaux, Historiettes, op. cit., t. I, p. 59-61. 14 Richelieu, Mémoires, Paris, Éditions Henri Laurens, 1908-1931, t. I, p. 39. 15 Roger Chartier, « La Monarchie d’Argot entre le mythe et l’histoire », Cahiers Jussieu, n° 5, 1979, p. 300. Une frontière disputée : Nicolas Caussin, confesseur de Louis XIII, sur la ligne de front séparant politique et religieux G RÉGOIRE M ENU H ARVARD U NIVERSITY Il y a de cela quelque temps déjà, Étienne Thuau exposait avec précision la manière dont un courant étatiste parvint à imposer, très progressivement, une séparation stricte entre politique et religieux. Dans la partie sur les écrits dévots de son essai, il consacre une place non négligeable à Nicolas Caussin, présentant rapidement son magnum opus, La Cour sainte, et revenant sur l’expérience du jésuite à la cour en tant que confesseur du roi. Il conclut le récit de cet épisode malheureux sur ces mots : « Que la frontière entre la religion et la politique soit bien incertaine, c’est ce que montrent les différends qui s’élevèrent entre Richelieu et les Pères Caussin et Suffren 1 ». Souvenons-nous de la définition que Furetière propose pour le terme de « Frontière » : « l’extremité d’un royaume, d’une province, que les ennemis trouvent de front quand ils y veulent entrer 2 ». De fait, partisans d’une politique religieuse et partisans d’une politique séculaire peuvent bel et bien être conçus comme deux ennemis s’affrontant dans l’espace de la cour, et Caussin s’est engagé pleinement dans cette bataille à l’issue encore incertaine à l’époque, en actes et en paroles, dans le monde et dans ses livres. En effet, envoyé par le cardinal en exil en 1638, il consacre une partie de son temps à développer sa Cour sainte, multipliant les Vies exemplaires et, en particulier, celles des conseillers royaux. Ainsi, pour nuancer, mais non infirmer, ce qu’a pu affirmer Étienne Thuau quant à l’absence d’écrits permettant de saisir « la position des chrétiens devant l’État réel, l’État en 1 Étienne Thuau, Raison d’État et pensée politique à l’époque de Richelieu, Paris, Albin Michel, 2000 [1966], p. 133. 2 Antoine Furetière, Dictionnaire universel […], La Haye et Rotterdam, Arnout & Reinier Leers, 1690, t. 1, s. v. « frontière ». Grégoire Menu 150 développement, l’État absolu 3 », le récit permet à Caussin de ne pas se limiter à un discours politique prescriptif mais de montrer, comme en pratique, les bienfaits que le souverain peut attendre d’un exercice chrétien du pouvoir. Il s’agit ainsi d’étudier la manière dont les positions politiques de Caussin telles qu’elles se donnent à lire dans son traité polymorphe sont renforcées par son expérience directe de la cour. Un retour sur son année en tant que confesseur du roi permet de tracer avec précision la ligne de partage que Caussin définit entre les sphères politique et religieuse. L’étude des Vies de souverains et de conseillers proposées dans La Cour sainte montre que Caussin reprend un discours anti-étatiste commun à une constellation d’écrits dévots, qu’il amplifie par des narrations représentant les bienfaits d’une politique chrétienne, à défaut d’avoir pleinement pu la mener à la cour. Le traité peut ainsi être lu comme une défense de son action auprès de Louis XIII, ce qui brouille une seconde frontière : celle entre la cour et le livre. Caussin à la cour de Louis XIII Les premières années de la carrière de Caussin (1583-1651) se déroulent sans accrocs : faisant ses débuts au collège de Rouen, où il enseigne les humanités et la rhétorique, il va ensuite rejoindre La Flèche puis Paris en 1618. Durant cette période, il publie un traité d’éloquence 4 et cinq tragédies en latin 5 qui témoignent de son intérêt pour la didactique et de son souci pratique. Il devient prédicateur à succès, s’appuyant sur une érudition certaine et une parole fleurie. C’est au cours de cette période d’ascension que paraît la première mouture de La Cour sainte en 1624 6 - l’année même où Richelieu entre au conseil du roi - qu’il n’a de cesse d’amplifier jusqu’à sa mort 7 . Ce serait en partie grâce à cette Cour sainte 8 que le Cardinal aurait eu 3 É. Thuau, op. cit., p. 141. 4 Nicolas Caussin, Eloquentiæ sacræ et humanæ parallela libri XVI, Paris, Sébastien Chappelet, 1619. 5 Nicolas Caussin, Tragoediae sacrae, Paris, Sébastien Cramoisy, 1620. 6 Nicolas Caussin, La Cour sainte, ou L’Institution chrestienne des grands, avec les exemples de ceux qui dans les cours ont fleury dans la saincteté, Paris, Sébastien Chapelet, 1624. 7 Pour une description de l’histoire éditoriale complexe de cet ouvrage et une liste exhaustive de ses éditions, voir Grégoire Menu, Litteræ magistræ vitæ : usages exemplaires des figures historiques dans les Lettres du premier XVII e siècle, thèse, Harvard University, 2017. 8 Voir Armand Jean du Plessis, cardinal duc de Richelieu, Mémoires du Cardinal de Richelieu : sur le règne de Louis XIII, depuis 1610 jusqu’à 1638, t. 7-9, Nouvelle Une frontière disputée : Nicolas Caussin, confesseur de Louis XIII 151 l’idée de le proposer pour la fonction de confesseur de Louis XIII, fonction qu’il occupe à partir du 25 mars 1637, en dépit des réserves de ses supérieurs, les Pères Séguiran et Binet, inquiets de son inexpérience. L’homme de religion a ainsi franchi la frontière le séparant de la cour. L’illusion qu’a pu nourrir Caussin d’une union du religieux et du politique sous la figure de Louis XIII est toutefois de courte durée. En effet, si Richelieu pensait certainement pouvoir le contrôler aisément, il s’aperçoit rapidement qu’il n’en est rien, et Caussin est congédié après une soirée rocambolesque, en décembre 1637 9 . Envoyé en exil à Rennes puis à Quimper, il y reste jusqu’à la mort de Richelieu et ne revient à Paris qu’en août 1643. Au cours de ces années, il rédige un certain nombre de lettres pour justifier ses actions, à Richelieu d’abord mais aussi à ses supérieurs, et à M lle de La Fayette, à laquelle Louis XIII s’intéressait. Il convient de revenir sur cette année charnière de 1637 : si ses quelques mois auprès du roi bouleverse la vie de Nicolas Caussin, ils sont également d’importance à l’échelle politique. En effet, l’épisode marque suffisamment les esprits pour qu’on le retrouve, par exemple, chez Pascal 10 ou dans le dictionnaire de Bayle 11 . De nombreuses explications ont pu être avancées pour expliquer la disgrâce 12 et nous ne nous intéresserons dans le cadre de cet article qu’aux questions mêlant directement politique et religion. On lit entre les lignes des Mémoires du Cardinal le danger qu’il a pu sentir. Ses griefs contre Caussin peuvent être classés en trois catégories, qui se rejoignent finalement : personnelles, religieuses et politiques. Richelieu reproche tout d’abord à Caussin son comportement : il se serait révélé trop collection des mémoires pour servir à l’histoire de France, 2 e série, éd. Joseph-François Michaud et Jean-Joseph-François Poujoulat, Paris, Éditeur du commentaire analytique du Code Civil, 1837-1838, p. 220. Sur l’origine incertaine de ces mémoires, voir Christian Jouhaud, « Les Mémoires de Richelieu : une logique manufacturière », Mots, vol. 32, n°1, 1992, p. 81-93. 9 Pour un récit circonstancié de ces quelques jours de disgrâce qui conduisent à l’exil voir Camille de Rochemonteix, Nicolas Caussin Confesseur de Louis XIII et le cardinal de Richelieu, Paris, Alphonse Picard et fils, 1911 ; Nicolas Caussin, Une vocation et une disgrâce à la cour de Louis XIII, Lettre inédite du P. Caussin à Mlle de La Fayette sur des faits qui les concernent l’un et l’autre, précédée d’une introduction par le P. Ch. Daniel, Paris, Brunet, 1861 ; et Robert Bireley, The Jesuits and the Thirty Years Wars: Kings, Courts and Confessors, Cambridge, Cambridge University Press, 2003, p. 190 sq. 10 Blaise Pascal, Les Provinciales, Pensées, éd. Gérard Ferreyrolles et Philippe Sellier, Paris, Librairie Générale Française, 2004, p. 427. 11 Pierre Bayle, s. v. « Caussin (Nicolas) », Dictionnaire historique et critique [Rotterdam, Reinier Leers, 1697], Paris, Desoer, 1820, t. 4, p. 607-613. 12 Pour une synthèse de ces propositions, voir G. Menu, op. cit. Grégoire Menu 152 mondain, imbu de lui-même et ambitieux à l’excès, voire inconvenant avec son insistance à « confesser les dames 13 ». De manière plus décisive, il donne à l’action du jésuite en tant qu’entremetteur entre Louis XIII et M lle de La Fayette une portée politique grave. Il affirme que Caussin retarde l’entrée de la jeune fille au couvent non par scrupules religieux mais pour conserver son emprise sur Louis XIII. Enfin, il s’oppose à Caussin quant à l’interprétation de l’ordonnance d’Acquaviva encadrant les prérogatives du confesseur royal 14 . Les jésuites abandonnent Caussin immédiatement et retiennent principalement les accusations portées contre lui d’indiscrétion, de mondanité et de propension à vouloir se mêler des affaires d’État. Dans une lettre, le père Binet égrène les reproches de la Compagnie contre son représentant : il n’aurait pas consulté ses supérieurs avant de s’adresser au roi le 8 décembre 1637, il n’a pas suivi la position de ses prédécesseurs sur les alliances avec les infidèles, il aurait essayé de faire renvoyer Richelieu, et, enfin, il se serait livré à des activités politiques 15 . Cet empressement des coreligionnaires de Caussin à le condamner montrent qu’ils ont pu craindre de perdre l’appui du Cardinal alors que leurs positions en France demeurent fragiles. Nicolas Caussin répond point par point à ces accusations dans plusieurs lettres dont seules certaines nous sont parvenues. Il adresse à Richelieu une longue missive, certainement rédigée en 1638 16 , se concluant par une attaque violente contre la politique du Cardinal. Le jésuite revient notamment sur la question des prérogatives du confesseur du roi : Or je demande quelle connoissance peut avoir un confesseur des défauts de son pénitent, s’il n’entre dans celle de ses devoirs et de ses obligations ? Et y a-t-il chose au monde qui oblige davantage un Roi que le bon Gouvernement de ses Peuples et les affaires de sa charge 17 ? Refuser de discuter des conséquences du gouvernement du roi reviendrait à vider la confession de tout contenu. Caussin distingue cependant deux sortes d’affaires d’État : celles de pure gestion d’un côté et celles qui « sont pieuses et Spirituelles, comme d’exhorter les Princes à conserver leur religion, à se 13 Mémoires du Cardinal de Richelieu, op. cit., p. 220. 14 R. Bireley, op. cit., p. 225-226. 15 Ibid., p. 189-190. 16 Caussin écrit : « Il y a douze ou treize ans que votre Éminence fit une harangue à l’ouverture de l’assemblée des Notables, et dit qu’il falloit augmenter les recettes du Royaume […] » (« Copie d’une lettre du Père Caussin, Jésuite, Confesseur de Louis XIII, À Monseigneur le Cardinal de Richelieu » dans P. Auguste Carayon éd., Documents inédits concernant la compagnie de Jésus, Paris, Taranne, 1874, p. 475). La dernière assemblée des notables se réunit en septembre 1625. 17 Ibid., p. 452-453. Une frontière disputée : Nicolas Caussin, confesseur de Louis XIII 153 faire protecteurs de la Sainte Église, à rendre la justice à leurs Peuples, à tenir leur Royaume en paix, à chasser les vices, à récompenser les vertus 18 ». Si les premières ne font pas partie des prérogatives du confesseur, les secondes sont pertinentes en confession. Il réexamine ainsi la question des alliances militaires de la France et réfute l’idée qu’il aurait envisagé la question sous un angle politique en admettant bien volontiers ne pas avoir les connaissances requises pour statuer sur une telle question 19 . Il refuse donc d’envisager les raisons qui ont pu amener Richelieu à s’allier avec des États protestants pour décrire de manière pathétique la dimension contrenature d’une telle alliance, et s’arrêter sur le prix terrible payé par les populations. Il se présente ainsi en défenseur du peuple contre un gouvernement le réduisant à la misère, à la fois par des impôts qui l’affament et par des guerres qui appauvrissent les terres. Enfin, il concède avoir essayé de convaincre le roi de se réconcilier avec sa mère et Anne d’Autriche et de l’avoir engagé à prendre plus de responsabilités dans la conduite de l’État, mais il nie avoir entretenu le désir de former un nouveau gouvernement ou d’avoir suivi un quelconque programme politique 20 . Richelieu tente donc de mettre en évidence la gravité des fautes de Caussin dans le cadre de ses fonctions et de minimiser l’importance politique de l’épisode en mettant la disgrâce du confesseur sur le compte d’un comportement indigne. Les réponses de Caussin mettent en évidence une opposition théorique plus profonde. Après ce ministère houleux, le Supérieur général des jésuites, Muzio Vitelleschi (1563-1645), préfère accepter les conditions de Richelieu sur la question du gallicanisme. Ce changement constitue une victoire du Cardinal dans la séparation du politique et du religieux ainsi qu’un pas significatif vers un système absolutiste se débarrassant de tout contre-pouvoir. L’exil donne toutefois au jésuite une certaine liberté 21 et la dispute s’est poursuivie par écrits interposés. Aux lettres, par lesquelles Caussin se défend auprès du Cardinal et de ses supérieurs, et aux mémoires permettant à Richelieu de se justifier pour la postérité, il faut ajouter La Cour sainte qui propose une apologie de la monarchie chrétienne. Caussin aurait ainsi pris au mot Richelieu qui, avec un cynisme brillant, suggère avoir été à l’origine, du moins indirectement, de l’embellissement de ce traité : 18 Ibid., p. 453. 19 Ibid., p. 458-459. 20 Il écrit ainsi à M lle de La Fayette avoir « parlé du respect et de la charité qui lui [Marie de Médicis] est due, non pour monopoler contre l’État, mais pour rendre à Dieu ce qui lui appartient » (Lettre inédite du P. Caussin à Mlle de La Fayette, op. cit., p. 480). 21 É. Thuau, op. cit., p. 104. Grégoire Menu 154 Il y avoit un grand collège en cette maison-là, qui qui [sic] est un des plus célèbres de France ; il y pouvoit passer doucement le temps en la conversation des personnes plus doctes de son ordre, et y faire une seconde Cour Sainte, illustrée des exemples des choses qu’il avoit vues et pratiquées en la cour 22 . La Cour sainte : un ouvrage anti-étatiste Les conceptions politiques de Caussin innervent le traité. Il puise nombre de ses idées chez des auteurs du siècle précédent, tels que Giovanni Botero, Juste Lipse - mentionné dans les sources et dont l’influence sur la pensée de Caussin a été remarquée 23 -, Pedro de Ribadeneira et Juan de Mariana, parmi d’autres 24 . Au-delà de leurs nombreuses différences, ils affirment tous qu’un État pérenne ne peut qu’être fondé sur les valeurs chrétiennes. La Cour sainte s’inscrit donc dans une constellation d’écrits s’opposant à la sécularisation du politique. La Vie de Constantin est notamment l’occasion pour Caussin d’attaquer frontalement les théories de Machiavel et, à travers lui, les prises de position étatistes les plus récentes. Après avoir loué le lignage du souverain, sa foi, ses entreprises politiques et, en particulier, la fondation de Constantinople, l’auteur de La Cour sainte souligne la capacité de l’empereur à être aimé non par la terreur mais par la douceur. Machiavel est alors vilipendé par Caussin. Pour dénoncer la proposition du penseur italien selon laquelle le souverain doit choisir la religion de son État pour favoriser son maintien sur le trône, le jésuite oppose la force de l’exemple : Par quels degrez la providence de Dieu l’a-elle mené à la souveraineté des Empires du monde ? Est-ce par ceux que Messire Nicolas Machiavel a dressé pour conduire son Prince ? S’il se faut dépoüiller de l’innocence pour se revestir de la robbe Imperiale, pourquoy Constantin prend-il le chemin de l’Empire par celuy de la saincteté ? S’il faut se servir de la Religion comme d’un instrument de l’Estat, & prendre celle qui a le plus de creance dans l’opinion des peuples, pourquoy va-il [sic] choisir la Religion Chrestienne, lors que le gros du monde estoit dans la Gentilité 25 ? 22 Mémoires du Cardinal de Richelieu, op. cit., p. 227. 23 Volker Kapp, « Politique chrétienne au XVII e siècle », Papers on French Seventeenth Century Literature, Biblio 17 n°13, Paris - Seattle - Tübingen, 1984, p. 193-208. 24 Voir Philippe Lécrivain, « L’éloquence sacrée à l’épreuve de la politique. Quand un conflit d’influence devient une affaire d’État », dans Sophie Conte (dir.), Nicolas Caussin : rhétorique et spiritualité à l’époque de Louis XIII, Actes du colloque de Troyes (16-17 décembre 2005), Berlin, Ars Rhetorica 19, Lit Verlag, 2007, p. 73. 25 Nicolas Caussin, La Cour sainte […], t. 2, Paris, Jean Du Bray, 1645, p. 72. Une frontière disputée : Nicolas Caussin, confesseur de Louis XIII 155 À cet exemple chrétien, il adjoint le contre-exemple de son successeur, Julien, qui aurait eu « toutes les qualitez que Messire Machiavel donne à son prince 26 ». Il est dissimulateur puisqu’il feint la foi chrétienne jusqu’à prendre la tonsure tout en priant Mercure en secret. Il prétend avoir le pouvoir en horreur, « se fais[ant] porter à l’Empire, comme on meneroit une victime revesche à la boucherie 27 ». Et la liste de ses tromperies ne s’arrête pas là 28 . L’excès absolu de sa conduite se comprend par l’absence de vertu : il ne dirige pas sa vie en fonction de principes établis mais de l’intérêt particulier nécessairement conditionné par le seul instant. Pour cette raison, toute cohérence est bannie du règne de Julien et même ses bonnes actions - il se montre par exemple d’une libéralité extrême - sont le produit de ses passions déréglées. Une telle éthique ne peut conduire qu’à la perte du souverain que Caussin exécute en une phrase lapidaire, nouvelle occasion d’égratigner par antiphrase la pensée de Machiavel : « D’où vient donc qu’avec toutes ces belles parties du Prince de Machiavel, il a si bien reüssi, ne regnant qu’un an sept mois, mourant comme frappé d’un coup du Ciel 29 ? ». L’opposition entre Constantin, premier souverain chrétien qui a pourtant péché, et Julien, figure de l’excès réalisant de bonnes actions par inadvertance, pose la question fondamentale de l’intention. Le questionnement politique se double donc d’une opposition éthique entre les étatistes et leurs opposants. La raison d’État pose une frontière imperméable entre l’être et le paraître puisque l’éthique individuelle, qui peut tout à fait être chrétienne par ailleurs 30 , n’a pas de rôle à jouer dans la gestion de l’État : le souverain doit être une instance amorale et polymorphe à même de s’adapter à l’événement sans que son action politique n’ait de conséquences sur son essence en tant qu’individu. Cette conception est simplement inacceptable pour Caussin qui ne veut pas penser le religieux indépendamment du politique : l’action, pour être justifiée et bonne, doit s’accorder à l’intention. L’éthique de Caussin s’inscrit donc dans une temporalité chrétienne orientée vers l’au-delà 31 . Pour expliquer la défaite des dévots, Étienne Thuau affirme qu’il aurait manqué, entre autres, à ce parti une pensée pratique inscrite dans son 26 Ibid., t. 2, p. 75. 27 Ibid. 28 Il se fait passer pour plus sobre qu’un moine, plus philosophe qu’un stoïcien, plus entreprenant qu’Alexandre… (ibid.). 29 Ibid. 30 Voir Hannah Arendt, L’Humaine Condition, Paris, Gallimard, « Quarto », 2012, p. 652-653. 31 Voir François Hartog, Chronos, l’Occident aux prises avec le Temps, Paris, Gallimard, « NRF », 2020, en particulier p. 29-81. Grégoire Menu 156 temps 32 . Or, elle est bien présente chez Caussin, tant dans son action que dans son ouvrage, notamment par l’entremise des exemples. En effet, s’il est congédié par Richelieu, les arguments présentés directement au roi par son confesseur le 8 décembre 1637 ne sont pas restés sans effets : le 11 décembre, Louis XIII demande aux évêques des prières pour la chrétienté et, par la suite, il n’acceptera jamais une alliance avec les Turcs contre l’empereur 33 . Ce souci d’efficacité se retrouve dans la rhétorique de La Cour sainte. En conclusion du quatrième tome - le traité des passions - Caussin revient sur l’organisation de l’ouvrage et se peint en serviteur de ses lecteurs, prêt à tous les sacrifices : Il me seroit loisible de finir icy, n’estoit que quelques Seigneurs & quelques Dames qui composent une partie de cette Cour innocente, par les bons exemples de leur vie, ne sont iamais pleinement satisfaicts, si ie ne leur donne des Histoires. C’est ce qui m’a poussé à couronner ces traictez par des remarques Historiques assez choisies, pour mettre en veuë le desordre que sont les passions mal gouvernées, & les utilitez qu’elles apportent, lorsqu’elles sont rangées soubs les loix de la discretion. Ie les ay voulu expressement tirer presque toutes de nostre Histoire pour deux raisons, dont l’une est que les passions des Infidelles de l’Antiquité, & mesmes celles de plusieurs autres nations Chrestiennes ont des traits qui sont trop remplis d’horreur & de brutalité. Mais les nostres, quoy qu’elles ayent des saillies assez volages sont plus dans les termes ordinaires à la nature corrompuë par le peché. La seconde est, qu’escrivant cecy à la Cour de France, ie me suis figuré que ie persuaderois plus efficacement par les exemples domestiques, qui sont desia en partie notoires à nos François, que par des Histoires estrangeres et incognuës 34 . Il définit ici le public auquel il prétend s’adresser : une aristocratie friande de récits. On peut bien sûr déceler une forme de prolepse permettant à Caussin de justifier son entreprise narrative, mais cette transition témoigne également d’une pensée de la réception. Il justifie son choix d’utiliser des figures appartenant à l’histoire, et en particulier à l’histoire française, par le souci d’une proximité culturelle qui renforcerait l’efficacité du récit tout en préservant le lecteur d’une surprise trop importante et de l’horreur de récits trop sanglants. Caussin recherche la proximité car son but, au moins aussi pratique que théorique, est de prouver par l’exemple la possibilité concrète d’une politique religieuse. 32 É. Thuau, op. cit., p. 141 33 R. Bireley, op. cit., p. 189 sq. 34 N. Caussin, 1645, op. cit., t. 1, traité 3, p. 173. Une frontière disputée : Nicolas Caussin, confesseur de Louis XIII 157 Une frontière incarnée grâce à l’exemple Le traité propose une représentation par catégorie sociale de la cour idéale dans laquelle chaque membre, du souverain à l’homme de Dieu en passant par la Dame, le Cavalier et l’homme d’État, pour reprendre les subdivisions de La Cour sainte, a son rôle à jouer : si le souverain est la tête, les autres le conseillent et tempèrent ses passions. Dans cette galerie de plus en plus fournie - des deux Vies venant clore le traité de 1624, on est passé à trente-deux récits exemplaires en 1645 - il faut mettre à part la Vie d’Ambroise, tirée des Annales ecclesiastici de Cesare Baronius retraçant l’histoire du christianisme jusqu’à la fin du XII e siècle, la plus longue de tout le traité et la dernière ajoutée. La position de cette Vie dans l’économie du recueil lui donne un statut particulier et fait d’Ambroise le modèle de l’Homme de Dieu à la cour. Il se distingue par sa piété et sa prudence, mais il ne craint pas d’exposer au souverain ses griefs. Caussin en profite pour faire l’éloge d’un roi qui, loin de s’offusquer de cette franchise, sait écouter avec patience les remontrances du saint : Saint Ambroise entra en charge, comme on estime le plus probable, sur la fin du regne de ce Valentinien, & n’eut point beaucoup d’affaires à d’émeler avec luy : si est-ce que dés son entrée il monstra qu’il estoit pour estre un lion : car voiant dans l’Estat quelques pratiques des magistrats, qui tournoient au preiudice de l’Eglise, il en fit ses plaintes à l’Empereur, d’une grande franchise & generosité ; & quoy que ce Prince fust l’un des plus absolus qui aient manié le sceptre, il ne s’en offença point 35 . La leçon politique est transparente et Caussin présente l’engagement de l’homme de religion à la cour pour défendre le christianisme comme indispensable et bienvenu : Premierement, voyant qu’il [saint Ambroise] succedoit à un homme, lequel avoit semé la zizanie, il recognut qu’il estoit tres necessaire de prescher souvent les veritez Catholiques ; ce qu’il fit avec un grand fruit, mais un labeur infatigable 36 . Il en fait même un héros osant abandonner la quiétude de la retraite pour se risquer dans un monde incertain et dangereux, celui du pouvoir politique : Laissons les particularitez de la vie de sainct Ambroise, pour suivre principalement nostre dessein, qui est de le representer dans les grandes & courageuses actions qu’il a traittées avec les Monarques de l’Univers. Ne regardons point cét aigle battant des ailes en la basse region de l’air : mais 35 Ibid., t. 2, p. 615. 36 Ibid., t. 2, p. 578. Grégoire Menu 158 considerons-le parmy les éclairs, les orages, & les tourbillons comme il ioüe avec les foudres, & porte toujours l’œil où le iour prend sa naissance 37 . Caussin en sa cour sainte Cet écho à la biographie de Caussin autorise de lire l’ouvrage comme une justification de l’action du jésuite à la cour de Louis XIII. La multiplication des Vies de conseillers au fil des éditions tend à confirmer cette hypothèse. Empruntée à l’histoire récente, la Vie du cardinal Pole, qui vient clore la section des Hommes d’État, montre même que de tels exemples ne sont pas l’apanage d’un passé plus ou moins éloigné mais peuvent se retrouver dans la politique moderne. Dans le secret de souverains particulièrement sulfureux, Henry VIII et Mary I d’Angleterre, Pole a su systématiquement défendre les intérêts du catholicisme : Ie veux ioindre à Boëce le Cardinal Polus, l’un des plus excellents hommes du siècle passé, qui […] a sceu si bien allier les interests de l’Estat avec ceux de Dieu, que se rendant restaurateur de la Religion, il a reparé les ruines d’un Empire tombé dans une horrible désolation 38 . En plus de constituer un cas prouvant qu’une cour suivant les valeurs chrétiennes est une alternative politique valable à la raison d’État, la Vie du cardinal anglais rappelle le parcours de Caussin. Pole défend par exemple les intérêts de Catherine d’Aragon auprès d’Henri VIII, comme Caussin le fait pour Anne d’Autriche auprès de Louis XIII. Elle est également l’occasion de réhabiliter l’exil en en faisant l’ultime recours d’un homme de bien 39 , et le retour de Pole à la Cour pourrait encore faire écho à celui de Caussin. À la mort de Henry VIII, Marie Tudor, figure positive par sa seule foi, fait immédiatement revenir Pole à ses côtés et le charge de convertir l’Angleterre, initiant ce que Caussin n’hésite pas à qualifier d’âge d’or 40 , tout comme Caussin qui, dès la mort de Richelieu, retrouve Paris grâce à Anne d’Autriche. L’épisode permet enfin à Caussin d’énumérer les mesures prises pour rénover l’État et parvenir à une période de grâce par l’alliance du politique et du religieux : 37 Ibid., t. 2, p. 614. 38 Ibid., t. 2, p. 471. 39 Ibid., t. 2, p. 473. 40 Ibid., t. 2, p. 480. Une frontière disputée : Nicolas Caussin, confesseur de Louis XIII 159 Le cœur de la Reine & de son Ministre ne songeoit iour & nuit qu’à bien establir la Religion, entretenir le saint Siege, rendre la iustice, soulager le peuple, procurer la paix & le repos, multiplier l’abondance de tous biens 41 . La Cour sainte peut donc être envisagée comme un autoportrait par l’autre. Une telle lecture, qui décèle Caussin derrière les figures peuplant l’édition de 1645, pourrait être soupçonnée d’une forme de sainte-beuvisme. Néanmoins, à partir de 1653, les éditions programment cette interprétation par la présence au seuil du traité d’une biographie hagiographique de Caussin rédigée par Philippe Labbe et illustrée d’un portrait gravé de Michel Lasne à partir d’une peinture de Lubin Baugin 42 : l’auteur a finalement passé la frontière qui le séparait de ses figures de papier. Labbe insiste sur la simplicité, la patience et la loyauté du jésuite que sa discrétion vient rehausser. Il rappelle l’expérience de Caussin à la cour de Louis XIII, en parvenant à ne pas mentionner Richelieu, si ce n’est au détour d’une allusion dépréciatrice. Après avoir loué Caussin pour le rôle qu’il a pu jouer dans la naissance du futur Louis XIV, le biographe reproche à de « mauvais vents » d’avoir éloigné le bon père de la cour, contre l’avis du roi, « lequel eust retenu sans doute plus long-temps prés de soy ce fidele serviteur 43 ». En insistant sur la probité de Caussin, son absence de toute ambition personnelle, et son intérêt sans faille pour « le bien public, & pour la parfaite intelligence de la Maison royale 44 », Labbe revient toutefois de manière allusive, certes, mais assez précisément sur les différents éléments qui ont opposé Caussin à Richelieu. Il justifie l’action de Caussin par l’intention, reprenant les arguments que ce dernier avait lui-même présentés à ses détracteurs. Après la description d’une mort admirable, il conclut que ce portrait se trouvait en fait déjà, en filigrane, dans La Cour sainte, au fil des figures exemplaires d’hommes de Dieu à la cour des princes : Mais qui en voudra reparer la perte, & sçavoir comme quoy ce sage Confesseur de Louys le Iuste s’est dignement acquité de son Ministere, qu’il aille voir dans la Cour Sainte la Section IX . du Traité des Hommes de Dieu ; car il est arrivé par bonheur, & pour nostre consolation, que voulant y donner des Instructions & des Maximes à ceux qui manient la conscience des Souverains, il s’y est nayvement bien dépeint soi-mesme, & nous a laissé, sans y penser un merveilleux portrait de sa conduite, & de sa vertu Ibid. Grégoire Menu 160 des-interessée, telle que la pratiquerent autresfois les Chrysostomes, & les Ambroises, & generalement tous ces grands Hommes, dont il a si bien décrit les genereuses actions en cet endroit, & qu’il y a proposez, comme de parfaits modeles à imiter 45 . La Cour sainte ne peut donc être réduite à un ouvrage militant pour une politique chrétienne de manière plus ou moins théorique. En effet, elle porte la trace du souci pratique qui anime Caussin, qui n’a pas craint de s’opposer au Cardinal et à ses supérieurs, sans jamais toutefois rompre avec eux. Son passage à la cour comme son traité témoignent d’une part de ses idées politiques, qu’il partage avec nombre des anti-étatistes, et d’autre part de sa volonté de penser leur application concrète, ce qui passe par la représentation narrative. Sa vie et son œuvre s’inscrivent donc dans la longue histoire de l’élaboration d’une frontière plus ou moins imperméable entre politique et religieux. À défaut d’avoir su demeurer à la cour de Louis XIII, ce territoire que se disputent étatistes et anti-étatistes, Caussin prend progressivement place dans un espace virtuel qu’il a lui-même conçu, plus en adéquation avec sa conception du politique. Bibliographie Sources Bayle, Pierre, s. v. « Caussin (Nicolas) », Dictionnaire historique et critique [Rotterdam, Reinier Leers, 1697], Paris, Desoer, 1820, t. 4, p. 607-613. Caussin, Nicolas, La Cour sainte, ou L’Institution chrestienne des grands, avec les exemples de ceux qui dans les cours ont fleury dans la saincteté, Paris, Sébastien Chapelet, 1624. Caussin, Nicolas, Eloquentiæ sacræ et humanæ parallela libri XVI, Paris, Sébastien Chappelet, 1619. Caussin, Nicolas, Tragoediae sacrae, Paris, Sébastien Cramoisy, 1620. Caussin, Nicolas, La Cour sainte, mise en un bel ordre, avec une notable augmentation des personnes illustres de la cour, tant du vieil que du nouveau Testament, tome premier, et La Cour sainte, contenant les vies et les éloges des personnes illustres de la cour, tant du vieil que du nouveau Testament, divisez en cinq ordres. Les monarques et princes, les reynes et dames, les cavaliers, les hommes d’estat, les hommes de Dieu, tome second, Paris, Jean Du Bray, 1645. Caussin, Nicolas, La Cour sainte […], Paris, Denis Béchet, 1653. Caussin, Nicolas, Une vocation et une disgrâce à la cour de Louis XIII, Lettre inédite du P. Caussin à Mlle de La Fayette sur des faits qui les concernent l’un et l’autre, précédée d’une introduction par le P. Ch. Daniel, Paris, Brunet, 1861. Ibid. Une frontière disputée : Nicolas Caussin, confesseur de Louis XIII 161 Caussin, Nicolas, « Copie d’une lettre du Père Caussin, Jésuite, Confesseur de Louis XIII, À Monseigneur le Cardinal de Richelieu », dans P. Auguste Carayon éd., Documents inédits concernant la compagnie de Jésus, Paris, Taranne, 1874. Furetière, Antoine, Dictionnaire universel […], La Haye et Rotterdam, Arnout & Reinier Leers, 1690, 3 vol. Pascal, Blaise, Les Provinciales, Pensées, éd. Gérard Ferreyrolles et Philippe Sellier, Paris, Librairie Générale Française, 2004. 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Satires ménippées et « folies d’Europe » N ICOLAS C ORREARD U NIVERSITÉ DE N ANTES Pratiquée initialement par des historiens franco-allemands, l’histoire croisée, rejoignant l’« histoire connectée » anglo-saxonne, nous a appris depuis les années 1990 à passer les frontières d’historiographies nationales pour confronter des points de vue initialement opposés sur les mêmes événements, et faire émerger une compréhension mutuelle 1 . Il reste quelques efforts à faire pour l’enrichir d’histoires littéraires croisées, par exemple autour du long conflit franco-espagnol des XVI e et XVII e siècles, qui a des répercussions littéraires. Afin d’y contribuer, nous proposons de comparer deux textes politico-satiriques mis face à face, chacun critiquant les stratégies de l’ennemi alors qu’ils partagent des sources et un esprit commun : la Pierre de touche politique (1626) 2 , adaptation française d’un recueil de dialogues olympiens de l’Italien Trajano Boccalini 3 , qui met en scène des dieux polémiquant volontiers contre l’impérialisme espagnol, dont souffre la péninsule italienne et par-delà toute l’Europe ; Locuras de Europa (1645) du diplomate espagnol Saavedra Fajardo, qui s’inspire de Boccalini, mais pour observer depuis le ciel la déstabilisation de l’Europe causée par l’expansionnisme français 4 . Ce rapprochement pose une question : le regard de ces auteurs sur les événements contemporains pouvait-il s’affranchir de 1 Ce travail a été réalisé grâce au soutien du projet de recherche espagnol DIALOMOM (trabajo realizado en el marco del proyecto MCI/ AEI/ DEFER PGC2018-095886-B-100). 2 Trajano Boccalini, Pierre de touche politique tirée du Mont de Parnasse, où il est traitté du gouvernement des principales parties du monde, Paris, Jacques Villery, 1626. 3 Trajano Boccalini, Pietra del Paragone politico, Cosmopoli [sic], G. Telez, 1615. 4 Diego de Saavedra Fajardo, Locuras de Europa [1645], dans Sònya Boadas Carrabocas, Un diálogo hacia la paz : las “Locuras de Europa” de Diego de Saavedra Fajardo, thèse doctorale, Université de Girone, 2012, p. 429-467. Les références renvoient à cette édition critique. Nicolas Correard 164 leurs allégeances politiques ou nationales, pour embrasser un point de vue impartial, désengagé ? Cette aspiration était celle des premiers humanistes imitant les dialogues olympiens et les dialogues infernaux de Lucien de Samosate, ou encore son Icaroménippe, dont le personnage éponyme jette un regard désabusé sur les folies agitant les diverses nations du monde dans une scène célèbre de catascopia, ou « regard de loin » (Icaroménippe, § 15-16). Ces premiers imitateurs étaient justement les promoteurs de la notion de « République des Lettres 5 ». Érasme dans son Charon 6 , Juan Luis Vives dans son De Europae dissidiis et republica 7 , mettent en scène les dieux de l’Hadès observant comment les discordes entre les souverains européens font le jeu de la puissance ottomane - et des puissances infernales, accueillant toujours plus de nouveaux venus outre-tombe. Ils ont ainsi inventé un dispositif consistant à croiser une mise en scène fictionnelle et humoristique inspirée par Lucien avec une actualité politique brûlante, à jeter un « regard d’en haut », en somme, sur les vicissitudes de la réalité ici-bas. Mais les propagandes s’en sont rapidement emparé. Alfonso de Valdés, humaniste castillan de premier plan et conseiller de Charles Quint, décrit la rivalité franco-espagnole concernant les affaires d’Italie, relatées sur le mode d’une chronique dans le Diálogo de Mercurio y Carón (1528) 8 . Or, c’est une lecture biaisée de l’histoire contemporaine que livrent ses dieux, chargeant François I er d’une ambition sans borne, et de trahisons sans nombre 9 . De manière symétrique, Rabelais avait utilisé le regard des dieux pour 5 Sur la notion, voir Hans Bots et Françoise Wacquet, La République des Lettres, Paris, Belin, 1997. Marc Fumaroli a souligné à plusieurs reprises l’importance du modèle du parnasse boccalinien dans les échanges européens, et dans la conscience d’une extra-territorialité relative des lettrés, voir Le Sablier renversé. Des Modernes aux Anciens, Paris, Gallimard, « Tel », 2013, p. 314-324, et La République des Lettres, Paris, Gallimard, « NRF », 2015, p. 289-297. 6 Publié de manière indépendante en 1523, ce dialogue est intégré en 1529 dans une édition amplifiée des Colloquia familiarum. On pourra le lire dans la traduction d’É. Wolff, Érasme, Les Colloques, Paris, Imprimerie nationale, 1992, t. 2, p. 173- 189. 7 Rédigé en 1526, le texte est publié dans les Opera bâloises de 1555, et republié dans les œuvres complètes éditées par l’érudit Mayans y Ciscar (Juan Luis Vives, Opera omnia, Valence, B. Monfort, 1782-1788, t. VI, « Historica », p. 452-481). Il existe des traductions espagnole et anglaise, mais pas, à notre connaissance, de traduction française. 8 Alfonso de Valdés, Diálogo de Mercurio y Carón, éd. R. Navarro Durán, Madrid, Cátedra, 1999. 9 Voir Fabrice Quero, Voir et donner à voir l’histoire dans trois dialogues de l’Espagne impériale, Paris, Éditions hispaniques, 2020. Le rire des dieux passe-t-il les frontières ? 165 observer les conflits européens à travers une catascopia spectaculaire dans le prologue du Quart Livre (1552), où Jupiter voit partout du désordre, mais plus particulièrement dans les terres de l’Empire Habsbourg… Lecture plus subtile, mais néanmoins partiale, et cette fois-ci française, des comiques « tragedies 10 » en cours dans l’actualité européenne au milieu du XVI e siècle. La République des Lettres naissante aspirait à une certaine hauteur de vue, mais les plus grands esprits étaient souvent engagés - au sens propre - par leurs princes et mécènes, au service de causes nationales. Quand Trajano Boccalini reprend la formule en la fusionnant avec le genre des gazettes ou « avis » (avvisi), dans une série de jugements rapides portés sur une multitude d’événements contemporains par Apollon, par les autres dieux ou par les mortels admis au Parnasse, publiés en 1613 sous la forme des deux « Centuries » de Ragguagli di Parnasso, il invente encore autre chose : un journalisme satirique et humoristique, orienté par une optique baroque et politique, qui vise à faire voir à un large public certains principes sous-jacents à la confusion, en particulier les mobiles des princes envisagés à travers une loupe tacitiste, et incidemment machiavélienne. Mais il s’agit aussi d’une optique antiespagnole, défendant les libertés vénitiennes et italiennes. Les discours explicites contre la mainmise des Habsbourg sur la péninsule sont gardés sous le coude par l’auteur, méfiant envers la censure, mais certains circulent dès sa mort en 1613 - peut-être due, justement, à leur rédaction, puisque la thèse de l’assassinat reste en vigueur -, d’abord dans un recueil intitulé Cetra d’Italia (1614), avant la parution d’une collection plus manifestement charpentée par le discours antiespagnol, la Pietra del Paragone politico, dont on sait qu’elle constitue un dérivé assez fidèle de la « troisième centurie » projetée par Boccalini 11 . Or, la fortune de ce volume supplémentaire est considérable en Italie et en dehors, puisque, outre les cas français et espagnols sur lesquels nous reviendrons, des traductions fleurissent en Allemagne (1616), en Angleterre (1622), en Flandres (1669) et en Hollande (1670-1673), sans compter une traduction latine due au Finlandais E. J. Creutz (Lapis Lydius politicus, 1640). Nombre de ces traductions sont l’objet de rééditions jusque tard dans le siècle, ce qui montre que les publics européens pouvaient partager cette grille de lecture pour comprendre la politique espagnole en Italie, et sa- 10 François Rabelais, Le Quart Livre, éd. G. Defaux, Paris, Le Livre de Poche, 1994, p. 157-165 (p. 163). 11 Luigi Firpo, « La terza “Centuria” inedita dei “Ragguagli di Parnaso” di T. Boccalini », Annali della Scuola Normale Superiore di Pisa. Lettere, Storia e Filosofia, 1943, Serie II, vol. 12, n o 4, 1943, p. 178-201. Nicolas Correard 166 vourer l’ironie de Boccalini alors même que les faits évoqués n’appartenaient plus du tout à l’actualité, mais à l’histoire. On peut imaginer le sens particulier que prenait cette Pierre de touche politique dans la traduction française de 1626, au demeurant très fidèle 12 . L’ambition de la grande rivale, la couronne d’Espagne, se trouvait démasquée par une tierce partie, qui en souffrait les sévices et les dénonçait avec indignation. L’avis au lecteur, anonyme comme la traduction, est clair : « [Boccalini] esvente le dessein que les Espagnols ont d’opprimer tous leurs voisins sous prétexte de Religion, & de Charité, & d’establir par ce moyen leur Monarchie universelle 13 ». Le traducteur, notons-le, retrouve parfois les accents et le lexique de la Satyre ménippée de la vertu du Catholicon d’Espagne pour allier la bouffonnerie à l’invective, dans une charge jubilatoire. Les avis sont retitrés « chapitres » et numérotés, comme pour souligner la cohérence du volume. Il sera réédité plusieurs fois, par exemple sous le titre Pierre de touche, ou Satyres du temps contre l’ambition des Espagnols (Paris, Villery, 1635). Le problème de la monarchie espagnole, c’est qu’elle n’a pas de frontière, comme le montre l’allégorie grotesque du quatrième avis 14 : elle surpasse les autres « en grandeur de corps 15 », ses mains « démesurément longues 16 » atteignent toutes les parties de l’Europe, et elle regarde toujours deux choses en même temps : quand ses yeux sont tournés vers Alger, elle convoite en réalité Marseille, tout en essayant de dompter le cheval napolitain (une allégorie récurrente, objet du premier avis). Son corps couvert de sangsues génoises (les grands financiers de l’empire) souffre de l’éloignement entre les membres, qu’elle aspire à rassembler en se dilatant encore. Elle souffre qui plus est d’une blessure puante ouverte dans les Flandres par les Français, les Hollandais et les Anglais, les médecins estimant qu’elle nécessite un cautère car elle est travaillée par « une fievre continuë de dominer 17 ». Toujours les Espagnols voudront « se rendre maistres des terres 12 Notons qu’elle avait été précédée d’une publication indépendante, de circonstance, d’un unique « avis », sous le titre Avis du Sieur Boccalin au Ser me Duc de Savoye. Sur l’alliance qu’il doit prendre pour le Prince de Piedmont son fils, s. l., s. n., daté à la fin du texte « 14 sept. 1618 ». 13 T. Boccalini, Pierre de touche, op. cit., « Au lecteur » (n. p.). 14 Ibid., « La Monarchie d’Espagne arrive à Parnasse, elle supplie Apollon qu’on luy fasse fermer un cauthère, ce qui luy est refusé par les Médecins Politiques », p. 23- 49. 15 Ibid., p. 28. 16 Ibid., p. 31. 17 Ibid., p. 46. Le rire des dieux passe-t-il les frontières ? 167 de leurs voisins, au prix de leur propre sang 18 », contrairement aux Français, qui se tiennent sur leur territoire. Les potentats d’Europe s’inquiètent de voir la monarchie espagnole agrandir constamment ses chaînes en Italie, et décident de les mesurer tous les vingt-cinq ans, explique l’allégorie du cinquième avis ou chapitre, au sujet de l’échec de la conquête de Sabbioneta par les armées espagnoles. Si les « limes » italiennes ne suffisent pas, les « limes » allemande, française ou anglaise aideront pour ramener les chaînes à leur taille initiale 19 … Jouant sur le double sens du mot « lime » (frontière/ outil), Boccalini se fait ici le théoricien avant l’heure de l’équilibre des puissances. Les lecteurs français, d’ailleurs, ne devraient pas être dupes de l’éloge d’une France en réalité affaiblie par l’incendie que les Espagnols n’ont cessé d’y entretenir, par leur soutien aux Ligueurs. La France d’Henri IV, à qui la première centurie des Ragguagli était adressée de manière très « politique » (dans tous les sens que ce terme pouvait avoir alors, c’est-à-dire duplice et plein d’arrière-pensées), n’est appelée à passer les Alpes que pour chasser l’occupant espagnol, de nombreux parallèles entre la tyrannie étrangère des années 1600, à laquelle Boccalini promet de nouvelles vêpres siciliennes, et la domination des Anjou sur les deux Sicile au Moyen Âge, ou encore avec les invasions françaises de la Renaissance, suggérant une symétrie et une réversibilité. Dans l’avis ou chapitre 9, par exemple, la monarchie espagnole apprend de l’oracle de Delphes qu’elle ne réussira pas mieux que la française, qui se déclare quant à elle fatiguée de ses entreprises italiennes. S’il est bien un point sur lequel l’éloge de la monarchie française est sans ambiguïté, c’est dans sa capacité à construire une continuité territoriale, véritable ressort de la puissance là où les confettis d’Empire s’effilochent : l’allégorie de la pesée des États apprend aux dieux, dans le douzième avis, que la France à elle seule pèse autant que l’empire espagnol, Milan ou Naples étant trop loin de Madrid, dont les Indes sont par ailleurs désertes. Ce qui fait le poids réel des États n’est pas l’étendue sur la carte, mais la « quantité & affection des subjets, la fertilité & l’union, & contiguité des Estats les uns avec les autres 20 » : l’existence de vraies frontières, en somme, aux antipodes du rêve de monarchie universelle encore caressé par les Habsbourg. Le rire des dieux, chez Boccalini, instille une théorie moderne de l’État-nation. 18 Ibid., p. 38. 19 Ibid., p. 51-52. 20 Ibid., p. 105-106. Nicolas Correard 168 Passons maintenant d’autres frontières pour observer une tout autre exploitation du modèle boccalinien du côté de sa réception espagnole 21 . On imagine celle-ci moins favorable. Et pourtant, outre une traduction partielle des premières centuries en Discursos políticos y avisos del Parnasso (1634) par Antonio Vázquez dit Peres de Souda, autorisée par le Saint-Office (les textes les plus piquants avaient été laissés à part), une version espagnole de la « pierre de touche » boccalinienne (Piedra de Parangón político, sic), a été mise en circulation sous forme manuscrite sans rien gommer des discours les plus antiespagnols 22 . C’est en partie pour répondre au modèle littéraire du Paragone et des Ragguagli, qu’il admire et imite plus directement dans sa República literaria en forme de pseudo-Parnasse (1655), que l’homme de lettres et diplomate murcien Don Diego de Saavedra Fajardo, s’inspirant par ailleurs des dialogues olympiens de Vives et de Valdés, entreprend le dialogue Locuras de Europa, publié pour la première fois un siècle après sa mort 23 . À la date de la composition, en 1645, il était l’un des principaux plénipotentiaires envoyés par Philippe IV en Westphalie pour amorcer les négociations qui aboutiront, trois ans plus tard, aux traités de Münster et d’Osnabrück, dont on sait l’importance dans la fixation des grands équilibres européens, et tout particulièrement des premières « frontières » au sens propre, au sens d’une limite physique, que certains historiens datent de ce moment 24 . Les deux dialoguants de Locuras de Europa, « Lucien » devenu personnage et Mercure, évoquent la situation géopolitique, mais ne croient guère en l’hypothèse d’une pacification : les ardeurs guerrières couvent sous les négociations en cours, et tout en volant jusqu’au sommet des Alpes, où se termine le dialogue, ils détaillent les zones de tension, parcourues d’un regard qu’on pourrait qualifier de cartographico-anatomique : Allemagne, Pologne, Hollande, Catalogne, Portugal, Italie… autant de membres agités d’un corps européen en voie d’éclatement. Comme chez Boccalini, les cartes anthropomorphes de l’Europe - sur le modèle de la fameuse Europe reine de Johannes Putsch (1527) - inspirent sans doute cette allégorie du continentcorps. La cause de ces tiraillements ? Les deux personnages du dieu hermé- 21 Voir Robert H. Williams, Boccalini in Spain. A Study of his Influence on Prose Fiction of the Seventeenth Century, Menasha (Wisconsin), George Banta Publishing Company, 1946. 22 Voir Donatella Gagliardi, « Fortuna y censura de Boccalini en España: una aproximación a la inédita Piedra del parangón político », Studia Aurea Monográfica, n o 1, 2010, p. 191-207. 23 Diego de Saavedra Fajardo, Locuras de Europa. Diálogo posthumo, s. l., s. n., 1748. 24 Voir Jean-Pierre Bois, « La naissance historique des frontières : de la féodalité aux nationalités », dans Frédéric Dessberg et Frédéric Thébault (dir.), Sécurité européenne : frontières, glacis et zones d’influence, Rennes, PUR, 2007, p. 11-22. Le rire des dieux passe-t-il les frontières ? 169 neute (Mercure) et de l’auteur tutélaire du genre de la satire ménippée (Lucien) blâment la folie et l’inconséquence des hommes, ils moralisent sur l’ambition des princes et les mutations de Fortune, mais au fond, ils détectent une cause plus circonstanciée. Le véritable nom de la maladie affligeant ce corps, c’est la France, incapable de se contenir à l’intérieur de ses bornes, la notion de « confines » (frontières), récurrente, jouant un rôle crucial. Et Saavedra Fajardo d’avertir, à un moment où l’Espagne avait subi des revers importants, que les Français ne devraient pas triompher trop vite. Rappelons que beaucoup d’historiens voient dans l’essor des propagandes un aspect capital de la Guerre de Trente ans 25 , et que dans la décennie précédente, Saavedra Fajardo avait participé à une bataille de pamphlets commandités par les grandes puissances, avec une série de textes intitulés Respuesta al manifiesto de Francia (1635), Discurso sobre el estado presente de Europa (1637), Carta de un holandés a un ministro de los estados confederados (1642), accusant la politique belliqueuse de Richelieu de déstabiliser l’ordre européen depuis l’entrée en guerre de la France en 1635 26 . Cette guerre se déroule donc sur tous les fronts, y compris le front aérien, puisque la bataille des propagandes se prolonge dans le ciel de Locuras de Europa - plus haut, bien plus haut que les feuilles volantes qui constituaient le véhicule privilégié de la littérature pamphlétaire. Le Mercure de Saavedra Fajardo évoque directement trois productions françaises, notamment un pamphlet intitulé De la necessité de prendre Duinkercke aux Provinces unies des Pays-Bas (daté de 1645), dont il résume les arguments : l’auteur français anonyme incite les Néerlandais à redoubler d’efforts pour assister les armées de Condé lors du siège de Dunkerque, arguant que l’intention du Roi de France serait bien entendu de libérer définitivement les Pays-Bas du joug espagnol. L’alliance franco-néerlandaise était une réalité, mais vacillante, et Saavedra Fajardo prête à son Mercure une analyse ironique d’un pareil story-telling : les Pays-Bas ont en réalité tout à craindre d’un voisin si puissant, et il vaudrait mieux pour eux rester frontaliers (« confinar con ») de l’Espagne ; les Français eux-mêmes pourraient être embarrassés d’avoir une puissance ascendante à leur porte 27 . Pas plus qu’avec la Bourgogne ancienne, il ne pourra y avoir accord entre France et Pays-Bas sur les frontières (« no pudiendo haber acuerdo fijo en los confines »), qu’on rompra pour 25 Voir Yves Krumenacker, La Guerre de Trente ans, Paris, Ellipses, 2008, p. 133-139, ou Martin Wrede, La Guerre de Trente ans. Le premier conflit européen, Paris, Armand Colin, 2021, p. 211-220. 26 Voir Sònia Boadas Cabarrocas, « Guerras panfletarias del siglo XVII : Locuras de Europa y sus fuentes », Criticón, n o 109, 2010, p. 145-165. 27 Saavedra Fajardo, op. cit., p. 437-438. Nicolas Correard 170 un « arpent de terre » (« un pie de tierra ») 28 . Mercure en fait une maxime géopolitique : « le voisinage est le plus grand danger pour les princes » (« la vecindad es el mayor peligro de los príncipes 29 »). Les Danois en ont fait l’expérience avec les Suédois, pour avoir cru que les confédérations ne pouvaient se défaire. Quant aux Français, leur particularité semble être de vouloir usurper les territoires de leurs voisins depuis au moins Clovis, l’auteur espagnol exploitant avec ironie ses lectures des Lettres de l’historien et diplomate français Arnaud d’Ossat, explicitement cité 30 : rien ne les arrêtera, puisqu’ils sont « si ambitieux d’élargir leurs frontières » (« tan ambiciosos de ensanchar sus confines 31 »). Une certaine continuité historique de la politique d’annexion et de réunion au domaine royal de la monarchie française est ici interprétée à la lumière du concept moderne de « raison d’État », Saavedra Fajardo figurant parmi les principaux théoriciens espagnols d’un tacitisme christianisé qui, en fait d’intentions anti-machiavéliennes, devrait plutôt être considéré comme para-machiavélien - on en trouve l’expression dans son fameux recueil d’emblèmes politiques (Empresas políticas, 1640). Pire, à l’occasion de son intervention dans la guerre des Faucheurs (ou Guerra dels Segadors), en 1640, la couronne française a fait valoir ses droits sur le Roussillon et la Catalogne, dont Mercure, dans la suite de Locuras de Europa, se fait fort de démontrer le caractère illusoire, en réponse à un autre pamphlet (La Catelogne française, publié à Toulouse par Pierre de Caseneuve, 1644). Lucien, ici personnage d’auditeur posant des questions, joue le rôle du témoin naïf : comment la Catalogne, frontalière d’Aragon et de Navarre, pourrait-elle être détachée du reste de l’Espagne 32 ? De manière intéressante, le principe de continuité territoriale est ici opposé aux desseins français. La Providence divine n’a-t-elle pas placé les « murs élevés » des Pyrénées et les « fosses » de la Méditerranée pour séparer les deux royaumes (« la Providencia Divina (que no acaso la dividió de Francia con los altos muros de los Pirineos y con los fosos del Mediterráneo) 33 ») ? Le même principe, notons-le, commandera l’abandon effectif du Roussillon par l’Espagne en 1659 34 . La notion de frontière naturelle émerge du dialogue à la fois comme un outil rhétorique et comme un moyen de règlement concret du différend 28 Ibid., p. 440. 29 Ibid., p. 437. 30 Ibid., p. 441. 31 Ibid., p. 438. 32 Ibid., p. 455-458. 33 Ibid., p. 455. 34 Voir Peter Sahlins, Frontières et identités nationales : la France et l’Espagne dans les Pyrénées depuis le XVII e siècle, Paris, Belin, 1991. Le rire des dieux passe-t-il les frontières ? 171 franco-espagnol, plus simple à envisager dans le cas de la frontière directe entre l’Espagne et la France que pour d’autres zones géographiques. Nulle part les dialoguants de Locuras de Europa ne suggèrent que l’Espagne se retrouvait quelque peu hors de ses frontières naturelles en Italie ou aux Pays-Bas, la notion d’Empire défiant par définition les frontières… Son obsolescence constitue le principal impensé du texte, et paraîtra d’autant plus évidente aux lecteurs d’aujourd’hui. Ira-t-on jusqu’à dire, par conséquent, qu’en fait de « folies d’Europe », ce texte serait plutôt à considérer comme une folie d’Espagne ? Ce serait un point de vue bien franco-français. Au sens de caprice, sans doute, de fantaisie politico-littéraire, il s’agit bien d’une « folie », mais très réussie par son brio et par sa tonalité, qui n’a rien à voir avec la littérature pamphlétaire. Elle traduit l’analyse intelligente d’un diplomate exprimant les conceptions de son camp, en un temps où la fureur guerrière était la chose d’Europe la mieux partagée. Résumons. Un auteur italien hostile à la puissance espagnole, relayé après sa mort par une opération éditoriale française ; un auteur espagnol retournant le modèle italien pour exprimer son hostilité envers les menées françaises deux décennies plus tard… On a beau jeu, dans l’un et l’autre cas, de prendre les dieux à témoin pour constater des délits de frontières. Vues d’en haut, les transgressions territoriales des grandes puissances sont plus faciles à constater et à condamner. Mais ce sont celles du voisin, de l’oppresseur étranger, ou de l’ennemi. Il n’existe pas d’Olympe imaginaire qui ne soit traversé par des frontières bien terrestres, pas de République des Lettres sans clivage linguistique, politique et culturel. Sinon à titre d’idéal. Or, cette aspiration au surplomb fait tout de même une différence entre ce genre de textes et des libelles ou des pamphlets plus directs. Parce qu’ils jouent sur une forme de complicité et d’humour, d’imaginaire partagé, ils marquent aussi une prise de hauteur par rapport aux rhétoriques belliqueuses - peutêtre même pourrait-on les concevoir comme une main tendue aux lecteurs de l’autre camp, comme des éléments de diplomatie littéraire, convergeant paradoxalement sur un point : la nécessité d’établir des frontières sur le plan géopolitique, ce qui semblait être le vœu de toute une époque. Nicolas Correard 172 Bibliographie Sources Boccalini, Trajano, Pietra del Paragone politico, Cosmopoli [sic], G. Telez, 1615. Boccalini, Trajano, Avis du Sieur Boccalin au Ser me Duc de Savoye. Sur l’alliance qu’il doit prendre pour le Prince de Piedmont son fils, s. l., s. n., 1618. Boccalini, Trajano, Pierre de touche politique tirée du Mont de Parnasse, où il est traitté du gouvernement des principales parties du monde, Paris, Jacques Villery, 1626. De la necessité de prendre Duinkercke aux Provinces unies des Pays-Bas, s. l., s. n., [1645]. Érasme, Les Colloques, trad. É. Wolff, Paris, Imprimerie nationale, 1992. Rabelais, François, Le Quart Livre, éd. G. Defaux, Paris, Le Livre de Poche, 1994. Saavedra Fajardo, Diego de, Locuras de Europa. Diálogo posthumo, s. l., s. n., 1748. Saavedra Fajardo, Locuras de Europa, dans Sònya Boadas Carrabocas, Un diálogo hacia la paz : las “Locuras de Europa” de Diego de Saavedra Fajardo, thèse doctorale, Université de Girone, 2012, p. 429-467. 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A Study of his Influence on Prose Fiction of the Seventeenth Century, Menasha (Wisconsin), George Banta Publishing Company, 1946. Wrede, Martin, La Guerre de Trente ans. Le premier conflit européen, Paris, Armand Colin, 2021. L’ici et l’ailleurs dans La Maison des Jeux de Charles Sorel : usage littéraire de la frontière entre topos géophysique et logos mental M ARCELLA L EOPIZZI U NIVERSITA DEL S ALENTO - L ECCE Chi prende senza meritare Chi prende ma non guadagna Pagherà cara la magagna En 1642 Charles Sorel publie La Maison des Jeux 1 , ouvrage encore peu étudié par rapport aux autres œuvres soréliennes, où il met en circulation cryptiquement, par le biais d’un jeu dialogique ici/ ailleurs, de nombreuses idées transgressives voire libertines et développe une réflexion sur la fiction romanesque. Au travers d’une écriture originale en comparaison des livres portant sur les jeux publiés à cette époque, il rompt les limites entre fiction et métafiction et brouille les frontières entre narration et histoire, narrateur et personnage, récits d’aventures « vraies » et fausses. Qui plus est, il met en lumière le caractère poreux des frontières entre ce qui est normal et anormal, juste et injuste, et même moral et immoral. Ainsi, de par une trame narrative qui reproduit en abyme la structure de l’édifice narratif central de l’œuvre, Sorel essaie de franchir les barrières de l’ignorance et des préjugés. Dans cet article, nous nous proposons d’analyser les espaces connotatifs de l’ici et de l’ailleurs de La Maison des Jeux pour démontrer que, par cette problématique oppositive spatiale, Sorel articule sa résistance au pouvoir. 1 Charles Sorel, La Maison des Ieux, Où se treuvent les divertissemens d’une Compagnie, par des Narrations agreables, et par des Ieux d’esprit, et autres entretiens d’une honeste conversation [Paris, Nicolas de Sercy, 1642-1643], Derniere edition. Reveuë, Corrigée et Augmentée, 1657, 2 tomes (éd. de référence). Marcella Leopizzi 176 Nous montrerons à cette fin que dans cet ouvrage l’ailleurs a une portée subversive qui entraîne la critique de l’ici et même la fuite de l’ici. L’ailleurs représente en effet un « espace » nouveau, si ce n’est neuf, qui dépasse le topos géophysique et qui se veut logos mental libre et novateur. Par conséquent tout au long de cet article le substantif « frontière » renvoie tantôt à l’acception de limite territoriale entre espaces réels, tantôt à la connotation figurée de ligne de démarcation entre contexte réel et monde imaginaire et, dans cette optique, la frontière suppose une barrière marquant la séparation entre imposition et transgression. L’ailleurs comme espace de décomposition cryptique des vérités universelles de l’ici Dès la première page du roman, le lecteur est transporté dans une lande, qui se trouve dans les environs de Paris, dans la maison de campagne de Lydie où cette dame invite des amis pour « continuer les réjoüyssances de la nopce » (I, p. 6) de sa fille Olympe avec Ariste. Une fois dans la maison champêtre de Lydie, les membres de la compagnie s’entretiennent gaiement dans le plein respect de l’éducation mondaine, de l’harmonie collective et des comportements « honnêtes » et découvrent la supériorité des jeux d’esprit sur les jeux de hasard : en effet, réunis pour jouer aux cartes, aux dés, « aux eschets, au triquetrac, ou au piquet » (I, p. 17), ils comprennent que ces jeux risquent de stimuler la cupidité ainsi que des comportements « malhonnêtes » et, par conséquent, ils décident de ne pratiquer que les jeux d’esprit et en particulier de privilégier le jeu de la conversation. Or c’est justement pendant la conversation que le salon de Lydie devient le lieu-source d’un déplacement-éloignement de la réalité vers un ailleurs lointain et, sous de nombreux aspects, complètement différent de l’ici. Cette démarche narrative entraîne ainsi la dichotomie entre France (notre monde - ici) et lieux situés au-delà des frontières françaises qui subsument un monde autre tout court, voire un ailleurs expression d’une attaque voilée contre l’ici. Pour expliquer aux membres de la compagnie la cause de son arrivée en retard chez Lydie, Dorilas rapporte les aventures hodéporiques que l’un de ses amis, Brisevent, venait de lui raconter (I, p. 83-116). Le récit du voyage de Brisevent (gentilhomme qui sa vie durant a voyagé en Europe, en Asie et en Afrique) déplace ainsi l’axe topique (hors du contexte situationnel lié au salon de Lydie) dans un ailleurs situé au-delà de la France et de l’Europe : en Amérique, dans les deux Indes et dans les Terres Australes inconnues. Tous les membres de la compagnie sont très intéressés par cette narration et envisagent ce récit comme source de divertissement et matière L’ici et l’ailleurs dans La Maison des Jeux de Charles Sorel 177 d’instruction. Ils allient à leur curiosité leurs convictions de supériorité ; le fait d’appartenir à l’ici apparaît en effet comme un privilège en soi : tandis que Dorilas avoit raconté les diverses coustumes des peuples que Brisevent avoit visitez, plusieurs des Ecoutans n’avoient pû s’empescher de sousrire des choses si extraordinaires que ce Capitaine avoit veuës (I, p. 138-139). Dans cette optique, d’ailleurs, dans La Bibliothèque française, Sorel affirme que les « coutumes bigearres des Peuples nous servent de divertissement 2 » et ajoute qu’il faut « remercier Dieu de nous avoir fait naître en une contrée plus heureuse 3 ». Or, même si le contraste ici/ ailleurs semble enclencher une opposition finalisée à attaquer l’ailleurs (et tout ce qui le caractérise) et à défendre l’ici, de fait, les descriptions portant sur le monde autre visent à remettre en question les prétendues « vérités » de l’ici. Sur le plan superficiel de l’argumentation, l’ici incarne la règle, voire la pensée correcte, et l’ailleurs symbolise l’erreur ; cependant, en réalité, sur le plan du non-dit, l’ailleurs se veut une alternative à l’ici, un escamotage pour provoquer le doute sur les idées admises et les croyances imposées ; et, de surcroît, ce qui est étranger, loin de se réduire au concept d’étrange, touche à l’idée de la différence (chacun étant le « barbare 4 » de l’autre) et ce dans une perspective de relativité culturelle. La narration du récit de Brisevent pousse les hôtes de Lydie (et avec eux le lecteur) à porter l’attention sur le concept de normalité et par conséquent sur la notion de relativité. Face aux peuples étrangers et à leurs diversités concernant les traits physiques, les langues, les mœurs, les us, les coutumes, les valeurs et la perspective différenciée du rapport entre les hommes et les animaux, toute conception portant sur les « vérités universelles » est remise en cause. La norme ne peut pas coïncider avec la « vérité », car elle se rattache plutôt à la tradition, à l’habitude, aux choix politiques, aux convictions et aux conventions sociales ; elle découle de la « logique admise » et 2 Charles Sorel, La Bibliothèque française [1667], p. 146, chapitre VIII : « Des narrations véritables, des événements divers des voyages », paragraphe « Des voyages » [p. 146-149], éd. Filippo d’Angelo, Mathilde Bombart, Laurence Giavarini, Claudine Nédelec, Dinah Ribard, Michèle Rosellini et Alain Viala, Paris, Champion, 2015, p. 198. 3 Ibid. 4 Pour des approfondissements sur la notion de barbarie héritée de l’Antiquité et basée sur la conception de centralité spatiale et culturelle européenne (par exclusions successives des non Hellènes, des non Latins et des non Chrétiens), voir Paolo Carile, Écritures de l’ailleurs. Négociants, émigrés, missionnaires et galériens, Roma, Tab edizioni, 2019, p. 19-20. Marcella Leopizzi 178 elle est limitée, d’un côté, par les « bornes du savoir » et, de l’autre côté, par les frontières de l’ordre établi. De ce fait, l’ailleurs sert seulement en apparence pour souligner l’anormalité de l’altérité car, implicitement, il relativise la vérité de la norme de l’ici et encadre les divergences eu égard aux modes et aux croyances, dans une optique de relativité-diversité et non pas en termes de déviance-erreur. Conclusion qui sous-entend une attaque déguisée contre l’intolérance, la présomption de supériorité, l’obscurantisme et les préjugés : maux qui accablent l’époque de notre auteur. Aussi, axé sur la dialogicité ici/ ailleurs, le récit de ce voyage oppose dénotativement la norme de l’ici à la déviation de la norme de l’ailleurs mais, connotativement, il repose sur la dissimulation de la dénonciation de l’ici. Au travers d’une argumentation ambiguë, ces pages articulent la résistance au pouvoir tout en faisant semblant de soutenir et même de renforcer les « vérités » imposées. Riche en non-dits invalidant les valeurs ordonnées, l’aventure de Brisevent met en jeu d’autres « vérités » et, de la sorte, elle enclenche le bouleversement de la « limite » et le franchissement des « frontières ». L’ailleurs incarne ainsi des finalités « destruens » par rapport aux indications normatives de l’ici, et cette démolition réside dans la transgression qui caractérise l’ailleurs, laquelle se veut une dénonciation cryptique des contraintes, des limitations et des interdictions de l’ici. Constitué par des pays insolites et étranges 5 , l’ailleurs parcouru par le capitaine Brisevent présente une configuration géographique évasive, dépourvue d’assises spatiales justement parce qu’il subsume une entité métaphorique. Il relève en effet d’une topique voire d’une thématique plus que d’une topographie. Il s’ensuit qu’il s’agit d’un espace mental, d’un topos neuf envisageable comme un nouveau logos et précisément comme une pensée critique qui diverge de la norme et qui est projetée vers la liberté. L’ailleurs se veut par conséquent la représentation d’une logique différente du contexte habituel et le produit d’un esprit hardi délivré de toute interdiction. La narration du voyage de Brisevent a ainsi la triple fonction d’évasion-instruction-dénonciation : elle entretient la compagnie, satisfait sa curiosité et, par le biais d’un ailleurs géophysique, exprime la quête d’un ailleurs logique différent. 5 Les pays des centaures, cyclopes, géants, nains, amazones, hommes couverts d’yeux, hommes sans tête, hommes couverts d’oreilles, hommes avec deux oreilles si longues et si larges qu’elles leur pouvaient servir de manteau ; voir aussi le pays de l’ivrognerie où celui qui buvait le mieux devenait roi ; les principes de la galanterie (hommes femmes) complètement inversés (femmes hommes) ; et encore les îles flottantes, les chevaux ailés, les singes assimilés en tout aux êtres humains… L’ici et l’ailleurs dans La Maison des Jeux de Charles Sorel 179 L’ailleurs comme topographie fictive sans « frontières » Obligé de ne pas rendre manifeste sa vision critique contre l’eurocentrisme et contre toute forme de « monologisme » culturel, Sorel utilise les voyages comme escamotage pour encourager la discussion et, en même temps, pour se placer en dehors de l’emprise de la censure. Dans tous les ouvrages libertins du XVII e siècle, les voyages fictifs sont d’ailleurs un instrument pour critiquer la réalité sociale de manière prudente. Ils n’incarnent pas un saut dans l’inconnu mais, bien au contraire, ils sont un moyen pour exister et pour résister : (d)écrire l’imaginaire signifie occuper le seul « espace » possible pour cultiver ses propres convictions, désirs et espoirs. Dans La Maison des jeux, l’axe sémantique de l’ailleurs caractérise non seulement les pages portant sur les aventures de Brisevent, mais aussi celles où, pour entretenir les membres de la compagnie, Hermogene rapporte le contenu d’ouvrages littéraires touchant à un ailleurs utopique. En soulignant que ces œuvres sont « en danger d’estre censurées » (I, p. 145), Hermogene cite par exemple la « Republique d’Utopie faite par Thomas Morus » (I, p. 143) et, en dissimulant sa dérision envers certaines valeurs (telle la virginité) ainsi qu’envers les tabous sexuels, il raconte ce qui se passe dans cette île avant le mariage : le garçon et la fille que l’on veut marier, sont exposez tous nuds l’un devant l’autre, afin qu’ils se contemplent et qu’ils voyent s’ils seront bien satisfaits de leurs personnes, ces peuples croyans que c’est une grande bestise de regarder avec tant de soin un cheval qu’on veut achepter, et ne point prendre garde exactement à une femme avec laquelle on s’attache d’un si ferme lien (I, p. 143). De même, il a recours à Campanella et à La Cité du Soleil pour renvoyer à des « coustumes bien plus estranges » (I, p. 145) et à des habitudes bizarres : il est permis de faire l’amour aux femmes grosses, ou aux femmes steriles, ausquelles l’on deffend le mariage, et l’on leur permet de se rendre communes ; tant aux jeunes hommes qu’aux vieillards qui n’ont plus la liberté de s’addresser aux femmes fecondes (I, p. 145). Cet axe thématique basé sur des lieux de l’ailleurs aux mœurs « libres » et « étranges » portant sur la dénonciation dissimulée contre le bigotisme, les mariages arrangés, les unions forcées et le pucelage, avait déjà été largement abordé par Sorel dans L’Orphize de Chrysante 6 où il raconte le voyage entrepris par Chrysante pour oublier l’ingratitude de la femme qu’il aime. 6 Charles Sorel, L’Orphize de Chrysante, Paris, Toussaint Du Bray, 1626. Marcella Leopizzi 180 Dans ce roman, en effet, le temple de Vénus est réglé par des principes « libres », si ce n’est libertins, fondés exclusivement sur les sentiments amoureux : les couples peuvent se marier après une année de séjour dans le temple, les amants peuvent vivre en couple sans se marier et ils peuvent changer de partenaire en cas de consentement mutuel. Par conséquent, l’ingratitude amoureuse y est fortement punie, comme en témoigne le fait que le portrait reproduisant Orphize (femme elle aussi, tout comme la bienaimée de Chrysante, ingrate envers l’homme [Synderame] qui l’aime) est brûlé (voir le titre de la réédition de l’ouvrage 7 ). Cet ailleurs incarne ainsi une sorte de lieu idéal qui confère un caractère concret aux désirs et aux besoins de tous les amoureux. Dans les ouvrages soréliens, l’ailleurs constitue une topographie fictive : il suffit de songer à la carte du mariage, au royaume de Sophie et à l’île de portraiture 8 . Par conséquent, il se profile telle une représentation mentale (plutôt que comme un territoire géophysique) incarnant une sorte de voyage métaphorique contre les préjugés, l’ignorance, la superstition et toutes les limites ancrées sur le faux trinôme ici-moi-vérité / ailleurs-autre-erreur. L’expérience de l’ailleurs joue chez Sorel la fonction de recherche symbolique, voire de parcours initiatique, dans une optique anthropologique 9 , favorisant un regard nouveau sur l’altérité, c’est-à-dire sur les enjeux dialogiques entre culture d’appartenance et culture-cible, entre dimension introspective sur soi-même et dimension interactive avec l’autre. L’errance mentale sorélienne exprime ainsi la quête de nouveauté par rapport aux « vérités imposées » et favorise l’essor de nouvelles connaissances. 7 Charles Sorel, L’Ingratitude punie. Histoire cyprienne où l’on void les avantures d’Orphize, Paris, Toussaint Du Bray, 1633. 8 Charles Sorel, « La Carte du Mariage. Sur le sujet du Contrat de Mariage de Panphile, à Naïs », dans Œuvres diverses, ou Discours meslez, Paris, Compagnie des Libraires au Palais, 1663, p. 398-408 ; Charles Sorel, Relation veritable de ce qui s’est passé au royaume de Sophie, depuis les troubles excitez par la Rhetorique et l’Eloquence, Paris, Charles de Sercy, 1659 ; Charles Sorel, La Description de l’Isle de Portraiture et de la ville des Portraits, Paris, Charles de Sercy, 1659. 9 Pour des approfondissements à propos des liens entre littérature et anthropologie voir Louis Van Delft, Littérature et anthropologie. Nature humaine et caractère à l’âge classique, Paris, P.U.F., 1993. L’ici et l’ailleurs dans La Maison des Jeux de Charles Sorel 181 Franchissement des fonctions fictionnelles traditionnelles vers de nouvelles frontières romanesques et mentales Fondée sur le jeu dialogique ici/ ailleurs, l’intrigue fictionnelle de La Maison des Jeux franchit les limites romanesques traditionnelles. En développant une ample réflexion sur les jeux de hasard et les jeux d’esprit, Sorel conçoit cette œuvre comme la succession à la fois d’histoires « vraies » (portant sur des songes et sur des voyages « réellement » arrivés aux hôtes de Lydie ou à leurs amis) et d’histoires inventées, autrement dit engendrées par les personnages pour jouer au jeu de la conversation. En conversant gaiement et honnêtement dans le salon de Lydie, les membres de la compagnie insèrent leurs récits « vrais » et leurs récits inventés dans la narration-cadre et, de ce fait, ils deviennent à la fois des narrateurs (lorsqu’ils exposent des histoires « vraies ») et des auteurs (quand ils racontent des histoires qu’ils ont inventées exprès pour s’entretenir). Ainsi, au travers d’une œuvre élaborée grâce à la collaboration entre le narrateur omniscient et les personnages, Sorel brouille les frontières des rôles ordinaires et entrelace la fonction jouée par le Narrateur avec celle jouée par les personnages. Dépourvue d’une véritable action, puisque la progression de l’intrigue coïncide avec la conversation et donc elle ne repose pas sur un quoi défini, cette œuvre élimine les frontières qui, dans les structures romanesques traditionnelles, bornent le contenu et en déterminent l’épilogue. Sorel crée un ouvrage in fieri, un roman en train de se faire qui franchit les barrières de la conclusion et qui se prête à rester à tout jamais inachevé-inachevable. Le tissu narratif et l’architecture textuelle qui caractérisent cette œuvre peuvent en effet se répliquer indéfiniment comme en témoigne le récit abracadabrant composé à plusieurs voix à la fin de l’œuvre pendant le « jeu du roman » (II, livre IV). Les premières pages de La Maison des Jeux créent l’impression de réalité, car elles se présentent comme le procès-verbal de ce qui se passe chez Lydie deux journées durant ; mais, au fur et à mesure, l’ouvrage engendre une dialectique entre réalité et création qui révèle les mécanismes discursifs du jeu fictionnel. En passant constamment du plan diégétique au plan extradiégétique, Sorel brise l’illusion romanesque et détruit les frontières entre vérité et fiction. Ainsi, appuyée sur le jeu collaboratif entre le Narrateur et les personnages et sur des narrations-dans-la-Narration qui reproduisent en abyme la méthode narrative adoptée pour écrire cet ouvrage, l’écriture de ce roman dévoile qu’un roman ne peut être qu’une fiction, voire une simple construction verbale. Marcella Leopizzi 182 De même que dans ses autres ouvrages, dans La Maison des Jeux, Sorel développe, entre narration et méta-narration, une réflexion sur les enjeux de l’écriture fictionnelle. De par son innovation formelle, il refuse les codes narratifs traditionnels et revendique la liberté de l’auteur vis-à-vis des prescriptions normatives des recettes romanesques. Via l’élaboration de nouveaux modèles d’écriture qui inaugurent une technique moderne, Sorel vise à renouveler d’un côté le tissu littéraire en termes de goût esthétique et de l’autre les valeurs de la trame sociale et culturelle. Sorel fait de son espace discursif un champ de questionnement. Il sollicite un esprit critique s’exerçant contre toute lecture trop passive et s’adresse à un lecteur éclairé capable de décrypter la connotation transgressive qui se réalise entre les lignes de la dénonciation implicite. Tout au long de La Maison des Jeux, en exaltant par la bouche de ses personnages la valeur des jeux d’esprit, Sorel engage l’accusation contre les jeux de hasard et dénonce le fait que, malgré les nombreuses ordonnances (arrêts et lettres patentes) interdisant les aléas, de nombreux joueurs s’y adonnaient dans les académies, dans une salle cachée derrière la salle officielle, car ces jeux faisaient rêver de pouvoir gagner des sommes importantes et impliquaient donc l’hypothèse d’une ascension sociale rapide : les Jeux de hasard ou d’exercice, sont communs à toute sorte de personnes, n’estans pas moins pratiquez par les valets que par les maistres, et sont aussi faciles aux ignorans et grossiers, qu’aux sçavans et subtils 10 . À cet égard, le choix des hôtes de Lydie de jeter « les Cartes et les Dez au feu » (I, p. 163-164), pour « se recreer honnestement » (I, p. 162) en se consacrant tout particulièrement à l’art de converser 11 , est très emblématique parce qu’il confère à cette maison des caractéristiques idéales qui s’opposent aux vices et aux désordres sociaux de l’ici réel condamnés par Sorel. Via la création de la maison de Lydie, en appuyant sa narration sur les « lieux de nulle part » situés dans un ailleurs découlant de nouveaux logos, Sorel vise à franchir les barrières traditionnelles/ conventionnelles pour élargir les frontières de l’encyclopédie mentale de l’ici. Ainsi, dans cette œuvre, de même que dans l’ensemble de sa production, il pousse le lecteur déniaisé à s’interroger sur des thèmes hardis, thèmes qui ont occupé une 10 La maison des Jeux, Avertissement aux Lecteurs. 11 Le titre complet de l’ouvrage exprime clairement cette fin : La Maison des Ieux, Où se treuvent les divertissemens d’une Compagnie, par des Narrations agreables, et par des Ieux d’esprit, et autres entretiens d’une honeste conversation. L’ici et l’ailleurs dans La Maison des Jeux de Charles Sorel 183 place centrale dans le courant libertin et qui ont eu un large écho au sein des Lumières. Tout au long du Grand siècle, on découvre des espaces nouveaux (voir la politique maritime de Richelieu et de Colbert, l’expansion de la marine française, la conquête de nouvelles colonies) et, de ce fait, on redessine à la fois les cartes géographiques et les mentalités. Le décentrement spatial devient l’occasion d’une série de questionnements « dangereux » impliquant un décentrement culturel et même religieux. Les certitudes anciennes se heurtent contre des constatations neuves et toutes ces contradictions projettent la pensée vers un esprit plus critique et, de la sorte, vers des horizons plus libres. Une fois les frontières de l’ici dépassées, face aux diversités de l’ailleurs, les esprits éclairés promeuvent l’adoption de tolérance en raison du principe de la relativité culturelle. L’expérience du voyage est envisagée comme moment de découverte des limites de ses propres certitudes, et, par conséquent, l’écriture fictionnelle portant sur ces types de voyages se veut une « libération » des frontières mentales imposées. L’errance incarne un déplacement mental, un mode de penser nouveau, une aventure épistémologique aboutissant au relativisme culturel ; dans cette optique, dans L’Autre monde de Cyrano, Dyrcona n’atteint pas le « royaume de la vérité » justement en raison de l’impossibilité d’aboutir à des certitudes absolues. Le voyage vers l’ailleurs « travaille » les structures profondes de l’esprit et de l’âme ; il est une invitation à regarder autrement ce-qui-est-différent et cequi-est-autre et implique une remise en cause du status quo. Le thème développé dans La Maison des Jeux portant sur un ailleurs aux mœurs « étranges » qui, cryptiquement, enclenchent une sorte de satire culturelle de l’ici se relie paradigmatiquement non seulement à d’autres ouvrages soréliens et à l’ensemble des récits des voyages (imaginaires) du Grand siècle, mais aussi, dans une perspective plus large, à la topique du lieu imaginaire caractérisant depuis l’Antiquité un vaste corpus de fictions reposant sur les utopies. À une époque caractérisée par les grandes découvertes cosmologiques qui modifient forcément la reconfiguration spatiale 12 12 Il suffit de songer aux ouvrages suivants qui redessinent les frontières et les cartes du monde : Gérard Mercator et Jodocus Hondius (graveur), Atlas, ou Méditations cosmographiques de la fabrique du monde et figure d’icelui, traduit en français par le sieur de La Popelinière, Amsterdam, Jodocus Hondius, 1609 ; Gérard Mercator et Jodocus Hondius (graveur), Atlas minor ou briefve et vive description de tout le monde et ses parties, Amsterdam, Jodocus Hondius, 1614 ; Philipp Clüver, dit Cluverius, Introductionis in universam geographiam tam veterem quam novam libri VI [1622- 1627] traduite sous le titre d’Introduction à la géographie universelle tant nouvelle Marcella Leopizzi 184 et culturelle du monde, Sorel suggère la nécessité d’une mentalité novatrice. Et il envisage les voyages et les récits de voyages comme un instrument d’instruction très important : « le profit est grand de visiter tant de pays sans danger, et de faire le tour du Monde sans sortir d’une chambre 13 ». Chez lui donc les voyages fictifs manifestent la recherche d’un ailleurs c’est-à-dire d’un espace mental apte à prendre en considération d’autres pensées. Vaste et variée (nouvelles, romans, discours moraux, livres historiques et scientifiques), la production sorélienne se caractérise par la tentative constante de se purger des vieilles erreurs et des opinions vulgaires. La Maison des Jeux exprime une mentalité et une écriture novatrices et vise à créer et à atteindre une littérature et un public modernes. Bibliographie Sources Clüver, Philipp, dit Cluverius, Introductionis in universam geographiam tam veterem quam novam libri VI [1622-1627] traduite sous le titre d’Introduction à la géographie universelle tant nouvelle que ancienne, Paris, P. Billaine, 1631. Martiny, Jean, Nouvelle géographie, où toute la terre est décrite avec beaucoup d’exactitude et de brièveté, selon les auteurs les plus approuvés et les cartes les plus nouvelles, Paris, L. Billaine, 1668. Mercator, Gérard et Jodocus Hondius (graveur), Atlas, ou Méditations cosmographiques de la fabrique du monde et figure d’icelui, traduit en français par le sieur de La Popelinière, Amsterdam, Jodocus Hondius, 1609. Mercator, Gérard et Jodocus Hondius (graveur), Atlas minor ou briefve et vive description de tout le monde et ses parties, Amsterdam, Jodocus Hondius, 1614. Sorel, Charles, L’Orphize de Chrysante, Paris, Toussaint Du Bray, 1626. Sorel, Charles, L’Ingratitude punie. Histoire cyprienne où l’on void les avantures d’Orphize, Paris, Toussaint Du Bray, 1633. Sorel, Charles, La Maison des Ieux, Où se treuvent les divertissemens d’une Compagnie, par des Narrations agreables, et par des Ieux d’esprit, et autres entretiens d’une honeste conversation [Paris, Nicolas de Sercy, 1642-1643], Derniere edition. Reveuë, Corrigée et Augmentée, 1657, 2 tomes. Sorel, Charles, Relation veritable de ce qui s’est passé au royaume de Sophie, depuis les troubles excitez par la Rhetorique et l’Eloquence, Paris, Charles de Sercy, 1659. que ancienne, Paris, P. Billaine, 1631 ; Jean Martiny, Nouvelle géographie, où toute la terre est décrite avec beaucoup d’exactitude et de brièveté, selon les auteurs les plus approuvés et les cartes les plus nouvelles, Paris, L. Billaine, 1668. 13 Charles Sorel, La Bibliothèque française [1667], p. 146, chapitre VIII : « Des narrations véritables, des événements divers des voyages », paragraphe « Des voyages », éd. Filippo d’Angelo, op. cit., p. 198. L’ici et l’ailleurs dans La Maison des Jeux de Charles Sorel 185 Sorel, Charles, La Description de l’Isle de Portraiture et de la ville des Portraits, Paris, Charles de Sercy, 1659. Sorel, Charles, « La Carte du Mariage. Sur le sujet du Contrat de Mariage de Panphile, à Naïs », dans Œuvres diverses, ou Discours meslez, Paris, Compagnie des Libraires au Palais, 1663, p. 398-408. Sorel, Charles, La Bibliothèque française [1667], éd. Filippo d’Angelo, Mathilde Bombart, Laurence Giavarini, Claudine Nédelec, Dinah Ribard, Michèle Rosellini et Alain Viala, Paris, Champion, 2015. Études Antoine, Philippe et Wolfram Nitsch (dir.), Le Mouvement des frontières, Clermont- Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2015. Beugnot, Bernard éd., Voyages, récits et imaginaire, Paris/ Seattle/ Tübingen, PFSCL, « Biblio 17, 11 », 1984. Carile, Paolo, Écritures de l’ailleurs. Négociants, émigrés, missionnaires et galériens, Roma, Tab edizioni, 2019. 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Établir des frontières Les quarante lieues comme seuil de vulnérabilité de la France du Grand Siècle F ADI E L H AGE C HERCHEUR - ASSOCIÉ À L ’IHMC C HARGÉ D ’ ÉTUDES DOCUMENTAIRES AUX A RCHIVES NATIONALES (P IERREFITTE ) « J’aimerais mieux, me disait-il, n’être jamais revenu, si je devais voir la France amoindrie, la France réduite à ce qu’elle était sous Louis XIII 1 ». Ainsi s’exprima Victor Hugo devant Jules Claretie en septembre 1870, alors qu’il traversait le Nord de la France en revenant de dix-neuf ans d’exil. Il retrouvait sa patrie, mais envahie sur un chemin qui lui était familier, le même qu’il avait connu lors de l’invasion consécutive à Waterloo, dont la narration fut pour lui un moment central de l’articulation des Misérables. Nous pouvons comprendre les propos soupirés par Victor Hugo. Le règne de Louis XIII est effectivement resté un symbole, une époque charnière quant à l’extension des frontières du royaume de France, que la guerre de 1870 avait semblé pulvériser au regard de la fulgurance de l’avancée allemande après la capitulation de Sedan, rééditant son exploit des mois de juin et de juillet 1815. L’évocation de Louis XIII par Victor Hugo n’était pas fortuite. Ce fut à la fin de son règne, une fois la France engagée dans la guerre de Trente Ans, que la frontière septentrionale, jusqu’alors si vulnérable, se dilata pour consolider sa position sur la Sambre (siège de Landrecies en 1637) et conquérir l’Artois (siège d’Arras en 1640). Le règne de Louis XIV poursuivit les efforts d’expansion en Flandre. L’extension des frontières du royaume de France au nord et à l’est apparaît comme un thème récurrent dans les mémoires et journaux, à l’aune du sentiment de vulnérabilité ressenti au sein de la capitale du royaume, Paris. Au XVII e siècle, le souvenir des menaces sur Paris au cours du siècle précédent était conservé. Depuis la guerre de Cent Ans, tenir cette ville signifiait contrôler le pouvoir politique, donc, aux yeux des puissances 1 Jules Claretie, Paris assiégé. Journal, 1870-1871, Paris, Armand Colin, « L’Ancien et le Nouveau », 1992, p. 16. Fadi El Hage 190 adverses de la France, réduire sa capacité de conquête ou de réaction à des aléas militaires. L’Histoire universelle de Jacques-Auguste de Thou insiste sur les menaces vécues par Paris, aussi bien en 1567 avant la bataille de Saint- Denis qu’en 1597, à l’occasion de la « surprise d’Amiens 2 » par les Espagnols 3 . La transmission de ces souvenirs récents dans son œuvre asseyait l’idée d’une menace sur l’État en cas de péril militaire à plus ou moins quarante lieues de Paris. Les quarante lieues de distance avec Paris étaient le sanctuaire de la France au nord et à l’est. Ce nombre a une signification religieuse importante, héritage d’« une longue tradition païenne, puis chrétienne, [qui] admettait un mystérieux rapport entre les idées, les choses et les nombres », selon Bernard Guenée 4 . Quarante est un nombre récurrent dans la Bible, aux symboles multiples, lui donnant finalement une dimension sacrée 5 , qui s’entendit par la suite dans des domaines profanes 6 . Quarante se rapporte surtout à des unités complètes (des règnes, des périodes se comptant en années et en jours, à l’exemple du séjour de quarante ans et quarante jours de Moïse dans le désert du Sinaï) 7 . Au travers du nombre quarante, les frontières du royaume de France se trouvaient-elles complètes ou, du moins, délimitées dans leur portion congrue, c’est-à-dire à une distance minimale de Paris significative pour considérer le cœur de l’État en danger ? Cette distance arbitraire de quarante lieues fut ainsi une référence pour la sécurité du royaume de France, que l’on retrouve dans les mémoires et journaux, authentiques ou apocryphes. Quel était son impact mental ? Comment se manifestait-il ? 2 Olivia Carpi, José Javier Ruiz Ibañez, « Les Noix, les espions et les historiens. Réflexion sur la prise d’Amiens (11 mars 1597) », Histoire, économie et société, 2004, n°3, p. 323-348. 3 Jacques-Auguste de Thou, Histoire universelle, Londres, 1734, t. V, p. 368 et t. XIII, p. 108. 4 Bernard Guenée, Histoire et culture historique dans l’Occident médiéval, Paris, Aubier, « Collection historique », 1980, p. 180. 5 François Brossier, « Signification du nombre 40 dans la Bible », La Croix, 29 juin 2018, disponible en ligne à l’adresse suivante : https: / / croire.la-croix.com/ Abonnes/ Formation-biblique/ Quarante-nombre-conversion-2018-06-29- 1700951153 (page consultée le 27 mai 2021). 6 Jean-Pierre Robin, « L’omniprésence du nombre 40 dans nos vies », Le Figaro, 3 mars 2008, disponible en ligne à l’adresse suivante : https: / / www.lefigaro.fr/ tauxetdevises/ 2008/ 03/ 03/ 04004-20080303ARTFIG00376-l-omnipresence-dunombre-dans-nos-vies.php (page consultée le 27 mai 2021). 7 Nous tenons à remercier particulièrement Noémie Issan-Benchimol pour ces éclaircissements. Les quarante lieues comme seuil de vulnérabilité 191 Depuis les conquêtes de Louis XI consécutives à la mort de Charles le Téméraire et les restitutions concédées au traité de Senlis de 1493, les quarante lieues étaient véritablement la limite reconnue de la « vieille France », celle qui ne devait pas être franchie pour que Paris restât en sécurité. Cette distance avait une dimension symbolique, sacralisant de fait la limite du royaume de France. L’omniprésence biblique du nombre quarante facilita son ancrage dans les esprits en tant que distance suffisante pour protéger Paris. Ainsi, dans les Mémoires de Monsieur d’Artagnan, Courtilz de Sandras augmente l’importance de l’enjeu du secours d’Arras, assiégée par les Espagnols (aidés d’irréductibles Frondeurs comme le Grand Condé) en 1654 car, fait-il dire à son personnage : Cette ville était très considérable par elle-même, elle était la capitale d’une province, la demeure de toute la noblesse du pays, forte par ses dehors et par son assiette, et par-dessus tout cela la tête de toutes nos conquêtes qui n’étaient pas grandes en ce temps-là. Car il n’y avait que quarante lieues de là à Paris, frontière peu éloignée de la capitale d’un grand royaume dont la réputation semblait devoir avoir planté ses bornes bien plus loin, depuis tant de siècles qu’il fleurissait dans l’Europe 8 . Arras ne faisait pas partie des limites de la « vieille France » et cet extrait nous ferait croire à une erreur. Est-ce un indice du caractère apocryphe des Mémoires de Monsieur d’Artagnan ? La mesure de la lieue variait selon les provinces du royaume et, dans le cas de la lieue de Paris, elle avait évolué entre le temps où le véritable d’Artagnan 9 était en vie et celui où Courtilz de Sandras réalisa sa supercherie littéraire. Avant 1674 (soit l’année suivant celle de la mort de d’Artagnan), la lieue de Paris équivalait à 3,248 km actuels. Ainsi, quarante lieues équivalaient à presque 130 km. C’était la distance depuis la porte Saint-Denis à Paris jusque Amiens, Corbie, Péronne, La Fère et Laon, Reims étant un peu plus loin mais comptée dans cette ligne de défense, devenue secondaire au cours du règne de Louis XIV… puis finalement incluse plus tard dans une distance de quarante lieues après l’évolution des mesures. La lieue d’Artois, en revanche, équivalait à 3,969 km. Dans la perspective artésienne, Arras était bel et bien à quarante lieues de Paris. Courtilz s’est sûrement appuyé sur cette unité de mesure, tout en faisant probablement référence à une distance sacralisée pour les frontières septentrionale et orientale françaises. À l’instar du Catelet, La Capelle constituait un poste avancé, sans incarner pour autant un « dernier verrou » avant Paris. Ce fut pour cette raison 8 Gatien Courtilz de Sandras, Mémoires de Monsieur d’Artagnan, Cologne, Pierre Marteau, 1701, t. II, p. 468-469. 9 Jean-Christian Petitfils, Le Véritable d’Artagnan, Paris, Tallandier, « Texto », 2010. Fadi El Hage 192 que la prise de Saint-Quentin en 1557 fut une plus grande alerte aux yeux d’Henri II, tandis qu’Henri IV fut plus occupé en 1594-1596 par les sièges de Laon et de La Fère plutôt que par la perte de La Capelle et du Catelet. Ces dernières faisaient davantage office de places retardataires en cas d’avancée d’une armée ennemie suffisamment menaçante 10 . À l’opposé, la « surprise d’Amiens » poussa à une réaction des plus vives de la part d’Henri IV. C’est ainsi qu’il faut comprendre le récit de l’année 1636 par La Rochefoucauld dans ses Mémoires. L’année précédente, le royaume de France avait déclaré la guerre à l’Espagne et, après un succès mineur à Avein 11 , les opérations ne tournèrent pas en sa faveur. Le 8 juillet 1636, La Capelle fut prise par les Espagnols, suivie du Catelet dix-sept jours plus tard. Le royaume de France semblait ne pas pourvoir à la défense de sa frontière septentrionale face aux Espagnols, Montrésor affirmant que « Monsieur le Comte [le comte de Soissons], qui commandait l’armée du roi, fut obligé de se retirer devant la leur ; parce que la sienne n’était composée que de six mille hommes de pied », alors que celle des Espagnols « était pourvue de toutes choses ». Montrésor évalue leurs effectifs à « vingt mille hommes de pied, dix mille chevaux et trente pièces de canon 12 ». Après avoir franchi la Somme à Bray, ils bifurquèrent vers l’ouest et investirent Corbie. Le 15 août, cette place tomba. Elle était considérée comme une des places-frontières de la « vieille France ». Sa chute, dit La Rochefoucauld, révélait à quel point « les autres places des frontières n’étaient ni mieux munies ni mieux fortifiées, que les troupes étaient faibles et mal disciplinées, qu’on manquait de poudres et d’artillerie, que les ennemis étaient entrés en Picardie et pouvaient marcher à Paris 13 ». En fait, la peur du franchissement de la limite des quarante lieues par les Espagnols était tangible avant même la capitulation de Corbie. Des éclaireurs espagnols avaient été en effet aperçus à Creil entre le 6 et le 13 juillet 1636 14 , avant que des partis croates parussent à Pontoise après la chute de Corbie. Fontenay-Mareuil confirme dans ses Mémoires qu’il y avait des raisons de s’inquiéter, au regard de l’état des fortifications de Saint- Quentin, autre verrou de la Somme, même si la population fit des efforts 10 Fernand Braudel décrit l’ensemble défensif français comme ayant pour but de « bloquer, retarder, gêner, diviser l’envahisseur éventuel » (Fernand Braudel, L’Identité de la France, Paris, Flammarion, 2001, p. 338). 11 Guillaume Lasconjarias, « Avein, 20 mai 1635 : la France entre dans la guerre de Trente ans », Revue Internationale d'Histoire Militaire, n o 82, 2002, p. 21-39. 12 Claude de Bourdeille de Montrésor, Mémoires de Monsieur de Montrésor, Cologne, Sambix le Jeune, 1723, t. I, p. 76. 13 François de La Rochefoucauld, Mémoires, dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1964, p. 48-49. 14 BnF, Français 3839, fol. 69 v°. Les quarante lieues comme seuil de vulnérabilité 193 immédiats pour remédier aux défaillances des murailles et « autres endroits fort défectueux 15 ». Le Parisien Marescot fit le même constat dans une lettre du 2 août 1636 au comte de Béthune, dont il avait été le secrétaire pendant son ambassade extraordinaire auprès du Saint-Siège entre 1627 et 1630. Y sont déplorées « l’état des places de Picardie, […], la désolation des villes mal munies », accroissant « des consternations des peuples 16 ». Paris était réellement menacée et la panique fut bien plus tangible qu’au temps de la « surprise d’Amiens ». « Paris n’a pas un canon, ni un grain de poudre 17 », souligne Marescot le 7 août suivant. Des précautions défensives furent prises, avec l’admission de l’idée d’un combat aux portes de Paris. L’abbé Arnauld rapporte qu’« on ne se croyait pas en sûreté dans cette capitale du royaume ; on en fortifiait les avenues ; et M. de Feuquières, à peine revenu de sa grande maladie, eut ordre de faire des retranchements au Pont-Yblon 18 ». Situé entre Le Bourget, Dugny, Le Blanc-Mesnil et Bonneuil-en-France, sur un passage plus étendu et profond du Hazerai (aujourd’hui busé), le Pont-Yblon était le dernier passage défendable sur la route de Flandre (actuelle route nationale 2) avant que la moindre avancée sur Paris fût irrésistible. 15 François du Val de Fontenay-Mareuil, Mémoires de Fontenay-Mareuil, dans Collection complète des Mémoires relatifs à l’histoire de France, depuis le règne de Philippe Auguste jusqu’au commencement du dix-septième siècle, éd. Claude-Bernard Petitot, Paris, Foucault, 1826, t. LI, p. 258. 16 BnF, Français 3839, fol. 84 r°. 17 BnF, Français 3839, fol. 90 r°. 18 Antoine Arnauld, Mémoires de l’abbé Arnauld, contenant quelques anecdotes de la Cour de France, depuis 1634 jusqu’à 1675, dans Nouvelle collection des Mémoires pour servir à l’histoire de France, depuis le XIII e siècle jusqu’à la fin du XVIII e siècle, éd. Joseph-François Michaud et Jean-Joseph-François Poujoulat, Paris, Chez l’éditeur du Commentaire analytique du Code civil, 1838, t. IX, p. 489. Fadi El Hage 194 Ill. 1 Jean Baptiste Bourguignon d’Anville, Les environs de Paris à 3 lieues à la ronde (vers 1700) © BnF L’inquiétude fut accrue à la vue de l’exode de réfugiés picards venus jusque Paris, selon Marescot, par charrettes et avec quantité de meubles. Des Parisiens, nobles et bourgeois, prirent également la fuite vers Chartres et Orléans 19 , où le prix du logement connut une vague spéculatrice, à l’instar de ce qui se produisit en 1870 et en 1940 20 . Seule la fameuse convocation de l’arrière-ban par Louis XIII permit une reprise de confiance. Au mois de novembre 1636, le recouvrement de Corbie écarta la menace directe sur Paris. Cet épisode inspira les paragraphes du Testament politique de Richelieu consacrés aux frontières. Tout en reconnaissant l’importance de fortifications et d’armes suffisantes, il n’en souligne pas moins l’importance du facteur humain. Outre les effectifs de la garnison, il fallait que le gouverneur et les officiers commandant dans une place eussent « le cœur aussi fort que ses murailles et ses remparts 21 », allusion à la capitulation rapide des gouverneurs de La Capelle, du Catelet et de Corbie, à qui Richelieu reprocha 19 Marcel Poëte, Paris devant la menace étrangère en 1636. Une première manifestation d’Union sacrée, Paris, Perrin, 1916, p. 123-126. 20 BnF, Français 3839, fol. 87 r°. 21 Armand-Jean du Plessis, cardinal de Richelieu, Testament politique, éd. Françoise Hildesheimer, Paris, Champion, 2012, p. 264. Les quarante lieues comme seuil de vulnérabilité 195 leur « lâcheté » d’autant plus lourde de conséquences qu’ils commandaient des « places frontières 22 ». Ce spectre de l’ouverture de la « route de Paris » ne manqua pas de reparaître, dès lors que les objectifs stratégiques affichés étaient le franchissement de la Somme. La prise de Bouchain en 1711 pourrait ne paraître qu’une place supplémentaire de perdue pour Louis XIV depuis 1708. En fait, cette chute parut plus lourde de conséquences. Bouchain appartenait à la deuxième ligne de défense de la frontière septentrionale, définie par Vauban 23 . Aux yeux des Alliés, elle était synonyme, selon une Relation de la campagne des Alliés en Flandre en 1711, imprimée en 1712 en Hollande, de « passage vers la Somme 24 ». Située sur l’Escaut, Bouchain en fermait le passage. Une fois tombée, le franchissement de l’Escaut était possible, nonobstant Valenciennes. Si l’ennemi avait forcé nos frontières, battu et dissipé nos armées et enfin pénétré le dedans du royaume, ce qui est très difficile, je l’avoue, mais non pas impossible, il ne faut pas douter qu’il ne fît tous ses efforts pour se rendre maître de cette capitale, ou du moins la ruiner de fond en comble, ce qui serait peut-être moins difficile présentement (que partie de sa clôture est rompue et ses fossés comblés 25 ) qu’il n’a jamais été 26 », avait prévenu Vauban dans son mémoire intitulé L’Importance dont Paris est à la France et le soin que l’on doit prendre de sa conservation, rédigé en 1686- 1687 puis revu vers 1689 et en 1706, selon Martin Barros et Victoria Sanger 27 . Le 12 avril 1712, à Marly, le maréchal de Villars fut reçu par Louis XIV qui lui exposa la situation critique du royaume et les dispositions à prendre pour la défense de Paris, en cas de défaite. Villars raconte cet entretien dans ses Mémoires. Le dialogue entre les deux hommes est d’autant plus remarquable qu’il atteste de la conscience qu’avait le roi de l’enjeu d’une défaite de l’armée de Flandre, ainsi que des conséquences d’un repli de sa personne vers Blois : 22 Ibid., p. 82. 23 Daniel Nordman, Frontières de France. De l’espace au territoire ( XVI e - XIX e siècle), Paris, Gallimard, « Bibliothèque des Histoires », 1998, p. 250. 24 Relation de la campagne des Alliés en Flandre en 1711, La Haye, Husson, 1712, p. 140. 25 Le spectre de la Fronde était suffisamment tangible pour empêcher toute concrétisation d’un projet de fortification moderne de Paris. 26 Sébastien Le Prestre de Vauban, L’Importance dont Paris est à la France et le soin que l’on doit prendre de sa conservation, dans Les Oisivetés de Monsieur de Vauban, Michèle Virol éd., Seyssel, Champ Vallon, 2007, p. 135. 27 Ibid., p. 128. Fadi El Hage 196 Je sais tous les raisonnements des courtisans ; presque tous veulent que je me retire à Blois, et que je n’attende pas que l’armée ennemie s’approche de Paris, ce qui lui serait possible, si la mienne était battue. Pour moi, je sais que des armées si considérables ne sont jamais assez défaites pour que la plus grande partie de la mienne ne pût se retirer sur la Somme. Je connais cette rivière, elle est très difficile à passer ; il y a des places, et je compterais de me rendre à Péronne ou à Saint-Quentin, d’y ramasser tout ce que j’aurais de troupes, de faire un dernier effort avec vous et de périr ensemble ou de sauver l’État, car je ne consentirai jamais à laisser approcher l’ennemi de ma capitale 28 . Louis XIV avait parfaitement connaissance de la barrière symbolique qu’incarnait la Somme pour la sécurité de Paris, que d’aucuns, comme Fénelon, proposaient de rétablir comme frontière du royaume en tant que gage de la paix. Péronne et Saint-Quentin étaient en effet d’anciennes défenses de la « vieille France », soit, sous Louis XIV, une troisième ligne de défense, « forteresses démodées, très insuffisantes par elles-mêmes 29 », commente Fernand Braudel. Elles étaient les plus susceptibles de constituer des lieux de rassemblement d’une ultime armée de secours, à l’image de celles mobilisées après le désastre de Saint-Quentin en 1557, la « surprise d’Amiens » de 1597 et la prise de Corbie en 1636. Le « verrou » de la Somme connut un dernier regain de symbolisme national lors de la tentative d’établissement de la ligne Weygand en juin 1940 30 . Villars se rendit le 20 avril 1712 à Péronne pour se placer sous Cambrai au début du mois de mai 31 . Cette disposition influença probablement l’ar- 28 Claude-Louis-Hector de Villars, Mémoires du maréchal de Villars, éd. Eugène- Melchior de Vogüé, Paris, Renouard, Société de l’Histoire de France, 1889, t. III, p. 138-139. 29 F. Braudel, op. cit., p. 338. 30 Quand Paul Léautaud évoque dans son Journal littéraire l’offensive allemande du 10 mai 1940, il ne manque pas de souligner que la Luftwaffe a atteint Pontoise (Paul Léautaud, Journal littéraire, choix de pages par Pascal Pia et Maurice Guyot, Paris, Gallimard, « Folio », 2018, p. 870). Quelques jours plus tard, il évoque l’arrivée de la Wehrmacht à Péronne et Saint-Quentin. Il se moque de Lucien Romier qui y a vu une chance de reprise en main française, dans la mesure où les Allemands s’éloignaient de leur base dès lors qu’ils ont franchi la Somme (ibid., p. 871-872). Le constat de Romier était anachronique, bien que non dénué de logique au regard de son domaine de recherche originel. En tant que seiziémiste (et en faisant fi des avancées fulgurantes possibles sur la route de Flandre, à l’image de la progression des coalisés après Waterloo), il avait à l’esprit la limite de la Somme, derrière laquelle l’avancée de troupes ennemies s’était toujours avérée vaine après un sursaut militaire qu’il avait probablement espéré. 31 C. de Villars, op. cit., t. III, p. 139-140. Les quarante lieues comme seuil de vulnérabilité 197 mée alliée à s’orienter vers le Cateau-Cambrésis pour finalement assiéger Le Quesnoy puis Landrecies, cette dernière appartenant également à la deuxième ligne de défense de la frontière. Il leur importait de s’assurer de places stratégiques pour mieux avancer sur la route de Flandre, où seules Guise et Saint-Quentin étaient en mesure d’être des verrous, bien que de moindre qualité, avant La Fère, Laon et Soissons. Passées ces places, c’était la route de Paris qui était ouverte. Le refus de Louis XIV de se replier sur Blois attestait d’une fermeté d’esprit ainsi que d’une attitude respectable et rassurante au possible, à l’instar de la tranquillité mêlée d’esprit de décision affichée par le cardinal de Richelieu dans le contexte de la prise de Corbie. La victoire de Denain le 24 juillet 1712 ouvrit un processus de reflux et de reprises de nombreuses places appartenant aux deux lignes de défense établies par Vauban (Le Quesnoy, Bouchain, Douai). La limite historique des quarante lieues du premier XVII e siècle ne fut plus un sujet d’inquiétude jusqu’en 1814 et 1815. On s’étonnera d’ailleurs de trouver dans l’Art de la Guerre du maréchal de Puységur (1748, posthume) une étonnante simulation d’invasion du royaume de France au cours de laquelle une puissance étrangère contrôlerait « tout le pays au-delà de la Loire », tandis que « celui en-deçà de la rivière d’Yonne et de la Seine soit à la France 32 ». Les frontières septentrionale et orientale (dont Puységur était un fin connaisseur, ayant servi en Flandre en tant que maréchal général des logis durant les guerres de la Ligue d’Augsbourg et de Succession d’Espagne 33 ) paraissaientelles si rassurantes qu’elles le poussèrent à imaginer plutôt une simulation d’invasion militaire objectivement improbable ? Une Carte des environs de Paris sur un rayon de 40 lieues, imprimée en 1825, remet en évidence les anciennes quarante lieues, alors que celles-ci n’étaient théoriquement plus en vigueur. Au fil de la dilatation des frontières du royaume, la mesure de la lieue avait évolué. Le réajustement de la lieue de Paris après 1674 était également le symbole de l’éloignement de ce qui devait rester une limite sanctuarisée. Les quarante lieues dépassaient désormais la Somme et l’Oise, derniers remparts naturels sérieux avant la plaine de France, ce qui était un signe d’assurance quant à la sécurité de la frontière, encore plus tangible au XVIII e siècle. La Capelle est à près de 187 km de la porte Saint-Denis. En se référant à la lieue tarifaire, établie en 1737 (4,678 km), cette place était bel et bien à quarante lieues, comme 32 Jacques François de Chastenet de Puységur, Art de la Guerre par principes et par règles, Paris, Jombert, 1749, t. II, p. 1. 33 Jean-Philippe Cénat, « Les fonctions de maréchal général des logis à l’époque de Louis XIV », Revue historique des armées, 257 | 2009, mis en ligne le 09 mars 2011, consulté le 04 juillet 2021. URL : http: / / journals.openedition.org/ rha/ 6874. Fadi El Hage 198 l’écrit Dumouriez dans ses Mémoires 34 . « La mesure est un enjeu de pouvoir 35 », remarque Franck Jedrzejewski. La monarchie française réajusta son seuil d’intégrité frontalière à l’aune de la consolidation de ses nouvelles limites, incarnées par la « ceinture de fer » de Vauban, consécration de la maxime exprimée dans le Testament politique de Richelieu : Une frontière bien fortifiée est capable, ou de faire perdre aux ennemis l’envie qu’ils pouvaient avoir de former des desseins contre un État, ou, au moins, d’arrêter leur cours et leur impétuosité, s’ils sont assez osés pour venir à la force ouverte 36 . Les quarante lieues restèrent une référence pour définir les menaces sur Paris, tant politiques (les bannissements de Paris se faisaient régulièrement à quarante lieues, à l’instar de Louis XIV vis-à-vis du Grand Prieur de 34 Charles François Du Perrier Dumouriez, Mémoires, François Barrière éd., Paris, Firmin-Didot, 1878, t. I, p. 231. 35 Franck Jedrzejewski, Histoire universelle de la mesure, Paris, Ellipses, 2002, p. 23. 36 Richelieu, op. cit., p. 262. Les quarante lieues comme seuil de vulnérabilité 199 Vendôme en 1708 37 , ou de Napoléon avec certains opposants comme Germaine de Staël 38 et Juliette Récamier 39 ). Ainsi, lorsque les Vendéens progressèrent au cours de l’été 1793, la conscience de la menace fut matérialisée par la position d’« avant-postes à quarante lieues de Paris 40 ». Lors de la campagne de France de 1814, Châlons-sur-Marne (où s’était installée Madame Récamier après avoir reçu l’ordre de s’éloigner de Paris) fut le théâtre d’importants combats. La Table géographique des Victoires, conquêtes, désastres, revers et guerres civiles des Français, de 1792 à 1815 présente la ville comme étant « à 40 lieues de Paris 41 ». Le chancelier Pasquier s’était ému de l’établissement du quartier-général de Napoléon en cette même ville le 25 janvier 1814, au début de la campagne de France. « Cela seul suffit pour donner une idée des progrès que l’ennemi avait déjà faits 42 », commente-t-il dans son Histoire de mon temps. Napoléon s’était bel et bien posté à la limite symbolique de la sécurité du cœur politique de la France. En juillet 1815, comme gage de l’armistice, les éléments de l’armée restés fidèles à Napoléon durent se replier au minimum à quarante lieues de Paris, soit sur la rive gauche de la Loire. Peu après Waterloo, cette distance avait été utilisée comme mesure de circonférence pour évaluer les forces encore disponibles pour défendre Paris 43 . La campagne de 1814 et, plus encore, celle de 1815 avaient appris « au monde que Paris n’était pas inviolable 44 », selon le lieutenant-colonel Charras dans son Histoire de la campagne de 1815. Waterloo, qui servit à la rédaction du célèbre récit de Victor Hugo dans Les Misérables. Foncièrement républicain, mais avant tout anti-bonapartiste, Charras dut reconnaître que « la vieille monarchie avait su la préserver de cette humiliation, pendant des 37 Louis de Rouvroy de Saint-Simon, Mémoires, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1984, t. III, p. 128. 38 François-René de Chateaubriand, Mémoires d’Outre-tombe, Paris, LGF, « La Pochothèque », 2003, t. II, p. 1304. 39 Ibid., t. II, p. 182. 40 Louis de Carné, « La Bourgeoisie et la Révolution française », Revue des deux mondes, t. VIII, 1850, p. 690. 41 Victoires, conquêtes, désastres, revers et guerres civiles des Français, de 1792 à 1815, par une Société de militaires et de gens de Lettres, Paris, Panckoucke, 1822, t. XXVI, p. 261. 42 Étienne-Denis Pasquier, Histoire de mon temps. Mémoires du chancelier Pasquier, Paris, Plon, 1893, 1 ère partie, t. II, p. 143. 43 Benjamin Constant, Œuvres complètes, Tübingen, Max Niemeyer Verlag, 1993, t. XIV, p. 518. 44 Jean-Baptiste-Adolphe Charras, Histoire de la campagne de 1815. Waterloo, Bruxelles, Lebègue, 1857, t. II, p. 186. Fadi El Hage 200 siècles, même lorsque notre frontière n’était pas à quarante lieues de Montmartre », avant d’ajouter que « la République, dans les plus terribles circonstances, l’avait protégée aussi par la victoire, refoulant au loin la coalition des rois 45 ». L’Empire était-il le seul régime politique qui, par esprit de démesure, aurait sacrifié l’esprit de sanctuarisation des quarante lieues jusqu’à ce que la III e République fît de même par la force des choses face à la débâcle de 1940 46 ? Le second traité de Paris, signé le 30 novembre 1815, préserva finalement cette limite des quarante lieues prérévolutionnaires, malgré les propositions de la Prusse et des Pays-Bas, enclins à réclamer le retour des limites septentrionales de la France aux quarante lieues du règne de Louis XIII 47 , éventualité tant crainte par Victor Hugo en 1870. Bibliographie Sources Manuscrits BnF, Français 3839. Imprimés Arnauld, Antoine, Mémoires de l’abbé Arnauld, contenant quelques anecdotes de la Cour de France, depuis 1634 jusqu’à 1675, dans Nouvelle collection des Mémoires pour servir à l’histoire de France, depuis le XIII e siècle jusqu’à la fin du XVIII e siècle, éd. Joseph-François Michaud et Jean-Joseph-François Poujoulat, Paris, Chez l’éditeur du Commentaire analytique du Code civil, 1838, t. IX. Chateaubriand, François-René de, Mémoires d’Outre-tombe, Paris, LGF, « La Pochothèque », 2003, 2 vol. Claretie, Jean, Paris assiégé. Journal, 1870-1871, Paris, Armand Colin, « L’Ancien et le Nouveau », 1992. Constant, Benjamin, Œuvres complètes, Tübingen, Max Niemeyer Verlag, 1993, t. XIV. Courtilz de Sandras, Gatien, Mémoires de Monsieur d’Artagnan, Cologne, Pierre Marteau, 1700-1702, 3 vol. Dumouriez, Charles François Du Perrier, Mémoires, éd. François Barrière, Paris, Firmin-Didot, 1878, 2 vol. Fontenay-Mareuil, François du Val de, Mémoires de Fontenay-Mareuil, dans Collection complète des Mémoires relatifs à l’histoire de France, depuis le règne de Philippe 45 Ibid. 46 William Lawrence Shirer, La Chute de la III e République. Une enquête sur la défaite de 1940, Paris, Hachette Littératures, Pluriel, 1990, p. 786-795. 47 Marc Blancpain, La Frontière du Nord, de la mer à la Meuse (843-1945), Paris, Perrin, 1990, p. 288. Les quarante lieues comme seuil de vulnérabilité 201 Auguste jusqu’au commencement du dix-septième siècle, éd. Claude-Bernard Petitot, Paris, Foucault, 1826, t. LI. Montrésor, Claude de Bourdeille de, Mémoires de Monsieur de Montrésor, Cologne, Sambix le Jeune, 1723, 2 vol. La Rochefoucauld, François de, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1964. Puységur, Jacques François de Chastenet de, Art de la Guerre par principes et par règles, Paris, Jombert, 1749, 2 vol. 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Cette dorsale, en grande partie constituée des terres de l’ancienne Lotharingie, est alors l’un des principaux théâtres de la guerre de Trente Ans, mais aussi l’un des lieux les plus représentatifs de la mise en scène d’une Réforme catholique en plein essor 1 . Du Sud au Nord, ces terres de catholicité, relevant par ailleurs d’une mosaïque d’entités politiques différentes, affichent fièrement les signes visibles de leur appartenance confessionnelle comme autant de bastions de résistance face à l’ennemi. Aux côtés des dispositifs militaires, les établissements religieux, toujours plus nombreux, tentent ainsi de contribuer au triomphe de l’institution ecclésiale dont les objectifs transcendent ceux des États nationaux 2 . La mobilisation s’intensifie parmi les gens d’Église. Les femmes y prennent une large part, tous états de vie confondus 3 . 1 L’expression « Dorsale catholique » a été employée pour la première fois par René Taveneaux (« Réforme catholique et Contre-Réforme en Lorraine », L’Université de Pont-à-Mousson et les problèmes de son temps, Nancy, Presses Universitaires de Nancy II, 1974, p. 389-400). 2 Robert Sauzet (dir.), Les Frontières religieuses en Europe du XV e au XVII e siècle, Paris, Vrin, 1992. 3 Cette question a été l’un des sujets de l’ANR Lodocat (2015-2018). Marie-Élisabeth Henneau, Corinne Marchal et Julie Piront (dir.), Entre ciel et terre : œuvres et résistances de femmes de Liège à Gênes ( X e - XVIII e siècle), Paris, Garnier, 2023. Marie-Élisabeth Henneau 204 Pour approcher tant soit peu la perception de la notion de frontière durant cette période troublée, on retiendra ici le profil des sanctimoniales dont les espaces de vie, depuis la publication des décrets du concile de Trente, se trouvent de plus en plus strictement circonscrits 4 . Les pères tridentins, qui n’ont retenu que le modèle de la vie contemplative, ont exigé des moniales qu’elles se placent désormais sous la juridiction des évêques, qu’elles privilégient une installation au sein des villes, et, surtout, qu’elles se soumettent à une clôture stricte, censée concrétiser pour elles le contemptus mundi. Cet article de discipline établit donc une frontière que les autorités masculines espèrent infranchissable entre le cloître - souvent qualifié d’hortus conclusus - et le monde extérieur. Si les communautés masculines ont toujours été invitées à cultiver l’esprit de retraite, la clôture imposée aux femmes est bien plus sévère. Considérées comme étant « le plus précieux thrésor de l’Église », mais dans « l’impuissance pour se maintenir elles mesmes », du fait de leur sexe, les religieuses doivent donc être enfermées, sous la bonne garde de prélats vigilants. Un arsenal de dispositifs - murs, grilles, voiles… - est dès lors prévu pour matérialiser une frontière que doit venir renforcer une indispensable maîtrise des sens - alors entendus comme des « fenestres par lesquelles la mort entre dans les âmes ». Cet emboîtement de clôtures doit en outre s’inscrire à l’intérieur d’enceintes urbaines, supposées offrir une protection supplémentaire à ces épouses du Christ 5 . Inutile de dire que ces injonctions n’ont pas été partout observées à la lettre et que le modèle de la sanctimoniale préconisé à Trente n’a pas empêché les femmes d’en inventer d’autres 6 . Mais pour répondre aux questionnements touchant à la notion de frontière, on a retenu ici cette catégorie de religieuses cloîtrées dont le succès a été retentissant dans toute l’Europe catholique, au point que d’aucuns ont vu dans leur expansion une véritable invasion conventuelle. Cette « dilatation » intensive des ordres contemplatifs a donc entraîné nombre de ces moniales à sortir de leur clôture, pour franchir quantité de frontières géographiques, culturelles, politiques ou confessionnelles en vue d’établir de nouvelles fondations. Le contexte de la 4 Marie-Élisabeth Henneau, « Les débats relatifs à la clôture des moniales aux XVII e et XVIII e siècles : discours croisés entre deux mondes », dans Isabelle Heullant- Donat, Julie Claustre et Élisabeth Lusset (dir.), Enfermements. Le cloître et la prison ( VI e- XVIII e siècle), Paris, Presses de la Sorbonne, 2011, p. 261-274. 5 Florent Boulenger, Traitez de la closture des religieuses […], Paris, D. Moreau, 1629, p. 28, 32 et 371 ; Marie-Élisabeth Henneau, « Monachisme féminin au pays de Liège à la fin du XVII e siècle : une vie sub clausura perpetua ? », Revue Histoire, Économie et société, t. 3, 2005, p. 387-398. 6 M.-É. Henneau, « Les débats relatifs à la clôture des moniales », op. cit. Expériences et perceptions des frontières 205 guerre de Trente Ans a par ailleurs contraint de nombreuses communautés à quitter momentanément leurs couvents pour échapper au danger. On suivra donc le destin de certaines d’entre elles, grâce à leur mise en récits de leurs expériences d’enfermement, mais aussi de voyage et d’exil dans une zone frontalière aux limites particulièrement mouvantes. Un enclos grillagé L’ordre de l’Annonciade céleste, auquel appartiennent les moniales dont il va être question, doit son origine au souhait de Vittoria Fornari (1562- 1617) de se retirer du monde après le décès de son époux Angelo Strata 7 . En 1604, elle parvient à ériger un premier monastère dans la ville de Gênes, qui deviendra ultérieurement le berceau de l’institut. Confirmé par le pape en 1613, cet ordre va principalement se développer le long de la Dorsale catholique, dont il esquisse le tracé avec l’implantation de ses établissements 8 . Chanoinesses régulières de Saint-Augustin, les annonciades célestes - qu’il ne faut pas confondre avec les filles de Jeanne de France, de tradition franciscaine - se caractérisent par une dévotion au Verbe incarné et à la Vierge de l’Annonciation. Désireuses d’adhérer aux états de l’Infans, caché dans les entrailles maternelles, et à ceux de sa mère, recluse dans sa chambre virginale, les annonciades ajoutent aux trois vœux traditionnels - obéissance, chasteté et pauvreté - celui de passer leur vie sub clausura perpetua et ainsi faire de leurs cloîtres, de leurs cellules et de leurs corps des oratoires pour le Verbe incarné. Les âmes que Dieu choisit pour cette fin, il les sépare du monde et de tout commerce avec les créatures. Et, non contentes de leur étroite clôture, elles se bâtissent elles-mêmes des solitudes spirituelles pour se renfermer encore davantage, imitant ce Verbe adorable, lequel n’a pas eu horreur de se renfermer l’espace de neuf mois dans les flancs virginals de la Vierge, aussi est-ce pour demeurer inséparablement unies au Fils et à la Mère qu’elles 7 Daniela Solfaroli Camillocci, « Fornari (De Fornari), Maria Vittoria », Dizionario Biografico degli Italiani, vol. 49, 1997 [http: / / www.treccani.it/ enciclopedia/ mariavittoria-fornari_(Dizionario-Biografico)]. 8 Marie-Élisabeth Henneau, « De Gênes à Liège : implantation des annonciades célestes sur la Dorsale catholique », dans Gilles Deregnaucourt et al. (dir.), La Dorsale catholique - jansénisme - dévotions : XVI e - XVIII e siècle. Mythe, réalité, actualité historiographique, Paris, Riveneuve, 2014, p. 355-367. Marie-Élisabeth Henneau 206 veulent toujours habiter en esprit dans ce sein virginal et dans ce sacré Oratoire 9 . Sous la plume des annonciades, la clôture dessine donc les contours du lieu propice à l’union intime avec le divin. Il ne s’agit pas d’abord d’un rempart pour la sauvegarde de leur vertu mais du cadre à leurs yeux essentiel pour favoriser la rencontre avec l’Époux. Elle signifie la frontière entre le monde et le Paradis dont leur cloître est l’antichambre. Elle est aussi inscrite au premier rang de leurs observances pour manifester leur renoncement au monde, préalable indispensable à la mise en route vers la Jérusalem céleste. Partout où les annonciades s’installent, elles n’ont de cesse de faire ériger de hauts murs de clôture pour protéger leur solitude 10 et font de cet article de discipline l’un de leurs signes identitaires, avec l’habit bleu ciel qui leur vaut le surnom de turchine en Italie, de filles bleues en France et de célestines aux Pays-Bas et en Allemagne 11 . L’éloignement [… du] monde, nous devons le pousser […] jusqu’à n’avoir aucunes communications avec nos parents et nos amis, jusqu’à ne voir rien de ce qui se passe au dehors, jusqu’à n’estre vue de personne, jusqu’à ne connaître que l’enceinte de la maison que nous habitons, à peu près comme les morts qui ne pourroit voire que leur sépulcre s’ils estoit capable de voire 12 . Cet attachement farouche à la clôture devient un sujet récurrent dans leurs narrations et écrits spirituels. Les religieuses biographes en font l’un des signes de l’élection des défuntes. Un peu avant de mourir, [Marie Élisabeth Dervieu] disoit à ses sœurs : « Ha mes chères sœurs, qu’il fait bon mourir Annonciade Céleste […] parce que Dieu leur réserve une illustre couronne et une grande gloire à cause de leur 9 [Marie Thérèse Peelmans], L’Oratoire des annonciades célestes contenant l’état du Verbe incarné pendant les neuf mois qu’il a été au ventre virginal de sa sainte Mère […], Liège, A. Bronckart, [1686], Préface n. p. Marie Thérèse Peelmans († 1706) est une annonciade céleste du premier monastère de Liège. 10 Julie Piront, « Empreintes architecturales de femmes sur les routes de l’Europe. Étude des couvents des annonciades célestes fondés avant 1800 », thèse de doctorat inédite, U. de Louvain, 2013, 5 vol. 11 Marie-Élisabeth Henneau, « Notions d’identité(s) et monde régulier : quelques réflexions au regard d’une communauté de contemplatives à l’époque moderne », Trajecta, t. 18, 2009, p. 195-207. 12 Marie Séraphine Bonnet, « Traité des grandeurs et de l’excellence de l’ordre de l’Annonciade céleste », cité d’après la copie conservée à Langres, Dépôt d’Art sacré, Archives des annonciades célestes, ms sans cote, XVII e siècle, p. 111. Marie Séraphine Bonnet (1627-1695) est une annonciade céleste du premier monastère de Lyon. Expériences et perceptions des frontières 207 vœu de clôture, qui les sépare de toutes les créatures pour se donner entièrement à lui ». [Et sa biographe de conclure : elle] fut une véritable Annonciade céleste, je veux dire une fille toujours cachée, cachée au monde dans la maison de ses parens, cachée à ses propres parens dans la religion, cachée à soi-même, dans le centre de son humilité et enfin toujours cachée en Dieu qui l’avoit mise sous sa protection 13 . Le respect de ce type de clôture, qui limite à l’extrême la communication avec l’extérieur 14 , ne va pourtant pas de soi. Selon les annonciades, le public ne comprend pas la rigueur avec laquelle elles souhaitent l’observer. Même le clergé, pourtant sourcilleux sur le sujet, n’est pas loin d’estimer qu’elles en font trop. S’ensuivent de nombreux conflits, notamment avec les familles ou les bienfaitrices habituées à fréquenter les parloirs conventuels et qui se font régulièrement refouler quand elles se présentent chez les célestes. Gênes les encourage à tenir bon. Il est besoins […] que nos supérieures s’armes d’un saint zèle pour maintenir en vigeur cette bénitte observance, même avec la perte de l’amitiez de ces dames et princesses. Nous […] n’avons jamais voulu consentire qu’aucune dame, encore que prinçipale et titulée, entra dans nostre monastère, encore même qu’elle eut obtenu licence de Rome du Souverain Pontife. C’est pour cette raison qu’il y a plusieurs années que nous avons perdus l’amitiez de Madame la duchesse de Doria, et bien que nous sommes marrie de cette perte, nous demeurons néanmoins très contentes de ne point avoir ouverte cette porte 15 . Cette clôture, que les ecclésiastiques envisagent volontiers comme une mesure préventive à l’encontre de potentielles fautives, toujours sur le point de succomber à la séduction du monde ou de provoquer la chute de leur prochain, les annonciades en font le garant de leur liberté intérieure, leur permettant de repousser le plus possible les ingérences extérieures et, dans 13 Marie Hiéronyme Chaussé, Histoire de l’établissement et du progrès du premier monastère des religieuses Annonciades célestes de la ville de Lyon […], Lyon, Vve Cl. Chavance et M. Chavance, 1699, p. 75. 14 « Nulle religieuse de nos monastères ne donnera audience à père ny à mère, ny à aucune personne que de deux en deux mois une fois […] de manière que pour le respect de leurs parens, elles ne peuvent aller à la Grille que six fois l’année » (Constitutions des religieuses de l’Ordre de l’Annonciade céleste […], Lyon, Cl. Cayne, 1628, p. 39-40). Certaines annonciades prononcent même un cinquième vœu par lequel elles renoncent à toute visite. 15 Lettre de la prieure de Gênes à Marie Anne Mauhain, prieure du premier monastère de Liège, 1634, reproduite dans Marie Françoise Augustine Joseph Laloire, Histoire de l’établissement de l’ordre de l’annonciade céleste dans la ville de Liège, Liège, 1746-1747, p. 129 (Bibliothèque royale de Bruxelles, ms n o 19612). Marie-Élisabeth Henneau 208 une certaine mesure, de garder une part d’autonomie dans la gestion de leurs communautés 16 . Franchissement des frontières Lorsque les premières compagnes de Vittoria Fornari entrent avec elle en clôture, elles n’ont dans un premier temps aucun projet d’expansion. C’est donc avec une certaine surprise qu’elles apprennent qu’un couvent similaire au leur a été fondé à Pontarlier en 1612. La fondation dans la cité franccomtoise est le fait de quelques dévotes, guidées par un jésuite en cheville avec un sien confrère génois, directeur de la Fornari. L’annonce de l’ouverture d’un couvent à Vesoul l’année suivante réjouit les Génoises, qui, en fait, n’y sont pour rien. Les annonciades « d’au-delà des Monts » qui essaiment en Lorraine, en Alsace, en France et aux Pays-Bas, vont très vite réclamer à cor et à cri la présence de Génoises pour les guider dans la mise en place des observances. Mais les obstacles vont se révéler insurmontables. Si les autorités religieuses finissent par accepter l’envoi à Pontarlier de deux religieuses issues du premier couvent, leurs puissantes familles s’y opposent farouchement : les Alpes représentent pour elles une barrière quasi infranchissable 17 , la Franche-Comté, une contrée au climat bien trop rude et l’apprentissage par leurs filles de la langue française, une difficulté insurmontable. La guerre, une fois déclarée, devient ensuite le motif rédhibitoire pour empêcher tout déplacement vers le Nord. Les annonciades « d’au-delà des Monts » se voient dès lors contraintes de communiquer uniquement par courrier avec celles qu’elles considèrent comme leurs Mères fondatrices. Cet abondant échange de textes normatifs, d’avis spirituels ou de narrations historiques va aider ces religieuses à fortifier leur sentiment d’appartenance à un ordre dont l’esprit leur est 16 Marie-Élisabeth Henneau, « Le supériorat au féminin au temps de la Réforme catholique : conception et exercice du pouvoir dans quelques couvents de religieuses à vœux solennels », dans Emmanuelle Santinelli (dir.), Femmes de pouvoir et pouvoir de femmes dans l’Europe occidentale médiévale et moderne, Les Valenciennes, n° 41/ 42, Presses Universitaires de Valenciennes, 2009, p. 341-360 ; Marie-Élisabeth Henneau, « Autonomie d’agir et de penser au cœur de la clôture monastique : ce qu’en disent certaines moniales d’Ancien Régime dans leurs récits de vie », dans Catherine Guyon et al. (dir.), Liberté des consciences et religion. Enjeux et conflits ( XIII e - XX e siècle), Rennes, PUR, 2018, p. 133-143. 17 Françoise Bayard, « Franchir les Alpes et les Apennins au début du XVII e siècle », dans Nicole Lemaître (dir.), Éditions du Comité des travaux historiques et scientifiques, 2019 [http: / / books.openedition.org/ cths/ 4392]. Expériences et perceptions des frontières 209 commun, en dépit des nombreuses barrières susceptibles de les séparer : celles de la langue - à mesure qu’il se déploie, l’ordre compte, en plus des francophones, des germanophones et des néerlandophones qui, pour la plupart, ne maîtrisent pas l’italien ; celles qui délimitent des espaces politiques souvent en conflit et empêchent la circulation des personnes ; celles qui séparent les diocèses et déterminent le destin de femmes soumises à la juridiction d’évêques aux vues parfois divergentes ; celle enfin de la distance qui sépare la tête de ses membres, susceptible de compromettre l’uniformité des pratiques et des observances. Si les Génoises ne sont sorties de leur clôture que pour fonder les quelques monastères de la péninsule, de l’autre côté des Alpes, les annonciades se sont davantage investies et ont ainsi permis à l’ordre de compter une cinquantaine de maisons à la fin du siècle. Les nombreux récits de fondation envoyés à Gênes pour informer la maison-mère du « progrès » de l’institut mettent en scène des religieuses amenées à quitter leur clôture pour aller en établir d’autres ailleurs. Leurs déplacements sont souvent périlleux, mais rien ne les arrête, et surtout pas les conflits qui secouent des territoires où elles ont l’intention de s’installer 18 . Par ailleurs, la guerre de Trente Ans 19 va contraindre plusieurs communautés franc-comtoises à sortir de leurs couvents à peine érigés pour se réfugier momentanément au-delà des frontières de la Comté. Pour approcher leur ressenti lors de ces exodes, on suivra le récit du périple des annonciades de Saint-Claude (Jura), forcées de quitter leur monastère en 1637, à l’approche des troupes du duc de Longueville 20 . Une fois arrivées au duché de Savoie, trois moniales - demeurées anonymes - vont entreprendre de raconter aux Génoises leurs mésaventures 21 mais aussi les 18 On ne trouve pas de mention explicite d’une politique d’expansion visant spécialement ces territoires frontaliers, le choix des lieux d’implantation dépendant essentiellement de leurs réseaux sociaux, qui, de proche en proche, ont permis aux annonciades de s’établir là où pouvait s’exercer leur influence. 19 Et, plus particulièrement, l’épisode franc-comtois aujourd’hui appelé guerre de Dix Ans (ca 1635-1644). Gérard Louis, La Guerre de Dix Ans, Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2009. 20 À la mi-avril 1637, l’objectif de la France est de reprendre la Comté de Bourgogne. Le duc de Longueville et Bernard de Saxe-Weimar - alors au service de Richelieu - sont notamment missionnés pour cette opération. 21 Ces récits rédigés en français sont conservés dans les Archives des annonciades célestes de Gênes, au monastère de San Cipriano (Serra Riccò - Ligurie) dans le fonds intitulé Fondazione. Les deux premiers ont été composés à Chambéry (Fondazione 31) : l’un (107 p. ms), daté du 18 août 1649, couvre les années 1637-1649 (= I) ; l’autre (48 p. ms), rédigé après 1658, traite des années 1637 à 1658 (= II). Le troisième (7 p. ms), écrit par une annonciade de Thonon (Fondazione 41), Marie-Élisabeth Henneau 210 efforts déployés pour surmonter les épreuves et ouvrir sur place de nouveaux couvents 22 . Alors que, depuis janvier 1637, les villages autour de Saint-Claude sont victimes d’exactions militaires, les annonciades espèrent encore être protégées par la configuration d’« un lieux presque inprenable, estant entouré de très haut et inacessible roucher [Mont Bayard] qui serve de muraille […] à la ville » (II, p. 1). Prudente, la prieure Marie Prospère de Boisset (1594- 1650), dont la mère est d’origine savoyarde, active son réseau maternel pour obtenir du duc Victor-Amédée la promesse d’un refuge. À l’approche des armées tant redoutées, il n’est plus l’heure d’attendre. Ni le relief escarpé ni les murs de clôture du couvent ne pourront suffire à protéger ses filles. La supérieure décide donc de plier bagage le 18 avril, prenant la tête d’un convoi de quarante-trois religieuses escortées de leur chapelain et de quelques domestiques. L’objectif est de rejoindre Nyon, au bord du Léman, avant d’entreprendre sa traversée vers Thonon. L’itinéraire prévu est celui habituellement emprunté par les voyageurs francs-comtois se rendant en Italie 23 . Le parcours à pied jusqu’aux rives du lac n’est pas long - à peine 45 kilomètres -, mais la transhumance va se révéler éprouvante. Premier traumatisme et non des moindres pour des religieuses strictement cloîtrées : la sortie des limites de l’enclos. Certes, elles en ont parfaitement le droit en ces circonstances et ont reçu à ce sujet l’assentiment de l’archevêque de Lyon, leur supérieur. [Mais] ce ne fut pas sans abondance de larme [qu’il] falut passé la porte. Quoy que d’allieurs Dieu se montroit libéral à les consolé et ancoragé, jetant de s[ain]te pansé dans leurs pauvre cœur affligé, qui les fesoit embrassez ceste croix, non point comme venan des hommes mais des mains toute puissante de Dieu (I, p. 4) [… lequel] leurs envoya des forces surnaturelle pour marcher parmis les rocher, les neigs et les montaignes (I, p. 6). couvre les années 1637-1665 (= III). Voir à ce sujet : Marie-Élisabeth Henneau et Julie Piront, Chœurs de femmes au cœur de la Savoie. Les annonciades d’Annecy entre clôture stricte et sociabilité urbaine ( XVII e - XVIII e s.), Annecy, Société des Amis du Vieil Annecy (Annesci 51), 2016. 22 Les annonciades de Saint-Claude ont profité de leur exil pour fonder les monastères de Thonon, Annecy, Bonneville et Chambéry, tout en réoccupant Saint-Claude à partir de 1642. 23 Jules Gauthier, « Auguste Vuillerme de St-Claude et son itinéraire de Franche- Comté en Italie au XVII e siècle », Mémoires de l’Académie des Sciences, des Lettres et des Arts de Besançon, Besançon, 1881, p. 48. Expériences et perceptions des frontières 211 Il leur faut en effet traverser les Monts du Jura, toujours enneigés. Les infirmes sont juchées sur un chariot, les autres progressent « à pied, le bâton en la main et le bréviayre soub le bras » (II, p. 4). Dans un premier temps, la communauté espère encore pouvoir revenir sur ses pas. Elles s’arrêtent donc à une douzaine de kilomètres de Saint-Claude pour se confesser et entendre la messe : on est alors à la fin de l’octave de Pâques. Ces deux [jours] se passere en ceste grange : nos celule estoit la grange, l’estable et la creiche des beste, lesquelle nous tenoit compagnie la nuit et le jour et [il] sambloit que nous estions retorné an l’estable et creiche de Bethleem […]. Il faut avoué que nos cœur estoit comblé de consolation de nous voir en quelque fasson imité n[ot]re débonaire Sauveur, soit par la fuite soit pour nous voir logé dans des lieu semblable à celuy qu’il avoir choisit venant à naitre […]. Nonobstant le soing charitable de la supérieure, il ne se pouvoit faire que dedans une pareille occasion, il ne s’y treuva de quoy souffrir et patir (I, p. 6-7). Comprenant qu’elles ne pourront rentrer de sitôt, les religieuses reprennent la route le 20 avril en direction de la Suisse, avec l’espoir de se reposer non loin du bief de la Chaille, qui dessine la frontière entre la Comté et le canton bernois. Mais alors qu’un paysan leur indique « des lieux écartez pour passer […] en toutes asseurances » (II, p. 4), l’on nous vien donné advis de sortir promptement, que l’ennemy estoit proche de nous, savoir en la terre de Jay 24 d’ous nous n’estions pas éloigné et que s’il estoit advertit que nous estion en ce lieu, nous serions en danger. Il n’an falut pas davantage pour nous faire tout quiter et, sur cest instant, nous mettre à marcher et doubler le pas sans avoir diner. […] Toute marchoit si viste qui falloit de temps en temps faire aresté les seurs, crainte qu’elle ne se gasta la s[an]té […]. Environ le midy, nous entrere sur la terre des Suices, un canton uguenot où le gouverneur nous avoit permis le passage (I, p. 8-9). Longtemps les annonciades vont garder le souvenir du calvaire enduré : « Dieu […] permit quelles eure beaucoup de souffrances en leur chemin, particulièrement traversant le pays de Veau [Vaud], lieu érétique où elle receure plusieurs traits de mesprit et injures » (III, n. p.). Une fois le col de la Givrine franchi, les religieuses amorcent leur descente vers le Léman et se voient contraintes de traverser le bourg de Saint-Cergue, où le cortège ne passe pas inaperçu. 24 Le pays de Gex est rattaché à la France depuis 1601. Marie-Élisabeth Henneau 212 Nous arrestame den un petit village pour passer en couple deux à deux, la face couverte de nos voille noir 25 avec nos mantaux, le crucifix en la main, ce qui obligat le gouverneur de ce lieux lesquel estoit huguenots de nous veny voir passer et allors il dit qu’il avoit veu des diable et qu’il ce repentoist [qu’il] ne nous avoit pas faict devoillé (II, p. 5). Une fois arrivées à Nyon, les religieuses doivent attendre des vents favorables pour embarquer. « Les fatigue de ce jours estoist incroyable, les Religieuses n’avoit rien manger ce qui futs cause que quelque religieuse demeurère évanouie » (II, p. 5). Les trois récits insistent sur leur affliction de découvrir une cité « dens l’aveuglement de l’hérésie » (II, p. 5). Hébergées par une « uguenote » dans un logement de fortune - « il falu dormir sur la dure, à plate terre, il se treuva seulement deux lit pour les plus incommodé » (I, p. 10) -, les annonciades reconnaissent toutefois n’y avoir reçu « aucun desplesir ». Plus tard, elles feront même mémoire de « ce peuple [qui] tesmoignoit de la compassion de nous voir de la sorte ». Mais leur commisération envers leurs hôtes est plus grande encore « à cause de la perte de leurs âmes. […] Le regret que nous ressantions de leurs aveuglement nous fesoit oblier tout nos maux de voir la Majesté divine tant offensé » (I, p. 10). Le 24 avril, les religieuses peuvent enfin envisager de « passer sur l’autre rive » pour rejoindre une terre de catholicité. Débarquant à Nernier, nous ressume une grande consolation, descouvrant l’esglise sur le bord du lac. [… Cela] nous tira de la mélancolie où nous estion plongé pandant les deux jours que nous arestere à Nion parmis ces uguenot où on [n’]entendoit aucune cloche sinon pour apeler au preiche ou pour quelque police de ville (I, p. 11-12). Accueillies par l’aristocratie locale, les annonciades finissent par rejoindre Thonon le lendemain. Si le sentiment d’angoisse s’atténue, les difficultés se multiplient pour des religieuses qui ne sont pas les seules à se réfugier au duché de Savoie. Même si leur prieure Marie Prospère de Boisset peut compter sur les appuis de sa parentèle locale, les annonciades vont devoir composer avec les exigences de nouvelles autorités civiles et religieuses, qui tolèrent dans un premier temps l’accueil des exilées, mais mettront beaucoup de temps à accepter que ces étrangères se saisissent de l’occasion pour fonder de nouveaux couvents. Pour introduire l’histoire de leur expansion au duché de Savoie, les trois autrices relisent leur exode comme une voie d’accès aux états d’abaissement du Verbe Incarné, mais aussi comme la preuve éclatante de leur élection 25 Lors de tous leurs déplacements, les annonciades impressionnent le public par le port d’un très long voile noir couvrant la face jusqu’à la taille. Expériences et perceptions des frontières 213 divine : la Providence veille sur le destin de l’Annonciade. Leurs relations ont également pour finalité de rassurer les mères de Gênes à propos du respect des observances. Durant le voyage, les offices sont célébrés, les sacrements administrés et la clôture respectée, leurs voiles opaques créant entre elles et le monde une barrière certes fragile mais impressionnante 26 . Si les protections offertes par le site naturel ou les murailles du couvent se sont révélées insuffisantes, leur fidélité à la règle a constitué un rempart bien plus inébranlable face au danger. Concrètement, les voyageuses ont eu aussi à franchir bien des obstacles : les Monts du Jura à escalader dans des conditions hivernales, avec des équipements inadaptés, le Léman, toujours périlleux à traverser en raison des vents tempétueux, et, surtout, la moitié du trajet à parcourir en territoire protestant sous les quolibets d’une population souvent hostile 27 . Mais les annonciades reconnaissent y avoir aussi croisé des personnes compatissantes, malgré le fossé séparant leurs deux confessions. À leur entrée au duché de Savoie, une semaine après leur départ, elles retrouvent enfin un environnement sonore familier et l’espoir d’un exil heureux en terre catholique. L’avenir leur apprendra qu’elles n’y seront pas nécessairement les bienvenues. Clôtures violentées Si beaucoup de communautés religieuses ont connu les souffrances de l’exil, d’autres, et parfois les mêmes, ont aussi enduré la violation de leurs espaces de vie. C’est notamment le cas des annonciades de Pontarlier lors du siège de la ville par les armées du duc de Weimar en janvier 1639. Avant de se voir elles aussi contraintes de quitter leur monastère, les Pontissaliennes doivent subir l’intrusion des assiégeants, d’abord dans l’enceinte de la ville, puis au cœur même de leur couvent. Le récit en est fait par la mère Marie Claude Françoise Barillet de Bannans († 1675), peu de temps après les événements 28 . Lorsque Bernard de Saxe-Weimar s’approche des remparts de la ville, les annonciades font certes assaut de dévotions - le Saint-Sacrement est 26 Nicole Pellegrin, « La Clôture en voyage (fin XVI e -début XVII e siècle) », Clio. Histoire‚ femmes et sociétés, t. 28, 2008, p. 77-98. 27 Bertrand Forclaz, « La Suisse frontière de catholicité ? Contre-Réforme et Réforme catholique dans le Corps helvétique », Revue suisse d’histoire culturelle et religieuse, t. 106, 2012, p. 567-583. 28 Le récit (32 p. ms) qui commence au lendemain de la prise de Brisach (18 décembre 1638), et se termine en septembre 1639 a été envoyé à Gênes à la fin du mois de septembre 1639 (Archives des annonciades célestes de Gênes [San Cipriano di Serra Riccò], Fondazione 38). Marie-Élisabeth Henneau 214 plusieurs fois emmené en procession le long de la clôture - mais participent également à la résistance armée de leurs concitoyens : un officier vient ainsi leur livrer du plomb pour la fabrication de balles « à cette fin, disoit-il, qu’elles fussent bénittes pour faire des meilleurs coupt à l’ancontre de l’ennemy » (p. 1). Après cinq jours de siège au cours duquel la ville est pilonnée, Weimar, triomphant, franchit les remparts et établit son quartier général face au couvent des annonciades. Ses principaux officiers, ses mignons et aultres seigneurs de l’armée eurent leurs cartiés aux maisons voisines et plus prochaines d’un costé et d’aultres tout autour, en telle sorte que n[ot]re maison se treuvat environné justement au milieu d’une armée suédoise (p. 5). Réputé sans pitié envers les Franc-comtois, le duc se révèle toutefois prévenant à l’égard des annonciades de Pontarlier, surprises de se voir assurées de sa protection : « Ce fust icy une grande faveur du ciel qu’il nous arrivat d’un prince herretique, au plus haut de ce que nous husions peut espérer d’un prince catholique » (p. 5). Cet homme, « qui avoit beaucoup de belles calités naturelle », se montre même disposé à respecter le « retirement » des religieuses et à tolérer la célébration des offices dans leur église : N[ot]re Seigneur disposeat que jamais aulcun ne dit mot de tous ce qui ce fesoit en publique dans n[ot]re église et si, bien souvent, n[ot]re messe ce sonnoit à mesme temps qu’à son de trompète, il donnoit signe pour le praiche qui ce fesoit à la cour du duc Vemard (p. 6). L’arrivée du catholique Jean-Baptiste Budes de Guébriant, à la tête des régiments français, rassure davantage encore les religieuses, qui se félicitent de le voir fréquenter leur église avec ses compagnons d’armes : « S’estoit chose qui aportoit du contantement de voir come les François, singulièrement, fréquentoit soir et matin n[ot]re esglise, et le grand temps que plusieurs y comsommoit, et l’assiduité qu’il y aportoit » (p. 9). Contrairement à d’autres communautés franc-comtoises très éprouvées, les annonciades sont momentanément épargnées. Elles ne sont toutefois pas à l’abri des réquisitions, ni des menaces de pillage, « car, dans une ville qui e[s]t occupé de l’ennemy, il faut continuelement marcher sur les charbons de milles soufrances » (p. 7). Nombre de soldats convoitent en effet une partie de leurs bâtiments, d’autres sont curieux de les visiter : allant voir et courant partous, non sans donner craintes à nos filles qui ne scavoit ce qu’il prétandoit. Néansmoingt, co[m]me s’estoit des jeunes seigneurs qui ne vouloit que d’un peu pacer le temps, et qui estant ellevés dans l’hereur ne scavoit que s’estoit de religion qui font estat du retirement, et par ainsy, il recherchoit, disoit-ils, de venir à la promenade de n[ot]re Expériences et perceptions des frontières 215 jardin. Et co[m]me une de nos fille du dehors ly reparty que cella ne s’accordoit à personne, ils s’ent retornèrent doucement (p. 13). D’autres encore se montrent plus invasifs, comme ces Suédois, à la recherche d’hypothétiques espions, qui, portant des barres de fert ou battons pointu, s’ent viendrent en n[ot]re esglisse avec une façons afreuse et alloyent parcourrant, assantant 29 d’un costé et d’aultre par icelle si li auroyent point de concavité ou endroit qui sonnasse le vuide et, sans aultre chose, tout effarouché, il s’ent retornèrent (p. 13). Et ce que les annonciades appréhendent depuis le début du siège finit par se produire : N[ot]re Seigneur […] permis que, nuitanment, quelques soldats […] viendre faire fourbement une ouverture en la muralle de n[ot]re enclos, […] et par là, entrèrent dedans avec une eschelle […] et allèrent casy par tout le bas de la maison, […] et ce chargèrent du peu qu’il y treuvèrent de nos provisions, […] sans rien rompre au reste de ce qu’il treuvèrent, ny entrer aux celules des religieuses. Ce qui est l’un des plus grand trais de la signalée protection que le Ciel portoit en cest maison, puisque s’estoit une chose qu’il leurs estoit fort ayse, n’y ayant qu’à monter l’escalier (p. 15). Conscientes de l’avoir échappé belle, les annonciades organisent des rondes de nuit. Elles alloit tournant par les dortoirs, ce mettoit au escoute, regardoit par les fenestres si [on] n’avoit point escaler nos muralles, tenoit des lumières prette de tous costé et une clochette pour apeller et donner signe à la communauté […]. Ce qui estoit fort à craindre puisque mesme il […] entroit aux caves et au chambre […] par des ouvertures secrètes, escaloit les maison de nuict pour y entrer en cachette et, en somme, il n’y avoit rien d’assuré (p. 16). À cet endroit du texte, la narratrice n’en est qu’au tiers de sa relation. Le duc de Weimar a quitté Pontarlier et les mercenaires demeurés sur place sont de plus en plus incontrôlables. La suite du récit évoque le départ précipité des religieuses sur les conseils du comte de Guébriant, incapable d’assurer plus longtemps leur sécurité. Leur exode, plus bref mais tout aussi pénible que celui des annonciades de Saint-Claude, les entraîne début juillet jusqu’au lac de Neufchâtel, où, atteintes de la peste, elles tentent de survivre durant l’été, avant de revenir en Franche-Comté. 29 « Chercher à pénétrer, à connaître, [...] sonder » (Frédéric Godeffroy, Dictionnaire de l’ancienne langue française [...], Paris, F. Vieweg, 1881, t. 1, p. 437). Marie-Élisabeth Henneau 216 À n[ot]re rantrés dans la province de Bourgongne, nous commanseames à voir ses ruines et ses désastres. Nous passons cantité de vilages brûlés ou casy innabité, et s’i avoit si peu de personne que l’erbe y estoit crue ausy haut qu’au cham et si dépourveut de tous qu’il n’y avoit moyen de treuver à pacer chemin, le long temps qu’il n’y avoit passé chariot à d’aulcun que ne pouvant trever la trace des chemin. Empêchées de rentrer au bercail - leur couvent a entre-temps été incendié -, les annonciades vont se réfugier momentanément à Besançon, où elles finiront, tout comme celles de Saint-Claude, par profiter de l’occasion pour y établir une maison (p. 28). Une partie de la communauté rentrera à Pontarlier au début de l’année suivante, avec pour mission de réédifier le monastère et de relever les murs de clôture 30 . Le récit de la mère de Bannans, couché sur un cahier de fortune alors que les religieuses s’apprêtent à entrer dans la cité bisontine, vise à rassurer les Génoises sur le devenir des exilées. Opérant une relecture providentielle de leur histoire, elle voit dans leur survie inespérée le signe évident de leur élection divine et la promesse du prochain triomphe de la foi catholique. Elle souligne également combien leur régularité dans les épreuves et leur attachement à la clôture suscite les marques de respect d’officiers hauts gradés, y compris de certains protestants. Sous sa plume, et contrairement à ce qu’en disent d’autres témoignages contemporains, le duc de Weimar retrouve des traits d’humanité que la barrière confessionnelle n’empêche pas les annonciades d’apprécier. Enfin, la narration met en scène une clôture qui joue ici tant bien que mal son rôle premier de garde-corps à l’égard de femmes particulièrement exposées en temps de guerre. Mais, tout comme à Saint-Claude, ni les remparts, ni les murs du couvent ne parviennent à les prémunir d’intrusions intempestives de la soldatesque. Seules les habiles négociations menées par la prieure avec les chefs militaires « par accomodement du temps et pour rester en n[ot]re liberté et tranquillité » (p. 10) vont permettre à la communauté de bénéficier d’un répit qui ne sera pas accordé aux autres Pontissaliens. C’est a posteriori que les études sur les annonciades célestes ont révélé leur implantation sur la Dorsale catholique. Si les religieuses n’ont pas sciemment visé à l’esquisser en y fondant leurs établissements, elles ont eu conscience, en revanche, d’y mener une campagne spirituelle au service de l’Église catholique et d’y ériger des bastions de résistance face à la menace protestante. Ce processus de fondations va les amener à quitter régulière- 30 J. Piront, « Empreintes architecturales », op. cit., p. 857. Expériences et perceptions des frontières 217 ment leurs clôtures pour en établir d’autres au-delà de leurs régions natales. Ce sont les Franc-comtoises qui vont ainsi franchir les premières les limites de leur contrée pour se rendre en Lorraine, en France, dans les Pays-Bas, en principauté de Liège puis sur les terres d’Empire. À ces frontières politiques vont s’en ajouter d’autres - linguistiques, ecclésiastiques et culturelles - que ces religieuses parviennent à traverser tout en conservant une certaine uniformité d’us et coutumes et, surtout, un attachement singulier à la clôture. La guerre de Trente Ans va parfois contraindre ces femmes à s’exiler et donc à franchir de nouvelles frontières naturelles ou politiques dans des contextes tourmentés. Replongées dans le monde, malgré les efforts consentis pour s’en écarter, elles le découvrent ici essentiellement composé de militaires et de protestants. Mais leur regard sur ces derniers va se nuancer au fil des rencontres. Tout en demeurant convaincues de l’hétérodoxie de leur confession, elles reconnaissent avoir parfois été les bénéficiaires de leur compassion. Au cours de ces années où coïncident à la fois succès et tourments, les annonciades voient certains de leurs cadres voler en éclats et d’autres se fissurer. Installées en des contrées dont les frontières sont mouvantes, elles s’adaptent assez aisément aux changements politiques et sont prêtes à toutes les négociations pour assurer leur survie. En revanche, leur fidélité sans faille au catholicisme romain les unit dans une même volonté d’éradiquer l’hérésie. Ce qui ne les empêche pas de modifier leur regard sur certains protestants et de leur reconnaître des qualités en dépit du gouffre qui les sépare. Enfin, leur identité d’annonciade, qui, dans leurs récits, transcende toutes les autres, leur permet de maintenir intact l’esprit de clôture à défaut de pouvoir toujours en sauvegarder les murs. Il s’agit là d’une frontière intangible garantissant la réalisation de leur vocation d’imitatrices du Verbe incarné. Marie-Élisabeth Henneau 218 Bibliographie Sources inédites Annonciade anonyme, « Relation de la fondation du Monastère de la très Sainte Annonciade érigée en la ville de Chambéry le 24 mars de l’an 1645 », 1649 (Monastère des annonciades de Gênes [San Cipriano di Serra Riccò], Fondazione 31). 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Barillet de Bannans, Marie Claude Françoise, « Des grandes protections que nous avons resut en n[ot]re monastère de Pontarlié de la main de Dieu pendant que le duc Vémard, Bernard de Saxe détient la ville de Pontarlieé cest année pacé 1639 », 1639 (Monastère des annonciades de Gênes [San Cipriano di Serra Riccò], Fondazione 38). Bonnet, Marie Séraphine, « Traité des grandeurs et de l’excellence de l’ordre de l’Annonciade céleste », XVII e siècle (Langres, Dépôt d’Art sacré, Archives des annonciades célestes, Fonds des annonciades de Bourmont, ms sans cote). Laloire, Marie Françoise Augustine Joseph, Histoire de l’établissement de l’ordre de l’annonciade céleste dans la ville de Liège, 1746-1747 (Bibliothèque royale de Bruxelles, ms n o 19612). Sources imprimées Boulenger, Florent, Traitez de la closture des religieuses […], Paris, D. Moreau, 1629. 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Les expressions selon lesquelles tel ou tel objet n’est « pas reçu en sa géométrie » ou a été « rejeté hors de sa géométrie », en portent témoignage. Cette frontière est aussi une fin, un achèvement. Ainsi, terminant le troisième livre de sa Géométrie de 1637, il estime avoir montré la voie qu’il suffit de suivre « pour construire tous les problèmes qui sont plus composés à l’infini […] 1 ». Il estime avoir saisi l’ensemble des mathématiques, dans leur désordre et leur inachèvement, et les avoir en quelque sorte « terminées », totalement défrichées et reconnues. Il écrit à Mersenne à la même époque : Au reste je prétends qu’il ne faut pas seulement croire que j’ai aussi fait quelque chose de plus que ceux qui m’ont précédé, mais aussi qu’on se doit persuader que nos neveux ne trouveront jamais rien en cette matière que je ne puisse avoir trouvé aussi bien qu’eux si j’eusse voulu prendre la peine de les chercher 2 . L’image plusieurs fois employée est celle de l’architecte et des maçons : il est dans le rôle du premier et les neveux dans celui des seconds. Qu’il reste des détails à régler, certes, mais la conception d’ensemble est bien achevée. La description des textes mathématiques de Descartes fait voir une partition tout à fait nette. D’une part, il y a La Géométrie, troisième des Essais du Discours de la méthode. C’est la seule œuvre mathématique publiée. 1 La Géométrie, dans René Descartes, Œuvres, Charles Adam et Paul Tannery éd., Paris, L. Cerf, 1897-1913 (désormais A.T.), 12 vol., A.T. VI, p. 485. 2 À Mersenne, fin décembre 1637, A.T. I, p. 478-479. Vincent Jullien 222 On doit lui associer l’ensemble des lettres écrites en défense directe de l’essai puisqu’elles en constituent l’environnement immédiat. D’autre part, tout au long de sa vie, se succèdent un nombre considérable de textes, en général brefs et insérés dans des correspondances. Certains ont l’allure de courts traités, d’autres de remarques, de solutions plus ou moins complètes, de polémiques ; elles traitent de presque tous les sujets de mathématique en discussion dans la première moitié du XVII e siècle. Du strict et objectif point de vue éditorial, il semble donc qu’il y ait deux sortes de mathématiques : celles, officielles, de La Géométrie, que j’appellerais aussi « de l’intérieur » et d’autres relevant d’une pratique plus contingente. On se trouve en effet face à une production mathématique à deux statuts et nul critère chronologique n’est ici pertinent : de 1618 à 1650, la partition que j’ai mentionnée fonctionne. Les critères des mathématiques « intérieures » Précisons les caractéristiques principales de ces mathématiques cartésiennes de l’intérieur, et les raisons pour lesquelles cet intérieur devait être bien défini et défendu. Ce sont les raisons qui attestent de la validité philosophique des mathématiques qui y sont produites. Les principes qui intègrent ces procédures mathématiques à l’ensemble du système cartésien peuvent être rassemblés sous quatre rubriques 3 . La première raison est l’intimité étroite existant entre la doctrine de l’intuition et ces mathématiques. L’intuition est la forme élémentaire et fondamentale de la certitude, comme un atome de vérité. Les exemples de telles vérités intuitives données par Descartes sont, presque tous, des notions premières de géométrie, comme par deux points passe une droite. La seconde raison tient à l’étroite connivence entre l’algèbre et la chaîne déductive cartésienne. La conviction de Descartes, qui est aussi une illusion, est que les deux critères de réception au sein d’un savoir assuré, être constructible exactement et être exprimable algébriquement s’avèrent n’en faire qu’un. La troisième raison garantissant la conformité de La Géométrie avec la philosophie de la connaissance cartésienne en général est le rôle joué par la théorie des proportions dans la nouvelle algèbre géométrique. La mise en équation cartésienne est une expression nouvelle et supérieure de la théorie des proportions. 3 Je ne fais ici que les évoquer. Pour une analyse plus complète, on pourra se reporter à la première partie du Descartes et la Géométrie de 1637, Vincent Jullien, Paris, PUF, « Philosophies », 1996. Les frontières dans les mathématiques cartésiennes 223 [Les diverses sciences dites mathématiques] ne laissent pas de s’accorder toutes, en ce qu’elles n’y considèrent autre chose que les divers rapports ou proportions qui s’y trouvent 4 . La règle XIV est catégorique qui nous dit encore : Concluons donc avec assurance et résolution que les questions parfaitement déterminées ne contiennent à peu près aucune difficulté, sinon celle qui consiste à développer les proportions pour en faire des égalités [...] 5 . La quatrième raison tient au fait que Descartes entend produire une mathématique « intérieure » ou « philosophique » à l’abri de toute contestation (hormis celle qui serait inspirée par la mauvaise foi ou l’incompétence). On voit bien, par une sorte de contraste, que lorsqu’il s’éloigne de cette mathématique philosophique, lorsqu’il est hors frontières, il évoque les possibilités de controverses, de doute légitime (ainsi dans le cas de la quadrature de Cycloïde ou dans la résolution du problème de Debeaune). Il est donc entendu que Descartes ne souhaite produire, en géométrie, que des connaissances qui ne doivent rien à l’occasion, aux suggestions contingentes, aux arguments probables et seulement validés par leur performances (ce qui est souvent le cas des méthodes mathématiques du XVII e siècle). Descartes ne cherche pas à inscrire ses thèses géométriques dans une histoire mais dans une philosophie systématique. Les mathématiques intérieures aux frontières qu’il envisage sont celles qui conviennent aux préceptes de la méthode pour ces raisons-là. Les autres sont hors des frontières ; [je les ai] « rejetées de Géométrie 6 » écrit Descartes. Le présent travail se propose donc de reconnaître l’existence de cette frontière, de la caractériser, ainsi que le domaine qu’elle ceint, mais aussi de décrire, sinon caractériser, le domaine qu’elle exclut. Reconnaître cette frontière : deux exemples caractéristiques Sur deux exemples, on peut constater que la frontière est solidement tracée mais aussi que les justifications de ce qui détermine cet intérieur/ extérieur ne sont pas sans difficultés de compréhension, ou d’interprétation. Le premier exemple concerne la distinction entre les courbes géométriques et les mécaniques. Pourquoi la quadratrice d’Hippias ou la spirale 4 Discours de la méthode, 2 e partie, A.T. VI, p. 20. 5 Règles pour la direction de l’esprit, Règle XIV, dans René Descartes, Œuvres philosophiques, éd. Ferdinand Alquié, Paris, Classiques Garnier, 1989-1992 (désormais Alquié), 3 vol., I, p. 170. 6 À M. de Beaune, 5 février 1639, A.T. II, p. 517. Vincent Jullien 224 d’Archimède sont-elles exclues alors que les paraboles générales ou la Conchoïde de Nicomède sont accueillies dans le domaine du savoir assuré ? Dans les deux cas, un point quelconque de la courbe est déterminé par deux longueurs de ligne (on pourrait dire par deux coordonnées). La question est alors la suivante : une des positions (une des deux longueurs de ligne qui détermine chaque point) étant connue, puis-je toujours connaître exactement l’autre ? Or, selon les critères, les opérations et les principes constitutifs de La Géométrie, la réponse est non dans le premier cas, oui dans le second 7 . Certes, il est possible (nous en verrons un admirable exemple plus loin) de connaître, avec une imprécision aussi minime que l’on veut, la seconde position ; mais, en général, pas exactement. Bien qu’il soit possible de connaître exactement une infinité (et même un ensemble dense) de points de cette quadratrice, cette infinité-là est seulement dénombrable. La première courbe n’est que « mechanique » car, comme l’écrit Descartes : « On ne trouve pas indifféremment tous les points de la ligne qu’on cherche mais seulement ceux qui peuvent être déterminés par quelque mesure plus simple que celle qui est requise pour la composer 8 ». Il se trouve que les critères étroitement liés à celui-ci confirment ce résultat : critère d’expression algébrique de l’équation et critère de composition par instruments légitimes (les compas cartésiens). L’alternative est nette entre l’intérieur et l’extérieur et il n’y a pas de « degré » dans l’appartenance ou l’exclusion, il n’y a pas de courbes plus ou moins recevables. L’importante question est alors celle-ci : que cache ou que révèle ce strict critère ? Les réponses sont, à vrai dire, assez variées dans la littérature cartésienne. Les historiens des mathématiques ont précisément exhibé la nature des relations mathématiques en jeu et reconnu de façon récurrente ce qui distingue des courbes algébriques des transcendantes 9 . Cette exhibition (aussi satisfaisante soit-elle du point de vue de l’histoire de la formation des concepts mathématiques) n’est pas vraiment une explication ; en effet, la question est simplement déplacée et devient : pourquoi les courbes algébriques sont-elles connaissables et pas les transcendantes ? En fait, il n’y a pas d’objet plus ou moins géométrique - au sens strict du type de connaissance définie par le troisième des Essais de La Méthode. Un certain caractère existe dans ces objets et dans les idées que nous devons 7 Je ne reviens pas ici sur l’exposé de ces situations qui sont bien connues et ont souvent été décrites. 8 La Géométrie, livre II, A.T. VI, p. 411. 9 Cf., dans la littérature contemporaine, Boss, Giusti, Dhombres, Serfati, notamment. Une présentation synthétique récente en est proposée par Christian Houzel, « Descartes et les courbes transcendantes », Descartes et le Moyen Âge, Paris, Vrin, 1997, p. 27-35. Les frontières dans les mathématiques cartésiennes 225 former pour les examiner, qui les rend impropres à cette géométrie. On pourrait penser que cette dimension irréductible est le temps, mais ce n’est pas juste 10 . Le second exemple concerne les méthodes respectives de Descartes et de Fermat pour la construction de la tangente à une courbe connue. Je ne détaille pas ces méthodes qui ont été maintes fois exposées 11 ; je rappelle seulement pourquoi l’une est recevable quand l’autre ne l’est pas. « C’est ceci », écrit Descartes, « le problème le plus utile et le plus général, non seulement que je sache, mais même que j’ai jamais désiré de savoir en Géométrie 12 . De quoi s’agit-il ? Les propriétés, les éléments caractéristiques des courbes sont absolument connus lorsque l’on connaît l’allure de la courbe en chacun de ses points ; or cette allure est révélée par la tangente ou par la normale à la courbe en un point quelconque. La détermination de la normale est une propriété de la courbe qui la rend connaissable, ainsi que ses autres propriétés secondaires. Si donc, à chaque ordonnée, on sait associer la normale, la courbe est connue. Descartes expose une méthode générale du calcul des normales et donc des tangentes aux courbes admettant une équation algébrique. Le cas de l’ellipse, de la parabole, de la conchoïde sont traités en détail, mais il est net qu’une méthode générale est ici donnée. La méthode de Descartes est valable - contrairement à ce que tentèrent d’objecter certains - pour les polynômes en général. Elle a donc de quoi satisfaire pleinement son auteur. Précisément, elle ne convient pas pour les courbes d’équation transcendante. On observe donc que mes deux exemples sont tout à fait liés, puisque la possibilité de connaissance de la normale est caractéristique des courbes recevables. Ce que je souhaite examiner ici, ce sont les arguments employés par Descartes contre la méthode que Fermat - presque au même moment - proposait pour construire les normales aux courbes dont on a une équation. Cette méthode fait intervenir, dans les équations forgées pour résoudre la question, une relation et des quantités qui sont inacceptables pour Descartes : la relation est l’adégalisation qui n’est ni l’égalité, ni l’inégalité ; c’est l’égalité à la limite 13 . Les quantités, notées E, introduites par Fermat et rejetées par Descartes ont deux propriétés incompatibles : on peut diviser des grandeurs par elles, puis elles deviennent négligeables en fin de raisonnement. 10 Ibid. 11 La méthode cartésienne est présentée dans La Géométrie, Livre II, A. T. VI ; Lettre à Hardy, 1638, A.T. XI, p. 169 ; Lettre à Mersenne, 29 juin 1638, A.T. XI, p. 178. 12 La Géométrie, A.T. VI, p. 413. 13 La critique cartésienne est exposée précisément dans le « Billet ajouté à la lettre précédente », du 3 mai 1638, A.T. II, p. 132-134. Vincent Jullien 226 Pour Descartes, l’opération d’adégalisation n’est pas fondée, ni selon les procédures normales de l’algèbre, ni géométriquement. Négliger une certaine quantité (fût-ce au voisinage des extrema) ouvre la voie à une géométrie approximative, soit fausse. Elle ne ressort pas de la démonstration par idées claires et distinctes. Cette méthode ne relève pas de la « vraie » géométrie, celle qui enseigne à bien conduire ses pensées. En même temps, Descartes lui accorde de pouvoir être de quelque usage : comme les courbes mécaniques, les approximations géométriques trouvent des applications et s’avèrent même performantes, mais elles ne participent pas de la géométrie « de l’intérieur », elles sont hors frontières. La notion dont la présence condamne certaines courbes à demeurer à l’extérieur de la connaissance géométrique assurée est celle-là même qui exile la méthode de Fermat : il s’agit de l’infini. Ces deux exemples indiquent qu’il convient d’écarter de la science modèle et creuset de la méthode, des résultats et des techniques qui nous viendraient de spéculations impliquant des opérations infinies ou portant sur des quantités infinitésimales ou nécessitant des conclusions valables « à la limite » ; toutes choses que nous ne saurions comprendre et qui échapperaient à une suite, éventuellement complexe, de simples mises en rapports exacts de grandeurs parfaitement déterminées. De multiples passages 14 insistent sur l’impossibilité qu’il y a pour nous de « comprendre » l’infini, même si nous pouvons l’imaginer. Les arguments généraux sont souvent repris visant spécifiquement les mathématiques : à Mersenne, le 15 avril 1630, il écrit : Mais un infini peut-il être plus grand que l’autre. - Pourquoi non ? Quid absurdi ? […]. Et de plus, quelle raison avons-nous de juger si un infini peut être plus grand que l’autre ou non ? Vu qu’il cesserait d’être infini si nous le pouvions comprendre. (AT. I, p. 146-147) La doctrine est nettement réaffirmée, dans les Principes, les Méditations, la correspondance. L’infini se conçoit par une véritable idée mais ne se comprend pas. Ferdinand Alquié note ainsi que « être perçu ou conçu, sans être compris est toujours le signe de l’infini 15 ». La division infinie se conçoit être vraie et nous devons nous en persuader mais sans que nous la comprenions, c’est-à-dire sans que nous sachions comment elle se fait. L’article 35 de Principes II indique ainsi qu’il y a des vérités dont nous ne devons pas douter et qui pourtant échappent à l’analyse, que nous ne 14 Par exemple : Principes I, 26 et 27, A.T. II, p. 34-35 ; Troisième méditation, Alquié II, p. 445 ; à Morus, 5 février 1649, Alquié III, p. 875-887 ; Entretien avec Burman, A.T. V, p. 154 et p. 167. 15 F. Alquié, III, note 1, p. 181. Les frontières dans les mathématiques cartésiennes 227 pouvons comprendre : « bien que nous n’entendions pas comment se fait cette division indéfinie, nous ne devons point douter qu’elle ne se fasse 16 ». En 1649, il écrit encore à Morus : « En effet, rien de plus absurde et de plus inconsidéré que de vouloir porter un jugement sur des choses auxquelles, de notre propre aveu [il renvoie ici à Principes II, 34 et 35], nos perceptions [ici ce sont des perceptions mentales] ne sauraient atteindre 17 ». Les procédures s’appuyant sur des divisions à l’infini, des considérations de limites, des collections de ce qu’il faut bien nommer indivisibles peuvent bien être « vraies » ; on ne les peut comprendre, on ne peut analyser comment s’y montre le savoir. L’analyse précise de cette détermination à refuser l’infini en mathématique a été plusieurs fois proposée. À ma connaissance, et à mon avis, la meilleure est encore celle d’Yvon Belaval dans son Leibniz critique de Descartes 18 . Il arrive que Descartes pratique des mathématiques où l’infini est engagé. La question est alors de savoir quel est le statut de cette activité qui - au vrai - ne relève pas de sa géométrie de l’intérieur. Que se passe-t-il lorsqu’il franchit les frontières ? Descartes à l’extérieur On rencontre en effet Descartes, transgressant quelque peu ses principes, et à des dates qui « encadrent » l’expression la plus officielle de sa production mathématique. Il semble donc qu’avec La Géométrie de 1637, il en ait terminé avec la « géométrie philosophique » (il n’y revient qu’en la paraphrasant, en l’expliquant et en la justifiant) et pourtant, il cède à presque toutes les sirènes qui chantent des secrets, des mystères et des nouveautés dans la communauté des géomètres, même quand les procédures ne sont plus garanties par la méthode. Il y a trois corpus où on peut l’observer. Dans des textes de jeunesse, datant des années vingt, alors qu’il s’efforce de modéliser la chute d’un corps grave, il a recours à des arguments mathématiques avec passage à la limite 19 . Il y a une explication simple à cette 16 Principes II, 35, Alquié III, p. 182. 17 À Morus, 5 février 1649, Alquié III, p. 882. 18 Yvon Belaval, Leibniz critique de Descartes (Paris, Gallimard, « Bibliothèque des idées », 1960), en particulier, le chapitre V et notamment les pages 300-329. La présentation de Jules Vuillemin est aussi remarquable, tant du point de vue du contenu de l’analyse mathématique que des considérations philosophiques : voir J. Vuillemin, Mathématiques et Métaphysique chez Descartes, Paris, PUF, 1960. 19 Voir Vincent Jullien et André Charrak, Ce que dit Descartes touchant la chute des graves, Lille, Éditions du Septentrion, 2002. Vincent Jullien 228 production : alors, Descartes n’était pas encore cartésien. La frontière n’était pas édifiée. La seconde série de textes (des lettres essentiellement) concernent la quadrature de la cycloïde, qui va devenir un enjeu majeur pour les géomètres de l’époque. Le 28 Avril 1638, Mersenne transmet à Descartes, de la part de Fermat et Roberval, un défi concernant un calcul d’aire réalisé par Roberval : celui de la demi-cycloïde. L’orgueilleux exilé répond ainsi : Vous commencez par une invention de Monsieur de Roberval, touchant l’espace compris dans la ligne courbe que décrit un point de la circonférence d’un cercle, qu’on imagine rouler sur un plan, à laquelle j’avoue que je n’ai ci-devant jamais pensé, & que la remarque [de Roberval] en est assez belle; mais je ne vois pas qu’il y ait de quoi faire tant de bruit d’avoir trouvé une chose qui est si facile que quiconque sait tant soit peu de géométrie ne peut manquer de la trouver pourvu qu’il la cherche 20 . En quelques semaines, il va produire plusieurs démonstrations dont l’une qu’il conclut ainsi : « & ainsi à l’infini. D’où il paraît que l’aire des deux segments de la courbe qui ont pour bases les lignes droites AD & DC, est égale à celle du cercle 21 ». Nous voici dans une géométrie « à la limite » qui accepte qu’une courbe soit identifiable à un polygone d’une infinité de côtés ; si cette identification est « de quelqu’usage », elle n’est pas fondée en une suite contrôlable de déductions élémentaires. Nous sommes « à l’extérieur ». Ces brillantes démonstrations infinitésimales cartésiennes ont suscité l’étonnement des commentateurs. Léon Brunschvicg pointe le problème en suggérant que Descartes disposait de méthodes équivalentes à celles de Cavalieri ou Roberval. Il s’abstenait pourtant d’en rien faire connaître, faute peut-être d’en pouvoir donner une justification suffisamment rationnelle à son gré, abandonnant à ses émules l’honneur de l’invention 22 . Les frontières strictes qu’il avait lui-même imposées à cette science lui apparurent en certaines occasions trop étroites, étouffantes. On le trouve tenté par le « passage de la frontière » comme le montre l’annonce d’une autre démonstration « plus belle a mon gré & plus Géométrique, mais je l’omets pour épargner la peine de l’écrire, à cause qu’elle serait un peu longue 23 ». Voici Descartes au cœur de sa contradiction, sa démonstration « plus 20 A.T. II, p. 135. 21 Ibid. 22 Léon Brunschvicg, Les Étapes de la philosophie mathématique [1912], rééd. Paris, A. Blanchard, 1981, p. 75. 23 À Mersenne, 23 août 1638, A.T. II, p. 309. Les frontières dans les mathématiques cartésiennes 229 géométrique » ne viendra jamais, et pour une raison qu’il connaît mieux que quiconque puisque, à la fin de cette même lettre, il rappelle à Mersenne qu’ il faut aussi remarquer que les courbes décrites par des roulettes sont entièrement mécaniques, et du nombre de celles que j’ai rejetées de ma Géométrie ; c’est pourquoi ce n’est pas merveille que leurs tangentes ne se trouvent point par les règles que j’y ai mises [dans sa Géométrie] 24 . Le troisième cas où Descartes mathématicien franchit ses frontières constitue une situation mitoyenne. Il est connu comme Problème de Debeaune. Florimond Debeaune est un jeune mathématicien que Descartes tient en grande estime. Il pose un problème inverse des tangentes. Ici, il ne s’agit pas, connaissant une courbe, de trouver sa tangente, mais connaissant une propriété caractéristique de la tangente, de découvrir la courbe qui la génère. La solution - admirable - qu’invente Descartes relève bien d’une méthode extérieure et Descartes y revient. Ayant ramené cette construction « mécanique » à l’intersection de deux lignes droites, il poursuit : L’intersection de ces deux lignes droites décrira exactement la courbe AVX qui aura les propriétés demandées. Mais je crois que ces deux mouvements sont tellement incommensurables, qu’ils ne peuvent être réglés exactement l’un sur l’autre ; et ainsi que cette ligne est du nombre de celles que j’ai rejetées de ma Géométrie, comme n’étant que mécaniques ; ce qui est cause que je ne m’étonne plus de ce que je ne l’avais pu trouver de l’autre biais que j’avais pris, car il ne s’étend qu’aux lignes Géométriques. (A.T., II, p. 516-517) Le verdict est net mais il est prononcé sur le ton du regret ; regret de devoir maintenir une clôture qui exclut notamment des objets que Descartes a, par ailleurs, clairement identifiés comme les logarithmes. Les divers commentaires s’accordent en général pour souligner à quel point Descartes a approché, ou préparé, ou inauguré les méthodes différentielles. C’est, je crois, ne pas saisir à quel point, y compris en mathématiques, règne avant tout le critère de la bonne fondation philosophique des énoncés. Yvon Belaval l’a vu lorsqu’il écrit, à propos du problème de Debeaune : Personne ne contestera que Descartes n’invente là une technique pour résoudre une équation différentielle. Mais, ce qui est conforme à son génie inventif se révèle aussitôt contraire à son génie philosophique : sa philosophie fait obstacle à la considération de l’infinitésimal 25 . 24 Ibid., p. 313. 25 Y. Belaval, op. cit., p. 310. Vincent Jullien 230 La tâche de l’architecte et celle des maçons La tâche de l’architecte ayant été clairement définie et réalisée dans La Géométrie, que restait-il à faire aux neveux-maçons ? L’exploitation du dit traité en vue de « résoudre des problèmes » est bien confiée à la postérité. Il en existe une multitude, laissée par la tradition, ou d’énoncé récent (comme la recherche de normales) et il n’est pas question, pour Descartes, d’en résoudre plus que quelques cas exemplaires. C’est aux successeurs de poursuivre et, sur ce point, il sera exaucé. Bien plus problématiques sont certaines tâches annexes qu’il laisse aux suivants, en particulier celle énoncée dans les dernières lignes de l’essai. Il est vrai, remarque-t-il, qu’il peut arriver que « la construction ne soit pas commode pour la pratique », mais il ne s’agit que de difficultés de détail. Il estime avoir montré la voie à suivre « pour construire tous [les problèmes] qui sont plus composés à l’infini ». Faisant alors preuve d’un optimisme exagéré, il conclut : Et j’espère que nos neveux me sauront gré, non seulement des choses que j’ai ici expliquées, mais aussi de celles que j’ai omises volontairement, afin de leur laisser le plaisir de les inventer 26 . La revendication cartésienne est chimérique bien entendu ; elle doit cependant être prise au sérieux car elle n’est pas sans fondement. L’enjeu de La Géométrie n’est pas de transformer la nature de la science mathématique, mais de transformer son étude. Alors surgit une illusion, le passage à l’algèbre apparaît comme une solution définitive, le terme de la confusion et de l’aveuglement et au bout du compte il annonce, voire réalise l’achèvement des mathématiques. Cette illusion est compréhensible : en ne modifiant pas la science mathématique elle-même, dans sa nature, dans ce que l’exercice raisonnable et rationnel de l’entendement l’autorise à examiner et à comprendre, bref en n’élargissant pas le domaine de la connaissance légitime et dans le même temps en démultipliant les moyens d’investigation de l’esprit humain aventuré en géométrie, en augmentant considérablement sa capacité d’analyse, de déduction, on pouvait fort logiquement estimer être en mesure d’explorer tout le connaissable des mathématiques. On comprend aisément qu’ébloui par cette idée nouvelle (il s’agit de l’extension de la notion de dimension qui lui permet d’étendre « à l’infini » les courbes considérées par les anciens), comme par une révélation, il ait cru faussement que la coupure entre les courbes algébriques et les mécaniques définissait aussi les limites de la Géométrie analytique 27 . 26 A.T. VI, p. 485. 27 J. Vuillemin, op. cit., p. 93. Les frontières dans les mathématiques cartésiennes 231 Ce qui importe avec la frontière, ce n’est pas qu’elle empêche d’aller à l’étranger, mais qu’elle permette de savoir reconnaître les pays où l’on se trouve. Une frontière immédiatement annihilée Les développements ultérieurs de cette science ont immédiatement invalidé la stricte délimitation cartésienne. L’algébrisation à laquelle Descartes donne un élan décisif est un mouvement qui fera bientôt éclater les frontières du domaine traditionnel des mathématiques : les nouvelles écritures se libéreront de leur racines - entraves géométriques. Exprimables « algébriquement », de nouvelles équations, de nouveaux lieux repousseront les limites de la science mathématique. « Ainsi Descartes n’entrevoit-il même pas ce qui sera le rêve de Leibniz : constituer directement un calcul pour ce qui, dans l’étendue, n’est pas essentiellement réductible à la mesure 28 » comme le résume G.-G. Granger. Géométrie analytique et infinitésimale, théorie des équations, courbes transcendantes, tels seront les nouveaux et immenses chapitres ouverts peu après la rédaction de La Géométrie. Rétrospectivement, La Géométrie sera lue par des mathématiciens comme ouvrant la voie à une nouvelle possibilité de définir les courbes, à savoir par leur équation (ce qui n’est pas, nous l’avons vu, l’attitude cartésienne). Cette lecture établit une sorte de continuité a posteriori entre la géométrie algébrique de Descartes et l’analyse, continuité qu’exprime ainsi Gabriel Cramer : C’est surtout dans la théorie des courbes qu’on éprouve bien sensiblement l’utilité d’une méthode aussi générale que l’est celle de l’algèbre. Descartes, dont l’esprit inventeur ne brille pas moins dans la Géométrie que dans la philosophie, n’eut pas plutôt introduit la manière d’exprimer la nature des courbes par des équations algébriques, que cette théorie changea de face 29 . Il est juste aussi de considérer que les tentatives de clôture de la géométrie algébrique, puis de la géométrie analytique, ne sont pas l’apanage exclusif de Descartes. C. Houzel note ainsi que Même en admettant les procédés infinis, le calcul différentiel a connu, au cours de son développement, des restrictions analogues à celles que Descartes imposait en limitant la géométrie aux courbes algébriques ; ainsi 28 Gilles-Gaston Granger, Essai d’une philosophie du style, Paris, O. Jacob, 1988, p. 49. 29 Gabriel Cramer, Introduction à l’analyse des courbes algébriques, Genève, Frères Cramer et C. Philibert, 1750, p. VII-VIII. Passage judicieusement analysé par Roshdi Rashed, « La géométrie de Descartes », dans Descartes et le Moyen Âge, Paris, Vrin, 1997, p. 11-26, p. 25. Vincent Jullien 232 les fonctions admises par d’Alembert (ou encore par Cauchy) étaient-elles seulement celles que l’on peut construire par des opérations algébriques à partir de quelques fonctions élémentaires considérées comme données 30 . Au moins, doit-on reconnaître le caractère impératif des raisons cartésiennes aux restrictions qu’il voulut imposer aux géomètres, et d’abord à lui-même, puisque ces raisons prennent racine au sein de sa philosophie première. Une activité au statut imprécis Comment définir cette activité où l’on voit Descartes produire du savoir (aux yeux de tous sinon des siens) mais sans qu’il veuille ou puisse en donner les fondements ? Est-ce de la géométrie, de la physique, des mathématiques appliquées ? Ces mathématiques de l’extérieur sont fort délicates à comprendre en système cartésien : en tant que mathématiques, elles sont étroitement liées à la « vraie » géométrie algébrique et semblent en découler (ce que tous ont vu, Descartes le premier) ; cette proximité se trouve confirmée par l’histoire immédiate de la géométrie. Descartes n’a pas osé s’aventurer sur ce continent et, comme Moïse, il reste à l’orée de la terre promise. Ainsi, du point de vue mathématique, la frontière, bien que nette, est fragile. D’autre part, cette géométrie de l’extérieur ne relève pas de la Mathesis universalis, de la science philosophique parce que l’infini devrait y être en quelque manière compris, ce qui ne se peut pas. Autrement dit, l’infini est un concept plus résistant philosophiquement que mathématiquement. J’ai voulu montrer que, devant cette contradiction, Descartes hésite sur la place à donner à cette sorte de géométrie ; il hésite puisque, sans y renoncer, il maintient la frontière. Le résultat est alors que l’auteur de la Méthode se réserve une activité irrespectueuse de ladite Méthode. J. Vuillemin propose une caractérisation de cette activité : Il fallait donc, pour pouvoir analyser les courbes non algébriques, que Descartes forgeât une seconde méthode [sic], incompatible avec la première du point de vue de la véritable universalité, c’est-à-dire de la rigueur de la preuve, mais plus générale du point de vue des applications, en ce que, valable pour les transcendantes, elle pût être également appliquée aux courbes algébriques. Cette méthode est celle du centre instantané de rotation 31 . La question de la nature de cette activité « à la marge » (il faut ici entendre marge comme extériorité et proximité tout à la fois) n’a de sens 30 C. Houzel, op. cit., p. 35. 31 J. Vuillemin, op. cit., p. 65-66. Les frontières dans les mathématiques cartésiennes 233 qu’en système cartésien et peut donc aussi bien se poser ainsi : pourquoi Descartes a-t-il pratiqué, sinon avec constance du moins avec brio, cette géométrie de l’extérieur, celle qui ne concerne pas le « vrai usage des mathématiques » qui consiste à être le creuset et la preuve de la méthode pour bien conduire son esprit ? Un premier élément de réponse relève des sentiments qui animent Descartes mathématicien : plaisir, orgueil, aisance. Le virtuose ne peut admettre d’être surclassé en cette matière et admet - moins qu’ailleurs - de voir mises en doute ses capacités à résoudre les problèmes. Mais ce n’est certainement pas là l’essentiel et il convient de se demander à nouveau : « à quoi servent les mathématiques ? » « À la méthode d’abord » répondent la doctrine et La Géométrie ; mais une autre voix se fait entendre pour compléter, voire modifier la réponse. Les mathématiques devraient aussi être adéquates à la description des phénomènes qui concernent les étendues de la physique. « Puisque l’on connaît la matière par la même idée que celle qui constitue la géométrie, il semble aller de soi qu’en un sens, mathématique et physique se confondent 32 » écrivent Carraud et de Buzon, avant d’insister sur les restrictions conceptuelles qu’annonce ce « en un sens ». Cet « appel de la physique », qui est sans nul doute plus fondamentalement galiléen ou hugonien, ne laisse pas Descartes de marbre. « Les mathématiques doivent être considérées comme une science applicable, dont les conséquences sont, en principe au moins, plus importantes que le contenu 33 » écrit G.-G. Granger. Il y aurait donc en principe une place pour des mathématiques cartésiennes appliquées, ou pour être plus précis, pour des mathématiques qui ne soient pas évaluées à l’aulne de leurs contenus (dont on sait qu’il est de peu de valeur, puéril et sans grande épaisseur ontologique), mais qui ne soient pas non plus réductibles à la perle dont elles sont en quelque manière l’écrin, La Méthode. On peut dès lors soupçonner que ces activités mathématiques que nous avons nettement repérées et qui ne sont justement ni celles-ci, ni celles-là correspondent à cette possibilité de principe : ébauches de mathématiques qui pourraient être appliquées. Précisément, Descartes fait l’expérience d’une relative inadéquation, d’une insuffisance de moyens face aux « mille accidents » qui déterminent n’importe quel phénomène réel. Il avoue à Mersenne, en 1638, qu’« exiger de moi des démonstrations géométriques en une matière qui dépend de la physique, c’est vouloir que je fasse des choses impossibles 34 ». S’il accepte cet état de fait et rédige finalement une physique (Le Monde, Les Principes) 32 Frédéric de Buzon et Vincent Carraud, Descartes et les « Principia ». II. Corps et mouvement, Paris, PUF, « Mathesis », 1994, p. 121. 33 G.-G. Granger, op. cit., p. 44. 34 A.T., II. p. 142. Vincent Jullien 234 sans mathématiques, peut-être soupçonne-t-il d’autres possibilités, celles qu’offriraient des mathématiques moins philosophiques mais aux performances plus grandes. Comparant Descartes et Desargues, G.-G. Granger écrit : « En fait, ni l’un ni l’autre n’ont pu véritablement conduire les mathématiques jusqu’aux applications grandioses pleinement aperçues par l’auteur de la méthode 35 ». Jugement qui me semble juste si l’on reconnaît que Descartes a tenté de « conduire les mathématiques » plus loin. Pour vaincre ses réticences et abattre ses frontières, il aurait fallu qu’au moins l’un des deux obstacles qu’il rencontrait soit surmonté ; le premier étant l’interdit philosophique à pratiquer des mathématiques infinitésimales, le second la complexité formidable des lieux et occasions qui appelaient l’application des mathématiques ; ces lieux et occasions étant tout naturellement fournis par l’étude des phénomènes réels, la physique. Aucun de ces deux verrous ne sautent ; voilà pourquoi les excursions cartésiennes hors de sa mathématique philosophique restent brèves, timides et faiblement revendiquées ou assumées. G.-G. Granger évoque encore la distinction et la délimitation de deux niveaux d’intuition : l’un relevant selon Descartes de l’imagination et de la nature, qui dépend de l’incompréhensible union de l’âme et du corps, l’autre relevant du seul entendement. Une géométrie rigoureuse doit ne rien devoir au premier 36 . Il suggère - et c’est une solution efficace au problème posé - qu’une mathématique « moins rigoureuse » pourrait relever de cette intuition qui doit quelque chose, non seulement à l’entendement, mais aussi à l’imagination et à la nature. S’il y avait là une possibilité, une justification à transgresser sa frontière, encore eût-il fallu savoir l’actualiser ! L’idée d’une physique cartésienne désarmée par une insuffisance de moyens mathématiques, que j’ai reprise dans mon étude sur La Chute des corps 37 , avait déjà convaincu J. Vuillemin qui y consacre le §12 de son livre Mathématiques et métaphysique chez Descartes ; ainsi écrit il : On s’est souvent demandé pourquoi, après avoir conçu l’idée de Physique mathématique grâce à sa conception nouvelle tant de la matière que de la dimension, il ne soit parvenu en réalité qu’à échafauder un système certes mécaniste, mais purement descriptif, échappant au critère moderne de la mesure et qu’on a pu justement comparer à un roman [...]. En réalité, si Descartes n’a pas rempli son programme de fondateur de la physique 35 G.-G. Granger, op. cit., p. 45. 36 Ibid., p. 49. 37 Voir Vincent Jullien et André Charrak, Ce que dit Descartes touchant la chute des corps¸ Lille, Presses du Septentrion, 2002. Les frontières dans les mathématiques cartésiennes 235 mathématique, c’est qu’il a conçu de façon trop restrictive les fonctions comme des proportions exactes et qu’il n’a reçu en Géométrie que les fonctions algébriques [...]. La Physique conduit souvent à des problèmes dont la solution est impossible en termes d’équations algébriques : telle est la raison ou le préjugé qui ont empêché cette physique de devenir mathématique 38 . Cette thèse suggère donc ceci : la physique nécessite des méthodes mathématiques infinitésimales ; or la métaphysique cartésienne réprouve les méthodes infinitésimales ; donc la physique cartésienne est un échec mathématique. Si je partage cette analyse de J. Vuillemin, je remarque que l’inférence est valide si l’on accepte le primat de la métaphysique sur la physique ; ce sont les interdits métaphysiques qui paralysent la physique. Mais alors, pourquoi Descartes a-t-il cependant pratiqué, avec tant de régularité, cette mathématique illégitime ? Sans doute justement parce que le primat de la métaphysique et de la doctrine des idées n’est pas sans failles et qu’il arrive que la physique ait de ces exigences que seules d’autres mathématiques seraient en mesure de combler. Ces activités mathématiques infinitésimales seraient alors comme l’écho de ces exigences, écho ou appel auquel Descartes n’est pas toujours insensible, comme on le voit dans sa manière d’examiner la question de la chute des graves. Mais, il faut s’y faire, deux obstacles puissants demeurent : la technique et les concepts mathématiques eux-mêmes (qui sont en général hors de portée, ce qui décourage les tendances buissonnières 39 ) et l’impact puissant des interdits infinitésimaux au sein de la géométrie. Puisque je me suis efforcé de décrire un domaine de savoir cartésien où l’on reconnaît deux niveaux, deux degrés de certitude, puisque, en outre, ces deux degrés de certitude sont associés à des zones nettement définies de la philosophie cartésienne (philosophie première et physique), il est inévitable d’en appeler aux articles 205 et 206 de la quatrième partie des Principes de la philosophie. Comment ne pas suggérer que la distinction entre les connaissances établies selon leurs effets, ou plutôt la conformité de leurs effets aux causes supposées, et celles qui sont a priori déduites et analysées à partir des principes premiers, se retrouve dans la frontière entre géométrie de l’extérieur et géométrie bien fondée ? La valeur exacte de l’aire de cycloïde est un 38 J. Vuillemin, op. cit., p. 93-95. 39 C’est le point que souligne Henri Lebesgue dans le premier chapitre de ses Leçons sur les constructions géométriques, Paris, Gauthier-Villars, 1949, rééd. Paris, J. Gabay, 1987. Vincent Jullien 236 effet assuré, la tangente obtenue par centre instantané de rotation est véritable, la précision de l’encadrement des ordonnées de la courbe de Debeaune ne peut être niée... Ainsi, la distinction, cartésienne, entre la certitude morale et la certitude « plus que morale » peut nous offrir une solution pour reconnaître, ou pour « situer » cette activité marginale dans le vaste dispositif cartésien. Bien entendu, les difficiles problèmes associés à l’examen de cette frontière (entre certitude morale et métaphysique) investissent automatiquement les pratiques mathématiques de Descartes 40 . Bibliographie Sources Cramer, Gabriel, Introduction à l’analyse des courbes algébriques, Genève, Frères Cramer et C. Philibert, 1750. Descartes, René, Œuvres, Charles Adam et Paul Tannery éd., Paris, L. Cerf, 1897- 1913, 12 vol. Descartes, René, Œuvres philosophiques, éd. Ferdinand Alquié, Paris, Classiques Garnier, 1989-1992 [1963-1973], 3 vol. Études Belaval, Yvon, Leibniz critique de Descartes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des idées », 1960. Brunschvicg, Léon, Les Étapes de la philosophie mathématique [1912], rééd. Paris, A. Blanchard, 1981. Buzon, Frédéric de et Vincent Carraud, Descartes et les « Principia ». II. Corps et mouvement, Paris, PUF, « Mathesis », 1994. Granger, Gilles-Gaston, Essai d’une philosophie du style, Paris, Odile Jacob, 1988. Houzel, Christian, « Descartes et les courbes transcendantes », Descartes et le Moyen Âge, Paris, Vrin, 1997, p. 27-35. Jullien, Vincent, Descartes et la Géométrie de 1637, Paris, PUF, « Philosophies », 1996. 40 On trouve une idée sans doute bien proche dans cette remarque de J. Vuillemin : « On se tromperait donc en n’apercevant dans ces deux méthodes que deux échantillons de l’analyse. La première est algébrique et exacte. La seconde appartient seule à l’Analyse : son application est universelle, mais ses principes et ses procédés font voir un résidu imaginatif et cinématique, intranscriptible dans les termes de l’analyse algébrique », op. cit., p. 68. L’article de Charles Larmore, « L’explication scientifique » (Le Discours et sa méthode, Paris, PUF, 1987, p. 109- 128), propose une fine analyse de ces difficultés. Les frontières dans les mathématiques cartésiennes 237 Jullien, Vincent et André Charrak, Ce que dit Descartes touchant la chute des graves, Lille, Presses du Septentrion, 2002. Larmore, Charles, « L’explication scientifique », Le Discours et sa méthode, Paris, PUF, 1987, p. 109-128. Lebesgue, Henri, Leçons sur les constructions géométriques, Paris, Gauthier-Villars, 1949 ; rééd. Paris, J. Gabay, 1987. Rashed, Roshdi, « La géométrie de Descartes », dans Descartes et le Moyen Âge, Paris, Vrin, 1997, p. 11-26. Vuillemin, Jules, Mathématiques et Métaphysique chez Descartes, Paris, PUF, 1960. Les frontières de Faramond : élaborer le mythe des frontières naturelles J OSÉPHINE G ARDON -G OUJON S ORBONNE U NIVERSITÉ Comme son courage estoit grand, ses pensées devinrent vastes, et les limites de la Franconie luy semblèrent bientost trop estroites pour le contenir. Il ne songea plus qu’au passage du Rhin, à la vengeance des siens, et au recouvrement d’une couronne qui luy appartenoit 1 . Trop à l’étroit dans un royaume amputé injustement d’une part de ses territoires, le Faramond de La Calprenède se prépare à franchir le Rhin pour que justice soit faite et que les royaumes retrouvent leurs dimensions originelles et naturelles. En effet, comme L’Astrée avant lui, Faramond, dernier des romans fleuves français du XVII e siècle, se déroule dans la Gaule de la fin de l’Empire romain. Cependant, ses personnages se retrouvent non dans le cœur du Forez mais dans une zone frontalière, espace de conflits et de revendications diverses : le Rhin. Le roman souligne aussi que le fleuve est un lieu d’échange et de rencontres, une frontière poreuse entre deux territoires finalement très proches ; ce double visage de la Rhénanie correspond à la fois à l’actualité de la rédaction et à une réalité historique car depuis l’Antiquité le fleuve est un axe privilégié des échanges et du commerce européen. La Calprenède ne choisit pas ce cadre au hasard puisqu’il commence à publier son roman en 1661, année de la prise de pouvoir effective de Louis XIV. Ce roi, à qui le roman est dédié, n’aura de cesse d’étendre les frontières du royaume vers l’Est, en particulier autour du Rhin. Depuis les traités de Westphalie (1648), la France cherche à annexer la partie occidentale du Saint-Empire, soutenue par le concept des frontières naturelles 1 Gautier de Costes de La Calprenède, Faramond, ou l’histoire de France dediée au Roy, Paris, A. de Sommaville, 1661, II, 1, p. 34. L’ouvrage (constitué de 7 parties, 1661- 1663) étant resté inachevé, il fut continué par Pierre Ortigues de Vaumorière (parties VIII à XII, 1665-1670). Joséphine Gardon-Goujon 240 du royaume. Tout en s’appuyant sur une source antique, La Guerre des Gaules 2 , et sur des données prétendument géographiques, ce concept ne se développe vraiment que dans le deuxième quart du XVII e siècle, par le biais de textes d’historiens comme Mézeray 3 ou encore dans le Testament attribué à Richelieu 4 . S’imposant comme une prétendue évidence qui dépasse les conflits temporels et humains, l’idée de frontières naturelles permet d’économiser tout un travail justificatif de la part des autorités qui l’emploient. Or, le genre romanesque vient lui aussi donner une réalité géographique et historique aux frontières naturelles 5 . Faramond est de ce fait un double d’autant plus opportun de Louis XIV qu’il est le fondateur mythique de la monarchie française, bien que l’existence de ce premier roi soit déjà débattue à l’époque du roman. En racontant la fondation du royaume, le romancier peut en établir le tracé originel en y incluant, bien sûr, le Rhin. La Calprenède parvient donc par la fiction à donner une origine historique et naturelle à la politique moderne inventée par Louis XIV dans le but de justifier ses conquêtes. 2 Jules César, La Guerre des Gaules, Léopold-Albert Constans, éd. et trad., Paris, Les Belles Lettres, 1926, « incipit », n. p. : « Gallia est omnis divisa in partes tres […] Eorum una, pars, quam Gallos obtinere dictum est, initium capit a fluminé Rhodano, continertur Carumna flumine, Oceano, finibus Belgarum, attingit etiam ab Sequanis et Helvetiis flumen Rhenum, vergit ad septentriones » [« L’ensemble de la Gaule est divisé en trois parties […]. La partie de la Gaule que déteignent, comme il a été dit, les Gaulois, débute au fleuve Rhône, est bornée par le fleuve de la Garonne, l’Océan, les frontières de la Belgique, et touche également vers les Séquanes et les Helvètes le fleuve du Rhin, elle est tournée vers le nord »]. 3 François-Eudes de Mézeray, Histoire de France, depuis Faramond jusqu’à maintenant, œuvre enrichie de plusieurs belles et rares antiquités et d’un abrégé de la vie de chaque règne, dont il n’était presque point parlé ci-devant, avec les portraits au naturel des rois, régents et dauphins, Paris, M. Guillemot, 1643-1651. Voir en particulier, sur la figure de Faramond, le troisième livre de la première partie. 4 Anonyme [attribué au Cardinal de Richelieu], Testament politique ou les Maximes d’État de Monsieur le Cardinal de Richelieu, Daniel Dessert éd., Paris, Complexe, 1990.Voir Gaston Zeller, « La Monarchie d’Ancien Régime et les frontières naturelles », Revue d’histoire moderne, t. 7, 1953, p. 305-333. Voir aussi Denis Richet, « Frontières naturelles », dans François Furet, Mona Ozouf (dir.), Dictionnaire critique de la Révolution française, 4 vol., Paris, Flammarion, 1992, t. 4, p. 221, et Josef Smets, « Le Rhin, frontière naturelle de la France », Annales historiques de la Révolution française, n°314, p. 675-698. 5 Voir Mark Bannister, « La Calprenède et la politique des années Mazarin », Cahiers de l’Association Internationale des Études Françaises, n°56, 2004, p. 379-395. Les frontières de Faramond : élaborer le mythe des frontières naturelles 241 Le Rhin, frontière ou passage ? Guerre et paix en pays rhénan Le Rhin dans Faramond n’est pas un décor parmi d’autres. La Calprenède cherche en effet dans ses romans à introduire la règle des trois unités, en développant une intrigue principale dont la résolution permettra celle des intrigues subordonnées (unité d’action) et en faisant coïncider la durée de l’action (dix-sept jours) avec celle de la lecture (unité de temps) 6 . De même, l’intrigue s’ouvre et se ferme sur les bords du Rhin, fleuve évoqué dès l’épître au Roi. Pratiquement toute l’action principale s’y déroule, au point que La Calprenède et Vaumorière se voient contraints de justifier deux entorses à cette forme d’unité de lieu 7 . Le roman reprend un schéma ayant déjà fait ses preuves dans de précédents romans Cassandre (1642-1645) et Cléopâtre (1652), qui se déroulaient quant à eux sur les bords de l’Euphrate et du Nil. Dans les trois romans, les personnages appartiennent à une époque troublée et se retrouvent peu à peu autour d’une figure souveraine qui se détache progressivement des multiples figures politiques. L’arrivée de nouveaux personnages sur les rives est l’occasion d’un récit enchâssé où sont rapportées son histoire personnelle et celle du royaume qu’il a quitté. Lieux d’échange, de commerce mais aussi frontières naturelles, les fleuves permettent ainsi à des personnages poussés par des motivations tant militaires qu’amoureuses de se rencontrer. Il a été par exemple prédit au prince oriental Varanes qu’il ne pourrait guérir de son chagrin amoureux qu’en se rendant à Cologne, ce qui explique sa présence si loin de son royaume ; il y rencontrera les futurs dirigeants du monde occidental et préparera la politique internationale succédant à l’ère romaine. La question amoureuse vient au bord du Rhin au secours des enjeux politiques. À la fois frontière et passage, centre & périphérie, le Rhin se prête donc aux combats les plus acharnés comme aux scènes de galanterie, puisque lors des trêves 6 Voir Marie-Gabrielle Lallemand, « L’Unité d’action dans les romans héroïques (Desmarets, Gomberville, La Calprenède, Scudéry », Papers on Seventeenth Century French Literature, « Biblio 17 », XL, n°79, 2013, p. 291-305. 7 Faramond, IV, 4, p. 696 : « je croy qu’il nous est permis de l’y suivre, et les deux camps estoient si peu éloignés l’un de l’autre que nous pouvons passer de l’un à l’autre sans blesser la régularité de la Scène à laquelle nous nous sommes attachés » et VIII, 1, p. 29-30 : « demeurons sur les bords du Rhin pour ne pas sortir de la Scene, qu’a bien voulu se prescrire le fameux Ecrivain dont nous continuons l’Ouvrage. Aussi bien Amour sembloit-il y avoir etabli le siege de son Empire, & de tant d’illustres personnes qui s’y trouvoient assemblées, il n’y en avoit pas une, qui ne fût soumise aux lois fatales de cette puissante divinité ». Joséphine Gardon-Goujon 242 les personnages se rendent visite, et vont même jusqu’à se promener sur le fleuve dans un « petit navire » décrit comme « un appareil superbe et galant 8 », bien loin des conflits politiques. Dans l’histoire, une frontière entre deux territoires…français Ce statut bifrons du Rhin est également élaboré par le biais de l’histoire des royaumes, histoires qui ouvrent chaque récit secondaire enchâssé. Dans la seconde partie, « L’histoire de Faramond » débute par un rappel de l’histoire franque, dont la complexité pourrait heurter les exigences divertissantes de la fiction. En effet Faramond, premier roi français, naît à Peapolis, sur les bords du Main, donc d’un autre axe fluvial européen 9 . Cependant, il est le légitime héritier du trône de Gaule : Avant que de vous parler de la naissance & des actions de mon Prince, je suis obligé, Seigneur, à vous dire quelque chose de son origine, tant pour vous faire connoître des vérités que l’erreur de quelques peuples a rendues douteuses à plusieurs Nations, que pour justifier devant vous le droit que nos Princes ont sur les Gaules, & vous faire voir que ce n’est pas le seul desir de la gloire, ou celuy d’agrandir leur domination, qui leur mit les armes à la main contre la Puissance, maistresse de l’Univers. Ceux quiveulent tirer nostre origine de la Germanie, & persuader aux Peuples que c’est de la Franconie que les Francs, Francons ou François ont pris leur nom, ne sont pas instruits de la verité & il est certain non-seulement que nous sommes sortis des Gaules, mais que la maison de nos Rois est celle-là mesme, qui depuis plus de seize siècles a dominé la plus belle partie des Gaules 10 . L’histoire du peuple franc qu’établit La Calprenède est loin d’être linéaire. Francus, fils d’Hector, a fui Troie en flamme pour s’installer en Gaule ; ses descendants, prenant le nom de « francs », conquièrent l’Europe et une partie de l’Asie. Quelques siècles plus tard, la Gaule est envahie par Rome : un second Francus libère les Sicambres (peuple germanique) qui eux aussi prennent son nom en son honneur et par amour de la liberté. Descendant de 8 Ibid., IX, 4, p. 272-273 : « ces paroles auroient donné au roi des Cimbres la curiosité d’en apprendre davantage, si dans ce temps là on ne l’eust averty que la reine des Goths, celle des Bretons, Theodelinde & Adeaïde le venoient visiter » ; p. 273-274 : « cette princesse la mene pour voir un magnifique bateau que lui envoie celle des Sueves, & Vinderic ecuyer d’Albisinde nous a priées ces belles princesses & moi de vouloir bien estre aussi de cette partie. L’on dit qu’il y a un appareil superbe et galant pour les personnes qui iront à la promenade sur ce petit navire […] ». 9 Peapolis (plus souvent Herbipolis) correspond à la ville de Wurtzbourg. 10 Faramond, II, 1, p. 16-18. Les frontières de Faramond : élaborer le mythe des frontières naturelles 243 Francus, Clodomire règne sur la Gaule Belgique et envoie son frère Génébaud au secours des Thuringiens attaqués par leurs voisins. Ceux-ci font de Génébaud leur souverain et ce dernier fonde la Franconie sur le territoire des Thuringiens et des zones limitrophes, à la demande des peuples eux-mêmes. En outre, Clodomire envoie de ses sujets gaulois s’installer dans ce territoire. La Franconie serait donc quadruplement française : par son histoire, par son nom, par la volonté des peuples et par son amour de la liberté. Faramond descend de ce Génébaud ; or, peu après la naissance du héros, la lignée issue de Clodomire s’éteint avec la mort de Marcomire (pour complexifier encore la linéarité du récit, le père de Faramond se nomme aussi Marcomire). Faramond, « légitime héritier 11 » à la fois de la Gaule et de la Franconie, réserve cette dernière à son frère 12 : la Gaule et les territoires d’Outre-Rhin sont donc deux nations sœurs qu’a envahi injustement l’Empire romain. L’on peut se demander pourquoi La Calprenède rapporte l’histoire de la royauté franque de façon si complexe. N’était-il pas plus simple de faire de Faramond un roi franc de Gaule, venant libérer ses voisins de l’oppresseur romain ? Il semble que par cette complexité, les jeux de miroirs se multiplient, de même que les liens entre France et Franconie, de sorte qu’il devient difficile de les distinguer. Puisque Faramond est né en Franconie pour reconquérir la Gaule de ses ancêtres, Louis XIV, en reprenant possession de la Franconie, n’opérerait qu’un retour aux sources. Une frontière naturelle, vraiment ? Le roman semble soutenir le concept paradoxalement très politique de frontières naturelles, sans pour autant développer une approche géographique et en cultivant encore une fois l’ambiguïté. En effet, deux prédictions sont faites à Faramond par Mélusine et Théon quant à l’avenir de sa lignée. Mélusine, investie d’une autorité divine, exhorte le héros à reprendre ce qui lui revient et s’exclame en découvrant les promesses de l’avenir : Va jeune Lyon […] va combattre l’Aigle ravissant qui occupe ton gîte royal, passe le Rhin, vange le sang des tiens, & rentre dans l’heritage de tes peres, la terre tremblera sous les pieds de tes Soldats, la gloire & la victoire t’accompagneront par tout, & ta posterité regnera jusqu’aux derniers siecles, sur la plus belle partie de l’Univers. Quelle posterité adjoûta-t’elle après, d’vn ton de voix plus extraordinaire ? Quels Rois, & quels Princes parmy tes Neveux, & parmy tes Successeurs ? Quelle gloire au Païs de ma naissance ? Quelle gloire aux Rives de Seine, de Loire, de Garonne ? & 11 Ibid., II, 1, p. 31. 12 Ibid., III, 2, p. 259-230. Joséphine Gardon-Goujon 244 quelle gloire à l’Océan mesme, qui depuis les bords du Rhin jusques dans son sein, verra soumettre tous les peuples à leur empire 13 . Le statut du fleuve dans cet extrait laisse libre cours à l’interprétation car sa première évocation semble n’en faire qu’une frontière occasionnelle de la Gaule, mais qui n’est pas celle du vrai territoire de Faramond. Au contraire, la seconde manifeste l’importance du statut frontalier du Rhin, qui est évoqué juste après une énumération des fleuves français. Le substantif est distinct de l’énumération des autres fleuves puisqu’il appartient à un complément circonstanciel dépendant du verbe « voir ». On ne sait trop, dès lors, si le Rhin est un fleuve au sein du royaume ou la frontière de ce dernier. De même, la dernière partie par Vaumorière présente lors des prédictions de Théon l’avenir de ce qui est nommé « l’Empire françois » : le substantif « empire » n’est pas choisi au hasard ; il s’agit bien de se présenter comme héritiers de l’empire romain, à l’égal du Saint-Empire 14 . Théon prédit que « ses limites seront plus ou moins étendues selon la différence des Princes qu’il reconnaîtra, mais celles qui le borneront ordinairement, seront les deux Mers, les Alpes, les Pyrénées, & le grand Fleuve que nous voyons 15 ». On peut se demander si l’adverbe « ordinairement » implique qu’il s’agit là des frontières françaises telles qu’elles doivent l’être ou au contraire telles qu’elles sont avant l’arrivée de Louis XIV, qui redonnera à la France les dimensions du royaume franc ou carolingien. De fait, seuls sont évoqués Faramond, à la tête de l’empire franc, et Charlemagne, fondateur de l’empire carolingien, avant Louis XIV. De ce dernier, Théon vante en particulier l’esprit de conquête : « il étendra bien loin ses Conquétes, & rien ne les pourra borner que sa propre moderation, lors qu’on luy demandera la Paix 16 ». L’esprit de conquête d’un souverain, contrairement au caractère belliqueux, est présenté ici comme une qualité nécessaire à la sauvegarde de l’intégrité du royaume. S’il y a encore ambiguïté, ce serait non pas dans l’inclusion du Rhin à la France mais dans son statut de frontière, puisque les territoires Outre-Rhin reviendraient en fait à Faramond et, par lui, à Louis XIV. Qui peut le plus peut le moins : si l’on pose comme naturelle et évidente l’appartenance du Rhin à la France, si l’on évoque des frontières naturelles en Franconie, il semble la moindre des choses que le Rhin au moins soit accordé aux Français. 13 Ibid., II, 1, p. 39-40. 14 Dans cet esprit, voir Antoine Aubery, De la prééminence de nos roys, et de leur préséance sur l’empereur et le roy d’Espagne, traitté historique, par le sieur Aubery, Paris, M. Soly, 1649. 15 Faramond, XII, 4, p. 376. 16 Ibid., XII, 4, p. 377. Les frontières de Faramond : élaborer le mythe des frontières naturelles 245 Le destin de Faramond, prédit par Mélusine et Théon, justifié par l’Histoire et réclamé par les peuples, est donc de franchir le Rhin tel un nouveau César et de reconquérir les territoires que l’Empire a injustement envahis. Les armes du héros, un lion combattant un aigle, le disent bien : il s’agit de combattre l’Empire, qu’il soit celui du V e ou du XVII e siècle. Le Rhin, un nouvel ordre du monde Scène du roman, objectif des personnages, le Rhin dans Faramond se fait proposition politique en étant décrit comme le nouveau centre du monde, structuré par des principes politiques novateurs. Contre Rome et le Saint- Empire, la monarchie française est enfantée par la concorde. Rome, aux marges du roman Dans ses trois romans fleuves, La Calprenède choisit comme cadre temporel une époque de refonte, la fin d’un monde accouchant d’un ordre nouveau : l’Asie après la mort d’Alexandre dans Cassandre, la fin de la République romaine et la naissance de l’Empire dans Cléopâtre. Fidèle en cela à la tradition héritée d’Héliodore 17 , Faramond s’ouvre sur la description de troubles et d’agitations, mais choisit d’étendre cette confusion à l’ensemble du monde connu. Ce superbe Empire, qui depuis tant de siecles avait maitrisé l’univers, & qui depuis peu sous le regne du grand Théodose semblait s’estre rétabli dans ses premieres dignités, commençait sous celui de ses enfants d’éprouver cette révolution à laquelle les injustes dominations sont sujettes, & les nations impatientes d’un joug imposé depuis tant d’années, apres avoir long-temps gémy, & assés longtemps soupiré pour cette liberté si chere aux hommes, armoient enfin pour elle toutes leurs puissances & couvraient la terre d’hommes armés dans toutes les parties de l’Europe. Les Gaules, l’Espagne, l’Italie & la Germanie estoient les vastes champs où par le fer & le sang l’intérest des peuples se decidoit tous les jours, mais à celuy de la liberté, il s’en joignoit d’autres dans quelques Provinces & ce n’estoit pas pour la seule liberté, qu’un monde de soldats de differents partis & de différentes nations fit retentir les rives du Rhin d’un bruit martial & occupa la grande plaine qu’il arrose de ses claires eaux à la vue de la superbe Agrippine 18 . 17 Héliodore, L’Histoire aethiopique, Jacques Amyot trad., Laurence Plazenet éd., Paris, Champion, 2008. 18 Faramond, I, 1, p. 1-2. Joséphine Gardon-Goujon 246 Alors que s’achève et se décompose l’empire romain, le monde semble errer sans centre, à l’image de satellites dont l’étoile aurait implosé, les laissant errer sans repère dans l’espace, croisant leurs courses et se rencontrant avec fracas. Rome n’est plus le centre du roman, comme elle n’est plus le centre du monde. Alors que certains romans, comme Clélie (Madeleine de Scudéry, 1654-1660), voient dans la Rome antique un double privilégié de la France classique, Faramond fait de Rome une périphérie de l’action principale pour mieux souligner le caractère spécifique et remarquable des Français. Dès le paratexte, La Calprenède prévient son lecteur : « avec la décadence de l’Empire, on y voit le commencement de nostre belle Monarchie, & avec celle des François on voit commencer celle des Espagnols, des Huns, des Vandales, des Lombards, & des Bourguignons 19 ». Toute l’histoire du roman est donc celle de l’émergence d’un nouveau centre, pourtant aux frontières de l’Empire et de la Gaule : le Rhin. Petit à petit le système se réorganise et les différents peuples se retrouvent autour d’un nouveau chef, Faramond, roi Soleil du V e siècle, tandis que s’élabore une nouvelle identité fondée sur une histoire désormais commune. Les grands hommes se trouvent réunis sur les bords du Rhin, contemplant des bords du fleuve les lambeaux d’un empire qu’emporte le cours des âges. Le futur souverain de Perse, Varanes, celui de l’empire d’Occident, Constance, et celui d’Orient, Martian, se trouvent réunis sur le Rhin : les trois grandes puissances antiques trouvent en Faramond leur modèle, leur allié et leur appui 20 . Rome n’est plus dans Rome ; ses empereurs lâches et faibles ont laissé la ville au pillage. Comme Énée avait quitté Troie en flamme avec les pénates de la ville, les Romains de Faramond, Constance en tête, viennent trouver auprès du roi franc un nouvel héritier de Troie. Si la translatio imperii et la translatio studii sont possibles, c’est que Rome n’a été qu’une des étapes dans la transmission parmi d’autres. La ville éternelle n’était en fait qu’un passage vers le nouveau centre du monde, où règne Faramond, qui trouve sa légitimité tant dans son origine troyenne que dans l’ancienneté de sa race gauloise. À une période de politique gallicane, faire de Rome une périphérie qui n’a pas plus de légitimité que la France est loin d’être anodin. En outre, alors que le Saint-Empire Romain se présente comme l’héritier direct de l’Empire romain, ce roman affirme, avec ambiguïté, que l’Empire est ennemi de la Gaule mais que la France est la véritable héritière de Rome. Pour résoudre ce paradoxe, l’opposant de la fin du roman n’est plus tant l’Empire 19 Ibid., « Avis au lecteur », n. p. 20 Voir Marie-Gabrielle Lallemand, « La Calprenède et l’épopée », Épopée et mémoire nationale au XVII e siècle. Actes du colloque tenu à l’Université de Caen (12-13 mars 2009), Francine Wild (dir.), Caen, Presses Universitaires de Caen, 2011, p. 56-57. Les frontières de Faramond : élaborer le mythe des frontières naturelles 247 romain que le roi des Suèves, peuple germanique, qui vient à Cologne pour s’emparer de l’héritage légitime de Faramond. Le Rhin, symbole d’une politique d’un nouveau genre Le roi des Suèves est un mauvais roi qui s’oppose aux négociations de paix afin d’assouvir sa passion. Il est aussi un mauvais père qui désire la maîtresse de son fils et correspond de ce fait à la notion de tyran, comme souverain guidé par ses passions. Il est le symbole d’une politique belliqueuse, locale et dépassée, au contraire de Faramond qui est pacifiste, jeune, cosmopolite et à l’origine d’une organisation fédérale de l’Europe. Grâce à lui, tous les peuples européens sont alliés, tout en restant indépendants et libres car le thème de la liberté est primordial dans le roman 21 . Lieu d’échanges commerciaux et politiques entre les pays d’Europe, le Rhin se fait symbole de cette union européenne avant l’heure. Cependant, là encore le roman est ambigu puisque le voyant Théon affirme à la fin de la dernière partie : « il y a présentement dans Cologne plusieurs rois, dont les États ne seront un jour que des provinces de l’empire françois, & je ne vois nulle necessité de leur donner du chagrin en le leur faisant savoir 22 ». Frontière propice aux échanges, le Rhin serait en même temps destiné à intégrer un nouvel empire, cette fois-ci légitime car réclamé par le peuple et justifié par l’histoire. Le roman s’ouvre et se ferme sur des scènes au bord du Rhin à Cologne. Les différences sont pourtant notables. L’incipit décrit une scène de conflit, de tensions internationales, de fin d’un monde tandis que l’excipit est une scène d’union politique et de mariages qui renforcent les liens entre États. Le pacifisme paradoxal du projet conquérant de Faramond passe par un usage politique des relations amoureuses, alors que la politique est le plus souvent subordonnée à l’amour dans les romans. Aux conflits apportés par l’impérialisme d’un seul État, le romancier oppose une politique matrimoniale, où les alliances semblent plus stables que dans les seuls liens de subordination. Cette politique matrimoniale est mise en valeur par une énumération avec toujours le nom d’un héros suivi du nom de son épouse et de celui de son État. 21 C’est ce que propose la réflexion étymologique autour du nom « français », p. 23- 24 de la deuxième partie : « ce fut donc du nom de Franc ou François qu’ils s’appellerent depuis ce temps-là, joignant à la consideration de leur Roy qui leur estoit en veneration, celle de la liberté qu’il leur avoit donnée les noms de Franc et Franchise parmy eux, ayans la méme signification que parmy les Romains, ceux de libre & de liberté ». 22 Faramond, XII, 4, p. 374. Joséphine Gardon-Goujon 248 Le grand Faramond épousa donc l’incomparable Rosemonde, & fut déclaré Roi des Gaules. Théobalde régna dans la Bohème avec l’admirable Bellamire, à qui le Roi des Huns rendit les États du Roi son pere. Viridomare alla prendre possession de la Suève avec la princesse des François, Honorius qui vint à Cologne associa Constance à l’Empire, & lui donna la Reine Placidie, il accorda aussi l’Aquitaine à Vallia qui épousa Théodelinde, & joignit la Catalogne à ses États, Sigéric ayant été tué par ses peuples. Constantin par son mariage avec Octavie unit l’une & l’autre Bretagne, Balamir posseda avec Agione les Provinces que nous comprenons sous le nom de haute et basse Hongrie, & Marcian quelque temps après épousa Pulchérie et fut empereur d’Orient. Varanez ne changea plus, & il aima toute sa vie la princesse Sydémiris qu’il alla épouser à Issedon. Le roi des Lombards fut enfin récompensé par Gilismene, Marcomire par Albisinde avec qui il régna dans la Franconie & dans la Turinge, & Aldemare, à qui tout le monde rendit grâces, fut heureux avec l’admirable Mélasinthe. En un mot, tous les Amans qui se trouverent alors à Cologne, parvinrent au bonheur où ils avoient aspiré ; car pour Gondioch, il n’avoit point voulu entrer dans une ville où Faramond devoit arriver à une félicité qu’il lui avoit toujours enviée 23 . La syntaxe permet une mise à égalité de toutes les monarchies, au-dessus desquelles règne Faramond, dont le nom propre est mis en valeur tant par l’adjectif mélioratif que par sa place au tout début de la protase. Cependant, il s’agit d’une domination heureuse, permise par les unions amoureuses et non par les conflits. L’Empire romain n’est plus, l’Empire germanique est en réalité constitué de satellites de la Gaule ; le Rhin a été un catalyseur, le creuset dans lequel vont se fondre tous les peuples pour qu’émerge un nouvel ordre du monde. Et de même que le Rhin est une frontière naturelle mais en même temps une frontière appelée à disparaitre pour mieux permettre l’avènement du royaume franc, de même l’intervention politique de Faramond redonne leur légitimité à une multitude de petits royaumes indépendants, dont les frontières gagneront à être dissoutes dans un empire qui les surpasse. Écrit par deux auteurs successifs, Faramond est lui-même bifrons. En choisissant pour cadre de leur roman la frontière rhénane, en en faisant une scène de rencontres et d’échanges, La Calprenède puis Vaumorière refusent de limiter ce fleuve à sa seule fonction de limite. Au contraire, le Rhin est un lieu de passage et de communication qui dépasse le seul rôle de frontière naturelle. Les auteurs fondent dans une histoire mythique les justifications du débordement de cette frontière en même temps que la valorisation de la 23 Ibid., XII, 4, p. 390-391. Les frontières de Faramond : élaborer le mythe des frontières naturelles 249 France comme nouveau centre du monde, dans un détournement de la translatio studii et imperii, substituant une frontière prétendument culturelle à la frontière géographique naturelle. Bibliographie Sources Anonyme [attribué au Cardinal de Richelieu], Testament politique ou les Maximes d’État de Monsieur le Cardinal de Richelieu, Daniel Dessert éd., Paris, Complexe, 1990. Aubery, Antoine, De la prééminence de nos roys, et de leur préséance sur l’empereur et le roy d’Espagne, traitté historique, par le sieur Aubery, Paris, Michel Soly, 1649. César, Jules, La Guerre des Gaules, Léopold-Albert Constans éd. et trad., Paris, Les Belles Lettres, 1926. Héliodore, L’Histoire aethiopique, Jacques Amyot trad., Laurence Plazenet éd., Paris, Champion, 2008. La Calprenède, Gautier de Coste de, Faramond, ou l’histoire de France dediée au Roy, première à septième partie. Paris, Antoine de Sommaville, 1661-1663. Mézeray, François-Eudes (de), Histoire de France, depuis Faramond jusqu’à maintenant, œuvre enrichie de plusieurs belles et rares antiquités et d’un abrégé de la vie de chaque règne, dont il n’était presque point parlé ci-devant, avec les portraits au naturel des rois, régents et dauphins, Paris, Matthieu Guillemot, 1643- 1651. Vaumorière, Pierre Ortigues de, Faramond, ou l’histoire de France dediée au Roy, huitième partie, Paris, A. de Sommaville,1665. Vaumorière, Pierre Ortigues de, Faramond, ou l’histoire de France dediée au Roy neuvième partie, Paris, Société des Libraires, 1666. Vaumorière, Pierre Ortigues de, Faramond, ou l’histoire de France dediée au Roy, dixième partie, Paris, Jean Ribou, 1667. Vaumorière, Pierre Ortigues de, Faramond, ou l’histoire de France dediée au Roy, onzième partie, Paris, Jean Ribou, 1669. Vaumorière, Pierre Ortigues de, Faramond, ou l’histoire de France dediée au Roy, douzième partie, Paris, Thomas Jolly, 1670. 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Richet, Denis, « Frontières naturelles », dans François Furet, Mona Ozouf (dir.), Dictionnaire critique de la Révolution française, 4 vol., Paris, Flammarion, 1992. Smets, Josef, « Le Rhin, frontière naturelle de la France », Annales historiques de la Révolution française, n°314, 1998, p. 675-698. La délimitation du territoire dans les poèmes héroïques F RANCINE W ILD U NIVERSITÉ DE C AEN N ORMANDIE LASLAR EA 4256 Les poèmes héroïques 1 constituent un corpus très resserré dans le temps : d’Alaric (1654) à Charle Martel (1679), il n’y a que vingt-cinq ans. Ces poèmes, à l’instar de l’Énéide qui est le modèle commun, mènent autour d’un héros fondateur un récit qui annonce et justifie l’état actuel du royaume, le transformant en destin. Il s’agit de construire un sens indiscutable de l’histoire, et de fonder un mythe collectif. L’épopée se joue toujours sur un territoire ou plusieurs 2 . Au-delà du cadre nécessaire pour l’action, le territoire fournit les lieux symboliques et mémoriels qui la font accéder au niveau mythique. Il est un instrument de la mémoire : le lieu commun à deux époques permet de les mettre en perspective. Les limites des territoires parcourus, conquis, habités, valorisent ainsi les extensions récentes du sol national, au moment où la France menée par un jeune souverain brillant sort agrandie des traités de Westphalie puis des Pyrénées. Conquérir, agrandir son territoire, l’unifier et le régir, base du projet épique en général, est donc le but constant des héros des poèmes héroïques au temps de Louis XIV. Il faut cependant tenir compte d’autres types de frontières, et tout particulièrement de la frontière religieuse, présente dans tous les poèmes ; 1 Je ne traite dans cet article que des poèmes à sujet national et historique (voir bibliographie) : La Pucelle (Chapelain, 1656), Clovis (Desmarets, 1657), Saint Louis (Le Moyne, 1653 ; 1658), Charlemagne (Le Laboureur, 1664), Charle Martel (Carel de Sainte-Garde, 1679) - voir la bibliographie finale. Je laisserai de côté Alaric (Scudéry, 1654), où le thème des frontières n’intervient pas. 2 Le territoire n’a rien d’une notion abstraite : les aristocrates du XVII e siècle conservent le sentiment du lien féodal avec leur domaine, grand ou petit. Cette culture historiquement déjà dépassée est encore très puissante, et l’écriture épique contribue à son maintien. Francine Wild 252 sans oublier tout un monde spirituel, anges, démons et divinités, qu’aucune barrière terrestre ne peut contenir. Le merveilleux n’est pas un ornement inutile, mais un fondement du genre. La frontière est une limite à repousser ou à défendre Tous les poèmes héroïques nous parlent, au présent ou au futur, de la joie de repousser les frontières et de la gloire qu’on y acquiert. Dans Clovis l’évocation est récurrente, autour des verbes franchir et pousser. Ainsi le Franc Marcomir « des Francs jusqu’au Main [...] poussa le domaine 3 ». Louis XIII, lui, « Des Alpes franchira les orgueilleux remparts », puis Domptera la Lorraine et les braves Germains, De l’Artois reconquis par ses puissantes mains Jusqu’à l’Ebre espagnol poussera ses frontières 4 . Une des « voix » de la Pucelle promet à Charles : « Aux terres de l’Anglais tu porteras la guerre, / Et pousseras plus loin les bornes de ta terre [...] 5 ». Le P. Le Moyne, lui, utilise surtout le vocabulaire plus ambivalent du débordement, qui entraîne avec lui un imaginaire du flux et de l’inondation : « Quelles digues pourront soutenir les ondées / De tant de nations contre toi débordées [...] ? 6 », dit à Louis l’ambassadeur du sultan. Et l’archange saint Michel montre des hauteurs du ciel à saint Louis « de la Tartarie en trouble et débordée / Du Nord jusqu’au Midi la campagne inondée 7 ». Ces formules suggèrent une expansion heureuse. Mais tout attaquant rencontre un défenseur. Celui-ci évoque, lui, la frontière en termes de « borne », de « barrière » ou de « rempart ». La crainte des souverains et des populations entières répond à l’enthousiasme de ceux qui viennent, ou risquent de venir bientôt, les dominer. Ainsi Théodoric apprenant les exploits de Clovis redoute déjà son irruption : « Quoi ? dit-il en secret, la Germanie entière N’a pu borner le cours de sa fureur guerrière. [...] Rome verra bientôt flotter ses étendards. Les Alpes contre lui sont de faibles remparts 8 ». 3 Clovis, III, p. 137. 4 Clovis, VIII, p. 224. 5 La Pucelle, VIII, p. 320. 6 Saint Louis, I, v. 597-598, p. 18. 7 Saint Louis, IX, v. 101-102, p. 250. Il s’agit de l’invasion mongole qui atteint l’Europe orientale de 1236 à 1242. 8 Clovis, XXII, p. 437. Je souligne. La délimitation du territoire dans les poèmes héroïques 253 Et, toujours dans Clovis, la fameuse victoire de Rocroi, qu’évoquent tous les poèmes héroïques des années 1650, est célébrée pour la sécurité qu’elle rend à la frontière la plus fragile du royaume 9 . Parmi les vérités futures que Clotilde a le privilège de lire au Temple de la Vérité, elle apprend qu’ Un Bourbon, pour l’essai de sa vertu guerrière, Raffermirait soudain la tremblante frontière Et viendrait par son bras, dans les champs de Rocroi, Faire de corps vaincus un rempart à l’effroi 10 . La frontière apparaît moins comme une séparation que comme le point sensible et l’enjeu de l’attaque des armées. Si la France est plus menacée que d’autres pays, c’est que son « heureux climat » a de quoi susciter les convoitises, comme le suggère la lettre de la Pucelle à Betford : Repassez, revolez, dans votre île barbare, Qu’à jamais de nos bords l’océan vous sépare, De cet heureux climat oubliez le plaisir, Et perdant son aspect perdez-en le désir 11 . Comment pourrait-on ne pas préférer à son « île barbare » un « heureux climat » ? Les termes mêmes suggèrent que l’exhortation de la Pucelle a toutes les chances de rester un vœu pieux. L’invasion a le plus souvent pour objectif la domination durable et la constitution d’un royaume, voire d’un empire. Seules échappent à cette intention les expéditions guerrières dont le but est une quête, celle du châtiment de Rome pour Alaric, celle de la Sainte Couronne pour saint Louis. Ce qui fait d’un chef un héros est le fait de se tailler un empire, en même temps 9 L’Artois, la Picardie, le Vermandois, sont sans cesse menacés pendant la période où la France est militairement engagée dans la guerre de Trente ans, et cela jusqu’à la veille des traités de Westphalie (prise de Lens). 10 Clovis, IV, p. 67. C’est moi qui souligne. 11 La Pucelle, II, p. 48. Le fait est historique : avant d’attaquer les Anglais pour délivrer Orléans, Jeanne d’Arc leur fit parvenir une lettre les exhortant chrétiennement à renoncer à leur entreprise. Voir la Chronique de la Pucelle, éd. Vallet de Viriville, Paris, Adolphe Delahays, 1859, p. 281-283. Pour les termes « île barbare » et « heureux climat », Chapelain s’est certainement souvenu du « climat barbare », expression par laquelle Boisrobert désigne l’Angleterre dans l’Élégie au cardinal de Richelieu (Recueil des plus beaux vers, Paris, Toussaint du Bray, 1627, p. 450), qu’il composa lorsqu’il faisait partie de l’escorte d’Henriette de France après son mariage avec Charles I er . La duchesse de Chevreuse aurait étourdiment cité l’expression devant le comte de Holland, créant un petit incident diplomatique (Gédéon Tallemant des Réaux, Historiettes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1960, I, p. 395). Francine Wild 254 qu’il fonde ou consolide une dynastie : c’est ainsi que Saladin est la référence héroïque des sultans dans Saint Louis. Même son spectre, évoqué par le sorcier Mirème, est glorieux : Sa mine était d’un brave et son geste d’un Grand ; Son ombre avait encore un air de conquérant, Et semblait revenir pour soumettre à sa lance Ou les aigles de Rome ou celles de Byzance 12 . Franchir les frontières ne suffit pas, il faut en fixer de nouvelles, les affermir, les pérenniser. Dans le poème héroïque, il y a la dynamique d’une conquête, puis on cherche à aboutir à une situation stable et intangible. C’est ce qu’exprime l’épître « au Roi » en tête de Clovis : Enfin il bénit en lui ses successeurs et son État, et lui ayant fait vaincre par mille merveilles les Romains, les Bourguignons, les Germains et les Goths, il le rendit maître de l’Occident et le prince le plus redoutable de la terre. Tels furent les fondements de cette monarchie et de la grandeur de nos rois, que Dieu a choisis pour être les premiers de tous les souverains de l’univers [...] 13 . Plusieurs des héros des poèmes héroïques ont eu un rôle fondateur dans l’édification de la France comme territoire et comme nation. Pour les montrer en précurseurs du royaume tel qu’il est au milieu du XVII e siècle, le poète recourt à des inexactitudes ou anachronismes. Ainsi, dans Clovis, Desmarets équivoque constamment sur la proximité des noms de « Francs » et « Français ». Au début du poème est rappelée l’histoire des Francs descendants des Troyens, qui ont fondé la cité de Sicambrie dans le delta du Danube. De nombreux siècles plus tard, aspirant à d’autres terres, ils consultent l’oracle, qui leur répond : Allez, nobles Français [...]. Assez, superbe Rome, ont régné tes destins. Français, laissez périr l’empire des Latins 14 . Dès la page suivante on voit « les Francs, d’un peuple furieux / Toujours environnés, toujours victorieux 15 ». Les deux noms alternent constamment, créant l’illusion d’une continuité entre les Francs de Clovis et les Français sujets de Louis XIV. Desmarets n’ignore rien de la diversité des populations qui ont constitué la France. Il insiste même sur la présence de Gallo- 12 Saint Louis, V, p. 148. 13 Clovis, p. 74. 14 Clovis, II, p. 117. 15 Clovis, II, p. 118. La délimitation du territoire dans les poèmes héroïques 255 romains, en partie déjà chrétiens, autour de Clovis 16 . La confusion entre Francs et Français n’est donc pas naïve, elle est profondément idéologique. Louis XIV devient le successeur en ligne directe de Clovis dont il a hérité « et le nom et la terre 17 ». La dynastie au pouvoir a changé deux fois entre temps, et le territoire sur lequel règne Clovis n’a que peu à voir avec celui de la France moderne, mais le poète gomme une part importante des différences. Il attribue aussi à Louis XIII des conquêtes qui n’ont pas encore eu lieu. Lorsque Clotilde, au Temple de la Vérité, peut lire l’avenir promis à sa descendance, elle voit qu’ un roi juste, un treizième Louis, Doit [...] voir par sa valeur ses provinces bornées Des Alpes, des deux mers, du Rhin, des Pyrénées 18 . Ni l’Alsace ni la Lorraine ni la Franche-Comté ne sont françaises lorsque paraît le poème, le Roussillon non plus, et les territoires alpins appartiennent à la Savoie, alors officiellement terre d’Empire 19 . La France n’y possède que Pignerol 20 . Le poème attribue à la France et au roi défunt un territoire idéal et souhaité, anticipant sur des conquêtes que Louis XIV ne réalisera même pas toutes au cours de son règne 21 . Dans le même poème, sainte Geneviève prédit la conquête par Louis XIII de l’Artois, et du territoire ibérique « jusqu’à l’Ebre espagnol 22 ». Cette prédiction pour l’Artois n’est encore qu’un souhait, quinze ans après la mort du monarque. Quant à 16 En particulier lors de la revue des troupes au livre III : voir v. 1029-1050, p. 133- 134. 17 Clovis, I, p. 94. 18 Clovis, IV, p. 153. 19 Sur les relations complexes de la Savoie et de la France sous la Régence, voir Lucien Bély, « Christine de France, duchesse de Savoie, et la politique française au temps de Mazarin », Dix-septième siècle, 2014-1 (n°262), p. 21-29. 20 Cette importante forteresse est française de 1630 à 1696. Elle est un point d’appui essentiel pour toutes opérations éventuelles en Italie, mais aussi, comme le signale l’article cité dans la note précédente, un moyen de surveiller et de contrôler la Savoie. 21 Le Roussillon revient à la France dès le traité des Pyrénées (1659), la plus grande partie de l’Alsace et la Franche-Comté avec les traités de Nimègue (1679). En revanche la Lorraine, occupée depuis des décennies, est restituée au duc Léopold au traité de Ryswick (1698) et ne devient française qu’à la mort de Stanislas en 1766 ; Nice et la Savoie sont rattachées à la France en 1860, deux siècles après la parution de ce texte qui s’avère vraiment prophétique. 22 Clovis, VIII, p. 224. Le passage est cité plus haut. L’Artois aussi ne sera français qu’en 1659. Francine Wild 256 une frontière sur l’Èbre, qui suppose la conquête d’une grande partie de la Catalogne, elle restera un rêve. Desmarets assume des ambitions d’agrandissement qui étaient sans doute agitées dans le cercle de Richelieu, dont il faisait partie ; il les exprime sous l’autorité du Ciel lui-même. Tous les poèmes héroïques évoquent ainsi, surtout par le biais de prophéties, l’élargissement de la France ; ils rappellent aussi à l’occasion la naissance d’autres empires dans l’histoire : l’empire romain est le modèle principal, l’ennemi naturel, très présent en Europe et en Méditerranée au XVII e siècle, est l’empire ottoman. Les poètes ne craignent pas de passer à la géopolitique. Les mages ou saints prophètes, les œuvres d’art apportées par les anges dont on fait l’ecphrasis, enseignent tous que le roi de France doit dominer sur l’Europe et qu’il prendra la tête de la lutte contre l’envahisseur musulman et reconquerra Constantinople et Jérusalem. Dans Charle Martel, publié vingt ans plus tard, les prédictions concernent Louis XIV. Faites par saint Jean Damascène au héros Childebrand, elles esquissent une geste des premiers hauts faits du jeune roi : le premier exploit cité est la victoire sur les Turcs à Saint-Gotthard (en Hongrie, sur la rive de la Raab) en 1664 23 , attribuée aux Français commandés par le maréchal de La Feuillade. Il n’y avait en réalité qu’un mince corps expéditionnaire français, sous la direction de princes d’Empire, mais le poète n’en a cure : son but est de représenter Louis XIV à la tête de l’Europe unie contre les Ottomans. Alliances internationales et dissensions intérieures Dans les épopées où le héros, saint Louis, Charlemagne ou Childebrand, lutte à la tête de son armée contre un ennemi musulman ou païen, le camp chrétien est toujours une coalition. Le dénombrement des troupes dans Saint Louis joint à quelques groupes nationaux historiquement présents (Flamands, barons de Grèce, de Chypre, de Syrie 24 ) des groupes fictifs (Nordiques, Anglais, Florentins) ayant à leur tête des personnages que Le Moyne convoque pour rendre hommage à des contemporains : le chef des hommes du Nord dans la version partielle publiée en 1653, Gustave, est présenté comme l’ancêtre de Gustave Adolphe et de Christine de Suède, la « Minerve 23 Charle Martel, II, 11, 8, p. 91. 24 La septième croisade que raconte Saint Louis est presque exclusivement française, ce qui est exceptionnel. Les contingents orientaux (royaume de Jérusalem, empire franc de Constantinople) sont eux aussi francs. Voir René Grousset, Histoire des croisades, Paris, Perrin, 2011 [1936], t. III, p. 428. La délimitation du territoire dans les poèmes héroïques 257 du Nord 25 ». Il est remplacé dans la version de 1658, certainement pour des raisons politiques, par « Schomberg » - nom d’une famille d’origine saxonne qui occupa de hauts emplois sur trois générations 26 -, et Le Moyne ajoute alors un contingent florentin à la tête duquel est un Barberini, ancêtre du cardinal Antoine (1607-1671), grand aumônier de France. Déjà Virgile dans l’Énéide organisait autour de son héros un jeu d’alliances et d’hostilités des peuplades italiques, reflétant la qualité de leur relation à Rome au temps du poète. Dans Charlemagne et surtout Charle Martel, plus romanesques, les alliances relèvent de choix plus individuels. Si des rois chrétiens viennent rejoindre Martel avec une troupe dans le même esprit de croisade 27 , le plus souvent ce sont des individus, jeunes princes ou princesses, qui rejoignent l’armée du héros. Certains le font pour des raisons idéologiques, comme Clodesinde, reine saxonne convertie qui a abdiqué et s’exile volontairement pour pouvoir se faire baptiser et vivre en chrétienne 28 ; d’autres le font avec une motivation purement amoureuse : le prince allemand Rompert et le prince des Avars Odilon ont tous deux quitté leur pays pour retrouver Clodesinde, dont ils sont secrètement amoureux 29 . Le « hasard », celui des romans, peut jouer : Ostride, jeune reine des Merciens qui a séjourné à Rome pour un procès canonique, rencontre nos héros sur le chemin du retour 30 , et le roi de Northumbrie Cléodulphe, venu combattre aux côtés de Childebrand, se fiance avec elle 31 . Les amours s’entrelacent avec les engagements guerriers. Alliances entre souverains ou couples princiers qui se nouent, dans les deux cas les frontières sont transcendées. Carel de Sainte-Garde, dans Charle Martel, est celui qui va le plus loin dans le jeu des alliances matrimoniales et des dynasties : saint Boniface est miraculeusement amené par le Ciel au camp devant Narbonne pour instruire et baptiser Clodesinde la saxonne, Aznar, jeune More qui vient d’être reconnu fils du chef espagnol Simen, et 25 Saint Louis [1653], V, p. 165. 26 Gaspard de Schomberg (1540-1599) fut surintendant des finances, son fils Henri (1575-1632) et son petit-fils Charles (1601-1656), eurent le titre de maréchal de France. 27 Charle reçoit surtout des renforts espagnols, Garci-Simen avec les Vardules, Alfonse avec les Biscains, Pelage roi des Asturies (Charle Martel, II, 12, 3, p. 105- 107), puis des Neustriens, des Lombards conduits par Luitprand (ibid., II, 13, 10, p. 155-156). 28 Ibid., I, 5, 6-7, p. 144-150. 29 Ibid., II, 13, 3, p. 133-136 30 Ibid., II, 12, 2, p. 99. 31 Ibid., II, 13, 8, p. 149. Francine Wild 258 sa fiancée more Galiane. Après la célébration du baptême, il se met à prophétiser et annonce aux rois présents les croisements à venir entre leurs dynasties : de Simen descendra Ferdinand d’Aragon, qui épousera Isabelle descendante d’Alfonse. Leur héritière Jeanne épousera Philippe, descendant de Rompert, et d’eux naîtra Charles Quint, origine d’Anne d’Autriche qui épousera Louis XIII, lui-même descendant direct en ligne masculine de Childebrand et de Clodesinde. Le roi de France a donc des origines, certes lointaines, dans les territoires qu’il a fallu arracher au paganisme ou à l’Islam, la Saxe et l’Espagne, ce qui lui donne vocation à aller combattre aux limites de la chrétienté, et, pourquoi pas, à reprendre la tête de ces nations sur lesquelles ses ancêtres ont régné. On trouve la même forme d’expansion par la généalogie, plus modestement, dans Charlemagne : le chef saxon Vitikin, vaincu, à qui Charles a proposé de devenir chrétien, en lui offrant de « [l]’allie[r] à [s]on sang 32 », d’abord incrédule face à tant de générosité, a une vision la nuit même : Allié du monarque il se voit avec joie Père d’infinis ducs de Saxe et de Savoie, Et d’une fille enfin jointe à Hugues le grand Il voit naître Capet issu de Childebrand 33 . Il se découvre ainsi ancêtre des rois de France, notamment « sous le nom de Louis, un auguste monarque 34 », ainsi que d’un « Hercule gaulois » 35 qu’on identifie sans peine comme le grand Condé. Les implications de ce jeu d’alliance sont les mêmes, et l’allusion à Childebrand suggère une discrète complicité des deux auteurs. À l’intérieur du territoire, une source de division que tous les poèmes évoquent menace l’unité du royaume : la diversité religieuse. Il y a toujours eu des hérésies ou des groupes dissidents, comme les cathares 36 , mais les poètes ne s’en souviennent guère. En fait d’hérésie et de risque de division, ils ne connaissent que la Réforme. Dans Saint Louis, saint Michel montrant l’avenir à saint Louis lui dit, à propos de son lointain descendant Louis XIII, destiné à reproduire beaucoup de ses vertus : « Comme ton concurrent, comme ton héritier / Il aura son Égypte à vaincre dans la France 37 ». Saint Louis est allé en Égypte combattre les infidèles ; pour son descendant le combat sera sur place. L’Égypte de 32 Charlemagne, VI, p. 177. 33 Charlemagne, VI, p. 181. 34 Ibid. 35 Charlemagne, VI, p. 182. 36 Les cathares sont évoqués de façon allusive dans Saint Louis, I, p. 27-28. 37 Saint Louis, VIII, p. 240. La délimitation du territoire dans les poèmes héroïques 259 Louis XIII, ce sera La Rochelle. Tous les combats menés par saint Louis face aux sultans et face aux maléfices des sorciers et des démons préfigurent la lutte que le roi de France doit mener lui aussi contre l’hérésie, poison des âmes, et la rébellion, fatale à l’unité du royaume et donc à sa puissance. Le lien entre hérésie et rébellion est constant dans notre corpus. Dans Clovis, Clotilde apprend, au Temple de la Vérité, que Richelieu « [saura] ranger sous sa fatale main / Le Rebelle, l’Erreur, l’Ibère et le Germain 38 ». On ne saurait mieux montrer la parenté des menaces, externes et internes. On retrouve sans cesse dans les autres poèmes le même amalgame : celui qui n’adore pas Dieu à la manière de son roi est un mauvais sujet et un traître en puissance, déjà livré au démon. Dans Clovis, l’adversaire du point de vue religieux est en premier lieu le paganisme, que Clovis combat après l’avoir quitté au terme d’une évolution très progressive 39 , puis l’arianisme, représenté par Alaric et ses Wisigoths. La conversion personnelle de Clovis et sa victoire sur les Germains encore païens - après avoir prononcé le légendaire serment au « Dieu de Clotilde 40 » - montrent la naissance de la nation chrétienne ; la lutte contre les Ariens fait du héros, présenté dès l’incipit comme le modèle à suivre pour Louis XIV, le champion de la vraie foi contre une hérésie puissante, militairement organisée. Saint Remy propose à Clovis et aux Francs à peine baptisés d’aller combattre des Goths l’infidèle insolence Qui veut ôter au Fils l’égalité d’essence. Des ennemis de Christ purgez les champs gaulois 41 . C’est bien la doctrine trinitaire qu’il s’agit d’imposer par les armes à tout le territoire du royaume. Les autres poèmes héroïques sont plus allusifs. Dans Charlemagne, le poète rappelle, en peignant l’abominable démon Hirmensul que les Saxons honorent par des sacrifices humains, que longtemps après, « l’hérésie et le schisme 42 » naîtront sur ces terres : Luther n’est pas nommé, mais il est clairement désigné dans ce raccourci saisissant comme l’héritier du paga- 38 Clovis, IV, p. 154. 39 On peut considérer Clovis comme éloigné du culte de ses dieux à partir du livre XVII, soit aux deux tiers environ de l’œuvre, composée en vingt-six livres. 40 L’expression, solidement ancrée dans la mémoire nationale, est issue de la formule que Grégoire de Tours attribue à Clovis : « Jésus-Christ, toi que Clotilde considère comme le Fils du Dieu vivant » (Chronique, livre II), que Desmarets traduit par « Dieu que Clotilde adore » (Clovis, XX, p. 407). 41 Clovis, XXIV, p. 486. La campagne contre les Wisigoths occupe les livres XXV et XXVI. 42 Charlemagne, II, p. 30. Francine Wild 260 nisme saxon. Quant à Chapelain, il explique au passage que le démon hait la France parce qu’elle s’est montrée la championne de la foi contre les hérétiques et contre les païens, nommés sans distinction : De tout temps le démon, en son âme inhumaine, Nourrissait pour la France une implacable haine, Ayant vu, tant de fois, ses projets inhumains, À son grand déshonneur, par elle, rendus vains ; De l’effroyable Hun les drapeaux mis en fuite, Du nombreux Sarrasin la puissance détruite, Du profane Lombard le règne anéanti, Du Saxon révolté l’orgueil assujetti, Sur le fier musulman Solyme reconquise, L’Albigeois égaré reconduit à l’Église, Enfin malgré les flots, les écueils, et les vents, Le More attaqué même en ses sables mouvans 43 . Simultanément, sachant que dans un siècle « un prince d’Angleterre » doit déclarer « à l’Église une sanglante guerre » et « en infecter le sein de licence et d’erreur », il aime et soutient ce pays. Le lien entre le démon et l’hérésie est là aussi systématique. Comme tout texte épique comporte des prophéties faites au héros par une voix autorisée, des indications plus détaillées nous sont alors données. Les trois poèmes qui paraissent avant l’accession au pouvoir de Louis XIV reviennent sur les faits d’armes du temps de Louis XIII. Chapelain, très prudent, évite autant que possible les termes à consonance religieuse, et insiste, à propos de La Rochelle, sur la rébellion ouverte et l’appui étranger : l’insolent hérétique, Attirera, sur lui, sa valeur héroïque [...]. Pour dernier coup enfin, la superbe Rochelle, Verra tomber, sous lui, sa muraille rebelle, Et le secours anglais vainement imploré Jonchera de ses morts les rivages de Ré 44 . Dans Clovis au contraire les réformés sont décrits comme des ennemis de la foi et comme des agresseurs : cette « secte nouvelle » Fondera sa puissance au mépris de la Croix, De son venin subtil infectera les princes, Détruira les autels, les cités, les provinces, Et fera, dans un fort plus puissant qu’Ilion, Régner et l’Hérésie et la Rébellion 45 . 43 La Pucelle, III, p. 106-107. Les expressions citées ensuite suivent immédiatement. 44 Ibid., VIII, p. 333. La délimitation du territoire dans les poèmes héroïques 261 Louis XIII « Malgré deux rois voisins et la mer secourable / Étouffera leur force en leur fort indomptable ». Le Moyne décrit l’œuvre pernicieuse de la Réforme avec plus de détails encore, en un large tableau allégorique : La Discorde sanglante et l’Hérésie armée Levant un étendard de flamme et de fumée, Au massacre, au dégât, le peuple appelleront, Détruiront les autels, le trône heurteront, Et contre les beaux Lys cultivés par tes pères Lanceront leurs flambeaux, lâcheront leurs vipères 46 . Par ailleurs, son récit est plus complet : il signale le rôle de la Ligue contre laquelle Henri IV a dû lutter pour conquérir son propre trône. Quant à la victoire sur La Rochelle, il la présente dans un premier temps comme une victoire sur les éléments hostiles et non sur les soutiens étrangers des rebelles : À son secours en vain les orages viendront ; Aux vents en vain ligués les vagues se joindront ; Louis attachera les saisons mutinées, Tiendra d’un frein d’écueils les vagues enchaînées, Et sous l’énorme faix du joug qu’il dressera, La mer tendra le dos et les bras baissera 47 . Ces soutiens étrangers en revanche sont nommés lorsque Le Moyne revient sur le siège de La Rochelle, dans une ecphrasis 48 . L’évocation de La Rochelle sous des formes variées prouve la place capitale de cette victoire pour les poètes, et donc pour la mémoire française. Elle est en revanche totalement négligée des poètes de la génération suivante, qui centrent toutes leurs prédictions sur la louange de Louis XIV. Le merveilleux La notion même de frontière ne peut avoir qu’un sens totalement autre pour les personnages célestes ou infernaux, anges et démons, et sur terre tous ceux qui par leur foi ont communication avec eux. Même hors de tout merveilleux, la dimension verticale est essentielle au genre héroïque, qui implique la transcendance. 45 Clovis, VIII, p. 223-224, ainsi que pour les deux vers qui suivent. 46 Saint Louis, VIII, p. 238. 47 Saint Louis, VIII, p. 240. 48 Saint Louis, XI, p. 318. Francine Wild 262 La terre et le ciel sont en dialogue. Nous avons quelques belles prières prononcées par un héros, et les signes du Ciel ne manquent pas. Il montre son soutien, comme dans Saint Louis lorsqu’apparaît dans le ciel une légion de grands hommes du passé de la France, terrorisant l’ennemi 49 . Dans La Pucelle, quand Charles chasse la Pucelle en la maudissant, les signes de la colère de Dieu suivent aussitôt : Dès avant que le prince eût fini ce langage, On vit l’air épaissi former un gros nuage, Dont le sein ténébreux ne renferme, au dedans, Que flamboyants éclairs, et que foudres ardents. Et déjà du tonnerre on entend le murmure ; Déjà cent feux brillants percent la nue obscure 50 . Seule la prière de la Pucelle arrêtera le châtiment imminent. Entre les hommes et le Ciel, le contact est permanent. Les frontières du possible s’élargissent. Des animaux sauvages viennent parfois aider les héros : dans Saint Louis, « une aigle forte et fière 51 » rapporte à Brenne et Bourbon le flacon précieux destiné à recevoir l’eau miraculeuse, qui était tombé au cours du combat ; plus tard c’est « un grand aigle planant » qui après la victoire finale laisse tomber une palme, puis, « conducteur céleste », guide le roi vers la tente où est gardée la Sainte Couronne 52 . Dans Clovis, une biche égarée montre aux soldats l’endroit où la rivière peut être passée à gué 53 , tandis qu’un cerf merveilleux guide la Pucelle dans un bois touffu 54 . Ces aides imprévues sont des preuves du soutien divin aux héros dans leur mission 55 . Les étonnantes révélations sur l’avenir que reçoivent les héros, et les conditions merveilleuses dans lesquelles elles se produisent, prouvent que Dieu leur donne part à sa toute-puissance : Clotilde ou saint Louis sont enlevés par les anges dans le ciel ; l’une visite le Temple de la Vérité, l’autre le Paradis 56 . Le corps de Charlemagne endormi repose dans la grotte d’un ermite tandis que saint Michel révèle à son esprit les secrets de la connaissance du monde 57 ; Childebrand mené par un saint ermite se voit 49 Saint Louis, III, p. 75-77. 50 La Pucelle, XII, p. 489. 51 Saint Louis, XVI, p. 508. 52 Ibid., XVIII, p. 572. 53 Clovis, XXV, p. 506-507. 54 La Pucelle, V, p. 210-212. 55 Certains de ces petits miracles sont attestés par des légendes hagiographiques, comme celui du « Pas de la Biche » (Clovis, p. 507). 56 Clovis, IV, p. 149-155 ; Saint Louis, VIII, p. 214-241. 57 Charlemagne, III, p. 68-77. La délimitation du territoire dans les poèmes héroïques 263 prédire le destin de la France dans le tombeau secret de Moïse, au fond du lac de Tibériade 58 . Ce merveilleux débridé repose sur la croyance en un univers où Dieu agit sans frontière. Au-delà de cette représentation du monde habité par l’esprit divin, le merveilleux fait tomber d’autres frontières, celles du réel et du possible. On le voit déjà à propos des visites célestes des héros, et aussi avec les chars volants des sorciers 59 . Mais les poètes usent volontiers du pouvoir d’illusion que les sorciers peuvent déployer. Seul Chapelain reste très prudent dans ce domaine. Le Moyne se cantonne à un épisode où le sorcier Mirème modifie l’apparence de la source Matarée et du jardin qui l’entoure pour empêcher Bourbon d’y accéder. Le théâtre d’horreur qu’il a préparé se dissipe instantanément lorsqu’il est tué par Bourbon 60 . Dans Clovis, dans Charlemagne et Charle Martel, le jeu avec l’apparence va plus loin : dans Charle Martel, le démon emprunte plusieurs formes pour venir tromper les héros : une orfraie, un espion more 61 ... Astaroth « le trompeur » apparaît même à Charle sous la forme du Christ glorieux 62 . Dans Charlemagne, la sorcière Géronde attire le héros dans son beau château. Lorsque l’armée de Charles vient, elle ne trouve plus de palais, mais une grotte, et Charles est introuvable 63 . On retrouve là des événements magiques empruntés au Roland furieux (L’Arioste, 1516) et à La Jérusalem délivrée (Le Tasse, 1581). Desmarets, qui insiste beaucoup sur l’opposition entre le mal, trompeur, et Dieu qui est transparence et vérité, est surtout hardi avec les substitutions d’identité : sous l’apparence d’Aurèle, le sorcier Auberon parvient à enlever Clotilde ; grâce aux charmes démoniaques, « l’amoureuse Albione / [...] De la belle Clotilde emprunte les attraits 64 », et vient trouver Clovis qui l’épouse aussitôt. Cette union ne dure pas, mais avec Clovis trompé puis détrompé, un temps désorienté, le poème héroïque devient une quête - de soi, de la vérité - que le héros mène avec l’aide indirecte de Dieu transmise par de nombreux saints et saintes, Geneviève et Clotilde en premier lieu. 58 Charle Martel, II, 11, 1-8, p. 67-94. 59 Dans Clovis, le char qui s’envole pour enlever Clotilde (XVI, p. 347) ; dans Saint Louis le char de Mirème (V, p. 144) ; dans Charle Martel, le char qui emmène Childebrand de Damas à la Laure de Judée (I, 8, 7-8, p. 227-228). 60 Saint Louis, XVI, p. 506-507. 61 Charle Martel, I, 1, 6, p. 23. 62 Ibid., II, 13, 2, p. 130-131. 63 Charlemagne, II, p. 34-38. 64 Clovis, VIII, p. 222. C’est sainte Geneviève qui explique la vérité des faits et des identités à Aurèle. Francine Wild 264 Les poèmes héroïques, dès l’abord, s’inscrivent dans la phase historique qui les voit apparaître. Le genre épique, qui a fleuri au temps des guerres de religion dans des poèmes très engagés, est dans cette nouvelle période fortement consensuel et semble même unanime. Les poètes chantent la noblesse française et le roi autour duquel elle se range. Les héros sont des modèles de valeur militaire et de maîtrise d’eux-mêmes. Tout nous dit que le pays est en ordre et réconcilié, et ce qui le prouve est l’importance des succès militaires et l’expansion de son territoire, dans les poèmes comme dans la société. En comparant les divers poèmes, on est frappé par l’énergie que montrent les combattants, leur élan, l’euphorie de la conquête. On peut penser que ce dynamisme reflète la situation historique, la France qui prend de plus en plus clairement une place hégémonique en Europe. Cependant la frontière intérieure, la dualité de religion, apparaît dans tous les poèmes comme une blessure à guérir et cicatriser. Alors que les poètes pensent écrire pour l’instruction du prince, leur insistance sur la gloire acquise par Louis XIII à la prise de La Rochelle, sur la croisade qu’il faudrait ensuite reprendre, l’une se situant dans la continuité de l’autre ou symbolisant l’autre, semble anticiper la montée de l’intolérance qui mène à la Révocation de l’Édit de Nantes. Cependant la conquête de territoires nouveaux ou la réunification religieuse de la France ne sont pour les poètes qu’un aspect d’une réalité plus large à laquelle ils croient, et qui n’est pas de l’ordre du sensible. Tous représentent un territoire et des hommes qui sont sous le regard de Dieu et qui dialoguent avec cette autorité suprême, garante de toute autorité terrestre et notamment de celle du roi. La croyance est traditionnelle dans l’épopée et peut-être en conditionne-t-elle la possibilité. C’est surtout dans Saint Louis que l’unité globale du monde est fortement sensible, jusque dans les descriptions, le choix des comparaisons, la façon de faire vibrer même les êtres inanimés. Les poèmes héroïques, héritiers de la tradition épique et imités des grands anciens, sont aussi écrits pour un lectorat galant et romanesque, et portent la marque de cette culture nouvelle. La tendance romanesque apparaît surtout dans Charle Martel et dans Clovis. Le poème héroïque est à la croisée de l’épique et du romanesque, et c’est une autre frontière, générique celle-là, sur laquelle la discussion est loin d’être épuisée. La délimitation du territoire dans les poèmes héroïques 265 Bibliographie Sources Carel de Sainte-Garde, Jacques, Charle Martel ou les Sarrazins chassés de France, Paris, J. Langlois, 1679 [1666]. Chapelain, Jean, La Pucelle ou la France délivrée, Paris, A. Courbé, 1656. Chronique de la Pucelle, éd. Vallet de Viriville, Paris, A. Delahays, 1859. Desmarets de Saint-Sorlin, Jean, Clovis ou la France chrétienne, éd. Francine Wild, Paris, STFM, 2014 [Paris, Augustin Courbé, Henry Le Gras et Jacques Roger, 1657]. Le Laboureur, Louis, Charlemagne, Paris, Louis Billaine, 1666 [1664]. Le Moyne, Pierre, Saint Louis ou le Héros chrétien, Paris, Charles Du Mesnil, 1653. Le Moyne, Pierre, Saint Louis ou la Sainte Couronne reconquise, Paris, A. Courbé, 1658. Recueil des plus beaux vers, Paris, Toussaint du Bray, 1627. Scudéry (de), Georges, Alaric ou Rome vaincue, Paris, A. Courbé, 1654. Tallemant des Réaux, Gédéon, Historiettes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1960-1961, 2 vol. Études Bély, Lucien, « Christine de France, duchesse de Savoie, et la politique française au temps de Mazarin », Dix-septième siècle, 2014-1 (n°262), p. 21-29. Grousset, René, Histoire des croisades, Paris, Perrin, 2011 [1936], 3 vol. Un lieu obsidional et obsessionnel dans un nonlieu : la frontière dans les utopies de Foigny, Fontenelle, Gilbert et Veiras P IERRE R ONZEAUD U NIVERSITÉ D ’A IX - EN -P ROVENCE , CIELAM AMU Je partirai d’une référence hors-frontières dix-septiémistes. Dans un très beau roman d’Andrée A. Michaud 1 , la zone située entre Maine et Québec, « Boundary chevauchant une frontière indistincte perdue dans les eaux profondes du lac », est rebaptisée « Bondrée ». Ce passage d’une ligne strictement définie à une zone indécise, mystérieuse et fascinante, cette absorption d’un terme juridique banal par une création langagière ouvrant sur l’étrange et l’irrationnel, symbolisent, pour moi, cet entredeux, entre l’écriture fictionnelle utopique théoriquement libre de toutes limites et la projection fantasmée des realia géopolitiques du temps dans l’imaginaire des utopistes, zone mixte où se bâtissent ces frontières des « Pays de nulle part » dont les évocations trahissent l’importance obsidionale et obsessionnelle. C’est cette oscillation entre une ligne frontière telle que la définissait, en 1986, une décision de la Cour Internationale de Justice 2 , comme « ligne exacte de rencontre des espaces où s’exercent respectivement les pouvoirs et les droits souverains 3 » et un espace trouble où se confondent les différences et dont on ne sait vraiment où il commence et où il finit, tel que le mettait en scène Julien Gracq dans Le Rivage des Syrtes 4 , que je voudrais d’abord explorer, en analysant les formes et fonctions des frontières dans les utopies considérées : La Terre Australe connue de Foigny, L’Histoire des Sevarambes de 1 Andrée A. Michaud, Bondrée, Paris, Rivages/ noir, 2017, voir p. 74 et p. 31. 2 Au sujet du différend entre la Grèce et la Turquie concernant le plateau continental de la mer Égée. 3 Olivier Zajec, Frontières, Des confins d’autrefois aux murs d’aujourd’hui, Paris, Éditions Chronique, 2017, p. 8. 4 Julien Gracq, Le Rivage des Syrtes, Paris, José Corti, 1951. Pierre Ronzeaud 268 Veiras, L’Histoire de Calejava de Gilbert et L’Histoire des Ajaoiens de Fontenelle 5 . La pénétration en utopie Les frontières naturelles n’y sont pas explicitement nommées, mais font l’objet de descriptions multiples et sont surtout le lieu d’un passage indispensable des narrations : la pénétration en utopie. Leurs déclinaisons sont variées : « côte comme enchantée par les tempêtes » (Veiras, p. 66), terre placée « au milieu des rochers et des écueils », (Fontenelle, p. 33), pays ceinturé « de prodigieuses montagnes beaucoup plus hautes et inaccessibles que les Pyrénées » (Foigny, p. 66). Les processus de franchissement le sont tout autant : maritime et fortuit chez Fontenelle : « ce n’est que le hasard, ou plutôt notre bonne fortune, qui, au milieu de l’orage, porta notre malheureuse berge justement à travers le passage d’Ajao » (p. 34) ; terrestre et initiatique chez Veiras, où Siden passe « en paradis par le chemin de l’enfer » (p. 122), par vingt-six étages de galeries de mines franchies grâce à des traîneaux-ascenseurs (p. 124). Les frontières artificielles se présentent sous des formes diverses. L’isolement imposé de ces Pays de Nulle-Part interdit de parler de « Confins », puisque le mot, depuis le XV e siècle, désigne les limites communes à des terres en relation de voisinage, ainsi que Fontenelle le mentionne, au sujet des lettres de Van Doelvelt, « datées de Laontung en Tartarie, sur les frontières de la Chine », qui témoignent du retour de celuici vers l’utopie ajaoienne (« Avertissement au lecteur », p. 4). On peut, par contre, parler de ligne frontière, entendue, depuis le XVIII e siècle, comme « un marquage linéaire consacré par le droit entre deux souverainetés 6 ». Celui-ci peut être constitué par un mur, comme chez Veiras qui rappelle que le cinquième vice-roy du Soleil du pays sevarambe, Sevaristas, « fit achever les murailles de l’île », parachèvement de clôture à mettre en relation immédiate avec son action corollaire de « percer la montagne » pour construire le passage symbolique que franchira Siden (p. 193), au prix de travaux qui employèrent 4000 ouvriers pendant dix ans (p. 130). On est bien dans 5 Gabriel de Foigny, La Terre Australe connue [1676], éd. Pierre Ronzeaud, Paris, STFM, 1990 et 2008 ; Denis Veiras, L’Histoire des Sevarambes [1677-1679], éd. Aubrey Rosenberg, Paris, H. Champion, 2001 ; Claude Gilbert, L’Histoire de Calejava ou de l’Isle des hommes raisonnables [1700], Paris, EDHIS, 1970 ; Bernard de Fontenelle [ ? ], La République des Philosophes ou Histoire des Ajaoiens [pub. posthume, 1768], Paris, EDHIS, 1970. 6 O. Zajec, op. cit., p. 8. Un lieu obsidional et obsessionnel dans un non-lieu 269 « l’horogènèse », la fabrication des horizons par les frontières décrite par Michel Foucher 7 . Mais la forme la plus répandue est la zone frontière, qui a, comme l’écrit le géographe Michel Agier, « deux côtés et un dedans 8 », tel le pays de Sporoumbe, chez Veiras, immense « société de frontière 9 » constituée d’habitants ayant tous, à la différence des habitants du pays sevarambe central, une infirmité ou une difformité qui instaure une frontière anthropologique révélatrice de l’impensé eugénique utopien. Frontières internes À l’intérieur des pays visités, on rencontre également des « frontières », entendues comme des lignes à fonction politique ou religieuse muant les espaces ainsi délimités en « territoires », même si celles-ci sont niées par l’idéologie unificatrice de l’utopie. Ainsi, chez Fontenelle, l’île d’Ajao est divisée en « six districts ou, pour mieux dire, en six villes qui forment chacune une République à part », (p. 53) tous identiques. Mais, dans la capitale, apparemment harmonieuse avec ses six triangles égaux de huit cents maisons (p. 54), des « frontières » délimitent de véritables ghettos : les Ergastules. Là sont logés les esclaves de chaque quartier, « avec une chaîne au-dessous du genou gauche & au-dessus du coude droit, passant par derrière les reins » (p. 96). À Calejava, ce sont les cent conseillers Glébirs qui logent, séparés des autres, dans une maison au centre de l’île, où ils font les lois, transmises ensuite aux Caludes, intendants des habitations normales (p. 71) ; tout comme les Lucades et Berglis (autres anagrammes de Claude Gilbert), les maîtres de l’éducation logent, avec les enfants coupés de leurs familles, dans des maisons séparées et préservées (p. 121). Ces frontières internes soulignent le caractère fallacieux de l’unité de la communauté utopienne. Il faut d’ailleurs ajouter à ces frontières matérielles les frontières culturelles sur lesquelles le philosophe Georg Simmel a attiré l’attention : « La frontière, limite de l’aire de compétence d’une souveraineté, peut être bien plus qu’un objet administratif de contrôle et d’encadrement de la population 7 Michel Foucher, Fronts et frontières, Paris, Fayard, 1988. 8 Michel Agier, « Les formes élémentaires de la frontière », La Condition cosmopolite. L’anthropologie à l’épreuve du piège identitaire, M. Agier (dir.), Paris, La Découverte, 2013, p. 19-50 (p. 20). 9 Voir Les Sociétés de frontière. De la Méditerranée à l’Atlantique ( XVI e - XVIII e siècle), Michel Bertrand et Natividad Planas (dir.), Madrid, Caza de Velazquez, 2011, p. 2. Pierre Ronzeaud 270 et de ses activités. Elle est aussi un fait culturel 10 ». Il en va ainsi chez Foigny avec le clivage hommes complets hermaphrodites/ demi-hommes monosexués, qui bâtit une frontière anthropologique absolue, accordant vie et citoyenneté aux androgynes comme Sadeur et condamnant à mort les autres individus, et le même Sadeur, une fois que sa concupiscence pour une fondine aura révélé sa « bestialité » désirante de demi-homme incomplet (p. 31, p. 67, p. 201, p. 213). Fonctions des frontières De formes variées, les frontières ont également des fonctions diverses. Georg Simmel évoque une fonction première, délimitatrice : Partout où les intérêts de deux éléments se portent sur le même objet, la possibilité de leur coexistence dépend de la délimitation de leurs domaines respectifs par une frontière au sein de cet objet - que celle-ci soit une frontière juridique qui marque la fin du conflit, ou une frontière de puissance qui en indique peut-être le début 11 . Michel Agier, insistant « sur le besoin des humains d’inventer sans cesse, pour se placer dans le monde et face aux autres des situations de frontières 12 », nous invite à en chercher d’autres. Trois apparaissent nettement dans les utopies étudiées : les fonctions d’instauration, de défense, de partage. C’est la première, originelle, créant une identité territoriale, politique et culturelle par la conquête d’un espace géographique et humain antérieurement habité, que mettent en scène les mythes fondateurs des utopies, sauf dans le cas de la « Terre Australe » de Foigny, dont la perfection est posée comme atemporelle. Quand les utopiens de Fontenelle, « venus de la Chine ou de la Tartarie » ont abordé « dans l’Isle que l’on nomme Ajao », celle-ci était « habitée par un peuple assez indolent », qu’ils poursuivirent « jusque dans les montagnes de Kalusti », tuant « tous ceux au-dessus de 50 ans » et ne conservant que « 1000 hommes d’âge mûr partagés comme esclaves » entre les six régionsvilles d’Ajao (p. 93). Ava, grand médecin venu, selon Claude Gilbert, il y a neuf cents ans d’un pays voisin de l’île de Marothi, s’y installa plus pacifiquement grâce 10 Jean-Christophe Gay, L’Étendue, les lieux et l’espace géographique : pour une approche du discontinu, thèse Aix-Marseille II, 1992, TLD 4519 BU AMU AIX, p. 322. 11 Georg Simmel, Sociologie. Études sur les formes de la socialisation [1908], Paris, PUF, « Quadrige », 2013, p. 605. 12 M. Agier, op. cit., p. 4. Un lieu obsidional et obsessionnel dans un non-lieu 271 aux soins par lesquels il guérit le roi local, Cacoumison. Mais, immédiatement après avoir rebaptisé cette île « Calejava » (de Calé, terre, et Ava, homme), il y établit une frontière dissuasive : Sachez que nous avons déjà disposé des machines que nous pouvons faire jouer du haut de la montagne pour infecter tout l’air en bas dans un instant d’un poison si subtil, qu’il tuera sur le champ ceux qui nous voudront faire insulte (p. 11). Sevaris, chez Veiras, après avoir d’abord persuadé « par le bruit épouvantable de ses canons » les Prestarambes, les autochtones de la terre où il aborda (p. 153), que, lui et ses Parsis, « étaient des envoyés du Soleil pour leur délivrance », puis les avoir aidés à tuer trois mille de leurs ennemis Stroukarambes, leur fit comprendre « que c’était peu d’avoir défait les ennemis sur la frontière s’ils ne songeaient à les attaquer dans leur pays mesme » (p. 165). Il traversa donc les monts, faisant « une horrible boucherie » de six mille Stroukarambes, avant de placer une nouvelle frontière « dans l’île actuelle de Sevarinde » et, n’ayant plus « rien qui lui osât résister », de se résoudre « à gagner ces peuples par la douceur » (p. 168). Ces actes fondateurs violents renvoient à une obsession de sécurité que l’historien Fernand Braudel donne pour universelle : « Délimiter, borner, être chez soi, les États recherchent obstinément cette sécurité 13 », et que trahissent le sens militaire premier du mot « frontière » : « faire front », ou celui de l’expression « faire frontière » : « mettre en ligne une armée aux confins du royaume pour empêcher l’adversaire de progresser 14 ». Cette question de la défense des frontières devient en effet, dans les ouvrages que j’analyse, obsessionnelle, au point d’y inverser les proportions habituelles entre invention et imitation, comme si la question du « Pré carré 15 » dont Vauban avait rappelé l’importance capitale, devait être traitée avec une exceptionnelle précision, pour assurer, sur le plan factuel comme sur le plan textuel, la défense de la création utopique. Fontenelle montre la prégnance de cette volonté de protection, dans sa « République des Philosophes » : 13 Fernand Braudel, L’Identité de la France, Paris, Arthaud, 1986, cité par O. Zajec, op. cit., p. 279. 14 O. Zajec, op. cit., p. 8. 15 Voir Sébastien Le Prestre de Vauban, « Lettre à Louvois », le 19 janvier 1673, demandant l’établissement d’une « frontière de fer » en face des Pays-Bas espagnols : « Sérieusement, Monseigneur, le roi devrait un peu songer à faire son pré-carré […]. Cette confusion de places, amies et ennemies, pêle-mêlées les unes parmi les autres, ne me plaît point. Vous êtes obligé d’en entretenir trois pour une […] » (citée par O. Zajec, op. cit., p. 8). Pierre Ronzeaud 272 Quoique les Ajaoiens séparés, pour ainsi dire, par la situation de leur Isle, du reste des hommes, semblent n’avoir point à craindre qu’on vienne troubler leur repos, cependant ils ont toujours sur pied une milice qui n’a pas sa pareille dans notre Europe (p. 98). Ainsi chaque village « entretient un certain nombre de garde-côtes, qui font sentinelle jour & nuit au haut de grandes tours bâties sur le bord de la mer » (p. 106). Même chose dans l’île de Calejava où la défense frontalière est assurée « par des terres ajoutées où l’on fait continuellement garde » et surtout où Ava, le fondateur, a légué aux Avaïtes « la manière de composer » un poison qui ferait mourir « une armée qui prendroit terre sur leurs côtes, sans qu’un seul homme pût approcher de quatre à cinq mille de cette muraille qui cerne toute l’île » (p. 28). Les Sevarambes qui ont « coutume de faire bonne garde sur leurs frontières, parce qu’ils craignent que les étrangers ne viennent corrompre, par leur mauvais exemple, leur innocence & leur tranquillité en introduisant les vices parmi eux » (p. 101) mobilisent pour cela, en permanence, une armée que Veiras, ancien soldat en Italie et en Catalogne, se plaît à décrire, en quatre pages, avec, par exemple, des portraits minutieux de cavalières aux cuirasses légères et aux robes fendues ou de fantassins armés d’arcs et de mousquets (p. 132-136). La description de la capitale, Sevarinde, ombilic barricadé du pays, complète ce tableau d’un gigantesque espace forteresse : « ceinte d’une épaisse muraille qui la fortifie tout alentour, de sorte qu’il est presqu’impossible d’y faire descente sans la permission des habitants, quand on aurait la plus grande armée du monde » (p. 143) ; elle est située sur une île, elle-même au milieu de la nation, donc le plus loin possible de toute frontière (p. 144), et quand même protégée, à l’extérieur, par trois corps d’armée et, sur ses murailles, par trois mille gardes (p. 226). Quant à Foigny, il consacre un hallucinant chapitre de vingt-trois pages aux « guerres ordinaires des Australiens » contre leurs voisins Fondins monosexués (p. 99), contre les navigateurs portugais, « monstres de la mer », ou contre les oiseaux Urgs qui font « guerre cruelle aux Australiens » (p. 176-177). Les Australiens s’y préparent en s’entraînant par des « exercices » de maniement d’armes sophistiquées comme des « tuyaux d’orgues » qui permettent de lâcher des balles susceptibles de « percer 5 ou 6 hommes d’un coup » (p. 157-158) et en conservant « plusieurs mille hommes continuellement en gardes au pied des monts de Ivads, & beaucoup plus sur les côtes de la mer, à savoir 20 000 en soixante lieues de pays » (p. 190). Foigny se plaît à détailler le fonctionnement de ces vertigineuses défenses frontalières : Un lieu obsidional et obsessionnel dans un non-lieu 273 On tire environ six millions de personnes de tout le pays pour la garde de toutes les avenues : & ils sont tellement disposez qu’il peut y avoir environ trois cent trente hommes en l’espace de chaque lieue, & plus de trois cent mille en trois cents lieuës (p. 190). Et surtout il se complaît à décrire, avec une frénésie d’écriture à la hauteur de la fureur des massacres perpétrés, les deux guerres frontalières auxquelles Sadeur a participé « comme témoin oculaire et comme combattant » (p. 196). La première guerre rappelle la nécessité des surveillances frontalières puisque 100 000 Fondins sont passés, de nuit, par « un passage duquel on ne s’étoit point douté », et montre la réactivité des troupes australes : 300, puis 1500 gardes avancés se font tuer sur place pour permettre d’avertir les autres, 25 000 soldats les relayent, pour combattre 60 000 Fondins : « La boucherie fut si grande que le lieu du combat faisoit un mortier du sang des corps morts, où on enfonçoit jusqu’aux genoux ». Cette boucherie est décrite en une page d’une violence hallucinée, avant que les Australiens ne remportent la victoire malgré d’énormes pertes : l19 000 tués et 12 000 blessés dont Sadeur, qui s’en sortira avec « un bras cassé et une cuisse percée » (p. 196). La seconde guerre, seize ans plus tard, impose même d’attaquer préventivement, au-delà de la frontière, 300 000 Fondins installés sur « une isle fort considérable », avec une armée de 200 000 hommes, placés sur des plateformes de débarquement, accompagnés de 200 vaisseaux tirant trois machines énormes dont un orgue de 1 000 tuyaux et des roues garnies de pointes pour percer les murailles (p. 197). Le récit de l’affreuse bataille qui s’en suit, où « les morts & les blessés tombaient comme les fruits d’un arbre fortement secoué » (p. 199), occupe encore plusieurs pages, se terminant par la déroute des Fondins, avec « un carnage effroyable de tous ceux que l’on rencontrait » (p. 201) et un bilan terrible : « 398 956 Fondins morts », 60 000 Australiens tués et rapatriés pour être enterrés : le prix à payer pour la défense des frontières (p. 201). Le récit, par le sage Suains, des guerres contre les « monstres marins » en montre pourtant la permanente nécessité, ainsi quand sept vaisseaux français et portugais menacèrent le territoire avant d’être détruits dans un combat qui tua 21 000 étrangers et 10 615 Australiens. D’ailleurs, plus de 500 carcasses de vaisseaux gisent sur les côtes australes, témoignant de la fréquence des invasions passées repoussées (p. 205). Tout aussi terribles, les guerres contre les 4 à 500 oiseaux monstrueux qui attaquent chaque année, en période de rut, « au signe du Taurus » (p. 208), et qui mobilisent pendant trente jours 4 ou 5 000 Australiens, échappent à notre problématique, puisqu’il n’y a pas de frontière céleste Pierre Ronzeaud 274 constructible. Mais il faut les mentionner car c’est pour avoir soigné l’un de ces Urgs blessés que Sadeur, physiquement mais non psychologiquement hermaphrodite, sera sauvé après sa condamnation pour « bestialité sexuelle avec deux Fondines » (p. 215), et emporté hors des effrayantes frontières de la Terre Australe, dans un ciel non encore partagé en zones territoriales (p. 225). Essentiellement et férocement défensives, les frontières de ces utopies ont cependant une fonction, ponctuelle mais capitale, d’échange, car, si elles sont un mur qui sépare, elles sont aussi un seuil qui relie comme le rappelle Ernst Jünger : « Pont ou forteresse, limes, seuil, octroi, ligne de crête ou thalweg, glacis, membrane, rideau, canal, digue, barrière ou carrefour, la frontière est toujours ‟coupure et couture” 16 », et un « sas » permettant l’entrée et la sortie des voyageurs sans les récits desquels ces pays de nulle part n’auraient aucune existence. Cette communication extraordinaire a en effet lieu dans l’entre-deux du passage de la frontière qui peut s’étendre plus ou moins. Il est rapide chez Foigny, où Sadeur, après son combat contre les oiseaux monstrueux, est recueilli, évanoui et nu, par « quelques gardes de la mer » (p. 62) qui constatent son hermaphrodisme anatomique, l’emmènent « dans le quartier voisin » où chacun lui baise « les mains et les parties » (p. 66), avant de le loger dans le Heb, la maison d’éducation, et de le nommer « le clé, le clé, nôtre frère, nôtre frère » (p. 67). Ici passeports androgynique et héroïque ont suffi à l’intégration utopienne, dans une communication minimaliste, sans véritable échange. Le processus est plus rationnel chez Fontenelle, où Van Doelvelt, naufragé, est entouré d’hommes l’invitant « par leurs signes à les suivre et à prendre courage » (p. 14) et lui disant, en « bon Hollandois », qu’il serait traité « avec toute la douceur imaginable » (p. 16) ; ils le conduisent « dans l’Hôtel des Étrangers » avant de le faire recevoir par le Souverain Magistrat (p. 18). Nous sommes bien dans la sage « République des Philosophes », (même si l’on découvrira plus tard qu’elle pratique l’esclavage et l’ostracisme vis-à-vis d’autres populations), où la frontière est un sas que refranchira Van Doelvelt lorsqu’il reviendra à Ajao après un retour décevant en Europe. Il en va de même à Calejava, où les voyageurs, égarés au nord de la Lithuanie, ont été recueillis sur la banquise par des Avaïtes qui se sont adressés à eux en latin et les ont conduits dans la maison des Lucades et Bergli, les éducateurs locaux, pour procéder à une assimilation qui réussira totalement pour Eudoxe et Alâtre. 16 Ernst Jünger, Voyage atlantique, Paris, la Table ronde, 1993, p. 252. Un lieu obsidional et obsessionnel dans un non-lieu 275 Le processus occupe des dizaines de pages chez Veiras. Les lieutenants de Siden, sont accueillis, en espagnol, par Sermodas porteur d’un drapeau blanc, puis conduits à Sporagoundo où ils se voient offrir quinze jeunes femmes esclaves (« coutume fondée en raison pour la propagation de leur espèce », p. 102). Siden, conduit à Sévarinde, par le chemin du ciel et de l’Enfer, y est reçu par Sevarminas, le Vice-roi du soleil, qui lui souhaite la bienvenue « dans les États du Soleil » (p. 140) avant de lui confier épouses, charges et dignités. Ce qu’il rendra, à son échelle, en apportant en échange à son retour d’Europe, des importations techniques utiles aux Sevarambes (papier, imprimerie, plantes). Nous ne savons rien, par contre, des parcours secrets des « espions » envoyés par les utopiens (en dehors des Australiens, à la plénitude autarcique) à l’étranger pour y découvrir des nouveautés utiles à leur nation, en Tartarie, en Chine, au Japon, à Goa, à Batavia et à Madagascar pour les Ajaoiens (p. 102) ou en Europe pour les Sevarambes (p. 131), et nous ignorons comment ils pénètrent ces autres mondes, qui, pour le coup, semblent sans frontières, en proie à une paradoxale « mondialisation » unilatérale. On voit donc que, dans ces utopies, à la localisation secrète, aux dispositifs militaires de défense gigantesques, où l’on massacre habituellement voisins et étrangers, se trouvent des « sas » permettant de laisser sélectivement passer des voyageurs particuliers, dignes d’être assimilés. Ceux-ci, tenus au secret, finiront pourtant par témoigner, sans rien révéler de leurs frontières exactes, de leur existence et de leurs qualités, dans les récits, imprimés en Europe, qu’ils feront des miraculeuses découvertes de ces nonlieux si bien barricadés. La cartographie exacte des frontières de ces lieux de nulle-part restera pourtant à jamais mystérieuse, interdisant à quiconque d’espérer pouvoir s’y rendre à nouveau, indice de la réalisation impossible de l’utopie, ou, plutôt, signe du rôle ambivalent de cette bizarrerie dont Régis Debray fit l’éloge, cette « absurdité très nécessaire et insubmersible qui a nom frontière 17 ». 17 Régis Debray, Éloge des frontières, Paris, Gallimard, 2010, p. 21. Pierre Ronzeaud 276 Bibliographie Sources Foigny, Gabriel de, La Terre Australe connue [1676], éd. Pierre Ronzeaud, Paris, STFM, 1990 et 2008. Fontenelle [ ? ], Bernard de, La République des Philosophes ou Histoire des Ajaoiens [pub. posthume, 1768], Paris, EDHIS, 1970. Gilbert, Claude, L’Histoire de Calejava ou de l’Isle des hommes raisonnables [1700], Paris, EDHIS, 1970. Gracq, Julien, Le Rivage des Syrtes, Paris, José Corti, 1951. Michaud, Andrée A., Bondrée, Paris, Rivages/ noir, 2017. Veiras, Denis, L’Histoire des Sevarambes [1677-1679], éd. Aubrey Rosenberg, Paris, H. Champion, 2001. Études Agier, Michel, « Les formes élémentaires de la frontière », dans M. Agier (dir.), La Condition cosmopolite. L’anthropologie à l’épreuve du piège identitaire, Paris, La Découverte, 2013, p. 19-50. Bertrand, Michel, et Planas, Natividad (dir.), Les Sociétés de frontière. De la Méditerranée à l’Atlantique ( XVI e - XVIII e siècle), Madrid, Caza de Velazquez, 2011. Braudel, Fernand, L’Identité de la France, Paris, Arthaud, 1986. Debray, Régis, Éloge des frontières, Paris, Gallimard, 2010. Foucher, Michel, Fronts et frontières, Paris, Fayard, 1988. 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Le lecteur trouvera la réponse dans cet article qui, comme il s’en doute, traitera principalement de la circulation de motifs littéraires entre pays au XVII e siècle. Mais, en posant cette question, nous voudrions aussi montrer comment, grâce à la littérature, se dessinent les contours d’une géographie faite de réseaux, où les frontières n’existent qu’en vertu de leur porosité. Pour le comprendre, il faut opposer à l’État-nation, au moment même où les conflits territoriaux témoignent de sa formation, l’empire comme entité supranationale, qu’il s’agisse de celui des Habsbourg, des Ottomans ou des Safavides. Le changement d’échelle proposé s’appuie sur une évolution de l’historiographie du début du XXI e siècle, l’imperial turn ou « tournant impérial », lequel, s’il part de travaux sur les relations entre l’Empire britannique et ses colonies, permet plus généralement de repenser les rapports entre centre et périphérie à partir d’une entité territoriale au fonctionnement différent de celui d’un État centralisé 1 . Si tout dix-septiémiste sait analyser à travers la grille de lecture impériale les luttes expansionnistes opposant différents royaumes et empires européens, il sera peut-être moins au fait du caractère composite de certains d’entre eux. Or les études menées à l’initiative de Stephan Wendehorst ont précisément permis de mettre en valeur leur hétérogénéité, notamment à travers le fonctionnement des institutions poli- 1 Voir Antoinette Burton (dir.), After the Imperial Turn. Thinking with and through the Nation, Durham, Duke University Press, 2003. Romain Jobez 280 tiques, souvent d’essence régionale 2 . Plus généralement, il convient de considérer les empires comme des ensembles dynamiques, animés par un jeu d’échanges en marge des centres de décision et qui est souvent favorisé par des réseaux transnationaux 3 . L’étude des relations internationales, où, dans la compréhension du nouveau modèle impérial, littérature apologétique, récit de voyage et théâtre ont un rôle à jouer, implique de quitter provisoirement l’Europe pour s’intéresser à un petit pays du Caucase, justement situé aux confins de plusieurs empires. Royaume chrétien à l’unité tardive, passé sous protectorat de la Russie tsariste à la fin du XVIII e siècle, la Géorgie aura longtemps été l’objet d’une lutte d’influence entre souverains ottomans et perses 4 . Encore aujourd’hui, ce sont les ambitions de ses voisins, proches ou lointains dans un monde multipolaire, qui marquent son identité complexe de « bout d’Europe perdu en Orient, dernier bastion du christianisme avant l’Asie, lieu de rencontre des cultures 5 ». En d’autres termes, la Géorgie apparaît dans l’histoire comme le lieu d’une dynamique de la périphérie conduisant, dans le cadre d’une politique impériale, les différents centres de pouvoir qui s’y intéressent, pays ou autres entités politiques et religieuses, à réfléchir aux limites de leur action. C’est notamment le cas au XVII e siècle, lorsque la reine Kétévan (1556-1624) est assassinée durant son exil à Chiraz. Depuis la paix conclue en 1555 à Amasya, la Géorgie est en effet partagée entre zones d’influence ottomane et perse. Celles-ci recouvrent de fait les divisions du royaume qui existent depuis la fin du XV e siècle. Si le fils de Kétévan, Teimouraz I er (1589-1663), s’engagera dans une entreprise d’unification du pays, il verra son règne essentiellement limité au territoire oriental de la Kakhétie 6 . Son principal opposant est une grande figure de l’histoire perse, Abbas I er le Grand (1588-1629), le bâtisseur d’Ispahan qui consolide l’empire des Safavides, notamment en renforçant son administra- 2 Voir Stephan Wendenhorst (dir.), Die Anatomie frühneuzeitlicher Imperien : Herrschaftsmanagement jenseits von Staat und Nation, Berlin, de Gruyter Oldenbourg, 2015. 3 Voir Pierre Grosser, « Comment écrire l’histoire des relations internationales aujourd’hui ? Quelques réflexions à partir de l’Empire britannique », Histoire@Politique, n°10, 2010, p. 11-51. 4 Voir Pierre Razoux, Histoire de la Géorgie, la clé du Caucase, Paris, Perrin, 2009, p. 77 sq. 5 Sophie Tournon, « La Géorgie entre appel de l’Occident et ancrage local », Anatoli, n°2, 2011, p. 158. 6 Voir Nodar Assatiani, Alexandre Bendianachvili, Histoire de la Géorgie, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 185 sq. Aux confins des empires 281 tion et en reprenant le contrôle du territoire iranien 7 . Confronté aux ambitions expansionnistes du shah, le roi géorgien lui envoie en 1613, avec deux de ses enfants, sa mère en ambassade. Or la nouvelle de la mort de Kétévan va trouver un certain écho dans l’Occident chrétien, même si les motifs et les raisons de l’échec de sa mission, qui conduiront à son arrestation, demeurent controversés car ils sont l’objet de récits contradictoires 8 . Ils n’empêcheront pas que la reine soit reconnue, dès le XVII e siècle, comme une martyre par l’Église géorgienne dans une perspective de recherche de l’unité nationale qui n’a pas perdu de son actualité 9 . Le célèbre voyageur italien Pietro Della Valle se trouve en Perse en même temps que la prisonnière d’Abbas et il est en tout cas l’un des premiers à vouloir l’inscrire au martyrologe de la chrétienté. Lors de son séjour à Ispahan entre décembre 1618 et octobre 1621, il entend pour la première fois parler de la reine géorgienne et de ses petits-enfants, hôtes contraints du shah : Quoy qu’il en soit ils sont entre ses mains, & sur ce que des gens qui en sont parfaitement informez m’ont dit, il en a un soin tout particulier, & les régale extraordinairement, & avec tout l’honneur & avec la civilité que l’on doit à des personnes de cette condition, & je puis dire à leur avantage, au moins à celuy de la Reine qu’elle est fort affermie en nostre sainte foy […] 10 . Della Valle accrédite l’idée d’une proximité religieuse avec Kétévan qui, dans la suite de son récit, apparaît comme une des causes des sévices infligés par le shah, à côté des velléités d’indépendance de Teimouraz qui cherche toujours à se détacher de la tutelle safavide. Alors que ses fils sont transformés en eunuques, sa mère se trouve de plus en plus isolée. Le voyageur fait alors passer un bréviaire en latin à Kétévan par l’intermédiaire d’un prêtre géorgien qui s’avère être son confesseur 11 . Enfin, c’est à son retour d’Inde, lors de son passage à Bassorah en mars 1625, que Della Valle 7 Voir Yves Bomati, Houchang Nahavandi, Shah Abbas : empereur de Perse, 1587- 1629, Paris, Perrin, 1998. 8 Voir John M. Flannery, The Missions of the Portuguese Augustinians to Persia and Beyond (1602-1747), Leiden, Brill, 2013, p. 204 sq. 9 Voir Silvia Serrano, « L’Église orthodoxe géorgienne, un référent identitaire ambigu » dans Bayram Balci et Raoul Motika (dir.), Religions et politique dans le Caucase post-soviétique, Paris, Maisonneuve et Larose, 2007, p. 251-276. 10 Pietro Della Valle, Suite des Fameux Voyages de Pietro Della Valle, Lettre V, Paris, Gervais Clouzier, 1662, p. 452. 11 Pietro Della Valle, Troisième partie des Fameux Voyages de Pietro Della Valle, Lettre XII, Paris, Gervais Clouzier, 1663, Lettre XVI, p. 433 sq. Romain Jobez 282 est instruit par le Dominicain Gregorio Orsini du sort funeste de la reine dont il plaidera la sainte cause, une fois rentré en Italie 12 . Sur la route d’Ispahan, un autre voyageur, qui a beaucoup contribué à faire connaître la Perse en Europe, évoque le destin de Kétévan. Dans les pages de son Journal de voyage consacré à son séjour à Tiflis en 1673, Jean Chardin livre en effet un aperçu de l’histoire de la Géorgie. À cette occasion, il consacre aussi quelques lignes au martyre de la reine : Cette Princesse attachée à la Chasteté, & à la Religion, encore plus que ne haissoit la Cloture des Reines Persanes, refusa le Roy avec une Vertu inébranlable, & tout-à-fait merveilleuse en une Georgiéne. Abbas, irrité de ce refus, ou le prenant pour pretexte ; (car on tient qu’il ne vouloit épouser Ketavane que par un dessein de vengeance contre Taimuras) envoya la Princesse prisoniere en une maison écartée […]. Ketavane demeura en prison plusieurs années, & apres fut transfferée à Chiras, où elle souffrit enfin un cruel martire, l’an 1624 […] 13 . Chardin tire une grande partie de ses informations de Della Valle, à qui il ne manque d’ailleurs pas de faire souvent référence 14 . Même si leurs récits contribuent en Europe à « la révélation de l’altérité culturelle raisonnée 15 », ils en montrent temporairement les limites. Il faut ainsi distinguer ce qui relève de la fascination pour l’Orient, d’intérêts commerciaux que représente la route des Indes par voie terrestre et d’une extension de la frontière de l’Occident chrétien qui inclurait la Géorgie. Ce sont là autant de déclinaisons d’une vision du monde impériale qui appelle précision et correction. Les Européens qui s’aventurent en Perse sur la route de la soie « servent de “faire valoir” à des fins de politique régionale 16 » comme l’a fait remarquer Aurélie Chabrier-Salesse. Leur présence à la cour du shah participe en effet « de sa stratégie d’établissement de nouveaux rapports de force en matière géopolitique 17 » et concourt à l’affirmation de l’État safavide face aux Ottomans et aux Moghols. Dans ce subtil jeu d’alliances multipolaires, 12 Voir Roberto Gulbenkian, « Relation véritable du glorieux martyre de la reine Kétévan de Géorgie », Estudos Historicós, vol. II, Relações entre Portugal, Ir-o e Médio-Oriente, Lisbonne, Academia Portuguesa da História, 1997, p. 245-323. 13 Jean Chardin, Journal du voyage du Chevalier Chardin en Perse, Londres, Moses Pitt, 1686, p. 212. 14 Voir Dirk Van der Cruysse, Chardin le Persan, Paris, Fayard, 1998, p. 22. 15 Ibid., p. 26. 16 Aurélie Chabrier-Salesse, « Les Européens à la cour de Shah ‘Abbas I er : stratégies et enjeux de l’implantation européenne pour la monarchie safavide », Dix-septième siècle, vol.278, n°1, 2018, p. 18. 17 Ibid., p. 22. Aux confins des empires 283 l’Église tente alors une ouverture vers la Géorgie en profitant de la relative tolérance d’Abbas, qui permet notamment aux Pères augustins de s’établir à Ispahan en 1602 puis à Chiraz en 1623 18 . Par ailleurs, depuis le XIII e siècle, Rome entretenait des relations plus ou moins continues avec les catholicos de Géorgie 19 . Or, pour les missions d’Orient, la mort de Kétévan est une occasion providentielle pour relancer le vieux projet d’union avec l’Église orthodoxe géorgienne. Cette entreprise apostolique trouve son origine à Goa, où les chanoines augustiniens sont arrivés à la fin du XVI e siècle, à la suite de la conquête portugaise et de l’établissement d’un comptoir en Inde. La découverte à Lisbonne dans les années quatre-vingts du XX e siècle d’un manuscrit daté de 1627 et portant l’apostille de l’évêché de Goa, la Relaç-o Verdadeira do glorioso martírio da Rainha Ketevan da Geórgia (Relation véritable du Glorieux Martyre de la Reine Kétévane de Géorgie), a apporté une contribution décisive à la compréhension de cette histoire ecclésiastique et politique qui s’est écrite en marge des frontières impériales. L’auteur de récit, le frère augustin Ambrósio dos Anjos, est, pour l’inventeur du manuscrit Roberto Gulbenkian, un « témoin oculaire 20 » digne de foi des derniers jours de la reine géorgienne. Il expose ainsi les circonstances de sa mort qui tiennent selon lui à deux raisons : la première est que les Maures, qu’ils soient perses ou turcs, si quelques-uns de leurs captifs chrétiens abandonnent la foi du Christ et reçoivent la foi de Mahomet, en aucun il ne leur est permis de retourner à leurs terres, ni de les restituer d’aucune façon à leurs parents ou familiers, malgré toutes les supplications que pour cela ils interposent et cela serait un grand péché de le leur permettre et comme tel interdit par leur foi 21 . Anjos trace donc le portrait d’une souveraine en mission diplomatique, censée être mandatée par son fils pour obtenir la libération de compatriotes retenus en otages en Perse et convertis de force à l’islam, avant d’avoir à subir elle-même un sort identique. Il donne ensuite pour seconde raison à son assassinat in odium fidei l’attitude ambiguë de Teimouraz I er , lequel « préféra vivre à l’ombre d’un prince chrétien bien que schismatique 22 » en cherchant à faire alliance avec le tsar de Russie pour se libérer de la tutelle 18 Voir J. M. Flannery, op. cit., p. 73-90. 19 Voir Michel Tamarati, L’Église géorgienne des origines à nos jours, Rome, chez l’auteur, 1910. 20 R. Gulbenkian, op. cit., p. 250. 21 Ambrósio dos Anjos, Relation véritable du glorieux Martyre de la Sérénissime Reine Kétévan de Dopoli à Chiraz Métropole du Royame de Perse, par ordre De Châh Abbas en l’an 1624, le 22 septembre [1627], dans R. Gulbenkian, Estudos Historicós, op. cit., 1997, p. 302. 22 Voir ibid., p. 303 sq. Romain Jobez 284 perse. Son récit s’avère donc riche en détails sur l’histoire géorgienne malgré ses quelques inexactitudes portant sur des dates et des noms, qu’a relevées R. Gulbenkian 23 . S’il existe d’autres versions de la Relation véritable, antérieures ou postérieures, manuscrites ou imprimées, celle de 1627 paraît la plus intéressante. Elle inclut en effet de longs développements consacrés au sort de la dépouille mortelle de Kétévan, tout en laissant auparavant une large place à la description de son martyre. Cependant, les nombreux détails donnés par Anjos sur les tourments infligés à la reine par ses bourreaux sont fortement sujets à caution : la première torture qu’ils lui firent fut de lui poser sur la tête un vase de cuivre ardent, puis ils descendirent le long de son très beau visage et avec les tenailles lui arrachèrent des morceaux de la chair de la face, commençant par le côté, passant ensuite au côté gauche, la laissant déjà avec ces roses que le Ciel envoya en signe de grâce à tant de pureté dont elle était dotée, il la dénudèrent au-dessus de la ceinture et empoignant les tenailles ardentes, ils lui torturèrent les seins, les lui brûlèrent et coupèrent les mamelles 24 . John M. Flannery note à juste titre que cette partie du récit reprend les éléments habituels de l’hagiographie, en insistant sur la patience de la martyre, si bien qu’il n’est pas étonnant qu’elle soit explicitement comparée par Anjos à sainte Agathe qui, soumise aux mêmes supplices, avait refusé d’abjurer sa foi à l’époque romaine 25 . Le sort de la dépouille royale, dispersée en reliques, participe également de l’entreprise hagiographique. Le chapitre resté inédit jusqu’à la découverte du manuscrit traite ainsi « De la sépulture qui fut premièrement donnée au corps de la glorieuse martyre et de sa translation au monastère de notre Père saint Augustin 26 ». Sans doute a-t-il disparu des autres versions de la Relation véritable « pour ne pas porter préjudice à l’ouverture du procès de canonisation de la Reine 27 », comme l’explique Gulbenkian. C’est ainsi qu’Anjos raconte comment il a fait déterrer en janvier 1625 les restes de Kétévan à Chiraz pour qu’ils soient transférés au couvent d’Ispahan. La mise en sûreté des reliques permet par ailleurs de les protéger de la « sainte envie aux autres religieux qui désiraient pour eux ce joyaux tellement précieux 28 ». Ces concurrents en terre de mission auxquels le texte fait allusion sont les carmes déchaux : considérés en Perse comme des ambassadeurs de 23 Voir ibid., p. 302 sq. 24 A. dos Anjos, op. cit., p. 311. 25 Voir J. M. Flannery, op. cit., p. 209. 26 Voir A. dos Anjos, op. cit., p. 311-319. 27 R. Gulbenkian, op. cit., p. 256. 28 A. dos Anjos, op. cit., p. 316. Aux confins des empires 285 Rome, ils n’auront pas à subir comme les augustins une mise aux arrêts de dix mois à Chiraz à la fin de 1626. Abbas les avait en effet suspectés de servir les intérêts du roi du Portugal dans le contrôle du détroit d’Ormuz 29 . Dans ce contexte, la dispersion des reliques de Kétévan tient, malgré la difficulté des moyens de communication, d’une véritable course contre la montre où les intérêts politiques le disputent à la rivalité entre les missionnaires. Les augustins poursuivent alors deux buts complémentaires : d’une part, ils souhaitent être les premiers à pouvoir s’établir en Géorgie, et, de l’autre, ils espèrent une reconnaissance par Rome de la reine comme martyre catholique, ce qui légitimerait par conséquent leur apostolat 30 . Alors que le supérieur d’Anjos, le père Manoel de Madre de Deus, emmène à Goa la relique de la main de Kétévan, celui-ci, après un voyage de dix mois, arrive en mai 1628 à la cour de Teimouraz. Il remet à ce dernier une grande partie des ossements de sa mère, solennellement enterrés à la cathédrale d’Alaverdi, et obtient également du roi qu’il reconnaisse l’autorité du souverain pontife, comme le rapporte une lettre envoyée à Goa au vicaire provincial de l’ordre de Saint-Augustin de l’Inde orientale 31 . En étudiant de façon minutieuse les archives conservées pour l’essentiel à Lisbonne et au Vatican, R. Gulbenkian a reconstitué avec précision ces épisodes peu connus de l’histoire des relations ecclésiastiques entre le Saint- Siège et un Orient s’étendant de la Mer noire au golfe du Bengale, dont il ne reste bien souvent que des traces épistolaires. Sur le terrain, les augustins portugais réussirent en tout cas à devancer les théatins italiens envoyés par Rome en Géorgie, en établissant une mission dans la ville de Gori 32 . En revanche, c’est en vain qu’ils cherchèrent à obtenir la canonisation de Kétévan car ils durent se heurter au refus des cardinaux de la Sacrée Congrégation des rites, lesquels avaient peine à croire au catéchuménat d’une reine n’ayant pas été baptisée dans la religion catholique 33 . On peut néanmoins affirmer que la foi de Kétévan n’a plus de réelle importance dès lors qu’elle peut être reconnue comme figure de martyre de la chrétienté, qui doit son funeste sort à la cruauté d’un souverain oriental réduit à la figure d’un tyran barbare. Or pareille transformation ne peut avoir lieu que dans la littérature, en cherchant moins l’objectivité des faits que la force de persuasion de l’exemplum historique. 29 Voir R. Gulbenkian, op. cit., p. 257 sq. 30 Voir J. M. Flannery, op. cit., p. 212 sq. 31 Voir R. Gulbenkian, op. cit., p. 259 sq. 32 Voir ibid., p. 260 sq. 33 Voir J.-M. Flannery, op. cit., p. 218 sq. Romain Jobez 286 Pietro Della Valle est sans nul doute le premier acteur de cette transformation littéraire de Kétévan alors même qu’il participe à l’entreprise visant à sa canonisation, dont il avait été mis au courant par le prêtre dominicain Orsini. Les pères augustins avaient en effet vu dans ce dernier un émissaire favorable à la cause de la sainte qu’il fallait plaider à Rome 34 . De son côté, le voyageur italien, proche du Saint-Siège, avait pu naturellement prendre la mesure du succès plus ou moins grand des différentes missions en Orient, si bien qu’il remit en 1627 au pape Urbain VIII un mémoire sur la situation religieuse de la Géorgie 35 . Par ailleurs, il avait correspondu avec le père Manoel qui lui aurait promis une relique de la reine martyre 36 . Enfin, avec Della conditioni di Abbàs, re di Persia (Histoire apologétique d’Abbas, roi de Perse) imprimé à Venise en 1628, il a livré un point de vue sur le règne du shah qui se situe « entre la biographie, l’histoire, les mémoires, la relation de voyages et le portrait moral 37 », ainsi que l’a fait remarquer Michel Bastiaensen. Della Valle y qualifie l’assassinat de Kétévan de « la plus grande cruauté qu’Abbas ait jamais commise 38 ». En modèle de vertu chrétienne, la captive a refusé d’embrasser la foi de ses bourreaux, ce qui n’a fait qu’exciter leur détermination à lui faire endurer les pires tourments : la constance de cette Princesse demeura victorieuse, & luy fit par l’aide du Ciel mespriser les peines qu’on luy auroit apprestées, de sorte que d’un costé la vertueuse resolution, & de l’autre la promptitude de ceux qui avoient la charge d’executer le commandement du Roy, firent cette action plus cruelle qu’Abbas ne l’auroit luy meme desiré quelque temps apres 39 . L’idée de possibles remords du shah est exploitée par Claude Malingre dans ses Histoires tragiques de nostre temps (1635). Le chapitre XVI de son recueil s’intitule ainsi « De Catherine Royne de Georgie, & des Princes Georgiens, mis à mort par commandement de Cha-Abas Roy de Perse 40 ». En épigone de Della Valle, l’auteur se lance dans une description de la situation politique 34 Voir R. Gulbenkian, op. cit., p. 260. 35 Voir ibid., p. 261 sq. 36 Voir ibid., p. 258. 37 Michel Bastiaensen, « Pietro Della Valle et le héros baroque », Revue belge de philologie et d'histoire, t. LX, fasc. 3, 1982, p. 541. 38 Pietro Della Valle, Histoire apologétique d’Abbas, roi de Perse, Paris, chez Nicolas de la Vigne, 1631, p. 236. 39 Ibid., p. 234. 40 Claude Malingre, Histoires tragiques de nostre temps, dans lesquelles se voyent plusieurs belles maximes d’Estat, & quantité d’exemples fort memorables, de constance, de courage, de generosité, de regrets, & de repentances, Rouen, chez David Ferrand et Thomas Daré, 1641, p. 469-532. Aux confins des empires 287 au Caucase pour ensuite montrer comment le souverain « descouvre sa passion amoureuse envers la Royne Catherine 41 », laquelle refuse bien évidemment de céder à ses avances. Par ailleurs, Malingre décrit le sort de la captive avec de nombreux détails rappelant fortement la Relation véritable, dont il connaissait sans doute la version abrégée, publiée à Lisbonne en 1630 42 . Or, selon Thibault Catel, l’écrivain est « victime […] d’une réputation de plagiaire (qu’il n’a pas usurpée) 43 », même s’il fait preuve d’originalité en détaillant les tortures infligées à la reine dans le style caractéristique du genre de l’histoire tragique comme on peut le retrouver chez François de Rosset. La protagoniste du récit de Malingre fait en tout cas preuve de l’admirable constance qui distingue les grandes figures de martyr : « Jamais ceste saincte servante de Iesus-Christ ne se plaignit de ses tourmens, & ne s’effroyoit de rien 44 ». Teimouraz envoie par la suite une ambassade pour récupérer le corps carbonisé de sa mère devenu introuvable au grand regret d’Abbas 45 . Seule la tête de la martyre est remise en personne au roi de Géorgie par le « Pere Ambroise 46 », en qui on aura reconnu Ambrósio dos Anjos. La fin atroce de Kétévan, romanisée en Catherine, débouche selon Catel sur une « prise tragique que Malingre exerce sur l’histoire » et qui lui permet donc d’éviter de prendre parti dans le conflit qui oppose Turcs et Perses au sujet de la Géorgie 47 . Ce pays apparaît sans doute fort éloigné du lecteur français du XVII e siècle qui, s’il peut éventuellement le situer aux confins de l’Empire ottoman, nourrit en revanche une certaine sympathie pour ce dernier. Depuis François I er , en effet, la Sublime Porte est une alliée ponctuelle contre les Habsbourg 48 . Néanmoins, parce que ces enjeux géopolitiques sont placés en arrière-plan des Histoires tragiques, il est d’autant plus aisé de transposer la question des luttes impériales dans un autre contexte. C’est ce que fait le dramaturge silésien Andreas Gryphius avec Catharina von Georgien oder Bewehrete Beständigkeit (Catherine de Géorgie ou la constance mise à l’épreuve, 1657). Pour écrire sa tragédie, il s’inspire largement de 41 Ibid., p. 471. 42 Voir R. Gulbenkian, op. cit., p. 252. 43 Thibault Catel, « Les Histoires tragiques de nostre temps (1635) de Malingre. L’histoire tragique comme chronique historique », dans Frank Greiner (dir.), Le Roman au temps de Louis XIII, Paris, Garnier, 2019, p. 245. 44 C. Malingre, op. cit., p. 530. 45 Ibid., p. 532. 46 Ibid. 47 T. Catel, op. cit., p. 262. 48 Voir Jean-François Solnon, L’Empire ottoman et l’Europe, Paris, Perrin, 2007, p. 121-144. Romain Jobez 288 Malingre, comme l’a montré Eugène Susini 49 . Mais il n’hésite pas à donner aussi une profondeur psychologique au personnage du shah dont les traits ressemblent en tous points à ceux du portrait tracé par Della Valle et qui, selon M. Bastiaensen, relèvent d’une « conception baroque du héros 50 ». Terrassé par les affects, le tyran oriental veut en effet contraindre l’héroïne à rejoindre les épouses de son harem : CATHARINA Der Christen Recht verknuepfft nur Zwey durch dises Band. CHAH Der Persen Recht gilt mehr. Wir sind in ihrem Land ! CATHARINA Noch mehr des Hoechsten Recht ! wir steh’n auff seiner Erden 51 . (I, v. 781-784) Ainsi, l’échange stichomythique entre les deux personnages détermine une alternative entre l’amour et la mort, dont le possible dépassement consiste en un retour à Dieu par le martyre 52 . En conséquence, la dichotomie entre transcendance et immanence qui interdit tout espoir de rédemption ici-bas, conformément à la foi luthérienne de Gryphius, explique également son rejet du modèle de la tragédie religieuse cornélienne. C’est en effet en réaction à Polyeucte, dont il condamne le mélange entre l’intrigue amoureuse et la conversion du martyr, que Gryphius a écrit sa Catherine de Géorgie 53 . Enfin, si la pièce permet de tracer une frontière entre deux visions divergentes du théâtre, elle est aussi l’occasion de se livrer à une critique politique dans le contexte de la Contre-Réforme : par une stratégie analogique, son auteur fait de la Perse un empire hégémonique menaçant l’identité de la 49 Voir Eugène Susini, « Claude Malingre, sieur de Saint-Lazare, et son histoire de Catherine de Géorgie », Études germaniques, vol. 23, n°1, 1968, p. 37-53. 50 M. Bastiaensen, op. cit., p. 542. 51 « C ATHERINE : Le droit des chrétiens n’attache que deux personnes par ce lien. S HAH : Le droit des Persans vaut plus. Nous sommes dans leur pays ! C ATHERINE : Le droit du Très-Haut encore plus ! nous sommes sur sa terre. » [nous traduisons], Andreas Gryphius, Catharina von Georgien oder Bewehrete Bestaendigkeit, dans Dramen, éd. Eberhard Mannack, Francfort sur le Main, Deutscher Klassiker Verlag, 1991, p. 152. 52 Voir Romain Jobez, Le Théâtre baroque allemand et français. Le droit dans la littérature, Paris, Garnier, 2010, p. 258-286. 53 Voir Romain Jobez, « Le Trauerspiel contre la tragédie religieuse : Andreas Gryphius, lecteur critique de Corneille », dans Myriam Dufour-Maître (dir.), Pratiques de Corneille, Mont-Saint-Aignan, Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2012, p. 293-304. Aux confins des empires 289 Géorgie comme l’est celle de la Silésie protestante par les ambitions impériales des Habsbourg 54 . D’un empire à l’autre, la transformation de Kétévan en personnage de martyre exemplaire permet surtout d’en faire une surface de projection pour la représentation de luttes politico-confessionnelles, à l’exemple de la tragédie de Gryphius. Par conséquent, le statut de la victime chrétienne apparaît comme moins complexe que celui de son bourreau. Ce dernier suscite tout autant l’intérêt et la curiosité des voyageurs, des ecclésiastiques et des hommes de lettres. On ne peut dès lors que souscrire à la remarque de Fabien Cavaillé au sujet des Voyages de Chardin : « L’enquête ethnographique ramène “l’autre Monde” à du connu et à du familier 55 ». Ainsi, lorsque le huguenot français exilé à Londres puis parti en Perse pour y faire des affaires observe les coutumes et mœurs de ses hôtes, il ne peut s’empêcher de faire des rapprochements entre le chiisme et la religion réformée. Pour lui, elles se rejoignent dans leur refus des images, moyen de conversion employé par les missionnaires qu’il condamne, missionnaires qui l’accueillent obligeamment en frère chrétien 56 . Aussi, les observations du voyageur associent-elles toujours le proche et le lointain. Et chez Chardin, en particulier, « le prisme réformé induit […] des effets kaléidoscopiques qu’il semble pour le moins difficile de ramener à une vérité générale, à une thèse unique 57 » comme le fait remarquer Frédéric Tinguely. La lecture des récits de voyage et des correspondances ecclésiastiques appelle en fait à un décentrement permanent du regard ; il est le propre d’une vision du monde nourrie par une dynamique des empires où le centralisme du pouvoir s’efface devant des réseaux existant au-delà des frontières. On le voit bien notamment dans la concurrence entre différents ordres pour obtenir les faveurs de Rome dans l’installation d’une mission en Géorgie. Il est donc possible de placer temporairement la reine d’un pays mal connu à l’un des points remarquables d’une carte de l’imaginaire politique, religieux et littéraire du XVII e siècle. Bien que l’intérêt français pour le Caucase soit limité, les récits de Chardin, les traductions françaises de Della Valle et leur exploitation littéraire par Malingre permettent déjà de s’en faire une idée. En outre, la variété de la littérature et des points de vue 54 Voir R. Jobez, Le Théâtre baroque allemand et français, op. cit., p. 183 sq. 55 Fabien Cavaillé, « L’aventure d’une observation : routes et déroutes d’une enquête ethnographique dans les Voyages de Chardin (1686-1711) », Littératures classiques, n°100, 2019, p. 43. 56 Voir Frédéric Tinguely, « La différence religieuse selon Jean Chardin », Dixseptième siècle, n°278, 2018, p. 111-122. 57 Ibid., p. 121. Romain Jobez 290 qu’elle défend permet d’aborder la situation géorgienne au revers de l’Europe, en passant par la Perse et l’Inde, sans se préoccuper des ambitions ottomanes. Se dessinent donc les contours d’un monde multipolaire, où la frontière entre Orient et Occident n’est pas clairement délimitée. Témoignent encore aujourd’hui de cet état des choses les traces archéologiques laissée par la reine géorgienne : ce sont l’azulejo daté du XVIII e siècle représentant son martyre au monastère augustinien de Graça, situé près de Lisbonne, et les ossements découverts en 2004 dans les ruines de Notre- Dame de Grâce à Goa, qu’une analyse ADN a pu attribuer à une femme géorgienne. Or ceux-ci ont été remis solennellement au gouvernement géorgien en juillet 2021, ce qui rappelle le rôle de figure globale de la chrétienté que Kétévan a joué au XVII e siècle grâce à la littérature. Bibliographie Sources Anjos, Ambrósio dos, Relation véritable du glorieux Martyre de la Sérénissime Reine Kétévan de Dopoli à Chiraz Métropole du Royame de Perse, par ordre De Châh Abbas en l’an 1624, le 22 septembre [1627], dans Gulbenkian, Roberto, Estudos Historicós, vol. II, Relações entre Portugal, Ir-o e Médio-Oriente, Lisbonne, Academia Portuguesa da História, 1997, p. 284-323. 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Pour Théodore Godefroy, en effet, la Bidassoa est une rivière « laquelle […] separe la France d’auec la Bisquaye 3 », tandis que, pour Mme de Motteville, c’est « la petite rivière qui sépare les deux Royaumes 4 ». À moins qu’on ne préfère l’évoquer comme située aux « Confins de leurs Royaumes 5 ». François Colletet précise de ce fait qu’« elle sert de bornes à la France & à l’Espagne 6 ». C’est que le terme de frontière, peu utilisé alors, s’accompagne de connotations militaires et appartient, comme l’indique Furetière, au registre de l’affrontement et de la 1 Les deux infantes portaient le titre de reine de France depuis leur mariage par procuration en Espagne. 2 La rivière avait déjà servi de théâtre frontalier à plusieurs reprises dans le passé : le 17 mars 1526 François I er , prisonnier de Charles Quint, avait été échangé contre ses deux fils aînés ; quatre ans plus tard, le 1 er juillet 1530, accompagnés d’Éléonore de Habsbourg, future épouse de leur père, les deux enfants étaient échangés contre l’or de la rançon. Elle fut aussi le cadre de la rencontre, le 14 juin 1565, entre, d’une part, Charles IX et sa mère Catherine de Médicis et, d’autre part, Élisabeth de Valois, désormais reine d’Espagne. 3 L’Ordre et ceremonies observées aux mariages de France et d’Espagne, Paris, De l’Imprimerie d’Edme Martin, 1627, p. 151. 4 Mme de Motteville, Mémoires pour servir à l’histoire d’Anne d’Autriche, Amsterdam, François Changuion, 1723, t. 1, p. 8. 5 Ibid., t. 5, p. 73. 6 François Colletet, Journaux historiques, contenans tout ce qui s’est passé de plus remarquable dans le Voyage du Roy, & de son Eminence, depuis leur depart de Paris […] jusqu’à leur retour, Paris, J. B. Loyson, 1660, p. 9. Marie-Claude Canova-Green 294 guerre. N’est-ce pas « par ses conquestes » que Louis XIV « a reculé les frontieres de son Royaume », ou encore « sur la frontiere » que « se font les declarations de guerre 7 » ? Aussi lui préfère-t-on habituellement le terme de limites. En ce qui concerne la Bidassoa, il s’agit même de limites naturelles : « Les Pirenées sont les limites de la France & de l’Espagne, la riviere de Bidassoa leur sert de limites », ajoute Furetière. Si nul ne conteste que la Bidassoa serve bien de limite aux deux royaumes, la question se pose toutefois de savoir caractériser cette limite naturelle entre la France et l’Espagne. Comment même en établir le tracé géographique ? Est-ce une ligne nettement définie ou au contraire une zone aux contours flous ? Passe-t-elle au milieu de la rivière, voire au milieu de l’île des Faisans 8 , telle une marque de délimitation rigoureuse des deux territoires nationaux, ou acquiert-elle au contraire suffisamment d’épaisseur pour se muer en un espace d’échanges à la fois commerciaux et culturels ? Qui plus est, comment cette limite a-t-elle été vécue et représentée à l’heure de mariages dynastiques qui, en 1615 comme en 1660, visaient à cimenter la paix et l’alliance entre deux puissances ennemies, et plus précisément au moment du passage en France d’une nouvelle reine, Anne d’Autriche d’abord et, un demi-siècle plus tard, sa nièce, Marie-Thérèse d’Autriche ? Une ligne au tracé disputé Annoncés à grand renfort de réjouissances dès l’hiver 1612, les doubles mariages franco-espagnols voulus par Marie de Médicis entre, d’une part, Louis XIII et l’infante Anne d’Autriche, et, d’autre part, la princesse Élisabeth et le prince des Asturies, le futur Philippe IV d’Espagne, furent célébrés à l’automne 1615. Mariées par procuration quelques jours avant, les deux princesses furent échangées sur la Bidassoa, le 9 novembre 1615, selon un cérémonial rigoureusement planifié à l’avance. L’échange eut lieu sur un pont de quatre bateaux, ancrés au milieu de la rivière, en amont de l’île des Faisans, sur une ligne fictive coupant le cours d’eau à égale distance des deux rives. Plusieurs tableaux ont fixé la scène dans le souvenir 9 . Le plus 7 Antoine Furetière, Dictionnaire universel, La Haye & Rotterdam, Arnoult & Reinier Leers, 1690. Sur le concept de frontière, voir Daniel Nordman, « Les mots et les concepts », Frontières de France de l’espace au territoire : XVI e - XIX e siècle, Paris, Gallimard, 1998, p. 25-66. 8 L’île des Faisans est située près de l’embouchure de la rivière, entre Urrugne en France et Irún en Espagne. 9 Outre le tableau de Pablo van Mullen intitulé La Entrega de las dos princesas de España y Francia sobre el río Bidassoa, qui se trouve actuellement à l’Alcazar royal de Madrid, d’autres tableaux furent effectués peu après l’échange des princesses, La Bidassoa à l’heure des mariages espagnols (1615 et 1660) 295 connu, attribué à Pablo van Mullen, fait ressortir avant tout l’équilibre des aménagements : deux pavillons identiques ont été édifiés sur le pont de bateaux, et deux gabares identiques, surmontées d’un même dais, assurent le transfert des princesses depuis la rive où se dressent des constructions similaires. Pour éviter les frictions entre les Français et les Espagnols qu’aurait provoquées la moindre indication d’une quelconque prééminence d’un côté ou de l’autre, les organisateurs ont tout fait pour que la cérémonie et son théâtre répondent à des principes de symétrie, d’égalité et de simultanéité des actions et des représentations 10 . Cela dit, tout n’est pas parfaitement à l’identique. Du fait même de l’étroitesse de la rive opposée, l’édifice espagnol est trois fois plus grand que son pendant français, les habits des Espagnols sont plus somptueux et jusqu’à cinquante personnes ont pris place sur leur gabare. Des disputes se sont élevées à propos notamment de la présence des chaînes de Navarre sur les écus armoriés des princesses ou de l’ornementation des couronnes qui devaient coiffer le dais des gabares, les Espagnols ayant voulu surmonter la leur d’un globe crucifère, qui symbolisait à leurs yeux le Nouveau Monde, mais qui évoquait surtout pour les Français leurs prétentions à l’Empire universel 11 . D’où leur suppression pure et simple. L’égal partage de l’espace cérémoniel cachait en réalité bien des controverses entre les deux puissances sur le tracé frontalier. En effet, alors que les Espagnols soutenaient que la ligne fictive englobait la zone de marnage de la berge française, les Français prétendaient, eux, qu’elle passait au milieu de la rivière. C’est ce que laissait entendre le projet du pont de bateaux avancé par le sieur de Gourgues et l’ingénieur Francini, qui fut retenu faute de temps pour mettre en œuvre le projet rival proposé par Juan de Médicis. Celui-ci envisageait de construire un pont à deux voies avec, au milieu, un grand pavillon situé à égale distance des deux berges. Qui plus est sa construction aurait été à la charge totale de l’Espagne, pour bien montrer dont deux ont été conservés : le premier, anonyme, intitulé Intercambio de princesas entre las cortes de España y Francia, est au couvent de l’Incarnation à Madrid ; le second, moins connu, est à l’Alcazar de Séville. Un autre tableau (El intercambio de las princesas en el Bidassoa), plus tardif et visiblement inspiré du tableau conservé au couvent de l’Incarnation, est l’œuvre du peintre florentin Valerio Marucelli, qui l’offrit à Marie de Médicis vers 1627. URL : https: / / commons.wikimedia.org/ wik/ File: Valerio_marucelli-intercambio_de_princesas_en_el_bidasoa.jpg 10 Pedro Mantuano précise que tout se déroula « accordado al principio, que los aparatos fuessen yguales » (Casamientos de España y Francia y viaje del duque de Lerma, Madrid, en la emprenta Real, 1618, p. 235). 11 Ibid., p. 236-237. Marie-Claude Canova-Green 296 qu’il s’agissait d’un aménagement de son propre territoire 12 . Pris de court, les Espagnols durent accepter le projet français au risque, bien réel, que la délimitation festive et temporaire du tracé ainsi accordée ne prît durablement corps. Leurs craintes se réalisèrent. Dans son Histoire des amours du Roy et de la Royne, Puget de La Serre devait écrire en 1625 que la reine « passa la riuiere qui fait le partage entre ces deux Royaumes », comme s’il s’agissait d’un fait acquis 13 . Dans cet ouvrage, Puget de La Serre reproduit de manière très schématique l’aménagement des lieux pour l’échange du 9 novembre 1615. Ill. 1 : Anonyme, « L’échange des princesses », dans Jean Puget de la Serre, Les Amours du Roy, et de la Reine sous le nom de Iupiter et de Iunon, p. 369 © BnF (Gallica, NUMM- 111043). Sur ces disputes, voir l’article de María José del Río Barredo, « Imágines para una ceremonia de frontera. El intercambio de las princesas entre las cortes de Francia y España en 1615 », dans Joan Lluis Palos et Diana Carrio-Invernizzi (dir.), La historia imaginada. Construcciones visuales del pasado en la Edad Moderna, s.l., CEEH, 2008, p. 153-182. 13 Les Amours du Roy, et de la Reine sous le nom de Iupiter et de Iunon, Avec les Magnificences de leurs Nopces. Ou l’Histoire Morale de France, soubs le Regne de LOVYS le Iuste & ANNE d’Austriche, Paris, Nicolas Bessin & Nicolas de Cay, 1625, p. 368. La Bidassoa à l’heure des mariages espagnols (1615 et 1660) 297 Un demi-siècle plus tard, le 7 juin 1660, la cérémonie de la « remise » de l’infante Marie-Thérèse d’Autriche, précédée la veille par l’entrevue de Louis XIV et de Philippe IV, se déroula sur l’île même des Faisans, rebaptisée île de la Conférence 14 . Le cardinal Mazarin avait jugé que l’île se prêtait tout à fait à des négociations de ce genre du fait même qu’elle était « neutre 15 », quoique, en réalité, cette neutralité eût été sujette à discussion, les titres de souveraineté ayant notamment été disputés par les deux puissances. Si pour Puget de La Serre, il ne faisait aucun doute que l’île des Faisans « fait vne partie des limites du Royaume d’Espagne & de la France 16 », les Espagnols estimaient, eux, « qu’il y avoit prés de 20. ans qu’elle estoit jointe au Continent d’Espagne, & qu’ainsi elle sembloit estre de ce Royaume, & comme divisée de la France par la Riviere 17 ». Aussi est-ce sur fond d’âpres négociations non seulement sur les limites territoriales des deux royaumes 18 , mais aussi sur la division même de cet îlot de 3000 m 2 que se conclut au printemps 1660 le mariage de Louis XIV et de l’infante. L’auteur de l’Histoire de la Paix conclue sur la frontière de France et d’Espagne entre les deux Couronnes rapporte qu’ Il y eut neanmoins icy quelque dispute sur le bastiment de la maison de la Conference, à cause de la propriete douteuse de l’Isle. […] Enfin, elle fut reputée commune aux deux Royaumes, & ainsi on y bastit les maisons pour la Conference 19 . 14 Elle devait son nouveau nom aux pourparlers qui s’y étaient tenus à l’automne précédent entre le cardinal Mazarin et Don Luis de Haro en vue de négocier la paix entre la France et l’Espagne (le traité des Pyrénées) et le mariage de Louis XIV et de l’infante Marie-Thérèse. 15 Mazarin écrit à Le Tellier que l’« l’isle [est] neutre » (lettre du 3 juillet 1659, BnF, ms fr. 15865, f o 30Bv o ). Cité par Marc Favreau, « Deux couronnes en représentation : les mariages franco-espagnols de 1615 et 1659 », dans Charles Mazouer (dir.), Les Lieux du spectacle dans l’Europe du XVII e siècle, Tübingen, Gunter Narr, 2006, p. 281-306 (p. 295). 16 Les Amours du Roy, & de la Reine, op. cit., p. 368. 17 Histoire de la Paix conclue sur la frontière de France et d’Espagne entre les deux Couronnes, Cologne, Pierre de la Place, 1667, p. 33-34. Cité par Jean Sermet, « Île des Faisans, île de la Conférence », Annales du midi : revue archéologique, historique et philologique de la France méridionale, 73 (55), 1961, p. 325-345 (p. 340). URL : anami_0003-4398_1961_num_73_55_3947.pdf. 18 Le traité complémentaire sur les limites ne fut signé que le 31 mai 1660. 19 Ibid. En fait la frontière fluviale dans la Bidassoa et le condominium de l’île des Faisans ne seront établis que par le traité du 2 décembre 1856 (complété le 28 décembre 1858). Marie-Claude Canova-Green 298 Un plan de l’île telle qu’elle fut aménagée pour abriter la conférence de la paix à l’automne 1659 montre que là aussi le symbolisme de l’événement a été mis en évidence par l’aménagement des lieux. Ill. 2 : Chevalier de Beaulieu, « Plan de l’Île des Faisans, à présent dite de la Conferance et des bâtiments qui ont été faits dans icelle, tant pour le traité de la paix générale que pour l’entrevue des rois de France et d’Espagne », [s.n.], [s.d.] © BnF - Gallica, IFN-8440742) L’île des Faisans a été partagée en deux dans le sens de sa longueur par une palissade destinée à éviter les rencontres et les frictions entre les deux cours, tandis les constructions respectives des deux pays obéissent à un même principe de symétrie et d’harmonie qu’en novembre 1615. On remarque les deux pavillons nationaux, les galeries couvertes parallèles au pont de barques et l’édifice central, où se situe la salle de la conférence. Ces La Bidassoa à l’heure des mariages espagnols (1615 et 1660) 299 constructions de l’automne 1659 furent réaménagées pour les rencontres de juin 1660, l’entrevue des deux rois, le 6 juin, et la « remise » de l’infante, le 7 juin. Mlle de Montpensier précise que « tout y étoit égal & bien mesuré 20 ». Il n’est jusqu’à la décoration de la salle de la conférence, agrandie pour l’occasion, dont le centre fut considéré comme la limite extrême des deux royaumes, qui n’illustrât à sa façon ces concepts de limite et de séparation. Relevée par la Grande Mademoiselle, la différence des tapis qui recouvraient le sol, « également admirables, mais différant dans leurs motifs 21 », vint en quelque sorte matérialiser la ligne fictive de séparation entre la France et l’Espagne. D’un côté, velours cramoisi, chamarré d’un gros galon d’or et d’argent, de l’autre, tapis de perse à fond d’or et d’argent, selon un contraste qui délimitait clairement les appartenances nationales du décor 22 . Et c’est précisément sur cette ligne supposée constituer la limite, qu’aucun ne franchit ce jour-là, que les deux souverains jurent la paix, le 6 juin, la veille de la remise de l’infante Marie-Thérèse à son mari. Cette fois l’avantage paraît bien avoir été du côté des Français. Éclat, richesse, abondance, effectifs même témoignent d’une supériorité affichée et, semble-t-il, volontiers reconnue de l’adversaire. L’auteur de La Pompe et magnificence rapporte que les Espagnols « demeurerent d’accord qu’il n’y avoit pas de comparaison » entre les troupes et les équipages respectifs et qu’ils admirèrent la bonne mine des cavaliers, le « stile des habillemens », et surtout le splendide équipage du cardinal Mazarin, qui avait huit carrosses et une calèche à lui seul 23 . Si la paix de Vervins (1598), que parachevait le double mariage dynastique de 1615, s’était conclue à l’avantage de l’Espagne, la paix des Pyrénées marquait, elle, l’ascendant de la France en Europe et le déclin de l’Espagne affaiblie par la guerre de Trente Ans. Des accents de frontière La réciprocité des concessions et des arrangements, l’équilibre spatial des aménagements, l’harmonie voulue de la cérémonie sont là pour masquer 20 Mlle de Montpensier, Mémoires, Amsterdam, Jean-Frédéric Bernard, 1730, t. 4, p. 227. 21 Ibid., p. 226-227. 22 C’est ce que met tout particulièrement en évidence le carton de tapisserie dépeignant « l’entrevue de Louis XIV et de Philippe IV dans l'île des Faisans », conçu par Charles Le Brun pour la suite de l’Histoire du roi (actuellement au Château de Versailles, MV1068 ; MV2059). URL : https: / / www.photo.rmn.fr/ archive/ 74-001165-2C6NU0HUAERS5.html 23 La Pompe et magnificence faite au mariage du Roy et de l’infante d’Espagne, Toulouse, Par les Imprimeurs ordinaires du Roy, 1660, p. 4. Marie-Claude Canova-Green 300 les rapports de force qu’étaient en réalité les relations franco-espagnoles au XVII e siècle. En témoignent les troupes armées, massées en ordre de bataille sur les berges de la Bidassoa, le 9 novembre 1615, beaucoup plus nombreuses en apparence sur le tableau de van Mullen que les cinq cents fantassins autorisés par les accords préalables entre la France et l’Espagne 24 . Mais alors que Pedro Mantuano confirme dans sa relation que le plus gros des troupes espagnoles s’est bien retiré dans l’intérieur des terres, conformément aux accords 25 , l’auteur anonyme du Recit veritable détaille complaisamment de son côté l’importance des effectifs militaires français postés bien en évidence le long de la rivière, comme sur le versant de la montagne, de façon à ce qu’« il [n’y eût] soldat qui ne fust veu 26 », et transforme par làmême en supériorité la parité numérique imposée aux deux délégations le jour de l’échange. Les rencontres de juin 1660 se déroulèrent, elles aussi, sans surprise sur un fond de troupes pareillement alignées de chaque côté de la Bidassoa. Leur nombre semble pourtant, cette fois, n’avoir fait l’objet d’aucun accord préalable. Les Français en profitèrent au point que les Espagnols ne se firent pas faute de relever la « real ostentación » de leur déploiement militaire, signalant notamment la présence d’escadrons d’infanterie et de cavalerie sur la rive française. Aux six cents fantassins et cavaliers espagnols se seraient opposés les deux mille cinq cents hommes du roi de France, gardes royales comprises 27 . Ce déséquilibre est également relevé par l’auteur de La Pompe et magnificence, qui constate que, si Louis XIV fit ranger douze cents hommes « fort lestes & en bon ordre » du côté français, « les Espagnols rangerent les leurs qui estoient asseurément bien moins nombreux & plus équipez 28 » sur leur bord à eux. Or suggérer ainsi un arrière-plan de tensions, sinon de belligérance entre les deux royaumes, n’est-ce pas rappeler que la Bidassoa est aussi une frontière au sens précis que lui donne le XVII e siècle ? C’est-à-dire qu’elle est une zone avant tout militaire, cadre d’affrontements plus ou moins fréquents (selon Furetière, le mot dériverait de frontaria, « parce qu’elle est le front opposé aux ennemis »), dont le caractère essentiel est dès lors d’être bien gardée. Richelet note ainsi que « les frontieres du Roiaume sont bien 24 Casamientos, op. cit., p. 238. 25 Ibid. 26 Recit veritable des choses plus remarquables passées à l’arriuée de la Royne en France, Paris, Sylvestre Moreau, 1615, p. 9. 27 Relacion del casamiento de la Señora Infanta de España, Reina de Francia, Doña Maria Teresa, Fontarabie, 1959. 28 La Pompe et magnificence, op. cit., p. 3. La Bidassoa à l’heure des mariages espagnols (1615 et 1660) 301 gardées 29 ». Aussi la frontière s’appuie-t-elle sur des lieux, des points forts isolés, comme peuvent l’être châteaux, forteresses et autres places tenues par des garnisons 30 . Plus encore que les textes français, la relation espagnole de Pedro Mantuano insiste en 1615 sur la présence de ces forteresses, tours et autres murailles qui jalonnent le versant ibérique, sans oublier le Castillo du gué de Béhobie, visible depuis la rive, que Philippe III et Anne d’Autriche allèrent voir à leur départ d’Irún 31 . Tout comme nombre de seigneurs espagnols et français, également admiratifs des fortifications espagnoles et tout particulièrement des murailles de Fontarabie, dont l’auteur du Recit veritable assure « qu’il n’y a en France aucune forteresse semblable 32 ». Un demi-siècle plus tard, Mlle de Montpensier se souvient dans ses Mémoires que « lorsque nous entrâmes dans la Ville [de Fontarabie], nous trouvâmes un Corps-de-Garde à la porte, comme il y en a dans toutes les Places frontiéres 33 », comme pour souligner, elle aussi, le besoin de défendre par les armes les confins menacés du royaume. C’est que ces confins ne sont conçus autrement que comme cet espace « granulaire, discontinu, sans structure fixe, dissocié par des trouées où passent et repassent les armées 34 », selon la belle expression de Daniel Nordman. Mais la frontière est aussi cette limite dont le tracé controversé se discute, se négocie, se fixe à l’amiable en vue d’une paix durable qui doit exclure toute volonté d’agrandissement. En remarquant que « l’entrevue des deux plus grands Rois du monde […] se devait faire sur la frontiere de leurs Etats 35 », Mme de Motteville ne laisse-t-elle pas entendre dans ses Mémoires un autre usage, à la fois géographique et politique, de cette frange territoriale délimitée par la Bidassoa ? C’est que le terme frontière s’utilise également au XVII e siècle dans le contexte de visites destinées à « marquer physiquement et symboliquement la souveraineté du roi jusqu’aux extrémités de son territoire 36 ». En 1564-1565, le grand Tour de France de Charles IX, accompagné de sa mère, Catherine de Médicis, a amené les souverains à longer les zones périphériques du royaume avant de retrouver 29 Dictionnaire françois, Genève, Jean Herman Widerhold, 1680. 30 Dans une lettre adressée au Parlement en 1642, Louis XIII rappelait que Perpignan, entre autres places fortes, était tenu pour « le rempart de toute l’Espagne contre la France » (Théodore et Denis Godefroy, Le Cérémonial françois, Paris, Sébastien Cramoisy, 1649, t. 2, p. 1029). En italiques dans le texte. 31 Casamientos, op. cit., p. 227. 32 Recit veritable, op. cit., p. 6. 33 Mlle de Montpensier, Memoires, op. cit., t. 4, p. 234. 34 D. Nordman, Frontières de France, op. cit., p. 45. 35 Mme de Motteville, Mémoires, op. cit., t. 5, p. 38. 36 D. Nordman, Frontières de France, op. cit., p. 62. Marie-Claude Canova-Green 302 la reine d’Espagne, Élisabeth de Valois, sur les bords mêmes de la Bidassoa et de se rendre ensemble à Bayonne. En 1660 Louis XIV, qui vient de parcourir la bordure méditerranéenne de la France et de visiter les places fortes du Roussillon, rencontre Philippe IV sur la frontière pyrénéenne de leurs royaumes. Comme les retrouvailles familiales de juin 1665, leur rencontre prend place en un lieu ponctuel, circonscrit dans l’espace, qui leur sert autant à se définir l’un par rapport à l’autre, voire à se mesurer entre eux, qu’à remettre l’infante Marie-Thérèse à son mari. À la frontière obstacle, lieu d’affrontements et de conflits, s’oppose la frontière pacifique, signe de réconciliation et de bonne entente. Une zone d’échanges et de liminalité Ce qui ressort en outre des diverses relations des échanges matrimoniaux de 1615 et de 1660, c’est que cette frontière entre la France et l’Espagne est de toute évidence poreuse. Que ce soit pendant les préparatifs ou le jour même de la cérémonie, la Bidassoa se franchit dans les deux sens. Et cela à plusieurs reprises. De ligne de séparation, la limite se fait zone d’échanges. Non seulement les négociateurs et autres officiels, mais aussi nombre de seigneurs et de dames, mus par la curiosité, se rendirent avec empressement de l’autre côté de la rivière, les Français se montrant tout particulièrement désireux de voir leur nouvelle reine et son père. L’auteur du Recit veritable rapporte en 1615 que « la plus grande partie de la Noblesse » monta à cheval pour aller voir Philippe III à Fontarabie et qu’ils y virent « bien à commodité sa M tez [sic] car il auoit demandé qu’on laissast entrer tous les François 37 », de sorte que vu leur nombre, les visiteurs ne purent entrer que quatre à quatre dans la chambre du souverain, sans pouvoir s’attarder, « pour faire place aux autres ». C’était aussi et surtout pour voir de plus près le « théâtre » de l’échange avec ses somptueux pavillons et autres constructions que Français et Espagnols « passoient » constamment « en troupe lad. Riuière 38 ». Sans compter que l’occasion s’offrait à tous ces visiteurs de s’observer à leur aise et de comparer tenues et équipements respectifs. Force fut alors aux Français de reconnaître que les Espagnols « estoient si superbement vestus, que les nostres ne parroissoient en leurs vestements non plus que la nuict au iour 39 ». Le jour même de l’échange des princesses, l’étiquette se relâcha et c’est sans ordre ni préséance que l’on vit s’asseoir les spectateurs des gradins Recit veritable, p. 4. Ibid., p. 8. Ibid., p. 8. La Bidassoa à l’heure des mariages espagnols (1615 et 1660) 303 les plus proches des pavillons, Espagnols et Français fraternisant désormais dans une commune allégresse, qui semblait démentir l’antipathie légendaire entre les deux peuples 40 : No se vio en ningun Español, ni Frances vn disgusto, ni huuo accidente que turbasse el vniuersal contento ; ni en tantas vezes como los vnos passaron a las partes de los otros, se ofrecio ocasion de enfado, pues hasta la gente vulgar y comun, se enfrenó de manera que siguio el exemplo de los nobles 41 . De même en juin 1660, ce fut un ballet continuel d’Espagnols en France et de Français en Espagne. Mlle de Montpensier affirme dans ses Mémoires avoir « rencontr[é] quantité d’Espagnols dans le chemin qui venoient de voir la Cour. Les François de leur côté alloient à S. Sebastien voir celle d’Espagne 42 ». Elle-même s’y était rendue incognito pour assister à la célébration du mariage de l’infante par procuration à San Sebastián, avant d’aller la voir dîner dans ses appartements. On en profitait aussi, comme en novembre 1615, pour visiter les aménagements respectifs de chaque berge en vue de faciliter le transfert sur l’île des souverains et de leur entourage. Ces échanges s’accélérèrent le 6 juin, jour de l’entrevue de Louis XIV et de Philippe IV, tandis que l’espace du chassé-croisé se réduisait à la seule île des Faisans. Selon La Pompe et magnificence, Apres quoy tout ce qui se rencontra sur la prairie s’estant presenté pour entrer, on ne refusa quasi personne du costé d’Espagne, ny du costé de France : les deux Nations se melerent, & se firent force civilitez : les Espagnols alloient boire à la santé du Roy dans l’Office de Mr. Le Cardinal, & nous allions dans celuy de Dom Louis d’Aro, boire à celle du Roy d’Espagne d’excellente limonnade que ses Officiers nous donnoient 43 . La ligne à ne pas franchir, la frontière et son cortège de risques et de dangers, s’était métamorphosée en un lieu ouvert de rencontres et d’échanges de civilités entre les deux nations. 40 Voir M. Barredo, « Imágines », op. cit., p. 167-168. 41 Casamientos, op. cit., p. 243 [Il ne se vit d’inquiétude en aucun Espagnol ni en aucun Français, et il n’y eut pas davantage d’incident qui troublât le contentement général. Et aucune occasion de colère ne s’offrit en ces multiples fois où les uns passèrent du côté des autres. Il n’y eut jusqu’au commun et au vulgaire qui ne se retînt de manière à suivre l’exemple des nobles]. Carlos García publia à Paris en 1617 un ouvrage intitulé La Oposicíon y Conjuncíon de los dos grandes Luminares de la Tierra. O la Antipatía de Franceses y Españoles, qui fut plusieurs fois réédité au XVII e siècle. 42 Mlle de Montpensier, Mémoires, op. cit., t. 4, p. 227. 43 La Pompe et magnificence, p. 4. Marie-Claude Canova-Green 304 Et quelle meilleure illustration donner, peut-être, de cet estompage de la limite dans un processus d’échange réciproque que l’apparence vestimentaire des princesses au moment de leur passage d’un pays à l’autre ? Alors que, le 7 mai 1770, Marie-Antoinette dut, sur une île du Rhin, entre Kehl et Strasbourg, se dépouiller entièrement de ses vêtements d’origine pour revêtir un habit « à la française » avant de mettre le pied sur l’autre rive, les infantes reines choisirent en 1615 comme en 1660 de porter la marque de leur double appartenance. Contrairement au tableau de Rubens, intitulé L’Échange des deux princesses de France et d’Espagne 44 , qui les dépeint toutes deux symboliquement revêtues du costume de leur nouveau royaume, le 9 novembre 1615, la sœur de Louis XIII « estoit vestuë moitié à la Françoise, moitié à l’Espagnolle, auec vne robe de toile d’argent, enrichie de broderie d’or 45 », tandis qu’Anne d’Autriche, qui « portoit vne coiffure fort basse sans moule » en une concession sans doute au goût français 46 , « estoit habillée d’vne robe à l’Espagnolle, de toile d’argent, toute en broderie 47 ». De même, le lendemain de sa remise à Louis XIV, le 8 juin 1660, Marie-Thérèse était encore habillée à l’espagnole, mais déjà « coiffée moitié à la Françoise 48 ». Non seulement la Bidassoa et ses rives, mais même tout l’espace compris entre Burgos et Bordeaux en 1615, comme entre San Sebastián et Saint- Jean-de-Luz en 1660, était un espace de transition, une zone de liminalité, où s’effectuait un changement de référence culturelle pour la nouvelle reine de France. En changeant de pays, celle-ci changeait non seulement de statut, mais aussi d’appartenance familiale et nationale. Sans que ce changement s’exprimât dans les termes explicites d’un rite de passage 49 , il n’en est pas moins évident que le franchissement de la frontière correspondait plus à une situation de transition, où la principale intéressée balançait entre deux mondes, qu’à la dernière étape de son incorporation à la France. Ligne au tracé continuellement disputé entre la France et l’Espagne, zone habituelle de déploiement d’une force que le cérémonial festif ne fait jamais totalement oublier, la Bidassoa se donne en ces journées de mariages dynastiques comme un lieu ouvert de rencontres, d’échanges et de civilités. 44 Il s’agit de l’une des vingt-quatre toiles peintes commandées par Marie de Médicis pour le palais du Luxembourg. URL : https: / / commons.wikimedia.org/ wiki/ File: Peter_Paul_Rubens037.jpg 45 T. et D. Godefroy, L’Ordre et ceremonies, p. 142. 46 Ce type de coiffure, introduit par Anne, sera à la mode en France dans les années 1620. 47 T. et D. Godefroy, L’Ordre et ceremonies, p. 142. 48 La Pompe et magnificence, op. cit., p. 9. 49 Arnold Van Gennep, Les Rites de passage, Paris, É. Nourry, 1909. La Bidassoa à l’heure des mariages espagnols (1615 et 1660) 305 Loin de marquer une limite infranchissable ou menacée par des actions hostiles, la rivière symbolise le passage et le rapprochement de peuples antagonistes, sans toutefois que les souverains eux-mêmes outrepassent la limite. Dans son Traicté des droicts de la monarchie, François de Fermineau résume parfaitement cette signification plurivalente de la Bidassoa. Selon lui, le fleuve que traverse l’infante Anne d’Autriche, le 9 novembre 1615, est celuy de Léthé, qui lui cause l’oubliance des humeurs d’un païs dont elle se despart & desprent le cœur aussi bien que le corps ; pour suivre celuy pour lequel Dieu luy commande d’abandonner le père & la mere. […] le fleuve qui y sert de limites, & où se faict ce passage, au lieu d’estre une marque de division, est comme le theatre de l’union des Peuples en la personne de leurs Princes 50 . La séparation des deux royaumes de France et d’Espagne que marque la limite naturelle de la Bidassoa se transcenderait ainsi dans une union des peuples symbolisée par la confraternité festive manifestée par les participants, le jour même de la cérémonie de l’échange. L’« antipathie des Français et des Espagnols » reprit, hélas ! , vite ses droits et d’autres princesses seraient appelées au cours du siècle à passer la rivière dans l’espoir toujours renouvelé que l’alliance dont elles étaient le signe corporel marquerait enfin une paix durable et une frontière souple 51 . 50 François de Fermineau, Traicté des droicts de la monarchie, maison, estat et coronne de France, Nîmes, impr. de la veuve de Pierre Gilles. Par François Martel, 1636, p. 25-26. Cité par Fanny Cosandey, « Reines de France, héritières espagnoles », dans Chantal Grell et Benoît Pellistrandi (dir.), Les Cours de France et d’Espagne au XVII e siècle, Madrid, Casa de Velázquez, 2007, p. 61-76 (p. 69). 51 En 1679 ce sera le tour de Marie-Louise d’Orléans, dont le mariage avec Charles II d’Espagne consolidait la Paix de Nimègue. Marie-Claude Canova-Green 306 Bibliographie Sources Colletet, François, Journaux historiques, contenans tout ce qui s’est passé de plus remarquable dans le Voyage du Roy, & de son Eminence, depuis leur depart de Paris […] jusqu’à leur retour, Paris, J. B. Loyson, 1660. Fermineau, François de, Traicté des droicts de la monarchie, maison, estat et coronne de France, Nîmes, Impr. de la veuve de Pierre Gilles. Par François Martel, 1636. Godefroy, Théodore et Denis, Le Cérémonial françois, Paris, Sébastien Cramoisy, 1649. Histoire de la Paix conclue sur la frontière de France et d’Espagne entre les deux Couronnes, Cologne, Pierre de la Place, 1667. La Serre, Jean Puget de, Les Amours du Roy, et de la Reine sous le nom de Iupiter et de Iunon, Avec les Magnificences de leurs Nopces, Paris, Nicolas Bessin, 1625. Antoine Furetière, Dictionnaire universel, La Haye et Rotterdam, Arnoult et Reinier Leers, 1690. Mantuano, Pedro, Casamientos de España y Francia y viaje del duque de Lerma, Madrid, en la emprenta Real, 1618. Montpensier, Mlle de, Mémoires, Amsterdam, Jean-Frédéric Bernard, 1730. Motteville, Mme de, Mémoires pour servir à l’histoire d’Anne d’Autriche, Amsterdam, François Changuion, 1723. L’Ordre et ceremonies observées aux mariages de France et d’Espagne, Paris, De l’Imprimerie d’Edme Martin, 1627. La Pompe et magnificence faite au mariage du Roy et de l’infante d’Espagne, Toulouse, Par les Imprimeurs ordinaires du Roy, 1660. Recit veritable des choses plus remarquables passées à l’arriuée de la Royne en France, Paris, Sylvestre Moreau, 1615. Relacion del casamiento de la Señora Infanta de España, Reina de Francia, Doña Maria Teresa, Fontarabie, 1959. Richelet, Jean, Dictionnaire françois, Genève, Jean Herman Widerhold, 1680. Études Barredo, María José del Río, « Imágines para una ceremonia de frontera. El intercambio de las princesas entre las cortes de Francia y España en 1615 », dans Joan Lluis Palos et Diana Carrio-Invernizzi (dir.), La historia imaginada. Construcciones visuales del pasado en la Edad Moderna, s.l., CEEH, 2008, p. 153- 182. Cosandey, Fanny, « Reines de France, héritières espagnoles », dans Chantal Grell et Benoît Pellistrandi (dir.), Les Cours de France et d’Espagne au XVII e siècle, Madrid, Casa de Velázquez, 2007, p. 61-76. La Bidassoa à l’heure des mariages espagnols (1615 et 1660) 307 Favreau, Marc, « Deux couronnes en représentation : les mariages franco-espagnols de 1615 et 1659 », dans Charles Mazouer (dir.), Les Lieux du spectacle dans l’Europe du XVII e siècle, Tübingen, Gunter Narr, 2006, p. 281-306. Nordman, Daniel, « Les mots et les concepts », Frontières de France de l’espace au territoire : XVI e - XIX e siècle, Paris, Gallimard, 1998. Sermet, Jean, « Île des Faisans, île de la Conférence », Annales du midi : revue archéologique, historique et philologique de la France méridionale, 73 (55), 1961, p. 325-345 (URL : anami_0003-4398_1961_num_73_55_3947.pdf) Van Gennep, Arnold, Les Rites de passage, Paris, É. Nourry, 1909. La fête sans frontière ou l’« agréable communication » des divertissements européens dans la Gazette B ENOÎT B OLDUC N EW Y ORK U NIVERSITY Comme l’Histoire fait part aux Etrangers de nos magnificences, elle vous informe, aussi, avec le même soin, de celles qui se font chez eux : entretenant ainsi une agréable communication entre eux et nous, de leurs Divertissements, et des nôtres. (Extraordinaire n°10 de la Gazette, 24 janvier 1670) Cette remarque éditoriale, qui introduit la relation circonstanciée de réjouissances préparées à Turin pour le divertissement de la cour de Savoie, témoigne de l’ambition historiographique du périodique fondé par Théophraste Renaudot, ainsi que de l’étendue de son action. En évoquant des échanges harmonieux et une reconnaissance réciproque à l’échelle d’une Europe sans frontière, le rédacteur de la Gazette adopte ici un point de vue olympien du sommet duquel il prétend observer l’Histoire en action. Ce serait Elle qui parlerait à travers les dépêches envoyées des quatre coins de l’Europe que la Gazette met en circulation. Et pour Elle, les divertissements ne signifient qu’en tant qu’ils expriment la magnificence, vertu princière universellement reconnue. La mission que se propose ici Charles Robinet, qui est alors l’un des plus anciens et plus actifs rédacteurs de la Gazette, illustre un phénomène important qu’a identifié Stéphane Haffemayer : « grâce à la Gazette, l’information acquiert l’autonomie d’une sorte de supranationalité, qui semble transcender les frontières politiques ». De concert avec les gazettes étrangères, la Gazette participe, selon l’historien, d’une « République des nouvelles qui rattachent et identifient le lecteur à une même communauté culturelle grâce au partage des nouvelles 1 ». 1 Stéphane Haffemayer, L’Information dans la France du XVII e siècle : La Gazette de Renaudot de 1647 à 1663, Paris, Champion, 2002, p. 451. Benoît Bolduc 310 Au cours des décennies, les relations des fêtes des cours étrangères sont pourtant loin de faire l’objet d’un même « soin » de la part des rédacteurs successifs de la Gazette. Contrairement à d’autres recueils ou ouvrages périodiques de l’époque tels les Lettres en vers de Jean Loret et de Charles Robinet, ou le Mercure galant de Jean Donneau de Visé 2 , la Gazette mentionne les fêtes et divertissements de façon très irrégulière. Un très petit nombre de numéros extraordinaires leur sont consacrés et elles tiennent proportionnellement très peu de place dans les rubriques des numéros ordinaires. La nature des informations que la Gazette procure sur les fêtes et divertissements est aussi très variable : une rubrique peut en identifier les participants, s’attacher au déroulement général de l’évènement, en décrire le succès ou se focaliser au contraire sur les embarras, les intempéries, les désordres, voire les querelles auxquelles il donne lieu. Ces détails correspondent aux intérêts d’un lectorat qui appartient aux élites de la robe et des armes, comme l’a établi Gilles Feyel 3 . Le contenu des nouvelles révèle que ce lectorat s’intéresse à ce qui se passe dans le monde politique et diplomatique au-delà des frontières du royaume. Il est curieux des dernières nouvelles du front, des retournements d’alliance, des manifestations de la providence dans les affaires humaines et le monde naturel. La fête n’est pas tant pour lui un objet d’information qu’une unité de mesure révélatrice de la disposition et de la puissance d’un État, d’où l’importance accordée aux ordres tenus lors de processions, par exemple, ou à certains décors dans la mesure où l’allégorie sert à penser le politique. De plus - et c’est sur cet aspect que porteront les observations qui vont suivre - le traitement des fêtes étrangères dans les pages de la Gazette varie significativement dans le temps comme le révèle un dépouillement préliminaire des numéros des années 1635, 1660 et 1686. Un relevé des informations concernant les divertissements français et étrangers dans le contexte de l’entrée de la France dans la guerre de Trente Ans, la signature du traité des Pyrénées et la révocation de l’Édit de Nantes, suggère en effet que la mention ou la description des divertissements dans la Gazette est soumise à la « contingence politique et stratégique des nouvelles 4 » qu’a aussi identifiée S. Haffemayer, et qui distingue la France et ses alliés de leurs ennemis communs. 2 Pour une analyse comparative du traitement de la nouvelle dans la Gazette et le Mercure Galant, voir Christophe Schuwey, « Une entreprise historiographique », Un Entrepreneur des lettres au XVII e siècle. Donneau de Visé, de Molière au Mercure galant, Paris, Classiques Garnier, 2020, p. 377-418. 3 S. Haffemayer, op. cit., p. 285. 4 Ibid., p. 451. La fête sans frontière 311 Les numéros de l’année 1635 : la fête, baromètre de la cour et du royaume Les premiers numéros de l’année 1635 fournissent une information exceptionnellement détaillée sur les divertissements de Louis XIII et la politique de promotion du théâtre de son ministre, ainsi que sur les célébrations du carnaval dans le reste d’une Europe pourtant aux prises avec les affrontements militaires et diplomatiques de la guerre de Trente Ans. L’entrée de la France dans le conflit le 19 mai entraîne toutefois la disparition de toute mention à des fêtes dans la Gazette pour le reste de l’année. À quelques mois de ce geste politique décisif, Renaudot présente les divertissements de Louis XIII de manière à mettre en valeur les qualités morales et la force du souverain. En date du 6 janvier, par exemple, la Gazette rapporte au sujet des préparatifs du carnaval que sa Majesté veut qu’on [y] apporte de la modération, en retranchant les ecez ; comme elle a ci-devant fait le luxe des habits : les deux plus ruïneuses et inutiles despenses de son Estat. (Gazette n o 4, De Paris, le 6 janvier 1635, p. 16) Cette prudence et cette modération se traduisent aussi dans une politique de contrôle des divertissements de la capitale grâce à l’établissement de trois théâtres permanents. Les allusions aux divertissements de la cour de France suggèrent également que son roi règne fermement, paisiblement et en souplesse car en dépit des lourdes responsabilités de la couronne, il trouve le temps de se divertir : [L]es divertissemens ne retardent point ici les affaires : comme elles n’empeschent point aussi les recréations. (Gazette n o 12, De Paris, 27 Janvier 1635, p. 25). Ce qui n’est point le moins merveilleux, est, que toutes ces réjouissances ne font pas perdre à Sa Majesté un Conseil ni une occasion de veiller à la conservation de l’honneur de cette Couronne. (Extraordinaire n o 35 du 22 mars 1635, p. 144). Dequoi je vous ai bien aussi voulu faire part, afin de faire avoüer aux plus équitables que les galanteries des autres Cours n’ont rien à quoi les moindres divertissemens de la nostre ne facent honte : et que rien ne nous peut nuire en une si ferme santé et belle humeur de nostre Prince. (Extraordinaire n o 38 du 27 mars 1635, p. 156). La publication, sous la forme d’un numéro extraordinaire, d’une relation circonstanciée du ballet dansé au Louvre par Louis XIII et Anne d’Autriche les 18 et 20 février (n o 22, Balet du Roy : où la vielle Cour et les habitans des rives de la Seine viennent danser pour les triomphes de Sa majesté, 21 février Benoît Bolduc 312 1635) participe de cette politique de mise en valeur stratégique de la puissance du roi de France 5 . Connu sous le titre de Ballet des Triomphes que lui donne un livret publié chez Robert Sara, ce ballet burlesque est présenté par Renaudot comme « le plus excellent et magnifique des balets qui ayent paru en tout ce siecle, voire qu’il en trouve peu ez precédens qu’on lui puisse égaler » (p. 85). La relation de ce divertissement de carnaval informe l’Europe que la France est prête à faire la guerre en mettant en valeur l’autorité de Louis XIII qui « fait le Roy partout » (p. 85), et l’unité du royaume en suggérant une réconciliation entre Louis et son frère, héritier présomptif à la couronne 6 . Le long panégyrique qui ouvre la relation, la description de la salle et de l’assistance, le relevé des noms des membres de la cour et des professionnels qui dansent dans les trente-six entrées suivies d’un grand ballet, l’insistance sur la richesse et l’originalité des costumes et l’excellence de la danse et de la musique, « tout dans le ballet faisait éclater la magnificence du monarque 7 », comme le remarque Marie-Claude Canova- Green, effet qu’amplifie Renaudot dans sa relation en insistant sur le mérite d’un roi digne de recevoir la suprême récompense militaire du triomphe. Grâce au soutien de Louis XIII et de Richelieu, Renaudot parvient à intégrer à la Gazette une information que les libraires transmettaient jusqu’alors sous la forme d’occasionnels plus ou moins fidèles aux intentions des individus chargés de l’invention des fêtes. La relation de fête y gagne en véracité, mais aussi en efficacité puisque les extraordinaires circulent suivant les 5 Il s’agit du seul numéro extraordinaire que Renaudot consacre entièrement à une fête cette année-là (l’année 1635 contient 185 numéros, dont 81 extraordinaires). Quatre extraordinaires incluent de brèves relations de cérémonies et de divertissements ou français, ou au profit de la France : celui du 27 février (n o 25) contient une relation de l’entrée du marquis de Nérestang dans Casale ; celui du 22 mars (n o 35) une relation du Ballet de la Merlaison créé à Chantilly le 15 ; celui du 27 mars (n o 38), le récit d’une chasse à Chantilly et Senlis ; celui du 9 mai (n o 58) une relation des cérémonies célébrées à Rome le 17 avril pour l’élection du Cardinal de Lyon. 6 Rose Pruiksma a récemment proposé une excellente synthèse des enjeux politiques de ce ballet dans « Rethinking Burlesque Forms in Louis XIII Ballets: Dance, Music, and Politics in Burlesque Ballets, 1625-1635 », Études Épistémè, 39, 2021, n. p. ; voir également Marie-Claude Canova-Green et Claudine Nédelec, Ballets burlesques pour Louis XIII : Danse et jeux de transgression (1622-1638), Toulouse, Société de Littératures Classiques, 2012. 7 Marie-Claude Canova-Green, Ballets pour Louis XIII : Danse et politique à la cour de France (1610-1643), Toulouse, Société de Littératures Classiques, 2010, p. 256. La fête sans frontière 313 mêmes réseaux établis par Renaudot pour la diffusion des Gazettes et Nouvelles ordinaires 8 . Les divertissements des cours de Bruxelles, La Haye, Madrid et Vienne font l’objet, dans la Gazette, d’un traitement très différent en ce début d’année 1635. Le lecteur de la Gazette apprend, par exemple, que les divertissements des Pays-Bas espagnols ne se déroulent pas de façon harmonieuse. Le correspondant de Bruxelles rapporte, en effet, que lors du carnaval de 1635, le mauvais temps force les organisateurs à interrompre une course de bague à laquelle assiste Ferdinand d’Autriche. Ce divertissement est non seulement repoussé au jour suivant, il se déroule sans la participation de certains chevaliers qui refusent de se présenter « pour quelque mécontentement qu’ils avoient contre les juges, lesquels ils prétendent avoir, à leur préjudice, favorisé le Prince [de Carignan] lui adjugeant tous les prix » (Gazette n o 31, De Bruxelles, 3 mars 1635, p. 127). Le lecteur apprend aussi que les dépenses occasionnées par les divertissements princiers dans les Provinces-Unies affaiblissent le trésor, comme le rapporte le correspondant de La Haye le 6 janvier à l’occasion d’un festin préparé pour Ferdinand d’Autriche 9 . Elles déçoivent en Espagne, comme nous l’apprend le correspondant de Madrid qui explique qu’à défaut des joutes et des tournois attendus pour l’accueil de Marguerite de Savoie, nouvelle vice-reine du Portugal, on ne fit « que pousser simplement l[es] chevaux entre les barrières 10 ». Le contraste entre le traitement des divertissements des cours des Pays- Bas espagnols et ceux de la cour de France dans la Gazette atteint un sommet en février dans une dépêche du correspondant de Bruxelles qui décrit de manière exceptionnellement détaillée le désordre et la confusion qui régnèrent lors des courses de têtes et d’un bal donné chez le Duc de Lerne. Le lecteur peut y suivre tous les détails d’une querelle de préséance 8 G. Feyel, L’Annonce et la nouvelle : la presse d’information en France sous l’Ancien Régime (1630-1788), Oxford, Voltaire foundation, 2000, p. 147. 9 Nouvelles n o 3, De La Haye, 6 janvier 1635 : « Anvers est tout en rumeur du festin qu’il prépare aussi aux Roys [pour la fête de l’Épiphanie] pour le Cardinal Infant : auquel sont conviez tous les Gouverneurs, Colonels, Capitaines et Lieutenans du païs, que le Président Roze solicite d’une contribution de 300. mille florins à cette fin : mais ce païs-là se fait tirer l’oreille, sur la crainte que les Estats ne leur en demandent autant, quand il leur prendra aussi envie de festiner ». 10 Gazette n o 4, De Madrid, 15 décembre 1634 : « La Duchesse doüairire de Mantouë a esté ici visitée de tous les Ministres estrangers, de tous les Conseils en Corps, et de la pluspart des Grands de cette Cour. En la course des chevaux qui se fit à son occasion par les principaux Seigneurs ils parurent fort richement vestus, mais pour toutes jouste et tournois, qu’on attendoit, ils ne firent que pousser simplement leurs chevaux entre les barrieres ». Benoît Bolduc 314 entre la Duchesse d’Aerschot et la Princesse de Phalsbourg, ainsi qu’un différend entre les Comtes de Bucquoy et d’Iseghem « qui étaient prêts d’aller sur le pré pour un simple cela est et cela n’est pas » (Gazette n o 27, De Bruxelles, 24 février 1635, p. 111). La description des divertissements théâtraux est l’occasion pour Renaudot de suggérer d’autres contrastes. Alors qu’à Paris, le soir du 4 mars, il rapporte que « fut représentée devant la Reine, dans l’Arsenal, une comédie dont [il] ne sai[t] pas encore le nom : mais qui a mérité celui d’Excellente par la bonté de ses Acteurs, la majesté de ses vers, composez par cinq Fameux Poètes, et la merveille de son théâtre 11 », le correspondant de Vienne mentionne quinze jours plus tôt que l’Empereur ne daigne pas assister à une comédie que les filles de la reine de Hongrie avaient répétée pour lui 12 , et le correspondant de Naples rapporte le mois précédant qu’« [a]u retour des chasses de Caserte, notre Vice-Roi a fait jouer devant lui par des Comédiens Espagnols, la tragédie du Walstein ; non sans horreur de quelques assistants » (Gazette n o 31, De Naples, 3 février 1635, p. 125). Les numéros de l’année 1660 : une Europe en fête Le discours sur les fêtes européennes dans la Gazette adopte un ton plus uniforme au lendemain de la signature du traité des Pyrénées, les premiers mois de l’année 1660 étant marqués par les célébrations de paix et de l’alliance des couronnes de France et d’Espagne. L’Europe des numéros de la Gazette et des extraordinaires de 1660 retentit d’une seule voix, celle des Te Deum, et d’une commune liesse faite d’illuminations et de feux d’artifices, en un long crescendo qui prend naissance sur les bords de la Bidassoa et remonte vers le nord, gagnant au passage l’Angleterre qui assiste au rétablissement de sa monarchie, et l’est où la naissance de l’héritier du duc de Modène et le mariage de Ranuce Farnese et de Marguerite de Savoie sont le prétexte de réjouissances que les correspondants rapportent avec optimisme. L’entrée triomphale réservée à Louis XIV et à Marie-Thérèse à Paris le 26 août en est l’apogée. La voix de la Gazette, alors dirigée par Charles Robinet, 11 Gazette n o 31, De Paris, 10 mars 1635, p. 128. Si Renaudot eût été informé du titre de la pièce, nous pourrions peut-être aujourd’hui l’appeler autrement que la « Comédie des Cinq Auteurs ». 12 Nouvelles n o 36, De Vienne, 17 février 1635, p. 145 : « Les filles de la reine de Hongrie avoient aussi estudié une Comédie Espagnole, pour la representer devant l’Empereur : mais elles le trouvérent desja parti vers cette ville, apres que l’Assemblée lui eut accordé tout ce qu’il demandoit, sinon que les Estats ne veulent en aucune façon se mesler des troubles de l’Empire ». La fête sans frontière 315 a perdu la « prudente audace 13 » que Renaudot avait su maintenir jusqu’à la Fronde, et est désormais ouvertement mise au service de la célébration royale. Les fêtes et cérémonies célébrant la publication de la paix, le mariage de Louis XIV et de Marie Thérèse et le triomphe que leur réservent les Parisiens, font l’objet de six numéros extraordinaires, ce qui est considérable par rapport à l’année 1635, mais relativement modeste en comparaison des seize extraordinaires consacrés aux affaires d’outre-Manche qui paraissent durant la même période. Un banquet offert aux cardinaux et ambassadeurs par le Cardinal Barberini le 18 décembre 1659 fait l’objet du premier extraordinaire consacré aux célébrations de la paix (n o 6, Ce qui s’est passé à l’audience que le cardinal Antoine et l’Ambassadeur d’Espagne ont eüe de Sa Sainteté, sur le sujet de la Paix : avec le magnifique Régale fait par cette Eminence, pour le mesme sujet, 16 janvier 1660). La magnificence déployée par le cardinal y est minutieusement décrite, ainsi que certains détails traduisant la supériorité du roi de France. Le correspondant rapporte, par exemple, que « ce que l’Ambassadeur d’Espagne remarqua davantage », lors de sa visite du palais, « fut un grand Tableau du Roy, qui l’obligea, avec les autres Espagnols, à confesser, qu’il ne se pouvoit trouver un Prince de meilleure mine » (p. 41). Lors du banquet, l’ordre des hommages rendus aux acteurs de la paix exprime le rang avantageux du roi de France, invoqué tout de suite après Alexandre VII, et la contribution de Mazarin : « La premiére santé que l’on porta, fut celle du Pape, et ensüite, celle du Roy, de Sa Majesté Catholique, de la Reyne de France, de celle d’Espagne et de l’Infante, puis celle de son Eminence » (p. 42). À la suite de la publication de la paix, les célébrations se multiplient à Paris (n o 23, Publication de la paix : Le Te Deum chanté en l’Eglise Notre-Dame : et les Réjoüissances faites à Paris, sur le mesme sujet, 24 février 1660), et partout en Europe, mais les fêtes célébrées à Venise retiennent particulièrement l’attention du rédacteur de la Gazette. Après leur relation partielle qui paraît dans une des rubriques de janvier, Robinet ajoute qu’elles se firent « avec tant de magnificences et de differentes allaigresses, qu’elles méritent un Récit particulier » (Gazette n o 25, De Venise, 31 janvier 1660, p. 185). Il en propose donc une relation plus circonstanciée dans l’extraordinaire du 4 mars (n o 26, Contenant Les Réjoüissances faites à Venise, sur le sujet de la Paix, par la République et l’Archévesque d’Ambrun, Ambassadeur Extraordinaire de France : Et les cérémonies de la Translastion des Religues de Sainte Magdelaire, à Saint Maximin). La description de ces fêtes est l’occasion pour Robinet de rappeler que le traité des Pyrénées est 13 S. Haffemayer, op. cit., p. 464. Benoît Bolduc 316 un sujet de joye pour toute la Chrestienté, qui espére que de particuliére elle deviendra universelle, et fera le bien commun de tous les Peuples. Mais, comme la République de Venise attendoit cette réünion des deux Couronnes, avec plus d’impatience que tous les autres qui s’y trouvoyent interessez, pour les secours qu’elle en pouvoit prétendre contre les Ennemis du Christianisme, le Collége n’eut pas plustost receu une si bonne nouvelle, qu’il en tesmoigna sa joye, ainsi que vous avez sceu, par des Actions de graces solennelles : qui furent suivies des réjoüissances que vous allez apprendre. (p. 193). Offertes par la République et l’Archevêque d’Embrun, ambassadeur extraordinaire de France, ces fêtes sont exemplaires car elles marquent, plus que les autres, l’horizon non seulement européen, mais universel de la paix franco-espagnole, telle que la représente la Gazette. Dans ce contexte, les divertissements célébrés dans les cours étrangères tendent à être présentés dans les rubriques sous un meilleur jour. Naples est désormais le théâtre de fêtes magnifiques : Pour continüer les réjouïssances de la Paix et de l’Alliance des Couronnes de France et d’Espagne, nostre Viceroy a, cette semaine, festiné toutes les Dames et principaux Seigneurs de cette Cour : et à l’issuë de ce Régale, la Compagnie fut agréablement divertie par une Mascarade des plus galantes, de cent Cavaliers, superbement vestus, et de différantes façons, qui avoyent en teste, le Prince de Monté-Miléto, Chevalier de la Toison, et passérent presque toute la nuit, dans le Palais : au-devant duquel, on mit le feu à trois grandes Machines, qui ne donnérent pas moins de divertissement. (Gazette n o 8, De Naples, 13 décembre 1659, p. 53). Les quelques allusions à des désordres causés par des domestiques à La Haye lors de l’entrée des ambassadeurs de France et du Danemark (Gazette n o 14, De la Haye, 21 Janvier 1660, p. 106), ou l’effondrement d’un échafaud lors de réjouissances données à Vienne le 4 janvier, incident qui fit plusieurs blessés (Nouvelles n o 16, De Vienne, le 10 Janvier, 1660, p. 121), sont cette année-là l’exception plutôt que la règle. Les numéros de l’année 1686 : la fête sous le signe de l’intolérance La majorité des nouvelles de l’année 1686 porte sur la Cinquième guerre austro-turque (1683-1699) que rejoint alors la Russie et dont la Hongrie est l’un des principaux théâtres. La prise de Buda par le duc de Lorraine le 2 septembre est l’un de ses épisodes les plus célébrés (n o 43, Relation de la prise de Bude : avec la süite des dernieres actions du siége, 26 septembre 1686, p. 517-528). La France, qui refuse de se joindre à la Sainte Ligue, poursuit sa politique d’annexion des territoires qu’elle a conquis de 1679 à 1684. Les La fête sans frontière 317 fêtes mentionnées ou décrites cette année-là dans la Gazette célèbrent surtout, en plus des victoires contre les armées du Grand Seigneur, les prétendus succès et heureuses conséquences de la révocation de l’Édit de Nantes. Alors que se déroule dans le royaume une véritable tragédie - « Toute la France était remplie d’horreur et de confusion, et jamais tant de triomphes et de joie, jamais tant de profusion de louanges 14 » -, dès le début de l’année 1686 à en croire les informations transmises par la Gazette, [c]eux qui faisoient profession de la Religion Prétendüe Réformée se réünissent tous les jours à l’Eglise Catholique : et il en reste tres peu en cette ville qui ne soient convertis, ou qui n’ayent signé un acte par lequel ils promettent de se faire instrüire. Les conversions continüent aussi avec le mesme succez, dans toutes les Provinces du Royaume. (Gazette n o 6, De Paris, 9 février 1686, p. 72). Les divertissements du carnaval sont à peine mentionnés cette année-là : un bal à Turin, un bal et un opéra à Pise, des comédies à Madrid et des mascarades à Naples 15 . La Gazette ne rapporte aucun détail des comédies et des opéras habituellement représentés à l’occasion d’une fête d’anniversaire ou celle d’un saint éponyme dans les cours de Vienne, Madrid, Lisbonne ou Naples. Les correspondants se contentent de relever au passage que le roi de France, le Grand Duc de Toscane, et les rois du Portugal, d’Espagne et d’Angleterre, prennent le divertissement de la chasse 16 . Seuls deux carrousels donnés à Versailles (les 28 et 29 mai) et à Florence (le 7 juillet), sur lesquels je reviendrai, ainsi que la fête donnée à Saint-Cloud pour le rétablissement du roi le 26 novembre, font l’objet de relations un peu plus détaillées dans les rubriques ordinaires 17 . 14 Saint-Simon, Mémoires, tome 28, Paris, Hachette, « Les Grands écrivains de la France », 1916, p. 230. 15 De Turin, le 6 février 1686, p. 96 ; De Pise, le 9 février 1686, p. 105 ; De Madrid, le 28 février 1686, p. 138 ; De Naples, le 16 février 1686, p. 139. 16 De Madrid, le 21 décembre, 1685, p. 17 ; De Pise, le 12 janvier 1686, p. 57 ; De Lisbonne, le 1 er janvier 1686, p. 66 ; De Madrid, le 28 février 1686, p. 138 ; De Versailles, le 19 avril 1686, p. 191 ; De Madrid, le 25 avril 1686, p. 234 ; De Londres, le 20 mai 1686, p. 251 ; De Lisbonne, le 22 avril 1686, p. 257 ; De Versailles, le 20 septembre 1686, p. 516 ; De Florence, le 29 novembre 1686, p. 733 ; De Florence, le 29 novembre 1686, p. 782. 17 L’année 1686 contient cinquante-huit numéros dont huit extraordinaires. Trois de ces numéros extraordinaires relatent des fêtes ou des cérémonies : celui du 12 juin (n o 22) relate les réjouissances faites à Rome pour célébrer le retour de tous les sujets du royaume de France à la foi catholique ; celui du 7 juin (n o 24), la réception de nouveaux Chevaliers de l’Ordre du Saint-Esprit ; celui du 9 juillet (n o 28), l’entrée de l’ambassadeur de France à Constantinople et à Andrinopole. Sur Benoît Bolduc 318 Les cérémonies particulières - surtout religieuses -, entrées et processions, se déroulent de manière « accoutumée » ou « ordinaire » - ces épithètes suggérant la stabilité et la concordance des traditions au sein d’une Europe catholique dont le centre est plus que jamais la France, alors que la piété qui caractérise ce moment du règne de Louis XIV contamine l’ensemble des nouvelles. La relation des rites de la fête de la Purification célébrée le 2 février est caractéristique à cet égard. À Versailles, le Roy accompagné de Monseigneur le Dauphin et de Monsieur, et précédé des Chevaliers et Officiers de ses Ordres, assista dans la Chapelle du Château à la bénédiction des cierges, et à la procession qui se fit dans la Cour. (Gazette n o 6, De Versailles, 8 février 1686, p. 72). Au-delà des frontières, les participants diffèrent, mais les actions sont rigoureusement les mêmes. À Vienne, « l’Empereur et l’Impératrice, accompagnez des Ambassadeurs et des autres Ministres estrangers allérent en l’Eglise des Augustins Deschaussez : et ils y assistérent à la bénédiction des cierges et à la Messe solennelle célébrée par le Cardinal Bonvisi Nonce du Pape » (Gazette n o 8, De Vienne, 4 février 1686, p. 86) ; à Turin, « le Duc de Savoye tint Chapelle dans la grande Eglise : où se trouvérent Madame la Duchesse Royale, Madame Royale, le Nonce du Pape et l’Ambassadeur de France » (Gazette n o 8, De Turin, 6 février 1686, p. 93). Les fêtes pour lesquelles la Gazette propose le plus de détails (trois rubriques et un numéro extraordinaire) sont celles qui célèbrent à Rome « la réunion des Protestants de France à l’Eglise Catholique » (Gazette n o 21, De Rome, 30 avril 1686, p. 245). Dans une première dépêche qui rapporte la tenue d’une chapelle pontificale au Vatican le 28 avril, la description des illuminations préparées dans la capitale de l’Europe catholique suggère un véritable embrasement dont la basilique Saint-Pierre est le foyer : Le soir, il y eut des illuminations par toute la ville. La façade et la coupole de l’Eglise de S. Pierre, estoient éclairez d’un nombre infini de flambeaux de cire et de toutes sortes de lumieres, ainsi que le Capitole, le Palais de Montécavallo et les clochers les plus élevez. Le Palais de la Reine Christine de Süéde, le Palais Farnese où loge le Duc d’Estrées Ambassadeur de France, ceux des Cardinaux Pio, Chigi, Altiéri, Barberini, Rospigliosi, Norfolk, Maldalchini et Pamphilio, du Duc de Bracciano et du Duc Lanti estoient éclairez de toutes parts, de mesme que ceux de plusieurs Prélats particuliers, de Seigneurs et de François, ou affectionnez à la France. Les le déclin de la Gazette après la guerre de Hollande, voir S. Haffemayer, « La Gazette en 1683-1685-1689 : analyse d’un système d’information », Le Temps des médias, 20, printemps-été 2013, p. 32-46 (p. 35). La fête sans frontière 319 Résidents de Savoye, de Toscane et de Modéne firent paraillement des feux. (id., p. 246) De longs développements sont consacrés aux cérémonies et fêtes données à l’église Saint-Louis-des-Français et au palais Farnèse par l’ambassadeur de France le 1 er mai (Gazette, n o 20, De Rome, 7 mai 1686), ainsi que par son frère, le Cardinal d’Estrées. Le 12 mai, lendemain de la nomination de ce dernier à la Trinité-des-Monts, l’église est transformée en un monument à la gloire de la France et de la foi catholique, dominé par la figure attendue d’Hercule foulant l’hydre : La façade qui est fort élevée, estoit ornée de tableaux qui représentoient la destruction de l’Hérésie, et la réünion des hérétiques à l’Eglise, avec de grands médaillons de Clovis, de Charlemagne, de Philippe Auguste et de S. Loüis, qui représentoient aussi les principales actions de ces Princes pour l’extirpation de l’Idolatrie et du Judaïsme, et le dernier combattant contre les Sarrasins. Les bases et les chapiteaux des colonnes estoient dorez. Au dessus de la façade, il y avoit un grand palmier doré, élevé plus haut que les deux clochers, sur un pied d’estal couvert de trophées, où estoit assise une figure représentant la Religion, qui tenoit deux couronnes, dont elle couronnoit un Hercule Gaulois et la France : ayant à ses pieds, une Hydre accablée sous des rüines, et dont toutes les testes estoient coupées. (Gazette n o 21, De Rome, 14 mai 1686, p. 270). Ces informations sont reprises et amplifiées par le rédacteur de la Gazette dans le numéro extraordinaire qui paraît le 12 juin (n o 22, Relation des réjouissances que le Duc d’Estrées Ambassadeur de France à Rome, et le Cardinal d’Estrées ont fait faire à cause de la réunion des sujets du Roy de la Religion Prétendue Reformée à l’Eglise Catholique). Grâce à la communication de mémoires plus précis sur les détails de la fête, le rédacteur de la Gazette est alors en mesure d’en expliquer toutes les figures et d’en reproduire toutes les devises. Les quelques lignes que consacre la Gazette à deux divertissements pourtant très élaborés - le Carrousel de Monseigneur le Dauphin donné à Versailles les 28 et 29 mai, et Le Prove della Sapienza e del Valore, fête équestre donnée à Florence le 7 juillet - traduisent un recul d’intérêt significatif pour de telles manifestations de magnificence. Contrairement aux grands spectacles versaillais du début du règne, dont Les Plaisirs de l’Île enchantée auquel Robinet avait consacré un extraordinaire (n°60, 28 mai 1664, p. 481-496), la Gazette n’accorde plus ce traitement particulier aux divertissements de la cour 18 . 18 La fête de Versailles, connue également sous le titre de Carrousel des Galantes Amazones des Quatre Parties du Monde, consistait en une comparse de cavaliers et Benoît Bolduc 320 Étonnamment, la relation de la fête de Florence est un peu plus détaillée que celle de Versailles, ce qui peut être la simple conséquence d’un plus grand espace disponible dans le vingtième numéro que dans le trentequatrième ; mais elle est aussi plus vivante, qualité qui dépend de l’intérêt et du talent particulier du correspondant florentin. La fête du 7 juillet est aussi un véritable carrousel dont la comparse 19 accueille un char portant Mars et Pallas, des courses de têtes, des combats au pistolet et un ballet équestre où « le prince de Toscane fit particulièrement admirer son adresse » (p. 416). La communication de ce détail est flatteuse, surtout si l’on considère que le Dauphin ne mérite pas un tel éloge dans la relation du carrousel de Versailles, mais elle ne semble plus guère avoir d’importance dans la Gazette car l’expression de la puissance et de la supériorité du roi de France s’exprime ailleurs que dans la relation de fête. La conversation des divertissements européens dans les numéros de la Gazette, quelque agréable qu’elle puisse avoir paru à l’un de ses rédacteurs ou à ses premiers lecteurs, est loin de constituer une chronique suivie, voire une histoire des pratiques festives. Ce début d’enquête suggère en effet que la fête ne vaut pas tant pour elle-même que pour ce qu’elle peut dire de l’actualité. Bien qu’il soit impossible de mesurer l’amplitude des changements éditoriaux apportés aux dépêches par les rédacteurs successifs de la Gazette, et que le traitement de la relation de fête, tout comme les autres nouvelles, dépend de facteurs aussi aléatoires que la quantité de signes disponibles dans un numéro donné, il apparaît que la mention et la relation des fêtes européennes dans les rubriques et les numéros extraordinaires de la Gazette sont conditionnées par l’attention que porte la cour de France à ses propres divertissements. Très présentes dans les pages de la Gazette au début de l’année 1635, à un moment où les arts du ballet de cour et du théâtre servent à construire l’image d’un Louis XIII triomphant, les fêtes célébrées de cavalières, suivie de courses de têtes et de bagues. Voir le livre-programme : Carrousel de Monseigneur le Dauphin. Fait à Versailes le [28-29] de May, Paris, Veuve Blageart, 1686. Le Carrousel des Galants Maures donné l’année précédente fait aussi l’objet d’une simple mention dans une rubrique de la Gazette (n o 29, De Versailles, 8 juin 1685, p. 343-344). Sur ces deux fêtes, voir S. Castelluccio, Les Carrousels en France du XVI e au XVIII e siècle, Paris, L’Insulaire, 2002 ; et P. Choné et J. de La Gorce (dir.), Fastes de cour au XVII e siècle : costumes de Bellange et de Berain, catalogue d’exposition, Chantilly, Musée Condé, 2015. 19 « C’est dans les Carrousels la même chose que l’Entrée aux Ballets, et la Scène aux Comédies, c’est-à-dire, l’entrée de la Quadrille dans la carrière, dont elle fait le tour pour se faire voir aux spectateurs » (Furetière). La fête sans frontière 321 en territoire ennemi intéressent d’autant plus qu’elles sont moins ordonnées ou moins réussies que celles de la cour de France. L’espoir d’une paix franco-espagnole durable après la signature du traité des Pyrénées transforme la représentation des fêtes européennes en autant de célébrations de l’action providentielle du roi de France. Au lendemain de la révocation de l’Édit de Nantes, les rares mentions de divertissements autres que les célébrations qui en propagent les prétendus succès, donnent la fausse impression que l’Europe a cessé de se divertir parce que Louis XIV a déjà perdu le goût de la fête. Bibliographie Sources Carrousel de Monseigneur le Dauphin. Fait à Versailes le [28-29] de May, Paris, Veuve Blageart, 1686. Renaudot, Théophraste [et successeurs], Gazette. Saint-Simon, Louis de Rouvroy, duc de, Mémoires, t. 28, Paris, Hachette, « Les Grands écrivains de la France », 1916. Études Canova-Green, Marie-Claude, Ballets pour Louis XIII : Danse et politique à la cour de France (1610-1643), Toulouse, Société de Littératures Classique, 2010. Canova-Green, Marie-Claude et Claudine Nédelec, Ballets burlesques pour Louis XIII : Danse et jeux de transgression (1622-1638), Toulouse, Société de Littératures Classiques, 2012. Castelluccio, S., Les Carrousels en France du XVI e au XVIII e siècle, Paris, L’Insulaire, 2002. Choné, Paulette et Jérôme de La Gorce (dir.), Fastes de cour au XVII e siècle : costumes de Bellange et de Berain, catalogue d’exposition, Chantilly, Musée Condé, 2015. Feyel, Gilles, L’Annonce et la nouvelle : la presse d’information en France sous l’Ancien Régime (1630-1788), Oxford, Voltaire foundation, 2000. Haffemayer, Stéphane, L’Information dans la France du XVII e siècle : La Gazette de Renaudot de 1647 à 1663, Paris, Champion, 2002. Haffemayer, Stéphane, « La Gazette en 1683-1685-1689 : analyse d’un système d’information », Le Temps des médias, 20, printemps-été 2013, p. 32-46. Pruiksma, Rose, « Rethinking Burlesque Forms in Louis XIII Ballets: Dance, Music, and Politics in Burlesque Ballets, 1625-1635 », Études Épistémè, 39, 2021, n. p. Schuwey, Christophe, Un Entrepreneur des lettres au XVII e siècle. Donneau de Visé, de Molière au Mercure galant, Paris, Classiques Garnier, 2020. La frontière et sa traversée dans les tragicomédies de Georges de Scudéry P IERRE -L OUIS R OSENFELD IRET, U NIVERSITÉ S ORBONNE N OUVELLE - P ARIS III Georges de Scudéry 1 a écrit douze tragi-comédies 2 et défendu ce genre hybride qui connut une ascension fulgurante durant les années 1630-1640. Mais, lors de la Querelle du Cid, il se rangea non sans paradoxe du côté des partisans des règles. Et ces règles s’imposèrent en même temps qu’elles amenèrent au déclin, puis à la disparition de la tragi-comédie au profit de la tragédie. Scudéry a donc écrit son œuvre dramatique à la frontière de deux époques, de deux conceptions de la poétique théâtrale. La frontière, les règles dramaturgiques, ce n’est pas seulement un rêve d’ordre et d’affirmation du pouvoir, c’est parfois aussi une contrainte, voire une forme, capable de stimuler la création. L’exploration du thème de la frontière à travers les tragi-comédies de Scudéry s’appuiera entre autres sur plusieurs frontispices, extraits des éditions de ses pièces. À cet égard, indiquons la double définition que donne Furetière du mot « frontispice », mot qui dans son Dictionnaire suit immédiatement celui de « frontière 3 » et, comme on le verra, lui fait écho. Le premier sens concerne l’architecture et sa dimension spectatoriale : « La face 1 En dehors de son œuvre dramatique, à laquelle il faut ajouter deux tragédies et deux comédies dont l’une d’elles insérant une pastorale, Georges de Scudéry a écrit principalement des ouvrages théoriques sur le théâtre, des poèmes et un ouvrage sur la peinture ; les romans qu’il signa sont de sa sœur Madeleine. 2 Voici la liste des tragi-comédies de Georges de Scudéry, assorties de leur date d’édition : Ligdamon et Lidias ou La Ressemblance (1631), Le Trompeur puni ou L’Histoire septentrionale (1633), Le Vassal généreux (1636), Orante (1636), Le Prince déguisé (1636), L’Amant libéral (1638), L’Amour tyrannique (1639), Eudoxe (1641), Andromire (1641), Ibrahim ou L’Illustre Bassa (1643), Axiane (1644), Arminius ou Les Frères ennemis (1644). 3 Furetière (Antoine), Dictionnaire universel, La Haye et Rotterdam, Arnout et Reinier Leers, 1690. Pierre-Louis Rosenfeld 324 et principale entrée d’un grand bâtiment qui se présente de front aux yeux des spectateurs ». Le second sens, qui nous importe ici, se rapporte à l’édition, pour souligner que l’ouverture d’un texte peut associer à son titre une image : « on dit aussi, le frontispice d’un livre, de la première page où est le titre gravé dans quelque image qui représente le frontispice d’un bâtiment 4 ». Si le thème de la frontière comprend chez Scudéry une dimension géopolitique teintée d’exotisme, son théâtre s’empare de ce thème bien au-delà des mots, par les images et la tension dramatique que le texte porte sur scène. Mais, plus encore, cette mise en scène de la frontière aborde la dimension psychologique et philosophique du rapport à l’autre. La frontière, enjeu géopolitique dans le siècle et sur scène, mais encore invitation au voyage La frontière est d’abord un trait de la biographie de Georges de Scudéry (1601-1667). Sa carrière et sa curiosité de collectionneur le désignent comme un voyageur 5 . Il a vécu en différents lieux en France et hors de France (Normandie, Turin, Rome, Paris, Marseille, Valence) pour des raisons familiales, militaires et professionnelles. D’ascendance noble, il a exercé le métier de soldat dans un régiment d’élite, participant notamment à la guerre de Succession de Mantoue (1628-1631). Il s’est interrogé sur ses origines, peut-être siciliennes, et a mené des recherches pour établir l’arbre généalogique de sa famille. Il connaissait l’italien et l’espagnol et s’intéressait à la peinture aussi bien française qu’italienne, hollandaise ou allemande. Un dernier aspect de sa biographie est à noter : en même temps que 4 En soulignant l’importance de cet élément d’un livre, Louis Marin rappelle le lien qu’entretient le frontispice avec la rhétorique et l’architecture : « [C’est] une espèce de préface en image […]. C’est, en l’occurrence, la face principale et frontale d’un volume, celle qui l’illustre. […]. Il s’agit de la mise en représentation de la narration ». Un frontispice a donc deux fonctions : cette porte liminaire conduit à la lecture du livre et oriente le lecteur dans sa compréhension. D’où la nécessité, comme nous y invite Louis Marin, de nous « interroger sur les valeurs indicielles, iconiques et symboliques de cette mise en représentation de la limite ». (Louis Marin, « Préface-Image. Le frontispice des contes-de-Perrault », dans « Charles Perrault », Europe, n° 739-740, 1990, p. 114-115). 5 Les divers éléments de la biographie de Scudéry présentés dans ce paragraphe sont tirés des ouvrages suivants : Théophile Gautier, Les Grotesques, Paris, Michel Lévy frères, 1853 ; Charles Clerc, Un matamore des Lettres. La vie tragi-comique de Georges de Scudéry, Paris, Éditions Spes, 1929 ; Éveline Dutertre, Scudéry dramaturge, Genève, Librairie Droz, 1988. La frontière et sa traversée dans les tragi-comédies de Georges de Scudéry 325 capitaine des ports du Havre, son père était pirate et a écumé les côtes brésiliennes. Georges de Scudéry a d’ailleurs consacré une tragi-comédie, Axiane, au thème de la piraterie 6 , activité extraterritoriale, défi lancé aux États et négation de toute juridiction liée à un espace, en somme l’abolition de toute frontière protectrice. Georges de Scudéry aborde la frontière dans sa dimension géographique et politique, en sensibilisant le spectateur à des enjeux de territoire et de pouvoir, en étudiant aussi dans deux tragi-comédies (L’Amant libéral et Ibrahim ou l’illustre Bassa 7 ) les conséquences sociales de l’émigration pour l’étranger (droit au mariage, choix de sa religion, accoutumance à des mœurs différentes, liberté de circulation). Une frontière n’ayant rien de naturel, c’est toujours le résultat d’une politique, le jeu d’institutions et de pouvoirs qui non seulement construisent un espace, mais encore, selon la définition de Furetière, possèdent une traduction visuelle ainsi qu’un potentiel dramatique : « Frontière : L’extrémité d’un Royaume, d’une province, que les ennemis trouvent de front quand ils veulent y entrer ». La frontière est un thème récurrent des tragi-comédies de G. de Scudéry et, par son potentiel dramatique, fait écho à l’actualité, notamment les politiques étrangère et intérieure de Louis XIII et Richelieu, à savoir « rompre l’encerclement que les possessions de la Maison d’Autriche établissent sur les frontières terrestres de la France 8 », diluer progressivement les frontières internes moyennant un processus de centralisation. L’action des tragi-comédies de Scudéry se déroule à des époques différentes (Antiquité, Moyen Âge, époque moderne) et dans des provinces aux caractéristiques physiques et sociales diverses (Paris, Bretagne, Champagne, peuple franc, peuple gaulois, etc.) ainsi que dans des pays situés au nord (Angleterre, Danemark, Allemagne) ou au sud (Sicile, Italie, Chypre, Turquie) de la France. 6 Dans Axiane, tragi-comédie en prose à la différence des autres tragi-comédies de Scudéry, l’action se passe dans l’île de Lemnos, au milieu de la mer Égée, au XVI e siècle. La pièce raconte les péripéties amoureuses de deux jeunes personnes d’origine princière, dont les familles sont en conflit. 7 L’Amant libéral, tragi-comédie en vers inspirée d’une nouvelle éponyme de Miguel de Cervantes, se passe au XVI e siècle dans l’île de Chypre, récemment conquise par les Turcs. Cette pièce raconte les aventures d’un gentilhomme sicilien venu libérer la femme qu’il aime, réduite en esclavage après avoir été enlevée par des pirates. L’intrigue d’Ibrahim, tragi-comédie en vers, se déroule dans le palais du sultan à Constantinople au XVI e siècle et a pour sujet les rivalités amoureuses entre le sultan Soliman et son grand vizir Ibrahim, esclave chrétien qui a été affranchi. 8 Michel Carmona, La France de Richelieu, Paris, Éditions Fayard, 1998, chap. V, p. 1, « Les fondements de l’hégémonie ». Pierre-Louis Rosenfeld 326 Tout en se matérialisant dans des lieux variés, le thème de la frontière dans les tragi-comédies de Scudéry est nourri aussi par une diversité d’intrigues. Dans Le Trompeur Puni ou l’histoire septentrionale, Arsidor, gentilhomme de la cour d’Angleterre et héros de la pièce, doit fuir son pays pour échapper à la justice après le meurtre de son rival. Mais, en se réfugiant au Danemark, il va devoir affronter un autre rival, Alcandre. En effet, par suite d’un traité entre les deux pays, ce gentilhomme danois a été promis à Nérée, la femme qu’Arsidor aime. La frontière est donc faussement protectrice. Sa ligne passée, c’est la même situation que le héros retrouve : devoir affirmer son intention de s’unir à Nérée face à un rival. Il faudra l’intercession de l’héroïne elle-même pour que les masques tombent, les considérations diplomatiques cèdent à l’amour et la violence s’apaise. Dans Orante, les deux amants Isimandre et Orante doivent déjouer les obstacles tendus par leurs familles, opposées par une haine ancestrale, pour empêcher qu’ils se marient. Cette dissension familiale s’inscrit dans une géographie particulière, puisqu’un clan gouverne Naples et l’autre Pise. Dans Le Prince déguisé, un prince napolitain aime une princesse sicilienne ; ni la diplomatie, ni la guerre n’ont permis leur union. C’est en se rendant sur place, en s’y déplaçant incognito, en affrontant la prison et un duel judiciaire que le héros trouvera une issue favorable : il lui faut à la fois subvertir la frontière et s’engager personnellement dans l’exploration d’un territoire étranger, qui affiche ses propres rituels et ses propres lois. À ces territoires en opposition, sinon en guerre, qui peuvent sur le plan individuel représenter selon le cas un abri ou une menace, correspondent toujours une aventure sentimentale, tantôt des rivalités amoureuses farouches (Le Trompeur puni, L’Amant libéral ou Ibrahim), tantôt des querelles familiales (Orante, Arminius), mais le plus souvent des questions politiques diverses que soupèsent les dirigeants, qu’ils soient monarques, gouverneurs ou généraux : enjeu de conquête ou de souveraineté (Ligdamon et Lidias, Andromire, Eudoxe), impérialisme d’un état colonisateur semant la division parmi les peuples sous son joug (Arminius), révolte populaire contre la tyrannie (Le Vassal généreux), négociations diplomatiques (Le Trompeur Puni et Le Prince déguisé), diversité culturelle et religieuse (L’Amant libéral et Ibrahim). Deux exemples illustreront deux aspects du thème de la frontière : l’un concernant la traversée de la frontière entre deux pays en guerre par deux personnages qui se ressemblent et sont pris l’un pour l’autre, le second montrant comment la ligne de front sur un champ de bataille dessine la frontière. Dans la tragi-comédie Ligdamon et Lidias ou la Ressemblance, inspirée de plusieurs épisodes de L’Astrée d’Honoré d’Urfé, les deux héros, tous deux amoureux, doivent quitter leur terre d’origine, Ligdamon pour surmonter La frontière et sa traversée dans les tragi-comédies de Georges de Scudéry 327 son dépit à l’égard de l’« ingrate » Sylvie 9 en s’engageant comme soldat, Lidias pour échapper à la justice après avoir tué son rival qui voulait épouser Amerine, sa promise. Mais c’est une aventure risquée, d’une part parce que les contrées qu’ils traversent sont le théâtre d’une guerre, d’autre part parce qu’ils sont les sosies l’un de l’autre et doivent assumer leurs faits et gestes réciproques sans y rien comprendre. Si la frontière est protectrice pour Lidias, elle est doublement dangereuse pour Ligdamon : ce dernier est fait prisonnier comme ennemi et qui plus est doit endosser un crime qu’il n’a pas commis. Perte des repères donc quand on se trouve du mauvais côté de la frontière, au surplus aggravée par le fait qu’à cette géographie politique au tracé brouillé par la guerre se superpose une géographie amoureuse sous tension, où la carte de Tendre est, pourrait-on dire, chamboulée. En effet, Sylvie croise Lidias, le prend pour Ligdamon qu’elle aime d’autant plus passionnément depuis son absence et, trompée par la ressemblance, lui déclare son amour. Par ailleurs, de l’autre côté de la frontière, à Rothomage, Ligdamon vient d’être fait prisonnier par les Neustriens ; le prenant pour Lidias, on l’accuse de trahison et de meurtre, il est donc condamné à mort. Mais Amerine, la seconde héroïne de la tragi-comédie, ne peut accepter que celui qu’elle prend pour Lidias meure, elle plaide donc sa cause. À condition qu’il épouse Amerine et sorte vainqueur d’un combat avec trois lions, Ligdamon, alias Lidias, aura la vie sauve. La réalité est donc changeante selon l’endroit où l’on se situe, l’ordre régulateur des sociétés humaines variant en effet dans l’espace, constat que Pascal formulera quelques années plus tard dans sa phrase célèbre : « Vérité au-deçà des Pyrénées, erreur au-delà 10 ». Mais derrière le même, derrière des formes identiques et substituables, peuvent aussi se cacher des différences que le désir n’entrevoit pas. À la frontière des corps, s’ajoute une frontière des âmes, où le principe d’identité n’est plus d’usage, où l’apparence est trompeuse, et la logique amoureuse s’avère bouleversée quand elle se fonde sur la seule physionomie et la beauté attirante. La frontière ne s’éprouve qu’en la franchissant. C’est ce qui fait obstacle qui initie, qui constitue. Sans avoir été éconduit dans un premier temps, sans avoir été un soldat remarqué pour son courage, puis fait prisonnier, sans avoir combattu des lions, que serait Ligdamon ? L’amour est un processus transformateur, un voyage au cours duquel se dressent des frontières et s’enchaînent infortunes ou occasions à leur 9 Georges de Scudéry, Ligdamon et Lidias ou la Ressemblance, Paris, François Targa, 1631. Le qualificatif « ingrate » est prononcé à deux reprises par Ligdamon : « Et l’ingrate Sylvie en devient toujours pire » (I, 1, v. 18) et « Ton poignard soit plus doux que l’ingrate que j’aime » (II, 1, v. 551). 10 Pascal, Pensées, Papiers classés, III. Misère (fgt 60 Laf.). Pierre-Louis Rosenfeld 328 passage. C’est dans le même esprit que Madeleine de Scudéry, la sœur de Georges, évoquera le cheminement de l’amour sous forme d’une topographie. Dans la « Carte de Tendre 11 », des frontières naturelles figurées par des fleuves « Tendre », « Reconnaissance » et « Estime », un lac « Indifférence » et une mer qualifiée de « Dangereuse », séparent des territoires dont le plus éloigné et le plus inaccessible se nomme « Terres Inconnues ». Dans la tragi-comédie Andromire, le roi des Numides, Jugurthe, désire étendre son royaume et forcer la reine de Sicile, Andromire, à l’épouser. Il n’écoute pas les conseils de négociation que son entourage lui donne et se concentre sur cette frontière qu’il voudrait faire sauter par l’avancée de ses fantassins. L’on nous menace fort du côté d’Italie : Mais malgré ce secours, dont je suis averti, Je tiens que la victoire est de notre parti. L’assiette de mon camp est fort avantageuse, La rivière en rendrait l’attaque dangereuse, Et ce poste élevé que nous faisons garder Ne lui permettra rien que de nous regarder. Notre seconde ligne est déjà commencée ; Et nous avons posé notre garde avancée : Nos redoutes, nos forts, et nos retranchements, Par la cavalerie, et par nos régiments, Sont si bien défendus, qu’on ne les peut abattre, Et si l’ennemi vient, c’est pour se faire battre : Ce glorieux espoir ne me trompera pas 12 . Le spectacle de la frontière, ressort dramaturgique et dispositif scénographique Comme on s’en aperçoit dans l’extrait précédent, où la visualisation du champ de bataille par le roi Jugurthe donne à voir au spectateur la ligne de front qui sépare les deux camps, le thème de la frontière se trouve amplifié par la dramaturgie et la scénographie. Dans les tragi-comédies de Scudéry, l’action est étendue jusqu’à d’autres territoires grâce à de multiples ressorts, soit en raison d’un engagement militaire, soit pour fuir la justice ou la cale d’un navire où l’on est retenu captif par des pirates, soit encore pour affronter l’ennemi, échapper à un 11 Madeleine de Scudéry, Clélie, histoire romaine, Paris, Augustin Courbé, 1660, 1 ère partie, p. 394 sq. 12 Georges de Scudéry, Andromire, Paris, Antoine de Sommaville, 1641, II, 5. La frontière et sa traversée dans les tragi-comédies de Georges de Scudéry 329 mariage forcé ou à l’esclavage. L’obstacle mène à la fuite, mais aussi oblige au déguisement. Dans un territoire étranger, surtout s’il est hostile en raison d’une guerre (Le Prince déguisé, L’Amour tyrannique, Eudoxe) ou encore marqué par des mœurs civiles et religieuses différentes (L’Amant libéral), se déguiser aide à se fondre dans l’anonymat, à ne pas attirer l’attention, à pouvoir approcher tel ou tel personnage puissant. L’incipit du Prince déguisé en témoigne : Cléarque, fils du roi de Naples, est à Palerme incognito. Il vient de rejoindre Lisandre, ami de son père, napolitain comme eux mais installé depuis longtemps en Sicile. Une tension est présente d’emblée, un danger menace : « Ici tout m’est suspect […] : Songez […]/ Si je suis découvert qu’il y va de ma vie 13 ». Et la consigne de Cléarque, toute méta-théâtrale, est qu’on ne les reconnaisse pas et qu’ils feignent d’être des voyageurs ordinaires. C’est pour cette raison que le prince Cléarque se déguise en jardinier et peut alors s’introduire dans le jardin que fréquente la princesse Argénie ; pour cette raison aussi que, dans L’Amour tyrannique, le prince Tigrane revêt un uniforme de soldat pour se rendre dans le camp ennemi après avoir échappé à la prise de son palais ; pour cette raison encore que, dans la même pièce, le capitaine phrygien Euphorbe se fait passer pour un paysan afin d’aborder discrètement le général de l’armée ennemie et lui transmettre en main propre un message ; ou enfin que, dans Eudoxe, le chevalier romain Ursace, tout juste débarqué à Carthage, prend l’allure d’un esclave pour tenter de s’entretenir avec l’impératrice Eudoxe, captive du roi de Numidie. Par ailleurs, des personnages typés, diplomates 14 et soldats (ces derniers étant en grand nombre dans le théâtre de Scudéry) incarnent la problématique de la frontière en cherchant à négocier avec l’ennemi ou à prendre un avantage militaire sur le territoire adverse. La frontière est un ingrédient dramaturgique, mais aussi scénographique. Esquissé par les didascalies externes ou internes, le cadre de la scène souligne cette ligne de partage entre adversaires. L’évocation du champ de bataille, naval ou terrestre, est présente dans plusieurs tragicomédies de Scudéry grâce à de puissantes hypotyposes, que ce soit dans Ligdamon et Lidias, Le Prince déguisé, Andromire, L’Amour tyrannique, Arminius, Ibrahim ou Axiane. Nous en donnerons un exemple dans cet extrait du Prince déguisé. Cléarque y raconte la bataille navale qui a opposé Napolitains et Siciliens, et décrit l’horreur et le chaos des vaisseaux entremêlés et des morts : 13 Georges de Scudéry, Le Prince déguisé, Paris, Augustin Courbé, 1636, I, 1. 14 Argante, ambassadeur du roi du Danemark dans Le Trompeur puni ; Prothogène, envoyé de Léontidas, roi de Crête, dans Axiane. Pierre-Louis Rosenfeld 330 Tout se mêle à l’instant, la bataille se donne ; Le bruit, le sang, l’horreur, et la mort en tous lieux, Passent jusques au cœur, et s’offrent à nos yeux : Le choc de tant de nefs fait l’éclat d’un tonnerre, Qui retentit bien loin du côté de la terre, Et qui semble répondre à ces flots murmurants, Et se mêler encore aux plaintes des mourants. Par des longs cris aigus, que le soldat envoie, Il se fait un chaos de tristesse et de joie, Les vaisseaux accrochés sont horribles à voir, On attaque, on résiste, et tous font leur devoir : L’on combat main à main, et chacun s’évertue, Pour traîner avec soi, l’ennemi qui le tue. On voit tomber en l’eau mille corps tout sanglants 15 . Un décor de scène récurrent dans l’œuvre de Scudéry (Ligdamon et Lidias, Andromire, L’Amour tyrannique, Arminius) est le camp militaire où le roi reçoit ses généraux, discute stratégie ou harangue les troupes. Ainsi, dans la tragi-comédie Arminius, la didascalie initiale définit la scénographie : « Aux bords du Visurge, dans le Camp de Germanicus 16 », est-il écrit. La didascalie souligne ainsi qu’une rivière sépare les deux lignes ennemies, les Romains d’une part, les Germains de l’autre. En outre, divers objets caractérisant le lieu sont autant d’emblèmes distinctifs, ainsi des « rondaches sur lesquelles il y a des Aigles peintes 17 » et des enseignes romaines. Un autre topos est la ville assiégée : Syracuse, place forte où réside Andromire, reine de Sicile (Andromire), Asmasie, en Cappadoce, où sont réfugiés le prince Tigrane et son épouse Polixène assiégés par les troupes de Tiridate dans L’Amour tyrannique, Nicosie où les gouverneurs turcs se transmettent les pouvoirs devant leurs tentes tandis qu’à l’arrière-plan on distingue les ruines de Nicosie, prise depuis peu aux Vénitiens, dans L’Amant libéral. Dans ces exemples, la frontière tracée au cœur de la scénographie tranche le plateau, comme on s’en rendra compte à titre d’exemple dans le frontispice que nous allons maintenant examiner. 15 G. de Scudéry, Le Prince déguisé, op. cit., I, 1, v. 116-129. 16 Georges de Scudéry, Arminius ou les frères ennemis, Paris, Thomas Quinet et Nicolas de Sercy, 1644, n. p. 17 Ibid., p. 1. La frontière et sa traversée dans les tragi-comédies de Georges de Scudéry 331 Ill. 1 Frontispice de la tragi-comédie L’Amant libéral de Georges de Scudéry (Paris, Augustin Courbé, 1638 ; dessin de Charles Le Brun, gravure de Pierre Daret) - © BnF Ce frontispice de L’Amant libéral illustre une quadruple frontière : géographique : la terre ferme opposée à la mer puisque l’action se situe sur l’île de Chypre ; militaire : le face à face entre la flotte d’Occident et l’armée d’Orient, la ville incendiée de Nicosie et le camp fastueux des Turcs vainqueurs ; symbolique : le soleil éclatant à l’horizon et le croissant de lune au faîte des tentes ; politique : la rivalité entre les deux gouverneurs mandatés par le sultan et entourés chacun de sa garde de janissaires. Au centre et au premier plan, se tiennent l’esclave chrétienne Léonise, bien précieux que veulent acheter les deux gouverneurs turcs pour l’offrir au sultan, et le marchand juif qui négocie les termes de la vente. Dans cette fracture béante et encore brûlante, enjeux politiques, mercantiles et religieux sont condensés en une image. Pierre-Louis Rosenfeld 332 La traversée de la frontière par le sujet Cette mise en spectacle de la frontière, dont nous venons de préciser les divers aspects dans l’œuvre dramatique de Scudéry, met en lumière d’autres enjeux tels que l’équilibre fragile des positions et les marges étroites dont disposent les personnages. Le premier enjeu est celui du sujet face au monde, recherchant la vérité à travers les illusions et hésitant, doutant disait Descartes, sur la mince frontière qui les sépare. Ainsi, dans Le Trompeur puni, Cléonte abuse les deux amants Arsidor et Nérée. Pour tenter de les séparer, il recourt à des artifices dignes d’un magicien : faire croire à Arsidor qu’il peut entrer à sa guise dans la chambre de Nérée, lui faire signer une lettre l’accusant d’infidélité. Bien mal lui en prend, il le paiera de sa vie ! Un autre enjeu, lié au thème de la frontière, est celui du sujet face à la société. Dans deux tragi-comédies (L’Amant libéral et Ibrahim), Scudéry aborde l’étanchéité des statuts sociaux dans l’Empire ottoman où les captifs de guerre et de piraterie ont le statut d’esclave et sont donc à part de la société pour des raisons civiles et religieuses. Pourtant les héros, réduits en esclavage, réussissent contre toute attente à se délivrer de leurs maîtres. Dans la tragi-comédie, genre théâtral qui place toujours la conquête amoureuse au cœur de l’intrigue, le sujet face à l’autre constitue un troisième aspect où la frontière est une affaire de réglage de la bonne distance, où l’intimité et la confrontation des corps dans la galanterie et parfois le duel peuvent mêler effleurement, recul, assaut, voire intrusion. Dans Le Trompeur puni, une scène illustre la frontière qui sépare les corps de deux amoureux et le cheminement pour tenter de la traverser : Arsidor fait la cour à Nérée à l’entrée d’une grotte et s’apprête à traverser la frontière entre la clarté et l’obscurité, la société et l’intimité. A RSIDOR Allons dans cette grotte, où comblé de plaisir, Je promets de régler mes feux de ton désir : Parmi l’obscurité qui règne dans cet antre, Où jamais par respect, l’éclat du soleil n’entre, Si la honte mêlée avecques tes appas, La rougeur dans ce noir ne s’apercevra pas : Je ne crains point d’y parler de notre amour secrète, Pour le redire après, la roche est trop discrète, En faveur du plaisir qui ravira nos sens Elle deviendra sourde à nos derniers accents. Au reste ne crois pas que nul pénètre en elle, Nous mettrons sur la porte Amour en sentinelle, Qui sans nous voir lui-même, étant privé des yeux, Défendra par ses traits d’approcher de ces lieux. La frontière et sa traversée dans les tragi-comédies de Georges de Scudéry 333 N ÉRÉE Ce subtil oiseleur, d’une fraude inconnue, Couvre ainsi ses filets dessous l’herbe menue, Le pêcheur de sa ligne attrape les poissons, Trompant leur innocence avec ses hameçons, La nef heurte aux rochers, ou se perd aux arènes, Si l’indiscret pilote écoute les sirènes : Ainsi les amoureux pour posséder un bien Jurent, promettent tout, et puis ne tiennent rien 18 . Enfin le sujet face à soi, notamment dans son rapport à la vie, complète cet inventaire du thème de la frontière, non plus dans une dimension extérieure, mais intime, lorsque le personnage envisage le suicide et s’y engage. À titre d’illustration, nous choisirons une scène d’Orante qui constitue d’ailleurs le motif du frontispice de la tragi-comédie (ill. 2). La jeune Orante est dépitée qu’on veuille la marier à un riche vieillard plutôt qu’à Isimandre qu’elle aime, sa santé périclite, le médecin ordonne une saignée. Restée seule, elle défait le garrot qu’il lui a posé, laisse saigner abondamment la plaie, puis écrit de son sang un dernier mot à son amant : « Adieu cher Isimandre, adieu, je perds le jour 19 ». Ill. 2 Frontispice de la tragi-comédie Orante de Georges de Scudéry (gravure de Michel van Lochom) - © BnF. 18 Georges de Scudéry, Le Trompeur puni ou l’histoire septentrionale, Paris, Pierre Billaine, 1633, I, 4. 19 Georges de Scudéry, Orante, Paris, Augustin Courbé, 1636, I, 5. Pierre-Louis Rosenfeld 334 Dans ce frontispice, dessiné par Michel van Lochom (1601-1647), le regard discordant de l’héroïne retient l’attention : au lieu d’être normalement centré sur la feuille de papier, il est porté avec intensité sur la ligne oblique de couleur claire qui descend jusqu’au sol et forme une tache. On pourrait penser à un œillet au bout de sa tige, une fleur sens dessus dessous. Il faut avoir vu la pièce ou l’avoir déjà lue pour comprendre que le ruban autour du bras est un garrot, la tige un filet de liquide et la tache au sol une flaque de sang. Ici la frontière entre la vie et la mort est représentée par le tracé de l’écoulement du sang. Le thème de la frontière imprègne le théâtre de Scudéry. Il lui est inspiré par sa vie, son goût des voyages, l’actualité de son époque. Pour le dramaturge, la frontière est un spectacle fait de suspense et d’exotisme, dont le héros et l’héroïne traversent fréquemment la ligne pour fuir ou se mettre à l’abri, faire des conquêtes ou trouver une issue à leurs dilemmes et leurs désirs. C’est grâce à la traversée de la frontière que la mécanique du destin s’assouplit. Bibliographie Sources Scudéry, Georges de, Ligdamon et Lidias ou La Ressemblance, Paris, F. Targa, 1631. Scudéry, Georges de, Le Trompeur puni ou L’Histoire septentrionale, Paris, P. Billaine, 1633. Scudéry, Georges de, Le Vassal généreux, paris, A. Courbé, 1636. Scudéry, Georges de, Orante, Paris, A. Courbé, 1636. Scudéry, Georges de, Le Prince déguisé, Paris, A. Courbé, 1636. Scudéry, Georges de, L’Amant libéral, Paris, A. Courbé, 1638. Scudéry, Georges de, L’Amour tyrannique, Paris, A. Courbé, 1639. Scudéry, Georges de, Eudoxe, Paris, A. Courbé, 1641. Scudéry, Georges de, Andromire, Paris, A. de Sommaville, 1641. Scudéry, Georges de, Ibrahim ou L’Illustre Bassa, Paris, N. de Sercy,1643. Scudéry, Georges de, Axiane, Paris, T. Quinet, 1644. Scudéry, Georges de, Arminius ou Les Frères ennemis, Paris, T. Quinet et N. de Sercy, 1644. Scudéry, Madeleine de, Clélie, histoire romaine, Paris, A. Courbé, 1660, 1 ère partie. La frontière et sa traversée dans les tragi-comédies de Georges de Scudéry 335 Études Carmona, Michel, La France de Richelieu, Paris, Éditions Fayard, 1998, chap. V, « Les fondements de l’hégémonie ». Clerc, Charles, Un matamore des Lettres. La vie tragi-comique de Georges de Scudéry, Paris, Éditions Spes, 1929. Dutertre, Éveline, Scudéry dramaturge, Genève, Librairie Droz, 1988. Gautier, Théophile, Les Grotesques, Paris, Michel Lévy frères, 1853. Marin, Louis, « Préface-Image. Le frontispice des contes-de-Perrault, dans ‟Charles Perrault” », Europe, n° 739-740, 1990, p. 114-122. Franchir les frontières géographiques, culturelles et artistiques : de l’opéra italien à l’Andromède de Corneille (1650) S TELLA S PRIET U NIVERSITY OF S ASKATCHEWAN Lorsque Mazarin propose à Corneille de monter une pièce pour le Carnaval de 1648, son but est d’inscrire une œuvre française dans la lignée des opéras italiens, ce qui générera progressivement un renouvellement esthétique et poétique. En effet, à partir de 1645, le public parisien qui découvre les productions opératiques d’outremonts est subjugué par les effets spectaculaires, mais ce nouveau genre, loin d’édifier les spectateurs dans la tradition du théâtre humaniste, repose sur le plaisir des sens, et il est donc condamné par les doctes. La nouvelle pièce de Corneille, une tragédie en musique dont le Dessein 1 garantit l’éblouissement des spectateurs, ne sera finalement représentée qu’en 1650 au Petit-Bourbon, dans un contexte historique et artistique bien particulier : elle est en effet retardée à cause de la maladie du roi tout d’abord, puis de la Fronde qui déchire la France. À cette époque, l’opposition nobiliaire se focalise principalement sur le ministre et rejette tout ce qu’il représente, l’italianisme et l’opéra compris 2 . C’est ainsi qu’il faudra trouver une voie nouvelle et que Corneille sera chargé de créer une œuvre adaptée au goût du public français où seront reprises les spécificités de l’opéra. 1 Un privilège pour le Dessein de la tragédie d’Andromède est accordé en octobre 1649 ; il est publié à Rouen, « aux dépens de l’auteur », en 1650. 2 Montglat souligne l’association faite entre Mazarin et l’Italie dans son rapport sur l’année 1647 : « celui qui gouvernait était italien, tout le monde se conformait tellement à son humeur, que depuis les plus petits jusques aux plus grands, on n’avait que des plaisirs italiens », Mémoires du Marquis de Montglat, Paris, Michaud, 1836-1839, p. 176. Stella Spriet 338 Si Andromède fait événement, elle n’est cependant pas, bien entendu, la première œuvre française à recourir aux machines. Celles-ci étaient déjà utilisées, de façon ponctuelle, dans les ballets et les pièces comme la Médée de Corneille (1635), où l’héroïne s’envole, lors du dénouement, dans un char volant. De même, dans Mirame de Desmarets de Saint-Sorlin (1641), les décors et le dispositif scénique avec des machines permettaient de faire lever le soleil et tomber la nuit 3 . À partir de 1647, les machines se généralisent sur la scène française grâce à des facteurs multiples : certes les Parisiens sont émerveillés par l’opéra, mais les conditions sont également propices car la salle du Marais, perfectionnée après l’incendie de 1644, est justement en mesure d’accueillir ces nouvelles créations. De plus, à la suite d’un transfert d’acteurs vers l’Hôtel de Bourgogne, la troupe a besoin d’attirer un nouveau public et mise sur ce nouveau répertoire. Servant de véritable stratégie publicitaire, le mot « machine », est constamment ajouté, dans les titres des pièces comme, un peu plus tard, dans le nom du théâtre, le Marais devenant le Théâtre des Machines. Y seront alors représentées plusieurs pièces permettant le recours aux effets spectaculaires 4 . Même si le succès de ce genre est ainsi avéré, jamais cependant aucune pièce française n’avait suscité un tel engouement, ni n’avait intégré autant de machines si perfectionnées, que la tragédie de Corneille. Afin de mieux comprendre les enjeux d’Andromède, il importe d’examiner dans quelle mesure elle est contaminée par l’opéra italien, et d’observer de quelle façon le croisement (et donc le décloisonnement) des arts est lié ici au franchissement des frontières géographiques et culturelles. L’opéra italien sur la scène française Avant même que l’opéra n’investisse la scène française, plusieurs auteurs avaient souligné que le plaisir inhérent au genre théâtral reposait en partie sur la représentation. Malgré les règles que tentent d’imposer les doctes et l’esthétique de la sobriété qu’ils s’efforcent de mettre en place tout au long du siècle, dès les années 1630, la force d’attraction de la scène, sa propension à capter le regard et à fasciner, est valorisée. C’est ainsi que les changements de décors sont admirés tant par les spectateurs que par les 3 Jean Desmarets de Saint-Sorlin, Mirame, Paris, H. Legras, 1641. 4 Il y a notamment plusieurs reprises de pièces dans lesquelles des machines sont ajoutées, celles de Rotrou ou de François de Chapoton par exemple. Pour une liste exhaustive, voir Hélène Visentin, « Le théâtre à machines : succès majeur pour un genre mineur », Littératures classiques, n°51, 2004, p. 205-222. Franchir les frontières géographiques, culturelles et artistiques 339 auteurs, et ce malgré la faiblesse des moyens techniques. En témoignent les propos de Georges de Scudéry indiquant, dans « À qui lit », qui ouvre la tragi-comédie Ligdamon et Lidias ou la ressemblance, que ces changements donnent à la pièce « plus d’éclat que la vieille comédie 5 » (nous soulignons). Il reprend la même idée dans son avis « Au lecteur » du Prince déguisé, insistant sur la beauté de la scène « qui change cinq ou six fois entièrement », et il constate que tous les éléments de la représentation permettent « d’éblouir par cet éclat les yeux des plus clair-voyants 6 » (nous soulignons). Et Rayssiguier confirme encore ce point dans l’avis « Au lecteur » de l’Aminte du Tasse : « La plus grande part de ceux qui portent le teston 7 à l’Hôtel de Bourgogne veulent que l’on contente leurs yeux par la diversité et le changement de la face du théâtre 8 » (nous soulignons). Même si tous n’en conviennent pas 9 , beaucoup s’accordent donc toutefois, à cette époque, pour dire que la scène de théâtre est faite pour être vue, que c’est bien un art du spectacle, d’où ces affirmations de Corneille, dans la préface de Clitandre, qui aime « mieux divertir les yeux, qu’importuner les oreilles 10 » (nous soulignons). L’insistance sur le thème de la vision déployée ici annonce déjà la topique de l’éblouissement qui apparaîtra dans l’« Argument 11 » d’Andromède et sera inscrite au cœur même de cette pièce. C’est dans ce contexte que, sous l’impulsion d’Anne d’Autriche et de Mazarin, une troupe italienne se voit confier le soin de monter un opéra. L’œuvre représentée au Petit-Bourbon, lors du Carnaval de 1645, est la reprise d’une œuvre ayant connu un très grand succès à Venise en 1641, puis à Bologne en 1645 : La Finta Pazza (La Folle supposée) du compositeur Francesco Sacrati et du librettiste Giulio Strozzi. Cependant, il y a déjà quelques divergences par rapport à la création originale, quelques tentatives d’adaptation au public. En effet, le machiniste Giacomo Torelli, « le grand sorcier », - que le public découvre à cette occasion - transforme ses décors 5 Georges de Scudéry, Ligdamon et Lidias ou la ressemblance, Paris, F. Targa, 1631, « À qui lit », n. p. 6 Georges de Scudéry, Le Prince déguisé, Paris, A. Courbé, 1636, « Au lecteur », n. p. Dans l’« Avertissement » de Didon (Paris, A. Courbé, 1637), Scudéry ajoute qu’il est nécessaire de « contenter le peuple par la diversité du spectacle et par les différentes faces du théâtre » (n. p.). 7 Paient leur place (le teston est une pièce de monnaie). 8 De Rayssiguier, L’Aminte du Tasse, tragi-comédie pastorale, accommodée au théâtre françois, Paris, A. Courbé, 1632, « Au lecteur », n. p. 9 Voir Jean de Guardia et Marie Parmentier, « Les yeux du théâtre. Pour une théorie de la lecture du texte dramatique ». Poétique, 2009/ 2, n°158, p. 131-147. 10 Pierre Corneille, Clitandre, Paris, F. Targa, 1632, « Préface », n. p. 11 Pierre Corneille, Andromède : tragédie [1651], éd. Christian Delmas, Paris, Didier, 1974. Nous renverrons ensuite à cette édition de référence. Stella Spriet 340 pour y ajouter des éléments spécifiquement parisiens (comme la place Dauphine, le Pont-Neuf ou la statue d’Henri IV, aux scènes 1 et 2 de l’acte I), ce que montrent les gravures de Nicolas Cochin 12 . En outre, Giovan Battista Balbi est invité à se joindre à la troupe et il procure un plaisir supplémentaire aux amateurs de ballets de cour si prisés en France, car il ajoute trois ballets comportant des ours, des perroquets, des singes, des autruches et des Indiens 13 , qui ravissent le jeune roi. Autre modification d’importance : contrairement à la version originale, l’opéra n’est pas uniquement chanté, comme le sera Orfeo en 1647 : le chant est ici mêlé à la déclamation. Ce n’est donc plus une création spécifiquement italienne que voient les spectateurs, et l’ensemble des aménagements prouve bien que la frontière entre la France et l’Italie est, en matière d’art, un lieu de circulation, de passage, de transgression, de contamination. À la volonté, favorisée par Mazarin, d’italianiser le goût artistique français, répond une première tentative de francisation esthétique des opéras. Il résultera de cette tension la nécessité de plier les codes et de redéfinir les genres, ce à quoi sera confronté Corneille. Avec La Finta Pazza, très appréciée du public 14 , le spectacle prime et le texte est relégué au second plan 15 , ce que confirme le commentaire de Lefèvre d’Ormesson : 12 Les effets spectaculaires produits par Torelli dans la représentation originale de 1641 ont été minutieusement décrits dans le Cannocchiale per la Finta pazza (Venise, G. Battista Surian, 1641). Ce document présente des discordances avec les gravures effectuées par Nicolas Cochin qui figurent dans l’ouvrage de César Bianqui, Explication des décorations du théâtre et les arguments de la pièce qui a pour titre la folle supposée, Paris, Baudry, 1645. Voir aussi Benoît Bolduc, « Les fonctions du texte dramatique dans le texte de fête » dans « À qui lira » : Littérature, livre et librairie en France au XVII e siècle, éd. Mathilde Bombart, Sylvain Cornic, Edwidge Keller-Rahbé et Michèle Rosellini, Tübingen, G. Narr, « Biblio 17 », 2020, p. 207- 216. 13 Voir les gravures dans G. B. Balbi, Balletti d’invenzione nella Finta pazza, Paris, 1645 ; sur le même sujet : Philippe Beaussant éd., Le Ballet des singes et des autruches, Paris, Gallimard, 2010. 14 Cela est confirmé par des sonnets de Voiture ou de Maynard ainsi que par cet extrait de la Gazette : « [...] toute l’assistance n’étant pas moins ravie des récits de la poésie et de la musique, qu’elle l’était de la décoration du théâtre, de l’artifice de ses machines et de ses admirables changements de scènes jusques à présent inconnus à la France et qui ne transportent pas moins les yeux de l’esprit que ceux du corps par des mouvements imperceptibles : invention du Sieur Jacques Torelli de même nation » (16 décembre 1645). 15 Le privilège de La Finta Pazza est d’ailleurs accordé à Torelli. Franchir les frontières géographiques, culturelles et artistiques 341 D’abord, l’aurore s’élevait de terre sur un char insensiblement et traversait ensuite le théâtre avec une vitesse merveilleuse. Quatre zéphyrs étaient enlevés du ciel de même ; quatre descendaient du ciel et remontaient avec la même vitesse. Ces machines méritaient d’être vues 16 . Comme dans la majorité des comptes rendus de cette époque, la machine importe plus que l’intrigue, qui n’est parfois pas même mentionnée 17 . L’année suivante, Egisto, du compositeur Marco Marazzoli et, pour les intermèdes, Virgilio Mazzocchi, assistés du librettiste Felice Rospigliosi, est de moindre intérêt car l’opéra n’a pas été produit dans les mêmes conditions. Il s’agit, là encore, d’une version remaniée d’un opéra monté à Rome en 1637, mais il est présenté devant un nombre très restreint de personnes. Madame de Motteville, favorite d’Anne d’Autriche, déclare dans ses Mémoires « nous y pensâmes mourir de froid et d’ennui 18 », un ennui sans doute décuplé par le fait que l’œuvre est présentée sans effets spectaculaires. L’année 1647 voit enfin la création de l’Orfeo de Luigi Rossi et du librettiste Francesco Buti, un opéra italien destiné spécifiquement à la scène française. Ce sera, cette fois-ci, véritablement un spectacle total, avec les machines de Torelli, les ballets de Balbi, et des vers chantés tout au long de la représentation. La collaboration franco-italienne est visible car les musiciens du roi partagent la fosse avec les musiciens italiens. Cherchant à créer une œuvre extraordinaire et qui marquera la postérité, Mazarin (souhaitant sans doute produire le même effet que Mirame, dont le nom reste associé à celui de Richelieu) multiplie les dépenses - ce qui, nous le savons, se retournera rapidement contre lui : il fait en effet venir une vingtaine de chanteurs italiens (dont des castrats, ce qui constitue encore une nouveauté, même s’il y en avait dans l’Egisto) et emploie plus de 200 ouvriers pour réaliser les décors. S’il indique que le coût du spectacle revient à environ trois cent mille écus, selon ses détracteurs, la dépense dépasserait cinq cent mille écus. La pièce est jouée les 2, 3 et 5 mars, puis de nouveau du 25 avril au 8 mai. Pendant la courte interruption qui sépare les premières des dernières représentations, des ajustements techniques sont effectués et Rossi retouche son œuvre pour supprimer ou refondre des passages jugés inadaptés aux spectateurs. De nombreuses scènes farcesques sont coupées et le poids des personnages comiques fortement réduits. 16 Olivier Lefèvre d’Ormesson, Journal, Paris, Chéruel, 1860, p. 340. 17 Voir Jean-Vincent Blanchard, « La fête théâtrale au XVII e siècle », Dalhousie French Studies, 1995, vol. 32, p. 3-17. 18 Mme de Motteville, Mémoires, Paris, Riaux, 1878, p. 263. Stella Spriet 342 La réception de cette œuvre, aujourd’hui considérée comme exceptionnelle par les spécialistes de la musique 19 (et qui a d’ailleurs fait l’objet d’une recréation), est difficile à appréhender à cause de l’impact de la Fronde 20 . Plusieurs témoignent de leur plaisir, comme Mme de Motteville, qui utilise de nombreux superlatifs dans sa description : Ce fut une comédie à machines et en musique, qui fut belle [ … ] , qui nous parut une chose extraordinaire et royale. Il [ le cardinal Mazarin ] avait fait venir les musiciens de Rome avec de grands soins, et le machiniste aussi qui était un homme de grande réputation pour ces sortes de spectacles. Les habits en furent magnifiques et l’appareil tout de même sorte 21 . Les douze pages consacrées à cette œuvre dans l’Extraordinaire de la Gazette sont également très laudatives. Y sont mentionnés « les merveilleux changements de théâtre, les machines et autres inventions jusqu’alors inconnues en France ». L’auteur ajoute : C’étaient les aventures d’Orphée, enrichies d’entrées magnifiques et d’une continuelle musique d’instruments et de voix ; où tous les personnages chantaient avec un perpétuel ravissement des auditeurs, ne sachant lequel admirer le plus, ou la beauté des inventions ou la grâce et la voix harmonieuse de ceux qui les récitaient [ … ] . Ces airs étaient si mélodieusement chantés [ … ] , la musique en était si fort diversifiée et ravissait tellement les oreilles que sa variété donnait autant de divers transports aux esprits [ … ] . De sorte que ce n’a pas été la moindre merveille de cette action que tout y étant récité en chantant, qui est le signe de l’allégresse, la musique y était si bien appropriée aux choses qu’elle n’exprimait pas moins que les vers toutes les affections de ceux qui les récitaient. (8 mars 1647) Mais cette œuvre subit aussi de plein fouet les critiques. Scarron par exemple joue ironiquement, dans sa Mazarinade de 1651, sur la paronomase Orphée/ Morphée, soulignant qu’une représentation de 6 heures, qui plus est entièrement chantée en italien, était, pour bon nombre de spectateurs, tout simplement insurmontable ! D’où les propos de Mme de Motteville qui indique que la durée du spectacle nuisit à son plaisir et qu’elle préfère les charmes du vers. De son côté, Montglat, s’il trouve la pièce belle et qu’il apprécie la surprise constituée par les machines, se plaint toutefois, lui aussi, de la longueur de la pièce 22 . 19 Cet opéra contient notamment certains des plus beaux lamenti du XVII e siècle. 20 Les feste teatrali de Mazarin sont très critiquées dans les mazarinades. 21 Mme de Motteville, Mémoires, op. cit. p. 312. 22 Montglat, op. cit., p. 176. Franchir les frontières géographiques, culturelles et artistiques 343 Andromède : une éblouissante tragédie en musique Comme les Français ne sont pas habitués aux intrigues des opéras italiens, ils sont déstabilisés par les éléments comiques mêlés aux intrigues 23 , ainsi que par l’extravagance et la complexité de ces créations. Avec Andromède, il s’agira d’élaborer, à partir de l’opéra italien, un chef d’œuvre spécifiquement français, et tel était déjà ce que l’auteur de l’Extraordinaire de la Gazette appelait de ses vœux, lui qui déclarait le 8 mars 1647, à la fin du compte rendu d’Orfeo : « Voilà bien en attendant qu’une muse héroïque l’habille mieux à la française » (nous soulignons). Ce souhait est relayé par Valentin Conrart, visiblement plongé dans le plus grand désarroi lorsqu’il apprend que la pièce de Corneille est repoussée : On préparait force machines au Palais Cardinal pour représenter ce Carnaval une comédie en musique, dont M. Corneille a fait les paroles. Il avait pris Andromède pour sujet et je crois qu’il l’eût mieux traité à notre mode que les Italiens 24 . (nous soulignons) Monter une pièce française, cela veut tout d’abord dire que les acteurs déclameront en français, ce qui rejoint les critiques formulées par Lefèvre d’Ormesson au sujet d’Orfeo : « C’est l’histoire d’Orphée et d’Eurydice qui se représente en chantant. Les voix sont belles, mais la langue italienne que l’on n’entendait pas aisément était ennuyeuse 25 ». L’influence italienne est parfaitement assumée par Corneille : Andromède n’a pas été montée pour être opposée à Orfeo, mais pour s’inscrire dans la continuité de cet opéra, d’où ces vers de Melpomène dans le prologue de la pièce : Mon Théâtre, Soleil, mérite bien tes yeux, Tu n’en vis jamais en ces lieux La pompe plus majestueuse : J’ai réuni, pour la faire admirer, Tout ce qu’ont de plus beau la France et l’Italie. (p. 16, v. 2-6) Le sujet même indique la filiation de la pièce avec le genre opératique, car Orphée et Andromède sont les mythes les plus représentés sur la scène italienne. C’est, de plus, symboliquement, la légende d’Andromède qui a été choisie pour l’ouverture du théâtre San Cassiano de Venise, connu pour être le premier opéra public, en 1637. Le choix effectué par Corneille présente aussi l’avantage de rendre plus aisée l’intégration des décors d’Orfeo dans la 23 Egisto est notamment considéré comme le premier opéra-comique. 24 Valentin Conrart, Lettres familières de M. Conrart à M. Félibien, Paris, Barbin et Billaine, 1681, p. 110. 25 Lefèvre d’Ormesson, Journal, op. cit. p. 377. Stella Spriet 344 nouvelle pièce, ce qui correspondait aux directives de Mazarin. Effectivement, pour les décors et les machines, l’opéra repose sur la reprise d’éléments bien précis (des forêts, jardins ou paysages marins par exemple) qui fonctionnent comme des topoï et sont attendus du public. En élaborant son œuvre, l’auteur devra prévoir des effets spectaculaires et réserver une place à la musique. La coopération franco-italienne est marquée en premier lieu par la collaboration avec Torelli, qui est chargé de perfectionner les machines utilisées dans Orfeo 26 , une reprise qui crée un jeu d’échos entre les deux créations. Corneille insiste sur l’importance du « grand sorcier » et sur le rôle de ce dernier. Il lui rend un vibrant hommage dans son « Argument » en évoquant l’arrivée de Vénus (en I, 2) : J’avoue que le sieur Torrelli s’est surmonté lui-même à en exécuter les desseins, et qu’il a eu des inventions admirables pour les faire agir à propos, de sorte que s’il m’est dû quelque gloire pour avoir introduit cette Vénus dans le premier Acte, [ … ] il lui en est dû bien davantage pour l’avoir fait venir de si loin et descendre au milieu de l’air dans cette magnifique étoile, avec tant d’art et de pompe, qu’elle remplit tout le monde d’étonnement et d’admiration. Il en faut dire autant des autres que j’ai introduites et dont il a inventé l’exécution, qui en a rendu le spectacle si merveilleux, qu’il sera malaisé d’en faire un plus beau de cette nature. (p. 12, nous soulignons) Les formules superlatives sont ici très nombreuses, tout comme dans la description de cette même scène dans l’Extraordinaire de la Gazette du 18 février 1650. L’arrivée de la déesse est ainsi décrite : voici nos artifices qui recommencent à produire leurs merveilleux effets : les nuages qui étaient épais se dissipent, le ciel s’ouvre : et dans son éloignement cette déesse paraît assise sur une grande nue, son visage étant si éclatant que les rayons qui en sortent forment une grande et lumineuse étoile qui suffit à éclairer toute l’étendue de cette scène. (nous soulignons) La machine suscite donc l’émerveillement, Corneille insistant sur le mouvement dont elle est capable et l’auteur de l’Extraordinaire sur la lumière qu’elle produit. Tout est également mis en place, au sein de la représentation, pour montrer qu’un événement particulier est sur le point de se produire : chaque fois qu’un dieu ou qu’une déesse descend du ciel, les éléments se déchaînent ; ici les nuages se dissipent et le ciel s’ouvre ; à la scène 5 de l’acte II, le tonnerre et les éclairs marqueront l’arrivée d’Éole. La machine devra être intégrée de façon convaincante dans l’intrigue, car Corneille rappelle, dans son « Argument », que, loin d’être un simple 26 Torelli reçoit entre 13 000 et 14 000 livres pour perfectionner les machines (Corneille touche, lui, 2400 livres pour sa pièce). Franchir les frontières géographiques, culturelles et artistiques 345 ornement, elle a chaque fois une véritable utilité dramatique 27 . Le lecteur du Dessein peut lire la description suivante du spectacle, passage repris dans la didascalie située à la fin de la scène 2 de l’acte I : Le Ciel s’ouvre durant cette contestation du Roi avec Phinée, et fait voir dans un profond éloignement l’étoile de Vénus qui sert de machine pour apporter cette Déesse jusqu’au milieu du Théâtre. Elle s’avance lentement, sans que l’œil puisse découvrir à quoi elle est suspendue, et cependant le peuple a loisir de lui adresser ses vœux par cet Hymne, que chantent les Musiciens. (p. 36) Au niveau du dialogue même, la soudaine intervention divine est annoncée par une brisure : elle est placée au milieu d’une réplique de Céphée qui s’interrompt subitement comme en rend compte l’aposiopèse. Pour souligner le mystère qui plane, l’auteur multiplie les formules interrogatives et insiste, une nouvelle fois, sur l’éblouissement spectaculaire : la scène cède désormais la place au merveilleux. C É PH É E : Vous prenez mal l’Oracle, et pour l’expliquer mieux, Sachez, ... mais quel éclat vient de frapper mes yeux ? D’où partent ces longs traits de nouvelles lumières ? P ERS É E : Du ciel qui vient d’ouvrir ses luisantes barrières, D’où quelque Déité vient, ce semble, ici-bas Terminer elle-même entre vous ces débats. (p. 35, I, 2, v. 322-327) Ce qu’annonce Vénus ensuite vient relancer l’action car ses propos, dont la véracité sera confirmée par le dénouement, sont mal décryptés. Elle déclare « On va jeter le Sort pour la dernière fois » (p. 38, I, 3, v. 355) et souligne qu’Andromède aura ce soir « l’illustre époux / Qui seul est digne d’elle [ … ] (p. 38, I, 3, v. 358-359). L’auteur joue du décodage logique opéré par les spectateurs tant internes qu’externes, laissant présager que le référent est Phinée, qu’Andromède épouserait donc bientôt. Après plusieurs retournements, il devient cependant clair que la déesse désignait en réalité Persée. En ce qui concerne la musique, Corneille va collaborer avec Dassoucy, un choix logique car ce dernier avait participé à la création de plusieurs opéras italiens, dont Orfeo 28 . À lire l’« Argument » de la pièce, où le nom du 27 Corneille souligne que les machines « ne sont pas dans cette Tragédie comme des agréments détachés, elles en font le nœud, et le dénouement, et y sont si nécessaires, que vous n’en sauriez retrancher aucune, que vous ne fassiez tomber tout l’édifice » (p. 12). 28 C. Dassoucy, recruté par Mazarin, est resté avec la troupe italienne de Rossi lors des répétitions de l’opéra à Fontainebleau pendant l’été et l’automne 1646. Stella Spriet 346 musicien n’est d’ailleurs pas même mentionné, le rôle de la musique est très réduit 29 . Corneille a en effet inséré, à chaque acte, un concert de Musique, que je n’ai employée qu’à satisfaire les oreilles des spectateurs, tandis que leurs yeux sont arrêtés à voir descendre ou remonter une machine, ou s’attachent à quelque chose qui leur empêche de prêter attention à ce que pourraient dire les Acteurs, comme fait le combat de Persée avec le Monstre : mais je me suis bien gardé de rien faire chanter qui fût nécessaire à l’intelligence de la Pièce, parce que communément les paroles qui se chantent étant mal entendues des auditeurs, pour la confusion qu’y apporte la diversité des voix qui les prononcent ensemble, elles auraient fait une grande obscurité dans le corps de l’ouvrage, si elles avaient eu à instruire l’Auditeur de quelque chose d’important. (p. 11-12) Ainsi, la musique n’intervient aucunement dans l’action et ne vise qu’à proposer des sortes de tableaux dans lesquels les spectateurs peuvent être happés par la puissance spectaculaire de la machine et de la musique conjointes. De cette façon, la musique présente plusieurs avantages : elle peut tout d’abord couvrir le bruit des machines (celui des poulies par exemple) et ne risque pas de nuire à la compréhension de l’intrigue. Pour reprendre l’exemple de l’intervention de Vénus, voici l’hymne associé à la descente de la déesse : Reine de Paphe et d’Amathonte, Mère d’Amour et fille de la Mer, Peux-tu voir sans un peu de honte Que contre nous elle ait voulu s’armer, Et que du même sein qui fut ton origine Sorte notre ruine ? Peux-tu voir que de la même onde Il ose naître un tel Monstre après toi, Que d’où vient tant de bien au monde Il vienne enfin tant de mal et d’effroi, Et que l’heureux berceau de ta beauté suprême Enfante l’horreur même ? Venge l’honneur de ta naissance Qu’on a souillé par un tel attentat, Rends-lui sa première innocence, Et tu rendras le calme à cet État [...]. (p. 36-37, I, 3, v. 331-347) 29 Déjà, dans l’Excuse à Ariste [Paris, P. Le Petit, 1637], Corneille soulignait son désintérêt pour la musique. Franchir les frontières géographiques, culturelles et artistiques 347 on lui [ Vénus ] rend grâce par de nouveaux hymnes qui charment toutes les oreilles et les esprits, soit par la douceur des voix ou par l’excellence de sa composition de l’un des plus fameux maître en cet art. (18 février 1650) Il est intéressant de relever ici que ce qui semble n’être que secondaire, à lire l’« Argument » de Corneille, est toutefois loué dans la Gazette, confirmant ainsi un décalage entre le point de vue de l’auteur et la réception de la pièce. De façon anecdotique, Dassoucy ira même jusqu’à dire : « C’est moi qui ai donné l’âme aux vers de l’Andromède de M. de Corneille 30 ». Dans l’œuvre, parfois le personnage principal reprend des vers prononcés par le chœur, instaurant de la sorte un jeu d’échos (comme Persée affrontant le monstre à l’acte III). À l’acte II, Andromède et Phinée se livrent à un duo amoureux dans un jardin, ce qui renvoie à l’univers de la pastorale, mais les chants ne sont effectués que par personnages interposés : il n’y a donc pas de superposition entre acteurs et musiciens. Cela est lié à une contrainte technique car les chanteurs, souvent placés en dehors de la scène, sont mal entendus du public. L’auteur veille à la bonne intelligibilité de son œuvre et la publication des hymnes dans le Dessein l’aide à atteindre son objectif. De plus, comme le souligne Saint-Évremond, le fait de faire chanter un acteur nuit au caractère vraisemblable de la scène 31 . Par ailleurs, à cette époque, la musique française est encore loin d’être aussi expressive que la musique italienne et ne peut en aucun cas être aussi pathétique ou dramatique. Corneille opte alors pour une autre stratégie et mise sur la grande variété de ses vers, rythmes et stances. À observer Andromède, il est évident, en ce qui concerne la musique, que l’œuvre de Corneille ne peut être comparée à celles de Lully et de Quinault ou de Charpentier, mais elle présente toutefois une très importante avancée par rapport aux productions datant de la même époque. Finalement, Corneille intègre, certes, des machines et de la musique à sa pièce, mais il veille aussi à maintenir l’illusion et à ne pas perturber l’attention des spectateurs. Dans sa pièce, les éléments spectaculaires sont réduits par rapport à l’opéra, la place des arts est réévaluée et le texte retrouve, en France, une place de choix. 30 Charles Dassoucy, Les Rimes redoublées, Paris, C. Nego, 1671, p. 119. 31 Saint-Évremond, Sur les opera. À Monsieur le duc de Bouquinquant [ 1677 ] , Londres, Desmaizeaux, 1705, p. 151. Stella Spriet 348 Transformations poétiques, éthiques et esthétiques : le mythe d’Andromède revisité par Corneille Loin de s’accommoder de l’excentricité des pièces italiennes qui jouent sur des effets de surenchère, Corneille va intégrer les différents éléments du spectacle dans la tissure de sa pièce, en gardant toujours à l’esprit les règles aristotéliciennes, et en les aménageant au besoin. En effet, sur ce point, les poétiques française et italienne sont diamétralement opposées car, outremonts, seul compte le plaisir du spectateur, comme en rendent compte les affirmations de Vincenzo Nolfi dans son livret de Bellerofonte : Tu perds ton temps, lecteur, si avec la poétique du Stagyrite en main tu comptes les erreurs de cette œuvre, parce que je confesse qu’en toute liberté je n’ai observé d’autres principes pour la composer que les sentiments de l’inventeur des machines 32 . En France en revanche, le plaisir est, selon les doctes, associé à la conformité d’une œuvre aux règles, ce qu’a compris Corneille dès la représentation de Mélite, sa première pièce (1629). Il n’a cessé ensuite de justifier toutes les modifications apportées et de se défendre contre les attaques, lors de la Querelle du Cid notamment. Le respect des principaux préceptes aristotéliciens est problématique par rapport aux pièces à machines, genre condamné d’emblée par les doctes, comme le montrent les propos de Saint-Évremond : « Une sottise chargée de musique, de danses, de machines, de décoration, est une sottise magnifique, mais toujours une sottise 33 ». Il souligne également que charmer les yeux ne suffit pas, il faut aussi charmer l’esprit. Corneille se résout donc à cette idée, affirmant dans l’« Examen » d’Andromède, paru en 1660, soit dix ans après les premières représentations : « Il est vrai qu’il faut leur plaire selon les règles » (p. 151). Il va alors tenter de prouver que sa pièce s’accorde parfaitement avec le principe de vraisemblance et explicite tout d’abord le choix du lieu. La scène principale, à partir de laquelle toute la pièce est composée, est la scène marine décrite par Ovide, où Andromède est attachée au rocher alors que le glorieux Persée combat le monstre pour la délivrer 34 . Il s’agit ici 32 Vincenzo Nolfi, Bellerofonte, Venise, G. Battista Surian, 1642, p. 2. 33 Saint-Évremond, Sur les opera, op. cit. p. 151. 34 « Nous pouvons choisir un lieu selon le vraisemblable, ou le nécessaire, et il suffit qu’il n’y ait aucune répugnance du côté de l’action au choix que nous en faisons, pour le rendre vraisemblable, puisque cette action ne nous présente pas toujours un lieu nécessaire, comme est la mer et ses rochers, au troisième acte, où l’on voit l’exposition d’Andromède, et le combat de Persée contre le monstre, qui ne pouvait se faire ailleurs » (« Examen », p. 149-150). Franchir les frontières géographiques, culturelles et artistiques 349 du clou du spectacle, si souvent représenté par les peintres, et dont le décor est décrit minutieusement dans le Dessein 35 . Toute l’action ne peut cependant se dérouler dans ce lieu unique, et Corneille précise en 1660 dans son « Examen » : Les diverses décorations dont les pièces de cette nature ont besoin, nous obligeant à placer les parties de l’action en divers lieux particuliers, nous forcent de pousser un peu au-delà de l’ordinaire l’étendue du lieu général qui les renferme ensemble, et en constitue l’unité. (p. 149) Les changements de décors à vue inhérents au genre imposent d’assouplir légèrement la règle des unités telle qu’elle est formalisée au XVII e siècle : le lieu est ici « [ poussé ] un peu au-delà de l’ordinaire » (nous soulignons), une formule qui dit à la fois l’éclatement nécessaire de la scène et le resserrement maximal qu’a tenté l’auteur. Dans son « Argument », il soulignait déjà que, contrairement aux opéras, il n’avait utilisé ce procédé qu’une seule fois par acte : d’où une concentration bien supérieure à celle d’Orfeo par exemple 36 . Il répond également aux critiques formulées par d’Aubignac qui lui reproche d’utiliser, lors de la représentation, des décors qui n’ont aucune fonction dramatique et qui ne sont pas même mentionnés dans les vers : il faut qu’elles [ les décorations ] soient nécessaires et que la pièce ne puisse être jouée sans cet ornement [ … ] . C’est en quoi je trouve un assez notable défaut dans l’Andromède, où l’on avait mis dans le premier et le quatrième 35 « Il se fait ici une [...] étrange métamorphose [ … ] . Les Myrtes et les Jasmins qui le [le jardin de l’acte précédent] composaient sont devenus des Rochers affreux, dont les masses inégalement escarpées et bossues suivent si parfaitement le caprice de la Nature, qu’il semble qu’elle ait plus contribué que l’Art à les placer ainsi des deux côtés du Théâtre [ … ] . Les vagues s’emparent de toute la Scène, à la réserve de cinq ou six pieds qu’elles laissent pour leur servir de rivage. Elles sont dans une agitation continuelle, et composent comme un Golfe enfermé entre ces deux rangs de falaises. On en voit l’embouchure se dégorger dans la pleine mer, qui paraît si vaste et d’une si grande étendue, qu’on jurerait que les vaisseaux qui flottent près de l’Horizon, dont la vue est bornée, sont éloignés de plus de six lieues de ceux qui les considèrent » (« Dessein », p. 177, et didascalie à l’ouverture de l’acte III). 36 Selon Christian Delmas : « du luxe flamboyant de la mise en scène à l’italienne, Corneille a retenu essentiellement, et imposé, la grandeur et la pompe si nécessaires à la dignité tragique [...]. Mais fort de sa déjà longue carrière d’auteur tragique et des timidités de la tradition spectaculaire française, il s’est montré aussi en retrait par rapport à elle, en ce qui concerne l’utilisation des machines et la place dévolue au chant et à la danse » (« Introduction », Andromède, op. cit., p. XLVI). Stella Spriet 350 acte deux grands superbes édifices de différentes architectures, sans qu’il en soit dit une seule phrase dans les vers. 37 L’auteur admet que certains lieux sont indéterminés, mais estime qu’il faut toutefois considérer qu’il fait dialoguer deux univers : celui des hommes et des dieux. Souvent, dans les pièces italiennes, un petit théâtre dressé au-dessus de la scène était réservé aux dieux, mais sur la scène cornélienne, il faut toujours penser à la possible irruption des dieux. Il est donc impossible de jouer la pièce dans un simple cabinet par exemple. Corneille aborde ensuite la question de l’unité d’action et indique qu’elle est respectée puisque le mariage d’Andromède et de Persée constitue le nœud principal. Cela va engendrer une reconfiguration majeure du mythe car les personnages seront présentés d’une manière bien différente de la version ovidienne. Il en résultera un changement d’ethos, pour Persée notamment : Je lui ai donné de l’amour pour elle [ Andromède ] , qu’il n’ose découvrir, parce qu’il la voit promise à Phinée, mais qu’il nourrit toutefois d’un peu d’espoir, parce qu’il voit son mariage différé jusqu’à la fin des malheurs publics. Je l’ai fait plus généreux qu’il n’est dans Ovide, où il n’entreprend la délivrance de cette princesse, qu’après que ses parents l’ont assuré qu’elle l’épouserait, sitôt qu’il l’aurait délivrée. (« Examen », p. 143) Persée apparaît dès l’ouverture de la pièce et fait figure de parfait amant, laissant Andromède libre de choisir son époux, alors même qu’il a combattu le monstre pour la délivrer, et que Cassiope la lui a promise en mariage 38 . P ERSEE : Que me permettez-vous, Madame, d’espérer ? Votre Amour est-ce un bien où je doive aspirer ? Et puis-je en cette illustre et divine journée 39 , Prétendre jusqu’au cœur que possédait Phinée ? (p. 88, IV, 1, v. 1056-1059) Les sentiments que partagent les protagonistes donnent lieu à une multiplication de scènes galantes, ce qu’apprécient les spectateurs comme le montre l’Extraordinaire de la Gazette. Le rôle de Phinée et son poids dans la pièce ont été également modifiés, car, faire-valoir de Persée, il constitue l’un 37 Abbé d’Aubignac, La Pratique du théâtre [1657], éd. Hélène Baby, Paris, Champion, p. 487-488. 38 Dans l’opéra italien, peu de place est généralement accordée à la peinture de l’amour et dans l’Andromeda de Benedetto Ferrari (1637) comme dans celle d’Ascanio Pio di Savoia (1638), Persée arrive au dernier acte pour sauver Andromède et l’épouser. 39 Var. 1660 : « Mon amour jusqu’à vous a-t-il lieu d’aspirer ? / Et puis-je en cette illustre et charmante journée... » (v. 1052-1055). Franchir les frontières géographiques, culturelles et artistiques 351 des principaux obstacles à l’union des amants. L’épaisseur psychologique, qui est ainsi redonnée aux personnages, est nécessaire dans la mesure où ces derniers étaient traditionnellement peu développés, écrasés d’emblée par les dieux. Cependant bien entendu, la psychologie ne peut être aussi raffinée que dans d’autres pièces de l’auteur, une place importante étant réservée au spectacle. En France, la découverte de l’opéra italien correspond à une véritable rupture et va réanimer les débats sur les codes esthétiques et poétiques. C’est dans ce contexte que sera créée l’Andromède de Corneille, qui intègre les machines de Torelli et la musique de Dassoucy. Soucieux de proposer une pièce française, l’auteur devra effectuer des aménagements par rapport au modèle tout en respectant à la fois les goûts des spectateurs et les règles aristotéliciennes. Alors même que la Fronde, en 1650, va générer des clans, des seuils, des séparations, en matière d’art, les frontières sont perméables et facilitent l’ouverture et la contamination. Après Andromède, les doctes continueront, pendant plusieurs années encore, à condamner les pièces à grand spectacle, mais ils ne pourront éviter une foisonnante éclosion. Sur la scène, les œuvres de Boyer, de Donneau de Visé, de Thomas Corneille, raviront les spectateurs, comme les opéras italiens (Les Noces de Pelée et Thétis (Le Nozze di Peleo e di Teti) sont représentées en 1654) ou français (ceux de Quinault et Lully qu’admirait tant Louis XIV). Un bémol toutefois : s’écartant du modèle « classique », ces pièces seront rejetées dès la fin du siècle et écartées par la tradition. Malgré leur grand succès au XVII e siècle, elles seront oubliées, silencieuses pendant des siècles, exhumées seulement dans les années 1970. Elles génèrent maintenant un fort regain d’intérêt, faisant l’objet d’études et parfois, comme Orfeo, d’importantes reprises sur la scène. Bibliographie Sources Aubignac, François-Hédelin, abbé d’, La Pratique du théâtre [1657], éd. Hélène Baby, Paris, Champion, 2001. Beaussant, Philippe éd., Le Ballet des singes et des autruches, Paris, Gallimard, 2010. Corneille, Pierre, Clitandre, Paris, F. Targa, 1632. Corneille, Pierre, Dessein de la tragédie d’Andromède, Rouen, « aux dépens de l’auteur », 1650. Corneille, Pierre, Excuse à Ariste, Paris, P. Le Petit, 1637. Stella Spriet 352 Corneille, Pierre, Andromède : tragédie [1651], éd. Christian Delmas, Paris, Didier, 1974. Conrart, Valentin, Lettres familières de M. Conrart à M. Félibien, Paris, Barbin et Billaine,1681. Dassoucy, Charles, Les Rimes redoublées, Paris, Nego, 1671. Desmarets de Saint-Sorlin, Jean, Mirame, Paris, H. Legras, 1641. Lefèvre d’Ormesson, Olivier, Journal, Paris, Chéruel, 1860. Montglat, François de Clermont, marquis de, Mémoires du Marquis de Montglat, Paris, Michaud, 1836-1839. Motteville, Mme de, Mémoires, Paris, Riaux, 1878. Nolfi, Vincenzo, Bellerofonte, Venise, G. Battista Surian, 1642. Rayssiguier, de, L’Aminte du Tasse, tragi-comédie pastorale, accommodée au théâtre françois, Paris, A. Courbé, 1632. Renaudot, Théophraste, Gazette, 8 mars 1647 ; 18 février 1650. Saint-Évremond, Charles de, Sur les opera. À Monsieur le duc de Bouquinquant [ 1677 ] , Londres, Desmaizeaux, 1705. Scudéry, Georges de, Ligdamon et Lidias ou la ressemblance, Paris, F. Targa, 1631. Scudéry, Georges de, Le Prince déguisé, Paris, A. Courbé, 1636. Scudéry, Georges de, Didon, Paris, A Courbé, 1637. Études Blanchard, Jean-Vincent, « La fête théâtrale au XVII e siècle », Dalhousie French Studies, 1995, vol. 32, p. 3-17. Bolduc, Benoît, Andromède au rocher : fortune théâtrale d’une image en France et en Italie, 1587-1712, Florence, Olschki, 2002. Bolduc, Benoît, « Les fonctions du texte dramatique dans le texte de fête », dans « À qui lira » : Littérature, livre et librairie en France au XVII e siècle. éd. Mathilde Bombart, Sylvain Cornic, Edwidge Keller-Rahbé et Michèle Rosellini, Tübingen, Narr, Biblio 17, 2020, p. 207-216. Guardia, Jean de et Marie Parmentier, « Les yeux du théâtre. Pour une théorie de la lecture du texte dramatique », Poétique, 2009/ 2, n°158, p. 131-147. Visentin, Hélène, « Le théâtre à machines : succès majeur pour un genre mineur », Littératures classiques, 2004, n°51, p. 205-222. Le passage clandestin : mises en récit de la frontière dans quelques écrits autobiographiques protestants de la fin du XVII e siècle I SABELLE T RIVISANI -M OREAU U NIVERSITÉ D ’A NGERS , 3 L.AM, SFR C ONFLUENCES Le 13 août 1669 paraît un édit du roi « pour empescher les sujets de sa Majesté de s’habituer dans les Païs Etrangers, & faire retourner en France ceux qui y sont établis 1 » : l’édit vise les protestants à l’égard desquels la politique royale s’est raidie dès la première décennie du règne personnel de Louis XIV et qui ont recommencé à prendre la route de l’exil. Par cet édit, la frontière étatique, en tant que ligne de démarcation matérielle, concrétise et renforce une altérité religieuse que l’Édit de Nantes avait temporairement tenté de minimiser par l’organisation d’une coexistence confessionnelle sur le territoire. De façon performative, des murs métaphoriques s’érigent aux frontières. Signe d’un accroissement de la dimension conflictuelle des questions religieuses, la ligne de la frontière se met ainsi à institutionnaliser sur un plan civil des différences qui relevaient du spirituel et du for privé. Le 18 octobre 1685, l’Édit de Fontainebleau révoquant l’Édit de Nantes, tout en renouvelant l’interdiction d’émigration des protestants, supprime pour eux la possibilité de confesser leur foi sur le territoire français : c’en est fini de la coexistence confessionnelle. Renforcement des frontières, asymétrie accrue dans les identités religieuses : la minorité protestante est prise au piège, la France est une souricière dont on ne sortira que par l’abjuration ou par la fuite. 1 Edict du roy, pour empescher les sujets de Sa Majesté, de s'habituer dans les païs étrangers, & faire retourner en France ceux qui y sont établis. Verifié en parlement, Chambre des comptes, & Cour des aydes, le treiziesme aoust 1669, Paris, Pierre Le Petit, Iacques Langlois, Damien Foucault, Sebastien Mabre Cramoisy, 1669. Isabelle Trivisani-Moreau 354 De ces temps nous sont restés des témoignages 2 de réfugiés huguenots relatant, de façon plus ou moins détaillée, comment se déroula néanmoins leur sortie du royaume dans cette situation de clandestinité. Parmi eux, on a retenu ici un échantillon composé de récits accédant à des dates souvent assez tardives à la publication. Il s’agira du « récit fidèle » d’Isaac Dumont de Bostaquet 3 , d’un extrait du livre de raison laissé par Jean Giraud 4 , du « mémoire » rédigé par Jean Valat 5 , des Mémoires de Mme Du Noyer 6 , de l’Histoire de la vie de Jean Cabrit 7 , du récit abrégé de Suzanne de Robillard 8 , des Mémoires de Jean Marteilhe 9 et des mémoires 10 de Marie Molinier. À travers ces mises en récit du passage, entre mémoire collective et expérience individuelle, on se demandera comment, par ce trauma, l’érection d’une frontière supposée fixer une situation ne saurait résorber une instabilité qui rejaillit sur le territoire et les individus. On verra comment se construit à travers ces textes une mise en récit collective sans exclure une singularité 2 Évalués à une cinquantaine par Carolyn Lougee Chappell, « Paper memories and identity papers: why Huguenot refugees wrote memoirs », dans Bruno Tribout et Ruth Whelan (dir.), Narrating the Self in Early Modern Europe, Bern, Peter Lang, « European Connections », 2007, p. 121, n. 2. 3 Isaac Dumont de Bostaquet, Mémoires d’Isaac Dumont de Bostaquet sur les temps qui ont précédé et suivi la révocation de l’Édit de Nantes, Paris, Mercure de France, « Le Temps retrouvé », 1968 (désormais Dumont de Bostaquet). 4 Voir « Les tribulations d’un huguenot réfugié à Vevey », Revue historique vaudoise, 1929, p. 46-58 et p. 65-79 (désormais Giraud). 5 Jean Valat, Mémoires d’un protestant du Vigan. Des dragonnades au Refuge (1683- 1686), éd. Eckart Birnstiel et Véronique Chanson, Paris, Les Éditions de Paris - Max Chaleil, 2011 (désormais Valat). 6 Mme Du Noyer, Mémoires de Madame Du Noyer, éd. Henriette Goldwyn, Paris, Mercure de France, « Le Temps retrouvé », 2005 (désormais Du Noyer). 7 Voir « Histoire de la vie de J. Cabrit. Pasteur de l’Église de Cottbus écrite par luimême à ses heures de récréation vers l’année 1734 (I. La sortie de France ; II. L’étudiant 1687-1694) », Bulletin historique et littéraire. Société de l’histoire du protestantisme français, t. XXXIX, 1890, p. 530-545 et p. 587-598 (désormais Cabrit). 8 Voir l’appendix B dans Carolyn Lougee Chappell, « “The pains I Took Save My/ His Family” : Escape Accounts by a Huguenot Mother and Daughter after the Révocation of the Edict of Nantes », French Historical Studies, vol. 22, n o 1 (Winter, 1999), p. 1-64 et notamment p. 47-54 (désormais Robillard). 9 Jean Marteilhe, Mémoires d’un galérien du Roi-Soleil, Paris, Mercure de France, « Le Temps retrouvé », 2001 (désormais Marteilhe). 10 Voir « Relation de l’évasion, hors de France après la Révocation, de Marie Molinier, de Cournonterral », Bulletin de la Société de l’Histoire du Protestantisme français, 1913, LXII e année, p. 435-456 et notamment p. 440-455 (désormais Molinier). Le passage clandestin : mises en récit de la frontière 355 d’expérience qui renouvelle l’émotion. On envisagera pour finir combien joua l’indécision dans la réalité comme dans la perception des frontières qui s’imposèrent aux protestants d’après la Révocation. La constitution d’une mise en récit collective Les témoignages relatant ces passages clandestins sont différents dans leur forme - comme l’indique la présence de mémoires destinés à la publication ou de mémoire rédigé pour une simple diffusion privée - d’où une diversité dans les qualités rédactionnelles ou les longueurs. Il existe pourtant entre eux une certaine unité, qu’on ne saurait attribuer à l’entre-lecture, car la majorité d’entre eux sont longtemps restés des manuscrits à diffusion familiale. Leur apparence topique peut être partiellement attribuée à l’intensité du drame vécu avec la Révocation de l’Édit de Nantes : Mathilde Monge et Natalia Muchnik 11 parlent de « trauma fondateur ». La persécution qui s’abat sur les protestants, en tentant de nier leur identité religieuse, a eu moins pour effet de les unir aux autres Français en les poussant à une tiède conversion, qu’elle ne les en a séparés en renforçant cette identité confessionnelle. Au-delà de la fuite hors des frontières, ils constituent une communauté distincte dont la mémoire s’est soudée sous l’effet de l’événement traumatique. À même drame, même récit : l’évocation de ces passages clandestins use d’étapes et de traits identiques. Après une phase préparatoire montrant l’accroissement des persécutions et les abjurations arrachées sous la pression, le passage clandestin s’opère par des voies qui se répètent : on cherche souvent à gagner Genève par Lyon pour traverser les Alpes. La montagne joue son rôle de frontière naturelle comme d’autres objets géographiques pour ceux qui viennent du sud : le franchissement du Rhône à Pont- Saint-Esprit 12 en fait trembler plus d’un. Pour d’autres, c’est l’océan qui fait office de frontière entre la côte Atlantique et l’Angleterre ou les Provinces Unies dans une géographie perturbée par les interdits. En Savoie 13 ou au Nord-Est 14 , les fuyards sont en alerte quand ils arrivent aux villes-frontières. 11 Mathilde Monge et Natalia Muchnik, L’Europe des diasporas. XVI e - XVIII e siècle, Paris, PUF, 2019, p. 60-67. 12 Voir Valat, p. 104 et 108 ; Cabrit, p. 540 ou Molinier, p. 452. 13 Molinier, p. 452. 14 Marteilhe (p. 50-53) raconte quelles ruses (repérage, infiltration parmi les promeneurs pour se glisser en fin de journée par une première porte dans la ville avant sa clôture, mensonges et grivèlerie auprès de l’hôte d’une auberge) lui et son compagnon eurent à déployer pour traverser la ville-frontière de Mézières. Isabelle Trivisani-Moreau 356 Comment faire en tous ces lieux quand on n’a pas de passeports ? Jacques Cabrit montre le désarroi de sa famille confrontée à l’obstacle de ce défaut de passeports : C’est là qu’un ministre du voisinage, qui étoit aussi errant, nous vint joindre pour nous dire qu’il n’étoit presque pas possible de sortir du Royaume, tant les frontières en étoient exactement gardées. Il ajouta qu’il avoit appris de licence certaine, que les ministres pouvoient y avoir des passe-ports pour se retirer dans des païs étrangers ; cela nous fit revenir sur nos pas. Mon père s’en alla à Montpellier où il obtint en effet un passeport pour lui, mais non pas pour ma mère ; il est aisé de s’imaginer quelle fut sa douleur lorsqu’il se vit obligé de se séparer pour la seconde fois d’une femme chérie et de sept enfants dont l’aîné n’avoit que 15 à 16 ans 15 . Si quelque temps plus tard la mère de l’auteur obtient à son tour des passeports pour elle-même et ses deux plus jeunes enfants, les cinq autres enfants, faute du précieux sésame, sont laissés en France. Les conditions matérielles sont aussi récurrentes : on va plus souvent à pied que sur des montures ou en litière 16 . Sur la mer, on cache les enfants à fond de cale 17 , dans les Alpes on les dissimule dans des paniers 18 à dos de cheval ou de mulet. Peu d’effets et peu d’habits sur le dos des fuyards 19 , cela les ferait remarquer : on en enfile éventuellement quelques-uns les uns pardessus les autres 20 . Certains arrivent à la frontière déjà épuisés par une longue marche 21 . Le climat s’en mêle, on a froid, on a faim 22 , on ne sait où manger sans éveiller les soupçons 23 . La peur est là qui fait trembler « comme la feuille agitée par le vent 24 », parfois aussi les maux physiques 25 qui viennent tout compliquer. Ainsi la femme et la fille de Jean Giraud se sontelles un moment égarées à cause de l’obscurité : La mère ne pouvait plus marcher. La fille, par le mauvais temps qu’il faisait, ou de frayeur, prit un grand dévoiement de cœur... à même que nous croyions qu’elle en mourrait. Je mis la pauvre fille dans mon brandebourg et le tout attaché au dos d’un de mes guides où elle n’avait pas froid, 15 Cabrit, p. 537-538. Voir aussi Valat, p. 108. 16 Cabrit, p. 538 ; Du Noyer, p. 70-72. 17 Robillard, p. 48. 18 Molinier, p. 442 ; Robillard, p. 50. 19 Valat, p. 98 ; Robillard, p. 47. 20 Marteilhe, p. 50. 21 Cabrit, p. 540. 22 Du Noyer, p. 70-72. 23 Giraud, p. 76. 24 Cabrit, p. 542. 25 Robillard, p. 48-49 ; Molinier, p. 454. Le passage clandestin : mises en récit de la frontière 357 sans quoi il nous fallait l’enterrer à la montagne du Coin du Col, où nous passâmes 26 . Pour quelques guides honnêtes 27 , combien de passeurs peu fiables ? Parfois ivres 28 , plus souvent cupides 29 , certains sont de véritables bandits de grand chemin. Il faut ainsi huit bonnes pages à Jean Valat pour relater les déboires que lui et ses compagnons d’infortune eurent à subir avec plusieurs de ces passeurs 30 : à Lyon, grâce à des intermédiaires, il trouve un premier paysan qui traite avec eux pour quatre louis d’or, trois étant à retirer par le paysan une fois le passage réalisé tandis qu’un est avancé pour les frais du voyage. Le paysan ne viendra jamais au rendez-vous et empoche le louis. Le même marché est refait avec d’autres guides qui entament, quant à eux, le chemin et, après une nuit de marche, les conduisent chez un paysan pour se cacher la journée. Mais un guide prétend qu’un homme les a entendus et menace de les dénoncer. Ne cédant qu’insuffisamment au chantage, les fuyards déclenchent l’attaque de tout un groupe de paysans à la poursuite desquels ils n’échappent que difficilement à la faveur des bois ou à leur défaveur quand surviennent la nuit et le froid. Retour à Lyon, nouveau marché et nouveaux guides, nouveau départ avec un nouveau groupe, nouvelle nuit de marche et nouvelle arrivée chez un hôte qui tente de leur faire payer trois fois le prix de leur repas. La complicité des guides et de l’hôte ne fait pas de doute, un accord est trouvé, mais quand, à l’arrivée de la nuit, la marche reprend, ce sont moins les jets de pierre des paysans qui sont à redouter que les nouveaux pièges ourdis par le guide : celui-ci tente d’abord de les entraîner dans une maison qui éveille la méfiance de l’auteur et finit par les conduire « avec peine 31 » chez lui. Alors qu’ils sont enfermés dans la maison, c’est une mise en scène très bruyante, destinée à les terroriser, qui a lieu à l’extérieur. Leur guide allègue tour à tour les attaques de paysans ou de la jeunesse du pays ou des gardes montés et les moments d’effroi se multiplient : « Cette nouvelle nous épouvanta tous. Nous crûmes que ce n’était qu’un commencement de douleur 32 ; « Nous connûmes alors que nous étions vendus, et voulant sortir de cette maison pour nous sauver, 26 Giraud, p. 75. 27 Marie Molinier est une des rares qui loue les services de son guide à qui elle a été recommandée par des proches : « Il leur promit et leur tient parole, car c’étoit un honnête homme qui ne vouloit nous confier qu’à ses yeux » (p. 452) et, à la différence d’autres auteurs, elle en livre le nom, « maître André ». 28 Cabrit, p. 544 ; Du Noyer, p. 72. 29 Cabrit, p.545. 30 Valat, p. 109-117. 31 Valat, p. 115. 32 Valat, p. 111. Isabelle Trivisani-Moreau 358 nous en trouvâmes la porte fermée à clef, ce qui augmenta notre frayeur 33 » ; « Ce fut alors que la crainte, l’épouvante ou la terreur commencèrent à s’emparer de chacun de nous. […] Dans cet état d’angoisse nous faisions des vœux et des prières au Ciel de bon cœur 34 » ; « L’alarme fut grande, sauve qui peut ! L’un laissa son bonnet, l’autre sa cravate, l’autre ses bas ; chacun laissa quelque chose pour sauver la liberté 35 ». La spécificité du franchissement clandestin de la frontière se perçoit si on le met en regard des déplacements que les mêmes protestants effectuent une fois qu’ils ont atteint la vaste zone du Refuge : malgré le nombre de pays traversés, malgré les difficultés, le franchissement de frontières n’y a plus les mêmes accents dramatiques. Et pourtant le Refuge n’est pas un El Dorado : la cité genevoise si convoitée n’est en général qu’un point de départ vers une migration aux destinations incertaines. Mais il ne s’agit plus alors de clandestinité et l’on peut même goûter les agréments du voyage. L’individualisation d’une expérience par la dramatisation Le trauma collectif du passage clandestin se traduit à travers des récits qui sont cependant ceux d’une expérience relatée par une plume singulière. La pratique mémorielle de la transmission intra-familiale, avant de s’inscrire dans une histoire collective, part aussi du désir de dire la singularité d’un vécu. D’autres passages sont évoqués, ceux de proches, mais sans trop de détails : le franchissement du narrateur se distingue. Il arrive en effet souvent que la relation du passage du narrateur soit précédée d’autres évocations de passages, qu’il s’agisse de ses propres premières tentatives, qui ont avorté, ou de celles de proches dont on ne saurait donner les détails. Le laconisme préside ainsi à la relation des trajets effectués par les membres de la famille de Marie Molinier, qu’il s’agisse de son père (« il prit la route pour Genève, où il arriva heureusement 36 »), de ses frères confiés à des inconnus et transportés dans des paniers à dos d’âne (« Ils arrivèrent heureusement à Genève auprès de mon père 37 », ainsi que de sa mère (« Après bien des fatigues, elle arriva heureusement auprès de mon père et ses enfans 38 »). La tension entre individuel et collectif paraît d’autant plus intéressante à analyser que les tentatives de départ collectives sont généralement plus 33 Valat, p. 112. 34 Valat, p. 115. 35 Valat, p. 116. 36 Molinier, p. 441. 37 Molinier, p. 443. 38 Ibid. Le passage clandestin : mises en récit de la frontière 359 difficiles à mener à bien comme le montre le désastre narré par Dumont de Bostaquet 39 : un vaste projet de départ formé par plusieurs des membres de sa famille les amène à rejoindre un groupe considérable de trois cents personnes, mais des paysans hostiles, qu’on prend pour des gardes, arrivent et, au milieu des coups de pistolet, c’est la débandade. Blessé, Dumont de Bostaquet, qui a chargé les assaillants, n’est plus en mesure d’assurer la protection de sa famille et entreprend seul son départ vers la Hollande. Un échec comparable est relaté par Jean Giraud à Saint-Jean-de-Maurienne où deux cent quarante personnes furent arrêtées 40 . Il retient la leçon car, parti avec quatre membres de sa famille, il suit la consigne de séparation donnée par les guides à l’approche de la frontière. L’on convient alors « que si par malheur quelqu’un était pris, que Dieu ne veuille, et que les autres le verraient, n’en pas faire semblant, d’autant qu’il est plus facile d’en délivrer un que deux ou trois 41 ». Ce petit groupe met plus d’une semaine à se reconstituer, mais des périodes bien plus longues séparent les familles avant qu’elles ne se retrouvent à l’étranger tant leurs projets de passage doivent être individualisés pour mieux réussir. Comme cela se passe dans la famille Cabrit, le père de Marie Molinier quitte la France sans en avertir sa femme qui vient d’accoucher ; celle-ci se réjouit de le savoir arrivé à Genève. Ellemême partira avec deux de ses enfants en laissant la jeune Marie. Loin d’être vécu de façon collective, le passage clandestin est souvent une expérience solitaire, ce qui se retrouve dans l’écriture. Ce qui individualise ces récits, c’est que chacun, au-delà du recueil des topoï de la difficulté liée à une telle entreprise, semble miser plus spécifiquement sur l’un d’entre eux pour faire effet. Tandis que Jean Valat, aux prises avec ses passeurs successifs, fait l’expérience de la peur, Jacques Cabrit 42 ou Jean Marteilhe 43 , qui n’ont pas de passeport, multiplient les ruses et sont par exemple amenés à s’inventer des métiers fictifs pour tenter, assez vainement, d’endormir la vigilance des gardes. Jean Giraud fait ressentir l’âpreté du parcours dans les montagnes alors que le passage de Marie Molinier semble finalement assez heureux par comparaison avec les nombreux échecs et craintes qu’elle a pu connaître auparavant. En sœur courage laissée par ses parents seule en charge de ses jeunes frères et sœurs, Suzanne de Robillard se distingue moins par un épisode que par son caractère. Elle paraît d’un esprit de responsabilité et d’une maturité étonnants : elle livre des 39 Dumont de Bostaquet, p. 113-121. 40 Giraud, p. 70. 41 Giraud, p. 76. 42 Cabrit (p. 542-543) et son camarade se font passer pour des « fraters », c’est-à-dire des « garçons barbiers ». 43 Marteilhe (p. 57-58) et son camarade se font passer pour des perruquiers. Isabelle Trivisani-Moreau 360 détails concrets sur les coûts du voyage 44 ou les difficultés linguistiques 45 pour se faire comprendre à l’arrivée dans un nouveau pays ; elle ne se laisse pas démonter face à un capitaine qui ne tient pas ses engagements ; elle trouve des moyens, soit du côté des autorités politiques, soit en apitoyant la population locale, pour surmonter de tels obstacles. Il est vrai que les filles sont particulièrement exposées : Anne-Marguerite Petit (la future Mme Du Noyer) doit se couper les cheveux et se déguiser en valet du muletier, son guide. Très vite, celui-ci ne se prive pas de l’exploiter : il me faisait mener le cheval par la bride après lui. Quoique cette façon ne fût pas fort de mon goût, il fallait pourtant s’y accoutumer et aller faire boire le cheval. Comme je n’entendais point du tout ce manège, je faisais tout de travers, et cet homme, qui était fort brutal, me disait toutes les injures du monde. Au commencement, je croyais que c’était pour mieux cacher son jeu, mais je m’aperçus bientôt qu’il y entrait beaucoup de naturel. Car il me traitait tout de même quand il n’y avait personne et me menaçait pour la moindre chose de me livrer aux gardes 46 . Jean Giraud raconte aussi comment sa sœur, après avoir éprouvé « l’injure du temps, pluie, neige et glace 47 », est arrêtée et rançonnée avant de pouvoir retrouver le reste de la troupe : Elle a séjourné en chemin huit jours après nous par les mauvaises aventures qu’elle a eues et, le lendemain de son arrivée, s’est alitée d’un flux de sang qui l’a gardée douze jours. Après cela, elle s’est blessée d’un enfant de près de trois mois, qui, apparemment, s’était détaché en passant le Coin du Col, la première nuit, par les grandes souffrances que nous eûmes de la neige, pluie et glace sur le matin. Elle a fait une maladie de neuf semaines à la Teste d’Or, à Genève 48 . Les particularités et anecdotes viennent ainsi introduire quelques moments fortement dramatiques qui confèrent à chacun de ces récits de passage une singularité par-delà la communauté d’itinéraire. Des frontières indécises Les difficultés du passage clandestin tiennent aussi au statut incertain des frontières. Ce n’est pas pour rien que les autorités politiques peuvent les instrumentaliser : à moins de disposer de solides murailles hermétiques, rien 44 Robillard, p. 47. 45 Robillard, p. 50. 46 Du Noyer, p. 70. 47 Giraud, p. 75. 48 Giraud, p. 77-78. Le passage clandestin : mises en récit de la frontière 361 n’est plus aléatoire et poreux qu’une frontière théorique. Pour certains territoires, l’appartenance politique varie entraînant un basculement du côté catholique ou protestant. En temps de conflits, ces changements sont fréquents : en Angleterre, les sympathies catholiques d’un Jacques II 49 poussent certains, face à un tel risque pour l’avenir, à se réembarquer pour la Hollande. Les zones frontalières offrent quant à elles des limites qui peuvent paraître indécises, qu’il s’agisse d’instabilité politique ou d’une difficulté à maîtriser in situ la connaissance précise de ces frontières. Jean Marteilhe, malgré son jeune âge, est a priori un homme prudent qui anticipe soigneusement les routes qu’il doit emprunter. Avant son départ, il a reçu les conseils d’un ami protestant qui lui a fourni « une petite route par écrit, jusqu’à Mézières, ville de guerre sur la Meuse, qui pour lors était frontière du Pays- Bas espagnol, et au bord de la formidable forêt des Ardennes 50 », ce « qui nous favoriserait pour nous rendre à Charleroi, distante de six à sept lieues de Mézières 51 ». La ville est « hors des terres de France 52 » avec « commandant et garnison hollandaise 53 », hors de danger donc pourvu qu’on évite Mariembourg qui se trouve sur les terres de France. Pourtant la forêt ne se révèle pas un milieu si favorable que cela : elle égare surtout ceux qui pensaient y trouver un couvert pour leur déplacement. Un paysan rencontré en chemin leur donne pourtant de judicieux conseils pour rejoindre Charleroi, mais il omet cependant un détail topographique important à propos d’une gorge étroite où ils ne doivent qu’à un orage providentiel d’échapper à un corps de garde de Français qui profitait de la configuration des lieux pour arrêter les étrangers sans passeport. Mais les deux compagnons ne maîtrisent pas suffisamment les appartenances territoriales de chaque recoin de cette zone frontière. À Couvé (aujourd’hui Couvin) ils font une simple étape pour déjeuner, étape qui leur est doublement fatale : Pour le coup, nous étions sauvés, si nous avions su que cette petite ville était hors des terres de France. Elle appartenait au prince de Liège, et il y avait un château muni d’une garnison hollandaise. Mais, hélas ! nous n’en savions rien, pour notre malheur ; car si nous l’avions su, nous nous serions rendus à ce château, dont le gouverneur donnait des escortes à tous les réfugiés qui en demandaient pour être conduits jusques à Charleroi. Enfin Dieu permit que nous restassions dans cette ignorance pour mettre notre 49 Robillard, p. 53 ; Cabrit, p. 590. 50 Marteilhe, p. 49. 51 Ibid. 52 Ibid. 53 Ibid. Isabelle Trivisani-Moreau 362 confiance et notre foi à l’épreuve pendant treize années de la plus affreuse misère 54 . Non seulement les deux compagnons ratent alors une belle occasion, mais, au cabaret de la ville, ils sont espionnés par un garde-chasse qui, dans l’espoir d’une récompense, les suit et parvient à les faire arrêter à l’approche de Mariembourg. Difficile pour les individus d’adapter leurs plans à la subtilité de l’aléa politique et du découpage des frontières. Cette pression sur les individus ne s’exerce pas que sur ces frontières étatiques rendues mobiles : c’est à une véritable extension du principe de la frontière que ces textes nous font assister. À ceux qui tentent de franchir de telles limites, le sort qui est réservé, c’est la détention : la prison (étape avant les galères ou le couvent) apparaît ainsi comme un modèle réduit de ce qu’est devenue la France. Les gardes chargés d’arrêter ceux qui tentent de sortir du royaume renforcent cette dimension carcérale du royaume. Jacques Cabrit qui cherche à le fuir se voit même embarqué dans une situation bien paradoxale : On trouva un moyen qu’on crut sûr pour me faire sortir du Royaume, ce fut de m’enrôler dans une recrue qu’on faisoit pour Dôle, ville située dans la Franche-Comté ; comme le lieutenant qui la conduisoit étoit connu et ami de nos parents, il s’obligea secrètement à me laisser aller où je voudrois, lorsque nous approcherions de Dôle 55 . Le jeune homme ne reste pas longtemps sous l’habit de soldat, juste le temps de rencontrer un autre protestant qui a adopté le même stratagème et devient son compagnon de route. Ensemble, ils retrouvent un peu plus tard leur plus habituelle inquiétude vis-à-vis des gardes. Plutôt que de traverser une rivière, Jacques Cabrit serait prêt, car il ne sait pas nager, à se laisser arrêter par le corps de garde qui veille près du pont. Devant ses réticences, le guide tente la traversée du pont à pied dans le plus grand silence : il y avoit au bout un corps de garde de 15 à 20 hommes et la sentinelle en dehors, qui alloit et venoit. […] Nous marchâmes de cette manière d’un bout du pont à l’autre bout où étoit le corps de garde, nous en passâmes tout proche, nous entendîmes les soldats qui jouoient et qui se querelloient, la sentinelle regardoit par la fenêtre pour voir ce qui se passoit. Cette rencontre qui sembloit un effet du hazard, facilita notre sortie du royaume 56 . 54 Marteilhe, p. 55. 55 Cabrit, p. 539-540. 56 Cabrit, p. 544. Le passage clandestin : mises en récit de la frontière 363 Pour le protestant, un dénouement si heureux s’explique sans doute moins par la distraction de la sentinelle que par la corruption de cette dernière par le guide. Sans réduire l’omniprésence des gardes aux frontières du territoire, la suggestion d’une telle corruption en accentue la dimension perverse. Par comparaison avec les récits de sortie clandestine du royaume envisagés ici, la relation de la sortie d’un Jérémie Dupuy 57 est d’autant plus intéressante qu’il ne s’agit pas d’un passage clandestin, mais d’une sortie autorisée. Après un arrêt de relaxe qui suit une détention de plusieurs mois, c’est toujours sous bonne garde que Dupuy fait le trajet de Toulouse jusqu’à la Suisse : on le cache, on l’empêche de parler à qui que ce soit, on tente de l’intimider, c’est comme si la libération n’était pas encore acquise. Les gardes sont partout, même loin des frontières ordinaires qui tendent à se propager subrepticement par leur action sur tout le territoire. L’extension au sein du territoire d’une frontière coercitive peut en outre gagner jusqu’à la maison des protestants réfractaires : Jean Giraud raconte comment sa sœur et son beau-frère furent arrêtés à cinq cents pas de leur maison sur le soupçon de leur désir de fuite 58 . Tantôt cernées par des gardes aux aguets, tantôt envahies par les dragons, les maisons se transforment d’abord en lieux d’incarcération, en zones de non-droit aussi où peuvent s’exercer les pires sévices, pour finir en zones d’exclusion, leurs habitants se trouvant rejetés hors de chez eux à la rue et dans le froid. La frontière entre privé et public se trouve bouleversée : ce n’est plus seulement du pillage, on jette objets, livres et meubles par les fenêtres, on défonce les ouvertures ou on en condamne à l’inverse l’accès. Dedans et dehors finissent par se confondre : Jean Valat, en abandonnant sa maison, laisse « la clef sur la porte afin qu’on n’eût pas la peine de l’enfoncer 59 ». Mais plus intimement, c’est jusqu’à l’âme que la frontière peut se glisser : plusieurs des auteurs expliquent comment ils ont pu accepter à un moment l’abjuration, ce qui, dans leur vie, a plusieurs effets dans le temps. Dans l’instant, l’abjuration vide la maison des dragons, ce qui semble rétablir une limite entre public et privé. La liberté de mouvement qui se reconquiert alors ne saurait cependant être sans arrière-pensée. Jacques Cabrit analyse les suites de sa faute : Je m’en repenty dans la suite et je me la reproche encore aujourd’hui, car je devois confesser hautement et jusqu’au dernier soupir de ma vie la Religion 57 Voir Deux compagnons d’infortune. Jérémie Dupuy, de Caraman, Jean Mascarenc, de Castres, victimes de la Révocation de l’Édit de Nantes dans le pays castrais (1685- 1688), éd. Gaston Tournier, Mialet, Publications du Musée du Désert, 1934. 58 Giraud, p. 50. 59 Valat, p. 71. Isabelle Trivisani-Moreau 364 où j’étois né et dans laquelle j’avais été élevé parce que je la croyais la meilleure. Cependant j’eus beaucoup plus de liberté qu’auparavant. J’allois et venois à la faveur de ce beau certificat ; mais je soupirois toujours en secret après la Suisse 60 . Contre la séparation intérieure que l’abjuration a introduite vient peu à peu se substituer une forme de réparation que pourrait produire le franchissement effectif d’une frontière terrestre. Les écrits de ces réfugiés protestants, qui prouvent par leur existence la possibilité d’un passage à l’étranger malgré les obstacles posés par les autorités politiques et religieuses françaises, sont significatifs de la porosité matérielle mais aussi de la relativité de toute frontière. Ils fournissent l’exemple de ce que donne une idée de la frontière reconfigurée au nom d’un projet religieux et dénoncent les conséquences humainement inacceptables d’une telle construction. L’autorité monarchique française n’avait pas le projet de conduire vers la frontière ces récalcitrants, elle voulait les reconduire dans le droit chemin, mais parlait pour cela de les réduire. Elle entendait sans doute effacer la « frontière confessionnelle […], fossé dramatiquement large et profond, qu’on doit à tout prix et par tous les moyens les contraindre à franchir 61 », et les poussa en réalité à choisir la frontière géographique, engendrant leur diaspora mais contribuant, par-delà les frontières, à souder une communauté par l’empreinte mémorielle que constituent de tels récits. Bibliographie Sources Cabrit, Jacques, « Histoire de la vie de J. Cabrit. Pasteur de l’Église de Cottbus écrite par lui-même à ses heures de récréation vers l’année 1734 (I. La sortie de France ; II. L’étudiant 1687-1694) », Bulletin historique et littéraire. Société de l’histoire du protestantisme français, t. XXXIX, 1890, p. 530-545 et p. 587-598. Du Noyer, Anne-Marguerite (Petit, Mme), Mémoires de Madame Du Noyer, éd. Henriette Goldwyn, Paris, Mercure de France, « Le Temps retrouvé », 2005. Dumont de Bostaquet, Isaac, Mémoires d’Isaac Dumont de Bostaquet sur les temps qui ont précédé et suivi la révocation de l’Édit de Nantes, Paris, Mercure de France, « Le Temps retrouvé », 1968. 60 Cabrit, p. 539. 61 Hubert Bost, « Introduction : Frontières, vérité et pouvoir », dans Aurélien Fauches, Fatiha Kaouès, Chrystal Vanel et Vincent Vilmain (dir.), Religions et frontières, Paris, CNRS Éditions, 2012, p. 11-19. Le passage clandestin : mises en récit de la frontière 365 Dupuy, Jérémie et Mascarenc, Jean, Deux compagnons d’infortune. Jérémie Dupuy, de Caraman, Jean Mascarenc, de Castres, victimes de la Révocation de l’Édit de Nantes dans le pays castrais (1685-1688), éd. Gaston Tournier, Mialet, Publications du Musée du Désert, 1934. Edict du roy, pour empescher les sujets de Sa Majesté, de s'habituer dans les païs étrangers, & faire retourner en France ceux qui y sont établis. Verifié en parlement, Chambre des comptes, & Cour des aydes, le treiziesme aoust 1669, Paris, Pierre Le Petit, Iacques Langlois, Damien Foucault, Sebastien Mabre Cramoisy, 1669. Giraud, Jean, « Les tribulations d’un huguenot réfugié à Vevey », Revue historique vaudoise, 1929, p. 46-58 et p. 65-79. Marteilhe, Jean, Mémoires d’un galérien du Roi-Soleil, Paris, Mercure de France, « Le Temps retrouvé », 2001. Molinier, Marie, « Relation de l’évasion, hors de France après la Révocation, de Marie Molinier, de Cournonterral », Bulletin de la Société de l’Histoire du Protestantisme français, 1913, LXII e année, p. 435-456 et notamment p. 440-455. Robillard, Suzanne de, dans Carolyn Lougee Chappell, « “The pains I Took Save My/ His Family” : Escape Accounts by a Huguenot Mother and Daughter after the Révocation of the Edict of Nantes », French Historical Studies, vol. 22, n o 1 (Winter, 1999), p. 1-64 (p. 47-54). Valat, Jean, Mémoires d’un protestant du Vigan. Des dragonnades au Refuge (1683- 1686), éd. Eckart Birnstiel et Véronique Chanson, Paris, Les Éditions de Paris - Max Chaleil, 2011. Études Bost, Hubert, « Introduction : Frontières, vérité et pouvoir », dans Aurélien Fauches, Fatiha Kaouès, Chrystal Vanel et Vincent Vilmain (dir.), Religions et frontières, Paris, CNRS Éditions, 2012, p. 11-19. Guichonnet, Paul et Raffestin, Claude, Géographie des frontières, Paris, PUF, « Sup », 1974. Lougee Chappell, Carolyn, « Paper memories and identity papers: why Huguenot refugees wrote memoirs », dans Bruno Tribout et Ruth Whelan (dir.), Narrating the Self in Early Modern Europe, Bern, Peter Lang, « European Connections », 2007. Monge, Mathilde et Muchnik, Natalia, L’Europe des diasporas. XVI e - XVIII e siècle, Paris, PUF, 2019. La Princesse de Clèves à Amsterdam — Les Provinces-Unies comme zone de contact entre la France et les pays de langues germaniques A NDREA G REWE U NIVERSITÉ D ’O SNABRÜCK L’objectif de cette contribution est double : d’une part, nous voudrions montrer que les éditeurs néerlandais qui, aux XVII e et XVIII e siècles, ont publié les œuvres de Marie-Madeleine de Lafayette, ont contribué à la diffusion européenne de cette œuvre, au-delà des frontières de la France, notamment vers les pays germanophones ; d’autre part, que le passage de la frontière entre la France et les Provinces-Unies a également constitué un transfert culturel qui affecte le sens de l’œuvre et témoigne de l’horizon d’attente du public étranger. Pour commencer, nous aimerions brièvement présenter un tableau des éditions publiées dans les Provinces-Unies. Ensuite, nous nous concentrerons sur La Princesse de Clèves et analyserons de plus près les péritextes de ses éditions hollandaises. Nous terminerons par un bref aperçu sur la présence de ces éditions dans les bibliothèques allemandes. L’édition hollandaise et le commerce du livre français Depuis le début du XVII e siècle, les Pays-Bas du Nord occupent une place de premier ordre dans la production et le commerce du livre en Europe 1 . Le marché du livre est alors en phase avec l’essor général que connaissent les Provinces-Unies dans tous les domaines - politique, social, démographique, économique, artistique - après s’être affranchies de la domination espagnole 1 Pour une mise au point des recherches, voir Andrew Pettegree et Arthur der Weduwen, The Bookshop of the World. Making and Trading Books in the Dutch Golden Age, London, Yale University Press, 2019. Pour une description plus succincte, voir Paul G. Hoftijzer, « The Dutch Republic, Centre of the European Book Trade in the 17th Century », European History Online (EGO), published by the Leibniz Institute of European History (IEG), Mainz 2015-11-23. Andrea Grewe 368 au XVI e siècle et après avoir définitivement acquis leur indépendance en 1648. Le commerce du livre profite de la venue massive de réfugiés qui, à la suite des conflits religieux et politiques avec le roi d’Espagne Philippe IV, quittent les Pays-Bas espagnols en direction du nord et parmi lesquels le nombre des « hommes du livre » est particulièrement élevé. L’arrivée de typographes célèbres tels que Christophe Plantin (1520-1589) ou Louis Elzevier (1540-1617) à Leyde contribue d’une manière décisive au développement de l’édition néerlandaise. Elle profite en outre du taux élevé d’alphabétisation de la population des Provinces-Unies de même que de la tolérance proverbiale de la République en matière religieuse, qui permet de produire des livres destinés à toute sorte de communautés religieuses - catholique, luthérienne, réformée, juive, l’absence d’un pouvoir central fort rendant plus ou moins inefficace la censure. Cet essor impressionnant repose sur la double orientation de l’édition néerlandaise, qui trouve son lectorat aussi bien dans le marché national qu’international. Ainsi, la recherche récente a mis en évidence l’importance longtemps sous-estimée du marché national pour l’édition néerlandaise, manifeste, entre autres, dans le grand nombre d’imprimés en langue néerlandaise 2 . Mais ce qu’on a fini par appeler « le miracle hollandais 3 » n’aurait pas non plus été possible si la librairie néerlandaise n’avait pas aussi pleinement participé du commerce international de la République où le livre compte parmi les objets d’exportation les plus importants 4 . Ainsi, vers le milieu du XVII e siècle, les Provinces-Unies méritent déjà pleinement le titre de « magasin de l’univers » - formule forgée par Voltaire - qui repose aussi bien sur le commerce de livres produits dans les Pays-Bas du nord que sur celui de livres imprimés ailleurs en Europe et revendus par les libraires néerlandais aux foires de Francfort et de Leipzig 5 . Le livre en langue française constitue une partie non négligeable de ce marché qui, au cours du siècle, va encore croître au fur et à mesure que le français remplace le latin comme langue de communication européenne 6 . Ainsi, au XVII e siècle, les 2 Voir Roger Chartier, « Magasin de l’Univers ou Magasin de la République ? Le commerce du livre néerlandais aux XVII e et XVIII e siècles », dans Christiane Berkvens-Stevelinck e.a. (dir.), Le Magasin de l’Univers. The Dutch Republic as the Centre of the European Book Trade, Leiden e.a., Brill, 1992, p. 289-307, p. 294 sq. ; A. Pettegree, A. der Weduwen, op. cit., p. 12. 3 Otto S. Lankhorst, « “Le miracle hollandais” : le rôle des libraires hollandais aux XVII e et XVIII e siècles », Histoire et civilisation du livre. Revue internationale, vol. III : Chine - Europe, histoires de livres, Genève, Droz, 2007, p. 251-268, p. 252 sq. 4 A. Pettegree, A. der Weduwen, op. cit., p. 1. 5 Ibid., p. 266-271. 6 P.G. Hoftijzer, op. cit., p. 3. La Princesse de Clèves à Amsterdam 369 livres français occupent, avec 11%, le troisième rang parmi les livres imprimés à Amsterdam, après les livres en néerlandais (57%) et les livres en latin (18%) 7 . En partie, les livres français sont exportés en France dont les « frontières », c’est-à-dire les privilèges des libraires français, sont « violées » par les contrefaçons hollandaises. Notamment les célèbres imprimeurslibraires Elzevier, qui excellent dans la production de livres du petit format in-12, sont connus pour avoir inondé le marché français dès la première moitié du siècle avec des contrefaçons d’auteurs français à succès comme Pierre Corneille ou Molière, mais aussi avec la production de livres prohibés tels que les œuvres de Rabelais 8 . Dans les années 1680, la persécution des protestants en France provoque l’arrivée d’une autre génération d’éditeurs français dans les Provinces-Unies, ce qui donne un nouvel essor à la librairie en général et notamment au commerce du livre français. Mais le marché français est loin d’être le seul destinataire des livres français produits dans les Pays-Bas du nord. Ceux-ci s’adressent aussi bien aux lecteurs néerlandais qu’à un public européen audelà des frontières du royaume de France dont la librairie française et surtout parisienne n’est pas capable de satisfaire les attentes 9 . C’est justement la position centrale des Provinces-Unies au croisement des axes du négoce européen qui favorise non seulement l’exportation vers les Pays-Bas espagnols ou la France, mais aussi vers l’Angleterre et les pays scandinaves, vers l’Empire et les pays de l’Est 10 . C’est pourquoi, dans ce qui suit, je m’efforcerai de montrer le rôle joué par les libraires néerlandais dans la diffusion européenne des œuvres de Marie-Madeleine de Lafayette, notamment dans les pays de langue allemande. 7 Pourcentages établis à l’aide du Short-Title Catalogue Netherlands (STCN). Le STCN est une bibliographie rétrospective électronique de tous les livres publiés aux Pays- Bas avant 1801 et des livres néerlandais publiés hors des Pays-Bas. 8 A. Pettegree, A. der Weduwen, op. cit., p. 271 sq. ; Hans Bots, « De Elzeviers en hun relatie met Frankrijk », dans B.P.M. Dongelman, P. G. Hoftijzer et O. S. Lankhorst (dir.), Boekverkopers van Europa. Het 17de-eeuwse Nederlandse uitgevershuis Elzevier, Zutphen, Walburg Pers, 2000, p. 165-181. 9 O. S. Lankhorst, op. cit., p. 262, souligne l’existence d’un large public pour les livres français au sein de la République ; P.G. Hoftijzer, p. 7, constate : « The fact […], that Dutch publishers were able to sell their cheap reprints of French literary works […] in Scandinavia or Russia, did not necessarily damage the interests of the original publishers, as they had no market there ». Dans son étude sur les contrefaçons des éditions de Claude Barbin, Rudolf Harneit souligne également la différence des marchés fournis par les éditeurs parisiens et néerlandais (« Fingierter Druckort : Paris. Zum Problem der Raubdrucke im Zeitalter Ludwigs XIV. », Wolfenbütteler Notizen zur Buchgeschichte, XIV, 1989, p. 1-117 et p. 149-312 (p. 15)). 10 R. Chartier, op. cit., p. 301 sq. Andrea Grewe 370 Les œuvres de Marie-Madeleine de Lafayette publiées à Amsterdam Le dénombrement des ouvrages de Marie-Madeleine de Lafayette publiés dans les Provinces-Unies confirme l’intérêt des éditeurs néerlandais pour les produits littéraires français d’actualité. À partir des années vingt du XVIII e siècle, ce sont surtout les œuvres historiographiques de l’autrice qui sont publiées aux Pays-Bas, à savoir L’Histoire de Madame Henriette d’Angleterre. Première femme de Philippe de France duc d’Orléans qui paraît pour la première fois en 1720 à Amsterdam chez Michel Charles Le Cène, et les Mémoires de la cour de France pour les années 1661-1665 dont la première édition sort en 1731 à Amsterdam chez Jean-Frédéric Bernard. Par contre, dès 1671 et pour une cinquantaine d’années, ce sont ses romans et nouvelles qui sont imprimés à Amsterdam à plusieurs reprises. Après l’édition originale de La Princesse de Montpensier publiée en 1662 à Paris par Thomas Jolly, Louis Billaine et Charles de Sercy, la seconde impression de cette nouvelle historique paraît en 1671 à Amsterdam sans indication du libraire, mais avec la remarque « Iouxte la copie A Paris, chez Thomas Iolly » soulignant ainsi la conformité de cette édition avec l’originale. Selon Alphonse Willems, il s’agit d’une édition parue chez Daniel Elzevier, mais cette attribution est controversée 11 . Entre 1671 et 1715 paraissent quatre éditions de Zayde dont la première est publiée presque simultanément avec l’édition originale parisienne de Claude Barbin. Il s’agit d’une contrefaçon éditée en 1671 à Amsterdam par Abraham Wolfgang et portant l’indication « Suivant la Copie imprimée A Paris » 12 . Une nouvelle édition de Zayde est publiée à Amsterdam en 1700 « chez les héritiers d’Antoine Schelte » qui sont aussi les héritiers d’Abraham Wolfgang, Antoine Schelte ayant été le neveu de Wolfgang 13 . En 1715, une quatrième et dernière édition paraît 11 Alphonse Willems, Les Elzevier. Histoire et annales typographiques [1880], Nieuwkoop, De Graaf, 1962, n° 1857. L’édition est annoncée dans le Catalogus librorum (1674) de Daniel Elzevier. Édouard Rahir (Catalogue d’une collection unique de volumes imprimés par les Elzevier et divers typographes hollandais du XVII e siècle [1896], Nieuwkoop, De Graaf, 1965, n° 2481) propose Arnout Leers de La Haye comme imprimeur. 12 Contrairement à A. Willems, Les Elzevier (n° 1861), qui attribue cette édition à la collection elzévirienne, E. Rahir, Les Elzevier (n° 2489), considère Wolfgang comme l’éditeur, la page de titre portant la marque de Wolfgang qui est Quaerendo. 13 Isabella Henriëtte van Eeghen, De Amsterdamse boekhandel 1680-1725, IV : Gegevens over de vervaardigers, hun internationale relaties en de uitgaven N-W, papierhandel, drukkerijen en boekverkopers in het algemeen, Amsterdam, Scheltema & Holkema, 1967 : s. v. Schelte (Anthony) 1673-1698, s. v. Schelte (Hendrik) 1681- 1714 et s. v. Wolfgan(c)k (Abraham) 1634-1694. La Princesse de Clèves à Amsterdam 371 chez Jaques [sic] Desbordes. Quant à La Princesse de Clèves, on peut identifier au moins trois contrefaçons différentes parues en 1678 dont deux proviennent probablement d’Amsterdam tandis que la troisième est une contrefaçon française 14 . En outre, il n’y a pas moins de cinq éditions publiées dans les Provinces-Unies entre 1688 et 1714 par Abraham Wolfgang (1634-1694), Jean Wolters (1655/ 56-1715) et David Mortier (1673-après 1720). Nous revenons sur ces éditions plus en détail dans la suite. La plupart de ces éditeurs sont plus ou moins spécialisés dans les livres français. C’est le cas d’Abraham Wolfgang qui est un des plus importants libraires de son temps, actif à Amsterdam entre 1658 et 1694 15 . Comme il a seulement par moments disposé d’une officine d’imprimerie, il a collaboré avec des imprimeurs néerlandais tels que Elzevier et Blaeu, ou bruxellois comme Fricx 16 . Parmi les 535 titres que le STCN indique sous son nom, presque la moitié (254) appartient à la littérature française contemporaine et comprend notamment les œuvres de Pierre et Thomas Corneille, de Philippe Quinault et de Paul Scarron. Parmi les ouvrages d’histoire, on peut citer l’Abrégé chronologique de l’histoire de France et l’Histoire de France avant Clovis de François de Mézeray. Dans le domaine théologique et philosophique, le choix des œuvres que Wolfgang publie va d’Antoine Arnauld et Pascal à Pierre Bayle en passant par Bossuet, témoignage du climat de tolérance qui caractérise la librairie néerlandaise. Son fonds, qui comprend aussi un nombre considérable d’ouvrages traduits d’autres langues en français, prouve l’importance du livre français pour un libraire néerlandais 14 La question des contrefaçons et de leur provenance n’a pas encore été traitée systématiquement. Dans ce cadre, nous devons nous borner à quelques indications sommaires. Nous distinguons : 1. A Paris, chez Claude Barbin, 1678 ; avec priv. ; signatures arabes ; pagination diff. de l’originale (= Harry Ashton, « Essai de bibliographie des œuvres de Madame de La Fayette », RHLF, 1913, p. 899-918, n° 49) ; E. Rahir, Les Elzevier, n° 2542, pense qu’elle a été imprimée à Amsterdam ; 2. Titre gravé ; s. l., s. d. ; avec priv. ; sign. arab. ; même pag. que (1) (= Avenir Tchemerzine, Bibliographie d’éditions originales et rares d’auteurs français des XV e , XVI e , XVII e et XVIII e siècles […], Teaneck, Somerset House, 1973, VI. p. 356-357 : contrefaçon c, attribuée à Elzevier) ; A. Willems, Les Elzevier, n° 1923, l’attribue à Wolfgang, tandis que Gustaf Berghman, Supplément à l’ouvrage sur Les Elzevier de M. Alphonse Willems, Stockholm, Iduns, 1897, n° 520, estime qu’elle a été imprimée par l’imprimeur bruxellois Eugène-Henri Fricx, mais que Wolfgang pourrait en être l’éditeur ; 3. A Paris, chez Claude Barbin, 1678 ; sans priv. ; sign. romaines ; pag. diff. de l’orig. et de (1) et (2) (= A. Tchemerzine contrefaçon a ; H. Ashton, n° 50) : contrefaçon française. 15 I. H. van Eeghen, De Amsterdamse boekhandel, IV : s. v. Wolfgan(c)k, p. 184. 16 G. Berghman, Supplément, p. VIII-IX, p. 141. Andrea Grewe 372 dans la seconde moitié du XVII e siècle 17 . Jaques Desbordes (1670/ 71-1718) et David Mortier qui proviennent de familles françaises calvinistes représentent par contre le Refuge et l’internationalisation ultérieure de la librairie néerlandaise. Desbordes, qui est actif à Amsterdam à partir de 1697, publie exclusivement des livres français ; David Mortier, qui s’était d’abord installé à Londres avant de revenir après la mort de son frère Pierre en 1712 à Amsterdam, édite également surtout des livres français 18 . Tous deux illustrent l’influence qu’a eu le savoir-faire des immigrés français. Seul Jean Wolters (1655/ 56-1715) fait exception entre ces spécialistes de livres français. Parmi ses livres dont une partie considérable sont des livres de médecine en latin, l’ouvrage de Marie-Madeleine de Lafayette constitue une rareté, les belles-lettres et les livres français étant peu fréquents dans son fonds 19 . L’édition de l’œuvre de l’autrice française dans les Provinces-Unies ne se limite pourtant pas aux contrefaçons ou rééditions des éditions parisiennes. Les éditeurs d’Amsterdam publient aussi des traductions, moyen par excellence qui permet de passer les frontières culturelles et linguistiques. C’est ainsi qu’en 1679 une traduction néerlandaise de Zayde paraît chez Timotheus ten Hoorn (1644-1715), suivie d’une seconde édition en 1680 ; parallèlement, en 1679, son frère, Jan ten Hoorn (? -1714), édite une traduction néerlandaise de La Princesse de Clèves, qui paraît donc tout juste un an après l’édition originale de Barbin. Les frères ten Hoorn publient presque exclusivement des livres en néerlandais, dont aussi un certain nombre d’ouvrages traduits du français tels que plusieurs nouvelles de Préchac, La Fausse Clélie (1680) de Subligny et Cléopâtre (1689-1690) de La Calprenède, mais aussi, en 1682, une traduction des œuvres de Rabelais 20 . Vu l’importance de l’édition néerlandaise pour les pays allemands, il n’est pas surprenant que la première traduction allemande de La Princesse de Clèves paraisse également chez un libraire d’Amsterdam, Jean Pauli (1679/ 80-1753) 21 . 17 Pour la liste détaillée de ses éditions, voir STCN (dernier accès le 17-08-2021) : https: / / picarta.oclc.org/ psi/ DB=3.11/ SET=55/ TTL=141/ CMD? ACT=SRCHA&I KT=8061&SRT=YOP&TRM=Wolfgang%2C+Abraham&REC=1 18 I. H. van Eeghen, De Amsterdamse boekhandel, III : Gegevens over […] de uitgaven A-M, Amsterdam, Scheltema & Holkema 1965 : s. v. Desbordes (Jaques) ; s. v. Mortier (David). 19 I. H. van Eeghen, De Amsterdamse boekhandel, IV : s. v. Wolters (Joannes), p. 186, et STCN. 20 I. H. van Eeghen, De Amsterdamse boekhandel, III : s. v. Hoorn, Timotheus ten, et STCN. 21 Pour les traductions allemandes, voir Andrea Grewe, « “Où sont les dames d’antan” - Erinnerungslücken im literarischen Gedächtnis. Das Werk Marie- La Princesse de Clèves à Amsterdam 373 Les signes de l’adaptation culturelle : les péritextes Au cours de son transfert d’une culture à l’autre, le bien culturel est adapté aux attentes de la culture d’accueil. Dans le cas du livre, cette adaptation se manifeste dans la transposition linguistique, mais aussi dans les péritextes tels que le titre, l’illustration et la préface. Une analyse des éditions hollandaises de La Princesse de Clèves est hautement significative à cet égard. Les contrefaçons de 1678 reprennent évidemment le titre original. Cela vaut aussi pour les deux éditions publiées en 1688 et 1693 par Wolfgang qui portent le titre La Princesse de Clèves. Mais ce n’est plus le cas des éditions suivantes qui paraissent en 1695 et 1698 avec l’adresse de Jean Wolters (celle de 1698 connaît une réimpression dans la même année 22 ). Maintenant, le titre indiqué sur le frontispice est : Amourettes du duc de Nemours et princesse de Clèves. La dernière édition néerlandaise parue en 1714 chez David Mortier témoigne, en tout cas, du succès de la modification du titre par Wolters, car l’ouvrage s’appelle maintenant : La Princesse de Clèves, ou les amours du duc de Nemours avec cette princesse. Comment expliquer cette modification ? Une pratique courante des éditeurs hollandais était de changer le titre pour dissimuler une contrefaçon 23 . Dans notre cas, on pourrait penser à un motif similaire et supposer que Wolters a voulu suggérer qu’il s’agissait d’un nouvel ouvrage. Mais il y a encore une autre explication. Dans son étude de la réception européenne Madeleine de Lafayettes im deutschen Sprachraum », dans Jan Standke (dir.), Gebundene Zeit. Zeitlichkeit in Literatur, Philologie und Wissenschaftsgeschichte, Heidelberg, Winter, 2014, p. 570-582. 22 La comparaison de l’édition Wolters de 1695 avec celle de Wolfgang de 1693 montre que, à l’exception de la page de titre, de l’avertissement et des 24 premières pages du texte, les deux éditions sont identiques. Comme, après la mort de Wolfgang en 1694, une partie de son fonds a été vendue aux enchères, il paraît plausible que Wolters ait acheté des exemplaires de La Princesse de Clèves. Voir, pour les ventes du fonds de Wolfgang, I. H. van Eeghen, De Amsterdamse Boekhandel, IV : s. v. Wolfgan(c)k, p. 183, et pour les relations commerciales entre Wolters et Wolfgang, s. v. Wolters, p. 187. L’analyse des différents exemplaires de l’édition de 1698, conservés à Munich et à Vienne et désignés dans la bibliographie comme [A] et [B], prouve qu’il s’agit d’une édition nouvelle suivie d’une réimpression. L’existence d’une édition de 1696 peut être exclue. Nos recherches ont montré que la date de 1696 repose sur une faute de lecture et que l’année de publication est 1695. 23 Cf. Christiane Berkvens-Stevelinck, « L’édition et le commerce du livre français », dans Roger Chartier et Henri-Jean Martin (dir.), Histoire de l'édition française, vol. 2 : Le livre triomphant 1660 - 1830, Paris, Promodis, 1984, p. 304-313, p. 311. Andrea Grewe 374 de l’œuvre de Mme de Villedieu, Rudolf Harneit a montré que le succès durable de l’autrice est aussi lié à une nouvelle stratégie de vente : Ce sont les nouvelles avec des titres sans nom d’héroïne ou de héros, définis par un terme d’amour ou de galanterie, qui font de Mme de Villedieu un auteur célèbre, en France et en Europe 24 . Une stratégie similaire s’observe dans la transformation du titre de La Princesse de Clèves. Elle implique une modification du « sens » de l’ouvrage en orientant les attentes du public dans une direction nouvelle. Comme l’a observé Françoise Gevrey, « le terme d’amourettes invite le lecteur à goûter une série d’aventures liées à un commerce illicite et caché » et annonce les « liaisons et les galanteries que les contemporains peuvent lire dans les pamphlets et dans les mémoires réels ou apocryphes 25 ». À la différence de l’original, le nouveau titre est centré sur le personnage masculin « historique », aux dépens de la protagoniste fictive, et annonce sans ambages une histoire d’amour. En promettant une lecture quelque peu frivole, l’ouvrage se démarque des romans héroïques à la La Calprenède. Les mêmes connotations se manifestent dans l’illustration de la page de titre - autre forme de péritexte - qui présente un couple élégant aux habits contemporains, se promenant et conversant dans un parc. 24 Rudolf Harneit, « Quelques aspects de la réception de Mme de Villedieu et Jean de Préchac en Europe : éditions, rééditions et traductions de leurs romans et nouvelles », Littératures classiques, 61, 2006, p. 275-293, p. 277. 25 Françoise Gevrey, « Lectures à clés de La Princesse de Clèves au XVIII e siècle », Littératures classiques, 54, 2005, p. 191-203, p. 197. La Princesse de Clèves à Amsterdam 375 Ill. 1 Amourettes du Duc de Nemours et Princesse de Clèves, Jean Wolters, Amsterdam, 1698 (Bayerische Staatsbibliothek München, P.o.gall. 71). Mais le nouveau titre français n’est pas aussi original que ce que l’on pourrait penser. Il s’inspire de la traduction néerlandaise parue en 1679 dont le titre est : De Wonderlijke en ongelukkige Minne-Handelingen Van Den Hertog van Nemours En de Prinses van Kleef. Voorgevallen in Vrankrijk, onder de Regeringe von Hendrik de Tweede. En Om de aardige zwier der Minneryen uit het Fransch vertaald. [La merveilleuse et malheureuse histoire d’amour du duc de Nemours et de la princesse de Clèves. Arrivée en France, sous le règne d’Henri II. Et traduite du français à cause de la grâce singulière des aventures amoureuses.] La transformation du titre caractérise donc déjà la traduction néerlandaise, qui semble suivre, d’une part, la formule « modernisée » des titres français à la Villedieu et, de l’autre, la nécessité de répondre à un besoin plus conséquent d’information du public hollandais. C’est pour cela que le titre néerlandais précise non seulement le caractère galant du récit mais aussi le lieu et le temps de l’histoire. Le sous-titre souligne en plus le raffine- Andrea Grewe 376 ment particulier de cette histoire d’amour, sa « grâce », ce qui peut se référer aussi bien au caractère exquis des sentiments amoureux qu’à la qualité esthétique du récit. De cette manière, le titre semble d’un côté faire allusion à une sorte de galanterie considérée comme typiquement française, de l’autre à l’art avancé du roman français 26 . Le frontispice de la traduction néerlandaise dont le motif est semblable à celui des Amourettes renforce encore le message. Ill. 2 Minne-Handelingen Van Den Hertog van Nemours En de Prinses van Kleef, Jan ten Hoorn, Amsterdam, 1679 (Universiteitsbiblioteek Leiden, 1072 C 27). La traduction néerlandaise de Zayde qui paraît simultanément illustre que la mise en relief du caractère galant du récit obéit en effet à une stratégie explicite, son titre reproduisant les mêmes notions clefs et la même structure : 26 Pour la littérature galante française comme modèle européen, voir Alain Viala, La France galante, Paris, PUF, 2008, en particulier le chapitre « Galanterie française ? ». La Princesse de Clèves à Amsterdam 377 De Wonderlijke Werkingen Der Liefde. Vertoond in de Spaansche Geschiedenis van den Dappere en Edelmoedige Gonsalve, en de standvastige en onvergelijkelijke Zaide […] [Les effets merveilleux de l’amour. Montrés à travers l’histoire espagnole du courageux et noble Gonsalve et de l’incomparable et inébranlable Zaide] La préface de la version néerlandaise de La Princesse de Clèves adressée « Au lecteur » (« Aan de leezer ») qui remplace l’avertissement du « Libraire au lecteur » de l’édition originale rend ce message encore plus explicite 27 . D’un côté, sont évoqués le sort exceptionnel de la princesse et surtout la victoire qu’elle remporte sur ses passions 28 , est louée la peinture accomplie de la jalousie du prince de Clèves et de ses conséquences néfastes 29 , et est souligné l’ordre régulier avec lequel les événements sont narrés 30 . De l’autre, la préface renvoie à l’étonnement qui saisirait le public hollandais face aux intrigues amoureuses et politiques des courtisans qui caractériseraient la vie à la cour de France, mais aussi d’Angleterre et d’Espagne, et qui n’auraient jamais été dévoilées si ouvertement dans un autre ouvrage que dans le roman en question. Notamment la liberté avec laquelle, à la cour de France, les femmes mariées entretiendraient des relations amoureuses, liberté qui, en Hollande, ne serait permise qu’aux femmes célibataires, saurait susciter l’étonnement du public hollandais. De même serait-il étonné de voir régner l’ambition et l’hypocrisie en France 31 . De cette manière, la préface exprime la perspective « bourgeoise » d’un public se composant des citoyens d’une République qui voient d’un œil critique les mœurs et coutumes de la vie dans les monarchies européennes, notamment en France. Tout en servant à franchir la frontière linguistique, la traduction témoigne ainsi d’une autre frontière, celle de l’altérité culturelle. Pour terminer ce tour d’horizon, jetons un coup d’œil sur la traduction allemande publiée par Jean Pauli : Liebes=Geschichte Des Hertzogs von Nemours Und Der Printzeßin von Cleve Wegen seiner ungemeinen Anmuth. Aus dem Frantzösischen ins Teutsche übersetzet. [Histoire d’amour du duc de Nemours et de la Princesse de Clèves. Traduite du français en allemand à cause de sa grâce singulière]. 27 « Aan de Leezer », De Wonderlijke en ongelukkige Minne-Handelingen Van Den Hertog van Nemours En de Prinses van Kleef. […], t’Amsterdam, By Jan Ten Hoorn, Boekverkooper over het oude Heere-Logement. 1679, p. i-iv. 28 Ibid., p. iii-iv. 29 Ibid., p. iii. 30 Ibid., p. ii. 31 Ibid., p. i-ii. Andrea Grewe 378 Il est évident que le titre allemand est calqué sur celui de la traduction néerlandaise tout en étant moins précis et détaillé. Le titre principal annonce l’histoire d’amour ; le sous-titre qui, à la différence du titre néerlandais, ne précise ni le lieu, ni le temps de l’action justifie la traduction de cette histoire d’amour avec sa grâce particulière (« ungemeine Anmuth »). Moins « baroque » que le titre néerlandais, il se trouve à mi-distance entre ce dernier et celui des Amourettes de l’édition Wolters. Ce qui n’est pas surprenant car Jean Pauli est le successeur de Jean Wolters. Né à Hambourg, fils d’un commerçant allemand et de la fille d’un libraire d’Amsterdam, Susanna Waesberge, il a continué le commerce de Jean Wolters avec sa mère qui avait épousé celui-ci en secondes noces 32 . Cette filiation se manifeste aussi dans le frontispice de l’édition allemande qui reprend le titre gravé des Amourettes en modifiant seulement le nom du libraire et l’année de la publication dans l’inscription française. Ill. 3 Liebes=Geschichte Des Hertzogs von Nemours Und Der Printzeßin von Cleve, Jean Pauli, Amsterdam, 1711 (Bayerische Staatsbibliothek München, P.o.gall. 1279). 32 I. H. van Eeghen, De Amsterdamse boekhandel, IV : s. v. Paulusse of Pauli (Joannes). La Princesse de Clèves à Amsterdam 379 Le lien étroit existant entre les éditions aussi bien françaises que néerlandaise et allemande publiées aux Provinces-Unies est encore confirmé par la dernière édition en langue française de 1714 : La Princesse De Clèves, Ou Les Amours Du Duc De Nemours Avec cette princesse. D’un côté, elle combine le titre original de l’ouvrage avec le sous-titre néerlandais ; de l’autre, elle utilise l’illustration des éditions Wolters et Pauli. Ainsi s’établit une ligne directe qui va de la (première) traduction néerlandaise à la dernière édition française parue à Amsterdam en incluant la première traduction allemande. C’est pour cette raison qu’il nous paraît légitime de parler d’une tradition « néerlandaise » dans la réception de La Princesse de Clèves qui ne reste pas limitée aux Pays-Bas mais se répercute également dans la réception allemande 33 . En insistant sur le caractère galant du récit, elle assure le succès du texte auprès d’un public qui n’est pas seulement friand de romans d’amour français, mais aussi curieux du modèle civilisationnel qu’ils transportent 34 . La présence des éditions hollandaises en Allemagne En guise de conclusion, nous voudrions brièvement évoquer la présence actuelle des éditions hollandaises dans les bibliothèques allemandes qui témoigne de cette réception. Bien que le relevé des exemplaires présents actuellement dans les bibliothèques ne peut pas prétendre à exhaustivité, la diffusion des différentes éditions - des éditions parisiennes d’une part et des éditions hollandaises d’autre part - permet de se faire une idée du rôle joué par les libraires d’Amsterdam dans le transfert du livre français vers les pays de langue allemande 35 . 33 Le titre de la traduction néerlandaise constitue une adaptation unique reprise exclusivement par la traduction allemande. Elle ne se trouve ni dans la traduction anglaise ni dans l’italienne : The Princess of Cleves: the most famed Romance / Written in French by the greatest Wits of France ; rendred into English by a Person of Quality, at the Request of some Friends, London, Printed for R. Bentley and M. Magnes, 1679 ; La Principessa di Cleves trasportata dal francese da Gomes Fontana, e dedicata all’illustrissima, [...] signora Lugretia Gradenigo Capello, In Venetia, per Girolamo Albrizzi, 1691. 34 Ruth Florack, « “Galant” um 1700 - eine Mode à la française ? », dans Wolfgang Adam, Ruth Florack et Jean Mondot (dir.), Gallotropisme - Les composantes d’un modèle civilisationnel et les formes de ses manifestations, Heidelberg, Winter, 2016, p. 121-132. 35 Notre corpus se constitue principalement d’exemplaires présents dans les bibliothèques allemandes qui ont été analysées à l’aide du catalogue électronique Karlsruher Virtueller Katalog (KVK). Y sont intégrés en outre quelques exemplaires Andrea Grewe 380 Première observation : aujourd’hui, on ne trouve plus que deux exemplaires de la traduction allemande de 1711 dans les bibliothèques allemandes (4%) 36 . Le nombre des exemplaires en langue française, par contre, s’élève à 44. Mais seulement dix de ces 44 exemplaires, donc 22%, sont des éditions indubitablement imprimées à Paris. Cinq d’entre elles appartiennent à l’édition originale de Barbin 37 , une sixième faisant part de la seconde édition parue chez lui en 1689 38 . Les quatre exemplaires qui restent sont des éditions du XVIII e siècle, datant de 1704, 1725, 1752 et 1764, et publiées par la Compagnie des Libraires Associés 39 . La plupart des exemplaires n’appartient donc pas aux éditions parisiennes. Cela vaut d’abord pour les 17 contrefaçons que nous avons identifiées : quatre des 17 exemplaires ont été imprimés par un éditeur français en province (9%) 40 , tandis que 13 exemplaires appartiennent aux éditions publiées à Amsterdam (28%) 41 . Viennent ensuite les éditions publiées « officiellement » par les éditeurs d’Amsterdam. Il s’agit de trois exemplaires de La Princesse de Clèves publiés par Abraham Wolfgang en 1688 et 1693 (7%) 42 , auxquelles s’ajoutent les 13 exemplaires des Amourettes du duc de Nemours et Princesse de Clèves édités par Wolters 43 et un exemplaire de l’édition réalisée en 1714 provenant de bibliothèques qui se trouvent dans d’autres régions qui sont ou qui furent autrefois germanophones. 36 Tous deux conservés à la BSB München : Rem.IV 856 et P.o.gall. 1279. 37 FB Gotha : Poes 8° 01049/ 02 ; SB Berlin : 8‘‘ Xx 4812-1/ 4 ; HAB Wolfenbüttel : M: Lm 1947d ; ULB Sachsen-Anhalt : DI 3829 (1/ 2) ; Bibliothèque du château de Crumau/ Český Krumlov : 44 A 8144 (Jitka Radimská, Les Livres et les lectures d’une princesse au XVIII e siècle. Marie Ernestine d’Eggenberg et sa bibliothèque en Bohême, Paris, Champion, 2020, p. 230). 38 UB Mannheim : Sch 077/ 026a-1/ 2. 39 1704 : GWLB Hannover : Lr 7685 ; 1725 : UB Erlangen-Nürnberg : H00/ R.L 162 i[1/ 3] ; 1752 : HAB Wolfenbüttel : M: Lm 1947g ; 1764 : SLUB Dresden : 38.8.6428-1/ 2. 40 Contrefaçon du type (3), cf. ci-dessus n. 16 : HAB Wolfenbüttel : M: Lm 1947a ; M: Lm 1947c ; HAAB Weimar : 19 A 19431 ; UB Freiburg : E 2363, i-iv. 41 Contrefaçon du type (1) : ULB Sachsen-Anhalt : Pon IId 2870 (1) ; HAB Wolfenbüttel : M: Lm 1947b ; BSB München : Res/ P.o.gall. 1125 z-1/ 4 ; UB Rostock : Co-5758 ; SB Berlin : Xx 4817-1/ 4 ; LB Coburg : Cas A 5245#1 ; UB LMU München : 0001/ 8 H.aux.1321 et 0001/ 8 P.gall.280(1/ 4) ; SB Bamberg : 22/ Bip.L.fr.o.307#1 ; HAAB Weimar : B 7 : 60 . Contrefaçon du type (2) : Landschaftsbibliothek Aurich : O 1232 ; HAB Wolfenbüttel : M: Lm 1947e ; UB Salzburg : I 74720/ 1-2. 42 1688 : BNU Strasbourg, provenance de lʼUB Königsberg : CD.116.557 ; 1693 : UB Augsburg : 02/ III.11.8.27 ; ULB Sachsen-Anhalt : DI 3830. 43 1695 : SB Berlin : Xx 4815 ; ZB Zürich : CC 1686 ; GWLB Hannover : Lr 7686 ; ULB Sachsen-Anhalt : AB 108682 (2) ; HAAB Weimar : 22, 6 : 54 ; Landschafts- La Princesse de Clèves à Amsterdam 381 par David Mortier 44 , ce qui fait 30%. Le diagramme suivant est basé sur le nombre des exemplaires appartenant aux différentes éditions et illustre la part respective qui leur revient. Ces chiffres confirment la fonction de passeur culturel et de plaque tournante que l’édition des Provinces-Unies exerce pour la diffusion de La Princesse de Clèves, hors des frontières de la France, dans les pays de langue allemande. L’exemple de l’œuvre de Marie-Madeleine de Lafayette, en langue française mais aussi en traduction néerlandaise et allemande, souligne le rôle capital des Provinces-Unies dans le commerce du livre européen. Cela concerne, certes, les contrefaçons, mais ne se borne pas à cet aspect. Les éditions publiées par les éditeurs d’Amsterdam sous leur propre nom ne sont pas moins importantes, car elles garantissent la présence de La Princesse de Clèves dans le marché européen dans la suite. La large diffusion des contrefaçons de 1678 pourrait s’expliquer par la productivité limitée de l’édition parisienne à cette époque. Les libraires d’Amsterdam suppléent alors aux lacunes laissées par les éditeurs parisiens. La forte présence des Amourettes, par contre, illustre le goût du public européen contemporain bibliothek Aurich : O 498 (18,2) ; 1698 : SLUB Dresden : 36.8.6160 ; Württembergische Landesbibliothek Stuttgart : Fr.D.oct.3070 ; UB Rostock : Co-4021 ; HAB Wolfenbüttel : M: Lm 1947f ; HHU Düsseldorf : ALIT 1079 ; BSB München : P.o.gall. 71 ; ÖNB Wien : 40.Mm7. 44 Bibliothèque privée de Frédéric II : SPGS Potsdam (https: / / vzlbs3.gbv.de/ DB=5.2/ ). Andrea Grewe 382 pour les histoires d’amour situées dans un contexte historique proche, ce qui les apparente au genre des mémoires réels ou fictifs, autre genre de prédilection de l’époque. Bibliographie Sources La Princesse de Clèves. Tome I[-IV]. A Paris, chez Claude Barbin, au Palais, sur le second perron de la Sainte chapelle. M. DC. LXXVIII. Avec privilege du Roy. BnF : RES-Y2-3282 - RES-Y2-3285. https: / / catalogue.bnf.fr/ ark: / 12148/ cb307135973 La Princesse De Clèves. Tome I[-IV]. A Paris, Chez Claude Barbin, au Palais, sur le second Perron de la Sainte Chapelle. M. DC. LXXVIII. Avec Privilège du Roy [contrefaçon néerlandaise]. BSB München : Res/ P.o.gall. 1125 z-1/ 4. http: / / mdz-nbn-resolving.de/ urn: nbn: de: bvb: 12-bsb10093136-0 La Princesse De Clèves. Nouvelle Edition. A Amsterdam, Chez Abraham Wolfgang. prés la Bourse. M. DC. LXXXXIII. UB Augsburg : 02/ III.11.8.27. https: / / nbn-resolving.org/ urn: nbn: de: bvb: 384-uba007597-8 Amourettes du Duc de Nemours et Princesse de Clèves. Dernière Edition a Amsterdam Chez Iean Wolters 1695. UB Amsterdam : 1496 E 40. https: / / books.google.de/ books? vid=KBNL: UBA000062474&redir_esc=y Amourettes du Duc de Nemours et Princesse de Clèves. Dernière Edition a Amsterdam Chez Iean Wolters 1698. [A] BSB München : P.o.gall.71. http: / / mdz-nbn-resloving.de/ urn: nbn: de: bvb: 12-bsb10087587-8 Amourettes du Duc de Nemours et Princesse de Clèves. Dernière Edition a Amsterdam Chez Iean Wolters 1698. [B] ÖNB Wien : 40.Mm7. https: / / www.google.de/ books/ edition/ Amourettes_du_Duc_de_Nemous_et_Prin cesse/ rVpcAAAAcAAJ? hl=de&gbpv=1&dq=AMourettes+du+duc+de+Ne mours&printsec=frontcover La Princesse De Clèves, Ou Les Amours Du Duc de Nemours Avec cette Princesse. A Amsterdam, Chez David Mortier, MDCCXIV. KB Den Haag : KW 186 F 26. https: / / books.google.de/ books? id=8fBWAAAAcAAJ&pg=PA3&hl=de&sourc e=gbs_selected_pages&cad=2#v=onepage&q&f=false De Wonderlijke en ongelukkige Minne-Handelingen Van Den Hertog van Nemours En de Prinses van Kleef. Voorgevallen in Vrankrijk, onder de Regeringe von Hendrik de Tweede. En Om de aardige zwier der Minneryen uit het Fransch vertaald, t’Amsterdam, By Jan Ten Hoorn, Boekverkooper over het oude Heere- Logement. 1679. UB Leiden : 1072 C 27. https: / / www.google.de/ books/ edition/ De_wonderlijke_en_ongelukkige_minneh ande/ 1RmQmMw63k8C? hl=de&gbpv=1&dq=De+wonderlijke+en+ongelu kkige+minne-handelingen&pg=PA73&printsec=frontcover Liebes=Geschichte Des Hertzogs von Nemours Und Der Printzeßin von Cleve/ Wegen seiner ungemeinen Anmuth. Aus dem Frantzösischen ins Teutsche übersetzet La Princesse de Clèves à Amsterdam 383 Leipzig und Franckfurth verlegts Johann Pauli/ Buchhändler in Amsterdam. Frontispice : Amourettes du Duc de Nemours et Princesse de Clèves. Derniere Edition a Amsterdam Chez Iean Pauli 1711. BSB München : P.o.gall. 1279. https: / / www.digitale-sammlungen.de/ de/ view/ bsb10093899? page=,1 Études Ashton, Harry, « Essai de bibliographie des œuvres de Madame de La Fayette », RHLF 1913, p. 899-918. Berghman, Gustaf, Supplément à l’ouvrage sur Les Elzevier de M. Alphonse Willems. Nouvelles études sur la bibliographie elzevirienne, Stockholm, Iduns, 1897. 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Brouiller les frontières Les îles flottantes ou l’impossible frontière M ARIANNE C LOSSON U NIVERSITÉ D ’A RTOIS T EXTES ET CULTURES (UR 4028) L’île flottante habite notre culture, tant dans les œuvres de fiction, des romans de Jules Verne aux films de Miyazaki 1 , que dans les projets les plus futuristes de l’architecture contemporaine : refuge pour une communauté choisie, elle est à la fois promesse de clôture - et souvent de repli sur un monde idéal - et ouverture sur un monde qui ne connaîtrait plus de frontières. Ce rêve d’une terre voyageuse, sur la mer comme dans l’espace, a bien peu de lien avec le phénomène de ces îles flottantes faites de tourbe et de racines emmêlées, objet depuis Pline 2 de nombreuses discussions savantes 3 , et qui suscitaient néanmoins l’admiration comme merveilles de la 1 L’île flottante peut avoir une définition large ; elle peut voguer sur la mer ou dans l’espace (voir Le Château dans le ciel de Miyazaki inspiré de la Laputa des Voyages de Gulliver), prendre la forme d’un immense vaisseau-île (La Ville flottante de Jules Verne), d’un poisson géant, ou encore d’une planète voyageuse, tout en partageant les mêmes caractéristiques d’être à la fois un rêve de clôture et d’évasion. Notre propos, pour le XVII e siècle, se limitera aux îles flottant sur la mer. 2 Pline, Histoire naturelle, liv. II, chap. 95. Ce texte qui ne fait qu’une dizaine de lignes évoque les îles flottantes des lacs italiens dont certaines présentent des caractéristiques qui fascineront les commentateurs, comme les îles dansantes - « Il y a aussi de petites Isles sur la mer Major auprès de cap de Nympheo, qui est en la petite Tartarie, lesquelles on appelle Saltuaires ou Balarines, pource qu’elles vont et viennent selon qu’elles sont agitées des pieds de ceux qui ballent dessus » - et les îles formant des figures géométriques au gré du vent : « Au lac de Bracciano, qui est le plus grand lac d’Italie, il y a deux Isles qui flottent dessus avec leurs forests, lesquelles se rencontrent quelquefois en triangle, et quelquefois en rond, selon qu’elles sont agitées des vents : toutesfois jamais elles ne se treuvent en quarré » (L’Histoire du monde de C. Pline Second, mis en françois par Antoine Du Pinet, Lyon, Claude Senneton, 1562, p. 91-92). 3 Il existe ainsi pour cette période au moins deux ouvrages consacrés exclusivement à cette question et qui concluent l’un et l’autre à des phénomènes naturels pouvant être causés, entre autres, par une illusion d’optique : Terra et aqua seu terræ fluctuantes (Tournai, A. Quinque, 1633) de Claude Dausque, et Exercitatio Marianne Closson 388 nature ; c’est ainsi que Louis XIV visita, en 1677, les îles du marais de Saint- Omer aujourd’hui disparues, lors de son entrée triomphale dans la ville. Pendant tout le XVII e siècle, l’île voyageuse est présente dans différents genres littéraires - romans, utopie, contes ou même ballets de cour 4 -, mais elle est le plus souvent rapidement évoquée, apparaissant avant tout comme un signe convenu de passage dans un monde imaginaire et ne jouant ensuite aucun rôle dans la fiction. Aussi notre étude portera-t-elle uniquement sur les rares ouvrages dans lesquels elle est l’objet d’une description détaillée et participe à la signification de l’œuvre, dont elle apparaît comme une possible traduction métaphorique. Aussi allons-nous examiner quatre œuvres de la première moitié du XVII e siècle, qui appartiennent à deux périodes et deux genres différents : L’Isle des Hermaphrodites de Thomas Artus (1605) 5 et Le Nouveau Panurge avec sa navigation en l’isle imaginaire (1616) 6 sont ainsi deux textes du début du siècle, qui relèvent à la fois de l’utopie - ou plutôt de la contre-utopie - et du pamphlet religieux ; en revanche, la dernière version du Polexandre de Gomberville (1637) 7 et sa fameuse « île inaccessible », comme La Vérité des fables, ou L’histoire des dieux de l’Antiquité de Desmarets de Saint-Sorlin academica de insulis natanibus (1711) de George Christoph Munz, rééd. Chet Van Duzer, Floating islands: a global bibliography. With an edition of G. C. Munz’s Exercitatio academica de insulis natanibus (1711), Los Altos Hills, CA, Cantor Press, 2004. On peut aussi noter que dans le roman de Tyssot de Patot, La Vie, les avantures et le voyage de Groenland du révérend père cordelier Pierre de Mésange, Amsterdam, Étienne Roger, 1720, quelques pages (t. 1, p. 67-75) sont consacrées à la tentative d’explication scientifique du détachement d’une presqu’île avec ses milliers d’habitants venant s’échouer sur une autre terre ferme, et que l’hypothèse, entre autres, de la dérive des continents est clairement formulée. 4 On peut citer pour quelques-unes de ces allusions rapides : l’île qui fuit dans le rêve érotique de Francion (Histoire comique de Francion, éd. de 1623, Paris, Garnier-Flammarion, 1979, p. 137) ; l’île qui court à grande vitesse et se révèle être une baleine (La Terre australe connue de Foigny (1676), éd. Pierre Ronzeaud, Paris, STFM, 1990, p. 54-55) ; l’île inaccessible au milieu d’îles « toujours flottantes » du royaume de Zephir (Madame d’Aulnoy, Contes des fées, Paris, Champion, « L’île de la félicité », 2008, p. 133) ; ou encore cette île qu’Alcine a rendue « flottante », « afin de porter en tous lieux le triomphe de sa beauté » (Les Plaisirs de l’île enchantée, Paris, Robert Ballard, 1664, p. 5). 5 Éd. Claude-Gilbert Dubois, Genève, Droz, 1996. 6 Éd. Marie-Christine Pioffet, Chenoa Marshall et Stéphanie Girard, Paris, Classiques Garnier, 2017. 7 Nous avons consulté l’édition de 1641, Paris, Augustin Courbet, 5 vol. Les îles flottantes ou l’impossible frontière 389 (1648) 8 , sont de longs romans héroïco-galants mettant en scène une quête amoureuse. Ce regroupement n’est pourtant pas complètement arbitraire, puisque les îles flottantes partagent dans nos textes des caractéristiques communes : elles s’inscrivent dans un récit de voyage maritime - dans une période où la cartographie du globe est loin d’être achevée - et sont toutes extraordinairement fertiles et couvertes de palais resplendissants abondamment décrits ; par ailleurs on n’y parvient qu’après un naufrage ou sur le dos d’un poisson, dauphin ou baleine. Tous ces topoï inviteraient à ne voir dans ces îles qu’une forme de surenchère dans cet insulaire imaginaire 9 qui irrigue la littérature depuis l’Antiquité, mais le choix par nos auteurs d’une île voyageuse est doublement signifiant, dans la mesure où, par sa nature hybride 10 , elle ne se contente pas d’interroger la notion même de frontière géographique, mais vise aussi à rendre flottantes bien d’autres frontières. Un ancrage géographique et mythique Les auteurs de voyages imaginaires - même les plus fantaisistes - mettent toujours en place une stratégie de vraisemblance : pour ce faire, quoi de mieux que d’inscrire l’île dans l’univers géographique connu et/ ou dans une tradition mythique et littéraire bien attestée ? Ce rêve d’une terre voyageuse, sur la mer comme dans l’espace, a en effet des racines anciennes : l’île flottante aux murailles d’airain d’Éole Dieu des vents 11 , le rocher stérile et mouvant d’Ortygie 12 , qui devient à la naissance d’Apollon Délos la « lumineuse », ou encore le titanesque combat entre les six cents îles flottantes des Histoires vraies de Lucien 13 , sont ainsi quelques-uns des 8 Paris, Henry Le Gras, 1648, 2 vol. 9 L’île flottante serait même selon Frank Lestringant l’essence de toute île : « les îles ne font pas bloc, à la différence des continents. Elles voguent, elle se dispersent. Elles se fragmentent, éclatent, coulent à pic » et se métamorphosent en « archipels flottants, dérivant, surnageant à perte de vue », Bribes d’îles. La littérature en archipel de Benedetto Bordone à Nicolas Bouvier, Paris, Classiques Garnier 2019, p. 9. 10 « Dès l’Antiquité naît le mythe de l’île flottante, hybride, qui combine la fausse élasticité du sol à l’errance de l’élément liquide. Sur ces îles vivent des êtres métissés, ni animaux, ni hommes, ni chair, ni poisson, fantasmes d’un unanimisme vivant dont l’île est le réceptacle mythique », écrit ainsi François Moureau, L’Île, territoire mythique, Paris, Aux Amateurs de Livres, 1989, p. 7. 11 Odyssée, chant X, v. 1-4. 12 Ovide, Les Métamorphoses, liv. XV, v. 336-339. 13 Lucien, Histoire véritable, liv. I, § 40-41. Marianne Closson 390 récits antiques transmis aux écrivains du XVII e siècle, auxquels il faut ajouter le mythe de l’île de saint Brandan (ou Borondon) : c’est dans ce paradis terrestre, entouré d’un épais brouillard et qui échappe à la vue des mortels, que le moine irlandais du VI e siècle et ses compagnons auraient abordé après sept années de voyages et d’ascèse 14 . Christophe Colomb rapporte ainsi que les habitants de l’île de Fer (« El Hierro »), la plus septentrionale des îles des Canaries, la voyaient parfois apparaître ; recherchée par les explorateurs, l’île-mirage est l’objet d’une quête en dehors même du monde romanesque, et voyage jusqu’à la fin du XVIII e siècle sur les cartes du monde ; transportée près de l’Islande ou encore dans le Nouveau Monde, elle est le plus souvent située au large des Canaries, ce qui est la tradition reprise par nos auteurs. C’est en effet en traversant l’Atlantique et en faisant route vers l’Ancien Monde, que le narrateur de L’Isle des Hermaphrodites et ses compagnons font naufrage sur une île « toute flotante » qui « erroit vagabonde sur le grand Ocean sans aucune stabilité 15 ». C’est après avoir demandé à se rendre aux Canaries que Panurge se met en quête de « S. Borondon » ; jeté tel Jonas à la mer, il finira par y parvenir après un périple de dix ans qui l’a conduit jusqu’en Amérique, transporté par un dauphin et nourri d’une pomme du paradis terrestre 16 . Enfin la fameuse île « inaccessible », « enchantée », « bien-heureuse » où règne Alcidiane, se trouve à « trois cent mille des Canaries 17 », archipel sur lequel règne Polexandre. Dans l’avertissement qui clôt son long roman, Gomberville soutient donc, sans surprise, que l’île n’est pas issue des « prodigalitez de l’imagination », puisqu’elle « est connuë, non seulement des Geographes de ce siecle, mais aussi de l’Antiquité », « qu’elle n’est qu’à cent mille des isles Fortunées » et qu’il s’agit de « Sainct Borondon 18 ». En un mot, l’île de nos auteurs se trouve quelque part dans l’Océan atlantique, au-delà des Canaries, ces « îles fortunées » qui dans la géographie de Ptolémée constituaient la limite du monde connu. Aussi n’est-il guère étonnant qu’elle récupère les constituants devenus topiques du mythe des îles bienheureuses : chez Gomberville, « la verdure et les fleurs y sont eternelles » et les habitants d’une telle vigueur qu’à « soixante et quatrevings ans ils peuvent passer pour jeunes 19 » ; quant au « vaisseau terrestre » de la République des hermaphrodites, il est si « fertile et florissant » que la 14 Voir Benedeit [ XII e ], Le Voyage de Saint Brendan, éd. Ian Short et Brian Merrilees, Paris, Champion, 2006. 15 L’Isle des Hermaphrodites, op. cit., p. 56-57. 16 Le Nouveau Panurge, op. cit., p. 84-92. 17 Polexandre, op. cit., t. 1, p. 116. 18 Ibid., t. 5, p. 620-21. 19 Ibid., t. 1, p. 117. Les îles flottantes ou l’impossible frontière 391 « fable des champs Elisées » semble aux voyageurs être « pure vérité 20 ». Tous ces topoï, ni spécifiques, ni particulièrement originaux, signalent que les îles flottantes, qui mettent en scène des sociétés organisées, se rattachent au modèle utopique. Les palais et les temples y sont toujours splendides et les habitants n’ont rien de sauvage ; la « capitale » de l’île d’Alcidiane 21 est ainsi « un des miracles du monde et est habitée par des personnes en qui la valeur, la politesse et la courtoisie sont inseparables 22 ». Quant au palais des Hermaphrodites, il se caractérise par une architecture aussi splendide que labyrinthique et un luxe extraordinaire des habits, des festins, et des œuvres d’art. Enfin Panurge ne manque pas de s’ébahir devant le splendide temple de saint Borondon 23 . Desmarets de Saint-Sorlin s’étend lui aussi longuement sur la description de la construction géométrique et grandiose du Palais du soleil 24 . C’est dire combien ces îles, avec leurs villes, leurs palais, ces temples, ces ports, ont peu de points communs avec la réalité géographique des petites îles flottantes des lacs et des marais ! Ce modèle d’une île-cité provient probablement du mythe antique de Délos : le rocher aride sur lequel s’était réfugiée Léto (Latone) et qui se fixa dans la mer après la naissance des jumeaux Apollon et Diane, devint l’un des plus grands sanctuaires de la Grèce antique. Dans le Polexandre, l’île du Soleil, avec ses cérémoniaux et ses prêtres, « par laquelle seule, on peut certainement arriver à l’Isle Inaccessible 25 » renvoie ainsi explicitement à l’île apollinienne. C’est néanmoins à Desmarets de Saint-Sorlin que l’on doit de s’être emparé de Délos pour en faire le motif central de son roman. L’auteur présente en effet son œuvre comme la transcription du manuscrit perdu d’Evhémère 26 , L’Inscription sacrée. Les divinités antiques n’y sont plus que des héros divinisés - d’où le titre La Vérité des fables - et Apollon, Diane, Daphné, Jupiter, ces « faux dieux 27 », des personnages romanesques. Aussi suivons-nous Apollon, vainement amoureux de Daphné, dans une quête 20 L’Isle des Hermaphrodites, op. cit., p. 57. 21 Le Ballet royal d’Alcidiane (musique de Jean-Baptiste Boësset et Lully, livret d’Isaac de Benserade, Paris, Robert Ballard, 1658), est fidèle au texte du Polexandre puisque « la Scene est un Païsage fertile et delicieux, orné de Jardins, de Fontaines, et de quelques Palais en esloignement » (p. 4) pour la première partie, et une « superbe Ville » pour la troisième et dernière partie (p. 19). 22 Polexandre, op. cit., t. 1, p. 118. 23 Le Nouveau Panurge, op. cit., p. 94-96. 24 La Vérité des fables, op. cit., t. 2, p. 4-17. 25 Polexandre, op. cit., t. 5, p. 188. 26 Voir James Dryhurst, « Évhémère ressuscité : La Vérité des fables de Desmarest », Cahiers de l’Association internationale des études francaises, 1973, n° 25 https: / / doi.org/ 10.3406/ caief.1973.1038, consulté le 30 avril 2021. 27 La Vérité des fables, op. cit., Préface, n.p. Marianne Closson 392 impossible qui le conduit à faire le tour du monde, l’auteur proposant une même lecture héroïco-galante d’autres épisodes de la mythologie antique dans la multitude de récits secondaires insérés dans un roman maritime, plus ou moins imité du Polexandre. Dans cette tentative de rationalisation des mythes, l’île voyageuse de Délos fait néanmoins figure d’exception ; certes, Desmarets justifie longuement la vraisemblance de ce choix : l’île se serait détachée de la Thessalie car « dès long-temps, la mer avait miné tous ces bords, et avoit si bien mangé la terre par-dessous, qu’ils sembloient n’estre plus soubtenus que par les racines innombrables et entrelassées de tant de grands arbres 28 » ; ayant « près de trois lieuës 29 de longueur et plus d’une de large », elle serait néanmoins « si legere et si facile à mener qu’une longue barque de dix bancs la remorquoit et la conduisoit partout », les arbres faisant office de « voiles 30 » ; supportant déjà de lourdes montagnes, on peut y construire de « grands bastimens » sans « appréhender qu’un si grand poids ne la fist abysmer 31 ». Enfin, si on y jouit d’un « éternel printemps », c’est que l’île se déplace en permanence à la recherche de mers « où la chaleur du Soleil se trouvoit modérée 32 ». S’adaptant à la carte contemporaine du monde, l’île voyageuse quitte la Méditerranée pour atteindre l’Amérique, traverse le détroit de Magellan avant de parvenir à Ceylan, puis contourne l’Afrique 33 , faisant ainsi « le tour du monde comme le soleil 34 ». Apollon, toujours en quête de Daphné qui le fuit, dirige une armée de six mille soldats, hommes et femmes, mais résiste à la tentation de fonder un empire en amarrant son île 35 à un continent, puisque, proclame-t-il, « Mon sejour est mon isle ; et le Ciel ne l’a faicte mobile, que pour me conduire par tout sans m’arrester en aucun lieu donné 36 ». L’œuvre d’Apollon, l’inventeur de tous les arts, poésie, peinture, architecture, est cette île-microcosme qu’il rend chaque jour plus belle et plus 28 Ibid., t. 1, p. 190. 29 L’ancienne lieue de Paris est de 3, 248 km. 30 La Vérité des fables, op. cit., t. 1, p. 194. Les arbres devenant voiles sont repris de l’Histoire véritable de Lucien. 31 Ibid., t. 2, p. 46. 32 Ibid., t. 1, p. 195. 33 On peut rappeler ici que Desmarets était « secrétaire Général de la Marine du Levant », ce qui a pu l’inspirer pour son roman. 34 La Vérité des fables, op. cit., t. 2, p. 523. 35 Il laisse néanmoins des groupes pour fonder des colonies, dont un groupe d’Amazones… en Amazonie (ibid., t. 2, p. 580). 36 Ibid., t. 2, p. 599. Les îles flottantes ou l’impossible frontière 393 parfaite, en s’emparant des richesses qu’il découvre dans ses voyages. Aussi s’extasie-t-il devant « l’admirable plaisir de voyager ainsi, sans souffrir les incommoditez et les perils de la mer, et les ennuys des longs voyages 37 », et plus encore du « miracle » de pouvoir conjuguer « l’amour de la Patrie et celuy des voyages 38 ». Il invente ainsi le voyage où on emporte avec soi son pays ! Malgré leur diversité, les îles flottantes s’appuient donc sur un fond syncrétique de mythes et de légendes, renvoyant à des mondes clos où règneraient la beauté et l’harmonie. Mais il s’agit là d’un mirage ; la terre voyageuse, par sa nature même, stable et mobile, lourde et légère, est en effet double, et dissimule un visage inquiétant si ce n’est infernal sous le masque paradisiaque. Hybridités Les habitants de L’Isle des Hermaphrodites sont des créatures à la fois hommes et femmes, ou plutôt hommes efféminés : sur une tapisserie du palais est tissée la représentation de l’opération de changement de sexe d’Héliogabale, le fondateur de leur société : « estendu tout nud sus une table », l’empereur est entouré de personnages qui tentent de le faire devenir femme, mais ne parviennent à fabriquer qu’un être du « genre neutre 39 ». La formulation insiste sur le caractère à la fois monstrueux et raté de l’hermaphrodite : il n’est ni homme, ni femme et cache ce néant par l’artifice du costume et du fard. L’ouvrage est une satire mais aussi, comme l’indique son sous-titre, « avec les mœurs, loix, coutume, et ordonnances des habitants d’icelle », une dystopie : les « seigneurs-dames » raffinés ont en effet pour seule règle la volupté, et ne croient ni à la Providence ni à l’immortalité de l’âme ; les crimes, et tout particulièrement les « parricides, matricides, fratricides » ou les incestes « méritent » tous les honneurs s’ils ont été commis au nom de l’intérêt, et les enfants sont dès leur plus jeune âge initiés à la volupté 40 . Le plaisir est le principe même sur lequel se crée une contre-société, qui inverse toutes les règles de la religion et de la morale chrétiennes. 37 Ibid., t. 2, p. 2. 38 Ibid., t. 2, p. 600. 39 L’Isle des Hermaphrodites, op. cit., p. 73. 40 Ibid., p. 90-92. Comment ne pas voir ici pour la première fois énoncée cette philosophie « libertine » qui annonce l’opuscule de Sade, « Français, encore un effort si vous voulez être républicains » (La Philosophie dans le boudoir, 1795). Marianne Closson 394 Le caractère « flottant » de l’île renvoie ainsi métaphoriquement à cette destruction des frontières entre le bien et le mal, l’homme et la femme, la nature et l’art. parce qu’ils « trouvent ceste façon là plus belle que pas une autre 41 ». Seuls ou se soutenant l’un l’autre, les Hermaphrodites ne marchent pas, mais sautent de façon désordonnée donnant l’impression d’une « mascarade » de « gens desguisez 42 », et les voyageurs eux-mêmes sont pris dans ce branle, chancelant sur le « pavement glissant 43 » du luxueux palais. Mais au-delà du choix esthétique, visible dans le léger déhanché de la célèbre gravure de l’Hermaphrodite qui illustre l’ouvrage, le branle vise à traduire corporellement le refus de toute règle morale et devient l’expression obligatoire du mouvement perpétuel du désir ; il est ainsi « très expressement » interdit lors des cérémonies religieuses de se tenir en une place, ny d’une mesme posture. Car la bienseance des subjects de cest Estat, c’est d’estre tousjours en action, et d’avoir en eux ce mouvement perpetuel, soit de la teste, du corps et des jambes, et surtout nous tenons les façons sautelante et branlante pour les plus aggreables et les mieux seantes 44 . L’hermaphrodite aura à la main un joli livre parlant d’amour et devisera à haute voix, les églises étant un . S’agissant de « l’entregent », le code des lois précise que les plus « habiles », « en branlant la teste et le corps », se rangeront « tousjours du costé des plus forts 45 » en les flattant de paroles. Les dents des Hermaphrodites deviennent elles-mêmes branlantes 46 , lorsqu’ils sont atteints, conséquence de leurs débauches, de la syphilis. Le branle permanent des hermaphrodites manifeste à la fois l’absence de fermeté et donc de virilité 47 de leur corps et le refus de tout principe de vérité et de vertu. Le mouvement perpétuel de l’île est donc celui de ses habitants qui vivent au gré de leurs désirs ; préoccupés exclusivement des moyens de séduire et de jouir, ils ne sont que « déguisement » et artifice. Est-ce la raison pour laquelle l’île n’est décrite qu’à travers les fastes de son 41 Ibid., p. 68. 42 Ibid., p. 70. Il s’agit peut-être ici d’un rappel des îles dansantes de Pline. 43 Ibid., p. 58. 44 Ibid., p. 84. 45 Ibid., p. 113. 46 Ibid., p. 140. 47 Voir Kathleen Long, « La mollesse cultivée dans L’Isle des Hermaphrodites », Mollesses renaissantes. Défaillances et assouplissement du masculin, dir. Daniele Maira, Freya Baur et Teodoro Patera, Genève, Droz, 2021, p. 359-376. Les îles flottantes ou l’impossible frontière 395 magnifique palais, offrant un monde entièrement fabriqué de la main de l’architecte ou de l’artiste 48 ? Nous apprenons certes que les Hermaphrodites ont un Empire, des provinces, des villes, des forteresses 49 , mais aucune description n’en est faite. L’île flottante est donc avant tout ce palais immense dans lequel les voyageurs découvrent d’étranges cérémonies - séance d’habillage et de maquillage de l’Hermaphrodite, semblable à une séance de torture, ou fastueux festin -, un espace allégorique plutôt que géographique, qui traduit le scandale d’une société qui ne connaît plus la distinction des sexes et se voue aux plaisirs, tant érotiques qu’esthétiques. Le Nouveau Panurge, avec sa navigation en l’isle imaginaire, son rajeunissement en icelle et le voyage que fit son esprit en l’autre monde pendant le rajeunissement de son corps, paru une dizaine d’années plus tard (1616), semble en partie inspiré de L’Isle des Hermaphrodites ; les deux auteurs appartiennent à la Contre-Réforme, et mettent en scène une île mouvante, des bâtiments antiques décorés d’allégories et… l’absence des femmes. Une guerre civile entre deux rois et leurs partisans serait à l’origine de cette société exclusivement masculine ; après la disparition des trois quarts des hommes, les règles du mariage ont été inversées : alors qu’auparavant chaque femme avait trois maris, chaque homme devra prendre trois femmes. La nouvelle loi suscite l’ire des femmes, entraînant une seconde guerre civile ; les hommes décident alors de chasser toutes les femmes, qui, parvenant au Pont-Euxin, deviennent les Amazones. Une frontière hermétique s’érige entre les sexes. Mais comment éviter que l’île ne soit « bien tost deserte 50 » ? Le remède se trouve dans le procédé carnavalesque, déjà décrit dans Le Disciple de Pantagruel 51 , où les vieillards sont réduits en cendres avant d’être mis dans des moules qui leur redonnent leur forme antérieure. Les habitants, à la veille de leurs mille ans, se rendent au splendide temple de saint Borondon, l’inventeur de l’« art rajeunatif », où une armée de « bouchers » s’emparent de leur corps rendu insensible, et le hachent menu avant de le presser dans une cuve de marbre pour lui faire rendre le « sang tout viel et corrompu ». 48 L’Isle des Hermaphrodites se rapproche donc davantage du Songe de Poliphile de Francesco Colonna (1499), et de ses rêveries architecturales et symboliques que de l’Utopie de Thomas More (1516). 49 L’Isle des Hermaphrodites, op. cit., p. 135. 50 Le Nouveau Panurge, op. cit., p. 95. 51 Dans ce texte (Jehan d’Abundance, Le Disciple de Panurge, Paris, D. Janot, 1538), sur l’île sans femmes, les vieillards sont réduits en cendres avant d’être mis dans des moules qui leur redonnent leurs formes antérieures. Voir aussi le chap. XX du Cinquième livre de Rabelais (1564) sur les femmes refondues. Ces récits proposent une réactualisation grotesque du mythe de la fontaine de jouvence. Marianne Closson 396 On jette le tout dans un tonneau de malvoisie et on attend un mois ; le « corps tout formé » est ensuite mis au soleil et lors d’une cérémonie, on lui souffle dans tous les orifices et il est rappelé à la vie 52 . Panurge, pourtant terrifié par ce qui lui semble être une scène de cannibalisme, accepte de livrer son corps à Bourdifaille et Gougaille, et c’est pendant ce rajeunissement que son âme, qui lui a auparavant été enlevée par le nez grâce à un hameçon, part se promener dans le monde des damnés, permettant ainsi à l’auteur de décrire les atroces peines infernales infligées aux hérétiques. L’ouvrage est en effet un virulent pamphlet antiprotestant et le voyage de Panurge se transforme en une descente aux enfers. Par « le trou de la Sybille », le héros pénètre dans un monde où les sept péchés capitaux - Orgueil, Avarice, Luxure, Envie, Ire, Gourmandise, Paresse - sont représentés par sept villes avec des rues et des quartiers nommés « fornication » « homicide » « Vaine Gloire » ou « hypocrisie », qui déclinent en sous-catégories les péchés et les supplices infernaux, l’auteur réservant un sort particulièrement horrible aux chefs de la Réforme, Luther et Calvin « se mangeans et rongeans l’un l’autre des la ceinture en haut, comme les Anthrophages, leur chair estant toute pourrie et plaine d’une puante vermine 53 ». Aussi Le Nouveau Panurge se révèle-t-il un texte fondamentalement hybride 54 : récit de voyage comique sous l’égide de Lucien et Rabelais, et discours de haine inspiré des représentations les plus archaïques de l’enfer médiéval ; promesse de temps cyclique - quand le père se fait rajeunir, il devient le fils de son propre fils - et visions eschatologiques. On multiplierait les oppositions ; ce qui est sûr, c’est que l’île imaginaire d’abord présentée joyeusement comme une forme de Paradis terrestre où la mort serait vaincue se métamorphose en sinistre salle de torture comme si le sanglant « rajeunissement » de Panurge n’était que l’antichambre de l’Enfer. Force est de constater que ces deux textes du début du XVII e siècle occupent une place à part dans le genre des récits de voyages imaginaires par le fait que malgré leurs différences - L’Isle des Hermaphrodites n’est guère rabelaisien - ils créent des mondes qui bousculent toutes les frontières, vie/ mort, paradis/ enfer, homme/ femme, et interdisent par le trouble qu’ils 52 Le Nouveau Panurge, op. cit., p. 120-123. 53 Ibid., op. cit., p. 161. 54 Frank Lestringant, dans son article « Une liberté féroce : Guillaume Reboul et Le Nouveau Panurge » (« Parler librement » : la liberté de parole au tournant du XVI e et du XVII e siècle, éd. Isabelle Moreau et Grégoire Holtz, Lyon, ENS Éditions, 2005, p. 117-131), s’indigne de cette « captation d’héritage », et d’un texte qui ne ressuscite « Rabelais que pour le trahir et faire de cette œuvre joyeuse un chant continu de haine » (p. 129). Les îles flottantes ou l’impossible frontière 397 sèment toute lecture absolument univoque 55 : on peut donc faire l’hypothèse que le fait que ces univers soient installés sur des îles voyageuses vise à traduire l’hybridité à la fois thématique et formelle de ces œuvres. Peut-on transposer cette analyse aux romans héroïques plus tardifs et dont semble absente toute intention satirique ? S’il est difficile de voir quelque ambivalence dans « l’île errante » de La Vérité des fables, l’île d’Alcidiane du Polexandre n’est pas à l’abri de tout soupçon. Désignée tout le long du roman par les termes les plus dithyrambiques, « bien-heureuse », « celeste », « enchantée », « merveilleuse », riche de mines d’or, d’argent, de diamants, couverte d’une merveilleuse végétation, elle est l’incarnation de l’île-femme infiniment désirable, mais aussi dangereuse. L’île est en effet protégée par les « Demons » que « les Sorciers ont mis en cette terre enchantée » et qui assemblent les « vents du Septentrion, avec toutes les foudres du midy 56 » pour que les vaisseaux qui s’en approchent viennent s’y fracasser. Est-ce une référence au pouvoir qu’ont les sorciers de provoquer des tempêtes ? Pierre de Lancre, dans son Tableau de l’Inconstance des mauvais anges et démons, voyait ainsi dans les « isles balladines et danceresses » des lieux diaboliques, puisque le diable « accoustumé de faire ses plus grands exploits és choses branslantes et croulantes de toutes parts, […] choisit volontiers pour faire ses assemblées des Isles inconstantes 57 ». Par ailleurs, la religion pratiquée par les habitants de l’île inaccessible exige des sacrifices humains. Prisonnier sur l’île du soleil, Polexandre aurait pu devenir ce nouvel Actéon offert à Alcidiane chasseresse, s’il n’avait converti les prêtres du soleil à la vraie religion. Devenu l’époux de la princesse, il abolit l’idolâtrie 58 . L’île mouvante, soumise à un pouvoir masculin, cesse d’être double ; elle est désormais solidement ancrée dans l’archipel du roi très-chrétien des Canaries. Des îles de vent… et de sable C’est peu dire que chacun de nos auteurs a considérablement enrichi et renouvelé le mythe des îles flottantes hérité de l’Antiquité, mais de façon chaque fois bien différente. Tandis que l’île des Hermaphrodites est soumise 55 L’Isle des Hermaphrodites peut aussi être lu comme faisant l’apologie des vices qu’il dénonce, ce qui a entraîné sa condamnation par l’inquisition espagnole en 1727 (voir le document à la fin de l’édition citée, p. 189-194). 56 Polexandre, op. cit., t. 4, p. 585. 57 Tableau de l’Inconstance des mauvais anges et demons, Paris, Nicolas Buon, 1613, p. 17. 58 Polexandre, op. cit., t. 5, p. 618. Marianne Closson 398 à un branle interne renvoyant métaphoriquement au mouvement des flots, Délos dans le roman de Desmarets de Saint Sorlin apparaît comme un immense navire apportant aux peuples du monde, dans un périple qui suit la course du soleil, le modèle de la civilisation apollinienne ; quant à l’île « inaccessible » de Gomberville, qui « s’enfuit devant nous » et « se derobe à nos yeux, si tost que nous l’avons descouverte 59 », elle renvoie à la figure médiévale de la fée maîtresse du monde aquatique, ce qui n’empêche pas, nécessité de la fiction héroïque, ou signe que ses frontières ne sont pas si inviolables que cela, qu’elle soit à deux reprises envahie et menacée de destruction et de pillage par des troupes étrangères, et à deux reprises sauvée par Polexandre ! Enfin dans Le Nouveau Panurge, seule la « porte de l’imagination » permet d’accéder à « l’île imaginaire 60 ». Les îles flottantes sont une anomalie tant dans la nature que dans l’univers fictif des romans ; aussi n’est-il pas surprenant qu’elles présentent des mondes doubles, et mettent en scène des transgressions - la recherche de l’immortalité, le refus de toute morale et de toute religion, le changement ou l’exclusion d’un sexe - en même temps qu’elles les condamnent. Un siècle plus tard, en 1753, un étrange ouvrage, inversant la loi du voyage imaginaire, qui veut que l’île soit le lieu de l’utopie, et le continent le lieu de toutes les corruptions, annoncera comme l’indique son titre Le Naufrage des isles flottantes. Dans cette épopée utopique de Morelly, les « îles flottantes » et « inconstantes » incarnent, avec leurs temples et leurs palais, les sociétés européennes corrompues et tyranniques ; aussi après des siècles d’errance, viennent-elles, dans les dernières pages du texte, s’écraser contre l’« heureux continent » originel de la Nature, et disparaissent jusqu’à n’être plus que des « bancs de sable 61 ». 59 Ibid., t. 4, p. 501. 60 Le Nouveau Panurge, op. cit., p. 96. 61 Étienne Gabriel Morelly, Le Naufrage des isles flottantes, ou Basiliade du célèbre Pilpai, Messine, Société des Libraires, 1753. t. 2, p. 284. Les îles flottantes ou l’impossible frontière 399 Bibliographie Sources Abundance, Jehan d’, Le Disciple de Panurge, Paris, D. Janot, 1538. Artus, Thomas, L’Isle des Hermaphrodites [1605], éd. Claude-Gilbert Dubois, Genève, Droz, 1996. Ballet royal d’Alcidiane (musique de Jean-Baptiste Boësset et Lully, livret d’Isaac de Benserade), Paris, Robert Ballard, 1658. Benedeit [ XII e ], Le Voyage de Saint Brendan, éd. Ian Short et Brian Merrilees, Paris, Champion, 2006. Benserade, Isaac de, Le Ballet royal d’Alcidiane, musique de Jean-Baptiste Boësset et Lully, Paris, Robert Ballard, 1658. Dausque, Claude, Terra et aqua seu terræ fluctuantes, Tournai, A. Quinque, 1633. Desmarets de Saint-Sorlin, Jean, La Vérité des fables, ou L’histoire des dieux de l’Antiquité, Paris, Henry Le Gras, 1648, 2 vol. Lancre, Pierre de, Tableau de l’Inconstance des mauvais anges et demons, Paris, Nicolas Buon, 1613. Le Disciple de Pantagruel : les navigations de Panurge [1538], éd. Guy Demerson et Christiane Lauvergnat-Gagnière, Paris, Nizet, STFM, 1982. Gomberville, Marin Le Roy de, Polexandre, Paris, Augustin Courbet, 1641, 5 vol. Le Nouveau Panurge avec sa navigation en l’isle imaginaire [1616], éd. Marie- Christine Pioffet, Chenoa Marshall et Stéphanie Girard, Paris, Classiques Garnier, 2017. Morelly, Étienne Gabriel, Le Naufrage des isles flottantes, ou Basiliade du célèbre Pilpai, Messine, Société des Libraires, 1753, 2 vol. Munz, George Christoph, Exercitatio academica de insulis natanibus [1711], rééd. Chet Van Duzer, Floating islands: a global bibliography. with an edition of G. C. Munz’s Exercitatio academica de insulis natanibus (1711), Los Altos Hills, CA, Cantor Press, 2004. Pline, L’Histoire du monde [L’Histoire naturelle], trad. Antoine Du Pinet, Lyon, Claude Senneton, 1562. Tyssot de Patot, Simon, La Vie, les avantures et le voyage de Groenland du révérend père cordelier Pierre de Mésange, Amsterdam, Étienne Roger, 1720. Études Dryhurst, James, « Évhémère ressuscité : La Vérité des fables de Desmarest », Cahiers de l’Association internationale des études françaises, 1973, n° 25 https: / / doi.org/ 10.3406/ caief.1973.1038, consulté le 30 avril 2021. Lestringant, Frank, « Une liberté féroce : Guillaume Reboul et Le Nouveau Panurge », « Parler librement » : La liberté de parole au tournant du XVI e et du XVII e siècle, éd. Isabelle Moreau et Grégoire Holtz, Lyon, ENS Éditions, 2005, p. 117- 131. Marianne Closson 400 Lestringant, Frank, Bribes d’îles. La littérature en archipel de Benedetto Bordone à Nicolas Bouvier, Paris, Classiques Garnier, 2019. Long, Kathleen, « La mollesse cultivée dans L’Isle des Hermaphrodites », Mollesses renaissantes. Défaillances et assouplissement du masculin, dir. Daniele Maira, Freya Baur et Teodoro Patera, Genève, Droz, 2021, p. 359-376. Moureau, François, L’Île, territoire mythique, Paris, Aux Amateurs de Livres, 1989. Brouillage des frontières entre public et privé dans les Historiettes de Tallemant des Réaux A URÉLIE B ONNEFOY -L UCHERI M ONTPELLIER III, IRCL « Des révélations assez curieuses, et une liberté d’expression poussée jusqu’à la plus extrême licence, tel est cet ouvrage […] sans suite, sans ordre et sans style 1 ». Ce jugement lapidaire, lancé contre les Historiettes à leur première parution en avril 1834 par le Constitutionnel, quotidien libéral, bien de nos contemporains le partagent encore ; pourtant l’œuvre de des Réaux bénéficie depuis quelques années de travaux soulignant sa richesse et sa complexité. À ce titre, Michel Jeanneret a réalisé en 2013, en marge de l’édition de référence d’Antoine Adam datée de 1960, une édition choisie d’environ un tiers des Historiettes, pour l’édition Folio, édition maniable, simple d’accès et destinée à un large public. Malgré ce, l’ouvrage dégage toujours un parfum de scandale. Il est vrai que ce recueil d’anecdotes brouille à bien des égards les frontières : entre unité et fragmentation 2 , « œuvre collective et auteur singulier 3 », Tallemant ne cesse de jouer avec les codes pour mieux les bouleverser, les troubler, les subvertir. Mais c’est surtout notre vision du Grand Siècle qui est brouillée par la lecture de ces petits potins de l’époque. Le mot « historiette » correspond aux XVII e et XVIII e siècles au signifié moderne d’anecdote 4 . Mais qu’est-ce qu’une anecdote ? Le 1 Le Constitutionnel, 3 avril 1834, n°93. Disponible sur Gallica : https: / / gallica.bnf.fr/ ark: / 12148/ bpt6k654865z.item (consulté le 16/ 03/ 2020). 2 Francine Wild, « Unité et fragmentation dans la composition des Historiettes de Tallemant des Réaux », Cahiers Saint Simon, n°23 : Anecdotes et historiettes, 1995, p. 7-16. 3 Tallemant des Réaux, Les Historiettes, éd. Michel Jeanneret, Paris, Gallimard, « Folio classique », 2013. 4 Consulter à ce sujet l’ouvrage incontournable de Karine Abiven, L’Anecdote ou la fabrique du petit fait vrai. De Tallemant des Réaux à Voltaire (1650-1750), Paris, Classiques Garnier, 2015, « Le mot et la chose », p. 33-50. Aurélie Bonnefoy-Lucheri 402 substantif grec désigne un écrit « qui n’est pas donné au dehors, non publié », un inédit 5 . Le français l’emprunte au titre grec d’un ouvrage de Procope de Césarée, Anekdota 6 , recueil d’histoires confidentielles sur la vie privée à la cour de l’empereur Justinien. Le substantif apparaît au pluriel dans le dictionnaire de Furetière, le terme est celui : « […] dont se servent quelques Historiens pour intituler les Histoires qu’ils font des affaires secrettes et cachees des Princes. C’est-à-dire des mémoires qui n’ont point paru au jour et qui ne devraient point paraître 7 ». La définition met bien en exergue que le petit genre de l’anecdote se situe exactement sur la ligne de front entre la chose publique induite par la figure du Prince et les affaires privées de ces hommes, ou femmes, dévoilés dans leur particulier, en lui joignant la question, primordiale, de la publication. À ce titre, Tallemant parle de son épais recueil d’historiettes comme de « petits mémoires » où il ne manquera pas de « dire le bien et le mal sans dissimuler la vérité 8 », donc comme des notes destinées à servir l’Histoire. Il opère pourtant une distinction avec d’autres « mémoires », les vrais, les grands, ceux qui renvoient à l’histoire, à la politique et précisément ici, à la Régence 9 . Semble alors s’instaurer une vraie dichotomie entre la grande histoire considérée comme étant relative aux affaires de l’État, et la petite histoire du particulier, qui formerait une histoire parallèle, souterraine. Cette dichotomie est-elle si simple, si claire, si nette ? À la suite de Suétone qui relate dans ses Vies des douze Césars nombre de détails minutieux et souvent documentés pour combler les lacunes de l’historiographie de son époque, 5 Le TLF indique que δ signifie « non publié, inédit ». 6 Procope de Césarée, Histoire secrète [Anekdota], éd. et trad. Pierre Maraval, Paris, Les Belles Lettres, 1990. 7 A. Furetière, Dictionnaire Universel, La Haye et Rotterdam, A. et R. Leers, 1690. On trouve cette définition à la suite de la publication du livre d’Antoine Varillas, inspiré de la démarche de Procope. A. Varillas, Les Anecdotes de Florence ou l’histoire secrète de la maison de Médicis [La Haye, A. Leers, 1685], éd. M. Bouvier, Rennes, PUR, 2004. 8 Gédéon Tallemant des Réaux, Historiettes, éd. Antoine Adam et Geneviève Delassault, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1960, 2 vol., I, p. 1. Cette édition sert d’édition de référence pour l’ensemble de la communication (désormais Tallemant, tome en chiffres romains, page en chiffres arabes). 9 « Au reste, je r’envoyray souvent aux mémoires que je prétends faire de la Régence d’Anne d’Austriche, ou pour mieux dire, de l’administration du cardinal Mazarin, et que je continueray tant qu’il gouvernera, si je me trouve en estat de le faire. Ces r’envoys seront pour ne pas répéter les mesme choses » (ibid.). Brouillage des frontières entre public et privé dans les Historiettes 403 Tallemant 10 fait fi de l’histoire pour n’en relater que les coulisses. L. Monmerqué écrit que les Historiettes montrent « les grands personnages en déshabillé 11 » et c’est cette mise en désordre des sphères du public et du privé 12 , et ses enjeux que je me propose d’étudier brièvement dans les Historiettes en m’attachant à la figure de deux Princes, celle d’Henri IV et celle de Louis XIII. En tout premier lieu, l’analyse montrera que le dévoilement des singularités et des anomalies du corps royal opère une déchirure satirique dans la sphère du publique mais cette déchirure, pour subversive qu’elle soit, témoigne-t-elle d’un libertinage politique 13 ? Des deux corps du roi au corps grotesque : écart et superposition Pour qui souhaite connaître les petits détails embarrassants, encombrants, scabreux voire obscènes des figures publiques du début du Grand Siècle, les Historiettes s’offrent comme un trésor abondant, divertissant, ébouriffant, débordant. Mais plus que la simple satisfaction d’une curiosité, l’œuvre rétablit toute la complexité et la saveur d’une époque ; en effet, dans sa manie de collectionner tous les petits potins, les on-dit, les rumeurs, les qu’en-dira-t-on, Tallemant est particulièrement sensible à tout ce qui touche au corps, peut-être parce que celui-ci, excédant largement le masque et sa farine, finit immanquablement par trahir ce que chacun se plaît à dissimuler, à déguiser, à refouler. Cela est particulièrement flagrant avec la figure sacrée du roi, représentant du Christ dans le royaume, qui se doit d’incarner la majesté, la grandeur, la dignité. On sait, depuis les travaux de référence d’Ernst Kantorowicz 14 , que le Roi est constitué de deux corps : l’un public, royal et symbolique, l’autre personnel et périssable, support du premier 15 . Or, Tallemant dresse une galerie de portraits de personnages royaux qui balaie d’un revers de la main le masque public et symbolique, 10 Tallemant ne manquait pas de connaître les auteurs grecs et latins, voir Henri Pigaillem, Tallemant des Réaux l’homme des Historiettes, Saintes, Le Croît vif, 2010, p. 79. 11 Louis Monmerqué, « Tallemant des Réaux, sa vie, ses mémoires », Revue des Deux Mondes (1829-1971), quatrième série, vol. 3, n° 6 (15 sept. 1835), p. 724. 12 L’ouvrage d’Hélène Merlin-Kajman, Public et littérature en France au XVII e siècle, Paris, Les Belles Lettres, 1994, retrace l’archéologie de ces deux notions. 13 Pour une réflexion sur le sujet lire Jean-Charles Darmon, « Libertinage et politique : remarques sur l’utilité et les incertitudes d’un questionnement », Littératures classiques, vol. 55, n° 3, 2004, p. 7-20. 14 Ernst Kantorowicz, Les Deux Corps du Roi. Essai sur la théologie politique au Moyen Âge, trad. J.-P. et N. Genet, Paris, Gallimard, 1989. 15 Voir H. Merlin-Kajman, op. cit., p. 70. Aurélie Bonnefoy-Lucheri 404 pour n’aborder le Roi ou son épouse que dans ses caractéristiques personnelles, privées et singulières. À titre d’exemple, l’anecdote qui relate la première nuit d’Henri IV et de Marie de Médicis insiste trivialement sur la mauvaise odeur légendaire du Roi : Il avoit les piez et le gousset fin, et quand la feu Reyne coucha avec luy la première fois, quelque bien garnie qu’elle fust d’essences de son pays, elle ne laissa pas d’en estre terriblement parfumée 16 . À la délicatesse contenue dans le substantif « essences », qui évoque la richesse des senteurs subtiles de la cité florentine, et ainsi le raffinement italien, est opposée l’odeur désagréable des pieds et des aisselles d’Henri IV, homme rustique et grossier. Les parfums d’Italie ne sont alors qu’une piètre protection contre les effluves du Français qui embaument finalement le corps de Marie de Médicis. Le passage de l’Italie à la France se matérialise ici de manière inattendue, cocasse et subtile par le biais d’un transfert d’odeur, d’essence, en tant que qualités et caractères constitutifs du roi, à son épouse. En outre, ce mariage embaume littéralement le corps de Marguerite de Valois en faisant disparaître de la scène politique le corps médicéen. À la faveur de cette anecdote, on constate que Tallemant suit Plutarque qui écrit qu’« un petit mot, un fait, une bagatelle révèlent mieux un caractère que les combats meurtriers 17 ». Le ton des Historiettes est donné : point de récit épique à la gloire du valeureux Henri le Grand, ni d’éloge dithyrambique pour son action pacificatrice, mais un sermo humilis qui nous plonge dans les galanteries et les menus faits et propos du quotidien. L’irruption dans la chambre nuptiale, le détail des pieds malodorants, nous éloignent d’une vision idéale, sublime, grandiose pour ramener le monarque à ses pieds, proche de la terre. Dans le sillage de Montaigne qui affirmait « qu’au plus élevé trône du monde, si ne sommes nous assis que sus notre cul 18 », la collection de petits faits vrais de Tallemant est, à cet égard, un discours qui incite et invite à la modestie, à l’humilité, à la juste perception de notre place dans le monde, de notre finitude, ni ange ni bête, dira Pascal. Henri IV chute ainsi de son piédestal et apparaît au fil des anecdotes sous les traits du Vert Galant, plus prompt à badiner qu’à s’occuper des affaires du royaume 19 , plus soumis à la concupiscence de la chair, la 16 Tallemant, I, 7. 17 Plutarque, Vies parallèles, éd. F. Hartog et al., trad. A.-M. Ozanam, Paris, Gallimard, « Quarto », 2001, p. 1227. 18 Montaigne, Essais, III,13, éd. E. Naya, D. Reguig, A. Tarrête, Paris, Gallimard, « Folio classique », 2009, p. 481. 19 Voici les mots qui inaugurent l’historiette d’Henri IV : « Si ce prince fust né roy de France et roy paisible, apparemment ce n’eust pas été un grand personnage ; il se Brouillage des frontières entre public et privé dans les Historiettes 405 libido sentiendi, que Roi Très-Chrétien. À cet égard, écrire dans les blancs de l’histoire pour en révéler la face dérisoire voire sordide, a pour conséquence que l’historiette en vient à ôter le lustre de l’histoire ; si cette désacralisation participe à la déconstruction de la référence obligée, elle travaille aussi à une mise en cause de la sphère politique, car en s’en prenant aux grands hommes du passé, Tallemant ouvre la voie à un traitement désacralisant de tout prétendu grand homme, contemporain inclus. La démolition la plus hallucinante est toutefois celle de Louis XIII 20 . Tallemant renoue dans cette historiette avec la férocité des Satires de Juvénal et leur « rage qui tisonne le foie à vif 21 ». Or, c’est encore par le truchement du corps privé que Tallemant dissout, dilue, la frontière du corps public et symbolique. Le début de l’historiette évoque un roi marié « encore enfant 22 », qui dit le soir de ses noces : Gare je m’en vais bien lui pisser dans le corps. En effet, on dit qu’il n’y fit que de l’eau toute claire. Je m’en estonne en cette jeunesse-là où l’on est toujours en état 23 . Cette irruption dans la sphère privée du roi est violente, à moins que ce ne soit la substance de la sphère privée qui se répande en pure perte. La vulgarité du terme « pisser 24 » qui outrepasse largement les limites de la bienséance a de quoi choquer, autant pour le roi, dont le corps symbolique, forcément majestueux, est ramené aux fonctions les plus triviales, que pour la reine, considérée comme un vulgaire pot de chambre par le roi. La discordance burlesque 25 entre la dignité de la figure royale présupposée et l’image fust noyé dans les voluptez, puisque malgré toutes ses traverses, il ne laissoit pas, pour suivre ses plaisirs, d’abandonner ses plus importantes affaires » (Tallemant, I, 3). 20 Tallemant, I, 333-353. 21 Juvénal, Satires, éd. Pierre de Labriole, François Villeneuve et Olivier Sers, Paris, Les Belles Lettres, 2002, p. 6. Sur la fortune de Juvénal à cette période, voir Pascal Debailly, « Juvénal en France au XVI e et au XVII e siècle », Littératures classiques, n° 24, 1995, p. 29-47, notamment p. 38-40. 22 Tallemant, I, 333. Louis XIII, né le 27 septembre 1601, épouse Anne d’Autriche le 25 novembre 1615 : il n’a que quatorze ans. 23 Ibid. 24 On voit bien dans le dictionnaire de P. Guiraud que le terme comprend une dimension érotico-obscène (P. Guiraud, Dictionnaire érotique, Paris, Payot, 2006). 25 « Le Burlesque qui est une espèce de ridicule consiste dans la disconvenance de l’idée qu’on donne d’une chose avec son idée veritable, de mesme que le raisonnable consiste dans la convenance de ces deux idées. Or cette disconvenance se fait en deux manieres, l’une en parlant bassement des choses les plus relevées, & l’autre en parlant magnifiquement des choses les plus basses », Charles Aurélie Bonnefoy-Lucheri 406 dégradée d’un jeune homme naïf, grossier et sans vigueur, opère une désacralisation brutale : sans capacité d’assurer la lignée, le roi est voué à retrouver un corps unique et la sphère politique se désagrège. À l’encontre de la dramaturgie classique qui met en place des règles de plus en plus contraignantes quant à l’évocation des réalités corporelles, Tallemant fait la part belle aux réalités physiques et triviales qui ressortissent à l’époque baroque 26 , et ce faisant, il révèle sa résistance à entrer dans l’ère de la monarchie absolue. Louis XIII apparaît ainsi au fil des anecdotes comme fainéant, superstitieux, fantasque, farouche, cruel et sournois, jaloux nourrissant une passion dévorante et obsessionnelle pour Cinq-Mars qu’il ne manque pas de faire espionner comme le plus commun des amants. Cet amoncellement des chefs d’accusation exemplifie par anticipation l’épitaphe d’une chanson citée par Tallemant : « Il eut cent vertus de valet,/ Et pas une vertu de maître 27 . Si des Réaux prend la peine d’agrémenter le tissu de ses anecdotes du motif dialectique du maître et du valet, c’est qu’il dessine la figure d’un antiroi, privé des éléments constitutifs de la monarchie que sont l’auctoritas, l’imperium et la majestas. L’« oint du Seigneur » en livrée de valet soumis au Cardinal, c’est une image subversive propre à la culture carnavalesque 28 qui montre bien que la culture populaire irrigue et colore encore la culture dite « savante ». Cette raillerie n’est cependant pas la clausule de ce passage ; en voici le « comble » : « On lui a trouvé pourtant une vertu de roi, si la dissimulation en est une 29 ». Cette formule, c’est ce « concret mémorable 30 » dont parle Barthes au sujet des phrases préférées, lieu de la cristallisation, de la production au présent de ce qui sera réappropriable, de ce qui aura été rendu disponible : à la fois l’événement et son stockage, en somme. À ce Perrault, Parallèle des anciens et des modernes [1688-1697], t. III (« en ce qui regarde la poésie »), cité dans Claudine Nédelec, « Burlesque et interprétation », Les Dossiers du Grihl [Online], Les dossiers de Claudine Nédelec, Le XVII e siècle, Online since 14 November 2007, connection on 11 March 2020. URL : http: / / journals.openedition.org/ dossiersgrihl/ 329. 26 Consulter à ce sujet l’ouvrage de M. Greenberg, Des Corps baroques. Politique et sexualité en France au XVII e siècle, trad. B. Tabeling, Paris, Classiques Garnier, 2019. 27 Tallemant, I, 343. L’opinion ne voyait en Louis XIII que le valet du Cardinal. Tallemant avait copié dans un de ses recueils (ms fr. 19415, f°44) cette épitaphe : « Ci gît le Roi notre bon maître/ Louis treizième de ce nom/ Qui fut vingt ans valet d’un prêtre,/ Et pourtant acquit grand renom/ Chez les autres, mais chez lui, non ». 28 M. Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, trad. A. Robel, Paris, Gallimard, 1970. 29 Tallemant, I, 343. 30 Roland Barthes par Roland Barthes, Œuvres complètes, Paris, Le Seuil, 1993-1995, vol. III, p. 198. Brouillage des frontières entre public et privé dans les Historiettes 407 titre, la raillerie de Tallemant apparaît comme un énoncé densifié, détachable, qui à la fois comble notre attente de pensée, arrête notre lecture, nous fait lever la tête ou prendre le crayon. Loin de s’inscrire dans une campagne de glorification de la figure monarchique comme le fera Racine dans Alexandre le Grand 31 , Tallemant rabaisse le roi à hauteur d’homme et partant s’attaque à la représentation du pouvoir royal, puisque, en la vidant de toute puissance, il en fragilise les contours, les frontières, et en mine la souveraineté. Tallemant fait feu de tout bois pour brosser le portrait du monarque et peu importe que son goût pour les faits singuliers confine à la curiosité de bas étage pour les affaires du bas corporel : le collectionneur ne veut rien écarter, rien taire, rien cacher, et cette volonté de dévoilement ne peut que créer une dissonance avec son ethos de galant homme. En marge de l’exemplarité : libertinage, bovarysme et idéal N’est-il pas étonnant qu’un auteur qui prétend « dire le bien et le mal sans dissimuler la vérité 32 » parce que ses « amis » l’en « pressent » finisse par dissimuler son manuscrit ? En effet, Tallemant a visiblement renoncé à faire franchir à son œuvre le seuil de la sphère privée. A-t-il conscience que la portée de sa publication dépasse la « littérature », qu’elle peut être perçue comme un test, ou « comme une charge dans la sphère publique 33 » ? Il est certain que la montée de l’absolutisme contraint le particulier à une reconfiguration problématique des rapports entre sphère privée et sphère publique. Rien n’interdit ainsi de penser que Tallemant est un libertiniste 34 , un « homme dissocié », « plongé dans une recherche solitaire d’émancipation intérieure, et détaché de la collectivité, tout en restant attaché à ses règles extérieures 35 ». De fait, la dissimulation du manuscrit des Historiettes paraît attester qu’il a fait sienne cette célèbre formule, héritée semble-t-il du philo- 31 S. Guyot, Racine et le corps tragique, Paris, PUF, 2014, p. 107-108 et P. Burke, The Fabrication of Louis XIV, Londres, Yale University Press, 1992. 32 Tallemant, I, 1. 33 Gabriel Frédéric, « Libertinage et gallicanisme », Littératures classiques, vol. 55, n° 3, 2004, p. 72. 34 Voir la définition de C. Béné : « L’intéressé peut avoir une attitude critique vis-àvis de certaines croyances, de certaines pratiques. Il peut les dénoncer avec vigueur, avec impertinence même, mais cela n’empêche qu’il n’a jamais le sentiment d’être libertin », « Érasme et le libertinisme », Aspects du libertinisme au XVI e siècle, C. Stegman (dir.), Paris, Vrin, 1974, p. 37. 35 Anna Maria Battista, « Morale “privée” et utilitarisme politique en France au XVII e siècle », Staatsräson, Roman Schnur (dir.), Berlin, Dunker et Humblot, 1975, p. 88. Aurélie Bonnefoy-Lucheri 408 sophe italien Cesare Cremonini (1550-1631), opposant topiquement l’intérieur et l’extérieur : « Intus ut libet, foris ut moris est ». Ténue, telle est la frontière qui sépare l’honnête homme s’adaptant parfaitement à toutes les circonstances de cet « amphibie d’esprit 36 » dont parle le jésuite François Garasse lorsqu’il veut désigner celui qu’il considère comme libertin. Jusqu’à quel point est-il possible de dire certaines choses, jusqu’à quel point est-on capable de les tolérer, de les entendre hors des cadres religieux présentés comme indépassables ? La conversion de Tallemant révèle de fait qu’il est plus roseau que chêne, et l’absence d’impression de son manuscrit qu’il était conscient que l’espace public n’était pas prêt à accueillir sa mosaïque d’historiettes ; or, par un curieux hasard, l’œuvre née avec les prémices de l’absolutisme, auquel elle manifeste une certaine résistance 37 , sort de l’ombre alors que la Monarchie, l’Empire et la République ne cessent de se disputer le pouvoir 38 . Cette instabilité n’est pas sans conséquence sur l’édition du texte ; en effet, lorsque L. Monmerqué en fait l’acquisition, il prépare une première publication en 1834 39 qui, malgré la censure de quelques passages, fait crier les légitimistes au scandale 40 . À force de bienséances et de contraintes, le corps du texte est amputé. Monmerqué s’en explique ainsi : 36 François Garasse, Les Recherches des Recherches & autres Œuvres de Me Estienne Pasquier, Pour la defense de nos Roys, Contre les outrages, calomnies, & autres impertinences dudit Autheur, Paris, Sébastien Chappelet, 1622, p. 700-701 : « Or le plus excellent amphibie d’esprit que ie vis onques c’est le sieur Pasquier […] ». 37 N. Schapira, « Tallemant des Réaux et ses amis dans le manuscrit 19142 : le groupe par la mise en recueil », dans Karine Abiven et Damien Fortin éd., « Muses naissantes ». Écrits de jeunesse et sociabilité lettrée (1645-1655), Reims, Épure, 2018, p. 237-246. 38 En 1803, le marquis de Chateaugiron l’acquit à la vente de la bibliothèque du château de Montigny-Lencoup. 39 Tallemant des Réaux, Gédéon, Les Historiettes de Tallemant des Réaux : mémoires pour servir à l’histoire du XVII e siècle, éd. Louis Monmerqué, Paris, A. Levavasseur, 1834-1835, t. 2, p. 64. 40 Marie-Gabrielle Lallemand explique que démythifier Henri IV, « c’était porter un coup sévère aux légitimistes, pour qui le jeune duc de Bordeaux était Henri V, le successeur du roi bien aimé », Marie-Gabrielle Lallemand, « 1834 : les Historiettes de Tallemant des Réaux font scandale », dans Suzanne Guellouz (dir.), Postérités du Grand Siècle, Caen, Presses universitaires de Caen, Elseneur, 2000, n°15-16, p. 177. Les réactions accueillantes des journaux tels que Le Figaro, Le Corsaire ou La Tribune des départements (« L’avenir de ce livre est certain », La Tribune des départements, 17 janvier 1834) montrent que les Historiettes apportent de l’eau au moulin des républicains. Brouillage des frontières entre public et privé dans les Historiettes 409 [Tallemant] foule aux pieds des bienséances qui doivent toujours être respectées. Les éditeurs ont été au-devant de ce reproche, mais obligés de supprimer un petit nombre de passages qui dépassaient toutes les bornes, ils se seraient bien gardés de porter plus loin le scrupule 41 . La censure du début de l’historiette de Louis XIII illustre de manière exemplaire l’impossibilité d’admettre la truculence de l’écriture de Tallemant : après « Louis XIII fut marié encore enfant », tout le premier paragraphe est supprimé 42 . Le voici : On dit que Blainville qui revenoit de l’ambassade d’Angleterre avoit avant cela trouvé une fois le Roy seul au sortir du bain, qui avoit une arrection. « Quoy, Sire, » luy dit-il, (Blainville estoit Me de la Garde-robe), « estesvous souvent incommodé de cela ? O, je m’en vais vous apprendre une recepte que j’ay veû pratiquer en Angleterre. » Et se mit à luy donner quelques coups de poignet. Sa Majesté continüa, et trouva la recepte fort bonne. J’ai ouy dire qu’il disoit pourtant de ce que vous sçavez : « Fy, fy, cela sent la morue. 43 On peut comprendre que Monmerqué ait écarté de l’édition de 1834 ce passage qui évoque le premier soir des noces ainsi que l’apprentissage de l’onanisme parce qu’il met en évidence un goût pour des anecdotes jugées trop scandaleuses. Le substantif « arrection », impensable dans une conversation mondaine - et dans la société bourgeoise du XIX e - qui voisine avec la périphrase « ce que vous savez », qui évoque probablement le sexe féminin 44 avec une pudeur feinte, illustre assez le brouillage opéré par Tallemant dans son œuvre entre les deux versants de la galanterie 45 : la belle galanterie se voit subvertie pour mieux « cacher les ordures », et la galanterie licencieuse s’affiche avec une bonne humeur manifeste sans craindre les mots crus. Je ne commente pas la raillerie grotesque contenue dans la remarque de Tallemant : « Sa Majesté continüa, et trouva la recepte fort bonne 46 » au sein de laquelle toute la dignité de la fonction royale est dissoute par un curieux 41 L. Monmerqué, op. cit., p. 728. 42 Tallemant, éd. L. Monmerqué, op. cit., t. 2, p. 64. 43 Tallemant, I, 334. 44 La phrase qui suit (« Il voulut envoyer quelqu'un qui luy pust bien rapporter comment la princesse d'Espagne était faitte », Tallemant, I. 334) permet de dégager cette hypothèse, mais en rattachant la périphrase au segment précédent qui évoque l’onanisme, l’expression pourrait tout aussi bien désigner la semence masculine. 45 Voir à ce sujet l’ouvrage d’Alain Viala, La France galante. Essai historique sur une catégorie culturelle, de ses origines jusqu’à la révolution, Paris, PUF, « Les Littéraires », 2008. 46 Tallemant, I, 334. Aurélie Bonnefoy-Lucheri 410 mélange de métaphore culinaire et de gourmandise. Ce commentaire souligne assez que ce récit est fait à plaisir et la raillerie insolente révèle une liberté de ton qui tend à disparaître dans le second XVII e siècle. Avec ses obscénités 47 qui déferlent contre les bienséances, l’œuvre vient en effet jouer avec la tendance normative de l’époque - et la nôtre - pour mieux la déjouer. Rien ne paraît à nos yeux moins « classique » que l’usage de ces mots crus et il serait tentant de voir dans la satire des deux monarques une posture de dissident hostile à la monarchie. Mais qu’en est-il réellement ? Chacun sait que Tallemant est encore protestant lorsqu’il rédige son manuscrit -il ne se convertit qu’en 1685 -, et son geste satirique ressortit à cette mouvance iconoclaste propre à la Réforme 48 . Mais il s’inscrit aussi dans le sillon des nombreuses traductions des Satires de Juvénal qui se multiplient dans la seconde moitié du XVII e siècle ; même Montausier, « homme fou à force d’être sage 49 » s’est essayé à la traduction des Satirae de Perse et on lui a longtemps attribué une traduction de la Satire X de Juvénal 50 . Mais plus que d’une posture de dissident hostile à la monarchie, Tallemant semble souffrir de bovarysme : lecteur averti, il connaît les auteurs antiques, circule aisément dans l’Astrée, est fou de l’Amadis 51 . Devant les deux souverains qu’il évoque, il me paraît regarder la figure du souverain comme Emma Bovary regarde Charles, puis Léon et Rodolphe ; en effet, il faut se souvenir que, lors de la cérémonie, le prélat consécrateur met au roi les gants du sacre et lui passe l’anneau. Théodore Godefroy, dans Le Cérémonial de France, en 1619, décrit le sacre d’Henri IV en 1594 et évoque l’anneau royal, soulignant qu’au jour du sacre le roi épouse solennellement son royaume, et se trouve « comme par le doux, gracieux et aimable lien de mariage inséparablement uni avec ses sujets 52 ». À cet égard, Tallemant serait comme une épouse déçue. Déçue, insatisfaite, parce qu’elle/ il a construit son idéal à l’aune des univers romanesques et de la littérature de la Renaissance redécouvrant l’Antiquité ou de la tradition plaisante héritée du Pogge 53 . Certaines anecdotes de l’historiette d’Henri IV 47 Cf. J.-C. Abramovici, Obscénité et classicisme, Paris, PUF, 2003. 48 Voir C. Belin, A. Lafont, N. Myers (dir.), L’Image brisée, Paris, Classiques Garnier, 2019. 49 Tallemant, I, 464. 50 Voir P. Debailly, op. cit., p. 42. 51 Tallemant, II, 810. 52 L. Bély, La France au XVII e siècle. Puissance de l’État, contrôle de la société, Paris, Presses Universitaires de France, 2009, p. 41. 53 On consultera avec profit l’ouvrage de Tiphaine Rolland, Le « vieux magasin » de La Fontaine. Les Fables, les contes et la tradition européenne du récit plaisant, Genève, Droz, 2020. Brouillage des frontières entre public et privé dans les Historiettes 411 proviennent ainsi du fond traditionnel de bons mots hérités du XVI e siècle. À titre d’exemple, l’anecdote relatant un échange entre Henri IV et un paysan, prénommé Gaillard 54 , se lit déjà dans Les Bigarrures du seigneur des Accors 55 en 1584, et il ne s’agit pas d’Henri IV, mais de François I er . En outre, l’historiette de Louis XIII reprend en bien des points celle de la Vie de Néron dépeinte par Suétone : l’absence de magnanimité, la cruauté, l’absence d’autorité virile, la bougrerie, le goût pour les arts frivoles, l’égocentrisme, la puérilité, et enfin la relation malsaine avec la mère. Mais alors que les vices de Néron sont portés à un point paroxystique, Louis XIII n’est, in fine, qu’un minable. Il faut dire que la naissance de l’archive représente un tournant dans l’historiographie, traçant le moment où l’histoire rapporte le quotidien, l’infâme et le minuscule. L’histoire se penche sur l’ordinaire, elle n’a plus besoin du fait d’exception. Ainsi que l’affirme Foucault : Depuis le XVII e siècle, l’Occident a vu naître toute une fable de la vie obscure d’où le fabuleux s’est trouvé proscrit. L’impossible ou le dérisoire ont cessé d’être la condition sous laquelle on pourrait raconter l’ordinaire. Naît un art du langage dont la tâche n’est plus de chanter l’improbable, mais de faire apparaître ce qui n’apparaît pas - ne peut pas ou ne doit pas apparaître : dire les derniers degrés, les plus ténus, du réel. Au moment où on met en place un dispositif pour forcer à dire l’« infime », ce qui ne se dit pas, ce qui ne mérite aucune gloire, l’« infâme » donc, un nouvel impératif se forme qui va constituer ce qu’on pourrait appeler l’éthique immanente au discours littéraire de l’Occident : ses fonctions cérémonielles vont s’effacer peu à peu ; il n’aura plus pour tâche de manifester de façon sensible l’éclat trop visible de la force, de la grâce, de l’héroïsme, de la puissance ; mais d’aller chercher ce qui est le plus difficile à apercevoir, le plus caché, le plus malaisé à dire et à montrer, finalement le plus interdit et le plus scandaleux 56 . L’exemplum se mue, dans la littérature moderne, dans l’anecdote, le « minuscule », « l’obscur » ou « l’infâme », dans les vies inexemplaires qui ne sont plus orientées vers une fonction d’enseignement ou de régulation des 54 « Ce paysan estant venu, le Roy luy commanda de s’asseoir vis-à-vis de luy, de l’autre costé de la table où il mangeoit. « Comment t’appelles-tu ? » dit le Roy. « - Sire » respondit le manant, « je m’appelle Gaillard. - Quelle différence y-a-t-il entre gaillard et paillard ? - Sire », respond le paysan, « il n’y a que la table entre les deux » (Tallemant, I, 10). 55 Étienne Tabourot, Les Bigarrures et touches du seigneur des Accords. Avec les Apophtegmes du sieur Gaulard et les Escraignes dijonnoises, Paris, J. Richer, 1603, p. 33. 56 M. Foucault, « La vie des hommes infâmes », Dits. Écrits, Paris, Gallimard, « NRF », 1994, t. III, p. 252. Aurélie Bonnefoy-Lucheri 412 conduites, mais vers une éternelle perplexité herméneutique 57 . Est-ce à dire qu’aucune exemplarité n’émergerait de la lecture des Historiettes ? Il est certain que la structure de l’œuvre, véritable mosaïque, très vaste « discours rapporté 58 » et « création collective 59 » favorise un dialogisme peu propice à l’émergence d’une exemplarité univoque. Tallemant affirme pourtant dès le préambule : « Je sçay bien que ce ne sont pas choses à mettre en lumière, quoyque peut-estre elles ne laissassent pas d’estre utiles 60 ». Cette utilité se résumerait-elle à une seule leçon de matérialisme vulgaire ? C’est du moins la question soulevée par Robert Descimon dans son article récent sur l’exemplarité sociale des Historiettes 61 . Si cette thèse s’avère tout à fait exacte au regard des pléthoriques considérations économiques qui saturent le texte, il n’en reste pas moins que les Historiettes se construisent sur une vision idéale qui s’incarne littéralement dans les Historiettes elles-mêmes. Tallemant occupe de fait une place cruciale au sein du XVII e siècle, et ce à plusieurs titres. Chronologiquement tout d’abord, puisque Tallemant rédige son manuscrit au milieu du siècle, puis littérairement puisque les Historiettes concentrent, condensent et cristallisent autant les influences issues de la Renaissance que celles de la seconde partie du siècle qui seront plus tard désignées comme « classiques ». Le manuscrit rassemble à cet égard la quintessence des deux siècles : une forme de scepticisme, de cynisme même, devant tous les soubresauts incessants du théâtre du monde, une forme irrégulière, une manie de la collection des curiosités, des listes, des cas, des 57 Voir l’article de M. Macé, « ‟Le comble” : de l’exemple au bon exemple », Littérature et exemplarité, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007, en ligne : https: / / books.openedition.org/ pur/ 39440? lang=fr (généré le 12 avril 2021). F. Wild affirme aussi que « l’anecdote, si souvent utilisée comme exemplum, n’a jamais cette fonction chez Tallemant des Réaux » (F. Wild, « L’Anecdote comme vision du monde », dans Carole Dornier et Claudine Poulouin (dir.), L’Histoire en miettes, anecdotes et témoignages dans l’écriture de l’histoire ( XVI e - XIX e siècles), Caen, Presses universitaires de Caen, Elseneur, n°19, 2004, p. 315-330, p. 320). 58 Vincenette Maigne parle en effet d’un « immense discours rapporté » à propos des Historiettes (V. Maigne, « Les Historiettes de Tallemant des Réaux : un immense discours rapporté », dans Francis Assaf (dir.), Actes d’Athènes. Tristan l’Hermite. Tallemant des Réaux, les Historiettes, Georgia, 1992, Paris/ Seattle, PFSCL, vol. XX, 1993, p. 135-141). 59 V. Maigne, « Le manuscrit comme absolu », Écrire aux XVII e et XVIII e siècles, Genèse de textes littéraires et philosophiques, J. L. Lebrave et A. Grésillon (dir.), Paris, CNRS Éditions, 2000, p. 17-26. 60 Tallemant, I, 1. 61 Robert, Descimon, « L’Exemplarité sociale des Historiettes de Tallemant des Réaux », Construire l’exemplarité. Pratiques littéraires et discours historiens ( XVI e - XVIII e siècles), Dijon, Presses Universitaires de Dijon, 2008, p. 191. Brouillage des frontières entre public et privé dans les Historiettes 413 tours grivois et des évocations égrillardes tout droit inspirés de la Renaissance ; mais un goût sans pareil pour le raffinement vestimentaire et l’élégance morale, l’enjouement, le plaisir de la surprise entre amis choisis, en conversation, au détour d’une chanson populaire, l’amour de la galanterie, la belle et la subversive, respectivement incarnées par la marquise de Rambouillet et Ninon de Lenclos, toutes deux amies de Tallemant. Car Tallemant est de tous les cercles, mais s’il est honnête homme c’est sous forme de Protée 62 . Ce bel esprit manie en effet avec brio la qualité maîtresse du XVII e siècle, l’aptum, qui évite de passer pour un pédant auprès des dames, pour un Jean-de-Lettres auprès des mondains, pour un glorieux auprès de ses amis, et qui fait d’un riche bourgeois un honnête homme. Au terme de ce parcours, on comprend aisément pourquoi les Historiettes se trouvent souvent exclues de notre bibliothèque invisible du XVII e siècle 63 et que seuls quelques fragments trouvent place dans nos étagères mentales. À représenter avec une lumière trop intense et trop crue les menus détails du Grand Siècle, l’auteur nous éblouit et il est tentant de fermer les yeux au lieu de se laisser dessiller les paupières. Monmerqué affirmait que l’œuvre était destinée aux « hommes faits 64 » et il est certain que la lecture des Historiettes s’adresse à un public choisi qui ne rechigne pas à reconsidérer les frontières définissant l’œuvre classique, car plus que tout autre, Tallemant est un homme de son temps, pétri de lecture, nourri des idéaux de la Renaissance qui lui font paraître bien décevantes les réalités de son siècle. À ce titre, il nous renvoie notre reflet exact : des lecteurs admiratifs d’une époque, des lecteurs qui se construisent un idéal, des Emma Bovary qui juge les œuvres au prisme de cette rêverie littéraire. 62 J. Rousset, Circé et le paon. La littérature de l’âge baroque en France, Paris, Corti, 1989. 63 Les termes sont ceux employés par W. Marx dans « Les bibliothèques invisibles », Cours au Collège de France, 2021, https: / / www.college-de-france.fr/ site/ williammarx/ course-2020-2021.htm (consulté le 2 mars 2021). 64 L. Monmerqué, op. cit., p. 728. Aurélie Bonnefoy-Lucheri 414 Bibliographie Sources Furetière, Antoine, Dictionnaire Universel, La Haye et Rotterdam, A. et R. Leers, 1690. Garasse, François, Les Recherches des Recherches & autres Oeuvres de Me Estienne Pasquier, Pour la defense de nos Roys, Contre les outrages, calomnies, & autres impertinences dudit Autheur, Paris, Sébastien Chappelet, 1622. Juvénal, Satires, éd. Pierre de Labriole, François Villeneuve et Olivier Sers, Paris, Les Belles Lettres, 2002. Le Constitutionnel, 3 avril 1834, n°93. Montaigne, Essais, éd E. Naya, D. Reguig, A. Tarrête, Paris, Gallimard, « Folio classique », 2009. Plutarque, Vies parallèles, éd. F. Hartog et al., trad. A.-M. Ozanam, Paris, Gallimard, « Quarto », 2001. Procope de Césarée, Histoire secrète [Anekdota], éd. P. Maraval, Paris, Les Belles Lettres, 1990. Tallemant des Réaux, Gédéon, ms fr. 19415. Tallemant des Réaux, Gédéon, Les Historiettes de Tallemant des Réaux : mémoires pour servir à l’histoire du XVII e siècle, éd. 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Les enjeux des frontières dans la tragi-comédie pastorale (ou les impasses de la « constitution mixte ») M ARTA T EIXEIRA A NACLETO U NIVERSITÉ DE C OIMBRA , C ENTRO DE L ITERATURA P ORTUGUESA (CLP) Dans la deuxième version du Discours de la Poésie Représentative, écrite vers 1635, Jean Chapelain présente des définitions séparées pour la Tragicomédie et la Pastorale, sans pour autant éluder le brouillage de frontières implicite à la poétique et à la pratique des deux genres : La Tragi-comédie n’était connue des Anciens que sous le nom de Tragédie d’heureuse fin, comme est l’Iphigénie à Tauris. Les Modernes Français l’ont fort mise en vogue, et par les Personnes et par les Mouvements l’ont plus fait[e] tenir de la Tragédie que de la Comédie. La Pastorale a été inventée et introduite par les Italiens sur le pied de l’églogue depuis moins de cent ans, et c’est une espèce de tragi-comédie qui imite les actions des Bergers, mais d’une manière et par des sentiments plus relevés que ne souffre l’églogue 1 . Chapelain ne clôture donc que partiellement les débats successifs que la pratique de la tragi-comédie pastorale a suscités entre réguliers et irréguliers, formulés, pour la plupart, dans des textes préfaciels publiés entre 1628 et 1640 2 . En fait, la souplesse du concept, sa « constitution mixte 3 », oscillant entre le comique et le tragique, entre le dramatique et le romanesque, s’encadre logiquement dans une querelle dont les arguments 1 Jean Chapelain, « Discours de la Poésie Représentative [Version n.°2] », dans Giovanni Dotoli, Temps de Préfaces. Le débat théâtral en France de Hardy à la Querelle du Cid, Paris, Klincksieck, 1996, p. 303. 2 Voir, à ce sujet, l’anthologie de Giovanni Dotoli, Temps de Préfaces, op. cit. 3 Jean Mairet, « Préface, en forme de Discours Poétique », dans G. Dotoli, op. cit., p. 246. Marta Teixeira Anacleto 418 mettent à l’épreuve la métaphore de la frontière, justifiant, en l’occurrence, une pratique double (irrégulière et régulière) de la forme. Ainsi, cette ambivalence ontologique de la tragi-comédie, soulignée, de nos jours, par la critique, qui convoque des épithètes assez expressives - « objet mouvant 4 », « poème composé 5 » -, rejoint, de surcroît, la labilité générique de la tragi-comédie pastorale, à laquelle réagissent, dans certaines préfaces, des dramaturges et théoriciens comme Chapelain, en insistant, dans un siècle « profondément aristotélicien 6 », sur la question des règles : le théâtre doit-il (ou non) obéir à un ensemble de règles 7 ? comment légitimer, par les règles (notamment celle des trois unités), une pièce mixte ? Ces questions, se situant dans l’ordre de la rhétorique, mènent à une impasse, ou, plutôt, à plusieurs niveaux d’impasses, profondément créatives, polarisées autour des notions-clés de « plaisir » et de « vraisemblance », la tragicomédie (et la tragi-comédie pastorale) devenant, comme le soutient Hélène Baby, un symptôme primordial de la « crise de la modernité 8 » qui caractérise le débat théâtral des années 1628-1640. De ce fait, il sera question dans cet article de réfléchir à l’instabilité des frontières - esthétiques, génériques, modales - dictée par un genre protéiforme, parfois intégré dans la logique des mineurs 9 , qui contribue, luimême, à prolonger et à projeter les paradoxes qui entourent les fondements aristotéliciens de la dramaturgie du Grand Siècle. Pour ce faire, on évoquera, simultanément, deux tragi-comédies pastorales, publiées en 1630 : La Silvanire ou la Morte vive, tragi-comédie pastorale de Jean Mairet 10 , pièce à 4 Hélène Baby, La Tragi-comédie de Corneille à Quinault, Paris, Klincksieck, 2001, p. 15. 5 Ibid., p. 271. 6 Roger Zuber, Les Émerveillements de la raison. Classicismes littéraires du XVII e siècle français, Paris, Paris, Klincksieck, 1997, p. 300. 7 Giovanni Dotoli montre comment la question des règles devient capitale dans le contexte du débat théâtral qui se développe de 1625 à 1640 (G. Dotoli, op. cit., p. 49). 8 Voir H. Baby, op. cit., p. 272. 9 Charles Mazouer signale à juste titre l’absence de textes théoriques consacrés au genre, exception faite de certaines préfaces, comme celle qu’Ogier écrit pour la tragi-comédie Tyr et Sidon (1628) de Jean Shélandre (Charles Mazouer, Le Théâtre français de l’âge classique I - Le premier XVII e siècle, Paris, Champion, 2006, p. 67). De même, H. Baby souligne que la tragi-comédie, triomphante sous Richelieu, fut souvent considérée comme un genre mineur, intermède, entre tragédie et comédie, entre le « pré-classique » et le « classique », dans les histoires littéraires (op. cit., p. 7). 10 Jean Mairet, La Silvanire ou la morte-vive, du Sr Mairet, tragi-comédie pastorale [1631], Paris, Hachette Livre-BnF, 2012. Les enjeux des frontières dans la tragi-comédie pastorale 419 propos de laquelle l’auteur décrit, dans sa préface, le principe du « plaisir de la régularité » ; la Tragicomédie pastorale du Sieur de Rayssiguier 11 , pièce « encore irrégulière » qui vise, comme beaucoup d’autres pendant cette période, à transposer L’Astrée d’Honoré d’Urfé sur scène 12 , reproduisant certaines formules du théâtre à machines 13 . L’hypothèse, qu’on formulera, d’un dialogue (intra)textuel entre les deux pièces, nous permettra de déceler la nature du raisonnement moderne qui légitime l’imposition tacite des règles dans le modèle théâtral des années 30, au nom du plaisir du spectateur, ainsi que la motivation de l’acceptation raisonnable de l’impasse, c’est-à-dire l’impossibilité tacite de nier l’interposition constante des frontières dans un modèle à « constitution mixte ». Ainsi, dans l’importante préface « en forme de Discours Poétique » que Jean Mairet conçoit, en 1630, pour la première édition de La Silvanire ou la morte vive, après sa représentation, en privé, à l’Hôtel de Montmorency, et en public, à l’Hôtel de Bourgogne, en 1629, le dramaturge poursuit le dessein de concevoir une « Pastorale avec toutes les rigueurs que les Italiens ont accoutumé de pratiquer en cet agréable genre d’écrire », une « Pastorale […] tout à fait disposée à la Comique, bien qu’elle soit de genre Tragicomique », ancrée dans le « genre Dramatique 14 ». Pratique et théorie théâtrales fusionnent ainsi de façon assez originale dans un texte divisé en plusieurs parties sous forme d’art poétique 15 , l’auteur ayant conscience de la 11 Rayssiguier, le Sieur de, Tragicomedie pastorale. Où les Amours d’Astree et de Celadon, sont meslees à celles de Diane, Silvandre & Paris, avec les inconstances d’Hilas [1632], Paris, Hachette Livre-BnF, 2018. 12 Voir, à ce sujet, les travaux pionniers de Chrystelle Barbillon, notamment sa thèse de doctorat, soutenue en Sorbonne Université, en 2012 (Chrystelle Barbillon, Mode narratif, mode dramatique : l’adaptation théâtrale de fiction narrative au XVII e siècle en France, thèse de doctorat, dir. Georges Forestier, Université de Paris IV-Sorbonne, 2012) ; C. Barbillon, « Des lecteurs particuliers : les dramaturges adaptateurs de L’Astrée », dans Delphine Denis (dir.), Lire L’Astrée, Paris, P.U.P.S., 2008, p. 307- 318. 13 Hélène Visentin distingue trois types de pièces à machines, celle de Rayssiguier faisant partie du groupe des « pièce encore irrégulières » (les deux autres étant celui des « pièces avec prologue » et celui des « pièces intégrant le merveilleux »). Hélène Visentin, « L’éblouissement dans les pièces à machines de la première moitié du XVII e siècle », dans Christian Biet et Vincent Jullien (dir.), Le Siècle de la Lumière 1600-1715, Paris, ENS Éditions, 1997, p. 273-277. 14 J. Mairet, « Préface, en forme de Discours Poétique », dans G. Dotoli, op. cit., 1996, p. 241-246. 15 « Du Poète et de ses parties » ; « De l’Excellence de la Poésie » ; « De la différence des Poèmes » ; « De la Tragédie, Comédie et Tragi-comédie » ; « Des parties principales de la Comédie » (ibid., p. 237 ; p. 239 ; p. 240 ; p. 241). Marta Teixeira Anacleto 420 modernité de ses propositions, dans le contexte du débat qui oppose réguliers et irréguliers, partisans des Italiens et libertins, en englobant, à la fois, dans son raisonnement péri-textuel, des effets de production et de réception de la pièce 16 . À un moment où la tragi-comédie connaît un succès certain sur scène, alors que, du point de vue des textes théoriques, elle s’inscrit dans un intervalle esthétique instable ou de frontière (entre comédie et tragédie) 17 , Mairet conçoit un manifeste prônant le plaisir de la régularité, s’opposant ainsi à d’autres textes qui érigent le plaisir de la représentation en principe justificatif de l’irrégularité. En effet, en 1628, lorsque Mairet compose La Silvanire, Ogier fait publier une préface polémique pour la tragi-comédie de Jean de Schélandre, Tyr et Sidon, dans laquelle il dénonce les « inconvénients » (ou « impasses ») des règles de l’unité du temps et de l’espace, voire leur invraisemblance qui « offense le judicieux spectateur 18 », tout en défendant le mélange du tragique et du comique pour représenter, sur scène, « la condition de vie des hommes 19 ». L’événement de la représentation de La Silvanire à l’Hôtel de Bourgogne ne peut donc pas être considéré hors d’un contexte ambivalent de représentation (ou d’un contexte de frontière) qui légitime la mise en scène simultanée de ce nouveau modèle proposant le plaisir de la régularité, à côté de tragi-comédies irrégulières (celles de Du Ryer, Mareschal, entre autres) ou de tragi-comédies pastorales supposant l’usage de machines (Rayssiguier) et obéissant à une conception « hédoniste 20 » de l’art. Mairet lui-même, ayant écrit auparavant des tragi-comédies pastorales irrégulières - par exemple La Sylvie (1628), où il transposait sur scène, comme dans La Silvanire, des épisodes de L’Astrée 21 - expérimente, dans ce 16 Hélène Merlin souligne, à ce sujet, l’importance du rapport entre « public » et mise-en-scène pour la définition du « goût », à l’époque de la « Querelle du Cid » (Hélène Merlin, Public et littérature en France au XVII e siècle, Paris, Les Belles Lettres, 1994, p. 153 sq.). 17 Voir, à propos de la chronologie du genre : Roger Guichemerre, La Tragi-comédie, Paris, PUF, 1981 ; Daniela Dalla Valle (dir.), La Tragicommedia francese. Teoria e prassi, Torino, Albert Meynier Editore, 1989 ; H. Baby, op. cit. ; C. Mazouer, op. cit. 18 F. Ogier, « Préface au Lecteur », dans G. Dotoli, op. cit., p. 188. 19 « de dire qu’il est malséant de faire paraître en une même pièce les mêmes personnes traitant tantôt d’affaires sérieuses, importantes et Tragiques, et incontinent après, de choses communes, vaines et Comiques, c’est ignorer la condition de la vie des hommes, de qui les jours et les heures sont bien souvent entrecoupées de ris et de larmes, de contentement et d’affliction, selon qu’ils sont agités de la bonne ou de la mauvaise fortune » (ibid., p. 189). 20 Épithète utilisée par G. Dotoli (ibid., p. 18) à propos de la tragi-comédie. 21 Voir, à propos de cette hybridité générique, Aurélia Sort, « Les bergers de Mairet », Acta fabula, vol. 9, n° 11, 2008. Les enjeux des frontières dans la tragi-comédie pastorale 421 nouveau projet, la pratique de la règle de l’unité de temps établie par les Anciens, dans la mesure où elle nourrit « l’imagination de l’auditeur qui goûte incomparablement plus de plaisir (et l’expérience le fait voir) à la représentation d’un sujet disposé de telle sorte que d’un autre qui ne l’est pas 22 ». Rassemblant, de façon originale, pratique et théorie théâtrales, Mairet mise ainsi dans sa préface, sur l’« expérience », voire la mise en scène, qui témoigne du plaisir du spectateur assistant à une pièce qui respecte l’unité de temps. En ce sens, l’argument fort du raisonnement de Mairet rejoint celui de Chapelain qui, après avoir assisté à la représentation privée de La Silvanire, à l’Hôtel de Montmorency, se revoit dans la « modernité » de ce modèle de composition dramatique : en 1630, dans sa célèbre Lettre sur la Règle des vingt-quatre heures, il insiste sur l’importance du plaisir de la règle et de la pratique du « merveilleux véritable 23 » par l’observation de l’unité de temps, tout en contemplant les conditions de représentation et l’effet produit par la pièce sur le public (il faut faire en sorte que le public croie à ce qu’il voit) 24 . Pour autant Mairet ne peut ignorer, dans sa préface de La Silvanire, la complexité de ce concept de « merveilleux véritable », ce qui l’éloigne implicitement du raisonnement « circulaire 25 » de Chapelain : s’il est vrai qu’il semble se proposer, en rédigeant cette préface en forme d’art poétique, de suivre un protocole esthétique de conciliation pour la tragi-comédie pastorale, fondé sur les principes du plaisir par la règle (les « beaux effets » créés sur scène) et de la vraisemblance « accommodée » à l’imagination du specta- 22 J. Mairet, dans G. Dotoli, op. cit., p. 242-243. 23 Dans l’important chapitre « Jean Chapelain et le règne des vraisemblances (1620- 1673) », Anne Duprat montre la complexité de ce concept, oscillant entre le « respect » et l’« imagination », Chapelain alléguant que la construction aristotélicienne de la fable, sa vraisemblance, dépend d’un usage rationnel et créatif de l’imagination (Anne Duprat, Vraisemblances. Poétiques et théorie de la fiction, du Cinquecento à Jean Chapelain (1500-1670), Paris, Champion, 2009, p. 355). 24 Georges Forestier met justement en relief le croisement de la préface de Mairet et de la Lettre de Chapelain, dans le cadre conceptuel de la dispositio : selon le critique, Chapelain essaie de justifier, d’une façon moderne et rationnelle, les règles des Anciens, en insistant sur le plaisir de la règle, à la suite de la représentation d’une tragi-comédie pastorale régulière (Georges Forestier, « De la modernité anticlassique au classicisme moderne. Le modèle théâtral (1628-1634) », Littératures Classiques, nº19, 1993, p. 105 ; voir aussi Georges Forestier, La Tragédie française. Passions tragiques et règles classiques, Paris, A. Colin, 2010, p. 88-90). 25 Georges Forestier développe judicieusement cette idée : Mairet se situe en dehors du raisonnement circulaire de Chapelain et ancre l’effet du plaisir sur la théorie de l’illusion mimétique (G. Forestier, « De la modernité anti-classique… », op. cit., p. 118). Marta Teixeira Anacleto 422 teur - « pour l’ordre du temps, il est visible qu’elle est dans la juste règle, c’est-à-dire qu’il ne s’y trouve pas un seul effet qui vraisemblablement ne puisse arriver entre deux Soleils 26 » -, le dramaturge s’attache, en même temps, à construire une intrigue « mixte », « de sujet non simple, mais composé 27 », n’escamotant pas complètement le principe de la frontière (ou du passage, du basculement esthétique). Autrement dit, dans le cadre de son obéissance aux règles et aux principes de la vraisemblance, voulant respecter l’unité du temps et l’unité de l’action 28 , Mairet est contraint de justifier, dans son raisonnement poétique, l’abondance de beaux effets ou des « merveilleux effects des deux derniers Actes », annoncés à la fin de l’« Argument du Troisième Acte 29 » de La Silvanire : l’auteur réécrit les fausses morts et les intrigues amoureuses complexes de l’histoire de Silvanire et Aglante, racontée dans quelques éditions de la IV e Partie de L’Astrée, réécrite par Honoré d’Urfé lui-même, sous forme de poème dramatique ou fable bocagère, en 1627 30 . L’auteur déplace ainsi le champ de la « disposition du sujet » vers celui de la fable et de la vraisemblance, dans un effort de trouver le juste milieu entre les incidents merveilleux de la pastorale (le miroir et la fausse mort 31 , l’eau miraculeuse) et la rationalité à travers laquelle il veut les faire voir au 26 J. Mairet, dans G. Dotoli, op. cit., p. 246. 27 « pour ce qui regarde la fable, il est hors de doute qu’elle est tout à fait de genre Dramatique, non pas de constitution double, mais mixte, et de sujet non simple, mais composé. Le mélange est fait de parties Tragiques et Comiques » (ibid.). 28 Jules Marsan montre comment Mairet respecte l’unité de l’action en réduisant la fable à ses éléments essentiels : l’amour de Silvanire et Aglante contrarié par la jalousie de Tirinte et par l’opposition des parents (Jules Marsan, La Pastorale dramatique en France à la fin du XVI e et au commencement du XVII e , Genève, Slatkine Reprints, 1969, p. 379). 29 J. Mairet, La Silvanire, op. cit., p. 61. 30 Mairet l’accentue à la fin de l’« Argument » de la pièce : « Ce sujet est traité plus amplement dans la troisième partie de l’Astrée, où Monsieur d’Urfé en forme une histoire continuée. Le même Auteur en fait encore une Pastorale en vers non rimez, à la façon des Italiens. C’est là qu’on peut renvoyer la curiosité du Lecteur » (ibid., n. p.). Une version récente de La Sylvanire d’Urfé a été éditée par Laurence Giavarini qui, dans son « Introduction », fait allusion aux intertextes italiens du texte urféien - l’Aminta et Il Pastor Fido (Ferrara, 1573) - dont l’objectif était de « purger les hommes de la mélancolie » (Laurence Giavarini, « Introduction », dans Honoré d’Urfé, La Sylvanire, Toulouse, Société de Littératures Classiques, 2001, p. XVIII). 31 Voir, à ce sujet, le contenu de l’« Argument du Quatrième Acte » : « Aglante, Hylas, & Tirinte apprennent tous ensemble la soudaine et mortelle maladie de Silvanire. Tirinte s’imagine aussitost que c’est un effect du miroir d’Alciron, & s’en va le chercher à dessein de se venger » (J. Mairet, La Silvanire, op. cit., p. 91). Les enjeux des frontières dans la tragi-comédie pastorale 423 spectateur, dans un espace unique, dans un temps limité. En ce sens, le décor de la pièce décrit par Laurent Mahelot, décorateur de l’Hôtel de Bourgogne, dans son Mémoire (commencé en 1673), devient une synthèse expressive du clivage entre le « plaisir de l’imagination » et le « plaisir du raisonnable » évoqués par Mairet lorsqu’il affirme : « je fais partout le vraisemblable et le merveilleux 32 » : La Silvanire, de Mr Mairet. A un costé du theatre, il faut un rocher en forme d’un antre, ou l’on puisse monter deux marches ou trois, un plafond ou l’on met un tombeau et une femme dedans couverte d’un linceul. Il faut que l’on tourne autour du tombeau, s’il se peut, et une entrée derriere pour mettre cette femme dans le tombeau ; il faut qu’il soit caché de toile de pastoralle. Au pied du rocher dont nous avons parlé, il faut un ruisseau ou l’on jette un miroir que l’on casse sur le theatre. Au milieu du theatre il faut porticles, fontaine en pastoralle. De l’autre costé, forme de ruine et antre, bois en pastoralle, et tout le theatre en verdure. Il faut des dards, des houlettes, deux poignards ; et une gondolle pour un des bergers 33 . Le décorateur matérialise, ainsi, dans sa description, le trompe-l’œil correspondant au mouvement cinématographique du travelling que, selon Giovanni Dotoli, Mairet développe dans la composition moderne de ses pièces 34 : la scène unique se divise en plusieurs parties, les différents objets décoratifs permettent la mise en scène des intrigues imbriquées les unes dans les autres, la houlette est placée à côté de la gondole, le bois en pastorale à côté du rocher où est aménagé un tombeau. Respecter les règles de l’unité d’action, espace et temps n’est, donc, possible qu’en exhibant (ou décrivant) les artifices de la scène, puisque le dramaturge, dans son écriture intra-modale 35 , ne renonce pas aux beaux effets de la tragi-comédie pastorale. La frontière s’impose, de la sorte, comme concept opératoire de 32 G. Dotoli, op. cit., p. 86. 33 Laurent Mahelot, Le Mémoire de Mahelot, Laurent et d’autres décorateurs de l’Hôtel de Bourgogne et de la Comédie Française au XVII e siècle, Henri Carrington Lancaster (éd.), Paris, Champion, 1920, p. 87. 34 Giovanni Dotoli, « Le texte mis en scène : les réalisations de Jean Mairet », dans Larry Norman, Philippe Desan, Richard Strier (dir.), Du spectateur au lecteur. Imprimer la scène au XVI e et XVII e siècles, Fasano/ Paris, Schena Editore/ Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2002, p. 275. 35 Concept développé par Chrystelle Barbillon lorsqu’elle analyse l’« écriture de tension » (entre ordre et représentation des « beaux effets ») qui domine les premières pièces de Mairet, dont La Silvanire (Chrystelle Barbillon, « Une écriture en tension : les premières pièces de Mairet et leurs sources urféennes », Littératures classiques, nº 65, 2008, p. 88). Marta Teixeira Anacleto 424 l’impasse esthétique de la forme, d’autant plus que, comme le montre Chrystelle Barbillon, le « remodelage des sources urféennes souligne à ce titre la difficile conciliation entre la position de Mairet au plan poétique et sa pratique, tragi-comique et pastorale 36 ». C’est ce qu’il synthétise dans sa préface innovante : Oui mais, dira quelqu’un qui croira peut-être avoir bien objecté, que fera donc l’imagination ? et quel plaisir pourra-t-elle prendre à la lecture des Histoires et des Romans, où la Chronologie est si différente ? Ou pourquoi ne suivra-t-elle pas son objet partout, puisqu’elle ne peut être arrêtée ni par les montagnes ni par les mers ? À cela je fais réponse que l’Histoire et la Comédie pour le regard de l’imagination ne sont pas la même chose : la différence est en ce point que l’Histoire n’est que la simple narration de choses autrefois arrivées, faite proprement pour l’entretien de la mémoire, non pour le contentement de l’imagination ; où la Comédie est une active et pathétique représentation des choses comme si véritablement elles arrivaient sur le temps, de qui la principale fin est le plaisir de l’imagination 37 . De ce fait, en évoquant le principe de l’illusion mimétique, son apport indéfectible au plaisir de l’imagination du spectateur et au pouvoir de la fable, Mairet devance Chapelain dans une conception plus ouverte de l’art et associe le principe de la circularité entre les genres à la pluralité d’effets décrits par Mahelot. La frontière entre Histoire et Comédie, évoquée dans la citation, devient alors une justification tacite de l’impasse créative inhérente à la structure de la tragi-comédie pastorale de l’époque et, à la limite, du texte théâtral du Grand Siècle, souvent ouvert à l’ordre et à l’équivoque. Il semble donc paradoxalement logique que la parution, la même année, sur scène, de la tragi-comédie pastorale « presque irrégulière » du Sieur de Rayssiguier, Les Amours d’Astrée et de Céladon, tirée globalement de L’Astrée, ne constitue pas un contre-sens esthétique par rapport à la préface de Mairet : il s’agit, bien au contraire, d’un autre cas d’écriture intra-modale ou de « transmodalisation intermodale » (Genette lu par Frank Greiner et Catherine Douzou lorsqu’ils analysent le roman mis en scène 38 ) qui propose une conciliation entre régularité et irrégularité, dans le sillage de l’impasse 36 Ibid. p. 93. 37 J. Mairet, dans G. Dotoli, op. cit., p. 243. 38 Dans la « Préface » qui ouvre le volume collectif Le Roman mis en scène, les deux auteurs évoquent le concept de « transmodalisation » défini par Gérard Genette dans Palimpsestes, pour situer, dans un contexte baroque, de « multiples exemples d’auteurs polygraphes passant volontiers d’un genre vers l’autre et parfois adaptant pour la scène des épisodes repris dans leurs romans » (Frank Greiner, Catherine Douzou, « Préface », Le Roman mis en scène, Paris, Garnier, 2012, p. 7). Les enjeux des frontières dans la tragi-comédie pastorale 425 esthétique présentée par Mairet, dans sa préface, à propos de la « constitution mixte » de la tragi-comédie pastorale. Autrement dit, le désir de réécrire, sous forme de poème dramatique, le roman d’Honoré d’Urfé, que Rayssiguier partage avec Mairet et avec beaucoup d’autres auteurs de l’époque 39 , interroge, une fois de plus, le concept de frontière, en mettant en évidence pour le coup, dans le passage du roman au texte dramatique (ou plutôt théâtral), un effort de concentration qui ne parvient pas à annuler complètement la pluralité de l’action, du temps et de l’espace dont la doctrine de la préface de La Silvanire s’écarte. En fait, même si, en 1632, Rayssiguier fait publier une adaptation de l’Aminta du Tasse, plus conforme aux règles, dans Les Amours d’Astrée et de Céladon, le dramaturge exhibe, dès le titre disjonctif (Tragicomédie pastorale. Où les Amours d’Astrée et de Céladon sont mêlées à celles de Diane, de Silvandre et de Paris, avec les inconstances d’Hilas), la souplesse esthétique de la formule pastorale, de la morphologie de la tragi-comédie et des effets du théâtre à machines, au nom du principe du plaisir du spectateur, de l’expressionisme d’un théâtre qui « cherche avant tout à parler aux yeux, à l’imagination et à la sensibilité du public par l’importance qu’il accorde au spectacle et au pouvoir suggestif des mots 40 ». Le refus de tout dogmatisme qui caractérise l’écriture dramatique de l’auteur, mis en relief par Sandrine Berrégard dans l’« Introduction générale » à la plus récente édition critique du Théâtre complet du Sieur de Rayssiguier 41 , prouve sa modernité, en quelque sorte parallèle à celle de Mairet, dans le cadre de la querelle théâtrale des années 30. Comme l’auteur 39 Voir, à ce propos, la thèse de Chrystelle Barbillon déjà citée, ainsi que l’introduction à l’édition récente des Amours d’Astrée et de Céladon (Sandrine Berrégard, Marc Douguet, Stéphane Macé, Lauriane Mouraret-Maisonneuve, Jean-Yves Valleton (éd.), « Introduction », dans Rayssiguier, Théâtre complet, t. I, Paris, Classiques Garnier, 2021, p. 33-46) et l’article de Jean-Marc Chatelain et Delphine Denis, « L’Astrée d’Honoré d’Urfé : fortune et vicissitudes d’un best-seller au XVII e siècle », Revue d’Histoire Littéraire de la France, nº4, octobre-décembre 2017, p. 783-796. Voir, aussi, le chapitre « Théâtralité et écriture pastorale » de mon étude consacrée aux diverses réécritures du roman pastoral ibérique, en France (Marta Teixeira Anacleto, Infiltrations d’Images. De la réécriture de la fiction pastorale ibérique en France ( XVI e - XVIII e siècles), Amsterdam/ New York, Rodopi, 2009, p. 273- 287). 40 R. Guichemerre, op. cit., p. 174-175. 41 Faisant allusion au point de vue de C. Mazouer sur Rayssiguier, les auteurs signalent qu’« À une époque où se cristallise le conflit entre réguliers et irréguliers, le “refus” de “tout dogmatisme”, qui distingue le discours de Rayssiguier, témoigne du pragmatisme de celui qui écrit pour le théâtre plutôt qu’il n’entend légiférer sur le sujet. » (Sandrine Berrégard, op. cit., p. 10.) Marta Teixeira Anacleto 426 de la préface de La Silvanire, mais faisant étalage d’un éclectisme plus évident, Rayssiguier matérialise, dans sa réécriture de L’Astrée, le brouillage des frontières, comme s’il s’agissait d’un processus naturel d’écriture, dans le cadre conceptuel du théâtre de l’époque. En fait, si dans l’« Avis au Lecteur », Rayssiguier évoque la liberté de son adaptation, par la concentration « en deux mille vers, [de] deux histoires intriquées dans cinq gros volumes », dans la « Préface », l’auteur accentue les modalités du passage du genre romanesque au genre dramatique, du roman au théâtre : Ce suject est si connu, qu´il semblerait inutile d’en faire un argument, toutefois afin qu’on puisse comprendre mieux le dessein que j’ai eu de le disposer au theatre, et de le faire voir démelé des autres histoires, dans lesquelles il est intriqué, j’en ai voulu donner la disposition 42 . Le passage (ou la frontière) entre les deux formes d’écriture devient, dès lors, une affaire de disposition : le « sujet » de L’Astrée, facilement reconnu par le public, est « disposé au théâtre » ; la « disposition » des actes vise à « contraindre » l’action du roman, et ce bien qu’il plaide pour la pluralité des histoires pour satisfaire le plaisir du spectateur (Où les Amours d’Astrée et de Céladon sont mêlées à celles de Diane, de Silvandre et de Paris, avec les inconstances d’Hilas). De même, Rayssiguier compte sur le décor à compartiments (ou en trompe-l’œil) de l’Hôtel de Bourgogne, évoqué par Mahelot 43 , pour qu’Astrée, Céladon et les autres Bergers traversent des espaces pluriels, alors que le site unique du Forez, où ils se concentrent, semble atténuer la dispersion. En tout cas, force est de reconnaître que, dans ce contexte instable des règles qui marque les années 30, l’attitude modulée du dramaturge est toujours sensible à l’ontologie poreuse de la tragi-comédie pastorale ellemême. Rayssiguier en restant, de fait, très proche, du point de vue pragmatique, des réalités scéniques (comme Mairet d’ailleurs), n’écarte pas les mécanismes de « polygénéricité 44 » sous-jacents aux univers esthétiques et de la tragi-comédie et de la pastorale, pour assurer l’émergence de valeurs d’extériorité ou de théâtralité (les beaux effets qui attirent le regard du spectateur). C’est pourquoi il accentue, dans la préface, la présence, dans les actes IV et V, du personnage allégorique de l’Amour dans le rôle d’un dieu « ex machina » pour précipiter, grâce à la machine, le happy end de sa tragicomédie pastorale (les mariages des Bergers) correspondant au dénouement 42 Rayssiguier, « Preface », Tragicomédie pastorale, 2018, op. cit., n. p. 43 L. Mahelot, op. cit., p. 64. 44 Concept élaboré par Bénédicte Louvat-Molozay à propos des textes de Balthasar Baro (Bénédicte Louvat-Molozay, « Les “poèmes dramatiques” de Baro : dénomination et pratiques génériques », La Licorne, nº 132, 2018, p. 71-84). Les enjeux des frontières dans la tragi-comédie pastorale 427 artificiel du roman d’Honoré d’Urfé, écrit par Balthasar Baro, après la mort de l’auteur : Silvandre sur le point de se precipiter est arreté par Celadon qui s’en allait à la fontaine de la vérité d’amour pour finir sa vie, & l’emmenant quand & lui, rencontrent leurs bergeres endormies, après quelque discours, ils passent outre contre les lions & les licornes, en ce temps Adamas, Paris, Leonide, Hilas & Bellinde arrivent, & voient le changement qui se fait, l’air se trouble, & après les eclairs & la foudre l’air se rasserenant, Amour parait : qui commande qu’on remporte les corps de ces bergers & bergeres qui semblaient morts, de marier Celadon avec Astree, Diane avec Paris 45 . Le plaisir du spectaculaire est, en quelque sorte, légitimé par la réécriture tragi-comique de l’artifice pastoral forgée par le secrétaire d’Urfé, comme si le travail d’adaptation auquel se livre le dramaturge lui permettait de se situer à la frontière de la libre composition et des « contraintes » théâtrales rappelées à la fin de sa préface : « Voilà Lecteur, tout mon sujet, qui véritablement est grand, et que sans doute, j’aurais mieux traité si le théâtre ne m’avait contraint 46 ». Deux ans après, en 1632, Rayssiguier adapte, au théâtre français, l’Aminta du Tasse (créée en 1573 et publiée en 1580). Projet audacieux, sous-entendu déjà, en filigrane, dans la réflexion péri-textuelle qui précède sa réécriture théâtrale de L’Astrée, le nouveau texte insinue, de prime abord, un exercice de traduction (le titre en est L’Aminte du Tasse), alors que, en définitive, il s’agit d’un remaniement de la pièce italienne, annoncé, d’ailleurs, dans le sous-titre : « Tragi-comédie pastorale Accommodée au Théâtre Français Par le Sieur de Rayssiguier ». Accommoder la pièce italienne au théâtre français signifie donc - et c’est ce qui m’intéresse pour clore cette réflexion -, l’intégrer dans un projet esthétique moderne 47 , avancé par Mairet dans la préface de La Silvanire, développé assez timidement par Rayssiguier dans sa pièce « presque irrégulière » tirée de L’Astrée, et annoncé dans la préface de l’Aminta française, par la précision du principe de la frontière en tant que juste milieu - ou impasse créative : 45 Rayssiguier, « Preface », Tragicomédie pastorale, 2018, n. p. 46 Ibid. 47 « Ce “théâtre français” dont parle Rayssiguier, c’est le nouveau théâtre qui veut faire rupture avec le théâtre humaniste et dont le manifeste est la préface d’Ogier de 1628 mise en tête de la réécriture par Schélandre de sa Tyr et Sidon de 1608. […] L’abandon des chœurs de l’Aminta est donc une démarche moderne, et d’autant plus significative que, dans les années 1630, les chœurs ont disparu de la tragédie, mais pas de la pastorale » (S. Berrégard et alii, op. cit., p. 206-207). Marta Teixeira Anacleto 428 notre Théâtre peut être aussi agréable en observant les règles où cette sorte de poème nous engage que dans la liberté que nous avons prise. […] Je crois que l’une et l’autre façon d’écrire doit être soufferte sans blâme. La première parce que tous les anciens se sont attachés à cette rigueur et qu’il est presque impossible en la suivant de faire paraître aucune action contre le sens commun ou contre le jugement. Et l’autre, parce que la plus grande part de ceux qui portent le teston 48 à l’Hôtel de Bourgogne veulent que l’on contente leurs yeux par la diversité et le changement de la face du Théâtre et le grand nombre des accidents et aventures extraordinaires leur ôtent la connaissance du sujet, ainsi ceux qui veulent faire le profit et l’avantage des messieurs qui récitent leurs vers sont obligés d’écrire sans observer aucune règle 49 . Le dramaturge fait, ainsi, l’apologie du plaisir des règles (comme Mairet), sans pour autant nier la liberté interne de la forme, en concluant que « l’une et l’autre façon d’écrire doit être soufferte sans blâme ». La frontière (ou la fracture) entre les deux modalités d’écriture se situe, alors, entre la représentation et l’imitation, entre le regard du public - qui veut que le dramaturge « contente [ses] yeux par la diversité et le changement de la face du Théâtre » (d’où la présence de la machine dans la réécriture dramaturgique de L’Astrée) - et l’obéissance au « sens commun » et au « jugement » des modèles des Anciens (d’où l’obéissance aux règles, dans cette adaptation du modèle italien). En ce sens, il semble faire étalage d’une (fausse) neutralité qui le conduit à énoncer le concept de vraisemblance relative - un concept de frontière - au regard duquel s’instaure, dans les années 30, la querelle qui oppose irréguliers et réguliers. L’apport essentiel des préfaces rédigées par Mairet et par Rayssiguier pour leurs pièces, consiste, en somme, dans l’énonciation mitigée de la « construction intellectuelle de la représentation 50 », inscrivant la tragicomédie (et la tragi-comédie pastorale) au centre du débat théâtral théorique des années 30 - et au seuil des différentes querelles qui marquent le débat théâtral du Grand Siècle. À l’instar de Rayssiguier, réécrivant le modèle italien, Mairet veut trouver, dans une pièce où il recherche « le plaisir de la régularité », le juste milieu entre le sujet « feint » de la comédie et le fondement véritable et connu de la tragédie, dans laquelle il est tout de même « permis de mêler le fabuleux ». Cherchant, dans les préfaces, à évaluer les paradoxes sous-jacents à une forme « mouvante », qui, pendant cette période, s’impose néanmoins aux genres majeurs, les deux auteurs 48 Petite pièce de monnaie. 49 Rayssiguier, « Au Lecteur », L’Aminte du Tasse. Tragi-comédie pastorale accommodée au théâtre français, Paris, A. Courbé, 1632. 50 H. Baby, op. cit., p. 272. Les enjeux des frontières dans la tragi-comédie pastorale 429 légitiment leurs pièces, dans le sillage de Jean Chapelain, par leur « position moyenne » qui, loin de constituer une impasse théorique, suggère l’interposition nécessaire de la frontière, des frontières, dans le cadre formel d’un modèle éclectique à « constitution mixte », situé au juste milieu d’un « tournant » poétique qui annonce le « classicisme moderne 51 ». Bibliographie Sources Chapelain, Jean, « Discours de la Poésie Représentative [Version n° 2] », dans Giovanni Dotoli, Temps de Préfaces. Le débat théâtral en France de Hardy à la Querelle du Cid, Paris, Klincksieck, 1996, p. 303-304. Mahelot, Laurent, Le Mémoire de Mahelot, Laurent et d’autres décorateurs de l’Hôtel de Bourgogne et de la Comédie Française au XVII e siècle, Henri Carrington Lancaster (éd.), Paris, Champion, 1920. 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Aujourd’hui, pourtant, si son nom figure dans les ouvrages d’histoire littéraire, son œuvre est rarement lue, hormis par quelques spécialistes de la littérature de cette époque. L’une des raisons de ce spectaculaire revers de fortune tient à la difficulté éprouvée par les lecteurs et les critiques des siècles suivants à situer l’œuvre et son auteur sur la cartographie des pratiques littéraires. D’une part, son œuvre se place à la frontière entre discours familier et texte littéraire : elle ressortit à la première catégorie du point de vue des formes employées, car elle se compose en majorité de lettres authentiques, dans lesquelles Voiture cultive l’apparente spontanéité du discours oral, et de poésies mondaines qui se présentent comme autant de divertissements ancrés dans le contexte social du salon. Mais, alors que Voiture n’avait jamais fait imprimer ses écrits, leur publication, à sa mort, consacre leur statut de textes littéraires. D’autre part, Voiture a passé sa vie à la frontière entre différents milieux sociaux, différents cercles culturels et clans politiques, projetant de lui-même des images antinomiques. Personnalité insaisissable, auteur d’une œuvre inclassable, Voiture semble avoir évolué sur une ligne de partage entre des représentations sociales et des pratiques d’écriture contradictoires à une époque où les hiérarchies sociales et littéraires sont pourtant fortement ancrées. Son exemple invite à interroger les potentialités de la zone-frontière : son positionnement ambigu contribue-t-il à déplacer les frontières établies au sein des représentations de l’écrivain et des pratiques littéraires ? D’un point de vue plus général, est-ce précisément à la lisière entre les institutions et les catégories reconnues que se développe une créativité nouvelle ? On se demandera d’abord comment, dans le contexte de la première moitié du XVII e siècle, Voiture a pu naviguer entre différents milieux, et Sophie Rollin 432 quelle image il a construite de lui-même. On s’interrogera ensuite sur les raisons qui l’ont poussé à donner à ses écrits l’apparence d’un discours familier. On analysera enfin l’influence que la publication de son œuvre a eue sur la création littéraire de la seconde moitié du XVII e siècle. À la frontière de milieux sociaux et de cercles différents Voiture a vécu une vie de roman, le conduisant à évoluer à la frontière entre des milieux sociaux et des clans apparemment inconciliables. Quoique d’origine roturière, fils d’un négociant en vins fraîchement installé à Paris, il a côtoyé toute sa vie la haute aristocratie. Un parcours improbable pour un homme de la première moitié du XVII e siècle, né en 1597 et mort en 1648. La plupart des écrivains de cette époque sont issus de la petite noblesse ou de la bourgeoisie de robe 1 . Voiture a également circulé entre des clans politiques antagonistes. Il entre au service du duc d’Orléans en 1628, à 31 ans, en recevant une charge d’introducteur des ambassadeurs à l’Hôtel d’Orléans. Cet emploi, qui le voue à remplir des fonctions diplomatiques 2 , le positionne dans le camp du parti hostile au pouvoir en place, puisque les années au cours desquelles il est attaché au frère du roi correspondent aux révoltes de celui-ci contre l’autorité du cardinal de Richelieu 3 . Il fait partie de l’escorte qui accompagne le 1 Benserade (1612-1691), comme La Fontaine (1621-1695), hérite d’une charge de maître des eaux et forêts, le père de Pellisson (1624-1693) est juge à la chambre mi-partie de Castres, celui de Sarasin (1614-1654) trésorier général à Caen, ceux de Ménage (1613-1692) et de Chapelain (1595-1674) notaires, celui de Boileau (1636-1711) greffier au parlement de Paris… 2 Cet emploi le distingue de la plupart des hommes de Lettres attachés à un grand seigneur qui remplissaient pour celui-ci un « service de plume » : Chapelain était précepteur des fils de M. de la Trousse, grand prévôt de France. Sarasin a été employé comme secrétaire par le comte de Chavigny, ministre des affaires étrangères, puis par J.-F. Paul de Gondi, futur cardinal de Retz, et enfin par le prince de Conti. Pellisson était secrétaire et premier commis de Nicolas Fouquet, et, après la disparition de celui-ci, sera nommé historiographe du roi 3 De plus, Voiture se dit très attaché à son maître : « Il y a de quoi s’étonner qu’un homme aussi libertin que moi se hâte de quitter tout cela [les délices de l’Espagne] pour aller trouver un maître. Mais, à la vérité, le nôtre est tel qu’il n’y a point de délices qu’on doive préférer à l’honneur et au contentement de le servir […]. Vous savez que je n’ai guère d’inclination à la flatterie, et une des plus remarquables singularités qui soient en Monseigneur est de ne la pouvoir souffrir. Mais il faut avouer que […] son affabilité et sa bonté, la beauté et la vivacité de son esprit, le plaisir avec lequel il écoute les bonnes choses, et la grâce dont il les dit lui-même sont des qualités qui à peine se trouvent nulle part au point qu’elles paraissent en Vincent Voiture : un passeur de frontières 433 frère du roi dans ses différents exils, entre 1629 et 1636, et, au cœur de la guerre de Trente Ans, il séjourne presque un an en Espagne en tant que fondé de pouvoir de Monsieur 4 . Il rédigera un éloge du comte-duc d’Olivarès 5 , premier ministre espagnol et principal adversaire de Richelieu. On peut donc s’étonner de la facilité avec laquelle Voiture a également entretenu des liens avec des proches du cardinal de Richelieu tels que sa nièce, Mme de Combalet, le cardinal de La Valette ou le comte de Chavigny. Et surtout que, sitôt revenu de son exil, en 1636, il compose un vibrant panégyrique pour louer l’adresse avec laquelle le cardinal a dirigé l’opération militaire ayant permis de reprendre la ville de Corbie, occupée par les troupes de Ferdinand d’Autriche 6 . On en conclurait aisément que c’est par opportunisme qu’il a évolué entre des partis antagonistes. Mais la réalité est sans doute plus complexe si l’on considère, en contrepoint, sa manière de s’intégrer dans des cercles culturels différents. En effet, Voiture a tenu une place de premier plan à la fois dans le milieu mondain et dans le milieu érudit. Il était l’un des familiers les plus assidus de l’Hôtel de Rambouillet, et la majeure partie de ses lettres sont adressées à ses habitués. Dans ce cercle qui se distinguait par sa mixité, Voiture se rangeait parmi le clan le plus mondain. Il était habile pour divertir l’assemblée, dit Tallemant des Réaux 7 , coquet et séducteur avec les dames, souligne Sarasin 8 . Mais parallèlement, des lettrés tels que Guez de Balzac, Chapelain ou le comte d’Avaux figurent parmi les destinataires de ses lettres, et il est nommé, en 1634, sur la première liste des académiciens. lui ». Lettre à M. de Chaudebonne, de Gibraltar, 1 er août 1633, Voiture, Lettres [1650], éd. Sophie Rollin, Paris, Champion, « Bibliothèque des correspondances », 2013, lettre n°51, p. 190-191 (désormais L., numéro, page). 4 Entre juillet 1632 et mars 1633. Le duc d’Orléans réclamait un secours militaire et financier au roi d’Espagne Philippe IV. 5 Éloge du comte-duc d’Olivarès (fragment), L., p. 528-534. 6 Lettre à Monsieur***, de Paris, décembre 1636, L., n°89, p. 264-274. Il s’agit d’un épisode important de la guerre de Trente Ans : les troupes du cardinal-infant Ferdinand d’Autriche avaient occupé la Picardie, et notamment la place forte de Corbie en août 1636, menaçant ainsi Paris. 7 « Dans les parties qu’on faisait à l’Hôtel de Rambouillet et à l’Hôtel de Condé, Voiture divertissait toujours les gens, tantôt par des vaudevilles, tantôt par quelque folie qui lui venait dans l’esprit ». Gédéon Tallemant des Réaux, Historiettes, éd. Antoine Adam, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1960, t. I, p. 491. 8 Jean-François Sarasin, La Pompe funèbre de Voiture, dans Œuvres [1656], éd. Paul Festugière, Paris, Didier, 1926, t. I, p. 443 : « Voiture avait aimé depuis le sceptre jusqu’à la houlette, depuis la couronne jusqu’à la cale », dit-il. À propos de sa coquetterie, voir ibid., p. 442. Sophie Rollin 434 Il entretient une correspondance savante avec des érudits de différents milieux : un politique, comme le comte d’Avaux 9 et un homme d’Église comme Pierre Costar 10 . L’adresse avec laquelle Voiture circule entre des milieux et des cercles différents projette une mosaïque d’images apparemment incompatibles : roturier adoptant les codes de comportement aristocratiques, homme du duc d’Orléans jouissant de la bienveillance de Richelieu, mondain et érudit… Autant d’écrans, en réalité, qui occultent l’image de Voiture la plus authentique : celle de l’écrivain. Car c’est par ses écrits que Voiture s’est introduit dans les différents milieux qu’il a fréquentés. Une lettre adressée à une dame qu’il courtisait lui ouvre les portes de l’Hôtel de Rambouillet et celles de la haute aristocratie. Elle accompagnait un exemplaire du Roland furieux de L’Arioste offert à la dame, et se distingue par un usage ingénieux de la métonymie. Voiture emploie le nom de « Roland », en confondant le livre et son personnage éponyme, pour déléguer au héros romanesque le soin de présenter ses hommages à la dame : Madame, voici sans doute la plus belle aventure que Roland ait jamais eue, et lorsqu’il défendait seul la couronne de Charlemagne, et qu’il arrachait les sceptres des mains des rois, il ne faisait rien de si glorieux pour lui qu’à cette heure qu’il a l’honneur de baiser les vôtres 11 . La métonymie initiale est relayée par la métaphore du baisemain attribué au personnage, qui transfigure l’action d’ouvrir le livre 12 . Elle sert ensuite de support à l’ensemble du discours qui, en confondant le livre et son personnage, entraîne la lectrice dans une fable qui mêle adroitement réel et fiction, et l’assimile à une héroïne de roman. Au-delà de la dame en 9 Claude de Mesmes, comte d’Avaux (1595-1650), diplomate français pendant la guerre de Trente Ans, fut chargé de négocier les traités de Westphalie mettant fin au conflit. 10 Pierre Costar (1603-1660), chanoine, a reçu une formation universitaire en théologie à la Sorbonne. Sa correspondance avec Voiture se développe entre 1638 et 1642. D’un tout autre type que les lettres familières de ce dernier, elle est publiée séparément dès le XVII e siècle. Voir les Entretiens de Pierre Costar et Vincent Voiture [1654], éd. Cécile Tardy, Paris, Classiques Garnier, 2013. 11 Lettre à Mme de Saintot, vers 1625, L., n°1, p. 93-95. 12 Dans « L’auteur à la bergère Astrée », placé en tête du premier livre de L’Astrée, Honoré d’Urfé utilise un procédé comparable. Il confond la référence au livre et à son personnage éponyme et s’adresse à sa « bergère » pour lui déléguer le soin de répondre aux critiques qui pourraient être adressées à l’auteur. Peut-être Voiture fait-il un clin d’œil à cette lecture fort prisée, établissant ainsi un lien de connivence avec le lectorat mondain (L’Astrée, Delphine Denis éd. et dir., Paris, Champion, 2011). Vincent Voiture : un passeur de frontières 435 question, cette lettre séduit tout le milieu mondain, et vaut à Voiture d’être présenté à la marquise de Rambouillet 13 . De la même façon, les lettres de Voiture lui valent la reconnaissance des milieux érudits ainsi que sa nomination sur la première liste des académiciens. Après celle qui accompagnait le Roland furieux, la plus ancienne qui nous soit connue est une réponse adressée à Guez de Balzac par laquelle il rivalise avec ce dernier, non sans quelque ironie, sur le terrain de l’éloquence épistolaire 14 . Plus tard, les lettres savantes qu’il échange avec le chanoine Pierre Costar, ou le comte d’Avaux, servent de caution à son érudition. En tenant compte du système d’échanges qui lie les artistes aux aristocrates au XVII e siècle, on peut donc penser que les différentes pensions dont Voiture a bénéficié au cours de sa vie, en plus de la charge accordée par le duc d’Orléans, lui ont été versées au titre d’un mécénat plus ou moins déguisé 15 . En effet, il présente avec humour les lettres qu’il adresse au comte d’Avaux comme la contrepartie littéraire de la pension qu’il reçoit grâce à l’emploi de premier commis que ce dernier lui a offert lorsqu’il a été nommé surintendant des finances : Monseigneur, quoique je ne reçoive point de vos lettres, c’est assez que je reçoive de vos bienfaits pour être obligé à vous écrire, et il me semble que le moins que je puisse faire est de vous rendre des paroles pour de l’argent 16 . Ce sont donc les talents de Voiture en tant qu’écrivain qui lui ont permis de fréquenter des milieux et des cercles très différents. Une catégorie particulière d’écrivain, toutefois, celle de l’« amateur 17 », comme l’a nommé 13 « [Voiture] avoit desjà de la reputation et avoit faict imprimer en une nuict audevant de l’Arioste, cette lettre qui a tant couru, quand M. de Chaudebonne le rencontra en une maison, et luy dit : ‟Monsieur, vous estes un trop galant homme pour demeurer dans la bourgeoisie ; il faut que je vous en tire”. Il en parla à Mme de Rambouillet, et l’y mena quelque temps après », Tallemant des Réaux, op. cit., t. I, p. 485. 14 Guez de Balzac était le premier auteur contemporain ayant publié un volume de lettres, l’année précédente, en 1624. Reproduisant le modèle des exercices de rhétorique et des joutes oratoires qui avaient cours dans les collèges, cette lettre constitue, pour Voiture, une manière de se positionner dans le champ littéraire. 15 Par exemple, la charge de maître d’hôtel de Madame, qu’il obtient en 1635 et lui vaut une pension considérable de 10 000 écus, était un emploi honorifique puisque le second mariage de Gaston d’Orléans avec la princesse Marguerite de Lorraine ne sera reconnu qu’en 1643, peu avant la mort de Louis XIII. 16 Lettre au comte d’Avaux, Paris, 1 er avril 1644, L., n°159, p. 374. 17 Alain Viala, Naissance de l’écrivain, Paris, Éd. de Minuit, 1985, p. 180-183. Sophie Rollin 436 Alain Viala, qui feint de pratiquer la littérature comme un loisir, jouit du prestige de cette attitude, et retire indirectement des bénéfices pécuniaires de son activité littéraire. Mais Voiture est un « amateur » atypique, car la plupart des écrivains qui illustrent ce modèle sont des représentants de la haute noblesse, dont les revenus sont assurés par leur fortune personnelle, comme Saint-Évremond, La Rochefoucauld, le cardinal de Retz, Mme de Lafayette, etc. Dans son cas, l’image de l’« amateur », n’est pas construite par sa condition, mais par la nature de ses écrits. À la frontière entre discours familier et texte littéraire En effet, les lettres de Voiture, ainsi que ses poésies, se situent à la frontière entre discours familier et texte littéraire. Elles ressortissent à la première catégorie dans la mesure où ses lettres sont authentiques, où ses poésies sont souvent associées à un événement ou un divertissement mondain, et, conformément à son attitude d’« amateur », Voiture n’a publié aucune d’entre elles. Mais cette première vision est balayée par le fait que ses écrits bénéficiaient néanmoins d’une diffusion par le biais des salons où ils étaient lus et recopiés, et étaient reconnus dignes d’être imprimés par des spécialistes tels que Vaugelas 18 . De plus, beaucoup des lettres de Voiture relèvent des grandes catégories épistolaires imposées par la vie sociale de l’époque : éloge des Grands, compliments adressés aux dames, lettres accompagnant un présent, lettres de remerciement, etc. Cependant, l’apparent ton de familiarité qu’il adopte les démarque des modèles conventionnels normalisés par la hiérarchie et les bienséances. Les éloges qu’il adresse aux Grands sont particulièrement représentatifs de cette démarche. Dans la lettre qu’il adresse au duc d’Enghien après son éclatante victoire à la bataille de Rocroi, Voiture emploie le procédé de l’astéïsme, qui substitue aux éloges attendus des reproches qui sont à entendre au second degré : 18 Vaugelas réclame leur publication par une sorte de droit au lecteur d’accéder à un patrimoine national : « En cette sorte de lettres [galantes], la France peut se vanter d’avoir une personne à qui tout le monde cède. Athènes même ni Rome si vous en ôtez Cicéron, n’ont pas de quoi le lui disputer, et je le puis dire hardiment, puisqu’à peine paraît-il qu’un genre d’écrire si délicat, leur ait été seulement connu. Aussi tous les goûts les plus exquis font leurs délices de ses lettres, aussi bien que de ses vers, et de sa conversation, où l’on ne trouve pas moins de charmes. Je tiendrais le public bien fondé à intenter action contre lui pour lui faire imprimer ses œuvres », Remarques sur la langue française [1647], éd. Jeanne Streicher, Genève, Slatkine Reprints, 1970, p. 478. Vincent Voiture : un passeur de frontières 437 Monseigneur, à cette heure que je suis loin de Votre Altesse, et qu’elle ne peut pas me faire de charge, je suis résolu de vous dire tout ce que je pense d’elle il y a longtemps. […] À dire la vérité ç’a été trop de hardiesse et de violence à vous d’avoir, à l’âge où vous êtes, choqué deux vieux capitaines que vous deviez respecter, quand ce n’eût été que pour leur expérience, fait tuer le pauvre comte de Fontaine, qui était, à ce que l’on dit, l’un des meilleurs hommes de Flandres, et à qui le prince d’Orange n’avait jamais osé toucher, pris seize pièces de canon qui appartenaient à un prince, qui est oncle du roi et frère de la reine, et avec qui vous n’aviez jamais eu de différend, et mis en désordre les meilleures troupes des Espagnols qui vous avaient laissé passer avec tant de bonté 19 . Dans ce discours à double sens, les faux reproches mettent en relief les exploits accomplis par le duc d’Enghien. De plus, l’usage de ce procédé trace en creux le portrait d’un aristocrate peu enclin à la flatterie et dédaigneux du style protocolaire, en dépit de son rang et de ses succès. Quelques mois plus tard, Voiture loue l’habileté avec laquelle le duc d’Enghien a fait traverser le Rhin à ses troupes dans la célèbre « lettre de la Carpe au Brochet » qui transpose les opérations militaires dans l’univers des poissons. Faisant référence à un jeu auquel ce dernier avait participé avant son départ, il commence cavalièrement son discours par : « Eh ! Bonjour mon compère le Brochet ! 20 ». Mais l’apparente inconvenance de ce discours est combattue par le charme d’un « burlesque galant », selon la formule de Claudine Nédelec 21 , car le discours d’éloge se mue en fable pour dessiner en creux un portrait original : celui d’un chef d’armées âgé de 22 ans aussi précoce que brillant et capable d’apprécier la gaieté dans les situations les plus sérieuses. Singulièrement, ce « burlesque galant » apparaît également dans des lettres de compliment adressées aux dames. Une lettre à Mlle de Rambouillet, par exemple, est construite à partir d’une dégradation espiègle de l’image de la mort par amour, employée simultanément au sens métaphorique et au sens littéral dans l’ensemble du discours, comme l’annonce l’exorde : Mademoiselle, personne n’est encore mort de votre absence, hormis moi, et je ne crains point de vous le dire ainsi crûment pour ce que je crois que vous ne vous en soucierez guère . 19 Lettre à Monseigneur le duc d’Enghien, Paris, mai 1643, L., n°152, p. 363-364. 20 Lettre à Monseigneur le duc d’Enghien, Paris, novembre 1643, L., n°154, p. 367. 21 Claudine Nédelec, « Galanteries burlesques ou burlesque galant ? », Littératures classiques, n°38, 2000, p. 61-73, et Les États et empires du burlesque, Paris, Champion, 2004. 22 Lettre à Mademoiselle de Rambouillet, Paris, été 1639, L., n°124, p. 320. Sophie Rollin 438 Suivent le récit de l’agonie de l’amant et l’évocation de son cadavre. Le procédé de la syllepse permet d’exploiter la valeur laudative associée à l’image de la « Belle Dame sans mercy » par la tradition courtoise, tout en lui faisant subir une dégradation qui lui offre une gaieté plus conforme aux goûts mondains. Voiture endosse ironiquement le rôle de l’amant, qui fait les frais de la représentation burlesque, pour utiliser la rhétorique conventionnelle du discours amoureux comme une forme à la fois superlative et enjouée du compliment. Il s’ingénie à conserver jusque dans ses lettres érudites ce ton de familiarité qui contraste avec le sérieux attendu. Dans une lettre adressée à Costar, par exemple, il commence son discours en feignant d’accorder davantage d’importance à ses préoccupations amoureuses qu’au sujet de son entretien avec le chanoine : Au lieu de me parler du sujet de mon déplaisir, et de me dire ce que vous en jugez (car il y a lieu d’exercer des conjectures là-dessus, aussi bien que sur le plus obscur passage de Tacite), vous m’alléguez Lampridus et Athénée, quam inepte ! et en un temps où je dispute de moi-même pour savoir si Mme de*** m’aime, ou si elle ne m’aime pas, et que cela est devenu une chose problématique, vous venez m’entretenir de Pharaon. 23 En introduisant un sujet galant dans une conversation savante, il dégrade sa propre image d’écrivain, mais aussi celle de son destinataire, sollicité pour « exercer des conjectures » sur les sentiments de la dame évoquée, et enfin la matière de leurs entretiens. Néanmoins, dans la suite de la lettre, il commente point par point tous les passages d’œuvres antiques mentionnés par Costar, et dit « l’extrême plaisir » que lui a procuré la lettre de celui-ci. Encore une fois, la désinvolture apparente de l’entrée en matière se retourne en hommage rendu à Costar dont les lettres l’arrachent à des préoccupations qui lui paraissaient majeures. On pourrait multiplier les exemples des lettres dans lesquelles Voiture accentue ironiquement le contraste entre le protocole a priori imposé par l’échange épistolaire et le ton de familiarité faussement irrévérencieuse qu’il adopte, dans des lettres adressées à un aristocrate de haut rang, à une dame, à un savant, ou encore des lettres rédigées pour demander de l’argent, ou pour remercier d’une faveur accordée. Cette apparente désinvolture est en réalité la forme que revêt un travail littéraire renouvelant les modèles conventionnels du discours épistolaire. Irréductibles à l’une ou l’autre de ces caractéristiques fondamentales, c’est à la frontière entre littérarité et familiarité que se dessine l’originalité des lettres de Voiture. 23 P. Costar et V. Voiture, Entretiens, op. cit., lettre n°II, p. 131. Vincent Voiture : un passeur de frontières 439 Cet usage d’une écriture épistolaire alliant familiarité et littérarité était sans précédent à son époque 24 . Tout comme le parcours d’un homme qui, sans jamais exercer de fonction en relation directe avec son activité d’homme de Lettres, et sans publier ses écrits, jouissait de la plus grande reconnaissance en tant qu’écrivain dans les deux institutions les plus prestigieuses de la vie culturelle de l’époque, le salon de la marquise de Rambouillet, « tribunal du bon goût », et l’Académie. Aussi dans la seconde moitié du XVII e siècle, ses lettres, le style qui les distingue, et même le modèle d’écrivain qu’il incarnait lui-même sont cités comme des modèles, et l’influence de Voiture se fait jour chez de nombreux auteurs. Un passeur de frontières Dans ces conditions, Voiture apparaît surtout comme un « passeur de frontières » qui, dans son adresse pour naviguer entre les cadres sociaux et littéraires établis, a été à l’origine d’un profond renouvellement du champ littéraire. Ce renouvellement prend véritablement l’apparence d’un passage de frontière, car il intervient brutalement. Le coup d’envoi est donné à la mort de Voiture. Son neveu, Martin Pinchesne, obtient deux mois plus tard un privilège pour publier ses Œuvres, qui paraissent deux ans plus tard, en 1650. Il s’agit d’un événement, car la publication des écrits de Voiture sous forme d’œuvres complètes constitue une consécration de son talent d’écrivain, que vient confirmer le succès de l’ouvrage. Cet événement éditorial produit l’effet d’une petite révolution dans le champ littéraire. Tout d’abord, il établit officiellement la valeur littéraire des formes que Voiture a employées. La forme de la lettre et la poésie mondaine traversent la frontière qui les séparait des genres littéraires reconnus comme tels. La lettre suscite un tel engouement qu’elle vient alimenter le domaine de la fiction, offrant la fortune que l’on sait au roman épistolaire. Le style d’une poésie que l’on peut qualifier de « mondaine » en ce qu’elle resserre le point de vue sur un cercle social restreint, imite la forme de la conversation, et cultive un ton de badinage enjoué 25 qui commençait à se développer 26 . Mais 24 Depuis les modèles antiques des lettres de Cicéron, de Sénèque ou des Héroïdes d’Ovide, seuls deux recueils de lettres avaient été publiés : des lettres d’amour, rédigées par Étienne Pasquier, et ajoutées à la suite de ses poésies dans un recueil intitulé Rimes et prose, en 1552, et les lettres éloquentes de Guez de Balzac publiées en 1624. 25 Les poètes privilégient les formes courtes, celles qui offrent une grande souplesse, ou celles qui sont dévolues à l’échange, comme l’épître en vers. Les poésies, Sophie Rollin 440 c’est surtout à partir de 1650 qu’elle connaîtra un succès éclatant et deviendra le moteur d’un véritable renouveau poétique 27 . En témoignent d’une part la publication de plusieurs recueils, individuels ou collectifs, et d’autre part le nouveau goût pour le prosimètre, que Voiture n’a pas employé, mais qui concrétise un rapprochement entre le travail poétique et une matière ordinairement traitée dans la prose. La publication des Œuvres de Voiture marque également la reconnaissance d’un style qui, par le principe de l’art caché, donne une apparence de familiarité et de naturel à un travail littéraire dont le principal objectif est de plaire, en associant l’enjouement à la délicatesse des formulations, et en traitant sur un ton de gaieté toutes sortes de sujets. En effet, c’est Martin Pinchesne, dans sa préface à l’ouvrage, qui érige ce style en modèle esthétique à part entière en identifiant Voiture au modèle du « galant homme 28 », par référence à Balthasar Castigilone 29 . Ainsi cette préface constitue-t-elle, parfois adressées à des destinataires précis, réactivent la tradition de la poésie de circonstance, mais pour célébrer des événements festifs, anodins ou à caractère burlesque : à titre d’exemple, on peut citer les stances de Voiture « sur une dame dont la jupe fut retroussée en versant dans un carrosse à la campagne, les stances « Belle déesse que j’adore… », probablement adressées à Anne-Geneviève de Bourbon, sur la peine que lui a causée la mort de son chien, ou encore la chanson « Belles, l’honneur de notre âge… », sur l’air du branle de Metz, qui évoque de manière plaisante un voyage fait par un petit groupe de familiers (Œuvres de Voiture, lettres et poésies, éd. Abdolonyme Ubicini [1855], Genève, Slatkine reprints, 1967, t. II, XIV, p. 303 ; XI, p. 300-301, et LIX, p. 343-348). 26 Scarron publie en 1643 un Recueil de quelques vers burlesques (Paris, T. Quinet). Voir Recueil de quelques vers burlesques : une anthologie, éd. Jean Leclerc et Claudine Nédelec, Paris, Classiques Garnier, 2021. 27 Par exemple, les Poësies et lettres de Mr Dassoucy, contenant diverses pieces héroïques, satiriques, et burlesques, Paris, L. Chamhoudry, 1653, ou le Recueil de pièces galantes, en prose et en vers, de Mme la comtesse de La Suze et de M. Pellisson, Paris, G. Quinet, 1664. 28 « elles [les dames] ont jugé qu’il approchait de fort près des perfections qu’elles se sont proposées pour former celui que les Italiens nous décrivent sous le nom du parfait courtisan, et que les Français appellent un galant homme », Martin Pinchesne, « Au lecteur », L., p. 85. Voir aussi p. 81 : « Quand il traitait un point de science, ou qu’il donnait son jugement de quelque opinion, il le faisait avec beaucoup de plaisir de ceux qui l’écoutaient, d’autant plus qu’il s’y prenait toujours d’une façon galante, enjouée, et qui ne sentait point le chagrin et la contention de l’école ». 29 Baldassar Castiglione, Le Livre du courtisan, éd. et trad. Alain Pons [d’après la version de Gabriel Chappuis, 1592], Paris, Gérard Lebovici, 1987, rééd. Paris, Flammarion, 1991. Vincent Voiture : un passeur de frontières 441 comme l’a noté Delphine Denis 30 , la première théorie de l’esthétique galante. Cette première théorie sera relayée dans les années qui suivent par d’autres théories plus élaborées de la galanterie. La frontière traversée par Voiture devient alors ligne de front, car elle donne lieu à une série de querelles littéraires, qui sont autant de témoignages du retentissement de la publication de son œuvre. Il s’agit d’abord de contester le statut de modèle de la prose moderne que lui offre cette édition. D’un côté, des partisans de Guez de Balzac, dont un certain Girac 31 , qui caricature l’image de mondain de Voiture pour reprocher à ses écrits un manque de substance. De l’autre, Costar le représente comme un érudit en publiant la correspondance savante qu’il a échangée avec lui, et fait paraître une Défense des ouvrages de M. de Voiture 32 , puis une Suite de la défense des Œuvres de Voiture 33 . Une vingtaine d’années plus tard, cette querelle refait surface en opposant le chevalier de Méré 34 au Père Bouhours qui, dans deux ouvrages consécutifs 35 , précise de nouveau les contours de l’esthétique galante en l’illustrant par de nombreux exemples empruntés aux lettres de Voiture. Pour d’autres auteurs, il s’agit de s’approprier l’héritage légué par Voiture. Dès 1656, dans son Discours sur les Œuvres de M. Sarasin, Pellisson s’efforce de dégager le poète emblématique du cercle Scudéry de l’ombre envahissante de Voiture : Je veux défendre ici notre auteur, non pas des admirateurs de feu M. de Voiture, car je le suis moi-même autant qu’un autre, mais de ceux qui ne 30 « La défense de la ‟façon d’écrire” de Voiture, dont Pinchesne énumère les principales caractéristiques sous la caution d’une tradition littéraire, instituait par ce coup de force éditorial la première théorie de l’‟esthétique galante” ». Delphine Denis, introduction à Madeleine de Scudéry, De l’air galant et autres conversations [1653-1684], Paris, Champion, 1998, p. 47. 31 La dissertation latine de Paul Thomas de Girac est éditée en tête de la Défense des ouvrages de M. de Voiture de Pierre Costar, Paris, Augustin Courbé, 1653, non paginé. 32 Pierre Costar, Défense des ouvrages de M. de Voiture, éd. Martin Pinchesne, Paris, A. Courbé, 1653. 33 Pierre Costar, Suite de la défense des Œuvres de M. de Voiture, à M. Ménage, Paris, A. Courbé, 1655. 34 Antoine Gombaud de Méré, Discours de la justesse [1671], dans Œuvres complètes, éd. Charles-Henri Boudhors, reproduction Paris, Klincksieck, 2008, t. I, p. 95-112. 35 Père Dominique Bouhours, Entretiens d’Ariste et d’Eugène [1671], Paris, A. Colin, 1962, et La Manière de bien penser dans les ouvrages d’esprit [1687], éd. Suzanne Guellouz, Toulouse, Société de Littératures classiques, 1988. Sophie Rollin 442 veulent rien admirer que lui, qui le tiennent pour l’unique original des choses galantes 36 . Au-delà du débat sur la prééminence d’un auteur par rapport à un autre, la première édition des œuvres de Voiture sert de modèle et de caution à d’autres poètes mondains, puisque Pellisson reproduit le même dispositif en publiant l’œuvre de Sarasin juste après sa mort et en la faisant précéder d’un discours qui propose une définition plus élaborée de l’esthétique galante. Enfin, en identifiant Voiture au type du « galant homme », Pinchesne avait assimilé un comportement social et une manière d’écrire. Tout en soulignant la cohérence des images projetées par Voiture, il offrait à l’image de l’écrivain un prestige nouveau, donnant le coup d’envoi à une révolution d’ordre social, cette fois. L’homme de Lettres peut désormais incarner une forme supérieure de la sociabilité distinguée, qui était jusqu’alors l’apanage de la noblesse, car elle se réalise à travers ses talents littéraires. L’esprit devient une valeur capable de concurrencer la naissance. « Pensiez-vous que c’estoit pour sa noblesse ou pour sa belle taille qu’on le recevait partout comme vous avez veü ? 37 » aurait répliqué la marquise de Rambouillet à un homme qui, après avoir lu l’œuvre de Voiture, reconnaissait que celui-ci avait de l’esprit. L’exemple de Voiture assure ainsi la promotion de l’idéal social d’une « aristocratie de l’esprit », capable, par ses qualités littéraires, de franchir les frontières tracées par les hiérarchies sociales. À la faveur de la redistribution des positions acquises entraînée par la Fronde, les écrivains des générations suivantes prendront appui sur cet idéal nouveau pour raffermir leur statut et obtenir des emplois ou des gratifications, comme l’a démontré Alain Viala 38 . Une vingtaine d’années plus tard, le Père Bouhours substitue à la dénomination de « galant homme », susceptible d’occulter le 36 Paul Pellisson, Discours sur les Œuvres de M. Sarasin, dans L’Esthétique galante, Paul Pellisson, Discours sur les Œuvres de Monsieur Sarasin et autres textes, Alain Viala, Emmanuelle Mortgat et Claudine Nédelec éd., Toulouse, Société de littératures classiques, 1989, p. 67. 37 Voir Tallemant des Réaux, op. cit., t. I, p. 499. 38 Voir Alain Viala, « Préface », L’Esthétique galante, op. cit., p. 35 : « Leur discours littéraire [celui de Paul Pellisson et des écrivains de son entourage] constitue en même temps un discours social. Et il dit la caducité des modèles présents avant la Fronde, modèles littéraires, mais aussi modèles et hiérarchies des valeurs sociales […]. À une redistribution des forces sociales correspond ainsi une redistribution des modèles et des images. Le couple formé par le héros et le clerc cède le pas à celui de l’honnête homme et de l’écrivain galant, quand l’aristocratie, vaincue de la Fronde, cède le pas à des catégories jusque-là secondes, bourgeoisie enrichie […] et noblesse petite et moyenne ». Vincent Voiture : un passeur de frontières 443 talent littéraire, celle de « Bel esprit » pour renforcer le prestige de l’homme de Lettres. Se référant de nouveau à Voiture, il affirme que de tels individus sont, en quelque sorte, d’intérêt public, puisqu’ils contribuent au développement de la société tout entière : Mais croiriez-vous qu’il ne faut quelquefois qu’un bel esprit pour polir une nation toute entière. […] On peut dire que Voiture nous a appris cette manière d’écrire aisée et délicate qui règne présentement. Avant lui, on pensait n’avoir de l’esprit que quand on parlait Balzac tout pur et qu’on exprimait de grandes pensées avec de grands mots 39 . La publication des Œuvres de Voiture, qui offre soudainement de la visibilité au modèle esthétique de la galanterie et à l’idéal social du « galant homme », se trouve donc à l’origine du développement d’un goût pour le style galant qui alimente à la fois la création littéraire et la vie sociale jusqu’à la fin de la période de l’Ancien Régime. Elle contribue ainsi à déplacer les frontières établies non seulement au sein des pratiques littéraires, mais aussi dans les représentations et les hiérarchies sociales. Homme ayant évolué à la frontière entre des milieux sociaux et culturels très différents, écrivain dont l’œuvre littéraire se distingue en frôlant avec espièglerie la frontière qui la sépare du discours ordinaire, Voiture apparaît donc surtout comme un passeur de frontières, car son œuvre est à l’origine d’une reconfiguration des genres et des hiérarchies littéraires, d’une réorientation du goût vers le style galant - l’omniprésence du mot dans le titre des productions publiées entre 1650 et la fin du siècle, démontrée par Alain Viala, en témoigne 40 - voire d’un renouvellement des représentations idéales qui alimentent la vie sociale. Son exemple atteste ainsi la fécondité de la zone-frontière. Il témoigne aussi du caractère insaisissable de cette zone. Car, en n’entrant dans aucun des cadres établis à l’époque par les hiérarchies sociales, les genres littéraires pratiqués, la pratique courante des échanges sociaux, les formes esthétiques reconnues, Voiture s’est néanmoins ingénié à répondre aux attentes de ses lecteurs, et finalement à plaire à tous, aussi bien les dames que les chefs d’armées, les politiques ou les savants. Il a évolué dans cette zone-frontière comme on marche sur un fil, en maintenant un équilibre précaire entre une transgression des conventions et un art de s’y conformer de manière plus subtile. 39 Entretiens d’Ariste et d’Eugène, op. cit., IV, p. 133. 40 Pour une liste non-exhaustive des œuvres affichant les mots « galant » ou « galanterie » dans leur titre, voir Alain Viala, La France galante, Paris, PUF, 2008, p. 45- 46. Sophie Rollin 444 C’est sans doute cette fragile et secrète alchimie qui explique qu’il soit évoqué par ses contemporains à la fois comme un modèle inclassable - il est revendiqué comme tel par un partisan des Anciens, comme La Bruyère 41 , aussi bien que par un partisan des Modernes comme Perrault 42 - et comme un modèle inimitable : « Vous me faites rire, dit Mme de Sévigné à sa fille, quand vous croyez que quelqu’un puisse écrire comme lui 43 ». Mais c’est sans doute aussi cette difficulté à situer cet homme de la frontière sur la carte des pratiques littéraires qui a rapidement conduit la critique à le rejeter dans les marges de l’histoire littéraire. Au XVIII e siècle, Voltaire le désigne comme « un génie frivole et facile 44 » ; au XIX e siècle, Gustave Lanson le classe parmi les « attardés et égarés 45 », et enfin, au XX e siècle, Lagarde et Michard le classent sous l’étiquette de « précieux 46 », qui, comme l’avait déjà fait Lanson, l’assimile aux caricatures de Trissotin et Mascarille inventées par Molière. 41 « Si [Voiture] pour le tour, pour l’esprit et pour le naturel n’est pas moderne, et ne ressemble en rien, à nos écrivains, c’est qu’il leur a été plus facile de le négliger que de l’imiter, et que le petit nombre de ceux qui courent après lui, ne peut l’atteindre ». La Bruyère, Les Caractères, éd. Emmanuel Bury, Paris, Librairie générale française, 1995, I, p. 142. 42 « L’air fin, délicat et spirituel qui se rencontre dans les ouvrages des Voiture, des Sarasin, des Benserade, et de cent autres encore, où une certaine galanterie qui n’était pas en usage chez les Anciens se mêle avec la tendresse des passions et forme un certain composé qui réjouit en même temps l’esprit et le cœur ». Charles Perrault, Parallèles des Anciens et des Modernes, t. III, fac similé, München, Eidos Verlag, 1964, p. 189. 43 Mme de Sévigné, Correspondance, éd. Roger Duchêne, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1978, t. III, 24 mai 1690, p. 883. 44 Voltaire, Lettres philosophiques, XXI [1734], dans Mélanges, éd. J. Van den Heuvel, Paris, Gallimard, 1961, p. 92. 45 Gustave Lanson, Histoire de la littérature française [1895], Paris, Hachette, 1960, p. 385. 46 XVII e siècle, A. Lagarde & L. Michard, t. III, coll. « Textes et littérature », Bordas, 1961, p. 55. Vincent Voiture : un passeur de frontières 445 Bibliographie Sources Bouhours, Père Dominique, Entretiens d’Ariste et d’Eugène [1671], Paris, A. Colin, 1962. Bouhours, Père Dominique, La Manière de bien penser dans les ouvrages d’esprit [1687], éd. Suzanne Guellouz, Toulouse, Société de Littératures classiques, 1988. Castiglione, Baldassar, Le Livre du courtisan, éd. et trad. Alain Pons [d’après la version de Gabriel Chappuis, 1592], Paris, Gérard Lebovici, 1987, rééd. Paris, Flammarion, 1991. Costar, Pierre, Défense des ouvrages de M. de Voiture, éd. Martin Pinchesne, Paris, A. Courbé, 1653. Costar, Pierre, et Voiture, Vincent, Entretiens de Pierre Costar et Vincent Voiture [1654], éd. Cécile Tardy, Paris, Classiques Garnier, 2013. Costar, Pierre, Suite de la défense des Œuvres de M. de Voiture, à M. Ménage, Paris, A. Courbé, 1655. Dassoucy, Charles, Poësies et lettres de Mr Dassoucy, contenant diverses pieces héroïques, satiriques, et burlesques, Paris, L. 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Furetière y donne le récit d’une guerre : l’« Histoire des derniers troubles arrivés au Royaume d’Éloquence 2 » (car tel est le sous-titre de l’ouvrage) met aux prises la Princesse Rhétorique et le Prince Galimatias, le second menaçant, avec ses équivoques et autres mots de mauvaise vie, l’intégrité du territoire de la première. Le conflit aboutira à un net tracé de frontières : à chacun son domaine. Pourtant le traité de paix, dans son article V, précisera qu’il sera « permis à Galimatias de courir les Provinces 3 et y faire telles conquestes que bon lui sembleroit 4 », et la nouvelle se conclut sur les échanges commerciaux qui existent, discrets certes, mais non anecdotiques, entre les deux camps devenus cordiaux ennemis. Or, cette lecture peut constituer un point de départ pertinent pour aborder l’œuvre de Molière du point de vue de ses frontières linguistiques. Le dramaturge, en effet, y trace pour la langue française un territoire aux contours nets et mouvants, fixés et poreux tout à la fois. En matière de langue, l’image de notre auteur est galvaudée et tend à tracer des frontières 1 Voir son article. 2 Antoine Furetière, Nouvelle allégorique ou Histoire des derniers troubles arrivés au Royaume d’Éloquence [1658], Mathilde Bombart et Nicolas Schapira éd., Toulouse, Société de Littératures classiques, 2004. 3 Ce sont celles du Royaume d’Éloquence. 4 A. Furetière, op. cit., p. 45. Céline Paringaux 448 nettes : le français est bien surnommé « la langue de Molière » dans une périphrase figée, et, partant, la langue de Molière est supposée être une entité stable, claire, à l’image d’un classicisme bien taillé et régulier, à la façon d’un jardin versaillais. Pourtant, lorsque nous revenons à l’œuvre, la multiplicité des langues ne peut nous échapper. Molière, fondamentalement, franchit régulièrement des frontières linguistiques et ne se prive pas pour souligner, en scène, l’acte même de ce franchissement. Notre proposition est donc d’effectuer un parcours de l’œuvre de Molière à la lumière de ces moments où est franchie une frontière linguistique. Quel territoire Molière trace-t-il pour sa langue théâtrale, et pour la langue française ? Où se situent les frontières dans le domaine linguistique moliéresque ? Comment s’opèrent les franchissements ? Quels sont les différents territoires linguistiques en jeu ? Avec un bref panorama de la mise en scène des langues chez Molière, nous observerons combien, de prime abord, le dramaturge semble utiliser le franchissement des frontières de la langue française pour ridiculiser les autres langues et nourrir le comique tout en contribuant au mythe de la grandeur du français. Puis, nous verrons que l’équilibre est plus subtil, et que le franchissement de la frontière s’accompagne parfois d’une étonnante revalorisation des autres langues, et d’une interrogation profonde sur les pouvoirs accordés au français. Nous terminerons ce parcours en nous intéressant à la souplesse fondamentale de la dramaturgie moliéresque en matière de frontières linguistiques et en mettant en évidence le caractère profondément exploratoire voire expérimental de notre dramaturge dans le domaine des langues. Ainsi le théâtre de Molière peut-il être relu comme un théâtre des langues, qui cultive l’art de franchir les frontières du français. Les langues de Molière, en réalité, sont multiples. Défilent ainsi sur scène, au fil des pièces, des langues anciennes (le latin étant souvent dévoyé en latin macaronique), régionales, étrangères, du sabir, des langues imaginaires, des parlers de spécialité (comme le jargon de la chasse). Dans ce franchissement, il semble que Molière ait décidé de laisser courir Galimatias, et d’offrir à la langue française un lieu, sur le théâtre, où poursuivre le tracé des contours d’une langue française moins refermée sur elle-même, plus ouverte à l’altérité, plus en mouvement que l’on n’aurait pu le croire d’emblée. La langue de Molière, donc, est loin d’être la langue française, et on lui préfère sans hésitation le pluriel (« les langues de Molière ») en raison d’un faisceau d’occurrences. Pour les langues anciennes, le plus digne représentant, et celui auquel on pense immédiatement quand on évoque les langues de Molière au pluriel, c’est le latin. C’est ainsi que Sganarelle, médecin malgré lui, récite ce qui lui Frontières linguistiques dans la comédie moliéresque 449 est resté d’une leçon de grammaire latine : « substantivo, et adjectivum, concordat in generi, numerum, et casus 5 » ; c’est ainsi que la cérémonie finale du Malade imaginaire se déroule dans un latin macaronique où la frontière entre français et latin est extrêmement poreuse : Argan répond à tout problème médical soumis à sa sagacité nouvelle par la triple recommandation « Clisterium donare, / Postea seignare, / Ensuitta purgare 6 ». Le latin est présent, mais suffisamment francisé (et transparent) pour que l’accès au sens ne pose pas de problème. Les langues régionales, elles, comptent à la fois des langues constituées (l’occitan et le picard dans Monsieur de Pourceaugnac), et des versions abâtardies et virtuelles de fausses langues régionales que nous nommerons des « patois de théâtre », parce qu’ils s’inspirent de matériaux linguistiques existant en région, mais les mélangent, les malaxent, et parfois s’inspirent d’un langage existant déjà au théâtre bien plus qu’ils ne sont en relation avec telle ou telle réalité linguistique particulière. Un exemple éclatant : le patois de théâtre de Pierrot, Charlotte et Mathurine dans Le Festin de Pierre (ainsi nommons-nous Dom Juan, conformément au choix fait dans l’édition 2010 de la Bibliothèque de la Pléiade). Des langues étrangères sont également parfois audibles dans les pièces, en particulier dans les intermèdes des comédies-ballets. L’italien et l’espagnol sont représentés dans leur authenticité. Pour l’italien, qui est la langue étrangère majoritaire, nous pouvons nous reporter au premier intermède du Malade imaginaire. Polichinelle y chante des plaintes amoureuses auxquelles répond une vieille femme moqueuse, qui rebondit sur l’inconstance des hommes en matière sentimentale et la nécessaire lucidité des femmes : Se non dormite, Al men pensate Alle ferite Ch’al cuor mi fate ; Deh al men fingete Per mio conforto, Se m’uccidete, 5 Molière, Le Médecin malgré lui [1667], Œuvres complètes, éd. Georges Forestier et Claude Bourqui, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2010, t. I, II, 4, p. 751. Nous abrégerons désormais en OC cette édition de référence ; les dates entre crochets correspondent à celle de la première édition (et non à celle de la création scénique). Traduction, sans tenir compte des fautes de cas ni d’accord : « Le substantif et l’adjectif s’accordent en genre, en nombre et en cas ». 6 Molière, Le Malade imaginaire [1675], OC, t. II, troisième intermède, p. 714 sq. « Donner un clystère, / Puis saigner, / Ensuite purger ». Céline Paringaux 450 D’aver il torto : Vostra pietà mi scemerà il martoro. Notte e dì v’amo e v’adoro Cerco un sì per mio ristoro, Ma se voi dite di nò Bell’ingrata io morirò. Une vieille se présente à la fenêtre, et répond au « Seignor Polichinelle en se moquant de lui ». Zerbinetti ch’ogn’hor con finti sguardi, Mentiti desiri, Fallaci sospiri, Accenti Buggiardi, Di fede vi preggiate, Ah che non m’ingannate. Che gia sò per prova, Ch’in voi non si trova Costanza né fede ; Oh quanto è pazza colei che vi crede. 7 L’autre langue peut être ici influencée par le ballet de cour (dans le deuxième intermède, les Égyptiens déguisés en Maures sont inspirés par cette tradition) ou par le théâtre italien ; Molière absorbe également un héritage antique en mettant en scène une parodie de paraclausithyron : Polichinelle chantant ses plaintes devant la porte inflexible de sa belle apparaît comme la version dégradée des élégiaques latins s’adonnant au chant dans les mêmes circonstances. Des occurrences plus fourbes se glissent dans le texte, ainsi du vrai turc dans Le Bourgeois gentilhomme ; parfois la frontière avec l’autre langue s’approche sans être franchie de façon nette et l’on entend alors un simple accent, sorte d’irruption de l’autre langue dans le corps du français. Ainsi dans Les Fourberies de Scapin : 7 Ibid., premier intermède, p. 658-659. « Si vous ne dormez point, / Pensez au moins / Aux blessures / Que vous me faites au cœur ; / Hélas, feignez au moins, / Pour mon réconfort, / Si vous me tuez, / D’admettre votre tort : / Votre pitié diminuera mon martyre ». La vieille femme répond : « Jeunes blondins qui, à chaque heure, avec des regards trompeurs, / Des désirs menteurs, / Des soupirs fallacieux, / Des plaintes mensongères, / Vantez votre fidélité, / Ah, vous ne me trompez pas. / Je sais par expérience / Qu’en vous ne se trouve / Constance ni fidélité ; / Oh, combien est folle celle qui vous croit ». Frontières linguistiques dans la comédie moliéresque 451 Géronte : Tu devais donc te retirer un peu plus loin, pour m’épargner… Scapin lui remet la tête dans le sac : Prenez garde. En voici un autre qui a la mine d’un Étranger. Cet endroit est de même celui du Gascon, pour le changement de langage, et le jeu de Théâtre. Parti ! Moi courir comme une Basque, et moi ne pouvre point troufair de tout le jour sti tiable de Gironte ? Cachez-vous bien. Dites-moi un peu fous, Monsir l’Homme, s’il ve plaist, fous savoir point où l’est sti Gironte que moi cherchair ? 8 C’est alors un français teinté d’accent gascon qui nourrit le spectacle comique. Ailleurs, le sabir constitue un autre bel exemple de frontières multiples et franchies conjointement dans le domaine linguistique. Il s’agit d’une langue réelle, qui était parlée dans les ports - une sorte d’esperanto des marins, joyeux mélange de français, de latin, d’italien, d’espagnol, le tout saupoudré de quelques pincées d’arabe et de turc. On entend cette langue, bien réelle celle-là quoique particulièrement efficace sur un plateau de comédie, dans Le Sicilien ou l’Amour peintre (1667) et dans Le Bourgeois gentilhomme (1669) : c’est en sabir qu’est énoncée la cérémonie turque qui occupe le quatrième intermède et doit ennoblir Monsieur Jourdain afin que le prétendu fils du Grand Turc puisse épouser sa fille ; cette cérémonie est menée par le mufti : Mahametta per Giourdina Mi pregar sera é mattina Voler far un Paladina Dé Giourdina, dé Giourdina. 9 Mais l’autre langue, la langue qui franchit la frontière du bon goût, du bon usage et de l’honnêteté, cela peut être le français lui-même. Ici la frontière se fait mouvante : l’honnête homme n’est pas nécessairement, chez Molière, celui qui parle français. Inversement, certains discours en langue française dépassent sans hésiter les bornes du bon goût et du savoir-vivre. Ce qui est remarquable, c’est que le passage d’un territoire linguistique à un autre est toujours signifié par Molière. Tout se passe comme s’il signalait le franchissement de frontière au spectateur. C’est là que l’on s’aperçoit que le mauvais goût n’est pas toujours où l’on pensait le situer : la langue française peut être honnête et belle ; l’autre langue peut l’être aussi. 8 Molière, Les Fourberies de Scapin [1671], OC, t. II, III, 2, p. 407. 9 Molière, Le Bourgeois gentilhomme [1671], OC, t. II, IV, 5, quatrième intermède, p. 325. « Mahomet, pour Jourdain / Moi prier soir et matin / Vouloir faire un paladin / De Jourdain, de Jourdain ». Et de prier ensuite pour que Jourdain parte défendre la Palestine, dans un discours qui résonne curieusement aujourd’hui. Céline Paringaux 452 Inversement, un locuteur français ou autre peut être parfaitement inconvenant. En somme, il n’y a pas un territoire linguistique précis qui garantisse l’appartenance au cercle de l’honnêteté mondaine. Le phénomène est particulièrement sensible à partir des Précieuses ridicules et ne cessera jamais. Molière, dès cette pièce, pose les jalons de sa pratique des autres langues : il offre au parler des précieuses un traitement spécifique, fondé sur leur réception et leur caractérisation comme autre langage par des personnages qui ne le parlent pas, et ne le comprennent qu’avec difficulté. Le processus de caractérisation intervient à la scène 4 et s’étire sur plusieurs répliques. C’est, tout d’abord, Gorgibus qui s’étonne des considérations éthérées de Magdelon sur le chapitre du mariage : « Quel diable de jargon entends-je ici ? Voici bien du haut style 10 ». Aussitôt, Cathos étant venue au secours de sa cousine, il renchérit : « Je pense qu’elles sont folles toutes deux, et je ne puis rien comprendre à ce baragouin 11 ». Les termes « jargon », « haut style » et « baragouin » sont les trois marqueurs par lesquels Molière inscrit la langue des précieuses dans le champ des parlers spécifiques, les trois indicateurs qui signifient qu’une barrière linguistique a été franchie. Il en sera exactement de même, et nous ne multiplierons pas davantage les occurrences, avec Thomas Diafoirus dans Le Malade imaginaire : Mademoiselle, ne plus, ne moins que la Statue de Memnon rendait un son harmonieux lorsqu’elle venait à être éclairée des rayons du Soleil, tout de même me sens-je animé d’un doux transport à l’approche du Soleil de vos beautés ; et comme les Naturalistes remarquent que la Fleur nommée Héliotrope tourne sans cesse vers cet Astre du jour, aussi mon cœur d’ores en avant tournera-t-il toujours vers les Astres resplendissants de vos yeux adorables, ainsi que vers son pôle unique 12 . La parole de Thomas Diafoirus, caractérisée dans son altérité par le commentaire de Toinette qui ne se prive pas de railler les écoles où l’« on apprend à dire de belles choses 13 », convoque plusieurs archaïsmes : la légende de la statue de Memnon à Thèbes faisait partie des lieux communs de la rhétorique, et se trouve en particulier chez Pline et Tacite ; l’image de l’héliotrope est empruntée à des recueils d’emblème, tandis que le terme « d’ores en avant » mis pour « dorénavant » est déjà considéré comme archaïque. Tout concorde pour rejeter la langue de Thomas Diafoirus au rang de langue du passé, inapte par conséquent à donner la moindre légiti- 10 Molière, Les Précieuses ridicules [1660], OC, t. I, sc. 4, p. 11. 11 Ibid. 12 Molière, Le Malade imaginaire, OC, t. II, II, 5, p. 674-675. 13 Ibid., p. 675. Frontières linguistiques dans la comédie moliéresque 453 mité à son locuteur, et encore moins un quelconque pouvoir de séduction. L’effet comique est maximal étant donné la distorsion entre cette inadaptation de la langue employée et l’ambition matrimoniale du jeune Diafoirus à l’égard d’Angélique. Ainsi donc, on peut se tenir à l’intérieur des bornes de notre royaume linguistique et être un parfait imbécile : telle est la leçon de la comédie, et l’on comprend bientôt qu’on ne pourra pas s’en tenir au simple rire moqueur - qui a sa place lui aussi - devant l’accent de Scapin (qui, après avoir contrefait le gascon belliqueux et le spadassin germanique, perd la partie et se fait rosser à son tour) dans Les Fourberies de Scapin, ou la lourdeur d’un Pierrot qui raconte l’exploit d’avoir sauvé Don Juan de la noyade dans sa langue rustique (« eh Lucas ! ç’ai-je fait, je pense que vlà des hommes qui nageant là-bas 14 »). Nous allons donc, dans le deuxième temps de ce parcours, observer de plus près quelques cas d’école qui revalorisent les autres langues de Molière. Autrement dit, tout ce qui franchit les territoires du français nous fait rire certes, mais dans le même mouvement est susceptible de nous séduire par la magie du spectacle comique. Les territoires linguistiques moliéresques apparaissent ainsi particulièrement fluctuants : parfois l’autre langue y est valorisée, quand le français voit sa position s’infléchir. Ce sont donc, en somme, des territoires linguistiques susceptibles de se retrouver sens dessus dessous, a fortiori si nous les observons en pensant y rencontrer un bel ordonnancement classique. Il y a d’abord ces évidences, sur lesquelles nous ne nous attarderons pas : il arrive que le personnage dont la langue a franchi les frontières du français normé, respectant Vaugelas, soit pourtant porteur de bon sens, davantage que d’autres locuteurs qui campent farouchement sur les territoires de la belle langue française. On pense alors à Martine face à Philaminte dans Les Femmes savantes. Dans la sixième scène de l’acte II, Martine, la servante, se trouve aux prises avec Philaminte qui met tout en œuvre pour la chasser à cause de son niveau de français décidément insuffisant pour une maîtresse de maison qui se pique de beaux savoirs : Elle a, d’une insolence à nulle autre pareille, Après trente leçons, insulté mon oreille, Par l’impropriété d’un mot sauvage et bas, Qu’en termes décisifs condamne Vaugelas 15 . Le forfait est suffisant pour que Martine soit caractérisée comme « maraude » et « friponne » par Philaminte, à l’avis de laquelle son mari s’em- 14 Molière, Le Festin de Pierre [1665], OC, t. II, II, 1, p. 859-860. 15 Molière, Les Femmes savantes [1672], OC, t. II, II, 6, p. 59, v. 459-462. Céline Paringaux 454 presse de paraître souscrire en qualifiant la servante de « coquine » et, à nouveau, de « friponne », tandis que Bélise, la sœur de Philaminte, s’emporte contre la « cervelle indocile » et l’« âme villageoise 16 » de la domestique jugée comme une élève. Dans une pièce où le caractère excessif des femmes savantes est régulièrement souligné, et où la présence timide de Chrysale sonne comme une discrète défense de la servante malmenée (la scène se clôt sur ces mots prononcés tout bas : « Va-t’en, ma pauvre Enfant 17 »), doit-on lire la critique de la langue populaire de Martine par les savantes comme son éloge en creux, au détriment des théories des remarqueurs ? On pourrait le croire, d’autant que Molière lui-même apparaît ici comme bien peu soucieux de suivre les préceptes contemporains ; comme dans L’École des femmes 18 , il a recours à l’équivoque, si décriée par les théoriciens de la belle langue française 19 , en laissant pendant un long moment planer le doute sur la nature du forfait commis par Martine : où Philaminte pense à un forfait de nature linguistique, le spectateur (relayé 16 Ibid., p. 557-562, v. 428-510. 17 Ibid., p. 562, v. 510. 18 On se souvient des hésitations d’Agnès : « Il m’a pris… vous serez en colère » (Molière, L’École des femmes [1663], OC, t. I, II, 5, p. 427, v. 575) - avant de révéler que c’est le ruban d’Arnolphe qui a finalement été emporté comme trophée amoureux. 19 L’équivoque n’a pas bonne presse à cette époque et fait l’objet de critiques régulières. L’auteur anonyme du Pédant converti voit dans l’équivoque un défaut qui touche toutes les langues du monde : voir Le Pédant converti, où dans deux dialogues, ces deux questions sont traitées : si chaque nation doit n’escrire ny ne parler qu’en sa langue ; et s’il faut qu’un jeune homme soit amoureux, Paris, C. Barbin, 1663, p. 30. Dans sa Nouvelle allégorique, Furetière met en scène les équivoques chassées du royaume d’Éloquence et réfugiées dans celui de Galimatias (op. cit., p. 6). Même les traducteurs se méfient des équivoques, voir Nicolas Perrot d’Ablancourt, Lettres et préfaces critiques, éd. Roger Zuber, Paris, Didier, 1972. Les précieuses les refusent également, en particulier lorsque l’ambiguïté repose sur des syllabes « sales », voir Myriam Dufour-Maître, Les Précieuses : naissance des femmes de Lettres en France au XVII e siècle, Paris, Champion, 2008 [1999], p. 614-616. Un tel rejet s’explique par le lien de l’équivoque à des problèmes éthiques : on l’a beaucoup critiquée comme arme permettant de dissimuler sa pensée - le phénomène a été largement reproché aux libertins. L’équivoque peut, en outre, être un support d’ironie ou d’effets comiques incongrus ; la première scène de Polyeucte est demeurée célèbre pour ce vers : « Et le désir s’accroît quand l’effet se recule », Pierre Corneille, Polyeucte [1643], Œuvres complètes, éd. Georges Couton, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1980, t. I, I, 1, p. 984, v. 42. Le théâtre comique sait exploiter les dégâts entraînés par de tels emplois mais ne leur fait pas subir l’ostracisme revendiqué ailleurs chez les théoriciens qui prônent la clarté de la langue française. Frontières linguistiques dans la comédie moliéresque 455 sur la scène par Chrysale) laisse aller son imagination à des crimes beaucoup moins dicibles, comme en témoignent les points de suspension qui closent cette réplique du mari : « Comment diantre, Friponne ! Euh… a-telle commis… 20 ». Pourtant, avant de conclure à une scène d’opposition aux théories du bel usage et de défense inattendue des langues populaires - à supposer que ce théâtre ait une fonction de représentation réaliste de ces langues, ce qui resterait à prouver -, certains phénomènes doivent être plus attentivement observés. Revenons d’abord à ce qui fait le fondement du théâtre des autres langues, à savoir la capacité prêtée aux personnages de caractériser la langue de l’Autre. C’est bien le cas ici, et c’est Martine qui effectue le premier geste de caractérisation en appelant « votre jargon 21 » la langue des femmes savantes. La réaction de Philaminte ne se fait pas attendre : la réplique qui suit immédiatement reprend l’acte de caractérisation pour le récuser sur un ton scandalisé : « L’impudente ! appeler un jargon le langage / Fondé sur la Raison et sur le bel Usage ! 22 ». La langue de Martine, elle, est nommée « son style 23 » par Philaminte. On note que la servante s’adresse directement à sa maîtresse lorsqu’elle caractérise sa langue, alors que Philaminte évite ici de s’adresser à Martine qu’elle a déjà congédiée ; elle parle d’elle à la troisième personne et ne s’adresse qu’à Chrysale. Cet acte de caractérisation mutuelle a son importance pour saisir l’enjeu de la scène : non seulement Martine a plutôt la sympathie du spectateur, mais son personnage permet de renverser les frontières habituelles du bon langage. La langue de Martine est valorisée en langue du bon sens, et cette valorisation s’accompagne d’un grand éclat de rire par l’alliance burlesque entre un propos sensé et une parole qui sent ses origines rustiques ; inversement, ceux qui s’expriment depuis le royaume d’Éloquence, car c’est bien de cela que se pique Philaminte, voient s’abattre sur eux leurs propres ridicules mis en évidence par la comédie. C’est donc à un renversement des frontières habituelles du bon langage et du bon sens que procède le dramaturge, dans un geste joyeux et impertinent. Dans Monsieur de Pourceaugnac, qui constitue en soi une véritable fête des langues car les frontières linguistiques sont franchies en tout sens à l’intérieur de cette comédie-ballet, les scènes 7 et 8 de l’acte II nous convient à un spectacle particulier, qui pousse à un degré très fort le jeu de Molière avec les frontières linguistiques. Nous y faisons une étrange expérience : par la grâce de la scène, le temps d’un instant dramaturgique 20 Molière, Les Femmes savantes, OC., t. II, II, 6, p. 559, v. 458. 21 Ibid., p. 560, v. 474. 22 Ibid., p. 560, v. 475-476. 23 Ibid., p. 560, v. 479. Céline Paringaux 456 d’exception, la langue de Molière se fait langue régionale. Avec la « feinte Gasconne » Lucette et la « feinte Picarde » Nérine (selon l’édition de 1682), Molière donne à entendre sur la scène deux autres langues singulières : la langue de Lucette relève d’un occitan composite, formé de manière synthétique à partir de termes occitans authentiques empruntés à diverses zones du bassin occitanophone. La langue de Nérine relève davantage d’un picard stylisé, comportant pour partie des termes et traits syntaxiques assimilables à un véritable picard de l’époque et pour partie des spécificités non directement reconnaissables dans un picard réel contemporain 24 . Les deux personnages sont de « feintes » provinciales. Dans ce passage, Molière franchit les frontières de la langue française avec une audace encore inédite. Il les franchit tellement qu’il finit par nous faire basculer intégralement dans le domaine des autres langues, nous faisant pour un temps mettre de côté la langue française elle-même. Ainsi la scène 8 se caractérise par une série de répliques construites selon un système de réduplication que l’auteur affectionne : Lucette : Tout Pézenas a bist nostre mariatge. Nérine : Tout Chin-Quentin a assisté à no Noce. Lucette : Nou y a res de tan beritable. Nérine : Il gn’y a rien de plus chertain 25 . La compréhension est facilitée puisque chaque énoncé est proposé selon deux formules différentes, et le caractère comique du dispositif est assuré par son côté mécanique, systématique. Dans Monsieur de Pourceaugnac, c’est d’abord Lucette la Gasconne qui reprend les propos de Nérine la Picarde : « Nérine : Je vous dis que chest my, encore in coup, qui le sis. -Lucette : Et yeu bous sousteni yeu, qu’aquos yeu 26 ». Dans cette configuration, le spectateur est amené à apprécier l’écart qui s’opère dans le passage du picard à l’occitan, en prenant le picard pour point de référence linguistique provisoire. Ensuite, Molière modifie son dispositif par un phénomène discret mais bien présent ; il fait se répéter la 24 Voir, pour l’occitan, Patrick Sauzet et Guylaine Brun-Trigaud, « La Lucette de Monsieur de Pourceaugnac : ‟feinte gasconne”, vrai occitan », Littératures classiques n° 87, Français et Langues de France dans le théâtre du XVII e siècle, Toulouse, Presses Universitaires du Midi, 2015, p. 107-134. Pour le pseudo picard, consulter dans le même volume Anne Dagnac, « Le picard de Molière : moyen picard, picardmoyen », p. 135-147. 25 Molière, Monsieur de Pourceaugnac [1670], OC, t. II, II, 8, p. 236. « L. : Tout Pézenas a vu notre mariage. / N. : Tout Saint-Quentin a assisté à notre noce. / L. : Il n’y a rien d’aussi véritable. / N. : Il n’y a rien de plus certain ». 26 Ibid. « N. : Je vous dis que c’est moi, encore une fois, qui le suis. / L. : Et je vous soutiens moi, que c’est moi ». Frontières linguistiques dans la comédie moliéresque 457 Picarde en lui faisant assumer deux énoncés équivalents, de manière à passer la main à la Gasconne, qui, à partir de là, donne toujours la réplique en premier dans le système de répétition-variation mis en évidence. Le passage correspondant est le suivant : Nérine : Il y a quetre ans qu’il m’a éposée. Lucette : Et yeu set ans y a que m’a preso per Fenno. Nérine : J’ay des gairents de tout ce que je dy. Lucette : Tout mon Païs lo sap. Nérine : No Ville en est témoin 27 . La dernière réplique de Nérine, du point de vue de son contenu, n’apporte rien de plus que sa réplique précédente (« J’ay des gairents de tout ce que je dy »). Cette réplique est comme happée par celle de Lucette, elle substitue seulement la ville au pays ; mais elle permet une bascule. Par la suite, c’est toujours Lucette qui est singée par Nérine : Lucette : Qu’aign’inpudensso ! Et coussy, miserable, nou te soubenes plus de la pauro Françon, et del paure Jeanet, que soun lous fruits de nostre mariatge ? Nérine : Bayez un peu l’insolence. Quoy, tu ne te souviens mie de chette pauvre ainfain, no petite Madelaine, que tu m’as laichée pour gaige de ta foy ? 28 Ce point de bascule constitue un élément décisif pour appréhender le statut des deux scènes occitanes à l’intérieur du travail de Molière sur les frontières linguistiques dans son œuvre. Cette fois, Molière manœuvre son texte de manière à faire prendre à l’occitan de Lucette la place occupée par le français, habituellement langue de référence à partir de laquelle se joue la variation. Ce faisant, il oblige le spectateur à prendre cet occitan comme sa langue de référence, le temps que dure l’échange entre les deux feintes provinciales. Comme souvent dans le théâtre des langues, c’est l’effet comique lui-même qui est l’outil par lequel Molière nous pousse à prendre l’occitan pour langue de référence : si nous rions à l’échange de Lucette et Nérine, c’est peut-être parce que ces langues nous apparaissent déformées par rapport au français parlé par la majorité des personnages, mais c’est aussi parce que nous sommes sensibles à l’écart produit entre le passage des 27 Ibid. « N. : Il y a quatre ans qu’il m’a épousée. / L. : Et moi, il y a sept ans qu’il m’a prise pour femme. / N. : J’ai des garants de tout ce que je dis. / L. : Tout mon pays le sait. / N. : Notre ville en est témoin ». 28 Ibid. « L. : Quelle impudence ! Et aussi, misérable, tu ne te souviens plus de la pauvre Fanchon, et du pauvre Jeanet, qui sont les fruits de notre mariage ? / N. : Voyez un peu l’insolence. Quoi ? tu ne te souviens plus de cette pauvre enfant, notre petite Madeleine, que tu m’as laissée pour gage de ta foi ? ». Céline Paringaux 458 énoncés de Lucette à ceux de Nérine. Or, cet écart ne fait plus intervenir le français comme mesure de référence. La référence nouvelle a d’abord été le picard ; c’est désormais l’occitan. Molière nous offre ici l’une des pages les plus étonnantes du théâtre des autres langues, poussant le spectateur à faire, peut-être malgré lui, une véritable expérience d’altérité linguistique, à entrer dans un nouveau territoire linguistique. L’instruction, si c’en est une, est passée ici par un coup de force imposé par la situation dramatique : le spectateur n’a pas le choix et doit bien suivre le mouvement de cette petite révolution des langues qui, certes, demeure circonscrite au temps et à l’espace de la scène, mais n’en n’opère pas moins un travail d’ouverture sur la conscience linguistique du public. Oui, les langues de France possèdent un plein statut de langue : tel semble être, a minima, le discours transmis à l’arrière-plan de cette expérience singulière proposée dans Monsieur de Pourceaugnac. Le théâtre moliéresque se caractérise donc par l’extraordinaire souplesse de ses frontières linguistiques. Fondamentalement, cette souplesse permet le jeu. Dans Le Médecin malgré lui, Molière s’amuse avec la langue, et se plaît à mettre en scène une interrogation sur la nature même du langage ânonné de Lucinde : Sganarelle : […] Eh bien, de quoi est-il question ? qu’avez-vous ? quel est le mal que vous sentez ? Lucinde répond par signes, en portant sa main à sa bouche, à sa tête, et sous son menton : Han, hi, hom, han. Sganarelle : Eh ! que dites-vous ? Lucinde continue les mêmes gestes : Han, hi, hon, han, han, hi, hom. Sganarelle : Quoi ? Lucinde : Han, hi, hom. Sganarelle, la contrefaisant : Han, hi, hon, han ha. Je ne vous entends point : quel Diable de langage est-ce là ? 29 La communication échoue à se mettre en place, ou plutôt fonctionne selon le bon plaisir de Lucinde qui cherche précisément à se faire passer pour muette. À l’autre extrémité de la pièce, quand Sganarelle a soi-disant guéri la jeune fille, commence l’épanchement verbal de Lucinde (« Oui, mon père, j’ai recouvré la parole ») dans laquelle la jeune fille affirme son opposition à son père. On passe ainsi du mutisme à la logorrhée. De cette posture de courage féminin, nous allons rapidement glisser à la posture burlesque de la femme qui étourdit l’homme de parole. Lucinde prend le pouvoir à son père en ne lui laissant plus dire qu’un mot à la fois, le coupant à chaque tentative 29 Molière, Le Médecin malgré lui, OC, t. I, II, 3, p. 750-751. Frontières linguistiques dans la comédie moliéresque 459 de réplique du père, selon la série de « Mais… », « Quoi… », « Si… », « Je… », etc. Procédé comique : l’interruption est systématique et cette loi des séries fait de cette scène un moment particulièrement cocasse. On glisse dans le burlesque quand le volume sonore va crescendo, Lucinde étant caractérisée par cette didascalie sans équivoque : « Parlant d’un ton de voix à étourdir ». La réplique qui suit (« Non. En aucune façon. Point d’affaire 30 . ») résume en version condensée et rapide, saccadée peut-être, criée sûrement, tout ce qui vient d’être dit. C’est un moment dans lequel la comédienne qui interprète Lucinde doit s’engager absolument, signifiant à la fois le point le plus haut de sa prise de pouvoir et du rire des spectateurs. Avec Lucinde, la parole se fait spectacle, le retour au langage se fait fête comique. Et l’on voit que Molière a su explorer les deux extrémités du territoire du langage, du silence à l’épanchement verbal étourdissant. Or, c’est là une marque de sa pratique en matière de langues. Ce qu’il fait dans Le Médecin malgré lui pour le langage, on le retrouve à l’intérieur de sa production dramaturgique entière, avec une tendance forte, soit à l’intérieur d’une même pièce, soit d’une pièce à l’autre, à utiliser au moins deux fois le franchissement d’une même frontière, pour explorer tous les possibles d’une situation donnée. Ce théâtre, dans sa mise en scène des langues et de leurs frontières, se caractérise ainsi comme un art de la variation. Le Festin de Pierre illustre cet aspect à l’intérieur de l’acte II. Molière y opère des franchissements de frontière entre langue française et patois de théâtre, met les deux en présence l’une de l’autre, fait jouer les possibles. L’acte II scène 1 est constitué d’une confrontation entre Charlotte et Pierrot, qui sont tous deux paysans, parlent la même langue et n’ont donc a priori aucun problème pour s’entendre. Ce choix est d’autant plus singulier que les autres scènes patoisantes du Festin de Pierre ne reprennent pas le même dispositif : on retrouve à la scène 2 de l’acte II Charlotte, aux prises cette fois avec les mots d’un Don Juan bien décidé à faire d’elle sa prochaine épouse et dont la langue n’a rien de patoisant. La paysanne doit cette fois composer avec un français normé, un peu comme Gareau devait accommoder sa langue pour être compris de Chateaufort dans Le Pédant joué de Cyrano de Bergerac 31 . Le dispositif se complexifie à la scène 3 de l’acte II lorsque revient Pierrot déterminé à ne pas se laisser enlever sa future épouse par cet inconnu socialement trop haut placé : on conserve l’idée de la confrontation entre langue populaire et langue française normée, mais en ajoutant une micro- 30 Ibid., III, 7, p. 762. 31 Savinien Cyrano de Bergerac, Le Pédant joué [1654], Œuvres complètes, éd. André Blanc, Paris, Champion, 2001, t. III. Cette comédie apparaît comme un hypotexte fort pour la création des langages paysans dans Le Festin de Pierre. Céline Paringaux 460 confrontation au sein de la langue populaire puisque Pierrot et Charlotte parlent également entre eux devant Don Juan. On retrouve ensuite, au sein d’une même scène, cette succession : à la scène 4 de l’acte II, la langue populaire affronte d’abord la langue française ; puis l’affrontement est doublé par un dialogue entre locuteurs de langue populaire. Il s’agit du moment où Don Juan tente de garder l’avantage face à Charlotte et Mathurine bien en peine de démêler le vrai du faux dans les propos du séducteur qui a su les toucher par ses paroles. Don Juan parle alors français avec Charlotte et Mathurine qui s’adressent à lui en approchant le plus possible leur langage de celui de leur interlocuteur ; mais les deux paysannes se parlent aussi l’une à l’autre dans leur langue habituelle. Par conséquent, si la matière linguistique du Festin de Pierre emprunte de nombreux éléments au Pédant joué de Cyrano de Bergerac, nous n’en devons pas pour autant négliger de considérer l’écart considérable entre les dispositifs de réception de l’autre langue prévus chez nos deux dramaturges : Molière fait largement varier ces dispositifs dans Le Festin de Pierre, beaucoup plus que Cyrano dans Le Pédant joué. Ce faisant, il joue avec les frontières de la langue française, avec une souplesse et un esprit d’expérimentation qui constituent un socle de sa dramaturgie. On soulignera au passage que les seuls personnages qui possèdent une capacité linguistique plurielle, et donc la capacité de franchir des frontières en matière de langage, sont les femmes ; en cela Charlotte et Mathurine, malgré leur position dominée, ne sont ainsi peut-être pas si éloignées de l’étourdissant duo gagnant constitué par Lucette et Nérine dans Monsieur de Pourceaugnac. Ainsi, au terme de ce parcours qui demeure très incomplet, certains aspects méritent d’être soulignés. Tout d’abord, la langue de Molière n’est pas une, mais plurielle. Durant toute son œuvre, Molière ne cesse de franchir des frontières linguistiques, de faire bouger les lignes, et ce sans que son esthétique se fixe une fois pour toutes. Tantôt le français y est la langue du bon sens - souvenons-nous que le pauvre Pourceaugnac, persécuté de tous, est de Limoges… et qu’il est le seul à parler un français impeccable du début à la fin de la pièce. Tantôt ce sont d’autres langues, à commencer par les langues régionales, qui occupent le devant de la scène, acquièrent une légitimité, la perdent de nouveau - le tout étant assorti d’éclats de rire à l’écoute de ce spectacle des langues qui secoue nos repères et nous propose une pleine expérience artistique. En outre, dans cette exploration des possibles, il est remarquable que l’atmosphère soit à géométrie variable. Ainsi dans le « Ballet des Nations » qui clôt Le Bourgeois gentilhomme, la pluralité des nations - et des langues - convoquées est très forte. Ce sont deux Gascons et un Suisse qui repré- Frontières linguistiques dans la comédie moliéresque 461 sentent l’altérité provinciale dans la première entrée, tandis que des Espagnols et des Italiens, associés aux Français poitevins, représentent les trois nations qui se succèdent au cours des troisième, quatrième et cinquième entrées. Le franchissement des frontières est maximal. Le spectacle est jouissif ; les paroles insérées dans le livret attestent cette joie fondamentale du mélange des nations et des langues, du bonheur de la pluralité explorée : « Quels Spectacles charmants, quels plaisirs goûtonsnous, / Les Dieux mêmes, les Dieux, n’en ont point de plus doux 32 ». Mais à l’extrémité de la production moliéresque, dans la cérémonie finale qui clôt cette fois Le Malade imaginaire, une tout autre atmosphère domine. Le franchissement des frontières n’y est pas national, mais corporatiste et linguistique en même temps : Argan change d’état et est reçu médecin en acceptant de baragouiner dans le latin macaronique d’un chœur très inquiétant. Le texte se termine sur des termes mortels. On se souvient en effet que la remise du bonnet de médecin par le præses s’accompagne de la liste des pouvoirs octroyés au nouveau médecin : « Medicandi, / Purgandi, / Seignandi, / Perçandi, / Taillandi, / Coupandi, / Et occidendi / Impune per totam terram 33 ». Dans cette série, on passe rapidement du pouvoir de médication à celui de remèdes dont la violence va crescendo, au point de laisser envisager le meurtre. De même, le dernier mot de l’intermède et de la pièce, le subjonctif « tuat 34 » (« qu’il tue »), contribue beaucoup à la représentation de la langue des médecins en puissance destructrice et mortifère. Davantage de noirceur que de joie ici. Alors, confiance débridée dans le pluralisme linguistique, ou inquiétude d’un homme de l’âge classique devant les pouvoirs destructeurs de l’altérité ? Tout se passe comme si rien ne permettait, dans l’examen du corpus dans son ensemble, de déterminer une pensée fixe de Molière en termes de pratique théâtrale de la pluralité des langues. Tout se passe comme si l’exploration, qui a eu le courage de se faire dans toutes les directions jusqu’au crépuscule de la création, avait été si poussée, comme si les frontières avaient été si nombreuses et si bousculées, redessinées, réévaluées par l’art de la comédie, qu’il soit impossible de les arrêter une fois pour toutes. Exploration des frontières linguistiques joyeuse et débridée dans Le Bourgeois gentilhomme, plus inquiète et plus 32 Molière, Le Bourgeois gentilhomme, OC, t. II, sixième entrée, p. 343. 33 Molière, Le Malade imaginaire, OC, t. II, troisième intermède, p. 716-717. « D’exercer la médecine, / De purger, / De saigner, / De percer, / De tailler, / De couper, / Et de tuer / Impunément par toute la terre ». L’éditeur rappelle que la formule « tuer impunément » est présente chez Montaigne et « connaît une grande fortune dans la littérature médicale avant de parvenir à Molière » (notice, p. 1582, note 12). 34 Ibid., p. 718. Céline Paringaux 462 noire dans Le Malade imaginaire. Fluctuant et vivant, en somme, demeure l’art de Molière, beaucoup plus ancré dans le mouvement de franchissement que dans le dessin de frontières précises. Bibliographie Sources Cyrano de Bergerac, Savinien, Le Pédant joué [1654], Œuvres complètes, éd. André Blanc, Paris, Champion, 2001, t. III. Furetière, Antoine, Nouvelle allégorique ou Histoire des derniers troubles arrivés au Royaume d’Éloquence [1658], Mathilde Bombart et Nicolas Schapira éd., Toulouse, Société de Littératures classiques, 2004. Molière, Œuvres complètes, éd. Georges Forestier et Claude Bourqui, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2010, 2 vol. Le Pédant converti, où dans deux dialogues, ces deux questions sont traitées : si chaque nation doit n’escrire ny ne parler qu’en sa langue ; et s’il faut qu’un jeune homme soit amoureux, Paris, C. Barbin, 1663. Perrot d’Ablancourt, Nicolas, Lettres et préfaces critiques, éd. Roger Zuber, Paris, Didier, 1972. Études Dagnac, Anne, « Le picard de Molière : moyen picard, picard-moyen », Littératures classiques n° 87, Français et Langues de France dans le théâtre du XVII e siècle, Toulouse, Presses Universitaires du Midi, 2015, p. 135-147. Dufour-Maître, Myriam, Les Précieuses : naissance des femmes de Lettres en France au XVII e siècle, Paris, Champion, 2008 [1999]. Sauzet, Patrick, et Brun-Trigaud, Guylaine, « La Lucette de Monsieur de Pourceaugnac : ‟feinte gasconne”, vrai occitan », Littératures classiques n° 87, Français et Langues de France dans le théâtre du XVII e siècle, Toulouse, Presses Universitaires du Midi, 2015, p. 107-134. Extension du domaine de l’amour : frontières du jardin et frontières de l’échange dans la Correspondance de Mme de Sévigné N ICOLAS G ARROTÉ U NIVERSITÉ P ARIS E ST C RETEIL , LIS En 1667, Mme de Sévigné fait l’acquisition de nouvelles terres jouxtant son domaine breton. Dans un geste biblique, ou plus exactement divin, que Boileau eût trouvé sublime, elle leur dit : « Je vous fais parc 1 ». Une décennie plus tard, la marquise écrit à sa fille, Mme de Grignan : Je me promène tous les jours et je fais quasi un nouveau parc autour de ces grandes places au bout du mail, dont je fais planter le tour par des allées à quatre rangs. Ce sera une très belle chose. Tout cet endroit est uni et défriché. (12 janvier 1676, II, 222) Tout au long de ses séjours bretons 2 , Mme de Sévigné ne cesse en effet d’aménager son parc, ses parterres, ses allées et ses pavillons : en un mot, comme elle le dit à Bussy, d’« étend[re] [s]es promenoirs » (I, 85). Un document juridique de 1658 fait état d’une « grande chênaie et [d’un] bois de haute futaie », d’un « jeu de pail-mail le long de ladite chênaie » et d’une « grande rabine 3 » assortie d’« allées et petites rabines 1 À Bussy-Rabutin, 23 mai 1667. Mme de Sévigné, Correspondance, éd. Roger Duchêne, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1972-1978, t. I, p. 85. Sauf indication contraire, toutes les citations de Mme de Sévigné sont tirées de cette édition, dont nous indiquerons désormais le tome en chiffre romain et la page en chiffre arabe. Lorsque le destinataire n’est pas mentionné, c’est qu’il s’agit de Mme de Grignan. 2 En 1656, 1658, 1661, 1666, 1671, 1675-1676, 1680, 1684-1685 et 1689-1690. 3 Selon le Französisches Etymologisches Wörterbuch, il s’agit d’un terme breton attesté en 1580 pouvant signifier « avenue en arbres de futaie » ou « avenue ombreuse dans le voisinage des vieux châteaux » (Französisches Etymologisches Wörterbuch, Bonn-Heidelberg-Leipzig-Berlin-Bâle, Klopp / Winter / Teubner / Zbinden, 1922- 2002, t. XXI, p. 62). Nicolas Garroté 464 autour et dedans 4 ». Trente ans plus tard, une description du domaine par son fils Charles de Sévigné fait état d’un grand parc ou bois de décoration […] garni de grands et anciens bois de haute futaie, dans lequel il y a plusieurs bocages, de belles et grandes allées, un jeu de pail-mail, un labyrinthe, des garennes et refuges à lapins, vergers, champs et semis, le tout clos et fermé de grands et profonds fossés tout autour dudit parc, joignant du côté vers midi à la grande rabine dudit manoir des Rochers, composée de trois grandes allées d’arbres et bois de haute futaie 5 . Comme le remarque Guy Lefort, auteur d’une thèse sur la Bretagne dans la Correspondance, la marquise est cantonnée à un rôle de « spectatrice » à Livry (car son oncle n’a que la jouissance du domaine), mais elle « peut se permettre de créer 6 » aux Rochers. Toutefois, cet élargissement des frontières ne se résume pas à un simple aménagement du territoire tel que le pratiquent Bussy et tous les aristocrates résidant ou villégiaturant en province 7 : il trouve en même temps un équivalent littéraire dans les Lettres. En effet, de même que La Fontaine a fait du premier livre des Fables un reflet du jardin classique 8 , Mme de 4 Aveu et Dénombrement fourni par Mme de Sévigné au nom de ses enfants en 1658. Le document est cité par Roger Duchêne dans son édition (I, 85, note 3). 5 Aveu et Dénombrement fourni par Charles de Sévigné au baron de Vitré en 1688 (ibid.). Roger Duchêne estime que, du vivant de l’épistolière, le parc est passé de 15 à 25 hectares environ. Encore en 1680, on voit Mme de Sévigné rêver à de nouvelles allées : « Je trouve Pilois [le jardinier des Rochers], je parle de trois ou quatre allées nouvelles que je veux faire » (9 juin 1680, II, 963). 6 Guy Lefort, La Bretagne dans la correspondance de Mme de Sévigné, thèse de l’Université Paris-Sorbonne (dir. Jean Mesnard), 1988, p. 168. 7 Voir notamment, sur Bussy-Rabutin et son domaine : Daniel-Henri Vincent, « Le Château de Bussy-Rabutin », Monuments historiques, n° 180, 1992, p. 97-112 ; Christophe Blanquie, Marie Chaufour et Myriam Tsimbidy, Le Château de Bussy- Rabutin. Histoire, portraits, légendes, Paris, Les Éditions Abordables, 2018 ; ainsi que Christophe Blanquie, Bussy-Rabutin en sa tour dorée, numéro spécial des Dossiers du GRIHL, 2021 (en ligne). 8 Sur ce point, voir Patrick Dandrey, « Les féeries d’Hortésie. Éthique, esthétique et poétique du jardin dans l’œuvre de La Fontaine », Le Fablier, n° 8, 1996, p. 161- 170 ; « Un jardin de mémoire. Modèles et structures du recueil des Fables », Le Fablier, n° 9, 1997, p. 57-65, et « La Fontaine au jardin des fables. Diptyques, parallèles et reflets dans le Livre I de 1668 », Cahiers de recherche des instituts néerlandais de langue et de littérature française, n° 64, 2018, p. 7-22. Voir également, du même auteur, la synthèse « Espace et littérature au XVII e siècle : à propos des jardins », Études littéraires, n° 34/ 1-2, 2002, p. 7-27. Extension du domaine de l’amour 465 Sévigné semble associer, par un jeu de miroirs, le jardin des Rochers et sa correspondance avec Mme de Grignan. Dès 1671, elle assimile la lecture des lettres de sa fille à une promenade bucolique : « on se plaît à les lire comme à se promener dans un beau jardin » (I, 248). Dans les lettres suivantes, elle associe le labyrinthe 9 qu’elle avait fait planter en 1667 - « d’où l’on ne sortira pas sans le fil d’Ariane 10 » - à un élément textuel : Je viens d’en faire un [voyage] dans mon petit galimatias, c’est-à-dire mon labyrinthe, où votre aimable et chère idée m’a tenu fidèle compagnie. (29 juillet 1671, I, 310) Réciproquement, quelques jours plus tard, elle rapporte un passage obscur ou « galimatias » à ce labyrinthe : « Ceci n’est-il point un peu labyrinthe ? l’entendez-vous ? » (9 août 1671, I, 316-317). Tandis que le jardin devient texte, le texte devient jardin. Cette équivalence se prolonge dans les lettres suivantes, lorsque Mme de Sévigné oppose, en les associant à des paysages, deux types d’écriture : Je vous donne avec plaisir le dessus de tous les paniers, c’est-à-dire la fleur de mon esprit, de ma tête, de mes yeux, de ma plume, de mon écritoire ; et puis le reste va comme il peut. Je me divertis autant à causer avec vous que je laboure avec les autres. (1 er décembre 1675, II, 174) Me voilà plantée au coin de mon feu ; une petite table devant moi, labourant depuis deux heures mes lettres d’affaires de Bretagne. Une lettre à mon fils, que je renvoie à M. de Chaulnes pour les nouvelles, car il est à Rennes. Et puis je me vais délasser et rafraîchir la tête à écrire à ma chère fille. (15 décembre 1688, III, 428) À travers la métaphore du labourage, Mme de Sévigné rattache explicitement l’écriture aux autres correspondants à une activité agricole, telle celle qui se pratiquait autour du parc des Rochers : à ces travaux des champs qui valurent à son valet Picard, dans la fameuse « lettre des foins », 9 Il s’agit là d’un motif horticole classique. Voir sur ce point les analyses de Hervé Brunon, « Le paradigme labyrinthique dans l’histoire des jardins. Exemples italiens aux XV e et XVI e siècles, ou du “cosmogramme” au “mésocosme” », dans Hervé Brunon (dir.), Le Jardin comme labyrinthe du monde. Permanence et métamorphoses d’un imaginaire de la Renaissance à nos jours, Paris, Presses de l’Université Paris- Sorbonne / Musée du Louvre Éditions, 2008, p. 69-131. 10 Voir la lettre à Bussy-Rabutin du 20 mai 1667 : « Pour moi, j’ai passé l’hiver en Bretagne, où j’ai fait planter une infinité de petits arbres, et un labyrinthe, d’où l’on ne sortira pas sans le fil d’Ariane » (I, 85). Nicolas Garroté 466 de se faire renvoyer 11 . Mais aussi, en réservant la « fleur » et les « dessus de paniers » aux lettres à sa fille, elle rattache implicitement ces dernières aux places et aux parterres de son domaine. Il y a donc deux « côtés » dans la Correspondance : celui de Grignan, qui se mire dans le jardin des Rochers, et celui du dehors, qui se reflète dans les labours qui l’environnent. L’île fleurie et les champs hostiles 12 . L’opposition entre le jardin et les champs semble trouver un prolongement dans l’expression « la feuille qui chante ». On peut en effet se demander s’il ne s’agit pas là d’une nouvelle manière - complémentaire de la métaphore des fleurs - de désigner l’échange Sévigné-Grignan 13 : La lettre est figée, comme je disais, avant que la feuille qui chante soit pleine ; la source est entièrement sèche. (26 juillet 1676, II, 501) J’ai reçu deux de vos lettres en arrivant [à Vichy], ma très chère. J’en avais grand besoin ; mon cœur était triste. Me voilà bien. Je les relirai ; ce m’est une consolation. Ma fille, passé aujourd’hui, je vous promets de ne plus écrire qu’un mot, c’est-à-dire la feuille qui chante et qui chantera. (4 septembre 1677, II, 541-542) Je serais fort heureuse dans ces bois si j’avais une feuille qui chantât. Ah ! la jolie chose qu’une feuille qui chante ! Et la triste demeure qu’un bois où 11 On peut également remarquer qu’en 1689, Mme de Sévigné oppose son commerce avec sa fille aux « pays de traverse » (III, 567), c’est-à-dire aux lettres de traverse (ou ponctuelles) qui s’ajoutent à leur correspondance. Le mot pays renforce, nous semble-t-il, l’opposition entre deux univers géographiques, deux paysages. 12 Cette distinction recouvre aussi une opposition entre otium (le loisir des lettres) et negotium (le labeur - ou labour - des courriers). Mme de Sévigné écrit par exemple à l’automne 1688 : « Je me repose en vous écrivant. Mes lettres de Bretagne sont si fatigantes que je n’y veux plus penser ; je me tourne du côté de ma chère fille, et j’y trouve ma joie et ma tranquillité. » (13 octobre 1688, III, 366) ; « Je me repose des autres lettres quand je vous écris » (10 novembre 1688, III, 393) ; « Je ne me fatigue point, votre commerce est ma consolation » (26 novembre 1688, III, 408). De même, en 1679 elle écrit : « En vérité, c’est une douceur que d’écrire, mais on n’a ce sentiment que pour une personne au monde, car après tout, c’est une fatigue, et encore faut-il avoir une poitrine comme je l’ai » (29 septembre 1679, II, 691). 13 Il convient de remarquer que l’expression (jamais vraiment élucidée) semble avoir plusieurs sens. Notre interprétation concorde toutefois avec celle de Proust et Montesquiou, qui reprendront l’expression en ce sens dans leur correspondance. Sur ce point, voir l’étude de Luc Fraisse, « La feuille qui chante : l’imaginaire de la langue classique selon Proust », Littératures classiques, n° 74, 2011, p. 219-235. Remarquons que, dans la lettre du 6 mars 1680, la « feuille qui chante » devient « ligne » : « J’avais impatience de savoir ce que chantait cette ligne coupée ; je me doutais bien que c’était sur votre santé » (II, 861). Extension du domaine de l’amour 467 les feuilles ne disent mot et où les hiboux prennent la parole ! (26 juin 1680, II, 988) Quoi qu’il en soit, la rêverie botanique se prolonge et s’affine encore dans les lettres suivantes. Elle est mise à contribution pour distinguer, au sein des lettres à Mme de Grignan, les « chapitres d’affaires » et les passages amènes : Je ne comprends pas que mes lettres puissent divertir ce Grignan, où il trouve si souvent des chapitres d’affaires, des réflexions tristes, des réflexions sur la dépense. Que fait-il de tout cela ? Il faut qu’il saute pardessus pour trouver un endroit qui lui plaise. Cela s’appelle des landes en ce pays-ci ; il y en a beaucoup dans mes lettres avant que de trouver la prairie. (14 juillet 1680, II, 1008-1009) Au lieu d’opposer jardin et labours, Mme de Sévigné distingue ici lande et prairie, mais c’est au fond la même cartographie qu’elle dessine, le même cadastre épistolaire. Exactement comme elle le faisait dans son domaine en 1667 et 1676 14 , la marquise distingue dans sa correspondance avec sa fille le parc et la terre, le jardin et la friche : les passages amènes et les passages acerbes 15 . Ainsi, lettre après lettre, le domaine des Rochers devient figure de la Correspondance, et son jardin, cœur fleuri de cet espace, figure des lettres à Mme de Grignan (et de leur meilleure part). La ressemblance entre les deux éléments est d’autant plus frappante que Mme de Sévigné tend à unir texte et jardin dans un même geste ornemental, en semant des devises ou des vers italiens aussi bien le long de ses allées qu’entre les pages de ses lettres 16 . Et ce sont bien souvent les mêmes cita- 14 Voir les passages que nous citions au début de cette étude. 15 Tandis qu’elle applique l’opposition entre jardin et labours à la création (à la rédaction de la lettre), Mme de Sévigné applique celle entre lande et prairie à la réception (à la lecture de la lettre) ; mais la logique est la même. 16 Sur l’italien dans les Lettres, voir les études de Pietro Toldo, « Quello che la Signora di Sévigné scrive delle cose nostre », Scritti varii di erudizione e di critica in onore di Rodolfo Renier, Turin-Milan-Rome, Bocca, 1912, p. 21-33 ; Clara Friedmann, « La coltura italiana di Madame de Sévigné », Giornale Storico della Letteratura Italiana, 1912, n° 60, p. 1-72 ; Henri Baudin, « L’italianisme dans les lettres de Madame de Sévigné », dans Giorgio Mirandola (dir.), L’Italianisme en France au XVII e siècle, supplément au n o 35 des Studi francesi, 1968, p. 109-118 ; Giovanni Getto, « Italianismo di Madame de Sévigné », Lettere italiane, n° 37/ 3, 1985, p. 321-329 ; Nathalie Freidel, « L’autre langue de Mme de Sévigné : l’italien dans la Correspondance », Studi francesi, n° 168, 2012, p. 404-413. Nous nous permettons également de citer les analyses que nous avons consacrées à ce sujet dans l’ouvrage Poétique de Mme de Sévigné. L’invention d’une langue, Paris, Presses universitaires de France, 2023, p. 185-201. Nicolas Garroté 468 tions, du Tasse ou de Guarini, qui viennent embellir la lettre et le territoire. En 1671, à quelques mois d’intervalle, un même vers de la Jérusalem délivrée prend place dans le corps du texte et dans les profondeurs du parc : Je crois que Marseille vous a paru beau. Vous m’en faites une peinture extraordinaire qui ne déplaît pas. Cette nouveauté, à quoi rien ne ressemble, touche ma curiosité ; je serai fort aise de voir cet enfer 17 . […] J’ai cette image dans la tête, E di mezzo l’horrore esce il diletto 18 . (13 mai 1671, I, 250) J’étais hier dans une petite allée, à main gauche du mail, très obscure ; je la trouvai belle. Je fis écrire sur un arbre : E di mezzo l’horrore esce il diletto. (14 octobre 1671, I, 364) De même, en 1675 et 1680, Mme de Sévigné fait écrire dans son parc des vers de Guarini, un des poètes italiens les plus souvent cités dans la Correspondance : Pour nos sentences, elles ne sont point défigurées ; je les visite souvent. Elles sont même augmentées, et deux arbres voisins disent quelquefois les deux contraires, par exemple : La lontananza ogni gran piaga salda 19 , Piaga d’amor non si sana mai 20 . Il y en a cinq ou six dans cette contrariété. (20 octobre 1675, II, 138) Mais écoutez, ma fille, une chose qui est tout à fait dans l’ordre. C’est que j’ai donc fait faire deux petites brandebourgs 21 pour la pluie, l’une au bout de la grande allée dans un petit coin à côté du mail, et l’autre au bout de l’infinie 22 . Il y a un petit plafond ; j’y fais peindre des nuages et un vers que je trouvai l’autre jour dans le Pastor fido : Di nembi il cielo s’oscura indarno 23 . 17 Mme de Grignan avait dépeint à sa mère le bruit des canons et le « hou des galériens ». 18 Le Tasse, La Jérusalem délivrée [1580], XX, 30 (Milan, BUR, 2009, p. 1230). Mme de Sévigné a légèrement modifié le vers, remplaçant « la tema » par « l’horrore ». 19 Giovanni Battista Guarini, Il Pastor fido [1590], III, 3 (Venise, Ciotti, 1602, p. 161). 20 G. B. Guarini, Rime [1598], CII (Venise, Ciotti, 1602, p. 61). 21 Un brandebourg était une « sorte de casaque à manches ainsi appelée parce que la mode en est venue de Brandebourg » (Dictionnaire de l’Académie française, 1762, s. v. « Brandebourg »). Mme de Sévigné emploie le terme de façon métaphorique pour parler des petits pavillons de bois qu’elle avait fait construire dans son jardin. Voir à ce propos la lettre du 21 juin 1680 (II, 980). 22 C’est ainsi que Mme de Sévigné avait baptisé une des allées de son parc. 23 G. B. Guarini, Il Pastor fido, II, 5 (op. cit., p. 108). Extension du domaine de l’amour 469 Ma fille, si vous ne trouvez cela bien appliqué et bien joli, je serai tout à fait fâchée. Cherchez-moi, je vous prie, un autre vers sur le même sujet pour le bout de l’infinie. (31 juillet 1680, II, 1033) Unis par les mêmes ornements, par les mêmes fragments de poésie italienne, l’espace littéraire et l’espace botanique deviennent plus que jamais similaires, et comme interchangeables. Tout se passe comme si Mme de Sévigné cherchait à fondre dans un même domaine, un même jardin secret (c’est le cas de le dire), le terrain où elle déambule en Bretagne et l’univers de papier où elle s’adresse à sa fille. Alors seulement se comprend l’étrange formule de la lettre du 9 octobre 1689, au soir de la Correspondance : « Je sors de mes bois pour me promener avec vous » (III, 721). Un même pas, une même « trotterie 24 » unissent flânerie et écriture, de sorte que bois et lettre, texte et jardin méritent d’être unis dans un même circuit, un même tour. C’est bien sûr pour Mme de Sévigné une façon d’orner ses lettres, mais aussi de s’approprier, d’aménager à sa guise (et d’accorder à son quotidien) le commerce qu’elle entretient avec sa fille. De manière plus profonde, on peut se demander si l’épistolière ne cherche pas à attacher son lieu de vie (ou d’exil) aux mots qui partent pour Grignan. Le jardin des Lettres serait alors non pas une utopie, un lieu imaginaire, lointain et idéal, mais ce qu’on pourrait appeler, en jouant sur les mots, une topo-graphie, une écriture qui s’attacherait le lieu où elle s’écrit, le monde de celui qui la trace. Une sorte d’équivalent littéraire de ces fleurs ou de ces cheveux que les amants glissent dans les plis de leurs lettres pour offrir à leur destinataire une parcelle de leur univers, quelque chose d’eux-mêmes. Non contente d’écrire à Grignan, Mme de Sévigné annexe son monde à ses lettres, et se transporte littéralement (c’est-à-dire littérairement) en écrivant. Ainsi, cette intuition de Virginia Woolf qui a inspiré notre étude - les Lettres de Mme de Sévigné seraient à lire comme « a vast open space, like one of her own great woods 25 » - est porteuse d’un sens beaucoup plus fort qu’il n’y paraît. Loin de se résumer à un simple effet de style, à un banal réseau de métaphores, l’équivalence entre texte et jardin tend à faire du commerce 24 Est-ce un hasard, en effet, si Mme de Sévigné enveloppe régulièrement « course de plume » et « tour de jardin » dans la même image de la « trotterie » ? Voir par exemple les lettres des 18 novembre 1671 et 24 novembre 1675 : « je suis tout le jour à trotter dans ces bois » (I, 382) ; « En vérité, il faut un peu, entre bons amis, laisser trotter les plumes comme elles veulent » (II, 170). 25 Virginia Woolf, The Death of the Moth, « Mme de Sévigné », San Diego-New York- London, Harcourt Brace & Company, 1942, p. 51. Nicolas Garroté 470 épistolaire qui unit les Rochers à Grignan une véritable communication : un transport, un transfert, presque une télépathie. Elle accomplit en quelque sorte le geste du poète, qui dira dans des vers fameux, des vers botaniques, et même fleuris, comme la prose de Mme de Sévigné : Voici des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches Et puis voici mon cœur qui ne bat que pour vous. 26 Bibliographie Sources Dictionnaire de l’Académie française [quatrième édition], Paris, Brunet, 1762. Französisches Etymologisches Wörterbuch, Bonn-Heidelberg-Leipzig-Berlin-Bâle, Klopp / Winter / Teubner / Zbinden, 1922-2002. Guarini, Giovanni Battista, Il Pastor fido [1590], Venise, Ciotti, 1602. Guarini, Giovanni Battista, Rime [1598], Venise, Ciotti, 1602. Le Tasse, Torquato Tasso dit, La Jérusalem délivrée [1580], Milan, BUR, 2009. Sévigné, Marie de Rabutin-Chantal, marquise de, Correspondance, éd. Roger Duchêne, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1972-1978, 3 vol. Études Baudin, Henri, « L’italianisme dans les lettres de Madame de Sévigné », dans Giorgio Mirandola (dir.), L’Italianisme en France au XVII e siècle, supplément au n o 35 des Studi francesi, 1968, p. 109-118. Blanquie, Christophe, Marie Chaufour et Myriam Tsimbidy, Le Château de Bussy- Rabutin. Histoire, portraits, légendes, Paris, Les Éditions Abordables, 2018. Blanquie, Christophe, Bussy-Rabutin en sa tour dorée, numéro spécial des Dossiers du GRIHL, 2021 (en ligne). Brunon, Hervé, « Le paradigme labyrinthique dans l’histoire des jardins. Exemples italiens aux XV e et XVI e siècles, ou du “cosmogramme” au “mésocosme” », dans Hervé Brunon (dir.), Le Jardin comme labyrinthe du monde. Permanence et métamorphoses d’un imaginaire de la Renaissance à nos jours, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne / Musée du Louvre Éditions, 2008, p. 69-131. Dandrey, Patrick, « Les féeries d’Hortésie. Éthique, esthétique et poétique du jardin dans l’œuvre de La Fontaine », Le Fablier, n° 8, 1996, p. 161-170. Dandrey, Patrick, « Un jardin de mémoire. Modèles et structures du recueil des Fables », Le Fablier, n° 9, 1997, p. 57-65. Dandrey, Patrick, « Espace et littérature au XVII e siècle : à propos des jardins », Études littéraires, n° 34/ 1-2, 2002, p. 7-27. 26 Verlaine, Romances sans paroles (1874), « Green ». Extension du domaine de l’amour 471 Dandrey, Patrick, « La Fontaine au jardin des fables. 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L’imposition d’une mainmise de la monarchie sur l’activité culturelle au moyen d’académies et de privilèges aurait pu aboutir à un certain cloisonnement des répertoires à la fin du règne de Louis XIV. Cependant, en dépit du monopole exercé par Lully sur l’Académie royale de musique à partir de mars 1672, ou peut-être précisément à cause de ce monopole qui lui octroie un rôle exceptionnel dans le paysage musical de l’époque, ses airs s’échappent de leur contexte originel pour se diffuser sur d’autres scènes, dans d’autres contextes et d’autres pays 2 . Présents sur tous les théâtres parisiens sous forme de fragments anthologiques parodiés 3 , ils contribuent à la porosité des frontières entre les 1 Jean-Baptiste Rousseau, Le Café, Paris, Aubouyn, Emery et Clouzier, 1694, sc. 14, p. 40. 2 Aucun compositeur du XVIII e siècle - y compris Rameau, d’accès plus difficile, mais à l’exception de Gluck - n’a connu une telle popularité et une telle diffusion. Voir Herbert Schneider, Die Rezeption der Opern Lullys im Frankreich des Ancien Régime, Tutzing, Hans Schneider, 1982, p. 11. 3 Voir Judith le Blanc, Avatars d’opéras. Parodies et circulation des airs chantés sur les scènes parisiennes (1672- 1745), Paris, Classiques Garnier, 2014, et http: / / www.iremus.cnrs.fr/ fr/ publications/ parodies-doperas-sur-la-scene-destheatres-parisiens-1672-1745-annexes, 2015 ; « “La musique ambulante de Paris” : Judith Le Blanc 474 répertoires. Souvent créées à la Cour, les tragédies en musique traversent les couches de la société sous forme de pièces détachées reprises en cantiques, en noëls, en chanson satirique ou à boire, dans le Mercure galant, sur le Pont-Neuf, à la Foire, au Théâtre Italien ou à la Comédie-Française. Les airs s’immiscent dans des contextes très divers : polémique, mondain, dramatique ou religieux. Le succès d’un air se mesure à l’aune du nombre d’avatars qu’il sécrète. Chanter Lully s’apparente à un véritable « jeu de société 4 ». Mais si, selon Anne-Madeleine Goulet, l’air sérieux ne concerne qu’une « étroite faction de la société 5 », les airs de Lully se diffusent en revanche à la fois horizontalement et verticalement, leur simplicité, leur universalité et leur qualité mnémotechnique ayant le pouvoir - sinon le charme - de rendre les frontières sociales poreuses « depuis la Princesse jusqu’à la servante de cabaret 6 ». Ces airs de l’Opéra et du grand monde, qui ont descendu jusqu’au petit peuple, ont de nécessité passé par la bouche de tous les gens respectables […]. Lorsque j’entendais, par exemple, l’air d’Amadis, Amour que veux-tu de moi, etc. chanté par toutes les cuisinières de France, j’avais droit de penser que cet air était déjà sûr d’avoir eu l’approbation de tous les gens de France d’un rang entre la princesse et la cuisinière : que cet air avait parcouru tous ces rangs-là, pour en venir au plus bas, et avait emporté l’estime et le suffrage de tout ce peuple de qualité, de tous les connaisseurs, de tous les savants, de ce nombre immense de personnes distinguées, par la bouche desquelles il avait passé : et remarquant qu’il savait toucher la cuisinière, comme il avait su toucher la princesse, qu’il plaisait également au savant et à l’ignorant, aux esprits du premier ordre et du dernier : je concluais qu’il devait être bien beau, bien dans la nature, bien plein d’une expression vraie, pour avoir remué tant de divers cœurs, et flatté tant d’oreilles différentes . Par sa capacité à devenir un tube, mais aussi à servir de véhicule à des textes contradictoires, l’air migrateur transcende ainsi les frontières géogramigrations inter-scéniques des airs chantés », Les Théâtres parisiens sous l’Ancien Régime. Parcours transversaux, Emanuele de Luca et Barbara Nestola (dir.), Revue d’Histoire du Théâtre, n° 289, janv.-mars 2021, p. 91-106. 4 Anne-Madeleine Goulet, Poésie, musique et sociabilité au XVII e siècle. Les Livres d’airs de différents auteurs publiés chez Ballard de 1658 à 1694, Paris, Champion, 2004, p. 428. 5 Ibid., p. 429. 6 Jean-Laurent Lecerf de La Viéville, Comparaison de la Musique italienne et de la Musique française, dans La Première Querelle de la musique italienne, 1702-1706, éd. Laura Naudeix, Paris, Classiques Garnier, 2018, p. 636. 7 Ibid., p. 648. Les airs migrateurs de Lully, facteurs de porosité des frontières 475 phiques, génériques, séculaires ou sociales, et va même, sous la forme de parodies spirituelles, jusqu’à transgresser les frontières entre les sphères profane et sacrée. Il apparaît dès lors comme un brouilleur axiologique de valeurs, et invite à relativiser la prétendue dichotomie entre une musique préjugée « savante » et une musique dite « populaire » au profit d’une musique circulaire. Chanter contre, « sur l’air de » La diffusion de ces airs d’opéras qui conquièrent une vie indépendante hors des murs de l’Académie royale de musique se fait notamment à travers les chansons imprimées ou manuscrites « sur l’air de ». Le succès de certains airs de Lully peut alors se retourner contre lui lorsque la chanson « sur l’air de » cristallise une anecdote relative à sa vie privée. Le castrat Atto Melani, devenu abbé, rapporte que Lully est le premier à faire les frais des sermons jésuites, lorsqu’on apprend à Louis XIV qu’il dort tous les soirs avec le page Brunet « au scandale de sa femme et de ses enfants 8 ». Les chansonniers du temps raillent explicitement son homosexualité sur ses propres airs, comme dans cette chanson sur Quand le péril est agréable, de l’acte I scène 3 d’Atys (1676) : Baptiste est fils d’une meunière, Il ne saurait nous le nier. Il ne chevauche qu’en meunier, Toujours sur le derrière 9 . Ou encore celle-ci sur une gavotte du prologue de Roland (1685), C’est l’amour qui nous menace, qui sert de support à de nouveaux couplets parodiés sur les amours de Lully et du page Brunet : C’est le Roi qui te menace, Ah ! Lully songe à changer Quelques vœux que tu lui fasses Il ne veut point y songer Tu reviens quand il te chasse Tu ne peux plus l’engager, C’est le Roi qui te menace Ah ! Lully songe à changer 10 . 8 Florence, Achivio di Stato, Mediceo del Principato 4801, cité par Jérôme de La Gorce, Jean-Baptiste Lully, Paris, Fayard, 2002, p. 309. 9 Paris, BnF, Manuscrits, Ms. fr. 12669, Recueil de chansons anecdotiques, satiriques et historiques, depuis 1682 jusques en 1691, avec des notes curieuses et instructives, t. IV, p. 62, cité par J. de La Gorce, op. cit., p. 311. Judith Le Blanc 476 Air : C’est l’amour qui nous menace Air noté p. XXVII Dedans Poitiers la grand’ville Galerie on fait bâtir Fort commode et fort utile Pour entrer et pour sortir Le Cardinal s’y promène Il y peut aller sans bruit En pantoufle et sans mitaine Voir la Reine dans son lit 12 . 10 Ms. fr. 12620, Recueil de Chansons, vaudevilles, sonnets […] depuis 1680 jusqu’en 1685, p. 429. 11 Monique Rollin, « Les œuvres de Lully transcrites pour le luth », Jean-Baptiste Lully, Actes du colloque du tricentenaire, Herbert Schneider et Jérôme de La Gorce (dir.), Laaber-Verlag, 1990, p. 487. 12 Recueil de chansons, anecdotes satyriques et historiques depuis 1654 jusques en 1669 avec des notes curieuses et instructives, tome 2, F-Pn, Ms. fr. 12667, p. 114, cité par M. Rollin, op. cit., p. 488. L’autrice précise en note que « la date de 1660 donnée pour la première apparition de ce timbre dans le Recueil de chansons (F-Pn, Ms. fr. 12667, p. 114) est certainement trop tardive. Les paroles “Dedans Potier la grand ville” que l’on chantait alors sur cet air, font en effet allusion au retour du Cardinal, après son exil, et à ses retrouvailles avec la Reine en janvier 1652, à Poitiers, où séjourne alors la cour » (n. 15, p. 490). Peut-être le copiste se trompet-il ici de date, mais Monique Rollin se trompe aussi en faisant comme si l’anecdote racontée dans la chanson (ou la diégèse) coïncidait avec « l’apparition » du timbre, ce qui n’est généralement jamais le cas. Les airs migrateurs de Lully, facteurs de porosité des frontières 477 Ill. 1 Recueil de chansons, anecdotes satyriques et historiques depuis 1654 jusques en 1669 avec des notes curieuses et instructives, tome 2, F-Pn, Ms. fr. 12667, p. XXVII des Airs notés La musique qui apparaît dans le chansonnier est bien la même que celle qui est chantée dans le prologue de Roland en 1685 : Judith Le Blanc 478 Ill. 2 Lully, Roland, prologue, Amsterdam, Pierre Mortier, 1711, p. 39. Mais en réalité C’est l’amour qui nous menace est bien un air de Lully. C’est le copiste de ce chansonnier dit « de Castries » - lequel comporte seize volumes qui couvrent la période 1514-1756 13 - qui marie ce texte sur une 13 Voir Claude Grasland et Annette Keilhauer, « “La rage de collection”. Conditions, enjeux et significations de la formation des grands chansonniers satiriques et historiques à Paris au début du XVIII e siècle (1710-1750) », Revue d’histoire moderne Les airs migrateurs de Lully, facteurs de porosité des frontières 479 anecdote relative au séjour de la cour à Poitiers en 1652 tout en lui étant postérieur, avec la musique de Roland. Sans doute parce que l’air de Lully, dans la première moitié du XVIII e siècle, date de composition de la plupart des grands chansonniers historiques, sert de véhicule à nombre de chansons écrites sur un moule métrique identique : huit heptasyllabes qui alternent rimes féminines et masculines. Dans « la perspective d’une utilisation pratique, c’est-à-dire la possibilité que doit avoir le lecteur de chanter les chansons et pas simplement de lire les couplets […] les mélodies ont [pu être] modifiées et notées en fonction des connaissances éventuellement restreintes des contemporains et le souci de véracité ne semble donc pas s’étendre à la partie musicale des chansons 14 ». Il n’empêche que les paroles qui moquent les amours de la Reine et de Mazarin ont été chantées au milieu du XVII e siècle, non pas sur la musique de Lully, mais sur un autre air, celui « des petits sauts de Bordeaux » que l’on trouve associé à « Dedans Poitiers la grand’ville » dans d’autres sources de chansonniers 15 . L’air du prologue de Lully est en outre celui de toutes ses tragédies en musique qui connaît la diffusion instrumentale la plus large. On le retrouve dans de multiples versions et transcriptions pour le luth, la viole de gambe, la guitare, le clavecin, le luth, le théorbe, le cistre 16 … Il migre à la Foire et chez les Italiens, au siècle suivant, on le retrouve dans des occurrences parodiques avec un degré de saillance de l’hypotexte plus ou moins important 17 . Le répertoire de l’Académie royale de musique apparaît donc luiet contemporaine, t. 47, n° 3, 2000, p. 467. L’« Avertissement » du Chansonnier de Castries est cité p. 474. 14 Ibid., p. 475. 15 Voir Bibliothèque Mazarine Ms 2157, f° 82 r° où le texte figure avec quelques variantes (air noté) ; et P. Coirault [Ms. Weck D 216] qui le cite avec quelques variantes textuelles et une autre musique sous le timbre J’ai bien la plus sobre femme (équivalent aux Sauts de Bordeaux) dans Mélodies en vogue au XVIII e siècle. Le répertoire des timbres de Patrice Coirault, révisé, organisé et complété par Marlène Belly et Georges Delarue, Paris, Bnf Éditions, 2020. Dans le chansonnier Maurepas, Ms. fr. 12617, Volume 2 (1646-1666), folio 403 v°-405 r°, il apparaît sous le timbre « des petits sauts de Bordeaux » avec la date erronée de 1651 et 8 couplets. Je remercie Karine Abiven pour ces informations. 16 M. Rollin, op. cit., n. 16, p. 490. 17 Voir Judith le Blanc, Parodies d’opéras sur la scène des théâtres parisiens (1672- 1745), annexes de l’ouvrage Avatars d’opéras. Parodies et circulation des airs chantés sur les scènes parisiennes, http: / / www.iremus.cnrs.fr/ fr/ publications/ parodiesoperas-sur-la-scene-des-theatres-parisiens-1672-1745-annexes, 2015, p. 35 et p. 125. Voir, par exemple, Le Rappel de la Foire à la vie, Lesage et d’Orvenal, 1721, « L’Opéra. - Air 236 : parodié de Roland. C’est la Foire qui menace, / Que d’Auteurs sont en danger ! M. Vaudeville. - Quelque procès qu’on lui fasse, / On Judith Le Blanc 480 même comme une sphère poreuse, qui doit être envisagée dans une dynamique de circulation, laquelle transcende les genres musicaux et la dichotomie musique savante / musique populaire. Les flux migratoires sont divers et ne fonctionnent pas à sens unique. Les échanges entre la musique de l’Opéra et celle des ruelles, celle de la rue et celle des théâtres, celle des airs sérieux et celle des airs à boire sont réciproques, comme l’atteste cet autre avatar de l’air du prologue de Roland contenu dans les Parodies bachiques, sur les airs et symphonies des Opera : Je vois que je ne puis plaire Au beau sexe féminin ; C’est ce qui me désespère Et qui fait tout mon chagrin Mais si l’amour m’est contraire Mon recours sera le vin Je vois que ne puis plaire Au beau sexe féminin . Valeurs (im)matérielles de l’air migrateur Ces chansons qui se chantent sur des airs de Lully s’émancipent de la forme-sens de la tragédie en musique et deviennent le véhicule d’autres valeurs. C’est en effet l’une des caractéristiques de la parodie que de permettre ces brouillages axiologiques entre art officiel et art non-officiel. L’air chanté - contrairement à l’argent qui circule mais a un coût - est en outre une valeur d’échange gratuite, immatérielle, prise dans le flux des autres échanges. Cléon, dans sa défense d’Alceste qui l’oppose à Aristippe, cite l’air Si l’Amour a des tourments, / C’est la faute des amants, en mettant précisément en avant cette « valeur » qualitative, non monétaire, due à son caractère volatil et léger : Serait-ce à cause qu’elles ne valent rien, que tout le monde les sait par cœur et les chante de tous côtés ? Vous en croirez ce qu’il vous plaira ; mais je ne tiens rien de plus impossible que de faire chanter à tout Paris une chanson qui ne vaut rien. Est-ce que celle qui a pour refrain, Si l’amour a des tourments, c’est la faute des amants. Celle où il y a, l’Amour tranquille s’endort ne peut s’en dégager. La Foire. - Je reviens quand on me chasse / Je me plais à me venger […] », Le Théâtre de la Foire, Paris, Gandouin, 1737, vol. 3, p. 435. 18 Parodies bachiques, sur les airs et symphonies des Opera. Recueillies et mises en ordre par Monsieur Ribon, seconde édition revue et augmentée, Paris, Ballard, 1696, p. 188. Les airs migrateurs de Lully, facteurs de porosité des frontières 481 aisément 19 , et cinq ou six autres de cette force, vous déplaisent. Je serais bien fâché de n’y prendre pas plaisir ; et bien loin que j’aie du dégoût pour ces petites chansons, qui étant séparées de la pièce, ont un sens parfait et à l’usage de beaucoup de personnes, et qui concourent néanmoins à composer le corps de l’ouvrage, je les regarde comme des pierreries qui toutes séparément sont précieuses, et qui ne laissent pas d’entrer en la composition d’une couronne, ou de quelque autre ouvrage de grand prix 20 . Perrault vante la capacité d’autonomie de ces petits airs de divertissements, qu’il nomme des « petites chansons », aptes à passer de bouche en bouche et à se diffuser hors de leur contexte originel et jusque dans la rue. Le quartier de la Samaritaine, proche du Pont-Neuf, apparaît comme un lieu emblématique pour ces airs migrateurs qui peuvent aussi se vendre lorsqu’ils sont imprimés : P ASQUIN Il en est de ces beautés, comme de la musique, Sur un théâtre magnifique Un grand air de Lully se vend Un louis d’or, c’est le prix courant ; Mais quand il court la prétentaine Autour de la Samaritaine, Le livre et la feuille, six blancs . Pour l’air de Lully, la chanson sur timbre apparaît comme une consécration, et celle-ci se manifeste spatialement sur le Pont-Neuf, symbole de la circulation et de la migration des airs chantés : « le Pont-Neuf est dans la ville ce que le cœur est dans le corps humain, le centre du mouvement et de la circulation 22 ». Ce n’est pas un hasard si c’est sous la plume de Fuzelier, l’un des rares auteurs à avoir travaillé pour tous les théâtres parisiens dans la première moitié du XVIII e siècle, que l’on trouve les témoignages les plus emblématiques de cette « musique ambulante 23 » : 19 Alceste, Lully et Quinault, II, 1, maxime chantée par Céphise à Straton. 20 Charles Perrault, Critique de l’Opéra ou examen de la tragédie intitulée Alceste ou le Triomphe d’Alcide, Paris, Billaine, 1674, p. 50-52. 21 Charles Dufresny et Biancolelli ou Brugière de Barante, Pasquin et Marforio, médecins des mœurs. Supplément du théâtre italien ou Recueil des scènes françaises qui ont été représentées sur le Théâtre Italien de l’Hôtel de Bourgogne lesquelles n’ont point encore été imprimées, Bruxelles, chez M****, 1697, vol. II, p. 17. 22 Louis-Sébastien Mercier, Tableau de Paris, éd. Jean-Claude Bonnet, Paris, Mercure de France, 1994, t. I, p. 135. Pour se rendre de la Foire Saint-Germain ou de la Comédie-Française à l’Opéra et inversement, il fallait nécessairement passer par le Pont-Neuf. 23 Louis Fuzelier, La Rencontre des opéras, BnF, Ms. fr. 9333, f° 77. Judith Le Blanc 482 Un docteur doit passer de langue en langue comme les hommes passent du blanc au noir, et de certaines brunes du noir au blanc ; comme les avocats passent du pour au contre ; comme les médecins font passer les malades de ce monde-ci en l’autre ; comme la musique passe du Pont-Neuf à l’Opéra, et de l’Opéra au Pont-Neuf 24 . Fuzelier se fait l’écho et l’artisan de ces migrations transfrontalières réciproques entre la rue et l’Opéra : F LONFLON … et s’il y a des airs qui ont été chantés à l’Opéra avant que de l’être à la Samaritaine, il y a aussi bien des chansons qui ont paru au Pont-Neuf avant que de se montrer à l’Opéra 25 . Les théâtres, s’ils ne sont pas étanches les uns aux autres, ne sont donc pas non plus des îlots coupés de la rue et de la société de l’époque, d’où l’intérêt de se placer à l’échelle de toute une ville et de prêter l’oreille aux airs qu’on y fredonne. Les airs de Lully qui se prêtent le plus à la migration sont pour la plupart issus des divertissements et des prologues ou de petits airs-maximes au présent gnomique. Ils présentent les mêmes qualités musicales que les vaudevilles : dessin mélodique simple, ambitus restreint, syllabisme, rythme de danse. C’est ce qui explique qu’ils se gravent facilement dans la mémoire. Les airs migrateurs sont donc avant tout faciles à chanter et à retenir. Lully anticipe en outre la migration de ses airs et leur devenir-vaudeville en facilitant leur mémorisation. Il les fait par exemple introduire par une ritournelle instrumentale ou entonner par un chanteur soliste, avant leur reprise par le chœur et potentiellement par le public. Par exemple C’est l’amour qui nous menace de Roland est confié à une fée à laquelle « répondent » « les chœurs des génies et des fées 26 ». Un témoignage de Joseph Addison rend compte de la participation chantante du public dans la salle même du Palais-Royal. Le moment du divertissement est perçu comme un espace de communion laïque qui se substitue à la religion et l’on comprend bien qu’il ait pu inquiéter les censeurs de l’Église : Le chœur, qui revient à diverses reprises sur la scène, donne de fréquentes occasions au parterre de joindre leurs voix avec celles du théâtre. Cette envie de chanter de concert avec les acteurs est si dominante en France, que, dans une chanson connue, j’ai vu quelquefois le musicien de la scène jouer à peu près le même personnage que le chantre d’une de nos paroisses, 24 L. Fuzelier, Le Ravisseur de sa femme, BnF, Ms. fr. 9335, f° 230. 25 L. Fuzelier, La Rencontre des opéras, BnF, Ms. fr. 9333, f° 74 et f° 76. 26 Lully, Roland, « Prologue », op. cit., 1711, p. 39. Voir supra « Ill. 2 ». Les airs migrateurs de Lully, facteurs de porosité des frontières 483 qui ne sert qu’à entonner le psaume, et dont la voix est ensuite absorbée par celle de tout l’auditoire 27 . Dans la dramaturgie musicale lullyste, tout est fait pour favoriser la participation et la mémorisation par le spectateur chantant de certains airs qui peuvent alors migrer, jusque dans la sphère spirituelle. Parodies… pieuses ou spirituelles ? Lully est le compositeur le mieux représenté dans le corpus des parodies spirituelles. Celles-ci pulvérisent la frontière entre les sphères sacrée et profane et contribuent à la migration des airs lullyste par-delà les frontières de l’Europe, outre Atlantique et jusqu’au Canada : les missionnaires jésuites œuvrant chez les Abénaquis de la mission de Saint-François de Sales recourent à ce procédé dans leur entreprise de conversion 28 . Après les airs de cour et les airs à boire, soucieuse de satisfaire le goût du public, l’Église se plaît à instrumentaliser les airs les plus à la mode de Lully pour diffuser sa doctrine et ranimer la foi de ses fidèles. En témoignent par exemple les Noëls de Saboly (1668-1674) sur des airs de Lully. Pourtant, l’Église catholique condamne majoritairement le genre opéra et reproche « aux airs profanes leur influence pernicieuse sur les esprits, due à leurs “paroles lascives” 29 ». On reproche aux Chrétiens d’aimer mieux boire dans la coupe empoisonnée de Babylone, que dans le Calice du Seigneur. Ils prennent plus de plaisir à chanter les louanges d’un Cupidon lascif et d’une infâme Vénus, que celles de leur Sauveur et de sa sainte Mère 30 . On se souvient de Crisotine Crisard, l’héroïne de la comédie des Opéra de Saint-Évremond que son père menace d’enfermer dans un couvent si elle ne 27 Joseph Addison, Le Spectateur ou le Socrate moderne, traduit de l’anglais, Amsterdam, D. Mortier, 1714, XXIII Discours, p. 148-149. 28 Joseph Aubery, Manuscrit de chant liturgique, conservé aux Archives de la Société historique d’Odanak ; Claude Virot, Manuscrit de chant liturgique oblong, manuscrit conservé aux Archives de l’Archevêché de Québec sous la cote : Manuscrits amérindiens 2UZ. Voir A.-M. Goulet, op. cit., p. 493. 29 Bénigne de Bacilly, « Préface », Les Airs spirituels de Mr de Bacilly, sur les stances chrestiennes de Monsieur l’abbé Testu, Paris, Luyne, 1672, cité par A.-M. Goulet, op. cit., p. 481. 30 Jean Crasset, cité par Thierry Favier, Les Cantiques spirituels savants (1685-1715) : contribution à l’histoire du sentiment religieux en France à la fin du Grand Siècle, thèse sous la direction de Jean Mongrédien, Paris IV, 1996, vol. 1, p. 70. Judith Le Blanc 484 renonce à sa folie d’opéra. En déplorant la « corruption de mœurs 31 » de sa fille, M. Crisard anticipe d’une vingtaine d’années sur la critique de l’opéra que fera Bossuet. Les divertissements, cibles privilégiées des critiques de l’opéra au nom de la vraisemblance, le sont aussi des contempteurs de l’opéra au nom de la bienséance. Bossuet, dans ses Maximes et Réflexions sur la Comédie, incrimine ces petits airs, appelés à devenir vaudevilles, en insistant précisément sur ce piège de la musique qui s’insinue par les sens pour mieux s’imprimer « dans la mémoire » : Songez encore, si vous jugez digne du nom de chrétien ou de prêtre, de trouver honnête la corruption réduite en maximes dans les opéras de Quinault, avec toutes les fausses tendresses, et toutes ces trompeuses invitations à jouir du beau temps de la jeunesse, qui retentissent partout dans ses poésies […]. Si Lully a excellé dans son art, il a dû proportionner, comme il a fait, les accents de ses chanteurs et de ses chanteuses à leurs récits et à leurs vers : et ses airs, tant répétés dans le monde, ne servent qu’à insinuer les passions les plus décevantes, en les rendant les plus agréables et les plus vives qu’on peut par les charmes d’une musique, qui ne demeure si facilement imprimée dans la mémoire, qu’à cause qu’elle prend d’abord l’oreille et le cœur 32 . Les époux Crisard se rendent finalement à l’évidence, Crisotine ne peut pas aller au couvent car quand les Religieuses chanteront Matines, elle chantera l’Opéra ; quand elles prieront la Vierge, elle invoquera Vénus ; et quand le Chapelain dira la messe pour les bonnes sœurs, elle ne parlera que de la beauté des Sacrifices 33 . Si Crisotine apparaît comme une figure de la transgression parce qu’elle substitue l’air profane à l’air sacré, la religion, par le biais des parodies spirituelles, pratique quant à elle un autre type de télescopage. Il arrive qui plus est qu’un texte antérieur vienne en quelque sorte parasiter un texte nouveau, ce qui peut se révéler problématique comme en témoigne cet avis au lecteur : les beaux vers de nos Noëls nouveaux sont aussi profanés par des chants qui ont servi et servent encore tous les jours à tant d’expressions lascives et 31 Charles de Marquetel de Saint-Denis de Saint-Évremond, Les Opera, Robert Finch et Eugène Joliat (éd.), Genève, Droz, 1979, I, 4, p. 44. 32 Jacques Bénigne Bossuet, Maximes et Réflexions sur la Comédie, Paris, Jean Anisson, 1694, p. 6-8. 33 Les Opera, op. cit., p. 55. Les airs migrateurs de Lully, facteurs de porosité des frontières 485 impies. L’idée des paroles sur lesquelles un air a été premièrement fait, revient toujours dans l’esprit 34 . Lully lui-même aurait eu conscience des dangers du travestissement propre aux parodies spirituelles. Ayant reconnu une page d’une de ses compositions, originellement destinée à la scène, lors d’un office religieux, il se serait excusé : « Seigneur, je vous demande pardon, je ne l’avais pas fait pour vous 35 ». Il se produit en effet une sorte de télescopage qui brouille la lisibilité − et l’intention première ? − du chant. En effet, la plupart de ces airs-vaudevilles sont en apparence déconnectés de leur hypotexte, mais ne sont pas pour autant neutres, ou dénués de toute connotation affective. L’exemple des parodies spirituelles de l’abbé Pellegrin, homme d’Église qui se joue des frontières et travaille également pour l’Opéra ou la Foire, qui « dînait de l’autel et soupait au théâtre / Le matin catholique et le soir idolâtre 36 », offre un corpus particulièrement propice et prolixe de cette migration du répertoire opératique lullyste dans la sphère sacrée 37 . Les tables de ses Chansons spirituelles mettent en outre très souvent sur le même plan les vaudevilles et les airs d’opéras et témoignent ainsi de leur perméabilité puisque les uns comme les autres sont utilisés pour les mêmes raisons musicales et coexistent dans la même visée prosélyte. Dans son Histoire de l’ancien et du nouveau testament 38 , Pellegrin utilise quatre-vingt mélodies, dont trente-trois sont tirées d’opéras de Lully, et vingt-deux sont des vaude- 34 « Avis au lecteur », Noëls nouveaux sur les airs anciens, Paris, Jean de Nully, 1712, f° Aij. 35 Cité par J. de La Gorce, Jean-Baptiste Lully, op. cit., p. 248. L’anecdote provient de la Correspondance de Madame de Sévigné, « Lettre du 24 juillet 1689 », R. Duchêne (éd.), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1972-1978, t. III, p. 651. 36 On trouve des versions légèrement différentes de la citation dans les chansonniers du temps : « Le matin catholique et le soir idolâtre, / Il dîne de l’autel et soupe du théâtre », Clairambault, F. Fr. 12696, p. 110. Voir https: / / satires18.univ-stetienne.fr/ texte/ littérature-abbé-pellegrin/ sur-labbé-pellegrin. Ces deux vers sont parfois attribués à Voltaire, voir : http: / / theatre1789-1815.e-monsite.com/ pages/ pieces-gens-et-lieux/ les-pieces/ a/ labbe-pellegrin-ou-la-manufacture-des-vers.html 37 Pour une bibliographie exhaustive des parodies spirituelles de l’abbé Pellegrin, voir Benjamin Pintiaux, « “Combien il en coûte pour ne rien dire” : la pratique parodique dans les cantiques spirituels de l’abbé Pellegrin », Littératures Classiques 74 (2011), p. 172. 38 Histoire de l’ancien et du nouveau Testament, avec le fruit qu’on en doit tirer, le tout mis en cantiques sur des airs choisis & autres qui n'ont point encore paru. Par monsieur l’abbé Pellegrin, Paris, Le Clerc, 1703. Judith Le Blanc 486 villes 39 . Dans sa seconde édition « revue, corrigée, augmentée » de ses Noëls nouveaux pour l’année sainte et chansons spirituelles pour le temps du jubilé et pour tout le cours de l’année, publiée en 1702, la domination de Lully est écrasante : aux côtés de timbres connus de longue date, figurent quarantesix airs de Lully, quatre d’André Campra, un d’André-Cardinal Destouches et un de Lully jeune et Marin Marais. Ces airs, polysémiques par nature, débarrassés de l’arbitraire du signe qui caractérise le langage parlé, changent donc de valeur en fonction de leur contexte d’insertion. Ils sont soumis, selon la belle expression de Raphaëlle Legrand, aux « intermittences du sens 40 ». Quel est dès lors le rapport de l’air migrateur d’opéra à l’œuvre-source ? Le chanteur de la parodie spirituelle at-il une pensée pour Atys et Sangaride à chaque fois qu’il chante l’air du Péril ? Il semble que non et que dans ce cas, on peut bien parler d’une usure du timbre ou de la dimension « passe-partout » ou polyvalente de ce fredon capable de véhiculer des affects très divers : Sur l’air Quand le péril est agréable . On voit languir vos tristes âmes, Quand vos corps ne manquent de rien ; Ignorez-vous qu’il est un bien Plus digne de vos flammes ? […] Ne bornez pas vos vœux au monde, Le vrai bien n’est que dans les cieux ; C’est sur un bien si précieux Qu’il faut que l’on se fonde . Autrement dit, à force de le répéter, on vide un air de sa force signifiante, on le désémantise ou on le neutralise. Ajoutons en outre, qu’un certain nombre de librettistes anticipent dans leurs divertissements cette possibilité et cherchent en amont un effet de neutralisation sémantique en offrant avant tout un matériau formel qui soit vocalement propice. Le caractère 39 Herbert Schneider, « La parodie spirituelle de chansons et d’airs profanes chez Jean-Baptiste de Lully et chez ses contemporains », dans Manfred Tietz et Volker Kapp (dir.), La Pensée religieuse dans la littérature et la civilisation du XVII e siècle en France, Paris-Seatlle-Tubingen, PFSCL, 1984, p. 80. 40 Raphaëlle Legrand, « Rameau des villes et Rameau des champs : itinéraires de quelques mélodies ramistes, de la bergerie au vaudeville », Musurgia IX, 1, 2002, p. 16. 41 Atys, Lully et Quinault, I, 3 : « Quand le péril est agréable, / Le moyen de s’en alarmer ? / Est-ce un grand mal de trop aimer / Ce que l’on trouve aimable ». 42 Abbé Pellegrin, « Cantique CLXVIII », Cantiques spirituels sur divers passages de l’Évangile, s.l., s.d., p. 364-365. Les airs migrateurs de Lully, facteurs de porosité des frontières 487 répétitif des airs de divertissement dont les parodistes raillent à juste titre la pauvreté du vocabulaire contribue à ce relatif vide sémantique. La notion de répétition est par ailleurs essentielle dans l’exercice spirituel, c’est pourquoi nombreux sont les airs en rondeau avec couplets et refrain qui sont recyclés dans les recueils de Pellegrin et répétés à l’envi 43 . La répétition opère ainsi non seulement au niveau du matériau sonore - à force de répéter l’air on le vide de son sens, par volatilisation - mais également pour le chanteur, la vertu religieuse de la répétition opérant comme une sorte de lavage de cerveau ou permettant d’enfoncer le clou plus profondément. La répétition de la même musique aide en effet la mémorisation des paroles, l’air servant de support à la mémoire des seconds, tant il est vrai que « quand on tient l’air, les paroles viennent bien vite 44 ». Réciproquement, les parodies spirituelles jouent un rôle important dans le processus de mémorisation des airs d’opéras puisque certaines de l’abbé Pellegrin peuvent compter jusqu’à vingt-six strophes 45 . Il existe plusieurs cas de figures dans le traitement du texte original : soit une indifférence totale (comme pour le Péril), soit un degré de saillance relatif, soit une reprise thématique (avec inversion profane / sacré) qui spiritualise le texte profane et en gomme les aspects galants. Par exemple la célèbre chaconne de l’acte I de Cadmus et Hermione (1673), « Suivons, suivons l’amour » se trouve convertie sous la plume de Pellegrin en « Cherchons, cherchons Jésus » et l’extase amoureuse saisie par 43 Voir par exemple « Sur l’air : Que devant vous tout s’abaisse et tout tremble », du prologue d’Atys : « Quand nous avons brisé les fers du crime, / Gardons-nous bien d’y rentrer désormais ; / Vouloir deux fois tomber dans l’abîme, / C’est s’exposer à n’en sortir jamais. / Par la rechute / Dieu se rebute, / De son courroux/ Craignons les justes coups », Abbé Pellegrin, « Cantique CCII », ibid., p. 399. Voici le texte original de Quinault : « Chœurs des peuples et des zéphirs. − Que devant vous tout s’abaisse, et tout tremble / Vivez heureux, vos jours sont notre espoir : / Rien n’est si beau que de voir ensemble / Un grand mérite avec un grand pouvoir. / Que l’on bénisse / Le ciel propice, / Qui dans vos mains / Met le sort des humains ». 44 Marcel Proust, « Note sur la littérature et la critique », Contre Sainte-Beuve, Paris, Gallimard, 1984, p. 303. 45 Par exemple « Que chacun avec moi s’avance vers la crèche », dans Noëls nouveaux, 3 e recueil, Paris, Le Clerc, 1739, p. 189, sur l’air Qu’il est doux d’être amant d’une bergère aimable, (Quinault et Lully, Le Temple de la Paix, 1685). Voir Benjamin Pintiaux, « Stratégies et dispositifs de l’écriture parodique dans les Cantiques spirituels et les Noëls de l’Abbé Pellegrin », dans Anne-Madeleine Goulet et Laura Naudeix (dir.), La Fabrique des paroles de musique à l’âge classique, Centre de Musique Baroque de Versailles, Mardaga, 2010, p. 329-341. Judith Le Blanc 488 Lully et Quinault par l’exclamatif « Ah » répété trois fois, convertie en extase mystique (« Ah, ah, ah, peut-on trop l’[Jésus] aimer ? 46 »). Suivons, suivons l’Amour, laissons-nous enflammer, Ah ! Ah ! Ah ! qu’il est doux d’aimer ! Quand l’Amour vous l’ordonne, Souffrons les rigueurs, Chérissons les langueurs, Il n’exempte personne De ses traits vainqueurs ; Quel péril nous étonne ? Laissons trembler les faibles cœurs. Suivons, suivons l’Amour, laissons-nous enflammer, Ah ! Ah ! Ah ! qu’il est doux d’aimer ! Deux Amants peuvent feindre Quand ils sont d’accord ; Plus l’Amour trouve à craindre, Plus il fait d’effort ; On a beau le contraindre, Il en est plus fort. Suivons, suivons l’Amour, laissons-nous enflammer, Ah ! Ah ! Ah ! qu’il est doux d’aimer ! Cherchons, cherchons Jésus, il doit nous enflammer, Ah ! ah ! ah ! peut-on trop l’aimer ? Son amour l’a fait naître Pour tous les Mortels, Dressons-lui des Autels, Formons pour ce bon Maître Des vœux éternels. Il a fait disparaître Tous nos malheurs les plus cruels. Cherchons, cherchons Jésus, il doit nous enflammer, Ah ! ah ! ah ! peut-on trop l’aimer ? Son amour est extrême Comme nos malheurs ; Cet Enfant qui nous aime Fais tarir nos pleurs ; L’innocent veut lui-même Porter nos douleurs. Cherchons, cherchons Jésus, il doit nous enflammer Ah ! ah ! ah ! peut-on trop l’aimer ? Les interprètes de la version pieuse gommaient-ils toute la sensualité de la musique ? Ou la réinvestissaient-ils au contraire pour la mettre au service de leur foi ? Même s’il est difficile de répondre, ces questions d’interprétation méritent d’être posées. La parodie musicale, par-delà sa dimension ludique, ouvre finalement la voie à des questions esthétiques fondamentales, comme celle de la relativité du lien entre le texte et la musique, voire celle de son absence de nécessité. Greffer d’autres paroles sur la musique de Lully équivaut en effet, d’une cer- 46 Abbé Pellegrin, Noëls nouveaux et chansons spirituelles sur divers passages de l’Écriture sainte, Paris, Nicolas Le Clerc, 3 e Recueil, 1707, p. 238. Les airs migrateurs de Lully, facteurs de porosité des frontières 489 taine manière, à remettre en question la théorie de la prétendue subordination de la musique au livret et à mettre en exergue le défaut d’expression de la musique. En ce sens, la pratique de la parodie a pu influencer les critiques adressées par les Encyclopédistes à l’égard de l’écriture mélodique des premières tragédies en musique. En témoigne l’article « Expression » rédigé par le librettiste et théoricien Louis de Cahusac. La musique vocale de Lully est selon lui si peu caractérisée que sur le même chant qu’on a si longtemps cru de la plus forte expression, on n’a qu’à mettre des paroles qui forment un sens tout à fait contraire, et ce chant pourra être appliqué à ces nouvelles paroles, aussi bien pour le moins qu’aux anciennes. Sans parler ici du premier chœur du prologue d’Amadis, où Lully a exprimé éveillons-nous comme il aurait fallu exprimer endormonsnous 47 . Autre exemple que l’auteur donne à l’appui de cette critique, la fameuse tirade de Méduse dans Persée (1682) qu’il s’amuse à parodier pour montrer que la ligne de chant pourrait tout aussi bien être associée à un texte joyeux : Texte original de Quinault, Persée, III, 1 Parodie de Cahusac Je porte l’épouvante et la mort en tous lieux ; Tout se change en rocher à mon aspect horrible ; Les traits que Jupiter lance du haut des cieux, N’ont rien de si terrible Qu’un regard de mes yeux. Je porte l’allégresse et la vie en tous lieux, Tout s’anime et s’enflamme à mon aspect aimable ; Les feux que le soleil lance du haut des cieux, N’ont rien de comparable Aux regards de mes yeux 48 . Par le biais de cette inversion axiologique, c’est toute la question de la codification du rapport musique / texte, de ses conventions d’adéquation, et celle de la capacité de la musique à signifier par elle-même que soulève et interroge en plein (mais indirectement) la parodie musicale. La migration des airs, par-delà la diversité des pratiques, est un phénomène socioculturel emblématique d’une culture circulaire dans laquelle les échanges entre les théâtres, entre la scène et la salle, entre la musique dite « savante » et la musique dite « populaire », sont nombreux et réciproques. Les théâtres comme les recueils imprimés ou les périodiques, en tant que 47 Louis de Cahusac, art. « Expression », l’Encyclopédie, vol. 6, p. 316. 48 Ibid., p. 317. Judith Le Blanc 490 lieux de transmission - mais aussi de transformation - jouent un rôle dans la diffusion, la vulgarisation mais aussi la conservation de ces airs migrateurs. Par sa capacité à passer de bouche en bouche, l’air migrateur est in fine un air trans-générique, agent de perméabilité entre les frontières géographiques, stylistiques et sociales, qui va jusqu’à pulvériser les frontières entre le sacré et le profane, le religieux et le grivois. Il est difficile de suivre la piste du devenir d’un air, depuis son émanation jusqu’à sa perte. La cristallisation d’un texte inédit permet au mieux d’en saisir un aspect, un apparaître, un composé éphémère et instable, promis à d’autres états. L’air migrateur, volatil et fugitif, malléable et plastique, est un passe-muraille entre les sphères, entre les mondes, et c’est ce qui fait aussi de lui un instrument politique privilégié et redoutable. En témoigne cet avatar des Trembleurs d’Isis (Lully et Quinault, 1677), air qui a changé de couleur politique au gré des bouleversements de l’Histoire et de ses voyages migratoires, inter-scéniques et extra-scéniques : on le trouve notamment dans le Chansonnier Français Républicain ou recueil de Chansons, d’odes, de cantates et de romances relatives à la Révolution française, et propres à entretenir dans l’âme des bons citoyens la gaieté républicaine. Le contenu de ce couplet redouble le pouvoir qu’ont ces airs migrateurs à transcender toujours plus les frontières et à voyager toujours plus loin, tout en opérant un retour inattendu du paradigme du froid : Aux Anglais, faisons la nique, Et que le peuple italique Entonne notre cantique, L’effroi de tous les tyrans : Nous irons du pôle arctique, Jusqu’au bout de l’Antarctique, Proclamer la République À tous les peuples souffrants 49 . 49 Chansonnier Français Républicain ou recueil de Chansons, d’odes, de cantates et de romances relatives à la Révolution française, et propres à entretenir dans l’âme des bons citoyens la gaieté républicaine, Paris, chez Debarle, III e année de la République Française, p. 20-21. Les airs migrateurs de Lully, facteurs de porosité des frontières 491 Bibliographie Sources Addison, Joseph, Le Spectateur ou le Socrate moderne, traduit de l’anglais, Amsterdam, D. Mortier, 1714. 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Corollaire évident de ce travail de classification et de séparation : l’affirmation que certains écrits brouillent la distinction entre les genres. C’est le cas des mémoires, dès lors qu’on tente de les stabiliser comme genre littéraire - significativement, la réflexion sur les mémoires sollicite la métaphore spatiale, c’est le fameux « carrefour des genres en prose » - quitte à ce que l’on reproduise de nouveaux partages, entre « mémoires authentiques » et « mémoires fictifs », ou « apocryphes », notamment. Quelles que soient l’utilité et la légitimité de ce travail de l’histoire littéraire sur les écrits du passé, il filtre fortement l’accès aux pratiques d’écriture et aux opérations de classement effectuées dans le temps même de la production des écrits. Gatien Courtilz de Sandras (1644-1712) est une figure de littérateur intéressante pour aborder ces questions. Issu de la petite noblesse d’épée, il a passé dix-huit ans dans la carrière des armes avant d’investir l’écriture et le commerce des livres, commençant à publier peu de temps avant la Révocation de l’Édit de Nantes, en 1683. Sa pratique d’écrivain l’a conduit à franchir les frontières entre les espaces autorisés et clandestins de la librairie : il a publié la plupart de ses ouvrages sous des adresses fictives, à Cologne, chez Pierre Marteau, voyageant sans cesse, pendant la période où il utilise l’imprimé, entre Paris, Amsterdam et Sedan, plaque tournante d’une circulation des livres sans privilège 1 . Sa critique de l’absolutisme 1 Voir Jean Lombard, Courtilz de Sandras et la crise du roman à la fin du siècle, Paris, Presses universitaires de France, 1980. Laurence Giavarini 494 louis-quatorzien et de la politique à l’égard des protestants (lui-même ne l’est pas) ainsi que la publication, en pays réformé, d’ouvrages sans privilège qu’il fait diffuser en France l’ont mené à la Bastille, en 1693, sur ordre du lieutenant général de police, La Reynie ; il y resta jusqu’en janvier 1699. Cette carrière de professionnel de l’écriture a donc été largement conduite dans la clandestinité et l’anonymat, au point que René Démoris, qui a rencontré Courtilz dans le cadre de sa thèse sur le roman à la première personne, puis préfacé l’édition des Mémoires de M. le marquis de Montbrun chez Desjonquères, observe que celui-ci est resté « à l’écart des stratégies qui favorisent le succès d’une œuvre », voire qu’il « a choisi l’invisibilité 2 ». Deux affirmations que l’on peut discuter. Les pratiques d’écriture et de publication de Courtilz de Sandras ont consisté à produire toutes sortes de gestes historiographiques de nature à saper la politique monarchique et l’ordre social de son temps : histoire des événements (Annales de la cour de France), historique satirique de la monarchie (Mémoires de M.L.D.L.R.), histoire de la noblesse (Mémoires du marquis de Montbrun), etc. Mais son activité d’informateur politique, fondateur du Mercure historique et politique, à partir de 1686, et de L’Élite des nouvelles de toutes les cours d’Europe, périodique lancé en 1698 3 , s’est également déployée dans ses autres écrits et jusque dans les mémoires « apocryphes », même si la critique littéraire a pu considérer ces écrits comme plus avouables, moins évidemment inscrits dans la clandestinité de l’écriture et de la publication. Cette activité a conduit Courtilz à investir le fait littéraire de son temps, dans ce moment où les livres de culture sont devenus l’objet d’une évaluation critique et policière particulièrement forte, où la catégorie de « littéraire » apparaît dans les titres d’ouvrages, tandis que se développe, dans un périodique comme les Nouvelles de la République des Lettres de Pierre Bayle par exemple, toute une analyse de la pratique historiographique fondée sur le rappel de la frontière fondamentale entre le vrai et le faux 4 . L’existence d’une telle critique - une telle construction de la valeur « histoire » - a évidemment contribué à classer les écrits de Courtilz 2 René Démoris, Préface des Mémoires de Monsieur le Marquis de Montbrun [1701], Paris, Desjonquères, 2004, p. 8. 3 Voir Marion Brétéché, Les Compagnons de Mercure : journalisme et politique dans l’Europe de Louis XIV, Ceyzérieu, Champ Vallon, « Époques », 2015. 4 Significativement, les ouvrages de Courtilz sont l’objet de jugements critiques dans les N.R.L., rapportés par J. Lombard (Courtilz de Sandras et la crise du roman, op. cit.) et R. Démoris (Le Roman à la première personne du classicisme aux Lumières, Genève, Droz, « Titre courant », 2002 [1975]). On pourra rapprocher le cas de Courtilz de celui de Saint-Réal, également objet de critiques de la part de P. Bayle, notamment, qui ne cesse de mesurer l’information historique de ses écrits. L’historiette, les mémoires, le fait nobiliaire 495 dans la littérature. Certes, la frontière axiologique entre le vrai et le faux, Courtilz la franchit sans cesse, et jusque dans ses écrits les plus ouvertement historiographiques comme les Annales de la cour et de la France, brouillant ainsi à nos yeux ce partage constitutif et durable de la construction disciplinaire entre les lettres et l’histoire. Mais, dans la mesure où cette distinction est posée et travaillée par ses contemporains comme un outil fondamental de différenciation entre les écrits, ne la prendre en charge que pour reproduire les classements du passé, c’est se priver de comprendre pourquoi Courtilz de Sandras ne cesse de la franchir. La carrière de cet officier de petite noblesse invite en particulier à observer et à comprendre la constance de son investissement dans ce phénomène éditorial que fut la fabrication et la production des « mémoires nobles » à partir des années 1660 5 . Dès 1686, un an après la Révocation de l’Édit de Nantes, il publie une Vie de Coligny qui vient concurrencer les Mémoires de l’amiral de Coligny, dont une édition avait paru en 1665, et fait apparaître un je narrateur très insistant aux premières lignes du texte : une singulière figure de mémorialiste écrivant la vie d’un martyr du protestantisme, en des temps où les protestants, précisément, ne sont plus chez eux en France. Il me semble ainsi que, dans les « mémoires » qu’il compose, qu’il les appelle Vies (Vie du vicomte de Turenne, Vie de Jean-Baptiste Colbert), Mémoires (Mémoires de M.L.C.D.R., Mémoires de Messire Jean-Baptiste de La Fontaine, Mémoires de Mr d’Artagnan…) ou Annales, Courtilz mobilise la littérature comme pouvoir : pouvoir de mise en circulation d’informations (fausses et vraies), pouvoir de saisie de l’histoire comme expérience nobiliaire, pouvoir d’entretenir et d’orienter cet intérêt pour l’histoire qui caractérise le nouveau public des lettres formé dans les années 1680 : l’histoire du « temps présent » comme il l’écrit dans la préface des Annales, et l’histoire du passé de « ce siècle ». Sa manière d’écrire l’histoire travaille avec la production critique des classifications à son époque, avec un champ littéraire qui est transformé par la vogue éditoriale des mémoires et par l’émergence de la catégorie du « littéraire ». Or, occupée à stabiliser la pertinence du partage entre « vrai » et « fiction », la critique moderne des « mémoires fictifs » ou « apocryphes 6 » a fait en partie écran à l’analyse de ces opérations d’écriture et de publication. 5 Voir Christian Jouhaud, Dinah Ribard et Nicolas Schapira, Histoire, littérature, témoignage : écrire les malheurs du temps, Paris, Gallimard, « Folio/ Histoire », 2009. 6 Jacques Berchtold, « Les Mémoires fictifs entre roman et histoire. L’exemple de Courtilz de Sandras », L’Histoire dans la littérature, actes du Colloque de Genève (6- 7 juin 1997), éd. Laurent Adert et Éric Eigenmann, Genève, Droz, 2000, p. 149- 161. Laurence Giavarini 496 Deux récits, une lecture sociale Dans les lignes qui suivent, je voudrais interroger en particulier les voies d’une écriture critique de l’ordre social de la monarchie chez Courtilz de Sandras, en proposant quelques éléments d’une « lecture sociale » des Mémoires du marquis de Montbrun, parus en 1701 à Amsterdam, chez Nicolas Chevalier et Jacques Tirel, la même année que les Annales de la Cour et de la France (Cologne, Pierre Marteau) et les Mémoires de Madame la Marquise de Fresne (Amsterdam), deux ans donc après la sortie de la Bastille de Courtilz. Le fait que l’on trouve, parmi les antécédents de cet ouvrage, un récit de Tallemant des Réaux permet de prendre la mesure de l’écriture du monde social opérée par Courtilz. Le manuscrit des Historiettes, composé vers 1657, est en effet lui-même une entreprise libertine d’écriture de l’histoire et de sape des fondements de la construction monarchique par un discours très construit, quoiqu’il apparaisse singulièrement fragmenté, sur l’ordre social du siècle 7 . La comparaison de ces deux écrits - l’historiette et les mémoires - permet d’évaluer le travail de Courtilz de Sandras sur le récit d’un parcours fulgurant, atypique mais avéré, celui de Montbrun, un troisième récit de la vie de ce personnage ayant rassemblé les preuves documentées de son existence et de sa carrière pendant le premier XVII e siècle. Ce troisième récit, on le doit à Robert de Crèvecoeur, qui a publié en 1889 un long article des Mémoires de la Société de l’histoire de Paris et de l’Île de France dans lequel il discute les textes de Courtilz de Sandras et de Tallemant. Sans faire de l’historiette une source des Mémoires de Montbrun 8 , Crèvecoeur observe qu’il « semble presque que Sandras ait eu sous les yeux quelque copie de l’historiette de Tallemant, tant, par moments, les deux textes présentent d’analogies 9 ». Comme à beaucoup, il paraît impossible à Crèvecoeur de faire de Tallemant, dont le recueil est resté manuscrit pendant deux siècles, une source, voire la source de Courtilz de Sandras. On est pourtant en droit de voir dans les Mémoires de Montbrun une archive de lecture de Tallemant. Mettre en regard les deux énonciations que sont ces récits de la vie de 7 René Descimon, « L’exemplarité sociale des Historiettes de Tallemant des Réaux », dans Laurence Giavarini (dir.), Construire l’exemplarité. Pratiques littéraires et discours historiens ( XVI e - XVIII e siècles), Dijon, EUD, 2008, p. 181-195. J’ai proposé, dans l’inédit de mon HDR, une analyse de ce travail de sape inscrit dans la fragmentation même des Historiettes (L’Expérience libertine du XVII e siècle, mémoire inédit, HDR soutenue le 1 er décembre 2017 à l’université de Paris 3). 8 Je citerai désormais l’ouvrage de Courtilz sous ce titre. 9 René de Crèvecœur, « Un personnage de Tallemant des Réaux : Mont-Brun- Souscarrière », Mémoires de la Société de l’histoire de Paris et de l’Île-de-France, XVI, 1889, p. 57-103, p. 59. L’historiette, les mémoires, le fait nobiliaire 497 Souscarriere-Montbrun permet d’observer le travail de littérarisation du social qu’opèrent les Mémoires de Montbrun sur le texte de Tallemant, ce qui n’exclut pas que Courtilz de Sandras ait eu accès à d’autres écrits sur Montbrun. Les Mémoires de Montbrun ont donc paru en 1701 en trois parties. Ils racontent en première personne l’histoire d’un bâtard, fils réel d’une pâtissière, fils putatif de l’époux de celle-ci, Nicolas Michel, jusqu’au moment où il se découvre fils naturel du duc de Bellegarde, qui refuse pendant longtemps de le reconnaître, malgré ses supplications et l’affirmation de sa noblesse « naturelle » (liv. 1). Devenu un as au jeu et un fourbe à la paume, le jeune homme s’enrichit considérablement jusqu’à pouvoir prêter une somme importante au roi d’Angleterre, Charles II, qui en a fait son favori et lui constitue une rente par la suite (liv. 2). Rentré en France après avoir échappé à un mauvais mariage, le héros se voit enfin légitimé par son père, qu’il suit alors dans la clientèle de Gaston d’Orléans, frère du roi, lequel les entraîne dans sa révolte. Mais, par la grâce de ses bonnes relations avec le cardinal de Richelieu, Montbrun finit par se libérer de l’emprise de Monsieur et lui échapper (liv. 3). Le récit de Courtilz de Sandras associe ainsi une trajectoire aventureuse dans la haute société et dans ses zones plus basses, l’évocation d’un enrichissement très rapide à l’époque de Louis XIII, et un discours sur la noblesse, naturelle et réelle, quoique longtemps refusée par le père, du héros. L’historiette de Tallemant des Réaux s’intitule, elle, « Souscarrière », nom de terre du personnage 10 , celui de « Montbrun » étant introduit à la faveur d’une parenthèse 11 : 10 Antoine Adam corrige ainsi l’affirmation de Tallemant : « Ce n’est pas Souscarriere, c’est Nicolas Michel et Léonarde Aubert qui achetèrent d’abord la terre de Souscarriere. […] Puis, quatorze ans plus tard, le 25 juin 1625, Nicolas Michel et sa femme firent donation à leur fils de Souscarriere, Jonchère et Gratepel [une ferme et un fief], formant un ensemble de deux cent quarante arpents, en considération de “la bonne amour qu’ils ont dict porter et portent à leur dict fils” » (Historiettes, éd. Antoine Adam, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade », 1961, 2 vol., t. II, p. 1213, n. 6). A. Adam annote le texte de Tallemant en utilisant l’article de Crèvecoeur… qui a lu une version édulcorée des Historiettes. 11 « On blasma la Reyne de n’avoir point puny l’irreverence de Montbrun (il s’appella ainsy depuis qu’il fut marié) » (Historiettes, op. cit., t. II, p. 362). R. de Crèvecoeur note bien l’apparition du nom de « Montbrun » dans le contrat de mariage de celui-ci avec Anne Desrogers, le 5 septembre 1637, sans pouvoir expliquer l’origine de ce nom (op. cit., p. 79, n. 1). Laurence Giavarini 498 Souscarrières (c’est le nom d’une maison qu’il achepta, dez qu’il eut du bien) faisoit des parties contre cet homme, qui faisoit l’allemant, et descouvroit insensiblement son jeu. Quand il parioit contre Dalichon, Dalichon se laissoit perdre, et faisoit perdre ceux qui estoient de son costé, ou qui parioient pour luy. Nostre galant trahissoit ceux qui estoient de son costé, et avant que la fourbe fust descouverte, on dit que le marchand de bestiaux, à qui Souscarriere sçavoit que donner, gaigna plus de cent mille escus. Comme il eust un grand fonds, le petit la Lande** [note marginale de Tallemant], qui le connoissoit, estant du meme mestier, car il avoir appris à joüer à la paulme au feu Roy, luy dit un jour : « Pardieu, M. de Souscarriere, vous estes bien fait, vous avez de l’esprit, vous avez du cœur, vous estes adroit et heureux ; il ne vous manque que de la naissance ; promettez-moy dix-mille escus et je vous fais reconnoistre par M. de Bellegarde pour son filz naturel. Il a besoing d’argent ; vous luy en pouvez prester. Voicy le grand jubilé : vostre mere joüera bien son personnage ; elle ira luy declarer que vous estes à luy et point au patissier ; qu’en conscience elle ne peut souffrir que vous ayez le bien d’un homme qui n’est point vostre père. » Souscarriere s’y accorde. La patissiere fit sa harangue ; M. de Bellegarde toucha son argent, et la Lande pareillement. Voilà Souscarriere, en un matin, devenu le chevalier de Bellegarde. On a mesme cru que M. de Bellegarde l’avoit sodomisé par-dessus le marché 12 . Les deux dernières phrases du passage cité ne figurent pas dans l’édition des Historiettes qu’a pu lire Robert de Crèvecoeur, et pour cause : dans les deux éditions qu’a données Monmerqué en 1834 et 1840, celui-ci a fait un considérable travail de sélection de l’acceptable à l’intérieur du texte de Tallemant, ôtant notamment une grande partie des remarques les plus graveleuses dont celui-ci ponctue son écrit 13 . Cela explique que, contre le discours social évidemment acerbe de Tallemant, Crèvecoeur puisse lire dans l’historiette consacrée à « Souscarriere » un « charmant récit 14 ». Ce fait d’histoire de l’édition qu’est la restitution par Antoine Adam des lignes du texte de Tallemant dans l’édition de la Pléiade permet en revanche de mesurer le travail de démolition des fondements de l’absolutisme par les mœurs à l’œuvre dans les Historiettes. Ici, l’opportunisme de la mère se double de celui de Souscarriere, l’acte sodomite (supposé) de Bellegarde venant, comme le maître coup d’un bon joueur qui se paierait en nature, dire la vérité sociale de la filiation comme transaction. Une fois la filiation 12 Tallemant, Historiettes, op. cit., t. II, p. 359-360. 13 Sur le scandale suscité par la publication des Historiettes, voir Marie-Gabrielle Lallemand, « 1834 : les Historiettes de Tallemant font scandale », Elseneur, 15-16, 2000, p. 173-190. 14 R. de Crèvecoeur, op. cit., p. 58, n. 1. L’historiette, les mémoires, le fait nobiliaire 499 désignée comme objet d’un trafic - ce que souligne la coupure entre les sous-entendus concernant la conception de l’enfant et le récit de l’affaire 15 - s’énoncera plus loin une autre vérité qui fait de la mère « une fort honnête femme » et de Souscarrière « le fils d’un loueur de chevaux, premier mari de la pâtissière 16 », ne « sauvant » le personnage de la bâtardise que pour affirmer son origine plus basse. Mais le sujet de la bâtardise revient encore dans un trait qui ponctue plus loin l’évocation des succès de Souscarrière auprès d’une duchesse : celle-ci « lui fait si bon visage » qu’il en a un enfant. « Hé bien, ne voilà-t-il pas r’enchérir sur le jubilé 17 ? ». Dans les Mémoires de Montbrun, Courtilz de Sandras développe la comédie sociale et religieuse dont le « grand jubilé » est l’occasion, puisque les jubilés donnaient lieu à des actes de contrition et, par conséquent, d’absolution : Cependant, tandis que j’étais ainsi au collège, il se passa une chose au logis de mon père putatif, où j’avais toute la part imaginable, comme il sera aisé de voir quand j’en aurai fait le récit. L’année 1608 étant arrivée, qui fut nommée en France vulgairement l’année du grand jubilé, parce que ce fut en ce temps-là que le pape ouvrit pour nous le grand jubilé, qui avait commencé à Rome dès la première année de ce siècle. Or, cette année, disje, étant arrivée, il y eut des missionnaires qui se répandirent dans toutes les paroisses de Paris. Ils excitèrent chacun à faire leur profit des trésors qui nous étaient ouverts par l’Église, et il y eut tant de foule à aller les entendre, qu’on s’y portait les uns les autres. Ils opérèrent des conversions admirables pour fruit de leurs prédications, et ma mère étant allée les entendre comme les autres, elle en revint si touchée, qu’elle s’en fut à l’heure même à confesse. Monsieur le curé de Saint-André des Arts, qui était docteur de Sorbonne, et en réputation de faire son devoir, aussi bien que pas un des autres curés de la ville, fut celui entre les mains de qui elle tomba. Elle s’accusa de m’avoir introduit dans la famille de son mari, quoique je ne fusse pas son fils ; qu’elle avait eu commerce avec monsieur le duc de Bellegarde, qui fut depuis grand écuyer de France ; que c’était lui mon véritable père ; qu’elle ne l’avait osé dire jusque-là, mais qu’il valait mieux qu’elle le fît présentement, puisqu’elle venait d’apprendre des 15 Voici le début de l’historiette : « Il y avoit un patissier à Paris, à l’enseigne des Carneaux, qui traittoit par teste. Ce patissier avoit une femme assez jolie, à qui plusieurs personnes passèrent sur le corps, et entre autres M. de Bellegarde. Vers le temps des embrassements de M. de Bellegarde, cette femme se sentit grosse et accoucha d’un filz. » (Historiettes, op. cit., II, p. 359). Tallemant enchaîne assez longuement sur l’apprentissage du jeu et l’habileté du jeune homme avant de raconter la transaction citée plus haut. 16 Ibid., p. 360. 17 Ibid., p. 364. Laurence Giavarini 500 missionnaires, qu’il n’y avait point de miséricorde à espérer pour ceux qui cachaient leurs péchés 18 . L’incertitude de la paternité est ici inscrite dans la parole maternelle : Je ne sais comment elle pouvait répondre ainsi que j’étais le fils du duc de Bellegarde, et non pas celui du pâtissier ; car il me semble que cela est assez difficile à une femme, à moins que de faire lit à part avec l’un, pendant qu’elle couche avec l’autre. Mais que cela soit ou non, cela n’importe guère à mon sujet ; tout ce qu’il y a à dire là-dessus, c’est qu’il fallait bien qu’elle fût assurée de son fait, puisque non contente de l’avoir dit à son curé, elle consentit encore qu’il vînt apporter la nouvelle à son mari. (p. 23) Cela n’importe guère à mon sujet. Il n’est nul besoin que la bâtardise soit prouvée pour que soit affirmée la noblesse du jeune homme. Avant même la découverte de la naissance de Montbrun, Courtilz de Sandras a pris soin de nourrir son récit d’un débat qui traverse de très nombreux écrits des XVI e et XVII e siècles, et dont Pierre Charron a fait la synthèse dans La Sagesse, en 1601 : pour les tenants de la race et de l’ancienneté, la générosité et la vertu coulent évidemment dans les veines des descendants de nobles. Mais d’autres mettent l’accent sur le fait que la vertu anoblit, minorant le poids de la race et de l’ancienneté censées parfaire la noblesse, à condition que les enfants fassent preuve des mêmes vertus que leurs ancêtres. Sandras n’est certes pas le premier à souligner l’intuition généreuse de son personnage : comme Le Destin du Roman comique de Scarron (1651), le futur Montbrun hait la bassesse de sa naissance : car j’ai toujours eu cela de bon, ou de mauvais, dès que j’ai eu le moindre usage de raison, de ne pouvoir souffrir la bassesse de ma naissance, ni que ma condition prétendue m’obligeât de me communiquer avec des gens que je ne regardais qu’avec indignation, par rapport à leur fortune, et la bassesse de leur extraction. (p. 41) Les noms du père, le nom du sans-père Dans les Mémoires de Montbrun, la légitimation du bâtard est bien l’objet d’une transaction mais, à la différence de chez Tallemant, celle-ci intervient bien plus tard dans le récit, alors que le héros a buté à plusieurs reprises sur le refus de Bellegarde de « lui rendre justice » et envisage même de quitter l’épée pour la robe, rapportant qu’une robe de conseiller fait lever le chapeau d’une demi-lieue de distance, tandis que « si on a l’imprudence de 18 Mémoires de Montbrun, éd. R. Démoris, op. cit., p. 22-23. L’historiette, les mémoires, le fait nobiliaire 501 mettre une épée à son côté, avec un plumet sur l’oreille », on ne suscite que sarcasmes sceptiques. Sa quête de légitimation met explicitement l’accent sur le déplacement des dignités de l’épée à la robe pendant le siècle : Ainsi je comptais pour mon pis-aller de me faire un jour président ou maître des requêtes, qualité qui n’est pas à mépriser dans le siècle où nous sommes, puisque ceux qui sont pourvus de pareilles charges sont en l’état tous les jours de rendre service à leurs amis. (p. 155) Arme redoutable de critique sociale - du côté de la robe comme de l’épée - que le bâtard, condamné à rester extérieur à l’ordre social qu’il observe. C’est alors que Bellegarde, embarqué dans les cabales du duc d’Orléans (Monsieur) et la nécessité de trouver de l’argent pour se révolter contre son maître (le roi), propose au jeune homme une promesse de légitimation contre la somme de cinquante mille écus : « ce fut ainsi qu’au lieu qu’il coûte de l’argent aux pères pour avoir des enfants, il m’en coûta de l’argent à moi, et même une si grosse somme, pour avoir un père » (p. 160). À la différence du texte de Tallemant, la transaction se trouve ressaisie dans la déploration d’un je, qui doit payer pour trouver un père 19 , le discours sur la famille réelle qui traverse les Mémoires de Montbrun se voyant balancé par la fiction d’une famille désirée, fantasmée, confondue avec le désir d’élévation du personnage. Dès que celui-ci apprend qu’il est le fils de Bellegarde, il ne quitte plus l’épée (p. 51) et bien sûr se bat plusieurs fois en duel, traverse la Manche pour devenir un proche du roi d’Angleterre, lui prête de l’argent, mais se trouve également mêlé à des projets de mariage avec une courtisane qu’il dévoile devant le roi. En 1701, l’édition des Mémoires dans un petit in-12 est ponctuée de dix « figures » gravées, placées en vis-à-vis exact du texte et qui scandent les étapes de cette existence noble, telle du moins qu’elle peut se fixer en « scènes » : duels que remporte le héros dans les parties I (p. 36) et II (p. 222), figurations d’une arrestation (par trente archers p. 83) et d’une comparution devant le Lieutenant criminel (p. 89), des scènes du jeu de paume (p. 149), souper avec une dame (qui s’avère une courtisane, p. 235), audience devant le roi d’Angleterre (p. 319). Scènes de la vie d’un gentilhomme qui ne montrent rien de sa bâtardise, tout se passant comme si le bâtard incarnait la mémoire de l’existence sociale de la haute noblesse d’épée. Le nom de Souscarrière, celui d’une seigneurie achetée par Nicolas Michel, son père putatif, avant que n’ait lieu la transaction avec Bellegarde, n’apparaît jamais dans le récit de Courtilz, qui efface le fait qu’une 19 R. Démoris souligne la récurrence de la figure du « père absent » ou « persécuteur » dans les écrits de Courtilz (op. cit., 2002, p. 215 sq.). Laurence Giavarini 502 seigneurie a été achetée par le père roturier du narrateur. C’est pourtant ce fait qui, selon Tallemant, a permis au personnage de prendre un nom de terre et de faire le noble… En revanche, évoquant son passage au collège de Navarre où l’a conduit l’ambition de sa mère (p. 10), le narrateur mentionne le surnom de Melchisedec que lui donnent, par dérision, ses camarades. Ce surnom biblique, l’adolescent le juge inapproprié parce que, dit-il, s’il n’a plus de père, il a « du moins une mère, ce que ce patriarche n’avait pas » (p. 49) ; mais « j’aimais mieux encore qu’on m’appelât de ce nom-là que de celui du pâtissier qui avait été mon père putatif ». Ce nom de Melchisedec, le narrateur le revendique encore plus tard en tant qu’il dit la vérité de sa condition « par rapport à la dureté de [son] Père » (p. 318). Montbrun est ainsi le seul nom « réel » associé au je des mémoires, sans que Courtilz n'explicite son origine, pas plus d’ailleurs que Tallemant ou Antoine Adam. Or, Montbrun était le nom d’une baronnie du duc de Bellegarde, ce qui explique que le fils légitimé ait pris ce nom de terre au moment de son mariage (tout en gardant l’autre dans nombre d’actes notariés, à côté d’appellations du type « Pierre de Bellegarde, marquis de Montbrun »). Que le toponyme soit devenu un nom de marquisat laisse sans doute envisager une de ces manipulations sociales qui ont contribué à dévaluer, dans la seconde moitié du siècle, le titre de « marquis ». Mais ce fait n’est pas mentionné dans les mémoires : le narrateur n’y a d’autre nom que celui de « Melchisedec » déjà mentionné, celui de « Montbrun » ne figurant que dans le titre de l’ouvrage et à l’intérieur des arguments qui précèdent chacun des trois livres qui le composent. Le toponyme de Bellegarde, duc et père de Montbrun, est en revanche l’objet d’une curieuse prolepse qui arrache le lecteur à la fin des années 1620 et le projette dans une transaction de 1646 à propos des terres de Bellegarde, puis dans le présent de Courtilz : le passage rapporte comment Gaston d’Orléans se réfugie à Bellegarde, terre ayant appartenu à Roger de Saint-Lary, et qui étant échue à M. de Bellegarde d’aujourd’hui, à cause de Mme la duchesse de Bellegarde sa femme, a été échangée contre la terre de Choisi, que M. le Prince [Condé] lui a donnée à sa place. Ce n’a été pourtant qu’à condition que Son Altesse Sérénissime obtiendrait des lettres pour lui faire changer son nom en celui de Bellegarde, ce qui ne lui a pas été bien difficile, tellement qu’elle ne s’appelle plus Choisi aujourd’hui, mais Bellegarde. Elle est située sur le bord de la forêt d’Orléans, auprès de Pluviers, et M. de Montespan qui prétend un jour être héritier de ce dernier duc de Bellegarde, parce qu’il n’a point d’enfans, la dévore déjà des yeux comme étant plus propre pour en faire un duché que toutes les terres qu’il saurait avoir en Gascogne. (liv. 2, p. 388-389) L’historiette, les mémoires, le fait nobiliaire 503 Cette mention d’une transaction dans la très haute noblesse (M. le Prince désigne le Grand Condé 20 ) sert probablement à souligner que la terre qui donne son nom au père du héros est sortie du lignage, puisque Bellegarde n’avait pas d’héritier direct à sa mort en 1646, et qu’il a été impossible au vrai noble, celui qu’incarne le bâtard en son désir d’élévation et de légitimité, comme en sa filiation « naturelle », de reprendre cette terre. Mais elle fait également venir le temps raconté vers un présent de l’écriture, un « aujourd’hui », où l’on voit M. de Montespan (fils de Madame de Montespan) lorgner vers une terre ducale, Courtilz ne disant explicitement rien, du moins dans cette prolepse qui exhibe soudain l’ambition historiographique de son écrit, ni du fait que c’est le roi qui avait fait de la terre de Bellegarde un duché, ni de la défaveur de Montespan marquis d’Antin auprès de Louis XIV. La faillite des « Grands » Le troisième livre des Mémoires de monsieur le marquis de Montbrun fait de celui-ci le fils et le rival en amour de son père 21 engagé auprès de Gaston d’Orléans contre le roi et le cardinal de Richelieu. Là où Tallemant rapporte l’enrichissement de Montbrun grâce à l’invention des chaises à porteur, ainsi que sa conduite de « vrai Sardanapale », Courtilz fait basculer le récit dans une évocation détaillée des révoltes de la haute noblesse contre le jeune Louis XIII : principalement, outre les menées de Monsieur, l’affaire du duc de Montmorency qui va jusqu’à sa décapitation ordonnée par le parlement de Toulouse en 1632. Le narrateur qui se dit dépendant d’un père qui ne l’aurait légitimé qu’à la condition d’être accompagné dans l’aventure de la révolte utilise alors sa situation d’« embarqué » pour rapporter l’inconsé- 20 L’acquisition de Bellegarde par Henri II de Bourbon-Condé semble avoir eu lieu en 1646, l’année de sa mort. C’est donc son fils, le Grand Condé, « Monsieur le Prince », qui devient propriétaire de cette terre. 21 « Comme il y avait bien à dire de notre âge, on croira sans doute que nos occupations étaient toutes différentes, parce que les occupations des gens se trouvent conformes d’ordinaire et à leur état et à leurs années. Mais point du tout en cette rencontre : je ne faisais rien que ce qu’il faisait, et il ne faisait non plus que ce que je faisais. Cependant pour expliquer ici ce qui ne serait que mystère, si je ne parlais plus intelligiblement, il faut savoir, que sans nous embarrasser plus que de raison, au moins moi, des affaires qui étaient sur le tapis, nous nous amusions à faire l’amour. Tous les autres courtisans de Monsieur faisaient aussi la même chose, et nous en avions obligation à celui de tous qui était le plus accrédité auprès de luy, parce qu’il nous en avait montré l’exemple. Je veux parler de Puylaurens, qui était devenu amoureux de la sœur de Marguerite » (p. 408-409). Laurence Giavarini 504 quence et les failles de la conduite des Grands : ingratitude de Monsieur pointée par un gentilhomme du Quercy, scandalisé de la pratique des « favoris », mauvais calculs du même Gaston qui ne comprend pas que Schomberg aime plus « la gloire » que « sa sûreté » et va attaquer l’armée à Castelnaudary, faiblesse de Montmorency qui décide d’attaquer le maréchal de Schomberg en étant pris dans « les vapeurs d’un verre de vin blanc », puis part reconnaître Schomberg « en vrai Carabin » - « c’est ce qui n’est pas excusable pour un général, et par conséquent ce qui ne se peut trop blâmer » (p. 456) - et provoque par son erreur la mort de plusieurs chefs militaires (Feuillade, Moret). Le récit des révoltes nobiliaires qui ont conduit à la « justice » de Louis XIII soulève ainsi le problème de la trahison des Grands à l’égard de la grandeur même de leur lignage, les énoncés topiques - « le duc de Montmorency qui ne dégénérait pas de la gloire de ses ancêtres, dont la valeur s’est rendue mémorable dans tous les siècles » (p. 453) - étant en quelque sorte balancés, voire démentis par l’exposé des faits. La structure paradoxale du récit de Courtilz tient ainsi au fait que le discours social porté par le narrateur passe par un récit qui pointe la faillite, tôt dans le siècle, de la haute noblesse d’épée à laquelle Montbrun est relié par son père sans pouvoir en être vraiment, sans pouvoir hériter de la terre de Bellegarde par exemple. Peu avant la légitimation du héros par son père, la tentation de la robe, présentée comme un projet extraordinaire et invraisemblable par le narrateur même (il lui aurait fallu reprendre des études de droit) souligne l’effort de Courtilz pour dire les tensions qui marquent les transformations du second ordre pendant le siècle et la structuration idéologique d’une telle question 22 . Dans les Mémoires de Montbrun, Courtilz donne une origine à ce qu’il présente comme une faillite politique, en un discours qui paraît faire allégeance au roi (le narrateur réaffirmant par exemple le devoir d’obéissance de sa noblesse) mais est constamment soumis à l’investissement dans « l’épée » dont « Montbrun », bâtard, noble « naturel » qui ne trouve jamais le père à la hauteur de l’idéal nobiliaire dont il est l’incarnation paradoxale mais constamment affirmée, porte la mémoire. Dans les Mémoires de Montbrun, l’absence du nom « réel » du héros que Tallemant réintroduit pour sa part tout au long de son historiette, l’absence même du toponyme, remplacé par un je qui produit la constance et la 22 Voir Élie Haddad, « Noblesse d’épée, noblesse de robe : espaces sociaux et frontières idéologiques », L’Atelier du CRH n° 21 bis, Frontières, seuils, limites : histoire sociale des catégorisations, p. 17-38. L’historiette, les mémoires, le fait nobiliaire 505 stabilité d’une référence alors que la vie du héros passe par les lieux topiques et historiques de l’existence noble est ce qui permet à Courtilz de nouer une incertaine bâtardise à l’affirmation d’une « vraie » noblesse. Le choix des mémoires comme genre noble authentifie cette fiction d’une noblesse naturelle, tout en contribuant paradoxalement à produire les mémoires nobles comme fiction. Il est d’ailleurs possible que l’écrit de Courtilz ait voulu donner une autre histoire, un autre contenu, au nom de « Montbrun » qui avait paru en 1698, dans une publication intitulée Histoire du marquis de Saint-André Montbrun, parue chez l’éditeur de lettres à succès qu’était Claude Barbin. Pourvu d’un privilège royal, cet ouvrage célébrait sans équivoque un capitaine général des armées du roi et général des armées de terre de la République de Venise. Il n’est pas à exclure que l’adresse aux Provinces-Unies des Mémoires de Montbrun ait été destinée en revanche à exhiber le refus d’être dans la police royale, bien plus qu’à s’en protéger, tout en augmentant l’attrait du livre, tant il est vrai que la clandestinité était un des vecteurs du succès éditorial de certains mémoires. Comme Tallemant, Courtilz de Sandras travaille les transactions sociales qui, depuis le début du règne des Bourbons, subvertissent profondément l’unité supposée ou postulée de l’ordre social. À une époque où la noblesse doit se prouver et prouver son ancienneté devant le roi par l’écriture, l’investissement dans la littérature de discours critiques sur la haute noblesse en même temps que l’affirmation d’une noblesse « naturelle » mais « sans père », interroge un des fondements de la construction monarchique, celle-ci ayant été théorisée en référence à la figure du père de famille 23 . En utilisant la vogue éditoriale des mémoires nobles pour mettre en circulation des discours qui réécrivent l’histoire de la monarchie depuis le début du siècle et travaillent la question sociale de la noblesse, les écrits de Courtilz instaurent un soupçon sur le statut de l’écrit comme preuve et comme attestation. On comprend qu’ils aient été placés du côté de la fiction par ceux qui contribuent alors à instaurer ou affirmer la valeur historique de la preuve écrite. Il n’en reste pas moins que le livre affirme un idéal noble, si bien que son travail de sape n’apparaît pas aussi radical qu’il l’est chez Tallemant. L’utilisation de la première personne permet que la traversée des mondes du héros apparaisse sans cesse ressaisie comme expérience, abrasant quelque peu la virulence de certains énoncés et masquant la présence continue de l’équivoque. Car celle-ci est une des formes autorisées de publication de la 23 Jean Bodin, Les six Livres de la République, abrégé de l’édition de Paris de 1583 [1576], Paris, le Livre de Poche, « Classiques de la philosophie », 1993. Laurence Giavarini 506 critique et de l’amertume, a fortiori quand elles empruntent les voies de la littérature. Bibliographie Sources Bodin, Jean, Les six Livres de la République, abrégé de l’édition de Paris de 1583 [1576], Paris, le Livre de Poche, « Classiques de la philosophie », 1993. Histoire du marquis de Saint-André Montbrun, Paris, C. Barbin, 1698. 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Antoine Houdar de La Motte: Les Originaux, ou L’Italien 2012, 76 Seiten €[D] 39,- ISBN 978-3-8233-6717-8 Band 199 Francis Mathieu L’Art d’esthétiser le précepte: L’Exemplarité rhétorique dans le roman d’Ancien Régime 2012, 233 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-6718-5 Band 200 François Lasserre Nicolas Gougenot, dramaturge, à l’aube du théâtre classique Etude biographique et littéraire, nouvel examen de l’attribution du ‹‹Discours à Cliton›› 2012, 200 Seiten €[D] 52,- ISBN 978-3-8233-6719-2 Band 201 Bernard J. Bourque (éd.) Abbé d’Aubignac: Pièces en prose Edition critique 2012, 333 Seiten €[D] 78,- ISBN 978-3-8233-6748-2 Band 202 Constant Venesoen Madame de Maintenon, sans retouches 2012, 122 Seiten €[D] 49,00 ISBN 978-3-8233-6749-9 Band 203 J.H. Mazaheri Lecture socio-politique de l’épicurisme chez Molière et La Fontaine 2012, 178 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-6766-6 Band 204 Stephanie Bung Spiele und Ziele Französische Salonkulturen des 17. Jahrhunderts zwischen Elitendistinktion und belles lettres 2013, 419 Seiten €[D] 88,- ISBN 978-3-8233-6723-9 Band 205 Florence Boulerie (éd.) La médiatisation du littéraire dans l’Europe des XVII e et XVIII e siècles 2013, 305 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-6794-9 Band 206 Eric Turcat La Rochefoucauld par quatre chemins Les Maximes et leurs ambivalences 2013, 221 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-6803-8 Band 207 Raymond Baustert (éd.) Un Roi à Luxembourg Édition commentée du Journal du Voyage de sa Majesté à Luxembourg, Mercure Galant , Juin 1687, II (Seconde partie) 2015, 522 Seiten €[D] 98,- ISBN 978-3-8233-6874-8 Band 208 Bernard J. Bourque (éd.) Jean Donneau de Visé et la querelle de Sophonisbe. Écrits contre l’abbé d’Aubignac Édition critique 2014, 188 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-6894-6 Band 209 Bernard J. Bourque All the Abbé’s Women Power and Misogyny in Seventeenth-Century France, through the Writings of Abbé d’Aubignac 2015, 224 Seiten €[D] 68,- ISBN 978-3-8233-6974-5 Band 210 Ellen R. Welch / Michèle Longino (eds.) Networks, Interconnection, Connectivity Selected Essays from the 44th North American Society for Seventeenth-Century French Literature Conference University of North Carolina at Chapel Hill & Duke University, May 15-17, 2014 2015, 214 Seiten €[D] 64,- ISBN 978-3-8233-6970-7 Band 211 Sylvie Requemora-Gros Voyages, rencontres, échanges au XVII e siècle Marseille carrefour 2017, 578 Seiten €[D] 98,- ISBN 978-3-8233-6966-0 Band 212 Marie-Christine Pioffet / Anne-Élisabeth Spica (éds.) S’exprimer autrement : poétique et enjeux de l’allégorie à l’âge classique 2016, XIX, 301 Seiten €[D] 68,- ISBN 978-3-8233-6935-6 Band 213 Stephen Fleck L‘ultime Molière Vers un théâtre éclaté 2016, 141 Seiten €[D] 48,- ISBN 978-3-8233-8006-1 Band 214 Richard Maber (éd.) La France et l’Europe du Nord au XVII e siècle Actes du 12e colloque du CIR 17 (Durham Castle, Université de Durham, 27 - 29 mars 2012) 2017, 242 Seiten €[D] 64,- ISBN 978-3-8233-8054-2 Band 215 Stefan Wasserbäch Machtästhetik in Molières Ballettkomödien 2017, 332 Seiten €[D] 68,- ISBN 978-3-8233-8115-0 Band 216 Lucie Desjardins, Professor Marie-Christine Pioffet, Roxanne Roy (éds.) L’errance au XVIIe siècle 45e Congrès de la North American Society for Seventeenth-Century French Literature, Québec, 4 au 6 juin 2015 2017, 472 Seiten €[D] 78,- ISBN 978-3-8233-8044-3 Band 217 Francis B. Assaf Quand les rois meurent Les journaux de Jacques Antoine et de Jean et François Antoine et autres documents sur la maladie et la mort de Louis XIII et de Louis XIV 2018, XII, 310 Seiten €[D] 68,- ISBN 978-3-8233-8253-9 Band 218 Ioana Manea Politics and Scepticism in La Mothe Le Vayer The Two-Faced Philosopher? 2019, 203 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-8283-6 Band 219 Benjamin Balak / Charlotte Trinquet du Lys (eds.) Creation, Re-creation, and Entertainment: Early Modernity and Postmodernity Selected Essays from the 46th Annual Conference of the North American Society for Seventeenth-Century French Literature, Rollins College & The University of Central Florida, June 1-3, 2016 2019, 401 Seiten €[D] 78,- ISBN 978-3-8233-8297-3 Band 220 Bernard J. Bourque Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle Textes choisis et édités par Bernard J. Bourque 2019, 296 Seiten €[D] 68,- ISBN 978-3-8233-8370-3 Band 221 Marcella Leopizzi (éd.) L’honnêteté au Grand Siècle : belles manières et Belles Lettres Articles sélectionnés du 48e Congrès de la North American Society for Seventeenth Century French Literature. Università del Salento, Lecce, du 27 au 30 juin 2018. Études éditées et présentées par Marcella Leopizzi, en collaboration avec Giovanni Dotoli, Christine McCall Probes, Rainer Zaiser 2020, 476 Seiten €[D] 78,- ISBN 978-3-8233-8380-2 Band 222 Mathilde Bombart / Sylvain Cornic / Edwige Keller-Rahbé / Michèle Rosellini (éds.) « A qui lira »: Littérature, livre et librairie en France au XVII e siècle Actes du 47e congrès de la NASSCFL (Lyon, 21-24 juin 2017) 2020, ca. 650 Seiten €[D] 98,- ISBN 978-3-8233-8423-6 Band 223 Bernard J. Bourque Jean Magnon. Théâtre complet 2020, 644 Seiten €[D] 128,- ISBN 978-3-8233-8463-2 Band 224 Michael Taormina Amphion Orator How the Royal Odes of François de Malherbe Reimagine the French Nation 2021, 315 Seiten €[D] 78,- ISBN 978-3-8233-8464-9 Band 225 David D. Reitsam La Querelle d’Homère dans la presse des Lumières L’exemple du Nouveau Mercure galant 2021, 472 Seiten €[D] 88,- ISBN 978-3-8233-8479-3 Band 226 Michael Call (éd.) Enchantement et désillusion en France au XVII e siècle Articles sélectionnés du 49 e Colloque de la North American Society for Seventeenth- Century French Literature. Salt Lake City, 16-18 mai 2019 2021, 175 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-8520-2 Band 227 Claudine Nédelec / Marine Roussillon (éds.) Frontières Expériences et représentations dans la France du XVII e siècle Articles issus de communications présentées lors du 16 ème colloque international du Centre International de Rencontres sur le XVII e siècle (CIR 17). Université d’Artois, 19-22 mai 2021 2023, 507 Seiten €[D] 88,- ISBN 978-3-381-10141-2 www.narr.de Le XVII e siècle apparaît comme le moment où se seraient définies, dans un même mouvement, les frontières externes et internes de la littérature et de l’État Nation. Les critiques de la notion de classicisme et les nouvelles approches de l’histoire littéraire et politique ont cependant mis en lumière le caractère mouvant, brouillé et essentiellement polémique de ces frontières. Ce sont les usages littéraires, artistiques, historiques et politiques de la frontière, comme ligne de front, limite de territoires et de pouvoirs, et/ ou zone d’échanges, de négociations et de transgressions qu’interrogent ces études - transdisciplinaires, puisque les frontières, réelles ou fictionnelles, voire mythiques, sont géographiques, sociales, linguistiques, politiques, génériques, mais se tracent aussi entre la littérature et ce qui n’en relève (relèverait) pas, entre laïc et religieux, entre privé et public... BIBLIO 17 Suppléments aux Papers on French Seventeenth Century Literature Directeur de la publication: Rainer Zaiser ISBN 978-3-381-10141-2 227 Nédelec / Roussillon (éds.) Frontières BIBLIO 17 Claudine Nédelec / Marine Roussillon (éds.) Frontières Expériences et représentations dans la France du XVII e siècle