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Traits d'union

2011
978-3-8233-7605-7
Gunter Narr Verlag 
Andrew Wallis

La production romanesque au dix-septième siècle résiste à des définitions simples, surtout lorsqu´il s´agit du sous-genre des romans comiques. cette étude, en passant par les anti-romans de Sorel, de Scarron et de Furetière, entreprend une analyse des espaces et des discours hybrides, en marge de la littérature dite "traditionnelle". Comment ces auteurs (et d´autres) cherchent-ils à se définir en se projetant sur les formes littéraires établies? Comment peut-on comprendre , au juste , ce trait d´union- trait intermédiaire simultanément négatif et positif, différentiel et combinatoire - qui se trouve au coeur de l´antiroman?

BIBLIO 17 Andrew Wallis Traits d’union : L’anti-roman et ses espaces Traits d’union : L’anti-roman et ses espaces BIBLIO 17 Volume 191 · 2011 Suppléments aux Papers on French Seventeenth Century Literature Collection fondée par Wolfgang Leiner Directeur: Rainer Zaiser Andrew Wallis Traits d’union : L’anti-roman et ses espaces © 2011 · Narr Francke Attempto Verlag GmbH + Co. KG P. O. Box 2567 · D-72015 Tübingen Das Werk einschließlich aller seiner Teile ist urheberrechtlich geschützt. Jede Verwertung außerhalb der engen Grenzen des Urheberrechtsgesetzes ist ohne Zustimmung des Verlages unzulässig und strafbar. Das gilt insbesondere für Vervielfältigungen, Übersetzungen, Mikroverfilmungen und die Einspeicherung und Verarbeitung in elektronischen Systemen. Gedruckt auf säurefreiem und alterungsbeständigem Werkdruckpapier. Internet: http: / / www.narr.de · E-Mail: info@narr.de Satz: Informationsdesign D. Fratzke, Kirchentellinsfurt Druck und Bindung: Printed in Germany ISSN 1434-6397 ISBN 978-3-8233-6605-8 Information bibliographique de la Deutsche Nationalbibliothek La Deutsche Nationalbibliothek a répertorié cette publication dans la Deutsche Nationalbibliografie ; les données bibliographiques détaillées peuvent être consultées sur Internet à l’adresse http: / / dnb.d-nb.de. Laupp & Göbel, Nehren Table des matières Introduction. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7 C HAPITRE 1 : R OMAN / ANTI - ROMAN . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13 Genres . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13 Roman ou anti-roman . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 16 C HAPITRE 2 : L’ ESPACE ANTI - ROMANESQUE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33 Espace et vraisemblance. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 51 À côté du château : Le Jardin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 60 C HAPITRE 3 : F OUS ET HÉROS , HÉROS FOUS : SUR LE PERSONNAGE . . . . . . 71 Discours du fou . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 77 Fou, héros, narration . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 82 De magie à hystérie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 90 Hystérie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 94 Discours fou . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 98 Scène d’écriture . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 99 C HAPITRE 4 : P ARASITES . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 103 Les trois discours . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 105 Procès externe - procès interne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 108 Qui juge se juge . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 112 Coproduction. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 118 S’engager quand-même ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 121 Artifice/ feux d’artifice . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 124 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 131 Ouvrages cités ou consultés . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 137 Introduction Le terme « anti-romanesque » a ici une valeur principalement heuristique. Ses traits sont « histoire », « roman » et « nouvelle », et tout ce que ces termes-ci divulguent sur l’écriture romanesque dans la société française au dix-septième siècle ; ses traits d’union - le trait d’union étant un symbole équivoque de négation et d’association - sont de multiples combinaisons génériques qui se veulent souvent positives et négatives : « anti », « contre », « négation », « bourgeois », « comique ». Expression qui semble décrire un genre littéraire qui prend son essor en France vers 1620 pour s’éteindre en 1666, l’anti-romanesque exige d’être reconnu pour ce qu’il est, pour ce qu’il dit de lui-même et, je l’espère, pour ce qu’il dit du roman du dix-septième siècle en général, pour l’espace qu’il se crée. En 1633, Charles Sorel réintitule la deuxième édition du Berger extravagant, L’Anti-roman. Ce titre, pris dans son sens primaire, signifie une tradition s’opposant au roman conventionnel (c’est-à-dire héroïque et sentimental). Mais le mot, comme le texte, se rattache à un réseau d’autres termes, d’autres romans, d’autres genres, résistant à toute définition stricte. Si je choisis donc le terme d’« anti-roman », c’est qu’il contient non l’ambiguïté, parce que son intention est claire, mais toute l’autonomie nécessaire pour se déplacer dans la littérature et pour s’engager dans la matière de création de l’époque. Comme le héros/ antihéros du Berger, Lysis, et comme les personnages de Scarron, Claireville, La Mothe Le Vayer ou Furetière, la production antiromanesque met en mouvement des lieux, des temps et des personnages parfois contradictoires qui signalent la liberté de cette écriture. De même, si Sorel réclame le droit de mettre la littérature romanesque traditionnelle « au tombeau », 1 la pratique anti-romanesque, des Fragments d’une Histoire comique (1623) de Théophile de Viau au Roman bourgeois (1666) de Furetière fait preuve d’un mouvement beaucoup plus complexe et nuancé qui modère cette position iconoclaste. Ainsi, le but purement négatif semble une prise 1 Sorel écrit dans la préface du Berger extravagant que son livre se moque tellement des autres romans qu’il « fust le Tombeau des Romans ». En effet, avertit Serroy, puis, à son tour Debaisieux, Sorel est sans doute l’auteur d’un pamphlet « anti-romanesque » publié sous le nom de Fancan en 1628, au moment où l’harangue contre la fantaisie romanesque de Clarimond - le nom est significatif - dans le livre XIII et XIV aurait été achevée (Serroy 296 ; Debaisieux [Procès] 136n). 8 Introduction de position stratégique à valeur symbolique, non littérale. Elle permet à ces auteurs d’effectuer une certaine transgression textuelle tout en évitant une marginalisation incompatible avec un statut proprement littéraire. L’antiromanesque, aujourd’hui comme hier, relève d’une certaine manière de l’insaisissable, et il se veut ainsi. Le statut actuel de l’anti-roman mérite de l’attention. Jusque très récemment, l’évolution des anti-romans demeurait sous un voile d’incompréhension et de parti pris littéraires, généré surtout par le mouvement réaliste au dix-neuvième siècle. Par exemple, Victor Fournel appelle Sorel un écrivain « à l’état d’embryon » (Debaisieux 4). Avant lui, Théophile Gautier avait redécouvert ces auteurs avec une sorte de fascination, et les avait mis parmi les écrivains « grotesques » (Les Grotesques). Ces critiques ont déjà le mérite d’exposer un genre littéraire largement éclipsé en France par les écrits dits « classiques ». Et si, comme le constate Wolfgang Leiner, les lecteurs accusent ces romans de faire preuve d’« absence de goût » (« Fiches signalétiques » 66), les trois dernières décennies opèrent une restitution de leur statut littéraire. Des critiques comme Antoine Adam, qui en 1958 met Sorel, Scarron et Furetière à côté de Mme de Lafayette dans son édition des Romanciers du dix-septième siècle, ou Jean-Pierre Faye en 1966, qui voit en Sorel une des « fondation[s] » du roman moderne (« Surprise pour L’Anti-roman » 13), comprennent l’importance de ces œuvres dans l’histoire littéraire. Plus récemment encore, Jean Serroy y situe « la naissance même du roman moderne » (701) et Gabrielle Verdier considère Sorel comme le « père » du roman moderne (Charles Sorel 138). Les années quatre-vingt-dix ainsi que le début de ce siècle ont vu paraître d’intéressantes études sur le romanesque du dix-septième siècle par Patrick Dandrey, Wim De Vos, Joan DeJean, une colloque à Québec dédiée à Sorel, et d’autres investigations sur lesquelles il faudra revenir plus loin. Il n’est pas surprenant que ces œuvres continuent à fasciner le lecteur contemporain. Dans les Essais critiques, Roland Barthes considère un roman traditionnel comme un « objet qui enchaîne, développe, file et coule, bref a la plus profonde horreur du vide » (177). Enveloppant cet horror vacui, et surtout en jouant avec, l’anti-romanesque répond aux écrits qui « coulent » par une démystification des stratégies d’écriture et de lecture. Si l’anti-romanesque n’est pas un mouvement moderne dans l’absolu (ses ancêtres étant le Satyricon de Pétrone et L’Ane d’or d’Apulée), la critique moderne (comme Serroy, Debaisieux, DeJean, Vialet, Dandrey, De Vos et d’autres) ne cesse de mettre en évidence ses similitudes avec les problèmes inhérents à toute écriture, exposés par des auteurs comme Diderot, Huysmans, Gide, Butor ou Robbe- Grillet. L’« absence de goût », notée dans certaines critiques, signale donc l’existence d’autres aspects romanesques qui relèvent d’une production qui « se présente […] comme un laboratoire où s’expérimentent les formules les 9 Introduction plus originales […] [qui] pousse toujours plus loin sa réflexion sur lui-même » (Serroy 17). Tout ceci ne veut pas dire pour autant que ces anti-romans manquent de réalisme ou d’affinité avec les romans conventionnels de leur époque ; leur relation est en fait des plus étroites. Ici le choix du terme « anti-roman » se veut symbolique aussi du visage que des textes comme L’Astrée, Le Polexandre, Cléopatre ou Ibrahim montrent à leurs contemporains pendant qu’il affiche les qualités de renouvellement et de révolution qui le lient à toute tentative de séparation des codes acceptés - par quoi donc il se marginalise par sa volonté de dépasser et de se dépasser - jusqu’à la mort narrative, s’il le faut. Dans cette dynamique littéraire, il devient nécessaire de remettre en cause la notion de réalisme. Les textes de Sorel, Claireville, Scarron, Furetière ne peuvent se comprendre par le mot « réaliste » car ils reprennent les schèmes romanesques traditionnels de façon nouvelle, où la parodie est loin d’être l’unique raison. Autrement dit, l’anti-roman n’est exclusivement ni parodie ni réalisme, ni même un mélange insipide et plat des deux. Le genre antiromanesque semble bel et bien une praxis dans tous les sens du terme : un ressort de production pragmatique, une expérience, une observance sociolittéraire, un usage. Comme pratique, l’anti-romanesque habite un univers de production plus positif qui l’éloigne de la négation, ou, plutôt, qui reflète ce que les termes « anti- » et « romanesque » offrent de plus passionnant en combinaison créatrice et non pas réciproquement destructrice. Pour reprendre un terme de Louis Marin dans Utopiques, l’anti-roman est un « espace du texte » et un « espace dans le texte » (151), utopie et dystopie. Pour aller plus loin, on pourrait dire que roman et anti-roman, c’est le rapport fou et sage, hôte et parasite… Le chapitre qui suit entreprend de situer l’anti-roman par rapport au roman conventionnel de l’époque d’une manière générale afin de marquer similarités et différences entre ces sous-genres littéraires. Il s’agit d’examiner plusieurs thèmes et personnages et d’évoquer les situations et les attitudes littéraires qui entourent ces œuvres, i.e., la notion de vraisemblance, du vrai, du theatrum mundi. Or, l’impact de changements sociaux comme l’influence de divers facteurs, comme l’ascendant croissant de la bourgeoisie ou le théâtre dans la société se ressent dans le roman. Puisque l’anti-roman essaie constamment de se défaire du poids de la tradition, l’effet de ces métamorphoses sociologiques et épistémologiques paraît peut-être davantage. De même, une analyse de plusieurs narrateurs anti-romanesques facilitera la suite et servira de fondation aux chapitres suivants qui développeront ces idées en profondeur. Dans le chapitre deux, il sera question d’élaborer sur les œuvres mentionnées ci-dessus pour examiner en plus de détail la « pierre de touche » du 10 Introduction roman : la vraisemblance. A partir de la métaphore architecturale, exploitée dans le roman conventionnel et l’antiroman, se révélera l’architecture complexe du premier anti-roman, Le Berger extravagant. Evidemment, l’architecture suggère une division de l’espace, celui décrit dans le texte, mais (métaphoriquement) celui du texte aussi. Les anti-romanciers emploient espaces réels comme espaces mythiques dans le sens qu’il s’agit, à l’époque, d’une mythification de l’espace « réel » par la géographie, comme le montre Tom Conley dans The Self-Made Map. De même, dans l’écriture anti-romanesque, entrer dans le bâtiment (du roman, dans le roman) équivaut à un passage dans un jardin « intérieur », il est question, nous le verrons plus loin, de regarder de près le visage de Charité (personnage du Berger extravagant), un univers entier semé de graines venues d’ailleurs et qui poussent grâce à l’engrais d’un fou. Dystopique, ce « jardin » se transformera tour à tour en Forez et en pays de Brie, le tout à l’intérieur du château romanesque, contenant de la folie érigée sur la pierre de touche réaliste. D’autres jardins apparaîtront par la suite, notamment dans Le Gascon extravagant lorsqu’un lieu de paradis terrestre se transformera aussi en lieu dystopique peuplé d’un « fou » et d’une fille hystérique. Le Page disgracié et la Première journée de Théophile offrent d’intéressantes visions du locus amoenus en métamorphose. Le Roman comique viendra lui aussi offrir des jardins à Rome pour contraster avec Le Mans. Finalement, Le Roman bourgeois débutera par un exposé de la place Maubert, en forme de triangle. Dans le troisième chapitre seront analysés les divers personnages hantant ces lieux à la fois utopiques et dystopiques. De plus, il faudra jeter le regard sur les personnages proprement dit romanesques - héros et héroïnes - ainsi que sur les fous, les aliénés, les hystériques et les pédants. A part la folie intertextuelle, don-quichottesque, la capacité de juger sera examinée et mènera à une discussion des modes judiciaire et délibératif, servant ainsi de pont entre ce chapitre et le quatrième. Pour autant que ces romans engagent le lecteur par les interventions fréquentes des narrateurs, ils sont eux-mêmes engagés dans une polémique littéraire. Ainsi retrouve-t-on souvent une structure judiciaire propre à juger d’autres œuvres et comme à juger la figure dans la glace, l’anti-romanesque lui-même. Ce sont des romans « en procès », comme l’indique Debaisieux, peut-être même des allégories du Palais (de Justice), comme le voudrait Wim de Vos. De même (et non seulement parce que ce sont des romans « bourgeois »), le thème du procès revient maintes fois et mérite l’attention en tant que topos central parce qu’il joue sur la relation de parties diverses. Relation et position se comprendront enfin pour leur rôle dans la production de ces romans en tant que prises de position stratégiques dans le discours romanesque. Enfin, en rapport avec la vraisemblance, le theatrum mundi et la 11 Introduction folie, le jugement (suspendu, peut-être) pourra mettre en lumière le thème de la « vérité romanesque », mensonge fondamental qui seul permet l’existence de tout texte romanesque. Chapitre 1 : Roman/ anti-roman Genres Avant de plonger dans la substance du roman traditionnel et de l’anti-romanesque, il serait souhaitable de clarifier quelques termes et leur usage, notamment, genre et roman. Pour les écrivains de l’époque, la notion de genre est essentielle. En revanche, on tend aujourd’hui à en amoindrir l’importance en favorisant des regards critiques apparemment plus neutres justement parce que la critique générique a du mal à se défaire de la « tradition » qui se porte à des jugements de caractère global sur des œuvres ou même sur des genres entiers. Les « Ecrits obscurs » dont parle Boileau (Le Lutrin Chant V) en sont un exemple évident de ce type de jugement de valeur qui donne à la critique générique sa réputation. Dire « genre » romanesque oblige à se confronter aussi à l’accumulation d’idées et de formes qu’il englobe. D’une part, on ne peut plus renvoyer aux termes classificateurs pour définir un genre, ce serait par trop le limiter, et notre époque est particulièrement sensible à tout ce qui réduirait la portée des significations d’une œuvre. D’autre part, ceux qui essaient de ne pas limiter une œuvre en cherchant des définitions thématiques pour des classes et des sous-classes de romans ont devant eux un travail infiniment ardu, sinon impossible. Il existe, autrement dit, autant de thèmes qu’il y a de romanciers et de critiques. Ce qu’il faut conclure n’est pas que les termes « roman » ou « antiroman » soient complètement indéfinissables, mais que classifier, décrire des textes n’est en somme qu’une pratique, un outil critique. « Genre », écrit A. Rosmarin, « is not a class but a classifying statement. It is therefore itself a text » (46). La critique générique, comme ses objets, fonctionne d’une façon plus ou moins analogue dans ces opérations réductrices ou libératrices et doit être responsable de son efficacité et de sa pertinence avec ce but en vue. Le terme « anti-roman » n’échappe donc pas à sa propre généricité inhérente, ni à celle du roman ou des histoires comiques. Il est censé les suppléer, redéfinissant certains de leurs traits, peut-être, mais il doit surtout en évoquer de nouveaux. Mobiles du genre anti-romanesque, la parodie, la satire et le pastiche jouent un rôle capital. La plupart de ces œuvres sont comiques dans les deux sens : elles contiennent des éléments humoristiques et des personnages de naissance humble. Genette définit l’anti-roman comme Chapitre 1: Roman/ anti-roman 14 une pratique hypertextuelle complexe, qui s’apparente par certains de ses traits à la parodie, mais que sa référence textuelle toujours multiple et générique (le roman de chevalerie, le roman pastoral en général, même si cette référence diffuse se condense volontiers autour d’un texte eidétique comme Amadis ou L’Astrée) empêche de définir comme une transformation du texte. Son hypotexte est un fait hypogenre (208). L’intertextualité affichée, comme c’est le cas pour les Remarques du Berger extravagant (plusieurs centaines de pages consacrées à l’explication de toutes les références dans le Berger), se retrouve dans ces romans. L’intertextualité nécessaire à la parodie, à la satire, au burlesque coexiste toutefois avec des buts plus sérieux comme ceux de créer un nouveau style romanesque, un style plus réaliste. Serroy, qui relie dans sa conclusion l’écriture réaliste du dix-neuvième siècle aux histoires comiques, ne se trompe pas en disant que le roman moderne naît non seulement dans l’épopée mais dans la littérature comique (Roman et réalité 700). Marthe Robert, sans mentionner les histoires comiques, situe les débuts du roman moderne chez Cervantès et DeFoe et crée, à partir de ces deux textes une matrice œdipienne pour les romans postérieurs. Justement, en affirmant la place sérieuse des écrits « comiques » dans le genre romanesque, on reconnaît, comme Kibédi-Varga, que « le roman [moderne] est un anti-roman » (« Le Roman » 8). Enfin, pour parler le plus « humainement » possible, comme le dirait Scarron, le terme « romanesque » s’emploie dans ses deux acceptions : l’une contemporaine, l’autre plus compatible avec l’usage du dix-septième siècle. « Romanesque » indique une œuvre de fiction en prose de deux cents à trois cents pages, La Princesse de Clèves, L’Histoire comique de Francion, des romans d’aujourd’hui - ceux d’une Duras, d’un Houllebecque - tombent dans cette catégorie. Pourtant, aucun de ces « romans » ne porte le terme dans la partie rhématique du paratexte. Une partie de leur sens découle donc de cette ambiguïté. De même, leur nature se définit par les conventions populaires et modernes concernant ces textes, qui les a écrits, où ils se vendent, etc. Il ne sera pas question de changer cette acception, mais un avertissement préalable semble nécessaire, car, au dix-septième siècle, « roman » indique généralement une forme littéraire assez spécifique : les « romans » de la période sont très longs et se construisent autour de thèmes très précis : la guerre et l’amour. Il s’agit bien sûr des œuvres de d’Urfé, de Gomberville, de La Calprenède, de Mlle de Scudéry. Il faudrait, semblerait-il, se borner aux termes « roman » et « romanesque » uniquement pour ces ouvrages. Ceci s’avère cependant impossible pour deux raisons : d’abord si l’on parlait d’« histoire comique » pour les œuvres de Sorel, Du Verdier, Scarron, Furetière et de « roman » uniquement pour celles de d’Urfé, de Gomberville et de La Calprenède, comment parler des deux en même temps, ou des textes postérieurs ? La terminologie 15 Genres deviendrait rapidement lassante et confuse. Dans le Dictionnaire universel, Furetière clarifie, du moins dans ce premier temps, ces définitions du roman et de l’histoire : ROMAN. s. m. […] Maintenant il ne signifie que les Livres fabuleux qui contiennent des Histoires d’amour & et de Chevaleries, inventées pour divertir & occuper des faineants. ROMANESQUE. adj. m. & fem. Qui tient du Roman, qui est extraordinaire, peu vraisemblable. HISTOIRE. s. f. Description, narration des choses comme elles sont, ou des actions comme elles se sont passées, ou comme elles se pouvoient passées […] Se dit aussi des Romans, des narrations fabuleuses, mais vraisemblables qui sont feintes par un Autheur, ou desguisées. L’histoire d’Ursace dans L’Astrée, de Brutus dans Clélie […] L’Histoire comique de Francion. Ces définitions reflètent la tendance générale au dix-septième siècle à associer davantage roman et histoire en ce qui concerne les procédés narratifs et la matière romanesque même. « D’une façon générale », précise Marie Thérèse Hipp, « l’emploi du mot `histoire’, en rapport sans doute avec le progrès scientifique historique au dix-septième siècle, se définit par l’authenticité des faits narrés, vise à accréditer leur réalité » (47). Chez Furetière, la définition du « Roman » glisse d’une narration faite pour des « fainéants » à une autre délimitation, plus sérieuse, qui tient compte de la portée vraisemblable de l’histoire : les choses « comme elles se pouvoient passées ». L’espace entre les deux s’effaçe et ne donne pas de réponse simple à la question de leur ambivalence respective ou en combinaison. Une réponse, sans doute évidente, découle de la source du pouvoir du discours en question : au dix-septième siècle l’Histoire s’associe au pouvoir royal 2 et à l’institution de l’Histoire elle-même. Elle n’atteindra son sens moderne qu’en s’attachant au mythe scientifique, cachant les choses qui « se pouvoient passées » derrière le non-dit, dont le refoulement est expliqué par Michel de Certeau (Ecriture de l’histoire). L’Histoire oscille donc entre la production d’une unité de l’Histoire et l’écriture d’une fiction : « La vraisemblance des énoncés se substitue constamment à leur vérifiabilité. D’où l’autorité dont ce discours a besoin pour se soutenir : ce qu’il perd en rigueur doit être compensé par un surcroît de fiabilité » (111). Des auteurs comme Sorel en sont bien conscient et jouent même sur cet « ambiguïté féconde » (Spica 184). On voit chez les romanciers un accaparement de l’Histoire comme mythe pour leurs buts « réalistes » et, inversement, chez les historiens un effort de cacher ou de nier les procédés narratifs nécessaires à l’histoire. Debaisieux, Verdier et Serroy ont tous remarqué le désir de Charles 2 Voir à ce sujet Louis Marin (Le Portrait du roi. Paris : Minuit, 1981). Chapitre 1: Roman/ anti-roman 16 Sorel d’écrire dans une langue transparente, se rapprochant de celle de l’Histoire, et il n’est donc pas sans importance de noter qu’il est historiographe du roi à partir de 1637 (Verdier 94-100). Le roman fait alors ses premiers pas vers ce réalisme dont s’éprend la critique moderne. Mais réalisme, tout comme genre, roman ou anti-roman, hypotexte et hypertexte, sont toujours un espace de transformation que la critique tente de décrire. « La théorie considère la ‹littérature› (et l’ensemble de la culture où elle se situe) comme close », écrit Philippe Sollers, et « [e]lle expose désormais l’enveloppe de ce qui s’est pensé sous ce nom » (13). En effet, écrire au sujet d’un genre, c’est l’envelopper, le cerner, et le transgresser. Or, il vaudrait mieux laisser parler cette littérature. Roman ou anti-roman En 1669, lorsque Pierre-Daniel Huet écrit son traité sur le roman, la majorité de la fiction romanesque en prose du dix-septième siècle existe déjà ; seul La Princesse de Clèves laissera sa marque après cette date. Par exemple, les romans pastoraux, historiques, héroïques et sentimentaux ont déjà atteint leur apogée auprès du public et il ne leur reste qu’être acceptés par la critique, qui donnerait au genre sa place méritée à côté de la poésie et du théâtre. Marquant un tournant historique décisif, la lettre d’Huet à Segrais décrit les origines du roman en France : les Ethiopiques d’Héliodore, Amadis de Gaule, L’Astrée et les romans plus contemporains passent en revue. Théorique, cette lettre-traité examine aussi les éléments thématiques du genre romanesque. Huet écrit : [C]e que l’on appelle proprement romans sont des histoires feintes d’aventures amoureuses, écrites en prose avec art, pour le plaisir et l’instruction des lecteurs. Je dis des histoires feintes pour les distinguer des histoires véritables ; j’ajoute d’aventures amoureuses parce que l’amour doit être le principal sujet du roman. Il faut qu’elles soient écrites en prose pour être conformes à l’usage de ce siècle. (46-47) Découlant de la tradition de la poésie épique selon Huet, les sujets du roman doivent invariablement être l’amour, la guerre ou des aventures susceptibles d’intéresser le lecteur et de susciter son admiration. Or, si le roman a pour source primaire le poème épique, il doit se conformer aux règles aristotéliciennes de la vraisemblance, et, comme le dit Huet, à « l’usage de ce siècle ». Justement, de l’époque baroque jusqu’au classicisme, ces usages changent, mais demeurent deux critères : bienséance et vraisemblance. « [L]es romans », précise Huet à l’égard de la suprématie de la vraisemblance, « sont des fictions de choses qui ont pu être et qui n’ont point été, et les fables sont des fictions 17 Roman ou anti-roman des choses qui n’ont point été et qui n’ont pu être » (50). 3 Pour les romanciers postérieurs à d’Urfé et au pays de Forez, le merveilleux ne représente plus un choix. Mlle de Scudéry confirme l’importance fondamentale d’exprimer uniquement dans l’écriture romanesque ce qui est possible et plaisant, autrement dit, ce qui est vraisemblable : Mais entre toutes les regles qu’il faut observer en la composition de ces Ouvrages, celle de la vraysemblance est sans doute la plus necessaire. Elle est comme la pierre fondamentale de ce bastiment, et ce n’est que sur elle qu’il subsiste. Sans elle rien ne peut toucher ; sans elle rien ne sçauroit plaire ; et si cette charmante Trompeuse ne deçoit l’esprit dans les Romans, cette espece de lecture le dégouste, au lieu de le divertir. J’ay donc essayé de ne m’en éloigner jamais […] Car lors que le mensonge et la verité sont confondus par une main adroite, l’esprit a peine à les démesler et ne se porte pas aisément à détruire ce qui luy plaist. (Préface d’Ibrahim in Showalter 45-46) On ne peut en effet démêler les notions de mensonge, de vérité et de plaisir textuel évoquées ici et dont la combinaison forme la pierre de touche non seulement des œuvres des Scudéry, mais de toute l’esthétique romanesque du siècle. 4 Cette notion reflète à la fois les idées romanesques et l’idéologie de toute la noblesse. La « charmante Trompeuse » qu’est la fiction peut tout se permettre, y compris le mensonge, mais elle doit plaire et donc refléter le goût des lecteurs. Ainsi vient la fiction de Scudéry, de Gomberville, de la Calprenède qui renforce les valeurs dites héroïques dans un langage voulu éminemment plus stable que celui des anti-romanciers (même si Scudéry ne cesse de mettre en question les repères masculins d’autorité et d’auctorialité 5 ). Quel choc alors provoque l’exilé Théophile quand il avoue dans les 3 Le « besoin » de se conformer aux règles d’Aristote fait que les auteurs anonymes du Parasite Mormon se vantent d’avoir écrit le premier roman conformément à la durée de vingt-quatre heures. 4 La métaphore architecturale est de rigueur depuis la Renaissance (Voir Y. Delègue) et peut avoir de provocantes interprétations en ce qui concerne la structure du récit. Cet aspect reviendra plus tard lors de la discussion des éléments utopiques des anti-romans. Je ne veux pas non plus simplifier la pensée complèxe, nuancée de Scudéry, dont je traite plus tard. 5 Voir à ce sujet l’étude brillante de J. DeJean, Tender Geographies. DeJean note avec justesse le féminisme de Scudéry. Clélie reclame relations et mariages fondés sur l’amour. C’est une poétique qui, selon DeJean, doit être vue comme une attaque, « the first salvo in the post-Fronde women’s war, a literary war that sought to win for women new status within marriage and outside it, ultimately to redefine marriage as an institution in France » (90). Elle souligne, d’ailleurs, que Boileau s’attaque justement à ses romans pour l’embourgeoisement et leur féminisme qu’il voit comme usurpation des droits masculins (91). Chapitre 1: Roman/ anti-roman 18 Fragments d’une Histoire comique que son « livre ne prétend point d’obliger le lecteur, car son dessein n’est pas de le lire pour m’obliger, et, puis qu’il luy est permis de me blasmer, qu’il me soit permis de luy deplaire » (13) ? Avant de nous plonger dans les complexes questions psychologiques et sociales de la vraisemblance, disons ici que les aventures exotiques de princes beaux et charmants à la recherche de paix et de mariage avec une grande dame ne sont conformes à l’usage que de certains. Clélie, l’héroïne de Mlle de Scudéry qui sort à peine de sa jeunesse à ce moment de l’action, l’illustre bien : Elle fit une action digne de son grand cœur, et de la tendresse que l’amour et l’amitié lui donnaient ; car tournant adroitement son cheval à gauche […] elle fut se mettre entre ces trente hommes qui venaient l’épée à la main ; et relevant son voile, qui laissa voir toute sa beauté : ‹Lâches leur ditelle, auriez-vous bien l’inhumanité d’être trente à attaquer trois hommes, qui n’ont d’autre dessein que de me donner la liberté ? ›. Cette grande et généreuse action, surprit si fort Horace, Aronce, et le chef des troupes de Tarquin, que les uns et les autres se retinrent, et furent un moment sans pouvoir délibérer ce qu’ils pouvaient faire, tant l’admiration suspendit leurs sentiments. (In Morlet-Chantalat 130) Tout ici se prête à notre émerveillement par la vertu pure de l’héroïne, comblée d’ailleurs par la beauté. 6 La surprise que provoque le lever de la voile et la prise de parole de la jeune fille, fort intéressants en eux-mêmes pour ce qu’ils annoncent du féminisme dans l’œuvre de Scudéry, sont remarquables ici pour la perfection de l’enfant et pour son engagement dans le monde des adultes participant à l’action, dans l’Histoire de Rome. Sublime, cette transformation de Clélie de jeune fille en jeune femme doit laisser le lecteur sidéré, incapable de lier sentiment et pensée. Son voile, toilette éminemment romanesque, imprègne le passage d’un petit coup de théâtre, arrêtant momentanément toute action sauf celle de l’admiration. Enfin, rien dans le passage ne suggère que l’héroïsme de Clélie puisse fléchir ; sur la perfection immuable de l’héroïne viennent se plaquer les œuvres de Théophile, de Sorel, de Furetière et leurs personnages « vrais » de tous les rangs de la société. Ces auteurs prônent une littérature bourgeoise (ou anti-bourgeoise, comme c’est le cas pour Furetière), mais ils mettent rarement en question les valeurs so- 6 Voir à ce sujet A. Kibédi-Varga (Rhétorique et narration) : « [T]ous les éléments courants de la narration romanesque sont appelés à susciter l’Admiration, c’est-à-dire l’émotion rhétorique prescrite pour l’épopée. Cette émotion - liée aux événements caractéristiques du genre -, fait de l’épopée - et du roman ancien - un genre épidictique… » (283). 19 Roman ou anti-roman ciales et politiques promulguées dans et par cette littérature sentimentale, héroïque. La noblesse demeure une qualité inhérente. Malgré donc les valeurs sociales certaines de ces œuvres, les écrivains anti-romanesques ne peuvent leur donner une valeur littéraire. Ils vont ainsi à l’encontre de l’esthétique idéalisante des romans traditionnels. « Je trouve encore fort impertinent dans nos Romans », écrit Sorel dans La Maison des Jeux, de faire tous ceux dont l’on parle d’une eminente Vertu, tous genereux, tous libéraux, tous sages, tous vaillans, & tous d’une force qui n’a point de pareille, quoy qu’ils ne soient pas plus âgez que de dix-huict ou vingt ans, & de les faire aussi tous amoureux, & tous fidelles […]. (392) Les héros et héroïnes des romans traditionnels reflètent l’idéologie qu’ils incarnent et ne peuvent être inférieurs à l’idée représentée : Clélie rassemble toute la perfection de la noblesse. L’Astrée prend la forme d’un long débat amoureux - une guerre sentimentale - qui permet de voir la pureté des sentiments de Céladon et d’Astrée pendant un âge d’or socialement et temporellement autonome, étant fermé à d’autres classes sociales, ayant lieu au cinquième siècle. Il ne faut point simplifier ces romans qui contiennent sans aucun doute leurs propres polémiques internes et externes, mais, comme l’indique la citation de Sorel, leur intrigue comme leurs personnages semblent trop codifiés, bref, clichés. L’histoire comique marque sa différence par une perspective autre sur le « héros », sa motivation, sa fiabilité même. « The novel tells of the adventure of interiority », écrit Lukács, « the content of the novel is the story of the soul that goes to find itself, that seeks adventures in order to be proved and tested by them, and, by proving itself, to find its own essence » (89). Bien que Clélie soit constamment mise à l’épreuve, ses aventures ne s’accumulent pas pour tester son âme ou pour exposer des débats psychologiques personnels comme dans le cas de La Princesse de Clèves, car son esprit incarne déjà la perfection même et ne court pas, ne pourrait courir de risque moral. Les héros des anti-romanciers paraissent plus proches de l’idée de Lukács et indiquent clairement par là leur modernité, ce qui permet de voir à quel point la parodie des anti-romans s’est transformée en écart. Si les fous comme Lysis ou même Ragotin qui sont décidément en marge de la société habitée par un héros de Gomberville ou de Mlle de Scudéry, les personnages comme Francion ou le narrateur des Fragments, ont aussi des allures plus marginales. Etant parés d’un certain devenir, ils ressemblent plus à un Lucien de Rubempré en quête d’une mise en œuvre de sa propre existence. Cela n’empêche pas que Francion, Lysis, Le Destin ou d’autres héros anti-romanesques tombent amoureux et se marient de manière romanesque, mais il suffit de mentionner ici que leurs unions respectives prennent d’autres traits, lesquels, c’est le cas pour Chapitre 1: Roman/ anti-roman 20 les auteurs anti-romanesques, semblent peut-être moins vraisemblables, mais plus vrais. 7 Ces notions de vraisemblance et de réalisme évoquées chez Huet et les Scudéry dépendent d’un amalgame de sens psychologiques, philosophiques et sociologiques effectué dans le but d’acquérir une essence esthétique, de plaire. Bien différent du Vrai, le vraisemblable s’apparenterait aux pratiques mimétiques linguistiques ou visuelles d’une classe lettrée. Soit nobles, soit bourgeois, les membres de ce groupe s’engagent dans les débats littéraires de l’époque, ayant pour source historique l’accumulation et le rejet possible d’esthétiques diverses établies (ou redécouvertes) pendant la Renaissance. 8 Lire, écrire, voir, entendre une œuvre romanesque, théâtrale ou poétique au dix-septième siècle, c’est entrer en contact avec ces courants esthétiques. La vérité - comme le mensonge - dépend non pas d’une relation abstraite et scientifique, mais se produit quasi-synchroniquement dans des rapports psycho-sociologiques entre une œuvre (littéraire, théâtrale) et ses destinataires, et entre ceux-ci. S. Zebouni explique que le vrai, le réel, s’il reste un phénomène isolé, n’a pas valeur de vérité parce qu’il n’est pas contrôlé par les principes d’universalité et de généralité qui seuls garantissent sa véracité. Seul ce qui est fondé sur l’expérience commune, c’est-à-dire ici le vraisemblable, peut avoir valeur de vérité. (« Classicisme et vraisemblance » 72) Le vraisemblable, conclut-elle, « repose sur une expérience commune existentielle » (73). Avant tout une valeur sociologique, la vraisemblance doit se plier au jugement du monde, à son goût, et surtout à la façon dont la société se voit dans ses interactions et comment elle veut se représenter dans des œuvres de fiction. En effet, « [il] ne faut », dit Nicole, « ni regarder les choses comme elles sont en elles-mêmes, ni telles que les sait celui qui parle ou qui écrit, mais par rapport seulement à ce qu’en savent ceux qui lisent ou qui 7 La folie des personnages dans l’anti-roman représente évidemment le contraire absolu des héros de d’Urfé, de Gomberville ou des Scudéry. La question de leur « fiabilité » reviendra au troisième chapitre. 8 Mary Jo Muratore résume cet héritage : « If the French neo-classicists were Aristotelian in the hierachization of the ‹vraisemblable› over the ‹vrai›, Platonic in their judicious avoidance of the ‹merveilleux›, and Horatian in their persistent assertions that art should not only please but instruct as well, they were perhaps even more aggressive than their predecessors in limiting the range of reality that could provide legitimate models for literary imitation. Decorum, the theoretical dictate that the reality art projected be in conformance with collective prejudices, was an indispensable law of literary production » (Mimesis and Metatextuality 14). 21 Roman ou anti-roman entendent » (Bray 208). Bray cite aussi Rapin : « Le vraisemblable est tout ce qui est conforme à l’opinion public » (208). Enfin, si dans l’expérience existentielle commune aux lecteurs et lectrices du dix-septième siècle, ces rapports avec l’art sont de rigueur, ils découlent d’une manière de concevoir le monde, de l’épistémologie de l’époque. Or, le dix-septième siècle est avant tout théâtral, le théâtre représentant depuis Aristote l’espace le plus vraisemblable. 9 Après la Renaissance, cet espace vient s’imposer plus fortement et règle non seulement la manière dont on passe du réel à sa représentation, mais aussi comment on se représente à la société. Le théâtre, selon Y. Delègue, « est une sorte de modèle qui règle l’échange des comportements dans les classes privilégiées » (166). Se mariant au concept de la mise-en-scène est celui de la géographie. Comme le dit Conley, « The development of atlas-structures and of two-dimensional views confirms the rapid attenuation of the mixture of scientific and mystical dimensions in the history of cartographic literature from the age of the incunabulum to the triumph of the Cartesian method » (13). L’inconnu (terres inconnues, la mort, l’impensable) comme signes, unifient et règlent la terrae incognitae en reformulant l’identité par un retranchement de soi et de l’autre. Louis Marin le constate lui aussi : « La topographie », writes Marin, « ‹devient topique› » (Utopiques 152). Les risques de cette mise en scène (socialement et spatialement) de soimême sont nombreux et font pencher l’homme vers une confusion ludique découlant de l’hégémonie du paraître. 10 Le monde, comme on dit, est un théâtre, un jeu d’apparences doté de différentes couches d’illusion où il faut jouer son rôle d’acteur. Autant, sinon plus que d’autres genres littéraires (sauf, bien sûr, le théâtre), l’anti-roman exhibe ces illusions et joue avec elles. 9 Il s’agit ici de théâtre comme lieu traditionnel de mimésis expliqué dans la Poétique d’Aristote. Pour une bonne discussion de la mimésis selon Aristote et Platon, voir « Frontières du récit » de Genette (Figures II 49-69). 10 Dans un passage célèbre, M. Foucault décrit l’obsession de l’illusion à l’époque baroque : « L’âge du semblable est en train de se refermer sur lui-même. Derrière lui, il ne laisse que des jeux. Des jeux dont les pouvoirs d’enchantement croissent de cette parenté nouvelle de la ressemblance et de l’illusion ; partout se dessinent les chimères de la similitude, mais on sait que ce sont des chimères ; c’est le temps privilégié du trompe-l’œil, de l’illusion comique, du théâtre qui se dédouble et représente un théâtre du quiproquo, des songes et des visions ; c’est le temps des sens trompeurs ; c’est le temps où les métaphores et les comparaisons et les allégories définissent l’espace poétique du langage » (65). Ayant une grande voix dans la pensée moderne sur le Baroque, la citation de Foucault permet de voir les transformations épistémologiques et leur importance dans les rapports sociaux, psychologiques, ainsi que philosophiques et littéraires. Chapitre 1: Roman/ anti-roman 22 Le rêve de Francion, Lysis marchant sur la scène d’un théâtre parisien pour parler en ami avec les « bergers » qui s’y trouvent, une troupe comique chez Scarron, tous ces éléments en sont la preuve. L’engouement et le plaisir ludique du Baroque pour l’illusion se retrouvent et s’expriment littérairement grâce à ces figures de l’eau miroitante, des fontaines, des miroirs, du théâtre dans le théâtre. 11 Bref, comme le dit Floeck, une « esthétique de la diversité » où la multiplication et l’instabilité des sens et des interprétations priment sur la stabilité et l’univocité (26). Ainsi, comme mécanisme pour distinguer le monde réel du monde imaginaire, la bonne illusion de la mauvaise, l’aristocratique de la bourgeoise, intervient la vraisemblance. La théâtralisation du monde transcende et affecte toutes les classes sociales et leurs formes de représentation allant jusqu’à l’individu qui peut se voir sur la scène ou qui peut regarder son for intérieur dans les digressions faites de « fil de roman » (Roman bourgeois 1025). Le récit intercalé marque le début d’un espace psychologique. Ce jeu d’illusion permet de se cacher et de changer de rôle jusqu’à sa découverte par ceux qui regardent et jugent. L’oscillation apparente entre réel et représentation, référent et signe, dans la littérature anti-romanesque se traduit par une énorme et surtout volontaire ambivalence sur le sujet. Le Berger extravagant en est un bon exemple. Incapable de différencier entre les deux, Lysis s’identifie aux acteurs qui jouent le rôle de bergers comme lui (sauf qu’ils le font consciemment). En même temps, les nobles « jouent » avec Lysis qui croit à leur littérature. Situation équivoque s’il en est, cela ne suggère pas encore une révolte politique mais une révolte littéraire où un groupe social en métamorphose tâche de se représenter dans le présent avant de proposer un avenir. Il est, par exemple, possible de déceler une oscillation chez les bourgeois entre sujet et objets, comme entre le goût baroque pour des jeux et le goût classique de clarté. Ils oscillent, nul doute, entre subjectivité et objectivité, et leur littérature fait de même. Comme Lysis, ils ne savent où s’asseoir dans le théâtre du monde. Pourtant, la place qu’on y choisit est vitale. Georges Forestier nous donne deux possibilités pour interpréter ce theatrum mundi : Le monde est un théâtre sous le regard de Dieu qui joue le triple rôle d’auteur, de metteur en scène et de spectateur-juge, et qui, sans intervenir dans le spectacle, lui apporte, par son regard même, sa valeur et sa consistance ; ou bien, le monde est un théâtre sur lequel s’agitent les hommes, acteurs d’un jeu absurde qui n’est dénoué que par la mort (point de vue qui prévaudra à la fin du dix-septième siècle). (41) 11 Voir a ce sujet l’introduction de l’Anthologie de la poésie baroque de J. Rousset (1-26). 23 Roman ou anti-roman L’enjeu du placement dans le theatrum mundi semble en effet énorme. Loin d’une notion kantienne de distanciation de l’objet esthétique, il engage le lecteur/ spectateur/ juge dans une dialectique subjective. Chacun peut, s’il le désire ou si, forcé par les circonstances, il doit, changer de place et de perspective. La possibilité même de l’absence d’une autorité suprême permet de donner aux participants du theatrum mundi une vision de plus en plus moderne du monde. La liberté s’impose donc aux anti-romanciers en matière de perspective et de placement dans le « théâtre ». Leur œuvre échappe à une perspective unique et transcendantale (celle de Dieu ou d’un narrateur omniscient comme dans les romans d’un Gomberville, par exemple) pour donner à ses personnages et à ses lecteurs de multiples points de vue. Il s’agit de discuter ensuite comment, par la digression, par les histoires intercalaires, par les interventions des narrateurs et d’autres procédés, les auteurs anti-romanesques invitent le lecteur à la coproduction de leurs textes par des procédés liés directement à la notion d’un univers spectaculaire (et non pas forcément, ou complètement carnavalesque) 12 dans lequel il est possible d’entrer ou sortir. Les romans du dix-septième siècle que le lectorat contemporain considérait comme les plus vraisemblables sont d’une extrême longueur (souvent trois à cinq mille pages) et racontent, comme on vient de le voir, l’histoire de héros beaux, bons et éperdument amoureux. En outre, ces « romans romanesques » se forment sur une suite de digressions centrées sur l’amour, lequel, rappelle Huet, « doit être le principal sujet du roman » (47). Les digressions représentent des progressions dans le sens que l’histoire, la psychologie et évidemment l’existence même des personnages sont comme les subordinations grammaticales de chaque personnage. L’intériorité historique et psychologique de l’être se traduit dans le temps et dans l’espace physique du roman par la voie de la digression. Todorov signale que « […] le personnage, c’est une histoire virtuelle qui est l’histoire de sa vie. Tout nouveau personnage signifie une nouvelle intrigue. Nous sommes dans le royaume des hommesrécits » (Genres du discours 82). Plus qu’une excuse pour produire quelques 12 Joan DeJean et Martine Debaisieux constatent avec Bakhtine que les histoires comiques « hériti[ères] de toute l’évolution antérieure du roman » et que « toutes les variantes du roman des temps nouveaux en tirent génétiquement leur origine » (« L’histoire comique, genre travesti » 170). Elles citent à plusieurs reprises Bakhtine pour expliquer la polyvocité de ces textes et les lient à ce qu’il appelle la tradition ménippéenne. Il ne s’agit pas de disputer ces théories ; toutefois, il faudrait mettre de la distance entre les écrits de Sorel, de Scarron, de Furetière, et ceux de Rabelais ou même Lucien. Les anti-romanciers ont des buts esthétiques différents qui seront relevés au cours de cette étude. Chapitre 1: Roman/ anti-roman 24 pages supplémentaires, l’enchâssement peut révéler des pratiques sociales de l’époque et les exigences de celles-ci quant au vraisemblable en plaçant les personnages à l’intérieur ou à côté d’un autre récit, qui modifie à un degré plus ou moins important leur existence. Comme dans un roman épistolaire, une multiplicité de points de vue, un foisonnement de narrateurs, des voix « duplicites » rendent le texte plus complexe en rajoutant à l’histoire d’un personnage (par exemple, le récit de Destin dans le Roman comique ou celui du gascon dans le livre de Claireville). Ou bien, comme c’est souvent le cas, les histoires intercalaires sont des miroirs, des scènes de théâtre regardées par les personnages. La profondeur psychologique ici n’est pas dans le côté théâtral, mais dans la position du personnage vis-à-vis du récit intercalaire. « A côté de qui chante-t-on ? » pourrait-on dire dans un mode parodique ; « Quelle tragédie voit-on ? » sur le mode plus tragique. Comme l’explique Delègue, Tel est ce dedans du théâtre, qui n’est pas intériorité. Ce repli (à la fois pliure et retranchement) n’ouvre pas, comme on le croit aisément, sur les découvertes délicieuses de l’analyse intérieure, ou encore de la ‹psychologie›, comme on dit : quand le regard se hasarde à sonder à l’intérieur, avec Montaigne, il trouve du ‹vent›, avec Pascal de ‹l’ennui›, avec La Rochefoulcauld un aveugle ‹amour-propre› ; ‹le sot est automate›, juge La Bruyère, qui n’a guère ‹peint›, hormis ses protecteurs, que de pareilles machines. Les conduites, celles-là même que le théâtre décrit, obéissent à des stéréotypes dont les romans font parallèlement leurs sujets. L’intérieur n’est pas non plus celui des consciences pensantes ou orantes : il est un effet de retranchement du ‹théâtre dans le théâtre›, et ‹l’illusion comique› n’y est telle que de reposer sur une illusion d’optique. C’est ainsi que les regards s’amusent à se perdre dans le vide de leur réciprocité. (164) Le « moi » est au dix-septième un produit social qui semble bien loin de l’idée romantique d’un moi transcendantal. Soit l’intérieur reflète l’extérieur, soit il y a feinte, folie ou vide. L’importance de ces digressions s’impose davantage lorsqu’on considère la place qu’elles occupent dans les romans conventionnels ainsi que les rapports entre vraisemblance et société qu’exposent ces récits dans le récit. Or, partie intégrante de toute la production romanesque de l’époque, la digression serait donc l’équivalent romanesque du théâtre dans le théâtre ainsi qu’un reflet des modes d’interaction sociale. Cela dit, il serait facile de croire que l’anti-roman tend à se moquer des digressions en les éliminant d’une manière ironique : « Détrompez-vous de bonne heure », écrit Furetière dans l’introduction à la deuxième partie de son roman, 25 Roman ou anti-roman et sçachez que cet enchaînement d’intrigues les uns avec les autres est bien séant à ces poëmes héroïques et fabuleux où l’on peut tailler et rogner à sa fantaisie. Il est aisé de les farcir d’épisodes, et de les coudre ensemble avec du fil de roman, suivant le caprice ou le genie de celuy qui les invente. (1025) L’auteur du Roman bourgeois a certainement de quoi se moquer dans ces romans qui, il faut le dire, traînent un peu en longueur pendant les deux mille dernières pages. Mais toujours est-il que Furetière ne parvient pas à se défaire des « épisodes », des digressions, bien qu’il en réduise considérablement la taille. N’atteignant qu’un quart de la taille d’un roman traditionnel comme L’Astrée, Le Grand Cyrus ou Polexandre, la plupart des anti-romans sont d’une brièveté remarquable par rapport au roman héroïque et sentimental. Mais, malgré tout ceci, même dans le plus radicalement anti-romanesque de tous, Le Roman bourgeois, s’impose la structure qui s’enchâsse dans l’« Histoire de l’amour égaré » ou celle de Lucrèce. Quant à lui, Sorel prétend avoir écrit une histoire de « fables ramassées », (Berger 14). Tout en parodiant les multiples digressions trouvées dans les romans conventionnels, ces auteurs anti-romanesques ne mettent pas en question la structure fondamentale du roman, simplement sa motivation, le « fil du roman ». Dans Le Roman comique, le jeu de la digression est poussé jusqu’à ses limites dans un capharnaüm (apparent) de diégèse, métadiégèse et extradiégèse qui commente et critique chaque niveau du récit. 13 Ainsi, les histoires comiques ne pensent aucunement à l’exclusion de la digression « romanesque » et semblent l’accepter comme une attente du lecteur autant qu’un instrument littéraire. La digression signale à la fois artifice littéraire et artefact social, ce que les auteurs ne sont que trop heureux d’exploiter dans leur recherche d’une autre vraisemblance. Par exemple, cet outil représente chez Scarron une sorte de chaînon manquant entre le réel et la fiction. Serroy, dans son introduction à ce roman, précise que « […] toutes les aventures que rapportent les nouvelles, pour extraordinaires qu’elles semblent, parées qu’elles sont des prestiges de la fiction, ne sont, en fin de compte, sur un mode différent, que la répétition 13 Ce qu’écrit Théophile peut être intéressant ici : « Or, ces digressions me plaisent, je me laisse aller à ma fantaisie, et, quelque pensée qui se presente, je n’en destourne point la plume ; je fais icy une conversation diverse et interrompue, et non pas des leçons exactes, ny des oraisons avec ordre » (13). Cette phrase est importante justement parce qu’elle fonctionne de concert avec son droit de blâmer les autres romanciers pour leur manque de goût et de maintenir un discours incessant avec d’autres genres et d’autres personnes et de s’insérer dans le délibératif et le judiciaire. Rousset (Narcisse romancier) évoque presque toutes les qualités de leur portée narrative. Chapitre 1: Roman/ anti-roman 26 de ce que vivent les personnages de l’action dans leur vie quotidienne » (23). Réunir ces deux espaces dépend donc des personnages, commentateurs et critiques des différents récits personnels et des histoires intercalées dans le texte. Par exemple, l’hôte de Francion réagit au rêve hallucinatoire célèbre de celui-ci disant ne pas être « asseuré de donner la signification de tant d’Enigmes » (155). Le commentaire encadre le rêve et en tire un des sens possibles. En même temps, comme l’« énigme » le suggère, l’auteur nous laisse trouver nos propres significations. A un autre niveau, ces liens dépendent du lecteur et de son rapport avec le texte - relation souvent médiatisée par l’existence d’un narrateur qui force le lecteur à s’engager dans la production du texte par ses commentaires ironiques, comiques et destructeurs. Les auteurs escamotent la question de vraisemblance comme problème social afin de se mettre au niveau du langage même. Dans un mo(n)de théâtral, ces intrusions signifient un voyage dans les coulisses du langage. Moins soucieux des valeurs de la société qu’ils représentent que de la valeur des mots dont ils se servent, ces auteurs se retrouvent dans une situation linguistique similaire à la nôtre. Comme le remarque Lyons, In recent years mimesis has come to imply not simply depiction of phenomenal reality, but also the incorporation into the figurative act of the problematics of portrayal ; that is, how the sheer act of reproducing the world as sign, the world as language, may expose and call into question precisely those conventions meant to systematize and objectify representation. In other words, we now stress the subjective and intellective role of the reader/ viewer in mimetic theory. (3) Comme nous, les anti-romanciers contestent sans cesse le langage et le monde du dix-septième siècle à travers les digressions, les modes judiciaire et délibératif, mais aussi dans ce qui est suggéré par ces deux modes : une vue d’extérieur, une vision métadiégétique et extra-diégétique du récit primaire. 14 Une notion directement liée à la digression, le rôle des interventions des narrateurs ne doit pas être laissé de côté. La première fois qu’on remarque l’intervention des narrateurs est évidemment dans l’acte d’écrire, dans l’ouverture de leurs romans, des moments forts d’auto-réflexion. « L’élégance ordinaire de nos escrivains, écrit Théophile de Viau en 1623, est à peu près selon ces termes », et il continue en imitant les « faiseurs de romans » : 14 La notion des trois discours (judiciaire, délibératif, épidictique) reviendra souvent tout au long de cette thèse. Ils sont importants à plusieurs reprises. Le chapitre quatre, notamment, en traite en détail. 27 Roman ou anti-roman L’Aurore, toute d’or et d’azur, brodée de perles et de rubis, paroissoit aux portes de l’Orient ; les estoilles, esblouyes d’une plus vive clarté, loissoient effacer leur blancheur et devenoient peu à peu la couleur du ciel ; les bestes de la queste revenoient aux bois et les hommes à leur travail ; le silence faisoient place au bruit, et les tenèbres à la lumière. (Fragments 11) Refusant le style orné des romanciers traditionnels, il précise qu’« il faut que le discours soit ferme, que le sens y soit naturel et facile, le langage exprès et signifiant » (11) ; qu’il faut « escrire à la moderne » (12) et dire simplement « il estoit jour » (13). Ce faisant, il escamote tout un système de signes littéraires et sociaux. L’aurore, mentionnée allégoriquement avec un « A » majuscule, marque l’arrivée du soleil et donc une mise en ordre des choses terrestres : les bêtes rentrent aux bois et les hommes se mettent à travailler. Tout est clair et ordonné et reflète un système social et narratif avec un centre solaire, monarchique. Sans directement questionner le système qui l’a d’ailleurs exilé, Théophile peut contester son langage. « Il estoit jour » signale donc une nouvelle vision d’un même lever de soleil et sans aucun doute un point d’interrogation vis-à-vis du roi et du pays qui l’ont mis en exil. Sorel, lui, commence Francion au beau milieu de la nuit. Scarron, trente ans plus tard, affirme qu’il faut parler « plus humainement » (Roman comique 533). Les histoires comiques sont toutes anti-romanesques dans ce sens qu’elles cherchent à changer un style qu’elles considèrent comme révolu. Si ce travail se rapproche de la parodie ou de la satire, il faut constater que celles-ci sont d’une étendue limitée pour la simple raison que les histoires comiques, dans toute leur fureur anti-romanesque se veulent quand même des « histoires ». 15 Dans la discussion plus haut sur la vraisemblance il a été question de l’importance de l’intersubjectivité, et de l’imagination théâtrale qui règle l’interaction entre les membres de la société et entre cette société et l’art. Le nœud peut enfin se faire entre digression, theatrum mundi, délibération et jugement lorsqu’on considère ces narrateurs des « Narcisses romanciers » qui imprègnent les anti-romans et qui les différencient des auteurs traditionnels. De Sorel à Furetière, les narrateurs, aussi bien que les personnages dans leurs activités critiques et autocritiques, servent à mettre à nu l’artifice d’un récit 15 L’importance de l’histoire dans la progression du roman et sa vraisemblance se voit partout à cette époque. Comme le dit Sorel dans la Bibliothèque Françoise : « Les bons Romans Comiques & Satyriques semblent plûtòt estre des images de l’Histoire que tous les autres ; Les actions communes de la Vie estans leur objet, il est plus facile d’y rencontrer de la Vérité. Pource qu’on voit plus d’hommes dans l’erreur & dans la sottise, qu’il y en a de portez à la sagesse, il s’en trouve parmi eux plus d’occasions de raillerie, & leurs défauts ne produisent que la Satyre » (57). Chapitre 1: Roman/ anti-roman 28 ou à affirmer la vérité d’un autre. Comme ceux de la plupart des anti-romans, le narrateur scarronien se plaît à jouer avec le lecteur et ses idées reçues sur la narration romanesque et penche vers cette mise à nu des procédés littéraires. Lorsqu’il dit que le chapitre cinq « ne contient pas grand-chose » ou qu’il commente l’« Histoire de l’amante invisible » en disant que « Ce n’est donc pas Ragotin qui parle, c’est moi » (60), le narrateur scarronien est moins concerné par ce qu’il dit que par la façon dont il le dit. Plusieurs études faites depuis les trente dernières années examinent ce côté narcissique. Dans Narcisse romancier, J. Rousset remarque notamment la présence « choquante » du narrateur narcissique du Roman comique qui encadre les narrations intercalaires : Véritable trouble-fête de la cérémonie littéraire, sa présence dans le livre est faite pour choquer, car elle rompt avec les conventions narratives et, ce faisant, rend dangereusement visibles ces conventions tacitement admises qui reposent sur la conviction que l’histoire racontée est un lieu clos, radicalement séparé du monde réel. (77) Ce qui reste peut-être tacite est la valeur exacte des conventions « dangereusement visibles ». Comme Narcisse, les narrateurs des anti-romans jouent littéralement, ou plutôt littérairement avec « la mort » et « le meurtre » lorsqu’ils s’amusent à se parodier et à parodier d’autres genres romanesques. Quoique les écrits anti-romanesques demeurent relativement peu ouverts à la psychanalyse, du moins au premier abord, il serait intéressant de mettre en parallèle l’intersubjectivité de la vraisemblance et les aspects narcissiques des anti-romans et la pensée de Lacan. Ce dernier, tout en liant psychanalyse et sémiotique, tente de détruire d’une certaine manière le logos cartésien monolithique par un logos fragmenté et plurivoque. Dans Le Stade miroir du ‹je›, Lacan constate que [l]e terme de narcissisme primaire par quoi la doctrine désigne l’investissement libidinal propre à ce moment, révèle chez ses inventeurs, au jour de notre conception, le plus profond sentiment des latences de la sémantique. Mais elle éclaire aussi l’opposition dynamique qu’ils ont cherché à définir, de cette libido à la libido sexuelle, quand ils ont invoqué des instincts de destruction, voire de mort, pour expliquer la relation évidente de la libido narcissique à la fonction aliénante du je, à l’agressivité qui s’en dégage dans toute relation à l’autre, fût-ce celle de l’aide la plus samaritaine. (95) L’affirmation du ‹je› dans le cas de Scarron, de Furetière et d’autres semble confirmer cette agressivité envers le lecteur aussi bien qu’envers la littérature qu’ils parodient. De même l’aliénation du ‹je›, son essence fragmentaire, rappelle la violence exercée par Théophile (et d’autres) envers le langage orné et 29 Roman ou anti-roman univoque des romanciers traditionnels. Outre que cette violence peut mener à la destruction de l’illusion romanesque dans un jeu qui n’est que partiellement persifleur, la fragmentation suggère une énorme ambivalence de la part d’autres narrateurs. En disant, par exemple, que Le Berger est composé de « fables ramassées », l’auteur confirme d’une manière flagrante ce que Genette appelle une « pratique hypertextuelle complexe » dans le roman (Palimpsestes 208). D’autre part, la figure du parasite (i.e. Mormon, Hortensius, Ragotin, Belastre, et plus généralement les poètes crottés) se retrouve dans presque toute la littérature anti-romanesque comme confirmation de l’aliénation, engendrant une violence envers l’autre ou ses idées. Pour faire un petit pas en arrière, là où Astrée et Céladon ou les héros de Gomberville semblent d’implacables miroirs de l’idéologie et de la moralité qu’ils représentent, l’écriture anti-romanesque double ses narrateurs quelque peu moqueurs de personnages qui sont carrément fous. Ces « aliénés », non pas tous aussi extrêmes que Mormon qui mange son frère dans la matrice, ou Lysis, pris d’une « folie romanesque », semblent d’ailleurs des objets d’agression autant que des agresseurs. L’amour à la d’Urfé, autre pierre de touche du romanesque, se trouve ridiculisé chez Furetière. L’aliénation de Charroselles et de Collantine est telle que le Roman bourgeois se termine : « [I]ls ont tousjours plaidé et plaident encore, et plaideront tant qu’il plaira à Dieu de les laisser vivre » (1104). Au lieu de vivre en paix le reste de leur vie, les héros se marient tout en se haïssant pour vivre en plaidoyant. Moquerie totale du conte de fées ainsi que de l’amour romanesque, le tout ramené à une aliénation dans le système judiciaire. C’est un procès qui vaut celui de Baisecul et Humevesne, lequel « présentoit des points de droit si compliqués et si difficiles que pour la cour du Parlement c’était du chinois » (257). Les membres du parlement mettent quarante-six semaines sans « piger ni comprendre l’affaire assez nettement pour la mettre en forme d’une façon ou d’une autre » (257). C’est un surcroît de signes sans référent ou signifié aucun, sauf le ridicule du procès. La folie des personnages anti-romanesques se voit de multiples façons qui la lient à la notion de vraisemblance ainsi qu’à la production de signes linguistiques, comme chez Furetière. En différenciant entre la pensée baroque et la pensée classique, Zebouni définit un des aspects les plus importants de la vraisemblance : la faculté de juger. « Le moi », précise-t-elle, pour la doctrine classique comme pour le scepticisme, est une source d’erreur dont il faut se méfier, le moi doit céder le pas à l’autre, c’est-à-dire à la nature qui seule contient la vérité. Cette vérité, on ne peut y arriver que par l’observation. Observer, c’est observer des phénomènes ; et nous voilà de nouveau au même point que le baroque. Mais c’est à ce point précis que le classicisme tout en utilisant les conclusions du baroque en diffère radicalement, et ce en introduisant la notion de raison. (71) Chapitre 1: Roman/ anti-roman 30 Le vraisemblable, valeur sociale et esthétique, se trouve soumis aux notions de contrôle telle la raison, valeur sociale aussi. Il n’est pas difficile de voir l’utilité libératrice de la folie dans les anti-romans qui peuvent éviter la raison dans un genre sans règles. Or, le fou, dit Foucault, « n’est le Différent que dans la mesure où il ne connaît pas la Différence » (Foucault 63). C’est évidemment le berger de Sorel, Lysis, qui ne peut distinguer entre le romanesque et la réalité, étant atteint de la folie romanesque à la don Quichotte. Rien n’existe pour lui si ce n’est au niveau métaphorique ; son langage représente une suite de métaphores filées qui n’ont plus de rapport avec le monde. Leur motivation rhétorique et spatiale fait qu’une phrase doit ressembler à celle qui la précède. Autrement dit, il vit dans des « lieux » 16 de rhétorique scolastique, des clichés appris à l’école ou lus dans un roman (ainsi la folie romanesque). Sur le mode du theatrum mundi Lysis représente un spectacle incessant qui transforme ludiquement le monde en théâtre. Le pays de Brie devient pendant un moment l’utopie de Forez, la rivière Morel le Lignon. D’autres fous se voient libérés de ces « lieux » d’énonciation. Collinet et surtout le Gascon, sous une apparence d’aliéné, parviennent à dire juste. Contrairement à Lysis, leur spectacle révèle et détruit le monde « raisonnable ». Collinet est le singe qui montre les singeries des hommes. Au-dessus du simiesque primaire, le Gascon représente la nature humaine dans ses récits. On lit dans la Clélie de Mlle de Scudéry que « [c]’est une dangereuse coustume à prendre pour soy, & pour les autres, que de se fâcher aisément » (265). Mais le tempérament chaud du Gascon devient un garant de sa liberté linguistique et spatiale. « [I]l n’estoit extravagant », dit l’ermite à la fin du Gascon extravagant, « qu’alors qu’il vouloit luy-mesme se faire croire tel, mais que sa conversation faisoit bien connoistre qu’il estoit de ces esprits à la mode, qui se plient selon les rencontres et la necessité du temps » (307). Enfin, cette transposition rhétorique de l’espace sera réexaminée dans le chapitre suivant traitant de l’écriture parodique et utopique. Enfin, avant de passer au chapitre suivant, il faut dire que folie, amour, narration, héros et antihéros, tout ceci ne sert qu’à introduire la matière. Il serait intéressant de réunir toutes les différences qui démarquent le romanesque de l’anti-romanesque au dix-septième siècle. Définition caduque après tout ce qui le précède, mais peut-être nécessaire. Bref, l’anti-roman au dix-septième siècle est une œuvre de fiction en prose de quelques centaines de pages, au lieu de cinq à dix mille pour des romans comme L’Astrée ou 16 A. Kibédi-Varga explique dans Rhétorique et littérature : études de structures classiques (Paris : Didier, 1970) que les « lieux » sont des topoï rhétoriques qui font appel à un certain vocabulaire ou certaines expressions. Ainsi les écoliers pouvaient apprendre des listes d’expressions convenables selon les circonstances. 31 Roman ou anti-roman Clélie. Possédant divers titres - histoire comique, roman comique, histoire satirique, - ces romans s’ouvrent le plus souvent par une scène qui parodie, dans un langage « normal » ou même cru, le style orné des romans traditionnels ainsi que leur ton héroïque ou pastoral. Leurs protagonistes semblent souvent faillibles ou antihéroïques, et des fous aliénés, des femmes « hystériques » ou « possédées » jouent un rôle capital, sinon principal dans certaines histoires anti-romanesques. Reflétant les origines bourgeoises de l’antiroman, les protagonistes ne viennent pas forcément de parents nobles et fréquentent aussi bien une classe sociale qu’une autre. Le langage du héros déjà mis en question, ses désirs le deviennent par la suite : l’amour et le mariage imparfaits, temporaires ou impossibles ne sont plus couplés avec l’aventure ou la guerre, celles-ci remplacées par des destinées plus modestes. De même, les discours de ces personnages et de ces narrateurs peuvent se contredire au lieu de se compléter. Enfin, les procédés narratifs employés pour donner l’illusion de la réalité dans le récit sont souvent découverts au lecteur dans un dialogue ludique qui fait partie d’une incertitude partagée par tous les auteurs anti-romanesques vis-à-vis des pouvoirs mimétiques du langage. Chapitre 2 : L’espace anti-romanesque « [L]’allégorie habite un palais diaphane. » (Antoine Lemierre La Peinture) Le chapitre précédent suggère que l’anti-roman est à la recherche des limites du romanesque, qu’il expérimente une écriture plus réaliste qui reflète gens et mœurs contemporains et, ce faisant, se regarde constamment, se réfléchit sur lui-même. Le présent chapitre a pour but l’analyse de cette recherche des limites dans la représentation de l’espace réel et de l’espace psychologique. Les différences subtiles ou flagrantes qui se manifestent entre roman conventionnel et anti-roman peuvent éclairer non seulement le rapport entre ces deux formes, mais aussi les moments et les « lieux » respectifs de leur production. Entre le lieu de production et le lieu de réception du roman du dix-septième intervient le lieu rhétorique et le lieu (réel ou inventé) dans le récit. Là, il existe une sorte de complicité, un sous-entendu que le langage s’organise en termes spatiaux : les colonnes d’une page, le frontispice d’un livre (dont il sera souvent question ici), le topos. Ainsi des expressions comme « bâtir un roman », une « entrée en matière », « la clôture », surgissent comme métaphores filées, des métaphores qui « donnent forme » à l’imagination. L’espace modèle le discours comme celui-ci, en retour, modèle l’espace. Ceci est vrai pour l’espace imaginaire de n’importe quel roman, et aussi pour l’espace réel : Louis XIV, pour Eustache Le Noble, est « le maître du Tonnerre qui de sa foudre ensevelit sous terre les superbes Géants », et Versailles, c’est son « Olympe » (Néraudau 64). L’allégorie littéraire renforce et solidifie donc une impression du réel. Architecture, espace urbain et champêtre, et littérature relèvent donc de trois domaines sémiotiques différents qui s’informent les uns les autres. Il s’agit ici de voir leur interaction au niveau de l’anti-roman, mais ceci ne serait pas facile sans recours au roman traditionnel lui-même, pour qui l’architecture joue, comme il se verra, un rôle capital. Le roman au dix-septième siècle devient un bâtiment, on y entre comme dans un palais, comme dans un château. Ainsi, se lamente J.-P. Camus dans La Pieuse Iullie (1625) : Chapitre 2 : L’espace anti-romanesque 34 C’est presque inutilement que l’on pare le front des livres d’Espistres liminaires & de Prefaces, parce que les Lecteurs courent auec tant d’auidité & de rapidité vers le sujet principal, & donnent auec tant de precipitation dedans la matiere que promet le tiltre, qu’à peine daignent-ils ietter les yeux sur ces portiques & frontispices dont on paye l’entree des ouurages. (57) Quand Camus regrette qu’on ne lise pas les préfaces, qu’on ne regarde pas « le front » des livres, c’est un regret qui indique à quel point ces « paratextes » informent la lecture de la suite. Le frontispice paraît « dire » plus qu’il ne semble à première vue. Il ne faudrait donc pas l’ignorer. Le frontispice, selon Furetière, est d’abord une unité architecturale et puis une partie d’un texte : la face & principale entrée d’un grand bastiment qui se presente de front aux yeux des spectateurs […]. On dit aussi le frontispice d’un livre, de la première page d’un livre où est le titre gravé dans quelque image qui représente le frontispice d’un bastiment. (Dictionnaire universel) La gravure et la représentation picturale relèvent d’un autre domaine sémiotique, mais cela n’empêche pas qu’elles se prêtent à une interprétation textuelle. Il semble que le frontispice diffuse ses effets, montre son influence sur l’espace du livre et, si l’argument suivant s’avère persuasif, sur l’espace dans le livre. Pour bien des raisons - les attaques de Sorel dans Le Berger extravagant n’en sont pas les moindres - L’Astrée paraît un bon point de repère en ce qui concerne l’« entrée » des livres au dix-septième siècle et ses relations avec la rhétorique architecturale et textuelle. Il serait en effet difficile de parler de l’anti-roman au dix-septième siècle sans se référer à L’Astrée. L’histoire de l’amour de Céladon et d’Astrée dure tout au long du livre et disparaît, se dissout en s’oubliant au cours d’innombrables histoires intercalées, dont certaines occupent jusqu’à deux cents pages. Le récit dans le récit, forme si prisée pendant et même après le baroque (Forestier 47), permet l’introduction d’une multitude de personnages : Lycidas, le frère de Céladon, et Hylas, son antithèse qui incarne l’amour libre et charnel et anime les débats sur la nature de l’amour. Il est même possible d’y trouver des nymphes, qui, en plus de leur nature divine, jouent un rôle politique dans le roman, représentant une classe sociale supérieure à celle des bergers et bergères. Il existe chez d’Urfé une supériorité des nymphes et du mythe sur l’histoire qui peut s’expliquer par la déchéance de la noblesse après les guerres de religion, par la recherche d’un âge innocent (Harth 34-35). En effet, comme pour échapper au présent, l’âge d’or, sa mythologie et ses allégories informent tout le livre. 35 Roman ou anti-roman Peut-être le meilleur exemple de l’esthétique de L’Astrée se rencontre-t-il dans son frontispice : Céladon et Astrée, tous deux houlette en main, sont debout sur une espèce de monument à l’Amour du type retable-arc où ils tiennent la place (esthétiquement et textuellement sinon physiquement), deux colonnes en forme de statues. Deux chérubins arrosent de flammes et de cœurs ces amants habillés en berger et bergère. Entre les deux s’insère un cadre - ou une fenêtre - où se lit le titre de l’ouvrage. Deux « bas-reliefs » représentant Astrée et Céladon auprès de leurs brebis et du Lignon se dessinent sous les pieds des amants. Cette graphie bidimensionnelle prétend représenter une instance tridimensionnelle d’un récit. Ainsi, le frontispice informe, donne forme à la lecture qui suit cette entrée dans le livre, car la tridimensionnalité du monument insiste sur l’importance de l’espace dans le texte et le texte comme espace. Il est donc évident que le frontispice guide le lecteur et conditionne son passage du domaine graphique et de graphismes à celui de la lecture. 17 C’est un monde baroque, mythique et végétal, rempli de divers mouvements, qui fait avancer la narration par à-coups, s’arrêtant et recommençant, se repliant de la même manière que L’Astrée. Le frontispice (fig. 1) s’inscrit bien alors dans l’« esthétique de la diversité » de l’âge baroque, pour reprendre la phrase de Floeck (26). Cette diversité n’est pas la marque de la contradiction, le désordre n’est qu’apparent. Le tout correspond plutôt à l’esthétique esquissée par Wunenburger qui explique l’harmonie des contraires par un espace « disséminatoire ». Le disséminatoire existe comme l’union de contraires qui, tout en s’opposant physiquement ou bien philosophiquement, créent ensemble une espèce d’harmonie dans laquelle les opposants ne se détrui- 17 Pour Genette le paratexte (titres, sous-titres, préfaces, postfaces, etc.) est « un des lieux privilégiés de la dimension de l’œuvre, c’est-à-dire de son action sur le lecteur » (Palimpsestes 9). Voir aussi sur ce sujet l’article de F. Rigolot (« Prolégomènes à une étude du statut de l’appareil liminaire des textes littéraires », Esprit Créateur 27.3 [1987]). Il note trois fonctions de l’appareil liminaire. Premièrement : « Véritable métaphore architecturale du monument littéraire… la préface occupe le seuil de l’édifice intellectuel que le lecteur s’apprête à franchir. » C’est un « lieu de passage » (7). Deuxièmement, il s’agit d’un « genre codé », la préface « engag[e] un dialogue avec cette fiction dont elle est le signe avant-coureur » (8). Bien sûr, dit Rigolot en empruntant une phrase à Jauss, elle est souvent singulièrement autoréflexive de nature et influence « l’horizon d’attente » du lecteur. Troisièmement, « la préface a pour mission de commmuniquer un savoir » qui « a pour but de justifier l’idéologie du texte littéraire : en donnant pour vraie la représentation des rapports imaginaires qui autorisent l’existence même de la fiction » (8). Chapitre 2 : L’espace anti-romanesque 36 Fig. 1 : Pierre Firens. Frontispice de L’Astrée 37 Roman ou anti-roman sent pas (91-93). 18 Dans L’Astrée, par exemple, il faut citer l’union qui paraît peut-être surprenante aujourd’hui, pourtant compréhensible et logique pendant les premières décennies du dix-septième : amitié bonne (Céladon) et mauvaise (Hylas), monde chrétien, monde païen, cinquième siècle et début dix-septième. L’écart (et l’union) entre ces modes est d’une part imprégné de nostalgie, et constitue d’autre part une légitimation « des aspirations nationales au moment où il semble naturel de célébrer le culte des origines par un recours syncrétique aux deux antiquités » (Yon 65). Sur le frontispice, l’espace féminin se construit sur la séparation des amants par le titre, par le Lignon dans les bas-reliefs, par des malentendus, des histoires intercalaires. Ce monde reflété dans le frontispice se concrétise dans la pensée du Moyen Age et de la Renaissance, ce que Foucault appelle l’imagination analogique basée sur les similitudes. 19 Le réseau discursif de la noblesse du dix-septième peut, grâce au mode analogique, traduire le code noble à travers les vêtements champêtres des bergers et bergères. Au lieu de chercher une représentation « réaliste » de la noblesse, d’Urfé puise dans l’allégorie et le mythe. La noblesse tend à lire L’Astrée comme une incarnation de cette classe, qui désire même se voir en personne à travers des clefs. 20 « [I]f the description of a shepherd or a shepherdess includes enough distinguishing characteristics of a given person, physical or psychological traits, details of personal history, it will permit the identification to be made » (Harth 40-41). L’économie sociale que permet l’allégorie met en mouvement la société moderne sur un fond de pureté originelle. 18 La notion d’une esthétique disséminatoire semble important non seulement dans le cas de L’Astrée, qui harmonise des éthiques contraires, mais aussi pour les œuvres parodiques des anti-romanciers - leur produit n’est pas la simple oppression du romanesque, mais une coexistence disséminatoire. Ce troisième pôle qui ne nie ni ne réunit complètement la combinaison des deux autres devient un terrain neutre, c’est-à-dire qu’ils s’ouvre à l’interprétation. 19 Selon Foucault, la fin du Moyen Age et la Renaissance basent leur savoir sur la ressemblance de mots et des choses, sur leurs « sympathies ». Le passage entre le monde des choses et des mots s’effectuerait par une métamorphose, et leur différence ne serait pas ainsi reconnue. Voir surtout chapitre 2, « La prose du monde », p. 32-59 dans Les Mots et les choses. 20 Erica Harth affirme l’étendue de la pratique du roman à clef à l’époque. Elle cite notamment le cas d’un ami de d’Urfé, Olivier Patru, qui publie en 1681 des correspondances possibles venant peut-être de l’auteur lui-même (41). De même elle remarque l’engouement du public pour L’Endimion de Gombauld en 1624, qui raconte allégoriquement l’affection de l’auteur pour Marie de Médicis, ou Diana (40-41). C’est une pratique que Mlle de Scudéry emploie aussi et dont il sera question plus tard dans cette discussion. Chapitre 2 : L’espace anti-romanesque 38 Il faut avouer qu’en dépit de l’engouement général pour L’Astrée, ce livre ne connaît guère d’imitations selon Serroy (16). Cela montre peut-être son originalité ainsi que sa force. La mode pastorale et la poésie n’ont certainement pas d’égales ailleurs dans le romanesque du dix-septième siècle. Ayant peut-être plus d’emprise sur le goût du public, l’idée de la peinture des âmes laisse en effet sa trace dans la littérature du dix-septième siècle, témoin ce passage de Mlle de Scudéry : Ce n’est point par les choses de dehors ; ce n’est point par les caprices du destin, que je veux juger de luy [du héros d’un livre], c’est par les mouvements de son âme, et par les choses qu’il dit. (Préface à Ibrahim n. pag.) Même Sorel avoue, dans la Bibliothèque françoise, que certains épisodes et dialogues sont « vraisemblables » ou « naturels » (158). Sa louange s’arrête là, et Le Berger extravagant et les Remarques auront, selon lui, l’effet d’épargner aux lecteurs le besoin de lire des romans : J’« ay plus fait dire en un seul discours à mon Berger Extravagant, qu’ils n’en sçauroient mettre en quatre tomes » (16). Cette très brève description de L’Astrée est nécessaire comme base principalement parce que les anti-romanciers vont écrire contre ce monument. Écrire « contre » ne veut pas dire s’opposer radicalement, mathématiquement, mais signale plutôt une relation symbiotique et, paradoxalement, parasitique, qui vit et se reproduit de cette anthipathie. La relation de ces romans avec les écrits plus traditionnels est donc destructrice et productrice. L’hypotexte le plus évident du Berger extravagant ou l’Anti-roman est sans aucun doute L’Astrée. Le frontispice du Berger, reprend les thèmes dans cette histoire, dénote la direction opposée que prend la voie romanesque, ou plutôt anti-romanesque. Dans cette perspective, comment le frontispice du Berger fonctionne-t-il avec le reste du texte ? Et par rapport aux romans traditionnels ? Qu’est-ce que le terme « anti-roman » (selon son propre sous-titre rhématique) peut indiquer par rapport aux autres ? Il faut d’abord noter que bien que des scènes du roman se trouvent représentées ailleurs (le « Portrait de Charité » qui sera discuté plus loin, par exemple), le frontispice ne paraît divulguer aucun moment exact de l’histoire de Louis/ Lysis. Si le lecteur retourne à cette page après la lecture, cette gravure doit lui suggérer autre chose, notamment, que l’image de Lysis à l’intérieur d’un château rejoint un réseau de métaphores pour le roman chez Sorel. L’« Advertissement d’importance aux lecteurs » du Francion (version de 1623), propose déjà l’idée d’un texte « monumental » : Je diray par similitude que je monstre un beau palais, qui par dehors a apparence d’estre remply de liberté et délices, mais au dedans duquel l’on trouve néantmoins, lorsque l’on n’y pense pas, des severes Censeurs, des 39 Roman ou anti-roman Accusateurs irreprochables, et des Juges rigoureux. (Advertissement d’importance aux lecteurs 63) « Similitude » signale tout d’abord une relation structurale, abstraite plus qu’une ressemblance superficielle. C’est une différence qui permet d’insérer une opposition thématique dans un squelette comparable, avoisinant. Cette métaphore architecturale combine vraisemblance et vérité de deux manières : l’auteur avertit le lecteur d’un espace intérieur, d’une couche de lecture cachée derrière l’apparence trompeuse. D’autre part, la porte d’entrée au « palais » permet, par l’acte de juger, de pénétrer les artifices extérieurs et d’arriver à la vérité. En plus donc de rejoindre la thématique architecturale dont il est question, le mot « palais » semble motivé par un riche réseau intertextuel non seulement propre au genre romanesque, mais à l’auteur lui-même. 21 Deux ans à peine avant la publication du Francion, Sorel écrit un roman bien plus conventionnel : Le Palais d’Angélie (1622). Les éléments romanesques traditionnels, qui prendront des allures plus satiriques dans Le Francion et Le Berger, y abondent : amour, tromperie, coup de foudre, déguisement. Prêtant une « architecture » au roman, l’histoire-cadre sert de structure organisatrice : un groupe d’amis réunis chez Angélie et qui racontent pendant quatre jours des histoires. La notion de l’espace évoquée par le titre se trouve renforcée par les histoires intercalées, comme le constate Gabrielle Verdier : « Temporal concentration is reinforced by spatial : the stories are told by Angelie’s friends who gather in her country house outside Paris or by neighbors they meet in the course of their daily walk. The narrated adventures also take place in Paris or the outlying region » (21). Il devient donc difficile d’ignorer que l’espace chez Sorel contribue à la vraisemblance proprement sorélienne. Contrairement à d’autres romanciers comme de Gomberville qui n’hésitent pas à plonger leur protagoniste dans un naufrage un jour et à le mettre au milieu d’un désert le lendemain, Sorel cherche à représenter un lieu et un temps fortement liés par la causalité logique dans le Palais d’Angélie. Cette liason causale naissant dans le genre comique/ anti-romanesque reflète la forme de réalisme qui impose un lieu et un temps bien définis. L’avertissement de Francion revient sur ces « restrictions » que sont le palais ou le présent : l’histoire-cadre devient non pas une excuse pour raconter des histoires 21 La mise en abyme de l’auteur-narrateur ainsi que le parentage du texte semble une sorte d’obsession de Sorel. Bien des années plus tard il écrira sa Relation de ce qui s’est passé au Royaume de Frisquemore, œuvre mystérieuse qui pourrait être une sorte de parodie-méditation sur la vie, la mort et la narration située en « Nouvelle Zembla » (lire « nouvelle resemblance », miroir). Je parle plus longuement de cette nouvelle dans « Frisquemore : A Northern Passage to Literary Creation ». Cahiers du dix-septième. X.1 (2005). Chapitre 2 : L’espace anti-romanesque 40 liées par le « fil du roman » dont parle Furetière, mais les récits intérieurs et récit-cadre développent une relation de plus en plus symbiotique - ou bien, de connivence. 22 Ainsi, dans le Francion, dans le Roman comique, le Gascon extravagant ou le Roman bourgeois (l’histoire de Lucrèce), il existe une relation symbiotique entre la diégèse et les histoires intercalées. Les « Juges rigoureux » sont médiateurs dans l’échange entre intérieur et extérieur, entre enfermement et liberté. Pour continuer le jeu de l’intérieur et de l’extérieur, Sorel met en scène un « extravagant » qui a perdu tout jugement, et comme pour combler le thème du château vient le frontispice du Berger extravagant. Il s’y distingue une porte d’entrée flanquée de deux figures, puis une scène à l’intérieur du bâtiment. Deux fous, sceptre et marotte, et livre, à la main, regardent le lecteur/ spectateur, l’invitant à entrer. Au-dessus de cette porte se trouvent les instruments musicaux nécessaires à tout berger digne de chanter sa poésie à celle qu’il aime : la guitare, la cornemuse, la flûte. Au-delà de la porte, deux autres figures apparaissent dans la cour du château : Lysis et un chérubin. Ces figures allégoriques, symboliques, appellent une double interprétation de leur présence : d’une part, l’allusion évidente au topos pastoral (les instruments, l’amour comme chez d’Urfé), d’autre part, la présence subversive des fous. Au lieu de retrouver Zeus, Mercure, Diane, on retrouve le roi du carnaval. Et, bien qu’il s’agisse d’une parodie des histoires pastorales à part l’appareil, tout le reste suggère un espace fermé éloigné d’un jardin d’Eden comme le Forez. Tout au long de l’Anti-roman donc, le lecteur « subit » une démystification des lieux romanesques. 23 (fig. 2) En effet, Sorel cherche à ridiculiser et à détruire le monde romanesque qui inspire la folie de ces personnages en dessinant une autre vision qui rend compte de la qualité illusoire de toute écriture, et qui expose la déraison. Illusion ne peut refléter qu’illusion, l’écriture ne peut représenter fidèlement que l’écriture. « [J]e me moqueray », annonce Sorel dans la préface du Berger, 22 Il est possible de rapprocher cette relation à ce qu’en dit Derrida : « [C]e bord supérieur ou initial, ce qu’on appelle la première ligne d’un livre, vient faire une poche à l’intérieur du corpus. Il vient prendre la forme d’une invagination par laquelle le trait de la première ligne, la ‹borderline›… se divise en restant la même et traverse le corpus que pourtant elle borde » (Parages 271). Une « différence » se produit et se reproduit entre paratexte et diégèse ainsi que parodie et parodié. 23 Le commentaire de Bakhtine est très juste : « Aux langages des prêtres et des moines, des rois et des seigneurs, des chevaliers et des riches citoyens, des savants et des juristes, de tous ceux qui détiennent le pouvoir et qui sont bien placés dans l’existence, s’oppose le langage du joyeux luron, qui reproduit parodiquement, quand il le faut, n’importe lequel pathétique ; mais il le neutralise en le prononçant » (Esthétique 214). 41 Roman ou anti-roman Fig. 2 : Crispin de Passe. Frontispice, Le Berger Extravagant, première partie Chapitre 2 : L’espace anti-romanesque 42 de ceux qui diront qu’en blasmant les Romans, j’ay fait un autre Roman. Je repondray qu’il n’y a rien icy de fabuleux, et qu’outre que mon Berger represente en beaucoup d’endroits de certains personnages qui ont fait des extravagances semblables aux siennes, il ne luy arrive point d’aventures qui ne soient veritablement dans les autres Autheurs : tellement que par un miracle estrange, de plusieurs fables ramassées, j’ay fait une Histoire veritable. (15) A ceux qui « diront qu’en blasmant les Romans, j’ay fait un autre Roman », il répond « qu’il n’y a rien ici de fabuleux ». L’auteur est donc conscient de son jeu et de ses enjeux. Un mensonge romanesque peut devenir vérité anti-romanesque, mais, ce faisant, il doit annoncer une dépendance, son Autre dont il découle. C’est ainsi que l’intertextualité - parodique et non-parodique - commence à primer sur la textualité. Par exemple, pour pousser plus loin le jeu intertextuel, Sorel fait dire à son personnage Francion qu’il est l’auteur du roman. Le projet de Francion dans « son » roman semble didactique dans sa parodie et résume bien l’histoire du berger dans son contexte : Je descry un homme qui est fou pour avoir leu des Romans et des Poesies, et qui, croyant qu’il faut vivre comme les Heros dont il est parlé dans les livres, fait des choses si ridicules qu’il n’y aura plus personne qui ne se moque des Romanistes et des Poetes si je monstre cette Histoire. (438) L’intention satirique évidente se dédouble grâce à cette insertion intertextuelle du Berger dans L’Histoire comique de Francion, faisant du héros l’auteur de l’anti-roman. Cela reflète la logique de Sorel quant au langage : l’intertextualité prise comme simple relation textuelle permet la transformation de l’étoffe romanesque, invraisemblable, en vérité. Vérité, parce que citer, enlever un texte - en l’occurence les romans pastoraux - de son contexte, le prive de ses référents apparents et met en évidence son essence textuelle, son essence réifiée comme signifiant. Pour toutes ses prétentions à la vérité, l’auteur arrive simplement à une loi, une loi linguistique de parodie et de citation et non pas à une vérité philosophique. Ainsi, restant fidèle à l’espace du frontispice, le livre s’ouvre sur le schisme entre vérité contextuelle et vérité textuelle : « Paissez, paissez librement, cheres brebis, mes fidelles compagnes : la Deité que i’adore a entrepris de ramener dedans ces lieux la felicité des premiers siècles » (19). Ainsi commence le roman. Ces paroles de Lysis, « qui furent ouyes un matin de ceux qui les purent entendre, sur la rive de la Seine en une prairie proche de Saint Clou », montrent rapidement au lecteur l’objet de la parodie de Sorel et la maladie du héros, dont la « cervelle n’estoit pas des mieux faites », ainsi que celle des brebis « galeuses » (19). Comme le note Serroy, l’acte de briser l’illusion d’un langage faux et métaphorique annonce tout le reste du livre et en fait une « longue métaphore 43 Roman ou anti-roman […] du romanesque » (306). Le château joue donc un double rôle : contenir la folie de Louis/ Lysis et, en même temps, poser les limites d’un espace dans lequel un imaginaire de la folie peut se développer à son gré. Si par l’acte de créer Le Berger, Sorel vise à écrire ce que décrit Francion plus haut, un « tombeau des romans » pour les « Romanistes » de l’époque, toujours est-il que l’anti-roman se construit sur cette métaphore de la folie et du roman et ne peut les nier tant ils sont intrinsèques à tout travail parodique. Dans ce sens, dans cette cour intérieure où Lysis se prête à recevoir la flèche du petit amour, où il vit littéralement un roman de bergerie, existe un espace utopique. Or, dans cette écriture anti-romanesque est une oscillation constante entre l’extérieur dystopique et « raisonnable » du château et l’intérieur du fou, mais aussi de tout lecteur qui se perd dans les romans. De l’extérieur peut s’apercevoir la totalité de la scène : Lysis, le petit amour, les deux fous près de l’entrée ; de l’intérieur, l’espace est limité ainsi que la vue, ce qui empêche celui qui s’y retrouve de se situer exactement par rapport à cette totalité. Le livre (l’illusion romanesque cachée dans l’intérieur) établit une relation ludique avec le nonlivre (le monde réel visible seulement de l’extérieur) dans un texte qui les tient tous deux en suspens. Il faut devenir (du moins un peu) fou pour entrer par cette porte, occuper l’espace de Lysis. Non seulement devient-il fou amoureux, mais il se trouve aliéné par la lecture des romans. Occupant l’univers des signes purs (le roman), il cherche donc à plaquer ces mêmes signes sur le monde à la manière de Don Quichotte. Il est possible de dire, suivant la dichotomie entre l’intérieur du château et l’extérieur dans la préface du Francion, qu’une même relation se représente graphiquement sur ce frontispice. Non seulement l’histoire peut-elle se lire de deux façons, mais les signes qui la constituent, risquent de nous conduire dans l’un de ces espaces, nous confondre. C’est précisément à l’intérieur de ce château au frontispice que Lysis extravague. C’est là que le signe perd ses contraintes, ses attaches au modes « réalistes » au dedans d’un endroit qui le confine paradoxalement, le délimite, et le rend conforme à l’hôpital tel que l’explique Foucault (53). Dans la division du monde entre un intérieur fou et un extérieur, l’espace réel géographique et social est à la fois un reflet et une cause de l’invention de l’hôpital, de la définition médicale de la folie. Le château où se trouve Lysis, symbole du « grand renfermement », reflète non pas la conscience, mais sa réaction à cette folie, qui est de l’enfermer dans une « tête creuse », parallèle à l’enfermement des auteurs : « [I]l seroit besoin d’establir un Censeur de livres, qui ne donnast congé qu’aux bons d’aller par le monde, & condamnast les autres à la poussière d’un cabinet » (484). Chez Sorel, donc, le renfermement serait ce contrôle linguistique qui permet de transformer par la logique même du langage, par la citation. La déraison n’est plus qu’un mode déréglé de la raison. Chapitre 2 : L’espace anti-romanesque 44 Lysis, reflet du monde déraisonnable, évoque la division de ce même monde, la différence entre intérieur et extérieur. On ne peut « extravaguer » sans la limite que représente la raison. Ces limites semblent toutefois floues. Autant raison et folie fonctionnent dans une relation symbiotique (que la raison veut cacher), il en est de même de l’hypertexte parodique et de l’hypotexte « sérieux ». Comme Scarron qui mélange à merveille les deux registres, Sorel se rend très bien compte que la parodie et la satire sont des transgressions : « Il y a sous-jacente à la critique de l’institution, l’idée de l’institution, à la contestation de la société réelle, une société idéale » (Marin 110). Les auteurs savent que leur écriture « humaine » et « claire » découle d’un idéal tout aussi impossible que l’âge d’or que veut Lysis, et justement, ils veulent semer cette notion d’un système mis à nu en montrant ses côtés ludiques, ses illusions. C’est sur ce plan que se développe Le Berger extravagant. Ce qui est « vérité » pour Lysis devient « jeu » pour les nobles, qui, l’ayant amené chez eux en Brie pour le guérir se retrouvent, au neuvième chapitre, habillés en bergers et bergères, en train de faire un repas champêtre. « Oronte ayant désir de faire un festin solemnel aux plus gentils bergers qui furent jamais en Brie, avoit faict dresser une longue table sous un berceau de son iardin pour les mieux traicter à la pastoralle » (338). La guérison de Lysis montre que sa maladie (avec l’exception importante de Clarimonde) est contagieuse, que le langage métaphorique de Lysis peut, dans la folie ou bien dans un contexte ludique, affecter, influencer le monde. Bref, Lysis est doté de certains pouvoirs persuasifs, mais il ne faut pas oublier que ces pouvoirs sont, comme dans le palais de Francion, en relation médiatrice avec les « Juges sévères » (« Advertissement d’importance » 63). Le langage de Lysis déborde tout de suite sur le monde réel lorsqu’il décrit la femme dont il est épris : Catherine, ou, pour Lysis, Charité. Par la suite de sa description, Anselme fait peindre d’après ce portrait verbal, un portrait réel de cette Charité, un « portraict faict par Métaphore » (56) : Il y avoit deux branches de corail à l’ouverture de la bouche, & à chaque iouë un lys & une rose croisez l’un sur l’autre. En la place où devoient estre les yeux on ny voyoit ny blanc ny prunelle. Il y avoit deux soleils qui iettoient des rayons parmy lesquels on remarquoit quelques flames & quelsques dards. Les sourcils estoient noirs comme ebeyne, & estoient faits en forme de deux arcs où le Peintre n’avoit pas mesme oublié de mettre des poignees par le milieu, afin que l’on les reconnust mieux. Au dessus estoit le front uny comme une glace, au haut duquel un petit amour estoit assis dedans un trosne ; & pour embellissement de l’ouvrage les cheveux flottoient à l’entour de tout cecy, en différentes sortes. Quelques uns estoient faits comme des chaisnes d’or ; d’autres comme des filets et des reseaux, & la pluspart pendoient comme des lignes aveque l’hameçon au 45 Roman ou anti-roman bout, fourny d’apast pour attirer la proye. Il y avoit quantité de cœurs qui estoient pris à l’amorce, & entre autres un plus gros que ses campagnans, qui alloit justement au dessous de la iouë gauche, tellement qu’il sembloit qu’il servist de pendant d’oreille à cette rare beauté. (55-56) Au premier abord, ce « portrait » rappelle fortement ceux d’Arcimboldo. L’Italien paraît en effet un précurseur de Sorel. Le portrait L’Eté ou L’Automne est, comme Charité, un domaine linguistique traduit en peinture. Pour reprendre une tournure de Debaisieux à propos de L’Isle de la Portraiture, l’art du portrait « se joue de la fixité et de la permanence » (Utopie à la dérive 394). La tête de chou devient un homme qui ressemble à un chou, et vice versa. Quant à l’arrangement de ces légumes, une opération de connotation efface celle de la dénotation, la détruit même, faisant de la connotation la véhicule de la communication. « Les traits […] qui servent à composer une tête », dit Barthes, « ont déjà un sens, et […] ce sens est détourné vers un autre sens » (L’obvie et l’obtus 129). Ridiculisant d’une part toute la littérature précieuse de l’époque par l’emploi du langage poétique exagéré, ce portrait de Charité sert de mise en abyme à tout le procédé de Sorel, de mettre à plat le langage métaphorique et allégorique des romans. Pictura et poesis se butent l’une contre l’autre dans la formule anti-romanesque. Ce visage incarnerait pour Lysis une extension de la Nature, du monde entier, d’une beauté universelle. Il en serait de même pour le lecteur, si ce n’était pour le style. En effectuant dans le portrait une transcription littérale des métaphores de Lysis, Anselme provoque le choc d’un code littéraire avec la réalité. Cette confrontation, note Serroy, force la destruction de l’illusion romanesque traditionnelle : « Sorel ne fait ainsi rien d’autre, à travers le Berger extravagant, que de démonter la métaphore romanesque pour la faire apparaître comme illusoire » (306). Ou bien, comme le constate très justement Erica Harth : « In the real or serious portrait of Charité […] referent and meaning would be one. The sign would be totally transparent » (56-57). En effet, en écrivant l’« histoire » de Louis en tant que Lysis, Sorel réussit à déconstruire (pas détruire) non seulement le langage des bergers et des bergères, mais aussi l’armature idéologique qui le sous-tend. C’est le mythe d’un âge d’or dans lequel l’allégorie ne transmet (fig. 3) plus son signifié. Seule vérité possible : montrer un fou qui croit à l’impossible et, par la suite, analyser sa confrontation avec le monde réel. Justement, l’âge d’or, ridiculisé chez Sorel et intégré dans les mythes de la noblesse chez d’Urfé, est au centre d’une confrontation de codes littéraires parce qu’il est le mythe même de l’u-chronie, de ce qui existe hors du temps. Il est aussi mythe de l’ou-topos, du non-lieu. C’est pourquoi le temps et l’espace troublent tant le soi-disant berger et pourquoi leur présence est si bien définie, dès le frontispice même, chez Sorel. On a souvent noté la longueur Chapitre 2 : L’espace anti-romanesque 46 Fig. 3 : Crispin de Passe. Portrait de Charité 47 Roman ou anti-roman du Berger, quelque huit cents pages y compris les remarques. La succession d’épisodes qui visent l’un ou l’autre des romans comme L’Astrée, Amadis de Gaule ou l’Arioste, place sans cesse le héros dans une position d’interdépendance littéraire. Il ne peut échapper au jardin ; non seulement parce que ce « jardin » n’existe pas, mais aussi parce que l’espace de sa folie est trop étroit. L’espace du texte - L’Astrée, Amadis, le visage de Charité - ne saurait imposer ses règles utopiques dans la compagnie d’Anselme. Pour être efficace dans la (re)création d’un lieu, il doit cacher la transcription du lieu. Louis Marin remarque cependant que « le discours travaille en forme de texte parce qu’il parle de l’espace et que l’espace, lorsqu’il est dit, provoque nécessairement des effets dans le discours » (152). En jeu sont deux territoires d’effets sur le discours, des territoires où il est possible d’imposer la notion de lieu ou de la détruire, ce qui signifie que Lysis se condamne non pas en croyant que la Brie = le Forez, mais en voulant le dire. C’est au niveau de la parole que le berger se perd parce que, comme dans l’épisode de l’Echo, il y a un éternel décalage entre le monde et la façon dont il veut le reproduire et l’influencer par son discours. Le référent (Forez) n’est qu’apparence et son sens est l’illusion à laquelle Lysis demeure aveugle. L’utopie forézienne ne peut exister que textuellement et ce texte, Sorel l’exprime par la bouche d’un extravagant. Le tout semble contenu dans l’espace, dans le temps, dans la raison, comme dirait Foucault. Les fables, à l’encontre du présent, deviennent histoire, voire l’Histoire. Le travail de Sorel n’est pas de nier l’« espace du texte », 24 mais, avec l’exemple de Louis, dans la même tradition de l’exempla, de confirmer, de définir la textualité de cette utopie forézienne et de la mettre en médiation ludique. Chez Sorel, le lieu et le lieu-dit ne doivent jamais se confondre, si ce n’est pour dévoiler tout de suite le jeu après l’avoir joué. Mais, s’il faut croire Sorel lorsqu’il dit dans son avertissement à Francion que son palais contient des « juges rigoureux », il serait utile de continuer la discussion du topos du lieu anti-romanesque et de sa relation avec les frontispices, surtout si ceux-ci existent pour guider le lecteur. Une question impor- 24 Sur l’espace du texte, Marin explique : « [C]’est pour nous apercevoir que la façon de raconter l’histoire constitue l’histoire elle-même, que l’histoire ne raconte jamais que la manière dont elle s’y prend pour raconter et que c’est là son objet : ‹narrativisation› d’un procès de production du sens, telle serait l’opération que l’analyse de l’espace dont parle le discours nous permettrait de cerner par trans-formation [sic] de cet espace référent fictif… en un espace qui est celui du texte. Ce n’est pas une simple métaphore du sens du mot espace, puisque cet espace est celui des opérations, des relations et corrélations achroniques par lesquelles un discours narratif-descriptif parlant d’espace devient un texte, produit du sens qui est en deçà ou au-delà de ce référent apparent » (151). Chapitre 2 : L’espace anti-romanesque 48 tante à laquelle il faut s’adresser avant de voir si le système binaire (la Brie = le Forez, ou, plus précisément, la Brie ≠ le Forez) est celui de la direction vers laquelle Sorel semble vouloir guider son lecteur ou sa lectrice. Si les textes de d’Urfé ainsi que le discours de Lysis peuvent se considérer comme des espèces d’utopies perdues dans un âge d’or, dans un « château en Espagne », il s’agit d’un discours « qui s’organise intransitivement comme le discours de sa propre constitution. Et la question du texte résulte d’une distraction ou d’un détournement du lieu » (Marin 152). Chaque fois que Lysis veut sortir un élément de sa pensée, organisée selon le schéma du roman de bergerie, il a recours à un verbe transitif, mais qui n’a d’autre objet que lui-même, qui ne produit pas de métamorphose mais qui engendre simplement la métaphore. Bien sûr, l’opposition Forez/ Brie n’est qu’un détournement opéré par l’illusion du roman. Autrement dit, le « lieu » du texte sorélien n’est couché ni en Forez ni en Brie, qui sont des « détournements » (dirait Marin). De nouveau, Sorel, qui se méfie du langage et de la communication de la « vérité » par des « fables ramassées » (Préface du Berger), cherche à transmettre une vérité sur le langage (lieu rhétorique) à travers la représentation du lieu réel. L’auteur sait qu’en situant temporellement et géographiquement son roman il (r)ouvre un débat sur la représentation d’un lieu, et, avant tout, sur la forme du discours qui le représente, sur le pouvoir et l’efficacité du discours. Un « lieu » rhétorique, selon Kibédi-Varga, est « un terrain d’entente stratégiquement choisi » (« Les lieux » 108). 25 Ce terrain chez Sorel est le langage ampoulé, la rhétorique fleurie de d’Urfé, de Nervèze, de Balzac. Témoin un livre de Puget de La Serre, paru en 1624, Le Bouquet des plus belles fleurs de l’Eloquence. 26 Ce recueil anthologique de styles « éloquents » allant d’une rhétorique du Palais de Justice au style de la Cour, semble une « [t]entative presque comique de concilier les inconciliables » (Fumaroli 543). Les contradictions, les confrontations linguistiques qui jouent révèlent les conflits idéologiques évidents dans le recueil de La Serre. Par exemple, un des auteurs cités par La Serre, Du Vair, veut une « oraison parfaictement élaborée, ornée de graves et sages sentences » (Fumaroli 511). En revanche, Du Perron, cité lui aussi par La Serre, épouse une écriture claire et « humaine », similaire à celle prônée par Théophile, Sorel, Claireville, Scarron : « Je ne laisseray point de redire ce qu’il faut avoir de maximes principales, de parler simplement, pure- 25 Implicite dans ce lieu, alors, est la position de celui qui parle et de celui qui écoute. Le chapitre 4 de cette thèse traite en détail de cette notion. 26 Le titre entier est Le Bouquet des plus belles fleurs de l’Eloquence cueilly dans les Jardins des Sieurs Du Perron, Du Vair, D’Urphé, Daudiguier, de Rousset, Coëffeteau, Berteaud, Malherbe, La Brosse, La Serre (Paris : Billaine, 1624). La nature hétéroclite de l’œuvre, évidente dans le titre, montre parfaitement le parler et la parodie du berger. 49 Roman ou anti-roman ment et clairement, d’user des termes propres et signifians, qui ne defaillent ni superfluent, bien arrangez, sans transposition […] » (Du Perron in Fumaroli 519). La distance qui sépare Du Perron et Du Vair est celle qui marque l’aliénation de Lysis : le berger existe sur l’élaboration ornementale dont parle le rhéteur tandis que l’anti-romancier veut ramener l’ornement à son sens propre, « sans transposition ». Dans ce sens, le visage de Charité, avec son allure végétale monstrueuse, est une mise en abyme des contradictions présentes dans l’économie linguistique de ces années vingt. Sorel les met devant le portrait de Charité par Crispin de Passe, un portrait qui s’oppose directement donc au frontispice du livre de La Serre. Sans parler d’un véritable dialogue entre ces auteurs et ces artistes, il semble tout de même nécessaire de parler de relations dialogiques profondes. Sur cette gravure, qui, par une coïncidence extraordinaire est aussi signée Crispin de Passe, chaque fleur porte le nom d’un auteur dans le recueil. Chaque variété de fleurs représente une espèce d’éloquence qui, prises ensemble, forme un bouquet entier. Ce n’est pas un hasard que le vase, avec son emblème royal à la tête de lion, les contient toutes. Le frontispice, au dire de Fumaroli, suggère « que le centre de gravité des lettres françaises est désormais à la Cour » (543). Si, en effet, la cour de Louis XIII se montre capable d’incorporer, de recueillir les divers styles rhétoriques de l’époque, une comparaison avec le portrait de Charité et le frontispice du Berger avec celui du Bouquet, prouve que Sorel aborde ces « Jardins des Sieurs » d’une manière bien différente. Etant allégoriques, ces fleurs déguisent le langage, dissimulent le danger de la métaphore filée que représente une promenade dans ces « jardins ». Il faut se demander si Sorel ne se moque pas de la « vraye Eloquence » de Du Vair, qui pose la question en ces termes (fig. 4): La vraye Eloquence, n’est point une Philosophie du néant, qui consiste en questions curieuses, vaines, inutiles, sans forme. Au contraire […], elle est toute solide, réelle, active, comme fondée sur le carré permanant de la vertu, d’où elle prend sa lueur, sa trempe, son tranchant. Vérité que les vieux Druides portoyent escrite sur le front, pour dire que comme le front est un indice du cœur, dont il marque les passions, ainsi il rendoyent tesmoignage du devoir de leur charge […]. (Du Vair, in Fumaroli 539) Ainsi le lecteur retrouve l’image « Druide » du « petit amour » que décrit Lysis sur le front de Charité : « Au dessus estoit le front uny comme une glace, au haut duquel un petit amour estoit assis dedans un trosne » (Berger 58). Cette correspondance supposée par Du Vair entre intérieur et extérieur, entre la solidité et le carré, lequels forment l’éloquence de la vérité et de la vertu selon lui, s’affuble d’autres significations chez Sorel et chez les anti-romanciers en général. Cette valeur essentielle du langage s’assujettit, chez Sorel, à ces Chapitre 2 : L’espace anti-romanesque 50 Fig. 4 : Crispin de Passe. Frontispice, Le Bouquet de plus belles fleurs de l’Eloquence 51 Espace et vraisemblance « juges rigoureux » (Préface de Francion). Tandis que pour Du Vair il s’agit d’une économie transcendantale de la langue (« La parole extérieure qui se forme par la voix […] n’est que la marque et l’image de l’intérieure qui se forme en la pensée » [Fumaroli 516]), chez Sorel cette économie du lieu de la vérité est toujours mise dans la bouche de différents personnages soit fous, soit graves, soit légers. On peut comprendre que le lieu que Sorel veut établir n’est pas le pays de Brie, non plus que Paris ou Saint-Cloud, tous mentionnés dans Le Berger, mais un espace qui n’est ni tout à fait intérieur ni tout à fait extérieur au château qui « contient » Lysis sur le frontispice de la même manière que les guillemets contiennent le discours (cf. Chapitre 3). Ceci est d’autant plus vrai que le choix de Crispin de Passe, un graveur renommé, fait que le lieu de production de son texte vacille constamment entre ce centre déstabilisé du fou et un extérieur « légitime ». La muraille du château semble contrôler et délimiter tout en permettant l’expansion des folies de Lysis jusqu’à inclure les nobles qui s’habillent en bergers et bergères pour « jouer » avec celui-ci. Cet espace de « renfermement » ne se limite pourtant pas à celui du berger, car il faut considérer l’importance du jeu théâtral, autre « espace » épistémologique. Dans Le Berger, le théâtral se manifeste à la fois dans le déguisement des nobles en bergers et dans la rencontre de l’illusion. Par exemple, lorsque Lysis monte sur la scène de l’Hôtel de Bourgogne afin de parler avec des acteurs jouant le rôle de bergers (99-100). Evidemment, ceux-ci ne comprennent rien au « vrai » langage des bergers que parle Lysis, la comédienne « ne put trouver ce qu’elle avoit à dire » (100). La tentative de communication échoue. Espace et vraisemblance Tandis que l’anti-roman met à nu l’illusion, en confinant la folie de Lysis, tout au plus, à un espace ludique aux limites très nettes, le roman héroïque et sentimental, quant à lui, réaffirme à sa manière les bases réalistes romanesques en les greffant sur un fond idéologique clairement noble où la vraisemblance tire une partie de son effet de son cadre historique et de la poétique épique. Dans la préface d’Ibrahim (1641), Mlle de Scudéry compare l’écriture d’un livre à l’édification d’un bâtiment dont la « pierre de touche », ce qu’elle appelle la « pierre fondamentale », est la vraisemblance : observation de l’Histoire, choses vues, événements possibles et impossibles, et, surtout, observation des bienséances. « La vraisemblance », écrit Mlle de Scudéry en 1641, Chapitre 2 : L’espace anti-romanesque 52 [est] comme la pierre fondamentale de ce bastiment, et ce n’est que sur elle qu’il subsiste. Sans elle, rien ne peut toucher ; sans elle rien ne sçauraoit plaire ; et si cette charmante trompeuse ne deçoit l’esprit dans les Romans, cette espece de lecture le dégouste, au lieu de le divertir. J’ai donc essayé de ne m’en éloigner jamais : j’ay observé pour cela les mœurs, les coûtumes, les lois, les religions, et les inclinations des peuples : et pour donner plus de vray-semblance aux choses, j’ay voulu que les fondemens de mon Ouvrage fussent historiques, mes principaux personnages marquez dans l’Histoire veritable comme personnes illustres, et les guerres effectives ». (Préface d’Ibrahim 45-46) Base de toute écriture romanesque en tant que principe abstrait, la vraisemblance se voit donc comme le fondement essentiel de l’« architecture ». Mlle de Scudéry reconnaît à cette « pierre » une puissance « magique » qui permet, en outre, de confondre, « par une main adroite », vérité et mensonge : « lors que le mensonge et la verité sont confondus par une main adroite, l’esprit a peine à les démesler et ne se porte pas aisément à détruire ce qui luy plaist » (Préface). La main de l’auteur peut donc cacher son jeu du moment que cela plaît au lecteur. Comme tout livre, celui de Scudéry contient des indices qui dirigent le lecteur vers la découverte de sa nature fictive. Cette préface n’en est pas le moindre exemple. Par un mouvement inverse, l’auteur signale une méthode de travail, celle de cacher par l’usage de l’Histoire, « par une main adroite », sa substance inventée. Sa démarche informe et influe sur d’autres manières d’obfusquer la transformation de l’Histoire en histoire ou la réalité en fiction, ce qui signale l’existence d’un code linguistique développé. La notion d’un code historique vraisemblable intervient au moment de toute lecture romanesque, mais elle s’impose avec une force particulière lorsqu’il s’agit de la vraisemblance au dix-septième siècle (un code esthétique cachant des préjugés sociaux). Ceci est particulièrement vrai dans les jeux de citations historiques pour Scudéry, et citations littéraires pour Sorel. Comme l’affirme Barthes dans S/ Z, le code « est une perspective de citations, un mirage de structures ; on ne connaît de lui que des départs et des retours ; les unités qui en sont issues (celles que l’on inventorie) sont elles-mêmes, toujours, des sorties du texte, la marque, le jalon d’une digression virtuelle vers le reste d’un catalogue […] » (27). Ce qui importe dans cet argument semble être cette « perspective de citations », qui paraît inévitable. Ce n’est pas que Scudéry veut avant tout faire reconnaître l’artifice de sa propre œuvre, c’est qu’elle lui reconnaît un pouvoir (une histoire) qui la soulève (comme un bâtiment) au-dessus des écrits des autres écrivains. Par opposition, Sorel change la perspective citationnelle du discours de Lysis, le ramène au présent, le change de contexte pour le rabaisser et pour dévoiler ce que Barthes nomme le « mirage de structures ». Scudéry en fait de même en plaçant ses histoires 53 Espace et vraisemblance d’amour et de guerre dans un contexte historique. La lutte de Sorel, des autres anti-romanciers et de Scudéry est essentiellement celle d’un positionnement stratégique pour des « lieux » de citation : une relation de pouvoir. Dans cette optique, le choix du lieu comporte un engagement de l’auteur et du lecteur. Pour le cas des anti-romanciers, le positionnement est marginal, « réaliste », et contient une dose importante de libertinage. Cette liberté se traduit dans le comportement des personnages, dans la forme des anti-romans, et dans le libre-jeu du langage que le lecteur y rencontre. (C’est, comme il se verra prochainement, un libre-jeu surtout dans le sens que l’anti-romancier libère les signifiants de leur pouvoir symbolique original). Mlle de Scudéry, au contraire, promulgue un discours qui ressemble au vase de La Serre (cité plus haut), réceptacle autoritaire de toutes les formes de rhétorique. Afin d’employer sa « pierre fondamentale », Scudéry accapare ci-dessus l’autorité de « personnes illustres et [d]es guerres effectives », alliant à son discours celui de l’Histoire. Chaque nom, comme chaque lieu, est motivé - du moins, il semble motivé - par l’Histoire et n’a d’autre besoin que de se conformer, selon les bienséances, à cet idéal pour ne pas révéler son jeu. C’est ainsi que file la métaphore : Mlle de Scudéry décide de ne pas « s’éloigner » de sa « charmante trompeuse », toute intervention textuelle semble « vraisemblable » et motivée si elle est justifiée par le régime spatial. La métaphore spatiale semble être une ouverture dans le roman établi où celui-ci diffère d’un métalangage historique, architectural. Il devient ainsi possible de comprendre que le château de Carisatis dans Clélie (1654-60) s’étale sur une dizaine de pages (796-805), par exemple. La description du palais d’Ibrahim en occupe, elle, soixante et une (201-262) ! D’où vient l’accusation de René Godenne, que Mlle de Scudéry abuse de termes excessifs comme « merveilleux », « magnifique », « extraordinaire », « pompe », « symétrie », et de lieux communs (42n). Ces descriptions, la force qu’elles tiennent du personnage historique et de la variété discursive de la description, sont évidemment censées susciter l’admiration du lecteur, comme l’héroïne Clélie dans le chapitre précédent. « Ces châteaux et ces parcs », affirme Floeck dans Esthétique de la diversité, « n’étalent pas leur magnificence sans raison : leur splendeur doit rejaillir sur le maître des lieux » (124). Le but n’est pas seulement d’éblouir le lecteur par une surabondance de mots et de choses, mais, puisqu’il s’agit de romans à clef, de renforcer une impression du présent par son placement dans l’Histoire. C’est le « retour » et le « détour » du code et de l’inventaire dont parle Barthes. Si le frontispice de L’Astrée suggère la diversité de son intérieur, celui du Berger la division, Clélie intime le contraire. L’héroïne du roman semble douée de toute la perfection humaine, une perfection absolue qui s’étale sur la noblesse entière, et le frontispice du roman reflète bien ces valeurs qui se Chapitre 2 : L’espace anti-romanesque 54 veulent solides, car la gravure représente une architecture peu ornementée. Le lecteur voit l’entrée d’un château donnant sur une cour intérieure, flanquée de deux colonnes au-dessus desquelles une couronne repose sur le faîte. A l’intérieur se distingue une espèce de monument sur lequel se lit « Clélie, histoire romaine ». A l’arrière-plan se trouvent deux autres colonnes rappelant l’équation d’intérieur et d’extérieur émise plus haut par Du Vair. Tout le bâtiment existerait donc comme support du pouvoir royal. Reflet de l’extérieur, ces colonnes laissent rêveur. Pas besoin de clé (car Clélie est en effet un roman à clef), un espace en vaut un autre. N’est-ce pas le signe d’un roman dont l’univocité est apparente dès ce frontispice où l’intérieur (le récit, le mot, le signifié) renvoie sans distorsion à l’extérieur (le genre, la noblesse, le titre, les signifiants) ? Dans ce roman à clef, ces signifiants ont aussi leurs référents à la Cour. De même, comme la couronne à l’extérieur du bâtiment n’est qu’une légère transposition de la couronne de lauriers, le dix-septième réincarne la gloire romaine. La vérité se place au-dessus du bâtiment et dedans, transcendantale dans son autorité, sans impureté apparente. Le chemin que suit le roman semble donc bien clair : celui du signe où la relation entre signfiant et signifié semble d’emblée motivée, où leur adhésion peut s’expliquer par un « je ne sais quoi » ou d’autres phrases qui rappellent l’hégémonie d’une idéologie dominante. Les anti-romanciers comme Scarron, Claireville, Furetière vont déblayer un autre terrain. L’anti-roman, grâce à ses (fig. 5) personnages fous, à son gôut pour l’expérimentation, se permet de chevaucher un langage moins stable qui met en scène ses contradictions. Si, comme le dit Frederic Jameson, l’une des fonctions de l’art est une résolution imaginaire des contradictions présentes et irréconciliables dans la société (Political unconscious 79), l’art anti-romanesque les déshabille ; l’art classique les « cache » par une « main adroite » comme la société enferme dans l’hôpital ceux qui n’étaient pas productifs. 27 Les autres anti-romans surgissent comme un long commentaire sur les vacillations entre vérité et illusion, surtout en matière de description. D’abord, pour contrer le roman des Scudéry, ainsi que celui de la Calprenède et de Gomberville, Scarron va rejeter, par refus d’omniscience, l’ironie (selon Lukacs), c’est-à-dire l’illusion du réel. Il ne rejette pas seulement l’autorité de l’auteur quant au déroulement des événements, mais ce refus ramène 27 Foucault définit la folie comme l’« absence de l’œuvre » puisque les « fous » sont exclus de la société, enfermés, à partir de la création de l’Hôpital général en 1657. En effet, dans l’Edit du roi de 1661 on ordonne que « les pauvres mendiants, valides et invalides, de l’un et de l’autre sexe, soient employés dans un hôpital pour être employés aux ouvrages, manufactures et autres travaux… » (Histoire de la folie 563). Ce sujet sera retranché de nouveau dans le chapitre 3. 55 Espace et vraisemblance Fig. 5 : P. Boulanger. Frontispice de Clélie Chapitre 2 : L’espace anti-romanesque 56 les choses à une série de surfaces. Par exemple, le narrateur interrompt l’histoire pour refuser l’illusion d’un savoir totalisant : Je ne vous dirai point si les flambeaux que tenaient les demoiselles étaient d’argent ; c’est pour le moins : ils étaient plutôt de vermeil doré ciselé, et la salle était la plus magnifique du monde, et, si vous voulez, aussi bien meublée que quelques appartements de nos romans, comme le vaisseau de Zelmandre dans le Polexandre, le palais d’Ibrahim dans l’Illustre Bassa, ou la chambre où le roi d’Assyrie reçut Mandane dans le Cyrus, qui est sans doute, aussi bien que les autres que j’ai nommés, le livre du monde le mieux meublé. Représentez-vous donc si notre Espagnol ne fut pas bien étonné dans ce superbe appartement […]. (68-69) Plus qu’une simple moquerie des procédés romanesques, ce passage reflète l’attitude ludique de Scarron envers le vrai et le faux dans le roman. Le vermeil doré « [c]’est la vaisselle d’argent, ou du cuivre doré avec de l’or de ducat dessous en poudre par l’eau forte, & amalgamé avec du mercure, dont on fait un enduit sur l’ouvrage », selon le Dictionnaire universel de Furetière. Cette référence peut être couplée avec celle des « diamants d’Alençon » à la page 48, car cette ville est célèbre pour ses faux diamants (388n). Scarron invite le lecteur à gratter la surface de la « pierre fondamentale » du vraisemblable pour découvrir le dessous, imposant plus fortement la « scriptibilité » du texte anti-romanesque, comme l’explique Barthes dans S/ Z (10). Ce passage reflète d’autant plus le caractère double d’une « œuvre-Janus » (Serroy 481) puisqu’il se trouve enfoncé dans une histoire intercalée, « L’Histoire de l’amante invisible ». Scarron, tout en insérant du romanesque dans son histoire, révèle une qualité fictionnelle et fortement traditionnelle dans son écriture. Cela renvoie également le lecteur au système de signes romanesques superficiels dont le narrateur se sert, ces « meubles » dont il remplit son livre, exactement comme le fait Sorel dans Le Berger avec des « fables ramassées ». Dans ce sens, ces « histoires » rapportées peuvent refléter la poétique de Scarron au premier niveau de récit, qui doit sembler plus « réaliste ». Par des procédés similaires à ceux trouvés dans Le Roman comique, Le Roman bourgeois met en relief le thème « architectural » du vraisemblable romanesque. Furetière, juste après avoir annoncé son intention de « chant[er] les amours et les advantures de plusieurs bourgeois de Paris, de l’un et de l’autre sexe » (903), conduit le lecteur à la place Maubert, le quartier « le plus bourgeois » (904). Il lui apprend par la suite qu’« Un autre autheur moins sincere, et qui voudroit paroistre éloquent, ne manqueroit jamais de faire icy une description magnifique de cette place » (603). L’humour vient du fait qu’en disant comment écrirait un auteur traditionnel, c’est-à-dire, comment il ne faut pas faire, il effectue une autre description (et une description autre) 57 Espace et vraisemblance par la prétérition. En l’occurrence, il « construit » un roman, juxtaposant, à la manière de Sorel ou de Scarron une écriture à côté d’une autre : N’ayez pas peur qu’[un auteur conventionnel] allast vous dire (comme il est vray) que c’est une place triangulaire, entourée de maisons fort communes pour loger de la bourgeoisie ; il se pendroit plutost qu’il ne la fist quarrée, qu’il ne changeast toutes les boutiques en porches et galleries, tous les aulvents en balcons, et toutes les chaînes de pierres de taille en beaux pilastres. (904) Quoique le numéro trois et le triangle aient normalement un sens profondément religieux, il s’agit ici d’une place imparfaite de nature en comparaison avec la géométrie de la Place Royale ou de Versailles, lieux « nobles » où prédominent le carré et le rectangle ; imparfaite aussi dans la rhétorique de Du Vair citée plus haut : « [La vraie éloquence] est toute solide, réelle, active, comme fondée sur le carré permanent de la vertu. » Sa mise à plat de la vie bourgeoise et de la fantaisie des « faiseurs » de romans paie le prix de sa recherche de la vérité (« comme il est vray »). Adam affirme, d’ailleurs, l’exactitude de sa description et de son choix de la place Maubert et de l’église des Carmes comme des endroits fort fréquentés des bourgeois (1444n). Mlle de Scudéry, en appelant la « pierre fondamentale » de la vraisemblance la « charmante trompeuse », loue surtout les effets de la langue. Elle va donc à l’encontre de l’auteur du Dictionnaire universel qui produit le comique en reduisant à zéro l’illusion du narrateur : [Q]uand il viendroit à décrire l’église de Carmes, ce seroit lors que l’architecture joueroit son jeu, et auroit peut-être beaucoup à souffrir. Il vous feroit voir un temple aussi beau que celuy de Diane d’Ephese ; il le feroit soûtenir par cent colomnes corinthiennes ; il rempliroit les niches de statues faites de la main de Phidias ou de Praxitelle ; il raconteroit les histoires figurées dans les bas reliefs, il feroit l’autel de jaspe et de porphire ; et, s’il luy en prenoit fantaisie, tout l’édifice : car, dans le pays des romans, les pierres précieuses ne coûtent pas plus que la brique ou le moilon. (904-905) Furetière souligne le « jeu » de l’architecture dans la description romanesque en vendant bon marché les « pierres précieuses » qui fournissent les matériaux de la description. Il importe de noter ici que la figure de l’espace romanesque comme bâtiment correspond de plus en plus, au cours du siècle, non pas au lieu décrit, mais au lieu de l’énonciation. Comme dit la plaideuse Collantine, « [J]’estime autant et plus un procureur qu’un gentilhomme » (1042). Le jeu du « lieu » prend plus d’importance lorsqu’elle poursuit : « [I]l n’y a point de gentilhomme, tant puissant soit-il, qui ait pû ruiner le plus chetif procureur ; et il n’y a point de si chetif procureur qui n’ait ruiné plusieurs gen- Chapitre 2 : L’espace anti-romanesque 58 tilshommes. » Collantine, remarque l’auteur, « Sçavoit admirablement son Palais » (1042), c’est-à-dire, sa rhétorique du Palais de Justice. Comme pour Sorel, une dialectique de pouvoir se forme dans le discours de Collantine, sauf que cette fois-ci, il n’y a pas de doute, le romanesque et le procédural ne peuvent se marier. Ni l’un ni l’autre ne sauraient convenablement représenter le monde. Scudéry tente de mettre le lecteur à l’aise avec la description par une infusion de la voix, de l’autorité de l’Histoire. Son « je » est un « nous » qui, comme le frontispice de Clélie, suggère une certaine homogénéité. 28 De même, l’hiérarchie de signification que met en evidence le frontispice de Clélie, découle d’un pouvoir central et centripète que reflète et soutient cette écriture. Je ne veux pas pourtant peindre un portrait trop simpliste de Mme de Scudéry. Comme le dit Marin, la relation entre pouvoir et discours (flatteur) est symbiotique/ parasitique, fait que Scudéry ne sait que trop bien et utilise à son avantange. Dans l’analyse du « Corbeau et le Renard », Marin constate que le vers « Apprenez que tout flatteur vit au dépens de celui qui l’écoute » est une mise en abyme de relations socio-politiques à la cour où la représentation du pouvoir absolu est le pouvoir absolu parce qu’elle fait la « présente présence », elle rend présent le pouvoir (Le portrait du roi ; il faut voir en particulier 121-129). En l’occurrence, Mlle de Scudéry supporte et « re-présente » (même en l’interrogeant) le pouvoir royal, s’accaparant ainsi son autorité, et ce faisant elle décentre paradoxalement le lieu du pouvoir. Il en est ainsi de la Carte de Tendre, qui écarte le masculin en mettant au centre un lieu géographique et linguistique hautement féminisé. Scarron et Furetière, bien qu’ils invitent le lecteur à participer à la construction de leurs romans, n’hésitent point à lui déplaire, à affirmer l’autorité du « je » de l’auteur. Cette autorité est paradoxale dans le sens que le « je » se partage en deux. L’un se rapproche des narrateurs du récit de Francion, des Fragments de Viau, du Gascon ou de L’Autre monde, et paraît glissant, ne voulant pas s’attacher à un être instable en proie au libertinage : « The men who were denied names by their own period created unnamed and unnameable porte-paroles to underline the universality of the form of alienation these ‹characters› endure », déclare DeJean (Libertine strategies 71). « Je », poursuit-elle, « is not only ‹un autre› but also all those who chose and choose to remain ‹autre› ». Avec la progression de l’anti-romanesque ce discours glissant et libertin disparaît en faveur d’un autre, glissant quelquefois, mais surtout burlesque et parodique. Cet autre « je » semble donc moins 28 Comme dit Scudéry plus haut dans la préface d’Ibrahim, ses personnages sont tous « illustres » et historiques, décrits dans le mode épidictique pour susciter l’admiration du lecteur. 59 Espace et vraisemblance soucieux de l’appellation d’athée que de son rôle dans le texte, et du rôle du lecteur. Des expressions telles que « Je vous laissé à pensé de quoi […] » (714) ou « comme vous allez voir » (692) parsèment le roman de Scarron, invitant le lecteur à partager le récit et même y ajouter sa part, ou à remplir les trous que laisse le narrateur en refusant l’omniscience, par exemple, quand il dit que des nouvelles « ne sont pas venues à ma connoissance » (596). Furetière pratique le procédé d’une manière analogue, comme dans le paragraphe cité ci-dessus. Sa stratégie est évidente aussi dans son emploi de modalisateurs tels que « Je croy que ce fut en cette visite […] » (936) ou de refus d’omniscience : « Si je n’ay pas escrit le combat de l’amour et de la vertu de Javotte, c’est que je n’en ay point eu de memoires particuliers » (1018). Mais le cas de Furetière est particulier lui aussi, parce qu’il refuse non seulement d’assouvir les désirs romanesques du lecteur - « Ne l’appelez plus roman » (1025) - et ceux, anti-romanesques, de co-produire le texte. Tandis que Sorel ou Scarron élaborent des systèmes cohérents de lectures qui fonctionnent dans leur opposition aux traditions romanesques, Furetière, avec son « esthétique du contraire » (Assaf 163) semble frustrer même quiconque veut le lire. Jean Alter précise : Bref, nous n’éprouvons pas, en lisant le Roman bourgeois, le plaisir de créer une œuvre qu’engendre la lecture des romans scriptibles. Et pourtant les stratégies de non-lisible éveillent notre curiosité, nous préparent à chercher et à trouver une pareille originalité dans l’ensemble du texte, esquissent un horizon d’attente d’un roman qui serait proprement scriptible. Notre lecture imposée du Roman bourgeois nous laisse ainsi un goût de déception. (Alter 246) Furetière impose une architecture contraire à celle des romans traditionnels comme il se voit dans son (anti-)description de l’église des Carmes. Il n’est donc pas, selon Alter, « lisible ». De même, il est unique parce qu’il refuse l’interaction ludique de Sorel ou de Scarron en s’opposant à la « scriptibilité » d’un texte ouvert avec un « je » contraignant. Là où Sorel propose cet espace ironiquement utopique du visage de Charité, un « espace » qui invite finalement un bon nombre de nobles à participer à la folie de Lysis, à une fête champêtre, à une lecture « romanesque », Furetière n’y croit pas, ni au roman noble, ni au roman bourgeois. Là où Scarron croit à l’enlèvement et au retour de l’amour de Destin, l’Etoile, ou même à celui d’un curé et de son pot de chambre, Furetière insiste sur le fait que le personnage qui risque de devenir « romanesque » est banni. Ainsi disparaît Javotte de l’espace romanesque de Furetière. Ayant été introduite au « beau » monde, cette jeune bourgeoise se met à lire et à assimiler L’Astrée. Le changement qui se produit en elle pousse Vollichon, son père procureur, à l’enfermer au couvent. Furetière ne se permet point de nous amuser avec les extravagances de Javotte et il l’élimine Chapitre 2 : L’espace anti-romanesque 60 du roman : « Tout ce que j’en ay pu apprendre », écrit-il, « c’est qu’elle fut facilement enlevée [du couvent] par le moyen d’une échelle qu’on appliqua aux murs du jardin, qui estoient fort bas » (1019). Dans ce jardin il n’y a que des choux, dit le romancier, ce qui fait penser qu’il ne s’agit plus en 1666 d’un lieu poétique (ludique ou ironique), mais d’un lieu de production tout simplement, de nourritures terrestres… et bourgeoises. À côté du château : Le Jardin Peut-être faut-il suivre les pas de Boileau dans son Art Poétique : Un auteur quelquefois trop plein de son objet Jamais sans l’épuiser n’abandonne un sujet. S’il rencontre un Palais, il m’en dépeint la face : Il me promène après de térrasse en terrasse. Icy s’offre un perron, là regne un corridor, Là ce balcon s’enferme en un balustre d’or : Il compte des plafonds les ronds et les ovales. Ce ne sont que Festons, ce ne sont qu’Astragales. Je saute vingt feüillets pour en trouver la fin, Et je me sauve à peine à travers du jardin. (158) En effet, il serait impossible de rester enfermé dans le château de Lysis ou la place Maubert. L’architecture et l’espace des écrits anti-romanesques dépassent le « cadre » des frontispices, s’étalant à travers le roman en un réseau symbolique d’où jaillissent des espaces en opposition : le jardin, la ville, la campagne, la scène, la coulisse. La poésie baroque perfectionne l’idée du jardin comme celle d’un locus amoenus, 29 lieu utopique habité par l’amour, l’union, la volupté. L’anti-romanesque le rend dystopique, mais d’abord quelques mots sur la grotte, le locus amoenus classique. « Pourvu qu’un Architecte prenne bien ses allignemens, il est asseuré de la beauté de son bastiment », dit Mlle de Scudéry dans la Préface à Ibrahim ; elle témoigne d’un goût similaire quelques années plus tard dans La Promenade de Versailles (1669), récit d’une journée entière passée dans les jardins du château. Loin de contenir des pages et des pages de descriptions comme dans Clélie ou le Grand Cyrus, La Promenade comprend un récit peu « excentré » avec une suite de conversations dans le jardin et une histoire intercalaire. Toutefois, 29 Cet espace est très répandu dans la poésie. Par exemple, dans « La Solitude » de Théophile : « Corine, je te prie, approche : / Couchons nous sur ce tapis vert,/ Et pour être mieux à couvert,/ Entrons au creux de cette roche » (Anthologie de la poésie française). Ou bien, chez Tristan dans « Le promenoir des deux amants » : « Auprès de cette grotte sombre/ Où l’on respire un air si doux… ». 61 À côté du château : Le Jardin l’esthétique du roman la préoccupe : « Les Romans pour l’ordinaire prennent des noms connus et célèbres pour servir à d’agréables mensonges, mais ici les aventures sont vraies, et les noms sont supposés » (104). Cette substitution de noms rejoint pourtant sa pratique dans les autres romans à clef cités cidessus. Si la transformation des personnages reste au niveau onomastique, la transposition du jardin en texte requiert un travail d’embellissement, car, le Roi « se plaist à faire que l’Art, ou surmonte ou embellisse la nature par tout » (85). Ainsi, pendant la promenade on arrive à la grotte. Ce symbole de l’esthétique nocturne baroque se voit métamorphosé en espace d’illumination royale : « la devise du roi […] au haut de la grotte, comme un astre dominant en tous lieux » (73). L’universalité du signe couvre toute ambiguïté qu’il y aurait dans le texte. Il n’est pas besoin de chercher le beau, le bon ou le vrai : ils sont tous incarnés dans ce jardin dont chaque plante pousse grâce au roi et porte la marque de son toucher embellissant. « Le Roi, à Versailles […] fait œuvre prométhéenne », écrit Néraudau (208). Quoique l’histoire racontée découle des goûts plus classiques, l’esthétique de Mlle de Scudéry rejoint encore ses bases originales dans le pouvoir royal et celui du signe. Le symbolisme de Félibien, théoricien de l’art, est encore plus explicite et fait de la grotte un « lieu de repos » : Le Roy va de fois à autre prendre quelque relasche, et se délasser de ses grandes et illustres fatigues, sans que ce repos l’empesche de retourner aussitost au travail avec la mesme ardeur que le Soleil qui recommence à éclairer le monde au sortir des eaux où il s’est reposé. (« Description de la Grotte de Versailles » dans Macarthur 185) Cette descente solaire, apollonienne, dans la grotte, qui montre la « subjugation » de la nature (Macarthur 186), dévoile aussi la subjugation du texte descriptif. Si le jardin est lui-même un espace artificiel, rendu plus beau, il représente une sorte de texte que l’on ne pourrait citer car, comme le dit Macarthur, la plupart des visiteurs sont émerveillés et ne trouvent pas leurs mots (ils sont devant le sublime). Il n’en est pas de même pour la descente dans une caverne, qui provoque d’autres réactions dans un épisode parallèle du Francion. Le héros de Sorel raconte son rêve extraordinaire, qui dure une dizaine de pages. Au cours de ce rêve des plus hallucinatoires, il tombe dans une caverne remplie de seins. Il y rencontre une femme qui lui fait boire de l’urine, ce qui provoque la réaction violente du héros et l’incite à la frapper. [S]on corps tomba tout par pièces. D’un costé estoit la teste, d’un autre les bras, un peu plus loing estoient les cuisses : bref tout esoit divisé : et ce qui me semble esmerveillable, c’est que la pluspart de tous ces membres ne laisserent pas peu après de faire leurs offices. Les jambes se prome- Chapitre 2 : L’espace anti-romanesque 62 noient par la caverne, les bras me venoient frapper, la teste me faisoit des grimasses, et la langue me chantoit injures […] Je pensay que si toutes les parties de son corps estoient rejointes ensemble, elle reviendroit en son premier estat […] mais sa langue s’escria que je n’avois pas pris ses testons mesme et que ceux que j’avois mis en son corps estoient d’autres que j’avois ramassés emmy la caverne. (151) Il n’est pas de notre propos de détailler les divers éléments du rêve de Francion, mais il faut noter que l’imagerie explicitement sexuelle a une signification qui reflète, selon Debaisieux, le processus de « composition hétéroclite » du Berger citée plus haut (« Tombeau » 171). Encore plus intéressant pour l’anti-romanesque est cette image de la caverne, car, si en effet cet épisode anticipe les fables ramassées du Berger, il est fort indicatif du statut du signe linguistique chez Sorel et chez d’autres anti-romanciers. En effet, Sorel puise la caverne, métaphore de la création, de la mimésis, d’un genre. Sa connaissance de cette littérature romanesque s’emploie à des fins plaisantes et ludiques en même temps qu’il poursuit un pouvoir et un savoir. Comme le dit Dalia Judovitz dans The Culture of the Body, « the question of the body and its modalities of cultural becoming are…embedded in the larger social, institutional and technical practices that sustain the horizon of embodiment » (3). Si l’on peut considérer l’« horizon de l’incorporation » (embodiment) comme une sorte de géographie qui permet de situer le corps dans un processus épistémologique, ce passage tente de dépasser les limites du savoir corporel et la pensée sociale qui l’entoure. Dans un chapitre entier dédié au rêve de Francion, Wim De Vos note en détail des correlations allégoriques entre les épisodes du rêve et le platonisme (voir Le Singe et le miroir). Sans nier ces liens, en parler uniquement c’est réduire la création littéraire à un processus purement mécanique - ce dont l’auteur du Francion a profondément peur, et c’est cette peur qui motive le rêve. L’auteur explique dans l’Avertissement du Francion : « [Quelquefois] j’estois assoupy, et a moitié endormy, et n’avois point d’autre mouvement que celuy de ma main droite. L’on peut juger que si je faisois alors quelque chose de bien, ce n’estoit que par accoustumance » (63). Répétition et habitude (et la peur d’être machinal, peur des genres littéraires « féminins ») informent le corps et influencent le processus scriptural, inscrivant le corps (littéralement et littérairement) dans l’opération d’écrire ainsi que dans la formation identitaire du héros. Il s’agit bel et bien d’une construction d’une identité comme l’écrit Kristeva : Avant d’être comme, ‹je› ne suis pas, mais [je] sépare, rejette, ab-jecte […] Au bénéfice du moi ou contre le moi, de vie ou de mort, les pulsions ont pour fonction de corréler ce ‹pas encore moi› à un objet, pour les constituer, l’un et l’autre. Dichotomique (dedans-dehors, moi-pas moi) et 63 À côté du château : Le Jardin répétitif, ce mouvement a … quelque chose de centripète : il vise a placer le moi comme centre d’un système solaire d’objets. Qu’à force de revenir, le mouvement pulsionnel finisse par devenir centrifuge, à s’accrocher donc à l’Autre et à s’y produire comme signe pour faire ainsi sens… (Pouvoirs de l’horreur 21). Le morcellement du corps féminin, du corpus littéraire « féminisant » miroitent le travail de création de l’anti-roman, lieu de violence, de désacralisation. L’auteur en est sans doute conscient : le franc libertinage du passage fait peut-être rire, mais prime la difficulté qu’éprouve Francion à assouvir ses désirs ; sa violence détruit le corps de la fille mais sa reconstruction échoue, et tout au long de cette opération le héros reçoit les injures de la langue (« qui me chantoit des injures ») qu’il ne peut faire taire malgré tout. Sa tentative de se débarrasser de l’Autre fait naufrage, la caverne ne mène pas à l’idéal, mais à son imitation. Non seulement un idéal amoureux se détruit dans cette caverne onirique, mais l’idéal linguistique et le fantasme d’une production littéraire pure et non-bâtarde aussi, car le rapport entre l’érotisme et la langue, qui semble étroit, est finalement voué à l’échec de la même façon que le désir de Francion : créer une nouvelle langue, élevée et poétique, pour parler de l’amour physique ne réussit pas avant l’abandon du groupe de jeunes libertins : « La bande des Généreux » (Ch. 4). N’arrive-t-on pas aux « juges rigoureux » à l’intérieur du palais dont parle l’auteur dans son avertissement ? Comme le corps de la fille, son discours s’éparpille partout et résiste à une interprétation unique. Ou bien, si cette fille fragmentée, morcelée, représente une mise en abyme du processus de création de l’auteur, on peut dire que tout en la mettant en « pièces », son discours (sa langue) continue, entièrement disloqué du corps. « The dream », constate DeJean, « reaffirms the link between physical and verbal importance » (Libertine Strategies 150). « In the case of the libertin, the master of linguistic activity always realizes […] that he cannot control either the babbling tongues of the text or his life » (152). Même la mimésis la plus parfaite, la citation, n’est pas adéquate en l’occurrence, non plus que sa violence. Ainsi la grotte du rêve marque la distance entre les mots et les choses et non pas leur coïncidence. Dans Le Berger, la grotte se lie encore plus ouvertement avec l’écriture romanesque, devenant un lieu de production. Or, Lysis, ayant choisi Clarimond pour écrire son roman, est en train de l’instruire dans la manière de le faire : Ne m’abandonne point, & remarque tout ce que ie diray. Ie m’estois imaginé qu’il faudroit imprimer mon histoire à Paris, mais non, ie ne veux pas que des artisans mercenaires s’y employent ; il y aura des Nymphes qui Chapitre 2 : L’espace anti-romanesque 64 en prendront ici la charge dans quelque grotte. Elles auront des caracteres d’argent et se serviront moins d’ancre que d’or et d’azur. O heureux le papier où seront imprimees mes belles avantures ! ô heureuses les mains qui y travailleront ! ô heureux ceux qui liront de si rares choses ! mais encore plus heureux le Berger Lysis, qui les aura faites, et toy Clarimond qui les aura descrites ! (143) Le berger fait bien sûr l’adéquation du signifiant et du signifié en croyant qu’un caractère en or vaut une histoire en or, mais c’est surtout que la réalisation de cette métaphore prise au pied de la lettre ait lieu dans la grotte des nymphes qui signale la particularité de la scène. Car, à part la motivation mythologique qui place ces déesses dans quelque grotte enchantée, il se trouve ici une liaison directe avec l’épisode onirique où Francion « casse » une femme ainsi qu’avec la grotte comme lieu de mimésis primaire chez Platon. Qui plus est, l’argent et le mot se trouvent souvent ensemble dans la littérature anti-romanesque. Justement, ici entre l’argument de Debaisieux qui décèle tout le symbolisme du singe dans Le Francion. Signe et singe se lient à la contrefaçon, à l’inversion de la langue, de l’homme, de la religion, puisque l’animal est souvent pris pour le Diable, à la sexualité même (Proces du roman 105-111). 30 Ainsi la grotte, comme chez le philosophe grec, marque la distance entre les mots et les choses et non pas leur coïncidence, et rejoint ainsi le jardin dans sa mythologie aliénatoire. Dans les Fragments, le jardin est de nouveau un topos qui provoque le malheur. Comme l’auteur de l’histoire, le poète Théophile, le narrateur est en exil : « Je cognois bien que je suis sorti de Paris, que le roy le veut, que mes ennemis en sont aises » (15). Le narrateur, se sachant innocent de son crime, « ne cherche pas à revenir à la Cour » qui l’a banni, mais à « [s]’en passer », à oublier ses amis. S’ils sont fidèles, dit-il, « ils me le pardonneront, et, s’ils ne m’aiment guère, j’auray le plaisir d’avoir prevenu leur infidelité, et seray bien aise […] de me rendre coupable pour les sauver de ce blasme » (15-16). Autrement dit, il faut être stoïque et fidèle à soi-même. Le narrateur se fie à ses sens : « J’aime un beau jour, des fontaines claires, l’aspect des montagnes, l’estendue d’une grande plaine, de belles forests » (16). La nature est 30 Il est impossible de résumer l’argument de Debaisieux, car, en fait, tout son livre tourne autour de ce concept qui voit en le personnage de Francion un autre Francion aux allures simiesques. Il faut dire aussi que la fausse monnaie revient dans Polyandre de Sorel (le personnage Théophraste dupe le personnage appelé, évidemment, Néophile). Dans le Page disgracié de Tristan, le héros se tourne dans sa jeunesse à la magie et se lie avec un homme qui prétend avoir la « pierre philosophale », sans mentionner l’épisode du singe qui distribue la paie des gendarmes au peuple. 65 À côté du château : Le Jardin privilégiée par lui comme tout ce qui lui semble agréable : musique, fleurs, femmes, odeur ou nourriture, pourtant il écrit : « la passion la plus forte que je puisse avoir ne m’engage jamais au poinct de ne la pouvoir quitter dans un jour » (16). Tout en s’attachant à l’esthétique des choses belles et bonnes, ce narrateur s’éloigne de leur nature physique, de la débauche possible, de « plonger dans le vice » du vin, des femmes ou des livres (16). Le chapitre deux se termine par une invitation à aller voir le jardin de son hôte avec son compagnon Clitiphon, augmentant par là tout l’intérêt symbolique du passage. « D’abord Clitiphon faillit à se pamer de l’odeur des roses que nous traversasmes en abondance dès l’entrée du jardin », écrit Théophile (53). L’entrée dans le jardin s’avère donc un danger mortel et moral puisque cette sensibilité aux parfums est, au dix-septième siècle, une marque de sorcellerie. Théophile se rebelle contre cette assimilation peu raisonnable, mais il ne peut plus rentrer au jardin de toute façon. Le locus amoenus utopique est donc interdit. Le Gascon extravagant (1637), attribué par Felecita Robello à O.S. de Claireville, reprend ce réseau symbolique dans une ouverture anti-romanesque peignant un univers poétique et utopique qui ne se désintègre que trop rapidement lorsqu’un « Je » sans autre nom relate cette première scène : A péne le soleil paroissoit sur nôtre horison, et les premieres vapeurs de la terre commençoient à s’élever dans les nues, quand j’ouvris les fenétres de ma chambre, pour recevoir l’agréable frécheur de la matinée : c’étoit lors que le prin-temps émaille la terre de toutes sortes de couleurs, que mes yeux atachez sur la diversité d’un parterre, qui étoit à l’oposite de ma croisée, me faisoit admirer les rares effets de la Nature, et que mes sens charmez dans les contentemens qui m’environnoient de toutes parts, me contraignoient de confesser que l’année n’avoit point de saison plus douce. J’étois dans un ravissement incroyable, entendant la melodie des oyzeaux, qui prenoient plaisir de degoiser dans un petit bocage prochain, et rien ne travailloit mes esprits, que l’aprehension, d’un changement contraire aux delices que je goûtois à longs traits : et certes ma crainte fut promptement suivie d’une vérité bien facheuse […]. (55) Le choix stylistique d’un certain registre, d’une certaine « langue » ne semble plus important comme c’était le cas pour Théophile dans La Première journée, ou le sera une quinzaine d’années plus tard pour Scarron. En effet, son récit témoigne d’une sensibilité affective vis-à-vis de la nature, y compris la vérité « facheuse ». Illustration de l’imaginaire baroque présentée par Floeck, ce passage est remarquable par la diversité de couleurs et d’odeurs décrites par le narrateur, signe de l’inhérente tangibilité du monde, de nature « connaissable ». Le jardin, l’âge d’or, bref, la scène utopique se transforment cepen- Chapitre 2 : L’espace anti-romanesque 66 dant, dès la troisième phrase, en dystopie. Le narrateur ne cache pas cette scission symbolique entre deux mondes en opposition par la distribution de l’espace dans lequel se déroule son histoire. Ayant entendu « le cry de certaines personnes, qui sembloient estre assaillies par quelques gens qui ne les vouloient point épargner » (55), il court à la rescousse sans prendre le temps de s’habiller. « Je franchis sans m’arrester une grande allée qui separe le jardin du bois, et […] vis une femme toute éperdue » (56). Il passe donc du lieu de paix (le jardin) au lieu de mystère et de désordre (le bois) sans hésitation aucune et ce faisant verbalise sa capacité de traverser l’espace symbolique de la « vérité », si cette vérité est celle d’une initiation, de la dystopie du monde réel. Une hésitation ici aurait signalé, révélé une médiation. La femme sur laquelle il tombe est en pleine crise : « Elle tiroit du fons de son estomach une langue noire, longue, et grosse comme le bras, et par certains mots assez mal articulez, me tenoit en suspens, ne sçachant point la cause d’une si prodigieuse rencontre » (56). Le château du narrateur du Gascon Extravagant signale un lieu de production et de contrôle du discours. Le passage symbolique du jardin au bâtiment insère une fois de plus le discours anti-romanesque dans un cadre de relations binaires intérieur/ extérieur, utopie/ dystopie, jardin/ château, parole/ langue, être/ paraître. Bref, l’espace symbolique signale l’endroit où se meut d’abord le langage. Pour faire un roman, il faut rassembler les éléments de l’histoire dans un enclos expérimental : « [J]e le prié que nous prissions le cavalier et elle, et que nous l’emenassions au chasteau avec nous, afin que nous eussions du temps et le contentement de nous éclaircier plus soigneusement de cette affaire » (62). La découverte de la folie ou de la raison du cavalier, ainsi que l’encadrement de son discours a lieu dans le château quand une invitation est faite à l’ermite pour voir s’il s’agit d’une « maladie d’esprit » ou « du surnaturel » (60), car « il faut avoir une grande connoissance et un parfait jugement pour discerner l’un et l’autre sans se tromper » (60-61). Enfin, le locus amoenus disparaît lorsque ce monde exterieur « se replie » vers l’intérieur. Une variation sur le thème du locus amoenus jaillit dans le Roman comique de Scarron. Le narrateur interrompt l’« Histoire de l’amante invisible » avec ce refus d’omniscience : « Je ne vous diray point exactement s’il avait soupé, et s’il se coucha sans manger, comme font quelques faiseurs de romans qui règlent toutes les heures du jour de leurs héros, les font lever de bon matin, conter leur histoire jusqu’à l’heure du dîner […] ou s’enfoncer dans un bois pour y parler seuls, si ce n’est quand ils ont quelque-chose à dire aux arbres et aux rochers » (66). Parler aux arbres, aux rochers, c’est évidemment l’univers de la poésie, de l’allégorie et des « faiseurs des romans » qui cachent leur jeu par une apparence de plénitude dans la nature et dans le langage. Chaque heure comme chaque objet a une essence dans le roman conventionnel. Cet 67 À côté du château : Le Jardin écart n’a pas de meilleur symbole que le jardin avec sa symbolique complexe. Il n’est donc pas surprenant que le roman de Scarron emploie cet espace afin de réunir les différentes trames de son récit. Comme dans l’« Histoire de l’amante invisible », le jardin n’est pas un lieu utopique, mais plutôt celui de la révélation : Dom Carlos y reçoit Porcia, qui est aussi la dame invisible. Le tour joué par celle-ci pour éprouver la fidélité de Dom Carlos signale aussi bien la duplicité de ses signes féminins extérieurs annoncés par l’auteur : Porcia visible et Porcia invisible prononcent des discours apparemment contraires, un masque déguise l’autre. L’homme dans le jardin demeure un être manipulé par une langue médiatisée, sans correspondance exacte. Cette scène, par l’introduction de la « duplicité » féminine, prépare celle trouvée dans l’histoire de Destin. Le chef de la troupe comique, Le Destin, raconte l’histoire de sa vie. Né roturier, il a pu se faire élever par un Noble, qui le fait étudier avec ses enfants. En voyage avec les deux frères en Italie, Le Destin tombe malade à Rome (ce n’est pas une coïncidence ! ) et doit y demeurer quelque temps en convalescence. Un jour, guéri, le héros décide de se promener dans les « vignes », les jardins autour de Rome « plus beaux que le Luxembourg ou les tuileries » (99) où il rencontre pour la première fois la belle L’Etoile. Celle-ci est en train d’être harcelée par deux hommes qui veulent lui enlever son voile. Les ayant chassés de ces lieux éminemment romanesques, Le Destin tombe amoureux dès qu’elle enlève son voile. C’est l’ouverture du drame romanesque, et son seul moment de paix, car les deux amoureux se feront suivre partout où ils vont. Plus tard, dit-il, « [J]e voulus revoir le jardin où elle m’apparut la première fois pour m’abandonner tout entier à ma passion […]. Ce jardin était en un lieu des plus écartés de la ville, au milieu de plusieurs vieux bâtiments inhabitables » (103). Il devient de plus en plus clair que le jardin, écarté comme il est et entouré de ruines, représente un autre monde romanesque. Plus subtilement peut-être que Le Berger, l’œuvre de Scarron évoque cet âge d’or révolu, la perfection et l’unité brisées comme un miroir, symbole de l’illusion. Cet « autre monde » n’est pas une utopie/ dystopie à la Cyrano de Bergerac, mais c’est le paradis perdu, la civilisation en ruine. Le « serpent » rentre vite dans la bergerie, pour emprunter une tournure de Genette (Figures I 109-22) : « Comme je passais en rêvant sous les ruines d’un portique, j’entendis marcher derrière moi et en même temps je me sentis donner un coup d’épée au-dessous des reins » (103). Ce coup de théâtre qui va faire de Garigues et de mademoiselle de la Boissière des personnes recherchées, va aussi leur faire prendre les noms de Destin et de l’Etoile. Sur cet univers romanesque se construit et se plaque celui, comique, du Mans. Ce qui commence à se dessiner ici est d’une part une parodie complexe du roman traditionnel, de ses outils, un rejet de son langage et de ses codes Chapitre 2 : L’espace anti-romanesque 68 narratifs. D’autre part, et inversement, il s’agit d’une appréhension de l’univers romanesque traditionnel à des fins différentes. Ce qui est repris des Romans plus conventionnels n’est pas le héros parfait à la Céladon ou à la Clélie, ou de longs passages et de longs poèmes dans lesquels on parle d’amour. Plutôt, ce qui est mis dans le château dans Le Berger, Le Gascon, Le Roman Comique, ce sont des lieux, des figures linguistiques. Ce que créent le roman et l’anti-roman avec ces figures symboliques du jardin et du château dépend largement de leur conception de l’histoire. Il s’agit d’habiter un monde romanesque à deux niveaux : l’un qui rassemble l’homme, la nature et la langue, et l’autre qui met en évidence leur aliénation l’un de l’autre. L’espace anti-romanesque n’est pas un lieu unique, mais une combinaison de lieux qui recouvrent les domaines rhétoriques dans leur lutte pour s’approprier un certain pouvoir discursif. Ces lieux, rhétoriques et symboliques, s’assimilent à la représentation plus traditionnelle de l’espace, montrant les contradictions qui jaillissent dans le récit lorsque « là-bas » devient un « lieu-dit ». Le « lieu commun », considéré comme un lieu cliché informé par des codes socio-linguistiques dépassés ou simplement aléatoires, est traité par les anti-romanciers comme un espace où l’on peut se permettre de jouer avec les ressemblances des mots, si toutefois on ne se garde pas de les considérer comme des illusions, pour ne pas devenir fou, comme Lysis, Hortensius ou Javotte. La conception du roman-bâtiment, du roman architectural permet aussi aux anti-romanciers de passer à l’intérieur ou à l’extérieur de leurs « châteaux », de leurs « palais », de leurs « grottes » à la recherche des relations des signes et de leurs « fondations ». Ces déplacements s’effectuent par le jugement ou, au contraire, par la démonstration d’une absence de jugement, par la folie. C’est le cas de Lysis, notamment, mais aussi de bien des autres personnages, dont il sera question dans le chapitre suivant. La nature utopique de toute écriture romanesque manifeste les divers mouvements des personnages et des narrateurs entre ces espaces. Ces auteurs accentuent l’importance de ces « mouvements » par l’insertion d’un régime spatial et linguistique du château et du jardin. Ainsi les anti-romanciers guident-ils le lecteur vers une prise de conscience dystopique que les topoï des romans historiques et sentimentaux sont d’un idéal absolu et absolutiste foncièrement inaccessible. Dans cette « visite guidée », les frontispices sont les indications par excellence que ces auteurs se veulent guides (souvent malins et trompeurs) sur le terrain de l’illusion. L’anti-roman ne propose aucun autre « idéal » qu’une écriture auto-référentielle et ouverte pour remplacer le Forez ou le jardin de correspondances parfaites entre signifiant et signifié. C’est le but d’une écri- 69 À côté du château : Le Jardin ture plus « humaine » qui, tout en transgressant les lois romanesques ou, par le libertinage, les lois sociales, cherche à montrer l’humanité et l’imperfection qui lui est inhérente. Condition libertine s’il y en a, puisque le seul « dieu » présent est celui de la communication, des messages reçus, souvent mal reçus. Le réalisme dans ces histoires comiques n’est donc pas seulement le concret, le miroir que brise Nicodème dans le Roman bourgeois, par exemple, ou le héros qui vit dans le présent. Sa réalité découle de l’objet idéal inexistant et du présent fugitif. Comme le « je » dans son dialogue avec l’autre, le présent anti-romanesque dialogue avec d’autres présents spatio-temporels : le passé (lisible et révolu) avec le futur (scriptible et passionnant), ainsi qu’un passé utopique et ludique. Il ne faut pas oublier non plus le présent dystopique et un avenir romanesque ramené à zéro chez Furetière (même si aujourd’hui son écriture se prête à de nombreuses « relectures », selon Alter). Le réalisme le plus profond existe donc dans l’interaction contradictoire mais productrice qui ne songe à exclure aucun espace romanesque. Si, en concluant, il s’agit du « réalisme » de ces œuvres, du parler plus « humain » que ces romanciers promeuvent, c’est pour rappeler que ces histoires contiennent, citent, produisent et reproduisent des discours (romanesques, poétiques) pour mieux les insérer dans l’anti-romanesque, dans un code antiromanesque qui reflète un jeu de pouvoir littéraire. Une « architecture » veut primer sur une autre. Dans la prochaine partie, la question de ce pouvoir et de sa relation avec l’aliénation, la folie et la citation seront analysées. Chapitre 3 : Fous et héros, héros fous : sur le personnage « On peut sans danger excessif dire qu’il y classicisme là où les cultures sont exclues au bénéfice de la raison. » (Michel Serres, Hermes II) Le héros romanesque de L’Astrée, de Polexandre, du Grand Cyrus, de Clélie, incarne en général des personnages éminemment stables dans leurs contextes respectifs. 31 Leur stabilité et surtout leur perfection seront par la suite attaquées par Sorel, Claireville, Scarron et Furetière. Le protagoniste anti-romanesque a tantôt des allures héroïques tantôt anti-héroïques, comme Francion comparé à Lysis, ou Destin à Ragotin. Estimé ou ridiculisé, le « héros » dans l’anti-roman doit se confronter à des obstacles qui n’existent pas uniquement pour susciter l’admiration du lecteur, comme c’est le cas pour un Artamène ou une Clélie. A la différence des bergers dans L’Astrée, Francion ou Destin risquent de perdre de leur noblesse en se déguisant, en se laissant tromper. En effet, trompeur et trompé se confondent (Suozzo 14) et le héros se trouve dominé par l’apparence, le langage ou, tout simplement, par un autre. Cette oscillation entre trompeur et trompé donne certes un devenir au héros anti-romanesque, mais il n’est pas seul à se porter à l’encontre du roman traditionnel. La figure du fou s’inscrit également dans la notion du personnage antiromanesque parce qu’il demeure absent des autres genres et s’oppose radicalement à leur conception. Apparaissant avec plus de force itérative que même les « héros » Francion ou Le Destin, il marque en profondeur ce genre romanesque. Toute une liste de fous se suit : Hortensius, Valentin, Lysis, Collinet, le Gascon, Clarazel, Collantine, Mormon, Belastre, le Page et d’autres encore. Bien qu’ils aient tendance à tomber dans deux catégories, celle du fou-sage et 31 Comme le dit Bakhtine, « L’époque se lance avidement à la recherche d’un matériau sous-tendu d’héroïsme de toutes les époques, contrées et cultures ; une puissante conscience de soi se sent la force de s’investir dans n’importe quel matériau à tension héroïque… » (Esthétique et théorie du roman 201). Comme il se verra, le héros anti-romanesque, Francion, le berger Lysis, et en particulier le Page du Page disgracié, ne peut s’investir dans le monde n’ayant pas les qualités (nobles) qui sont assez en soi (Voir l’introduction d’Assaf à L’Orphelin infortuné). Chapitre 3 : Fous et héros, héros fous : sur le personnage 72 celle de personnages aliénés par des lectures romanesques (l’archétype étant Don Quichotte), leur rôle et leur importance respectifs s’avèrent comme étant très divers dans l’anti-roman ; ils peuvent éclairer non seulement des aspects importants du genre, mais aussi de l’épistémè qui l’entoure. Il est donc possible de commencer par une analyse du fou et de la folie afin de mieux comprendre le statut du personnage anti-romanesque en général. Définir la folie en elle-même est difficile. Il faut tenir compte de la terminologie du temps qui risque de confondre : folie, extravagance, mélancolie, hypochondrie, hystérique, voire possédé ou athée peuvent couvrir un seul et même état mental puisqu’ils s’éloignent tous des comportements, des croyances normatifs au dix-septième siècle. Le relativisme de la folie et de la raison et de toutes les instances sociales qui les régissent les rendent donc presque impossibles à cerner dans l’absolu. C’est une anecdote reconnue qu’un homme qui ne parle jamais se ferait sans doute traiter de fou dans la société normale. Dans un monastère, celui-ci serait le moins malade des hommes, étant celui qui s’approche le plus de Dieu. Cela suggère que l’homme, la femme, ne deviennent fous que par rapport à une société qui les veut tels, et pour de nombreuses raisons. Dans une définition qui préfigure celle de l’Académie, Furetière précise que le fou ou la folle est celui ou celle « qui a perdu l’esprit, le jugement » (Dictionnaire universel). Ce terme demeure assez vague, et quoique la folie et ses termes voisinants définis ci-dessus commencent à se comprendre comme un état d’esprit, une condition, la folie elle-même s’entend souvent aussi comme action. En 1611, Cotgrave écrit : « simplicitie, foolishnesse, fondnesse, unadvisednesse, foppishnesse, indiscretion, ideotisme […]. » (Dictionairie). En 1680, Richelet aussi voit la folie en termes d’une action du cerveau : « Foible & imparfaite action de la puissance de raisonner, causée par la conformation irreguliere du cerveau, ou de quelque humeur froide ou pituïteuse, qui l’acable. Sotise » (Dictionnaire françois). Le manque de termes psychologiques découle de la notion encore répandue de la division des humeurs qui caractérisent, par exemple, la mélancholie : « des chagrins sans raison » causés par « l’abondance d’une bile noire & brûlée » (Richelet). Dans un sens moins physiologique, mais plutôt social et « psychologique », l’extravagance (i.e., celle du berger Lysis) se rapproche de la « vague » notion de folie : « Ne savoir ce qu’on dit l’orsqu’on parle. Parler d’une manière peu raisonnable & dépourvuë de bon sens. Etre fou dans ses discours » (Richelet). Divaguer, outrepasser les bornes des règles normatives du discours (les dictionnaires ! ), explique en grande partie la folie telle que la définissent les auteurs de l’époque. Ces définitions, très proches de celles trouvées dans des dictionnaires modernes, soulèvent le problème fondamental de l’examen de la folie, sa sujétion à la raison. Il n’est donc pas étonnant que l’étude de la folie ou du fou se focalise non pas sur l’essence (toujours relative) de la folie, 73 Chapitre 3 : Fous et héros, héros fous : sur le personnage mais sur ses effets dans la société. Pour comprendre la folie donc, il devient nécessaire de la situer dans un contexte, puisque inhérente à la folie est son opposition au monde en termes de révolte et d’exclusion. En termes littéraires, la folie peut s’étendre à toute une gamme de dissidences et d’exclusions. Comme la société, la langue fonctionne à partir d’une structure normative : « Nous parlons, nous pensons à partir des décisions prises en avance dans la langue » (Felman 18). Toute tentative d’aller à l’encontre d’une structure grammaticale (i.e., une phrase, un chapitre, un genre littéraire) peut s’interpréter grosso modo comme un acte de folie. Le discours (du) fou peut donc varier dans sa « folie » d’un parler ou d’une écriture légèrement différents, à l’incompréhensibilité totale et aliénante, comme peut le montrer une analyse des textes anti-romanesques. De plus, cette analyse veut prouver que non seulement le fou ou la folle figurent dans ces textes, ils s’y trouvent pour des raisons qui procèdent d’une situation sociologique, littéraire et épistémologique complexe. Ils y sont placés tantôt comme exempla, tantôt comme vérité contradictoire, et, finalement, comme indicateurs d’un lieu de production romanesque, des mises en abyme de tout un processus et même de tout un genre. Avant d’arriver à l’essence de cette production romanesque, il convient d’établir le statut du fou au cours du dix-septième siècle, puis son fonctionnement dans l’anti-romanesque. La notion de folie, surtout quand elle rappelle au lecteur son altérité, s’accompagne souvent d’une gêne. Plus qu’à d’autres moments de l’Histoire, dira Foucault, cette époque voit dans la folie un élément menaçant et dangereux, apte à infecter tous et n’importe qui, si elle ne l’a déjà fait. La Renaissance et l’époque baroque ont une extrême sensibilité à la folie, même si cette période ne manifeste guère de sympathie (Histoire 47-53 ; 187-92). Dans ses Essais de morale, Nicole décèle la nature diverse et « infectieuse » de la folie : [L]a folie achevée consiste dans le dérèglement entier de l’imagination, qui vient de ce que les imaginations qu’elle présente sont si vives, que l’esprit ne distingue plus les fausses des véritables, de même la force qu’elle a de présenter des images à l’esprit, sans le congé et sans l’aveu de la volonté, est une folie commencée ; et pour la rendre entière, il ne faut qu’augmenter de quelques degrés la chaleur du cerveau […]. De sorte qu’entre l’état du plus sage homme du monde et un fou achevé, il n’y a de différence que de quelques degrés de chaleur et d’agitation d’esprit. Et nous ne sommes pas seulement obligés de reconnoitre que nous sommes capables de la folie ; mais il faut avouer de plus que nous la sentons, et que nous la voyons toute formée dans nous-mêmes, sans que nous sachions à quoi il tient qu’elle ne s’acheve par un entier renversement de notre esprit. (In Hodgson 30) Chapitre 3 : Fous et héros, héros fous : sur le personnage Chapitre 3 : Fous et héros, héros fous : sur le personnage 74 Nicole focalise sa pensée sur la folie liée aux modes de la ressemblance dont « souffre » Don Quichotte, et après lui, le berger Lysis. De même, montrant l’inquiétude de cette période vis-à-vis de la raison et du doute, il constate que sagesse et folie ne se séparent que par « quelques degrés de chaleur ». La lisière entre les deux états d’esprit extrêmes est donc pour lui très fine. Dans certains cas, cet aveu peut mener à toute une tradition qui aboutit, au dix-septième, à la pensée « dangereuse » de Pascal. Cela aboutit aussi à ces fous incarnant une figure primordiale dans la littérature anti-romanesque, que ce soit, comme le dit Nicole un fou « achevé », un fou « sage », ou, le fou lui-même, qui habite silencieusement la pensée et le texte. Enfin, si Nicole est capable d’admettre la folie en lui-même, c’est qu’il se sent menacé par sa présence. On peut mieux exclure ce dont on connaît les limites. Voilà amorcée la thèse de Foucault sur le rôle de l’hôpital « à l’âge classique ». Dans son livre, Foucault note deux dates primordiales dans l’histoire de la folie : 1657, date de la création de l’Hôpital général à Paris, et 1794, lorsque les internés à Bicêtre sont libérés de leurs chaînes par Pinel. Celui-ci estime que la maladie mentale, emprisonnée dans la raison, doit être contrôlée et médiatisée par le discours raisonnable et non par les fers. C’est cette époque entourant la création de l’Hôpital au beau milieu du dix-septième siècle qui éclaire le plus l’anti-romanesque. Par conséquent, une brève esquisse du défi que lance Foucault à l’interprétation de la folie, voire à l’interprétation de la réalité de façon générale, mérite ici l’attention. La notion de folie au dix-septième siècle hérite d’un long cheminement social, médical, littéraire, théologique et juridique. 32 Le fou, comme le lépreux, est unique aux yeux de Dieu, et son exclusion sociale du monde lui confère un degré important d’inclusion, d’intégration spirituelles. Ne venant pas de ce monde, le fou est mis sur le Narrenschiff, la stultifera navis, la nef des fous, pour aller vers son monde à lui, et pour devenir figure métaphorique du nôtre. Son rôle est toujours complexe et vacillant, variable selon le point de vue de ceux qui le regardent. Pour cette raison, il sert constamment de miroir, son altérité révèlant une identité, son moi naissant de l’autre. Ainsi, à la fin du Moyen Age, le fou devient un « détenteur de vérité » : 32 « [L]a folie n’est pas encore un problème politique » écrit Jean-Marie Fritz à propos du Moyen Age (2). Opposé à une figure tel Don Quichotte ou Lysis le berger, le fou au Moyen Age est « à la lisière » de beaucoup de discours, mais n’en fait le sujet d’aucun (11). Pour une bonne discussion de l’épistémologie de la folie avant et pendant la renaissance, voir aussi Olga Anna Dull (Folie et Rhétorique dans la Sottie. Genève : Droz, 1994). Elle insiste en particulier sur la présence de la mort qu’évoque le fou, et l’interaction avec une folie chrétienne (40-46). 75 Chapitre 3 : Fous et héros, héros fous : sur le personnage Si la folie entraîne chacun dans un aveuglement où il se perd, le fou, au contraire, rappelle à chacun sa vérité ; dans la comédie ou chacun trompe les autres et se dupe lui-même, il est la comédie au second degré, la tromperie de la tromperie ; il dit dans son langage de niais, qui n’a pas figure de raison, les paroles de raison qui dénouent, dans le comique, la comédie. (Histoire de la folie 24) Le fou apparaît donc comme une figure moqueuse qui ridiculise et menace l’imagination conventionnelle. Autrement dit, comme la peste, la guerre et le lépreux, le fou reflète la vérité ultime, la mort, « puisque la vie n’était elle-même que fatuité, paroles vaines, fracas de grelots et de marottes […] La folie, c’est le déjà-là de la mort » (Histoire de la folie 26). En effet, le fou retient un pouvoir destructeur aussi capable de dévoiler le mensonge que d’anéantir la vérité. Cela permet à Foucault de sous-tendre l’idée anti-structuraliste dont est emblématique le fou. Celui-ci révèle l’artificialité de tout système qui cherche à donner sens, précision, raison. Il incarne le dieu « caché » qui perd son statut divin en se dévoilant. Dans sa nature, donc, la possibilité d’une vérité absolue n’existe pas, suggère implicitement Foucault. Ce n’est qu’illusion, un jeu de pouvoir sous le contrôle de la raison. Justement, avec la Renaissance, dit-il, la folie commence à ne plus se comprendre théologiquement comme figure transcendantale, mais devient relative aux structures de l’homme pensant. L’Eloge de la folie d’Erasme, le Débat de Folie et d’Amour font rentrer la folie dans le discours, mais lui donnent en revanche un aspect tragique et finalement ambigu, donc moins puissant. Autrement dit, rentrant dans le discours littéraire et philosophique, la folie perd de son pouvoir parce qu’elle constitue une figure dialectique, non divine : « Elle peut avoir le dernier mot, elle n’est jamais le dernier mot de la vérité du monde » (39). Pour Foucault donc, faire de la folie une figure dialectique relative à la raison, « qui ne détient sens et valeur que dans le champ même de la raison » (44), incarne une réduction du savoir de l’homme. Si la Renaissance commence à se confronter à la folie, le dix-septième, lui, commence à l’abattre, à la réprimer. L’expérience classique de la folie naît. La grande menace montée à l’horizon du XV e siècle s’atténue, les pouvoirs inquiétants qui hantaient la peinture de Bosch ont perdu leur violence. Des formes subsistent, maintenant transparentes et dociles, formant cortège de la raison. La folie a cessé d’être, aux confins du monde, de l’homme et de la mort, une figure d’eschatologie ; cette nuit s’est dissipée sur laquelle elle avait les yeux fixés et d’où naissaient les formes de l’impossible. L’oubli tombe sur le monde que sillonnait le libre esclavage de sa Nef : elle n’ira plus d’un en-deça du monde à un au-delà, dans son étrange passage ; elle ne sera plus jamais cette fuyante et absolue Chapitre 3 : Fous et héros, héros fous : sur le personnage Chapitre 3 : Fous et héros, héros fous : sur le personnage 76 limite. La voilà amarrée, solidement, au milieu des choses et des gens. Retenue et maintenue. Non plus barque, mais hôpital. (53) C’est justement pour (re)donner une voix à la victime de cette répression que Foucault entreprend son histoire. Dans le jeu de contrôle où la raison renferme la folie, la raison cartésienne est primordiale. Le Cogito recoupe d’une manière radicale le champ de l’imagination, comme un parallèle à l’hôpital qui redistribue l’espace. Le moment capital de ce recoupement, de cette nouvelle géographie physique et intellectuelle vient quand Descartes « se libère », se différencie des fous : Et comment est-ce que je pourrai nier que ces mains et ce corps soient à moi ? si ce n’est peut-être que je me compare à ces insensés, de qui le cerveau est tellement troublé et offusqué par les noires vapeurs de la bile, qu’ils assurent constamment qu’ils sont des rois, lorsqu’ils sont très pauvres, qu’ils sont vêtus d’or et de pourpre lorsqu’ils sont tout nus, ou s’imaginent être des cruches ou avoir un corps de verre […]. Mais quoi, ce sont des fous, et je ne serais pas moins extravagant si je me réglais à leur exemple. (Méditations in Œuvres et lettres 272) Le philososphe suit un périple non sans similitudes avec ceux de Don Quichotte, de Lysis ou de Dyrcona. Dans son voyage, les obstacles qu’il rencontre se trouvent en lui et non pas à l’extérieur (si ce dernier existe…). Descartes peut douter de tout, de lui-même, de son esprit, du malin génie, mais il ne peut douter qu’il doute, il ne peut douter qu’il pense, donc il est. A partir de ce moment, « si l’homme peut toujours devenir fou, la pensée, comme exercice de la souveraineté d’un sujet qui se met en devoir de percevoir le vrai, ne peut pas être insensé » (Histoire de la folie 58). Les ambiguïtés possibles à la Renaissance d’une « raison déraisonnable » prennent des allures plutôt ludiques au Baroque, et, dans cette formule et à partir de ce moment-là, sont en voie de disparition. Une voix importante dans la possibilité d’exprimer la folie dans la pensée occidentale, sans l’enfermer dans les structures de cette même pensée, est celle de Derrida. Ce dernier argumente que le logos cartésien n’exclut pas la folie, et que Descartes ne marque pas le début d’une exclusion, mais simplement une des formes possibles dans l’histoire de la philosophie et de la pensée qui essaient de cacher sa présence. Bref, la folie occupe toujours (« toujours déjà ») un rôle intégral dans la pensée dite logique. Foucault, remarque-t-il, ne précise jamais si l’hôpital est davantage cause ou conséquence du logos cartésien, non plus qu’il donne une véritable définition de la folie (L’écriture et la différence 69). Si Foucault refuse ainsi d’« enfermer » le sujet de son livre dans un langage psychanalytique, Derrida répond que le langage, donc la Philosophie et l’Histoire, sont « toujours déjà » enfermées 77 Discours du fou et n’échappent jamais à la folie : « Que je sois fou ou non, Cogito, sum. A tous les sens du mot, la folie est un cas de la pensée (dans la pensée) » (86). Le combat est donc entre l’établissement d’une philosophie et d’une expression historique folles (incarnée par le style même de Foucault), et la folie de la philosophie (position de Derrida). Les deux auteurs cherchent à redistribuer le contrôle d’un « fonds incontrôlable » du savoir, du langage. Ce faisant, ils rappellent la constante et nécessaire étrangeté du discours, de sa folie ; qu’il n’est pas nécessaire de mettre en scène un fou ou une folle pour que la folie habite le langage. « La folie », comme le note Felman, est « comme une résistance en acte à l’interprétation » (349). En plus donc de traiter des actes et des gestes des fous dans l’anti-roman, il faudra voir l’effet du fou sur le discours là où il n’est pas visible dans un premier coup d’œil. Comme dans la définition de Nicole qui évoque une présence inquiétante et généralisée de la folie, le fou dépasse le statut de personnage dans l’anti-romanesque. Il existe un discours du fou, du personnage en même temps que sur le fou (contraignant) et, nul doute, un discours « incontrôlable » : un discours fou. Discours du fou Les anti-romanciers sont hantés, ou du moins fascinés par la folie. La présence des fous, des hystériques et des extravagants dans cette littérature ne prouve cependant rien (d’un côté ni de l’autre) au sujet de la folie anti-romanesque ou de l’écriture anti-romanesque, c’est-à-dire sur ses différents sens. Plutôt, le fou littéraire est un symptôme des transformations qui ont lieu dans la pensée du dix-septième. Cela ne veut surtout pas suggérer une interprétation thérapeutique de ces fous, qui ne seraient plus que de simples soupapes de sûreté pour une société en métamorphose, mais il s’agit plutôt de leur rendre ce qui leur est dû de leur position littéraire. S’ils ont un statut dans la société de plus en plus contraignante en matière littéraire anti-romanesque, leur place et leur fonction demeurent plus ambiguës. Il faudrait examiner donc le fou anti-romanesque de façon à faire ressortir ses fonctions primaires comme voix de liberté et de vérité, comme miroir de la société et son agent comique, ou comme l’Autre aliénant et aliéné. Enfin, il faudrait tenir compte de la diversité de ses statuts sociaux : vagabond, exilé, extravagant, prisonnier, héros. De loin, la forme de folie la plus répandue dans le roman du dix-septième siècle est ce que Foucault appelle « la folie par identification romanesque » (Les mots et les choses 63). Selon Genette, elle représente Chapitre 3 : Fous et héros, héros fous : sur le personnage 78 le principal opérateur du type d’hyper-textualité propre à l’anti-roman : un héros à l’esprit fragile et incapable de percevoir la différence entre fiction et réalité prend pour réel (et actuel) l’univers de la fiction, se prend pour l’un des personnages et ‹interprète› en ce sens le monde qui l’entoure. (168) Sorel met en scène un fou qui a lu trop de romans et qui, comme l’indiquent Genette et Foucault, « interprète » le monde de cette façon. L’inspiration de ce personnage vient évidemment du Don Quichotte, dont deux traductions paraissent en France, en 1614 et en 1618 (Serroy 293). Ce livre, qui « dessine le négatif du monde de la Renaissance » (Les Mots et les choses 61), achemine le roman vers le monde moderne, vers le signe moderne en jouant avec les figures de la langue. Le Berger extravagant émane d’un réseau davantage pastoral que chevaleresque. Sorel estime avoir dépassé l’histoire de don Quichotte : « Il [est] plus difficile de faire trouver des avantures agréables, pour un Berger qui ne pense qu’à son troupeau, que pour un Chevalier errant, comme Dom Quichot » (Bibliothèque françoise 197). La folie du bourgeois Louis, qui se fait appeler Lysis, reprend tout de même celle de l’hidalgo. Au contraire du personnage en devenir qu’est Francion, celui de Lysis témoigne de toute la stabilité, voire la stagnance d’un héros noble des Scudéry. Mais cette qualité, qui le rapproche d’un Artamène ou d’une Clélie, relève totalement de sa folie systématique qui lui fait, quand « il croit démasquer, impos[er] son masque » (Mots 63). Il a un troupeau, mais les brebis sont galeuses ; il aime Charité, mais celle-ci, une servante, s’appelle Catherine du Verger et, comme la Dulcinée de don Quichotte, n’entend strictement rien à celui qui la poursuit ; des nobles l’amènent en Brie, il se croit en Forez ; en allant à l’Hôtel de Bourgogne, il voit sur scène des bergers et y monte, sans hésiter pour parler avec ses « confrères » en bergerie, bien que ce soient des acteurs ; il court à la rescousse de sa bien-aimée, mais, mission de nuit, enlève une bûche de bois. Bref, il ne peut en aucune circonstance faire autrement que de transformer la réalité à sa façon, et, à la fin, c’est cette réalité qui domine, qui « tue » l’imagination romanesque tout en provoquant le rire du lecteur qui voit, un par un, tous les romans abattus, « mis au tombeau » 33 . Emblématique de cette confrontation interprétative du monde est l’arrivée de Lysis en Brie/ Forez. Anselme, le jeune noble qui promet à l’oncle du fou de « montrer la raison » à Lysis, prie celui-ci de rester dans la bibliothèque. Mais, déçu parce qu’il n’y trouve que des livres de « Plutarque, du Vair, Montagne et Charon » (52), cet amoureux passe au jardin du jeune noble où il 33 Voir la note dans l’Introduction de cette étude. 79 Discours du fou trouve « une petite porte dont la serrure n’estoit gueres bonne, si bien qu’il l’ouvrit aisément avec un cousteau » (52). Il voit, par la suite, la belle Charité « tombée entre les mains d’une personne […] indigne d’elle » (52). Le mouvement de la bibliothèque au jardin et puis dans la rue, où il trouve l’objet de sa passion avec un paysan, reflète celui du plan métaphorique romanesque au plan réaliste, qu’il prend au pied de la lettre ; c’est la transformation de l’utopie en dystopie comme le suggérerait le symbolique du jardin et de la rue. Les signes du monde romanesque se fourvoient lors de la rupture de leur univers hérméneutique, ils extravaguent sans savoir où se trouvent les limites de leurs sens. Lysis, par exemple, se « tue » de son propre couteau puisqu’il s’en sert pour sortir de la bibliothèque. Voulant plaquer sa lecture sur le monde, il est incapable de rester parmi les livres de philosophie. La lame dont il se sert pour ouvrir la porte du jardin, c’est donc une lame à double tranchant : tout ce que le langage utopique des romans peut avoir de créateur, se voue à la mise à nu, à l’autodéconstruction, dès son énonciation dans un lieu extérieur au jardin. 34 Son langage aussi « sort du jardin ». Au chapitre 5, Lysis croit que la maîtresse de son serviteur Carmelin a été métamorphosée en pierre, ce qui provoque la réponse de Clarimond : « […] cela est fort difficile à comprendre, qu’il y ait de la vie, & du sang en une pierre, & neantmoins vous n’estes pas le premier à la verité qui avez parlé d’une semblable chose. » A quoi répond Lysis : « [M]ais les Poëtes qui l’ont dit n’ont sceu monstrer comment cela se pouvoit faire. N’est-ce pas assez de dire que cela se fait par la toute puissance des Dieux ? » (266). Tandis que l’âge d’or implicite dans le discours de Lysis pouvait concevoir une métamorphose dans/ par la métaphore, une affinité entre mots et choses capable de transformer l’objet métaphorique, le Baroque voit la métaphore comme illusion. Avec l’exemple de Lysis, Sorel souligne cet aspect du langage d’une manière générale qui dépasse son personnage extravagant. Il importe que Lysis parle comme le héros qu’il veut être. Il ne cesse ainsi d’employer le langage métaphorique de Céladon dans L’Astrée, d’Amadis et d’autres. Une petite lettre galante s’appelle un « poulet », par exemple. Et, comme il croit en l’existence d’un monde allégorique, habité par un autre langage et non pas « vidé » par le signe, il commence à parler avec Echo, entretien obligatoire de tous les bergers qui veulent connaître leur avenir : Que feray-ie pour alleger mon mal [d’amour] ? dy-le moi, maintenant que te l’ay mis en evidence. L’Echo respondit Danse. Chante donc ou siffle ou iouë du tambour, si tu veux que ie danse, reprit le Berger, mais ne raillons 34 Voir supra le chapitre 2 qui porte sur ces « espaces » dans l’anti-romanesque. Chapitre 3 : Fous et héros, héros fous : sur le personnage 80 point, Nymphe m’amie, de quelle sorte faut-il que ie prenne ma maistresse pour faire que ma flamme diminuë ? Demy-nu. Que feray-ie si ie voy son teton descouvert ? Le toucheray-ie, veu qu’elle se faschera si je l’entrepren ? Pren […]. (30) 35 Parodie du style des Grands Rhétoriquers, le langage de Lysis fonctionne évidemment mal en ce contexte, il déraille. Entendant seulement la dernière syllabe, Lysis écoute un vrai écho scientifiquement possible, et faux, parce que c’est Anselme, caché derrière un rocher, qui reprend le bout de chaque phrase. Ici, la citation transperce les différentes couches de signification par l’incorporation du parler fou de Lysis, dans ce même parler l’intervention, l’autodestruction et la nature ridule et auto-parodique de ce langage. Pas besoin que le romancier s’en moque, il n’a qu’à le faire parler pour que tout l’univers de Lysis s’écroule pour le lecteur. Le « cas » de Lysis dépend bien sûr de son ignorance des différences entre les mots et les choses. Pour lui, il ne peut « y avoir de différence entre l’intérieur d’un asile et l’extérieur » (Nadja 160). La littérature traditionnelle est souvent attaquée ou tout simplement mise en question, mais il en est de même pour le roman qu’écrit Sorel. Il y a oscillation, violence, déconstruction, mais il n’y a pas destruction. Tout simplement, concerné par le besoin de transmettre une vérité par le tuyau de l’illusion, Sorel évoque à travers Le Berger et Francion les paradoxes inhérents à l’écriture réaliste similaire à la phrase de Derrida décrivant Descartes : « Que je sois fou ou non, Cogito, sum. A tous les sens du mot, la folie est un cas de la pensée (dans la pensée) » (86). Que Lysis se trompe, qu’il se mente, que ce qu’il dit paraisse ridicule ou faux, ces mots restent de vrais mots écrits dans un vrai langage qu’aucun mode illocutoire ne saurait exclure : « [Lysis] ne dit presque rien qui ne soit appuyé de l’auctorité des plus doctes personnages », remarque un des nobles déguisés en bergers (Berger 261). En effet, un des aspects les plus réalistes et les plus ambivalents du Berger, comme du Francion ou des Fragments de Théophile et ailleurs, est l’insertion du discours du fou dans le texte par la citation. Herman Meyer note que la citation permet une présence ambivalente d’un monde dans un autre : « The charm of citation emanates from a unique tension between assimilation and dissimulation : it links itself closely with its new environment, but, at the same time detaches itself from it, thus permitting another world to radiate into the self-contained world of the novel » (6). 35 L’emploi de « l’écho » est répandu au seizième siècle. Notant que ce genre de rime est plus facile en Latin, Sorel remarque la présence de ces « figures » rhétoriques chez Erasme. (Remarques 558). La deuxième tome de L’Astrée commence par une situation analogue ; Céladon constate cependant que la réponse d’Echo est artificielle ! 81 Discours du fou Cette tension augmente chez Sorel ainsi que chez d’autres parce que l’usage des guillemets, très réduit, perpétue l’ambiguïté des voix dans l’histoire et prête au livre son caractère ambivalent. Le cas de Lysis ne s’étale pas sur toute la littérature anti-romanesque pour calmer les autres voix des fous. L’aliénation par association romanesque diffère de plusieurs manières des extravagances trouvées ailleurs où d’autres formes de folie surgissent pour nuancer l’interprétation du genre. Ragotin, « le plus grand petit fou qui ait couru les champs depuis Roland » (551), marque une combinaison burlesque des qualités de Lysis, d’Hortensius le pédant et de Collantine. Surtout, il incarne un anti-héros comique, une image difforme de Roland qui tombe « fou » amoureux d’Angélique dans le Roland furieux d’Arioste. Ou bien, comme le propose Stewart, la chute de Ragotin est parallèle à un abaissement du Roland de la chanson de geste : « Invocation of the heroic turns immediately into mock heroic » (21). 36 Cet « Advocat de profession », écrit Scarron dans le Roman comique, avoit estudié toute sa vie ; et, quoy que l’estude aille à la conoissance de la vérité, il estoit menteur comme un valet, presomptueux et opiniastre comme un Pedant et assez mauvais poëte pour estre étouffé s’il y avoit de la police dans le Royaume (551). Ragotin ne ressemble pas autant à un « Medieval fool king » que le prétend DeJean (A Novel of Comedy, a Comedy of the Novel 78). Plutôt, ce « demyhomme » n’arrive jamais à parachever ces projets théâtraux, poétiques ou amoureux. Pour sa « pièce » qui aurait « une vingtaine de Cavaliers », il propose d’augmenter la distribution de rôles à l’aide de personnages en carton (570). Lorsqu’il veut séduire l’Etoile par une sérénade, son concert est « déconcerté » par des chiens bruyants attirés par les orgues et qui commencent à uriner sur l’avocat (621). 37 Evidemment, le petit homme n’est jamais à la hauteur pour ainsi dire. La pédanterie et la référence à la police (la censure) ci-dessus rappellent que Ragotin, comme Hortensius, prétend à une carrière littéraire. Il raconte l’« Histoire de l’amante invisible », mais sa voix est remplacée par celle de 36 Pour un développement approfondi des traits qui unissent Ragotin et Roland, voir Dominique Froidefond, « Traitement de Ragotin dans Le Roman comique » (418-19). 37 Sur l’importance du bruit et de la « noise » dans le roman, voir l’article de Nina Eckstein « Noise and Incoherence in Scarron’s Roman comique ». Cet épisode ne manque pas d’affinités avec le tour cruel joué contre la « Haulte Dame de Paris » dans Pantagruel. Panurge arrose la femme d’une certaine « eaue béniste » qui attire « tous les chiens qui estoient en l’église…. Petitz et grands, gros et menuz, tous y venoyent, tirans le membre, et la sentens, et pissans partout sur elle. C’estoyt la plus grande villanie du monde » (306). Chapitre 3 : Fous et héros, héros fous : sur le personnage 82 Scarron : « Ce n’est donc pas Ragotin qui parle, c’est moy » (552). Après l’histoire intercalée, il s’avère que le petit avocat l’a plagiée d’un autre livre qui « sortait à demy dehors de sa pochette » et qu’on lui piquait aussitôt. Le livre passe ensuite à « cinq ou six mains différentes, auxquelles Ragotin ne put atteindre parce qu’il estoit le plus petit de la compagnie » (566). Comme le constate Froidefond, sa castration physique répond à une castration littéraire (421). Ragotin semble être plutôt ridicule, burlesque, que « fou » aux yeux de Scarron. Sans correspondre forcément au roi fou du carnaval, ce petit homme est le double comique du Destin, personnage héroïque. Tandis que ce dernier raconte longuement l’histoire de sa vie (pendant deux chapitres), les comédiens ignorent - refusent de reconnaître - l’avocat. Par exemple, ils « ne répondirent point à ce que leur dit Ragotin, ou changerent de discours […] » (623). Selon DeJean, cette incapacité à trouver une voix d’expression mène à l’inclusion de Ragotin dans la structure du Roman comique comme une personnage de la commedia dell’arte puisqu’il se base sur le geste et non pas sur l’humour verbal (79). Mais, pédant, objet ridicule, ou même, comme le dit Serroy, « tête de Turc », Ragotin est à la limite de la folie telle qu’elle se manifeste chez les anti-romanciers. Quoique comparable à Hortensius, à Valentin (personnages du Francion), ou à Collantine et Belastre chez Furetière, la valeur de Ragotin est surtout celle d’un repoussoir pour l’héroïque si important pour Scarron. Ailleurs, la folie semble avoir un rôle plus « insidieux » quant à son effet sur la conception de l’anti-romanesque, ses personnages, sa narration, ses structures. Fou, héros, narration « The baroque madman », constate DeJean, speaks a language that may range from the slightly incomprehensible to the something near gibberish, but is always so bizarre that it is generally thought to be meaningless. Indeed, if there is any sense to be made at all from what he is saying, it is generally overlooked. This madman, far from being an individual with a secret, as is the case with libertine figures of otherness, is simply a buffoon, whose speeches are no more than comic interludes. (Libertine strategies 119) Dans ce passage se référant au fou du type de Collinet dans Francion, ou du Gascon dans le Gascon extravagant, parmi d’autres, DeJean constate que leurs discours n’ont souvent pas de sens, que l’effet (produit et voulu) de ces personnages se limite presque uniquement au comique. Mais, l’« interlude comique », même s’il est généralement considéré comme du non-sens, ne 83 Fou, héros, narration peut-il pas détenir une signification par sa présence même, en plus du comique ? Il serait en effet facile de passer sur Collinet ou sur Hortensius, les deux fous du Francion, comme des intrusions du carnavalesque pur, comme fête littéraire comique. Collinet, un avocat qui a perdu un cas particulièrement difficile, comparaît dans la maison de Clérante, un ami avec qui Francion est logé, et lui demande très clairement de le prendre à son service. Clérante refuse, ce à quoi Collinet répond : « Je veux parler à toy, Prince magnissime, et te dire trois mots aussi longs, que le chemin d’Orléans à Paris. Tu sçays bien que le Celivage feu qui rote en hault, environne la teste de l’Antiperistase de ta renommée […] » (254). Les interlocuteurs éclatent de rire à ses paroles, car « l’on recognoissoit combien il avoit l’esprit troublé » (255). Le vocabulaire (« Prince magnissime ») qu’emploie Collinet signale clairement son lien étroit avec le fou de cour, le fou carnavalesque. Or, si « l’esprit troublé » s’accompagne souvent de gêne, de peur, le rire représente un recours nécessaire à la transmission du sens au delà de ce qui est comique. « La folie de la Cour », selon Lever, transpose métaphoriquement la folie pathologique sur le registre du rire […]. Réelle ou non, la folie du fol ouvre sur l’extravagance ; elle provoque la dérision et la symbolise tout à la fois. Et si la vérité passe par la folie, elle passe aussi nécessairement par le rire. (150) Collinet occupe sans doute cet espace baroque du monde à l’envers par sa capacité d’illuminer les vrais désirs de ceux qui l’entourent, équivalant à une démystification de mœurs. 38 Ayant remarqué la ligne de mire du regard de Clérante, par exemple, le fou assouvit le désir de son maître : il coupe les cordes du mouchoir de col d’une fille pour dévoiler sa poitrine. « Vous avez tort, Mademoiselle, de cacher a Monsieur ce qu’il a tant envie de voir » (259). Cette subversion de la politesse - et des interactions sociales plus généralement - semble mener la signification de la scène au-delà du comique. Même si son discours semble dépourvu de sens, et même s’il est jugé avoir l’esprit « troublé », et que son importance s’en trouve par conséquent réduite, tout cela porte à se demander si Collinet ne représente pas plus qu’un « interlude comique ». La nature clairement philosophique, érudite et hédoniste de l’amitié entre Clérante et Francion influence la décision de l’accepter auprès d’eux. Pourquoi Francion, dont le « coustumier exercice [est] de chastier les sottises, de rabaisser les vanités et de [se] moquer de l’ignorance », (252) accepterait-il quelqu’un qui a tous les signes extérieurs de la folie si ce n’était 38 « Collinet », affirme A. Suozzo, « is at distinct levels a rhetorical figure and a philosophical resolution of contradictions » (The Comic Novels of Charles Sorel 67). Chapitre 3 : Fous et héros, héros fous : sur le personnage 84 pour le faire rentrer dans sa société « généreuse », libertine ? Ce fou, qui montre des « raisons aussi preignantes que celles des plus profonds philosophes » (Francion 259), est aussi une « forme ultime de la libération », parce que « c’est le langage qu’il libère » (Serroy 200). Sa place et son utilité dans ce monde semblent donc claires. Toutefois, sa présence révèle des relations importantes entre les personnages et même la narration du roman. « Les parens bien aises d’en estre deschargez, le laisserent donc chez Clérante, qui des l’heure mesme luy donna le nom de Collinet, et commanda qu’on l’habillast en gentil homme » (256). 39 Admis au sein du groupe, il renaît avec un autre nom comme les garçons qui, en devenant des « hommes », se font appeler par un autre nom après un rite de passage. Mais cet acte de donner un nom recèle un jeu de pouvoir de la part de Clérante et Francion, un pouvoir que Francion reconnaît d’ailleurs : « Je le gouvernois tout à fait : aussi m’appeloit-il son bon Maistre, et Clérante son bon Prince » (256). Le renfermement évoqué dans l’œuvre de Foucault rappelle fortement Collinet et sa capacité de dévoiler la vérité d’une situation. Dans ce régime social, Collinet incarne un Moi libéré du Surmoi, il reflète Francion, mais il s’en distancie grâce à un élément de contrôle, comme cela se voit dans le vocabulaire (« Nostre fol » ; il « me servoit »). Dans Francion, cette folie est l’univers même du début in medias res : Francion se rend en pèlerinage au château de Valentin. Il fait nuit et Valentin sort du château afin d’exécuter un rite qui doit le guérir de son impuissance. Cette « magie » n’est au fait qu’un coup monté par Francion pour entrer au château passer la nuit avec sa maîtresse Laurette, épouse frustrée du barbon. L’arrivée d’un groupe de cambrioleurs met un grain de sable dans la machine : Valentin se fait lier à un arbre par des gens qu’il croit être des démons ; Francion, en essayant de grimper à une corde, celle des voleurs, tombe dans une cuve, inconscient. Si tout semble confusion ici, l’effet est voulu ; Sorel joue sur le début in medias res des romans traditionnels baroques. Cependant, au lieu de suivre cet épisode par un récit dans le récit, par exemple, cette scène finit par un lever du soleil qui met fin au chaos nocturne. Francion est trouvé blessé, et un des voleurs, une « fille » servant dans la maison, pend d’une fenêtre, exposée - car c’est un jeune homme dans le coup de cambrioler Valentin. De même, le rêve de Francion, aussi fou soit-il, se situe dans les bornes oniriques - c’est-à-dire, ecarté de la réalité et donc de la responsabilité que la mimésis entraîne. 39 M. Debaisieux donne comme étymologie possible les fous du roi Charles VII, Colart et Robinet (Procès du roman 76n). Cette étymologie, comme l’époque à laquelle elle se renvoie, ferait de Collinet un véritable personnage carnavalesque comme le définit Bakhtine. 85 Fou, héros, narration L’enfermement du discours du fou dans celui du Francion (car le héros narre ces passages), reflète la direction majeure du roman, imbue toutefois d’une ambivalence qui se révèle fort inquiétante. Faisant partie de « l’univers réversible » (Figures I), le monde et l’action du Francion offrent un terrain de signification glissante. La lecture de Debaisieux découvre une multiplicité de couches de lecture : Francion, appelé le Marquis de la Porte, s’assimile à Valentin, le concierge qu’il rend cocu pendant l’orgie chez Raymond (86-7), tandis que le rêve du héros renverse la situation : Valentin détient des pouvoirs castrateurs (Francion). Ceci, dit la critique, fait écho à de nombreuses équivoques dans le livre : la naissance du héros le jour des rois, son assimilation à un singe qui pénètre dans sa chambre et qui se cache sous son lit, sous ses « couches », le rapport courage/ cocuage et songe/ singe/ signe. Bref, son argument subtil récèle un texte peuplé de doubles, un « discours oxymorique qui réunit les contraires » (97) ; un « protagoniste […]irréductible à toute définition romanesque » (79). Le signe-singe se rapproche de la fausse monnaie, symbole de la « monnaie de singe » comme écriture romanesque selon Debaisieux. Or, ce « meschant singe » rentre dans la chambre de nouveau et commence à jouer avec les pièces dans une bourse, comme « s’il eust voulu les compter » (166). Il ne faut pas oublier non plus la charge de fauxmonnayeur portée contre le héros imparfait dans le livre douze. Ainsi, faut-il croire, le sage-fou Collinet, comme le singe, habite le discours de Francion comme celui du récit du Francion plus généralement, et n’est pas forcément prisonnier de l’un ou de l’autre. Il est inscrit dans l’essence du héros comme le singe s’inscrit dans sa jeunesse, pénétrant dans la chambre du héros par la fenêtre du jardin au milieu de la nuit. Figure du rêve, au dire de Debaisieux, le signe/ singe relève de la faute originelle, et de la faute de frappe (104-6) ! La fausse monnaie que Francion est accusé de produire sera examinée au chapitre suivant, mais elle peut se rapprocher des tours que joue le héros à son maître de chambre. Il faut remarquer que l’association du singe à l’argent, et donc celle de l’argent au récit et au personnage se trouvent ailleurs dans les histoires comiques. Dans Le Page disgracié, un singe appelé « Maître Robert » distribue la paye des gendarmes aux citoyens d’une ville et profite du spectacle comique que cela cause. A tel point que ce maître simiesque « n’avait plus les yeux pour le regarder » (235). Bien sûr, la « gendarmerie fut mal payée ce jour-là » écrit Tristan (235), mais cet événement permet le renversement des structures sociales du pouvoir. Le singe déstabilise en montrant l’autre face de la monnaie comme un parallèle au « meschant singe » dans Francion et Collinet, une relation que note Debaisieux (79). En tant que figure de l’imitation, il peut s’associer à la citation parodique, à la production du roman qui paie son lecteur, peut-être, « en monnaie de singe ». C’est ainsi que la situation du Page se stabilise vers la fin du roman Chapitre 3 : Fous et héros, héros fous : sur le personnage 86 lorsque le jeune homme devient secretaire d’un « grand prince » pour qui il écrit des vers et des « poulets » - des lettres d’amour (233). Cet état coïncide avec une réaffirmation de la mémoire prodigieuse du héros : « j’avais appris beaucoup de choses de la géographie […]. Je pouvais dire sans hésiter sept ou huit mille noms de provinces, de royaumes et de principautés, de villes, de fleuves, de côtes et de montagnes » (232-33). Détacher le nom du lieu, c’est voyager sans se déplacer, c’est lire sans comprendre, ou bien, raconter sans être compris. L’arrivée de « Maître Robert » à la page suivante de cette « confession », confirme donc une assimilation de son rôle de secretaire à celui du singe. Intégré donc dans le statut des personnages mêmes du Page et du Francion est un élément simiesque. Ces personnages non moins que les récits eux-mêmes sont garnis de reflets contradictoires qui marquent leurs personnalités respectives et donc la motivation de leurs récits respectifs. « Simia semper simia » (448) constate un personnage du Francion à propos d’Hortensius, rappelant au lecteur un problème de contamination simiesque qui tranche le roman d’un bout à l’autre. 40 Le discours du pédant Hortensius est davantage l’objet de la moquerie de Sorel que de Francion et ses amis. Hortensius souffre, à un moindre degré, du même « mal » que Don Quichotte et le berger Lysis : « tous les jours il feuilletoit les livres d’amour […] et tiroit les discours qui estoient les meilleurs à son jugement pour orner doresnavant sa bouche » (Francion 189). C’est « un fou aussi furieux qu’il y en eust aux petites maisons » (413). C’est ainsi que Francion dupe « l’esprit endormi » (Serroy 293) d’Hortensius lorsqu’il devient roi de Pologne pour une journée, cet épisode étant croyable justement parce que le pédant se fie aux romans : « Luy qui avoit leu les Romans ne trouvoit point estrange que d’un miserable Escrivain il fut devenu Roy » (444). La motivation, la possibilité de la ruse est couchée dans l’esprit « endormi » d’Hortensius. Mais le personnage de ce pédant occupe un espace qui n’est pas seulement celui du bouffon ou du dupe. Dans ce même passage où Hortensius devient « Roy », il annonce ses intentions littéraires pour son « royaume » : Je veux que tout le monde fasse des livres en mon Royaume, et sur toutes les matières. On n’a veu encore des Romans que de Guerre et d’Amour, mais on en peut dire aussi qui ne parle que de procez, de finance ou de marchandise. Il y a de belles avantures dans ce tracas d’affaires, et personne que moy ne s’est encore imaginé cecy : j’en donneray toute l’invention, et de cette sorte le Drapier fera des Romans sur son trafic, et l’Advocat dessus sa pratique […] et les vers seront tant en crédit que l’on leur donnera un prix. (449-50) 40 C’est grâce à Debaisieux que je fais ce lien entre le singe et Hortenius. 87 Fou, héros, narration Cette nouvelle économie se déploie dérisoirement chez Furetière, qui entreprend justement cette tâche d’écrire un livre de procès et de finances. Sortant de la bouche d’un aliéné, cette espèce d’utopie productive, une dystopie littéraire qui a dans son fond une littérature réaliste auquel touche souvent Sorel. 41 Enfin, l’aliénation romanesque d’Hortensius démontre un côté très limité, il faut le dire, mais qui l’oppose à un simple lecteur de romans et le révèle comme inventeur, producteur. Au-delà de la reprise de cette idée par Cyrano dans L’Autre monde (sur la lune on se paie en poésies) existe un marché sous-entendu du livre et de la valeur littéraire et monétaire de l’écrit. A ce niveau, la confusion d’un métier et d’une littérature peut se rapprocher de la surproduction des mots. Dans Le Berger, Clarimonde dit : que « j’ay trouvé en leur langue [en celui des poètes] ce mouvement perpetuel que plusieurs Philosophes ont tant cherché, & que j’ay connu que dans leur cerveau estoit ce vuide que plusieurs ont estimé impossible en la nature » (341). Cette surproduction, qui désigne évidemment un manque de contrôle, se voit comme une des manifestations du monde moderne dans sa capacité de recréer en plusieurs copies, un livre ou un objet susceptible de « mouvement perpetuel ». Si la proposition du pédant doit s’entendre comme une notion ridicule, c’est justement parce qu’elle cache d’une certaine manière une des menaces du réalisme : l’ennui (possible) du banal, du quotidien. En partie, Furetière construit son roman sur cette notion du réalisme et de la valeur des mots. 42 Le « réalisme » chez Furetière dépasse toute notion simple de liste, de cliché ou de quotidien. Il émane, au dire de Serroy, « d’un désir […] de saisir les êtres par les choses qui les entourent, de retrouver à travers les objets inanimés l’âme même de ceux à qui ils appartiennent et avec qui ils en viennent à s’identifier » (615). En dépeignant et détaillant une classe sociale bien connue de lui, la magistrature, Furetière rend un portrait minutieux (et souvent féroce) de la bourgeoisie. Les personnages, Nicodème, Javotte, Bedout, Lucrèce, Charroselles, Collantine, Belastre ne partagent presque pas de qualité agréable ou attirante entre eux. Ils sont, selon Vialet, « abjects » dans le sens kristévien du terme, c’est-à-dire incapables de devenir ni sujet (héroïque) ni objet (comique) du roman. Ainsi une promenade en campagne proposée par Charroselles à Collantine devient l’occasion d’écouter Collantine lire ses procès à haute voix. 41 Dans le dernier roman de Sorel, Polyandre, ce monde se prend au sérieux (bien plus que chez Furetière) lors des aventures de l’« adroict » Polyandre avec d’autres bourgeois tel Aesculan, un financier riche et amoureux. 42 Cf. le passage cité dans le chapitre 2 sur la description traditionnelle. Chapitre 3 : Fous et héros, héros fous : sur le personnage 88 Elle tira de dessous sa juppe la coppie d’un proces verbal, contenant 55 roolles de grand papier bien minuttez. « Je vous le veux lire [à Charroselles] devant que je le rende à mon procureur, qui le doit signifier demain ; je l’ay pris expres sur moi, pour le luy laisser à mon retour ; un bel esprit comme vous en fera bien son profit, car il y a de la matiere pour en faire un roman. » (1039) Avec cette mise en abyme de toute la structure du roman, le lecteur a l’impression d’être en train de lire ses « roolles aussi » puisqu’ils remplacent dans le Roman bourgeois toute autre intrigue. Plate transcription du monde bourgeois, le procès verbal s’inscrit comme modèle du roman comme structure, comme effet mimétique. Le fait que Collantine tire ses rôles de dessous sa jupe n’est pas non plus fortuit dans la structure du roman. L’habit qui doit normalement cacher le sexe féminin et qui symbolise le moteur (la quête amoureuse) de la plupart des romans, se fait remplacer ici par un objet procédural. Qu’il s’agisse de Laurette dans le Francion, de l’Etoile ou de la Caverne dans le Roman comique, d’Astrée ou de Clélie, la sexualité de la femme (et le plus souvent sa réification) représente un terrain du romanesque qui repose sur la fertilité du mariage, sur la sexualité, sur l’attrait. L’asexuée Collantine répond à ces stéréotypes, mais le portrait n’en est pas flatteur. Son aliénation dans le discours du Palais rappelle d’une part l’infertilité romanesque de tous les couples du roman : Ni Nicodème ni Bedout ne réussissent à épouser Javotte, qui se fait enlever par un autre, disparaissant ainsi du texte. Lucrèce perd le marquis et, enceinte, se contente de Bedout dont la chambre est « une vraye salle des antiques » (953). Quant au couple Collantine-Charroselles, l’amour ne régit pas leur relation, mais la chicane, comme l’indique la dernière phrase du roman : « [I]ls ont toujours plaidé et plaident encore, et plaideront tant qu’il plaira à Dieu de les laisser vivre » (1104). Le mouvement perpétuel de leur antagonisme reflète l’improductivité des relations, y compris celle de la première partie du roman avec la seconde, et ressemble à la notion de sujet évoquée par Kristeva et qui dépasse celle de l’abject. 43 Le roman « investit de désir et de représentation la productivité plutôt que les productions de sa pratique même » (90). Cette focalisation sur la « productivité » reflète la nature autoréflexive de l’anti-romanesque et rappelle tout un nœud de relations entre personnages, narrateurs et textes. La productivité textuelle (ennuyeuse, en l’occurrence) qui remplace chez Collantine la productivité maternelle rappelle qu’un des moteurs les plus conventionnels du roman héroïque ou sentimental est le mariage qui marque la fin du récit. La subversion de cette institution prête au Roman bourgeois un goût amer, mais marque dans d’autres histoires comiques l’importance de 43 Voir M. Vialet sur ce sujet et sa relation avec l’abject selon Kristéva (80). 89 Fou, héros, narration la liberté sexuelle, d’une « pratique » de production sans la production ellemême : le plaisir et non pas la procréation. Il ne faut pas oublier que le fou se représente souvent avec un miroir entre les mains, car ce retour sur soi se lie étroitement avec la folie et « contamine » les autres personnages. Un premier exemple vient, bien sûr, de Sorel. Lorsque Francion est au collège, il remarque la « débauche » de ses camarades : Presque tous estoient addonnez a un vice dont de tout temps nostre College avoit eu le renom d’être infecté. C’estoit que pressez par leur jeune ardeur, ils avoient appris a se donner eux mesmes quelques contentements sensuels, a faute d’estre accouplez avec une personne d’autre sexe. (210) Puis, déguisé en berger, Francion ne chomoit pas de gibier. Il avoit bien d’autres pratiques qu’elle : si bien qu’il sembloit qu’il fut le Taureau banal du village, et de tous les lieux circonvoisins […]. Il m’est advis (ce disoit il en luy mesme) qu’il n’importe pas beaucoup quelle maniere de vie nous suivions, pourveu que nous ayons du contentement. (370) La masturbation/ homosexualité des collégiens, le libertinage sexuel dans la « caverne mélodieuse » (370), marginalise le personnage de Francion tout en mettant en relief le caractère hérétique de ces plaisirs. 44 C’est la « vérité » qu’apporte d’ailleurs Collinet à son maître en éliminant pour lui les frontières de politesse. Ces facéties subversives ne peuvent se séparer des structures linguistiques, narratives de ces romans : « La révolution du langage », commente Kristeva à propos d’Artaud, « est une traversée de la sexualité et de toutes les coagulations sociales (familles, sectes, etc.) qui s’y collent » (88). Dans le Parasite Mormon, le personnage principal, Mormon, se fait condamner pour être « sodomistre » et « athéistre » (7). De même, ce parasite, tellement la faim le ronge, mange son frère dans le ventre de sa mère qui meurt littéralement de faim : « on trouva de plus dans la matrice de sa mere, les os d’un frere gemeau qu’il y avoit mangé » (13). Ce prodigieux mangeur, un « gouffre » (19), ne manque évidemment pas de similitudes avec les géants 44 Pourtant, L’Histoire comique de Francion finit par le mariage du héros avec la belle italienne Nays. Cette fin reste, il faut le dire, ambigüe. Leiner et Griffeths rapprochent le nom de Nays avec nayade et considèrent l’Italienne comme une résolution philosophique et psychologique de la jeunesse libertine de Francion (« Some thoughts on the Names of the Characters in Sorel’s Histoire comique de Francion » 449). Au contraire, Debaisieux, remarquant le style de la composition du Livre XVII ainsi que l’association étroite de Nays avec l’eau (noyade) et le rêve, voit le mariage comme fait « ironique » (127). Chapitre 3 : Fous et héros, héros fous : sur le personnage 90 de Rabelais. Dans ce roman il se trouve aussi une copie des écrits de Mormon comme le « Traité des quatre repas du jour, leur Etymologie »(31) ou « Manducation à la vie Parasitique, avec une explication, & Apologie de ce mot » (33). Ridicules, comiques, grotesques, toutes les accusations par Desjardins et la Hérisonnière (les poètes crottés) s’écroulent lorsqu’on apprend par une tierce partie qu’il s’agit d’un coup monté par eux pour condamner Mormon à être pendu. L’accusation de sodomie s’explique parce que Desjardins, « dissimulant sa haine », propose au Parasite de « faire venir quelque femme coucher avec eux […] le Poëte luy representa qu’il estoit trop difficile d’en faire venir une sans scandale avec ses vestements ordinaires, & qu’il falloit absolument la faire desguiser en homme » (192). Les étudiants, invités à regarder Mormon et l’« homme » ensemble, « se saisi[ssent] de Mormon tout sur l’heure » (193). Une machination similaire fait croire à tout le monde que Mormon est athée. La vérité prévaut enfin et Mormon est libéré de prison. Quant au récit, le parasitage gagne en rappellant le plaisir de la lecture et de la narration, indépendamment du sujet. « The volte-face of the ending », affirme Suozzo, « underscores the arbitrariness of narration, the omnipotence of the author, and, in all likelihood, the intent to parody the peripeteia of the contemporary novel » (« Heretical Novel » 10). La narration se complaît dans son propre reflet, le moment de production prime sur le produit. De magie à hystérie Le plaisir de la lecture, sa séduction, trop souvent présentés comme illusion, chimère, trouvent un exemple dans Le Page disgracié de Tristan. L’auteur raconte l’histoire d’un jeune page avec un peu trop d’affection pour le jeu - « un art qui ne tend qu’à damner les âmes », (31) - pour la vie et pour l’amour. Une autobiographie inachevée 45 , l’histoire du page représente un personnage anti-romanesque à la fois héros et anti-héros ; il ne rejoint pas les extrêmes héroïques et burlesques du Destin ou de Ragotin. De même, le jeune homme « mélancolique » ne rencontre nullement le succès amoureux ou social de Francion, se rapprochant plutôt du Gascon qui échappe à la société par son masque de fou et d’ironie. Le Page, qui n’a pas d’autre nom dans le récit, peut servir de repoussoir à l’héroïsme, à la maîtrise (apparente) de la situation chez Francion, chez Le Destin. Il est repoussoir aussi pour d’autres « héros » tels le Gascon ou même Charroselles ou Hortensius qui ne parviennent pas à se donner une histoire, mais la subissent plutôt. 45 Cette notion découle d’une clef publiée par le frère de l’auteur. Voir Serroy (368). 91 De magie à hystérie Plusieurs épisodes marquent le décalage entre le Page et les autres personnages, notamment l’épisode de la potion magique, celui de la rencontre avec le « philosophe », et celui de la séduction d’une Anglaise. Au début du Page disgracié Tristan peint une scène curieuse où le héros se livre à des expériences de magie. Ayant acheté la Magie naturelle 46 de Baptiste Porta, le Page et son maître la lisent en secret et cherchent une « invention plaisante » à « mettre en exécution avec le moins de coût et de difficulté » (54). Ils choisissent donc une « composition de camphre et de soufre détrempés ensemble avec de l’eau-de-vie, dont le feu devait faire paraître les visages comme sont ceux des trépassés » (54). Cette facétie possède un élément fort enfantin dont le but est moins de transformer la matière elle-même par un procédé proprement magique, mais de faire du monde un espace de transformation ludique - la magie de l’enfance : Mon maître sortit incontinent du lit pour observer ce beau trait de magie, mais nous ne pouvions presque rien discerner en nos visages, tant la fumée était obscure ; il fallut nous mettre fort près de cette sombre lumière ; mon maître s’assit d’un côté sur un carreau de velours et nous nous agenouillâmes de l’autre, afin de considérer nos visages pâles et quelequefois violets. Nous n’avions pas été longtemps dans cette belle contemplation, lorsqu’il se fit un petit bruit derrière nous, comme si quelque chose eût pressé la natte sur laquelle nous étions assis. Mon maître tourna premier la tête, et vit un nouveau visage, qui était plus laid que les nôtres, et qui était habillé d’une étrange façon ; à cette subite vision nous jetâmes tous trois un grand cri, et mon maître s’évanouit de frayeur […]. Ce fantôme épouvantable était notre précepteur […]. (55) Cette « malice innocente » lui coûte vingt coups de fouet et marque une initiation à la société adulte. Comme le nom de l’opération magique à laquelle s’essaient les enfants, il s’agit de la « flamme mortuaire » de l’enfance du page, la fin de son existence tranquille. Bientôt, il sera poursuivi pour avoir donné de « grands coups d’épée » à un cuisinier avec « quelque pente à la folie », ce qui mènera le page en Angleterre, en Ecosse, en Norvège, et finira par le ramener en France. Il s’agit d’un croisement géométrique de deux grandes lignes : celles du pouvoir (car le discours « magique » du page s’insère dans un désir de transgresser son état de dominé) et celles de l’illusion (car la magie exige une représentation symbolique du monde et une foi totale). Ainsi la parole magique et le symbole deviennent le but que recherche le Page. L’obscurité dans laquelle se déroule cet acte magique contraste avec l’illumination qui suit. Cette expérience s’avère être un rite d’initiation pour le 46 Son livre traite surtout des expériences et des observations chimiques et physiques selon J. Prévôt (287n). Chapitre 3 : Fous et héros, héros fous : sur le personnage 92 jeune garçon : la « flamme mortuaire » dans le bassin rempli de sa concoction répond à ce moment de coupure symbolique où « le désir de puissance se heurte à l’interdit » et où « le charme de l’enfance est [donc] brisé » (Serroy 371). La magie, outil qui existe en dehors et en-dessous de l’autorité et qui permet à ceux qui ne sont pas membres de la structure dont provient ce pouvoir d’accéder ou transgresser l’état de « dominés ». Mais cette magie n’offre aucun recours à l’impuissance sociale du Page, son destin. Cette première tentative de magie échoue, mais le Page demeure persuadé par le pouvoir « transformateur » des textes et évoque les charmes des romans pour divertir et séduire. L’Astrée devient ainsi une formule magique, incantatoire, la seule dont il jouit. « [J]e n’avais guère plus de quatre ans que je savais lire », remarque le narrateur, « je commençais à prendre plaisir à la lecture des romans que je débitais agréablement à mon aïeule et à mon grand-père » (27). Comme Francion, le Page est grand lecteur de romans dans sa jeunesse : [A]u lieu de répéter mes leçons, je ne m’appliquais qu’à lire et débiter des contes frivoles […]. J’étais le vivant répertoire des romans et des contes fabuleux ; j’étais capable de charmer toutes les oreilles oisives […]. (32) Le page emploie ce talent à la séduction des femmes, notamment une jeune Anglaise à qui il enseigne le français, en l’occurrence : [E]lle savait fort peu de la fable, et presque rien de ces romans héroïques dont on fait estime […] elle n’avait rien appris de ces nouvelles, par qui l’excellent Arioste empêcha son nom de vieillir ; elle n’avait encore rien su de ces glorieux travaux, par qui la sublime plume du Tasse rendit sa réputation immortelle […]. Et quand je lui découvris que j’étais capable de l’instruire aucunement [beaucoup] de ces agréables matières, elle crut avoir découvert en moi quelque mine fort précieuse. (87) La séduction du Page passe évidemment par la matrice de la lecture et de la citation des romans à la mode, brouillant non seuelement les lignes entre les mots séducteurs du jeune homme et ceux des auteurs précédents. Sa capacité de raconter des livres entiers lui vaut des cadeaux : des « tableaux sur marbre avec des bordures enrichies de lapis et d’argent doré […] quelque argenterie, comme de chandeliers d’étude et de petites plaques d’argent pour mettre à la ruelle de mon lit » (88). La composition superficielle d’argent doré n’est pas sans rappeler la superficialité du « vermeil doré cizelé » mentionné par Scarron (559). Associations d’autant plus expressives puisqu’ici le narrateur croit à ces narrations comme il croit à la pierre philosophale : « J’avois lu force livres curieux, sans excepter ceux qui sont remplis de ces énigmes confus […] » (64). Le Page se fait « recevoir dans la compagnie » (64) d’un « grand philosophe » (66). Cependant, il perd vite contact avec celui-ci après sa dispute avec le cuisinier. Mêmes les marginaux ne veulent pas du Page. 93 De magie à hystérie La recherche de la pierre philosophale, la lecture romanesque, les expériences avec la magie reflètent la naïveté d’un héros avant qu’il réalise son désenchantement du monde, le desengaño. L’apparence de la magie dans le roman peut se limiter à la période d’innocence de l’ « histoire facétieuse ». La dernière mention de la magie a lieu à son retour à Paris lorsque le Page cherche son « philosophe » alchimiste/ faux-monnayeur. Cette visite à Paris devient un moment transformateur où le désenchantement s’installe de manière permanente selon Serroy (377) : ici le héros oublie ses prétentions de pouvoir sur le monde et devient, comme le picaro désenchanté, observateur d’hommes. Sans l’occasion de frapper de la fausse monnaie, le Page rentre dans une autre économie, accepte le monde tel quel tout en établissant une certaine distance ironique avec lui : l’économie de la conformidad picaresque. Dans ce sens, il se démarginalise pour devenir commentateur, il atteint une « foi pratique » en termes sociologiques (Bourdieu 68). 47 Une fois dans son rôle d’observateur, le narrateur ne se traite plus de « fou », n’a plus de « folles espérances » (31). Sa naïveté, jusque-là relevant de son enfance, d’une croyance en son pouvoir de manipuler le monde, disparaît et se fait remplacer par les mœurs d’une société qui sont elles aussi naïves dans le sens qu’elles placent leur vérité à un niveau supérieur à la vérité absolue. La société crée donc un système de croyances fondées sur la « logique pratique », qui, selon Bourdieu, diffère de celle du logicien. La logique pratique, en somme, découle d’un symbolique langagier ou autre (gestuel, par exemple) s’effectuant dans un système complexe d’initiés qui resiste en partie à l’analyse herméneutique parce qu’elle comprend des pratiques complexes de relations : langage/ pouvoir ou individu/ société. Cette idée de logique pratique influe sur l’interprétation de l’œuvre : d’une part, la subversion (transgression) langagière présentée dans les rites magiques, dont le résultat est la punition et finalement l’exil du Page. D’autre part, elle a eu tendance à détacher, à aliéner le héros mélancolique afin de mieux faire paraître ses qualités d’observateur. A la fin du roman, si le page ne cherche plus son « philosophe », ce n’est pas parce qu’il ne croit pas en lui, mais qu’il (le Page) a renoncé à la recherche du pouvoir, physique, chimique, magique ou autre. Sa seule ressource réside dans la langue, représenter les autres, leur ridicule. Constater le monde, l’accepter pour le peindre résulte de 47 « Practical faith is the condition of entry that every field tacitly imposes, not only by sanctioning and debarring those who would destroy the game, but by so arranging things, in practice, that the operations of selecting and shaping new entrants… are such as to obtain from them that undisputed, pre-reflexive, naive, native compliance with the fundamental presuppositions of the field which is the very definition of doxa » (The Logic of Practice 68). Chapitre 3 : Fous et héros, héros fous : sur le personnage 94 son incapacité d’agir effectivement sur/ dans ce monde. Le poème, tout à la fin, peut donc se comprendre à plus d’un niveau. Les derniers vers racontent plus que son impécuniosité : Depuis, je n’ai senti ni douleur ni tristesse, Fors seulement le jour que mon avare hôtesse, Un gros apothicaire, et deux vieux médecins, Me venant assaillir comme des assassins, Sans beaucoup s’enquérir quelle était ma ressource, M’en comptèrent si bien qu’ils vidèrent ma bourse. (261) Comiques, certes, ces vers évoquent la nécessité de recourir à de la fausse monnaie, à la pierre philosophale. Que son récit finit là, au « dix-huitième ou dix-neuvième an de [sa] vie » (261), signifie la bourse vidée qu’aucune magie - celle des alchimistes ou celle des romanciers - ne peut remplir. Il lui reste seule l’ironie de son regard sur le passé, d’autres lectures non-romanesques du monde. La conformité, la foi pratique prend une autre forme aux yeux des anti-romanciers, cette fois-ci du côté des « hystériques ». Hystérie Comme le suggère peut-être l’aliénation de Collantine, il existe une sorte d’hystérie associée à son discours 48 qui se remarque par l’absence d’instinct maternel. Son aliénation par le procès-verbal, tout en vidant son corps d’une sexualité quelconque, ressemble autrement à l’objectification associée au monde proxénète d’Agathe et de Laurette, le premier amour de Francion (103-130). Une fois de plus, sur le même plan moral se subvertit le discours. Agathe transforme les expressions : « une perle d’Orient » devient, par exemple, une « perle d’or riant » (103). Les anti-romanciers mettent toutefois en scène d’autres excès linguistiques qui se rapportent à la narration, notamment dans le Gascon extravagant les Fragments d’une histoire comique. Le Gascon extravagant va pousser loin la contestation de tous les niveaux de langage. Lorsque le narrateur rencontre le Gascon, celui-ci se lance dans un discours qui doit se comparer à celui de Collinet à cause des proportions d’aliénation. « Je passé de l’autre costé pour l’aborder », dit le narrateur, « mais luy tout aussi tost faisant le furibond, s’en vint contre moy, et me dit dans une posture fanfaronne : Praubé miseraulé com gauses tu aproucha d’un eicharuscle de guerro qui hé trembla lou Ceu, et tous lous autes elemens […] » 48 Pour une analyse totalisante du discours hystérique au dix-septième siècle, voir de Certeau (L’Ecriture de l’histoire). 95 Hystérie (57-58). 49 L’insertion de la langue gasconne, tout en ressemblant par son altérité au discours de Collinet, contient bien des différences. D’abord, son langage, tout en étant étrange(r), a un sens réel. Deuxièmement, tandis que le parler de Collinet semble libérer la société de ses liens de politesse, celui du Gascon semble une ruse, un échappatoire à la société ; Collinet libère et le Gascon se libère : « Il n’estoit extravagant qu’alors qu’il vouloit luy mesme se faire croire tel » et sa « conversation faisoit bien connoistre qu’il estoit de ces esprits à la mode, qui se plient selon les rencontres et la necessité du temps » (307). Le Gascon possède une figure différente de celles de Collinet ou d’Hortensius : tout en étant comme eux un détenteur de raison, il « choisit » sa folie selon les circonstances pour « parler librement de tout, pour ce qu’on dit que tout est permis aux foux » (Préface 53). Dans sa folie, il se trouve donc une liberté personnelle et une vérité. C’est ainsi que lorsque le Gascon laisse tomber son masque, ses paroles, les histoires qu’il raconte sont en bon « françois » et « intelligibles » à ceux qui l’écoutent. En effet, la narration à la première personne du protagoniste occupe largement le double du récit-cadre du narrateur et de l’histoire de l’hermite et « son » possédée (Introduction 26). Mais, justement, ce choix d’enfoncer le discours du Gascon dans un voile de folie recouvre la tragédie de son personnage et fait du roman un des thèmes principaux puisque ce n’est pas seulement une vue lucide que sa présence évoque (comme Collinet), mais c’est le héros lui-même qui est lucide. « [S] péctateur d’une société où il se trouve déclassé, mais regardé par le narrateur primaire […] il est aussi un acteur conscient d’être un spectacle et en tire, sans manquer à sa vérité, ce qui lui suffit pour vivre » (Démoris 36). En tant que roman, le Gascon extravagant semble d’autant plus audacieux qu’il englobe l’histoire et le récit du Gascon, et l’histoire d’une fille « hystérique ». Ici le discours du fou atteint ses limites de réalisme. Aliénant comme la langue gasconne ou les harangues de Collinet, le discours de cette fille, n’offrant aucune « vérité » ou message clair, semble l’intrusion la plus choquante et immédiate de la folie. Elle semble répondre à la crise dont traite Foucault, ou, aux yeux de De Certeau, à une « inquiétude culturelle », une « face obscure, diabolique et ‹superstitieuse› de l’âge classique » (L’Absent de l’histoire 31). En effet, son entrée dans le roman suit une ouverture d’idylle (« A pène le soleil paroissoit sur nostre horison […] »), mais cette ouverture se suit par les cris affreux d’une fille. Arrivant devant elle, il voit qu’« [e]lle tiroit du fons de son estomach une langue noire, longue, et grosse comme 49 Aucune traduction n’existe de cette harangue en dialecte gascon dans le texte orginal, l’éditeur en donne une de F. Garavini : « Pauvre misérable, comment oses-tu t’appocher d’une foudre de guerre qui fait trembler le ciel et tous les autres éléments ? … » (58n) Chapitre 3 : Fous et héros, héros fous : sur le personnage 96 le bras, et par certains mots assez mal articulez, me [le narrateur] tenoit en suspens, ne sçachant point la cause d’une si prodigieuse rencontre » (56). En effet, la cause, la motivation d’une telle scène varie de celle du Gascon, de Collinet ou d’Hortensius. Son discours ne contient pas de vérité en soi, mais est celui de la possession : celle de l’épilepsie et celle de l’ermite qui la croit « maledicte » et « damnate » (142). Cette interprétation de la condition de la fille guide les actions du prêtre. Il la force à parler : « Obedias et Dicas » (142). A la fin, la fille se sent obligée de répondre : « Puisque je n’ay pas assez de puissance pour m’empescher d’obeyr au commandement que tu me faits, je te diray que j’ay esté depuis hier au soir dans un lieu, où mon imagination me porta […] » (142). Son imagination, sans nul doute poussée par le prêtre, l’amène à raconter son « rêve », son voyage aux enfers. Tous les lieux communs de cette possession sont décrits : elle entend des « hurlements », des « blasphemes », ses « narines remplies d’une fumée puante » (142-143), et des voix l’appellent « Segna », qui veut dire « signe » ou « marquée » en gascon selon l’introduction de Robello (32). L’ironie de cela est sa conformité aux désirs de l’ermite, dont le discours, en latin, est tout aussi aliéné que celle de la fille appelée Segna. 50 Le langage de l’Église est mis en question autant que la dialectique théologique qu’elle entretient avec la possédée de manière que le discours « hystérique », sans véritable contenu signifiant, signifie une révolte par sa présence même, sa conformité à la tradition recouvre peut-être une veine plus subversive : « Dévalorisé parce que conventionnel, cet appareil [imaginaire] est rejeté par l’imagination créatrice de l’auteur, lequel renverse les allégories vêtement=apparence et enfer=réalité spirituelle […] » (Assaf 54). Rien n’est ce qu’il paraît. Les langages de la fille, de l’ermite, puissants par leur symbolisme, le sont bien moins par la signification mot à mot, un phénomène éclairci par Bourdieu. « Les usages sociaux de la langue », écrit-il, « doivent leur valeur proprement sociale au fait qu’ils tendent à s’organiser en systèmes de différences […] reproduisant dans l’ordre symbolique des écarts différentiels le système des différences sociales » (41). Le discours du fou dans son incarnation la plus aliénante reproduit mimétiquement le système qui le crée, et, en l’occurrence, la reproduction d’un « écart différentiel » est l’écart ironique, car, le discours de la fille hystérique et de l’ermite sont deux faces des mêmes croyances religieuses ou superstitieuses. Claireville n’est pourtant pas le premier auteur anti-romanesque à mettre en scène une fille « hystérique ». 50 Il convient de rappeler aussi le pédant ridicule Sydias dans le roman de Théophile. Il ne parle que latin, langage de l’Église qui a condamné Théophile à l’exile et contre laquelle semble parler le narrateur des Fragments : Sydias « estourdi[t] de son Latin » (24). 97 Hystérie Dans Fragments d’une histoire comique de Théophile de Viau, le narrateur, un « Je » sans nom, est amené par ses amis voir une fille « possédée » qui exhibe « des effects par dessus les forces de la nature » (26) et qu’un prêtre vient « exorcizer reglement deux fois par semaine » (26) ! Opposée à la fille dans le Gascon qui semble avant tout victime des hommes et de l’Eglise, cette « Obsédée » tient plus du théâtre que d’une condition aliénante. En effet, lorsque le narrateur étudie sa « posture » il commence à rire, ce qui provoque une crise plus violente de la part de la « démoniaque », qui « contrefait des grimaces de pendu, des cris de chat, des convulsions, d’Epileptique, se traisne sur le ventre […] [et] court en grommelant quelques mots de Latin mal prononcé » (28). Evidemment, le narrateur l’engage à parler latin, espagnol, grec, anglais et italien, langues auxquelles elle n’entend rien. Différence importante entre ce narrateur et le prêtre du Gascon : il ne tente pas de faire conformer au sien le discours de la fille, il essaie de parler « sa » langue. A la fin donc, « il se trouva que son mal [celui de la fille] n’estoit qu’un peu de melancholie, et beaucoup de feinte » (30), le narrateur réussit à « exorciser » le discours de la folie et de la feinte du sien par un processus d’exclusion basé sur le pouvoir de discerner et de voir clair (l’institution de l’objectivité), au lieu d’un pouvoir basé sur l’institution religieuse. Le narrateur transgresse ironiquement les lois de l’Eglise en ne pas jouant le rôle qu’elle a établi. L’institution ecclésiastique opère sur la stabilité transcendantale de son discours, ainsi faisant entre l’Eglise et la possédée un « jeu entre le lieu stable auquel les exorcistes entendent ramener les interrogées, et […] l’évanescente pluralité de lieux qui permet aux possédées de se prétendre ailleurs » (Ecriture de l’Histoire 258). Le narrateur des Fragments dépend aussi d’une « évanescente pluralité », une qui peut toujours différer à un autre savoir, à une autre langue, toujours capable de voir d’une position différente de celle de son objet. Jeu dangereux pour la société parce que ce « Je », n’étant pas figé dans un seul discours, dédouble la mobilité linguistique de la possédée. Le narrateur cherche donc à dévoiler l’illusion au lieu de vivre dans son ombre protectrice. Un rapprochement important doit se faire entre le narrateur des Fragments et celui du Gascon extravagant et les personnages « hystériques » sur lesquels ils jettent le regard : le choix de la première personne. Ceci met en évidence l’aspect contestataire de ces textes pour lesquels les auteurs risquent de gagner, comme Théophile, l’étiquette de libertin, synonyme d’athée. Ces narrateurs risquent, comme l’Espagnol dans L’Autre Monde, de ne pouvoir échapper à leur marginalisation dangereuse. La métaphore du drap sert à marquer une ostracisation : « à moins de porter un bonnet carré, un chaperon ou une soutane, quoy que vous puissies dire de beau, s’il est contre ces docteurs de drap, vous estes un idiot, un fol ou un athée » (385). Cet homme, une allusion par Cyrano au roman de Godwin, rappelle l’altérité permanente de Dyrcona partout où il voyage : sur la lune, le Chapitre 3 : Fous et héros, héros fous : sur le personnage 98 soleil, et, bien sûr, la terre. « The men who were denied names by their own period created unnamed and unnameable porte-paroles to underline the universality of the form of alienation these ‹characters› endure », déclare DeJean (71). « Je », poursuit-elle, « is not only ‹un autre› but also all those who chose and choose to remain ‹autre› ». Les possédées, les anti-romanciers incarnent une menace à l’idéologie de l’époque tout comme des sorciers. Discours fou « Je n’écris pas un poème illustre, où je me veuille introduire comme un Héros » (25) annonce le narrateur du Page au début du récit. En effet, si héros il y a, celui-ci subissant les moments forts de désenchantement picaresque et devenant scribe, assimile son rôle à celui du maitre Robert le singe ; l’acte de débiter les romans sentimentaux (pour s’investir et séduire) cède à l’imitation et à la transcription. Dans ce sens, il est possible de dire que le récit du Page dépasse deux formes de citation qui relèvent d’un paradoxe peu loin de celui de Lysis. Réciter L’Astrée à l’Anglaise est aussi une singerie cachée par l’illusion de la jeunesse, par l’innocence qui brouille les limites entre le rêve et la réalité. Le sort qui lui reste ne lui permet guère accès au monde de la noblesse, mais, par un style qui montre la vérité nue, donne l’occasion d’écrire « à la moderne ». C’est un paradoxe que le « singe » de la réalité innove en fiction. Le parallèle entre cet animal et le narrateur connote donc non seulement la transcription plate du monde - i.e., les procédés de Furetière - mais aussi une position en marge du groupe des hommes. Cette nécessité d’atteindre une altérité triste pour observer la réalité, « le » monde, Théophile l’a ressentie vingt ans auparavant. C’est ainsi que la singerie passe surtout pour recopier des romans sentimentaux et héroïques. « [N]ous ne sommes plus au temps des Héros », constate le romancier/ poète dans son roman inachevé, « et toutes ces singeries ne sont ny du plaisir ny du profit d’un bon entendement » (16). En effet, les multiples fous, qu’ils incarnent comme Collantine, Belastre, Ragotin ou le singe, ternissent tout personnage anti-romanesque par leur simple présence. Si le fou peut contaminer comme un « virus » (l’expression est de Debaisieux) dans ces romans à contre-courant, le discours classique évitera cette sorte de présence : or, bien que le fou soit présent à toute époque dans la philosophie, dans la littérature, comme le veut Foucault, il est, après le baroque, un élément caché, nié, refoulé pour l’« absence de l’œuvre ». C’est-à-dire qu’il n’est pas producteur, mais jouit infertilement de sa propre improductivité. Cette contamination sera, à partir de là, secrète, dangereuse, incapable d’apporter un regard révélateur et sage, sur la situation. L’Autre et le Même 99 Scène d’écriture seront marqués par la différence et non pas par la ressemblance (Mots 63). La présence du fou dans toutes ses diverses formes semble donc motivée par le reste du texte. Le fou, la folle et l’hystérique dépassent la notion de la « bouffonnerie » et du comique et s’intègrent dans l’essence du texte. Ayant recours à un mo(n)de allégorique, Lysis et Hortensius peuvent toujours justifier leur cause, mettre leur masque sur le monde. Chez Furetière, le personnage de Balastre fait aussi passer la réalité par son filtre : « il escrivoit à la manière des nobles, c’est-à-dire d’un caractère large de deux doigts, il ne pouvoit lire que cette sorte de littérature » (1052). Collantine voit tout en forme de procès… Scène d’écriture Ce qui arrive lors d’un rassemblement de la folie anti-romanesque est la création d’une « économie » parasitique dominée par ce parasite qui est avant tout générique, différent et même, sérieux et satirique, constructeur et destructeur. Surtout, il est symbole de la citation (parodique et non-parodique) qui souligne, à premier abord, la recréation comique d’un monde irréel et éminemment romanesque, le lieu commun. La folie, ainsi, symbolise la menace de la recréation sans création véritable comme l’explique Derrida : C’est précisément un principe de contamination, une loi d’impureté, une économie du ‹parasite›. Dans le code de la théorie des ensembles, si je m’y transportais au moins par figure, je parlerais d’une sorte de participation sans appartenance. Le trait qui marque l’appartenance s’y divise immanquablement, la bordure de l’ensemble vient à former par invagination une poche interne plus grande que le tout, les conséquences de cette division et de ce débordement restant aussi singulières qu’illimitables. (Parages 256) Se voulant anti-romanesque, l’histoire comique ne peut qu’affirmer le pouvoir du discours romanesque dans le même énoncé qui fait appel à sa destruction. 51 A l’intérieur d’une « participation sans appartenance » générique 51 Le discours parodique, satirique et magique est souvent relié au rite et à la magie qui forment la base de son efficacité : « In Aristophanes… the invective has lost its magical function, though what lingering sense of significance may have remained, it is difficult to say. The audience was probably aware of the ritual origin of the invective, for the Phallic Songs were still in use… in Aristophone’s day » (Elliot, Robert C. The Power of Satire : Magic, Ritual, Art. Princeton : Princeton University Press, 1960., p. 154). Voir aussi « Discours de la magie » dans Les Genres du discours (Paris : Seuil, 1978). Il pourrait se dire que la naissance du réalisme coïncide en partie avec une autre forme du discours magique : celui de la science. « La seule Chapitre 3 : Fous et héros, héros fous : sur le personnage 100 reste un glissage du discours du fou au discours sur le fou, et c’est peut-être là où l’évolution de l’anti-romanesque se joue. L’interaction du discours du fou et sur le fou semble d’abord jouer sur l’interprétation des actions, des paroles de l’insensé. Sa présence, comme il a été dit, peut être révélatrice, comique ou bouffon, mais il ne faut pas oublier la motivation principalement symbolique de son insertion dans le texte par l’allusion et la citation. Les discours de Collinet, du Gascon ou des filles hystériques, n’étant parfois que des signes incompréhensibles et aliénants, deviennent des symboles symboliques qui doivent à tout prix se réserver le droit de ne pas connoter, de ne pas se référer explicitement au monde réel : en répétant, en imitant ou en singeant le monde, il perd son pouvoir. C’est-à-dire que le langage qui ne semble avoir aucune dénotation ne peut que cacher une connotation symbolique, que le lecteur, devant un discours qui ne « lui dit rien », qui est fou, reçoit un message symbolique doté d’une efficacité linguistique plus importante. Si le langage est un système de signes incomparablement plus complexe et plus apte à servir la pensée, d’autres systèmes, symboliques, s’avèrent avoir une emprise plus grande sur les êtres humains. Pour emporter l’adhésion, pour séduire, comme pour sentir intensément, il ne suffit pas d’exprimer sa pensée en mots : on agit et on est agi par des symboles, dont l’action semble d’autant plus efficace qu’elle est moins consciente. Je croirai que tel individu devant moi se conforme aux règles de notre société d’autant plus volontiers que j’ignorerai l’origine de cette impression : son completveston et sa cravate […]. (« Signe et symbole » 133) 52 Il apparaît donc qu’une des conditions de l’efficacité du symbole découle du manque de compréhension de cette même efficacité, de son « emprise ». Les activité vraiment étrange serait - si elle existait - l’acte de description pure, la désignation du monde qui parvient à ne pas le transformer ni à soumettre cet acte même à quelque objectif de persuasion ; acte auquel quelques peuples confinés à la partie occidentale du continent européen donnent le nom de science… » (Todorov 281). 52 La conception de Todorov du signe et du symbole se rapproche de ce que dit Bourdieu sur leur efficacité : « Tout permet de supposer que les instructions les plus déterminantes pour la construction de l’habitus se transmettent sans passer par le langage et par la conscience, au travers des suggestions qui sont inscrites dans les aspects les plus insignifiants en apparence des choses, des situations ou des pratiques, les manières de regarder, de se tenir, de garder le silence, ou même de parler… sont chargées d’injonctions qui ne sont si puissantes, si difficiles à révoquer, que parce qu’elles sont silencieuses et insidueuses, insistantes et insinuantes… » (Bourdieu 37). Le silence du fou ne serait encore qu’une preuve de sa nécessité et de son efficacité. 101 Scène d’écriture saucissons, la mer, les entrailles, les ciseaux, bref, tout dans le rêve de Francion serait dépourvu de force si le héros expliquait par la suite leur présence. Lorsque Francion amorce l’explication de son rêve dans la deuxième édition du roman (1626), son « hôte » lui répond : « Espluchez les autres circonstances si vous voulez, comme celle des têtons sur lesquels vous tombastes ; pour moy je ne veux plus devenir fou en controllant les folies des autres » (1277). L’avis du « Gentilhomme Bourguignon » reflète une allégorie de l’interprétation du Francion. La nature du rêve (qui se lie au discours de Collinet) doit résister à l’interprétation si le rêve veut garder sa force linguistique. La solidification de l’allégorie chez Lysis (cf. L’épisode cité ci-dessus où Carmelin devient pierre) marque la faillite d’un langage allégorique et transparent au profit d’un discours symbolisant (rêve, folie) qui repousse l’univocité de l’interprétation. De même, en autant que la citation maintient une distance, une affirmation de l’Autre dans le texte, elle apporte un effet symbolique au texte cité. Le discours du fou, étant par définition du non-sens au niveau primaire, gagne une signification par sa présence dans le discours sur le fou. Etant autorisé à accomplir un acte de non-sens par l’institution anti-romanesque, le fou est mis dans une position de pouvoir, le droit d’être cité. Comme le prêtre est agent de l’Eglise envoyé libérer (et enfermer par l’initiation) la fille possédée dans le Gascon, cette fille et le fou sont baptisés par l’anti-romanesque par un mouvement inverse : initiés au texte, cités, ils libèrent le texte anti-romanesque de ses structures et reflètent négativement celles du romanesque traditionnel. Timothy Reiss, dans The Discourse of Modernism, note que le roman (réaliste) traditionnel cherche toujours à « rendre le monde compréhensible » : The novel in general, until quite recently, always purported to possess some external referent and justification, which it ‹followed› as it represented it. Writing was claimed as report. And it was not simply a mediation, for it asserted that it ‹made sense of› what it described, that it systematized the otherwise ‹incoherent› mass of sensible and intellectual data. It had its own particular value in the lines of production and the systems of exchange. It could become a surrogate for any and all experience. Romantics and symbolists, realists and naturalists, classicists and revolutionaries, all may have claimed a special and separate, an isolate and priviledged, status within society for themselves (setting themselves in a way outside society), but they did not assert such absolute separateness for their production (if only because they needed a public). The text had a role to play in the the social process : its system repeated that of society, of history, of science (assuming these to be other than identical). (114) Si le roman « organise » traditionnellement le monde sensible pour le rendre compréhensible », l’anti-roman au dix-septième siècle ne s’approche pas de la réalité comme s’il elle était essentiellement désorganisée. (Du moins, Chapitre 3 : Fous et héros, héros fous : sur le personnage 102 le « chaos » de la réalité ne semble pas gêner ces romanciers.) L’anti-roman propose, plutôt, que la représentation traditionnelle désorganise le monde, le rend difforme. L’allégorie, l’espace romanesque, le personnage conventionnel y cessent de refléter et commencent à embrouiller l’esprit des lecteurs. Chaque anti-romancier répond à sa façon à ce qu’il voit comme une crise doublement référentielle : référent « réel », la problématique de la représentation du monde, et référent (antécédent) littéraire, l’anxiété de représenter trop fidèlement, de copier des textes. La parodie, la satire, le réalisme ne suffisent pas à expliquer le phénomène anti-romanesque. Les anti-romanciers n’offrent pas d’organisation claire, nette, totalisante du réel. L’anti-roman, dans la folie de ses personnages, semble en dévoiler les contradictions inhérentes à toute structure sociale ou littéraire. Le lieu de l’internement de la folie par la société, l’hôpital, ne correspond donc pas à son internement par la citation. Comme dans le frontispice du Berger extravagant, le discours du fou et le fou lui-même dans l’anti-roman existent sur un terrain assez flou : ni tout à fait extérieur ni tout à fait intérieur. Le discours (du) fou qui « contamine » celui des personnages « héroïques » comme Francion ou le Destin s’insère dans un régime dont l’ambivalence signifie son efficacité et sa nécessité. La relation entre les narrateurs du Gascon et des Fragments avec les filles « hystériques » semble particulièrement saillante dans ce régime aussi. Or, la position (apparente) de juger ces filles comme le « Gentilhomme » juge (ou refuse de juger) le rêve de Francion, rappelle l’importance de la position dans le monde, en particulier la liberté. Dans ce sens, le prochain chapitre veut traiter des « facultés de juger » en fonction de la folie d’abord, et, dans un deuxième temps, en fonction de toute l’esthétique de l’anti-romanesque où le « placement » et la « position » prennent une importance primordiale. Chapitre 4 : Parasites « Le parasite invente du nouveau. » Michel Serres (Le Parasite) Pour servir de point de départ dans un examen de l’interaction et de la communication entre les personnages, et entre plusieurs textes, un épisode dans L’Astrée offre au lecteur un exemple intéressant. Ce roman, on l’a noté à plusieurs reprises précédemment, se situe dans un cadre éthique qui circonscrit un ars amandi ; il enseigne implicitement, la pratique de l’amour courtois, la manière d’être noble dans une société courtoise menacée par l’intrigue, par la perfidie et par la guerre. En effet, ce livre peut se lire comme un débat étendu recouvrant les diverses façons d’aimer. Voici, par exemple, le chemin que prend la nymphe Léonide lorsqu’elle rencontre deux bergers et une bergère en pleine dispute : [I]ls s’arrêterent […]. Et, de fortune, ce fut justement au carrefour de Mercure, où quatre chemins venoient aboutir ; et parce que la baze, sur laquelle le Terme de Mercure s’eslevoit, esoit rehaussée de trois degrez, ils s’assirent tous à l’entour. Et jettant la veu, qui deçà, qui delà, Leonide aperceut venir […] deux bergers, et une bergere, qui sembloient n’estre guere d’accord, parce que les actions qu’ils faisoient des bras et de tout le reste du corps monstroient bien qu’ils disputoient avec passion […]. (II 24) Surgissant sur une petite colline qui permet de jeter un regard ininterrompu sur la plaine (d’où viennent en disputant les bergers), cette rencontre est lourde de significations allégoriques que l’auteur ne cherche pas à cacher. Au contraire, il les souligne : la statue (« le Terme ») du dieu du commerce, du vol et de la communication symbolise un croisement de structures sociales, linguistiques, géographiques et éthiques. Ceci s’affirme par la suite, car cette rencontre des bergers initie une histoire suivie de deux harangues et de deux réponses, et enfin du « Jugement de la nymphe Léonide » (II 72-73). Si le contenu de cette discussion importe peu ici, en revanche, la forme et le but concernent non seulement ce roman mais aussi l’anti-roman en tant que genre. Ces discours pour persuader la nymphe Léonide révèlent une structure qui dépasse un simple outil permettant de se débattre sur la meilleure Chapitre 4 : Parasites 104 façon d’aimer. 53 Or, ces discours (histoire, harangue, réponse, jugement) s’intègrent dans un système reflété par l’importance dans ce passage du dieu de l’échange, de la régulation des échanges - que ce soit commerce légal ou vol. Comme Mercure, la nymphe-juge Léonide veille sur l’économie amoureuse des bergers, ainsi que sur l’expression et le produit final des échanges linguistiques, lequel se transforme en action chez les trois bergers : « Nous ordonnons que […] » (73). Il est possible de résumer l’importance de cet épisode de la manière suivante : d’abord, les personnages sont placés dans un régime où cette forme de communication paraît un agencement naturel du récit, c’est-à-dire vraisemblable ; dans cet échange de paroles, la capacité de communiquer et de persuader a une importance primaire car, enfin, le jugement de l’arbitre conditionne la progression, la poursuite du récit. Plus schématiquement, dans la citation ci-dessus, une série de relations s’établit entre deux parties qui sont implicitement ou explicitement en opposition, différentes, et un tiers, qui les regarde en qualité de juge. Ce chapitre a donc pour but d’examiner la valeur de ces relations dans les récits anti-romanesques, tout en soulignant le rôle diégétique, microstructural de la « dispute » comme mécanisme fictionnel, vraisemblable, une image de la société. Il s’agit aussi de l’examiner pour son importance macrostructurale puisque, à un niveau méta-diégétique, les relations entre roman et anti-roman se développent selon ces mêmes lignes d’échange. Dans un premier temps, il s’agit de situer ces interlocuteurs (les personnages et les romanciers) dans un contexte qui relève essentiellement de la rhétorique en les rapprochant des trois catégories du discours définies par Aristote. En proposant d’analyser l’anti-romanesque à travers le judiciaire, le délibératif et l’épidictique, il faut relier plusieurs fonctions de ces genres du discours au récit anti-romanesque par un bref survol de ces termes dans la Rhétorique - et dans les textes eux-mêmes par l’analyse de quelques « harangues ». Car, comme nous avons remarqué dans les chapitres 2 et 3, le récit anti-romanesque dépend d’un positionnement autour d’un « lieu » 53 Ces interactions ont déjà été commentées, bien sûr. Daniel Chouinard divise en trois les fonctions du débat : « Ces mises en scène répondent à trois conditions préalables, fort complexes : elles perpétuent la tradition médiévale du ‹jeu party› ; elles satisfont aux exigences du récit au second degré ou intradiégétique, car il s’agit bien d’une particularisation strictement diégétique, vu le primat de leur fonction narrative […] enfin, elles transposent la situation terne du genre judiciaire, puis qu’elles opposent deux ou trois requérants, dont les discours ou ‹actions›, des espèces du plaidoyer […] concernent leur avenir immédiat […] » (« L’Astrée et la rhétorique » 42). Il semble nécessaire de continuer dans cette veine afin peut-être d’aller au-delà d’une application des divisions entre les trois discours faite par Aristote. 105 Les trois discours rhétorique, d’une prise de parole pour cerner et contrôler le discours. Ce contrôle n’est qu’illusion, ainsi les porte-paroles de ces discours, fous, héros, narrateurs se trouvent tous embrouillés par leur propre langage, au risque de devenir singes, copistes. De nouveau, l’intérêt de ces récits découle de ces enjeux qui mettent en danger, qui brisent l’illusion. Dans un deuxième temps, alors, l’analyse des trois genres aristotéliciens du discours cède à l’interprétation de cette structuration du récit. Car, en jeu, en discussion, le discours anti-romanesque semble indécis. Au lecteur moderne, chaque anti-roman lance alors un défi qu’il faut examiner par rapport au genre entier. Les trois discours Les discours épidictique, judiciaire et délibératif figurent comme des éléments importants dans l’analyse de l’anti-romanesque. Ils possèdent donc une valeur tout ensemble synchronique et diachronique, pouvant aider à relever clairement l’apport des questions narratologiques dans l’anti-romanesque puisqu’ils engendrent un système d’interaction dans la littérature comme dans la société des salons. Aristote précise que [l]es genres oratoires sont au nombre de trois ; car il n’y a que trois sortes d’auditeurs. Trois éléments constitutifs sont à distinguer pour tout discours : celui qui parle, le sujet sur lequel il parle, celui à qui il parle ; c’est à ce dernier, j’entends l’auditeur, que se rapporte la fin. Or, il faut nécessairement que l’auditeur soit ou spectateur ou juge, et que le juge prononce ou sur le passé ou sur l’avenir ; celui qui prononce sur l’avenir, c’est par exemple, le membre de l’assemblée ; celui qui prononce sur le passé, le juge, celui qui prononce sur le talent de l’orateur, le spectateur ; il y a donc nécessairement trois genres de discours en rhétorique : le délibératif, le judiciaire, l’épidictique. Dans une délibération tantôt l’on conseille, tantôt l’on déconseille ; car toujours ceux qui donnent un avis pour un intérêt particulier ou ceux qui haranguent le peuple pour un intérêt commun font l’une de ces deux choses. Dans une action judiciaire, il y a d’un côté l’accusation, de l’autre la défense ; les contestants remplissent forcément l’un ou l’autre rôle. Dans le genre épidictique, c’est tantôt l’éloge, tantôt le blâme. (1358b ; I 83-84) La division établie par Aristote entre les genres de discours se lie intimement au temps. Le délibératif recouvre, évidemment, le débat, donc un présent qui porte sur l’avenir. Ensuite, le judiciaire est un présent porteur de jugement sur le passé. A des allures qui rappellent le « moment » de la description, l’épidictique ne se lie étroitement ni avec le passé ni avec l’avenir, mais s’inscrit dans Chapitre 4 : Parasites 106 le présent. Ceci n’empêche pas cependant que l’épidictique surgit comme un présent dans le passé, l’imparfait, pour susciter l’admiration, pour persuader spectateur, lecteur, auditeur, narrataire. 54 De même, dans le futur utopique où l’on trouve un modèle digne d’émulation politique ou social. Gilles Declercq représente les trois genres de discours par le schéma suivant : G ENRE O RATOIRE B UT D E L’ ORATEUR A CTIVITÉ D E L’ AUDI - TOIRE P OSITION T EMPO - RELLE D E L’ OBJET D U D ISCOURS F INALITÉ D U D IS - COURS L IEU G É - NÉRAL P RÉ - FÉRENTIEL D ÉLIBÉ - RATIF C ONSEILLER D ÉCON - SEILLER D ÉCIDER A VENIR L’ UTILE L E N UISIBLE (P OLITIQUE ) P OSSIBLE I MPOSSIBLE (P OSSIBI - LITÉ ) E PIDIC - TIQUE L OUER B LÂMER E VALUER P RÉSENT L E B EAU L E L AID (E STHÉ - TIQUE ) G RANDEUR P ETITESSE (Q UAN - TITÉ ) J UDICIAIRE A CCUSER D ÉFENDRE J UGER P ASSÉ L E J USTE L’ INJUSTE (E THIQUE ) L E R ÉEL L’ IRRÉEL (T EMPORA - LITÉ ) Tab. 1 : Declercq, Gilles. L’art d’argumenter (45) 54 Kibédi-Varga cite le rhéteur Gibert pour une version contemporaine de ces discours : « tout homme, dans un Discours, propose de faire quelque chose qui l’intéresse lui-même, ou quelque chose qui intéresse l’Auditeur ; ou bien qu’il ne propose rien à faire, mais a connoître seulement, comme digne de louange ou de blâme. Cela fait trois genres de causes (…) 1. La Judiciaire, ou il s’agit de la Justice ou de l’Injustice d’une chose faite, qui intéresse celui qui parle. 2. la Délibérative, où il s’agit de conseiller ou de dissuader l’Auditeur de faire une chose, comme bonne ou mauvaise, utile ou nuisible, agréable ou désagréable ; c’est donc une Hypothèse qui intéresse celui à qui on parle. 3. Il y a encore la Théorique, autrement appelée Démonstrative, où l’on donne à connoître les bonnes ou les mauvaises qualitez du sujet que l’on traite, pour le louer ou le blâmer ». (Rhétorique et littérature : études de structures classiques, 24) 107 Les trois discours Ces trois catégories de discours coexistent dans un état d’impureté usuelle. Aristote lui-même précise que « l’auditeur, pour être unique, n’en est pas moins juge ; car celui qu’il s’agit de persuader est, en définition absolue, un juge » (1391b ; II 18). Pour le genre épidictique, par exemple, « le spectateur, pour lequel le discours a été composé, est comme un juge » (1391b ; II 18). A cet égard, il paraît possible de voir chez le lecteur les traits d’un juge, statut que n’ignorent pas les romanciers du dix-septième (et d’autres siècles, bien évidemment). 55 Récupérer des énoncés, les peser, et puis prononcer une sentence, un jugement, tout cela met le destinataire dans une position ni indépendante, ni tout à fait dépendante de celle des disputants. La rhétorique, en tant que sujet d’étude dans les collèges 56 , laisse son empreinte sur les œuvres littéraires, comme, par exemple, L’Astrée citée cidessus. Cette forme d’argumentation et, plus généralement, d’interaction semble une application raisonnable d’un aspect commun du savoir social. De même, dépourvues d’une terminologie sociologique, scientifique ou linguistique telle qu’il peut s’imaginer aujourd’hui, les trois catégories de discours - le judiciaire, le délibératif et l’épidictique - se trouvent au centre de l’activité sociale. « Ces trois genres », constate Le Gras, « enferment & comprennent tout ce qui se passe parmy les hommes dans le commerce de la vie civile, & ce qui regarde leur bonheur dans cette vie & dans l’autre » (Rhétorique et littérature 24). Cité ici par Kibédi-Varga, l’ecclésiastique voit dans ces discours l’ensemble des interactions humaines. Cela peut mieux se comprendre ou se justifier dans la manière dont Gibert voit cette dynamique judiciaire-délibérative. 55 Il suffit de voir la préface de Pantagruel dans laquelle on s’adresse aux « vérolés » où la subversion de toute éthique, c’est-à-dire du caractère psychologique et moral, chez le narrateur ou chez le lecteur met en doute - ou garantit - le succès du discours. De même, pour citer un exemple très éloigné, Declercq note que le « discours indirect libre […] assure le passage du récit (description) au discours (image éthique de l’orateur) » (50). 56 Se nourrissant de textes en latin comme De Duplici Copia d’Erasme, les écoliers sortaient à quinze ans avec un savoir rhétorique général (France 5). Cela ne garantit pas une expérience agréable : « J’y employais mon temps, mais je n’y appliquai point mon cœur » (27) écrit le narrateur du Page disgracié. Surtout, il faut voir le jeune Francion et sa haine de la « langue romaine » dans son cursus : « La loy qui m’estoit la plus fascheuse a observer […] estoit qu’il ne faloit jamais parler autrement que latin […]. Pour moy, je pensay qu’il falloit que je fisse comme les disciples de Pythagoras […] et que je fusse sept ans a garder le silence comme eux » (170). La valorisation du français, évidente dans l’onomastique du héros, a des sources plus profondes et reflète la transformation, dans les institutions éducatives, d’une éducation uniquement en latin au développement d’une rhétorique, une éloquence proprement française et francisante. Chapitre 4 : Parasites 108 Tout homme, dans un Discours, propose de faire quelque chose qui l’interesse lui même, ou quelque chose qui interesse l’Auditeur ; ou bien qu’il ne propose rien à faire, mais à connoître seulement, comme digne de louange ou blâme. (24) En effet, cette matrice du discours influe sur la nature du savoir humain. « Connoître », oblige un jugement implicite aussi bien qu’explicite, un cadre qui souligne une certaine idée, et une idée certaine. Cependant, comme « connaître » implique un jugement déjà formé, une cause, il faut voir dans tout l’anti-romanesque, dans toute parodie, un parti pris, une perspective choisie et suivie qui traite d’un hypotexte ou d’un hypogenre (Palimpsestes 208-9) comme d’une chose connue. Par la suite, il s’agit de relever des exemples très concrets de ces discours où, réunis, des personnages de telle ou telle histoire mettent en scène un procès ou un débat, qui finit sur un jugement d’autres personnages. Cela représenterait le niveau le moins abstrait du discours structurant littéralement le romanesque (dans L’Astrée, par exemple) ou l’anti-romanesque (dans Le Berger ou le Roman bourgeois). En reprenant le judiciaire et le délibératif, le débat, l’anti-romancier choisit donc un terrain de dispute éthique. Toutefois, ces auteurs, parfois libertins, semblent préférer laisser de côté le juste et l’injuste, l’utile et l’inutile. Ils embraient plusieurs formes du discours en passant de l’éthique à l’ésthétique. C’est ainsi que Scarron et Furetière se permettent de ridiculiser la description romanesque qui s’étale parfois sur une trentaine ou une quarantaine de pages chez Scudéry (cf. Chap. 2). Mais cette réification de la substance, de la « pierre de touche » romanesque, n’est pas totalisante pour une raison simple, et qui représente d’autre part le deuxième but de ce chapitre : l’anti-romanesque, plutôt que de solidifier telle ou telle notion de genre, veut mettre le tout dans un mouvement perpétuel du délibératif. Autrement dit, une grande partie du sens découle non d’une disconvenance du travestissement parodique, mais d’un écart, qui brouille ou refuse la perspective unique qu’un tel jugement indiquerait. L’anti-romanesque refuse de clore le procès. Procès externe - procès interne Que le passage de L’Astrée cité au début soit ciblé par Sorel ou pas, l’auteur n’hésite pas à parodier directement l’institution du judiciaire telle qu’elle se manifeste dans les récits traditionnels. Au Livre II du Berger le lecteur rencontre un procès qui ressemble dans sa structure à celui vu dans L’Astrée. Anselme, qui s’occupe de l’aliéné, vient de quitter sa « maistresse », Genevre, et doit donc justifier ses actions envers un ami, Montenor. Celui-ci ne peut 109 Procès externe - procès interne comprendre une telle action et s’oppose à l’infidélité d’Anselme. Dès le départ cette rencontre ressemble à celle de L’Astrée par sa forme et par son fond. Ils choisissent pour juge Lysis qui informe les non-initiés de la manière précise de venir à une conclusion dans de telles circonstances : I’ay longtemps escouté vostre dispute, mais ie n’entendray rien si vous ne m’aprenez vostre histoire, & ne me contez chacun vos raisons. Regardez, ne voulez vous pas suivre les lois pastorales, & prendre un Berger pour arbitre de vostre differend sans aller despencer vostre argent avec les Practiciens de ce pays. (60) Lysis requiert donc qu’Anselme raconte l’histoire de son amour pour Genevre, et que cela soit poursuivi d’une harangue de Montenor et d’Anselme. Les « lois pastorales » surgissent comme un mode de communication plus pur qui évite la dépense chez les Avocats. Sans faire appel à Mercure, l’auteur inscrit cette dispute dans des pratiques d’échange trouvées chez d’Urfé, mais, ici, le commerce linguistique risque cependant de devenir le traffique illégal, le marché noir. L’auteur appelle cet arbitre impromptu un « iuge de robe courte » (71) pour se moquer de la faculté de juger diminuée d’un fou. Un « practicien » ne vaut pas plus que l’autre, et il n’est pas étonnant que Lysis ne résout rien. Au contraire de la sentence prononcée par la nymphe Léonide dans L’Astrée, celle de Lysis n’a aucun effet. Anselme ne se sent pas obligé d’épouser sa maîtresse ; il annonce donc, en dépit du berger, sa décision finale de la quitter pour de bon. A part ce travestissement directe du roman d’Urfé, il est possible de voir une relation étroite entre le procès, ses acteurs et son déroulement, l’établissant comme microstructure qui se rapporte facilement à la macrostructure. E. M. Tilton propose en effet une lecture « judiciaire » du Berger. Son analyse se base sur une similitude, un lieu de transgression parodique entre les épisodes harangue-réponse-jugement qui se trouvent dans L’Astrée aussi bien que dans le roman de Sorel. Selon Tilton, l’« Epistre aux lecteurs » et les Remarques qui accompagnent le Berger correspondent à l’exordium et à la narratio de la rhétorique de la persuasion, lesquels sont censés faire du roman « le Tombeau des romans », c’est-à-dire convertir les goûts du public, le détacher du romanesque. La majorité du livre - Lysis qui « exécute » une performance de ses lectures, les Remarques qui expliquent les sources littéraires - sert à développer la confirmatio et la reprehensio dans une relation dialectique. 57 Ainsi, les 57 La deuxième édition du Berger, L’Anti-roman, insère les Remarques qui « expliquent » les actions de Lysis par rapport aux textes de source. Sorel avait-il peur que ses lecteurs ne comprennent pas ? qu’ils fassent comme Lysis ? Ce serait une preuve intéressante des théories foucaldiennes de l’âge baroque, de la folie comme spectre épistémologique. Chapitre 4 : Parasites 110 deux derniers chapitres du Berger, dans lesquels Clarimond, qui condamne les romans, triomphe sur Philiris dans le débat sur l’utilité de la fiction, peuvent se comprendre comme la peroratio, un discours final, car le lecteur voit Lysis avouer son aveuglement et l’« immoralité » de ses tendances « païennes » (i. e., nymphes, métamorphoses, dieux et déesses). Clarimond finit ainsi son très long discours contre le romanesque : Après tant d’impertinences que i’ay trouvées dans le Romans & dans la Poësie, vous voyez mon iuge, que ce n’est pas sans suiet que ie les mesprise, & ie vous diray bien que quand il y auroit un de ces ouvrages qui seroit exempt de toutes les fautes que i’ay remarquees, ie ne le priserois pas tant que le moindre recit veritable qui se puisse trouver au monde. Vous apprenez dans une histoire des choses que vous pouver alleguer pour des authoritez, mais dans un Roman, il n’y a aucun fruict à recueillir. Au contraire, la pluspart des esprits s’y perdent comme i’en donneray bien des tesmoignages sans sortir de cette compagnie. Il y à des ieunes gens qui les ayans leus, & voyant que tout arrive à souhait aux avanturiers dõt ils traitent, ont désir de mener une semblable vie, & quittent par ce moyen la vocation qui leur estoit propre. D’ailleurs, tous les hommes ont beaucoup de suiet de former des plaintes contre de tels livres, veu qu’il n’y a si petite bourgeoise à Paris […] qui en ayant leu trois ou quatre pages ne s’imagine capable de nous faire la leçon […]. Si vous considérez toutes ces choses, mon iuge, vous ordonnerez que personne de cette compagnie n’estime plus desormais tant de livres dommageables. (510) Le discours atteint la cible car, à la suite de cette harangue pleine d’indignation, Lysis avoue qu’il jouait parfois au fou, et décide, pour l’amour de Dieu et de Charité, de renoncer à sa profession de berger. C’est une conversion que l’auteur explique ainsi : Puisque la seule lecture des Romans avoit esté capable de luy donner tant de diverses imaginations, avecque les tromperies qu’on luy avoit faictes, il faut croire qu’il avoit un esprit fort facile à persuader, & qu’il estoit aussi aise de luy faire haïr ses extravagances […]. (545) Après la harangue le lecteur assiste au mariage de Charité à Lysis redevenu Louis, à celui de Carmelin et d’une servante, et à celui des nobles dans la compagnie. Cette inversion de la situation tout à la fin du texte garde un aspect déconcertant à cause de sa contradiction avec le premier procès Anselme-Montenor, lequel finit par la séparation. D’autant plus que l’auteur annonce aux lecteurs qu’il ne faut pas aller en Brie chercher ce berger célèbre, car, « Que sçavent-ils si […] je n’ay point pris la Brie pour quelque autre province ? » (549). L’intérêt de l’étude de Tilton découle principalement du fait qu’elle soulève l’importance culturelle de la rhétorique pour Sorel, Théophile et 111 Procès externe - procès interne Furetière, sortis du milieu judiciaire, mais aussi pour toute la société littéraire. En revanche, en traçant les grandes lignes du roman, Tilton passe beaucoup d’aspects ludiques (où tout le monde s’habille en berger aux chapitres 8 et 9, par exemple), parodiques et métatextuels sous silence. Comme le remarque Verdier, il faut équilibrer les sentences parfois iconoclastes de Sorel par toute sa production littéraire et critique, ce qui rendrait le jugement de Clarimond moins clair, pour ainsi dire (« Fiction as Game » 4). Il faut aussi prendre en considération l’action ambiguë des nobles dans Le Berger qui, s’inspirant de la folie de Lysis, « deviennent eux-mêmes acteurs dans la comédie, réservant le premier rôle à leur hôte, et invitant tous leurs amis à venir former le public du spectacle » (Serroy 312). Chez Sorel, il paraît difficile de négliger l’enjeu, sinon le jeu, de la lecture, qui contient une part de sensualité. Le roman tente et séduit, il est dangereux pour ceux comme Lysis qui ne savent le lire. L’auteur constate presque cinquante ans après Francion que le plaisir de ces textes est tellement diffus qu’ils possèdent des « corps » grotesques : « Tout le corps de l’ouvrage n’est destiné aussi que pour des descriptions voluptueuses des Beautez corporelles et de leur pouvoir […] » (De la connoissance 129-30). Pouvoir, danger - ces textes risquent de provoquer une réaction en chaîne chez le lecteur et chez l’auteur qui se prend à son propre jeu. La métaphore filée qu’est le visage de Charité risque de devenir une folie métonymique. Bien que Sorel prête à sa critique un accent moralisateur en condamnant la volupté ainsi que « la désobéissance aux Peres et aux Meres » (130), la question peut se poser de savoir si l’auteur ne le juge pas par rapport à ce qu’il constate comme un corps rhétorique enflé au-delà de toute proportion. C’est-à-dire que le danger n’est pas forcément le « corps » même de ces romans, mais les vêtements qui les habillent. Car, ces habits érotisent le corps du texte, et, il semblerait que ces auteurs veuillent opter pour une démystification du corps textuel. Barthes écrit que le « texte a une forme humaine, c’est une figure, un anagramme du corps » (Le Plaisir du texte 30). La transformation de Louis en Lysis, de Catherine du Verger en Charité est précisément l’anagramme, l’érotisme du monde par le texte - ce qui diffère entièrement de l’érotisme du monde dans le texte. Celui-ci se place dans l’écriture réaliste « conforme » au monde, le premier en est la distortion. Comment peut-on contrôler la menace de cette distortion, c’est-à-dire régler l’espace du texte et l’espace dans le texte ? « Que sçavent-ils si […] je n’ay point pris la Brie pour quelque autre province ? » (549). Il faut démystifier, proposer une autre forme d’écriture qui n’a pas honte de son corps, pour ainsi dire. Cet anagramme, par la suite, devient a-grammaticale, une autre grammaire romanesque que ces auteurs refusent, ou du moins qu’ils usent et manipulent. Il faut, écrit Furetière, jouer la pièce « sans pompe et sans appareil » (Roman bourgeois 905). D’un coup, le procès du romanesque Chapitre 4 : Parasites 112 traditionnel disperse l’éthique au profit de l’esthétique. Le regard érotique lancé obliquement à travers le vêtement médiateur devient, en principe, une vision plus froide. Qui juge se juge Carmelin, le serviteur de Lysis, raconte un jour l’histoire de sa vie. Avant d’entrer au service du Berger, ce paysan travaille pour un menuisier à prétentions bourgeoises. Cet homme orgueilleux se fait peindre un jour avec des accoutrements préfigurant le ridicule de M. Jourdain (II, v) : « un habit d’escarlatte passementé d’or […] un hausse col, un chapeau gris […] avec une grande plume, une espée au costé […] » (327). Une fois accompli, ce « bel ouvrage » ne cesse d’être la fierté du menuisier, qui ne reproche qu’une seule chose au peintre : les couleurs manquent de lustre. La solution, c’est de frotter la peinture avec une serviette mouillée, dit le peintre, mais il ne faut le faire qu’à des moments où on veut le montrer, de peur d’abîmer l’ouvrage. Bientôt après, des invités arrivent et l’aspirant-bourgeois les amène voir son beau portrait, « que chacun regarda de tous biaïs » (327). Trouvant que cette exposition privée ne provoque pas le nombre nécessaire de louanges chez ses amis, le menuisier se met à suivre les conseils du portraitiste. Ce portrait changea tout à faict d’estat. L’on ne vid plus d’autre pennache sur le chapeau qu’une paire de cornes, au lieu de bottes, il y avoit des guestres de paysan, & un compas pendoit à sa ceinture au lieu d’espée, & l’on voyait une planche & un rabot au lieu du casque et des gantelets. (328) S’attachant à cette polémique du Vrai qui traverse les écrits de Sorel, l’accent est mis sur la vérité cachée derrière de fausses apparences. L’expression de l’histoire du menuisier répond à son essence thématique : « O le grand scandale que ce fut ! » s’exclame Carmelin dans sa langue simple. Il n’est pas fortuit que son récit reçoive l’approbation de certains des interlocuteurs : Des que Carmelin eut ainsi parlé, toute la compagnie luy donne mille loüanges, iurant que l’on n’avoit iamais ouy une histoire plus agreable que la sienne. Ce fut mesme l’opinion de Clarimond qui prefera son eloquence à celle de Philiris & des autres bergers […]. (329) Moins dithyrambiques toutefois, d’autres que Carmelin ne s’accordent pas sur toutes les nuances du récit, et même Carmelin conçoit que son discours a pu être insuffisant par moments, qu’il aurait pu agrémenter son récit par un peu de « science » : 113 Qui juge se juge [S]i vous m’eussiez donné du temps pour me preparer, i’eusse bien parlé plus bravement, car i’eusse desployé toute ma science, dont i’eusse appliqué quelques traicts d’un costé ou d’autre. (329) Même si un personnage résolument « anti-romanesque » (c’est-à-dire ennemi de la lecture des romans) que Clarimond se contente du récit, ce n’est pas le cas de tout le monde. En effet, la suffisance poétique de l’histoire de Carmelin commence donc à céder sous le poids de l’analyse. Un « berger », Oronte, répond à Carmelin : C’est grand dommage que vous avez fait cela [négligé de « déployer sa science »], dit Oronte, nous y avons beaucoup perdu : il faudra que vous nous en recompensiez quelque iour. (329) Les mots prennent ici une valeur économique particulière (dépense et récompense). Que ce petit débat ait lieu sur un fond de peinture l’insère dans plusieurs champs sémiotiques. Enlever la couche de détrempe du portrait du menuisier correspond à une déflation de l’ekphrasis traditionnelle, lieu privilégié de l’ut pictura poesis. Le lavage révélateur symbolise ce travail d’épuration et de concentration indiqué dans la préface où l’auteur promet d’« avilir » la science des poètes. Comme le discours n’a pas besoin de « science » supplémentaire, la peinture n’a pas besoin de plus de lustre. C’est donc ce mouvement littéral et figuratif qui met en danger les deux messages, car, celui du menuisier est déjà perdu - son mensonge, douteux dès le départ, l’est davantage avec son coup de torchon censé embellir le portrait. Le message de Carmelin court justement ce même risque, comme le suggère l’insistance d’Oronte que le narrateur de l’histoire doit compenser son manque d’éloquence. Dans cette scène, l’efficacité du récit de Carmelin réside notamment chez plusieurs interlocuteurs qui le jugent à leur façon. Dans ce sens, il est possible de séparer l’intention de Sorel d’« avilir » le langage poétique et faux de la structure judiciaire-délibérative. La discussion des interlocuteurs découle principalement de la forme du discours de Carmelin et non pas du contenu. Quoique cette condamnation du menuisier soit un des sens évidents, il faut noter le début d’un débat esthétique qui se détache de l’éthique anti-romanesque de Sorel. Justement, Scarron reprend la dynamique judiciaire-délibérative sans y coller un sens moralisateur de l’être et du paraître. L’auteur du Roman comique souligne la forme et la réception de cette forme plutôt que le fond. Un bon exemple se trouve dans la réaction des auditeurs après telle ou telle histoire intercalée. Ces histoires s’insèrent dans ce récit primaire et se soumettent au mode judiciaire-délibératif pour décider, dans un temps, de leur effet et de leur utilité. Par exemple, dans le Roman comique, après avoir raconté son histoire Chapitre 4 : Parasites 114 qui décrit la mort de son père, l’amour d’un noble pour sa mère, et puis les talents comiques d’un page, la Caverne remarque : J’ai gran-peur […] d’avoir fait ici comme ceux qui disent : Je m’en vais vous faire un conte qui vous fera mourir de rire et qui ne tiennent pas leur parole, car j’avoue que je vous ai fait trop de fête de celui de mon page. (681) L’Étoile lui répond : Non […] je l’ai trouvé tel que vous me l’aviez fait espérer. Il est bien vrai que la chose peut avoir paru plus plaisante à ceux qui la virent qu’elle ne le sera à ceux à qui on en fera le récit. (681-82) Ici, le judiciaire détient un pouvoir similaire à celui du délibératif quant aux commentaires extra-diégétiques. Le récit en tant que représentation est mis à l’épreuve en comparaison avec la vision pure ; l’œil (« ceux qui la virent ») appréhende directement le référent tout en méprisant l’intermédiaire des signes. L’Étoile, juge, prend la partie du réel et avoue l’infériorité du récit, des signes par rapport au lieu de l’action, des référents. Du même coup, L’Etoile confirme l’opacité du langage qu’elle avait trouvée plus tôt dans le récit de Destin, où elle ne se reconnaît pas dans le personnage de Léonore. Au contraire de Sorel qui condamne un certain type de discours, Scarron abolit les limites de tout discours. Les protagonistes se mettent en position de spectateurs-juges, obligés de s’oublier, de se dédoubler pour apprécier la représentation. Un dernier exemple de ce procédé se trouve tout à la fin du Parasite mormon. Deux poètes crottés conspirent pour faire pendre le personnage Mormon. Le lecteur lit par la suite l’histoire de la vie de Mormon racontée par les poètes. A la fin du livre, un autre personnage, « l’Historien », arrive pour dire que Mormon a été libéré et pour réfuter les histoires inventées par les poètes. Après ce récit vient une phrase qui devrait troubler : C’est ainsi que l’Historien finit sa narration. Louvot vid bien qu’à la mode des gens d’esprit, il l’avoit un peu enrichie sur la fin, pour la faire trouver meilleure. En effet, la vérité estoit […]. (203) Comme le dit Suozzo, l’art de narrer prend le dessus sur la narration même (« The Heretical Novel » 10). L’arbitraire de la phrase dénote une vérité suprême divulguée par le narrateur. En revanche, la connotation est qu’il n’y a vérité suprême que dans l’absence de vérité, cette notion dépend de la perspective, du cadre de la narration. Accepter les jugements des personnages sur les histoires intercalées, c’est donc accepter tout ensemble leur « réalité » narrative et leur caractère fictif. La mise à plat d’un univers représenté nous place continuellement à son 115 Qui juge se juge extérieur jusqu’à ce que l’on arrive à Scarron : « Ce n’est donc pas Ragotin qui parle, c’est moi » (552). Détenteur d’un pouvoir totalisateur, l’auteur met en spectacle l’univers de l’illusion, le centre et la circonférence. Celui qui poursuit sa lecture, souffle d’autant plus fort pour rentrer derechef dans le récit et le « regonfler ». Furetière semble, lui aussi, moins concerné par la représentation de la vérité que par son désir de ramener à zéro cette représentation. Il emploie tout de même ces structures judiciaires, comme, par exemple, dans cette description du salon d’Angélique : [C]’estoit une de ces Académies bourgeoises dont il s’est estably quantitié en toutes les villes et en tous les quartiers du royaume ; où on discouroit de vers et de prose, et où on faisoit les jugements de tous le ouvrages qui paroissoient au jour. (969) Ces « jugements » ont lieu dans une situation éminemment sociale. Il n’est donc pas étonnant que, littéraires ou non, ces discussions mettent en évidence les préoccupations majeures de l’époque. Le Roman bourgeois se compose principalement de conversations, peu spirituelles, bien sûr, parce que similaires aux procès verbaux, aux « roolles » des plaidants. Comme débats littéraires, les personnages du roman en offrent peu : Quant à moy (reprit Hyppolite), j’ayme sur tout les bouts rimez, parce que ce sont les plus souvent des impromptus, ce que j’estime la plus certaine marque de l’esprit d’un homme. - Vous n’estes pas seule de votre avis (dit Angélique) ; j’ay veu plusieurs femmes tellement infatuées de cette sorte de galanterie d’impromptue, qu’elles les preferoient aux ouvrages les plus accomplis et aux plus belles meditations. - Je ne suis pas de l’advis de ces dames (reprit brusquemment Charroselles) […]. (979) La platitude des « bouts rimez » parallèle les interventions suscitées. La discussion, ou bien pour employer le mot de l’époque, la dispute se remarque parce qu’elle donne une suite d’opinions sans que l’une d’elles se remarque par sa force, sa raison ou même son comique. « Il y a ici », écrit Furetière, « les portraits de plusieurs sortes de sots » (902). En effet, la chose du monde la mieux partagée ici est la banalité : « ce qui caractérise les bourgeois, c’est qu’ils sont neutres, plats » (Serroy 637). Enfin, la conversation de ces personnages « plats » ne condamne rien si ce n’est le roman lui-même. L’auteur cherche à réduire la lecture à ses structures narratives minimales. Dans le passage suivant, la dispute entre Collantine et Belastre - qui n’a sans doute d’autre motivation que la prétention de cette femme à chicaner contre tout le monde (« J’ay déjà ruiné sept gros paysans […] quatre familles bourgeoises, et il y a trois gentilshommes que je tiens au cul et aux chausses » [1075]) - n’existe que comme squelette. Chapitre 4 : Parasites 116 Il y a assez longtemps [dit Belastre] que vous chicanez, sous pretexte d’une vieille recherche de droits, dont il ne vous est pas deub un carolus. - Quoy (repliqua chaudement Collantine) ! Vous ne me devez rien ? Etes-vous assez hardy pour me le soustenir ? Je vous vais bientost montrer le contraire. Je m’en rapporte à Monsieur (dit elle en montrant Charroselles) ; il en jugera luy-mesme […]. Ce fut alors qu’ils se mirent tous deux en devoir de conter tous les procès et differens qu’ils avoient ensemble, en la présence de Charroselles, comme s’il eust esté leur juge naturel. (1075) Ce qui frappe, à part l’inanité absolue des propos, semble être le naturel qui les rattache les uns aux autres. La dispute sur la « vieille recherche de droits » - expression on ne peut plus ambiguë - insère les interlocuteurs dans un système qui, de toute évidence, va de soi. S’il faut hésiter quant à donner à un tel naturel un sens profondément social, la structure, une fois de plus, forme partie intégrante du romanesque en général. Furetière continue leur discussion, un dialogue de sourds, et la déconstruit à sa manière : [Belastre et Collantine] prirent tous les deux la parole en mesme temps, plaiderent, haranguerent et contesterent sans que pas un voulust escouter son compagnon. C’est une coustume assez ordinaire aux plaideurs de prendre pour juge le premier venu, de plaider leur cause sur le champ devant luy, et de s’en vouloir rapporter à ce qu’il dira, sans que cela aboutisse néantmoins à sentence ni à transaction ; de sorte que si on avait déduict au long cet incident, il n’auroit point du tout choqué la vraysemblance. Mais cela auroit esté for plaisant à entendre, et le seroit peu à le réciter. A peine s’estoitent-ils accordez à qui parleroit le premier […] quand on ouyt heurter à la porte […]. (1075-76) A cause donc d’une visite inattendue, cette dispute ne connaît pas de fin, de transaction. Economie judiciaire tordue qui met en capsule l’interaction des personnages et qui relève le coup violent porté à la « vraysemblance ». Celui qui frappe à la porte sert d’excuse à remettre à jamais la conclusion, à perpétuer le contenu banal du récit toute en donnant à la forme du récit une silhouette de mort. Miroir de la bourgeoisie, la chicanerie ad infinitum ne peut s’intégrer dans un cadre romanesque, ce contenu en sape la forme et la dessèche. En même temps, le glas que Furetière semble sonner pour son récit mène le lecteur à ses propres conclusions. Il n’est pas fortuit que la personne à la porte annonce la mort d’un poète, mort qui ouvre sur la possibilité de « lectures virtuelles » selon Serroy (« Scarron/ Furetière : inventaire de l’inventaire » 220). Avant d’arriver à l’inventaire du poète mort, Mythophilacte, il faut expliquer davantage la notion d’une lecture virtuelle et la relier à son contraire, la présence violente, la force du narrateur au moment d’intervenir, parce que 117 Qui juge se juge ces deux directions du récit (l’une vers le concret, l’autre vers l’imagination pure), découlent toujours de la même source : le narrateur lui-même. Le récit, plus fortement que jamais, est mis en état délibératif. Au contraire des jugements portés contre l’amour ou contre le roman traditionnel, l’invitation à compléter un texte, à le regarder d’un œil nouveau, paraît un travail du présent qui porte sur le futur, un travail délibératif. La lecture virtuelle peut se comparer à l’histoire du menuisier racontée par Carmelin grâce à l’allégorie picturale. L’encadrement de la lecture dans un système statique indiquerait des relations esquissées par Alberti : Adunque priego gli studiosi pittori non si vergognino d’udirci. Mai fu sozzo imparare da chi si sia cosa quale giovi sapere. E sappiano che <quando> con sue linee circuiscono la superficie, e quando empiono di colori e’ luoghi descritti, niun’altra cosa cercarsi se non che in questa superficia si representino le forme delle cose vedute, non altrimenti che se essa fusse di vetro tralucente tale che la pirramide visiva indi trapassasse, posto una certa distanza, con certi lumi e certa posizione di centro in aere e ne’ suoi luoghi altrove. Qual cosa così essere, dimostra ciascuno pittore quando sé stessi da quello dipigne sé pone a lunge, tutto dalla natura, quasi come ivi cerchi la punta e angolo della pirramide, onde intende le cose dipinte meglio remirarsi. Ma ove questa sola veggiamo essere una sola superficie, o di muro o di tavola, nella quale il pittore studia figurare più superficie comprese nella pirramide visiva, converralli in qualche luogo segare a traverso questa pirramide, a ciò che simili orli e colori con sue linee il pittore possa dipignendo espriemere. Qual cosa se così è quanto dissi, adunque chi mira una pittura vede certa intersegazione d’una pirramide. Sarà adunque pittura non altro che intersegazione della pirramide visiva, sicondo data distanza, posto il centro e constituiti i lumi, in una certa superficie con linee e colori artificiose representata. 58 (Alberti 12) Norman Bryson, avec des termes qui peuvent facilement s’appliquer à la lecture des anti-romans, explique cette pyramide de la manière suivante : The visual ‹pyramid› is the cone of light passing through the lens of the eye onto the retina ; the centric ray is a theoretical axis extending from the convergent point of the cone […] to a point on the surface around which the image is to cohere - what is usually know as the vanishing point. Now, 58 Norman Bryson résume en anglais : « I beg studious painters to listen to me […] they should understand that, when they draw lines across a surface, and fill the parts they have drawn with colors, their sole object is the representation on this one surface of many different forms of surfaces, just as though this surface which they colour were so transparent, so like glass, that the visual pyramid passed right through it from a certain distance and within a certain radius of the centric ray ». (Bryson 103) Chapitre 4 : Parasites 118 it would seem that in this rigorously perceptualist account of representation, the body of the painter is reduced to the ‹interior› arc between the retina and brush, and that of the body of the viewer is correspondingly simplified into a punctual site of reception. (103) Ici, l’œuvre se construit avec un point de vue clair, avec un « point de réception » figé, déjà figuré dans la conception même de la peinture, dans la relation du peintre avec le tableau. Pour transposer cette scène en littérature, il serait possible de dire que le lecteur reste dans une position fixe, son regard est celui du spectateur-juge. Il blâme, il loue, il lit. Il ne rentre pas dans le texte, il demeure statiquement dehors et ne peut, sans perdre sa place, reconnaître le moment où l’illusion (picturale ou romanesque) séduit. L’arc intérieur qui passe de la rétine au pinceau, à la plume, devrait rendre compte de ce point de vue idéal et imaginaire qui permettra une vision complète et juste. La traversée de l’« arc » est semée de transformations qui se révèlent lorsque le spectateur-juge avoue sa propre présence dans la dynamique de la lecture, du regard ; sa place est déjà déterminée, non pas par un état statique, mais par un intérêt, une similarité, un désir et un manque. S’il commence à s’animer, à bouger, à changer de point de vue, l’enjeu du regard change aussi. L’interaction des trois discours se transforme aussi, le salon s’excite. Coproduction Une invitation à recréer ou suppléer le texte oblige à un engagement et, ce faisant, brouille les limites entre lecture et écriture. De cette manière, le visage du livre change radicalement, car, comme l’exemple de Carmelin ou de La Caverne et de l’Etoile, il est difficile de mettre en perspective le récit. Ce phénomène a une relation tripartite avec le texte : il décentre le lieu de production de l’auteur vers le lecteur, miroir fidèle des échanges entre les bergers et Carmelin ou La Caverne et l’Etoile ; il mélange aussi le temps de l’histoire avec celle de la lecture. Il se rapporte sur la narration de manière temporelle et spatiale. En ce sens, le délibératif glisse donc d’un genre de discours fait pour guider le locuteur à des « lieux » efficaces de persuasion, à un mode plus subjectif, car si un genre représente un discours généralisé, reconnaissable à un public, la notion de mode constate son effet dans la narration. Le futur ici semble recouvrir une vision bien plus subjective et, pour cela, modale : « Caractère d’une forme verbale », le mode est, d’après le Robert, « susceptible d’exprimer l’attitude du sujet parlant vis-à-vis du processus exprimé par le verbe (énoncé simple : indicatif ; subjonctif, conditionnel, impératif, etc.) ». Au contraire du temps qui relate concrètement passé, futur, présent, le mode ne semble que « susceptible » d’exprimer une relation. On peut, comme le 119 Coproduction constate Genette, « raconter plus ou moins ce que l’on raconte, et le raconter selon tel ou tel point de vue » (Figures III 183). Si cela est vrai, cette modalité anti-romanesque doit se manifester chez l’auteur comme chez le lecteur dans un engagement mutuel qui n’est pas sans rappeler le terme barthésien de la coproduction textuelle évoqué plusieurs fois déjà dans cette étude et sur lequel il faut revenir : la scriptibilité. « [L]’enjeu du travail littéraire (de la littérature comme travail) », explique Barthes, « c’est de faire du lecteur, non plus un consommateur, mais un producteur du texte » (S/ Z 10). S’engager dans le délibératif et ses possibilités scriptibles suggère une continuation de ces moments d’indécision dans le texte. Comme chez Barthes, pour qui les notions de la réécriture et de la scriptibilité incarnent des valeurs sociales et littéraires, les anti-romanciers font de leurs textes de constants objets de manipulation et de délibération afin de brouiller les liens libertins, d’une part, et afin de libérer ces textes, d’autre part. Bien sûr, le regard que jette l’anti-romanesque sur les autres romans et sur leurs sujets engage inévitablement le jugement et blâme une solidification du passé, du dépassé. Par solidification de ces textes on peut comprendre leur objectification par la citation, un travail d’abstraction et de condensation. La préface du Berger extravagant met l’accent sur la densité de son écriture : Outre que ie leur ay monstré [aux « Poëtes »] le moyen qu’ils devoient suivre pour esclaircir toutes leurs fictions, ie me suis servy de leurs pointes & de leurs pensees, & en ay plus fait dire en un seul discours à mon Berger Extravagant, qu’ils n’en sçauroient mettre en quatre tomes […]. (16) Ces formules puissantes et « considérations preignantes » (Francion 63) le distinguent donc des écrivains typiques, ceux qui se « meslent d’écrire » : Il y a plusieurs qui […] ayans toujours crû, que pour composer un livre parfait, il n’y a qu’a entasser paroles sur paroles, sans avoir esgard a autre chose qu’a y mettre quelque adventure qui delecte les Idiots. (Advertissement à Francion 63) Pour revenir à l’idée d’une concentration textuelle, condenser un texte n’indique pas forcément un désir de solidifier. Par exemple, dans la deuxième édition (1626), l’auteur invite le lecteur à réécrire Francion : Que si mes excuses ne servent de rien, et que vous ne trouviez rien dans mon livre qui vous plaise, qui que vous soyez, Lecteur, ne le lisez pas deux fois […]. Ne l’acheptez point, je ne m’en soucie pas, si ce n’est pour l’interest du Libraire. Que si vous l’avez et qu’il vous desplaise entierement, jettez le au feu ; et s’il n’y en a qu’une partie desgreable, deschirez la, ou l’effacez : Que si quelques mots seulement vous sont a contre cœur, je vous donne toute licence d’en escrire encore d’autres au dessus, tels qu’il vous plaira, et je les approuveray. (Advertissement 1265) Chapitre 4 : Parasites 120 Le désintérêt de l’auteur semble total. Furetìere, plus narquois, exécute une opération semblable qui reflète une attitude un peu plus parsimonieuse envers le lectorat : J’ay fait oster ce que j’y ay trouvé de trop vieux, j’y ay fait adjouter quelque chose de nouveau pour le mettre à la mode. Si tu y trouves du goust, je feray r’ajuster de mesme la suite […] si tu as agréable de la bien payer. (902) En amont, ces invitations doivent se comprendre ludiquement, un des « plaisirs du texte » qui les ouvre en les rendant plus légers, plus volatils. En effet, un texte de Sorel, La Maison des jeux, permet de dire que plaisir et textualité se mélangent nécessairement. Dans La Maison, Sorel réunit dans un paysage bucolique des Parisiens. Ils s’amusent à commencer un récit pour le faire terminer par l’arrivée d’un nouveau personnage qui interrompt le fil de la narration, par exemple. Le résultat est une conscience aigüe de la nature de la fiction ainsi qu’une complaisance une fois « dans le jeu ». Ceci résout, selon Verdier, la contradiction inhérente dans une « histoire faite de fables ramassées » : By representing the interaction among creators, consumers and critics of fiction, he can justify the existence of imaginative literature within a larger realm of human activity, that of play and game. This, in turn, he defines in such a way as to reduce the opposition between pleasure and utility, fable and truth. (« Fiction as Game » 14) En aval, alors, le jeu doit se prendre au sérieux. Pour revenir à son Advertissement de 1626, effacer, remplacer, jouer avec les mots déjà imprimés révèle une insouciance vis-à-vis des mots individuels, de toute fiction, mais cela indique la nature de cette écriture qui doit se lire en se « recréant ». Les changements ? « Je les approuveray. » L’auteur réalise que déplaire aux lecteurs n’est qu’un décalage entre le texte tel qu’il est lu et un texte virtuel « parfait » auquel le lecteur le compare incessamment. « Each intentional sentence […] opens up a particular horizon, which is modified […] by succeeding sentences », écrit Wolfgang Iser (278). Parallèlement, la parodie sorélienne représente, elle aussi, ce même genre d’effacement et de recréation textuelle sur l’horizon de la lecture virtuelle. L’épidictique (le corps, la corpulesence textuelle) des auteurs traditionnels semble donc critiqué non seulement parce qu’il tend à s’amplifier jusqu’à faire écrouler sous son poids le récit, mais surtout parce que la nature de cette quantité est trop « solide », trop suffocante. La longueur d’une description ou la multiplicité événementielle de l’épidictique doivent faire éclater le récit par leur légèreté, leur volatilité, et non pas leur pesanteur. Les préfaces citées ci-dessus emploient le futur pour des raisons évidentes. Ce temps implique, impose une certaine sorte de lecture qui se veut paradoxa- 121 S’engager quand-même ? lement libre. Ce faisant, il repousse plus loin le moment de réflexion sur le texte, le jugement qui viendra (peut-être) après la lecture. La condamnation apparente des textes romanesques ouvre sur une délibération. Le système d’Iser de la modification constante des horizons décrit bien, enfin, cet acte de lecture, il ne prend toutefois pas en compte cette volatilité du texte, qu’il sera différent à la prochaine lecture, que ces « horisons » se révéleront comme tant d’illusions. « Poetic language », dit Harold Bloom, « makes of the strong reader what it will, and it chooses to make him a liar » (Culler 79). Le travail de la réécriture est nécessaire, mais il est absurde comme la tâche de Sisyphe, car les anti-romans subvertissent la possibilité du gain à la fin de la lecture. S’engager quand-même ? Les sous-titres (très célèbres) des chapitres dans le Roman comique offrent peut-être la meilleure liaison entre préface et texte. La plupart d’entre eux reflètent la trame narrative du chapitre qu’il intitule : « Une trouppe de comédiens arrive dans la ville du Mans » (Ch. 1, I) ; « L’aventure des brancards » (Ch. 7, I) ; « Combat de nuit » (Ch. 12, I) ; « Mal-heur impreveu qui fut cause qu’on ne joüa point la comédie » (Ch. 23, II). D’autres démontrent une volonté beaucoup plus rebelle et même hérétique en matière narrative (vu les écrits conventionnels et même ceux de Sorel). Chapitre 5 de la première partie, « Qui ne contient pas grand’chose », incarne ce genre de saillie qui, manifestant un désir de rebuter le lecteur, met en évidence - accroît même - le désir de celui-ci de continuer. Ainsi trois catégories de sous-titres capitulaires se distinguent facilement : celui qui invite à la lecture comme le chapitre 8, I (« Dans lequel on verra plusieurs choses nécessaires à sçavoir pour l’intelligence du présent livre ») ; le sous-titre neutre, reflet du contenu narratif, comme le chapitre 14, I (« Enlèvement du curé de Domfront ») ; et le sous-titre contrariant comme le chapitre 11, I (« Qui contient ce que vous verrez si vous prenez la peine de la lire ») ou 12, II (« Qui divertira peut-estre aussi peu que le précédent »). Le caractère humoristique de ces sous-titres atteste sûrement du burlesque « sans apologie » (A Novel of comedy 68) que DeJean attribue à Scarron. Le lecteur fait donc un choix, il s’engage, et par là il expose un désir qui le pousse plus loin dans sa lecture. Par exemple, une phrase telle « Je suis trop homme d’honneur pour n’avertir pas le lecteur bénévole que, s’il est scandalisé, […] il fera fort bien de n’en lire pas davantage » (575) relève de cet engagement lancé au lecteur par le narrateur et qui rappelle à l’instant le devoir de juger. Faut-il continuer cette lecture ou l’abandonner ? L’auteur court Chapitre 4 : Parasites 122 donc un certain risque de détourner ou dégoûter son lecteur, mais, celui-ci, étant « bénévole », n’a rien à perdre. D’abord, à l’aide des modes délibératif et judiciaire, le lecteur prend conscience de sa connivence avec le récit. Ensuite, ce lecteur, en tant que coproducteur du texte, cesse de consommer, de lire, pour créer, et, paradoxalement, pour saper le texte de lectures possibles. Malgré la productivité et l’improductivité qu’incarne un tel paradoxe, il convient de remarquer l’importance de ces invitations explicites à la coproduction dans ces textes, ces moments où le lecteur doit abandonner le confort des rôles traditionnels et rassurants. Le Parasite Mormon de La Mothe le Vayer semble exemplaire à cet égard. Tout en parodiant les portraits trouvés chez Scudéry ou Gomberville, ainsi que celui de la « Belle Charité », les narrateurs 59 invitent le lecteur à imaginer ce que serait le portrait de Mormon. En marge d’une page blanche, le texte lit : Le dessein des Auteurs estoit de faire peindre ici leurs Amis, faisant grand’chére autour d’une belle table ronde, avec le nom de chacun d’eux au bas de leur portraict, & ces mots à costé, ‹à table ronde il n’y a point de haut bout›, pour éuiter les cérémonies. Mais comme ils n’avoient pas de quoy fournir à la despense de ce festin, ils ont iugé plus à propos de prier Monsieur le Lecteur de suppléer par la force de son imagination au deffaut de peinture. (2) Ils laissent alors à la contemplation du lecteur cette page blanche. Recouvrant en effet d’essentielles notions de la fiction, cette page « symbolise […] la place laissée libre pour accueillir parmi les invités le convive nécessaire, celui sans lequel toute création littéraire resterait une cérémonie inachevée » (Serroy 413). (fig. 6) La vraisemblance traditionnelle atteint ici ses limites puisque littéralement la production de sens vient du lecteur. Au contraire de Mormon, qui est censé avoir mangé son frère dans la matrice de sa mère (cf. Ch. 3), le lecteur doit refuser tout parasitisme au profit d’une relation symbiotique. Rappelant donc la réécriture et la coproduction littéraire, une grosse portion du travail de sens se rapporte au lecteur qui doit lire puis relire le texte. Il doit aussi parasiter à cette table, s’introduire parmi les auteurs, et, ce faisant, il risque d’être parasité par un autre à l’avenir. Parodie et parasitisme maintiennent une relation étroite, il faut dire. Le sens de parodier étant littéralement celui de « chanter à côté de », et parasiter 59 Le livre « ne sort pas de la main d’un Auteur » (page non-numérotée). Serroy note l’assistance probable de Sorel, Scarron, Tristan et Cyrano. Ce n’est pas pour rien que le critique y trouve une sorte de « manifeste littéraire » (406), une « forme d’hommage rendu à la veine comique toute entière » (413). 123 S’engager quand-même ? Fig. 6 : Planche, Le Parasite Mormon (2) Chapitre 4 : Parasites 124 de « manger à côté de », comme le rappelle Serres (Le Parasite 14). Le rapport entre parasite et parasité, d’emblée une relation de dépendance risible, tragique ou bien comique, se révèle plus complexe. Le parasite « ne mange pas comme tout le monde », note Serres, « il construit une logique nouvelle. Il ne troque pas, il change de monnaie » (50). La reprise du système judiciaire (et des relations que ce système exige entre le personnages, entre les fictions précédentes, intertextuelles, et les histoires intercalées) signale un parasitisme primaire, primordiale. Mais, comme le suggère Serres, cela est nécessaire à la création d’une nouvelle logique. Menace de fausseté, d’irréligion fictive de la part des anti-romanciers, la monnaie de singe peut s’inscrire comme une nouvelle économie, une nouvelle logique. Dans la pensée de Serres, le parasite peut et doit devenir parasité. La table à laquelle les auteurs du Parasite Mormon invitent le lecteur est notamment ronde parce qu’« il n’y a pas de haut bout. » Cela évite la cérémonie car tout est à égalité. La linéarité, marque d’une autorité transcendantale, laisse sa place à la circularité. Cet endroit, ces auteurs sont parfaitement hospitaliers parce que tout le monde y est invité pour manger ce qu’il y trouve : soit beaucoup, soit rien du tout selon ce qu’il désire y mettre. Le lecteur est autour d’une table en train d’imaginer des morceaux choisis, un repas littéraire. Le lecteur se retrouve sans aucun doute au frontispice du Berger, assis sur la muraille du château d’où il est possible de voir Lysis à l’intérieur et les deux fous à la porte. Celui qui lit doit donc chanceler sur ce bord ; s’il tombe d’un côté, il risque de vivre aliéné comme Lysis, gourmand comme Mormon ; s’il tombe de l’autre, il risque de tuer la fiction, le plaisir, de mourir de faim, de renier les joies de la lecture et ses jeux. Ces auteurs sont donc hospitaliers : ils invitent et ils surveillent. Si cette intervention du lecteur est importante, c’est aussi parce que ces auteurs structurent leurs récits d’une manière profonde. Ce qui relève le mieux cette réécriture découle pourtant d’un procédé inverse, l’artifice et le « hasard » du récit. Justement, là où le récit doit sembler le plus naturel, l’anti-romanesque va en mettre en relief l’artifice ou l’arbitraire. Il ne faut pas croire, cependant, que cela soit toujours une intervention de l’auteur, une ouverture apparente. La mise en jeu du délibératif peut être un élément des plus subtils. Or, le jeu semble celui de la mort et de la vie, du passé et du futur du récit. C’est un jeu du hasard. Artifice/ feux d’artifice Chez Tristan, un nuage de hasard - comme thème, puisque le hasard est impossible dans le roman - semble régler les épisodes de sa vie. « [J]e trace une 125 Artifice/ feux d’artifice histoire déplorable, où je ne parais que comme un objet de pitié, et comme un jouet des passions, des astres et de la Fortune », écrit-il (23-24). Objet et jouet de forces extérieures à lui, l’impossibilité qu’a le Page de s’investir dans le monde : aimer, donner, influencer les autres, se comprend. Tout le régime événementiel paraît découler de cette malchance apportée par le hasard et, faute primordiale, le goût pour le jeu, qui s’associe étroitement avec l’écriture : [O]n ne pouvait guère me surprendre sans avoir des dés dans mon écritoire et des cartes parmi mes livres ; et même ce dérèglement alla si loin, que je me défaisais souvent pour jouer des choses qui m’étaient nécessaires pour apprendre, et que de tous les livres que j’avais accoutumé de feuilleter il ne me restait plus rien que des cartes. (31) Le livre et les cartes entrent donc en échange : la vente qui subventionne le jeu mène à l’autobiographie narrée par le je-narrateur puisque, par malheur, le coup de dés provoque la marginalisation. En effet, ce vice semble profondément enfoui dans l’acte d’écrire et l’ostracisation picaresque du héros. Même la reconnaissance du penchant pour le jeu cause son renvoi. C’est le cas lorsque des moines chez qui se loge le Page décident de le mettre à l’épreuve : [I]ls employèrent une espèce de démon, qui me vint tenter dans leur cloître, comme j’étais dans une profonde rêverie pour composer le sonnet sur le sujet qu’ils m’avaient donné. C’était un garçon fort subtil […]. Il me parla d’aller boire pinte […] mais je ne donnai point à cette amorce ; il reprit qu’il y avait une belle servante […] à tout cela je fis la sourde [oreille] […]. A ces instigations, il ajouta trois dés qu’il fit rouler sur la pierre où j’écrivais. (180-81) Le Page ne s’y trompe pas car il remarque la présence d’un père caché derrière un pilier. Son regard, son coup d’œil nerveux sur les dés suffisent pour sa chute. Les religieux « appréhendèrent [s]on naturel enclin au jeu » (181) et le renvoient, après une exhortation et un cadeau de cent francs pour qu’il recommence tabula rasa, bien sûr. Le jeu rejoint tout un réseau symbolique d’échanges et de signification qui renforce le lien avec l’écriture. L’image de la bourse vide qui termine le roman, ainsi que l’épisode de la pierre philosophale, de l’alchimie et du singe, signalent l’impossibilité du Page d’agir effectivement sur le monde. « Writing associated with the creation of an imaginary world merited punishment », déclare Mary Louise Gude, « when separated from that function and used to play intellectual games or write compositions for patrons, literary creation integrates one into society » (61). Dans le triste conformisme où il finit, son intégration se distingue toutefois de l’investissement dans le monde qui demeure « hors jeu ». Le langage se Chapitre 4 : Parasites 126 dévalorise donc non parce qu’il se déstabilise par le jeu, mais détaché, désenchanté, il n’a plus d’enjeu. Scarron n’est pas non plus sans évoquer le hasard comme mobile - burlesque - du récit. Cette notion de chance surgit comme emblématique du comique et comme repoussoir à l’engrenage très structuré du « chassé-croisé » de personnages impliqués dans le vol des diamants de l’Etoile, l’enlèvement de celle-ci et d’autres personnages, notamment, le rapt d’Angélique. Une des comédiennes, Angélique, est enlevée par des « Ravisseurs » à la fin de la première partie du Roman comique. La nature itérative de l’enlèvement dans le roman rappelle constamment l’invasion comique et romanesque qui arrive au Mans suite à l’arrivée de la troupe comique et qui régit par conséquent l’interaction entre personnages du type romanesque et du type réaliste, i.e., La Garouffière, l’hôtesse, le Curé de Domfront et beaucoup d’autres. Justement, le rapt d’Angélique, doublant celui de l’Etoile, privilégie les liens entre les deux parties du roman en les chevauchant. Car le début de la deuxième partie, à la manière de beaucoup de livres à suspense, reprend la poursuite des ravisseurs d’Angélique par Le Destin : « Nostre genereux Comedien couroit donc aprés ces Ravisseurs plus fort et avec plus d’animosité que les Lapithes ne coururent aprés les Centaures » (671). L’évocation du vocabulaire mythologique qui servirait d’appui à une narration romanesque plus traditionnelle, prête un caractère farcesque au récit de Scarron en rappelant la littérarité du texte ; le trucage du récit, l’étalement de l’enlèvement d’Angélique sur les deux parties est mis à nu par la comparaison exagérée, burlesque. L’auteur emploie le « fil du roman » dont parle Furetière (1025) de façon à le mettre en relief et à lui donner des sens qui dépassent le simple registre comico-burlesque. A part le fait que ce ravissement rappelle celui de l’Etoile au début de la première partie 60 , un autre épisode s’insère dans le récit pour signaler l’importance que prête Scarron à la motivation. La recherche du Destin continue : « Il suivit d’abord une longue allée, sur laquelle répondoit la porte du jardin par où Angélique avoit esté enlevée, et, après avoir galopé quelque temps, il enfila au hazard un chemin creux, comme le sont la plupart de ceux du Maine » (671-72). L’enlèvement par la porte du jardin rappelle immédiatement une thématique romanesque que Scarron prend soin de ménager : le Destin choisit un chemin au « hazard ». Ce faisant, le héros semble répondre à l’enlèvement par hasard d’Angélique. De même, la topographie du Maine vient conférer le sceau du réel au chemin « creux », et, le lecteur apprend plus tard, « plein d’ornieres et de pierres » (672). Ce chemin 60 Pour une bonne discussion des doubles comiques, héroïques, se référer à DeJean (A Novel of comedy 72-75). 127 Artifice/ feux d’artifice symbolise évidement le récit lui-même, ses motivations externes (réalité mancelle), la diégèse (enlèvement, poursuite des ravisseurs), ses motivations internes (le hasard). Mais le hasard, l’arbitraire, le gratuit comme motivation semblent impossibles et doivent donc par la suite remplir une autre fonction celle de dénuder le récit. Justement, une fois dans ce chemin creux à peine éclairé par la lune, le Destin est surpris quand il « se sentit sauter en croupe quelque homme ou quelque Diable qui luy passa les bras à l’entour du col » (672). La frayeur du Destin d’avoir en croupe de son cheval un homme nu au « visage froid qui soufflait au galop du cheval » ne dure que jusqu’à ce qu’il entre dans une lande où « le cheval modera sa course, et le Destin sa peur : car on s’accoustume à la longue aux maux les plus insupportables » (672). L’intervention du narrateur, « narquois » selon Rousset (Narcisse 81), évoque Scarron, lui aussi accablé par la présence mystérieuse de la maladie. Le mal auquel il faut s’accoutumer paraît de concert avec ce paysan devenu fou ; bref, il paraît un peu absurde. Enfin, le « Chevaucheur croupier se laissa tomber à terre et se mit à rire […]. Le Destin repoussa son cheval de plus belle et, regardant derriere luy, il vit son Fantosme qui couroit vers le lieu d’où il venait » (672). Cet homme et son rire démarquent cette folie aliénante qui pénètre dans le récit sans raison sauf celle de le mettre en mouvement. Dans le récit, il s’agit bien de « Son Fantosme » (celui du Destin), suggérant qu’il incarne à la fois l’Autre du héros, une force aliénante presque toujours invisible, mais toujours là pour injecter dans l’histoire l’absurde, moteur narratif. Il est possible, comme le fait Serroy (517), de voir derrière cette absurdité, « la ruse » comme motivation. Mais, question peut-être des origines, cette ruse ne serait-elle pas plutôt conséquence que cause du style de Scarron qui, justement, veut la déshabiller comme il dévêt le fou ? Parallèlement, la combinaison de cette absurdité risible et nue avec la réalité mancelle ainsi qu’avec le romanesque héroïque du Destin, brouille le récit comme le font d’autres auteurs et Furetière, par exemple. Bien après cet incident singulier, ce fou, parcourant à nouveau les bois du pays manceau, trouve Ragotin ivre-mort, et profite alors de l’état inerte du petit avocat pour lui voler ses habits. La conséquence est un quiproquo : Ragotin se fait battre et jeter dans un ruisseau par des paysans. Il se réveille, les mains liées et « le corps crotté et meurtry » (763) et commence lui aussi à courir dans les bois afin de trouver du repos et de fuir les mouches. Tout nu, il rencontre un curé en promenade avec de « bonnes Meres » à qui « il fit tourner vistement le dos » (763). Enfin, avant de trouver asile, il se fait poursuivre par le Père, renverse six ruches de « mouches à miel » (« Ces petits Eléphans ailés, pourvus de proboscides et armez d’aiguillons »), et mordre par un chien (764-65). Le comique de cette scène découle en partie de la réification de Ra- Chapitre 4 : Parasites 128 gotin (Eckstein 432) et de son état de « tête de Turc » comique (Serroy 514). Le mélange des registres scientifiques (« proboscides ») et d’allitération comique (« Eléphants ailés ») produisent une image absurde qui marque le burlesque (Dejean 41, 44 ; Stewart 10) en rappelant la notion de fausse précision. 61 Chez Scarron donc, le moment le plus ouvertement construit du texte, le hasard, s’accompagne d’un élément absurde de folie. Le texte est en proie à la dérive romanesque et à une violence réificatrice. Le hasard menace donc le vraisemblable du récit, ses liens. Etant donné que Sorel travaille dans Le Berger à partir des trames romanesques, des hypotextes dont la présence est ouvertement et constamment discutée soit dans le récit lui-même soit dans les Remarques, il n’est pas surprenant que l’auteur déclare : « Mon premier volume depend de ce second cy, ce second du troisiesme, & le troisiesme de tous les deux autres. Qui voudra bien entendra l’un il les faudra lire tous » (261). A ce propos, Furetière propose peut-être la notion la plus révolutionnaire : la désagrégation du récit. L’auteur du Roman bourgeois note que la relation entre les deux parties de son roman est inexistante : Si vous vous attendez, lecteur, que ce livre soit la suite du premier, et qu’il y ait une connexité necessaire entr’eux, vous êtes pris pour duppe […]. Pour le soin de la liaison, je le laisse à celuy qui reliera le livre. (1025) Cet aveu, choquant même pour les lecteurs contemporains, repose, selon Vialet, sur un principe d’incohérence. Justement, l’ambiguïté de l’orthographe du mot « reliera » déchiquette la lecture : un principe de lecture toujours insuffisante (il faut relire) ; ou bien, une lecture physique qui renvoie à la matérialité du livre, la reliure - ou les deux (Vialet 60-62). Cela n’est pas bien sûr la faute du livre, mais du titre : « ne l’appelez plus roman, et il ne vous choquera point » (1026). La subversion des principes romanesques est en effet confirmée par le manque presque total de lien entre le Livre Premier et le Livre Second. L’auteur précise dans la préface : « Le hazard plustost que le dessein y pourra faire rencontrer des personnages dont on a cy-devant parlé. Témoin Charroselles » (1026). Le hasard est ici, comme chez les autres auteurs, la distinction d’une structuration totale. Le hasard narratif n’existe pas, contredisant alors l’inconnexité totale du livre. Furetière s’en sert pour faire un très faible lien entre les parties qui fait pencher la composition « incohérente » de son roman vers l’absurde et l’arbitraire, comme chez Scarron, mais elle ne peut pas l’être. Assaf remarque chez Furetière, dans l’« Esthétique du contraire », une ressemblance entre la narration et l’idée de l’acte gratuit 61 Voir F. Bar pour une analyse de tous les procédés de précision et fausse précision (345). 129 Artifice/ feux d’artifice (178). Il suggère d’ailleurs une affinité entre certains procédés narratifs et le « stade du miroir » chez Lacan. La virulence du narrateur vis-à-vis de ces personnages, et la violence réflexive que cela implique, semble confirmer cet apport. L’incohérence paraît comme un démembrement. Le corps textuel, desérotisé, se divise au profit de l’analyse froide et, au fond, destructrice. Ainsi, la première partie du roman a pour lien Charroselles, dont le portrait met en évidence ses qualités les moins flatteuses. « Charroselles ne vouloit point passer pour autheur, quoy que ce fust la seule qualité qui le rendist recommandable […]. [I]l estoit toujours tousjours seul dans son carrosse ; ce n’est pas qu’il n’aismast beaucoup la compagnie, mais son nez demandoit à estre solitaire […] ». (1027). Cheveux « gras », peau « grenue », le portrait ne flatte point. Unique lien donc, ce personnage peut se qualifier d’« abject » en terminologie kristévienne selon Vialet. Cette abjection symbolise une violence qui semble lancer un défi à une théorie quelconque sauf celle de la violence contre le « corpus » d’un texte, le stade du miroir du texte où le regard narcissique se concentre et risque de briser la glace. C’est le regard tiers que jette le moine sur le Page disgracié ; c’est aussi le regard du juge qui met fin à un espoir pour faire fleurir un autre. Les partisans du débat (amant, producteur, juge, texte, hypotexte…) dépendent de cette menace pour continuer leur dispute, leur jeu. Sans la possibilité de désagrégation, la relecture n’existe pas. Sans le parasite qui mange à table, mais différemment, il n’y a pas de nouveau (Serres 50). Le règlement, le sens, la coproduction, n’est donc que momentané. Lacan pose la « question » dans les termes suivants dans Le séminaire sur La Lettre volée : « Il ne […] reste justement plus qu’à répondre à cette question même, de ce qu’il reste d’un signifiant quand il n’a plus de signification » (51). Pourquoi cette question ? Parce que c’est celle du joueur : Qu’es-tu, figure du dé que je retourne dans ta rencontre […] avec ma fortune ? Rien, sinon cette présence de la mort qui fait de la vie humaine ce sursis obtenu de matin en matin au nom des significations dont ton signe est la houlette. (51) Dans ce sens, il convient d’évoquer la notion de theatrum mundi et sa relation à l’économie motivationnelle et esthétique de ces textes. Georges Forestier, mentionné comme critique de base dans le premier chapitre, nous donne deux possibilités pour interpréter ce theatrum mundi : soit le monde est un théâtre sous le regard de Dieu, où Dieu occupe la place centrale ; soit ce théâtre manque de centre, de perspective (41). Dans ce dernier cas, selon Forestier, l’enjeu du placement dans le theatrum mundi semble en effet énorme, il engage le lecteur/ spectateur/ juge dans une dialectique subjective et, surtout, absurde. Chapitre 4 : Parasites 130 Le fonctionnement du theatrum mundi dépend de l’hésitation et de l’espace flou qui relie illusion et réel. Le sens se distribue également dans les deux domaines, de par leur opposition. Chercher une mimésis parfaite ôterait, dans le cas de Scarron, une source de la profondeur du roman - la vie serait un songe, le songe une vie, mais sans possibilité de transgresser un de ces mondes. L’habitant se trouverait dépourvu de sens. La nature horizontale du récit, sa suite d’événements, se subvertit lors d’un mouvement « transcendantal » qui refléterait le regard de Dieu dans une œuvre religieuse, par exemple, mais qui ici, rejoint la notion de folie et d’absurdité. Car, comment expliquer le hasard qui paraît dans le récit si ce n’est par sa surmotivation, et celle-ci découle de l’auteur, du narrateur qui remplace ou déplace (ludiquement ou violemment), dans un sens, Dieu. Le mode judiciaire-délibératif évoque donc un changement constant de perspective et de sens dont l’économie dépend d’un pouvoir de l’auteur - économie absurde, il faut le dire encore, où le fou entre pour déstabiliser par son manque de jugement. Le délibératif qui mène à la coproduction textuelle répond donc à un besoin du lecteur, comme l’explique Iser. The need to decipher gives us the chance to formulate our own deciphering capacity - i.e., we bring to the fore an element of our being of which we are not directly conscious. The production of the meaning of literary texts […] does not merely entail the discovery of the unformulated, which can then be taken over by the active imagination of the reader ; it also entails the possibility that we may formulate ourselves and so discover what had preciously seemed to elude our consciousness. These are the ways in which reading literature gives us the chance to formulate the unformulated. (294) Cette formulation et reformulation dans l’anti-romanesque paraît donc unique au dix-septième siècle et dans l’histoire du roman. Mais, il ne faut pas lire cette reformulation, cette scriptibilité inhérente à ces romans uniquement comme une espèce de générosité de sens, ni un simple libre-jeu des unités signifiantes et signifiées. La découverte, au contraire de ce qu’en dit Iser, et celle de tout ce qui est déjà formulé, c’est le jeu de la découverte. Se déplacer dans le spectacle, tourner autour du tableau, réécrire le texte, révèle le plaisir du jeu en et pour lui-même, c’est-à-dire, sans but exact : « Le texte de jouissance », dit Barthes, « est absolument intransitif » (83). Conclusion En guise de conclusion, il s’agit de nouveau de ces frontispices et de ces planches gravées trouvées dans les éditions des romans au dix-septième siècle et qui ont inspiré une partie importante de ce travail. Une autre analyse, bien plus brève, permettra de mettre le chapitre un et deux dans un contexte plus général pour voir leurs effets sur les chapitres suivants, et vice versa. Sur le frontispice de L’Astrée d’abord, on peut remarquer au-dessus du titre de l’œuvre les petits Amours qui sèment passion et amour fidèles. Posé entre leurs corps nus il y a un vase, rempli de fleurs, symbolique des belles pages de poésie (fig. 7) qui composent ce roman. Ces fleurs évoquent aussi une terre linguistique fertile, jeune, elles sont la productivité et l’abondance mêmes de Forez. Fig. 7 : Frontispice (détail) de L’Astrée de d’Urfé De même, puisqu’elles occupent une position transcendante, puissante, ces fleurs règnent sur le frontispice comme une esthétique indéniablement poétique règle le roman. La rhétorique fleurit et parsème le récit de d’Urfé, le remplit de bouquets, cueillis sans doute dans le « Jardin des Sieurs » de La Serre (fig. 8, 9 et 10). Dans une position structurellement analogue et idéologiquement similaire, le frontispice de la Clélie place une couronne à cet endroit privilégié. Le sceau du lion qui orne le vase du frontispice de La Serre est élevé par Ma- Conclusion 132 Fig. 8 : Frontispice (détail) du Bouquet de La Serre Fig. 9 et 10 : Frontispice (détail) de Clélie de Mlle de Scudéry deleine de Scudéry pour se retrouver au-dessus et au-dedans de ce bâtiment. Le matériel du signe, le signifiant, est toujours la marque d’une absence du signifié qu’il appelle. L’opération d’un individu ou d’un groupe est de les lier pour créer un rapport de signification. C’est-à-dire que l’acte de signifier unit signifiant et signifié en signe, et cette plénitude se dessine chez d’Urfé, et meme chez Scudéry. C’est la vraisemblance, le « tout ce qui est conforme à l’opinion public » (Rapin), qui relie les couronnes de lauriers et d’or chez Clélie. Même si ce vase, cette couronne révèle toujours un manque, ce manque disparaît par un renvoi à un autre signifiant, une autre couronne qui semble remplir le rôle de signifié. Le décentrement du symbole de l’autorité n’est donc pas une subversion car il permet de reconnaître le tuyau de la représentation et donc l’autorité et du romancier et de son sujet royal. Le frontispice, en l’occurrence, ressemble au portrait royal de Le Brun analysé par Marin : « Le mystère du portrait est là : c’est celui du pouvoir absolu dans sa représentation, c’est le mystère d’un sacrement ‹politique› » (255). Le pouvoir particulier du signifiant royal découle de sa nature inimitable - il est 133 Conclusion unique - et de son transférabilité particulière. Comme le phénix, le roi est « fils de personne » mais il appartient toutefois à une famille (259). « Peindre le portrait du roi, c’est faire celui de tout roi possible » (260). Dans cet univers tautologique, le Berger extravagant offre au regard une image à la fois familière et étrangère. Sur le frontispice entier examiné au chapitre 2, les appareils romanesques sont presque tous là : cornemuse, guitare, monument, et, en dessous, houlette, protagoniste central, un amour. Pourtant, on peut remarquer dans ce détail tiré du frontispice que là où il faudrait retrouver un vase ou une couronne, il n’y a rien sauf un creux. Absence troublante qu’il faudrait expliquer pour conclure. Fig. 11 : Détail du frontispice du Berger extravagant Ce vide au-dessus du titre, l’absence de fleurs, est donc révélateur d’un refus de ces « fleurs » de l’éloquence qui, pour Sorel, représentent des mensonges. Toutefois, il reste la porte d’entrée qui conditionne l’œil dans son passage vers le centre, le vide au-dessus de la porte signalant l’ironie de la parodie. Il y a une fonction essentielle à ce vide, car il appelle à quelque chose d’absent, ou, du moins, dilué un peu partout et rendu invisible. Cette absence se reproduit donc à l’intérieur du château où courent Lysis et le petit Amour. Là-dedans les signifiants peuvent fleurir, le visage de Charité peut devenir un jardin avec des métaphores qui filent tout au long du roman permettant à Lysis et à ceux qui ne regardent que de l’intérieur de croire à la plénitude de ces figures. Cet espace vide signale que quelque part ailleurs un acte de remplissage a lieu, un vase de fleurs, une autorité existe. Il devient à ce point clair comment Le Berger, ainsi que les autres anti-romans, est une pratique transgressive. Dans l’écriture se trouve une « germe » de sens préalable : les romanciers comme d’Urfé fondent ainsi leur écriture sur un mythe Conclusion 134 des origines, un sens, un lieu, un jardin original et y cherchent recours par le dédoublement des signifiants qui semblent renvoyer à ce lieu et ce temps. A l’idéalisme - même s’il est souvent contestataire - de d’Urfé ou de Scudéry répond donc le matérialisme de l’anti-roman qui voit dans la production des auteurs traditionnels une matière insuffisante. Sorel, Scarron, La Mothe le Vayer rattrapent du manque en réduisant les signifiants à un matérialisme absolu, citation pure, et en introduisant la « matière », la réalité dans leurs textes. La germe spontanée des fleurs devient une cultivation, une hybridation et apporte au roman une production. Les anti-romanciers ne constatent pas qu’un texte se reproduit « naturellement ». Dans ce sens, il existe dans la pratique anti-romanesque deux grandes figures : coproduction et parasitisme. Ce dernier est le risque d’une reproduction stérile. C’est Collantine qui vit des procès, le singe qui pénètre dans la chambre de Francion pour jouer avec l’argent dans une bourse. C’est aussi la pierre philosophale qui reproduit la fausse monnaie, la monnaie de singe. La coproduction, qui a comme devoir de veiller sur le parasitisme et le rêve d’une reproduction ad infinitum de signifiants dépourvus de sens (ce qui comprend les termes de romanesque et de fausse monnaie), souligne l’effort de la lecture pour remplir cet espace vide. Il est aussi ce trait d’union qui, selon certains, ferait des romans comiques des œuvres « bâtardes », dependantes, insuffisantes. L’écart entre coproduction et reproduction parodique simiesque, entre symbiose et parasitisme n’est pas si grand que ces auteurs le souhaitent peutêtre. C’est, dans ce sens, l’écart de la « différance » dérridéenne (Positions 27) où ces romans doivent différer du romanesque traditionnel, le mettre « au tombeau ». C’est aussi là où ils doivent différer de cette institution littéraire généralement reconnue comme les textes de d’Urfé, de Gomberville. Dans un tel système, il est facile de voir la porte d’entrée du fou dans l’anti-romanesque. Celui qui « ne connaît pas la Différence » (Les Mots et les choses 63) sert de point de départ pour l’interrogation du monde et de la représentation du monde. Le pot de fleurs et la couronne qui dominent la perspective romanesque se diffusent dans l’anti-romanesque grâce à ces figures qui multiplient les points de vue. Ce qui apparaît comme « vérité » primordiale est cette perspective, les différentes faces d’un objet. Ainsi, la caractérisation des héros comme Francion ou comme Le Destin s’explique en partie par cette « contamination » évoquée par Debaisieux (Procès 115-128) ou par DeJean (Novel of Comedy 80). Or, le déplacement des héros et des antihéros dans l’espace reflète le mouvement des sens allant au-delà d’une polysémie. Les notions de Marin, l’espace du texte et l’espace dans le texte, rappellent qu’un lieu et un lieu-dit, dans tous les sens de ces termes, évoquent la folie inhérente à tout discours, réaliste ou fantaisiste. 135 Conclusion Les mots ne peuvent représenter parfaitement que d’autres mots, mais même là les anti-romanciers jouent avec les possibilités itératives du langage. Les auteurs anti-romanesques voient dans leurs textes à la fois la possibilité de citer, de faire des « fables ramassées » de textes « véritables », mais, comme le montre le Chapitre 4, ces plongées dans la matière romanesque sont toujours accompagnées par deux cadres : d’une part il existe un jugement parodique des « hypotextes » dont parle Genette qui peut se réduire à un parasitisme littéraire, à une violence ; d’autre part, ces textes recouvrent ces actes citationnels, parodiques et enfin réalistes, d’une couche auto-référentielle explicite, d’une mise an abyme de leurs propres procédés de composition. Pour revenir à la coproduction et au parasitisme, il faut noter que ces pôles incarnent en eux les risques de leur propre composition en prenant une valeur positive de travail et de formation de sens grâce à l’ouverture du récit, ou une valeur négative de la réification du récit. Si Sorel, Scarron et Le Vayer offrent principalement des possibilités de rebâtir le romanesque par des combinaisons nouvelles parodiques et non-parodiques du romanesque traditionnel, le mouvement en général semble se terminer en caduc avec Furetière. Là où ces auteurs veulent humaniser une éloquence à leurs yeux peu fertile, Furetière tend à la déshumanisation de tout discours romanesque. Nul moment de son texte n’est plus révélateur à cet égard que la fin du deuxième livre. On vient annoncer la mort d’un poète crotté, d’un parasite nommé Mythophilacte. Un greffier, Volaterran, arrive avec l’inventaire des biens de l’auteur décédé, ce qui donne suite à sa lecture à haute voix. Parmi ses biens on trouve un catalogue des livres, catalogue qui n’est pas sans rappeler les listes de Rabelais dit Serroy (« Inventaire de l’inventaire » 217). Dans ce catalogue il y a une « Somme Dédicatoire » où, inversement de chez Cyrano qui trouve sur le Soleil une véritable économie poétique, le versant du roman devient une chose médiée pure : un héros vaut « ooo. Liv. Parisis », un rival maleureux 20 livres tournois, un poème épique en vers alexandrins, 2000 livres, une élégie, 30 sous (1095-96). Après cette lecture des hardes du poète crotté, Volaterran se leva brusquement, remist à la haste ses papiers dans son sac […] en disant : ‹Vraiment, je ne gagne pas ici ma vie,› il s’en alla sans faire aucun compliment pour dire adieu. Mais cet empressement avec lequel il resserra ces papiers fut cause que deux glisserent le long du sac, sans qu’il s’en aperçeust, dont l’un fut ramassé par Charroselles, et l’autre par Collantine. (1099) [Je souligne.] Même la plus féroce des attaques contre le roman, contre l’histoire comique, contre la bourgeoisie ne peut avoir un succès total. Serroy a donc raison de Conclusion 136 constater la possibilité d’une lecture virtuelle dans son article (« Inventaire » 217). Il faut rajouter aussi que ces lectures relèvent d’une barrière à l’interprétation, une impossibilité de ramasser ces pages qui tombent. De Sorel, qui avoue son désir de mettre au tombeau le roman tout en laissant croître, fleurir un esprit romanesque dans le personnage de Lysis et ses autres héros, à Furetière, qui exécute une violence extrême contre toute la littérature romanesque, il devient évident qu’il y a toujours deux ou trois feuilles de papier qui demeurent oubliées par les auteurs, feuilles qui tomberont entre les mains d’autres parasites comme Collantine ou Charroselles, ou bien, entre les mains de co-producteurs qui animeront les lectures plates de Volaterran pour souffler la vie du poète décédé. Le pot de fleurs qui manque au frontispice de Sorel trouvera toujours une imagination pour l’y remettre et faire revivre son texte, le parasite se transformera en producteur, le fou en héros, le jugé en juge, le lecteur en auteur, l’anti-roman en roman, car, en fin de compte, l’anti-roman est un roman… ou le devient. Ouvrages cités ou consultés Adam, Antoine. « Introduction. » Romanciers du dix-septième siècle. Paris : La Pléiade, 1958. -. Les Libertins au dix-septième siècle. Paris : Buchet/ Chastel, 1964. Alberti, Leon Battista. De Pictura. Bari : Laterza, 1980. Alter, Jean. « Vers des re-lectures du Roman bourgeois : du lisible, du scriptible, de l’illisible, et du relisible. » In Actes de Banff. Paris : Biblio 17, 1987. 237-48. Aristote. The Complete Works of Aristotle. Princeton, N. J. : Princeton University Press, 1984. -. Poetics. Ed. S. Halliwell. Chapel Hill : University of North Carolina Press, 1987. -. Rhétorique. Tr. Médéric Dufour. Paris : Les Belles Lettres, 1960. 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Pour bien comprendre son œuvre, il est essentiel de reconnaître ses racines intellectuelles. Des découvertes scientifiques menacent de bouleverser les idées reçues sur le monde physique et la culture environnante. Une multiplicité de perspectives devient alors possible; La Fontaine incorpore toutes ces notions dans sa propre esthétique. Dans le monde animalier des Fables, tout comme dans le monde humain des Contes, les démarches séductrices du mensonge, de la casuistique et des fausses promesses révèlent un langage qui fonctionne comme leurre. La parole devient elle-même séduction. Transformant les récits d’Ésope, de Marguerite de Navarre, de Rabelais et de Boccace à ses propres fins, La Fontaine crée donc son propre theatrum mundi mettant en scène le sobre spectacle de la vanité humaine, mais filtré à travers le regard amusé du poète. Catherine Grisé Jean de La Fontaine : Tromperies et illusions Biblio 17, Band 187 2010, 251 Seiten, €[D] 58,00/ SFr 90,90 ISBN 978-3-8233-6573-0