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Lecture sartrienne de Racine

2011
978-3-8233-7620-0
Gunter Narr Verlag 
Annika Charlotte Krüger

La conception du monde et de l´homme qui se manifeste dans le théatre profane de Racine ainsi que dans les premières oeuvres philosophiques et dramatiques de Satre, fait supposer une parenté philosophique et anthropologique inattendue. Cette étude comparatiste de textes choisis des deux auteurs entreprend une lecture sartrienne de Racine: en transférant des notions-clés des théories sartriennes aux situations dramatiques concues par Racine, ces dernieres révèlent une dimension tout à fait existentielle et apparaissent sous un jour nouveau, meme étonnamment moderne.

Lecture sartrienne de Racine 014511 Biblio 17 - 192 Krüger_014511 Biblio 17 - 192 Krüger Titelei 15.02.11 15: 41 Seite 1 BIBLIO 17 Volume 192 · 2011 Suppléments aux Papers on French Seventeenth Century Literature Collection fondée par Wolfgang Leiner Directeur: Rainer Zaiser 014511 Biblio 17 - 192 Krüger_014511 Biblio 17 - 192 Krüger Titelei 15.02.11 15: 41 Seite 2 Annika Charlotte Krüger Lecture sartrienne de Racine Visions existentielles de l’homme tragique 014511 Biblio 17 - 192 Krüger_014511 Biblio 17 - 192 Krüger Titelei 15.02.11 15: 41 Seite 3 Information bibliographique de la Deutsche Nationalbibliothek La Deutsche Nationalbibliothek a répertorié cette publication dans la Deutsche Nationalbibliografie; les données bibliographiques détaillées peuvent être consultées sur Internet à l'adresse http: / / dnb.d-nb.de. © 2011 Narr Francke Attempto Verlag GmbH + Co. KG P.O. Box 2567 · D - 72015 Tübingen Das Werk einschließlich aller seiner Teile ist urheberrechtlich geschützt. Jede Verwertung außerhalb der engen Grenzen des Urheberrechtsgesetzes ist ohne Zustimmung des Verlages unzulässig und strafbar. Das gilt insbesondere für Vervielfältigungen, Übersetzungen, Mikroverfilmungen und die Einspeicherung und Verarbeitung in elektronischen Systemen. Gedruckt auf chlorfrei gebleichtem und säurefreiem Werkdruckpapier. Internet: http: / / www.narr.de E-Mail: info@narr.de Gesamtherstellung: Laupp & Göbel, Nehren ISSN 1434-6397 ISBN 978-3-8233-6620-1 014511 Biblio 17 - 192 Krüger_014511 Biblio 17 - 192 Krüger Titelei 15.02.11 15: 41 Seite 4 Pour Gila et Ingo À la mémoire de mon père Table des matières Introduction ........................................................................................................................... 9 I. Le statut du tragique et l’intériorisation du conflit.................................15 II. Conceptions du monde janséniste et athée-existentialiste : la situation paradoxale de l’homme..............................................................39 II. 1. La conscience tragique selon Goldmann : l’homme à l’abandon et le fardeau de la liberté..................................................... 39 II. 2. L’anthropologie négative : l’homme corrompu et la quête identitaire……………………………………………66 II. 3. Le surgissement d’autrui comme miroir spécieux et fallacieux .................... 87 II. 4. Se faire aimer - l’amour comme intentionnalité................................................ 105 III. Tentatives d’affranchissement : les épreuves de force du sujet tragique .................................................... 125 III. 1. Se faire Dieu - le désir d’apothéose.......................................................................... 125 III. 2. Regard, honte et culpabilité ......................................................................................... 140 III. 3. Le regard regardé.............................................................................................................. 156 III. 3. 1. Regard surveillant de l’espion vs. regard culpabilisant de l’autorité…………………………………………………………………………..........158 III. 3. 2. Le regard normatif de la collectivité ................................................................ 180 III. 4. L’emprise néfaste du passé........................................................................................... 191 IV. Théâtralité et métathéâtralité ..................................................................... 203 IV. 1. La séquestration dans l’espace clos.......................................................................... 205 IV. 2. Mise en scène et spectacle............................................................................................. 218 IV. 2. 1. Scénarios manœuvrés : le dramaturge et son théâtre ............................. 218 IV. 2. 2. Scénarios visionnaires : le théâtre de l’imagination ................................. 237 IV. 2. 3. Scénarios baroquistes : l’estompage des frontières.................................. 246 Conclusion.......................................................................................................................... 257 Bibliographie .................................................................................................................... 261 Introduction Ces instants extraordinaires et merveilleux, où le projet antérieur s’effondre dans le passé à la lumière d’un projet nouveau qui surgit sur ses ruines et qui ne fait encore que s’esquisser, où l’humiliation, l’angoisse, la joie, l’espoir se marient étroitement, où nous lâchons pour saisir et où nous saisissons pour lâcher, ont souvent paru fournir l’image la plus claire et la plus émouvante de notre liberté. 1 La conception du monde et de l’homme telle qu’elle transparaît dans le théâtre de Racine ainsi que dans les premières œuvres philosophiques et dramatiques de Sartre, nous laisse supposer qu’un certain pessimisme anthropologique est commun à ces deux auteurs classiques - dans le sens de ‘canoniques’ - de la littérature française. À en croire la plupart des critiques, les drames de Racine communiquent une angoisse métaphysique et une violence manipulatrice des passions anéantissant toute autonomie et liberté humaines. Cette évaluation ne se nuance qu’en fonction des hypothèses émises pour expliquer, ainsi qu’ancrer dans la réalité socio-politique contemporaine de l’auteur, ce que Paul Bénichou vient nommer « [l]a violence pessimiste des peintures du cœur, inspirée du nihilisme janséniste » 2 . Pour ce qui est de Sartre, c’est majoritairement l’image d’un « [...] life-denying doom-monger, a nay-saying nihilist, a pessimist fixated on violence and obsessed with death » 3 qui s’est imposée. Ses personnages, à quelques exceptions près, échouent face aux exigences de la liberté personnelle, pierre de touche de leur authenticité et de leur netteté de conscience, et ne viennent guère à bout de l’idéal représenté par l’homme dit existentialiste tel qu’il 1 Sartre, Jean-Paul : L’Être et le Néant. Essai d’ontologie phénoménologique. Paris : Gallimard (tel), 2007 (1943), p. 521. Cet ouvrage figurera désormais sous le sigle EN. 2 Bénichou, Paul: Morales du grand siècle. Paris : Gallimard, 1988 (1948), p. 208. Et Jean- Marie Domenach de souligner le ton pessimiste émanant des tragédies raciniennes : « Imprégnés de Racine, qui mêla l’essence de la tragédie antique à sa tristesse janséniste, nous risquons de perdre de vue l’aspect actif et optimiste, qui était déjà dans la tragédie grecque. », dans id. : Le retour du tragique. Paris : Seuil, 1967, p. 43. 3 O’Donohoe, Benedict: Sartre’s Theatre: Acts for life. Oxford et al.: Lang (Modern French Identities, 34), 2004, p. 12. Introduction 10 surgit des réflexions théoriques de Sartre, notamment dans L’Être et le Néant. Essai d’ontologie phénoménologique 4 . En ce qui concerne le héros tragique racinien que nous qualifierons, au cours de cette étude, de ‘louisquatorzien’ respectivement de ‘jansénisé’, nous le concevons comme reflet des courtisans contemporains, subissant une crise d’identité. Selon Jean Rohou, celle-ci est transmise par une « [...] mise en scène de la chute de l’héroїque dans le tragique, consécutive à une inversion des valeurs entre la génération prométhéenne de 1630 [...] et celle de 1660 qui justifie son assujettissement par l’antihumanisme augustinien. » 5 Tout en agissant sur l’arrangement des constellations interpersonnelles et sur la mise en scène d’un tragique interrelationnel, ces visions de prime abord essentiellement négatives de la condition humaine se manifestent à travers plusieurs structures et motifs dramaturgiques qui marquent et les tragédies de Racine, conçues de nos jours comme sommet du théâtre classique en France, et le théâtre ‘néoclassique’ 6 qu’est le théâtre de situations 7 de Sartre. Les arrière-plans spirituels et philosophiques censés avoir fait naître les pièces de ces auteurs s’avèrent à première vue des plus éloignés et inconciliables - le jansénisme de Port-Royal maintes fois réaffirmé, maintes fois réfuté d’un côté, l’existentialisme athée de l’autre. Dans le cadre de notre étude, il sera dès lors indispensable de justifier ce rapprochement et d’illustrer cette parenté sous l’angle d’une constante anthropologique qui lie, à plus d’égards qu’on ne le soupçonnerait, l’homme louisqua- 4 Sartre, Jean-Paul : L’Existentialisme est un humanisme. Paris : Gallimard (Folio Essais), 1996 (1946), en résume les hypothèses centrales d’une manière plus concise au sens d’une vulgarisation scientifique. Cet ouvrage figurera désormais sous l’abréviation d’Existentialisme. 5 Rohou, Jean : Andromaque. Paris : PUF (Études littéraires), 2000, p. 48. C’est dans la même lignée que Bénichou retrace la « désuétude du vieil idéal héroїque de l’aristocratie » (op. cit., p. 128) qui est en phase avec le triomphe de l’absolutisme louisquatorzien, cf. le chapitre « La démolition du héros » dans Bénichou, op. cit., pp. 128- 148. 6 Sartre souligne son attachement au théâtre classique, surtout du point de vue de l’aménagement du conflit : « [...] puisque nous nous intéressons avant tout à la situation, notre théâtre montre au point précis où elle va atteindre son paroxysme [...] En projetant dès la première scène nos protagonistes au paroxysme de leurs conflits, nous recourons au procédé bien connu de la tragédie classique, qui s’empare de l’action au moment même où elle se dirige vers la catastrophe. Nos pièces sont violentes et brèves, centrées sur un seul événement ; il y a peu d’acteurs et l’histoire est comprimée dans un court espace de temps, parfois seulement quelques heures. Il en résulte qu’elles obéissent à une sorte de ‘règle des trois unités’ qui n’a été qu’un peu rajeunie et modifiée. Un décor unique, quelques entrées, quelques sorties, de vives disputes entre les personnages qui défendent leurs droits individuels avec passion [...] », dans Sartre, Jean-Paul : Un Théâtre de situations. Paris : Gallimard (Folio Essais), 1992 (1973), pp. 65-66. Cet ouvrage figurera désormais sous le sigle TS. 7 Sartre décrit ainsi sa conception dramatique et le but de ses pièces qui mettent en scène « [...] des situations-limites [représentant] des alternatives dont la mort est un des termes. » : « Plongez des hommes dans ces situations universelles et extrêmes qui ne leur laissent qu’un couple d’issues, faites qu’en choisissant l’issue ils se choisissent eux-mêmes [...] », dans Sartre, TS, p. 20. Introduction 11 torzien à l’homme existentialiste : à savoir l’idée que transmettent Racine et Sartre du statut ontologique incombant à l’homme tragique, de son indétermination voire de sa quête identitaires, et de sa relation épistémologique au monde et à autrui. Bien entendu, la valeur heuristique de ce travail ne saurait résider dans l’analyse d’une sélection de pièces raciniennes et sartriennes se focalisant sur les catégories piliers de leurs visions du monde respectives, vu que nous avons affaire à deux auteurs classiques dont les travaux ont été abondamment commentés et éclaircis. C’est par contre moyennant la juxtaposition dans une perspective comparatiste, d’une part, de leurs conceptions de l’homme et de la condition humaine, et d’autre part, de leurs stratagèmes dramaturgicopsychologiques, que nous espérons être à même de procurer des résultats féconds et novateurs. Ceci n’est possible que dans la mesure où une lecture sartrienne du théâtre profane de Racine tire au clair la part considérable qu’attribue ce dernier à la mise en scène de phénomènes qu’on engloberait, avec le recul, sous le terme d’une psychologie de la subjectivité moderne. En choisissant une approche comparatiste nous n’avons point l’intention de laisser entendre que Sartre se réfère explicitement aux œuvres de Racine, c’est-àdire dans le sens d’une réécriture préméditée ou systématique 8 ; tout au contraire, nous verrons que Sartre tient le plus souvent à se distancier du théâtre racinien. Nous ne présupposons pas non plus que les travaux philosophiques et dramatiques de Sartre s’inspirent directement ou indirectement des textes de Racine et de ses contemporains comme Blaise Pascal ainsi que Pierre Nicole, dont les écrits moraux seront quand même incontournables dans notre analyse puisqu’ils fournissent, comme l’a indiqué Karlheinz Stierle 9 , l’assise théorique de l’anthropologie négative qui émane des tragédies raciniennes. Pour mettre au jour la résurgence de cette vision pessimiste de l’homme, nous allons en détecter des traces et des modifications modernes dans la philosophie sartrienne dont nous disposons sous forme de traités philosophiques, théoriques et de pièces de théâtre. Nos remarques auront du coup pour objectif de faire voir à quel point les œuvres de nos deux auteurs pourraient s’élucider mutuellement lors d’une confrontation comparatiste. C’est justement sur ce point que notre analyse va dépasser, ou bien développer, les idées de Lucien Goldmann qui, dans Le Dieu caché, fait allusion à une certaine parenté rapprochant les visions du monde janséniste et existentialiste, sans pour 8 Celle-ci impliquerait des phénomènes de transtextualité, plus précisément d’hypertextualité comme Gérard Genette en fait l’état dans Palimpsestes. Littérature au second degré. Paris : Seuil, 1982. 9 L’article en question de Stierle (Stierle, Karlheinz : « Die Modernität der französischen Klassik. Negative Anthropologie und funktionaler Stil », dans id./ Nies, Fritz (éds.), Französische Klassik. Theorie-Literatur-Malerei. Munich : Wilhelm Fink, 1985, pp. 81- 128) remplit donc une fonction à charnière, en cela qu’il nous permet de puiser des citations de textes philosophiques et moraux contemporains des drames raciniens (notamment des réflexions pascaliennes), susceptibles d’appuyer et d’illustrer la conception de l’homme transmise à travers le héros racinien, voir Stierle, art. cit., p. 100. Introduction 12 autant entrer dans le détail concernant de possibles structures anthropologiques communes qui seraient inhérentes à ces deux visions tragiques. Notre étude plus profonde de telles structures psychologiques et mentales se révélera pourtant fructueuse, en exhibant, entre autres, une notion en fin de compte assez semblable de la liberté individuelle octroyée - et paradoxalement imposée - à la conscience tragique, figurée par les sujets existentialiste et jansénisé. De plus, et surtout si l’on tient compte de la nature profanée du jansénisme racinien, s’ajoutent à ces chevauchements idéologiques généraux de nombreux traits et comportements caractéristiques partagés par les héros raciniens et sartriens, surtout quant à leur perception de soi face à autrui. Qu’il s’agisse tant pour les sujets raciniens que sartriens de tirer de leurs prochains la légitimation, respectivement la libre reconnaissance affirmative de leur propre existence, nous nous proposons de le démontrer en nous référant aux études de, par exemple, Roland Barthes et Jean Starobinski. Ceux-ci ont remis en valeur plusieurs éléments consubstantiels au tragique racinien se prêtant idéalement, il nous semble, à une mise en parallèle avec des notions-clés de l’anthropologie sartrienne. Comme nous venons de l’indiquer, ces interfaces se découvrent surtout du point de vue de la conception du tragique : chez Racine, comme chez Sartre, le tragique relève des relations intersubjectives et revêt un caractère purement humain, mieux vaut dire humanisé, tout en se déterminant en fonction de la recherche d’auto-détermination libre qui pousse les héros. C’est la conscience de cette liberté que Hegel a fait ressortir, dans ses cours d’esthétique, comme condition primordiale de l’action dramatique et du conflit tragique suprême : il est indispensable que le héros prenne conscience de sa liberté personnelle, de son autonomie ou, du moins, de sa responsabilité par rapport à ses actes et aux conséquences s’y enchaînant. 10 Ce qui distingue, selon Hegel, la tragédie moderne de celle des anciens, c’est le fait que la première se définit par un héros qui choisit et prend ses décisions conformément à ses désirs, besoins et influences particuliers et subjectifs - au détriment des intérêts nommés substantiels par Hegel, autant dire intérêts collectifs, normatifs et convenus qui proviennent donc de la sphère du publique ou du politique, prédominant le conflit dans la tragédie ancienne. 11 10 Cf. Hegel, Georg Wilhelm Friedrich, Vorlesungen über die Ästhetik III, dans Werke 15. Auf der Grundlage der Werke von 1832-1845 neu editierte Ausgabe. Redaktion Eva Moldenhauer und Karl Markus Michel. Francfort sur Main : Suhrkamp (Taschenbuch Wissenschaft 615), 1993 (1986), p. 534. Voir l’édition française : Hegel, Georg Wilhelm Friedrich : Cours d’esthétique III. Traduction de Jean-Pierre Lefebvre et Veronika von Schenck. Paris: Aubier (Bibliothèque philosophique), 1997, p. 504 : « Il faut, en effet, pour une action authentiquement tragique, que se soit éveillé le principe de la liberté et de l’autonomie individuelles, ou à tout le moins la détermination à vouloir assumer soi-même ses propres actes et leur conséquences ». 11 Cf. Hegel, Vorlesungen ..., op. cit., pp. 534-538, respectivement pp. 503-507 (« Différence entre la poésie dramatique antique et la poésie dramatique moderne ») dans l’édition française susmentionnée. Introduction 13 Nous verrons que les pièces raciniennes et sartriennes que nous allons comparer au fil de notre étude adhèrent précisément à une telle conception moderne du tragique. Significativement, c’est le respect de cet idéal d’un maniement à responsabilité de leur liberté, face à la poursuite de leurs exigences privées et égoїstes, qui figure le critère capital de la réussite (très rarement atteinte) ou de l’échec des personnages que Racine et Sartre soumettent à l’épreuve en leur imposant, de préférence, des conflits intériorisés se déroulant au niveau des consciences. Par la suite, nous allons présenter le plan de notre argumentation qui s’oriente en vue d’une spécifique conception dramaturgique et psychologique de la coexistence intersubjective, conception étonnamment concordante chez Racine et Sartre. I. Le statut du tragique et l’intériorisation du conflit Prenant comme point de départ la notion de ‘vision tragique’, formule empruntée à Georg Lukàcs et attachée par Lucien Goldmann 1 à l’univers racinien et pareillement à la philosophie existentialiste, nous allons, dans un premier temps (chapitre II), élaborer des structures et constituants qui mettent en lumière une frappante affinité spirituelle entre l’horizon racinien, tributaire de la morale janséniste, et le système de pensée sartrien. Dans toutes ses nuances 2 , le jansénisme, que Goldmann voit jeter les fondations idéologiques du théâtre racinien, partage un trait capital avec la philosophie existentialiste : l’incertitude régissant sur l’existence humaine. La conception du monde janséniste 3 , « [l]a ‘vision tragique’ qui considère l’homme comme pris entre le Monde et Dieu comme entre deux réalités irréconciliables [...] » 4 , impose à l’homme ici-bas une solitude insurmontable. L’impression d’abandon s’explique, d’un côté, par la conception du Dieu caché, paradoxalement présent mais passif, et de l’autre côté, par l’image défectueuse que l’homme se fait du monde dont il ne cesse d’expérimenter l’insuffisance. Cet état ressemble à la situation de l’homme existentialiste, aux yeux de qui sa propre incapacité de comprendre et de justifier le monde (et par conséquent, la 1 Voir son étude Le Dieu caché. Étude sur la vision tragique dans les Pensées de Pascal et dans le théâtre de Racine. Paris : Gallimard (tel), 2005 (1959). 2 Cf. Goldmann, op. cit., par exemple, pp. 126-129 et 157-164, qui différencie entre jansénisme modéré/ centriste/ arnaldien, d’un côté, et jansénisme barcosien/ extrémiste de l’autre. Voir aussi Bonzon, Alfred : La Nouvelle Critique et Racine, Paris : Nizet, 1970, pp. 30-34, sur la classification des courantes jansénistes mise en place par Goldmann. 3 Lorsque nous rappellerons, par la suite, les idées foncières de la vision du monde janséniste, nous nous baserons sur quelques livres de référence relatifs à ce sujet : Pour une description détaillée de l’évolution du jansénisme en France, et pour une analyse plus profonde de l’assimilation des thèses de Saint Augustin débouchant sur toute une conception du monde individuelle et collective, on se reportera à Hildesheimer, Françoise : Le Jansénisme en France aux XVII e et XVIII e siècles. Paris : Publisud (Courants universels. Histoire), 1991, surtout les trois premiers chapitres ; Cognet, Louis : Le jansénisme. Paris : PUF (Que sais-je ? , 960), 1961 ; Orcibal, Jean : Études d’histoire et de littérature religieuses : XVI e - XVIII e siècles. Éd. réunies par Jacques LeBrun. Paris : Klincksieck (Port-Royal, 3), 1997, pp. 281-295. Pour la réception de Saint Augustin au siècle classique, voir Devillairs, Laurence (éd.) : Augustin au XVII e siècle. Actes du Colloque organisé par Carlo Ossola au Collège de France les 30 septembre et 1 er octobre 2004. Florence : Olschki (Biblioteca della rivista di storia e letteratura religiosa, Studi XIX), 2007; pour les retentissements littéraires du mouvement, voir Sellier, Philippe : Port-Royal et la littérature II : Le siècle de Saint Augustin, La Rochefoucauld, Mme de Lafayette, Sacy, Racine. Paris : Champion (Lumière classique, 34), 2000. 4 C’est ainsi que Bonzon résume une partie de l’étude de Goldmann, cf. Bonzon, op. cit., p. 33. I. Le statut du tragique et l’intériorisation du conflit 16 coexistence de ce monde inexplicable et du sujet qui s’y retrouve esseulé) crée l’absurdité et la contingence de son existence première. La remise en cause de tout sens métaphysique préétabli au-delà de l’existence physique est le résultat d’une « position athée cohérente » 5 , autant dire d’une espèce de scepticisme rationnel, auquel correspondrait, au côté janséniste, l’état d’incertitude permanente grâce à une critique rigoureuse de la raison, représentée, par exemple, par Blaise Pascal 6 . D’où le sentiment d’être aux prises avec une situation insolublement paradoxale - d’une part, la problématique de la liberté incontournable, devenue proverbe, dont dispose l’homme sartrien 7 , mais dont il doit user avec responsabilité pour ne point entraver les projets et la liberté d’autrui 8 ; d’autre part, l’incompréhension janséniste devant l’exigence d’une vie sincère et morale bien que la récompense ne soit nullement garantie, étant donné les choix arbitraires du Dieu caché qui se tait, et qui n’accorde la grâce qu’à quelques élus. Deux forces empêchent pourtant l’homme janséniste et l’homme existentialiste de s’écrouler complètement face aux règles implicites sur lesquelles s’appuie leur vision du monde respective - deux prémisses qui rendent recevables les restrictions imposées au sujet qui, du reste, désespérerait en vue de l’absurdité de son existence. Il s’agit, premièrement, du regard du Dieu réprobateur, présupposé dans l’univers janséniste en tant que personnification ou même matérialisation de la culpabilité fondamentale du chrétien, le péché originel qui lui est rappelé sans cesse ; et deuxièmement, le regard d’autrui qui reflète la culpabilité de l’homme sartrien et en pénètre la mauvaise foi, jusqu’à lui retirer sa liberté. Il faut quand même objecter qu’à l’homme sartrien est concédée la possibilité de décider lui-même de son destin, pourvu qu’il manie d’une manière prudente la liberté qui lui est donnée, et qu’il n’ait pas commis d’actes de mauvaise foi - tandis que l’homme racinien ne semble pas avoir le droit, ni la résolution, de jouir de son libre arbitre. Mais, pour faire dès maintenant la part de l’hypothèse que nous allons formuler comme base de notre argumentation, le regard absolu du Dieu caché janséniste équivalent au juge moral des hommes sera transformé, dans les pièces raciniennes que nous traiterons, en instance profane et humaine. Cette instance étant autrui, les relations intersubjectives mises en scène par Racine anticipent l’anthropologie sartrienne. La parenté multiforme dominant ces deux visions du monde ne se résume pour autant pas à une attitude pessimiste voire nihiliste causée, par exemple, par le 5 Sartre, Existentialisme, p. 77. 6 Cf. Bonzon, op. cit., p. 36, et Goldmann, op. cit., p. 75. 7 Cf., par exemple, EN, p. 484 : « je suis condamné à être libre. Cela signifie qu’on ne saurait trouver à ma liberté d’autres limites qu’elle-même ou, si l’on préfère, que nous ne sommes pas libres de cesser d’être libres. » 8 Cf. Sartre, Existentialisme, pp. 69-70, sur la portée individuelle au même titre que collective de chaque choix, respectivement acte, qui se prévalent de cette liberté : notre liberté « [...] dépend entièrement de la liberté des autres [...], [...] dès qu’il y a engagement, je suis obligé de vouloir en même temps que ma liberté la liberté des autres, je ne puis prendre ma liberté comme but que si je prends également celle des autres pour but. » I. Le statut du tragique et l’intériorisation du conflit 17 délaissement indéniable que l’homme éprouve sous forme d’absurdité vis-à-vis de son existence terrestre, et partant, vis-à-vis de son angoisse existentielle. Les parallèles ne se limitent pas non plus à la perpétuelle incertitude identitaire qui torture l’individu en butte aux jugements, soit émis par une instance métaphysique difficilement justifiable, soit portés sur lui par autrui. Tout au contraire, pour paradoxales que puissent sembler les situations des hommes conçus et théorisés par nos deux auteurs, se glisse néanmoins un soupçon d’optimisme dans les actions et projets de ceux-là, une fois pleinement assumées leur responsabilité et liberté de choix - et ne fût-ce qu’au prix de la mort. Le tragique naît du seul fait que le plus souvent, les héros n’arrivent pas à exploiter ce potentiel optimiste et qu’ils préfèrent, par lâcheté ou par opportunisme, le compromis qui entrave le saisissement d’une identité pure et innocentée par rapport à leur propre conscience. Ce recours à une issue qui élude le conflit et renâcle devant la liberté personnelle, comporte l’adossement d’une identité imaginaire, d’un rôle préconçu, équivalent, dans la terminologie sartrienne, au projet échoué du mort-vivant à jamais dépourvu d’existence authentique, donc objectifié ou réifié en en-soipour-autrui, en proie sans défense aux jugements des autres, irrémédiablement imposés au sujet. Chez Sartre, cet écart entre la théorie esquissée du héros existentialiste d’une part, et la réalisation de celui-ci manquée par la grande majorité des personnages sur scène, d’autre part, est particulièrement éclatant, traduisant la déconvenue face à la lâcheté et la duplicité morale observées dans la réalité sociale de l’auteur. Par conséquent, en nous référant aux ‘hommes sartriens’ tout au long de cette étude, nous désignons, en règle générale, ces sujets tragiques que Sartre a conçus pour démontrer sa philosophie et son anthropologie existentialistes ex negativo. C’est-à-dire que les spectateurs et lecteurs de ses pièces sont censés conclure à l’idéal de l’homme existentialiste en évitant les fautes commises par les existences et projets manqués représentés dans les pièces sartriennes qui nous intéressent. Les héros raciniens, qui souvent ne peuvent pas non plus surmonter leurs dilemmes en se choisissant eux-mêmes une identité authentique qui attesterait de leur responsabilité de choix et tirerait les conséquences de leurs désirs existentiels convertis en inclinations illicites, replongent par la même dans une attitude de mauvaise foi scellant leur culpabilité honteuse. C’est ainsi qu’est affirmée l’intériorisation de la morale restrictive janénisée prédominant une grande partie de la vie sociale et intellectuelle contemporaine de Racine. Du coup, ces deux conceptions de l’homme se faisant jour à travers les oscillations entre réalité et apparaître, entre désorientation identitaire et culte du paraître voisinant le mensonge à soi, se retrouvent dans le sillage d’une « anthropologie négative » 9 - tournure assignée par Karlheinz Stierle au fondement 9 Cf. le titre de l’article précité de Karlheinz Stierle. I. Le statut du tragique et l’intériorisation du conflit 18 discursif du classicisme français (entre autres de Racine et de Pascal) qui, selon ses dires, préfigure l’expérience moderne. 10 Cela établi, nous nous proposons de replacer ce phénomène de la non-identité du personnage dans le contexte, en ce qui concerne Racine, des comportements typiques de la société de cour du XVII e siècle, dont les stratagèmes psychologiques 11 , dans le domaine de l’interaction sociale, remontent tous, plus ou moins directement, à l’amour-propre - thème de prédilection de la littérature moraliste de l’époque. À ce propos, nous nous référerons surtout aux réflexions religieuses et philosophiques de Pascal, La Rochefoucauld et Pierre Nicole, dont les écrits reflètent très bien l’influence de la morale janséniste 12 . En plus, les textes de ces moralistes nous servent de supplémentaire théorique par rapport à des phénomènes mis en scène par Racine. D’autant plus que, selon Karlheinz Stierle, la conception racinienne du héros entretient un rapport intrinsèque avec l’anthropologie négative de Pascal 13 qu’elle, pour ainsi dire, transposerait sur scène. Wolfgang Matzat argue qu’en fin de compte, l’essor du jansénisme, en tant que manifestation de l’anthropologie augustinienne qui s’avérera profanée, ne fut pas en premier lieu conditionné, comme l’avait promulgué Goldmann, par les contraintes extérieures, donc socio-économiques, que devait subir la noblesse de robe sous Louis XIV. Cet essor allait plutôt de pair avec une psychologie d’intériorisation des conflits entraînant la régulation, voire l’atténuation des affects diagnostiquée par Norbert Elias 14 comme conséquence d’un esprit com- 10 Cf. Stierle, p. 83. Voir aussi Bénichou, op. cit., p. 208 : « [...] nul n’a mieux situé, sinon défini, Racine que Heine, quand il écrit : ‘Racine se présente déjà comme le héraut de l’âge moderne [...]’ ». 11 Lorsque nous utilisons des catégories descriptives ayant trait au champ lexicologique de la psychologie ou même de la psychanalyse, nous sommes bien conscients qu’il s’agit là de désignations appliquées a posteriori à des phénomènes qui s’y soustrairaient, du point de vue terminologique, lors d’une lecture strictement historique. Sur ce point, nous nous en tenons aux mots de Roland Barthes : « C’est [...] sa transparence même qui fait de Racine un véritable lieu commun de notre littérature, une sorte de degré zéro de l’objet critique, une place vide, mais éternellement offerte à la signification. », dans id. : Sur Racine. Paris : Seuil, 1960, pp. 6-7. 12 Cf., par exemple, les études suivantes (passim) : Guion, Béatrice: Pierre Nicole moraliste. Paris: Champion (Moralia, 9), 2003; Zwierlein, Eduard : Blaise Pascal. Eine Einführung. Wiesbaden : Panorama, 2004 ; Sellier, Philippe : Port-Royal et la littérature I : Pascal. Paris : Champion (Lumière classique, 21), 1999 ; id. : Port-Royal et la littérature II : Le siècle de Saint Augustin, La Rochefoucauld, Mme de Lafayette, Sacy, Racine, op. cit. ; id. : Essais sur l’imaginaire classique. Pascal - Racine - Précieuses et Moralistes - Fénelon. Paris : Champion (Classiques, Essais, 2), 2005. 13 Cf. Stierle, art. cit., p. 100. 14 Cf. Elias, Norbert : « Der gesellschaftliche Zwang zum Selbstzwang », dans id. : Über den Prozeß der Zivilisation : soziogenetische und psychogenetische Untersuchungen. Bd. 2: Wandlungen der Gesellschaft: Entwurf zu einer Theorie der Zivilisation. Francfort sur Main : Suhrkamp (Taschenbuch Wissenschaft 159), 1997, pp. 323-352, ici surtout pp. 328-333. Il faut concéder que les théories d’Elias concernant la société et les structures I. Le statut du tragique et l’intériorisation du conflit 19 pétitif prédominant l’interaction sociale, transformée en recherche de prestige en guise de lutte pour les bonnes grâces d’autrui. En vue de l’absence de dangers existentiels venant de l’extérieur, la cour s’ennuyait à tel point qu’elle tomba dans une mélancolie insidieuse qui finit par amener les courtisans à transposer leurs pulsions et passions de la sphère interpersonnelle ou politique à l’intérieur du seul individu. Par conséquent, les contraintes extérieures sont transformées en contraintes autodestructrices, le sujet se battant contre la partie autoritaire de son moi. Car celui-ci se voit déchiré entre l’apaisement de ses désirs, et la soutenance d’auto-contrôle qui s’y oppose afin de dissimuler à autrui l’éruption d’émotions affectives, donc de possibles signes de sa faiblesse. 15 Dans la mesure où la morale janséniste transmet une certaine évaluation (dépréciative) des affects, le théâtre de Racine, selon Matzat, répond donc à ce « lebensweltliches Sinndefizit » 16 en transposant sur scène les passions réprimées dans la vie. Le rapprochement des tragédies raciniennes du jansénisme florissant, du coup, tire son origine de développements et structures sociaux sous-jacents qui leur sont communs 17 . C’est dans cette lignée d’interprétation préconisant un jansénisme relativisé, corollaire de l’état parasitaire de la cour et la ville suite à la perte de ses fonctions 18 , et conformément à l’acception de l’anthropologie pessimiste proposée à plusieurs reprises par Paul Bénichou, que nous aborderons la vision du monde racinien : […] ne s’y est-il pas glissé aussi quelque chose qui n’appartient ni aux Anciens ni à Corneille, quelque chose d’assez désespérant quant au destin de l’humanité et à la nature de ce monde ? [...] Que cela ne puisse pas se résoudre en terminologie augustinienne ni en article de foi janséniste, c’est probable, et même certain : mais que cela ait correspondu à un certain état d’esprit du siècle de Louis XIV influencé autoritaires de la cour française (voir aussi son étude Die höfische Gesellschaft. Untersuchungen zur Soziologie des Königtums und der höfischen Aristokratie. Francfort sur Main : Suhrkamp (Taschenbuch Wissenschaft, 423), 1992 (1969)) ont récemment été remises en cause et révisées ponctuellement (par exemple quant à l’utilisation de certains concepts terminologiques qui prête à malentendus), sans que ces rectifications mettent en doute ni la validité générale des observations d’Elias, ni surtout ses remarques relatives à l’état psychique des courtisans qui nous intéresse avant tout ; cf. Opitz, Claudia (éd.) : Höfische Gesellschaft und Zivilisationsprozess. Norbert Elias’ Werk in kulturwissenschaftlicher Perspektive. Cologne : Böhlau, 2005, et Duindam, Jeroen : Myths of Power. Norbert Elias and the Early Modern European Court. Amsterdam: University Press, 1994. 15 Cf. Elias, Über den Prozeß der Zivilisation …, op. cit., surtout pp. 333-341. 16 Matzat, Wolfgang: Dramenstruktur und Zuschauerrolle. Theater in der französischen Klassik. Munich : Fink, 1982, p. 206. 17 Cf. Matzat, op. cit., pp. 206-209. 18 Cf. la tournure de « parasitär[e] Funktionslosigkeit », issue d’Erich Auerbach, « La cour et la ville », dans id.: Vier Untersuchungen zur Geschichte der französischen Bildung. Berne : Francke, 1951, pp. 12-50, ici p. 50. I. Le statut du tragique et l’intériorisation du conflit 20 par le pessimisme janséniste et que cela soit entré dans la tragédie, qui ne le comportait pas avant Racine, il serait [...] imprudent de le nier. 19 Le jansénisme présumé dans le théâtre racinien ne figure donc pas l’arrière-fond nécessairement métaphysique, détaché de l’univers tragique immédiat. Par contre, les symptômes d’aliénation de soi, de manipulation extérieure et de déchirure intérieure relèvent de mécanismes psychologiques imputables à un déplacement du pessimisme janséniste sur le plan relationnel et interhumain, c’està-dire intramondain par rapport à l’univers représenté. Les dieux paїens vindicatifs accusés d’injustice et représentants de la fatalité antique 20 , les retentissements - mythiques ou politiques - d’un passé lointain, les passions hyposta- 19 Cahiers de l’Association Internationale des Études Françaises, 31, 1979, p. 267 (discussion de la communication de P. Sellier, voir notre note 22). 20 À première vue, dans les pièces raciniennes basées sur des fables antiques (comme Andromaque, Iphigénie et Phèdre), les dieux paїens et la conception grecque de la fatalité ne semblent pas avoir perdu de leur validité, ce dont témoignent les évocations et invocations fréquentes des dieux ou du ciel. Pour ne citer que quelques-uns des nombreux exemples : Hermione, s’adressant à Pyrrhus : « Va profaner des Dieux la Majesté sacrée./ Ces Dieux, ces justes Dieux n’auront pas oublié,/ Que les mêmes serments avec moi t’ont lié. », Racine, Jean : Andromaque, dans id. : Œuvres complètes I. Théâtre-Poésie. Édition présentée, établie et annotée par Georges Forestier. Paris : Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1999, pp. 193-256, ici p. 246 ; ou bien Hermione exprimant son désir de faire plier Pyrrhus : « Si sous mes Lois, Amour, tu pouvais l’engager ! », ibid., p. 212. Mais à y regarder de plus près, il y a lieu une transformation des mythes antiques en faveur de la mise en place d’un tragique interhumain, comme le démontre Karlheinrich Biermann dans Selbstentfremdung und Mißverständnis in den Tragödien Jean Racines. Bad Homburg v. d. H. et al.: Verlag Gehlen (Linguistica et Litteratura, 3), 1969. Ainsi, dans la dernière scène d’Andromaque, ce ne sont pas les Érinnyes, déesses vengeresses, qui poursuivent Oreste devenu fou, mais plutôt Hermione, cf. ibid., p. 104 (Oreste : « Grâce aux Dieux ! Mon malheur passe mon espérance/ Oui, je te loue, ô Ciel ! de ta persévérance./ [...] Dieux, quels affreux regards elle [Hermione] jette sur moi ! / Quels Démons, quels serpents traîne-t-elle après soi ? », Andromaque, op. cit., p. 255). Il en va de même pour Britannicus, lorsque Néron se plaint de son mariage infortuné et infécond avec Octavie : « Le Ciel même en secret semble la condamner/ Ses vœux depuis quatre ans ont beau l’importuner./ Les Dieux ne montrent point que sa vertu les touche: / D’aucun gage [...] ils n’honorent sa couche. » (Racine, Jean : Britannicus, dans id., op. cit., pp. 369-438, ici pp. 391-392), pour ce faisant cacher sa propre infidélité et froideur ; pour comble, Néron rend les dieux responsables de sa décision d’épouser Junie, ce qui, en vérité, n’est que le désir de son amour-propre. Il la harcèle avec ces mots : « Les Dieux ont prononcé. Loin de leur contredire/ C’est à vous de passer du côté de l’Empire. » (ibid., p. 395). Dans Bajazet, Atalide s’adresse à Bajazet en formellement imputant le fatum au ciel : « Non, Seigneur,/ Je ne murmure point contre votre bonheur./ Le Ciel, le juste Ciel vous devait ce miracle./ [...] Il est vrai, si le Ciel eût écouté mes vœux,/ Qu’il pouvait m’accorder un trépas plus heureux. » (Racine, Jean : Bajazet, dans id., op. cit., pp. 557-622, ici p. 592), son malentendu n’étant, de fait, que le résultat d’une série d’intrigues et de feintes interhumaines dont Atalide a elle-même provoqué une grande partie. I. Le statut du tragique et l’intériorisation du conflit 21 siées 21 , n’apparaissent pas forcément comme instances destinées à prendre le relais du Dieu caché, autorité judiciaire ultime selon la pensée janséniste. 22 Bien qu’il s’agisse là de constructions propices à expliquer, même à ses propres yeux, la faute du héros tragique et la perte de son libre arbitre, nous allons mettre au point que c’est une composante terrestre et humaine, c’est-à-dire les intérêts et exigences subjectifs face à la liberté des autres, qui crée les dilemmes tragiques faisant succomber les héros. Cette humanisation de la fatalité 23 signifie sa transformation en tragique interrelationnel, issu de la coexistence problématique et conflictuelle des êtres humains. Ce genre de tragique, tout en étant sensible dans le théâtre profane de Racine, constitue un thème majeur de l’œuvre philosophique fondamentale de Sartre 24 , L’Être et le Néant, et nous servira, par conséquent, de fil conducteur pour notre analyse comparatiste. Parmi les pièces profanes de Racine dans lesquelles le conflit tragique n’a plus rien à voir avec une puissance transcendantale quelconque (Bérénice, Britannicus, Bajazet, Mithridate), celle-ci ayant cédé la place à « eine Dramaturgie der totalen Mitmenschlichkeit » 25 , nous avons opté pour Britannicus et Bajazet comme textes de référence principaux. Ces textes font montre d’une intersection extrêmement riche, comparé aux motifs et structures interpersonnels, théorisés (et mis en scène) par Sartre, dont le pivot est la lutte pour la liberté. Nous verrons que chez Racine aussi, autrui - muni de sa revendication de liberté personnelle - fait alors surgir, chez le sujet tragique, le désir de disposer librement de soi-même. Ce désir, tout en se convertissant en envie obsessionnelle de s’emparer de la liberté d’autrui, est susceptible d’inciter le tragique en prenant la forme de la vaine recherche de reconnaissance et de légitimation existentielle que le héros racinien prétend extorquer d’autrui. Du fait que celui-ci ne veut pas céder aux représailles exercées contre lui, celui-là devient coupable en employant la violence pure ou le chantage perfide. Nous verrons que chez Racine comme chez Sartre, cette culpabilité relève des désirs et angoisses subjectifs, attribués, dans le discours moral louisquatorzien, à l’amour-propre, phénomène auquel correspondra, comme nous l’éluciderons, la notion sartrienne de mauvaise foi. Ce qui est commun aux structures psycholo- 21 Cf. l’interprétation que livre Matzat du théâtre racinien dans op. cit., pp. 138-210 (« Racine : Das Theater der Passion »). 22 Cf., par exemple, l’article de Philippe Sellier, « Le Jansénisme des tragédies de Racine : réalité ou illusion ? », dans Cahiers de l’Association Internationale des Études Françaises, 31, 1979, pp. 135-148, qui raisonne de façon crédible contre une jansénisation inconditionnée et précipitée du théâtre racinien. 23 Cf. Biermann, op. cit., p. 104. 24 Voir, par exemple, l’une des conclusions que Sartre tire du dilemme de la condition humaine qu’est l’être-avec : « L’essence des rapports entre consciences n’est pas le Mitsein, c’est le conflit. », Sartre, EN, p. 470. 25 Cf. la thèse centrale de l’étude de Biermann, op. cit., p. 104 respectivement pp. 20-24. I. Le statut du tragique et l’intériorisation du conflit 22 giques génératrices de l’amour-propre et de la mauvaise foi, c’est l’habileté des hommes racinien et sartrien à les refouler respectivement à se mentir à soimême en les niant. Du coup, les héros tragiques tendent à chercher des prétextes pour pouvoir justifier leurs actions visant la satisfaction de l’amour-propre, trait typique d’un tragique subjectivisé. Comme le met en avant Domenach, dès lors que la recherche de la liberté et de la raison d’être individuelles s’est dénaturée progressivement par l’impact de l’amour de soi érigé en principe absolu, « [...] du même mouvement qu’on admet cette nécessité, cette prédestination, on s’en détache, on s’en exonère en la reportant sur l’arbitraire divin ou quelque vague méchanceté métaphysique. » 26 Voyons une tendance principale ayant favorisé cet essor de l’amour-propre, perceptible dans les tragédies raciniennes, qui répondent en cela à une évolution plus globale affectant la vie sociale et spirituelle entourant l’auteur. Cette évolution est associée par Jean Rohou à la « révolution de la condition humaine » 27 en tant que résultante des changements socio-politiques, idéologiques, épistémologiques et culturels au XVII e siècle. Ayant été écartée de son environnement originellement théologico-moral, l’une des forces motrices de la ‘cruauté’ racinienne qu’est de fait l’amour-propre, a changé de terrain. 28 Tandis que, dans la pensée janséniste traditionnelle, imbue de la conception augustinienne de l’inévitable culpabilité humaine remontant au péché originel 29 , c’était la disproportion entre amour de soi et amour pour Dieu qui déterminait la faute de l’homme, à l’ère absolutiste 30 , en revanche, « [l]e sens 26 Domenach, op. cit., p. 23. 27 Cf. Rohou, Jean : Le XVII e siècle, une révolution de la condition humaine, Paris : Seuil, 2002. 28 Cf., par exemple, Rohou, Jean : « L’amour de soi au XVII e siècle : de la concupiscence, à la complaisance, à l’angoisse et à l’intérêt », dans CMR 17 (éd.) : Les visages de l’amour au XVII e siècle. Toulouse : PUF Toulouse-Le Mirail, 1984, pp. 79-89, et « Amour de soi dominateur et amour propre soucieux de son image : Racine et Mme de Lafayette », dans id. : Le XVII e siècle, une révolution de la condition humaine, op. cit., pp. 437-449. 29 Cf. Delumeau, Jean : Le Péché et la peur. La culpabilisation en Occident XII e - XVIII e siècles. Fayard, 1983, quant à la popularité de cette doctrine du XV e au XVII e siècle, période où « [...] le pessimisme augustinien atteignit sa plus forte coloration et sa plus large audience [...] » (ibid., p. 277) et où « [l]e péché originel était devenu pour une civilisation entière une sorte de deus ex machina utilisé à tout instant comme raison ultime et définitive de tout ce qui va mal dans notre univers. » (ibid., p. 282). 30 La notion d’absolutisme n’est pas sans poser problème, cf. l’Introduction de Lothar Schilling à id. (éd.): Absolutismus, ein unersetzliches Forschungskonzept ? Eine deutschfranzösische Bilanz. Munich : R. Oldenbourg Verlag (Pariser Historische Studien, hrsg. vom Deutschen Historischen Institut Paris, 79), 2008, pp. 9-10. Mais nous l’utiliserons au cours de ce travail, pour des raisons pragmatiques, en tant que repère temporel et politique désignant les conditions de vie contemporaines de Racine, sans pour autant, à chaque mention, renvoyer à la diversité des discours et performances absolutistes. Pour ne donner qu’un exemple des nuances significatives du terme, voir l’article « Hof und Absolutismus » de Leonhard Horowski, dans Schilling, op. cit., pp. 143-171, qui met au point que le terme d’absolutisme s’avère plus approprié à désigner l’auto- I. Le statut du tragique et l’intériorisation du conflit 23 de l’expression a changé. Avant, l’amour-propre, c’était le narcissisme autoidolâtre de la créature, stigmatisé dans une perspective spirituelle. Maintenant c’est l’égocentrisme intéressé, condamné dans une perspective sociale. » 31 Du coup, autrui remplace Dieu, et l’agitation sociale prédominée par l’intérêt égoïste finit par déboucher sur « [...] une envie parasitaire sinon destructive. [L’intérêt] ne rend pas les hommes maîtres du monde mais esclaves et tyrans les uns des autres. » 32 Non seulement cette situation historique explique-t-elle « le pessimisme fondamental » 33 de la littérature classique - de surcroît, « elle limite la condition humaine à l’inter-dépendance psychique. » 34 Ce mécanisme se trouve analysé d’une manière détaillée et certes ‘modernisée’, ainsi que transposé à l’époque et à la société de la deuxième Guerre Mondiale, dans les écrits théoriques de Sartre. De plus, les phénomènes corollaires, c’est-àdire les stratagèmes psychologiques destinés à s’imposer face à l’autre, sont le plus immédiatement illustrés par ses pièces précoces, plus ou moins contemporaines à la genèse de L’Être et le Néant, comme Les Mouches et Huis clos 35 . Dans lesdites pièces, le conflit tragique et la dynamique identitaire sont figurés par la lutte des consciences et des libertés individuelles, sans qu’ils soient prédominés par des aspects primordialement politiques ou idéologiques. À la différence des premières pièces sartriennes d’après-guerre qui figurent des caractères quotidiens, beaucoup plus concrets et familiers au public de son temps, Les Mouches et Huis clos se distinguent par leurs scénarios détachés et irréels permettant à Sartre des arguments et discussions plus abstraits, donc plus proches du discours philosophique sous-jacent. 36 représentation glorificatrice du monarque que les pratiques de l’exercice du pouvoir, voir ibid., p. 168. 31 Rohou, « L’amour de soi au XVII e siècle ... », art. cit., p. 82. 32 Rohou, « L’amour de soi au XVII e siècle ... », art. cit., p. 85. 33 Rohou, « L’amour de soi au XVII e siècle ... », art. cit., p. 85. 34 Rohou, « L’amour de soi au XVII e siècle ... », art. cit., p. 85. 35 L’évolution de la philosophie sartrienne comporte deux périodes principales qui s’identifient à L’Être et le Néant (1943) respectivement à la Critique de la raison dialectique (1960). À cette bipartition philosophique correspondent deux conceptions dramatiques différentes, représentées, d’une part, par le théâtre de situations soulignant l’importance de la liberté et du choix en vue d’un conflit de droits face à l’existence d’autrui ; d’autre part, par l’orientation marxiste d’un théâtre qui met en scène le conflit et le mouvement dialectique entre l’individu et son environnement déterminant. Voir à ce propos Galster, Ingrid : Le théâtre de Jean-Paul Sartre devant ses premiers critiques. T.1 : Les pièces créées sous l’occupation allemande : Les Mouches et Huis clos. Tubingen : Narr (Œuvres & Critiques) et Paris : Jean-Michel Place, 1986, pp. 29-33. 36 Cf. O’Donohoe, op. cit., pp. 90-91, à propos de ce changement de ton et de scénario : « Gone are the verbose dialogues about action, free will and destiny, placed in the mouths of mythological personnages, plucked from ancient sources and endowed with the argumentative skills of an agrégé de philosophie. Gone, too, are the no less mythical monsters of egotism condemned to their incongruous inferno. In their place we find gritty social realism in abundance: [...] sharply observed colloquial exchanges in readily I. Le statut du tragique et l’intériorisation du conflit 24 En vue de la place cruciale occupée par autrui, qui figure naturellement comme obstacle par rapport aux intérêts subjectifs et péremptoires des héros tragiques, nous nous interrogerons sur les stratagèmes psychologiques mis en œuvre par ces derniers pour s’asservir autrui et pour le manipuler conformément aux besoins de l’amour-propre. Dans ce domaine de l’interaction sociale et sentimentale, les héros conçus par nos auteurs se ressemblent considérablement quant aux techniques qu’ils emploient afin de se rendre aimables, voire désirables, aux yeux d’autrui. Ces techniques comportent, entre autres, le cabotinage, la feinte et le chantage, se basent donc sur un manque de franchise : en conséquence d’un sentiment de panique et d’incertitude quant à l’évaluation de leurs actes par autrui, l’homme racinien et l’homme sartrien s’épuisent à la dissimulation du vrai. Se révoltant contre les sentiments d’insuffisance et d’inauthenticité, le besoin obsessif d’absolution, pour mieux dire de justification de leur propre existence vis-à-vis du regard inexorable d’autrui, prouve que l’autre sert de miroir pour le sujet se trouvant dans une crise d’identité. Cette intention d’instrumentaliser autrui à des fins purement égoїstes et compensatoires ne se borne pour autant pas à l’interaction sociale telle quelle, mais affecte également la sphère plus intime de la recherche amoureuse. Or, le désir d’être aimé cache le désir d’être reconnu dans son essence, désir destiné - de la part du sujet aimant - à rendre compte de sa subjectivité et de sa liberté, deux valeurs en train de lui échapper et devenues inaccessibles : « Ainsi nous apparaîtil qu’aimer est, dans son essence, le projet de se faire aimer » 37 . Cette formule de Sartre s’appliquerait facilement à l’amour unilatéral et contrarié qui frappe les amants malheureux campés par Racine, leurs tentatives de s’ériger - à tout prix et à toute force - en raison d’être aux yeux de l’être aimé faisant irrésistiblement avancer leur aveuglement. Dès lors l’amour - la plus tragiquement effective parmi les passions régissant l’univers racinien - ne fait que traduire, sous cette forme égocentrique, la problématique identitaire et la lutte pour la liberté d’auto-détermination : mise en perspective des conflits raciniens qui s’effectue le plus évidemment à la lumière de la philosophie et de l’anthropologie sartriennes. Ceci nous amènera à nous consacrer à certains motifs et structures dramatiques récurrents, révélateurs du potentiel tragique de la liberté individuelle, notion cruciale de la philosophie de Sartre, comme il découle de la citation donnée en guise d’exergue de cette étude, et en même temps le véritable enjeu, bref « [l]a notion essentielle des tragédies de Racine ». 38 recognisable locations, accompanied by all the crude concomitants of violent political struggle - torture, rape, and murder. » 37 Sartre, EN, p. 415. 38 Sick, Franziska : « Dramaturgie et tragique de l’amour dans le théâtre de Racine », dans Schröder, Volker (éd.) : Présences de Racine. Tubingen : Narr (Œuvres & Critiques XXIV, 1), 1999, pp. 73-91, ici p. 77. I. Le statut du tragique et l’intériorisation du conflit 25 Que la poursuite de la liberté, sur le plan de l’aménagement du conflit, assume une part pareillement vitale dans le théâtre de Racine, Roland Barthes l’a fait ressortir d’une manière lucide dans Sur Racine, son interprétation structuraliste de l’œuvre dramatique de Racine, dont les conclusions s’appuient sur la méthode psychocritique. 39 Faisant remonter les principales confrontations tragiques des pièces raciniennes à un conflit archétypal qui se manifeste comme épreuve de force psychologique, Barthes établit une sorte de formule pour généraliser ce conflit, tout en s’autorisant du « schéma sartrien classique » 40 . Selon cette formule, un sujet tragique convoite un être qui ne paye pas de retour cet amour ; le sujet s’acharne à extorquer la liberté de l’être aimé en employant la force, vu qu’il dispose librement de ce dernier, du moins pour ce qui est de la répartition des pouvoirs et des données extérieures (en l’occurrence, politiques ou familiales) de la situation. L’analyse de Barthes, si boiteuse soit-elle sur le plan de la validité générale et absolue des hypothèses que l’auteur voit se confirmer dans la totalité intégrale des pièces raciniennes 41 , nous fournit quand même des repères précieux, en ce qui concerne le choix des tragédies raciniennes qui entrent en ligne de compte lors d’une juxtaposition au tragique et à l’anthropologie sartriens, y inclus Andromaque - qui fait proliférer le motif de l’amour rejeté. La relation fondamentale retracée par Barthes porte indubitablement témoignage de l’anthropologie négative en tant que condition impérative du système tragique que dresse Racine dans la plupart de ses pièces. Que cette relation dans sa manifestation en double équation, de rigueur quasiment mathématique ou scientifique, ne se présente pas dans l’ensemble des pièces raciniennes, les critiques de Barthes ont su le démontrer sans peine. Selon les rectifications opérées par Raymond Picard et René Pommier, Bajazet et Andromaque (et, sous réserve, Britannicus et Mithridate) seraient, à proprement parler, les seules tragédies susceptibles de satisfaire à la théorie barthienne 42 , si on la prend au pied de la lettre. 43 39 Les analyses de Barthes sont influencées par l’approche méthodologique qui ressort à l’étude de Charles Mauron : L’Inconscient dans l’Œuvre et la vie de Racine. Paris : Corti, 1969 (1957), qui établit la psychocritique en découvrant que les dilemmes raciniens recourent tous à une variante de la même situation prototypique qui s’explique par les expériences que fît Racine pendant son enfance. Empreinte dans l’inconscient de l’auteur, cette situation fondamentale varie selon l’évolution mentale de ce dernier. 40 Voir Barthes, op. cit., p. 31. Nous reviendrons sur son interprétation plus en détail. 41 Cf., par exemple, Barthes, op. cit., p. 28. 42 Cf. Pommier, René : Le Sur Racine de Roland Barthes. Paris: Sedes, 1988. p. 198 et p. 210, ainsi que Picard, Raymond : Nouvelle critique ou nouvelle imposture. Paris : J.-J. Pauvert, 1965, pp. 35-40, qui s’en prend à l’exigence de validité générale et aux généralisations inadéquates comprises dans les théories de Barthes. 43 Quant à Britannicus, Pommier, en tant que critique pointilleux de Barthes, y retrouve à redire que premièrement, l’amour que Néron prétend éprouver pour Junie n’est point sincère ni sérieux, et deuxièmement, que la relation qui correspondrait à celle appelée fondamentale par Barthes (à savoir le pouvoir absolu qu’a Néron sur Junie qui ne l’aime pas) ne figure pas la relation fondamentale de la pièce, ce qui concordera avec I. Le statut du tragique et l’intériorisation du conflit 26 Ayant abordé le fonctionnement de l’amour-propre et de la mauvaise foi comme forces qui gouvernent les amants raciniens et sartriens, nous poserons comme fondement de notre analyse l’assise intéressée et calculée des projets amoureux. Il est vrai que Barthes aussi fait la part de l’origine non-amoureuse de l’amour racinien, mais au lieu d’y voir principalement le besoin de reconnaissance identitaire, il accorde la primauté à l’affirmation d’autorité 44 , l’amant étant poussé par des sentiments vindicatifs confinant au sadisme. À notre avis, c’est précisément à ce propos que la conception de l’amour sartrienne dépasse le rapprochement qu’enclenche Barthes entre les structures tragiques racinienne et sartrienne, puisque Barthes ne tient pas suffisamment compte de l’interpénétration des exigences subjectives nourries par l’amant et de sa recherche amoureuse. Il sera du coup à démontrer que la cruauté sadique dont font preuve les héros de Racine ne fait que renfermer, voire receler, un sentiment plus profond d’insuffisance étouffante puisque culpabilisante, auquel ils espèrent porter remède en projetant d’aimer, ce qui correspondrait justement aux hypothèses avancées par Sartre à propos du projet amoureux. Quand bien même les sentiments amoureux, par exemple d’un Néron (sentiments qui entament la poursuite obsessive de Junie), ne se ramènent pas à une forme ‘classique’ de l’amour dévoué, chevaleresque et galant, cela ne va que confirmer l’idée que nous défendons, selon laquelle l’amour racinien (même à ce stade dénaturé représenté par Néron) est conditionné, en premier lieu, par des intérêts égoїstes, dus au besoin de reconnaissance et d’affirmation par autrui. Ce besoin s’exprime par le désir obsessionnel de possession, ce qui ressort aussi très clairement des observations de Bénichou : « Ce qui distingue le personnage de Racine n’est pas la puissance de l’amour, mais la forme de cet amour, à la fois égoїste en ce qu’il vise la possession de l’objet à n’importe quel prix, et ennemi de lui-même, tout entier tourné vers le désastre. » 45 Ceci posé comme soubassement théorique de notre analyse des structures et constellations topiques communiquant l’anthropologie pessimiste, nous focaliserons nos remarques, à nouveau, majoritairement sur Bajazet, Britannicus et Andromaque, parce que, également du point de vue de la conception d’amour, ces trois tragédies se prêtent le plus manifestement à une lecture sartrienne. notre analyse qui mesurera l’antagonisme des forces à l’aune de catégories sartriennes. La relation cruciale pour l’économie de la pièce est par contre celle qui engendre l’évolution tragique : la relation entre Néron et Agrippine, cf. Pommier, op. cit., pp. 195- 196. 44 Barthes, op. cit., pp. 28-29: « Il ne s’agit nullement d’un conflit d’amour, celui qui peut opposer deux êtres dont l’un aime et l’autre n’aime pas. Le rapport essentiel est un rapport d’autorité, l’amour ne sert qu’à le révéler. [...] le théâtre de Racine n’est pas un théâtre d’amour : son sujet est l’usage d’une force au sein d’une situation généralement amoureuse [...] ». Voir aussi ibid., pp. 19 respectivement 18-19 : Barthes classe les personnages raciniens en « forts et faibles, en tyrans et en captifs », arguant que « tout tire son être de sa place dans la constellation générale des forces et des faiblesses. » 45 Bénichou, op. cit., p. 185, n. 1. I. Le statut du tragique et l’intériorisation du conflit 27 Nous consacrerons notre troisième chapitre aux tentatives et stratagèmes d’agression lancées par les hommes racinien et sartrien afin de s’affranchir de leur situation paradoxale que nous avons tracée au chapitre précédent. Pour ce qui est des dilemmes causés par des amours non exaucées, il sera d’abord question du désir qui incite l’amant à se faire Dieu d’après la perception de l’être aimé malgré lui : en prétendant disposer à son plein gré de la vie et de la mort de l’aimé, dégradé entretemps au rang d’objet respectivement de victime ingrate 46 dans la perspective du sujet, celui-ci essaie de se rendre indispensable et digne de gratitude servile par rapport à autrui convoité. De nouveau, les observations subtiles de Sartre portant sur les stratégies d’objectivation et de dégradation sadique d’autrui par un sujet qui s’astreint à se diviniser, montrent les querelles psychologiques des personnages raciniens sous un jour très éclaircissant. Du côté de Racine, le combat, d’abord décidément mental, qui s’installe entre le sujet bourreau (aux sens littéral et figuratif) et l’objet victime, dévoile non seulement « [l]’ équivalence de l’amour et de la haine [...] au centre de la psychologie racinienne de l’amour » 47 , mais aussi la réversibilité des rapports de pouvoir. Subissant une progressive perte de soi, le sujet glisse, à sa grande frayeur, dans une relation de fait symbiotique, se convertissant en dépendance totale par rapport à l’objet, auquel il reste cependant supérieur physiquement, mais par lequel il se voit maîtrisé de plus en plus moralement. Résultante de ce genre de torture et d’épreuves de force avant tout psychiques, c’est la sublimation du conflit avec son expression minimaliste à travers le regard contraignant, qui nous intéressera en premier lieu. La confrontation psychologique prend une tournure d’autant plus insistante et impitoyable, que nos deux auteurs inventent avec prédilection des espaces clos, c’est-à-dire des situations de huis-clos au sens propre, dans lesquelles l’absence d’échappatoires concrètes intensifie les stratagèmes de domination psychique. Conformément à la doctrine classique évitant la violence physique, et dû aux restrictions des lieux dramatiques (le sérail, le palais), les personnages raciniens 46 Pour les relations causales se découvrant à partir de l’emploi de l’attribut ‘ingrat’ entre, d’un côté, la conduite des héros raciniens, et de l’autre côté, la réalité sociale empirique de Racine, voir Köhler, Erich : « ‘Ingrat’ im Theater Racines : Über den Nutzen des Schlüsselworts für eine historisch-soziologische Literaturwissenschaft », dans Theile, Wolfgang (éd.) : Racine. Darmstadt : Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1967, pp. 416- 438. Köhler fait remonter les tentatives de l’amant rejeté (qui essaie de convertir l’amour non-répondu en ingratitude et extorque de la reconnaissance de l’aimé en le menaçant de la mort) à une blessure douloureuse infligée à l’amour-propre de l’aristocratie. Ce sont les évolutions politiques et sociologiques exposées par Goldmann (voir surtout notre chapitre II. 1.) qui ont favorisé la vulnérabilité et le dérangement de la conscience de sa propre valeur auprès de ‘la cour et la ville’. Dérobée de ses anciennes fonctions et domestiquée par la monarchie absolue, cette groupe sociale subissant une crise, voire perte d’identité, peut être identifiée aux amants rejetés chez Racine qui pensent également mériter plus de gratitude reconnaissante que ne leur est accordée. 47 Bénichou, op. cit., p. 182. I. Le statut du tragique et l’intériorisation du conflit 28 recourent à la violence des regards qui sont susceptibles de matérialiser l’agressivité. Univers des intrigues et de l’espionnage, la cour impériale et le sérail, tout à l’instar du Huis clos sartrien éloquent, facilitent la confrontation des exigences et des libertés personnelles, dans la mesure où le regard réprobateur d’autrui ne peut pas être évité. Forcé à déjouer les intérêts et intrigues de ses adversaires, le sujet tragique n’a plus d’autre moyen pour attirer l’attention de l’être désiré que de détruire, donnant dans le voyeurisme sadique, l’amour que ce dernier partage avec un tiers - relation passionnée dont le sujet se sent illégitimement exclu. Comme il n’arrive pas à se substituer au rival constitué par le tiers personnage, celui qui aime en vain attaque l’amour heureux du couple envié en l’espionnant à travers un regard punitif, qui se tournera finalement et ironiquement contre lui-même. Voilà la donnée qui aboutit à la forme superlative de l’exercice de pouvoir à travers le regard, la constellation du regard regardé, motif consubstantiel au système tragique racinien : théorisé en fonction des mécanismes de culpabilité par Jean Starobinski 48 , cet échange néfaste des regards comme constituant de la cruauté racinienne se cristallise d’une manière tout à fait dramatique dans Britannicus, mais aussi dans d’autres situations charnières des pièces à traiter où, « […] les regards échangés ont valeur d’étreinte et de blessure. » 49 Il en va de même pour le théâtre de Sartre, où la fonction dramaturgique du regard souligne les effets de la honte et la culpabilité, ainsi que la dialectique identitaire entre sujet et objet qui, de son côté, renvoie à la métaphore d’autrui comme miroir. C’est d’ailleurs précisément Sartre, qui s’est méticuleusement interrogé, dans L’Être et le Néant, sur les significations épistémologiques du phénomène qu’il désignait de « regard-regardé » 50 même avant Starobinski. Nous verrons que la description qu’offre Martin Jay des implications profondes du regard chez Sartre cadre très exactement avec la signification qu’attribue Racine au regard dans son théâtre : « [...] the hypertrophy of the visual [...] produces profoundly disturbing intersubjective relations and the construction of a dangerously inauthentic version of the self. Sartre’s interrogation of the eye thus included social, psychological, and indeed existential dimensions [...] ». 51 Outre que ces artifices spatio-dramaturgiques, liés aux huis clos, favorisent la constellation du trio amoureux respectivement du regard regardé, la limitation de l’espace, tout en renforçant la densité temporelle du présent dramatique de la tragédie, provoque une remise en valeur du temps passé. Le passé souvent glorieux s’avère être un point d’orientation essentiel pour les héros raciniens qui échouent à remodeler leur identité attachée au passé et les valeurs correspon- 48 Voir Starobinski, Jean : L’œil vivant. Corneille, Racine, La Bruyère, Rousseau, Stendhal, édition augmentée. Paris : Gallimard (tel), 1999, notamment le chapitre « Racine et la poétique du regard », pp. 71-92. 49 Starobinski, op. cit., p. 76. 50 Cf., par exemple, Sartre, EN, p. 305, et pp. 455-457. 51 Jay, Martin : Downcast Eyes. The Denigration of Vision in Twentieth-Century French Thought, Berkeley et al.: University of California Press, 1993, p. 276. I. Le statut du tragique et l’intériorisation du conflit 29 dantes, en se le représentant comme repoussoir tantôt négatif (par exemple Néron, qui s’évertue à s’affranchir de l’emprise maternelle), tantôt positif (par exemple Hermione, qui se monte la tête en vivant toujours à l’époque passée, époque où elle se croyait sûre de l’amour de Pyrrhus). Leur persévérance dans un temps lointain ne fait que refléter l’inhibition qui pétrifie les héros raciniens dans le dilemme, tout en déterminant irréparablement leur conception de soi. Observée par Georges Poulet 52 , cette immobilité dédoublée s’additionne aux phénomènes raciniens (comme la lutte pour la liberté et les implications du regard élaborées par Barthes respectivement Starobinski) thématisés par des chercheurs faisant partie de la Nouvelle Critique, dont Racine était l’un des objets de recherche préférés 53 - sans doute à cause des structures modernes qui émanent de son œuvre. Quant au sujet du temps tragique, de nouveau, les parallèles avec la conception sartrienne du passé ne peuvent pas être niés : dans la mesure où le héros racinien ne réussit pas à se libérer du passé et de la tradition ou de la loi y incombant 54 , les personnages faibles et lâches de Sartre préfèrent sombrer dans les contraintes liées à leurs identités préfixées et associées au passé. Ainsi représentent-ils des projets manqués, des existences métaphoriquement mortes, vu que d’après Sartre, la mort seule entraîne des jugements irrémédiables. 55 Se suicidant comme pour-soi 56 , c’est-à-dire fuyant leur liberté de changer les actes passés par de nouveaux actes qui feraient valider une identité authentique, « [...] ils restent ainsi victimes souvent des jugements qu’on a portés sur eux. [...] c’est une mort vivante [...] » 57 . La force du temps s’ajoute du coup aux vecteurs qui, selon Sartre, conditionnent la nécessité de se faire légitimer et absoudre par autrui, d’acquérir une identité qu’autrui puisse renvoyer au sujet comme une image de ce dernier, image idéalement démunie de mauvaise foi. Dans ce contexte, nous élaborerons à quel point, pour ce qui est de la conception de soi typique des héros racinien et sartrien, ce n’est pas seulement autrui individuel qui s’établit comme miroir inéluctable, mais aussi l’ on collectif 58 . Cet on joue un rôle essentiel dans 52 Cf. Poulet, Georges, « Notes sur le temps Racinien », dans id., Études sur le temps humain. Paris : Plon, 1949, pp. 104-121. 53 Cf. Bonzon, op. cit., passim. 54 Pyrrhus et Néron représentent certes des exceptions, si l’on considère qu’ils sont obnubilés par l’idée de briser la force du passé. Mais, replacés dans le cadre des catégories sartriennes, les moyens auxquels ils recourent outrepassent le domaine des exigences moralement justifiables, vu qu’ils ne mésestiment pas seulement la liberté d’autrui, mais recourent aussi à la force et au chantage criminels, envisageant respectivement accomplissant jusqu’au meurtre d’innocents. 55 Cf. Sartre, EN, pp. 588-589 : « [...] mourir, c’est être condamné [...] à ne plus exister que par l’autre et à tenir de lui son sens et le sens même de sa victoire. » 56 Cf. Sartre, EN, p. 585: « Tant que le pour-soi est ‘en vie’, il dépasse son passé vers son avenir [...]. Lorsque le pour-soi ‘cesse de vivre’, ce passé ne s’abolit pas pour autant ». 57 Sartre, TS, p. 283. 58 Cf. Sartre, EN, p. 321. I. Le statut du tragique et l’intériorisation du conflit 30 l’anthropologie sartrienne et se manifeste, en général, sous forme du regard symbolique de la société qui prononce des jugements normatifs et inattaquables. Tout en renouant ici avec les observations de notre deuxième chapitre portant sur la métaphore d’autrui comme miroir indispensable à la reconnaissance de soi (métaphore qui est commune à la philosophie existentielle et au discours moraliste classique), il s’agira en outre d’examiner les incidences que cette relation de dépendance a sur l’interaction sociale, dans la mesure où autrui se fait l’arbitre ‘spectateur’ de la vie du sujet et des actes que celui-ci entreprend. Il faudra tenir compte de l’importance qu’accordent et la philosophie de Sartre - basée sur la notion de projet à l’aide duquel l’homme doit se (re)créer continuellement en fonction de ses propres valeurs - , et le « morphisme identitaire » 59 racinien à une certaine théâtralité, enfin, à des qualités performatives de l’existence humaine. C’est pourquoi nous consacrerons notre quatrième chapitre à la dimension ludique, aux manifestations d’une théâtralité (autoréflexive) inhérente à plusieurs facettes des dramaturgies et anthropologies raciniennes et sartriennes, comme par exemple les figures ‘metteurs en scène’. Celles-ci manipulent les autres personnages, trament des intrigues prenant souvent l’allure de situations proches du theatrum mundi, dans le sens où une fausse nouvelle, la transgression d’un interdit, ou l’impression d’une liberté temporaire font éclater les désirs et intérêts mutuellement irréconciliables des personnages ainsi illusionnés. La notion de spectacle, les procédés de démasquement et d’évocation de scénarios judiciaires (accusations et aveux en tant qu’actes dont la nature originellement performative est encore renforcée), l’espionnage voyeuriste et sadique s’ajoutent à ce théâtre où les figures sur scène semblent toujours se sentir contrôlées et observées, exposées à des épreuves, et en fin de compte jugées - non pas seulement sur scène, mais aussi par l’audience extérieure, figurant dès lors des spectateurs de second degré. C’est donc à travers la ‘mise en spectacle’ - et la mise en évidence de l’acte de voir en tant que tel - que les pièces de nos auteurs prennent de l’envergure. D’où le caractère didactique du théâtre sartrien des situations 60 , respectivement les effets tant dissuasifs que compensatoires du théâtre racinien qui faisait expérimenter des conflits passionnels devenus impossibles à revivre dans la réalité quotidienne des spectateurs contemporains 61 . Il nous reste à expliquer pourquoi nous nous passerons, quant au choix des pièces raciniennes profanes à mettre en relation avec la philosophie sartrienne sous l’angle d’une anthropologie négative, de Mithridate et de Bérénice. Ces deux 59 Distillant du théâtre racinien l’expérience fondamentale de la non-identité, tributaire de l’imaginaire et de la topologie baroques, Biermann y voit un chaînon qui lie la conception du héros racinien à la discontinuité ontologique et au scepticisme épistémologique perceptibles surtout dans les Pensées, les Maximes, les Caractères, et les essais de Nicole, voir Biermann, op. cit., pp. 12-13. 60 Cf. Sartre, TS, p. 59: « [...] nous ressentons le besoin de porter à la scène certaines situations qui éclairent les principaux aspects de la condition humaine et de faire participer le spectateur au libre choix que l’homme fait dans ces situations. » 61 Cf. Matzat, op. cit., p. 195. I. Le statut du tragique et l’intériorisation du conflit 31 pièces, malgré leur contenu et dénouement héroїco-tragiques, s’achèvent sur une sorte de synthèse, dans la mesure où les protagonistes dépassent le conflit entre amour familial et amour-propre, respectivement entre amour et droit. C’est pourquoi lesdites tragédies s’apparentent à la dramaturgie cornélienne qui se base sur la conception du tragique après coup surnommée hégélienne, c’est-àdire l’antagonisme de deux droits également justifiables, mais irréconciliables 62 - en l’espèce, le politique et le privé. Quand bien même Biermann remarque à juste titre que, normalement, la recherche du pouvoir politique qui traque les héros raciniens ne fait que découvrir la problématique du pouvoir psychologique qu’ils exercent l’un sur l’autre 63 , dans ces deux pièces, par contre, le politique et la sphère publique représentent une des forces antagonistes, à savoir celle qui, venant de l’extérieur, apparaît objectivement justifiable. Dans Mithridate, le héros éponyme vainc sa jalousie amoureuse, dont les raisons plus profondes résident dans ses sentiments d’insuffisance existentielle, au moment de la mort. Cédant sa fiancée à son rival qu’est son fils, cette démonstration de générosité naît d’une prise de conscience révélatrice moins de mauvaise foi (comme Barthes le postule 64 ) que de la conversion morale de Mithridate se faisant justice 65 . Dans Bérénice, Titus et Bérénice, tout en se fiant finalement et douloureusement à leur amour partagé, accèdent à une forme sans doute abstraite, mais supérieure et épurée de l’amour qui se sublime dans la renonciation par raison. 62 Pour le conflit paradigmatique, représenté dans Le Cid, voir la définition de Jacques Scherer dans La dramaturgie classique en France. Paris : Nizet, 1968, p. 66 : « [...] pour que le conflit soit dramatique, il faut que le héros ait à faire face à deux exigences inconciliables. Le sujet du Cid n’est tragique que parce que les héros veulent satisfaire à la fois leur ‘gloire’ et leur amour [...] ». Pour que le dilemme du héros soit absolu, il faut « [...] des intrigues impliquant un choix entre deux attitudes également légitimes, mais inconciliables ; le choix sera d’autant plus dramatique qu’il sera à la fois urgent, - et impossible. Prenant conscience de cette situation, le héros l’exprimera en un raisonnement qui pèse tour à tour chacune des deux possibilités, montre que la réalisation de chacune d’elles conduit à l’inacceptable sacrifice de l’autre et qu’il est par suite incapable de réaliser aucune des deux. », ibid., p. 67. 63 Cf. Biermann, op. cit., p. 117. 64 « [...] il y a quelquefois dans la tragédie racinienne un point par où elle pourrit, c’est la mauvaise foi. Dans Mithridate, ce pourrissement s’opère par le sacrifice du vieux Roi ; ce sacrifice n’a plus rien de tragique, en ce sens qu’il est insignifiant : Mithridate est déjà condamné quand il absout ; son oblation est postiche, il pardonne ce qui ne le concerne plus ; il quitte avec indifférence la tragédie, comme Bérénice la quittait avec résignation. », Barthes, op. cit., p. 102. 65 Selon Jean Rohou, ce dénouement frôle le mélodrame (« on se croirait chez Greuze ou Diderot »), tout en marquant un tournant du tragique racinien. Tandis que les pièces antérieures figuraient des héros acharnés à imposer leurs désirs à toute force, ainsi qu’obsédés par la vengeance de la non-satisfaction de ces derniers, en Mithridate, par contre, « [...] l’homme accepte le malheur de sa condition et l’assume dans une générosité qui l’en délivre. Même les héros de Bérénice n’étaient pas parvenus à cette conversion désintéressée, qui permet une grandeur sans tristesse. », Rohou, Jean : L’Évolution du tragique racinien, Paris : Sedes, 1991, pp. 218 respectivement 226. I. Le statut du tragique et l’intériorisation du conflit 32 Or, qu’est-ce qui rend objectivement justifiable l’exigence extérieure, au nom de laquelle les héros amènent la décision finale respective ? En retournant aux sentiments relationnels, donc aux devoirs familiaux et altruistes, Mithridate sait harmoniser sa conception de soi (qui se détermine en fonction de sa conscience patriotique et de la lutte contre la tyrannie et les Romains) et le politique. Dès lors c’est la cause collective du bien-être et de la liberté du peuple qui justifie qu’il se sacrifie pour son fils. Dans la mesure où Mithridate revêt son choix d’une portée objective et morale, affirmant ainsi son identité par la mort, Titus immole son bonheur privé et sa passion en faveur du renoncement tant conscient que raisonné, renoncement conditionné par une conception nouvelle de la gloire, à savoir « [...] une gloire objective et fonctionnelle, le devoir, la responsabilité de l’homme public, la fierté de sa charge » 66 . Étant donné que, d’un côte, Titus opte, afin de s’affirmer lui-même, pour son image publique fondée sur l’exercice pondéré et responsable de sa liberté 67 , et que, de l’autre côté, Mithridate se sauve lui-même en retrouvant un certain repos de conscience dont les implications sont tant individuelles que collectives, ces deux héros incorporent des projets sartriens avant la lettre. Car, nous le verrons, la liberté sartrienne ne relève aucunement du bonheur ou de la survivance du sujet exposé à un choix, mais de la décision consciente de faire valider cette liberté par un rôle et des actes consécutifs. Ce qui distingue du coup Bérénice et Mithridate des autres drames profanes de Racine, c’est le fait que le conflit tragique, du point de vue des personnages dont l’intérêt subjectif avait déclenché la problématique, n’est pas tout à fait intériorisé, mais interpénétré par une perspective objective et normative. En revanche, c’est précisément cette intériorisation du conflit - orientée exclusivement en fonction des intérêts égoїstes, démunie de toute considération morale et collective - qui marquerait la modernisation du tragique se faisant jour dans Andromaque, Britannicus et Bajazet. 68 Les amants contrariés de ces pièces se montrent prêts à tout abandonner, à subordonner les retombements politiques et moraux de leurs actes à l’accomplissement de la recherche amoureuse, manifestant ainsi leur exigence de liberté inconditionnelle et d’un libre épanouissement de soi : « [...] le tragique est d’autant plus virulent que le conflit est plus intime, et que la force adverse provient, non d’un impératif extérieur, mais du caractère du héros, de son projet, de ses moyens, de ses actes ; lorsqu’elle est, 66 Rohou, Évolution ..., op. cit., p. 150. Bérénice et Antiochus se joignent à cette lucidité cruelle en cela qu’eux aussi tolèrent la décision de Titus y compris toutes les répercussions, en dénonçant leurs désirs et passions comme condamnables, cf. ibid., pp. 161- 167. 67 Après la mort de son père, il aurait facilement pu modifier la loi qui lui interdisait d’épouser Bérénice. 68 Bien que le discours politique dans ces pièces ne soit pas négligeable, il ne sert qu’à mettre en scène des drames plus existentiels au niveau interhumain : « Et que dire des débats diplomatiques d’Andromaque, des discussions musulmanes de Bajazet ? Que donnent-ils d’autre à l’action qu’un prétexte ? », Bénichou, op. cit., p. 202. I. Le statut du tragique et l’intériorisation du conflit 33 non l’ennemie d’une liberté, mais sa compagne, ou sa fille ». 69 Les Mithridate et Titus raciniens, de même que l’Oreste sartrien, représentent néanmoins des êtres extraordinaires qui font exception parmi la grande majorité des personnages tragiques plus faibles et imbus de l’anthropologie négative. Puisque c’est sous le signe de cette dernière que nous envisageons les drames raciniens et sartriens à analyser, notre regard comparatiste se focalisera sur les pièces consacrées à la mise en scène des existences et libertés manquées. Parlant du statut et de la nature du conflit tragique chez Racine et Sartre, il nous semble finalement de mise d’intercaler quelques remarques génériques. Contrairement à Racine, Sartre se garde de considérer ses drames comme de pures tragédies 70 , défendant, pour remplacer le théâtre de caractères 71 , celui de situations, qui met en scène « [l]’homme libre dans les limites de sa propre situation, l’homme qui choisit, qu’il le veuille ou non, pour tous les autres quand il choisit pour lui-même - voilà le sujet de nos pièces. » 72 Si on pousse à son point extrême cette position en adoptant la perspective des critiques légèrement malveillants, le théâtre existentialiste en tant que tel devrait se réduire, surtout grâce à sa proximité de la pensée marxiste, à des paraboles didactiques, comme l’insinue George Steiner : Huis clos, Le Diable et le Bon Dieu, Caligula ne sont pas dans leur principe du théâtre, mais plutôt une utilisation de la scène. Comme Diderot, Sartre et Camus font de l’action dramatique une parabole philosophique ou politique. La forme théâtrale est presque fortuite ; ces pièces sont des essais ou des pamphlets déclamés et soulignés par le geste vivant. Dans ces allégories, nous entendons des voix, non des personnages. 73 Prenant formellement le contre-pied de cette position radicale de Steiner, dont l’étude en question déclare éloquemment « la mort de la tragédie », Domenach, en revanche, se porte garant du « retour du tragique », ce qui le porte à concéder aux pièces sartriennes du moins un certain « climat tragique » 74 . Cela tient au fait 69 Domenach, op. cit., p. 53. 70 Cf. Sartre, TS, pp. 37 et 58. 71 Selon Sartre, le théâtre de caractères est voué à l’analyse et à la confrontation de caractères dans le sens d’une étude psychologique de certains traits de caractère, complexes ou passions, cf. Sartre, TS, p. 58. 72 Sartre, TS, pp. 60-61. 73 Steiner, George : La mort de la tragédie. Paris : Gallimard (Folio Essais), 1993 (1961), p. 340. Pour les dramaturges marxistes, « [l]e théâtre tragique est une expression de la phase pré-rationnelle de l’histoire ; il est fondé sur ce postulat : qu’il existe dans la nature et dans l’obscur de l’humaine conscience des forces occultes, ingouvernables, capables de déséquilibrer l’esprit ou de le détruire. Le marxiste sait que de telles forces n’existent pas ; [...] que Ananké, la nécessité aveugle qui écrase Œdipe, est une chose qui n’existe pas. ‘La nécessité n’est aveugle, dit Marx, que lorsqu’elle n’est pas comprise’. La tragédie ne peut se produire que lorsque la réalité n’a pas été disciplinée par la raison et la conscience sociale. » (ibid., p. 333). 74 Domenach, op. cit., p. 227. I. Le statut du tragique et l’intériorisation du conflit 34 que « Sartre a su admirablement représenter l’échec des libertés emprisonnées par la mauvaise foi et des consciences occupées par autrui. » 75 Quoi qu’il en soit sur le plan de la terminologie générique, l’essentiel est que la dramaturgie sartrienne se joigne à celle racinienne dans le point crucial de l’intériorisation du conflit d’après une acception moderne du tragique. Or Sartre offre [...] une représentation dramatique d’un des aspects les plus troublants du tragique moderne, car la fatalité ne cesse de se ‘psychologiser’. Libérés des terreurs qu’engendrait l’inconnu du ciel et de la terre, les hommes retrouvent en euxmêmes les prescriptions de la nécessité et les hantises de la culpabilité. Le piège n’est plus dehors, mais dedans, et la conscience se boucle sur soi comme un labyrinthe. 76 Peu importe qu’au même instant, Domenach refuse aux pièces raciniennes l’attribut de tragique, parce qu’elles n’adhéreraient plus assez à la conception dite hégélienne de l’opposition des droits, répartition tragique qui resurgit encore chez Corneille. 77 Selon Hegel, la prémisse qui garantit qu’une collision de forces opposées soit originellement tragique, c’est une situation dans laquelle chaque exigence - séparément - doit être justifiable, tout en se révélant immanquablement n’être que la négation et la violation de l’autre, ce pour quoi la réalisation de chaque exigence entraînerait la culpabilité. 78 S’autorisant justement de la théorie hégélienne, Sartre voit en l’homme tragique une entreprise totale qui se dévoue à l’affirmation (passionnelle) d’un droit, se heurtant à un autre droit subjectif, ce qui, selon ses propres dires, rapproche ses pièces de la tradition cornélienne. 79 75 Domenach, op. cit., pp. 227-228. 76 Domenach, op. cit., p. 224. 77 Cf. Domenach, op. cit., p. 50: « […] il est probable que Racine égare les Français sur une voie qui n’est pas tout à fait celle de la tragédie : il en a pris l’atmosphère, les légendes, la funèbre solennité ; il en a rajeuni la fatalité, mais il s’est trop écarté de cette ambivalence, de ce partage des valeurs qui étaient au fond des grandes tragédies grecques, et qu’on voit, encore que d’une autre manière, reparaître chez Corneille. » 78 Cf. Hegel, Vorlesungen ..., op. cit., p. 523, respectivement p. 493 dans l’édition française : « Or le tragique originel consiste en ceci que, dans ce genre de collision, les deux côtés de l’opposition, chacun pris pour soi, ont une justification, tandis que par ailleurs ils ne sont en mesure de faire valoir la vraie teneur positive de leur fin et de leur caractère que comme négation et lésion de l’autre puissance, laquelle est tout aussi justifiée de son côté, et donc se mettent en faute au sein même de leur souci éthique et tout aussi bien par l’effet même de celui-ci. » La représentation idéale est fournie par la confrontation entre Antigone et Créon d’après Sophocle qui fait s’opposer droit familial (droit de sang) et droit public (droit de la cité) (cf. Hegel, Vorlesungen ..., op. cit., p. 544, respectivement pp. 512-513 dans l’édition française), « la passion et le social » (Sartre, TS, p. 149). 79 Cf. Sartre, TS, pp. 30-31 et p. 61. Que Scherer renvoie implicitement à cette parenté structurelle entre le conflit cornélien et celui sartrien de par le terme de ‘situation’, va dans le même sens : « Ce conflit [à l’instar du Cid] nécessaire est parfois appelé, lui aus- I. Le statut du tragique et l’intériorisation du conflit 35 Au premier abord, cette proclamation vaut certainement pour les drames où le choix décisif du héros est assorti d’une dimension politique affectant la collectivité de tout un peuple ou des adhérents à une cause idéologique commune, comme dans Les Mouches ou Morts sans sépulture. Mais il nous semble qu’il faudrait atténuer cette remarque auto-évaluatrice si nous pensons par exemple à Huis clos, pièce qui, à cause de son scénario irréel et apparemment détaché, est privée de toute intercession extérieure potentielle qui ferait valoir une exigence quelconque originaire de la sphère du politique ou de n’importe quel autre domaine dispensateur de valeurs qui s’opposeraient aux exigences subjectives des sujets tragiques. Exception faite, bien entendu, de la collectivité des autres, qui dans cette pièce, est à chaque fois figurée par deux individus s’opposant au troisième, pour en nier la liberté de conscience vainement recherchée. Nous y avons par conséquent affaire à un tragique purement inter-relationnel à l’instar de la conception racinienne du conflit tragique qui nous intéressera avec prééminence. Comme l’essai, si dominant dans Huis clos, de se présenter à soi-même et aux autres comme ayant la conscience tranquille, repose sur la mauvaise foi, cette exigence sans doute subjective ne passe surtout pas comme faisant partie des causes justifiables, telles que Hegel les revendique au nom d’un conflit véritablement tragique. 80 Les morts-vivants campés par Sartre, ayant perdu toute possibilité de modifier leurs identités après coup, sont complètement à la merci des autres, et du coup, leur drame se joue entièrement au niveau des consciences, ce pour quoi Huis clos déploie le plus rigoureusement l’anthropologie négative à la sartrienne. 81 Nous pouvons en conclure que, dans les pièces raciniennes et sartriennes fondées sur un tragique intersubjectif, le conflit ‘hégélien’ se multiplie, pour être relocalisé au sein de la conscience respective de chaque personnage. Le moi de celui-ci, aliéné par la mauvaise foi et l’amour-propre, confronte alors le dilemme, si, ‘situation’. C’est ainsi que le définit Morvan de Bellegarde, qui donne précisément comme exemple le cas de Rodrigue dans le Cid : ‘Situation est cet état violent, où l’on se trouve entre deux intérêts pressants et opposés, entre deux passions impérieuses qui nous déchirent et ne nous déterminent pas, ou du moins qu’avec beaucoup de peine.’ [Lettres curieuses de littérature et de morale, 1702, p. 331] », Scherer, op. cit., p. 66. 80 Sartre lui-même souligne d’ailleurs que ni les conduites de mauvaise foi, ni l’angoisse devant la mort, ni la fuite dans l’inauthenticité devraient être considérées « comme des projets fondamentaux de notre être » (EN, p. 610), au nom desquels l’exigence subjective pourrait être justifiée. 81 Ce tragique relationnel relevant de l’existence d’autrui se glisse de même, comme nous verrons, dans les autres pièces précitées de Sartre, qui s’inscrivent globalement dans la catégorie de la collision de droits extérieurs, dans la mesure où les personnages lâches et inconsistants (comme par exemple Électre), qui ne passent pas à l’acte, donc qui n’assument pas pleinement leur projet avec une parfaite logique (qui peut-être signifierait la mort), sont également tentés par des solutions de mauvaise foi, pour ainsi pouvoir jouer un rôle plus confortable, mais dont autrui pénètre l’inauthenticité. Selon Sartre, de telles esquives sont loin d’être comptées parmi les exigences justifiables, voir la note précédente. I. Le statut du tragique et l’intériorisation du conflit 36 disons hégélien de son point de vue à lui, entre la maintenance d’une identité inauthentique, et un projet nouveau qui, au bénéfice de l’authenticité, parachèverait la liberté personnelle pour accéder à une véritable tranquillité de conscience immaculée, quel que soit l’acte ou la décision y menant. Sartre lui-même a reconnu la nécessité de biseauter la définition hégélienne pour qu’elle vaille également pour ses propres pièces : « Dans le théâtre antique, ce qui est intéressant, c’est que chaque personne représente un terme de la contradiction, jamais deux. Ici, vous avez d’un côté la famille, de l’autre côté la cité, mais il n’y a pas de personnage comme aujourd’hui qui [...] aurait sa contradiction en lui. » 82 L’ironie de cette conception nuancée réside justement dans le fait que Sartre en tire parti pour mettre en relief la modernité de son théâtre représentant des conflits hégéliens intériorisés (« la contradiction, maintenant, peut appartenir au personnage individuellement [...], c’est-à-dire qu’il y a en lui tout le temps, mettons, une Antigone et un Créon [...] » 83 ), tout en prenant ses distances par rapport à la conception dramaturgique de Racine (voir la suite). Mais comme l’illustreront nos observations comparatistes, c’est précisément à travers cette caractéristique ‘moderne’ de la mise en scène des contradictions internes et individualisées que Sartre se rapproche du tragique racinien. C’est donc aux yeux du moi aliéné et angoissé, que toute décision et tout choix se bornent à un problème sans issue, ce qui s’applique aux personnages sartriens inauthentiques représentant des projets manqués, et vaut pareillement pour les amants raciniens poursuivant un amour qui ne sera jamais partagé. Visant l’exclusivité aveugle des intérêts égoїstes de ces derniers, Sartre lance ce reproche au théâtre de Racine (reproche qui viserait de même ceux parmi ses propres personnages qui, à l’instar de Garcin, écartent ou suppriment les répercussions morales de leur conduite par acquit de conscience) : Racine peint l’homme psychologique, il étudie les mécanismes de l’amour, de la jalousie d’une manière abstraite, pure, c’est-à-dire sans jamais permettre à des considérations morales ou à la volonté humaine d’infléchir leur mouvement inévitable. [...] Corneille, au contraire, en montrant la volonté au cœur même de la passion, nous restitue l’homme dans toute sa complexité, dans sa réalité totale. 84 En revanche, ce dont manque, d’après l’opinion sartrienne, la conception racinienne de la conscience tragique, c’est la confiance principale en l’homme, idéal humaniste qui semble être exclu, tant de la pensée janséniste, que de l’anthropologie négative jansénisée. Tandis que Sartre approuve la passion, à condition qu’elle ne soit pas « [...] un simple orage affectif mais toujours, fonda- 82 Sartre, TS, pp. 149-150. 83 Sartre, TS, p. 151. 84 Sartre, TS, p. 62. Fait écho à cette citation la remarque suivante de Bénichou soulignant la privation de toute valeur (humaine) qui accompagnerait la passion inconditionnée, et par conséquent considérée monstrueuse, selon la pensée janséniste : « La nouveauté de Racine ne réside pas dans la primauté donnée à l’amour parmi les autres instincts, mais dans la façon de concevoir l’instinct en général, étranger à toute valeur, et tragique, en un mot naturel, au sens janséniste de ce mot. », Bénichou, op. cit., p. 185, n. 1. I. Le statut du tragique et l’intériorisation du conflit 37 mentalement, l’affirmation d’un droit » 85 , comme dans la tradition tragique des Grecs, le théâtre racinien, par contre, sous l’emprise du pessimisme et de l’antihumanisme port-royalistes 86 , il est vrai, dénonce la passion en la culpabilisant. Et ceci parce qu’elle conduit non seulement à l’aliénation de soi, mais mène jusqu’à la désorientation totale de l’individu, qui est incapable de prendre conscience de sa propre valeur. Sa seule échappatoire serait l’affranchissement de l’idée intériorisée qu’il est manipulé par l’extérieur (manipulation conçue comme réprobatrice, soit de la part de Dieu, ou d’autrui, soit imputable aux passions autonomisées) : Pour l’orgueil du moi, la passion coupable est un aveu radical de misère, et cet aveu, altérant jusqu’aux rapports de l’homme avec l’univers, peut atteindre l’intensité d’une angoisse métaphysique. [...] Le caractère inquiétant attribué à l’instinct justifie une répression sévère qui entretient en retour l’horreur de l’homme pour son être. 87 Il en va de même pour cet « horreur de l’homme pour son être » chez les personnages lâches et angoissés de Sartre qui ne sont pas moins poussés par leurs passions nées de l’amour-propre et qui, nous le verrons, dépendent uniquement des jugements d’autrui sans pouvoir les influencer par leurs propres moyens, donc en sortant du mode de la mauvaise foi. Nous avons l’intention de montrer que les tentatives entamées par les héros de Racine et de Sartre pour faire un pas libérateur, sont pareillement condamnées à l’échec et font courir à leur ruine les héros non pas à cause de prétendues contraintes extérieures insurmontables, mais plutôt parce que la rencontre d’exigences individuelles contradictoires crée la véritable impasse dans le sens d’un tragique subjectivisé que la plupart des héros ne savent pas braver. Tout en comptant faire ressortir, à l’aide de la théorie sartrienne, ce potentiel moderne du théâtre racinien, notre analyse aura donc pour but de montrer que ces deux visions du monde convergent surtout dans l’objectif central de la mise en scène du tragique. Ce tragique - quoiqu’en transmettant, sur le plan de la représentation, une conception pessimiste du monde et de l’homme - s’achève, par le truchement des philosophies sous-jacentes respectives, sur un ton sinon optimiste, du moins encourageant, qui se grave dans cette description du tragique proposée par Domenach : « L’histoire du tragique nous remet sans cesse 85 Sartre, TS, p. 61. 86 Pour la manifestation et le développement de l’antihumanisme à l’intérieur du courant janséniste voir Gouhier, Henri: « Anti-humanisme et jansénisme », dans id.: L’antihumanisme au XVII e siècle. Paris: Vrin, 1987, pp. 81-91. 87 Bénichou, op. cit., p. 189. Voir aussi Stiker-Métral, Charles-Olivier : Narcisse contrarié. L’amour-propre dans le discours moral en France (1650-1715). Paris : Champion (Lumière classique, 74), 2007, p. 26 : « L’anthropologie de l’augustinisme moderne, où l’amour-propre occupe une place centrale, reflète donc une mutation décisive de l’histoire de l’homme moderne, en conférant au désir, que l’amour-propre rend infini, la fonction de structurer le rapport entre l’homme et le monde et le rapport entre l’homme et lui-même. » I. Le statut du tragique et l’intériorisation du conflit 38 sur la voie de l’homme concret et de son exigence d’agir et d’exister authentiquement. [...] Ainsi, plutôt qu’il n’écrase l’homme, le tragique le suscite. » 88 88 Domenach, op. cit., pp. 285-286. II. Conceptions du monde janséniste et athée-existentialiste : la situation paradoxale de l’homme II. 1. La conscience tragique selon Goldmann : l’homme à l’abandon et le fardeau de la liberté Lorsqu’on regarde la critique littéraire ayant pour objectif de retracer les retentissements jansénistes dans les écrits de quelques auteurs connus comme Racine 1 , La Rochefoucauld ou Pascal, dont les biographies semblent permettre un tel procédé, on se rend compte de plusieurs renvois qui indiquent des parallèles entre cette littérature classique dite teintée de jansénisme et la philosophie existentialiste du XX e siècle. Force est néanmoins de constater que ces renvois prennent le plus souvent la forme de notes en bas de page, de remarques assez généralisatrices ou superficielles, par exemple de ce genre (à propos des Pensées de Pascal) : Même goût du risque en effet et même exigence d’authenticité [...] ; même sentiment de responsabilité, voire de culpabilité ; surtout même vision de la ‘condition humaine’ vouée à la finitude, à la contingence, à l’incompréhension, à la solitude, et à cette ‘nausée’ avant la lettre qu’est l’ennui pascalien. 2 Bien que, dans Le Dieu caché. Étude sur la vision tragique dans les Pensées de Pascal et dans le théâtre de Racine, pour Lucien Goldmann aussi la pensée existentialiste et phénoménologique d’un Sartre ou d’un Merleau-Ponty convienne, en principe, à une comparaison avec ce qu’il caractérise de ‘vision tragique’ chez 1 Il est très vraisemblable que la conception pessimiste de l’homme transmise par le théâtre racinien relève considérablement de l’éducation port-royaliste de l’auteur, quel que soit le degré d’influence directement janséniste. Voir Rohou, Andromaque, op. cit., p. 13, qui confirme qu’environ à partir du tournant du XVII e siècle, l’emporte « [...] une religion austère, selon laquelle nous sommes dominés par la concupiscence et les passions, qui nous entraînent irrésistiblement au mal, sauf rare intervention de la grâce divine. Cette vision de l’homme s’est imposée parce qu’elle donne une explication des nouveaux comportements, animés par l’égocentrisme intéressé. Elle n’est pas propre aux admirateurs du Flamand Jansénius [...]. On la trouve aussi bien chez leurs adversaires. Elle est toutefois particulièrement propagée par ceux qui se sont retirés à Port- Royal pour fuir la corruption du monde et se consacrer à Dieu. Ce sont eux qui ont formé Racine. » 2 Genet, Claude : Pensées. Pascal. Paris: Hatier, 1993, p. 70. Exception faite de l’étude de Gilberte Ronnet : Pascal et l’homme moderne. Paris : Nizet, 1963, qui juxtapose à la pensée pascalienne des citations très pertinemment choisies de Sartre, Camus et Malraux, pour faire converger ces esprits sceptiques, issus de deux siècles tellement éloignés, à travers leur courage commun de remettre en cause la conception intégrale du monde qui les entourait. II. La situation paradoxale de l’homme 40 Pascal et Racine, il désapprouve précipitamment et indûment, comme nous le verrons, de rapprocher les deux positions pour de bon. 3 Les caractéristiques de cette conception du monde particulière exposées par Goldmann nous seront quand même très utiles en cela qu’elles découvrent ce en quoi pourraient consister les possibles confluents des deux systèmes de pensée idéologiques. Pour mieux être à même de suivre l’argumentation de Goldmann, résumons d’abord la lignée théorique de son approche sociogénétique, tributaire de la dialectique marxiste 4 . Partant de la prémisse que « toute grande œuvre littéraire ou artistique est l’expression d’une vision du monde » 5 , celle-ci représentant « un phénomène de conscience collective qui atteint son maximum de clarté conceptuelle ou sensible dans la conscience du penseur ou du poète » 6 , Goldmann prétend relever les données politiques, idéologiques et sociales « qui ont profondément influencé la vie matérielle et intellectuelle [...] de la société française » 7 entre les années trente et soixante-dix du XVII e siècle, pour démontrer la pénétration janséniste dans les tragédies raciniennes 8 et les Pensées de Pascal. 9 L’idée centrale de l’augustinisme janséniste impliquant l’impuissance absolue de l’homme apparemment abandonné par Dieu mais en même temps complètement dépendant de la bienveillance et des jugements de ce dernier, 10 Goldmann 3 Cf. Goldmann, op. cit., pp. 69-70. 4 La nouveauté de sa théorie consiste, selon l’auteur, dans « [...] la prise en considération d’un fait dont on n’avait pas tenu compte dans les recherches antérieures - ici la répercussion du changement de l’équilibre des classes sur la pensée théologique et philosophique et sur la création littéraire - [permettant] de voir des connexions qui avaient échappé à l’attention des chercheurs. », Goldmann, op. cit., p. 113. Voir aussi Goldmann, op. cit., p. 349, pour une définition plus détaillée de sa conception de la notion de vision du monde. 5 Goldmann, op. cit., p. 28. 6 Goldmann, op. cit., p. 28. 7 Goldmann, op. cit., p. 116. 8 Cf. Goldmann, op. cit., p. 17. 9 « […] il nous paraît qu’une étude positive valable des Pensées et du théâtre racinien suppose non seulement une analyse de leur structure interne, mais d’abord leur insertion dans les courants de pensée et d’affectivité qui leur sont les plus rapprochées et cela signifie, en premier lieu, dans l’ensemble de ce que nous appellerons la pensée et la spiritualité janséniste, et ensuite, dans l’ensemble de la vie économique et sociale du groupe, ou [...] de la classe sociale à laquelle se rattache [sic] cette conscience et cette spiritualité, ce qui correspond dans le cas précis de notre étude à la situation économique, sociale et politique de la noblesse de robe. », Goldmann, op. cit., p. 110. Voir aussi ibid., p. 349. 10 Le Dieu de la tragédie, qui est celui « [...] de Pascal, de Racine et de Kant [, c]omme le Dieu des rationalistes, [...] n’apporte à l’homme aucun secours extérieur, mais il ne lui apporte non plus aucune garantie, aucun témoignage de la validité de sa raison et de ses propres forces. Au contraire, c’est un Dieu qui exige et qui juge, un Dieu qui interdit la moindre concession, le moindre compromis ; un Dieu qui rappelle toujours à l’homme placé dans un monde où on ne peut vivre que dans l’à peu près et en renonçant à certaines exigences pour satisfaire d’autres, que la seule vie valable est celle de l’essence et de la totalité, ou, pour parler avec Pascal, celle d’une vérité et d’une justice II. 1. L’homme à l’abandon et le fardeau de la liberté 41 s’efforce d’établir une corrélation étiologique entre, d’un côté, la situation économique de la noblesse de robe sous Louis XIV et, de l’autre côté, la susceptibilité de ce groupe social à l’idéologie janséniste dont l’essor semble aller de pair avec le développement de la monarchie absolue et l’infrastructure politique correspondante. Dans la mesure où le roi distribuait à son gré les offices devenus vénaux, pour ainsi décider des destins des aristocrates domestiqués 11 , l’homme janséniste est condamné à vivre sous le regard permanent et omniscient du Dieu caché hypothétique réservant la grâce, arbitrairement, à ceux qu’il a élus, quels que fussent leurs mérites et actes précédents. Ces deux manifestations de rapports autoritaires soulignent pareillement l’asservissement du sujet dans sa vie quotidienne, et soulèvent la question de savoir « [...] si l’homme sur lequel est tombé le regard de Dieu peut encore vivre. Car, vivre, c’est vivre dans le monde. » 12 Or, le regard du juge ultime (Dieu ou bien la volonté politique prépondérante, symbolisée par lui) excluant toute valeur relative, toute illusion ainsi que tout compromis évasif, l’état imparfait et insuffisant du monde s’erigera comme obstacle insurmontable entre Dieu et l’homme - ce qui conduira celui-ci à renoncer à ce monde même, donc à se résigner sa vie restante à « [...] l’inquiétude, son seul repos et [à] la recherche, son unique satisfaction » 13 . Ce paradoxe transféré à la vie concrète voulant dire économique, la noblesse de robe est coincée dans une impasse puisque la forme d’État dont elle s’était de plus en plus éloignée politiquement et idéologiquement, la monarchie absolue, continuait à représenter l’assise matérielle par rapport aux fonctions d’officiers remplies par cette même noblesse. 14 L’indignation née de ce déclin des valeurs ainsi que du désillusionnement politique aboutit à la retraite et au mouvement des solitaires. La résignation de ceux qui ainsi reniaient l’engagement intramondain se manifeste en tant qu’ « [...] attitude de réserve envers la vie sociale et envers l’État, - envers le ‘monde’ - attitude qui était cependant dénuée de tout élément d’opposition politique ou sociale active [...] » 15 , et dont se dégage le sentiment de faiblesse accablante. Pour le vrai chrétien et le vrai ecclésiastique, la recherche dévouée du Dieu caché et de la vérité, à l’écart de toute participation sociale ou politique désormais devenue preuve d’esprit de compromis, reste la seule voie pour mener une vie authentique. 16 absolues, n’ayant rien à faire avec les vérités et les justices relatives de l’existence humaine. », Goldmann, op. cit., p. 47. 11 L’impasse dans laquelle se fut enfoncée, selon Goldmann, la noblesse de robe est : « [...] cette situation paradoxale par excellence [...] d’un mécontentement et d’un éloignement par rapport à une forme d’État - la monarchie absolue - dont on ne peut en aucun cas vouloir la disparition ou même la transformation radicale. », Goldmann, op. cit., p. 133. 12 Goldmann, op. cit., p. 58. 13 Goldmann, op. cit., p. 83. 14 Cf. Goldmann, op. cit., p. 133. 15 Goldmann, op. cit., p. 157. 16 Cf. Goldmann, op. cit., p. 126. II. La situation paradoxale de l’homme 42 Compte tenu de l’étroitesse spirituelle qui délimite radicalement les activités sociales et profanes de l’homme qui s’est abstenu du monde, tout en réduisant ses perspectives à sa seule religiosité soumise et son humble espérance, c’est avec les termes suivants que Goldmann résume les constituants significatifs de la conscience tragique : Le caractère paradoxal du monde, la conversion de l’homme, a une existence essentielle, l’exigence de vérité absolue, le refus de toute ambiguїté et de tout compromis, [...] la conscience des limites de l’homme et du monde, la solitude, l’abîme infranchissable qui sépare l’homme tragique et du monde et de Dieu, le pari sur un Dieu dont l’existence même est improuvable, et la vie exclusive pour ce Dieu toujours présent et toujours absent, enfin, conséquences de cette situation et de cette attitude : le primat moral sur le théorique et sur l’efficace, l’abandon de tout espoir de victoire matérielle ou tout simplement d’avenir [...]. 17 Avant d’entrer plus dans le détail de ces mots-clés, les interfaces de la vision tragique dressée ici et la conception du monde existentialiste sautent aux yeux, surtout si on prend en considération l’hypothèse formulée dans notre premier chapitre, selon laquelle il convient de remplacer la notion de Dieu par celle de la collectivité des autres respectivement d’autrui, quoique cela aille à contrecourant de la méthode suivie par Goldmann, qui à aucun moment ne remet en cause l’image du Deus absconditus prédominant l’imaginaire janséniste : « [...] quelle que soit la tendresse que l’homme tragique éprouve pour les autres hommes, entre eux et lui le fossé est devenu infranchissable. La tragédie, disait Lukàcs, est un jeu qui se joue pour un seul spectateur, pour Dieu. » 18 Tout au contraire, dans la perspective de Goldmann, le pari sur Dieu ne fait qu’écarter l’homme tragique davantage de ses prochains. La figure du Dieu caché, telle que Goldmann la retrace dans le théâtre racinien, ne croise pas le réseau des relations interpersonnelles filé entre les personnages qui participent activement, en tant que personnes physiquement perceptibles, à l’intrigue dramatique. Par contre, le Dieu caché équivaut à des personnages transcendants ou mythifiés, aux dieux paїens, à des instances, notions ou valeurs abstraites, comme l’État/ la Patrie, la Justice, la Loi, l’ordre politique respectivement traditionnel, l’Histoire etc. 19 Si nous regardons l’interprétation d’Andromaque, déjà la distribution des rôles proposée par Goldmann confirme une certaine profanation du Dieu caché, bien que cette transposition ne se fasse pas parmi les personnages en conflit, capables d’agir à l’intérieur de la sphère interrelationnelle. L’instance métaphysique occupée par le Dieu caché est associée à des personnages plus ou moins irréels, dans le sens qu’ils ne disposent d’aucun pouvoir réel d’intervenir dans l’action dramatique : c’est « [...] le Dieu à double visage incarné par Hector et Astyanax et leurs exigences contradictoires 17 Goldmann, op. cit., p. 78. 18 Goldmann, op. cit., p. 91. 19 Cf. Goldmann, op. cit., pp. 353-440. II. 1. L’homme à l’abandon et le fardeau de la liberté 43 et par cela même irréalisables. » 20 Dans Bajazet, Goldmann voit l’impact du Dieu caché transposé vers la conscience du héros, dans la mesure où il représente la justice et l’ordre qui entrent en conflit avec les exigences du monde, susceptibles de corrompre le héros 21 . Quant à Britannicus, le seul être qui soit lié à l’univers de la pureté et de Dieu (des Vestales, en l’occurrence) serait Junie 22 , qui fuit le monde barbare. Ce monde corrompu sera d’ailleurs vaincu par le Dieu présent, dans Esther et Athalie, drames sacrés qui pour cette raison même dépassent la tragédie en cela qu’ils intègrent Dieu dans le monde, ce pour quoi la vision pessimiste et tragique imbue de jansénisme y serait détournée. 23 La correspondance entre, d’une part, l’évolution que subit le tragique racinien, et d’autre part, la position changeante que prend l’auteur au cours de sa carrière littéraire par rapport au jansénisme port-royaliste, amène Goldmann à une vue d’ensemble spécifique de l’œuvre racinien. Jetons un coup d’œil à la classification à laquelle il procède, conformément à sa « méthode historico-sociologique » 24 , quant aux tragédies raciniennes que nous avons choisies pour notre analyse. Le premier type que Goldmann distingue, c’est la « tragédie ‘sans péripétie ni reconnaissance’ » 25 , ce qui s’applique à Andromaque et à Britannicus. Ici, « [...] le héros sait clairement, dès le début, qu’aucune conciliation n’est possible avec un monde dépourvu de conscience auquel il oppose, sans la moindre défaillance ou illusion, la grandeur de son refus. » 26 Les héroїnes respectives des pièces en question seraient alors Andromaque et Junie. Quant au deuxième type, représenté à un certain degré, entre autres, par Bajazet, « [...] il y a péripétie parce que le personnage tragique croit encore pouvoir vivre sans compromis en imposant au monde ses exigences, et reconnaissance parce qu’il finit par prendre conscience de l’illusion à laquelle il s’était laissé aller » 27 , le personnage éponyme représentant, dans ce cas, le héros tragique. Pour ce qui est de l’évolution générale du tragique racinien, Goldmann associe Andromaque et Britannicus - en fonction de la relation qu’entretenait l’auteur, à l’époque de la création desdites pièces, au mouvement janséniste - à l’extrémisme barcosien. 28 Devraient alors se faire jour dans ces tragédies le refus total du monde, l’absence présupposée du libre arbitre, et 20 Goldmann, op. cit., p. 354. Comme le fait remarquer Goldmann, il est vrai que Hector influence considérablement la décision d’Andromaque (« [...] Hector ne reste [...] pas comme le Dieu tragique un spectateur passif et muet. », ibid., p. 360). Mais il faut concéder que c’est quand même en tant que mémoire, en tant que mort dont, d’après l’acception sartrienne, l’identité est à jamais fixée par les vivants, et qui a perdu « toute possibilité de se révéler comme sujet à un autrui », Sartre, EN, p. 336. 21 Cf. Goldmann, op. cit., p. 387. 22 Cf. Goldmann, op. cit., pp. 363-370, surtout p. 368. 23 Cf. Goldmann, op. cit., pp. 440-446. 24 Goldmann, op. cit., p. 350. 25 Goldmann, op. cit., p. 352. 26 Goldmann, op. cit., p. 352. 27 Goldmann, op. cit., p. 352. 28 Cf. Goldmann, op. cit., p. 165. II. La situation paradoxale de l’homme 44 la retraite « dans la solitude au nom [...] d’une exigence de valeurs absolues » 29 . Attitude donc qui, selon Goldmann, reflète l’éducation port-royaliste de Racine 30 , tandis que les pièces intramondaines, désignées comme ‘drames’ 31 (y inclus Bajazet), font écho au centrisme d’Arnauld et de Nicole, puisqu’elles « [...] reflètent l’acceptation méfiante et pleine de réserves de la Paix de l’Église par la conscience extrémiste et tragique qui était celle de Racine à cette époque, sinon dans sa vie, tout au moins dans sa création littéraire. » 32 À la différence du dualisme barcosien, la position centriste incorpore la tentative faite de vivre dans le monde et de se réconcilier avec ses pouvoirs, tout en se fiant aux capacités rationnelles de l’homme, que l’extrémisme refuse catégoriquement. 33 L’évolution de l’extrémisme au centrisme finit par amener Racine à une position tragique encore plus radicale et paradoxale, celle du juste pécheur, qui reconnaît la « [...] nécessité de rester dans le monde et implicitement [le] refus radical et intramondain du monde [...] » 34 . Partant du pari pascalien 35 , le juste pécheur se consacre à la recherche de Dieu sans le trouver - ce qui, littérairement, s’exprimerait dans Phèdre, ainsi que dans les Pensées. 36 Comme nous venons d’établir une correspondance, affirmée par Stierle (voir en haut), entre d’un côté, l’anthropologie pascalienne révélée par les Pensées, et de l’autre côté, l’anthropologie négative dont font preuve les personnages/ amants contrariés raciniens en règle générale, nous n’adhérons pas, sur ce point, à la classification de Goldmann qui limite la parenté intensifiée entre l’homme racinien et celui pascalien à Phèdre et aux Pensées. Dans la perspective dirigeant notre analyse qui se fondera sur la prémisse d’un tragique relationnel et interhumain originaire d’une crise d’identité, les personnages vraiment tragiques sont, dans Andromaque, Hermione, Pyrrhus (et à un moindre degré Oreste), dans Britannicus, Agrippine et Néron, et, dans Bajazet, avant tout Roxane. Cela ne veut point dire que nous sous-estimions ou méconnaissions le tragique perspectiviste incombant aux dilemmes d’Andromaque, ou de Junie (et ponctuellement d’Atalide et de Bajazet qui s’avèrent n’être pas tout à fait déchargés de faute), mais ces héroїnes figurent des personnages relativement purs et plus ou moins innocents dont les problèmes et conflits viennent de l’extérieur, et ne se ramènent donc pas à une désorientation psychique subjective qui nous occupera avec les amants ‘sartriens’ de Racine. Par contre, nous allons retracer à quel point les 29 Goldmann, op. cit., p. 169. 30 Cf. Goldmann, op. cit., p. 165. 31 « […] les écrits de Pascal et de Racine se rattachent dans leur quasi-totalité soit au centrisme que nous appellerons dramatique d’Arnauld et Nicole, soit à l’extrémisme tragique de Barcos et du groupe qui l’entourait. » ; voir aussi les divers renvois à l’évolution de Racine « [...] qui va de l’extrémisme au centrisme, de la tragédie au drame [...] », Goldmann, op. cit., pp. 164 respectivement 165. 32 Goldmann, op. cit., p. 165. 33 Cf. Goldmann, op. cit., pp. 170-171 et 176-178. 34 Goldmann, op. cit., p. 182. 35 Nous reviendrons plus en détail sur cette idée. 36 Cf. Goldmann, op. cit., p. 182. II. 1. L’homme à l’abandon et le fardeau de la liberté 45 personnages héroїques d’après la perspective de Goldmann (donc Andromaque, Junie et Bajazet) viennent à bout de la conception sartrienne de la liberté, liberté qui se définit comme choix amèrement acquis - à la limite au prix de la mort ou du renoncement à l’amour. Pour Goldmann, les œuvres de Racine et de Pascal citées afin de mettre au jour l’enracinement de la littérature classique dans l’idéologie janséniste, en sont révélatrices même à l’insu de leurs auteurs, c’est-à-dire par le biais de l’inconscient : Or, bien que ce soient des textes hautement intéressants [...], il n’y a nulle raison nécessaire que leur contenu soit exact et valable, pour que l’auteur ait compris le sens et la structure objective de ses écrits. Il n’y a rien d’absurde dans l’idée d’un écrivain ou d’un poète qui ne comprendrait pas la signification objective de son œuvre. 37 Nous aurions par conséquent affaire à une sorte de régularité naturelle et neutre qui radicalise, certainement fidèle à la critique littéraire marxiste, les rapports entre conditions économiques et création artistique. Nonobstant la validité discutée de cette thèse centrale de Goldmann 38 , le mérite de son étude, tout particulièrement pour la nôtre, revient à avoir suggéré l’intemporalité, et par contrecoup, le potentiel actualisable ainsi qu’actuel de la vision tragique - peu importe que l’auteur, dans ce cas Racine, la fasse transparaître sciemment ou inconsciemment à travers son art dramatique. 39 Marquées par « la conscience du caractère intramondain de l’existence humaine » 40 , ce sont, écrit Goldmann, les époques historiques qualifiées de crises qui font surgir, dans sa manifestation la plus aiguë, la conscience tragique - y inclus l’existentialisme moderne. 41 Il est vrai que Goldmann continue à expliciter ce rapprochement à l’échelle de la vision tragique : « C’est là une vérité fondamentale et universelle que la phénoménologie et l’existentialisme ont seulement actualisée à nouveau dans la conscience philosophique contemporaine » 42 . Pourtant, Goldmann en même temps ne renonce pas à faire ressortir la supériorité de 37 Goldmann, op. cit., p. 353. 38 Voir notre premier chapitre. 39 Voir pour une approche psychanalytique de l’œuvre racinien l’étude précitée de Charles Mauron. Évidemment influencée par cette étude et le Sur Racine de Roland Barthes qui s’en inspire de son côté, Marie-Florine Bruneau, dans son livre Racine. Le jansénisme et la modernité. Paris : Corti, 1986, signale l’interaction entre l’emprise janséniste et les versants modernes se faisant jour dans le théâtre de Racine. Grâce à une réflexion sur la nature du pouvoir et les effets de l’absolutisme, ce théâtre jugé « politique et moderne », selon Bruneau, « [...] pouss[e] jusqu’à son ultime conséquence la logique de la modernité, anticipe parfois la vision nietzschéenne de la liberté totale et de la mort de Dieu. », (ibid., p. 10). 40 Goldmann, op. cit., p. 58. 41 Cf. Goldmann, op. cit., p. 58. 42 Goldmann, op. cit., p. 58. II. La situation paradoxale de l’homme 46 l’esprit classique sur la philosophie existentialiste. Cette supériorité, interdisant en fin de compte catégoriquement toute juxtaposition des deux mentalités, se révèle par « le fait de ne pas accepter l’ambiguїté, de maintenir malgré et contre tout l’exigence de raison et de clarté, de valeurs humaines qui doivent être réalisées [...] » 43 . Que cette justification soit insuffisante, du moins en ce qui concerne les œuvres des auteurs classiques influencés par l’anthropologie pessimiste tributaire de la morale jansénisée, nous l’élaborerons plus en détail dans le contexte du trouble identitaire des personnages raciniens. Pour l’instant, relativisons cette remarque de Goldmann en renvoyant, d’une part, à la majorité des critiques de l’œuvre racinien qui ne cessent de mettre en avant la tendance du héros racinien - aliéné de sa nature par la perte ou le dérangement de son sens d’identité - de donner dans des stratagèmes égoїstes, souvent ‘inhumains’ et même peu chrétiens. Ces stratagèmes visent non pas seulement à nuire à autrui, mais surtout à s’abuser soi-même, le héros étant mû par ses passions que la raison n’arrive plus à contrôler et qui engendrent des réactions irréfléchies et opportunistes, comme le met au point Michel Bouvier : « [...] ainsi est mise en scène l’anthropologie augustinienne pour laquelle la vraie misère de l’homme est de l’ordre de la connaissance, puisqu’elle consiste à ne plus pouvoir se connaître soi-même [...]. » 44 . Il est vrai que Goldmann parle simplement d’ « exigence » de clarté et de raison, mais cela n’empêche pas que les héros raciniens soient, tout au moins par moments, prêts à éteindre délibérément la raison en faveur des pulsions passionnelles déchaînées à l’improviste, bien qu’ils soient à tel point égarés qu’ils ne disposent de certains moments de lucidité qu’au moment précédant plus ou moins directement leur mort respectivement leur échec définitif 45 . L’anthropologie négative s’oppose profondément au respect des valeurs humaines et comporte, au contraire, « [...] toute une psychologie pessimiste [...] » 46 prédominée par les effets néfastes de l’amour-propre tout-puissant, obtenant 43 Goldmann, op. cit., p. 70. 44 Bouvier, Michel : « Une dramaturgie de l’amour-propre : le théâtre de Racine », dans Declercq, Gilles/ Michèle Rosellini (dir.) : Jean Racine 1699-1999. Actes du colloque du tricentenaire (25-30 mai 1999). Paris : PUF, 2003, pp. 189-210, ici p. 201, ou bien cf. Stierle, art. cit., pp. 100ss. Selon Bénichou, le fait que les héros raciniens « [...] se découvrent dans leur propos, sans toujours se connaître » les rend représentatifs de la « psychologie naturaliste » qui les sépare du « bel esprit héroїque » cornélien, cf. op. cit., pp. 192-193. 45 La conduite contradictoire de Roxane illustre cette volonté de maintenir délibérément l’illusion. Bien qu’elle ait remarqué la complicité évidente entre Bajazet et Atalide (« De tout ce que je vois que faut-il que je pense ? / Tous deux à me tromper sont-ils d’intelligence ? [...] », Bajazet, op. cit., p. 595), Roxane interprète les signes de leur amour et les réactions de Bajazet de sorte qu’elle ne soit pas désabusée : « J’impute à son amour l’effet de son caprice./ N’eût-il pas jusqu’au bout conduit son artifice ? / Prêt à voir le succès de son déguisement,/ Quoi ne pouvait-il pas feindre encore un moment ? », ibid. Hermione aussi n’ignore point qu’elle est en train de se laisser emporter par ses pulsions affectives afin de satisfaire son amour-propre : « Que je me perde ou non, je songe à me venger. », Andromaque, op. cit., p. 243. 46 Bénichou, op. cit., p. 117. II. 1. L’homme à l’abandon et le fardeau de la liberté 47 que « [...] l’homme devien[ne] un être obscur à lui-même, qui ignore ses vrais mobiles et se conduit sans se connaître » 47 , selon l’analyse de Paul Bénichou qui met le doigt sur la même plaie qu’est « [...] le pessimisme moral qui va de pair avec la doctrine de la grâce efficace » 48 . La grâce étant considérée comme le seul moyen de parvenir à la connaissance de soi, il est patent que l’ensemble des vertus affichées et des pratiques de soi apparaisse suspecte dans la perspective de la morale répressive marquée par l’empreinte janséniste. 49 Au vrai, ces mêmes exigences de clairvoyance et de connaissance de soi-même qui occupent si éperdument l’homme ‘classique’, marquent aussi, à l’origine, l’homme absurde 50 . Mais à cette différence près que celui-ci en conclut à une position sceptique 51 , fondée sur « une philosophie de la non-signification du monde » 52 , selon laquelle la dignité et la grandeur humaines proviennent de la 47 Bénichou, op. cit., p. 117. 48 Bénichou, op. cit., p. 128. Bénichou y ajoute le lien entre la doctrine de la grâce efficace et « [...] une certaine attitude accusatrice à l’égard de l’humanité » (ibid., p. 105). 49 Cf. Stiker-Métral, op. cit., p. 144 : « Loin de s’apparenter à des exercices qui permettent d’éprouver ce que l’on est, ce que l’on fait, ce que l’on est capable de faire, la pratique de la vertu semble au contraire reposer sur les illusions de la conscience et de la mauvaise foi. » 50 Voir, par exemple, Camus, Albert: Le mythe de Sisyphe. Essai sur l’absurde. Paris : Gallimard (idées), 1942, p. 32 : « Le désir profond de l’esprit même dans ses démarches les plus évoluées rejoint le sentiment inconscient de l’homme devant son univers : il est exigence de familiarité, appétit de clarté. Comprendre le monde pour un homme, c’est le réduire à l’humain, le marquer de son sceau. [...] Cette nostalgie d’unité, cet appétit d’absolu illustre le mouvement essentiel du drame humain. », respectivement ibid., p. 34 : « Je puis dessiner un à un tous les visages qu’il [mon moi] sait prendre, tous ceux aussi qu’on lui a donnés, cette éducation, cette origine, cette ardeur ou ces silences, cette grandeur ou cette bassesse. Mais on n’additionne pas des visages. Ce cœur même qui est le mien me restera à jamais indéfinissable. Entre la certitude que j’ai de mon existence et le contenu que j’essaie de donner à cette assurance, le fossé ne sera jamais comblé. » De cette dernière citation, retenons la proximité remarquable du fragment pascalien intitulé « Qu’est-ce que le moi ? » qui nous occupera ultérieurement. Pascal y pose une série de questions rhétoriques pour montrer que l’essence du moi est insondable : « Et si on m’aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m’aime-t-on ? moi ? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. Où est donc ce moi, s’il n’est ni dans le corps, ni dans l’âme ? et comment aimer le corps ou l’âme, sinon pour ces qualités, qui ne sont point ce qui fait le moi, puisqu’elles sont périssables ? [...] », Pascal, Blaise : Pensées. Texte établi par Louis Lafuma. Paris : Seuil (essais, points 94), 1962, fr. 688 (p. 286). Toutes les références suivantes aux fragments pascaliens se réfèrent à l’édition de Lafuma (indication de page entre parenthèses), exception faite de quelques recours à l’édition de Sellier dont, le cas échéant, nous signalerons la pagination correspondante. 51 Cf. Camus, Le mythe ..., op. cit., p. 36 : « Étranger à moi-même et à ce monde, armé pour tout secours d’une pensée qui se nie elle-même dès qu’elle affirme, quelle est cette condition où je ne puis avoir la paix qu’en refusant de savoir et de vivre, où l’appétit de conquête se heurte à des murs qui défient ses assauts ? », respectivement p. 71 : « L’absurde, c’est la raison lucide qui constate ses limites. » 52 Camus, Le mythe ..., op. cit., p. 63. II. La situation paradoxale de l’homme 48 soutenance du sentiment de l’absurde, donc précisément de la conscience inaltérée et décidément voulue de sa condition que l’homme maintient (nous préciserons ce point tout à l’heure). D’autre part, il faudrait renvoyer, pour ce qui est du côté des penseurs existentialistes, à la primauté des valeurs humaines, que Sartre célèbre en baptisant sa philosophie d’« humanisme » : « il n’y a pas de doctrine plus optimiste, puisque le destin de l’homme est en lui-même » 53 . Si Goldmann estime si hautement le respect des valeurs humaines, il devrait concéder que pour Albert Camus, par exemple, la grandeur de l’homme réside justement dans l’acceptation défiante de l’absurdité 54 - ni de l’homme, ni du monde en tant que tels, mais de leur rencontre : « [...] l’absurde n’est pas dans l’homme [...], ni dans le monde, mais dans leur présence commune. Il est pour le moment le seul lien qui les unisse. » 55 Cela signifie que la contradiction essentielle qui comporte la notion de l’absurde consiste en l’homme s’ingéniant à déceler le sens du monde : entreprise présomptueuse qui confine à l’hybris 56 et conduit au péché 57 , dont l’analogie avec l’acte ‘existentiel’ et meurtrier commis par Meursault pour braver le soleil 58 ne serait point hasardée. 53 Sartre, Existentialisme, p. 56. 54 Cf. Camus, Le mythe ..., op. cit., pp. 76-77 : « Vivre une expérience, un destin, c’est l’accepter pleinement. Or on ne vivra pas ce destin, le sachant absurde, si on ne fait pas tout pour maintenir devant soi cet absurde mis à jour par la conscience. [...] Abolir la révolte consciente, c’est éluder le problème. [...] L’une des seules positions philosophiques cohérentes, c’est ainsi la révolte. [...] Elle remet le monde en question à chacune de ses secondes. [...] Elle n’est pas aspiration, elle est sans espoir. Cette révolte n’est que l’assurance d’un destin écrasant, moins la résignation qui devrait l’accompagner. » 55 Camus, Le mythe ..., op. cit., p. 48. Cf. aussi ibid., p. 37 : « Ce monde en lui-même n’est pas raisonnable, c’est tout ce qu’on en peut dire. Mais ce qui est absurde, c’est la confrontation de cet irrationnel et de ce désir éperdu de clarté dont l’appel résonne au plus profond de l’homme. L’absurde dépend autant de l’homme que du monde. » 56 Cf. Camus, Le mythe ..., op. cit., p. 71 : « Le péché n’est point tant de savoir [...] que de désirer savoir. Justement, c’est le seul péché dont l’homme absurde puisse sentir qu’il fait à la fois sa culpabilité et son innocence. [...] Cette évidence, c’est l’absurde. C’est ce divorce entre l’esprit qui désire et le monde qui déçoit, ma nostalgie d’unité, cet univers dispersé et la contradiction qui les enchaîne. » 57 Cf. Camus, Le mythe ..., op. cit., p. 75 : « À un certain point de son chemin, l’homme absurde est sollicité. [...] Il ne veut faire justement que ce qu’il comprend bien. On lui assure que c’est péché d’orgueil, mais il n’entend pas la notion de péché [...]. Lui se sent innocent. À vrai dire, il ne sent que cela, son innocence irréparable. C’est elle qui lui permet tout. » Nonobstant la prémisse anarchique qu’ « [a]ucune morale, ni aucun effort ne sont a priori justifiables devant les sanglantes mathématiques qui ordonnent notre condition », la philosophie existentielle selon Camus n’est pour autant pas dépourvue de morale vis-à-vis d’autrui, étant donné que « [l]’absurde ne délivre pas, il lie. Il n’autorise pas tous les actes. Tout est permis ne signifie pas que rien n’est défendu. », ibid., pp. 30 respectivement 94. 58 Voir, dans L’étranger, la fin de la première partie qui est parsemée d’allusions au soleil personnifié, érigé en antagoniste de Meursault, par exemple (justement avant le II. 1. L’homme à l’abandon et le fardeau de la liberté 49 En revanche, comme le confirme encore Paul Bénichou en suggérant que la théologie janséniste vise « [...] une négation absolue des valeurs humaines, toute forme de vertu ou de grandeur suspecte de pactiser avec la nature et avec l’instinct » 59 , l’homme louisquatorzien va perdant son auto-détermination, son libre arbitre et se retrouve exposé à la contingence de l’existence, dégradé en « jouet [...] des circonstances, [du] hasard, qui le conduit plus qu’il ne se conduit lui-même ». 60 Dérobé de sa raison et de sa volonté, bref de son statut de « surhomme aristocratique » 61 , cet homme jansénisé n’est pas seulement ‘réifié’ et objectivé 62 , comparable à l’homme inauthentique et angoissé, réduit à son état d’en-soi, décrit par Sartre 63 . De plus, pour les êtres humains dans leur majorité, le hasard semble prendre le relais de l’idée d’un destin gisant dans les mains du Dieu caché, exception faite, quant à la pensée janséniste, de ceux qui ont trouvé Dieu. Ainsi est préfigurée l’image employée de préférence par Sartre, l’homme jeté dans le monde 64 , tout d’abord pure existence, également victime des forces extérieures qui fixent sa condition et modifient malgré lui son être 65 , tout à meurtre) : « Toute cette chaleur s’appuyait sur moi et s’opposait à mon avance. Et chaque fois que je sentais son grand souffle chaud sur mon visage, je serrais les dents, je fermais les poings dans les poches de mon pantalon, je me tendais tout entier pour triompher du soleil et de cette ivresse qu’il me déversait. [...] J’ai pensé que je n’avais qu’un demi-tour à faire et ce serait fini. Mais toute une plage vibrante de soleil se pressait derrière moi. », Camus, Albert : L’étranger. Paris : Gallimard, 1957 (1942), pp. 92- 93. Une fois le meurtre commis, Meursault s’est débarrassé du soleil, tout en ne point ignorant le prix de son acte : « J’ai secoué la sueur et le soleil. J’ai compris que j’avais détruit l’équilibre du jour, le silence exceptionnel d’une plage où j’avais été heureux. », ibid., p. 95. 59 Bénichou, op. cit., p. 106. 60 Bénichou, op. cit., pp. 129-130. 61 Bénichou, op. cit., p. 129. 62 Cf. Bénichou, op. cit., p. 129, à propos du passage du héros cornélien, déterminé et assuré, au héros jansénisé et faible, dont la marque identitaire est - anticipant la conception sartrienne de l’en-soi - le manque d’être : « [...] il devient comme une chose parmi les autres ; une nature brute, et non plus une volonté ou une raison. [...] le voilà tout entier le jouet de puissances naturelles qui prennent sur lui, le traversent, lui ôtent l’être. » (ibid.). 63 Pour le concept de l’être en soi, voir Sartre, EN, pp. 29-33 ; pour le ‘chosisme’ de l’homme angoissé en vue de sa responsabilité de se faire, voir ibid., p. 78. 64 Cf. Sartre, Existentialisme, pp. 39-40 : « [...] l’homme est condamné à être libre. Condamné, parce qu’il ne s’est pas créé lui-même, et par ailleurs cependant libre, parce qu’une fois jeté dans le monde, il est responsable de tout ce qu’il fait. » 65 Cf. Sartre, EN, pp. 564-565 : « Le pour-soi n’est pas homme d’abord pour être soi-même ensuite et il ne se constitue pas comme soi-même à partir d’une essence d’homme donné a priori ; mais, tout au contraire, c’est dans son effort pour se choisir comme soi personnel que le pour-soi soutient à l’existence certaines caractéristiques sociales et abstraites qui font de lui un homme ; et les liaisons nécessaires qui suivent les éléments de l’essence d’homme ne paraissent que sur le fondement d’un libre choix [...]. C’est que le pour-soi surgit dans un monde qui est monde pour d’autres pour-soi. Tel est le donné. II. La situation paradoxale de l’homme 50 l’instar de son ‘antécédent’ jansénisé 66 décrit par Bénichou. L’homme héroїque du siècle classique, dont ne restent que quelques vestiges extérieurs soutenus grâce à la dissimulation du déclin moral, n’apparaît donc en aucune façon supérieur à l’homme moderne peint d’après l’ontologie existentialiste, d’autant moins que « [...] c’est cette confiance [l’idéalisme optimiste] dans l’homme que le jansénisme dénonce comme une illusion criminelle ». 67 Pour relativiser en définitive cette hypothèse de Goldmann, on pourrait même arguer qu’une certaine supériorité, s’il y en a, s’installerait plutôt sur le compte des philosophes existentialistes (sans qu’ils formeraient pour autant un groupe homogène), en cela que l’homme qui accepte l’ambiguїté et l’absurdité de son existence parvient à passer outre à son destin en s’en moquant, à l’instar du Sisyphe revisité et réinterprété comme être heureux 68 par Camus: Sisyphe, prolétaire des dieux, impuissant et révolté, connaît toute l’étendue de sa misérable condition : c’est à elle qu’il pense pendant sa descente. La clairvoyance qui devait faire son tourment consomme du même coup sa victoire. Il n’est pas de destin qui ne se surmonte par le mépris. 69 C’est cette capacité de détachement par rapport à toute tentative explicative 70 , plus précisément la prise de conscience et de soi-même et de la futilité d’interprétation vis-à-vis de la condition humaine, qui confère à l’homme sa grandeur : en face de la contradiction essentielle, je soutiens mon humaine contradiction. J’installe ma lucidité au milieu de ce qui la nie. J’exalte l’homme devant ce qui l’écrase et ma liberté, ma révolte et ma passion se rejoignent alors dans cette tension, cette clairvoyance et cette répétition démesurée. 71 Chez Pascal, nous découvrons de même cette lucidité quant à la situation de l’homme : « En un mot l’homme connaît qu’il est misérable. Il est donc misérable puisqu’il l’est, mais il est bien grand puisqu’il le connaît. » 72 La conception pascalienne de la grandeur humaine, quoique nantie d’un cachet plus décourageant à en croire Goldmann, s’en tient à la prise de conscience de l’étendue qu’atteint la misère de l’homme, comme Goldmann lui-même la résume : Et, par là même, [...] le sens du monde lui est aliéné. Cela signifie justement qu’il se trouve en présence de sens qui ne viennent pas au monde par lui. » 66 Voir son caractérisation précitée : « C’est le jeu fortuit des circonstances, le hasard, qui le conduit plus qu’il ne se conduit lui-même [...] », Bénichou, op. cit., pp. 129-130. 67 Bénichou, op. cit., p. 106. 68 Cf. Camus, Le mythe ..., op. cit., p. 166. 69 Camus, Le mythe ..., op. cit., p. 164. 70 Cf. Camus, Le mythe ..., op. cit., p. 129 : « Pour l’homme absurde, il ne s’agit plus d’expliquer et de résoudre, mais d’éprouver et de décrire. Tout commence par l’indifférence clairvoyante. » 71 Camus, Le mythe ..., op. cit., p. 119. 72 Pascal, op. cit., fr. 122 (p. 70). II. 1. L’homme à l’abandon et le fardeau de la liberté 51 [...] l’homme tragique, seul, abandonné à l’incompréhension des hommes qui dorment et à la colère de Dieu qui se cache et reste muet, trouvera dans sa solitude et dans sa souffrance la seule valeur qui lui reste et qui suffira à faire sa grandeur : [...] Petit et misérable par son incapacité d’atteindre des valeurs réelles, de trouver une vérité rigoureuse, de réaliser une justice vraiment juste, l’homme est grand par sa conscience qui lui permet de déceler toutes les insuffisances, toutes les limitations des êtres et des possibilités intramondaines [...]. 73 D’après la pensée existentialiste, l’idéal du bonheur humain n’offre néanmoins pas non plus de charmantes perspectives : propagé en théorie, il n’est atteint, comme le montrent les observations de Sartre, que par quelques êtres humains exceptionnellement lucides et courageux, capables d’exploiter la liberté qui pourrait naître du sentiment d’angoisse existentielle première si l’homme ne donnait pas dans le compromis, la mauvaise foi et l’inauthenticité plus confortables : Celui qui réalise dans l’angoisse sa condition d’être jeté dans une responsabilité qui se retourne jusque sur son délaissement n’a plus ni remords, ni regret, ni excuse ; il n’est plus qu’une liberté qui se découvre parfaitement elle-même et dont l’être réside en cette découverte même. Mais, [...] la plupart du temps, nous fuyons l’angoisse dans la mauvaise foi. 74 L’idéal théorique esquissé par Sartre se heurte donc lamentablement à la réalité. Selon Camus aussi, les chemins menant à une vie authentique, voire à un certain bonheur, s’avèrent être réservés à - et reconnus par - un nombre minime de ‘révoltés’. Lesdits chemins évoqués par Camus ne sont pour autant pas approuvés par la société, puisqu’ils risquent d’offenser les bonnes mœurs convenues, et revendiquent une disposition d’esprit très difficilement concevable pour le grand public : « Il y a ainsi un bonheur métaphysique à soutenir l’absurdité du monde. La conquête ou le jeu, l’amour innombrable, la révolte absurde, ce sont des hommages que l’homme rend à sa dignité dans une campagne où il est d’avance vaincu. » 75 Les solutions propagées par les systèmes de pensée janséniste et existentialiste pour tirer son profit d’une condition humaine paradoxale et absurde restent donc également théoriques et exigent un bon degré d’abstraction et d’autosuggestion. Ayant dit ceci pour repenser l’argumentation de Goldmann à propos de l’irréconciliabilité prétendue des deux idéologies, focalisons maintenant notre attention sur le concept de vision tragique qui les lie - quoique de signes idéologiquement contraires - comme un chaînon transhistorique. Sur ce point, nous nous servirons des analyses de Goldmann et de sa caractérisation de la conscience tragique. 73 Goldmann, op. cit., p. 89. 74 Sartre, EN, p. 601. 75 Camus, Le mythe ..., op. cit., p. 127. II. La situation paradoxale de l’homme 52 L’inquiétude de l’homme tragique l’entraîne à des comportements d’inhibition, le pétrifie dans son impuissance - voilà ce que la construction du Dieu caché semble imposer car il « [...] n’apporte à l’homme aucun secours extérieur, mais il ne lui apporte non plus aucune garantie, aucun témoignage de la validité de sa raison et de ses forces. » 76 Mais n’est-ce là aussi une paralysie à un certain degré volontaire, ou bien supportée par un soupçon d’intelligence secrète de la part des hommes ? Pour souligner l’impact de la vie imaginée, des désirs et espoirs constituant l’univers parallèle qui s’érige en repoussoir de la réalité ainsi refoulée en faveur de la vie inauthentique, Goldmann se réfère de nouveau à Lukàcs : « [...] les hommes aiment dans l’existence ce qu’elle a d’atmosphérique, d’incertain... ils aiment la grande incertitude comme une berceuse monotone et endormante. » 77 Détestant tout ce qui est univoque et dès lors angoissant, les hommes préfèrent s’adonner à leur complaisance et lâcheté, éludent le conflit pour se fuir dans « leurs rêves qui ne se transforment jamais en actions » 78 - tout comme le font souvent les héros raciniens et sartriens sur scène. 79 Quand bien même l’Électre sartrienne s’était doutée de sa liberté, elle n’en a pas tout à fait pris conscience en passant à l’acte : « J’ai rêvé ce crime » 80 , avoue-t-elle à Oreste, qui a dû le mettre en pratique. Comprenant qu’Électre est aussitôt regagnée par le remords, incarné par les mouches, Oreste lui rappelle en vain que ce sont la mauvaise conscience et l’inhibition consécutive d’Électre elle-même, qui fortifient et font exister les Érinnyes : « C’est ta faiblesse qui fait leur force. » 81 Une vie ou un acte authentiques, selon la pensée sartrienne, doivent provenir du sentiment de manque, identifié à la prémonition de la liberté : « Par suite, l’angoisse devant la mort, la décision résolue ou la fuite dans l’inauthenticité ne sauraient être considérées comme des projets fondamentaux de notre être. » 82 Pour mettre en avant l’importance de s’identifier à la liberté par l’acte, Sartre précise cette tendance à l’hésitation en établissant, d’une part, « [...] l’angoisse dans sa structure essentielle comme conscience de liberté » 83 , et d’autre part, comme liberté qui « [...] peut se caractériser par l’existence de ce rien qui s’insinue entre les motifs et l’acte. » 84 Une semblable perplexité face à son propre acte futur crée également le dilemme du héros racinien, formulé d’une manière exemplaire par Roxane qui 76 Goldmann, op. cit., p. 47. 77 Goldmann, op. cit., p. 48. 78 Goldmann, op. cit., p. 48. 79 L’imagination étant, pour parler avec Pascal, « [...] cette partie dominante de l’homme, cette maîtresse d’erreur et de fausseté, [...] superbe puissance ennemie de la raison, qui [...] a établi dans l’homme une seconde nature. », Pascal, op. cit., fr. 44 (pp. 42-43). 80 Sartre, Jean Paul : Les Mouches, dans id. : Théâtre complet, éd. de Michel Contat. Paris : Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 2005, pp. 1-70, ici p. 58. 81 Les Mouches, op. cit., p. 58. 82 Sartre, EN, p. 610. 83 Sartre, EN, p. 68. 84 Sartre, EN, p. 69. II. 1. L’homme à l’abandon et le fardeau de la liberté 53 s’écrie après avoir reçu le message du Sultan dont elle pressent l’ordre de faire tuer Bajazet : Tout m’obéit ici. Mais dois-je le défendre ? Quel est mon Empereur ? Bajazet ? Amurat ? J’ai trahi l’un. Mais l’autre est peut-être un Ingrat. Le temps presse. Que faire en ce doute funeste ? 85 Rien d’étonnant à ce que l’analyse du système tragique racinien effectuée par Roland Barthes prenne compte de ce phénomène en employant la conception sartrienne du projet : « l’homme racinien […] est l’homme du que faire ? non du faire ; il appelle, il invoque une action, il ne l’accomplit pas ; [...] il vit poussé à l’acte mais ne se projette pas en lui; il connaît des dilemmes, non des problèmes ; il est rejet plus que projet [...] » 86 . Incapable de réaliser le projet qui modifierait ou même réinventerait l’identité du héros, celui-ci semble devenir victime de, pour parler avec Sartre, « [...] la conscience d’être son propre avenir sur le mode du n’être-pas que nous nommerons l’angoisse. » 87 Comme en témoigne la réaction de Roxane qui décide de maintenir son illusion selon laquelle elle pourrait toujours faire fléchir Bajazet, l’état d’impuissance conduit à des comportements insincères de mauvaise foi, en l’occurrence à l’espionnage intriguant : « Observons Bajazet. Étonnons Atalide./ Et couronnons l’Amant, ou perdons le Perfide. » 88 Ce qui distingue, dans ce contexte de la prise de décision, l’homme existentialiste de l’homme jansénisé pascalien (nous fournissant à beaucoup d’égards le modèle théorique pour l’homme racinien), c’est bien sûr l’orientation radicalement athée 89 du premier, bien que, selon Sartre, l’existentialisme ne soit pas « [...] tellement un athéisme au sens où il s’épuiserait à démontrer que Dieu n’existe pas. Il déclare plutôt : même si Dieu existait, ça ne changerait rien » 90 , nuance qui implique que personne, si surhumain soit-il, ne saurait sauver l’homme de sa propre responsabilité de se déterminer lui-même. La prise de conscience de cette liberté fait naître l’angoisse, parce que la célèbre condamnation à la liberté 91 , qu’inflige Sartre à l’homme, l’oblige à se choisir une identité et à donner un sens 85 Bajazet, op. cit., p. 597, nos italiques. 86 Barthes, op. cit., p. 51. 87 Sartre, EN, p. 67. 88 Bajazet, op. cit., p. 597. 89 « L’existentialisme n’est pas autre chose qu’un effort pour tirer toutes les conséquences d’une position athée cohérente. », Sartre, Existentialisme, p. 77. 90 Sartre, Existentialisme, p. 77. 91 « Nous sommes seuls, sans excuses. C’est ce que j’exprimerai en disant que l’homme est condamné à être libre. », « Le délaissement implique que nous choisissons nous-mêmes notre être. Le délaissement va avec l’angoisse. », Sartre, Existentialisme, p. 39 respectivement p. 47. Voir aussi EN, p. 164 et p. 484. II. La situation paradoxale de l’homme 54 au monde 92 , tout en ôtant à l’homme une échappatoire quelconque qui éviterait ce choix : J’émerge seul et dans l’angoisse en face du projet unique et premier qui constitue mon être, toutes les barrières, tous les garde-fous s’écroulent, néantisés par la conscience de ma liberté : je n’ai ni ne puis avoir recours à aucune valeur contre le fait que c’est moi qui maintiens à l’être les valeurs ; rien ne peut m’assurer contre moi-même, coupé du monde et de mon essence par ce néant que je suis, j’ai à réaliser le sens du monde et de mon essence : j’en décide seul, injustifiable et sans excuse. 93 Que la solitude de l’homme jeté dans le monde paraisse favoriser une attitude pessimiste, fataliste et presque nihiliste, des phrases comme « il ne peut y avoir de bien a priori » 94 ou « [...] tout est permis si Dieu n’existe pas, et par conséquent l’homme est délaissé, parce qu’il ne trouve ni en lui, ni hors de lui une possibilité de s’accrocher » 95 , le font comprendre. Nous trouvons chez Pascal non pas seulement un scepticisme semblable, mais en outre, nous le verrons, une conception très moderne, assez hardie en son temps, de la liberté humaine. Si, à en croire Goldmann, Pascal n’est qualifiable ni de sceptique ni de pessimiste 96 , du moins sa critique de la raison prouve-t-elle que Pascal est prêt à remettre en cause la quasi-totalité des opinions reçues, s’exposant au risque de secouer plusieurs piliers de la foi chrétienne : « La dernière démarche de la raison est de reconnaître qu’il y a une infinité de choses qui la surpassent. » 97 , vérité au nom de laquelle Pascal s’autorise de saint Augustin 98 . Cette devise s’applique jusqu’à la religion chrétienne 99 , ce qui, bien entendu, englobe l’existence de Dieu : « S’il y a un Dieu il est infiniment incompréhensible, [...] il n’a nul rapport à nous. Nous sommes donc incapables de connaître ni ce qu’il est, ni s’il est. » 100 D’abord, partant d’un même esprit ‘éclairé’, sceptique ou critique, que partagent Pascal et Sartre, la négativité recouvrant leurs vues respectives de la condition humaine dans l’ici-bas ne peut pas être niée. Juxtaposons aux remarques précitées de Sartre celles-ci de Pascal : Il ne faut pas avoir l’âme fort élevée pour comprendre qu’il n’y pas ici de satisfaction véritable et solide, que tous nos plaisirs ne sont que vanité, que nos maux sont infinis, et qu’enfin la mort, qui nous menace à chaque instant, doit infailli- 92 Cf. Sartre, EN, p. 75: « Dans l’angoisse, je me saisis à la fois comme totalement libre et comme ne pouvant pas ne pas faire que le sens du monde lui vienne par moi. » 93 Sartre, EN, p. 74. 94 Sartre, Existentialisme, p. 38. 95 Sartre, Existentialisme, p. 39. 96 Cf. Goldmann, op. cit., p. 233. 97 Pascal, op. cit., fr. 188 (p. 99). 98 Cf. Pascal, op. cit., fr. 174 (p. 97) : « Saint Augustin. La raison ne se soumettrait jamais si elle ne jugeait qu’il y a des occasions où elle se doit soumettre. » 99 « Si on choque les principes de la raison notre religion sera absurde et ridicule. », Pascal, op. cit., fr. 173 (p. 96). 100 Pascal, op. cit., fr. 418, (pp. 175-176). II. 1. L’homme à l’abandon et le fardeau de la liberté 55 blement nous mettre, dans peu d’années, dans l’horrible nécessité d’être éternellement ou anéantis ou malheureux. 101 En découle l’idée de la vanité principale planant sur toute l’existence terrestre, pensée qui préfigure la vision sartrienne selon laquelle l’homme est d’emblée privé de toute valeur à s’accrocher. Pour ce qui est du terme inévitable de la vie terrestre, l’image parabolique (excessivement citée par la critique littéraire lorsqu’il s’agit de caractériser la vision pascalienne du monde) que Pascal conçoit pour démontrer l’omniprésence et l’avènement toujours imprévisible de la mort comme partie intégrante de la condition humaine, sera modifiée par Sartre y faisant allusion 102 pour mettre en relief l’absurdité de la mort. Voici la citation de Pascal : Qu’on s’imagine un nombre d’hommes dans les chaînes, et tous condamnés à la mort, dont les uns étant chaque jour égorgés à la vue des autres, ceux qui restent voient leur propre condition dans celle de leurs semblables, et, se regardant les uns et les autres avec douleur et sans espérance, attendent à leur tour. C’est l’image de la condition des hommes. 103 Se référant très probablement à cette comparaison pascalienne, Sartre y retrouve à redire que « [c]e n’est pas tout à fait exact : il faudrait plutôt nous comparer à un condamné à mort qui se prépare bravement au dernier supplice [...] et qui, entre-temps, est enlevé par une épidémie de grippe espagnole. » 104 , le sens de la vie ne pouvant pas être réduit à l’attente de la mort qui pourrait survenir à tout moment. Corollairement, une mort individualisée, à laquelle on s’était attendu comme mort personnelle et bien définie (par exemple comme mort de vieillesse), ne fait qu’intensifier « l’absurdité de toute attente, fût-ce justement de son [de la mort] attente » 105 , vu que le hasard doit être considéré comme « néantisation de toutes mes possibles » 106 hors de l’influence humaine. À part cette relativisation prenant compte de la contingence générale de la mort, et dès lors interdisant d’envisager sa ‘propre’ mort de n’importe quelle manière spécifique, ces deux représentations allégoriques de notre condition communiquent effectivement, de prime abord, une sombre image de l’existence humaine. Pascal, qui, dans les Pensées, se met à la place des incroyants en faveur de la force persuasive de ses réflexions, semble avoir éprouvé la contingence de l’existence concrète et physique de l’homme dans le monde : ‘Je ne sais qui m’a mis au monde, ni ce que c’est que le monde, ni que moi-même ; je suis dans une ignorance terrible de toutes choses ; [...] Je vois ces effroyables 101 Pascal, op. cit., fr. 427 (p. 183). 102 Cf. Sartre, EN, p. 578 : « On a souvent dit que nous étions dans la situation d’un condamné, parmi les condamnés, qui ignore le jour de son exécution, mais qui voit exécuter chaque jour ses compagnons de geôle [...] ». 103 Pascal, op. cit., fr. 434 (p. 192). 104 Sartre, EN, p. 578. 105 Sartre, EN, p. 580. 106 Sartre, EN, p. 581. II. La situation paradoxale de l’homme 56 espaces de l’univers qui m’enferment, et je me trouve attaché à un coin de cette vaste étendue, sans que je sache pourquoi je suis plutôt placé en ce lieu qu’en un autre [...]’. 107 Cet ébranlement pré-esquisse le sentiment d’inquiétude existentielle qui figure le point de départ de la philosophie existentialiste, comme le décrit Camus : « […] dans un univers soudain privé d’illusions et de lumières, l’homme se sent un étranger. Cet exil est sans recours puisqu’il est privé de souvenirs d’une patrie perdue ou de l’espoir d’une terre promise. » 108 Sont du coup communs à ces deux visions du monde le manque d’enracinement et le sentiment de perte indéfinissable. Cette parenté se révèle en outre être intensifiée même d’un point de vue terminologique. Il est remarquable que Pascal travaille, dans les Pensées, avec plusieurs mots et concepts qui se retrouveront parmi les maître-mots de la philosophie sartrienne comme choix 109 ou néant 110 , pour n’en nommer que quelques-uns dont il truffe son apologétique visant la conversion des libertins. En dépit du caractère tantôt sceptique, tantôt déférent des réflexions pascaliennes, celles-ci laissent entrevoir, sur la toile de fond d’une conception du monde, comme nous venons de constater, facilement qualifiable de pessimiste, un souffle d’optimisme qui rend à l’homme la responsabilité ultime, non pas de sa destinée (prérogative de Dieu, si hypothétique soit-il), mais pour le moins de l’orientation de sa vie, en lui restituant la tâche de choisir. Il est vrai que, selon Pascal, il ne s’agit pas de se choisir ses propres valeurs ou une identité en s’y projetant ex nihilo en conséquence d’un détournement catégorique de Dieu, comme le ferait l’homme athée conformément à la morale existentialiste. Pascal fait plutôt comprendre que celui qui remet en cause l’existence de Dieu se voit réserver la liberté de parier sur l’existence de Dieu ou bien, ce qui revient à être l’alternative, de parier sur le néant. « Dieu est ou il n’est pas ; mais de quel côté pencherons-nous ? la raison n’y peut rien déterminer. [...] Il se joue un jeu [...] où il arrivera croix ou pile. Que 107 Pascal, op. cit., fr. 427 (p. 184). Cf. aussi ibid., fr. 68 (p. 54) : « Quand je considère la petite durée de ma vie [,...] le petit espace que je remplis et même que je vois abîmé dans l’infinie immensité des espaces que j’ignore et qui m’ignorent, je m’effraye et m’étonne de me voir ici plutôt que là, car il n’y a point de raison pourquoi ici plutôt que là, pourquoi à présent plutôt que lors. Qui m’y a mis ? Par l’ordre et la conduite de qui ce lieu et ce temps a(-t-)il été destiné à moi ? » 108 Camus, Le mythe ..., op. cit., p. 18. 109 Cf. par exemple, dans le contexte du pari, Pascal, op. cit., fr. 418 (p. 176) : « [...] il faut choisir [...] » si on s’engage dans la recherche positive, donc affirmative, de Dieu. 110 Cf. par exemple Pascal, op. cit., fr. 427 (p. 184): « ‘Comme je ne sais d’où je viens, aussi je ne sais où je vais ; et je sais seulement qu’en sortant de ce monde je tombe pour jamais ou dans le néant, ou dans les mains d’un Dieu irrité. [...] Voilà mon état, plein de faiblesse et d’incertitude. [...]’ » ; « le fini s’anéantit en présence de l’infini et devient un pur néant. », ibid., fr. 418 (p. 175) ; selon Pascal l’homme serait un « [...] néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant [...]. », ibid., fr. 199 (p. 104). Pour les connotations du néant concernant la problématique identitaire, voir la sous-partie suivante. II. 1. L’homme à l’abandon et le fardeau de la liberté 57 gagerez-vous ? » 111 Tandis que Sartre installe l’homme face à l’alternative du projet (qui apprécie à sa juste valeur la liberté humaine) ou de la mort métaphorique scellée par le jugement écrasant d’autrui (nous y reviendrons), Pascal dresse une alternative pas moins désillusionnante : le pari sur Dieu ou la chute dans le néant existentiel. Comme chez Sartre, c’est l’homme qui décide du sens de sa vie, la seule contrainte étant que l’homme n’est pas libre, n’a donc pas le choix, de renoncer aux choix respectivement aux paris tels quels, puisqu’ « [...] il faut parier. Cela n’est point volontaire, vous êtes embarqués. » 112 Sartre met sur le même plan liberté, choix et l’engagement qui s’ensuit 113 , tout en voyant dans l’acte de choisir la prémisse quintessenciée de l’existence humaine 114 , quelles que soient les conditions de vie dans n’importe quelle situation historique donnée : « Car être libre n’est pas choisir le monde historique où l’on surgit [...] mais se choisir dans le monde, quel qu’il soit. » 115 Nous voilà renvoyés à une condition qui cadrerait sans problèmes avec les circonstances politiquement et économiquement difficiles auxquelles doit faire face le groupe social jansénisé selon la théorie de Goldmann. Leurs mains liées sur les plans politique et social, les membres de ce groupe pourraient toujours se prévaloir de leur liberté interne, liberté de conscience offerte par le pari. Cette parenté argumentative avec la notion sartrienne du choix, préconisant de la même façon la primauté d’une liberté individuelle relativisée, a peut-être amené Goldmann à voir en Pascal « la première réalisation exemplaire de l’homme moderne » 116 . La solution du pari proposée par Pascal pour sortir de cette situation paradoxale serait donc indicatrice d’un « rationalisme moderne » 117 et dialectique, écrit Goldmann, parce que « [d]ans le monde - tel que le voit Pascal - aucune affirmation n’est vraie si on ne lui ajoute, pour la compléter, l’affirmation contraire » 118 . Il est vrai qu’il faudrait faire un effort considérable pour déceler la liberté dont auraient pu profiter et jouir les membres de la noblesse de robe prédisposés au jansénisme se propageant, les possibilités de révolte ou de rébellion signifiant un danger existentiel 119 , ce qui amenuisait sensiblement le potentiel 111 Pascal, op. cit., fr. 418 (p. 176). 112 Pascal, op. cit., fr. 418 (p. 176). 113 Cf. Sartre, EN, p. 510: « Choisir, c’est faire que surgisse avec mon engagement une certaine extension finie de durée concrète et continue, qui est précisément celle qui me sépare de la réalisation de mes possibles originels. Ainsi liberté, choix, néantisation, temporalisation, ne font qu’une seule et même chose. » 114 Cf. Sartre, EN, p. 618: « […] pour la réalité-humaine, il n’y a pas de différence entre exister et se choisir. » Cf. aussi ibid., pp. 531-532 : « [...] le fait de ne pas pouvoir ne pas être libre est la facticité de la liberté, et le fait de ne pas pouvoir ne pas exister est sa contingence. Contingence et facticité ne font qu’un. » 115 Sartre, EN, p. 566. 116 Goldmann, op. cit., p. 192. 117 Goldmann, op. cit., p. 193. 118 Goldmann, op. cit., p. 218. 119 Cf. Bénichou, op. cit., pp. 159-165, pour l’incompatibilité du jansénisme avec les intérêts de la monarchie absolue. Du coup, aux yeux des autorités « [...] contredis[ant] l’évolution de la société française, et les puissances qui en étaient issues » (ibid., p. II. La situation paradoxale de l’homme 58 d’épanouissement de soi, comme l’a pertinemment reconstruit Goldmann : « Notre liberté se réduit au choix dans la vie de tous les jours entre les multiples paris qui s’offrent accidentellement, et d’une manière essentielle au choix entre le pari sur Dieu et le pari sur le néant. » 120 Mais chez Pascal aussi, la forme de liberté qui lui tient à cœur, c’est-à-dire liberté de choix volontaire en tant que trait identificatoire de l’homme authentique, donc engagé, s’explique le mieux à travers l’acception existentialiste de la liberté, comme la définit Sartre : « Il ne peut y avoir de pour-soi libre que comme engagé dans un monde résistant » 121 , suite à quoi Sartre « [...] précis[e] contre le sens commun que la formule ‘être libre’ ne signifie pas ‘obtenir ce qu’on a voulu’, mais ‘se déterminer à vouloir (au sens large de choisir) par soi-même’ » 122 . À la différence de l’acception populaire de ‘liberté’, le concept technique et philosophique - le seul valable dans ce contexte selon Sartre - ne veut dire autre chose qu’« autonomie de choix » 123 . Il s’agit donc d’une définition de la liberté qui, « [...] ne distinguant pas entre le choisir et le faire, nous oblige à renoncer du coup à la distinction entre l’intention et l’acte. » 124 Ce qui est par conséquent commun aux deux positions, c’est la disposition de l’esprit à choisir librement sa volonté de résistance, celle-ci se manifestant en tant que révolte psychique et morale, payée par le prix de la vie physique, si nous pensons à la plupart des séquestrés mis en scène par Sartre dans Morts sans sépulture. Tout en succombant à la torture, ceux-ci restent fidèles à leurs projets de résistance, même à l’instant de leur exécution 125 . Ou bien prenons cette liberté intériorisée s’identifiant au pari sur Dieu, le croyant qui prend à cœur la proposition pascalienne ayant gagé toute sa vie pour désormais pouvoir sincèrement justifier sa propre existence par la recherche du vrai - de Dieu. Comme ne cesse de l’affirmer Sartre, « [...] le succès n’importe aucunement à la liberté. » 126 163), le jansénisme fut finalement supprimé par des mesures politiques. Bénichou retient en outre que pour Pascal, comme pour Racine, toute forme de dissidence par rapport à l’ordre établi, était hors de question (cf. ibid., p. 169), le « mélange de conformisme et de négation » (ibid., p. 173) aboutissant dans le nihilisme pascalien. « Car, si la croyance que les institutions existantes sont conformes à la justice est absurde, l’illusion selon laquelle des institutions justes pourraient les remplacer n’est pas moins chimérique, et s’inspire, dans l’état de corruption radicale de l’espèce humaine, d’une sacrilège présomption. » (ibid., p. 172). 120 Goldmann, op. cit., p. 322. 121 Sartre, EN, p. 528. 122 Sartre, EN, p. 528. 123 Sartre, EN, p. 529. 124 Sartre, EN, p. 529. 125 Quant au maniement exemplaire de la liberté dont ceux-ci font preuve, Sartre déclare : « Les personnages ont déjà parcouru, eux, le chemin de la liberté. [...] la pièce a pour thème ce que j’appellerai, faute d’un mot meilleur, l’héroїsme. », dans Sartre, Théâtre complet, op. cit., p. 202 (« Autour de ‘Morts sans sépulture’ »). 126 Sartre, EN, p. 528. Dans une interview datant du 24 avril 1943, Sartre relativisera il est vrai cette conception en arguant qu’il ne suffit pas d’être libre de conscience, puisqu’il faudrait assumer cette liberté - à l’instar d’Oreste suite à sa prise de conscience - par II. 1. L’homme à l’abandon et le fardeau de la liberté 59 En vue de la nature à la fois contraignante et apaisante de ce genre de liberté, nous proposons de parler de liberté négative, conformément à la conception de l’anthropologie négative, si étroitement liée à celle-là. Nous préciserons ultérieurement que ce sont justement les personnages raciniens auxquels incombe le statut de héros tragique selon Goldmann (voir dessus), à savoir - dans les pièces qui nous occupent - Andromaque, Junie et Britannicus, qui satisfont à cette idée de liberté en imposant leur exigence d’authenticité et de pureté de conscience, chèrement acquises. C’est d’ailleurs la soif de vivre d’une manière authentique, rassurante et intensifiée qui s’impose comme parallèle additionnel entre les visions du monde existentielle et jansénisée. La conscience du fait que l’engagement personnel conformément à la décision, soit de parier sur l’existence de Dieu, soit de faire valider l’autonomie de choix à tout prix, pourrait à chaque instant être terminé par la mort 127 , implique que ces deux attitudes appellent à saisir chaque moment, chaque instantanée présente. Ce faisant, l’homme peut profiter le mieux de ce qui constitue sa seule certitude indestructible et susceptible de le rendre heureux : à savoir, sa propre existence terrestre d’à présent. Dès lors Pascal critique les hommes frappés par une cécité qui les fait méconnaître la valeur du présent en tant que vérité à laquelle ils devraient s’accrocher : « Le présent n’est jamais notre fin. Le passé et le présent sont nos moyens ; le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre, et nous disposant toujours à être heureux il est inévitable que nous ne le soyons jamais. » 128 Fait l’acte dont l’étendue morale et altruiste améliore le destin collectif : « Libre en conscience, l’homme qui s’est haussé à ce point au-dessus de lui-même ne deviendra libre en situation que s’il rétablit la liberté pour autrui, si son acte a pour conséquence la disparition d’un état de chose existant et le rétablissement de ce qui devrait être. » (Sartre, TS, pp. 268-269), commentaire qui nous paraît être conçu exprès pour le dénouement des Mouches, sans pour autant remettre en cause la conception sartrienne de la liberté abstraite décrite dans L’Être et le Néant et mise en scène dans, par exemple, Morts sans sépulture, voir en haut. En outre, étant donné la fin ouverte des Mouches, il n’est pas certain que les Arguiens sachent tirer les conséquences adéquates de l’acte d’Oreste, donc qu’ils établissent un nouvel ordre démocratique, dans la mesure où ils égaleraient Oreste en son choix subjectif. 127 Cf. Sartre, EN, p. 150 : « [...] à l’instant infinitésimal de ma mort, je ne serai plus que mon passé. Lui seul me définira. [...] C’est enfin ce qui frappe le croyant lorsqu’il réalise avec effroi que, au moment de la mort, les jeux sont faits, il ne reste plus une carte à jouer. » ; cf. aussi Camus, Le mythe ..., op. cit., p. 81 : « La mort est là comme seule réalité. Après elle, les jeux sont faits. » et pp. 87-88 : « L’absurde et le surcroît de vie qu’il comporte ne dépendent donc pas de la volonté de l’homme mais de son contraire qui est la mort ». 128 Cf. Pascal, op. cit., fr. 47 (p. 48) ; voir aussi ibid., fr. 47 (p. 47) : « Nous ne nous tenons jamais au temps présent. Nous rappelons le passé ; nous anticipons l’avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours, ou nous rappelons le passé pour l’arrêter comme trop prompt, si imprudents que nous errons dans des temps qui ne sont pas nôtres, et ne pensons point au seul qui nous appartient, et si vains que nous II. La situation paradoxale de l’homme 60 écho à cette exhortation pascalienne la conception du temps préconisée par Camus aux yeux de qui « [l]e présent et la succession des présents devant une âme sans cesse consciente, c’est l’idéal de l’homme absurde. » 129 Tandis que Pascal propose que l’incroyant accède à cette intensité et conscience rehaussées de la vie en dissimulant la foi (voir la suite) et en exécutant tous les gestes et rituels y appartenant, Sartre et Camus modernisent cette idée d’une théâtralisation respectivement d’une multiplication efficace des expériences, tout en recourant de même à des métaphores ludiques comme « le pari déchirant et merveilleux de l’absurde » 130 : Mais que signifie la vie dans un tel univers ? Rien d’autre [...] que l’indifférence à l’avenir et la passion d’épuiser tout ce qui est donné. [...] Ce visage de la vie m’étant donné, puis-je m’en accommoder ? Or, en face de ce souci particulier, la croyance à l’absurde revient à remplacer la qualité des expériences par la quantité. [...] alors je dois dire que ce qui compte n’est pas de vivre le mieux mais de vivre le plus. 131 Ce pour quoi l’acteur, qui endosse plusieurs rôles pour collectionner le maximum de ‘vies’ respectivement de projets expérimentés (justement comme Pascal encourage l’incroyant à mettre en scène le rôle du croyant, voir en bas), incarne, selon Camus, une variante idéale de l’homme absurde représentant la morale de la quantité. 132 C’est là la prise de conscience cruciale pour réaliser sa liberté existentielle, « [c]ar l’erreur est de penser que cette quantité d’expériences dépend des circonstances de notre vie quand elle ne dépend que de nous. » 133 Pour ce qui est de la solution esquissée par Sartre, l’exemple du garçon de café, que nous reprendrons sous peu, est tant compréhensible qu’instructif : « [...] si je dois jouer à être garçon de café pour l’être, du moins aurai-je beau jouer au diplomate ou au marin : je ne le serai pas. » 134 Sartre fait ressortir qu’un rôle ne peut être librement rempli qu’à la condition qu’« [...] au sein du pour-soi, comme totalité perpétuellement évanescente, l’être en-soi comme contingence évanescente de ma situation soit donné » 135 , c’est-à-dire que la liberté négative se nourrit des contraintes réelles que sont les conditions de vie non malléables : Ce fait insaisissable de ma condition, cette impalpable différence qui sépare la comédie réalisante de la pure et simple comédie, c’est ce qui fait que le pour-soi, tout en choisissant le sens de sa situation et en se constituant lui-même comme fondement de lui-même en situation, ne choisit pas sa position. 136 songeons à ceux qui ne sont rien, et échappons sans réflexion le seul qui subsiste. C’est que le présent d’ordinaire nous blesse. [...] ». 129 Cf. Camus, Le mythe ..., op. cit., p. 88. 130 Camus, Le mythe ..., op. cit., p. 75, nos italiques. 131 Camus, Le mythe ..., op. cit., p. 84. 132 Cf. Camus, Le mythe ..., op. cit., p. 108. 133 Camus, Le mythe ..., op. cit., pp. 86-87. 134 Sartre, EN, p. 119. 135 Sartre, EN, p. 119. 136 Sartre, EN, p. 119. II. 1. L’homme à l’abandon et le fardeau de la liberté 61 Il faut donc, pour vivre d’une manière authentique, renoncer à refouler la réalité en s’enfonçant dans un rôle qu’on joue de façon mécanique, démesurément sérieuse, et partant, presque caricaturale (typique de la simple comédie), pour éviter d’être renvoyé à la contingence et au manque de légitimation qui marquent, selon Sartre, l’existence humaine. Cette disposition d’esprit est vitale puisqu’elle tient compte de l’écart entre, d’un côté, la simple comédie jouée dans le mode angoissé de la mauvaise foi, et de l’autre côté, la comédie réalisante jouée en pleine connaissance de l’irréalité du monde ainsi que du caractère ludique de la condition humaine : cet écart représente du coup la marge de manœuvre dans laquelle devrait s’épanouir la liberté paradoxale de l’homme. Tenant ce potentiel de liberté relatif présent à l’esprit, l’on comprend mieux l’évaluation rétrospective suivante qu’ose Sartre : « Jamais nous n’avons été plus libres que sous l’occupation allemande. » 137 , le bonheur relatif et la tranquillité de conscience de chacun se réduisant à une question d’attitude. Celle-ci se cristallise face à la torture : ‘Si on me torture, tiendrai-je le coup ? ’ Ainsi la question même de la liberté était posée et nous étions au bord de la connaissance la plus profonde que l’homme peut avoir de lui-même. [...] un seul mot suffisait pour provoquer dix, cent arrestations. Cette responsabilité totale dans la solitude totale, n’est-ce pas le dévoilement même de notre liberté ? 138 Cette évocation de l’Occupation comme une véritable situation-limite n’est pas sans rappeler la situation historique du groupe social enclin au jansénisme et au retrait du monde sous le règne de Louis XIV pour exprimer la volonté de contester la politique et l’autorité absolutistes. Si nous mettons en parallèle la Résistance du peuple français et la désobéissance civile pratiquée par le groupe janséniste 139 , leur est commune la primauté de la décision subjective et du ‘salut’ individuel qu’il faut rechercher dans la mesure du possible pour se réserver la 137 Sartre, Jean-Paul : « La République du silence », dans id. : Situations III. Paris : Gallimard (nrf), 1949, pp. 11-14, ici p. 11. 138 Sartre, « La République du silence », art. cit., pp. 12-13. Bürger analyse le fonctionnement de la conscience selon Sartre en fonction de ce qu’il désigne comme ‘double perspective’ : tout en soumettant la réalité à son libre arbitre, le moi demeure conscient de ce que sa toute-puissance n’est qu’une hypothèse, voire un pari, cf. Bürger, Peter : Sartre. Eine Philosophie des Als-ob. Francfort sur Main : Suhrkamp, 2007, p. 78. Puisque pour le moi sartrien, l’acceptation volontaire de la situation fait disparaître la détermination dans le mode du ‘comme-si’, la conscience de la liberté peut naître (voir ibid., p. 86). Bürger rapproche le projet sartrien du concept de l’ironie romantique de Schlegel, parce que ces deux notions trahissent l’art précaire de survivre conçu par l’intellectuel dans des époques historiques marquées par une désorientation normative extrême, voir ibid., p. 88. 139 Se réclamant du droit de la conscience, les jansénistes s’opposaient aux systèmes autocratiques représentés par l’État absolutiste et l’Église catholique. Voir pour ce refus de docilité, caractéristique du jansénisme de teinture religieuse et politique, Hildesheimer, op. cit., pp. 91-99. II. La situation paradoxale de l’homme 62 liberté de conscience, nonobstant les adversités extérieures 140 . Ce qui revient à dire que, dans les deux cas, l’immobilité et l’infatuation complaisante devant les données historiques doivent être refusées - au nom de l’exigence d’authenticité du projet de vie - comme excuses confinant à la lâcheté. Quelles sont donc les conséquences concrètes de ce projet de vie « [...] pour un homme décidé à tenir son pari et à observer strictement ce qu’il croit être la règle du jeu » 141 ? Pour revenir à ce propos au pari pascalien qui se substitue à l’épreuve systématique de Dieu, c’est la certitude du cœur introduite par Pascal qui l’emporte sur la certitude rationaliste et scientifique, celle-ci s’étant avérée insuffisante et inadéquate pour l’homme qui tente de se rapprocher de Dieu : « [...] nous ne connaissons ni l’existence ni la nature de Dieu [...]. Mais par la foi nous connaissons son existence [...]. » 142 À la différence de la connaissance scientifique, la connaissance estimative du cœur se soustrait à la rationalité, le cœur étant considéré comme le centre de la personnalité de l’homme - centre où convergent ses désirs, ses intentions et ses inclinations. Les objets de la concupiscence de l’homme décident moins de la bonté respectivement méchanceté de ce cœur 143 que ne le fait sa disposition, soit d’être sensible à Dieu, soit de se fermer à Dieu, étant donné que « [c]’est le cœur qui sent Dieu et non la raison. Voilà ce que c’est que la foi. Dieu sensible au cœur, non à la raison. » 144 L’objectif de cette théorie épistémologique calculant les probabilités est de faire de l’incroyant sceptique un chercheur de Dieu, en lui suggérant qu’il n’a rien à perdre s’il parie sur l’existence de Dieu. 145 C’est pourquoi la foi chrétienne devrait en premier lieu 140 Selon Sartre, la situation historique sous l’Occupation ‘facilitait’ la réalisation intense et authentique de la condition humaine : « puisque nous étions traqués, chacun de nos gestes avait le poids d’un engagement. Les circonstances souvent atroces de notre combat nous mettaient enfin à même de vivre, sans fard et sans voile, cette situation déchirée, insoutenable qu’on appelle la condition humaine. [...] à chaque seconde nous vivions dans sa plénitude le sens de cette petite phrase banale : ‘Tous les hommes sont mortels.’ Et le choix que chacun faisait de lui-même était authentique puisqu’il se faisait en présence de la mort [...] », Sartre, « La République du silence », art. cit., pp. 11-12. 141 Camus, Le mythe ..., op. cit., p. 86. 142 Pascal, op. cit., fr. 418 (p. 175). 143 Cf. Zwierlein, op. cit., p. 15. 144 Pascal, op. cit., fr. 424 (p. 180) ; cf. ibid., fr. 423 (p. 180) : « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point ». Voir à propos de la soumission de la raison à la foi, et plus généralement, à propos de la relation entre science et foi chrétienne chez Pascal : Heß, Manfred : Blaise Pascal : Wissenschaftliches Denken und christlicher Glaube. Munich : Fink (Freiburger Schriften zur romanischen Philologie, 33), 1977, surtout pp. 144-151 : « Die ‘jansenistische’ Anthropologie Pascals : Der Glaube als Wirkung der Gnade » ; pour la ‘mobilisation’ de l’œil du cœur, le chapitre « De l’œil de chair à l’œil du cœur : la conversion du sensible » dans Susini, Laurent : L’Écriture de Pascal. La lumière et le feu. La ‘vraie éloquence’ à l’œuvre dans les Pensées. Paris: Champion (Lumière classique, 72), 2008, pp. 46-60. 145 Cf. Pascal, op. cit., fr. 418 (pp. 174-179) pour l’épreuve détaillée de sa théorie que Pascal résume avec les mots suivants : « si vous gagnez vous gagnez tout, et si vous perdez vous ne perdez rien », ibid. (p. 176). II. 1. L’homme à l’abandon et le fardeau de la liberté 63 être pratiquée comme un rôle qu’on joue, ou une identité qu’on assume, pour se rendre sensible à la grâce divine ; de sorte que l’homme exploite ses forces, sa capacité de simuler la foi et le dévouement promettant réceptivité à l’attention de Dieu : « parier, ce n’est pas croire, c’est se mettre dans les dispositions favorables à l’éclosion de la foi. » 146 Afin d’enquérir la foi et, chemin faisant, diminuer leurs passions qui sont à l’origine de l’impuissance à croire, les incroyants s’étant engagés dans le jeu du pari et ayant reconnu la « nécessité de jouer » 147 doivent ensuite feindre la foi, « [...] en faisant tout comme s’ils croyaient, en prenant de l’eau bénite, en faisant dire des messes, etc. » 148 Abstraction faite des effets que cette ‘fiction’ de la foi a sur la conception de soi (commençant par un nouveau sens donné à la vie), la notion de faire du théâtre, comprise dans cette position, évoque déjà le projet sartrien qui s’appuie sur l’identité qu’on s’est choisie pour la ‘jouer’, et partant, la faire sienne. De plus, nous avons affaire à une conduite de feinte qui, par extension et compte tenu des connotations négatives associées à la dissimulation, s’arrange parfaitement avec l’étiquette de la société de cour du XVII e siècle 149 , qui serait le pendant mondain à la foi religieuse mise en scène. Même si ce nouveau rôle adapté, à cause du manque de sincérité évidente, gênait au début celui qui s’efforce de s’en charger, Pascal y rétorquerait que, « [...] quand on est forcé de jouer, il faut renoncer à la raison pour garder la vie plutôt que de la hasarder pour le gain infini aussi prêt à arriver que la perte du néant. » 150 Ce sont donc l’aspect ludique (malgré le sérieux du jeu et la gravité de l’enjeu), la conscience du risque et de la responsabilité de chacun, associés au pari, qui à notre avis font s’apparenter existentialisme et idéologie janséniste du point de vue de l’engagement, comme le résume d’une manière pointée Gilberte Ronnet : ce qui est demandé à l’homme, c’est de jouer sa vie, de l’engager, à fond perdu, dans un jeu qui est la suprême épreuve de sa liberté. Si la raison humaine pouvait franchir les bornes du fini, ou si les épreuves du christianisme étaient absolument convaincantes, il n’y aurait plus de liberté [...]. Mais, dans l’incertitude où il est de toutes choses, c’est à l’homme de donner lui-même un sens à sa vie ; à lui d’assumer, à ses risques et périls, la signification de son destin. 151 146 Ronnet, op. cit., p. 76. 147 Pascal, op. cit., fr. 418 (p. 177). 148 Pascal, op. cit., fr. 418 (p. 178). 149 Cf., par exemple, La Bruyère, Jean de: Les caractères. Chronologie et préface par Robert Pignarre. Paris : Flammarion, 2002 (1965), p. 202 (VIII « De la cour », 2) : « Un homme qui sait la cour est maître de son geste, de ses yeux et de son visage ; il est profond, impénétrable ; il dissimule les mauvais offices, sourit à ses ennemis, contraint son humeur, déguise ses passions, dément son cœur, parle, agit contre ses sentiments. Tout ce grand raffinement n’est qu’un vice, que l’on appelle fausseté, quelquefois aussi inutile au courtisan pour sa fortune, que la franchise, la sincérité et la vertu. » 150 Pascal, op. cit., fr. 418 (p. 177). 151 Ronnet, op. cit., p. 68. II. La situation paradoxale de l’homme 64 L’optimisme humaniste inhérent à cette perspective, la compatibilité de la liberté de l’homme avec le don de la grâce (toujours au-delà de l’influence humaine, mais plus probable si on parie comme le suggère Pascal), Goldmann les a aussi annoncés. Il concède que l’impuissance du croyant janséniste puisse être transcendée si ce dernier réussit à se représenter le divin regard surplombant comme également sujet au pari - ce qui permet au croyant de vivre, du moins provisoirement, en suspens, donc en oscillant entre des sentiments de tension et de confiance, entre angoisse et espérance : [...] message que l’âme croit entendre en permanence de la voix de Dieu caché et invisible, message qui lui apporte la certitude dans le doute, l’optimisme dans la crainte, la grandeur dans la misère, le repos dans la tension, message qui dans l’inquiétude et l’angoisse perpétuelles de l’âme est la seule raison permanente et valable de confiance et d’espoir. 152 L’acquisition éventuelle de la grâce, tout en demeurant incertaine, constitue quand même la source principale d’optimisme pour celui qui s’est consacré à la recherche de Dieu. Par conséquent, c’est de cette incertitude même, incertitude quant à la probabilité d’un enregistrement divin de tous nos actes, que naît le pressentiment d’une liberté qui ressemble notablement à celle représentant la clé à la découverte de soi, voire à l’auto-détermination sartriennes. Pour illustrer cette liberté identitaire, Sartre, de son côté, consigne l’exemple du garçon de café : « il joue à être garçon de café. [...] le jeu est une sorte de repérage et d’investigation. [...] le garçon de café joue avec sa condition pour la réaliser » 153 , sa conduite étant « toute de cérémonie » 154 et représentation. L’essentiel 152 Goldmann, op. cit., p. 94. Il nous paraît à propos d’ouvrir ici une parenthèse pour consigner une citation racinienne (provenant de Bérénice) de laquelle appert que cette fonction du Dieu caché est transposée au domaine interpersonnel, comme l’implique la réplique suivante d’Antiochus à propos de son amour unilatéral envers Bérénice, tout en faisant écho à la conclusion précitée que Goldmann tire de la pensée pascalienne : « Tous mes moments ne sont qu’un éternel passage/ De la crainte à l’espoir [...]/ Et je respire encor ? [...] », Racine, Jean : Bérénice, dans Racine, op. cit., pp. 447-509, ici p. 502. Atteste de la profanation de cette idée du va-et-vient respectivement de l’interdépendance des émotions contrariées également la maxime suivante de La Rochefoucauld : « L’espérance et la crainte sont inséparables, et il n’y a point de crainte sans espérance ni d’espérance sans crainte. », La Rochefoucauld, François de : Maximes et Réflexions diverses. Édition de Jean Lafond. Paris : Gallimard (folio classique), 2003 (1976), p. 150, Maximes écartées 21. Philippe Sellier suggère, soit dit en passant, que « La Rochefoucauld serait un Pascal qui aurait émondé de sa production tous les rameaux chrétiens », que son idée a été « [...] de développer ce qui, dans le projet pascalien, se présente comme un ‘négatif’ - au sens photographique - de la théologie augustinienne », c’est-à-dire que La Rochefoucauld observe l’interaction de cette dernière avec la vie mondaine, pour rendre compte des aspects et effets quotidiens ainsi que pragmatiques correspondants. Voir Sellier, Philippe : Port Royal et la littérature II., op. cit., pp. 143 et 149. 153 Sartre, EN, p. 94. 154 Sartre, EN, p. 94. II. 1. L’homme à l’abandon et le fardeau de la liberté 65 c’est que l’homme ne tâche pas à s’identifier complètement à ce rôle afin de s’y fondre en tant qu’en-soi qui nie sa responsabilité et son obligation à se choisir et se projeter. En revanche, en remplissant ce rôle donné comme le ferait un acteur, l’homme se prévaut de la valeur propre du jeu tel quel constitué par sa pure existence, sans pour autant être séduit par la mauvaise foi ou tomber sous l’emprise aliénante de l’esprit de sérieux 155 . En épuisant ainsi les possibilités de son être, de par ce que Sartre nomme l’« acte néantisant » 156 , cet homme qui sait jouer d’après l’acception existentielle du terme, se fait « fondement de soi comme conscience » 157 , l’en-soi se perdant pour devenir pour-soi. Le jeu en tant qu’activité apte à délivrer la subjectivité 158 remet en valeur l’apport humain à la condition humaine : Dès qu’un homme se saisit comme libre et veut user de sa liberté, quelle que puisse être d’ailleurs son angoisse, son activité est de jeu : [...] il pose lui-même la valeur et les règles de ses actes et ne consent à payer que selon les règles qu’il a lui-même posées et définies. D’où, en un sens, le ‘peu de réalité’ du monde. 159 Tout comme cette démonstration de l’importance attribuée à la volonté de remplir un rôle comme fin en soi, l’exigence pascalienne de mettre en scène la foi respectivement le rôle de celui poursuivant la recherche de Dieu s’appuie aussi sur la conscience de la performativité et de l’écart purement représentatif. 160 Et ceci sans jamais mettre en doute le choix de ce chemin dont le succès et la récompense finale restent toujours incertains. 155 Cf. Sartre, EN, p. 626 : Le jeu, « [...] en s’opposant à l’esprit de sérieux, [...] enlève au réel sa réalité. Il y a sérieux quand on part du monde et qu’on attribue plus de réalité au monde qu’à soi-même, à tout le moins quand on se confère une réalité dans la mesure où on appartient au monde. » 156 Cf. Sartre, EN, p. 115: « [...] le néant est ce trou d’être, cette chute de l’en-soi vers le soi par quoi se constitue le pour-soi. Mais ce néant ne peut ‘être été’ que si son existence d’emprunt est corrélative d’un acte néantisant de l’être. » 157 Sartre, EN, p. 118. 158 Cf. Sartre, EN, p. 626. 159 Sartre, EN, p. 626. La métaphore de la vie comme comédie ou jeu insinuée par Sartre se retrouve aussi chez Pascal qui s’en sert d’ailleurs d’un ton assez laconique : « Le dernier acte est sanglant quelque belle que soit la comédie en tout le reste. On jette enfin de la terre sur la tête et en voilà pour jamais. », Pascal, op. cit., fr. 165 (p. 95). 160 Les parallèles entre l’acteur de profession et l’athée pascalien sont signalés par Yann Robert qui analyse la puissance performative de l’imitation dans le Saint Genest de Rotrou : « À l’instar de Pascal qui encourage ses lecteurs athées dans son célèbre fragment sur le ‘pari’ à agir ‘tout comme s’ils croyaient […]’, Rotrou admet qu’un acteur puisse devenir chrétien en mimant la foi. […] Pour Rotrou comme pour Pascal, le chrétien ne peut acquérir la grâce par la vision ou par l’accomplissement de faits spectaculaires (contrairement au modèle cornélien et ses conversions héroїques), mais il peut favoriser le don de la foi en adoptant volontairement un nouveau rôle. », Robert, Yann : « Le Saint Genest de Rotrou et la Querelle du théâtre », dans Zaiser, Rainer (éd.) : Papers on French Seventeenth Century Literature. Vol. XXXV, No. 69. Tubingen : Narr, 2008, pp. 573-588, ici p. 587. II. La situation paradoxale de l’homme 66 Nous pouvons donc conclure que l’ontologie existentialiste et la démarche pascalienne intègrent toutes les deux un bon degré de théâtralité et d’auto-suggestion pour envoyer l’homme sur la bonne voie qu’est la vie authentique. Nonobstant l’approche en premier lieu ludique et spéculative, les deux expérimentations révèlent une dimension des plus existentielles puisque le paraître de la performance affecte la vie de tous les jours, et, plus important, l’image que retiennent les autres du sujet ‘embarqué’ pour de bon sur la route qu’il a choisie, comme l’exprime de façon très compréhensible cette métaphore filée jusqu’à l’allégorie par La Bruyère visant l’omniprésence de cet esprit de jeu dans la société de cour : La vie de la cour est un jeu sérieux, mélancolique, qui applique : il faut arranger ses pièces et ses batteries, avoir un dessein, le suivre, parer celui de son adversaire, hasarder quelquefois, et jouer de caprice ; et après toutes ses rêveries et toutes ses mesures, on est échec, quelquefois mat ; souvent, avec des pions qu’on ménage bien, on va à dame, et l’on gagne la partie : le plus habile l’emporte, ou le plus heureux. 161 S’impose du coup la question de savoir pour quelles raisons les hommes jansénisé et existentialiste dans leur majorité s’avèrent ne pas être en mesure d’exploiter les possibilités offertes par ces deux formes de liberté existentielle. Le phénomène d’inhibition paralysante nous conduit à nous interroger sur les fondements et la nature de la conception de l’homme devenu étranger à lui-même, tant à l’ère louisquatorzienne qu’à l’époque contemporaine de la genèse de la philosophie et des premières pièces sartriennes. II. 2. L’anthropologie négative : l’homme corrompu et la quête identitaire Conformément au modèle de la théologie négative, selon laquelle Dieu se soustrait à l’homme pour se faire Deus absconditus imprévisible et indiscernable 162 , Karlheinz Stierle applique le concept d’anthropologie négative à un mouvement de réflexion prédominant l’imagination et le discours sur la nature humaine à l’âge classique français. Ce choix terminologique se ramène à la remise en cause, renouvelée canoniquement au siècle classique, de la condition humaine, l’impossibilité de connaître la nature humaine se convertissant en topique susceptible d’effacer la validité de la question originellement posée. 163 Il ressort de là que les écrits moraux de l’époque, de même que les œuvres fictionnelles de Madame de La Fayette ou de Racine, sont révélateurs d’une approche fondamentalement négative à l’essence de l’homme, à ses dispositions morales, à ses possibilités, à ce qu’on pourrait et devrait attendre de son existence individuelle et 161 La Bruyère, op. cit., p. 217 (VIII « De la cour », 64). 162 Voir pour l’évolution historique de la théologie négative (apophatique) l’entrée correspondante dans Baumgartner, C. SJ. et al. (éds.) : Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique - doctrine et histoire. Paris : Beauchesne, 1957, ainsi que l’entrée « néant » dans ibid. 163 Cf. Stierle, art. cit., p. 84. II. 2. L’homme corrompu et la qu ê te identitaire 67 sociale. Tandis que la conception positive de l’homme (représentée encore, par exemple, par Montaigne 164 ), se distinguait par la confiance inébranlable en sa bonté, et partant, en sa rationalité générales, l’anthropologie négative prend comme point de départ le postulat d’une incertitude totale quant à la nature humaine - n’octroyant à l’homme plus aucun moyen de se connaître lui-même. S’avère alors dépassée la doctrine présupposant une nature tant positive qu’universelle des hommes. Sartre s’en prend d’ailleurs pareillement à la vision universaliste de l’homme, vision qu’il attribue aux philosophes du XVII e siècle, tout en la déclarant démodée parce qu’elle voisinerait avec une « vision technique du monde » 165 . Ceci tient au fait que cette hypothèse essentialiste présuppose la volonté divine à l’origine de la création de l’homme, dont la nature correspondrait d’office aux dessins préconçus par le Dieu chrétien. Ce qui figurerait par contre un trait universel de la nature humaine selon la philosophie sartrienne, c’est la base de départ constituée par la condition humaine en tant que telle: « s’il est impossible de trouver en chaque homme une essence universelle qui serait la nature humaine, il existe pourtant une universalité humaine de condition. » 166 Condition signifie, d’après l’acception sartrienne du terme, l’état dans lequel se trouve chaque homme avant de ‘se projeter’, nonobstant sa situation historique et politique donnée. Quand bien même l’homme sartrien passe outre à la conception universaliste de la nature humaine pour d’autres raisons que ne le fait l’homme racinien représentant l’anthropologie négative, tous les deux le font suite à une désorientation métaphysique. Dans la mesure où l’amour-propre de l’homme jansénisé supplante la foi en Dieu (tout en dérangeant la conception de soi du sujet), c’est l’obligation grave d’être infiniment responsable de soi-même qui accable l’homme racinien. Signe de sa modernité, l’homme classique jansénisé plante pour ainsi dire les jalons d’un changement paradigmatique 167 que la philosophie existentielle actua- 164 Cf. Stierle, art. cit., pp. 85-86. 165 Cf. Sartre, Existentialisme, pp. 27-28. Selon la théorie présumant un Dieu créateur, représentée par Descartes ou Leibniz, « [...] la volonté suit plus ou moins l’entendement ou, tout au moins, l’accompagne, et [...] Dieu, lorsqu’il crée, sait précisément ce qu’il crée. [...] Dieu produit l’homme suivant des techniques et une conception, exactement comme l’artisan fabrique un coupe-papier suivant une définition et une technique. Ainsi l’homme individuel réalise un certain concept qui est dans l’entendement divin. » (ibid.). 166 Sartre, Existentialisme, p. 59. 167 L’hypothèse centrale de l’étude de Bruneau implique que l’œuvre racinien fait montre de la transition « d’une pensée théologique à une pensée moderne » (Bruneau, op. cit., p. 99). La relation délicate puisque contradictoire qu’entretient l’anthropologie jansénienne avec la raison humaine (la raison humaine s’avérant capable de saisir des vérités scientifiques comme celles appartenant à des systèmes logiques faisant partie du fini, mais incapable de concevoir les vérités de l’ordre divin appartenant à l’infini, c’est-à-dire à l’apanage de la connaissance estimative du cœur) « [...] devient intelligible, écrit Bruneau, si on la comprend comme oscillant entre les deux pôles constitutifs de la modernité ; d’un côté l’absolutisme théologique et la négation de l’être hu- II. La situation paradoxale de l’homme 68 lisera selon ses propres prémisses - certes plus optimistes, puisque fondées sur la foi humaniste. Comme nous venons de le remarquer à propos de la description que donne Goldmann du dilemme affectant l’homme tragique, celui-ci s’efforce en vain d’être à la hauteur de ses propres exigences, occasionnées par la doctrine essentialiste et universaliste, doctrine qui n’a plus de validité pour lui. Ce qui est hors de doute c’est que l’homme louisquatorzien, ainsi que les héros dramatiques contemporains, s’emploient avec acharnement à la poursuite et au maintien des valeurs humaines attribuées à une anthropologie plus positive, comme la raison, la confiance en soi etc. Mais ces traits de caractère ne perdurent que sous forme d’idéaux à jamais hors d’atteinte ou de revendications moralisatrices évidemment tombant à plat, telle la suivante de Pascal : « Il faut se connaître soimême. » 168 L’importance de cet idéal de la connaissance de soi-même est reflétée par l’attention démesurée et des plus fréquentes que lui portent les écrivains moralistes comme Pierre Nicole, ayant convenu que [l]e précepte le plus commun de la philosophie tant paїenne que chrétienne est celui de se connaître soi-même, et il n’y a rien en quoi les hommes se soient plus accordés que dans l’aveu de ce devoir. C’est une de ces vérités sensibles qui n’ont pas besoin de preuves, et qui trouvent dans tous les hommes un cœur qui les sent et une lumière qui les approuve. 169 Il est quand même symptomatique que, dans l’essai en question, des remarques préliminaires de ce genre, en guise d’introduction à un des grands thèmes moraux, ne servent qu’à affermir la différence énorme entre la théorie et la réalité expérimentée, d’autant plus que Pierre Nicole en jansénisien invétéré a le secret de mener à son terme extrême la morale glissée sous l’emprise de l’anthropologie négative. D’une manière qui, comme nous verrons par la suite, préfigure très exactement les analyses dégrisantes de la mauvaise foi et des fauxfuyants opportunistes que nous livrera Sartre, Nicole insinue que le manque de connaissance de soi-même est en effet à mettre sur le compte de la nature corrompue des hommes qui se refusent à faire des efforts pour faire face à la réalité démasquée : Mais ce qui est bien étrange, c’est qu’étant si unis à avouer l’importance de ce devoir, [les hommes] ne le sont pas moins dans l’éloignement de le pratiquer ; car, bien loin de travailler sérieusement à acquérir cette connaissance, ils ne sont presque occupés toute leur vie que du soin de l’éviter. Rien ne leur est plus odieux main, de l’autre l’affirmation de soi par la raison et la mise entre parenthèses du divin. » (ibid., p. 74). 168 Pascal, op. cit., fr. 72 (p. 55). Significativement, Camus aussi renvoie à la futilité de cet idéal universel : « « Le ‘connais-toi toi-même’ de Socrate a autant de valeur que le ‘sois vertueux’ de nos confessionnaux. Ils révèlent une nostalgie en même temps qu’une ignorance. », Camus, Le mythe ..., op. cit., pp. 34-35. 169 Nicole, Pierre : « De la connaissance de soi-même », dans id.: Œuvres philosophiques et morales. Comprenant un choix de ses essais. Notes et introduction par Charles Marie Bréchillet Jourdain. Hildesheim et al. : Olms, 1970, pp. 11-69, ici p. 11. II. 2. L’homme corrompu et la qu ê te identitaire 69 que cette lumière qui les découvre à leurs propres yeux, et qui les oblige de se voir tels qu’ils sont. 170 Il ressort de cette observation que les hommes s’ingénient à éviter, ou bien refouler, à tout prix la vérité concernant leur propre situation, ce dont témoigne le modelage permanent de soi, c’est-à-dire le besoin obsessionnel de se présenter aux autres et à soi-même autre qu’on n’est, en dissimulant ses vraies intentions. Ainsi, la nature humaine se soumet de bonne grâce au règne de l’amour-propre, qui, pour sa part, devient impénétrable et quasiment autonome, tout en développant une dynamique propre. Du coup, la véritable nature de l’homme ne peut plus être saisie dans son essence, dès lors que l’homme ne sait plus agir sur son propre moi aliéné et échappé à son contrôle par sa faute, mais sans qu’il s’en fût rendu compte dans son vain aveuglement. 171 Le va-et-vient entre lucidité et refoulement prémédité de ce phénomène s’oriente en fonction du jeu de l’apparence et de la vérité qui domine la société et la sociabilité au XVII e siècle. 172 Le mécanisme psychologique décrit par Nicole, ayant trait à un comportement spécifique, à savoir le fait de soigner son ‘image de marque’, s’empare de l’ensemble des conduites observées dans la sphère d’activité de la noblesse de cour. Ces conduites confinent toutes à l’art performatif voire théâtral 173 , et remontent plus ou moins directement à l’idée intériorisée du theatrum mundi 174 , ainsi qu’aux mobiles de l’amour-propre, « concept anthropologique privilégié » 175 de la littérature morale du siècle classique. Pascal va jusqu’à prétendre qu’il ne s’agit pas seulement pour les hommes de s’inventer une nouvelle identité et de jouer un rôle pour abuser les autres par mauvaise foi, 170 Nicole, « De la connaissance de soi-même », art. cit., p. 12. 171 Cf. Stiker-Métral sur l’interdépendance entre représentation de soi et privation de soi : « Le siècle de saint Augustin pourrait alors apparaître comme le moment critique de l’herméneutique du sujet : non seulement tout souci de soi court le risque de se réduire à une forme d’amour de soi, mais l’ensemble des pratiques par lesquelles le sujet prétend accéder au gouvernement de soi sont dénoncées comme un travail de falsification et d’illusion. En effet, l’amour-propre est incapable de sortir d’un régime de représentation ; en ce sens, l’élaboration du moi s’apparente à une structure d’aliénation. », op. cit., p. 144. 172 Cf. Stierle, art. cit., p. 95. 173 Cf. Domenach sur la liaison intrinsèque entre théâtralité et l’idée qu’on a (se forme) de soi-même, y inclus de soi-même face aux autres: « [...] l’emploi croissant de termes de théâtre dans la psychologie et la sociologie (rôle, par exemple) montre bien qu’à mesure que progresse la connaissance de l’homme, elle rencontre des réalités spécifiquement théâtrales. », op. cit., p. 8. 174 Cf. van Delft, Louis : Les moralistes. Une apologie. Paris : Gallimard (Folio Essais), 2008, pp. 175 respectivement 174 : cette idée de théâtre étant « [...] proprement consubstantielle à la culture classique », « [...] le thème du theatrum mundi apparaît comme davantage encore qu’une basse continue. C’est un authentique soubassement, un substrat, qui porte et soutient [...] la thématique entière, l’ensemble du réseau de thèmes qui affleurent dans les textes [moraux], par ramification et capillarité. » 175 Stiker-Métral, op. cit., p. 14. II. La situation paradoxale de l’homme 70 pour rendre méconnaissable la réalité tout en s’aveuglant soi-même. 176 C’est en revanche la condition humaine telle quelle et le sort de tous les hommes, qui sont délibérément ignorés - l’ignorance, au demeurant, représentant un des péchés capitaux de l’humanité après la chute originelle 177 : « Le monde juge bien des choses, car il est dans l’ignorance naturelle qui est le vrai siège de l’homme. » 178 Du côté existentialiste, Sartre ne s’attaque pas moins à l’ignorance délibérément prolongée par les hommes, si l’on pense aux Arguiens dont la persévérance dans leur état de servitude est à mettre sur leur propre compte, comme le met au point Jupiter qui en tire profit pour maintenir l’ordre de la peur : « Il faut qu’ils me regardent : tant qu’ils ont les yeux fixés sur moi, ils oublient de regarder en eux-mêmes. » 179 C’est en raison de cet aveuglement face à sa propre condition que le divertissement est si rigoureusement condamnable selon Pascal 180 et Sartre. Du reste, dans la perspective de l’absurde selon Camus qui s’en prend à l’espoir - équivalent à l’aveuglement recherché par les hommes - le refoulement de la réalité sera d’autant plus sévèrement condamné qu’il s’appuie sur le mensonge à soi, phénomène auquel nous reviendrons plus en détail sous forme de la conception sartrienne de la mauvaise foi ; selon Camus, l’espoir [...] est à la fois moins et plus que le divertissement au sens pascalien. L’esquive mortelle [...] c’est l’espoir. Espoir d’une autre vie qu’il faut ‘mériter’, ou tricherie de ceux qui vivent non pour la vie elle-même, mais pour quelque grande idée qui la dépasse, la sublime, lui donne un sens et la trahit. 181 Opiniâtrement parti à la recherche du bonheur, force est à l’homme, écrit Pascal, de « [...] se rend[re] immortel, mais ne le pouvant il s’est avisé de s’empêcher d’y 176 Cf. Nicole, « De la connaissance de soi-même », art. cit., p. 12, qui s’autorise de Pascal, pour dénoncer toutes les activités qui empêchent l’homme de remplir le devoir moral de la connaissance de soi-même: « Rien ne leur est plus odieux que cette lumière qui les découvre à leurs propres yeux, et qui les oblige de se voir tels qu’ils sont. Ainsi ils font toutes choses pour se la cacher, et ils établissent leur repos à vivre dans l’ignorance et dans l’oubli de leur état. C’est ce qui a donné lieu à un grand esprit de ce siècle de faire voir, dans un excellent discours, que ce désir d’éviter la vue de soi-même est la source de toutes les occupations tumultuaires des hommes, et surtout de ce qu’ils appellent divertissement […]. » 177 « Ce repos dans cette ignorance est une chose monstrueuse, et dont il faut faire sentir l’extravagance et la stupidité à ceux qui y passent leur vie, en la leur représentant à eux-mêmes, pour les confondre par la vue de leur folie. », Pascal, op. cit., fr. 428 (p. 189). 178 Pascal, op. cit., fr. 83 (p. 58). Cf. aussi ibid., fr. 414 (p. 173) : « La seule chose qui nous console de nos misères est le divertissement. Et cependant c’est la plus grande de nos misères. Car c’est cela qui nous empêche principalement de songer à nous et qui nous fait perdre insensiblement. [...] » 179 Les Mouches, op. cit., p. 49. 180 Voir par exemple Rohou, Andromaque, op. cit., pp. 53-60, pour « les divertissements compensatoires » au sens pascalien, auxquels s’adonnent les personnages raciniens dans Andromaque. 181 Camus, Le mythe ..., op. cit., p. 21. II. 2. L’homme corrompu et la qu ê te identitaire 71 penser. » 182 À l’aide du divertissement, « [l]es hommes n’ayant pu guérir la mort, la misère, l’ignorance, ils se sont avisés, pour se rendre heureux, de n’y point penser. » 183 Après avoir énuméré et percé à jour les multiples formes de divertissement et de distraction, Pascal en déduit le constat désillusionnant que « [...] l’homme est si malheureux qu’il s’ennuierait même sans aucune cause d’ennui par l’état propre de sa complexion. Et il est si vain qu’étant plein de mille causes essentielles d’ennui la moindre chose comme un billard et une balle qu’il pousse, suffisent pour le divertir. » 184 Il va de soi que cette plongée dans la négligence de sa propre tenue, quand bien même elle s’esquivera, par coutume, éventuellement au contrôle rationnel et conscient, apparaisse être à tel point cousue de fil blanc, que l’homme est frappé par la mauvaise conscience. Il en va de même pour les mécanismes psychiques auxquels l’homme sartrien s’adonne par commodité. Nous savons que dans Les Mouches, Sartre recourt à l’image des mouches qui hantent et infestent la conscience collective des Arguiens 185 , pour symboliser la mauvaise conscience de tout un peuple qui s’est résigné à vivre dans la peur repentante 186 , suite à un crime dont il ignore les coupables à propos délibéré, quitte à voir sa propre existence menacée par le pouvoir, c’est-à-dire la terreur, de ces mêmes coupables. De ce fait, Électre explique à Oreste les mécanismes absurdes de ce « jeu national [...] des confessions publiques » 187 . Mieux vaut dire que cette peur se convertit de temps en temps en angoisse, notamment dans le personnage d’Électre, vu qu’elle entrevoit sa liberté 182 Pascal, op. cit., fr. 133 (p. 76). 183 Pascal, op. cit., fr. 133 (p. 76). 184 Pascal, op. cit., fr. 136 (p. 80). Voir aussi La Bruyère, op. cit., p. 285 (XI « De l’homme », 100) : « L’homme semble quelquefois ne se suffire pas à soi-même ; les ténèbres, la solitude le troublent, le jettent dans des craintes frivoles et dans de vaines terreurs : le moindre mal alors qui puisse lui arriver est de s’ennuyer. » 185 Cf. Les Mouches, op. cit., p. 54 : Oreste : « Que nous importent les mouches ? », Électre : « Ce sont les Érinnyes, Oreste, les déesses du remords. » 186 Cf. Les Mouches, op. cit., p. 17 : Électre : « Les gens d’ici sont rongés par la peur. » Qu’il s’agisse plutôt « [...] de la bonne piété, à l’ancienne, solidement assise sur la terreur » (ibid., p. 8), Jupiter n’en doute pas, puisqu’il démasque l’attitude hypocrite des Arguiens qui escomptent se dissimuler à eux-mêmes leur complicité par rapport au crime commis par le couple royal: « Les gens d’ici sont de grands pécheurs, mais voici qu’ils se sont engagés dans la voie du rachat. [...] Ils ont mauvaise conscience, ils ont peur - et la peur, la mauvaise conscience ont un fumet délectable pour les narines des dieux. Oui, elles plaisent aux dieux [...] » (ibid., pp. 9-10). Voir aussi la scène consacrée à la présupposée visitation des morts, ibid., pp. 24-29. Les commentaires de Jupiter comportent évidemment une polémique qui vise non pas seulement l’esprit de confort des gens, mais aussi l’instrumentalisation de la religion officielle à de noirs desseins, comme la recherche de puissance politique. Sartre lui-même a suggéré que le personnage d’Égisthe représentait Pétain, tandis que celui de Jupiter devait être identifié au haut clergé collaborateur qui soutenait la politique de Pétain, vu que l’Église catholique de France soutenait de même le méaculpisme vichyssois, cf. Galster, op. cit., pp. 57-58. 187 Les Mouches, op. cit., p. 20. « Mais les gens d’Argos commencent à se blaser : chacun connaît par cœur les crimes des autres ; ceux de la reine en particulier n’amusent plus personne, ce sont des crimes officiels, des crimes de fondation [...] », ibid. II. La situation paradoxale de l’homme 72 en même temps qu’elle l’appréhende, à l’instar de la définition de l’angoisse donnée par Sartre : « c’est dans l’angoisse que l’homme prend conscience de sa liberté [...], l’angoisse est le mode d’être de la liberté comme conscience d’être [...] ». 188 D’abord résolue à braver la mauvaise conscience et la superstition collectives 189 , Électre se montre tour à tour enthousiasmée par la vision grisante, et angoissée par sa prévision de l’acte sanglant projeté par Oreste : Tu es donc venu, Oreste, et ta décision est prise, et me voilà, comme dans mes songes, au seuil d’un acte irréparable, et j’ai peur [...]. Ô moment tant attendu et tant redouté ! [...] nous n’aurons plus de répit jusqu’à ce qu’ils soient couchés tous les deux sur le dos, avec des visages pareils aux mûres écrasées. Tout ce sang ! 190 Mais une fois le roi assassiné, Électre recule devant le meurtre de sa mère (« Elle ne peut plus nous nuire... » 191 ), et finit par s’écrouler dans le repentir, éventuellement exposée à la merci des Érinnyes : « Au secours, Jupiter [...]. Je suivrai ta loi, je serai ton esclave et ta chose [...]. Défends-moi contre les mouches, contre mon frère, contre moi-même, [...] je consacrerai ma vie entière à l’expiation. Je me repens [...]. » 192 Cette récidive dans le remords va de pair avec la rechute d’Électre dans un état d’en-soi, dans la mesure où elle succombe à sa lâcheté, se retranchant de nouveau derrière son prétendu déterminisme ‘chosiste’ qu’est la culpabilité héritière des Atrides, race qui, selon ses propres dires, « [...] a le crime et le malheur dans le sang, comme moi » 193 . Sartre dénonce ce genre d’esquive comme excuse inacceptable : Tout se passe en effet comme si notre conduite essentielle et immédiate vis-à-vis de l’angoisse, c’était la fuite. Le déterminisme psychologique [...] est d’abord une conduite d’excuse [...], il affirme qu’il y a en nous des forces antagonistes dont le type d’existence est comparable à celui des choses, [...] il nie cette transcendance 188 Sartre, EN, p. 64. Selon Sartre, l’angoisse inclut - à la différence de la peur irréfléchie - un degré d’autoréflexion. Cf. ibid. sur la différence entre peur et angoisse: une situation périlleuse ou menaçante sera perçue comme évoquant des sentiments de peur respectivement d’angoisse « [...] selon qu’on envisagera la situation comme agissant sur l’homme ou l’homme comme agissant sur la situation ». 189 Voir la scène de sa tentation de révolte déjouée (II, 3) lors de la fête des morts et sa volonté de résistance révélée ex negativo quand elle réplique à Clytemnestre : « Oui, si je me laisse infecter par vos remords et j’implore le pardon des dieux pour un crime que je n’ai pas commis. », Les Mouches, op. cit., p. 19 ; ou bien la scène où elle jete des ordures à la statue de Jupiter : « Je suis jeune, moi, je suis vivante, ça doit te faire horreur. Moi aussi, je viens te faire mes offrandes pendant que toute la ville est en prières. », ibid., p. 14. 190 Les Mouches, op. cit., p. 41. 191 Les Mouches, op. cit., p. 51. 192 Les Mouches, op. cit., p. 67, nos italiques. 193 Les Mouches, op. cit., p. 35. Voir aussi ibid., p. 30, les tentatives lancées par Égisthe pour intimider Électre en lui conscientisant sa lourde hérédité : « Qu’est-tu donc, sinon le dernier rejeton d’une race maudite ? [...] c’est toujours le vieux sang pourri des Atrides qui coule dans tes veines [...] ». II. 2. L’homme corrompu et la qu ê te identitaire 73 de la réalité-humaine qui la fait émerger dans l’angoisse par delà sa propre essence ; [...] il réintroduit en nous la positivité absolue de l’être-en-soi [...]. » 194 À la différence du héros existentiel exemplaire figuré par Oreste (« J’ai fait mon acte [...], et cet acte était bon. [...] Et plus il sera lourd à porter, plus je me réjouirai, car ma liberté, c’est lui. » 195 ), Électre compte alors parmi ceux dont le projet et l’accomplissement du pour-soi ont avorté, la conservation d’une identité préfixée étant trop séduisante : « Moi, je ne me sens pas libre. Peux-tu faire que tout ceci n’ait pas été ? » 196 . Chez elle, la crise identitaire qui s’installe suite à l’acte est mise en évidence par les revirements permanents et le besoin de se justifier : « Pendant des années, j’ai joui de cette mort par avance, et, à présent, mon cœur est serré dans un étau. Est-ce que je me suis menti pendant quinze ans ? [...] Ça n’est pas vrai ! [...] je ne suis pas lâche ! » 197 En outre, lorsqu’elle accuse Oreste du crime qu’elle avait souhaité (« Cette minute-ci, je l’ai voulue et je la veux encore. » 198 ), en niant sa propre responsabilité en même temps que d’insulter son frère (« J’ai rêvé ce crime. Mais toi, tu l’as commis, bourreau de ta propre mère. » 199 ), Électre double la conduite et les palinodies de l’Hermione racinienne. Celle-ci, nous le verrons, ne se reconnaît plus, tout en rejetant la responsabilité 194 Sartre, EN, p. 75. Voir aussi l’analyse d’O’Donohoe, op. cit., p. 65 : « As the life-force drains from Électre, we see that she had merely been playing the self-assigned role of tragic heroine with threatrical passion, while her challenge to the tyranny was predicated upon faith in a pre-ordained destiny, verging upon determinism. » Réfutant l’idée que « [...] les individus puissent être la proie d’une passion ou d’une manie qui ne s’expliquerait qu’à partir de l’hérédité, du milieu et de la situation », Sartre veut que l’homme, dans son théâtre, apparaisse comme exactement le contraire d’Électre, c’està-dire « [...] comme un être libre, entièrement indéterminé et qui doit choisir son propre être face à certaines nécessités, telles que le fait d’être déjà engagé dans un monde qui comporte à la fois des facteurs menaçants et favorables, parmi d’autres hommes qui ont fait leurs choix avant lui et qui ont décidé par avance du sens de ces facteurs. Il est confronté à la nécessité [...] d’être jeté dans un monde qui est déjà là et qui est pourtant sa propre entreprise et dans lequel il ne peut jamais reprendre son coup. », Sartre, TS, p. 59. 195 Les Mouches, op. cit., p. 53. Sartre dit à propos du personnage d’Oreste : « je l’ai montré en proie à la liberté comme Œdipe est en proie à son destin. Il se débat sous cette poigne de fer, mais il faudra bien qu’il tue pour finir, et qu’il charge son meurtre sur ses épaules et qu’il le passe sur l’autre rive. Car la liberté [...] c’est l’engagement le plus absurde et le plus inexorable. Oreste poursuivra son chemin, injustifiable, sans excuses, sans recours, seul. Comme un héros. », Sartre, TS, p. 267. Nous reviendrons sur l’idée sartrienne de la liberté comme fatalité. 196 Les Mouches, op. cit., p. 53. 197 Les Mouches, op. cit., p. 52. 198 Les Mouches, op. cit., p. 52. 199 Les Mouches, op. cit., p. 58. Il est frappant que sa conduite face à son implication dans le meurtre fasse exactement écho à la réaction d’Égisthe suite au meurtre d’Agamemnon, comme Jupiter le lui rappelle pour expliquer sa soumission éternelle aux remords : « tu as frappé dans les transports de la rage et de la peur ; et puis, la fièvre tombée, tu as considéré ton acte avec horreur et tu n’as pas voulu le reconnaître. [...] », ibid., p. 48. II. La situation paradoxale de l’homme 74 du meurtre de Pyrrhus (meurtre qu’elle avait elle-même désiré et ordonné 200 ) sur - justement - l’homonyme racinien de l’Oreste sartrien. Revenons néanmoins, pour l’instant, à la pièce de Sartre et à une autre parenté à la conception de l’homme jansénisé qu’on peut y découvrir. Sans qu’une transposition à la Collaboration et au comportement de la population française sous l’Occupation s’imposât nécessairement 201 , le fléau des mouches resurgissant renvoie, déjà au seul niveau de l’adaptation sartrienne du mythe, à l’état d’engourdissement dans lequel s’abritent volontairement les habitants par rapport au crime toléré dont les retombées continuent à déterminer l’ordre de leur société et leurs lois. 202 Il n’est pas de mise, à ce point, d’en dire long sur le développement de cette pièce, mais notons seulement que la liaison entre, d’une part, l’image des mouches insinuant la mauvaise conscience personnifiée (et, partant, également l’attitude de mauvaise foi indispensable au maintien du mensonge à soi) et, d’autre part, l’existence quotidienne marquée de refoulement se retrouve déjà chez Pascal. Au refoulement ‘entendu’, pratiqué par les Arguiens de Sartre, correspondrait bien sûr la notion de divertissement si centrale à l’argumentation des Pensées. Il est à remarquer que Pascal, sous forme de référence à Montaigne 203 , se sert à ce propos d’une métaphore proche de celle sartrienne : « La puissance des mouches, elles gagnent des batailles, empêchent notre âme d’agir, mangent notre corps. » 204 Ressort de cette citation le même grief de torpeur et d’impuissance inhérent à l’image choisie par Sartre. En outre, 200 Voir Andromaque, op. cit., V, 3. 201 « Derrière le conflit Oreste-Jupiter, celui de l’individu et de Dieu, on ne pouvait pas ne pas voir aussi le conflit entre les résistants et les Allemands. Oreste venant à Thèbes, c’étaient aussi les Français rentrant, après l’exode, dans leur ville occupée. », Sartre, TS, p. 244. « J’ai écrit Les Mouches et j’ai essayé de montrer que le remords n’était pas l’attitude que les Français devaient choisir après l’effondrement militaire de notre pays. », « En écrivant ma pièce, j’ai voulu, avec mes seuls moyens, bien faibles, contribuer à extirper quelque peu cette maladie du repentir, cette complaisance au repentir et à la honte. », ibid., pp. 273 respectivement 275. Cf. aussi le commentaire de Simone de Beauvoir dans La force de l’âge (Paris : Gallimard, 1960, p. 510) : « Non, il ne renonçait pas aux Atrides ; il avait trouvé le moyen d’utiliser leur histoire pour attaquer l’ordre moral, pour refuser les remords dont Vichy et l’Allemagne essayaient de nous infester, pour parler de la liberté. »Voir Galster, op. cit., pp. 175-192, pour un résumé des arguments pour et contre les intentions directement politiques de Sartre et le caractère résistant de la pièce. 202 Cf. la caractérisation de la ville d’Argos d’après Oreste, Les Mouches, op. cit., p. 40 : « Viens, Électre, regarde notre ville. Elle est là, [...] bourdonnante d’hommes et de mouches, dans l’engourdissement têtu d’un après-midi d’été [...]. Je deviendrai hache et je fendrai en deux ces murailles obstinées, j’ouvrirai le ventre de ces maisons bigotes, [...] je deviendrai cognée et m’enfoncerai dans le cœur de cette ville [...] », la métaphorisation anthropomorphiste dévoilant l’origine humaine de la souffrance que les Arguiens se sont imposée par leur prorpe faute, tout en la rejetant sur la volonté divine. 203 Cf. l’annotation dans l’édition de Sellier : Pascal, Blaise : Pensées. Édition présentée, établie et annotée par Philippe Sellier. Paris : Pocket (Agora, 241), 2003, p. 101, n. 1. 204 Pascal, op. cit., fr. 22 (p. 38). II. 2. L’homme corrompu et la qu ê te identitaire 75 les mouches avec leur bourdonnement incessant et assourdissant excellent à ‘enivrer’ tellement les hommes en les privant de leurs facultés rationnelles, qu’elles figurent une distraction bienvenue pour les hommes se sentant dépassés par la responsabilité, comme le fait supposer l’exemple suivant du souverain juge du monde consigné par Pascal : Il ne faut pas le bruit d’un canon pour empêcher ses pensées. Il ne faut que le bruit d’une girouette ou d’une poulie. Ne vous étonnez point s’il ne raisonne pas bien à présent, une mouche bourdonne à ses oreilles : c’en est assez pour le rendre incapable de bon conseil. Si vous voulez qu’il puisse trouver la vérité chassez cet animal qui tient sa raison en échec et trouble cette puissante intelligence qui gouverne les villes et les royaumes. 205 Comme le signale cette citation, c’est donc la sensibilité - à outrance et sciemment intensifiée - à des divertissements ‘salutaires’ et convenables qui favorise l’immobilité et l’aveuglement de l’homme amenés par sa propre faute. Pour revenir à Sartre, cette attitude hypocrite appelée mauvaise foi sera scrutée avec la même rigueur, sa caractéristique cruciale étant qu’elle est d’abord assumée au su de l’homme: « [...] dans la mauvaise foi, c’est à moi-même que je masque la vérité » 206 , car « [...] l’acte premier de mauvaise foi est pour fuir ce qu’on ne peut pas fuir, pour fuir ce qu’on est. » 207 Sartre met au point que l’inconscient, dans la plupart des cas, n’a rien à voir avec la mauvaise foi 208 , dès lors qu’une telle explication se baserait sur la scission psychique qui n’a pas lieu lors de la mauvaise foi. Celle-ci, par contre, provient d’une seule conscience, comme Sartre ne cesse de souligner : « On ne subit pas sa mauvaise foi, on n’en est pas infecté [...]. Mais la conscience s’affecte elle-même de mauvaise foi. Il faut une intention première et un projet de mauvaise foi » 209 , trompeur et trompé convergeant dans une seule personne. 210 Parallèlement au moi guidé par l’amour-propre qui, selon le discours moral de la littérature classique, développe petit à petit sa propre dynamique impéné- 205 Pascal, op. cit., fr. 48 (p. 48). 206 Sartre, EN, p. 83. 207 Sartre, EN, p. 105. 208 Cf. Sartre, EN, p. 89 : « [...] il existe une infinité de conduites de mauvaise foi [...] [dont] l’essence implique qu’elles ne peuvent apparaître que dans la translucidité de la conscience. » Cf. aussi p. 87 (ibid.) : « La psychanalyse ne nous a rien fait gagner puisque, pour supprimer la mauvaise foi, elle a établi entre l’inconscient et la conscience une conscience autonome et de mauvaise foi. [...] L’essence même de l’idée réflexive de ‘se dissimuler’ quelque chose implique l’unité d’un même psychisme et par conséquent une double activité au sein de l’unité, tendant d’une part à maintenir et à repérer la chose à cacher et d’autre part à la repousser et à la voiler [...] ». 209 Sartre, EN, p. 83. 210 « [...] ce qui signifie que je dois savoir en tant que trompeur la vérité qui m’est masquée en tant que je suis trompé. Mieux encore, je dois savoir très précisément cette vérité pour me la cacher soigneusement [...] », Sartre, EN, p. 83. II. La situation paradoxale de l’homme 76 trable 211 , la mauvaise foi dont Sartre suppute les structures et les manifestations, s’autonomise similairement : « Une fois ce mode d’être réalisé, il est aussi difficile d’en sortir que de se réveiller : c’est que la mauvaise foi est un type d’être dans le monde [...] qui tend par lui-même de se perpétuer [...] » 212 . En conséquence, la mauvaise foi s’empare de la conscience du sujet et finit par prédominer toutes les actions et pensées de ce dernier. D’après les moralistes louisquatorziens, il en va à peu près de même pour l’amour de soi qui, aux dires de Nicole, « [...] vit et règne absolument en nous [...]. Il est le principe de toutes les actions qui n’en ont point d’autre que la nature corrompue. » 213 Comme l’amour de soi, conditionné par les données de l’anthropologie négative classique, ne peut jamais être satisfait, son objet imparfait s’évadant toujours à la saisie recherchée par cette partie du moi qui le convoite, le moi se déchire inévitablement - phénomène que les personnages raciniens illustrent à merveille 214 . Incapables de venir à bout de leurs propres désirs contradictoires, puisque originaires d’une image de soi qui ne correspond point à la réalité, l’insatisfaction résultante est reflétée déjà sur le niveau du langage. En témoigne, par exemple, le stade de clairvoyance progressive de la part de Roxane qui avoue, par ricochet, qu’elle ne s’était laissé abuser tout à fait innocemment, vu qu’elle craignait le désabusement incontournable, signe de sa mauvaise foi. S’adressant alternativement à elle-même et à Bajazet absent (« Tu ne remportais » ; « t’ai cherché » ; « tu mourras »), elle exprime sa déchirure interne à travers le changement des pronoms en parlant d’elle-même, tour à tour adoptant une perspective extérieure fictive en s’adressant directement, et récapitulant sa conduite en se référant au moi, érigé en instance autonome et séparée : Avec quelle insolence, et quelle cruauté Ils se jouaient tous deux de ma crédulité ! 211 Voir, par exemple, la personnification de l’amour-propre par La Rochefoucauld : « Rien n’est si impétueux que ses désirs, rien de si caché que ses desseins, rien de si habile que ses conduites ; ses souplesses ne se peuvent représenter, ses transformations passent celles des métamorphoses, et ses raffinements ceux de la chimie. On ne peut sonder la profondeur, ni percer les ténèbres de ses abîmes. Là il est à couvert des yeux les plus pénétrants ; il y fait mille insensibles tours et retours. », op. cit., p. 129, Maximes supprimées après la première édition 1. 212 Sartre, EN, pp. 103-104. 213 Nicole, « De la charité et de l’amour-propre », dans id. : op. cit., pp. 179-206, ici p. 180. Cf. ibid. : « [...] nous n’aimons et ne haїssons toutes les choses qui sont hors de nous que selon qu’elles sont conformes ou contraires à ses [de l’amour-propre] inclinations. » 214 Une telle scission psychique s’expliquerait de même par les théories freudiennes portant sur la répartition du moi en ça, moi et sur-moi. Pour un résumé de ce phénomène voir Freud, Sigmund : « Die Innenwelt », dans id. : Abriß der Psychoanalyse, Das Unbehagen in der Kultur. Francfort sur Main/ Hambourg: Fischer (Bücher des Wissens), 1953, pp. 1-87, ici pp. 84-87. Il faut néanmoins concéder que Sartre, comme nous venons de le voir, relativise l’apport de l’inconscient, arguant que la mauvaise foi provient d’une seule conscience lucide, mais déchirée plutôt à l’instar de l’antagonisme du moi et du sur-moi freudiens. II. 2. L’homme corrompu et la qu ê te identitaire 77 Quel penchant, quel plaisir je sentais à les croire ! Tu ne remportais pas une grande victoire, Perfide, en abusant ce cœur préoccupé, Qui lui-même craignait de se voir détrompé. [...] Moi ! Qui de ce haut rang qui me rendait si fière, Dans le sein du malheur t’ai cherché la première, [...] Mais dans quels souvenirs me laissé-je égarer ? Tu pleures malheureuse ? Ah, tu devais pleurer, Lorsque d’un vain désir à ta perte poussée, Tu conçus de le voir la première pensée. Tu pleures ? Et l’Ingrat tout prêt à te trahir Prépare les discours dont il veut t’éblouir. [...] Ah ! Traître, tu mourras. Quoi ? Tu n’es point partie ? Va. Mais nous-même allons, précipitons nos pas. 215 En dépit du fait qu’elle gagne de la lucidité en analysant son comportement, son dérangement identitaire ne peut plus être réparé, étant donné que Roxane ellemême semble se considérer en fonction de son moi perçu comme fragmenté. Tandis que le passage du ‘je’/ ’moi’ au ‘tu’ (s’abordant elle-même, « Tu pleures ») fait preuve du dédoublement du moi s’exprimant à travers la coexistence des perspectives intérieure et extérieure, le recours à un troisième terme (cf. le nous impératif « nous-même allons, précipitons ») pourrait être interprété comme marquant une sorte de synthèse, dans le sens de la raison regagnée, en cela que Roxane tâcherait de s’auto-suggérer sa résolution à travers cette désignation. Sur un plan plus abstrait, cette dissidio tient au fait que le moi s’astreint à pousser hors de soi-même 216 pour, ce faisant, être en mesure de se posséder soimême comme être désiré 217 , ce pour quoi Stierle voit les héros raciniens comme point culminant et incarnation paradigmatique du ‘moi haїssable’ dénoncé par Pascal. 218 Les deux qualités - négatives - que Pascal attribue au moi peuvent être résumées par les notions de l’égoїsme et de la libido dominandi : « Le moi est haїssable. [...] En un mot le moi a deux qualités. Il est injuste en soi en ce qu’il se fait centre de tout. Il est incommode aux autres en ce qu’il les veut asservir, car chaque moi est l’ennemi et voudrait être le tyran de tous les autres. » 219 L’attitude de Roxane envers Bajazet combine ces qualités négatives d’une manière condensée, lorsqu’elle lui fait comprendre sa conception de soi : « Songezvous que sans moi tout vous devient contraire,/ Que c’est à moi surtout qu’il 215 Bajazet, op. cit., pp. 604-605, nos italiques. 216 « Nous sommes hors de nous-mêmes dès le moment de notre naissance » : Nicole ramène cette inclination de l’homme, « pente générale de la nature corrompue », au désir aporétique de l’amour-propre : « L’homme veut se voir, parce qu’il est vain ; il évite de se voir, parce qu’étant vain, il ne peut souffrir la vue de ses défauts et de ses misères. », Nicole, « De la connaissance de soi-même », art. cit., pp. 12 respectivement 13. 217 Cf. Stierle, art. cit., p. 93. 218 Cf. Stierle, art. cit., p. 101. 219 Cf. Pascal, op. cit., fr. 597 (pp. 266-267). II. La situation paradoxale de l’homme 78 importe de plaire ? » 220 En outre, la part de son amour-propre ressort nettement du monologue précité de Roxane : elle aurait préféré maintenir le mensonge à elle-même (« quel plaisir je sentais à les croire ! » ; « ce cœur préoccupé,/ Qui luimême craignait de se voir détrompé. »), aveu qui fut précédé par un autre monologue au cours duquel Roxane s’interroge sur la conduite de Bajazet, à un moment où elle est proche de faire toute la lumière sur l’amour entre Bajazet et Atalide : « Quoi ne pouvait-il pas feindre encore un moment ? » 221 . Ces forces manipulatrices, apparentées, comme tout le reste de la gamme des intérêts individuels, à l’amour-propre 222 , constituent les passions qui se sont emparées de l’homme, celui-ci se transformant en victime de la guerre qui fait éruption en lui entre la raison et les passions : « [...] ayant l’un et l’autre il ne peut être sans guerre, ne pouvant avoir paix avec l’un qu’ayant guerre avec l’autre. Aussi il est toujours divisé et contraire à lui-même. » 223 L’homme jansénisé, d’un côté, étant censé n’être point autre chose que ‘le théâtre’, sur la scène duquel se jouent pour se battre les passions (théorie qui se perpétuera encore parmi les critiques littéraires du XX e siècle 224 ), de l’autre côté, voit remise en cause sa passivité due à la manipulation attribuée aux affects. Car il faudra soulever la question - comme le firent déjà les moralistes classiques - de savoir à quel degré l’homme jansénisé admet ou exacerbe sciemment ces passions pour donner carrière à ses pulsions interdites. Nous reviendrons sur ce point dans le cadre des stratagèmes mis en application par les héros raciniens pour satisfaire leurs désirs. Une réponse à cette question, proposée unanimement dans les réflexions morales de l’époque, doit être trouvée du côté de la faiblesse de l’homme qu’est son 220 Bajazet, op. cit., p. 576. 221 Bajazet, op. cit., p. 596. 222 Voir, par exemple, La Rochefoucauld, op. cit., p. 153, Maximes écartées 28 : « Les passions ne sont que les divers goûts de l’amour-propre. » 223 Pascal, op. cit., fr. 621 (p. 274). 224 Voir, par exemple, Auerbach, Erich : « Racine und die Leidenschaften » datant de 1926, dans Schalk, Fritz (éd.): Gesammelte Aufsätze zur romanischen Philologie. Berne/ Munich/ Berlin: 1967, pp. 196-203, ici p. 203 : les personnages raciniens ne seraient que des récipients vides comportant leurs passions et pulsions instinctives devenues autonomes (« leere Gefäße für ihre autonom gewordenen Leidenschaften und Lebensinstinkte »). Ceci ne vaut, à notre avis, que pour les moments où les personnages raciniens perdent pour de bon leur identité, c’est-à-dire juste avant leur mort ou lors de l’éruption d’une folie délirante comme chez Oreste. Pour ce qui est de l’évolution intégrale des personnages précédant ce dénouement final, ces derniers se distinguent par l’oscillation entre lucidité et aveuglement, entre sang-froid et réceptivité à la manipulation extérieure, voir la suite. J. D. Hubert va dans la même direction et met en vedette le calcul rationnel et l’intérêt égoїste, issus de l’amour-propre, comme moteurs de la passion racinienne qui « [...] loin d’être aveugle, coїncide avec les aspirations les plus intimes, les plus absolues et les plus désespérées de chaque personnage », tout en révélant la conscience aiguë que les héros tragiques détiennent de leur insuffisance identitaire, cf. Hubert, J. D. : Essai d’exégèse racinienne : les secrets témoins. Paris : Nizet, 1956, p. 29, cf. aussi ibid., p. 97. II. 2. L’homme corrompu et la qu ê te identitaire 79 horreur de soi. Ainsi les réflexions de La Rochefoucauld mettent au jour que l’homme s’effraye moins de la violence des passions qui semblent le dominer, que des efforts qu’il devrait faire pour les maîtriser. 225 Pascal suggère aussi que ceux qui s’adonnent aux passions le font par faiblesse, ne pas tenant compte de la raison qui n’est jamais vaincue par les passions. 226 Quoi qu’il en soit, ce qui se fait jour à travers le surgissement de ces forces déchaînées de gré ou de force, c’est « la nouvelle psychologie tragique de la subjectivité décentrée » 227 qui dérange sensiblement l’équivalence du moi et entraîne le sentiment d’une perte identitaire. Par conséquent, cette privation de soi-même donne lieu à l’aliénation du moi, l’amour-propre s’imposant comme instance censée indépendante, située au for intérieur du moi 228 . Ceci revient à concevoir ce moi d’un point de vue déterminé par l’amour-propre, donc comme avec les yeux d’un autre fictionnel, c’està-dire en adoptant la perspective d’autrui - changement de perspective qui occupe l’imagination du sujet tragique. Cet apport indispensable de l’imagination subjective est attesté par la définition préliminaire que donne Ch.-Olivier Stiker- Métral dans son étude sur l’amour-propre dans le discours moral français au siècle classique : « la prétention superlative d’un amour propre qui n’a pas de rival, la construction imaginaire d’un moi aimé plus que tout, l’opacité de ce moi qui dissimule la nature de l’individu au lieu de la révéler, l’aveuglement sur soimême qui fait haїr la vérité. » 229 D’où la fictionnalisation de l’amour-propre comme instance qui, aux yeux du sujet infatué de soi, peut être rendue responsable des passions et actions illégitimes respectivement embarrassantes. Pour l’applicabilité de cette attitude aux personnages raciniens, pensons à la réaction d’Hermione, suite à son ordre fatal de faire assassiner Pyrrhus, vis-à-vis d’Oreste : « Ah ! Fallait-il en croire une Amante insensée ? / Ne devais-tu pas lire au fond de ma pensée ? » 230 Bien que ce changement de perspective se soit effectué en rétrospective, il indique clairement qu’Hermione, sujette à son trouble identitaire, nie cette partie de soi qu’elle rend responsable de l’acte apparemment regretté. Simultanément décalage et déplacement, cette transition perspectiviste a lieu, pour parler avec Sartre, lorsqu’il s’agit de manier les divers processus par lesquels l’homme, en faveur de l’amour de soi et de l’image qu’il se crée de lui-même, escompte se masquer son angoisse devant l’existence, y inclus l’angoisse devant la liberté de choisir une vie authentique et la responsabilité qui s’enchaîne : 225 Cf. La Rochefoucauld, op. cit., p. 150, Maximes écartées 19 : « L’homme est si misérable que, tournant toutes ses conduites à satisfaire ses passions, il gémit incessamment sous leur tyrannie ; il ne peut supporter ni leur violence ni celle qu’il faut qu’il se fasse pour s’affranchir de leur joug [...] ». 226 Cf. Pascal, op. cit., fr. 410 (p. 173) : « [...] la raison demeure toujours qui accuse la bassesse et l’injustice des passions et qui trouble le repos de ceux qui s’y abandonnent. Et les passions sont toujours vivantes dans ceux qui y veulent renoncer. » 227 Stierle, art. cit., p. 102. 228 Cf. Stierle, art. cit., p. 93. 229 Stiker-Métral, op. cit., p. 14. 230 Andromaque, op. cit., p. 253. II. La situation paradoxale de l’homme 80 Nous saisissons notre possible en évitant de considérer les autres possibles dont nous faisons les possibles d’un autrui indifférencié : ce possible, nous ne voulons pas le voir comme soutenu à l’être par une pure liberté néantisante, mais nous tentons de le saisir comme engendré par un objet déjà constitué, qui n’est autre que notre Moi, envisagé et décrit comme la personne d’autrui. [...] Ainsi fuyonsnous dans l’angoisse en tentant de nous saisir du dehors comme autrui ou comme une chose. 231 Telle analyse sartrienne nous apparaît très appropriée à une évaluation moderne de l’amour-propre chez les personnages raciniens, en l’occurrence fournissant une explication des palinodies d’Hermione. Indicatrice d’une attitude de mauvaise foi et de lâcheté, une telle objectivation du moi le réduisant en ‘victime’ fait comprendre le basculement de ce moi dans l’impuissance, une fois le mode de la mauvaise foi établi comme mode d’être qui entraîne, selon Sartre, toute « [...] une vérité, une méthode de penser, un type d’être des objets » 232 . D’ores et déjà la décision d’être de mauvaise foi présuppose la mauvaise foi par rapport à cette disposition même. Au moment où l’être accepte, secondé par une « détermination spontanée » 233 , la nature de la mauvaise foi, il est ‘embarqué’, sachant qu’« [u]ne fois ce mode d’être réalisé, il est aussi difficile d’en sortir que de se réveiller » 234 , explication qui s’appuie donc sur la structure causale d’un cercle vicieux. Cette inclination générale à la mauvaise foi, Sartre la postule comme faisant partie intégrante de la condition humaine en tant que telle, parce que le mode du paraître, du ‘n’être-pas-ce-qu’on-est et de l’être-ce-qu’on-n’est-pas’, triomphe sur tous les efforts faits pour se constituer en en-soi-pour-soi, c’est-à-dire en être qui serait son propre fondement conscient 235 , idéal que Sartre traduit par le concept de désirer être Dieu, l’ens causa sui par excellence. 236 Que ses efforts soient futiles, qu’à la poursuite de cet idéal il ne représente qu’ « [...] une passion inutile » 237 , l’homme s’en rend compte par l’assimilation de son propre néant : [...] la liberté coїncide en son fond avec le néant qui est au cœur de l’homme. C’est parce que la réalité-humaine n’est pas assez qu’elle est libre, c’est parce qu’elle est perpétuellement arrachée à elle-même et que ce qu’elle a été est séparé par un néant de ce qu’elle est et de ce qu’elle sera. [...] La liberté, c’est précisément le 231 Sartre, EN, p. 78. 232 Sartre, EN, p. 103. 233 Sartre, EN, p. 103. 234 Sartre, EN, pp. 103-194. 235 Cf. Sartre, EN, p. 662. 236 Cf. Sartre, EN, p. 612, à propos de la poursuite de l’idéal qu’est l’en-soi-pour-soi : « Ainsi peut-on dire que ce qui rend le mieux concevable le projet fondamental de la réalitéhumaine, c’est que l’homme est l’être qui projette d’être Dieu. [...] Être homme, c’est tendre à être Dieu [...], l’homme est fondamentalement désir d’être Dieu ». 237 Sartre, EN, p. 662. II. 2. L’homme corrompu et la qu ê te identitaire 81 néant qui est été au cœur de l’homme et qui contraint la réalité-humaine à se faire, au lieu d’être. 238 Quand bien même l’idéal d’une coїncidence ontologique en soi-même reste hors atteinte pour l’homme, c’est de cet écart ontologique - i.e. le néant sartrien - indissociable de la condition humaine, que l’homme devrait tirer profit au nom de sa liberté afin de se créer lui-même, en se projetant continuellement à partir de ce néant même. La pensée existentialiste et le jansénisme augustinien partagent donc le même sentiment d’insuffisance et d’insatisfaction, sentiment qui mène à la pulsion de se rapprocher (de l’idéal ontologique) de Dieu. 239 L’interdépendance de la liberté et du néant est pareillement caractéristique de la pensée pascalienne, comme nous l’avons déjà vu, et nous amènera, par la suite, à un autre vecteur qui rapproche les conceptions des hommes racinien et sartrien. Le terme du néant s’inscrivant fortement dans l’anthropologie négative d’après Sartre, nous pouvons déceler, dans la pensée pascalienne, une acception en dernière analyse très semblable du néant, et par rapport à l’image que l’homme s’invente lui-même, et par rapport à sa situation existentielle en général, c’est-àdire son état d’abandon complet face à la sur-dimension écrasante du monde insondable. Pour ce qui est de l’image publique et privée de soi, l’amour-propre, d’après Pascal, veille à ce que « [n]ous travaill[i]ons incessamment à embellir et conserver notre être imaginaire et néglig[i]ons le véritable [...]. Grande marque du néant de notre propre être [...] » 240 . L’emploi de « néant » est ici aussi assorti de la connotation de manque d’essence, qui devrait provoquer, chez l’homme sartrien, la soif créatrice de ‘se faire’ et se fonder soi-même, comme nous venons de le voir. Pour Sartre, liberté et malheur de la conscience tragique vont paradoxalement de pair : La réalité-humaine est souffrante dans son être, parce qu’elle surgit à l’être comme perpétuellement hantée par une totalité qu’elle est sans pouvoir l’être, puisque justement elle ne pourrait atteindre l’en-soi sans se perdre comme poursoi. Elle est donc par nature conscience malheureuse, sans dépassement possible de l’état de malheur. 241 238 Sartre, EN, p. 485. 239 Voir aussi Crausaz qui renvoie également à la parenté entre l’expérience augustinienne fondamentale et la philosophie existentielle qui tous les deux partiraient de l’expérience de la contingence ; mais saint Augustin « [...] croit à un sens de l’être, et, sans nier la contingence de l’être, il la dépasse en affirmant qu’elle n’est contingence que par rapport à nous et qu’elle a une raison d’être dans l’amour de Dieu. », Crausaz, Louis : Le néant dans l’ontologie de J.-P. Sartre : étude de la définition ontologique de la conscience comme négation privative. Fribourg (Suisse), dissertation, 1975, p. 95. 240 Pascal, op. cit., fr. 806 (p. 317). Voir aussi ibid., fr. 36 (p. 41) : si on ôte aux hommes leur divertissement, « [i]ls sentent alors leur néant sans le connaître, car c’est bien être malheureux que d’être dans une tristesse insupportable, aussitôt qu’on est réduit à se considérer, et à n’en être point diverti. » 241 Sartre, EN, pp. 126-127. II. La situation paradoxale de l’homme 82 Il ressort très clairement de cette citation que c’est précisément à la vanité de cette entreprise recélant un idéal chimérique que remonte la tragédie humaine. Force est donc à l’homme existentiel de se prévaloir de son existence sursitaire, bref, son obligation à se recréer perpétuellement. Pascal, par contre, porte notre néant à des étendues encore plus universelles, pour souligner l’état d’indétermination et d’incompréhension identitaires, dans lequel plane l’homme désorienté. Comme en témoigne la question rhétorique suivante, Pascal anticipe quasiment l’existence encore indéfinie de l’homme sartrien avant qu’elle ne soit remplie d’une essence projetée: Car enfin qu’est-ce que l’homme dans la nature ? Un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout, infiniment éloigné de comprendre les extrêmes ; la fin des choses et leurs principes sont pour lui invinciblement cachés dans un secret impénétrable. Également - incapable de voir le néant d’où il est tiré et l’infini où il est englouti. 242 Pour mettre cette pensée de Pascal en parallèle avec la terminologie sartrienne, il faut rappeler que selon Sartre, l’expression de « néant » sert, en général, à décrire le différentiel séparant en-soi et pour-soi 243 , éprouvé comme l’angoisse existentielle 244 , puisque « [l]e pour-soi surgit comme néantisation de l’en-soi et cette néantisation se définit comme pro-jet vers l’en-soi : entre l’en-soi néanti et l’ensoi projeté, le pour-soi est néant. » 245 C’est par analogie avec telle implication d’une dynamique identitaire, favorisant le changement, ainsi qu’avec le caractère insaisissable du néant que même l’acception pascalienne de ce terme semble insinuer une certaine liberté existentielle, en dépit de la tonalité sombre de ses remarques. Dans la perspective augustinienne, Dieu s’étant reculé du monde, pose les jalons pour un libre choix entre le bien et le mal, la chute ayant prédéterminé l’homme à s’incliner vers le Néant, tout en étant porté vers l’Être. 246 Dans ce contexte, il est d’ailleurs révélateur que l’antithèse de l’existence et de l’essence, propagée plus tard comme première pierre de l’ontologie existentialiste 247 , soit identifiée par Lukàcs comme critérium qui décide du degré 242 Pascal, op. cit., fr. 199 (pp. 104-105). 243 Cf. Sartre, EN, p. 115: « Le néant est la mise en question de l’être par l’être, c’est-à-dire justement la conscience ou pour-soi. » ; « [...] le pour-soi c’est l’en-soi se perdant comme en-soi pour se fonder comme conscience. [...] cet en-soi englouti et néantisé dans l’événement absolu qu’est l’apparition du fondement ou surgissement du pour-soi demeure au sein du pour-soi comme sa contingence originelle. », ibid., p. 118. 244 Cf. Sartre, EN, p. 70: « Et l’angoisse comme manifestation de la liberté en face de soi signifie que l’homme est toujours séparé par un néant de son essence. ». 245 Sartre, EN, p. 611. 246 Cf. Scholl, Dorothea : « Sartre et l’anéantissement du néant », dans Santa, Àngels (éd.) : De Nizan à Sartre. Philosophie et narration. Lleida : Pagès editors, 2008, pp. 259-277, ici p. 266. 247 « Qu’est-ce que signifie […] que l’existence précède l’essence? Cela signifie que l’homme existe d’abord, se rencontre, surgit dans le monde, et qu’il se définit après. [...] Tel est le premier principe de l’existentialisme. C’est aussi ce qu’on appelle la subjectivité, et que l’on nous reproche sous ce nom même. », Sartre, Existentialisme, pp. 29-30. II. 2. L’homme corrompu et la qu ê te identitaire 83 d’authenticité de la conscience tragique dont le problème est celui « [...] des rapports entre l’être et l’essence […]. Dans l’univers tragique, il y a un seuil très élevé de perfection que doivent atteindre les êtres pour pouvoir y pénétrer ; tout être qui ne l’atteint pas n’a simplement aucune réalité [...] » 248 . Bien que la formule précitée de Pascal décrivant l’homme comme « un néant à l’égard de l’infini » apparaisse de prime abord humble et modeste, y est impliquée la grandeur de l’homme, grandeur qui naît justement de son indétermination originelle, puisque l’homme est aussi un « tout à l’égard de l’infini ». Pourquoi donc les hommes sartrien et pascalien n’arrivent-ils pas à s’approprier cette liberté existentielle ? Nous allons voir par la suite que l’explication de leurs dilemmes réside également dans une crise identitaire due à la puissance de l’amour de soi. La ‘réification’ volontaire de soi-même décrite par Sartre pour démontrer comment l’homme s’éloigne de lui-même pour se soustraire à la responsabilité de s’adopter une identité définitionnelle, correspond à bien des égards à la scission du moi pascalien qui s’est séparé de lui-même en fuyant sa propre identité - phénomène associé à la perte générale d’orientation typique de l’anthropologie négative pascalienne 249 . Pour ce qui est de l’écartèlement du moi chez Pascal, le fragment contenant la tournure du ‘moi haїssable’ est très instructif : Pascal y indique l’isolement du moi aussi sur le plan formel respectivement terminologique, en désignant l’amour-propre de ‘moi’ 250 . Son interrogation du moi approuve de séparer les traits de caractère, les qualités ou fautes d’un homme, de son essence détachée des modifications extérieures, et inaccessible aux vertus adoptées et intériorisées comme rôles dédoublant le véritable moi : Et si on m’aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m’aime-t-on ? moi ? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. Où est donc ce moi, s’il n’est ni dans le corps, ni dans l’âme ? et comment aimer le corps ou l’âme, sinon pour ces qualités, qui ne sont point ce qui fait le moi, puisqu’elles sont périssables ? car aimerait-on la substance de l’âme d’une personne, abstraitement, et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut, et serait injuste. On n’aime donc jamais personne, mais seulement des qualités. 251 Du coup, le combat qui s’installe entre le moi originel et son alter ego dénaturé (l’amour-propre chez l’homme pascalien, la mauvaise foi chez l’homme sartrien) engendre les impasses psychologiques du sujet tragique. C’est conformément à telle conception du moi aliéné et réfracté que s’explique l’intériorisation ‘moderne’ du conflit tragique, donc la contradiction intérieure qui donne du fil à 248 Goldmann, op. cit., p. 59. 249 Cf. Stierle, art. cit., p. 87. 250 Cf. l’annotation dans l’édition de Sellier (op. cit., p. 369, n. 2) à propos du « moi haїssable ». Cf. également Stiker-Métral, op. cit., p. 155 : « [...] l’amour propre est un affect du sujet humain, alors que le moi est l’objet de cet amour. Mais l’amour propre et le moi, bien qu’étant deux réalités distinctes, sont associés par Pascal dans une unique définition, la nature du moi se définissant ainsi en fonction de l’amour propre. » 251 Pascal, op. cit., fr. 688 (p. 286). II. La situation paradoxale de l’homme 84 retordre aux héros raciniens et sartriens. Transférée à l’intérieur du caractère du héros, la fatalité se concentre dans l’aliénation progressive du sujet : « cet Autre qui me domine est Moi-même, à un degré mal connu de moi ; le destin est liberté, et la liberté destin. » 252 Les contextes dans lesquels Sartre voit agir une fiction du moi à l’instar de l’exemple que nous venons de donner à propos de l’assimilation de la perspective d’autrui, tournent tous autour de l’aliénation de soi-même, mise en œuvre par l’homme pour se nier, soit son angoisse, soit son désir. Le même recours à la fiction sert, par exemple, à faire s’amenuiser le fardeau de la liberté : [...] cette liberté qui m’inquiéterait si elle était liberté en face du Moi, je tente de la reporter au sein de mon essence, c’est-à-dire de mon Moi. Il s’agit d’envisager le Moi comme un petit Dieu qui m’habiterait et qui posséderait ma liberté comme une vertu métaphysique. Ce ne serait plus mon être qui serait libre en tant qu’être, mais mon Moi qui serait libre au sein de ma conscience. Fiction éminemment rassurante puisque la liberté a été enfoncée au sein d’un être opaque : [...] il s’agit de saisir ma liberté dans mon Moi comme la liberté d’autrui. 253 Inversement, lorsqu’il s’agit du désir de possession, le moi s’aliène et se manipule dans le dessein de devenir le projet de l’en-soi-pour-soi, c’est-à-dire, idéalement son propre fondement, de nouveau semblable à l’être divin qui est son propre créateur : La possession est un rapport magique ; je suis ces objets que je possède, mais dehors, face à moi : je les crée comme indépendants de moi ; ce que je possède, c’est moi hors de moi, hors de toute subjectivité, comme un en-soi qui m’échappe à chaque instant et dont je perpétue à chaque instant la création. Mais précisément parce que je suis toujours hors de moi ailleurs, [...] je m’aliène au profit de l’objet possédé. 254 Le refus du saisissement de la liberté ainsi que la recherche de la satisfaction de désirs (comme la possession, la quête amoureuse, le pouvoir, etc.) seraient donc à placer sur le même niveau que les activités de divertissement critiquées par Pascal 255 , puisque toutes ces distractions s’inscrivent dans l’objectif que caresse la conscience de se fermer à la réalisation authentique et consciente de la condition humaine. Ainsi, se référant aux diverses formes de divertissement inventées par les hommes, Pascal se plaint : [...] quand on leur reproche que ce qu’ils recherchent avec tant d’ardeur ne saurait les satisfaire, s’ils répondaient comme ils devraient le faire, s’ils y pensaient bien, qu’ils ne recherchent en cela qu’une occupation violente et impétueuse qui les détourne de penser à soi et que c’est pour cela qu’ils se proposent un objet attirant 252 Domenach, op. cit., p. 32. 253 Sartre, EN, p. 77. 254 Sartre, EN, p. 637. 255 Cf., par exemple, Pascal, op. cit., fr. 132-139 (pp. 76-83). II. 2. L’homme corrompu et la qu ê te identitaire 85 qui les charme et les attire avec ardeur ils laisseraient leurs adversaires sans repartie... 256 De surcroît, ce qui est sous-entendu dans ces lignes, c’est le pari sur la nonexistence de Dieu, comme suggéré par Gilberte Ronnet : « [...] suivre les aspirations tyranniques du moi, satisfaire ses passions, [...] n’est-ce pas nier Dieu en se faisant Dieu soi-même ? » 257 Voici une métaphore renvoyant de nouveau aux formules de Sartre précitées qui périphrasent l’amour-propre moyennant des comparaisons impliquant la prétention que nourrit l’homme à se faire, ou bien se créer, (un petit) Dieu. Ce stratagème d’extériorisation d’une partie dominante du moi, incorporant la pulsion de l’amour-propre, est révélé similairement par une tournure pascalienne qui fait pendant à l’évocation sartrienne du petit Dieu : « Qui ne hait en soi son amour-propre et cet instinct qui le porte à se faire Dieu, est bien aveugle. » 258 Même proférées de la bouche de Sartre, de telles constructions d’une image de Dieu ressemblent considérablement à la fonction remplie par l’idée du Dieu caché janséniste, dans la mesure où l’homme est enclin à se résigner à son obséquiosité sans limites, tout en se retirant son statut d’homme, pour se prélasser dans le rôle choisi d’objet, car « la position de Dieu s’accompagne d’un chosisme de mon objectité ; mieux, je pose mon être-objetpour-Dieu comme plus réel que mon pour-soi ; j’existe aliéné et je me fais apprendre par mon dehors ce que je dois être. C’est l’origine de la crainte devant Dieu. » 259 Même esquive de déplacement et de réification hypostasiée, somme toute, même distanciation par rapport à la conscience de soi-même qui marquent et les conduites de privation de soi-même observées chez l’homme pascalien, et l’acceptation du mode de la mauvaise foi selon l’analyse sartrienne. Sans pour autant trop anticiper le pas décisif qui transfère cette aspiration à ‘l’apothéose’ en stratagème d’agressivité dirigé contre autrui (nous y reviendrons lors du chapitre suivant), il est symptomatique - et du même coup apparaît justifier l’hypothèse impliquant un remplacement de Dieu par autrui - que Sartre fasse allusion à la pudeur née du péché originel (Adam et Ève ayant reconnu leur nudité suite à leur chute), pour la comparer, non pas à la honte que l’homme éprouve face à Dieu, mais à celle subie face à autrui : 256 Pascal, op. cit., fr. 136 (p. 79). 257 Ronnet, op. cit., p. 69. Il en découle, par contrecoup, que « [g]ager que Dieu est, c’est donc renoncer à ce qui donnait son prix à l’existence, cesser de se faire le centre de tout pour s’orienter vers Dieu. » (ibid.). 258 Pascal, op. cit., fr. 617 (p. 272). Il en est de même pour l’explication augustinienne de l’amour-propre proposée par La Rochefoucauld : « Dieu a permis, pour punir l’homme du péché originel, qu’il se fît un dieu de son amour-propre [...]. », op. cit., p. 150, Maximes écartées 20. 259 Sartre, EN, p. 329. Sartre dit à propos du statut d’objectivation que l’humanité accepte comme rôle choisi que « [c]haque fois que nous utilisons le nous en ce sens (pour désigner l’humanité souffrante, l’humanité pécheresse, pour déterminer un sens objectif de l’Histoire, en considérant l’homme comme un objet qui développe ses potentialités), nous nous bornons à indiquer une certaine épreuve concrète à subir en présence du tiers absolu, c’est-à-dire de Dieu. », ibid., p. 463. II. La situation paradoxale de l’homme 86 La pudeur et, en particulier, la crainte d’être surpris en état de nudité ne sont qu’une spécification symbolique de la honte originelle : le corps symbolise ici notre objectité sans défense. Se vêtir, c’est dissimuler son objectité, c’est réclamer le droit de voir sans être vu, c’est-à-dire d’être pur sujet. 260 Cela signifie que l’épreuve de culpabilité remontant au ‘péché’ de la simple existence dégrade l’homme en objet, immobilisé dans une position de victime toujours regardée. Cette situation du sujet sans défense fait surgir le besoin de l’intervention d’autrui pour que l’homme mis à nu aux sens figuratif et littéral puisse exister authentiquement, et reconnaître dans les yeux d’autrui sa propre essence - qu’elle soit assumée en pleine responsabilité (donc réussite) ou manquée (donc à jamais réduite à l’état d’objectivation) : La honte pure n’est pas sentiment d’être tel ou tel objet répréhensible mais, en général, d’être un objet, c’est-à-dire de me reconnaître dans cet être dégradé, dépendant et figé que je suis pour autrui. La honte est sentiment de chute originelle, non du fait que j’aurais commis telle ou telle faute, mais simplement du fait que je suis ‘tombé’ dans le monde, au milieu des choses, et que j’ai besoin de la médiation d’autrui pour être ce que je suis. 261 Pour résumer ces conceptions de soi, notées des côtés janséniste ainsi qu’existentialiste, nous avons affaire à deux mouvements qui replacent la capacité de se connaître soi-même en dehors de l’homme : premièrement, la dépendance inexorable par rapport à Dieu ou bien autrui en tant que prochain ; et deuxièmement, le déchirement du moi. À un certain degré, ce dédoublement préfigure le premier mouvement pour finalement s’unir avec lui, c’est-à-dire le déchirement du moi incapable de se connaître, de façon autonome, comme unité - avec pour séquelles la privation de soi, la désorientation passionnelle et la dissociation d’une partie objectivée du moi éludant la prise de conscience ainsi que la responsabilité de sa situation. Par la suite, il faudra vérifier, à l’aide des pièces choisies, à quel point ce premier mouvement de dépendance existentielle originellement projetée sur Dieu s’est chevauché, chez les personnages raciniens, avec sa contrepartie sartrienne projetée sur autrui jusqu’à s’y fondre complètement. Pour cela, nous examinerons d’abord plus exactement les implications de la présence d’autrui en fonction de la détermination identitaire du sujet. Ce faisant, nous pourrons retracer, sur la toile de fond des catégories sartriennes, comment autrui, chez Racine, prédomine l’ensemble des instances qui entrent en ligne de compte pour suppléer à la source d’une morale pessimiste jansénisée qu’est le concept du regard divin. 260 Sartre, EN, p. 328. Ceci fait déjà entrevoir l’importance de l’acte de voir dans les relations interpersonnelles et pour la conception de soi, nous y reviendrons. 261 Sartre, EN, p. 328. II. 3. Le surgissement d’autrui comme miroir spécieux et fallacieux 87 II. 3. Le surgissement d’autrui comme miroir spécieux et fallacieux Le drame humain devient justement tragédie, lorsqu’il n’y a ni dénouement ni sens au bout, lorsque la souffrance n’a plus de rachat ultime et l’infortune ne connaît plus la certitude de lendemains triomphaux. À la vérité intrinsèque des actes humains immobilisés sous le divin regard, il faut alors substituer le sens introuvable d’une vie, à jamais partagée entre le propre sens qu’elle se donne et celui que les autres lui confèrent. La tragédie, en d’autres termes, commence avec la mort de Dieu, - la disparition d’un Absolu, qu’il va falloir remplacer tant bien que mal. 262 C’est avec ces mots que Serge Doubrovsky souligne la part fondamentale d’autrui qui semble jusqu’à prendre le relais du tragique, autrui étant établi comme principe absolu qui fait figure de l’antagoniste majeur par rapport au héros conscient de soi en quête d’un sens qu’il ait lui-même conféré à son existence. Comme nous l’avons signalé dans le contexte de la conception du tragique modernisé, subjectif et humanisé chez Racine et chez Sartre 263 , ce genre de tragique profané relève de la volonté de l’homme de se créer lui-même et de s’épanouir librement - le seul obstacle n’étant pas Dieu, mais autrui défendant ses intérêts et sa liberté subjectifs. Bien qu’il soit maladroit de parler, quant au théâtre sartrien, de véritables ou de pures tragédies (Sartre lui-même y consent 264 ), il n’en reste pas moins que ses pièces engendrent des moments et structures sans conteste des plus tragiques 262 Doubrovsky, Serge : « L’échec du héros », dans id. : Corneille et la dialectique du héros. Paris : Gallimard (Bibliothèque des idées), 1963, pp. 473-517, ici p. 497, dernière mise en italique par nous. 263 Doubrovsky soutient que le théâtre complet de Racine ne représente pas de tragédies totales puisqu’à l’aide de la réplique affirmant « le rayonnement du Divin : ‘L’Impitoyable Dieu, toi seul as tout conduit ! ’ (Athalie, V, 5) [...], Racine efface d’un cri le malheur de onze tragédies, dans l’éclair de la Révélation. », Doubrovsky, op. cit., p. 497. Ce que Doubrovsky dit du héros cornélien, qui continuerait l’héritage de Descartes à Marx, de Hegel à Nietzsche, en tâchant « de faire de l’Homme un Dieu pour l’homme » (ibid., p. 498), vaut aussi, à notre avis, pour le héros racinien dont nous analyserons ultérieurement la volonté d’apothéose, donc le désir de se faire Dieu face à autrui (cf. III. 1.) Significativement, c’est le lien de cet héroїsme cornélien avec la conscience révolutionnaire qui, selon Doubrovsky, fait s’apparenter la conception du héros cornélien avec la littérature de l’engagement d’un Sartre ou d’un Malraux : « Ce n’est pas par hasard que la fameuse formule, empruntée par Sartre à Malraux, selon laquelle le ‘désir d’être Dieu’ est la clé des conduites humaines, nous a paru offrir la clé du théâtre de Corneille ; c’est aussi l’inspiration profonde de la théandrie hégélienne, qui passera dans la conscience marxiste, comme Maîtrise humaine de l’Histoire au terme de l’histoire humaine. », ibid., p. 502. 264 Ainsi dit-il au sujet de la tragédie en tant que genre historiquement fixé : « On a beaucoup parlé en France d’un ‘retour à la tragédie’ [...]. La tragédie, pour nous, est un phénomène historique qui triompha entre le XVI e et le XVII e siècle et nous n’avons aucun désir de le ressusciter. », Sartre, TS, p. 58. II. La situation paradoxale de l’homme 88 dans le sens d’un ‘drame humain’. 265 Que ce tragique né du surgissement d’autrui, somme toute du Mit-Sein heideggérien 266 , soit nanti d’une portée aussi grave que celle associée à la faute originelle pesant sur l’humanité selon la religion chrétienne, Sartre le fait suffisamment croire dans L’Être et le Néant. Pour lui, la seule existence d’autrui est la cause de notre culpabilité fondamentale : « [...] le péché originel, c’est mon surgissement dans un monde où il y a l’autre et, quelles que soient mes relations ultérieures avec l’autre, elles ne seront que des variations sur le thème originel de ma culpabilité. » 267 Cela tient au fait que l’autre - tel un miroir animé - me rappelle constamment, de par sa pure présence étouffante, par ses paroles ou par son regard (manifestation sublime de l’emprise écrasante qu’autrui a sur moi), mon état de mauvaise foi et les contraintes de ma liberté en ce que celle-ci se heurte immanquablement à la sienne : « Il n’y a pas de différence au fond entre le choix par lequel la liberté assume sa mort comme limite insaisissable et inconcevable de sa subjectivité et celui par quoi elle choisit d’être liberté limitée par le fait de la liberté de l’autre. » 268 Je ne peux donc en aucune mesure éviter que mon existence se définisse et se limite par rapport à celle d’autrui, vu qu’à la relation entretenue entre moi et autrui est accordée, selon Sartre, une dimension tout à fait existentielle. Quand bien même l’image de moi-même reflétée par l’idée qu’autrui détient de moi pourrait être assez défavorable, j’ai néanmoins besoin de saisir mon être par le truchement d’autrui, pour que mon existence soit justifiée. Voyons le fondement de cette idée foncière de l’anthropologie sartrienne : Sartre fait baser sa théorie de la reconnaissance de soi-même sur le concept hégélien de ‘l’être pour l’autre’ 269 selon lequel « je dois obtenir de l’autre la reconnaissance de mon être [...]. Tel j’apparais à l’autre, tel je suis. » 270 Pour illustrer cette pensée à l’aide d’un personnage sartrien, l’aveu qu’Égisthe fait à Jupiter, à un moment où sa mauvaise conscience l’accable de plus en plus 271 , est des 265 Voir notre chapitre premier en guise d’introduction au statut du tragique. 266 Cf. Sartre, EN, pp. 283-284: « Ainsi la caractéristique d’être de la réalité-humaine, c’est qu’elle est son être avec les autres. [...] je découvre la relation transcendante à autrui comme constituant mon être propre […] : autrui n’est plus d’abord telle existence particulière que je rencontre dans le monde [...], c’est le terme ex-centrique qui contribue à la constitution de mon être. » 267 Sartre, EN, p. 450. Cf. aussi ibid., p. 302 : « ma chute originelle c’est l’existence de l’autre. » 268 Sartre, EN, p. 592. 269 Terme technique qui désigne « un stade nécessaire du développement de la conscience de soi », cf. Sartre, EN, p. 275. 270 Sartre, EN, p. 275. 271 En fait preuve la conversation entre Égisthe et sa femme, se croyant seuls dans le palais, cf. Les Mouches, op. cit., p. 45 : Égisthe : « N’as-tu pas honte, sous ses yeux ? », Clytemnestre : « Sous ses yeux ? Qui donc nous voit ? », Égisthe : « Eh bien, le roi. On a lâché les morts, ce matin. », Clytemnestre : « [...] Est-ce que vous avez oublié que vousmême vous inventâtes ces fables pour le peuple ? ». Le fait que sa femme doit lui rappeler que c’était lui-même qui avait forgé ce mensonge par lequel il se laisse terrifier à présent, découvre à quel point Égisthe est en train de se perdre lui-même, II. 3. Le surgissement d’autrui comme miroir spécieux et fallacieux 89 plus révélateurs. Ayant compris que son identité s’est échappée à sa volonté active, et qu’elle ne se définit plus qu’en fonction de l’image négative que les autres retiennent de lui, Égisthe admet : Depuis que je règne, tous mes actes et toutes mes paroles visent à composer mon image ; je veux que chacun de mes sujets la porte en lui et qu’il sente [...] mon regard sévère peser sur ses pensées les plus secrètes. Mais c’est moi qui suis ma première victime : je ne me vois plus que comme ils me voient, je me penche sur le puits béant de leurs âmes, et mon image est là, tout au fond, elle me répugne et me fascine. Dieu tout-puissant, qui suis-je, sinon la peur que les autres ont de moi ? 272 Chez Racine, le regard d’autrui assume une fonction tout à fait comparable, dans la mesure où ce sont la culpabilité et la mauvaise foi qu’il rappelle au sujet, ainsi modifiant, du moins provisoirement (pendant la durée du regard) sa conception de soi. Contemplant la conduite de Néron, l’on pourrait avancer l’hypothèse qu’Agrippine incarne sa mauvaise conscience, comme Néron le confesse indirectement à Narcisse moyennant une antithèse éloquente : Éloigné de ses yeux, j’ordonne, je menace, [...] Je m’excite contre elle et tâche à la braver. Mais (je t’expose ici mon âme toute nue) Sitôt que mon malheur me ramène à sa vue, Soit que je n’ose encor démentir le pouvoir De ces yeux, où j’ai lu si longtemps mon devoir, Soit qu’à tant de bienfaits ma mémoire fidèle, Lui soumette en secret tout ce que je tiens d’elle ; Mais enfin mes efforts ne me servent de rien, Mon Génie étonné tremble devant le sien. Et c’est pour m’affranchir de cette dépendance Que je la fuis partout [...]. 273 Une fois frappé par le regard maternel, Néron est intimidé ainsi que réduit à la faiblesse et la mauvaise conscience que le regard perçant d’Agrippine pénètre en lui - caractéristiques donc qu’il sait dissimuler face à presque tout le monde, exception faite de sa mère. Nous verrons ultérieurement que Junie, de même qu’à un certain degré Narcisse et Burrhus, sont également capables de provoquer ce genre de sentiments culpabilisants chez l’empereur dont ils connaissent les complexes et l’instabilité identitaire, tout en les lui conscientisant amèrement. Pour revenir à l’argumentation de Sartre, le caractère d’intermédiaire incombant au regard d’autrui s’intensifie dans la mesure où il « renvoie de moi à moi- d’abandonner son identité en faveur d’une nouvelle identité déterminée par la lâcheté et qui lui est imposée malgré lui par l’extérieur - incarné tant par une partie objectivée de son moi que par le peuple représentant autrui, mais projeté en Agamemnon, le roi assassiné. 272 Les Mouches, op. cit., p. 49. 273 Britannicus, op. cit., p. 392-393, nos italiques. II. La situation paradoxale de l’homme 90 même » 274 , parce qu’au moment où j’aperçois le regard, je prends conscience de mon être-regardé, c’est-à-dire de ma vulnérabilité. S’achève donc le même mouvement de transposition perspectiviste et de décentrement que nous avons abordé quant aux mécanismes de la mauvaise foi et de l’amour-propre, le moi étant menacé et modifié, cette fois-ci non pas par un autre fictionnel représentant une partie extériorisée du moi, mais par l’autre se matérialisant en tant que personne physique. C’est qu’ainsi l’autre me permet de récidiver dans l’état d’objectivation, parce que, saisi par son regard, « [...] je suis mis en mesure de porter un jugement sur moi-même comme sur un objet, car c’est comme objet que j’apparais à autrui. » 275 L’autre devient le centre de focalisation par rapport à tous les objets, en dernière analyse donc du monde complet, auquel auparavant j’avais tâché de donner mon sens à moi. 276 Selon que la présence regardante de l’autre sait m’aliéner le monde, il m’aliène à moi-même en m’infligeant des caractéristiques fixant mon être : « Et ces caractéristiques nouvelles ne viennent pas seulement de ce que je ne puis connaître autrui, elles proviennent aussi et surtout de ce qu’autrui est libre [...], la liberté d’autrui m’est révélée à travers l’inquiétante indétermination de l’être que je suis pour lui. » 277 L’obstacle principal à mon auto-détermination étant constitué par la liberté d’autrui, c’est la notion de ‘néant’ qui rentre en jeu : « Tout se passe comme si j’avais une dimension d’être dont j’étais séparé par un néant radical : et ce néant, c’est la liberté d’autrui » 278 , citation qui insinue encore une fois que l’angoisse existentielle est indissociable du fait de la co-présence au monde avec l’autre. L’animosité paradoxale qui s’établit entre moi et l’autre correspond, dans sa structure d’interdépendance, principalement aux relations de pouvoir que Sartre observe entre les couples adversaires de maître/ esclave, de bourreau/ victime et d’amant/ aimé (à voir plus tard) : bien que je souffre du regard manipulateur des autres, « j’accepte et je veux que les autres me confèrent un être que je reconnais » 279 , car « par ma honte même, je revendique comme mienne cette liberté d’un autre, j’affirme une unité profonde des consciences. » 280 Il va de soi qu’il s’agit ici d’une relation réversible selon que je réussis, dans mon surgissement au monde, à « [...] me choisir comme regardant le regard de l’autre et [à] bâtir ma subjectivité sur l’effondrement de celle de l’autre. » 281 Autrui figurant « [...] la 274 Sartre, EN, p. 298. 275 Sartre, EN, p. 260. 276 Cf. Sartre, EN, p. 300 : « Ainsi je suis mon ego pour l’autre au milieu d’un monde qui s’écoule vers l’autre. » Cf. aussi ibid., p. 308 : « [...] le regard d’autrui, comme condition nécessaire de mon objectivité, est destruction de toute objectivité pour moi. Le regard d’autrui m’atteint à travers le monde et n’est pas seulement transformation de moimême, mais métamorphose totale du monde. » 277 Sartre, EN, p. 301. 278 Sartre, EN, p. 301. 279 Sartre, EN, p. 301. 280 Sartre, EN, p. 301. 281 Sartre, EN, p. 420. Nous nous interrogerons plus en détail sur le phénomène du ‘regard regardé’ au cours de notre troisième chapitre (III. 3.). II. 3. Le surgissement d’autrui comme miroir spécieux et fallacieux 91 négation radicale de mon expérience, puisqu’il est celui pour qui je suis non sujet mais objet » 282 , c’est à moi de renverser la situation de fond en comble au moment où je m’efforce, « comme sujet de connaissance, de déterminer comme objet le sujet qui nie mon caractère de sujet et me détermine lui-même comme objet. » 283 Ce qui se fait jour à travers cette dialectique entre subjectivité et objectité, ce sont, d’une part, le rapport malgré moi symbiotique que j’entretiens avec l’autre, et, d’autre part, mes possibilités de manipuler à mon gré l’autre au cas où je ferais face à son regard en le détournant. La capacité de modifier jusqu’à l’être des autres, je puis en profiter pour agir sur eux. Arrivé, dans L’Être et le Néant, à ce constat, Sartre lui-même renvoie à la littérature morale du XVII e siècle et aux parallèles s’établissant relatifs à l’anthropologie négative, selon laquelle l’habileté de manœuvrer les autres à son profit forme l’une des ‘règles’ du jeu implicites : « De là cette psychologie ‘moraliste’ que le XVII e siècle français nous a livrée ; de là ces traités du XVII e siècle, Le Moyen de parvenir, de Béroalde de Verville ; Les Liaisons dangereuses, de Laclos [...], qui nous livrent une connaissance pratique de l’autre et l’art d’agir sur lui. » 284 Sartre semble donc être conscient d’une certaine affinité unissant sa pensée à une lignée anthropologique remontant à la morale louisquatorzienne. Car les possibles points d’intersection sont multiples. Ce que nous notions tout à l’heure à propos de l’interdépendance psychique qui naît de l’anthropologie sartrienne, ainsi en va-t-il de même pour l’homme louisquatorzien, comme Jean Rohou le démontre dans ses diverses études, citées déjà à plusieurs reprises. Celles-ci thématisent l’amour de soi dans le cadre d’un changement de paradigme moral qui va de pair avec l’épanouissement de l’absolutisme. Rohou fait comprendre que c’est avant tout dans les modifications socio-idéologiques, apportées par l’essor de la monarchie absolue, que la transformation de l’orientation (mieux vaut dire : la désorientation) par rapport à Dieu vers l’orientation par rapport à autrui, bref « de la perspective théologique à la perspective sociologique » 285 , prend racine : L’ordre féodal, organique et relativement figé, définissait assez précisément les biens, la place, la valeur de chacun ; l’ordre absolutiste tend à déposséder, à relativiser tout le monde au profit du monopole monarchique. Enfin, spéculation et arrivisme se déchaînent, animant les hommes de ce temps d’un esprit d’avidité et de concurrence. 286 Dû à la rivalité qui s’ensuit de cette atmosphère compétitive, les hommes, se fuyant dans la recherche de l’intérêt en faveur d’un bonheur individuel hors 282 Sartre, EN, p. 267. 283 Sartre, EN, p. 267. 284 Sartre, EN, p. 421. 285 Rohou, « L’amour de soi au XVII e siècle ... », art. cit., p. 81. 286 Rohou, « L’amour de soi au XVII e siècle ... », art. cit., p. 81. II. La situation paradoxale de l’homme 92 d’atteinte 287 , s’adonnent à « une envie parasitaire sinon destructive », l’intérêt « [...] ne rend[ant] pas les hommes maîtres du monde mais esclaves et tyrans les uns des autres. » 288 Cette vérité décevante s’exprime dans la majorité des écrits moraux issus de cette époque ; regardons, à titre d’exemple, la partie suivante de l’essai que Nicole fait porter sur la manière dont la coexistence humaine dépravée influence la reconnaissance de soi: […] pour mieux comprendre encore de quelle sorte l’homme pourrait être forcé de se voir lui-même par les objets qui sont hors de lui [...], il faut considérer qu’il ne se regarde pas moins selon un certain type d’être qu’il a dans l’imagination des autres, que selon ce qu’il est effectivement, et qu’il ne forme pas seulement son portrait sur ce qu’il connaît de soi par lui-même, mais aussi sur la vue des portraits qu’il en découvre dans l’esprit des autres. 289 De cette transformation de l’autre en miroir découle que les hommes mettent en œuvre toute leur énergie pour manipuler, par leur comportement inauthentique ciblant l’amour-propre des autres, l’image d’eux-mêmes qui est en gestation dans l’imagination d’autrui, avec pour conséquence l’engendrement d’une interaction humaine toute théâtrale, qui « [...] fait de la vie une stratégie dramatique. » 290 C’est ce qui porte Pascal à proférer qu’ « [a]insi la vie humaine n’est qu’une illusion perpétuelle ; on ne fait que s’entre-tromper et s’entre-flatter. [...] L’union qui est entre les hommes n’est fondée que sur cette mutuelle tromperie » 291 . Les effets trompeurs de l’amour de soi sont d’autant plus néfastes qu’ils provoquent la désagrégation, l’aliénation et l’indétermination identitaire du sujet qui se crée une image fantastique de lui-même en briguant la reconnaissance des autres et en s’attribuant des qualités qu’il ne possède pas 292 . Par conséquent, le sujet, à en 287 L’intérêt, en tant que nouvelle forme de l’amour de soi, représente une compensation pour la société de cour, où les membres, le plus visiblement suite à l’échec de la Fronde, se rendent péniblement compte de leur dévaluation en ‘courtisans’ et de leur insuffisance générale. Cette recherche de l’intérêt ne rime à rien à cause des contraintes économiques et des représailles politiques, cf. Rohou, « L’amour de soi au XVII e siècle ... », art. cit., pp. 82 respectivement 85. 288 Rohou, « L’amour de soi au XVII e siècle ... », art. cit., p. 85. 289 Nicole, « De la connaissance de soi-même », art. cit., p. 17. 290 Rohou, Jean : « Entre enracinement et engagement : Crise du sens et de l’être et culte du paraître », dans Zaiser, Rainer (éd.) : L’âge de la représentation : l’Art du spectacle au XVII e siècle. Actes du IX e colloque du Centre International de Rencontres sur le XVII e siècle, Kiel 16-18 mars 2006. Tubingen : Narr (Biblio 17, 174), 2007, pp. 289-307, ici p. 300. 291 Pascal, op. cit., fr. 978 (p. 411). 292 Voir par exemple Marin, Louis : La critique du discours. Sur la « Logique de Port-Royal» et les « Pensées » de Pascal. Paris : Minuit (le sens commun), 1975, p. 225 : « Le moi en représentation comme idole est ainsi le moi dans lequel je m’identifie parce qu’il est celui auquel j’aspire : il est devenu la valeur et l’idéal que je me propose. Je m’identifie bien à ma représentation de moi-même, mais cette représentation est la représentation de tous les autres et, du même coup, cette identification est ma définitive aliénation. » S’ensuit alors le morcellement manipulateur du moi qui devient insaisissable : « ‘je’ II. 3. Le surgissement d’autrui comme miroir spécieux et fallacieux 93 croire Nicole, « [...] par le moyen de cette illusion, [...] est toujours absent de luimême et présent à lui-même ; il se regarde continuellement, et il ne se voit jamais véritablement, parce qu’il ne voit au lieu de lui-même que le vain fantôme qu’il s’en est formé. » 293 En résulte, avec les mots de Stiker-Métral, [...] une falsification de soi, qui se traduit par la constitution d’une image factice, rehaussée des qualités usurpées grâce auxquelles l’individu cherche à se faire estimer et à s’admirer lui-même. Le miroir [...] est ainsi l’image de la morale augustinienne : paradigme de vérité, il impose une herméneutique de soi. 294 Tenant péniblement compte de cette fonction de miroir exercée par autrui, les hommes adoptent une attitude de mauvaise foi 295 , mode de vie qui s’étale sur la totalité de l’existence sociale, ce qui ne passe pas inaperçu, surtout pas aux regards scrutateurs des moralistes. Ne voyant en l’homme « [...] que déguisement, que mensonge et hypocrisie, et en soi-même et à l’égard des autres » 296 , Pascal raisonne, à l’unisson avec la fameuse épigraphe des Maximes de La Rochefoucauld 297 , que chaque vertu doit être considérée comme son exacte inverse, à dans sa représentation est un autre. Le simulacre n’a d’existence que dans le système spéculaire des regards et des points de vue, qu’à l’entrecroisement imaginaire d’un jeu de rayons optiques. [...] Chaque moi - dans sa représentation - est le point de fuite d’une multiplicité de regards. », ibid., pp. 227-228. 293 Nicole, « De la connaissance de soi-même », art. cit., pp. 13-14. 294 Stiker-Métral, op. cit., p. 18. 295 Prenant en considération les affinités générales entre, d’une part, l’acception de l’amour-propre selon les moralistes classiques, et d’autre part, la notion psychanalytique de l’inconscient, Jutta Weiser rapproche certaines théories de Lacan de l’anthropologie moraliste et janséniste. Le modèle lacanien du stade de miroir explique l’identification du sujet-enfant à l’aide de son image spéculaire qui lui apparaît d’abord comme un autre, et partant, lui fait subir à l’illusion et au narcissisme. L’homme dépeint par les moralistes se définit également à partir de l’image née de son imagination guidée par l’amour-propre. En outre, le recours à (l’opinion de) l’autre pour se créer une image de soi ainsi qu’une identité idéale rappelle le ‘schéma optique’ lacanien que l’homme classique démontre à merveille, voir Weiser, Jutta : « Littérature moraliste et psychanalyse », dans Peterson, Michel : Écritures de Lacan. Tubingen : Narr (Œuvres & Critiques XXXIV, 2), 2009, pp. 69-95, ici pp. 74-77. 296 Pascal, op. cit., fr. 978 (p. 411). 297 La Rochefoucauld, op. cit., p. 43 : « Nos vertus ne sont, le plus souvent, que des vices déguisés. », voir l’une des variantes qui font explicitement la part de l’amour-propre : « Nous sommes si préoccupés en notre faveur que souvent ce que nous prenons pour des vertus n’est que des vices qui leur ressemblent, et que l’amour-propre nous déguise. », ibid., p. 271. Selon La Bruyère, il en va de même pour les passions, voir op. cit., p. 144 (IV « Du cœur », 72) : « Toutes les passions sont menteuses : elles se déguisent autant qu’elles le peuvent aux yeux des autres ; elles se cachent à elles-mêmes. Il n’y a point de vice qui n’ait fait une fausse ressemblance avec quelque vertu, et qui ne s’en aide. », comme l’illustre l’exemple que La Rochefoucauld donne de la générosité affichée : « Ce qu’on nomme libéralité n’est le plus souvent que la vanité de donner, que nous aimons mieux que ce que nous donnons. », La Rochefoucauld, op. cit., p. 88, Réflexions morales 263. II. La situation paradoxale de l’homme 94 l’instar de la charité, qui se révèle être, en ce qui concerne la vie publique, le déguisement d’une haine plus profonde : « Tous les hommes se haїssent naturellement l’un l’autre. On s’est servi comme on a pu de la concupiscence pour la faire servir au bien public. Mais ce n’est que feindre et une fausse image de la charité, car au fond ce n’est que haine. » 298 En fin de compte redevable de la poursuite du profit, caractéristique de l’époque historique où la notion d’égoїsme ne fait que prendre naissance 299 , la concentration démesurée sur le moi provoque, pour être compensée, la générosité et la charité : « le premier terme passe de l’affirmation de soi au dévouement à autrui, qui remplace Dieu comme centre de gravité du second. » 300 Dans son essai « De la charité et de l’amour-propre », Pierre Nicole met en avant la proximité des deux traits, en élaborant ce en quoi leurs effets et mobiles se ressemblent jusqu’à se faire interchangeables : [...] comme la charité soulage les nécessités des autres dans la vue de Dieu, qui veut que nous reconnaissions ses bienfaits en servant le prochain, de même l’amour-propre les soulage dans la vue de son propre intérêt, et [...] enfin il n’y a guère d’actions où nous soyons portés par la charité qui veut plaire à Dieu, où l’amour-propre ne nous puisse engager pour plaire aux hommes. 301 La façon dont Nicole dénonce le déclin moral de ses contemporains va donc confirmer les manigances de l’amour-propre comme nous les avons retracées dans les réflexions pascaliennes. Les hommes jansénisés, ayant congédié la perspective dévouée tributaire de la foi en Dieu, donnent désormais dans une attitude de plus en plus pénétrée de leur fatuité et complaisance de soi. Force est de constater que cette attitude, en même temps, tient adroitement compte de l’amour-propre d’autrui qu’il s’agit de flatter à tout prix pour se voir payer de retour le même type d’attention favorable, toute artificielle et trompeuse soitelle. Témoigne de cette attitude opportuniste, dont la parenté avec la mauvaise foi sartrienne n’est point hasardée, une fois de plus une métaphore proche de l’image du miroir, en l’espèce, celle du portrait que Nicole file dans le domaine de 298 Pascal, op. cit., fr. 210 (p. 113). 299 Cf. Rohou, « L’amour de soi au XVII e siècle … », art. cit., p. 84. 300 Rohou, « L’amour de soi au XVII e siècle … », art. cit., p. 84. Ailleurs, Rohou élabore les conséquences de cette nouvelle psychologie motivée par l’amour-propre, conformément à la signification modifiée de ‘générosité’ : loin de désigner la pulsion de s’affirmer soi-même ainsi que ses idéaux (acception convenue avant 1645), les moralistes jansénisés appliquent ce terme à la recherche du profit individuel, qui, « [s]ur le plan relationnel, [...] se traduit par une volonté de puissance dominatrice, qui transforme l’amour en ambition de conquête », Andromaque, op. cit., p. 12. 301 Nicole, « De la charité et de l’amour-propre », art. cit., p. 184. Il s’agit, en l’occurrence, d’un amour-propre éclairé, c’est-à-dire d’une forme préconisée par Nicole et acceptable, en ce qu’elle mène à l’honnêteté qui, par contrecoup, garantit la coexistence paisible dans les diverses formations de la vie sociale. Voir à ce propos aussi p. 108 de notre texte. II. 3. Le surgissement d’autrui comme miroir spécieux et fallacieux 95 la reconnaissance de soi, tout en y intégrant le champ sémantique de la peinture. Or, celle-ci tient à l’écart la part d’objectivité comportée, en revanche, par l’idée de l’image ‘neutre’ reflétée par un miroir sans parti pris : Il est encore plus aisé que les grands, et généralement tous ceux à qui on a intérêt de plaire, s’entretiennent dans cette illusion [de la fausse félicité d’être délibérément trompé, et par les autres et par soi-même], parce qu’au lieu qu’on ne se forme qu’un portrait des autres hommes, on s’en forme en quelque sorte deux de ceux-ci, l’un intérieur qui est le véritable, l’autre extérieur, où l’on ne fait entrer que ce qu’on juge leur pouvoir plaire ; et l’on a grand soin ensuite de ne leur mettre devant les yeux que ce faux portrait, et de tâcher de faire qu’ils le prennent pour le véritable. [...] ils se contentent donc de cette surface trompeuse ; ils laissent là ces portraits intérieurs qu’ils craignent de découvrir, et ils s’arrêtent uniquement à ces portraits flattés qui sont faits exprès pour tirer d’eux ce qu’on en prétend. 302 S’en prenant à l’allure hypocrite inhérente à ce manque de franchise, Nicole signale qu’elle facilite l’aveuglement volontaire de l’homme que celui-ci perpétue avec la même sournoiserie filigrane mise à l’œuvre pour flatter autrui, devançant ainsi son propre désillusionnement : On use de la même adresse pour empêcher que les défauts et les misères des autres, et les jugements qu’on voit faire d’eux et que l’on en fait soi-même, ne nous rappellent à nous et ne nous découvrent notre propre illusion. L’esprit, aidé de l’amour-propre, retranche toutes les réflexions qu’il pourrait faire [...]. [...] on ne pense point qu’on est soi-même cet homme trompé et ridicule. 303 Qu’il s’agisse ici d’un aveuglement dont la duplicité naît d’un accord commun de maintenir l’hypocrisie des deux côtés, La Rochefoucauld ne laisse lui non plus planer aucun doute là-dessus : « Il est aussi facile de se tromper soi-même sans s’en apercevoir qu’il est difficile de tromper les autres sans qu’ils s’en aperçoivent. » 304 Chez Sartre, ce procédé déjouant le désabusement pressenti se trouve également transféré à l’intérieur du seul moi pour se réduire à une sorte de mensonge à soi: partant de nouveau de la métaphore du reflet miroitant, Sartre établit un lien de parenté entre la mauvaise foi et la sincérité 305 , autre vertu originellement oblative et orientée, comme l’amour, vers autrui. La mauvaise foi signalant une tentative de fuir son être, « [l]a sincérité totale et constante comme effort constant pour adhérer à soi est, par nature, un effort constant de se désolidariser de soi », étant donné qu’ « on se libère de soi par l’acte même par lequel on se fait 302 Nicole, « De la connaissance de soi-même », art. cit., p. 19. 303 Nicole, « De la connaissance de soi-même», art. cit., p. 19. 304 La Rochefoucauld, op. cit., p. 62, Réflexions morales 115. 305 « […] la structure essentielle de la sincérité ne diffère pas de celle de la mauvaise foi, puisque l’homme sincère se constitue comme ce qu’il est pour ne l’être pas. », Sartre, EN, p. 100. II. La situation paradoxale de l’homme 96 objet pour soi. » 306 La sincérité envers soi-même se base donc sur un « [...] incessant jeu de miroir et de reflet, un perpétuel passage de l’être qui est ce qu’il est à l’être qui n’est pas ce qu’il est et, inversement, de l’être qui n’est pas ce qu’il est à l’être qui est ce qu’il est » 307 , ergoterie sartrienne qui renforce l’enfoncement pernicieux et quasiment irrémédiable dans la mauvaise foi, une fois ce mode d’être choisi. L’oscillation entre sincérité envers soi-même et mauvaise foi relève de l’attitude que l’homme assume face à son rôle. Pour revenir sur l’exemple déjà abordé, le garçon de café ne doit pas se laisser asservir par son rôle en croyant en obtenir sa raison d’être. L’homme qui remplit son rôle dans le mode de la mauvaise foi ne doit pas s’illusionner sur le fait qu’il fasse valider ce rôle et lui accorde un sens destiné à légitimer son existence, n’ayant pas compris (ou bien délibérément se niant le fait) que l’existence en tant que telle est à remettre en question et se présenterait plutôt sous forme de jeu 308 . Telle conduite est donc prédominée par le désir - imputable sans doute à l’esprit de sérieux - de faire coїncider en-soi et pour-soi, c’est-à-dire dans ce cas, de s’investir tellement dans un rôle qu’on puisse échapper à sa condition et éviter la responsabilité de la transcender à l’aide de la liberté de se projeter continuellement. Car, selon Sartre, toute pensée sérieuse est [...] épaissie par le monde [...], une démission de la réalité-humaine en faveur du monde. L’homme sérieux est ‘du monde’ et n’a plus aucun recours en soi ; il n’envisage même plus la possibilité de sortir du monde, car il s’est donné à luimême le type d’existence du rocher [i.e. d’un en-soi chosifié], la consistance, l’inertie, l’opacité de l’être-au-milieu-du-monde. Il va de soi que l’homme sérieux enfouit au fond de lui-même la conscience de sa liberté, il est de mauvaise foi et sa mauvaise foi vise à le présenter à ses propres yeux comme une conséquence [...]. 309 C’est donc la tentative de se fonder soi-même comme légitimation et raison d’être qui hante l’homme en conséquence du besoin qu’il éprouve de se justifier devant soi-même en rejetant toute responsabilité par fatuité ou angoisse. Nous rencontrons, dans L’Être et le Néant, un phénomène semblable dans le chapitre consacré au désir de posséder, intitulé « Faire et avoir : la possession ». Sartre remarque que l’idéal de l’en-soi-pour-soi, donc le fait d’être le fondement de son propre être, peut être symbolisé par l’appropriation - le seul être s’étant créé lui-même, tout en se possédant lui-même, est toujours Dieu. 310 L’idéal inhé- 306 Sartre, EN, p.100. 307 Sartre, EN, p. 101. 308 Cf. sur ce point aussi Gisi, Martin : Der Begriff Spiel im Denken J.-P. Sartres. Entfremdete und authentische Existenz dargestellt anhand des Begriffes Spiel. Königstein: Forum Academicum (Monographien zur Philosophischen Forschung, 176), 1979, p. 103. Nous reviendrons sur la notion sartrienne du rôle dans notre dernier chapitre. 309 Sartre, EN, p. 626, nos italiques. 310 Cf. Sartre, EN, p. 638. Voir aussi ibid., p. 621: « Le désir est manque d’être [...]. En tant que tel, il est directement porté sur l’être dont il est manque. Cet être [...] c’est l’en-soi- II. 3. Le surgissement d’autrui comme miroir spécieux et fallacieux 97 rent à l’appropriation (que nous transférerons ultérieurement au désir de posséder la conscience d’un être convoité) porte d’abord sur la pulsion de faire la synthèse de l’en-soi et du pour-soi 311 , entreprise infaisable pour l’homme 312 . Comme nous l’avons vu dans d’autres contextes des allusions au concept de Dieu, ce qui est décrit c’est encore l’extériorisation partielle de l’être par l’amourpropre, comme si le sujet assumait la perspective d’autrui fictionnalisé : « Ainsi, le possédant vise à jouir de son être en-soi, de son être-dehors. Par la possession je récupère un être-objet assimilable à mon être-pour-autrui. » 313 Du coup, puisque j’ai à ma propre disposition l’être qu’autrui veut posséder en tant que moi-pour-l’autre, je suis susceptible de me défendre contre autrui en le devançant par l’appropriation d’un moi en tant que « non-subjectif » 314 . Lorsqu’il s’agit, par contre, de vouloir posséder de véritables ‘objets’-choses, selon l’acception commune du terme, ceux-ci se soustraient à la possession telle quelle, vu que je ne puis que les utiliser, sans pour autant jamais éprouver la jouissance appropriative qui accompagne le sentiment d’être (reconnu comme) le fondement de quelque chose. 315 Seule mon activité de destruction y fait exception : ayant pris conscience de mon incapacité à posséder un objet, j’ai envie de le détruire, pour le « [...] récréer en [m]’assumant comme seul responsable de l’être de ce qui existait pour tous. » 316 Nous verrons qu’il en va de même, dans les pièces raciniennes et sartriennes à étudier, pour le désir de la possession amoureuse. Celui-ci équivaut au désir de l’appropriation de l’être inhérent à l’objet aimé, donc à la personne convoitée - et vise, du même coup, l’appropriation (impossible) de la liberté de celle-ci. Or, l’essentiel lors de l’appropriation est mon intérêt égoїste, dans le sens où je l’instrumentalise pour l’emporter sur l’autre et pour dominer celui-ci en me faisant indispensable à son être 317 (à la limite en l’anéantissant, comme le prouvent les meurtres fréquents par lesquels pour-soi, la conscience devenue substance, la substance devenue cause de soi, l’Homme-Dieu. » 311 Cf. Sartre, EN, p. 635, à propos de la « [...] valeur qui hante le pour-soi et qui est comme l’indication idéale de l’être total qui se réaliserait par l’union dans l’identité du possible et du pour-soi qui est son possible, c’est-à-dire ici l’être qui se réaliserait si j’étais dans l’unité indissoluble de l’identique, moi-même et ma propriété. Ainsi l’appropriation serait un rapport d’être entre un pour-soi et un en-soi concret, et ce rapport serait hanté par l’indication idéale d’une identification entre ce pour-soi et l’en-soi possédé. » 312 Cf. Sartre, EN, p. 638: « […] on ne saurait trop insister sur le fait que cette relation est symbolique et idéale. » 313 Sartre, EN, p. 638. 314 Sartre, EN, p. 638. 315 Cf. Sartre, EN, p. 638. 316 Sartre, EN, p. 639. Voir l’exemple de l’incendie volontaire consigné par Sartre (ibid.): « je suis cette grange, puisque je détruis son être. La destruction réalise [...] l’appropriation, car l’objet détruit n’est plus là pour se montrer impénétrable. » 317 Cf. Sartre, EN, p. 635: « Posséder, c’est avoir à moi, c’està-dire être la fin propre de l’existence de l’objet. Si la possession est entièrement et concrètement donnée, le possédant est la raison d’être de l’objet possédé. » II. La situation paradoxale de l’homme 98 les amants - surtout raciniens - escomptent se graver dans la conscience de ceux aux yeux de qui ils veulent se faire aimer). Cette prépondérance de l’égocentrisme nous ramène aux parallèles avec le discours moral classique : « Les vertus se perdent dans l’intérêt, comme les fleuves se perdent dans la mer. » 318 , maxime de La Rochefoucauld qui indique l’évolution irrésistible de la moralité de l’homme louisquatorzien, évolution qui n’épargne aucune valeur. Comme le faisait remarquer Pascal, une vertu quelconque tend à dévoiler son juste revers lorsqu’on y découvre l’apport de l’intérêt égoїste, qui prédomine la totalité des conduites de l’homme corrompu dont le moi « [...] est injuste en soi en ce qu’il se fait centre de tout. Il est incommode aux autres en ce qu’il les veut asservir [...] ». 319 Sartre y souscrirait sans la moindre hésitation, en avançant l’hypothèse selon laquelle la générosité s’avère être « une forme primitive de destruction » 320 qui, de surcroît, cache le désir d’appropriation. Que je détruise ou que je donne un objet, cela est indifférent, selon Sartre, parce que dans les deux cas, c’est sa qualité d’appartenance à moi qui constituait son être et que je lui retire en l’anéantissant. 321 En outre, le don m’asservit l’autre qui en est le destinataire : « donner, c’est s’approprier par la destruction en utilisant cette destruction pour s’asservir l’autre » 322 , dans la mesure où, par mon don, je lie l’autre à moi en me l’attachant moralement. Le don représentant comme une partie de moi que j’ai expulsée et détruite, j’oblige l’autre à recréer ce moi au cas où il voudrait maintenir l’être de l’objet donné. On pourrait en conclure que, ce faisant, j’intègre l’autre à mon être, ce qui me rend capable, au cas où l’autre serait en même temps l’être que je convoite, de l’aimer comme si j’aimais une partie de moi pour satisfaire mon amour-propre. C’est pourquoi Sartre attribue au don la connotation suivante : « le don est une jouissance âpre et brève, presque sexuelle : donner, c’est jouir possessivement de l’objet qu’on donne, c’est un contact destructif-appropriatif. » 323 Pour illustrer cette idée à l’aide des amants rejetés de Racine, il faut s’imaginer le don non pas tant comme objet concret mais comme octroi d’une liberté trompeuse, nous le verrons, dont les destinataires découvrent très vite la véritable motivation. Ainsi, Néron et Roxane donnent-ils la promesse de liberté à Junie et à Bajazet (à des conditions inacceptables aux yeux de ces derniers), pour les faire servir leur image de soi - de même qu’Hermione dirige son amour insincère envers Oreste qu’elle considère comme le seul être capable de lui fournir de bonne grâce la reconnaissance de soi, si essentielle à la satisfaction de son amour-propre. À en croire Pascal, cette volonté de s’intégrer symboliquement l’objet aimé se ramène aussi à l’amour-propre qui empêche l’homme d’aimer n’importe quel 318 La Rochefoucauld, op. cit., p. 71, Réflexions morales 171. 319 Pascal, op. cit. fr. 597 (p. 267). 320 Sartre, EN, p. 640. 321 Cf. Sartre, EN, p. 640. 322 Sartre, EN, pp. 640-641. 323 Sartre, EN, p. 640. II. 3. Le surgissement d’autrui comme miroir spécieux et fallacieux 99 objet se trouvant hors du moi : « [...] comme nous ne pouvons aimer ce qui est hors de nous, il faut aimer un être qui soit en nous, et qui ne soit pas nous. » 324 Bien que formellement, dans la perspective dévouée de Pascal, cette place à l’intérieur du moi devrait être occupée par Dieu, celui-ci se confirme être interchangeable par rapport à l’amour de soi. Comme le démontrent les personnages raciniens en révélant les mécanismes de l’anthropologie négative sur scène, l’amour-propre excelle à se dissimuler son véritable objet : au lieu de prendre conscience de leur narcissisme infatué, les amants raciniens projettent leurs désirs possessifs sur autrui, en s’auto-suggérant une motivation amoureuse (voir la prochaine sous-partie). Ce qui est frappant sur ce point, c’est le fait que ces deux manifestations d’une anthropologie négative, que ce soit sous forme existentialiste ou bien augustinienne, en arrivent à une situation sans issue concernant le désir, si habilement manipulé et transformé en mauvaise foi soit-il, de se connaître soi-même. Tandis que Nicole fait cadrer l’explication de l’impossibilité souveraine de la reconnaissance de soi avec la nature impénétrable de Dieu (et partant, de la grâce), notre ignorance de nous-mêmes devant être relativisée en fonction de l’ordre de Dieu insondable mais incontestable, Sartre, en revanche, condamne à l’échec toutes les tentatives de connaissance de soi-même en raison de la dialectique identitaire qui se place entre moi et autrui en tant qu’obstacle insurmontable. Pour Nicole, l’essentiel est que l’homme s’astreigne à accéder à cette connaissance de soi, tout en sachant qu’elle reste inaccessible, pour le moins ici-bas : [...] nous demeurons toujours inconnus à nous-mêmes en cette vie. Mais comme cette ignorance nécessaire est dans l’ordre de Dieu, il faut la souffrir humblement, et croire même qu’il nous est utile d’y demeurer. Il n’y a que l’ignorance volontaire que nous devons éviter, parce qu’elle est contraire à cet ordre. 325 Pour Sartre, bien qu’il soit tout à fait clair que l’autre fonctionne comme vecteur indispensable pour que je puisse saisir mon individualité, la simultanéité de mes intérêts avec ceux d’autrui, et la liberté d’autrui qui se heurte infailliblement à la mienne, contrecarrent mes projets. La présence d’autrui signifie « [...] la condition nécessaire de toute pensée que je tenterais de former sur moi-même. Autrui, c’est ce moi-même dont rien ne me sépare, absolument rien si ce n’est sa pure et totale liberté [...] ». 326 Cependant ensuite, comme nous le signalions à propos de la réversibilité des relations entre sujet et objet, advient ce que Sartre qualifie de « […] second moment de mon rapport à l’autre » 327 , c’est-à-dire l’objectivation inévitable d’autrui comme résultante de mon être-pour-autrui face à autrui-sujet. Ma ‘faute’ qui s’ensuit se révèle en effet fatale, parce que j’ai des visées sur la reconnaissance de mon être que j’escompte acquérir en récupérant comme objet mon être-objet : « [...] comme autrui en est la clé, je tente de m’emparer d’autrui 324 Pascal, op. cit., fr. 564 (p. 258). 325 Nicole, « De la connaissance de soi-même », art. cit., p. 67. 326 Sartre, EN, p. 310. 327 Sartre, EN, p. 326. II. La situation paradoxale de l’homme 100 pour qu’il me livre le secret de mon être. Ainsi la vanité me pousse à m’emparer d’autrui et à le constituer comme un objet, pour fouiller au sein de cet objet et pour y découvrir mon objectité propre. » 328 Mais comme au moment de l’objectivation d’autrui, je ne continue à exister qu’en tant qu’image subjective, imputable à autrui, je quitte mon état d’objectité, il est vrai, mais sans pour autant pouvoir réintégrer à mon être l’image de moi, désormais aliénée et méconnaissable. Ce pour quoi ma coexistence avec autrui assume des structures paradoxales : vu que j’appréhende mon aliénation première apportée par le seul regard d’autrui, capable de modifier mon être contre mon gré, « [m]on souci constant est donc de contenir autrui dans son objectité et mes rapports avec autrui-objet sont faits essentiellement de ruses destinées à le faire rester objet » 329 , avec pour conséquence ma propre indétermination identitaire. Lorsque survient ce qui me permettrait de gagner de la connaissance de moi, cela signifie lors de mon objectivation dégradante par la transfiguration d’autrui en sujet me saisissant par le regard, mon image de moi sera également métamorphosée à mes yeux, et hors de mon atteinte. Par conséquent, la seule façon dont je suis à même de me reconnaître face à autrui et par l’intermédiaire d’autrui, c’est par la honte - pour le moins tant que nous parlons de sujets dont la conduite se base sur les mécanismes de l’anthropologie négative, comme Sartre en fait le bilan. Persistant dans mon état dégradé, je ne suis pas seulement bien conscient de l’emprise qu’a autrui sur mon être, mais plutôt forcé de l’accepter, de sorte qu’il s’agit (conformément à la conception de la liberté négative que nous venons d’élaborer) d’une connaissance unilatéralement négative de moi dont je peux ‘jouir’ - d’autant plus que ce qui m’incite n’est pas ma tentative sincère de percer à jour mon être. Tout au contraire, c’est mon être selon le mode de la mauvaise foi que je cherche à corroborer et à justifier devant moi-même et les autres. Telle posture explique donc qu’une véritable prise de conscience ne puisse être gagnée que par autrui me démasquant ma mauvaise foi à toute force, pour que je puisse dépasser pour de bon le mode de la mauvaise foi. Regardons, pour transférer cette théorie sartrienne se résumant à la connaissance négative de soi aux personnages raciniens, la situation d’Hermione. Ayant compris que sa propre conduite arrogante vis-à-vis d’Oreste (dont elle avait rejeté l’amour) ainsi que l’humiliation qu’elle lui avait infligée sont à présent reflétées par sa propre situation parce que Pyrrhus s’apprête à épouser Andromaque, Hermione ne se reconnaît que par ce qui lui manque : Quelle honte pour moi ! Quel triomphe pour lui, De voir mon infortune égaler son ennui ! Est-ce là, dira-t-il, cette fière Hermione ? Elle me dédaignait, un autre l’abandonne. [...] Si je le [Pyrrhus] hais, Cléone ? Il y va de ma gloire [...]. 328 Sartre, EN, p. 330. 329 Sartre, EN, p. 336. II. 3. Le surgissement d’autrui comme miroir spécieux et fallacieux 101 Je crains de me connaître, en l’état où je suis. 330 Avant, elle avait feint l’indifférence, comme l’indiquent les observations de Pylade 331 , pour dissimuler son véritable désir qui est indissociable de la maintenance de la valeur de sa gloire : l’idée démesurée qu’elle se fait d’elle-même. Selon l’interprétation de Jean Rohou, Hermione projette cette valeur (c’est-à-dire sa raison d’être qu’elle ne porte plus pleinement en elle-même) sur l’extérieur, plus précisément, sur Pyrrhus 332 . Elle veut dominer celui-ci pour ainsi participer à cet idéal perdu qui ne cesse de la fasciner, n’ayant pas compris que l’ancien idéal de suffisance héroїque s’est effondré en faveur d’une nouvelle moralité, incorporée par Andromaque et son amour inconditionné envers Hector. Il s’agit là d’une morale à laquelle ni Hermione ne veut, ni Pyrrhus ne sait, participer, vu qu’ils restent attachés à l’ancien ordre, obligés aux valeurs qui y sont associées. 333 En adoptant la perspective hypothétique d’Oreste (voir le discours direct imaginé qu’Hermione met dans la bouche d’Oreste : « dira-t-il »), Hermione avoue que c’est grâce à ce dernier lui servant de miroir qu’elle prend conscience de son état honteux, jusqu’à « craindre » cette vérité même, une fois démasqués ses stratagèmes de mauvaise foi. Comme nous le suggérions en nous référant à Lucien Goldmann dans le contexte de l’attitude assumée par la conscience tragique, il faut s’interroger sur les raisons pour lesquelles l’homme tragique préfère quand même demeurer dans une position décourageante et infiniment humble. Nous avons déjà retenu que et l’homme pascalien et l’homme sartrien craignent leur liberté, et partant, l’idée d’être, à un certain degré, voire en fonction du choix respectivement du pari, les seuls responsables de l’attitude qu’ils adoptent face à leur destin. Il s’agit, bien entendu, d’un comportement sinon purement lâche, du moins sujet à l’infatuation, qui débouche corollairement, d’une part, sur une vue pessimiste de sa propre condition, et d’autre part, sur l’inclination à rechuter facilement dans l’état d’inhibition, dès que la possibilité d’engagement est vaguement envisagée. Ceci est confirmé par l’évaluation qu’offre Pascal de la grandeur, assez relative, de l’homme : « La grandeur de l’homme est grande en ce qu’il se connaît misérable » 334 . Et Paul Bénichou de voir cette grandeur humaine d’après l’acception pascalienne réduite à « [...] l’état de trace, ou plutôt de manque douloureux ; 330 Andromaque, op. cit., pp. 211-212, nos italiques. 331 « Hermione, Seigneur, au moins en apparence,/ Semble de son Amant dédaigner l’inconstance,/ Et croit que trop heureux d’apaiser sa rigueur,/ Il la viendra presser de reprendre son Cœur./ Mais je l’ai vue enfin me confier ses larmes. », Andromaque, op. cit., p. 202. 332 Cf. Rohou, Andromaque, op. cit., pp. 44-45. 333 De ce changement de paradigme surgit la nouvelle valeur transcendante de la fidélité, incarnée par Andromaque et Hector, donc inaccessible aux personnages poussés par la concupiscence et les ruses violentes, comme Pyrrhus, Hermione et Oreste, qui, par contrecoup, représenteraient la réalité contemporaine de Racine, dominée par la morale jansénisée issue de l’antihumanisme augustinien, cf. Rohou, Andromaque, op. cit., pp. 44-46. 334 Pascal, op. cit., fr. 114 (p. 67). II. La situation paradoxale de l’homme 102 l’excellence de l’homme [...] ne se manifeste que dans le sentiment qu’il a de sa déchéance. » 335 Nous avons vu que Sartre utilise, pour désigner la liberté de l’homme, justement le même terme de sentiment de « manque » 336 , ce qui nous amène à croire que la grandeur selon Pascal ressemble, en tant qu’idéal dont la réalisation est angoissante, à la valeur de la liberté individuelle, érigée par Sartre en prémisse d’une vie authentique, mais valable seulement si l’homme sait en user en ‘se projetant’ constamment pour être à la hauteur de ses propres valeurs et changements identitaires : « [...] la liberté coїncide en son fond avec le néant qui est au cœur de l’homme. C’est parce que la réalité-humaine n’est pas assez qu’elle est libre, c’est parce qu’elle est perpétuellement arrachée à elle-même [...] ». 337 Faisant allusion au péché originel comme ligne de démarcation à jamais imperméable, Pascal ne cesse de mettre en relief la capacité des hommes à se douter de leur grandeur d’un autrefois mythique 338 . Il n’en reste pas moins qu’à chaque fois que « [...] Pascal plaide la grandeur de l’homme, c’est toujours pour conclure à l’inquiétude et à l’angoisse. Seul subsiste le contraste des deux termes extrêmes, et ce qui a pu rester dans l’entre-deux de l’état premier de l’homme [...], ne sert, dans son état actuel, qu’à l’accuser d’avantage. » 339 Comme le présuppose l’anthropologie sartrienne qui se base sur une susceptibilité naturelle à la mauvaise foi, selon Pascal, l’immobilité et le manque d’initiative associés à l’homme tragique semblent pareillement ancrés dans la condition humaine. Dans les deux cas, c’est quand même volontiers que l’homme se résigne à sa situation qu’il se présente comme fait accompli. Mais lors de l’entrée dans la sphère des relations interpersonnelles, se fait jour un autre mobile qui pousse l’homme à endosser avec complaisance le rôle d’objet qui se dégrade sciemment, à savoir, le désir de se faire aimer par autrui. À la 335 Bénichou, op. cit., p. 120. 336 Voir, par exemple, Sartre, EN, p. 610 : « Le pour-soi choisit parce qu’il est manque, la liberté ne fait qu’un avec le manque, elle est le mode d’être concret du manque d’être. », ou bien ibid., p. 613 : « La liberté est précisément l’être qui se fait manque d’être. Mais comme le désir [...] est identique au manque d’être, la liberté ne saurait surgir que comme être qui se fait désir d’être, c’est-à-dire comme projet-pour-soi d’être en-soi-pour-soi. » 337 Sartre, EN, p. 485. Voir aussi ibid., p. 79 pour la liaison entre mauvaise foi et néant. Le pour-soi est donc transi par le néant : « Le néant est la mise en question de l’être par l’être, c’est-à-dire justement la conscience ou pour-soi. », ibid., p. 115. 338 Cf. Pascal, op. cit., fr. 131 (p. 74) : « [...] malheureux que nous sommes et plus que s’il n’y avait point de grandeur dans notre condition, nous avons une idée du bonheur et nous ne pouvons y arriver. Nous sentons une image de la vérité et ne possédons que le mensonge. Incapables d’ignorer absolument et de savoir certainement, tant il est manifeste que nous avons été dans un degré de perfection dont nous sommes malheureusement déchus. » Cf. aussi ibid., fr. 117 (p. 68) : « [...] car ce qui est nature aux animaux nous l’appelons misère en l’homme par où nous reconnaissons que sa nature étant aujourd’hui pareille à celle des animaux il est déchu d’une meilleure nature qui lui était propre autrefois. » 339 Bénichou, op. cit., pp. 120-121. II. 3. Le surgissement d’autrui comme miroir spécieux et fallacieux 103 différence de l’attitude déférente et dévouée, prise par l’homme face à sa condition telle quelle, et ceci vis-à-vis d’une force métaphysique dispensatrice de son destin (soit-elle incarnée par l’idée de Dieu ou bien par autrui considéré comme juge malveillant), le statut d’objet aimé, par contre, que l’homme se choisit pour maintenir sa dévalorisation dans la relation amicale ou amoureuse, remonte à des stratagèmes toujours plus subtiles destinés à s’asservir l’autre. Ceci peut être observé des côtés jansénisé et existentialiste : d’après La Rochefoucauld, « [l]’humilité n’est souvent qu’une feinte soumission, dont on se sert pour soumettre les autres ; c’est un artifice de l’orgueil qui s’abaisse pour s’élever [...] » 340 . Or, en catégories sartriennes, pour maîtriser - et éventuellement s’approprier - la liberté d’autrui 341 , l’amant met en scène sa propre auto-dépréciation d’une façon insincère, pour se faire aimer en se transformant en objet convoité qui expose, face à autrui, sa liberté en apparence attaquable : l’humiliation choisie peut être, par exemple, assimilée [...] à un instrument destiné à nous délivrer de l’existence pour-soi, elle peut être un projet de nous démettre de notre liberté angoissante au profit des autres ; notre projet peut être de faire entièrement absorber notre être-pour-soi par notre être-pour-autrui [...] [, de] nous faire semblable à une chose [...]. » 342 Cette ruse d’une auto-dépréciation préméditée, comme la décrit Sartre, nous apparaît parfaitement apte à éclaircir les stratagèmes amoureux pratiqués par les amants raciniens. Ainsi Néron, avant qu’il ne se voie forcé à employer la force et le chantage, suite à ses vaines tentatives de gagner Junie à l’aide de flatteries, donne l’impression à cette dernière que son bonheur, même sa survivance, ne dépendraient que d’elle et de l’amour qu’elle lui paierait de retour : Les Dieux ont prononcé. Loin de leur contredire, C’est à vous de passer du côté de l’Empire. En vain de ce présent ils m’auraient honoré, Si votre cœur devait en être séparé ; Si tant de soins ne sont adoucis par vos charmes ; Si tandis que je donne aux veilles, aux alarmes, Des jours toujours à plaindre, et toujours enviés, Je ne vais quelquefois respirer à vos pieds. 343 340 La Rochefoucauld, op. cit., p. 86, Réflexions morales 254. Cf. également La Bruyère, op. cit., p. 278 (XI « De l’homme », 69) : « [...] l’homme, de sa nature, pense hautement et superbement de lui-même, et ne pense ainsi que de lui-même : la modestie ne tend qu’à faire que personne n’en souffre ; elle est une vertu du dehors, qui [...] le fait agir extérieurement avec les autres comme s’il n’était pas vrai qu’il les compte pour rien. » 341 Cf. le chapitre « La première attitude envers autrui : l’amour, le langage, le masochisme » (Sartre, EN, pp. 404-419), consacré aux « [...] conduites par lesquelles le poursoi tente de s’assimiler la liberté d’autrui » (ibid., p. 404), en cela que l’amour constitue une possibilité « [...] d’agir sur la liberté d’autrui » (ibid., p. 406). 342 Sartre, EN, p. 517. 343 Britannicus, op. cit., pp. 395-396. II. La situation paradoxale de l’homme 104 Le geste d’humiliation de la part de Néron est d’autant plus trompeur qu’il choisit une image (« respirer à vos pieds ») qui, tout en attribuant symboliquement à Junie la capacité divine de couper respectivement rendre le souffle à Néron, renverse la relation à laquelle il aspire en vérité : sa propre position divine par rapport à Junie 344 . Bien que Roxane soit moins cabotine, subtile et blindée que Néron, son humiliation devant les yeux de Bajazet poursuit, peut-être inconsciemment, le même but, quand elle lui fait comprendre qu’il a tous les atouts dans son jeu : [...] Crois-tu [...] Ni que je vive enfin, si je ne vis pour toi ? Je te donne, Cruel, des armes contre moi. Sans doute, et je devrais retenir ma faiblesse. Tu vas en triompher. Oui, je te le confesse, J’affectais à tes yeux une fausse fierté. De toi dépend ma joie et ma félicité. 345 Manifestement, Roxane s’humilie devant Bajazet, mais en même temps, son amour-propre la pousse à culpabiliser Bajazet. L’hypothèse que même l’aveu apparemment désarmé de l’amant soit le plus probablement destiné à assouvir ses propres complexes d’imperfection pourrait de même être confirmée par l’explication sartrienne de ce procédé sadique - voire masochiste - mis en œuvre par l’amant répudié. Selon Sartre, [l]e masochisme, comme le sadisme, est assomption de culpabilité. Je suis coupable [...] du seul fait que je suis objet. Coupable envers moi-même, puisque je consens à mon aliénation absolue, coupable envers autrui, car je lui fournis l’occasion d’être coupable, c’est-à-dire de manquer radicalement ma liberté comme telle. Le masochisme est une tentative non pour fasciner l’autre, par mon objectivité, mais pour me faire fasciner moi-même par mon objectivité-pourautrui [...]. 346 Pour revenir aux aveux manipulateurs de nos amants raciniens, il est évident que cette conception racinienne de l’amour, illustrée d’une manière exemplaire par Hermione, Néron et Roxane, se détache de l’ancien idéal d’amour courtois héroїque qui ne manque jamais ni à l’affirmation, ni à la conscience de soi. 347 Tout au contraire, nous verrons que les amants raciniens rejetés s’efforcent à porter remède à leur insuffisance identitaire en projetant d’aimer ceux en qui ils croient avoir découvert la valeur, donc la coїncidence entre être et raison d’être, dont ils ressentent l’absence chez eux-mêmes. 348 344 Voir notre chapitre III. 1. pour ce motif de l’ ‘apothéose’ imaginaire de l’amant. 345 Bajazet, op. cit., p. 577, nos italiques. 346 Sartre, EN, p. 418. 347 Cf. Bénichou, op. cit., pp. 41-43 et 185. 348 Cf. aussi Rohou, Andromaque, op. cit., p. 71, respectivement pp. 77- 78 : « Ce que Néron, Roxane, Mithridate ou Phèdre demanderont à Junie, Bajazet, Monime ou Hippolyte, c’est de les sortir de leur déchéance, chose impossible puisque le désir des premiers est II. 4. Se faire aimer - l’amour comme intentionnalité 105 Ce qui fait que la conception sartrienne de l’amour apparaît également mériter l’épithète ‘négative’, c’est le même dérangement de l’acception convenue de l’amour en tant que dévouement réciproque et oblatif que se porteraient les amants l’un à l’autre. Soutenant qu’essentiellement « [...] l’amour est conflit » 349 , Sartre vient déclarer l’intentionnalité de l’amour, son instrumentalisation en faveur de la justification et de l’assurance de soi-même en tant qu’objectifs en premier lieu égoїstes : « L’amour ainsi exigé de l’autre ne saurait rien demander : il est pur engagement sans réciprocité. » 350 Afin de préciser à quel degré cette acception de l’amour se prête à une description de l’amour racinien qui naît de l’amour-propre, nous dédierons la sous-partie suivante à la motivation et aux projets amoureux des amants raciniens renvoyés, vus d’une perspective sartrienne. II. 4. Se faire aimer - l’amour comme intentionnalité Il est hors de doute que l’assemblage global des moralistes dits classiques condamne l’amour-propre démesuré et tyrannique comme dénaturation de l’homme en individu corrompu et égoїste, dont les activités portent atteinte à la communauté sociale, puisqu’il est devenu aveugle à tout intérêt qui ne se recoupe pas avec le sien. Condamnable surtout, comme nous venons de le voir, dans l’optique des moralistes influencés par la pensée janséniste, qui, à l’instar de Pascal, le font remonter à la culpabilité originelle de l’homme, l’amour de soi est considéré être la cause de la perte de l’amour de Dieu : [...] le péché étant arrivé, l’homme a perdu le premier de ces amours ; et l’amour pour soi-même étant resté seul dans cette grande âme capable d’un amour infini, cet amour prope s’est étendu et débordé dans le vide que l’amour de Dieu a quitté ; et ainsi, il s’est aimé seul, et toutes choses pour soi, c’est-à-dire infiniment. 351 Quand bien même les penseurs jansénistes n’hésitent pas à démasquer brutalement les vilénies résultant des bassesses de la nature humaine, ils ne cessent pour autant pas de donner dans la métaphorisation de l’amour-propre comme monstre quasiment autonome 352 , métaphore que l’idéologie janséniste tend à l’expression d’une corruption à laquelle les seconds sont contraires et allergiques par définition. Les uns demandent à être sauvés d’eux-mêmes, les autres ne pourraient les reconnaître qu’en se reniant eux-mêmes. » 349 Sartre, EN, p. 406. 350 Sartre, EN, p. 415. 351 Cité d’après Stiker-Métral, op. cit., p. 152. Cf. aussi la définition de Nicole, dans « De la charité et de l’amour-propre », art. cit., pp. 179-180 : « [...] l’homme corrompu non seulement s’aime soi-même, mais [...] il s’aime sans bornes et sans mesure, [...] il rapporte tout à soi. [...] Il se fait centre de tout ; il voudrait dominer sur tout [...]. Cette disposition tyrannique [....] renferme les semences de tous les crimes et de tous les dérèglements des hommes [...]. » 352 Voir, par exemple, Pascal, op. cit., fr. 130 (p. 71) : « Qu’il [l’homme] est un monstre incompréhensible. », ou bien Nicole, « De la charité et de l’amour-propre », art. cit., p. 180, qui identifie la disposition tyrannique qu’est l’amour-propre au « monstre que II. La situation paradoxale de l’homme 106 associer à la manifestation des pulsions et désirs de nos jours qualifiables d’inconscients. 353 Bénichou met au point qu’il s’agit là d’une tentative qui s’inscrit indubitablement dans la morale janséniste-pessimiste, dans la mesure où le jansénisme se sert, dans son propre intérêt, de cette « vieille obsession chrétienne du démon » et fait « concourir au même dessein le mythe démoniaque et l’examen lucide de la nature humaine » 354 . En cela, cette attitude poursuit le but de nier à la nature humaine son libre arbitre, ainsi que de « ruiner le sublime aristocratique » 355 , identifié à une vue idéaliste de la conscience humaine. Nous venons de noter que l’équivalent moderne d’une telle explication des prétendues pulsions incontrôlables de l’amour-propre se démentirait précisément par l’argument de Sartre éclaircissant la définition de la mauvaise foi. Celleci réfute l’idée de l’apport de l’inconscient, pour mettre en relief le surgissement de la mauvaise foi d’une seule et même conscience lucide. Semblablement, même les analyses menées par les moralistes jansénisés démontrent, l’évocation réitérée du monstre nonobstant, que ceux-ci utilisent cette métaphore en tant que telle, c’est-à-dire comme figure de pensée littéraire, et donc parfaitement au su de l’origine essentiellement humaine et profane des inclinations ‘monstrueuses’ des hommes, observées dans la vie sociale quotidienne. Ainsi, Nicole souligne-t-il la préméditation à l’origine de l’amour-propre, qui, « [...] conduit par la raison dans la recherche de l’estime et de l’affection des hommes, imite si parfaitement la charité, qu’en le consultant sur les actions extérieurs, il nous fait les mêmes nous renfermons dans notre sein » ; ou bien La Rochefoucauld, selon lequel l’amour de soi, dans ses ultimes abîmes, « [...] élève, sans le savoir, un grand nombre d’affections et de haines ; il en forme de si monstrueuses que, lorsqu’il les a mises au jour, il les méconnaît, ou il ne peut se résoudre à les avouer. [...] », op. cit., pp. 129-130, Maximes supprimées après la première édition 1. 353 Pour les correspondances et liaisons entre l’inconscient et la pulsion de l’imagination à créer des monstres, voir Lascault, Gilbert : Le monstre dans l’art occidental. Paris : Klincksieck (collection d’esthétique), 2004 (1973), pp. 32-33 et 36-37. Voir ibid., pp. 91-92, pour l’inclination de l’individu à projeter ses désirs et angoisses hors de lui à travers la création du monstre, qui pour ces raisons mêmes apparaît à la fois séduisant et repoussant (voir ibid., p. 21). Soucieux d’exclure l’idée du monstre de la conscience publique en faveur d’une éthique et d’une esthétique de la raison et de l’harmonie naturelle, l’art classique s’emploie à domestiquer les monstres, tout en identifiant le monstrueux à la folie ou même la maladie, en cela qu’il constitue un écart par rapport au naturel (cf. ibid., pp. 45-48). Selon la perspective classique, la création des monstres (autant dire la tolérance de l’amour-propre monstrueux) confine à l’hybris, vu qu’elle est jugée, par exemple par Descartes, comme tentative humaine de rivaliser avec Dieu (cf. ibid., pp. 102-103). Pour la conception de ce qui correspondrait à un certain degré à l’inconscient, donc les ‘idées imperceptibles’ selon Nicole, et les problèmes théologiques soulevés par cette théorie, voir Rodis-Lewis, Geneviève : « Les profondeurs de l’âme chez les théologiens cartésiens », dans id. : Le Problème de l’inconscient et le cartésianisme. Paris : PUF (Bibliothèque de philosophie contemporaine), 1950, pp. 188- 257, avant tout pp. 200-218. 354 Bénichou, op. cit., p. 118. 355 Bénichou, op. cit., p. 118. II. 4. Se faire aimer - l’amour comme intentionnalité 107 réponses qu’elle, et nous engage dans les mêmes voies. » 356 Or, loin d’être rangé parmi les pulsions instinctives et indomptables, l’amour en tant que tel est conditionné et prémédité par l’amour de soi, comme le constate également La Rochefoucauld : « Il n’a y point de passion où l’amour de soi-même règne si puissamment que dans l’amour [...]. » 357 Étant donné la crise d’identité du sujet que nous avons caractérisée pour jalonner la toile de fond pessimiste prédominant la morale du XVII e siècle français, l’objectif prééminent que s’efforce à réaliser l’homme représentant l’anthropologie négative de cette époque, est la justification de son existence face aux prochains pour que ceux-ci la lui reflètent comme partie intégrante de son image publique. La recherche des éléments y afférant, comme l’estime, la reconnaissance par autrui et l’amour, occupe le sujet même davantage que ne le ferait le besoin de connaissance de soi. C’est cet intérêt qui avait originairement suscité ses efforts, et qui, par contrecoup, se voit progressivement supprimé à la surface. Ainsi, la quête identitaire de l’homme se camoufle en quête affective, comme le constate Pascal : « il veut être l’objet de l’amour et de l’estime des hommes [...] » 358 , en cela « [...] estim[ant] plus l’estime des hommes que la recherche de la vérité. » 359 Ce trait, de nouveau, est caractéristique des amants raciniens. Prenons l’exemple de Roxane et sa relation au Sultan. Malgré son esclavage, elle aurait pu mettre en évidence sa liberté de conscience en se soustrayant à cette relation, par exemple, en recourant au suicide. En revanche, Roxane confesse qu’elle n’avait toléré l’amour d’Amurat que parce qu’elle était séduite par la gloire associée à un mariage éventuel : Mais ce même Amurat ne me promit jamais Que l’Hymen dût un jour couronner ses bienfaits. Et moi qui n’aspirais qu’à cette seule gloire, De ses autres bienfaits j’ai perdu la mémoire. 360 356 Nicole, « De la charité et de l’amour-propre », art. cit., p. 190, nos italiques. La Rochefoucauld, tout en innocentant l’amour-propre à cause de sa faillibilité, relativise cette apologie en concédant que l’amour-propre agit en fonction de ses propres intérêts et sait s’abuser soi-même : « Mais cette obscurité épaisse, qui le cache à lui-même, n’empêche pas qu’il ne voie parfaitement ce qui est hors de lui, en quoi il est semblable à nos yeux, qui découvrent tout, et sont aveugles seulement pour eux-mêmes. En effet dans ses plus grands intérêts, et dans ses plus importantes affaires, où la violence de ses souhaits appelle toute son attention, il voit, il sent, il entend, il imagine, il soupçonne, il pénètre, il devine tout [...]. », op. cit., p. 130, Maximes supprimées après la première édition 1. 357 La Rochefoucauld, op. cit., p. 88, Réflexions morales 262. 358 Pascal, op. cit., fr. 978 (p. 408). 359 Pascal, op. cit., fr. 151 (p. 93). Cf. Nicole, « De la charité et de l’amour-propre », art. cit., p. 180 : « Nous voudrions que tous les autres nous aimassent, nous admirassent, pliassent sous nous, qu’ils ne fussent occupés que du soin de nous satisfaire. » 360 Bajazet, op. cit., p. 570. II. La situation paradoxale de l’homme 108 Est sous-entendu dans cet examen de soi l’espoir de l’acquittement de sa culpabilité due à ses comportements selon le mode de la mauvaise foi. De l’avis de Roxane, il s’agit d’un acquittement que seuls les autres (ici : Bajazet) pourraient accomplir, au sens où ils représentent une instance extérieure par rapport au moi, idéalement incarnant les valeurs d’authenticité et de liberté de conscience, éprouvées, de la part de Roxane, comme l’exact repoussoir de sa propre identité, et donc constituant un défi : Toutefois que sert-il de me justifier ? Bajazet, il est vrai, m’a tout fait oublier. [...] Il m’a plu, sans peut-être aspirer à me plaire. 361 Que cette espérance se révèle être illusoire et en dernière analyse injustifiable devant sa propre conscience, il fallait s’y attendre, vu que les autres avaient été parfaitement manipulés par un amour de soi qui excelle à se donner l’allure de la charité ou de l’amour. Car Roxane n’a « su tirer » Bajazet de « l’état malheureux » 362 qu’à ses propres fins : Grâces à mon amour, je me suis bien servie Du pouvoir qu’Amurat me donna sur sa vie. Bajazet touche presque au Trône des Sultans. Il ne faut plus qu’un pas. Mais c’est où je l’attends. 363 La grâce provisoire que Roxane prétend accorder à Bajazet relève donc de ses intérêts égoїstes - la gloire, l’image de soi, et tout particulièrement le droit à l’existence qui y est associé - que la tentative amoureuse est destinée à déguiser. Cette ruse est rendue compréhensible par la juxtaposition de l’amour-propre et de la charité qu’entreprend Nicole pour faire voir à quel point l’amour-propre peut être celé sous d’autres passions : Si le désir d’être aimé n’est donc pas la plus forte passion qui naisse de l’amourpropre, elle est au moins la plus générale. [...] elle est toujours vivante au fond du cœur, et, dès qu’elle se trouve en liberté, elle ne manque pas d’agir et de nous porter à tout ce qui nous peut procurer l’amour des hommes [...]. 364 Force est de concéder que la conception de l’amour-propre d’après Nicole se distingue de celle pascalienne en cela qu’elle dépasse celle-ci afin de balayer le terrain pour un amour-propre modéré, éclairé au bénéfice de la réalité sociale des rapports humains, bref, vu sous un angle plus pragmatique. 365 Il n’en reste 361 Bajazet, op. cit., p. 570. La dernière phrase de cette réplique confirme, d’une manière très adroite, une autre observation de La Rochefoucauld : « N’aimer guère en amour est un moyen assuré pour être aimé. », op. cit., p. 141, Maximes supprimées 56. 362 Bajazet, op. cit., p. 570. 363 Bajazet, op. cit., p. 570. 364 Nicole, « De la charité et de l’amour-propre », art. cit., p. 184. 365 Cf. Stiker-Métral, op. cit., p. 191 et p. 148 : « Le même principe est donc trompeur dans la vie spirituelle et morale, source d’illusions et de méconnaissance de soi, et humai- II. 4. Se faire aimer - l’amour comme intentionnalité 109 pas moins que les stratégies mises en œuvre pour acquérir de l’estime et de l’amour dans les contextes vastement social, mais aussi plus ou moins intimement privé (notamment concernant la conquête amoureuse), fonctionnent d’après les mêmes règles et machinations psychologiques. Celles-ci sont utilisées avec un empressement encore intensifié lors de l’entrée en jeu de l’amour passionnel. Comme le montrent les citations puisées dans les analyses mordantes de La Rochefoucauld, qui sur ce point anticipe la plaque tournante de la conception sartrienne de l’amour, l’éclatement même de l’amour passionnel prend racine dans les calculs de l’amour-propre : « Nous ne pouvons rien aimer que par rapport à nous [...] » 366 . Dès lors que l’amour, tout en communiquant le désir de reconnaissance et d’affirmation, dissimule, au fond, les forces motrices de l’amour-propre, l’amant voit s’aliéner doublement son être, dans le sens où l’amant ne représente plus son propre centre de focalisation, mais dirige toutes ses actions et pensées vers un être et vers une conscience (ceux de la personne aimée), qui sont situés hors de lui. Car c’est de la focalisation sur un seul être, qu’il se figure comme objet convoité, que l’amant espère tirer un maximum de justification existentielle, l’amour constituant, à ses propres yeux, la seule possibilité de l’épanouissement de soi-même, donc la sphère unique où il pourrait se former une nouvelle identité 367 . Témoigne de cette exclusivité de l’amour projeté l’imagination débordante de Néron qui, selon ses propres dires, s’adressait à l’image idolâtrée de Junie qu’il évoque incessamment : De son image en vain j’ai voulu me distraire. Trop présente à mes yeux je croyais lui parler. [...] Quelquefois, mais trop tard, je lui demandais grâce ; [...] Voilà comme occupé de mon nouvel amour Mes yeux sans se fermer ont attendu le jour. Mais je m’en fais peut-être une trop belle image. Elle m’est apparue avec trop d’avantage [...]. 368 La fixation inconditionnelle émanant de cette auto-proclamation fait preuve de que Néron s’aliénera de plus en plus de lui-même dans la mesure où son amourpropre se met à se prévaloir de Junie. Les raisons sont assez transparentes : Néron fait comprendre qu’il est fasciné par « [...] cette vertu si nouvelle à la Cour/ Dont la persévérance irrite mon amour. » 369 , c’est-à-dire l’innocence, la pureté, mais avant tout la sincérité dont le caractère de Néron est dépourvu. Ceci est confirmé, dès le début de la pièce, par les multiples renvois au cabotinage de Néron dont Agrippine perce à jour la mauvaise foi : « Il se déguise en vain. nement fécond, au sens où il assure une régulation des passions violentes qui régissent naturellement les rapports humains. » 366 La Rochefoucauld, op. cit., p. 57, Réflexions morales 81. 367 Cf. aussi Biermann, op. cit., pp. 15ss. 368 Britannicus, op. cit., p. 389. 369 Britannicus, op. cit., p. 390. II. La situation paradoxale de l’homme 110 [...] » 370 . Qu’il s’agisse, dans le cas de l’amour envisagé par Néron, d’un projet d’auto-détermination 371 , qui vise la légitimation de son existence, Néron l’exprime à travers le désir de s’affranchir de l’emprise maternelle, inhérente déjà au nom parlant d’Agrippine : Ma Mère a ses desseins [...] et j’ai les miens. Ne parlons plus ici de Claude, et d’Agrippine. Ce n’est point par leur choix que je me détermine. 372 C’est donc en la personne de Junie que Néron voit s’incarner son projet, la prétendue orientation amoureuse de sa conquête ne représentant qu’un moyen pour parvenir à ses fins, donc la satisfaction de son amour-propre. Ses attraits charnels passés au second ordre, Junie doit être identifiée au projet par lequel Néron cherche à s’inventer une nouvelle identité. Seul compte pour lui le fait que ce soit une identité que personne ne lui ait imposé de l’extérieur. Telle interprétation de la fonction psychologique de Junie est aussi confirmée par les observations de Barthes : « [...] la solution de Néron, c’est Junie. Il ne doit Junie qu’à luimême. Face à tout ce qui lui vient d’autrui et l’étouffe, pouvoir, vertu, conseils, morale, épouse, crime même, il n’y a qu’une part de lui qu’il a inventée, son amour. » 373 Ce même mécanisme compensatoire se manifeste chez d’autres amants raciniens : incapable de se faire aimer par Pyrrhus, Hermione projette d’aimer Oreste, pour ainsi dire malgré elle, en se suggérant à elle-même l’amabilité de ce dernier : [...] quel que soit Pyrrhus, Hermione est sensible, Oreste a des vertus. Il sait aimer du moins, et même sans qu’on l’aime ; Et peut-être il saura se faire aimer lui-même. 374 , pour ensuite afficher, même en s’adressant directement à Oreste, l’intentionnalité de son amour projeté : « Vous que j’ai plaint, enfin que je voudrais aimer. » 375 Comme l’indique du reste la réplique précitée d’Hermione (« Il y va de ma gloire [...] »), son amour-propre la pousse à se montrer sous son vrai jour : pour elle, seul compte que son amant lui reflète l’image tant glorieuse 370 Britannicus, op. cit., p. 378. 371 Puisque Néron ne respecte pas la liberté d’autrui et que ses plans manquent de légitimation morale, son projet n’est pas vraiment sartrien avant la lettre. L’analyse de Roland Barthes fait remonter la souffrance de Néron à son problème d’initiation : « [...] Néron veut devenir un homme, il ne peut et il souffre. » (op. cit., p. 83), tout en généralisant ce phénomène racinien du sujet paralysé aspirant désespérément à une mobilité autonome sous le terme de « situation néronienne » (ibid.) ; Pyrrhus se trouverait dans une impasse semblable, cf. ibid. 372 Britannicus, op. cit., p. 395. 373 Barthes, op. cit., p. 86. 374 Andromaque, op. cit., p. 213. 375 Andromaque, op. cit., p. 215, nos italiques. II. 4. Se faire aimer - l’amour comme intentionnalité 111 qu’illusoire qu’elle se fait d’elle-même, la passion qui lierait l’amant à elle ne remontant point à une sensibilité amoureuse déchaînée, mais, tout au contraire, à son amour-propre calculateur. Qu’Hermione soit prête à ‘aimer’ Oreste uniquement pour cette fonction, il n’y a pas de quoi s’étonner, vu que la place occupée dans son imagination par Pyrrhus devient interchangeable : « Je ne choisirai point dans ce désordre extrême./ Tout me sera Pyrrhus, fût-ce Oreste luimême. » 376 De même que l’amant racinien aspire vainement à faire coїncider sa conception idéalisée de soi avec son être, l’homme scruté par la psychanalyse existentielle, ébauchée dans L’Être et le Néant, recherche la « [...] fusion synthétique de l’en-soi avec le pour-soi » 377 , « le trop fameux ‘amour-propre’ n’étant qu’un moyen librement choisi parmi d’autres pour réaliser cette passion » 378 que représente, selon Sartre, l’existence humaine. 379 Il est encore une fois frappant combien les conceptions de l’homme sartrien et racinien convergent sur ce point. Artificiellement et narcissiquement produite pour affirmer sa conception de soi basée sur la grandeur traditionnelle et militaire de sa patrie grecque, la passion pseudoamoureuse d’Hermione se révèle infatuée d’elle-même, et de ce fait cadre avec la description de la passion livrée par Sartre : Dans le fond, il y a toujours cette idée de droit qui vient justement de ce que la passion est une manière de se donner raison, de se référer à tout un monde social d’exigences et de valeurs, pour justifier qu’on veuille garder, prendre, détruire, construire quelque chose. Les passionnés ne font jamais rien d’autre que de raisonner [...]. C’est pour cela que [...] le passionné est beaucoup moins bête qu’on ne le croit, c’est au contraire un type qui essaie de voir le plus lucidement possible. [...] la position du passionné, c’est donc d’aller jusqu’au bout, d’aller en se radicalisant peu à peu jusqu’au bout, de faire n’importe quoi pour garder son droit. 380 376 Andromaque, op. cit., p. 250. Même lorsque l’amour d’Hermione se convertit en haine, l’essentiel, à ses yeux, est de se rendre justice, de se venger de la blessure de son orgueil sur n’importe qui ; c’est aussi en ce sens qu’on peut lire cette réplique : « Allons. C’est à moi seule, à me rendre justice./ [...] Tout me sera Pyrrhus, fût-ce Oreste luimême./ Je mourrai. Mais au moins ma mort me vengera,/ Je ne mourrai pas seule, et quelqu’un me suivra. », ibid. Pour ancrer sa manie de se faire remarquer dans la conscience d’autrui, Hermione souligne la dimension subjective et pénétrée de soi incombant à sa vengeance, en demandant à Cléone de faire comprendre à Oreste : « Va le trouver. Dis-lui qu’il apprenne à l’Ingrat [Pyrrhus],/ Qu’on l’immole à ma haine, et non pas à l’État. », ibid., p. 243. 377 Sartre, EN, pp. 674-675. 378 Sartre, EN, p. 674. 379 Selon Sartre, l’état idéal de coїncidence entre en-soi et pour-soi se traduit, rappelons-le, par le désir de se faire Dieu, de même que par le projet d’aimer - somme toute, deux entreprises contradictoires et vouées à l’échec : l’une à cause de l’« obligation perpétuellement renouvelée de refaire le Moi qui désigne l’être libre » (Sartre, EN, pp. 69- 70), l’autre à cause de la nature irrévocablement conflictuelle des relations interpersonnelles, voir la suite. 380 Sartre, TS, pp. 147-148. II. La situation paradoxale de l’homme 112 Trait identificatoire des amants rejetés campés par Racine, la conviction de pouvoir retrouver de l’authenticité en conquérant la conscience et la liberté d’autrui préfigure directement le projet de se faire aimer qui est l’incitation à l’amour selon l’acception sartrienne du terme qui nous intéressera maintenant. Soulevant la question cruciale, « pourquoi l’amant veut-il être aimé ? » 381 , Sartre met au jour, pas à pas et avec une précision implacable, que l’objectif vital de celui qui projette d’être aimé n’est pas l’asservissement tout simple de l’autre. Celui-là ne s’intéresse nullement à se faire soumettre l’autre en tant qu’automate qui réagisse par la peur 382 . En revanche, la convoitise de l’amant s’avérera d’autant plus subtile et perfide qu’elle lorgne la conscience, au double sens : il s’agit, premièrement, de captiver la conscience de l’aimé, dans le sens de « posséder une liberté comme liberté » 383 , sans que l’aimé consente à cet engagement néanmoins, et paradoxalement, libre. Autant dire que, désirant « être l’objet dans lequel la liberté d’autrui accepte de se perdre », 384 l’amant s’ingénie à manipuler l’identité de l’aimé à telle enseigne, que ce dernier approuve sa perte d’autonomie, tout en la considérant comme issue de son plein gré. Or, l’amant [...] veut être aimé par une liberté et réclame que cette liberté comme liberté ne soit plus libre. Il veut à la fois que la liberté de l’autre se détermine elle-même à devenir amour - et cela, non point seulement au commencement de l’aventure mais à chaque instant - et, à la fois, que cette liberté soit captivée par elle-même, qu’elle se retourne sur elle-même, comme dans la folie, comme dans le rêve, pour vouloir sa captivité. 385 Mais cela ne satisfait toujours pas l’amant, parce que, pour comble, il vise ce qui ne peut être expliqué que par un autre cercle vicieux dont l’argumentation alambiquée se boucle 386 , c’est-à-dire que l’amant « [...] ne veut pas agir sur la liberté de l’autre mais exister a priori comme la limite objective de cette liberté » 387 , ce qui n’est possible qu’à la condition qu’il réussisse à contraindre autrui à le « [...] recréer perpétuellement comme la condition d’une liberté qui se soumet et qui s’engage » 388 . Ceci implique que l’aimé, lors de son surgissement, ait fait choix absolu de l’amant, car cette exclusivité signifierait que ce premier choisisse son existence pour fonder l’objectivité de l’amant, de sorte que celui-ci n’existe que pour l’autre, ce qui justifierait sa présence au monde. Étant aimés, nous sentons 381 Sartre, EN, p. 406. 382 Cf. Sartre, EN, p. 407 : « […] il arrive qu’un asservissement total de l’être aimé tue l’amour de l’amant. Le but est dépassé : l’amant se retrouve seul si l’aimé s’est transformé en automate. » En outre, il serait facile d’humilier un tel amant, puisqu’ « [...] il suffit de lui représenter la passion de l’aimé comme le résultat d’un déterminisme psychologique : l’amant se sentira dévalorisé dans son amour et dans son être. » (ibid.). 383 Sartre, EN, p. 407. 384 Sartre, EN, p. 408. 385 Sartre, EN, p. 407. 386 Cf. Sartre, EN, p. 408: « il désire le cercle de la liberté d’autrui ». 387 Sartre, EN, p. 408. 388 Sartre, EN, p. 408. II. 4. Se faire aimer - l’amour comme intentionnalité 113 donc « [...] que cette existence est reprise et voulue dans ses moindres détails par une liberté absolue qu’elle conditionne en même temps - et que nous voulons nous-mêmes avec notre propre liberté. C’est là le fond de la joie de l’amour, lorsqu’elle existe : nous sentir justifiés d’exister. » 389 Comme le constate à juste titre Biermann, ce que recherchent les personnages raciniens n’est ni la possession physique ou sexuelle, ni la possession affective ou émotionnelle de l’autre, c’est par contre la certitude et la conscience d’en être aimés. 390 Ce qui fait que cette situation se complique, et cela vaut tant pour l’homme racinien que pour l’homme sartrien, c’est la nature insolublement conflictuelle des relations interpersonnelles (y inclus l’amour) due à l’anthropologie négative. L’échec inéluctable de l’entreprise contradictoire qu’est l’amour s’explique, à en croire Sartre, par les mêmes raisons que nous élaborions quant à l’impossibilité de la reconnaissance authentique de soi, c’est-à-dire par la réversibilité et la simultanéité des relations entre sujet et objet, excluant une synthèse quelconque : Tel est donc le but réel de l’amant, en tant que son amour est une entreprise, c’està-dire un pro-jet de soi-même. Ce projet doit provoquer un conflit. L’aimé, en effet, saisit l’amant comme un autre-objet parmi les autres, c’est-à-dire qu’il le perçoit sur fond de monde, le transcende et l’utilise. L’aimé est regard. [...] L’aimé ne saurait vouloir aimer. L’amant doit donc séduire l’aimé [...]. 391 Mis à part le fait qu’ainsi, moyennant le regard, toute relation amoureuse semble être encline à se transformer en relation de pouvoir (nous y reviendrons lors de l’analyse du motif récurrent du regard), cette citation de Sartre décrit un mouvement relationnel dont les deux constituants, c’est-à-dire la perspective du sujet aimant et celle de l’objet aimé, apparaissent irréconciliables. D’autant plus, bien entendu, lorsqu’il s’agit d’un amour unilatéral, ce qui est le plus souvent le cas des amours tragiques problématisées par Racine et par Sartre. 392 C’est en étu- 389 Sartre, EN, p. 411, nos italiques. 390 Cf. Biermann, op. cit., p. 35. 391 Sartre, EN, p. 411. Voilà ce en quoi consiste, d’après Sartre, l’art de séduire : « Séduire, c’est assumer entièrement et comme un risque à courir mon objectité pour autrui, c’est me mettre sous son regard et me faire regarder par lui [...]. La séduction vise à occasionner chez autrui la conscience de sa néantité en face de l’objet séduisant. Par la séduction, je vise à me constituer comme un plein d’être et à me faire reconnaître comme tel. », ibid., p. 412. 392 Pour apprécier à juste titre l’argumentation de Sartre à propos de l’amour, l’on pourrait s’interroger, à ce point, sur les raisons pour lesquelles l’amour partagé est également condamné à l’échec. Dans nos pièces choisies, seraient concernées les amours authentiques, donc les relations entre Britannicus et Junie, Bajazet et Atalide - amours qui ne périssent pas moins tragiquement que les amours non-partagées. Une réponse à cette question sera, d’après Sartre, que l’amour partagé peut facilement être détruit par le surgissement d’un tiers personnage. Ceci est illustré par la constellation tragique du trio amoureux, dont l’intensification est le motif de la chaîne amoureuse, hérité de la pastorale baroque, cf. Marsan, Jules : La pastorale dramatique en France à la fin du XVI e et au commencement du XVII e siècle. Genève : Slatkine Reprints, 1969 (1905), p. 123 : II. La situation paradoxale de l’homme 114 diant les causes de l’échec incontournable de ces dernières que nous allons, par la suite, faire converger les ressemblances entre l’amant sartrien, dont nous venons de reconstruire les mobiles, et l’amant racinien. Bien que sa situation soit désespérée, ce dernier poursuit l’amour avec acharnement, même en employant la violence, signe de son aveuglement progressif, comme l’illustrent les volte-face spontanées d’Hermione : malgré les avertissements avisés de Cléone (« Vous vous perdez, Madame. [...] » 393 ), Hermione s’adonne à des visions sanglantes : Que je me perde, ou non, je songe à me venger. [...] Pyrrhus n’est pas coupable à ses yeux, comme aux miens, [...] Quel plaisir ! de venger moi-même mon injure, De retirer mon bras teint du sang du Parjure, [...] Ah ! si du moins Oreste, en punissant son crime, Lui laissait le regret de mourir ma Victime. [...] Qu’on l’immole à ma haine, et non pas à l’État. [...] Ma vengeance est perdue, S’il ignore, en mourant, que c’est moi qui le tue. 394 « on n’est jamais aimé de celle que l’on aime, et l’on n’aime pas celle de qui l’on est aimé ; [...] A aime B, qui aime C, qui aime D, qui aime E ... ; la liste s’allonge au gré de l’auteur [...]. » ; voir aussi Rousset, Jean : La littérature de l’âge baroque en France. Circé et le paon. Paris : Corti, 1954, p. 40. Et Sartre et Racine ont le secret de symboliser cette force destructive émanant du tiers personnage par le regard de ce dernier qui fait se matérialiser son pouvoir intriguant, ce qui nous élaborerons dans le contexte du regard comme élément dramatique. De plus, ce qui empêche l’amour réciproque remonte de nouveau au caractère contradictoire inhérent à cette forme d’existence qu’est le Mitsein, et partant, l’être-pour-autrui selon Sartre : les amants seront à chaque fois renvoyés à leur subjectivité respective. « Ainsi, dans le couple amoureux, chacun veut être l’objet pour qui la liberté de l’autre s’aliène dans une intuition originelle ; mais cette intuition qui serait l’amour à proprement parler n’est qu’un idéal contradictoire du poursoi ; aussi chacun n’est-il aliéné que dans la mesure exacte où il exige l’aliénation d’autrui. Chacun veut que l’autre l’aime, sans se rendre compte qu’aimer c’est vouloir être aimé et qu’ainsi en voulant que l’autre l’aime il veut seulement que l’autre veuille qu’il l’aime. [...] L’amour est un effort contradictoire [...]. J’exige que l’autre m’aime et je mets tout en œuvre pour réaliser mon projet ; mais si l’autre m’aime, il me déçoit radicalement par son amour même : j’exigeais de lui qu’il fonde mon être comme objet privilégié en se maintenant comme pure subjectivité en face de moi ; et, dès qu’il m’aime, il m’éprouve comme sujet et s’abîme dans son objectivité en face de ma subjectivité. Le problème de mon être-pour-autrui demeure donc sans solution, les amants demeurent chacun pour soi dans une subjectivité totale ; rien ne vient les relever de leur devoir de se faire exister chacun pour soi [...]. », Sartre, EN, p. 416. Transférées aux amours partagées chez Racine, ces répercussions de l’anthropologie négative, comme Sartre l’applique à l’amour, n’atteignent pas le couple innocent de Junie et Britannicus. Mais mis à part le fait que Roxane détruit l’amour entre Bajazet et Atalide, l’on pourrait arguer que c’est aussi à cause de l’amour-propre culpabilisant d’Atalide (et à un moindre degré de Bajazet) que leur amour doit périr ; nous reviendrons sur ce point. 393 Andromaque, op. cit., p. 243. 394 Andromaque, op. cit., p. 243. II. 4. Se faire aimer - l’amour comme intentionnalité 115 Se font jour dans cette réplique la présomption, la fatuité de soi et l’égocentrisme extrême (« Qu’on l’immole à ma haine, et non pas à l’État »), deux traits qui prouvent que l’amour-propre l’emporte en prédominant de plus en plus la perception du sujet. Cet aveuglement est néanmoins et tragiquement partiel, dans la mesure où il aboutit à l’état de semi-lucidité typique de l’égarement dont souffrent les héros raciniens : peu après, le monologue d’Hermione (acte V, scène 1), débutant par ses questions révélatrices d’un dérangement identitaire (« Où suis-je ? Qu’aije fait ? Que dois-je faire encore ? / Quel transport me saisit ? [...] » 395 ) met en avant l’oscillation entre l’examen de soi et la méconnaissance de soi. Vu qu’après coup, une fois le meurtre accompli, Hermione prend ses distances par rapport à l’acte (demandant à Oreste « Qui te l’a dit ? » 396 ), son essai d’extérioriser la partie responsable de son moi en différenciant entre cœur et bouche 397 , se manifeste sous forme d’un aveu, face à Oreste, de sa propre faiblesse et indétermination: Et ne voyais-tu pas dans mes emportements, Que mon cœur démentait ma bouche à tous moments ? Quand je l’aurais voulu, fallait-il y souscrire ? 398 Ce phénomène d’un dédoublement du moi racinien, nous le retenions déjà à propos des mécanismes d’extériorisation partielle du moi symptomatiques des hommes pascalien et sartrien. Les reproches proférés par Hermione laissent entrevoir son souci de contrebalancer sa privation de soi par sa capacité restante à réfléchir à la perte graduelle de son moi. De par ce contre-mouvement, Hermione (plus précisément, la partie de son moi manipulée par son amour-propre) escompte pouvoir objectiver une part d’elle-même. À cette tactique correspondent, dans Bajazet, les accès de clairvoyance de la part de Roxane, avant qu’elle ne succombe de nouveau à l’illusion de pouvoir se faire aimer par Bajazet : De mon aveugle amour seraient-ce là les fruits ? [...] N’aurais-je tout tenté que pour une Rivale ? [...] Non, non, rassurons-nous [...]. 399 Cette fragmentation du moi, muni d’une semi-lucidité tragique, est consubstantielle à la majorité des amants et amantes raciniens, et aboutit à la question identitaire que se posent, à l’instar d’Hermione (voir ci-dessus), sous n’importe quelle 395 Andromaque, op. cit., p. 247. 396 Andromaque, op. cit., p. 252. 397 Indicatrice de la non-coїncidence entre être et essence, cette répartition symbolique du moi en bouche et cœur sera significativement supprimée auprès des êtres raciniens qui se distinguent par leur pureté et liberté de conscience, comme Junie, qui dit d’ellemême : « Cette sincérité sans doute est peu discrète,/ Mais toujours de mon cœur ma bouche est l’interprète. » (Britannicus, op. cit., p. 397, nos italiques), faisant allusion au manque de correspondance entre cœur et bouche chez Néron à qui elle s’adresse. 398 Andromaque, op. cit., p. 253. 399 Bajazet, op. cit., p. 596. Voir dans ce contexte de la passion réfléchie aussi Biermann, op. cit., pp. 26-27. II. La situation paradoxale de l’homme 116 forme, les amants à eux-mêmes 400 , après qu’ils se sont rendus compte de la perte de soi accomplie qui accompagne la scission du moi en moi passionné et moi réfléchi. Comme nous l’indiquions à propos d’Hermione, ce flottement de perspective à l’intérieur d’une seule conscience se fait accessoirement jour au niveau du langage, ce qui se voit très bien lorsque Roxane s’adresse à elle-même. Assumant le point de vue critique, accusateur voire cynique d’autrui, elle s’approche d’une évaluation adéquate de sa conduite. Mais au moment où il s’agit de passer à l’acte, elle se retire en elle-même (signalé par l’emploi du nous impératif), c’est-àdire en se ralliant à la partie angoissée de son moi exprimant son hésitation : Âme lâche, et trop digne enfin d’être déçue, Peux-tu souffrir encor qu’il [Bajazet] paraisse à ta vue ? Crois-tu par tes discours le vaincre ou l’étonner ? [...] Quoi ne devrais-tu pas être déjà vengée ? [...] Que ne le laissons-nous périr [...]. 401 Pensons dans ce contexte aussi à Néron, qui doit constater combien son désir l’aliène à lui-même, tout en se désignant significativement par la troisième personne, donc en adoptant une perspective extérieure : « Si jeune encor se connaîtil lui-même ? ». 402 En le projetant sur la conquête de l’être aimé (et partant, de sa liberté) hors d’atteinte, l’amant expulse son but, localisé originairement à l’intérieur du sujet, comme le résume Jean Rohou : l’amour racinien « [...] est la relation majeure entre les personnages, le rapport essentiel entre le sujet et son objet principal, et même, symboliquement, entre l’être et sa raison d’être, incarné dans une figure idéale par laquelle il a un besoin absolu de se faire reconnaître. » 403 Incapable de modeler l’être aimé au gré de ses propres désirs, donc conformément à l’image obsessionnelle qu’il s’en forme mentalement, l’amant éprouve la négativité de son moi, pour revivre, de plus en plus douloureusement, l’expérience impitoyable de manque d’essence au sens sartrien du terme. Pour revenir à l’exemple de Néron, c’est la plainte suivante de Junie qui lui fait prendre conscience de l’inauthenticité et de la feinte générales qui règnent à la cour impériale, attitudes que Néron lui-même a merveilleusement fait siennes. Junie lui reproche : Absente de la Cour je n’ai pas dû penser, Seigneur, qu’en l’art de feindre il fallût m’exercer. 400 Cf. aussi Stierle, art. cit., p. 108, sur l’identité dynamique du sujet décentré : le sentiment de manque vire à une action fatale au moi et à autrui, au juste moment nanti de lucidité soudaine, où le moi vient se poser la question identitaire. 401 Bajazet, op. cit., p. 611, nos italiques. 402 Britannicus, op. cit., p. 390. 403 Rohou, Andromaque, op. cit., p. 71. Ce genre d’amour est, selon Rohou, « [...] une réaction de l’amour de soi pour masquer ce dont la passion tragique est l’aveu : la valeur est inaccessible à l’être, alors que c’est pourtant son indispensable raison d’être. », ibid., p. 78. II. 4. Se faire aimer - l’amour comme intentionnalité 117 J’aime Britannicus [...]. 404 Ayant compris qu’il ne sera pas capable de manipuler en définitive l’essence authentique d’être dont jouit Junie, Néron n’ignore point ce dont il regrette luimême l’absence en enviant le bonheur de Junie et de Britannicus, bonheur qui se base sur le fait qu’ils constituent l’un pour l’autre la raison d’être : J UNIE : Britannicus est seul. Quelque ennui qui le presse Il ne voit dans son sort que moi qui s’intéresse, Et n’a pour tous plaisirs, Seigneur, que quelques pleurs Qui lui font quelquefois oublier ses malheurs. N ERON : Et ce sont ces plaisirs, et ces pleurs que j’envie, Que tout autre que lui me paierait de sa vie. 405 Par conséquent, c’est Junie qui décide du degré d’authenticité retombant sur le statut ontologique des adversaires auxquels seulement elle est à même d’accorder les qualités ‘sartriennes’ d’essence ou d’existence. Cette symétrie tragique des positions de Néron et de Britannicus, Roland Barthes l’a aussi décrite en fonction du « rôle d’essence » rempli par Junie qui « [...] fait exister Britannicus et qui repousse Néron dans la confusion [...], elle retourne le malheur de Britannicus en grâce et le pouvoir de Néron en impuissance, l’avoir en nullité, et le dénuement en être. » 406 Fait écho à l’impuissance de Néron le dilemme de Roxane, qui reste désarmée devant la décision de Bajazet. Son moi doit se considérer comme insuffisant à luimême, dérobé de tout espoir de rédemption 407 , dès qu’elle s’est rendue compte, grâce à la lettre volée, de l’amour authentique que partagent Atalide et Bajazet. Comme Roxane ne sait pas manipuler Bajazet pour qu’il lui paie de retour cette même forme d’amour dont ne jouit qu’Atalide, celle-ci sert de miroir à Roxane en lui faisant prendre conscience de son manque. C’est également en monologuant qu’elle se montre lucide sur ce point : Ma Rivale à mes yeux s’est enfin déclarée. [...] Mon malheur n’est-il pas écrit sur son visage ? Vois-je pas, au travers de son saisissement, Un cœur dans ses douleurs content de son Amant ? 408 Comme nous le notions à propos de l’amour entre Britannicus et Junie, il s’agit d’un amour comblé et authentique, de sorte que même des circonstances malheureuses ne peuvent pas abolir le bonheur profond que tirent ces amants de 404 Britannicus, op. cit., p. 397. 405 Britannicus, op. cit., p. 397. 406 Barthes, op. cit., p. 87. 407 Cf. Stierle, art. cit., p. 107, selon lequel la passion hypostasiée, chez les personnages raciniens, apparaît comme non-érotique, tout en constituant la pure force imputable au sujet décentré. Par rapport à ce dernier, l’identité et l’individualité d’autrui représentent une expérience radicale. 408 Bajazet, op. cit., p. 602. II. La situation paradoxale de l’homme 118 leur amour. Ainsi Roxane se doute de ce que grâce à la certitude d’être sincèrement aimée par Bajazet, Atalide se prémunira contre ses intrigues perfides. Désespérée, Roxane explicite la problématique de son propre être à travers des reproches faits à Bajazet : Ne te souvient-il plus de tout ce que je suis ? Maîtresse du Sérail, arbitre de ta vie, Et même de l’État, qu’Amurat me confie, Sultane, et ce qu’en vain j’ai cru trouver en toi, Souveraine d’un cœur qui n’eût aimé que moi ; Dans ce comble de gloire où je suis arrivée, À quel indigne honneur m’avais-tu réservée ? 409 Ces questions rhétoriques laissent entrevoir qu’elle n’arrive pas à empêcher la privation avancée de soi, puisqu’en essayant d’inculquer sa propre image de soi à Bajazet, elle ne fait que s’auto-suggérer un rôle qui ne correspond pas à la réalité. Le projet de se faire aimer par autrui, afin d’accéder à la reconnaissance rassurante de soi, se révèle donc n’être libre qu’en apparence, pour aussitôt se tourner contre l’amant même. Pour appliquer encore une fois une tournure sartrienne, ce qui survient par conséquent, c’est le renversement de l’idéal de l’entreprise amoureuse - la liberté aliénée - face à la réalité : « [...] c’est celui qui veut être aimé, qui, en tant qu’il veut qu’on l’aime, aliène sa liberté. » 410 Étant donné que les lamentations précitées de Roxane l’amènent immédiatement à proférer de nouveau l’ultimatum, maintes et maintes fois réitéré (« Pour la dernière fois veux-tu vivre et régner ? » 411 ), elle trahit sa propre faiblesse en prenant conscience de sa dépendance totale par rapport à la décision de Bajazet : elle a pour ainsi dire perdu toutes ses capacités d’auto-détermination. Il est par conséquent bien logique que Roxane recoure, suite à sa prise de conscience de son incapacité définitive à se sauver elle-même, au suicide 412 . Précédée de la démonstration qu’Atalide livre de sa volonté absolue de se sacrifier au lieu de Bajazet, la résolution de Roxane divulgue en fin de compte la connaissance de soi si longtemps dissimulée, et en tire la conclusion irréfutable : « Je ne mérite pas un si grande sacrifice./ Je me connais, Madame, et je me fais justice. » 413 Plus qu’annoncer sa vengeance sanglante sur Atalide et Bajazet, la réaction de Roxane prouve que l’idée d’un anéantissement de sa propre existence représente une pensée plus tolérable que l’impossibilité d’un épanouissement de soi (à travers l’amour). 414 409 Bajazet, op. cit., p. 613, nos italiques. 410 Sartre, EN, p. 415. 411 Bajazet, op. cit., p. 613. 412 Cf. le récit que fait Osmin à Acomat se renseignant sur le sort de Roxane, Bajazet, op. cit., p. 620 : « [...] j’ai vu l’Assassin/ Retirer son poignard tout fumant de son sein./ Orcan, qui méditait ce cruel stratagème,/ La servait, à dessein de la perdre elle-même ». 413 Bajazet, op. cit., p. 616. 414 Ce même phénomène peut être observé chez Hermione dont le suicide représenterait le dernier vain essai de s’unir à Pyrrhus dans la mort, voir sa réplique à Oreste : « Je percerai le Cœur, que je n’ai pu toucher./ Et mes sanglantes mains sur moi-même tour- II. 4. Se faire aimer - l’amour comme intentionnalité 119 Elle n’a même pas réussi à s’enfoncer, conformément à sa vengeance préméditée, dans la conscience de Bajazet au moment de la mort de celui-ci puisque l’ordre méchant du Sultan l’avait devancée : l’assassin Orcan accomplit le meurtre de Bajazet avant de seconder Roxane en se suicidant. 415 Les cas de Roxane et de Néron soulignent que c’est une certaine pureté identitaire et morale, assortie de liberté de conscience et d’authenticité selon la définition sartrienne du terme, qui défie l’amant repoussé. Aux yeux de celui-ci, c’est cette liberté même qui rend l’être aimé coupable, comme l’éclaire, par exemple, la caractérisation qu’offre Agrippine de Junie, lors de l’enlèvement de cette dernière : De quoi l’accuse-t-il ? Et par quel attentat Devient-elle en un jour criminelle d’État ? Elle, qui sans orgueil jusqu’alors élevée, [...] même aurait mis au rang de ses bienfaits L’heureuse liberté de ne le [Néron] voir jamais. 416 Il est de mise de faire ressortir à nouveau qu’il s’agit ici d’une liberté relative qui ne se définit point en fonction de la réussite de l’acte, mais uniquement en fonction de l’intention née d’une autonomie de choix qui se refuse à la mauvaise foi, comme la postule Sartre. Cette forme de liberté a évidemment également fasciné Racine qui, dans la préface à Bajazet, fait allusion précisément à la qualité si difficilement concevable de cette liberté qui constitue la plus haute valeur - quand bien même Racine la fait apparaître comme particularité nationale des Turcs : « Et si l’on trouve étrange qu’il [Bajazet] consente plutôt de mourir, que d’abandonner ce qu’il aime, et d’épouser ce qu’il n’aime pas, il ne faut que lire l’Histoire des Turcs. On verra partout le mépris qu’ils font de la vie. » 417 Du coup, Bajazet « [...] garde au milieu de son amour la férocité de la Nation. » 418 Cette évaluation, si caractérologique apparaisse-t-elle, nous permet en tout cas de croire que, pour la transférer à la pensée sartrienne, le choix de vie et de valeurs, issu de l’exploitation de la liberté individuelle, l’emporte sur le fait qu’il faille payer le parachèvement de ce même choix et ces mêmes valeurs par la mort - si cela signifie éviter la mauvaise foi et le compromis opportuniste. Bien que l’innocence de Bajazet soit à discuter puisqu’il commet la faute tragique, véritable hamartia, de prolonger - soit temporairement, et par un malentendu néfaste 419 - l’illusion de Roxane en lorgnant l’opportunisme (« Je suis libre nées,/ Aussitôt, malgré lui, joindront nos destinées,/ Et tout Ingrat qu’il est, il me sera plus doux/ De mourir avec lui, que de vivre avec vous. », Andromaque, op. cit., p. 242. 415 « Et le Sultan l’avait chargé secrètement,/ De lui sacrifier l’Amante après l’Amant. », Bajazet, op. cit., p. 620. 416 Britannicus, op. cit., pp. 384. 417 Préface à Bajazet (dans les Œuvres de 1676-1697), op. cit., pp. 623-626, ici p. 626. 418 Ibid. 419 Cf. Bajazet, op. cit., pp. 591-593. II. La situation paradoxale de l’homme 120 [...] » 420 ), il n’en reste pas moins que ses derniers mots confirment sa résolution de rétablir sa liberté de conscience et son intransigeance morale en se sacrifiant pour Atalide : De mes emportements elle n’est point complice, Ni de mon amour même, et de mon injustice. [...] En un mot séparez ses vertus de mon crime. Poursuivez, s’il le faut, un courroux légitime. [...] 421 La situation délicate dans laquelle se trouvait Bajazet pourrait à bon droit être classée comme ‘situation-limite’ au sens sartrien du terme, si nous y juxtaposons les traits distinctifs que Sartre attribue à la mise en scène d’un choix chèrement acquis tel que Bajazet le fait, et caractérisé, on ne peut mieux, comme enchevêtrement de la problématique identitaire et de l’exigence de liberté personnelle : Ce que le théâtre peut montrer de plus émouvant est un caractère en train de se faire, le moment du choix, de la libre décision qui engage une morale et toute une vie. La situation est un appel ; elle nous cerne ; elle nous propose des solutions, à nous de décider. Et pour que la décision soit profondément humaine, pour qu’elle mette en jeu la totalité de l’homme, à chaque fois il faut porter sur scène des situations-limites, c’est-à-dire qui présentent des alternatives dont la mort est l’un des termes. Ainsi, la liberté se découvre à son plus haut degré puisqu’elle accepte de se perdre pour pouvoir s’affirmer. 422 Ce potentiel dramatique de la liberté, Roland Barthes l’a très adroitement saisi dans son analyse structuraliste du système tragique racinien qui se manifeste, selon l’auteur, dans « un théâtre de la violence » 423 . Nonobstant la validité par endroits controversée (voir I.) des hypothèses que Barthes avance dans son Sur Racine, sa manière de décrire l’agencement racinien du conflit dramatique semble confirmer que la conception du tragique relève de l’affrontement irrémédiable de deux (ou plusieurs) libertés individuelles qui s’avèrent être irréconciliables, étant donné la négativité présupposée incombant à la nature des relations interpersonnelles. Quelles sont donc les raisons particulières pour lesquelles il est à mettre sur le compte de l’analyse barthienne qu’elle suggère l’applicabilité de l’anthropologie sartrienne au tragique racinien ? 424 420 Bajazet, op. cit., p. 592. Voir aussi sa confession face à Roxane : « Je chéris, j’acceptai, sans tarder davantage,/ L’heureuse occasion de sortir de l’esclavage [...] », ibid., p. 613. 421 Bajazet, op. cit., p. 614. Dans La liberté et le destin dans le théâtre de Jean Racine. Genève : Slatkine, 1999 (1982), p. 18, Eléonore Zimmermann parle dans ce contexte de la « liberté interne [...] qui seule n’est pas illusoire chez Racine », que Bajazet sait reconquérir après avoir sombré dans le compromis. 422 Sartre, TS, p. 20. 423 Barthes, op. cit., p. 30. 424 Dans l’analyse de Barthes, au demeurant, l’anthropologie sartrienne, ainsi que quelques notions-clés de la philosophie existentialiste de Sartre, transparaissent très rarement explicitement (cf. Barthes, op. cit., p. 31, « schéma sartrien »), mais d’autant plus fréquemment implicitement, cf., par exemple, l’antithèse entre être et néant dans le contexte de la conception de soi, ibid., p. 32 ; la métaphore d’autrui comme miroir II. 4. Se faire aimer - l’amour comme intentionnalité 121 Prenant comme point de départ la relation potentiellement amoureuse des pièces raciniennes, c’est-à-dire l’amour contrarié déclenchant l’évolution du tragique, Barthes aborde le phénomène de l’inhibition auquel les héros sont en butte. Pour l’interprétation conformément aux catégories de Barthes, la plaque tournante est la « relation fondamentale » 425 qui figure « [...] sous l’espèce d’une double équation : A a tout pouvoir sur B. A aime B, qui ne l’aime pas. » 426 Il est crucial que Barthes insiste sur le fait que « [...] le rapport d’autorité est extensif au rapport amoureux. » 427 . Ayant pertinemment observé que le conflit amoureux racinien figure « [...] une relation humaine dont l’érotique n’est que le relais » 428 , ce qui cadre avec notre interprétation présupposant l’instrumentalisation de l’amour au bénéfice de l’assurance de soi, Barthes en déduit qu’ « [i]l ne s’agit nullement d’un conflit d’amour » 429 , mais d’une épreuve de force psychologique. La perspective de Barthes doit alors être remise en valeur, en ce qu’elle fait la part du désir indomptable d’assurance de soi, ce par quoi Barthes se prononce contre la classification typique des pièces raciniennes comme parangon du théâtre de l’amour ou des passions. Mais, ce qui est problématique, c’est qu’il en conclut à l’impulsion tant vindicative que violente de l’amant qui s’évertue à se venger du rejet de son amour sur l’être aimé. Envisagé du point de vue du « schéma sartrien » que Barthes met au profit de son analyse, le désir de s’emparer de la liberté de l’aimé devrait, à notre avis, plutôt être considéré comme occasionné par la pulsion qu’éprouvent les amants tragiques de faire valider leur liberté personnelle en recherchant la reconnaissance d’autrui. À condition que l’enjeu dramatique et les mobiles de l’amant racinien soient nuancés en fonction de ce que nous traitions comme tentative de venir à bout d’une crise d’identité, notre analyse des stratégies mises en œuvre par l’amant racinien recouvre celle de Barthes qui énumère les « techniques d’agression » 430 inventées par l’amant éconduit. Ces techniques se résument à toute une gamme de moyens de torture (y inclus le meurtre brut) qui visent à priver l’être convoité de sa liberté. dans le contexte de la reconnaissance de soi, cf. ibid., pp. 32-33, p. 84 ; la puissance du regard, déduit du « fétichisme des yeux » (ibid., p. 27), typique de Racine, cf. ibid., pp. 34-40, pp. 94-95 ; l’incapacité du héros racinien à se projeter en l’acte, cf. ibid., pp. 51- 52, p. 92 ; la relation bourreau-victime, cf., par exemple, ibid., p. 53 ; la dialectique entre « avoir » et « être », cf., par exemple, ibid., p. 87 ; la classification des héros en fonction de leur mauvaise foi, cf., par exemple, ibid., p. 91. 425 Cf. Barthes, op. cit., pp. 28-29. 426 Barthes, op. cit., p. 29. 427 Barthes, op. cit., p. 29. 428 Barthes, op. cit., p. 28. 429 Barthes, op. cit., p. 28. 430 Cf. Barthes, op. cit., pp. 32-37. II. La situation paradoxale de l’homme 122 Selon notre lecture sartrienne, ces manœuvres appliquées de la part de l’amant serviraient principalement à devancer les mêmes désirs subjectifs d’un libre épanouissement de soi que nourrit l’autre. Puisque celui-ci se met à réaliser ses désirs en poursuivant un projet qui définisse son identité, l’amant, par contrecoup, découvre le manque de cet épanouissement identitaire chez lui-même, ce qui le pousse à attaquer l’être aimé. Il s’agirait donc avant tout de gagner de l’avance et du contrôle sur la conscience de l’autre, comme l’ajouterait Sartre dont nous avons résumé, à propos de l’amour et de la connaissance de soi, l’argumentation expliquant l’irréconciliabilité des exigences subjectives face à autrui. N’ayant pas pris en considération que l’amant lui-même est en effet incité, en premier lieu, par le désir de captiver la conscience de l’être aimé en essayant de se faire aimer par le libre choix d’autrui, Barthes ne va pour autant pas aussi loin, et en reste à réduire l’être aimé en une victime de la tyrannie tant cruelle que multiforme qu’exerce A, apparemment exclusivement pour désarçonner autrui, et pour se défouler: Toutes les offensives de A visent à donner à B l’être même du néant : il s’agit en somme de faire vivre l’autre comme une nullité, de faire exister, c’est-à-dire durer, sa négation, il s’agit de lui voler continûment son être, et de faire de cet état dérobé le nouvel être de B. Par exemple, A crée entièrement B, le tire du néant et l’y replonge à volonté [...] ; ou bien il provoque en lui une crise d’identité : la pression tragique par excellence consiste à forcer l’autre à se demander : qui suis-je ? 431 Quoique la première hypothèse cadre sans problèmes avec nos analyses précédentes, Barthes néglige le trouble identitaire qui, d’après Sartre, duquel Barthes s’autorise ici explicitement, entame à vrai dire le projet de se faire aimer, et finit par amener le sujet amant à la remise en cause de son identité à lui. Barthes, tout au contraire, voit dans l’incertitude identitaire justement l’effet primaire que l’amant cherche à causer auprès de l’objet aimé. Comme il ressort de nos remarques portant sur les êtres convoités, ceux-ci disposent d’une identité relativement stable - ce pour quoi les amants rejetés s’efforcent à s’en emparer 432 . C’est seulement en conséquence de la faillite de son projet primaire (se faire reconnaître en se faisant aimer) que l’amant s’acharne au projet secondaire d’absorber la conscience de l’aimé en détruisant l’identité de ce dernier. Pour ce qui est de son analyse de l’immobilité des personnages raciniens, les remarques de Barthes correspondent à notre lecture, tout en explicitant un rapprochement à Sartre. Ainsi, selon Barthes, le dilemme du héros racinien se présente-t-il sous forme de l’alternative suivante : Ayant des visées sur B (l’objet aimé qui ne l’aime pas), A n’arrive pas à obtenir de B ce qu’il désire profondément, à savoir la reconnaissance de sa supériorité par la liberté d’autrui (B). « A 431 Barthes, op. cit., p. 32. 432 Exception faite, bien entendu, de la constellation de la chaîne amoureuse dans Andromaque selon laquelle plusieurs amants rejetés représentent en même temps ce que Barthes appellerait des victimes. C’est seulement l’identité d’Andromaque qui reste inattaquable. II. 4. Se faire aimer - l’amour comme intentionnalité 123 est pour ainsi dire figé entre le meurtre brut et la générosité impossible ; selon le schéma sartrien classique, c’est la liberté de B que A veut posséder par la force » 433 . Comme nous l’avons vu dans le contexte des effets de l’amour-propre, le désir appropriatif, selon Sartre, conduit à des comportements destructifs, ce qui, en l’espèce, revient à dire qu’il mène au meurtre ou à l’anéantissement de la liberté de l’aimé. Par contre, renoncer à ce projet d’amour signifierait abandonner l’objet convoité pour le céder à quelqu’un d’autre, donc se passer de la justification reconnaissante que semblait promettre la dévotion extorquée et paradoxalement libre d’autrui. Gardant ceci présent à l’esprit, la conclusion que Barthes tire de l’impasse du héros racinien comporte l’échec incontournable que Sartre avait diagnostiqué pour l’amant. Selon Barthes, « [A] est engagé dans un paradoxe insoluble : s’il possède, il détruit, s’il reconnaît, il se frustre ; il ne peut choisir entre un pouvoir absolu et un amour absolu, entre le viol et l’oblation. La tragédie est précisément la représentation de cette immobilité. » 434 Ce choix se traduirait, en termes sartriens, par une alternative dont les deux termes ne mènent pas à l’adossement d’une identité authentique : charger la faute sur soi (à cause de la mort réelle ou symbolique de l’aimé retenu par la force) et continuer à vivre en s’illusionnant soi-même par mauvaise foi ; ou renoncer à l’amour tout en demeurant incapable d’accéder à une justification existentielle. Notre mise en parallèle avec des idées de Sartre montre au demeurant que l’analyse de Barthes - sans qu’il eût étendu ce rapprochement au-delà du ‘schéma-sartrien’ - se serait prêtée ponctuellement à la mise en compte de plusieurs catégories et structures sartriennes. En conclusion de cette sous-partie consacrée à l’affrontement insoluble des consciences et des libertés, nous retenons par conséquent le dilemme dans lequel s’enfonce l’homme racinien à cause de l’infaisabilité de son projet amoureux étant donné les exigences tant démesurées que contradictoires de l’amourpropre. C’est dans ce genre de dilemme que prend racine la propension à la persévérance compulsive dans l’état d’immobilité que nous retenions chez les hommes racinien et sartrien, comme faisant partie intégrante de la morale jansénisée tant restrictive qu’hostile à tout épanouissement de la nature humaine, respectivement comme échappatoire spécieuse promettant d’éviter l’obligation à la liberté de se créer une identité dénudée de mauvaise foi. Se doutant de l’impossibilité de trouver le remède contre sa propre insuffisance dans l’amour et la liberté extorqués d’autrui, le sujet tragique est en train de se créer un rôle à jouer (de préférence le rôle d’un être divin, voir III. 1.) pour refouler sa véritable essence 435 et se masquer son échec. Comme nous le remarquions à propos du minime nombre de héros sartriens qualifiables d’authentiques qui, à 433 Barthes, op. cit., p. 31, nos italiques. 434 Barthes, op. cit., p. 31. 435 Mécanisme qui est favorisé par l’apport de l’amour-propre : selon l’anthropologie peinte par Pascal, La Rochefoucauld et Nicole, « [...] le rapport que l’homme entretient avec lui-même est inauthentique : l’homme est contraint de s’aimer à travers une image factice et non tel qu’il est. », Stiker-Métral, op. cit., p. 16, nos italiques. II. La situation paradoxale de l’homme 124 l’instar d’Oreste, réussissent à encastrer leur raison d’être (donc leur essence) projetée dans leur être premier, cette capacité est réservée, chez Racine, aux êtres exceptionnels qui font coїncider être et valeur (i.e. raison d’être/ ’projet’) à travers un amour authentique et partagé, qui ne survit que dans sa forme transcendante, comme dans le cas d’Andromaque et d’Hector. Quant aux autres amours heureuses - sororales d’après la terminologie barthienne 436 -, partagées par, par exemple, Atalide et Bajazet, Britannicus et Junie, elles ne constituent, en considération d’une économie des pièces qui excelle à communiquer une vision pessimiste de l’homme, que des « [...] utopies fonctionnelles [...] [dont le] rôle est d’aggraver la frustration jalouse de Néron, Roxane [...] et d’être rapidement massacré[e]s » 437 . Étant donné cette frustration, consécutive à la prise de conscience scellant la vanité du projet d’arracher à autrui l’extinction du sentiment de manque existentiel, l’amant désespéré convertit la sensation d’attirance (dont il se dissimulait la cause originaire en se la représentant comme envie amoureuse) en pure haine. Comme nous le verrons par la suite, ce phénomène de réversibilité ne porte pas seulement sur la gamme, et ses deux pôles extrêmes, des sentiments montrés à autrui, mais s’applique également à la relation des forces, faisant basculer la hiérarchie préétablie entre bourreau et victime. 436 Cf. Barthes, op. cit., pp. 16-17. 437 Rohou, Andromaque, op. cit., p. 78. III. Tentatives d’affranchissement : les épreuves de force du sujet tragique III. 1. Se faire Dieu - le désir d’apothéose Selon l’ontologie sartrienne, le désir d’être « [...] porte directement sur le poursoi et projette de lui conférer sans intermédiaire la dignité d’en-soi-pour-soi » 1 , le pour-soi étant défini comme libre choix. Ce au nom de quoi ma liberté se manifeste en tant que « [...] choix d’être Dieu et tous mes actes, tous mes projets, traduisent ce choix et le reflètent de mille et mille manières ». 2 Il est notoire qu’un des domaines de l’existence humaine où cette pulsion se fait la plus virulente, c’est l’amour projeté et narcissiquement instrumentalisé en faveur des exigences de l’amour de soi. Nous avons vu que les amants raciniens repoussés glissent, malgré eux, dans un état de dépendance psychologique par rapport aux objets aimés. Bien que Néron et Roxane - satisfaisant en cela la double équation barthienne - soient supérieurs à leurs captifs, Junie et Bajazet, ils n’arrivent pas à les rendre dociles puisque les victimes résistent au chantage et à la corruption, tout en demeurant moralement supérieures à leurs bourreaux. Il en est de même pour Pyrrhus qui s’efforce en vain de faire plier Andromaque, tandis qu’Hermione et Oreste ne disposent d’aucun pouvoir réel sur leurs objets aimés, c’est-à-dire Pyrrhus respectivement Hermione. Regardons, en guise d’exemple, la réaction de Bajazet face à Acomat : après que celui-ci avait essayé de persuader Bajazet d’accepter, en faveur du « sang des Ottomans dont vous [Bajazet] faites le reste », le marché proposé par Roxane, Bajazet rejette cette solution comme compromis corrupteur : Ce reste malheureux serait trop acheté, S’il faut le conserver par une lâcheté. [...] La mort n’est point pour moi le comble des disgrâces [...]. 3 Sa réponse à Roxane suite à l’ultimatum confirme sa persévérance : Madame, encore un coup, c’est à vous de choisir. Daignez m’ouvrir au Trône un chemin légitime, Ou bien, me voilà prêt, prenez votre victime. 4 L’amant ayant reconnu qu’auprès de l’aimé, cette force morale et l’idéal d’intégrité de conscience se montrent finalement inébranlables, le projet originellement amoureux se convertit en désir de destruction selon l’acception sartrienne de la jouissance possessive : en anéantissant l’objet convoité, le sujet 1 Sartre, EN, p. 644. 2 Sartre, EN, p. 645. 3 Bajazet, op. cit., pp. 579-580. 4 Bajazet, op. cit., p. 578. III. Les épreuves de force du sujet tragique 126 s’érige, per negationem, en raison d’être de cet objet, pour ainsi justifier sa propre existence. Cette dégénération de l’amour en haine violente se fait également jour dans la réalité contemporaine de Racine, examinée par les moralistes analysant la société de cour, comme le met en évidence La Bruyère : « L’on veut faire tout le bonheur, ou si cela ne se peut ainsi, tout le malheur de ce qu’on aime. » 5 Si nous regardons l’incipit de Britannicus, d’ores et déjà la première réplique d’Agrippine donne des repères en direction de cet automatisme psychique chez Néron qui « [...] s’abandonnera finalement au système narcissien (se faire reconnaître du monde en le terrifiant) » 6 : « Las de se faire aimer il veut se faire craindre. » 7 , réversibilité incontrôlée des sentiments, indicatrice de la fameuse « équivalence de l’amour et de la haine » 8 , à l’aide de laquelle Bénichou caractérise le désarroi émotionnel du héros racinien. La question rhétorique proférée peu après par Agrippine à l’occasion de l’enlèvement de Junie va dans le même sens, tout en suggérant des inclinations sadiques de Néron : « Que veut-il ? Est-ce haine, est-ce amour qui l’inspire ? / Cherche-t-il seulement le plaisir de leur nuire ? » 9 . Tous ses efforts de modeler, donc de corrompre Junie en manipulant son être, ayant échoué, Néron doit constater que même après l’épreuve cruelle qu’il avait fait subir à Junie 10 , et après les soupçons exprimés par Britannicus 11 , l’amour que partagent ces derniers n’en ressort pas affaibli, comme Néron l’affirme à Narcisse : « Hé bien de leur amour tu vois la violence [...] » 12 . Il explicite aussitôt sa défaite : Elle [Junie] aime mon Rival, je ne puis l’ignorer. Mais je mettrai ma joie à le désespérer. Je me fais de sa peine une image charmante [...]. 13 Avant que les accès sadiques de Néron ne s’attachent à sa victime de second degré qu’est Britannicus (comme la citation précédente le fait comprendre), Néron a donc réalisé l’inaccessibilité de Junie, dont l’authenticité et la liberté de conscience ne cessent pour autant de dépasser sa compréhension. Néron peut deviner la valeur et la qualité par lesquelles se distingue cette liberté de Junie, mais il n’arrivera jamais à se l’assimiler par la force, étant donné qu’elle lui échappe inévitablement. 5 La Bruyère, op. cit., p. 140 (IV « Du cœur », 39). 6 Barthes, op. cit., p. 86. 7 Britannicus, op. cit., p. 377. 8 Bénichou, op. cit., p. 182. 9 Britannicus, op. cit., p. 378. 10 Nous reviendrons plus en détail sur cette scène-clé du regard regardé. 11 Déconcerté par la conduite inhabituelle (puisque dictée par Néron) de Junie, Britannicus lui adresse cette série de questions qui resteront d’abord sans réponse : « Qui vous rend à vous-même en un jour si contraire ? / Quoi même vos regards ont appris à se taire ? / Que vois-je ? Vous craignez de rencontrer mes yeux ? / Néron vous plairait-il ? Vous serais-je odieux ? », Britannicus, op. cit., p. 401. 12 Britannicus, op. cit., p. 401. 13 Britannicus, op. cit., p. 401. III. 1. Se faire Dieu - le désir d’apothéose 127 Symptomatiquement, ce fait s’explique justement par l’argumentation dont se sert Sartre pour découvrir l’interaction entre le désir et le regard, puisque, selon Sartre, le regard convoitant, voire voyeuriste, est condamné à l’échec, ce qui vaut tout aussi bien pour le désir (sexuel) en tant que tel 14 . Il va sans dire que, grâce au respect des bienséances classiques, le théâtre racinien ne frôle jamais la sphère de l’explicitement sexuel, tandis que les remarques de Sartre se réfèrent aussi au sadisme, au désir etc. charnels. Mais abstraction faite de cet écart de discrétion, ce que Sartre écrit sur les mécanismes psychiques produisant lesdits phénomènes se lit, il nous semble, comme une analyse conçue exprès pour nos personnages raciniens. Commençons par la description donnée par Sartre pour reconstruire la naissance du désir à partir d’une scène de valeur archétypale 15 , comme la représente la première aperception de Junie qui fascine démesurément et excite durablement Néron, prétendant désormais ne pas seulement aimer, mais « idolâtre[r] » 16 Junie : Excité d’un désir curieux Cette nuit je l’ai vue arriver en ces lieux, Triste, levant au Ciel ses yeux mouillés de larmes, Qui brillaient au travers des flambeaux et des armes. [...] ravi d’une si belle vue, J’ai voulu lui parler et ma voix s’est perdue : Immobile, saisi d’un long étonnement Je l’ai laissé passer dans son appartement. 17 14 Cf. Sartre, EN, pp. 433-455. 15 Voir aussi Starobinski, op. cit., p. 81 : « La lettre d’Uzès décrit ce qui restera pour Racine une situation-archétype : le premier regard sur un être dont l’image s’éclaire sur fond nocturne. » Selon Leplatre, il s’agit même d’une « scène épiphanique », révélant le principe de la théologie négative : Britannicus « [...] nous ramène à la vérité de Dieu, que nous ne sommes capables de voir que comme ce qui n’est pas, ne se voit pas ou qui ne peut s’appréhender que dans la disparition infinie du regard. La vérité de Dieu est dans Junie [...] », Leplatre, Olivier : « Britannicus ou l’Aporie du regard », dans Landry, J.-P./ Leplatre, Olivier (dir.): Présence de Racine. Actes du colloque (22 oct. 1999). Lyon : CEDIC, 2000, pp. 79-94 ici pp. 87 respectivement 93. Une telle interprétation irait de pair avec la topique augustinienne de la déchéance du regard depuis la faute originelle (cf. Gheeraert, Tony: Le Chant de la grâce. Port-Royal et la poésie d’Arnauld d’Andilly à Racine. Paris : Champion (Lumière classique, 27), 2003, p. 113). Nonobstant cette lecture symbolique, le fait que le sadisme voyeuriste de Néron, selon Leplatre, remonte à « [...] la faute du regard avide qui veut voir (avoir) le soleil en face alors qu’il est en réalité insoutenable à la vue » (Leplatre, art. cit., p. 87), à notre avis, semble plutôt renvoyer à une hybris essentiellement profane, tributaire de l’amour-propre et du désir de possession de Néron, comme nous l’élaborons dans notre étude. En outre, il est intéressant de remarquer que la métaphore communiquant la volonté humaine de s’imposer contre le soleil lie le sujet racinien au héros absurde campé par Camus, Meursault, qui défie l’absurde en vainquant le soleil (voir plus haut). 16 Britannicus, op. cit., p. 389. 17 Britannicus, op. cit., p. 389. III. Les épreuves de force du sujet tragique 128 Quoiqu’il soit peu probable qu’à ce stade de l’intrigue leurs regards se soient rencontrés, il n’en reste pas moins que la fixation sur le sens visuel transmet le désir, nourri par Néron, de s’emparer de la liberté de l’objet convoité. En témoignent les multiples évocations de synecdoques désignant les yeux de Junie, à titre d’exemple : « J’aimais jusqu’à ses pleurs que je faisais couler. » 18 Le fait que Néron se figure la chasse de la liberté de Junie comme déclenchée par un innamoramento traditionnel à travers la vue, peut être éclairci par ce que Sartre appelle le viol par la vue : « [...] dans l’idée même de découverte, de révélation, une idée de jouissance appropriative est incluse. La vue est jouissance, voir c’est déflorer. » 19 Voici la version sartrienne du sens profond incombant au désir : Dans la réaction primordiale au regard d’autrui [...] je me constitue comme regard. Mais si je regarde le regard, pour me défendre contre la liberté d’autrui et la transcender comme liberté, la liberté et le regard de l’autre s’effondrent : je vois des yeux, je vois un être-au-milieu-du-monde. Désormais l’autre m’échappe : je voudrais agir sur sa liberté, me l’approprier, ou, du moins, me faire reconnaître comme liberté par elle mais cette liberté est morte, elle n’est absolument plus dans le monde où je rencontre l’autre-objet, car sa caractéristique est d’être transcendante au monde. 20 C’est précisément de par sa capacité de transcender la réalité vécue et mise en scène par Néron, que la liberté de Junie lui demeure hors d’atteinte. Si nous anticipons le scénario que Néron machine pour d’un seul coup torturer Junie et éliminer moralement Britannicus, la parenté structurelle entre le fonctionnement du désir selon Sartre et les prétentions de Néron devient encore plus frappante. Manipulant à l’avance la scène des retrouvailles entre Britannicus et Junie 21 , Néron ne domine son objet aimé et la liberté interne de celui-ci qu’en apparence, c’est-à-dire en privant Junie de sa liberté externe. C’est ce genre d’échec que Sartre déduit du désir cachant le sentiment d’insuffisance et d’inauthenticité, remarque qui convient à merveille à la scène se déroulant dans Britannicus : Certes je puis saisir l’autre, l’empoigner, le bousculer ; je puis, si je dispose de la puissance, le contraindre à tels ou tels actes, à telles ou telles paroles ; mais tout se passe comme si je voulais m’emparer d’un homme qui s’enfuirait en me laissant son manteau entre les mains. C’est le manteau, c’est la dépouille que je possède ; je ne m’emparerai jamais que d’un corps, objet psychique au milieu du 18 Britannicus, op. cit., p. 389. 19 Sartre, EN, p. 624. Ce pour quoi l’évaluation que rend Burrhus de la situation de Junie s’avérera fatalement fausse : « [...] Aucun objet ne blesse ici ses yeux. », Britannicus, op. cit., p. 384. 20 Sartre, EN, p. 433. 21 Néron recourt à cette fin à un chantage qui accable Junie dans son dilemme, sans pour autant la décourager pour de bon : « Si ses jours vous sont chers, éloignez-le [Britannicus] de vous/ Sans qu’il ait aucun lieu de me croire jaloux./ De son bannissement prenez sur vous l’offense,/ Et soit par vos discours, soit par votre silence,/ Du moins par vos froideurs faites-lui concevoir/ Qu’il doit porter ailleurs ses vœux et son espoir. », Britannicus, op. cit., p. 398. III. 1. Se faire Dieu - le désir d’apothéose 129 monde ; et, bien que tous les actes de ce corps puissent s’interpréter en termes de liberté, j’ai entièrement perdu la clé de cette interprétation [...]. Si j’ai conservé le savoir d’une liberté transcendante d’autrui, ce savoir m’irrite en vain, en indiquant une réalité qui est par principe hors de mon atteinte et en me révélant à chaque instant que je la manque [...]. 22 À la recherche de « [...] l’idéal impossible du désir : posséder la transcendance de l’autre comme pure transcendance et pourtant comme corps » 23 , l’amant racinien ne se borne pas à donner du champ à son désir de possession, mais développe, nous venons de le voir, une attitude sadique due à l’échec du projet d’aimer. Tout en se prélassant dans le rôle d’arbitre qui décide de la vie et du sort de l’objet aimé, l’amant assume, du moins dans sa propre imagination, une position quasiment divine pour pouvoir concéder ou bien retirer la grâce (donc la survivance) à l’être convoité. Après la rencontre manipulée, Néron n’ignore point qu’il n’arrachera jamais de l’amour de Junie, mais reste fidèle à son but d’acquérir la justification de soi en utilisant Junie : « le sadique est un passionné. Son but est [...] de saisir et d’asservir l’autre non seulement en tant qu’autre-objet, mais en tant que pure transcendance incarnée. Mais l’accent est mis [...] sur l’appropriation instrumentale de l’autre-incarné. » 24 Hypothèse sartrienne qui se laisse souplement appliquer à la conduite de Néron : dans la mesure où il la force à renier par un libre choix (à Junie d’opter pour la survivance de Britannicus) son amour face à Britannicus, Néron - se prévalant de, et misant sur, l’altruisme de Junie qui se montre prête à feindre pour protéger son amant - se comporte comme figure divine à laquelle Junie se soumet ‘librement’. Selon Sartre [...] le sadisme ne cherche pas à supprimer la liberté de celui qu’il torture mais à contraindre cette liberté à s’identifier librement à la chair torturée. C’est pourquoi le moment du plaisir est, pour le bourreau, celui où la victime renie ou s’humilie. En effet, quelle que soit la pression exercée sur la victime, le reniement demeure libre [...]. 25 Ouvrons ici une parenthèse pour consigner un exemple analogue du théâtre de Sartre, exemple qui illustre ce choix - difficilement concevable et absurdement libre - du reniement. Dans Huis clos, le trio infernal arrivé à la prise de conscience que, pour citer Inès, « [l]e bourreau, c’est chacun de nous pour les deux autres » 26 , la torture ne dépasse pas non plus le niveau psychique visant la conscience de chaque ‘absent’. Le véritable désir de Garcin ayant été démasqué comme besoin d’acquittement de sa vie par la bouche d’Inès, Garcin ne se sous- 22 Sartre, EN, pp. 433-434. 23 Sartre, EN, p. 434. 24 Sartre, EN, p. 439. 25 Sartre, EN, p. 443. Voir aussi ibid. : « [...] l’amour n’exige pas l’abolition de la liberté de l’autre, mais son asservissement en tant que liberté, c’est-à-dire son asservissement par elle-même. » 26 Sartre, Jean-Paul : Huis clos, dans id. : Théâtre complet, op. cit., 89-128, ici p. 104. III. Les épreuves de force du sujet tragique 130 trait pas à la continuation de l’enquête cruelle, bien que la porte de la chambre infernale s’ouvre contre toute attente : I NES : Eh bien Garcin ? Allez-vous-en. [...] Qu’est-ce que vous attendez ? Allez, allez vite ! G ARCIN : Je ne m’en irai pas. I NES : [...] Alors ? Lequel ? Lequel des trois ? La voie est libre, qui nous retient ? [...] Nous sommes inséparables. [...] G ARCIN : C’est à cause d’elle [Inès] que je suis resté. [...] [à Inès : ] Tu sais ce que c’est qu’un lâche, toi. [...] Tu sais ce que c’est que le mal, la honte, la peur. [...] Et si tu dis que je suis un lâche, c’est en connaissance de cause, hein ? I NES : Oui. G ARCIN : C’est toi que je dois convaincre : tu es de ma race. T’imaginais-tu que j’allais partir ? Je ne pouvais pas te laisser ici, triomphante, avec toutes ces pensées dans ta tête, toutes ces pensées qui me concernent. 27 Mis à part le fait que, en principe, les trois personnages ne disposent plus de la liberté, inhérente au pour-soi, de changer leurs actes par d’autres actes, et vu les données de la situation concrète, c’est la décision en théorie pas moins libre de rester en enfer qui souligne davantage l’interdépendance psychique attachant les trois consciences les unes aux autres. Même Inès qui s’avère être la plus clairvoyante quant à ses mobiles et le fonctionnement de son amour-propre y demeure enracinée - ainsi avoue-t-elle en se référant à ses inclinations sadiques : « j’ai besoin de la souffrance des autres pour exister. » 28 Quoique cette remarque auto-évaluatrice ait trait à sa vie terrestre, finie pour de bon, sa situation présente y fait très évidemment écho pour illustrer les théories sartriennes concernant la coexistence humaine et le prolongement du combat des consciences, sans doute à des fins didactiques, même sur ce plan irréel représenté par le scénario abstrait, point que nous aborderons plus en détail. Pour en revenir à l’évolution de la répartition des forces psychologiques dans Britannicus, il faudra se demander pourquoi la liberté de Junie l’emporte finalement, et ne fût-ce que sur un plan moral. Autrement dit, il s’agira de retracer comment Junie se fait en effet le bourreau de Néron, conformément à la remarque sartrienne selon laquelle « [...] plus le sadique s’acharne à traiter l’autre en instrument, plus cette liberté lui échappe » 29 . Avant de voir dans quelle mesure ce phénomène peut être élucidé à l’aide de la théorie sartrienne du regard, nous allons vérifier si la constellation bourreau-victime se développe pareillement dans Bajazet. 27 Huis clos, op. cit., p. 125. 28 Huis clos, op. cit., p. 111. Voir aussi son évaluation de sa situation en enfer, ibid., p. 115 : « Je sais ce qui m’attend. Je vais brûler, je brûle et je sais qu’il n’y aura pas de fin ; je sais tout [...] et je ne peux même pas avoir pitié de moi. » 29 Sartre, EN, p. 445. III. 1. Se faire Dieu - le désir d’apothéose 131 Pour ce qui est de Roxane, son sadisme ne cède en rien à la torture sublime que Néron fait subir à Junie. La position de Roxane par rapport à Bajazet se distingue quand même considérablement du couple Néron/ Junie. Il est vrai que Roxane fait figure de maîtresse du sérail, mais sa toute-puissance superficielle doit être relativisée étant donné son propre état d’esclave, élue par Amurat pour exercer temporairement l’ordre au sérail, tant qu’Amurat est absent 30 : Il partit, et voulut que fidèle à sa haine, Et des jours de son Frère arbitre souveraine, Roxane au moindre bruit, et sans autres raisons, Le [Bajazet] fît sacrifier à ses moindres soupçons. 31 L’explication fournie par Hubert pour éclaircir les vrais mobiles de Roxane cadre avec notre interprétation sartrienne de l’amant tragique chez Racine : « Si Roxane aime Bajazet, c’est qu’elle voit en lui la source de sa liberté : l’unique moyen dont elle dispose pour sortir de la servitude et du mépris où le Sultan l’a réduite. » 32 Comme ses capacités réflexives ne dépassent pas le schéma de maître vs. esclave, Roxane aspire à égaler Amurat en copiant la conduite de celui-ci face à elle-même pour renverser les rôles. De même qu’Amurat l’avait choisie arbitrairement parmi d’autres esclaves « [...] comme s’il choisissait un objet [...], elle se promet, en choisissant Bajazet comme objet de son amour, d’obtenir sa soumission » 33 . Présupposant que Bajazet soit comme elle manipulé par l’amourpropre, et ainsi, déterminé à donner dans l’opportunisme, Roxane ne fait qu’aggraver son erreur et son illusion. Selon l’image idéalisée - et aliénée par son amour-propre - qu’elle se crée d’elle-même, il faudrait que Bajazet la reconnaisse comme celle qui ne déciderait pas seulement sans scrupules du moment de sa mort, mais également comme celle qui lui aurait donné la vie, capacités divines par excellence : Quand je fais tout pour lui, s’il ne fait tout pour moi ; Dès le même moment sans songer si je l’aime, Sans consulter enfin si je me perds moi-même, J’abandonne l’Ingrat, et le laisse rentrer Dans l’état malheureux, d’où je l’ai su tirer. [...] Sa perte, ou son salut, dépend de sa réponse. 34 Moyennant ce stratagème, donc en suggérant à Bajazet qu’il dépende inconditionnellement d’elle, Roxane s’ingénie, pour replacer sa conduite dans le cadre des théories sartriennes, à procurer la raison d’être, bref, le fondement d’autrui, 30 Cf. Bajazet, op. cit., p. 564: « [...] il a voulu/ Qu’elle eût dans son absence un pouvoir absolu. » 31 Bajazet, op. cit., p. 565. 32 Hubert, op. cit., p. 151. 33 Hubert, op. cit., p. 152. 34 Bajazet, op. cit., p. 570. Voir aussi ibid., p. 574 : Roxane ne cesse de se présenter comme bienfaitrice vis-à-vis de Bajazet : « [...] C’est à vous de courir/ Dans le champ glorieux que j’ai su vous ouvrir. », comme si elle était motivée par des intérêts altruistes. III. Les épreuves de force du sujet tragique 132 pour que sa propre existence apparaisse justifiée. Le fait qu’elle paraphrase son pouvoir en recourant à des métaphores métaphysiques, et à la personnification de son amour-propre comme amour (rappelant l’amour manipulateur que Phèdre associe à Vénus 35 ), révèle qu’elle se considère comme être divin qui ne doit se justifier auprès de personne, tout en rejetant à des instances abstraites et fictives la responsabilité de ses actes : Prince, l’heure fatale est enfin arrivée Qu’à votre liberté le Ciel a réservée. Rien ne me retient plus, et je puis dès ce jour Accomplir le dessein qu’a formé mon amour. 36 Proféré d’abord d’une manière flatteuse, Roxane rend le ton de son ultimatum plus concret et menaçant, au fur et à mesure que Bajazet répond évasivement : Songez-vous que sans moi tout vous devient contraire, Que c’est à moi surtout qu’il importe de plaire ? Songez-vous que je tiens les portes du Palais, Que je puis vous l’ouvrir, ou fermer pour jamais, Que j’ai sur votre vie un empire suprême, Que vous ne respirez qu’autant que je vous aime ? 37 Aux yeux de Roxane, il ne suffit pas que Bajazet se montre humble et reconnaissant, tout en confortant - de par son choix de mots - la position divine de son bourreau 38 . Car la reconnaissance sous cette forme n’implique pas que Roxane s’approprie la liberté interne de Bajazet, puisque Bajazet ne la lui cède pas librement, ce qui aurait été le souhait le plus profond de Roxane. Se doutant de la persévérance de Bajazet, Roxane court le risque de perdre la maîtrise de soi et révèle sa faiblesse face à sa victime, entamant de ce fait le renversement de la relation des forces. En témoigne la réplique que nous avions déjà citée dans le contexte du stratagème consistant en la mise en scène humiliante de soi-même : réaction incontrôlée amenée par un moment de lucidité, ou bien preuve du sang- 35 C’est ainsi que Phèdre décrit le moment où elle tomba amoureuse d’Hippolyte : « Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler,/ Je sentis tout mon corps et transir, et brûler./ Je reconnus Vénus, et ses feux redoutables,/ D’un sang qu’elle poursuit tourments inévitables./ [...] Ce n’est plus une ardeur dans mes veines cachée./ C’est Vénus toute entière à sa proie attachée. », Racine, Jean : Phèdre et Hippolyte, dans Racine, op. cit., pp. 815-876, ici p. 831. Voir aussi ibid., pp. 830 et 849 les lamentations suivantes de Phèdre : « Puisque Vénus le veut, de ce sang déplorable/ Je péris la dernière, et la plus misérable. » ; « Implacable Vénus, suis-je assez confondue ? / Tu ne saurais plus loin pousser ta cruauté./ Ton triomphe est parfait, tous tes traits ont porté. » 36 Bajazet, op. cit., p. 574, nos italiques. 37 Bajazet, op. cit., p. 576. 38 « Oui je tiens tout de vous, et j’avais lieu de croire,/ Que c’était pour vous-même une assez grande gloire,/ [...] De m’entendre avouer que je tiens tout de vous./ Et mon respect saura le confirmer sans cesse./ Je vous dois tout mon sang. Ma vie est votre bien. », ou bien : « Vous pouvez me l’ôter, elle [ma vie] est entre vos mains. », Bajazet, op. cit., pp. 576 respectivement 577. III. 1. Se faire Dieu - le désir d’apothéose 133 froid dont Roxane s’avère capable pour faire plier Bajazet en attrapant la pitié de celui-ci - ses paroles attribuent, pour le moins temporairement et formellement, la supériorité à Bajazet : [...] crois-tu [...] Ni que je vive enfin, si je ne vis pour toi ? Je te donne, Cruel, des armes contre moi. Sans doute, et je devrais retenir ma faiblesse. Tu vas en triompher. Oui, je te le confesse, J’affectais à tes yeux une fausse fierté. De toi dépend ma joie et ma félicité. 39 Mettant l’accent sur la ‘vie’, donc sa propre survivance, la révélation de Roxane est d’autant plus impressionnante qu’elle emploie le même genre de vocabulaire qui auparavant devait lui servir à faire chanter Bajazet. Il n’y a que quelques instants qu’elle avait prétendu déclarer son amour à Bajazet 40 , tout en annonçant la mort de Bajazet conformément à l’ordre d’Amurat : Je ne te presse plus, Ingrat, d’y consentir. Rentre dans le néant dont je t’ai fait sortir. [...] Dans ton perfide sang je puis tout expier, Et ta mort suffira pour me justifier. 41 Sa volonté déclarée de rejoindre le parti du Sultan 42 ne fait que dissimuler lamentablement son idée de gagner la liberté de Bajazet en lui faisant prendre conscience qu’elle sera, sinon sa raison d’être à travers l’amour, du moins la cause de sa mort, comme le pressent Bajazet lui-même : « Roxane est offensée et court à la vengeance. » 43 Pourtant, déjà le fait qu’elle se désigne comme « Amante en furie » 44 laisse présager ses volte-face, destinées encore une fois à prendre ses distances par rapport à la condamnation à mort précédente, pour que Bajazet voie son désarroi humiliant et en soit touché. Plus Roxane passe en revue, en les combinant, les conduites de Bajazet et d’Atalide, plus elle commence à avoir des soupçons : « De tout ce que je vois que faut-il que je pense ? / Tous deux à me tromper sont-ils d’intelligence ? » 45 . Ces soupçons sont susceptibles de confirmer que son désir de dominer Bajazet pour en captiver la conscience était illusoire : « J’ai cru, qu’il me jurait que jusques à la mort/ Son amour me laissait maîtresse de son sort. » 46 C’est à partir de ce moment que Roxane s’adonne à un sadisme plus calculateur et réfléchi, en cela qu’elle se propose de feindre l’ignorance afin 39 Bajazet, op. cit., p. 577. 40 « Bajazet, écoutez, je sens que je vous aime. », Bajazet, op. cit., p. 577. 41 Bajazet, op. cit., p. 577. 42 Cf. Bajazet, op. cit., p. 578: « Du Sultan Amurat je reconnais l’empire./ Sortez. Que le Sérail soit désormais fermé,/ Et que tout rentre ici dans l’ordre accoutumé. » 43 Bajazet, op. cit., p. 579. 44 Bajazet, op. cit., p. 577. 45 Bajazet, op. cit., p. 595. 46 Bajazet, op. cit., p. 594. III. Les épreuves de force du sujet tragique 134 de placer Bajazet dans une situation humiliante qui devrait lui faire comprendre que c’est à elle seule qu’il doit sa vie : Pour le faire expliquer tendons-lui quelque piège. [...] Faisons mieux. Sur tout ce que j’ai vu fermons plutôt les yeux. Laissons de leur amour la recherche importune. Poussons à bout l’Ingrat, et tentons la fortune. Voyons, si par mes soins sur le Trône élevé, Il osera trahir l’amour qui l’a sauvé. [...] 47 Au cas où Bajazet, transformé en traître dans l’imagination infatuée d’elle-même typique de Roxane, choisirait Atalide devant les yeux de Roxane, celle-ci a en vue de se suicider après avoir fait assassiner les deux amants 48 . Mais lorsque ses craintes se vérifient en définitive à travers la lettre arrachée d’Atalide (IV, 5), on a l’impression que Roxane s’auto-suggère qu’il ne lui fallait que la découverte de cet amour partagé pour pouvoir faire virer son projet de se faire aimer en projet de se faire craindre - prise de conscience dont elle semble savourer l’effet calmant qui rend sa vengeance d’autant plus pondérée : Ah ! Je respire enfin. Et ma joie est extrême Que le Traître une fois se soit trahi lui-même. Libre des soins cruels, où j’allais m’engager, Ma tranquille fureur n’a plus qu’à se venger. 49 Les représailles vengeresses conçues par Roxane prouvent davantage qu’il s’agit pour elle en premier lieu d’exister dans la conscience de Bajazet et de s’y engluer jusqu’à la mort même de celui-ci : Qu’il me voie attentive au soin de son trépas, Lui montrer à la fois, et l’ordre de son Frère, Et de sa trahison ce gage trop sincère. 50 47 Bajazet, op. cit., pp. 602-603. 48 Cf. Bajazet, op. cit., p. 603 : « Dans ma juste fureur observant le Perfide,/ Je saurai le surprendre avec son Atalide./ Et d’un même poignard les unissant tous deux,/ Les percer l’un et l’autre, et moi-même après eux. », l’attribut « juste » faisant preuve de son image de soi, fiction aliénée par l’amour-propre. 49 Bajazet, op. cit., p. 604. 50 Bajazet, op. cit., p. 605, nos italiques. Chez Hermione, se fait jour le même besoin de se faire exister dans la conscience de l’aimé, et ne fût-ce qu’au prix de la mort de ce dernier et d’elle-même. En témoigne sa vision sadique : « Que je me perde, ou non, je songe à me venger./ [...] Quel plaisir ! de venger moi-même mon injure,/ De retirer mon bras teint du sang du Parjure,/ Et pour rendre sa [de Pyrrhus] peine et mes plaisirs plus grands,/ De cacher ma Rivale à ses regards mourants./ Ah ! si du moins Oreste, en punissant son crime,/ Lui laissait le regret de mourir ma Victime ! / [...] Ma vengeance est perdue,/ S’il ignore, en mourant, que c’est moi qui le tue. » (Andromaque, op. cit., p. 243). Hermione ne se contente pour autant pas de s’ériger en dispensatrice de la vie et de la mort de Pyrrhus - en même temps elle se prétend maîtresse de la vie d’Oreste qu’elle envoie pour accomplir le meurtre en lui imposant : « Allez. De votre sort laissez- III. 1. Se faire Dieu - le désir d’apothéose 135 Elle se figure le scénario de la mort de Bajazet d’autant plus cruel que ce dernier serait forcé de voir la torture mentale de celle qu’il aime. Ceci serait pour Bajazet une punition plus sévère que ne le serait sa propre mort qui ne lui importe pas au cas où elle signifierait d’office la persistance de son idéal regagné d’authenticité. Roxane s’emporte : Toi, Zatime, retiens ma Rivale en ces lieux. Qu’il n’ait en expirant que ses cris pour adieux. Qu’elle soit cependant fidèlement servie. Prends soin d’elle. Ma haine a besoin de sa vie. Ah ! si pour son Amant facile à s’attendrir La peur de son trépas la fit presque mourir ; Quel surcroît de vengeance et de douceur nouvelle, De le montrer bientôt pâle et mort devant elle, De voir sur cet objet ses regards arrêtés Me payer les plaisirs que je leur ai prêtés ! 51 Comme nous le constations à propos de la conduite sadique de Néron, il est évident que Roxane utilise les autres pour accéder à une justification de soi qu’elle mérite selon les fictions maintenues par son narcissisme. Au même titre que Néron est incapable de participer à la liberté interne de Junie, Roxane reconnaît la liberté de conscience de Bajazet par ricochet, dans la mesure où sa haine la trahit, si nous appliquons l’explication que Sartre donne du sentiment de haine, qui [...] implique une reconnaissance de la liberté de l’autre. Seulement, cette reconnaissance est abstraite et négative : la haine ne connaît que l’autre-objet et s’attache à cet objet. C’est cet objet qu’elle veut détruire, pour supprimer du même coup la transcendance qui le hante. 52 Dans ce contexte, il est d’ailleurs révélateur que Roxane se réfère à Bajazet comme ‘objet’ à détruire (voir sa réplique précitée), bien que ce soit elle qui se voit attribuer le statut d’objet face à la liberté écrasante de Bajazet, celui-ci ayant reçu la possibilité de démontrer cette liberté encore plus héroїquement grâce à l’acharnement sadique et aveugle de Roxane. Selon la théorie sartrienne : L’occasion qui sollicite la haine, c’est simplement l’acte d’autrui par quoi j’ai été mis en état de subir sa liberté. Cet acte en lui-même est humiliant : il est humiliant moi la conduite. » (Andromaque, op. cit., p. 242). Conformément à la description d’un amour malheureux selon La Rochefoucauld (« Nous sommes plus près d’aimer ceux qui nous haїssent que ceux qui nous aiment plus que nous ne voulons. », op. cit., pp. 97-98, Réflexions morales 321), Hermione va jusqu’à utiliser Oreste pour que celui-ci tue Pyrrhus, ce qui lui fournirait l’affirmation d’être la raison d’être de ce dernier : son sadisme se base donc sur une double instrumentalisation d’autrui. 51 Bajazet, op. cit., p. 605, nos italiques. 52 Sartre, EN, p. 451. III. Les épreuves de force du sujet tragique 136 en tant que révélation concrète de mon objectité instrumentale en face de la liberté d’autrui. 53 Nous avions dès le début de cette étude avancé l’idée que même pour le sujet tragique en butte à une crise identitaire, l’objectif le plus intime demeure d’accéder à une forme de liberté existentielle et auto-déterminatrice face à autrui. En ce sens, le suicide de Roxane n’atteste pas seulement de son échec 54 , mais laisse entrevoir une certaine volonté libératrice pour sortir une fois pour toutes de son état (réel par rapport à Amurat, symbolique par rapport à Bajazet) d’esclave-objet et de se fonder elle-même. Ceci est confirmé, rétrospectivement, par l’explication de la haine d’après Sartre : Celui qui hait projette de ne plus du tout être objet ; et la haine se présente comme une position absolue de la liberté du pour-soi en face de l’autre. [...] [La haine] implique une résignation fondamentale : le pour-soi abandonne sa prétention de réaliser une union avec l’autre ; il renonce à utiliser l’autre comme instrument pour récupérer son être-en-soi. Il veut simplement retrouver une liberté sans limites de fait ; c’est-à-dire se débarrasser de son insaisissable être-objetpour-l’autre et abolir sa dimension d’aliénation. 55 Cette aliénation remonte, à en croire Sartre, à l’emprise qu’autrui exerce sur le sujet à travers le regard, selon le principe que ‘je suis comme autrui me voit’ (voir II. 3.). Pour ce qui est de Roxane, elle éprouve cette force aliénante émanant du regard-jugement concret, ainsi que de l’existence abstraite de Bajazet. Celui-ci comprend et démasque le véritable être de Roxane (« Vous ne craigniez rien tant que d’être refusée » 56 , lui réplique-t-il), de sorte qu’à celle-ci est rappelée la nature illusoire de sa conception de soi. Quoiqu’elle se prétende toujours « maîtresse de son [de Bajazet] sort » 57 , Bajazet la pénètre comme être se trouvant désespérément à la recherche de reconnaissance, comme « [u]ne Esclave attachée à ses seuls intérêts » 58 . Conformément à l’importance existentielle que 53 Sartre, EN, p. 451. 54 « Ce que je veux atteindre symboliquement en poursuivant la mort de tel autre, c’est le principe général de l’existence d’autrui. L’autre que je hais représente en fait les autres. [...] Mais la haine [...] est un échec. Son projet initial [...] est de supprimer les autres consciences. [...] La mort de l’autre me constitue comme objet irrémédiable, exactement comme ma propre mort. », Sartre, EN, pp. 452-453. En outre, le suicide, d’après Sartre, n’est pas à même de dissoudre la situation paradoxale figurée par la coexistence avec autrui, cf. ibid., p. 450 : « nous sommes déjà jetés dans le monde en face de l’autre, notre surgissement est libre limitation de sa liberté et rien, pas même le suicide, ne peut modifier cette situation originelle ; quels que soient nos actes, en effet, c’est dans un monde où il y a déjà l’autre et où je suis de trop par rapport à l’autre, que nous les accomplissons. » 55 Sartre, EN, p. 451. 56 Bajazet, op. cit., p. 613. 57 Bajazet, op. cit., p. 611. 58 Bajazet, op. cit., p. 584. III. 1. Se faire Dieu - le désir d’apothéose 137 Roxane semble attacher aux paroles de Bajazet, Sartre décrit le jugement irrémédiable d’autrui ainsi : [...] l’existence de l’autre apporte une limite de fait à ma liberté. [...] par le surgissement de l’autre apparaissent certaines déterminations que je suis sans les avoir choisies. Me voici, en effet, Juif ou Aryen, beau ou laid, manchot, etc. Tout cela, je le suis pour l’autre, sans espoir d’appréhender ce sens que j’ai dehors ni à plus forte raison de le modifier. Le langage seul m’apprendra ce que je suis [...]. 59 C’est pourquoi les plans sadiques qui enivrent Roxane (« Laissez-moi le plaisir de confondre l’Ingrat./ Je veux voir son désordre, et jouir de sa honte. » 60 ) se retourneront contre elle-même, aboutissant sur sa propre humiliation, et ceci le plus visiblement juste au moment du tête-à-tête final lorsque Bajazet la regarde en face en lui faisant comprendre son erreur : « Le sadique découvre son erreur lorsque sa victime le regarde, c’est-à-dire lorsqu’il éprouve l’aliénation absolue de son être dans la liberté de l’autre » 61 . Voici les révélations de Bajazet qui met au jour la mauvaise foi et les sentiments d’infériorité de son bourreau : Je connus votre erreur. Mais que pouvais-je faire ? Je vis en même temps qu’elle vous était chère. Combien le Trône tente un cœur ambitieux ! Un si noble présent me fit ouvrir les yeux. Je chéris, j’acceptai, sans tarder davantage, L’heureuse occasion de sortir d’esclavage ; D’autant plus qu’il fallait l’accepter, ou périr ; D’autant plus que vous-même ardente de me l’offrir Vous ne craigniez rien tant que d’être refusée, Que même mes refus vous auraient exposée, Qu’après avoir osé me voir et me parler, Il était dangereux pour vous de reculer. 62 Selon Sartre, c’est la perspective de l’autre qui détermine forcément l’être du bourreau comme sadique, établissant en cela une image fixe que le bourreau ne sait plus modifier : Il découvre alors qu’il ne saurait agir sur la liberté de l’autre, même en contraignant l’autre à s’humilier et à demander grâce, car c’est précisément dans et par la liberté absolue de l’autre qu’un monde vient à exister, où il y a un sadique et des instruments de torture et cent prétextes à s’humilier et à se renier. 63 Puisque dans le théâtre racinien, les dialogues entre les adversaires ne se passent pas sans que des regards soutenant, renforçant ou minant les mots prononcés soient échangés, il est indispensable de comprendre ce que la théorie sartrienne 59 Sartre, EN, p. 568 60 Bajazet, op. cit., p. 607. 61 Sartre, EN, p. 445. 62 Bajazet, op. cit., pp. 612-613, nos italiques. 63 Sartre, EN, p. 446. III. Les épreuves de force du sujet tragique 138 traite comme le regard voire la perspective d’autrui, non pas seulement comme gestes concrets et physiques, mais nécessairement comme jugement irrévocable, qui est en mesure de changer l’image ‘objective’ du sujet et partant, de contrecarrer son image de soi et d’affecter son être. Dans ce sens, Starobinski caractérise le regard matérialisé chez Racine comme sublimation « qui épure la parole parlée et concentre dans le seul langage des yeux tout le pouvoir signifiant du corps. » 64 Dans beaucoup de situations, et de préférence dans les scènes-clés des pièces, ce qui l’emporte souvent sur les menaces, les aveux et les incriminations proférés, c’est cet espace du regard, « [...] un arrière-pays qui n’existe que par la vue et pour la vue, au-delà des structures verbales qui l’ont évoqué » 65 . D’un côté, les amants rejetés, campés par Racine, illustrent la transformation de la violence pure à travers le regard convoitant, et ceci au détriment de la lucidité clairvoyante : « la violence s’allège et se fait regard, tandis que l’acte raisonnable de voir s’alourdit et devient conducteur de puissances irrationnelles. » 66 De l’autre côté, ce qui caractérise les prétendues victimes, dont le pouvoir est limité à la seule puissance psychique de leurs regards, le versant cognitif du regard rend les actes visuels toujours plus subtiles et lourds de sens additionnel, grâce au « battement sémantique » 67 du verbe voir . C’est pourquoi les victimes subissant la mort physique (comme Bajazet et Britannicus) respectivement la mort symbolique, donc la privation de leur amour (comme Junie et Andromaque), vainquent leurs bourreaux en les jugeant à tout jamais, ce qui est décrit comme suit par Sartre : Ce que j’étais pour l’autre est figé par la mort de l’autre et je le serai irrémédiablement au passé ; je le serai aussi, et de la même manière, au présent si je persévère dans l’attitude, les projets et le mode de vie qui ont été jugés par l’autre. La 64 Starobinski, op. cit., p. 76. 65 Starobinski, op. cit., p. 78. 66 Starobinski, op. cit., p. 78. 67 Starobinski, op. cit., p. 78. Pour replacer le potentiel sémantique du verbe voir dans le discours moral de Nicole, dont les écrits nous ont servi de soubassement théorique par rapport à l’anthropologie racinienne mise en scène, voir les remarques instructives de Delphine Reguig-Naya : « Ces ‘vérités qui nous regardent’ : voir et juger chez Pierre Nicole », dans Roukhomovsky, Bernard (éd.) : L’optique des moralistes de Montaigne à Chamfort. Actes du Colloque international de Grenoble, Université Stendhal, 27-29 mars 2003. Paris : Champion (Colloques, congrès et conférences sur le Classicisme, 7), 2005, pp. 125-140, ici pp. 125 respectivement 126 : « Nicole exploite cette polysémie [du verbe voir] maîtrisée au profit de l’augustinisme qui inspire sa réflexion morale en utilisant notamment le verbe ‘regarder’, dans ses différentes constructions, comme synonyme de ‘juger’, à tel point qu’on pourrait se demander si ce terme conserve encore une signification optique, s’il n’est pas définitivement entré dans le vocabulaire moral pour lui appartenir exclusivement. » ; « Pour le moraliste de Port-Royal, un tel terme interroge la possibilité d’une synthèse entre le modèle épistémologique de la vue comme sens premier, sens le plus intellectuel, porte de la connaissance, et la tradition augustinienne qui insiste par ailleurs sur l’aveuglement humain produit par la curiosité, concupiscence des yeux qui nous attache au sensible en nous détournant de la vérité. » III. 1. Se faire Dieu - le désir d’apothéose 139 mort de l’autre me constitue comme objet irrémédiable, exactement comme ma propre mort. Ainsi, le triomphe de la haine se transforme, dans son surgissment même, en échec. 68 Conformément à cette théorie de Sartre, c’est par l’anéantissement éventuel de leurs aimés que les amants raciniens fixent pour jamais leur propre imperfection, la seule possibilité de se voir légitimer dans les yeux de l’être convoité étant irrémissiblement gâchée. Mais en même temps, c’est le fait que les amants rejetés maintiennent aveuglément la poursuite des êtres aimés qui permet à ces derniers de faire montre de leur authenticité en tant que repoussoir de la mauvaise foi des amants. Dans la mesure où Roxane avait de plus en plus sombré dans une dépendance psychique par rapport à la bienveillance et la grâce de Bajazet, celui-ci ne dépend pas moins de Roxane et de sa torture maligne : pour pouvoir prouver son authenticité d’être par le refus éventuel du compromis, Bajazet est défié par l’épreuve issue de l’ultimatum, et finit par faire triompher la volonté d’une liberté de choix. D’où l’impression d’une relation quasiment symbiotique qui s’installe entre les bourreaux et les victimes raciniens, relation que Barthes décrit comme « une véritable fonction : le tyran et le sujet sont attachés l’un à l’autre, vivent l’un par l’autre, ils tirent leur être de leur situation par rapport à l’autre. » 69 À propos de sa pièce Morts sans sépulture qui soulève la question de l’attitude à adopter et à défendre face à l’expérience de la torture tant physique que psychique, Sartre renvoie à « [...] cette espèce d’intimité qui finit par naître entre le bourreau et sa victime » 70 , les antagonistes - le milicien et le résistant - pouvant être remplacés par la constellation générale de bourreau et victime. Ce qui incite celui-là, selon Sartre, serait la pulsion de « contraindre [la victime] à une lâcheté proche de la sienne : car cela lui apporte la seule justification qu’il puisse trouver. » 71 Cette formule s’adapterait directement aux stratagèmes de Roxane et de Néron que nous venons de mettre au jour : la lâcheté commise par les amants violents consiste en la torture perfide, donc en l’essai d’extorquer l’amour de Bajazet et de Junie, bien qu’il y ait bien plus d’autres ruses qui mériteraient l’attribut lâche - l’espionnage clandestin et dissimulateur, l’empoisonnement de Britannicus, le vol de la lettre d’Atalide etc. Le phénomène que les bourreaux ne font qu’aggraver leur propre situation désespérée s’explique par leur manque identitaire que les victimes leur conscientisent péniblement, surtout à travers leurs regards. Par la suite, nous verrons pourquoi cet attachement psychique, intensifié à cause de la limitation spatiale des situations closes, va de pair avec une certaine attirance physique qui culmine dans les scènes d’entrevues, tout en se transmettant à travers les multiples capacités manipulatrices et révélatrices du regard. 68 Sartre, EN, p. 453. 69 Barthes, op. cit., p. 32. 70 Sartre, TS, p. 285. 71 Sartre, TS, p. 286. III. Les épreuves de force du sujet tragique 140 III. 2. Regard, honte et culpabilité Quelle honte pour moi ! Quel triomphe pour lui, De voir mon infortune égaler son ennui ! 72 Cette exclamation d’Hermione nous a déjà servi à élaborer la fonction symbolique de miroir qu’autrui (ici : Oreste) remplit pour le sujet s’agitant dans une crise identitaire (voir II. 3.). Il en découle que ce n’est pas seulement grâce à la symétrie de leurs états respectifs d’amants repoussés qu’Hermione voit sa situation mirée par celle d’Oreste. Juste au moment qui amenait cette perspective horrifiante et embarrassante exprimée par Hermione, Cléone lui conseille de voir Oreste de seul à seul. La réaction réservée et les scrupules d’Hermione permettent de croire que c’est le regard concret d’Oreste qui lui rappelle sa mauvaise foi, incorporant, pour ainsi dire, sa mauvaise conscience remontant à la domination de son amour-propre, qui se cache sous des excès passionnels : H ERMIONE : Je fais ce que tu veux. Je consens qu’il me voie. Je lui veux bien encore accorder cette joie ; [...] Mais, si je m’en croyais, je ne le verrais pas. C LEONE : Et qu’est-ce que sa vue a pour vous de funeste ? Madame, n’est-ce pas toujours le même Oreste, Dont vous avez cent fois souhaité le retour, Et dont vous regrettiez la constance et l’amour ? 73 Quoiqu’elle aime toujours Pyrrhus, Hermione projette de se rendre utile Oreste en lui promettant de partir avec lui au lieu d’épouser Pyrrhus, au cas où ce dernier ne livrerait pas Astyanax aux Grecs et se lierait à Andromaque par un mariage forcé : « Songez quelle honte pour nous,/ Si d’une Phrygienne il devenait l’Époux. » 74 . Le regard de Pyrrhus n’importe pour autant pas moins à Hermione qui pense toujours pouvoir lui faire changer d’avis, tout en se doutant de la portée intégrale des nouveaux projets poursuivis par Pyrrhus pour rompre avec le passé : « Me voyait-il de l’œil qu’il me voit aujourd’hui ? » 75 Il est probable qu’elle craigne le regard désabusé d’un Pyrrhus qui pénètre son vrai être, donc qui ait compris qu’Hermione ne se définit qu’en fonction de son aspiration inconditionnelle vers la gloire. Bien naturellement, les raisons qu’elle allègue pour justifier sa vengeance, sont sa « Gloire offensée », ses « vœux [...] honteusement déçus » et sa « honte [...] confirmée » 76 , sans qu’elle admette que son amour envers Pyrrhus ne fût nourri que par le souci de son amour-propre, qui se manifeste de nouveau 72 Andromaque, op. cit., p. 211. 73 Andromaque, op. cit., p. 211, nos italiques. 74 Andromaque, op. cit., p. 217. 75 Andromaque, op. cit., p. 213. 76 Andromaque, op. cit., pp. 240-241. III. 2. Regard, honte et culpabilité 141 en l’extériorisation de la responsabilité : « [...] l’Ingrat m’avait su plaire,/ Soit qu’ainsi l’ordonnât mon amour, ou mon Père [...]. » 77 De même, nous avons démontré que c’est à travers la perspective démasquante de Bajazet que le vrai être de Roxane se révèle, dans la mesure où Bajazet lui fait prendre conscience de son manque d’essence et de ses dérobades qui comportent l’assimilation du rôle de bourreau. Lorsque nous vérifions à quel degré les théories sartriennes relatives à la reconnaissance de soi pourraient être appliquées aux personnages raciniens, il faut faire ici la concession suivante : selon Sartre, la prise de conscience que le regard de la victime provoque auprès du bourreau ne comporte pas une notion précise et non équivoque qui définirait une fois pour toutes l’être du bourreau en lui fournissant une claire image de soi. Par contre, le bourreau éprouve ce jugement comme indicateur de son manque identitaire, comme aliénation qui permet de deviner un échappement vers un être vécu par la honte ou par la peur. 78 Pour les hommes racinien et sartrien, les sentiments de honte et de culpabilité sont inséparables de la peur d’être jugé, et partant, déterminés d’un point de vue identitaire, par autrui qui, du coup, risque de porter atteinte à l’image de soi dont l’homme se soucie plus que de raison. Ce qui rend, selon le pessimisme racinien (qui en ce point se recoupe avec la morale port-royaliste 79 ) les aspirations de l’orgueil si condamnables, c’est l’inclination, inhérente à l’orgueil, à engendrer des passions considérées comme naturelles, monstrueuses, donc illégitimes et culpabilisantes : les pensées d’orgueil sont là pour entretenir, au moyen d’une honte cruelle et qui ne peut plus s’oublier que dans la violence, le sentiment de la déchéance. L’orgueil n’est plus l’aiguillon de l’honneur, mais la mesure du déshonneur. Semblable aux autres passions, violent et misérable comme elles, il est rentré dans la nature. 80 L’assise janséniste de cette obsession de la culpabilité étant généralement admise par la critique 81 , le centre de focalisation pour l’homme jansénisé représen- 77 Andromaque, op. cit., p. 240, nos italiques. 78 « Autrui [...] ne me constitue pas comme objet pour moi-même, mais pour lui. Autrement dit, il ne sert pas de concept régulateur ou constitutif pour des connaissances que j’aurais de moi-même. La présence d’autrui ne fait donc pas ‘apparaître’ le moi-objet : je ne saisis rien qu’un échappement à moi vers... [...] je ne saisirai pas ma méchanceté, mais, à propos de tel ou tel acte, je m’échapperai à moi-même, je sentirai mon aliénation et mon écoulement vers un être que je pourrai seulement penser à vide comme méchant et que pourtant je me sentirai être [...]. », Sartre, EN, p. 314. 79 Cf. Bénichou, op. cit., p. 189. 80 Bénichou, op. cit., p. 192. 81 Voir, à titre d’exemple, Jay, op. cit., p. 89: « Less triumphantly affirmative than Corneille’s theatre was that of Jean Baptiste Racine. His Jansenist anxieties about being the object of the others’ look created a theater of resentment in which being seen was less a mark of glory than of shame. Racine’s characters lived in the shadows that prevented their achieving a stable and transparent identity. His use of the verb voir betrayed an awareness of the insatiable desire and the unresolvable dread that accompanies visual experience. » III. Les épreuves de force du sujet tragique 142 té par le héros racinien n’est pas constitué par une instance métaphysique ou la conception de Dieu, mais - nos observations l’ont confirmé - se trouve en autrui. C’est à celui-ci que le rôle de miroir est transmis, de par une ruse de l’amourpropre. En recourant, répétons-le, à des stratagèmes d’extériorisation en écartelant son moi, le sujet escompte éviter le paradoxe de l’amour-propre en attribuant la partie objective de la fonction de celui-là à autrui : « l’amour-propre est un œil, et, en cela, conjointement lucide et aveugle. Ce qui définit le degré de clairvoyance de l’amour-propre est l’objet sur lequel se porte son regard. » 82 Dans les discours des moralistes classiques, la problématique de l’image de soi étant associée au personnage allégorique de Narcisse qui contemple son image dans la surface de l’eau lui servant de miroir, ce paradoxe se résume à l’impossibilité de se connaître soi-même : Du fait de ces jeux de miroirs, la position de l’homme est dédoublée : il est à la fois sujet voyant et, réfracté dans la surface du miroir, objet visible. [...] Ce qui est en jeu ici est la possibilité même d’une représentation de l’homme à lui-même. L’image spéculaire, porteuse de vérité, s’oppose à l’erreur profonde, à l’image de soi élaborée et affabulée par l’homme. Entre ces deux images circulent, comme brouillées, la beauté et la monstruosité : beauté illusoire et monstruosité réelle de l’homme amoureux de lui-même. 83 D’où l’oscillation de la conscience tragique entre, d’un côté, l’espoir de se voir refléter dans les yeux d’autrui une image objectivée et conforme à sa conception de soi, et de l’autre côté, l’angoisse prémonitoire d’être dénudé à cause du regard absolu d’autrui, capable de percer à jour la mauvaise foi impliquée dans la construction de cette image de soi. La différence désabusante entre l’idée idéale du moi et le reflet livré par le miroir animé fait naître la honte, tout en découvrant la crise identitaire du sujet dont le désir de se faire aimer et reconnaître par autrui redouble et reproduit son désir de faire coїncider les images subjective et objective. Regardons d’abord brièvement, en tant que complément des aspects évoqués dans II. 3., les théories sartriennes concernant les relations étiologiques entre le regard et la honte, pour mettre en avant les parallèles structurels par rapport à la conception racinienne du regard qui est conforme au dilemme narcissique théorisé par les moralistes louisquatorziens. Dans L’Être et le Néant, Sartre consacre le chapitre « Le regard » à « [...] a profoundly troubling discussion of intersubjective and intrasubjective interactions based on the exchange of gazes. Here Hegel’s celebrated master-slave dialectic [...] was recast in the register of sight » 84 . Selon l’anthropologie pessimiste es- 82 Stiker-Métral, Charles-Olivier : « Cet obscur objet de l’amour-propre », dans Roukhomovsky, op. cit., pp. 69-87, ici p. 73. 83 Stiker-Métral, « Cet obscur objet de l’amour-propre », art. cit., p. 70. 84 Jay, op. cit., p. 287. Voir Sartre, EN, pp. 271-291, pour le résumé que Sartre donne des théories correspondantes de Hegel pour qui « [...] l’être pour l’autre est un stade nécessaire du développement de la conscience de soi », puisque « je dois obtenir de l’autre la reconnaissance de mon être » : « Tel j’apparais à l’autre, tel je suis. » Il en ressort la na- III. 2. Regard, honte et culpabilité 143 quissée par Sartre, la simple coexistence humaine n’est concevable qu’en fonction de la répartition de regards fonctionnalisés : « [...] cette présence originelle ne peut avoir de sens que comme être-regardé ou comme être-regardant, c’est-àdire selon qu’autrui est pour moi objet ou moi-même objet pour-autrui » 85 . Comme c’était aussi le cas pour les relations interpersonnelles recherchant la reconnaissance ou l’amour, la rencontre des regards reste également bloquée dans l’aporie générale que Sartre soutient comme trait identificatoire de la coexistence de plusieurs consciences dont l’état naturel est le conflit compétitif : « Rien en effet ne peut me limiter sinon autrui. Il apparaît donc comme ce qui, dans sa pleine liberté et dans sa libre projection vers ses possibles, me met hors de jeu et me dépouille de ma transcendance, en refusant de ‘faire avec’ (au sens de l’allemand : mit-machen). » 86 Moyennant son regard, autrui modifie et limite mes possibilités d’agir et de me projeter, de sorte que ma liberté m’échappe puisque c’est autrui qui me juge en m’attribuant des « caractéristiques nouvelles » 87 , corollaires de la liberté ture conflictuelle des relations interpersonnelles : « [...] c’est seulement en tant qu’il s’oppose à l’autre que chacun est absolument pour soi ; il affirme contre l’autre et vis-àvis de l’autre son droit d’être individualité. », ibid., p. 275. C’est à propos de l’unité symbiotique des consciences que Sartre consigne une des rares citations directes de Hegel : « la conscience de soi est réelle seulement en tant qu’elle connaît son écho (et son reflet) dans une autre. », ibid., p. 276. Mais comme Beauvoir le constate dans une lettre à Sartre (datant de juillet 1940), les théories de la reconnaissance apparaissent sous un jour plus pessimiste chez Sartre : « Je voudrais tant que nous fassions une confrontation de vos idées sur le néant, l’en soi et le pour soi, avec les idées de Hegel : car il y a beaucoup d’analogies mais Hegel tourne en joie ce qui est chez vous plutôt sombre et désespérant. », de Beauvoir, Simone : Lettres à Sartre. Tome II : 1940-1963. Édition présentée, établie et annotée par Sylvie Le Bon de Beauvoir. Paris : Gallimard (nrf) 1990, p. 182. 85 Sartre, EN, p. 319. Voir aussi ibid., p. 403 : « [...] comme l’existence d’autrui me révèle l’être que je suis, sans que je puisse ne m’approprier cet être ni même le concevoir, cette existence motivera deux attitudes opposées : autrui me regarde et, comme tel, il détient le secret de mon être, il sait ce que je suis ; [...] autrui a barre sur moi. [...] Mais, d’autre part, en tant qu’autrui comme liberté est fondement de mon être-en-soi, je puis chercher à récupérer cette liberté et à m’en emparer, sans lui ôter son caractère de liberté : si je pouvais [...] m’assimiler cette liberté [...] je serais à moi-même mon propre fondement. » 86 Sartre, EN, p. 326. À propos du pessimisme des théories intersubjectives de Sartre, voir aussi : Honneth, Axel : « Kampf um Anerkennung. Zu Sartres Theorie der Intersubjektivität », dans König, Traugott (éd.) : Sartre. Ein Kongreß. Internationaler Sartre-Kongreß an der Johann Wolfgang Goethe-Universität Frankfurt am Main 9.-12. Juli 1987. Reinbek: Rowohlt (Rowohlts Enzyklopädie, 475), 1988, pp. 73-106. Selon Honneth, Sartre reconduit le théorème hégélien de la reconnaissance intersubjective (entraînant l’interaction positive des hommes dans une perspective sociale) aux idées de Hobbes. Du coup, la lutte éthique pour la reconnaissance redeviendrait, chez Sartre, pure lutte égoїste au service de l’instinct de survie et de conservation, voir ibid., pp. 80-81. 87 Sartre, EN, p. 301. III. Les épreuves de force du sujet tragique 144 d’autrui. 88 Étant donné sa fonction d’intermédiaire indispensable à la reconnaissance de moi-même, je dépends d’autrui qui apparaît comme conscience attachée à la mienne, quelque humiliante que soit son regard sur moi : « [...] par ma honte même, je revendique comme mienne cette liberté d’un autre, j’affirme une unité des consciences, [...] une unité d’être, puisque j’accepte et je veux que les autres me confèrent un être que je reconnais. » 89 , ce par quoi je me rends l’esclave d’autrui. Ce dernier nie ma transcendance en me réduisant en en-soi, donc en objectivité, ce qui représente « la structure permanente de mon être-pourautrui. » 90 La pièce sartrienne, susceptible d’illustrer au mieux, d’une manière impressionnante et presque doctrinale cette théorie du regard en tant qu’élément charnier de l’anthropologie existentialiste, est sans doute Huis clos, dont le message vital est résumé par l’auteur lui-même comme appel à la liberté au nom de « l’importance de changer les actes par d’autres actes » 91 . Si l’homme ne sait pas saisir cette liberté de son vivant, c’est le scénario infernal, évoqué par la pièce, qui va inévitablement le torturer tant qu’il existe, ce qui revient à dire, tant qu’il coexiste à côté d’autrui. Fuyant la liberté incombant au pour-soi, l’homme qui recherche une image préconçue et objectivée de lui-même à travers le jugement d’autrui, se livre irrémédiablement à la merci de ce dernier, dans la mesure où - ainsi l’hypothèse foncière par rapport à laquelle l’obligation à la liberté constitue la séquelle incontournable - « [...] les autres sont au fond ce qu’il y a de plus important en nous-mêmes pour notre propre connaissance de nousmêmes. » 92 C’est une telle existence, marquée de lâcheté et caractérisée par « la totale dépendance d’autrui » 93 , qui signifie alors « une mort vivante » 94 , à l’instar des trois morts vécues par Garcin, Inès et Estelle, qui sont forcés à mettre en jeu, et à se contester les uns aux autres, les rôles de victime et de bourreau. Vu que cette pièce a déjà maintes et maintes fois été analysée en fonction des conceptions principales de la coexistence humaine formulées dans L’Être et le Néant, nous nous en tiendrons à intercaler quelques scènes qui se prêtent à une juxtaposition à des structures raciniennes. Si l’on se remet en mémoire nos cas exemplaires de couples maître/ esclave, Roxane/ Bajazet et Néron/ Junie, la transition vers le renversement des rôles a lieu à partir du moment où la victime « [...] [s]’efforce donc, comme sujet de connaissance, de déterminer comme objet le sujet qui nie [s]on caractère de sujet et 88 Cf. Sartre, EN, pp. 300-306. 89 Sartre, EN, p. 301. 90 Sartre, EN, p. 307. Voir pour la donnée inexorable figurée par cet état, ibid., p. 319 : « L’être-pour-autrui est un fait constant de ma réalité humaine et je le saisis avec sa nécessité de fait dans la moindre pensée que je forme sur moi-même. Où que j’aille, quoi que je fasse, je ne fais que changer mes distances à autrui-objet, qu’emprunter des routes vers autrui [...]. Autrui m’est présent partout comme ce par quoi je deviens objet. » 91 Sartre, TS, p. 283. 92 Sartre, TS, p. 282. 93 Sartre, TS, p. 282. 94 Sartre, TS, p. 283. III. 2. Regard, honte et culpabilité 145 [l]e détermine lui-même comme objet. » 95 Au début des intrigues, ce sont Roxane et Néron qui se prétendent supérieurs à leurs victimes, tout en se prévalant de leur position autoritaire qui leur permet de changer jusqu’à l’être des objets aimés. Roxane ne cesse de souligner ce pouvoir vis-à-vis de Bajazet : « [...] C’est à vous de courir/ Dans le champ glorieux que j’ai su vous ouvrir. » 96 , poussant Bajazet, du moins pour un instant, à remettre en cause - comme moyen rhétorique supportant ses réponses évasives, il est vrai - son identité : « Que suisje ? » 97 . En termes de liberté extérieure et d’esclavage, Roxane redéfinit Bajazet comme si elle anticipait le genre d’influence que Sartre fait remonter à la perspective d’autrui : « [...] autrui ne m’a pas seulement révélé ce que j’étais : il m’a constitué sur un type d’être nouveau qui doit supporter des qualifications nouvelles. Cet être n’était pas en puissance en moi avant l’apparition d’autrui [...] » 98 . Roxane suggère à Bajazet qu’elle lui accorderait sa grâce tant qu’il accepte son offre de l’épouser 99 . Mais réagissant à des blessures de son moi suite aux rejets que lui inflige Bajazet, elle fait comprendre à l’objet convoité qu’elle est à même de lui retirer à l’improviste cet état intermédiaire et hypothétique, pour le faire replonger tout de suite dans ce qui équivaut, à son avis, à l’indétermination identitaire qu’est le néant : « Rentre dans le néant dont je t’ai fait sortir. » 100 . Significativement, c’est à partir d’ici que Roxane recourt au tutoiement dépréciatif, ainsi mettant en relief sa volonté de transformer Bajazet en objet indigne et non viable sans elle, conformément à ce que Sartre caractérise comme technique mise en place pour se défendre contre la liberté d’autrui en la lui arrachant, bref comme l’une des « [...] ruses destinées à le faire rester objet. » 101 Le scénario que Roxane s’était imaginé en se croyant dans la position de bourreau implique que sa victime, en termes sartriens, « [...] se constitue [...] comme chose, qu’elle lui remette sa liberté comme un fief, pour qu’il [le bourreau] la lui rende ensuite comme un suzerain à son féal. » 102 Bajazet, pour autant, ne tardera pas à exploiter les faiblesses de Roxane qui désire l’impossible : recevoir de Bajazet une libre affirmation de soi et en dominer la conscience en le faisant rester objet. Selon Sartre, l’échec de l’entreprise du sadique est fondé justement sur ce paradoxe : 95 Sartre, EN, p. 267. 96 Bajazet, op. cit., p. 574. 97 Bajazet, op. cit., p. 575. 98 Sartre, EN, p. 260. 99 Voir, par exemple, Bajazet, op. cit., p. 614 : « Viens m’engager ta foi ; le temps fera le reste./ Ta grâce est à ce prix, si tu veux l’obtenir. » 100 Bajazet, op. cit., p. 577. 101 Sartre, EN, p. 336. 102 Sartre, EN, pp. 99-100. Ce genre de raisonnement fait partie « [...] de cette lutte à mort des consciences que Hegel nomme ‘le rapport du maître et de l’esclave’. On s’adresse à une conscience pour lui demander [...] de se détruire radicalement comme conscience, en lui faisant espérer, par delà cette destruction, une renaissance. », ibid., p. 100. S’autorisant de cette relation dialectique, Sartre conclut en analogie pour la relation amoureuse : « Ce que le maître hégélien est pour l’esclave, l’amant veut l’être pour l’aimé. », ibid., p. 410. III. Les épreuves de force du sujet tragique 146 [...] sans cesse ballottés de l’être-regard à l’être-regardé, tombant de l’un à l’autre par des révolutions alternées, nous sommes toujours, quelle que soit l’attitude adoptée, en état d’instabilité par rapport à autrui ; nous poursuivons l’idéal impossible de l’appréhension simultanée de sa liberté et de son objectivité [...]. 103 Bajazet réplique à propos de l’offre réitérée qu’il ne l’accepterait « [...] que pour vous [Roxane] en punir » 104 , autant dire, sans immoler sa libre conscience. Il est bien évident que la hiérarchie des forces soit dérangée le plus sensiblement dans les scènes de confrontation directe entre bourreau et victime, c’est-àdire lors des entrevues à deux, parce que là le regard de la victime peut prendre de l’envergure, confondre le bourreau et faire basculer la répartition du pouvoir psychologique. Soucieux de contenir autrui dans son objectivité, écrit Sartre, « [...] mes rapports avec autrui-objet sont faits essentiellement de ruses destinées à le faire rester objet. Mais il suffit d’un regard d’autrui pour que tous ces artifices s’effondrent et que j’éprouve de nouveau la transfiguration d’autrui. » 105 Dans Britannicus, Néron, s’adressant à Junie, se rend compte de son insuffisance après avoir senti le regard pleurant de celle-ci suite à la rencontre de Junie et Britannicus qu’il avait observée et dictée. Junie le repousse avec ces mots : Non Seigneur, je ne puis rien entendre. Vous êtes obéi. Laissez couler du moins Des larmes, dont ses yeux ne seront pas témoins. 106 Ce qui est renvoyé à Néron dans ce regard gonflé par les larmes peut être décrit - confirmant en ceci et la conception du regard selon les moralistes classiques et la théorie sartrienne - comme « la projection narcissique de l’image de soi. Le regard brillant de Junie [...] reflète comme une glace le regard de Néron aveuglé de lui-même. » 107 C’est pourquoi il pense toujours pouvoir obtenir par la force la liberté de Junie, en qui il aime principalement les effets visibles de sa cruauté : « J’aimais jusqu’à ses pleurs que je faisais couler. » 108 Comme nous l’avons fait observer, Junie incarne un rôle distributeur d’essence, dans le sens où elle fait exister Britannicus et pousse Néron vers le néant existentiel, faisant ressortir la symétrie tragique des positions de Britannicus et de Néron 109 . Sa fonction de 103 Sartre, EN, p. 448. 104 Bajazet, op. cit., p. 614. 105 Sartre, EN, p. 336. 106 Britannicus, op. cit., p. 401. 107 Leplatre, art. cit., p. 85. 108 Britannicus, op. cit., p. 389. Pour le pouvoir érotique et pathétique se dégageant des larmes versées par les victimes raciniennes, voir aussi Sellier, Philippe: Essais sur l’imaginaire classique. Pascal - Racine - Précieuses et Moralistes - Fénelon. Paris : Champion (Classiques), 2005, p. 264 : « Sans pouvoir véritable sur le cœur, les bourreaux, malgré leur puissance politique, en sont réduits à se rassasier des larmes qu’ils font couler et qui leur prouvent qu’aux yeux de l’être aimé ils ont du moins quelque existence. », les victimes, par contre, utilisant les pleurs comme moyen de chantage moral. 109 Cf. aussi Barthes, op. cit., p. 87. III. 2. Regard, honte et culpabilité 147 miroir ne se limite pour autant pas au reflet actif, en cela que Néron ressent l’amour qu’elle maintient pour Britannicus à en juger par ses larmes. C’est aussi dans la scène du regard regardé que Néron comprend, du fait que Junie évite le regard de son amant, qu’elle ne pourrait s’empêcher de trahir ses vrais sentiments de par son regard, comme elle l’avait auparavant déclaré à Néron : Ma bouche mille fois lui [à Britannicus] jura le contraire. Quand même jusque-là je pourrais me trahir, Mes yeux lui défendront, Seigneur, de m’obéir. 110 Dérouté par la conduite étrange de son amante, Britannicus exprime son désarroi : « Quoi même vos regards ont appris à se taire ? / Que vois-je ? Vous craignez de rencontrer mes yeux ? » 111 , ce qui ne passe pas inaperçu à Néron comme observateur clandestin. Par le simple engagement - ou bien le refus pondéré - de son regard, cette fois-ci en détournant à dessein ses yeux devant Britannicus 112 , Junie choisit donc Britannicus et répudie Néron, choix qui transcendera même la mort de Britannicus. Transformée en « Femme Vengeresse » 113 selon Barthes, Junie contrarie le désir que nourrissait Néron de trouver en elle la raison de son être : « son désir est condamné sans que l’objet en disparaisse, la Femme à qui il demandait de naître meurt sans mourir. » 114 C’est cette fonction existentielle du miroir incorporé par autrui que les absents sartriens dans Huis clos vont découvrir douloureusement au cours de la pièce. À peine introduit, par le garçon, au décor de la chambre infernale, Garcin se demande : « Pourquoi se regarderait-on dans les glaces ? » 115 . L’ironie tragique inhérente à cette question rhétorique s’épanouira après qu’Inès aura vu Garcin pour la première fois, reconnaissant aussitôt qu’autrui endossera non pas seulement le rôle de miroir, mais qu’en même temps, ce rôle sera destiné à torturer celui qui se regarde dans les yeux-miroir d’un autre : [à Garcin] « Vous êtes le bourreau » 116 . Garcin se moque d’abord de cette découverte d’Inès : « C’est une méprise tout à fait amusante. Le bourreau, vraiment ! Vous êtes entrée, vous m’avez regardé et vous avez pensé : c’est le bourreau. Quelle extravagance ! » 117 . Mais par cette réplique, Garcin est en train de paraphraser, à son insu, le mécanisme précis selon lequel il vient de faire comprendre à Inès, grâce à la rencontre 110 Britannicus, op. cit., p. 398. 111 Britannicus, op. cit., p. 401. 112 Voir Britannicus, op. cit., p. 411 : Plus tard, Junie découvre sa feinte ordonnée à Britannicus : « De combien de soupirs interrompant le cours/ Ai-je évité vos yeux que je cherchais toujours ! / Quel tourment de se taire en voyant ce qu’on aime ! / De l’entendre gémir, de l’affliger soi-même,/ Lorsque par un regard on peut le consoler ! / [...] Je ne me sentais pas assez dissimulée./ De mon front effrayé je craignais la pâleur./ Je trouvais mes regards, trop pleins de ma douleur. [...] ». 113 Barthes, op. cit., p. 88. 114 Barthes, op. cit., p. 88. 115 Huis clos, op. cit., p. 92. 116 Huis clos, op. cit., p. 96. 117 Huis clos, op. cit., p. 96. III. Les épreuves de force du sujet tragique 148 de leurs yeux, quel rôle elle va jouer : à savoir, lui servir de miroir et démasquer la peur que Garcin nie avec véhémence 118 : G ARCIN : [...] Ainsi vous me trouvez la mine d’un bourreau ? Et à quoi les reconnaît-on, les bourreaux, s’il vous plaît ? I NES : Ils ont l’air d’avoir peur. G ARCIN : [...] Et de qui ? De leurs victimes ? I NES : Allez ! Je sais ce que je dis. Je me suis regardée dans la glace. 119 À ce point, Garcin ne comprend rien de sa situation : « Dans la glace ? [...] ils ont ôté tout ce qui pouvait ressembler à une glace. » 120 Qu’il se rende en même temps dépendant d’Inès est du reste confirmé tout de suite par un jeu de mots à double sens (usant de la polysémie du mot ‘glace’), puisque Sartre fait dire à Garcin, après qu’Inès s’est introduite formellement par son nom: « Parfait. Eh bien, la glace est rompue. » 121 , ce qui signifie qu’autrui figure l’unique miroir qui reste. Cette interdépendance symbiotique se manifestera, pour ce qui est d’Inès, dans la présence des autres, plus précisément de quelqu’un qu’elle puisse torturer afin que le mal de sa victime lui fournisse une raison d’être, et ne serait-ce que sous forme de souffrance d’autrui : « Moi, je suis méchante : ça veut dire que j’ai besoin de la souffrance des autres pour exister. [...] Une torche dans les cœurs. Quand je suis toute seule, je m’éteins. » 122 Condamnés à revivre les relations interpersonnelles qu’ils avaient vécues sur terre et terminées par leur propre faute 123 , la conduite des morts-vivants en enfer ne diffère aucunement de celle qui déterminait leur vie terrestre. Du coup, Garcin continue à pourchasser l’image héroїque qu’il s’est créée de lui-même pour se dénier le fait qu’il est mort d’une manière plutôt indigne : « Je voulais être un homme. Un dur. J’ai tout misé sur le même cheval [...]. Peut-on juger une vie sur un seul acte ? » 124 . Mais Inès en pénètre la mauvaise foi, perce à jour la vérité, en suggérant à Garcin ce qu’il sait déjà en son for intérieur : qu’il est un lâche, mais sans le lui dire explicitement pour jouir des effets d’un prolongement de la torture psychique : « Non, vous, vous n’êtes pas méchant. C’est autre chose. [...] Je vous le dirai plus tard. » 125 Ayant réussi, de son vivant, à s’emparer à un certain degré de la conscience d’une autre femme ou, comme le dirait Sartre : de se faire aimer par elle, Estelle a 118 « En tout cas, je puis vous affirmer que je n’ai pas peur. », Huis clos, op. cit., p. 96. 119 Huis clos, op. cit., p. 96. 120 Huis clos, op. cit., p. 96. 121 Huis clos, op. cit., p. 96. 122 Huis clos, op. cit., p. 111. Par conséquent, Inès panique dans la scène où la porte s’ouvre brusquement, voir ibid., p. 125 : Estelle : « Garcin ! Aide-moi, aide-moi vite. Nous la [Inès] traînerons dehors et nous fermerons la porte sur elle ; elle va voir. » Inès, se débattant : « Estelle ! Estelle ! Je t’en supplie, garde-moi. Pas dans le couloir, ne me jette pas dans le couloir ! ». 123 Nous reviendrons ultérieurement (III. 4.) sur les théories sartriennes portant sur la hantise du passé et de la mort. 124 Huis clos, op. cit., p. 126. 125 Huis clos, op. cit., p. 111. III. 2. Regard, honte et culpabilité 149 démontré qu’elle est à même de manipuler à son gré les autres après avoir détecté leur être ainsi que leurs angoisses et désirs secrets : « Je me suis glissée en elle, elle l’a vu [l’homme qu’elle aimait] par mes yeux... Pour finir, elle m’est restée sur les bras. » 126 Redoutant simultanément cette capacité d’Inès et escomptant se la rendre utile pour en tirer un jugement positif, donc conformément à sa propre perspective teintée de mauvaise foi, Garcin éprouve soudainement le besoin d’un miroir : « Je donnerais n’importe quoi pour me voir dans une glace. » 127 , désir auquel Inès satisfera avec plaisir, mais sans produire les résultats que Garcin avait attendus en y mettant de grandes espérances. 128 Faisant équivaloir se faire aimer et se faire reconnaître, Garcin avait antérieurement essayé de se sauver à l’aide d’Estelle. En s’adressant à celle-ci, il s’auto-suggère son image de soi : Mais si tu voulais, si tu faisais un effort, nous pourrions peut-être nous aimer pour de bon ? [...] S’il y avait une âme, une seule, pour affirmer de toutes ses forces que je n’ai pas fui, que je ne peux pas avoir fui, que j’ai du courage, que je suis propre, je... je suis sûr que je serais sauvé ! Veux-tu croire en moi ? [...] 129 Vu qu’à l’apparence, Estelle l’aimerait seulement en raison de ses qualités physiques masculines et de son rayonnement sexuel 130 , et non pas pour ce que Gar- 126 Huis clos, op. cit., p. 111. 127 Huis clos, op. cit., p. 113. 128 La scène qui fait écho à la fonction de miroir incombant à Inès joue sur une signification plus concrète : pour aider Estelle à se maquiller, Inès propose qu’elle serve de miroir à celle-là (voir Huis clos, op. cit., pp. 105-107) ; mais à la différence des regards réprobateurs et impitoyables qu’elle renverra à Garcin, elle se présente comme miroir trompeur, biaisé, corruptible et flatteur, compte tenu de son propre intérêt de se faire aimer par Estelle : « Je suis le miroir aux alouettes ; ma petite alouette, je te tiens ! [...] Si le miroir se mettait à mentir ? Ou si je fermais les yeux, si je refusais de te regarder, que ferais-tu de toute cette beauté ? N’aie pas peur : il faut que je te regarde, mes yeux resteront grands ouverts. Et je serai gentille, tout à fait gentille. Mais tu me diras : tu. », ibid., p. 107. Inès tâchera à nouveau d’appâter Estelle malgré elle par la promesse de lui renvoyer une image favorable mais manipulée : « [...] Tu vivras dans mon regard comme une paillette dans un rayon de soleil. [...] Viens ! Tu seras ce que tu voudras : eau vive, eau sale, tu te retrouveras au fond de mes yeux telle que tu te désires. », ibid., p. 118. 129 Huis clos, op. cit., p. 123. 130 Voir Huis clos, op. cit., p. 123 : « J’aime les hommes, Garcin, les vrais hommes, à la peau rude, aux mains fortes. Tu n’as pas le menton d’un lâche, tu n’as pas la bouche d’un lâche, tu n’as pas la voix d’un lâche, tes cheveux ne sont pas ceux d’un lâche. Et c’est pour ta bouche, pour ta voix, pour tes cheveux que je t’aime. » Bien que le désir d’Estelle paraisse plutôt charnel, il transmet quand même « [...] deeply-felt ontological needs, not mere sexual urges », O’Donohoe, op. cit., p. 86. Ceci est illustré d’une manière concrète lorsque, peu avant, Estelle implore Garcin de la regarder et de la toucher, pour lui attester sa présence physique et légitimier son existence à travers l’attirance physique et sexuelle : « Mon chéri, mon chéri ! Regarde-moi, mon chéri ! Touche-moi, touche-moi. (Elle lui prend la main et la met sur sa gorge.) Mets ta main sur ma gorge. [...] laisse-la, ne bouge pas. [...] Oublie-les [anciens collègues que Garcin ne cesse d’évoquer obsessionnellement]. Il n’y a plus que moi. », Huis clos, op. cit., p. 122. III. Les épreuves de force du sujet tragique 150 cin croit qu’elle devrait reconnaître comme son essence, donc son être héroїque, Garcin ne peut pas l’accepter comme miroir sans parti pris. Au même titre, chez Racine, Pyrrhus sait qu’il ne recevra jamais d’Hermione la reconnaissance de ce qu’il pense représenter son vrai être 131 , donc une nouvelle version de l’héroїque Hector, ce qui l’amène à se procurer en Andromaque un être qu’il s’attache par la haine profonde de celle-ci. Mais là aussi, dans les yeux de sa captive, il ne voit que l’image de sa propre cruauté en tant que repoussoir d’autant plus frappant et net du héros troyen que son père avait tué. Du point de vue de la répartition des forces physiques, c’est incontestablement Pyrrhus qui prend le dessus sur sa captive. Or, comme nous le constations à propos de Roxane/ Bajazet et Néron/ Junie, la victime se transforme - moralement - en bourreau, et ceci à travers son regard accusateur qui culpabilise Pyrrhus, tout en fixant son être honteux, désormais à la merci d’Andromaque : « Oui, je sens à regret, qu’en excitant vos larmes,/ Je ne fais contre moi que vous donner des armes. » 132 Pyrrhus est dès lors forcé d’assumer une position plus humiliante pour demander grâce à la seule personne qui puisse le justifier dans ses propres yeux : Peut-on haїr sans cesse ? Et punit-on toujours ? J’ai fait des Malheureux, sans doute, et la Phrygie Cent fois de votre sang a vu ma main rougie. Mais que vos yeux sur moi se sont bien exercés ! Qu’ils m’ont vendu bien cher les pleurs qu’ils ont versés ! De combien de remords m’ont-ils rendu la Proie ? Je souffre tous les maux que j’ai faits devant Troie. [...] Hélas ! fus-je jamais si cruel que vous l’êtes ? [...] Madame, dites-moi seulement que j’espère, Je vous rends votre Fils, et je lui sers de Père. Je l’instruirai moi-même à venger les Troyens. [...] Animé d’un regard, je puis tout entreprendre. [...] 133 131 Tandis qu’Hermione demeure déterminée par la pensée et les valeurs anciennes, orientées en fonction de l’idéal de la gloire (voir en haut), Pyrrhus veut briser la tradition patriarcale pour installer un nouvel ordre, « [...] qui ne sera plus fond[é] sur le retour immuable des vengeances. », Barthes, op. cit., p. 79. Enthousiasmée par la palinodie temporaire de Pyrrhus qui semble vouloir l’épouser, le biais du regard d’Hermione se fait jour : tandis qu’auparavant, elle considérait Pyrrhus comme « Ingrat » et « Infidèle » (voir, par exemple, Andromaque, op. cit., p. 212), elle évoque tout à coup une image nouvelle et contraire de l’être aimé : [à Cléone] « Sais-tu quel est Pyrrhus ? T’estu fait raconter/ Le nombre de ses Exploits... Mais qui les peut compter ? / Intrépide, et partout suivi de la Victoire,/ Charmant, Fidèle enfin, rien ne manque à sa Gloire. », ibid., p. 227. 132 Andromaque, op. cit., p. 232. C’est en vain que Pyrrhus avait proclamé en feignant une grande assurance : « [...] Je veux la braver à sa vue,/ Et donner à ma haine une libre étendue. », ibid., p. 221. 133 Andromaque, op. cit., pp. 208-209, nos italiques. III. 2. Regard, honte et culpabilité 151 Cette citation met en relief la puissance psychologique se dégageant des regards d’Andromaque qui sont à même de désarmer Pyrrhus dont la cruauté guerrière et la violence physique, selon ses propres dires, ne sont pas de taille à rivaliser avec la cruauté subtile qu’exerce son aimée à travers ses yeux. En revanche, Pyrrhus implore Andromaque d’accepter de l’épouser en lui faisant comprendre que ses yeux seraient capables de provoquer l’extrême contraire émotionnel : si les yeux de son aimée lui renvoyaient un seul regard encourageant, il regagnerait tout son courage et serait prêt à se consacrer, sans aucun égard, à la revanche Troyenne. En analogie rétrospective avec Garcin, Pyrrhus croit donc pouvoir refaire sa vie en se choisissant une nouvelle identité : lui aussi doit apprendre qu’autrui-miroir lui fait chèrement payer ce désir impossible. Dans son analyse d’Andromaque, pièce qui à son avis met en scène « le duel occulte entre Pyrrhus et Hector, qui s’affrontent à travers le regard d’Andromaque » 134 , Hubert apprécie à sa juste valeur le pouvoir meurtrier 135 et l’importance des échanges de regards par rapport à la question identitaire, ce dont atteste son interprétation du dilemme de Pyrrhus : « [...] à la place de cette vision glorieuse de lui-même que lui offre Hermione pour autant qu’il lui reste fidèle, il doit accepter l’image hideuse qu’il devine dans les yeux d’Andromaque [...] [qui le] réduisent en esclavage », puisqu’il s’y « [...] voit enfin tel qu’il est. » 136 C’est en vain que Pyrrhus demande à Andromaque : « Me refuserez-vous un regard moins sévère ? » 137 , vu que le regard révélateur de celle-ci reproche à Pyrrhus que sa gloire se fonderait indignement sur le seul fait de la souffrance injuste de sa captive. Se référant à Hector, Andromaque met en évidence que l’image et la justification publiques de Pyrrhus ne relèveraient pas de ses propres forfaits, mais se manifesteraient à travers la douleur qu’il a causée : Et quel Époux encore ! Ah souvenir cruel ! Sa mort seule a rendu votre Père immortel. Il doit au sang d’Hector tout l’éclat de ses armes, Et vous n’êtes tous deux connus que par mes larmes. 138 Il s’agit donc d’une véritable mise à nu symbolique, métaphore que Sartre utilise de préférence pour mettre en parallèle, d’une part, le mécanisme culpabilisant imputable à la chute biblique, et d’autre part, la honte principale de l’homme devant autrui, appréhendant sa nudité identitaire qui signifie le démasquement de sa mauvaise foi : 134 Hubert, op. cit., p. 88. 135 L’emploi racinien du regard se distingue dès lors radicalement des traditions littéraires pétrarquiste ou précieuse qui associent les comparaisons entre les yeux d’une femme et des armes à l’inventaire topologique de la rhétorique amoureuse, cf. Hubert, op. cit., p. 86. 136 Hubert, op. cit., pp. 84-85. 137 Andromaque, op. cit., p. 208. 138 Andromaque, op. cit., p. 210, nos italiques. III. Les épreuves de force du sujet tragique 152 C’est de cette situation singulière que semble tirer son origine la notion de culpabilité et de péché. C’est en face de l’autre que je suis coupable. Coupable d’abord lorsque, sous son regard, j’éprouve mon aliénation et ma nudité comme une déchéance que je dois assumer ; c’est le sens du fameux ‘Ils connurent qu’ils étaient nus’ de l’Écriture. Coupable en outre, lorsque, à mon tour, je regarde autrui, parce que, du fait même de mon affirmation de moi-même, je le constitue comme objet et comme instrument, et je fais venir à lui cette aliénation qu’il devra assumer. Ainsi, le péché originel, c’est mon surgissement dans un monde où il y a l’autre et, quelles que soient mes relations ultérieures avec l’autre, elles ne seront que des variations sur le thème originel de ma culpabilité. 139 Ce qui nous ramène aux trois morts-vivants qui confirment cette association à plusieurs reprises, à l’instar d’Inès : « Nous voici nus comme des vers » 140 , ou de Garcin : « Regardez-moi : nous sommes nus. Nus jusqu’aux os et je vous connais jusqu’au cœur. » 141 Dans Huis clos, c’est aussi à cause de la haine vindicative qu’Inès porte envers Garcin (égalant la haine par laquelle Andromaque est liée à Pyrrhus), que celui-ci pense se voir refléter une image objective de soi par la bouche d’Inès, ce par quoi il explicite son dépendance existentielle par rapport à elle : « [...] toi qui me hais, si tu me crois, tu me sauves. » 142 La réponse d’Inès, par contre, le désabuse : « Comme tu vas payer à présent. Tu es un lâche, Garcin, un lâche parce que je le veux. [...] je ne suis rien que le regard qui te voit, que cette pensée incolore qui te pense. [...] Allons, tu n’as pas le choix : il faut me convaincre. Je te tiens. » 143 Avant que l’identité d’un lâche ne fût attachée à Garcin expressis verbis, il s’en doutait en la lisant dans les yeux d’Inès, et sachant que la révélation définitive de la vérité scellerait sa souffrance pour l’éternité : [à Inès : ] « Nous n’avons pas encore commencé de souffrir, mademoiselle. » 144 La honte d’être vu, et d’être délimité dans cette identité par les autres, ne tardera pas à se faire jour physiquement, ce que les didascalies vérifient : « [...] Garcin a un tic de la bouche, puis, après un regard à Inès, il enfouit son visage dans ses mains » 145 , signe, pour parler avec Sartre, que la honte « [...] est honte de soi, elle est reconnaissance de ce que je suis bien cet objet qu’autrui regarde et juge. [...] Je suis [...] ce moi qu’un autre connaît. » 146 Car le dilemme du sujet tragique remonte à l’indispensabilité d’autrui : « [...] Mais du même coup j’ai besoin d’autrui pour saisir à plein toutes les structures de mon être, le pour-soi renvoie au pour- 139 Sartre, EN, p. 450. 140 Huis clos, op. cit., p. 114. 141 Huis clos, op. cit., p. 115. 142 Huis clos, op. cit., p. 126. 143 Huis clos, op. cit., p. 126. 144 Huis clos, op. cit., p. 97. 145 Huis clos, op. cit., p. 97, nos italiques. 146 Sartre, EN, p. 300. III. 2. Regard, honte et culpabilité 153 autrui. » 147 À ce stade, c’est donc Inès qui tient les commandes - la scène suivante en porte témoignage à travers un autre jeu de mots subtile, cette fois-ci puisant sur l’homophonie de « lâche » et « lâcher », qui renvoie joliment à la liaison inextricable qui englue les hommes l’un à l’autre en tant que juge et jugé : I NES : [...] Garcin le lâche tient dans ses bras Estelle l’infanticide. Les paris sont ouverts. Garcin le lâche l’embrassera-t-il ? Je vous vois, je vous vois, à moi seule je suis une foule, la foule. [...] Lâche, Lâche. En vain tu me fuis, je ne te lâcherai pas. [...] C’est moi qu’il faut convaincre [...]. G ARCIN : Tu me verras toujours ? [...] I NES : Toujours. G ARCIN : [...] et je comprends que je suis en Enfer. [...] Ils avaient prévu que je me tiendrai devant cette cheminée [...], avec tous ces regards sur moi. Tous ces regards qui me mangent [...]. 148 Nonobstant sa défaite psychologique, Garcin apprendra vite les règles du jeu (sans pour autant être capable d’en sortir), pour se venger sur son bourreau et faire - provisoirement - basculer la hiérarchie des forces : « C’est pourtant vrai, Inès. Tu me tiens, mais je te tiens aussi. » 149 Suite à cette annonce, Garcin s’apprête à embrasser Estelle, qui s’est rangée de son côté, ce qui permet à Garcin de prouver qu’Inès est en train de perdre son emprise sur la conscience d’Estelle 150 , celle-ci, à son tour, étant réduite au rôle de jouet au service de la balance des forces. Cette fonction ontologique d’autrui-miroir est déjà indiquée dans la pièce sartrienne qui précède Huis clos. Dans Les Mouches, le cas d’Oreste figure comme preuve du contraire des existences manquées que se reflètent les uns aux autres Garcin, Inès et Estelle, incapables d’arracher aux autres ce qu’ils désirent, comme Garcin doit le constater : « Nous nous courrons après comme des chevaux de bois, sans jamais nous rejoindre » 151 . Oreste, par contre, décide de changer sa vie par l’acte qui le fera sortir de l’immobilité, représentée par « la résignation et l’abjecte humilité » 152 . Son projet signifie de miser sur une nouvelle identité à faire valider : « je suis trop léger. Il faut que je me leste d’un forfait bien lourd qui me fasse couler à pic [...]. [à Électre : ] Laisse-moi dire adieu à cette légèreté sans 147 Sartre, EN, pp. 260-261. Cf. aussi Sartre, TS, p. 282 : « Nous nous jugeons avec les moyens que les autres ont, nous ont donnés de nous juger. Quoi que je dise sur moi, toujours le jugement d’autrui entre dedans. » 148 Huis clos, op. cit., p. 127. 149 Huis clos, op. cit., p. 127. 150 Inès sait dès le début qu’il lui sera facile de s’emparer de la conscience d’Estelle, dans le but de l’utiliser pour torturer davantage Garcin : [à Garcin : ] « Je l’aurai, elle vous verra par mes yeux [...] », ce qui sera éventuellement le cas lorsqu’Estelle change d’avis: [à Garcin] « Lâche ! Lâche ! Oh ! C’est bien vrai que tu es lâche. », Huis clos, op. cit., pp. 115 respectivement 124. 151 Huis clos, op. cit., p. 115. 152 Les Mouches, op. cit., p. 39. III. Les épreuves de force du sujet tragique 154 tache qui fut la mienne. » 153 Mais lui aussi a besoin d’autrui, plus précisément de la reconnaissance justificative de la part d’Électre : « Qui suis-je et qu’ai-je à donner, moi ? J’existe à peine [,...] j’ignore les denses passions des vivants. [...] Honte ! je suis revenu dans ma ville natale, et ma sœur a refusé de me reconnaître. » 154 C’est à elle qu’il découvre son identité à gagner à travers son projet pour corriger l’image que sa sœur détenait jusqu’ici de lui en le freinant : « Tu es trop jeune, trop faible... » 155 . Oreste répond à ce défi : « Cache-moi dans le palais, conduis-moi ce soir jusqu’à la couche royale, et tu verras si je suis trop faible. » 156 Que ce soit justement à cet instant qu’Électre le reconnaisse, même malgré elle, comme redéfini en fonction d’une nouvelle identité associée à son projet, est confirmé par l’exclamation du véritable nom d’Oreste, issu pour la première fois de la bouche d’Électre : É LECTRE : Oreste ! O RESTE : Électre ! Tu m’as appelé Oreste pour la première fois. É LECTRE : Oui. C’est bien toi. Tu es Oreste. Je ne te reconnais pas, car ce n’est pas ainsi que je t’attendais. [...] Tu es donc venu, Oreste, et ta décision est prise et me voilà, comme dans mes songes, au seuil d’un acte irréparable, et j’ai peur [...]. 157 Après l’accomplissement du meurtre, il devient bien clair qu’à l’opposé d’Oreste, Électre n’est pas capable d’assumer pleinement ce qui aurait pu être sa nouvelle identité à elle, puisqu’elle rechute dans le remords et l’angoisse, sans s’identifier à l’acte, qui semble la séparer de son frère. Celui-ci a su se prévaloir de la reconnaissance fournie par Électre et pense lui avoir offert la même possibilité, l’acte étant considéré comme voie menant à leur ‘réincarnation’ : « Nous sommes libres, Électre. Il me semble que je t’ai fait naître et que je viens de naître avec toi. » 158 Cette séparation aliénante qui torture Électre remonte au fait qu’Oreste lui échappe symboliquement, ce qui est transmis par une paraphrase plus concrète : « Il faut que j’éclaire ton visage, car la nuit s’épaissit et je ne te vois plus bien [...] » 159 . Le fait qu’Oreste soit devenu insaisissable pour Électre est dû à son adossement d’un nouveau rôle qui met fin à son « existence en sursis » 160 et fait ressortir sa liberté. Du coup, il n’a plus besoin d’autrui-miroir, tandis qu’Électre 153 Les Mouches, op. cit., p. 40. 154 Les Mouches, op. cit., p. 37. 155 Les Mouches, op. cit., p. 41. 156 Les Mouches, op. cit., p. 41. 157 Les Mouches, op. cit., p. 41. 158 Les Mouches, op. cit., p. 53. Cette métaphore de la réincarnation est préfigurée dans la scène où Oreste prémédite sa décision et se sent immédiatement aliéné de sa sœur : ce qui apparaît à Oreste sans vie, pourrait être soit son identité passée, soit l’identité d’Électre dont il pressent qu’elle ne s’épanouira pas : « Comme tout est loin de moi, tout à coup..., comme tout est changé ! Il y avait autour de moi quelque chose de vivant et de chaud. Quelque chose qui vient de mourir. [...] », ibid., p. 39. 159 Les Mouches, op. cit., p. 53. 160 O’Donohoe, op. cit., p. 62. III. 2. Regard, honte et culpabilité 155 retombe dans sa lâcheté paralysante, identité récupérée qui l’oblige à se la voir refléter dans les yeux d’autrui, affirmant de ce fait sa dépendance. D’abord, c’est à Oreste qu’elle s’adresse à cet effet : « J’ai besoin de te voir : quand je ne te vois plus, j’ai peur de toi [...] » 161 . Mais bientôt, Électre ne saura plus se défendre contre l’emprise que les Érinnyes gagneront, pour toujours, sur elle et sur sa conscience : « Nous irons chercher la nourriture dans ta bouche et le rayon de lumière au fond de tes yeux,/ Nous t’escorterons jusqu’à la tombe [...] » 162 . C’est Oreste qui seul peut apprécier à sa juste valeur cette métaphore de la nourriture, dans le sens où, comme il essaie de le faire comprendre à Électre, « [c]’est ta faiblesse qui fait leur force : Vois : elles n’osent rien me dire. Écoute : une horreur sans nom s’est posée sur toi et nous sépare. [...] Il ne faut pas te haїr toi-même, Électre. » 163 C’est donc le remords d’Électre, personnifié par les mouches, qui l’aliène d’Oreste en lui occultant la vue, ce qui revient à dire, la capacité de reconnaître son frère : « Je ne peux plus te voir ? [...] elles se glissent entre les lumières et mes yeux, et ce sont leurs ombres qui me dérobent ton visage. [...] Elles nous guettent. [...] Horreur ! Je vois leurs yeux, leurs millions d’yeux qui nous regardent. » 164 Si nous pensons à la désignation sartrienne des personnages de Huis clos comme morts-vivants, s’impose la certitude qu’Électre, dont Oreste observe « ces yeux morts [...] ressembl[ant] à Clytemnestre » 165 , a perdu sa chance au jeu. Désormais, elle sera à la merci des déesses vengeresses qui lui inculquent : « Tu as besoin de nous, Électre, tu es notre enfant. [...] tu as besoin de souffrir dans ton corps pour oublier les souffrances de ton âme. » 166 . De ce fait, les mouches représentent le jugement d’autrui, jugement à jamais cimenté à cause de la mort symbolique d’Électre : selon Sartre, « [...] il existe une quantité de gens dans le monde qui sont en enfer parce qu’ils dépendent trop du jugement d’autrui. [...] » 167 . Tout en impliquant a contrario que la thématique identitaire est indissociablement liée à, et tout aussi vitale que celle de la liberté, la dernière apparition d’Électre prouve qu’elle accepte l’identité que les Érinnyes lui infligent : « [...] je consacrerai ma vie entière à l’expiation. Je me repens [...] » 168 , ce qui constitue sa véritable faute. 169 Comme le trio infernal de Huis clos et les Arguiens, Électre 161 Les Mouches, op. cit., p. 53. 162 Les Mouches, op. cit., p. 56. 163 Les Mouches, op. cit., pp. 58-59. 164 Les Mouches, op. cit., pp. 53-54. 165 Les Mouches, op. cit., p. 57. 166 Les Mouches, op. cit., p. 59. 167 Sartre, TS, p. 282. 168 Les Mouches, op. cit., p. 67. Voir aussi les commentaires d’Oreste qui dit d’Électre : « [...] ses souffrances viennent d’elle, c’est elle seule qui peut s’en délivrer : elle est libre. », ibid., p. 60. 169 Lorsque Jupiter essaie de persuader Électre de désavouer le crime, donc de se contenter d’une identité dominée par le repentir, Oreste lui reproche son inconsistance : « Électre! C’est à présent que tu es coupable. [...] Pourquoi déformer un passé qui ne III. Les épreuves de force du sujet tragique 156 manque l’initiative et le courage d’oser se projeter et se redéfinir de son vivant, faisant partie de ceux qui selon Sartre « [...] sont encroûtés dans une série d’habitudes, de coutumes, [ayant] sur eux des jugements dont ils souffrent mais qu’ils ne cherchent même pas à changer. » 170 Les exemples précités puisés des pièces sartriennes et raciniennes ont montré que le regard est susceptible de culpabiliser l’objet regardé en l’obligeant à remettre en cause la conception de son propre être. Prenant en considération le renversement des forces, typique des relations bourreau/ victime, c’est l’ancien bourreau qui est frappé par la honte, comme le résume aussi l’analyse de Starobinski selon laquelle le regard désireux de l’amant rejeté serait qualifiable de « regard-question » : « [...] plus il resserre sa prise sur le regard convoité, plus il s’en exclut. Il accède à la connaissance qu’il cherchait ; mais c’est une connaissance intolérable, où se précise la douleur d’être séparé [...] et renvoyé à une solitude amère. La douleur la plus vive est alors pour le bourreau. » 171 Dans la perspective du sujet épiant, le regard s’avère être également source de sa propre culpabilité. Pour cela, il y a deux raisons qui se retrouvent au même titre dans l’anthropologie sartrienne. Premièrement, comme nous venons de l’élaborer, l’authenticité de la victime fait comprendre au bourreau son insuffisance et impuissance réelles. Deuxièmement, le sujet regardant se sent coupable envers une tierce instance, qu’elle soit présente physiquement ou symboliquement - instance autoritaire qui rappelle au sujet que « [...] dans tout regard désirant, il y a d’avance une transgression, le viol d’un interdit, le commencement d’un crime. » 172 C’est dès lors à l’entrée en jeu de ce tiers, ainsi qu’à ses capacités à restreindre et contrôler le sujet à travers un regard surplombant, que nous consacrerons la sous-partie suivante. III. 3. Le regard regardé Ce qui est commun aux dramaturgies racinienne et sartrienne quant à l’importance attribuée au regard de ce tiers, c’est sa double fonction, donc son apparition à deux niveaux différents : premièrement, comme geste concret d’autruisujet, c’est-à-dire une action montrée sur scène sous les yeux du spectateur externe. Ce geste, le plus souvent, s’avère assorti d’une portée symbolique dans le sens d’un jugement et de l’exercice d’autorité. Et deuxièmement, comme pur jugement objectivé, imputable, soit à une personne absente, redoutée et dont l’autorité est néanmoins omniprésente dans la conscience des sujets présents, soit imputable à l’univers extérieur par rapport aux événements ayant lieu sur scène. Cet univers détaché représente la collectivité des autres qui peut se mani- peut plus se défendre ? Pourquoi renier cette Électre que tu fus, cette jeune déesse de la haine [...] ? », Les Mouches, op. cit., p. 61. 170 Sartre, TS, p. 283. 171 Starobinski, op. cit., p. 87. 172 Starobinski, op. cit., p. 90. III. 3. Le regard regardé 157 fester sous des formes différentes, comme la Grèce, le peuple romain ou le sérail chez Racine, ou bien la société voire les vivants dans Huis clos, respectivement la foule des morts qui hante les Arguiens dans Les Mouches. S’ajoutent alors à ce genre de regard collectif les personnages absents ou même morts, mais dont le regard symbolique ne cesse d’influencer, d’une manière indirecte et pour ainsi dire passive, l’intrigue, dans la mesure où leur regard s’empare de la conscience de certains sujets (notamment des amants rejetés) jusqu’à devenir le synonyme de leur mauvaise conscience. Pensons, chez Racine, à Amurat, à Hector ou bien à Agrippine (qui assume un rôle à part, parce qu’elle est tour à tour physiquement présente et absente) ; chez Sartre, pensons au roi assassiné, Agamemnon, ou aux personnes vivantes sur lesquelles les morts-vivants projettent leurs réflexions, comme par exemple Gomez qui prédomine les pensées de Garcin. Il est indubitablement tentant, en ce qui concerne les pièces raciniennes, d’identifier certaines représentations ultérieures de ce « regard surplombant accusateur » 173 à la conception janséniste du Dieu caché, comme le suggère Starobinski à propos des drames religieux ou encore la tragédie de Phèdre, pièces dans lesquelles des puissances « absolues et supra-tragiques » 174 (le Dieu chrétien respectivement le Soleil, divinité paїenne) figurent comme juges sévères. 175 Mais nous allons démontrer que dans les drames intramondains qui nous intéressent, cet arrière-fond métaphysique cède la place à autrui individualisé, dont la présence abstraite peut être décrite à travers le concept sartrien de l’on : « Il s’agit [...] d’une réalité impalpable, fugace et omniprésente qui réalise en face de nous notre Moi non-révélé et qui collabore avec nous dans la production de ce Moi qui nous échappe. [...] En s’objectivant la réalité prénumérique d’autrui s’est décomposée et pluralisée. » 176 Ce qui rend ce regard pluriel si dangereux pour le sujet, c’est que celui-ci ne peut guère se défendre en parant, donc objectivant, ce regard aliénant, puisque : « Perpétuellement, où que je sois, on me regarde. On n’est jamais saisi comme objet, il se désagrège aussitôt. » 177 Avant d’éclaircir, par la suite, ces multiples manifestations du tiers regard à l’aide d’exemples tirés des pièces raciniennes et sartriennes choisies, il est intéressant de constater que Sartre anticipe à un certain degré cette pensée de Starobinski portant sur le rapprochement de l’idée de Dieu et du regard absolu. Partant de sa thèse fondamentale que « [n]ous ne sommes nous qu’aux yeux des autres, et c’est à partir du regard des autres que nous nous assumons comme nous » 178 , la totalité humaine a besoin d’un tiers distinct (par rapport auquel elle constitue un objet) pour être reconnue en tant que telle : « Ce tiers, irréalisable, est simplement l’objet du concept-limite d’altérité [...], ce concept ne fait qu’un 173 Starobinski, op. cit., p. 91. 174 Starobinski, op. cit., p. 91. 175 Cf. Starobinski, op. cit., p. 91 : « Cette poétique du regard - de la faiblesse et de la faute du regard - a sans doute pris naissance dans la rencontre de la tragédie grecque et de la pensée janséniste. » 176 Sartre, EN, p. 321. 177 Sartre, EN, p. 321. 178 Sartre, EN, p. 463. III. Les épreuves de force du sujet tragique 158 avec celui de l’être-regardant qui ne peut jamais être regardé, c’est-à-dire avec l’idée de Dieu. » 179 Comme nous l’avons vu, le concept de Dieu équivaut, selon la perspective sartrienne, à une contradiction en soi du point de vue de son accessibilité hypothétique aux hommes ; du coup, le nous-objet global demeure pour chaque individu un idéal insaisissable. 180 Ce qui renforce donc l’impression d’une anthropologie pessimiste chez Sartre, c’est que les tentatives de reconnaissance individuelle et réciproque sont condamnées à l’échec en raison de la nature conflictuelle des relations interpersonnelles. En outre, la volonté humaniste 181 de saisir la collectivité humaine ne rime également à rien, en raison de l’aspiration paradoxale, nourrie par l’homme, à se faire, ou bien se créer, un Dieu à des fins épistémologiques. La manière dont les hommes tendent en réalité à se servir de l’image d’un Dieu figurant comme arbitre surveillant, à savoir « pour désigner l’humanité souffrante, l’humanité pécheresse, pour déterminer un sens objectif de l’Histoire [...] » 182 , n’a plus rien à voir avec une recherche honnête et sincère de leur propre essence identitaire, vu qu’ils préfèrent, par lâcheté ou mauvaise foi, se faire déterminer par leur refus de la liberté. C’est ce que suggère le personnage de Jupiter dans Les Mouches, à qui incombe le rôle du dieu réprobateur s’attachant les consciences des hommes à travers leur culpabilité ignorante: « Il faut qu’ils [les hommes] me regardent : tant qu’ils ont les yeux fixés sur moi, ils oublient de regarder en eux-mêmes. Si je m’oubliais un seul instant, si je laissais leur regard se détourner... » 183 . Dans cette fonction de procurer un prétexte à ceux qui cherchent à justifier leur immobilité ainsi qu’une morale restrictive et antihumaine, l’image de Dieu esquissée par Sartre ressemble le plus à la conception jansénisée du Dieu caché - d’autant plus que la tournure « ils oublient de regarder en eux-mêmes » fait écho à la notion pascalienne du divertissement (voir II. 2.) comme moyen d’éviter la prise de conscience de sa propre responsabilité et de son néant. III. 3. 1. Regard surveillant de l’espion vs. regard culpabilisant de l’autorité L’observation précitée faite par Starobinski à propos de la culpabilisation des sujets tragiques de Racine, à savoir que « [...] dans tout regard désirant, il y a d’avance une transgression, le viol d’un interdit, le commencement d’un crime » 184 , s’avère être pareillement valable pour la lutte sartrienne des consciences, par exemple dans Huis clos. Dans cette pièce, nous avons affaire à un malheureux trio amoureux qui, par moments, rappelle un scénario idiosyncratique du théâtre racinien : le regard regardé, que nous examinerons, dans un premier temps, au sens le plus concret du mot. 179 Sartre, EN, p. 463. 180 Cf. Sartre, EN, p. 463. 181 Cf. Sartre, EN, p. 463. 182 Sartre, EN, p. 463. 183 Les Mouches, op. cit., p. 49. 184 Starobinski, op. cit., p. 90. III. 3. Le regard regardé 159 Après qu’Estelle s’est rangée du côté de Garcin pour se venger des mises à nu qu’Inès leur avait fait expérimenter sur les plans physique (cf. la scène où elle sert de miroir à Estelle) et symbolique (cf. le démasquement de la lâcheté de Garcin), Garcin se prépare à forcer une scène d’intimité sexuelle entre lui-même et Estelle : E STELLE : Garcin ! G ARCIN : Quoi ? E STELLE : Venge-toi. G ARCIN : Comment ? E STELLE : Embrasse-moi, tu l’entendras chanter. G ARCIN : C’est pourtant vrai, Inès. Tu me tiens, mais je te tiens aussi. 185 Cependant, Garcin et Estelle se sont trompés dans leurs calculs, ayant sousestimé les ruses psychologiques d’Inès qui excelle à distraire et pénétrer de ses yeux Garcin 186 , en ne cessant de dominer la conscience de ce dernier et de lui révéler quels mobiles occasionnent au vrai ses accès amoureux : I NES : Mais oui, serre-la fort, serre-la ! Mêlez vos chaleurs. C’est bon l’amour, hein Garcin ? C’est tiède et profond comme le sommeil, mais je t’empêcherai de dormir. Geste de Garcin. E STELLE : Ne l’écoute pas. Prends ma bouche ; je suis à toi tout entière. I NES : Eh bien, qu’attends-tu ? Fais ce qu’on te dit. Garcin le lâche tient dans ses bras Estelle l’infanticide. Les paris sont ouverts. Garcin le lâche l’embrassera-t-il ? Je vous vois, je vous vois ; à moi seule je suis une foule, la foule, Garcin, la foule, l’entends-tu ? [...] Que vastu chercher sur ses lèvres ? L’oubli ? Mais je ne t’oublierai pas, moi. C’est moi qu’il faut convaincre. Moi. Viens, viens ! Je t’attends. Tu vois, Estelle, il desserre son étreinte, il est docile comme un chien...Tu ne l’auras pas ! 187 La théorie sartrienne thématisant le surgissement d’un tiers regard ne laisse aucun doute à ce pour quoi le projet de se faire aimer, pour que l’aimé justifie l’existence du tiers, va échouer : pour les amants, « [...] l’apparition d’un tiers [...] est destruction de leur amour » 188 : 185 Huis clos, op. cit., pp. 126-127. 186 Cf. Huis clos, op. cit., p. 119 : Lorsque Garcin s’apprête à embrasser Estelle, Inès intervient pour leur conscientiser l’obstacle constitué par sa pure présence regardante : « Estelle ! Garcin ! Vous perdez les sens ! Mais je suis là, moi ! [...] Faites ce que vous voudrez, vous êtes les plus forts. Mais rappelez-vous, je suis là et je vous regarde. Je ne vous quitterai pas des yeux, Garcin ; il faudra que vous l’embrassiez sous mon regard. Comme je vous hais tous les deux ! Aimez-vous, aimez-vous ! Nous sommes en Enfer et j’aurai mon tour. » Les didascalies suivantes confirment que le regard d’Inès empêche en effet Garcin d’embrasser Estelle : « [...] Il se penche sur elle [Estelle] et brusquement se redresse. Estelle, avec un geste de dépit : Ha ! ... (Un temps.) Je t’ai dit de ne pas faire attention à elle [Inès]. », ibid., pp. 119-120. 187 Huis clos, op. cit., p. 127. 188 Sartre, EN, p. 417. III. Les épreuves de force du sujet tragique 160 [...] il suffit que les amants soient regardés ensemble par un tiers pour que chacun éprouve l’objectivation, non seulement de soi-même, mais de l’autre. Du même coup l’autre n’est plus pour moi la transcendance absolue qui me fonde dans mon être, mais il est transcendance-transcendée, non par moi, mais par un autre ; et mon rapport originel à lui, c’est-à-dire ma relation d’être aimé à l’amant, se fige en mort-possibilité. Ce n’est plus le rapport éprouvé d’un objet-limite de toute transcendance à la liberté qui le fonde : mais c’est un amour-objet qui s’aliène tout entier vers le tiers. 189 Ceci est fortifié, dans Huis clos, par la réaction de Garcin qui implique son résignation : E STELLE : Mon amour ! G ARCIN , la repoussant : Laisse-moi. Elle [Inès] est entre nous. Je ne peux pas t’aimer quand elle me voit. 190 Dans la perspective de Garcin, la situation prend alors une tournure nouvelle qui déjoue ses intentions, puisque, selon Sartre : Je puis en effet saisir le tiers non directement mais sur l’autre qui devient autreregardé (par le tiers). Ainsi la transcendance tierce transcende la transcendance qui me transcende et, par là, contribue à la désarmer. Il se constitue ici un état métastable qui se décomposera bientôt, soit que je m’allie au tiers pour regarder l’autre qui se transforme en notre objet [,...] soit que je regarde le tiers et qu’ainsi je transcende cette tierce transcendance qui transcende l’autre. 191 Ce qui s’installe forcément est un cercle vicieux, une situation « [...] non conclusive, puisque je suis objet pour l’autre, qui est objet pour le tiers, qui est objet pour moi » 192 . La seule possibilité de mettre un terme à cette aporie serait la réalisation de la liberté du pour-soi qui seule, « [...] en appuyant sur l’un ou l’autre de ces rapports, peut donner une structure à cette situation. » 193 Mais étant donné que les morts-vivants sartriens ont définitivement perdu cette liberté, la structure en boucle communiquant l’état irrésolublement conflictuel des relations avec autrui doit inévitablement perdurer. C’est ce que la fin de la pièce souligne sur le plan dramaturgique, en suggérant un mouvement circulaire et absurde, une répétition à l’infini des vaines tentatives entamées par les sujets d’échapper à leur mauvaise conscience. 194 189 Sartre, EN, p. 417. 190 Huis clos, op. cit., p. 128. 191 Sartre, EN, p. 456. 192 Sartre, EN, p. 456. 193 Sartre, EN, p. 456. 194 Voir les toutes dernières répliques de la pièce ainsi que les mots finaux de Garcin : « Eh bien, continuons. » (Huis clos, op. cit., p. 128), qui anticipent l’absurdité comportée et radicalisée dans, par exemple, La cantatrice chauve d’Ionesco qui reprendra cette même structure circulaire. Cf. Galster, « Huis clos, initiation involontaire à l’antithéâtre ? », dans op. cit., pp. 252-255, sur le rôle de précurseur que Sartre joue par rapport au théâtre de l’absurde. III. 3. Le regard regardé 161 Chez Racine, l’exemple le plus fameux de ce genre d’espionnage malin et malveillant se retrouve dans Britannicus. Manigançant l’épreuve cruelle qu’il fera subir au couple amoureux de Junie et Britannicus, Néron s’adresse à Narcisse qu’il essaie d’utiliser et de manipuler à ses propres fins en déjouant la confiance que Britannicus a en Narcisse. C’est à lui qu’il décrit sa vision de réunir les amants qu’il avait indûment séparés : Il [Britannicus] la verra. [...] J’ai mes raisons, Narcisse, et tu peux concevoir, Que je lui vendrai cher le plaisir de la voir. Cependant vante-lui ton heureux stratagème. Dis-lui qu’en sa faveur on me trompe de moi-même. Qu’il la voit sans mon ordre. [...] 195 Présentant son plan à Junie sous forme de chantage 196 , Néron jouit du plaisir sadique de lui signaler, dès le début de leur dialogue 197 , qu’il serait l’observateur invisible de la scène - scène dont il ordonne à l’avance le déroulement et les règles à son gré pour se prélasser dans la vue du couple infortuné : Caché près de ces lieux je vous verrai, Madame. Renfermez votre amour dans le fond de votre âme. Vous n’aurez point pour moi de langages secrets. J’entendrai des regards que vous croirez muets. Et sa perte sera l’infaillible salaire D’un geste, ou d’un soupir échappé pour lui plaire. [...] Madame, en le voyant, songez que je vous vois. 198 C’est donc à travers l’espionnage que Néron pense pouvoir contrôler la conscience de Junie, en la forçant à diriger toutes ses paroles mentalement non pas envers son aimé, mais envers l’amour-propre de son bourreau dont les regards se matérialisent sous forme d’instrument de torture. La synesthésie qui fait ressortir la tournure « J’entendrai des regards que vous croirez muets » sera reprise par Junie qui, face à Britannicus, prolonge cette image en personnifiant les murs du palais pour faire comprendre à son amant le danger immédiat de la situation : « Ces murs mêmes, Seigneur, peuvent avoir des yeux./ Et jamais l’Empereur n’est absent de ces lieux. » 199 Le potentiel suggestif de ces remarques illustre à mer- 195 Britannicus, op. cit., p. 393. 196 Se référant à Britannicus, Néron, sans vergogne, impose à Junie la tâche suivante : « Je ne veux point le perdre. Il vaut mieux que lui-même/ Entende son Arrêt de la bouche qu’il aime./ Si ses jours vous sont chers, éloignez-le de vous/ Sans qu’il ait aucun lieu de me croire jaloux. [...] », Britannicus, op. cit., p. 398. 197 Voir l’ironie méchante de sa remarque presciente qui indique que ce sera à cause des yeux de Néron que Junie sera malheureuse : « Vous vous troublez, Madame, et changez de visage./ Lisez-vous dans mes yeux quelque triste présage ? », Britannicus, op. cit., p. 393. 198 Britannicus, op. cit., pp. 398-399. 199 Britannicus, op. cit., p. 400. III. Les épreuves de force du sujet tragique 162 veille la matérialisation et la sublimation du regard racinien, même au niveau du langage. Survient donc, tragiquement à son insu, exactement ce que Britannicus cherchait à faire éviter à Narcisse : « Sache si du péril ses beaux yeux sont remis,/ Et si son entretien m’est encore permis. » 200 Cependant, comme Starobinski le constate à bon droit, Néron ne tirera pas de cette scène la satisfaction justificative désirée : « Le voyeur dissimulé tient à sa discrétion le bonheur de ceux dont il est jaloux, et transforme ce bonheur en désespoir. Mais le désespoir lui est renvoyé et l’atteint à son tour. Plus visible est le malheur qu’il provoque, plus grande sera pour Néron la certitude de n’être pas aimé. » 201 La force aliénante qui détourne le regard néronien de par sa pure authenticité morale réside, nous l’avons vu, dans le regard de Junie. Il faudra pourtant prendre en considération un autre regard dont l’impact est moins visible, mais pèse d’autant plus lourd sur la conscience de Néron : le regard d’Agrippine qui plane constamment sur toutes ses actions et pensées, sans que Néron puisse l’esquiver. Jetons quand même d’abord un coup d’œil à une autre manifestation perceptible du regard jaloux qui se veut juge et tend des pièges à ses victimes. Dans Bajazet, la scène du regard regardé qui fait pendant à celle puisée dans Britannicus, est moins explicitement annoncée et se passe complètement à l’insu des personnes épiées. Bajazet s’efforce de persuader Atalide de désabuser Roxane en révélant à cette dernière la feinte que le couple amoureux continue à maintenir pour sauver non pas seulement leur amour partagé, mais aussi la vie de Bajazet. Cette feinte gêne insupportablement la conscience de Bajazet qui refuse, par principe, la lâcheté et le compromis : B AJAZET : Madame, finissons et mon trouble, et le vôtre. Ne nous affligeons point vainement l’un et l’autre. Roxane n’est plus loin. Laissez agir ma foi. J’irai bien plus content de vous, et de moi, Détromper son amour d’une feinte forcée, Que je n’allais tantôt déguiser ma pensée. La voici. A TALIDE : Juste ciel ! Où va-t-il s’exposer ? Si vous m’aimez, gardez de la désabuser. 202 C’est au fil de la brève scène suivante - scène pendant laquelle Atalide ne dit mot et Bajazet déconcerte Roxane par sa retenue 203 - que Roxane, qui vient 200 Britannicus, op. cit., p. 387, nos italiques. 201 Starobinski, op. cit., p. 88. 202 Bajazet, op. cit., p. 593. 203 Ayant pénétré le vrai désir de Roxane, donc sa recherche inconditionnelle de reconnaissance, Bajazet croit, naїvement et pour un moment, pouvoir apaiser Roxane en lui promettant sa gratitude éternelle sans être forcé à l’épouser : « Oui je vous ai promis, et je m’en souviendrai,/ Que fidèle à vos soins autant que je vivrai,/ Mon respect éternel, ma juste complaisance/ Vous répondront toujours de ma reconnaissance./ Si je puis à ce prix mériter vos bienfaits,/ Je vais de vos bontés attendre les effets. », Bajazet, op. III. 3. Le regard regardé 163 d’interrompre la conversation, a dû observer les regards échangés entre les amants et entrevoir leur complicité. Soucieuse de ne pas faire briser son illusion, Roxane reporte d’abord, par mauvaise foi, l’analyse désagréable de la réponse de Bajazet, mais les explications que donne Atalide de la conduite de Bajazet trahissent tellement la volonté de celle-ci de protéger son amant que Roxane n’a qu’à en déduire la conséquence logique : Je vois qu’à l’excuser votre adresse est extrême. Vous parlez mieux pour lui, qu’il ne parle lui-même. [...] Je conçois vos raisons mieux que vous ne pensez. Laissez-moi. J’ai besoin d’un peu de solitude. [...] J’ai, comme Bajazet, mon chagrin et mes soins, Et je veux un moment y penser sans témoins. 204 Dans le monologue qui s’enchaîne, Roxane récapitule l’entrevue avec Bajazet et Atalide : « N’ai-je pas même entre eux surpris quelque regard ? / Bajazet interdit ! Atalide étonnée ! » 205 Il est évident que d’un côté, Roxane pense avoir jeté un regard scrutateur et autoritaire aux amants pris sur le fait ; mais de l’autre côté, comme nous le voyions chez Néron, ce sera Roxane elle-même qui souffrira le plus de son propre regard dans la mesure où il lui apporte un soupçon de lucidité tragique (« De mon aveugle amour seraient-ce là les fruits ? » 206 ). Il s’agit là pourtant d’une connaissance néfaste qui va de pair avec le pressentiment de sa faute : « Mes brigues, mes complots, ma trahison fatale,/ N’aurais-je tout tenté que pour une Rivale ? » 207 Il est vrai que Roxane s’ingéniera longtemps à se dissuader de prêter l’oreille à ses propres soupçons 208 ; elle s’est cependant chargée une fois pour toutes de culpabilité, imputable au fait qu’elle détruit un amour heureux, ce dont elle se doute sans vouloir l’admettre. Il sera néanmoins à démontrer qu’il existe un autre regard supérieur qui scelle plus péniblement sa faute, le regard physiquement absent mais d’autant plus psychologiquement omniprésent d’Amurat qui prédomine la pensée de son esclave, de même qu’Agrippine manipule subtilement Néron. Nous avons relevé que Roxane se définit par son aspiration à s’émanciper de sa propre position d’esclave soumise à l’ordre d’Amurat. Quand bien même la réussite de son projet de s’attacher Bajazet à travers la libre soumission de celui-ci cit., p. 594. Mais de même que l’aspiration à la reconnaissance charnelle que l’amour d’Estelle promettait ne pouvait satisfaire les besoins existentiels de Garcin, cette offre de Bajazet ne couvre pas non plus le vrai désir de Roxane, donc la libre soumission de l’être aimé. 204 Bajazet, op. cit., p. 595, nos italiques. 205 Bajazet, op. cit., p. 595. 206 Bajazet, op. cit., p. 596. 207 Bajazet, op. cit., p. 596. 208 Voir, par exemple, la continuation immédiate du même monologue : « Mais peut-être qu’aussi trop prompte à m’affliger,/ J’observe de trop près un chagrin passager./ [...] Non, non, rassurons-nous. Trop d’amour m’intimide./ Et pourquoi dans son cœur redouter Atalide ? », Bajazet, op. cit., p. 596. III. Les épreuves de force du sujet tragique 164 aurait signifié la révolte contre Amurat et, probablement, le début d’un nouvel ordre, Roxane ne peut venir à bout de ce projet en raison de l’impossibilité de toucher à la liberté de Bajazet. Suite à une des multiples confrontations avec Bajazet qu’elle n’arrive pas à faire plier, Roxane, par conséquent et par défi, confirme vouloir adhérer à l’ordre commandé par le Sultan, preuve de son « esclavage moral » 209 : Du Sultan Amurat je reconnais l’empire. Sortez. Que le Sérail soit désormais fermé, Et que tout rentre ici dans l’ordre accoutumé. 210 Qu’elle finisse par accepter pour de bon d’être déterminée (et partant, manipulée) par celui qui demeurera en fin de compte son maître, sa décision définitive de faire assassiner Bajazet en porte témoignage lorsqu’avec une ironie qui est censée exprimer sa supériorité, elle proclame à Atalide avoir reconnu sa vraie destination : Je me connais, Madame, et je me fais justice. Loin de vous séparer, je prétends aujourd’hui Par des nœuds éternels vous unir avec lui. Vous jouirez bientôt de son aimable vue. 211 Elle aura pourtant perdu sa chance parce que sa résolution subite advient trop tard et que sa convoitise secrète d’échapper à l’esclavage signifie sa faute fatale aux yeux d’Amurat qui l’avait soumise à une épreuve de portée tout à fait existentielle. C’est pourquoi l’image évoquée par Roland Barthes pour décrire cette situation de Roxane est si adaptée : il la compare à un matador surveillé par le regard caché d’Amurat : elle est elle-même sujet et objet d’une toute-puissance. Le Sérail est un peu comme une arène dont Roxane serait le matador : il faut qu’elle tue, mais sous les yeux d’un Juge invisible qui l’entoure et la regarde ; comme dans l’arène, où le taureau est condamné et où pourtant l’homme risque, il se joue dans le Sérail un jeu improvisé et pourtant fatal. 212 Par conséquent, ce qui se passe antérieurement à cet assujettissement final, donc l’ensemble des stratagèmes mis en œuvre par Roxane pour solliciter les faveurs de Bajazet, peut être résumé comme essai de renverser la situation en se servant du même moyen de pouvoir qu’Amurat sait utiliser contre elle, quoique à un niveau plus abstrait : le contrôle à travers la vue. Dès lors, Roxane ne se propose 209 Hubert, op. cit., p. 143. 210 Bajazet, op. cit., p. 578. 211 Bajazet, op. cit., p. 616. 212 Barthes, op. cit., p. 94. III. 3. Le regard regardé 165 pas seulement d’épier Bajazet 213 pour découvrir ce qu’en vérité elle espère ne pas être vrai - l’amour entre Bajazet et Atalide. Elle est de même convaincue que l’emprise (s’il en reste quelque peu) qu’elle a sur Bajazet pourrait être optimisée lors des scènes d’entrevues, c’est-à-dire à travers son regard. Cette attirance visuelle était née, à en croire Acomat, dès qu’il avait ‘séduit’ Roxane par l’évocation d’une image de Bajazet, image esquissée, bien entendu, en fonction de l’intrigue conçue par Acomat : J’entretins la Sultane ; Et cachant mon dessein, Lui montrait d’Amurat le retour incertain, Les murmures du Camp, la fortune des armes. Je plaignis Bajazet. Je lui vantais ses charmes, Qui par un soin jaloux dans l’ombre retenus, Si voisins de ces yeux, leur étaient inconnus. [...] La Sultane éperdue N’eut plus d’autres désirs que celui de sa vue. 214 Favorisée par le bruit de la mort d’Amurat, la scène suivante de la rencontre entre Roxane et Bajazet est relatée par Acomat de sorte qu’il est évident que la lutte des consciences qui marquera leur relation se fondera sur l’échange de regards : Roxane vit le Prince. Elle ne put lui taire L’ordre dont elle seule était dépositaire. Bajazet est aimable. Il vit que son salut Dépendait de lui plaire, et bientôt il lui plut. 215 Mais il ressort aussi de cette évaluation par un tiers que Bajazet saura se prévaloir de son propre regard contre Roxane, comme le démontrait déjà le basculement de la repartition des forces psychologiques. En outre, Roxane se serait trompée dans ses calculs quant à la force persuasive de ses yeux : Bajazet mettra au point que son entrevue avec Roxane (qu’Acomat, en tant que spectateur subreptice, avait à tort interprétée comme preuve de la réussite de son plan 216 ) avait provoqué en effet que Roxane eût mal jugé la force de ses regards : À peine ai-je parlé, que sans presque m’entendre, Ses pleurs précipités ont coupé mes discours. 213 Voir, par exemple, Bajazet, op. cit., p. 597 : « Ils ont beau se cacher. L’amour le plus discret/ Laisse par quelque marque échapper son secret./ Observons Bajazet. Étonnons Atalide./ Et couronnons l’Amant, ou perdons le Perfide. » 214 Bajazet, op. cit., p. 565, nos italiques. 215 Bajazet, op. cit., p. 565. 216 Cf. Bajazet, op. cit., p. 589: [à Atalide : ] « Moi-même résistant à mon impatience,/ Et respectant de loin leur secret entretien,/ J’ai longtemps immobile observé leur maintien./ Enfin avec des yeux qui découvraient son âme,/ L’une a tendu la main pour gage de sa flamme,/ L’autre avec des regards éloquents, pleins d’amour,/ L’a de ses feux, Madame, assurée à son tour. » Il est donc évident qu’Acomat évalue la scène en y projetant ses propres espoirs. III. Les épreuves de force du sujet tragique 166 Elle met dans ma main sa fortune, ses jours, [...] Dans ma confusion, que Roxane [...] Attribuait encore à l’excès de ma flamme, Je me trouvais barbare, injuste, criminel. 217 Cette description du tête-à-tête indique la mauvaise foi accrue de Roxane qui semble saisir la moindre occasion pour agir conformément à la fiction à laquelle elle se raccroche désespérément. Pour revenir à la chronologie des entrevues, l’on peut noter que Roxane hésite d’abord à couronner Bajazet immédiatement, comme l’avait prévu l’intrigue d’Acomat ; c’est de nouveau dans les yeux de Bajazet et en sa présence physique 218 que Roxane espère trouver la reconnaissance de son aimé : Je veux que devant moi sa bouche, et son visage, Me découvrent son cœur, sans me laisser d’ombrage, Que lui-même en secret amené en ces lieux, Sans être préparé se présente à mes yeux. 219 Ainsi escompte-t-elle se voir confirmer ce qu’Atalide lui avait suggéré comme faisant partie de sa feinte - feinte qui tout à coup se détourne contre les plans d’Atalide elle-même. 220 Mais même après que Roxane a lu le billet de Bajazet qui prouve qu’il aime la rivale de Roxane, celle-ci s’agrippe toujours à l’illusion de pouvoir convertir son objet aimé qu’elle convoquera de nouveau pour répéter l’ultimatum en tête à tête : selon Acomat, « [...] Malgré son désespoir/ Roxane l’aime encore [...] et le va voir. » 221 Entretemps, Roxane sait cependant mieux estimer combien il serait difficile pour elle de venir à bout de Bajazet en le confrontant des yeux. Elle s’interroge elle-même : Âme lâche, et trop digne enfin d’être déçue, Peux-tu souffrir encor qu’il paraisse à ta vue ? Crois-tu par tes discours le vaincre ou l’étonner ? Quand même il se rendrait, peux-tu lui pardonner ? 222 Si l’on s’imagine la scène de la rencontre d’après entre Roxane et Bajazet, le choix des mots que celle-là lance à Bajazet permet de penser qu’elle essaie de le menacer par son regard perçant et éventuellement meurtrier lorsqu’elle dit : « Les moments sont trop chers pour les perdre en paroles./ Mes soins vous sont con- 217 Bajazet, op. cit., p. 593. 218 Cf. Bajazet, op. cit., p. 568. « Je verrai Bajazet. Je ne puis dire rien,/ Sans savoir si son cœur s’accorde avec le mien./ [...] Je vais savoir s’il m’aime. » 219 Bajazet, op. cit., p. 571, nos italiques. 220 Cf. Bajazet, op. cit., pp. 571-572 : « Roxane se livrant tout entière à ma foi,/ Du cœur de Bajazet se reposait sur moi,/ [...] Le voyait par mes yeux, lui parlait par ma bouche ; / Et je croyais toucher au bienheureux moment,/ Où j’allais par ses mains couronner mon Amant./ Le Ciel s’est déclaré contre mon artifice. » 221 Bajazet, op. cit., p. 609, nos italiques. 222 Bajazet, op. cit., p. 611, nos italiques. III. 3. Le regard regardé 167 nus. [...] » 223 . Sa brusque condamnation irrémédiable de Bajazet étant comprise dans la prononciation d’un court « Sortez » 224 , la récapitulation de cette même scène par la bouche de Roxane signale encore une fois que toutes les épreuves de force se passent à travers la vue, et que partant, la lutte psychologique est finie : « Pour la dernière fois, Perfide, tu m’as vue,/ Et tu vas rencontrer la peine qui t’est due. » 225 Tandis que Roxane réagit au regard surplombant d’Amurat, son juge absent, en exerçant à son tour, mais sans succès, un regard autoritaire contre Bajazet, Néron tâche non seulement de parer le regard maternel à travers la désobéissance, ce qui revient à dire, en torturant des tiers personnages (Junie et Britannicus) par sa supervision étouffante. Contrairement à Roxane, il a de plus l’occasion de détourner le regard d’Agrippine en la confrontant de seul à seul, ou bien en lui refusant délibérément des tête-à-tête. Bien que, comme nous l’élaborions antérieurement, l’épreuve des forces entre Néron et Junie ait pareillement lieu à travers le regard et cadre avec les régularités sartriennes inhérentes à la constellation malléable de maître/ esclave, le véritable rival de l’empereur n’est ni la raison alléguée qui lui fait torturer Junie (donc le personnage de Britannicus), ni sa captive elle-même qui lui fait prendre conscience de son manque d’essence. Par contre, la source profonde de la crise identitaire de Néron ne fait que se découvrir à travers le rapt de Junie et réside seulement corollairement dans son amour unilatéral 226 , puisque son projet amoureux communique un désir encore plus ardent et existentiel, celui de s’émanciper de la relation à Agrippine. Celle-ci représente la relation fondamentale de la pièce, comme nous l’avons indiqué lors de la discussion du ‘schéma sartrien’ selon Barthes 227 . Comme le combat psychologique entre fils et mère a de même principalement lieu à travers la vue, il est bien logique que l’acte transgressif de la part de Néron, l’enlèvement de Junie contre la volonté d’Agrippine, soit fondé sur un geste visuel, comme le remarque Leplatre : « Ce coup d’État, ce rapt, avant que ne se lève le rideau, après-coup, est 223 Bajazet, op. cit., p. 611. 224 Bajazet, op. cit., p. 614. 225 Bajazet, op. cit., p. 615, nos italiques. 226 Cf. les questions rhétoriques d’Agrippine thématisant le rapt de Junie: « Que veut-il ? Est-ce haine, est-ce amour qui l’inspire ? / Cherche-t-il seulement le plaisir de leur nuire ? / Ou plutôt n’est-ce point que sa malignité/ Punit sur eux l’appui que je leur ai prêté ? », Britannicus, op. cit., pp. 378-379. 227 Il est vrai que Barthes concède, sous forme d’une note en bas de page, que dans le cas du rapport Néron/ Agrippine, « [...] la relation est plus diffuse, [mais] n’en reste pas moins capitale » (Barthes, op. cit., p. 29, n. 1). Étant donné que Barthes, dans son analyse de la pièce, caractérisera cette relation comme « rapport d’envoûtement » (ibid., p. 84), fondé sur l’attirance physique exercée par le corps maternel, il n’est pas loin d’y voir une relation non pas œdipienne, mais du moins quasi-amoureuse, ce qui rapprocherait le couple Néron/ Agrippine davantage de la formule de la relation fondamentale barthienne. Voir aussi sur ce point l’analyse de Biermann qui va dans le même sens en observant qu’en analogie avec l’image que l’amant racinien, infatué de soi, se fait de l’aimé involontaire, Néron devient l’ « ingrat » coupable aux yeux d’Agrippine, cf. Biermann, op. cit., p. 118. III. Les épreuves de force du sujet tragique 168 le moyen et la métaphore de la soustraction au regard maternel et de son remplacement à l’endroit de l’œil du pouvoir par son propre regard. » 228 Il ressortira néanmoins de notre analyse des échanges réels et symboliques de leurs regards que, malgré les derniers regards déterminés de Néron 229 , Agrippine finit par prendre l’avantage ‘moral’ sur son fils se révoltant - bien que sa propre recherche du pouvoir ne soit pas le moins du monde altruiste ou moralement justifiable 230 . Le destin autodestructeur de Néron, tout en étant confirmé par l’Histoire, est anticipé par sa mère : « Il se ferait justice./ [...] Voyons quel changement produiront ses remords » 231 . C’est aussi dans la malédiction prévoyante d’Agrippine que le sort de Néron est déjà impliqué : Je prévois que tes coups viendront jusqu’à ta Mère. Tu te fatigueras d’entendre tes forfaits. Tu voudras t’affranchir du joug de mes bienfaits. Mais je veux que ma mort te soit même inutile. Ne crois pas qu’en mourant je te laisse tranquille. [...] Tes remords te suivront comme autant de furies. [...] Mais j’espère qu’enfin le Ciel las de tes crimes Ajoutera ta perte à tant d’autres victimes, Qu’après t’être couvert de leur sang et du mien, Tu te verras forcé de répandre le tien [...] Voilà ce que mon cœur se présage de toi. Adieu, tu peux sortir. 232 Agrippine se montre du coup assez perspicace en ce qui concerne les complexes de son fils. En lui faisant prendre compte de l’emprise qu’elle a sur ses pensées, Agrippine devance le prétendu triomphe de Néron : cette lutte des consciences a pris une forme si existentielle que la première pensée d’Agrippine envisageant sa mort probable porte sur la façon dont même cette mort pourrait lui servir comme coup contre son fils. De nouveau, comme nous le constations chez les amants raciniens, cette idée de s’emparer à tout prix de la conscience de l’autre vaut plus que le fait de sa propre survivance. 228 Leplatre, art. cit., p. 81. 229 Cf. la réaction d’Agrippine: « Burrhus avez-vous vu quels regards furieux/ Néron en me quittant m’a laissés pour Adieux. », Britannicus, op. cit., p. 436. 230 Néron lui reproche d’avoir toujours poursuivi avec sang-froid ses propres intérêts : « Vous n’aviez sous mon nom travaillé que pour vous. », Britannicus, op. cit., p. 419. Agrippine ne cède donc en rien à Néron pour ce qui est de sa volonté de contrôler les autres et de les faire rester objets en restreignant leur liberté. 231 Britannicus, op. cit., p. 438. 232 Britannicus, op. cit., pp. 435-436. Ces derniers mots préfigurent le « Sortez » final proféré par Roxane face à Bajazet (voir en haut), et marquent ici de même la fin de la guerre des consciences dont Agrippine ressort vainqueur. Les yeux de Néron auront perdu toute leur agressivité et ne pourront plus nuire à sa mère : « Il [Néron] marche sans dessein, ses yeux mal assurés/ N’osent lever au Ciel leurs regards égarés. », ibid., p. 438. III. 3. Le regard regardé 169 Il est hors de doute que Néron doit sa position politique et autoritaire à Agrippine qui avait écarté Britannicus, l’héritier légitime, du trône. 233 Par conséquent, elle exige de la reconnaissance de la part de Néron 234 , reconnaissance qui, au passé, s’était manifestée dans l’influence politique que Néron concédait à Agrippine pour satisfaire l’amour-propre et l’aspiration à la puissance de cette dernière. Barthes fait allusion à cet amour-propre comme moteur du conflit en métaphorisant la fonction que Néron remplit pour sa mère comme suit : « Néron n’est qu’un miroir, il renvoie (par exemple il reverse sur sa Mère le pouvoir qu’il a reçu d’elle) » 235 . Agrippine voit clair en considérant son autorité et son influence anciennes en danger à cause de la « [...] feinte bonté se tournant en fureur » 236 , somme toute l’impatience de se révolter dont fait montre Néron « devenu ravisseur » 237 . Cette impatience est indicatrice du dogmatisme racinien selon Barthes 238 : « La forme sublimée du lien étant la reconnaissance, Néron se fait avant tout ingrat ; il décide qu’il ne doit rien à sa mère » 239 . Du coup, celle-ci risque de perdre sa position d’instance contrôleuse, sa présence absente 240 en tant que regard symbolique et redouté : Non non, le temps n’est plus que Néron jeune encore Me renvoyait les vœux d’une Cour, qui l’adore, Lorsqu’il se reposait sur moi de tout l’État, 233 Dans son étude La tragédie du sang d’Auguste. Politique et intertextualité dans Britannicus. Tubingen: Narr (Biblio 17, 119), 1999, Volker Schröder démontre que le droit du sang, attribué à Britannicus, doit être relativisé faute d’une parenté directe avec Auguste, cf. ibid., p. 96. Bien que Néron soit arrivé au trône à l’aide d’intrigues meurtrières, sa position suite à l’adoption par Claude ne fut pas moins légitimée que celle de Britannicus. Ce qui importe à nos analyses, l’apport crucial d’Agrippine par rapport au pouvoir de Néron, reste pourtant incontestable. 234 Agrippine confesse à Albine ses craintes face aux aspirations émancipatrices de Néron : « L’impatient Néron cesse de se contraindre,/ [...] Britannicus le gêne, Albine, et chaque jour/ Je sens que je deviens importune à mon tour. » Albine : « Quoi ? vous à qui Néron doit le jour qu’il respire ? / Qui l’avez appelé de si loin à l’Empire ? / Vous qui déshéritant le fils de Claudius/ Avez nommé César l’heureux Domitius ? / Tout lui parle, Madame, en faveur d’Agrippine./ Il vous doit son amour. » Agrippine : « Il me le doit, Albine./ Tout, s’il est généreux, lui prescrit cette loi./ Mais tout, s’il est ingrat, lui parle contre moi. », Britannicus, op. cit., pp. 377-378. 235 Barthes, op. cit., p. 84. 236 Britannicus, op. cit., p. 378. 237 Britannicus, op. cit., p. 383. 238 Cf. Barthes, op. cit., p. 85 : « [...] le dogmatisme (le refus d’hériter), que Racine nomme l’impatience, [...] est le refus absolu opposé par un organisme à ce qui le contient excessivement. Paralysie physique et obligation morale sont emportées dans la même décharge. » 239 Barthes, op. cit., p. 85. 240 Sur ce point cf. aussi Leplatre, art. cit., p. 80 : « Agrippine contrôlait l’État sans être vue : elle était l’énergie de l’image du pouvoir incarné en Néron tandis que Néron conférait au désir de pouvoir d’Agrippine sa légitimité institutionnelle. » III. Les épreuves de force du sujet tragique 170 Que mon ordre au Palais assemblait le Sénat, Et que derrière un voile, invisible et présente J’étais de ce grand Corps l’Âme toute-puissante. 241 Aux dires d’Agrippine, son but doit être de supporter Britannicus (en encourageant son mariage avec Junie) et de ne pas laisser de champ au développement de la relation entre Néron et la famille de celui-là, pour éviter que l’impacte de son fils ne croisse démesurément 242 , ce qui porterait atteinte au pouvoir d’Agrippine elle-même : Il faut qu’entre eux et lui je tienne la balance, Afin que quelque jour par une même loi Britannicus la tienne entre mon fils et moi. 243 Ayant déduit qu’à travers l’enlèvement de Junie, « [...] Néron veut faire voir/ Qu’Agrippine promet par-delà son pouvoir » 244 en se croyant capable de maîtriser les affaires nuptiales de la cour, Agrippine reprend cette même image de la balance afin d’annoncer que la relation des forces se transformera, tôt ou tard, en sa propre faveur : [...] Toutefois j’ose encor lui dire [...] qu’en me réduisant à la nécessité D’éprouver contre lui ma faible autorité, Il expose la sienne, et que dans la balance Mon nom peut-être aura plus de poids qu’il ne pense. 245 Quoiqu’Agrippine soit elle aussi dominée par des intérêts égoїstes, sa clairvoyance prouve qu’elle sait mieux estimer et analyser les retentissements psychologiques de ses actions que ne le fait son adversaire. Les étapes de l’évolution de la relation entre Néron et sa mère laissent entrevoir qu’il s’agit à nouveau d’une épreuve de force entre bourreau et victime, sans que la répartition des rôles ne soit tout à fait constante ni nette. De plus, la façon dont les adversaires se réfèrent aux coups de l’autre met en évidence que le champ de bataille où a lieu la lutte des consciences est jalonné par l’échange des regards. Il découle du récit fait par Agrippine du jour de l’accès de Néron au trône que le regard méprisant de l’empereur s’épanouit conformément à ce qui, selon la théorie sartrienne, serait considéré comme regard aliénant qui veut réduire l’autre en objet pour lui retirer sa liberté (voir en haut), tout en modifiant l’être de la personne regardée malgré elle - voici les paroles correspondantes d’Agrippine : [...] Néron d’aussi loin qu’il me vit, Laissa sur son visage éclater son dépit. 241 Britannicus, op. cit., p. 380. 242 Cf. Britannicus, op. cit., p. 379 : « Néron m’échappera si ce frein ne l’arrête. » 243 Britannicus, op. cit., p. 379. 244 Britannicus, op. cit., p. 384. 245 Britannicus, op. cit., p. 384. III. 3. Le regard regardé 171 Mon cœur même en conçut un malheureux augure. L’Ingrat d’un faux respect colorant son injure, Se leva par avance, et courant m’embrasser Il m’écarta du Trône où je m’allais placer. Depuis ce coup fatal, le pouvoir d’Agrippine Vers sa chute, à grands pas, chaque jour s’achemine. 246 L’idée que le regard racinien ait « valeur d’étreinte et de blessure » 247 est particulièrement virulente ici et semble même insinuer la mort symbolique d’Agrippine, d’autant plus qu’un geste analogue de la part de Néron sera l’embrassement mortel de Britannicus, dirigé en vrai contre Agrippine. Néron, une fois de plus prêt à jouer Dieu, révèle son plan sans dissimuler ses motifs profonds : J’embrasse mon Rival, mais c’est pour l’étouffer. [...] C’en est trop. Il faut que sa ruine Me délivre à jamais des fureurs d’Agrippine. 248 Que ces fureurs attaquent Néron le plus notablement à travers le regard, son angoisse paniquée de se voir, de par la simple présence physique de sa mère, confronté de seul à seul à celle-ci, permet de le penser. Mais ce jeu de cachecache incite Agrippine encore plus à le forcer à lui faire face (comme Roxane pense pouvoir rendre docile Bajazet en l’interrogeant des yeux) : « César ne me voit plus [...] sans témoins./ [...] Mais je le poursuivrai d’autant plus qu’il m’évite. » 249 Les yeux réprobateurs d’Agrippine sont capables de donner des ordres et rappellent à Néron son devoir. Ceci se fait très bien voir lorsque Narcisse reproche à Néron son hésitation à satisfaire ses désirs en épousant Junie : « Vous seul jusques ici contraire à vos désirs/ N’osez par un divorce assurer vos plaisirs. » 250 La justification de Néron prouve qu’à ses yeux, l’autorité qu’Agrippine continue à user contre lui, est d’office associée au regard maternel ; Néron réplique : Et ne connais-tu pas l’implacable Agrippine ? Mon amour inquiet déjà se l’imagine, Qui m’amène Octavie, et d’un œil enflammé Atteste les saints droits d’un nœud qu’elle a formé [...]. 251 L’expression la plus concise pour rendre compte de la fixation sur les yeux de sa mère peut être attribuée à Néron lui-même qui avoue son dilemme à travers l’antithèse déjà consignée : 246 Britannicus, op. cit., p. 380. 247 Starobinski, op. cit., p. 76. 248 Britannicus, op. cit., p. 421. Voir aussi ibid.., p. 431, pour un autre exemple de l’étreinte trompeuse de Néron : [Agrippine à Junie : ] « Ah si vous aviez vu par combien de caresses/ Il m’a renouvelé la foi de ses promesses ! / Par quels embrassements il vient de m’arrêter ! / Ses bras dans nos Adieux ne pouvaient me quitter. […] ». 249 Britannicus, op. cit., pp. 380-381. 250 Britannicus, op. cit., p. 392. 251 Britannicus, op. cit., p. 392, nos italiques. III. Les épreuves de force du sujet tragique 172 Éloigné de ses yeux j’ordonne, je menace, [...] Je m’excite contre elle et tâche à la braver. [...] Sitôt que mon malheur me ramène à sa vue, Soit que je n’ose encor démentir le pouvoir De ces yeux, où j’ai lu si longtemps mon devoir, Soit qu’à tant de bienfaits ma mémoire fidèle, Lui soumette en secret tout ce que je tiens d’elle ; [...] Et c’est pour m’affranchir de cette dépendance Que je la fuis partout, que même je l’offense, Et que de temps en temps j’irrite ses ennuis Afin qu’elle m’évite autant que je la fuis. 252 Puisque c’est surtout son devoir de reconnaissance que les yeux d’Agrippine renvoient à Néron, celui-ci n’est pas à même de refouler le fait qu’il doive son existence à un autre - ce qui explique, nous l’avons élucidé à l’aide de l’anthropologie sartrienne, son obsession de se faire justifier par un tiers, Junie, par rapport à qui il prétend se poser comme raison d’être. Il n’en reste pour autant pas moins que le pouvoir d’Agrippine dépend pareillement de celui de son fils, de sorte qu’une interdépendance incontournable s’engage, comme Burrhus le fait comprendre à Agrippine : Il est votre Empereur. Vous êtes comme nous Sujette à ce pouvoir qu’il a reçu de vous. Selon qu’il vous menace, ou bien qu’il vous caresse, La Cour autour de vous ou s’écarte, ou s’empresse. C’est son appui qu’on cherche, en cherchant votre appui. 253 Afin de faire pression sur Néron et de l’« assiég[er] [...] de toutes parts » 254 en lui confessant ses propres crimes passés, Agrippine conçoit de le voir de seul à seul (« Ah lui-même à mes yeux puisse-t-il se montrer ! » 255 ; « Qu’on me laisse avec lui. » 256 ). Au cours de la longue scène du « sincère aveu » 257 d’Agrippine qui dévoile à Néron le secret de son intrigue débouchant sur son avènement illégitime au trône, Agrippine expose sa faiblesse en avouant qu’elle ne fut ni tellement blessée par le rapt de Junie ni par un possible divorce consécutif d’Octavie - la vraie raison de son malheur consiste en le manque de respect, respect qu’elle attendrait de son fils : « Vous avez affecté de ne me plus connaître. » 258 Sans cette reconnaissance, Agrippine n’est pas capable de soutenir l’image qu’elle s’est faite d’elle-même, le regard dédaignant de Néron l’ayant réduite à un objet : « Vous 252 Britannicus, op. cit., pp. 392-393, nos italiques. 253 Britannicus, op. cit., p. 416. 254 Britannicus, op. cit., p. 408. 255 Britannicus, op. cit., p. 406. 256 Britannicus, op. cit., p. 416. 257 Britannicus, op. cit., p. 418. 258 Britannicus, op. cit., p. 418. III. 3. Le regard regardé 173 attentez enfin jusqu’à ma liberté » 259 . Elle se réfère ici à sa liberté extérieure qu’elle abandonnerait volontiers au cas où seulement elle garderait son emprise sur Néron en se voyant concéder le droit de le voir à son gré pour assurer son influence : A GRIPPINE : Avec ma liberté, que vous m’avez ravie, Si vous le souhaitez prenez encor ma vie ; [...] N ERON : Hé bien donc, prononcez, que voulez-vous qu’on fasse ? [...] A GRIPPINE : Que vous me permettiez de vous voir à toute heure, Que ce même Burrhus, qui nous vient écouter, À votre porte enfin n’ose plus m’arrêter. 260 Par conséquent, Agrippine met au même rang sa mort (d’abord symbolique) et la perte de son emprise sur Néron, ce genre de contrôle autoritaire étant associé, à ses yeux, à la maintenance du contact visuel. Agrippine sait apprécier l’influence qu’en revanche Junie aurait sur Néron, puisqu’à l’opposé d’Octavie demeurée impuissante, Junie - si peu sincère l’amour que Néron lui porte soit-il - fascine tellement Néron, déjà par la pure force de ses yeux, qu’il se définit en fonction de cet amour, et qu’il est prêt à y sacrifier toutes les relations interpersonnelles qui auparavant déterminaient son existence. Du coup, son choix de Junie au détriment d’Agrippine compterait parmi les dispositions prises pour fixer sa mère en objet, assortie malgré elle, pour parler avec Sartre, de qualifications nouvelles (voir en haut), qui lui retirent sa raison d’être et la transforment en néant existentiel 261 . Agrippine avait prévu clairement ce que serait son nouveau rôle : [...] C’est à moi qu’on donne une Rivale. Bientôt si je ne romps ce funeste lien, Ma place est occupée, et je ne suis plus rien. Jusqu’ici d’un vain titre Octavie honorée Inutile à la Cour, en était ignorée. Les grâces, les honneurs par moi seule versés M’attiraient des mortels les vœux intéressés. Une autre de César a surpris la tendresse, Elle aura le pouvoir d’Épouse et de Maîtresse, 259 Britannicus, op. cit., p. 418. 260 Britannicus, op. cit., p. 420, nos italiques. 261 Même Britannicus ne se laisse pas abuser par l’intrigue conçue par Agrippine qui espère pouvoir maintenir sa position et son influence auprès de Néron en écartant Junie à travers le mariage entre celle-ci et Britannicus, mariage qu’Agrippine ne supporterait que par amour-propre. Britannicus répond à Junie qui ne croit pas aux plans de réconciliation proférés soudainement par Néron : « Cet ouvrage, Madame, est un coup d’Agrippine./ Elle a cru que ma perte entraînait sa ruine./ Grâce aux préventions de son esprit jaloux,/ Nos plus grands ennemis ont combattu pour nous. », Britannicus, op. cit., p. 428. III. Les épreuves de force du sujet tragique 174 Le fruit de tant de soins, la pompe des Césars, Tout deviendra le prix d’un seul de ses regards. 262 C’est pour garder bien en main son fils qu’elle a forcé l’entrevue avec Néron, ce dont attestera le dialogue entre Néron et Narcisse provoquant le revirement de l’empereur qui, grâce à l’argumentation de Burrhus s’était décidé, temporairement, à renoncer à l’empoisonnement de Britannicus : « Oui, Narcisse, on nous réconcilie./ [...] On répond de son cœur, et je vaincrai le mien. » 263 En outre, la ruse psychologique mise en œuvre par Narcisse pour retourner l’opinion de Néron révèle combien le désir de braver l’autorité maternelle pèse sur les pensées et actions de ce dernier : N ERON : [...] Quoi qu’il en soit, Narcisse, Je ne le [Britannicus] compte plus parmi mes ennemis. N ARCISSE : Agrippine, Seigneur, se l’était bien promis. Elle a repris sur vous son souverain Empire. N ERON : Quoi donc ? Qu’a-t-elle dit ? Et que voulez-vous dire ? N ARCISSE : Elle s’en est vantée assez publiquement. N ERON : De quoi ? N ARCISSE : Qu’elle n’avait qu’à vous voir un moment : Qu’à tout ce grand éclat, à ce courroux funeste On verrait succéder un silence modeste, Que vous-même à la Paix souscririez le premier, Heureux que sa bonté daignât tout oublier. 264 Nous verrons, dans la sous-partie suivante, que la goutte d’eau qui fait déborder le vase, c’est-à-dire l’argument de Narcisse qui provoque que Néron reprenne son plan meurtrier, relève du transfert hypothétique du regard maternel à la collectivité du peuple romain. Le stratagème persuasif de Narcisse vise l’image de soi que, comme le postulera la théorie sartrienne, Néron sait sujette au jugement d’autrui généralisé en ‘on’, la foule inattaquable des autres étant, quant à son jugement, tant intangible qu’inexorable. Regardons d’abord une structure sartrienne qui, d’un point de vue dramaturgique et psychologique, ressemble beaucoup à cette relation entre Agrippine et Néron, relation que la mère fait baser sur l’exploitation de la mauvaise conscience de son fils. Compte tenu des intrigues multiples et perfides qui marquent l’histoire politique et privée d’Agrippine, celle-ci expose en détail une grande partie de ses crimes et des événements inconnus à Néron (IV, 2), sans le laisser dans le vague en ce qui concerne son implication dans la mort mystérieuse de Claude, mort qu’il fallait seconder à tout prix aux yeux d’Agrippine puisque 262 Britannicus, op. cit., p. 406. 263 Britannicus, op. cit., pp. 424-425. 264 Britannicus, op. cit., p. 425, nos italiques. III. 3. Le regard regardé 175 Claude « [...] connut son erreur » 265 . Celle-ci consiste à avoir adopté, sur les instances d’Agrippine, Néron pour le faire son successeur au désavantage de son fils Britannicus, l’héritier légitime. Agrippine insinue à Néron ce qui s’était passé jadis grâce à son intercession : [...] Occupé de sa crainte Il [Claude] laissa pour son Fils échapper quelque plainte, Et voulut, mais trop tard, assembler ses Amis. Ses Gardes, son Palais, son lit m’étaient soumis. Je lui laissai sans fruit consumer sa tendresse, De ses derniers soupirs je me rendis maîtresse, Mes soins, en apparence épargnant ses douleurs, De son Fils, en mourant, lui cachèrent les pleurs. Il mourut. Mille bruits en courent à ma honte. 266 Du coup, ce n’est pas seulement Néron qui est hanté par la mauvaise conscience incarnée en la personne de sa mère ; à en juger par ses confessions face à Néron, Agrippine elle-même souffre d’un certain remords, associé, on est amené à le croire, au souvenir de Claude. Pour remettre cette structure de honte dédoublée dans le cadre de la théorie sartrienne, on pourrait dire que c’est le regard absolu de sa mère qui affecte dans son essence Néron, tandis que Claude, de par son regard symbolique représentant le jugement de la victime qui au moment de sa mort fixe irrémédiablement l’identité de son bourreau, déclenche le trouble identitaire d’Agrippine en lui conscientisant sa faute. Une constellation apparentée se retrouve d’ailleurs dans Andromaque, dans la mesure où le regard transcendant d’Hector pèse sur son bourreau, Pyrrhus - quand bien même ce fut Achille, père de Pyrrhus, qui avait physiquement anéanti Hector, Pyrrhus est disposé d’en prendre la place idéelle comme mari d’Andromaque. Pyrrhus s’efforce en vain d’égaler Hector en se projetant dans une identité qui soit aussi authentique et justifiable que celle de sa victime, transformée en fin de compte en vainqueur moral. La situation résultant de l’usurpation du trône dans Les Mouches se rapproche beaucoup de celle retracée dans Britannicus, étant donné que le regard de la victime principale, Agamemnon, dont la mort lointaine provoque les événements montrés sur scène, hante son bourreau Égisthe 267 , qui à son tour s’ingénie à 265 Britannicus, op. cit., p. 417. 266 Britannicus, op. cit., pp. 417-418. 267 Voir à nouveau la conversation dans le palais royal entre Clytemnestre et Égisthe qui s’avère de plus en plus incapable de maîtriser rationnellement ses accès de mauvaise conscience. Égisthe : « N’as tu pas honte sous ses yeux ? » Clytemnestre : « Sous ses yeux ? Qui donc nous voit ? » Égisthe : « Eh bien ? Le roi. [...] tu vois comme je suis las ? [...] », Les Mouches, op. cit., p. 45. Ironiquement, ce sont en vérité Oreste et Électre cachés derrière le trône qui regardent le couple et remarquent la faiblesse d’Égisthe. On est du reste porté à croire qu’Oreste et Électre prennent à un certain degré le relais de leur père tué, incarné en la statue au palais, pour venger les assassins de celui-ci, voir la conversation des deux soldats : Deuxième soldat : « Je te dis qu’il y a quelque chose : le III. Les épreuves de force du sujet tragique 176 garder sous sa dépendance les Arguiens en exploitant leur mauvaise conscience collective. À cette fin, il s’arroge le regard réprobateur, non seulement de Jupiter, mais aussi de la communauté des morts (fiction issue de son imagination) pour imposer un règne fondé sur la terreur, faisant écho à la tyrannie néronienne, dans la mesure où Néron se défoule en prétendant rendre Junie coupable envers Britannicus. Tout en souffrant le regard autoritaire et inévitable de Jupiter, Égisthe profite de la lâcheté des Arguiens, originaire de leur sentiment de complicité par rapport au crime toléré, et tributaire du refoulement de leur liberté, pour satisfaire son désir d’apothéose en mettant en scène les spectacles rituels de la prétendue apparition des morts : « Sentez-vous peser sur vos visages et sur vos mains les regards de ces millions d’yeux fixes et sans espoir ? Ils nous voient, ils nous voient, nous sommes nus devant l’assemblée des morts. [...] il vous brûle, ce regard invisible et pur, plus inaltérable qu’un souvenir de regard. » 268 Mais comme Roxane était réduite à essayer de vaincre ses sentiments d’insuffisance en s’efforçant de faire subir à Bajazet le même regard surveillant qui l’étouffe elle-même sous le couvert de l’emprise autoritaire d’Amurat, Égisthe ne fait que transférer sa honte associée - dans sa perspective subjective - au regard inexorable d’Agamemnon, à ceux qui lui sont sujets politiquement. Cette tentative de déplacer la culpabilité est quand même condamnée à l’échec, vu qu’Égisthe n’arrive pas à venir à bout de sa lâcheté pour combler l’insuffisance identitaire qui le ronge et le transforme en néant existentiel respectivement mort-vivant, bien qu’à l’extérieur il semble toujours maintenir son image qui effraie les citoyens ; en témoigne son invocation de Jupiter : Je vais, je viens, je sais crier d’une voix forte, je promène partout ma grande apparence terrible, et ceux qui m’aperçoivent se sentent coupables jusqu’aux moelles. Mais je suis une coque vide : une bête m’a mangé le dedans sans que je m’en aperçoive. À présent je regarde en moi-même, et je vois que je suis plus mort qu’Agamemnon. 269 La mauvaise foi d’Égisthe est imputable à son incapacité fatale, lors du meurtre d’Agamemnon, d’assumer la responsabilité de cet acte futile et injuste ; c’était donc son remords corollaire qui le rendait dépendant de Jupiter. Celui-ci ne cesse désormais de lui rappeler ce pacte involontaire : J UPITER : Tes yeux lancent des éclairs, tu serres les poings et tu jettes ton refus à la face de Jupiter. Mais cependant, petite tête, petit cheval, mauvais petit cheval, il y a beau temps que ton cœur m’a dit oui. Allons, tu obéiras. [...] Ton crime me servait. É GISTHE : Il vous servait ? Je l’expie depuis quinze ans et il vous servait ? Malheur ! plancher craque. » [...] Premier soldat : « Tu vois bien qu’il n’y a personne. C’est Agamemnon, que je te dis, sacré Agamemnon ! [...] et il nous regarde : il n’a rien à faire de son temps, qu’à nous regarder. », ibid., p. 43. 268 Les Mouches, op. cit., p. 28. 269 Les Mouches, op. cit., p. 45. III. 3. Le regard regardé 177 J UPITER : [...] C’est parce que tu l’expies qu’il me sert ; j’aime les crimes qui paient. J’ai aimé le tien parce que c’était un meurtre aveugle et sourd [...]. Pas un instant tu ne m’as bravé : tu as frappé dans les transports de la rage et de la peur ; et puis [...] tu as considéré ton acte avec horreur et tu n’as pas voulu le reconnaître. Quel profit j’en ai tiré cependant ! pour un homme mort, vingt mille autres plongés dans la repentance, voilà le bilan. [...] 270 Jupiter sait donc instrumentaliser Égisthe pour répandre plus facilement le mécanisme culpabilisant sur terre. Il n’hésite pour autant pas à dévoiler le secret de son pouvoir à Égisthe, sachant qu’il a bien en main ce dernier puisqu’il en connaît la mauvaise foi : Tu me hais, mais nous sommes parents ; je t’ai fait à mon image : un roi, c’est un dieu sur la terre, noble et sinistre comme un dieu. [...] Regarde-moi. [...] Nous faisons tous les deux régner l’ordre, toi, dans Argos, moi dans le monde ; et le même secret pèse lourdement dans nos cœurs. 271 Quand bien même Oreste se soustrait à l’emprise de Jupiter et d’Égisthe, c’est-àdire accomplit l’affranchissement de ce joug de la culpabilité en usant exemplairement de sa liberté d’homme, il reste parmi le nombre minime des personnages sartriens qui esquissent des solutions positives pour devancer les mécanismes de l’anthropologie négative. Lorsqu’Égisthe s’adresse à Jupiter pour lui demander de mettre hors de combat Électre et Oreste, Jupiter met au jour ce en quoi consiste le danger émanant d’Oreste : J UPITER : Oreste sait qu’il est libre. É GISTHE , vivement : Il sait qu’il est libre. Alors ce n’est pas assez que de le jeter dans les fers. Un homme libre dans une ville, c’est comme une brebis galeuse dans un troupeau. Il va contaminer tout mon royaume et ruiner mon œuvre. Dieu tout-puissant, qu’attends-tu pour le foudroyer ? [...] J UPITER : Quand une fois la liberté a explosé dans une âme d’homme, les dieux ne peuvent plus rien contre cet homme-là. Car c’est une affaire d’hommes, et c’est aux autres hommes - à eux seuls - qu’il appartient de le laisser courir ou de l’étrangler. 272 Déjà le destin d’Électre indique combien il est facile aux hommes de retomber dans le remords en n’acceptant pas la responsabilité de leurs actes. Au même titre qu’Égisthe avait après coup regretté le meurtre d’Agamemnon, Électre repousse sa complicité dans la vengeance qu’elle avait ardemment désirée. Par conséquent, elle sera consumée par le même remords (fixé, en l’occurrence, sur 270 Les Mouches, op. cit., pp. 47-48. 271 Les Mouches, op. cit., p. 48. 272 Les Mouches, op. cit., p. 50. III. Les épreuves de force du sujet tragique 178 le fantasme obsessionnel du regard poursuivant d’Égisthe 273 ) qui avait moralement tué Égisthe en le pourchassant en tant que regard d’Agamemnon. Tandis qu’Oreste se révolte avec succès contre l’ancien ordre, symbolisé par Égisthe 274 , Néron ne s’épanouit pas en brisant l’ordre établi - d’après les critères de Sartre, on pourrait avancer l’hypothèse que Néron échoue parce qu’il n’achève pas d’acte révoltant qui tienne compte de la liberté et du bien-être d’autrui collectif, qui soit donc nanti d’une portée tant individuelle qu’universelle. Son avenir sera par contre marqué, comme le prévoit sa mère, par « d’autres barbaries » et « un sang toujours nouveau » 275 . Néron, il est vrai, semble réaliser son projet en faisant disparaître non seulement Britannicus, mais aussi sa mère - ce qui n’est plus le sujet de la pièce racinienne, mais y est suggéré à travers la malédiction d’Agrippine (voir en haut). Cette réussite semble aussi être superficiellement attestée par le fait qu’il ait disputé Junie à Agrippine, sans pour autant pouvoir disposer lui-même de la conscience de son objet aimé, transformé en jouet dans l’épreuve de force entre mère et fils - de même que chez Sartre, Estelle est dégradée au rang de jouet censé établir le vainqueur dans la lutte des consciences entre Garcin et Inès. Vu que la description finale de l’état de Néron 276 implique son désarroi et sa folie, l’on peut conclure que son projet émancipateur a seulement en apparence mené à l’affranchissement de l’emprise maternelle. D’un point de vue identitaire, en revanche, Néron ne se définit que ex negativo par son essence toujours aliénée et soumise à sa conception dérangée et folle de soi. Raymond Picard constate à juste titre que le malheur de Néron « [...] est de triompher des obstacles, de renverser tout ce qui pouvait l’arrêter et l’empêcher d’être Néron. [...] Le tragique de Néron [...] serait bien plutôt d’être pleinement soi-même, de se réaliser trop bien en tant que Néron. » 277 Les parallèles concernant l’incapacité du sujet tragique à s’affranchir de sa situation, face aux regards culpabilisants d’autrui, se font jour à plusieurs niveaux dans Huis clos. L’interdépendance entre, d’une part, les sentiments de remords, et d’autre part, la fixation sur le regard d’autrui, se voit très clairement chez Garcin. Il y a d’abord les scènes remémorées respectivement imaginées qui évoquent les événements passés sur terre, vus avec les yeux des autres, notam- 273 Voir sa version délirante de la scène du meurtre, commis par Oreste : « Cent fois je l’ai vu [Égisthe] en songe, étendu à cette même place, une épée dans le cœur. Ses yeux étaient clos, il avait l’air de dormir. [...] Il n’a pas l’air de dormir, et ses yeux sont ouverts, il me regarde. [...] Ah ! je ne peux plus supporter ce regard ! », Les Mouches, op. cit., pp. 51-52. 274 Cf. Les Mouches, op. cit., p. 49 : Jupiter : « Tu aimes l’ordre, Égisthe. » Égisthe : « L’ordre. C’est vrai. C’est pour l’ordre que j’ai séduit Clytemnestre, pour l’ordre que j’ai tué mon roi ; je voulais que l’ordre règne et qu’il règne par moi. J’ai vécu sans désir, sans amour, sans espoir : j’ai fait de l’ordre. Ô terrible et divine passion ! ». 275 Britannicus, op. cit., p. 436. 276 Cf. Britannicus, op. cit., p. 438. 277 Introduction de Picard à Britannicus, dans Racine, Jean : Œuvres complètes I. Théâtre- Poésies. Présentation, notes et commentaires par Raymond Picard. Paris : Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1950, pp. 380-381. III. 3. Le regard regardé 179 ment ceux de sa femme, dont le regard muet, et pourtant plein de reproches implicites, représente ce que Sartre considère comme jugement moral susceptible de faire triompher la victime de son bourreau. Garcin n’ignore point que c’est par sa propre faute que sa femme puisse le ronger par cette « vocation du martyre » 278 et par « ses grands yeux de victime » 279 : « Je rentrais saoul comme un cochon, je sentais le vin et la femme. Elle m’avait attendu toute la nuit ; elle ne pleurait pas. Pas un mot de reproche, naturellement. Ses yeux, seulement. Ses grands yeux. [...] Je paierai, mais je ne regrette rien. » 280 Mais en analogie avec son plan futile de se faire aimer par Estelle (qui s’était avérée insuffisante pour juger Garcin conformément à l’image idéale et héroїque qu’il espère se voir confirmer par autrui), sa femme ne pouvait pas non plus satisfaire ce désir d’affirmation de soi puisqu’elle aussi « [l]’admirait trop » 281 , comme Garcin analyse cette relation avec lucidité. La personne qui lui importe vraiment est l’équivalent ‘terrestre’ d’Inès, c’est-à-dire celui qui ne se laisse pas tromper par la mauvaise foi de Garcin, donc Gomez, qui occupe le plus sensiblement la conscience de Garcin. Celui-ci constate : « Je suis ici parce que j’ai torturé ma femme. [...] La voilà ; dès que je parle d’elle, je la vois. C’est Gomez qui m’intéresse et c’est elle que je vois. Où est Gomez ? » 282 . Les remarques intercalées à l’improviste ayant trait aux paroles de Gomez dominent visiblement la pensée de Garcin qui semble vouloir contrôler les pensées de Gomez pour pouvoir se voir avec les yeux de celui-ci : [...] Gomez parlait, debout entre les tables, tous les copains du journal écoutaient. [...] Je voulais comprendre ce qu’ils disaient, c’était difficile : les événements de la terre passent si vite. Est-ce que vous ne pouviez pas vous taire ? À présent, c’est fini, il ne parle plus, ce qu’il pense de moi est rentré dans sa tête. 283 Garcin ne comprend pas encore qu’en tant que mort-vivant, il ne pourra plus se défendre contre le jugement inébranlable des vivants 284 , ce qui est attesté par l’intervention des deux autres absents distrayant Garcin de la sorte qu’il ne puisse plus entendre les paroles des hommes sur terre. La mauvaise foi soutenue par Garcin implique qu’il connaisse la vérité pour aussitôt se la nier en recherchant chez Estelle l’image plus favorable et fausse de soi. « Cette fois-ci, c’est de moi qu’il parle. [...] Il ne raconte rien. C’est un salaud, voilà tout. (Il prête l’oreille.) Un beau salaud. Bah ! » 285 : se doutant donc du jugement de Gomez, comme il découle de cette citation, Garcin espère toujours retarder la confirmation définitive de sa lâcheté, issue de la bouche de ses anciens collègues, en la détournant moyennant un jugement contraire d’Estelle : « (Il se 278 Huis clos, op. cit., p. 110. 279 Huis clos, op. cit., p. 100. 280 Huis clos, op. cit., p. 110. 281 Huis clos, op. cit., p. 110. 282 Huis clos, op. cit., pp. 109-110. 283 Huis clos, op. cit., p. 109. 284 Voir III. 4. pour les implications de la mort d’après Sartre. 285 Huis clos, op. cit., p. 120. III. Les épreuves de force du sujet tragique 180 rapproche d’Estelle.) Revenons à nous ? M’aimeras-tu ? » 286 . Que ce ne soit pas au fond de l’amour qu’il cherche, mais de la reconnaissance affirmative à travers le regard, se manifeste peu après : « (À Estelle : ) Viens là, toi. Regarde-moi. J’ai besoin que quelqu’un me regarde pendant qu’ils parlent de moi sur terre. » 287 III. 3. 2. Le regard normatif de la collectivité La métaphore du matador exposé aux regards des spectateurs n’est pas seulement appropriée à rendre compte, comme le démontre Roland Barthes, de la situation paradoxale de Roxane vis-à-vis de son arbitre, Amurat, dont le regard est en outre multiplié par les yeux guetteurs de la foule des captifs qui demeurent dans le sérail, personnifiés comme « tant de jaloux regards » 288 . Sartre s’était servi de la même métaphore pour décrire l’existence individuelle en général, en paraphrasant la condition d’homme comme étant « objet pour tous les autres hommes vivants, jeté dans l’arène sous des millions de regards et m’échappant à moi-même des millions de fois [...] » 289 . Cet ensemble de regards est représenté, dans les pièces raciniennes et sartriennes à analyser, par différents groupes dont les regards-jugements transfèrent à la sphère publique ce que le regard (concret ou symbolique) d’autrui-miroir individuel et singulier signifie pour le sujet tragique. Dans Huis clos, cette analogie, exprimée d’une manière quintessenciée par Inès (« [...] à moi seule je suis une foule, la foule [...] » 290 ), est insinuée sur deux plans. Premièrement, la conception naїve du miroir, préconisée par Estelle, indique l’importance tout à fait existentielle de la perspective des autres par rapport à l’image de soi, bien que selon Estelle, cela ne vaille que pour l’apparence extérieure : E STELLE : [...] Si vous me laissez toute seule, procurez-moi au moins une glace. [...] Je me sens drôle. (Elle se tâte.) Ça ne vous fait pas cet effet-là, à vous : quand je ne me vois pas, j’ai beau me tâter, je me demande si j’existe pour de vrai. I NES : Vous avez de la chance. Moi, je me sens toujours de l’intérieur. E STELLE : Ah ! oui, de l’intérieur... Tout ce qui se passe dans les têtes est si vague, ça m’endort. [...] Il y a six grandes glaces dans ma chambre à coucher. Je les vois. Je les vois. Mais elles ne me voient pas. [...] Quand je parlais, je m’arrangeais pour qu’il y en ait une où je puisse me regarder. Je parlais, je me voyais parler. Je me voyais comme les gens me voyaient, ça me tenait éveillée. [...] Je ne peux pourtant pas rester sans glace toute l’éternité. 291 286 Huis clos, op. cit., p. 120. 287 Huis clos, op. cit., p. 121. 288 Bajazet, op. cit., p. 565. 289 Sartre, EN, p. 320. 290 Huis clos, op. cit., p. 127. 291 Huis clos, op. cit., pp. 105-106, nos italiques. III. 3. Le regard regardé 181 Deuxièmement, Garcin a compris rétrospectivement et trop tard, que le regardjugement d’autrui l’a marqué, à tout jamais, comme lâche - image qu’il aurait pu et dû changer tout seul, mais de son vivant : Selon Sartre, [...] tant que je vis, je peux échapper à ce que je suis pour l’autre en me faisant révéler, par mes fins librement posées, que je suis rien et que je me fais être ce que je suis ; tant que je vis, je peux démentir ce que l’autre découvre de moi en me pro-jetant déjà vers d’autres fins et, en tout cas, en découvrant que ma dimension d’être-pour-moi est incommensurable avec ma dimension d’être-pour-l’autre. 292 Puisque Garcin a laissé échapper cette occasion, l’évocation de la réunion de ses anciens collègues lui fait constater : Ils pensent : Garcin est un lâche. Mollement, faiblement. [...] Voilà ce qu’ils ont décidé, eux, mes copains. Dans six mois, ils diront : lâche comme Garcin. [...] Ils ne m’oublient pas, eux. Ils mourront, mais d’autres viendront, qui prendront la consigne : je leur ai laissé ma vie entre les mains. 293 Conformément à l’hypothèse foncière de l’anthropologie sartrienne, à savoir que « [l]e conflit est le sens originel de l’être-pour-autrui » 294 , l’établissement définitif de l’image publique de chaque individu se présente sous forme de compétition des consciences : « Au moment de la mort [...] nous sommes sans défense devant les jugements d’autrui » 295 . La mort apparaît dès lors, prévu qu’il s’agisse d’une mort lâche comme chez Garcin, comme véritable défaite, vu qu’elle « [...] donne la victoire finale au point de vue de l’autre » 296 , et que « [...] mourir, c’est être condamné [...] à ne plus exister que par l’autre et à tenir de lui son sens et le sens même de sa victoire. » 297 Bien que dans Les Mouches, la situation semble, à première vue, être renversée, les Arguiens sont tellement enfoncés dans leurs identités prédéterminées par le repentir qu’ils apparaissent, à l’instar de Garcin, comme morts-vivants étant donné leur lâcheté et l’acceptation de leur complicité dans le meurtre passé. Du coup, ils dépendent complètement des regards scrutateurs et réprobateurs des morts qui n’existent que dans leur imagination prédominée par leur mauvaise conscience 298 , mais qui sont par contrecoup transformés en vivants et l’emportent sur les consciences des morts-vivants. Appréhendant leur liberté de 292 Sartre, EN, p. 588. 293 Huis clos, op. cit., p. 122. 294 Sartre, EN, p. 404. 295 Sartre, EN, p. 150. 296 Sartre, EN, p. 588. 297 Sartre, EN, pp. 588-589. 298 Voir la plainte des femmes: « Pitié. Nous sommes entourées de vos visages [...]. Nous avons beau faire, votre souvenir s’effiloche et glisse entre nos doigts ; chaque jour il pâlit un peu plus et nous sommes un peu plus coupables. Vous nous quittez [...]. Pourtant, si cela pouvait apaiser vos âmes irrités, sachez, ô nos chers disparus, que vous nous avez gâché la vie. », Les Mouches, op. cit., p. 29. III. Les épreuves de force du sujet tragique 182 briser « le cercle d’enfer dans lequel nous vivons » 299 , les Arguiens se conduisent face au morts invoqués par Égisthe comme identités manquées de sorte que « c’est encore librement qu’ils y restent. » 300 Le Grand Prêtre s’adresse à la communauté des morts pour maintenir la faute du peuple : [...] montez des entrailles du monde, ô morts cent fois morts, vous que chaque battement de nos cœurs fait mourir à neuf, c’est par la colère et l’amertume et l’esprit de vengeance que je vous invoque, venez assouvir votre haine sur les vivants ! [...] Voyez, les vivants sont là, les grasses proies vivantes ! Debout, fondez sur eux en tourbillon et rongez-les jusqu’aux os ! [...] 301 La métaphore macabre de la dévoration montre à quel point les consciences des Arguiens sont accaparées par le remords qui va de pair avec leur statut de victimes objectifiées. Désignés comme « grasses proies » qui devraient être rongées « jusqu’aux os », ces morts-vivants anticipent l’imagerie de la nudité culpabilisante, associée dans Huis clos au thème sartrien de la chute originelle face à l’existence d’autrui, comme nous venons de le signaler dans le contexte des remarques telle que cette réplique de Garcin : « nous sommes nus. Nus jusqu’aux os et je vous connais jusqu’au cœur. » 302 Quant aux pièces raciniennes choisies, l’impact du regard qu’on pourrait identifier comme jugement autoritaire porté par l’on est le plus frappant dans Andromaque et Britannicus où la collectivité est figurée par la Grèce respectivement Rome. Selon Barthes, [l]e monde racinien a en effet une fonction de jugement : il observe le héros et menace sans cesse de le censurer, en sorte que ce héros vit dans la panique du qu’en dira-t-on. [...] Le monde est pour eux [les héros raciniens] terreur, non-valeur élue, il est une sanction diffuse qui les entoure, les frustre, il est un fantasme moral dont la peur n’exclut même pas qu’on l’utilise [...], et c’est d’ailleurs cette duplicité qui constitue l’essentiel de la mauvaise foi racinienne. En somme, le monde, pour le héros racinien, c’est une opinion publique, à la fois terreur et alibi. 303 Malgré sa forte résolution à se rebeller contre la tradition et la politique grecques 304 , Pyrrhus n’arrive pas toujours à se débarrasser de l’emprise des yeux qu’il associe à sa patrie dont l’intérêt et la gloire lui font temporairement changer d’avis en faveur d’Hermione. Ainsi répond-il à Oreste pour justifier sa décision de livrer Astyanax : J’ai songé comme vous, qu’à la Grèce, à mon Père, À moi-même en un mot je devenais contraire, 299 Sartre, TS, p. 283. 300 Sartre, TS, p. 283. 301 Les Mouches, op. cit., p. 27. 302 Huis clos, op. cit., p. 115. 303 Barthes, op. cit., pp. 38-39. 304 Voir l’évaluation d’Oreste: « Ainsi la Grèce en vous trouve un Enfant rebelle ? », Andromaque, op. cit., p. 205. III. 3. Le regard regardé 183 Que je relevais Troie, et rendais imparfait Tout ce qu’a fait Achille, et tout ce que j’ai fait. 305 Qu’il parle sincèrement ou non, est laissé en suspens, mais l’anthropologie louisquatorzienne 306 impliquerait plutôt que Pyrrhus agisse ici délibérément de mauvaise foi, soit pour faire pression sur Andromaque, soit pour torturer Oreste, dont il veut détruire l’image publique, comme celui-ci soupçonne : [...] je le connais, mon désespoir le flatte. Sans moi, sans mon amour il dédaignait l’Ingrate [Hermione]. Ses charmes jusque-là n’avaient pu le toucher. Le Cruel ne la prend que pour me l’arracher. 307 Il n’en reste pas moins que vis-à-vis d’Andromaque, Pyrrhus se montre conscient du regard incorruptible et menaçant de la Grèce : « Haї de tous les Grecs, pressé de tous côtés,/ Me faudra-t-il combattre encor vos cruautés ? » 308 C’est néanmoins justement cet argument qu’Andromaque sait détourner contre Pyrrhus, en lui insinuant que son projet amoureux et sa générosité face à Astyanax seraient jugés comme signes de sa lâcheté : « Seigneur, que faites-vous, et que dira la Grèce ? / Faut-il qu’un si grand Cœur montre tant de faiblesse ? » 309 . Andromaque, en revanche, n’accepte pas l’interprétation de l’opinion publique d’après Pyrrhus qui essaie, à son tour, de se prévaloir encore du même argument contre le mariage avec Hermione - argument qui le montre en l’apparence soucieux de son image auprès des Grecs, mais qui vise au fond à persuader Andromaque de l’épouser : Je sais que de mes vœux on lui promet l’empire. Je sais que pour régner elle [Hermione] vint dans l’Épire. [...] Et ne dirait-on pas, en voyant au contraire, Vos charmes tout-puissants, et les siens dédaignés, Qu’elle est ici Captive, et que vous y régnez ? 310 Force est pourtant de constater qu’à l’opposé d’Hermione, pour qui l’opinion des Grecs pèse beaucoup plus lourd et s’avère être d’autant plus existentielle, Pyrrhus ne se laisse guère intimider par ce que la Grèce dirait, ni par l’ultimatum transmis par Oreste. Sa décision de « [s]e perdre pour Elle [Andromaque] » 311 est irrémédiablement prise, bien que son entourage croie, par moments, que Pyrrhus se ravise au nom de sa renommée en se remodelant selon son ancienne 305 Andromaque, op. cit., p. 218. 306 Voir par exemple le fragment suivant de La Bruyère : « La plupart des hommes emploient la meilleure partie de leur vie à rendre l’autre misérable. », op. cit., p. 285 (XI « De l’homme », 102). 307 Andromaque, op. cit., p. 223. 308 Andromaque, op. cit., p. 208. 309 Andromaque, op. cit., p. 208. 310 Andromaque, op. cit., p. 209. 311 Andromaque, op. cit., p. 220. III. Les épreuves de force du sujet tragique 184 identité, ce dont témoignent les commentaires suivants de Phœnix après que Pyrrhus a déclaré vouloir épouser Hermione et livrer Astyanax : Ah ! je vous reconnais, et ce juste courroux Ainsi qu’à tous les Grecs, Seigneur, vous rend à vous. [...] Ce n’est plus le jouet d’une flamme servile. C’est Pyrrhus. C’est le Fils, et le Rival d’Achille, Que la Gloire à la fin ramène sous ses lois, Qui triomphe de Troie une seconde fois. 312 Quoique sa détermination à se venger de la froideur d’Andromaque semble incontournable 313 , Pyrrhus n’adhère jamais plus que quelques instants à cette décision et commence aussitôt d’avoir des scrupules : « Faut-il livrer son Fils ? Faut-il voir Hermione ? » 314 , sachant probablement que la prochaine rencontre lui fera de nouveau succomber aux yeux d’Andromaque. Celle-ci en est bien consciente : [à Céphise : ] « Tu vois le pouvoir de mes yeux. » 315 Ceci est en outre confirmé par le fait qu’au fil de leur entrevue, la seule présence physique d’Andromaque et surtout ses larmes provoquent que Pyrrhus se laisse toucher et renouvelle l’ultimatum : P YRRHUS : Daigne-t-elle sur nous tourner au moins la vue ? Quel orgueil ! A NDROMAQUE : Je ne fais que l’irriter encor. Sortons. [...] P YRRHUS : Madame, demeurez ; On peut vous rendre encor ce Fils que vous pleurez. Oui, je sens à regret, qu’en excitant vos larmes, Je ne fais contre moi que vous donner des armes. [...] Mais ce n’est plus, Madame, une offre à dédaigner. Je vous le dis, il faut ou périr, ou régner. 316 Cette scène joue sur l’importance de l’échange des regards, d’autant plus que Pyrrhus, d’abord, fait semblant de ne pas avoir vu Andromaque 317 qui impute la conduite de Pyrrhus aux capacités charmeuses - mais en même temps menaçantes - de ses propres yeux. C’est pourquoi l’ordre adressé à sa servante (voir en haut : « Je ne fais que l’irriter encor./ Sortons. », ce qu’à dessein, elles ne feront pas) devrait plutôt être considéré comme tactique rhétorique pour se jouer de 312 Andromaque, op. cit., p. 219. 313 « Non, non, je l’ai juré, ma vengeance est certaine./ Il faut bien une fois justifier sa haine./ J’abandonne son Fils. Que de pleurs vont couler ! / [...] Elle en mourra, Phœnix, et j’en serai la cause. », Andromaque, op. cit., pp. 221-222. 314 Andromaque, op. cit., p. 222. 315 Andromaque, op. cit., p. 229. 316 Andromaque, op. cit., pp. 230-232. 317 Malgré les didascalies signalant la coprésence sur scène de Pyrrhus et d’Andromaque, celui-là demande à Phœnix : « Où donc est la Princesse ? / Ne m’avais-tu pas dit qu’elle était en ces lieux ? », Andromaque, op. cit., p. 229. III. 3. Le regard regardé 185 Pyrrhus qui, obsédé du regard de son aimée, ne semble pas voir clair dans la coquetterie calculatrice d’Andromaque. Nous avons signalé que du point de vue de la question identitaire, Hermione et Oreste sont plus faibles que Pyrrhus qui aspire à se révolter contre la tradition grecque, indifférent en fin de compte aux jugements de l’on. Hermione, par contre, s’avère être totalement dépendante de l’image que la patrie et le public en général détiennent d’elle. Ceci se voit déjà lorsqu’elle projette de se venger sur Andromaque et Pyrrhus, croyant que pour celui-ci aussi l’image publique est le point le plus faible : Demeurons toutefois, pour troubler leur fortune. Prenons quelque plaisir à leur être importune. Ou le forçant de rompre un nœud si solennel, Aux yeux de tous les Grecs rendons-le criminel. 318 Compte tenu de ses chimères enfantées corollairement à la blessure de son amourpropre, on est amené à croire qu’Hermione souhaite cette punition sous forme d’une diffamation publique de Pyrrhus en pleine connaissance de cause, puisque c’est exactement ce genre d’humiliation qu’elle redoute le plus elle-même. En même temps qu’elle exige l’attention publique (« Je veux qu’à mon départ toute l’Épire pleure. » 319 ), elle craint l’humiliation d’être exposée ainsi que présentée comme amante rejetée. Ainsi comprend-elle très bien que Pyrrhus ne vient pas seulement la voir par acquis de conscience et pour justifier sa décision d’épouser Andromaque, mais aussi, et peut-être surtout, pour se réjouir de sa victoire : Vous veniez de mon front observer la pâleur Pour aller dans ses bras rire de ma douleur. Pleurante après son char vous voulez qu’on me voie [...]. 320 Oreste ne cède en rien à Hermione pour ce qui est de son sens de l’honneur et le soin de son image publique. Face à ses plans précipités d’enlever Hermione, Pylade l’exhorte à dissimuler ses intentions : Que croira-t-on de vous à voir ce que vous faites ? Faites taire, Seigneur, ce transport inquiet. [...] Ô Dieux ! en cet état pourquoi la cherchiez-vous ? 321 Ce n’est pas seulement afin de montrer à Hermione ce qu’il sait faire, mais avant tout afin de le prouver à tout le monde, qu’Oreste prend la décision d’enlever Hermione : O RESTE : Il faut que je l’enlève, ou bien que je périsse. [...] C’est trop gémir tout seul. Je suis las qu’on me plaigne. Je prétends qu’à mon tour l’Inhumaine me craigne [...]. 318 Andromaque, op. cit., p. 213, nos italiques. 319 Andromaque, op. cit., p. 239. 320 Andromaque, op. cit., p. 1365 [p. 245], variante a. 1687-1697, nos italiques. 321 Andromaque, op. cit., p. 223. III. Les épreuves de force du sujet tragique 186 P YLADE : Voilà donc le succès qu’aura votre Ambassade, Oreste ravisseur. [...] O RESTE : Et que me servira que la Grèce m’admire, Tandis que je serai la fable de l’Épire ? 322 L’idée de s’humilier devant le regard collectif de l’Épire en conséquence de son projet amoureux échoué, à l’avis d’Oreste, serait donc plus embarrassante que la raillerie de Pyrrhus suite à l’échec politique de son ambassade. Cela prouve à nouveau que l’amant racinien, guidé par l’amour-propre, s’auto-suggère de rechercher sa légitimation existentielle avec le plus grand acharnement sous couvert de la conquête amoureuse. Le revirement soudain d’Hermione et son ordre de faire assassiner Pyrrhus ayant contrecarré ce qu’il avait projeté d’entreprendre pour se faire valider aux yeux de tous 323 , Oreste éprouve néanmoins encore une fois le pouvoir de la patrie collective et de ses lois correspondantes qui planent sur toutes ses actions. C’est l’apparition physique de son rival qui lui remet en mémoire ces valeurs et le fait hésiter devant le meurtre ; à en croire Cléone : [à Hermione : ] Il respecte en Pyrrhus l’honneur du diadème. Il respecte en Pyrrhus Achille, et Pyrrhus même. Il craint les Grecs, il craint l’Univers en courroux. Mais il se craint, dit-il, soi-même plus que tous. Il voudrait en Vainqueur vous apporter sa tête. Le seul nom d’Assassin l’épouvante et l’arrête. 324 Oreste s’avère alors être à tel point manipulé par les autres que son propre acte futur, acte meurtrier, l’horrifie dès qu’il en pressent la portée et la responsabilité intégrales. Faisant preuve d’une conduite imprégnée de mauvaise foi, Hermione et Pyrrhus essaient d’ailleurs tous les deux d’alléguer leurs devoirs respectifs envers la Grèce pour, par de belles paroles, s’extirper d’amours plus facilement réalisables, mais mises sur une voie de garage. Dans le but de ne pas donner trop d’espoir à Oreste mais aussi de le cultiver pour se laisser séduire volontiers par lui au cas où Pyrrhus épouserait Andromaque, Hermione le défie en lui suggérant sa dépendance de deux représentants de la Grèce, ainsi que son lien de fidélité à la patrie en tant qu’alibis inattaquables : Vous savez qu’en ces lieux mon devoir m’a conduite, Mon devoir m’y retient, et je n’en puis partir, Que mon Père, ou Pyrrhus ne m’en fasse sortir. 325 322 Andromaque, op. cit., pp. 223-224. 323 Il s’était décrit comme « […] Malheureux, qui perd tout ce qu’il aime,/ Que tout le Monde hait, et qui se hait lui-même. », Andromaque, op. cit., p. 225. 324 Andromaque, op. cit., p. 249. 325 Andromaque, op. cit., p. 217, nos italiques. III. 3. Le regard regardé 187 Pyrrhus, en revanche, s’efforce de justifier sa décision d’épouser Andromaque face à Hermione en prétendant que le mariage prévu entre lui-même et elle n’aurait servi que les intérêts politiques de l’État : Nos Cœurs n’étaient point faits dépendants l’un de l’autre. Je suivais mon devoir, et vous cédiez au vôtre. Rien ne vous engageait à m’aimer en effet. 326 Le rôle et la fonction incombant à Rome dans Britannicus sont tout à fait semblables. Bien que le projet essentiel de Néron consiste à s’affranchir de l’influence d’Agrippine, sa révolte doit lui servir aussi à changer son image publique, comme le constate sa mère : À ma confusion Néron veut faire voir Qu’Agrippine promet par-delà son pouvoir. Rome de ma faveur est trop préoccupée, Il veut par cet affront [le rapt de Junie] qu’elle soit détrompée, Et que tout l’Univers apprenne avec terreur À ne confondre plus mon fils et l’Empereur. 327 En dépit de l’impression de sa toute-puissance, nous avons déjà vu que Néron ne s’émancipe pas définitivement de l’emprise maternelle, ce qui est dû au fait, comme nous le vérifierons par la suite, qu’Agrippine sait se rendre utile l’autorité de cette collectivité qu’est le peuple romain. Voyons pourtant d’abord d’autres manifestations d’une instrumentalisation tant rhétorique que psychologiquement calculée d’une Rome personnifiée. Pendant la scène du grand aveu d’Agrippine vis-à-vis de son fils, Néron fait grief à Agrippine de sa recherche de pouvoir qui avait fait naître parmi la collectivité romaine une image assez défavorable du jeune empereur, étiqueté comme lâche respectivement porte-parole obséquieux d’Agrippine. Pour lui illustrer cette perte de prestige plus concrètement, Néron recourt à une ruse rhétorique dans la mesure où il rend l’opinion publique d’antan sous forme d’un discours direct fictionnalisé - marqué formellement, dans le texte dramatique, par l’italique : Tant d’honneurs (disaient-ils) et tant de déférences Sont-ce de ses bienfaits de faibles récompenses ? Quel crime a donc commis ce Fils tant condamné ? Est-ce pour obéir qu’elle l’a couronné ? N’est-il de son pouvoir que le Dépositaire ? [...] Vous entendiez les bruits qu’excitait ma faiblesse. Le Sénat chaque jour, et le Peuple irrités De s’ouїr par ma voix dicter vos volontés, Publiaient qu’en mourant Claude avec sa puissance M’avait encor laissé sa simple obéissance. 328 326 Andromaque, op. cit., p. 245. 327 Britannicus, op. cit., p. 384. 328 Britannicus, op. cit., p. 419. III. Les épreuves de force du sujet tragique 188 Grâce au recours à ce moyen, Néron semble calmer sa mère en lui cédant, en l’apparence, la fonction de juge pour faire semblant de s’être ravisé et d’être disposé à satisfaire aux exigences d’Agrippine : Avec Britannicus je me réconcilie, Et quant à cet amour qui nous a séparés, Je vous fais notre arbitre, et vous nous jugerez. Allez donc, et portez cette joie à mon Frère. Gardes, qu’on obéisse aux ordres de ma Mère. 329 Son entretien prochain avec Burrhus révélera quand même que Néron avait parlé de mauvaise foi et qu’il nourrissait le projet d’éliminer Britannicus pour se libérer de sa mère. L’on peut présumer que c’était de nouveau la présence physique, bref le regard puissant d’Agrippine, qui avaient intimidé Néron et qui avaient en causé la clémence inhabituelle. Face à Burrhus, par contre, il se reprend et trahit son plan : C’en est trop. Il faut que sa ruine Me délivre à jamais des fureurs d’Agrippine. Tant qu’il respira je ne vis qu’à demi. Elle m’a fatigué de ce nom ennemi, Et je ne prétends pas que sa coupable audace Une seconde fois lui promette ma place. 330 Quand bien même Néron semble avoir pu tromper Agrippine, c’est à l’aide de la même ruse rhétorique mise en œuvre par lui-même contre sa mère, que Burrhus sait - du moins provisoirement - dissuader Néron du meurtre en évoquant l’image passée et glorieuse de Néron, image que le meurtre envisagé ferait s’effondre pour l’éternité : « Néron dans tous les cœurs est-il las de régner ? / Que dira-t-on de vous ? [...] » 331 . Pour dramatiser son argument et toucher son interlocuteur dans son for intérieur, Burrhus se sert également d’un discours direct ficionnalisé et n’assume pas la perspective de l’on, mais celle de Néron lui-même : Ah ! de vos premiers ans l’heureuse expérience Vous fait-elle, Seigneur, haїr votre innocence ? [...] Dans quel repos, ô Ciel ! les avez-vous coulés ! Quel plaisir de penser et de dire en vous-même, Partout, en ce moment, on me bénit, on m’aime. On ne voit point le Peuple à mon nom s’alarmer, Le Ciel dans tous leurs pleurs ne m’entend point nommer. Leur sombre inimitié ne fuit point mon visage, Je vois voler partout les cœurs à mon passage ! Tels étaient vos plaisirs. Quel changement, ô Dieux ! 332 329 Britannicus, op. cit., p. 421. 330 Britannicus, op. cit., p. 421. 331 Britannicus, op. cit., p. 422. 332 Britannicus, op. cit., p. 423, italiques dans le texte dramatique. III. 3. Le regard regardé 189 Le succès de cette intervention de Burrhus ne persistera pas longtemps étant donné que Narcisse a le chic de mettre le doigt sur la même plaie - mais avec l’intention inverse. Lors de son entretien avec Néron, il est d’abord confronté au revirement inattendu de son maître, suite à l’accord de qui il avait pris des mesures pour préparer l’empoisonnement de Britannicus. Néron l’arrête, ayant résolu de se réconcilier avec son rival : « Narcisse, c’est assez, je reconnais ce soin,/ Et ne souhaite pas que vous alliez plus loin. » 333 Néron tâche de convaincre Narcisse de ce qu’il a raison de revenir sur sa décision, et ceci en répétant l’argument fourni antérieurement par Burrhus : Mais de tout l’Univers quel sera le langage ? Sur les pas des Tyrans veux-tu que je m’engage, Et que Rome effaçant tant de titres d’honneur Me laisse pour tous noms celui d’empoisonneur ? 334 C’est donc avant tout le jugement universel et durable, non seulement de l’humanité mais aussi de la postérité, qui intimide sensiblement Néron qui en craint les retombements sur sa conception de soi. Ironiquement, Narcisse finira par lui faire changer d’avis une deuxième fois par un double stratagème visant justement l’image de soi de l’empereur, mais sous des signes contraires : dans un premier temps, Narcisse blesse Néron dans son amour-propre et dans sa conscience de sa propre valeur, en lui faisant prendre compte de l’influence qu’Agrippine continue d’exercer sur son fils, tout en s’en targuant en public : N ARCISSE : Elle a repris sur vous son souverain Empire. N ERON : Quoi donc ? Qu’a-t-elle dit ? Et que voulez-vous dire ? N ARCISSE : Elle s’en est vantée assez publiquement. 335 Dans un deuxième temps, Narcisse va encore plus loin en faisant entrer en jeu la renommée de l’empereur, renommée qui, selon ses dires, risquera d’être nantie principalement d’attributs humiliants - le manque d’autonomie, de liberté et d’essence identitaire. Pour faire fléchir Néron, Narcisse adopte cette fois-ci la perspective de ceux qui entourent Néron à la cour et qui lui donnent des conseils et le manipulent à leur gré, croyant maîtriser leur maître à cause de l’incapacité de s’imposer dont fait preuve ce dernier. Il serait du coup logique que ce groupe d’individus craigne la perte de son pouvoir à la cour au cas où Néron se révolterait en se débarrassant de son rival Britannicus. Voici la démonstration correspondante de l’astuce rhétorique qui causera la palinodie nouvelle et définitive de Néron ; Narcisse lui reproche de ne représenter que l’apparence impériale, les 333 Britannicus, op. cit., p. 424. 334 Britannicus, op. cit., pp. 425-426. 335 Britannicus, op. cit., p. 425. III. Les épreuves de force du sujet tragique 190 fonctions anodines, légères et divertissantes, sans toucher à la portée essentielle, donc politique et militaire, de son office : Ils verraient par ce coup leur puissance abaissée, Vous seriez libre alors, Seigneur, et devant vous Ces Maîtres orgueilleux fléchiraient comme nous. Quoi donc ignorez-vous tout ce qu’ils osent dire ? Néron, s’ils en sont crus, n’est point né pour l’Empire. Il ne dit, il ne fait, que ce qu’on lui prescrit, Burrhus conduit son cœur, Sénèque son esprit. Pour toute ambition, pour vertu singulière, Il excelle à conduire un char dans la carrière, À disputer des prix indignes de ses mains, À se donner lui-même en spectacle aux Romains, À venir prodiguer sa voix sur un théâtre, À réciter des chants, qu’il veut qu’on idolâtre, Tandis que des Soldats de moments en moments Vont arracher pour lui des Applaudissements. Ah ne voulez-vous pas les forcer à se taire ? 336 Face à cette série d’arguments, assortis de questions rhétoriques accablantes, qui toutes visent ses points les plus faibles pour aiguillonner sa fatuité et blesser son amour-propre, Néron se croit autorisé à prendre des mesures tyranniques. La toute dernière scène de la pièce permet en outre de croire que même après l’enlèvement futile de Junie et le meurtre de Britannicus, Néron n’accède toujours pas à une sorte de libre auto-détermination identitaire, bien qu’il ait démontré ce qu’il sait faire en termes de violence physique envers autrui. À la fin c’est encore l’on qui décide de son image identitaire : délirant, Néron a l’air de sombrer dans un état confinant à la folie autodestructrice qui rappelle les hallucinations finales d’Oreste dans Andromaque : [Albine à Agrippine : ] Il rentre. Chacun fuit son silence farouche. Le seul nom de Junie échappe de sa bouche. Il marche sans dessein, ses yeux mal assurés N’osent lever au Ciel leurs regards égarés. Et l’on craint, si la nuit jointe à la solitude Vient de son désespoir aigrir l’inquiétude, Si vous l’abandonnez plus longtemps sans secours, Que sa douleur bientôt n’attente sur ses jours. [...] Il ne faut qu’un caprice Il se perdrait [...]. 337 Justement comme Oreste n’appréhende au fond pas tellement la justice des dieux, mais plutôt la hantise d’autant plus cruelle (puisque immédiatement humaine) d’Hermione, le ciel dont Néron évite ici la vue s’avérera être muni de 336 Britannicus, op. cit., pp. 426-427, italiques dans le texte dramatique. 337 Britannicus, op. cit., p. 438, nos italiques. III. 4. L’emprise néfaste du passé 191 connotations tout à fait humaines. Ce qui corrobore cette hypothèse est le fait qu’Agrippine semble associer au ciel la vengeance future, respectivement le jugement inexorable et inflexible du peuple ainsi que de la tradition romains, ce qui est exprimé, par exemple, à travers la malédiction de Néron qui devrait le frapper même après la mort de sa mère : Ne crois pas qu’en mourant je te laisse tranquille. Rome, ce Ciel, ce jour, que tu reçus de moi, Partout, à tout moment, m’offriront devant toi. [...] Mais j’espère qu’enfin le Ciel las de tes crimes Ajoutera ta perte à tant d’autres victimes [...] Et ton nom paraîtra dans la race future Aux plus cruels Tyrans une cruelle injure. 338 Le jugement public d’autrui collectif incarnerait du coup la mauvaise conscience de Néron, punition capitale selon l’anthropologie sartrienne, comme nous le préciserons dans III. 4. Or, l’évocation de « la race future » nous fait penser à une autre idée résurgente dans la pensée sartrienne, à savoir les implications de la mort, et partant, la conception du passé, notions qui sont intrinsèquement liées au jugement des autres : selon Sartre, « [ê]tre mort, c’est être en proie aux vivants. » 339 III. 4. L’emprise néfaste du passé La philosophie existentielle de Sartre insiste sur le poids d’un passé que le sujet tragique est obligé de modeler par ses actes pour lui accorder des significations qu’il aurait lui-même choisies et fait valider par ses projets. 340 L’image de soi qu’on sait se faire imposer - de son vivant ou bien même au moment de sa mort 341 - dans la conscience des autres, c’est l’image qui perdurera, complètement sujette au jugement d’autrui, puisque la mort est considérée comme « [...] le triomphe du point de vue d’autrui sur le point de vue que je suis sur moimême » 342 . Pareillement aux ruses mises en œuvre par autrui pour me faire rester objet (comme le regard-jugement), l’image qu’autrui se fait de moi sera une fois pour toutes ‘objectivée’ à l’instant même de ma mort, mettant fin à ma liberté de me projeter et transformant le pour-soi du sujet en en-soi. Survient la mort de la vie du sujet, « [...] seule la mémoire de l’autre peut empêcher qu’elle se recroqueville dans sa plénitude en soi en coupant toutes ses amarres avec le 338 Britannicus, op. cit., p. 436, nos italiques. Cf. aussi ibid., p. 405 : Agrippine : « Pallas n’emporte pas tout l’appui d’Agrippine,/ Le Ciel m’en laisse assez pour venger ma ruine. » 339 Sartre, EN, p. 588. 340 Voir la sous-partie « Le Passé » dans Sartre, EN, pp. 143-155. 341 Cf. Sartre, EN, p. 585: « Tant que le pour-soi est ‘en vie’, il dépasse son passé vers son avenir et le passé est ce que le pour-soi a à être. Lorsque le pour-soi ‘cesse ce vivre’, ce passé ne s’abolit pas pour autant ». 342 Sartre, EN, p. 585. III. Les épreuves de force du sujet tragique 192 présent. La caractéristique d’une vie morte, c’est que c’est une vie dont l’autre se fait le gardien. » 343 Il s’agit du coup pour le sujet d’orienter, par avance et par le projet accompli et perpétuellement renouvelé de son identité, l’opinion d’autrui collectif. 344 Comme c’était le cas pour ce qui est du saisissement responsable et affirmatif de sa liberté, il incombe également à l’individu de décider seul de l’idée que la postérité retiendra de lui, l’unique possibilité de tirer parti de cette liberté résidant dans l’acte - pourvu que ce dernier ne soit pas accompli de mauvaise foi ou par lâcheté : « Moi seul [...] peux décider à chaque moment de la portée du passé : non pas en discutant, en délibérant et en appréciant en chaque cas l’importance de tel ou tel événement antérieur, mais en me pro-jetant vers mes buts, je sauve le passé avec moi et je décide par l’action de sa signification. » 345 Dans Huis clos, Sartre illustre cette idée ex negativo, plus précisément à l’aide du destin des trois morts-vivants ayant perdu leur chance de se refaire à travers un nouveau projet. Garcin, par exemple, incarne à ce propos l’exemple le plus net, vu qu’il reconstruit péniblement l’argumentation sartrienne tout en persévérant dans son attitude incrustée de mauvaise foi, tandis qu’Inès, désabusée dès le début, a accepté de ne plus se faire d’illusions futiles puisqu’elle a compris le fini de leurs épreuves terrestres, y inclus la désertion pusillanime de Garcin : I NES [à Estelle] : Mon trésor, il faut lui dire qu’il s’est enfui comme un lion. Car il s’est enfui, ton gros chéri. C’est ce qui le taquine. [...] G ARCIN : [...] Il me semble que j’ai passé une vie entière à m’interroger, et puis quoi l’acte était là. Je... J’ai pris le train, voilà ce qui est sûr. Mais pourquoi ? Pourquoi ? À la fin j’ai pensé : c’est ma mort qui décidera ; si je meurs proprement, j’aurai prouvé que je ne suis pas un lâche... [...] Est-ce que c’est possible qu’on soit un lâche quand on a choisi les chemins les plus dangereux ? Peut-on juger une vie sur un seul acte ? I NES : Pourquoi pas ? Tu as rêvé trente ans que tu avais du cœur ; et tu te passais mille petites faiblesses parce que tout est permis aux héros. Comme c’était commode ! Et puis, à l’heure du danger, on t’a mis au pied du mur... tu as pris le train pour Mexico. 343 Sartre, EN, p. 586. Cf. ibid., p. 150 : « Par la mort le pour-soi se mue pour toujours en ensoi dans la mesure où il a glissé tout entier au passé. » 344 Voir, par exemple, Sartre, EN, pp. 587-588 : « la vie décide de son propre sens, parce qu’elle est toujours en sursis, elle possède par essence un pouvoir d’auto-critique et d’auto-métamorphose qui fait qu’elle se définit comme un ‘pas-encore’ ou qu’elle est [...] comme changement de ce qu’elle est. La vie morte ne cesse pas pour cela de changer et, pourtant, elle est faite. Cela signifie que, pour elle, les jeux sont faits et qu’elle subira désormais ses changements sans en être aucunement responsable. » 345 Sartre, EN, p. 543. III. 4. L’emprise néfaste du passé 193 G ARCIN : Je n’ai pas rêvé cet héroїsme. Je l’ai choisi. On est ce qu’on veut. I NES : Prouve-le. Prouve que ce n’était pas un rêve. Seuls les actes décident de ce qu’on a voulu. G ARCIN : Je suis mort trop tôt. On ne m’a pas laissé le temps de faire mes actes. I NES : On meurt toujours trop tôt - ou trop tard. Et cependant la vie est là, terminée ; le trait est tiré, il faut faire la somme. Tu n’es rien d’autre que ta vie. 346 Nous avons signalé que dans l’espace utopique et uchronique figuré par la chambre infernale, Sartre condamne les trois protagonistes à revivre incessamment la même torture psychique, dans la mesure où la dernière scène semble suggérer un mouvement circulaire et absurde qui transmet l’interdépendance des consciences et le manque d’échappatoire à ce cercle vicieux constitué par la coexistence humaine. Ce lieu dramatique fait en outre coїncider la limitation spatiale du scénario (grâce aux données d’un véritable espace clos, nous y reviendrons) avec la limitation temporelle qui consiste en une sorte de présent infini, intégralement déterminé par le passé et les fautes qui s’y sont enchaînées. Pour concrétiser cet arrêt de la temporalité convenue, le manque des heures du jour, des paupières et du sommeil 347 symbolise l’enfoncement des morts dans un temps immobile et d’autant plus atroce qui continue à se boucler. Cette circularité voire immobilité du temps tragique n’est pas sans rappeler un phénomène typique du tragique racinien, si l’on pense, d’un côté, à des structures répétitives au niveau microcosmique du développement de l’action dramatique, par exemple, comme nous le constations chez Roxane, la recherche obsessive d’entrevues avec l’être aimé, entrevues qui confirmeront chaque fois la déception de son amour 348 . De l’autre côté, la répétition du passé historico-mythique est frappante, sur un niveau macrocosmique, dans Andromaque, pièce qui met en scène une nouvelle version de la Guerre de Troie. Revisitée tout d’abord psychologiquement, cette guerre se fait pourtant de plus en plus sanglante au fur et à mesure que les participants adhèrent fanatiquement au passé (Hermione, Oreste, Andromaque) ou bien essaient de l’anéantir brusquement (Pyrrhus) en passant sur des cadavres. Pour Roland Barthes, la stagnation du temps tragique représente l’un des constituants fonciers de l’univers racinien, susceptible d’expliquer la conduite paradoxale, jamais dialectique, du héros racinien qui s’enlise dans des dilemmes sans être capable de transformer sa condition pour se sauver, sans jamais réussir à se projeter dans l’acte qu’il élude apparemment par principe : « [L]e monde racinien est un monde à deux termes, son statut est paradoxal, non 346 Huis clos, op. cit., pp. 121 respectivement 126. 347 Cf. Huis clos, op. cit., pp. 93-94. 348 Cf., par exemple, Bajazet, op. cit., p. 569 : [Roxane à Atalide : ] « Vingt fois sur vos discours pleine de confiance,/ Du trouble de son cœur jouissant par avance,/ Pour l’entendre à mes yeux m’assurer de sa foi,/ Je l’ai fait en secret amener devant moi. », nos italiques. III. Les épreuves de force du sujet tragique 194 dialectique : le troisième terme manque », de sorte que « [...] l’échec de tous les héros raciniens c’est d’être renvoyés inexorablement à ce temps circulaire », un « temps-répétition » 349 . Il n’en va d’ailleurs pas autrement pour ceux parmi les héros sartriens qui, à l’instar d’Électre, reculent devant l’avenir par lâcheté ou par commodité, comme nous le verrons tout à l’heure. Dans son essai « Notes sur le temps racinien », Georges Poulet s’est interrogé sur la signification particulière du système temporel dans le théâtre de Racine, notamment dans Andromaque : là, « [...] ce qu’on appelle présent n’est pas seulement invention pure et incessante, mais préservation du passé et continuation du passé dans le présent. » 350 En ce qui concerne l’attitude envers le passé choisie par les protagonistes dans Andromaque, pièce que Poulet surnomme « le drame du recommencement » 351 par excellence, il faudrait quand même nuancer la remarque suivante qui ne s’applique pas de la même façon à Hermione, Andromaque et Pyrrhus : « tout le drame racinien se présente comme l’intrusion d’un passé fatal, d’un passé déterminant, d’un passé cause-efficiente, dans un présent qui cherche désespérément à s’en rendre indépendant. » 352 Tandis qu’Andromaque s’oblige au passé par sa fidélité transcendante qui la lie à Hector 353 , Hermione reste attachée au passé pour la seule raison que cette époque lui rappelle une image plus glorieuse d’elle-même dont elle ne jouit évidemment plus à présent, n’agissant de ce fait que par amour-propre, à l’opposé d’Andromaque qui s’autorise d’une valeur objectivement justifiable et désintéressée, sans se servir du passé comme prétexte. 354 Dans la perspective d’Hermione, tous les protagonistes apparaissent dépourvus d’identités à eux, définis seulement moyennant des périphrases ou des antonomases, donc à travers leur parenté à des personnages défunts, mais plus illustres, ce qui ressort des reproches lancés à Pyrrhus : Quoi ? Sans que ni serment, ni devoir vous retienne, Rechercher une Grecque, Amant d’une Troyenne ? 349 Barthes, op. cit., p. 52. 350 Poulet, art. cit., p. 105. 351 Poulet, art. cit., p. 108. 352 Poulet, art. cit., p. 106. 353 Voir, par exemple, Andromaque, op. cit., p. 220 : Pyrrhus récapitule la conduite intransigeante d’Andromaque : « [...] Cent fois le nom d’Hector est sorti de sa bouche./ Vainement à son Fils j’assurais mon secours,/ C’est Hector, (disait-elle en l’embrassant toujours ; )/ Voilà ses yeux, sa bouche, et déjà son audace,/ C’est lui-même, c’est toi, cher Époux, que j’embrasse. », italiques dans le texte dramatique. 354 Voir les intentions d’Andromaque envisageant le suicide après le mariage éventuel avec Pyrrhus: « Je vais donc, puisqu’il faut que je me sacrifie,/ Assurer à Pyrrhus le reste de ma vie./ Je vais en recevant sa foi sur les Autels,/ L’engager à mon Fils par des nœuds immortels./ Mais aussitôt ma main, à moi seule funeste,/ D’une vie infidèle abrégera le reste,/ Et sauvant ma vertu, rendra ce que je dois,/ À Pyrrhus, à mon Fils, à mon Époux, à moi. », Andromaque, op. cit., p. 237. III. 4. L’emprise néfaste du passé 195 Me quitter, me reprendre, et retourner encor De la Fille d’Hélène, à la Veuve d’Hector ? 355 Oreste aspire à se faire aimer par Hermione en misant, à son tour, lui aussi sur cette fixation sur le passé, ce qui signifie que selon sa vision, lui-même et Hermione ne seraient que des porte-parole ou des replacements représentatifs de leurs ancêtres : Hé bien ! allons, Madame. Mettons encore un coup toute la Grèce en flamme. Prenons, en signalant mon bras, et votre nom, Vous la place d’Hélène, et moi d’Agamemnon. De Troie en ce pays réveillons les misères, Et qu’on parle de nous, ainsi que de nos Pères. 356 De par cette rhétorique apparamment déférente, Hermione et Oreste communiquent, malgré eux, leur manque de confiance en soi et leur insuffisance identitaire. Le cas de Pyrrhus, en revanche, se révèle être plus complexe, étant donné qu’il désire un changement de paradigme temporel en projetant d’annuler le passé pour se créer une nouvelle identité - qu’Andromaque refuse pour autant de lui affirmer, comme nous venons de le retracer. Pyrrhus se montre disposé à constituer l’exemple contraire par rapport à Hermione et Oreste, ce dont atteste son auto-proclamation osée : « [...] enfin je consens d’oublier le passé. » 357 Il n’en reste pas moins qu’il sait adopter la perspective vénérant le passé pour blesser davantage Oreste en faisant semblant de penser selon le même schéma temporel que celui-ci, lorsqu’il lui annonce son plan d’épouser Hermione contre toute attente. Prétendant rendre une faveur à son rival, Pyrrhus commande cette mission ‘sadique’ à Oreste : Je l’épouse. Il semblait qu’un spectacle si doux N’attendît en ces lieux qu’un Témoin tel que vous. Vous y représentez tous les Grecs et son Père, Puisqu’en vous Ménélas voit revivre son Frère. Voyez-la donc. Allez. Dites-lui que demain J’attends, avec la Paix, son Cœur de votre Main. 358 Par la suite, durant son entretien avec Phœnix, Pyrrhus semble, pour un court moment, essayer de s’auto-suggérer cette perspective vouée au passée comme sienne, pour justifier le refus d’Andromaque par la rivalité du sang séparant leurs familles : « Elle est Veuve d’Hector. Et je suis Fils d’Achille./ Trop de haine sépare 355 Andromaque, op. cit., pp. 244-245, nos italiques. 356 Andromaque, op. cit., p. 239, nos italiques. 357 Andromaque, op. cit., p. 245. Voir aussi la caractérisation de Pyrrhus par Céphise vis-àvis d’Andromaque : « [...] un Roi victorieux,/ Qui vous fait remonter au rang de vos Aїeux ; / Qui foule aux pieds pour vous vos Vainqueurs en colère,/ Qui ne se souvient plus qu’Achille était son Père,/ Qui dément ses Exploits, et les rend superflus ? », ibid., p. 233. 358 Andromaque, op. cit., p. 219. III. Les épreuves de force du sujet tragique 196 Andromaque et Pyrrhus. » 359 Mais, sur la longue durée, cette tentative demeure sans succès, puisqu’il n’arrive pas à se rendre amoureux d’Hermione, ayant des visées uniquement sur Andromaque dont il sait qu’il faudrait arracher de la reconnaissance identitaire, ce qui est exprimé par l’incompréhension de Phœnix : Quoi toujours Andromaque occupe votre esprit ? Que vous importe, ô Dieux ! sa joie, ou son dépit ? Quel charme malgré vous vers elle vous attire ? 360 Bien que Pyrrhus se veuille prêt à se redéfinir en repoussoir de la tradition grecque, son projet profond d’une justification de soi dans les yeux d’Andromaque échoue, il est vrai, de son vivant. Selon Hubert, cet échec se ramène au désir contradictoire de rechercher avec acharnement un nouveau rôle (égaler Hector en actions et qualités morales), en même temps que de refuser de changer de nature. D’où le triomphe spirituel d’Hector qui aurait forcé Pyrrhus à renier son ancienne identité et à rompre avec le passé. 361 C’est dans ce même sens que va aussi l’observation que fait Poulet à propos de la force résurgente du passé qui accable le héros racinien en général : « [...] le mouvement même par lequel l’homme présent a voulu en quelque sorte s’inventer lui-même et consacrer son indépendance, son actualité radicale, entraîne et consomme aussitôt son affreuse dépendance vis-à-vis de l’homme qu’il a été dès sa naissance et qu’il ne peut cesser d’être jusqu’à la mort. » 362 Mais il nous semble être de mise de relativiser cette faillite de Pyrrhus, puisque après sa mort, Andromaque honore à un certain degré la volonté émancipatrice de Pyrrhus en lui rendant une sorte de reconnaissance postérieure, comme il en découle des paroles de Pylade : Andromaque elle-même à Pyrrhus si rebelle, Lui rend tous les devoirs d’une Veuve fidèle, Commande qu’on le venge. Et peut-être qu’encor, Elle poursuit sur nous la vengeance d’Hector. 363 C’est peut-être pour cette raison d’une remise en valeur partielle du personnage de Pyrrhus que Racine, dans sa version du mythe, laisse en blanc le destin d’Astyanax. Dans une certaine mesure, Pyrrhus aurait donc réussi, grâce à son projet poursuivi au prix de la mort, à remodeler son image, sinon auprès d’autrui collectif, du moins dans la perspective de celle qui lui importait le plus. Le court intermède, figuré par l’auto-aveu fictionnel et inauthentique de Pyrrhus protestant de sa résolution d’épouser Hermione (et de venir à bout du rôle que la Grèce aimerait qu’il remplisse, voir ci-dessus) ainsi que de son erreur de s’être laissé charmer par Andromaque, n’empêche pas, tout compte fait, que Pyrrhus ne tolère pas que l’on lui impose son identité et son rôle. 359 Andromaque, op. cit., p. 220. 360 Andromaque, op. cit., p. 221. 361 Cf. Hubert, op cit., pp. 88-90. 362 Poulet, art. cit., p. 107. 363 Andromaque, op. cit., p. 254. III. 4. L’emprise néfaste du passé 197 Ce dénouement fait encore penser à la conception du passé préconisée par Sartre, qui s’inspire de celle cultivée par les anciens : [...] la personne humaine a un passé monumental et en sursis. C’est cette perpétuelle remise en question du passé que les sages ont sentie de bonne heure et que les tragiques grecs exprimèrent, par exemple, par ce proverbe qui revient dans toutes leurs pièces : ‘Nul ne peut être dit heureux avant sa mort.’ Et l’historialisation perpétuelle du pour-soi est affirmation perpétuelle de sa liberté. 364 Cet acquittement partiel manque, par contre, dans le cas de Néron dont l’image d’un tyran sadique persistera dans la mémoire collective. Sans prétendre expliquer les inclinations monstrueuses de l’empereur - inclinations dont la pièce racinienne est censée documenter la naissance 365 - exclusivement par des aspects généalogiques et des théories génétiques, Volker Schröder fait remonter la cruauté arbitraire de Néron à des dispositions génétiques. Celles-ci sont décelables dans la lignée de sang paternel, ce que Schröder prouve en recourant à des intertextes comportant des renseignements génétiques et caractérologiques concernant les ancêtres paternels de Néron. 366 L’interprétation inverse, ou bien complémentaire, c’est-à-dire favorisant la théorie d’une origine maternelle des dispositions caractéristiques de Néron 367 , n’est sans doute pas moins compréhensible et valable. Les deux théories ne partent quand même pas de l’assise existentielle que nous avons choisie pour notre analyse des pièces raciniennes. Le passé ancestral devenu autonome nous paraît plutôt comme prétexte allégué volontiers pour justifier des démarches prises pour porter remède à des sentiments d’insuffisance identitaire. Comme nous l’indiquions dans le contexte de la nature de la mauvaise foi d’après Sartre, ainsi qu’à propos de la malédiction mythologique du sang des Atrides, le composant héréditaire est opposé, par principe, à l’idée du projet essentiellement humain, et doit dès lors être classé comme esquive que la philosophie sartrienne congédie radicalement comme faible excuse. 364 Sartre, EN, p. 546. 365 Voir la préface à Britannicus, op. cit., p. 372 : « J’avoue que je ne m’étais pas formé l’idée d’un bon homme en la personne de Néron. Je l’ai toujours regardé comme un monstre. Mais c’est ici un monstre naissant. Il n’a pas encore mis le feu à Rome. Il n’a pas tué sa Mère, sa Femme, ses Gouverneurs. » 366 Cf. Schröder, La tragédie du sang d’Auguste …, op. cit., pp. 153-165. 367 Cf., par exemple, l’interprétation de la pièce dans Hubert, op. cit., pp. 107-108, qui postule qu’Agrippine « [...] n’a pas compris que son fils, en se lançant enfin dans sa carrière de crimes, ne peut lui ressembler qu’en lui désobéissant ». Agrippine finira par reconnaître que c’est elle-même qui a créé le monstre : « Néron, fidèle à sa manière, est à tous les points de vue l’œuvre d’Agrippine : l’incarnation ou tout au moins le reflet de toutes les corruptions dont elle s’est rendue responsable. » Cf. aussi ibid., p. 29 : « Néron ne parviendra jamais à rejeter l’hérédité diabolique de l’usurpatrice Agrippine. » III. Les épreuves de force du sujet tragique 198 Les rôles qu’aimeraient adosser Hermione et Agrippine, toutes deux déplorant la perte de leur gloire et pouvoir anciens 368 , traduisent moins leur désir de faire perdurer des traditions politiques ou nationales, que leur angoisse face à l’avenir, donc la paralysie infatuée devant l’appel à se recréer une nouvelle identité. Pour ce qui est d’Agrippine, elle n’ignore point l’évolution de son fils, et en pressent les habitudes néfastes qui prennent racine dans son origine biologique : Il commence, il est vrai, par où finit Auguste. Mais crains, que l’avenir détruisant le passé, Il ne finisse ainsi qu’Auguste a commencé. 369 Se référant au plan historique et établissant des parallèles familiaux, l’on pourrait, bien entendu, avancer l’hypothèse que les protagonistes d’Andromaque sont condamnés à remplir des identités prédéterminées par leurs parents embrouillés dans la Guerre de Troie 370 , au même titre que « [l]oin d’être des individus tout à faits singuliers, Néron et Agrippine tiennent des rôles joués jadis, avec un peu moins de férocité, par leurs ancêtres Tibère et Livie. » 371 Mais si nous appliquons les catégories sartriennes aux héros raciniens qui n’acceptent pas le présent et sombrent dans un trouble identitaire, comme Hermione, Oreste et à un moindre degré Agrippine, cet attachement au passé chevauche avec, ou s’identifie à une attitude de mauvaise foi. Selon Sartre, [...] il est des pour-soi dont le projet implique le refus du temps et l’étroite solidarité avec le passé. Dans leur désir de trouver un terrain solide, ceux-ci ont, au contraire, élu le passé comme ce qu’ils sont, le reste n’étant que fuite indéfinie et indigne de tradition. Ils ont choisi d’abord le refus de la fuite, c’est-à-dire le refus de refuser ; le passé, par suite, a pour fonction d’exiger d’eux la fidélité. [...] ils useront alors de toute la mauvaise foi du monde et de toutes les échappatoires qu’ils pourront inventer, pour éviter d’entamer cette foi dans ce qui est, qui constitue une structure essentielle de leur projet. 372 368 Pour Agrippine, voir par exemple ses lamentations suivantes : « Je vois mes honneurs croître, et tomber mon crédit./ Non non, le temps n’est plus que Néron jeune encore/ Me renvoyait les vœux d’une Cour, qui l’adore,/ Lorsqu’il se reposait sur moi de tout l’État,/ Que mon ordre au Palais assemblait le Sénat [...] », Britannicus, op. cit., p. 380. 369 Britannicus, op. cit., p. 378. Cette remarque fait allusion au topique des heureux débuts de Néron, du quinquennium, cf. Schröder, La tragédie du sang d’Auguste..., op. cit., pp. 72-75. Voir aussi l’évaluation de Burrhus qui fait ressortir le changement de caractère du Néron actuel, changement qui va de pair avec son surcroît d’autorité : [à Agrippine : ] « Ce n’est plus votre fils. C’est le Maître du monde. », Britannicus, op. cit., p. 382. 370 Voir, par exemple, les commentaires de Picard mettant en avant le destin préfixé des protagonistes qui apparaissent comme morts-vivants sartriens avant la lettre : « Tous ces héros remplissent désespérément une vie tracée pour eux de toute éternité, et le premier jour de leur existence est contemporain du dernier [...]. Ces personnages nous parlent d’outre-tombe. », Introduction à Andromaque dans l’édition de Picard du théâtre racinien, op. cit., p. 237. 371 Schröder, La tragédie du sang d’Auguste ..., op. cit., p. 89. 372 Sartre, EN, p. 549. III. 4. L’emprise néfaste du passé 199 Dans le théâtre de Sartre, nous avons vu que Garcin n’abandonne pas son attitude de mauvaise foi dans la mesure où il s’efforce de maintenir son image préconçue de soi en tant que héros, conception de soi qui déterminait tout son passé. L’exemple d’Électre souligne de plus combien il est tentant pour le faible sujet d’adopter l’image de soi, associée au passé comme image qu’autrui lui reflète et finit par lui imposer, ce faisant précipitant le sujet dans une totale dépendance, tout en consolidant son manque d’autonomie et sa mort métaphorique. Jupiter exploite l’inconsistance d’Électre afin d’éviter qu’elle se redéfinisse, à l’instar de son frère, par l’acte meurtrier : J UPITER : [...] comment n’accepterais-tu pas de désavouer ce crime ; c’est un autre qui l’a commis. [...] O RESTE : Électre ! Vas-tu renier quinze ans de haine et d’espoir ? J UPITER : Qui parle de renier ? Elle n’a jamais voulu cet acte sacrilège. [...] [à Électre : ] Allons ! Tu peux me faire confiance. Est-ce que je ne lis pas dans les cœurs ? É LECTRE , incrédule : Et tu lis dans le mien que je n’ai pas voulu ce crime ? Quand j’ai rêvé quinze ans de meurtre et de vengeance ? J UPITER : Bah ! Ces rêves sanglants qui te berçaient, ils avaient une espèce d’innocence : ils te masquaient ton esclavage, ils pansaient les blessures de ton orgueil. Mais tu n’as jamais songé à les réaliser. Est-ce que je me trompe ? É LECTRE : Ah ! mon Dieu, mon Dieu chéri, comme je souhaite que tu ne te trompes pas ! J UPITER : Tu es une toute petite fille, Électre. [...] fascinée par l’atroce destin de ta race, tu as souhaité de devenir la plus douloureuse et la plus criminelle. Tu n’as jamais voulu le mal : tu n’as voulu que ton propre malheur. [...] É LECTRE : Hélas ! Hélas ! Je t’écoute et je vois clair en moi [...]. 373 Escomptant se rendre utile cette faiblesse identitaire d’Électre, Jupiter irait jusqu’à compromettre celle-ci et son frère par un marché sournois, auquel Oreste se montre cependant réfractaire : J UPITER : [...] Écoutez [...] ce que je vous propose : si vous répudiez votre crime, je vous installe tous deux sur le trône d’Argos. [...] O RESTE : [...] As-tu compris, Électre ? Si tu verses quelques larmes, on t’offre les jupons et les chemises de Clytemnestre [...]. Son rôle aussi t’attend, tu n’auras qu’à le reprendre ; l’illusion sera parfaite, tout le monde croira revoir ta mère, car tu t’es mise à lui ressembler. Moi, je suis plus dégoûté : je n’enfilerai pas les culottes du bouffon que j’ai tué. 374 373 Les Mouches, op. cit., p. 61, nos italiques. 374 Les Mouches, op. cit., p. 62, nos italiques. III. Les épreuves de force du sujet tragique 200 L’imaginaire et le vocabulaire théâtraux (déguisement, rôle, illusion) évoqués dans cette citation illustrent qu’Oreste s’est décidé de jouer son rôle à lui, conformément à son projet, tout en restant fidèle à son choix. C’est de son propre chef qu’il refuse de marcher sur les traces de la génération précédente, en cela égalant l’attitude de Pyrrhus - tandis qu’Électre, tout comme Hermione, reste attachée au passé ce qui signifie sa ruine. Exception faite de Pyrrhus (et, fût-ce sous réserves, de Bajazet 375 ) chez Racine, et d’Oreste chez Sartre, les sujets tragiques figurés dans les pièces traitées ont donc gâché leur survivance posthume dans la mémoire des autres à cause de leurs actes ineffaçables, plus précisément, de leur incapacité à se définir pour eux-mêmes une essence authentique et délivrée de mauvaise foi à travers ces actes-ci. Or c’est la lâcheté ayant produit ces actes que même lesdits sujets tragiques n’arrivent pas à refouler complètement. Quant à Agrippine, c’est son implication dans les intrigues dynastiques menant en fin de compte à la disparition de Claude 376 ; quant à Néron, ce sont les meurtres multiples (dont seulement celui de Britannicus est mis en scène par Racine) et le rapt de Junie ; quant à Hermione et Oreste, c’est le meurtre perfide de Pyrrhus - actes qui tous marqueront pour l’éternité la mémoire de la postérité, et qui, partant, confirment, plus ou moins directement, les crimes et la culpabilité des générations précédentes au lieu de les amortir. Selon Sartre, « [...] ce sont les hommes de ma génération qui décident du sens des efforts et des entreprises de la génération antérieure, soit qu’ils reprennent et continuent leurs tentatives sociales et politiques, soit qu’ils réalisent décidément une cassure et rejettent les morts dans l’inefficience. » 377 375 Ayant temporairement accepté la feinte et le compromis, l’authenticité identitaire de Bajazet n’est pas immaculée, bien qu’il finisse par immoler son amour et sa vie pour ne pas nuire à sa renommée d’honorable descendant ottoman - valeur qui lui importe le plus (« La mort n’est point pour moi le comble des disgrâces », Bajazet, op. cit., p. 580). Dans ce sens, Bajazet se sent obligé au passé et à la tradition. Ce qui empêche pour autant que son affirmation de ces valeurs soit dûment appréciée par la postérité, c’est le fait, comme l’élabore Hubert, qu’Atalide se fait responsable de la mort quelque peu indigne de Bajazet : tout en le poussant à la dissimulation, elle ne peut pas tolérer que Bajazet se laisse fléchir et qu’il feigne : « Atalide voudrait emporter dans la tombe l’image authentique, l’essence héroїque de Bajazet, riche de tout son amour et de toute sa liberté [...]. En se donnant la mort, elle abolirait du même coup la personnalité réelle de Bajazet et lui ravirait toute sa liberté [...]. Sa jalousie exprime le dilemme tragique où elle se trouve par sa propre faute : il lui faut en effet choisir entre la mort physique et la mort spirituelle de Bajazet [...] », Hubert, op. cit., p. 151. 376 Quoique avec Britannicus soit morte la personnification des intrigues injustes d’Agrippine, l’ensemble de ses machinations se retournera contre elle-même (« Le coup qu’on m’a prédit va tomber sur ma tête. », Britannicus, op. cit., p. 436). En outre, ce passé dont elle craignait la force résurgente n’est point ignoré par les courtisans, comme le démontre l’analyse de Narcisse qui, face à Agrippine, essaie de justifier le meurtre de Britannicus : « Madame, il vous trompait, et son cœur offensé/ Prétendait tôt ou tard rappeler le passé. », ibid., p. 435, nos italiques. 377 Sartre, EN, p. 587. III. 4. L’emprise néfaste du passé 201 C’est précisément cette capacité de jugement, assortie de l’obligation d’évaluer tant les actes achevés que les fautes commises, non pas seulement par les générations précédentes, mais aussi et surtout par les autres contemporains, c’est cette capacité que le théâtre de situations sartrien fournit à merveille au spectateur. D’autant plus que le temps historique auquel ces pièces répondent - l’Occupation respectivement le lendemain de la Deuxième Guerre Mondiale - représente une pierre de touche pour la conscience nationale française : « J’aimerais que le public voie, du dehors, notre siècle, chose étrangère, en témoin. Et qu’en même temps, il participe, puisqu’il fait ce siècle. Il y a d’ailleurs quelque chose de particulier à notre époque : c’est que nous savons que nous serons jugés. » 378 Pourtant, ce fonctionnement du théâtre est pareillement valable si l’on détache les drames sartriens de toute réalité politico-historique, comme nous l’avons vu en faisant ressortir le tragique inter-relationnel, et de ce fait plus universel, des pièces abordées. Évoquée par Sartre, la situation de l’homme observé et jugé pendant toute sa vie par la collectivité des autres, poussé à se projeter continuellement pour jouer et faire sienne sa condition humaine, tout en sachant que son succès dépendra uniquement de l’image reconnaissante ou bien dépréciatrice que les autres retiennent de lui - n’est-ce pas là déjà une métaphore théâtrale par excellence ? C’est pourquoi, par la suite, nous consacrerons notre chapitre conclusif aux implications performatives et aux interactions théâtrales comportées dans les anthropologies sartrienne et racinienne. Car, en y regardant de plus près, la dramaturgie racinienne recèle également certaines structures sinon décidément métathéâtrales, du moins autoréflexives, dans la mesure où elles forcent les spectateurs à se remettre en mémoire le caractère spectaculaire et le scénario ‘judiciaire’ des drames mis en scène, et peut-être par ricochet, de l’existence humaine telle quelle. 378 Sartre, TS, p. 112. IV. Théâtralité et métathéâtralité Le spectateur de théâtre, aux dires de Sartre, « [...] se voit conférer une nouvelle attitude de juge moral » 1 , tout en se servant de la représentation théâtrale comme miroir qui lui permet de se voir du dehors, profitant d’ « [...] une distance absolue, une distance infranchissable, la distance qui me sépare de la scène. » 2 Ce déplacement perspectiviste trouve son équivalent dans justement la même technique objectifiante mise en œuvre par le moi qui, selon l’anthropologie sartrienne, pousse à sortir hors de soi pour extérioriser une partie de soi : Dans le cas du théâtre, il y a négation : je suis entièrement dehors et ne puis que contempler ; il y a là en somme uniquement une application immédiate du désir de l’homme qui est de sortir de soi pour se voir mieux, non pas comme un autre homme le voit, mais comme il est. 3 Étant donné l’importance accordée selon la conception sartrienne de l’homme à la recherche d’un regard extérieur sur soi, cette attitude semble d’abord déroutante, parce que, dans la vie réelle, l’homme sartrien - à l’instar de son antécédent racinien - brigue la reconnaissance existentielle de la part d’autrui de qui il dépend immanquablement. Mais comme nous le constations à propos de la notion sartrienne du regard-jugement incombant à autrui, ce que le sujet espère se voir refléter n’est pas vraiment l’image à la limite humiliante qui démasque son inauthenticité, mais plutôt l’image qui correspondrait à sa propre conception de soi modelée par l’amour-propre. Pour cela, il faudrait que le sujet s’empare de la conscience d’autrui en la manipulant de sorte qu’autrui lui reflète, paradoxalement par son libre choix, l’image désirée : entreprise illusoire, comme l’a montré notre analyse des stratagèmes employés par les sujets se contestant continuellement l’un à l’autre leurs libertés individuelles. Le théâtre est donc en mesure d’assumer la fonction d’autrui. Mais à l’opposé de la dialectique épistémologique que nous traitions entre sujet et objet sous forme d’une dynamique identitaire irréductiblement négative, ici, par contre, c’est le sujet même qui se dédouble en tant que regardant et regardé pour ainsi essayer de déjouer sa propre mauvaise foi grâce à l’irréalité et l’artificialité dues à la distance « absolue, distance infranchissable » 4 créée par la représentation scénique. La constellation regardé/ regardant au théâtre transpose du coup le dédoublement perspectiviste du moi sur scène, tout en remplaçant la fonction du regard étranger (qu’autrui braquerait sur le sujet) par la mise en place du jeu théâtral, ce qui donne au spectateur externe l’occasion d’échapper à la réciproci- 1 Sartre, TS, p. 31. 2 Sartre, TS, p. 29. 3 Sartre, TS, p. 28. 4 Sartre, TS, p. 29. IV. Théâtralité et métathéâtralité 204 té négatrice des relations interpersonnelles inséparables de l’interaction sociale dans la vie réelle : [...] tous les personnages du théâtre sont, par rapport à moi, dehors ; [...] celui que je vois n’est pas exactement pour moi l’autre car dans la vie, l’autre n’est pas seulement celui que je regarde, il est aussi celui qui me regarde. [...] Au théâtre, ‘l’autre’ ne me regarde jamais [...], de sorte que le spectateur est mis hors jeu. Il peut regarder mais il ne sera jamais regardé [...]. 5 Nous avons vu que l’anthropologie négative selon Sartre implique que la reconnaissance objective de soi à l’aide d’autrui est de fait impossible en raison de l’égocentrisme et de l’esprit compétitif prédominant les relations intersubjectives. Dès lors, l’homme qui rivalise avec la conscience et la liberté d’autrui en poursuivant, dans les yeux de ce dernier, le reflet d’une image objectivée de soi, s’impose à l’autre en l’objectifiant à son tour, ce qui provoque que lui sera renvoyée une image aliénée de soi qu’il ne sait plus se réintégrer à son être. [...] précisément parce que les hommes sont perpétuellement objets les uns pour les autres, parce que chacun de nous se sent perpétuellement objectivé par quelqu’un, c’est-à-dire en train de devenir objet, [...] parce qu’on sent qu’on file, qu’on se perd dans l’objectivité, on veut récupérer cette objectivité, et quand on la récupère, on trouve une image. Une image est un irréel [...] qui m’appartient encore, mais qui est à distance de moi, [...] ça fait partie d’une espèce de subjectivité extérieure [...]. 6 D’après Sartre, c’est cette aporie consubstantielle aux relations avec autrui qui rend indispensable l’intervention de l’art, et tout particulièrement, la fonction réflexive inhérente à l’art dramatique : [...] la fonction de l’art qui représente l’homme [...] naît d’un échec ; il n’y aurait pas d’art de ce genre si les hommes étaient des objets réels les uns pour les autres. Il y a des arts parce qu’on n’arrive jamais complètement à voir un homme en face ; alors on a des images [...]. On participe à l’irréel [...]. 7 Procurant donc une image spécifique de l’homme, le théâtre se détache des autres arts par le fait qu’il représente les actes en pleine conscience du décalage performatif qui consiste dans le fait de signifier les actes montrés et joués sur scène. Par conséquent, le théâtre devrait représenter des situations universelles et paradigmatiques 8 qui exigent des choix déclenchant des actions conformément à certaines règles : 5 Sartre, TS, pp. 25-26. 6 Sartre, TS, pp. 125-126. 7 Sartre, TS, p. 128. 8 Cf. Sartre, TS, p. 20 pour sa conception d’un théâtre de situations : « Plongez des hommes dans ces situations universelles et extrêmes qui ne leur laissent qu’un couple d’issues, faites qu’en choisissant l’issue ils se choisissent eux-mêmes [...] ». Cf. aussi ibid., p. 63 : « Ce théâtre n’est le support d’aucune ‘thèse’ et il n’est inspiré par aucune idée préconçue. Ce qu’il tente de faire c’est explorer la condition dans sa totalité et pré- IV. 1. La séquestration dans l’espace clos 205 [...] ce que nous voulons récupérer quand nous allons au théâtre, c’est naturellement nous-mêmes, [...] c’est nous récupérer en tant que nous agissons et que nous travaillons et que nous rencontrons des difficultés et que nous sommes des hommes qui avons des règles, c’est-à-dire des règles pour ces actions. 9 Ces règles, pour ce qui est de la philosophie de Sartre, sont occasionnées, nous l’avons vu, par la contrainte incontournable constituée par le surgissement d’autrui. La récupération de soi, préconisée par Sartre comme achèvement de la représentation théâtrale, est d’autant plus efficace que Sartre en prolifère les structures à l’intérieur de ses pièces. À cette fin, il ne crée pas de véritables scénarios métathéâtraux frôlant la constellation du théâtre dans le théâtre selon son acception puriste 10 , c’est-à-dire « une distance au second degré, [...] du théâtre pur, à la seconde puissance » 11 , comme le décrit Sartre en se référant aux comédies italiennes figurant souvent des pièces enchâssées. Par contre, il y arrive en accentuant la mise en relief du caractère ludique et performatif accompagnant la réalisation de rôles même au niveau de l’histoire fictive jouée sur scène. Bien entendu, tel procédé est favorisé par l’évocation de lieux dramatiques qui rappellent la salle de théâtre et font allusion aux principaux signes idiosyncratiques associés à, et indicateurs de, l’acte performatif : lieu de spectacle (spatialement délimité), coprésence de regardés et de spectateurs qui les épient respectivement jugent, situations-limites ourdies, manigance d’intrigues par un metteur en scène (réel ou symbolique) qui se pose comme l’ultime spectateur détaché ou même comme démiurge divinisé. IV. 1. La séquestration dans l’espace clos Dans le cadre de son étude d’une sémiologie de la mise en scène théâtrale, étude qui focalise sur la fonction du spectateur 12 , Anne Ubersfeld s’est interrogée, entre autres, sur les caractéristiques indispensables de l’espace théâtral. La définition quintessenciée qu’elle propose est la suivante : « Il faut et il suffit, pour qu’il y ait espace théâtral, qu’il y ait des hommes unis par la fonction du regard : des regardants et des regardés. » 13 senter à l’homme contemporain un portrait de lui-même, ses problèmes, ses espoirs et ses luttes. » 9 Sartre, TS, pp. 129-130. 10 Voir nos remarques préliminaires à IV. 2. 1. pour une différenciation plus précise, d’une part, du théâtre dans le théâtre ‘idéal’, et d’autre part de ses manifestations impures et dérivées, associées à la désignation plus complète et étendue de ‘jeu dans le jeu’. 11 Sartre, TS, p. 29. 12 Cf. Ubersfeld, Anne: Lire le théâtre II: L’école du spectateur. Paris : Belin, 1996 (Éditions Sociales, 1981), p. 265 : « La première tâche d’une ‘école du spectateur’, c’est de tourner le regard vers la performance, de trouver les méthodes qui permettent de la voir. » 13 Ubersfeld, op. cit., p. 51. IV. Théâtralité et métathéâtralité 206 Comme nos analyses l’ont démontré, c’est exactement cette constellation foncière qui fait figure de plaque tournante par rapport à la conception de l’homme ainsi que du héros tragique chez Racine et chez Sartre. Ce dernier, rappelons-le, allait jusqu’à poser qu’en tant que simple coexistence inter-humaine, « [...] cette présence originelle ne peut avoir de sens que comme être-regardé ou comme être-regardant, c’est-à-dire selon qu’autrui est pour moi objet ou moi-même objet-pour-autrui » 14 . L’échange des regards s’intensifie le plus dramatiquement dans le scénario évoqué de préférence par nos deux auteurs, à savoir les lieux clos dont les délimitations spatiales sont le plus souvent chargées de connotations additionnelles, tout à fait existentielles. De sorte que sortir du palais royal, des murs entourant le sérail, ou de la chambre infernale signifie en fin de compte pour les sujets tragiques la mort respectivement la perte irrémédiable de leur légitimation d’être. Chez Racine, le choix du lieu dramatique s’explique sans doute également par les règles de la doctrine classique revendiquant l’unité de lieu. Mais en outre, comme le personnage de Junie par exemple l’illustre, la cour néronienne reflète - certainement d’un œil critique - les contraintes, non pas seulement spatiales, mais de même comportementales, de la société de cour louisquatorzienne. Junie est bouleversée par le sang-froid avec lequel Néron manifeste son cabotinage hypocrite 15 , cette insincérité criminelle représentant un cas extrême de l’attitude qui marque, de manière plus ou moins subliminale, la cohabitation des courtisans. Réagissant à la confiance naїve que Britannicus met dans la volonté de réconciliation déclarée soudainement par Néron, Junie lui réplique : Seigneur, ne jugez pas de son cœur par le vôtre. Sur des pas différents vous marchez l’un et l’autre. Je ne connais Néron et la Cour que d’un jour. Mais (si je l’ose dire) hélas ! dans cette Cour Combien tout ce qu’on dit est loin de ce qu’on pense ! Que la bouche et le cœur sont peu d’intelligence ! Avec combien de joie on y trahit sa foi ! Quel séjour étranger pour vous et pour moi ! 16 14 Sartre, EN, p. 319. 15 Voir, par exemple, les reproches qu’Agrippine fait à son fils dont elle croit connaître les « détours » et les « feintes caresses », bien qu’à la fin, elle sous-estime l’outrecuidance de Néron : « Par quels embrassements il vient de m’arrêter ! / Ses bras dans nos Adieux ne pouvaient me quitter./ [...] Il s’épanchait en Fils, qui vient en liberté/ Dans le sein de sa Mère oublier sa fierté. », Britannicus, op. cit., p. 431. Ce genre de jeu apparaît comme réaction rétive aux rôles représentatifs que la cour avait imposés à Néron, comme il ressort des commentaires provocants de Narcisse : « Pour toute ambition, pour vertu singulière,/ Il excelle à conduire un char dans la carrière,/ À disputer des prix indignes de ses mains,/ À se donner lui-même en spectacle aux Romains,/ À venir prodiguer sa voix sur un théâtre [...]. », ibid., p. 427, italiques dans le texte dramatique. 16 Britannicus, op. cit., p. 429, nos italiques. IV. 1. La séquestration dans l’espace clos 207 Malgré les apparences généreuses et les palinodies affirmées par Néron luimême, Junie reste donc sur ses gardes, ce qui se voit aussi lors de son entretien avec Agrippine grâce à l’intervention et la médiation de qui son fils semble être revenu à la raison et à la clémence. Junie se doute néanmoins du jeu de son bourreau : Après tous les ennuis que ce jour m’a coûtés, Ai-je pu rassurer mes esprits agités ? Hélas ! à peine encor je conçois ce miracle. Quand même à vos bontés je craindrais quelque obstacle, Le changement, Madame, est commun à la Cour [...]. 17 C’est alors le règne du paraître, accepté ou toléré bon gré mal gré par la société de cour comme condition de vie nécessaire à la survivance, auquel se heurte l’exigence d’authenticité incorporée par Junie. C’est pourquoi la tâche que Néron lui impose en la forçant à feindre l’indifférence vis-à-vis de son amant est d’autant plus cruelle, vu que Junie sera obligée d’adapter une conduite qu’elle déteste et à laquelle elle est, par nature, réfractaire. Son innocence défie Néron qui, dès que Junie lui a dit explicitement qu’elle aime Britannicus, est encore plus motivé à ourdir le scénario des retrouvailles entre Britannicus et Junie pour torturer celle-ci mentalement. Junie se déclare franchement : Il [Britannicus] a su me toucher, Seigneur, et je n’ai point prétendu m’en cacher. Cette sincérité sans doute est peu discrète, Mais toujours de mon cœur ma bouche est l’interprète. Absente de la Cour je n’ai pas dû penser, Seigneur, qu’en l’art de feindre il fallut m’exercer. J’aime Britannicus. [...] 18 La tournure « toujours de mon cœur ma bouche est l’interprète » ne prendra de l’envergure qu’en la juxtaposant à la caractérisation de la cour précitée, caractérisation de la part de Junie dont le choix des mots souligne l’incompatibilité, d’une part, du système de valeurs de Junie, et d’autre part, de l’univers de la cour : « Combien tout ce qu’on dit est loin de ce qu’on pense ! Que la bouche et le cœur sont peu d’intelligence ! ». Déconcerté par l’auto-caractérisation révélatrice de Junie, Néron est tenté de porter atteinte à l’intégrité morale de l’être convoité pour ainsi le forcer à s’assujettir plus facilement - en vain, comme nous le voyions antérieurement. Lorsqu’elle dévoile finalement le vrai déroulement de la scène du regard regardé à Britannicus, Junie pense s’être trahie à cause de la répulsion évidente qu’elle éprouvait pour la dissimulation, tout en compromettant son amour : 17 Britannicus, op. cit., p. 431, nos italiques. 18 Britannicus, op. cit., p. 397. IV. Théâtralité et métathéâtralité 208 Néron nous écoutait, et m’ordonnait de feindre. [...] Témoin de tout notre entretien D’un visage sévère examinait le mien [...] Quel tourment de se taire en voyant ce qu’on aime ! [...] Je ne me sentais pas assez dissimulée. De mon front effrayé je craignais la pâleur. Je trouvais mes regards, trop pleins de ma douleur. Sans cesse il me semblait que Néron en colère Me venait reprocher trop de soin de vous plaire. Je craignais mon amour vainement renfermé [...]. 19 Peu importe qu’elle ait mal joué ou non le rôle infligé - l’essentiel, aux yeux de Néron, c’est que son stratagème de s’asservir et de manipuler la conscience de Junie en ‘participant’ de l’amour que celle-ci éprouve (soit-ce pour un tiers) échoue. Les émotions véhémentes que Néron lit sur les visages du couple amoureux, nous l’avons vu, lui font comprendre que Junie ne dispose ni de cette impassibilité que demande la vie à la cour, ni de la capacité - incarnée par contre par Néron - de s’auto-suggérer des rôles et de les réaliser de mauvaise foi. Ayant vainement essayé de contaminer Junie par l’art de feindre, Néron joue pourtant son rôle à lui consciemment, de sorte qu’on a l’impression qu’il veut que les autres prennent conscience de son jeu et de sa faculté de garder son sangfroid. En témoigne l’indifférence dont il fait preuve lors de l’empoisonnement de son rival, comme il découle de la narration des événements par Burrhus : « Néron l’a vu mourir, sans changer de couleur. » 20 C’est sur ces entrefaites que ceux familiarisés avec les intrigues de la cour et les habitudes de Néron se doutent de l’auteur de cette mort inattendue de Britannicus : Mais ceux qui de la Cour ont un plus long usage Sur les yeux de César composent leur visage. Cependant sur son lit il demeure penché, D’aucun étonnement il ne paraît touché. [...] Narcisse veut en vain affecter quelque ennui, Et sa perfide joie éclate malgré lui. 21 La comparaison avec la réaction de Narcisse confirme l’intériorisation parfaite de la dissimulation chez Néron, tout en permettant de penser que Néron calculateur n’ignore point ce qui lui tient vraiment à cœur, c’est-à-dire moins la mort de Britannicus et les séquelles politiques que plutôt le coup qu’il fait subir à sa mère pour en diminuer l’influence. Pour focaliser l’attention sur le potentiel dramatique du regard dans l’espace clos, la manière dont Néron poursuit ses intérêts est assez instructive, dans la mesure où elle renvoie aux capacités multiples (émotionnelles et performatives) 19 Britannicus, op. cit., pp. 410-411. 20 Britannicus, op. cit., p. 437. 21 Britannicus, op. cit., p. 433. IV. 1. La séquestration dans l’espace clos 209 des yeux. À travers ceux-ci, Néron définit son projet amoureux, en même temps que d’exercer son autorité agressive. Dans l’entourage de Néron, les personnes naїves et plus faibles, captivées à la cour impériale, ne survivront qu’à condition qu’elles échappent au regard de l’empereur. L’exemple de Britannicus en est révélateur ; c’est en pleine connaissance de cause qu’Agrippine lui conseille : « [...] J’assiégerai Néron de toutes parts./ Vous, si vous m’en croyez, évitez ses regards » 22 . Chose quasiment infaisable, étant donné le manque d’échappatoires et le surgissement toujours inattendu de Néron qui profite de la densité spatiale du palais pour surprendre ses victimes réunies une deuxième fois. Maîtrisant la situation, Néron humilie Britannicus sans scrupules en manifestant une générosité tant spécieuse qu’ironique : Prince, continuez des transports si charmants. Je conçois vos bontés par ses remerciements, Madame, à vos genoux je viens de le surprendre. Mais il aurait aussi quelque grâce à me rendre, Ce lieu le favorise, et je vous y retiens Pour lui faciliter de si doux entretiens. 23 Prenant en considération l’emploi ainsi que les paraphrases du verbe voir ayant trait à la scène charnière du regard regardé, les regards envoyés par Néron n’équivalent pas seulement à de véritables actes, dont ils égalent l’efficacité et la brutalité. Ces regards se font aussi sensibles et omniprésents en transcendant la sphère du visuel. Au niveau du langage, ce phénomène est reflété par certaines figures rhétoriques. Nous avons relevé antérieurement qu’à la synesthésie évoquée par Néron (qui avertit Junie en lui suggérant : « J’entendrai des regards que vous croirez muets. » 24 ) répond la personnification des murs du palais par laquelle Junie espère prévenir Britannicus (« Ces murs mêmes, Seigneur, peuvent avoir des yeux./ Et jamais l’Empereur n’est absent de ces lieux. » 25 ). Ainsi est mise en vedette l’atmosphère étouffante de l’espace clos. À l’un des très rares instants où Britannicus ose accuser Néron, il lui dit en face : Je ne sais pas du moins épier ses [de Junie] discours. Je la laisse expliquer sur tout ce qui me touche, Et ne me cache point pour lui fermer la bouche. 26 Britannicus reprend donc, soit-ce à son insu, la synesthésie introduite par Néron, tout en en renversant la structure (entendre des regards vs. épier des discours) : ce clin d’œil rhétorique de la part de Racine suggère d’une manière subtile que 22 Britannicus, op. cit., p. 408, nos italiques. 23 Britannicus, op. cit., p. 412, nos italiques. 24 Britannicus, op. cit., p. 398. 25 Britannicus, op. cit., p. 400. 26 Britannicus, op. cit., p. 414. IV. Théâtralité et métathéâtralité 210 les chemins de la communication et de la médiation dans l’espace clos tragique foisonnent, tout en se superposant pour devenir indissociables 27 . Nous verrons dans quelques instants que dans Huis clos de Sartre, ce phénomène fait accessoirement pendant à, et supporte, la mise au pas des signes temporels et spatiaux, étendant par là le pli sur soi de l’espace clos à plusieurs niveaux. Revenons d’abord au huis clos racinien et à la scène que nous venons de consigner : par la suite, Néron appelle à l’aide ses gardes pour faire enfermer Junie et Britannicus, puisqu’il ne peut pas supporter que ce dernier le couvre de ridicule en dévoilant qu’il voit clair quant au jeu de Néron. De plus, Britannicus lui avait rappelé, il y a quelques instants, que le fait que Rome ne se prononce pas contre son empereur ne voulait pas dire qu’elle en ignorât les crimes, tout au contraire : B RITANNICUS : Rome met-elle au nombre de vos droits Tout ce qu’a de cruel l’injustice et la force, Les emprisonnements, le rapt, et le divorce ? N ERON : Rome ne porte point ses regards curieux Jusque dans des secrets que je cache à ses yeux. Imitez son respect. B RITANNICUS : On sait ce qu’elle en pense. N ERON : Elle se tait du moins, imitez son silence. 28 Ironiquement, Néron procède donc exactement à l’encontre du traitement qu’il exige de la part de Rome face à lui-même, c’est-à-dire comme espion qui pénètre la vie privée des personnes observées et contrôlées. Pour ce qui est, en revanche, du regard de Néron qui se veut amoureux, la donnée du huis clos favorise la fixation visuelle, typique des amants raciniens. Bien que Néron soit quasiment la seule personne qui puisse librement et à son seul gré sortir du palais, c’est la présence de Junie qui le retient à l’intérieur des murs du palais, dépendance pour laquelle nous avons élaboré les raisons psychologiques à l’aide de l’anthropologie sartrienne. Lorsque Néron se plaint, auprès de Burrhus, de la violence et de l’exclusivité de son amour allégué, Burrhus lui conseille de remettre en cause sa volonté et ses motifs d’aimer en quittant temporairement la cour : Surtout si de Junie évitant la présence Vous condamniez vos yeux à quelques jours d’absence, Croyez-moi, quelque amour qui semble vous charmer, On n’aime point, Seigneur, si l’on ne veut aimer. 29 27 L’exemple de l’entretien entre Roxane et Bajazet (voir Bajazet, op. cit., pp. 589-590), observé par Acomat, montre que ce genre de paroles et regards observés prête de même à des malentendus tragiques. 28 Britannicus, op. cit., p. 413. 29 Britannicus, op. cit., p. 403. IV. 1. La séquestration dans l’espace clos 211 Mais évidemment, ce conseil ne touche pas du tout la conception d’amour de Néron pour qui la vue de Junie représente, nous l’avons vu, la seule possibilité de gagner de la reconnaissance et de la justification existentielles. Par conséquent, il réplique : « [...] je souffre trop éloigné de Junie. » 30 Chez Néron, le désir obsessif de rendre disponibles, mieux vaut dire visibles, tous ceux qu’il se croit sujets à l’apparence (donc ceux qu’il pourrait à chaque instant éliminer par la brute force) s’exprime aussi par le fait qu’en dépit de son omniprésence au palais, sa chambre reste inaccessible aux autres. L’importance de ce détail est du reste soulignée par l’incipit de la pièce qui signale l’impuissance d’Agrippine, condamnée à patienter jusqu’à ce que son fils se réveille et daigne la voir. Albine l’interroge sur sa situation humiliante : Quoi ? tandis que Néron s’abandonne au sommeil Faut-il que vous veniez attendre son réveil ? Qu’errant dans le Palais sans suite et sans escorte La Mère de César veille seule à sa porte ? 31 « César pour quelque temps s’est soustrait à nos yeux. » 32 : expédiée durement par ces mots de Burrhus sans avoir vu son fils, Agrippine doit expérimenter que les jeux de force au palais ne se jouent pas seulement à travers l’échange de regards, mais aussi, et d’une manière pas moins perfide, à travers le refus de s’entrevoir et la restriction de la vue de ses ennemis. Elle reproche à Burrhus : Prétendez-vous longtemps me cacher l’Empereur ? Ne le verrai-je plus qu’à titre d’importune ? 30 Britannicus, op. cit., p. 403. Ouvrons ici une parenthèse pour renvoyer à une structure semblable dans Les Mouches de Sartre. La signification incombant à Junie par rapport à Néron pourrait être comparée à celle qu’Électre attribue à Oreste. Comme chez Néron, c’est l’angoisse existentielle d’Électre qui fixe son regard sur autrui, angoisse donc de perdre de vue celui qui pourrait lui renvoyer l’image préconçue de soi. Du coup, l’idée de ne plus se voir dans les yeux d’autrui fait paniquer les sujets tragiques. Dans la pièce sartrienne, c’est de même la proximité physique d’Oreste qui avait rassuré Électre tant qu’ils se préparaient au meurtre du couple royal. Restée seule dans la salle du trône pendant qu’Oreste commet l’acte, la séparation définitive de son frère devient évidente lors du retour de ce dernier (voir les didascalies « Oreste rentre, une épée sanglante à la main. Elle court à lui. », Les Mouches, op. cit., p. 52). Tout d’un coup, la présence physique d’Oreste ne sait plus calmer Électre, dans la perspective de qui le huis clos de cette partie du palais assume une signification nouvelle, menaçante, dans la mesure où l’espace se rétrécit, tout en se resserrant sur Électre, à cause du resurgissement des mouches. Celles-ci semblent étouffer Électre et se poser comme paroi imperméable entre elle et Oreste. Elle s’écrie : « Les voilà ! D’où viennent-elles ? Elles pendent du plafond comme des grappes de raisins noirs, et ce sont elles qui noircissent les murs ; elles se glissent entre les lumières et mes yeux, et ce sont leurs ombres qui me dérobent ton visage. », ibid., pp. 53-54. 31 Britannicus, op. cit., p. 377. 32 Britannicus, op. cit., p. 381. IV. Théâtralité et métathéâtralité 212 Ai-je donc élevé si haut votre fortune Pour mettre une barrière entre mon fils et moi ? 33 La confrontation dans l’espace clos d’intérêts divergents rend donc nécessaire la médiation et le compromis pour s’arranger avec ses ennemis. Cette nécessité de l’intervention médiatrice est encore plus frappante dans Bajazet. De même que Néron sait user de la cour comme scène sur laquelle il met en scène de petits drames flattant son amour-propre, l’équivalent oriental de la cour romaine, le sérail d’Amurat, se prête à ceux qui connaissent bien les angoisses et désirs de leurs co-habitants, pour manigancer des intrigues et déjouer la liberté d’autrui. Constituant le lieu racinien exemplaire, le sérail est décrit comme suit par Bernard Dort : « [...] derrière ces murs, un grouillement d’esclaves, de traîtres en puissance, le foisonnement des intrigues, une conjuration de silences ... toute une épaisseur poisseuse et moite qui isole les héros raciniens, les étouffe, les opprime. » 34 La coexistence des habitants du sérail, « métonymie de la concupiscence et de l’interdit [,...] labyrinthe tortueux de l’érotisme, de l’intrigue, de la mise à mort » 35 , est donc marquée par la compétition et les tentatives de plaire aux autres pour assurer sa propre survivance. Ce que Racine, dans sa préface à Bajazet, constate pour les esclaves féminines sujettes au Sultan vaudra tout aussi bien pour Bajazet, une fois qu’il s’est décidé à abuser Roxane, à l’instigation d’Atalide : A TALIDE : Allez, Seigneur. Tentez cette dernière voie. B AJAZET : Hé bien. Mais quels discours voulez-vous que j’emploie ? 36 À en croire Racine, le sérail comme lieu topique implique la devise, disons sartrienne avant la lettre, de se faire aimer à tout prix, c’est-à-dire pour des raisons existentielles : En effet y a-t-il une Cour au monde, où la jalousie et l’amour doivent être si bien connues [sic] que dans un lieu où tant de Rivales sont enfermées ensemble, et où toutes ces Femmes n’ont point d’autre étude dans une éternelle oisiveté, que d’apprendre à plaire et à se faire aimer ? 37 Suite à l’inversement temporaire des rôles (Amurat ayant provisoirement relégué son pouvoir absolu à son esclave préférée qu’est Roxane), Bajazet se voit imposer le rôle de celui qui doit chercher à gagner la bienveillance de Roxane. Cette constellation amène Barthes à désigner le sérail comme lieu désexué, et partant, à efféminer Bajazet en lui attribuant le statut de « mâle prostitué » : « Bajazet est beau, il se donne à Roxane pour en obtenir un bien, il dispose ouver- 33 Britannicus, op. cit., p. 381. 34 Dort, Bernard : « Huis clos racinien », dans id. : Théâtre public 1953-1966. Paris: Seuil, 1967, pp. 34-40, ici pp. 34-35. 35 Rohou, Évolution …, op. cit., p. 176. 36 Bajazet, op. cit., p. 586. 37 Préface à Bajazet (dans les Œuvres de 1676-1697), op. cit., p. 626. IV. 1. La séquestration dans l’espace clos 213 tement de sa beauté comme d’une valeur d’échange. C’est cet état totalement parasitaire [...] qui le désexualise. » 38 Cette remarque nous semble d’autant plus importante qu’un pareil changement de rôles se fait jour dans Huis clos de Sartre : comme nous l’avons vu, Garcin croit devoir se rendre aimable aux yeux d’Inès, la lesbienne, pour que celle-ci lui rende l’approbation de ses actes. Héros négatif, Garcin, selon Jean-François Louette, « est menacé de n’être qu’une ... garce. Le pacifiste : héros efféminé, qui ne sait s’il déserte par courage ou lâcheté. » 39 Inès, l’absente la plus dominante 40 , par contre, est ‘virilisée’ par rapport à Estelle qu’elle convoite et à laquelle elle fait la cour - sans succès, vu qu’Estelle veut se faire aimer par Garcin. En plus d’occasionner un flottement des identités sexuelles, par cela suspendant la frontière entre homme et femme, les huis clos racinien et sartrien fortifient l’impression de faire naître un lieu de l’entre-deux généralisé jusqu’à abolir la frontière entre la vie et la mort 41 . Ce qui est commun à Bajazet et à Huis clos, est une atmosphère imprégnée de la proximité respectivement l’omniprésence de la mort. Bien que les morts-vivants sartriens aient à jamais perdu leur chance de se projeter, le spectateur de la pièce est censé en déduire que l’existence terrestre ne représente qu’une vie sursitaire qu’il faut constamment faire valider par des actes qui prennent compte d’une réalisation responsable et justifiable de la liberté donnée à l’homme, y inclus la liberté de choisir un rôle. De même, les personnages dont se servent, à des fins divergentes, Amurat et Acomat en les mettant en scène comme protagonistes et antagonistes 42 , ces personnages sont d’emblée et d’avance condamnés à mort, tout à l’instar des morts-vivants que Sartre installe en enfer - lieu mythique qui implique la finitude. Dans Huis clos, ce sont l’imagerie infernale globale, le manque de paupières et le jour éternel qui fournissent les indicateurs de la mort sur un plan symbolique. 43 De plus, la dernière scène (Estelle s’apprêtant à tuer Inès avec un coupe-papier) ne laisse plus aucun doute sur ce que les trois absents pressentaient de plus en plus assurément. Inès est la première à l’expliciter sans y aller par quatre che- 38 Barthes, op. cit., p. 96. 39 Voir les Notices de Jean-François Louette à Huis clos, dans op. cit., p. 1302. 40 Galster fait remarquer que le personnage d’Inès, tout en minant foncièrement l’image et la conception de rôle contemporaines de la femme, effarait les premiers critiques non pas seulement à cause de son orientation sexuelle, mais surtout à cause de sa position dominante et même supérieure par rapport à l’absent masculin représenté par Garcin, cf. Galster, op. cit., p. 223. 41 Cette insistance sur l’instabilité des frontières (spatiales, temporelles, sexuelles ainsi que la frontière estompée entre réalité et illusion, donc vie réelle et mise en scène théâtrale dans la tradition du theatrum mundi) revêt le théâtre de nos deux auteurs d’un certain ‘(néo-) baroquisme’ tant poétique qu’idéologique, point que nous préciserons ultérieurement. 42 Voir notre partie suivante pour les ‘metteurs en scène’ campés par Racine et Sartre. 43 Voir Huis clos, op, cit., pp. 93-94. IV. Théâtralité et métathéâtralité 214 mins : [à Estelle : ] « Tu sais bien que je suis morte. [...] Morte ! Morte ! Morte ! Ni le couteau, ni le poison, ni la corde. C’est déjà fait, comprends-tu ? » 44 . Dans Bajazet, c’est tout au début qu’Osmin établit l’équivalence générale du sérail et de la mort, s’étonnant du courage dont a fait preuve Acomat en pénétrant dans le sérail : Et depuis quand, Seigneur, entre-t-on dans ces Lieux, Dont l’accès était même interdit à nos yeux ? Jadis une mort prompte eût suivi cette audace. 45 Ce qui a facilité l’entrée d’Acomat dans le sérail est évidemment l’absence du Sultan, et partant, l’intrigue au service de laquelle Acomat a su gagner Roxane, ce qui fait du vizir l’instigateur principal du drame qui se développera, drame dont il tire les ficelles, comme nous le verrons plus en détail. Du coup, Roxane a accueilli Acomat subrepticement, en bénéficiant des détours confus et mystérieux du sérail 46 . Acomat explique son procédé à Osmin : Voilà donc de ces Lieux ce qui m’ouvre l’entrée, Et comme enfin Roxane à mes yeux s’est montrée. Invisible d’abord elle entendait ma voix, Et craignait du Sérail les rigoureuses lois. Mais enfin bannissant cette importune crainte Qui dans nos entretiens jetait trop de contrainte, Elle-même a choisi cet endroit écarté, Où nos cœurs à nos yeux parlent en liberté. Par un chemin obscur une Esclave me guide [...]. 47 C’est donc le plan conçu par Acomat qui pousse la Sultane à recourir à des mesures inhabituelles et risquées, à prendre conscience de son pouvoir absolu et à commencer à compter sur sa position autoritaire qui lui revient grâce au bruit de la mort d’Amurat. Se doutant de sa liberté inopinée, Roxane pense pouvoir passer outre aux « rigoureuses lois » du sérail. Ce n’est pourtant pas seulement Acomat que Roxane a su diriger dans le sérail - elle a aussi veillé avec succès à ce que Bajazet la voie, à l’improviste, de seul à seul ; car Roxane veut « [q]ue luimême en secret amené dans ces lieux,/ Sans être préparé se présente à mes yeux. » 48 Livré à Roxane, Bajazet doit dès lors douloureusement expérimenter sa claustration dans le sérail, tandis que Roxane gagne une conscience croissante de sa liberté, toute illusoire soit-elle. En dépit de son propre enfermement dans le sérail elle s’en sert maintenant pour poursuivre ses intérêts, tandis 44 Huis clos, op. cit., p. 128. 45 Bajazet, op. cit., p. 561, nos italiques. 46 Acomat se débrouille d’ailleurs aussi assez bien dans ce labyrinthe (« Nourri dans le Sérail j’en connais les détours. », Bajazet, op. cit., p. 609) et en profitera pour épier l’entrevue de Roxane et Bajazet, voir ibid., pp. 589-590. 47 Bajazet, op. cit., p. 567. 48 Bajazet, op. cit., p. 571. IV. 1. La séquestration dans l’espace clos 215 qu’auparavant, ces mêmes structures spatiales et autoritaires du sérail l’opprimaient. Afin de faire pression sur Bajazet, Roxane lui fait prendre conscience de sa nouvelle conception de soi, de son nouveau rôle de maîtresse du sérail qu’elle joue, à en juger vu de l’extérieur, de manière convaincante, en énumérant les indicateurs de sa puissance : Et moi, vous le savez, je tiens sous ma puissance Cette foule de Chefs, d’Esclaves, de Muets, Peuple, que dans ses murs renferme ce Palais, Et dont à ma faveur les âmes asservies M’ont vendu dès longtemps leur silence et leurs vies. [...] Songez-vous que je tiens les portes du Palais, Que je puis vous l’ouvrir, ou fermer à tout jamais [...] ? 49 Roxane ne laisse donc aucun doute à ce qu’elle exploite ceux qui lui sont sujets en les forçant à lui être dociles si la vie, même sous cette forme lamentable, leur est chère. La question rhétorique qui clôt la citation précédente sera suivie par l’ajout conclusif « Songez-vous dès longtemps que vous ne seriez plus ? » 50 , de sorte qu’est confirmée la connotation mortelle du sérail, connotation qui, pour Roxane et pour le moment, a perdu toute signification personnelle. Dans la perspective naїve et infatuée de Roxane, la survivance de Bajazet et d’elle-même pourrait toujours être garantie en demeurant dans le sérail - mais ceci dans des conditions que Bajazet, sur la longue durée, n’acceptera pas. Celuici sait bien qu’il faudra s’immoler s’il veut mettre fin à son existence embarrassante dans le sérail. Bajazet dit à propos de sa condition d’esclave séquestré : La mort n’est point pour moi le comble des disgrâces [...] Et l’indigne prison où je suis renfermé À la voir de plus près m’a même accoutumé. Amurat à mes yeux l’a vingt fois présentée. 51 Cependant, Bajazet espère toujours pouvoir tirer son épingle du jeu grâce à l’intervention d’Acomat, supporté par les janissaires qui se révolteraient contre le Sultan : He bien, brave Acomat, si je leur suis si cher, Que des mains de Roxane ils viennent m’arracher. Du Sérail, s’il le faut, venez forcer la porte. 49 Bajazet, op. cit., pp. 574-576. Roxane mettra cette menace à exécution sous peu, ce dont attestent les paroles d’Atalide : « [...] Roxane, à sa perte animée/ Veut que de ce Palais la porte soit fermée. », ibid., p. 582. 50 Bajazet, op. cit., p. 576. 51 Bajazet, op. cit., p. 580. Il est d’ailleurs frappant que Bajazet nomme exactement le même nombre de signes avant-coureurs de sa mort que Roxane lors qu’elle indique le nombre de fois où elle a essayé de faire plier Bajazet, voir ibid., p. 569 : Roxane à Atalide : « Vingt fois sur vos discours pleine de confiance,/ Du trouble de son cœur jouissant par avance,/ Pour l’entendre à mes yeux m’assurer de sa foi,/ Je l’ai fait en secret amener devant moi. », nos italiques. IV. Théâtralité et métathéâtralité 216 Entrez accompagné de leur vaillante escorte. J’aime mieux en sortir sanglant, couvert de coups, Que chargé, malgré moi, du nom de son Époux. 52 Quoique telle prémonition de Bajazet ne signifie pas nécessairement sa mort, cette alternative lui serait préférable à sa mort métaphorique représentée par le mariage avec Roxane. Pour Picard, l’avènement proche de la mort est lié à une forme de fatalité incarnée par la vengeance d’Amurat : « Il n’y a, entre tous ces personnages et la mort, que la distance qui sépare du sérail le camp du Sultan victorieux. En vérité, aux yeux du Maître, ils sont déjà morts, et ces fantômes de chair [...] se disputent une vie qui déjà ne leur appartient plus. » 53 Par conséquent, il ne leur reste que le temps et l’espace limités à cause de leur séquestration dans le sérail pour se projeter. Mais vu qu’ils achoppent toujours aux intérêts d’autrui, intérêts irréconciliables avec les leurs, les identités projetées par les individus tragiques s’anéantissent réciproquement - non pas seulement d’une manière symbolique et abstraite comme dans Huis clos de Sartre, mais d’une manière concrète et cruelle, culminant dans la mort de Roxane, Bajazet et Atalide. Il est vrai que les deux pièces jouent pareillement sur la possibilité hypothétique de sortir du huis clos, mais cette esquisse d’une solution ne vise, dans les deux cas, qu’à souligner la vanité de toute tentative d’évasion. À un certain moment de l’intrigue, Bajazet est convaincu qu’il évitera la condamnation à mort associée au sérail. Ayant promis sa reconnaissance éternelle à Roxane 54 , Bajazet espère que celle-ci s’en contentera, mais l’entrevue qui avait débouché sur la grâce que Roxane accorde provisoirement à son aimé, avait été mal interprétée par Roxane, comme nous l’avons vu antérieurement. Aveuglé par l’illusion d’avoir trouvé une solution et un compromis qui lui permettraient de quitter le sérail la vie sauve, Bajazet annonce avec un enthousiasme débordant à Atalide qui l’avait supplié d’abuser la Sultane : C’en est fait, j’ai parlé, vous êtes obéie. Vous n’avez plus, Madame, à craindre pour ma vie. [...] Mais enfin je me vois les armes à la main. Je suis libre, et je puis contre un Frère inhumain, Non plus par un silence aidé de votre adresse Disputer en ces lieux le cœur de sa Maîtresse, Mais par de vrais combats, par de nobles dangers, Moi-même le cherchant aux climats étrangers, Lui disputer les cœurs du Peuple et de l’Armée [...]. 55 52 Bajazet, op. cit., p. 580. 53 Introduction à Bajazet dans l’édition de Picard, op. cit., p. 523. 54 Voir Bajazet, op. cit., p. 594 : « Oui je vous ai promis, et je m’en souviendrai,/ Que fidèle à vos soins autant que je vivrai,/ Mon respect éternel, ma juste complaisance/ Vous répondront toujours de ma reconnaissance./ Si je puis à ce prix mériter vos bienfaits,/ Je vais de vos bontés attendre les effets. » 55 Bajazet, op. cit., pp. 591-592, nos italiques. IV. 1. La séquestration dans l’espace clos 217 Dans l’imagination de Bajazet, l’antithèse entre ici et ailleurs renforce donc celle entre la mort et la vie, entre l’emprisonnement et la liberté. Néanmoins, Bajazet sous-estime l’amour-propre fat de Roxane qui n’accepte pas de compromis et ne serait satisfaite, nous l’avons relevé, qu’à condition que Bajazet se soumette à elle tant librement qu’inconditionnellement en la considérant comme sa raison d’être. Le tragique de la situation de Bajazet naît donc, entre autres, de l’incompatibilité des rôles que son amante et celle qui se prétend son amante, Atalide et Roxane, s’ingénient à lui faire jouer. À long terme, ces rôles commandés par autrui n’arrivent pas à évincer la véritable et authentique identité de Bajazet, celle qui finira par manifester sa liberté de conscience. Néanmoins, c’est en assumant temporairement la feinte, donc le rôle dicté par les intérêts d’Atalide 56 , que Bajazet devient coupable en convoitant non plus sa liberté interne, mais sa liberté externe. De même que Bajazet se croit finalement libre, il y dans Huis clos un certain moment où Garcin s’auto-suggère qu’il pourrait sortir de l’enfer à l’aide d’Estelle qui devrait lui assurer qu’il n’ait pas commis de lâcheté, qu’il ne se soit donc pas enfuit : S’il y avait une âme, une seule, pour affirmer de toutes ses forces que je n’ai pas fui, que je ne peux pas avoir fui, que j’ai du courage, que je suis propre, je ... je suis sûr que je serais sauvé ! [...] Estelle, nous sortirons de l’Enfer. 57 Comme le confirme la scène consignée antérieurement, scène dans laquelle la porte s’ouvre à l’improviste sans que Garcin puisse en profiter pour s’échapper, c’est l’unité des consciences qui lie les individus les uns aux autres. Estelle a besoin de Garcin et vice versa - pour des raisons également existentielles il est vrai, mais pour des raisons opposées et incompatibles. Tandis qu’Estelle recherche la reconnaissance à travers l’amour passionnel et l’attirance sexuelle, Garcin brigue l’approbation morale de ses actes. Chez Racine comme chez Sartre, l’obstacle mortel pour les consciences subjectives respectives réside, par conséquent, dans l’entrechoc d’intérêts contradictoires, et partant, dans l’élimination réciproque des libertés personnelles. Ce que Sabine Gruffat fait remarquer à propos de cette structure paradoxale dans Bajazet nous semble très approprié à caractériser la coexistence intersubjective d’après les anthropologies racinienne et sartrienne en général : 56 C’est lors de son aveu final à Roxane qu’Atalide explicite sa faute, son amour-propre égoїste et ses intrigues qui auraient rendu Bajazet coupable malgré lui : « Bajazet à vos soins tôt ou tard plus sensible,/ Madame, à tant d’attraits n’était pas invincible./ Jalouse, et toujours prête à lui représenter/ Tout ce que je croyais digne de l’arrêter,/ Je n’ai rien négligé, plaintes, larmes, colère,/ […] Ce jour même, des jours le plus infortuné,/ Lui reprochant l’espoir qu’il vous avait donné,/ Et de ma mort enfin le prenant à partie,/ Mon importune ardeur ne s’est point ralentie,/ Qu’arrachant, malgré lui, des gages de sa foi,/ Je ne sois parvenue à le perdre avec moi. », Bajazet, op. cit., p. 616. 57 Huis clos, op. cit., p. 123. IV. Théâtralité et métathéâtralité 218 S’engage alors un dialogue hostile entre le moi et l’autre, chacun étant tour à tour un persécuteur et une victime, un maître et un esclave. Le sentiment de dépendre du bon vouloir d’autrui provoque en effet le ressentiment et le désir de plus en plus pressant de s’affirmer, chacun jouant toujours sa liberté contre celle de l’autre [...], chacun ne pouvant obtenir ce qu’il désire que par l’autre, perçu dans le même temps comme un obstacle au bonheur. 58 Nulle autre scène serait en somme plus idoine à provoquer cette confrontation des sujets que l’espace clos qui, nous le verrons tout à l’heure, force les héros tragiques à prendre conscience de leur être exposé aux regards des autres comme sur une scène de théâtre sur laquelle il faut jouer des rôles (choisis ou imposés). Du coup, certains en tirent avantage pour se mettre en scène, tout en succombant ; et d’autres agissent plutôt en cachette, tout en se servant des uns contre les autres pour pouvoir survivre. IV. 2. Mise en scène et spectacle IV. 2. 1. Scénarios manœuvrés : le dramaturge et son théâtre La découverte de structures ou motifs théâtraux qui doublent (ou multiplient) la mise en scène fait d’office s’imposer la question d’une allusion à la topique du theatrum mundi 59 . Pour cela, ce redoublement ne doit pas nécessairement s’effectuer dans le sens d’une mise-en-abyme selon son acception puriste 60 , ni sous forme du théâtre dans le théâtre pris au pied de la lettre 61 , mais peut tout 58 Gruffat, Sabine : « Bajazet ou les perversités de la médiation », dans Landry/ Leplatre (dir.), op. cit., pp. 121-130, ici p. 128. 59 Pour cette topique et son développement on se reportera de même à E. Robert Curtius et le chapitre « Schauspielmetaphern » de son étude Europäische Literatur und lateinisches Mittelalter. Tubingen/ Bâle : Francke Verlag, 1993 (1948), pp. 148-154 ; voir aussi Christian, Lynda G. : Theatrum mundi. The History of an Idea. New York/ Londres : Garland, 1987; Nelson, Robert J.: Play within a Play. The Dramatist’s Conception of His Art: Shakespeare to Anouilh. New Haven: Yale University Press (Yale Romanic Studies: Second Series, V)/ Paris: PUF de France, 1958; ainsi que Link, Franz/ Niggl, Günter (éds.) : Theatrum mundi. Götter, Gott und Spielleiter im Drama von der Antike bis zur Gegenwart. Sonderband des literaturwissenschaftlichen Jahrbuchs. Berlin: Duncker & Humblot, 1981. 60 Nous nous référons ici à la notion de « mise en abyme », introduite par André Gide et théorisée par Lucien Dällenbach : cette figure « [...] doit sa dénomination à un procédé héraldique que Gide a sans doute découvert en 1891 », voir Dällenbach, Lucien : Le récit spéculaire. Essai sur la mise en abyme. Paris : Seuil (Poétique), 1977, p. 17. Dällenbach nomme trois figures principales de réduplication (simple, à l’infini ou aporistique) ayant trait à la réflexion spéculaire à l’intérieur d’une œuvre (voir ibid., p. 51). La définition de base, à laquelle aboutit l’évaluation des exemples, est la suivante : « est mise en abyme tout miroir interne réfléchissant l’ensemble du récit par réduplication simple, répétée ou spécieuse » (ibid., p. 52). 61 Voir pour une discussion détaillée de cette terminologie ainsi que pour une vue d’ensemble du phénomène subsumé sous la désignation de « jeu dans le jeu » les études de Schmeling, Manfred : Das Spiel im Spiel. Ein Beitrag zur vergleichenden Litera- IV. 2. Mise en scène et spectacle 219 aussi bien se manifester à travers la thématique - autoréflexive et par moments même métathéâtrale - du jeu des rôles. Il est évident que ni Racine ni Sartre s’inscrivent dans la tradition des dramaturges tant ‘classiques’ que modernes - tels que par exemple Shakespeare, Calderón, Corneille, Anouilh ou Pirandello - qui ont composé des chefs-d’œuvre mettant en vedette l’idée du theatrum mundi pour indiquer le caractère illusoire de l’existence humaine en la comparant au trompe-l’œil figuré par le théâtre. Il va de soi que les auteurs cités se servent de cette topique sous des signes différents, donc en fonction, premièrement, de la poétique dramaturgique qu’ils profèrent, et deuxièmement, en fonction de leurs visions du monde respectives, bref selon qu’ils présupposent, nient, laissent en blanc ou remettent en cause l’existence d’un Dieu qui serait le metteur en jeu ultime. Il ne nous apparaît pas de mise d’entrer plus en détail dans les nuances esthétiques, artistiques, idéologiques et philosophiques que l’allégorie du jeu théâtral revêt chez d’autres auteurs. Ce qui nous intéresse, par contre, sont les traces ou variations plus ou moins explicites que nous en trouvons chez Sartre et Racine qui tous les deux transmettent une conception de l’homme qui se base, comme nos analyses l’ont à plusieurs reprises démontré, sur une conscience aiguë du décalage représentatif voire performatif, à l’apanage du sujet tragique qui se sait regardé par autrui. Conformément à notre lecture ‘profane’ des pièces raciniennes traitées, nous dérogeons à l’idée de présupposer le Dieu caché comme dramaturge/ spectateur détaché et intangible par rapport à l’univers tragique mis en scène. 62 Du coup, c’est aux yeux (pas moins inexorables) des autres que les héros tragiques doivent agir. Il y a quand même des personnages au sein de cette foule constituant l’on confus qui se distinguent dans la mesure où leurs intérêts privés font naître et avancer l’intrigue qui débouchera sur le dénouement tragique. Il s’agira par la suite d’élucider la fonction de quelques-uns parmi ces ‘metteurs en scène’. Chez Racine, c’est Acomat qui fait cas de figure en représentant l’instigateur exemplaire, son statut exceptionnel remontant déjà au fait qu’il sache sortir vivant du sérail. turkritik. Rheinfelden : Schäuble Verlag (Deutsche und vergleichende Literaturwissenschaft, 3), 1977 ; et id. : Métathéâtre et intertexte. Aspects du théâtre dans le théâtre. Paris : Lettres Modernes (Études de critique et d’histoire littéraire, 204), 1982. C’est dans ce dernier travail que Schmeling propose qu’ « [i]l serait peut-être préférable de réserver le terme de théâtre dans le théâtre aux pièces dans lesquelles le théâtre est thématisé en tant que médium artistique. » (op. cit., p. 8). Pour notre approche, le terme plus général de ‘jeu dans le jeu’ s’avère plus approprié, vu qu’il comporte également les manifestations indirectes du « jeu dramatique à forme réfléchie » (ibid., p. 5) qui ne figurent pas de jeu enchâssé autonome à l’intérieur de la pièce-cadre. 62 Telle lecture serait par contre également impliquée, nous l’avons vu, dans l’interprétation purement ‘janséniste’ du théâtre de Racine, proposée par Goldmann qui présuppose en se référant à Lukàcs, que « [l]a tragédie [...] est un jeu qui se joue pour un seul spectateur, pour Dieu. », Goldmann, op. cit., p. 91. IV. Théâtralité et métathéâtralité 220 Chez Sartre, il y a d’un côté, nous l’avons vu, l’alliance secrète entre Jupiter et Égisthe qui fait jouer la comédie des morts revenants, en exploitant la mauvaise conscience des Arguiens pour soutenir ce « jeu national [...] des confessions publiques » 63 . De l’autre côté, dans Huis clos, nous avons affaire à l’on anonyme figuré par la direction administrative de l’enfer - instance que les trois absents rendent responsable d’avoir préconçu leur réunion dans la chambre infernale. C’est pour quitter sa position décevante et humiliante 64 qu’Acomat, jusqu’ici exposé aux caprices et au pouvoir arbitraire du Sultan, flaire sa chance grâce à l’absence d’Amurat et à la capture corollaire de Bajazet : changement de situation qui, à ses yeux, représente un défi. En aidant Bajazet à s’imposer contre son frère, Acomat veut améliorer sa propre position, tout en s’assurant l’appui futur du nouveau Sultan en épousant Atalide (qu’Acomat n’aime que pour ses liens familiaux 65 ). Ayant déjà pris les dispositions nécessaires 66 , Acomat révèle son stratagème à Osmin : J’entretins la Sultane ; Et cachant mon dessein, Lui montrait d’Amurat le retour incertain, Les murmures du Camp, la fortune des armes. Je plaignis Bajazet. Je lui vantai ses charmes [...]. 67 C’est donc en rendant Bajazet aimable aux yeux de Roxane et en l’incitant à rencontrer l’objet vanté qu’Acomat pousse celle-ci à assumer le rôle d’amante et qu’il lui fait prendre conscience de la nouvelle situation au sérail. Il s’agit d’un état presque anarchique dû au bruit de la mort d’Amurat répandu mystérieuse- 63 Les Mouches, op. cit., p. 20. 64 Voir Bajazet, op. cit., pp. 563-564: « Je sais bien qu’Amurat a juré ma ruine./ Je sais à son retour l’accueil qu’il me destine./ [...] pour m’arracher du cœur de ses Soldats,/ [...] il va chercher sans moi les sièges, les combats./ Il commande l’Armée. Et moi dans une Ville/ Il me laisse exercer un pouvoir inutile./ Quel emploi, quel séjour [...] pour un Vizir ! » 65 Voir Bajazet, op. cit., pp. 566-567 : « J’aime en elle le sang dont elle est descendue./ Par elle Bajazet, en m’approchant de lui,/ Me va contre lui-même assurer un appui./ Un Vizir aux Sultans fait toujours quelque ombrage./ À peine ils l’ont choisi, qu’ils craignent leur ouvrage./ [...] Bajazet aujourd’hui m’honore et me caresse./ Ses périls tous les jours réveillent sa tendresse./ Ce même Bajazet sur le Trône affermi/ Méconnaîtra peut-être un inutile Ami./ Et moi, si mon devoir, si ma foi ne l’arrête,/ S’il ose quelque jour me demander ma tête [...] ». Acomat a su gagner Roxane et Bajazet pour son plan de révolte et se vante du gage que tous les deux lui ont laissé : « [...] pour s’appuyer de moi,/ L’un et l’autre ont promis Atalide à ma foi. », ibid., p. 566. 66 Acomat avait fait assassiner l’esclave envoyé par Amurat pour commander le meurtre de Bajazet (voir Bajazet, op. cit., p. 563 : « Cet Esclave n’est plus. Un ordre, cher Osmin,/ L’a fait précipiter dans le fond de l’Euxin. ») ; en outre, il s’est habilement rallié tant le peuple que le clergé (voir ibid., p. 568) : « [...] j’ai su déjà par mes brigues secrètes/ Gagner de notre Loi les sacrés Interprètes./ Je sais combien crédule en sa dévotion/ Le Peuple suit le frein de la Religion./ [...] D’ailleurs un bruit confus, par mes soins confirmé,/ Fait croire heureusement à ce Peuple alarmé/ Qu’Amurat le dédaigne, et veut loin de Byzance/ Transporter désormais son Trône et sa présence. » 67 Bajazet, op. cit., p. 565. IV. 2. Mise en scène et spectacle 221 ment ainsi que favorisé par Roxane dont le nouveau rôle d’amante semble d’autant plus facile à réaliser que les circonstances inopinées lui sont favorables. Acomat explique cette situation extrême et les séquelles comme suit à Osmin : Peut-être il te souvient qu’un récit peu fidèle De la mort d’Amurat fit courir la nouvelle. La Sultane à ce bruit feignant de s’effrayer Par des cris douloureux eut soin de l’appuyer. Sur la foi de ses pleurs ses Esclaves tremblèrent. De l’heureux Bajazet les Gardes se troublèrent, Et l’espoir achevant d’ébranler leur devoir, Leurs Captifs dans ce trouble osèrent s’entrevoir. Roxane vit le prince. [...] 68 Cet état met dès lors en sursis l’ordre d’Amurat, tout en facilitant la transgression, c’est-à-dire le déchaînement des regards auparavant interdits 69 ainsi que, surtout chez la Sultane, l’éclatement des intérêts de l’amour-propre. Y voyant la seule possibilité d’achever non pas seulement la victoire morale contre Amurat, mais de plus, de venir à bout de ses visions héroїques (grâce à sa liberté externe hypothétique, provisoirement envisagée), Bajazet a aussi accepté l’intrigue d’Acomat. Lorsqu’il croit avoir suffisamment flatté Roxane pour que celle-ci se sache reconnue, Bajazet s’exclame face à Atalide : Mais enfin je me vois les armes à la main. Je suis libre, et je puis contre un Frère inhumain, Non plus par un silence aidé de votre adresse Disputer en ces lieux le cœur de sa Maîtresse, Mais par de vrais combats, par de nobles dangers, [...] Lui disputer les cœurs du Peuple et de l’Armée, Et pour Juge entre nous prendre la Renommée. 70 C’est sur cette tentation par la gloire et la reconnaissance ‘extérieures’ qu’Acomat mise en suscitant l’intérêt de Bajazet pour sa révolte - ne sachant que cette exigence est incompatible avec l’amour entre Bajazet et Atalide, amour que Bajazet ne dévoile pas au vizir. Bien qu’en rétrospective, Acomat soit sorti vivant du dénouement sanglant de l’intrigue, il n’ignore point le risque et la dimension existentielle attachés à la 68 Bajazet, op. cit., p. 565. 69 Roxane n’a même plus à craindre la foule des « regards jaloux » (Bajazet, op. cit., p. 565) associés aux habitants du sérail, vu que « [c]eux mêmes dont les yeux devaient les [Roxane et Bajazet] éclairer,/ Sortis de leur devoir, n’osèrent y rentrer. », ibid., p. 566. Il n’en reste pas moins que Roxane tient secret son amour pour Bajazet en se servant d’Atalide comme médiatrice, sans qu’Acomat sache que celle-ci aime Bajazet ; voir les paroles d’Acomat à propos du projet amoureux de Roxane : « [...] jusques à ce jour,/ Atalide a prêté son nom à cet amour./ [...] Du Prince en apparence elle reçoit les vœux ; / Mais elle les reçoit pour les rendre à Roxane,/ Et veut bien sous son nom qu’il aime la Sultane. », ibid., p. 566. 70 Bajazet, op. cit., p. 592, nos italiques. IV. Théâtralité et métathéâtralité 222 réussite de son plan. Vu que Bajazet semble refuser de jouer l’amant, Acomat lui reproche : « Qu’allez-vous devenir ? Que deviens-je moi-même ? » 71 . Quand bien même il allègue des raisons objectives, plus précisément les intérêts et la gloire de l’État 72 , pour faire plier Bajazet, Acomat ne perd donc jamais de vue son propre bien-être. Malgré son intérêt égoїste, Acomat fera quand même preuve d’une certaine lucidité désintéressée. Au lieu d’être rancunier, il s’apprête - trop tard - à sauver Bajazet (même après avoir appris que celui-ci aime Atalide) « malgré lui [...]/ Pour nous, pour nos Amis, pour Roxane elle-même. » 73 Il est vrai qu’Acomat n’aura pas réussi à tenir les rênes comme il l’avait prévu. Mais il n’en demeure pas moins que sa clairvoyance et ses intentions (d’autant plus justifiables qu’il ne savait rien du vrai amour de Bajazet) l’établissent comme véritable dramaturge-psychologue qui, à partir d’une situation donnée - l’incertitude quant au destin du Sultan - , a eu le secret d’ourdir ce qui aurait pu être une intrigue parachevée. Comme Sabine Gruffat le fait remarquer, Acomat remplit une fonction cathartique en agissant non pas comme metteur en scène impassible et détaché, mais comme spectateur interne qui figure le médiateur par rapport au public externe : « À travers son regard, le spectateur suit étape par étape la ruine inéluctable de la conspiration, des espoirs de chacun et prend la mesure de la folie humaine. Le théâtre se fait ainsi médiation pour aider le public à décrypter les signes que les personnages n’ont pas su comprendre à temps. » 74 À notre avis, l’on pourrait y ajouter que c’est justement grâce à sa vue d’ensemble et sa capacité à dépasser son amour-propre (qui ne fonctionne pas complètement selon les mécanismes de l’anthropologie négative typique des sujets tragiques raciniens 75 ) que le vizir se distingue d’autres personnages comme Roxane et Amurat dont il pénètre le fonctionnement psychologique. Les ficelles échappent à Acomat au fur et à mesure que Bajazet retrouve sa liberté de conscience - liberté que nous avions plus haut rapprochée de l’acception sartrienne d’une liberté philosophiquement valable. Parallèlement, ceux qui se veulent les dramaturges divins respectivement divinisés dans Les Mouches, Jupiter et Égisthe, ne pourront pas empêcher que l’éclatement de la conscience de la liberté chez Oreste provoque que celui-ci se soustraie à leur emprise et terreur psychologiques. En témoigne la réplique déjà citée de Jupiter qui ne se fait plus d’illusions sur ce point : « Quand une fois la liberté a explosé dans une âme d’homme, les dieux ne peuvent plus rien contre cet homme-là. » 76 À la grande différence d’Oreste, ni les trois absents de Huis clos, ni les Arguiens (à moins qu’ils ne prennent exemple sur Oreste) ne seront plus jamais maîtres de 71 Bajazet, op. cit., p. 578. 72 Voir Bajazet, op. cit., pp. 579 respectivement 580 : « [...] c’est de vous sauver,/ Et d’arracher, Seigneur, d’une mort manifeste/ Le sang des Ottomans dont vous faites le reste. » ; « Ah ! si nous périssons, n’en accusez que vous,/ Seigneur. Dites un mot, et vous nous sauvez tous. [...] ». 73 Bajazet, op. cit., p. 609. 74 Gruffat, art. cit., p. 129. 75 Ceci l’oppose à d’autres intrigants raciniens, comme Narcisse, qui périssent également. 76 Les Mouches, op. cit., p. 50. IV. 2. Mise en scène et spectacle 223 leurs destins respectifs. Quoiqu’Égisthe ne souffre pas moins de ses propres remords suite au meurtre passé d’Agamemnon que ne le font les Arguiens en raison de leur complicité indirecte par rapport au crime, Égisthe s’efforce d’évoquer les morts comme juges des vivants. Ainsi peut-il imposer des rôles à ses sujets, rôles qui se définissent uniquement en fonction de leurs crimes respectifs, et exposer la collectivité à l’ensemble des péchés individuels. Personne n’est épargné par ce tribunal public, et les remords pèsent d’autant plus lourd sur chaque habitant, de sorte que tout le monde s’abrutit et se retranche derrière son identité préconçue par le régime. Lors de ce spectacle officiel, selon Électre, [...] chacun crie ses péchés à la face de tous ; et il n’est pas rare, aux jours fériés, de voir quelque commerçant, après avoir baissé le rideau de fer de sa boutique, se traîner sur les genoux dans les rues, frottant ses cheveux de poussière et hurlant qu’il est un assassin, un adultère ou un prévaricateur. Mais les gens d’Argos commencent à se blaser : chacun connaît par cœur les crimes des autres [...]. 77 Les seules raisons pour lesquelles Égisthe peut toujours manipuler les autres et leur faire jouer cette comédie sont sa position autoritaire et son alliance avec Jupiter qui lui permettent de voir clair dans l’angoisse existentielle du peuple ignorant sa liberté, apparemment de propos délibéré et par peur face à la responsabilité qui en résulte. Mais Égisthe, du moins, connaît les règles du jeu, ce pour quoi il tient bien en main les autres : J UPITER : Le secret douloureux des dieux et des rois : c’est que les hommes sont libres. Ils sont libres, Égisthe. Tu le sais, et ils ne le savent pas. É GISTHE : Parbleu, s’ils le savaient, ils mettraient le feu aux quatre coins de mon palais. Voilà quinze ans que je joue la comédie pour leur masquer leur pouvoir. 78 77 Les Mouches, op. cit., p. 20. 78 Les Mouches, op. cit., p. 49, nos italiques. Fait écho à cette lamentation d’Égisthe l’aveu de Jupiter face à celui-là : « Qui donc crois-tu que je sois ? (Désignant la statue.) Moi aussi, j’ai mon image. Crois-tu qu’elle ne me donne pas le vertige ? Depuis cent mille ans je danse devant les hommes. Une lente et sombre danse. Il faut qu’ils me regardent : tant qu’ils ont les yeux fixés sur moi, ils oublient de regarder en eux-mêmes [...]. » (ibid., p. 49). Outre que de démystifier et d’humaniser Jupiter qui se sait aussi sujet au regard objectifiant (au sens sartrien) d’autrui, cette remarque établit un lien entre, d’un côté, la mise en scène spectaculaire de soi, et de l’autre, la volonté de distraire les autres en leur suggérant que la comédie jouée soit réalité. Que son intervention dans la sphère humaine n’ait en fait rien de surnaturel et ne soit fondée que sur une autorité arbitraire maintenue par la superstition, Jupiter le fait comprendre à travers l’expression « je danse devant les hommes », citation que nous avions rapprochée de la notion pascalienne du vain divertissement destiné à refouler la responsabilité et le néant de l’homme. Cette danse symbolique de Jupiter fait donc partie de son rôle choisi, tout en signalant une sorte de jeu dans le jeu. C’est justement pour démasquer le jeu ridicule de Jupiter, et de son représentant Égisthe, qu’Électre recourt - toujours fière et consciente d’elle-même - de même à la danse pour se mettre en scène et se signaler à l’attention, « apparue en robe blanche » (ibid., p. 29) contre les habitudes commandées par la comédie du deuil. Et ceci dans la scène de la visitation alléguée des morts, pour IV. Théâtralité et métathéâtralité 224 Par conséquent, Égisthe arrive à maintenir son statut de metteur en scène et répand des mensonges concernant les morts, mensonges qui se vérifieront dans sa perspective subjective, et qui se retourneront immanquablement contre luimême en lui rappelant sa faute irrémédiable vis-à-vis du roi assassiné, nous l’avons vu. Qu’il ne s’agisse lors de son exhortation rituelle que d’une performance lamentable, Égisthe le sait bien, ainsi qu’Oreste et Électre, dont il craint l’intervention démasquante dans la fête des morts. Tout au long de cette scène, Égisthe utilise un vocabulaire qui, tout en renvoyant à un scénario judiciaire, joue sur des connotations théâtrales et suggère une représentation regardée par les spectateurs morts : É GISTHE : Ah, oui ! Pitié ! Ne savez-vous pas que les morts n’ont jamais de pitié ? Leurs griefs sont ineffaçables, parce que leur compte s’est arrêté pour toujours. Est-ce par des bienfaits, Nicias, que tu comptes effacer le mal que tu fis à ta mère ? Mais quel bienfait pourrait jamais l’atteindre ? [...] Les morts ne sont plus - comprenez vous ce mot implacable - ils ne sont plus, et c’est pour cela qu’ils se sont faits les gardiens incorruptibles de vos crimes. L A FOULE : Pitié ! É GISTHE : Pitié ? Ah ! piètres comédiens, vous avez du public aujourd’hui. Sentez-vous peser sur vos visages et sur vos mains les regards de ces millions d’yeux fixes et sans espoir ? Ils nous voient, ils nous voient, nous sommes nus devant l’assemblée des morts. Ha ! ha ! Vous voilà bien empruntés à présent ; il vous brûle, ce regard invisible et pur, plus inaltérable qu’un souvenir de regard. 79 D’abord, la tournure « Ils nous voient [...]. Nous sommes nus comme les vers » préfigure d’une manière frappante les paroles d’Inès (« Je vous vois, je vous vois, à moi seule je suis une foule, la foule. » 80 , « Nous voici nus comme des vers » 81 ) et de Garcin (« Regardez-moi : nous sommes nus. Nus jusqu’aux os et je vous connais jusqu’au cœur. » 82 ). Mis à part le fait que les protagonistes de Huis clos doivent se justifier devant leurs pairs, tandis que les Arguiens ne sont que symboliquement morts et se voient exposés à ce qu’ils pensent être de ‘véritables’ morts, désabuser le peuple : « Je danse, voyez, je danse et je ne sens rien que le souffle du vent dans mes cheveux. Où sont les morts ? Croyez-vous qu’ils dansent avec moi, en mesure ? » (ibid., p. 31). Ayant presque réussi à mettre à nu Égisthe impuissant, celui-ci finit tout de même par détourner la scène humiliante, mais seulement grâce à l’intervention de Jupiter (cf. ibid., pp. 32-33) qui rétablit la paralysie et l’inhibition des Arguiens. La danse comme jeu dans le jeu permettrait donc de briser provisoirement l’illusion théâtrale, tout en renvoyant aux dimensions infiniment ludiques de l’existence (à l’instar du rêve dans La Vida es sueño, pièce de Calderón sur la signification de laquelle pour le théâtre de Sartre nous reviendrons ultérieurement). 79 Les Mouches, op. cit., p. 28, nos italiques. 80 Huis clos, op. cit., p. 127. 81 Huis clos, op. cit., p. 114. 82 Huis clos, op. cit., p. 115. IV. 2. Mise en scène et spectacle 225 s’installe quand même une situation comparable. Au vrai, les fantômes évoqués par Égisthe représentent pour ainsi dire les doubles irréels des autres Arguiens, à leur tour les vrais juges-spectateurs de leurs co-habitants morts-vivants, conformément à un tragique essentiellement interpersonnel - d’autant plus qu’Égisthe, l’instigateur de ce drame, appartient à la sphère humaine. 83 En outre, l’expression choisie par Égisthe pour illustrer la conception sartrienne du passé et de la mort (voir plus en haut), « leur compte s’est arrêté pour toujours », pré-esquisse exactement la vérité amère que Garcin doit découvrir d’une manière exemplaire, lorsqu’il constate avec auto-ironie, en se figurant ses anciens collègues sur terre : « [...] je suis hors jeu ; ils font le bilan sans s’occuper de moi et ils ont raison puisque je suis mort. Fait comme un rat. (Il rit.) Je suis tombé dans le domaine public. » 84 Vu que la formule « je suis hors jeu » fait allusion au caractère ludique de l’existence humaine, l’on pourrait, en analogie, en conclure que le temps dont disposent les hommes pendant leur vie pour se légitimer face à autrui et pour combler le vide existentiel correspond bien au temps de la représentation incombant à une pièce mise en scène. D’où peut-être les multiples renvois aux spectateurs internes au cours des pièces sartriennes analysées, renvois que nous préciserons dans quelques instants en y juxtaposant des structures parallèles puisées dans nos tragédies raciniennes. Jetons auparavant un coup d’œil à la représentation de l’instance du dramaturge ‘interne’ dans Huis clos. Au premier abord, la situation des trois mortsvivants semble avoir été préconçue et arrangée à dessein : E STELLE : Alors tout est prévu ? G ARCIN : Tout. Et nous sommes assortis. 85 L’auteur de cette constellation personnelle dans laquelle se retrouvent Estelle, Garcin et Inès est désigné par ces derniers comme ‘ils’ indéfinis, associés à « la direction » 86 de l’enfer : E STELLE : Ce n’est pas par hasard que vous, vous êtes en face de moi ? (Un temps.) Qu’est-ce qu’ils attendent ? I NES : Je ne sais pas. Mais ils attendent. [...] Vous ne savez même pas ce qu’ils veulent. 87 83 Malgré sa position divine et son autorité soutenue par la terreur, Égisthe en tant que roi, « un dieu sur la terre » aux dires de Jupiter, connaît bien sa nature, et partant sa faiblesse humaines lorsqu’il réplique à Jupiter : « Par quelle ironie un dieu se dirait-il mon pareil ? », Les Mouches, op. cit., pp. 48-49. 84 Huis clos, op. cit., p. 122, nos italiques. Voir aussi ibid., pp. 125 et 126 les paroles suivantes de Garcin : « Fini : l’affaire est classée, je ne suis plus rien sur terre [...] » ; « Je suis mort trop tôt. ». 85 Huis clos, op. cit., p. 102. 86 Le garçon confirme, par exemple, que « [l]a direction peut couper le courant. », Huis clos, op. cit., p. 94. Voir aussi ibid., pp. 96 respectivement 101-102 : Garcin : « ils ont ôté tout ce qui pouvait ressembler à une glace. » ; Inès : « Je vous dis qu’ils ont tout réglé. Jusque dans les moindres détails, avec amour. Cette chambre nous attendait. » IV. Théâtralité et métathéâtralité 226 Les trois séquestrés se doutent donc du fait qu’il doit y avoir des raisons plus profondes pour leur destin commun et partagé malgré eux. La plus clairvoyante et la moins naїve des trois, c’est Inès qui, de sa manière cynique, comprend la première le sens de la situation sans donner dans l’apitoiement navrant sur soi : « Eh bien, ils ont réalisé une économie de personnel. Voilà tout. Ce sont les clients qui font le service eux-mêmes, comme dans les restaurants coopératifs. [...] Le bourreau, c’est chacun de nous pour les deux autres. » 88 C’est donc aussi Inès qui aura plus vite pondéré la portée intégrale de l’interdépendance psychique corollaire la liant à ses compagnons d’infortune. Mais à l’opposé de Garcin, qui croit toujours pouvoir se dépêtrer de l’affaire en déjouant les plans des ‘ils’ méchants en s’alliant aux autres absents, elle sait que chacun des trois aura à lutter pour soi-même contre les deux autres - sans qu’un compromis quelconque soit concevable : G ARCIN : [...] Est-ce que nous ne pourrions pas essayer de nous aider les uns les autres ? I NES : Je n’ai pas besoin d’aide. G ARCIN : Inès, ils ont embrouillé tous les fils. Si vous faites le moindre geste, si vous levez la main pour vous éventer, Estelle et moi nous sentons la secousse. Aucun de nous ne peut se sauver seul ; il faut que nous nous perdions ensemble ou que nous nous tirions d’affaire ensemble. 89 Ce qu’Inès vient d’observer sur un plan psychique, Garcin le transfère donc à un plan physique et plus concret : l’intrication irrémédiable de leurs consciences qui se matérialise sous forme du courant d’air émanant de l’éventail d’Inès. 90 Quand bien même Garcin semble avoir compris dans quelle mesure les intérêts et besoins de chacun s’achopperont à ceux des deux autres, il prétend néanmoins pouvoir résister et échapper à ce cercle vicieux 91 . Inès, par contre, lui fait comprendre que même cette tentative respectivement pensée de fuite font déjà partie du stratagème préétabli sans failles par ‘eux’ : G ARCIN : C’est par elle [Estelle] qu’ils vous auront. En ce qui me concerne, je... je... je ne lui prête aucune attention. Si de votre côté... I NES : Quoi ? G ARCIN : C’est un piège. Ils vous guettent pour savoir si vous vous y laisserez prendre. 87 Huis clos, op. cit., p. 102, nos italiques. 88 Huis clos, op. cit., p. 104. 89 Huis clos, op. cit., p. 114. 90 Cette allusion à la densité atmosphérique et à la tension concrète ainsi que psychologique au huis clos nous fait penser à l’intensification des chemins de la médiation et de la communication que nous retenions dans le contexte du huis clos racinien, figuré par exemple par le palais néronien où les regards et paroles agressifs se matérialisent, tout en se transformant en actes et coups psychologiques. 91 Il finira quand même par se laisser séduire par la promesse de légitimation existentielle qu’il voit dans la conscience, et partant les yeux, d’Estelle. IV. 2. Mise en scène et spectacle 227 I NES : Je sais. Et vous, vous êtes un piège. Croyez-vous qu’ils n’ont pas prévu vos paroles ? Et qu’il ne s’y cache pas des trappes que nous ne pouvons pas voir ? Tout est piège. Mais qu’est-ce que cela me fait ? Moi aussi, je suis un piège. Un piège pour elle. C’est peut-être moi qui l’attraperai. 92 Contrairement à Garcin, Inès présuppose que l’intrigue ourdie par ‘eux’ dépasse ceux que ces mêmes ‘eux’, aux dires de Garcin, « ont manœuvrés comme des enfants » 93 . C’est à travers la dernière scène que Sartre, il nous semble, suggère que les ‘ils’ - nonobstant leur rôle indéniable et leur présence anonyme dans la pièce - seraient de fait sinon superflus, du moins remplaçables. Au moment de la plus grande résignation ainsi que de la lucidité la plus aiguë de la part de Garcin, celuici dit en caressant le bronze : [...] Je vous dis que tout était prévu. Ils avaient prévu que je me tiendrais devant cette cheminée, pressant ma main sur ce bronze, avec tous ces regards sur moi. Tous ces regards qui me mangent... (Il se retourne brusquement.) Ha ! Vous n’êtes que deux ? Je vous croyais beaucoup plus nombreuses. (Il rit.) Alors, c’est ça l’Enfer. Je n’aurais jamais cru... [...]. Ah ! quelle plaisanterie. Pas besoin de gril, l’Enfer, c’est les Autres. 94 Qu’il se retourne en direction de ses deux compagnes absentes ou en direction des spectateurs externes au théâtre, les didascalies ne le précisent pas. Mais le fait que Garcin se rende compte de « tous ces regards sur moi » tout en croyant les observateurs « plus nombreu[x] », insinue qu’il n’est pas seulement regardé par celles qui partagent la scène avec lui, mais également par ceux regardant la mise en scène de la pièce - phénomène qui est ainsi rappelé (et soit-ce ironiquement à l’insu de Garcin) aux spectateurs, forcés à prendre conscience de leur propre situation. Par conséquent, cette prolifération des niveaux de jeu mettrait à un certain degré ‘hors jeu’ les instigateurs allégués de la comédie jouée par les trois mortsvivants. Telle interprétation s’inscrivant dans la philosophie sartrienne basée sur un tragique interpersonnel et interhumain permettrait du coup d’attribuer une dimension métathéâtrale à la pièce. Celle-ci reprend sans doute la topique du theatrum mundi, mais en mine toute assise métaphysique qui présupposerait une instance auctoriale dispensatrice de sens. Selon l’anthropologie sartrienne exposée dans L’Être et le Néant et illustrée, entre autres, dans Huis clos, le vrai dramaturge du jeu théâtral qu’est l’existence humaine, se réfracte et se multiplie à l’instar de la théorie relevée de l’on. C’est, en conséquence, à chaque sujet individuel de se poser comme spectateur voire juge par rapport aux autres, et ceci uniquement en fonction de la conscience qu’il a de sa liberté et des actes commis (conformément ou non) à cette conscience. 92 Huis clos, op. cit., p. 115. 93 Huis clos, op. cit., p. 109. 94 Huis clos, op. cit., pp. 127-128. IV. Théâtralité et métathéâtralité 228 Reste donc, en dernière analyse, le dramaturge de premier degré, l’auteur pris au pied de la lettre, c’est-à-dire Sartre. À propos de la scène susmentionnée figurant la prise de conscience de Garcin, Micheline Sakharoff offre une interprétation recevable qui s’ouvre sur encore une dimension, celle-ci pour ainsi dire métaartistique : The public makes up the audience so necessary to these creatures who need others’ gaze and whose lives would be senseless if it did not encounter public judgement. But they are also the judges and the witnesses necessary to the playwright in order to give existence to his work which also belongs to eternity. 95 L’auteur de la pièce de théâtre ne serait dès lors en aucune mesure exclu du spectacle constitué par la coexistence humaine. Bien jouer ou mal jouer son rôle revient donc, dans sa perspective, à pouvoir ou non soumettre son œuvre au jugement critique collectif. Sartre atteste l’apport considérable et vital des spectateurs concernant jusqu’à la signification que ses pièces développeront : « [...] le théâtre est tellement la chose publique, la chose du public, qu’une pièce échappe à l’auteur dès que le public est dans la salle. Mes pièces, en tout cas - quel qu’ait été leur sort - m’ont presque toutes échappé. Elles deviennent des objets. » 96 Du coup, le même procès objectifiant que nous observions quant à la notion sartrienne de l’image du sujet dans les yeux d’autrui vaut tout aussi bien pour l’œuvre d’art. Une fois achevée la vie humaine respectivement la pièce de théâtre, l’emprise que le sujet respectivement l’auteur exerçait sur sa création (projet de vie ou bien pièce de théâtre) s’est entièrement glissée dans la sphère publique pour n’être soumise qu’au jugement d’autrui. Le théâtre de Sartre, et tout particulièrement Huis clos, ont fréquemment été classés par rapport à la tradition de l’idée du theatrum mundi. Certains critiques signalent, à bon droit, plusieurs caractéristiques qui rapprochent les pièces sartriennes potentiellement métathéâtrales du théatre de Pirandello, selon Sartre, « [...] l’auteur dramatique qui m’intéressait le plus [...]. Je le tiens [...] pour le plus grand dramaturge de ce début du siècle. » 97 Telle comparaison s’impose surtout à cause des chevauchements partiels de leurs conceptions du monde respectives qui les mènent à briser l’illusion théâtrale : leur est commune la volonté de mettre en avant le jeu des rôles 98 comme 95 Sakharoff, Micheline : « The Polyvalence of the Theatrical Language in No Exit », dans Modern Drama 16 (sept. 1973), 2, pp. 199-205, ici p. 203. 96 Sartre, TS, p. 101. 97 Sartre, TS, p. 245. 98 Pour la conception du rôle dans l’œuvre de Sartre, voir, par exemple, Roloff, Volker : « Rôle, jeu, projet littéraire : Der Rollenbegriff Sartres im Schnittpunkt von Literaturpsychologie und Literatursoziologie », dans Krauß, Henning/ Wolff, Reinhold (éds.) : Psychoanalytische Literaturwissenschaft und Literatursoziologie. Akten der Sektion 17 des Romanistentages 1979 in Saarbrücken. Francfort sur Main et al.: Lang (Literatur & Psychologie, 7), 1982, pp. 39-67. Pour le motif du ‘jeu dans le jeu’ chez Sartre, tout particulièrement dans Kean et Les jeux sont faits, voir aussi le chapitre « Sartre : Schauspiel als existentielle Bedingung » dans Winter, Scarlett Christiane : Spielformen der Lebens- IV. 2. Mise en scène et spectacle 229 soubassement de l’existence humaine, ainsi que l’importance existentielle qu’ils accordent à l’acte achevé par l’homme de son vivant. 99 Mais en dépit de ces interfaces idéologiques, Sartre dépasse la reprise moderne ‘à la pirandellienne’ de la topique du theatrum mundi. La mise en scène sartrienne du tragique interhumain est impliquée dans l’humanisation de l’enfer dans Huis clos - artifice qui déjoue la conception et tradition chrétiennes - et revêt une connotation décidément athéiste, à l’opposé de la théologie négative représentée par Pirandello qui, au lieu de nier catégoriquement l’existence d’une instance métaphysique capable de tirer les ficelles universelles, semble en déplorer l’absence voire la nature insondable 100 . Pour ce qui est de l’interprétation religieuse et théocentrique du theatrum mundi, mise en scène d’une manière exemplaire par Calderón dans sa comedia La vida es sueño 101 , Sartre en admire, avant tout chez les antagonistes principaux Basyle et Sigismond, « [...] l’extrême lucidité de cette passion qui sait qu’elle court à la catastrophe et qui se veut telle qu’elle est [...]. La passion espagnole [...] ne fait qu’un avec le droit et la volonté. » 102 Sartre y voit s’affronter, conformément à welt. Zur Spiel- und Rollenmotivik im Theater von Sartre, Frisch, Dürrenmatt und Genet. Munich : Fink, 1995, pp. 40-68. 99 Pour des études qui élaborent ces points communs, on se reportera, par exemple, à Dort, Bernard : « Pirandello et le théâtre français », dans id., op. cit., pp. 105-128, et Bishop, Thomas: « The French Theater : The Postwar Era », dans id. : Pirandello and the French Theater. New York: New York University Press, 1960, pp. 120-148, qui souligne le rôle crucial que Pirandello a joué pour les existentialistes français et surtout Sartre qui « shares two elements with Pirandello : the absurdity both men discern in life and the frequent repetition of the illusion-reality theme. », ibid., p. 127. 100 Voir au sujet de la reprise pirandellienne de cette topique sous le signe d’une anthropologie négative Zaiser, Rainer : « Pirandellos Welttheater im Zeichen einer negativen Anthropologie », dans Kapp, Volker/ Kiesel, Helmuth et Lubbers, Klaus (éds.): Theodramatik und Theatralität. Ein Dialog mit dem Theaterverständnis von Hans Urs von Balthasar. Berlin: Duncker & Humblot, 2000, pp. 187-209. Pour l’évolution du pirandellisme dans Huis clos, voir Krysinski, Wladimir: « Sartre et la métamorphose du cercle pirandellien », dans Issacharoff, Michael/ Vilqui, Jean-Claude (éds.) : Sartre et la mise en signe. Paris : Klincksieck, Lexington, KY : French Forum (French Forum Monographs, 30), 1982, pp. 83-102. 101 Sartre se réfère dans ce contexte aussi à deux autres pièces du baroque espagnol : Les Amants de Galice de Lope de Vega, et El médico de su honra de Calderón, cf. Sartre, « Dullin et l’Espagne », dans TS, pp. 53-55. 102 Sartre, TS, p. 54. Au demeurant, Sartre oppose ce genre de passion à la passion racinienne qu’il surnomme « [...] mécanique ; elle s’ignore elle-même et l’on entrevoit qu’un peu de volonté pourrait l’arrêter. » (ibid.). Ceci tient au fait, comme nous l’avons montré, que la passion racinienne cache autre chose, notamment les intérêts de l’amour-propre, et ne relève pas de droits ou exigences objectivement justifiables. Paradoxalement, c’est précisément notre lecture sartrienne du théâtre racinien qui a révélé combien les passions raciniennes sont occasionnées et instrumentalisées par la mauvaise foi des consciences tragiques. On pourrait donc dire qu’il s’agit bien, chez Racine, de passions ‘voulues’ qui ne sont fatales que sous leur forme originelle, c’est-àdire comme sentiment d’insuffisance et manque de reconnaissance. Nous avons vu que IV. Théâtralité et métathéâtralité 230 la conception hégélienne (voir I.) du conflit tragique suprême, deux droits subjectifs, irréconciliables mais également justifiables, de sorte que ce conflit « [...] en appell[e] à une justice supérieure. » 103 Tandis que le père revendique le droit de séquestrer son fils en vue de la prédiction astrologique, le fils revendique le droit d’un libre épanouissement de soi. C’est à Basyle, le roi, que Sartre attribue la fonction de « tribunal supérieur » : « Sa justice - qu’il pardonne ou qu’il punisse -, est impitoyable. » 104 Cette remarque nous apparaît n’être vraie qu’en partie, puisqu’elle est seulement valable pour l’épreuve que Basyle fait subir à Sigismond afin de permettre que le cours du destin 105 soit réorienté. L’on pourrait donc arguer, aux dires de Pierre Brunel, que « [...] la comédie de la royauté d’un jour [...], la mise à l’épreuve, par le théâtre, du prince héritier » 106 constitue une « comédie à l’intérieur de la comedia » 107 , Basyle étant le metteur en scène. Il est quand même symptomatique que Sartre ne prenne pas en compte l’assise théologique, donc la conviction fondamentale énoncée par Sigismond lui-même, qui croit agir sur la scène « del gran teatro del mundo » 108 . La remise en valeur du libre arbitre humain nonobstant, il faudrait concéder que les pièces de Calderón (les comedias, soit dit, moins expli- les obsessions possessives et érotiques, donc celles qui font avancer l’intrigue, figurent des soupapes conçues par les sujets tragiques pour compenser leur complexes enfouis d’imperfection, leur quête de substance et leurs angoisses existentielles. 103 Sartre, TS, p. 55. C’est ainsi que Sartre explique ce en quoi consistent les deux dikés dans ladite pièce de Calderón : « Prenez par exemple dans La Vie est un songe la scène la plus émouvante ; ce n’est pas une scène psychologique, c’est la scène où le père, le roi, qui a fait déposer son fils parce que des présages auxquels il croyait lui avaient annoncé que le fils serait violent et barbare, se trouve en présence de ce fils qui a été rendu barbare précisément par cette déposition et les deux hommes s’affrontent vingt ans après et chacun déclare avoir raison. En effet, chacun a le droit pour lui : le fils dit : cette violence, c’est toi qui me l’as donnée, cependant que le père réplique : par ta violence, tu justifies l’action que j’ai faite. Et c’est l’opposition même de ces droits qui justifie en fait le moment pathétique de la pièce. », ibid., p. 31. Sartre met en avant que la psychologie est reléguée au second plan parce que c’est le moment du choix qui compte à ses yeux, moment décisif de son propre théâtre de situations. Par conséquent, les adversaires (le roi et son fils) figurent les représentants des deux droits opposés, ce qui rend la situation et les exigences en question plus universelles et accessibles aux spectateurs de théâtre. 104 Sartre, TS, p. 55. 105 Voir Calderón de la Barca, Pedro: La vie est un songe. La vida es sueño. Traduction et édition de Bernard Sesé. Paris : GF Flammarion (Bilingue), 2002 (1992) (Paris : Aubier, 1976), vv. 656-702 : la naissance sous des présages funestes amène Basyle à la décision d’enfermer Sigismond dans la tour. 106 Brunel, Pierre : La vie est un songe de Calderón ou le Théâtre de l’Hippogriffe. Paris : ellipses (thèmes et études), 1996, p. 44. 107 Brunel, Pierre: Formes baroques au théâtre. Paris : Klincksieck (Bibliothèque d’histoire du Théâtre, 5), 1996, p. 115. 108 Calderón, La vida es sueño, op. cit., v. 2073. IV. 2. Mise en scène et spectacle 231 citement que les autos sacramentales qui se veulent des allégories religieuses 109 ) reposent sur la foi en Dieu comme metteur en scène ultime, envisagé selon la doctrine moliniste 110 . Comme le démontre El gran teatro del mundo, auto sacramental éloquent de Calderón, Dieu distribue les rôles, c’est-à-dire des vices respectivement vertus humaines allégorisés, que les acteurs doivent endosser sur scène, représentée par le monde. Une fois la pièce achevée, Dieu fait évaluer les accomplissements des acteurs, tout en leur ôtant les signes et les symboles de réussite sociale qui avaient déterminé leurs rôles respectifs et qui ont, par conséquent, maintenu l’illusion, l’engaño. Le desengaño qui s’enchaîne, démasque ceux qui n’avaient pas compris la devise morale (et le système de valeurs obligeant) préconisés par la didactique de la Contre-Réforme : malgré les possibilités ou restrictions incombant aux rôles sur scène, il faut toujours se comporter selon l’idéal de l’obrar bien 111 , message comparable à la prise de conscience de Sigismond qui tire des conséquences éthiques 112 de ses expériences de l’illusion 113 . Deleuze insinue que 109 Tandis que le contenu de ses autos sacramentales est explicitement religieux, les comedias de Caldéron, tel La Vida es sueño, exposent la fugacité des gloires de ce monde et leur caractère illusoire. Ladite pièce fut transformée en auto sacramental en 1673 lors du retour de l’auteur à la Cour, voir Brunel, Formes baroques..., op. cit., p. 54. 110 Quand bien même Dieu donne à tous les secours nécessaires (sous forme de la grâce suffisante qui rend l’homme capable de bien agir) pour opérer leur salut, il dépend de la volonté de coopération de la part de l’homme ; c’est à condition que l’homme veuille se sauver que Dieu transforme la grâce suffisante en grâce efficace qui fait bien agir. Mais il est crucial que tout en mettant en avant le libre arbitre humain, Molina présuppose que par la science moyenne, Dieu prévoit infailliblement comment l’homme agirait dans des circonstances données, c’est-à-dire s’il résiste à la grâce ou s’il en profite. Du coup, Dieu crée les circonstances telles que l’homme prenne des décisions (paradoxalement) libres, mais conformes à la volonté et à la préscience divines. Cf. l’entrée « Molinismus » dans Kasper, Walter et al. (éds.) : Lexikon für Theologie und Kirche, Tome 7. Fribourg et al. : Herder 3 2009. Cette liberté relative rappelle donc, soit sous d’autres prémisses, le caractère relatif de la liberté ‘négative’ comme nous l’élaborions plus en haut pour la philosophie sartrienne. En outre, l’on pourrait voir dans la conception moliniste de la grâce une certaine parenté avec le jansénisme, qui soutient que ce sont la disposition du cœur et la volonté de parier sur Dieu qui prédisposent l’homme à la grâce divine - sans que celle-ci soit pour autant garantie, pas même si l’homme agit bien. 111 « Obrar bien, que Dios es Dios. », Calderón de la Barca, Pedro : El gran teatro del mundo, dans id.. : El gran teatro del mundo. El gran mercado del mundo. Ed. de Eugenio Frutos Cortés. Madrid : Cátedra (Letras Hispanicas, 15), 14 1997, pp. 39-89, ici p. 63, v. 736. Conformément à la doctrine moliniste, ce message quintessencié est prononcé par le personnage de « La Ley de Gracia » qui agit comme assistante médiatrice, en guise de souffleuse (cf. ibid.), pour faire comprendre que la grâce est prête à aider les hommes à bien agir s’ils acceptent librement ce conseil. 112 « Mas, sea verdad o sueño,/ obrar bien es lo que importa. » (Calderón, La vida es sueño, op. cit., vv. 2423-2424). 113 Sigismond fait basculer le destin lorsqu’il se vainc lui-même en renonçant à Rosaura : « ¡ Vive Dios ! que de su honra/ he de ser conquistador/ antes que de mi corona./ IV. Théâtralité et métathéâtralité 232 le baroque dépasse le principe ludique de la mise en scène sur scène pour accorder une valeur autochtone, une fin en soi, à l’illusion : Il y a longtemps que le monde est traité comme un théâtre de base, songe ou illusion [...] ; mais le propre du Baroque est non pas de tomber dans l’illusion ni d’en sortir, c’est de réaliser quelque chose dans l’illusion même, ou de lui communiquer une présence spirituelle [...]. 114 Dans La Vida es sueño, ce procédé correspond justement à l’illumination qui mène Sigismond à accepter l’existence comme illusoire ou hallucinatoire, donc à « convertir l’illusion en présence » 115 : «¿ Qué es la vida ? Un frenesí./ ¿ Qué es la vida ? Una ilusión,/ una sombra, una ficción,/ y el maior bien es pequeño ; / que toda la vida es sueño,/ y los sueños sueños son » 116 . Dans cette pièce qui a suscité la fascination de Sartre, Basyle s’était érigé en auteur de la fatalité qui rivalise avec le véritable dramaturge divin, commet donc l’hybris en s’arrogeant le droit d’interpréter les astres, censés communiquer le dessein de Dieu. Mais ayant appris que la volonté et la préscience divines s’échappent à l’entendement humain 117 , Basyle finit par reconnaître Dieu comme metteur en scène suprême. En se réconciliant avec son père, Sigismond lui pardonne : « [...] que ya/ que el cielo te desengaña/ de que has errado en el modo/ de vencerle, humilde aguarda/ mi cuello a que tú te vengues » 118 . Il faut donc concéder qu’eu égard à l’assise théologique sous-jacente à la pièce, « [c]e monde libre et fatal » 119 aux dires de Sartre, ne l’est que partiellement et sous toutes réserves. Néanmoins, ce que Sartre pense du théâtre de Calderón et d’autres drames du baroque espagnol en général, s’avère très intéressant en ce qui concerne sa conception de la fatalité. Le fait que dans lesdites pièces la « passion espagnole » 120 , selon Sartre, se joigne à la libre décision humaine de défendre un droit subjectif 121 , ferait s’apparenter cette passion à celle associée à la Huyamos de la ocasión,/ que es muy fuerte. [...] » (Calderón, La vida es sueño, op. cit., vv. 2989-2993). 114 Deleuze, Gilles: Le pli. Leibniz et le baroque. Paris : Éditions de Minuit (collection « critique »), 2005 (1988), p. 170. 115 Deleuze, op. cit., p. 170. 116 Calderón, La vida es sueño, op. cit., vv. 2182-87. 117 Voir Calderón, La vida es sueño, op. cit., vv. 3096-3106, pour la prise de conscience à laquelle est amené Basyle grâce aux mots prononcés par Clarín mourant : « Mirad que vais a morir,/ si está de Dios que muráis./ ¡Qué bien, ay cielos, persuade,/ nuestro error, nuestra ignorancia,/ a mayor conocimiento/ este cadáver que habla/ por la boca de una herida,/ siendo el humor que desata/ sangrienta lengua que enseña/ que son diligencias vanas/ del hombre cuantas dispone/ contra mayor fuerza y causa ! », nos italiques. 118 Calderón, La vida es sueño, op. cit., vv. 3241-3243. 119 Sartre, TS, p. 55. 120 Sartre, TS, p. 54. 121 Voir Sartre, TS, p. 55: « […] le jugement royal est [...] une passion et une volonté. » IV. 2. Mise en scène et spectacle 233 tragédie grecque 122 . Supposé que, chez Calderón, « le roi joue le rôle des dieux antiques » 123 , tout en s’efforçant de faire valider sa propre exigence de liberté, c’est bien lui qui incarne la fatalité, fatalité humanisée selon Sartre qui ne prend pas en considération l’apport de la Providence, toujours présente de manière implicite ou explicite dans la conception du monde transmise par les pièces de Calderón. Par conséquent, pour mettre en relation le théâtre espagnol baroque et les tragédies antiques, il aurait fallu que Sartre ne mît pas entre parenthèses l’influence et le jugement divins. Mais même en posant le roi comme arbitre, c’est contre la détermination (constituée par la suppression de sa liberté extérieure) que Sigismond découvre sa liberté intérieure et en fait preuve à travers sa conversion et sa sagesse gagnée. Ce qui nous ramène au phénomène sartrien que nous avions surnommé la liberté négative : il ne peut y avoir de liberté sans que des contraintes inhibitrices existent. C’est peut-être pour venir à bout de cette idée que Sartre se propose d’envisager la fatalité sous un angle différent, dans la mesure où fatalité et liberté sont paradoxalement liées d’une manière symbiotique : « La fatalité que l’on croit constater dans les drames antiques n’est que l’envers de la liberté. Les passions elles-mêmes sont des libertés prises à leur propre piège. » 124 Le destin prescrit est donc indispensable pour que la liberté humaine puisse se faire jour et se révolter, sans pour autant s’imposer nécessairement face au jugement des dieux. Comme nous l’avons vu, ce qui importe à la liberté selon Sartre, n’est point le ‘succès’ d’une entreprise, mais le fait d’avoir fait un choix. Pour illustrer cette pensée à travers son propre théâtre, Sartre a conçu Les Mouches en renversant les prémisses : La tragédie est le miroir de la Fatalité. Il ne m’a pas semblé impossible d’écrire une tragédie de la liberté, puisque le Fatum antique n’est que la liberté retournée. Oreste est libre pour le crime et par-delà le crime : je l’ai montré en proie à la liberté comme Œdipe est en proie à son destin. Il se débat sous cette poigne de fer, mais il faudra bien qu’il tue pour finir, et qu’il charge son meurtre sur ses épaules [...]. Car la liberté n’est pas je ne sais quel pouvoir abstrait de survoler la condition humaine : c’est l’engagement le plus absurde et le plus inexorable. 125 Cette remise en perspective répond sans doute à un jeu de pensée philosophique, facilité par les données mythologiques de la fable des Atrides qui ‘prescrivent’, en rétrospective, la décision d’Oreste. Ainsi Sartre peut-il condamner Oreste à la 122 Voir Sartre, TS, pp. 54-55 : « La passion espagnole [...] ne fait qu’un avec le droit et la volonté. Elle est l’homme tout entier, engagé dans une entreprise qu’il sait désespérée et qui pourtant veut aller jusqu’au bout de son projet. Elle se rapproche par là de la tragédie grecque qui est [...] conflit de droits. » 123 Sartre, TS, p. 55. 124 Sartre, TS, p. 19. 125 Sartre, TS, p. 267. IV. Théâtralité et métathéâtralité 234 liberté et lui faire parcourir le chemin y menant par l’acte projeté en vue du bienêtre individuel et collectif : O RESTE : Écoute : tous ces gens qui tremblent dans des chambres sombres, entourés de leurs chers défunts, suppose que j’assume tous leurs crimes. Suppose que je veuille mériter le nom de « voleur de remords » et que j’installe en moi tous leurs repentirs. [...] Dis, ce jour-là, quand je serai hanté par les remords plus nombreux que les mouches d’Argos, par tous les remords de la ville, est-ce que je n’aurai pas acquis droit de cité parmi vous ? [...] É LECTRE : Et comment pourrais-tu te charger de nos maux ? O RESTE : Vous ne demandez qu’à vous en défaire. Le roi et la reine seuls les maintiennent de force en vos cœurs. [...] Les dieux me sont témoins que je ne voulais pas verser leur sang. 126 Oreste assume la responsabilité tant de son propre destin que de celui des Arguiens, à la différence près que ces derniers devront s’approprier et faire valider la liberté gagnée grâce au meurtre libérateur commis par Oreste. Transférée à la réalité plus proche de l’imaginaire collectif contemporain, la mise en scène de cette idée foncière de la pensée de Sartre révélée par sa réécriture du mythe des Atrides exige un scénario pas moins habilement pondéré, comme le démontre Huis clos. Ce qui valait pour la représentation de la tension primordiale maintenue entre liberté et destin dans Les Mouches, est ici parachevé de façon encore plus impérieuse grâce à la composition de l’espace infernal uchronique et utopique 127 qui indique l’universalité et l’ubiquité de la situation montrée. À l’aide des allusions au jeu théâtral des rôles consignées (y inclus des 126 Les Mouches, op. cit., pp. 40-41. 127 Pour l’interaction des signes spatiaux et temporels au service d’une mise en scène méta-référentielle du discours philosophique de Sartre, voir Krysinski, art. cit., qui envisage Huis clos en opérant avec le concept de chronotope, emprunté à Bakhtine : « l’interrelation fondamentale des rapports temporels et spatiaux » (voir ibid., pp. 85- 86). C’est avec les mots suivants que Krysinski caractérise la concomitance des unités de lieu et de temps : « L’espace et le temps sont organisés chronotopiquement de sorte qu’ils se laissent subsumer sous une seule et même catégorie, celle de l’enfer. Celui-ci est spatialement différencié et compartimenté. Il est cosmopolite par excellence, mais il est en même temps réductible au rétrécissement interhumain, à l’espace interrelationnel, à la présence spatiale de personnages qui assument le rôle de méta-acteurs d’une comédie post-divine. », ibid., p. 92. C’est d’ailleurs précisément en raison du fait que ladite pièce adhère parfaitement aux trois unités (notamment celle de lieu et celle de temps) revendiquées par la doctrine classique que plusieurs critiques ont rapproché ce drame sartrien du théâtre racinien (sans pour autant approfondir les interfaces anthropologiques et psychologiques) : voir, par exemple, Dutton, K. R. : Sartre’s Huis clos : A Theatrical Approach. Sydney: Macquarie University (French Monographs, Vol. 1, No. 2), Oct. 1973, surtout pp. 15-25 ; Sakharoff, Micheline, art. cit., surtout pp. 200ss. ; Issacharoff, Michel : « L’espace et le regard dans huis-clos », dans : Magazine Littéraire, n°s 103-104, sept. 1975, pp. 22-27. IV. 2. Mise en scène et spectacle 235 allusions à l’art dramatique tel quel), ce scénario, idéalement 128 , permettrait aux spectateurs de pénétrer la notion sartrienne de la liberté. C’est encore Inès qui voit plus clair que les autres en se montrant consciente de l’allure ludique et théâtrale de la situation. En démasquant Garcin qui ne déroge toujours pas à sa conduite inauthentique, marque identitaire de son existence terrestre, Inès lui fait comprendre que rien n’échappe à sa perception vu que dans le trio chacun est inéluctablement exposé aux regards des autres composant ‘le public’ omniprésent 129 qui ne se laisse pas tromper. Lorsque Garcin continue à mentir et à se présenter comme héros, Inès le fait lanterner : « Pour qui jouez-vous la comédie ? Nous sommes entre nous. [...] Entre assassins. [...] Nous avons eu notre heure de plaisir, n’est-ce pas ? Il y a des gens qui ont souffert pour nous jusqu’à la mort et cela nous amusait beaucoup. À présent, il faut payer. » 130 Ayant donc mal joué dans la vie réelle, la reprise du jeu avec des règles nouvelles fait d’autant plus cruellement ressortir les fautes commises dans un jeu qui ne pourra plus jamais être répété et dont les coups ne pourront plus jamais être modifiés. Tant que les spectateurs sont conduits à s’identifier aux trois absents qu’ils regardent comme ceux-ci se regardent les uns les autres, ils comprennent que les 128 Voir Galster, op. cit., pp. 330-337, pour les problèmes de compréhension et de réception auxquels se heurtèrent les premières pièces sartriennes avec leurs messages philosophiques sophistiqués : ces pièces, accessibles seulement à « [...] une élite intellectuelle initiée à la philosophie de Sartre et ayant le plus souvent le texte entre les mains [...,] demandaient [...] un effort difficile sinon impossible de réflexion dialectique pendant le spectacle, surtout dans le cas de Huis clos où le spectateur était censé déduire de la phénoménologie de la mauvaise foi une éthique de la liberté. » (ibid., p. 330) ; « [...] même un sympathisant de Sartre se demandait comment il fallait saisir l’aspect universel du problème soulevé lorsque autrui apparaissait aux spectateurs sous les traits d’une lesbienne et d’une infanticide. » (ibid., p. 333). Il en était de même dans le cas des Mouches : la bourgeoisie conservatrice, donc ceux qui devraient se voir ciblés à travers les Arguiens superstitieux, « [...] restaient en face d’eux comme des ethnologues devant des papous, sans se rendre compte que le ‘jeu des confessions publiques’ était leur propre jeu national. », ibid., p. 333. Pour comble, aux yeux des spectateurs contemporains, avec une pièce comme Huis clos, Sartre semblait compromettre sa confiance et son optimisme humanistes, comme il découle d’une critique anonyme, apparue dans La France libre, 15 janvier 1945, p. 195, consignée par Galster (op. cit., p. 305) : « [...] ne viendra-t-il pas un moment où Sartre (et Camus aussi) éprouveront le besoin de justifier, dans leurs créations littéraires, la confiance dans l’homme dont témoignent leur activité dans la Résistance et leur optimisme pratique ? ». 129 Il est symptomatique que même les gestes incontrôlés de Garcin sont considérés par Inès comme faisant partie du rôle joué par Garcin, peut-être pour infecter autrui de son angoisse. Ne pouvant supporter le tic nerveux de la bouche de ce dernier, Inès l’houspille : « Vous n’êtes pas seul et vous n’avez pas le droit de m’infliger le spectacle de votre peur. », Huis clos, op. cit., p. 97, nos italiques. 130 Huis clos, op. cit., p. 103, nos italiques. Voir aussi la scène dans laquelle Garcin feint l’impassibilité face à la beauté féminine d’Estelle, sans qu’il puisse abuser Inès qui lui reproche : « Mais regardez-la donc ! (Garcin ne répond pas.) Ne jouez pas cette comédie ; vous n’avez pas perdu un mot de ce que nous disions. », ibid., p. 107, nos italiques. IV. Théâtralité et métathéâtralité 236 metteurs en scène suggérés (la direction de l’enfer) sont en fin de compte de trop et ne servent que de métaphore pour le dramaturge qu’est Sartre. Celui-ci se signale comme tel à travers la scène irréelle et le caractère expérimental du jeu : c’est précisément la situation déterminante, donc la séquestration des absents, qui est indispensable pour faire voir, ex negativo, l’obligation de saisir sa liberté et de jouer un rôle authentique à temps 131 . Eu égard à la scène dans laquelle la porte de la chambre s’ouvre à l’improviste (voir en haut), Sartre ne suggère pas seulement que les absents sont déterminés et contraints par leur enfermement en tant qu’équivalent de la mort et de la finitude. Nous avons vu que c’est l’unité tragique et compétitive de leurs consciences qui les attache les uns aux autres, et qui les force à rester ensemble en ce lieu qui garantit leur coprésence et le ferait de même sans l’existence des contraintes spatiales 132 . Ayant prévu que Garcin agirait en fonction de son amourpropre, c’est-à-dire qu’il s’efforcerait à tout prix d’attraper de la ‘fausse’ reconnaissance de la part d’autrui, Sartre, il nous semble, ressemble en ceci un peu au Dieu dramaturge mise en place par Calderón - Dieu qui grâce aux capacités de la science moyenne compose les données de situation telles que l’homme puisse faire un libre choix. Mais étant donné que le metteur en scène divin en connaît les mobiles et les dispositions morales (ici la mauvaise foi incorrigible de Garcin, cas de figure de l’anthropologie pessimiste à la sartrienne ; selon la doctrine moliniste la réceptivité respectivement la résistance de l’homme par rapport à la grâce), ce choix reste relatif face à l’influence incontournable et déterminante de l’instance intangible : le jugement des autres chez Sartre, et la volonté tant presciente qu’impénétrable de Dieu chez Calderón. Par contrecoup, Garcin ne saisit pas l’occasion de s’enfuir, ce qui souligne le fait que l’espace infernal comme lieu 131 Voir sur ce point aussi Roloff, Volker: « Existentielle Psychoanalyse als theatrum mundi », dans König, op. cit., pp. 93-106, qui illustre comment Sartre, dans ses drames de l’au-delà, parodie la conception baroque du théâtre de Calderón à travers des allusions métathéâtrales, cf. ibid., p. 98. 132 Volker Roloff s’est aussi interrogé sur la fascination qu’exerce le théâtre baroque espagnol sur Sartre, voir Roloff, Volker : « Der fremde Calderón. Sartre und das spanische Barocktheater », dans Leinen, Frank (éd.) : Literarische Begegnungen. Romanische Studien zur kulturellen Identität, Differenz und Alterität. Festschrift für Karl Hölz zum 60. Geburtstag. Berlin : Erich Schmidt Verlag, 2002, pp. 231-246. Roloff montre que c’est la perspective ludique, distanciée et ironisante sur le monde et la société que Sartre admire dans ces manifestations du theatrum mundi. Sartre remet en valeur non pas la dimension métaphysique du théâtre baroque, mais son côté grotesque, carnavalesque, en fournissant une vue démasquante sur la vie qui est révélée comme comédie. En mettant en scène le procès même de la mythification, Sartre remet en cause la fatalité du mythe et les contraintes des rôles (voir ibid., p. 243). En ce qui concerne la scène de Huis clos où la porte s’ouvre, Roloff la considère comme renversement parodique du desengaño (voir ibid., p. 241), moment de la prise de conscience charnière dans les autos sacramentales par exemple de Calderón : ceci tient au fait, comme nous l’avons déjà montré, que le message de la pièce se fait jour ex negativo, dans la mesure où les spectateurs seront à même de faire de leur vivant ce qui est devenu impossible aux protagonistes sur scène. IV. 2. Mise en scène et spectacle 237 concret serait en dernière analyse aussi ‘redondant’ que le serait l’intervention des ‘ils’. Sartre apparaît donc comme auteur dramatique créateur d’une scène qui incarne moins un lieu géographique qu’un lieu philosophique. Tout en servant de représentation métaphorique de la sphère et des interfaces constituées par la coexistence des consciences, la chambre infernale renvoie peut-être, en tant qu’espace artificiel 133 né d’un jeu de pensée abstrait, à l’espace pas moins difficilement figurable du néant sartrien. Sous forme de repoussoir hypothétique, celui-ci correspond, pour ainsi dire, à la marge de manœuvre, « Spielraum » à double sens, à l’intérieur duquel il faut bien jouer son rôle choisi et sa liberté - mais ceci dans la vie terrestre en tant que theatrum mundi démystifié. Sartre se sert ainsi de la topique du theatrum mundi pour impliquer que ceux qui renâclent devant la liberté de se créer une identité authentique à travers les actes sont d’office placés symboliquement en enfer, sans qu’un metteur en scène détaché soit nécessaire. L’artifice de les rassembler tout de même dans une sorte d’au-delà est sans doute inévitable pour reconstruire le procès de réflexion parcouru par les existences manquées - avantage ‘divin’ de l’auteur démiurge qui sait faire parler les morts, et dans ce sens clin d’œil ironique à l’égard de la topique du théâtre du monde. Par conséquent, l’on peut poser que Sartre utilise des structures insinuant la prolifération des niveaux théâtraux pour mettre en relief la constellation fondamentale sur laquelle se fonde son système philosophique : la confrontation des consciences subjectives débouchant sur un tragique insolublement humain et inévitablement conflictuel en vue de la prépondérance d’une anthropologie négative. En faisant prendre conscience les spectateurs de leur propre situation de regardants/ juges, Sartre transforme la scène en miroir suscitant l’auto-réflexion critique. IV. 2. 2. Scénarios visionnaires : le théâtre de l’imagination Nous verrons maintenant que cette mise en avant du caractère ‘spectaculaire’ de la coexistence humaine se révèle être pareillement insistante dans le théâtre racinien où les personnages font souvent preuve de leur conscience de rôle, tout en excellant à se mettre en scène eux-mêmes ainsi que les autres. À l’opposé de l’intrigue fomentée par Acomat qui fait concrètement et physiquement agir ses acteurs, les allusions à des redoublements théâtraux qui nous intéressent à présent se déroulent et s’achèvent surtout dans l’imagination des personnages qui aimeraient manipuler les autres conformément à leurs visions de vengeance autojustificative. Dans Bajazet, c’est l’anagnorisis de Roxane se rendant compte de l’amour partagé entre Bajazet et Atalide, qui déclenche ses visions vindicatives et destructives. Mais comme nous le voyions dans le contexte du regard regardé, sa ven- 133 Étant donné que les absents sont condamnés à revivre les situations qu’ils avaient causées sur terre, la chambre fait écho aux « situations fausses » que Garcin avoue avoir adorées pendant toute sa vie imbue de mauvaise foi, voir Huis clos, op. cit., p. 91. IV. Théâtralité et métathéâtralité 238 geance et sa volonté d’exposer les autres à son contrôle autoritaire se retourneront d’une manière sadomasochiste 134 contre elle-même. Rien d’étonnant donc à ce que la punition qu’elle conçoit pour Bajazet et Atalide relève d’un scénario prémédité : Dans ma juste fureur observant le Perfide [Bajazet], Je saurai le surprendre avec son Atalide. Et d’un même poignard les unissant tous deux, Les percer l’un et l’autre, et moi-même après eux. 135 Projetant de se donner la mort après avoir tué ses adversaires, Roxane met en scène et en spectacle cette triple exécution, en pleine conscience de la théâtralité impliquée dans son rôle - rôle double, dans le sens où elle sera metteur en scène et spectatrice à la fois. Il est révélateur de sa conscience ‘performative’ que Roxane évalue les événements en fonction de leur visibilité et de leur caractère spectaculaire ; se proposant de démasquer Bajazet et Atalide 136 , elle déclare à Acomat qu’elle en attend une certaine satisfaction : « Laissez-moi le plaisir de confondre l’Ingrat [Bajazet]./ Je veux voir son désordre, et jouir de sa honte. » 137 Se prétendant dramaturge supérieur du dénouement de l’intrigue puisqu’elle a pénétré l’amour secret de Bajazet, elle se figure elle-même comme témoin sadique de l’infortune de ses adversaires : Quel surcroît de vengeance et de douceur nouvelle, De le montrer bientôt pâle et mort devant elle, De voir sur cet objet ses regards arrêtés [...]. 138 Sachant que cette vision cruelle ne sert qu’à dissimuler à elle-même le fait qu’elle aime toujours Bajazet, cette reprise macabre de la scène du regard regardé remet peut-être en mémoire de Roxane les effets que ce regard en apparence supérieur avait en elle, qui en résulta comme véritable victime, nous l’avons vu, rongée par la torture psychologique sous forme du sentiment de sa propre imperfection et de sa mauvaise conscience. Par contrecoup, c’est en forçant Bajazet à se figurer un scénario dans lequel il attesterait l’exécution sanglante de son amante que Roxane pense le torturer le 134 Nous avons vu antérieurement qu’en termes sartriens, le masochisme vise l’humiliation de soi, dans la mesure où le sujet qui se dégrade en objet provoque que l’autre devienne coupable en s’emparant de la liberté du sujet et en en niant la liberté, cf. Sartre, EN, p. 419: « […] le masochisme est un perpétuel effort pour anéantir la subjectivité du sujet en la faisant réassimiler par l’autre et […] cet effort est accompagné de l’épuisante et délicieuse conscience de l’échec […]. ». 135 Bajazet, op. cit., p. 603. Voir aussi ibid., p. 578, la préfiguration du suicide de Roxane qui prédit à Bajazet : « De ma sanglante mort ta mort sera suivie. » 136 Roxane souligne en outre que celle-ci « à mes yeux s’est enfin déclarée », Bajazet, op. cit., p. 602, nos italiques. 137 Bajazet, op. cit., p. 607, nos italiques. 138 Bajazet, op. cit., p. 605, nos italiques. IV. 2. Mise en scène et spectacle 239 plus effectivement puisque mentalement. Elle lui propose, une fois de plus pensant qu’elle pourrait faire fléchir l’objet convoité malgré la découverte de la lettre: Ma Rivale est ici. Suis-moi sans différer. Dans les mains des Muets viens la voir expirer. 139 Et libre d’un amour à ta gloire funeste Viens m’engager ta foi ; le temps fera le reste. 140 Cette conscience de l’impact qu’aura une exposition de son adversaire aux yeux des autres ‘spectateurs’, existe aussi chez Bajazet. Face au chantage que Roxane lui soumet, il réplique qu’il ne l’accepterait « Que pour faire éclater aux yeux de tout l’Empire/ L’horreur et le mépris que cette offre m’inspire. » 141 Mise à part sa vision éphémère de vaincre son frère au combat héroїque, l’idée se mettre soimême en scène est pourtant contraire à la nature de Bajazet qui préférerait rendre justice à son exigence d’authenticité, même si cela signifie sa mort. Dès lors, Bajazet rejette d’abord les plans d’Atalide : Et j’irais l’abuser [Roxane] d’une fausse promesse ? Je me parjurerais ? Et par cette bassesse... [...] Mais pour vous épargner une injuste prière, Adieu, je vais trouver Roxane de ce pas, Et je vous quitte. 142 Connaissant cette attitude à l’apparence inébranlable de son amant, Atalide sait s’en servir, dans la mesure où elle prétend l’interpréter à sens inverse en taxant Bajazet d’assoiffé de gloire. Elle lui reproche de vouloir, par sa décision de désabuser Roxane, se poser comme héros devant sa vraie amante, héros qui périrait au nom de la vérité, mais dont la mort honorable entraînerait - contre les attentes de Bajazet - la mort spectaculaire et d’autant plus indigne de celle qui l’avait placé en porte à faux : Puisque malgré mes pleurs mon Amant furieux Se fait tant de plaisirs à expirer à mes yeux ; Roxane, malgré vous, nous joindra l’un et l’autre. Elle aura plus de soif de mon sang que du vôtre, Et je pourrai donner à vos yeux effrayés Le spectacle sanglant que vous me prépariez. 143 Atalide évoque cette vision dans l’imagination de Bajazet, croyant qu’aux yeux de celui-ci, l’idée de voir la mort violente de son amante coupable lui causera à son tour des sentiments de honte et de culpabilité. Pour souligner son point de vue présupposant que Bajazet est poussé par l’héroїsme égoїste, elle lui fait com- 139 Bajazet, op. cit., p. 1521 [p. 614], variante a. 1676-1697, nos italiques. 140 Bajazet, op. cit., p. 614. 141 Bajazet, op. cit., p. 614, nos italiques. 142 Bajazet, op. cit., p. 585. 143 Bajazet, op. cit., p. 585, nos italiques. IV. Théâtralité et métathéâtralité 240 prendre qu’elle aussi est consciente de sa propre honneur et qu’elle poursuit ses intérêts : « Cruel, pouvez-vous croire/ Que je sois moins que vous jalouse de ma gloire ? » 144 . Selon l’anthropologie racinienne, la mise en spectacle de soi-même ou d’autrui répond donc à des besoins autojustificatifs du sujet humilié, tout en recherchant l’humiliation de l’être convoité qui rejette les avances du sujet ou en menace la conception de soi. Ceci se manifeste également dans Andromaque, où tous les membres vivants de la chaîne d’amour savent (ou bien apprendront trop tard, comme Oreste) que les autres essaient de les manipuler et de leur faire jouer des rôles qui servent l’amour-propre et les accès de vengeance sadique de ceux qui se sentent humiliés. La fixation sur la notion de spectacle est la plus frappante chez Hermione. D’un côté, elle se figure elle-même comme spectatrice de l’assassinat de Pyrrhus qui devrait apprendre de son assassin qu’Hermione est l’instigatrice du coup 145 . De l’autre côté, Hermione pense augmenter l’embarras de son adversaire en le dépouillant du droit de mourir en présence d’Andromaque, pour qu’il ne profite donc pas de l’occasion de prouver son amour à travers et au-delà de la mort. Hermione s’enivre de cette idée : Quel plaisir ! de venger moi-même mon injure, [...] Et pour rendre sa peine et mes plaisirs plus grands, De cacher ma Rivale à ses regards mourants ! 146 Aux yeux d’Hermione, le fait que Pyrrhus la reconnaisse comme dramaturge signifierait donc qu’elle manipule l’identité de sa victime en lui ôtant la possibilité de démontrer et faire valider sa conception de soi. Elle réduit dès lors Pyrrhus à un rôle qu’il doit jouer dans un drame dont elle-même serait le metteur en scène, tout en y jouant le premier rôle - du moins dans son imagination fate. Par conséquent, Hermione est convaincue que Pyrrhus mettrait en scène son mariage d’une manière d’autant plus spectaculaire qu’en proportion inverse, Hermione éprouverait une insuffisance plus accablante. C’est-à-dire qu’Hermione projette les mécanismes de son amour-propre et en présuppose le même impact chez Pyrrhus : sa vision précitée en témoigne, ses plaisirs se multiplient proportionnellement aux peines de Pyrrhus. C’est pourquoi elle finit par implorer Pyrrhus, qu’elle avait encore une fois prié de changer d’avis en faveur 144 Bajazet, op. cit., p. 585. Suite au malentendu provoqué par Acomat qui raconte le déroulement de l’entretien entre Bajazet et Roxane à Atalide, celle-ci est amenée à penser que Bajazet est séduit par la promesse de gloire ainsi que par le rôle correspondant qu’il vient de jouer (pendant la scène épiée par Acomat) et qu’il continuerait de jouer lors du mariage éventuel avec la Sultane. Significativement, Atalide n’y voit que spectacle : « Quoi donc à ce spectacle irai-je m’exposer ? », ibid., p. 590. 145 Voir la citation déjà consignée : « Ah! si du moins Oreste, en punissant son crime,/ Lui laissait le regret de mourir ma Victime./ [...] qu’il [Oreste] apprenne à l’Ingrat,/ Qu’on l’immole à ma haine, et non pas à l’État. », Andromaque, op. cit., p. 243. 146 Andromaque, op. cit., p. 243, nos italiques. IV. 2. Mise en scène et spectacle 241 d’elle : « Achevez votre hymen, j’y consens. Mais du moins/ Ne forcez pas mes yeux d’en être les témoins. » 147 Hermione ne croit pas qu’Oreste soit à même d’exécuter son ordre, comme les doutes exprimés par Cléone le suggèrent : C LEONE : Enfin il est entré, sans savoir dans son cœur, S’il en devait sortir Coupable ou Spectateur. H ERMIONE : Non, non, il les verra triompher sans obstacle, Il se gardera bien de troubler ce spectacle. 148 Hermione se l’imagine tellement impressionné par le scénario et la gloire de Pyrrhus en tant que synecdoque de la patrie, qu’Oreste serait frappé par la crainte et le remords. Mais l’obéissance d’Oreste prouvera qu’il est aussi prêt à agir en pleine conscience de la théâtralité incombant à l’événement. Pourtant, au lieu de s’en laisser intimider, Oreste escompte en profiter pour s’imposer comme héros aux yeux d’Hermione, ainsi que pour exposer Pyrrhus comme vaincu devant les spectateurs illustres : « Aux yeux de tout son Peuple, il faut que je l’opprime. » 149 ; « Madame. Il ne mourra que de la main d’Oreste. » 150 Étant donné que d’autres Grecs auront devancé le plan, et partant le rôle qu’Oreste aurait désiré achever et jouer, Hermione n’est pas seulement frappée par la mort de Pyrrhus dont elle se repentira aussitôt, mais aussi par sa propre impuissance en tant que metteur en scène. Son but principal, à savoir obliger Oreste à apprendre à Pyrrhus que celui-ci meure en pensant à Hermione comme seule personne qui puisse décider de sa vie et de sa mort, l’échec de ce but l’a fait s’effondrer. Mais peut-être qu’elle se serait auto-suggéré, et ne fût-ce qu’au moment de sa propre mort, son triomphe, si Oreste avait réussi à faire prendre conscience à Pyrrhus que c’était Hermione qui l’avait éliminé et condamné à mort. On pourrait donc dire qu’Oreste, du moins dans la perspective d’Hermione, a mal joué son rôle et que ce faisant, il a déjoué celui d’Hermione. Avant qu’Oreste ne la renseigne sur le véritable déroulement de la scène, Hermione, toujours présupposant la lâcheté d’Oreste, se résout à assumer elle-même le rôle qu’elle voulait faire jouer à Oreste. Ainsi, son apport dans la vengeance serait même plus évident, ce dont atteste la vision qu’Hermione se crée de son intervention éclatante : Allons. C’est à moi seule, à me rendre justice. Que de cris de douleur le Temple retentisse. De leur hymen fatal troublons l’événement [...]. 151 147 Andromaque, op. cit., p. 246, nos italiques. 148 Andromaque, op. cit., p. 249, nos italiques. 149 Andromaque, op. cit., p. 1363 [p. 241], variante a. 1675-1697, nos italiques. 150 Andromaque, op. cit., p. 242. 151 Andromaque, op. cit., p. 250. IV. Théâtralité et métathéâtralité 242 La vengeance d’Hermione vise dès lors les sens visuel et auditif des spectateurs hypothétiques pour maximaliser l’effet de sa vengeance. Cette volonté de s’imposer aux yeux des autres et de se considérer soit comme agissant exposée aux spectateurs étonnés, soit comme celle qui met en scène à son gré ses prochains, c’est cette volonté théâtrale qui marque l’apparence d’Hermione. Ayant repris espoir de se faire aimer par Pyrrhus qui a temporairement changé d’avis, Hermione peut en toute bonne foi répliquer à Andromaque venue lui demander la vie de son fils : S’il faut fléchir Pyrrhus, qui le peut mieux que vous ? Vos yeux assez longtemps ont régné sur son âme. Faites-le prononcer, j’y souscrirai, Madame. 152 Hermione semble savourer son triomphe d’autant plus qu’elle dissimule sa joie et ne se trahit pas face à Andromaque : au lieu de lui dire ce qu’elle pense être la vérité, à savoir que Pyrrhus se serait décidé en faveur d’elle, Hermione prétend n’obéir qu’aux ordres de son père : « Je conçois vos douleurs. Mais un devoir austère,/ Quand mon Père a parlé, m’ordonne de me taire. » 153 Ceci lui permet de profiter, en cachette, de sa victoire tout en augmentant sa satisfaction au fur et à mesure qu’elle augmente ainsi le désespoir d’Andromaque. Celle-ci n’ignore point qu’en vérité Hermione se prélasse dans le spectacle que lui offre sa rivale s’humiliant : « N’est-ce point à vos yeux, un spectacle assez doux/ Que la Veuve d’Hector pleurante à vos genoux ? » 154 . Le goût du spectacle et la conscience performative ne sont pas moins prononcés chez Pyrrhus, tout particulièrement lorsqu’il s’agit de se rendre justice par manque de reconnaissance. En témoigne sa vision cruelle de torturer mentalement Andromaque pour lui causer une peine mortelle : [...] ma vengeance est certaine. Il faut bien une fois justifier sa haine. J’abandonne son Fils. Que de pleurs vont couler ! De quel nom sa douleur me va-t-elle appeler ! Quel spectacle pour elle aujourd’hui se dispose ! Elle en mourra, Phœnix, et j’en serai la cause. C’est lui mettre moi-même un poignard dans le sein. 155 Bien que, seul avec Phœnix, Pyrrhus se laisse emporter par ses visions vindicatives et sadiques, la présence et les regards d’Andromaque, nous l’avons vu, le feront reculer. Tout en renouvelant son offre à Andromaque, il lui fait comprendre qu’au cas où elle refuserait, il lui préparerait le spectacle hideux de « perdre à vos yeux » 156 son fils, pour ce faisant imposer à Andromaque le rôle de spectatrice impuissante. 152 Andromaque, op. cit., p. 228. 153 Andromaque, op. cit., p. 228. 154 Andromaque, op. cit., p. 228. 155 Andromaque, op. cit., pp. 221-222, nos italiques. 156 Andromaque, op. cit., p. 232. IV. 2. Mise en scène et spectacle 243 Chez Pyrrhus, la conscience de rôle éclate le plus évidemment au moment crucial qui lui permet de se mettre en scène devant tous les Grecs, lors de son mariage avec Hermione. La présence de son rival provoque qu’il devienne même plus conscient de lui-même et qu’il achève l’hymen d’une manière encore plus solennelle et performative, ce dont atteste le report d’Oreste : J’ai couru vers le Temple, où nos Grecs dispersés Se sont jusqu’à l’Autel dans la foule glissés. Pyrrhus m’a reconnu. Mais sans changer de face, Il semblait que ma vue excitât son audace, Que tous les Grecs bravés en leur Ambassadeur Dussent de son Hymen relever la splendeur. Enfin avec transport prenant son diadème, Sur le front d’Andromaque il l’a posé lui-même. 157 Ainsi, cette conduite ostentatoire de Pyrrhus récompense-t-elle le triomphe qu’il avait déjà envisagé lorsqu’il s’était temporairement décidé à épouser Hermione, tout en humiliant Oreste en l’obligeant à être présent - comme spectateur impuissant et dégradé - lors du mariage : D’une éternelle Paix Hermione est le gage. Je l’épouse. Il semblait qu’un spectacle si doux N’attendît en ces lieux qu’un Témoin tel que vous. 158 Un seul et même événement, pour revenir au mariage entre Pyrrhus et Andromaque, est du coup considéré par trois personnages - Hermione, Oreste et Pyrrhus - comme scène sur laquelle ils puissent jouer leurs rôles choisis, rôles qui sont tragiquement inconciliables. Andromaque aussi avait projeté d’achever et de remplir jusqu’au bout son rôle d’amante fidèle. Néanmoins, sans vouloir se mettre en scène devant les spectateurs du mariage, elle s’est choisi d’autres témoins : prête à se suicider après avoir reçu la foi de Pyrrhus, il ne lui importe pas de se venger sur sa rivale Hermione. En s’immolant au nom de son intégrité morale, elle escompte se justifier à ses propres yeux et aux yeux de ceux dont elle apprécie la sincérité portée vers elle : Mais aussitôt ma main, à moi seule funeste, D’une infidèle vie abrégera le reste, Et sauvant ma vertu, rendra ce que je dois, À Pyrrhus, à mon Fils, à mon Époux, à moi. 159 Puisque Oreste, Hermione et Pyrrhus déjouent mutuellement leurs rôles, celui qu’Andromaque s’était apprêtée à remplir en se suicidant est devenu superflu et ne sera pas achevé. Par contre, c’est le choix de ce rôle et la décision de l’assumer à tout prix, qui lui rendent l’authenticité, authenticité qu’il ne lui faudra même pas payer par sa mort physique. 157 Andromaque, op. cit., p. 251, nos italiques. 158 Andromaque, op. cit., p. 219, nos italiques. 159 Andromaque, op. cit., p. 237. IV. Théâtralité et métathéâtralité 244 Nous venons de voir que les sujets tragiques, notamment les amants rejetés, recourent de préférence à la torture mentale en évoquant des scénarios et spectacles sadiques pour faire plier leurs victimes. Vu que les bourreaux ne savent plus d’autre remède à leur dilemme, les scénarios de torture ne sont pas seulement sadiques, mais aussi sadomasochistes. Se posant comme spectateur de l’amour authentique que l’être convoité éprouve pour un tiers, l’amant rejeté ne pourrait jamais prendre la place de ce dernier, surtout pas en détruisant cet amour réciproque par l’anéantissement du tiers personnage. Dès lors, la satisfaction ressentie de la part de Roxane et de Néron lorsqu’ils prévoient de faire assassiner Atalide et Britannicus, est contrebalancée par le pressentiment que cette résolution ne ferait qu’aggraver leur propre impression d’insuffisance et de manque existentiel. Ce genre de torture mentale est quand même souvent précédé par un autre stratagème psychologique, à savoir l’aveu démasquant dont se sert le sujet en crise identitaire, au premier abord, pour faire pression sur l’être convoité ou pour en susciter l’apitoiement, comme il découle de l’aveu de Roxane qui confesse son amour à Bajazet après qu’il avait décliné son marché : Bajazet, écoutez, je sens que je vous aime. Vous vous perdez. Gardez de me laisser sortir. Le chemin est encore ouvert au repentir. Ne désespérez point une Amante en furie. S’il m’échappait un mot, c’est fait de votre vie. 160 Conformément à notre approche ‘sartrienne’ de lire la proclamation de l’amour passionnel chez les existences raciniennes manquées comme expression des excès de l’amour-propre dissimulé, ce genre de confession pourrait donc passer pour un acte performatif destiné, au fond, non pas à autrui, mais à soi-même. En exprimant son besoin de reconnaissance sous forme du désir illégitime de posséder l’autre convoité, le sujet qui se révèle lors de l’aveu en mine la fonction conventionnelle 161 en le transformant en acte existentiel. Comme le suggère Olivier Pot, « le personnage racinien n’utiliserait-il pas en fin de compte la culpabilité pour s’assurer tant de la réalité que de la réalisation de son désir ? [...] la culpabilité racinienne ne renvoie pas davantage au péché [...], mais bien à la mise en scène fantasmatique du désir. » 162 160 Bajazet, op. cit., p. 577. 161 Voir sur ce point le chapitre « Confessional Discourse : Racine’s Dark Epiphany », dans Reilly, Mary : Racine. Language, Violence and Power. Oxford et al. : Lang, 2005, pp. 43- 63. Reilly examine dans quelle mesure le schéma ‘traditionnel’ de l’aveu est perverti chez Racine : « [...] in Racinian theatre, the cathartic effect afforded by the revelation of oppressive secrets is painfully lacking. Confession, far from ending the agony of suspense and bringing consolation, intensifies confusion and conflict. For the truth is not simply revealed, it can be extracted by force or, conversely, offered voluntarily to abuse and manipulate the Other.», ibid., p. 44. 162 Pot, Olivier: « Racine: théâtre de la culpabilité ou culpabilité du théâtre », dans : Guitton, Édouard (éd.) : La culpabilité dans la littérature française. Paris : Klincksieck (Tra- IV. 2. Mise en scène et spectacle 245 En même temps, Roxane veut utiliser sa mise à nu devant Bajazet pour humilier ce dernier, comme nous l’avons indiqué dans le contexte de l’objectivation délibérée de soi à des fins égoїstes. La démonstration offensive de sa faiblesse déconcerte en effet Bajazet qui ne peut pas se résoudre à désabuser la Sultane qui est fort consciente de l’allure théâtrale de sa confession dont elle explicite la fonction performative : R OXANE : [...] Oui, je te le confesse, J’affectais à tes yeux une fausse fierté. De toi dépend ma joie et ma félicité. B AJAZET : Ô Ciel ! Que ne puis-je parler ! 163 Ce discours a pour effet que Bajazet se sent culpabilisé 164 , mais pour encore d’autres raisons que ne le pense Roxane qui ne sait rien de l’amour entre Bajazet et Atalide. Dans Britannicus, la constellation correspondant à cette confession est celle qui mène à l’aveu auto-dépréciateur du bourreau qui ‘demande’ Junie en mariage : « Songez-y donc, Madame, et pesez en vous-même/ Ce choix digne des soins d’un Prince qui vous aime » 165 . Il est évident que Néron a déjà prémédité de rendre Junie docile, de sorte que son discours tout d’abord charmant et galant fait seulement partie d’un masque ou d’un rôle temporairement choisis qui ne font que cacher lamentablement et pour quelques instants sa véritable nature - qui se manifestera indéniablement à travers le chantage insidieux aboutissant à la scène du regard regardé. Comme nous l’avions de même signalé à propos des paroles apparemment humbles et déférentes de Néron, celles-ci transmettent son inclination au cabotinage hypocrite ainsi que le manque de reconnaissance et d’attention qui le ronge et auquel il espère pouvoir porter remède à l’aide de son apparence théâtrale et de sa volonté obsessive de s’imposer dans la conscience des autres. À l’opposé de Roxane, qui au moment de sa confession précitée ne sait encore rien de l’amour entre Bajazet et Atalide, Néron suggère à Junie qu’il en connaît l’amant. Les réponses évasives de Junie, alléguant qu’elle n’aurait pas le droit de remplacer Octavie et qu’elle serait indigne de la position et de la gloire que Néron lui laisse entrevoir, ne rimeraient donc à rien. C’est pour placer Junie en porte à faux et pour susciter chez elle des sentiments d’embarras et de faute vaux de Littérature, VIII), 1995, pp. 125-149, ici pp. 132 respectivement 143. Pot établit un lien entre culpabilité et subjectivité, dans le sens où le sujet s’auto-suggère, de par l’aveu face à autrui, la légitimation de son existence puisque « [m]e dire coupable, serait donc faire que j’existe » (ibid., p. 137). 163 Bajazet, op. cit., pp. 577-578, nos italiques. 164 C’est face à Atalide qu’il décrira ses remords et ses scrupules moraux : « Je ne puis plus tromper une Amante crédule./ [...] Ô Ciel ! Combien de fois je l’aurais éclaircie,/ Si je n’eusse à sa haine exposé que ma vie [...]/ Et j’irais l’abuser d’une fausse promesse ? / Je me parjurerais ? Et par cette bassesse... / [...] Adieu : je vais trouver Roxane de ce pas,/ Et je vous quitte. », Bajazet, op. cit., pp. 584-585. 165 Britannicus, op. cit., p. 396. IV. Théâtralité et métathéâtralité 246 que Néron dit : « Mais ne nous flattons point, et laissons le mystère./ La Sœur [Octavie] vous touche ici beaucoup moins que le Frère [Britannicus] » 166 . Ayant compris que le rôle préconçu d’amant futur de Junie lui sera impossible à jouer, Néron se propose de se venger de son humiliation sur Junie en lui faisant expérimenter, lors de la scène de l’entrevue épiée, une semblable humiliation, celle d’éprouver et de ravaler en elle-même sa propre impuissance. L’injustice que Néron lui inflige, l’on est amené à le croire, devrait égaler celle que l’amourpropre de Néron a ressentie lors du rejet prononcé par Junie. Ceci dit pour illustrer la conscience de rôle prononcée ou bien implicite - donc suggérée par des allusions potentiellement métathéâtrales - chez les personnages raciniens et sartriens, nous allons terminer ce chapitre sur quelques remarques portant sur le ‘baroquisme’ éventuel inhérent aux conceptions dramatiques racinienne et sartrienne. IV. 2. 3. Scénarios baroquistes : l’estompage des frontières Quant à Racine, dont le théâtre est pour ainsi dire devenu le synonyme du faîte du classicisme littéraire français, des vestiges ‘baroques’ ne surprennent pour autant pas. Étant donné que la vie contemporaine à la cour ainsi que le goût pour l’auto-représentation du régime absolutiste transparaissent dans le théâtre racinien à travers la conception de l’homme et les stratagèmes psychologiques régissant les relations intersubjectives, plusieurs traits essentiellement baroques, comme le démasquement et la mise en scène de soi, perdurent à un niveau comportemental. 167 Nous verrons que le théâtre racinien recèle en plus d’autres motifs moins évidents au premier abord, mais également affiliés à l’imaginaire baroque, comme la notion de bipolarité, du monstrueux et du mundus inversus. Avant d’évaluer en revanche le potentiel baroque du théâtre sartrien, voyons à quelles conditions et pour quelles raisons telle approche peut être justifiée. L’art, l’esthétique et la poétique (néo 168 -)baroques relèvent foncièrement de la visualité, de l’ostentation, du ‘faire voir’, de la théâtralité, du spectaculaire 169 et 166 Britannicus, op. cit., p. 397. 167 Pour l’héritage baroque dans le théâtre racinien, voir Butler, Philip : Classicisme et baroque dans l’œuvre de Racine. Paris : Nizet, 1959, notamment le chapitre IV « Aspects baroques de l’art de Racine », pp. 127-143. Y sont relevés les éléments baroques perceptibles à travers la rhétorique performative, la manigance de l’intrigue (par exemple les traces de la tragi-comédie dans Andromaque), l’exotisme dépaysant (de Bajazet) etc. 168 Pour les manifestations et dérivations modernes du baroque dans le sens d’un baroque transhistorique voir, par exemple, Moser, Walter/ Goyer, Nicolas (éds.) : Résurgences baroques. Les trajectoires d’un processus transculturel. Bruxelles : La Lettre Volée, 2001. L’idée du baroque transhistorique remonte à la thèse de l’éon du baroque, défendue par Eugenio d’Ors dans son livre Lo Barrocco, apparu en 1933 (Madrid : Editorial Tecnos (collección Metropolis), 1993 (1933)). 169 Cf. Rousset, Jean, op. cit. ; Levillain, Henriette : Qu’est-ce que le baroque ? Paris : Klincksieck (Études), 2003 ; Floeck, Wilfried : Die Literaturästhetik des französischen Barock. Entstehung - Entwicklung - Auflösung. Berlin : Erich Schmidt Verlag (Studienreihe Romania, 4), 1979 ; Buci-Glucksmann, Christine: « La folie du voir. De l’esthétique IV. 2. Mise en scène et spectacle 247 de l’autoréflexivité - y inclus l’auto-ironie 170 . D’un point de vue psychologique, une certaine mélancolie et inquiétude épistémologique associées à l’âge saturnal du baroque historique caractérisent également l’homme moderne du vingtième siècle, surtout dans les époques marquées par la perte d’orientation métaphysique et l’angoisse existentielle amenant la crise du sujet. Il serait sans doute irrecevable et erroné de désigner comme ‘néobaroque’ la littérature issue des années et du lendemain de la Deuxième Guerre Mondiale, époque qui a fait naître, entre autres, l’existentialisme. 171 Il existe d’autres courants littéraires issus de la première moitié du vingtième siècle, comme par exemple le surréalisme, qui s’apparentent bien plus clairement au baroque littéraire historique, vu qu’ils ne disposent pas seulement d’un comparable point de départ idéologique et mental (comme le ferait à un certain degré l’existentialisme), mais en réaniment aussi les procédés poétiques tout en les modernisant ou bien récyclant 172 , ce qui ne vaut certainement pas pour la littérature des auteurs dits existentiels. Il n’en reste pas moins que Sartre joue avec certains motifs et topiques immensément populaires dans le baroque littéraire historique qui les a instrumentalisés au nom de sa conception du monde (comme l’allégorie du theatrum mundi ou le mort-vivant en tant que représentation du memento mori). Il ne s’agit pas ici de faire l’inventaire ou d’interpréter toutes les figures de style potentiellement baroques dans les pièces raciniennes et sartriennes traitées. baroque », dans id. : La folie du voir. Une esthétique du virtuel. Paris : Galilée, 2002, pp. 91-190. 170 Nous nous référons à ce propos à la définition de l’art baroque préconisée par Jorge Luis Borges : « Yo diría que barroco es aquel estilo que deliberadamente agota (o quiere agotar) sus posibilidades y que linda con su propia caricatura [...], que es barroca la etapa final de todo arte, cuando éste exhibe y dilapida sus medios. », Borges, Jorge Luis : « Historia universal de la infamia » (prologue à l’édition de 1954) dans Prosa completa. Vol. 1. Barcelone : Bruguera (Narradores de Hoy), 1980, pp. 243-244, ici p. 243. 171 Voir pour la crise générale des valeurs et l’inquiétude idéologique pendant l’Occupation et la Libération en France, surtout parmi les jeunes, Galster, op. cit., pp. 320-325. C’est dans cette atmosphère de désorientation qu’a pu surgir et se répandre le phénomène du ‘sartrisme’, étant donné que la philosophie sartrienne remplissait une lacune en fournissant une morale du choix menant - idéalement - à un mode de vie tant subjectif qu’authentique. 172 Voir à ce propos, par exemple, Roloff, Volker : « Metamorphosen des Surrealismus in Spanien und Lateinamerika. Medienästhetische Aspekte », dans : Felten, Ute/ id. (éds.) : Spielformen der Intermedialität im spanischen und lateinamerikanischen Surrealismus. Bielefeld : Transcript (Medienumbrüche, 4), 2004, pp. 13-33, par exemple, pp. 13-15 ; Felten, Uta/ Roloff, Volker : « Vorwort », ibid., pp. 7-11 ; Felten, Uta : « ‘Éste, que ves, engaño colorido’ - Intermedialität und hybride Diskurspraxis in der mexikanischen Literatur- und Mediengeschichte », ibid., pp. 253-271, surtout p. 259 ; Krüger, Annika : « La Marge d’André Pieyre de Mandiargues: une poétique néobaroque », dans : Scholl, Dorothea (éd.) : La question du baroque. Tubingen : Narr (Œuvres & Critiques XXXII, 2), 2007, pp. 189-203. IV. Théâtralité et métathéâtralité 248 Nous nous en tiendrons à mettre le doigt sur quelques structures imaginaires qui apparaissent chez nos deux auteurs et qu’on pourrait qualifier de tributaires de la pensée baroque. Exposant, d’un côté, l’organisation du monde selon le principe structurant de la bipolarité qui se manifeste à travers une compréhension antithétique de toute la vie, le baroque, de l’autre côté, recherche la réconciliation des contraires, par exemple à l’aide de métaphores insolites 173 (concernant la rhétorique) ou en évoquant des phénomènes d’entre-deux (concernant l’imaginaire), souvent monstrueux et grotesques. Nous avons vu qu’on pourrait considérer comme devenues floues ou tout au moins comme perméables les frontières entre vie et mort, entre homme et femme dans Bajazet et Huis clos. Au même titre que les habitants du sérail sont voués à la mort, les absents de l’enfer sartrien sont campés comme morts-vivants et en plus désignés comme tels d’après leur créateur (voir en haut). Le mortvivant en tant que porte-parole de la vanitas étant une métaphore répandue à l’âge baroque 174 , l’idée de la mort se glissant dans la vie quotidienne pour se mêler à la foule des vivants réapparaît aussi chez Sartre 175 . Il est vrai que les trois absents dans Huis clos ne peuvent plus se réintégrer dans la sphère des vivants, mais ils évoquent ces derniers sans cesse, comme s’ils les observaient. En est révélatrice la scène où Estelle regarde son ancien amant qui a emmené une autre femme au dancing: Elle ne saura donc jamais que je la vois. Je te vois, je te vois, avec ta coiffure défaite, ton visage chaviré, je vois que tu lui marches sur les pieds. C’est à mourir de rire. Allons ! Plus vite ! Plus vite ! Il la tire, il la pousse. C’est indécent. Plus vite ! Il me disait : vous êtes si légère. Allons, allons ! (Elle danse en parlant.) Je te dis que je te vois. Elle s’en moque, elle danse à travers mon regard. [...] Je donnerais tout au monde pour revenir sur terre un instant, un seul instant, et pour danser. [...] Plus fort ! Que c’est loin ! Je... Je n’entends plus du tout. (Elle cesse de danser.) Jamais plus. La terre m’a quittée. 176 Le « Je te vois » suppliant préfigure tragiquement les paroles qu’Inès adressera à Estelle et Garcin s’embrassant (voir en haut) : « Je vous vois, je vous vois. » 177 . Car à l’opposé du regard objectifiant d’Inès, celui d’Estelle ne peut plus atteindre ni 173 Voir, par exemple, Weinrich, Harald : « Die Semantik der kühnen Metapher » (1963) dans Haverkamp, Anselm (éd.) : Theorie der Metapher. Darmstadt : Wissenschaftliche Buchgesellschaft (Wege der Forschung, 389), 1983, pp. 316-339. 174 Rousset cite, dans ce contexte, un exemple tiré de Quevedo, voir Rousset, op. cit., p. 116. Voir aussi ibid., p. 114: « Les images de la mort, cruelle ou feinte, envahissent la vie des hommes de ce temps, qui en nourrissent leur rêverie, [...] suivant une pente qui est celle de l’époque, pour s’éblouir, pour perdre pied, pour ébranler leurs certitudes quotidiennes, insinuer partout l’illusion et l’équivoque. » 175 Notamment dans Les jeux sont faits, scénario sartrien qui grâce à son caractère scénique fut souvent mis en scène au théâtre. 176 Huis clos, op. cit., p. 117. 177 Huis clos, op. cit., p. 127. IV. 2. Mise en scène et spectacle 249 agir sur les vivants. Néanmoins, la frontière entre vie et mort est du moins transcendée pour un moment, significativement tant qu’Estelle danse, la danse étant considérée, dans la mythologie grecque, comme stade intermédiaire entre vie et mort 178 , respectivement comme extase avant-coureur de la mort. Élément dionysien 179 , la danse renvoie certainement au subconscient, aux pulsions refoulées, illicites puisque transgressives 180 , ainsi que ‘monstrueuses’ de l’homme, tout en cadrant avec une atmosphère carnavalesque. Celle-ci mérite l’épithète baroque pour plusieurs raisons : l’abolition temporaire de frontières convenues - visitation des morts, démasquement effaçant l’identité sexuelle 181 et le statut social 182 , bref célébration d’un renversement spectaculaire des rôles qui se subsume sous la topique du mundus inversus 183 . Selon l’imaginaire de la Grèce ancienne, 178 Voir aussi nos remarques consacrées à la scène de danse dans Les Mouches, où Électre se met à danser, soit-ce sans succès, pour réintégrer la vie dans la conscience des Arguiens morts-vivants. 179 Pour la symbolique de Dionysos, son apport à la tragédie grecque et le drame satyrique, « [...] qui prolonge au V e siècle une tradition de chants phalliques où se mêlent le travesti, le burlesque, le licencieux », voir Vernant, Jean Pierre/ Vidal-Naquet, Pierre : Mythe et tragédie en Grèce ancienne, II. Paris : La Découverte (Sciences humaines et sociales), 2001 (Paris : François Maspero, 1972), p. 20. Selon les auteurs, Dionysos, le dieu-masque, incarne l’altérité et le jeu de l’illusion théâtrale, puisque un de ses signes les plus distinctifs consiste « [...] à brouiller sans cesse les frontières de l’illusoire et du réel, à faire surgir brusquement l’ailleurs ici-bas, à nous déprendre et nous dépayser de nous-mêmes [...] » (ibid., p. 24). Dieu ambigu qui change constamment son aspect (voir ibid., pp. 38-39), Dionysos représente le morphisme identitaire typique également des anthropologies négatives de Racine et de Sartre. 180 Cf. Vernant/ Vidal-Naquet, op. cit., p. 105 : « La norme n’est posée dans la tragédie grecque que pour être transgressée ou parce qu’elle est déjà transgressée ; c’est en cela que la tragédie grecque relève de Dionysos, dieu de la confusion, dieu de la transgression. » 181 Cf. Vernant/ Vidal-Naquet, op. cit., pp. 256-266 pour la réconciliation du masculin et du féminin dans le personnage de Dionysos, « dieu mâle à allure de femme » (ibid., p. 255). 182 Pour l’ordre social que la tragédie grecque annule pendant le temps du spectacle tragique au nom de l’interférence des sphères divine et humaine, voir Vernant/ Vidal- Naquet, op. cit., pp. 166-167. 183 Gérard Genette (« L’univers réversible », dans Genette, Gérard : Figures I. Paris : Éditions du Seuil (Points/ Essais), 2005 (1966), pp. 9-20, ici p. 14) cite cette topique en renvoyant aux observations de Gaston Bachelard, qui lie la réversibilité du monde à l’image de l’oiseau-poisson : c’est l’eau qui sert de miroir et qui produit des effets vertigineux de sorte que l’on ne sait plus différencier entre oiseau et poisson. En outre, les motifs baroques de l’illusion trompeuse et du miroitement symétrique découlent de ce que Bachelard appelle « narcissisme cosmique », cité par Genette comme topos mariniste des « oiseaux de l’onde et [d]es [...] poissons du ciel » (Genette, art. cit., p. 12). Pour ce qui est de l’emploi littéraire de ce motif dans le baroque historique, la vision imaginaire d’un voyage aux enfers relayée par Théophile de Viau dans l’ode « Un corbeau devant moy croasse... » (Viau, Théophile de : Œuvres Poétiques. Première partie (éd. Jeanne Streicher) Genève/ Paris : Droz/ M. J. Minard, 1951, pp. 164-169) s’inscrit déjà dans la veine moderne d’une écriture libérée et anti-idéologique, même antichrétienne ; le renversement de l’ordre normal et des phénomènes naturels (« Ce ruis- IV. Théâtralité et métathéâtralité 250 Dionysos incarne l’Autre. [...] Il brouille les frontières entre le divin et l’humain, l’humain et le bestial, l’ici et l’au-delà. Il fait communier ce qui était isolé, séparé. Son irruption, sous la forme de la transe et de la possession réglementées, c’est, dans la nature, dans le groupe social, en chaque individu humain, une subversion de l’ordre, à travers tout un jeu de prodiges, de fantasmagories, d’illusions, par un dépaysement déconcertant du quotidien, bascule soit vers le haut, dans une confraternité idyllique de toutes les créatures, la communion heureuse d’un âge d’or soudainement retrouvé, soit à l’inverse, pour qui le refuse et le nie, vers le bas, dans la confusion chaotique d’une horreur terrifiante. [...] Dépassement de toutes les formes, jeu avec les apparences, confusion de l’illusoire et du réel, l’altérité de Dionysos tient aussi au fait qu’à travers son épiphanie, toutes les catégories tranchées, toutes les oppositions nettes qui donnent à notre vision du monde sa cohérence, au lieu de demeurer distinctes et exclusives, s’appellent, fusionnent, passent des unes aux autres. 184 Cette ambiguїté de l’entre-deux, la réversibilité de la frontière séparant bonheur et infortune, ordre et chaos extrêmes, ainsi que les implications existentielles des transgressions multiformes se présentent de même dans les pièces sartriennes et raciniennes analysées. Pour ce qui est de la transformation des rôles sexuels, nous avons montré que l’effémination et la virilisation de certains personnages se font jour dans Huis clos et dans Bajazet, où le bruit de la mort d’Amurat sonne le début de la transgression anarchique, dans la mesure où les lois du sérail perdent leur validité. Ainsi Roxane se fait le dépositaire d’un pouvoir essentiellement masculin, celui du Sultan, autorité patriarcale, qui dispose librement de ses esclaves 185 . La liaison indirecte entre les connotations sexuelles et mortuaires du sérail est du coup présente d’une manière subliminale 186 . Quand bien même Racine, dans sa pré- seau remonte en sa source,/ Un bœuf gravit sur un clocher,/ [...] Un serpent deschire un vautour,/ [...] » et ainsi de suite) reflète au niveau allégorique le motif baroque du retour au chaos ou au désordre originels, associé au mundus inversus. 184 Vernant/ Vidal-Naquet, op. cit., p. 246 respectivement p. 255. 185 De la même façon, l’on pourrait voir dans Agrippine le substitut du père défunt, donc une figure paternelle, comme le fait aussi Barthes selon qui la présence réelle ou virtuelle du Père est consubstantielle au tragique racinien (cf. op. cit., p. 42). Barthes définit le Père ainsi : « Ce n’est pas forcément ni le sang ni le sexe qui le constitue, ni même le pouvoir ; son être, c’est son antériorité : ce qui vient après lui est issu de lui, engagé inéluctablement dans une problématique de la fidélité. », ibid. 186 D’une manière bien plus concrète et subversive, la liaison entre érotisme et mort apparaît dans les poèmes par exemple de Théophile de Viau. Voir, par exemple, son sonnet « Je songeois que Phyllis des enfers revenüe... » : jouant, par l’emploi d’un sonnet en alexandrins, sur les connotations de l’amour courtois raffiné typique de ce genre, Théophile combine l’esthétique du choc au viol des tabous : la vision épicurienne de faire l’amour avec son amante morte incite le poète à une transgression de la morale convenue : « Je songeois que Phyllis des enfers revenüe,/ [...] Vouloit que son phantosme encore fît l’amour/ [...] Son ombre dans mon lict se glissa toute nüe./ [...]) (Viau, Théophile de: Œuvres Poétiques. Seconde et troisième parties (éd. Jeanne Streicher), Genève/ Paris : Droz/ M. J. Minard, 1958, pp. 202-203). Le poète étant évidem- IV. 2. Mise en scène et spectacle 251 face, proteste d’avoir « pris soin de mettre une grande différence entre la passion de Bajazet et les tendresses de ses amantes » 187 , le héros éponyme et l’objet désirable occupe, dans la perspective de Roxane, une place parmi les esclaves féminines n’ayant « point d’autre étude [...] que d’apprendre à plaire et à se faire aimer » 188 . Dans l’imaginaire d’Hermione, le parachèvement de son amour infortuné envers Pyrrhus serait possible dans un scénario macabre et sanglant, puisqu’elle projette de se réunir à l’objet aimé au moment de leur double mort : Je percerai le Cœur que je n’ai pu toucher. Et mes sanglantes mains sur moi-même tournées, Aussitôt, malgré lui, joindront nos destinées [...]. 189 Telle vision fait apparaître la pensée d’Hermione comme pervertie, tout comme le sadisme de Néron et de Roxane apparaît sous un jour monstrueux. Il est dans ce contexte symptomatique qu’une pièce comme Andromaque (malgré son adhérence formelle aux bienséances classiques, mais interprétée, en l’occurrence, à contre-courant de la tradition classique 190 ) fût interdite en France en même temps qu’y fut interdite une des premières représentations de Huis clos - toutes les deux en raison de l’immoralisme dont auraient fait preuve les deux trios amoureux respectifs et qui allait à l’encontre de l’esprit vichyssois de la pruderie. 191 Mis à part le fait que les spectateurs de Huis clos sont incités à se figurer ment hanté par l’image de son amante dans un rêve (bien qu’il s’agisse probablement d’une vision imaginaire), cette réévaluation de l’inconscient préfigure déjà, à un certain degré, le programme poétologique surréaliste et le théâtre de l’absurde. 187 Préface à Bajazet (dans les Œuvres de 1676-1697), op. cit., p. 626. 188 Préface à Bajazet (dans les Œuvres de 1676-1697), op. cit., p. 626. 189 Andromaque, op. cit., p. 242. 190 Il s’agit de la mise en scène de Jean Cocteau, qui y place une apologie de l’homosexualité, cf. Galster, op. cit., pp. 224-225. 191 Voir Galster, op. cit., pp. 224-225. Ce genre de reproches fait écho à la critique du théâtre au XVII e siècle ; pour une reconstruction du discours et des arguments antithéâtraux à l’âge classique, voir Thirouin, Laurent : L’aveuglement salutaire. Le réquisitoire contre le théâtre dans la France classique. Paris : Champion (Champion classiques, Essais, 9), 2007, surtout le chapitre « Anthropologie », pp. 121-180. Nicole représente la critique jansénisée du théâtre, que Thirouin explique à partir du reproche de contamination : « Le plaisir que ressentent les spectateurs devant un spectacle théâtral demeure en tout cas, pour les moralistes augustiniens, la preuve majeure des dangers qu’on y court ; c’est le symptôme d’une participation affective du public et l’assurance que le processus de contamination est enclenché. La Comédie ranime le fond corrompu de l’homme, et en même temps, par le plaisir qu’elle suscite, elle atteste l’existence de ce fond. À la suite de saint Augustin, Nicole voit dans le théâtre l’exploitation et la manifestation d’un désir perverti. » (ibid., p. 147) et s’oppose à Racine dans la querelle des Visionnaires. Thirouin conclut que la querelle du théâtre au XVII e siècle ne fut pas tellement une épreuve de force entre théâtre et Église, car « [l]e trait le plus caractéristique des adversaires de la Comédie est sans doute la ferme revendication de l’héritage spirituel augustinien » (ibid., p. 252), ce dont s’autorise l’antihumanisme port-royaliste. Pour la critique janséniste de la pratique théâtrale qui attribuerait le statut de réalité, IV. Théâtralité et métathéâtralité 252 des scènes amoureuses, y inclus homosexuelles, entre des morts (voir les tentatives de Garcin et d’Inès de se faire aimer par Estelle, ainsi que la scène où Garcin et Estelle vont s’embrasser), ce ne sont pas seulement les inclinations sexuelles qui seront révélées. La mise à nu psychologique que les absents font subir les uns aux autres met également au jour les angoisses et désirs jusqu’ici dissimulés, comme, chez Garcin, ses accès sadiques et machistes face à sa femme pour se prouver sa masculinité ou bien son héroїsme manqué. Ce qui choque le public réside, par conséquent, aussi (et peut-être surtout) dans la découverte des profondeurs inconscientes de l’âme et des ‘péchés’ refoulés. C’est à ceci que Garcin se réfère en utilisant, il nous semble, une métaphore assez ‘janséniste’, lorsqu’il encourage Estelle à parler franchement afin de savoir pour quelles raisons elle se retrouve en enfer : « Pourquoi ? Dis-nous pourquoi : ta franchise peut éviter des catastrophes ; quand nous connaîtrons nos monstres... Allons, pourquoi ? » 192 Les aveux des mensonges de toute une vie, extorqués péniblement des trois protagonistes, sont du coup susceptibles de culpabiliser, tout à l’instar de l’aveu manipulateur et tortionnaire chez Racine, les spectateurs s’identifiant au confesseur en même temps qu’à celui qui confesse. Pour en revenir encore une fois à la topique du theatrum mundi, quelques recherches récentes ont été consacrées à la liaison entre la conscience de rôle et la théâtralité mélancolique, surtout chez des sujets d’identité sexuelle non-fixée qui représentent le cas exemplaire du sujet moderne en crise identitaire. 193 Sans donc une valeur affirmative à l’illusion et au mensonge, voir aussi l’article suivant de Louis Marin : « La critique de la représentation théâtrale classique à Port-Royal : Commentaires sur le Traité de la Comédie de Nicole », dans : Continuum : Problems in French Literature from the Late Renaissance to the Early Enlightenment. New York, 1990 (vol. 2), pp. 81-105. 192 Huis clos, op. cit., p. 109, nos italiques. Voir nos remarques (II. 4.) portant sur l’utilisation de la métaphore du monstre dans le discours moral janséniste. 193 Dans « Les esthétiques contemporaines de l’artifice : du néobaroque au Camp », dans Moser/ Goyer, op. cit., pp. 157-173, Denilson Lopes Silva tâche d’établir, à partir de la notion de l’artifice, un lien entre néobaroque et mélancolie, pour montrer dans quelle mesure « [l]e baroque annonce précocement la crise du sujet moderne [...] » (ibid., p. 163). Ce qui caractérise, selon Lopes Silva, la manifestation du theatrum mundi dans La Vida es sueño, serait le fait que « [l]es personnages possèdent une identité performative, qui n’est pas marquée par des valeurs comme l’authenticité et l’essence. Pour eux, la mort représente la fin d’un rôle et non d’un être. » (ibid., p. 162), choix de mots qui rappelle à merveille la philosophie existentialiste. Pour une caractérisation de la sensibilité ‘Camp’ voir Sontag, Susan : « Notes on ‘Camp’ » (1964), dans id. : Against Interpretation and other Essays. New York : Farrar, Strauss & Giroux, 1966, pp. 275-292, où l’auteur souligne de nombreux traits baroques du ‘Camp’ : « love of the unnatural : of artifice and exaggeration » (p. 275) ; « affinity for [...] all the elements of visual décor, [...] decorative art » (p. 278) ; la volonté de stylisation : « the love of the exaggerated, the ‘off’, of things-being-what-they-are-not » (p. 279) ; « The androgyne is certainly one of the great images of Camp sensibility » (p. 279) ; « The convertibility of ‘man’ and ‘woman’, ‘person’ and ‘thing’ » (p. 280) ; Camp’s « metaphor of life as theater is peculiarly suited as a justification and projection of a certain aspect of the situation of homosexuals » (p. 290) ; « To perceive Camp in objects and persons is to understand Be- IV. 2. Mise en scène et spectacle 253 vouloir voir dans les sujets tragiques campés par Racine et par Sartre des créatures ‘androgynes’, ceux d’entre eux qui s’efforcent de combler leur manque d’essence identitaire en jouant mal les rôles dissimulant leur mauvaise foi renvoient - quoique en guise d’exemples négatifs - au caractère ludique et performatif de l’existence. Par là, et surtout à cause de leur conscience aiguë de leur propre théâtralité, la conduite de ces personnages ressemble certainement à une attitude néobaroque spécifique : selon Lopes Silva, « [...] le travesti serait la métaphore suprême de la tension entre mémoire et regard, éphémère et identité, le personnage allégorique d’une modernité inachevée et en crise » 194 , vu que « [...] le travestissement en tant que valorisation de l’artifice [...] est la marque d’une subjectivité représentée par le masque, par une fonction ludique permanente, émergeant [...] dans l’image baroque du théâtre du monde » 195 . L’on pourrait y ajouter que cette allégorie se base sur un jeu de pensée en forme de spirale, puisque la pièce de théâtre cause un certain vertige chez les spectateurs dont la prise de conscience prolifère en fonction des niveaux de jeu suggérés. Chez Sartre, démystifiant toute assise théocentrique qui entrerait en ligne de compte pour assumer la fonction du dramaturge, la structure répétitive et circulaire insinuée par la toute dernière scène de Huis clos permet de conclure à une conscience qui se boucle à l’infini, comme nous l’avons constaté antérieurement. Étant donné l’interchangeabilité du rôle du bourreau (la direction étant remplacée par les trois absents eux-mêmes qui, à leur tour, seront dédoublés par le public extérieur etc.), c’est le transfert mental, achevé idéalement par les spectateurs, qui leur fait croire que le scénario montré et placé en enfer - présupposé le fonctionnement des mécanismes inhérents à l’anthropologie négative selon Sartre - se déroule en effet dans leur propre vie et réalité quotidiennes. L’espace métaphoriquement infernal ne reflète pas seulement l’ici-bas, mais s’y substitue. Demeure donc valable la topique baroque du mundus inversus qui, juxtaposée à celle du theatrum mundi, rappelle aux hommes qu’on ne peut jamais savoir avec certitude où l’on se trouve 196 et quel rôle on joue malgré soi dans un cadre respectivement jeu plus vaste, puisque la perspective subjective est limitée et déformée par l’amour-propre. Cette perspective plus globale et insondable, au même titre que les règles du jeu qui dépassent l’entendement humain, reviennent, selon l’acception théocentrique du theatrum mundi, à la volonté et préscience divines, tandis que la conception sartrienne du monde les impute à la contingence et l’absurdité de la condition humaine. ing-as-Playing-a-Role. It is the farthest extension, in sensibility, of the metaphor of life as theater. » (p. 280) ; « sensibility of failed seriousness, of the theatricalization of experience » (p. 287) ; « It incarnates a victory of ‘style’ over ‘content’, ‘aesthetics’ over ‘morality’, of irony over tragedy. » (p. 287). 194 Lopes Silva, art. cit., p. 167. 195 Lopes Silva, art. cit., p. 167. 196 L’on pourrait rapprocher la situation des spectateurs de Huis clos à la tradition de la topique maniériste de l’oiseau-poisson (voir en haut), dans la mesure où enfer/ mort et ici-bas/ vie vont se remplaçant l’un l’autre à l’instar de ciel/ eau. IV. Théâtralité et métathéâtralité 254 La conscience qui dans Huis clos ne cesse de se plier sur soi nous fait penser à une autre métaphore remontant à l’imaginaire baroque - mais pareillement chère à la rhétorique janséniste : l’image du labyrinthe 197 qui symbolise l’égarement voire la désorientation, tout en « figur[ant] l’absurdité d’une existence dont l’homme ne possède pas la clef. » 198 Incarnant l’impuissance et la perte identitaire des héros raciniens 199 , la structure vertigineuse et déroutante du labyrinthe intérieur de l’âme trouve son équivalent métaphorique, nous l’avons démontré, dans les lieux tragiques par excellence, à savoir le palais et le sérail qui manquent d’échappatoires, tout en y attachant psychologiquement même ceux qui seraient capables d’en sortir à cause de leur pouvoir. Il est vrai que notre lecture sartrienne de Racine, lecture orientée en fonction d’un tragique intersubjectif, allait forcément à contre-courant d’une interprétation strictement janséniste des pièces raciniennes abordées. Tout compte fait, ce sont néanmoins cette inquiétude épistémologique et le sentiment de l’absurde joints à l’exigence d’une vérité absolue, qui rapprochent la philosophie existentielle de Sartre, non pas seulement de l’anthropologie négative jansénisée, mais aussi de l’expérience janséniste la plus fondamentale : l’angoisse et l’engagement le plus absurde face à la condition humaine. Pour illustrer la foi humaniste inébranlable, inconditionnelle et optimiste que l’homme devrait accorder à son prochain pour ne pas donner prise aux mécanismes de l’anthropologie négative, Sartre recourt à l’exemple de la torture : [...] battus, brûlés, aveuglés, rompus, la plupart des résistants n’ont pas parlé ; ils ont brisé le cercle du Mal et réaffirmé l’humain, pour eux, pour nous, pour leurs tortionnaires mêmes. Ils l’ont fait sans témoins, sans secours, sans espoir, souvent même sans foi. Il ne s’agissait pas pour eux de croire en l’homme mais de le vouloir. 200 197 Pour l’emploi de ladite métaphore dans l’art (néo-)baroque, voir, par exemple, Hocke, Gustav René : Die Welt als Labyrinth. Manier und Manie in der europäischen Kunst. Hambourg : Rowohlt, 1957 ; Leinen, Frank : « Spurensuche im Labyrinth. Marc-Antoine Mathieus Bandes dessinées zu Julius Corentin Acquefacques als experimentelle Metafiktion », dans id./ Rings, Guido (éds.) : Bilderwelten - Textwelten - Comicwelten : Romanistische Begegnungen mit der Neunten Kunst. Munich : Martin Meidenbauer, 2007, pp. 229-252. Hocke établit d’ailleurs de multiples liens entre la conception labyrinthique du monde et la topique du mundus inversus (voir op. cit., pp. 157 ss.), la réversibilité des identités sexuelles (voir ibid., pp. 201 ss.) respectivement la fascination du maniérisme (en tant qu’expression d’un « saturnisch-tragischen Lebensgefühls » (ibid., p. 215)) pour la coїncidence voire réconciliation des contraires, et partant les images mythiques, par exemple, de l’androgyne (cf. ibid.). 198 Gheeraert, op. cit., p. 316. Gheeraert retrace cette image de même chez Pascal, voir ibid. 199 Gheeraert renvoie sur ce point à l’article de Georges Poulet : « Racine, poète des clartés sombres », dans id. : Études sur le temps humain. 4. Mesure de l’instant. Paris : Pocket (Agora, 55) (Plon 1964), 55-67, qui exhibe la prédominance des thèmes de l’égarement et du labyrinthe sur la conscience des héros raciniens. 200 Sartre, Jean-Paul : Qu’est-ce que la littérature ? Paris : Gallimard (Folio Essais), 2008 (1948), p. 219, nos italiques. IV. 2. Mise en scène et spectacle 255 Ce choix de la confiance ‘aveugle’ revendiqué par Sartre rappelle, une fois de plus, l’argument pascalien justifiant le pari (affirmatif) sur Dieu. Faisant allusion à la situation extrême sous l’Occupation pour expliquer sa vocation à l’engagement ainsi que son obligation à écrire au lendemain de la guerre, Sartre choisit une comparaison révélatrice en posant pour sa génération : « Nous sommes donc jansénistes parce que l’époque nous a fait tels et, comme elle nous a fait toucher nos limites, je dirai que nous sommes tous des écrivains métaphysiques. » 201 201 Sartre, Qu’est-ce que la littérature ? , op. cit., p. 222. Conclusion Si parmi l’ensemble des citations puisées, au fil de notre analyse, dans les écrits de Sartre, nous en passons en revue les quelques-unes ayant trait à l’art dramatique de Racine (concernant la psychologie de ses personnages, sa conception du tragique, sa représentation de la passion etc.), c’est une image sinon négative, du moins critique et contrastante de Racine qui se produit. Quand bien même Sartre estime l’accomplissement artistique de Racine en son temps 1 , nous avons vu qu’il ne cesse d’exposer sa propre dramaturgie en prenant ses distances par rapport à celui que nous avons, à maints égards, qualifié de son précurseur. En dépit des auto-proclamations de Sartre, notre étude comparatiste a illustré que son œuvre philosophique et dramatique se prête, par contre, à une mise en parallèle avec plusieurs pièces raciniennes sans que certaines différences dues à l’écart temporel (comme par exemple le respect des bienséances) soient effacées. C’est à partir des parentés révélées quant à la conception de l’homme et du monde, transmise par Racine et Sartre, que non seulement une surprenante modernité de Racine s’est faite jour par ricochet. Nous avons en outre démontré que les structures et mécanismes psychologiques tributaires d’une anthropologie négative pour ainsi dire transhistorique s’appliquent de la même façon tant aux héros raciniens que sartriens. Rappelons, dans ce contexte, que l’amour-propre jansénisé, dépeint dans le discours moraliste au siècle classique et figurant le moteur de la conduite en fin de compte tragique des sujets raciniens en crise d’identité, est apparu sous un jour plus clair grâce à la juxtaposition aux théories sartriennes de la mauvaise foi et de la dialectique identitaire entre sujet et objet. Similairement, les mobiles profonds de l’amant racinien ainsi que ses accès de sadisme souvent cruel, voire néfaste dans le sens d’autodestructif, se sont-ils éclaircis en fonction de la conception sartrienne de l’amour et de la reconnaissance (respectivement conscience) de soi vainement poursuivis. Une autre notion sartrienne qui s’est avérée idoine et fructueuse pour enrichir l’interprétation de la conduite des sujets raciniens, est celle du regard objectifiant. Vu que Racine et Sartre excellent à faire s’intérioriser les conflits en les 1 Cf. Sartre, Qu’est-ce que la littérature ? , op. cit., p. 154 : « [...] l’auteur est en situation, comme tous les autres hommes. [...] C’est un caractère essentiel et nécessaire de la liberté que d’être située. [...] L’idéologie janséniste, la loi des trois unités, les règles de la prosodie française ne sont pas de l’art ; au regard de l’art elles sont même pur néant puisqu’elles ne sauraient en aucun cas produire par une simple combinaison une bonne tragédie, une bonne scène ou même un bon vers. Mais l’art de Racine doit s’inventer à partir d’elles ; non pas en s’y pliant, comme on l’a dit assez sottement [...] : en les réinventant, au contraire, en conférant une fonction neuve et proprement racinienne à la division en actes, à la césure, à la rime, à la morale de Port-Royal, de manière qu’il soit impossible de décider s’il a coulé son sujet dans un moule que lui imposait son époque ou s’il a véritablement élu cette technique parce que son sujet l’exigeait. » Conclusion 258 transférant au seul niveau des consciences, la matérialisation de la violence dans le regard ainsi que la sublimation de l’autorité oppressive à travers le ‘regard regardé’, théorisé par Sartre, nous ont fourni de précieux critères pour comparer, et faire s’élucider mutuellement, les stratagèmes psychiques subtiles, employés par les héros raciniens et sartriens pour faire fléchir autrui. Par contrecoup, l’échec inéluctable desdits héros s’est également expliqué par les idées sartriennes concernant la démesure ainsi que la faillite irrémédiable du sujet infatué de soi qui s’achoppe incessamment aux intérêts et exigences subjectifs d’autrui, inconciliables avec les siens. Présupposant, chez nos deux auteurs, une acception profane et humanisée du tragique, la fonction cruciale d’autrui s’est forcément établie comme pivot de notre analyse. Pour porter remède au sentiment d’insuffisance, pour combler le vide existentiel éprouvé comme fléau fatal de leur condition paradoxale et absurde, les héros racinien et sartrien, autant dire les hommes jansénisé et existentialiste, recherchent la preuve de leur existence dans les yeux d’autrui. Cette recherche de justification va de pair avec le désir de s’épanouir librement, de se ‘projeter’ selon Sartre, en pleine conscience de la liberté individuelle. Pour évaluer au plus juste la liberté assez difficilement concevable des sujets-victimes le plus souvent séquestrés chez Racine, nous avons recouru à la conception sartrienne d’une liberté philosophiquement valable, liberté que nous avons surnommée ‘négative’. Celle-ci relève foncièrement de la métaphore du jeu, plus précisément de la comédie impénétrable à laquelle il faut, selon Sartre, identifier l’existence et la condition humaines telles quelles. Ce qui compte, dans cette perspective, ce sont le goût du risque et l’engagement sans bornes au nom de l’authenticité du projet. Pour ce qui est, en revanche, des sujets-bourreaux chez Racine, même ceux-ci nourrissent le désir tenace de venir à bout du manque douloureux de prise sur le monde et sur soi dont ils souffrent. Mais malheureusement, ils exploitent et désabusent leur pouvoir, et partant, leur liberté externe, au détriment d’autrui, ce pour quoi ils finissent par entraîner leur propre ruine, puisqu’ils ne peuvent pas empêcher que leurs victimes les vainquent moralement. Ceci se voit le plus évidemment dans les amours non-réciproques qui représentent le comble de la dynamique négative qui s’installe chez Sartre et Racine comme sous-bassement immuable des relations intersubjectives. Du coup, la seule possibilité de se rendre justice étant pressentie dans un dernier instant de lucidité parfois autoironique, les sujets tragiques de nos auteurs sont obligés à se résigner à leurs existences échouées, scellées par le suicide ou leur mort symbolique. Du fait que les amants rejetés conçus par Racine se définissent uniquement à travers leur projet de se faire aimer, à tout prix, par l’être convoité malgré lui, ils se révèlent être des sujets ‘existentiels’. Leur conception fatale de l’amour, ainsi que leur quête identitaire, relèvent d’une attitude exigeant ‘tout ou rien’, c’est-àdire la légitimation existentielle approuvée par autrui - ou bien l’anéantissement. Comme il découle de la citation sartrienne que nous avons choisie comme exergue de ce travail, c’est l’identification avec leurs projets, vécue par les héros raciniens et sartriens avec le maximum d’intensité existentielle, qui leur fait Conclusion 259 défier et vouloir prendre dans leurs propres mains leur destin. Ce sont ces moments de péripétie, « [...] où l’humiliation, l’angoisse, la joie, l’espoir se marient étroitement, où nous lâchons pour saisir et où nous saisissons pour lâcher, [qui] ont souvent paru fournir l’image la plus claire et la plus émouvante de notre liberté. » 2 S’il est donc vrai qu’en théorie, la conception de l’homme d’après et Racine et Sartre comporte l’idéal humaniste de se créer et de se déterminer soi-même sans être manipulé de l’extérieur, les tentatives émancipatoires des héros tragiques sont détournées ou bien étouffées dans l’œuf à cause de leur morale dépravée par lâcheté et mauvaise foi - reflet certainement critique de la réalité contemporaine observée par les deux dramaturges. Tandis que l’homme ciblé par Sartre dans ses premières pièces était celui qui, infatué et angoissé, ne s’engage pas d’une manière sincère et inconditionnelle, l’homme racinien exemplaire, décrit en guise de l’amant rejeté, traduit la morale répressive et l’inhibition paralysante typiques de l’homme louisquatorzien, glissé avec complaisance secrète sous l’emprise de l’antihumanisme jansénisé. Étant donné l’importance primordiale que Racine et Sartre accordent à la mise en relief du caractère ludique de l’existence en exposant la théâtralité, le jeu de rôles, et dès lors, les allusions autoréflexives parsemant leurs pièces, la dimension didactique de leur théâtre respectif est indubitablement censée pousser les spectateurs à une prise de conscience - et ne fût-elle acquise qu’ex negativo. Il va sans dire que les tragédies de Racine, tout comme les drames sartriens, ces derniers n’étant point qualifiables de moins tragiques, revendiquent un bon degré d’imagination pour que les spectateurs s’embarquent volontiers dans des jeux de pensée philosophiques sous-jacents afin d’y découvrir des traces d’optimisme. Comme c’était le cas de Huis clos et de sa réception problématique, nous avons vu que l’abstraction et l’auto-suggestion exigées afin d’en saisir le message et d’en tirer profit dans la vie réelle ne cèdent en rien à l’attitude demandée par le pari pascalien. Dans la mesure où l’anthropologie négative dressée par Pascal peut être contrebalancée par la disposition volontaire à la foi, la réalisation dramatique, mieux vaut dire l’équivalent fictionnel de l’homme pascalien, donc le héros racinien, serait aussi capable de surmonter son amour-propre. Ce potentiel optimiste est envisagé des deux côtés, si nous pensons aux héros exceptionnels comme Junie, Andromaque et Bajazet chez Racine, ou Oreste chez Sartre, qui retrouvent l’authenticité à l’aide d’une liberté interne qu’ils doivent chèrement payer par la solitude ou la mort. C’est dans ce même sens de jeu de pensée expérimental que nous considérons notre lecture sartrienne de Racine. Bien entendu, le cadre interprétatif que nous avons choisi ne nie ni en exclut d’autres. Bien que nous ayons procédé à une lecture décidément profane des pièces raciniennes choisies, nous avons tenu à signaler que ce sont les répercussions et les retombées psychologiques d’une idéologie et d’une morale jansénistes, transférées à la sphère de la coexistence intersubjective, qui conditionnent l’homme racinien. Nous avons montré que 2 Sartre, EN, p. 521. Conclusion 260 plusieurs éléments ou instances (comme les dieux anciens, le passé, la tradition etc.) sont vainement, et à tort, allégués comme autorités auxquelles les héros tragiques se sentent assujettis, tout en les rendant responsables d’avoir entamé leurs dilemmes. Une semblable relativisation de l’assise métaphysique du tragique est effectuée par Sartre, qui ne renonce pour autant pas à recourir, soit-ce à des fins rhétoriques ou parodiques, à la conception de Dieu dans L’Être et le Néant, à l’image chrétienne de l’enfer dans Huis clos, respectivement aux mythes et déités paїens dans Les Mouches - métaphores, somme toute, de la présence inéluctable d’autrui. Chez Racine comme chez Sartre, les exigences subjectives compétitives se sont imposées comme véritable source du conflit tragique. « God is a concept by which we measure our pain » 3 - cette ligne d’une chanson de John Lennon nous fait penser à la valeur transhistorique du théâtre racinien et sartrien, dans la mesure où elle s’appliquerait d’une manière représentative à tous ces détenteurs fictifs du tragique desquels les deux auteurs veulent détourner l’homme pour que celui-ci revienne à lui-même. 3 Lennon, John : « God », paru sur l’album intitulé John Lennon/ Plastic Ono Band, EMI Records Ltd., 1970. Bibliographie Œuvres Borges, Jorge Luis : « Historia universal de la infamia » (prologue à l’édition de 1954) dans Prosa completa. Vol 1. Barcelone : Bruguera (Narradores de Hoy), 1980, pp. 243-244. Calderón de la Barca, Pedro: La vie est un songe. La vida es sueño. Traduction et édition de Bernard Sesé. Paris : GF Flammarion (Bilingue), 2002 (1992) (Paris : Aubier, 1976). 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Merci À Rainer Zaiser, mon directeur de thèse, qui m’a donné carte blanche pour choisir un sujet assez risqué pour un dixseptiémiste, et qui m’a encouragée et employée à sa chaire pendant mes études À Dorothea Scholl pour avoir assumé la co-direction de ma thèse et pour avoir toujours été une interlocutrice inspirée et enthousiaste, que ce soit en matière baroque ou sartrienne À Folke Gernert pour avoir fait une expertise additionnelle de ma thèse À mes anciens maîtres Volker Kapp, Gabriel Saad et Wolfgang Kehn pour leur soutien chaleureux, professionnel et moral À Béatrice Jakobs, mon S.O.S Amitié, pour avoir essayé de m’expliquer les subtilités techniques du formatage, et pour m’avoir hébergée pendant mes recherches à la BNF À Nina Taillandier pour avoir relu et modernisé mon français sous la neige À la Studienstiftung des deutschen Volkes pour m’avoir soutenue pendant mes études et mon doctorat À Karin Burger et Kathrin Heyng des éditions Narr pour m’avoir aidée à tout mettre en page À ma mère pour le financement de ce livre ainsi que pour sa patience et confiance À Ingo Lehmann pour tout et infiniment Narr Francke Attempto Verlag GmbH+Co. KG • Dischingerweg 5 • D-72070 Tübingen Tel. +49 (07071) 9797-0 • Fax +49 (07071) 97 97-11 • info@narr.de • www.narr.de NEUERSCHEINUNG JANUAR 2011 JETZT BESTELLEN! Andrew Wallis Traits d’union : L’anti-roman et ses espaces Biblio 17, Band 191 2011, 142 Seiten, €[D] 49,00/ SFr 69,50 ISBN 978-3-8233-6605-8 La production romanesque au dix-septième siècle résiste à des définitions simples, surtout lorsqu’il s’agit du sous-genre des romans comiques. Cette étude, en passant par les anti-romans de Sorel, de Scarron et de Furetière, entreprend une analyse des espaces et des discours hybrides, en marge de la littérature dite « traditionnelle ». Comment ces auteurs (et d’autres) cherchent-ils à se définir en se projetant sur les formes littéraires établies ? Comment peut-on comprendre, au juste, ce trait d’union - trait intermédiaire simultanément négatif et positif, différentiel et combinatoire - qui se trouve au cœur de l’anti-roman ? 004711 Auslieferung Januar 2011.indd 12 19.01.11 16: 01 Narr Francke Attempto Verlag GmbH+Co. KG • Dischingerweg 5 • D-72070 Tübingen Tel. +49 (07071) 9797-0 • Fax +49 (07071) 97 97-11 • info@narr.de • www.narr.de NEUERSCHEINUNG DEZEMBER 2010 JETZT BESTELLEN! Raymond Baustert (éd.) Le jansénisme et l’Europe Actes du colloque international organisé à l’Université du Luxembourg les 8, 9 et 10 novembre 2007 Biblio 17, Band 188 2010, XIV, 402 Seiten, geb. €[D] 98.00/ SFr 137.00 ISBN 978-3-8233-6576-1 Le grand débat spirituel issu de Port-Royal est loin de se limiter au pré carré français. Dès le XVII e siècle, puis tout au long du XVIII e , et plus tard, il suscite des réactions passionnées partout en Europe et se manifestant dans tant de domaines-: théologie, bien sûr, mais encore philosophie, morale, politique, arts, langage. La circulation des hommes et des œuvres le transporte vers l’ensemble du monde pensant européen et incite à sa réception à toutes sortes de niveaux, bibliothèques, dictionnaires, gazettes… Les présents Actes consignent l’exploration de toutes ces approches par le soin de plumes expertes en la matière. 111810 Auslieferung Dezember 2010.indd 8 02.12.10 17: 28 Narr Francke Attempto Verlag GmbH+Co. KG • Dischingerweg 5 • D-72070 Tübingen Tel. +49 (07071) 9797-0 • Fax +49 (07071) 97 97-11 • info@narr.de • www.narr.de NEUERSCHEINUNG NOVEMBER 2010 JETZT BESTELLEN! Christian Zonza (éd.) L’île au XVII e siècle: jeux et enjeux Actes du X e colloque du Centre International de Rencontres sur le XVII e siècle Ajaccio, 3-5 avril 2008 Biblio 17, Band 190 2010, 312 Seiten, €[D] 68,00/ SFr 96,90 ISBN 978-3-8233-6578-5 Ce colloque sur l’île au XVIIe siècle conduira le lecteur sur un chemin à la fois géographique, philosophique et générique. En effet, la lecture de cet ouvrage sera d’abord un voyage dans des îles réelles que d’authentiques voyageurs ont rencontrées sur leur route et dans des îles imaginaires et fantasmées comme Thalassie ou les îles Fortunées. Mais ce sera également l’occasion de lire dans ce cheminement insulaire une réflexion philosophique : l’île est non seulement un refuge spirituel pour ceux qui cherchent Dieu ou ceux qui veulent échapper à la persécution religieuse mais également un contremodèle politique et social où s’élabore une réflexion sur la société utopique. Enfin, il s’agira également d’un parcours littéraire : les romans trouvent dans l’île une forme d’expérience générique dans cette succession d’étapes et de péripéties où le romanesque voisine avec le vraisemblable, le théâtre y trouve le moyen d’exprimer son souci d’unité de lieu et d’action, la poésie, enfin, y puise ses images. 108610 Auslieferung November 2010.indd 6 25.11.10 16: 34 James F. Gaines Molière and Paradox Skepticism and Theater in the Early Modern Age Biblio 17, Band 189 2010, 151 Seiten, €[D] 49,00/ SFr 69,50 ISBN 978-3-8233-6577-8 Offering a wide perspective on Molière’s plays, this study opens a new opportunity for understanding the dramatist’s links to the tradition and methods of Sextus Empiricus and his followers. By concentrating on the multiple uses of paradox in language, thought, and stagecraft, it updates Molière studies through the major philosophical research of the past twenty years, which have seen a resurgent recognition of Sextus’s role in early modern thought. Designed to be useful to students of theatre and philosophy as well as to French literature specialists, it enriches the interpretation of Molière’s major masterpieces, as well as showing the evolution of skeptical influences through the course of his entire career as writer and actor. Characters such as Dom Juan, Arnolphe, Tartuffe, Alceste and Sganarelle assume their full importance in the philosophical dialogue of the Age of Louis XIV. Narr Francke Attempto Verlag GmbH+Co. KG • Dischingerweg 5 • D-72070 Tübingen Tel. +49 (07071) 9797-0 • Fax +49 (07071) 97 97-11 • info@narr.de • www.narr.de NEUERSCHEINUNG AUGUST 2010 JETZT BESTELLEN! JE