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Biofictions ou la vie mise en scène

2022
978-3-8233-9376-4
Gunter Narr Verlag 
Andreas Gelz
Christian Wehr
10.24053/9783823393764

Source de multiples innovations esthétiques depuis le début des années 2000 au moins, le genre hybride des biographies fictionnelles ou fictions biographiques a conquis des parts de marché considérables sous différentes formes littéraires et médiales: romans, biopics au cinéma ou à la radio, bandes dessinées, ou encore constructions biographiques sur les réseaux sociaux. C'est sous la forme de leurs différentes médialités que seront considérées les biofictions, dans ce volume qui réunit des spécialistes francais et allemands de la question. Les exemples proviendront de différentes littératures de la Romania, pour prendre en compte la mondialisation croissante d'un phénomène littéraire jusqu'à présent essentiellement analysé dans le contexte de la littérature francophone.

lendemains edition lendemains 49 Andreas Gelz / Christian Wehr (éds.) Biofictions ou la vie mise en scène Perspectives intermédiales et comparées dans la Romania Biofictions ou la vie mise en scène edition lendemains 49 herausgegeben von Wolfgang Asholt (Osnabrück), Hans Manfred Bock (Kassel) † und Andreas Gelz (Freiburg) Andreas Gelz / Christian Wehr (éds.) Biofictions ou la vie mise en scène Perspectives intermédiales et comparées dans la Romania Umschlagabbildung: Man Ray, Ella Raines. © Man Ray 2015 Trust/ VG Bild-Kunst, Bonn 2021 Bibliografische Information der Deutschen Nationalbibliothek Die Deutsche Nationalbibliothek verzeichnet diese Publikation in der Deutschen Nationalbibliografie; detaillierte bibliografische Daten sind im Internet über http: / / dnb.dnb.de abrufbar. DOI: https: / / doi.org/ 10.24053/ 9783823393764 © 2022 · Narr Francke Attempto Verlag GmbH + Co. KG Dischingerweg 5 · D-72070 Tübingen Das Werk einschließlich aller seiner Teile ist urheberrechtlich geschützt. Jede Verwertung außerhalb der engen Grenzen des Urheberrechtsgesetzes ist ohne Zustimmung des Verlages unzulässig und strafbar. Das gilt insbesondere für Vervielfältigungen, Übersetzungen, Mikroverfilmungen und die Einspeicherung und Verarbeitung in elektronischen Systemen. Alle Informationen in diesem Buch wurden mit großer Sorgfalt erstellt. Fehler können dennoch nicht völlig ausgeschlossen werden. Weder Verlag noch Autor: innen oder Herausgeber: innen übernehmen deshalb eine Gewährleistung für die Korrektheit des Inhaltes und haften nicht für fehlerhafte Angaben und deren Folgen. Diese Publikation enthält gegebenenfalls Links zu externen Inhalten Dritter, auf die weder Verlag noch Autor: innen oder Herausgeber: innen Einfluss haben. Für die Inhalte der verlinkten Seiten sind stets die jeweiligen Anbieter oder Betreibenden der Seiten verantwortlich. Internet: www.narr.de eMail: info@narr.de CPI books GmbH, Leck ISSN 1861-3934 ISBN 978-3-8233-8376-5 (Print) ISBN 978-3-8233-9376-4 (ePDF) ISBN 978-3-8233-0300-8 (ePub) www.fsc.org MIX Papier aus verantwortungsvollen Quellen FSC ® C083411 ® Table des Matières Avant-propos . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7 I ÉLÉMENTS D ’ UNE POÉTIQUE DE LA BIOFICTION: POSITIONS THÉORIQUES ET STRUCTURES TEXTUELLES Dominique Rabaté De l ’ individu problématique au sujet multiple: Réflexions sur l ’ éclatement de la „ forme biographique “ . . . . . . . . . . . . . . . . 11 Bruno Blanckeman La biofiction: de la vie des autres à l ’ autre de toute vie . . . . . . . . . . . . . . . . 23 Alexandre Gefen De la biofiction à l ’ exofiction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31 Andreas Gelz La biofiction et les nombres - Pura Vida. Vie & mort de William Walker (2004) de Patrick Deville, Les Onze (2009) de Pierre Michon, 17 (2017) de Bernard Chambaz . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 41 Wolfram Nitsch Les extravagances de l ʼ inventeur: Fiction biographique et imagination technique dans Des éclairs de Jean Echenoz . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 53 II BIOFICTIONS ET EXPÉRIENCE COLLECTIVE: RÉINVENTIONS DE L ’ HISTOIRE Hans-Jürgen Lüsebrink Biofictions (post)coloniales en ‚ Nouvelle-France ‘ : des constructions (auto)biographiques de La Hontan (1702 - 1703) au roman biographique de Réal Ouellet (1996) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 67 Cornelia Ruhe „ S ’ effacer devant les autres “ : Biofictions chez Emmanuel Carrère et Javier Cercas . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 85 Karim Benmiloud Quand Sergio Pitol célèbre Enrique Vila-Matas: un couronnement au Turkménistan . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 101 Raphaël Estève La vida descalzo d ’ Alan Pauls, un traité de sociologie intime . . . . . . . . . . . 119 Christian Wehr Combinatoire des genres, fictionnalisation et critique du mythe dans Neruda (2017) de Pablo Larraín . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 133 III LA BIOFICTION ENTRE IMAGE ET TEXTE: LE ROMAN GRAPHIQUE ET LA BANDE DESSINÉE Charlotte Krauss Les bandes dessinées biographiques actuelles en France: enjeux et possibilités de l ’ intermédialité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 151 Niklas Bender Raconter une biofiction en bande dessinée: le cas exemplaire de Gipi, S. (2006) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 167 IV LA BIOFICTION, GENRE ‚ LIMITROPHE ‘ : TRANSMÉDIALITÉ, TRANSCULTURALITÉ ET MONDES NUMÉRIQUES Kurt Hahn L ’ inquiétant voyage de Mengele: biofictions et biopolitiques transatlantiques chez L. Puenzo et O. Guez . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 191 Christian von Tschilschke Biofiction transmédiatique et transculturelle: la vie de Pablo Escobar, un cas exemplaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 213 Ulrike Schneider „ Un trait d ’ union entre l ’ essai et la fiction “ : Nicolas de Staël par Stéphane Lambert - écriture biofictionnelle et approche intermédiale . . . . . . . . . . . . 229 Jörg Türschmann La biofiction sur les réseaux sociaux: vlogueurs et vlogueuses dans la Romania . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 243 Contributeurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 261 6 Table des Matières Avant-propos Source de multiples innovations esthétiques depuis le tournant du XX e siècle au moins, le genre hybride des biographies fictionnelles ou fictions biographiques a également conquis des parts de marché considérables sous différentes formes littéraires et médiales : romans, biopics au cinéma ou à la radio, bandes dessinées, ou encore réseaux sociaux. Mais la recherche sur les bioou exofictions n ’ a pas encore accordé l ’ attention qu ’ elle mérite à cette expansion quantitative et médiatique. Pourtant, c ’ est surtout sa transformation médiatique qui contribue, d ’ un point de vue théorique, à élargir durablement le concept et le langage formel des biofictions pour les adapter aux habitudes de communication contemporaines. D ’ un point de vue scientifique, cette dynamisation et cette différenciation croissantes de la biofiction se traduisent par une créativité conceptuelle constante, comme le révèle un coup d ’œ il sur la recherche récente dans le domaine des études françaises et francophones, des études hispaniques ou anglo-américaines: biofiction, nouvelles écritures biographiques, biographies imaginaires, fictions biographiques, auto/ biographies, alterbiographies, historias de vida, docuficciones biográficas, fiktionale Metabiographien, life writing, entre autres. Par ces diverses terminologies et approches, on tente d ’ appréhender par la description et la classification la variété formelle accrue des formes de récits de vie (semi-)littéraires. Le colloque de Freiburg, qui s ’ est tenu en décembre 2018, entendait cependant dépasser cette perspective immanente pour mettre en relation la mutation formelle et structurelle des récits biographiques avec ses multiples contextes historiques, en partie nouveaux, qu ’ ils soient d ’ ordre médial, social, technologique ou économique. Le colloque, en réunissant des spécialistes français et allemands de la littérature, des théoriciens, des historiens de la littérature et des médias, qui se sont penchés sur le phénomène de la biofiction, devait contribuer à combler cette lacune, de manière à ce que la perspective littéraire jusqu ’ ici dominante dans la recherche s ’ ouvre aux sciences des médias. Les contributions sur la biofiction au cinéma (von Tschilschke, Wehr), à la radio (Schneider), dans la bande dessinée (Bender, Krauss) ainsi que sur les réseaux sociaux (Türschmann) élargissent considérablement notre vision des aspects intermédiaux et transmédiaux de la biofiction. Un autre point fort du travail commun a consisté à mettre en exergue la dimension transculturelle des biofictions. Par le passé, c ’ est surtout de France qu ’ est venue l ’ impulsion théorique visant à conceptualiser les biofictions. De même, la production littéraire de biofictions (il suffit de penser aux 127 textes de la collection L ’ un et l ’ autre publiée chez Gallimard) était en particulier un phénomène français ou du moins francophone. Entre-temps, cette situation a changé et la biofiction peut être décrite comme une pratique littéraire transculturelle en expansion. Les exemples traités dans les différentes contributions de ce volume proviennent de différentes littératures en langues romanes, pour prendre en compte la mondialisation croissante, et leur comparaison dans une perspective croisée permet d ’ élargir l ’ analyse des biofictions, jusqu ’ à présent essentiellement limitée à l ’ étude d ’ une seule aire culturelle nationale. A Freiburg, des collègues français (Blanckeman, Gefen, Rabaté), qui font autorité dans la discussion théorique sur les biofictions, et des romanistes de l ’ espace germanophone ont dialogué, souvent d ’ un point de vue résolument comparatiste, sur la pratique des biofictions dans différentes aires culturelles, entre autres en France (Gelz, Hahn, Krauss, Nitsch), dans la francophonie (Türschmann), notamment au Canada (Lüsebrink) ou en Belgique (Schneider), en Italie (Bender), en Espagne (Ruhe) et surtout en Amérique latine (Benmiloud, Estève, Hahn, von Tschilschke, Wehr). Il en résulte un panorama intéressant d ’ une pratique aujourd ’ hui internationale, de ses interférences culturelles et perspectives postcoloniales, de son travail sur la mémoire collective, de ses similitudes formelles mais aussi de ses spécificités. Andreas Gelz, Christian Wehr 8 Avant-propos I Éléments d ’ une poétique de la biofiction: positions théoriques et structures textuelles De l ’ individu problématique au sujet multiple Réflexions sur l ’ éclatement de la „ forme biographique “ Dominique Rabaté La notion de „ biofiction “ reste problématique, et nous sommes réunis pour en préciser les contours. Mais la fortune et la variété des textes ou des films (biopics) récents qui mettent en scène une vie réelle en recourant aux moyens de la fiction imposent de trouver les outils pour analyser ce type d ’œ uvres. Je partirai de la double définition que propose Alexandre Gefen, 1 qui rappelle que le mot vient d ’ Alain Buisine. Il distingue deux perspectives puisque la catégorie s ’ étendra à „ tout texte littéraire dont le cadre narratif épouse celui de la biographie “ , mais aussi à „ tout récit biographique dont l ’ appartenance à la littérature est patente “ . Gefen garde donc au mot son hybridité constitutive, en indiquant que c ’ est bien la frontière entre récit factuel et récit fictionnel qui est mise en cause, dans une articulation mouvante entre le „ bios “ , la vie, et le vaste empire de la fiction (terme qui en est venu en France, sur le modèle anglo-saxon, à s ’ imposer au détriment de la vieille catégorie du roman). Ce qui est donc d ’ emblée au premier plan, c ’ est la possibilité de donner une forme à ce „ bios “ , à une vie ou à la vie, dans sa capacité à être encore organique, sinon unitaire ou unifiable. C ’ est-à-dire: une vie qui peut justement se plier à une forme (de récit) qui la totalise, en lui donnant des contours singuliers et caractéristiques. C ’ est dans cette large perspective de ce que peut être une „ forme biographique “ que je voudrais tracer un parcours hypothétique, un chemin entre théorie et histoire littéraire, dont j ’ emprunte le modèle et le concept à Georg Lukács. Je partirai donc de ses réflexions sur le roman pour voir comment sa catégorisation se trouve débordée par les inflexions plus récentes du biographique. 1 Voir sur le site de Fabula, à la rubrique „ Atelier “ , l ’ entrée „ biofiction “ rédigée par Alexandre Gefen. 1. Lukács et la „ forme biographique “ du roman Je reviens donc au livre de Lukács devenu un classique: La Théorie du roman. 2 Ce n ’ est pas ici la distinction très hégélienne entre l ’ épopée et le roman qui m ’ intéresse, selon l ’ opposition systématique du monde clos au monde ouvert, de la transcendance fondant une collectivité à l ’ immanence de l ’ individu. On se souvient que Lukács fait de l ’ individu problématique le centre et le moteur du roman, parce que c ’ est précisément ce qui ouvre le roman à l ’ aventure et à la quête, au déploiement réel du temps comme durée de l ’ épreuve subjective. Le héros romanesque cherche le sens de sa vie qui reste ouvert à l ’ horizon de ce qu ’ il va vivre. De ce schéma à la fois simple et puissant, découle aussi une histoire des formes romanesques, qui se cherchent selon des essais plus ou moins réussis pour donner à la quête sa plus exacte structure. Le théoricien voit ainsi dans la découverte de l ’ adéquation du roman à la „ forme biographique “ une solution idéale à son risque d ’ inachèvement interne. Il souligne ainsi: La forme du roman est essentiellement biographique. Le caractère organique auquel tend la biographie est seul en mesure d ’ objectiver le flottement entre un système de concepts qui laisse constamment échapper la vie et un complexe vivant toujours incapable d ’ atteindre au repos d ’ un achèvement de soi où l ’ utopie deviendrait immanence. (Lukács 1989: 72) Nourri des discussions philosophiques allemandes, Lukács recourt massivement au concept de vie et voit donc dans le modèle biographique une sorte de position de compromis entre la généralité trop vaste du concept et la dispersion du vécu immédiat. Il poursuit en notant: „ Dans la forme biographique, la réalité singulière, l ’ individu que façonne l ’ écrivain, possède un poids spécifique qui serait trop lourd pour l ’ universelle souveraineté de la vie et trop léger pour celle du système “ (ibid. 72). Le romancier fait de l ’ individu problématique le c œ ur de sa création parce qu ’ il lui délègue, pour ainsi dire, la tâche de mener à bien son parcours fictif. C ’ est le héros en quête de la totalisation du sens ouvert de sa vie qui incarne ce compromis dynamique. Car il reste pris dans le tiraillement entre une unité organique perdue et une totalité qui reste tangentielle. Lukács le résume encore de cette façon: „ À l ’ aspiration irréalisable et sentimentale, aussi bien vers l ’ unité immédiate de la vie que vers l ’ ordonnance universellement englobante du système, la forme biographique confère équilibre et apaisement: elle le transforme en être “ (ibid. 72). Prolongeant sa démonstration, Lukács en vient à nommer le produit de ce compromis romanesque: 2 Lukács, Georg, La Théorie du roman, traduit par Jean Clairevoye, Paris, Gallimard TEL, 1989. 12 Dominique Rabaté C ’ est ainsi que dans la forme biographique on voit s ’ établir un équilibre entre deux sphères de vie, l ’ une et l ’ autre ineffectuées et inaptes isolément à s ’ effectuer; on voit surgir une vie nouvelle, douée de caractères propres, possédant sa perfection et sa signification immanente encore que sur un mode paradoxal : la vie de l ’ individu problématique. (ibid. 73) C ’ est donc la „ forme biographique “ qui conjure le risque du mauvais infini romanesque, c ’ est-à-dire l ’ inachèvement programmé des romans pastoraux ou baroques du dix-septième siècle dont le caractère fondamentalement épisodique ne réussit pas à trouver de délimitation interne. On le vérifie aussi dans les œ uvres où la narration s ’ organise simplement par le relais des narrateurs, comme dans le Décaméron ou l ’ Heptaméron. Il faut ajouter que cette impossibilité de trouver un achèvement (extérieur aussi bien qu ’ intérieur) tient justement au trait essentiel de l ’ individu problématique: c ’ est qu ’ avec lui s ’ est perdu le caractère immédiatement organique de l ’ existence. L ’ adjectif „ problématique “ n ’ est pas une simple redondance, mais une définition brillante de ce qui fonde l ’ individualisme moderne occidental. Le héros ne reçoit plus de détermination constitutive comme dans l ’ épopée. Il doit affronter l ’ existence en recherchant ce qui lui donne sens. Réunissant histoire littéraire et surplomb théorique, Lukács parvient à expliquer magistralement pourquoi le roman européen, prolongeant les découvertes du dix-huitième siècle autour du roman de formation, cristallise ainsi au dix-neuvième siècle un modèle romanesque réaliste qui prend pour objet principal la vie de son personnage, personnage qui lui donne le plus souvent son nom pour titre. Une partie importante des œ uvres produites à l ’ époque peuvent s ’ intituler comme le livre de Maupassant: Une vie. Sur un mode plus abstrait, Lukács peut alors synthétiser sa thèse centrale dans ce résumé typique de son style: La forme biographique signifie pour le roman la victoire sur le mauvais infini ; d ’ une part, les dimensions du monde s ’ y réduisent à celles que peuvent assumer les expériences vécues par le héros, et la somme de celles-ci est organisée par l ’ orientation que prend la marche du héros vers le sens de sa vie qui est connaissance de soi ; d ’ autre part, la masse hétérogène et discontinue d ’ hommes isolés, de structures sociales sans signification et d ’ événements dénués de sens qui apparaissent dans l ’œ uvre, reçoit une articulation unitaire par la mise en rapport de chaque élément avec la figure centrale et avec le problème vital que met en lumière le cours de son existence. (ibid. 76 - 77) Il me fallait rappeler un peu longuement le raisonnement ordonné de Lukács pour souligner la place stratégique de la „ forme biographique “ dans son modèle. Pour ma part, je veux en retenir l ’ équilibre dynamique qu ’ il confère sur une longue durée au roman. Le roman se fait exploration du thème existentiel de l ’ individu problématique si on veut gloser La Théorie du roman avec un De l ’ individu problématique au sujet multiple 13 vocabulaire emprunté à Kundera. La totalisation problématique du sens de sa vie est atteinte dans la mesure où le roman nous conduit jusqu ’ au terme de son existence et nous fait assister le plus souvent à la mort du héros ou de l ’ héroïne. C ’ est là que se dénoue ou que s ’ accomplit son destin ambigu. C ’ est par là aussi que le roman réaliste s ’ ouvre au „ gouffre de l ’ intériorité “ 3 d ’ un individu qui pose la question du sens de la vie sans pouvoir y répondre. Si l ’ on ajoute les thèses de Walter Benjamin à celles de Lukács (dont il s ’ inspire souvent), comme je l ’ ai fait dans Le Roman et le sens de la vie, 4 on complique le modèle historique du théoricien hongrois. Mais c ’ est encore la grande question du dilemme entre liberté et destin que continue de susciter l ’ entreprise romanesque. À partir de la proposition de Georg Lukács, faisons un premier pas de côté, lui aussi schématique et prospectif, tant les formes de récit qui cherchent à donner „ forme “ à une vie se croisent et s ’ entremêlent dans des genres très divers (nécrologie, hagiographie, vies de peintres, faux mémoires). Mais il me semble qu ’ on peut opposer la „ forme biographique “ du roman à la biographie dont elle s ’ inspire. Je vise ici la biographie dans son moment romantique - modèle qui va devenir canonique du genre. La vie de l ’ homme génial, de l ’ artiste, du savant ou du grand homme fonctionne en effet de façon très différente de ce que décrit Lukács pour le roman. Dans la biographie classique, le sens préexiste puisque la vie notoire est connue et qu ’ on en sait les traits aptes à passer à la légende. C ’ est ce sens que le biographe veut rendre manifeste, parfois selon un déterminisme naïf qui fait que tout depuis l ’ enfance conduit immanquablement à la vie réussie. Car il ne s ’ agit plus d ’ un individu problématique qui cherche le sens de son existence, mais d ’ un être exceptionnel dont la singularité doit partout éclater. Dans cette opposition trop rigide, qu ’ il faudrait compliquer par l ’ avènement de l ’ autobiographie à la fin du dix-huitième siècle, prédominent la linéarité du récit de vie et la recherche d ’ un sens, problématique ou avéré. La „ forme “ même d ’ une vie semble avoir trouvé un moule durable. C ’ est ce modèle qui se fissure à la fin du dix-neuvième siècle du côté de la vie imaginaire. 2. La vie imaginaire et ses lacunes C ’ est à Marcel Schwob qu ’ on doit en 1896 l ’ invention des vies imaginaires. La période est marquée par une intense contestation du naturalisme, dont la 3 Je me permets de renvoyer à la lecture que je propose de Anna Karénine, où se trouve cette belle expression - „ Tolstoï et la conversion invisible. Remarques sur Anna Karénine “ , in: Un autre Tolstoï, dirigé par Catherine Depretto, Institut d ’ Études Slaves, 2012, 21 - 32. 4 Voir Rabaté, Dominique, Le Roman et le sens de la vie, Paris, Corti, 2010. 14 Dominique Rabaté machine déterministe semble à bout de souffle. Les critiques opèrent un déplacement significatif vers le vivant de la „ vie “ comme lieu du conflit sans résolution avec la „ forme “ : soit en tirant le biographique du côté de l ’ instant suspensif, soit en ouvrant la subjectivité représentée au flux de conscience qui la déborde. Les auteurs de la „ crise du roman “ 5 de cette fin de siècle revendiquent dans la vie ce qui reste le plus singulier en tant que c ’ est ce qui résiste au sens ou à la détermination. Ils rêvent à une sorte de punctum biographique, à des événements radicalement individuels mais sans exemplarité. L ’œ uvre de Schwob, qui va rester longtemps sans postérité, figurant une sorte de pierre d ’ attente générique, propose une solution originale et comme orpheline, selon deux directions opposées. Si l ’ écrivain élit la vie illustre d ’ un homme célèbre, il décale volontairement le propos, en recherchant le détail insignifiant plutôt que le signe indicateur de la biographie romantique. Pour ce faire, avec un archaïsme assumé, Schwob retrouve les vieilles formes de la vie, celles de l ’ hagiographie et ses légendes, ou celles de la vie brève antique. En resserrant le format narratif, l ’ auteur des Vies imaginaires privilégie l ’ éclat de fulgurances détachées les unes des autres, refusant de restaurer une illusoire continuité. S ’ il va au contraire vers des vies obscures, ces vies que l ’ on pourrait appeler comme Foucault des vies „ d ’ hommes infâmes “ , c ’ est justement parce qu ’ elles échappent à l ’ Histoire en restant dans ses marges improductives. Ce sont les vies de gueux, de voleurs, de prostituées qui figurent ces vies communes et banales, même si elles sont marquées au sceau du crime. Mais tout comme les vies illustres, elles doivent échapper au significatif et à une linéarité explicative grâce au modèle formel très resserré que Schwob maintient dans tout le recueil. Longtemps confidentielle, l ’œ uvre de Schwob (cet étrange hapax) donne pourtant naissance, presque un siècle plus tard, à une efflorescence de vies brèves et imaginaires, notamment dans la collection de Pontalis, „ L ’ un et l ’ autre “ dans les années 1980 et 1990. On peut y voir aussi le développement de l ’ idée de „ biographème “ de Roland Barthes: la vie se résume à une anecdote intrigante ou à une image opaque. Elle devient volontairement indéchiffrable et lacunaire comme si elle échappait à toute forme visant à l ’ enclore ou à lui donner sens. Faite de fragments de réalité, elle défie le récit qu ’ elle stupéfie, offrant plutôt une sorte de matériau à rêverie romanesque sur les possibles qui y restent latents. Conformément au v œ u du dernier Barthes, c ’ est l ’ aspect mat du détail, sa résistance à la signification immédiate, à la chaîne des causalités, qui se voit privilégié. Vidas de Christian Garcin, paru en 1993 dans la collection de Pontalis, 5 Voir le livre devenu un classique de Raimond, Michel, La Crise du roman. Des lendemains du Naturalisme aux années 20, Paris, Corti, 1967. De l ’ individu problématique au sujet multiple 15 est un bon exemple de ces séries de vies rêveuses et lacunaires. La quatrième de couverture explicite le programme esthétique du livre: Nous taisons tous l ’ essentiel. Nous croyons nos vies constituées d ’ événements, quand ce sont les instants d ’ absence, les fragments oubliés, qui les forment et les nomment. Par exemple, un ongle rongé, le souvenir d ’ un chien, la cendre d ’ un regard, une odeur, un cri. L ’ écriture, la poésie plongent leurs racines dans ces failles, dans les instants proscrits, ceux que la mémoire réfute. Dans le silence qui enrobe les êtres, inextricable, profond, difficile à déchiffrer. Qui se nourrit de l ’ éloignement, de l ’ oubli, de l ’ immobilisme des images. Qui prospère à notre insu. On peut lire dans ce texte un manifeste de ce genre des vies imaginaires, car elles sont placées sous le patron d ’ une forme fuyante que vient sertir l ’ extrême brièveté d ’ une écriture par éclats ou par listes de registres volontairement hétérogènes. Les notations biographiques (ongle rongé à la Schwob, chien aperçu par le Funes de Borges) restent plus ou moins décousues, et c ’ est précisément par cela qu ’ elles alimentent une rêverie hors histoire et hors mémoire, loin de tout sens déjà „ constitué “ . On y remarque aussi l ’ attrait de ce que j ’ ai appelé à la suite de Pierre Michon ou de Jean-Benoît Puech le „ sans-témoin “ , 6 c ’ est-à-dire cette part privée de la vie qui se joue loin de tous regards pour l ’ enregistrer. Cette part n ’ appartient pas à l ’ événementiel, et déjoue l ’ approche biographique classique. C ’ est elle qui fascine Emmanuel Carrère quand il médite, dans sa biographie de Philip K. Dick, sur les deux semaines passées par l ’ écrivain américain à Vancouver, période de temps dont on ne sait justement rien, faute de témoignages. 7 Ce sont aussi les trous et les blancs de l ’ existence de Glenn Gould que saisit Michel Schneider dans son très beau Piano solo, livre qui inaugure la collection „ L ’ un et l ’ autre “ . Pour raconter la vie de l ’ illustre pianiste mystérieusement retiré du monde, Schneider choisit la forme arbitraire mais nécessaire des Variations Goldberg dont il reproduit le nombre de fragments agencés en suite discontinue, comme si les Variations donnaient la mesure (sinon la „ forme “ qui s ’ échappe) de la vie de celui qui avait décidé d ’ enregistrer deux fois le morceau de Bach. C ’ est donc, dans la vie narrée comme dans la vie vécue, l ’ accentuation du discontinu qui est revendiquée. Le centre en est alors moins un individu problématique qui doit s ’ affronter au monde extérieur et à autrui qu ’ une pure 6 Voir le chapitre „ Ce qui n ’ a pas de témoin? Les vies imaginaires dans la littérature contemporaine “ in: Dominique Rabaté, Le Chaudron fêlé. Écarts de la littérature, Paris, Corti, 2006. 7 Voir les pages 234 - 235 de sa biographie: Je suis vivant et vous êtes morts. Philip K. Dick, 1928 - 1982 (Paris, Seuil, 1993). Je les ai commentées dans mon livre: Désirs de disparaître. Une traversée du roman français contemporain, Rimouski / Trois-Rivières, Tangence éditeur, 2015, 58 - 61. 16 Dominique Rabaté singularité commune. L ’ écrivain fait face à une subjectivité dont la quête demeure suspendue, arrêtée et „ difficile à déchiffrer “ pour reprendre le mot de Garcin. Une vie toujours au bord de son évanouissement, dont le patron décousu s ’ applique aux vies obscures ou „ minuscules “ comme aux vies plus illustres, mais vues depuis des marges qui leur rendent leur opacité première. La productivité très élevée de ce paradigme de la vie brève ou imaginaire 8 est frappante pour les années 1980 - 1990. Elle essaime largement hors de la collection de Pontalis pour devenir une sorte de signature de l ’ époque. Mais ce paradigme se transforme au tournant des années 2000. Et c ’ est cette dernière mutation que je voudrais mettre en perspective. 3. Une vie multiple et mise en scène Il me semble qu ’ elle touche à plusieurs des aspects dont j ’ ai voulu montrer le caractère déterminant pour les formes de l ’ écriture d ’ une vie. Comme nous y invite justement le choix du titre, c ’ est bien en tant que „ vie mise en scène “ que se (re)présente la biofiction contemporaine. Je voudrais montrer que cette mise en scène est rendue nécessaire par la reconnaissance de la multiplicité des Moi composant l ’ individu. De la „ forme biographique “ du roman à la vie imaginaire, le déplacement essentiel concernait la question de la recherche d ’ un sens. C ’ est d ’ une nouvelle inflexion qu ’ il s ’ agit maintenant, même si cette inflexion n ’ invalide pas les manières plus traditionnelles de représenter une vie. Ce qui transforme une certaine représentation biographique, c ’ est le sentiment nouveau d ’ une multiplicité irréductible de l ’ individu, multiplicité qui interdit de donner une forme unique ou unitaire à cette vie. Elle est pensée et ressentie comme diverse, composite, voire contradictoire: c ’ est une multiplicité dont il faut réussir à préserver les potentialités qui cherchent toutes à se dire. 9 Je prendrai comme premier indice de cette mutation un autre livre de Christian Garcin, qui peut donner la mesure dans une œ uvre en cours de constitution de l ’ évolution de la biofiction. Son titre est déjà révélateur: Les Vies 8 Voir le livre d ’ Alexandre Gefen: Inventer une vie. La fabrique littéraire de l ’ individu, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2015. 9 Dans L ’ Homme sans gravité (Paris, Gallimard, Folio Essais, 2005), Charles Melman fait le même constat d ’ une „ polysubjectivité “ et remarque en réponse à Jean-Pierre Lebrun: „ il est possible désormais d ’ avoir des vies multiples. Il y a peu encore, nous étions condamnés à mener une existence et une seule “ . Voir p. 116 - 117. De l ’ individu problématique au sujet multiple 17 multiples de Jeremiah Reynolds. 10 Garcin veut faire le portrait d ’ un héros „ multiple “ qui a été écrivain, explorateur (premier découvreur de l ’ Antarctique en 1829), colonel de l ’ armée chilienne, avocat à New York, inspirateur de Poe pour Les Aventures d ’ Arthur Gordon Pym et de Melville pour Moby Dick. Personnage réel et littéraire, Reynolds ne saurait être réduit à un trait. Sa vie est résolument multiple et c ’ est ce qui fascine Christian Garcin. Des Vidas à la figure de Reynolds, c ’ est donc le caractère composite de l ’ individu qui s ’ accentue. Il faut moins dire la part opaque et silencieuse d ’ une vie échappant à l ’ Histoire que l ’ inscription plurielle d ’ une existence dans son cours. Garcin ne cesse de contextualiser la vie de son personnage, rappelant ce qui se passe dans le monde dans ces années 1810 - 1840. Ces „ vies multiples “ mobilisent les codes romanesques les plus divers: roman d ’ aventures, roman d ’ exploration, puisqu ’ il faut trouver la langue qui dira la période héroïque et militaire, comme celle qui témoignera des efforts du savant à la recherche des passages vers le centre de la terre. Il faut restituer toutes les potentialités d ’ une existence qui n ’ a cessé de changer de lieu et d ’ exercice. L ’ hétérogénéité de Reynolds est donc le sujet du livre. Garcin n ’ oublie pas les moments de suspension où l ’ on voit Reynolds ne plus trop savoir ce qu ’ il a réellement vécu ou rêvé, où il se demande si sa vie ne se résume peut-être pas simplement à quelques images banales mais singulières, loin de toute légende. 11 Dans cette vie, les parts de fiction et de réalité sont en équilibre instable, tant l ’ existence de Reynolds semble spontanément romanesque, à la limite de l ’ affabulation. Le recours aux codes littéraires convenus ou connus est donc justifié: la nature hétéroclite des références fait justice à la nature plurielle de Jeremiah. Sa vie est autant réelle que littéraire. C ’ est ce sentiment de la multiplicité de chaque individu qui bouscule de la façon la plus active les modes de la biofiction aujourd ’ hui. Pour étayer cette dernière hypothèse, je prendrai quelques exemples qui montrent ce déplacement de la forme biographique. Du côté du roman se joue de manière parallèle l ’ éclatement du personnage individuel. Que se passe-t-il s ’ il devient une suite d ’ incarnations successives, s ’ il se pluralise véritablement? C ’ est cette question que teste Michel Houellebecq dans La Possibilité d ’ une île en imaginant que son héros, Daniel, persiste dans le temps sous la forme de ses clones. Le héros du livre devient alors Daniel 1, souche ou source des Daniel à venir, chacun étant identifié par un numéro dans la série. Chacun commentant le récit de Daniel 1 et produisant celui de son temps de vie sérielle. 10 Paru chez Stock en 2016. 11 Ibid. 167. 18 Dominique Rabaté Vers la fin du roman, 12 Daniel 25 médite sur ce qui définit sa vie, ou plutôt son rôle dans la série des clonages: Un calendrier restreint, ponctué d ’ épisodes suffisants de minigrâce (tels qu ’ en offrent le glissement du soleil sur les volets, ou le retrait soudain, sous l ’ effet d ’ un vent plus violent venu du nord, d ’ une formation nuageuse aux contours menaçants) organise mon existence, dont la durée exacte est un paramètre indifférent. Identique à Daniel 24, je sais que j ’ aurai en Daniel 26 un successeur équivalent ; les souvenirs limités, avouables, que nous gardons d ’ existences aux contours identiques, n ’ ont nullement la prégnance nécessaire pour que la fiction individuelle puisse y prendre appui. La vie de l ’ homme, dans ses grandes lignes, est semblable, et cette vérité secrète, dissimulée tout au long de la période historique, n ’ a pu prendre corps que chez les néo-humains. Rejetant le paradigme incomplet de la forme, nous aspirons à rejoindre l ’ univers des potentialités innombrables. Refermant la parenthèse du devenir, nous sommes dès à présent entrés dans un état de stase illimité, indéfini. (Houellebecq 2012: 392sq) C ’ est bien la question des contours (le mot revient deux fois), de la forme faussement unique d ’ une vie qui est ici mise en cause, par le truchement de la fiction futuriste. La „ fiction individuelle “ a vécu! L ’ existence néo-humaine se résume à quelques moments épiphaniques presque indifférents et météorologiques. Elle est tournée vers une absorption dans le tout de la collectivité abstraite. D ’ une tout autre façon, en jouant sur les registres de la microfiction, du commentaire et du chant lyrique, Camille de Toledo propose un autre équilibre du potentiel et de l ’ effectif dans Vies pøtentielles. Le titre signale ce basculement vers un autre régime du vécu, pour des individus qui s ’ inscrivent dans des séries de rôles ouverts, 13 qui cherchent à lire et à relier leur place dans des lignes de fiction concurrentes ou parallèles. Cet effet d ’ une multiplicité des scénarios de vie se voit encore dans l ’ étonnant Microfictions de Régis Jauffret: 14 chaque micro-récit relate au conditionnel et en mode accéléré une possibilité d ’ existence qui se résume à son développement plus ou moins stéréotypé, toujours frappé d ’ ironie ou de cynisme. Sur la quatrième de couverture du volumineux ensemble, Régis Jauffret signe d ’ une formule l ’ enterrement de l ’ individu problématique cher à Lukács: „ Je est tout le monde “ . Pastiche de Rimbaud, la formule ambiguë peut vouloir dire à la fois que tout sujet est le monde à lui seul, ou aussi bien que l ’ individu n ’ a plus aucun caractère distinctif. 12 La Possibilité d ’ une île, Paris, Fayard, 2005. Voir dans l ’ édition J ’ ai lu de 2012 les pages 392- 3. 13 J ’ ai analysé plus longuement ce livre dans mon article: „ L ’ individu contemporain et la trame narrative d ’ une vie “ , in: Studi Francesi, 175, mai 2015, 49 - 57. 14 Le livre a été publié chez Gallimard en 2007. Jauffret lui a ajouté un nouveau tome, chez Gallimard en 2018, simplement intitulé Microfictions 2018. De l ’ individu problématique au sujet multiple 19 Car ce qui change, c ’ est la nature même du „ bios “ si la vie devient l ’ objet d ’ une théâtralisation de soi, d ’ une mise en scène des Soi pluriel, sans véritable principe d ’ unité autre que le nom qui fédère les avatars d ’ un individu multiple. Le curieux film de Todd Haynes, I am not there, repose sans doute sur une telle conception éclatée de la subjectivité. Aux antipodes du biopic traditionnel, ce film convoque six acteurs différents, dont une femme, pour incarner les différentes facettes du chanteur (et maintenant Prix Nobel) Bob Dylan. Haynes compose le récit à partir d ’ épisodes plus ou moins célèbres de la vie de Dylan, mais aussi en projetant des figures tirées de ses chansons. 15 Tout semble dès lors fonctionner à la manière d ’ une machine à projeter les imagos de l ’ artiste, comme s ’ il s ’ était lui-même nourri de ces fantasmes pour réinventer sa vie au fur et à mesure. Haynes semble dire que la vie ne peut plus tenir dans une biographie unifiée. On pense à l ’œ uvre de Cindy Sherman qui propose aussi une vertigineuse mise en scène de l ’ artiste posant déguisée, grimée, transfigurée. Elle peut aussi bien devenir la femme moyenne de l ’ american way of life que reconstituer des tableaux célèbres dont elle mime les personnages principaux. Le malaise que provoque ses photographies vient du sentiment de porosité vide de celle qui peut ainsi plastiquement tout imiter. L ’ individu semble devenu vide, figurant une multiplicité commune qui s ’ approche parfois dangereusement du kitsch. C ’ est alors moins le schème de la quête, mis en exergue par Lukács, qu ’ une impossible scénarisation de Soi qui règne. La théâtralisation est maximale, et elle emprunte aux codes ou aux stéréotypes les plus connus, les plus reconnaissables. La vie individuelle devient ainsi l ’ objet d ’ une interminable mise en scène qui peine à cacher le vide fondamental qui habite celui ou celle qui multiplie les images de soi. Une vie sur le mode du selfie généralisé? On voit que c ’ est l ’ idée même de l ’ authenticité de l ’ individu qui vacille, si toute biographie doit porter le soupçon d ’ une mise en scène à double ou triple fond. Rusant avec cette invasion de la vie réelle par la fiction de soi, Jean-Benoît Puech construit (et déconstruit) une œ uvre qui interroge précisément la façon dont nous inventons ou fabulons constamment nos existences. À partir du héros fictif qu ’ il a baptisé Benjamin Jordane, et qui lui sert de double, Puech montre la manipulation qu ’ opère Jordane sur le récit supposé de sa vie. Écrivain presque sans œ uvre, il est l ’ objet des commentaires de ses exégètes, selon les lectures biographiques ou structuralistes qu ’ ils en proposent. Dans Une biographie autorisée, signée Yves Savigny, 16 on suit les efforts du critique pour reprendre 15 Le film exige en vérité une connaissance approfondie de la vie réelle de Dylan, dont il choisit certains moments emblématiques, sans qu ’ on comprenne exactement comment l ’ ensemble tient. 16 Yves Savigny (nom qu ’ il faut sans doute entendre comme „ sa vie nie “ ): Une biographie autorisée (Paris, POL, 2010). 20 Dominique Rabaté le récit biographique et traquer les erreurs, volontaires ou non, que Jordane a commises. Mais plus le livre avance, plus on sent que le jeu de pistes a été préalablement pensé par Jordane pour mener son biographe futur sur les chemins qu ’ il a dessinés, dans une inextricable confusion de la réalité et de la fiction. Poussant d ’ un cran le principe de cette indistinction, Puech a même pastiché un vrai faux catalogue d ’ exposition sur son double de papier: Jordane et son temps. 1947 - 1994. 17 À travers les objets qui composent cette exposition (objets de l ’ écrivain, photos, lettres, manuscrits, couvertures de livres), sur le modèle de celles que nous connaissons pour des auteurs réels et célèbres, Puech déroule encore une autre manière, ou plusieurs manières, de raconter la vie de Jordane, vie impossible à authentifier alors même qu ’ elle semble fournir les preuves matérielles de sa réalité. Tel est peut-être le moment de la biofiction où nous sommes: celui où réalité et fiction se mêlent et s ’ hybrident dans une sorte de simulacre de soi: simulacre narcissique du selfie complaisant contre simulacre critique et joueur chez Puech, qui réussit à produire une sorte de comique vertigineux entre Borges et Nabokov. Un moment où la „ forme biographique “ de la vie se pulvérise dans l ’ infini des rôles potentiels que nous voudrions tous jouer. Carrère, Emmanuel, Je suis vivant et vous êtes morts. Philip K. Dick, 1928 - 1982, Paris, Seuil, 1993. Garcin, Christian, Vidas, Paris, Gallimard, 1993. Garcin, Christian, Les Vies multiples de Jeremiah Reynolds, Paris, Éditions Stock, 2016. Gefen, Alexandre, Inventer une vie. La fabrique littéraire de l ’ individu, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2015. Houellebecq, Michel, La Possibilité d ’ une île, Paris, Fayard, 2005. Jauffret, Régis, Microfictions, Paris, Gallimard, 2007. Jauffret, Régis, Microfictions 2018, Paris, Gallimard, 2018. Lukács, Georg, La Théorie du roman, traduit par Jean Clairevoye, Paris, Gallimard TEL, 1989. Melman, Charles, L ’ Homme sans gravité, Paris, Gallimard, Folio Essais, 2005. Puech, Jean-Benoît, Jordane et son temps. 1947 - 1994, Paris, POL, 2017. Rabaté, Dominique, Le Chaudron fêlé. Écarts de la littérature, Paris, Corti, 2006. Rabaté, Dominique, Le Roman et le sens de la vie, Paris, Corti, 2010 17 Paru chez POL en 2017. Le livre de grand format se présente en effet comme le „ catalogue de l ’ exposition de la Bibliothèque de l ’ Université de Bourgogne “ . Avec évidemment des notices de Jean-Benoît Puech et Yves Savigny. De l ’ individu problématique au sujet multiple 21 Rabaté, Dominique, „ Tolstoï et la conversion invisible. Remarques sur Anna Karénine “ , in: Depretto, Catherine (ed.), Un autre Tolstoï, Institut d ’ Études Slaves, 2012, 21 - 32. Rabaté, Dominique, Désirs de disparaître. Une traversée du roman français contemporain, Rimouski / Trois-Rivières, Tangence éditeur, 2015. Rabaté, Dominique, „ L ’ individu contemporain et la trame narrative d ’ une vie “ , in: Studi Francesi, 175, mai 2015, 49 - 57. Raimond, Michel, La Crise du roman. Des lendemains du Naturalisme aux années 20, Paris, Corti, 1967 Savigny, Yves, Une biographie autorisée, Paris, POL, 2010. Schneider, Michel, Glenn Gould, piano solo: aria et trente variations, Paris, Gallimard, 1988. Schwob, Marcel, Vies imaginaires, Paris, Charpentier et Fasquelle, 1896. Toledo, Camille de, Vies pøtentielles, Paris, Seuil, 2011. 22 Dominique Rabaté La biofiction: de la vie des autres à l ’ autre de toute vie Bruno Blanckeman La biofiction, si l ’ on considère les œ uvres qui motivent à la fin du vingtième siècle cette appellation proposée par Alain Buisine, 1 puiserait une partie de son inspiration, lointaine, dans les hagiographies, récits formant parmi les premiers un corpus de textes écrits qu ’ on n ’ appelait pas encore littéraires et qui se développent, à partir du IX e siècle, en composant des vies de saints. Aucune velléité édifiante n ’ accompagne toutefois ces œ uvres, qu ’ elles soient signées Pierre Michon, Pascal Quignard, Gérard Macé ou Jean Echenoz, pour m ’ en tenir aujourd ’ hui à ce corpus en partie fondateur, plutôt quelque libre exercice d ’ admiration qui conduit à méditer et rêver autour de personnalités jugées enchanteresses pour certaines - l ’ attrait des Vies Antérieures pour Gérard Macé - ou dont on peine à accepter que s ’ applique à elles comme à tout individu la loi de l ’ oubli - le syndrome des Vies Minuscules pour Michon. Tout autant, ces auteurs sont mus par le souci de détacher le récit de vie ainsi conçu des usages normatifs qui sont les siens dans l ’ usage plus récent de la biographie. La biofiction semble par là même irréductible à quelque modèle rhétorique fixe, comme s ’ il était dans sa vocation d ’ essaimer, pur produit d ’ une littérature qui propose hors roman et hors autobiographie des usages alternatifs de la fiction, s ’ invente de nouveaux objectifs, peut-être de nouvelles légitimités, en se préfixant de manière signifiante - bio/ fiction, comme un peu plus tôt (1977) auto/ fiction et un peu plus tard (2005) exo/ fiction - une préfixation qui tiendrait lieu à chaque fois de contrainte au corps rhétorique. C ’ est cet essaim de récits que l ’ on nomme, ou qui peut-être pour certains attendent qu ’ on les nomme biofictions, dont je me propose de dégager ici quelques traits parmi d ’ autres, mais plus que d ’ autres peut-être symptomatiques des chemins de traverse empruntés hors mainstream par une certaine littérature, éprise de la vie des autres. 1 „ Biofictions “ , in: Revue des Sciences Humaines, „ Le Biographique “ , 224, 1991, 7 - 13. Premier point: une question de malaise On ne saurait, me semble-t-il, comprendre l ’ émergence des biofictions dans la littérature française sans les mettre en perspective avec un phénomène culturel plus vaste qui impacte la vie littéraire à partir des années 1970 et par rapport auquel elles se développent comme autant d ’ alternatives. Il s ’ agit de l ’ essor dont bénéficient alors certaines pratiques standardisées de la biographie dans le cadre de sociétés occidentales, bien à ses aises dans la société de consommation et progressivement gagnée par la société du spectacle, donc consommant des icônes à plein régime. Un certain type, formaté, de biographie se développe alors, que je désignerai sous l ’ appellation de biographies positivistes, et que déconstruisent les biofictions, ou du moins, s ’ il n ’ est pas d ’ expression conflictuelle directement exprimée par leurs auteurs en ces termes, par rapport auquel elles opposent comme un droit d ’ affranchissement. Rien ne vaut, on le sait, des modèles rhétoriques dominants pour susciter dans l ’ ombre des pratiques alternatives qui les dévoient et permettent à une littérature plus créative d ’œ uvrer. Concevoir des biofictions, c ’ est s ’ affranchir tout d ’ abord des codes du récit biographique à l ’ américaine, placé sous le signe de l ’ enquête minutieusement conduite, avec collecte de documents, montage d ’ interviews, insertions de témoignages, confrontation de sources. C ’ est refuser l ’ idée qu ’ à force de circonscrire une vie dans des réseaux de faits entrecroisés, dans une approche behavioriste de la personne et une écriture aussi calée qu ’ un rapport de justice, neutralisant toute rhétorique trop manifeste au nom d ’ un critère d ’ objectivité, on parvienne à saisir ce que fut la vie d ’ un homme illustre et son identité, celle-ci déduite de celle-là par une somme factuelle d ’ événements qui en feraient démonstration. L ’ exemple-type en est Herbert Lottman, auteur à partir des années 1970 de best-sellers biographiques dûment informés, consacrés à la vie de Camus, Flaubert, Colette, Wilde, Man Ray, et qui ne fut pas sans exercer une influence sur des journalistes français devenus à leur tour des biographes prolifiques ( Jean Lacouture). Face à ce modèle grand public conquérant, la biofiction développe dans ses propres récits la part d ’ ombre, d ’ incertitude, de hasard, de vampirisation qui accompagne de manière plus ou moins latente l ’ acte d ’ écrire la vie des autres, tout ce qui fait que les biographèmes possèdent une charge déterminante de fiction avec laquelle jouent les auteurs. Mais il est aussi un autre modèle de positivisme biographique, à la française celui-ci, débordant d ’ anecdotes plus ou moins étayées et de psychologie à bon compte, sur fond de documents librement interprétés ou rehaussés au seul vernis d ’ une plume faconde. Un imaginaire souvent stéréotypé supplée par endroits à l ’ absence de sources, mais n ’ assume pas sa part de fiction, au nom 24 Bruno Blanckeman d ’ un faire-semblant de fidélité biographique. L ’ exemple-type de cette biographie à la française est l ’œ uvre d ’ un écrivain d ’ origine russe, Henri Troyat, qui, de 1935 à 2007, en multiplia les livraisons avec un succès de vente considérable et une spécialisation dans le répertoire russe (Pouchkine, Dostoïevski, Tolstoï, Gogol, Pierre Le Grand, La Grande Catherine, Raspoutine, Nicolas I er , Nicolas II, Alexandre III, Ivan le Terrible, Tchaïkovski, Pasternak). Plus les personnalités ciblées sont connues, plus elles font l ’ objet d ’ ouvrages ou d ’ articles antérieurs qui constituent un discours d ’ escorte biographique déjà acquis que le texte nouveau glose à son tour, parfois jusqu ’ au plagiat, comme ce fut le cas pour le Juliette Drouet du même auteur, condamné en justice pour ce méfait. Dans l ’ un et l ’ autre cas, il est une bonne conscience de la biographie, cette pratique dans laquelle une identité/ célébrité se révèle, se résout et se résorbe sur fond d ’ illusionnisme rhétorique. Mais en arrière-plan de cette pratique, il y a aussi l ’ idée que la vie des autres est déductible de ce que l ’ on peut en connaître au terme d ’ un travail d ’ enquête et réductible à ce que l ’ on peut en énoncer dans l ’ espace d ’ un texte clos. La biographie serait une pratique positive, en bon point: elle appelle du solide, de la consistance, du gras, 500 pages ou rien. On peut considérer que la biofiction, et le tropisme des formes brèves qui est le sien auprès de certains auteurs lettrés, procède de l ’ insatisfaction que suscite cette illusion historiciste autant que positiviste, véhiculant une conception des identités humaines difficilement acceptables au terme d ’ un siècle de psychanalyse, mais aussi dans la conviction que, s ’ il y a littérature et pour que son geste fasse un tant soit peu sens, elle explore à même ses formes l ’ inconnue humaine sans prétendre d ’ emblée la résoudre. Les premiers faiseurs de biofictions en France, on l ’ a dit, sont des lettrés, qui, de manière euphorique, multiplient les expériences de sympathie, au sens fort du terme, et rendent possible un phénomène de communion d ’ un auteur et d ’ une œ uvre à l ’ autre, à travers les siècles. Il s ’ agit bien sûr d ’ un transport mental joué et surjoué, un shoot au grimoire empoussiéré qui s ’ expose comme tel, avec euphorie chez certains, emphase chez d ’ autres, mais qui vise à faire de la littérature un lieu d ’ interférences entre vie positive - celle à laquelle nous contraint le principe de réalité - et vie alternative - celle à laquelle ouvre une écriture littéraire quand elle multiplie les échappées libres dans le temps ou encore les exercices d ’ épiphanie. Deuxième point : une question de fascination La biofiction s ’ accommode de la forme brève et du récit laconique. Elle s ’ ouvre ainsi aux ellipses d ’ une vie et comme elle-même semble écrite depuis un La biofiction: de la vie des autres à l ’ autre de toute vie 25 processus d ’ effacement auquel elle entend par ailleurs résister. La biofiction gravite alors autour de figures de la mémoire collective haut perchées (Rimbaud le fils de Michon) mais aussi gagnées par l ’ oubli. Ainsi de Monsieur de Sainte- Colombe, illustre compositeur et musicien de viole de gambe à l ’ âge classique, que Pascal Quignard contribue à faire sortir de l ’ oubli, avec son disciple Marin Marais, en faisant de l ’ un et l ’ autre des personnages qui traversent fugitivement un essai, La Leçon de musique (1987), puis un roman, Tous les Matins du monde (1991), précédant la sortie du film à succès d ’ Alain Corneau ainsi intitulé). L ’œ uvre de Quignard marque qu ’ il est du biofictionnel hors biofiction, que le biofictionnel serait plus un agent élémentaire d ’ écriture qu ’ un genre rhétoriquement codifié. A la base de la biofiction, donc, une fascination pour la vie des autres, une vie qui fait écho ou offre résistance à la sienne propre, qui séduit et inquiète tout à la fois, qui ménage des lignes de fuite transpersonnelles. Ce qui sépare, dans le geste d ’ écrire, le biographique du biofictionnel, c ’ est l ’ intime conviction, souvent surjouée dans une rhétorique des affects, que l ’ autre m ’ est nécessaire quand bien même il m ’ est physiquement inconnu, que je lui suis redevable d ’ une part de moi-même au terme de quelque transaction occulte sans lequel je ne saurais être et qu ’ il convient d ’ élucider. C ’ est cette dimension trouble, jamais soluble dans un ordre de résolutions pleinement conscient, que ménage par exemple Pascal Quignard quand il ne cesse, dans les Petits Traités, de payer sa dette à l ’ égard de ceux qu ’ il tient pour des pères d ’ écriture et qu ’ en écrivain nécromancien, il fait surgir de l ’ ombre en leur dédiant en partie cet ouvrage. „ J ’ écris pour être lu en 1640 “ . Si la formule revêt la dimension générale d ’ un apophtegme, elle désigne aussi les destinataires privilégiés des Petits Traités, parmi lesquels ces jansénistes auteurs de grands traités, Pierre Nicole par exemple, dont la vie est évoquée de manière fragmentaire. L ’ ordre de la restitution, propre au biographique, le cède à celui de l ’ évocation, propre à la biofiction: à l ’ illusion référentielle entretenue au premier degré par le récit biographique, se substitue l ’ expression tantôt lyrique, tantôt distanciée d ’ un tropisme pour les vies antérieures - Macé, Michon - ou l ’ approche en minuscule de vies qui ne l ’ étaient pas - ces miniatures de gloire composées en retour du temps par Quignard dans les Petits Traités pour des hommes illustres évoqués de façon tout à la fois laconique et habitée, lettrés dont il importe moins de savoir ce qu ’ ils vécurent que de dire ce qu ’ ils conçurent dans une histoire et un quotidien souvent contraires. Le récit de vie chronologique s ’ efface au profit d ’ un art de la scène radieuse, celle qui concentre, par-delà les circonstances, un imaginaire-type de l ’ autre: Lu Guimeng, lettré chinois du X e siècle vivant en innocent perdu dans la passion des livres, du thé, des arbres et des feuilles, ou Spinoza, non nommé mais ainsi croqué: 26 Bruno Blanckeman Il était petit, frêle, d ’ origine portugaise et avait été juif. Colerus rapporte qu ’ il vivait enveloppé dans une robe de chambre souillée dont un conseiller de la ville d ’ Amsterdam lui avait fait reproche. Il chaussait des souliers gris à boucles d ’ argent. Ses bas étaient en sayette. Il portait un habit turc noir, un rabat, un manchon noir. Dans sa bibliothèque, il possédait cent soixante livres. Qu ’ est-ce qui attire, séduit, dérange, donne à comprendre de soi-même lecteur et auteur en cet autre, si lointain qu ’ il en serait presque irréel et qu ’ il convient de souiller quelque peu pour lui donner une consistance humaine, pour le faire basculer du haut des cimaises ou des rayons de la bibliothèque, à hauteur d ’ homme, quoi donc sinon quelque lien obscur dû à la passion du livre? Le récit lui-même et celui qui l ’ écrit sont au centre de cette reconstitution qui a pour enjeu l ’ élaboration d ’ un objet de fascination, qui renseigne à distance, en retour du temps, l ’ écrivain sur lui-même, sur celui qu ’ il est, une carte d ’ identité non pas civile, mais intime. Et le phénomène se répète de microbiofiction en microbiofiction comme pour égarer un „ je “ qui est „ hors d ’ état “ selon la formule tout à fait significative de Quignard: Sei Shonagon, dame d ’ honneur de l ’ impératrice Sadako, dans le Japon de l ’ an 1000; Grimmelshausen, auteur du Simplicissimus, au XVII e siècle, et Jérome Frascator, Longin, Mademoiselle de Scudéry, La Bruyère … Troisième point : sauver sa circonstance Ce qui est en jeu tient alors d ’ une double réfutation quelque peu paradoxale : celle de la vacuité biographique, quelle qu ’ en soit la forme - le procès est ancien, qui stigmatise, dès Pascal visant Montaigne, „ le sot projet qu ’ il a de se peindre “ - , mais aussi la réfutation de cette réfutation elle-même: une attraction malgré tout pour le récit de vie, quels qu ’ en soient la forme et l ’ objet, pour peu que s ’ exprime à travers lui une volonté de „ sauver sa circonstance “ . Sauver sa circonstance … On aura reconnu la formule ultime des Années d ’ Annie Ernaux, le mot de la fin sur lequel se referme le livre. Formule plus complexe qu ’ il n ’ y paraît puisqu ’ elle fond dans un seul verbe, „ sauver “ , une triple exigence de sauvegarde, de sauvetage et de salut qui est au c œ ur même du livre de l ’ écrivaine et sur lequel il se replie: conserver, transmettre, certifier … Si cette formule se comprend pour Ernaux dans le cadre d ’ un projet qui entend se tenir à distance de l ’ usage de la fiction, mais la rejoint peut-être par son mode d ’ énonciation polymorphe, elle n ’ en renseigne pas moins sur un principe qui me semble commun aux écritures du sujet telles qu ’ elles se développent depuis le milieu des années 1970. Comment inférer du plan des circonstances vécues à celui de la circonstance en laquelle toutes seraient susceptibles de se subsumer, celle qui La biofiction: de la vie des autres à l ’ autre de toute vie 27 serait susceptible de signer quelque marqueur de vie singulier, propre à l ’ individu, sans pourtant essentialiser le récit ainsi conçu? Travailler le singulier, plutôt que l ’ essentiel. C ’ est cette belle utopie de la littérature qui, me semble-t-il, est aussi celle de la biofiction. Sauver l ’ essentiel d ’ une vie en la délestant de la somme de ses circonstances pour s ’ en tenir à quelques situations-types, motivées, détaillées, approfondies, soumises tour à tour, avec une inflexion variable, à la raison critique et à l ’ extrapolation sauvage, et ménageant un incessant va-et-vient entre l ’ attestation scrupuleuse des états d ’ une vie - ce que l ’ on peut en reconstituer - et l ’ usage déréglé du stupéfiant-fiction - ce que l ’ on en pressent, ce qu ’ elle révèle pour peu qu ’ on l ’ hallucine. C ’ est Michon face à la figure de Rimbaud, Quignard face à ses „ ombres errantes “ , titre d ’ un des premiers tomes de Dernier Royaume. Il est aussi, convenons-en, des approches littéraires moins emphatiques de cette même question. On a évoqué celle de Gérard Macé. Ainsi, aussi, de celles d ’ Echenoz dans son triptyque biofictionnel consacré à Ravel (Ravel), Zatopek (Courir), Nikola Tesla (Des Éclairs), inventeur du courant alternatif. La fiction est comme inhérente à l ’ histoire même de leur vie - ils excèdent chacun dans leur domaine un certain nombre de limites qui en font des figures d ’ exception, happés par la légende - mais aussi au récit de cette histoire, qui fait d ’ eux des personnages romanesques complexes, marqués par la fracture. La biofiction se tient dans le creux, dans la faille, dans la mise à mort d ’ un principe de réalité héroïque. Avec Ravel, Echenoz inverse le modèle de la biofiction en concevant un récit qui se lit avant tout comme une thanatofiction: le récit cible les dix dernières années de la vie du compositeur en disposant un réseau de signes délétères qui déplacent la ligne narrative de la saisie d ’ une existence en cours à celle d ’ une mort en acte. L ’ amateur de vanités dans Courir, la biofiction superpose plusieurs dimensions, ce que la biographie par principe interdit: l ’ éloge du sport comme vecteur d ’ une communauté planétaire possible, par l ’ enthousiasme collectif qu ’ il suscite; la question géopolitique, qui suscite un mouvement de tension contraire en montrant comment le sportif d ’ exception devient à son insu ce héros national, l ’ homme de l ’ Est, gelé sur place par la cartographie de la Guerre froide; la variation métaphysique, qui saisit en surplomb de l ’ Histoire un principe de dérision absolu lorsque le sportif héroïque est décrit comme une créature grimaçante et pantelante dont la course s ’ apparente à quelque fuite en avant vers l ’ abîme. Enfin Des Éclairs prend pour objet d ’ étude Nicolas Tesla, physicien dont la vie achève ce triptyque de la gloire paradoxal en cela qu ’ après l ’ artiste et le sportif, le scientifique ne semble guère mieux loti, véritable asocial, à l ’ inverse de son concurrent parfaitement intégré dans l ’ ordre de la reconnaissance mondaine, Edison. Il n ’ est pas anodin qu ’ un des morceaux d ’ anthologie du récit porte à titre d ’ antiphrase sur la haine 28 Bruno Blanckeman des pigeons qu ’ exprime ce narrateur intrusif à la Diderot, réglé en mode hystérique, qui traverse les romans d ’ Echenoz depuis ses débuts. Les pigeons, ce sont les compagnons de prédilection de Tesla, ce génie à la triste vie qui invente le principe du courant alternatif mais reste dans l ’ ombre sans alternative, passant à côté de la reconnaissance, de la gloire et de la fortune, n ’ est ni plus ni moins lui-même qu ’ un pigeon de l ’ Histoire. Le triptyque échenozien aide à comprendre au mieux la machinerie organique d ’ une biofiction, c ’ est-à-dire la distribution des composantes biographiques et des éléments fictionnels à l ’ intérieur d ’ un dispositif qui agence leur équilibre par variation, d ’ un livre à l ’ autre du triptyque. Mais il donne tout aussi bien à comprendre comment la distinction entre principe de réalité et réalité de seconde main, avec effet de vertige afférent, semble frappée d ’ inanité en recourant à des modes, méthodes et effets d ’ écriture rigoureusement similaires à ceux dont il use dans ses romans, mais qu ’ il renouvelle par des jeux de variation à la fois situationnels et stylistiques. Seule une certaine expression de mélancolie confère à ses biofictions composées autour de trois figures de génies tristes l ’ apparence d ’ un triptyque de vanité incarnée et non plus simplement illustrée, comme par jeu, dans des créatures de fiction. La biofiction: manie de méditer, rêver la vie d ’ un auteur, d ’ une gloire, plus rarement des sans-grade, et écrire autour de cette zone aveugle, le lien entre un corps vivant, un individu parmi les autres, tout aussi bien de la poussière de mort, et une œ uvre, qui perdure, qui s ’ en est échappée à deux reprises (de son vivant, depuis sa mort): foyer de fascination qui tourne autour de ça, de ce ça-là, celui d ’ une mémoire et des affects partisans qui lui sont liés. La biofiction comme mode d ’ expression des affects de parti pris. La réussite littéraire réelle mais, semble-t-il, modeste tient pour beaucoup du jeu de la grande illusion qu ’ elle entretient et dissipe à sa convenance. Illusion empathique, tout d ’ abord: se projeter en, s ’ identifier à, ne pas s ’ en tenir au seul „ on sait “ ou au seul „ on dit “ , c ’ est-à-dire à la face exposée d ’ une notoriété, mais prospecter le reste, la part perdue d ’ une vie et la part latente d ’ une œ uvre, si connues soient-elles et justement parce qu ’ elles le sont. Se la jouer en enquêteur psychopompe, en „ je est un autre “ , avec ce qui suffit d ’ ostentation pour enclencher le processus et le tenir simultanément à distance. C ’ est à ce stade-là que s ’ arrêtent les biographes et c ’ est ce stade-là que négligent les romans. Illusion heuristique, ensuite: revisiter à nouveaux frais la somme des faits attestés, des dates validées, des périodes dûment consignées et traits de personnalité dûment constitués, tout ce qui constitue „ la vulgate “ biographique, pour reprendre le terme de Pierre Michon dans Rimbaud le Fils, cette somme de connaissances empiriques, parfois blindées d ’ interprétations sociologiques ou psychologiques de seconde main, qui suffisent à faire d ’ une vie humaine un La biofiction: de la vie des autres à l ’ autre de toute vie 29 destin d ’ anthologie. Qu ’ est-ce qui en elles, qu ’ est-ce qui dans ce montage heuristique rétrospectif fait résistance? Illusion tropologique, donc: tout récit de vie est structuralement défini en tant que récit avant que d ’ être caractérisé à titre complémentaire par son objet, quel qu ’ il soit, en l ’ occurrence la narration d ’ une vie, le critère de la vérité factuelle étant dans cette perspective subsidiaire - effet de récit plus que modèle initial. Ce avec quoi jouent les faiseurs de biofictions, c ’ est le pouvoir du verbe, la toute-puissance créatrice de la langue et de la rhétorique, en thaumaturge comme Michon dans Vies Minuscules, en chaman comme Quignard dans les Petits Traités, en magicien comme Macé, en diable boiteux comme Echenoz: à chacun son jeu, à chacun son accord. Comprendre la biofiction, et plus encore l ’ apprécier, c ’ est alors respecter le flou littéraire et linguistique d ’ un mot impossible puisqu ’ il entend faire coexister en lui l ’ incontournable - le principe de réalité, la bio - et l ’ indépassable - la part du rêve, la fiction. Buisine, Alain, „ Biofictions “ , in: Revue des Sciences Humaines, „ Le Biographique “ , 224, 1991, 7 - 13. Echenoz, Jean, Ravel, Paris, Minuit, 2006. Echenoz, Jean, Courir, Paris, Minuit, 2008. Echenoz, Jean, Des éclairs, Paris, Minuit, 2010. Ernaux, Annie, Les années, Paris, Gallimard, 2008. Macé, Gérard, Vies antérieures, Paris, Gallimard, 1991. Michon, Pierre, Vies minuscules, Paris, Gallimard, 1984. Michon, Pierre, Rimbaud le fils, Paris, Gallimard, 1991. Quignard, Pascal, Petits traités, Paris, Clivages, 1981 - 1984. Quignard, Pascal, La Leçon de musique, Paris, Hachette Littératures, 1987. Quignard, Pascal, Tous les matins du monde, Paris, Gallimard, 1991. Quignard, Pascal, Les Ombres errantes (Dernier Royaume, I), Paris, Grasset, 2002. Troyat, Henri, Juliette Drouet, Paris, Flammarion, 1998. 30 Bruno Blanckeman De la biofiction à l ’ exofiction Alexandre Gefen Dans mon essai, Inventer une vie, 1 j ’ avais mené une enquête sur l ’ imagination biographique depuis les romans de l ’ individu de l ’ époque romantique. J ’ avais identifié un certain nombre de tendances fortes du contemporain: les entreprises de résurrection mémorielle issues de Foucault et de l ’ attention aux hommes infâmes (Michon), les face-à-face avec les traumas historiques (Modiano), les jeux avec le biographique comme ceux que mènent Antoine Volodine ou les héritiers de l ’ Oulipo, les romans d ’ artistes à la Houellebecq, les existences „ pop “ telles que pouvaient les réinventer les Incultes, ou encore les vies érudites à la Quignard. Dans le champ biofictionnel de ces dernières années, on peut ainsi retrouver la pluralité formelle et sous-générique des biofictions telles que la fin du XX e siècle les avaient inventées: les récits imaginaires de vies réelles y sont aussi nombreux que les vies pseudo-réalistes de personnages imaginaires, les formes brèves et en série (L ’ usage des ruines: Portraits obsidionaux de Jean-Yves Jouannais) y alternent librement avec des récits longs, le romanesque pur (Michel Bernard, Deux remords de Claude Monet) avec la non-fiction chez Philippe Artières, les tombeaux à l ’ écriture serrée y voisinent les variations biographoïdes les plus folles (Arno Bertina, Camille de Toledo) ou les rêveries romanesques sur les possibles (Vie prolongée d ’ Arthur Rimbaud de Thierry Beinstingel, qui imagine un Rimbaud ayant survécu à son cancer). De la même manière, les variations autour de la première personne (Olimpia de Cécile Minard) voisinent l ’ usage dominant de la troisième personne; les figures du biographe enquêteur peuvent être aussi bien mises en avant (La Légende de Philippe Vasset) que laissées en retrait au profit d ’ un narrateur omniscient (chez Marc Pautrel). L ’ enquête à horizon existentiel y croise la biographie complice ou l ’ écriture la plus sèche. Les personnages les mieux connus (Vincent Delecroix sur Kierkegaard ou Marc Pautrel sur Pascal) y côtoient les figures médiatiques 1 Gefen, Alexandre, Inventer une vie: la fabrique littéraire de l ’ individu, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2015. ( Jayne Mansfeld chez Liberati), des personnages de l ’ ombre (Carole Zalberg, Mort et vie de Lili Riviera sur une actrice porno) ou les anonymes (Leïlah Mahi 1932 de Didier Blonde). La question de la jeunesse (Marc Pautrel, Une jeunesse de Blaise Pascal) y est aussi centrale que celle de la vieillesse ( Jean-Michel Guenassia sur le dernier amour de Van Gogh ou Sade à Acapulco d ’ Olivier Saison sur la vieillesse du romancier). Les formes connexes (carnets imaginaires de Marceline Desbordes-Valmore chez Bordas en 2016) sont tout aussi présentes que les formes plus traditionnelles du roman historique plus ou moins biographique et de l ’ hommage au génie, philosophe ou musicien. Toutes ces œ uvres mettent volontiers en scène des destins originaux et vies excentriques, mais en s ’ intéressant volontiers occasionnellement à des destins mineurs. Nombre d ’ entre elles nourrissent le projet d ’ une archive générale de l ’ humanité qui serait produite par la littérature et viendrait en quelque sorte rivaliser avec la généalogie universelle que produisent depuis des décennies les Mormons en scannant les registres d ’ état civil du monde entier dans le but de „ baptiser les morts “ et de tous les sauver. Sept milliards d ’ hommes peuplent aujourd ’ hui la planète. Quand c ’ était moins de deux, au début du vingtième siècle. On peut estimer qu ’ au total quatre-vingts milliards d ’ humains vécurent et moururent depuis l ’ apparition d ’ homo sapiens. C ’ est peu. Le calcul est simple: si chacun d ’ entre nous écrivait ne serait-ce que dix Vies au cours de la sienne aucune ne serait oubliée. Aucune ne serait effacée. Chacune atteindrait à la postérité, et ce serait justice. 2 proposait Patrick Deville en 2012. À l ’ heure de la dataification des existences par le numérique et de l ’ accession universelle à la visibilité, cette aspiration véritablement eschatologique invitant la littérature à éterniser les existences les plus ténues, traverse l ’ imaginaire contemporain, pensons par exemple à Tristan Garcia évoquant dans 7 le moment où „ il me sembla que l ’ univers entier se souvenait, que tous les hommes qui avaient existé un jour existaient encore, comme des flammes très faibles dans le feu plus puissant du présent, que les disparus, les morts, ceux dont personne ne s ’ était jamais remémoré les actes ne cesseraient jamais d ’ avoir été, même quand ils ne seraient plus rien “ . 3 Le XXI e siècle me semble poursuivre et démultiplier le rêve de rattrapage mémoriel ouvert en 1895 par les Vies imaginaires de Marcel Schwob et l ’ ajuster à la diversité des formes de vie contemporaines, en prenant en charge leur possibilisme, leur goût de la métamorphose, les associations complexes, leurs inscriptions parfois inédites dans le réel. À l ’ ambition métaphysique de la biographie conçue comme forme de salut, à l ’ appel politique issu de l ’ exigence 2 Deville, Patrick, Peste & Choléra, Paris, Seuil, 2012, 91. 3 Garcia, Tristan, 7, Paris, Gallimard, 2015, 60. 32 Alexandre Gefen de rectification sociale par le dévoilement des vies d ’„ hommes infâmes “ de Michel Foucault, à l ’ attention elle aussi politique à la valeur des existences ordinaires se conjugue une ambition plus anthropologique, qui cherche à dépasser l ’ univocité de l ’ horizon biographique (une vie constituée en destin par la mort et sur le sens de laquelle nous sommes conduits à nous interroger) par une attention globale à l ’ individu saisi dans son environnement et dans l ’ espace des représentations intérieures autant qu ’ extérieures et sociales qui l ’ accompagnent. Loin de fantasmer la reconstitution d ’ une intériorité et d ’ une âme compacte dans son mouvement, son erre, l ’ individu des biofictions contemporaines est indémêlable de tous les signes qui l ’ accompagnent: il est à la fois décentré, contextuel, compris comme une entité de son milieu et indissociable des discours et des fantasmes qu ’ il produit. Le sujet devient moins une force qui va ou un mystère qu ’ une nébuleuse de relations - en commençant par la relation qu ’ il entretient avec son biographe, qui met fréquemment en scène les enjeux subjectifs de l ’ écriture biographique et le cheminement de l ’ enquête. Cette connaissance biographique nourrie des projections du sujet, cette attention étendue à tous les ordres de la réalité en incluant la fiction comme un mode d ’ accès à la réalité et donc une forme de la réalité, cette attention aux empreintes, aux reflets, aux lacunes est au c œ ur de la naissance du genre de l ’ exofiction, genre proposé par Philippe Vasset comme une variante de la fiction biographique. Flou et ambivalent, le terme tend à s ’ imposer par la force suggestive du préfixe „ exo “ , qui évoque l ’ extériorité par opposition à une biographie conçue comme une saisie du dedans. Dans le discours critique, les formes de biofiction se retrouvent souvent incorporées dans un champ plus vaste, celui de l ’ exofiction, définie comme „ une littérature qui mêle au récit du réel tel qu ’ il est celui des fantasmes de ceux qui le font “ , 4 qui déplace le problème de la représentation de l ’ ordre historique à l ’ ordre fantasmatique: le réel n ’ est plus un problème ni l ’ objet d ’ une mimésis, car il est donné et transparent, mais ce sont les imaginaires du réel qui deviennent l ’ objet de la fiction: les représentations, traces mentales, rêves et modes d ’ expérience du sujet biographié sont au centre de l ’ enquête. „ Le recours à la fiction permet de prendre en compte la part fantasmée des échanges réels et de ne pas séparer les actions des individus de la représentation qu ’ ils s ’ en font. La série des Journaux intimes s ’ intéresse tout autant à l ’ imaginaire des agents économiques qu ’ aux transactions qu ’ ils mènent 4 Vasset, Philippe, „ L ’ Exofictif “ , Vacarme, 2011/ 1 (N° 54), p. 29 - 29. DOI : 10.3917/ vaca.054.0029. URL : https: / / www.cairn.info/ revue-vacarme-2011-1-page-29.htm. De la biofiction à l ’ exofiction 33 et aux bénéfices qu ’ ils en tirent “ , précise d ’ ailleurs Philippe Vasset dans la présentation du Journal intime d ’ une prédatrice de 2010. Il s ’ agit pour Philippe Vasset de s ’ appuyer sur des faits accessibles aux lecteurs pour aller explorer les formes de vie des sujets pris dans leurs fantasmes et folies intérieures. Autrement dit, on décentre la question de la réalité historique pour s ’ intéresser aux rapports subjectifs d ’ autrui à la réalité. La dimension du devenir biographique y devient de ce fait moins importante que l ’ étude de la singularité d ’ un rapport au monde: l ’ exofiction est une biofiction à la fois intime et extime, psychique et relationnelle. Dans son enquête sur l ’ exofiction Raphaëlle Leyris évoquait rien que pour la rentrée 2017 et rien que pour le genre de l ’ exofiction d ’ écrivains les textes suivants: Erik Orsenna signe La Fontaine, une école buissonnière (Stock), Evelyne Bloch-Dano, Une jeunesse de Marcel Proust (Stock), Jean-Louis Coatalem consacre à la figure de Victor Segalen Mes pas vont ailleurs (Stock), Gaëlle Nohant à celle du poète Robert Desnos Légende d ’ un dormeur éveillé (Héloïse d ’ Ormesson), et Mathieu Terence Mina Loy, éperdument (Grasset) à la poétesse, féministe et épouse d ’ Arthur Cravan. [ … ] Fascinée par une fameuse sculpture de Degas, Camille Laurens a mené l ’ enquête sur La Petite Danseuse de quatorze ans (Stock). 5 On pourra compléter cette liste par l ’ inventaire généreux de la fiche Wikipedia de l ’ exofiction, liste qui excède largement le genre de la biofiction au sens strict, le portrait et l ’ essai s ’ y mélangeant à la rêverie biographique sans se contraindre à la porter dans la durée d ’ une vie. À ce titre, parce qu ’ elle est relationnelle, elle inclut des évocations libres et parfois très indirectes, centrées sur l ’ expérience du biographe (La Petite Danseuse de quatorze ans de Camille Laurens). Le genre invente de nouvelles formes de réalisme: lorsque Nathalie Léger croise le dialogue avec sa mère et une enquête sur l ’ histoire d ’ une performeuse assassinée dans La Robe blanche, nous retrouvons les processus de croisements mentaux et d ’ analyse des fantasmes placés au c œ ur de l ’ exofiction. De la même manière, les portraits recomposés et vies inventées par le dialogue d ’ une mère et d ’ une fille sur la Shoah dans L ’ Immense fatigue des pierres, sous-titré Biofictions, de Régine Robin marquent une dissolution totale de l ’ information biographique dans la tentative de penser l ’ extermination: il s ’ agit de méditer sur l ’ arbre généalogique et de „ trouver le moyen de redonner une place à ces cinquante et une ombres qu ’ elle n ’ a pas connues “ . 6 L ’ introspection imagine l ’ altérité et l ’ explore de l ’ intérieur. 5 Leyris, Raphaëlle, „ Rentrée littéraire : le triomphe de l ’ exofiction “ , Le Monde, 16 août 2017. 6 Cité par Jones, Elizabeth H., Spaces of Belonging: Home, Culture, and Identity in 20th Century French, Amsterdam, Rodopi, 2017, 154. 34 Alexandre Gefen Centrée sur l ’ altérité la plus déconcertante et le mystère des situations, les résistances du réel et la puissance des fantasmes, mettant en scène l ’ énigme des relations, l ’ exofiction transforme les formes traditionnelles du biographique, que ce soit sa mémoire de l ’ hagiographie ou son rapport aux formes historiographiques. J ’ en prendrai trois exemples: La Vie de HB (Henri Brulard alias Stendhal) de la poète et traductrice Marie Cosnay part d ’ une rêverie incidente sur une formule de Platon évoquant l ’ ordre des idées - „ fantôme toujours changeant d ’ une autre chose “ 7 - et l ’ imaginaire de la couleur bleue pour se souvenir de Stendhal alias Henri Brulard. Le récit, vaguement chronologique, dira l ’ absence - „ Voir sera toujours ne pas voir ce qui compte et s ’ échappe “ 8 - autant que la présence mémorielle, en entremêlant biographèmes, méditations impénétrables, écriture de la sensation et citations stendhaliennes dans un discours associatif où les concepts platoniciens relancent des évocations d ’ HB. Dans un présent de co-présence mentale ( „ HB à Calais fait des contes comme un homme qui n ’ a pas parlé depuis 1 an ” 9 ) il s ’ agit de suivre „ une série d ’ images, accrochées et flottantes ” , 10 où se dessine un portrait centré sur l ’ intensité de l ’ expérience. Marie Cosnay cherche à saisir une „ quantité de vie ” 11 par l ’ entreprise de l ’ imaginaire. Par des notations courtes et subjectives, elle vient hanter HB qu ’ elle semble connaître de l ’ intérieur, alternant hypotyposes et notations sibyllines sur le feu ou les montagnes, „ une vie en détails et en intensités ” 12 dans un style elliptique qui évoque souvent les Petits traités de Pascal Quignard. C ’ est moins l ’ explication ou la description biographique qu ’ une sorte d ’ activation intérieure de la figure de Stendhal et un décryptage de sa sensibilité qui caractérise le texte dans un récit au phrasé poétique et aux notations énigmatiques. Le dispositif de Philippe Vasset dans Légende est tout autre: la narration est prise en charge par un „ fonctionnaire de la Congrégation pour la cause des saints ” qui „ instru[it] des requêtes en béatification, valid[e] des miracles et authentifi[e] des reliques ” . 13 Les six vies relatées (Azyle, vandale et martyr, Pie, pécheur, Darie, recluse, Urbain, bâtisseur, Gen, ange, Otto, évêque etc.) sont entremêlées avec la dérive psychique du narrateur, travaillé par le désir charnel et peu à peu mis au ban de l ’ institution. Elles dépeignent des asociaux, marchands d ’ armes, grapheurs ou SDF, dont la marginalité est élevée au rang 7 Cosnay, Marie, Vie de HB, Caen, Nous, 2016, 8. 8 Ibid., 9. 9 Ibid., 18. 10 Ibid., 17. 11 Ibid., 22. 12 Ibid., quatrième de couverture. 13 Vasset, P., Légende, Paris, Fayard, 2016, 11 - 12. De la biofiction à l ’ exofiction 35 de sainteté par un discours qui prend à contre-courant la tradition des vies de saints pour proposer une hagiographie négative, celle des hommes infâmes. Travaillant „ à partir de pièces judiciaires et administratives, de témoignages de dixième main, de conversations entendues et peut-être déformées, de confidences invérifiables et de contributions anonymes “ , 14 Vasset cherche à cerner les non-lieux des cités et les zones blanches des cartes en décodant les secrets de ces socialités obscures et cachées. L ’ exofiction fonctionne à deux niveaux: Vasset explore la psyché fantasque du narrateur, dont le délire est dépeint à la première personne, à la manière des univers fous de Régis Jauffret, tandis que les hagiographies mettent en scène les représentations intérieures des marginaux en intériorisant leurs formes étranges de sainteté. „ Entendre, dans le vacarme du monde, la singularité de son désir, c ’ est quitter l ’ univers des martingales et des recettes, c ’ est comprendre qu ’ il n ’ y a d ’ élan que vers l ’ inconnu ” 15 note Vasset: ni psychologie ni réalisme social dans ces explorations mentales, plutôt un goût pour des formes de vie atypiques, considérées avec un mélange d ’ autodérision et d ’ emphase, de sérieux théologique et de burlesque. Le narrateur est pénétré des catégories mystiques de ses personnages au point de les traiter comme des „ mythes “ , explique la postface alors qu ’ il s ’ agit à l ’ origine de „ figures réelles, et pour l ’ essentiel vivantes “ en reprenant du genre hagiographique l ’ idée que „ [f]aits et inventions étaient traités avec une égale considération “ : à ce point de l ’ exofiction, le réel s ’ entremêle des moires de l ’ imaginaire. Mon troisième exemple, c ’ est Olimpia de Céline Minard, vie d ’ Olimpia Maidalchini (1592 - 1657), une prostituée qui fut l ’ égérie du pape Innocent X. L ’ écrivaine met en exergue à son récit la formule de Marcel Schwob dans ses Vies imaginaires - „ La science historique nous laisse dans l ’ incertitude sur les individus ” 16 - et propose deux formes juxtaposées, une imprécation à la première personne de celle qui va être chassée de Rome et condamnée à l ’ exil et une vie imaginaire à la troisième personne, qui joue sur la légende. Faisant l ’ apologie de la décadence, maudissant Rome, „ cette ville de théâtre boursouflée, gonflée d ’ or et de stuc, hérissée de colonnes roides, de colonnes torses, gravées ” , 17 s ’ enivrant de sa propre violence verbale et vomissant des malédictions dans un tissu textuel à la fois archaïque et déconstruit, convoquant les puissances naturelles pour anéantir la ville dans sa logorrhée, la parole d ’ Olimpia est une exploration mentale stupéfiante d ’ intensité, où Céline Minard 14 Ibid., 234. 15 Ibid., 186. 16 Schwob, Marcel, „ L ’ art de la biographie “ , préface aux Vies imaginaires, Paris, Bibliothèque Charpentier, 1896, 1. 17 Minard, Céline, Olimpia, Paris, Denoël, 2010, 37. 36 Alexandre Gefen reconstitue la rage de son héroïne par une extraordinaire projection linguistique dans un univers mental déchaîné. Si le dispositif énonciatif varie, le point commun à ces trois textes est la subjectivation du biographique dans des psychorécits se déroulant en flux et nous conduisant à la traversée de subjectivités dont l ’ étrangeté est la première caractéristique. Enquête sur la psyché, l ’ exofiction cherche autant le jeu postmoderne avec le modèle historiographique de la biographie que l ’ enquête intérieure et procède par des plongées subjectives dans une altérité qui vaut pour sa densité et son étrangeté. Les imitations formelles de la biographie historique avec son mode narratif linéaire particulier s ’ effacent au profit de variations libres se contentant de rêver sur un épisode biographique particulier pour tracer un portrait imaginaire ou saisir un épisode de vie en se laissant guider par le déroulé de la parole et de ses associations métaphoriques. Un tel mouvement en direction des „ fantasmes de ceux qui font le réel “ pour reprendre l ’ expression de Philippe Vasset peut être rattaché à une ontologie néo-réaliste où dans l ’ ordre du réel les représentations existent de la même manière que les autres modes de réalité: une croyance est un fait mental et social méritant analyse. Pour Markus Gabriel dans Pourquoi le monde n ’ existe pas, „ nos pensées existent au même titre que les faits auxquels nous croyons “ . 18 À la différence du postmodernisme qui l ’ a précédé et qui avançait que la réalité n ’ est qu ’ une représentation, le néo-réalisme avance que les représentations sont des réalités. Par le monologue ou le psychorécit, il s ’ agit de donner corps à des intériorités marginales, de les faire vivre comme „ choses mentales participant pleinement du réel “ . 19 Certes, l ’ idée que la biofiction est une enquête profonde sur les imaginaires est aussi ancienne que le roman biographique, qui plonge dans l ’ esprit de ses personnages en bénéficiant de la transparence intérieure. Ainsi l ’ intérêt pour le croisement des imaginaires du biographe et de son biographié, cette esthétique de l ’ analogie et du miroitement des perceptions a été particulièrement accusée dans le champ contemporain. Elle a connu avec Modiano et ses enquêtes intérieures, avec les vies de la collection „ L ’ un et l ’ autre “ issue des réflexions du psychanalyste Pontalis et du projet d ’ écrire „ les vies des autres telles que la mémoire des uns les invente “ 20 dans les années 1990 des formulations passionnantes. Les écrivains enquêteurs comme Philippe Artières ou Didier Blonde 18 Gabriel, Markus, Pourquoi le monde n ’ existe pas [Warum es die Welt nicht gibt, 2013], trad. de l ’ allemand par George Sturm, Paris, JC Lattès, 2014. 19 Ibid. 20 Collection „ L ’ un et l ’ autre “ , présentation figurant sur le rabat de couverture de tous les volumes. De la biofiction à l ’ exofiction 37 se sont eux aussi mis en scène à la frontière de la non-fiction en interrogeant autant les faits que l ’ histoire des idées. Les Incultes, en proclamant „ un usage singulier des ressources hétérogènes “ 21 et l ’ écriture d ’ un „ entrelacement de flux “ 22 (Mathieu Larnaudie) ont contribué à la naissance d ’ une version constructiviste et polyphonique de la narration biographique qui donne une place majeure au contexte culturel, comme en témoignent la série de vies de musiciens chez Naïve et le roman biographique à plusieurs mains sur Anna Nicole Smith, Une chic fille. Mais à l ’ heure de la saturation de faits permis par l ’ archivage numérique et l ’ arraisonnement de l ’ ensemble de la réalité par le web, l ’ exofiction en tant que projet d ’ enquête sur les subjectivités se différencie clairement des récits documentaires neutres comme des jeux de mimesis formelle du genre biographique pour proposer des projections fictionnelles dans l ’ inconscient. La littérature y joue un rôle précis: comprendre les contreparties intérieures des réalités contemporaines les plus singulières et autrement inaccessibles. En subjectivant le biographique, la littérature traque des identités particulières jusqu ’ à l ’ excentricité, mais fait aussi résonner ce qu ’ elles peuvent avoir d ’ exemplaire et de signifiant en tant que formes de l ’ imaginaire contemporain dans lesquels le réel n ’ a plus de statut particulier. Dans un article remarquable, Florent Coste s ’ interrogeait sur les impasses théoriques auxquelles pouvait conduire l ’ hyper-singularisme contemporain. 23 De fait, l ’ ensemble des sciences humaines et sociales ont essayé de reconstruire des modes de connaissance singulariste, à commencer par l ’ anthropologie 24 ou la sociologie. Danilo Martuccelli a ainsi décrit le tournant vers „ l ’ extrospection “ de la sociologie „ singularisée “ qui conduit à analyser l ’ expérience du sujet pour „ dégager l ’ écologie sociale personnalisée “ . La littérature contribue assurément à répondre à la peur de l ’ indistinction et à la massification sociale: elle résonne de tous les dispositifs contemporains destinés à rendre visible le particulier et à spécifier l ’ expérience. On peut en définitive se demander si l ’ exofiction, dans la mesure où elle décrit un individu traversé de discours, inséré dans un 21 Larnaudie, Mathieu, „ Propositions pour une littérature inculte “ , in : La Nouvelle Revue française, no 588, 2009. 22 Larnaudie, Mathieu, Devenirs du roman II, Écritures et matériaux, Paris, Éditions Inculte, coll. „ Essais “ , 2014, 101. 23 Voir Coste, Florent, „ Littérature et théorie littéraire à l ’ ère du singularisme “ , in: Tracés. Revue de Sciences humaines [En ligne], 34 | 2018, http: / / journals.openedition.org/ traces/ 7815 (publié en juillet 2018, dernière consultation: 3 juillet 2020); DOI: https: / / doi.org/ 10.4000/ traces.7815. 24 Voir Schmitt, Yann, „ Refaire de l ’ anthropologie “ , in: L ’ Homme [En ligne], 214 | 2015, http: / / journals.openedition.org/ lhomme/ 23849 (publié en mai 2017, dernière consultation: 3 juillet 2020; DOI : https: / / doi.org/ 10.4000/ lhomme.23849. 38 Alexandre Gefen écosystème et saturé d ’ images ne contribue pas à réintroduire du politique et du social dans la saisie de l ’ individu: biofiction rendant grâce à l ’ expressivité individuelle des formes de vie et des autoreprésentations, faisant une place centrale à la subjectivité du biographe, l ’ exofiction restitue toute la densité de l ’ individualité dans ses relations au monde, rendant ténue la distinction entre dehors et dedans, mais aussi celle qui oppose le propre et le général. Parvenue au plus profond des espaces fantasmatiques, les idiosyncrasies décrites par l ’ exofiction acquièrent de fait des résonnances mythiques: les six vies de Philippe Vasset, mais aussi Olimpia Maidalchini et Henri Brulard valent comme contre-exemples exemplaires: l ’ exofiction, parce qu ’ elle propose une biographie extrospective, découvre ainsi autant le singulier dans le commun que le commun dans le singulier. Beinstingel, Thierry, Vie prolongée d ’ Arthur Rimbaud, Paris, Fayard, 2016. Bernard, Michel, Deux remords de Claude Monet, Paris, Gallimard, 2016. Blonde, Didier, Leïla Mahi 1932, Paris, Gallimard, 2015. Cosnay, Marie, Vie de HB, Caen, Nous, 2016. Coste, Florent, „ Littérature et théorie littéraire à l ’ ère du singularisme “ , in: Tracés. Revue de Sciences humaines [En ligne], 34 | 2018, http: / / journals.openedition.org/ traces/ 7815 (publié en juillet 2018). Deville, Patrick, Peste & Choléra, Paris, Seuil, 2012. 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Zalberg, Carole, Mort et vie de Lili Riviera, Arles, Actes Sud, 2014. 40 Alexandre Gefen La biofiction et les nombres - Pura Vida. Vie & mort de William Walker (2004) de Patrick Deville, Les Onze (2009) de Pierre Michon, 17 (2017) de Bernard Chambaz Andreas Gelz Le point de départ de ma réflexion est une observation, celle de la présence assez fréquente de chiffres ou de nombres dans quantité de titres de récits contemporains et, plus particulièrement, de biofictions. Il est vrai que le choix du titre n ’ est pas l ’ unique manière d ’ implanter des nombres dans un texte littéraire, mais il en constitue, pour celui qui lit, un accès privilégié et possède, le cas échéant, une valeur paradigmatique. Le corpus de textes que l ’ on pourrait citer à titre d ’ exemple n ’ est pas limité à un seul genre, on y trouve des récits, des romans, des autobiographies, des chroniques, des textes historiques ou d ’ histoire culturelle, mais aussi, partageant certains éléments avec les genres cités, des biofictions - ce qui pose d ’ emblée, à partir du critère de la présence de nombres dans les textes, la question (qui ne va pas être traitée ici) de la spécificité de la biofiction par rapport à d ’ autres genres littéraires. A la différence de titres beaucoup plus univoques qui mettent en avant, pour ne citer que deux variantes, un nom ou un genre - et je cite au hasard des biofictions comme Vies minuscules (1984), Vies entendu ici comme un terme générique, Vie de Joseph Roulin (1988) ou Rimbaud le fils (1991) de Pierre Michon, Glenn Gould. Piano solo (1988) de Michel Schneider, Ravel (2006) de Jean Echenoz, et bien d ’ autres comme par exemple Pura Vida. Vie & mort de William Walker de Patrick Deville (2004), dont il sera question plus tard - , à la différence de ces titres, donc, d ’ autres comme Les Onze de Pierre Michon (2009), 14 de Jean Echenoz (2012), 17 de Bernard Chambaz (2017), Deux mètres dix de Jean Hatzfeld (2018), etc. ne semblent anticiper ni une attribution générique des textes, ni, par conséquent, un a priori interprétatif. Quels seraient d ’ autres effets de ce recours, somme toute assez hétérogène, aux nombres dans le titre ou le texte de certaines biofictions contemporaines? Il est bien entendu que je ne saurais résumer ici les résultats d ’ un champ de recherche aussi vaste que, par exemple, celui des relations entre mathématique et littérature, de la Divina Commedia de Dante aux textes de l ’ Oulipo, entre, en gros, une dimension symbolique de l ’ usage des chiffres qui déterminerait la sémantique du texte et une dimension formelle (ou esthétique) de ces chiffres qui serait à la base de la construction du texte. Mais si l ’ on se réfère, pour rester dans le domaine contemporain, uniquement à l ’ exemple de l ’ Ouvroir de littérature potentielle comme modèle d ’ une production littéraire à base de principes mathématiques, on peut d ’ ores et déjà constater une différence notable. Là où, dans les textes de l ’ Oulipo, nous avons affaire aux principes d ’ une combinatoire (et/ ou de la contrainte) comme autant de mécanismes autopoïétiques d ’ une littérature potentielle, les textes que je viens de mentionner à titre d ’ exemple, Pura Vida, Les Onze, 14, 17, Deux mètres dix, qui se servent d ’ un chiffre - nombre des protagonistes, date, mesure sportive, etc. - pour titre et/ ou comme base structurelle du texte, constitueraient plutôt des exemples d ’ une espèce de ‚ degré zéro de la contrainte ‘ , qui ne préfigurerait ni la structure ni, comme il a été dit, une interprétation du texte. L ’ ouverture sémantique et structurelle de cette littérature peut être décrite comme un effet du caractère ambivalent, voire énigmatique, de la présence textuelle de nombres, peu définis en ce qui concerne leur valeur, leur fonctionnalité ou leur caractère relationnel (et ceci vaudrait de même pour la présence de dates dans des titres littéraires). Non seulement on est loin de pouvoir les considérer comme éléments et catalyseurs d ’ un processus de production littéraire défini par des règles (mathématiques), mais aussi, effet problématique pour toute biofiction, de croire en leur capacité de conférer un contour exact et bien défini à ses protagonistes. Pour une biofiction, c ’ est-à-dire le récit fictionnel d ’ une vie réelle ou le récit d ’ une vie fictive selon un schéma biographique, cette particularité n ’ est pas sans conséquences en ce qui concerne la construction ou la déconstruction d ’ une identité du sujet biographié. Mais elle a également un effet quant à la dimension autoréflexive de la biofiction: par leur dimension relationnelle, les nombres mettent en abyme, reflètent, pour les affirmer ou les problématiser, les rapports ou configurations entre différents mondes, strates fictionnels ou d ’ autres éléments du texte dont ils font partie. Cette logique configuratrice risque de perdre sa rigueur à cause de la multiplicité des lectures possibles des différentes constellations textuelles, induite par la présence et le jeu des nombres dans les textes. Les nombres constitueraient donc un élément qui contribue à définir ou à formuler une réalité qui impliquerait l ’ objet biographique, mais qui ne le déterminerait pas exclusivement et qui, en définitive, le transgresserait. J ’ aimerai illustrer ces aspects, tout d ’ abord, par l ’ exemple du roman de Patrick Deville Pura Vida. Vie & mort de William Walker (2004), exemple d ’ autant plus 42 Andreas Gelz intéressant à mon sens qu ’ ici biofiction et discours historique se touchent. La signification des nombres pour ce projet littéraire est grande, tout d ’ abord au niveau de la narration elle-même, plus concrètement de sa genèse et structure. Dans une espèce de mise en abyme le narrateur évoque un projet littéraire d ’ un des protagonistes qui écrirait un texte ressemblant de près au roman Pura Vida: Le narrateur que j ’ avais à lui proposer ne suivrait l ’ histoire que de loin, à la lecture des journaux. [ … ] Le livre qu ’ il écrirait serait un travail purement formel et binaire: il lirait deux journaux, dans deux capitales de deux pays frontaliers, deux vendredis consécutifs. Et il ne saurait plus très bien s ’ il est assis devant ses feuilles éparpillées au fond du patio du bar Paradiso de Tegucigalpa ou à la terrasse du snack-bar Morocco de Managua, ou encore dans la cantina des Pêcheurs de La Libertad. (Deville 2004: 279) Tout au long du roman, en effet, on suit le narrateur où son double à travers l ’ Amérique centrale en train de lire des journaux, de parler à des interlocuteurs, écrivains, hommes politiques, avec l ’ idée d ’ écrire l ’ histoire de l ’ aventurier et flibustier William Walker qui, au 19 e siècle, avait attaqué plusieurs états d ’ Amérique Centrale pour se déclarer finalement roi du Nicaragua et mourir fusillé par les troupes du Honduras. Mais le projet littéraire est, comme nous le fait comprendre le narrateur, autant un jeu formel ( „ un travail purement formel et binaire “ ) que l ’ histoire d ’ une quête (celle de la gloire par William Walker) ou d ’ une recherche historique (sur son destin). Et Pura Vida implique encore une deuxième structure numérique, binaire, cette fois-ci à base intertextuelle, le modèle des Vies parallèles de Plutarque: J ’ accumulais ainsi des notes pour une histoire du sandinisme ou même du Nicaragua. Ou de l ’ Amérique centrale dans son ensemble. Et éventuellement pour des récits qui rassembleraient un jour lointain certains couples historiques, sur le modèle des Vies parallèles de Plutarque, la vie et la mort de Simon Bolivar et de Francisco Morazán, de Narciso López et de Louis Schlessinger, d ’ Augusto César Sandino et de Tacho Somoza, d ’ Antonio de la Guardia et de Roque Dalton, du vrai Che Guevara et du faux, le Che punto-50 … (ibid. 173sq.) L ’ effet de cette intertextualité est double. Elle établit d ’ abord un rapport entre deux textes, le projet biofictionnel du narrateur et les Vies parallèles de Plutarque. De plus, par analogie, elle établit un modèle formel, binaire d ’ une lecture parallèle de deux vies qu ’ oriente le projet du narrateur de Pura Vida. Mais la dynamique formelle du texte ne s ’ arrête pas là. Ainsi, l ’ intention supplémentaire du ou des narrateur(s) est de nous raconter à travers et au-delà du personnage de William Walker deux siècles de révolutions en Amérique et dans le monde. Le dispositif narratif - écrire à partir de la lecture de journaux - et le sujet du livre semblent logiquement connectés: „ j ’ avais ouvert un carnet, et commencé de prendre des notes sur deux siècles de révolution et deux siècles de La biofiction et les nombres 43 presse écrite - on sait à quel point ces deux-là furent liées “ (ibid. 45). Dans ce contexte, le narrateur évoque à plusieurs reprises la dimension mnémotechnique des chiffres (qui ne doivent pas nécessairement être des dates, historiques ou non). L ’ indication numérique, selon le narrateur, sert comme un catalyseur mnémotechnique qui mobilise le souvenir individuel ou collectif, processus mémoriel qu ’ il compare avec le fait de déboucher un certain vin millésimé: „ Ouvrir l ’ un de ces journaux-là, comme déboucher une bouteille de vin millésimée, m ’ amène toujours à me demander à quel endroit je me trouvais à l ’ époque des vendanges ou de la parution “ (ibid. 208). Cependant, ce processus de production textuelle s ’ enlise par la polysémie des dates qui surgissent pendant la recherche dont l ’ interprétation historique est beaucoup moins évidente que ne voudrait le faire croire une lecture historiographique: „ j ’ avais fini de m ’ égarer dans les dates et les lieux, et je n ’ aurais pas été surpris de me réveiller dans le corps d ’ un enfant, ou au milieu du XIX e siècle “ (ibid. 207). Et l ’ on nous présente une troisième logique formelle du texte à écrire, numérique et temporelle, à partir de la date du 14 juillet, qui invalide encore plus le travail de la mémoire et, par conséquent, celui de la littérature: J ’ imaginais un livre qui, du 14 juillet 1789 au 14 juillet 1989, restituerait ces rêves de justice et de raison que pendant deux siècles - un claquement de doigts dans l ’ Histoire - auront nourris les meilleurs d ’ entre nous, un livre qui s ’ ouvrirait sur les victoires des jeunes généraux de la République dont le souvenir devrait empourprer nos fronts, un livre dans lequel apparaîtraient quelque part le nom de Simon Bolivar et celui d ’ Augusto César Sandino, un livre qui s ’ écroulerait avec l ’ échec des révolutions cubaine et nicaraguayenne, et les exécutions d ’ Arnoldo Ochoa et d ’ Antonio de la Guardia, fusillés à La Havane le 14 juillet 1989, ou le 13 peut-être, mais si près de minuit que le symbole demeure, puisque deux dates, chaque jour, sont en usage sur la planète, et que c ’ était déjà le 14 Juillet à Paris, le jour du Bicentenaire, et si peu de temps avant que le gouvernement des sandinistes ne perdît le pouvoir à Managua. (ibid. 46) D ’ un côté Deville explique les bases de cette construction mémorielle et littéraire d ’ une manière proustienne: La conjonction de ce paysage qui m ’ entoure à Tegucigalpa - la montagne - et de cette date symbolique - le 14 juillet 1969 - avait ressuscité pendant mon sommeil le spectre longiligne d ’ un enfant de douze ans très occasionnellement pêcheur à la truite. Cette méthode, qui permet de réactiver longtemps après, par la rencontre de deux informations apparemment sans aucun rapport, et connues de lui seul, un agent en sommeil (par exemple deux petites annonces convenues, la vente de telle voiture d ’ occasion le jour de la mise en location de telle maison commode), avait provoqué un minuscule court-circuit, et ressuscité ce gamin maigrelet, avec son short trop grand sur ses guiboles en flûtes, debout au bord d ’ un torrent, le 14 juillet 1969 [ … ]. (ibid. 208sq.) 44 Andreas Gelz Mais contrairement à l ’ expérience proustienne, la logique textuelle de Deville suit un autre parcours, marqué par la démultiplication des réminiscences au 14 juillet dans le texte: des 14 juillet Dans le but d ’ organiser un peu cette entreprise, j ’ avais collecté dans les archives des journaux, pendant plusieurs semaines, des 14 juillet susceptibles de constituer les chapitres de deux siècles d ’ histoire en Amérique centrale. La récolte était modeste. Même si c ’ est un 14 juillet, celui de 1895, que fut établi le certificat de naissance de Sandino. Le 14 juillet 1969, la guerre du Football opposait sur leur frontière commune les armées salvadorienne et hondurienne. (ibid. 47) S ’ ajoute à cela la date de naissance du futur Che Guevara le 14 juillet 1928, date erronée, reproduite par un biographe tandis que la plupart d ’ entre eux parle du 14 juin. Une raison supplémentaire pour le narrateur d ’ opter pour le 14 juillet: „ l ’ exécution, en Bolivie, le 14 juillet 1969, du paysan Honorato Rojas. En 1967, c ’ est lui qui avait dénoncé la guérilla du Che à l ’ armée. Et le commando de l ’ ELN aurait pu tout aussi bien le descendre un mois plus tôt ou un mois plus tard “ (ibid. 47sq.). Et le texte de sauter dans le temps et dans l ’ espace d ’ un 14 juillet à l ’ autre, ou de décrire de manière presque exhaustive tous les évènements, historiques et quotidiens, confondus ayant eu lieu, dans le monde entier, un 14 juillet spécifique, même si quelques fois les attributions des évènements s ’ avèrent peu correctes: Un an plus tard, le 14 juillet 1969, c ’ est autour de petits transistors à piles que les Français en vacances écoutaient la grande nouvelle du jour, non pas LA GUERRE DU FOOTBALL déclenchée en Amérique centrale, guerre de pouilleux dont le monde des bien nourris n ’ avait que faire, et que la radio française oubliait peut-être même de mentionner, [ … ] et pas non plus, quelques milliers de kilomètres plus à l ’ est, la guerre que menait ISRAËL et le nombre de Mig égyptiens abattus, ni même les incendies que les troupes du Nord allumaient dans SAIGON, et pas même l ’ étape du TOUR DE FRANCE cycliste qui s ’ approchait de Paris, ni le DÉFILÉ MILITAIRE sur les Champs- Élysées, ni la préparation des petits bals populaires sous les fanions tricolores dans tous les villages français, les robes légères et la musique des accordéons, mais les préparatifs du lancement d ’ Apollo 11, et les premiers pas attendus d ’ un homme sur LA LUNE [ … ]. (ibid. 209sq.) Le lecteur assiste à une espèce de ballet de chiffres, de dates dont le grand nombre excède de loin aussi bien le schéma organisationnel du texte (que ce soit celui d ’ un récit mnémotechnique, autoou biofictionnel, de l ’ historiographie ou du mythe) que le projet littéraire proprement dit et son cadre spatio-temporel, dont ces mêmes dates „ des 14 juillet “ - c ’ est d ’ ailleurs le titre d ’ un chapitre du roman - devaient constituer le fondement. La biofiction et les nombres 45 Nous voyons comment la structure du roman obéit simultanément à plusieurs calculs mathématico-littéraires qui potentialisent leurs effets textuels avant de se neutraliser. La confusion par la multiplication, dans la biofiction, de dates de référence, qui perdent ainsi leur dimension d ’ orientation, est accompagnée par une suite d ’ erreurs ou fautes d ’ attribution, dans lesquelles le narrateur reconnaît une dimension esthétique. Ainsi il commente le fait que dans la plupart des biographies du Che, on fait naître celui-ci un 14 juillet, bien que sa date de naissance officielle serait, en fait, le 14 juin, et ce commentaire transforme le recours aux chiffres en une référence intertextuelle et autoréférentielle (au-delà de l ’ exemple de Plutarque déjà cité), plus concrètement en une référence au fantastique (dans sa version latinoaméricaine, borgésienne): „ J ’ y avais vu un clin d ’œ il borgésien, une référence à ces manuscrits disparus qui d ’ un coup viennent changer le cours des civilisations, à ces détails inutiles et admirables des dates erronées, des noms confondus, des statues qui sont d ’ un autre héros “ (ibid. 237). Et parce que nous parlons d ’ un „ clin d ’œ il borgésien “ il faudra citer aussi la remarque (auto-)ironique du narrateur qui commente un article de journal évoquant un accident d ’ un autobus avec un taxi, et cite abondamment des chiffres: „ L ’ amoureux des chiffres peut éprouver un réconfort pythagoricien à voir ainsi classer ce capharnaüm, à percer par quelque arithmétique les desseins obscurs de la Fortune et le chaos du monde : 07 × 70 (le taxi) = 490, 490 - 1 (le mort ? ) = 489 (l ’ autobus) “ (ibid. 51). Cette dimension ironique et ludique qui semble prendre le contrepied de toute tentative de structurer par un recours aux nombres la biofiction de William Walker ainsi que le discours mnémotechnique, autoet biofictionnel, historiographique et mythique qui la sous-tend, pourrait constituer une logique numérique supplémentaire du texte. C ’ est certainement le cas de la dimension cartographique qui finit par rassembler les multiples coordonnées géographiques, historiques et culturelles de la vie de William Walker, de l ’ Amérique centrale, de l ’ histoire des révolutions, par un jeu de cartes qui se superposent et qui sont régies par tout un échafaudage numérique, par tout un système de coordonnées géométriques et qui forment, enfin, des constellations: De la même façon qu ’ il est utile de connaître les positions des plaques océaniques pour rendre compte des tremblements de terre et des éruptions volcaniques, l ’ intelligence des conflits humains nécessite la délimitation de multiples zones aux chevauchements complexes : aux habituels atlas religieux et linguistiques, il convient ainsi de superposer les cartes sportives et alcooliques. Si Cuba et le Nicaragua constituent aujourd ’ hui un îlot isolé de la zone base-ball, perdu au milieu de l ’ immense zone football qui s ’ étend de la Terre de Feu jusqu ’ au río Grande, les deux pays appartenaient déjà, au XIX e siècle, à la zone rhum, que limitaient au sud les zones pisco et chicha, et au nord la zone whisky. (ibid. 241) 46 Andreas Gelz Ce jeu de superpositions complexes, quelquefois contradictoires ou - c ’ est ce que nous allons voir encore plus clairement à propos du prochain exemple - simplement contingentes, cette espèce d ’ embrayage de plusieurs systèmes numériques spécifiques ou inventés met en mouvement non seulement la structure du texte, mais aussi une réflexion sur l ’ identité du sujet biographié en pluralisant ad libitum les contextes dans lesquels évoluent ‚ virtuellement ‘ les personnages. Mon deuxième exemple est de Bernard Chambaz, qui dans son texte 17 (2017) nous explique la transformation de son livre qui devait être une analyse de la révolution d ’ octobre 1917 et qui devient le projet littéraire de 17: J ’ en étais là, à ces échos assourdis et assourdissants des mitrailleuses au Chemin des Dames et des canons autour du Palais d ’ Hiver, quand je me suis avisé que 17 était advenu chaque siècle, au moins depuis le premier de notre ère. Et je me suis souvenu que 17 c ’ était aussi XVII, le ‘ j ’ ai vécu ’ des Romains dont la puissance fatale n ’ avait échappé ni aux auteurs latins ni aux pilotes automobile. [ … ] Alors j ’ ai décidé de tracer ces 17 vies brèves de personnes plus ou moins célèbres, nées ou mortes en 17. (Chambaz 2017: 23) Après avoir raconté 17 biographies, dont celle d ’ Alexandre Fiodorovitch Kerenski, de Boris Pasternak, etc. chacune sur pas plus de 4 à 5 pages, indépendantes les unes des autres, mais qu ’ on le veuille ou non et par effet de contiguïté, solidaires, il clôt son livre par une liste virtuellement infinie de possibles significations du chiffre 17 (qui, théoriquement, pourraient influencer la configuration des biofictions présentées dans le texte): Au passage, rappelons que 17 est un nombre premier, ce qui en impose toujours. C ’ est encore le nombre des syllabes dans un haïku, l ’ âge où l ’ on n ’ est pas sérieux, le nombre de draps qui enveloppaient la momie de Toutankhamon, les arbres que Dostoïevski voyait dans la cour de la prison dans la forteresse Pierre-et-Paul, presque dix-sept arbres écrit-il, le numéro de la Charente-Maritime qui s ’ appelait autrefois Charente- Inférieure, sous-préfectures Jonzac, Rochefort, Saintes et Saint-Jean d ’ Angély, le nombre de muscles que nous avons dans la langue, [ … ] le nombre de recettes faciles à l ’ ail et au chou selon Perec, le nombre de kilomètres du dernier pont qui franchit le Tage, le numéro atomique du chlore, le nombre de volumes de l ’ Encyclopédie sans les planches, l ’ espérance de vie du martin-pêcheur. (ibid. 118) Ou, sur une note plus tragique: 17 ce sont les tranchées, les hommes qui doivent tuer pour ne pas être tués, le grand troupeau enseveli sous les bombes ou volatilisé dans les airs, les mutineries, c ’ est encore la déclaration Balfour qui envisage l ’ établissement d ’ un foyer national juif en Palestine, la mélancolie de Freud, la conception des trous noirs, la sortie sur les écrans La biofiction et les nombres 47 de L ’ Émigrant de Charlot [ … ] le rythme effréné d ’ une danse macabre où la vie suit son cours, jusqu ’ à la Saint-Sylvestre, un autre lundi. (ibid. 134sq.) Mais c ’ est une liste qui implique également une certaine vision philosophique de l ’ histoire que Chambaz introduit dans son texte à partir des chiffres 17 et 7, ou plutôt de l ’ absence de ce dernier, lorsqu ’ il évoque le souvenir d ’ un cousin dont on me rebattait les oreilles parce qu ’ il savait par c œ ur la table des 17, une inoubliable série pourtant - 17/ 34/ 51/ 68/ 85/ 102/ 119/ 136/ 153/ 170 - où le chiffre 7 était le seul qu ’ on ne retrouvait pas, une suite qui brillait comme un diamant noir. Qu ’ il n ’ y ait pas de fin de l ’ histoire, et pas davantage de finalité, c ’ est déjà ce que murmurait Pasternak. (ibid. 22) En voici, au total, une explosion de cas de figures et de références qui rend erronée les fonctions référentielle ainsi que structurelle du nombre. Pour contrecarrer cet effet, l ’ auteur intègre, dans son texte, des mots-clefs pour organiser ces bribes de vie, son texte qu ’ il ne voudrait surtout pas un „ livre funèbre “ (ibid. 137): il évoque le „ détail, qui fait l ’ attrait d ’ une biographie vivante, l ’ antipode d ’ une notice nécrologique “ (ibid. 24), notion qui désigne un élément signifiant et qu ’ il met en parallèle avec d ’ autres termes qui caractériseraient son écriture comme „ concision “ , „ syncope “ , „ ellipse “ (ibid. 24). Il est question de problèmes épistémologiques lorsqu ’ il prétend que ces histoires „ tiennent un peu de la queue de comète. Bien entendu, nous ne faisons, au mieux, que les entrevoir, mais le miracle - aussi pauvre soit-il - est peut-être là “ (ibid. 26), il insiste plus particulièrement sur telle ou telle année, notamment l ’ année 1717 et le „ catalogue des morts “ (ibid. 125) du duc de Saint-Simon, les Mémoires du cardinal de Retz qui attribue à toute chose „‘ son moment décisif ’ . C ’ est dire la part de liberté que le destin laisse à un individu, si sa capacité de jugement lui permet de saisir ce moment “ (ibid. 131). Car loin de déterminer le sujet biographié dans son parcours individuel, la présence des nombres dans la biofiction accorde à celui-ci un degré de liberté supplémentaire en constituant toute une série de possibles, de nouveaux contextes et constellations qui réorientent à tout moment - tel qu ’ il est perçu par le lecteur - son cheminement. Mais les nombres ont aussi, de manière peut-être moins évidente, une dimension projective. Si on les considère surtout comme éléments d ’ une série, l ’ analyse de la loi qui relie ses composantes entre elles permet de calculer son évolution, de postuler d ’ autres chiffres qui la continueront. L ’ équivalent dans le contexte textuel serait la projection d ’ événements futurs, l ’ esquisse de scénarios utopiques ou dystopiques, d ’ histoires alternatives etc. dans lesquelles il s ’ agirait de situer le sujet biographié à partir d ’ éléments déjà connus de sa vie. 48 Andreas Gelz Un troisième exemple qui pourrait illustrer cette dernière dimension est le texte Les Onze de Pierre Michon (2009). Après avoir présenté un grand tableau historique fictif des membres du Comité du salut public, le texte insiste sur l ’ ambivalence de la peinture des Onze, une ambivalence politique voulue par ses commanditaires, quelques membres du Comité de salut public, qui demandent au peintre Corentin: Tu sais peindre les dieux et les héros, citoyen peintre ? C ’ est une assemblée de héros que nous te demandons. Peins-les comme des dieux ou des monstres, ou même comme des hommes, si le c œ ur t ’ en dit. Peins Le Grand Comité de l ’ an II. Le Comité de salut public. Fais-en ce que tu veux: des saints, des tyrans, des larrons, des princes. Mais mets-les tous ensemble, en bonne séance fraternelle, comme des frères. (ibid. 89) Cette représentation pictorale ambiguë nous est présentée par le narrateur comme un joker politique, ( „ C ’ était un joker, comprenez-vous? Cette peinture était un joker à jouer dans un moment crucial “ , ibid. 108) qui, pour rester dans la logique des nombres, peut prendre la valeur qu ’ on voudrait et qui est donc l ’ image même des fonctionnalisations stratégiques et sémantisations ‘ potentielles ’ de la peinture des Onze et notamment du personnage de Robespierre par les autres membres du Comité du salut public: C ’ était un joker, comprenez-vous ? Cette peinture était un joker à jouer dans un moment crucial : si Robespierre prenait définitivement le pouvoir on produirait le tableau au grand jour comme preuve éclatante de sa grandeur et de la vénération qu ’ on avait toujours eue pour sa grandeur [; ] dans le cas contraire on présenterait le tableau comme preuve de son ambition effrénée pour la tyrannie, et on prétendrait effrontément que c ’ était lui, Robespierre, qui l ’ avait commandé en sous-main pour le faire accrocher derrière la tribune du président dans l ’ Assemblée asservie, et être idolâtré dans le palais exécré des tyrans. (ibid. 108sq.) Cette interprétation est étayée par une réflexion intermédiale qui insiste sur l ’ ambivalence de la nécessaire transcription ou du recodage, de la traduction des différents médias qui constituent ce texte, en l ’ occurrence le texte et l ’ image, mais aussi les chiffres et les lettres. L ’ essentiel du tableau Les Onze, ses différentes interprétations possibles, „ [ … ] ne se voit pas, sur le tableau “ (ibid. 56). Le roman multiplie, donc, les interprétations du tableau (et, par là, celles du chiffre onze) - il le compare par exemple à une représentation de la dernière Cène de Jésus-Christ, la représentation d ’„ une cène truquée, et non pas truquée par l ’ absence du Christ, dont il se souciait peu et même qui l ’ enchantait - non, truquée parce que l ’ âme collective qu ’ on y voit, ce n ’ est pas le Peuple, l ’ âme ineffable de 1789, c ’ est le retour du tyran global qui se donne pour le peuple. Pas onze apôtres, onze papes “ (ibid. 126sq.). La lecture allégorique du tableau prend La biofiction et les nombres 49 de l ’ ampleur: „ c ’ est peut-être l ’ Histoire en personne, en onze personnes - dans l ’ effroi, car l ’ Histoire est une pure terreur “ (ibid. 127), pour, à la fin du texte, perdre sa dimension humaine - une variante très intéressante d ’ une biofiction qui en ébranle les fondements: et qu ’ il y a là au Louvre onze formes semblables à des chevaux, onze créatures d ’ effroi et d ’ emportement: comme en ont sculpté les Assyriens de Ninive dans les chasses équestres où le roi tue des lions; comme elles galopent vers les damnés que nous sommes, quatre fois et sous quatre formes de chevaux, dans l ’ Apocalypse de Jean; comme cabrées sous Niccolò Da Tolentino, le condottiere de la nuit, dans Uccello; comme cabrées de même sous les Philippe de France et les Louis de France, les trentedeux Capets, plus tard sous Bonaparte; telles que les a peintes Géricault dans la sarabande des trains d ’ artillerie explosant en chaîne, terrifiées par l ’ odeur de la poudre et celle de la mort, mais comme sans effroi chargeant. Et puisque nous y sommes, vous et moi, c ’ est soudain devant n ’ importe quelles bêtes divines que nous nous tenons ici, pas seulement les chevaux mais toutes, les bêtes cornues, les bêtes qui aboient, les autres bêtes rugissantes qui se retournant soudain bondissent sur le roi dans les chasses de Ninive, les grandes menaces frontales qui nous ressemblent et ne sont pas nous. Celles qu ’ on a peintes au commencement de tout, avant l ’ Assyrie et saint Jean, avant l ’ invention de la charrerie et de la cavalerie, bien avant Corentin et le pauvre Géricault, au temps des grandes chasses, au temps des gibiers idolâtrés et redoutés, divins, tyranniques, sur les murs profonds des cavernes. C ’ est Lascaux, Monsieur. Les forces. Les puissances. Les Commissaires. Et les puissances dans la langue de Michelet s ’ appellent l ’ Histoire. (ibid. 131sq.) Et si nous lisons ce texte, qui a commencé à mettre en lumière les protagonistes de l ’ Histoire dans tout leur éclat à partir de cette fin spectaculaire, nous découvrons l ’ Histoire dans son ambivalence, à savoir, une forme obscure, multiple et multiforme, „ onze stations de chair, onze stations de drap, de soie, de feutre, onze formes d ’ hommes ; tout cela ne prend sens et n ’ est écrit en clair que dans la page de ténèbres, Les Onze “ (ibid. 18). Ce que nous montrent les textes que je viens d ’ analyser, ce n ’ est pas seulement une multiplication des perspectives ouvertes sur les personnages principaux de la biofiction et des contextes dans lesquelles ils évoluent, figurée par la transformation (équations, calculs) des nombres et de leurs configurations, mais aussi - nous l ’ avons vu dans chacun des trois textes dont il a été question - par la coprésence de systèmes médiatiques et/ ou sémiotiques hétérogènes qui construisent/ deconstruisent l ’ objet de la biofiction. C ’ est dans ces deux sens que le système des nombres organise et en même temps problématise la constellation biographique. Mais l ’ introduction des nombres dans la biofiction est marquée également par un effet de présence, par la constitution d ’ une réalité propre aux nombres au-delà des questions de leur signification possible, ou, si 50 Andreas Gelz l ’ on se place du côté de la littérature, au-delà de toute question sur la différence entre fait et fiction caractéristique de la biofiction. A mon sens, c ’ est à cette dimension que fait allusion Pierre Michon, quand il parle dans Les Onze de „ l ’ existence indubitable des Onze, le bloc formel d ’ existence, sans réplique, invariable, l ’ effet massif qui se passe tout à fait de causes et qui se passerait tout aussi bien de mon commentaire “ (ibid. 29). Ce n ’ est pas seulement la peinture et ses formes qui donnent existence au Comité, mais les nombres en tant que tels. Mettre en rapport les nombres et leur réalité sui generis (leur matérialité, leur terminologie univoque et leur logique) avec les personnages au centre d ’ une biofiction leur semble conférer une réalité qui resterait stable malgré des attributions sémantiques incertaines. Pour que cet effet se produise, il n ’ est pas besoin que les nombres utilisés dans les textes littéraires aient eux-mêmes une plausibilité référentielle (celle, par exemple, de désigner des années, des saisons, des adresses ou d ’ autres facteurs qui auraient un pendant dans la réalité). La réalité sui generis des nombres à laquelle s ’ associe l ’ idée d ’ une forme mathématique de la description objective du monde, fait voir la réalité mouvante qu ’ est la vie de l ’ homme comme une espèce d ’ équation - rappelons que Bernard Chambaz décrivait les récits de vie comme des „ équations à n inconnues “ (Chambaz 2017: 26) - dont la vie du sujet biographié serait la variable, c ’ est-à-dire l ’ inconnue qu ’ il s ’ agira, dans notre contexte, de déterminer par une transformation mathématique, une équation, pour laquelle, à la fin, il peut, éventuellement, ne pas exister de solution. Chambaz, Bernard, 17, Paris, Seuil, 2017. Deville, Patrick, Pura vida. Vie & mort de William Walker, Paris, Seuil, 2004. Echenoz, Jean, Ravel, Paris, Minuit, 2006. Echenoz, Jean, 14, Paris, Minuit, 2012. Hatzfeld, Jean, Deux mètres dix, Paris, Gallimard, 2018. Michon, Pierre, Vies minuscules, Paris, Gallimard, 1984. Michon, Pierre, Vie de Joseph Roulin, Lagrasse, Verdier, 1988. Michon, Pierre, Rimbaud le fils, Paris, Gallimard, 1991. Michon, Pierre, Les onze, Paris, Gallimard, 2009. Schneider, Michel, Glenn Gould. Piano solo, aria et trente variations, Paris, Gallimard, 1988. La biofiction et les nombres 51 Les extravagances de l ʼ inventeur Fiction biographique et imagination technique dans Des éclairs de Jean Echenoz Wolfram Nitsch Comme l ʼ a signalé Dominique Viart, la fiction biographique est devenue un genre majeur de la littérature française contemporaine. À l ʼ instar des Vies imaginaires (1896) de Marcel Schwob, mais surtout de quelques textes fondateurs parus à la fin du XX e siècle, dont Vies minuscules (1984) de Pierre Michon et Vies antérieures (1991) de Gérard Macé, les nombreux textes récents qu ʼ on peut désigner par ce terme se situent à mi-chemin entre l ʼ essai et la fiction. Tout en aspirant à restituer la vie d ʼ un personnage historique singulier, ils se distinguent pourtant sensiblement d ʼ une biographie traditionnelle, notamment par leur fragmentarité, par leur subjectivité et par leur réflexivité. Au lieu de tenter la restitution complète d ʼ une vie, ils préfèrent en évoquer certains moments révélateurs; sans mettre en doute l ʼ existence objective du protagoniste, ils mettent en relief l ʼ imagination subjective du narrateur; et comme ils manifestent une prédilection pour les vies d ʼ artistes et d ʼ écrivains, ils permettent à l ʼ auteur de réfléchir sur son propre travail à l ʼ ombre de l ʼœ uvre d ʼ un autre (Viart 2005: 99 - 124). Bien qu ʼ elle ait précédé leur publication, cette définition du genre peut s ʼ appliquer aussi aux fictions biographiques de Jean Echenoz. Dans sa „ suite de trois vies “ , constituée de Ravel (2006), Courir (2008) et Des éclairs (2010), ce romancier appartenant à la génération de Michon et de Macé vise pour sa part à évoquer par fragments et avec une „ marge de liberté “ plus ou moins sensible la vie de trois célébrités de l ʼ histoire culturelle moderne (Echenoz 2010). Même si les trois hommes portraiturés ainsi, à savoir le compositeur français Maurice Ravel, le coureur tchèque Emil Zátopek et l ʼ ingénieur serbo-américain Nikola Tesla, vivent à des époques et dans des milieux différents, ils partagent pourtant deux traits caractéristiques. D ʼ une part, ils paraissent assez excentriques ou bizarres aux yeux de leurs contemporains, soit par leur style de vie, soit par les spectacles qu ʼ ils présentent à leur public. D ʼ autre part, ils semblent tous les trois fascinés, voire même imprégnés par la technique. 1 Ravel, amateur d ’ automates et de machines industrielles, manifeste un tel „ goût pour la mécanique “ qu ʼ il finit par composer, peut-être en hommage à son père ingénieur, une pièce extrêmement répétitive qui „ relève du travail à la chaîne “ (Echenoz 2006: 78; ibid. 43). Zátopek, ancien apprenti dans une usine de chaussures, ne porte pas pour rien le surnom de „ Locomotive “ , étant donné qu ʼ il court comme une „ machine “ propulsée par „ un moteur exceptionnel sur lequel on aurait négligé de monter une carrosserie “ (Echenoz 2008: 54; ibid. 57, 93, 99). Mais c ʼ est la vie singulière de Tesla qui se range de la manière la plus apparente sous le signe de la technique moderne. Comme je me propose de le montrer, la dernière des „ trois vies “ échenoziennes n ʼ est pas seulement une biofiction ludique qui se plaît à exagérer les manies de son extravagant protagoniste et à faire de lui le héros d ʼ une trame de mélodrame; elle est en même temps un essai technologique qui souligne le côté forcément spectaculaire de l ʼ inventeur moderne dépendant d ʼ un soutien financier énorme et qui, en outre, éclaire les aléas inévitables de l ʼ imagination technique en montrant que ses produits peuvent se dérober au contrôle de l ʼ inventeur premier. Une vie d ʼ excentrique Sur la quatrième de couverture, le roman Des éclairs est annoncé comme une „ fiction sans scrupules biographiques “ , qui „ utilise cependant la destinée de l ʼ ingénieur Nikola Tesla (1865 - 1943) et les récits qui en ont été faits “ (Echenoz 2010). 2 Derrière le protagoniste au prénom kafkaïen de Gregor se profile donc un personnage historique qui a déjà inspiré toute une série de biographies et de fictions, surtout dans la première décennie du XXI e siècle où le nom de Tesla s ʼ est converti en marque d ʼ automobiles. À part les travaux biographiques de Margaret Cheney, mentionnée par Echenoz dans les pages préliminaires de son livre (Cheney/ Uth 1999; Cheney 2010), on peut citer par exemple le roman Against the day de Thomas Pynchon et le film The Prestige de Christopher Nolan, deux œ uvres sorties en 2006, dans lesquelles apparaît l ʼ ingénieur déjà légendaire au moment où il produit des éclairs artificiels dans les Montagnes Rocheuses. Dans Des éclairs, le protagoniste calqué sur ce génie technique est présenté comme un homme tout à fait excentrique (Gefen 2015: 224 - 229). En tant que personnage public, Gregor se distingue par une créativité intarissable dans le 1 Sur l ʼ importance des objets techniques dans les romans antérieurs d ʼ Echenoz, voir Blanckeman 2000: 58 - 60. 2 Sauf indication contraire, toutes les citations se réfèrent à cette édition. 54 Wolfram Nitsch domaine de l ʼ électricité: inventeur de la lampe à arc, du moteur à courant alternatif et de la télégraphie sans fil, pour ne signaler que trois de ses nombreux brevets, il est „ le précurseur de ce qu ʼ on nommera un jour le tout électrique “ (79). Dans sa vie privée, par contre, il apparaît comme un individu „ extravagant “ (107) sous tous rapports. De l ʼ Américain moyen, il ne se détache pas seulement par sa taille énorme, sa „ longue silhouette d ʼ échassier “ (61), mais encore par toute une foule de hantises. Outre une curieuse „ répugnance à l ʼ égard des bijoux “ (56) et même des cheveux, aussi redoutables pour lui que, pour tout le monde sauf lui, des „ fils électriques dénudés “ (89), il arbore surtout trois manies que le narrateur ne cesse de gloser. En premier lieu, Gregor manifeste une „ extrême préoccupation des microbes, bacilles et toute espèce de germes, qui le contraint à nettoyer sans cesse toute chose autour de lui “ (44). Comme le protagoniste du film Aviator (2004) de Martin Scorcese, il porte à l ʼ extrême une précaution hygiénique prônée par la médecine moderne, à tel point qu ʼ elle se transforme en une obsession irrationnelle. Quand il dîne au Waldorf Astoria où il loge à l ʼ époque de sa gloire, cette „ hantise des microbes “ le force par exemple à „ soigneusement nettoyer luimême ses couverts, ses assiettes et ses verres “ avant de manger, à l ʼ aide de non moins de vingt et une serviettes empilées sur la table à son usage personnel (71). Pour la même raison, il préfère manger seul et garde en général la plus grande distance possible face à ses contemporains. À la fin de sa vie, il s ʼ isole des autres avec une telle persévérance qu ʼ il passe „ cent jours de solitude “ dans sa chambre d ʼ hôtel (174). Ainsi, il dépasse même le colonel Aureliano Buendía, un personnage principal de Cien años de soledad de Gabriel García Márquez, qui finit par imposer un intervalle de deux mètres à tous ses interlocuteurs et par le marquer d ’ un cercle tracé à la craie (García Marquez 1987: 241). Hanté par les microbes jusqu ʼ à sa mort, Gregor doit enfin s ʼ esquiver sans réserve. 3 Une autre obsession du protagoniste consiste à „ compter tout ce qui se présente “ (29). Cette „ manie de tout compter “ s ʼ empare de lui partout et „ perpétuellement “ (45), de sorte qu ʼ il l ʼ applique à n ʼ importe quel objet. Dans la rue, il compte les pavés, les passants et les véhicules, mais aussi les arbres, les oiseaux et les nuages; en marchant, il détermine le nombre de ses pas; avant la démonstration d ʼ une invention, il s ʼ occupe à „ dénombrer précisément le public, au strapontin près “ (61); à l ʼ intérieur d ʼ un immeuble, il compte les étages et les marches des escaliers, et il compterait sans doute autant les marches d ʼ un escalator, „ entreprise vaine entre toutes “ , si cet engin existait déjà au XIX e siècle (73). Si sa vision du monde est avant tout quantitative, elle n ʼ exclut pourtant pas 3 Pour une analyse des protagonistes échenoziens „ dans l ʼ optique de l ʼ esquive et de la disparition “ , voir Sheringham 2010: 129 - 145, en particulier 144. Les extravagances de l ʼ inventeur 55 un investissement affectif, étant donné qu ʼ il a un faible particulier pour les nombres divisibles par trois. C ʼ est pourquoi il veut trouver exactement vingt et une serviettes à table, et c ʼ est pourquoi il a choisi l ʼ adresse 33 Third Avenue pour son laboratoire new-yorkais. Quand le narrateur commente cette prédilection bizarre, il fait cependant preuve d ʼ auto-ironie, puisqu ʼ il insiste justement trois fois sur la beauté spéciale des „ nombres divisibles par trois “ , de „ tout ce qui se divise par trois “ et d ʼ„ un multiple de trois “ (45 - 46). On peut constater en effet dans son discours une préférence marquée pour les triades, par exemple lorsqu ʼ il évoque l ʼ attitude ambivalente de Gregor à l ʼ égard des „ invitations chez les riches, les très riches et les extrêmement riches “ (55). Cette inclination pour la période ternaire, qui n ʼ est pas sans rappeler la rhétorique classique ou le style de Flaubert (Thibaudet 1968: 231 - 235), révèle que certaines manies de l ʼ ingénieur excentrique font partie du patrimoine culturel. En raillant l ʼ affection de son protagoniste pour le nombre trois et ses multiples, l ʼ auteur d ʼ une „ suite de trois vies “ , qui se réclame d ʼ ailleurs volontiers du roman flaubertien (Samoyault 2009: 87 - 99; ibid. 94), fait donc en quelque sorte son propre portrait. La plus violente des manies de Gregor est toutefois sa passion pour les pigeons qui, dans sa propension à tout dénombrer, font l ʼ objet d ʼ un „ décompte à part “ (45). Tandis que le narrateur ne cache pas son aversion profonde pour ces „ volatiles abjects “ (129), le protagoniste leur voue un culte „ bizarre “ (143). En particulier, il se préoccupe des pigeons blessés qu ʼ il ramasse dans la rue et qu ʼ il essaie de guérir. Le fait qu ʼ il aille jusqu ʼ à transformer sa chambre d ʼ hôtel en une véritable „ clinique aviaire “ (151), encombrée d ʼ oiseaux sales et puants, prouve que cette obsession prime même sa hantise des microbes. D ’ autant plus ingrats paraissent les vols de pigeons qui, à deux reprises, attaquent le colombophile incorrigible, la première fois dans un parc où ils „ piochent frénétiquement à coups de becs convulsifs dans ses poches décousues “ (129), et finalement dans une rue couverte de verglas où ils forment une „ troupe de choc “ qui se pose sur le pare-brise d ʼ une voiture et par là provoque une collision au détriment de Gregor (172). Cet accident étrange accélère la fin du protagoniste, à l ʼ instar de la collision dont Ravel est victime dans la première des trois vies échenoziennes (Echenoz 2006: 102 - 103). Mais comme il est déclenché par une nuée aveuglante de pigeons, peut-être inspirée par The Birds de Hitchcock, il anticipe en outre une ironie cruelle, à la fois au niveau de l ʼ histoire et au niveau de la narration. Le coup fatal de la „ troupe de choc “ se présente comme une ironie du sort, puisque le protagoniste est achevé justement par l ʼ espèce qu ʼ il adore, et en même temps comme une ironie du narrateur qui avoue sans ambages: „ personnellement, je n ʼ en peux plus, de ces pigeons “ (171). Voici pourquoi, par une métalepse à la manière de Diderot (Genette 2003: 23), il se débarrasse d ʼ eux en tuant son héros dont la manie majeure garantirait autrement une présence prolongée des „ volatiles abjects “ . 56 Wolfram Nitsch Une série de mauvais coups Si le narrateur du roman présente Gregor comme un homme soumis à plusieurs tics étranges, comme un caractère „ cassant “ (11) et pour cela proche d ʼ une „ caricature “ (107), il prend cependant parti pour lui dans la mesure où il évoque certaines machinations dont le protagoniste ne tarde pas à être victime. Tout antipathique qu ʼ il puisse paraître, l ʼ ingénieur inspire néanmoins plus de sympathie au lecteur que ses concurrents impitoyables qui ne cessent de lui porter de mauvais coups. Le plus puissant d ’ entre ces antagonistes est Thomas Edison, chez lequel Gregor se présente dès qu ʼ il arrive aux États-Unis. Comme il le remarque tout de suite, l ʼ inventeur célèbre ne correspond nullement au personnage glorieux que fait de lui Villiers de l ʼ Isle-Adam dans son roman L ʼ Ève future, „ publié en feuilleton ces temps-ci à Paris dans la revue La Vie moderne “ (17). Le patron de la General Electric est au contraire un „ homme vilain “ et „ désagréable “ (19) qui traite son jeune employé comme un „ homme à tout faire “ (22). Cette impression première est bientôt confirmée par deux man œ uvres méchantes, destinées à humilier et à discréditer le nouveau venu. D ʼ abord, Edison refuse la prime promise à son assistant qui, très efficace, a réparé en peu de temps maintes installations électriques tombées en panne, parce qu ʼ il refuse de reconnaître les avantages du courant alternatif prôné par Gregor, et les désavantages du courant continu qu ʼ il propage lui-même. Quelques années plus tard, quand se déclare une véritable „ guerre électrique “ (51) entre la General Electric et la Western Union où l ʼ ancien assistant a développé un moteur, un générateur et un transformateur à son idée, Edison mène une campagne infâme contre son nouveau rival, mettant en scène et portant à l ʼ écran des électrocutions d ʼ animaux, voire même d ʼ hommes condamnés à mort, pour dénoncer les dangers mortels du courant alternatif. Le narrateur note non sans malice que l ʼ inventeur de l ʼ ampoule à incandescence, du phonographe et du kinétoscope crée ainsi en outre la chaise électrique, dans le seul but de lancer un „ contre-argument publicitaire “ de gros calibre (50). Plus perfidement encore opère Angus Napier, le jeune secrétaire de l ’ unique confident du protagoniste. Comme l ʼ épouse de celui-ci, Ethel Axelrod, semble s ʼ éprendre de Gregor, mais ignore la passion secrète de Napier, le soupirant déçu poursuit son rival d ʼ une „ haine absolue “ (66). Son rôle de canaille mélodramatique est souligné par le narrateur, qui le présente comme un plagiaire „ par anticipation “ d ʼ Elisha Cook et de Richard Widmark, deux acteurs abonnés au personnage de la crapule (65), et lui donne un nom ressemblant à celui du prestidigitateur Angier, le protagoniste sinistre du film The Prestige. Correspondant à ce rôle, Napier fait tout ce qu ʼ il peut pour nuire à Gregor. Il se rapproche d ʼ Edison pour lui servir d ʼ informateur quant aux projets de la Les extravagances de l ʼ inventeur 57 Western Union; il charge un gangster d ʼ incendier le laboratoire sis 33 Third Avenue; et il envoie anonymement le brevet concernant la télégraphie sans fil à un certain Marconi, qui revendique cette invention pour lui-même. Après ce dernier „ sale coup “ (121) qui éclipse les autres, Gregor perd le crédit dont il a besoin pour réaliser son plus grand projet, la construction d ʼ un générateur qui fonctionne sans source énergétique extérieure. Mais il semble que les machinations ténébreuses de Napier ne s ʼ arrêtent pas là, qu ʼ elles vont même jusqu ’ à se diriger contre l ʼ inventeur déchu et tombé dans l ʼ oubli. Grâce à la précision du narrateur au sujet de l ʼ automobile qui renverse Gregor à la fin du roman, le lecteur peut soupçonner que l ʼ accident fatal est encore l ʼœ uvre du secrétaire jaloux, puisqu ʼ il s ʼ agit d ʼ une „ vieille Duesenberg “ verte et bleue (172), c ʼ est-à-dire d ʼ une voiture de la même marque et de la même couleur que la „ belle décapotable fusiforme “ (158) acquise jadis par le Richard Widmark avant la lettre (Sermier 2013: 29 - 32). Jusqu ʼ à la disparition du protagoniste, les revers et les échecs essuyés durant sa carrière sont donc attribués à des „ coups qu ʼ il croit, qu ʼ il sait ou qu ʼ il ignore qu ʼ on lui a portés “ (124). En guise d ʼ explication pour l ʼ impact limité des inventions de Gregor, le narrateur n ʼ allègue pas seulement la „ guerre “ que lui fait Edison, documentée dans la biographie de Cheney, mais encore une intrigue de plus grande portée qui semble plutôt inspirée par le mélodrame cinématographique. 4 De cette façon, il nuance l ʼ image du pionnier longtemps méconnu de l ʼ électricité. Quoique l ʼ inventeur du courant alternatif soit un „ sale type “ (110), obsédé par des manies désagréables, il ne serait pas tombé si bas sans les „ sales coups “ qu ʼ il a dû encaisser tout au long de sa vie professionnelle. Si d ʼ un côté il ressemble aux monomanes de Balzac, qui suivent leurs idées fixes au détriment des autres, il s ʼ apparente également à David Séchard, le créateur génial d ʼ un papier industriel durable, dont la troisième partie des Illusions perdues raconte la persécution par des concurrents implacables. 5 Dans Des éclairs, les „ souffrances de l ʼ inventeur “ ne font toutefois jamais oublier ses extravagances. 4 À propos de l ʼ importance du cinéma dans les premiers romans d ʼ Echenoz, en particulier dans Cherokee (1983), voir Tschilschke 2000: 117 - 149. 5 Pour les références à Balzac dans le roman échenozien Au piano (2003), voir Mura-Brunel 2008: 27 - 36. 58 Wolfram Nitsch L ’ inventeur comme prestidigitateur Cette impression s ʼ impose d ʼ autant plus qu ʼ aux extravagances du particulier s ʼ ajoutent d ʼ autres manières d ʼ agir extraordinaires qui caractérisent l ʼ homme public, c ʼ est-à-dire l ʼ ingénieur dont certaines inventions épatent la société de son temps. Les mauvais coups qui l ʼ empêchent d ʼ en profiter pleinement ne viennent pas toujours de l ʼ extérieur: „ les mauvais coups, parfois, c ʼ est lui qui les provoque “ (77). C ʼ est le cas lorsque Gregor déchire son contrat avantageux avec la Western Union, ce geste généreux s ʼ avérant bientôt inconsidéré; et cela lui arrive encore quand il néglige de breveter l ʼ une de ses inventions les plus populaires, les tubes fluorescents, car le futur succès imprévisible du néon „ est encore un mauvais coup à venir “ (59). Par de pareils commentaires, le narrateur signale que son récit biographique est en même temps un essai sur les problèmes de l ʼ invention technique, comme le suggère d ʼ ailleurs le titre Des éclairs, qui ne serait pas déplacé dans les Essais de Montaigne. À maintes reprises il y réfléchit sur le métier difficile de l ʼ inventeur moderne, qu ʼ il éclaire surtout sous deux rapports, soulignant que la construction de machines implique, pour des raisons économiques et sociales, une part nécessaire de simulation et qu ʼ elle dépend, tout comme la création artistique, des aléas de l ʼ imagination. Malgré sa prédilection pour la solitude, le protagoniste ne peut se dispenser d ʼ une certaine visibilité publique. Comme plusieurs de ses projets ont une portée continentale, voire planétaire, et paraissent „ de plus en plus dénués de mesure “ (127), il a besoin de capitaux énormes pour les réaliser. Ils coûtent bien plus chers que le petit oscillateur capable de déclencher l ʼ„ effet d ʼ un séisme “ qui fait trembler tous les immeubles autour du laboratoire new-yorkais (93). L ʼ émetteur de foudres artificielles que Gregor installe à Colorado Springs suppose déjà une dépense importante de matériel et d ʼ énergie électrique. Mais ce n ʼ est encore rien par rapport aux investissements nécessaires à l ʼ installation d ʼ une lumière nocturne terrestre, qui pourrait „ éclairer toute la planète en une seule illumination “ (68), ou pour la mise au point d ʼ un „ système mondial de télégraphie sans fil “ (98), centré sur une gigantesque tour qui servirait de „ station d ʼ information universelle “ (107). En quête d ʼ un financement pour tous ces projets planétaires, assez caractéristiques de la culture technique de la Belle Époque (Krajewski 2006), Gregor est obligé de persuader ses contemporains, surtout les millionnaires qu ʼ il espère trouver „ sur le marché des nababs “ (126). Or, à ce propos, le génial ingénieur doit se transformer en un habile conférencier doublé d ʼ un homme de théâtre, mettre en valeur son „ talent de mettre en scène ses propos “ (26) et de „ faire miroiter des miracles “ (138). Ce talent, il le laisse déjà entrevoir lorsque, devant son premier financier Westinghouse, il fait un exposé sur le courant alternatif qu ʼ il a d ʼ abord élaboré Les extravagances de l ʼ inventeur 59 pour un contremaître sans aucune formation d ʼ ingénieur. Mais il le manifeste surtout dans une série de spectacles destinés à s ’ inscrire en faux contre la campagne diffamatoire d ʼ Edison pendant la „ guerre électrique “ . Lors d ʼ une conférence publique à New York, Gregor apparaît d ʼ abord tout d ʼ un coup aux yeux des spectateurs en utilisant une nouvelle technique d ʼ éclairage, à savoir le spot électrique qu ʼ on peut allumer en un instant; ensuite, il démontre la sûreté du courant alternatif en allumant un tube fluorescent qu ʼ il saisit d ʼ une main en tenant dans l ’ autre un fil sous tension, de sorte qu ʼ il semble lui-même pénétré par l ʼ électricité qui, en réalité, circule à sa périphérie. Le narrateur insiste sur la „ très légère tricherie “ de cette démonstration qui ressemble autant à certains „ tours de passe-passe “ qu ʼ à une expérience scientifique: l ʼ apparition de l ʼ ingénieur „ comme sorti de rien “ et la simulation d ʼ un corps vivant mis sous tension lui confèrent l ʼ air d ʼ un „ prestidigitateur asymptote du magicien “ (53 - 54). Dans un autre numéro mis au point pour l ʼ exposition universelle de Chicago, donc pour un public mondial, Gregor présente une „ succession accélérée de prodiges électriques “ et finit par se métamorphoser lui-même en un „ déluge de feu “ ; cette fois, même le narrateur ignore le procédé appliqué à cette fin et reste pour sa part „ bouche bée devant un tel spectacle “ (62 - 63). D ʼ après la description détaillée de ces deux démonstrations, l ʼ inventeur moderne recourt aux stratagèmes d ʼ un illusionniste baroque afin de vendre sa version de l ʼ électricité. Dans la tradition de la magie artificielle élaborée au XVII e siècle et appliquée à l ʼ électricité depuis le siècle des Lumières (Kemp 1990: 205 - 217; Stafford 1994), il utilise les artifices de l ʼ accélération et de la simulation théâtrale, qui caractérisent un tour de passe-passe, pour susciter l ʼ enthousiasme d ʼ investisseurs possibles. En ceci, il ressemble à l ʼ inventeur Byron Caine, le protagoniste du premier roman d ʼ Echenoz, dont le bien nommé „ projet Prestidge “ est une machine double, composée d ʼ un petit accumulateur très efficace et d ʼ un cylindre spectaculaire dont l ʼ apparence semble digne d ʼ une „ tératologie technologique “ , mais n ʼ est au fond qu ʼ un „ trompe-l ʼœ il technologique “ et résulte donc d ʼ une prestidigitation d ʼ ingénieur (Echenoz 1979: 138, 315). 6 À ce côté illusionniste de Gregor correspond son „ grand principe [ … ] de ne pas révéler ses méthodes avant de les avoir testées en situation réelle “ , une stratégie persuasive mais en même temps audacieuse, puisqu ʼ elle risque de rendre perplexe la haute finance autant que la communauté scientifique: „ c ʼ est toujours le même problème avec lui, on ne sait jamais exactement si tout cela est possible ou ne relève que du rêve ou du bluff “ (68 - 69). En misant outre mesure sur cette stratégie publicitaire, l ʼ ingénieur perd finalement tout crédit. Trop souvent répétées, quoiqu ’ indispensables au début de sa carrière, les „ démonstra- 6 Je remercie Bruno Blanckeman de m ʼ avoir signalé cette ressemblance. 60 Wolfram Nitsch tions spectaculaires “ (125) de Gregor, dignes de son contemporain français Georges Méliès, finissent par entraver la réalisation des grands projets qu ʼ elles devaient favoriser. Les aléas de l ʼ imagination technique Quelles que soient leur portée et leur réussite réelle, toutes les inventions du protagoniste sont présentées comme les produits d ʼ une extraordinaire imagination technique. En sondant les sources de l ʼ inventivité inépuisable de Gregor, le narrateur y revient à deux reprises: Sa mémoire est en effet aussi précise que la photographie récemment découverte et, surtout, Gregor manifeste le don de se représenter intérieurement les choses comme si elles existaient avant leur existence, les voir avec une telle précision tridimensionnelle que, dans le mouvement de son invention, jamais il n ʼ a besoin de croquis, de schéma, de maquette ni d ʼ expérience préalables. Ce qu ʼ il imagine étant immédiatement considéré comme vrai, le seul risque auquel il s ʼ expose, et peut-être s ʼ exposera toujours, est de confondre le réel avec ce qu ʼ il projette. (13 - 14) Que toutes ses conceptions fonctionnent selon ce qu ʼ il avait envisagé - les expériences se déroulant toujours selon ses prévisions - provient, avant de construire une machine, de cette singulière disposition à la voir très précisément dans son esprit, en trois dimensions et dans tous ses détails. À une extrême vitesse, les pièces des appareils lui apparaissent alors tout à fait réelles et tangibles dans chacun de leurs attributs, jusqu ʼ au processus même selon lequel leur usure se manifestera. / Mais de telles aptitudes et surtout cette excessive intrusion de la réalité dans l ʼ imagination, l ʼ envahissement de l ʼ idée se prenant pour la matière, risquent aussi de vous couper un peu du monde, en tout cas des personnes s ʼ occupant de cette matière. (43) Sous plusieurs rapports, cette réflexion insistante sur la part de l ʼ imagination dans le „ mouvement “ de l ʼ invention s ʼ aligne sur la théorie de la technique proposée par Georges Simondon. Dans ses nombreux écrits technologiques réédités ou redécouverts depuis 2001, en particulier dans son cours sur Imagination et invention, le philosophe salué par Deleuze et par Latour a mis en relief le lien étroit entre ces deux activités de l ʼ esprit humain. Selon Simondon, l ʼ invention présuppose une image mentale qui est à la fois objective et subjective, c ʼ est-à-dire non pas strictement intérieure comme le veut la phénoménologie de Sartre, mais extérieure au sens de la psychologie bergsonienne; ainsi comprise, l ʼ image est un „ quasi-organisme “ relativement indépendant à l ʼ intérieur du sujet, une sorte de „ monade secondaire habitant à certains moments le sujet et le quittant à certains autres “ (Simondon 2014: 9). Cette tendance de l ʼ image à dépasser l ʼ individu est actualisée dans le processus Les extravagances de l ʼ inventeur 61 de l ʼ invention, qui peut aboutir à la production d ʼ un objet technique ou esthétique; dans ce cas, l ʼ extériorité déjà inhérente à l ʼ image mentale augmente encore, parce qu ʼ un tel objet est „ une chose pouvant exister et avoir un sens de manière indépendante de l ʼ activité du vivant qui l ʼ a faite “ , une œ uvre indéterminée et non réductible à l ʼ intention de l ʼ ingénieur ou de l ʼ artiste (ibid. 139 - 184, 164). 7 Dans les deux commentaires sur la genèse des inventions de Gregor se dessine une réflexion semblable. D ʼ abord, le narrateur souligne l ʼ extrême précision de l ʼ imagination technique de son protagoniste, qui égale celle de la „ photographie “ ou plutôt de la stéréoscopie, étant donné qu ʼ il est capable de se représenter l ʼ objet à construire sous la forme d ʼ une image „ tridimensionelle “ . Grâce à ce don, il peut voir les choses „ comme si elles existaient avant leur existence “ ou, autrement dit, si elles étaient déjà extérieures à son œ il intérieur. Ce statut ambigu est mis en relief par la métaphore de l ʼ image photographique qu ʼ on peut considérer non seulement comme un reflet fidèle, mais encore comme une trace matérielle d ʼ un objet réel. 8 La métaphore paraît d ʼ autant plus juste que Gregor n ʼ a pas besoin „ de croquis, de schéma, de maquette “ pour imaginer l ʼ invention, qu ʼ il opère au contraire avec l ʼ„ extrême vitesse “ d ʼ un photographe et produit, comme il est dit par la suite, des „ constructions intérieures instantanées “ (44). Dans le contexte du roman, ce caractère fulgurant de l ʼ invention dans le laboratoire de l ʼ ingénieur renvoie à sa naissance sous le signe d ʼ un „ éclair gigantesque “ (9) et ressort sans doute le plus nettement quand il produit luimême des foudres artificielles, transformant en quelque sorte sa première image perceptive en un objet technique jupitérien. Cependant, les deux digressions du narrateur se terminent par une évocation des risques indissociables de cette aptitude à imaginer les machines. D ʼ une part, l ʼ ingénieur hyperimaginatif s ʼ expose au danger de „ confondre le réel avec ce qu ʼ il projette “ . À la limite, l ʼ„ excessive intrusion de la réalité dans l ʼ imagination “ peut provoquer un oubli occasionnel de la réalité économique, voire physique. Lorsque Gregor présente au banquier J. P. Morgan son projet principal, l ʼ installation d ʼ un „ système permettant de procurer gratuitement de l ʼ énergie libre à tout le monde “ (82), il n ʼ a pas prévu que pour cet homme compte seulement une invention qui lui permet d ʼ „ installer le compteur “ , c ʼ est-à dire de chiffrer le prix de l ʼ usage (123). Et quand il invente une „ turbine exceptionnelle “ , apte à actionner „ toutes les automobiles, tous les camions, tous les avions et tous les trains, jusqu ʼ aux paquebots “ , il constate trop tard qu ʼ elle n ʼ est pas seulement 7 Pour une édition antérieure de ce chapitre sur l ʼ invention, qui était déjà accessible au moment où Echenoz écrivait la „ suite des trois vies “ , voir Simondon 2005: 276 - 296. 8 Pour cet „ entre-deux “ de la photographie, voir Rouillé 2005: 247 - 304. 62 Wolfram Nitsch „ beaucoup plus chère à fabriquer que prévu “ , mais qu ʼ elle est en outre „ à ce point extrême qu ʼ aucun métal ne peut y résister longtemps “ (128). D ʼ autre part, l ʼ inventeur ébloui par l ʼ„ envahissement de l ʼ idée se prenant pour la matière “ risque d ʼ oublier toutes les „ autres personnes s ʼ occupant de cette matière “ , en particulier ses collègues susceptibles de s ʼ approprier son idée à leur manière. Effectivement, Gregor se trouve souvent dépouillé par d ʼ autres ingénieurs qui s ʼ emparent de ses projets et les mènent à terme „ alors que lui, haletant, a déjà bondi sur autre chose “ et imaginé instantanément une nouvelle machine (81). C ʼ est ainsi que beaucoup de ses inventions percent sous le nom d ʼ un autre. Les rayons X sont revendiqués par Röntgen, la télégraphie sans fil par Marconi, et la technique de détecter les submersibles, proposée sans succès pendant la Grande Guerre, sera seulement développée pendant la Seconde Guerre mondiale et baptisée radar. Tous ces exemples confirment cruellement l ʼ observation de Simondon selon laquelle l ʼ objet technique, une fois matérialisé sous forme de brevet ou de prototype, est indépendant de son inventeur. L ʼ héritage de l ʼ ingénieur extravagant présente donc un cas certes extrême, mais d ʼ autant plus révélateur des conséquences incalculables de l ʼ imagination technique. Pour le protagoniste de l ʼ essai fictionnel Des éclairs, les machines qu ʼ il a imaginées et mises au monde parviennent à une existence si indépendante qu ʼ il est dépassé par elles et qu ’ il en est finalement dépossédé, même si à certains instants il apparaît comme un magicien moderne. Blanckeman, Bruno, Les récits indécidables: Jean Echenoz, Hervé Guibert, Pascal Quignard, Villeneuve d ’ Ascq, Presses universitaires du Septentrion, „ Lettres et arts “ , 2000. Cheney, Margaret / Uth, Robert, Tesla: master of lightning, New York, Barnes & Noble, 1999. 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De l ’ historien (littéraire) à l ’ auteur de biofictions - une double configuration singulière La biofiction dont il sera question dans cette communication - le roman historique L ’ aventurier du hasard. Le Baron de la Hontan de Réal Ouellet publié en 1996 à Montréal - présente à plusieurs égards une configuration très particulière. Elle concerne d ’ abord un personnage singulier, Louis-Armand de Lom d ’ Arce, Baron de la Hontan (1666 - 1716), qui occupa pendant sa vie à la fois les rôles d ’ aventurier, d ’ officier militaire, d ’ écrivain-philosophe et d ’ exilé poursuivi par les instances politiques françaises à cause de son esprit critique et de son attitude de librepenseur. Fils d ’ un noble béarnais apparenté aux D ’ Artagnan (rendus célèbres par les Trois Mousquetaires d ’ Alexandre Dumas), ruiné suite à des spéculations, le jeune La Hontan s ’ engagea en 1683 à l ’ âge de 17 ans dans l ’ armée royale et partit pour la Nouvelle-France où il passa dix ans avant de retourner en France, suite à des dissensions avec le gouverneur de Terre-Neuve (territoire où il fut affecté), Jacques-François de Monbeton de Brouillan, qui l ’ accusa d ’ insubordination. Ayant tenté en vain de se justifier auprès du ministre responsable, le Comte de Pontchartrain, La Hontan, menacé par un ordre d ’ arrestation, quitta la France en 1693 pour s ’ exiler d ’ abord au Portugal, puis en Hollande, ensuite à Hambourg, puis au Danemark, à Londres et à Berlin, pour s ’ installer finalement, de 1707 jusqu ’ à sa mort en 1716, à la cour du Prince-Électeur Georg Ludwig de Hanovre, le futur roi George I er d ’ Angleterre où il fut bien accueilli et où il se lia d ’ amitié avec le philosophe Gottfried Wilhelm Leibniz. 1 Courtisan sans fonction officielle précise, 1 Voir au sujet de la biographie de La Hontan: Roy 1895; Gohier 2015; Ouellet/ Beaulieu 2011; Dölling 2013: 1 - 7; Haye 1996.; Chinard 1972: 6 - 18. „ il divertit la cour de l ’ Électeur et anima les conversations, comme le donnent à entendre les correspondances de l ’ époque “ (Beaulieu/ Ouellet 1990: 15). L ’œ uvre „ hétérodoxe et iconoclaste “ (Gohier 2015: 9) de La Hontan a été publiée après son retour en Europe et pendant ses années d ’ exil à partir de 1702, d ’ abord chez l ’ éditeur François L ’ Honoré à La Haye aux Pays-Bas. Elle se compose essentiellement de trois ouvrages étroitement liés, qui peuvent être classés dans leur ensemble dans la catégorie de la ‚ littérature de voyage ‘ : d ’ abord les Nouveaux Voyages de Mr. le Baron de la Hontan dans l ’ Amérique Septentrionale, Qui contiennent une relation des différents Peuples qui y habitent; la nature de leur Gouvernement; leur Commerce, leurs Coutumes, leur Religion, & leur manière de faire la Guerre; puis les Mémoires de l ’ Amérique Septentrionale, ou la Suite des Voyages de Mr. le Baron de Lahontan; et enfin, la Suite du Voyage de l ’ Amérique, ou Dialogues de Monsieur le Baron de Lahontan et d ’ un Sauvage dans l ’ Amérique. Contenant une description des m œ urs et des coutumes de ces Peuples Sauvages. Censurés en France, mais régulièrement réédités, notamment en Hollande, traduits en plusieurs langues (allemand, hollandais, anglais) et ayant connu un véritable succès de librairie, ces trois ouvrages de la Hontan, généralement publiés ensemble, sont basés sur les voyages de son auteur en Nouvelle-France de 1683 à 1693 comme membre de l ’ armée royale en lutte contre les Anglais, mais aussi contre les peuples iroquois. L ’ espace géographique parcouru et thématisé par La Hontan est très vaste, il s ’ étend de la ville de Québec et du Lac Champlain, situé sur la frontière de l ’ actuel État du Vermont avec le Québec, jusqu ’ aux grands lacs occupant le Nord des États-Unis actuels, à savoir le Lac Supérieur et le Lac Huron, et aux confins des Rocheuses dans les États actuels du Nebraska et du Dakota du Sud. La Hontan gravit rapidement les échelons de la hiérarchie militaire pour devenir lieutenant puis capitaine, et obtenir de hautes responsabilités dans la lutte contre certains peuples américains, mais noua aussi des contacts avec les alliés amérindiens des Français. Afin de mettre en discours ces expériences de voyages, il eut recours à trois genres et trois structures génériques à la fois très différents et complémentaires: le genre, très populaire à l ’ époque, de la relation de voyage; puis le genre des ‚ mémoires ‘ basés non pas sur une structure narrative, mais sur celle de l ’ inventaire paratactique des observations et des connaissances et sur un „ style plutôt encyclopédique “ (Gohier 2015: 17). Le troisième volet de son œ uvre contient, d ’ une part, les Dialogues avec un Sauvage qui retracent, selon le témoignage de La Hontan, les discussions qu ’ il aurait eues avec un chef huron nommé Kondiaronk, connu aussi sous son nom totémique „ Le Rat “ , qui aurait inspiré le personnage fictionnel d ’ Adario; et, d ’ autre part, les Voyages au Portugal et au Danemark, retraçant les pérégrinations de l ’ auteur ayant fui la France pendant les années 1694 et 1695. 68 Hans-Jürgen Lüsebrink Les Nouveaux Voyages et les Mémoires sur l ’ Amérique Septentrionale, contenant également un lexique de la langue huronne, constituent d ’ abord un important inventaire de connaissances et un vecteur capital de transferts culturels de l ’ Amérique du Nord vers l ’ Europe au début du XVIII e siècle. La Hontan a, en effet, renouvelé considérablement les connaissances existantes sur les peuples amérindiens, en devenant une référence incontournable (Roelens 1972) dans des ouvrages encyclopédiques du XVIII e siècle, de l ’ Encyclopédie de Diderot et de D ’ Alembert jusqu ’ aux Recherches philosophiques sur les Américains (1770) de Cornelius de Pauw et l ’ Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes de Guillaume-Thomas Raynal dont la partie philosophique était due en grande partie à Denis Diderot. 2 La „ synthèse ethnographique “ de La Hontan a, en effet, largement alimenté les ouvrages encyclopédiques du début du XVIII e siècle et „ même les œ uvres de ses contradicteurs les plus ardents comme les Jésuites Lafitau et Charlevoix “ (Ouellet 2013: 31). Dans l ’ Encyclopédie de Diderot et de D ’ Alembert, on trouve ainsi des références importantes à l ’œ uvre de La Hontan dans les articles „ Philososophie des Canadiens “ , „ Cataracte d ’ eau “ et „ Esquimaux “ . 3 Dans l ’ article „ Amérique “ des volumes de l ’ Encyclopédie Méthodique consacré à la Géographie moderne, La Hontan constitue une référence majeure, dont les observations sont considérées généralement comme „ authentiques “ et fiables. 4 On y remarque toutefois une distinction très nette entre les Mémoires et les Nouveaux Voyages de La Hontan, d ’ une part, et les Dialogues avec un Sauvage, d ’ autre part, qui sont considérés comme un ouvrage de pure fiction dans lequel l ’ auteur exprime ses opinions personnelles: „ Personne ne croira que l ’ Adario du baron de la Hontan ait été un homme en chair et en os; on voit évidemment que c ’ est lui-même; mais la relation de voyage ne doit pas être moins authentique, n ’ étant point de même nature que les Dialogues “ (Encyclopédie Méthodique, partie Géographie Moderne, vol. I, 86). 5 En même temps, l ’œ uvre de La Hontan a été fortement controversée à l ’ époque et son auteur, stigmatisé comme un „ libertin “ sans religion fut accusé de mélanger délibérément et sans scrupules fiction et témoignage personnel, relation historique et récit d ’ imagination. Dans l ’ article consacré à La Hontan dans le Nouveau Dictionnaire historique; ou Histoire abrégée de tous les hommes, on souligne par exemple que „ le vrai y est 2 Voir pour la réception de La Hontan: Chinard 1931: 45 - 72; Ouellet 1990, vol. I, „ Introduction “ : 102 - 199 ( „ La fortune littéraire “ ). 3 Encyclopédie 1751 - 72, vol. II: 581 (Canadiens, Philosophie des); vol. II: 269 - 270 (art. „ Cataracte d ’ eau “ ); vol. V: 953 (art. Esquimaux). 4 „ Amérique “ . Dans: Encyclopédie Méthodique, partie Géographie moderne, vol. I: 67 - 90. 5 Voir pour la présence de La Hontan dans les encyclopédies au XVIII e siècle, aussi Roelens 1972. Biofictions (post)coloniales en ‚ Nouvelle-France ‘ 69 totalement confondu avec le faux, les noms-propres estropiés, la plupart des faits défigurés. On y trouve des épisodes entiers qui sont de pures fictions “ (Nouveau Dictionnaire historique 1789: 509 - 510). L ’œ uvre de la Hontan représente ainsi une première et importante tentative de synthèse des connaissances sur les autochtones d ’ Amérique du Nord, dépourvue, contrairement aux relations des Jésuites à la même époque, de tout présupposé religieux et missionnaire. Elle réunit aussi les premiers textes ‚ philosophiques ‘ sur les sociétés et cultures autochtones de l ’ Amérique du Nord (Roelens 1972: 163). La Hontan tente de recueillir et d ’ inventorier, dans une visée anthropologique, des savoirs dans des domaines les plus divers: langue, religion, rituels sociaux, représentations sociales, pratiques culturelles et médicales, structures politiques et juridiques, mais aussi des données géographiques et climatiques et des descriptions de l ’ environnement naturel, de la faune et de la flore ainsi que des ressources naturelles. On peut relever, dans la démarche de La Hontan, le développement tout à fait novateur d ’ une herméneutique interculturelle avant la lettre, puisqu ’ afin de comprendre des croyances et des phénomènes culturels inconnus, il part souvent de leurs dénominations dans les langues amérindiennes en explorant par la suite leur sémantique. Cette réflexion concerne des domaines de connaissance comme les „ lois “ , la „ justice “ , la „ médecine “ , la „ santé “ et le „ mariage “ , mais aussi des formes de représentations abstraites, comme le „ bonheur “ , le „ génie “ ou le „ mauvais esprit “ . Il met systématiquement en italique les termes français pouvant traduire approximativement les dénominations amérindiennes, afin de marquer ainsi typographiquement la différence culturelle et en même temps l ’ effort herméneutique nécessaire face à la difficulté de la traduction de phénomènes potentiellement ‚ intraduisibles ‘ . Les gravures insérées dans l ’ ouvrage ont, à cet égard, moins une fonction illustrative que cognitive, visant à apporter un supplément d ’ information et de connaissances. La seconde singularité du cas de figure analysé dans cette contribution réside dans la personnalité originale de l ’ auteur de la biographie historique (ou plutôt de la ‚ biofiction ‘ ) L ’ aventurier du hasard. Le Baron de la Hontan. Cette biographie fut écrite, en effet, par le principal spécialiste de l ’œ uvre de La Hontan sur le plan international, l ’ historien de la littérature Réal Ouellet. Né en 1935 à Saint- Alexandre-de-Kamarouska au Québec, professeur émérite au Département des Littératures de l ’ Université Laval à Québec et décédé en février 2022, Réal Ouellet fut non seulement l ’ un des meilleurs connaisseurs des écrits de la Nouvelle- France, entre autres ceux des Jésuites, mais aussi l ’ éditeur des Œ uvres complètes de La Hontan dans la Bibliothèque du Nouveau Monde, l ’ équivalent canadienfrançais de la Bibliothèque de La Pléiade, aux Presses de l ’ Université de Montréal, et sans aucun doute le meilleur spécialiste de la vie et de l ’œ uvre du baron de La 70 Hans-Jürgen Lüsebrink Hontan. Il s ’ est également distingué, à côté de ses publications universitaires et académiques, par plusieurs ouvrages de fiction littéraire, une configuration beaucoup plus fréquente en Amérique du Nord, aux États-Unis et surtout au Canada qu ’ en Europe. Il a en effet publié, outre une biographie fictionnelle (ou romancée) de La Hontan que nous allons définir par la suite comme une ‚ biofiction ‘ , le recueil de poèmes intitulé Les naufrages du sang (2018), les recueils de nouvelles Regards et dérives (1997) et Par ailleurs (2005) ainsi que le roman Cet océan qui nous sépare (2008). 2. Recherches de traces 6 - fragments de vie de La Hontan À y regarder de plus près, en comparant d ’ une part, les Œ uvres complètes de La Hontan qui rassemblent et font figurer, sous forme de bibliographies extensives, tout ce que La Hontan a publié et a laissé comme publications, documents et traces archivistiques, et d ’ autre part, la biofiction que constitue le roman que Réal Ouellet lui a consacré, on relève un clivage frappant. Des pans entiers de la vie de La Hontan, notamment ses années d ’ enfance et de jeunesse avant son départ pour l ’ Amérique, entre 1666 et 1683, et les quinze dernières années de sa vie, entre 1702 et 1703, où il publia ses œ uvres à La Haye en Hollande, et sa mort en 1716 à Hanovre, restent largement inconnus, n ’ ayant laissé quasiment aucune trace autobiographique, documentaire ou archivistique. L ’ entreprise biofictionnelle du roman sur la vie de La Hontan, intitulé L ’ aventurier du hasard (1996) se légitime ainsi d ’ emblée par les lacunes béantes des archives subsistantes, comme le souligne la „ note de l ’ éditeur “ de son roman: En vérité, dans l ’ état actuel de nos connaissances, nous ignorons à peu près tout de Lahontan à partir de 1703, y compris le moment et les circonstances de sa mort (survenue avant 1716 selon certains contemporains).[ … ] À part les registres civils, nous n ’ avons rien sur la période qui précède son séjour en Nouvelle-France. Et même après, nous ne possédons le plus souvent que ce qu ’ il en dit lui-même. Autrement dit, exception faite de la publication de ses livres en 1702 - 1703, Réal Ouellet a dû tout inventer à partir de minuscules informations. C ’ est particulièrement vrai pour les douze dernières années. 7 6 Nous utilisons ici le terme „ traces “ pour désigner, d ’ une part, des fragments documentaires et archivistiques permettant de (re)construire un passé (comme une biographie); mais aussi, d ’ autre part, pour faire référence à l ’ approche méthodologique ‚ indicielle ‘ plaçant en son centre l ’ exploration et l ’ analyse de ‚ traces ‘ fragmentaires du passé proposée par Carlo Ginzburg 1986/ 1989 et 2007. A propos de ce paradigme, voir aussi Thouard 2007. 7 „ Note de l ’ éditeur “ dans Ouellet 1996: 431 - 433, ici 431 - 432. Biofictions (post)coloniales en ‚ Nouvelle-France ‘ 71 Dans l ’ introduction de son étude sur la réception de La Hontan et de son œ uvre, Réal Ouellet souligne également le paradoxe d ’ un auteur pionnier et intensément lu, suscitant souvent des opinions controversées chez ses contemporains et auprès de la postérité, et les traces extrêmemement minces qu ’ il a laissées dans les archives: Étrange destinée que celle de La Hontan dont on ne connaît ni le lieu ni la date de la mort. L ’ écrivain qui a sans doute cristallisé le plus le mythe du primitif heureux, sans mien ni tien, sans prêtres ni lois, disparut comme ses Sauvages dont la mort ne laisse nulle trace dans les archives. (Ouellet 1983: 7) Écrire la biographie de La Hontan pose ainsi, de manière paradigmatique, une double question: la question, d ’ une part, de ce que l ’ on peut savoir d ’ un homme 8 afin de mettre en récit sa vie de manière rétrospective, posée dans toute son envergure et sa portée méthodologique il y a près de 50 ans par Jean-Paul Sartre à propos de Gustave Flaubert et pour laquelle il disposait néanmoins d ’ archives riches et variées (Sartre 1971); et la question, d ’ autre part, de savoir comment écrire une vie à partir de fragments et de bribes éparpillés et très incomplets, comme ceux laissés par La Hontan à la postérité. C ’ est cette même question que l ’ historien italien Carlo Ginzburg a essayé de théoriser à partir du concept de ‚ traces ( ‚ spie ‘ ) appliqué par lui-même, dans son livre intitulé Il formaggio e i vermi ( ‚ Le fromage et les vers. L ’ univers d ’ un meunier du XVI e siècle ‘ ) publié en 1976, en se penchant sur les témoignages de l ’ obscur meunier friaulien Domenico Scandella appelé Menocchio, accusé pour sa vision du monde sacrilège et condamné par l ’ Inquisition pour hérésie. David Hayne, le biographe de La Hontan dans le Dictionnaire biographique du Canada, qui peut être considéré comme la version quasi ‚ officielle ‘ de sa biographie, souligne, comme le fait également Réal Ouellet dans la note éditoriale insérée dans son roman sur La Hontan, les lacunes béantes des archives consacrées à cet auteur, mais il insiste aussi sur les multiples incertitudes concernant ce que La Hontan a édité et publié lui-même sur sa propre vie. Nous perdons toute trace de lui jusqu ’ en novembre 1710 [c ’ est-à-dire entre 1703 et 1710]; Gottfried Wilhelm Leibniz le signale alors comme étant à la cour de l ’ Électeur de Hanovre et ajoute que sa santé n ’ était pas bonne. On croit généralement que Lahontan mourut en 1715, mais aucune preuve ne vient corroborer cette date si ce n ’ est qu ’ en 1716 Leibniz, apparemment en guise d ’ hommage posthume, publia un opuscule de La Hontan. (Hayne 1996: 8) 8 Voir la préface de Sartre à son ouvrage sur Flaubert qui débute comme suit: „ L ’ Idiot de la famille est la suite de Questions de méthode. Son sujet: que peut-on savoir d ’ un homme, aujourd ’ hui? Il m ’ a paru qu ’ on ne pouvait répondre à cette question que par l ’ étude d ’ un cas concret: que savons-nous - par exemple - de Gustave Flaubert? “ (Sartre 1972, vol. I, 7). 72 Hans-Jürgen Lüsebrink Hayne souligne le caractère non-fictionnel et véridique des Mémoires et des Nouveaux Voyages qui seraient une mine précieuse de renseignements ethnographiques et géographiques: Les écrits de Lahontan, du moins ceux de ses deux premiers volumes, sont fondés sur l ’ observation personnelle des événements et des usages en Nouvelle-France, des coutumes indiennes, de la flore et de la faune nord-américaines. Ils contiennent une mine incroyable de détails qui, sauf une certaine exagération quant au nombre de personnes en cause, sont remarquablement exacts. Les rares occasions où Lahontan s ’ est éloigné du fait vécu, comme dans les pages quelque peu malicieuses consacrées aux Filles du Roi ou encore dans son récit de la rivière Longue, ont soulevé des protestations dont la violence témoigne de la relative véracité du reste de ses écrits (Hayne 1996: 5). En même temps, Hayne remet en question la véracité d ’ une certaine partie des Mémoires de l ’ Amérique Septentrionale, à savoir les chapitres consacrés à son expédition au Mississippi en 1688 et 1689, se référant à l ’ opinion de „ la plupart des historiens [qui] en sont venus à la conclusion que cette relation d ’ un voyage de 4 000 miles, en hiver et au printemps, sur des cours d ’ eau gelés ou gonflés par les pluies, est partiellement, sinon dans une large mesure, imaginaire “ (Hayne 1996: 4). Le recours à la fiction paraît ainsi incontournable pour la construction, mais aussi, dans une certaine mesure, pour parvenir à la connaissance de la vie de La Hontan, une vie dont il a été, à travers les carnets et journaux intimes qu ’ il rédigea pendant ses voyages en Amérique du Nord et à travers les récits oraux qu ’ il rapporta par la suite sur ce thème, le premier ‚ mémorialiste ‘ et ‚ transcripteur ‘ . 3. Logiques et focalisations biofictionnelles La fiction, ou plutôt la dimension biofictionnelle, est ainsi doublement ancrée dans les récits de vie relatifs à La Hontan: dans les textes partiellement autobiographiques que La Hontan publia lui-même entre 1702 et 1703 en ayant recours aux genres de la ‚ relation de voyage ‘ , des ‚ mémoires ‘ et du ‚ dialogue ‘ ; et dans la biofiction écrite par Réal Ouellet, qui choisit donner à son livre le nom générique de ‚ roman ‘ . Il s ’ y ajoute une dimension orale, présente à la fois dans les récits partiellement autobiographiques de La Hontan et dans sa biographie romancée: celle des récits oraux que La Hontan a fait circuler sur sa vie, et en particulier sur ses aventures et ses expéditions en Amérique du Nord, notamment après son retour en Europe, des récits oraux dont les cercles savants et princiers autour des cours de Potsdam, de Copenhague et de Hanovre étaient extrêmement friands - comme le souligne à de multiples reprises Réal Ouellet dans sa biographie romancée. Biofictions (post)coloniales en ‚ Nouvelle-France ‘ 73 Quatre processus de transformations que l ’ on pourrait aussi désigner par les termes de ‚ logiques ‘ et de ‚ focalisations ‘ biofictionnelles, caractérisent cette double transformation de récits oraux en autofiction et de l ’ écriture autofictionnelle en biofiction près de trois siècles plus tard. Premièrement, on peut relever dans le roman historique de Réal Ouellet la mise en place d ’ une logique narrative, en l ’ occurrence linéaire et chronologique, qui remplace les logiques narratives et argumentatives très différentes caractérisant les œ uvres de La Hontan lui-même. Les Nouveaux Voyages de Mr. le Baron de la Hontan dans l ’ Amérique Septentrionale ont en effet recours à la forme épistolaire et sont composés de 25 lettres adressées par La Hontan à un personnage restant anonyme, qui vit en métropole. La Hontan s ’ identifie, dès la préface dédicatoire adressée au Roi du Danemark, explicitement comme l ’ auteur de ces lettres, en précisant: „ J ’ ai passé les plus beaux jours de ma vie avec les Sauvages d ’ Amérique, et ce n ’ est pas là qu ’ on apprend à écrire et à loüer poliment “ . 9 Les Mémoires de l ’ Amérique Septentrionale, ou Suite des Voyages de la Hontan, le second volet de son oeuvre, sont basés sur la structure générique des mémoires descriptifs, proche du genre encyclopédique (contrairement aux mémoires de type autobiographique) et visant à réaliser l ’ inventaire systématique d ’ un espace parcouru et observé à un moment donné. Ce n ’ est que ponctuellement que La Hontan quitte, dans ses Mémoires, une posture narrative distanciée et anonyme pour introduire la subjectivité du vécu personnel, soulignée par l ’ emploi du „ je “ , par exemple quand il relate comme suit sa rencontre avec un Amérindien de l ’ ethnie des Hurons: Un Sauvage me disoit un jour de fort bon sens que le bon air, les bonnes eaux & le contentement d ’ esprit n ’ empêchoient pas à la vérité que l ’ homme ne trouvât la fin de sa vie, mais qu ’ au moins l ’ on ne pouvoit pas disconvenir que cela ne contribuât beaucoup à faire passer cette même vie sans ressentir aucune incommodité. Il se moquoit en même tems de l ’ impatience des Européens, qui veulent être aussi-tôt guéris que malades [ … ]. 10 Ce type de passages imprégnés de subjectivité anticipe la structure textuelle du troisième volet des Œ uvres de La Hontan, les Dialogues avec un Sauvage. Empruntant la forme du dialogue philosophique et traitant successivement cinq grandes thématiques (la religion, les lois, le bonheur, la médecine, le mariage), ces dialogues interculturels stylisés étaient basés, selon le témoignage de La Hontan, sur des entretiens qu ’ il avait eus personnellement avec le chef huron 9 La Hontan, Nouveaux Voyages de Mr. le Baron de la Hontan dans l ’ Amérique Septentrionale, in: Lahontan, Œ uvres complètes, t. I, 245 - 520, ici 246. 10 La Hontan: Mémoires de l ’ Amérique, ou Suite des Voyages de la Hontan, in: Lahontan, Œ uvres complètes, t. I, 521 - 786, ici 689. 74 Hans-Jürgen Lüsebrink Kondiarak. Il assure les avoir transcrits et résumés sous forme d ’ un manuscrit qu ’ il avait montré au gouverneur de la Nouvelle-France, le Comte de Frontenac. „ Il fut si ravi de le lire “ , note La Hontan à ce sujet dans son „ Avis au lecteur “ , „ qu ’ ensuite il se donna la peine de m ’ aider à mettre ces Dialogues dans l ’ état où ils sont. Car ce n ’ étoient auparavant que des Entretiens interrompus, sans suite & sans liaison “ . 11 Le quatrième volet des Œ uvres publiées de La Hontan, les Voyages de Portugal, et de Danemarc parus avec les Dialogues, a de nouveau recours à la forme épistolaire relatant en sept lettres les périples de La Hontan dans divers pays européens au début de ses années d ’ exil, en 1694 et 1695. L ’ écriture biofictionnelle de Réal Ouellet consista ainsi à essayer de couler une vie qui a été présentée elle-même par son auteur de manière fragmentée et dans des genres et formes d ’ écriture fort hétérogènes, en une structure narrative homogène, linéaire et comportant 53 chapitres suivis d ’ un „ Épilogue “ et d ’ une „ Note de l ’ éditeur “ . Le second processus biofictionnel consiste à intégrer de multiples extraits des œ uvres, mais aussi des pièces d ’ archives (que Réal Ouellet publia dans le second volume de ses Œ uvres complètes de la Hontan sous le titre général d ’„ Inédits et textes divers “ ) dans une trame fictionnelle. Ces extraits documentaires, généralement remaniés et réécrits, concernent notamment des passages descriptifs de la faune et de la flore nord-américaines, les dialogues entre Adario et La Hontan ainsi que des lettres, entre autres de la main de Leibniz, publiées dans la partie annexe des Œ uvres complètes, et recyclées dans le roman biographique fictionnel. Troisièmement, l ’ écriture biofictionnelle tente de construire, à partir de quelques indices donnés par les œ uvres publiées de La Hontan, sa personnalité et notamment sa vie intérieure et intellectuelle, mais aussi sa vie amoureuse et sentimentale. Réal Ouellet souligne ainsi, dans la „ Note de l ’ éditeur “ qui clôt son ouvrage: Si l ’ on sait des choses sur Lahontan, grâce principalement à ses trois ouvrages, on ne le connaît pas vraiment. ‘ Aucune correspondance intime de lui, aucun témoignage ne nous permet de connaître son monde intérieur, ses sentiments. A-t-il aimé? S ’ est-il révolté contre son sort? Contre l ’ attitude de la France, malgré ses états de service fort honorables? Était-il croyant? Quelles étaient ses valeurs? Comment a-t-il vécu ses errances à travers l ’ Europe et sa présence à Hanovre? On n ’ en sait rien! “ nous confie Réal Ouellet. (Ouellet 1996: 431) 11 La Hontan: Suite du Voyage de l ’ Amérique, ou Dialogues de Monsieur le Baron de Lahontan et d ’ un Sauvage dans l ’ Amérique. Contenant une description des moeurs et des coutumes de ces Peuples Sauvages, in: Lahontan, Œ uvres complètes, t. II, p. 791 - 885, ici 799. Biofictions (post)coloniales en ‚ Nouvelle-France ‘ 75 La biofiction, qui accorde une part importante à l ’ exploration de la vision intérieure du personnage, de ses sentiments et de ses pensées, invente ainsi, à partir de quelques indices peu fiables, la relation d ’ amour entre La Hontan et la jeune fermière canadienne-française Marie-Laure Bélanger, la liaison platonique entre La Hontan et Mademoiselle de Pöllnitz à la cour de Hanovre, sa brève et fougueuse histoire d ’ amour avec une Amérindienne huronne ainsi que les relations intimes et compliquées que La Hontan entretenait avec sa mère et sa s œ ur Marie-Jeanne. Réal Ouellet brouille ici volontairement les lignes de partage entre le documentaire et le fictionnel, en donnant à certains passages mis en italique le statut apparent de ‚ documents ‘ , même si ceux-ci ne sont, en vérité, que très partiellement documentaires. La quatrième forme de focalisation biofictionnelle concerne les livres et les lectures de La Hontan, qui contribuent à donner un profil particulier à la personnalité que Réal Ouellet lui attribue: une personnalité à la fois marginale, solitaire, sensible, sûre d ’ elle et défendant des idées précises de justice, de liberté et d ’ indépendance que dessine et donne à lire cette biographie romancée de La Hontan. On trouve, en effet, de multiples traces des lectures de La Hontan dans L ’ Aventurier du hasard de Réal Ouellet, dont seule une petite partie peut s ’ appuyer sur des références intertextuelles dans ses œ uvres et dans les rares pièces d ’ archives conservées. Ouellet mentionne dans son roman biofictionnel une quarantaine d ’ ouvrages constituant le canon de lectures supposé (et probable) de La Hontan qui est présenté (et imaginé) comme un lecteur passionné depuis son enfance par le livre et la lecture, „ celui qui aime lire “ , selon les dires de son père (Ouellet 1996: 31). Ce canon de lectures embrasse d ’ abord certains auteurs, devenus classiques, des XVI e et XVII e siècles, comme Rabelais, Ronsard, Du Bellay, Molière, Racine, Corneille, Cyrano de Bergerac, Pierre Bayle, l ’ auteur du Dictionnaire historique et critique (1694), ainsi que Blaise Pascal et Montaigne. Ouellet imagine un impact particulier de Montaigne (qui avait été, par un hasard de l ’ histoire, jadis seigneur de Lahontan) sur La Hontan en évoquant de manière détaillée la forte impression qu ’ avait faite sur lui la lecture des Essais: Comme chaque fois qu ’ il reprenait les Essais, Lahontan sentit circuler en lui un bienêtre qui inondait son esprit en vagues tièdes et régulières, puis gagnait tout son être, le dilatait, comme lorsqu ’ il avait revu les collines de son enfance. Mais il n ’ y avait pas ici la nostalgie d ’ alors: seulement une légère pointe de mélancolie, née peut-être tout autant de la lecture de Montaigne que de lui-même. D ’ où venait donc cette euphorie qui le prenait encore une fois? Tantôt les larges phrases du moraliste philosophe se déployaient harmonieusement comme si elles voulaient rivaliser avec l ’ éloquence des prédicateurs de Notre-Dame; tantôt un paragraphe au rythme saccadé multipliait les interrogations et les juxtapositions d ’ images hardies puisées dans l ’ observation du 76 Hans-Jürgen Lüsebrink quotidien; tantôt encore le texte se gonflait de citations antiques cascadant avec tel proverbe populaire inconnu des écrivains de métier. Derrière, ou par-dessus tout cela, une pensée qui tournoyait sans cesse, revenait sur elle-même, attaquait les lieux communs et les préjugés, avec une liberté de ton et de jugement que n ’ avait pas toujours Lucien. (Ouellet 1996: 382) S ’ y ajoutent, comme lectures mentionnées, les relations de voyageurs et missionnaires en Nouvelle-France, notamment des Jésuites, dont les descriptions des martyres endurés par les missionnaires, et plus largement celles des cruautés infligées par les Amérindiens, impressionnèrent fortement la Hontan lors de son arrivée en Amérique du Nord, où il se vit confronté aux détails des supplices décrits par le Père Brébeuf et le Père Lejeune. La consultation de dictionnaires, comme ceux de Furetière et de Moréri, joue un rôle important dans sa socialisation intellectuelle, largement autodidacte, décrite par Ouellet, de même que celle de journaux, en particulier du Journal de Trévoux, du Journal de la République des lettres et du Journal des Cours de l ’ Europe. Ouellet fait dire à La Hontan, en réponse à l ’ éditeur Langlois qui voulait l ’ inciter à prendre la plume pour décrire, en vue de la publication d ’ un livre, ses expériences, observations et aventures en Nouvelle-France: „ Oh! non, Monsieur. Je ne suis pas écrivain. Je n ’ ai jamais appris “ (Ouellet 1996: 249). Il trace de lui un portrait de lecteur non seulement passionné, mais foncièrement critique qui ne cesse de questionner, à l ’ instar de Montaigne, les savoirs livresques et les dogmes hérités pour confronter constamment l ’ observation et le vécu personnels avec les connaissances transmises par des livres. Ouellet met également dans la bouche de La Hontan le commentaire suivant, à propos de la Relation en Nouvelle- France d ’ un „ certain Léger “ : 12 „ ce plat voyageur n ’ a rien vu en Amérique. Rien de personnel. Il parle du Canada comme un fort en thème obtus qui voudrait traduire la légèreté d ’ Anacréon “ (Ouellet 1996: 329). Ouellet insinue que son héros a lu la quasi-totalité des écrits sur la Nouvelle-France accessibles à l ’ époque pour montrer comment La Hontan finit par les lire à rebrousse-poil, en dévoilant leur parti pris colonisateur et leur méconnaissance, voire leur profond mépris des cultures et sociétés autochtones auxquelles il commence de plus en plus à s ’ intéresser. Corneille dont les tragédies Cinna et Polyeucte auraient imprégné l ’ esprit de La Hontan, mais surtout Montaigne et Lucien de Samosate apparaissent dans la biofiction de Réal Ouellet comme des lectures qui traversent à la manière d ’ un fil rouge toute la vie de La Hontan. Dans sa lecture de Lucien, écrivain satirique 12 Il s ’ agit probablement d ’ un auteur fictif, inspiré peut-être de la personne de Jean Léger de Lagrange (1663 - 1721), capitaine de vaisseau et marchand ayant vécu en Nouvelle France, dont on ne trouve cependant pas de trace d ’ un récit de voyage. Biofictions (post)coloniales en ‚ Nouvelle-France ‘ 77 grec, La Hontan aurait puisé son penchant aigu pour la critique sociale et la méfiance à l ’ égard des valeurs purement rhétoriques. Dans l ’ Aventurier du hasard, Ouellet tente ainsi d ’ imaginer, au moyen de la fiction et en ayant recours au style indirect libre et à une focalisation interne de son personnage, les processus de lecture caractérisant la pensée de La Hontan, à travers par exemple sa lecture de Lucien qui est l ’ un des rares auteurs de l ’ Antiquité gréco-romaine, avec notamment Pétrone et son Satyricon, à figurer dans le canon de lectures de La Hontan évoqué par Ouellet: Se rémémorant le philosophe Lucien qui avait accompagné son entrée dans l ’ âge adulte et qu ’ il avait négligé ces derniers temps, il prit conscience que les grands mots de liberté et de vérité, si utilisés dans le monde, ne renvoyaient le plus souvent qu ’ á des baudruches gonflées de vent. La liberté, comme la vérité - une simple vérité d ’ homme soumis aux hasards de la vie - , ne peut le plus souvent s ’ exprimer que sous le couvert de l ’ ironie. (Ouellet 1996: 343) Les multiples traces des livres et des lectures de La Hontan donnent ainsi un profil intellectuel particulier, mais en même temps en grande partie fictionnel à la personnalité de La Hontan. L ’ évocation de ses lectures est étroitement liée, dans la biofiction de Réal Ouellet, à la volonté d ’ expliquer comment ce noble né dans une lointaine province, ayant embrassé la carrière d ’ officier de carrière et rejoint la Nouvelle-France, a pu devenir écrivain, et au surplus un écrivain contestataire, considéré comme libertin et radical par ses contemporains et par une postérité d ’ auteurs illustres qui le prirent comme source d ’ inspiration et comme modèle d ’ identification, de l ’ écrivain anglais Jonathan Swift jusqu ’ à l ’ historien français Jules Michelet. Ce dernier écrit en 1863 dans son Histoire de France au dix-huitième siècle: „ Rien n ’ eut plus d ’ effet que le livre hardi et brillant de Lahontan sur les sauvages, son frontispice où l ’ Indien foule aux pieds les sceptres et les codes (Et leges et sceptra terit), les lois, les rois. C ’ est le vif coup d ’ archet qui, vingt ans avant les Lettres Persanes, ouvre le dix-huitième siècle “ (Michelet 1873: 178sq.). Réal Ouellet développe ainsi, avec les moyens de la fiction, une triple généalogie de la naissance de l ’ écrivain La Hontan: celle, en premier lieu, faisant remonter sa vocation à l ’ expérience et aux nécessités urgentes et matérielles de l ’ exil, qui fait choisir à La Hontan successivement les métiers de maître de langues, de traducteur (surtout de l ’ espagnol et de l ’ anglais vers le français), de correcteur, d ’ espion et, enfin, celui d ’ écrivain. Réal Ouellet imagine, avec force détails, comment La Hontan, alors âgé de 34 ans, exténué après avoir dû fuir le Portugal où il était soupçonné d ’ espionnage au service de la France, arriva en 1700 en Hollande. Sans moyens de subsistance, il aurait selon Ouellet trouvé d ’ abord un travail comme traducteur et correcteur chez l ’ éditeur L ’ Honoré à La Haye, un Français d ’ origine huguenote émigré comme lui, qui sut 78 Hans-Jürgen Lüsebrink découvrir ses talents et qui comprit que la mise en récit et la publication sous forme d ’ ouvrages imprimés des souvenirs de voyage de La Hontan en Amérique du Nord pouvait devenir un grand succès de librairie. En second lieu, la biographie romancée de Réal Ouellet met en relief ce que l ’ on pourrait appeler la ‚ créativité de la marginalité et de l ’ exil ‘ . La Hontan, telle est la thèse illustrée ici au moyen de la fiction narrative, est devenu un écrivain radical et libertin dans le contexte d ’ un exil forcé, vécu par lui comme profondément injuste. Cette expérience vint renforcer ses positions critiques concernant le pouvoir absolutiste et celui du clergé, que son séjour en Nouvelle- France avait fait émerger. Enfin, en troisième lieu, Réal Ouellet vise à montrer, à travers les multiples lectures de La Hontan qu ’ il thématise, la créativité d ’ une éducation et d ’ une socialisation foncièrement atypiques, se déroulant en dehors des collèges de l ’ ancienne France, et déterminées par une formation largement autodidacte et par une curiosité orientée vers les savoirs nouveaux et radicalement différents représentés par les cultures amérindiennes en Amérique du Nord. La lecture intensive, répétée, non orthodoxe et non dirigée par les instances formatrices du collège et de l ’ université, d ’ auteurs comme notamment Lucien de Samosate, Pétrone et Montaigne allait de pair, chez La Hontan, avec le développement d ’ une attitude différente et nouvelle à l ’ égard de l ’ altérité culturelle et avec la genèse d ’ un esprit foncièrement critique: telle est la thèse que Réal Ouellet semble vouloir développer avec les moyens de la fiction biographique narrative. A plusieurs égards, son approche de la vie et de l ’œ uvre de La Hontan pourrait être comparée à celle de Carlo Ginzburg dans plusieurs de ses études, notamment dans son fameux ouvrage sur le meunier ‚ hérétique ‘ Domenico Scandella appelé ‚ Menoccio ‘ et intitulé Le fromage et les vers. À l ’ instar de Ginzburg, Réal Ouellet se voit confronté à la fois à une rareté, une fragmentation et une orientation des sources subsistantes qui rendaient incontournable un recours aux conjectures et à la narration fictionnelle afin de ‚ connaître ‘ la vie de La Hontan. Comme dans le cas de Ginzburg, l ’ écriture de l ’ histoire ne constitue pas, pour Réal Ouellet, un „ exercice de style “ ; il semble ne chercher, à l ’ instar de Ginzburg, „ rien d ’ autre qu ’ à se donner les moyens narratifs de son ambition éthique, à savoir la défense intraitable du régime de vérité propre aux historiens “ (Boucheron 2019: X). Retraçant l ’ expérience de Ginzburg dans son ouvrage majeur Le fromage et les vers, l ’ historien Patrick Boucheron souligne qu ’„ il ne se limite pas à reconstruire une histoire individuelle: il la raconte “ (Boucheron 2019: X). Si Ginzburg choisit une écriture fragmentaire qui reflète et comble à la fois les lacunes et les non-dits des archives, Réal Ouellet choisit de séparer les deux pratiques d ’ écriture, celle de l ’ historien et celle de l ’ écrivain auteur d ’ une bio-fiction historique. Le choix de raconter l ’ histoire de La Hontan à travers un Biofictions (post)coloniales en ‚ Nouvelle-France ‘ 79 récit lisse et linéaire peut sembler problématique et dépassé - Ginzburg avait, en effet, délibérément abandonné cette option, comme il l ’ a précisé ultérieurement dans un article programmatique sur la „ Micro-histoire “ . „ Un tel projet “ , précise Ginzburg, „ par certains aspects paradoxal, pouvait se traduire en un récit, mais évidemment il ne le devait pas: pour des raisons qui étaient à la fois d ’ ordre cognitif, éthique et esthétique “ (Ginzburg 1994: 385). Le choix de Ouellet d ’ approcher la biographie de La Hontan non pas, comme Ginzburg, par une écriture historiographique proche de l ’ enquête, 13 structurée autour d ’ une série de fragments et brouillant parfois délibérement les frontières entre interprétation conjecturale et non-fiction documentaire, mais par deux voies à la fois distinctes et complémentaires - l ’ écriture historiographique d ’ une part et la biofiction d ’ autre part - est certes moins audacieuse et novatrice. Mais elle a l ’ avantage de la clarté et peut-être aussi celui de la lisibilité. 4. Perspectives postcoloniales L ’ ouvrage biofictionnel L ’ Aventurier du hasard de Réal Ouellet associe ainsi d ’ emblée une double altérité radicale et singulière: celle du personnage de La Hontan, devenu marginal dans la société de son époque et qui, pendant les dernières décennies de sa vie, se montre radicalement critique à l ’ égard de ladite société, à cause d ’ une trajectoire et d ’ une acculturation particulières, et d ’ une longue errance pendant son exil; mais aussi l ’ altérité de sociétés et de cultures différentes, considérées par les contemporains comme ‚ primitives ‘ , ‚ inférieures ‘ , ‚ barbares ‘ et ‚ sauvages ‘ . La Hontan conféra à ces cultures non seulement une dignité nouvelle, en les considérant dans leurs valeurs propres et leur complexité sociétale, mais également à plusieurs égards comme des modèles sociétaux, moraux et politiques plus proches de l ’ état naturel, par opposition à une civilisation européenne et occidentale vue comme décadente et pervertie. L ’ un des premiers historiens et anthropologues contemporains d ’ origine amérindienne, et plus précisément huronne, au Canada, Georges Sioui, érigea La Hontan en figure de précurseur dans la connaissance occidentale des cultures 13 Voir Boucheron 2019, XI: „ À partir du Fromage et les Vers, les livres de Carlo Ginzburg prennent souvent la forme de l ’ enquête: ils mettent en scène l ’ historien dans son travail d ’ interprétation, ne celant rien de ses difficultés et convoquant l ’ une après l ’ autre les hypothèses susceptibles de le faire avancer dans sa lecture du document. Cette progression par sauts successifs, où ce qui est mis en intrigue est d ’ abord l ’ opération interprétative elle-même, est rendue sensible ici par quelques effets de seuil particulièrement audacieux dans lesquels il est possible de reconnaître les ‚ traces ‘ évoquées par Carlo Ginzburg [ … ] “ . 80 Hans-Jürgen Lüsebrink amérindiennes, en valorisant le travail d ’ ethnologue-voyageur qu ’ il avait effectué trois cents ans auparavant: „ Les données recueillies par notre analyse autohistorique “ , souligne Sioui dans le chapitre „ Lahontan, découvreur de l ’ américité “ de son ouvrage pionnier Pour une auto-histoire amérindienne paru en 1989, confirment que La Hontan nous a transmis, outre la traduction fiable des sentiments du peuple amérindien, sans voix à cette époque, un portrait d ’ une rare exactitude de l ’ idéologie américaine aborigène. Manifestement, l ’ élaboration des idées des Dialogues n ’ a pu être faite que par un jeune esprit européen qui a dû se transformer, et se mouler sur l ’ esprit des premiers habitants de l ’ Amérique. (Sioui 1999: 91sq.) Pour Sioui, La Hontan „ demeure un Européen lettré du XVII e siècle qui a fait un procès intelligent des deux civilisations en présence, et dont les Amérindiens sont sortis vainqueurs “ (Sioui 1999: 87). Il explique les critiques sévères qui lui ont été adressées par ses contemporains, notamment par les Jésuites, l ’ exil et les persécutions dont il a été victime, et sa marginalisation dans l ’ histoire littéraire et culturelle française et européenne par le fait qu ’ il ait délibérement choisi le camp - et la vision du monde - des Premières Nations américaines, en mettant profondément en cause la légitimité de la conquête coloniale et son soubassement idéologique ainsi que la prétendue supériorité de la civilisation européenne. Dans son ouvrage plus récent Histoires de Kanatha. Vues et contées / Histories of Kanatha. Seen and Told (2008), Sioui souligne le rôle pionnier de La Hontan - qu ’ il considère comme un „ penseur tout à fait central dans l ’ histoire de la France et qui pourtant attend encore sa juste reconnaissance dans son pays “ (Sioui 2006: 173) - dans l ’ avènement d ’ une pensée postcoloniale en Occident: C ’ est l ’ absence du Tien et du Mien, observée par l ’ écrivain philosophe Armand de Lorme d ’ Arce, baron de Lahontan, chez ses hôtes hurons et algonquins. Le baron de Lahontan fut, à la fin du XVII e siècle, l ’ un des plus grands amis qu ’ eurent jamais les Indiens. Écrivain à l ’ origine des Lumières et, donc, de la Révolution française, il fut proscrit, excommunié et expatrié pour s ’ être porté au secours de mes ancêtres dans sa vie et dans ses écrits. (Sioui 2008: 169) En le comparant aux ‚ coureurs des bois ‘ des XVII e et XVIII e siècles, qui étaient souvent fascinés par les sociétés amérindiennes, entretenaient des liaisons avec des femmes amérindiennes et devenaient parfois des ‚ transfuges culturels ‘ en préférant les communautés autochtones à la civilisation européenne, 14 Sioui met l ’ accent sur les contacts intenses qu ’ entretenait La Hontan avec leurs popu- 14 Voir sur ce point les chapitres „ Favoriser l ’ intégration. Point de vue matricentriste “ et „ Fais-toi Huron (Become a Huron): Americizing America “ dans Sioui 2008, 167 - 176 et 277 - 285 qui accordent une place centrale à La Hontan et son œ uvre. Au sujet du concept de ‚ Transfuge culturel ‘ voir Riesz 1986. Biofictions (post)coloniales en ‚ Nouvelle-France ‘ 81 lations. Il le voit marqué d ’ une manière particulièrement profonde et significative par ce qu ’ il définit comme un „ processus d ’ américisation par lequel les Européens qui arrivent en Amérique s ’ assimilent aux schémes mentaux et idéologiques des Amérindiens “ (Sioui 2008: 188): D ’ ailleurs, Lahontan avait eu de toute évidence un contact significatif avec les Amérindiens, car il reprenait des éléments centraux de la philosophie amérindienne comme la santé, la nature, la territorialité. De tels axes de réflexion n ’ auraient pu surgir d ’ un esprit formé uniquement par le contexte européen de l ’ époque. (Sioui 2008: 181) Vu sous cet angle, 15 La Hontan peut sans doute être considéré comme l ’ un des penseurs précurseurs de la pensée postcoloniale, au-delà même du contexte nord-américain. Cette vision du personnage et de l ’œ uvre de La Hontan, dont l ’ un des porte-paroles de la pensée postcoloniale amérindienne au Canada, Georges Sioui, souligne les enjeux importants et le rôle pionnier, est en même temps ancrée dans des réalités palpables et documentées, dans l ’ autofiction et dans la biofiction. Boucheron, Patrick, „ Préface. Le roman d ’ un lecteur “ , in: Carlo Ginzburg, Le fromage et les vers. Traduit de l ’ italien par Monique Aymard. Préface de Patrick Boucheron, Paris, Flammarion, 2019. Chinard, Gilbert, „ Introduction “ , in: Baron de Lahontan / Gilbert Chinard (ed.), Dialogues curieux entre l ’ auteur et un sauvage de bon sens qui a voyagé et Mémoires de l ’ Amérique Septentrionale, Baltimore,The John Hopkins Press; Paris, A. Margraff; Oxford, Oxford University Press, 1931, 1 - 72. Coulet, Henri, „ Présentation “ , in: Lahontan. Dialogues de Monsieur le baron de Lahontan et d ’ un Sauvage dans l ’ Amérique, Paris, Editions Desjonquières, 1993, 7 - 26. 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Villeneuve-D ’ Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2011. 84 Hans-Jürgen Lüsebrink „ S ’ effacer devant les autres “ Biofictions chez Emmanuel Carrère et Javier Cercas Cornelia Ruhe L ’ une des tentations les plus fortes et les plus répandues, devant un fait divers, est d ’ en faire un symptôme - et plus il est sanglant, plus il est improbable, plus les interprétations et des diagnostics s ’ affirment et redoublent - , d ’ y déceler la manifestation de causes profondes et générales, comme si la société y recherchait les traces essentielles de sa défiguration par la négativité, ou de sa propre monstruosité, c ’ est-à-dire du prétendu Mal fondamental qu ’ elle génère et qui l ’ habite. (Larnaudie 2016: 57) 1. Similitudes troublantes Depuis 2015, les textes qui s ’ emparent d ’ un personnage historique pour montrer comment certains moments clés de l ’ Histoire mondiale se cristallisent autour d ’ eux sont regroupés sous le terme d ’ abord plutôt journalistique d ’„ exofiction “ , qui a depuis peu commencé à faire son apparition aussi dans la recherche universitaire. Par le biais de ces personnages, les textes d ’ Olivier Rolin, d ’ Éric Vuillard, de Jérôme Ferrari, de Mathieu Larnaudie et de Javier Cercas par exemple abordent des questions plus générales d ’ éthique et de morale. Les auteurs y développent des personnages jouissant d ’ une certaine célébrité à leur époque et dont la vie acquiert un caractère exemplaire (cf. Ruhe 2020). En traçant scrupuleusement une ligne entre fait et fiction, dans Le météorologue de Rolin, dans Tristesse de la terre de Vuillard et dans Le principe de Ferrari, les auteurs refusent un brouillage de ces catégories et essaient de rétablir la frontière entre faits et fictions, non sans commentaires métafictionnels concernant la difficulté de la tâche. Bien que tous les textes mentionnés se basent sur un important travail de recherche et d ’ enquête et peuvent ainsi être considérés comme ce que Dominique Viart appelle la „ littérature de terrain “ (Viart 2018), ces démarches ne sont mentionnées explicitement que dans les textes de Rolin et de Cercas qui ont de surcroît en commun d ’ être narrés à la première personne par un narrateur qui porte le nom de l ’ auteur même. Ferrari, Larnaudie et Vuillard, quant à eux, tentent d ’ installer une distance vis-à-vis de leurs protagonistes par le biais d ’ une instance narrative plus classiquement romanesque. Jérôme Ferrari motive le choix de ce procédé par le fait qu ’ il „ ressen[tait] une immense empathie pour Werner Heisenberg [son protagoniste]. C ’ est contre cette empathie qu ’ [il avait] dû lutter “ (Guichard 2015: 20). Pour y arriver, Jérôme Ferrari conçoit son texte comme le contraire de ce qu ’ Alexandre Gefen appelle une littérature de „ l ’ empathie “ , dont „ la capacité du récit “ serait „ de nous mettre à la place d ’ autrui pour partager ses émotions et comprendre sa position dans les situations les plus problématiques “ (Gefen 2017: 12). Le personnage étant jugé trop problématique pour prendre la parole à sa place, la distanciation que permet l ’ introduction d ’ un narrateur fictif s ’ impose pour Ferrari. Dans ce qui suit, j ’ aimerais poursuivre ces réflexions en me concentrant sur trois aspects: premièrement sur la question de l ’ instance narrative, plus explicitement sur l ’ implication de l ’ auteur dans son texte et sa constitution - question épineuse dans le cas d ’ un sujet contraint par les limites des faits historiquement avérés. Deuxièmement, la question de l ’ exemplarité sera au centre de mon intérêt. En dernier lieu, je soulèverai la question de la distance, question qui va de pair avec celle du contrôle. Pour ce faire, mon attention se portera sur l ’ auteur espagnol Javier Cercas, mais aussi sur son collègue français Emmanuel Carrère. Je traiterai donc des textes qui, si l ’ on tient à en déterminer le genre, ne sont pas à proprement parler des biofictions, car la part de fiction y est systématiquement problématisée et expulsée: sur la quatrième de couverture de D ’ autres vies que la mienne, l ’ auteur nous affirme que „ tout y est vrai “ (Carrère 2009), Cercas fait varier dans ses romans l ’ assertion selon laquelle il s ’ agit de „ un relato rigurosamente real, desprovisto del más mínimo alivio de invención o fantasía “ (Cercas 2014: 16). Bien qu ’ Alexandre Gefen considère que „ la projection autobiographique du narrateur dans son récit “ est un „ phénomène somme toute assez banal “ (Gefen 2004: 311), l ’ importance de la part autobiographique est peut-être le trait le plus saillant qui distingue les textes de Carrère et de Cercas d ’ autres bioou exofictions, de sorte que Louise Lourdou propose d ’ y voir „ un renouvellement du genre biographique où parler de l ’ autre revient à parler de soi, et inversement “ (Lourdou 2016: 87; cf. Wagner 2018: 181; Larnaudie 2018: 483). Ils abordent le problème de la distanciation d ’ un protagoniste problématique d ’ une manière fort différente de celle de Ferrari, de Larnaudie ou de Vuillard, comme je le montrerai dans ce qui suit. Il est presque troublant de voir à quel point les auteurs Emmanuel Carrère et Javier Cercas se ressemblent par leur œ uvre, un aspect qui a jusqu ’ ici échappé à 86 Cornelia Ruhe la recherche, pour la simple raison qu ’ elle les a jusqu ’ ici exclusivement contextualisés dans le domaine de leur littérature nationale respective. Tous les deux, Carrère comme Cercas, écrivent aussi bien des fictions que des nonfictions. Alors que, dans le cas de Carrère, la période de fiction s ’ achève (du moins provisoirement) avec La classe de neige de 1995, Cercas fait alterner fiction et ‚ documentaire ‘ . Tous les deux choisissent à plusieurs reprises d ’ écrire la vie de personnages historiques, d ’ un côté de personnages connus et ayant acquis une certaine notoriété, comme celle de l ’ écrivain - ‚ mineur ‘ , selon Cercas (Cercas 2001: 78) - et politicien fondateur de la Phalange espagnole Rafael Sánchez Mazas et de l ’ écrivain - médiocre, selon certains critiques - et politicien russe aux tendances fascisantes Édouard Limonov dans le cas de Carrère (Carrère 2011); leurs romans Soldados de Salamina et Limonov ont „ contribué[s] à remettre en circulation dans le grand public “ l ’œ uvre de ces auteurs (Rabaté D. 2014: 93, en parlant de Limonov). D ’ un autre côté, chacun d ’ entre eux consacre un texte à une figure d ’ imposteur - le faux médecin et vrai assassin de toute sa famille Jean-Claude Romand pour Carrère dans L ’ Adversaire (Carrère 2000) et le faux témoin et vrai opportuniste Enric Marco pour Cercas dans El impostor (en 1993, Jean-Claude Romand tua ses enfants, sa femme, ses parents et jusqu ’ à leur chien pour éviter qu ’ ils ne découvrent que, pendant 18 ans, il leur avait menti en leur faisant croire qu ’ il était médecin-chercheur à Genève, alors qu ’ il était un imposteur; Enric Marco est devenu tristement célèbre en Espagne pour s ’ être inventé une vie exemplairement résistante aux divers fascismes européens et notamment pour avoir affirmé pendant des années qu ’ il avait été interné dans le camp de Flossenbürg, alors qu ’ il n ’ était qu ’ un Espagnol ‚ moyen ‘ ). Les deux auteurs consacrent de plus chacun un texte aux investigations menées dans l ’ histoire familiale, dans Un roman russe, à la reconstruction de la vie et de la mort du grand-père maternel de Carrère, accusé d ’ avoir collaboré avec les Allemands, et, dans El monarca de las sombras, à la reconstruction de la vie du grand-oncle maternel de Cercas, qui a fait la guerre civile espagnole du côté des franquistes. Les deux textes sont une tentative d ’ exorcisme - expression que Carrère emploie de manière explicite (Carrère 2007: 342) - faite au nom de la mère respective des auteurs à laquelle le texte est dédié chez Cercas et à laquelle dans les dernières pages d ’ Un roman russe, Carrère adresse une lettre qu ’ il conclut par ces mots: „ Le livre est fini, maintenant. Accepte-le. Il est pour toi “ (Carrère 2007: 357). 1 1 Dominique Rabaté soutient fort pertinemment qu ’ à la fin du texte, „ le dispositif reconduit une perversité originelle, et renvoie l ’ auteur aux manques d ’ une communication fatalement différée. On pourra aussi noter l ’ étrange équivalence qui se tisse dans le livre entre ses deux destinatrices féminines principales: cette équivalence révèle aussi l ’ impossibilité pour le désir, noué en double lien, de se satisfaire “ (Rabaté D. 2018: 235). „ S ’ effacer devant les autres “ 87 Les deux auteurs affichent également des postures discursives semblables, en disant par exemple avoir longuement hésité avant d ’ entreprendre l ’ écriture de leurs textes, au point de l ’ avoir parfois abandonnée ou d ’ en exclure catégoriquement l ’ achèvement, 2 ou bien en parlant d ’ eux-mêmes comme d ’ un „ écrivain raté “ (Carrère 2014: 65) ou, dans le cas de Cercas, comme d ’ un auteur dont la carrière aurait capoté (Cercas 2001: 15). Finalement, confrontés au problème de „ trouver ma place face à votre histoire “ (Carrère 2000: 205), comme le formule Carrère dans L ’ adversaire, les deux auteurs choisissent d ’ inclure cette question dans leurs textes mêmes, en y faisant entrer leurs propres doutes et hésitations, en montrant que la dialectique que permet l ’ affrontement à l ’ autre, à un autre qui a des positions que l ’ on juge inadmissibles, les mène à une meilleure connaissance d ’ euxmêmes. En refusant de parler pour l ’ autre et d ’ ainsi en assumer la position, ils reconnaissent d ’ un côté que cette place est vide, car, en tant qu ’ imposteurs, ni Romand ni Marco n ’ auraient jamais vraiment parlé pour eux-mêmes. D ’ un autre côté, en s ’ opposant à leur protagoniste dans un mouvement dialectique, en devenant leurs „ adversaires “ , ils refusent aussi, comme le dit Dominique Rabaté, de „ tomber dans [leur] piège “ (Rabaté D. 2013: 271). C ’ est ainsi que la figure de l ’ auteur apparaît dans leurs textes non seulement comme un narrateur qui porterait par hasard le nom de „ Javier Cercas “ ou d ’„ Emmanuel Carrère “ , mais celui-ci en devient un protagoniste important, sinon le protagoniste du texte. Tous les titres mentionnés jusqu ’ ici étant constitués d ’ enquêtes dont les différentes étapes et démarches sont scrupuleusement relatées, l ’œ uvre des deux auteurs retrace en même temps l ’ histoire des protagonistes et la genèse de l ’œ uvre. 2 Dans L ’ adversaire, Carrère raconte qu ’ il a plusieurs fois abandonné l ’ écriture de ce livre, entamée en 1993 et menée à terme seulement en 2000. Dans D ’ autres vies que la mienne, Carrère dit avoir „ abandonné pendant trois ans “ (Carrère 2009: 117) ce projet de texte, alors qu ’ il abandonne celui sur Limonov „ pendant plus d ’ un an “ (Carrère 2011: 320). Cercas mentionne avoir beaucoup hésité avant d ’ entreprendre l ’ écriture de Soldados de Salamina. El impostor commence par cette phrase „ Yo no queria escribir este libro “ (Cercas 2014: 15) et au début de El monarca de las sombras l ’ auteur espagnol explique que „ antes de ser escritor yo pensaba que alguna vez tendría que escribir un libro sobre él. Lo descarté precisamente en cuanto me hice escritor; la razón es que sentía que Manuel Mena era la cifra exacta de la herencia más onerosa de mi familia, y que contar su historia no sólo equivalía a hacerme cargo de su pasado político sino también del pasado político de toda mi familia, que era el pasado que más me abochornaba “ (Cercas 2017: 27 - 30). 88 Cornelia Ruhe 2. Enquête et réhabilitation Les enquêtes de Carrère et de Cercas profitent des résultats d ’ autres investigations qui les ont précédées - celles de la police pour L ’ adversaire, celles d ’ un journaliste pour El impostor. Les questions du „ quoi? “ et du „ comment? “ ont donc déjà été résolues, ce qui reste à creuser et ce qui alimente l ’ intérêt des auteurs est le „ pourquoi? “ , une question obsolète d ’ un point de vue juridique, mais centrale au niveau de l ’ éthique et de la morale. Tout en profitant des enquêtes existantes, les auteurs-narrateurs tentent de cerner de près le personnage central et son caractère, une entreprise qui est facilitée et en même temps compliquée par le fait que les personnages sont toujours en vie - mais sont des imposteurs. Dans des textes qui se placent résolument du côté du ‚ vrai ‘ ou du ‚ real ‘ , l ’ imposture place l ’ auteur face à la fiction, une fiction qui, de subjective, s ’ est faite collective et est devenue ‚ vérité ‘ pour plusieurs décennies. Comme le propose Maxime Decout dans son étude récente sur les figures d ’ imposteurs, celles-ci nous confrontent à des questions centrales de notre temps: Leur omniprésence dans la littérature du XX e siècle et du XXI e siècle, sous des formes extrêmement inventives et variées, répond [ … ] à une triple crise qui prend racine aux XVIII e et XIX e siècles: une crise du savoir et de la vérité, dont la littérature souligne la fragilité tout en maintenant le rêve de les englober; une crise du sujet, qui renvoie l ’ être à ses impostures et son altérité; une crise de l ’ authenticité. (Decout 2018: 178) Les enquêtes de Carrère sur Jean-Claude Romand et de Cercas sur Enric Marco portent, d ’ un côté, sur les raisons de leur imposture, de l ’ autre elles cherchent à mettre à nu le personnage qui se cache derrière les mensonges. Ce dernier aspect livrera des résultats fort différents, car si, comme le dit Decout, „ les enquêtes sur les imposteurs cherchent à explorer les impasses identitaires tant du côté du vide que du trop-plein “ (Decout 2018: 179), Marco s ’ avère être un personnage du „ trop-plein “ , alors que „ sous le faux docteur Romand il n ’ y avait pas de vrai Jean- Claude Romand “ (Carrère 2000: 99) ou, pour le dire avec les mots du metteur en scène Olivier Assayas, „ Jean-Claude Romand n ’ a rien de ces monstres ordinaires pétrifiés de banalité, il est le vide lui-même “ (Assayas 2018: 278). 3 L ’ aspect primordial pour les enquêtes semble pourtant un autre, comme le suggère Decout: l ’ imposture réussie de Romand et de Marco, leur façade respective maintenue pendant des décennies peut être lue comme le signe d ’ une crise épistémologique et linguistique. Puisque les rôles de témoin et de survivant, ou de médecin-chercheur qu ’ endossent les deux imposteurs sont 3 Étienne Rabaté constate également que les motivations de Romand restent „ ce grand vide blanc “ (Rabaté É. 2018: 293). „ S ’ effacer devant les autres “ 89 constitués de paroles qui ont servi à construire leurs façades, ils font preuve du constat inquiétant que [ … ] tout langage est potentiellement un artifice [ … ], qu ’ il est donc illusoire de croire qu ’ il dit le réel, que nous ne sommes pas détenteurs de nos mots et que ceux-ci, à l ’ extrême limite, pourraient n ’ être que des simulacres pour dénommer les choses et les êtres sans les atteindre vraiment. (Decout 2018: 178sq.) L ’ imposture réussie ou du moins maintenue pendant des décennies prouve la précarité de ce qu ’ on nomme le ‚ vrai ‘ ou la ‚ réalité ‘ , la fragilité du rapport entre les mots et les choses. Cette tâche devient d ’ autant plus difficile par le fait que Marco et Romand - dont le nom est, comme le souligne Dominique Rabaté, „ tout un programme ironique “ (Rabaté D. 2018: 226) - ont usurpé avec la parole l ’ instrument-maître des auteurs. 4 Ils ont écrit leur vie comme un auteur écrirait une fiction, à une exception près: „ el novelista tiene licencia para mentir “ (Cercas 2014: 23), comme le constate Cercas, mais, dans la vraie vie, les mensonges, surtout s ’ ils prennent la dimension de l ’ imposture, ne sont pas à leur place. Par définition, l ’ auteur de fiction est un imposteur, mais un imposteur qui joue selon les règles et qui préfère, comme Cercas le constate amèrement, qu ’ on ne le traite pas comme tel (Cercas 2014: 21). Le but de l ’ enquête menée par les auteurs est donc double: non seulement il faut mettre la main sur la ‚ réalité ‘ qui se cache derrière l ’ imposture, mais aussi trouver un moyen de la narrer qui permette de stabiliser le terrain instable de la vérité - , de réhabiliter la position de l ’ auteur et de récupérer l ’ autorité sur la parole - bien que, comme le dit si bien Dominique Rabaté, „ le scepticisme qu ’ elle [la fiction] mobilise, comme interrogation sur ce qui est vrai ou non, réel ou fantasmé, [soit] évidemment sans solution “ (Rabaté D. 2016: 53). L ’ intrusion de l ’ auteur en tant que personnage s ’ impose alors, ce que Dominique Viart a appelé „ l ’ épaississement de la fonction narrative “ (Viart 2004, 298), bien que le rôle qui lui revient puisse d ’ abord sembler paradoxal: le terme de „ biofiction “ montre que de tels textes peuvent contenir une part de fiction, fiction que l ’ auteur ajouterait à la trame narrative pour mieux articuler les faits. Cependant, la fiction dans El impostor comme dans L ’ adversaire ne provient pas de l ’ auteur, ce sont les protagonistes qui sont „ pura ficción “ (Cercas 2014: 33) ou c ’ est „ [leur] propre vie [qui] a été [leur] œ uvre “ (Lourdou 2016: 88). En tant qu ’ imposteurs, ils se sont créé des vies complètement fictives et dignes de roman - ce ne sont donc pas les auteurs, mais les protagonistes qui 4 Dominique Rabaté suggère que ce souci des fonctions du langage serait caractéristique de Carrère, car pour lui, „ un texte [ … ] serait idéalement performatif dans ses effets immédiats sur la réalité - ce qu ’ illustre la nouvelle écrite pour le journal Le Monde reprise dans le [Un roman russe] “ (Rabaté D. 2008: 66; cf. aussi Rabaté D. 2016: 55sqq.). 90 Cornelia Ruhe introduisent la fiction dans le texte. L ’ auteur ne sera plus chargé d ’ agencer savamment fiction et fait, mais devra au contraire démêler les deux, détecter la part de fiction et la chasser du texte. Pour ce faire et pour authentifier son entreprise, il devient nécessaire de permettre au lecteur l ’ accès à l ’ atelier, qui lui est normalement défendu. Il faut, comme le formule Dominique Viart, „ invit[er] le lecteur à partager les évolutions et les incidents de l ’ enquête “ (Viart 2018). Ce qui, dans des conditions ‚ normales ‘ , constitue le squelette du récit que le texte rendra invisible, est mis au premier plan ici, la transparence étant censée être une preuve d ’ authenticité, bien qu ’ il s ’ agisse, comme le constate Arno Bertina, d ’ un „ fantasme de transparence et de vérité “ (Bertina 2018: 425). Le point aveugle de ces récits qui semblent pourtant n ’ épargner aucun détail au lecteur est que cette transparence ne concerne pas la part implicite de la réhabilitation de la fiction ou du moins de la position d ’ auteur. C ’ est pourquoi je ne parlerai pas, comme Sara Bonomo, du „ choix de ne plus se cacher derrière la fiction “ (Bonomo 2016: 66), ce qui suggère une entreprise avant tout individuelle et autofictionelle, mais plutôt d ’ un dispositif apologétique qui ne dit pas son nom. L ’ adversaire et El impostor sont également des luttes entre narrateur et personnage pour maintenir intact le „ fantasme de contrôle “ (Rabaté D. 2016: 58). 3. L ’ exemplarité cathartique Dans une scène assez unique de la littérature mondiale, un personnage rend visite à son auteur pour lui demander la permission de se suicider. L ’ auteur lui explique que ce ne sera pas possible, d ’ un côté parce que lui, l ’ auteur, a déjà décidé qu ’ il mourrait non pas de sa propre main, mais plutôt d ’ une indigestion suite à un repas trop copieux, de l ’ autre, parce que „ no existes más que como ente de ficción “ (Unamuno 1998: 531). Le personnage s ’ insurge en disant qu ’ il serait tout aussi envisageable que l ’ auteur lui-même ne soit que „ un pretexto para que mi historia llegue al mundo “ (Unamuno 1998: 532) et que, tout compte fait, il préférerait être maître de son propre destin au lieu de dépendre de la volonté de l ’ auteur. Finalement, son émancipation échouera tout de même et son chien bien-aimé se chargera de l ’ oraison funèbre. Il arrive rarement qu ’ un personnage se prononce à propos du traitement (littéraire? ) que lui réserve un auteur, plus rarement encore qu ’ il s ’ y oppose aussi violemment qu ’ Augusto Pérez dans la nivola Niebla de Miguel de Unamuno. Ce que la conversation imaginée par l ’ auteur espagnol met en évidence, c ’ est que l ’ auteur y détient l ’ autorité sur le texte et sur ses personnages, au point d ’ orchestrer leur rébellion même. Augusto Pérez étant effectivement fictif, aucune instance externe au texte ne lui sera accessible pour „ S ’ effacer devant les autres “ 91 se plaindre de son auteur. Le cas est aggravé par le fait que l ’ auteur qu ’ Augusto cherche à convaincre de son existence porte le même nom que l ’ auteur extratextuel de Niebla. Miguel de Unamuno s ’ introduit ainsi dans son texte et trouble les positions d ’ auteur, de narrateur et de personnage, tout en restant aux commandes. En tant qu ’ auteurs avisés du bon fonctionnement d ’ un texte, Carrère et Cercas se posent la question de leur rôle dans l ’ investigation et de la mise en texte du cas qu ’ ils traitent. Les textes de Carrère sont „ traversé[s] par des questionnements inquiets sur ses droits et ses limites en tant qu ’ écrivain “ (Bonomo 2016: 67), il „ pressen[t] confusément qu ’ il [lui] faudra un jour passer de la troisième à la première personne du singulier “ (Carrère 2014: 67). Alors que l ’ auteur français „ semble se débattre entre un désir de tout contrôler et une envie de s ’ abandonner “ (Rabaté D. 2018: 236), Cercas, quant à lui, est plus combatif. Pour lui, le récit à la première personne, qui met le narrateur portant le nom de l ’ auteur sur le même plan ontologique que le protagoniste (historique), semble s ’ imposer d ’ emblée, alors que Carrère n ’ y arrivera qu ’ après de longues années d ’ hésitations sur la perspective à adopter. Au lieu de „ s ’ effacer devant les autres “ ( Jablonka 2016: 413), selon la définition du rôle de témoin par Ivan Jablonka, Cercas et aussi Carrère à partir de L ’ adversaire apparaissent au grand jour, de sorte que le lecteur ne pourra accéder à l ’ histoire qu ’ à travers la perspective qu ’ ils lui imposent. C ’ est ici, avec l ’ introduction des auteurs dans leurs textes pour assurer non pas l ’ autorité sur les faits - dictés par l ’ histoire - , mais au moins sur leur interprétation, qu ’ intervient la question de l ’ exemplarité. Alors que Romand ou Marco pourront difficilement être considérés comme des figures exemplaires, c ’ est la prise de conscience des auteurs grâce à l ’ enquête qui sert de leçon salutaire aux lecteurs. De la sorte, l ’ exemple se multiplie - l ’ exemplarité négative du ‚ cas ‘ initial passe à l ’ arrière-plan, alors que surgit sur le devant de la scène l ’ auteur que la confrontation avec ce ‚ cas ‘ fait passer par un processus de purification morale qui prend, lui aussi, un aspect exemplaire - et, cette fois, positif. 5 Le parcours épistémologique des auteurs et de leurs alter ego, les connaissances qu ’ ils acquièrent, les doutes dont ils souffrent, ne servent qu ’ à les amener à une épiphanie cathartique qui, pour être subjective, n ’ en est pas moins objectivable et exemplaire. Épiphanie double, car ce ne sera pas seulement l ’ énigme du motif de leur protagoniste qui sera résolue, mais surtout le problème de la perspective narrative par le biais de laquelle il faudra l ’ aborder. C ’ est son incapacité à trouver une perspective qui lui semblerait légitime qui fait que 5 Mathieu Larnaudie note dans ce contexte que „ la confession est la modalité essentielle de la veine autobiographique de son œ uvre “ (Larnaudie 2018: 485). 92 Cornelia Ruhe Carrère abandonnera pendant de longues années le projet d ’ écriture de L ’ adversaire (Carrère 2000: 205), alors que Cercas expérimente, dans Soldados de Salamina, différentes perspectives et se rend compte que le récit à la troisième personne (qui forme la deuxième partie du roman) „ no era malo, sino insuficiente, como un mecanismo completo pero incapaz de desempeñar la función para la que ha sido ideado porque le falta una pieza “ (Cercas 2001: 142). La leçon morale, salutaire des récits en cache une autre, esthétique, nécessaire pour faire passer le message. Paradoxalement, le récit téléologique de la lente prise de conscience des auteurs donne une téléologie et un sens au cas qu ’ ils examinent, bien qu ’ ils aient échoué à les trouver auparavant. Alors que, chez Unamuno, l ’ auteur n ’ était, comme le suggérait le protagoniste rebelle, qu ’ un prétexte pour que l ’ histoire du protagoniste voie le jour, pour Cercas et Carrère les histoires de Romand et de Marco servent de prétexte pour pouvoir raconter leurs propres prises de conscience 6 - c ’ est le retournement de la nivola de Unamuno, où le protagoniste est un „ ente de ficción “ et l ’ auteur un prétexte. La catharsis de Carrère et de Cercas gagne le lecteur, mais elle comporte aussi un véritable danger, que j ’ aborderai en me référant à l ’ explication que Decout propose de l ’ effet cathartique en tant que [ … ] phénomène, pour part individuel, qui est aussi collectif puisqu ’ il vise à purger le spectateur des terreurs liées à l ’ ordre incompréhensible des dieux ainsi que de la pitié envers le héros qui est la victime. Débarrassé de ces affects, il accède à la rationalité et à la responsabilité nécessaires au fonctionnement de la Cité. (Decout 2018: 137) Si tant est que cela produise de „ la pitié envers le héros qui est la victime “ , pour les ‚ cas ‘ qui m ’ intéressent ici, cela ne peut qu ’ être considéré comme hautement problématique. Les protagonistes sont vivants et en contact avec les auteurs, ils se déclarent intéressés par la tournure que prendra la mise en récit de leur histoire. D ’ une manière plus ou moins voilée, les deux protagonistes espèrent que leur apologie sera faite et que le récit servira à blanchir ou du moins à rectifier leur image. Jean-Claude Romand dit, comme le raconte Emmanuel Carrère, „ qu ’ il comptait sur [lui] plus que sur les psychiatres pour lui rendre compréhensible sa propre histoire et plus que sur les avocats pour la rendre compréhensible au monde “ (Carrère 2000: 41). Son intérêt n ’ est donc pas uniquement de comprendre sa propre histoire grâce à l ’œ uvre de l ’ écrivain - ce qui serait, à la limite, louable - , mais aussi de la „ rendre compréhensible au monde “ et de corriger ainsi l ’ image que le public se fait de lui. Le rôle de Carrère dans cette entreprise 6 Émilie Brière parle de „ la subordination de l ’ événement à la subjectivité qui l ’ appréhende “ (Brière 2016: 79). „ S ’ effacer devant les autres “ 93 de blanchissement serait peu avantageux, comme le lui reproche une autre journaliste qu ’ il cite dans L ’ adversaire: Il doit être ravi, non, que tu fasses un livre sur lui? C ’ est de ça qu ’ il a rêvé toute sa vie. Au fond il a bien fait de tuer sa famille, tous ses v œ ux sont exaucés. On parle de lui, il passe à la télé, on va écrire sa biographie et pour son dossier de canonisation, c ’ est en bonne voie. C ’ est ce qu ’ on appelle sortir par le haut. (Carrère 2000: 199sq.) Le récit risque de se voir usurpé par les intérêts narcissiques du protagoniste et de justifier de la sorte des actes autrement injustifiables. Cercas doit faire face aux mêmes objections, avant même d ’ avoir commencé l ’ écriture de son texte: ¿No estarás pensando en escribir sobre él? [ … ] Mira, Javier - me advirtió, muy seria - . Lo que hay que hacer con Marco es olvidarlo. Es el peor castigo para ese monstruo de vanidad. (Cercas 2014: 20) Puisque les deux auteurs choisissent de ne pas „ oublier “ leur cas respectif en abandonnant leurs projets d ’ écriture, ils doivent se positionner vis-à-vis du danger que leur texte puisse virer à l ’ apologie. Carrère, qui dit que „ cette responsabilité [l] ’ effrayait “ (Carrère 2000: 41), opte pour un récit à la première personne, afin d ’ éviter qu ’ on ne le soupçonne de parler pour Romand. 7 Il s ’ assure de la subjectivité de son récit jusqu ’ à la fin: J ’ ai fait lire L ’ Adversaire à Jean-Claude Romand sur épreuves, en lui disant - la règle du jeu peut paraître cruelle, mais il l ’ a parfaitement comprise et ne l ’ a jamais discutée - que je ne toucherai plus un mot au livre, même pour une remarque tout à fait factuelle et facile à intégrer (la couleur de sa voiture par exemple). Je lui ai dit: ‚ Même une correction de ce genre, je ne la ferai pas, parce qu ’ au point où l ’ on en est, je préfère assumer mes erreurs. Je ne peux pas, si peu que ce soit, prendre en charge votre vérité. Elle n ’ appartient qu ’ à vous ‘ . (Carrère 2010) En affirmant s ’ être libéré de toute tentative de manipulation de son protagoniste, Carrère se place résolument en dehors de tout discours apologétique, de toute empathie pour son protagoniste, tout en récupérant en même temps son autorité en tant qu ’ auteur. En même temps, il problématise son rôle dès le début du texte, où il souligne avoir tout de suite caressé [Romand] dans le sens du poil en adoptant cette gravité compassée et compassionnelle et en le voyant non comme quelqu ’ un qui a fait quelque chose d ’ épouvantable mais comme quelqu ’ un à qui quelque chose d ’ épouvantable est arrivé, le jouet infortuné de forces démoniaques (Carrère 2000: 39). 7 Dans le volume de Laurent Demanze et Dominique Rabaté se trouve une version du premier chapitre de L ’ Adversaire „ racontée à la troisième personne mais du point de vue du meilleur ami de Jean-Claude Romand “ (Carrère 2018: 262). 94 Cornelia Ruhe L ’ interprétation fatidique des actes de Romand semble renforcée par la chute du texte, où Carrère raconte la conversion du protagoniste (Carrère 2000: 216sq.), mais elle le semble surtout par son titre, que l ’ auteur dit avoir choisi pour ses références bibliques, mais aussi parce qu ’ on pouvait considérer l ’ adversaire „ comme une instance psychique et non religieuse. C ’ est ce qui, en nous, ment “ (Tison 2000). Bien que Carrère dise se sentir mal à l ’ aise face à la foi récemment découverte de Romand, il clôt son roman par la phrase énigmatique „ j ’ ai pensé qu ’ écrire cette histoire ne pouvait être qu ’ un crime ou une prière “ (Carrère 2000: 222), ce qui revient du moins à ne pas invalider les nouvelles fictions narcissiques du protagoniste. Javier Cercas fait face au même problème en écrivant El impostor: son texte témoigne du souci de ne pas légitimer un personnage historique dont l ’ attitude lui semble inacceptable. Comme à son habitude, il aborde cette question au sein même du texte, en renvoyant à la fameuse phrase de Primo Levi dans l ’ appendice de Se questo è un uomo: Peut-être que ce qui s ’ est passé ne peut pas être compris, et même ne doit pas être compris, dans la mesure où comprendre, c ’ est presque justifier. En effet, ‚ comprendre ‘ la décision ou la conduite de quelqu ’ un, cela veut dire (et c ’ est aussi le sens étymologique du mot) les mettre en soi, mettre en soi celui qui en est responsable, se mettre à sa place, s ’ identifier à lui (Levi 1987: 211). Cercas discute longuement ce problème qui l ’ aurait presque empêché d ’ écrire son roman et il le résout finalement grâce à sa lecture de Mémoire du mal - tentation du bien de Tzvetan Todorov. Il fait sienne la phrase de Todorov qui déclare que „ comprendre le mal ne signifie pas le justifier, mais plutôt se donner les moyens pour en empêcher le retour “ (Todorov 2000: 137). Du moins la réaction de Marco, ce „ maestro de la manipulación “ (Cercas 2014: 342), suggèret-elle que Cercas serait arrivé à réaliser cette tâche difficile. Dans un entretien qui a suivi la publication du livre de Cercas, Marco „ peste “ contre le livre: 8 8 Son argumentation fait d ’ ailleurs écho à la réaction d ’ un protagoniste de Carrère, Édouard Limonov, à ‚ son ‘ texte: dans un entretien accordé à Наша Газета , un quotidien russophone en ligne publié en Suisse, en janvier 2012, Limonov, moins discret que Jean- Claude Romand, soutient qu ’ il aurait seulement feuilleté le livre et connaîtrait à peine Carrère et qu ’ il serait, „конечно же“ , ‚ évidemment ‘ , „сложнее и многообразнее“ (Ackerman 2012), donc ‚ plus complexe et plus divers ‘ que le personnage du récit de l ’ auteur français. Cela est d ’ autant plus intéressant qu ’ en juillet 2011, dans son journal en ligne, Limonov note: „Читаю мою биографию : Limonov, автор Emmanuel Carrere, известный французский писатель . 489 страниц французского текста . Временами дружелюбно , временами враждебно . Чувствуется , что автор интеллектуал и буржуа . [ … ] Каррер проделал большую работу . [ … ] Интересно , что будут писать критики“ ( „ Je lis ma biographie: Limonov, de l ’ auteur français célèbre Emmanuel Carrère. 489 pages de textes français. Parfois amicales, parfois hostiles. On sent que l ’ auteur est un „ S ’ effacer devant les autres “ 95 ‚ No he podido acabar de leerlo ‘ , dijo del libro de Cercas, que llevaba en las manos, metido en una carpeta de gomas (luego precisó que ha leído la mitad y lo ha ido subrayando). ‚ No tiene curiosidad investigadora, ha cogido al personaje y lo ha vestido como ha querido ‘ (Antón 2014). L ’ auteur, quant à lui, précise dans le même journal qu ’ évidemment, Marco „ ha leido [el libro] de pé a pá “ , mais qu ’ il avait certainement été déçu par le fait que le livre ne soit pas l ’„ hagiografía “ à laquelle Marco s ’ attendait. Cependant, le fait que Cercas présente finalement Marco comme „ una encarnación de la historia de su país, como un símbolo o un compendio o, mejor, como un reflejo exacto de la historia de su país “ (Cercas 2014: 433) semble le disculper de manière étrange: si tous les Espagnols sont des imposteurs, Marco n ’ aura somme toute que péché par excès de zèle. 4. Pactiser avec le diable? Cercas problématise, lui aussi, son rôle d ’ auteur dans la reconstruction du ‚ cas ‘ qu ’ il traite et il le fait en se référant non seulement à De sang-froid de Truman Capote, mais surtout au commentaire d ’ Emmanuel Carrère sur ce „ livre de nonfiction absolue “ (Carrère 2010: 4) de l ’ auteur américain. C ’ est sur une analyse de cette réflexion que j ’ aimerais clore ma contribution. Cercas relate que Carrère oppose Truman Capote à Charles Dickens. 9 Capote se serait, comme le raconte Carrère, lié d ’ amitié avec les deux assassins dont il raconte l ’ histoire „ dans un souci absolu et obsédant d ’ impersonnalité “ (Carrère 2010: 5). Il leur aurait promis d ’ intervenir pour éviter leur pendaison, mais, en même temps „ il mettait des cierges à l ’ église pour qu ’ on les pende “ (ibid: 5), car ce serait (et cela sera) „ la mejor conclusión posible de la historia, el remate que exigía su obra maestra “ (Cercas 2014: 183). Carrère suggère que Capote choisit la troisième personne et décide de ne pas s ’ inclure dans son livre parce qu ’ il se sent coupable. En même temps, dit Cercas, „ Carrère insinúa que [ … ] Capote se salvó como escritor pero se condenó como ser humano “ (ibid: 184). intellectuel et un bourgeois. [ … ] Carrère a accompli un énorme travail. [ … ] Il va être intéressant de voir ce qu ’ en diront les critiques “ (Limonov 2018, ma traduction). 9 Carrère a plusieurs fois parlé de son interprétation du texte de Capote (elle-même d ’ ailleurs basée sur une interprétation, celle du film Capote de Bennett Miller de 2005) - en y incluant l ’ histoire sur la Miss Mowcher de Charles Dickens - dans son discours de réception pour le prix FIL de Literatura en Lenguas Romances en 2017 (https: / / www. semana.com/ cultura/ articulo/ discurso-de-emmanuel-carrere-feria-del-libro-de-guadalajara/ 548766, dernière consultation: 3 décembre 2018). 96 Cornelia Ruhe À la fin de Limonov, Carrère se voit pourtant tout aussi embarrassé que Capote avant l ’ exécution des deux assassins, car son protagoniste ne lui a jusqu ’ alors pas procuré de „ fin satisfaisante “ (Carrère 2011: 485), comme le serait par exemple celle de se faire „ descendre “ (ibid: 486). Dans Un roman russe, les choses ont mieux tourné pour lui, ainsi que le constate Dominique Rabaté: C ’ est parce que le réel achève les choses qu ’ elles peuvent devenir des histoires à raconter. Cette règle scandaleuse, Emmanuel Carrère la rappelle avec honnêteté quand il souligne lui-même que c ’ est la mort tragique d ’ Ania qui va lui procurer la fin de l ’ histoire qu ’ il cherchait en vain à Kotelnitch. C ’ est avec cette mort qu ’ il trouve à la fois l ’ épilogue et le sens de l ’ histoire russe qui peut atteindre sa forme de film achevé. (Rabaté D. 2016: 59) L ’ anecdote sur Charles Dickens que Carrère raconte et que Cercas reprend est différente: Dickens invente pour David Copperfield le caractère de Miss Mowcher, une femme méchante et mauvaise. Un jour, alors que le romanfeuilleton n ’ en était qu ’ à quelques chapitres publiés dans un journal anglais, Dickens reçoit une lettre d ’ une certaine Miss Mowcher vivant dans une petite ville de province, qui lui dit que son roman à peine commencé lui cause beaucoup de problèmes, que les gens se méfient désormais d ’ elle, lui envoient des missives anonymes, bref, que sa vie est un enfer par la faute de Dickens. L ’ auteur anglais prend une décision étonnante, il change le caractère de Miss Mowcher dès le prochain chapitre de son roman-feuilleton, elle devient un ange de bonté. Bien que Carrère, dans son discours de réception du Prix FIL, présente cette histoire comme une preuve „ de la mayor libertad que puede ejercer un escritor “ , Cercas suggère pertinemment qu ’ il la raconterait plutôt pour prouver „ que el escritor inglés no sólo se salvó en ella como escritor, sino tambien como persona “ (Cercas 2014: 185). Carrère utilise (et Cercas le relate) ces deux histoires pour justifier sa décision de ne pas s ’ absenter de L ’ adversaire, d ’ y choisir la narration à la première personne et d ’ y intégrer ses doutes et ses dilemmes moraux - ce qui lui permettra de se sauver en tant qu ’ auteur et être humain, et de souligner modestement (? ) son comportement exemplaire. 10 Cependant, Cercas propose que, bien que „ el argumento de Carrère [sea] brillante y consolador “ (Cercas 10 Laurent Demanze commente la différence entre Capote et Carrère en disant que „ [l]e renouvellement de l ’œ uvre et l ’ abandon du roman n ’ ont donc pas lieu en empruntant à Truman Capote ses usages impersonnels de la narration documentaire, mais en les déconstruisant. L ’ écriture de L ’ Adversaire, de D ’ autres vies que la mienne ou de Limonov se construit justement en renonçant à égaler le modèle intimidant du romancier américain, pour mieux s ’ en détacher par la conquête de la première personne et la mise en scène de ‘ l ’ ombre portée ’ de l ’ écrivain “ (Demanze 2018: 419). „ S ’ effacer devant les autres “ 97 2014: 185), il serait impossible d ’ écrire un livre sur un criminel sans „ incurrir en algún tipo de aberración moral y por lo tanto [ … ] condenarse [ … ,] sin pactar con el diablo “ (Cercas 2014: 186). L ’ auteur espagnol suggère donc que son équivalent français n ’ est pas sorti indemne de son aventure ‚ romandesque ‘ , ni en tant qu ’ auteur ni en tant qu ’ être humain. Alors que la remarque de Carrère parlant de son propre roman en se référant à Capote et à Dickens peut déjà être considérée comme de la littérature au second ou même au troisième degré, celle de Cercas sur Carrère tiendrait alors de la littérature au carré. Pour conclure, j ’ aimerais essayer d ’ en extraire la racine carré(r)e: Carrère justifie son entreprise en s ’ apparentant à Dickens et non pas à Capote, alors que Cercas fait une critique de Carrère pour se présenter en auteur encore plus critique vis-à-vis de sa propre posture, en auteur qui, conscient de risquer le pacte avec le diable, y échappe de manière exemplaire. Dans ce jeu de miroir complexe, il sied peut-être de se souvenir d ’ une assertion de l ’ auteur dans le même texte, où Cercas affirme que „ [l]o primero que hay que hacer al leer una novela es desconfiar del narrador “ (Cercas 2014: 379). Ackerman, Galina, „Эдуард Лимонов Я фактически не знаю Каррера и не читал ни одной его книги“ , in: Наша Газета , 11 janvier 2012. Antón, Jacinto, „ El periodismo, la literatura y el mentiroso. Enric Marco, protagonista del libro El impostor, carga contra su autor, Javier Cercas “ , in: El país, 22 novembre 2014. Assayas, Olivier, „ Lettre “ , in: Demanze/ Rabaté, 2018, 277 - 279. 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Dans ce récit d ’ une vingtaine de pages, qu ’ il fait remonter à 1979, soit un quart de siècle plus tôt, le narrateur à la première personne, qui porte le nom de Pitol, évoque son expérience comme attaché culturel de l ’ Ambassade du Mexique à Moscou à la fin des années 1970 (expérience qui fut en effet, on le sait, celle du „ vrai “ Pitol dans la réalité extratextuelle); et le narrateur narre dans cet épisode les tribulations de son ami, l ’ écrivain espagnol Enrique Vila-Matas, dans la ville d ’ Achgabat en turkmène (ou Achkhabad en russe), capitale du Turkménistan: De cuando Enrique conquistó Asjabad y como la perdió (Comment Enrique conquit Achgabat et comme il la perdit). 2 Dans la réalité extra-textuelle, on sait que les deux écrivains sont des amis de longue date et qu ’ ils ont coïncidé lors de nombreux événements littéraires. C ’ est du reste ce qu ’ indique l ’ épisode précédent, „ Vila-Matas “ , qui constitue une évocation bio-bibliographique de l ’ écrivain espagnol: „ Le 6 juillet 2001, dans la matinée, j ’ appris que le Prix Rómulo Gallegos avait été attribué à l ’ un des écrivains que j ’ admire et que j ’ aime le plus, l ’ Espagnol Enrique Vila-Matas “ (Pitol 2005 a, 192 - 196, 192 - 193). On verra donc comment le micro-récit suivant, celui qui m ’ intéresse, met en scène, de façon drolatique, à la fois l ’ amitié entre les 1 Sur l ’œ uvre de Sergio Pitol, je renvoie à mon ouvrage Sergio Pitol ou le carnaval des vanités: ‚ El desfile del amor ‘ , Paris, P UF / CNED, 2012; ainsi qu ’ au livre que j ’ ai co-dirigé: Karim Benmiloud / Raphaël Estève (ed.), El Planeta Pitol, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, 2012. 2 Sergio Pitol, El Mago de Viena, Valencia, Pre-textos (Narrativa contemporanea, n° 33), 2005 a, 196 - 220. Toutes les citations extraites de cet ouvrage seront tirées de cette édition, et traduites par moi. deux hommes et l ’ admiration que le Mexicain voue à son ami espagnol, de quinze ans son cadet (Vila-Matas est né le 31 mars 1948, à Barcelone). Le premier fragment éclaire en ces termes la relation entre les deux hommes: Je le considérais comme mon frère jumeau secret, mon collègue d ’ aventures, de lectures, de voyages, jusqu ’ à ce que, il y a deux ans, cette relation se transforme. Avec ses derniers livres, Enrique s ’ est transformé en mon maître. Je rêve parfois que je lui rends visite et que je le salue en l ’ appelant Sire. (ibid. 192 - 193) C ’ est cet hommage que le second fragment va décliner, mais sur un mode fictionnel, en appliquant pour ainsi dire à la lettre cette opération d ’ anoblissement. 1. Le Mage de Vienne: un livre de miscellanées Soulignons que ce texte, De cuando Enrique conquistó Asjabad y como la perdió (Comment Enrique conquit Achgabat et comme il la perdit), apparaît à la fin d ’ un livre de miscellanées, Le Mage de Vienne, qui est la marque du dernier Sergio Pitol. Dramaturge contrarié, Sergio Pitol commence en effet sa trajectoire littéraire par la publication de plusieurs recueils de nouvelles dans les années 1950, 1960 et 1970; il met une dizaine d ’ années à mettre un point final à son premier roman, El tañido de una flauta (Les apparitions intermittentes d ’ une fausse tortue, finalement publié en 1972), une autre dizaine d ’ années à rédiger le deuxième Juegos florales / Jeux floraux (non traduit en français, 1982); puis, libéré d ’ un certain formalisme, il rédige en quelques années une trilogie romanesque constituée de El desfile del amor (Parade d ’ amour, 1984), Domar a la divina garza (Mater la divine garce, 1988) et La vida conyugal (La vie conjugale, 1990); trilogie republiée une quinzaine d ’ années plus tard, en 2006, sous le titre de Tríptico del Carnaval (Triptyque du Carnaval), augmentée d ’ une préface de son ami l ’ écrivain italien Antonio Tabucchi. Après cette trilogie romanesque à succès, Sergio Pitol s ’ ouvre à une seconde manière, entre essai littéraire, récit de voyage et fiction autobiographique, dont témoignent ses trois ouvrages suivants, marqués par une grande liberté formelle: El arte de la fuga (L ’ art de la fugue, 1996), El viaje (Le voyage, 2000) et donc El mago de Viena (Le Mage de Vienne, 2005), tous trois rassemblés ensuite en un nouveau triptyque sous le titre Trilogía de la memoria (Trilogie de la mémoire). Le premier opus dans cette nouvelle veine, L ’ art de la fugue, dont le titre est évidemment une traduction littérale de l ’œ uvre inachevée de Jean-Sébastien Bach, est un livre de miscellanées, composé de trois sections intitulées „ Mémoire “ , „ Écriture “ et „ Lecture “ . Publié en 1996, c ’ est cet ovni littéraire 102 Karim Benmiloud qui le fait connaître véritablement du grand public espagnol, et qui lui vaudra dix ans plus tard, en 2005, le prestigieux Prix Cervantès, la plus haute distinction des lettres espagnoles et latino-américaines, où il succède au palmarès à d ’ immenses écrivains latino-américains tels que Jorge Luis Borges, Octavio Paz, Carlos Fuentes, Adolfo Bioy Casares, Mario Vargas Llosa ou encore Camilo José Cela. Pitol n ’ est d ’ ailleurs que le troisième Mexicain, après Octavio Paz et Carlos Fuentes, à inscrire son nom au palmarès de ce prix prestigieux, qui a près de trente ans d ’ existence lorsque Sergio Pitol est à son tour distingué. Le deuxième opus, Le voyage, est un texte fondamentalement hybride, qui se donne à lire comme un court récit de voyage, tiré du journal intime de l ’ auteur lors de ses années moscovites, avant que le texte ne bascule dans l ’ étrange et le fantastique. Le Mage de Vienne, dernier opus de la trilogie, accroît encore la fragmentation et la discontinuité formelle: les fragments ne sont plus numérotés ni datés, et les épisodes ordonnés de façon encore plus aléatoire. Dans Le Mage de Vienne, je l ’ ai dit, l ’ épisode qui m ’ intéresse suit un premier fragment, de facture plutôt classique, qui évoque la vie et l ’œ uvre de Vila-Matas. Sur la vingtaine de pages que compte le récit suivant, l ’ écrivain Vila-Matas n ’ est désigné le plus souvent que par son prénom (Enrique), son identité complète, Enrique Vila-Matas, n ’ apparaissant qu ’ à deux reprises. Bien plus personnel, l ’ épisode que j ’ analyserai ici est introduit par un paragraphe qui rappelle la longue amitié qui unit Pitol à Vila-Matas, et leurs rencontres au gré d ’ invitations officielles qui les ont réunis lors d ’ événements littéraires, dans un énoncé les instituant implicitement en écrivains l ’ un et l ’ autre très sollicités: Enrique et moi avons coïncidé en maintes occasions: congrès, symposiums ou symposia comme disent les gens savants, conférences, présentations de livres ou auteurs, tables rondes, assemblées, hommages divers, et pour moi cela a toujours été une stimulation et une source de réjouissances. (ibid. 196) Je retiens de cette ouverture à la fois l ’ idée de stimulation (comme aiguillon créatif et comme une sorte de défi lancé par Vila-Matas, auquel il s ’ agirait implicitement de répondre) et l ’ idée de réjouissance, puisque, comme on va le voir, le texte de Pitol va se donner à lire à la fois comme une prouesse ou un tour de force littéraire et comme une fête de l ’ esprit et de la littérature. Les deux phrases suivantes signalent aussi, de façon oblique et malicieuse, une volonté d ’ échapper aux détenteurs de la vérité: Dans ces lieux, nous retrouvons des amis communs et nous nous en faisons de nouveaux. Nous sommes experts pour éviter les personnages qui apparaissent dans ces lieux pour déclamer la vérité, toute la vérité, qu ’ ils énoncent partout. (ibid. 196 - 197) On peut y voir un avertissement à peine voilé adressé au lecteur sur le risque qu ’ il y aurait à prendre les lignes qui suivent comme une expression littérale de Quand Sergio Pitol célèbre Enrique Vila-Matas: un couronnement au Turkménistan 103 la vérité (si abhorrée par les deux écrivains). S ’ ils ne sont pas des adeptes de la vérité, on aura donc compris que les deux hommes se rejoignent dans le culte qu ’ ils vouent à la fiction qui est, comme on le sait, un autre nom du mensonge. S ’ y ajoute, enfin, la volonté de porter à la connaissance du lecteur un épisode mystérieux: Enrique a énuméré dans de nombreux articles presque toutes les villes du monde où nous nous sommes retrouvés, je dis presque parce qu ’ il ne mentionne jamais les jours passés à Achgabat, la capitale du Turkménistan; bien plus, je n ’ ai pas souvenir que nous ayons fait la lumière sur ce qui s ’ y est passé. (ibid. 197) C ’ est ce mystérieux épisode au Turkménistan que nous allons analyser à présent. 2. Un épisode mystérieux au Turkménistan L ’ auteur va donc nous éclairer cet épisode méconnu à la faveur d ’ un enchâssement, en s ’ appuyant sur la lecture de son propre journal intime, rédigé vingtcinq ans plus tôt, qu ’ il va citer, revisiter et compléter: „ Je me suis aperçu de cet oubli il y a une ou deux semaines en retrouvant dans mes malles mes journaux de Moscou, alors que je cherchais des détails qui pourraient m ’ aider à écrire un roman policier dont le protagoniste sera Gogol “ (ibid. 197). Comme l ’ enquête policière que le narrateur projette justement d ’ écrire, il s ’ agira d ’ enquêter, a posteriori, sur un épisode énigmatique, et aussi de compléter un texte antérieur, un texte à trous, souvent flou ou par trop laconique. Suit une assez longue digression sur le génie de Gogol, l ’ un des auteurs de chevet de Pitol, qui va servir ici de guide ou de cicérone dans les pages de son journal: La recherche de mes notes sur Gogol m ’ a ramené à ma vie moscovite; dans toutes les pages, je ressentis largement les échos de mon existence dans cette ville, je revins sur les grandes avenues où je me promenais, aux conversations avec mes amis au bar de l ’ Hôtel Metropol [ … ]. Quelle immensité de vie n ’ avais-je pas oubliée! (ibid. 197 - 198) Nous sommes en 1979, et comme l ’ Union Soviétique voit poindre les germes de la Perestroika, mais que les dissidents restent très surveillés, le Journal intime rédigé par Pitol est aussi un journal crypté, où les personnes réelles apparaissent sous des pseudonymes et des surnoms, qui permettent de les protéger au cas où le Journal tomberait entre des mains mal intentionnées: Je trouvais des noms fictifs et des surnoms afin que ceux qui seraient amenés à lire mes cahiers en cachette ne puissent pas découvrir qui étaient mes amis; certains noms revenaient avec fréquence, au début je ne savais même pas qui ils étaient, ils se 104 Karim Benmiloud promenaient avec moi, nous étions dans des restaurants ou dans des bars [ … ]. (ibid. 198) Voici l ’ écrivain relisant donc ses aventures, vingt-cinq ans après, comme si c ’ étaient celles d ’ un autre que lui, à la fois parce qu ’ un quart de siècle s ’ est écoulé, et parce que les protagonistes y apparaissent désormais irrémédiablement masqués, impossibles à identifier compte tenu des précautions prises à l ’ époque de la rédaction du Journal. L ’ épisode qui concerne Vila-Matas commence donc, selon le narrateur mexicain, le 23 avril 1979, lorsqu ’ en poste à Moscou, il reçoit un appel téléphonique de son ami l ’ écrivain Enrique Vila-Matas, qui lui annonce qu ’ il est en Ouzbékistan, à Samarkand, et qu ’ il est sur le point de prendre l ’ avion pour Tachkent, où il a été invité à un festival de cinéma: Je lis une entrée de mon journal, celle du 23 avril 1979. Là apparaît Enrique, non sa personne, mais sa voix. Cela faisait des années que je ne l ’ avais pas vu; je savais vaguement par des amis communs qu ’ il avait quitté Paris et qu ’ il était rentré à Barcelone. Donc, ce 23 avril, le téléphone sonna, je décrochai et reconnus immédiatement sa voix. A peine m ’ eut-il salué qu ’ il me lança qu ’ il était en Ouzbékistan, pour de vrai, la République d ’ Ouzbékistan, en Asie Centrale soviétique, et il le dit avec autant de naturel que si j ’ étais à Barcelone et lui à Sitges ou à Cadaqués. Il avait été invité avec un groupe de journalistes, de critiques de cinéma pour être exact, à Tachkent pour assister à un festival de cinéma; en ce moment, il était à Samarkand; cela avait valu la peine, oui, vraiment, un voyage fatigant mais absolument inimaginable. (ibid. 199) À bien y regarder, ces premières lignes sont tout entières placées sous le signe du songe (tout commence par une apparition, et par une improbable voix, celle d ’ un ami perdu de vue, qui surgit de Samarkand), mais aussi de la Littérature: la date mentionnée est en effet celle du 23 avril, date clin d ’œ il récurrente sous la plume de Pitol, parce que c ’ est celle que l ’ Histoire a retenue pour la mort de … Cervantès (23 avril 1616) 3 et que, depuis 1988, l ’ UNESCO en fait la Journée internationale du Livre. Et ensuite parce que le narrateur prête à Vila-Matas des propos qui reprennent en partie ceux du narrateur d ’ une magnifique nouvelle de Pitol intitulée „ Nocturne de Boukhara “ , justement écrite pendant les années 3 En réalité, il s ’ agit de la date de l ’ enterrement de Miguel de Cervantès (puisque les registres paroissiaux retenaient pour date de décès la date de l ’ enterrement). Pour schématiser, et par abus de langage, on a coutume de considérer que Miguel de Cervantès et William Shakespeare sont morts le même jour, alors qu ’ ils sont en réalité morts à la même date (23 avril 1616)! L ’ Angleterre et l ’ Espagne n ’ avaient plus le même calendrier: le calendrier grégorien, adopté par les Espagnols, avait pris dix jours d ’ avance sur le calendrier julien, qui était resté celui des Anglais protestants. Pour être exact, Cervantès est donc mort dix jours avant Shakespeare. Quand Sergio Pitol célèbre Enrique Vila-Matas: un couronnement au Turkménistan 105 moscovites de l ’ écrivain, et publiée en 1981. 4 Dans cette variation tardive, Vila- Matas endosse partiellement le costume d ’ un narrateur antérieur de Pitol (qui oscillait alors entre Samarkand, déjà un pastiche de Cecil B. de Mille, selon lui, et la magie d ’ une autre ville ouzbek, Boukhara): „ Il ajouta qu ’ il était sûr que Cecil B. de Mille avait dû connaître cette ville, la merveilleuse capitale de Tamerlan! “ (ibid. 199). 5 L ’ appel téléphonique s ’ achève sur une note irréelle: „ Et il raccrocha. Je ne savais plus si je dormais encore ou si j ’ étais éveillé. Je murmurai Cecil B. de Mille, Tamerlan, Tachkent, un festival, et rien de moins que la voix de Enrique Vila-Matas “ (ibid. 199). Le récit du narrateur va ensuite entrelacer subtilement les engagements des deux auteurs, qui doivent leur permettre de se retrouver aux confins de l ’ Union Soviétique: une conférence que le narrateur doit donner à l ’ Université du Turkménistan à Achgabat sur El Periquillo sarniento (1816), de José Joaquín Fernández de Lizardi - premier roman du Mexique indépendant, qui est aussi un roman picaresque savoureux et truculent - et la participation d ’ Enrique Vila- Matas à un festival de cinéma à Tachkent, en Ouzbékistan, république frontalière avec le Turkménistan. Puis Vila-Matas rejoindra Pitol à Achgabat, et ils en profiteront pour poursuivre leurs échanges, interrompus depuis des années. Le narrateur explicite ainsi sa démarche: „ Je suivrai les entrées de mon journal et je les complèterai par le souvenir, autant que je puisse le faire “ (ibid. 199). Sur cette trame, le narrateur construit une savante mise en scène des deux „ auteurs “ , qui sont à la fois amenés à s ’ exprimer à mille lieux de leurs publics habituels, devant des auditoires dont eux-mêmes se demandent ce qui peut bien justifier leur intérêt pour un Mexicain et un Catalan; et des „ écrivains “ qui, à la suite de diverses péripéties - et peut-être d ’ autant de malentendus - sont 4 La nouvelle „ Nocturne de Boukhara “ est publiée dans un recueil de quatre nouvelles auquel elle donne son titre : Sergio Pitol, Nocturno de Bujara, México, Siglo XXI, 1981. En français: Nocturne de Boukhara (traduit par Gabriel Iaculli), Montréal, Les Allusifs, 2007. Sur cette nouvelle, voir mon article: „ Civilisation et barbarie dans ‘ Nocturno de Bujara ’ de Sergio Pitol “ , in: Daniel Vives (ed.), Cultures urbaines et faits transculturels, Rouen, Publications des Universités de Rouen et du Havre, 2011, 191 - 207. 5 Dans „ Nocturne de Boukhara “ , le narrateur rappelle le glorieux passé de Samarkand, l ’ un des berceaux de la civilisation de l ’ Asie Centrale, qui vit passer les cavaliers d ’ Alexandre le Grand, subit les assauts des conquérants arabes au VIII e siècle, fut ruinée par les hordes de Gengis Khan en 1220 avant de connaître une immense gloire sous Tamerlan, qui en fit la capitale de son Empire en 1363. Mais dans la nouvelle, parce que cette Samarkand très fantasmée reste marquée par des guerres de conquêtes, elle laisse place à une ville plus prestigieuse, Boukhara, cinquième ville sacrée de l ’ Islam. La nouvelle oppose donc Boukhara, marquée par la culture et la religion (symbolisée par le philosophe et médecin persan Avicenne) et Samarkand, qui porte encore les stigmates des conquêtes passées (symbolisées par Gengis Khan et Tamerlan). 106 Karim Benmiloud susceptibles d ’ y être portés en triomphe! Avec une bonne dose d ’ humour, mais aussi une pointe de fantastique, ce texte tardif de Sergio Pitol sculpte donc la statue de deux auteurs longtemps restés dans les marges les plus périphériques de la littérature en langue espagnole en leur offrant un couronnement inattendu dans les confins de l ’ Asie Centrale. 3. Une turquerie loufoque Mais, si l ’ Ouzbékistan, Samarkand et Tachkent évoquent un Orient glorieux, pétri de culture et synonyme de civilisation raffinée, le Turkménistan, en revanche, selon les amis moscovites du narrateur, n ’ est rien moins que la plus reculée des républiques socialistes soviétiques, et Achgabat, sa capitale, „ le plus effroyable trou du cul du monde “ , où pas un seul d ’ entre eux ne se risquerait, „ sauf si on l ’ y envoyait en guise de punition “ (ibid. 200). Par un retournement inattendu, pourtant, le discours enthousiaste d ’ une fonctionnaire de la Culture moscovite se charge de transformer la boue en or, et la modeste oasis perdue dans le désert, réputée pour ses textiles et ses tapis, en capitale à la modernité spectaculaire: Il y avait à peine cinquante ans, la république de Turkménie, comptait quatre-vingtdix-neuf pour cent d ’ analphabètes et elle disposait aujourd ’ hui d ’ une bibliothèque d ’ un million trois cent mille volumes, d ’ une Académie des Sciences, d ’ un des trois instituts les plus réputés au monde pour l ’ étude des déserts, et de plusieurs universités. Un bond extraordinaire. (ibid. 201) Par la magie de cette simple évocation, le Turkménistan connaît un développement accéléré, les confins se changent en métropole, et le désert en jardin: Le Turkménistan est devenu prodigieusement riche. Il y a quelques années, on y a découvert du pétrole dans le désert et c ’ est maintenant un empire. On a canalisé l ’ eau de la Mer d ’ Aral, qui comme vous le savez, est de l ’ eau douce, et une grande partie du territoire est un jardin. Allez, allez-y voir nos miracles, et préparez une conférence comme si vous alliez la lire à Moscou ou à Leningrad. Quand vous serez à Achgabat, on célèbrera les vingt-cinq ans d ’ un opéra, le premier qui fut chanté en turkmène. (ibid. 201) À la faveur de cette première transmutation, il ne doit pas nous étonner que Enrique Vila-Matas devienne en une nuit dans ce micro-récit, et à la surprise générale, une sorte de prince ouzbek ou dignitaire turkmène, bientôt honoré et adulé par un peuple tout entier. Le narrateur raconte donc comment les deux hommes se retrouvent un après-midi dans un hôtel d ’ Achgabat, partent visiter la ville, et comment la magie commence à opérer: Quand Sergio Pitol célèbre Enrique Vila-Matas: un couronnement au Turkménistan 107 Le soir, nous sortîmes nous promener et les délices de cette oasis commencèrent à m ’ envelopper. La végétation, le vent parfumé que je respirais, les discrètes touches orientales dans la nouvelle architecture, la beauté de certains visages et de certains corps qui passaient devant nous. Arriva le moment où je marchais dans un état extatique. (ibid. 204) Le soir, les deux amis atterrissent dans un restaurant qu ’ un soldat qu ’ ils ont croisé leur a conseillé: Nous fûmes reçus comme des princes. Il y avait une noce et le restaurant avait été fermé au public. Peut-être des jeunes gens nous avaient-ils pris pour des invités. Nous mangeâmes, bûmes, fûmes choyés par tout le monde. Pendant deux heures, je ressentis ce que peut encore produire la fraternité. [ … ] Ce fut un plaisir de voir danser une jeunesse qui célébrait avec ses corps le véritable sacre du printemps. (ibid. 204) Avec un art consommé de la mise en scène, de la théâtralité, et aussi du burlesque, le narrateur raconte ensuite comment le lendemain, au petitdéjeuner, il est mis au courant par Sonia, sa guide, de ce qui s ’ est passé pendant la nuit. Alors qu ’ aux environs de minuit le narrateur était rentré lire Road to Oxiana de Robert Byron dans sa chambre d ’ hôtel, Oleg, l ’ autre guide, passablement éméché, s ’ était mis en tête d ’ expliquer à leurs hôtes la véritable identité de Vila-Matas, resté célébrer le mariage avec les autres convives: [Oleg] avait dit que Enrique, malgré sa grandeur, n ’ avait pas voulu rentrer dans son pays sans connaître cette république, l ’ ancien désert devenu jardin d ’ Allah [ … ]. Au Festival de Tachkent, il avait été un invité d ’ honneur, pas n ’ importe quel invité. Oleg expliqua aux jeunes mariés, à leurs parents, à tous les invités, un peu de la carrière d ’ Enrique, ses prix internationaux, ses couronnes de lauriers d ’ or, enfin sa gloire! (ibid. 205) Et même si le narrateur condamne a posteriori cette présentation excessivement louangeuse faite par Oleg (qu ’ il qualifie lui-même de mauvais canular), il ne peut que constater le changement du regard désormais porté sur son ami. Les ayant rejoints à la table du petit-déjeuner, Enrique confirme un peu plus tard, sans trop y croire: „ Dis-moi, Sonia, est-ce vrai ou est-ce un songe éthylique qu ’ une foule m ’ a reconduit à l ’ hôtel en me portant sur les épaules en chantant “ (ibid. 206)? Voilà donc Enrique Vila-Matas, devenu la coqueluche des Turkmènes, se faisant offrir de somptueux tapis dans un marché, déjeunant dans une oasis à la sortie de la ville accompagné des deux plus grandes divas de l ’ opéra turkmène, pressenti pour tourner dans un film du plus grand réalisateur de la république, invité d ’ honneur d ’ une représentation le lendemain à l ’ Opéra d ’ Achgabat (le vingt-cinquième anniversaire de Aina, le premier opéra chanté en langue turkmène), etc. 108 Karim Benmiloud Tandis que, rentré en fin d ’ après-midi à l ’ hôtel, le narrateur se plonge cette fois dans la lecture d ’ un livre inquiétant sur Gogol, The Sexual Labyrinth of Nikolai Gogol, de Simon Karlinsky 6 et glose longuement sur l ’ homosexualité supposée de l ’ auteur russe (ibid. 209 - 211), Vila-Matas, rebaptisé „ Vlamata “ par les locaux, disparaît. Le narrateur passe la journée du lendemain à lire son livre sur Gogol, jusqu ’ au moment où reparaît Vila-Matas, en majesté: [ … ] quelqu ’ un qui pouvait être un prince asiatique ou un jeune sheikh d ’ Hollywood: un grand jeune homme vêtu d ’ une tunique d ’ une élégance et d ’ un éclat resplendissants, un tissu très fin de rouges, de violets, de bleus chamarrés d ’ or, un pantalon en cuir, des bottes et un bonnet couleur de chameau. Quand il s ’ approcha de moi, je demeurai perplexe, c ’ était et ce n ’ était pas Enrique; à la voix et au sourire je crus le reconnaître, mais soudain je ne le reconnus plus parce que ce n ’ étaient pas ses yeux. „ Hé, ça va? “ , me dit-il; il fit le tour de la table et marcha d ’ un côté à l ’ autre d ’ un pas de hussard, et finit par s ’ asseoir en éclatant d ’ un rire énorme. „ Je suis Omar Tarabuk, qu ’ a conçu de ses mains Allah lui-même; je suis Mohamed Seijim, celui qui adora la fille cadette du rabbin de Carthage; je suis Tahir, le petit-fils fou du calife de Cordoue … Idiot que tu es, tu ne me reconnais pas? “ (ibid. 212) Le texte emprunte ici à la figure du quiproquo, à la comédie de travestissement, mais plus encore à la turquerie, dans la tradition orientaliste qui fit florès en Europe occidentale entre les XVI e et XVIII e siècles (au reste, le Turkménistan, où se déroule cet épisode loufoque, suggère que le récit ressortit bien, y compris sur le plan toponymique, à la turquerie). On ne peut s ’ empêcher de songer au Bourgeois gentilhomme (1670), la comédie-ballet de Molière et de Jean-Baptiste Lully, qui voit le personnage-titre être couronné „ Mamamouchi “ à la suite d ’ une cérémonie d ’ intronisation haute en couleurs. 7 A ceci près que Monsieur Jourdain est le dindon de la farce dans la pièce de Molière, 8 tandis que le récit 6 Dans un excellent article consacré à Gogol publié dans Romantisme en 2008 (2008/ 3, n° 141, 79 - 101), intitulé „ Gogol, les moralistes et la psychiatrie du XIX e siècle “ , Irina Sirotkina écrit ainsi: „ On ne cessa pas au XX e siècle d ’ essayer de comprendre ,l ’ énigme de Gogol ʼ en recourant à des explications mettant en avant le poids de facteurs pathologiques. Dans The Sexual Labyrinth of Nikolai Gogol, Chicago, University of Chicago Press, 1976, Simon Karlinsky fait ainsi l ’ hypothèse de l ’ homosexualité de Gogol pour éclairer sa vie “ . 7 Molière, Le Bourgeois gentilhomme (édition de Yves Hucher), Paris, Classiques Larousse, 1970, Acte IV, scène VIII.µ 8 On sait que, à l ’ origine de la pièce de Molière, il y avait la volonté de tourner en ridicule le Grand Turc, dont le Roi Louis XIV avait été la victime involontaire, à la suite d ’ un malentendu. Lors d ’ une visite officielle, croyant avoir affaire à l ’ ambassadeur du Grand Turc, Louis XIV avait en effet déployé tous les fastes de sa cour. Mais l ’ ambassadeur resta insensible à ce déploiement de fastes. Yves Hucher rappelle ainsi: „ La visite à la Cour de l ’ envoyé de la [Sublime] Porte, en novembre 1669, avait laissé un souvenir assez cocasse. Pour impressionner l ’ homme du sérail, Louis XIV s ’ était présenté dans le plus grand Quand Sergio Pitol célèbre Enrique Vila-Matas: un couronnement au Turkménistan 109 d ’ Oleg, doublé par celui du narrateur et, en dernière instance, par l ’ auteur Sergio Pitol lui-même, ne fait qu ’ exacerber, sur un mode certes humoristique et parodique, les talents et les mérites de l ’ écrivain espagnol, que l ’ écrivain mexicain tient pour un maître. Intimement liée à la question du travestissement, source évidente de multiples quiproquos (dont des quiproquos de nature amoureuse et sexuelle, comme le veut une tradition théâtrale qui remonte au moins au théâtre antique, et qui a été abondamment reprise par le théâtre du Siècle d ’ Or espagnol), se trouve en outre ici mobilisée une érotique implicite, qui fait de l ’ écrivain espagnol pour happy few, connu pour sa légendaire timidité, un inattendu canon de beauté orientale, dont le corps est ici subtilement érotisé par le récit du narrateur subjugué (récit dans lequel il est loisible de voir un sous-texte homo-érotique, que parachève encore, sur le plan fantasmatique, l ’ élément orientalisant). C ’ est d ’ autant plus vrai que le témoignage du narrateur insiste ensuite à maintes reprises sur le maquillage très marqué de Vlamata: „ [ … ] ce visage était celui d ’ Enrique, splendidement maquillé, avec des yeux bridés asiatiques et une peau d ’ un brun clair semblable à celle des hommes du désert “ (ibid. 212). Cette érotisation du corps du personnage déguisé ou travesti n ’ est du reste pas sans rappeler celle inhérente au genre même de la turquerie, que l ’ on retrouve sous diverses formes, depuis le personnage ridicule de Monsieur Jourdain (qui, élevé au rang de Mamamouchi, espère peut-être prétendre plus aisément à la marquise Dorimène) 9 dans Le Bourgeois gentilhomme, depuis les inquiétants Osmin (le gardien du sérail) et Selim Bassa (le pacha) dans L ’ enlèvement au sérail (1782) de Mozart, jusqu ’ à la spectaculaire métamorphose de Ferrando et Guglielmo à laquelle on assiste dans le célèbre Così fan tutte (1790) de Mozart. Chez Pitol, suite à cette apparition triomphale de Vila-Matas, le narrateur ajoute malicieusement: „ Il était radieux, je ne l ’ ai plus jamais vu ensuite aussi resplendissant. Il bougeait comme Rudolph Valentino dans Le fils du Sheikh “ ! Outre la dimension humoristique de cette ultime touche, il y a aussi à n ’ en pas faste “ (Le Bourgeois gentilhomme, op.cit. 12). En relisant la lettre, le chevalier d ’ Arvieux, interprète du roi, se rendit compte que celui-ci n ’ était pas l ’ ambassadeur, mais seulement un membre de l ’ entourage du sultan. 9 Le chevalier Laurent d ’ Arvieux évoque aussi dans ses Mémoires le „ Bourgeois gentilhomme, qui se fait Turc pour épouser la fille du Grand Seigneur “ , sans doute, selon Yves Hucher, „ un canevas primitif sur lequel Molière a brodé et qu ’ il a considérablement modifié “ , mais qui illustre bien la dimension érotico-sexuelle que sous-tend le principe même de la turquerie (Le Bourgeois gentilhomme, op.cit. 13). On rappellera en outre que la dernière réplique de M. Jourdain, dans la pièce de Molière, évoque la volonté du personnage de se défaire de son épouse: „ [ … ] et ma femme, (je la donne) à qui la voudra “ (Le Bourgeois gentilhomme, Acte V, sc. VII). 110 Karim Benmiloud douter une part de jeu crypto-amoureux entre le narrateur et son „ héros “ , puisque nombre des références disséminées par le narrateur dans ce court récit contiennent des allusions, explicites ou implicites, directes ou voilées, à la question de l ’ homosexualité: qu ’ il s ’ agisse du livre de Karlinsky sur la sexualité trouble de Nicolas Gogol, de l ’ allusion au journal de voyage La Route d ’ Oxiane de Robert Byron célébré par Bruce Chatwin (deux écrivains dont l ’ homosexualité n ’ est pas un mystère) 10 ou encore de l ’ allusion à Rudolph Valentino, latin lover fauché en pleine gloire à trente-et-un ans (dont l ’ androgynie est renforcée par le maquillage toujours plus outrancier qu ’ il arbore au fil de sa filmographie). 11 C ’ est d ’ autant plus vrai que, face à la disparition de son ami Enrique, le narrateur, plongé dans la lecture de Karlinsky, sent monter en lui une sorte de jalousie: [ … ] et au milieu de ma lecture de Karlinsky, je m ’ aperçus qu ’ il était l ’ heure de déjeuner et descendis au rez-de-chaussée, je demandai des nouvelles de Enrique et Sonia, et l ’ on me répondit la même chose, qu ’ ils n ’ étaient pas rentrés. Je me rendis contrarié au restaurant. Au cours de ce voyage, je n ’ avais pas encore parlé avec Enrique, ma traductrice m ’ avait abandonné, il me semblait que c ’ était une impolitesse, une goujaterie, une mauvaise farce. Ils avaient sans doute une affaire, mais les nuits étaient faites pour cela [ … ]. (ibid. 211) Comme dans son brillantissime roman de 1984, Parade d ’ amour, Sergio Pitol mêle aussi dans cet épisode, avec une virtuosité toute jubilatoire, références cinématographiques, théâtrales, chorégraphiques et opératiques: outre les deux divas de l ’ opéra turkmène dont est flanqué Vila-Matas, on attend aussi pour le soir même un baryton italien, Ítalo Cavalazzari, qui a fait sa carrière en Australie, avant de s ’ installer en Allemagne, 12 et qui doit accompagner sur 10 Ainsi, quand le narrateur prend congé de la noce vers minuit (c ’ est-à-dire au moment même où Vila-Matas est happé par les convives et entame sa ‘ métamorphose ’ ), il est significatif que le narrateur se réfugie à l ’ hôtel pour lire Robert Byron: „ A plus ou moins minuit je me retirai de la fête et je lis quelques pages de The road to Oxiana de Robert Byron, une excursion en Afghanistan dans les années trente: ‘ le plus beau et intelligent livre de voyages, il faut considérer The road to Oxiana comme l ’œ uvre d ’ un génie ’ , selon Bruce Chatwin “ (Pitol 2005a: 205). 11 On en veut aussi pour preuve l ’ allusion à Sitges, en Catalogne, haut-lieu de rendez-vous de la communauté homosexuelle: „ [ … ] il me lança qu ’ il était en Ouzbékistan, [ … ] et il le dit avec autant de naturel que si j ’ étais à Barcelone et lui à Sitges ou à Cadaqués “ (ibid. 199). 12 Cet improbable chanteur d ’ opéra italien qui fait carrière en Australie (au lieu de triompher dans son pays natal, qui est justement le pays de l ’ opéra! ) et qui est attendu comme le Messie pour une représentation au Turkménistan, réservera des surprises: „ Sonia nous expliqua que le scandale avait été créé par le baryton Ítalo Cavalazzari et son épouse qui voulaient entrer de force dans la salle d ’ opéra dans un état d ’ ébriété inacceptable et qu ’ on leur en avait interdit l ’ accès pour cette raison “ (ibid. 216). Ce personnage rappelle à son tour dans Parade d ’ amour le chanteur d ’ opéra, dit „ le Rossignol Quand Sergio Pitol célèbre Enrique Vila-Matas: un couronnement au Turkménistan 111 scène les deux divas pour le vingt-cinquième anniversaire de Aina. Précisons que, dans le contexte de jeu crypto-amoureux instauré par le narrateur avec son ami Enrique, ces deux divas - qui donnent lieu un peu plus tôt à une scène hautement cocasse - incarnent une vision assez monstrueuse de la féminité (envisagée ici sous un angle particulièrement menaçant). 13 A la fin de la représentation du soir, l ’ apothéose est constituée par le discours de Vila-Matas, que le narrateur trouve à son meilleur (mais qui laissera le public de marbre): Quand il monta sur l ’ estrade et salua les hauts fonctionnaires, les chanteurs et le public, il était imposant, habillé de ses vêtements turkmènes, le visage encore plus asiatique, surtout par le trait plus horizontal de ses yeux, produit par un jeu de lignes noires qui couraient jusqu ’ à ses tempes. Plus que par son élégance, je fus frappé par la précision de son élocution. (ibid. 215) Pour qui a déjà rencontré Vila-Matas, et connaît sa timidité légendaire (qui est du reste rappelée par le narrateur dans le fragment précédent 14 et aussi un peu plus tôt dans le récit), 15 la scène n ’ en est bien sûr que plus drôle et plus savoureuse. „ Vlamata “ est en quelque sorte le double solaire et histrionique du Vila-Matas „ réel “ , d ’ ordinaire taciturne et silencieux en public et d ’ une timidité presque maladive. Pour autant, qu ’ on ne s ’ y trompe pas, le texte pitolien rend aussi justice à la formidable séduction oratoire dont l ’ écrivain espagnol sait faire preuve, comme il en a maintes fois donné l ’ exemple lors de lectures publiques ou de conférences. mexicain “ , qui doit chanter à Rome devant le Pape et se révèle être lui aussi un imposteur. Sur ce personnage, voir dans mon ouvrage le sous-chapitre „ L ’ abominable castrat mexicain “ , in Sergio Pitol ou le carnaval des vanités, op.cit. 205 - 208 et le sous-chapitre „ Rois et reines de carnaval “ , 208 ssq. ( „ La chute de l ’ abominable castrat “ ). 13 Ces deux grandes divas de l ’ opéra turkmène ne sont pas sans rappeler les deux „ gordas divinas “ qui chantent le soir de la fête tragique dans l ’ appartement de Delfina Uribe dans Parade d ’ amour: El desfile del amor [1984], Barcelona, Anagrama, 2005, p. 180 et 274; voir aussi dans mon ouvrage, le sous-chapitre „ All talking! All Singing! All Dancing! “ , in: Sergio Pitol ou le carnaval des vanités, op.cit. 188 - 189. 14 Dans le fragment précédent, le narrateur dévoile la timidité de son ami espagnol, en même temps qu ’ il semble programmer cet épisode oriental, en faisant allusion à un voyage au Caire: „ A une occasion, ce devait être en 1972, il fit un voyage de Barcelone au Caire, dont j ’ ignore pourquoi il devait faire escale à Varsovie. Il devait y faire une pause de plusieurs heures. Nous nous étions à peine connus à Barcelone, mais il osa (il était incroyablement timide) m ’ appeler et me dire qu ’ il était là avec une amie pour quelques heures “ (Pitol 2005a: 193). 15 „ J ’ avais cessé de voir Enrique pendant plusieurs années, je crois l ’ avoir dit. Quand j ’ échangeais avec lui, c ’ était presque toujours avec des amis proches, lui parlait peu, il était très introverti, mais très bien élevé et agréable, vraiment “ (ibid. 215). 112 Karim Benmiloud Pourtant, à partir de ce couronnement, il semblerait qu ’ un grain de sable ait grippé la machine. Le discours de Vila-Matas ne reçoit pas l ’ accueil triomphal qui était attendu, les malentendus se succèdent, le narrateur doit aller donner sa conférence à l ’ université, mais c ’ est encore „ Vlamata “ que la foule universitaire réclame à cor et à cri, et avec une certaine forme d ’ agressivité; et l ’ on ne prête qu ’ une attention polie à la conférence du narrateur pitolien. Le séjour est brusquement écourté, Vila-Matas, qui avait fait les couvertures des journaux les jours précédents, est ramené à un cruel anonymat, on s ’ aperçoit que son visa n ’ est plus valable, et ils sont raccompagnés manu militari à l ’ aéroport pour un retour express vers Moscou. Le charme est rompu, le mirage s ’ est dissipé, et le réveil est on ne peut plus brutal: Deux semaines plus tard, je reçus une lettre d ’ Enrique. Il qualifiait ce voyage de mirage, et n ’ était assuré qu ’ il y avait quelque chose de vrai dans tout cela que lorsqu ’ il mettait les vêtements offerts par la mère des mères des métiers à tisser d ’ Achgabat. [ … ] Moi aussi, je m ’ en souviens comme d ’ un mirage. (ibid. 220) Si le narrateur évoque les tribulations de Vila-Matas au Turkménistan, le récit est donc un texte hybride qui tient à la fois du témoignage, du journal intime, du récit de voyage, du conte oriental, du récit licencieux du XVIII e siècle (la dimension sexuelle est omniprésente dans le sous-texte, qui ne commence pas par hasard par le récit d ’ une noce), mais aussi du conte initiatique et de la parodie. L ’ épisode rappelle aussi la structure tripartite du récit carnavalesque, que Pitol a déjà largement pratiquée et éprouvée dans son bien nommé Triptyque du Carnaval, en partie inspiré par les théories de Mikhaïl Bakhtine: „ couronnement, chute, et bastonnade finale “ ! (On rappellera au passage que la cérémonie turque du Bourgeois gentilhomme, après avoir tourné en ridicule M. Jourdain, finit elle aussi par une bastonnade). En outre, placé sous l ’ égide de certains récits de voyage, tels ceux de Bruce Chatwin (1940 - 1989), ou de Robert Byron (1905 - 1941), auteur de The Road to Oxiana paru en 1937 (textuellement cité dans le texte de Pitol), l ’ épisode raconté rappelle aussi, par sa son thème et sa structure, l ’ argument d ’ une nouvelle de Rudyard Kipling, The Man who would be a King (L ’ homme qui voulut être roi, 1888), adapté au cinéma par John Huston en 1975 avec Sean Connery et Michael Caine. Chez Kipling, il est question des aventures de Daniel Dravot et Peachy Carnehan, deux amis britanniques, anciens militaires, francs-maçons et aventuriers déterminés, qui caressent le rêve d ’ entrer au Kafiristan (un pays légendaire, dans l ’ actuel Afghanistan, où aucun Européen n ’ aurait mis le pied depuis Alexandre le Grand) et d ’ en devenir le Roi. Les deux amis y parviennent, Dravot devient Roi du Kafiristan, mais contrairement au pacte qu ’ il avait signé avec son ami Carnehan, il jette son dévolu sur une femme, Roxane, et décide de Quand Sergio Pitol célèbre Enrique Vila-Matas: un couronnement au Turkménistan 113 fonder une dynastie. Ce sera sa perte: la jeune femme le mord, découvre sa nature mortelle, et non divine; et ils sont contraints de fuir une foule devenue hostile. Ils sont rattrapés: Dravot est décapité, Carnehan crucifié, mais il survit, et c ’ est lui qui va en Inde retrouver le narrateur, appelé Kipling comme l ’ auteur (qui se met donc directement en scène dans la nouvelle) et lui raconter leur histoire … Or, si la nouvelle de Kipling n ’ est symptomatiquement pas citée dans le texte de Pitol, j ’ entends cependant Roxanne dans le titre de l ’ ouvrage de Robert Byron, The Road to Oxiana. Et l ’ épopée de Pitol et Vila-Matas au Turkménistan rappelle inévitablement celle des deux héros de Kipling au Kafiristan: Vila-Matas étant une sorte d ’ avatar de Dravot, d ’ abord couronné puis symboliquement décapité; et Pitol un avatar de Carnehan, chroniqueur de la gloire puis de la chute de son ami Enrique. Il n ’ est d ’ ailleurs pas innocent que, dans la nouvelle de Kipling (comme dans le sous-texte homo-érotique du récit proposé par Sergio Pitol), la relation du héros avec une femme soit synonyme d ’ une rupture du pacte entre les deux amis, et le début de leur chute tragique à tous les deux. 4. Un jeu littéraire avec Enrique Vila-Matas Mais ce texte dont Enrique (Vila-Matas) est le héros, dans Le Mage de Vienne, n ’ est sans doute que le dernier avatar d ’ une longue série d ’ hommages littéraires que se sont rendus les deux hommes, dans leurs productions littéraires respectives. Sergio Pitol a vécu et travaillé comme éditeur et comme traducteur à Barcelone de 1969 à 1971, 16 et il y a en effet connu Enrique Vila-Matas, alors âgé de vingt et un ans, alors même que celui-ci n ’ avait encore rien publié. C ’ est Vila- Matas qui rend le premier hommage à son maître Pitol dans son cinquième roman, intitulé Loin de Veracruz (1995), qui commence par les mots suivants, qui sont un double hommage à Juan Rulfo (dont il pastiche l ’ incipit de Pedro Páramo) et à Sergio Pitol: Je suis allé à Xalapa comme on va à Comala. Je suis allé à Xalapa parce qu ’ on m ’ avait dit que là-bas vivait Sergio Pitol qui avait été un bon ami de mon frère Antonio. Je fis en autocar la route historique qui relie la capitale du Mexique au port de Veracruz et qui dans le passé servit de cordon ombilical entre le Mexique et l ’ Espagne. 17 Un an plus tard, en 1996, dans un chapitre de L ’ art de la fugue, c ’ est au tour de Sergio Pitol d ’ évoquer les débuts de son amitié littéraire avec Enrique Vila- Matas: „ [À Barcelone] Avec Enrique Vila-Matas, j ’ échangeai à deux reprises quelques mots, même si notre amitié grandit loin de Barcelone: à Varsovie, à 16 Voir le Journal de Escudillers, daté de 1969, dans L ’ art de la fugue (1996) de Sergio Pitol. 17 Enrique Vila-Matas, Lejos de Veracruz, Barcelona, Anagrama, 1995 (je traduis). 114 Karim Benmiloud Paris, à Mérida au Venezuela, à Morelia, Xalapa et Veracruz “ . 18 Toujours dans L ’ art de la fugue, Pitol dédie aussi à l ’ écrivain espagnol un texte très important, et déjà hybride, à mi-chemin entre l ’ essai littéraire et la fiction, qui sera ensuite la marque de fabrique du Mexicain: „ L ’ obscur frère jumeau “ . 19 En 2000, dans Le voyage, et poursuivant l ’ hommage, Pitol inclut ainsi Vila-Matas dans une liste d ’ auteurs prestigieux: „ Il y a des auteurs qui s ’ appauvriraient si n ’ y figurait pas une galerie foisonnante d ’ excentriques: Jane Austen, Dickens, Galdos, Valle- Inclan, Gadda, Landolfi, Cortázar, Pombo, Torneo, Vila-Matas “ . En 2002, Vila-Matas publie „ Tant de fois en tant de lieux distincts “ (dans un numéro spécial de revue consacré à Pitol); 20 et en 2004, Vila-Matas signe la très longue préface de Los mejores cuentos (Les meilleurs contes), une anthologie de Sergio Pitol publiée chez Anagrama (leur éditeur commun). Ce texte marque une nette évolution dans les hommages respectifs que se rendent les deux auteurs, puisque, sous la forme d ’ un long journal de bord, Vila-Matas y évoque en détail leur fugace rencontre à Barcelone, le mois entier passé ensemble à Varsovie en 1973 (en révélant la touchante anecdote, mais aussi la mystification, qui fait que Pitol avait alors prétendu à ses élèves polonais que Vila-Matas était „ son fils de Barcelone “ ), l ’ imposture supplémentaire de Pitol ayant fait passer aux yeux de Vila-Matas un étudiant polonais pour un fils caché de Lénine, etc. 21 Puis le texte bascule dans un onirisme exacerbé, lorsque Vila-Matas raconte un de ses rêves, devenu réalité selon lui, où il voit Sergio Pitol lauréat du Prix Nobel de Littérature: „ Sergio Pitol apprend dans sa maison de Xalapa qu ’ il a obtenu le prix Nobel [ … ]. Quelques mois plus tard, il reçoit le prix Nobel à Stockholm, descend au Grand Hôtel et mange du caviar rouge “ . 22 Le texte bascule ensuite dans la fiction lorsque Vila-Matas raconte par le menu son arrivée à Stockholm pour la remise du Prix Nobel … à Sergio Pitol. Il en profite pour 23 évoquer l ’ étrange coïncidence qui voit Pitol lui écrire, de Brasilia, une carte postale, le 23 18 „ Le narrateur “ , daté de novembre 1991, dans la section „ Écriture “ de L ’ art de la fugue. 19 Le texte a été traduit en français par Albert Bensoussan en 2000, dans la Nouvelle Revue Française: „ Sergio Pitol, ‘ L ’ obscur frère jumeau ’“ , in: Nouvelle Revue Française, n o 555, oct. 2000, 240 - 256. 20 Voir l ’ article de Monica Dabrowska, „ Vila-Matas cerca de Veracruz. Correspondencias (mutuas) con Sergio Pitol “ , in: Pasavento. Revista de Estudios Hispanicos, vol. VI, n.º 2 (verano 2018), 369 - 380. 21 Sergio Pitol, Los mejores cuentos (presentación de Enrique Vila-Matas), Barcelona, Anagrama, 2005. 22 Enrique Vila-Matas dans Sergio Pitol, Los mejores cuentos, op.cit. 17. 23 Vila-Matas cite et analyse dans cette présentation divers textes de Pitol ( „ Cimetière de grives “ , „ L ’ obscur frère jumeau “ , „ Nocturne de Boukhara “ , „ Valse-Mephisto “ , „ La panthère “ , etc.), et évoque des rencontres à Paris, en 1974 et en 1978; en 1993 à Mérida (Venezuela); en 1998 à Caracas; à Mexico, etc. Quand Sergio Pitol célèbre Enrique Vila-Matas: un couronnement au Turkménistan 115 août 1993, vingt ans jour pour jour après la première dédicace que lui a faite Pitol le 23 août 1973 à Varsovie, une coïncidence de plus „ dans la chaîne qu ’ elles forment et qui ponctue notre relation et nos rencontres parfois fortuites dans des endroits aussi différents qu ’ Achkhabad, Veracruz, Caracas, Paris, Aix-en- Provence et Kaboul “ . 24 Il est donc loisible d ’ analyser le texte de Pitol De cuando Enrique conquistó Asjabad y como la perdió (Comment Enrique conquit Achgabat et comme il la perdit), non seulement comme une réponse à l ’ hommage à peine antérieur rendu par Vila-Matas dans sa longue préface aux Meilleurs contes, mais aussi, compte tenu de la nature du récit, comme une variation drolatique sur le thème de l ’ imposture, si cher, on le sait, à l ’ écrivain barcelonais. Ce n ’ est d ’ ailleurs pas un hasard non plus si le texte de Pitol est placé sous le signe de Gogol et de sa pièce géniale L ’ Inspecteur général, dite encore Le Revizor, fondée elle aussi sur le principe du quiproquo et sur le thème - là encore éminemment réjouissant - de l ’ imposture. 25 Il faudrait aujourd ’ hui ajouter à la longue liste des villes qui accueillirent les deux écrivains celle de Bordeaux, où mon collègue et ami Raphaël Estève et moimême les avons réunis une nouvelle fois, les jeudi 29 et vendredi 30 mai 2008, lors d ’ un colloque mémorable en hommage à Sergio Pitol, auréolé deux ans et demi plus tôt du Prix Cervantès. A l ’ occasion de ce colloque, après la conférence inaugurale donnée par Sergio Pitol lui-même, Enrique Vila-Matas lui donna la réplique par un texte remarquable, où, répondant à l ’ affirmation de Sergio Pitol qui prétendait que Vila-Matas était pour lui un maître, il rendit à César ce qui était à César dans un texte intitulé „ Grandes lecciones de mi único maestro “ (Grandes leçons de mon unique maître). 26 Une nouvelle fois, la magie et le merveilleux opérèrent, comme Enrique Vila-Matas se chargea de le raconter dans une chronique publiée dans le quotidien El País quelques jours plus tard … 27 24 Enrique Vila-Matas dans Sergio Pitol, Los mejores cuentos, op.cit. 31. 25 Le narrateur écrit ainsi: „ [ … ] j ’ ai lu son œ uvre avec passion, fréquenté les théâtres où l ’ on jouait ‘ L ’ inspecteur général ’ , sortant toujours émerveillé par cette comédie, la mise en scène, et surtout le jeu des différents jeunes acteurs qui parfois atteignait au génie “ , in: Pitol 2005 a, 197. 26 „ Grandes lecciones de mi único maestro “ [2008], dans Karim Benmiloud et Raphaël Estève (ed.), El planeta Pitol, op.cit. 35 - 60. 27 Voir Enrique Vila-Matas, „ Homenaje en Burdeos “ , in El País, 8 de junio de 200; et aussi dans Karim Benmiloud / Raphaël Estève (ed.), El planeta Pitol, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, 2012, 343 - 345. Après une chronique de l ’ écrivain mexicain Alvaro Enrigue, également présent lors de l ’ événement bordelais, et publiée le 30 avril 2011, Vila-Matas revint sur cet épisode dans une seconde chronique: „ Dirección Brasil “ , in: El País, 10 de mayo de 2011. 116 Karim Benmiloud On peut donc voir dans ces croisements textuels entre Vila-Matas et Pitol, et dans le texte de Pitol qui m ’ a occupé ici, non seulement un échange de bons procédés, des marques répétées d ’ amitié, une expression d ’ estime mutuelle et d ’ admiration réciproque, et, plus encore qu ’ une forme de civilité, une déclaration d ’ amour littéraire éminemment émouvante. Mais on peut y voir aussi un jeu de rôles vertigineux, où chaque auteur reprend les thèmes chers à son frère d ’ écriture, les imite ou les pastiche, c ’ est-à-dire joue à être l ’ autre, se déguise ou se travestit en lui. On peut y voir enfin un jeu distancié et ironique avec la notoriété ou célébrité - à la marge de laquelle ils sont encore très largement à la fin des années 1970 - et qui est une façon de se rêver ou de se fantasmer en Centre, alors qu ’ ils furent longtemps des êtres discrets, excentrés, marginaux, périphériques, c ’ est-à-dire, au moins à cette époque, secrets et confidentiels. Et puisque „ Nul n ’ est prophète en son pays “ , dit le proverbe, Sergio Pitol offre à son ami Enrique Vila-Matas dans ce texte brillant, drôle et émouvant, plus qu ’ une couronne de lauriers, un véritable Royaume, qui se confond sans doute avec celui de la Littérature. Badia Alain / Blanc Anne-Lise / García Mar (ed.), Géographie du Vertige dans l ’œ uvre d ’ Enrique Vila-Matas. Perpignan, Presses Universitaires de Perpignan, 2013. Benmiloud, Karim, „ Civilisation et barbarie dans Nocturno de Bujara de Sergio Pitol “ , in: Daniel Vives (ed.), Cultures urbaines et faits transculturels, Rouen, Publications des Universités de Rouen et du Havre, 2011, 191 - 207. Benmiloud, Karim, Sergio Pitol ou le carnaval des vanités: ‚ El desfile del amor ‘ , Paris, P UF / CNED, 2012. Benmiloud, Karim / Estève, Raphaël (ed.), El planeta Pitol, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, 2012. Byron, Robert, Route d ’ Oxiane (préface de Bruce Chatwin), Paris, Petite Bibliothèque Payot / Voyageurs, 1996 (1937). Dabrowska, Monika, „ Vila-Matas cerca de Veracruz. Correspondencias (mutuas) con Sergio Pitol “ , in: Pasavento. Revista de Estudios Hispanicos, vol. VI, n.º 2 (verano 2018), 369 - 380. Karlinsky, Simon, The Sexual Labyrinth of Nikolai Gogol, Chicago, University of Chicago Press, 1976. Kipling, Rudyard, L ’ homme qui voulut être roi, Paris, Mercure de France, 1913. Molière, Le bourgeois gentilhomme (édition de Yves Hucher), Paris, Classiques Larousse, 1970. Pitol, Sergio, Nocturno de Bujar, México, Siglo XXI, 1981. Pitol, Sergio, El arte de la fuga, Barcelona, Anagrama, 1997. Quand Sergio Pitol célèbre Enrique Vila-Matas: un couronnement au Turkménistan 117 Pitol, Sergio, Nocturne de Boukhara (traduit par Gabriel Laculli), Montréal, Les Allusifs, 2007. Pitol, Sergio, El Mago de Viena, Valencia, Pre-textos (Narrativa contemporanea, n° 33), 2005a. Pitol, Sergio, El desfile del amor. Barcelona, Anagrama, 2005 b (1984). Pitol, Sergio, Los mejores cuentos (presentación de Enrique Vila-Matas), Barcelona, Anagrama, 2005c. Pitol, Sergio, „ L ’ obscur frère jumeau “ (traduit par Albert Bensoussan), in: Nouvelle Revue Française, n o 555, oct. 2000, 240 - 256. Sirotkina, Irina, „ Gogol, les moralistes et la psychiatrie du XIX e siècle “ , in: Romantisme 2008, 2008/ 3, n° 141, 79 - 101. Vila-Matas, Enrique, Lejos de Veracruz, Barcelona, Anagrama, 1995. Vila-Matas, Enrique, „ Homenaje en Burdeos “ , in: El País, 8 de junio de 2008; et aussi dans Karim Benmiloud / Raphaël Estève (ed.), El planeta Pitol, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, 2012, 343 - 345. Vila-Matas, Enrique, Vila-Matas, pile et face (entretien avec André Gabastou). Paris, Argol, 2010. Vila-Matas, Enrique, „ Dirección Brasil “ , in: El País, 10 de mayo de 2011. Vila-Matas, Enrique, „ Grandes lecciones de mi único maestro “ [2008], in: Karim Benmiloud et Raphaël Estève (ed), El planeta Pitol, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, 2012, 35 - 60. 118 Karim Benmiloud La vida descalzo d ’ Alan Pauls, un traité de sociologie intime Raphaël Estève On connaît généralement Alan Pauls, né à Buenos Aires en 1959, pour deux raisons. Son œ uvre monumentale et proustienne, El pasado, publiée en 2003 et immédiatement auréolée de prix prestigieux. Et son apport critique fulgurant, salué comme plus ou moins définitif en la matière, El factor Borges, publié trois ans plus tôt, en réussissant l ’ exploit critique d ’ une désintrication presque totale, limpide bien que solidement conceptualisée, de l ’œ uvre souvent intimidante de Jorge Luis Borges. À ce titre, notons d ’ emblée qu ’ un traitement viable de la thématique „ biofiction “ aurait pu nous conduire, dans le champ littéraire latinoaméricain, à prendre pour objet la fameuse Historia universal de la infamia¸ publiée en 1935 par Borges, et peut-être plus encore à sa déclinaison avérée, pathétique et loufoque, La literatura nazi en América latina qui a, on le sait, et à juste titre, lancé en 1996 la carrière de Roberto Bolaño. Dans les deux cas, il ne s ’ agit pas exactement de la fictionnalisation de biographies de tiers que leur notoriété (à des degrés bien entendu divers) prédispose à la réélaboration; il ne s ’ agit pas, autrement dit, d ’ une déclinaison littéraire - au sens également qualitatif du terme - de ce qu ’ on appelle désormais les biopics, qui constitue peut-être l ’ acception la plus commune du terme de „ biofiction “ . Mais nous avons bien, pour les œ uvres citées de Borges et Bolaño, une insistance sur la modalité biographique, ou plus exactement un investissement explicite de la forme biographique. Qui repose sur la démultiplication: la brièveté et la dominante factuelle de la description de ces vies, confinant à la notice, semblent donner un surcroît d ’ effectivité à l ’ imputation référentielle. Comme si seul l ’ adossement au réel extralinguistique pouvait justifier le dépouillement de la notice, ou était de nature à le compléter, le compenser. On sait que Borges était coutumier du fait: l ’ invention non pas des péripéties impliquant un référent donné, mais bien l ’ invention, toujours dissimulée de la façon la plus casuistique possible, du référent lui-même. Et c ’ est là que Bolaño rejoignait Borges, en apportant sa pierre à l ’ édifice générique des biographies apocryphes. Mais Borges avait également coutume d ’ inverser le sens de ces interférences. Car il est notoire qu ’ il parasitait tout aussi bien la fiction par l ’ incorporation d ’ une forme assez bien repérée d ’ hétérogénéité: celle nous ramenant à l ’ essai, une conceptualité dont la fiction pouvait tout à la fois apparaître comme une esthétisation et une pédagogie. Tel est à notre avis le point de départ pour saisir la nature exacte de l ’œ uvre d ’ Alan Pauls choisie pour ce travail: La vida descalzo¸ ou La vie pieds nus, publiée chez Bourgois en 2006 dans la traduction de Vincent Raynaud que nous citerons la plupart du temps. Genre ou statut? Il est en effet devenu relativement courant de renverser le focus traditionnel de l ’ adultération réciproque entre la biographie et la fiction. Ce qui est fictif n ’ est pas en théorie biographique, et ce qui est biographique n ’ est pas en théorie fictif, mais on sait que la pratique, en l ’ occurrence discursive, nous a beaucoup fait revenir sur cette hétérogénéité de principe: le point important dans l ’ idée d ’ une „ fin des grands récits “ est bien sa présupposition: non pas la fin, mais bien l ’ existence préalable, présupposée par cette fin, de ces récits. Ce qui constitue une révélation d ’ ordre ontologique: on peut enfin divulguer la nature au moins en partie discursive - c ’ est-à-dire construite par le discours et non pas lui préexistant - du réel. Ce dernier est donc lui aussi, de ce point de vue, tissé de fiction. Et c ’ est bien la conviction qui va présider à l ’ élaboration de l ’ objet tout à fait singulier de sociologie ou d ’ anthropologie biographique, que constitue La vie pieds nus, qui occupe par ailleurs une place névralgique dans l ’ économie poétique et l ’ élucidation référentielle de nombreux pans de l ’œ uvre de son auteur, Alan Pauls. Car il nous faut immédiatement préciser que La vie pieds nus, livre mêlant à la fois les souvenirs d ’ enfance de villégiatures balnéaires répétées dans l ’ Argentine des années soixante - soixante-dix, et une sémiotisation souvent explicitement documentée de cet environnement balnéaire, a à nos yeux un frère jumeau dans l ’œ uvre de Pauls, ou plus exactement un corrélat „ officiellement “ (entendre: „ éditorialement “ ) fictionnel, Histoire de l ’ argent, le dernier épisode, datant de 2013, d ’ une trilogie composée également d ’ Histoire des larmes, publié en 2007, et d ’ Histoire des cheveux paru en 2010, où le curseur de l ’ identification biographique est donc positionné différemment, ce qui nous permettra de bénéficier d ’ un inestimable point de repère. Et de lever, comparativement, l ’ ambiguïté: La vie pieds nus ne relève ainsi pas de ce qu ’ on appelle l ’ autofiction. 120 Raphaël Estève Plutôt que traquer les différences de nature entre La vie pieds nus et Histoire de l ’ argent, textes au statut contractuel ou générique opposés, il est intéressant de rester sur l ’ impression globale qu ’ il n ’ y en a que très peu du point de vue thématique et formel. Dans les deux cas, les phrases sont très longues et digressives, permettant à l ’ auteur de déployer son sens de l ’ analogon épiphanique: celui de la résolution (comme on parle de résolution harmonique dans le champ musical) thématique souvent insoupçonnée mais indéniablement effective de ces plages digressives particulièrement étendues. Dans les deux textes, elles mêlent deux choses. Le récit singulatif ou itératif de situations ou habitudes de l ’ enfant ou du jeune homme. Et, souvent dans ces incises dilatées, mais aussi dans des paragraphes expressément dédiés (surtout dans La vie pieds nus), des espaces de théorisation, sauvages ou non. Et, à l ’ interface des deux, des références culturelles, et plus particulièrement des œ uvres de fiction: souvent des films, parfois des livres. Le maillage épistémologique est, nous y reviendrons dans le dernier paragraphe, assez habituel y compris sous une forme directe et assumée dans les œ uvres de fiction: présents gnomiques, vérités générales aphorisantes, ou encore catégorisations proposant un découpage du réel que le lecteur, dans les plus heureux des cas, reconnaîtra comme n ’ ayant été conçu chez lui qu ’ à l ’ état latent ou informel (préverbal). L ’ auteur peut ainsi faire valoir l ’ intérêt de sa vision du monde. On peut dire que le titre Histoire de l ’ argent est aussi essayistique qu ’ est romanesque celui de La vie pieds nus, dans les deux cas de façon illusoire. Peut-être est-ce de nature à expliquer, pour le premier, la densité anormalement forte de cette part théorique, qui occupe, si on met les paragraphes bout à bout entre un quart et un tiers du texte (celui-ci restant malgré tout, et de façon miraculeuse, particulièrement digeste), là où dans la plupart des romans l ’ extension dévolue sinon au théorique du moins au gnomique est pour le moins résiduelle: quelques lignes çà et là. Il est cependant vraisemblablement encore plus rare que les essais, tout au moins au sens éditorial français le plus commun du terme, accueillent en leur sein une part ouvertement autobiographique. Peut-être est-il alors nécessaire de recourir à l ’ acception plus hispanique de l ’ ensayo, qui aurait néanmoins pour précurseur Montaigne, et dont les auteurs comme Bergamín ou Ayala auraient vocation à offrir quelque chose de radicalement distinct du „ traité “ ou de tout autre ouvrage de type philosophique à visée plus ou moins systémique. Ainsi l ’ ensayo rend-il licite la subjectivation, souvent cousine de la rêverie, de l ’ introspection, ou de la déambulation. Même si ces penseurs, à la frontière du philosophique, ne tombent pas à strictement parler dans le domaine de l ’ écriture autobiographique, c ’ est cependant de leur côté qu ’ il faudra aller chercher une assignation générique pour La vie pieds nus en sachant qu ’ il existe bien une tradition philosophique incorporant une La vida descalzo d ’ Alan Pauls, un traité de sociologie intime 121 dimension biographique dont le représentant le plus contemporain serait Stanley Cavell, même si le côté résolument et parfois vélléitairement pop d ’ Alan Pauls en ferait plutôt un pendant littéraire de Slavoj Zizek. La fiction et le commun Il s ’ agira donc d ’ abord de repérer la fiction non pas en tant qu ’œ uvre d ’ invention, mais bien, ainsi que nous l ’ avons dit plus haut, en tant qu ’ elle serait homogène au référent extratextuel lui-même, ou encore à l ’œ uvre dans toute représentation de ce dernier. Et on le fera en présentant l ’ ouvrage La vie pieds nus comme un ouvrage de culturalisation: une appropriation culturelle d ’ un élément pour partie naturel (la plage) et pour partie déjà culturalisé (la „ station balnéaire “ ). L ’ idée que nous avons introduite plus haut est, on le sait, désormais consensuelle: les codes ou usages interpersonnels, relevant d ’ un ordre symbolique, ont la structure d ’ une fiction, lui sont homologues. Cette conviction s ’ applique en premier lieu aux rapports sociaux et affectifs. Laissons pour le moment de côté l ’ argument parent que toute production discursive à visée rétrospectivement référentielle, historique ou mémorielle implique une prise de parti narrative dont la forme conditionne bien entendu la donation. Et concentrons-nous donc sur cette réalité qui aurait structure de fiction. Car c ’ est en effet l ’ auteur lui-même qui assume ce tissage ou habillage symbolique de notre réel dans son texte, à de multiples reprises, et notamment en parlant d ’ une relation de „ fiction réciproque “ 1 entre les deux espaces contigus que sont la plage et l ’ environnement balnéaire auquel elle est adossée. Pour un effet, affirme Alan Pauls, de „ double vie “ , 2 c ’ est-à-dire une imperméabilité mutuelle, de nature à déclarer la contingence - ici, pour nous, la fiction - des rapports de reconnaissance et d ’ identité: on ne reconnaît pas, „ en civil “ le soir au restaurant, le plagiste de l ’ après-midi. On aurait pu de façon plus générale se contenter de dire, pour étayer l ’ argument d ’ une présence „ externalisée “ de la fiction, que le petit panthéon personnel de l ’ auteur, celui par lequel nous est livrée sa plage est composé aux trois quarts par des œ uvres de fiction (Scott Fitzgerald, les films de Rohmer, de Fellini, les James Bond, etc.), et donc médiatisé par ces dernières. D ’ où l ’ idée d ’ une culturalisation de l ’ espace balnéaire. 1 „ ficción recíproca “ , Alan Pauls, La vida descalzo, Buenos Aires, Editorial Sudamericana, 2006, 68. 2 „ doble vida “ , ibid. 122 Raphaël Estève Plus fondamentalement, la plage est elle-même directement décrétée œ uvre d ’ imagination: „ la plage et l ’ été à la plage sont sans nul doute à mes yeux les deux premiers objets inventés par la presse - inventés dans leur totalité - que je connaisse “ , 3 écrit ainsi l ’ auteur. Mais, plus spécifiquement, il est difficile de ne pas voir le rapport d ’ information réciproque de la réalité et de la fiction (ou, ici de la conceptualisation) au moment d ’ évoquer le nom même de la station balnéaire objet de toutes les descriptions du livre, celle chère à l ’ enfance du narrateur: „ Gesell “ , onomastique héritée de l ’ allemand, ce qui n ’ est pas anodin dans le cas de Pauls, dont le père a fui à trois ans le régime nazi. Le même „ Gesell “ qui instruit l ’ opposition entre Gemeinschaft et donc, Gesellschaft. Et qui miraculeusement - c ’ est-à-dire par la fiction de la motivation - informe la vision de la réalité proposée par l ’ auteur. Car ce mot, Gesell, préempte, dans le sens qui convient à Pauls, l ’ opposition entre nature et culture. La Gesellschaft est ainsi la société au sens contractualiste, et donc culturel et symbolique du terme, par opposition à la communauté, on le sait „ organique “ de la Gemeinschaft. C ’ est tout le sens de la déclaration suivante: „ J ’ appris que si la plage est désirable - et pour moi il n ’ y a rien de plus désirable - , c ’ est moins en raison des facilités qu ’ elle offre comme marché de corps nus - c ’ est-à-dire immédiatement mesurables - que du modèle d ’ espace citoyen qu ’ elle propose. “ 4 L ’œ uvre romanesque de Pauls n ’ est pas en reste vis-à-vis de cette dette onomastique, car Historia del dinero, le troisième et dernier volet de la trilogie, celui qui, nous l ’ avons dit, cousine le plus avec La vie pieds nus et donc le plus balnéaire des trois, dépliera quant à lui le programme nominal (la „ description définie “ comme disent les linguistes) de celui qui répondait au nom de Silvio Gesell, disciple de Proudhon, commissaire aux finances de l ’ éphémère République des conseils de Bavière en 1919. Tandis que son homonyme plus célèbre, l ’ américain Arnold Gesell, psychologue du développement, était un invité régulier des pages de Lacan, Foucault, Merleau-Ponty ou encore Lévi-Strauss, qui pourraient suffire à eux seuls à délimiter l ’ univers théorique d ’ Alan Pauls. 3 „ la playa y el verano en la playa son sin duda para mí los dos primeros objetos inventados por la prensa - pero inventados por completo - de los que tenga conciencia “ (ibid. 79). 4 „ Aprendí que si la playa es deseable - y para mí no hay nada más deseable - , no es tanto por las facilidades que ofrece en tanto mercado de cuerpos desnudos - es decir: inmediatamente tasables - como por el modelo de espacio cívico que propone “ (ibid. 85). La vida descalzo d ’ Alan Pauls, un traité de sociologie intime 123 Ontologie et poétique de la plage De la même façon qu ’ Alan Pauls proposera dans son roman Historia del dinero une véritable ontologie de l ’ argent, nous aurons, dans La vida descalzo une ontologie de la plage. Une ontologie au sens strict, c ’ est-à-dire au sens de ce qui prime, comme les idées sur les phénomènes chez Platon ou l ’ infrastructure sur la superstructure chez Marx. A la plage, ce qui prime, c ’ est donc la modalité collective ( „ grupal “ , disent joliment les Argentins) de l ’ existence, plus fondamentale que la dimension individuelle. Pauls argumente en convoquant Proust pour éclairer une anecdote qui se trouve, de façon intéressante pour un travail sur la biofiction, être attribuée dans le texte à un tiers: un ami, référentiel donc, mais non-identifié. Cet ami tombe sous le charme d ’ une jeune fille qu ’ il voit déjeuner avec ses amies à la plage, et quand il la recroise par hasard, seule dans les rues de Buenos Aires, le charme est complètement rompu. La séduction était contextuelle, au sens grupal du terme. Deux traits distinctifs de l ’ auteur, c ’ est-àdire réinvestis et déclinés thématiquement dans son œ uvre fictionnelle, sont ici repérables. Le premier nous placera du côté de l ’ Abschattung husserlienne. L ’ Abschattung husserlienne indique que toute chose est pensée ou apparaît sur un fond, un arrière-plan qui permet d ’ en définir les contours. Cette relativisation étant forcément récursive, la présence est donc toujours pensée comme indissociable d ’ un renvoi, d ’ une supplémentation. Et du fait de l ’ instillation de cette incomplétude, elle est au final pensée sur fond d ’ absence. Le second est celui de l ’ envoûtement de la première apparition, notamment thématisé dans le second volet de la trilogie, Historia del pelo. Ce sortilège de l ’ immédiat est donc lui aussi en prise avec la phénoménologie, mais cette fois du côté de la passivation suspensive, d ’ un point de vue épistémologique (on suspend, d ’ une certaine façon, notre scepticisme), de l ’ épochè. Ce rapport sensible à la première fois est bien l ’ un des passages obligés de toute livraison autobiographique, et pose à ce titre deux questions. Celle, bien connue des borgésiens, de l ’ anthologisation personnelle de l ’ auteur par lui-même, en vue de l ’ édification de mythèmes orientant l ’ appréhension de son œ uvre. C ’ est peut-être d ’ ailleurs l ’ un des seuls domaines en littérature où la question de l ’ intention de l ’ auteur est pertinente: les arrièrepensées présidant à la „ réfection stratégique “ des événements décrétés fondateurs. La deuxième question est beaucoup plus triviale, c ’ est-à-dire moins à penser en termes de stratégies de la postérité. Elle a trait à la différence de nature - pour l ’ exercice de récapitulation mémorielle qu ’ est toute proposition autobiographique - entre le singulatif et l ’ itératif. La vie pieds nus met très distinctement en 124 Raphaël Estève évidence les deux cas de figure. Et ce d ’ autant plus facilement que l ’ enfance et les vacances se conjuguent aisément dans le sens d ’ une instauration de pratiques récurrentes, surtout quand la destination estivale demeure fixe, ce qui est le cas ici. On concevra que la fictionnalisation est, pour reprendre les considérations avancées plus haut, moins inéluctable dans le cas d ’ une narration synthétisant ce qui relève d ’ une coutume de l ’ enfant: le récit de l ’ habitude est forcément par nature une abstraction de toutes les singularités distinguant de façon non pertinente ou non cruciale, pour celui qui se les remémore, les épisodes répétés. On comprendra a contrario que, y compris en postulant une fidélité de type badiousien à l ’ événement initial, la remémoration prétendue de toute „ première fois “ doit s ’ appuyer sur un surcroît de singularisation dont seule, c ’ est un truisme, la fiction pourra combler les innombrables lacunes. Nous pouvons à présent en revenir plus concrètement à cette ontologie grupal ou collective propre à l ’ environnement balnéaire. Pour l ’ envisager sous l ’ angle cette fois plus spécifiquement biographique d ’ une subjectivité sublimée: ce qu ’ on appellera une poétique. C ’ est-à-dire une cartographie artistique ou esthétique du sujet, inférée d ’ un ensemble de prédilections. Non plus celles, érudites ou sociologiques qui passaient par les références culturelles rappelées plus haut. Mais bien dans un réseau d ’ antagonismes ou de polarisations instruit par ce qui relève de la préférence. Celle de Pauls s ’ exprime sans détour: s ’ il doit trancher entre les deux modalités ou les deux temporalités successives de la plage, l ’ humide ou le sec, ce sera incontestablement en faveur du second. Ainsi lit-on: „ mon Idée de la Plage - ce cristal qui révèle non pas ce que la plage est, mais ce que j ’ attends d ’ elle - est une vulgaire apothéose de Sécheresse: le sable sec, les planches de bois sèches, mes pieds secs. “ 5 L ’ auteur ajoute: Il y a là une certaine résonance analytique qui me fascine: ce qui est sec a tendance à discriminer, à distinguer, à émietter; ce qui est sec est précis, et cette précision semble tracer les contours d ’ une valeur qui m ’ est étrangement proche: une sorte de communion non adhésive, dans laquelle les choses et les êtres peuvent se rencontrer et entrer en relation sans être obligés de se confondre les uns avec les autres. 6 Laissons pour le moment en suspens les éventuels corollaires idéologiques du „ sec “ et de la séparation. Et relevons plutôt que cette poétique du discontinu 5 „ Mi Idea de Playa - ese cristal donde se revela no lo que la playa es, sino más bien lo que yo deseo de ella - es una vulgar apoteosis de lo Seco: seca la arena, secos los tablones de madera, secos mis pies “ (ibid. 116 - 117). 6 „ Hay aquí una cierta resonancia analítica que me fascina: lo seco tiende a la discriminación, la distinción, el desmigajamiento; lo seco es preciso, y esa precisión parece graficar un valor que me es extrañamente cercano: una especie de comunión no adhesiva, donde las cosas y los seres pueden encontrarse y conectar sin verse comprometidos a confundirse “ (ibid. 117 - 118). La vida descalzo d ’ Alan Pauls, un traité de sociologie intime 125 nous ramène tout droit à l ’ opposition très féconde en linguistique entre les entités comptables, ou „ discrètes “ , et les entités „ massives “ que sont par exemple le lait, le café ou le riz. L ’ auteur nous le souffle d ’ ailleurs directement: „ Je choisis le classicisme, la netteté abrasive, le pouvoir de suggestion de ce qui se laisse réduire, isoler, décomposer et même - aussi absurde que cela puisse paraître - compter. “ 7 Nous entendrons d ’ abord les comptables comme ce qui ne fait pas corps avec le reste (puisque pour être dénombrables, les corps doivent bien être finis): cela ne laissera ainsi pas de résonner avec la Gesellschaft, rappelons-le, l ’ antithèse de la communauté organique, c ’ est-à-dire conçue comme un corps. Et cela tombe particulièrement bien, car la plage est précisément le lieu du cumul des deux entités massives représentant le mieux les deux modalités du massif, l ’ homogène, l ’ eau, et l ’ indénombrable, le sable. Et on comprend qu ’ il serait possible de resémantiser à cette aune le tourisme de „ masse “ , car c ’ est bien une forme de massification au sens linguistique du terme que l ’ indistinction presque fusionnelle ou en tout cas homogénéisante des corps déculturalisés sur la plage donne à voir dans son espace. Mais il s ’ agit d ’ un espace dont la condition manifestement séparée dans l ’ espace et dans le temps (la plage est un espace borné à ces deux extrémités, par l ’ eau et la „ ville “ , et, nous l ’ avons dit, sa temporalité est éphémère) renvoie à un état d ’ exception. Y compris vis-à-vis de l ’ environnement immédiat balnéaire qui tire précisément, insiste l ’ ouvrage, sa valeur de ce contraste. Et on pourra à ce titre souligner la primauté ontologique contextuelle des entités discrètes: „ le fait de vivre à la plage “ , nous dit l ’ auteur „ n ’ est soumis qu ’ à une seule condition, mystérieusement quantitative: il exige de nous additionner. “ 8 Si l ’ auteur conceptualise ainsi la plage, c ’ est au corps défendant de cette dernière. Il insiste en effet sur l ’ anti-intellectualisme de la plage, empire de l ’ évidence et de l ’ explicitation. Où le penseur ou le théoricien, en maillot de bain, serait condamné à une extraterritorialité pour le moins inadaptée: peu de livres sur ou à propos de la plage nous dit-il, cette dernière n ’ ayant qu ’ une prégnance médiologique: il y a bien en revanche une infinité de livres pour la plage! On comprend finalement que l ’ ouvrage ménage ici une transition dont nous allons nous aussi tirer parti. Aux souvenirs de l ’ enfant dans la cellule familiale estivale composée du père et du frère vont succéder les souvenirs amoureux du jeune homme qu ’ il est devenu. Et c ’ est à leur propos qu ’ il est affirmé que la seule rédemption intellectuelle de la plage passe par son austérité: „ pour réhabiliter la 7 „ elijo el clasicismo, la nitidez abrasiva, el poder inspirador de lo que se deja reducir, aislar, descomponer, incluso - por descabellado que suene - enumerar “ (ibid. 118. Nous soulignons „ compter “ ). 8 „ Vivir en la playa exige una sola condición, y es misteriosamente cuantitativa: exige sumarse “ (ibid. 78). 126 Raphaël Estève plage, pour en faire un objet de pensée et lui rendre une certaine respectabilité intellectuelle, il faut la pousser à refroidir tout son potentiel d ’ exubérance: il faut la déprimer. “ 9 L ’ éthique du sacrifice C ’ est cette déprime de la plage qui va faire de la dimension autobiographique de La vie pieds nus une clé d ’ interprétation de l ’œ uvre romanesque de Pauls. Elle s ’ annonce par l ’ évocation d ’ un film, Julia, réalisé en 1976 par Fred Zinnemann. Avant de la détailler, notons que l ’ auteur, est alors „ un jeune apprenti écrivain prêt à suivre immédiatement n ’ importe quel protocole vaguement convaincant qui [lui] permît de [se] forger une personnalité littéraire “ . 10 Où l ’ on voit qu ’ encore une fois, c ’ est la fiction, ce film, donc, qui va structurer la réalité, l ’ auteur stigmatisant aimablement la mauvaise foi sartrienne (ou l ’ imaginaire lacanien: les deux postures sont ici parfaitement définies) de son ancien lui. Ce mimétisme implique en réalité un couple de cinéma: celui que forment, dans Julia, Hammett et Hellmann. Car c ’ est bien ici la petite amie de l ’ époque qu ’ il nous intéresse de faire rentrer dans l ’ équation: l ’ équation d ’ un héroïsme de l ’ austérité ou de l ’ ascétisme, qui trouvera son terrain de prédilection dans cet envers manifeste que sont les rigueurs hivernales de la plage. Et l ’ auteur va ainsi se retrouver à idolâtrer „ le paradis étrange, inconfortable, âpre et hostile que devenait la plage lorsqu ’ elle tombait aux mains de l ’ imaginaire littéraire ou intellectuel. “ 11 Et s ’ étonner tout autant, du „ plaisir mystérieux, stoïque, sans doute chrétien, qu ’ il y a à choisir un lieu seulement pour se priver - et se vanter de le faire - de tous les bienfaits qu ’ il offrirait si seulement on le fréquentait quelques mois ou quelques semaines plus tard. “ 12 Ce romantisme, fatalement un peu masochiste a plusieurs implications. Il nous ramène d ’ une part à une forme d ’ hybris, qui a valu aux stoïciens ici mentionnés notamment les foudres de Pascal pour l ’ arrogance de cette dignification par l ’ épreuve, qui rendrait les 9 „ Para redimir a la playa, habilitarla como objeto de pensamiento y devolverle alguna respetabilidad intelectual, es preciso aplacar toda su potencia maníaca; es decir: es preciso deprimirla “ (ibid. 94). 10 „ aspirante a escritor, estaba listo para mimetizarme en el acto con cualquier protocolo más o menos convincente que me permitiera fraguarme una personalidad literaria “ (ibid. 96). 11 „ ese extraño, incómodo, áspero paraíso de hostilidades en el que se convertía la playa cuando caía en manos del imaginario literario o intelectual “ (ibid. 96 - 97). 12 „ el placer misterioso, estoico, probablemente cristiano, de elegir un lugar sólo para privarse - y poder jactarse de privarse - de todas y cada una de las dichas que proporcionaría si sólo se lo eligiera unos meses o unas semanas más tarde “ (ibid. 97). La vida descalzo d ’ Alan Pauls, un traité de sociologie intime 127 hommes supérieurs à Dieu, car plus méritants que lui. Et l ’ on reconnaît aussi par la même occasion la version basique du plus-de-jouir lacanien: le fait d ’ escompter 13 un retour sur l ’ investissement sacrificiel (le mot „ sacrifice “ sature le texte), c ’ est-à-dire une rétribution dans l ’ ordre symbolique du sacrifice accompli, sa reconnaissance. Ce romantisme sacrificiel nous ramène d ’ autre part à une dimension idéologique puisqu ’ il est présenté sans ambiguïtés comme „ la seule drogue dont la gauche persiste à répéter haut et fort qu ’ elle est accro. “ 14 De ce fait, le choix de la première personne du singulier dans La vie pieds nus va être aussi un moyen de poser la question, idéologique et sentimentale, de son inclusion dans la première personne du pluriel. Le „ nous “ . Pour les lecteurs fervents ou attentifs de Pauls, on touche ici à un point névralgique de l ’œ uvre: l ’ enrichissement en deux temps et à des degrés divers de fictionnalisation de la caractérisation du personnage de Sofía, l ’„ ex “ insubmersible du roman El pasado. Car El pasado taisait assez soigneusement la dimension idéologique du personnage. Or cette dimension, rétrospectivement éclairante pour la pleine compréhension du chef-d ’œ uvre, va pouvoir être inférée en deux temps d ’ explicitation inhabituellement complémentaires. Tout d ’ abord dans le texte qui nous intéresse, La vida descalzo ouvertement biographique, par une insistance, indissociable du couple que l ’ auteur forme alors, sur une expérience de la plage également conditionnée par une obédience doctrinaire. En énonçant le marquant „ je ne sais pas ‚ nous ‘“ , 15 Pauls suggère une relecture désabusée - c ’ est tout le sens du doute exprimé ici à l ’ endroit de la communauté imposée grammaticalement par le nous - d ’ une expérience qualifiée de „ romantique “ : celle de la plage l ’ hiver, affrontée héroïquement par le jeune couple. Or cette bravade est directement qualifiée de gauchiste: „ prolétaire et chrétienne “ . 16 Ainsi ce „ nous n ’ étions pas frivoles, sans aucun doute “ 17 dans le dernier quart de l ’ ouvrage est-il à entendre d ’ une façon minée par l ’ apologie hédoniste de la plage prévalant tout du long. Et le doute nous prend encore une fois au moment de décider ce qui est ontologiquement premier, comme dans ces agencements textuels, ou plus encore ces twists narratifs où ce qui précède est téléologiquement subordonné à une fin précise déterminée par elle: ici, la plage pourrait ainsi avoir été conçue comme l ’ emblème consensuel d ’ une profession 13 Plus exactement, le fait de ne pas pouvoir s ’ empêcher d ’ escompter ou d ’ être condamné à escompter, sous une forme ou sous une autre, ce „ retour sur investissement “ , qui est par ailleurs, on le sait, la faille détectée par Lacan dans l ’ impératif catégorique kantien. 14 „ la única droga de la que la izquierda sigue reivindicando con énfasis la adicción “ . La vida descalzo, op.cit. 100. 15 „ No sé ‚ nosotros ‘“ (ibid. 102). 16 „ cristiano y proletario “ (ibid. 100). 17 „ No éramos frívolos, sin duda “ (ibid. 105). 128 Raphaël Estève de foi hédoniste „ stratégique “ . Stratégique au sens où sa fonction serait à l ’ aide de la distance que confère sa maturité à l ’ auteur qui se remémore, d ’ instruire tout simplement une forme de règlement de compte, en l ’ occurrence avec le romantisme sacrificiel lié à cette inoubliable petite amie. Ne nous méprenons pas: fort heureusement en littérature la fonction stratégique ou encore la téléologie et l ’ ontologie qu ’ elle suppose (ce qui prime ou est premier) est loin d ’ être l ’ entier de la valeur: le subsidiaire et ses contingences y occupent une place tout aussi valorisée. Mais ce qui nous intéresse malgré tout ici est que cette vindicte pourrait être entendue comme une ranc œ ur, sentiment lui aussi infrangiblement autobiographique. Cette éventuelle ranc œ ur est en effet superbement suggérée dans un paragraphe identifiant toutes les assomptions référentielles de celui de La vie pieds nus que nous venons d ’ abondamment citer: lieu, époque, petite amie. Il se trouve bien entendu dans Histoire de l ’ argent: „ besar, adoctrinar: ¿qué viene antes y qué después? “ 18 Traduisons ce passage en demeurant dans le champ de l ’ ontologie: „ embrasser, endoctriner: qu ’ est-ce qui est premier, qu ’ est-ce qui est second? “ D ’ où l ’ intérêt d ’ avoir insisté au paragraphe précédent sur la distinction des entités discrètes. Il y a bien chez Pauls, une aversion pour la fusion. Et donc peutêtre une aversion pour la fiction biographique d ’ une dissolution, on l ’ aura compris, idéologique du ‚ je ‘ dans le ‚ nous ‘ . La plage, si l ’ on veut transposer l ’ un des points d ’ information poéticohistorique proposé par l ’ auteur à son endroit, est bien le lieu de l ’ affrontement. Mais il ne s ’ agit plus ici des invasions civilisées ou barbares ni des débarquements d ’ alliés libérateurs dont Alan Pauls reprend les exemples. Il s ’ agit bien plutôt de l ’ affrontement que nous venons de suggérer entre la morale idéologisée du sacrifice et celle de sa dissidence. Le glissement de la rigueur de la plage en hiver à la rigidité doctrinaire pourra ainsi revêtir des accents bergsoniens: il le fera en faisant de la plage un champ d ’ affrontement d ’ un autre type encore, entre footballeurs occasionnels brésiliens et argentins (les deux plus grandes nations en la matière, du moins sur le plan individuel): „ eux jouaient, nous nous fatiguions, eux jouaient, nous toussions. “ 19 On reconnaît ici l ’ habituel bergsonisme de Pauls, notamment repérable dans la partie tennistique de El pasado: la fluidité et l ’ harmonie du geste, où le tout n ’ est jamais réductible à la somme des parties, à leur 18 Alan Pauls, Historia del dinero, Barcelona, Anagrama, 2013, 139. 19 „ ellos jugaban, nosotros nos cansábamos; ellos jugaban, nosotros tosíamos “ , La vida descalzo, op.cit. 110. La vida descalzo d ’ Alan Pauls, un traité de sociologie intime 129 décomposition ou adjonction. 20 Dans ce prolongement du „ grand style “ nietzschéen et de son aristocratie (le sport n ’ est que hiérarchie des talents), on est en effet bien loin de l ’ égalitarisme démocratique. Mais loin aussi, il est vrai des autres professions de foi culturalistes de l ’ auteur régnant au préalable dans le texte. Nous lirons cette inflexion comme témoignant d ’ un itinéraire d ’ émancipation subtile vis-à-vis du sacrifice et du rapport à la dette qui caractérise encore le personnage principal enfant et adolescent mise en fiction dans la trilogie des Historia del: ce que l ’ autobiographe présente en somme comme des errements de jeunesse. Émancipation subtile, disons-nous, car à l ’ image de tout ce qui a constitué le ciment de la formation intellectuelle de l ’ auteur, le structuralisme, Derrida et Lacan, rien n ’ est répudié sans reste, mais disons, intégré dans une économie conceptuelle plus souple. L ’ auteur concède d ’ ailleurs de façon amusée qu ’ il est parfois tombé, dans la relecture de son parcours biographique, sous le coup d ’ une certaine contradiction, preuve, s ’ il en fallait qu ’ on se fait souvent une fiction de soi: „ Tout bien réfléchi, peut-être que réapparaît ici l ’ ombre, le reflet de ce même goût de la privation que j ’ essayais auparavant de fuir, en le qualifiant de chrétien et de masochiste. Peut-être qu ’ une bonne partie du charme que l ’ indigence de Cabo Polonio exerce sur moi, incorrigible citadin, tient justement au nombre d ’ impossibilités auxquelles elle me soumet et aux renoncements qu ’ elle exige. “ 21 Conclusion C ’ est ainsi qu ’ en conclusion, on mettra à profit l ’ incomplétude de cette émancipation vis-à-vis de la logique sacrificielle et l ’ économie de la dette semblant tenailler le narrateur fortement autobiographique d ’ Histoire de l ’ argent. Et on se risquera à la question suivante, sur le plan de l ’ ontologie, avant tout pour le plaisir de faire écho à la belle alternative, embrasser/ endoctriner citée plus haut: du théorique et du biographique, qui viennent ici mêlés, lequel est le premier ? Traduisons la question en termes de solvabilité. 20 Où l ’ on voit qu ’ il ne serait pas indifférent à Pauls de transposer la discontinuité spatiale qu ’ il promeut dans son ontologie discrète détaillée plus haut en discontinuité temporelle (qui est bien ce que la durée bergsonienne répudie). 21 „ Pensándolo bien, tal vez reaparezca aquí la sombra, el reflejo de ese mismo goce de la privación que trataba antes de ahuyentar, denunciándolo como cristiano y sacrificial, cuando describía el calvario de la playa fuera de temporada. Tal vez, urbano recalcitrante como soy, buena parte de la seducción que la indigencia de Cabo Polonio ejerce sobre mí descanse justamente en la cantidad de imposibilidades a las que me somete y las renuncias que me exige “ , La vida descalzo, op.cit. 118. 130 Raphaël Estève Alan Pauls est né un 22 avril, le même jour que Kant, penseur de l ’ impératif catégorique. Et il publie en 1990 un roman mineur mais policier, où le nom des personnages Brod et Werfel fait planer à tout instant l ’ ombre juridique de Kafka. Ce n ’ est pas ici le lieu adéquat pour tracer la résultante lacanienne du rapport formel à la loi que ces deux figures tutélaires induisent, mais il nous faut au moins préciser qu ’ elle est parfaitement intégrée par l ’ auteur. Incapable de saturer l ’ argument ou la variable du commandement moral, le sujet, dans sa finitude, ne sait jamais identifier son objet concret puisque le monde nouménal, de la chose en soi, lui est par définition inaccessible: il sait seulement qu ’ il doit. Il est en dette. Kant est d ’ ailleurs bien le penseur de la scission. Ce qui ne peut manquer de faire écho à l ’ abnégation poétique de Pauls dans le sens du sécable, du discret et du séparé sur laquelle nous avons insisté. Le titre du premier roman de l ’ auteur, La pudeur du pornographe (El pudor del pornógrafo), fait donc sens pour un texte comme La vie pieds nus, où la plage est dans un premier temps décrite comme un étal de chair et où, parallèlement, Pauls va se livrer biographiquement, c ’ est-à-dire s ’ exhiber. Et c ’ est donc la pudeur manifeste de l ’ auteur qui va constituer notre argument. Cette pudeur devant ce qu ’ il considère comme une exhibition le met en dette. Cette dette, il entend la solder, consciencieusement, en étayant son génie théorique habituel, brut et spontané, d ’ une forme de documentation plus érudite (l ’ auteur, ainsi que nous l ’ avons souligné plus haut, a fait des recherches historiques sur la plage qu ’ il adosse dans le texte à la convocation explicite de l ’ autorité de ses sources théoriques). Comme si la dimension essayistique entendait donner le change, et habiller cette exposition de soi par un apport épistémologique „ en dédommagement “ au lecteur. Nous sommes bien ici aux antipodes d ’ un des crédos d ’ Alan Pauls: que l ’ art et la littérature, sont par définition, et par bonheur sans utilité. Mais c ’ est davantage, à notre sens, le lecteur que l ’ auteur qui assume cet énoncé (comme son grand prédécesseur Borges, Pauls insiste sans cesse sur la primauté de la lecture sur l ’ écriture, y compris au c œ ur de cette dernière: c ’ est en ce qui le concerne moins une coquetterie qu ’ il n ’ y paraît de prime abord). Bien sûr l ’ argument est réversible: il se peut tout aussi bien que la dette soit contractée du côté de la légitimité scientifique. Au sens où Pauls, romancier et critique littéraire, éprouverait à l ’ inverse le besoin de compenser son incursion sans précédent dans les champs sociologique ou anthropologique. Et il le ferait par la valeur ajoutée de sa prose, la virtuosité enivrante de son style, largement saluée. Une stylisation mettant tellement à distance la nudité (fût-elle hypothétique) du référent (fût-il autobiographique) qu ’ elle sera, à elle seule, susceptible de le fictionnaliser. La fiction comme courtoisie ou seconde plus-value. La vida descalzo d ’ Alan Pauls, un traité de sociologie intime 131 Cette alternative n ’ est bien entendu ni contraignante ni cruciale. Nous la soumettons surtout au cas où son „ indécidabilité “ inciterait ceux qui n ’ en ont pas encore eu la chance à découvrir l ’œ uvre de cet auteur. Alan Pauls, La vida descalzo, Buenos Aires, Editorial Sudamericana, 2006. Alan Pauls, Historia del dinero, Barcelona, Anagrama, 2013. 132 Raphaël Estève Combinatoire des genres, fictionnalisation et critique du mythe dans Neruda (2017) de Pablo Larraín Christian Wehr 1. Niveaux de fictionnalisation: concentration et prolifération Plus encore que son œ uvre littéraire, la vie du poète chilien Pablo Neruda se caractérise par de profondes contradictions et une pluralité de rôles déconcertante. En raison de ses origines modestes, Neruda a toujours estimé avoir des obligations envers le peuple. Communiste engagé, il fut sénateur avant d ’ entrer dans la lutte clandestine, puis d ’ opter pour l ’ exil politique. Parallèlement, une longue carrière diplomatique l ’ a conduit dans différents pays d ’ Europe et d ’ Amérique latine. Sa vie privée est marquée par un certain libertinage et un nombre notoire de liaisons. Une telle multitude de rôles, derrière laquelle il paraît difficile d ’ appréhender un moi authentique, a généré du vivant même de Neruda une légende personnelle haute en couleurs. Son assassinat - présumé - aux motivations politiques a renforcé de manière posthume cette mythification, encore vivace de nos jours. Comment saisir ces facettes contradictoires de Neruda en un portrait cinématographique? Le biopic de Pablo Larraín, datant de 2017, réussit cet exploit, bien que le film s ’ en tienne à un court extrait d ’ environ deux années de la vie du poète. Il commence par la dénonciation publique du président González Videla en 1948, montre la persécution politique et la clandestinité qui en ont résulté, et se termine par la fuite spectaculaire qui, en 1949, a conduit Neruda jusqu ’ en Europe, après avoir franchi les cordillères argentines. De manière étonnante, cette concentration sur un bref extrait de la vie du poète suscite justement une extrême variété de rôles. Malgré tout, le film présente une grande cohérence structurelle, qui tient à un principe formel aussi simple qu ’ ingénieux. L ’ ambition affichée de Larraín n ’ est nullement de fournir un portrait particulièrement authentique, réaliste ou scrupuleusement documenté. Il conçoit plutôt dès le départ son biopic comme une mise en scène à plusieurs niveaux, recourant à des processus de construction de personnages ouvertement fictionnels, cinématographiques, mais aussi littéraires. En ce sens, la personne de Neruda émerge peu à peu d ’ un puzzle multimédia dont la composition fait intervenir les genres, styles et procédés cinématographiques les plus divers. La palette des références intertextuelles et génériques utilisées est extraordinairement large et diversifiée: la création cinématographique du poète s ’ opère dans la convergence de concepts de rôles issus, entre autres, du surréalisme, du drame d ’ époque, du polar, de l ’ épopée, du western et du thriller politique. Cette combinaison néobaroque de genres est complétée par un niveau supplémentaire de théâtralité permanente. Elle révèle le poète sous les jours les plus divers et les plus surprenants: convive de soirées costumées, client de maisons closes, mais aussi acteur d ’ incessants jeux de rôles ou de cache-cache au cours de sa fuite. Cette mascarade permanente est tout à la fois une mise en scène hédoniste et une stratégie nécessaire pour échapper de justesse à la police. Or, le jeu avec la fiction et la représentation dans son ensemble, tout en complexité et en diversité, ne s ’ épuise aucunement en un exercice de style virtuose. Comme j ’ ai l ’ intention de le montrer en conclusion, les stratégies de fictionnalisation de la vie se combinent en une critique cinématographique du mythe mettant en lumière la place particulière de Pablo Neruda dans la mémoire collective chilienne. C ’ est là que me semble résider la singularité, voire l ’ unicité du film et de sa structure spécifique. Neruda est certes un hommage haut en couleurs et divertissant, mais en même temps, le film apporte une contribution subtile et originale à l ’ examen critique d ’ une légende nationale, ainsi qu ’ à la perception des mythes collectifs en général. Dans le cadre ainsi défini, mes réflexions s ’ articuleront en quatre parties. Je commencerai par une étude des concepts de rôles liés aux genres cinématographiques à partir desquels Larraín crée son portrait éclectique. Vient ensuite l ’ analyse des formes théâtrales de représentation, elles-mêmes associées à des procédés proprement littéraires de fictionnalisation. Sur cette base, le modèle sémiotique du mythe proposé par Roland Barthes permettra dans un dernier temps d ’ examiner comment Larraín, en partant de l ’ exemple du poète national chilien, visualise de manière ludique les principes fondamentaux de la genèse collective des légendes. 2. Combinatoire des genres et diversité des rôles: le protagoniste multiple Le film se concentre sur deux ans à peine dans la vie de Neruda. L ’ action débute en 1946, peu après la candidature du poète sur les rangs du parti communiste chilien et son engagement, en tant que sénateur, en faveur de l ’ élection la même 134 Christian Wehr année de Gabriel González Videla à la présidence du pays. Avec l ’ avènement de la Guerre froide cependant, Videla change bientôt d ’ attitude, ordonnant des arrestations massives d ’ opposants politiques et l ’ interdiction du parti communiste. Neruda l ’ attaque alors violemment en public, ce qui provoque la levée de son immunité parlementaire et la délivrance d ’ un mandat d ’ arrêt contre lui. Afin d ’ échapper aux poursuites gouvernementales, il doit changer de résidence presque quotidiennement. En dépit des circonstances, une large partie de son œ uvre poétique majeure, le Canto general, est créée dans la clandestinité. Après deux années mouvementées, Neruda parviendra en 1948 à franchir un passage frontalier non surveillé, d ’ où il gagnera les cordillères argentines avant de partir pour l ’ Europe. C ’ est sur cet épisode rocambolesque que s ’ achève le film. Larraín limite ainsi le temps de l ’ action à celui de la clandestinité politique de Neruda. Par un procédé astucieux et décisif pour la dramaturgie du film, le réalisateur introduit la figure du policier Óscar Peluchonneau, joué par Gael García Bernal, antagoniste complexe du poète. Basé sur un personnage réel, il suit Neruda avec un fanatisme croissant, mais doit à plusieurs reprises le laisser fuir d ’ extrême justesse. À la vue du poète qui lui échappe définitivement, il finira par se suicider dans la neige des cordillères, l ’ arrestation à l ’ intérieur des frontières chiliennes étant désormais impossible. La fuite in extremis de Neruda revêt une qualité presque allégorique résultant de la structure répétitive: l ’ itération symbolise une figure qui glisse sans cesse entre les mains ou se coule dans un nouveau rôle lorsqu ’ on croit enfin la tenir. Cette tension fondamentale entre évanescence et multiplicité est l ’ effet d ’ une combinaison virtuose de concepts de rôles issus de différents genres cinématographiques. Ce qui est le plus important, et garantit la cohérence du film, c ’ est le biopic: en respectant les principales données biographiques Larraín relate dans l ’ ordre chronologique deux brèves années de la vie de Neruda. Sur cet axe syntagmatique viennent alors se greffer toute une série d ’ éléments et d ’ épisodes tirés d ’ autres genres cinématographiques, parmi lesquels le drame d ’ époque, le polar et le film noir, mais aussi le western. Dès les premières scènes, le poète est ainsi accueilli au Sénat chilien par les mots „ Ave Emperador Calígula “ (0: 45) 1 . À ce stade, on soupçonne encore une allusion ironique à la césaromanie de Neruda. Au cours de certains épisodes ultérieurs, il devient toutefois de plus en plus évident qu ’ il s ’ agit également de la première d ’ une série d ’ allusions au célèbre péplum pornographique de Tinto Brass, Caligula (1979), qui met en scène la décadence du Bas-Empire à la manière d ’ un porno hardcore sous la forme d ’ une orgie continuelle: 1 Toutes les indications temporelles d ’ après Larraín 2017. Combinatoire des genres, fictionnalisation et critique du mythe dans Neruda 135 Les références se poursuivent: d ’ abord par la représentation, immédiatement consécutive, d ’ une fête costumée libertine (2: 30 - 5: 60), puis lorsque Neruda se compare lui-même à Néron (19: 13), et enfin dans une série de scènes de lupanar regorgeant de citations stylistiques de Caligula (30: 46). Illustrations 1 - 2. Intertextualité cinématographique I: les références à Caligula (1979) de Tinto Brass 136 Christian Wehr De même, lorsque Neruda, déguisé en prêtre, se rend dans une autre maison de tolérance, la scène est accompagnée du commentaire off „ se caiga del caballo el emperador “ ( „ que l ’ empereur tombe de son cheval “ , 30: 40), indice probable des desseins d ’ un État policier qui entend détrôner le poète du peuple. De telles références définissent d ’ emblée un registre de la décadence et de l ’ obscénité. Elles confèrent à la biographie des traits fictionnalisants, tout en faisant la part de l ’ hédonisme volage, bien attesté, du poète. La mise en scène caricaturale de la pose grande-bourgeoise est accentuée par des citations surréalistes: au tout début du film, on voit les membres du Sénat chilien plongés dans des discussions politiques, en train de boire du champagne devant de luxueux urinoirs (1: 15). Cette distanciation fait référence à l ’ histoire du cinéma en renvoyant au Charme discret de la bourgeoisie de Luis Buñuel (1972), où des convives attablés sont assis sur des sièges de toilettes. Cette référence souligne là encore l ’ obscénité et la débauche, et fait en outre intervenir une imagination poétique escapiste. Le discours de la scène suivante, qui voit Neruda se livrer à une vibrante apologie du communisme, est ainsi d ’ emblée mis en contraste avec des sous-textes où s ’ entremêlent distanciation surréaliste et décadence de la fin de l ’ Antiquité. Dans l ’ ensemble, la combinaison de différents genres dès les premières minutes du film met en évidence les contrastes, voire les contradictions du poète, tiraillé entre sa vie décadente et ses convictions communistes orthodoxes. Pendant la fête costumée qui suit, ces contrastes sont encore soulignés et intensifiés, notamment lorsque Neruda reçoit la visite de camarades de parti entrés dans la clandestinité pour fuir les persécutions politiques, un pas que le poète, offusqué, refuse encore à ce stade de franchir. Peu après entre en scène le policier Óscar Peluchonneau, incarné par Gael García Bernal, qui sera le persécuteur acharné de Neruda. Il se présente hors champ comme un acteur prenant possession de la scène: „ Aquí entro yo “ ( „ Là, je fais mon entrée “ , 14: 15). Sa présence sur scène élargit la palette des genres du film pour inclure diverses facettes du genre policier. Certains plans apparaissent comme des références à Hitchcock sous l ’ effet du fond peint du studio. Mais l ’ essentiel réside dans une série de décors et d ’ ambiances spécifiques issus du répertoire du film noir classique, qui contribuent de manière significative à la mythification de la figure de Neruda. Cela commence par l ’ une des nombreuses perquisitions effectuées par Peluchonneau (19: 51) et se poursuit par des scènes d ’ évasions nocturnes répétées (35: 00, 42: 14, 108: 50). Neruda, forcé de changer de résidence presque tous les jours, est montré de préférence dans des situations nocturnes et confuses de départ et d ’ évasion (101: 80, 106: 54, 18: 25): Combinatoire des genres, fictionnalisation et critique du mythe dans Neruda 137 La virtuosité de l ’ éclairage et du cadrage de Sergio Armstrong apporte ici une contribution essentielle et remplit une fonction dramaturgique centrale dépassant sa perfection stylistique et technique. Grâce à des contre-jours et des prises en grand angle, des distorsions et des arrière-plans floutés, Armstrong recrée le clair-obscur spécifique du film noir. 2 Il produit ainsi cette ambiance 2 Voir également la critique de Wolfgang Lasinger dans Artechock, cf. https: / / www. artechock.de/ film/ text/ kritik/ n/ neruda.htm. 138 Christian Wehr diffuse, indistincte et sans contours, qui, à l ’ âge classique du genre, reflète souvent l ’ ambivalence morale des personnages. Dans Neruda, les décors fantasmagoriques remplissent des fonctions très similaires. Au niveau de la mise en scène, ils motivent les constants changements de rôle et jeux de travestissement du personnage principal, en illustrant avant tout les transitions mouvantes entre les différentes identités des personnages. Dans le même temps, les plans de Peluchonneau, encore flous au début, montrent notamment à quel point l ’ instance du poursuivant est conçue comme une construction cinématographique faite d ’ ombre et de lumière, exposant dans une certaine mesure la genèse cinématographique du personnage (1: 12: 43; 14: 34): Illustrations 3 - 7. Intertextualité cinématographique II: le clair-obscur du film noir Vers la fin du film, la trame policière finit par se muer en western. L ’ affrontement final dans les cordillères enneigées, qui aboutit presque au succès désiré et se termine pourtant par la mort du poursuivant, ou encore le duel solitaire ponctué de coups de feu échangés dans une nature sauvage inaccessible sont des ingrédients éprouvés du western et du film de trappeurs. Nous assistons ici à une Combinatoire des genres, fictionnalisation et critique du mythe dans Neruda 139 dernière transformation du poète, dont le nouveau rôle s ’ inscrit une fois encore dans un genre cinématographique. Alors qu ’ au début de sa fuite dans les montagnes, Neruda savait tout juste monter à cheval ou tenir un revolver, ses diverses tentatives échouant de manière comique, il finit par se métamorphoser, y compris physiquement, en un héros de western intrépide: avec sa barbe et son poncho, c ’ est désormais un cavalier adroit qui sait manier les armes (1: 27: 45): Illustration 8. Intertextualité cinématographique III: Le western 3. Autoconstructions théâtrales: jeu et travestissement Grâce à des alternances fortement accusées en matière de genre artistique, les deux personnages principaux, en particulier, acquièrent une ambivalence singulière entre portrait réaliste et rôle cinématographique et fictionnel. Cette ambiguïté est complétée et accentuée par une théâtralité délibérée qui souligne à la fois la mise en scène du film et le caractère construit des personnages. C ’ est particulièrement évident dans un type de scènes placé sous le signe de la représentation théâtrale. 3 Dans Neruda, cela vaut d ’ abord et avant tout pour les incessants déguisements et jeux de rôle, fêtes costumées, audiences de tribunal ou meetings politiques. Dans de telles scènes, les caractéristiques théâtrales d ’ un personnage s ’ intriquent fréquemment aux procédés de leur construction cinématographique. Le premier exemple que l ’ on citera est de nouveau celui de la fête costumée initiale, où Neruda se déguise en Lawrence d ’ Arabie (5: 06): 3 Je reprends la notion de théâtralité à Wolfgang Matzat (Matzat 1982, 39 - 46). 140 Christian Wehr Ce rôle revêt une dimension autoréflexive à plusieurs titres. Il reflète avant tout l ’ ambivalence première du personnage entre rôle cinématographique et personnage historique, ce qui autorise en outre une lecture multiple de la fête. Tout en étant intégrée dans le récit comme évènement fictionnel immanent, celle-ci constitue par ailleurs une initiation aux multiplications cinématographiques du poète, principe fondamental selon lequel est conçu le personnage. Et en retour, la mascarade affecte aussi la relation primaire entre acteur et rôle. Ce niveau est évoqué dans les préparatifs de la fête, où l ’ on voit Neruda se maquiller avant le bal comme un acteur avant d ’ entrer en scène (4: 00). Il est assisté de sa femme, qui tient à cette occasion plusieurs masques devant son propre visage: Illustrations 9 - 10. Le protagoniste dans ses rôles: multiplications théâtrales La série de scènes véritablement théâtrales se poursuit avec de multiples variations. Dans l ’ un des nombreux lupanars fréquentés par Neruda, il chante et récite en public en compagnie d ’ un travesti (38: 00), dans une autre maison close, il se déguise en prostituée pour échapper à Peluchonneau, qui passe juste Combinatoire des genres, fictionnalisation et critique du mythe dans Neruda 141 devant lui durant la perquisition, sans le reconnaître (1: 01: 50). En chemin, il se déguise en prêtre, et au cours d ’ une autre poursuite, il finit par prendre place entre les photos de modèles dans la vitrine d ’ un salon de coiffure pour tromper son poursuivant (1: 00: 57 - 1: 02: 14). Immédiatement après, la fabrication d ’ un passeport nécessite une nouvelle transformation impliquant cette fois une barbe et un changement de vêtements. Dans toutes ces situations, soit Neruda se fond dans son environnement tel un caméléon, soit il change de rôle par pur plaisir du déguisement: dans l ’ ensemble, il n ’ en ressort pas uniquement une réflexion cinématographique déclinant dans toutes ses variations la parenté étymologique entre masque et personne. En fin de compte, le travestissement permanent véhicule également un message politique, les rôles de Neruda étant toujours ceux de gens simples, souvent marginalisés, dont il représente politiquement les positions: il joue non seulement des rôles de film, mais aussi les putains, les travestis, les hommes politiques, les modèles de coiffeurs, les paysans. Au total, les figurations fictionnelles immanentes au poète apparaissent donc aussi comme une allégorie collective du peuple lui-même, comme l ’ illustre parfaitement un montage parallèle: Tout en faisant la cuisine, Neruda dicte un poème exigeant la punition des crimes politiques (et fait au passage une nouvelle fois preuve d ’ érotomanie). Dans une série de fondus enchaînés suggestifs, le même texte est ensuite récité dans un camp de prisonniers où un orateur alterne avec un ch œ ur de prisonniers politiques comme en un répons liturgique. Enfin, Neruda déclame lui-même les vers devant un groupe de communistes de salon (46: 16 - 47: 58). Çà et là, le choix du rôle suivant fait également l ’ objet d ’ un calcul stratégique, par exemple lorsque Neruda discute avec sa femme pour savoir s ’ il est préférable d ’ opter à l ’ avenir pour l ’ existence du prisonnier politique et du martyr, ou pour celle de l ’ exilé. Lorsqu ’ enfin le poète savoure le succès de l ’ une ou l ’ autre de ses propres mises en scène ou annonce une course-poursuite avec la police, largement suivie par la population, ces épisodes théâtraux sont à chaque fois commentés explicitement. 4. Herméneutique de soi - création d ’ autrui: autoet hétéroconstructions littéraires Le raffinement autoréflexif du film n ’ est pas pour autant épuisé, car il est potentialisé par une autoconstruction résolument fictionnelle du poète, qui est en même temps le médium de la création de son adversaire. Le jeu avec la fiction s ’ engage lorsque Neruda laisse dans ses divers lieux de séjour, où le policier arrive toujours avec un retard décisif, des livres qu ’ il lui a dédicacés, de 142 Christian Wehr préférence des romans policiers. Et Peluchonneau se met effectivement à lire. Outre les romans dédicacés, il se lance également dans l ’œ uvre poétique de Neruda: tout d ’ abord pour y obtenir des indices cachés sur sa personne, puis avec un sentiment croissant de fascination et d ’ admiration secrètes. Ici s ’ amorce un processus au cours duquel Neruda fait peu à peu du policier sa créature: il induit littéralement Peluchonneau à le lire de manière multiple en semant les indices d ’ un décodage herméneutique, qui les fait renaître, lui et son poursuivant. L ’ une des dédicaces est à la fois programme et résumé de ce projet: „ Sube a nacer conmigo, hermano policía “ ( „ Viens au monde avec moi, frère policier “ , 20: 48). En ce sens, tous deux se constituent non seulement en un couple complémentaire poursuivant - poursuivi, mais aussi comme des êtres livresques. La première apparition de Peluchonneau peut déjà être interprétée en ce sens. Il entre en scène dans une lumière diffuse de film noir, en prononçant les mots „ Aquí entro yo. Tengo que entrar. Vengo de la página en blanco. Vengo a buscar mi tinta negra “ ( „ Là, je fais mon entrée. Il faut que j ’ entre. Je viens de la page blanche. Je viens chercher mon encre noire “ , 14: 20), et donc comme une page vierge de tout texte devant préalablement être remplie à l ’ encre par son créateur. Cette configuration est très suggestive dans une perspective poétologique. Elle présente notamment des liens avec une tradition d ’ interprétation herméneutique des textes fondée au XIX e siècle par Friedrich Schleiermacher, et développée plus tard par Hans-Georg Gadamer. Dans cette optique, la condition essentielle pour comprendre les œ uvres artistiques est l ’ identification à leur créateur: l ’ herméneutique fait de la projection dans le monde de l ’ auteur et de l ’ appréhension de ses intentions la condition essentielle pour la compréhension de son œ uvre. Selon ce point de vue, la compréhension équivaut à l ’ expérience vécue. La connaissance rationnelle est synonyme, dans l ’ idéal identificatoire, de participation empathique à l ’ objet de la connaissance et aux conditions de sa genèse. 4 Lorsque Peluchonneau lit de manière de plus en plus compulsive les romans qui lui sont dédicacés, ainsi que l ’œ uvre de Neruda, pour anticiper les plans et les prochains coups que va lui jouer le poète, il s ’ avère être un lecteur idéal au sens de cette école herméneutique (59: 20): 4 Schleiermacher 1838/ 1977: 75, 93; Dilthey 1900: 185, 202; Dilthey 1906: passim. Combinatoire des genres, fictionnalisation et critique du mythe dans Neruda 143 Illustration 11. Scènes de lecture: la biofiction entre film et littérature Parallèlement, Neruda revient lui aussi à la vie à travers les énigmatisations littéraires de lui-même qu ’ il fait déchiffrer à son lecteur. C ’ est là que réside la signification profonde des scènes de lecture récurrentes dans le dernier tiers du film. Elles montrent le couple symbiotique que forment auteur et lecteur, poursuivant et poursuivi, dans le processus de leur genèse fictionnelle. À ce niveau, Neruda se met donc en scène comme un créateur quasi-divin, comme un démiurge qui a en fin de compte créé la totalité du décor; la femme de Neruda le confirme dans une conversation avec le policier, affirmant qu ’ il a tout écrit à l ’ avance, la totalité du film de sa vie: En esta ficción todos giramos alrededor del protagonista. [ … ] En su cabeza está escribiendo una novela fascinante. Escribió a ti, el policía trágico, escribió a mi, la mujer absurda, se escribió a él, el fugitivo vicioso. ( „ Dans cette fiction, nous tournons tous autour du protagoniste. [ … ] Dans sa tête, il est en train d ’ écrire un roman fascinant. Il t ’ a écrit toi, le policier tragique, il m ’ a écrite moi, la femme absurde, il s ’ est écrit lui-même, le fugitif vicieux. “ , 1: 09: 20 - 1: 11: 22) Peluchonneau finit par l ’ admettre à son tour, et opine: „ Me escribió “ ( „ Il m ’ a écrit “ , 1: 11: 20). Ce lien généalogique est complété au fil de l ’ intrigue par une chute surprenante et sophistiquée. À l ’ occasion de la perquisition de la maison close mentionnée précédemment, au cours de laquelle Neruda se tient devant lui, déguisé, Peluchonneau confesse un traumatisme personnel: il est le fils d ’ un haut fonctionnaire de police et d ’ une prostituée de ce même établissement. À cause de cette ascendance illégitime, son père biologique ne l ’ a reconnu qu ’ à contrec œ ur. Le policier a donc sans doute été conçu dans la maison close que fréquente le poète. Du point de vue de Peluchonneau, Neruda se trouve placé dans une position de père imaginaire, ce qui confère à la filiation livresque une 144 Christian Wehr dimension sociale et psychologique supplémentaire. Sa relation profondément ambivalente avec le poète, oscillant entre admiration secrète et désir avoué de tuer, acquiert ainsi une note nettement œ dipienne. 5. La biofiction entre épopée cinématographique et critique du mythe À ce stade de la réflexion, on pourrait considérer Neruda comme un pur jeu virtuose avec la fiction qui n ’ aurait au fond pas d ’ autre fin que lui-même, comme l ’ ont fait du reste la plupart des critiques. Mais Larraín dépasse délibérément l ’ exercice de style cinématographique en mettant en scène un mythe national dans toute ses contradictions et son insaisissabilité. En ce sens, l ’ interminable poursuite du personnage principal, qui échoue toujours au dernier moment, peut être comprise comme symbolique: elle illustre l ’ évanescence de la personne réelle, qui devient une légende aux multiples facettes. La figure du poète se dérobe dès lors qu ’ on tente de la réduire à l ’ un de ses nombreux rôles contradictoires. C ’ est précisément grâce à ces stratégies de multiplication que le film acquiert progressivement les contours d ’ une épopée fragmentaire empreinte de satire. Larraín montre la vie rhapsodique d ’ un héros, protagoniste à la fois insaisissable et omniprésent. Ce paradoxe finira par entraîner la mort de Peluchonneau, chroniqueur du personnage principal. Parallèlement à ce duel inégal, le film brosse le panorama d ’ une phase brève, mais décisive de l ’ histoire chilienne. Larraín met plusieurs fois en corrélation le sort de Neruda et la prise du pouvoir par González Videla en 1946, présentée comme une transition vers l ’ omniprésence du contrôle et de la surveillance étatiques, et donc aussi comme une anticipation de la dictature de Pinochet, des années plus tard. Mais le film ne s ’ en tient pas non plus à la construction épique d ’ une vie haute en couleurs ni à l ’ évocation de la terreur future. Sa forme singulière l ’ identifie comme une réflexion relevant de la critique du mythe, comme je voudrais le montrer en conclusion en me référant à Roland Barthes. En 1957, celui-ci publie un texte fondateur dans lequel le mythe n ’ est pas déterminé par son contenu, en tant que concept ou idée, mais sémiotiquement, par la forme de son énoncé. En ce sens, le mythe est défini comme réécriture secondaire de significations linguistiques primaires. Il en résulte que fondamentalement, tout objet peut être soumis à une constitution de signification mythique. Si l ’ on applique la sémiologie barthésienne du mythe au biopic de Larraín en tenant compte des réflexions précédentes, on obtient les glissements de sens suivants (Barthes 1957/ 1970: 187): Combinatoire des genres, fictionnalisation et critique du mythe dans Neruda 145 1. Signifiant Le nom „ Neruda “ 2. Signifié La personne biographique 3. Signe „ Neruda “ devient le I. Signifiant mythique (formé à partir de 1 et 2) II. Signifié mythique Diversité des rôles mythiques: Neruda bourgeois hédoniste, combattant communiste clandestin, voix poétique du peuple, exilé politique, démiurge créateur III. Signe mythique „ Neruda “ : formé à partir de I. Signifiant et II. Signifié Au niveau primaire de la langue, le signe „ Neruda “ est constitué par le signifiant du nom et le signifié de la personne biographique, c ’ est-à-dire l ’ écrivain et homme politique ayant vécu de 1904 à 1974. Or, ce signe peut lui-même devenir, au niveau secondaire de la signification mythique, un signifiant auquel sont attribués un certain nombre de nouveaux signifiés. L ’ analyse du film a montré jusqu ’ ici que ces mythifications se manifestent dans une série de rôles secondaires: ici, Neruda figure au choix comme bourgeois hédoniste, combattant communiste clandestin, porte-parole du peuple assujetti, exilé politique ou poète démiurgique. Des exemples de toutes ces attributions de sens et lieux communs se retrouvent dans l ’ image du poète inscrite dans la mémoire collective. Larraín est resté pour l ’ essentiel fidèle aux rôles mythiques traditionnels de Neruda. L ’ originalité de sa biographie cinématographique ne réside donc pas dans le contenu, mais dans la forme: loin d ’ être présentées comme naturellement données et donc inéluctables, les figurations mythiques du poète sont en effet visualisées au cours des processus contingents de leur genèse théâtrale. Ce procédé particulier peut être mis directement en rapport avec la dimension du modèle barthésien du mythe comme critique de l ’ idéologie. L ’ un des principaux enjeux des Mythologies était en effet de montrer comment une sélection de signes de la langue française - le Tour de France, le vin, le strip-tease et bien d ’ autres - deviennent, par l ’ attribution de significations secondaires, les composantes de base d ’ une mythologie de la petite bourgeoisie (Barthes 1957/ 1970: 9 - 177). Le fait qu ’ il s ’ agisse là de productions de sens artificielles et a posteriori reste en règle générale inconscient: selon Barthes, l ’ usage collectif du langage comprend le mythe sans aucun recul, comme une substance séman- 146 Christian Wehr tique, au lieu de le reconnaître comme un effet sémiotique fondé sur un certain intérêt politique. Dans L ’ Empire des signes, essai postérieur consécutif à un voyage au Japon, Barthes reprend cette approche, décelant dans la culture japonaise de parfaits contre-modèles au langage instrumental du mythe occidental (Barthes 1970/ 2005). Dans la forme poétique traditionnelle du haïku, mais aussi dans nombre d ’ autres phénomènes de la sémiotique culturelle (tels que les plans de ville, les rituels alimentaires et les calligraphies), il manque selon Barthes une fixation des signes dans des significations idéologiques. Au lieu de l ’ univocité mythique, on assiste à des décentrements et à des multiplications du sens. De la sorte, il est possible qu ’ émerge une richesse de sens préservant l ’ ouverture du discours, et donc la liberté du lecteur et de l ’ interprète. L ’ approche de Barthes me paraît éclairante pour appréhender la version du mythe de Neruda proposée par Pablo Larraín. En effet, si le film évoque les facettes bien connues du poète, au lieu de les réunir en une ébauche homogène et mythique - et donc, au sens barthésien, de les affirmer et de les naturaliser (Barthes 1957/ 1970: 202) - Larraín les laisse subsister côte à côte sans médiation. Plus encore: en générant les multiples rôles de son protagoniste à partir de structures cinématographiques, théâtrales et poétiques, il révèle leur caractère artificiel, construit et fictionnel. Loin de continuer à écrire la légende, Neruda est en définitive une contribution subtile à la dénaturation et à la déconstruction d ’ un mythe personnel. Hommage sincère et critique ludique du mythe s ’ équilibrent avec précision. Neruda ne se veut donc ni témoignage de reconnaissance dénué de tout recul, ni entreprise iconoclaste visant à déboulonner un monument national. Au contraire, Larraín présente la diversité des figurations mythiques de son personnage principal comme des constructions et des effets sémiotiques. (Traduit de l ’ allemand par Emmanuel Faure) Barthes, Roland, Mythologies, Paris, Éditions du Seuil, 1957/ 1970. Barthes, Roland, L ’ Empire de signes, Paris, Éditions du Seuil, 1970/ 2005. Dilthey, Wilhelm, Die Entstehung der Hermeneutik, in: Benno Erdmann et al. (ed.): Philosophische Abhandlungen. Christoph Siegwart zu seinem 70. Geburtstage gewidmet, Tübingen, J. C. B. Mohr, 1900, p. 185 - 202. Dilthey, Wilhelm, Das Erlebnis und die Dichtung. Lessing, Goethe, Novalis, Hölderlin: Vier Aufsätze. Leipzig, Teubner, 1906. Larrain, Pablo, Neruda (DVD), Berlin, Goodmovies, 2017. Combinatoire des genres, fictionnalisation et critique du mythe dans Neruda 147 Lasinger, Wolfgang, Der Dichter im Zwielicht, cf. https: / / www.artechock.de/ film/ text/ kritik/ n/ neruda.htm. Matzat, Wolfgang, Dramenstruktur und Zuschauerrolle: Theater in der französischen Klassik, München, Fink, 1982. Schleiermacher, Friedrich Daniel Ernst, Hermeneutik und Kritik, 1838, éd. posthume de son élève Friedrich Lücke. Annexe: Textes sur la philosophie du langage. Édition et introduction de Manfred Frank, Frankfurt, Suhrkamp, 1977. 148 Christian Wehr III La biofiction entre image et texte: le roman graphique et la bande dessinée Les bandes dessinées biographiques actuelles en France: enjeux et possibilités de l ’ intermédialité Charlotte Krauss 1. Un succès récent En France, les bandes dessinées biographiques jouissent depuis quelques années d ’ une grande popularité. Sur les étalages des librairies, qu ’ elles soient spécialisées ou non dans le neuvième art, se côtoient les one shot (bandes dessinées en un seul tome) racontant la vie de personnes généralement célèbres: philosophes, scientifiques, femmes et hommes politiques. Une large part de ces parutions est consacrée à des vies d ’ artistes (écrivains, musiciens, peintres … ), fait qui pourrait trouver une explication dans l ’ enjeu intermédial que constitue la représentation d ’ un art par un autre, la bande dessinée. Il est vrai que le public français, d ’ une manière générale, se distingue par son attrait exceptionnel pour le neuvième art. Sans limitation à une tranche d ’ âge ou à une couche sociale spécifique, la „ BD “ peut compter dans l ’ Hexagone sur un lectorat aussi fidèle que varié, faisant de la France le marché principal de l ’ art séquentiel en Europe: au fil des ans, le pays est ainsi devenu la porte d ’ entrée vers l ’ Europe pour le manga japonais et les comics américains, mais aussi un vivier pour les jeunes artistes qui, bien qu ’ ayant souvent un statut précaire, y trouvent une multitude de maisons d ’ édition souvent ouvertes aux expérimentations et aux innovations. 1 La multitude de publications de biographies en bandes dessinées est un phénomène récent, mais qui constitue la suite logique d ’ une évolution que le neuvième art a entamée dans les années 1980 - 1990: une ouverture décisive aux sujets sérieux et au format documentaire qui témoigne de la maturité désormais reconnue à un genre jusque-là associé à un lectorat jeune, à l ’ humour, aux 1 Les chiffres actuels sont par exemple résumés par Antoine Oury en janvier 2020 sur le site ActuaLitté dans le contexte de l ’„ Année de la bande dessinée “ en France: www.actualitte. com/ article/ bd-manga-comics/ la-bande-dessinee-en-france-chiffres-et-etat-des-lieux / 98579. Pour un état des lieux du marché de la BD en France, se référer au rapport de Pierre Lungheretti pour le Ministre de la Culture (Lungheretti, „ La bande dessinée, nouvelle frontière artistique et culturelle “ , 2019). histoires fantastiques, à des images coloriées sans grande profondeur ou à la légèreté du ton. Un moment symbolique de ce changement est sans aucun doute l ’ attribution du prix Pulitzer à Maus (1986 et 1991) d ’ Art Spiegelman en 1992 2 qui couronne le succès mondial d ’ une bande dessinée racontant le destin du père de l ’ auteur, Juif polonais, de la montée du nazisme à la libération des camps de travail et d ’ extermination en passant par l ’ invasion de la Pologne par l ’ Allemagne nazie et l ’ expérience traumatisante du ghetto - d ’ une certaine manière, il s ’ agit d ’ une biographie en bande dessinée, même si l ’ enjeu est bien le récit de l ’ Holocauste et, à un deuxième niveau, les relations entre le père survivant et son fils bédéiste. Spiegelman, figure de proue du underground comix américain, était déjà connu au moment de la parution de Maus. Pour cette œ uvre inhabituelle, il pouvait s ’ appuyer sur sa maîtrise parfaite des techniques de la bande dessinée aussi bien que sur son accès au monde de l ’ édition. 3 En ouvrant la bande dessinée aux sujets historiques et à un questionnement sérieux de la mémoire collective, Maus facilite entre autres l ’ apparition de la BD de journalisme: Palestine de Joe Sacco, première œ uvre marquante de ce nouveau genre, paraît un an seulement après le prix Pulitzer décerné à l ’œ uvre de Spiegelman. 4 Sacco, qui s ’ est intéressé à des sujets très variés - du Moyen-Orient à la guerre des Balkans, en passant par la Tchétchénie et les migrations dans l ’ espace de la Méditerranée - est encore aujourd ’ hui considéré comme le plus influent des reporters-bédéistes. À son tour, il a incité de nombreux auteurs à proposer des BD reportages plus ou moins longues, publiées sous forme de volumes (par exemple les reportages très personnels d ’ Emmanuel Lepage) ou dans des journaux (comme les reportages de Patrick Chappatte publiés dans Le Temps de Genève et dans d ’ autres périodiques). Depuis les années 2000, ce sont plus largement des bandes dessinées documentaires consacrées à tous les sujets imaginables - historiques, écologiques, sociologiques, économiques … - qui paraissent en nombre et attirent un lectorat toujours plus nombreux. Parmi les lecteurs, on trouve des personnes 2 Après une parution dans la revue RAW à partir de décembre 1980, Maus paraît en deux tomes, respectivement en 1986 et 1991. Sur la fonction de précurseur et de modèle qu ’ occupe cette œ uvre, Ana Merino résume: „ MAUS represents to the comic what Proust ’ s work represented to literature, achieving narrative maturity for the present-day comic based on the concept of memory, gving it a multiple content: testimonial, autobiography, history, and personal memoir “ (Merino, „ Memory in Comic “ , 2010,30). 3 Le magazine Raw était dirigé par Françoise Mouly, l ’ épouse d ’ Art Spiegelman, et avait été fondé par le couple, en 1980. 4 Fondé sur un séjour de deux mois que Joe Sacco passa dans les territoires palestiniens pendant l ’ hiver 1991 - 1992, Palestine paraît en neuf chapitres entre 1993 et 1995 et reçoit le American Book Award en 1996. Au sujet de la BD reportage, voir en particulier Bourdieu, „ Le reportage en bande dessinée dans la presse actuelle “ , 2012. 152 Charlotte Krauss jusque-là peu attirées par l ’ art séquentiel mais intéressées par le sujet et par un format qui leur paraît propice aux sujets complexes, abordable ou ludique. Un sondage mené par le site internet Babelio auprès de lecteurs français en 2017 s ’ intéresse à la bande dessinée de non-fiction: sur 2878 personnes interrogées, 81 % disent avoir lu des bandes dessinées au cours de l ’ année précédente, 59 % qu ’ elles lisent des bandes dessinées de non-fiction. Parmi les participants au sondage, 96 % sont d ’ avis que la bande dessinée peut aborder tous les sujets, 98 % attribuent aux bandes dessinées de non-fiction des vertus pédagogiques et 90 % disent avoir été inspirés par la lecture d ’ une bande dessinée de non-fiction à chercher des informations supplémentaires sur un sujet donné. 5 Bien au-delà des séries de super-héros classiques, les bandes dessinées constituent donc désormais une lecture parfaitement commune pour la majeure partie du public français. Le succès de la BD documentaire est aussi intimement lié à la mode des graphic novels, des romans graphiques. La première œ uvre affichant ce terme sur sa couverture était A Contract with God (1978), de Will Eisner, qui réunit quatre récits courts sur des personnages juifs pauvres de New York. S ’ il est difficile de définir clairement les romans graphiques comme un genre circonscrit, le terme, souvent placé sur la couverture des one shot comme un argument de vente, suggère en tout cas une certaine profondeur de la narration, un sujet sérieux ou littéraire et des personnages au caractère complexe. Le sérieux ainsi affiché a définitivement permis l ’ accès de l ’ art séquentiel aux étalages des librairies classiques. On ne saurait expliquer la parution massive de bandes dessinées biographiques sans prendre en compte l ’ ancrage du phénomène dans cette évolution spectaculaire qu ’ a connue le neuvième art depuis une trentaine d ’ années. S ’ y ajoute l ’ affinité toujours plus grande de la bande dessinée avec le récit de vie, à commencer par l ’ apparition des récits séquentiels autobiographiques. L ’ un des précurseurs très influents de ce genre est par exemple Binky Brown Meets the Holy Virgin Mary de Justin Green, un album audacieux, injustement oublié de nos jours, qui paraît dès 1972 aux Etats-Unis. Sur 44 pages (ce qui est beaucoup, à 5 Il s ’ agit d ’ un sondage mené par le site Babelio en septembre 2017, sur internet, en passant par son propre site consacré à la lecture et par la page Facebook reliée au site. Le terme de „ bande dessinée de non-fiction “ comprend plusieurs genres différents dont les plus fréquemment lus par les personnes interrogées sont en ordre décroissant: les bandes dessinées historiques, biographiques, les témoignages, les documentaires et les reportages. (Babelio, „ La non-fiction en BD: Quand les bulles racontent le monde “ , https: / / www. slideshare.net/ Babelio/ etude-babelio-la-nonfiction-en-bd-octobre-2017). Les bandes dessinées biographiques actuelles en France 153 l ’ époque), l ’ auteur raconte son enfance et son adolescence marquées par une éducation catholique excessivement stricte ainsi que ses obsessions religieuses et sexuelles. 6 Si ce récit n ’ invente pas l ’ autobiographie en bande dessinée, il encourage la création d ’ autres œ uvres par sa franchise et par le traitement de sujets aussi graves que les troubles psychiques. En France, il faut toutefois attendre la parution des bandes dessinées d ’ Edmond Baudoin (à partir de Passe le temps, en 1982), voire le succès mondial de Persépolis de Marjane Satrapi (2000 - 2003) pour que le récit séquentiel autobiographique s ’ établisse. La bande dessinée biographique, quant à elle, connaît une première vague en France dès les années 1983 - 1984, quand Edito-Service SA publie en format poche pas moins de 52 tomes d ’ une série intitulée „ Les grandes biographies en bande dessinée “ . 7 Il s ’ agit d ’ une création de deux Argentins, le dessinateur Eugenio Zoppi et le scénariste Alberto Cabado (pour une majorité des tomes), consacrée à des personnalités extrêmement variées de l ’ Histoire mondiale, de Gandhi (t. 1) à Wagner (t. 52). Mais ce n ’ est que trente ans plus tard que le genre de la biographie en bande dessinée connaît un grand succès avec Pablo de Julie Birmant et Clément Oubrerie, publié entre 2012 et 2014. La petite série de quatre tomes s ’ intéresse aux débuts de Picasso à Montmartre, entre 1900 et 1912. Cette période, marquée par la précarité, la recherche d ’ un style propre et d ’ un public, est racontée à travers les yeux de Fernande, 8 le premier grand amour du peintre. Une bonne partie du premier tome est d ’ ailleurs consacrée aux débuts difficiles que la future muse et maîtresse de Picasso a connus dans la vie - abandonnée par sa mère, elle grandit chez une tante, est mariée de force à un homme bien plus âgé, pathologiquement jaloux, qui l ’ enferme et la maltraite. Elle finit par s ’ enfuir et cherche son chemin dans Paris. C ’ est au Bateau-Lavoir, à Montmartre, qu ’ elle s ’ installe finalement avec Picasso, dans des conditions difficiles, mais qui lui permettent de vivre libre. Outre Picasso, elle y côtoie de nombreux autres artistes, poètes ou peintres. Trois des quatre tomes portent ainsi comme titre le nom d ’ un artiste ayant eu une influence sur l ’œ uvre de Picasso: Max Jacob (tome 1, publié en 2012), Apollinaire (tome 2, 2012) et Matisse (tome 3, 2013). Dans le dernier tome, Picasso (2014), le rêve de célébrité du peintre devient enfin réalité en même temps que Fernande se retrouve seule et, bientôt, oubliée. 6 Mazur et Danner, Comics. Une histoire de la BD, de 1968 à nos jours, 2017, 37. 7 Le site de la „ Bédéthèque “ donne la liste complète de tous les tomes: www.bedetheque.com/ serie-28287-BD-Grandes-biographies-en-bandes-dessinees.html (dernière consultation: 30 avril 2020). 8 Le scénario de Julie Birmant s ’ appuie sur le récit autobiographique de Fernande Olivier (1881 - 1966), Souvenirs intimes, écrits pour Picasso, publié de façon posthume en 1988. 154 Charlotte Krauss La série est bien reçue, y compris à l ’ international, 9 ce qui confirme plus largement le triomphe du genre de la „ BD biographie “ . Mais l ’ intérêt de Pablo réside aussi dans le fait qu ’ il s ’ agit d ’ une biographie d ’ artiste qui relève d ’ emblée le défi d ’ un dialogue entre les arts. Ainsi, les différents tomes représentent plusieurs peintures en train d ’ être produites, exposées, admirées et vendues. À mesure que la narration avance, les dessins de Clément Oubrerie reproduisent de plus en plus souvent des peintures célèbres, généralement connues des lecteurs. Les tomes 3 et 4 indiquent ainsi en annexe le copyright des peintures originales respectives de Matisse, Braque et Picasso. Toutes les biographies en bande dessinée doivent faire des choix pour adapter la durée d ’ une vie au nombre de pages assez restreint d ’ une bande dessinée. Ainsi, comme nous venons de le voir, les quatre tomes de la série Pablo racontent une période assez brève de la vie du peintre. De même, tous ces ouvrages doivent réfléchir à l ’ utilité des images: s ’ agit-il de simples illustrations de faits connus, racontent-elles les émotions des auteurs face à la vie de personnages connus ou assument-elles une part d ’ invention délibérée, approchant le documentaire du subjectif voire de la fiction? À ces deux enjeux, les biographies d ’ artistes en bande dessinée ajoutent le défi du reflet d ’ un art par un autre, qu ’ il s ’ agisse de peintures (faut-il les reproduire ou pas? ), de textes (combien de citations peut supporter un récit séquentiel? ) ou encore de musique (comment représenter ce médium très loin du dialogue texte/ image que constitue la bande dessinée? ). Afin de prendre en compte cette complexité complémentaire des récits séquentiels racontant la vie d ’ un/ e artiste, je propose de me pencher sur deux exemples récents de ce genre spécifique. Il s ’ agit de deux one shot publiés la même année (en 2015), par la même maison d ’ édition (Dargaud); ils sont consacrés respectivement à la vie de l ’ écrivain et philosophe français Jean-Paul Sartre (1905 - 1980) et à celle du pianiste canadien Glenn Gould (1932 - 1982). En interrogeant l ’ adaptation de ces deux biographies au monde de la bande dessinée, puis en regardant de plus près l ’ adaptation intermédiale, nous verrons que Glenn Gould. Une vie à contretemps par Sandrine Revel répond aux défis du genre avec une approche très inventive, tandis que Sartre de Mathilde Ramadier (scénario) et Anaïs Depommier (dessin) tombe dans certains pièges que tend le récit d ’ une biographie en bande dessinée. 9 En France, le premier tome reçoit en 2012 le Grand Prix RTL de la bande dessinée. En 2017, une édition intégrale rassemblant les quatre tomes confirme les bons chiffres de vente de la série. Enfin, plusieurs traductions dans d ’ autres langues indiquent la diffusion au-delà des pays francophones: assez rapidement, Pablo paraît ainsi en allemand, anglais, espagnol, portugais du Brésil et en néerlandais. Les bandes dessinées biographiques actuelles en France 155 2. Raconter une biographie en bande dessinée - Sartre et Glenn Gould Sartre raconte la vie de Jean-Paul Sartre de sa naissance au refus du prix Nobel, en 1964. Un épilogue de deux planches est situé en 1980, au moment des obsèques de l ’ écrivain. 10 Très rapidement (Ramadier/ Depommier 2015: 26), l ’ album introduit aussi Simone de Beauvoir comme deuxième personnage central, ce qui rend quelque peu réducteur le titre de l ’ ouvrage (qui aurait pu s ’ appeler „ Sartre et Beauvoir “ ) ainsi que la couverture qui montre seulement le visage très abstrait du protagoniste masculin, en noir et blanc, et qui ne correspond guère, d ’ ailleurs, au style assez réaliste de cet album colorié et fortement inspiré par la ligne claire. La confrontation des deux personnages permet de maintenir un dialogue - au niveau de la narration, puisque le dessin et le texte montrent ou évoquent très souvent les deux, mais aussi au niveau du scénario qui s ’ appuie sur des écrits de Sartre comme de Beauvoir. Un avertissement (ibid. 8) explique au lecteur que les cases à fond jaune se fondent sur des textes de J.-P. Sartre, celles sur fond vert sur des textes de S. de Beauvoir. S ’ y ajoute le fond „ blanc “ (soit: neutre; il peut être marron ou turquoise selon les planches) pour le texte pas directement repris à l ’ un des deux philosophes. Le choix des couleurs de fond détermine la tonalité de l ’ album: on constate une prédominance de nuances de marron, vert et jaune et la quasi-absence du rouge et du bleu vif, ce qui donne à l ’ ensemble une teinte quelque peu jaunie et crée une ambiance qui fait penser à celle d ’ un vieil album-photo. Le scénario de Mathilde Ramadier suit une narration strictement linéaire: le petit „ Poulou “ joue au jardin du Luxembourg, l ’ adolescent part à La Rochelle, puis revient à Paris pour faire ses études au lycée Henri-IV avant d ’ être admis à l ’ Ecole Normale Supérieure. L ’ album s ’ arrête sur l ’ année que Sartre passe à Berlin, en 1933, sur les années de guerre et sur le voyage aux Etats-Unis en janvier 1945. Enfin, les discussions intellectuelles et les scissions de l ’ aprèsguerre occupent la dernière partie de l ’ ouvrage. L ’ arrêt assez brusque du récit au moment du refus du Prix Nobel n ’ est pas clairement expliqué: maladroitement, l ’ annexe propose (ibid. 149) un „ Résumé des événements de 1964 à 1980 “ , comme si l ’ album avait atteint le nombre de pages maximal. Une concentration sur un questionnement philosophique précis ou sur une période charnière dans la vie du philosophe aurait certainement donné un scénario plus logique ou plus complet. 10 Ramadier et Depommier, Sartre, 2015, 145 - 147 [par la suite, seules les pages seront indiquées entre parenthèses]. 156 Charlotte Krauss Le lecteur est guidé par un arbre généalogique de Sartre précédant le récit (ibid. 6 - 7) et par une présentation des principaux personnages qui propose pour chaque nom un dessin et un court résumé biographique ( „ À propos de ceux qui ont côtoyé Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir “ , 150 - 156). Il s ’ agit de personnalités connues du XX e siècle dont le lecteur a très probablement entendu parler et qu ’ il aimerait donc reconnaître. En réalité, au fil de la narration, l ’ identification des personnages secondaires est souvent très difficile, en particulier sur les planches racontant les discussions philosophiques et idéologiques de l ’ après-guerre: si les personnages féminins, proportionnellement plus rares, sont assez facilement distinguables, les jeunes hommes sveltes aux cheveux foncés sont trop nombreux, se ressemblent beaucoup et ne sont pas présentés avec leur nom dans les différentes scènes. La lecture devient ainsi un jeu de piste fastidieux, un aller-retour continuel entre la planche respective et l ’ annexe. Raconter en détail la biographie d ’ une figure aussi connue que Jean- Paul Sartre semble imposer un style de dessin assez réaliste, que choisit effectivement Anaïs Depommier: dans le célèbre triangle par lequel Scott McCloud propose de saisir le degré d ’ abstraction de différentes bandes dessinées, 11 les personnages de Sartre se situeraient plutôt vers le bas et vers le côté gauche, soit proche de la „ réalité “ , loin de l ’ abstraction iconique (haut) ou symbolique (droite). Or, bien que très réaliste, le style n ’ est pas suffisamment détaillé pour qu ’ on puisse reconnaître au premier coup d ’œ il chaque personnage. Dans l ’ ensemble, l ’ album manque ainsi d ’ explicitation par le texte (qui pourrait indiquer le nom dans toutes les scènes, que ce soit en cartouches ou en phylactères) ou par l ’ image (qui pourrait introduire des signes distinctifs pour les différents personnages). Afin de parer à ce problème, le scénario aurait également pu opter pour une réduction plus large: la représentation d ’ un aussi grand nombre de personnages est en effet un projet très ambitieux pour une bande dessinée en un seul volume. Ce problème d ’ une surcharge mal adaptée au médium choisi vaut également pour l ’ intégration des idées philosophiques de Sartre, de Beauvoir et de leurs contemporains: outre le récit de faits biographiques, Sartre cherche en effet à circonscrire la pensée du philosophe. Si l ’ album évite de remplir les planches par des textes trop longs, la réduction de toute l ’œ uvre de Sartre à des bribes de pensées finit par être tellement éclectique que le sens global - une représentation compréhensible de l ’ existentialisme - ne peut être obtenu. Comme nous le verrons plus loin, cet effet est lié à l ’ enjeu de la transposition des textes philosophiques dans l ’ art bimédial de la bande dessinée. Il s ’ explique surtout par un manque d ’ indépendance et d ’ audace dans le dessin, 11 McCloud, Understanding Comics, 1993, 52 - 53. Les bandes dessinées biographiques actuelles en France 157 qui est trop souvent réduit à la représentation, au fond sans intérêt, de personnages en train de discuter. * Sandrine Revel est aussi bien la scénariste que la dessinatrice de Glenn Gould. Une vie à contretemps, une alliance de compétences qui lui permet de concevoir l ’ album comme une unité et d ’ envisager l ’ emploi du texte et de l ’ image de façon aussi harmonieuse que complémentaire. L ’ album se distingue de la narration linéaire des biographies classiques: il revient sur la vie de Glenn Gould à partir du moment de sa mort, sur le mode du flashback. Le récit choisit quelques scènes-clés dans la vie du pianiste, des cours de piano avec sa mère et du premier concert qu ’ écoute l ’ enfant, se rêvant lui-même pianiste, 12 aux derniers enregistrements et à des moments situés vers la fin de sa vie - une promenade, l ’ arrivée à l ’ hôpital. Le choix de la réduction est clairement assumé. Revel opte aussi délibérément pour un allègement du texte en faveur de planches muettes comme celles montrant des suites de petites, voire très petites vignettes avec les mains du pianiste (Revel 2015 : 3; 75; 125), sa tête (ibid. 14; 124) et sa silhouette lors des concerts ou des enregistrements (ibid. 46; 60 - 61; 112 - 113) - des pages construites „ comme une pellicule photo “ , selon l ’ auteure. 13 D ’ autres planches muettes sont très oniriques: le début de l ’ album par exemple s ’ ouvre sur un paysage polaire avec de gros nuages (ibid. 5), pour introduire un ours blanc (ibid. 6), puis le haut du corps d ’ un personnage dont on comprend qu ’ il s ’ agit du jeune Glenn Gould, mais dont le visage est entièrement recouvert d ’ un masque de chien. Vêtu d ’ un costume noir et d ’ une chemise blanche, placé devant des nuages gris, il joue sur un piano invisible (ibid. 7). Ces planches réunissent en les superposant le jeu du pianiste, son amour des animaux (quatre pingouins font leur apparition, ibid. 8), sa passion du grand Nord canadien et sa préférence pour le mauvais temps. Seule l ’ apparition de Glenn Gould, bien reconnaissable mais allongé sur un lit d ’ hôpital (ibid. 9), fait comprendre que ces images sont ce que voit le patient inconscient. Quant aux différentes passions, elles ne seront révélées que progressivement au fil du récit - les premières planches restant assez énigmatiques. La linéarité du flashback qui s ’ ouvre ensuite (ibid. 10) 14 est approximative: si le personnage de Glenn Gould vieillit au fil des pages, certains souvenirs sont 12 Revel, Glenn Gould. Une vie à contretemps, 2015, 10 - 11 [par la suite, seules les pages seront indiquées entre parenthèses]. 13 Interview avec Sandrine Revel, Ligne Claire, 2015, www.ligneclaire.info/ gleen-gould-24987. html. 14 Le flashback est introduit par le dessin très schématique d ’ une maison dans la dernière case de la page 10, relié par un trait noir à la tête de Glenn Gould dans la case précédente. La page 11 s ’ ouvre sur un plan panoramique montrant la même maison (un cartouche 158 Charlotte Krauss explicitement datés (petits cartouches en haut à gauche de la planche), mais pas tous. L ’ auteure assume ce choix: „ On est dans le souvenir, pas dans la chronologie. J ’ ai voulu casser la façon de raconter, le rythme chronologique “ . 15 Le fil du récit est également brouillé par le fait que les souvenirs de l ’ artiste se croisent avec les réactions de son entourage: on entend par exemple sa cousine Jessie, son ami de longue date Walter, ou encore une dame russe se souvenant du concert que Glenn a donné à Moscou en 1957, et auquel elle assista en tant que jeune élève du conservatoire. De plus, une planche (ibid. 96 - 97) rassemble de brefs témoignages de seize personnages connus ou inconnus ayant croisé Glenn Gould; celle d ’ après (ibid. 98 - 99) montre seize fois le pianiste assis de profil, expliquant sa décision de ne plus donner de concerts pour préférer l ’ enregistrement studio et sa „ réclusion monastique “ (ibid. 99). Les trois narrations se distinguent par différents cadres donnés aux vignettes respectives: les témoignages sont présentés dans un découpage de gaufrier presque régulier, mais sans cadres, les souvenirs de Glenn Gould mourant ont des vignettes aux angles arrondis, tandis que le récit des réactions de l ’ entourage situé au moment de la narration (1982) se fait dans des vignettes encadrées par une ligne double. 16 Le but primaire de l ’ ouvrage est clairement de cerner le génie de l ’ artiste, mais aussi son caractère très inhabituel: le scénario prend donc en compte ses tics, ses peurs, son étrangéité, à l ’ âge adulte comme pendant son enfance. C ’ est ce qui détermine le choix des scènes: l ’ enfant refuse de tuer les poissons pêchés, l ’ adulte appelle son ami à trois heures du matin pour résoudre la question d ’ un passage difficile dans une sonate de Beethoven, l ’ enfant et l ’ adulte ont des comportements hypocondriaques, les chantonnements légendaires du pianiste posent problème lors de l ’ enregistrement - et ainsi de suite. Pour compléter ce récit, l ’ annexe propose une „ playlist “ des morceaux „ ayant accompagné l ’ auteure pendant la réalisation de [l ’ ]ouvrage “ (ibid. 133) ainsi qu ’ une discographie raisonnée et commentée des enregistrements de Glenn Gould. Cette annexe attire l ’ attention sur l ’ enjeu que constitue la représentation de la musique et du jeu du pianiste dans la bande dessinée, au reflet d ’ un art par un autre. Aussi bien pour Sartre que pour Glenn Gould, il convient donc de nous pencher plus spécifiquement sur le défi intermédial des biographies d ’ artistes en bande dessinée. indique: „ Southwood Drive, Toronto “ ). L ’ action qui suit, une scène à l ’ intérieur de la maison montrant Glenn Gould enfant et sa mère, donne à entendre qu ’ il s ’ agit de la maison familiale. 15 Interview avec Sandrine Revel, Ligne Claire, 2015. 16 Il convient de compléter cette liste par la ligne simple aux angles non-arrondis des trois premières planches (5 - 9) et le cadre à la ligne ondulée du rêve de l ’ enfant rappelé dans le souvenir de l ’ adulte - soit, du niveau intradiégétique (11 - 12). Les bandes dessinées biographiques actuelles en France 159 3. Les biographies d ’ artistes ou l ’ harmonie de texte et image La bande dessinée est par nature un art bimédial qui, sauf dans les rares cas d ’ albums muets, allie texte et image pour produire un récit, l ’ enjeu consistant en un emploi harmonieux des deux médiums dans l ’ intérêt de l ’œ uvre finale. La narration simultanée des mêmes actions par le mot et le dessin n ’ est généralement ni nécessaire ni intéressante: le dessin se trouverait alors réduit à la simple illustration des séquences lues ou le mot redirait inutilement des faits déjà clairement établis par le dessin. Ainsi que le souligne Scott McCloud, dans la majorité des bandes dessinées (ou des séquences), texte et image entretiennent une relation d ’ interdépendance, l ’ un ou l ’ autre des deux médiums pouvant momentanément porter le plus grand poids du message principal et délester l ’ autre médium afin qu ’ il apporte des informations complémentaires ou explore d ’ autres pistes: In Comics at its best, words and pictures are like partners in a dance and each one takes turns leading. / When both partners try to lead, the competition can subvert the overall goals … / though a little playful competition can sometimes produce enjoyable results. / But when these partners each know their roles - - / - and support each other ’ s strengths - - / - comics can match any of the art forms it draws so much of its strength from. 17 Ce constat fait apparaître la complexité de l ’ adaptation d ’ une vie en bande dessinée, en particulier dans le cas des biographies d ’ artistes, et pose la question de savoir si le choix est effectivement d ’ impliquer les deux médiums, texte et image. Dans le cas de Sartre, l ’œ uvre à raconter - littéraire, philosophique, mais aussi autobiographique - est clairement liée au médium du texte. Pour une adaptation en bande dessinée, c ’ est essentiellement le rôle de l ’ image qui pose question. Sur de très nombreuses planches, l ’ album de Ramadier et Depommier abandonne le message principal au texte - mais sans que l ’ image n ’ exploite réellement sa liberté. Citons comme un exemple parmi d ’ autres l ’ évocation de la publication de L ’ Être et le néant, en 1943 (Ramadier/ Depommier 2015: 84): alors que le cartouche de la première vignette évoque la publication chez Gallimard, l ’ image montre la couverture de l ’ ouvrage, sur fond noir. Sur la suite de la page, on voit, sous différents angles, Sartre et Beauvoir assis à une table. Les phylactères portent, seuls, leur discussion au sujet de la philosophie existentielle et du devoir moral de l ’ écrivain. Aucune des vignettes de cette page n ’ apporte une information supplémentaire ni ne réagit à l ’ information du texte. Sur un 17 McCloud, Understanding Comics, 156 [italiques dans l ’ original; / indique la transition entre deux phylactères]. 160 Charlotte Krauss certain nombre d ’ autres planches, l ’ image indique l ’ ambiance ou esquisse les lieux plus ou moins connus de l ’ action, souvent réduits à des clichés dignes d ’ un guide touristique: on reconnaît par exemple les toits de Paris (ibid. 19), on rentre dans la cour de l ’ ENS (ibid. 24 - 25) et, en pleine page, une vue panoramique en plongée du Quartier latin situe l ’ action dans l ’ espace (ibid. 28). Quelques rares scènes se distinguent par une relation plus complexe du mot et du dessin: l ’ image peut ainsi raconter ce que le texte ne dit pas clairement - comme la relation d ’ amour entre Simone de Beauvoir et Olga Kosakiewicz (ibid. 47 - une pleine page montre les corps nus tandis que l ’ unique cartouche indique seulement „ Olga …“ ). L ’ image peut porter une narration complémentaire: dans une scène située au Café de Flore au cours de l ’ hiver 1941 - 1942 (ibid.76), deux cartouches expliquent l ’ échec d ’ un ambitieux plan de Résistance, tandis que le dessin raconte le dénuement des personnages pendant la guerre. Les vignettes montrent en effet comment Sartre ramasse avidement un mégot jeté par un passant: il vide le reste de tabac dans sa pipe, puis fume, visiblement content. L ’ image apporte donc des informations supplémentaires et raconte le contexte. La narration peut aussi se dédoubler, comme le montre une planche (ibid. 199) consacrée à la publication du Deuxième Sexe de Beauvoir: sur un gaufrier régulier de deux fois cinq vignettes, la colonne de gauche montre une discussion (sommaire) entre Olga et Sartre sur les idées de l ’ ouvrage, tandis que la colonne de droite s ’ intéresse à la discussion de Beauvoir avec une lectrice prénommée Pauline lors d ’ une séance de dédicace à Saint-Germain-des-Prés. La scène se termine sur une citation de l ’ ouvrage, „ Être femme, ce n ’ est pas un destin, ce n ’ est pas votre féminité qui doit vous déterminer “ , phrase que Beauvoir répète ici à sa lectrice. Si le dessin reste toujours limité au schéma ‚ personnages en train de discuter ’ , cette composition plus inhabituelle de la planche permet de donner quelques idées du texte de Beauvoir, de rappeler certaines influences (Sartre renvoie à Hegel et à Merleau-Ponty) et de mentionner la réception de l ’ ouvrage par des lectrices - une position qu ’ incarne ici Pauline. Dans une seule scène de l ’ album, l ’ image abandonne le réalisme illustratif pour refléter une introspection du protagoniste par un dessin plus métaphorique: Sartre se regarde dans une glace et, tout en s ’ interrogeant sur „ le rôle de l ’ image dans la psyché humaine “ , il croque une tomate (ibid. 35). Tandis qu ’ il dit voir „ un marécage, / du visqueux “ , qu ’ il constate „ l ’ impossibilité de s ’ arracher au subjectif de l ’ instant “ et conclut sur les mots „ je me noie … pire, je m ’ englue! “ (ibid. 35 - 36), le dessin montre le personnage en train de plonger dans le jus rouge de la tomate dans lequel flottent les pépins et les feuilles de la tige. Ces deux planches constituent une exception dans Sartre - par leur ton rouge vif, mais surtout parce qu ’ elles laissent entrevoir la possibilité de refléter des Les bandes dessinées biographiques actuelles en France 161 réflexions existentielles par l ’ image, en s ’ éloignant de la représentation réaliste et en accordant au dessin une fonction symbolique. * Dans Glenn Gould. Une vie à contretemps, la représentation de la musique et du jeu de piano exige l ’ adaptation d ’ un médium tiers au monde de la bande dessinée et donc au dialogue entre texte et image. Il ne s ’ agit certes pas du premier récit séquentiel consacré au monde musical - au contraire, on peut même dire que le neuvième art est attiré par l ’ enjeu de représenter la musique. Mais l ’ album de Sandrine Revel va bien au-delà des méthodes classiques proposées par la bande dessinée pour faire entendre au lecteur la musique: la bédéiste se passe en particulier de la représentation de notes dans les vignettes. On ne croise pas non plus les couvertures de disques, et l ’ unique programme de concert montré par le dessin est celui du concert de Moscou, en écriture cyrillique et donc plus curieux qu ’ informatif pour la majorité des lecteurs francophones (Revel 2015: 79). Certes, on trouve une représentation du disque des Variations Goldberg (enregistrement de 1955, ibid. 76), mais dans le flashback, le rond noir du vinyle se transforme en virage d ’ une route asphaltée, bordée de neige, avant que la dernière vignette de la planche n ’ adopte la perspective de Glenn Gould regardant la route noire depuis une voiture rentrant dans la ville de Moscou. Le texte de cette planche s ’ intéresse au grand succès de l ’ enregistrement, tandis que l ’ image, par le vinyle se transformant en route, fait le lien entre le disque et le voyage derrière le rideau de fer où personne ne connaît encore „ le meilleur pianiste de sa génération “ (ibid. 76). L ’ accent mis sur le visuel du jeu de piano dans Glenn Gould a déjà été évoqué: le dessin représente les mains du pianiste qui défilent sur le clavier dans des suites de petites vignettes (4 × 8 vignettes sur fond noir p. 75, par exemple) et le haut du corps dans sa posture caractéristique, légèrement avachie (notamment une suite de vignettes à fond rouge, ibid. 112 - 113). Une planche (ibid. 61 - 62) consacrée à un concert donné en janvier 1955 à New York rapproche quant à elle le contrepoint „ audacieux “ de Glenn Gould (c ’ est le mot pensé par l ’ un des spectateurs représentés) avec la stratégie d ’ un chat approchant doucement sa proie pour bondir sur elle: le concert est ainsi décrit par une alternance de vignettes consacrées au public admiratif, d ’ autres montrant le piano et Gould de profil ou sa tête quand il chantonne. Enfin, des vignettes représentent une silhouette de chat devant le rideau de scène: il s ’ approche, lève la tête pour regarder, puis saute sur une souris. Cette mise en parallèle entreprend donc de faire comprendre le jeu spécifique du pianiste, le son particulier, par le médium de l ’ image. C ’ est aussi le perfectionnisme caractéristique de Glenn Gould et sa recherche du son parfait que l ’ album choisit de représenter: au grand étonnement de sa 162 Charlotte Krauss cousine, il joue chez lui, en pleine nuit, entouré de tous les bruits possibles (radio, magnétophone et télévision allumés) afin de parvenir à une concentration maximale (ibid. 67). Afin d ’ éviter les chantonnements sur les enregistrements, le pianiste met un masque à gaz (ibid. 74). Il ne peut jouer sans une chaise très basse fabriquée par son père - chaise qui grince pendant les enregistrements - et il recherche soigneusement l ’ instrument parfaitement adapté à son jeu (ibid. 56 - 57). Toujours par le dessin, l ’ album réussit à montrer le choc que représente la perte de cet instrument tombé d ’ un camion, en 1957: la planche qui suit cette information (donnée par le texte et figurée par le dessin) compte seulement quatre grandes vignettes allongées en forme de colonnes. Sur chaque vignette, sur fond d ’ un rideau de scène rouge foncé, on voit le corps de Glenn Gould en chute libre, tombant en diagonale sur la double page (ibid. 92 - 93). À la page suivante, ce corps atterrit sur une scène et se brise en morceaux à côté d ’ un piano: le désespoir profond du pianiste et la perte de repères y sont clairement exprimés. Afin de représenter les émotions, le son ou encore le mélange d ’ images dans le flashback que constitue ce récit, Revel s ’ écarte souvent du style réaliste de l ’ album. C ’ est aussi dans ces moments que le style de couleur sobre, les aquarelles assez douces de l ’ album sont remplacées par des couleurs vives et des contours accentués - un fond rouge vif comme dans la chute du personnage décrite ci-dessus ou une coloration psychédélique dans une planche (ibid. 36) montrant des animaux (un lapin rose, un oiseau rouge, un chien bleu … ) ainsi que des plantes et des arbres jaunes et orange envahissant la chambre d ’ hôpital de Gould. Cette symbolique détachée de la réalité est aussi confirmée par la représentation de la mort de l ’ artiste, sur plusieurs planches presque sans texte à la fin de l ’ album: par un temps automnal, le vent emporte des feuilles mortes (ibid. 120), mais aussi (ibid. 123) des objets peints en rouge - la maison d ’ enfance, le piano, un magnétophone, un livre, une télévision, un téléphone et deux masques symbolisant le théâtre ou la scène - devant la silhouette d ’ un arbre sans feuilles, dont les bras font écho aux veines dans la tête du pianiste qui (ibid. 122) sent sa tête exploser. Le dessin revient ensuite sur le jeu du pianiste (ibid. 124 - 125) avec un zoom progressif sur la tête de Gould jouant dans une télévision rouge, sur un piano dans un paysage blanc (enneigé? ) et des nuages gris. Huit vignettes montrent une fois de plus les mains défiler sur le clavier avant que Glenn Gould ne commence à saigner du nez, puis à s ’ envoler dans des nuages gris (ibid. 126 - 127); finalement, seule son écharpe flotte encore dans les nuages (ibid. 128). En faisant écho au début de l ’ album, ces dernières planches suggèrent plutôt une narration cyclique, brisant ainsi la linéarité que semble imposer le récit d ’ une biographie. Bien plus qu ’ un récit de vie constitué de nombreuses informations détaillées, Glenn Gould propose donc une approche Les bandes dessinées biographiques actuelles en France 163 visuelle de la vie du pianiste, qui passe par les émotions et les variations de motifs, comme les mains sur le clavier. Ce choix est sans aucun doute à mettre en parallèle avec les Variations Goldberg de J. S. Bach dont les deux enregistrements, très différents, en 1955 et en 1981, marquent le début et la fin précoce de la carrière de Glenn Gould. À ma connaissance, le terme de „ biofiction “ n ’ est pas employé pour les biographies en bandes dessinées, mais la raison en est peut-être que ces ouvrages, très nombreux depuis quelques années, assument d ’ emblée plus clairement qu ’ un texte la partie fictionnelle de toute biographie. Les deux exemples choisis pour cette étude confirment en effet le rôle essentiel de l ’ image pour l ’ adaptation d ’ un récit de vie au monde de la bande dessinée. Si le dessin souvent réaliste de ces albums porte certaines informations vérifiables et montre certains personnages et lieux reconnaissables des biographies, les passages qui s ’ éloignent délibérément de ce réalisme pour confier au dessin un rôle symbolique, exprimant en particulier des émotions, sont probablement ceux qui exploitent au mieux les possibilités de l ’ art bimédial de la bande dessinée. Par leur complexité supplémentaire, les biographies d ’ artistes qui posent la question de l ’ adaptation d ’ une œ uvre picturale, littéraire, musicale, philosophique etc. en bande dessinée illustrent parfaitement cette partie fictionnelle de tout récit de vie. Pour une bande dessinée biographique, l ’ intérêt du projet réside donc essentiellement dans le regard clairement subjectif porté par le bédéiste sur la vie d ’ une personnalité et sur l ’œ uvre laissée par elle. Babelio, „ La non-fiction en BD: Quand les bulles racontent le monde “ , https: / / www. slideshare.net/ Babelio/ etude-babelio-la-nonfiction-en-bd-octobre-2017 (dernière consultation: 30 avril 2020). Birmant, Julie / Oubrerie, Clément, Pablo. 1. Max Jacob, Paris, Dargaud, 2012. - , Pablo. 2. Apollinaire, Paris, Dargaud, 2012. - , Pablo. 3. Matisse, Paris, Dargaud, 2013. - , Pablo. 4. Picasso, Paris, Dargaud, 2014. 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Nous avons donc un double, voire un triple sujet, si on ajoute la relation entre les deux personnes; l ’œ uvre se place dans la lignée d ’ au moins deux genres appartenant au plus vaste champ des biofictions (nous y reviendrons). L ’ enjeu de cet article sera l ’ analyse de ce positionnement, mais aussi de la complexité spécifique à cette œ uvre singulière, qui exploite les possibilités narratives de la bande dessinée de façon exemplaire. Il poursuivra ainsi un double but: dans le cadre de ce volume, un exemple de la contribution que la bande dessinée peut apporter à la biofiction; dans le cadre de l ’ analyse de l ’œ uvre de Gipi (et plus largement de la bande dessinée italienne), une analyse de l ’ album qui peut être compris, je tiens à le souligner, comme la matrice de la vie et de l ’œ uvre de Gipi. Car dans celle-ci, le rapport père/ fils est bien plus qu ’ une thématique récurrente: il s ’ agit d ’ une structure fondamentale. La spécificité médiale de la bande dessinée jouera un rôle majeur dans l ’ analyse qui suit: c ’ est la raison pour laquelle j ’ aimerais commencer par un bref rappel. D ’ un côté, la bande dessinée revêt une forme consécutive qui génère une suite chronologique et un flux narratif - en ceci, elle ressemble à l ’œ uvre littéraire, caractérisée par l ’ évolution temporelle. De l ’ autre côté, cette narration consiste en une combinaison entre texte et images; le degré d ’ interpénétration nécessaire pour qu ’ on puisse parler d ’ une bande dessinée plutôt que d ’ une histoire illustrée ou d ’ une histoire en images fait l ’ objet d ’ un grand débat, mais nous nous passerons cette fois-ci d ’ une réponse. Pour la suite, nous relevons simplement que le monde des images signifie d ’ abord une représentation spatiale, qui devient une succession temporelle de façon secondaire seulement, par la combinaison des images entre elles et avec le texte. Or, cette spécificité - une organisation temporelle d ’ unités d ’ images atemporelles - facilite des modes de représentation dans lesquelles la succession temporelle peut s ’ affaiblir ou bien être abolie complètement. Ainsi, la bande dessinée apporte une complexité particulière à la fiction. Elle remplace partiellement une autre complexité, celle du texte, qui - pour de banales raisons d ’ espace disponible - ne peut se développer de la même façon que sur une page de roman. Ces caractéristiques médiales de la bande dessinée sont généralement intéressantes pour la comparaison avec les œ uvres littéraires. Dans le cadre de notre sujet, elles deviennent particulièrement insistantes, car la biofiction traite la vie narrée, les textes en question sont donc obligatoirement construits selon un modèle biologique et chronologique. Comment traiter cette structure fondamentale de la vie et de la narration? Voilà bien une question essentielle, si ce n ’ est la seule à laquelle tentent de répondre ces genres littéraires; Gipi apporte une réponse tout à fait originale. L ’ argumentation s ’ organisera de la façon suivante: d ’ abord, je présenterai brièvement Gipi et ensuite son œ uvre S. Troisièmement, je tenterai de délimiter la question du genre et d ’ apporter des éléments de réponse. Quatrièmement, j ’ analyserai l ’ organisation chronologique, avant d ’ en venir finalement à la question de la narration en général. 1. Gipi En réalité, notre auteur s ’ appelle Gian Alfonso Pacinotti, mais il signe Gipi depuis toujours; il s ’ agit d ’ un acronyme évident. Né à Pise en 1963, Gipi habite actuellement à Rome et à Paris. Une jeunesse de rue semble l ’ avoir mis en délicatesse avec la loi; ensuite, il a travaillé dans la publicité et dans l ’ illustration. À partir de 1994, il devient caricaturiste chez Cuore et auteur de récits érotiques chez Blue. Esterno notte (2003), sa première collection d ’ histoires, créée sous l ’ impulsion du dessinateur Igort, paraît chez Coconino Press, qui restera la maison d ’ édition de Gipi. 1 1 Juste quelques mots à propos de ce contexte éditorial: en 2000, Coconino Press a été fondé par Igort (= Igor Tuveri) et Carlo Barbieri. Le nom „ Coconino “ fait référence à Coconino County, dans le Nord de l ’ Arizona (États-Unis), lieu d ’ action d ’ une des premières grandes 168 Niklas Bender Esterno notte est un succès et obtient plusieurs prix, surtout le premio Micheluzzi (Comicon Napoli) et le Gran Premio Romics (2004). La même année, Gipi publie également Appunti per una storia di guerra (2004), son premier long récit. C ’ est un succès international, une consécration; la bande dessinée obtient le prix du meilleur album et le Prix Goscinny au festival d ’ Angoulême (2006). La même année, Gli innocenti (2005) remporte le Max und Moritz Preis du festival d ’ Erlangen, le prix allemand le plus prestigieux. 2 D ’ autres œ uvres suivent, surtout Questa è la stanza (2005) et LMVDM - La mia vita disegnata male (2009), unastoria (2013) puis La terra dei figli (2016). Le succès commercial en France - où ses bandes dessinées paraissent chez Futuropolis (Gallimard) - est essentiel. Au début des années 2010, Gipi fait une pause dans le dessin et se met à réaliser des films (Smettere di fumare fumando, 2012). Aujourd ’ hui, Gipi est largement admis parmi les maîtres du neuvième art, ses œ uvres sont connues en Europe, aux États-Unis et en Asie. Il existe un petit volume qui lui est dédié, un long entretien avec Alberto Casiraghi que j ’ aurai l ’ occasion de citer (Casiraghi 2003); Gipi a ses entrées dans les histoires de la bande dessinée (Boille 2012/ 2016). En Allemagne, ses œ uvres sont traduites et publiées par la maison d ’ édition berlinoise Reprodukt. 2. S. S. paraît en 2006, chez Coconino Press (Gipi 2018). 3 Le volume compte 108 pages, le format est proche du A4, puisque les pages mesurent 21,5×29 cm (A4: 21×29,7 cm). Le papier utilisé est essentiel: épais, il correspond donc au toucher du papier des aquarelles originales. bandes dessinées, Krazy Kat de George Herriman (à partir de 1910). Depuis 2009, la maison fait partie de Fandango, une entreprise de production et de distribution cinématographiques; Igort en a été le directeur jusqu ’ en 2017. Il ne s ’ agit pas d ’ une maison d ’ édition quelconque: les traductions des grands noms de la bande dessinée d ’ auteur à partir des années 1990 y paraissent, Baru, Manu Larcenet, puis ceux qui participent au succès de la maison d ’ édition emblématique L ’ Association, comme David B. ou Killoffer. Ainsi, Coconino Press a largement contribué à la réussite de la graphic novel en Italie. 2 Andreas Platthaus (critique et membre du jury) écrit à ce propos: „ Der Preis ging ja an einen ganz dünnen, aber sehr guten Comic. Das hat damals viele überrascht “ (courriel personnel du 5 octobre 2018). 3 Puisque la bande dessinée originale se passe de pagination, j ’ ai fait ce travail moi-même. Le décompte ne commence pas avec la page initiale, réservée au titre, mais avec celle de la dédicace (comme cela est de coutume dans les romans). Ainsi, le nombre total est de 108 pages, ce qui diffère des 112 pages annoncées par la maison d ’ édition. Raconter une biofiction en bande dessinée: le cas exemplaire de Gipi, S. (2006) 169 Le volume est structuré en quatre parties. La première s ’ intitule „ S. mi dice “ (Gipi 2018: 5 - 42), la deuxième „ 31 agosto 1943 “ (ibid.: 43 - 70), la troisième „ Counterstrike “ (ibid.: 71 - 98) et la quatrième „ Domeniche “ (ibid.: 99 - 105). Cependant, la quatrième partie est plutôt un ajout: tandis que les autres parties comprennent entre 27 et 37 pages, elle n ’ en compte que six. Il s ’ agit donc réellement d ’ une tripartie, une sorte de triptyque. Comme il est de coutume dans la bande dessinée, l ’ organisation interne des planches varie. Une répartition typique émerge cependant, car on trouve fréquemment une structure en trois ou quatre strips ou bandes par page. 4 Celles-ci peuvent être constituées d ’ une seule case oblongue ou bien être découpées en plusieurs cases. La part de texte dans les bulles, les balloons en italien, est réduite, Gipi défend l ’ idée de dialogues minimalistes et clame qu ’ une bulle ne devrait pas contenir plus de deux phrases au maximum (Casiraghi 2003: 33). Je reprends ses termes: „ Perciò i dialoghi li devo ridurre all ’ osso “ (ibid.: 35). Cela ne veut pas dire que la bande dessinée serait pauvre en texte: l ’ auteur ajoute des pans entiers entre les bandes; ces textes couvrent toute la largeur de la page, et peuvent atteindre une longueur de 17 lignes (Gipi 2018: 28). De cette façon il peut résumer l ’ action, l ’ expliquer ou fournir un contexte. D ’ autres passages sont plus minimalistes, telle une séquence de slapstick: d ’ un point de vue éloigné, elle montre, sur un plan sans profondeur, avec des couleurs éclatantes, comment, suite à un accident de voiture, S. affronte un champion de boxe. Cette séquence occupe tout de même quatre pages (ibid.: 20 - 23) et on peut partir de l ’ idée qu ’ elle représente un hommage aux premiers formats du neuvième art, des blagues centrées sur leur chute dans les journaux. 5 Quant à la technique, elle sera décisive pour l ’ interprétation globale. Pour l ’ instant, je me limiterai à dire que Gipi combine un dessin au feutre noir avec une coloration à l ’ aquarelle, combinaison que l ’ on retrouve en France chez Baru, que Gipi compte parmi ses lectures. 6 Les couleurs débordent souvent le cadre fixé par le dessin, ce qui crée une impression d ’ imprécision, de flottement. La typographie renforce cette impression: Gipi écrit ses textes à la main, et il ne se donne pas toujours la peine d ’ écrire ‚ proprement ‘ . La tendance à l ’ improvisation est soulignée par des mots biffés (par exemple ibid.: 14 - et même le texte de la 4 Pour la terminologie, je me réfère à Fresnault-Deruelle (2009) et Groensteen (2007). 5 La coloration des planches le suggère également: l ’ aquarelle y est strictement limitée par le cadre du dessin, c ’ est le règne de la ligne claire. Cela, autant que la perspective plate (un seul plan) et les couleurs vives, contribue à une impression ‚ naïve ‘ voulue. - À propos des débuts de la bande dessinée, cf. Platthaus 2000: 7 - 44. 6 Cf. ses propos dans l ’ entretien avec Corentine Gasquet, où il nomme „ Igort, David B., Sfar, Baru, Corona, Mattotti, Macola, Nanni et d ’ autres “ comme ses références (Gasquet / Gipi 2006). 170 Niklas Bender quatrième de couverture) ou des mots ajoutés (ibid.: 104, en haut), des corrections qui suggèrent soit une écriture hâtive, soit la recherche du mot juste. Cette impression ‚ artisanale ‘ est bien plus qu ’ un trait de style: dans S., Gipi a travaillé pour la première fois sans feuille de route, il a donc improvisé un long album de 108 pages. 3. Le genre et la construction spéculaire du récit Il semble difficile de répondre à la question la plus simple: quel est le sujet de S.? Plusieurs trames narratives se présentent, elles se déroulent toutes autour du narrateur à la première personne et de S., son père. Cependant, on peut distinguer trois niveaux temporels principaux. La bande dessinée raconte surtout un épisode de la jeunesse du narrateur: une sortie en bateau avec son père S., son oncle Piero et son cousin Luca. Les quatre se rendent dans une zone militaire maritime, où ils accostent et préparent un campement pour la nuit. 7 Le soir, alors que les garçons cherchent du bois, des militaires arrivent et embarquent les pères pour les interroger, dans un bâtiment situé à sept kilomètres de là. Les garçons passent la nuit tout seuls, en proie à l ’ angoisse. Le matin, les pères sont relâchés et rejoignent leurs fils pour les ramener à la maison. Un deuxième niveau se déroule pendant la Seconde Guerre mondiale. Trois épisodes sont particulièrement marqués: d ’ abord et surtout le bombardement de Pise en 1943, causant à la fiancée de S., la future mère du narrateur, la perte de ses parents et son propre ensevelissement. Un deuxième épisode relate une perquisition au cours de laquelle les fiancées de S. et de Piero sont harcelées par deux soldats de la Wehrmacht, scène à laquelle assistent les jeunes hommes cachés sous le plancher de la maison. Enfin un troisième épisode raconte l ’ histoire de deux jeunes soldats allemands que S. et Piero tentent de sauver, tentative réussie ou non, selon les versions. Ces séquences ‚ historiques ‘ , se distinguent parfois par leur coloration, Gipi y emploie des teintes bleues, glauques, vertes ou ocre. Cependant, il n ’ y recourt pas systématiquement, ce qui crée une certaine confusion entre les niveaux temporels - nous y reviendrons. 7 Cette fascination pour les zones militaires et l ’ interdit qui les entoure, ainsi que pour une transgression de cet interdit, se retrouve dans plusieurs bandes dessinées de Gipi, de façon très directe dans Questa è la stanza, de façon transformée dans Appunti per una storia di guerra. Une interprétation - qui dépasserait le cadre de cet article - la situerait sans doute dans le cadre des relations père/ fils, qui seront discutées par la suite. Raconter une biofiction en bande dessinée: le cas exemplaire de Gipi, S. (2006) 171 Le troisième niveau principal se situe dans le passé immédiat. Gipi y raconte la vieillesse de S., sa maladie (une cécité progressive) et - après son décès - sa crémation; nous sommes à peu près deux ans avant le moment de l ’ énonciation. Enfin, S. relate d ’ autres anecdotes de la vie familiale, souvent de nature quotidienne. 8 A côté de S., la mère du narrateur y joue un rôle essentiel, personnage amer et solitaire depuis la mort de ses parents en 1943. La bande dessinée est portée par une structure double: Gipi écrit à la fois sur son père Sergio, auquel l ’ album est dédié, et sur lui-même. Quel genre de récit représente-t-il alors: portrait biographique du père, autobiographie, autofiction ou récit de filiation? En abordant cette question, il faut d ’ abord retenir que l ’œ uvre de Gipi est imprégnée, voire structurée par la thématique père/ fils. Pour ne nommer que quelques exemples: autant les bandes dessinées ,réalistes ‘ , telles que Questa è la stanza, 9 que celles situées dans un monde clairement ,inventé ‘ , telles Appunti per una storia di guerra 10 et La terra dei figli, 11 sont dominées par ce lien familial - il semble être typique de l ’ univers de Gipi. Ensuite, pour focaliser l ’ interrogation sur S., il faut trancher si le récit est centré sur S. ou sur le narrateur. Au niveau de l ’ histoire, la vie du père est bien au centre du récit: les séquences le concernant dominent clairement. L ’ onomastique abonde dans le même sens: le titre renvoie au père, mais aussi à la désignation de la mère, appelée „ fidanzata di S. “ , et cela même dans la dédicace (Gipi 2018: 107). Cette réduction au nom de fonction, ce manque de nom propre la fait dépendre du père; de surcroît, la relation entre mère et narrateur a 8 Il faut noter une exception notable, l ’ épisode sur le bateau du père à la sortie de prison du narrateur, âgé alors d ’ une vingtaine d ’ années. Cet épisode est important dans la mesure où il reflète directement la première sortie en mer. 9 Les relations père/ fils sont essentiels dans Questa è la stanza: d ’ elles dépendent toutes les opportunités du groupe de musique qui est au centre du récit. Le géniteur du narrateur Giuliano offre „ la stanza “ où le groupe peut se réunir et répéter - et il la retire à la fin. Le père de Stefano fournit une deuxième opportunité, la rencontre avec un producteur, qui s ’ avère également être un échec. C ’ est la troisième opportunité qui est la bonne, alors qu ’ elle se présente de façon improbable, et venant d ’ un père disparu: celui d ’ Alex est parti aux Caraïbes suite à une escroquerie; son absence crée chez le fils une fascination pour les régimes totalitaires. Mais le père continue à virer de l ’ argent, qui servira à financer la deuxième salle de répétition, représentant l ’ espoir final. 10 Appunti per una storia di guerra est située dans une Italie fictive, en guerre civile. La bande dessinée met en scène le rapport entre un groupe de jeunes sans repères et le criminel Felix, qui les initie au crime et plus tard à la guerre. Le rapport entre Felix et ‚ Killerino ‘ , la tête du groupe, est un rapport de père à fils, même si aucun lien biologique ne les unit. 11 La terra dei figli relate l ’ histoire de deux garçons qui vivent dans un marais, dans une Italie post-apocalyptique. Au début du récit, leur père meurt. Désormais, ils sont libres, mais ils ne connaissent pas leurs origines et tentent de les reconstituer, grâce au carnet que leur père leur a légué. 172 Niklas Bender tendance à être occultée. L ’ ensemble de ces éléments indique soit une biographie du père, soit un récit de filiation. La deuxième option est plus pertinente dans la mesure où la vie du père ne constitue pas un motif autonome: elle est présentée soit dans son rapport causal, soit dans son rapport symbolique avec celle du fils. L ’ argument de Dominique Viart, selon lequel les récits de filiation „ déplacent l ’ investigation de l ’ intériorité vers l ’ antériorité “ (Viart / Vercier: 79) s ’ applique pleinement à notre cas. Pour preuve, suivons les quatre critères qu ’ énumère Viart (ibid.: 80sq.): dans la bande dessinée, le détour par le „ récit de l ’ autre “ est „ le détour nécessaire pour parvenir à soi “ ; S. dépasse aussi le modèle romanesque, c ’ est-à-dire celui de la bande dessinée telle que Gipi l ’ a expérimentée jusqu ’ ici, pour insérer les éléments des „ dimensions factuelle et intime “ ; il „ est d ’ abord un recueil “ des éléments qui lient la vie du père à celle du fils (différence majeure avec une biographie du père); et il „ pose la question de la langue “ - dans notre cas: du dessin - même si ce n ’ est pas „ par fidélité à l ’ univers familial “ mais pour des soucis esthétiques (sur lesquels je reviendrai). En revanche, S. ne peut être considéré comme une biographie du père, car, au niveau du discours, l ’ identité du narrateur est trop présente, par le récit à la première personne du singulier et surtout par les renvois constants à sa propre existence. On peut donc soulever la question de savoir si S. pourrait être considéré plutôt comme une autobiographie ou une autofiction. Pour ce qui est de l ’ autobiographie: le narrateur semble relater les faits de sa vie de façon fiable; cependant, les connaissances certaines à propos de l ’ existence du narrateur se mêlent à celles, moins affirmées, concernant la vie de S., qui, elles, prennent une place importante. Si cette connaissance relative peut encore opérer dans le sens d ’ une autobiographie classique, le déséquilibre entre les deux vies et le moment choisi dans la vie de l ’ auteur démentirait ce choix. 12 L ’ organisation du discours indique également que le but premier n ’ est pas uniquement la relation véridique de la vie de l ’ auteur, 13 mais aussi (voire 12 L ’ autobiographie classique faisait le résumé d ’ une existence, une fois celle-ci parcourue; l ’œ uvre de fiction était, à ce moment, plus ou moins achevée. L ’ autofiction, mêlant analyse et vie saisie, trouble les deux distinctions, temporelle et ontologique (Viart / Vercier 2008: 29sq.). On peut compléter cette définition par celle plus restreinte de Marie Darrieussecq: elle précise que l ’ autofiction maintiendrait à la fois l ’ acte autobiographique (le récit relate des faits) et le pacte fictionnel (le récit relate une histoire inventée), ce qui amènerait le lecteur à une lecture foncièrement contradictoire (Zipfel 2009: 33sq.). 13 Viart souligne, à propos de Fils (1977) de Serge Doubrovsky, l ’ inventeur du terme ‚ autofiction ‘ , que „ le livre est une construction, pas un compte rendu “ , et qu ’ il brise „ les cadres du récit, chronologiques et logiques “ (Viart / Vercier 2008: 31). À l ’ exception du cadre logique, cette description convient à S. Raconter une biofiction en bande dessinée: le cas exemplaire de Gipi, S. (2006) 173 surtout) une construction esthétique - selon ces critères, S. serait plutôt une autofiction au sens strict du terme. 14 Pour clore ce débat, Gipi dessine donc un portrait à double face, dont le genre se situerait quelque part entre le récit de filiation et l ’ autofiction. La raison de ce positionnement liminaire réside dans les raisons profondes qui ont motivé l ’ écriture de la bande dessinée - pour reprendre les mots de la mère de l ’ auteur tels que Gipi les résume dans l ’ entretien avec Casiraghi: „ quella è una lettera d ’ amore per il tuo babbo “ (Casiraghi 2003: 46). L ’ épitaphe de l ’ album „ amor che cura, più d ’ ogni cura “ (Gipi 2018: 1) renvoie également à la proximité des deux protagonistes. Cette proximité n ’ est pas seulement émotionnelle, subjective, elle est aussi construite esthétiquement - c ’ est une donnée objective, structurelle. Elle résulte d ’ un système spéculaire global, fait de reflets et de symétries, qui donnent à l ’ album sa cohésion et sa cohérence. C ’ est ce système que j ’ aimerais analyser maintenant. Deux stratégies y sont surtout mises à contribution: d ’ abord une création intense de continuités et de symétries, tant entre la vie du narrateur et celle de son père qu ’ entre les différents niveaux temporels. Ensuite, une composition narrative particulière qui - de concert avec les symétries - provoque une suspension pour le moins partielle du temps. Analysons la première stratégie: de quelles continuités, de quelles symétries s ’ agit-il, et comment sont-elles produites? Mentionnons d ’ abord les transitions historiques: dans son enfance, le narrateur joue avec des maquettes d ’ avion qui reproduisent exactement les bombardiers B-17 qui ont attaqué Pise en 1943. 15 Un cas similaire se présente avec les bottes militaires - „ stivali bellissimi, speciali, originali della Wehrmacht, seconda guerra mondiale “ (Gipi 2018: 37 - illustration 1) - que le narrateur, cette fois en adolescent rebelle, punk, porte avec enthousiasme: évidemment, elles rappellent l ’ épisode de la perquisition chez S., qui jette son fils dehors (ibid.: 37 - 39). Dans les deux cas, deux épisodes éloignés l ’ un de l ’ autre dans le temps sont rapprochés par la juxtaposition visuelle, et l ’ écho historique est expliqué: tant le lien tout à fait objectif (qui est même si évident que le dessin ne le montre pas) que la charge émotionnelle qui en résulte. Un troisième renvoi est un peu plus discret: la mère du narrateur refuse de partir en camping, de peur de se sentir à l ’ étroit sous la tente, et dans la séquence suivante, on apprend l ’ épisode de son ensevelissement lors du bombardement; il motive la claustrophobie, sans expliciter le lien (ibid.: 49 - 52). Les trois cas 14 Selon la définition restreinte du terme ‚ autofiction ‘ , telle qu ’ elle a été proposée par Marie Darrieussecq (cf. ci-dessus, note 12). 15 C ’ est dit expressis verbis: „ È identico a quelli che hanno bombardato la città, nel 1943. In 5 minuti sono morte 5000 persone “ (Gipi 2018: 53). 174 Niklas Bender Illustration 1 (Gipi 2018: 37): En haut, S. et Piero pendant la perquisition de la Wehrmacht. En bas, le narrateur adolescent rentre avec des bottes de la Wehrmacht et se fait mettre à la porte par S. Raconter une biofiction en bande dessinée: le cas exemplaire de Gipi, S. (2006) 175 présentent des causalités et des reflets historiques, causaux, qui sont évidents. Ajoutons-en un dernier, qui souligne plutôt les différences: S. se fait passer à tabac par les soldats américains pour protéger son père, et le narrateur adolescent raconte un épisode où il aurait prétendument protégé sa petite amie; mais on apprend les différences par la suite, car il s ’ agit plutôt d ’ un commerce de stupéfiants (ibid.: 91 - 93). D ’ autres effets spéculaires sont plus subtils et se situent à un autre niveau. La présence menaçante des soldats de la Wehrmacht ne se limite pas aux anecdotes racontées par S., ils se reflètent dans les soldats italiens qui arrêtent les pères des garçons dans la zone militaire. Les bombardiers américains font à leur tour partie - compte tenu de toutes les différences qu ’ il y a par ailleurs - des forces ennemies, et par plusieurs compositions, ils sont rapprochés des soldats italiens dans la zone militaire (ibid.: 15, 17 - illustration 2). 16 D ’ ailleurs, un écho se trouve aussi au niveau de l ’ histoire, car ils ôtent leurs pères aux garçons, tout comme les Américains avaient ôté les grands-parents du côté maternel. Une mise en parallèle similaire se retrouve entre les soldats italiens et ceux de la Wehrmacht (ibid.: 36sq.). Et même le jeu d ’ ordinateur Counterstrike que joue le narrateur le jour de la mort de son père (ibid.: 73) représente encore un écho et correspond à la guerre réelle. Ainsi, l ’ album tend à rapprocher tous les soldats pour former une sombre puissance ennemie. Là, il ne s ’ agit plus de continuités historiques, mais d ’ un extérieur malveillant qui menace les membres de la famille sur plusieurs générations. On trouve un écho de cette puissance dans la bande dessinée dystopique La terra dei figli. Même les victimes anonymes des bombardements de 1943 - évoquées par S. dans une séquence initiale aussi vivace qu ’ horrible (ibid.: 7sq.) - trouvent un équivalent lointain dans l ’ anecdote de jeunesse du narrateur: forcés de passer la nuit sans leurs pères, les garçons montent la tente, mais peinent à s ’ endormir. Ils se rappellent les créatures monstrueuses d ’ un film d ’ horreur dans lequel des mutants ressemblant à des tamanoirs, vident les hommes avec leur trompe; ils tombent justement sur deux garçons couchés sous une tente et les massacrent … Cet épisode produit déjà un effet de miroir sur le même plan temporel, puisqu ’ il est représenté deux fois: une fois dans la perspective du garçon (ibid.: 69), la deuxième fois dans celle de S. qui, pendant son absence, se rappelle également le film qu ’ il avait vu avec son fils et anticipe ses angoisses (ibid.: 96 - illustration 3). 16 Les mises en parallèle englobent souvent même plusieurs éléments. Ainsi, les pages 90 - 94 enchaînent trois épisodes d ’ une telle façon que les soldats américains, les soldats italiens et les dealeurs de drogue se retrouvent dans un même groupe violent à l ’ égard des hommes de la famille. 176 Niklas Bender Illustration 2 (Gipi 2018: 17): En haut, le bombardement de Pise par les Américains en 1943. Au milieu et en bas, la sortie en bateau vers la zone militaire; on y remarque les soldats italiens en personnages menaçants. Raconter une biofiction en bande dessinée: le cas exemplaire de Gipi, S. (2006) 177 Illustration 3 (Gipi 2018: 96): S. raconte comment il s ’ était rappelé les images du film d ’ horreur (les hommes-tamanoirs cannibales) et imaginé les angoisses de son fils, lorsque celui-ci a dû passer la nuit seul dans la zone militaire nocturne. 178 Niklas Bender J ’ ajoute juste une remarque: le passage montre bien que le narrateur n ’ adopte pas complètement le point de vue du garçon. Car si les êtres fantastiques correspondent aux craintes d ’ un garçon, il relate également les préoccupations du père, dont celui-ci lui a fait part bien après ( „ S. dice che “ ; ibid.). Le narrateur possède donc des connaissances qui dépassent celles du garçon qu ’ il fut autrefois. 4. Une chronologie complexe La construction chronologique de S. est d ’ une grande complexité, et il n ’ y a pas de trame principale au sens strict du terme. Le troisième niveau, situé environ deux ans après la mort de S., est le plus proche du moment de l ’ énonciation, et il domine la troisième partie ainsi que la conclusion; à ce moment-là, la situation temporelle du narrateur s ’ éclaircit aux yeux du lecteur, ce qui lui confère un poids particulier. Néanmoins, la conclusion se termine par l ’ évocation d ’ un épisode de l ’ enfance de S. où il joue des tours au narrateur: S. è scemo. Gli piace farmi questi scherzi paurosi. Ci sono delle volte in cui si sdraia sulle scale che portano al piano di sopra. Queste scale arrivano alla porta della cucina. Questo scemo si mette con la testa appoggiata al pavimento. Spunta solo la testa, dalla porta. È proprio scemo. Visto dalla cucina sembra un morto con la testa sul pavimento. Anzi, sembra una testa tagliata appoggiata al pavimento. Io ci casco tutte le volte. Tutte le volte mi frega. Tutte le volte salto in aria dalla paura. E allora lui ride e si alza ed io capisco che era il solito scherzo pauroso. Ma vi sembrano, questi, scherzi da fare a un bambino? (Ibid.: 104sq. - illustration 4) La mise en page des passages cités est impressionnante: ils se trouvent sous des bandes blanches, traduisant ainsi le vide laissé par S. À cette démarcation d ’ absence s ’ oppose le temps du récit: le texte est écrit au présent, non au passé. Le positionnement paradoxal du narrateur - tant sur le plan temporel que sur celui de l ’ émotion - apparaît aussi dans le fait qu ’ il exprime d ’ un côté sa réaction en tant qu ’ enfant, l ’ effroi que provoque la mauvaise blague paternelle. De l ’ autre côté, le style du texte correspond au parler d ’ un adulte. Cela est particulièrement vrai quand le narrateur semble se demander si le comportement paternel est approprié: „ Ma vi sembrano, questi, scherzi da fare a un bambino “ (ibid.: 105)? Cette question, clairement rhétorique, est adressée par un adulte à d ’ autres adultes. En effet, la bande dessinée se termine sur une référence au présent immédiat, dans lequel S. attend - sous forme de cendres - d ’ être dispersé dans la mer: „ Urge - urge. Urge che lo tolga dalla scatola. Che vada all ’ aria, nel vento. Come merita, questo scemo “ (ibid.). Si l ’ absence du père est clairement marquée, Raconter une biofiction en bande dessinée: le cas exemplaire de Gipi, S. (2006) 179 Illustration 4 (Gipi 2018: 104): À la toute fin, après la mort de S., le narrateur se souvient comment celui-ci lui faisait peur avec une mise en scène macabre; les cases sans dessin illustrent l ’ absence de S. 180 Niklas Bender son souvenir développe donc une telle force d ’ attraction que S. semble toujours présent. L ’ architecture temporelle de la bande dessinée correspond à ce constat. L ’ imbrication systématique des niveaux produit non seulement un effet spéculaire qui souligne les continuités et les symétries historiques, émotionnelles ou symboliques entre les différents niveaux temporels, de 1943 à aujourd ’ hui. Elle tend également à suspendre la chronologie linéaire, que le lecteur cherche à reconstruire lors de sa lecture - travail ardu au vu de l ’ enchaînement sans transition de plusieurs niveaux temporels différents. Cette suspension du temps, elle est le but déclaré de l ’ auteur: Per cui quando mi fanno i complimenti per i salti temporali in S. io un po ’ ridacchio perché per me non sono salti temporali, bensì salti spaziali. Cioè, guardavo la vita di mio padre come un oggetto solido, in cui erano presenti tutti gli istanti della sua vita. E quindi, quando spostavo lo sguardo lungo questo percorso nelle mia mente non lo spostavo da un momento all ’ altro, ma da un punto all ’ altro nello spazio [ … ]. (Casiraghi 2003: 46) L ’ ordre temporel est donc transformé en agencement spatial, et la vie de son père n ’ a plus la forme d ’ un parcours, mais se solidifie en objet dont le narrateur explore toutes les dimensions - une maison, en quelque sorte, dans laquelle on peut se mouvoir. Dans l ’ entretien avec Casiraghi, Gipi se réfère au roman Slaughterhouse-Five or The Children ’ s Crusade (1969) de Kurt Vonnegut, une œ uvre importante du postmodernisme américain (Casiraghi 2003: 46). 17 Pour Gipi, il s ’ agirait d ’ une source d ’ inspiration essentielle. Dans quelle mesure ce renvoi est-il pertinent? En effet, le roman met en scène un narrateur américain qui (comme Vonnegut lui-même) a été témoin du bombardement de Dresde, le 13 février 1945; il voudrait réussir à en faire enfin le récit, écrire un roman. Le parallèle entre S. et Slaughterhouse-Five ne s ’ arrête évidemment pas au motif du bombardement américain lors de la Seconde Guerre mondiale. L ’ originalité du roman réside plutôt dans le personnage particulier auquel sa majeure partie est dédiée: Billy Pilgrim, un autre survivant de Dresde. Après un accident d ’ avion, il raconte publiquement qu ’ il voyagerait depuis longtemps dans le temps: depuis la nuit de son mariage, „ Billy Pilgrim has become unstuck in time “ , „ spastic in time “ 17 Jing Shi propose de voir le postmodernisme du roman dans son emploi de la métafiction - un argument discutable, cf. mes réflexions sur le sujet (Bender 2017: 391 - 399, 439sq.) - qui, lui, relèverait de „ non-linear narrative, collage and parody “ ( Jing Shi 2019: 554). Même si l ’ approche de l ’ article ne saisit pas toutes les nuances de l ’ emploi du temps et de la narration, il représente une première introduction au sujet. Quant à la critique - copieuse - de Slaughterhouse-Five: en dehors des titres récents et proches de mon propos, je renvoie au volume canonique dirigé par Harold Bloom (Bloom 2001). Raconter une biofiction en bande dessinée: le cas exemplaire de Gipi, S. (2006) 181 (Vonnegut 1991: 23). Billy relate également qu ’ il aurait rencontré des extraterrestres de la planète Tralfamadore qui le retiendraient prisonnier dans une sorte de zoo. 18 Les deux expériences sont liées, car les extraterrestres ont une perception simultanée du temps „ seeing all time as you might see a stretch of the Rocky Mountains. All time is all time. It does not change “ (ibid.: 85sq.). Leurs textes littéraires en portent les marques, comme ils l ’ expliquent eux-mêmes: „ There is no beginning, no middle, no end, no suspense, no moral, no causes, no effects. What we love in our books are the depths of many marvelous moments seen all at one time “ (ibid.: 88). Leurs explications valent en partie 19 pour Billy, qui en fait une philosophie selon laquelle chaque être vit éternellement, passe à jamais d ’ un moment de sa vie à un autre, et même à sa mort (qui ressemble à une lumière violette); elles valent aussi en partie pour le roman, qui - selon la suite de son sous-titre - est „ a novel somewhat in the telegraphic schizophrenic manner of the tales of the planet Tralfamadore “ . 20 Vonnegut utilise ce personnage et son histoire bizarre - voire douteuse, car clairement inspirée par un auteur de science-fiction de seconde zone, Kilgore Trout - pour mettre en scène une conception (ironique) d ’ un temps et d ’ un récit non-linéaires, dominés par la perception spatiale. Le récit saute avec l ’ expérience de Billy d ’ une séquence de sa vie à une autre, et relie ces différentes strates par des motifs ou des personnages récurrents, des formules répétées à l ’ identique (des pieds „ ivory and blue “ , une odeur „ like roses and mustard gas “ , etc.), voire des phrases en leitmotivs ( „ So it goes. “ , quand il est question d ’ un mort). Ces procédés rappellent les sauts dans le temps, les symétries et les continuités qu ’ emploie S.; l ’ inspiration que Gipi a pu tirer de Slaughterhouse- Five semble donc évidente. 18 Le roman reste ambigu au sujet de la véracité de cette aventure: la critique souligne à juste titre que Billy souffre d ’ un traumatisme de guerre et a été interné dans un hôpital psychiatrique. Il est donc également possible „ that Billy ’ s trip to Tralfamadore is all in Billy ’ s mind “ (Allen 2001: 104). Il a également été souligné que Tralfamadore était un anagramme de „ OR FATAL DREAM “ , et que Billy pourrait souffrir de schizophrénie (Broer 2001: 69). 19 Il faut rester prudent sur ce fait, car la conséquence logique de cette vision alinéaire du temps est une attitude à la fois déterministe et fataliste; celle-ci est en effet adoptée à la fois par les extraterrestres et par le narrateur. Or, Vonnegut lui-même adopte une tout autre position philosophique, et la fin du roman semble impliquer une critique du fatalisme. Sur ce point, voir Broer 2001; Coleman 2008; Mustazza 2001; voir surtout Cordle 2000: 169, 175sq. 20 Cordle souligne: „ The order of events is therefore extremely significant, and although Vonnegut refuses a simple beginning/ middle/ end chronology in Slaughterhouse-Five, he is not denying the importance of narrative development. It is in this sense that his novel is different from those of the Tralfamadorians described above “ (Cordle 2000: 175). 182 Niklas Bender Pour en revenir à S.: si cette suspension de la progression temporelle correspond à un usage radical des moyens narratifs, Gipi ne fait néanmoins qu ’ exploiter les spécificités médiales de la bande dessinée, évoquées au début de notre article. Il met en valeur les éléments de base, qui sont atemporels, et ne les agence pas outre mesure. L ’ organisation chronologique reste plutôt séquentielle, c ’ est-à-dire relativement faible. L ’ emploi des couleurs souligne la durée, car les bandes aux couleurs ‚ normales ‘ - celles où le feutre est utilisé et où on retrouve toute la gamme de couleurs - sont celles qui racontent les époques des souvenirs en commun avec S. Les passages historiques en revanche, nous l ’ avons indiqué, sont souvent plus ou moins monochromes et atténués. Après la mort, le dessin peut également varier: la scène de l ’ incinération est représentée par des planches à l ’ aquarelle uniquement, sans aucun dessin, ce qui ajoute à l ’ impression d ’ estompement, de dissolution (Gipi 2018: 79 - 81). Le dessin du carton contenant l ’ urne funéraire, en revanche, est en noir et blanc, d ’ un aspect sobre, voire minimaliste, qui prépare les bandes vides des dernières pages, qui, à leur tour, provoquent une impression de deuil et d ’ irréalité. Sur ce fond, les planches ‚ normales ‘ , du temps du vivant de S., semblent représenter la vie réelle, normale. Les raisons de ce rapport particulier entre temps du récit et temps de la narration sont à chercher dans la relation qu ’ entretient l ’ auteur avec son père. Aux yeux de Gipi, la conception de l ’œ uvre a été une sorte de travail de deuil: S., c ’ est le titre du livre. C ’ est un travail vraiment difficile, avec de nombreuses tentatives nouvelles dans la structure et la gestion du temps de la narration. Il s ’ agit aussi [d ’ ]un cheminement douloureux car l ’ histoire s ’ inspire de la vie de mon père, de sa vision du monde. Je l ’ ai commencée peu de jours après sa mort, il y a un an et demi. J ’ ai ensuite arrêté, c ’ était trop dur. J ’ ai repris le récit après un an, j ’ en ai modifié certains aspects pour le rendre plus léger. (Gasquet / Gipi 2006) Ici, le travail de deuil signifie donc la tentative de transformer la tristesse et la douleur en légèreté, pour donner une forme artistique à la perspective du père. La structure chronologique doit sa complexité à la volonté de limiter, voire de suspendre la perte: l ’ idea che il tempo non scorra e che le persone „ sono “ e non „ sono state “ , ma „ sono nell ’ infinito “ . Per me era un ragionamento necessario perché non volevo ripercorrere la vita e la scomparsa di mio padre. Avevo bisogno di guardare alla vita di mio padre come a un qualcosa di esistente, di vivo, che fosse ancora lì. [ … ] [ … ] il tempo non lo volevo sentire. Il tempo voleva dire la morte del mio babbio. (Casiraghi 2003: 46) La temporalité, l ’ éphémère de l ’ existence sont niés afin de vaincre la mort. Toutefois, Gipi ne sombre pas dans une négation infantile de la réalité: au niveau Raconter une biofiction en bande dessinée: le cas exemplaire de Gipi, S. (2006) 183 de l ’ histoire, la bande dessinée ne relate pas la mort elle-même, mais la crémation, et cela jusque dans ses détails macabres et touchants. Au niveau du discours, la coloration indique que la mort a été comprise, acceptée. Ce qui prévaut, à la fin, est une dimension ludique, voire comique: le narrateur reprend la blague macabre que son père lui faisait quand il était gamin - il faisait le mort - , et la transpose dans le présent, où S. est réellement décédé. D ’ un côté, cela crée chez le lecteur une conscience aiguë de la différence entre boutade et réalité; de l ’ autre, c ’ est le comique même, et sa fidélité à la mémoire du défunt, qui permettent d ’ apprivoiser la mort. Entre parenthèses: de nouveau, Slaughterhouse-Five est ici une source d ’ inspiration importante. Car Billy Pilgrim, qui travaille en tant qu ’ opticien, tente de rassurer un client, un petit garçon qui vient de perdre son père, d ’ une façon originale: While he examined the boy ’ s eyes, Billy told him matter-of-factly about his adventures on Tralfamadore, assured the fatherless boy that his father was very much alive still in moments the boy would see again and again. „ Isn ’ t that comforting? “ Billy asked. And somewhere in there, the boy ’ s mother went out and told the receptionist that Billy was evidently going crazy. (Vonnegut 1991: 135) Par la remise en question du personnage, la séquence est hautement ironique. Néanmoins, Vonnegut montre le potentiel rassurant d ’ une conception nonlinéaire du temps, permettant des allers-retours, suspendant ainsi la perte; Gipi, le garçon qui vient de perdre son père, semble s ’ en être inspiré. Car enfin, l ’ ambiance générale de la bande dessinée n ’ est pas tant caractérisée par le deuil, malgré la fin qui s ’ annonce tôt par la vieillesse et la maladie des parents, teintant l ’ ensemble d ’ une certaine mélancolie. Car la mise en page des cases est aérienne, ce qui correspond au style improvisé que Gipi explore ici pour la première fois. L ’ auteur parle de „ scrivere di getto, direttamente a penna, stavolta nemmeno a matita “ (Casiraghi 2003: 42). Ce style, il ne pouvait l ’ expérimenter que sur un sujet qui lui était familier. En même temps, et Gipi le souligne, le style improvisé faisait partie des „ precauzioni “ grâce auxquelles il voulait éviter d ’ écrire sur la mort de son père. 21 Si Gipi dessine comme un „ jazzista che improvvisa “ (ibid.), c ’ est pour jouer un tour à la mort, et promouvoir la vie. Enfin, ce style amène des compositions qui contiennent beaucoup d ’ espaces vides, qui se remplissent de lumière: Gipi parle des „ tavole 21 „ La mia paura era fare un libro costruito sulla morte di mio padre, cioè una cosa che avrei potuto rileggere dopo tre anni accorgendomi di aver fatto il furbo su un tema del genere “ (Casiraghi 2003: 42). 184 Niklas Bender piene di luce “ , qui exprimeraient une „ idea di amore, positiva “ (ibid.: 46). Le vide ne lui fait pas peur. 5. Raconter des histoires La plus importante mise en perspective positive se trouve dans une équivalence entre S. et le narrateur. À la fin du volume - S. est déjà décédé - le narrateur et sa mère rendent visite à quelques parents. Il évoque les anecdotes que S. lui a racontées au sujet de la Seconde Guerre mondiale, et il s ’ avère que, selon les parents, les faits ont été déformés. Selon S., lui et Piero auraient tenté d ’ aider deux jeunes déserteurs allemands à se rendre à l ’ ennemi, mais en vain: lors de la traversée d ’ un fleuve, les Américains présents sur l ’ autre rive auraient ouvert le feu, tuant les soldats allemands. Or, les parents insistent, les Allemands auraient réussi leur fuite. On pourrait objecter qu ’ il y a simplement deux versions contradictoires d ’ une même histoire. Cependant, les autres parents sont entièrement d ’ accord entre eux, et, qui plus est, ils évoquent des courriers annuels dans lesquels les Allemands leur auraient exprimé leur gratitude (Gipi 2018: 102sq.). Même si ces preuves matérielles ne sont pas produites sur le moment, un gros doute s ’ installe quant à la véracité du récit de S.: „ E le altre storie, domando, i tedeschi in casa e voi nascosti sotto il pavimento, il bombardamento del ponte con le teste gonfie e nere, chiedo, qual ’ è la versione reale? Esiste una versione reale “ (ibid.: 103)? À cette question - est-elle rhétorique? - il n ’ y a pas de réponse, il n ’ y a plus que le récit des blagues macabres du père. Mais on se rappelle cet épisode du début, où le père raconte comment, en allant à la pêche, il emporte toujours un double seau, qui lui sert à cacher sa prise: on a affaire à un maître de la dissimulation (ibid.: 11sq.). Ce qui est intéressant à propos des interrogations sur la véracité des anecdotes, c ’ est le rapport au père réel de l ’ auteur. Gipi le souligne dans son entretien avec Casiraghi: Tra l ’ altro hai descritto tuo padre attraverso le cose che ti ha raccontato. Che poi erano tutte false. Alla fine mi sono accorto che avevamo almeno un punto in comune molto forte: facevamo lo stesso mestiere, raccontare storie. (Casiraghi 2003: 46) S. devient ainsi le narrateur d ’ histoires inventées: cette fictionnalisation n ’ est pas jugée selon des critères de véracité, mais caractérisée de façon bien plus positive, comme une profession partagée - un fait qui a d ’ autant plus d ’ importance que la profession réelle de S. ou de Sergio ne figure pas dans le récit. Raconter une biofiction en bande dessinée: le cas exemplaire de Gipi, S. (2006) 185 En fin de compte, une ambiguïté s ’ installe. D ’ un côté, Gipi se réfère à la narration postmoderniste de Vonnegut et prend son père fanfaron comme alter ego dans l ’ invention: les deux renvois célèbrent l ’ art de l ’ invention, et affaiblissent la valeur référentielle de la bande dessinée. La déformation du dessin et l ’ emploi des noms - S. n ’ est pas tout à fait le nom de son père - créent une distance entre fiction et réalité, qui est encore renforcée par l ’ esthétique de l ’ improvisation. De l ’ autre côté, Gipi se proclame dessinateur „ réaliste “ (Gasquet / Gipi 2006) - dans le sens d ’ un regard impartial sur le monde - et cultive une „ passione per il disegno realistico “ (Casiraghi 2003: 18) et „ un tipo di narrazione realistica “ (Casiraghi 2003: 37). Une référentialité de second degré renforce cette tendance. Elle se trouve dans l ’ architecture même de l ’ album: Gipi suspend les références justement pour correspondre à son père - cette autre forme de référentialité se situe au niveau de la narration et non de l ’ action. Il s ’ y ajoute la tendance à corriger les inventions paternelles par des narrations rivales, mieux attestées. Bref, Gipi se méfie d ’ une mimésis au premier degré, mais il exige tout de même une correspondance concrète entre fiction et réalité. De cette façon, le motif du narrateur infidèle se trouve justifié, et acquiert même ses lettres de noblesse. Gipi en montre la force novatrice, mais ne semble pas vouloir s ’ y adonner pleinement: par respect pour le défunt, il veut répondre aux exigences d ’ un récit un tant soit peu véridique. De surcroît, il réfléchit à la véracité de la narration en général et introduit ainsi un niveau de réflexion poétologique. De cette façon, le récit de filiation devient une construction extrêmement complexe et réfléchie, qui crée des références pour les parer de clignotants de toutes les couleurs. Allen, William Rodney, „ Slaughterhouse-Five “ [1991], in: Harold Bloom (ed.), Kurt Vonnegut ’ s Slaughterhouse-Five, Broomall (PA), Chelsea House Publishers, 2001, 95 - 106. Bender, Niklas, Die lachende Kunst. 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Guez Kurt Hahn Deux conceptions de la vie 1 C ’ est presque un truisme d ’ affirmer que nous assistons actuellement à une renaissance globale des vérités simplistes, des antagonismes rebattus et des stigmatisations éculées. Les instigateurs d ’ une telle ‚ (re-)démagogisation ‘ en 140 ou, tout au plus, 280 signes, n ’ hésitent pas à invoquer des systèmes de pensée et des modes d ’ explication dont le mince vernis de civilisation ne cache rien d ’ autre que d ’ archaïques ressentiments. Ainsi, des discours et des idéologèmes fondés sur l ’ amalgame néfaste de nationalisme, de revanchisme et de racisme ont regagné en crédibilité et sont même publiquement applaudis. Surgies des profondeurs insondables de l ’ histoire allemande, européenne et mondiale réapparaissent donc de sinistres formules telles que le ‚ corps du peuple ‘ ( ‚ Volkskörper ‘ ), la ‚ déculturation ‘ ( ‚ Überfremdung ‘ ), ‚ l ’ identité pure ‘ ou, tout simplement, la ‚ vie ‘ , sa ‚ valeur ‘ ou, dans le pire des cas, sa ‚ non-valeur ‘ . Loin de ce retour d ’ un biologisme aussi grossier qu ’ intéressé, une deuxième acception de la ‚ vie ‘ n ’ est pourtant pas moins caractéristique de notre temps: le présent recueil d ’ articles cherche à en explorer certaines manifestations. Il s ’ agit ici d ’ une conception de la ‚ vie ‘ complètement différente: est alors en jeu la ‚ vie ‘ personnelle, la ‚ vie ‘ particulière, bref la ‚ vie ‘ unique de certains individus exceptionnels qui fascinent tant notre monde contemporain. Biopics et documentaires, journaux intimes, récits de confession et toutes sortes de curricula vitae de célébrités plus ou moins fameuses peuplent les écrans et remplissent les rayons des librairies. Les études littéraires ont elles aussi contribué à cet essor des vies représentées, n ’ épargnant aucun effort herméneutique pour classifier 1 Je remercie Dr. Aurore Peyroles pour ses précieuses corrections et propositions concernant la première version de cet article. les films et les écritures bioou autobiographiques, les genres, sous-genres et variantes bioou autofictionnels. 2 Dès lors, est-il concevable d ’ associer ces deux observations introductives? Peut-on envisager de mettre en rapport les deux significations de la ‚ vie ‘ ainsi esquissées? Pour reprendre, en le modulant, le fameux terme forgé par Giorgio Agamben (1994/ 1997), on pourrait même proposer d ’ établir un lien entre la „ vie nue “ , réduite à son simple être physique, et une ‚ vie ‘ - baptisée à titre expérimental - ‚ vêtue ‘ , puisqu ’ enveloppée de maintes couches psychologiques, culturelles et sociales. En d ’ autres termes, peut-on corréler d ’ une quelconque manière l ’ exploitation impitoyable, voire l ’ anéantissement systématique, de populations entières avec la mise en scène délibérée d ’ une existence singulière? Cela semble difficile, tant la divergence entre la négation catégorique de toute individualité et l ’ analyse introspective caractérisant les genres modernes de la biographie et de l ’ autobiographie paraît insurmontable. Néanmoins, les choses se présentent différemment dès lors que, au moyen d ’ une construction esthétique, une vie devient racontable, imaginable et donc librement modifiable. Dans le domaine de la fiction s ’ appliquent d ’ autres lois d ’ efficacité, raison pour laquelle il est même possible que la dégradation de l ’ homme réduit à un corps maltraité entre en interaction avec l ’ analyse minutieuse d ’ une conscience. Cela se manifeste surtout dans des contextes où le paradigme évoqué ci-dessus de la biopolitique ne reste pas une abstraction théorique, mais se transforme en réalité aussi concrète qu ’ atroce. Ainsi, même l ’ Holocauste, dont il sera question par la suite et dont l ’ industrie meurtrière repose sur le pouvoir cynique „ d ’ exposer une population à une mort générale [afin] de garantir à une autre son maintien dans l ’ existence “ (Foucault 1976/ 2002: 180), 3 a ses visages et ses histoires de vie, qui ne sont pas uniquement celles des victimes. 2 Pour des raisons évidentes, la vaste recherche portant sur les pratiques littéraires du biographique et autobiographique des dernières années ne pourra pas être prise en compte ici; je ne mentionne que les ouvrages de référence instructifs de Klein 2009; Weiser / Ott 2013; Kuhn 2016; Simonet-Tenant 2017; Wagner-Egelhaaf 2019. 3 La citation, extraite du premier tome de l ’ Histoire de la sexualité (Foucault 1976/ 2002: 180), dit dans son contexte: „ Le pouvoir d ’ exposer une population à une mort générale est l ’ envers du pouvoir de garantir à une autre son maintien dans l ’ existence. Le principe: pouvoir tuer pour pouvoir vivre, qui soutenait la tactique des combats, est devenu principe de stratégie entre États. “ C ’ est bien entendu Giorgio Agamben (1994/ 1997: 187) qui, à partir des analyses foucaldiennes, étudiera en détail les atrocités biopolitiques dans les camps de concentration: „ [A]u contraire, chaque geste, chaque événement dans le camp, du plus banal au plus exceptionnel, opère la décision sur la vie nue qui actualise le corps biopolitique allemand. La séparation du corps juif est la production immédiate du corps allemand, tout comme l ’ application de la norme est sa production. “ Voir aussi l ’ étude complémentaire d ’ Agamben 1998/ 1999. 192 Kurt Hahn La fascination biographique et le „ retour du sujet “ (Compagnon 2007) qui y est lié se rapportent également aux responsables du génocide, comme le démontrent beaucoup de formats (pseudo-)historiographiques diffusés par les grands médias. De même, le cinéma et la littérature de la „ production restreinte “ (Bourdieu 1992 - 1998: 192sqq./ 351sqq.) se consacrent aux sombres profils des cadres nazis. À cet égard, une attention particulière est accordée depuis longtemps à l ’ effroyable personnage du médecin, anthropologue, eugéniste convaincu et, ne l ’ oublions pas, officier SS Josef Mengele. Parmi les multiples représentations de ‚ l ’ ange de la mort ‘ , 4 les romans La Disparition de Josef Mengele d ’ Olivier Guez, récompensé du prix Renaudot 2017, et Wakolda (publié en 2011), que l ’ écrivaine argentine Lucía Puenzo a elle-même adapté à l ’ écran, ont en commun de se limiter au destin de Mengele après la Seconde Guerre mondiale. En restituant les étapes de la fuite du généticien nazi vers l ’ Amérique latine puis à travers le continent, La Disparition de Josef Mengele et Wakolda mettent au jour, à des milliers de kilomètres des scènes de l ’ horreur, les dimensions mondiales de la Shoah ainsi que le devoir de mémoire irréductible auquel elle nous oblige. On peut donc avancer l ’ hypothèse que les ‚ biofictions ‘ transatlantiques de Puenzo et Guez dressent le portrait d ’ un ‚ biopoliticien ‘ obsessif afin de témoigner, dans un cadre plus général, des égarements et des incroyables excès du ‚ biopouvoir ‘ . Pour appuyer cette idée, je me propose de comparer les deux romans tout en évoquant l ’ adaptation cinématographique. Il s ’ agira d ’ une part de discuter les modes d ’ appropriation littéraire ou filmique des faits historiques, et d ’ autre part d ’ élucider dans quelle mesure la survie presque spectrale de Josef Mengele en Amérique latine révèle - sur le plan affectif et narratif - les zones d ’ ombre, les traces refoulées de la mémoire collective. En conclusion, quelques remarques aborderont la responsabilité éthique d ’ une littérature et d ’ un cinéma qui ont choisi de s ’ intéresser à l ’ un des bourreaux du Troisième Reich. Biographie et fiction, histoire et Histoire, vie extérieure et vie intérieure Des recherches très poussées (p. ex. Astor 1986; Keller 2003; Völklein 2003; Camarasa 2009) nous ont livré de nombreux détails sur les férocités commises 4 En guise d ’ exemples, je mentionnerais les romans Time ’ s Arrow or The Nature of the Offence de Martin Amis (1991) et Mischling d ’ Affinity Konar (2016), de même que les films The Boys from Brazil de Franklin J. Schaffner (1978), Nichts als die Wahrheit de Roland Suso Richter (1999) et The Grey Zone de Tim Blake Nelson (2001). L ’ inquiétant voyage de Mengele: biofictions et biopolitiques transatlantiques 193 par Mengele à la rampe de sélection et dans les baraques des malades. Grâce aux investigations méticuleuses du journaliste argentin Uki Goñi (2002: 329 - 341), nous avons en outre beaucoup appris sur les errances des nazis refugiés en Argentine après 1945. Pourquoi alors, pourrait-on répliquer avec une pointe de naïveté, serait-il intéressant et même instructif de s ’ étendre encore plus avant, par ces ‚ actes de fictionnalisation ‘ ( „ Akte des Fingierens “ ) dont parle Wolfgang Iser (1993: 20), sur l ’ existence bien documentée d ’ un criminel de guerre? La question s ’ impose avec d ’ autant plus d ’ acuité que chaque reconfiguration ne saurait se substituer à la réalité et court le risque soit de diaboliser Mengele, le dotant ainsi d ’ une aura de terreur, soit de banaliser son agir bestial dans les camps en insistant sur sa vie quotidienne. À cela s ’ ajoute le fait que les biofictions dont il est ici question vont encore plus loin, dans un sens, que le roman controversé de Jonathan Littell Les Bienveillantes (2006), qui poussait ses lectrices et lecteurs à s ’ identifier au personnage et narrateur autodiégétique Max Aue, un officier SS antisémite sans scrupules (von Koppenfels 2009; von Koppenfels 2012; Lacoste 2010; Roebling-Grau 2015). Quand il s ’ agit de Mengele, une telle „ captatio malevolentiae “ (von Koppenfels 2009; von Koppenfels 2012: 43 - 48) a un effet encore plus marqué, puisque nous savons qu ’ il incarne, non, qu ’ il ‚ est ‘ le mal en personne; ou, du moins, qu ’ il doit l ’ être parce que la seule désignation du ‚ mal ‘ implique déjà une distanciation symbolique. 5 Et pourtant, Wakolda et La Disparition de Josef Mengele mettent l ’ accent sur l ’ importance de variations imaginaires ou plutôt semi-imaginaires autour d ’ une biographie aussi difficile à digérer que celle du médecin barbare. En même temps, les particularités des deux romans et du film ne relèvent guère des procédés que l ’ on pourrait s ’ attendre à trouver dans des fictions postmodernes à contenu historique (voir Asholt/ Bähler 2016). Même si l ’ on y observe un „ emplotment “ - tel que l ’ a défini Hayden White (1973: 7sqq.) - , cette mise en intrigue ne renvoie à aucune composition littéraire préconçue, à aucun genre figé. Par ailleurs, Wakolda et La Disparition de Josef Mengele ne se caractérisent pas non plus par une intertextualité et (auto-)réflexivité ludiques, comme l ’ impliquerait la catégorie de la „ historiographic metafiction “ forgée par Linda Hutcheon (1988). Mais loin d ’ une logique rigoureuse de la ‚ Widerspiegelung ‘ , les textes et l ’ adaptation de Puenzo et de Guez s ’ inscrivent justement dans 5 Von Koppenfels (2012: 90) explique en quoi consiste le risque d ’ aveuglement entraîné par la catégorie et le discours dudit ‚ mal ‘ : „ Das substantivierte Böse bleibt von einer vagen Erhabenheit umwittert. Diese hat ihren Preis: Der Begriff enthält unerledigte Sinnresiduen. Dämonisierung ist eine Entlastungsstrategie. Das dämonische Schicksal tritt an die Stelle individueller Schuld. “ 194 Kurt Hahn l ’ intervalle dynamique „ between fiction and fact “ (De Man 1986: 109) 6 où ils exhibent, condensent ou diversifient tout à la fois leur rapport à l ’ historicité. Très schématiquement, on peut donc présupposer que ce sont en premier lieu des éléments de la vie intérieure et sociale que Wakolda et La Disparition de Josef Mengele ajoutent à la biographie factuelle et archi-connue du docteur allemand pour la montrer sous un autre jour, pour la différencier. Afin d ’ illustrer ce propos, il convient d ’ évoquer au moins les grandes lignes de l ’ action des œ uvres concernées et de présenter leurs personnages. Wakolda 7 nous fait rencontrer un Mengele qui prend les traits d ’ un protagoniste mystérieux mais élégant, sûr de lui et manifestement très érudit. Sous une fausse identité - tandis que le roman se contente du prénom aussi éloquent que banal de ‚ José ‘ , Puenzo réintroduit dans le film le pseudonyme ‚ Helmut Gregor ‘ que Mengele a effectivement utilisé entre 1948 et 1956 (voir Bevilacqua 2015) 8 - , il cherche à fuir la persécution mondiale dont il commence à faire l ’ objet. À l ’ instar de beaucoup d ’ autres nazis, il décide de se rendre en Amérique latine et plus exactement en Argentine; il habitera à Buenos Aires jusqu ’ en 1959. En ce qui concerne la fidélité historique, la romancière et réalisatrice argentine s ’ en tient là pour aussitôt mettre en scène le médecin en pleine action - c ’ est-à-dire laissant libre cours à son fanatisme racial. Le roman et son adaptation inventent donc une fable très intime qui se déroule en 1960, lorsque José alias Mengele alias Helmut Gregor part pour la Patagonie, une région déserte où il espère trouver un nouveau refuge. 9 Alors qu ’ il est en route vers le ‚ Grand Sud ‘ , une rencontre funeste survient: le protagoniste croise le chemin d ’ une famille argentine se composant de la mère enceinte Eva, du père Enzo et de trois enfants. Parmi eux, c ’ est sans doute la jeune Lilith, apparemment trop petite 6 C ’ est ainsi que Paul de Man (1986: 109), dans un texte sur le dialogisme de M. Bakthine, conçoit la relation entre fiction et réalité dans le roman: „ At that point, the binary opposition between fiction and fact is no longer relevant; in any differential system it is the assertion of the space between the entities that matters. “ 7 À propos de l ’ interprétation du roman et particulièrement du film, il faut renvoyer aux études précieuses de Bevilacqua 2015; Heffes / Bertone 2015; Bosshard 2016; Maurer Queipo 2018; Maurer Queipo 2020 et Hogan 2018 dont l ’ article fournit des lectures stimulantes sur les „ biopolitics of gender and race “ . Les observations suivantes sur Wakolda reprennent en partie ce que j ’ ai proposé dans un essai sur la sémantique du paysage patagonien (Hahn 2020). 8 Le jeu des noms et des identités dans Wakolda est traité en détail par Bevilacqua 2015. 9 Concernant le fond historique de Wakolda, Lucía Puenzo (Etcheto 2013) explique dans une interview: „ La película se planta en una especie de paréntesis entre lo que ocurre desde que se le [sc. a Mengele] pierde el rastro en Buenos Aires hasta que aparece en Paraguay, el resto son conjeturas. Muchos historiadores dicen que sí estuvo en el sur, otros lo niegan, algunos dicen que él tuvo muñecas, que hizo muñecas de porcelana. Eso está en el terreno del mito, pero era poderoso como elemento para sumar. “ L ’ inquiétant voyage de Mengele: biofictions et biopolitiques transatlantiques 195 pour son âge de douze ans, qui attire immédiatement le „ regard médical “ 10 et pas peu voyeuriste du chercheur infâme. L ’ anatomie de cette joyeuse petite fille blonde aux yeux bleus qui évoque le stéréotype aryen captive le généticien: il croit reconnaître dans cette taille nettement inférieure à la moyenne une anomalie héréditaire qu ’ il entend soigner d ’ une manière très spéculative. Dès le premier regard, le docteur d ’ Auschwitz scrute la petite fille sous un angle prétendument scientifique, mais au fond idéologique, comme le prouve un extrait des premières pages du roman, rapporté au discours indirect libre (Puenzo 2011/ 13: 10): Hubiera sido [sc. Lilith] un espécimen perfecto (rubia, blanca y de ojos claros) de no ser por su altura. Visiblemente pequeña en tamaño para su edad, pero con miembros de medidas normales para ser llamada una enana y demasiado grande para ser incluida en los parámetros liliputienses, la nena que daba saltos cada vez más veloces frente a sus ojos era un ejemplo que desafiaba uno de sus campos de investigación predilectos: el enanismo, entendido como expresión ejemplar de lo anormal. Había logrado absorber algunos genes arios, pero no lo suficiente para perder sus rasgos animales. Eran las ratas de laboratorio que más lo fascinaban: perfecta, de no ser por un defecto imposible de tolerar. 11 Étant donné la singularité corporelle, le nanisme de Lilith (voir Maurer Queipo 2018), le double fictif de Mengele ne peut s ’ empêcher de lui adresser la parole. Dans ce contexte, une poupée à l ’ apparence nordique et nommée „ Herlitzka “ , que Lilith a reçue de son père et qu ’ elle échangera par la suite - du moins dans le roman 12 - pour un modèle d ’ allure indigène appelé „ Wakolda “ , se révèle être 10 Pour la notion, en l ’ occurrence très pertinente, voir les réflexions essentielles de Foucault 1963. Qu ’ on le veuille ou non, on ne peut pas passer sous silence, ni dans le roman ni dans le film, l ’ attirance érotique hautement ambiguë entre le médecin nazi et l ’ adolescente, qui culmine dans l ’ allusion tragique à un abus sexuel (voir Puenzo 2011/ 13: 164 - 166). En faisant référence à Lolita de Nabokov comme intertexte possible, Hogan ( „ Girls and Dolls ” , 258) résume judicieusement la dimension sexuelle dans Wakolda: “ Puenzo colors Mengele ’ s scientific interest with erotic undertones and overlays Liliths ’ s sexual awakening, artificially induced and otherwise piqued by the German Doctor, with pubescent curiosity towards Mengele. ” 11 Quant à la focalisation, c ’ est-à-dire la perspective du criminel de guerre adoptée partiellement dans le roman, voir les observations significatives de Bosshard 2016: 192 - 194. 12 Il convient de noter que le film, contrairement à l ’ original littéraire, fusionne „ Herlitzka “ et „ Wakolda “ (fournissant aussi les titres des deux parties du roman) en une seule poupée nommée „ Wakolda “ . Selon l ’ idéologie raciste, Lilith commet une sorte de ‚ trahison ethnique ‘ en offrant sa „ Herlitzka “ nordique à la fille indigène Yanka pour recevoir en échange une poupée à l ’ aspect mapuche (Puenzo 2011/ 13: 58 - 62). D ’ autre part, le nom de „ Wakolda “ remonte apparemment au personnage de „ Guacolda “ , la vaillante compagne du cacique mapuche Lautaro, comme nous l ’ apprennent les chants XIII et XIV de La Auracana (1569) de Alonso de Ercilla y Zúñiga. À ce sujet, voir le commentaire de Heffes y 196 Kurt Hahn beaucoup plus qu ’ un détail et un jouet innocent. En tant que leitmotiv matérialisé, les poupées allégorisent tout au long du roman et du film la recherche obsessive de la perfection physique, c ’ est-à-dire le délire eugéniste (y compris les pratiques assassines de l ’ euthanasie) qui continue à posséder le protagoniste, même à l ’ autre bout du monde. À ce propos, les critiques Alejandra Heffes et María Agustina Bertone (2015: 133) précisent que „ [l]a fabricación industrial de las muñecas arias funciona como una posibilidad de dominar en forma pequeña su deseo de controlar la biología humana a partir de la manipulación genética. “ 13 Pour être le plus près possible de son nouvel objet d ’ étude, de sa nouvelle proie, l ’ étranger allemand, qui parle d ’ ailleurs couramment l ’ espagnol, loue une chambre dans l ’ auberge rouverte par les parents de Lilith au bord du lac Nahuel Huapi, près de (San Carlos de) Bariloche. D ’ une façon manipulatrice, il se glisse dans la vie familiale, noue une amitié intense avec Lilith, lui injecte des hormones de croissance, exploite la grossesse gémellaire de la mère Eva pour réaliser des expériences et gagne même la sympathie du père Enzo, un bricoleur passionné, en finançant la fabrication desdites poupées. Toutefois, de nombreux signes laissent entrevoir que les services de renseignement internationaux sont en train d ’ élargir leurs enquêtes jusqu ’ à la lointaine Patagonie. C ’ est l ’ agente israélienne Nora Eldoc 14 qui, après avoir reconnu en lui son propre tortionnaire Bertone (2015: 136, note 17): „ Las crónicas hablan de Guacolda como compañera de Lautaro, líder guerrero del pueblo mapuche. Se cree que había sido criada en casa del conquistador Pedro de Villagra. Para los mapuches, los españoles no eran dioses sino seres humanos, hombres de la tierra, como ellos, susceptibles de ser derrotados. Cuando Lautaro dio por finalizado su aprendizaje, partió a unirse a la sublevación de su pueblo en la Guerra Araucana. Guacolda se unió a él y lo acompañó en todas las rebeliones contra las fuerzas del invasor español durante la conquista europea. Su nombre pasó a la historia como símbolo del mestizaje y rebeldía. “ 13 En accord avec l ’ argumentation éclairée de Hogan (2018: 260), il faudrait ajouter que la production en série des poupées - qui sera mise en place à partir du prototype bricolé par le père Enzo et grâce au financement du médecin nazi - ne symbolise pas seulement l ’ emprise totale sur la vie individuelle, mais représente aussi le pouvoir de contrôle politique: “ Girls and dolls in these works by Puenzo reveal the bioand thanato-politics of German and Argentinian nation building projects. ” 14 Le personnage de Nora Eldoc est inspiré d ’ un modèle historique, une espionne du Mossad qui a probablement rencontré Mengele et qui est décédée subitement en 1960 pendant une randonnée près de Bariloche - dans des circonstances inexpliquées. En faisant référence à d ’ autres études, Keller (2003: 70) présume dans sa biographie de Mengele: „ In dem argentinischen Kurort Bariloche soll er [sc. Mengele] 1960 eine Jüdin getroffen haben, die er an der Tätowierung als ehemaligen Auschwitz-Häftling erkannte; wenige Tage später sei sie von einer Bergwanderung nicht zurückgekehrt - sie soll eine Agentin des israelischen Geheimdienstes gewesen [sein] und Mengele von einem geheimen Nazi- Netzwerk gewarnt worden sein. ” À son tour, la romancière et réalisatrice argentine L ’ inquiétant voyage de Mengele: biofictions et biopolitiques transatlantiques 197 et stérilisateur, s ’ apprête à démasquer José/ Helmut Gregor/ Mengele, avant de soudainement disparaître, dans le roman, au cours d ’„ una excursión en la montaña “ (Puenzo 2011/ 13: 215). En revanche, dans le long métrage, même Nora, une femme sûre d ’ elle et de son engagement dans le but d ’ élucider les affres concentrationnaires, ne réussit pas à résister entièrement à l ’ éloquence trompeuse et au charisme perfide du médecin. Séduits par son charme démoniaque, tous les personnages ne peuvent qu ’ observer comment le criminel de guerre échappe à ses poursuivants et se soustrait une fois de plus à la justice. Wakolda semble mettre l ’ accent sur les relations et surtout sur les tensions intersubjectives entre le raciste incurable et ses semblables croisés dans le nouveau milieu de Bariloche. Même sans le pouvoir total dont il disposait autrefois, l ’ alter ego de Mengele tente de prendre le contrôle émotionnel de la famille argentine et en particulier de la fille Lilith, dans le but de l ’ instrumentaliser pour servir ses ambitions pseudo-scientifiques au nom de l ’ hygiène raciale. Le roman comme son adaptation dévoilent la vulnérabilité des rapports affectifs face à une idéologie agressive, sans pour autant succomber au kitsch sentimental. Pour l ’ éviter, Lucía Puenzo se sert d ’ un style narratif très sobre (Bosshard 2016) et d ’ un langage cinématographique équilibré (voir Heffes/ Bertone 2015; Maurer Queipo 2020), reliant le genre traditionnel du thriller politique (Hogan 2018: 247; Bevilacqua 2015: 102) à un agencement suggestif des images. L ’ un et l ’ autre renoncent complètement aux commentaires omniscients et aux discours moralisateurs. Cependant, la personnalisation fictive ou, si l ’ on veut, la fictionnalisation personnelle de l ’ histoire connaît aussi ses limites. Autrement dit, l ’ horizon délibérément restreint de Wakolda - situé principalement dans un milieu familial - ne permet pas de dresser une contextualisation plus nuancée, du moins en ce qui concerne la surface sémantique du roman et du film. De prime abord, il semble donc que le passé sombre de Mengele n ’ apparaisse qu ’ à travers quelques analepses éparses et que les circonstances historiques de son odyssée latino-américaine ne soient guère prises en compte. C ’ est en cela que Wakolda se distingue clairement de La Disparition de Josef Mengele, dont la richesse documentaire et, par conséquent, la valeur de témoignage sautent d ’ emblée aux yeux. Selon la quatrième de couverture, le (Friera 2011) pointe dans la même direction: „ Víctima de ‚ el ángel de la muerte ‘ en Auschwitz, donde habría sido esterilizada, Nora Eldoc es un personaje real que irrumpe como una heroína trágica hacia el final de Wakolda. [ … ] Lo que se sabe de Nora es poco: que estuvo en Bariloche, que se la vio bailando en una fiesta con Mengele, que apareció muerta y algunos plantean que era una esquiadora y no tenía nada que ver con la cacería de nazis; pero llegaron agentes de la Embajada de Israel, certificaron su muerte y se llevaron ciertos papeles. Nora también es un campo para las conjeturas. “ 198 Kurt Hahn livre se veut explicitement un „ roman-vrai “ (Guez 2017), 15 un roman d ’ investigation composé par un expert du genre, le journaliste, scénariste et écrivain Olivier Guez. Et en effet, La Disparition de Josef Mengele se livre à une analyse incisive des implications politiques qui ont permis au ‚ docteur de la mort ‘ de tout simplement disparaître pendant plus de trente ans. Les réseaux d ’ exfiltration, les ‚ rat lines ‘ , mais aussi l ’ opportunisme des gouvernements latino-américains y ont considérablement contribué. L ’ un des plus grands coupables parmi l ’ élite dirigeante du continent est très vite identifié dans le roman de Guez (2017: 39 - 40), dont le ton cynique accuse de plein fouet ce „ collabo “ du cono sur: Alors, en attendant que la guerre froide dégénère, Perón devient le grand chiffonnier. Il fouille les poubelles d ’ Europe, entreprend une gigantesque opération de recyclage: il gouvernera l ’ Histoire, avec les détritus de l ’ Histoire. Perón ouvre les portes de son pays à des milliers et des milliers de nazis, de fascistes et de collabos; des soldats, des ingénieurs, des scientifiques, des techniciens et des médecins; des criminels de guerre invités à doter l ’ Argentine de barrages, de missiles et de centrales nucléaires, à la transformer en superpuissance. Bien entendu, sous la régence florissante des époux Perón (1946 - 1955), qui admirent l ’ Allemagne hitlérienne et accueillent avec bienveillance ses fonctionnaires, le généticien légendaire est un invité très apprécié. À Buenos Aires, où il est arrivé en 1949, il mène une vie confortable, tel un „ pacha “ - pour citer le titre de la première partie du roman (Guez 2017: 11) - qui fréquente les maisons closes, fraternise avec d ’ autres hiérarques nazis réfugiés (comme Hans-Ulrich Rudel ou Willem Sassen) et s ’ efforce d ’ implanter l ’ entreprise familiale de machines agricoles de l ’ autre côté de l ’ Atlantique. Durant cette période, il peut même oser un petit saut en Europe pour revoir ses proches et sa ‚ chère patrie ‘ , la terre allemande et sa ville natale de Günzburg. Comme si tout cela ne suffisait pas, Mengele, après avoir récupéré son vrai nom (1956), épouse en fait sa belle-s œ ur Martha le 25 juillet 1958 en Uruguay, ce qui donne lieu à un voyage de noces - quelle surprise - en Patagonie: „ la route est longue jusqu ’ à Bariloche “ (Guez 2017: 89). Vers la fin des années cinquante, tout de même, le climat se durcit une fois achevée la première présidence du protecteur Perón. La chasse mondiale aux criminels de guerre s ’ est étendue jusqu ’ en Amérique du Sud, comme l ’ illustre sans équivoque la capture d ’ Eichmann à Buenos Aires, en mai 1960. Étant donné que même la République Fédérale d ’ Allemagne, jusqu ’ à présent si ‚ oublieuse ‘ , se voit obligée d ’ exiger son extradition, Mengele a toutes les raisons de devenir nerveux. Selon le titre de la deuxième partie du roman (Guez 2017: 111), c ’ est 15 Dans un entretien avec AFP / Le Point Culture (2017), Guez désigne aussi La Disparition de Josef Mengele comme un „ roman de non-fiction “ . L ’ inquiétant voyage de Mengele: biofictions et biopolitiques transatlantiques 199 effectivement l ’ existence d ’ un „ rat “ ou, d ’ après le texte, d ’ une „ bête traquée “ (ibid. 183) qu ’ il mènera dorénavant. Toutefois, il peut encore compter sur le réseau du „ Kameradenwerk “ dont les fidèles ne l ’ abandonnent pas au cours de sa „ descente aux enfers “ (Guez 2017: 119). Leur ferme soutien lui permet de quitter l ’ Argentine et de passer d ’ abord au Paraguay, avant de traverser la forêt vierge et d ’ arriver au Brésil où il passera le reste de ses jours, encore sous couvert de fausses identités (Peter Hochbichler et Wolfgang Gerhard). Suivent alors presque vingt ans et plus de cent pages qui décrivent la misère personnelle d ’ un narcissique vieillissant dont la déchéance physique va de pair avec une égomanie sans cesse croissante. Tandis que la vie extérieure n ’ a plus rien à offrir au „ vieillard rabougri et farfelu “ (Guez 2017: 196), tout se déroule maintenant dans le monde intérieur dans lequel Mengele, qui s ’ estime injustement méconnu, s ’ enferme de plus en plus. Qu ’ il s ’ installe dans les propriétés de la famille hongroise Stammer dans l ’ État de S-o Paulo, où il se construit une tour de surveillance, ou ensuite - quelle ironie de l ’ histoire! - dans la banlieue ethniquement hétérogène de S-o Paulo au nom prometteur d ’ Eldorado, l ’ ancien tyran des camps n ’ est plus que l ’ ombre de lui-même. Plein d ’ une colère intransigeante, il insiste cependant sur sa prétendue ignorance concernant la Endlösung et la politique d ’ extermination du Troisième Reich. Les retrouvailles tant attendues avec son fils Rolf en 1978 ne changent rien à cet „ art de se victimiser “ (Lacoste 2010: 197) perfectionné par les bonzes nazis. Après „ deux jours et deux nuits de discussions sans relâche “ (Guez 2017: 209), le père et le fils se séparent en mauvais termes, sans s ’ être réconciliés. Il en découle que le senior sombre complètement dans une amertume larmoyante (ibid. 210): „ La visite de Rolf n ’ a donc servi à rien. Le petit salopard. Mengele est ulcéré; à nouveau, le vide et la mélancolie l ’ envahissent. “ Dans un état de santé déjà déplorable, Mengele finit par subir un accident vasculaire cérébral; il meurt en février 1979 sur une plage de Bertioga et est enterré, dans un premier temps, au cimetière d ’ Embu (près de S-o Paulo). Le retour inquiétant du biopolitique Mais tel un véritable „ fantôme “ - titre de l ’ épilogue du roman (Guez 2017: 219) - , le cadavre de Mengele continue à occuper et à tourmenter la postérité en suscitant toutes sortes de spéculations et de découvertes effroyables. Dans une optique plus large, le malaise d ’ une expérience pour ainsi dire ‚ fantomatique ‘ et, sans aucun doute, ‚ inquiétante ‘ détermine alors notre accès au récit biographique de Guez dans lequel la reconstitution des faits se double de composantes inventées. Cela vaut d ’ autant plus si l ’ on entend par ‚ inquiétant ‘ ce que Sigmund 200 Kurt Hahn Freud (1982/ 1919) 16 nommait „ Unheimliches “ . Cette ‚ inquiétante étrangeté ‘ désigne ce qui était jadis connu, familier ou, en allemand, „ heimisch “ avant d ’ avoir été refoulé dans l ’ inconscient, d ’ où il peut ressurgir et entrer avec une ambiguïté insoluble dans la conscience. La vie impénitente de Mengele après 1945 correspond à une telle hantise traumatique. Sa fuite scandaleuse et le jeu de cache-cache qui s ’ est ensuivi pendant des décennies rappellent à la conscience collective - de part et d ’ autre de l ’ Atlantique - ce qu ’ elle considère trop volontiers comme révolu. Incarnation littéralement ‚ inquiétante ‘ , Mengele représente donc le passé et la dette national-socialistes que l ’ Allemagne a cru repousser, pour prolonger la métaphore psychanalytique, dans ‚ l ’ inconscient latino-américain ‘ et qui est pourtant susceptible de réapparaître à tout moment. La présence plus ou moins clandestine des ex-sbires de Hitler sur les territoires argentin, paraguayen et brésilien lève également le voile sur l ’ un des chapitres les plus délicats dans l ’ histoire récente des pays latino-américains qui ont fait cause commune avec des criminels de guerre pour en tirer des profits politiques, militaires et économiques (voir Goñi 2002; Feierstein 2014; Aizenberg 2016). Or, la seule mise en perspective historique ne suffit pas pour saisir ‚ l ’ effet de lecture inquiétant ‘ que les fictions littéraires ou cinématographiques cherchent à dégager d ’ un personnage caractérisé en premier lieu par son immense infamie. À cet égard, La Disparition de Josef Mengele exerce un effet assez oppressant, la grande provocation du livre résidant dans l ’ étalage des états d ’ âme et dans l ’ introspection excessive de Mengele. 17 C ’ est surtout la détérioration de sa 16 Voici un bref extrait de l ‘ étude classique de Freud (1919/ 70: 267 - 268): „ Das Unheimliche ist also auch in diesem Falle das ehemals Heimische, Altvertraute. Die Vorsilbe ‚ un ‘ an diesem Worte ist aber die Marke der Verdrängung. [ … ] Es mag zutreffen, daß das Unheimliche das Heimliche-Heimische ist, das eine Verdrängung erfahren hat und aus ihr wiedergekehrt ist, und daß alles Unheimliche diese Bedingung erfüllt. “ Et la traduction française (Freud 1919/ 33: 200 - 201): „ Ainsi, dans ce cas encore, l ’‚ Unheimliche ‘ est ce qui autrefois était ‚ heimisch ‘ , de tous temps familier. Mais le préfixe ‚ un ‘ placé devant ce mot est la marque du refoulement. [ … ] Peut-être est-il vrai que l ’‚ Unheimliche ‘ est le ‚ Heimliche-Heimische ‘ , c ’ est-à-dire l ’‚ intime de la maison ‘ , après que celui-ci a subi le refoulement et en a fait retour, et que tout ce qui est ‚ unheimlich ‘ remplit cette condition. “ 17 L ’ expérience de la réception déclenchée par le roman est due - selon le commentaire perspicace de Kai Nonnenmacher (2018: 385) - à la superposition de deux stratégies textuelles: „ Gerade die Oszillation zwischen kühler Beobachtung und innerem Erleben macht die Effekte des Romans aus, seine Paranoia wird zugleich mikroskopisch seziert wie makroskopisch historisiert. “ Un peu plus loin, le critique soulève également la question décisive à laquelle nous confronte La Disparition de Josef Mengele (Nonnenmacher 2018: 392): „ Angesichts der einsamen Monstrosität des Kriegsverbrechers, was kümmert Erzähler wie Leser seine monströse Einsamkeit im südamerikanischen Versteck? Ohne Reue oder späte Einsicht wird Josef Mengele [ … ] teils wie in einer L ’ inquiétant voyage de Mengele: biofictions et biopolitiques transatlantiques 201 situation personnelle qui entraîne, pour nous lectrices et lecteurs, un profond sentiment d ’ inconfort, pour ne pas dire un dilemme de réception. Car, en nous apercevant de la faiblesse grandissante du médecin jadis si puissant, nous constatons qu ’ un „ Übergang des Täters auf die Opferseite “ (von Koppenfels 2012: 48) risque de se produire. 18 Le profil psychopathologique qui se déploie sous nos yeux se révèle d ’ autant plus explosif qu ’ il nous contraint, sinon à une forme d ’ empathie, tout au moins à une sorte d ’ attention affective. Qu ’ on le veuille ou non, „ on est dans [l]a tête “ (Schwartzbrod 2017) d ’ un assassin de masse. Oscillant toujours entre l ’ abject et le banal, entre les hallucinations dévastatrices d ’ un scientifique endoctriné et l ’ apitoiement sur soi-même cultivé par un vieux solitaire compulsif, Mengele ne devient évidemment pas sympathique; il ne manquerait plus que cela! Néanmoins, ses modes de vie et de pensée sont présentés dans la biofiction d ’ Olivier Guez avec une telle intimité que le public est obligé d ’ aborder les incidents et les émotions les plus insupportables comme s ’ il s ’ agissait de souvenirs tout à fait ordinaires. C ’ est par exemple le cas à l ’ arrivée à Buenos Aires, lorsqu ’ un Mengele malade - dont le point de vue se superpose à la voix de l ’ instance narrative - se remémore avec nostalgie le bonheur de l ’ amour partagé avec sa première femme Irene (Guez 2017: 21): Sa femme Irene l ’ avait remis sur pied. Arrivée à Auschwitz pendant l ’ été, elle lui avait montré les premières photos de leur fils Rolf né quelques mois plus tôt et ils avaient passé des semaines idylliques. Malgré l ’ ampleur de sa tâche, l ’ arrivée de quatre cent quarante mille juifs hongrois, ils avaient connu une seconde lune de miel. Les chambres à gaz tournaient à plein régime; Irene et Josef se baignaient dans la Sola. Les SS brûlaient des hommes, des femmes et des enfants vivants dans les fosses; Irene et Josef ramassaient des myrtilles dont elle faisait des confitures. Les flammes jaillissaient des crématoires [ … ]. Même en renonçant à la suite sexuellement explicite du passage, on perçoit le penchant de l ’ auteur pour les contrastes accentués qui se répercutent immédiatement sur les options interprétatives. Perturbés dans notre horizon d ’ attente et dégoûtés par tant de confidences, nous aimerions détourner les yeux et faire la sourde oreille. La question indignée qui nous vient à l ’ esprit va sans dire: faut-il vraiment lire ces lignes choquantes? Est-il nécessaire d ’ endurer les sensations, les effusions trop humaines du boucher Mengele qu ’ Olivier Guez restitue souvent sous la forme d ’ une focalisation interne et d ’ un discours indirect libre? Laborstudie in seinem Verhalten kühl dokumentiert, teils mit der Zwangsstörung seiner geordneten, antiseptischen Welt pathologisiert, teils ins Existenzielle transformiert. “ 18 Et cela sans même qu ’ il s ’ agisse, dans La Disparition de Josef Mengele, d ’ un narrateur à la première personne, mais d ’ une instance narrative hétérodiégétique. 202 Kurt Hahn La réponse ne peut à mon avis qu ’ être affirmative; nous devons y faire face parce que, même si l ’ un ou l ’ autre symbole surchargé, l ’ un ou l ’ autre antagonisme schématique peuvent paraître discutables, 19 le roman nous confronte à la vérité la plus ‚ inquiétante ‘ , au scandale le plus intolérable du totalitarisme assassin de l ’ Allemagne hitlérienne. Car oui, en effet, on vivait à l ’ époque, on vivait bien alors même que l ’ on tuait massivement pour des causes biopolitiques. Oui, sans doute, comme le suggère le paragraphe cité ci-dessus, on se baignait et on s ’ aimait tout près des chambres à gaz et des fours crématoires. Et oui, des enfants allemands sont nés et ont grandi alors qu ’ on était en train d ’ exterminer et de brûler leurs camarades juifs. Et finalement oui, on a continué à vivre même après la révélation de l ’ ampleur inimaginable du désastre (in-)humain qui attendait d ’ être puni. Nous savons que cette dernière exigence de justice n ’ a été satisfaite que très partiellement. C ’ est pourquoi l ’ incorrigible geignard, lâchement à l ’ abri en Amérique latine, est de surcroît un exemple représentatif de nombreux nazis purs et durs qui n ’ ont pas disparu d ’ un seul coup après la guerre et qui ont estimé être traités de manière tout à fait ‚ injuste ‘ dans la nouvelle démocratie de la République Fédérale 20 et dans le nouvel ordre mondial de la guerre froide. En bref, force est d ’ affronter les lamentations obscènes du Mengele semi-fictionnel puisqu ’ elles peuvent être déchiffrées comme une allégorie politique portant sur l ’ hypocrisie schizophrène des responsables de l ’ Holocauste qui ont continué à vanter la ‚ gloire germanique ‘ , tandis qu ’ ils mettaient tout en œ uvre pour se déculpabiliser. D ’ une manière beaucoup moins mordante que dans La Disparition de Josef Mengele, mais avec d ’ autant plus de sensibilité esthétique, ‚ l ’ inquiétante étrangeté ‘ sème sa terreur dans Wakolda de Lucía Puenzo. Ce n ’ est point par hasard si nous avons affaire ici à un Mengele qui, encore en exil, peut agir à sa guise, quasi souverainement, ne serait-ce que dans un microcosme familial et villageois. Dans la solitude (présumée) des Andes du Sud, il a toujours, au début des années soixante, le pouvoir épouvantable de surveiller et de dominer, de formater et de discipliner des corps humains. À cette fin, il n ’ hésite pas à mettre en danger la petite Lilith par les conséquences imprévisibles d ’ une thérapie 19 Le riche article de Nonnenmacher (2018: 387) va dans le même sens en remarquant que, dans le roman de Guez, „ [s]olch mythische Aufladungen irritieren mitunter in dem sonst spröde distanzierten Erzählen. “ 20 Le texte de Guez cite les lieux communs anti-démocratiques en les incorporant aux discours et aux pensées des personnages. C ’ est surtout le „‚ rabbi Adenauer ‘“ (Guez 2017: 59) qui est visé par la haine de Mengele et de ses acolytes nazis en Amérique latine (ibid. 58): „ Il leur [sc. à Fritsch, Sassen et Rudel] faut agir, rapidement, la patrie est en danger, Adenauer vend l ’ Allemagne de l ’ Ouest aux États-Unis et l ’ intègre à l ’ Occident tandis que l ’ Allemagne orientale est pillée par les Soviétiques. “ L ’ inquiétant voyage de Mengele: biofictions et biopolitiques transatlantiques 203 hormonale, ni à maltraiter les jumeaux nouveau-nés de la famille pour reprendre, dans son refuge argentin, ses horribles expériences effectuées dans les camps de concentration. Dans le roman comme dans le film, les fantasmes de la toute-puissance biopolitique (Hogan 2018: 253 - 257) trouvent leur expression la plus spectaculaire dans le carnet où Mengele consigne les résultats de toutes ses observations et réflexions génétiques par de brèves notes ou de petites esquisses. La jeune Lilith qui, dans son insouciance, se considère comme une amie du docteur, ne manque pas d ’ être surprise en feuilletant ce calepin. Pendant qu ’ un frisson la parcourt et lui serre la gorge, le public découvre avec elle les taxonomies abominables d ’ une anthropologie raciale profondément raciste et antisémite (Puenzo 2011/ 13: 89 - 90): Cada vez más intrigada [Lilith] (había olvidado a esta altura que revisaba pertenencias ajenas) abrió el cuaderno. Páginas y páginas de anotaciones, números, listas, dibujos. Estaba repleto de ilustraciones: bebes y niños con flechas que salían de sus ojos, cabezas, miembros y órganos. En una de las páginas vio dos cuerpos unidos por la espalda. Al llegar al final se detuvo: a la primera que reconoció fue a su madre, desnuda, con sus siete meses de embarazo. No era una ilustración demasiado virtuosa, pero lo suficientemente cercana como para que no le quedaran dudas de que era ella. Tenía una serie de números a su alrededor: medidas, kilos estimados, meses de gestación. Homo-arabicus, leyó. Su padre estaba en la siguiente página, al lado de sus hermanos, también rodeados de números y medidas. Leyó: Homo-siriacus. Ella venía última. Su ilustración tenía más detalles que las otras: medidas en casi todos los huesos, en la circunferencia de la cabeza, anotaciones en alemán, números y más números, cálculos que tenían resultados, un listado de enfermedades con unas pocas palabras en español: neumonía, asma, gripes, anginas, infecciones y sinusitis crónicas … Les terminologies et les mesures exactes, les classifications et les illustrations méticuleuses contenues dans le carnet, dont le roman rend compte à travers les yeux du personnage, révèlent aussi bien un chercheur sadique qu ’ un bureaucrate tatillon. Les croquis et les descriptions illustrent donc comment la monstruosité des dirigeants nazis s ’ assortit d ’ un comportement plutôt insignifiant et finalement médiocre, comme l ’ a théorisé avec précision Hanna Arendt (1963). Mais c ’ est à partir d ’ une telle „ banalité du mal “ que la réalisation cinématographique de Wakolda, en particulier, crée des arrangements audiovisuels d ’ une grande virtuosité. La finesse des dessins peints à l ’ encre par l ’ artiste Andy Riva ainsi que les procédés de mise en scène, cadrage et mouvement de la caméra au moyen desquels Lucía Puenzo insère les extraits 204 Kurt Hahn du cahier de Mengele dans les images animées, contribuent à élaborer des séquences impressionnantes. De même, le cadre topographique au sein duquel se produisent la rencontre du voyageur douteux avec la famille de Lilith et la suite des évènements déploie une grande force d ’ évocation. Loin de rester un simple décor d ’ arrière-plan garantissant la couleur latino-américaine locale, les paysages infinis et les formations montagneuses de la Patagonie composent une sémantique aussi symptomatique qu ’ ambiguë (Hahn 2020). 21 Même au sein de cette nature splendide, prodigieuse ou pittoresque, même dans les vastes étendues de l ’ hémisphère sud, le cauchemar qui a réduit l ’ Europe en cendres ressurgit à chaque pas. Ce n ’ est pas pour rien que l ’ action se passe aux environs de Bariloche, ville située au pied des Andes dans la province de Río Negro, au bord du lac Nahuel Huapi, où les parents de Lilith gagnent leur vie en tenant une auberge. Ce qui paraît être le seul fruit de l ’ imagination s ’ avère être, après examen plus approfondi, une espèce de montage historique et géographique. Lucía Puenzo choisit délibérément le lieu de son récit. Bastion de l ’ émigration nazie, la municipalité de Bariloche a en effet hébergé des membres et des fonctionnaires SS recherchés dans le monde entier. S ’ il subsiste des doutes quant au séjour de Mengele, on peut rappeler le cas du Hauptsturmführer Erich Priebke, un des responsables du massacre des Fosses ardéatines, qui a vécu à Bariloche comme ‚ citoyen notable ‘ jusqu ’ aux années 1990. 22 Dans Wakolda, de tels renvois s ’ inscrivent dans un tissu de références - parfois imperceptibles au premier coup d ’œ il - dans lequel les anachronismes idéologiques de l ’ école 21 Ainsi, le regard microscopique prédominant dans le carnet de Mengele trouve son pendant dans les plans d ’ ensemble ou les panoramiques qui caractérisent la représentation de la nature patagonienne. Lucía Puenzo (González 2013) explique elle-même dans quelle mesure le petit et le grand interagissent dans le film: „ Conocía muy íntimamente el clima que quería para la película [Wakolda], y también intuía que el lenguaje cinematográfico iba a oscilar entre lo diminuto (los planos detalles de los cuerpos, de la sangre, de los microscopios, de la libreta de Mengele … ) y los gigantescos planos generales (donde los humanos vuelven a ser diminutos) y que van construyendo ese paisaje infinito en sus dimensiones paradisíacas, pero también siniestras. “ 22 Inspirée par le documentaire révélateur Pacto de silencio (2006) de Carlos Echeverría, Lucía Puenzo retrace dans un entretien sa confrontation avec l ’ histoire urbaine de Bariloche pour la réalisation de Wakolda (Etcheto 2013): „ Cuando llegué a Bariloche tuve contacto con gente como Carlos Echeverría, un documentalista genial (que hizo el documental Pacto de Silencio) que estuvo muy cerca mío durante toda la escritura, y empezaron a aparecer muchísimos datos de la película que son reales, como el caso del Colegio Primo Capraro, que tanto antes como después de la guerra tuvo simpatía con los nazis. “ L ’ inquiétant voyage de Mengele: biofictions et biopolitiques transatlantiques 205 allemande à Bariloche 23 et la représentation des beautés naturelles apparemment intemporelles de la Patagonie témoignent des cicatrices douloureuses de l ’ histoire transatlantique. Mais du point de vue latino-américain aussi et, plus précisément, argentin, le setting de Wakolda a depuis longtemps perdu son innocence. Considérée comme une destination d ’ évasion et d ’ inscription culturelle par excellence (Livon- Grosman 2003; Casini 2007; Haase 2009; Hammerschmidt/ Mansilla Torres 2018), la Patagonie est aussi la région où le destin, c ’ est-à-dire la persécution, la déportation et l ’ extermination des populations indigènes du cono sur, a été scellé. La fiction de Lucía Puenzo y fait référence à travers des allusions subtiles, mais sans équivoque. Plusieurs scènes, motifs et personnages - parmi lesquels la poupée éponyme Wakolda, caractérisée par sa physionomie indigène, le séjour des personnages principaux dans la cabane d ’ une famille mapuche ou, plus tard, une conversation des touristes à l ’ auberge - mettent en lumière des siècles de répression coloniale. En outre, l ’ adaptation filmique débute par des plans d ’ ensemble dont le fort pouvoir visuel s ’ ouvre sur la „ Ruta del Desierto, Patagonia, 1960 “ , comme l ’ explicite un intertitre au cours des premières séquences. Point de départ de Wakolda, la ‚ route du désert ‘ rappelle inéluctablement les massacres cruels de la Campaña ou la Conquista del Desierto durant laquelle l ’ armée argentine, sous les ordres du futur président Roca, a ‚ débarrassé ‘ , vers la fin des années 1870, le Sud du territoire dit national des communautés autochtones des Mapuches, des Ranqueles, des Tehuelches et d ’ autres populations. 24 De ce fait, l ’ obsession ravageuse de ‚ l ’ épuration ethnique ‘ , en tant qu ’ axe thématique, est présente avant même que l ’ on connaisse les personnages et leurs relations, avant même que l ’ épouvantable protagoniste Helmut Gregor alias Mengele fasse son entrée sur scène. Dans Wakolda, un génocide renvoie donc à l ’ autre, à commencer par la conquête sanglante du continent américain par les envahisseurs européens, en passant par l ’ effacement de la vie indigène par l ’ Argentine indépendante, jusqu ’ aux inconcevables atrocités de l ’ Holocauste. Tout en restant bien entendu incomparables entre 23 En 1960, le Colegio Primo Capraro en question continue d ’ éduquer ses élèves sous la croix gammée! 24 Le texte original du roman souligne également la brutalité de la Conquête del Desierto, par exemple lorsque la famille de Lilith et Mengele/ Helmut Gregor trouvent un abri chez une famille mapuche dont le père émet ce commentaire sarcastique (Puenzo 2011/ 13: 54): „- ¿Vos te creés que exterminar a todos los pueblos indígenas no fue un plan? “ C ’ est encore la fine analyse de Hogan (2018: 251 - 253, ici 251) qui démontre les liens existants - dans les deux versions de Wakolda - entre les pratiques d ’ extermination: „ Lucía Puenzo similarly compares and alludes to genocidal practices of the Conquest of the Desert and of the Nazis in three key moments in her works: the desert route, the medical intervention on Lilith ’ s body, and the doll factory. “ 206 Kurt Hahn eux - toute mise en relation éluderait l ’ individualité des victimes - , ces crimes contre l ’ humanité sont néanmoins liés par une violence inhumaine perpétrée par les humains eux-mêmes. À propos d ’ une éthique du récit ‚ biofictionnel ‘ Raconter ou montrer une violence d ’ une telle envergure en examinant la personnalité d ’ un de ses principaux acteurs constitue sans doute un risque, un affront et un projet ambivalent - et pas seulement d ’ un point de vue esthétique. On touche, voire on transgresse un tabou, prêtant le flanc aux critiques qui mettent en garde contre le péril d ’ attacher trop d ’ importance à quelqu ’ un dont l ’ amoralité monstrueuse devrait être traitée avec mépris et indifférence. Le danger consiste à encourager une mythification de Mengele qui pourrait être interprétée comme un „ plaidoyer pro domo d ’ un bourreau exemplaire “ (Lacoste 2010: 184) ou même comme une „ usurpation “ du „ témoignage “ ou de la perspective de celles et de ceux qui ont souffert des bourreaux de la SS (ibid. 126sqq.). En contrepartie, il semble légitime de rétorquer que les grands débats concernant la possibilité et le droit de représenter Auschwitz, soit par l ’ imagination verbale, soit à l ’ écran, appartiennent effectivement au passé. Le fameux verdict d ’ Adorno, 25 indispensable à son époque pour lancer la réflexion sur le dicible ou l ’ indicible de l ’ expérience génocidaire, est entré dans les annales (voir Johann 2018) et se trouve aujourd ’ hui relativisé puisqu ’ au fond, ce sont moins les approches littéraires ou filmiques que la Shoah elle-même, en tant que réalité immuable et notre lourd héritage à tous, qui est ‚ barbare ‘ . Désormais, même les effets de comique sont tolérés dans les traitements fictionnels de l ’ horreur nazie sans que le rire ne soit nécessairement considéré comme une atteinte à la mémoire collective et surtout individuelle. Dans La Disparition de Josef Mengele et Wakolda, il n ’ y a certes pas de quoi rire; le comique ne fait pas partie des procédés narratifs ou filmiques. Et comment pourrait-il en être autrement, étant donné que les romans et 25 Voici, pour rappel, l ’ affirmation aussi importante que débattue d ’ Adorno (1951/ 2003: 31): „ [N]ach Auschwitz ein Gedicht zu schreiben, ist barbarisch, und das frisst auch die Erkenntnis an, die ausspricht, warum es unmöglich ward, heute Gedichte zu schreiben. “ Voir aussi la révision de l ’ argument dans la Negative Dialektik (Adorno 1966/ 2003: 355): „ Das perennierende Leiden hat soviel Recht auf Ausdruck wie der Gemarterte zu brüllen; darum mag falsch gewesen sein, nach Auschwitz ließe sich kein Gedicht mehr schreiben. Nicht falsch aber ist die minder kulturelle Frage, ob nach Auschwitz noch sich leben lasse, ob vollends es dürfe, wer zufällig entrann und rechtens hätte umgebracht werden müssen. “ L ’ inquiétant voyage de Mengele: biofictions et biopolitiques transatlantiques 207 l ’ adaptation tournent autour d ’ un protagoniste qui a précisément éliminé la ‚ vie ‘ de milliers d ’ hommes en les réduisant au rang de ‚ matériel humain ‘ ? Par conséquent, ‚ l ’ histoire de vie ‘ - reconfigurée de manière littéraire ou cinématographique - d ’ un Mengele qui a poussé la folie raciale jusqu ’ aux ultimes conséquences demeure un défi, un défi majeur. Les biofictions en question relèvent le pari dans la mesure où, à mes yeux, elles assument une responsabilité éthique qui découle de leur effrayant sujet. Car, bien qu ’ ils se focalisent sur l ’ un des principaux auteurs, sur un Täter cardinal, Lucía Puenzo et Olivier Guez s ’ efforcent également de commémorer la ‚ vie ‘ des victimes. Ils leur rendent justice en leur donnant une voix, une voix authentique, que ce soit celle des survivants d ’ Auschwitz qui, dans l ’ épilogue de La Disparition de Josef Mengele, prennent la parole et - lors du „ quarantième anniversaire de la libération du camp “ - „ exhortent les gouvernements à mettre enfin la main sur leur tortionnaire: ‚ Nous savons qu ’ il [sc. Mengele] est vivant. Il doit payer. ‘“ (Guez 2017: 221); ou que ce soit, dans Wakolda, la voix de la petite Lilith dont l ’ attitude sensible, désintéressée et empathique fait nettement ressortir les machinations perverses du docteur allemand. Par ailleurs, les ouvrages de Guez et Puenzo ne méconnaissent ni ne taisent les imbrications complexes de la politique nationale et internationale à l ’ origine du parcours de fuite, de „ la cavale “ (Guez 2017; quatrième de couverture) de Mengele. De nos jours où les théories du complot et les vérités simples, mentionnées au début de cet article, sont de nouveau en plein essor, la prise en compte des différentes conditions contextuelles ainsi que des intrications personnelles et idéologiques s ’ avère particulièrement précieuse. En témoignent l ’ analyse politique de La Disparition de Josef Mengele, dont la perspicacité n ’ épargne pas non plus l ’ hypocrisie de l ’ Allemagne d ’ aprèsguerre, 26 et les évocations emblématiques révélant dans Wakolda la superposition inouïe des strates historiques des deux côtés de l ’ Atlantique. En dernier lieu, il n ’ est pas sans importance de signaler que les œ uvres analysées, malgré leur exigence documentaire plus ou moins prononcée, ne dissimulent pas leur nature fictionnelle. Au-delà ou, selon le point de vue, en deçà du réalisme rigoureux du biographique, cela leur permet de modeler un portrait où l ’ invention et la factualité sont complémentaires et se corrigent mutuellement en quelque sorte. Il en résulte une relation intrinsèque entre le particulier et le général, entre une existence privée et sa signification forcément publique. Car même si ce n ’ est qu ’ au nom du singulier que l ’ art acquiert une crédibilité historiographique, en l ’ occurrence, dans le cas extrême de l ’ Holocauste, cette „ toute-brûlure où toute l ’ histoire s ’ est embrasée, où le mouvement 26 „ Il [sc. Mengele] n ’ est même pas recherché en Allemagne, aucun mandat d ’ arrêt n ’ a été délivré “ (Guez 2017: 76). 208 Kurt Hahn du sens s ’ est abîmé “ (Blanchot 1980: 80), 27 toute production esthétique est également tenue de garder présente la face hideuse du collectif, c ’ est-à-dire du système meurtrier de l ’ Allemagne fasciste. En d ’ autres termes: c ’ est précisément en retraçant la vie de l ’ individu Josef Mengele que Wakolda et La Disparition de Josef Mengele débusquent, retirent le masque de ‚ l ’ ange de la mort ‘ des camps, dévoilant ainsi les abîmes les plus profonds de la cruauté humaine, de l ’ aveuglement idéologique et des aberrations scientifiques. Adorno, Theodor W., „ Kulturkritik und Gesellschaft “ [1951], in: Id., Gesammelte Schriften, vol. 10.1.: Kulturkritik und Gesellschaft. Prismen. Ohne Leitbild, Frankfurt/ Main, Suhrkamp, 2003, 7 - 31. Adorno, Theodor W., Negative Dialektik [1966], in: Id., Gesammelte Schriften, vol. 6: Negative Dialektik - Jargon der Eigentlichkeit, Frankfurt/ Main, Suhrkamp, 2003. AFP / Le Point Culture, „ Olivier Guez et ‚ le sale type ‘ de Buenos Aires “ , https: / / www. lepoint.fr/ culture/ olivier-guez-et-le-sale-type-de-buenos-aires-06-11-2017-2170184_3. php (publié le 06/ 11/ 2017, dernière consultation 1 er mars 2020), sans pagination. 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Au plus fort de ses activités, le cartel de Medellín, qui s ’ était formé en 1981 et dont Pablo Escobar fut le chef, contrôlait 80 % du marché de la cocaïne aux États-Unis voire, comme certains le prétendent, du trafic mondial (Sauloy / Le Bonniec 1992: 85). Ceux qui ont vécu cette époque se souviennent certainement encore à quel point les journaux étaient dominés par les informations sur la guerre de la drogue. Si ce n ’ est pas le cas, il est fort probable qu ’ on aura au moins vu comme des millions d ’ autres spectateurs du monde entier, fascinés par la narco-fiction, la fameuse série Narcos sur la plateforme de streaming américaine Netflix ou bien d ’ autres séries ou d ’ autres films sur le même sujet. On peut donc supposer que l ’ itinéraire biographique et le ‚ parcours professionnel ‘ d ’ Escobar sont bien connus du grand public. Dès l ’ âge de vingt ans, Escobar entame une carrière de criminel, qui évolue rapidement quand il découvre le trafic de cocaïne. En 1975, il commence à établir un système très efficace de routes de contrebande directes avec les États-Unis en s ’ appuyant, entre autres, sur une flotte aérienne privée. Son succès allant croissant, les conflits violents dans lesquels il est impliqué se multiplient. Escobar se rend coupable de centaines d ’ assassinats de membres de réseaux concurrents, mais aussi de civils, policiers, juges et hommes politiques à tous les échelons. Le meurtre de Luis Carlos Galán, l ’ un des candidats à la présidentielle colombienne de 1989, est certainement le cas le plus connu. Il est également l ’ auteur, la même année, d ’ un attentat perpétré contre un avion de la compagnie aérienne colombienne Avianca qui coûte la vie à plus de cent personnes. Parallèlement, Escobar s ’ engage dans la vie politique pour élargir son rayon d ’ influence et blanchir sa réputation. Dans le même but, il se forge une image positive de bienfaiteur social auprès de la population pauvre et de l ’ Église catholique en construisant des hôpitaux, des habitations à loyer modéré, des écoles et des églises. En outre, il sponsorise des équipes de football. 1 Ce genre d ’ engagement social est une des raisons majeures expliquant qu ’ il ne fallut même pas attendre sa mort, et encore moins Netflix, pour que Pablo Escobar se transforme en une véritable icône de la culture populaire et médiatisée, comme cela avait déjà été le cas, à leur manière et à leur époque, pour Emiliano Zapata (1879 - 1919) ou Ernesto ,Che ‘ Guevara (1928 - 1967). 2 Depuis sa mort cependant, la quantité de livres, de films, de séries télévisées, de chansons, etc. - sans parler des t-shirts avec ses phrases les plus emblématiques et des narco-tours qui sont organisés à Medellín pour les touristes - a atteint des dimensions vertigineuses dont plus personne ne peut se faire une idée d ’ ensemble. 3 Pour le seul média audiovisuel, on peut mentionner une trentaine d ’œ uvres racontant la vie du narcotrafiquant colombien ou se référant au moins occasionnellement à lui et à ses activités criminelles. Parmi les films de fiction, on compte par exemple Get Shorty de Barry Sonnenfeld (États-Unis 1995), Escobar: Paradise Lost d ’ Andrea Di Stefano (France / Espagne / Belgique / Panama 2014), Loving Pablo de Fernando León de Aranoa (Espagne 2017) ou Barry Seal: American Traffic réalisé par Doug Liman (États-Unis 2017). Parmi les documentaires, on peut citer Pablo Escobar: King of Cocaine de Steven Dupler (États-Unis 1998), Pablo Escobar: ángel o demonio de Jorge Granier (Venezuela / Colombie 2007), Los hipopótamos del Capo de Mauricio Vélez Domínguez (Colombie 2011) ou, plus récemment, la série documentaire Drug Lords, produite par Netflix, dont le tout premier épisode est consacré à Pablo Escobar (États- Unis 2018). Parmi les séries télévisées fictionnelles, il faut surtout mentionner Escobar, el patrón del mal, une telenovela américano-colombienne à grand 1 À propos de la vie de Pablo Escobar, voir Bowden (2007) et Mollison / Rainbow (2007). Pour l ’ histoire de l ’ industrie de la drogue en Colombie dans le contexte du trafic de drogue international, voir Sauloy / Le Bonniec (1992) et Henderson (2015). 2 Pour l ’ assimilation du personnage d ’ Emiliano Zapata par la culture populaire, voir Brunk (2008) et pour celle d ’ Ernesto ‚ Che ‘ Guevara, entre autres, voir Buschhaus (2004) et Rowlandson (2011). 3 Au sujet des différentes manifestations de la narcocultura en général et du culte autour du personnage d ’ Escobar, voir en particulier Bialowas Pobutsky (2013), Fischer (2017), Mullor Vicedo (2018) et Naef (2018). 214 Christian von Tschilschke succès, comptant 113 épisodes de vingt-trois minutes (2012), Narcos, de Netflix évidemment, au moins pour ses deux premières saisons de dix épisodes chacune (États-Unis 2015 / 2016), puis El Chapo, une série télévisée, également produite par Netflix, de trois saisons et trente-cinq épisodes au total (États-Unis 2017 / 2018). Pour ce qui est des livres, on retiendra d ’ abord les témoignages de ceux qui ont connu Escobar de près et cherchent à en tirer profit: les mémoires de son frère Roberto Escobar Gaviria, Mi hermano Pablo (2000), et de son fils Juan Pablo Escobar, Pablo Escobar, mi Padre. Las historias que no deberíamos saber (2014) et Pablo Escobar in fraganti. Lo que mi padre nunca me contó (2016), ainsi que l ’ autobiographie qui est à la base du film déjà cité Loving Pablo: Amando a Pablo, odiando a Escobar (2007) de Virginia Vallejo, la célèbre présentatrice de télévision colombienne exilée aux États-Unis. Elle y raconte son histoire d ’ amour avec Pablo Escobar, dont elle fut la maîtresse pendant plusieurs années (1983 - 1987). Il convient aussi de citer le témoignage du policier Hugo Aguilar Naranjo, le chef de l ’ unité spéciale qui joua un rôle décisif dans la mise à mort d ’ Escobar: Así maté a Pablo Escobar (2015), où il affirme dans l ’ épilogue: „ debo decir que quienes han escrito libros adjudicándose la muerte de Pablo Escobar no han dicho la verdad “ (Aguilar Naranjo 2015: 172). À cela, il faut ajouter toute une série d ’ enquêtes publiées dans la presse écrite, parmi lesquelles l ’ excellente chronique du prix Nobel de littérature colombien Gabriel García Márquez, Noticia de un secuestro (1996), mais surtout Killing Pablo: The Hunt for the World ’ s Greatest Outlaw (2001) du journaliste américain à succès Mark Bowden. C ’ est notamment ce livre qui a fourni l ’ intrigue de Narcos. Il est d ’ ailleurs évoqué dans le huitième épisode de la troisième saison de la série phare de Netflix, Breaking Bad (2010), où Walter White Jr. en recommande la lecture à son père. Dans les livres de fiction, l ’ apparition de Pablo Escobar est plutôt rare - c ’ est un aspect sur lequel on aura l ’ occasion de revenir. Inutile de préciser que cette liste déjà assez longue est encore loin d ’ être complète. Cependant, si on passe en revue les titres mentionnés, deux remarques s ’ imposent. Premièrement, il semble que toutes les œ uvres s ’ approchent du personnage de Pablo Escobar sous forme de récit biographique ayant pour sujet sa vie ou, du moins, certains aspects de sa vie. Deuxièmement, ces récits biographiques, qu ’ ils prennent la forme d ’ un témoignage autobiographique, d ’ une documentation historique ou d ’ une biographie fictionnalisée, se servent tous, semble-t-il, d ’ une mise en forme des faits biographiques relativement conventionnelle. Cela vaut surtout pour les ,biofictions ‘ proprement dites, ou les ‚ biopics ‘ , en termes cinématographiques: ces œ uvres représentent le personnage historique d ’ Escobar à travers une narration chronologique et promettent de donner l ’ image la plus authentique et la plus véridique possible Biofiction transmédiatique et transculturelle: la vie de Pablo Escobar, un cas exemplaire 215 du personnage, sans jamais thématiser ou remettre en question les fondements mêmes de la représentation ou de l ’ approche biographique en général. 4 Ce n ’ est pas surprenant, vu que la plupart des produits culturels ici en question s ’ adressent à un public de masse, généralement peu enclin à déchiffrer des messages métatextuels. Or, il existe une dimension qui peut rendre ces biofictions somme toute assez conventionnelles intéressantes dans le cadre d ’ une approche qui interroge la biofiction par rapport à la narration biographique traditionnelle. Cette dimension, ou ces dimensions sont celles de la transmédialité et de la transculturalité, puisque chaque œ uvre individuelle s ’ inscrit inévitablement dans des contextes médiatiques et culturels qui la dépassent largement. En retour, ces contextes s ’ inscrivent eux-mêmes, jusqu ’ à un certain point, dans chaque œ uvre. La notion de transmédialité peut être comprise de plusieurs manières. Selon la définition relativement générale d ’ Irina Rajewsky, la „ transmédialité “ désigne, à la différence des termes „ intermédialité “ et „ intramédialité “ , des phénomènes sans spécificité médiale qui transcendent les frontières d ’ un seul médium ou, autrement dit: la prise en charge du même sujet, d ’ une esthétique particulière ou d ’ un certain type de discours par différents médias (Rajewsky 2002: 12sq.). Dans le cas présent, le sujet serait la vie de Pablo Escobar, et la transmédialité se manifesterait dans le fait que ce sujet ou ce contenu est repris par des films, des séries télévisées et des livres de fiction et de non-fiction, et même des jeux vidéo comme par exemple Narcos: Rise of the Cartels (2019) créé récemment à partir de la série Netflix Narcos. Au vu de la complexité des conditions médiatiques, économiques et sociales qui déterminent aujourd ’ hui l ’ appropriation culturelle d ’ une thématique comme celle de la vie de Pablo Escobar, et qui vont bien au-delà des questions purement textuelles, il est préférable de se référer aux concepts, à la fois plus vastes et plus concrets, que le spécialiste américain des nouveaux médias Henry Jenkins a proposés: la „ culture de la convergence “ (convergence culture), „ where old media and new media collide “ ( Jenkins 2006: 2), et la „ narration transmédia “ (transmedia storytelling; Jenkins 2003) correspondent mieux au phénomène de formation successive d ’ un univers bionarratif diffusé sur différents supports. Cet univers est constitué de plusieurs genres et de plusieurs médias: chacun développe un contenu différent qui élargit l ’ ensemble - ici, la vie de Pablo Escobar dans son contexte historique - en lui ajoutant chaque fois de nouveaux aspects. Selon Jenkins, il faut plus précisément comprendre par narration transmédia „ the circulation of media content - across different media systems, 4 À propos de la biographie filmique comme système narratif et son évolution historique, voir Custen (1992), Taylor (2002) et Moine (2017). 216 Christian von Tschilschke competing media economies, and national borders “ ( Jenkins 2006: 3). Si l ’ on suit la définition de Jenkins, on peut donc supposer que la dimension transculturelle, à laquelle participent des identités culturelles diverses, ou bien un certain syncrétisme culturel, fait toujours partie intégrante de la transmédialité ou lui est au moins très affine. 5 La question se pose maintenant de savoir ce qui se passe quand on replace dans leur contexte transmédiatique et transculturel les biofictions qui ont foisonné ces dernières années autour de la vie de Pablo Escobar. Ma thèse à ce sujet est la suivante: c ’ est précisément ce contexte profondément marqué par la culture de la convergence (se reflétant d ’ ailleurs parfois à l ’ intérieur des œ uvres mêmes) qui déstabilise et déréalise la biofiction conventionnelle de chacun de ces récits en l ’ intégrant à un univers biofictionnel hybride. Pour illustrer cette thèse, je m ’ appuierai principalement sur deux œ uvres bien connues: la série Netflix Narcos (2015 / 2016) déjà mentionnée, produite aux États-Unis, et le roman El ruido de las cosas al caer (2011) du romancier colombien Juan Gabriel Vásquez qui remporta le célèbre prix littéraire Alfaguara en 2011 (Premio Alfaguara de Novela) et fut traduit en de nombreuses langues partout dans le monde. Dans ce qui suit, je vais procéder en trois temps, en examinant successivement les notions qui figurent déjà dans le titre de cette contribution: biofiction, transmédialité et transculturalité. Suivront en guise de conclusion quelques remarques sur un possible cadre interprétatif de ces observations. 2. Biofiction Commençons par quelques remarques sur les spécificités de la fictionnalisation filmique et littéraire de la biographie de Pablo Escobar. La première concerne la perspective narrative. Comme beaucoup de biofictions de personnages historiques, la série internet Narcos, dont le succès fut très important pour l ’ implantation de Netflix à l ’ échelle mondiale, ne suit pas directement son protagoniste, mais en raconte la vie à travers la perspective d ’ autres personnages. 6 Dans les deux premières saisons, la série présente la traque de Pablo Escobar et d ’ autres membres du cartel de Medellín par Steve Murphy (Boyd Holbrook), un 5 Il convient de rappeler que Jenkins, pour illustrer le nouveau paradigme de récit transmédia, se focalise principalement sur les univers narratifs et commerciaux de superproductions comme Star Wars, The Matrix ou Harry Potter. Au sujet de la relation entre sérialité et transmédialité, voir également Cornillon (2018). 6 En reprenant un terme forgé par Phillippe Hamon, Taylor parle à ce sujet de „ personnages-embrayeurs “ ( „ [e]inkuppelnde oder embrayeur-Figuren “ ; Taylor 2002: 102). Biofiction transmédiatique et transculturelle: la vie de Pablo Escobar, un cas exemplaire 217 jeune agent de la DEA, la brigade des stupéfiants américaine, qui arrive directement des États-Unis, et son collègue Javier Peña (Pedro Pascal). 7 Évidemment, la fonction dramaturgique principale de la voix off du narrateur homodiégétique Steve Murphy est de familiariser le spectateur non avisé avec les informations historiques nécessaires pour comprendre le fond de l ’ histoire. Que ce choix renforce en même temps un regard exotisant, postcolonial, paternaliste ou raciste sur la Colombie et la supposée violence endémique des pays latino-américains en général, bref du ‚ nord ‘ sur le ‚ sud ‘ , est un des aspects les plus critiqués de la série. 8 La deuxième remarque qui s ’ impose concerne les schémas narratifs sur lesquels se base l ’ intrigue de Narcos. Un des secrets du succès médiatique du personnage de Pablo Escobar réside sans doute dans le fait que les éléments de sa biographie se prêtent parfaitement bien à des formules dramaturgiques préétablies, aussi bien au sens syntagmatique que paradigmatique. Ainsi, il serait facile de montrer dans quelle mesure la narration de l ’ ascension et de la chute d ’ Escobar, qui, issu d ’ une famille pauvre, devient l ’ un des hommes les plus riches et les plus connus de la planète et meurt pitoyablement abattu par la police sur le toit d ’ une maison à Medellín - scène fixée dans une photographie célèbre - , correspond aux règles de la dramaturgie aristotélicienne si chères aux scénaristes - y compris l ’ effet de retardement avant la catastrophe, sous la forme d ’ une visite qu ’ Escobar rend à son père qui vit retiré à la campagne (II / 9). 9 A cela s ’ ajoute, à un autre niveau, la grande variété de rôles qu ’ il a joués pendant sa vie, parfois simultanément: contrebandier, trafiquant de stupéfiants, homme politique, terroriste, prisonnier, fugitif, époux, amant d ’ autres femmes, fils de mère, père d ’ enfant. En outre, ses champs d ’ action s ’ associent souvent avec des lieux emblématiques: l ’ Hacienda Nápoles avec ses fêtes opulentes, le zoo privé avec des hippopotames, la prison dorée La Catedral construite par lui-même, le toit sur lequel où il est mis à mort, etc. La troisième remarque porte sur la construction même du personnage, qui permet d ’ insister sur la composante bipolaire et imprévisible de son caractère, un aspect systématiquement exploité comme étant le fond de sa personnalité par Narcos et d ’ autres œ uvres (voir par ex. Pablo Escobar: ángel o demonio). D ’ un instant à l ’ autre, Escobar peut changer d ’ humeur. L ’ ambivalence et l ’ imprévisibilité sont des attributs majeurs de son pouvoir absolu comme maître de la vie 7 Les films de fiction Escobar: Paradise Lost et Loving Pablo recourent au même procédé: le choix d ’ un personnage focalisateur (voir ci-dessous). 8 Voir à cet égard les différents commentaires dans Giraldo Luque (2018), jusqu ’ à présent la publication la plus ample sur Narcos, et notamment la contribution de Omar Rincón „ No somos Narcos, pero sí Pablo “ (Rincón 2018). 9 Le premier chiffre indique la saison, le second l ’ épisode. 218 Christian von Tschilschke et de la mort et une source importante de la peur qu ’ il inspire à d ’ autres. Un des exemples les plus parlants à cet égard est certainement la scène où il tue cruellement un associé avec une queue de billard peu après qu ’ on l ’ a vu aller jouer avec son fils, venu lui rendre visite à La Catedral lors de la fête donnée pour son anniversaire (I / 9). Comme toute représentation de malfaiteurs - surtout cinématographique - Narcos se voit constamment confronté au dilemme moral de vouloir et devoir montrer la fascination pour Escobar (le patron) sans minimiser le côté abject du personnage (le monstre). 10 Dans son roman El ruido de las cosas al caer, en revanche, le romancier colombien Juan Gabriel Vásquez déjoue consciemment les pièges et les apories de tout récit centré sur la biographie de Pablo Escobar. Né en 1973 à Bogotá, à l ’ époque même où, comme il le fait souvent remarquer, commença réellement la guerre contre la drogue et où fut fondée la DEA, Vásquez relègue Escobar dans les marges de son roman. 11 Par ce geste symbolique de décentrement et de marginalisation, il évite toute approche directe, aussi critique et iconoclaste fûtelle. Ainsi, il devient tout de suite évident qu ’ il se refuse à participer au culte populaire et médiatique de la personnalité d ’ Escobar et qu ’ il renonce à contribuer à toute entreprise de glorification ou de mythisation qui ferait d ’ Escobar le ‚ patron du mal ʻ . Vásquez s ’ approche plutôt indirectement de son sujet historique en choisissant lui aussi un personnage intermédiaire, à ceci près qu ’ il s ’ agit d ’ un innocent qui a souffert personnellement des ravages du trafic de drogue en Colombie à l ’ époque de Pablo Escobar, entre 1975 et 1993. Le personnage principal du roman, et son narrateur à la première personne, est le professeur de droit Antonio Yammara qui, en 2009, à l ’ âge de quarante ans, se souvient de sa relation éphémère avec Ricardo Laverde, un homme peu loquace et impénétrable, qu ’ il avait connu par hasard, plus de treize ans plus tôt, dans une salle de billard du centre de Bogotá. Un soir, alors qu ’ ils se promenaient ensemble dans la rue, ils s ’ étaient fait tirer dessus par deux jeunes hommes à moto. Laverde était mort sur place, Antonio grièvement blessé par une balle perdue. Lourdement traumatisé par cet acte de narco-terrorisme, Antonio s ’ était remis de cet incident seulement après avoir rencontré la fille de Laverde trois ans plus tard, dévoilé l ’ énigme de la vie et de la mort de celui-ci et s ’ être remémoré sa propre jeunesse jalonnée par les actes de violence commis par 10 Pour les stratégies de construction du personnage d ’ Escobar, voir également Villegas Simón (2018). 11 Voir l ’ entretien avec Wachtel (2019): „ I think the reality of the drug wars has really shaped my life. I was born in 1973. This is the year in which the DEA, the Drug Enforcement Agency, was founded. So I really saw this kind of transformation in my country. I was 11 when Pablo Escobar killed the Minister of Justice. When I was 20 in 1993, I was almost killed by a bomb. “ Biofiction transmédiatique et transculturelle: la vie de Pablo Escobar, un cas exemplaire 219 Escobar et ses hommes, la mort du chef du cartel de Medellín et la continuation de la guerre de la drogue. Le fait que Vásquez prenne visiblement ses distances avec le mythe d ’ Escobar en tant que personne, en mettant l ’ accent sur l ’ histoire des victimes et „ la contaminación “ (Vásquez 2011: 218) de toute une génération par la violence de la guerre de et contre la drogue, n ’ exclut pourtant pas qu ’ il revienne à son tour sur un aspect largement médiatisé de la légende d ’ Escobar. Ce qui déclenche en effet les souvenirs d ’ Antonio Yammara, c ’ est le fait qu ’ il tombe, dans un magazine, sur la photo d ’ un hippopotame abattu après s ’ être évadé du zoo privé qu ’ Escobar avait installé dans son Hacienda Nápoles, tombée en ruine après sa mort, puis transformée en musée et parc national. Les „ hippopotames de Pablo Escobar “ sont devenus si célèbres qu ’ ils possèdent leur propre article sur Wikipédia, d ’ ailleurs reconnu par la rédaction comme étant un „ bon article “ . 12 Yammara a visité le zoo d ’ Escobar pendant son enfance, clandestinement, comme l ’ auteur Vásquez lui-même; il y reviendra dans une démarche thérapeutique avec la fille de Laverde, Maya Fritts, et donnera une description détaillée du terrain dont l ’ histoire mouvementée s ’ est transformée dans son imagination nourrie par les médias colombiens en un film au ralenti: „ una especie de película en cámara muy lenta sobre el auge y caída del imperio mafioso “ (ibid. 236). 13 Dans son effort de récupération de la mémoire historique, Vásquez reprend, par ce déplacement métonymique de la biographie à la topographie (ou de la mort d ’ Escobar à celle de ses hippopotames), des éléments de l ’ imaginaire collectif inévitablement imprégné de stéréotypes et d ’ anecdotes médiatiques, tout en évitant de rendre hommage, une fois de plus, à l ’ aura du grand criminel. Comme le remarque justement Françoise Bouvet: „ Pour Vásquez, Escobar est tout juste un fantôme, certainement pas un héros légendaire “ (Bouvet 2017: 193). 3. Transmédialité A l ’ intérieur du vaste complexe transmédiatique qui s ’ est formé autour de la vie de Pablo Escobar et des activités du cartel de Medellín, Juan Gabriel Vásquez prend volontairement une position opposée à celle des représentations audiovisuelles mainstream, en valorisant les qualités médiatiques spécifiques de la 12 Voir https: / / fr.wikipedia.org/ wiki/ Hippopotames_de_Pablo_Escobar (dernière consultation: 18 septembre 2020). 13 Voir pour le côté autobiographique de la visite de l ’ auteur à l ’ Hacienda Nápoles quand il avait douze ans, l ’ entretien avec Kevin Nance (Nance 2013). 220 Christian von Tschilschke littérature. Cela commence déjà avec le choix programmatique du titre de son roman. En comparaison avec les titres fanfarons et sensationnalistes qui caractérisent les produits cinématographiques et télévisuels comme appartenant généralement à ‚ l ’ industrie de la violence ‘ tels que Narcos, Escobar: Paradise Lost, Loving Pablo ou Escobar, el patrón del mal, Vásquez opte pour un titre plus poétique et énigmatique qui se réfère, entre autres, aux procédés de la mémoire: El ruido de las cosas al caer. Dans des entretiens, Juan Gabriel Vásquez a maintes fois défendu l ’ accès et l ’ apport spécifiques de la littérature. Au vu de la masse d ’ informations visuelles et écrites disponibles et à la portée de tous, la littérature doit, selon Vásquez, s ’ efforcer de sonder les répercussions des événements dans la vie intérieure, morale et émotionnelle des personnages. Et d ’ ajouter: „ Eso no está documentado: un historiógrafo, o un periodista, no tiene acceso a las emociones, al trastorno moral que eso significó para los que lo vivieron. El novelista, en cambio, es un historiador de las emociones “ (De Maeseneer / Vervaeke 2013: 211). Toutefois, on ne peut pas ignorer que les prérogatives que Vásquez réclame ici pour la littérature valent, dans une certaine mesure, également pour les médias audiovisuels. En fait, c ’ est le marché économique même, le jeu de l ’ offre et de la demande tant au niveau national qu ’ international, qui exige de chacun des films cités de proposer une perspective nouvelle à propos d ’ une histoire bien connue. De cette façon, à la telenovela colombienne Escobar, el patrón del mal répond la version Netflix, produite aux États-Unis, à propos de laquelle l ’ universitaire et journaliste colombien Omar Rincón déclare: „ el formato es a lo gringo: balas y sexo “ (Rincón 2018: 61). 14 À la perspective des agents de la DEA dans Narcos s ’ ajoutent celle du jeune surfeur canadien Nick Brady ( Josh Hutcherson) dans la production internationale Escobar: Paradise Lost et celle de la présentatrice télé et maîtresse d ’ Escobar Virginia Vallejo dans Loving Pablo. Du reste, cette ultime production doit son succès à la présence du couple Javier Bardem (Escobar) et Penelope Cruz (Vallejo) dans les rôles principaux. Si l ’ on parle ici de Bardem, il convient aussi de rappeler que le rôle de Pablo Escobar a toujours été considéré comme un défi pour beaucoup d ’ acteurs connus de sorte qu ’ il fut interprété successivement par, à part Bardem, l ’ Américain Miguel Sandoval (Get Shorty), le Néo-Zélandais Cliff Curtis (Blow, Etats-Unis 2001), le Portoricain Benicio del Toro (Escobar: Paradise Lost), le 14 Rincón s ’ explique aussi plus en détail: „ creo que la serie Narcos no es Colombia, pero Escobar, el patrón del mal, sí. La afirmación no se da por moralismo o por la mala imagen del país, sino porque Narcos no nos dice, ni representa, ni expresa como colombianos “ (Rincón 2018: 59). Biofiction transmédiatique et transculturelle: la vie de Pablo Escobar, un cas exemplaire 221 Brésilien Wagner Moura (Narcos), et les Colombiens Andrés Parra (Escobar, el patrón del mal) et Mauricio Mejía. Mejía fut le seul à incarner Pablo Escobar cinq fois - à des âges différents - dans des films, telenovelas et séries télévisées (Escobar, el patrón del mal, La viuda negra [États-Unis 2014 / 2016], El Chapo, Barry Seal, et El Barón [États-Unis 2019]). Quelques ,clones ‘ audiovisuels de Pablo Escobar (de droite à gauche et de haut en bas: Andrés Parra, Benicio del Toro, Miguel Sandoval, Javier Bardem, Wagner Moura et Mauricio Mejía) Parfois, le personnage d ’ Escobar se trouve au centre du récit, comme dans Narcos, parfois il n ’ apparaît qu ’ à la périphérie de la narration, comme dans l ’ épisode „ The Colombian Connection “ de la suite de Narcos, la série Netflix Narcos: Mexico (États-Unis / Mexique 2018 / 2020), où Félix Gallardo (Diego Luna), chef du cartel de Guadalajara, rend visite à Pablo Escobar en Colombie (I / 5). L ’ impression de réalité qui s ’ en dégage est due au fait que dans Narcos: Mexico Escobar est interprété par Wagner Moura, le même acteur que dans Narcos. La conséquence est paradoxale: une fiction s ’ authentifie par l ’ autre. 222 Christian von Tschilschke Si l ’ on considère pourtant l ’ effet qui résulte de la recherche permanente de nouvelles perspectives et du réarrangement des éléments d ’ intrigue, qui restent forcément toujours les mêmes parce que dictés par la biographie réelle d ’ Escobar et son caractère bien connu, et si l ’ on passe en revue toute la série des ‚ clones ‘ qui ont représenté Escobar à l ’ écran, on est tenté de donner raison à la critique de Juan Gabriel Vásquez à propos de la prolifération des images d ’ Escobar. Apparemment, l ’ ensemble des biofictions qui circulent autour de la vie de Pablo Escobar et de ses activités criminelles, surtout les séries qui se produisent elles-mêmes en série, constituent un simulacre qui déstabilise inévitablement le référent de chaque biofiction particulière, aussi véridique soit-elle. 4. Transculturalité Dans toutes les évocations de la vie de Pablo Escobar par et à travers différents médias, l ’ aspect transculturel est toujours aussi présent, et cela souvent à plusieurs niveaux: celui de la production, de la représentation et de la diffusion et de la réception des ouvrages correspondants. Aux questions „ À qui appartient la biographie d ’ Escobar? “ et „ Qui peut s ’ y intéresser? “ , on ne saurait imaginer de réponse n ’ impliquant pas une dimension transculturelle ou transnationale malgré l ’ opposition nette qu ’ on a voulu voir, pour ne citer que cet exemple, entre Escobar, el patrón del mal, la version prétendument ‚ colombienne ‘ , et Narcos, la version ‚ gringo ‘ de la biographie télévisée de Pablo Escobar. En raison de la dynamique mondiale du trafic de drogue, la dimension transculturelle est déjà inhérente au sujet même, et autant Narcos, qui la pousse presqu ’ à la parodie, que le roman de Vásquez, la prennent largement en compte. 15 Dans Narcos, c ’ est avant tout le premier épisode de la première saison, réalisé par le réalisateur brésilien José Padilha, connu pour ses films Tropa de Elite (2007) et Tropa de Elite 2: O Inimigo Agora É Outro (2010), qui se propose d ’ initier le spectateur aux mécanismes complexes qui sont à l ’ origine de l ’ essor de la production et du trafic de cocaïne pendant les années soixante-dix en Colombie. Dès le début de la série, les activités criminelles d ’ Escobar se situent donc dans un cadre géopolitique qui va du coup d ’ État contre le gouvernement de Salvador Allende au Chili en 1973 jusqu ’ à la politique anti-narcotique de l ’ administration 15 Ainsi, Türschmann souligne que, par rapport à tout type de représentation de contrebandisme, „ No importa que se trate del narcotráfico de alcohol, cocaína o heroína: las regulaciones aduaneras nacionales se ignoran en todos estos espectáculos “ (Türschmann 2020: 93). Biofiction transmédiatique et transculturelle: la vie de Pablo Escobar, un cas exemplaire 223 Reagan dans les années 1980. Tout en critiquant la condescendance des commentaires du Nord-Américain Steve Murphy vis-à-vis des Colombiens, il faut néanmoins admettre qu ’ il traite aussi avec un certain sarcasme la politique extérieure de Washington et la mentalité des consommateurs de drogue à Miami et ailleurs. En même temps, il est vrai que la multitude d ’ informations, de lieux, de personnages et d ’ actions peut induire un sentiment de déréférentialisation, de perte de repères, en dépit du fait que le tournage de Narcos ait largement eu lieu en Colombie et que la série ait maintes fois recours à des témoignages visuels authentiques de l ’ époque. 16 Quant à Juan Gabriel Vásquez, il fait aussi un effort considérable pour expliquer aux lecteurs de son roman que le problème du trafic de drogue et les causes du succès d ’ Escobar ne peuvent se comprendre que dans une perspective plus vaste, transnationale, et non sans prendre compte, au minimum, le rôle des États-Unis et leur responsabilité. Le mystérieux personnage de Ricardo Laverde, dont Antonio Yammara reconstruit peu à peu la vie, est l ’ incarnation même du volet transfrontalier du commerce de stupéfiants. Fasciné par l ’ aviation, Laverde se met naïvement au service des capos des narcotrafiquants colombiens pour qui il transporte clandestinement à bord de son Cessna d ’ abord de la marihuana, puis de la cocaïne vers les États-Unis, ce qui lui vaut finalement vingt ans de prison et une mort violente. En revanche, sa future femme, Elaine Fritts, une jeune Américaine, vient en Colombie en 1969 pour aider au développement du pays comme volontaire des Corps de la Paix. À part cela, Vásquez glisse fréquemment dans son roman des informations sur le fond politique et historique de son récit, de la déclaration de la „ guerra contra las drogas “ (Vásquez 2011: 191) proclamée par le président des États-Unis Richard Nixon en juillet 1971 jusqu ’ à l ’ explosion de la demande de „ poudre blanche et lumineuse “ aux États-Unis: „ el polvito blanco y luminoso por el cual todo Hollywood, no, todo California, no, todos los Estados Unidos, de Los Ángeles a Nueva York, de Chicago a Miami, estaban dispuestos a pagar lo que hiciera falta “ (ibid. 208). Le destinataire de ce didactisme discret est certainement double. De toute évidence, Vásquez s ’ adresse autant au lecteur colombien 16 Voir la critique de Cristina Fernández Rovira et Santiago Giraldi Luque: „ es muy dificil situar la serie en una dimensión geográfica posible [ … ] es una serie absolutamente atemporal “ (Fernández Rovira / Giraldi Luque 2018: 174). En se référant à un insert au début de la série qui rapproche la réalité colombienne du concept de ‚ réalisme magique ‘ , les auteurs résument: „ Fragmentada e interesada, la realidad ficcional se pone al servicio del producto construido y muy bien vendido como un ejemplo de lo real -o de la apropiación del concepto del realismo mágico por el sello Netflix -“ (ibid.). 224 Christian von Tschilschke oublieux de l ’ histoire récente de son propre pays qu ’ à un public international auquel les détails des années Escobar sont peu familiers. 17 Dans Narcos cependant, la tendance didactique - également omniprésente - s ’ adresse plus spécifiquement à un public non colombien. Cette orientation vers des spectateurs non autochtones se voit confirmée par le fait déjà maintes fois commenté que Narcos possède un casting assez hétérogène. Bien que la plupart des dialogues soient en espagnol - ce qui est un geste censé être respectueux envers les Colombiens autant qu ’ une concession aux clients hispanophones de Netflix en Amérique latine, aux États-Unis et en Europe - , il y a dans Narcos un syncrétisme d ’ accents et d ’ acteurs d ’ origines diverses qui, à en croire la journaliste Mireia Mullor Vicedo, rend la série „ completamente insoportable “ pour beaucoup de spectateurs autochtones (Mullor Vicedo 2018: 151): les Brésiliens Wagner Moura et André Mattos incarnent les barons de la drogue Pablo Escobar et Jorge Luis Ochoa, le Portoricain Luis Guzmán joue Gonzalo Rodríguez Gacha, un autre fondateur du cartel de Medellín, et la Mexicaine Paulina Gaitán interprète l ’ épouse d ’ Escobar, María Victoria Henao. Il ne faut pas croire néanmoins que l ’ application de stratégies de marketing de rayonnement global soit une prérogative des entreprises de services audiovisuels comme Netflix. Toute proportion gardée, le succès international que le roman de Juan Gabriel Vásquez a vite connu, est dû également à une cohabitation de facteurs ‚ extérieurs ‘ bénéfiques. Parmi ceux-ci figurent notamment la puissance internationale de la maison d ’ édition Alfaguara, la remise du Prix Alfaguara du Roman en 2011, la traduction du livre en, au moins, vingthuit langues (selon la couverture de l ’ édition de janvier 2017), accompagnée d ’ une forte médiatisation et très bientôt la consécration par la critique universitaire. 18 17 Voir aussi l ’ avis de Françoise Bouvet: „ Au-delà de la violence liée à la drogue, l ’ auteur s ’ intéresse également aux rapports assez complexes qui ont uni la Colombie et les États- Unis, et c ’ est là l ’ une des originalités de El ruido de las cosas al caer, si on le compare aux autres romans colombiens traitant du narcotrafic. Juan Gabriel Vásquez fait preuve sur ce point d ’ une volonté de contextualisation très précise, quasi didactique “ (Bouvet 2017: 188sq.). 18 En février 2012, Vásquez déclare avoir donné six cents interviews lors de la sortie de son roman (voir De Maeseneer / Vervaeke 2013: 214). Le premier livre de critique entièrement dédié à son œ uvre est celui édité par Karim Benmiloud (2017). Biofiction transmédiatique et transculturelle: la vie de Pablo Escobar, un cas exemplaire 225 5. Société du spectacle ou culture populaire? On est donc amené à constater que la série Netflix Narcos et le roman de Juan Gabriel Vásquez El ruido de las cosas al caer relèvent d ’ un processus de médiatisation et de commercialisation de la biofiction, quoique de manière différente et à plusieurs égards opposée. Dans cette constellation, il n ’ est pas surprenant que la littérature définisse ce qui semble lui être propre en se démarquant du monde des informations et de la culture visuelle. Et pourtant le roman de Vásquez confirme à sa manière, en soulignant le caractère fantasmagorique du personnage de Pablo Escobar, la thèse selon laquelle la prolifération des récits de la vie de celui-ci, renforcée par la transgression des frontières entre médias et cultures typiques de la „ culture de la convergence “ , conduisent inévitablement à la déstabilisation et la déréalisation du référent biographique. Reste à savoir si ce processus doit plutôt être critiqué à partir d ’ une dénonciation de la ‚ société du spectacle ‘ , de l ’‚ industrie culturelle ‘ , de la ‚ pornographie de la violence ‘ et de la ‚ banalisation du mal ‘ ou bien être décrit dans le cadre d ’ une conception plutôt neutre de la culture contemporaine, populaire et médiatisée, dont il faut reconnaître finalement qu ’ elle fonctionne surtout selon la règle qui veut que la chose qui compte le plus soit l ’ attention suscitée auprès du public et le divertissement qui peut lui être procuré. 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Dans le contexte d ’ une discussion sur la biofiction, son cas s ’ avère intéressant, voire révélateur à différents points de vue: ses écrits sur l ’ art ne sont en effet pas seulement consacrés à un autre média, la peinture, mais abordent les artistes, leur parcours de vie et leurs œ uvres, en partie sous forme d ’ essais mais également sur un mode (bio-)fictionnel. En outre, Lambert a écrit des scripts pour des fictions radiophoniques, notamment sur Claude Monet, 1 Léon Spilliaert 2 et Nicolas de Staël. 3 Ses fictions biographiques adoptent donc différentes formes, et présentent ainsi des variantes médiatiques de ce que l ’ on pourrait appeler une biofiction. Dans ce qui suit, je voudrais essayer de répondre aux questions suivantes: dans quelle mesure peut-on qualifier les écrits sur l ’ art de Stéphane Lambert de fictions, voire de biofictions? Et quels seraient les critères selon lesquels on classifierait ses œ uvres comme des textes fictionnels (et non seulement littéraires)? Dans un second temps, j ’ analyserai les effets de la médialisation. Dans cette perspective, le texte littéraire sera opposé à la fiction radiophonique, car celle-ci, plutôt conventionnelle dans sa mise en scène, peut servir de point de 1 Impressions de l ’ étang: les Nymphéas de Claude Monet (Réalisation: Etienne Vallès; diffusion sur France Culture en 2011). 2 „ Être moi, toujours plus fort “ : les paysages intérieurs de Léon Spilliaert (Réalisation: Etienne Vallès; diffusion sur France Culture en 2011). 3 Nicolas de Staël, portrait de l ’ artiste sur fond rouge (Réalisation: Etienne Vallès; diffusion sur France Culture en 2014). comparaison pour élaborer plus clairement les spécificités de la mise en forme littéraire. Le sujet traité - dans mon exemple Nicolas de Staël, sa trajectoire artistique et ses profonds conflits intérieurs - subit une transformation selon le média qui l ’ aborde. Nous verrons que cet effet n ’ est pas sans conséquences pour la classification des productions médiatiques respectives. 2. Depuis un certain temps, Stéphane Lambert consacre un nombre croissant de ses écrits à l ’ art. Il a notamment publié deux livres sur Claude Monet, 4 un livre sur Mark Rothko, 5 sur Goya 6 et, récemment, sur Léon Spilliaert. 7 En 2014 est paru son livre sur Staël, intitulé Nicolas de Staël. Le vertige et la foi, dont la réédition en poche de 2015 a été préfacée par la fille du peintre, Anne de Staël. A propos de ce livre sur Nicolas de Staël, la critique a parlé d ’ une „ méditation très intense et très personnelle “ , 8 d ’ un „ magnifique essai biographique “ sur le peintre. 9 Le livre lui-même est précédé d ’ un „ avertissement “ : Ce texte ne saurait être considéré comme une biographie, mais comme une évocation subjective de la vie et de l ’œ uvre de l ’ artiste Nicolas de Staël, un trait d ’ union entre l ’ essai et la fiction. (Lambert 2015: 17) L ’ auteur souligne donc qu ’ il ne s ’ agit pas d ’ une biographie et, de fait, le texte n ’ est parsemé que de rares références biographiques et biographèmes, tels que l ’ origine russe du peintre, les stations de sa vie, de Paris à Nice, Ménerbes et Antibes, ses voyages en Espagne, au Maroc et en Sicile, les noms des femmes qu ’ il a aimées, tous évoqués de façon achronologique, non linéaire. Le livre est divisé en deux „ tableaux “ : Tableau 1: la nuit désaccordée; Tableau 2: la nuit transfigurée, suivis, tout à la fin, d ’ un poème en vers libres. Dans la première partie, ou le premier tableau, le lecteur suit de près le protagoniste, Nicolas de Staël, assis au volant de sa voiture, lors d ’ un trajet 4 L ’ Adieu au paysage. Les Nymphéas de Claude Monet (Paris: Éditions de la Différence, 2008) et Monet, impressions de l ’ étang (Paris: Arléa-Poche, 2016). 5 Mark Rothko. Rêver de ne pas être, Bruxelles: Les impressions nouvelles, 2011; nouvelle édition revue par l ’ auteur: Paris: Arléa, 2014. 6 Visions de Goya. L ’ éclat dans le désastre, Paris: Arléa, 2019 (Prix André Malraux). 7 Être moi toujours plus fort. Les paysages intérieurs de Léon Spilliaert, Paris: Arléa, 2020. Il existe une fiction radiophonique du même titre, diffusée en 2011 sur France Culture. 8 Jacques Franck, in: La libre Belgique, https: / / www.stephanelambert.com/ presse/ nicolasde-stael-le-vertige-et-la-foi/ (dernière consultation: 31 mai 2020). 9 Bruno Thibault, in: Nouvelles Etudes Francophones; https: / / www.stephanelambert.com/ presse/ nicolas-de-stael-le-vertige-et-la-foi/ (dernière consultation: 31 mai 2020). 230 Ulrike Schneider nocturne de Paris à Antibes en 1955, l ’ année de sa mort, en passant par Ménerbes où vit sa famille. Il se souvient des concerts de Schönberg et Webern auxquels il a assisté à Paris et ses pensées flottent entre les impressions musicales qui l ’ habitent, ses projets picturaux, le souvenir de ses voyages majeurs, son atelier actuel à Antibes, la quête de la réussite personnelle et la futilité du succès mondain. Le texte se situe au plus près de l ’ intériorité du protagoniste, en évoquant sa grande fatigue, son désespoir, son conflit entre le vertige permanent qu ’ il ressent et la foi en ses capacités créatrices, ainsi que la tentation du suicide. Cette première partie est divisée en douze chapitres discontinus, subdivisés en paragraphes qui semblent commencer et s ’ arrêter au milieu d ’ une phrase. Le texte est donc constitué d ’ un flux de pensées associatives, dans un style paratactique, vertical, saccadé, bref et décousu. En voici le début: combien de temps cela allait-il encore durer, il se le demandait, chaque matin, ce rocher à gravir. Pour espérer revoir la lumière. Espérer. Chaque jour, espérer. Attendre. Quoi? Reporter l ’ échéance. Combien de temps serait-il encore capable de supporter cela? Les phares éclairaient la route morceau par morceau. Mais impossible d ’ en deviner l ’ horizon. Retour à Antibes, c ’ est tout ce qu ’ il savait. [ … ] En attendant, rouler, garder l ’ esprit éveillé et les yeux grands ouverts sur cet écran noir où il s ’ enfonçait de plus en plus. (Lambert 2015: 25) La narration varie en permanence entre un discours rapporté par une voix narrative très proche du personnage, le discours indirect et le discours indirect libre; on distingue même parfois les fragments d ’ un véritable monologue intérieur. Un long soliloque morcelé se déploie dans la nuit, qui fait écho à une grande fatigue intérieure. Il est rapporté sur un mode incontestablement fictionnel et n ’ est parsemé que de quelques rares références à la réalité extratextuelle, dont la connaissance par le lecteur est évidemment présupposée. Cette première partie est dominée exclusivement par la focalisation interne: l ’ instance narrative n ’ est donc saisissable que dans la mesure où, dans ce régime, il existe toujours un glissement entre le point de vue (interne) du personnage et un point de vue externe qui rend manifeste la lucidité du personnage par rapport à ses propres pensées, sentiments et intentions. Cette conscience de soi ne pourrait, sans intervention extérieure, atteindre un tel degré. Ce n ’ est que dans la seconde partie, ou dans le second tableau, que l ’ instance énonciative revêt un profil plus concret. Au moment où un narrateur à la première personne, différent du personnage principal de la partie précédente et donc non identifiable à la figure de Nicolas de Staël, prend la parole, le récit change de façon radicale. Ce second ‚ tableau ‘ est également divisé en douze chapitres mais les phrases y sont complètes, longues, le style devient continu, dominé par l ’ hypotaxe, adapté à des réflexions et à une argumentation „ Un trait d ’ union entre l ’ essai et la fiction “ : Nicolas de Staël par Stéphane Lambert 231 rationnelle. Dès le début, on est confronté à la perspective d ’ un je, qui ne se manifeste pas seulement en tant que narrateur à la première personne mais également comme observateur, dans une fonction de médiateur qui rapporte les émotions qu ’ il a ressenties devant les toiles de Nicolas de Staël, et qui fait part de ses réflexions sur l ’œ uvre du peintre, mais surtout sur le fondement de sa création artistique. 10 La seconde partie du livre consacré à Staël se présente donc comme un essai - mais un essai dans lequel celui qui parle s ’ impose comme quantité nonnégligeable. Cela devient manifeste dans son rejet de toute entreprise biographique ‚ classique ‘ : les biographies ne s ’ attachant qu ’ aux faits, explique-t-il, elles ne sont pas en mesure d ’ expliquer „ ni la virulence de son tempérament [i. e. Staël] ni sa vocation d ’ artiste “ (Lambert 2015: 123) ni l ’ équilibre fragile qui serait à la base de sa création artistique - et que le narrateur à la première personne décrit comme une tension permanente entre „ le vertige et la foi “ . Au premier abord, cette seconde partie ne peut donc pas être qualifiée de fictionnelle: l ’ instance énonciative explicite son approche, développe ses réflexions, rend, dans la plupart des cas, ses suppositions plausibles (par le moyen de rajouts tels que „ j ’ imagine “ et l ’ emploi du conditionnel, en expliquant son raisonnement ou encore en posant tout simplement des questions de caractère hypothétique). Lorsqu ’ il formule sa propre idée sur le fondement de la création artistique, il l ’ annonce en disant qu ’ il voudrait ‚ poser un postulat ‘ (ibid. 125; 126), ce qui l ’ amène finalement à la formule d ’ une conjonction entre le vertige et la foi présentée ainsi: Nous voilà enfin arrivés à cette équation que nous ne pouvons que remarquer dans l ’ élaboration des grandes œ uvres: la coexistence dans le même mouvement du doute le plus profond (le plus fondateur) comme ferment nécessaire à la création, et de la certitude la plus claire, la plus ancrée, malgré la nuit trouble du monde, de ne pouvoir faire autrement que d ’ avancer dans cette condition. (ibid. 127) On pourrait bien sûr discuter de la portée de ce postulat - qui ne serait de toute façon pas valable exclusivement pour Nicolas de Staël - mais tel n ’ est pas mon propos. Ce que je veux souligner ici, c ’ est la nature de l ’ approche du jenarrateur, qui se présente comme personnelle, mais non fictionnelle. Il maintient par ailleurs toujours une certaine distance à l ’ égard de son sujet: il s ’ agit pour lui d ’ évoquer une „ part indécelable [ … ] dans la nature des artistes “ (ibid. 10 À ce propos, on peut citer ici un passage du livre sur Rothko où le narrateur dévoile son approche de l ’ art et l ’ enjeu de son écriture: „ Tout est dit dans la peinture de Rothko. La fin a été atteinte. Il n ’ y a rien à ajouter. Mais que faire alors, pour celui qui écrit, de cela qu ’ il a ressenti devant les œ uvres de Rothko. Ce ne sont pas ses peintures que je veux reproduire en mots, ce sont mes propres émotions devant elles “ (Lambert 2014: 75). 232 Ulrike Schneider 124), d ’ avancer des hypothèses - mais ceci en respectant le caractère mystérieux, autrement dit tout à fait subjectif et intime, impénétrable de son sujet. C ’ est comme si le narrateur maintenait une distance efficace par rapport à son sujet, qui serait égale à celle à adopter devant un tableau de Rothko, d ’ après le livre consacré au peintre américain: „ dix-huit pouces “ (Lambert 2014: 108), soit quarante-cinq centimètres, ni plus, ni moins. 3. Pourquoi, pourrait-on demander, parler alors d ’ un je-narrateur si la seconde partie du livre est à considérer comme non fictionnelle? Une telle caractérisation réside dans la manière dont le sujet est traité: il n ’ y a pas d ’ introspection, les hypothèses avancées sur la motivation interne de Staël sont marquées comme telles et justifiées. Or, les choses se compliquent lorsque l ’ on considère la position du narrateur à la première personne, celui qui dit je. Le Je peut en effet être conçu comme un prisme, un filtre, à travers lequel la perspective adoptée sur Nicolas de Staël, à l ’ égard de son parcours et de son œ uvre est rendue. Amateur d ’ art, le narrateur adopte d ’ abord un rôle d ’ observateur, voire d ’ admirateur. Tout en pouvant être considéré comme un exemple de ceux qui restent stupéfaits devant les tableaux et devant le mystère de la création artistique, au fur et à mesure du texte, il présente de plus en plus un caractère propre; à travers ses paroles, sa démarche et son écriture, il se façonne un profil individuel, se manifeste quasiment comme une figure secondaire du texte, qui a des préférences, des antipathies, des penchants qui lui sont propres. Au fil du récit, on le perçoit comme un être humain travaillé par ses propres fantômes, tiré vers des abîmes, tenté par le suicide. Tout cela est rendu explicite par le texte. Mais, ce qui est encore plus révélateur, ce sont les paramètres qui concernent exclusivement l ’ écriture. Lorsqu ’ il affirme avoir cherché les lieux réels où Staël a vécu, avoir même visité les maisons qu ’ il a habitées, s ’ être rendu sur sa tombe, le locuteur évoque aussitôt le caractère futile d ’ une telle démarche: Chaque fois que je prépare l ’ écriture d ’ un texte sur un artiste ou un écrivain, je ne peux m ’ empêcher d ’ aller rôder sur les lieux qui ont composé l ’ espace de sa vie. Toujours avec cette ambition très tôt contredite (en réalité, une illusion impossible à raisonner), que le site visité m ’ offrira sur un plateau des éléments concrets (des vestiges), témoignant du vécu investigué, alors que c ’ est mon seul imaginaire qui s ’ active au vu de ces lieux désertés. (Lambert 2015: 82) Ainsi se met en scène un narrateur-auteur qui se sert du matériel biographique brut renvoyant à une existence préalable, mais le modèle par l ’ écriture. Il suit les traces de Nicolas de Staël à travers Bruxelles, sa propre ville natale à laquelle il „ Un trait d ’ union entre l ’ essai et la fiction “ : Nicolas de Staël par Stéphane Lambert 233 est apparemment lié malgré lui, qu ’ il semble détester sans pour autant avoir réussi à la quitter, et dans laquelle Staël a vécu durant des années. Le récit de sa traversée de Bruxelles sur les traces du peintre tant admiré est un épisode marquant du livre - et rappelle d ’ une certaine façon le tout début du livre sur Rothko, où le narrateur-auteur parcourt Houston (Texas), errant, „ piéton esseulé “ , „ en marge des axes routiers, sur les trottoirs, aussi solitaire que les déclassés que je croise non sans inquiétude tant je ne sais trop si leurs invectives ont des accents de jurons ou de prières “ (Lambert 2014: 15). Ici, à Bruxelles, en suivant les traces de Staël, le narrateur se rend vite compte que le peintre a vécu dans une tout autre ville, „ enfouie dans celle où je vivais, et dont la matière était aussi insaisissable que la substance des fantômes “ , et il en conclut un peu plus tard, en mesurant „ l ’ ampleur de ma défaite “ , que „ rien d ’ extérieur à mon histoire ne pourrait me guérir de la détestation de ma ville natale “ (Lambert 2015: 90). Aucun indice utile, aucune révélation, aucune trouvaille heureuse, donc, ne résulte de ce parcours, qui pourrait enrichir son approche de la vie et de l ’ intériorité de Nicolas de Staël. La réflexion sur la futilité de sa démarche, comme de toute tentative de s ’ approprier la vie d ’ un autre, qui revient de manière itérative, fait partie intégrante de l ’ écriture. Or, ce sont justement ces moments d ’ absence dans la vie de l ’ autre qui attirent, séduisent et dérangent le narrateur-auteur. Par ailleurs, à travers ses promenades, ses visites de lieux, il devient une figure qui ne relève plus seulement du discours: la figure d ’ un marcheur. Comme une ville ne commence à exister qu ’ une fois parcourue, ainsi que l ’ a pertinemment développé Michel de Certeau dans son texte „ Marches dans la ville “ (Certeau 1990), de même, pourrait-on dire, une vie, la vie d ’ un autre, une vie autre, n ’ existe qu ’ une fois parcourue, en chair et en os, c ’ est-à-dire en y investissant tout son être - et c ’ est ce qu ’ entreprend le narrateur non seulement en visitant les lieux, en sillonnant les villes, en suivant les traces de celui dont il veut s ’ approcher à travers son écriture, mais surtout en parcourant, par ce geste, la vie même - celle de l ’ autre ainsi que la sienne - qui, pourtant, lui échappera toujours. De ce point de vue, les livres sur l ’ art de Stéphane Lambert ne peuvent pas seulement être considérés comme des initiations au voyage, dès lors que le je-narrateur s ’ y manifeste lui-même comme figure de marcheur - ou comme une persona de l ’ auteur Lambert, voyageant, se disséminant, arpentant les villes et les vies. Ainsi, un passage de son livre sur Staël qui, dans un premier temps, ne semble que commenter une attitude du peintre, peut, dans un second temps, être lu comme un commentaire aussi bien autoréflexif qu ’ autoréférentiel: Le déplacement géographique comme une manière de rester soi-même en mouvement, de ne pas figer ce qu ’ on est dans une identité verrouillée par un angle de vue 234 Ulrike Schneider inscrit dans une culture locale. Bouger pour rendre possible en soi l ’ émergence d ’ autres soi comme si le voyage n ’ avait pas d ’ autre fonction que de libérer ses propres sources cachées, de pousser le regard au-delà de la connaissance ordinaire. Voyager, c ’ est travailler l ’ être, c ’ est le soumettre volontairement à l ’ épreuve de la remise en question permanente, c ’ est se condamner à élargir sans cesse ses limites. (Lambert 2015: 100) De la sorte, par sa démarche même et à travers son écriture, le je-narrateur peut être conçu, selon une formule de Lambert, comme „ un ‚ je ‘ dépersonnalisé “ (Lambert 2011) ou comme un je-marcheur, mis en scène par le texte et émergeant de son écriture, comme élément de l ’ histoire à raconter et comme phénomène discursif. 4. Quittons un moment le livre, changeons de média et penchons-nous sur la fiction radiophonique. Comme je l ’ ai évoqué au début, parmi les „ fictions radiophoniques “ - telle est leur désignation ‚ officielle ‘ , institutionnalisée - qu ’ a écrites Stéphane Lambert, il s ’ en trouve également une qui a pour sujet la vie de Nicolas de Staël. Son titre est: „ Nicolas de Staël, portrait de l ’ artiste sur fond rouge “ . 11 Ayant une forme assez conventionnelle, elle peut fournir un contraste permettant de mieux expliciter les effets des médialisations respectives. Une vingtaine de voix différentes représentent autant de personnages, entre autres - outre l ’ enfant Kolja et l ’ adulte Nicolas - sa mère, sa s œ ur Olga, la famille d ’ accueil, les femmes de sa vie et son ami René Char. La pièce se compose de dialogues entre les personnages, de la lecture d ’ extraits de lettres de Staël et parfois de voix off qui commentent des situations ou des phases particulièrement précaires de la vie du peintre. Ces éléments pourraient être interprétés comme étroitement liés à la mise en scène radiophonique ou du moins favorisés par le média de la radio. Ce qui frappe pourtant, c ’ est que la suite de neuf actes ou tableaux, pourvus de titres thématiques, respecte un ordre strictement chronologique, conformément aux étapes de la vie de Nicolas de Staël: Saint-Pétersbourg, 1917 - 19 „ La fièvre naissante “ (Bruxelles, 1933 - 34) „ Passion ibérique “ (Espagne, 1935) „ Grand ensoleillement “ (Maroc, 1936 - 37) 11 Cette fiction radiophonique a été réalisée en 2014 par Etienne Vallès pour France Culture (durée: 58 ’ ). https: / / www.franceculture.fr/ emissions/ latelier-fiction/ nicolas-de-staelportrait-de-lartiste-sur-fond-rouge (dernière consultation: 31 mai 2020). „ Un trait d ’ union entre l ’ essai et la fiction “ : Nicolas de Staël par Stéphane Lambert 235 „ L ’ assaut du renouvellement “ (Nice, 1940 - 42) „ Le feu de la création “ (Paris, 1943 - 45) „ Les soleils noirs “ (Paris, 1946 - 52) „ Derniers éclats “ (Le Sud, 1953 - 54) „ La nuit transfigurée “ (Antibes, 1955) Dans la première scène, qui se déroule à Saint-Pétersbourg, l ’ enfant Kolja est assis à la fenêtre ouverte de la maison familiale et sa mère l ’ avertit de ne pas trop se pencher; en écho à cette scène initiale, la dernière scène se passe au balcon de la maison d ’ Antibes. Les mots de la mère, qu ’ elle avait jadis adressés au petit enfant, sont même cités avant que Nicolas adulte se jette du balcon. La narration linéaire suit donc le fil chronologique de la vie, de l ’ enfance à Saint-Pétersbourg jusqu ’ au suicide à Antibes; et le cadre établi entre le début et la fin suggère une interprétation fataliste, dans le sens d ’ un accomplissement du destin qui s ’ annonçait dès l ’ enfance. Face à la simplicité unidimensionnelle de la mise en scène, on classifierait donc la pièce comme fiction biographique et non pas comme biofiction. 5. Pourquoi „ fiction biographique “ au lieu de „ biofiction “ ? Si l ’ on compare le livre à la fiction radiophonique, le fait que, dans le premier, la narration soit médiatisée par une instance narratrice, par un je-narrateur, est mis en valeur. S ’ il est vrai que chaque récit d ’ une vie implique (ou est, tout simplement) une interprétation, ne serait-ce que par le choix et la combinaison de différents éléments, il me semble que, pour qu ’ on puisse parler de biofiction, autre chose est nécessaire. La recherche d ’ une forme qui ne serait pas réduite à un support mais à laquelle l ’ être - toujours précaire - serait indissolublement lié, ne prenant corps que dans et à travers elle. En cela, la biofiction serait le pendant ou bien l ’ envers de l ’ autofiction. 12 12 À ce sujet, on peut notamment renvoyer à la „ définition a minima “ de l ’ autofiction telle que l ’ a présentée Philippe Gasparini: „ Texte autobiographique et littéraire présentant de nombreux traits d ’ oralité, d ’ innovation formelle, de complexité narrative, de fragmentation, d ’ altérité, de disparate et d ’ autocommentaire qui tendent à problématiser le rapport entre l ’ écriture et l ’ expérience “ (Gasparini 2008: 311). Miruna Craciunescu va même jusqu ’ à considérer la biofiction comme „ une variante de l ’ écriture autofictionnelle “ , en plaçant l ’ autobiographie, l ’ autofiction et la biofiction „ dans un même continuum “ (Craciunescu 2018: § 40 sq.). 236 Ulrike Schneider 6. Mais je voudrais encore poser différemment la question de la médialité: dans les deux cas, dans le récit littéraire comme dans le récit radiophonique, le sujet est un peintre, son art une œ uvre picturale. Ce qui va de soi pour la radio est significatif de l ’ enjeu du livre: le fait que celui-ci ne soit accompagné d ’ aucune illustration, d ’ aucune reproduction d ’ une toile de Staël met en relief l ’ enjeu du texte. 13 Il s ’ adresse plutôt à des lecteurs ayant au moins déjà une certaine idée du parcours de la vie ainsi que de l ’œ uvre de Nicolas de Staël. Présupposant cela, l ’ écriture part des lacunes, des blancs de sa vie (son suicide; ses conflits intérieurs; le fondement de sa création artistique). Quant à la peinture, c ’ est l ’ évocation de la couleur rouge, d ’ un rouge intense et pâteux qui y fait constamment référence. Et là encore, c ’ est un détail qui sert d ’ élément déclencheur pour l ’ écriture: à peine une quinzaine de jours avant son suicide, Nicolas de Staël avait assisté à Paris à un concert d ’ Anton von Webern; sur le programme, il griffonnait: „ violons rouges rouges / ocre feux transp. “ (Greilsamer 1998: 350). La musique de Webern, transposée en une sensation de couleur, ne semble plus l ’ avoir quitté puisque, une fois rentré à Antibes, il s ’ est mis à peindre sa dernière toile, Le concert, qui restera inachevée. Durant la traversée de nuit en voiture qui constitue la première partie du livre de Lambert, le personnage Nicolas de Staël ne cesse d ’ entendre les notes et de voir un rouge, intense „ comme un sang à la fois vif et lourd “ (Lambert 2015: 27), qui évoque à la fois un ciel rouge et le sol rouge de son atelier, et qui le fait s ’ imaginer son tableau. - Ce rouge vif qui se met à signifier sert d ’ ailleurs également de leitmotiv à la fiction radiophonique, intitulée, comme nous l ’ avons vu, de façon programmatique „ Nicolas de Staël, portrait de l ’ artiste sur fond rouge “ , couleur changeant au cours de sa vie de signification et de valeur. 7. Cette référence intermédiale à la peinture, condensée dans la couleur rouge, me sert de support pour poursuivre une autre piste qui nous ramènera à la question de la (bio-)fiction. Je reviens donc à la bipartition du livre en deux parties, 13 À ce sujet, on peut également faire référence à une caractérisation de la biofiction proposée par Alexandre Gefen: „ une ‚ biographie sans le biographique ‘ , jouant sur le savoir culturel du lecteur, apte à compléter les silences de la forme désormais fragmentaire et à restituer une trace discursive complète [ … ] “ (Gefen 2004: 310). Chez Stéphane Lambert, ce savoir culturel présupposé inclut la connaissance de l ’œ uvre de Staël sur lequel est justement mis l ’ accent. „ Un trait d ’ union entre l ’ essai et la fiction “ : Nicolas de Staël par Stéphane Lambert 237 nommées tableaux - une autre référence intermédiale hautement significative, car les deux tableaux, pris ensemble, composent un diptyque: Tableau 1: la nuit désaccordée Tableau 2: la nuit transfigurée Si on prend le concept du diptyque au sérieux, qu ’ est-ce qui en résulte pour la conception du livre de Stéphane Lambert? Un diptyque est composé de deux volets liés entre eux par une ou plusieurs charnières. Cette configuration implique une correspondance des deux volets, leur complémentarité, des convergences ou bien des interférences entre eux. Le ‚ sujet ‘ identique aux deux volets, „ la nuit “ , semble déjà indiquer une telle correspondance, et elle sera en effet reprise dans la conjonction qui donne au livre son titre: „ le vertige et la foi “ . Comme nous l ’ avons vu, le narrateur-auteur se sert dans la seconde partie du livre de cette formule pour rendre transparent ce qu ’ il conçoit comme étant à la base de l ’ élaboration de l ’œ uvre de Staël. Et il précise: La foi est la force qui anime; appliquée dans le domaine de l ’ art, c ’ est la certitude de devoir créer. Le vertige est la perte de confiance qui fait violemment douter de la légitimité d ’ être vivant. Le vertige, c ’ est donc le règne de l ’ incertitude, c ’ est la conscience de flotter dans l ’ inconnu, c ’ est la rupture avec le confort de la norme (ce qui rassure et régule) et au final c ’ est l ’ appel de la mort. Alors que la foi certifie qu ’ on avance dans la bonne direction, le vertige signale brutalement qu ’ il n ’ y a plus aucun appui, aucun devenir, que nous marchons dans le vide [ … ]. (Lambert 2015: 120sq.) Les notions „ vertige “ et „ foi “ représentent donc ici deux forces contradictoires mais qui, au lieu de s ’ annuler ou bien de se compenser, peuvent trouver un point de convergence dans la création artistique, dans laquelle la puissance de leurs effets réciproques sera renforcée „ au bénéfice de ladite création “ (ibid. 121). On ressent bien ici une certaine emphase du narrateur lorsqu ’ il développe sa conception condensée dans la formule conjonctive „ le vertige et la foi “ . Mais les deux termes ne sont pas seulement présents ici: ils surgissent à maintes reprises dans le flux des pensées du personnage de Nicolas de Staël, assis au volant de sa voiture dans la première partie du livre. Il (se) dit aimer cet état sans aucune attache qu ’ est le vertige, mais il revient également plusieurs fois sur son manque actuel de foi (ibid. 33 et passim). La portée accordée plus tard à ces deux termes s ’ annonce donc déjà dans le grand soliloque nocturne que constitue le premier volet. De cette façon, la réflexion ultérieure se trouve comme autorisée et, en même temps, nous livre une explication théorique de ce qui n ’ était, au début, qu ’ une sensation diffuse. De ce point de vue thématique, il y a donc une correspondance apparente entre les deux volets du diptyque. Mais il y en a aussi une au niveau discursif et qui concerne, c ’ est mon hypothèse, le statut textuel des deux parties respectives. Comme nous l ’ avons 238 Ulrike Schneider constaté, l ’ introspection sous le régime d ’ un récit fictionnel dans la première partie sera remplacée par un mode plus réflexif. „ Un trait d ’ union entre l ’ essai et la fiction “ annonçait l ’ avertissement au seuil du livre - le diptyque des deux tableaux textuels symbolise ce trait d ’ union en nous présentant l ’ un et l ’ autre. Mais, là aussi, il y a correspondances, convergences, interférences. On pourrait en conclure que le mode réflexif de la seconde partie authentifie et autorise la première partie, tandis que celle-ci affecte celle-là de son mode fictionnel, de sorte que le narrateur-auteur de la seconde partie n ’ en sort pas indemne. On pourrait donc avancer que le dispositif du diptyque crée des effets réciproques, mutuels entre ses deux volets qui sont en constant échange et en constante correspondance. Dans une „ inépuisable convergence “ (ibid. 137) dont parle le narrateur à propos de la mise en relation de deux tableaux de Staël sur une double page d ’ un catalogue rétrospectif, il y aurait d ’ une part un effet fictionnel et de l ’ autre un effet d ’ authentification. Ce ne sont pas les deux parties en tant que telles qui rendent le livre remarquable, c ’ est la composition de l ’ ensemble, qui crée des effets réciproques, qui touche jusqu ’ au statut du texte, en disséminant une certaine forme de doute et en témoignant de la recherche d ’ une forme capable de respecter le caractère provisoire et ouvert de toute approche biographique. 8. Dans son caractère biofictionnel, le livre Nicolas de Staël. Le vertige et la foi ne constitue pas une exception parmi les écrits sur l ’ art de Stéphane Lambert. En particulier son livre Mark Rothko. Rêver de ne pas être, déjà cité ici à plusieurs reprises, présente certains traits communs avec celui sur Staël. Il suffit de mentionner la structure bipartite, le voyage du je-narrateur sur les traces du grand peintre de l ’ expressionnisme américain, l ’ évocation des étapes décisives de la vie de ce dernier et notamment la confrontation avec les célèbres toiles dans la Chapelle de Houston, Texas, ainsi que le récit de cette expérience bouleversante, parfois interrompu au milieu d ’ une phrase, comme si elle laissait le narrateur sans paroles: „ Moi et mes pensées. Rothko et ses couleurs. Parler et se taire. Les yeux ouverts il vit le néant. Les yeux fermés il “ (Lambert 2014: 106). Là aussi, le je-narrateur aborde l ’œ uvre picturale, prend conscience de ses propres sensations, tout en gardant toujours une certaine distance, métaphoriquement égale aux „ dix-huit pouces “ (ibid. 108), la distance idéale qu ’ il faut respecter autant devant le triptyque central de Rothko que vis-à-vis de l ’ altérité de son être, de sa vie, de son art. En cela, les deux livres, sur Staël et Rothko, suivent des stratégies assez semblables et révèlent des procédés similaires d ’ une „ Un trait d ’ union entre l ’ essai et la fiction “ : Nicolas de Staël par Stéphane Lambert 239 fictionnalisation qui a pour but de mieux sonder la particularité et la profondeur humaine de leurs sujets respectifs. 14 Dans une interview, Stéphane Lambert s ’ est lui-même expliqué sur sa démarche: Dans mon texte sur Rothko, il y a [ … ] une forme de fictionnalisation, ou en tout cas de mise en scène dans l ’ approche que je fais du peintre, à savoir que je ne m ’ élimine pas en tant que sujet observant. Mais ce “ je ” n ’ est ni vraiment moi ni vraiment un personnage, c ’ est plutôt un point de jonction sensible qui me relie à l ’œ uvre observée. J ’ essaie de débarrasser ce “ je ” de tout ancrage intime pour ne conserver que la matière fabriquée par son regard, de devenir un “ je ” dépersonnalisé, sans identité réelle, sans autre histoire que sa présence au monde. (Lambert 2011) À la lumière de l ’ analyse de l ’ ouvrage de Lambert, la biofiction s ’ avère être plutôt un mode d ’ écrire, une écriture qu ’ un genre. Une écriture qui peut se réaliser dans différents genres. Et les écrits sur l ’ art de Stéphane Lambert - ce „ trait d ’ union entre essai et fiction “ - peuvent justement être considérés comme une variante de cette écriture biofictionnelle, mettant en scène le biographé - l ’ artiste et son œ uvre - et le biographe. 15 Un biographe qui, aussi bien à travers la confrontation avec un artiste et son œ uvre que par le geste de l ’ écriture, part à la recherche de sa propre vie. 16 Castellana, Riccardo, „ Biofiction, un genre postmoderne? “ , in: Compar(a)ison, 1 - 2, 2015, 53 - 64. Certeau, Michel de, „ Marches dans la ville “ , in: id., L ’ invention du quotidien. 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990, 139 - 164. Craciunescu, Miruna, „ Fictionnalité et référentialité. Interrogations génériques : de l ’ autobiographie à la biofiction “ , in: Itinéraires [en ligne], 2017 - 1 | 2018, http: / / journals. openedition.org/ itineraires/ 3693 (dernière consultation: 31 mai 2020). 14 À un moment donné, Lambert fait lui-même un rapprochement entre Staël et Rothko, „ ces deux déracinés au fort tempérament “ (Lambert 2015: 148), avec comme point commun „ cette béance de l ’ origine “ (ibid. 144sq.), en insistant toutefois sur ce qui les différencie, notamment „ deux esthétiques diamétralement différentes: l ’ une s ’ étant accomplie dans l ’ expressivité de la figuration jusqu ’ à en ruiner définitivement le naturalisme; l ’ autre, dans la soustraction constante, dans l ’ exploration rêveuse de l ’ informel. L ’ une déconstructiviste; l ’ autre unificatrice “ (ibid. 143). 15 Riccardo Castellana souligne le lien étroit entre le biographe et le biographé (Castellana 2015: 57), tout en considérant la biofiction comme un „ genre hybride, apte à contaminer le discours factuel et le discours fictionnel “ (ibid. 53). 16 Stéphane Lambert refuse de parler d ’ une „ teneur autobiographique “ dans ses textes, car „ ce serait croire que ma vie existe alors qu ’ à travers l ’ écriture je ne fais rien d ’ autre que de la chercher “ (Lambert 2011). Et ce serait encore un point commun entre l ’ autofiction et la biofiction. 240 Ulrike Schneider Gasparini, Philippe, Autofiction. Une aventure du langage, Paris, Seuil, 2008. Gefen, Alexandre, „ Le genre des noms. La biofiction dans la littérature française contemporaine “ , in: Bruno Blanckeman / Aline Mura-Brunel / Marc Dambre (ed.), Le roman français au tournant du XX e siècle, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2004, 305 - 319. Greilsamer, Laurent, Le Prince foudroyé. La vie de Nicolas de Staël, Paris, Fayard, 1998. Lambert, Stéphane, Mark Rothko, Rêver de ne pas être [2011], Paris, Arléa, 2014. Lambert, Stéphane, Nicolas de Staël. Le vertige et la foi [2014], Paris, Arléa, 2015. Lambert, Stéphane, „ Devenir un ‚ je ‘ dépersonnalisé “ , propos recueillis par Jeannine Paque, 2011; https: / / stephanelambert.com/ entretiens/ stephane-lambert-devenir-unje-depersonnalise (dernière consultation: 31 mai 2020). „ Un trait d ’ union entre l ’ essai et la fiction “ : Nicolas de Staël par Stéphane Lambert 241 La biofiction sur les réseaux sociaux: vlogueurs et vlogueuses dans la Romania Jörg Türschmann Introduction Internet et la numérisation de la communication offrent aux internautes la possibilité de se mettre en scène, de telle façon que la personne représentée et la représentation de la personne se confondent. Elles fusionnent même plus que dans le cas de „ l ’ impression de réalité au cinéma “ , terme qui dit que c ’ est la réalité de l ’ impression qui s ’ impose, et non pas l ’ impression de la réalité (Metz 1965). De plus, la représentation et le représenté acquièrent une présence médiatique telle que leur image et leur personne s ’ avèrent indiscernables à cause d ’ une „ interaction parasociale “ effectuée par le regard à la caméra, bref le „ regard caméra “ , tellement fréquent à la télévision (Horton/ Wohl 1956). La numérisation sur les réseaux sociaux renforce même ce lien parasocial et fait que le sujet dissémine sa personnalité en reliant un bric-à-brac de moments instantanés de sa propre vie aux vicissitudes biographiques de millions d ’ autres individus. Ce type d ’ interchangeabilité entre production et réception définit profondément la biofiction des „ médias quartenaires “ (Faßler 1997: 117sq.). 1 Cette forme de contact entre l ’ acteur et le public n ’ a rien à voir avec une théorie de la narration. Il est évident que ce type de biofiction ne correspond en aucun cas au catalogue des „ voix narratives “ implicites qui pourraient être qualifiées d ’„ homodiégétique[s] “ ou „ autodiégétique[s] “ (Genette 1972: 256). Au lieu de cela, les individus se mettent en scène sur des réseaux sociaux ou sur Youtube et des canaux vidéo similaires, pour donner l ’ impression de leur présence immédiate et rassembler des sympathisants. Ce spectacle n ’ est pas basé sur 1 Pross (1972: 127sq.) comprend les „ médias primaires “ comme „ les moyens de contact élémentaire humain “ ( „ Mittel des menschlichen Elementarkontakts “ ), c ’ est-à-dire faceto-face; les „ médias secondaires ” présupposent l ’ usage d ’ une technologie par l ’ émetteur; la communication à l ’ aide des „ médias tertiaires ” se réalise à base de l ’ usage d ’ appareils par l ’ émetteur et le récepteur. Les médias quartenaires de la numérisation permettent une forme de communication où les communicants changent sans cesse de rôle. l ’ authenticité, mais sur la force d ’ un „ message persuasif et rhétorique “ (Eco 1972: 179sqq.). Il doit réussir à attirer le plus large public possible abonné au canal vidéo. Cela veut dire que les influenceurs, les blogueurs ou les vlogueurs choisissent non seulement leur mode d ’ apparence médiatique, mais sélectionnent aussi la plate-forme multimédia sur laquelle ils veulent apparaître. Le format est soit une chaîne sur Youtube, un site web avec des vidéos, une série de fotos sur Flickr ou un compte Instagram, où les abonnés peuvent s ’ inscrire. Dans le vidéoblogue ou d ’ autres genres de publication, la publicité est un supplément fréquent: le vlogueur annonce ses propres produits ou ceux d ’ autres marques. Les présentateurs s ’ habillent à la mode et jouent le rôle des mannequins qui défilent sur les podiums. Les relations étroites entre marchandises, mannequins amateurs et consommateurs nous approchent du phénomène des influenceurs et influenceuses. Les femmes en particulier assument en grande partie la tâche d ’ embellir les produits au moyen de leur apparence physique. Cette stratégie commerciale n ’ est en aucun cas nouvelle et repose sur une longue tradition, comme le montrent les vendeuses des années 20: „ Du reste, comme ces femmes portaient toujours des chaussures à talons hauts, elles avaient toujours l ’ air, avec leur postérieur rebondi, de se languir des étreintes des acheteurs [ … ] et des patrons “ (Bertolt Brecht, cit. p. Haug 1971, 79). 2 La formule stratégique s ’ appelle sex sells. „ Le calcul bien connu est le suivant: lorsque celui qui a l ’ argent se languit de ce qui semble se languir de lui, une raison supplémentaire s ’ ajoute à l ’ acte d ’ achat “ (Haug 1971, 79). 3 Cette recette ne cherche pas seulement à s ’ adresser directement aux clients masculins, mais propose aussi aux consommatrices un type d ’ émancipation qui est en réalité un détour passant par le male gaze. Les influenceuses propagent donc une biofiction promotionnelle aboutissant à un féminisme commercial à l ’ aide des „ reflets dans un œ il d ’ homme “ (Huston 2012). Il est remarquable que les adulatrices qui achètent les robes présentées par leurs influenceuses préférées se croient suffisamment émancipées. Autoréflexion et auto-optimisation des vlogueurs Pour saisir ce genre de succès médiatique, il faut prendre conscience du potentiel économique sur un plan plus large. Comme beaucoup d ’ autres, le 2 „ Da diese Frauen übrigens noch hohe Stöckelschuhe trugen, sahen sie mit ihren hervorstehenden Hinterteilen ständig aus, als verzehrten sie sich nach den Umarmungen der Käufer [ … ] und der Chefs. “ 3 „ Das bekannte Zusatzkalkül ist: indem ein Geldbesitzer sich nach dem verzehrt, was so aussieht, als verzehre es sich nach ihm, tritt eine Veranlassung zum Kaufakt hinzu. “ 244 Jörg Türschmann blogueur vidéo Yassine Aissaoui (2017), expert en marketing web, glorifie sa propre personne en expliquant le fonctionnement d ’ un blog vidéo: „ Sans ego, point de blogueur ni de vlogueur. “ En ce sens, les vlogueurs assument un „ ego surdimensionné “ qu ’ il ne faut pas confondre avec „ l ’ égocentrique “ , „ l ’ égoïste “ ou „ l ’ égotique “ narcissique, comme l ’ explique Aissaoui. De plus, il s ’ agit de productions individuelles. L ’ expert continue: „ Il existe, certes, des blogs multi-auteurs, mais pour être auteur, ne faut-il pas parler à la première personne du singulier? Ne faut-il pas se démarquer des autres auteurs? Sinon, comment le blog pourrait-il se démarquer des autres blogs et développer sa visibilité dans les moteurs de recherche? “ D ’ après lui, le vlogueur ou blogueur doit avoir une „ individualité surdimensionnée “ . Les vlogueurs se mettent aussi en scène comme terminologues. Jacques Lanciault (2013), un vlogueur québécois, demande quel est le nom approprié pour le blogage vidéo. Il s ’ intéresse donc beaucoup aux néologismes et aux variantes terminologiques de l ’ anglais et du français, pour finalement choisir une dénomination connue au Québéc: „ carnetier “ ou „ vidéocarnetier “ . Lanciault accepte également „ blogueur vidéo “ ou „ vidéoblogueur “ . Il a rassemblé de nombreux autres termes qui illustrent les abondantes options possibles. Tout cela montre à quel point le développement dans ce domaine est récent: „ L ’ Office québécois de la langue française (OQLF) propose pour le mot anglais ‚ videoblogger ‘ et ses synonymes ‚ vlogger ‘ , ‚ vloger ‘ , ‚ vidblogger ‘ et ‚ video weblogger ‘ , la locution française ‚ blogueur vidéo ‘ . 4 L ’ OQLF a rejeté l ’ utilisation du terme ‚ vlogueur ‘ . “ Entre-temps, le terme ‚ vlogueur ‘ semble être l ’ un des plus courants. Par conséquent, son rejet par l ’ OQLF peut être interprété comme la tentative de se démarquer du français européen. De nombreux sites proposent des didacticiels de vidéo blogging gratuits (e. g. wikiHow s. a.), où ils attirent leurs lecteurs avec des informations initiales sur ce qu ’ il faut pour lancer un blog avec succès. Le blogueur Eddy Braumann (2016), qui date les débuts du videoblogging de 2013, choque ses lecteurs en leur conseillant de créer des blogs pour manipuler les sentiments du public: „ Le vlogging est réellement utile lorsque l ’ on veut par exemple parler ou montrer en vidéo, des choses qui n ’ ont pas spécialement de rapports entre elles. “ C ’ est ainsi que les désirs et les réalités divergent généralement beaucoup. Le vidéoblogueur doit construire un pont entre les deux: „ Les gens veulent rêver, mais procrastinent à passer à l ’ action. [ … ] Ce que veulent les gens, c ’ est l ’ espoir de 4 La liste est beaucoup plus longue: blogger vidéo, vidéoblogger, bloger vidéo, vidéobloger, weblogger vidéo, vidéoweblogger, webloger vidéo, vidéowebloger, bloggeur vidéo, vidéobloggeur, blogeur vidéo, vidéoblogeur, bloggueur vidéo, vidéobloggueur, webloggeur vidéo, vidéowebloggeur, weblogeur vidéo, vidéoweblogeur. La biofiction sur les réseaux sociaux: vlogueurs et vlogueuses dans la Romania 245 gagner un jour des millions à la loterie, mais s ’ en foutent royalement de faire une heure de plus par jour pour gagner plus à la retraite. “ Le blogueur vidéo doit raconter l ’ histoire de son succès personnel, sa vie privée et tout ce qui motive à imiter. „ De cette façon, on devient irremplaçable, car vous, c ’ est vous, et vous convenez parce que c ’ est vous. “ C ’ est paradoxal: l ’ ordinaire rend le blogueur vidéo célèbre et finit par faire de lui un support publicitaire: „ La différence entre les gens qui ne font que vendre et ceux qui ont de la notoriété, c ’ est le partage de son quotidien. “ Il s ’ agit de „ vidéos vendeuses de rêves “ . En ce qui concerne la gamme thématique de blogs vidéo, ceux-ci sont clairement consacrés aux domaines suivants: la culture des jeunes et leurs habitudes de consommation, le tourisme et l ’ auto-motivation. La blogosphère répand la bonne humeur. Elle est virale, vitale et orientée à la consommation capitaliste. Les blogs vidéo servent à l ’ auto-optimisation du public et promettent au spectateur d ’ améliorer ses propres performances. Si les performances s ’ améliorent effectivement, elle se proposent à leur tour d ’ être présentées dans les médias. Cela signifie que le spectateur devient lui-même producteur et participe à un blog vidéo ou le crée lui-même. Par conséquent, l ’ identité du spectateur coïncide avec celle du vlogueur. L ’ auto-optimisation est en fin de compte une performance médiatique. Bien sûr, cela implique également de participer à un blog vidéo ou de le réaliser. C ’ est ainsi que différents types sont nés, comme par exemple le „ vlog voyage “ qui comprend aussi le marketing des „ voyages influenceurs “ (Barthelot 2017), ou, plus spécialisé, le „ moto-vlogging “ (Zolki s. a.) conçu pour tous les motocyclistes qui aiment filmer leurs sorties avec une caméra installée sur leur casque. Les blogueurs sont en concurrence économique et sont régulièrement soumis à un classement national. Les analystes marketing utilisent des algorithmes professionnels tels que Similar Web, Alexa, Woorank, Klear ou Semrush. Les catégories communes sont le marketing, la mode, la santé, la gastronomie et les voyages. Les algorithmes comptent le nombre d ’ utilisateurs sur Youtube, Twitter, Facebook ou Instagram. Ils quantifient la valeur marchande d ’ un influenceur. En particulier, les vlogueuses, espagnoles par exemple, qui vendent des vêtements, constituent l ’ un des groupes les plus influents (Min Shum 2017). Américanisation et transnationalisation de la francophonie (Belgique, Sénégal, Maroc et Québec) Comme tout le monde, les vlogueurs utilisent plusieurs canaux et différents réseaux sociaux. Et ils installent une page d ’ accueil à partir de laquelle tous les 246 Jörg Türschmann autres types de présence médiatique sont accessibles, clips, photos ou textes. Les blogueurs sont plus susceptibles de travailler avec des photos qu ’ avec des films tandis que les vlogueurs préfèrent expressément les clips. Les youtubeurs sont par contre ceux qui restent fidèles à leur moyen d ’ expression exclusif, les clips, et peuvent parfois approcher la suite de leurs clips des formats télévisuels typiques, des feuilletons et séries. Ainsi, il suffit d ’ une seule personne pour créer un récit en plusieurs épisodes à condition que le protagoniste réussisse à fasciner sans cesse ses followers par ses historiettes personnelles (Creeber 2013). Mais les vrais agents de la biofiction numérique ne visent pas à divertir les masses sans être récompensés. Les belles histoires ne valent pas autant que la présence insistante de leurs producteurs. Ce qui importe bien sûr, c ’ est de gagner de l ’ argent. Selon le magazine Forbes, le youtubeur le plus riche des années 2018 et 2019 est un garçon âgé de sept ans qui vit aux États-Unis. Il teste des jouets et est devenu millionnaire grâce au merchandising. Depuis la mise en ligne de la chaîne „ Ryan Toys Review “ , publiée depuis mars 2015, Ryan a reçu près de 26 milliards de vues. Le magazine Forbes estime que Ryan a gagné 19,4 millions de dollars entre juin 2017 et juin 2018 (Wikipedia 2020). Ryan a même sa propre marque de jouets. Trois choses sont importantes dans ce contexte: il s ’ agit des États-Unis, d ’ un enfant et d ’ une présentation abondamment colorée. La biographie de Ryan n ’ est pas publiée sur Internet, à ce qu ’ il paraît. Son apparence, cependant, permet toutes sortes de spéculations. Il pourrait être originaire d ’ Amérique du Sud, des Caraïbes, du Grand Nord ou des Philippines. Cette dernière hypothèse n ’ est pas improbable car son vlog rencontre un succès particulier aux Philippines. Il reste une figure médiatique, à laquelle son apparence ajoute une dimension transnationale. Le spectacle de sa présentation consiste dans le simple fait qu ’ il doit déballer les jouets qu ’ il teste. Cet instant précieux peut être compris comme une métaphore sur la manière de traiter avec Internet, parce que le moment prometteur où il rend les jouets visibles, est similaire à celui où un internaute clique sur un lien. C ’ est une sorte de curiosité enfantine, parce que l ’ enjouement est un facteur essentiel pour surfer. Comme les thèmes des blogs vidéo intéressent fondamentalement tout le monde, leur spécificité culturelle est ailleurs. L ’ aspect le plus important est certainement la langue ou le dialecte dans lequel le vlogueur s ’ adresse à son public. Ensuite, l ’ âge, le sexe, les vêtements, les gestes et les expressions faciales comptent, le tout dans le sens d ’ un habitus social. Si les cultures des langues romanes doivent être prises en compte, la question se pose alors de savoir si une perspective commune est possible. Les exigences de la société de consommation ne sont pas exclusivement caractéristiques de la Romania. De plus, il conviendrait de se demander dans quelle mesure la culture médiatique anglophone définit les tendances et donne le ton. Par conséquent, c ’ est parfois d ’ une La biofiction sur les réseaux sociaux: vlogueurs et vlogueuses dans la Romania 247 provenance exceptionnelle que les traits régionaux du vlogging découlent. À titre d ’ exemple, le Sénégal n ’ est pas la zone primordiale où on pourrait supposer une riche production de vidéoblogues. Ainsi, il suffit d ’ un seul vlogueur sénégalais pour attirer l ’ attention de la presse et le qualifier d ’ aventurier „ à la conquête du monde ” (Badiane 2016). Quand le Marocain Taha Esoulami publie sur Youtube une vidéo qui montre les étapes de son voyage autour du monde, il connaît un grand succès (Alaoui 2018). La nationalité compte comme la monnaie qu ’ il faut échanger. La rencontre de deux nationalités est la condition sine qua non pour en étaler les détails dans un vlog. Les Canadiens paraissent être très actifs dans ce champ-là (Anonyme 2018): „ Tunisair et l ’ office du tourisme optent pour un vlogueur canadien pour faire la promotion de la Tunisie. “ Et les auteurs de préciser leur annonce comme suit: „ Le vlogueur canadien, Benoit Chamberland, a publié sur sa chaîne Youtube [ … ] une vidéo [ … ], dans laquelle il retrace son voyage du Canada à Tunis [ … ]. Il déclare qu ’ il a été invité par Tunisair et l ’ office du tourisme. Benoit promet un prochain épisode pour la semaine prochaine. “ Mais le lien entre deux pays peut aussi bien être la même langue. Parcourir tous les pays et toutes les régions de la francophonie, telle est la motivation d ’ un Québécois attendu à Bruxelles: „ Mon fil conducteur, c ’ est de voyager partout avec mon français comme seul bagage. “ Dans son vlog, il rapporte régulièrement ses expériences de voyage à travers le monde francophone: „ Son but affiché, c ’ est de livrer 365 vlogs (vidéos) de ses rencontres. Le tout en 365 jours de voyage autour de la planète, sur plusieurs continents “ (RTBF 2018). En bref, c ’ est en embrassant le monde entier que les vlogueurs francophones réussissent le mieux. La femme araignée: Natalia Cabezas (Espagne) Il est entendu que la plupart des blogueurs et vlogueurs, admirés par une foule de followers, sont ces soi-disant „ célébrités “ (en anglais: celebrities) qui ont toujours fasciné leur public à la télévision. Les célébrités ont aussi peu de compétences professionnelles que les filles de mauvaise réputation appelées itgirls. Au début, Kim Kardashian ne devait pas nécessairement devenir une artiste professionnelle, parce que c ’ était d ’ un côté l ’ inexpérience et l ’ incapacité et de l ’ autre côté l ’ impudeur et l ’ absence de scrupules qui définissaient son charisme. Les célébrités sont des auto-optimiseurs et perfectionnent peu à peu leurs capacités personnelles, en suscitant, le cas échéant, l ’ empathie du public. Leur volonté d ’ ascension sociale reflète ainsi de manière très convaincante les désirs des gens ordinaires. Les vlogueuses les plus acceptées finissent par vendre des produits cosmétiques ou des vêtements. Néanmoins, beaucoup d ’ entre elles 248 Jörg Türschmann profitent d ’ un très bon point de départ, parce qu ’ elles sont riches et proviennent de la haute volée comme Paris Hilton ou même Kim Kardashian. Leur volonté de gagner de l ’ argent les mène à s ’ enrichir encore plus et à accroître une fortune déjà existante. C ’ est donc le succès antérieur qui légitime le succès postérieur. Les structures néolibérales et les capitaux immenses amassés par ces protagonistes expliquent le fait que la plupart d ’ entre elles résident aux Etats-Unis et y lancent leurs campagnes publicitaires, dont le succès, à l ’ ère de la numérisation des soi-disant it-girl 2.0, est mondial. Mais la mise en scène est ambiguë. D ’ une part, les vlogueuses veulent rayonner de joie et d ’ allégresse, d ’ autre part elles tentent d ’ exprimer leur compétence en s ’ appropriant l ’ allure énigmatique d ’ une sorcière. À propos de cette ambivalence, l ’ exemple des cultures latino-américaines confirme que la tradition approvisionne les vlogueuses en motifs iconographiques empruntés à la nature exotique, comme en témoigne une image clé, celle de l ’ actrice Sônia Braga dans le film Le Baiser de la femme araignée (El Beso de la mujer araña, Hector Babenco, EEUU/ Brésil 1985; ill. 1). Là, Braga s ’ exhibe dans le rôle principal de la femme araignée effrayante qui apparaît dans un rêve. Vêtue de noir, elle se tient devant une grande toile d ’ araignée et les grosses racines d ’ un immense arbre tropical, mélange de séduction et de fatalité. La tradition du motif est basée sur la continuité formelle: une femme sur un fond en éventail. L ’ exotisme du motif est internationalement courant. Il va de soi qu ’ il fait partie de l ’ imaginaire des influenceuses voyageant à notre époque. La vlogueuse espagnole Natalia Cabezas, connue pour son blog „ Trendy Taste “ sur Youtube, Instagram et Pinterest, a publié au cours de ses voyages à travers le monde d ’ innombrables photos. Il y en a une qui la montre en maillot de bain dans une forêt tropicale, debout dans l ’ eau, devant une large palme (Díaz 2017; ill. 1). Le motif répète parfaitement la gestalt de la femme araignée et rend sa protagoniste aussi mystérieuse qu ’ attrayante. Venons-en à présent à la question des différents genres de publications. Cabezas propose plusieurs catégories sur sa chaîne Youtube: fashion, tags, turorials et vlogs (Cabezas 2012). Les différences ne sont pas faciles à comprendre. Car les clips apparaissent dans toutes les catégories, de même qu ’ un site offre plusieurs fois le même contenu. En outre, la plupart des clips véhiculent de la bonne humeur, même si les sujets des clips sont très différents. Au moment où Cabezas raconte sa vie, elle regarde directement la caméra. Le montage se compose de jump cuts. Il est probable que les passages sans importance ou infructueux sont ainsi supprimés. De temps en temps, la caméra zoome rapidement sur son visage, puis on passe au plan suivant. Une musique simple et douce, entièrement dominée par la voix de Cabezas, rappelle la musique d ’ ambiance (muzak) des grands magasins. La biofiction sur les réseaux sociaux: vlogueurs et vlogueuses dans la Romania 249 Illustration 1: La femme araignée (Sônia Braga), Natalia Cabezas, Tuti Furlán Coaching de vie et science vulgarisée: Tuti Furlán (Guatemala) La biofiction des it-girls, qui se veulent souvent professionnelles, risque d ’ avoir l ’ air ridicule. Pour cette raison, les vlogueuses s ’ appliquent souvent à se présenter sur un ton comique et espiègle pour édulcorer leurs messages. C ’ est surtout le cas quand leur allure est combinée avec la prétention d ’ enseigner, conseiller ou expliquer. Les philosophes et psychologues autoproclamés du web 2.0 développent des explications vulgarisées de thèmes scientifiques ou assistent à la résolution de problèmes quotidiens. Les psychologues en sont un très bon exemple. Avec un optimisme agressif, ils peuvent carrément devenir des stars. Mais ce que montre le cas spécial des conseillers de vie, se retrouve chez tous les vlogueurs: déguiser des expériences en conseils. Restons dans l ’ espace hispanophone, où il est étonnant de voir combien l ’ esthétique des vlogueuses est stable. Tel est le cas de la psychologue et philosophe Tuti Furlán, très populaire au Guatemala pour son vlog „ Vivir a 250 Jörg Türschmann colores “ (Furlán 2019); elle était responsable de „ Un Show con Tuti “ , le premier talk show télévisé produit au Guatemala et dirigé par une Gualtémaltèque (Wikipedia 2020): une femme devant un large éventail, un agave cette fois (ill. 1), sourires, bonne humeur, montage accéléré de jump cuts et regards caméra, plus une série d ’ émoticônes et de symboles adaptés aux émotions éphémèrement évoquées par Furlán, le tout sur une bande-son pleine de bruits et de motifs musicaux sifflés. Le rythme du montage, de l ’ animation et des discours est extrêmement rapide et élaboré avec professionalisme. Sa devise „ Vivir a colores “ est basée sur les concepts typiques de l ’ auto-optimisation: le bonheur, le succès, l ’ épanouissement, les valeurs humaines et la sérénité. Vivre heureux est une question d ’ attitude intérieure. Selon Furlán, tout est possible avec l ’ autosuggestion. Elle se présente comme coach personnel et coach de motivation. Dans son blog vidéo, elle ne se comporte pas comme une pédante, mais joue avec les mots et les combine, selon leur sens, avec des smileys ou d ’ autres émoticônes. Les clips n ’ ont rien à voir avec la mièvrerie de la télévision scolaire, et il ne s ’ agit pas non plus de télé-teaching, mais d ’ une mise en scène dans laquelle la vlogueuse incarne son message en personne. Le résultat en est la biofiction d ’ une personne inébranlablement gaie, allègre, énergique et optimiste. Il ne reste aucune trace de la femme araignée sauf le motif de l ’ agave, qui étire ses feuilles comme les rayons du soleil derrière Furlán: un gourou irrésistible. Le teaser, intitulé „ ¡Muy pronto! Vivir a colores “ (Furlán 2011; ill. 2), est un court clip dans lequel Furlán se présente à son public et se bat contre les erreurs techniques. Elle plaisante, grimace et s ’ amuse de ses glissements de langue. Le style du générique d ’ ouverture ainsi que les couleurs criardes éliminent chaque pointe de sérieux. L ’ infantilisation est délibérément thématisée en profitant des possibilités numériques du montage vidéo. Dans „ ¡¡Celebrando la corrupción! ! “ (Furlán 2017; ill. 2), l ’ écran divisé en deux montre Furlán qui parle avec ellemême, s ’ anime et s ’ amuse. Elle dénonce la médiocrité et la lâcheté qui peuvent envahir notre vie, et n ’ a pas besoin d ’ autres personnes pour dialoguer. Les problèmes sociaux graves tels que la corruption sont considérés comme une expérience personnelle et le point de départ d ’ une réussite individuelle, non pas comme une question politique. Il est remarquable que les vêtements de Furlán fassent allusion à l ’ uniforme que les élèves portaient à l ’ école. Mais la caméra n ’ est pas braquée sur le professeur, comme à la télévision scolaire, parce que l ’ autorité professorale est niée en faveur de l ’ auto-optimisation (ill. 2). La biofiction sur les réseaux sociaux: vlogueurs et vlogueuses dans la Romania 251 Illustration 2: Tuti Furlán: „ Vivir a colores “ et „ ¡¡Celebrando la corrupción! ! “ Pour l ’ essentiel, tous les clips se résument à relier le monde extérieur à son propre monde émotionnel et, finalement, à remplacer la réalité par les émotions. Ce piège affectif est lié aux „ affects de la politique “ qui dominent les stratégies publicitaires dans les sociétés néolibérales (Lordon 2016). Pour symboliser les sentiments qui sont énumérés dans les clips, Furlán utilise des émoticônes. „ ¡Guerra a la guerra! “ présente des images documentaires de crises et de guerres du monde entier (Furlán 2017). Enfin, une liste d ’ émoticônes est présentée pour illustrer nos sentiments contradictoires à la lumière de ces images (ill. 3). 252 Jörg Türschmann La liaison entre l ’ animation et la photographie n ’ est pas une invention de notre époque. Elle renvoie à celle qui a précédé la numérisation de toute communication. Furlán s ’ est formée au théâtre en Espagne, et c ’ est à son retour au Guatemala qu ’ elle est engagée par l ’ une des plus importantes stations de radio de son pays. Elle a travaillé pour la radio, le théâtre, la télévision et les réseaux sociaux. Sa carrière reflète nettement, à l ’ ère de la numérisation, les opportunités de passer d ’ un support médiatique à un autre, de façonner de différentes manières son apparence en public et ainsi de travailler dans plusieurs pays. Mais peut-être que la référence à l ’ héritage de la télévision est tout de même intéressante. L ’ Uruguayen Narciso Ibáñez Serrador, qui a fortement influencé les débuts de la télévision espagnole à partir des années 60, créait déjà des personnages de bandes dessinées pour le merchandising dans son Game show „ Un, dos, tres, responda otra vez “ . Le personnage de la citrouille nommée „ Ruperta “ est devenu célèbre (ill. 3). Ibáñez Serrador lui-même se produisait dans son jeu télévisé; l ’ infantilisation et l ’ autopromotion de l ’ animateur n ’ étaient rien de nouveau à cette époque-là. Bien sûr, il est tentant d ’ y voir une tradition hispanique qui s ’ étend de l ’ Amérique latine à l ’ Espagne. Mais il va sans dire que ces éléments stylistiques peuvent aussi être trouvés dans d ’ autres cultures. Illustration 3: Tuti Furlán dans „ ¡Guerra a la guerra! “ et Narciso Ibáñez Serrador avec la citrouille „ Ruperta “ (photo: Catalán 2019) Une pionnière incontestée: Chiara Ferragni (Italie) En 2006, l ’ influenceuse italienne Chiara Ferragni, née en 1987, commence à raconter régulièrement sa vie sur la plateforme „ Duepuntozero “ . Pionnière du blogging à l ’ époque, elle réussit à devenir la plus connue de tous à ce moment-là. Plus tard, elle opte pour Flickr, où elle publie en ligne un journal de photos de ses voyages, vêtements et soirées. En 2009, elle découvre les vlogs de mode étrangers et a l ’ idée de créer son propre vlog. C ’ est le moment de la naissance La biofiction sur les réseaux sociaux: vlogueurs et vlogueuses dans la Romania 253 de „ The Blonde Salad “ (ill. 4). Ferragni rassemble autour d ’ elle une équipe de 23 personnes, toutes âgées de moins de 30 ans. L ’ industrie de la mode la remarque, tout change désormais, car „ The Blonde Salad “ se met à influencer la mode et non l ’ inverse. Viennent ensuite les offres d ’ emploi, les sponsors s ’ intéressent à Ferragni, la presse parle de plus en plus d ’ elle, et elle devient la seule Italienne avec sa propre base de fans. Cette biographie est-elle vraie? C ’ est du moins la version que Ferragni présente dans le film Chiara Ferragni - Unposted (Elisa Amoruso, I 2019). Ce film est bizarre, car l ’ influenceuse passe de l ’ auteure de ses messages à la protagoniste d ’ un long métrage, qui établit des liens entre les différentes étapes de sa vie et raconte sa carrière depuis son enfance jusqu ’ à son mariage avec le rappeur italien Fedez en 2019. La Mostra de Venise décide de sélectionner le film pour sa compétition, le public étranger se demande qui est la femme dont le mariage tient toute l ’ Italie en haleine. Le film se termine par les préparatifs des noces mis en scène pour Internet et le cinéma. Tout coïncide: l ’ apogée de sa carrière, son mariage et la sortie du film. C ’ est une sorte de métalepse, qui consiste dans l ’ omniprésence médiatique d ’ une biographie ouverte sur le futur. Cette mise en scène ancrée totalement dans le présent ressemble à l ’ idée d ’ une cartographie parfaite, dont Suárez Miranda rêvait déjà en 1658 dans ses Viajes de varones prudentes et que Jorge Luis Borges mentionne dans ses contes (Eco 2001: 87): cette carte complète tente de représenter même son créateur. Elle est donc aussi grande que la réalité qu ’ elle dépeint. Une telle hégémonie cartographique est un paradoxe, car s ’ il lui fallait représenter la réalité de cette manière, elle devrait se reproduire dans une mise en abyme infinie (ibid. 98). L ’ impression que crée ce genre de métalepse est l ’ étonnante proximité de la fiction avec la réalité. La biofiction Chiara Ferragni - Unposted, dont la fonction publicitaire se distingue du caractère historiographique d ’ un biopic, montre, malgré sa structure chronologique reconnaissable, une volatilité beaucoup plus proche de la vie que les cinéastes auraient pu l ’ imaginer. Il y a des plans qui consistent dans des prises de vues privées et montrent des situations de l ’ enfance (ill. 4). Ils ne se trouvent pas seulement au début, mais partout dans le film. La structure est donc erratique et non strictement chronologique. Ainsi, le film s ’ approche même du cinéma avant-gardiste de Jonas Mekas, qui laissait le hasard ordonner les centaines d ’ images filmées de sa vie familiale dans As I Was Moving Ahead Occasionally I Saw Brief Glimpses of Beauty (EEUU 2000). Sa devise était: „ Je vis, donc je fais des films. Je fais des films, donc je vis “ (Die Presse 2019). 5 Pour lui, la vie et l ’ art étaient inséparables. Alors quelle peut être la différence entre cette 5 „ Ich lebe, also mache ich Filme. Ich mache Filme, also lebe ich. “ 254 Jörg Türschmann vision de la vie et celle d ’ une influenceuse comme Chiara Ferragni? Mekas voit dans le médium la possibilité de laisser apparaître des moments de beauté. Cette beauté se revèle au moyen du cinéma, tandis que Ferragni incarne la beauté d ’ une jeune femme riche et à la mode, ainsi que le bonheur procuré par la consommation de biens et l ’ aventure du voyage. Lors d ’ un entretien intégré au film, Simone Marchetti, rédacteur en chef de Vanity Fair Italia, affirme que les influenceurs sont des supports publicitaires vivants. Leur beauté incarne le bonheur momentané d ’ acheter des marchandises, mais cette beauté reste „ dans l ’ abstrait-général [ … ] et ne peut pas sortir dans le concret-individuel “ (Haug 1972: 79). 6 Une des dernières scènes se situe au bord de la mer, Ferragni est assise seule sur la plage et réfléchit à sa vie. Les couleurs vives ont disparu, et il est étonnant de voir que ce motif banal et peu excitant se retrouve sur l ’ affiche du film (ill. 4). Il montre l ’ héroïne dans un moment particulier de parfaite solitude. Le succès semble l ’ avoir séparée du reste du monde, et le coucher du soleil qui l ’ entoure fait autant partie de la beauté de l ’ image que l ’ influenceuse elle-même. Peu importe que le romantisme du paysage fasse cliché et soit kitsch. C ’ est l ’ un des rares moments du film où l ’ espace naturel prend tout son sens comme dans les images retrouvées de films de l ’ enfance. Illustration 4: Chiara Ferragni - Unposted (0: 21: 17 et 1: 24: 57) 6 „ im Abstrakt-Allgemeinen [ … ] und können nicht heraus ins Konkret-Individuelle “ . La biofiction sur les réseaux sociaux: vlogueurs et vlogueuses dans la Romania 255 En guise de conclusion: la biofiction des vlogueurs et la philosophie de la vie Les biographies sont des tentatives de donner un sens aux coïncidences de la vie en suggérant la cohérence selon le principe post hoc ergo propter hoc. Toute personne qui postule à un emploi rédige son CV de cette manière. Peut-être que les vlogs ressemblent à des lettres de candidature à la rédaction desquelles nous assistons. Ils sont paradoxaux, car ils mettent en scène un mode de vie qui ne peut échapper au hasard, mais qui doit néanmoins suivre un plan établi de longue date. Pour cette raison, les vlogueurs ne cessent de raconter leurs aventures, leurs voyages, leurs fêtes, leur grand amour, comme s ’ il s ’ agissait des actes d ’ un scénario prémédité. Ils passent de l ’ apogée à l ’ apogée dans l ’ idée contradictoire que ces moments spéciaux ne sont pas en conflit les uns avec les autres. La biofiction de la blogosphère est comme l ’ aventure permanente d ’ un joueur qui présuppose un système qui lui garantira la victoire. Si l ’ on croit, à titre d ’ exemple, Georg Simmel, l ’ aventure est la condensation de la vie en tant qu ’ une expérience vécue qu ’ il appelle „ Erlebnis “ (Simmel 1998: 28). En tout cas, l ’ aventurier est un joueur ( „ Spieler “ ) (ibid., 26sqq.). C ’ està-dire qu ’ il transforme le hasard en un système d ’ assurance paradoxal, „ l ’ absence de système de sa vie en système de vie “ ( „ Systemlosigkeit seines Lebens in ein Lebenssystem “ ) (ibid.). Simmel souligne à plusieurs reprises que l ’ aventure est une „ Form des Erlebens “ (ibid.; mise en évidence par l ’ auteur). Elle est accompagnée par les facteurs suivants: jeunesse ( „ Jugend “ ), esprit romantique ( „ romantischer Geist “ ), subjectivité ( „ Subjektivität) “ et l ’ ici et maintenant ( „ das Hier und Jetzt “ ). L ’ antipode est l ’ esprit historique ( „ historischer Geist “ ) lié à l ’ âge ( „ Alter “ ), le contenu ( „ Inhalt “ ), l ’ objectivité ( „ Objektivität “ ) et la réflexion rétrospective ( „ retrospektive Nachdenklichkeit “ ) (ibid.). Simmel propose un diagnostic de son époque. Il fait l ’ expérience de la vie urbaine et écrit la philosophie de l ’ argent. Après tout, les facteurs qui façonnent les années 20 ont un impact sur la littérature, son style et ses sujets (Vinas- Thérond 2000). Mais cela vaut-il également pour les nouveaux médias et les réseaux sociaux? Les vlogueurs affirment qu ’ ils sont de leur temps. Ils suivent la mode, abandonnent la tradition et prétendent façonner l ’ avenir. Ils sont pour la plupart jeunes, romantiques, se laissent facilement séduire et vivent dans l ’ ici et maintenant. Le reste de la jeunesse prend modèle sur leurs expériences, mais les influenceurs ne proposent pas de projets communautaires, même s ’ ils se font passer pour des humanistes aux yeux de leurs adeptes. Leur vie petitebourgeoise en somme ne ressemble-t-elle pas à celle des petites vendeuses en chaussures à talons hauts? Est-ce une façon de dire que les vlogueurs ne sont pas seuls? „‚ Il devrait en être de même pour nous et pour les Américains ‘ , disait 256 Jörg Türschmann un fonctionnaire [ … ] à [Siegfried] Kracauer “ dans les années 20 (Haug 1972, 80). 7 La solitude fait partie du rêve américain d ’ ascension sociale, de richesse et de célébrité. Sans être contrôlés par les entreprises et la presse, tous ceux qui veulent atteindre leurs objectifs ambitieux à l ’ aide d ’ Internet, peuvent même influencer les types de produits qui circulent sur le marché. Les vlogueurs considèrent cette forme simplifiée de démocratie directe comme une évidence. Et leur biofiction repose sur l ’ espoir que la volonté et l ’ assiduité de l ’ individu isolé réussiront à imposer l ’ admiration aux masses. Mais la démocratie directe court le risque que la „‚ célébrisation ‘ de la politique “ prévaille sur la raison: „ Les questions politiques sont maintenant négociées comme des questions d ’ identité et d ’ attitudes personnelles, nous avons atteint le niveau des guides et confessions intimes “ (Manow 2020, 112 et 116). 8 - Certains avançaient l ’ idée que l ’ engagement politique du mari de Kim Kardashian, le rappeur Kanye West, pourrait être déterminant pour la réélection de Donald Trump. En Italie, le mari de Ferragni n ’ a pas encore saisi une telle opportunité; à tout le moins, Beppe Grillo a lancé avec succès son Mouvement 5 étoiles. Aissaoui, Yassine, „ Apologie de l ’ ego du blogueur (ou vlogueur) “ , https: / / www.yagraphic.com/ apologie-ego-blogueur-vlogueur/ (publié le 20 juin 2017, dernière consultation: 20 juillet 2020). Alaoui, Zineb, „ Le vlogueur Marocain Taha Essoulami crée sensation sur la toile (Vidéo) “ , https: / / www.lereporter.ma/ actualite-culture/ le-vlogueur-marocain-taha-essoulamicree-sensation-sur-la-toile-video/ (publié le 28 mai 2018, dernière consultation: 22 juillet 2020). Anonyme, „ Tunisair et l ’ office du tourisme optent pour un vlogueur canadien pour faire la promotion de la Tunisie “ , https: / / www.shemsfm.net/ fr/ actualites_tunisie-news_news-nationales … r-un-vlogueur-canadien-pour-faire-la-promotion-de-la-tunisie-video (publié le 3 juin 2018, dernière consultation: 1 er septembre 2018). 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Il est actuellement détaché comme recteur de l ’ académie de Clermont-Ferrand, chancelier des universités (depuis juillet 2019). Il est spécialiste de littérature mexicaine, colombienne, cubaine et chilienne. Bruno Blanckemann est professeur de littérature française contemporaine à l ’ université Paris III. Ses recherches portent sur sur la littérature narrative depuis 1968, le renouvellement du roman et des récits de soi, l ‘œ uvre et la correspondance de Marguerite Yourcenar et la chanson d ’ expression française depuis les années 1950. Raphaël Estève est professeur au département d ’ espagnol de l ’ Université Bordeaux Montaigne. Il est spécialiste de littérature latino-américaine et de philosophie hispanique. Fondateur de la revue Conce φ tos, il est depuis 2017 directeur d ’ Ameriber, une unité de recherche travaillant sur les mondes hispaniques et lusophones. Alexandre Gefen est Directeur de Recherche rattaché à l ’ équipe Thalim CNRS de l ’ Université Paris III-ENS et fondateur de Fabula.org. Il travaille sur la théorie littéraire (fiction, représentation, émotions), les littératures contemporaines et les humanités numériques (cultures numériques, littérature en réseau, édition électronique, analyse quantitative). Andreas Gelz est professeur de philologie romane à l ’ université de Fribourg-en- Brisgau (Albert-Ludwigs-Universität Freiburg). Ses travaux couvrent la littérature et culture françaises et espagnoles du XVIIe au XXIe siècle, notamment les Lumières en Espagne, la littérature française contemporaine, l ’ histoire des avantgardes, la littérature sportive, la question de l ’ héroïsme et la ‚ return migration ‘ . Kurt Hahn est professeur de littérature romane à l ’ université de Graz (Karl- Franzens-Universität Graz). Ses recherches portent sur la poésie moderne et postmoderne, la littérature latino-américaine du XIXe siècle, ainsi que sur les relations entre littérature et médialité, littérature et économie, littérature et éthique. Charlotte Krauss est professeure de littérature comparée à l ’ université de Poitiers. Elle travaille sur les rapports entre littérature et politique, les relations littéraires et culturelles entre l ’ Est et l ’ Ouest européen, l ’ épopée et l ’ épique, le phénomène du storytelling ainsi que sur l ’ intermédialité, notamment sur la bande dessinée. Hans-Jürgen Lüsebrink est professeur sénior d ’ études culturelles romanes et de communication interculturelle à l ’ université de la Sarre (Universität des Saarlandes). Ses domaines de recherche couvrent les littératures et les médias de l ’ époque des Lumières en France et en Allemagne ainsi que les transferts culturels transnationaux et la théorie de communication interculturelle. Wolfram Nitsch est professeur de littérature française et hispanique à l ’ université de Cologne (Universität zu Köln). Ses recherches portent sur la prose française moderne et contemporaine, la littérature espagnole du Siècle d ’ or, le roman argentin ainsi que la théorie et l ’ histoire des médias. Dominique Rabaté est professeur de littérature française à l ’ université Paris VII. Ses recherches portent sur le roman et le récit du XXe siècle à nos jours, la voix et la narration ainsi que la poésie lyrique. Cornelia Ruhe est professeure de littérature romane et de sciences des médias à l ’ université de Mannheim. Ses recherches portent principalement sur la littérature et le cinéma français des XXe et XXIe siècles, ainsi que sur les littératures postcoloniales. Ulrike Schneider est professeure de philologie romane à l ’ université libre de Berlin (Freie Universität Berlin). Ses recherches portent notamment sur l ’ histoire du savoir et sur des questions d ’ esthétique et de critique dans la période prémoderne ainsi que sur la littérature moderne et contemporaine. 262 Contributeurs Christian von Tschilschke est professeur de philologie romane, spécialisé en littérature espagnole à l ’ université de Münster (Westfälische Wilhelms-Universität). Ses domaines de recherche couvrent les relations pratiques et théoriques entre la littérature, le cinéma et la télévision, ainsi que la littérature et la culture hispanophones et françaises. Jörg Türschmann est professeur de littérature française et espagnole ainsi que spécialiste en science des médias à l ’ université de Vienne. Dans ses recherches, il travaille sur les représentations de Paris, les romans en série, la littérature des Caraïbes et les relations transatlantiques entre la littérature et le cinéma argentins et espagnols. Christian Wehr est professeur de littérature française et espagnole à l ’ université de Wurtzbourg ( Julius-Maximilians-Universität Würzburg). Ses domaines de recherche couvrent la littérature et la culture du Siècle d ’ or espagnol, le roman latino-américain des XIXe et XXe siècles, la littérature française des XIXe et XXe siècles, ainsi que le cinéma français, espagnol et latino-américain. Contributeurs 263 edition lendemains herausgegeben von Wolfgang Asholt, Hans Manfred Bock (†) und Andreas Gelz Bisher sind erschienen: Frühere Bände finden Sie unter: http: / / www.narr-shop.de/ reihen/ e/ editionlendemains.html Band 17 Wolfgang Asholt / Marie-Claire Hoock-Demarle / Linda Koiran / Katja Schubert (Hrsg.) Littérature(s) sans domicile fixe / Literatur(en) ohne festen Wohnsitz 2010, 184 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-6541-9 Band 18 Hans Manfred Bock Topographie deutscher Kulturvertretung im Paris des 20. Jahrhunderts 2010, 400 Seiten €[D] 68,- ISBN 978-3-8233-6551-8 Band 19 Andreas Linsenmann Musik als politischer Faktor Konzepte, Intentionen und Praxis französischer Umerziehungs- und Kulturpolitik in Deutschland 1945-1949/ 50 2010, 286 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-6545-7 Band 20 Wolfgang Asholt / Ottmar Ette (Hrsg.) Literaturwissenschaft als Lebenswissenschaft Programm - Projekte - Perspektiven 2009, 290 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-6540-2 Band 21 Thomas Stauder (éd.) L’Identité féminine dans l’œuvre d’Elsa Triolet 2010, 439 Seiten €[D] 68,- ISBN 978-3-8233-6563-1 Band 22 Niklas Bender / Steffen Schneider (Hrsg.) Objektivität und literarische Objektivierung seit 1750 2010, 241 Seiten €[D] 68,- ISBN 978-3-8233-6583-9 Band 23 Lothar Albertin (Hrsg.) Deutschland und Frankreich in der Europäischen Union Partner auf dem Prüfstand 2010, IV, 225 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-6598-3 Band 24 Didier Alexandre / Wolfgang Asholt (éds.) France - Allemagne, regards et objets croisés La littérature allemande vue de France/ La littérature française vue d’Allemagne 2011, XVIII, 277 Seiten €[D] 68,- ISBN 978-3-8233-6660-7 Band 25 Walburga Hülk / Gregor Schuhen (Hrsg.) Haussmann und die Folgen Vom Boulevard zur Boulevardisierung 2012, 218 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-6661-4 Band 26 Ursula Bähler / Peter Fröhlicher / Patrick Labarthe / Christina Vogel (éds.) Figurations de la ville-palimpseste 2012, 159 Seiten €[D] 49,- ISBN 978-3-8233-6662-1 Band 27 Franziska Sick (Hrsg.) Stadtraum, Stadtlandschaft, Karte Literarische Räume vom 19. Jahrhundert bis zur Gegenwart 2012, 243 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-6698-0 Band 28 Nicole Colin / Corine Defrance / Ulrich Pfeil / Joachim Umlauf Lexikon der deutsch-französischen Kulturbeziehungen nach 1945 2., überarbeitete und erweiterte Auflage 2015 542 Seiten, €[D] 49,- ISBN 978-3-8233-6882-3 Band 29 Barbara Berzel Die französische Literatur im Zeichen von Kollaboration und Faschismus Alphonse de Châteaubriant, Robert Brasillach und Jacques Chardonne 2012, 444 Seiten €[D] 68,- ISBN 978-3-8233-6746-8 Band 30 Hans Manfred Bock Versöhnung oder Subversion? Deutsch-französische Verständigungs- Organisationen und -Netzwerke der Zwischenkriegszeit 2014, 675 Seiten €[D] 78,- ISBN 978-3-8233-6728-4 Band 31 Thomas Amos / Christian Grünnagel (Hrsg.) Bruxelles surréaliste Positionen und Perspektiven amimetischer Literatur 2013, 138 Seiten €[D] 49,- ISBN 978-3-8233-6729-1 Band 32 Annette Keilhauer / Lieselotte Steinbrügge (éds.) Pour une histoire genrée des littératures romanes 2013, 139 Seiten €[D] 54,- ISBN 978-3-8233-6784-0 Band 33 Béatrice Costa Elfriede Jelinek und das französische Vaudeville 2014, 248 Seiten €[D] 68,- ISBN 978-3-8233-6872-4 Band 34 Anja Hagemann Les Interactions entre le texte et l’image dans le ‹‹Livre de dialogue›› allemand et français de 1980 à 2004 2013, VI, 261 Seiten €[D] 68,- ISBN 978-3-8233-6808-3 Band 35 Theresa Maierhofer-Lischka Gewaltperzeption im französischen Rap Diskursanalytische Untersuchung einer missverständlichen Kommunikation 2013, 438 Seiten €[D] 68,- ISBN 978-3-8233-6835-9 Band 36 Margarete Zimmermann (éd.) Après le Mur: Berlin dans la littérature francophone 2014, 268 Seiten €[D] 48,- ISBN 978-3-8233-6879-3 Band 37 Hans-Jürgen Lüsebrink / Sylvère Mbondobari (éds.) Villes coloniales/ Métropoles postcoloniales Représentations littéraires, images médiatiques et regards croisés 2015, 285 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-6940-0 Band 38 Roswitha Böhm / Cécile Kovacshazy (éds.) Précarité Littérature et cinéma de la crise au XXI e siècle 2015, 186 Seiten €[D] 28,- ISBN 978-3-8233-6936-3 Band 39 Julia Borst Gewalt und Trauma im haitianischen Gegenwartsroman Die Post-Duvalier-Ära in der Literatur 2015, XI, 289 Seiten €[D] 68,- ISBN 978-3-8233-6916-5 Band 40 Hubert Roland (éd.) Eine kleine deutsch-französische Literaturgeschichte Vom 18. bis zum Beginn des 20. Jahrhunderts 2016, 250 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-8043-6 Band 41 Sara Izzo Jean Genet und der revolutionäre Diskurs in seinem historischen Kontext 2016, 358 Seiten €[D] 68,- ISBN 978-3-8233-8059-7 Band 43 Herbert Huesmann Das Erzählwerk Cécile Wajsbrots Eine literarische Suchbewegung 2017, 550 Seiten €[D] 98,- ISBN 978-3-8233-8125-9 Band 44 Elisabeth Schulze-Witzenrath Großstadt und dichterischer Enthusiasmus Baudelaire, Rilke, Sarraute 2017, 422 Seiten €[D] 88,- ISBN 978-3-8233-8162-4 Band 45 Martina Stemberger La Princesse de Clèves, revisited Re-Interpretationen eines Klassikers zwischen Literatur, Film und Politik 2018, 699 Seiten €[D] 128,- ISBN 978-3-8233-8187-7 Band 46 Rita Schober - Vita. Eine Nachlese Ediert, kommentiert und mit Texten aus Archiven und dem Nachlass erweitert von Dorothee Röseberg 2018, 366 Seiten €[D] 78,- ISBN 978-3-8233-8227-0 Band 47 Susanne Becker Das poetische Theater Frankreichs im Zeichen des Surrealismus René de Obaldia, Romain Weingarten und Georges Schehadé 2019, 311 Seiten €[D] 78,- ISBN 978-3-8233-8289-8 Band 48 Dietmar Hüser / Ansbert Baumann (Hrsg.) Migration|Integration|Exklusion - Eine andere deutsch-französische Geschichte des Fußballs in den langen 1960er Jahren 2020, 300 Seiten €[D] 68,- ISBN 978-3-8233-8294-2 Band 49 Andreas Gelz / Christian Wehr Biofictions ou la vie mise en scène Perspectives intermédiales et comparées dans la Romania 2022, 263 Seiten €[D] 68,- ISBN 978-3-8233-8376-5 Band 50 Olivier Baisez / Pierre-Yves Modicom / Bénédicte Terrisse (Hrsg.) Empörung, Revolte, Emotion Emotionsforschung aus der Perspektive der German Studies 2022, 277 Seiten €[D] 78,- ISBN 978-3-8233-8492-2 lendemains Source de multiples innovations esthétiques depuis le début des années 2000 au moins, le genre hybride des biographies fictionnelles ou fictions biographiques a conquis des parts de marché considérables sous différentes formes littéraires et médiales: romans, biopics au cinéma ou à la radio, bandes dessinées, ou encore constructions biographiques sur les réseaux sociaux. C’est sous la forme de leurs différentes médialités que sont considérées les biofictions dans ce volume qui réunit des spécialistes français et allemands de la question. Les exemples proviennent de différentes littératures de la Romania, pour prendre en compte la mondialisation croissante d’un phénomène littéraire jusqu’à présent essentiellement analysé dans le contexte de la littérature francophone. ISBN 978-3-8233-8376-5