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Spectacles et pouvoirs dans l'Europe de l'Ancien Régime (XVIe –XVIIIe siècle)

2011
978-3-8233-7645-3
Gunter Narr Verlag 
Marie-Bernadette Dufourcet
Charles Mazouer
Anne Surgers

L´objectif essentiel de l´entreprise était d´analyser le role des pouvoirs dans la tenue, l´organisation et la réalisation des spectacles- toutes les formes spectaculaires , du théatre et de l´opéra aux fetes civiques et religieuses et aux fetes royales ou princières, que le spectacle ait lieu dans l´espace public ou dans l´espace privé. et il s´agissait bien des pouvoirs , car, outre le pouvoir civil, celui du roi et de l´état, intervient aussi le pouvoir de l´Église, elle-meme organisatrice de cérémonies spectaculaires, mais dont on sait la fondamentale hostilité, par exemple, aux spectacles de théatre. Les pouvoirs interdisent , censurent, controlent les spectacles et manifestent leur hostilité; à l´inverse , ils les autorisent , les favorisent, les organisent et s´en font les mécènes , à la cour ou pour le peuple. C´est ce jeu , cette articulation entre les pouvoirs et les spectacles, saisis à propos d´exemples précis issus de pays et d´époques différents, qui nous ont intéressés et qui nourissent les contributions du présent volume.

BIBLIO 17 Spectacles et pouvoirs dans l’Europe de l’Ancien Régime (XVI e -XVIII e siècle) Actes du colloque commun du Centre de recherches sur l’Europe classique et du Centre ARTES, Université Michel de Montaigne-Bordeaux 3, 17-19 novembre 2009 Édités par Marie-Bernadette Dufourcet, Charles Mazouer et Anne Surgers Spectacles et pouvoirs dans l’Europe de l’Ancien Régime (XVI e -XVIII e siècle) BIBLIO 17 Volume 193 · 2011 Suppléments aux Papers on French Seventeenth Century Literature Collection fondée par Wolfgang Leiner Directeur: Rainer Zaiser Spectacles et pouvoirs dans l’Europe de l’Ancien Régime (XVI e -XVIII e siècle) Actes du colloque commun du Centre de recherches sur l’Europe classique et du Centre ARTES Université Michel de Montaigne-Bordeaux 3, 17-19 novembre 2009 Édités par Marie-Bernadette Dufourcet, Charles Mazouer et Anne Surgers Ouvrage publié avec le concours financier du Centre de recherche sur l’Europe classique (XVII e et XVIII e siècles) de l’Université Michel de Montaigne Bordeaux 3. © 2011 · Narr Francke Attempto Verlag GmbH + Co. KG P. O. Box 2567 · D-72015 Tübingen Das Werk einschließlich aller seiner Teile ist urheberrechtlich geschützt. Jede Verwertung außerhalb der engen Grenzen des Urheberrechtsgesetzes ist ohne Zustimmung des Verlages unzulässig und strafbar. Das gilt insbesondere für Vervielfältigungen, Übersetzungen, Mikroverfilmungen und die Einspeicherung und Verarbeitung in elektronischen Systemen. Gedruckt auf säurefreiem und alterungsbeständigem Werkdruckpapier. Internet: http: / / www.narr.de · E-Mail: info@narr.de Satz: Informationsdesign D. Fratzke, Kirchentellinsfurt Druck und Bindung: Printed in Germany ISSN 1434-6397 ISBN 978-3-8233-6645-4 Information bibliographique de la Deutsche Nationalbibliothek La Deutsche Nationalbibliothek a répertorié cette publication dans la Deutsche Nationalbibliografie ; les données bibliographiques détaillées peuvent être consultées sur Internet à l’adresse http: / / dnb.d-nb.de. Image de couverture: Feux d’artifice sur la grand-place d’Anvers, lors de l’entrée de Ernst, archiduc d’Autriche (14 juin 1594), gravure, in Descritio Publicae Gratulationis, spectaculorun et ludorum, in adventu sereniss. Principis Ernesti Archiducis Austriae, Anvers, ex officina Plantiniana, 1595, p. 128. iforuck, Bamberg D D Biblio 17, 193 (2011) Table des matières C HARLES M AZOUER Préface . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7 I. Les scènes du pouvoir (fin XVI e - début XVII e siècle) : la cour, la ville, l’église C ONCETTA C AVALLINI Pierre de Brach et le spectacle « privé » à Bordeaux au XVI e siècle . . . . . . 13 F ABIEN C AVAILLÉ Spectacle public, munificence royale et politique de la joie : le cas du ballet de cour à la ville dans la première moitié du XVII e siècle (Le Grand Bal de la Douairière de Billebahaut, 1626) . . . . . . . . . . . . . . . . . . 29 P AUL M IRONNEAU 15 septembre 1610 : l’apparato funéraire d’Henri IV à San Lorenzo de Florence : un vrai spectacle politique et moral . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43 M ARIE -J OËLLE L OUISON -L ASSABLIÈRE Idéologie et propagande politique dans les livrets de ballets à la cour des Valois . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 61 II. Spectacles : ordres et désordres A GNÈS L AFONT L’Acteur romain (1626) de Philip Massinger (1583-1640) : le spectacle du pouvoir sur la scène Stuart. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 81 O LIVIER S PINA Disorders and inconveniences in this City. Le contrôle des spectacles par les autorités laïques et religieuses dans le Londres Tudor . . . . . . . . . . . . . 95 P ASCALE M ÉLANI L’émergence d’une culture de divertissement dans la Russie moscovite aux XVI e et XVII e siècles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 113 6 Table des matières J EAN -P HILIPPE H UYS Princes en exil, organisateurs de spectacles. Sur le séjour en France des électeurs Maximilien II Emmanuel de Bavière et Joseph-Clément de Cologne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 127 J EAN -P HILIPPE VAN A ELBROUCK Privilèges, octrois et autorisations accordés aux troupes itinérantes au XVII e siècle. L’exemple de Bruxelles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 157 C AROLINE G IRON -P ANEL Spectacle du pouvoir et pouvoir du spectacle, ou comment la République de Venise sut éblouir les princes d’Europe . . . . . . . . . . . . . 167 III. Les Princes se représentent P ASCALE M ORMICHE Aller au spectacle : le prince en représentation lorsqu’il va au spectacle (XVII e -XVIII e siècle) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 185 M ARIE -T HÉRÈSE M OUREY L’Art et la Gloire. Images et spectacles du pouvoir en Brandebourg- Prusse au tournant des XVII e et XVIII e siècles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 205 S OLVEIG S ERRE Musique du pouvoir, musique au pouvoir : l’Opéra de Paris sous l’Ancien Régime . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 221 I OANA G ALLERON Textes et spectacles à la cour de Sceaux. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 235 C ATHERINE C ESSAC Les Grandes Nuits de Sceaux (1714-1715) : « théâtre des folies de la duchesse du Maine » ou stratégie bien ordonnée ? . . . . . . . . . . . . . . . . 249 J AN C LARKE La représentation de la paix et du pouvoir politique dans les prologues d’opéras et de pièces à machines, 1659-1678 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 265 M ARIE -B ERNADETTE D UFOURCET ET A NNE S URGERS Synthèse du colloque . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 283 Biblio 17, 193 (2011) Préface C HARLES M AZOUER Université de Bordeaux Une fois encore, à l’origine de ce colloque, une rencontre. Le projet en a été en effet élaboré avec Marie-Bernadette Dufourcet-Hakim, musicienne, musicologue et professeur de musique, et avec Anne Surgers, spécialiste de la scénographie et professeur au département des Arts du spectacle. D’emblée, nous avons voulu que mon Centre de recherches sur l’Europe classique (XVII e & XVIII e siècles), qui réunit littéraires et historiens, travaillât avec le Centre ARTES auquel appartiennent mes deux collègues. Notre dessein était de contribuer à une étude d’ensemble du spectacle et du spectaculaire, afin de pousser la réflexion sur des événements rendus possibles, dans la réalité du passé, par la conjonction de disciplines, de métiers et d’intérêts divers. En son temps, le Centre de recherches sur l’Europe classique s’était intéressé, dans ses traditionnelles perspectives à la fois pluridisciplinaire et européenne, aux « Lieux du spectacle en Europe » (3 e colloque de 2004). La nouvelle thématique transversale retenue - « Spectacles et pouvoirs dans l’Europe de l’Ancien Régime (XVI e -XVIII e siècle) » - a été choisie, dans le même esprit, pour son amplitude. Spectacles devait s’entendre de toutes les formes spectaculaires, du théâtre et de l’opéra aux fêtes civiques et religieuses et aux fêtes royales ou princières, que le spectacle ait eu lieu dans l’espace public ou dans un espace privé. Pour des raisons évidentes de circulation esthétique et d’influences entre les pays, le champ ne pouvait être qu’européen. Une longue durée enfin était nécessaire pour apprécier et l’apparition de nouveautés et l’évolution des formes dans une Europe d’Ancien Régime si avide de spectacles de tous ordres. L’objectif essentiel du colloque était d’analyser le rôle des pouvoirs dans la tenue, l’organisation et la réalisation des spectacles. Nous parlions bien des pouvoirs, car, outre le pouvoir civil, celui du roi et de l’État, intervint aussi le pouvoir de l’Église, elle-même organisatrice de cérémonies spectaculaires, mais dont on sait la fondamentale hostilité, par exemple, aux spectacles de théâtre. Les pouvoirs interdisaient, censuraient, contrôlaient les spectacles et 8 Charles Mazouer manifestaient leur hostilité ; à l’inverse, ils les autorisaient, les favorisaient, les organisaient et s’en faisaient les mécènes, à la cour ou pour le peuple. C’est ce jeu, cette articulation entre les pouvoirs et les spectacles, saisis à propos d’exemples précis issus de pays et d’époques différents, qui nous intéressaient. Pour réaliser ces objectifs, il nous a fallu faire appel à des chercheurs venus d’horizons très différents. Les dix-sept participants retenus illustrent parfaitement le croisement des disciplines indispensables à l’étude de tels faits culturels. Nous avons réuni des historiens de la littérature, en particulier de la littérature théâtrale, des historiens des spectacles, des historiens de la musique et de la danse, des historiens de la vie politique et des historiens de l’art. Et ces universitaires, chercheurs appartenant à divers instituts, archivistes paléographes, directeur de musée, responsable d’administration culturelle, nous ont permis d’aborder non seulement le domaine des spectacles français mais ceux aussi de la Belgique, de l’Angleterre, de l’Allemagne, de Venise, dans l’empan chronologique décidé. Selon les axes définis, les études maintenant publiées dans ce volume traitent aussi bien de spectacles privés, de ballets de cour sous les Valois et les Bourbons, de fêtes organisées par le pouvoir pour honorer des princes ou impressionner le peuple et les visiteurs étrangers, en France ou à Venise, que de spectacles de cour ou de pompe funèbre, des rapports entre le pouvoir monarchique ou communal et les spectacles de théâtre en Angleterre, de l’utilisation de l’opéra par le pouvoir comme de la place des spectacles dans l’éducation des princes français ou des conditions d’installation des comédiens à Bruxelles, de la manière dont les princes allemands se servent des spectacles pour célébrer leur grandeur ou de l’émergence d’une culture du divertissement en Russie. Laissons au lecteur le soin d’apprécier lui-même la richesse et la qualité des résultats du colloque en prenant connaissance de ses Actes ! Une conclusion l’aidera à en faire la synthèse. En tout cas, à mes yeux, le projet initial a bel et bien été mené à terme. Il n’aurait pas pu l’être sans l’aide et les soutiens financiers qui nous ont été dispensés ; nous avons plus d’un remerciement à formuler. Le P. Roué, curé de la paroisse Notre-Dame de Bordeaux, nous a prêté une belle salle pour ouvrir le colloque et à mis à notre disposition son église et son orgue pour un récital donné par Marie-Bernadette Dufourcet-Hakim et ses complices Cyril Pallaud et Pascal Copeaux ; grâce au soutien du Service culturel de l’université de Bordeaux 3, la musique a pu encore orner notre colloque avec un concert de l’ensemble Sagittarius de Michel Laplénie. Le financement du colloque est grandement redevable à l’Équipe d’Accueil de nos deux Centres bordelais, le LAPRIL, que dirige Ana Binet. Nous avons également bénéficié d’une subven- 9 Préface tion de l’Équipe d’Accueil 3959 de Paris III-Sorbonne nouvelle (Centre des recherches sur la théorie et l’histoire du théâtre). Comme toujours, la préparation du colloque a été orchestrée par le service Re.Val.Ed de notre université Michel de Montaigne-Bordeaux 3. Que toutes et tous sachent notre gratitude ! Publications du Centre de recherches sur l’Europe classique (XVII e & XVIII e siècles) dans Biblio 17 L’Animal au XVII e siècle, Actes de la 1 ère journée d’études (21 novembre 2001) du Centre de recherches sur le XVII e siècle européen (1600-1700), Université Michel de Montaigne-Bordeaux III, édités par Charles Mazouer, Tübingen, Gunter Narr, 2003, 198 p. (Biblio 17, n° 146). L’Année 1700. Actes du colloque du Centre de recherches sur le XVII e siècle européen (1600-1700), Université Michel de Montaigne-Bordeaux III, 30-31 janvier 2003, édités par Aurélia Gaillard, Tübingen, Gunter Narr, 2004, 332 p. (Biblio 17, 154). Les Lieux du spectacle dans l’Europe du XVII e siècle. Actes du colloque du Centre de recherches sur le XVII e siècle européen, Université Michel de Montaigne-Bordeaux III, 11-13 mars 2004, édités par Charles Mazouer, Tübingen, Gunter Narr, 2006, 407 p. (Biblio 17, 165). Regards sur l’enfance au XVII e siècle. Actes du colloque du Centre de recherches sur le XVII e siècle européen (1600-1700), Université Michel de Montaigne-Bordeaux III, 24-25 novembre 2005, édités par Anne Defrance, Denis Lopez et François-Joseph Ruggiu, Tübingen, Gunter Narr, à paraître en 2007 (Biblio 17). La Religion des élites au XVII e siècle. Actes du colloque du Centre de recherches sur le XVII e siècle européen (1600-1700), en partenariat avec le Centre Aquitain d’Histoire moderne et contemporaine, Université Michel de Montaigne-Bordeaux 3, 30 novembre - 2 décembre 2006, édités par Denis Lopez, Charles Mazouer et Éric Suire, Tübingen, Gunter Narr, 2008, 418 p. (Biblio 17, 175). Théories et pratiques de la traduction. Actes de la journée d’études (22 février 2008) du Centre de recherches sur l’Europe classique (XVII e & XVIII e siècles), Université Michel de Montaigne-Bordeaux 3, édités par Michel Wiedemann, Tübingen, Gunter Narr, 2009, 157 p. (Biblio 17, 182). L’Extrême-orient dans la culture européenne des XVII e et XVIII e siècles. Actes du 7 e Colloque du Centre de recherches sur l’Europe classique (XVII e & XVIII e siècles), Université Michel de Montaigne-Bordeaux 3, 22 et 23 mai 2008, édités par Florence Boulerie, Marc Favreau, et Éric Fracalanza, Tübingen, Gunter Narr, 2009, 251 p. (Biblio 17, 153). I. Les scènes du pouvoir (fin XVI e - début XVII e siècle) : la cour, la ville, l’église Biblio 17, 193 (2011) Pierre de Brach et le spectacle « privé » à Bordeaux au XVI e siècle C ONCETTA C AVALLINI Université de Bari (Italie) Poète de l’amour, Pierre de Brach ne s’intéressait pas au théâtre, si ce n’est dans les limites d’une diversification de sa production poétique selon la mode de son époque. Gentilhomme 1 et intellectuel bordelais, il est l’auteur d’une vaste production, dont seules trois œuvres furent publiées de son vivant : les Poemes 2 , édités la première fois en 1576, dans une édition qui est désormais très rare et qui constitua l’un des chefs-d’œuvre de Simon Millanges; les Imitations 3 , contenant les traductions de l’Aminte du Tasse et de l’épisode d’Olympe tiré du Roland Furieux de l’Arioste; et enfin les Quatre chants de la Hierusalem délivrée 4 , contenant la traduction des chants XVI, IV, II et XII du poème du Tasse. Pierre de Brach, issu d’une famille de moyenne noblesse, fut cependant un homme très bien inséré dans le milieu intellectuel de Bordeaux, ville où il travaillait comme avocat au Parlement et où il fut nommé membre de la jurade au cours des années 1590. Il fréquentait tous les Bordelais célèbres de son temps : Michel de Montaigne, Bernard de Girard du Haillan, Florimond de Raemond, François de Foix, évêque d’Aire. Son 1 Pierre de Brach était fils de Bernard de Brach, sieur de La Motte-Montussan, procureur en la Cour de Parlement de Bordeaux. Il habitait à Bordeaux derrière l’église Saint-Pierre. Il fut jurat de Bordeaux. Les armes des De Brach sont : « D’azur, à la bande d’or accostée de deux fusées d’argent » (Armorial général de d’Hozier). Voir : Archives historiques du département de la Gironde, XXX, 1895, p. 86. 2 Les Poemes de Pierre de Brach, Bourdelois, divisés en trois livres. A Bourdeaux, Simon Millanges, 1576. Dorénavant Poèmes. 3 Imitations de Pierre de Brach, conseiller du Roy, & contrerolleur en sa chançellerie de Bourdeaus. A tres-haute & vertueuse princesse Marguerite de France, Royne de Navarre. A Bordeaus, par S. Millanges, 1584. 4 Quatre chants de la Hierusalem de Torquato Tasso, par Pierre de Brach, sieur de la Motte Montussan. A tousjours victorieux & debonnaire Henry III, roy de France et de Navarre. Paris, Abel l’Angelier, 1596. Concetta Cavallini 14 activité de poète et d’homme de lettres était assez appréciée, s’il est vrai que la femme de Montaigne pensa à lui pour l’aider à éditer le texte des Essais, après la mort de son mari 5 . Nombre de ses poèmes furent publiés dans le paratexte d’œuvres et de recueils de contemporains; tout cela prouve qu’il était inséré dans un réseau culturel assez vaste. En dehors des imitations et des traductions, la production poétique de Pierre de Brach, à l’examiner de près, est essentiellement constituée de poèmes composés pour sa femme Anne de Perrot, connue sous le prénom d’Aimée 6 . Les poèmes d’amour, composés avant 1572, année de son mariage, et jusqu’en 1587, année de la mort de sa femme, laissèrent la place aux poèmes de deuil et au Tombeau; pour ce dernier, il sollicita la contribution de ses amis. Plusieurs auteurs connus lui offrirent des pièces : Dorat, Jean-Antoine de Baïf, Florimond de Raemond, Adrien Turnèbe fils, Etienne Pasquier, Claude Expilly, Marie de Gournay. Ce vaste ensemble est contenu à l’intérieur d’un manuscrit 7 qui devait être, selon les intentions de l’auteur, publié après sa mort mais qui ne le fut jamais. Il est conservé à la Bibliothèque municipale de Bordeaux après avoir été retrouvé et édité à la fin du XIX e siècle par Reinhold Dezeimeris 8 . 5 Sur le rôle de Pierre de Brach dans la préparation de l’édition posthume des Essais de 1595, voir Michel Simonin, « Aux origines de l’édition de 1595 », [in] L’Encre et la Lumière. Quarante-sept articles (1976-2000), Genève, Droz, 2004, p. 523-549 et Jean Balsamo, « Le destin éditorial des Essais (1580-1598) », dans Montaigne, Les Essais, édition établie par Jean Balsamo, Michel Magnien et Catherine Magnien-Simonin, Paris, Gallimard, Pléiade, 2007, p. XXXII-LV. 6 De Brach épousa en 1572 Anne de Perrot, fille du sieur de Crognac. La jeune fille n’étant pas riche, il dut l’épouser contre la volonté des siens. Sa femme, connue sous le pseudonyme d’Aimée, lui donna 11 enfants en 15 ans. Un « Mémorial de famille », écrit par De Brach précise la date de naissance de ses 11 enfants ainsi que le nom du parrain et de la marraine de chacun d’eux. Voir Jasmine Dawkins, « Les Manuscrits de Pierre de Brach », Bulletin d’Humanisme et de Renaissance, XXXII, 1970, p. 95-106. 7 L’appellation de manuscrit n’est pas précise. Il s’agit d’une édition des Poemes de 1576, que Pierre de Brach démembra pour donner aux poèmes, corrigés, une nouvelle disposition. À cause de cette opération des feuillets ont été perdus. Il ajouta à cela des pages manuscrites où un scribe avait copié d’autres pièces que l’auteur corrigea de sa propre main. Pour une description de cet exemplaire, voir Jasmine Dawkins, La Formation et l’œuvre d’un poète bordelais de la seconde moitié du seizième siècle, Pierre de Brach (1547-1605 ? ), Thesis submitted to the University of Nottingham for the degree of Doctor of Philosophy, 1969, p. 758 sqq. 8 Pierre de Brach, Œuvres poétiques, publiées et annotées par Reinhold Dezeimeris, Genève, Slatkine Reprints, 1969 (éd. Paris, 1861-62). Dorénavant Œuvres. 15 Pierre de Brach et le spectacle « privé » à Bordeaux au XVI e siècle Ce manuscrit est incomplet. La partie qui manque n’affecte pas la poésie d’amour du poète bordelais, mais elle affecte la partie de son œuvre qu’il avait nommée « Poèmes et Mélanges ». Cette partie, dans ses intentions, devait être partagée en quatre livres. Le quatrième devait contenir les Cartels et Mascarades. De ce livre, seuls quelques feuillets nous sont parvenus. La plupart des pièces de théâtre qui nous sont restées se trouvent donc dans la première édition de ses Poèmes (1576). Dans ce volume, presque 90 % des poèmes sont dédicacés à plusieurs grands personnages de Bordeaux et à des membres du Parlement. Il faut donc considérer la production théâtrale de Pierre de Brach à l’intérieur d’une sorte de stratégie d’ascension sociale, de système de jeux de salon et surtout, il faut la placer sous le signe du binôme « spectacle privé » - poésie de circonstance à Bordeaux. Pierre de Brach écrivit d’autres œuvres de circonstance composées pour des personnes de qualité. Il dédia en effet ses Imitations à Marguerite de Navarre en 1584, en précisant dans l’épître dédicatoire que la reine avait déjà vu et apprécié ce travail 9 . Nous ne savons pas si l’Aminte, pastorale du Tasse qu’il introduisit en France 10 et qui ouvre ce volume, fut jamais représentée 11 . En 1592, quand il fut invité chez Mme du Pontac, marraine d’une de ses filles, à l’occasion du séjour à Bordeaux de Catherine de Bourbon, sœur du roi de Navarre, Pierre de Brach composa les « Stances sur le depart de Madame s’en allant de Bordeaux » 12 . Tous ces ouvrages étaient lus et joués lors de rencontres privées à Bordeaux dans les hôtels particuliers d’aristocrates ou de notables de 9 Cette dédicace semble avoir été conçue à l’époque des déplacements de Marguerite de Valois de Coutras à Cadillac, où elle séjourna entre novembre et décembre 1583 et où elle reçut des visites de Matignon et Montaigne. Pierre de Brach faisait peutêtre partie de ce groupe. 10 Il en avait eu le texte par Montaigne de retour de l’Italie, en 1581. Sur l’édition exacte de l’Aminte traduite par de Brach, voir notre article « Pierre de Brach traducteur », [in] Les Traductions de l’italien en français du XVI e au XX e siècle, Atti del seminario internazionale. Monopoli, 5 ottobre 2003, a cura di Giovanni Dotoli, Fasano- Paris, Schena-Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2004, p. 57 sqq. et Daniela Mauri, « L’Aminta ‹habillé à la françoise› : les traductions françaises de l’Aminta au XVI e siècle », [in] L’Arioste et le Tasse en France au XVI e siècle, ENS, éditions rue d’Ulm, 2003, p. 217-231. 11 L’Aminte de Pierre de Brach est souvent citée en tant que traduction sans aucune hypothèse relative à sa représentation. Voir Henri Lagrave, Charles Mazouer et Marc Régaldo, La Vie théâtrale à Bordeaux des origines à nos jours, t. I, Des origines à 1799, Paris, Éditions du Centre National de la Recherche Scientifique, 1985, p. 57. 12 Cette pièce, qui ne se trouve ni dans les Poèmes de 1576 ni dans le manuscrit de Bordeaux, fut publiée en 1597 dans le Recueil de diverses poesies de Raphael du Petit Val. Voir Frédéric Lachèvre, Bibliographie des recueils collectifs de poésies publiés de 1597 à 1700, t. I, Genève, Slatkine Reprints, 1967 (édition Paris, 1901). Concetta Cavallini 16 la ville 13 . Jasmine Dawkins penche pour la réelle mise en scène de ces pièces et mascarades, mais ce sont des représentations sur lesquelles « nous n’avons aucun renseignement » 14 . Ce que nous allons analyser aujourd’hui sont les deux volets de l’ouvrage « théâtral » de ce poète, les mascarades et les cartels. Les deux mascarades qui nous sont parvenues sont très différentes entre elles. La Masquarade du triomphe de Diane, œuvre suivie, cohérente, complète, fut publiée dans l’édition des Poèmes de 1576. Elle mérite une attention particulière puisque les vers sont insérés dans une sorte de scénario qui commente les décors, les costumes, les gestes des personnages; cela nous permet de comprendre le déroulement et l’organisation, la mise en scène des pièces à l’époque. Pierre de Brach, poète de l’ekphrasis 15 , disciple de l’ut pictura poesis horacien, propose des tableaux descriptifs qu’il présente avec une grande maîtrise de touche et une profonde sensibilité, et crée ainsi dans le commentaire de la mascarade un tableau animé efficace où le recours au présent, l’abondance de détails et la précision des verbes d’action transforment le texte en tableau vivant. La Masquarade des Âmes, publiée dans l’édition posthume de Dezeimeris 16 , est plus simple, peut-être incomplète 17 ; elle n’a pas de dédicace et ne comprend que la partie poétique qui a pour protagoniste le personnage d’Orphée. On l’a pourtant définie comme une œuvre « importante » 18 . Par rapport à la cohérence des mascarades, les cartels constituent un ensemble fragmentaire mais non moins important en raison de l’aperçu qu’ils donnent sur les personnages et les vers utilisés dans les divertissements privés. Nombre de pièces composées par Pierre de Brach sont des cartels adressés à tel ou tel personnage et donc remplissant la fonction de poèmes de circonstance. La métrique de ces cartels est assez régulière, puisque tous les poèmes sont en décasyllabes ou en alexandrins. La rime dominante est la rime plate. Les thèmes des cartels concernent apparemment les domaines les plus 13 Charles Mazouer, « Théâtre et société à Bordeaux jusqu’à la fin du XVI e siècle », [in] La Vie intellectuelle dans les provinces du Midi. Actes du II e colloque de Grasse, Tübingen - Paris, Gunter Narr Verlag - J.-M. Place, 1980, p. 73-87. 14 Jasmine Dawkins, La Formation et l’œuvre …, op. cit., p. 336. 15 Pour une description du procédé de l’ekphrasis, voir Patricia Eichel, « Quand le poète-fictor devient pictor… Lecture de l’ode II, 28 de Ronsard : Des peintures contenues dedans un tableau », BHR, LIII (3), 1991, p. 619-643. 16 Œuvres, t. II, p. 231 sqq. 17 C’est au moins ce que l’on comprend de la collation que Dezeimeris donne du manuscrit de Bordeaux, où, entre le f° 158 et le f° 160, il y aurait une lacune qui devait vraisemblablement contenir la fin de la Masquarade des Âmes. Voir Œuvres, t. II, p. 263. 18 Margaret McGowan, L’Art du Ballet de Cour en France. 1581-1643, Paris, Éditions du Centre National de la Recherche Scientifique, 1978, p. 8. 17 Pierre de Brach et le spectacle « privé » à Bordeaux au XVI e siècle communs pour les représentations, à savoir le domaine mythologique 19 , le domaine de l’amour et le domaine de l’exotisme. Les cartels ont en effet pour protagoniste plusieurs fois Mercure, messager des dieux 20 , figé parfois dans des situations précises, séparant six chevaliers prêts à combattre 21 ou « jouant du luc » 22 . Mais les poèmes concernent aussi Iris 23 , Cupidon 24 , l’éternel défi entre Apollon et Orphée 25 , les Sibylles 26 , les Grâces. C’est justement un « Cartel. Pour une Masquarade des Graces, a Mademoiselle de Candalle » (f° 202), qui nous fait comprendre que Pierre de Brach composa peut-être d’autres mascarades qui ont été perdues. Toutes les intrigues comptent sur la présence de pèlerins d’amour qui sont appelés parfois « chevaliers ». La littérature de l’amour courtois, telle qu’elle était pratiquée en France, prévoyait aussi des liens directs, souvent biographiques, entre un chevalier et sa dame. Au niveau de la représentation, surtout dans les spectacles « privés », le rôle de ces mal-aimés était souvent joué par des gentilshommes qui s’adressaient directement aux dames qui possédaient leur cœur et qui étaient parmi le public. Au niveau thématique, l’élément exotique en vogue à la Cour a aussi fasciné les provinces. On sait très bien, par exemple, que pour les tournois du mariage de Marguerite de Valois et Henri de Navarre en 1572, les seigneurs étaient habillés à la Turque et les dames en amazones 27 . Et voilà que quelques années après, Pierre de Brach compose un « Cartel pour trois amazones » 28 , un autre « Cartel d’un marchant Turc, aux Dames » (f° 207), un « Cartel de Zahara Roine de Caucase, a Mademoiselle de Candalle » (f° 209 v°). Ces pièces prouvent sans aucun doute que le charme exercé par l’exotisme dans la société française du XVI e siècle était important et que la province n’était pas exclue de ce phénomène. 19 Voir notre « Le mythe dans les Poèmes (1576) de Pierre de Brach », [in] Il mito e la sua riscrittura. Elaborazioni poetiche e percorsi di genere. Miti, personaggi e storie letterarie. Studi in onore di Dario Cecchetti. A cura di Michele Mastroianni. Alessandria : Edizioni dell’Orso, 2010, p. 213-229. 20 « Cartel pour un Mercure », Poèmes, f° 205. 21 « Cartel. Pour un Mercure separant six chevaliers prets a combattre », Œuvres, t. II, p. 226. 22 « Pour le mesme Mercure chantant et jouant du luc », Œuvres, t. II, p. 227. 23 « Cartel d’Iris à Monsieur le Chevalier de Monluc », Poèmes, f° 208. 24 « Sonnet. Pour un Cupidon, a Mademoiselle Catherine de Saint Salvadour », Poèmes, f° 206 v°. 25 « Chant promptement fait pour un Orphée, contestant contre Apollon pour le jeu de la Lyre », Poèmes, f. 210. 26 « Pour deux Sybilles a Madame Franc. De la Rochefoudaut, Dame douërierede Candalle », Poèmes, f° 207 v°. 27 Georges Wildenstein, « Un fournisseur d’habits de théâtre et de mascarades à Paris sous Henri III », Bibliothèque d’Humanisme et de Renaissance, XXIII, 1961, p. 100. 28 Œuvres, t. II, p. 222. Concetta Cavallini 18 La Mascarade des Âmes fut publiée pour la première fois dans l’édition que Dezeimeris a donnée du manuscrit de Bordeaux. Elle ne comprend que des vers (stances, chansons, cartels) où il est possible de déceler une intrigue. Orphée, accompagné de sa lyre, descend aux Enfers pour retrouver sa femme Eurydice et pour la ramener sur la terre des vivants. Il rencontre Charon, qui l’accueille sur le seuil du royaume d’Hadès. Charon ne pourrait pas le faire passer puisque seuls les morts traversent l’Achéron; mais la puissance du chant d’Orphée est telle qu’il l’amène sur l’autre rivage. À ce point il y a apparemment une coupure dans les vers et l’action rebondit au moment où Orphée, après avoir regardé derrière lui contre les prescriptions de Pluton (il devait sortir des Enfers sans se retourner : sa femme l’aurait suivi) pour voir si Eurydice le suivait, la perd à jamais. Ses pleurs et sa douleur sont tels, qu’ils attirent l’attention de quatre âmes mortes d’amour qui décident de le suivre pour sortir des Enfers. L’opération aboutit avec succès et les âmes décident d’aller chercher les dames qui ont causé leur décès pour leur confirmer que « d’Amour les flammes/ Apres la mort ne meurent pas » (p. 236). Orphée s’adresse alors à ces dames et essaie de les convaincre de redonner leur amour aux pauvres âmes de leurs anciens amants revenues du royaume des morts. L’action se termine par un « Cartel pour Charon, cerchant des Ames eschapées d’Enfer ». Charon s’adresse lui aussi aux dames pour leur demander si elles n’ont pas vu quatre âmes qui se sont échappées de l’Enfer grâce à l’aide d’un « harpeur » (p. 239), comme il appelle avec mépris Orphée qui a dupé sa surveillance et celle de Cerbère. À ce point, la mascarade s’interrompt brusquement sans que l’action soit vraisemblablement terminée. C’est Orphée, dans son cartel aux dames, qui annonce en effet un récit de la part des âmes qui devaient rendre compte aux dames des peines encourues dans le royaume d’Hadès (« […] Or voiez donq, mes Dames/ […] Et d’elles aprenez les peines qu’en enfer/ Ont les ames qu’Amour n’a pouvoir d’eschaufer » 29 ). Mais la fin a été peut-être perdue. Il y a dans cette mascarade des éléments récurrents chez Pierre de Brach : au niveau du sujet et de l’intrigue, le mélange mythologie-pétrarquisme avec les histoires croisées d’Orphée et Eurydice et des âmes malheureuses par amour. Au niveau de la mise en scène, le choix de personnages canoniques d’une part (Orphée, Charon), dont le rôle était presque certainement joué par des acteurs professionnels et, d’autre part, de personnages moins définis, les âmes, qui pouvaient très bien être interprétées par des gentilshommes bordelais. Enfin, les nombreuses apostrophes aux femmes présentes prouvent clairement que la participation des spectateurs était une conditio sine qua non pour la représentation. Le choix d’Orphée, fondateur de la poésie et prince 29 Œuvres, t. II, p. 241. 19 Pierre de Brach et le spectacle « privé » à Bordeaux au XVI e siècle des poètes, fils de la muse Calliope, est déterminé par le fait qu’il « réunit en son image pouvoir poétique et profondeur de l’expérience humaine » 30 . *** À notre connaissance, la Masquarade du triomphe de Diane a été l’objet d’un seul approfondissement critique de la part de Jasmine Dawkins, mais cet article n’épuise pas la réflexion sur l’originalité de la pièce 31 . Publiée avec plusieurs des Cartels dans l’édition des Poèmes de 1576 32 , édition qui reste, jusqu’à présent, la seule connue, la pièce date des années précédentes. Diane de Foix de Candale, fille de Frédéric de Foix, farouche anti-huguenot, et de Françoise de La Rochefoucauld, à qui Montaigne dédia son célèbre chapitre sur l’« Institution des enfans » (Essais, I, 26) 33 , est la dédicataire de la pièce ainsi que le pivot de l’action, par le biais de la chaste déesse homonyme. Le commentaire est dédié à Madame de Monlieu, une amie de la duchesse, puisqu’il aurait été de très mauvais goût de dédier à une femme une œuvre dont elle était elle-même le personnage central. Pierre de Brach avait un lien direct avec Diane de Candale et sa famille. En juillet 1575, elle avait été la marraine du troisième enfant de Pierre de Brach, son deuxième fils, François. L’enfant portait le nom de son parrain, François de Foix-Candale, oncle et tuteur de Diane, savant commentateur de corpus philosophiques 34 . Née vers 1542, Diane épousa, le 8 mars 1579, et donc à un âge assez mûr pour les coutumes de l’époque, son parent Louis de Foix, comte de Gurson 35 ; mais la pièce qui nous intéresse, mettant en scène l’amour et la chasteté, se place bien évidemment en deçà de cet événement. La mascarade fut vraisemblablement représentée à Bordeaux, le soir, dans la période du Carnaval, dans la maison d’« un des messieurs de la Cour de Parlement », pendant un séjour de Diane de Foix dans la ville. Le titre de la pièce, qui souligne qu’elle fut « représentée en faveur de Madamoiselle Diane 30 Eva Kushner, « Orphée, chantre de lui-même », [in] Mélanges de poétique et d’histoire littéraire du XVI e siècle offerts à Louis Terreaux, Paris, H. Champion, 1994, p. 42. 31 Jasmine Dawkins, « Provincial entertainment in the Renaissance : Le triomphe de Diane by Pierre de Brach », Nottingham French Studies, 8, 1, 1969, p. 3-15. 32 Dans l’édition de 1576, la mascarade occupe les ff. Yyj-Eej (f° 177 r°-201 v°). 33 Diane, née vers 1542, avait épousé son cousin Louis de Foix, conte de Gurson, en 1579. Elle mourut le 24 mai 1587, quarante jours avant Aimée. 34 Elaine Limbrick, « Hermétisme religieux au XVI e siècle : le Pimandre de François de Foix-Candale », Renaissance & Reformation, t. V, 1981, p. 1-14. 35 Il était le fils du Marquis de Trans protecteur de Montaigne, qui l’aida à obtenir le collier de Saint-Michel. Louis de Gurson mourut avec ses frères Gaston, vicomte de Meille et de Fleix, et François-Phœbus, chevalier de Malte, en 1587 à Montcrabeau près de Nérac en combattant avec les troupes catholiques de Biron. Montaigne déplore cette perte dans son livre de raison, le Beuther. Concetta Cavallini 20 de Foix » [notre italique], semble dissiper le doute soulevé par Dawkins sur sa réelle mise en scène 36 . L’intrigue de la pièce est assez simple et symétrique : Diane avec ses quatre Nymphes s’oppose à Cupidon et à quatre pèlerins d’amour. Diane et Cupidon en arrivent à un duel direct. Cupidon est vaincu et devient esclave, ainsi que les quatre pèlerins. À la fin de la pièce, Diane, portant Cupidon lié par le cou, triomphe avec les Nymphes sur un chariot tiré par les pèlerins défaits. Deux autres personnages enrichissent la pièce : la Renommée qui introduit l’action en guise de chœur, et Apollon qui représente l’alter ego du capricieux Cupidon. Les personnages sont donc choisis dans la plus canonique des traditions mythologiques. Les spectateurs jouent un rôle de premier plan dans la mascarade et participent activement à l’action. Parfois, ils sont dédicataires d’un certain nombre des vers des personnages; ensuite, ils lisent eux-mêmes des vers. Parfois encore, ce sont les acteurs qui appellent les spectateurs, par différents moyens, à participer à l’action. Cupidon par exemple, avec son petit arc, au rythme de la musique, tire des flèches d’amour, la première à Mademoiselle de Candale, les autres « à celle que bon lui sembla : & suivant toute la longueur de la salle il sembloit choisir les plus belles » (f° 182). Ensuite, vaincu par Diane, il abandonne son autel et cherche secours auprès des dames présentes : « … & appellant en vain les Dames à son secours s’estoit jetté entre leurs bras comme en un lieu de franchise, & là où il avoit accoustumé faire sa retraite » 37 . Ou encore : un des pèlerins porte un vase contenant des passereaux qu’il fait voler dans la salle. Ces passereaux ont, attachés à leurs pattes, des bouts de soie sur lesquels on pouvait lire des vers. Les demoiselles présentes dans la salle devaient attraper les petits oiseaux et lire les vers. Mais c’est la conclusion de la pièce qui transforme presque les spectateurs en acteurs. Vers la fin de la pièce « le désir de lier la scène avec la salle » 38 , si typique des mascarades, se réalise et l’unité devient totale. D’abord les Nymphes adressent des vers à Diane et à d’autres dames présentes, notamment Marie de Villeneuve, Mademoiselle de Camiran et Mademoiselle de Puibarban. Après, elles offrent leurs prisonniers à certaines des dames présentes qui doivent décider de leur sort. Diane de Candale accorde la liberté à deux des pèlerins, mais les deux autres dames, Sylvie de Carle et Jeanne de 36 Jasmine Dawkins, « Provincial entertainment … », art. cit., p. 15. 37 Poèmes, f° 192 v°. 38 Helen Purkis, « La décoration de la salle et les rapports entre la scène et le public dans les mascarades et les intermèdes florentins, 1539-1608 », [in] Les Fêtes de la Renaissance III, Quinzième colloque d’Études Humanistes, Tours, juillet 1972, réunies et présentées par Jean Jacquot et Elie Konigson, Paris, Éditions du Centre National de la Recherche Scientifique, 1975, p. 246. 21 Pierre de Brach et le spectacle « privé » à Bordeaux au XVI e siècle Pontac, les laissent prisonniers d’amour. L’identification des spectateurs de la mascarade nous aide à comprendre le milieu de sa composition et de sa mise en scène. Presque toutes ces femmes appartiennent à des familles de la noblesse des offices de Bordeaux, comme Marie de Villeneuve 39 et Sylvie de Carle 40 , vraisemblablement filles de deux présidents du Parlement de Bordeaux, ou Jeanne de Pontac, appartenant à une famille prestigieuse qui recevait couramment chez elle des autorités de passage dans la ville 41 . Le naturel dont ces dames faisaient preuve montre que les spectateurs étaient tout à fait à l’aise quand il participaient à ce genre de divertissement. Ils lisaient des sonnets, ils répondaient à des cartels, ils remerciaient. La fin de la mascarade avec les pèlerins et les Nymphes qui s’installaient parmi les spectateurs et commençaient à parler et à discuter avec eux de poèmes et de peines d’amour fut le prologue du bal qui s’ouvrit immédiatement après. La mascarade a lieu le soir. Premièrement, comme Daniel Ménager le rappelle, les divertissements d’intérieur sont généralement donnés le soir; deuxièmement, le soir permet « toutes sortes d’effets spéciaux : lumières colorées, torches, feux d’artifice » 42 . La mise en scène de la mascarade de Pierre de Brach ne dut pas jouir de toutes ces machineries; s’agissant d’un spectacle « privé », le décor fut limité aux possibilités et aux éléments contingents. La salle était assez grande, s’il est vrai qu’une partie constituait la scena proprement dite où jouaient plus de dix personnages. Ils avaient assez de place pour danser, mimer un combat, défiler sur un char, faire le tour de la salle et ainsi de suite. Pierre de Brach précise que le spectacle eut lieu après le souper, qui s’était tenu dans la même pièce, et après qu’on eut enlevé les tables. 39 Marie de Villeneuve pourrait être la fille de ce M. de Villeneuve, second président du Parlement de Bordeaux, à qui Pierre de Brach dédia un sonnet dans l’édition des Poèmes de 1576 qui contient la Mascarade (Poèmes, f° 170 v°). 40 Sylvie de Carle devait appartenir à la famille de Pierre de Carle, frère de Lancelot, évêque, diplomate et poète italianisant, et de Marguerite de Carle, femme d’Etienne de La Boétie. Voir les vies de Lancelot de Carle et Étienne de La Boétie dans G. Colletet, Vies des poètes bordelais et périgourdins publiées d’après le manuscrit autographe du Louvre avec notes et appendices par Philippe Tamizey de Larroque, Genève, Slatkine Reprints, 1969 (édition Paris, 1873). 41 Jeanne de Pontac appartenait à une famille très prestigieuse de présidents du Parlement de Bordeaux. Pierre de Brach se lia officiellement aux Pontac en 1580 quand Létice de Nesmond, femme de Jacques de Pontac, seigneur de Montplaisir et conseiller au Parlement de Bordeaux, devint la marraine de sa fille Marie. Elle sera aussi marraine de Létice en 1585. Mais il se lia aussi au trésorier Pontac, « seigneur de Chalar, conseiller du roi et trésorier de France en la généralité de Limonges » par le choix de sa femme, Marie de Lahet, comme marraine de sa fille Marie en 1583. Voir Mémorial de famille de Pierre de Brach, AHDG, t. I, 1959, p. 63-66. 42 Daniel Ménager, La Renaissance et la nuit, Genève, Droz, 2005, p. 196. Concetta Cavallini 22 Il décrit la salle dans le détail. Nous lisons qu’elle donnait sur un jardin par plusieurs fenêtres; il y avait en outre une « porte dérobée » (f° 183) par où certains personnages firent leur entrée dans la salle. Dans un coin, on avait monté un « échafaud volant » sur lequel prirent place les musiciens avec leurs hautbois. Au milieu de la salle, on avait dressé un autel « au devant de la cheminée, contre laquelle il y avoit un taffetas vert, qui servoit comme d’ornement à l’autel, tout garny de fléches, de flammes, de las d’amours, de bouquets, de cœurs, de flocons de cheveux, et autres semblables choses propres à ceux qui marchent sous l’enseigne de ce brave capitaine » (f° 182). L’autre élément de décor était le char du triomphe de Diane. Pierre de Brach l’appelle « chariot » pour évoquer ses dimensions réduites. Ce char était un hommage à Diane de Candale puisqu’il était couvert de ses chiffres, deux D entrelacés, et qu’il portait aussi sa devise « qui est un croissant avec ce mot, SAEPE FIT AEMULA SOLIS » (f° 195). Il faut reconnaître que ce décor apparaît bien modeste si on le compare aux décors fabuleux des mascarades ou des ballets de Cour. L’action est construite sur la pièce où a lieu la mise en scène, essayant d’en utiliser portes et fenêtres, mais aussi d’organiser l’espace physiquement disponible pour séparer la scena des spectateurs ou l’espace des musiciens de l’espace des acteurs. À part les pièces d’étoffe qui masquent les cheminées, rien n’est vraiment construit pour cette mascarade. Les seules exceptions sont le petit autel et le chariot pour célébrer le triomphe de Diane. La préparation du décor a été toutefois assez attentive aux détails, comme le prouvent les nombreuses décorations accrochées à l’autel et au char de Diane. Pierre de Brach, dans son commentaire, réfléchit et se plaint de la « pauvreté » de ce décor. Il dit que l’introduction de la Renommée a été faite « plustost par contrainte que par volonté » puisqu’au début il avait l’intention de faire apparaître sur scène Iris, messagère de Junon. Mais le « deffaut d’un homme ingenieux » (f° 179 v°), qui puisse faire pleuvoir et neiger, représenter l’éclair et le feu sur scène et ainsi de suite, l’a obligé à décider autrement. L’auteur décrit ici les machineries 43 qui étaient normalement employées à la Cour et qui faisaient la magie des spectacles, se servant des dernières découvertes des ingénieurs et des architectes 44 pour porter en scène l’eau et le feu et reproduire les différentes situations atmosphériques. Il est toutefois évident que les moyens d’une mise en scène « privée » étaient limités. 43 Charles Mazouer, « Les machines de théâtre au XVI e siècle », [in] L’Invention au XVI e siècle. Textes recueillis et présentés par Claude-Gilbert Dubois, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, 1987, p. 197-218. 44 Bertrand Gille, Les Ingénieurs de la Renaissance, Paris, Hermann, 1964 et H. Leclerc, Les Origines italiennes de l’architecture théâtrale moderne. L’évolution des formes en Italie de la Renaissance à la fin du XVII e siècle, Paris, Droz, 1946. 23 Pierre de Brach et le spectacle « privé » à Bordeaux au XVI e siècle Dans le commentaire de Pierre de Brach, nous pouvons lire entre les lignes une certaine inquiétude déterminée par la comparaison avec les mascarades qui avaient lieu à la Cour 45 . L’élément de rupture est déterminé, à ce que l’on croit comprendre, par le fait que les milieux de provinces n’étaient pas habitués à la participation des gens « d’honneur et de qualité » (f° 201 v°), comme Pierre de Brach les appelle, à la mise en scène. C’est une chose qui se passe assez naturellement à la Cour mais, bien évidemment, comme on l’infère par la réflexion de l’auteur, elle semble encore étrange à Bordeaux. Pierre de Brach défend cette décision en soulignant que les gentilshommes qui s’amusent dans ces divertissements n’offensent personne et qu’ils luttent ainsi contre l’ennui et les inquiétudes causés par des soucis plus sérieux. Par la comparaison avec la Cour, Pierre de Brach propose une apologie qui ne peut pas être rejetée, une sorte d’ipse dixit sous lequel il place le choix des acteurs de sa mascarade. Les personnages principaux de la mascarade sont au nombre de douze et se partagent en deux groupes symétriques : Cupidon et les quatre pèlerins, Diane et ses quatre Nymphes. Au milieu et en guise de chœur nous trouvons la Renommée, qui se charge d’introduire et de conclure l’action, et Phébus qui ne joue qu’un rôle secondaire. Tandis que le décor de la pièce où se déroule l’action est assez simple, les personnages sont bien définis et bien identifiés par leurs costumes et par leur attitude. Tel un metteur en scène moderne, Pierre de Brach décrit les expressions et les attitudes des acteurs, quand elles contribuent à une interprétation correcte et efficace. En outre, il puise à pleines mains dans le symbolisme mythologique et dans la littérature ancienne pour décrire les costumes de ses personnages. Pierre de Brach accorde plus d’attention aux personnages féminins, parmi lesquels il faut inclure Diane de Candale, qui est le sujet de la première description du commentaire (f° 177 v°). Il faudrait donner une interprétation à cette décision de Pierre de Brach, qui relève à la fois de la volonté de mise en relief de la dédicataire et de son immortalisation par l’écriture littéraire. Le personnage féminin principal, la déesse Diane, mérite une attention particulière. Nous allons citer la description de son costume à titre d’exemple et pour montrer l’attention que Pierre de Brach avait pour les détails (nous renvoyons à l’édition que nous sommes en train de préparer pour la description de tous les personnages 46 ). Diane est accompagnée de quatre Nymphes, toutes avec un dard au poing et qui dansaient très bien. « Leurs robes estoient a haut colet de satin blanc, houppées de toile d’argent, le bas de vert, et le 45 Sur la splendeur des fêtes de Cour, voir Roy Strong, Les Fêtes de la Renaissance : art et pouvoir, Arles, Solin, 1991. 46 Pierre de Brach, La Masquarade du triomphe de Diane et autres pieces de théâtre, édition de Concetta Cavallini, préface de Charles Mazouer, qui devrait sortir en 2011. Concetta Cavallini 24 cotillon retroussé sur le costé de colombin, la chausse et le brodequin blanc, leur coiffure estoit de toile d’argent, avec des coronnes de laurier » (f° 191 v°). Le costume de Diane reprend les couleurs et les décorations de celui des Nymphes mais sa magnificence dépasse les autres en splendeur et n’autorise aucune comparaison. Elle porte une robe de satin blanc qui descend jusqu’à mi-jambe « coupée a pointes houppées de fil d’argent, ayant les manches et le corps decoupé a grandes taillades esbarbillonnées, le tout a fons de toile d’argent, esclatante au travers de la decoupure ». Le cotillon de toile d’argent tombe jusqu’aux pieds, mais l’agrafure à mi-jambe découvre des brodequins blancs. Le symbolisme du choix des couleurs se passe de commentaire. Au blanc, associé à la pureté immaculée, on associe l’argent, qui suggère la préciosité mais aussi la dureté et l’inflexibilité du métal, comparable au caractère de la déesse. La richesse de cette mise est complétée par une coiffure digne d’une déesse, enrichie de diamants, de perles, de rubis, avec une couronne de laurier qui lui entoure la tête. Cependant, cela n’est pas assez pour éblouir les spectateurs. Déesse de la Lune, Diane porte sur son front le croissant lunaire : Sur le front elle avoit un grand croissant eslevé d’argent battu, et si finement bruni, qu’à mesure qu’elle contournait la teste contre la lueur des cierges et flambeaux, qui éclatoient d’une vive lumiere par toute la salle, il lançoit comme un brillement d’esclair. De plus, la taille du personnage contribue à susciter l’admiration des spectateurs. Diane se tenait superbement droite et dépassait toutes ses Nymphes. L’action scénique est partagée de manière presque parfaite en deux parties : l’action produite par les vers et l’action produite par la danse et la musique. La musique est à la base de l’action et joue un rôle de premier plan 47 . Outre les musiciens professionnels, qui jouent du hautbois et du violon sur un échafaud au fond de la salle, les personnages et les acteurs mêmes témoignent de leur maîtrise avec les instruments musicaux en jouant pour accompagner les vers. C’est le cas d’Apollon qui, assis sur une chaise de velours, joue de la lyre. À un autre moment de l’action, les quatre pèlerins se rapprochent de l’autel d’amour pour prendre des instruments qui sont déposés près de l’autel, précisément une viole et trois luths. Ils jouent afin d’accompagner des stances (f° 187). Pierre de Brach se répand en détails dans la description de ces musiques, dont le rythme reflète les sentiments des personnages. Les pèlerins, qui chantent ensemble pour se plaindre de leurs peines d’amour et de la tyrannie de Cupidon, jouent une musique mélodieuse et, il faut le croire, 47 La fondation de l’Académie de poésie et de musique par un décret de Charles IX en 1571, et donc à l’époque où l’on peut situer la composition de la Masquarade de Pierre de Brach, permet à Jean-Antoine de Baïf et Joachim Thibault de Courville de ratifier à jamais l’union des deux disciplines qui sont à la base des mascarades. 25 Pierre de Brach et le spectacle « privé » à Bordeaux au XVI e siècle un peu triste. Tel un chœur, les groupes de personnages peuvent chanter ensemble : c’est le cas des quatre pèlerins qui, ensemble, « commençerent ce chant » (f° 184 v°) ou des quatre Nymphes qui, accompagnées de leurs luths, « pinçant les cordes de leurs instruments, y joignirent leurs voix, chantant ce chant toutes d’un accord » (f° 196). La musique est aussi la base de la danse ou de la mimique des acteurs. La danse est souvent appelée avec son nom précis dans le commentaire de Pierre de Brach, comme lorsqu’il parle de la « pavane vénitienne » (f° 183 v°). La pavane était une danse qui, « par sa lenteur et sa dignité de style s’accommodait bien à l’entrée des dieux et des rois dans une mascarade » 48 ; ici la pavane accompagne l’entrée des pèlerins à qui l’amour et les souffrances donnent une sacralité nouvelle. Le hiératisme de la pavane en est la preuve. Pierre de Brach cite encore le « branle de la posté » (f° 178), qui était vraisemblablement une danse très rythmée que les hautbois jouent pour l’entrée de la Renommée, ou « branle haut de Poitou » (f° 189 v°) une danse apparemment très gaie. En effet, les pèlerins qui la dansent ensemble sur la musique jouée par les violons, font « sauts et gambades » dans toute la salle. Parfois, la danse identifie les personnages. De Brach appelle « branle de Cupidon » (f° 181 v°) la musique jouée par les hautbois à l’entrée de Cupidon, « balet » ou « branle » de Diane celle qui accompagne l’entrée de la chaste déesse et de ses quatre Nymphes qui, suivant leur maîtresse, « dançoient avec une gaillardise merveilleuse » (f° 191 v°). Ce dernier ballet est joué sur la musique des violons. La musique accompagne aussi des actions des personnages qui ne sont ni des danses ni des chants de vers, mais que nous avons appelées des actions mimiques. Margaret McGowan définit ce type de musique mimée « danse imitative » et affirme qu’elle était utile pour imiter les sentiments des personnages 49 . Nous citerons comme exemple l’humiliation de Cupidon après le triomphe. Diane, puis les Nymphes une par une, arrachent des flèches du carquois de Cupidon, les brisent, puis les lancent brisées à ses pieds; ensuite Diane éteint le brandon de Cupidon tandis que la première Nymphe lui arrache son arc, la deuxième lui ôte son bandeau, la troisième brise la dernière flèche dans son carquois et la dernière lui arrache le carquois vide. Toutes ces actions étaient mimées à la fin de chaque cadence musicale; entre-temps, Cupidon mimait sa douleur et « pleurant et sanglotant, par gestes et par signes pitoyables, crioit grace et misericorde a l’impitoyable Deesse de chasteté » (f° 197) qui restait sourde à sa prière. La mimique a un rôle très important dans l’action scénique même lorsqu’elle n’est pas accompagnée de musique. Pierre de Brach décrit de 48 Margaret McGowan, L’Art du ballet …, op. cit., p. 32. 49 Ibid., p. 34. Concetta Cavallini 26 manière détaillée les gestes et les expressions des acteurs. La communication non verbale semble occuper le devant de la scène surtout dans certains moments de l’action et semble également identifier et caractériser certains personnages plus que d’autres. Par exemple, les pèlerins. N’étant pas des acteurs professionnels, la mimique peut les aider à ne pas se mesurer avec la diction, le ton de la voix, l’accompagnement des gestes qui constituent la spécificité du métier d’acteur. Ils chantent des vers, chose qu’on faisait d’habitude dans les salons, ils dansent, autre chose qui leur est familière et, pour finir, ils miment des actions ou des attitudes. La mimique des pèlerins est très éloquente. Dans la plus classique des traditions amoureuses d’origine pétrarquiste, les larmes, les soupirs, les souffrances passent par les yeux. La vue de la femme aimée et sa froideur « cruelle » face aux souffrances de l’homme amoureux (longuement décrites dans la poésie d’amour) engendrent le désespoir des pèlerins. D’autres fois, on assiste dans la pièce à la juxtaposition entre les pèlerins désespérés qu’on voit « tordre leurs bras, jetter mille soupirs, demandant misericorde à ce petit enfant » (f° 187 v°) et Cupidon, encore plus enorgueilli par cette souffrance, qui les menace plus rudement, « leur montrant par signes, que par le feu de son brandon il les mettroit en cendre » (f° 188). Nous ne sommes pas à même de trancher de manière définitive sur le rôle exact de Pierre de Brach à ce propos. À l’époque, les acteurs jouaient sur des canevas plus que sur des textes définis. Il se peut très bien que leur mimique réponde donc à des habitudes acquises et non codifiées, et que l’auteur de la mascarade (qui d’ailleurs n’est pas un acteur) ne joue en fait aucun rôle précis. Il faut ajouter à cela une autre réflexion. Le commentaire est une rédaction a posteriori (comme l’auteur l’affirme au début de son commentaire dédié à Madame de Monlieu) et donc, très vraisemblablement, c’est la mise en scène par des acteurs professionnels qui a inspiré le commentaire, plus que le contraire. Si le rôle de Pierre de Brach n’est pas défini pour ce qui est de la mimique des acteurs, nous ne pouvons pas en dire autant pour la composition des vers. C’est lui-même, à la fin de son commentaire, qui révèle au lecteur le rôle qu’il a joué dans la préparation de la mascarade. Cette pièce fut « dressée » en toute hâte, et l’auteur fut obligé « de faire une partie des vers sur le champ, et a mesure qu’on les imprimoit, si bien que quelques Sonnets ne furent donnés, pour n’avoir eu le loisir de faire des copies » (f° 201 v°). La prosodie des vers de Pierre de Brach est très variée. Presque tous les mètres sont présents dans sa mascarade. Certains se rattachent à un personnage défini, comme le décasyllabe à rime plate, qui identifie la Renommée. Apollon, accompagné de sa lyre, chante des vers plus complexes, des stances puis une chanson. Mais la mascarade comprend aussi des prosodies plus libres comme des strophes à structure circulaire (dans les premiers vers chantés par un des pèlerins la 27 Pierre de Brach et le spectacle « privé » à Bordeaux au XVI e siècle première et la dernière strophe coïncident, à part le premier vers - f° 184) et des chansons à refrain. Les deux chansons à refrain obéissent au même besoin d’action scénique. Il s’agit de chants qui jouent le rôle des chœurs antiques, le premier chanté par les quatre pèlerins et adressé à Cupidon (la fonction conative de la répétition du nom « Amour, amour » dans le refrain est claire), le deuxième chanté par les quatre Nymphes et adressé à Diane (le refrain répète clairement « Diane, Diane »). Nous n’allons pas approfondir la question des sonnets, qui abondent dans la mascarade; mais pour finir, force est de reconnaître que la variété des mètres et la richesse de la prosodie prouvent l’étendue de la compétence technique de Pierre de Brach, même si parfois cette maîtrise tend au technicisme et ajoute à la stérilité des contenus. Par sa cohérence et par l’ensemble des détails descriptifs, la Masquarade du triomphe de Diane ainsi que les autres pièces de théâtre de Pierre de Brach représentent un témoignage que les spécialistes ne peuvent pas ignorer. Le spectacle privé, moins intéressant peut-être que les grands spectacles de Cour, mis en scène avec moins de moyens, souvent dans la province, sur des textes un peu stéréotypés, trop élogieux à l’égard des dédicataires, souvent imparfaits au niveau de l’invention, incarne pour les spécialistes d’aujourd’hui une nouvelle frontière dans la recherche, puisqu’il relie les grandes modes de Cour aux goûts et aux exigences du tissu social du pays. Dans ce contexte, à notre avis, le témoignage de Pierre de Brach occupe le devant de la scène. Biblio 17, 193 (2011) Spectacle public, munificence royale et politique de la joie : le cas du ballet de cour à la ville dans la première moitié du XVII e siècle (Le Grand Bal de la Douairière de Billebahaut, 1626) F ABIEN C AVAILLÉ Institut d’études théâtrales de Paris III Sous les règnes d’Henri IV et de Louis XIII, il arrive que ce qu’il est convenu d’appeler le ballet de cour sorte des grandes salles du Louvre, des châteaux de Fontainebleau et de Saint-Germain-en-Laye, pour être représenté à l’Hôtel de ville devant un public de bourgeois parisiens, invités pour l’occasion. Une dizaine de ballets, au moins, connaissent un tel déplacement pendant les quarante premières années du XVII e siècle. Dans ses Recherches sur les théâtres, Beauchamps signale un ballet « dansé en la maison de ville » 1 en 1608. Le Grand Bal de la Douairière de Billebahaut (1626), le Ballet des Quolibets, celui du Sérieux et du Grotesque (1627), celui du Château de Bicêtre (1632) sont eux aussi représentés dans la grande salle de la maison municipale. Les derniers exemples sont peut-être un ballet que le cardinal de Richelieu fait danser le 13 mars 1639 et celui de la Grande Mademoiselle, représenté le 26 février 1640. Enfin, il existe d’autres exemples en province où un prince du sang ou un prince souverain dansent devant l’échevinage de leur ville. De tous ces déplacements, le mieux documenté est celui que connaît le Grand Bal de la Douairière de Billebahaut, d’abord dansé au Louvre le 24 février 1626, puis plus tard dans la nuit, à l’Hôtel de ville : c’est ce spectacle qui retiendra ici notre attention. Outre la publication des vers du ballet, nous possédons la relation qu’en donne le Mercure françois et le compte rendu que les officiers municipaux ont rédigé après la représentation et qu’a retranscrit en 1725 1 Pierre-François Godard de Beauchamps, Recherches sur les théâtres de France, depuis l’année onze cent soixante-un, jusques à présent. Par M. de Beauchamps, à Paris, chez Prault père, 1735, tome III, p. 24. Beauchamps évoque d’autres ballets donnés « à la ville », mais ne précise pas s’il s’agit de l’Hôtel de ville. Il ne donne pas ses sources à propos du « ballet dansé à la maison de ville », ce qui est rare chez lui. Fabien Cavaillé 30 Dom Michel Félibien dans son Histoire de la ville de Paris. Ces documents sont déjà connus de la critique - Henri Prunières et Margaret Mac Gowan 2 , au premier chef - mais elle s’est peu arrêtée sur les raisons du déplacement et sur les conséquences que ce changement de contexte implique, dans l’organisation comme dans la fonction du spectacle. De tels déplacements de ballet semblent a priori anodins. Ils relèvent, cependant, d’une décision royale et témoignent d’une volonté politique qui amène à la rencontre et à la collaboration du pouvoir monarchique incarné par le roi et du pouvoir municipal représenté par le corps de ville, c’est-à-dire par le Prévôt des Marchands, les quatre Échevins et le Greffier. Cela fait écho à l’entrée royale où ville et monarchie font de leur rapport l’objet et la fin d’un spectacle qui est conçu pour être vu par les bourgeois, premiers représentants du public, au sens que le XVII e siècle donne à ce mot 3 . Tout en prenant appui sur la tradition de l’entrée, on le verra, le spectacle qui nous intéresse ici, obéit à une logique un peu différente. En effet, aucun ballet n’est donné à l’Hôtel de ville à l’occasion d’une fête liée au pouvoir royal : la décision de faire danser un ballet de cour devant le corps de ville ne procède d’aucune célébration monarchique. Dans tous les cas mentionnés, et en particulier dans la Douairière de Billebahaut, il n’y a rien à fêter, sinon - et ce n’est pas rien - le dernier jour du Carême-prenant. Plus encore, tous les ballets, et notamment celui de 1626, sont des ballets burlesques, joyeusement comiques : le Grand Bal de la Douairière de Billebahaut, « représent[ant] divers Ballets en un Ballet » 4 , montre le mariage de la très vieille et très laide douairière et du très fat et très imbécile Fanfan de Sotteville. Quelle peut donc être la portée politique d’un tel ballet ? Ce cas marginal est révélateur de certains usages du spectacle par les pouvoirs au début du XVII e siècle, des intentions qui peuvent les animer et des tensions qui apparaissent au cours de l’événement. Le ballet déplacé de la cour à la ville oscille entre la libéralité monarchique et la confrontation entre le pouvoir royal et le pouvoir municipal, entre la 2 Voir Henri Prunières, Le Ballet de cour en France avant Benserade et Lully, Paris, Henri Laurens, 1914, p. 139-144 ; Margaret Mac Gowan, L’Art du ballet de cour en France, Paris, CNRS, p. 149-153. 3 C’est en ce sens que nous entendrons l’expression de « spectacle public » ; il ne s’agit pas seulement d’un spectacle ouvert à tout le monde, mais qui s’adresse au « général des citoyens ou des hommes », pour reprendre la définition de Furetière. Antoine Furetière, Dictionnaire Universel, Paris, chez A. et R. Leers, 1690, art. « Public ». Sur la notion de public et son rapport à la communauté littéraire ou théâtrale au XVII e siècle, voir Hélène Merlin-Kajman, Public et littérature en France au XVII e siècle, Paris, Belles Lettres, 1994. 4 Le douzième tome du Mercure François, à Paris, chez Jean et Étienne Richer, 1627, p. 187. 31 Spectacle public, munificence royale et politique de la joie cérémonie civique et la fête joyeuse des temps de carnaval. Autrement dit, les deux pouvoirs entretiennent avec ce spectacle un rapport qui n’est ni unilatéral ni univoque : le Grand Bal dansé à l’Hôtel de ville permet de saisir la double fonction cérémoniale et récréative qu’un spectacle public peut avoir au début du XVII e siècle. Un tel cas contredit certaines interprétations trop simples des festivités carnavalesques au cours de la période baroque 5 . Donner un ballet : circulation des spectacles à la ville et sociabilité aristocratique On aurait tort d’imaginer que le ballet, dit de cour, entretient une liaison étroite avec son lieu de création et son contexte de production. On se gardera donc d’une conception immobile de cette représentation à la fois musicale, chorégraphique et théâtrale, appelée à circuler dans des espaces et devant des publics différents. Jusqu’aux années 1650 au moins, les ballets du roi et ceux inventés par les aristocrates se déplacent entre divers endroits : créés en un lieu précis et pour une certaine personne, ils sont ensuite représentés ailleurs, pour d’autres spectateurs. Autrement dit, les créateurs du ballet font tourner leur spectacle dans différentes assemblées qui les accueillent. Ainsi le cas des ballets de l’Hôtel de ville participe d’une pratique aristocratique plus large qu’il convient d’examiner. Le maréchal de Bassompierre donne plusieurs exemples de ces circulations dans ses Mémoires. Il rapporte une commande que Marie de Médicis lui passe en 1612 : […] le carême-prenant approchant, la reine, qui était encore en son second deuil, n’osait faire des assemblées, et toutefois se voulait réjouir, ordonna à messieurs de Vendôme, de Chevreuse, et à moi, Bassompierre, de lui faire des ballets tous les dimanches ; ce que nous fîmes, partageant les frais à nous trois. Le premier se dansa en la chambre de madame la princesse de Conti, qui donna à souper à la reine, où il n’y avait que les dames mandées, et des princes, comme messieurs de Guise, de Nevers, de Reims, et quelques seigneurs particuliers à le voir danser ; et au sortir du Louvre, nous allions ensuite danser à la ville 6 . 5 Je remercie les organisateurs du colloque et les participants de leurs questions et de leurs commentaires qui m’ont permis d’affiner cette réflexion. Toute ma gratitude va, en particulier, à Anne Surgers pour sa relecture fine et généreuse et nos discussions sur le ballet burlesque. 6 François de Bassompierre, Journal de ma vie. Mémoires du Maréchal de Bassompierre. Première édition conforme au manuscrit original, t. I, Paris, Veuve Jules Renouard, 1870, p. 300. Fabien Cavaillé 32 Il précise qu’en janvier 1617, les ballets donnés dans les appartements royaux sont ensuite repris et présentés autre part. « Nous dansâmes, écrit-il, au même lieu, et en d’autres à la ville, le ballet du Commissaire, puis ensuite celui des Princes de Chypre qui fut très beau » 7 . L’expression « à la ville » ne signifie pas que les ballets sont présentés à l’Hôtel de ville ; elle désigne les hôtels particuliers des grands aristocrates qui accueillent les ballets lorsque ceux-ci sortent de la cour : Bassompierre évoque le cas d’un ballet d’abord dansé devant Henri IV, puis représenté devant le duc de Montpensier qui est en train de mourir ; ou encore, il parle du ballet de la Sérénade dansé chez la reine-mère, puis donné à l’hôtel de Condé 8 . L’expression « à la ville » renvoie aux grands cercles aristocratiques qui se réunissent en dehors de la cour autour d’un grand, selon les réseaux de clientèle, de famille et d’amitié qui structurent la société aristocratique. De tels déplacements sont donc le fait d’une sociabilité nobiliaire qui suppose des échanges de services, de soutiens mais aussi de cadeaux. Sorti de la cour où il est dansé une première fois, le ballet devient une visite que l’on s’offre entre grands : il est le prétexte à une rencontre des compagnies, à l’organisation d’une assemblée que l’on agrémente de surprise et de plaisir, au moyen de la danse et de la musique. Lorsque Bassompierre va danser devant le vieux duc de Montpensier un ballet conçu pour le roi, il lui offre le plaisir de voir un spectacle dont la maladie l’a privé. Il témoigne ainsi de sa sollicitude, comme s’il ne fallait pas tenir le malade à l’écart des réjouissances du carnaval. La tournée de ballet s’apparente donc à un gage d’amitié, valeur centrale dans les comportements nobiliaires du premier XVII e siècle, comme le remarque Jean-Marie Constant 9 . Le spectacle du ballet est un don que les danseurs font à leur hôte, don qui réaffirme les relations d’alliance et de fidélité unissant les aristocrates entre eux. L’argent dépensé dans la création des costumes, dans le travail des poètes, des musiciens et du maître de ballet, détermine en partie la qualité du don. La dépense libérale a valeur d’engagement réciproque. Lorsque Marie de Médicis commande à Bassompierre d’organiser des ballets pour elle, le maréchal n’hésite pas à dépenser beaucoup d’argent et de peine pour dire sa fidélité à la veuve de son roi et à 7 Id., p. 110-111. 8 « M. de Vendôme dansa aussi un ballet, dont le roi voulut que nous fussions, Cramail, Termes et moi, qu’on nommait lors les dangereux. Nous le fûmes danser chez M. de Montpensier, qui se leva pour le voir, bien qu’il s’en allât mourant », id., t. I, p. 195 ; « Nous fîmes force ballets, et entr’autres celui de la Sérénade, auquel la reine nous reçut au haut de la salle haute, fort somptueusement ; nous l’allâmes après danser à l’hôtel de Condé », id., t. I, p. 392. 9 Voir Jean-Marie Constant, La Noblesse française aux XVI e -XVII e siècles, Paris, Hachette, 1994, en particulier « Un art de vivre : l’amitié et la sociabilité », p. 143-166. 33 Spectacle public, munificence royale et politique de la joie sa protectrice. Geste d’amitié, apporter un ballet d’un lieu à un autre marque la munificence de l’aristocrate et assure d’une libéralité dont on veut qu’elle soit la vertu des gens bien nés. Le passage d’un ballet royal de la cour à l’Hôtel de ville s’inscrit dans cette pratique des dons aristocratiques de spectacles : le Grand Bal de la Douairière de Billebahaut peut apparaître comme un cadeau de Louis XIII offert à la capitale du royaume. Les registres de l’Hôtel de ville - c’est-à-dire les notes écrites pour chaque décision prise par le Prévôt des Marchands et les Échevins - vont dans ce sens : la décision de danser La Douairière de Billebahaut devant les bourgeois est un acte de munificence royale : L’an 1626, le 4. jour de Février, monsieur de Bailleul, […] prévôt des marchands de la ville, a rapporté à messieurs les échevins étant au bureau, que le jour d’hier étant au Louvre, le roi lui avait dit qu’il voulait venir danser son ballet audit hôtel de ville, et qu’il voulait honorer ladite ville de cette action ; à ce qu’il eût à donner ordre aux préparatifs nécessaires et d’y mander toutes les plus belles dames et de condition relevée pour y assister. À quoi il fit réponse à Sa Majesté que ce serait le plus grand honneur que jamais la ville pouvait recevoir 10 . Le roi « honore » la ville en dansant son ballet ; la ville considère que c’est « le plus grand honneur » qu’elle puisse recevoir. À première vue, tout se passe dans les termes de la libéralité royale, de la prodigalité du roi envers son peuple ; mais les choses sont plus compliquées. Dans le cas de La Douairière, le don implique une dépense qui incombe en grande partie à la ville et que celle-ci assume volontiers. Le roi paye l’invention des costumes et du ballet ; le corps de ville se charge de toute la réception et de la collation, de l’aménagement de la salle et des machines, de l’emploi des peintres et des musiciens. Une telle répartition s’explique peut-être par l’inscription du don royal dans la visite traditionnelle que le souverain fait au corps de ville au moment de carnaval. En 1558, le roi Henri II est reçu par le pouvoir municipal qui l’invite à dîner et qui se charge de tous les frais occasionnés par une telle réception 11 . Le Grand Bal de la Douairière de Billebahaut propose une variation sur cette visite traditionnelle, variation étrange puisque le souverain et la municipalité font mutuellement assaut de munificence. Nous sortons bien du cadre de la libéralité aristocratique parce que les relations changent d’échelle, parce 10 Dom Michel Félibien, Histoire de la ville de Paris, composée par D. Michel Félibien, revue, augmentée et mise au jour par D. Guy-Alexis Lobineau, tous deux prêtres bénédictins, de la Congrégation de Saint-Maur, justifiée par des preuves authentiques, et enrichie de plans, de Figures, et d’une Carte topographique, t. V, à Paris, chez Guillaume Desprez et Jean Desessarts, 1725, p. 568. 11 Id., p. 388-390. Fabien Cavaillé 34 que le spectacle ne lie plus des particuliers, mais fait se rencontrer deux institutions - celle de la monarchie et celle de la ville. Autrement dit, le ballet devient un spectacle public. Quand la ville accueille le ballet de cour : surveillance, concurrence et protocole cérémoniel À cause de ce changement d’échelle et des enjeux politiques que cela implique, le déplacement d’un spectacle de cour à l’Hôtel de ville nécessite une organisation complexe. Les pièces justificatives rassemblées par D. Michel Félibien font voir, entre les lignes, les exigences royales et les manœuvres du corps de ville pour exister face au pouvoir monarchique. Trois problèmes apparaissent dans le compte rendu des préparatifs et de la représentation de La Douairière de Billebahaut : la nécessaire collaboration artistique peut aussi se lire comme un contrôle exigeant de l’entourage royal sur l’action du prévôt et du greffier ; la ville met beaucoup d’argent dans la représentation et cette prodigalité concurrence celle du roi ; enfin, l’exhibition de l’ordre municipal face à l’ordre monarchique affirme tout autant sa présence que sa soumission au cours du ballet. À travers les trois attitudes du corps de ville, on voit que la venue du roi à l’Hôtel de ville produit une série de tensions. Annoncé le 4 février 1626, le ballet est représenté dans la nuit du 24 au 25, soit la nuit qui sépare le Mardi gras du Mercredi des cendres. Les gens de la ville ont donc eu vingt jours pour préparer la salle afin d’accueillir dignement Louis XIII, son frère, leur cousin, le comte de Soissons, et les courtisans. La construction d’un espace propre à la représentation nécessite une collaboration étroite avec les artistes qui préparent au même moment le ballet au Louvre. Ainsi le Prévôt des Marchands ou le Greffier prennent l’avis de Tommaso Francini 12 , ingénieur du roi et organisateur du ballet à la cour, pour savoir comment disposer la salle. Une semaine avant la représentation, le duc de Nemours, sans doute un des inspirateurs de La Douairière de Billebahaut, s’entretient avec le Greffier pour lui expliquer le ballet et lui parler des machines. Le même jour, Francini revient à l’Hôtel de ville en compagnie d’Horace Morel, artificier du roi et concepteur des machines : 12 Sur Tommaso Francini, un des principaux artisans du ballet de cour sous Henri IV et Louis XIII, voir Sara Mamone, Paris et Florence. Deux capitales du spectacle pour une reine, trad. Sophie Bajard, Paris, Seuil, 1990 [Milan, 1987], p. 165. Horace Morel et Tommaso Francini ont déjà travaillé avec le corps de ville pour préparer l’entrée de Marie de Médicis après son couronnement en 1610. Les hommes de la Ville et les artistes de la cour se connaissent et se fréquentent. Voir Sara Mamone, op. cit., p. 240. 35 Spectacle public, munificence royale et politique de la joie Aussi sont venus audit hôtel de ville ledit sieur Franchine et Morel, qui ont dit auxdits Sieurs [de la ville] qu’il fallait disposer la salle de l’hôtel de ville pour mettre lesdits Machines de même que celles du Louvre ; et à cette fin l’on a commandé aux charpentiers et menuisiers d’y travailler promptement. Semblablement ont envoyé quérir le peintre de la ville, auquel ils ont commandé de faire les peintures nécessaires auxdits théâtres, amphithéâtres et tout ainsi comme au Louvre 13 . Les auteurs du ballet et les artistes en charge de sa réalisation à la cour contrôlent attentivement les préparatifs de la représentation à l’Hôtel de ville 14 . On invite le Prévôt, les Échevins et le Greffier à transformer leur grande salle en nouvelle salle des Cariatides, autrement dit, à faire en sorte que le lieu du pouvoir municipal imite, dans les moindres détails, le lieu du pouvoir monarchique. Les préparatifs du ballet à l’Hôtel de ville sont ponctués par les visites des spécialistes, à la fois commission de sécurité et surveillance artistique, attentive au bon respect des exigences royales. La munificence de Louis XIII s’accompagne d’un contrôle de la cour qui interdit toute latitude d’invention aux artistes de la ville. Rien ne dit, cependant, que les gens de la ville aient perçu ce contrôle comme une ingérence importune de la cour dans les affaires du pouvoir municipal. Bien au contraire, le Prévôt des Marchands, les Échevins, le Greffier tirent gloire de ces nombreuses visites, invitant les courtisans à déjeuner à chacune de leurs inspections. Plus encore, les gens de la ville saisissent l’occasion du ballet pour concurrencer la munificence royale et se placer eux aussi sur le terrain de la libéralité. Les pièces de l’Hôtel de ville ne donnent guère de renseignements sur les dépenses effectuées par le Prévôt des Marchands mais celles-ci sont sans doute importantes. On sait qu’il a payé neuf cents livres pour la construction des machines du ballet (l’éléphant, le chameau, les deux mulets, les quatre perroquets), qu’il a passé contrats avec le menuisier et le peintre de la ville, avec la veuve Coiffier, célèbre cuisinière, pour le festin 13 Dom Michel Félibien, Histoire de la ville de Paris, op. cit., p. 569. 14 La relation fournie par l’Hôtel de ville indique que le prévôt et les échevins ont de leur côté leurs propres peintres et leurs propres musiciens. Mais ceux-ci sont cantonnés à la seule exécution du programme et de la disposition conçue par Francini et Morel. On sait que dans d’autres occasions, la Ville a toute latitude de commander aux artistes les programmes iconographiques et poétiques des spectacles et des cérémonies : ce fut le cas lors de l’entrée de Charles IX et d’Élisabeth d’Autriche, comme le rappelle Frances A. Yates. Voir Frances A. Yates, « Poètes et artistes dans les Entrées de Charles IX et de sa Reine à Paris en 1571 », [in] Les Fêtes de la Renaissance, t. I, études réunies et présentées par Jean Jacquot, Paris, CNRS, 1973 [2 e édition], p. 61-82. Fabien Cavaillé 36 servi après la représentation. On sait enfin que trois cent quatre-vingt quatre flambeaux de cire blanche ont été brûlés dans la nuit du Carême-prenant 15 . La prodigalité municipale apparaît surtout dans la collation offerte au roi et aux seigneurs de la cour : trois grandes tables de poisson, deux grandes tables avec six cents boites de confitures, profusion qui a beaucoup impressionné le roi : Et à l’instant sa majesté s’est approchée de la table aux confitures qui était couverte de deux grandes nappes blanches ; lesquelles nappes ayant été levées, sa majesté se reculant en arrière, admirant le grand nombre de confitures exquises qui y était, aurait dit tout haut : que voilà qui est beau. Et en même temps Sa Majesté aurait choisi elle-même trois boites desdites confitures. Et tout aussitôt tous lesdits princes et seigneurs et autres personnes se sont jetés sur ladite collation qui a été prise, ravie et dissipée, et la moitié renversée à terre, à quoi le roi aurait pris un singulier plaisir 16 . Au don royal du ballet, répond le don du festin par le corps de ville, construisant ainsi un échange des munificences, des prodigalités royale et municipale. Par la dépense, par l’abondance de la nourriture et du feu, l’Hôtel de ville montre au roi à la fois sa reconnaissance et sa richesse, il affirme sa puissance en même temps que sa soumission à l’égard du pouvoir monarchique. À bien lire la relation des registres municipaux, on se rend compte que la réception du ballet royal constitue pour la ville une véritable occasion politique, comme pour l’entrée royale. Le spectacle permet au corps de ville de montrer au roi et à la cour l’ordre municipal, de leur faire voir la belle organisation urbaine. En effet, l’auteur anonyme du compte rendu insiste à plusieurs reprises sur l’attitude du corps de ville et d’un certain nombre de spectateurs : face à la cour, les bourgeois de Paris sont en représentation. Ceci apparaît clairement dans les places que les spectateurs tiennent au cours de la représentation ou du dîner qui la suit. En effet, si l’assemblée est d’abord composée des plus belles dames de Paris, ces spectatrices sont placées en fonction de la position de leur mari dans l’organisation municipale ou parlementaire : la spectatrice qui tient la place d’honneur est madame la prési- 15 Le flambeau de cire blanche est l’éclairage le plus coûteux de l’époque car la mèche a l’avantage de ne pas fumer lorsqu’elle brûle. 16 Ibid. Comme nous l’a fait remarquer M. Charles Mazouer, on retrouve la table renversée dans les relations qui ont été faites des fêtes de Versailles de 1664, 1668 ou 1674. On pourrait considérer ces anecdotes, vraies ou fausses, comme un véritable topos de la relation de fête, attestant la libéralité souveraine autant que la gourmandise des sujets. Le débordement des confitures souligne l’idée de profusion, comme si la prosaïque table renversée ressemblait à une corne d’abondance dégorgeant de mets appétissants. Sur les images de la munificence royale, voir le beau livre de Jean Starobinski, Largesse, Paris, Réunion des Musées Nationaux, 1994. 37 Spectacle public, munificence royale et politique de la joie dente, l’épouse du premier président du parlement de Paris ; la seconde, selon le protocole, est madame de Bailleul, femme du Prévôt. Autrement dit, les deux spectatrices installées au haut bout de la salle représentent toutes deux la ville de Paris, elle-même image du royaume de France selon la conception corporative des groupes et des institutions sous l’Ancien Régime. Deux autres éléments indiquent que cette représentation du ballet est transformée en cérémonie urbaine où se rencontrent le Roi et la Ville. Lorsque Louis XIII arrive sur la place de Grève, le Prévôt, les Échevins et le Greffier enfilent leurs robes mi-parties, aux couleurs cramoisie et tannée, réservées aux grandes cérémonies. Robert Descimon montre que le rouge désigne l’autorité royale et le tan l’autorité urbaine, leur association signifiant probablement « l’union, l’alliance de l’autorité royale et du système corporatif des corps et des collèges » 17 . Le second élément associant de la représentation de la Douairière de Billebahaut, est la proximité des officiers municipaux autour du roi ; l’auteur anonyme du compte rendu souligne que le corps de ville accompagne Louis XIII pas à pas comme si ces membres cherchaient à entrer dans l’entourage royal, en évinçant les courtisans : Lesdits sieurs P. des M.É. et greffier ainsi vêtus de leurs robes mi-parties ont toujours suivi sa majesté jusques à ce qu’il ait été prêt de danser son ballet. […] Ledit branle fini, S.M. a été conduite par mesdits sieurs de la ville dans la salle où était préparé le festin et la collation ; lequel festin, qui était de très beau poisson, a été admiré par le roi, lequel étant tout debout a mangé un fort long temps des viandes dudit festin, étant accompagné desdits princes et seigneurs ci-dessus nommés, qui ont semblablement fort mangé desdites viandes, mesdits sieurs de la ville avec ledit greffier étant toujours proche de S.M. lors dudit festin 18 . Ainsi, de la collaboration étroite entre la cour et la ville à l’affirmation de l’ordre municipal face à celui des courtisans, la représentation de La Douairière de Billebahaut transforme le divertissement aristocratique en cérémonie publique où le roi se donne à sa ville, où la ville rend hommage à son roi. L’échange culmine à la fin du ballet lorsque Louis XIII invite à danser la femme du premier président, Gaston d’Orléans la femme du Prévôt, et ainsi de suite selon l’ordre hiérarchique. Dans le compte rendu, le branle final semble incarner, par un pas de danse, la métaphore politique du mariage entre le roi et sa bonne ville. 17 Robert Descimon, « Le corps de ville et le système cérémoniel parisien au début de l’époque moderne », [in] Statuts individuels, statuts corporatifs et statuts judiciaires dans les villes européennes (Moyen-Âge et Temps modernes), sous la direction de Marc Boone et Maarten Prak, Louvain, Garant, 1996, p. 76. 18 Dom Michel Félibien, op. cit., p. 571-572. Fabien Cavaillé 38 Le modèle sous-jacent de ce ballet-cérémonie est bien celui des entrées royales où le Prévôt des Marchands, les Échevins et le Greffier viennent en corps, vêtus de leur robe mi-partie, pour accueillir le roi et célébrer sa gloire. Le problème est qu’ici, à la différence de l’entrée royale, le spectacle n’est pas conçu et fourni par la ville, mais par le roi et les courtisans, que ceux-ci offrent le spectacle aux sujets, et non l’inverse. Enfin, on peut se demander comment un ballet burlesque, conçu pour le carnaval, peut se transformer en rite civique. Le spectacle ne se prête à un message politique qu’avec difficulté. Pourquoi, alors, la municipalité a-t-elle pu y voir une occasion de renouveler le mariage du roi et du royaume ? Il nous faut comprendre le point de vue de ces spectateurs particuliers que sont les hommes du corps de ville, à l’origine du compte rendu. Ceci permettra de déterminer la nature du présent que le jeune Louis XIII fait aux bourgeois de Paris. Du don de spectacle comme politique de la joie publique Selon certains critiques, le ballet burlesque n’entretiendrait aucun rapport avec la politique. Le Grand Bal de la Douairière de Billebahaut fait défiler les silhouettes ridicules de la Douairière et de Fanfan de Sotteville, les bouffonneries du Grand Turc et des Africains, les plaisanteries grivoises des Dames du Sérail se plaignant de leurs Eunuques qui n’ont rien pour les contenter. Rien ne prouve, cependant, que les danseurs et les spectateurs du ballet de 1626 aient perçu celui-ci comme un spectacle « idéologiquement subversif et, par conséquent, politiquement déstabilisant » 19 , pour reprendre une expression de Mark Franko, sans doute inspirée par Bakhtine. La représentation à l’Hôtel de ville indique même le contraire, mais nous avons du mal, aujourd’hui, à attribuer une portée politique à un spectacle aussi réjouissant. La réponse se trouve sans doute dans le contexte de la représentation tout autant que dans le contenu du ballet. Dansé au mois de février 1626, le dernier jour du Carême-prenant, le Grand Bal est donc la dernière fête du carnaval et doit être replacé dans le calendrier saisonnier qui rythme la vie de la cour et de la ville. De la fin du printemps jusqu’au début de l’automne, le roi et la noblesse partent à la guerre dans toute la France ; l’hiver, en revanche, est un temps de paix que l’on consacre aux fêtes du carnaval. Pour la cour et les bourgeois - et peutêtre, aussi, pour le petit peuple - le rire carnavalesque est une manière de goûter les plaisirs de la paix. La relation de La Douairière de Billebahaut dans 19 Mark Franko, La Danse comme texte. Idéologies du corps baroque, trad. Sophie Renaut, Paris, Kargo/ L’Éclat, 2005, p. 140. 39 Spectacle public, munificence royale et politique de la joie le Mercure Français témoigne de cette association étroite entre le temps de la paix et la représentation du ballet : Le roi ayant donné la Paix entière à ses États, voulut en montrer le contentement par diverses récréations, entre lesquelles l’on estima le grand bal de la Douairière de Billebahaut, qu’il dansa, avec Monsieur, et autres Princes et Seigneurs, être d’une très-belle et gentille invention. […] Le Roi ne voulant que les Seigneurs et Dames de la Cour et de son Louvre eussent seuls la vue, l’admiration et la réjouissance de ce Bal, fut aussi le danser en la salle de l’Hôtel de Ville de Paris, où les Prévôts des Marchands et Échevins avaient mandé les Dames, Damoiselles et la bonne Bourgeoisie de la ville. Ce furent les récréations Royales et magnifiques qui se passèrent à Paris au temps de Carême-prenant, qui sont les jours de réjouissance 20 . En déplaçant son ballet du Louvre à la place de Grève, le roi fait bien un acte de munificence à l’égard de son peuple, mais c’est un don de joie qu’il lui fait, propre au temps du carnaval. Alors qu’avec l’entrée royale, le Te Deum, les grandes cérémonies monarchiques, le roi utilise le spectacle pour créer un temps extraordinaire centré sur sa personne et les grands événements de son règne, ce n’est pas le cas ici. Le ballet de cour offert à la ville montre que Louis XIII participe au temps collectif du royaume : le souverain et sa ville célèbrent en même temps et ensemble le Carême-prenant. Le grand ciment de cet accord est la joie que produisent la danse et le vin, les figures et les vers burlesques du ballet. Parce qu’il diffuse chez les Parisiens, la joie propre au carnaval, Le Grand Bal de la Douairière de Billebahaut trouve ainsi une portée politique non subversive, quoi qu’en dise Mark Franko. Ce qui a le plus marqué les représentants municipaux la nuit du 24 février 1626, c’est l’expression du plaisir partagé. Après la danse, après le festin, après les confitures, le roi et le corps de ville lèvent mutuellement leur verre : Et ayant S. M. demandé à boire, tenant le verre à la main, aurait dit tout haut, adressant la parole audit sieur prévôt des marchands qu’il allait boire à lui et à toute la ville, […]. Et après que Sa Majesté a eu bu, aurait commandé que l’on baillât du vin auxdits sieurs prévôt des marchands, échevins et audit sieur Clément, et qu’il voulait qu’ils bussent aussi à lui, ce qu’ils ont fait aussi avec une joie non-pareille 21 . Pour le corps de ville, le véritable événement n’est pas tant le ballet offert que ce salut mutuel, le verre qu’ils lèvent avec le roi en leur honneur respectif. Cet échange de salut qui clôt la venue du souverain à l’Hôtel de ville dit le partage de la joie et la réciprocité d’un respect. Le point de vue des hommes 20 Le douzième tome du Mercure françois, op. cit., p. 187 et 192. 21 D. Michel Félibien, Histoire de la ville de Paris, op. cit., p. 572. Fabien Cavaillé 40 de la ville sur le Grand Bal est à l’opposé de ce que nous imaginons des festivités carnavalesques, peut-être un peu trop systématiquement perçues comme révolte du bas contre le haut, libération populaire contre l’oppression des puissants. En réalité, la représentation du ballet accordée à l’Hôtel de ville transpose la sociabilité aristocratique à un niveau supérieur : le don du spectacle n’est plus le témoignage d’une amitié entre particuliers mais d’une amitié politique, d’un accord entre les corps du royaume et le souverain. Dans la perception très cérémonielle qu’a le corps de ville du spectacle, se loge probablement un des mythes fondamentaux de la politique française entre le XVI e et le XVII e siècle. Ce mythe qui prétend régler les relations politiques, postule la nécessité d’une concorde entre le souverain et le royaume, concorde dont l’historien Jean Nagle montre qu’elle a à la fois le sens moral d’union des volontés et le sens affectif d’accord des cœurs 22 . Le 24 février 1626, la concorde entre les individus se serait autant exprimée par des gestes d’amitié qu’elle aurait été produite par le spectacle lui-même. Aux yeux de la municipalité, le rire des silhouettes burlesques du ballet, le branle que le roi danse avec la femme du premier président, les verres levés au moment du repas, tout cela permettrait aux danseurs et aux spectateurs de signifier le plaisir mutuel pris au spectacle et de montrer que le cœur royal et les cœurs populaires sont à l’unisson. En dehors de tout message politique explicite et de toute célébration monarchique, le ballet burlesque participe d’une politique de la joie qui espère peut-être installer la concorde par le spectacle. Politique de la joie, sans doute, mais à quelle(s) fin(s) ? Serait-ce une manière d’encadrer et de contrôler les manifestations urbaines du carnaval, toujours susceptibles d’excès ? Peut-être ; mais si telle était l’intention du roi, il faut reconnaître que le don du ballet, au dernier jour du Carême-prenant, arrive bien tard. On peut aussi songer aux relations houleuses que le roi précédent entretint avec sa « bonne ville ». Faire danser son ballet à l’Hôtel de ville n’est alors pas un acte anodin pour le fils d’Henri IV, celui qui maintint le Parlement dans une subordination étroite, qui força Paris à le reconnaître pour son roi et à renoncer aux séditions ligueuses. Le Grand Bal de la Douairière de Billebahaut peut apparaître comme un nouveau gage de réconciliation entre 22 Voir Jean Nagle, La Civilisation du cœur. Une histoire du sentiment politique, Paris, Fayard, 1998, en particulier, le chapitre VI « La métaphore redoublée : le cœur solaire ». Voir aussi Bruno Paradis et Lyse Roy, « ‹Le cueur craintif est de tout danger seur, puisque Titan en ce pays arrive›. Le don dans les entrées solennelles en France aux XV e et XVI e siècles », [in] Les Jeux de l’échange : entrées solennelles et divertissements du XV e au XVII e siècle, éd. Marie-France Wagner, Louise Frappier, Claire Latraverse, Paris, Honoré Champion, 2007, p. 105-140. 41 Spectacle public, munificence royale et politique de la joie la dynastie des Bourbons et la capitale, comme s’il fallait, encore et toujours, effacer le souvenir de la Ligue parisienne, rappeler l’idéale alliance des corps, fondatrice du royaume. L’avantage du spectacle burlesque est de faire passer ce rapport d’alliance, non plus par l’exhibition d’allégories politiques, mais par le jeu et le plaisir, la gratuité spectaculaire permettant d’évacuer les problèmes qui fâchent, les décisions pénibles, la réticence à obéir. Faisant l’économie du langage emblématique et des gestes ritualisés qui conviennent aux entrées royales (remise des clés, offrande du cœur, harangue), le ballet se donne comme une expérience vivante et joyeuse d’un accord, sans doute difficile à obtenir dans le temps ordinaire des affaires, une fois la fête finie. Même compris comme une inversion de l’entrée royale, le don de ballet à la ville demeure une pratique étrange. C’est peut-être déjà le sentiment des hommes de la municipalité ; il n’y a qu’à voir comment, dans le compte rendu de l’événement, ils soulignent les résurgences ou les persistances du cadre cérémoniel, quand le spectacle qui les relie au roi, ne joue plus sur ce plan-là. Flattés par le don, ils semblent chercher, dans la politique royale de la joie, la gravité des rapports entre les institutions municipale et monarchique. Peut-on y voir le signe d’une évolution dans les usages royaux du spectacle destiné au public ? L’offre du Grand Bal de la Douairière de Billebahaut à la ville s’inscrit - on peut en faire l’hypothèse - dans un amenuisement de la valeur cérémonielle des spectacles publics au cours du XVII e siècle : la reconnaissance d’un langage allégorique partagé et l’accomplissement d’actes rituels qui ont valeur d’engagement compteraient peu à peu moins que la qualité artistique de l’événement et l’intensité de l’admiration que celui-ci produit chez les spectateurs. Louis XIV, on le sait, apprécie peu les entrées royales qu’il délaisse et dont il modifie le rituel. Inversement, il multiplie ou promeut d’autres types de spectacles publics, plus immédiatement réjouissants, comme les feux d’artifice, l’opéra ou la comédie, arts protégés par le roi qu’il offre libéralement à son peuple 23 . Objets de la munificence royale, prodiguant la joie publique, les spectacles donnés à la ville ne vaudraient plus que pour la fonction récréative de divertissement, dissimulant et, peut-être, perdant de vue la cérémonie des accords entre monarchie et municipalité. 23 Sur les modifications que Louis XIV apporte aux entrées royales, voir Le Roi dans la ville. Anthologie des entrées royales dans les villes françaises de province (1615-1660), éd. Marie-France Wagner et Daniel Vaillancourt, Paris, Honoré Champion, 2001. Biblio 17, 193 (2011) 15 septembre 1610 : l’apparato funéraire d’Henri IV à San Lorenzo de Florence : un vrai spectacle politique et moral P AUL M IRONNEAU Conservateur général du Patrimoine, Musée national du château de Pau La nouvelle de l’assassinat d’Henri IV survenu le 14 mai 1610 fut reçue à la cour de Florence le 23 du même mois. Un comité de quatre importants personnages, tous sénateurs, fut alors constitué pour régler les rituels politiques devant faire suite au tragique événement, et notamment les funérailles in effigie du Roi Très Chrétien, qui eurent lieu le 15 septembre. C’était l’un des premiers actes du principat du tout jeune Côme II de Médicis (1609-1621). Dans le livret qui décrit l’ordonnance de cette pompe funèbre, l’auteur, Giuliano Giraldi, énonce le sujet de vingt-six grisailles ou peintures monochromes, en clair-obscur, placées devant l’entrée des chapelles de la basilique, toute drapée de tentures de deuil, en un véritable cycle moralisé de la vie d’Henri IV. Il faut imaginer l’artifice voulu par le prince pour honorer la mémoire du premier roi Bourbon, la façade de l’édifice recouverte de draperies noires et frappée au centre d’un grand lis d’or flanqué de deux écus, l’un aux armes de France, l’autre aux armes de Navarre. Cependant, ce sont les vingtsix scènes biographiques mûrement pensées qui s’imposent à la mémoire, relayées par les effets d’éloquence de Francesco Venturi, chanoine du Dôme, qui prononça l’oraison funèbre en latin. Dès 1969, une importante étude d’Ève Borsook 1 dressait un compte rendu précis de cette entreprise collective en s’appuyant sur le manuscrit Per l’esequie del Christianissimo re di Francia 1610, conservé aux Archives d’État de Florence 2 . Cette description souvent lacunaire complète, sous l’angle de la 1 Ève Borsook, « Art and Politics at the Medici Court, IV : Funeral Decor for Henry IV of France », Mitteilungen des Kunsthistorischen Institutes in Florenz, XL -2, juin - décembre 1969 (Borsook 1969), p. 201-234. 2 ASF, Miscellanea Medicea. Per l’Essequie del Cristianissimo Re di Francia, ASF, Miscellanea Medicea 487, dans les feuillets volants non numérotés. Ève Borsook en 1969 Paul Mironneau 44 genèse du cycle (dont elle énumère les auteurs, sans préciser d’ailleurs la part qui leur revient), le livret de Giuliano Giraldi, muni d’eaux-fortes signées par Alovisio Rosaccio et imprimé par Sermartelli en septembre 1610, pour mieux suivre le discours politique et moral 3 . Quant à l’organisation de l’apparato dans l’espace de la basilique, il fait l’objet d’un intéressant petit ensemble d’estampes, tout à la fois reportage et transcription du projet placé sous la responsabilité de l’architecte de cour Giulio Parigi ; ces gravures (fig. 1) ont été d’ailleurs très probablement exécutées sous sa direction, peut-être par un artiste proche (Remigio Cantagallina 4 ? ). Le jour des funérailles, l’église fut ouverte au peuple « [a] goder della vista dell’apparato » 5 . La parure royale et funèbre fait alterner la tradition macabre (squelettes, draperies) et l’élément héraldique, avec les armes de France et de Navarre. Contemporaine des recherches d’Ève Borsook, une exposition d’œuvres graphiques a contribué à relancer l’intérêt pour les cérémonies politiques et dynastiques organisées par les Médicis à Florence. Cet ouvrage et cette exposition tiraient leur substance d’une recherche sur les sources scénographiques florentines, dont la définition portait non seulement sur les représentations dramatiques, mais aussi sur tous les apparati de cérémonies officielles ou de funérailles 6 . Elle mettait en relief, en particulier, la figure de Bernardo Buontalenti (1536-1608), l’un des principaux représentants du maniérisme toscan, architecte officiel des grands-ducs, inventeur des machines et apparati scénographiques, et à l’école duquel plusieurs artistes contribueront à la mise en œuvre de ce véritable système. Au début des années 1620, Parigi et Callot se trouveront au premier plan de ces dispositifs festifs et commémoratifs, et la cérémonie funèbre en l’honneur d’Henri IV prend place précisément en avait proposé une première lecture. Je renvoie à l’étude de Monica Bietti, « Les toiles du cycle en l’honneur du ‹Cristianissimo re di Francia e di Navarra› », dans le catalogue de l’exposition Paris vaut bien une messe ! 1610 : Hommage des Médicis à Henri IV roi de France et de Navarre, Parigi val bene una messa ! 1610 : Homaggio dei Medici a Enrico IV re di Francia e di Navarra Pau, musée national du château, 1 er avril - 30 juin 2010, Florence, Chapelles Médicis, 15 juillet - 2 novembre 2010, Livourne, Sillabe, Paris, Réunion des musées nationaux, 2010, p. 88-105 (nous désignerons cet essai sous l’abréviation Bietti 2010 et ce catalogue sous Pau & Florence 2010). 3 Giuliano Giraldi, Esequie d’Arrigo IV, Cristianissimo re di Francia, e di Navarra, Celebrate in Firenze dal Serenissimo Don Cosimo II Granduca di Toscana, Florence, Sermatelli, 1610 (Giraldi 1610). 4 Pau & Florence 2010, n° 2, p. 116-118. 5 Giraldi 1610, p. 5. 6 Feste e apparati medicei da Cosimo I a Cosimo II. Mostra di disegni e incisioni, Florence, Gabiletto Disegni e Stampe degli Uffizi, 1969, catalogue par Giovanna Gaeta Bertelà et Annamaria Petrioli Tofani, Florence, Olschki, 1969 (« Gabinetto Disegni e Stampe degli Uffizi », 31) que nous abrégeons : Florence 1969. 45 15 septembre 1610: l’apparato funéraire d’Henri IV à l’articulation de ces deux étapes d’une histoire des spectacles officiels. Le faste aujourd’hui étonnant de ces « fêtes » visait certes à concurrencer les autres cours italiennes et étrangères, à manifester la puissance des Médicis notamment sur les plans artistique et financier, mais aussi à une mise en ordre ambitieuse sur le plan diplomatique. Sara Mamone, en 1987, replaçait ainsi le service funèbre du 15 septembre 1610 dans la stratégie de consolidation du pouvoir de la régente, Marie de Médicis, en une seule et même chronologie politique impliquant les cours de Paris et de Florence 7 . La double exposition de 1999 qui, à Florence et en Espagne, associait les apparati funéraires de Philippe II d’Espagne (1598) et de Marguerite d’Autriche (1612) 8 , embrassant ceux d’Henri IV remis au jour en 2010, donnait déjà le cadre de cette pratique, au plus haut niveau de la politique internationale. C’est plus spécialement sous l’angle du spectacle politique, dans le contexte des grandes cérémonies florentines, que l’on souhaiterait revenir ici d’après quelques aspects seulement de ce programme et de ce regard florentin dédié à l’un des héros de prédilection des Français. Un grand rituel fortement théâtralisé en la basilique San Lorenzo La première mention d’apparati funèbres à San Lorenzo concerne, en 1249, un chevalier du parti guelfe, Rustico Marignolli, tué par les Gibelins ; elle est fournie par Scipione Ammirato (1531-1601), historien au service de Côme I er , dans sa Storia fiorentina. Une fonction diplomatique et politique au plus haut niveau investit les esequie de la fin du Cinquecento, en écho aux ambitions médicéennes. Celles-ci empruntent notamment la voie d’une alliance déterminante avec la maison de France que suivent les esequie de Catherine de Médicis le 6 février 1589 9 , d’Henri III de Valois en 1589 10 , mais regardent aussi vers les Habsbourg (esequie de Philippe II 1598, Marguerite d’Autriche 1612 et Rodolphe II 1612). Tournées vers une politique d’alliance au plus haut niveau dont les grands-ducs avaient fait l’un des piliers de leur pouvoir, les esequie 7 Sara Mamone, Firenze e Parigi, due capitali dello spettacolo per una regina : Maria de’ Medici, Cinisello Balsamo, Silvana, 1987 (Mamone 1987). 8 La Morte e la gloria. Apparati funebri medicei per Filippo II di Spagna e Margherita d’Austria, Florence, Chapelles Médicis, 13 mars - 27 juin, Valladolid, Museo de la Pasión, 1999-2000, catalogue sous la direction de Monica Bietti, Florence, Sillabe, 1999 (Florence & Valladolid 1999). 9 Florence 1969, p. 204, qui cite l’oraison funèbre de Iacopo Mannozzi prononcée en l’église San Lorenzo pour la circonstance (Florence, Giunti, 1989). 10 Domenico Moreni, Pompe funebri celebrate nell’Imp. E Reale Basilica di S. Lorenzo dal secolo XIII a tutto il Regno Mediceo, Florence, Stamperia Margheri, 1827, p. 164. Paul Mironneau 46 de ces mêmes grands-ducs n’ont pas toujours fait l’objet d’autant de luxe ou du même souci de diffusion : sur celles de Côme II de Médicis en 1621 on ne connaît pas de description ; il est vrai que la grand épanouissement de cette politique du spectaculaire officiel dans la ville entrait dans une longue phase de vieillissement progressif. De tels rituels sont donc à replacer dans une pratique fréquente. Il convient de considérer par exemple le principat du fastueux Ferdinand I er : un calendrier de cet incessant remue-ménage d’installations festives a été dressé par Anna Maria Testaverde 11 . Une spécialité incontestée est reconnue en la matière aux Florentins. En 1598, Ferdinand propose à la cour d’Espagne, en vue des noces du futur Philippe III avec Marguerite d’Autriche, l’allestimento (comédies, intermèdes, machineries) imaginé pour son mariage ; mais la mort de Philippe II ne permettra pas de mettre en œuvre de telles réjouissances. En 1600, les noces de Marie de Médicis et d’Henri IV donnent lieu à un grand déploiement de fêtes dont Giulio Parigi reçoit la direction technique. Et, pour en revenir au spectacle funèbre, en 1605, de solennelles célébrations ont lieu au Dôme pour la mort du pape Léon XI (Alexandre de Médicis). L’une des premières conséquences de cette culture politique spectaculaire est envisagée par Cristina Acidini sous l’aspect d’une véritable schizophrénie urbaine redéfinissant deux Florence : la ville réelle, celle des rues étroites, et « l’imaginaire Flora, rayonnante de splendeur royale et symbolique » 12 . Sous ces perspectives liées à l’organisation spatiale de l’État-cité transformé en principauté, San Lorenzo, cathédrale des Médicis, assume des fonctions d’État avec Côme I er et l’avènement d’un pouvoir qui tend à s’aligner sur les grandes monarchies européennes. C’est après avoir reçu l’État de Sienne en fief de Charles Quint, à la suite de sa victoire de 1555, que Côme I er voulut faire célébrer des obsèques in effigie à cet empereur, en 1558, donnant naissance aux solennels apparats funèbres de souverains étrangers. Une telle pratique n’était certes pas une exclusivité de Florence, même si les historiens de la cité peuvent en énumérer une longue liste, particulièrement riche au XVI e siècle 13 . L’apparat paraît particulièrement somptueux pour les mariages, 11 Ferdinando I de’ Medici (1549-1609) Maiestate tantvm, Florence, Chapelles Médicis, 2 mai - 1 er novembre 2009, catalogue sous la direction de Monica Bietti et Annamaria Giusti, Livourne, Sillabe, 2009 (Florence 2009), p. 59. 12 Cristina Acidini, « Ferdinando I, il granduca della città », Florence 2009, p. 18-27, spécialement p. 22. 13 Annamaria Petrioli Tofani, “La scena ecclesiastica”, Il Potere e lo spazio. La scena del principe, catalogue d’exposition, Florence, Forte di Belvedere, Palazzo Medici-Riccardi, 1980 (Firenze e la Toscana dei Medici nell’Europa del cinquecento, III), Florence, Edizioni Medicee, Milan, Electa, 1980 (Florence 1980), p. 385-392. 47 15 septembre 1610: l’apparato funéraire d’Henri IV qui avaient lieu au Dôme ; l’espace même de la ville offrait la scène privilégiée d’un théâtre plus éclaté, l’un des moments essentiels étant l’entrée triomphale du conjoint étranger. Pour les funérailles, donc, San Lorenzo est le théâtre d’installations « éphémères » préparées d’ailleurs par les mêmes artistes que ceux qui, dans le même temps, traitent des autres mises en scènes officielles et théâtralisées. Les grandioses funérailles de Charles Quint à Bruxelles en 1558 sont connues en Italie par des eaux-fortes d’après les dessins de Hieronymus Cock et constitueront une référence pour les Florentins. En 1574, à la mort de Côme I er , qui avait été couronné depuis quelques années seulement, en 1569, grand-duc de Toscane par le pape Pie V, non sans contestations notamment de la part de Philippe II d’Espagne et de Maximilien d’Autriche, son successeur François I er de Médicis s’employa à administrer la preuve de cette entrée de la famille dans le cercle des grandes cours européennes. Les somptueuses cérémonies données au palais Pitti, au Palazzo Vecchio et surtout à San Lorenzo faisaient ainsi directement écho aux fastes des funérailles de Charles Quint à Bruxelles. À San Lorenzo, elles furent placées sous la direction artistique d’Alessandro Allori, sur un programme iconographique fourni par Vincenzo Borghini 14 . Autre forme de reconnaissance remarquable : les esequie de Michel-Ange données le 14 juillet 1564 à San Lorenzo, une exception faite à la coutume de réserver cette basilique aux obsèques princières. La conception de l’apparat fut une initiative de l’Académie du Dessin récemment fondée ; il s’agissait d’honorer la mémoire de son premier académicien (mort à Rome le 18 février 1564), avec l’approbation de Côme I er . La cérémonie fut fixée au 14 juillet 1564 ; on procéda à l’élection de quatre artistes pour superviser l’entreprise : Giorgio Vasari, Agnolo Bronzino, Benvenuto Cellini, Bartolomeo Ammannati. Cette organisation allait revêtir un caractère exemplaire, une forme de perfection canonique associant la fierté de l’État florentin, l’incitation du prince et le recours à un arsenal esthétique et spectaculaire particulièrement élaboré. Le complexe contenu didactique et symbolique fit l’objet de deux descriptions, l’une par Giorgio Vasari, en conclusion de sa Vie de Michel- Ange (édition de 1568) ; l’autre anonyme, publiée à Florence, par Giunti, dès 1564. Un catafalque énorme prit place devant l’autel principal, un obélisque portait l’effigie du grand Michel-Ange, et sur les parois de l’église, une série de peintures illustrant la vie et les vertus du défunt était accrochée devant des drapés, dans un solennel effet scénographique, en un motif désormais archétypique des grandes funérailles à San Lorenzo. 14 Florence 1980, p. 388, n° 8-1 à 8-4. Paul Mironneau 48 Avec la fin du siècle, la diplomatie internationale investit pleinement le cérémoniel de la basilique 15 : en 1587, ce sont les esequie du grand-duc François I er , mais surtout, le 10 novembre 1598, Philippe II d’Espagne reçoit de grandioses funérailles in effigie, dont la description est soigneusement établie dans un livret signé de Vincenzo Pitti, et dont le projet revient principalement à Ludovico Cigoli (1559-1613). Ferdinand de Médicis, qui mourut le 7 février 1609, avait pris ses dispositions pour attribuer l’argent de l’apparato prévu pour ses propres obsèques à la dot des jeunes filles pauvres : « ultimo atto del munifico regnante », en vertu duquel le service à San Lorenzo fut des plus austères. Mais c’est à Rome que fut célébré un rituel solennel, à San Giovanni dei Fiorentini, selon des habitudes comparables à celle des grandes esequie florentines 16 : de grands tableaux en clair-obscur (œuvres de Ciampelli, Passignano, Cigoli et d’autres peintres mal identifiés) retraçant la vie du disparu, un catafalque, des représentations de squelettes. Allié privilégié de Ferdinand, Henri IV assassiné en mai 1610, ne pouvait faire l’objet de moindres attentions de la part de Côme II, dont la cousine Marie tenait la régence à Paris. Mais en 1612, le 6 février, c’est à l’Espagne que revenaient de nouvelles marques de révérence doublées cette fois-ci d’une profonde affection pour la jeune Marguerite d’Autriche, épouse de Philippe III. Le livret désormais régulièrement associé à ce genre de solennité revêt cette fois-ci une grande élégance : le texte du diplomate Giovanni Altoviti est illustré par les gravures d’Antonio Tempesta, Rafaello Schiaminossi et surtout Jacques Callot 17 (fig. 2). Et dès le 13 février 1612, c’est de nouveau au tour d’un Habsbourg, l’empereur Rodolphe II, de recevoir de pareils honneurs, « auxquels prirent part les mêmes personnalités qu’à celles de la reine d’Espagne et selon les mêmes cérémonies » 18 . Le programme et son organisation : vers un cycle biographique Deux ans seulement auparavant, la pompe funèbre d’Henri IV présente de nombreuses analogies structurelles avec les meilleurs de ces manifestes artis- 15 Annamaria Petrioli Tofani, Florence 1980, p. 385-392 d’après Moreni 1827. 16 Florence 1969, p. 129-130. 17 Giovanni Altoviti, Essequie della Sacra Cattolica e Real Maestà di Margherita d’Austria Regina di Spagna Celebrate dal Serenissimo Don Cosimo II, Gran Duca di Toscana IIII., Florence, Bartolomeo Sermartelli, 1612. 18 F. Settimani, Memorie fiorentine dall’anno 1532 che la famiglia de’ Medici ottenne l’assoluto principato della città e dominio fiorentino fino all’anno 1737 in cui la medesima famiglia mancò, Archivio di stato di Firenze, manoscritti 125-147 (23 vol.), 132, col. 86v., cité par Anna Maria Testaverde, « Margherita d’Austria, regina e perla di virtù », Florence & Valladolid 1999, p. 134. 49 15 septembre 1610: l’apparato funéraire d’Henri IV tiques et diplomatiques, tout particulièrement ceux accordés aux monarques espagnols. Mais le discours propose d’autres orientations, qui en modifient très sensiblement la tonalité. Le recueil de documents « Per l’Essequie del Cristianissimo Re di Francia 1610 » 19 avait permis à Ève Borsook de reconstituer le détail des faits et de la préparation de cet hommage imposant au roi de France 20 . Ces données ont été précisées par Monica Bietti et Roberta Menicucci en 2010. À la nouvelle de l’assassinat d’Henri IV, le 22 ou le 23 mai, la cour des Médicis prend le deuil ; deux jours plus tard, le grand-duc Côme II nomme quatre surintendants qui recevront l’aide du Magistrato di Nove : Raffaello de’Medici, Giovanni Antonio Popoleschi, Niccolò dell’Antella et Agnolo Niccolini. La date de la cérémonie est fixée au 15 septembre, ce qui laisse davantage de temps que dans d’autres circonstances : trois mois et demi comparés aux six petites semaines consenties aux artistes pour préparer les esequie de Philippe II. Le 27 mai, Giulio Parigi est désigné pour devenir « ingegnere e architetto » de la cérémonie. Les expressions utilisées par Sara Mamone méritent d’être relevées 21 : « culture de l’épargne dans l’ostentation », marquée par la « praxis du réemploi », « parcimonie ostentatoire », comme pour les fêtes de 1589 (mariage de Ferdinand et Christine de Lorraine). Les instructions d’Emilio de’Cavalieri pour le démontage et le rangement expliquent la conservation d’une partie du matériel employé - et la disparition d’une autre partie, au profit de réemplois. L’installation de décors monumentaux comme acte de théâtralité a été soulignée par Anna Maria Testaverde 22 . Des « matériaux pauvres » (cartonpâte, bois, toile) sont mis à profit pour reproduire des éléments structurels architectoniques (corniches, colonnes, soubassements, pilastres), des groupes statuaires et des décorations (frises, blasons, cartouches) affectent la solidité et la préciosité des matériaux de l’art « permanent ». Ces pratiques de simulation typiquement théâtrale, avec création d’architectures postiches, ces effets illusionnistes ont aussi une valeur expérimentale, d’un épisode à l’autre d’un événementiel spectaculaire plutôt chargé. Le principe de théâtralité définit ainsi un espace provisoire, célébratif, pour chaque circonstance, tout particulièrement celle, doublement simulée, des funérailles in effigie, hommage et pompe funèbre rendus à une dépouille qui n’est pas présente. Spectateurs et personnages virtuels, silencieux, « comparse e attori », sont appelés à repré- 19 ASF, Miscellanea Medicea 487, voir note 2. 20 Borsook 1969, p. 202-212. 21 Sara Mamone, « L’œil théâtral de Jacques Callot », Jacques Callot (1592-1635), actes du colloque du Musée du Louvre et de la ville de Nancy (Paris-Nancy, 25-27 juin 1992), dir. Daniel Ternois, Paris, musée du Louvre & Klincksieck, 1993, p. 201-216 (Ternois 1993), p. 203-207. 22 « San Lorenzo, cantiere teatrale », Florence & Valladolid 1999, p. 75-80. Paul Mironneau 50 senter l’apothéose, non du corps physique mais du corps politique sinon moral du défunt, idéalement présent à travers les symboles mais aussi les vertus qui le signalent. La recherche d’une voie lancée vers l’immortalité fait confluer plusieurs expressions d’un même langage tant iconographique que littéraire : scènes biographiques, formules décoratives allégoriques, emblèmes, oraisons funèbres, etc. En termes d’organisation, Anna Maria Testaverde a montré la mainmise de « l’entourage culturel et artistique » du principat médicéen sur l’organisation de ces cérémonies à San Lorenzo, provoquant en particulier la mise à l’écart du chapitre de cette cathédrale, qui ne veille plus que sur la quantité de cire à pourvoir ou le nettoyage de l’édifice. La commission de surintendants réunit encore des personnages d’un rang très élevé. Les frères Donato et Niccolò dell’Antella, nommés en vue des funérailles henriciennes, eurent ce genre de monopole durant soixante ans ; et deux des quatre députés, Niccolò dell’Antella e Agnolo Niccolini, avaient déjà été retenus pour la préparation des noces de Marie. Garante de la tradition de ce rite, la commission des surintendants en supervise la gestion financière, transmet les volontés du grand-duc à l’ingénieur-scénographe et aux artistes, et soumet aux princes des propositions. Le financement du projet est assuré par le trésor grandducal (la Depositeria generale) et par la Fortezza del Basso. La Guardaroba generale fournit le mobilier le plus précieux. Ce dispositif est clairement établi pour les funérailles d’Henri IV. Pour entreprendre les travaux, il faut une avance de 500 écus, et c’est une somme équivalente qui est attribuée à l’ensemble des artistes du cycle : à peu près autant que pour le cycle de Philippe II (alors qu’il en faut plus de 800 en 1611 pour les préparatifs scéniques d’une comédie organisée par Parigi ! ). La gestion matérielle du programme prévoit même des équipes de gardiens, de jour et de nuit, lesquels, en outre, vérifient régulièrement la solidité des installations, et surtout l’intervention d’artisans expérimentés pour préparer les splendeurs de l’illusion. Le recyclage est pratique commune ; des éléments décoratifs des esequie de François I er de Médicis passèrent en 1598 à celles de Philippe II, puis de là, en 1608, à l’entrée de l’archiduchesse Marie- Madeleine et en 1610 aux esequie d’Henri IV. Invariant, l’élément cérémoniel : l’église est immobilisée à nouveau dans un état de parure funèbre dont les principes datent de Vincenzo Borghini, qui avait élaboré l’iconographie des funérailles de Michel-Ange en 1564 : le baldaquin, les squelettes, les représentations de la mort, exécutés avec la même attention. Le fonctionnement du système festif florentin paraît immuable … Cependant, quant à l’apport historique spécifique au monarque défunt, il en va autrement : en 1610, on propose d’abord à Côme II de réutiliser les toiles du cycle de la vie de Philippe II, qui ont douze ans d’âge, pour celle de la vie d’Henri IV, mais cette 51 15 septembre 1610: l’apparato funéraire d’Henri IV solution de facilité est finalement repoussée, peut-être en raison de l’importance accordée au sujet et à l’alliance française 23 . Ici se pose un problème de conception des programmes : tout naturellement les académies sont portées à donner leur avis (sur des questions de concepts moraux, littéraires et rhétoriques qui leur sont familières) ; Giuliano Giraldi a certainement fait plus que fournir un simple commentaire des sujets choisis. La part des diplomates aura sans doute été substantielle en ce qui concerne les esequie henriciennes 24 . En outre, chaque évocation d’un haut personnage postule des caractères spécifiques, tenant moins à sa personnalité qu’à l’étendue ou aux circonstances particulières de son pouvoir 25 . S’agissant de Philippe II en 1598, c’est l’idée de domination universelle qui s’exprime à travers une représentation à caractère impérial, mais aussi à travers l’argumentaire géographique (statues des continents, utilisation de l’héraldique, etc.). Avec Henri IV, la recherche d’un discours s’appliquant à la figure du roi Très Chrétien occupe les esprits. Dans la réalité politique, un double « règne » Médicis voit le jour avec Côme II et sa cousine Marie. Ici, la place du récit biographique devient plus que jamais composante du spectacle. Sans oublier, parfaitement inséré à ce dispositif, le théâtre de la parole, avec l’oraison funèbre latine de Francesco Venturi, qui fait allusion au parcours en image proposé aux fidèles. Monochromie sans monotonie Progressivement, les cérémonies funèbres en sont venues à prendre l’aspect de véritables spectacles avec grand concours de public. La réception de cet éphémère est naturellement difficile à apprécier, mais son rôle de propagande, établi sur une forme schématique mais précise de connaissance de l’histoire récente, éclate à l’attention de tous. L’univocité de point de vue ne contredit pas une certaine diversité tenant aux spécificités artistiques 23 Bietti 2010, p. 89 et 102-103 et Borsook 1969, p. 204. 24 Bietti 2010, p. 88-89, qui insiste sur le rôle de Camillo Guidi ; Paul Mironneau, ’Una scelta delle più segnalate prodezze del Re Arrigo, Henri le Grand à l’aube de sa légende dans le cycle de San Lorenzo (septembre 1610) », Pau & Florence 2010, p. 68-81, spécialement p. 73 et 77 ; Roberta Menicucci, « Cosme II de Médicis : aspects diplomatiques et politiques des obsèques d’Henri IV en l’église San Lorenzo à Florence », Pau & Florence 2010, p. 40-51. 25 Voir la contribution de Georges Fréchet, « Formes et fonctions des livres de Pompes funèbres » dans les actes du colloque Les Funérailles à la Renaissance, Société française d’étude du seizième siècle, Bar-le-duc, 2-5 décembre 1999, dir. Jean Balsamo, Genève, Droz, 2002 (« Travaux d’Humanisme et Renaissance », 356), p. 199-223, spécialement p. 218. Paul Mironneau 52 des intervenants, sur fond d’une culture commune. Le rôle de Giulio Parigi (Florence 1571 - id. 1635), n’est pas seulement technique ; ayant assisté son maître (et oncle) Bernardo Buontalenti pour la scénographie du Rapimento di Cefalo sur la musique de Giulio Caccini, le 9 octobre 1600, en clôture aux festivités données à l’occasion des noces de Marie de Médicis, il pouvait dans ce même esprit de théâtralité posant déjà les données problématiques de la scénographie baroque, prendre en charge son premier spectacle funéraire 26 . Son influence fut grande grâce à la véritable école qu’il tenait, où l’on enseignait gravure, architecture, scénographie. Remigio Cantagallina, dont la participation n’est sans doute pas la moindre dans l’organisation des choix thématiques du programme de 1610, reçut cette formation, de même que Jacques Callot. Parmi les contributions de Parigi au spectacle officiel, se cumulent ses scénographies pour le mariage de Côme II et Marie-Madeleine d’Autriche (Il Giudizio di Parride de Michelangelo Buonarroti le Jeune, 25 octobre 1608), pour le carnaval de 1612 (donnant lieu aux gravures de Remigio Cantagallina), ou encore les spectacles de 1620-1621. Parigi a les caractères d’un topographe, d’un ingénieur, particulièrement orienté vers la mécanique de ces festivités publiques 27 . Les vingt-six artistes ayant participé à l’exécution de chacune des peintures du programme gravitent dans l’orbite des Médicis et s’inscrivent dans le système académique florentin. Leur connaissance a considérablement progressé depuis les travaux menés à Florence, en particulier sous l’impulsion de Monica Bietti 28 . Les plus en vue de ces figures d’artistes, Jacopo Chimenti, dit da Empoli (1551-1640), Bernardino Barbatelli, dit il Poccetti (1553-1612), Matteo Rosselli (1578-1650) ont tout particulièrement retenu l’attention, signalant l’éclosion d’une féconde saison artistique dans la Florence du tournant des années 1600. Encore cette « pleiade oscura » évoquée par Cristina Acidini 29 rassemble-t-elle plusieurs générations sous un projet commun d’une 26 Arthur R. Blumenthal, Theater of the Medici, Hanover (N.H.), London, Dartmounth College Museum and Galleries, University Press of New England, 1980 (cat. exp. Dartmounth College Museum and Galleries, octobre-décembre 1980), que nous abrégeons : Blumenthal 1980, p. 86. 27 Gianvittorio Dillon, « Jacques Callot entre Rome et Florence : quelques remarques sur la formation du graveur », Ternois 1993, p. 65-89. 28 Voir notamment Maria de’ Medici, una principessa firentina sul trono di Francia, Florence, catalogue d’exposition (Florence, Palazzo Pitti, museo degli Argenti 19 mars - 4 septembre 2005) sous la direction de Caterina Caneva et Francesco Solinas, Livourne, Sillabe, 2005, p. 339-343 et surtout l’étude méthodique, scène par scène des tableaux subsistant ou disparus du cycle, Pau & Florence 2010, p. 120-175. 29 Cristina Acidini, « La pleiade oscura », Florence & Valladolid 1999, p. 11-13. 53 15 septembre 1610: l’apparato funéraire d’Henri IV grande homogénéité de pensée : Francesco Curradi (1570-1661), Francesco Mati (1560/ 70-1648), Giovanni Nigetti (vers 1573-1652), Ulisse Ciocchi (1570-vers 1631), Nicodemo Ferrucci (1574-1650), Benedetto Veli (1564- 1639), Fabrizio Boschi (1572-1642), Filippo Tarchiani (1576-1645), Pompeo Caccini (1577- connu jusqu’en 1624), Cosimo Gamberucci (1560-1621). Au-delà de la coexistence des générations, il y a dans le groupe une vraie diversité d’approches, qui se concilie avec le cadre et la formule unifiants de ces grands formats monochromes. Le dessinateur et graveur paysagiste Remigio Cantagallina (1582/ 83-1656), accoutumé aussi aux représentations de fêtes, de scènes de théâtre - notamment pour les noces du futur Côme II en 1608 -, montre ces deux faces de son talent dans le Siège de Paris, cinquième scène du cycle (fig. 3), avec en arrière plan une belle vue de la ville munie de tous ses points de repère caractéristiques, et sur le devant, le roi en élégant cavalier comme paré pour quelque carrousel. Pietro Sorri (1556-1622), qui travaille à Sienne, Gênes, Rome, Pise, gendre et élève de Passignano, brode d’imaginatives fantaisies décoratives sur les plumets des chefs de guerre, des jeux de silhouettes (Capitulation de Laon, sixième scène du cycle) ; des accents caravagistes se font entendre dans la Bataille d’Ivry (septième scène) de Domenico Frilli Croci et plus encore dans la Soumission des villes de Meaux, Orléans, Bourges, Lyon et Aix de Fabrizio Boschi (onzième peinture du cycle) … Toute une lignée d’artistes s’est spécialisée dans les commandes des cérémonies officielles et spectaculaires, faisant confluer ici l’expérience de plusieurs décennies. Filippo Tarchiani, formé à l’atelier de Ciampelli et passé par celui de Santi di Tito, a connu à Rome les tardo-maniéristes de la Contre- Réforme et collabore à de nombreuses entreprises collectives de ce type (Esequie de Marguerite d’Autriche, casa Buonarroti 1615-1617). Dans un style proche de celui d’Empoli, il réalise dans le cycle La reddition de La Fère (22 mai 1596) : même déroulé horizontal scrupuleusement fidèle à la tradition du Quattrocento. Filippo Baldinucci écrit de lui : Après la mort de Bernardino Poccetti, son Altesse Sérénissime le fit intervenir à l’occasion de comédies, pièces de théâtre, funérailles et autres travaux convenant à son génie particulier comme maître en compagnie de Michelangelo Cinganelli, Remigio Cantagallina et Bacio del Banco 30 . Bernardino Poccetti, auteur, avec son atelier, de la vingtième toile, consacrée à la célébration de la paix franco-espagnole en juin 1598 (fig. 4), et surtout 30 Cité par Claudio Pizzorusso dans le catalogue de l’exposition, Il Seicento fiorentino. Arte a firenze da Ferdinando I a Cosimo III, Florence, Palazzo Strozzi 1986, t. I , p. 163, n° 1-53. Paul Mironneau 54 du dessin préparatoire de cette scène conservé au Musée du Louvre 31 , a étudié sous Andrea del Sarto ; il aurait été formé à l’architecture par Buontalenti ; un séjour à Rome a complété la formation de cet excellent fresquiste (lunettes du Chiostro grande à la SS. Annunziata, salle de Bône au Palais Pitti 1608-1609), qui fut aussi l’auteur de cartons de tapisseries. Son rôle fut important dans la réalisation de l’apparat funéraire de François I er de Toscane en 1587 (notamment dans la décoration de squelettes). Un certain nombre d’auteurs du cycle comme Bernardino Monaldi (documenté à Florence de 1588 à 1619 et auteur de la dix-septième scène sur le siège d’Amiens) s’inscrivent dans son sillage. Le clair-obscur de leurs solennelles assemblées ou redditions de ville valorise leur sens du décor dramatique. Un modèle du prince chrétien L’organisation intellectuelle du programme et une part de sa réception, notamment dans les cours européennes, nous est rendue encore plus intelligible par le livret déjà cité, imprimé pour la circonstance par Sermartelli, spécialisé dans les relations de cérémonies officielles, et bien diffusé notamment en France et en Italie, comme en témoigne le nombre de collections où cet ouvrage a figuré. Roberta Menicucci note que dès janvier 1611, le précieux livret trouvait ses amateurs à la cour de France, où l’on regrettait de n’en avoir reçu qu’un petit nombre d’exemplaires 32 . Cet opuscule rédigé par Giuliano Giraldi, membre de l’Académie de la Crusca depuis 1590, mort en 1623, auteur d’une Orazione delle lodi di Ferdinando Primo Granduca di Toscana (1609), présente le mérite de la clarté, à laquelle l’illustration gravée à l’eauforte par Alovisio Rosaccio n’est pas étrangère. Toutes les scènes de la vie du roi y figurent en effet, ainsi reproduites par le graveur et décrites dans la prose grandiloquente de l’auteur. Commentateur et témoin mais aussi peut-être pour une part, même mineure, concepteur du discours esthétique et moral, et, quoi qu’il en soit, garant d’une lecture accréditée, ce guide pour une première approche esthétique et morale n’a pas la qualité de présentation du plus exemplaire des livres d’esequie officielles florentines, établi par Giovanni Altoviti en l’honneur de Marguerite d’Autriche en 1612, avec l’illustration de Tempesta, Schiaminossi et Callot. Mais il en prépare les voies, dans son souci d’une description suivie, complète, portant un regard détaillé sur la vie du défunt et offrant un jeu complet d’images, nous permettant notamment 31 Pierre noire, plume, encre brune, lavis brun, mis au carreau à la sanguine, H. 19,9 ; L. 29 cm., Paris, Musée du Louvre, département des Arts graphiques, inv 1464, ancienne collection F. Baldinucci, Pau & Florence 2010, n° 22-1. 32 Pau & Florence 2010, p. 51, note 83. 55 15 septembre 1610: l’apparato funéraire d’Henri IV de connaître l’iconographie des sept peintures du cycle qui n’ont pas été retrouvées. Conformément aux espérances de l’auteur, ce fut un efficace moyen de diffusion : « se a’ presenti fù sì graziosa, sì piacevole e maravigliosa la vista, somigliante debba essere a’ lontani la descrizione 33 ». Ce fut sans doute aussi le vecteur d’une iconographie attachée à faire revivre dans leur fonction d’exemplarité ces morceaux choisis de la vie du bon roi. L’importance prise alors par ce type d’ouvrages renforcera le rôle de dessinateurs graveurs comme Callot, Cantagallina, plus tard Della Bella (ainsi en 1637 pour le livret beaucoup plus dépouillé des esequie de l’empereur Ferdinand II), spécialement chargés de la diffusion sur commande des fastes de la cour, répandant dans l’Europe entière (et notamment en Allemagne ou à Madrid) le modèle de la théâtralité officielle florentine 34 . La physionomie du cycle et son efficacité tiennent certes à la cohésion de ce système d’exécution et de création très organisé, mais aussi à la riche matière exploitée que représente l’histoire des souverains en général, et plus particulièrement celle d’un règne riche et varié en événements. Une pensée directrice très assurée guide cet important programme iconographique et pictural évoquant les hauts faits et le sage gouvernement du roi défunt. En somme, l’un des premiers cycles moralisés de la vie d’Henri IV. L’ensemble exprime une recherche de réalité historique particulièrement poussée, renforçant le sentiment que les Florentins étaient parfaitement bien renseignés sur les affaires de France. Un premier canevas narratif prévoyait des épisodes finalement abandonnés, comme celui de la rencontre avec Catherine de Médicis. La raison invoquée par Ève Borsook, qui nous représente un peu vite Catherine comme « old ennemy » du roi est sans doute excessive, mais on comprend que ce sujet n’était pas des plus faciles sur le plan diplomatique. Parmi ceux qui furent retenus, l’exemple de la capitulation de la ville d’Amiens, dont la vue retient des éléments particulièrement détaillés, est étonnant mais non isolé 35 . Ève Borsook, en 1969, soulignait l’incertitude que réserve la documentation sur les réseaux empruntés par ces sources, mais pouvait assurer : « There was considerable trafic between Florence and the French court » 36 . L’histo- 33 Giraldi 1610, p. 50. 34 Blumenthal 1980, p. XV - XVI ; Anna Maria Testaverde a souligné l’importance de tels « libri figurati » destinés à être lus dans les cours européennes, et celle des résidents florentins à l’extérieur pour la diffusion des programmes dynastiques et politiques des différents cycles : « San Lorenzo, cantiere teatrale », cat. exp. Florence & Valladolid 1999, p. 75. 35 Voir la notice de Claude Menges-Mironneau, Pau & Florence 2010, n° 59, p. 218 relative au dessin inv. 921 du Musée du Louvre, anc. Coll. Baldinucci. 36 Borsook 1969, p. 205. Paul Mironneau 56 rienne notait également le rôle de personnages occupant une place quelque peu spécifique dans le système politico-artistique des Médicis, comme le dessinateur Costantino Servi. Sara Mamone, en 1987, privilégiait le rôle de Marie de Médicis, et mettait en évidence les analogies qui rapprochent le cycle de 1610 de celui du château de Berny, installé par un grand serviteur dévoué à la reine, Nicolas Brûlart de Sillery. Les recherches associées à l’exposition présentée à Pau et à Florence en 2010 ont tenté de débrouiller dans ces œuvres la part des sources françaises, tout en précisant leurs titres d’appartenance aux modèles florentins. Un foyer particulièrement convainquant, conjuguant cette double attraction, s’épanouit dans le travail des sculpteurs florentins Giambologna, Pietro Tacca, puis Pierre de Franqueville, en vue de doter le promontoire occidental de l’île de la Cité du monument équestre dont rêvaient les rois de France. Cet ouvrage en pleine élaboration semble surgir, lourdement campé dans la dixhuitième scène du cycle, L’Entrée d’Henri IV à Amiens, par Nicodemo Ferrucci. On a bien noté cette analogie, qui pourrait en réalité s’étendre, avec davantage de liberté, à plusieurs évocations du roi à cheval dans le même cycle. On ne sait quel est le statut précis des dessins de Ludovico Cigoli (1559-1613) conservés au Louvre, à l’Ashmolean Museum d’Oxford et au cabinet des dessins des Offices 37 . On a trace en revanche d’une transaction traitée par Scipione Ammirato, secrétaire de l’ambassade française, pour l’envoi par le sculpteur Pietro Francavilla de dessins sur les hauts faits du roi pour les esequie d’Henri IV 38 . Dépassant la stricte question des sources, le cycle dénoue une véritable intrigue historique inspirée par la culture politique florentine, sous son visage néo-stoïcien, qui prend le prince enfant au vif de son éducation spartiate et lui fait gravir un véritable chemin de toutes les vertus. Elle étend son saint zèle pour la Réforme catholique à la démarche accomplie par le Très Chrétien auprès du Grand Turc ou à la réorganisation du royaume (supervisée en étroite association avec Marie de Médicis), dirigée notamment vers le rétablissement du culte catholique en tout point où il avait dû refluer. Telles sont les deux injonctions majeures qui s’unissent dans l’œuvre de l’historien et philosophe Scipione Ammirato, dont l’héritage intellectuel fut confié au même Scipione Ammirato le Jeune évoqué plus haut, qui appartenait à la représentation 37 Karl Theodore Parker, Catalogue of drawings in the Ashmolean Museum, t. II , Italian schools, Oxford, Clarendon Press, 1956, p. 93, n° 198, suggère que tous ces dessins ont pu être destinés à une gravure en sens inverse ; Baldinucci (III, 259) rapporte que Cigoli dessina la base de la statue équestre d’Henri IV commandée à Giambologna par Ferdinand I er sur le vœu de Marie de Médicis et commencée en 1606. 38 ASF filza 4622, 6 juin 1610 ; Mironneau 2010, p. 77-78. 57 15 septembre 1610: l’apparato funéraire d’Henri IV diplomatique florentine à Paris. À ce désir d’édifier et d’instruire concourent tout à la fois le sérieux du contenu et le parfum quasi romanesque qui éclaire discrètement le velouté sombre du clair-obscur. Cette cavalcade, ces victoires qui s’enchaînent, ces mêlées de chevaux et de cavaliers renversés suivis de redditions sans cruauté, sagement négociées, s’accomplissant au son joyeux du fifre et du tambour placés en avant du théâtre des événements. L’éphémère monument à la gloire d’Henri IV dont les effets conjuguent la pratique du dessin aux volutes de la sculpture tardo-maniériste constitue sans doute la plus biographique et la plus vivante des grandes séries de monochromes funèbres attachées aux esequie princières successivement offertes par les Florentins. La « pléiade » de Florentins mise à l’ouvrage et ceux qui ont guidé leur main se sont efforcés de suivre, dans toute son animation, un personnage certes inégalement aimé de l’Europe des alentours de 1610, mais illustrant un véritable exemple et une véritable carrière politique. La recherche de vérité historique ajoute ici du piquant, du vivant, à un déroulé d’événements et de postures qui n’en perd rien de son expression théâtralisée ; aucune cour, mieux que celle des Médicis, n’utilise aussi bien le théâtre « à des fins non théâtrales » 39 . Le visage du roi peut s’effacer parfois, s’estomper dans la pénombre des grisailles, c’est bien lui le personnage autour duquel se noue la représentation. Comme l’explique Sara Mamone, « ce qui importe, c’est la recherche d’une rationalité historique et biographique susceptibles d’illustrer cet exemple à ceux qui, plus que le pleurer, doivent l’admirer, en l’érigeant dans une certaine mesure, en modèle biographique. » 40 Que l’entreprise ait atteint son objectif se lit dans la fortune critique d’un cycle resté moins obscur qu’il n’y paraît, puisque Rubens sut y puiser plus d’un détail 41 . Ce faisant, elle aura sans doute repoussé les limites du genre en revêtant les caractères de la « fête baroque » 42 . Définition engageante, vérifiée à plus d’un égard, au carrefour de traditions concurrentes, au débouché du maniérisme florentin, mais aussi théâtre de vérité et d’histoire, offrant un autre discours à la légende et à la mémoire de celui qu’avant Voltaire, et en dépit de toutes les réserves, on nomme désormais « Henri le Grand ». 39 Blumenthal 1980, p. XVI. 40 Mamone 1987, p. 214, cf. Borsook 1969, p. 231 : « even the giant skeletons were figures of bizarre festivity rather than macabre solemnity ». 41 Bietti, Pau & Florence 2010, p. 89-90 et 100 et Mironneau 2010, p. 79-80. 42 Mamone 1987, p. 205. Paul Mironneau 58 Illustrations Fig. 1: Florence, 1 er tiers du XVII e siècle (entourage de Giulio Parigi) Esequie d’Arrigo Quarto […] Eau-forte, 1610 Florence, Gabinetto Disegni e Stampe degli Uffizi Fig. 2: Jacques Callot D’après Bernardino Poccetti et Francesco Leoncini Courage de Marguerite d’Autriche dans une tempête en mer au large de Barcelone Eau-forte, vers 1612 au, musée national du château 59 15 septembre 1610: l’apparato funéraire d’Henri IV Fig. 3: Remigio Cantagallina Siège de Paris Tempera sur toile, 1610 Florence, Galeria degli Uffizi, depositi gallerie fiorentine Fig. 4: Bernardino Barbatelli, dit Bernardino Poccetti Célébration de la Paix franco-espagnole à Notre-Dame de Paris Tempera sur toile, 1610 Florence, Galeria degli Uffizi, depositi gallerie fiorentine Biblio 17, 193 (2011) Idéologie et propagande politique dans les livrets de ballets à la cour des Valois M ARIE -J OËLLE L OUISON -L ASSABLIÈRE Institut Claude-Longeon (Saint-Etienne) UMR CNRS 5037 C’est sous l’influence de Catherine de Médicis que le ballet de cour apparaît en France. À l’origine, il est une œuvre de commande destinée à rehausser le faste des fêtes officielles. Puis il devient peu à peu le véhicule d’une propagande dont le roi a besoin pour parfaire son image et diffuser l’idéologie sur laquelle s’appuie son règne. À la fois spectacle ludique et nécessité politique, il évolue au gré des circonstances en subordonnant l’art aux exigences du pouvoir. Pour tenter de cerner les étapes de cette évolution et les facteurs qui l’ont déterminée, nous étudierons trois livrets de ballets : la Mascarade de Barle-Duc (1566), Magnificentissimi spectaculi […] plus connu sous le titre Ballet des Polonais (1573) et le Balet comique de la Royne (1581). Ce corpus est volontairement diversifié. La première œuvre est une mascarade, les deux autres des ballets à proprement parler. La première et la troisième sont rédigées en français, la seconde en latin. Le chorégraphe Beaujoyeulx n’a conçu que les deux derniers ballets. Enfin, si la mascarade sert les intérêts de Charles IX, c’est son frère Henri que le Ballet des Polonais acclame comme roi de Pologne. C’est encore Henri, parvenu au trône de France sous le nom d’Henri III, auquel s’adresse le Balet comique de la Royne. En examinant de près ces trois textes, cet article se propose d’analyser la fonction médiatique du ballet et les répercussions qu’elle a pu avoir sur l’art chorégraphique. La Mascarade de Bar-le-Duc La mascarade est un genre chorégraphique d’origine italienne, longtemps associé au seul carnaval. En France, elle s’affirme sous le règne d’Henri II. Basée sur l’allégorie ou le mythe, elle consiste souvent en un défilé et/ ou une action scénique exécutés en plein air par des personnages masqués, dans lesquels Marie-Joëlle Louison-Lassablière 62 les spectateurs sont souvent partie prenante. Sa scénographie fait appel aussi bien aux chars qu’aux danses et s’adapte parfaitement aux entrées royales dont elle constitue souvent la partie la plus spectaculaire. La Mascarade de Bar-le-Duc 1 tire sa raison d’être des circonstances politiques qui l’ont inspirée. À la mort de François II (1560), Charles IX n’a que dix ans. Son royaume est en proie à des échauffourées qui dégénèrent en guerres de religions. Après le massacre des protestants qu’il a perpétré à Wassy (1562), François de Guise, et à sa suite son fils Henri, dissimulent à peine leur volonté de renverser à leur profit le jeune souverain, alléguant une filiation légitime qu’ils font remonter à Charlemagne. Il s’agit pour Catherine de Médicis, alors régente, d’affirmer par tous les moyens la légitimité du pouvoir de Charles et d’imposer la dynastie des Valois face à la maison des Guise. Or la tradition voulait qu’au début de chaque règne le nouveau souverain voyageât à travers les provinces pour recueillir l’hommage des nobles et l’adhésion du peuple. Catherine de Médicis attendit la majorité légale de Charles (14 ans) pour lui faire entreprendre ce long périple. Parti de Paris le 24 janvier 1564, Charles ne revit sa capitale qu’en 1566. Chaque étape fut l’occasion de mettre en scène la propagande politique qu’il convenait de diffuser. Via Fontainebleau, Troyes et Chalons, le cortège arriva à Bar-le-Duc le 1 er mai 1564 : le roi est l’hôte de Charles de Lorraine, époux de sa sœur Claude, qui vient d’accoucher. Le baptême est célébré le 7 mai et le cortège royal quitte la ville le 9. Dans l’intervalle prend place ladite mascarade. Contrairement aux entrées royales que les villes se doivent d’offrir pour honorer le roi qui les visite, cette mascarade est une commande de Catherine de Médicis qui a prié Ronsard d’en concevoir le texte. L’œuvre comporte trois parties. D’abord s’expriment les quatre éléments : la Terre, la Mer, l’Air et le Feu. Puis quatre planètes leur répondent : le Soleil, Mercure, Saturne et Mars. L’ensemble est clos par un monologue de Jupiter en forme de sonnet. Le but de ces allégories est de démontrer la vertu irremplaçable de la monarchie légitime : le discours est sentencieux et procède par affirmations d’autant plus percutantes qu’elles s’adressent à un public noble de Lorraine où les Guise sont fortement enracinés. Les quatre éléments déclarent avoir donné à Charles, lors de sa naissance, leurs vertus propres. La Terre rappelle lui avoir fait don de sa fécondité et ce « depuis mille ans ». Si le chiffre est symbolique, il renvoie approximativement au début de la monarchie française (de toute façon à une période antérieure au règne de Charlemagne). La Terre souligne qu’elle a accompagné Charles « pour estre fait le plus grand Roy du monde », comme si ce dernier n’était que la réincar- 1 Le texte étudié sous ce titre est tiré de Pierre de Ronsard, Mascarades, combats et cartels, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1993, p. 468 sq. 63 Idéologie et propagande politique dans les livrets de ballets nation de ses prédécesseurs. La Mer insiste sur les dons de force et d’honneur dont elle a comblé ce « grand Prince, heureusement bien né ». L’allusion à la naissance accrédite la légitimité de l’héritage monarchique. La Mer reprend le leitmotiv qui scande l’intervention de chaque élément : Charles a vocation à « estre Roy le plus grand de la terre ». Ce dernier terme souligne la continuité territoriale d’un pouvoir qui embrasse le continent et les eaux qui le bordent. L’Air, quant à lui, lui accorde la puissance : Pour commander au monde, i’ay fait naistre Ce ieune Roy le plus grand des humains. Cette grandeur superlative repose sur un dogme que l’Air insuffle au roi qui l’écoute : Ie contrains tout, ie tiens tout en mes mains. C’est une apologie de l’absolutisme en même temps qu’un conseil pour gérer un état écartelé entre des factions ennemies. Le Feu, enfin, trace le portrait idéalisé du souverain par une énumération d’adjectifs : Ce que i’avois de clair et de gentil, De prompt, de vif, de parfait, de subtil, Ie l’ay donné à Charles Roy de France, rappelant que Dieu lui-même tire du feu son essence. Le roi apparaît donc comme une sorte de Prométhée qui n’aurait pas eu besoin de voler le feu puisqu’il lui a été octroyé naturellement « pour illustrer son sceptre », autrement dit le pérenniser dans l’éclat. La conjugaison des quatre éléments œuvrant dans un même but laisse entrevoir une monarchie sans faille que proclame l’univers entier, même si en France elle est sujette à caution. Ce rapport de force va être développé par les quatre planètes qui prennent la parole à tour de rôle. Si les éléments apparaissent statiques (aucun terme n’évoque un geste, un déplacement, un pas qui pourrait suggérer une quelconque chorégraphie), les planètes semblent plus dynamiques. Chacune dote Charles d’un atout nécessaire à son règne : le Soleil lui confère la gloire, Mercure la prudence, Saturne l’éternité et Mars le courage. Dans une surenchère épique, elles rivalisent avec les éléments. Ainsi le Soleil interpelle la Terre en ces termes : Donc si tu veux ton dire soustenir, Vien au combat, ici ie te desfie. Et ainsi des autres. Par exemple, Saturne s’en prend à l’Air qu’il attaque dans ses prétentions : S’il le soustient, qu’il se mette en defense. Marie-Joëlle Louison-Lassablière 64 Ce champ lexical du défi et du combat laisse entendre que les personnages miment une danse guerrière et que cette mascarade est un succédané de joute, interdite depuis qu’elle a coûté la vie à Henri II. Au deuxième degré, il s’agit de montrer les capacités de Charles IX à prouver par la force la légitimité de son pouvoir. Enfin les allégations de ces planètes sont tout à fait conformes aux conceptions cosmologiques et astrologiques de l’époque, et plus particulièrement dans une cour où la reine mère s’entoure d’astrologues pour conforter ses décisions. Après la série de huit sizains déclamés par les éléments et les planètes, il n’est pas anodin d’écouter Jupiter s’exprimer en un sonnet qui est la forme poétique la plus aboutie et dans laquelle Ronsard excelle. Ses premiers propos, Appaisez-vous, ne iouez plus des mains Vous Elémens, et vous quatre Planètes, tendent à clore la mise en scène pour dégager une morale selon laquelle le roi des dieux en personne proclame le droit de Charles à gouverner la Terre : Et bien qu’il soit encore ieune d’âge, Dès maintenant ie veux faire un partage Avecque luy de ce monde divers : I’auray pour moy les cieulx et le tonnerre Et pour sa part ce Prince aura la Terre : Ainsi nous deux aurons tout l’univers. En affirmant l’égalité du Roi avec Jupiter, Ronsard montre que Charles est le seul à pouvoir arbitrer les luttes intestines qui déchirent le pays et assurer la sauvegarde de ses sujets. Au deuxième degré, il suggère que le roi de France, même s’il n’est pas de nature divine, est l’image de Dieu sur terre, principe sur lequel repose la monarchie de droit divin. Cette mascarade, subtile et allusive, est en réalité un acte de propagande qui réaffirme la légitimité du roi et répond aux prétentions des Guise sans toutefois les viser explicitement. On dirait aujourd’hui que cette œuvre, politiquement correcte, relève de l’art de la diplomatie. Magnificentissimi spectaculi […] Aux mascarades qui tendent à dégénérer en plaisanteries grossières succèdent peu à peu les ballets de cour. Ils sont constitués d’une succession de tableaux dans un décor à la fois pittoresque et anecdotique dont le canevas est souvent emprunté à la mythologie et à l’héraldique, sans aucun souci d’unité d’action. Pour autant, l’œuvre d’art, qui ne s’intitule pas encore ballet, apparaît 65 Idéologie et propagande politique dans les livrets de ballets comme réaliste dans la mesure où elle s’inspire des formes que prend la pensée de l’époque : ces chorégraphies mettent en scène la vision qu’on a du roi. Représenter, c’est donner la lecture des événements à un moment précis. Aussi le fait historique est-il dilué dans une symbolique qui nie la chronologie au profit de l’intemporel. C’est à partir de 1572 environ que les ballets de cour vont répondre à cette logique. S’ils éclairent un événement, ils en proposent surtout la version officielle, à la fois réductrice et emblématique 2 . Ainsi en va-t-il du spectacle donné par Catherine de Médicis en mai 1573 dans son palais des Tuileries. Cette œuvre de circonstance a pour titre complet : Magnificentissimi spectaculi a regina regum matre in hortis suburbanis editi in Henrici regis Poloniae invictissimi nuper renunciati gratulationem descriptio 3 . Le texte rédigé en latin par Dorat comprend d’abord un dialogue allégorique, suivi d’une adresse ad lectorem, d’une élégie et d’une description du décor (qui s’apparente à une longue didascalie), le tout en distiques élégiaques. Ensuite la nymphe Gallica intervient par un monologue libellé en hexamètres dactyliques. Lui répond la nymphe d’Anjou avant que Dorat, « Jo. Auratus poeta regius », ne prenne la parole pour un compliment aux rois. Après le défilé des seize provinces françaises munies de leurs emblèmes, l’ensemble se poursuit par une relation de l’action scénique pour s’achever sur un hymne au roi Henri. S’ils n’étaient connus par ailleurs, ce n’est pas dans le livret que l’on pourrait apprendre les événements qui ont inspiré cette chorégraphie. Le 4 mai 1573, la Diète de Pologne élit au trône le frère du roi de France, Henri, duc d’Anjou. Elle dépêche alors une douzaine d’ambassadeurs et leur suite, conduits par l’évêque de Posnanie, à Paris, pour aller y chercher le nouveau roi et lui offrir la couronne de Pologne. Catherine de Médicis décide de les recevoir avec faste, et comme ils ne parlent pas le français, elle charge Dorat de composer dans la langue diplomatique, le latin, un ballet qui prendra ultérieurement le titre de Ballet des Polonais 4 . Il s’agit de présenter à ces étrangers une image de la France, forte et unie, exempte de toute dissension politique, familiale ou religieuse, en somme d’une France idéalisée qui n’existe que le temps de la représentation. 2 Voir Paul Bourcier, La Naissance du ballet, Paris, La Recherche en danse, 1995, « Le ballet politique », p. 177 sq. 3 Description du très somptueux spectacle produit par la reine, mère des rois, dans ses jardins hors la ville en l’honneur de la proclamation d’Henri toujours vainqueur comme roi de Pologne. Livret publié à Paris, chez F. Morel en 1573, in 4°, folioté. Cote BnF : Rés. M. Yc. 748. Il fut partiellement traduit par P. de Ronsard et A. Jamyn. Les extraits utilisés pour cette communication ont été traduits par nos soins. 4 Pierre François Godard de Beauchamps, Recherches sur les théâtres de France depuis l’année 1161 jusques à présent, Paris, Prault, 1735, 3 ème partie, p. 9-10. Marie-Joëlle Louison-Lassablière 66 L’idéologie véhiculée par le livret l’emporte sur la réalité politique. Le frontispice, dédié aux « regibus invictissinis fratribus » et à la reine mère, représente Charles IX sous les traits de Jupiter couronné, tenant d’une main le sceptre et de l’autre la balance de Justice. Il est assis au pied d’un chêne décoré à la romaine des trophées militaires et des dépouilles prises à l’ennemi. À sa droite se tient Catherine en Pallas Gallica, coiffée du casque et armée du bouclier et de la lance. À sa gauche, Henri en Apollon Gallicus, la tête ceinte de lauriers et auréolée de rayons solaires, brandit une cithare et un rouleau de parchemin. Cette xylographie vante un équilibre tricéphale qu’en d’autres temps Joachim du Bellay avait formulé avec élégance : France, mère des Arts, des Armes et des Lois 5 . Toutefois, ce frontispice fait une brève allusion aux circonstances politiques. Dans un phylactère situé au-dessus de la tête d’Henri, on peut lire « Rex lecte Polonus » 6 . Mais il s’agit surtout d’un hommage à la commanditaire du ballet, à cette « Palladi consultrici » 7 sur laquelle l’artiste a fait converger les regards de ses deux fils et dont les attributs dépassent en hauteur ceux des autres personnages. Catherine de Médicis apparaît ici comme le pilier du régime monarchique. Si ce frontispice n’est destiné qu’à l’édition du texte et n’apparaît pas dans la mise en scène, il constitue une aide précieuse pour qui n’a pas assisté au spectacle, en dévoilant la symbolique du chiffre 3 qui sous-tend le début de l’œuvre. En effet, le dialogue initial fait intervenir trois allégories : la France, la Paix et la Prospérité, qui esquissent le portrait de la famille royale : Carolus et fratrum concordia fida duorum, Et Catharina tribus fratibus alma parens. Auctor Iustitiae, Pietatis, et ille colendae Carolus et meritis natus ad astra suis 8 . Catherine, décrite sous les traits de l’alma mater, est célébrée en tant que génitrice de trois rois réunis en une triade bienheureuse : Carolus ô felix, felixque Henricus, et ille Franciscus, nova quem tertia regna manent 9 . 5 Joachim du Bellay, Regrets, Paris, Morel, 1558, sonnet IX. 6 « Roi de Pologne par élection. » 7 « À Pallas qui pourvoit. » 8 « Charles et l’alliance fidèle de ses deux frères, et Catherine mère nourricière des trois frères. Garant de la Justice et de la Piété à honorer, Charles est connu pour ses mérites jusqu’aux astres. » 9 « Charles ô bienheureux, et bienheureux Henri, et François, qu’un troisième règne nouveau asseoit [sur le trône]. » 67 Idéologie et propagande politique dans les livrets de ballets Ce pentamètre est extrêmement ambigu. L’expression « nova tertia regna » est-elle ou non un pluriel poétique ? Qui désigne-t-on par le prénom « Franciscus » ? Si Catherine est la mère de trois rois, elle a eu deux fils prénommés François. À l’heure où écrit Dorat, François II (1559-1560) est déjà mort et François d’Alençon, dernier enfant de la fratrie, âgé de dix-huit ans, a jeté son dévolu sur l’Angleterre dont il courtise la reine Elisabeth I ère dans l’espoir d’un mariage qui d’ailleurs ne se fera pas 10 . Quant à créditer Charles et Henri de l’épithète felix, c’est pour le moins de l’ironie tragique. Charles IX est affecté physiquement et psychologiquement par une tuberculose dont il va décéder quelques mois plus tard, en 1574. Il perçoit déjà son frère Henri comme son rival et successeur (1574-1589) au point de se réjouir de le voir partir en Pologne. Quand, au vers suivant, Dorat utilise le syntagme « funiculus triplex » pour célébrer le lien dynastique qui associe les derniers Valois au gouvernement de la France, on en vient à se demander si le suffixe - culus à connotation diminutive ne serait pas légèrement empreint d’ironie … Dans l’élégie qui suit, le poète érige un panthéon royal où Catherine est assimilée à Cybèle. À nouveau réapparaît la symbolique du chiffre 3 : Non fallor, diva hic Catharina parensque Deorum, Diva Deûm Cybele mater amica trium 11 , pour hisser ses fils au rang de divinités. Chacun est identifié à un dieu : Charles à Jupiter « habens sua tela trifulca » armé de son foudre à trois pointes, Henri à Neptune, et François « cui sors tertia Ditis erit » au dieu Dis. Nouvelle polysémie puisque Dis est l’autre nom de Pluton, dieu de la mort et des enfers et que cela peut faire allusion au roi défunt François II. Mais Dis, qui signifie également riche, suivi du verbe être au futur, renvoie au destin qu’envisage Catherine pour François d’Alençon. En somme, la famille royale se partage l’univers : Cybèle, Jupiter et Neptune, c’est-à-dire la Terre, le Ciel et l’Océan, proposent à la fois une triade protectrice de la France à la manière romaine et une lecture celtique de la terre comme déesse-mère qui règne sur le monde visible et le royaume des ombres. Il est indubitable qu’il s’agit là de justifier le rôle politique de Catherine de Médicis durant le règne de ses fils. Et de façon récurrente, pour ne pas dire martelée, le texte mentionne le lien indéfectible entre les trois frères. Dans L’ode ad Gallicam, on peut lire : « ut orbis maxima sint tria regna fratres » 12 , formule qui ébauche le partage de la terre (occidentale certes ; mais que valent les autres continents aux yeux de l’auteur ? ) en trois 10 C’est également l’analyse que fait Roy Strong dans son ouvrage Les Fêtes de la Renaissance, Arles, Solin, 1991, p. 212. 11 « Je ne me trompe pas, divine Catherine ici-bas mère des Dieux, divine Cybèle, mère conseillère des trois Dieux. » 12 « Afin que les frères soient les trois grands règnes de la terre. » Marie-Joëlle Louison-Lassablière 68 royaumes gouvernés par un descendant des Valois. Cette vision hyperbolique d’une réalité par trop improbable exonère le poète d’un jugement de valeur sur les capacités politiques des trois frères, au moment même où Henri, qui vient de se couvrir de gloire au siège de La Rochelle, recueille les espoirs des Français et des Polonais. Après la famille royale, c’est la France toute entière qui est mise en scène. Seize jeunes filles de l’escadron volant de Catherine de Médicis incarnent tour à tour les seize provinces françaises sous l’apparence de nymphes. La première, la Nymphe Gauloise chante les louanges du roi. Le partage du monde s’en voit modifié par son point de vue : elle se repère aux points cardinaux et attribue l’Ouest (= la France) à Charles, et le Nord (= la Pologne) à Henri d’Anjou. Deux entités se dessinent : Vesper et Arctus, que rien ne caractérise sur le plan géographique ou ethnologique, puisque le but est de présenter Henri et non la France aux ambassadeurs polonais. Son portrait est construit autour d’un jeu de mots qui fait résonner en écho laureus (couvert de lauriers) et aureus (auréolé d’or) : ces paronymes superposent l’image de l’imperator romain ceint des attributs qu’il a conquis sur le champ de bataille et celle du roi chrétien nimbé de la grâce divine. S’ensuit dans un style encomiastique la kyrielle des qualités royales : en premier lieu, la virtus à la fois courage et vertu, les vires ingenii ou force(s) de caractère, la générosité, la solertia qui associe ingéniosité et discernement, la clémence, l’expérience militaire, la firma fides in foedora pacis autrement dit le respect de la parole donnée dans les traités de paix, la modestie et l’honneur. Cet éloge n’a d’autre visée que de conforter les Polonais dans le choix d’Henri comme souverain : […] certa voluntas Certaque cura Deûm vos hoc accire, Poloni, Impulit Henrici nomen fatale Valesi 13 . De fait, c’est sous le nom d’Henryk IV Walezy qu’Henri de Valois va régner sur la Pologne durant l’année 1574. Mais, contrairement à ce qu’écrit Dorat, ce n’est pas par la volonté de Dieu, d’abord parce que son accession au trône résulte d’une élection, et surtout parce que sa candidature devant la Diète avait fait l’objet de tractations diplomatiques rondement menées par l’évêque de Valence, Jean de Monluc, que Catherine de Médicis avait à cet effet dépêché à Cracovie. À la suite de la Nymphe française intervient assez longuement la Nymphe d’Anjou, puisque Henri porte le titre de duc d’Anjou depuis 1567. Défilent 13 « Une volonté certaine et une certaine sollicitude des Dieux vous ont poussés, Polonais, à mander ce nom prédestiné d’Henri de Valois. » 69 Idéologie et propagande politique dans les livrets de ballets après elle les nymphes des autres provinces qui récitent un compliment d’un ou deux quatrains, en offrant à Henri une médaille emblématique reproduite dans le livret. Que ces ambassadrices de charme soient perçues comme des nymphes (personnages récurrents dans les ballets) ôte à leur démarche toute connotation politique. Et pourtant, il n’est pas anodin que les provinces françaises viennent faire allégeance à Henri au moment même où celui-ci monte sur le trône de Pologne. En effet, chaque province est évoquée par ses spécialités (agricoles ou culturelles) et une devise. Par exemple, la Provence symbolisée par un myrte dont les branches entrelacées portent des grenades et des cédrats, proclame « Concordia ducet quocumque volent » 14 . Seules trois nymphes font allusion à la Pologne, parmi lesquelles se distingue la Nymphe Ligeris (Nymphe de la Loire) qui invite Henri à s’abreuver des eaux de la Vistule et qui s’écrie « Liger hos tibi Vistula fructus » 15 , comme pour consacrer une alliance entre les deux pays. Or, la réalité est toute autre : Henri n’a guère envie de se rendre sur les bords de la Vistule, puisque ce n’est qu’en décembre 1573 que, cédant aux exigences de Charles IX, il quitte la France. Il ne parviendra à Cracovie que le 18 février 1574 pour y être sacré roi le 21. Son règne polonais ne durera que six mois. Métaphores, synecdoques et symboles servent ici ce qu’il convient d’appeler la langue de bois, et concourent à l’apothéose du ballet qui se conclut en ces termes : Plaudite vos Galli nunc Regibus atque Poloni Fratribus : et Matri plaudite, quae peperit 16 . Le verbe peperit traduit la double fonction de Catherine, génitrice et « faiseuse de rois ». Mais jamais dans cette œuvre, il n’a été question des troubles fomentés par François d’Alençon. Pourtant, à La Rochelle, il a marqué son opposition à son frère Henri qui conduisait le siège et s’est lié d’amitié avec Henri de Navarre. De retour à Paris, il prend la tête d’un parti d’opposition, celui des Malcontents, grâce auquel il espère, une fois Charles décédé et Henri parti en Pologne, s’imposer comme roi de France au cas où l’Angleterre ne voudrait pas de lui… Il est impossible que Dorat ignore tout cela alors qu’il est le poète officiel. En revanche, il convient que les Polonais n’en aient pas connaissance. Le divertissement chorégraphique prend ici tout son sens : il a pour but de détourner l’attention. Quant à la chorégraphie, elle nous est révélée partiellement par les textes descriptifs, les planches qui les illustrent et le témoignage de contemporains. 14 « La concorde mène partout où l’on veut. » 15 « Vistule, la Loire t’offre ces fruits ». La Vistule est le principal fleuve de Pologne qui irrigue la ville de Cracovie. 16 « Maintenant vous, Français et Polonais, applaudissez les frères rois : et applaudissez leur Mère qui les a enfantés. » Marie-Joëlle Louison-Lassablière 70 Nulle part dans le livret n’apparaît le nom du maître de ballet : Baltazarini de Belgioioso. Or, il est arrivé en France en 1557 envoyé à Catherine de Médicis par le maréchal de Brissac, gouverneur du Piémont. Il est à la fois maître des veillées et organisateur des fêtes à la cour, mais s’il est vraisemblable qu’il a réglé les danses de ce spectacle, son génie de chorégraphe n’est pas encore apprécié comme tel. Pourtant, cette œuvre porte en germe ce que l’on appellera plus tard le ballet de cour ; le passage intitulé Chorea Nymphorum décrit les modalités de la danse géométrique où la chorégraphie de lignes l’emporte sur celle de pas. La danse y semble une sorte de texte qu’il faut savoir décrypter 17 , les danseuses composant des figures signifiantes quand elles sont en position fixe, alors que le mouvement intervient quand ces mêmes figures se font et se défont : Nunc hanc, nunc illam, variant per plana figuram Descripsit plures nulla tabella notas 18 . La chorégraphie se lit donc aperto libro puisque chaque tableau trace un nom, un symbole, un emblème connu du public. Ainsi le folio 39 montre les seize nymphes dessinant une figure cruciforme 19 qu’il faut interpréter comme un rapport cosmique entre la France et le temps : le nombre 16 (celui des provinces françaises) se redistribue en 12 éléments évoquant les mois de l’année auxquels s’ajoutent les quatre saisons. L’ensemble s’inscrit dans une alternance stase/ flux. Seule la stase a un sens, le flux labyrinthique qui y conduit n’est qu’efficient. C’est pourquoi, dans le texte, le mouvement est traduit par des métaphores « veluti totidem Delphinas » (comme si c’étaient des dauphins), « ut apes » (telles des abeilles) etc., ou par des anaphores qui cherchent à imprimer un rythme au poème pour y transposer celui de la danse : Mille breves cursus iterant et mille recursus Mille fugas miscent, mille pedumque moras. Nunc harent ut apes manibus per metuas nexis, Nunc in acumen eunt ut sine voce grues 20 . 17 Mark Franko, La Danse comme texte. Idéologies du corps baroque, Paris, Kargo, 2005, p. 17 sq. 18 « Elles disposent sur le sol tantôt cette figure, tantôt celle-là. Aucune tablette n’a reçu la notation de ces nombreuses lettres. » 19 Cette xylographie due au dessinateur Caron est la première illustration dont on dispose sur l’exécution d’une danse de ballet. 20 « Elles font des milliers de petites allées et venues, et mêlent mille échappées et mille arrêts de leurs pieds. Tantôt, telles des abeilles, elles se rassemblent, se serrant les mains mutuellement. Tantôt elles forment une pointe comme des grues sans voix. » C’est moi qui souligne. 71 Idéologie et propagande politique dans les livrets de ballets Ce dernier vers dessine la figure du triangle (par analogie avec un vol de grues) qui peut aisément s’interpréter comme le V de Valois. En spectateur averti, Brantôme souligne la nouveauté de cette chorégraphie par la récurrence du terme bizarre et de ses dérivés : […] s’estans mises en forme d’un petit bataillon bizarrement inventé, les violons montant jusques à une trentaine, sonnant quasy un air de guerre fort plaisant, elles vindrent marcher sur l’air de ces violons, et par une telle cadence, sans en sortir jamais s’approchèrent et s’arrêtèrent un peu devant Leurs Majestés et puis après dansèrent leur ballet si bizarrement inventé et par tant de tours, contours et détours, d’entrelassemens et meslanges, affrontemens et arrests qu’aucune danseuse jamais ne faillit se trouver à son tour ny à son rang : si bien que tout le monde s’esbahit que, parmy une telle confusion et un tel désordre, jamais ne defaillirent leurs ordres, tant ces dames avoient le jugement solide et la rétentive bonne et estoient si bien apprises. Et dura ce ballet bizarre pour le moins une heure 21 … Ce témoignage vaut par la précision des termes utilisés pour décrire les circonvolutions du corps de ballet où l’ordre résulte du désordre : belle leçon de chorégraphie politique où celui qui allait prendre le nom de Beaujoyeulx enseigne à dissoudre ce qui est organisé pour ensuite redonner forme au chaos. En Pologne comme en France, c’est un conseil qui n’est pas dénué d’intérêt. Le Balet comique de le Royne Dès qu’il monte sur le trône de France, Henri III se met à célébrer avec faste les événements concernant ses familiers. Pour les noces d’Anne de Joyeuse avec sa belle-sœur Marguerite de Vaudémont-Lorraine, le 24 août 1581, festins, bals et mascarades se succèdent pendant deux mois. L’acmé de ces festivités se situe le dimanche 15 octobre 1581 avec le Balet comique de la Royne 22 donné dans la salle du Petit-Bourbon 23 . Commandé par la reine Louise qui y tiendra un rôle dansé, ce ballet est le fruit de la collaboration de plusieurs artistes : La Chesnaye, aumônier du roi, en rédige le livret ; Lambert de Beaulieu écrit la musique des airs chantés tandis que Jacques Salmon compose celle des parties dansées ; Jacques Patin conçoit les décors et les costumes et 21 Brantôme, Les Dames illustres, « Catherine de Médicis », Paris, éd. Moland, 1868, p. 72. 22 Le Balet comique de la Royne a été publié dès 1582. Pour cette communication a été utilisée l’édition de Paris conçue par A. Le Roy, R. Ballard et M. Patisson. Texte folioté. 23 La salle du Petit-Bourbon se trouvait entre le Louvre et l’église de Saint-Germainl’Auxerrois. Elle communiquait par un pont avec l’enceinte du palais. Marie-Joëlle Louison-Lassablière 72 Beaujoyeulx, qui a eu l’idée du canevas, en est le chorégraphe. Le ballet fait alterner les entrées de chars-momeries, les intermèdes chantés et les danses. Pour l’argument, Beaujoyeulx a recours au mythe de Circé alors très en vogue à cette époque où la littérature baroque développe le thème de la métamorphose et de l’illusion. Circé transforme en animaux les voyageurs qui abordent son île. Elle fait subir ce sort aux compagnons d’Ulysse, qui luimême échappe à ses sortilèges grâce à une herbe magique, le « moly » fournie par Mercure. Finalement capturée après l’intervention des dieux Glaucus, Mercure, Pan, Minerve et Jupiter, Circé met fin à ses entreprises et tout rentre dans l’ordre. Beaujoyeulx a su très habilement exploiter le mythe en impliquant la danse dans l’intrigue : Circé d’un coup de baguette magique suspend instantanément les danses et les chants ; son pouvoir s’étend au delà du rôle pour intervenir dans l’esthétique. Ce sujet permet à Beaujoyeulx de faire passer certaines innovations comme relevant apparemment des caprices de la magicienne. Ce spectacle de cinq heures et demie se démarque à bien des égards des précédents et d’abord parce que le mot ballet figure officiellement dans le titre, ce que le chorégraphe justifie dans la préface du livret : j’ay toutefois donné le premier tiltre et honneur à la dance, et le second à la substance. Rien n’a été laissé au hasard dans ce choix : il résulte d’une politique culturelle initiée par Catherine de Médicis et mise en œuvre par Henri III. Elle repose d’abord sur un critère d’excellence. Beaujoyeulx avait amené avec lui une troupe de violons italiens dont les instruments étaient à cinq cordes au lieu de quatre pour les français et accordés de la en fa et par quartes. Avant eux, les violons de la chambre du roi achetaient leur charge et se montraient peu inventifs. À l’inverse, les violons italiens furent recrutés sur leurs compétences, en particulier parce qu’ils savaient démancher, technique alors inconnue de leurs collègues français. La protection qu’ils reçurent de la reine mère leur permit d’intégrer l’orchestre du Louvre et de stimuler les artistes qui en étaient déjà membres 24 . Par ailleurs, la partition composée par Beaulieu et Salmon met en application les théories d’Antoine de Baïf 25 qui cherchait à promouvoir les théories antiques de la scansion gréco-latine en établissant une équivalence entre la valeur des syllabes et celle des notes de musique : à une longue correspond une blanche, à une brève une noire. Désormais le texte, même français, doit répondre à ces exigences, qui concernent également les pas de la chorégraphie. Ce synchronisme défini par une 24 H. Celler, Conférence sur le Ballet de la Reine et Ludovic Leclerc, Le Ballet de la Reine (manuscrit du XIX e siècle). Bibliothèque de l’Opéra Garnier, cote C. 6273 ms. frs. 25 Fondateur de l’Académie Royale de Musique et de Poésie en 1571. 73 Idéologie et propagande politique dans les livrets de ballets pièce en vers de Baïf datée du 1 er février 1571 n’est pas seulement esthétique ; il célèbre une conception de l’ordre qui peut s’appliquer à d’autres domaines que l’art : Après je vous disoy comment je renouvelle Non seulement des Vieux la gentillesse belle Aux chansons et aux vers : mais que je remettoys En usage leur dance : et comme j’en estoys Encores en propos vous contant l’entreprise D’un ballet que dressions, dont la démarche est mise Selon que va marchant pas à pas la chanson Et le parler suivi d’une propre façon 26 . Ainsi envisagée, la danse se trouve des origines antiques et prend ses lettres de noblesse en participant du même héritage humaniste que la littérature ou l’architecture. De divertissement, elle devient un art à part entière. Ce nouveau statut de l’art chorégraphique amène Beaujoyeulx à soulever la question du droit d’auteur, tant il a conscience de l’originalité de son œuvre et des jalousies qu’elle peut susciter. Dans l’Introduction qu’il a rédigée pour la publication du livret, il écrit : Car moy-mesme, qui suis ignorant des loix, sçaurois bien rechercher celles qui ont esté introduites contre les plagiaires, si quelqu’un vouloit estre larron de mes propres inventions, lesquelles j’estimeray tousjours m’estre très honorables, puis qu’elles ont pleu à la plus grande Royne du monde. Aussi n’a-t-il de cesse de rendre hommage aux mécènes royaux, moins pour les flatter que pour réclamer la protection de son œuvre, dont il a le sentiment qu’elle peut contribuer au rayonnement de la France. Par une métaphore un peu lourde, il s’adresse ainsi à Henri III : Ainsi ceste refection d’esprit que vous avez trouvée plaisante, et qui ne croist point encore ailleurs qu’au païs de vostre obeissance, confitte au sucre de vostre bonne grace, assaisonnée de vostre consentement et conservée dans la boitte de ce petit monument : puisse à toutes les autres nations donner à gouster du nectar et de l’ambroisie, dont vous vous estes repeu et avez rassasié les appétits de vostre peuple. Beaujoyeulx obtiendra le Privilège royal d’édition le 13 février 1582 pour le livret de ce ballet qui, pour le première fois, est perçu par son concepteur comme un produit à exporter au delà de nos frontières, et comme une œuvre qui « servira de vraye et infaillible marque de bon et solide établissement de vostre Royaume », ajoute le chorégraphe dans sa Préface au Roy. 26 Cité par Henry Prunières, Le Ballet de cour en France, Paris, Henri Laurens, 1914, p. 66. Marie-Joëlle Louison-Lassablière 74 Beaujoyeulx est aussi le premier à donner des précisions sur la chorégraphie dont il est l’auteur. Faute de notation 27 , ses didascalies restent sommaires mais évoquent une conception du monde qui repose sur une géométrie toute pythagoricienne 28 . Comme le jardin à la française, le ballet substitue la forme organisée à la forme organique : il se présente comme une suite de figures reliées entre elles par divers chemins et permet une lecture politique du monde soumis à l’autorité royale. Dans la description qu’il fait de l’entrée des nymphes, Beaujoyeulx écrit ceci : Au premier passage de l’entrée estoyent six de front, toutes en un rang au travers de la salle, et trois devant en un triangle très large duquel la Royne marquoit la première pointe, et trois derrière de mesme : puis selon que le son se changeoit, elles se tournoyent aussi, faisans le limaçon au rebours les unes des autres, tantost d’une façon, tantost d’une autre, puis revenoient à leur premiere marque. Comme elles furent arrivées aupres du Roy, continuerent tousjours la partie de ce Balet, composé de douze figures de Géométrie, toutes diverses l’une de l’autre. Il n’est pas indifférent que le limaçon, manœuvre militaire utilisée sur les champs de bataille, soit mentionné comme tel dans ce ballet : il souligne l’analogie entre le corps de ballet dirigé par le chorégraphe et le corps de troupes conduit par le roi. Quand interviennent les naïades, Beaujoyeulx dispose les danseuses face au roi : Devant la majesté duquel estans arrivées, dansèrent le grand Balet à quarante passages ou figures géométriques : et icelles toutes justes et considérées en leur diamètre, tantost en quarté et ores en rond, et de plusieurs et diverses façons, et aussi tost en triangle, accompagné de quelque autre petit quarté, et d’autres petites figures. Si ces figures doivent être justes, c’est qu’elles privilégient une conception idéalisée du cosmos. L’ordre qui y règne soustrait le corps humain à sa condition et le transforme en un jeu de lignes droites, brisées ou courbes. L’individu devient la composante d’une figure chorégraphique qui participe d’un ordre symbolique et facilement décrypté par le spectateur ; d’où la référence au chiffre 40, au triangle (= la Trinité, la Justice …) et au carré (= la Terre, les quatre éléments …). Ces figures représentent des vérités éternelles atteintes par l’homme qui sait contrôler et gérer ce que la nature lui offre en 27 La notation chorégraphique de ballet sera mise au point par Raoul-Auger Feuillet en 1700. 28 Marie-Françoise Christout, Le Merveilleux et le théâtre du silence en France à partir du XVII e siècle, Paris, Mouton, 1965, p. 341 sq. 75 Idéologie et propagande politique dans les livrets de ballets désordre 29 . C’est pour ainsi dire un programme politique que Beaujoyeulx met en scène. Mais ce ballet véhicule d’autres messages directement liés aux circonstances. De fait, Circé est dénoncée comme l’empoisonneuse qui a métamorphosé les sujets d’Henri III en monstres, c’est-à-dire en protestants, alors que le roi est resté fidèle à l’Église. Sous couvert de la fable, le texte (écrit, il faut le rappeler, par l’aumônier du roi) encourage le monarque dans son combat contre les partisans de Luther et Calvin, comme en témoigne la Harangue au Roy déclamée par le Gentilhomme fugitif : A ce Roy, qui des Dieux a la défense prise, Je viens d’un viste pas déceler l’entreprise Et contre cette Circé aide lui requerir. Alors que vient de se clore la septième guerre de religion (1580), le roi est le seul recours contre une doctrine dont il convient d’empêcher la propagation. Le personnage de Mercure apporte une solution qui mérite d’être élucidée : De ses illusions [celles de Circé] je veux l’art déceler ; J’ay fait en eau d’oubli le moly distiller Ce que La Chesnaye appelle moly semble être à la fois l’antidote à Circé et le breuvage narcotique qui permettrait d’oublier les horreurs qu’elle a commises. Ce terme emprunté à Homère 30 et à Ovide 31 désigne une plante à racines noires et à fleurs blanches ayant des propriétés magiques utilisées contre les enchantements. Ces caractéristiques permettent de l’assimiler à la mandragore. Cette fleur passait pour pousser sous les gibets : on ne pouvait la cueillir qu’à minuit avec un bout de la corde qui avait étranglé le pendu qui se balançait au-dessus d’elle. Ses racines noires et anthropomorphes émettaient un cri de douleur lorsqu’on les déterrait… Toutes ces légendes, très populaires au XVI e siècle, confèrent à ce détail du livret une portée symbolique : le remède aux guerres de religion est dans l’éradication de la doctrine protestante et dans l’exécution de ceux qui en sont adeptes. Cette solanacée que les Grecs appelaient « la plante de Circé » se retourne ici contre la magicienne pour assurer la victoire du roi. La conclusion, c’est Circé ellemême qui la tire en s’adressant à Jupiter : Et si quelqu’un bien tost doit triompher de moy, C’est ce Roy des François, et faut que tu luy cedes, Ainsi que je luy fais, le ciel que tu possèdes. 29 Marguerite McGowan, L’Art du ballet de cour en France (1581-1643), Paris, CNRS, 1963, p. 42 sq. 30 Homère, Odyssée, X, 305. 31 Ovide, Métamorphoses, XIV, 292. Marie-Joëlle Louison-Lassablière 76 En d’autres termes, Henri III est le garant de l’harmonie entre la Terre et le Ciel, qui doivent se soumettre à son autorité. Alors Jupiter foudroie Circé, Minerve lui ôte sa verge magique. La magicienne est remise aux mains du souverain devant qui tous se prosternent. Toute l’esthétique de ce ballet est mise au service de l’idéologie. Et d’abord la scénographie qui attribue à Henri III quatre rôles différents et concomitants. Il est avant tout un spectateur privilégié : assis au premier rang sur le petit côté de la salle, il est dans l’axe du décor et de la chorégraphie. Beaujoyeulx précise « qu’on voyait une ville en perspective », perspective dont le point focal est constitué par le siège qu’occupe le roi : c’est donc le point de vue du roi, dans toutes les acceptions du terme, qui est requis dans l’interprétation du spectacle. D’autre part, bien qu’il n’y participe pas en tant que danseur, le roi est plus ou moins considéré comme un figurant du ballet : en implorant son secours contre Circé, les personnages l’intègrent peu à peu dans l’intrigue. Solliciter ainsi son intervention pour mettre fin aux exactions de cette dernière, c’est en faire un deus ex choregraphia susceptible de clore l’action. D’ailleurs, à la fin du ballet, Jupiter retire à Circé sa baguette d’or pour l’offrir à Henri III : du mythe on passe à la réalité par un transfert de pouvoir que le souverain, à la demande des personnages, doit désormais assumer. Il se voit également assimilé à ces mêmes personnages mythologiques et/ ou allégoriques qui se sont adressés à lui, devenant à son tour une sorte d’icône intemporelle à la fois légendaire et historique. Dès les pièces liminaires, Beaujoyeulx opère cette anamorphose en disant au roi : En somme, ce sera vostre histoire poétique, ou bien si l’on veut comique, qui vous fera nommer entre toutes manières d’hommes. […] Vous serez trouvé avec Jupiter entre la plus part des Dieux et Déesses, j’entens des assistances divines, exterminant l’enchantement du vice. Et La Chesnaye renchérit par métaphores et allusions érudites quand il apostrophe le monarque par ces mots : « Grand Roy, le sang des Dieux, Dardanienne race », qui renvoient aux qualificatifs que la Sybille donne à Énée en le conduisant aux Enfers 32 ; ou encore quand il désigne Louise « espouse de Jupiter de France ». Après avoir été spectateur, figurant et personnage mythologique, le roi apparaît enfin comme le sujet même du texte. En modifiant le système d’énonciation, l’auteur en fait celui dont on parle, l’enjeu du discours. Ainsi s’exprime la Justice : Par luy [le roi] la France est à ceste heure De moy Justice la demeure Et le temple honoré des loix. 32 Virgile, Énéide, VI, 323. 77 Idéologie et propagande politique dans les livrets de ballets En reconnaissant explicitement la présence royale, la représentation théâtrale recoupe la réalité historique. Le ballet opère la médiation entre les deux et l’allégorie devient histoire. Dès lors, comme l’analyse fort bien Mark Franko 33 , « le spectacle cesse de représenter quelque chose à interpréter pour devenir l’interprétation en acte de la réalité historique. » Cette réalité est dénoncée comme une dégradation par le Gentilhomme fugitif. Il a été séduit par Circé, métamorphosé en lion avant de retrouver sa forme humaine. Il est capturé alors qu’il venait d’annoncer la fin de l’âge de fer : Je voulois le premier annoncer la nouvelle Que la saison de fer inhumaine et cruelle Changeoit en meilleur siècle […]. Ses propos impliquent que Circé s’interpose entre la situation actuelle de la France et l’avènement d’un âge d’or dont il est question plus loin. Si la dichotomie du livret fonctionne comme celle des joutes médiévales en opposant le Vice à la Vertu et la Raison à la Passion, le vrai sens politique est à chercher dans la restauration improbable de cet âge d’or qui hante les imaginations depuis la nuit des temps. Faire en sorte de ne plus croiser le fer avec ses ennemis ne suffira pas : l’âge d’or n’est accessible qu’à celui qui le mérite. C’est pourquoi les quatre vertus cardinales, Prudence, Tempérance, Justice et Force, se relayent pour persuader le roi qu’elles seront son meilleur soutien. Rien de bien nouveau dans cette idéologie : le mythe de l’âge d’or traduit, comme chacun sait, la nostalgie du paradis perdu. Quant aux vertus cardinales, elles sont depuis longtemps associées à la puissance royale comme on peut le voir, par exemple, au château de Fontainebleau où elles décorent la galerie dite de François I er . Le texte du Balet comique de la Royne n’est pas une force de proposition : il fonctionne selon le principe de l’analogie et donne à voir ce que le regard, séduit par la beauté et la danse, ne peut éviter. Projection idéalisée de la réalité, il montre comment l’harmonie esthétique et politique mise à mal par Circé peut être reconstruite par la volonté royale. Il est à la cour des Valois ce que les échecs étaient aux princes orientaux qui, en s’y adonnant, faisaient l’apprentissage de la stratégie militaire : un jeu de rôle autant qu’un jeu de miroir. En cela il est une œuvre baroque à part entière. Au terme de cette étude, on constate que les procédés mis en œuvre dans la Mascarade de Bar-le-Duc sont reproduits avec une amplification savamment dosée dans les deux ballets ultérieurs. La figure du roi y est corrigée, retouchée, sublimée par la référence mythologique. Dès qu’un monarque accède au trône, qu’il se nomme Charles IX ou Henri III, il se voit assimilé à Jupiter, 33 Op. cit., chapitre II, p. 58. Marie-Joëlle Louison-Lassablière 78 au point que sa personnalité propre se dilue dans cette analogie. Et c’est tout le paradoxe de ces chorégraphies qui, en prétendant présenter le souverain à ses sujets, le réduisent à une abstraction qui semble inséparable de la fonction royale et héréditaire comme elle. Qui qu’il soit et quoi qu’il fasse, on lui indique ce rôle (au sens théâtral du terme). Par convention scénique, seules les allégories peuvent se permettre de lui adresser la parole ou de parler de lui. Paix, Prospérité, Gloire, Courage et autres vertus cardinales sont les seuls habilités à indiquer le chemin à suivre, la conduite à tenir, le programme à appliquer à un souverain qui n’a de leçon à recevoir de personne. Voix des librettistes, voix des commanditaires, voix partisanes sans aucun doute, ces allégories manient à l’envi les amphigouries philosophiques et les flatteries hyperboliques pour délivrer un message récurrent : le rêve d’une harmonie universelle et de son reflet au sein de l’État. Cependant, comme nous l’avons vu, chaque chorégraphie est œuvre de circonstance et si les procédés sont assez constants, c’est la finalité qui change. La Mascarade de Bar-le-Duc relève de la diplomatie ; elle masque habilement la réalité puisqu’il s’agit de ne pas dire ouvertement aux Guise ce qu’on veut leur faire néanmoins comprendre. Le Ballet des Polonais détourne de la réalité : divertissement au sens étymologique du terme, il valorise les rapports dynastiques pour mieux occulter les dissensions politiques qui ébranlent la famille royale afin de conforter les Polonais dans leur choix. Au contraire, le Balet comique de la Royne apparaît comme une requête qui doit inciter Henri III à tout entreprendre pour restaurer l’âge d’or. En l’impliquant dans un ballet où le désordre est un défi à l’esthétique, on met le souverain en situation, on l’amène à regarder la réalité en face et à s’identifier à celui qui rétablit l’ordre. Le ballet de cour se maintiendra pendant près d’un siècle ; mais Louis XIII et surtout Louis XIV en feront des ballets-bilans représentant avec emphase le résultat de leur action. En s’octroyant un rôle chorégraphique majeur, Louis XIV deviendra lui-même le personnage allégorique qui avait dansé devant ses prédécesseurs en incarnant le Roi-Soleil, rôle que nul après lui n’osera interpréter. II. Spectacles : ordres et désordres Biblio 17, 193 (2011) L’Acteur romain (1626) de Philip Massinger (1583-1640) : le spectacle du pouvoir sur la scène Stuart A GNÈS L AFONT IRCL (UMR 5186 du CNRS) - Université Paul Valéry-Montpellier III L’Acteur romain 1 de P. Massinger baigne dans la même atmosphère que les pièces romaines du début du dix-septième siècle anglais : le Jules César (1599) et le Coriolan (1606) de Shakespeare, le Séjan (1603) et le Catilina (1611) de Ben Jonson 2 . Le spectateur, plongé dans un monde romain qu’il connaît, apprécie certes la couleur locale et les tribulations de Domitien remaniées ; mais ce corpus offre aussi une réflexion sur la portée du pouvoir par un va-et-vient entre jeu politique et métaphore théâtrale : théâtre et politique sont au cœur de la tragédie. Telle est l’accusation que porte Aretinus, consul en charge du gouvernement en l’absence de Domitien, à l’encontre des comédiens : « […] sous des noms d’emprunt présentez sur la scène/ Des sujets qu’il ne faut pas toucher » (1.3.38-39). Toutefois, le pouvoir politique joue naturellement de la mise en scène, pour asseoir son autorité, comme en témoigne l’entrée triomphale de l’empereur dans Rome, toujours au cours du premier acte. L’empereur lui-même ne dédaigne pas de se dissimuler dans la galerie afin de surprendre la reine avec son amant, en un « […] Théâtre où les dieux, par 1 L’Acteur romain, une tragédie, ainsi qu’elle a été plusieurs fois jouée et applaudie au théâtre privé des Blackfriars par les serviteurs de sa Majesté le Roi. Ecrit par Philippe Massinger. Londres. Imprimée par B.A. [Bernard Alsop] et T.F. [Thomas Fawcett] pour Robert Allot, et vendu en sa boutique à l’enseigne de l’Ours au Cimetière Saint Paul. 1629. in quarto, 1629 (seule et unique édition au dix-septième siècle). Nous utilisons la traduction d’Yves Peyré dans Théâtre élisabéthain, L. Cottegnies, F. Laroque, J.-M. Maguin (éd.), Paris, Gallimard, 2009, tome II, p. 1271-1366. 2 Voir les analyses historiques de Jonathan Goldberg, James I and the Politics of Literature : Jonson, Shakespeare, Donne and their contemporaries, Londres, The Johns Hopkins University Press, 1983, ch. 4, qui mentionne Massinger sans lui accorder une place importante. Agnès Lafont 82 moi représentés,/ S’attristent du spectacle […] » (4.2.119-120). Le thème de l’espionnage permet ainsi tout à la fois d’illustrer le règne de la terreur pour les sujets et les intrigues qui se nouent à la cour. Le courtisan offre alors une image ambivalente du spectateur : témoin et acteur, il prend une part active à l’élaboration du dénouement dramatique. La prolifération de ces activités d’espionnage, liées au théâtre et au spectaculaire, plonge la pièce dans la démesure et l’horreur d’un despotisme tout-puissant, ajoutant au portrait « historique » de Domitien, issu des sources latines remaniées, une dimension propre à l’esthétique théâtrale de l’époque. Nous interrogerons la multitude de jeux de masques et de miroitements qui mettent en scène le spectacle du pouvoir pour le questionner au moment charnière de l’avènement de Charles I er : quel est le rôle des allusions topiques ? Comment le théâtre dans le théâtre, suivant le prototype littéraire du théâtre de la vengeance anglais des années 1590, reflète-t-il ces interrogations sur la mimèsis ? Enfin, comment les jeux de l’écriture mythologique sont-ils une autre mise en scène de ce questionnement ? *** Les allusions topiques, dans un théâtre qui se veut le reflet de son temps, sont au service d’une défense et illustration de la scène à l’époque Stuart. Si L’Acteur romain est une tragédie historique, elle tire aussi son matériau du théâtre et fut longtemps jouée pour la tirade du comédien Pâris en 1.1. Plaidoyer pro domo ou blâme puritain ? En 1625, nous voilà au cœur de la polémique qui culminera avec la fermeture des théâtres publics en 1642 et la controverse fait rage en Angleterre. L’Acteur romain présente ces enjeux antinomiques : manifeste anti-puritain, qui fait l’éloge du théâtre, ou au contraire pamphlet puritain, réprouvant sévèrement ses travers 3 ? La position de Massinger ne semble pas tranchée et l’ambivalence de la pièce, qui éclaire la théorie théâtrale par sa pratique sur scène, questionne habilement ces sujets en les nouant à la question politique ; l’époque romaine permet de commenter à couvert les travers de la société contemporaine dans une pièce intimement liée aux soubre- 3 Voir Martin Butler, « Romans in Britain : The Roman Actor and the Early Stuart Classical Play », [in] Howard, Douglas (éd.), Philip Massinger : A Critical Reassessment, Cambridge, Cambridge University Press, 1985, p. 139-171. Massinger écrit de manière délibérée la pièce la plus « anti-théâtre » de la Renaissance anglaise, présentant Pâris et ses comparses sous un jour très « puritain », p. 160, ma traduction. Martin Butler est revenu sur cette position extrême dans la notice pour la pièce jouée par la Royal Shakespeare Company. David A. Reinheimer, « […] la censure populaire subvertit l’efficacité didactique de la scène et la censure royale subvertit l’art du théâtre », p. 319, ma traduction, « The Roman Actor, Censorship, and Dramatic Autonomy », Studies in English Literature, 1500-1900, printemps 1998, vol. 38, n. 2, p. 316-322. 83 L’Acteur romain (1626) de Philip Massinger (1583-1640) sauts culturels et politiques de son temps : « […] le consul Aretinus, espion de César,/ assure à ses convives qu’avant la fin du mois/ Il nous réduirait à jamais au silence/ pour l’avoir brocardé dans notre dernière comédie » (1.1.38-40). Il faut rappeler d’abord le contexte historique 4 . Dès 1619, Massinger a eu maille à partir avec la censure : un drame historique, écrit en collaboration avec John Fletcher, Sir John van Olden Barnavelt, qui traite des conflits politiques et religieux contemporains aux Pays-Bas, bien que censuré par l’évêque de Londres, avait cependant pu être représenté. Ensuite, il a eu affaire à la censure royale à deux reprises : en 1631 pour Croyez ce que vous voudrez (considérée comme une charge anti-espagnole à cause de l’annexion du Portugal par Philippe II et qui pourrait gêner les tentatives de rapprochement avec l’Espagne), finalement jouée après une lourde réécriture imposée par l’Intendant des Menus Plaisirs, et en 1638, pour une pièce perdue, Le Roi et son sujet. Si L’Acteur romain a une portée politique importante, elle n’a cependant pas souffert du contrôle royal. Massinger relit pourtant le passé à la lumière des préoccupations sociopolitiques de son temps 5 , préfigurant l’opposition puritaine et celle du parlement à la monarchie caroléenne. Le contexte politique des années 1625-1626 est celui du couronnement de Charles I er ; si le roi est plutôt favorable à l’essor du théâtre, la pièce naît au moment où quelques difficultés apparaissent. Cette année-là paraît un court traité, A Short Treatise against Stage Playes (1625), qui témoigne d’un regain de virulence à l’encontre des dramaturges 6 . La même année, le Parlement vote une loi qui interdit les représentations théâtrales le dimanche, empiétant sur l’une des prérogatives de la Couronne et de l’Intendant des Menus Plaisirs. Cette année encore, le monde des acteurs est marqué par la mort brutale de John Fletcher, auteur dramatique en titre des Comédiens du Roi, successeur de Shakespeare en 1616, victime de l’épidémie de peste qui sévit à Londres, 4 Stephen Orgel, The Illusion of Power : Political Theatre in the English Renaissance, Berkeley, University of California Press, 1975 ; Stephen Greenblatt, Renaissance Self- Fashioning : From More to Shakespeare, Chicago, University of Chicago Press, 1980, S. Greenblatt, « Invisible bullets : Renaissance Authority and Its Subversion » Glyp 8 (1979), p. 40-61. 5 Voir : D. Howard, « Massinger’s Political Tragedies », [in] Philip Massinger : a Critical Reassessement (op. cit.) ; A. Patterson, Censorship and Interpretation : the Conditions of Writing and Reading in Early Modern England, Madison, Wisconsin University Press, 1984 ; Richard A. Burt, « ‘Tis Writ by Me’ : Massinger’s The Roman Actor and the Politics of Reception in the English Renaissance Theatre », Theater Journal 40, 1988, p. 332-346. 6 Traité signalé par D.A. Reinheimer et publié dans W.C. Hazlitt (éd.), The English Drama and Stage under the Tudor and Stuart Princes, 1543-1664, New York, Burt Franklin, 1964, p. 231-252. Agnès Lafont 84 cause de la fermeture momentanée des théâtres et du retard de l’entrée du roi dans sa capitale. Massinger prend alors la tête de la troupe et s’engage avec virulence dans la polémique. Pâris commente d’ailleurs ainsi le rôle de l’artiste : « Nous voici maintenant dans notre propre rôle,/ Jouons-le avec une ferme assurance./ Quelle que soit la sentence, prenons-là pour un jeu/ Et recevons notre condamnation sans crainte/ Tout comme si la pièce recommençait demain » (1.1.57-61). L’apologie de l’acte 1 scène 3 ne peut cependant être lue de manière univoque. Certaines mises en scène ont relevé d’une lecture exclusivement élogieuse au XIX e siècle - la seule tirade de Pâris devenant un morceau choisi, donné plusieurs fois par Kean en 1822, par exemple. Toutefois, si l’on considère l’ensemble de la pièce, il semble difficile de se laisser abuser par ces déclarations théoriques et il est original qu’il n’y ait point, ici, de défense en règle des comédiens tant la prise de position en faveur de l’art dramatique serait attendue. L’argument de la tirade tire sa substance des anciens : que l’art dramatique associe plaisir moral et délassement, qu’il reflète la réalité, qu’il offre un modèle vertueux et qu’il condamne le vice ; si le spectateur n’en tire pas d’enseignement, les acteurs « n’y [sont] pour rien » (1.3.140). L’ambivalence de cette défense du théâtre naît de sa mise en regard avec les rebondissements de l’intrigue 7 . Même la façon que l’acteur a de jouer cette défense peut paraître suspecte. Est-il sincère ou joue-t-il un rôle de commande ? Enfin l’acteur ne doit-il pas son salut qu’au retour inopiné de l’empereur, dont il est le protégé, et non à ses qualités d’orateur ? Pourtant, certains aspects de ce plaidoyer se retrouvent au fil de la pièce ; dans ce type d’écriture topique, il convient de lever l’accusation d’immoralité. Que Pâris succombe aux avances de Domitia, c’est la moralité de toute la profession qui est en cause ; la faute en incombe tout entière à l’admiratrice aveugle, car les limites des bienfaits du théâtre sont dues aux limites de ses spectateurs. Si Massinger, dans sa tragédie politique, croit en l’influence morale de l’art, dans le même temps il en perçoit avec finesse les limites. Cette pièce politique est donc une œuvre complexe, toute en nuances, grâce à l’habileté de Massinger qui flatte Charles I er et la reine Henriette-Marie au pouvoir depuis 1625. Il se met au service de ceux qui, friands de divertissements, promeuvent les arts pour rivaliser avec les autres cours européennes en dépit des oppositions puritaines, tout en se faisant l’écho d’inquiétudes réelles en ce qui concerne la mise en scène du pouvoir politique. 7 Cette ironie est soulignée par Werner Habicht, dans « Traps of Illusion in Massinger’s The Roman Actor », [in] The Show Within and Other Insets. English Renaissance Drama (1550-1642), F. Laroque (éd.), Astrea 4, Université Montpellier III - CERRA, vol. 2, p. 360-361. Il s’oppose ainsi à des critiques plus anciens comme A.H. Cruickshank, Philip Massinger, Oxford, Blackwell 1920, p. 126. 85 L’Acteur romain (1626) de Philip Massinger (1583-1640) Ainsi, l’entrée triomphale de Domitien à Rome serait-elle une allusion topique à l’entrée retardée de Charles I er dans Londres ? Cet empereur qui joue à être un « acteur romain » sur la scène intérieure superpose à l’extrême royauté et spectacle du pouvoir dans Le Serviteur Déloyal (acte IV). À l’orée de l’acte II, pourtant, le sycophante Aretinus rapporte l’attitude critique des courtisans à l’égard du triomphe de l’empereur qu’ils taxent de « théâtre de rue » (2.1.217). Si la traduction française prend le parti de gommer la dimension rituelle de l’entrée royale 8 , elle conserve la critique puritaine d’un pouvoir politique illusoire, puisqu’il use de l’illusion. Or, dans cette même scène, l’empereur organise l’élimination de Lamia, époux légitime de Domitia et son rival en amour, en faisant d’elle une actrice. À son appel, elle doit chanter à la fenêtre. La galerie, lieu stratégique de la scène élisabéthaine, place le personnage en surplomb pour déplacer le spectacle à un autre niveau, transformer l’acteur Lamia en spectateur, créer un interlude musical qui lui sera fatal. Cette scène annonce l’apparition de César sur la galerie, à l’acte IV, d’où il épie Domitia et Pâris. La manipulation, à des fins politiques ou personnelles, gagne l’aire scénique dans son ensemble et les jeux de faux-semblants créent une esthétique de la duplicité, jetant le discrédit sur la pratique théâtrale. Ces critiques voilées viennent donc ironiquement gloser les affirmations posées au préalable ; les jeux d’écho, à différents niveaux de l’intrigue et de sa structuration, permettent à Massinger de déjouer une lecture trop univoque. *** L’héritage historique est relu à la lumière de la pratique contemporaine du théâtre dans le théâtre. En Angleterre, ce mécanisme s’appuie sur le double précédent dramatique de La Tragédie espagnole, de Thomas Kyd, et de la référence désormais topique à Néron pour condamner la fusion malsaine entre identité du souverain et représentation du politique. Pâris plaide sur le thème du monde comme théâtre (1.3.50-51), à l’unisson d’une métaphore qui est aussi la devise du Globe, théâtre de Shakespeare. Le contemporain de Massinger, Thomas Heywood, dans la dédicace de son Apologie pour les acteurs, rappelle que « Le monde est un théâtre, la terre une scène/ [Comme le disaient déjà nos Pères]/ Dans lequel Dieu, et la nature placent leurs acteurs/ Les Rois y font leur entrée en grand équipage/ Et si certains y tiennent bien leur rôle, d’autres le font bien mal » 9 . Dieu est le premier metteur en scène. L’omniprésence de cette métaphore offre 8 Nous rappelons le texte anglais : « That murmur at your triumphs as meere Pageants » (2.1.217). 9 T. Heywood, dédicace de l’Apologie pour les Acteurs (Londres, N. Okes, 1612, STC 13309), ma traduction. Agnès Lafont 86 une image du pouvoir absolu par un effet de miroir saisissant. Telle est l’ambivalence de la construction théâtrale : la censure royale met un frein à l’expression des acteurs et à la portée de leur jeu d’une part ; mais le roi utilise aussi les artifices du théâtre pour mettre en scène ses triomphes militaires ou se venger de Pâris. Rejeté, en apparence, à un niveau thématique, le théâtre jouit d’une importance bien plus structurelle : il est le véhicule du pouvoir et de la vengeance. Cette duplication consciente est organisée par le souverain qui décide de tenir un rôle dans Le Serviteur Déloyal 10 ; punir l’adultère par l’assassinat du tragédien Pâris, de la main de César même, sur scène, témoigne de son goût pour une justice spectaculaire : […] comme tu fus Le plus glorieux acteur de Rome, j’ai prévu cette intrigue Pour que tu meures sur la scène ; avec cette touche finale Que de notre main impériale ta main reçoive Un applaudissement qui résonne jusqu’à la fin des temps. (V, 1, vers 307-311) Ce choix conduit à la fusion délétère entre corps naturel et corps politique du souverain : « jouer à être nous-même » 11 , « jouer fidèlement » 12 . La vie n’est qu’une scène jouée au théâtre, le pouvoir de César, celui d’un metteur en scène sur une scène privée ; tel est le décalage à l’œuvre dans cette réflexion sur l’autorité politique. Dans le contexte de l’époque, les thèmes de l’assassinat et de la vengeance sont fréquemment associés au procédé du théâtre dans le théâtre. Cette fusion entre théâtre et réalité était déjà sur la scène élisabéthaine dans la Tragédie espagnole de Thomas Kyd (1589). Là, Hieronimo venge l’assassinat de son fils Horatio avec l’aide de Bel Imperia dans une mise en scène mortelle ; il offre une tragédie intérieure qui oppose le turc Soliman joué par Balthazar, le véritable meurtrier d’Horatio, à la belle Perseda qui pleure la mort d’Erasto ; sous le masque de Perseda, la jeune amante d’Horatio plante réellement son poignard dans le corps du coupable alors que le père d’Horatio, jouant un meurtrier sur la scène, assassine Lorenzo, le frère de la jeune fille, complice du meurtre. Hieronimo détruit l’illusion dramatique pour les spectateurs sur scène, mais aussi pour ceux du théâtre par ce double assassinat sur la scène intérieure : 10 Pour les sources, voir Martin White (éd.), The Roman Actor : a Tragedy, The Revels Plays, Manchester, Manchester University Press, 2007, p. 8-13. 11 « To act ourselves » (1.1.50-58). 12 « To the life » (4.2.223). 87 L’Acteur romain (1626) de Philip Massinger (1583-1640) Peut-être pensez-vous, mais ces pensées sont vaines Que tout cela était fiction et simulacre Et que nous suivons l’exemple des autres tragédiens Que nous mourrons aujourd’hui (pour les besoins du drame) La mort d’Ajax ou celle d’un Sénateur romain, Pour nous relever dans la minute Ressuscité afin de plaire au public de demain Non, Princes (IV, 4, vers 83-90, Pléiade I, p. 214) Thomas Heywood, en 1612, donne une explication historique à cette fusion, ou confusion, entre théâtre et réalité. Il rappelle l’utilisation macabre de condamnés à la peine capitale sur la scène romaine ; ainsi, la mort est réellement donnée par les acteurs, qui sont parfois les princes eux-mêmes, et ce souci du respect scrupuleux de la mimèsis a fasciné les dramaturges de la Renaissance. Les empereurs avaient coutume, en ce temps-là, de choisir parmi les criminels condamnés à mort ceux qui convenaient le mieux pour jouer dans leurs tragédies publiques et de leur faire tenir des rôles de personnages qui devaient mourir au cours de la pièce ; d’ailleurs ceux-ci demandaient plutôt à mourir ainsi, avec détermination, et de la main d’acteurs aussi nobles, que d’encourir une autre fin, plus honteuse et lamentable. C’est ainsi que les tragédies étaient mises en scène. Et c’est ainsi que Caligula, Néron, Vitellius, Domitien, Commode et d’autres empereurs romains, lors de jours de célébrations et de fêtes religieuses importantes avaient coutume d’agir. Donc M. Kyd, dans La Tragédie espagnole, écrit ceci en un endroit : « Mais Néron ne voyait point là de déshonneur,/ Et rois et empereurs ont trouvé du plaisir/ A faire l’essai de leur intelligence sur scène 13 ». Ces exercices, dont la tradition a perduré à travers les âges (bien que d’une façon plus modérée), se retrouvent chez toutes les nations les plus nobles de la terre 14 . Que Thomas Heywood théorise en citant verbatim le texte de Kyd est révélateur du caractère pionnier et de l’intérêt suscité par le procédé de destruction, sur la scène, de l’illusion théâtrale. Qu’il l’associe également à la figure de Néron, très présente dans L’Acteur romain, offre aussi une clef pour interpréter le lien privilégié entre théâtre et pouvoir. Le prototype de la pièce intérieure comme instrument privilégié du théâtre de la vengeance est offert par La Tragédie espagnole ; les éléments structuraux fondamentaux sont présentés d’une façon nette : « Auteur et acteur de cette tragédie » (IV, 4, vers 147), Hieronimo revendique ce double 13 Il faut remarquer que la citation de Heywood est exacte : il reprend le script de La Tragédie espagnole mot pour mot en 4.1.87-89. La citation est donnée dans la traduction de la Pléiade, tome I, p. 204. 14 Heywood, Apologie, livre 1, ma traduction. Agnès Lafont 88 rôle. Il décide de la distribution, imagine les costumes, fournit l’intrigue puis offre sa propre interprétation de la mise en scène en reprenant la métaphore du théâtre pour parler de la « réalité » de la pièce intérieure : « voici ma pièce finie » (IV, 4, vers 158), dit-il en tentant de se suicider sur la scène de la pièce intérieure après une longue tirade à l’adresse de ses spectateurs. Pratique antique et pratique renaissante interrogent donc le rapport entre spectacle et mimèsis. Le matériau historique des Césars permet, de manière tout à la fois thématique et savante, d’articuler le lien ambigu entre théâtre et pouvoir de la représentation, tout en conservant une distance prudente. C’est ici une variation politique de l’un des prototypes littéraires contemporains les plus fructueux, le code du théâtre dit « de la vengeance », qui a connu une vogue très importante dans les années 1590, avec lequel joue brillamment Philip Massinger, trente-six ans après, devant un public averti. *** L’écriture mythologique, par le jeu sur les intertextes, participe de ces jeux de masques dans le théâtre politique. L’Iliade, Les Métamorphoses d’Ovide sont autant de sources mythiques qui irriguent l’écriture de Massinger 15 . L’allusion mythologique n’est pas un simple ornement, mais elle construit un réseau d’images signifiantes qui viennent compléter la mise en forme d’une pièce de théâtre qui peut d’abord sembler composite. Alors que la mythologie tragique sert de cadre annonciateur à la vengeance, la fabula peut également servir de contrepoint ironique lorsqu’elle est associée à la comédie de Plaute, Amphitryon, lors de la scène de séduction de Pâris par la reine (IV, 2). Les jeux de théâtre sont ceux d’un spectacle intérieur, d’un petit théâtre dans un grand théâtre, mais aussi, par les ajouts mythiques, des jeux de masques supplémentaires qui viennent gloser tour à tour le macabre et la luxure, toile de fond de cette tragédie. La pièce s’ouvre sur un mythe de déchirement qui met en jeu la folie d’une vision hallucinée et le désir transgressif de voir ce qui est défendu 16 . C’est une nouvelle fois une mise en scène du dédoublement qui est proposée, sur le mode mythique cette fois : É SOPE : Que jouons-nous ce soir ? L ATINUS : La folie d’Agavé Avec la mort sanglante de Penthée (I, 1, vers 1-2) 15 Voir Yves Peyré, « Massinger’s Plays Within : Pygmalion or Medusa ? », [in] The Show Within and Other Insets. English Renaissance Drama (1550-1642), F. Laroque (éd.), Astrea, 4, Université Montpellier III - CERRA, vol. 2, p. 333-353. 16 Voir A.P. Hogan, « Imagery of Acting in The Roman Actor », MLR 66, 2, p. 273-281, p. 274, et Yves Peyré, La Voix des mythes dans la tragédie élisabéthaine, Paris, CNRS éditions, 1996, p. 32. 89 L’Acteur romain (1626) de Philip Massinger (1583-1640) L’allusion aux Bacchantes d’Euripide, en dépit de sa brièveté, sert tout à la fois de prologue aux déchirements de la tragédie et, par son caractère théâtral, de commentaire sur le traitement spéculaire des abus sanguinaires et sensuels du tyran Domitien. Un lien intime entre tragédie politique et écriture de la tragédie est ostensiblement noué dès l’orée du drame. Tragédie spéculaire et vision tragique se superposent. Cette valeur prophétique, que crée l’intertexte mythique, est traditionnelle : elle agit comme un signal pour le spectateur, suscite son attente et le plonge au cœur d’une époque sanglante. Mettre en scène des actes répréhensibles, que le roi pense pouvoir commettre parce qu’il est au-dessus du commun des mortels, montre simultanément un exercice dévoyé du pouvoir et son caractère artificiel. Ce fonctionnement témoigne de la structuration mythologique qu’il est possible de percevoir de prime abord. La mésaventure de Penthée, ce roi démembré par la folie de sa propre mère pour le punir d’avoir dérangé les orgies données en l’honneur de Dionysos, n’est pas une fable conventionnelle pour traiter de l’écriture du théâtre. Son interprétation à la Renaissance était ambivalente. Certains commentateurs considéraient que Penthée était un hérétique, puni à juste titre. George Sandys, mythographe anglais, glose sa personnalité comme celle d’un « tyran implacable, qui hait la religion et qui cherche à nuire à la religion d’autrui » 17 . D’autres, comme Pierre Bersuire, avaient vu dans le démembrement de Penthée une fable représentant le triomphe du chaos sur l’ordre car « Pentheus […] nous signifie chacun homme religieux qui est de bonnes mœurs, de saincte conversacion et de vie chaste et honneste, et qui mesprise les delices et vanitez mondaines » 18 . Ainsi, le répertoire que proposent Pâris et sa troupe ouvre le spectre des interprétations : d’une part, le mythe inaugure l’horizon d’attente propre à la tragédie : l’innocence de Pâris bafouée par un souverain lubrique ; de l’autre, il élargit le champ des interprétations possibles s’il est pris in bono, en bonne part : c’est le châtiment d’un tyran gouverné par ses passions. Le spectacle est loin de proposer une lecture univoque dans sa facture même. Dans le cadre codifié de la « tragédie de la vengeance », la mythologie offre les auspices les plus sinistres. L’Acteur romain est aussi l’histoire tragique d’une double infidélité : Domitia, fascinée par les fastes impériaux, rejette son époux Lamia, pour épouser l’empereur ; aveuglée par ses sens, elle succombe ensuite au pouvoir de séduction du personnage incarné par l’acteur 17 George Sandys, Ovid’s Metamorphosis Englished, Mythologized and Represented in Figures, 1632, p. 111-112, ma traduction. 18 Ovide Moralisé en prose, C. de Boer (éd.), Amsterdam, North-Holland Publ. 1954, livre 3, chapitre 15, p. 129. Agnès Lafont 90 Pâris. La thématique mythique de l’aveuglement coupable rencontre alors le motif déjà évoqué de la vengeance. Ce théâtre combine schèmes tragiques et utilisation de la mythologie comme code de déchiffrement de ceux-ci. C’est un mode de fonctionnement que Massinger connaît et qu’il reprend à son compte dans son traitement de l’allusion mythologique à la fatale beauté d’Hélène. Dans l’Angleterre de la Renaissance, Hélène de Troie représente la beauté idéale 19 ; une beauté physique, donc, par définition, un trait superficiel et éphémère, mais encore une beauté source de ruine, puisqu’elle est toujours assimilée au signe destructeur de la passion. Christopher Marlowe dans Didon, Reine de Carthage (1589) puis dans Le Docteur Faust (1604 texte A, et 1616 texte B) fait plusieurs références à Hélène en l’associant à la destruction de Troie et à son incendie, allumé par les tisons d’une passion coupable. Jouant sur l’immense popularité de la figure mythique d’Hélène sur la scène élisabéthaine puis jacobéenne, Massinger place là un signe que le spectateur ne peut manquer de reconnaître : Que cette épouse qui m’est ravie se révèle fatale Pour le fier Domitien, que ses enlacements Lui procurent enfin tout aussi peu de joie Que n’en offrit Hélène au fils de Troie. (I, 3, vers 105-108) « Le fils de Troie », « Him of Troy », s’écarte de la simple mention de la figure mythologique ; par le détour, l’allusion est autorisée à fonctionner par dévoilements successifs. Au premier niveau, son évidence tient à la mention du répertoire mythologique si connu ; dans un second temps, on peut voir que l’adultère de l’épouse de Domitien est déjà en creux dans la condamnation de son premier époux. Par l’effacement du nom de Pâris, nous avons là un récapitulatif lapidaire et magistral des enjeux de l’intrigue amoureuse. La périphrase montre la complexité de l’allusion : l’adultère d’Hélène avec Pâris permet une mise en abyme efficace de l’intrigue amoureuse de L’Acteur romain. Le mari trompé offre déjà son commentaire (post mortem pourrait-on presque dire, puisqu’il meurt avant de savoir que sa prédiction va se réaliser) sur l’adultère de son épouse avec l’acteur tragique Pâris. Domitien et Pâris, roi et acteur, sont alors ironiquement associés dans la tirade de Lamia. Cette ironie, le fait que le fils de Priam ne soit pas explicitement identifié, échappe cependant à son auteur, et, de cette ambiguïté conservée, naît l’ironie dramatique. 19 Voir Yves Peyré, La Voix des mythes dans la tragédie élisabéthaine (op. cit.), p. 134-138, qui rappelle de nombreuses références chez les mythographes et les dramaturges de la période à propos de la figure d’Hélène. 91 L’Acteur romain (1626) de Philip Massinger (1583-1640) À la lumière de cette ambiguïté initiale, la scène de séduction de Pâris par Domitia, désormais impératrice, prend tout son piquant. On a reproché à Massinger son style rhétorique trop figé, voire légaliste ; mais il compose en virtuose les enchâssements de niveaux. S’il est traditionnel que le théâtre de la séduction recoure aux parallèles mythologiques pour explorer leurs implications voluptueuses, cette rhétorique est ici défigée par l’appareil scénique. Véritable pièce dans la pièce, une de plus, l’acte IV scène 2 dramatise la parade amoureuse de Domitia devant un Pâris impuissant, sous le regard de son époux dissimulé. C’est l’écho ironique des suppliques amoureuses de l’empereur : Embrasse-moi. Encore. Si je n’avais plus l’ardeur de la jeunesse, Ces feux dégèleraient le sang du vieux Priam, Qui pour défendre Troie pourrait donner la vie À un second Hector. (II, 1, vers 291-295) Désormais, elle n’est plus l’Hécube d’un Priam aux ardeurs renouvelées, mais Hélène : « Tu es maintenant Pâris le Troyen/ Et je suis ton Hélène » (IV, 2, vers 106-107). Ironie de l’acteur piégé par la fable imaginée par l’impératrice manipulatrice qui n’avait pas hésité à modifier la fin de la pièce ovidienne Iphis et Anaxarété à l’acte III, scène 2. Mais aussi ironie d’une Domitia qui, se prenant pour le maître du jeu, est une nouvelle fois trahie par le spectacle qu’elle fournit aux autres : « […] quand Troie brûla, la reine Hécube/ Fut l’esclave d’Ulysse » (III, 2, vers 265-266). Comme le rappelle Pâris, dans le spectacle intérieur, à Domitilla, qui joue la cruelle Anaxarété : telle qui dirige aujourd’hui, demain obéira. Le spectacle intérieur glose alors le déroulement de l’intrigue. Domitien ne manque pas de commenter son rôle de mari trompé depuis la galerie d’où il observe la scène : « Et je suis Ménélas » (IV, 2, vers 108). Summum de la convention mythologique, l’allusion à l’Amphitryon de Plaute : que Domitia s’exclame sur le mode de l’hyperbole : « Il me plairait que tu sois Jupiter/ Et moi Alcmène, et que j’eus le pouvoir/ De faire qu’une courte nuit puisse durer trois nuits/ Et engendrer Hercule » (IV, 2, vers 113-116), alors que Domitius s’attribue immédiatement le rôle d’Amphitryon qui « tire les rideaux », suscite le rire. L’intertexte théâtral commente une fois encore la pièce cadre. Il faut aller plus loin et voir que la mythologie est un programme efficace sous la plume de Massinger. Elle noue les deux fils de l’intrigue, celui du pouvoir et de la manipulation par Domitien, dont la position dominante dans cette scène vient incarner scéniquement la position de suprématie dans l’intrigue, et celui de la réflexion sur les enjeux amoureux, annoncée par Lamia, reprise par Domitia. Enfin, si la mythologie est celle de la convention dans cette allusion particulière ; elle a pour vocation de souligner l’artificialité Agnès Lafont 92 de la relation entre Domitien et Domitia ; le vaudeville vient en contrepoint du conflit de pouvoir au sein du couple, mis en évidence par la proximité de leurs noms. Domitien veut régner sans partage sur le monde, Domitia le veut aussi, mais dans la sphère privée. Le nom, certes historique, de l’acteur Pâris est aussi, dans le cadre de l’analyse mythologique, très révélateur. Il fonctionne sur plusieurs niveaux : Pâris romain, il est l’acteur romain ; Pâris troyen, il est dans son rôle d’acteur et incarne les fantasmes amoureux de l’impératrice ; Pâris, amant d’Hélène, il est celui qui venge le mari trompé, Lamia ; Pâris, tué sur scène par l’empereur, il incarne simultanément l’apogée et l’échec de l’illusion dramatique : sa mort véritable dans un contexte fictif nie le théâtre, mais le rôle divin que s’arroge le souverain est démenti par sa propre mort, dans la pièce de théâtre principale, justifiant alors une nouvelle fois la métaphore omniprésente de la vie comme un théâtre. La contamination des rôles, le glissement d’une traîtrise conjugale à une autre, plus politique, illustre parfaitement la confusion des niveaux : « […] Théâtre où les dieux, par moi représentés,/ S’attristent du spectacle […] » (IV, 2, vers 114-115). Entre le roi et les dieux, entre le spectacle joué et les spectateurs, le monarque est le point d’articulation de deux mondes parallèles : finalement celui-ci devient un véritable acteur sur scène, double de Pâris, autre acteur romain. Si ce moment n’est pas inspiré par les sources historiques mais ajouté par Massinger, il trouve cependant un précédent connu dans la vie de Néron, autre tyran sanguinaire, féru de théâtre 20 . Domitien avait déjà fait allusion à la cruauté et à l’inconséquence de Néron pour montrer que la faute de l’acteur était bien plus grave que celle de l’empereur : « Oh si ta faute avait été de celles/ Que je puis pardonner ! Si tu avais/ Joué, comme Néron, à incendier la fière Rome […] » (IV, 2, vers 190-192). Finalement, la figure historique de Néron associée tantôt à l’acteur tantôt au roi 21 par le biais de la comparaison permet d’établir un lien encore plus étroit entre Domitien et l’histrion : « […] Néron ne boudait pas/ Les théâtres publics : nous pouvons bien, en privé,/ Nous divertir. […] » (IV, 2, vers 232-234). Tout comme Néron, c’est à cause de son inconstance que le roi court à sa perte. C’est lui qui a poussé l’épouse de Lamia vers le destin 20 Martin Butler, dans « The Roman Actor and the Early Stuart Classical Play » (art. cit.), suppose que les allusions à Néron dans L’Acteur Romain (1.4.28 et 30 et 1.4.64 et 68) pourraient provenir d’une pièce contemporaine anonyme : The Tragedy of Nero (avant 1623), E.M. Hill (éd.), New York, Garland Publishing, 1979, p. XVII (sig. B2r°). 21 Au cours de la discussion entre les suivantes de Domitia, la cruauté de Domitien est ainsi commentée : « Néron et Caligula/ Ne firent qu’ordonner des crimes ; notre César/ Prend plaisir à les voir exécuter » (3.1.108-110). 93 L’Acteur romain (1626) de Philip Massinger (1583-1640) d’Hélène, surnommée la prostituée grecque à la Renaissance : « Ta luxure m’a forcée/ À devenir catin ; la mienne te le rend/ Par l’intention et le désir, sinon par l’acte/ De te faire cocu. […] » (IV, 2, vers 140-143). La mise en scène de fables lourdes de présage, l’utilisation de la mythologie en contrepoint montre le talent et la maîtrise de la composition dans L’Acteur romain. La méditation sur la mimèsis est intégrée de manière dynamique à la réflexion politique pour la servir et pour la prolonger. Les théoriciens du théâtre contemporain de Shakespeare conçoivent encore la mimèsis comme une leçon de morale pour le spectateur. Le théâtre dévoilerait les coupables ; ainsi la pièce intérieure, Iphis et Anaxarété, trahit les sentiments amoureux de Domitia pour Pâris ; ses réactions enthousiastes, puis la façon dont elle suspend la représentation montrent qu’alors qu’elle croit n’être qu’une spectatrice, elle fait bien partie du théâtre du monde. Au contraire, dans la première pièce de théâtre enchâssée, L’Avare guéri, la représentation ne parvient pas à réformer le vice du père de Parthenius. Finalement, dans la troisième pièce enchâssée, la fiction est prise au pied de la lettre et le comédien meurt sur scène, assassiné. Les éclats d’une structure apparemment discontinue trouvent leur unité dans un questionnement sans relâche des liens entre pouvoir et représentation et les nombreux jeux de masques historiques, grâce à la figure de Néron, et mythologiques, grâce aux jeux sur l’Iliade, créent une dynamique d’une forme de bouillonnement scénique. C’est là que réside la puissance d’une structure réflexive, tout entière fondée sur la métaphore maniériste du theatrum mundi. Biblio 17, 193 (2011) Disorders and inconveniences in this City. Le contrôle des spectacles par les autorités laïques et religieuses dans le Londres Tudor O LIVIER S PINA Centre Roland Mousnier (Paris-Sorbonne) Dès la fin du XIX e siècle, l’« âge d’or » culturel qu’a connu Londres à la fin du règne d’Elisabeth I ère a focalisé l’essentiel de l’attention des chercheurs s’intéressant aux spectacles. Les historiens, et au premier chef E.K. Chambers, lièrent au processus de construction de l’État moderne l’apparition conjointe de dramaturges exceptionnels, tels Shakespeare et Jonson, et d’un théâtre public drainant de larges foules de spectateurs 1 . La monarchie Tudor, « culturellement éclairée », aurait protégé le théâtre de la haine des magistrats londoniens gagnés au puritanisme naissant. E.K. Chambers et W.W. Greg confortèrent cette hypothèse en éditant une partie des archives royales et municipales ayant trait au théâtre 2 . À la fin des années 1970, le mouvement des cultural studies a renouvelé l’étude du théâtre en le réinscrivant dans le contexte socio-économique londonien. Entre 1540 et 1600, la population londonienne passe de 45000 à 200000 habitants. Cette importante croissance démographique est alimentée par une migration continue d’une population jeune et en partie pauvre. Cet afflux entraîne à la fois des problèmes sanitaires, d’ordre public et de logement, qui sont encore accrus par la crise économique qui frappe l’Angleterre 1 Edmund K. Chambers, The Elizabethan stage, 4 vol., Oxford, Clarendon Press, 1923. 2 Voir, entre autres, Edmund K. Chambers et Walter W. Greg (éds.), « Dramatic record from the Privy Council Register, 1603-1642 », Malone Society collections, vol. I, part 4, Oxford, Malone Society, 1911, p. 370-395. Edmund K. Chambers et Walter W. Greg (éds.), « Dramatic record of the City of London, the Remembrancia », Malone Society Collections vol. I, part 1, Oxford, Malone Society, 1907, p. 43-100. Edmund K. Chambers (éd.), « Dramatic Records of the City of London : The Repertories, Journals, and Letter Books », Malone Society Collections, vol. II, part 3, Oxford, Malone Society, 1931, p. 285-320. Olivier Spina 96 durant les années 1590 3 . Dans ce cadre, le théâtre de la fin du XVI e siècle apparaît pour les cultural studies comme un phénomène politique et culturel ambivalent. Le théâtre aurait été, en partie, instrumentalisé par les pouvoirs Tudor afin de se légitimer face à une société urbaine en pleine mutation 4 . Mais il aurait été, simultanément, pour les spectateurs, un outil de démystification du pouvoir, en montrant que celui-ci ne repose que sur des « mises en scène » 5 . Cette dualité expliquerait que la monarchie Tudor ait cherché à contrôler strictement le théâtre. Toutefois, le cadre théorique et les éditions de sources établis par E.K. Chambers et W.W. Greg restent la matrice de la réflexion des cultural studies. Le « théâtre public » élisabéthain est pensé comme un « fait social » et culturel unique et inédit dont l’étude serait capitale pour comprendre le mode de fonctionnement du pouvoir Tudor. Par conséquent, l’histoire du théâtre Tudor a été trop souvent réduite à deux champs : une histoire de la protection royale et du patronage aristocratique d’acteurs ou de dramaturges artistes 6 , et une histoire littéraire étudiant le contenu politique des pièces de théâtre 7 . Ces hypothèses traditionnelles ont conduit à négliger l’existence, à côté du théâtre, d’un grand nombre d’autres spectacles qui sont organisés à Londres selon les mêmes modalités, pour les mêmes publics, dans les mêmes lieux, dans les mêmes cadres législatifs et souvent par les mêmes personnes : les combats d’animaux, démonstrations d’escrime, spectacles de marionnettes et autres. Le spectacle peut alors se définir comme « quelque chose à voir » ayant cinq caractéristiques. Il s’agit d’une mise en scène préalablement organisée par des acteurs sociaux, économiques et/ ou politiques ; il s’adresse à un groupe et simultanément aux individus composant ce groupe ; les aspects matériels et sensoriels sont primordiaux dans la constitution de son 3 Peter Clark et Paul Slack (dir.), Crisis and order in English Towns, 1500-1700, Toronto, Toronto University Press, 1972. 4 Stephen Greenblatt, Shakespeare negociations, Oxford, Clarendon Press, 1990. 5 Les travaux des anthropologues Clifford Geertz et Victor Turner en sont une des matrices. Clifford Geertz, Savoir local, savoir global, les lieux du savoir, Paris, PUF, 1986 ; Victor Turner, From ritual to theatre, the human seriousness of play, New York, PAJ Publications, 1992. 6 Cette relation verticale emprunte largement à la conception de l’artiste de cour telle que définie par Martin Warnke. Le prince distingue et reconnaît le talent du dramaturge-artiste et le protège, ce qui fait automatiquement disparaître tout autre aspect politique ou social qui pourrait interférer. Voir Martin Warnke, L’Artiste et la Cour. Aux origines de l’artiste moderne, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 1989. 7 Richard Dutton, « “Methinks the truth should live from age to age” : The dating and contexts of Henry V », Huntington Library Quarterly, vol. 68/ 1-2, 2005, p. 173-204. 97 Disorders and inconveniences in this City sens ; les spectateurs n’ont pas un rôle de simples observateurs mais sont, au contraire, partie prenante dans l’élaboration du sens du spectacle par la réception qu’ils en font ; le spectacle n’est pas sûr d’atteindre le but prévu initialement par les concepteurs. Cette étude entend donc sortir de la simple histoire culturelle pour mieux cerner et expliquer l’action des pouvoirs dans la sphère du « divertissement », en appréhendant l’ensemble des spectacles londoniens 8 . En outre, une description précise des rapports quotidiens qu’entretiennent spectacles et pouvoirs à Londres fait apparaître que l’on a trop longtemps surestimé et simplifié le rôle de la monarchie. Depuis E.K. Chambers, le pouvoir a été pensé d’une façon monolithique et « absolutiste », et exclusivement dans le cadre d’un « face-à-face » entre la monarchie et le théâtre. Cette étude entend montrer que coexistent à Londres différentes institutions de pouvoir, telles que la Municipalité de Londres 9 , les autorités ecclésiastiques ou encore les corps de métiers qui, loin de s’agencer en une hiérarchie simple au service d’une politique ordonnée par la monarchie, se chevauchent, se freinent, se renforcent, se contestent voire se neutralisent. Il apparaît donc que si les spectacles se multiplient dans Londres dans la deuxième partie du XVI e siècle, ce n’est pas seulement dû à une volonté monarchique mais, en grande partie, à un équilibre dynamique des pouvoirs et à une dialectique complexe entre les institutions et la société londoniennes. Des spectacles urbains au service des spectacles curiaux Au XVI e siècle, le Conseil privé, principal organe de décision de la monarchie, indique à plusieurs reprises que les représentations théâtrales publiques données à Londres par des troupes d’acteurs professionnels ne sont autorisées que parce qu’elles sont une forme d’« entraînement » en vue des représentations jouées à la cour pour le « divertissement royal ». Ce « divertissement » doit être compris dans un sens politique : il est plus une des formes traditionnelles de la mise en scène de la magnificence royale qu’un simple plaisir individuel du souverain. Ainsi, le 3 décembre 1581, le Conseil Privé impose au Lord Maire de Londres d’autoriser certaines troupes à jouer dans la cité. Le texte leur donne 8 Jean-Marc Leveratto, Introduction à l’anthropologie du spectacle, Paris, La Dispute, 2006. 9 On entend ici par « Municipalité de Londres », le Lord Maire, la Cour des Aldermen et le Conseil Communal. Olivier Spina 98 licence de se livrer à leur activité de représentation comme ils l’ont fait jusqu’à présent ; leurs Seigneuries du Conseil ayant considéré que ces [acteurs] allaient, lors des prochaines fêtes de Noël, présenter certaines pièces devant sa Majesté la reine pour son divertissement 10 . En effet, avant chaque grande période de festivités, l’officier chargé des divertissements royaux, le Maître des Divertissements, convoque les troupes d’acteurs afin qu’elles lui présentent les pièces qu’elles comptent donner à la cour. Les comptes de l’Office des divertissements pour l’année 1579-1580 signalent que le Maître est remboursé des dépenses occasionnées par le transport aller et retour du matériel des acteurs venus [à la cour] pour l’examen et la présentation de leurs diverses pièces, pour [les dépenses occasionnées] pour choisir parmi celles-ci dix pièces qui seront montrées à sa Majesté à Noël, à la Nuit des rois et à Pentecôte et pour les dépenses engagées pour plusieurs répétitions de ces pièces avant qu’elles ne soient présentées devant sa Majesté : £10 11 . Le Maître opère une sélection et, le cas échéant, amende le contenu ou la mise en scène des pièces en vue de leur représentation devant la reine. Tolérer les « répétitions publiques » en ville est donc un moyen permettant aux troupes de garantir au maître un haut niveau d’exécution et une plus grande diversité de pièces. En effet, en jouant pendant plusieurs mois dans Londres, les acteurs sont obligés de se constituer un répertoire conséquent de façon à ne pas lasser le public. Ce mode d’organisation n’est pas spécifique au théâtre : les liens entre Cour et Ville sont identiques pour les combats d’animaux, très appréciés lors des festivités curiales. La patente de nomination du Maître des Animaux précise que celui-ci a le droit d’organiser à sa convenance des combats d’animaux 12 . Les maîtres successifs donnent ainsi des combats publics 10 Décision du 3 décembre 1581, éditée dans John R. Dasent (éd.), Acts of the Privy Concil of England, 1542-1604, New Series, 32 vol., Londres, Her Majestie’s Stationery Office, 1890-1907 [abrégé en APC], vol. 13, p. 269-270 : « graunte them license to use their sayd exercise of playeng as heretofore they had don ; their Lordships their upon for the consyderacions aforesaid as also for that they are to present certeyne playes before the Quenes Majestie for her solace in the Christmas tyme nowe following ». 11 « For his Chardges with the Chardges of the players the Carriage and recariage of their stuffe for examynynge and Rehersinge of dyvers plaies and Choise makinge of 10 of them to be showen before her maiestie at Christmas twefetide Candelmas and Shrovetide and their sondry rehersalls afterwardes till to be presented before her Maiestie 10£ », édité dans Albert Feuillerat (éd.), Documents relating to the revels at court in the time of Queen Elizabeth (Loseley Manuscripts), Louvain, A. Uystpruyst, 1908, p. 325. 12 Voir la patente octroyée à John Dorrington en 1599, British Library (abrégé en BL) Ms Egerton 2623, fol. 11v-12. 99 Disorders and inconveniences in this City dans une arène londonienne afin que les chiens, principaux protagonistes des combats, puissent être suffisamment aguerris lorsqu’ils devront affronter les ours royaux devant la Cour 13 . Toutefois, si les spectacles sont officiellement tolérés à Londres comme un entraînement indispensable pour assurer la qualité des festivités de cour, la monarchie y voit aussi un moyen d’externaliser les coûts de production de ces dernières. À partir des années 1570, les spectacles montés et financés entièrement par les officiers royaux se font beaucoup plus rares à la cour. On a désormais le plus souvent recours à des professionnels du spectacle peu rémunérés mais autorisés à jouer contre rétribution à Londres. La majorité des spectacles londoniens sont ainsi définis par les sources contemporaines comme « publics », c’est-à-dire qu’un droit d’entrée est perçu sur les personnes y assistant. Les mêmes professionnels se produisent régulièrement à Londres lors de spectacles dits « privés », visant à solenniser une occasion particulière (le plus souvent un mariage) et pour lesquels ils sont payés par les organisateurs alors que les spectateurs, invités, ne payent rien 14 . Ce système de tolérance mis en place au milieu de la décennie 1570 permet en quelques années de diviser par quatre les dépenses festives de la cour alors même que le nombre de spectacles présentés s’accroît 15 . Par exemple, les sommes collectées auprès des spectateurs londoniens des combats d’animaux (2 à 4d par entrée) permettent au Maître des Animaux de financer l’entretien quotidien d’une meute de plus de 120 chiens et d’une demi-douzaine d’ours et de taureaux, animaux qui étaient ensuite amenés à combattre devant le monarque 16 . Autoriser les spectacles publics à Londres permet donc à la monarchie de disposer d’une offre diversifiée de spectacles de meilleure qualité à un prix modéré 17 . D’autres raisons que financières et pratiques expliquent que la monarchie encourage à Londres les spectacles publics aux droits d’entrée peu onéreux 13 Voir Olivier Spina, « De la cour à la ville. Les combats d’animaux sauvages à Londres sous les Tudor », [in] Corinne Beck et Fabrice Guizard-Duchamp (dir.), La Bête captive, Presses Universitaires de Valenciennes, à paraître en 2011. 14 La différenciation traditionnelle entre amphithéâtres dits « publics » (le Globe ou le Rose) et théâtres dits « privés » (les inns comme St Paul’s, Blackfriars …) est donc fondée sur une mauvaise lecture des sources. 15 William R. Streitberger, « Chambers on the Revels Office and Elizabethan Theater History », Shakespeare Quarterly, vol. 59/ 2, 2008, p. 187-209. 16 Voir Olivier Spina, art.cit. 17 On peut également comparer les £10 reçues en récompense par les troupes jouant à la Cour alors que la production d’un masque coûtait plusieurs dizaines voire plusieurs centaines de livres. Olivier Spina 100 (un à deux pence dans les amphithéâtres) et très populaires (plusieurs centaines voire plusieurs milliers de personnes de rang social divers). Aux yeux du Conseil privé, ils sont un « honnête divertissement » pour le souverain comme pour son peuple 18 . Ainsi, en 1603, lorsque Jacques I er octroie à la troupe du Chambellan le statut de troupe royale, il précise leur double raison d’être. Ses acteurs doivent utiliser et exercer l’art et le métier de jouer des Comédies, des Tragédies, des pièces historiques, des interludes, des moralités, des pastorales et toute autre pièce qu’ils ont déjà étudiées ou qu’ils étudieront et ce, aussi bien pour le divertissement de nos sujets aimants que pour notre propre plaisir lorsque nous jugeront qu’il nous plaît d’en voir 19 . Ce « divertissement » offert au peuple de Londres apparaît surtout comme un facteur concourant au maintien de l’ordre public et à la paix sociale dans une ville qui connaît une croissance rapide. Les spectacles sont l’un des rares divertissements tolérés et accessibles à tous. Ils sont un moyen de socialisation fondamental dans une société urbaine londonienne en pleine transformation et confrontée à d’importants problèmes sanitaires et socioéconomiques. La fréquentation des spectacles permet aux jeunes migrants de s’agréger au tissu social londonien. Les spectacles sont fréquentés entre amis, entre apprentis du même métier ou entre voisins, ce qui concourt à la création et au renforcement de liens horizontaux, mais on s’y rend aussi avec sa famille ou son maître, favorisant l’articulation des différentes générations de Londoniens. Ces divertissements sont donc un des éléments de la fabrique sociale londonienne. Cela explique qu’en 1572, le Conseil privé demande à la Municipalité d’autoriser la reprise des représentations théâtrales, suspendues en 1571 à cause de la peste, car, selon lui, « le peuple doit se divertir et doit être détourné de nombreuses autres pratiques qui sont bien pires » 20 . Ces pratiques « bien pires » sont les divers jeux d’argent, la fréquentation des 18 Voir Olivier Spina, « Comment assurer l’ordre public dans le Londres Tudor (1530- 1603) ? Le public des spectacles Tudor comme unlawfull assemblies » à paraître en 2011 dans les actes du colloque Foules en ville tenu à l’Université de Tours du 15 au 17 octobre 2009. 19 « To use and exercice the arte and faculty of playing Comedies Tragedies histories enterludes moralls pastoralles stageplaies and such other like as theie have already studied or hereafter shall use or studie aswell for the recreation of our loving subjects as for our Solace and pleasure when we shall thincke good to see them duringe our pleasure ». Patente octroyée le 9 mai 1603, éditée dans Edmund K. Chambers et Walter W. Geg (éds.), « Dramatic records from the Patent Rolls. Company Licences », p. 264. 20 London Metropolitan Archives (abrégé en LMA), Court of Aldermen Repertory (abrégé en Rep.) vol. 17, COL/ CA/ 01/ 01/ 019, fol. 317, cour tenue le 20 mai 1572. 101 Disorders and inconveniences in this City prostituées, voire des activités plus violentes, telle la pratique d’une forme rudimentaire de « football », susceptibles de rapidement dégénérer en émeutes urbaines 21 . Toutefois, ces spectacles doivent rester « une pratique modérée » et une « honnête récréation » 22 . La monarchie prend donc des dispositions ou demande à la Municipalité de Londres d’en prendre, afin de veiller à ce que ces spectacles ne causent pas plus de troubles qu’ils n’en préviennent. Entre 1533 et 1603, la monarchie adopte 66 décisions ayant trait aux spectacles londoniens, auxquelles s’ajoutent 67 décisions municipales. Quatre orientations majeures peuvent être dégagées. Tout d’abord, les autorités essayent de contrôler les lieux de représentation en imposant, notamment, que ces derniers soient licenciés (par la Cité, un officier royal, le Conseil privé …). Certaines dispositions municipales imposent au propriétaire du lieu de spectacle de signer une reconnaissance de dette, un bond, d’un montant conséquent et qui sera encaissée en cas de violation des conditions définies 23 . Les autorités délèguent par ce moyen le contrôle des horaires, du contenu ou encore des spectateurs aux propriétaires des lieux, tenus pour responsables en cas de problème. Le deuxième grand axe de cette action vise au contrôle de la composition sociologique du public. Certains spectacles sont théoriquement réservés à un public restreint et élitaire, en général les nobles, les membres du corps de ville ou les citoyens éminents - afin d’éviter les rassemblements populaires et la propagation d’idées subversives. En novembre 1583, par exemple, les Aldermen signalent au Conseil privé que les représentations dans le cadre privé suffisent pour « l’entraînement » des acteurs pour le service de la reine Elisabeth I ère24 . La troisième tendance est d’encadrer la temporalité des spectacles en les interdisant durant certaines périodes. Les autorités suspendent régulièrement les spectacles pendant plusieurs mois lorsque la surmortalité liée à une épidémie atteint un certain niveau à Londres. En effet, ils sont identifiés comme des occasions de contamination. En novembre 1583, la Municipalité, le Conseil privé et certains acteurs entrent en discussion pour 21 Le 8 février 1589, une interdiction des rassemblements en vue de jouer au football est édictée par la Municipalité, LMA, Journal of Common Council (abrégé en JCC), COL/ CC/ 01/ 01/ 23, vol. 22, fol. 257. 22 « A moderate practice of them for honest recreation might be continued », lettre du Conseil privé au Lord Maire et datée du 31 décembre 1601, APC, vol. 32, p. 466-467. 23 Ainsi, le 6 décembre 1574, la Municipalité impose tout cela aux Londoniens qui accueilleraient chez eux de tels spectacles. LMA, JCC vol. 20, 1, COL/ CC/ 01/ 01, fol. 187. 24 Edité dans Edmund K. Chambers et Walter W. Greg (éds.), « Dramatic records from the Lansdowe Manuscripts », The Malone Society Collections vol. 1, part II, 1908, p. 170-171. Olivier Spina 102 déterminer à partir de combien de décès les spectacles doivent être interdits 25 . La tenue de spectacles est également prohibée certains jours, en raison de leur caractère sacré, tel le sabbat 26 , ou parce qu’ils sont censés être des jours de travail et non de divertissement 27 . On essaye également de fixer la durée et l’horaire des spectacles, en évitant qu’ils ne concurrencent les offices religieux ou qu’ils ne se terminent après le coucher du soleil 28 . Enfin, les autorités tentent de contrôler le contenu des spectacles et, avant tout, celui des pièces de théâtre. À de nombreuses reprises entre 1549 et 1600, le Conseil privé impose que toute pièce soit visée pour approbation avant d’être jouée. Toutefois, s’il retient parfois ce pouvoir pour l’exercer lui-même, ce qui peut sembler irréaliste, il confie généralement cette tâche à divers officiers locaux sans qu’aucun contrôle de leur action ne soit prévu 29 . Ces constantes réitérations et changements révèlent peut-être l’inefficacité de ce contrôle, mais ils témoignent surtout d’un processus chaotique. Des officiers se voient en quelques années conférer, retirer, puis de nouveau rendre le contrôle des pièces. À cela s’ajoute qu’indépendamment, la Municipalité de Londres prend, elle aussi, des dispositions instaurant des officiers de contrôle, sans réellement tenir compte du contenu des ordres royaux 30 . Ces dizaines de décisions ne doivent donc pas être interprétées comme la réalisation d’une politique cohérente, issue de quelques grands principes pensés par la Monarchie et mise en action par les officiers royaux et municipaux. Cette cohérence n’existe que dans la classification de l’historien. Dans le flux temporel, les décisions ne cessent de se contredire ou de contredire les principes proclamés. 25 Id., p. 143-215, p. 158-159. La troupe de la reine demande à pouvoir jouer à Londres dès que le nombre de morts hebdomadaires à Londres est inférieur à 50. 26 Ainsi, à partir de 1583, les combats d’animaux sont interdits le dimanche et ne sont légalement autorisés que les jeudis. LMA, Remembrancia (abrégée en Rem.) vol. I, COL/ RMD/ PA/ 01, n° 458, fol. 227-227v. 27 Lettre du Lord Maire au Conseil privé datée du 28 juillet 1597, LMA Rem. II, COL/ RMD/ PA/ 02, n° 171. 28 Voir la lettre du Conseil privé à la Municipalité datée du 11 avril 1582, LMA Rem. I, COL/ RMD/ PA/ 01, n° 317, fol. 152v. 29 Voir les proclamations royales d’Edouard VI datées du 6 août 1549 et du 29 avril 1551, et la proclamation royale de Marie I ère datée du 18 août 1553. Paul C. Hugues et James F. Larkin (éds.), Tudor royal proclamations, 3 vol., New Haven, Yale University Press, 1964-1969, respectivement vol. 1, p. 478-479 et p. 514-518 et vol. 2, p. 5-8. 30 Respectivement, Cour des Aldermen du 20 mai 1572, LMA Rep. 17, COL/ CA/ 01/ 01/ 019, fol. 317 et lettre du Conseil privé au Lord Maire datée du 11 avril 1582, LMA Rem. I, COL/ RMD/ PA/ 01, n° 317. 103 Disorders and inconveniences in this City Peut-on parler d’une politique royale des spectacles ? L’attitude de la monarchie face aux spectacles publics relève moins d’une politique planifiée que d’ajustements incessants au gré des nécessités du gouvernement d’une métropole en pleine expansion. En 1578, par exemple, Londres connaît une épidémie de peste très meurtrière. Dès juin, le Conseil privé envoie plusieurs lettres au Lord Maire et aux officiers royaux ayant juridiction sur les banlieues pour leur demander de prendre de sévères mesures prophylactiques, dont l’interdiction des spectacles 31 . Pourtant le 23 décembre, alors que l’épidémie sévit encore, le Conseil privé envoie une nouvelle lettre à la Municipalité et aux Justices of the Peace du Middlesex et du Surrey : afin de leur demander de tolérer la représentation de pièces à Londres - dans la Cité comme aux alentours - et afin de leur demander que les dispositions précédemment prescrites pour faire cesser l’épidémie soient sévèrement observées, de sorte que ces assemblées publiques n’aient aucune conséquence fâcheuse 32 . La Cité semble doublement prise au dépourvu. Elle ne peut vivre que comme un scandale le fait que la monarchie autorise des représentations théâtrales alors même que le Conseil privé avait interdit à la Municipalité d’organiser la Parade du Lord Maire, cérémonie civique essentielle à la réaffirmation de l’identité civique du corps urbain londonien 33 . De plus, cette lettre autorise pas moins de six troupes différentes qui vont jouer à de nombreuses reprises et dans plusieurs lieux 34 . Dans ces conditions, la monarchie sait que concilier l’entraînement des acteurs et la diminution de l’épidémie relève de l’impossible ; la politique sanitaire londonienne ne peut en être que remise en cause. Ce sacrifice se fait au nom d’impératifs jugés supérieurs par les Conseillers privés. La politique étrangère de la reine nécessite que les festivités de fin d’année données à la Cour comprennent de nombreux spectacles exécutés à 31 Une première lettre est adressée au Lord Maire le 1 juin 1578, puis une nouvelle le 18 septembre 1578. Le 10 novembre, le Conseil privé envoie une lettre similaire aux Justices of the Peace du Surrey, APC, vol. 10, p 239, p. 326 et p. 381. 32 Lettre du 23 décembre 1578, « A letter to the Lord Maiour and the Justices of Middlesex and Surrey requiring them to suffer the exercise of playes within the Cittie of London and without the Liberties, and to have regarde that suche orders as are prescribed for the stayeng of thinfection maie be duelie observed, so as ther growne no hurte unto the sounde in their publicque assemblies », (APC), vol. 10, p. 435. 33 Lettre du Conseil privé au Lord Maire datée du 11 octobre 1578, (APC), vol. 10, p. 339. 34 Une lettre du Conseil privé adressée au Lord Maire et datée du 24 décembre 1578 précise le nom des six troupes autorisées, APC, vol. 10, p. 436. Olivier Spina 104 la perfection. En effet, l’ambassadeur de France chargé de négocier le mariage de la reine Elisabeth I ère avec le duc d’Anjou doit y participer 35 . Par-delà les interrogations sur l’existence ou non d’une « politique » cohérente de la monarchie quant aux spectacles, il faut se demander si la « monarchie » est une entité elle-même cohérente en matière de spectacles. Les registres du Conseil privé ne reflètent qu’une partie de l’action des membres du Conseil. Durant l’ensemble du règne d’Elisabeth I ère , un certain nombre des grands aristocrates conseillers, dont le plus connu est Robert Dudley, comte de Leicester, sont aussi « protecteurs » de troupes d’acteurs. Ils aident régulièrement leurs serviteurs, au nom d’un lien de patronage personnel, à contourner une partie des dispositions qu’ils contribuent à élaborer en conseil, sans qu’il faille pour autant interpréter ces actes comme une forme de contestation politique. Ainsi, le 8 octobre 1594, après que le Conseil a suspendu les spectacles pendant plusieurs mois, Henry Carey, baron Hunsdon, écrit au Lord Maire pour lui demander d’autoriser sa troupe à jouer dans un des théâtres londoniens 36 . Hunsdon appartient non seulement au Conseil mais il occupe l’office de Lord Chambellan, ce qui lui donne toute autorité sur l’ensemble des spectacles curiaux et donc, mécaniquement, sur ceux de Londres. Dans cette lettre, Hunsdon se garde bien de préciser s’il agit avec l’aval du Conseil, en tant qu’officier royal ou en tant que simple noble. Jouant de cette ambivalence, il force la Municipalité à accepter que ses hommes se produisent en ville au mépris des décisions précédemment prises. L’unicité de la politique monarchique est également mise à mal par l’action des officiers royaux inférieurs. Ces derniers (Maître des Divertissements, Maître des Animaux, Maître de la Chapelle) ont, sous l’autorité nominale du Lord Chambellan, des attributions curiales mais aussi des compétences, très floues, sur les spectacles londoniens. Par exemple, Edmund Tilney, le Maître des Divertissements, licencie, dans la dernière décennie du XVI e siècle, les pièces de théâtre et les lieux de représentation 37 . Son activité a été assimilée par l’historiographie traditionnelle à une forme officielle de censure monarchique. Pourtant aucun des textes réglementaires qui nous sont parvenus ne prévoit que cette compétence soit dévolue au seul maître. En 1589, le Conseil privé instaure bien une censure préventive de toutes les pièces pré- 35 Albert Feuillerat, op. cit., p. 278. 36 Lettre de Henry Carey baron Hunsdon au Lord Maire Richard Martin, Rem. II, COL/ RMD/ PA/ 02, n° 33, 8 octobre 1594. 37 Il est maître de 1579 à sa mort en 1610. Sur Edmun Tilney (ou Tillney), voir William R. Streitberger, Edmond Tillney, master of the Revels and Censor of Plays, New York, AM Press, 1986. 105 Disorders and inconveniences in this City sentées publiquement à Londres, mais elle doit être opérée conjointement par l’Archevêque de Cantorbéry, le Lord Maire de Londres et le Maître des Divertissements 38 . Si aucune trace archivistique n’atteste qu’une telle commission ait jamais fonctionné, c’est sans doute parce que Tilney semble avoir utilisé son droit de contrôle des pièces jouées à la cour pour s’arroger le droit de contrôler seul toutes les pièces représentées à Londres, y compris celles qui ne seront jamais jouées devant la reine. Il semble également s’être approprié le droit de contrôler les théâtres londoniens 39 . Or Tilney, qui est toujours proche de la banqueroute, monnaye ces autorisations. Les livres de comptes de Philip Henslowe, propriétaire de théâtres à la fin du XVI e siècle et au début du XVII e siècle, montrent que, dans les dernières années du règne d’Elisabeth I ère , Tilney demandait 7s par pièce licenciée et qu’il attendait £3 par mois des propriétaires de théâtre pour les autoriser à accueillir des représentations 40 . Cet intéressement financier le pousse à agir afin que les théâtres restent le plus souvent ouverts et afin que le plus grand nombre de pièces soient jouées, même lorsque les spectacles devraient être légalement prohibés (épidémies, sabbats …). Dès 1592, la Municipalité lui reproche à demi-mot d’autoriser, par appât du gain, la tenue de spectacles 41 . Elle tente même de lui racheter ce droit de contrôle contre une pension annuelle. Bien que Tilney y soit favorable, aucun accord ne fut trouvé en raison de l’importance des sommes à débourser 42 . Une lettre du Lord Maire au Lord Trésorier Burghley en 1589 atteste que le Conseil semble parfois tenir Tilney à l’écart des prises de décision concernant les spectacles : Comme il m’apparaissait après lecture d’une lettre envoyée par vos Seigneuries [du Conseil] à Mr Yonge [un des JP du Surrey] que votre honneur désirait que je donne ordre de suspendre toutes les représentations théâtrales dans la Cité, ce que M. Tilney a particulièrement peu apprécié 43 . 38 Lettres du Conseil privé datées du 12 novembre 1589, APC, vol. 18, p. 214. 39 La patente de Tilney ne porte pas explicitement ce droit au contrôle des spectacles londoniens. Tilney paraît avoir fait une interprétation très extensive des droits qui lui étaient conférés. Cette patente est publiée dans Albert Feuillerat, op. cit., p. 51-52. 40 Voir Reginald A. Foakes (éd.), Henslowe’s Diary, Cambridge, Cambridge University Press, 2002 (2 nde édition), p. 94 et p. 130. 41 Lettre du Lord Maire à l’Archevêque de Cantorbéry, LMA Rem. I, COL/ RMD/ PA/ 01, n° 635. 42 Minutes de la Cour des Assistants des Marchands Tailleurs tenue le 22 mars 1592, Guildhall Library, Ms 34010, vol. 3, fol. 244v-245. 43 « Where by a lettre of your Lordshippes directed to Mr Yonge it appered unto me, that it was your honor pleasure I sholde geve order for the staie of all playes within the Cittie, in that Mr Tilney did utterly mislike the same », BL Ms Lansdowne 60, fol. 47, art. 19. Olivier Spina 106 La gestion du théâtre n’est donc pas le fruit d’une politique royale mais découle d’un rapport de forces complexe au sein duquel l’intérêt particulier du Maître n’est pas la plus faible des forces en présence. Cette situation dans laquelle les officiers royaux sont juges et parties n’est pas spécifique au théâtre. Le Maître des Animaux est, lui aussi, intéressé financièrement aux combats donnés à Londres. Il les organise et encaisse les entrées ou, comme le Maître des Divertissements, monnaye des patentes 44 . Il arrive que le Maître des Animaux viole sciemment les dispositions royales restreignant les spectacles. En 1606, les deux maîtres, Philip Henslowe et Edward Alleyn, également possesseurs d’un théâtre, tentent de faire donner des combats d’animaux le dimanche, alors même qu’en 1603, le roi Jacques I er a réaffirmé la nécessité de respecter la sanctification du sabbat en interdisant tout spectacle 45 . L’action du Maître et celle de la monarchie sont loin de toujours se compléter. Elles peuvent se parasiter, créant souvent un laisser-faire dans le domaine des spectacles. Les ajustements constants entre la règle officiellement édictée et les comportements officieux de chacun, et ce, à tous les niveaux, expliquent donc la réitération constante des mêmes ordres qui semblent très souvent ignorés. La grande tolérance de la monarchie face au foisonnement des spectacles relève peut être moins d’un choix politique du divertissement populaire que d’une certaine paralysie du pouvoir monarchique. Une multitude de pouvoirs aux préoccupations différentes À la pluralité des pôles de pouvoir au sein même de la monarchie, s’ajoute la pluralité des pouvoirs locaux londoniens qui, eux aussi, tentent d’imposer leur autorité sur les spectacles. Or, malgré une grande activité réglementaire, ces pouvoirs semblent peu efficaces dans leur gestion des spectacles. Depuis Chambers, la Municipalité de Londres est pensée comme un pouvoir à l’action cohérente, répressive et puritaine vis-à-vis des spectacles publics. Toutefois, si les discours et les décisions adoptées par la Cité semblent tout à fait cohérents, il existe un véritable fossé entre les décisions prises et leur réalisation 46 . 44 Voir Charles L. Kingsford, « Paris Garden and the bear baiting », Archaelogia, vol. 70, 1920, p. 155-178. 45 Reginald A. Foakes (éd.), The Henslowe papers, 2 vol., Londres, The Scolar Press, 1977, manuscrits II, doc. 9. 46 Ceci s’explique peut-être par l’important turn-over à la tête de la Cité. De plus, les spectacles publics ne sont peut-être pas une question polarisant l’intérêt des magistrats londoniens avant les années 1590 et les problèmes d’ordre public qu’ils sont censés créer ou favoriser. Voir Olivier Spina, « Comment assurer l’ordre public dans le Londres Tudor (1530-1603) », art. cit. 107 Disorders and inconveniences in this City Dans les faits, son pouvoir de contrôle et de contrainte sur les spectacles est relativement limité. La monarchie intervient parfois pour imposer à la Cité l’assouplissement ou la suppression de sa législation en matière de spectacles. Dans une lettre du 18 novembre 1581 adressée au Lord Maire, le Conseil privé s’étonne que la Cité ait suspendu les spectacles pour endiguer l’épidémie de peste et impose la levée de la suspension 47 . Mais, même en dehors des interventions monarchiques, la Cité peine à imposer ses décisions. Dès qu’elle légifère pour contrôler tel ou tel lieu de représentation (les tavernes, les inns, les jardins privés …) 48 , les spectacles s’installent dans d’autres types de bâtiments, comme des halls de corporations ou des maisons appartenant à des paroisses. En décembre 1574, lorsque le Conseil communal essaye d’imposer le contrôle du contenu des pièces jouées dans la juridiction de la Cité, les spectacles sont, dans leur grande majorité, organisés dans les banlieues échappant à son autorité, privant les magistrats de tout moyen d’action 49 . Seuls subsistent alors des moyens indirects comme l’interdiction de toute publicité dans la ville. Le fait de placarder des affiches et de défiler avec de la musique ou des animaux dans les rues de Londres pour faire venir du public aux spectacles est alors sévèrement réglementé. En février 1584, lors d’un nouvel épisode de peste, la Municipalité interdit toute forme de publicité pour les combats d’animaux sous peine d’emprisonnement 50 . En dehors des difficultés de mise en pratique des décisions, l’action municipale est, en elle-même, ambiguë. La Cité ne semble pas se donner les moyens de « cogérer » réellement les spectacles avec la monarchie. En mai 1572, la Municipalité impose le contrôle par des officiers civiques du contenu des pièces de théâtre. Pourtant, on ne trouve aucune trace directe ou indirecte de l’action ou même de la nomination de tels officiers dans les archives lors des mois suivants 51 . En 1574, la Monarchie propose aux magistrats de nommer un officier royal pour contrôler les lieux de spectacle dans Londres et ses environs. Immédiatement, les Aldermen s’y opposent vigoureusement au nom du respect de leurs « libertés civiques » 52 . En décembre, le Conseil communal non seulement charge les Aldermen de contrôler les lieux de représentation, mais il demande que des officiers soient nommés pour licencier 47 LMA Rem. I, COL/ RMD/ PA/ 01, n° 295, fol. 139. 48 En 1565, la Municipalité cible spécifiquement les tavernes et les lieux de restauration, LMA JCC 18, COL/ CC/ 01/ 01/ 18, fol. 362. 49 Conseil communal du 6 décembre 1574, LMA JCC 20, COL/ CC/ 01/ 01/ 20, fol. 187. 50 Cour des Aldermen du 10 février 1584, LMA Rep. 21, COL/ CA/ 01/ 01/ 023, fol. 27v. 51 Cour des Aldermen du 20 mai 1572, LMA Rep. 17, COL/ CA/ 01/ 01/ 019, fol. 317. 52 Lettre du Conseil des Aldermen au Lord Chambellan Sussex du 2 mars 1574, éditée dans Edmund K. Chambers, The Elizabethan stage, vol. 4, p. 271-272. Olivier Spina 108 toutes les pièces jouées à Londres 53 . Cependant cette décision municipale reste, une nouvelle fois, lettre morte. Elle semble n’avoir été qu’un contre-feu vis-à-vis des exigences de la Monarchie. L’action de l’Église d’Angleterre contribue à complexifier la relation entre spectacles londoniens et pouvoirs. Dès la réforme henricienne, la sanctification obligatoire du sabbat et des fêtes religieuses est fermement réaffirmée. Sous les différents monarques Tudor, qu’ils soient catholiques ou protestants, la volonté royale de faire respecter le sabbat ne fait jamais défaut 54 . Lors des visites épiscopales des paroisses londoniennes, les différents prélats ayant juridiction sur la Cité - l’archevêque de Cantorbéry, l’évêque et l’archi-doyen de Londres - rappellent aux fabriques des paroisses que tous leurs paroissiens doivent se rendre au service dominical. Toutefois, un certain nombre de Londoniens semble préférer organiser ou se rendre à des spectacles le dimanche. Lors de sa visite en 1555, l’évêque de Londres, Edmund Bonner, interroge les paroissiens pour savoir s’il y a [dans la paroisse] des hommes, des femmes ou des enfants âgés de plus de quatorze ans qui, les dimanches et les jours de fêtes, s’en vont chasser ou vont aux combats d’animaux, aux divertissements ou à tout autre jeu, amusement ou passe-temps 55 . La réitération de cette question dans tous les formulaires de visite du XVI e siècle manifeste la volonté de l’Église de contrôler les fidèles et de mettre fin aux fréquentations illicites de spectacles ; mais elle dénote, simultanément, l’échec de cette tentative 56 . On doit néanmoins différencier la position des prélats, comme Edmund Grindal, qui sont hostiles aux spectacles en général, de celle des fabriques qui semblent fermer les yeux sur ces pratiques. Une des raisons de cette tolérance tient sans doute au fait que les organisateurs de spectacles sont tenus de verser une partie de leurs gains à la fabrique pour l’entretien des pauvres de la paroisse dans laquelle se trouve leur lieu de représentation. Or dans le 53 Décision du Common Council du 06 décembre 1574. LMA JCC 20, COL/ CC/ 01/ 01/ 20, fol. 187. 54 Voir par exemple l’injonction promulguée par Edouard VI en 1547 sur la sanctification du sabbat. 55 « Whether there have been any men, women, or children of the age of fourteen or above, who upon Sundays or holy days have gone a-hunting or hawking, bear-baiting, games and other plays, disport and pastimes ». Article 75 du formulaire de visite utilisé par l’évêque Edmund Bonner, édité dans Walter H. Frere (éd.), Visitations articles and injunctions of the period of the Reformation, 3 vol., Londres, Alcuin Club Collection, 1910, p. 348. 56 Un article similaire se retrouve dans les formulaires de 1560, 1571, 1576, 1580, 1584 et 1605. 109 Disorders and inconveniences in this City dernier quart du siècle, le nombre de pauvres a largement cru à Londres et un certain nombre d’Actes du Parlement imposent aux paroisses de prendre en charge les nécessiteux. En 1600, alors que le Conseil privé n’autorise depuis 1597 que deux théâtres dans Londres, des officiers de la paroisse de St Gyles Cripplegate dans le nord de Londres, pétitionnent le Conseil privé afin qu’il autorise la construction d’un nouveau théâtre dans leur paroisse : De par la construction dudit théâtre, une part très importante de l’argent qui y sera gagné hebdomadairement sera versée à notre paroisse au bénéfice de nos pauvres, dont le nombre et les besoins sont si importants ; [cet argent] contribuera largement et régulièrement à l’aide qui leur est apportée. […] Nous nous satisfaisons tout à fait de ce moyen pour l’entretien de nos pauvres car notre paroisse n’a pas les moyens de les soutenir 57 . Le montant de ces contributions, par nature variable, est inconnu et aucune indication sur la base de calcul n’a été conservée. À ces contributions s’ajoute la dîme versée aux paroisses par les propriétaires. En 1586, Morgan Pope, locataire du Bear Garden, s’entend avec la fabrique de St Saviour’s High Street pour verser une dîme annuelle de 6s 8d 58 . Outre ces raisons financières, l’ensemble des fabriques londoniennes semble très réticent à déférer devant les cours ecclésiastiques ou civiles des paroissiens s’étant rendus à des spectacles les jours défendus. Pourtant, depuis les lois anticatholiques prises dans les années 1570, toutes les fabriques de paroisse doivent en théorie nommer des officiers pour relever les noms des absents du service. Les officiers des fabriques sont régulièrement accusés par des pamphlétaires radicaux d’être les premiers responsables de la violation du sabbat par les Londoniens en fermant les yeux sur les manquements de ceux dont ils ont pourtant la charge, et ce, pour des raisons mondaines, telles que le maintien de la paix sociale 59 . Les corps de métier, cellule de base du système civique londonien, promulguent, eux aussi, régulièrement des ordres visant à empêcher la fréquentation des spectacles par les apprentis, les journaliers et les serviteurs 57 « Because the erectours of the saied howse are contented to give a very liberall portion of money weekelie towards the relief of our poore, the nomber and necessity whereof is soe greate, that the same will redounde to the contynuall comfort of the said poore. […] Lastlie, wee are the rather contented to accept this meanes of relief of our poore because our Parrishe is not able to releeve them », édité dans John P. Collier, Memoirs of Edward Alleyn, Londres, The Shakespeare Society, 1841, p. 58. 58 Archives de la fabrique, LMA P92/ SAV/ 450, p. 217. La paroisse de St Saviour’s High Street se situe à Southwark où se trouvent le Bear Garden, l’arène de combat d’animaux, et deux théâtres. 59 Christopher Fetherston, A dialogue agaynst light, lwde, and lascivious dauncing wherein are refuted all those reasons, which the common people use to bring in defence thereof, Londres, Thomas Dawson, 1582. Olivier Spina 110 de leur métier. Ils le font parfois à la demande de la Municipalité, parfois de leur propre initiative. Les officiers des corporations fustigent les nombreux apprentis qui se rendent à des spectacles ou dans les tavernes le dimanche et les jours de fête au lieu d’aller à l’église avec leur maître, alors même que toute représentation dominicale est normalement interdite. La Corporation des plâtriers instaure des punitions corporelles pour les apprentis qui se rendent aux spectacles et menace les maîtres de sévères amendes, car ils sont tenus pour responsables de la conduite déréglée de leurs apprentis 60 . À partir des années 1580, les spectacles donnés les jours ouvrés semblent attirer eux aussi de nombreux spectateurs puisque certains métiers interdisent à leurs membres de les fréquenter. Les apprentis et les journaliers sont les plus explicitement visés. Le comportement de cette jeunesse est réputé plus « déréglé » ; d’où le devoir pour leurs maîtres de les contrôler, quitte à les enfermer. Ainsi la Cour des Assistants des Boulangers impose qu’à partir de maintenant, aucun membre ou membres de cette Compagnie, actuel ou à venir, ne pourra autoriser ou souffrir qu’aucun de ses journaliers ou de ses servants ne sorte les jeudis et autres jours travaillés, sauf pour traiter les affaires de leur maître 61 . Ces mesures paraissent largement inefficaces, comme le prouve leur régulière réitération et le nombre de jeunes gens se rendant aux spectacles. Les maîtres semblent avoir quelques difficultés à se faire obéir de leurs apprentis. Ainsi dans une lettre datant de 1600, un maître charpentier implore l’aide des officiers de sa corporation : Maître, je me recommande à vous afin que vous vous penchiez sur mon cas et que vous infligiez à mon homme [apprenti] la punition que vous jugerez adéquate. En effet, celui-ci me cause des problèmes, il me traite à son plaisir. Ainsi régulièrement la nuit, il rentre ivre à minuit, se dispute avec ma femme et la bat. De plus, il ne refuse en aucune manière de travailler mais reste à la taverne boire et court les pièces de théâtre tout le long du jour 62 . 60 Ordre de la Cour tenue le 24 janvier 1587, GL Ms 6132, n° 61. Voir également les Tisserands en 1587, Jean Robertson et D.J. Gordon (éds.), A calendar of dramatic records in the books of the livery companies of London, 1485-1640, Malone Society Collection, vol. III, Oxford, Oxford University Press, 1954, p. 165. 61 « That no person or persones of this Company, nowe being or which hereafter shalbe, from hencefforth shall permytt or suffer any of their journeymen or other servauntes, to goe abroade on any Thursdaye or other Work daye, unless it be about their Maisters business », ordre du 11 novembre 1589, GL Ms 5177/ 2, fol. 257v-258. 62 « Master I commend me unto you desiringe you to take so muche paynes for me as to geive my man suche ponishment as you thinke good of for scynse I have beyne in troble he uses me at his pleasure for moste nightes it is 12 a clocke at nighte ere that he comes hom and 111 Disorders and inconveniences in this City Ce type de plainte est rare et peu efficace. Lorsqu’un maître saisit les corporations, ces dernières se révèlent pour le moins clémentes envers les apprentis. En 1597, la Cour des poissonniers doit punir un jeune apprenti à la vie particulièrement tapageuse qui « hante les mauvais lieux » et frappe son maître. La Cour ne lui inflige pourtant que quelques coups de fouet « pour l’exemple » 63 . Une nouvelle fois, on constate un décalage important entre les principes affirmés dans les sources normatives et leur application, et même au sein de la cellule socio-politique de base des sociétés urbaines de l’époque moderne, la maisonnée. * Peut-on alors parler d’une politique unifiée de gestion et de contrôle des spectacles par « le » pouvoir dans le Londres Tudor ? Il s’agit plutôt d’un champ de forces au sein duquel se cristallisent des négligences, des rivalités, des oppositions ou des refus de coopération entre différentes institutions ou au sein de celles-ci. Il en découle, dans les faits, une relative tolérance vis-à-vis des spectacles, sauf lorsqu’ils génèrent du désordre, qu’ils facilitent la propagation de la peste ou que le contexte politique général est trop tendu. Les décalages observés entre les textes normatifs très stricts produits par chacune des institutions londoniennes et leur application reflètent les rapports ambigus qu’entretiennent la rhétorique du pouvoir et les pratiques sociales silencieusement tolérées. Les institutions ne semblent n’avoir ni les moyens ni la volonté d’aller contre cette demande sociale. En effet, les « élites » paroissiales, corporatives et municipales, qui sont souvent les mêmes, n’ont, semble-t-il, pas vraiment cherché à contrôler l’accès aux spectacles dans une ville en pleine expansion démographique et dans le contexte économique difficile de la fin du XVI e siècle. Sans cette tolérance, comment peut-on comprendre que des foules de Londoniens, socialement mêlées et numériquement importantes, soient prêtes à désobéir à leur roi, à leur maire, à leur maître et à leur Dieu pour assister à un combat d’animaux ? Une telle réflexion montre enfin qu’il ne faut plus penser de façon autonome le couple « spectacles-pouvoirs », mais qu’il faut le réinscrire dans une réflexion plus large sur les rapports entre les pouvoirs et les sociétés qu’elles encadrent mais dont ils sont aussi issus. then being in dringe he fales out with my wife and beates her and besydes that he will worke nowher but ly drinkinge at the ale house and rones to playes all the day longe ». Lettre sans nom datée de la fin de l’année 1600, GL Ms 7784/ 1, fol. 63. 63 Ordre de la cour des Assistants des Poissonniers du 5 décembre 1597, GL Ms 5570/ 1, p. 149. Biblio 17, 193 (2011) L’émergence d’une culture de divertissement dans la Russie moscovite aux XVI e et XVII e siècles P ASCALE M ÉLANI Université Michel de Montaigne-Bordeaux 3 L’adoption du christianisme oriental par les Russes a eu de multiples conséquences sur le développement politique et culturel de cette nation, l’une d’entre elles étant d’avoir retardé la naissance d’une culture du spectacle. En effet, l’opposition de la culture byzantine à toute forme de théâtralité est une opposition de principe, qui touche à la nature même du spectacle théâtral : le spectacle théâtral est condamnable parce qu’il est illusion, il entretient le spectateur dans le mensonge et provoque son égarement 1 . Officiellement « athéâtrale », la société russe pré-pétrovienne se signale pourtant par l’existence d’une « théâtralité » diffuse, manifeste dans les spectacles populaires de rue 2 , mais aussi dans les « actes » liturgiques [dejstva] et dans une certaine théâtralisation de la vie de cour. La culture officielle imprégnée d’idéologie orthodoxe et la culture de la rue entretiennent des relations antagonistes, mais les frontières entre ces deux univers ne sont pas imperméables. Dans ses travaux sur la culture populaire du moyen âge et de la renaissance de l’Europe occidentale, Mikhail Bakhtine a étudié le dialogue de la culture officielle savante et de la culture non officielle de la rue 3 . Dans cet exposé, nous nous 1 « Ici, en plein midi, on utilise des rideaux, et beaucoup se montrent sur scène sous un aspect qui n’est pas le leur et le visage couvert de masques. […] L’un prétend être philosophe, sans être philosophe ; l’autre fait mine d’être roi, sans être roi du tout, mais en prenant l’aspect d’un roi en fonction du sujet ; un troisième se déguise en médecin, alors qu’il n’est même pas capable de soigner une bûche. […] Une fois la représentation terminée, la vérité se révèle » (Saint Jean Chrysostome, Œuvres complètes, Saint-Pétersbourg, 1998, T. 1, l. 2, p. 856-857, cité par V.N. Dmitrievskij, Le Théâtre et le spectateur, Saint-Pétersbourg, Dmitrij Bulanin, p. 65). 2 Nikolaj Evreinov, Istorija russkogo teatra [Histoire du théâtre russe], New York, éditions Chekhov, 1955, 411 p. 3 Mihail Bahtin, Tvor č estvo Fransua Rable i narodnaja kul’tura srednevekov’ja i Renessansa [L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire de la Renaissance], Moscou, Hudožestvennaja literatura, 1990, 541 p. Pascale Mélani 114 proposons d’aborder ce thème dans le contexte russe et dans les limites d’une période historique précise, la fin de l’époque moscovite, laquelle court des dernières décennies du XVI e siècle à la fin du XVII e siècle. L’idéal moral de la culture russe médiévale est incarné par la sainteté, qui exclut le divertissement sous toutes ses formes. Quintessence de l’idéal de l’homme russe ancien, la sainteté apparaît non seulement comme un canon moral « officiel », préconisé par l’Église orthodoxe, mais aussi comme un idéal de vie largement approuvé par toutes les couches de la société russe et qui bénéficie d’un prestige universel. Ainsi, la canonisation constitue très souvent la reconnaissance officielle d’une sanctification déjà effective chez le peuple ; elle exprime la coïncidence entre le mode de vie d’un homme particulier et les idéaux de la conscience populaire 4 . De ce point de vue, par conséquent, les nombreuses hagiographies ou vies de saints fournissent à l’historien de la culture une source documentaire importante, révélatrice d’une éthique diffuse dans la société russe ancienne. Intéressons-nous tout d’abord à la figure de saint Serge de Radonèje, un des saints les plus vénérés de l’orthodoxie russe. Il attire notre attention par sa réputation d’obéissance aveugle aux canons de l’Église et son activité permanente, ennemie de toute forme de distraction. Très éclairant est le récit de son enfance, qui montre que le jeune Bartholomée évite les jeux et les plaisanteries propres aux enfants de son âge, recherche la solitude, ne rit jamais, se contente de sourire avec réserve et, trait significatif pour le sujet qui nous intéresse, éprouve de grandes difficultés dans l’apprentissage intellectuel (Fig. 1) : il demeure de longues années sans parvenir à lire et le don de lecture lui est finalement octroyé suite à une rencontre miraculeuse, qui l’illumine et l’oriente sur la voie de la sainteté ; à la suite de quoi, il se met à lire immédiatement et sans hésitation. Ainsi, chez cette figure emblématique de la piété russe, l’usage de la lecture se manifeste comme un don, une révélation associée à la découverte de la Loi divine. Cet épisode de la Vie de Saint Serge 5 nous renseigne aussi indirectement sur le statut du livre profane dans la Russie ancienne, considéré comme futile, inutile et même nuisible lorsqu’il est associé à l’idée de distraction ou de récréation. 4 A.M. Jakovleva, « “Ustav o žizni po pravde i s č istoj sovest’ju” i problema razvle č enij v Rossii XVI-XVII vv. » [Les « Règles pour une vie selon la vérité et la conscience » et le problème du divertissement dans la Russie des XVI e -XVII e siècles], dans : Razvlekatel’naja kul’tura Rossii XVIII-XIX vv. [La Culture du divertissement en Russie aux XVIII e et XIX e siècles], Saint-Pétersbourg, éditions Dmitrij Bulanin, 2001, p. 7-27. 5 Epifanij Premudryj, « Žitie Sergija Radonežskogo » [Vie de Serge de Radonèje], 1417-1418 dans : Hrestomatija po istorii Rossii [Anthologie de textes sur l’histoire de la Russie], t. 1, Moscou, éditions MIROS,1994, p. 139-146. 115 L’émergence d’une culture de divertissement Poursuivons notre analyse du discours sur le divertissement avec les Ménagiers, ensemble de textes rédigés à partir du milieu du XVI e siècle à des fins d’édification des laïcs et connus en Russie sous le nom de Domostroï 6 . Ces textes, qui sont profanes, expriment néanmoins une morale sociale largement conditionnée par l’idéologie orthodoxe et qui restera très vivace jusqu’au XIX e siècle dans certaines couches de la société, notamment chez les marchands. Ce qui est intéressant pour notre sujet, c’est que le Domostroï réitère la condamnation de la lecture profane et, plus généralement, réprouve toute forme de divertissement à l’exception de la contemplation de la nature. La vertu principale du chrétien étant l’ardeur au travail, le Domostroï préconise de travailler en permanence pour assurer le salut de son âme, car la mort peut prendre au dépourvu, et de fuir toute futilité, tant dans la conduite que dans les pensées. Ainsi, l’homme pieux doit être « doux, calme, silencieux », se garder « de la gloutonnerie, de l’ivrognerie, des bavardages, du rire inconvenant ». Est considéré comme indécent le fait de « s’amuser, jouer de la cithare, faire de la musique, danser, frapper dans ses mains, sauter et chanter des chansons démoniaques ». S’appuyant sur les écrits de saint Jean Chrysostome, le Ménagier russe condamne uniformément la débauche et le vice, la musique et la danse, le dressage d’animaux sauvages et la sorcellerie : « [les pécheurs] commettent toutes sortes d’actions désagréables à Dieu : ils s’adonnent à la fornication, à la débauche, tiennent des propos orduriers et infamants, chantent des chansons démoniaques, dansent, sautent, jouent des grelots, de la trompette, du chalumeau, dressent des ours, des oiseaux, des chiens de chasse, organisent des courses de chevaux, toutes choses qui plaisent aux démons ; […] en plus de cela, ils se livrent à la magie, à la divination, à la sorcellerie, à l’astrologie, lisent des livres diaboliques qui prédisent l’avenir, ils croient aux pierres et aux ossements magiques 7 […] ». Musique, danse, jeux de société, dressage des ours ou pratiques divinatoires font l’objet d’une même condamnation, motivée par le fait que toutes ces pratiques étaient d’une façon ou d’une autre associées à des formes de paganisme préchrétien, d’origine russe ou slave (le dressage des ours, le jeu sur des instruments de musique) ou bien orientale (les jeux d’échecs). Bardes et bateleurs sont quant à eux menacés de malédiction et des feux de l’enfer. Ainsi, dans la culture de la Russie moscovite, le spectacle et la récréation sous toutes leurs formes, chant, récitation, danse ou exhibitions d’animaux, encourent une réprobation morale univoque, dans leur essence comme dans leurs manifestations diverses, car ils détournent le chrétien de l’idéal moral 6 V.V. Kolesov, V.V. Roždestvenskaja (éd.), Domostroj [Le Ménagier], Saint-Pétersbourg, Nauka, 1994, 399 p. 7 Domostroj [Le Ménagier], Moscou, éditions « Sovetskaja Rossija », 1990, p. 44. Pascale Mélani 116 de sainteté. L’inscription des diverses formes de spectacle théâtral ou de divertissement musical dans les textes anciens ne nous renseigne jamais sur leurs modalités ou leurs finalités propres, mais atteste immanquablement de leur statut scandaleux, en marge de la culture officielle. Mais la réalité était moins monolithique que ne le laisse penser le discours officiel inspiré par l’idéologie orthodoxe. L’ascétisme prôné par l’Église se heurtait dans les faits à des attitudes beaucoup plus mesurées et contrastées. Ainsi, l’historien du théâtre Vsévolodski-Gerngross nous signale certaines bizarreries sur les fresques de la cathédrale Sainte-Sophie de Kiev : tandis que les moines chroniqueurs considéraient les musiciens comme des serviteurs du diable, le peintre auteur des fresques, qui était sans doute un orthodoxe sincère, n’a pas jugé scandaleux de faire figurer certains d’entre eux à côté des icônes, en train de danser ou de jouer de divers instruments de musique 8 . De façon générale, on sait que le comportement de la population échappait en partie à l’emprise du clergé et, dans toutes les couches de la société, on accueillait favorablement les spectacles des skomorokhs, ces bateleurs ou jongleurs de la Rous ancienne, à la fois poètes et chanteurs, musiciens, acrobates, montreurs d’ours, qui faisaient partie du paysage urbain (Fig. 2). Comme en Europe occidentale, les jongleurs se produisaient directement dans la rue ou sur des tréteaux ; ils étaient également invités aux réjouissances privées ou publiques, y compris au Kremlin où ils prenaient part aux fêtes, se produisaient lors des mariages princiers. Omniprésents dans la vie russe de l’époque moscovite jusqu’au XVII e siècle, ils ont incarné en Russie le modèle dominant de théâtralité. La culture russe ancienne a donc intégré une certaine part de théâtralité, en dépit de la suspicion officielle pesant sur les musiciens et jongleurs. Le skomorokh était accueilli favorablement dans tous les milieux sociaux et entretenait avec le pouvoir séculier ou religieux des relations contradictoires, plus complexes qu’il n’y paraît à première vue et ponctuées par des rapprochements tactiques de circonstance. Au sein de la triade Théâtre-Église-État, les alliances à deux contre un n’étaient pas rares, l’objectif ultime étant de prendre le contrôle sur les esprits. En effet, les skomorokhs sapaient par le rire les fondements de l’autorité civile et religieuse - non seulement parce qu’ils associaient la musique et les danses aux déguisements zoomorphes (masques de chèvres ou de boucs, peau de bêtes …), mais aussi par la portée satirique de leurs interventions, qui n’échappait pas au public de la rue : ils se plaisaient à ridiculiser les puissants et les personnages investis d’autorité, les voïvodes (chefs militaires), les marchands, les ecclésiastiques. En témoigne le person- 8 Vsevolod Vsevolodskij-Gerngross, Istorija russkogo teatra [Histoire du théâtre russe], Leningrad-Moskva, Teatr-Kino-Pe č at’, 1929, t. 1, p. 26. 117 L’émergence d’une culture de divertissement nage de Petrouchka, ce héros légendaire de l’imaginaire russe, qui manifeste une forme d’opposition à l’idéologie officielle par son esprit d’indépendance vis-à-vis des puissants 9 . Les jongleurs proposaient au public un discours alternatif au discours officiel, qui entrait directement en concurrence avec le prêtre et l’officier du tsar dans la conscience populaire et suscitait l’ire des autorités civiles et religieuses. L’alliance la plus probable unissait donc Église et État contre ces dangereux saltimbanques, passibles de la justice civile comme de la justice ecclésiastique. Mais d’autres combinaisons étaient également possibles : les skomorokhs, persécutés par le clergé, pouvaient également se tourner vers l’État dans l’espoir d’obtenir protection et soutien contre les attaques du pouvoir religieux ; en signe d’allégeance ils proposaient des spectacles à la gloire des souverains. En même temps, les skomorokhs ont favorisé la création d’une mythologie ecclésiastique en s’associant aux spectacles religieux organisés par l’Église. À certaines époques, ils furent conviés à figurer dans des actes liturgiques : au XV e siècle, des skomorokhs interprétaient « L’entrée à Jérusalem » et « Le lavement des pieds », qui étaient donnés le dimanche des Rameaux, tandis que pour Noël ils étaient participaient à l’ « Acte de la fournaise », le seul drame liturgique russe connu 10 . Sous le règne d’Ivan le Terrible (1547-1584), le métropolite Ioassaf apporte son soutien à ce type de représentations, utile selon lui pour l’édification des ouailles. Ainsi, l’existence de certaines formes de théâtralité « solennelle » ou « sacrée » témoigne des rapports contradictoires et fluctuants entre le Théâtre, l’Église et l’État 11 . Cependant, il existait une incompatibilité de nature entre l’exigence d’édification morale de l’Église et l’expérience du spectacle de foire, expérience dialogique, fondée sur la communication entre le public et la scène, qui par son immédiateté échappait parfois à tout contrôle idéologique prédéterminé. En 1551, le Concile du Stoglav interdit catégoriquement la participation des skomorokhs aux spectacles sacrés et exprime une condamnation très sévère de leurs activités. Au siècle suivant, le renforcement de l’autorité monarchique s’accompagne d’une intensification des poursuites contre les 9 Voir Anna Nekrylova, « Pétrouchka, spectacle populaire de marionnettes », Revue des études slaves, Paris, LXIX/ 4, 1997, p. 588. 10 Ce drame liturgique narre le miracle de la Fournaise : l’histoire de trois adolescents condamnés par Nabuchodonosor à être brûlés vifs et qui sont sauvés miraculeusement par un ange. Il a peut-être été importé de Byzance en Russie par Sophie Paléologue et sa cour italienne (1472). 11 Voir à ce sujet V.N. Dmitrievskij, Teatr i zriteli. Ote č estvennyj teatr v sisteme otnošenij sceny i publiki : ot istokov do na č ala XX veka [Le théâtre et les spectateurs. Le théâtre national dans le système des relations entre la scène et le public : des origines jusqu’au début du XX e siècle], Saint-Pétersbourg, éditions Dmitrij Bulanin, 2007, p. 65-78. Pascale Mélani 118 bardes et jongleurs. La période est troublée sur le plan politique : la guerre de Crimée ne s’achève qu’en 1672, Stépan Razine prend la tête d’une révolte de Cosaques, l’Église orthodoxe se déchire entre partisans de la vieille foi et de la nouvelle. Dans ce contexte, les artistes de rue apparaissent comme un élément perturbateur susceptible d’encourager un état d’esprit caustique et irrespectueux. En 1648, un oukase du tsar Alexis Mikhaïlovitch frappe les skomorokhs qui sont menacés de châtiments et d’expulsion dans les villes d’Ukraine sous prétexte que leurs représentations détournent les orthodoxes des églises. Mais cet oukase était également dirigé contre le public de rue qui les encourageait de façon un peu trop complaisante : il menaçait les spectateurs récalcitrants de châtiments corporels (coups de bâtons). L’édit ordonnait également la destruction des instruments de musique sur des bûchers. La même année, l’Église orthodoxe mit fin aux représentations traditionnelles de drames liturgiques pour Noël et Pâques, et le clergé organisa l’expulsion des musiciens et acteurs. Alors qu’au cours des décennies passées un certain modus vivendi avait été possible, on assiste en cette époque de renforcement de la monarchie russe à une exacerbation des tensions et une crispation du pouvoir sur ses positions les plus intransigeantes. Selon d’éminents spécialistes du théâtre ancien comme D. Likhatchev, E. Kholodov et A. Pantchenko, ce bannissement des formes ancestrales de représentation avec l’éviction des skomorokhs de la vie urbaine aurait eu pour conséquence d’accélérer l’émergence d’un théâtre de cour en Moscovie 12 . Le besoin de théâtralité avait été entretenu par les genres populaires (bylines, chansons rituelles et lyriques, contes, fables …) Le vide laissé par l’éviction des skomorokhs ne pouvait être comblé par les représentations grossières des bouffons et des clowns. Alors même que le théâtre traditionnel était expulsé de la sphère légale, la Russie se préparait paradoxalement à accueillir d’autres formes de spectacles, importées cette fois d’Europe occidentale. Dès avant 1700, la culture occidentale, et notamment ses modes de divertissement publics (théâtre, musique, danse), avait suscité chez les orthodoxes cultivés une véritable fascination. Isolés de l’Occident depuis le Grand Schisme (1054), les Russes entretenaient néanmoins des contacts avec les étrangers d’origine diverse qui résidaient à Moscou dans le Faubourg dit « allemand » et dont le nombre s’était considérablement accru à partir du règne d’Ivan III (seconde moitié du XVI e siècle, 1462-1505). Non contents de jouer un rôle économique sans commune mesure avec leur importance numérique, ces étrangers, Anglais, Allemands, Baltes, Polonais, Ukrainiens, exerçaient par leur mode de vie une attraction croissante sur les Russes : à leur contact, ces derniers commençaient à se faire représenter sur des portraits, à 12 Voir V.N. Dmitrievskij, ouvrage cité, p. 73. 119 L’émergence d’une culture de divertissement priser du tabac (malgré les interdictions répétées), à cultiver des roses dans leur jardin et même quelquefois, pour les plus audacieux, à se raser la barbe et à porter le caftan court, dit « à l’allemande ». Parallèlement, les relations avec l’Europe occidentale s’étaient renforcées, en particulier avec la Pologne voisine qui vivait son grand siècle : impressionnés par la splendeur des cérémonies et l’omniprésence des rituels observées à la cour de Varsovie, les souverains moscovites cherchaient à en imiter la solennité et le faste. Dès l’époque de Boris Godounov (1598-1605), une certaine théâtralisation de la vie de cour est manifeste, avec la multiplication des rituels et des cérémonies de toute sorte, destinés à afficher la grandeur de l’État moscovite devant le visiteur étranger ; mais c’est surtout sous le règne éphémère du premier faux Dimitri (1605-1606), porté au pouvoir avec l’appui des Polonais, que les cérémonies de cour prennent un éclat tout particulier. Réceptions et banquets se multiplient, agrémentés de musique et de danses exécutées par des skomorokhs. Les entrées princières, comme l’arrivée triomphale à Moscou de la future tsarine Marina Mniszek 13 , se déroulent désormais au son des instruments de musique (Fig. 3). Mais ces innovations trop brutales, associées de surcroît à l’hérésie catholique, choquent les Moscovites les plus pieux et suscitent encore des réticences. Même au siècle suivant, dans le contexte nouveau d’une Russie complètement européanisée, la question du divertissement reste une question problématique et sensible, et l’adhésion aux valeurs culturelles occidentales n’aboutit pas forcément à une réévaluation des formes plus anciennes et traditionnelles de théâtralité. En atteste notamment le discours sur le divertissement de Nikolaï Karamzine, un des plus brillants intellectuels russes de la fin du XVIII e siècle. Cet écrivain, grammairien, poète et historien des temps nouveaux, né en 1766 et mort en 1866, est à l’origine du courant de pensée occidentaliste. Son Histoire de l’État russien, la première du genre en Russie, retrace la destinée de la nation et de l’État russes ; elle est réputée refléter le point de vue d’un intellectuel « moderne », appartenant à l’ère nouvelle et partageant les valeurs communes de culture et de progrès. Mais assez curieusement, les formes anciennes de divertissement et de spectacle ne suscitent guère de sympathie chez Karamzine et font même l’objet d’une appréciation très critique. Ainsi, la plume de l’écrivain associe allègrement la musique russe ancienne au 13 Elle est décrite en ces termes par un voyageur hollandais : « Quand la tsarine, après avoir passé la troisième enceinte de la cité, arriva sur la grande esplanade qui s’étend devant le Kremlin, les musiciens postés sur des estrades construites à cet effet et sur les portes de la ville firent retentir les airs du son des chalumeaux, des trompettes et des timbales » (cité par Jean-Claude Roberti, Fêtes et spectacles de l’ancienne Russie, Paris, CNRS, 1980, p. 79). Pascale Mélani 120 paganisme slave (ce qui n’est pas forcément faux) et à une volonté manifeste de manipuler les esprits (ce qui n’est pas tout à fait vrai) : « À l’instar des chamanes de Sibérie, écrit Karamzine, ces sorciers, évoqués par Nestor dans sa chronique, s’efforçaient d’agir sur l’imagination des crédules par le biais de la musique, ils jouaient de la cithare [gousli], d’où le nom de gousliars qu’ils portaient dans certaines contrées slaves 14 ». Quelques chapitres plus loin, l’historien fait l’éloge du prince Vladimir Monomaque et donne un compte-rendu de son Instruction, un des plus célèbres écrits politiques de la Russie ancienne. Tel un théologien zélé, Karamzine souligne la critique de l’oisiveté, du divertissement inutile, l’éloge de l’activité utile qui s’expriment dans ce texte ; il déplore l’inconscience des Russes de l’époque qui, insouciants du salut de leur âme, continuaient de chanter, de danser et de pratiquer toutes sortes de jeux profanes en faisant fi des prescriptions officielles de l’Église 15 . Le récit du règne d’Ivan IV confirme cette condamnation générale du divertissement. Si la première partie du règne du Terrible est évaluée positivement, c’est notamment parce que le souverain se consacre tout entier au gouvernement de l’État en se gardant des plaisirs futiles de la chasse ou de la musique : « Surchargé de tâches, [le tsar] ne connaît d’autres plaisirs que ceux d’une conscience tranquille, que la satisfaction de remplir son devoir. […] Il ne répugne pas au travail et ignore les amusements comme ceux de la chasse aux animaux sauvages et la musique 16 ». En revanche, Karamzine critique sévèrement la seconde période du règne, agitée au contraire par des amusements débridés et contraires à la bienséance : « Chaque jour étaient inventés de nouveaux amusements et jeux contraires à la dignité et à la sobriété, la décence elle-même était considérée comme indécente » 17 . Et d’énumérer les différents scandales dont ce règne fut témoin. Les hommes de main du tsar, les opritchniks de triste mémoire, utilisaient des accessoires de théâtre, comme les têtes de chien et les balais qu’ils accrochaient à leur selle pour terrifier la population. Pire encore, les beuveries du tsar et de ses opritchniks étaient agrémentées par des spectacles de skomorokhs ; parfois même le tsar lui-même et sa suite se déguisaient en bateleurs, revêtaient des masques d’animaux et dansaient en leur compagnie 18 . Ivan IV aimait à jouer la comédie, et Karamzine insiste aussi sur l’attirance trouble qu’éprouvait le tsar pour des formes de théâtralité irrévérencieuses et sacrilèges : parodies de cérémonies religieuses, rituels 14 Nikolaj Karamzin, Istorija gosudarstva rossijskogo [Histoire de l’Etat russien], Moscou, Kniga, 1988-1989, l. I, t. 1, p. 49. 15 Id., l. I, t. 3, p. 134. 16 Id., l. III, t. IX, p. 2. 17 Id., l. III, t. IX, p. 9. 18 Id., l. III, t. IX, p. 50. 121 L’émergence d’une culture de divertissement monastiques détournés de leur fonction à des fins de dérision et de déconsidération, qui visaient sans doute à souder le tsar et son entourage dans une amoralité ostensible et revendiquée ; mais aussi simulations et mises en scène grotesque à des fins de mystification. Ainsi, raconte Karamzine, Ivan décide un beau jour de couronner tsar à sa place le khan Siméon Bekboulatovitch, un des descendants des Tatars de la Horde d’or qui avaient autrefois dominé la Russie. Il reprend donc son titre de prince de Moscou, quitte le Kremlin et se rend chez Siméon. Dans un renversement carnavalesque dont l’objectif demeure mal élucidé, il lui prête serment d’allégeance. Épisode énigmatique et difficile à interpréter, mais qui témoigne de l’emprise du principe théâtral sur son psychisme visiblement déséquilibré. Le récit du règne du premier tsar russe s’achève sur une conclusion édifiante : Ivan IV est châtié par là même où il a péché, il est terrassé par une attaque en jouant aux échecs contre Boris Godounov, une mort subite et inopinée qui intervient comme un châtiment divin s’abattant sur le souverain sacrilège, incapable de résister aux sirènes du divertissement profane 19 . Le règne de son fils Fiodor (1676-1682), pourtant connu pour sa piété, ne fut pas non plus exempt d’une certaine dose d’excentricité. Avec une indignation contenue, Karamzine nous raconte que Fiodor Ivanovitch « passait ses soirées avec la tsarine dans la compagnie de nains et de bouffons à regarder leurs contorsions et à écouter leurs chansons » et que son amusement préféré était d’assister à des combats d’ours (un homme armé d’une masse d’armes affrontait un fauve déchaîné) 20 . Mais c’est surtout le passage éphémère du premier Faux Dimitri à la cour de Russie qui soulève une avalanche de critiques. Karamzine rapporte que ce dernier faisait accompagner ses repas non de prières, mais de chants et de danses ; non seulement, il ne faisait pas de sieste après déjeuner, comme tout bon orthodoxe de l’époque, et partait se promener, mais il goûtait les formes les plus extrêmes de l’activité physique, comme le fait de monter des chevaux sauvages, de combattre les ours à mains nues et d’entraîner les soldats à l’assaut de forteresses en n’hésitant pas à prendre lui-même part à la mêlée. Sous son règne, rapporte Karamzine, « musique et danses étaient des amusements quotidiens 21 ». Le faux Dimitri se prêtait également à des travestissements, prenant l’aspect d’un élégant aristocrate ou d’un hussard étranger lors de la visite à Moscou de son beau-père Mniszek, manquement grave à la morale et à la dignité pour les orthodoxes convaincus que le refus de porter son nom de baptême conduisait tout naturellement à la damnation et à la perte de son âme éternelle. Le châtiment 19 Id., l. III, t. IX, p. 257. 20 Id., l. III, t. X, p. 49-50 et 160-161. 21 Id., l. III, t. XI, p. 135. Pascale Mélani 122 final de l’Imposteur, relaté par Karamzine, est révélateur du scandale suscité par son règne dans la société russe : après sa chute, le prince Chouïski ordonne de châtier les musiciens coupables de sacrilège et d’exposer le corps de l’Imposteur sur la Place Rouge avec ses attributs démoniaques, « un masque, un pipeau et une cornemuse, en signe de son amour des skomorokhs 22 ». Ce n’est qu’avec le règne du tsar Alexis, deuxième des Romanov, que le théâtre fera son entrée officielle à la cour de Russie. Au siècle suivant, la rupture avec l’héritage idéologique du moyen âge va accélérer le processus de théâtralisation et la Russie va intégrer désormais le cours commun de l’histoire culturelle européenne. Non seulement le théâtre ne sera plus pourchassé, mais il sera encouragé par le pouvoir qui lui assigne un objectif éducatif : il s’agit de convertir les Russes aux nouvelles valeurs de la culture européenne, comme le rationalisme philosophique et, plus généralement, l’idée d’un droit qui n’est plus divin, mais naturel. Les adaptations ou imitations de tragédies françaises vont initier les Russes, habitués aux mœurs grossières de la Russie pré-pétrovienne, aux subtilités du langage amoureux : ainsi, dans le Traître homme d’honneur [ Č estnyj izmennik], drame monté sur une scène officielle, patronnée par l’État, l’amour est montré non comme un égarement et un péché, mais comme un sentiment profond et sérieux ; c’est le sens de l’honneur qui conduit le héros à sa perte et à celle de son bonheur 23 . Cette époque voit naître d’autres types de spectacles inédits en Russie : parades solennelles, cortèges, feux d’artifice. Mais le fossé culturel n’en est pas pour autant immédiatement comblé. Les Russes de l’époque, habitués à la peinture religieuse, aux icônes et aux fresques, ignorants de la culture classique, ne parvenaient pas à déchiffrer le nouveau système de signes qui reposait sur le langage européen des symboles et des emblèmes, produit de l’art baroque des XVI e et XVII e siècles. C’est pourquoi, afin que la population comprenne bien la symbolique des spectacles, on éditait pour les fêtes des livrets spéciaux, semblables aux livrets d’opéras, qui expliquaient le sens des cortèges et la symbolique de chaque figure, justifiant son apparition. Il fallait également montrer aux orthodoxes, prévenus contre les images zoomorphes, que ces figures n’avaient rien d’inconvenant. Ainsi, lors du grand feu d’artifice organisé en l’honneur de la victoire de Poltava sur les Suédois en 1710, deux « colonnes » illuminées, surmontées de couronnes, représentaient la Russie et la Pologne ; un lion renversait la colonne figurant la Pologne, tandis qu’un aigle mettait le lion en fuite. Il fallut expliquer que le lion représentait 22 Id., l. III, t. XI, p. 170. 23 Voir Ilya Serman, « L’isolationnisme surmonté » (traduction de Françoise Lesourd) dans : Histoire de la littérature russe des origines aux Lumières, Paris, Fayard, 1992, p. 307-322. 123 L’émergence d’une culture de divertissement la Suède et l’aigle la Russie. Pour un Russe de l’époque, cette plongée dans le monde des images mythologiques et littéraires accumulées par la culture européenne était une rude épreuve. Plusieurs générations furent nécessaires pour la surmonter. L’histoire du divertissement en Russie atteste de la prégnance du modèle théâtral sur les diverses manifestations de la vie publique de la période moscovite, mais aussi de la condamnation suscitée par ces formes de théâtralité dans une société d’orthodoxes convaincus de leur caractère futile, voire démoniaque. La question du spectacle et du divertissement est également révélatrice des glissements culturels qui s’effectuent à cette époque, des tensions de plus en plus vives entre l’idéologie orthodoxe officielle et les aspirations de plus en plus diversifiées d’une société qui s’affranchit progressivement de son emprise. Le passage à l’ère moderne se traduit par un changement de valeurs : à l’idéal de sainteté se substitue lentement celui de culture, remettant en cause certains préjugés anciens face au théâtre et aux représentations. Toutefois, l’ébranlement de la culture orthodoxe n’aboutit pas à un retour à des formes de divertissement préchrétiennes. Molière plutôt que les skomorokhs : c’est par l’assimilation de la tradition européenne que le théâtre moderne naît en Russie. Pascale Mélani 124 Illustrations Fig. 1 : Serge de Radonèje à l’école. Miniature extraite de la Vie de saint Serge (XVI e siècle, 12,8 x 11,8 cm). http : / / historydoc.edu.ru/ Cette miniature représente cinq scènes différentes illustrant les déboires de Bartholomée (le futur saint Serge) dans le domaine de l’étude. En haut, à gauche, Bartholomée est représenté en train de prier. En haut, à droite, les parents de Bartholomée grondent leur fils. En bas, à gauche, Bartholomée apprend à lire avec son maître. Au centre, debout sur l’estrade, il encourt les reproches de deux de ses condisciples. Enfin, en bas à droite, il est châtié par son maître. 125 L’émergence d’une culture de divertissement Fig. 2 : Skomorokhs jouant de la musique et dansant. Gravure extraite du livre d’Oléarius Relation du voyage aller et retour en Moscovie et en Perse à travers la première (vers 1635-1645), Saint-Pétersbourg, éditions Suvorin, 1906. http : / / historydoc.edu.ru/ Fig. 3 : Entrée de Marina Mniszek à Moscou le 3 mai 1606 (artiste anonyme, XVII e siècle) http : / / historydoc.edu.ru/ A gauche est représenté le cortège nuptial : un carrosse attelé de six chevaux, des cavaliers en armure. A droite, le couronnement de Marina. Biblio 17, 193 (2011) Princes en exil, organisateurs de spectacles. Sur le séjour en France des électeurs Maximilien II Emmanuel de Bavière et Joseph-Clément de Cologne J EAN -P HILIPPE H UYS Université libre de Bruxelles À l’aube du XVIII e siècle, les deux frères de la Maison bavaroise de Wittelsbach trouvèrent refuge dans des villes des Pays-Bas du Sud et du Nord de la France. Il s’agissait des électeurs de Bavière et de Cologne, les seuls princes de l’empire à s’être alliés aux couronnes de France et d’Espagne dans le conflit européen qui devait régler la question de la succession d’Espagne. Cette alliance s’explique par une politique dynastique, à savoir par leur lien de sang avec le nouveau roi d’Espagne Philippe V, l’un des fils de leur sœur Marie Anne Christine, devenue la Grande Dauphine en épousant, le 20 janvier 1680, Monseigneur, le seul fils légitime du roi de France Louis XIV. Maximilien II Emmanuel 1 , l’aîné des frères, duc souverain de Bavière et électeur de l’empire (1679), avait été nommé en 1691 gouverneur général des Pays-Bas espagnols, puis en 1704 vicaire de ces mêmes pays, après avoir perdu le territoire de la Bavière suite à la seconde bataille de Höchstädt sur le Danube (13 août). Entre ces deux titres, Maximilien-Emmanuel avait changé d’alliance, étant passé en 1701 du camp de l’empire à celui des deux 1 Sur Maximilien II Emmanuel, voir Ludwig Hüttl, Max Emanuel. Der Blaue Kurfürst 1679-1726. Eine politische Biographie, 2 e éd., Munich, Süddeutscher Verlag, 1976 ; Kurfürst Max Emanuel : Bayern und Europa um 1700, Hubert Glaser (éd.), 2 vol., I : Zur Geschichte und Kunstgeschichte der Max-Emanuel-Zeit, II : Katalog der Ausstellung im Alten und Neuen Schloß Schleißheim, Schleissheim, Altes und Neues Schloss, 2 juil.- 3 oct. 1976 [Munich, Hirmer Verlag, 1976] ; Reginald de Schryver, Max II Emanuel von Bayern und das spanische Erbe : die europäischen Ambitionen des Hauses Wittelsbach, 1665-1715, Mayence, von Zabern (coll. « Veröffentlichungen des Instituts für Europäische Geschichte Mainz » ; 156), 1996 ; Max Tillmann, Ein Frankreichbündnis der Kunst. Kurfürst Max Emanuel von Bayern als Auftraggeber und Sammler, Berlin-Munich, Deutscher Kunstverlag (coll. « Passagen/ Passages » ; 25), 2009. Jean-Philippe Huys 128 couronnes, dans l’espoir de devenir le premier souverain des Pays-Bas méridionaux. Mais son protecteur français essuya une nouvelle défaite en 1706, lors de la bataille de Ramillies (23 mai) à l’issue de laquelle l’électeur fut contraint de quitter définitivement Bruxelles pour se réfugier avec les fidèles de sa cour dans la ville hainuyère de Mons (1706-1709). Ensuite, il s’installa, à partir de 1709, dans le château royal de Compiègne d’où il partait souvent séjourner à Paris et dans ses environs, ainsi qu’à Namur. Cette dernière ville devint, durant un court moment, la capitale de ce qui restait des Pays-Bas méridionaux dont la souveraineté avait finalement été cédée à l’électeur en guise de monnaie d’échange pour négocier, lors de la paix, le recouvrement de sa Bavière héréditaire. Joseph-Clément 2 , archevêque de Cologne et électeur de l’empire (1688), nommé prince-évêque de Liège en 1694, suivit le choix politique de son frère, ce qui l’amena à l’exil dès 1702, année où il quitta Bonn pour fixer sa cour à Namur, puis à Lille où il séjourna pendant quatre ans (28 juillet 1704-18 août 1708) ; ensuite, toujours pressé par l’avancée des armées ennemies, il résida avec sa cour à Valenciennes durant six ans (18 août 1708-23 octobre 1714). Les destins de ces deux princes se confondirent donc en ce temps de guerre européenne et de refuge en terre étrangère. Cette période d’exil fut, certes, un moment critique, difficile, mais aussi une étape décisive dans la carrière politique de chacun des deux Bavarois : ce fut assurément une longue période de pérégrination, toutefois scandée d’événements spectaculaires organisés dans l’une ou l’autre cour électorale, voire en présence des deux cours. Nombreux furent en effet les spectacles organisés à Lille, à Mons, à Valenciennes, à Namur ainsi qu’à Suresnes près de Paris. La présence du spectaculaire dans un contexte historique défavorable était, on le devine, le fruit d’une consciente instrumentalisation. Une fois mis en lumière, ces spectacles font apparaître les politiques servies, les desseins sous-jacents des électeurs de Bavière et de Cologne. En plus de son pouvoir civil, Joseph-Clément devait exercer des charges ecclésiastiques, mais il retardait son entrée dans les ordres, requérant continuellement la prolongation de dispenses. Il fut enfin officiellement revêtu de son pouvoir religieux à Lille, en 1707, suite à la pression exercée concomitamment par son frère, le pape Clément XI et le roi Louis XIV. La conversion se fit grâce à l’intervention de l’archevêque de Cambrai et écrivain, François de Salignac de la Mothe-Fénelon, aidé du père théatin Gaetano Bonomo, confesseur de la cour électorale de Bavière. 2 Sur Joseph-Clément, voir Bruno Demoulin, Politique et croyances religieuses d’un évêque et prince de Liège, Joseph-Clément de Bavière (1694-1723), Liège, Michiels (coll. « Publication de la Société des Bibliophiles liégeois » ; 52), 1983. 129 Princes en exil, organisateurs de spectacles Cette entrée tardive de Joseph-Clément dans les ordres fut un événement majeur pour la Maison de Bavière ; elle se fit en plusieurs étapes, qui donnèrent lieu à autant de spectacles célébrés dans l’espace public. Il y eut tout d’abord son ordination en tant que prêtre, le jour de Noël 1706, en l’église Saint-Maurice. Ensuite, le 1 er janvier 1707, Joseph Clément célébra sa première messe en l’église des Jésuites, au cours de laquelle Maximilien- Emmanuel reçut la communion de ses mains 3 . Ce geste symbolique entre les deux frères fut reproduit sur la gravure à l’eau-forte qui servit de frontispice à un imprimé de circonstance, un recueil d’emblèmes écrit en français et en latin en vis-à-vis, et dédié à Joseph-Clément par le secrétaire du cabinet de l’électeur de Bavière, Ignaz Franz Xaver von Wilhelm 4 [Fig. 1]. Sur ce frontispice, Joseph-Clément porte une couronne de fleurs que vient de lui remettre son frère, usage ancien qui marque le caractère festif de l’événement, soit les noces du prélat avec son Église. La cérémonie fut également marquée par le chant de l’un des plus beaux et savants motets composés par Michel-Richard de Lalande, surintendant de la musique du roi et compositeur ordinaire de la chapelle et de la chambre de sa majesté. Ce « grand motet » ou motet à grand chœur avait séduit l’ouïe de Joseph-Clément en visite à Versailles en octobre 1706, si bien que Louis XIV le lui offrit. Notons qu’à partir de cette même année, l’électeur de Cologne s’était lui-même lancé dans la composition 3 Source manuscrite : Relation de la marche et des cérémonies qui se sont faites au sujet de la première messe qu’a chantée M. l’Electeur de Cologne dans l’église des R.P. Jésuites à Lille, le premier janvier 1707 ; Lille, Archives communales, carton 1, dossier 7 ; transcription dans Edmond Leclair, « Joseph Clément électeur de Cologne. Son séjour à Lille de 1704 à 1708. Sa confrérie électorale de Saint-Michel à Lille », Société d’études de la province de Cambrai (Histoire de Flandre, Tournaisis, Cambrésis, Hainaut, Artois), janvier 1933, recueil n° 40, pp. 100-106. Source imprimée : Relation de ce qui s’est passé en cette ville le premier jour de cette année 1707 lorsque le prince Joseph Clément a dit sa première Messe dans l’église des Révérends Pères Jésuites en présence de Mgr son frère, Lille, Ignace Fiévet et Liévin Danel, 1707 ; in-12°, 25 pp. ; cité dans Fernand Danchin, Les imprimés lillois. Répertoire bibliographique de 1594 à 1815, t. 1, Lille, Émile Raoust, 1926, n° 805. 4 Ignaz Franz Xaver von Wilhelm, Iosepho Clementi Iustissimo Piissimo […], s.l., s n., s.d. [après le 11 juil. 1707] ; in-folio, VII-44 pp. (exemplaire consulté : Lille, Bibliothèque municipale (BM), Fonds patrimonial, Réserve Fonds précieux, cote 44047). Voir Jean-Philippe Huys, « Deux mécènes de culture européenne en exil à l’aube du XVIII e siècle. Les électeurs Maximilien II Emmanuel de Bavière et Joseph-Clément de Cologne, entre Pays-Bas méridionaux et royaume de France », [in] Les Échanges artistiques entre les anciens Pays-Bas et la France, 1482-1814, Jan Blanc & Gaëtane Maes (dir.), Actes du colloque international (Lille, Palais des Beaux-Arts, 28-30 mai 2008), Turnhout, Brepols, 2010, pp. 151-165. Jean-Philippe Huys 130 d’une dizaine de motets, aujourd’hui perdus 5 . Ce royal motet de Lalande plaisait tant à Joseph-Clément qu’il fut à nouveau chanté le jour de son sacre et le jour de la réception du pallium. Il commençait par les mots « Dominus regnavit, lætentur insulæ multæ », où le terme décliné d’insula renvoyait, par un heureux hasard, au nom de la ville de Lille où se déroulaient toutes ces festivités. Joseph-Clément fut sacré par Fénelon, le 1 er mai 1707, en la collégiale Saint-Pierre. Comme pour la première messe, les cérémonies furent relatées pour être imprimées par les ordres de l’électeur 6 [Fig. 2]. Il semble que le texte, très précis et parfois élogieux, ait été écrit par un courtisan, un secrétaire de l’électeur, en l’occurrence François Passerat. Cet ancien comédien, auteur d’un recueil d’Œuvres dédiées en 1695 à Maximilien Emmanuel 7 , fut dès la même année employé au service de Joseph-Clément 8 auquel il resta fidèle durant tout l’exil 9 . La consécration pontificale de Joseph-Clément fut un spectacle grandiose. Devant l’entrée principale de la collégiale avait été élevée une architecture éphémère : un grand portique en forme d’arc soutenu, de chaque côté, par des colonnes entre lesquelles apparaissaient les figures des vertus théologales de la Foi et de l’Espérance ainsi que des 5 Bruno Demoulin, « Goût et réalisations musicales d’un prince-évêque liégeois, Joseph-Clément de Bavière (1694-1723) », [in] Clio et son regard. Mélanges d’histoire, d’histoire de l’art et d’archéologie offerts à Jacques Stiennon, Rita Lejeune et Joseph Deckers (éd.), Liège, Pierre Mardaga, 1982, p. 102. 6 [François Passerat ? ] Relation de ce qui s’est passé à Lille le premier May 1707. Lorsque S.A.S.E. Monseigneur Joseph Clement […] a été Sacré Evêque dans l’Eglise Collegiale de Saint Pierre, en presence de son Serenissime Frere, Monseigneur Maximilien Emanuel […]. Par Monseigneur l’archeveque duc de Cambray, Prince du saint Empire, Lille, Fievet et Danel, s.d. [1707] (exemplaire consulté : Lille, BM, Fonds régional, cote 20181). Avec plan du chœur indiquant la place occupée par les divers personnages ayant participé et assisté à la cérémonie. Ce livret comprend aussi, à partir de la page 58, la relation des Ceremonies du Pallium Envoyé par Sa Sainteté A Son Altesse Serenissime Electorale de Cologne. 7 François Passerat, Œuvres de Monsieur Passerat dediées à Son Altesse Electorale de Baviere, Bruxelles, Georges de Backer, 1695. 8 En tant que secrétaire de l’électeur, puisque mentionné comme traducteur versificateur pour Le Jugement de Marforio, petite pastorale représentée pour le divertissement du Sérénissime prince Joseph-Clément, duc des deux Bavières, électeur de Cologne, etc. dans sa résidence de Liège ; mise en musique par Mons r . Gio. Christophe Pez, son maître de chapelle, et traduite de l’italien en vers françois par M. Passerat, s.l, s.n. 1695. 9 Passerat est également l’auteur d’un manuscrit original décrivant, avant l’événement, la fête organisée par Joseph Clément en exil à Namur pour célébrer la prise d’Augsbourg et d’autres victoires de son frère en Bavière et dans le Tyrol autrichien (Namur, entre le 13 et le 20 décembre 1703) ; Düsseldorf, Hauptstaatsarchiv (HStA), Kurköln (KK) VIII, Nr. 58/ 3, f° 39r°-42v. 131 Princes en exil, organisateurs de spectacles devises en médaillons. Au-dessus de la corniche de ce portique, trois anges ou génies, tenant respectivement la croix, la mitre et la crosse, arboraient les armes de l’électeur de Cologne. Au sommet figurait le Saint Esprit entouré de ses rayons que soulignait un heureux chronogramme : « C ONSE C RAT I O CL E - M ENT I S AR C H I EP I S C OP I C O L ON I ENS I S ». À cette galerie succédait un vestibule tendu de tapisseries et animé d’inscriptions conduisant à l’entrée proprement dite de l’église, elle-même surmontée d’un portrait peint de Joseph-Clément auquel étaient associés d’autres chronogrammes 10 . Dans le chœur de la collégiale, la disposition des places avait été dictée par l’électeur en personne, de sorte que son sacre fût aisément vu de tous. Sur le jubé, une estrade avait été érigée pour l’orchestre dont la musique devait ravir les nombreux participants et spectateurs. On y interpréta le motet de la Lande et surtout la musique du « célèbre Mr. Torry, conseiller et maître de la chapelle de S.A.E. de Bavière, dont les savants ouvrages sont admirés généralement de tous les connaisseurs, et qui la dirigeait lui-même » 11 . Le compositeur Pietro Torri, d’origine véronaise, était le surintendant de la musique de Maximilien Emmanuel. Au service de ce prince depuis 1688, il fut successivement organiste, maître de la musique de la chambre et maître de la chapelle. À partir de 1707, Torri fut très souvent employé par Joseph-Clément qui ne disposait plus de son propre maître de chapelle, Johann Christoph Pez, celui-ci ayant refusé de le suivre en exil. Une fois la messe terminée, l’on jeta au peuple de petites médailles dont les faces reprenaient les inscriptions et les attributs présents sur le portail monumental érigé devant l’entrée de la collégiale. Une plus grande médaille fut, en outre, frappée à l’initiative de l’Académie royale des médailles, d’après le dessin inventé par le peintre parisien Antoine Coypel 12 : sur le droit, le portrait en buste de Joseph Clément entouré de l’inscription « Joseph Clemens Arch. Col. et S.R.I. Elect. Bav. Dux » et, au revers, « le Type historique du Sacre » avec le chronogramme « ConseCratVs DeI noMIne » avec dans l’exergue « Insulis Calendis Maii 13 ». L’événement du sacre suscita également la publication d’un petit livret dédié à Joseph-Clément, contenant un huitain suivi de six sonnets. Dans l’un de ces sonnets, l’auteur anonyme 10 Relation (…), op. cit., 1707, pp. 4-6. 11 Idem, p. 38. 12 Antoine Coypel (1661-1722), premier peintre du roi Louis XIV, qui fut, à partir de 1695, dessinateur de l’Académie royale des Inscriptions. À ce titre, Coypel fut chargé de redessiner des médailles royales pour la première série uniforme (1702) et la série uniforme réformée (après 1702). Voir La Médaille au temps de Louis XIV, Josèphe Jacquiot (dir.), cat. d’exp., Paris, Hôtel de la Monnaie, janv. - mars 1970 [Paris, Imprimerie nationale, 1970], pp. 61-66. 13 Relation […], op. cit., 1707, p. 52. Jean-Philippe Huys 132 établit une double comparaison en guise d’exhortation, à savoir entre Joseph- Clément et le roi David, et entre Fénelon et le prophète Nathan : Lors que David fut oint par un fameux Prophète, Pour porter un beau sceptre, au lieu d’une houlette, Le Seigneur luy promit un éternel appui. Les Lions et les Ours signalerent sa Gloire, Il eut sur un Géant [Goliath] une illustre victoire, Il fut saint, Grand Prélat, deviens le comme luy 14 . La figure biblique de David renvoie justement au double pouvoir de l’électeur de Cologne, à la fois civil et religieux, pouvoir de prince et d’archevêque. Afin de pouvoir exercer toutes les fonctions archiépiscopales, l’électeur de Cologne devait encore recevoir de la part du pape, et des mains de son représentant l’abbé Scarlatti, le pallium, ornement sacerdotal sans lequel il n’aurait pu officier pontificalement. La cérémonie de la remise du pallium advint à Lille, le 11 juillet 1707, en l’église des dames de l’Abbiette de l’ordre de saint Dominique. Joseph-Clément l’y reçut des mains de Fénelon. Avant que fut chanté l’admirable motet composé par de Lalande - déjà cité pour la première messe et pour le sacre -, l’on chanta « un excellent Motet, dont les paroles & la Musique avoient été composée exprés pour cette grande Solemnité 15 » : sans doute s’agissait-il de ce Drama Musicum Accantatum où intervinrent les voix de l’Église de Cologne, de saint Michel archange et du chœur 16 , une création musicale probablement issue de la collaboration entre le prince Joseph-Clément et le compositeur Pietro Torri. Au vu de la nature des spectacles qui rythmèrent l’année 1707 à Lille, il semble que la conversion de Joseph-Clément ait été à l’origine de l’introduc- 14 Crayon De la Grandeur & de la Sainteté de l’Episcopat, au sujet du Sacre de son Altesse Serenissime Electoral, Joseph-Clement, Archevéque de Cologne, Prince Electeur du Saint Empire Romain, Archichancelier par l’Italie, Legat né du S. Siege Apostolique, Evêque & Prince de Hildesheim, de Ratisbonne, & de Liege, &c. Fait le premier jour de May 1707 dans l’Eglise Collegiale de S. Pierre à Lille, [Lille] chez l’Espérance [1707] ; in-4°, 4 pp. (exemplaire consulté : Lille, BM, cote 22695). Le dernier sonnet, « Aux prétendus esprits forts » fut écrit contre la figure du philosophe. Il ne semble dès lors pas que l’auteur de cette relation ait été François Passerat, mais plutôt un religieux. 15 Relation […], op. cit., 1707, p. 73. 16 Drama Musicum Accantatum Serenissimo, & Reverendissimo Principi ac Domino D. Josepho Clementi […] Cum Serenitate Suæ Electorali Ab Illustrissimo, ac Reverendissimo Domino D. Fcrancisco Archiepiscopo & Duce Cameracensi, S.R.I. Principe, &c. In Ecclesia Abbatiolæ Sanctimonialium Ord. S. Dominici Archiepiscopale Pallium impositum fuit. Insulis die 11. Julii anno M. DCC. VII ; in-4°, pp. 4 (exemplaire consulté : Paris, Archives du Ministère des Affaires étrangères (AMAE), Correspondance politique (CP), n° 58, f° 14r°-105v°). 133 Princes en exil, organisateurs de spectacles tion d’un nouveau genre dans la production musicale en la cour électorale, celui de l’oratorio 17 . En effet, au moins cinq oratorios furent représentés en cette année : un pour l’épiphanie, dont on ignore le titre 18 , et quatre pour le carême 19 , dans des langues différentes. Ainsi Le martyre des Macchabées en français 20 , un Sanctus Hieronymus en latin, La Chaleur de l’enfer en français et Das Paradies en allemand. Le genre de l’oratorio, né à Rome au XVII e siècle, vit sa dimension dramatique se renforcer dans les grandes cours de l’empire, en particulier à Vienne, mais aussi à Munich, chez Maximilien Emmanuel. Ce dernier l’importa à Bruxelles, lors de son second séjour en tant que vicaire des Pays-Bas espagnols, quand il demanda à son maître de chapelle Pietro Torri de composer la musique du San Gaetano (1705) 21 et de La vanità del mondo (1706) 22 , 17 Manuel Couvreur, « Joseph-Clément de Bavière, Pietro Torri et le développement de l’oratorio dramatique en France (1707-1714) », [in] Noter, annoter, éditer la musique. Mélanges en l’honneur de Catherine Massip, Cécile Reynaud et Herbert Schneider (dir.), Genève, Droz (coll. « Hautes études médiévales et modernes ») (à paraître en 2011). 18 Livret annexé à la lettre écrite à Lille, le 6 janvier, par le baron Karg de Bebenbourg (premier ministre d’État et grand chancelier de l’électeur de Cologne) et adressée au cardinal Fabrizio Paolucci (secrétaire d’État au Vatican) ; voir Louis Jadin, L’Europe au début du XVIII e siècle. Correspondance du baron Karg de Bebenbourg chancelier du princeévêque de Liège Joseph-Clément de Bavière, archevêque électeur de Cologne, avec le cardinal Paolucci secrétaire d’état (1700-1719), t. 1 : 1700-1711, Bruxelles-Rome, Institut historique belge de Rome (coll. « Bibliothèque de l’Institut belge de Rome » ; fasc. XV), 1968, p. 105. Le livret n’a pas été retrouvé dans l’Archivio Segreto Vaticano. 19 Livrets annexés à la lettre écrite à Lille, le 20 mars 1707, par le baron Karg et adressée à Paolucci ; voir Jadin, op. cit., 1968, p. 121. Les livrets n’ont pas été retrouvés dans l’Archivio Segreto Vaticano. 20 Hypothèse émise par Couvreur, op. cit. (à paraître en 2011). Musique de Torri : partition manuscrite mentionnée dans l’Inventaire de la Succession de Joseph-Clément de Bavière, 1723 ; Düsseldorf, HStA, KK II, n° 61, p. 216, n° 35 (« Les Instruments, et les chœur de l’Oratoire des Machabées par Mr. Torri »), aujourd’hui conservée à Munich, Bayerische Staatsbibliothek (BSB), Mus Mss 229, 134 pp. Recréation en 2007 par Les agréments et Le chœur de chambre de Namur, sous la direction de Jean Tubéry (CD, Liège, Musique en Wallonie, 2009). 21 Oratorio créé à Bruxelles, à la chapelle du palais du Coudenberg, le samedi 4 avril 1705 ; texte écrit par le secrétaire de l’internonce Girolamo Grimaldi (non identifié) ; musique composée par Pietro Torri ; livret imprimé à Bruxelles, chez François Foppens (exemplaire consulté : Bruxelles, Bibliothèque royale (BR), cote II 8122 A, Pièce 7. « Révolution belge 1788-1789. 139. 1-22. Pièces diverses »). Cité dans les Relations véritables, Bruxelles, le mardi 7 avril 1705 (pour la première représentation). 22 Oratorio créé à Bruxelles, à la chapelle du palais de Coudenberg, le vendredi 5 mars 1706 ; texte anonyme ; musique composée par Torri : partition manuscrite conservée à Munich, BSB, cote Mus Mss 232 ; non imprimé. Cité dans les Relations véritables, Bruxelles, les mardi 9 mars (pour la première représentation) et 23 mars 1706 (pour la troisième). Jean-Philippe Huys 134 deux oratorios en italien donnés pour le carême et auxquels vint assister Joseph-Clément. Certainement séduit par ce genre musical, l’électeur de Cologne l’importa à son tour en son lieu de résidence. Avec lui apparurent donc dans le nord de la France les premiers oratorios ou tragédies en musique. D’autres œuvres dramatiques sacrées seront créées les années suivantes, à Lille, puis à Valenciennes. Torri ne fut pas le seul compositeur actif à Lille en 1707. L’on sait en effet qu’un certain Wéry, sans doute un musicien local, est l’auteur de la musique d’un petit opéra chanté pour le sacre par les écoliers du collège des jésuites de Lille, avant la cérémonie en la collégiale (le 1 er mai 1707) 23 : soit une pièce articulée en cinq scènes et entrecoupée de ballets, dont le décor représentait le château de Klessembourg 24 et qui mettait en scène les nymphes de la Basse et Haute Deûle (Deulisse et Deulicille), l’Église de Cologne, saint Michel, la Religion, l’Amour Divin et la Justice. Par ailleurs, un certain Brochet est l’auteur de la musique d’une petite pastorale en français en trois scènes, jouée le soir de la remise du pallium (le 11 juillet 1707), au palais de la cour, dans un décor figurant un bocage devant le temple de la Paix : une « […] petite Piece, qui tire tout son lustre de l’agreable & sçavante maniere dont elle a été mise en musique 25 » [Fig. 3]. Brochet était le surnom du musicien et chanteur Marc Snoeck, issu de l’académie de musique de Bruxelles créée en 1705 par Maximilien Emmanuel 26 , mais déjà actif en cette ville durant l’absence de 23 Opera pour le sacre de son altesse serenissime electorale de Cologne, Chanté par les Ecoliers du Collège de la Compagnie de Jesus à Lille, le [1 er ] may 1707, [Lille, 1707] ; in-4°, 16 pp. (exemplaire consulté : Amiens, Bibliothèque Louis Aragon, fonds Masson, cote M 2511). 24 Autrement dit Klesselbourg. Il s’agissait d’une maison avec jardin sur la Haute-Deûle que l’électeur de Cologne choisit comme lieu de plaisance, le château de la Haye appartenant à M. Stapart, à Esquermes, dans le voisinage de la chapelle Notre-Dame de Grâces où le Bavarois faisait ses dévotions. Joseph-Clément a sans doute rebaptisé ce château en souvenir de la petite ville de Haute-Bavière. 25 Le Triomphe de la Vertu. Pastorale en Musique Representée Devant Son Altesse Serenissime Electorale de Cologne, Le dixiéme Juillet M. DCC. VII., Lille, Fiévet et Danel [1707] ; in-4°, 16 pp. (exemplaire consulté : Paris, AMAE, CP, Cologne, n° 58, f° 96r°-103v°). Le livret fut imprimé avant la représentation, comme l’indique la date inscrite sur la page de titre. 26 Il est désigné comme « l’arbitre pernicieux » dans le pamphlet de Jean-Jacques Quesnot de La Chenée, Parnasse Belgique ; ou Portraits caractérisés des principaux sujets, qui l’ont composé depuis le premier janvier 1705, jusqu’au seize mai 1706 ; voir la transcription du texte par Jean-Philippe Van Aelbrouck [in] Manuel Couvreur (dir.), Le Théâtre de la Monnaie au XVIII e siècle, Bruxelles, Université libre de Bruxelles (coll. « Cahiers du Gram »), 1996, pp. 311-319. 135 Princes en exil, organisateurs de spectacles l’électeur de Bavière 27 . Le librettiste de cette pastorale, quant à lui, se définit comme « un homme qui ne frequente guere les Muses » et considéra sa pastorale comme « un effet du zele ardent & du profond respect qu’il aura toute sa vie pour S.A.S.E. [de Cologne] […] » ; il s’agissait apparemment d’un courtisan, mais resté anonyme. Intitulée Le Triomphe de la Vertu, cette pièce est une allégorie de l’union parfaite entre l’Église de Cologne et son Époux l’électeur, à travers le jeu de personnages mythologiques et allégoriques. Sous le masque de la Bergère des Ubiens, l’Église de Cologne, qui est tourmentée par les trois Furies (Jalousie, Guerre et Hérésie) délivrées par l’Envie, cherche à retrouver son Berger et, dans sa quête, se rend au temple de la Paix, implorant le secours de cette déesse ainsi que l’aide de Pan et d’Apollon - le soleil étant la devise de Louis XIV - qui lui promettent de prochaines joyeuses retrouvailles. Les spectacles liés au sacre de l’électeur de Cologne s’achevèrent en point d’orgue lors de la grande fête réalisée le 18 juillet 1707, dans la maison de campagne où Joseph-Clément aimait passer l’été et par lui baptisée château de Grosenberg 28 - un spectacle auquel accoururent des personnes de toutes conditions. À un grand concert succéda une magnifique collation, certes réservée à la noblesse mais visible de tous les spectateurs, parce que servie sous une tente dressée aux abords de la Deûle, tandis que les palissades du jardin et les arbres des environs s’illuminaient de manière à créer un effet merveilleux. La soirée s’acheva avec des feux d’artifice d’une invention particulière dans le contexte lillois. Comme la devise de Joseph-Clément représentait un rocher battu des vents, de la foudre et de la mer, et entouré des mots « Recte, Constanter et Fortiter », l’on glissa un grand rocher flottant au milieu de la rivière ; aux sons des trompettes et des timbales, se placèrent, autour du rocher, de petites galères électorales à tendelets. Alors parurent, en lettres de feu, les mots de la devise électorale, tandis que le rocher était attaqué par les vents imités par des instruments de musique ou des bruits, par les feux d’artifice signifiant la foudre, et par une girandole d’eau représentant la mer. 27 Marc Snoeck mit en musique le Ballet donné par Son Excellence Monseigneur le Marquis de Bedmar Commandant General des Pays-bas pour le jour de la Naissance de Sa Majesté Catholique Philippe V. […] Représenté pour la première fois le 19. Decembre 1703, Bruxelles, Antoine Claudinot [1703] (exemplaire consulté : Bruxelles, BR, cote V.H. 27331). 28 Relation […], op. cit., pp. 78-80. Ladite maison de plaisance, située au Pont de Canteleu, appartenait à la famille Imbert. Le nom qu’elle reçut alors est peut-être une référence à [Sulzsbach-]Rosenberg, petite ville du Haut-Palatinat. Jean-Philippe Huys 136 Une telle mise en scène ne pouvait être réalisée que par un machiniste expérimenté, et Joseph-Clément en employait un depuis 1701 : Paolo Bezzi 29 . Cet ingénieur de théâtre vénitien avait été appelé à Bruxelles en 1696 pour y élever un grand théâtre à l’emplacement de la Monnaie détruite par le bombardement de 1695, un édifice pour les opéras commandé par Gio Paolo Bombarda, trésorier de Maximilien-Emmanuel - le prince sous l’impulsion duquel cette nouvelle salle vit le jour. À la suite du procès entamé contre Bombarda 30 , et après le départ de l’électeur pour sa Bavière, Paolo Bezzi passa immédiatement à la cour de Cologne. Il est dès lors naturel de penser que Bezzi, à Lille, ait également aménagé un nouveau théâtre, réalisé les dispositifs scéniques et dirigé les représentations que Joseph-Clément voulait offrir à sa cour et à la ville. Ces spectacles théâtraux étaient des comédies et tragi-comédies : Dom Basilisque de Bermagasse (1708) 31 , La perfidie punie par elle-même (vers 1708) 32 , Le trompeur ou la défiance trompée (vers 1708) 33 . Des tragédies en musique ou oratorios : Le martyre de S. Eustache en français (1708) 34 , L’innocenza oppressa in San Vinceslao martire en italien (1707 ou 1708) 35 . Des représentations religieuses furent également données à Noël (les nommés bethléems) et le jour de l’Épiphanie. L’année 1707 fut, par ailleurs, marquée par la naissance, le 25 août, de l’héritier du trône d’Espagne, le prince des Asturies, en l’occurrence le petitneveu des électeurs de Bavière et de Cologne. Des fêtes célébrant l’événement 29 Bezzi est cité comme ingénieur dans la suite de l’électeur de Cologne lors de son installation à Lille en 1704 ; voir Leclair, op. cit., 1933, p. 97 (d’après la source : Lille, Archives communales, carton 1, dossier 5). Le Vénitien est ensuite cité comme machiniste dans la Liste des ministres, chevaliers, serviteurs de la cour électorale se trouvant à Lille et leurs appointements [Lille, 20 août 1706] : Dusseldörf, Hauptstaatsarchiv (HStA), Kurköln (KK) II, n° 136, f° 1v°. 30 Voir Éric Hennaut, « La construction du premier théâtre de la Monnaie par les Bezzi et ses transformations jusqu’à la fin du régime autrichien », [in] Couvreur (dir.), op. cit., 1996, pp. 33-109. 31 Livret imprimé à Lille, chez Fiévet et Danel. 32 Livret imprimé à Lille, chez Fiévet et Danel (exemplaire consulté : Lille, BM, Fonds régional, cote 20188). 33 Livret imprimé à Lille, chez Fiévet et Danel. 34 Texte de François Passerat, secrétaire d’État de l’électeur de Cologne, selon Couvreur, op. cit. (à paraître en 2011) ; musique de Pietro Torri ; livret imprimé à Lille, chez Fiévet et Danel (exemplaires consultés : Lille, BM, cote 32289 et Paris, BnF, cote RES-YF-2264). 35 Musique de Torri : partition manuscrite mentionnée dans l’Inventaire (…), op. cit., 1723 (Düsseldorf, HStA, KK II, n° 61, f° 214, n° 5 : « Oratorio di S to Winceslao »), et conservée à Munich, BSB, cote Mus Mss 233. Livret imprimé à Lille, chez Fiévet et Danel, s.d. (exemplaire consulté : Lille, BM, cote 31052). 137 Princes en exil, organisateurs de spectacles furent données à Lille par l’un 36 , à Mons par l’autre. Dans la ville hainuyère, Maximilien-Emmanuel fit préparer des magnificences qui donnèrent lieu à plusieurs compositions 37 , dont une pastorale 38 dédiée au prince par Chavigni de Saint-Martin 39 . Cette pièce en trois actes mêlant récits, airs, duos, chœurs et danses, nécessita deux décors de scène sur un théâtre muni d’ailes ; elle fut jouée par la troupe de comédiens de l’électeur sur les planches du théâtre que venait d’aménager Pierre Deschars 40 . Ce maître de danse avait travaillé à Bruxelles pour la mise en scène de créations françaises et pour la composition de ballets, tant au théâtre de la Monnaie qu’à la cour, au palais du Coudenberg 41 . Deschars sera également employé à Namur, en 1711, pour l’aménagement d’un théâtre dans l’école dominicale de la ville, ainsi que pour sa décoration et son intendance 42 . La pastorale de Chavigny s’ouvrait sur un décor représentant le temple de la Paix - ce même temple qui apparut la même année à Lille, dans Le Triomphe de la Vertu joué à l’occasion de la remise du pallium. Il faut dire que le genre dramatique et lyrique de la pastorale était traditionnellement attaché aux célébrations de paix. Ici, la déesse descend des cieux pour signifier l’espoir que cette naissance princière mette fin à la guerre, et appelle les Grâces, les Jeux et les Amours à faire régner sur terre les plaisirs et l’amour. Et c’est justement le temple de l’Amour qui décore les deuxième et troisième actes de la pièce. Des plaisirs, il en est également question dans la pastorale intitulée précisément Les Plaisirs de Marimont, dédiée à Maximilien-Emmanuel et repré- 36 Paris, AMAE, CP, Bavière, n° 58 - années 1706-1707 (supplément). 37 Selon l’épître dédicatoire de Foucquier adressée à Maximilien Emmanuel dans Les Plaisirs de Marimont, pastorale […], Valenciennes, Gabriel François Henry, 1708. 38 Chavigni de Saint Martin, Pastoralle sur la naissance du prince des Asturies, representée devant Son Altesse Electoralle de Baviere, Mons, Gilles Albert Havart, 1707 ; 32 pp. (exemplaire consulté : Versailles, BM, Rés. C 177). 39 Partisan du théâtre qui attaqua les mœurs du clergé et l’immoralité du dogme, il est l’auteur de Le Triomphe de la comédie ou réponse à la critique des prélats de France, Bruxelles, Jean de Smedt, 1706 : un opuscule in-12° de 36 pages, également dédié à Maximilien Emmanuel de Bavière. 40 « Am Tantsmeister Dechart für Verfertigung eines neuen Theatri » [sept. 1707], dans les dépenses tenues par Bombarda 1704-1709 : Munich, Bayerisches Hauptstaatsarchiv (BHStA), Ältere Bestände, Finanzministerium MF4, n° 19581, f° 56v°. 41 Voir Jean-Philippe Van Aelbrouck, ad voce « Deschars Pierre », [in] Dictionnaire des danseurs à Bruxelles de 1600 à 1830, Liège, Mardaga, 1994, pp. 104-105. 42 Voir Jean-Philippe Huys, « La ville de Namur et le mécénat artistique autour de Maximilien-Emmanuel de Bavière (1691-1715) », [in] Jacques Toussaint (dir.), Autour de Bayar/ Le Roy, actes du colloque (Maison de la Culture de la Province de Namur, 11 et 12 déc. 2006), Namur, Musée provincial des Arts anciens du Namurois (coll. « Monographies » ; 32), 2008, pp. 91-107. Jean-Philippe Huys 138 sentée l’année suivante toujours au théâtre de Mons 43 . À quelques lieues de cette ville, se trouvait le château de Mariemont que le Bavarois affectionnait, un lieu de retraite où il avait ordonné des aménagements lors de son séjour en tant que gouverneur général dans les Pays-Bas espagnols. Il n’est dès lors pas étonnant de voir les environs de ce Lustschloss représentés sur le théâtre montois à l’occasion de cette nouvelle pastorale. La scène y évoluait dans une avenue du parc, entre une troupe de bergers et de bergères heureux de témoigner leur joie de voir le prince de retour en ces lieux, le dieu Pan accompagné d’une troupe de sylvains, Bacchus et Amour descendus de l’Olympe, divinités auxquelles se joignent les troupes de jeux et de plaisirs. L’auteur du texte, Foucquier 44 , travailla avec le musicien de la chapelle du magistrat de Valenciennes, le sieur Vaillant, une collaboration qui fut renouvelée en 1712 pour le concert scénique intitulé Le Gouvernement de Valenciennes 45 . Le livret imprimé à Valenciennes, chez Gabriel François Henry, témoigne par ailleurs du lien étroit et constant qui existait alors entre la cour de l’électeur de Bavière et celle de son frère qui venait de s’installer à Valenciennes. Lors de son séjour dans cette ville du nord de la France, Joseph Clément fut à l’origine de la création, de la représentation et de l’impression de livrets de nombreux spectacles donnés tant en ville qu’à la campagne, tant en période de carnaval que durant le carême. Et pas seulement : ce prince « faisait représenter à la cour, régulièrement deux fois par semaine, l’opéra ou la comédie », selon un précieux témoin contemporain, Volckerick de la Tourelle 46 . Grâce au rapprochement établi entre les livrets imprimés chez Henry, les mentions de partitions dans l’inventaire après décès de Joseph-Clément 43 Foucquier, Les Plaisirs de Marimont, pastorale représentée devant son Altesse Electorale de Bavière à Mons. Mise en musique par le sieur Vaillant, musicien de la chapelle de Messieurs du Magistrat de Valenciennes, Valenciennes, Gabriel François Henry, 1708 ; in-4°, 1 f. de pl., 3 f., 12 pp. (exemplaire consulté : Valenciennes, BM, fonds Serbat, n.c.) ; voir L’art du théâtre à Valenciennes au XVIII e siècle, Marie-Pierre Dion (dir.), cat. d’exp., Valenciennes, Bibliothèque municipale, 29 avr.-22 juil.1989, n° 8, p. 62. 44 Il pourrait même s’agir d’une auteure : Marie Marguerite Bernardine Foucquier, fille de feu Mr. Foucquier Du Chaufour, qui écrivit en 1716 Le Génie de Panthemont, ou les Festes de Flore et des plaisirs célébrées en l’honneur de Mme Charlotte Colbert de Croissi, abesse de l’abbaye royale de Panthemont à Paris, le jour de sa réception, au mois d’avril 1716, [Paris], C.-L. Thiboust, [1716] ; in-4°, 11 pp. (exemplaire à Lille, BM). 45 Le Gouvernement de Valenciennes donné à M. le Chevalier de Luxembourg, concert de la composition du Sr Vaillant, Musicien de la Chapelle de MM. du Magistrat de Valenciennes [paroles de Foucquier], Valenciennes, Henry, 1712 ; in-4°, 4 f, 12 pp. 46 Charles François Volckerick de la Tourelle (1679- ? ), conseiller au Conseil provincial du Hainaut et auteur d’une Histoire de Valenciennes, écrite de 1704 à 1734. Ce journal manuscrit, non retrouvé, est cité dans abbé Jules Loridan, Valenciennes au XVIII e siècle, Roubaix, imprimerie Reboux, 1913, en particulier les pp. 156-180. 139 Princes en exil, organisateurs de spectacles (1723) et les manuscrits aujourd’hui conservés à Munich, il est possible de quantifier et de qualifier cet extraordinaire corpus de créations musicales et littéraires, qui réunit divers goûts et styles. Joseph-Clément aurait joué le rôle d’imprésario. En effet, il s’occupa tant de l’organisation matérielle des spectacles que de la vie professionnelle de ses talentueux collaborateurs - son pourcentage sur les bénéfices étant le retour en popularité qu’il recevait de sa cour et du peuple, ce qui n’était pas négligeable en temps d’exil. L’électeur de Cologne pouvait se permettre d’allouer d’importantes dépenses à ses spectacles grâce aux indemnités de subsistance qu’il recevait du roi de France en gage de son alliance. En ville, une nouvelle salle de théâtre avec loges, machines et décorations fut élevée dans l’hôtel du gouvernement où logeait l’électeur 47 . En campagne, sur le domaine du château de Raismes où il était commensal du marquis de Cernay 48 , l’électeur fit même construire un « théâtre et amphithéâtre en plein marais et sur pilotis 49 » : une importante infrastructure éphémère en bois qui devait offrir une scène (théâtre) et une salle (amphithéâtre) et qui devait permettre l’utilisation d’une machinerie complexe. En tous lieux, « le théâtre changeait très souvent de décorations ; avec toutes les machines à l’imitation de ceux de Paris et de Bruxelles 50 ». Les ainsi nommés « apparences » (apparenze) ou « machines et représentations » ainsi que les « changements de théâtre » ou « changements de décoration » (mutazioni di scene), connus grâce aux didascalies contenues dans les livrets, sont en effet omniprésents, nombreux et très variés. Si les comptes de la cour ne précisent pas le nom du machiniste actif à Valenciennes, il est toutefois logique de penser à l’ingénieur Paolo Bezzi qui avait œuvré à Lille et qui décèdera en 1721 à Bonn, lieu de résidence de l’électeur 51 . En outre, il est vraisemblable que le peintre de la cour, Dominique Van der Burch de Lille 52 , contribua à la réalisation des décors. 47 Palais sis rue de l’Intendance et appelé Vicoignette, parce que ancien refuge des religieux de l’abbaye de Vicoigne ; les appartements donnaient sur les jardins. 48 Charles Joseph Le Danois, marquis de Cernay. 49 Abbé Jules Loridan, « L’électeur de Cologne à Valenciennes (1708-1714) », Revue de Lille, mai 1907, p. 580. 50 Volckerick de la Tourelle, op. cit. 51 Demoulin, op. cit., 1982, p. 106. 52 Nous identifions ici Vanderbourg à Dominique van der Burch, fils du peintre lillois Jacques Eubert Van der Burch. « Der HofMahler Vanderbourg » est cité dans le journal d’André Gabriel Kopp, un secrétaire particulier de l’électeur de Cologne ; ce manuscrit fut transcrit par L. Kaufmann, « Landaufenthalt des Cölnischen Churfürsten Joseph Clemens auf dem Schlosse Raimes bei Valenciennes im Zommer 1712. Ein Beitrag zur Culturgeschichte des achtzehnten », Annalen des historischen Bereins für den Niederrhein, insbesondere die alte Erzdiöcese Köln, 1872, n° 24, p. 42. Jean-Philippe Huys 140 Pietro Torri, quant à lui, est l’auteur de la musique de tous les oratorios qui ont été donnés : Giacobbe (Rebecca) en italien (carême 1709) 53 , San Genesio martire en italien (carême 1710) 54 , Abelle en italien (carême 1711) 55 , L’Innocenza oppressa in San Vinceslao martire, duca di Boemia en italien (carême 1712) 56 , Isboseth comédie sacrée en allemand avec prologue et épilogue en français intitulés « L’Homme endormis [sic] » (créé à Namur en mars mais repris à Raismes en juin 1712) 57 , SS. Cipriano e Giustina martiri en italien (1714) 58 , San Landelino en italien (s.d.) 59 , Sisara en italien (s.d.) 60 , et Saint François Borgia en français (s.d.) 61 - l’absence d’oratorio durant le carême de 53 En 1709, selon Howard E. Smither, « Oratorio and Sacred Opera, 1700-1825 : Terminology and Genre Distinction », dans Proceedings of the Royal Musical Association, 1979-1980, n° 106, p. 103. Musique de Torri : partition manuscrite mentionnée dans l’Inventaire […], op. cit., 1723, p. 215, n° 8 (« Oratorio de Rebecca von Torri ») et conservée à Munich, BSB, Mus Mss 230, 120 pp. L’oratorio semble avoir été repris le 30 août 1712, sans édition ; voir Kaufmann, op. cit., 1872, p. 62. 54 Musique de Torri : partition manuscrite mentionnée dans l’Inventaire […], op. cit., 1723, p. 215, n° 11 (« Oratorio di S to Genesio ») et conservée à Munich, BSB, Mus Mss 241, 126 pp. Livret imprimé à Valenciennes, chez Henry. 55 Musique de Torri : partition manuscrite mentionnée dans l’Inventaire […], op. cit., 1723, p. 214, n° 7 (« Oratorio d’Abel von Torri ») et conservée à Munich, BSB, Mus Mss 236/ 1.2 [acte 1, 76 pp., et acte 3, 52 pp.]. Livret imprimé à Valenciennes, chez Henry ; in-8°, 69 pp. (exemplaires consultés : Valenciennes, BM, Fonds Serbat, n.c. et cote Bz 18-34). Cet oratorio fut à nouveau joué et imprimé à Munich en 1734 : Abelle Oratorio, Monaco, Magdalena Riedlin). 56 Musique de Torri : partition manuscrite mentionnée dans l’Inventaire […], op. cit., 1723, p. 214, n° 5 (« Oratorio di S to Winceslao »), conservée à Munich, BSB, Mus Mss 233, 31 et 33 pp. Livret bilingue italien-français imprimé à Valenciennes, chez Henry ; in-8, 71 pp. (exemplaires consultés : Valenciennes, BM, Fonds Serbat, n.c. et cote Bz 18-36) 57 Musique de Torri : partition terminée le 13 mars 1712, mentionnée dans l’Inventaire […], op. cit., 1723, p. 215, n° 22 (« Comédie d’Isboseth »), et conservée à Munich, BSB, Mus Mss 242 [prologue et épilogue]. Il ne semble pas qu’un livret ait été imprimé. 58 Cité par Volckerick, op. cit. Musique de Torri : partition manuscrite mentionnée dans l’Inventaire […], op. cit., 1723, p. 214, n° 3 (« Oratorio di S t . Cipriano von Torri »). Livret imprimé à Valenciennes, chez Henry. 59 Musique de Torri : partition manuscrite mentionnée dans l’Inventaire […], op. cit., 1723, p. 215, n° 12 (« Oratorio di S to Landelino »), et conservée à Munich, BSB, Mus Mss 240, 53 pp. 60 Musique de Torri : partition manuscrite mentionnée dans l’Inventaire […], op. cit., 1723, p. 214, n° 6 (« Oratorio di Sisara »), mais non conservée à la BSB à Munich. 61 Cité par Volckerick, op. cit. Musique de Torri : partition manuscrite mentionnée dans l’Inventaire […], op. cit., p. 215, n° 9 (« Oratorio de S t François de Borgia »). Ne semble pas avoir été imprimé. Manuel Couvreur (op. cit., à paraître en 2011) 141 Princes en exil, organisateurs de spectacles l’année 1713 s’explique par le séjour de l’électeur à la cour de France. Torri composa, en outre, la musique des opéras en italien intitulés Le Peripezie della Fortuna ò il Baiazetto (1711) 62 , L’Innocenza difesa da Numi (1712) 63 et Narciso (créé à Raismes le 14 juillet 1712) 64 . Notons que, pour ces opéras, l’électeur fit appel au dessinateur de la Chambre et du Cabinet du roi, Jean II Berain 65 , lequel confectionna vraisemblablement des costumes de scène dont ceux présents sur les frontispices gravés à Paris par Gaspard Duchange 66 [Fig. 4]. Musicalement, le style de Torri fusionnait sciemment les goûts italien et français, en accord avec la culture de Joseph-Clément. Le compositeur « électoral » collabora également à des divertissements en musique pour la campagne, qui relèvent du genre du « fragments » : La Noce au village (été 1713) 67 et Le réciproque (créé le 11 juillet 1714, jour anniversaire de Maximilien-Emmanuel) 68 . Enfin, Torri put finalement mettre en musique, en mars rapproche cet oratorio de la partition manuscrite conservée à Versailles (BM, Mss Mus 57 ; provenance de Saint-Cyr), au vu du sujet et du mode de développement dramatique, sans pour autant considérer cette dernière comme œuvre de Torri. 62 Cité par Volckerick, op. cit. (« Tamerlan et Bajazet, empereurs turc et tartare »). Musique en grande partie de Torri : partition manuscrite mentionnée dans l’Inventaire […], op. cit., 1723, p. 214, n° 1 (« Opera di Bajazetto, so meisten theils von Torri componieret »), et conservée à Munich, BSB, Mus Mss 209/ 1.2, 143 et 171 pp. Livret imprimé à Valenciennes, chez Henry ; in-8°, 76 pp. (exemplaires consultés : Valenciennes, BM, Fonds Serbat, n.c. et cote Bz 18-35). 63 Musique de Torri : partition manuscrite mentionnée dans l’Inventaire […], op. cit., 1723, p. 214, n° 2 (« Opera d’Amedas von Torri »), et conservée à Munich, BSB, Mus Mss 212/ 1.2. Livret bilingue italien-français imprimé à Valenciennes, chez Henry ; in-8, 131 pp. (exemplaire consulté : Valenciennes, BM, Fonds Serbat, n.c.). Cet opéra fut à nouveau représenté à Munich en 1715. 64 Cité par Kopp dans son journal (voir Kaufmann, op. cit., 1872, p. 42). 65 Ordonnance signée par Joseph Clément, avec sceau électoral et contresignée par son secrétaire François Passerat, à Paris le 5 mai 1713 ; Düsseldorf, HStA, KK II, n° 119, f° 25r°. 66 Les frontispices de Le Peripezie della Fortuna ò il Baiazetto (1711) et de L’innocenza difesa da Numi (1712). 67 Divertissement en musique pour la Campagne, Composé de diverses pieces de Théâtre de différens Auteurs, imprimé à Valenciennes chez Henry en 1713 ; in-8°, 56 pp. (exemplaires consultés : Valenciennes, BM, Fonds Serbat, n.c. et à Londres, British Library, cote 11498.aaa.7). Cité par Volckerick, op. cit. (« La Noce au Village ») ; correspondance avancée par M. Vangheluwe dans cat. d’exp. Valenciennes, op. cit., 1989, p. 21, n. 7. Éléments de la partition manuscrite mentionnés dans l’Inventaire […], op. cit., 1723, p. 215, n° 19 (« Orgon serenade à 4 voix ») et n° 23 (« Marie Jenne faite a Reems »), p. 217, n° 40 (« Neptune »). 68 Le Réciproque. Divertissement en musique pour la Campagne. Représenté à Raismes proche de Valenciennes le [blanc] de Juillet 1714, imprimé à Valenciennes, chez Henry en 1714 ; in-8°, 43 pp. (exemplaire consulté : Valenciennes, BM, Fonds Serbat, n.c.). Jean-Philippe Huys 142 1714, une cantate dramatique célébrant Le Triomphe de la Paix 69 , à l’occasion de la signature du traité de Rastadt entre Louis XIV et l’empereur Charles VI, traité qui mit définitivement un terme à la guerre de succession d’Espagne. Par ailleurs, des comédies égaillèrent les temps de carnaval à Valenciennes, telles que La Métamorphose des femmes extravagantes également désignée sous l’appellation Le Chaudron (1709) 70 , La Peau de bœuf aussi appelée Le Marquis de Zéphire (1710) 71 , La Conquête du pays de Cocagne échouée (1711) 72 , Tout ce qui reluit n’est pas or (1713) 73 , et La pauvre riche (1714) 74 . On le voit, tous ces oratorios, opéras, divertissements et comédies trouvèrent naissance dans un milieu aulique polyglotte, Joseph-Clément parlant allemand, français, italien et latin. Et ce qui rend singulier ces spectacles, c’est que l’électeur, même en exil, intervenait personnellement dans leur élaboration, en s’occupant du « dessein », ce dont témoignent les sources. 69 Musique de Torri : partition conservée à Munich, BSB, Mus Mss 226, 42 pp. Recréation en 2004 par la Neue Hofkapelle München, sous la direction de Christopher Hammer (CD, Vienne, Orf Edition Alte Musik, 2005). 70 Cité par Volckerick, op. cit. (« Le Chaudron » ; correspondance avancée par M. Vangheluwe, op. cit., 1989, p. 21, n. 7, le chaudron étant un objet du décor utilisé dans La métamorphose inutile des femmes extravagantes. Comedie divisée en deux parties. Dont la premiere represente Le changement de la laideur en beauté. Et la seconde Le changement de la beauté en laideur. Toutes les deux montrant par divers incidens, que quelque chose qui puisse arriver, le changement du corps n’en apporte aucun dans l’esprit, programme imprimé à Valenciennes, chez Henry, en 1709 ; in-12°, 43 pp. (exemplaire consulté : Lille, BM, cote 41219). 71 Cité par Volckerick, op. cit. (« Marquis de Zéphire ») ; correspondance avancée par M. Vangheluwe, op. cit., 1989, p. 21, n. 7, le marquis de Zéphire faisant allusion au marquis de Vapeurs, personnage de La Peau de bœuf, ou remède universel pour faire une bonne femme d’une mauvaise. Comédie dédiée aux maris interessés et divisés en deux parties, dont la première représente la femme dans toute sa méchanceté et maîtresse de la maison et la seconde, le mari, par un juste retour, pleinement vengé et maître absolu de sa femme, programme en français et en allemand, imprimé à Valenciennes, chez Henry, en 1710 ; in-8°, 123 pp. (exemplaire à Paris, BnF, Arsenal). Mention dans l’Inventaire […], op. cit., 1723, p. 215, n° 18 (« Marquis des Zephirs. Comedie »). 72 Cité par Volckerick, op. cit. (« le Pays de Cocagne »). Le programme de cette comédie en trois actes fut imprimée à Valenciennes chez Henry, en 1711 ; in-8°, 80 pp. (exemplaire consulté : Valenciennes, BM, Fonds Serbat, n.c., à Amiens, BM, Masson 3056). 73 Le programme de cette comédie en trois actes fut imprimé à Valenciennes, chez Henry, en 1713 ; in-8°, 77 pp. (exemplaire à Paris, BnF, Arsenal ; copie manuscrite à Valenciennes, BM, Fonds Serbat, n.c.) 74 Le programme de cette comédie en trois actes avec une petite farce fut imprimé à Valenciennes, chez Henry, en 1714 ; in-8°, 64 et 8 pp. (exemplaire consulté : Valenciennes, BM, Fonds Serbat, n.c.). La comédie était entrecoupée de paroles chantées en italien, en allemand et en français. La musique pour le ballet et le carrousel étaitelle de Torri ? 143 Princes en exil, organisateurs de spectacles Cela signifie que le prince choisissait les sujets parmi les ouvrages de référence de sa bibliothèque, les auteurs versificateurs parmi ses complices (son chancelier, le baron Johann Friedrich Ignaz Karg de Bebenburg, ainsi que ses secrétaires particuliers, François Passerat, déjà cité, et Charles François Melchiori, un nom aux consonances italiennes) et les acteurs parmi les gens les plus adroits de son entourage (abbés, musiciens, secrétaires, gardes trabans, valets de pied et autres). Tout cela nous amène à croire que Joseph-Clément esquissait également la mise en scène de chaque production. Ainsi « son goût et son génie 75 » devaient-ils transparaître au travers de ces créations. Sans doute est-ce là la raison de l’absence sur les livrets du nom du librettiste ou du musicien. Le travail organisateur de l’électeur se situait donc en amont de l’exécution, de cette représentation finale qui, somme toute, devait le séduire et, au-delà, l’aider à maintenir son rang et contribuer à sa gloire. Les sujets, quant à eux, variaient tout naturellement en fonction du genre musical et théâtral : les oratorios devaient servir de méditation profonde tandis que les comédies représentaient un divertissement spontané. Mais tous les sujets traités laissent transparaître la réalité situationnelle de la personne électorale et de sa cour en exil. Parmi les thèmes récurrents dans le théâtre de l’électeur de Cologne, l’inconstance de la fortune et la légitimité du pouvoir du souverain tiennent une place capitale. Ces deux sujets sont notamment présents dans l’opéra de Le Peripezie della fortuna (1711), d’autant plus que le sous-titre, Il Baiazetto, fait allusion à la personne de Maximilien- Emmanuel et à ses anciennes victoires militaires sur les Ottomans (de 1683 à 1688). Ce passé glorieux, l’électeur de Bavière était justement en train de l’actualiser en passant commande, à Paris, de petits monuments équestres le figurant en vainqueur des Turcs et destinés à décorer les espaces de représentation de ses résidences. Citons l’exemple de la statue équestre où le prince figure sous les traits d’un général habillé à l’antique, terrassant l’ennemi de son cheval cabré et recevant la couronne de laurier de la Victoire ailée 76 . La question du respect des droits imprescriptibles de l’électeur à la souveraineté transparaît même au travers du récit biblique de l’oratorio d’Isboseth (1712) 77 . Maximilien-Emmanuel, qui avait perdu la Bavière et avait été banni de 75 Demoulin, op. cit., 1982, p. 105. 76 Anonyme, Petit monument équestre de Maximilien Emmanuel de Bavière, Paris, vers 1710, bronze et marbre, H. 110 cm ; Saint-Pétersbourg, Musée de l’Hermitage. 77 Voir Manuel Couvreur, « “Fait-on maintenant des prologues d’opéra en France ? ” Flagornerie et propagande dans les prologues écrits pour Maximilien-Emmanuel et Joseph-Clément de Bavière (1692-1714) », [in] La pérdida de Europa. La Guerra de Sucesión por la Monarquía de España, Antonio Álvarez-Ossorio, Bernardo José García García et Virginia León (éd.), actes du VII e séminaire international d’histoire (Madrid, 23-16 déc. 2006), Madrid, Fundación Carlos de Amberes, 2007, pp. 137-157. Jean-Philippe Huys 144 l’empire, venait d’être, en ce printemps 1712, officiellement reconnu par le comté de Namur et le duché de Luxembourg comme leur légitime souverain. De telles références s’expliquent par le lien unissant le sort des deux frères en exil. Cela étant dit, on perçoit de manière plus manifeste l’intérêt que Joseph- Clément porta pour la vie de saints locaux de l’entre-Sambre-et-Meuse (saint Landelin, saint Genèse), ainsi que pour le récit de martyres de saints chrétiens (saint Venceslas, saint Cyprien ; et déjà à Lille, saint Eustache, les saints Macchabées). Ce choix devait s’accorder à l’exercice de ses fonctions, et sans doute aussi aux préceptes dictés par les puissants jésuites influents à la cour de France. Si le ton se voulait pieux dans ces oratorios, il devenait librement grivois dans les comédies et les divertissements où étaient mises en scène la malignité de la femme et la rouerie du courtisan. Mais on y déclinait surtout, et de manière extrêmement réaliste, les incertitudes de la vie quotidienne, celle de Joseph-Clément et de sa cour séjournant à Valenciennes et à Raismes. Les acteurs jouaient sur scène leur propre rôle dans la société, s’exprimant dans leur propre langue, ce qui contribuait grandement à dédramatiser leur situation précaire : l’omniprésente proximité des armées ennemies, le pillage des villages et la difficile cohabitation entre soldats et civils. Ce réalisme in tempo belli est singulier, frappant et ne trouve son équivalent que dans les tableaux de guerre de Jean-Antoine Watteau. Ce n’est pas un hasard. Le peintre fit, durant l’automne 1709, un bref séjour en sa ville natale qui se trouvait en zone de guerre. Et il y dessina et peignit ce qu’il voyait, tout comme Joseph- Clément y fit jouer sur scène ce que lui et sa cour vivaient. Pas de célébration d’actions d’éclat, pas de scène de bataille dans lesdits tableaux de Watteau, mais bien le quotidien endeuillé de faim et de maladie, la routine du désespoir. Ainsi le Camp volant 78 ou la Halte 79 montrent les coulisses du théâtre de la guerre. Le peintre et l’électeur avaient en commun le regard galant que chacun, à son niveau, portait sur son environnement. Si la guerre s’éternisait le long de la frontière septentrionale du royaume de France, à Paris et sur les rives de la Seine naissaient les fêtes galantes, tant chez les particuliers que dans le programme de la Comédie-Française. L’engouement touchait tout noble ou riche possesseur de château ou de belle résidence dans les alentours de la capitale française. La mode s’emparait égale- 78 Antoine Watteau, Camp volant, 1710-1711, huile sur toile, H. 32,8 × L. 44,9 cm ; Moscou, Musée Pouchkine. Ce tableau dépeint des soldats, des femmes et des enfants au repos, le soir, pressés les uns contre les autres autour d’un feu. 79 Antoine Watteau, Halte, 1710-1711, huile sur toile, ovale, H. 32 x 42,5 cm ; Madrid, Collection Thyssen-Bornemisza, inv. n° 431 (1975.51). Ce tableau illustre la rencontre irréelle en temps normal, mais bien réelle en temps de guerre, de personnes de conditions diverses : dames vêtues à la mode sous le regard incrédule mais dévorant de soldats blessés. 145 Princes en exil, organisateurs de spectacles ment du programme culturel d’État : en tant qu’auteur dramatique comique spécialisé dans la « comédie de genre » et sociétaire de la Comédie, Florent Carton dit Dancourt y contribua en écrivant des comédies qui se basaient sur l’observation de ces assemblées et de leurs plaisirs. Maximilien-Emmanuel de Bavière participa à l’usage des fêtes organisées en bord de Seine, lors de son séjour à Suresnes, de mars à juin 1713. En ce village situé à mi-chemin entre Paris et Versailles, l’électeur loua une petite maison choisie par le comte de Monasterol, son envoyé auprès de la cour de France, dans l’attente de trouver une demeure plus commode et adéquate à sa dignité électorale 80 . Pour les réjouissances qu’il organisa, le prince bavarois se montra libéral. Le premier grand bal masqué, auquel participèrent les habitants du village et les personnes venues de Paris, fut donné le 1 er mai, à l’occasion du mariage de son jardinier ; le coût s’éleva à plus de dix mille livres 81 . Vint ensuite une fête champêtre, le 12 mai 1713, au cours de laquelle une musette fut offerte à l’électeur : un divertissement pastoral chanté et dansé qui exprimait la joie qu’avaient les bergers à posséder parmi eux « un grand Prince, qui a fait les delices de leurs retraites pendant qu’il les a honorez de leur presence 82 » [Fig. 5]. La musique de cette composition a vraisemblablement été écrite par Élisabeth Jacquet de La Guerre. Celle-ci est certes citée comme son auteure dans le Catalogue des livres de musique de Brossard 83 , mais elle est aussi et surtout mentionnée parmi les bénéficiaires de gratifications données par le duc de Bavière à Suresnes 84 . En signe de 80 Ferdinand Solar, comte de Monasterol (décédé en 1717). Une maison plus convenable au rang de l’électeur fut achetée dès août 1713 dans le village de Saint-Cloud, sur la rive de la Seine, et aussitôt aménagée et meublée. 81 Gazette d’Amsterdam, XXXVIII, de Paris, le vendredi 5 mai ; Catherine Cessac,« Maximilien Emmanuel et ses musiciens français », [in] Das Musikleben am Hof von Kurfürst Max Emanuel, Stephan Hörner et Sebastian Werr (éd.), symposium international (Munich, 14-16 juil. 2006), Tutzing, Schneider (à paraître). 82 Avis au lecteur de La Musette ou Les Bergers de Suresne, Divertissement pastoral, Chanté devant S.A.E. de Baviere, à Suresnes. Presenté par le Sieur D.L.T. le douziéme May 1713, Paris, Christophe Ballard, 1713 (exemplaire consulté : Paris, BnF, Richelieu-Musique, cote VM6-22). 83 « Je crois que la musique de ce divertissement est [de] la célèbre et incomparable M lle Jacquet de La Guerre […] », écrivit Sébastien de Brossard (1655-1730) ; voir Cessac, op. cit. (à paraître). 84 « À mad. La Guerre 2000 [Livres] », dans Specification des sommes destinées pour les Gratifications, et autres articles qui doivent être pâyez Comptant avant le Départ de S.A.E. de Surenne, fait à Suresnes, le 29 juin 1713, [signé] Simeoni ; Munich, BHStA, Ältere Bestände, Kasten Schwarz, n° 16323. 29 juin 1713. Le baron Ferdinand de Simeoni était ministre d’état, chambellan et président de la chambre des finances de l’électeur de Bavière. Jean-Philippe Huys 146 reconnaissance, Jacquet de La Guerre dédiera à Maximilien-Emmanuel son recueil de cantates françaises profanes imprimé en 1715 85 . Ladite musette fut, en outre, présentée à l’électeur par un certain « sieur D.L.T. » que nous identifions ici à un comédien 86 , en l’occurrence au sieur de la Thorillière de la Comédie-Française, Pierre Le Noir 87 , lequel eut, au cours de ce même printemps 1713, une autre occasion de déclamer pour la galante magnificence de l’électeur de Bavière. Le grand bal offert le dimanche 21 mai fut en effet le plus important spectacle donné par Maximilien-Emmanuel à Suresnes. Cet événement fut si somptueux et marqua tant les esprits qu’il fut reproduit en gravure in folio pour illustrer l’almanach de l’année 1713 édité par Jacques Langlois 88 [Fig. 7]. En ce jour de printemps, nombre de courtisans et de dames de Paris furent conviés à un magnifique dîner suivi d’un grand jeu jusqu’à six heures, à la suite de quoi l’électeur les invita à descendre dans le jardin où violons et hautbois jouaient sur des estrades placés en différents endroits. Le bal s’ouvrit le soir, lorsque les jeunes gens de Suresnes vinrent danser, filles et garçons à qui l’électeur avait fait donner des rubans de la couleur de sa livrée. Et à ce bal vinrent de Paris et de ses environs quelque cinq cent carrosses dont certains combles de personnes masquées. L’arrivée de Madame la Duchesse, Louise Françoise de Bourdon 89 , et de ses 85 Semelé, L’Ile de Délos, le Sommeil d’Ulisse, cantates françoises auxquelles on a joint le Raccomodement comique. Pièces mises en musique par Mad. elle Jacquet de la Guerre, Paris, chez l’auteur, Henri Foucault et Pierre Ribou, 1715 ; partition de 89 pp. avec musique gravée par H. de Baussen (exemplaire à Besançon, BM, fonds ancien, cote 11568). 86 Vu le sens que nous donnons au mot « présenté » en page de titre, nous pensons qu’il ne s’agit ni d’un gentilhomme amateur de musique - hypothèse avancée par Jana Frankova de l’Université de Brno (communication écrite du 12 oct. 2008) - ni d’un musicien professionnel tel que Pierre Boursault de La Tour, musicien enseignant aux élèves du chœur de Saint-Denis du Louvre - comme le propose Demetre Yannou (Die « Geschichte der Musik » (1715) von Bonnet und Bourdelot, Inaugural- Dissertation zur Erlangung des Doktorgrades der Philosophischen Fakultät der Universität zu Köln, Ratisbonne, Gustav Bosse Verlag, 1980). 87 Pierre Le Noir/ Lenoir de la Thorillière qui entra à la Comédie-Française en 1684 et qui avait 57 ans en 1713 ; voir la base de données CESAR : http : / / cesar.org.uk. 88 Jacques Langlois, Bal donné à Suresnes le 21 mai 1713 par l’électeur de Bavière, Paris, 1714, Burin et eau-forte, H. 887 x L. 585 mm (ensemble), état I/ I ; planche de l’almanach pour l’année 1713 ; Paris, BnF, Cabinet des Estampes, inv. n° AA-5 (Langlois). 89 Louise Françoise de Bourbon, titrée M lle de Nantes, dite Madame la Duchesse (1673-1743), était la fille naturelle de Louis XIV et de Madame de Montespan. Mariée à douze ans au duc Louis III de Bourbon-Condé, petit-fils du Grand Condé, elle eut neuf enfants dont six filles. 147 Princes en exil, organisateurs de spectacles filles 90 marqua le début de la comédie-ballet que l’électeur avait pour l’occasion commandée à Dancourt - son protégé depuis le second séjour à Bruxelles (1704-1706) et déjà protégé de sa défunte sœur, la Grande Dauphine. Ainsi les comédiens du roi représentèrent L’Impromptu de Suresne 91 [Fig. 6]. Cette création, mise en musique par Jean-Claude Gilliers 92 , comprend un prologue, un acte en dix-neuf scènes et un divertissement final où s’alternent airs chantés et danses 93 . Pour sa première représentation, l’électeur avait fait ériger un théâtre d’architecture éphémère dans le fond du jardin de la maison qu’il louait 94 . Au vu de la planche de l’almanach, il s’agissait d’un pavillon semi-circulaire de style classique, orné de pilastres à chapiteaux corinthiens, couvert d’une semi-coupole, et dont l’ouverture donnait sur une terrasse au bord de la Seine [Fig. 7 bis]. Le duc de Bavière y est figuré assis sur une estrade et sous un dais, face aux musiciens placés sur une plate-forme. Deux acteurs jouent sur scène, en esquissant un mouvement de danse : mademoiselle Sallé 95 en Philis et monsieur Dufresne 96 en Thersandre dans un mouvement 90 Marie-Anne de Bourbon-Condé (1690-1760), l’aînée, qui devint abbesse de Saint- Antoine-des-Champs ; Louise-Élisabeth (1693-1775), que la mère espérait marier au duc de Berry en 1710, épousa finalement en 1713 Louis-Armand de Bourbon- Conti ; Louise-Anne (1695-1758), titrée M lle de Sens ou M lle de Charolais ; Marie- Anne (1697-1741), titrée M lle de Clermont ; Henriette (1703-1772), titrée M lle de Vermandois, qui devint abbesse de Beaumont-lès-Tours ; et Élisabeth (1705-1765), titrée M lle de Gex. 91 L’Impromptu de Suresne, comedie-balet. Représentée par les Comediens du Roy, à Surêne pour la premiere fois le 21. jour de Mai 1713, Paris, Pierre Ribou, 1713 ; in-4°, 13 pp. [uniquement les textes du prologue et du divertissement] (exemplaire consulté : Paris, BnF, Tolbiac, cote YF 2184). Le texte de la comédie proprement dite a été ultérieurement publié et se retrouve dans Les Œuvres de théatre de M. D’Ancourt, nouvelle édition revue & corrigée, Paris, Aux dépens des Libraires Associés, 1760, t. 11, ensemble avec les pièces « Céphale et Procris » et « Sancho Pancha ». 92 Jean-Claude Gilliers ou Gillier (Paris, 1667-30 mai 1737), joueur de double-basse et compositeur en résidence de la compagnie de la Comédie-Française de 1694 à 1717, contribuait au succès des comédies de Dancourt en créant de simples arrangements musicaux de vaudevilles qui pouvaient être chantés par la troupe entière. 93 Succession des danses entrecoupées d’airs chantés : un passe-pied, un menuet, un rigaudon, un second menuet, une entrée et une branle. 94 Philippe de Courcillon, marquis de Dangeau, Journal de la cour de Louis XIV depuis 1684 jusqu’en 1715, avec les additions inédites du duc de Saint-Simon, L. Dussieux et E. Soulié (éd.), Paris, F. Didot Frères, 1858, vol. 14 (1711-1713), pp. 406-407. 95 Françoise-Jacquette Thoury, épouse [de Jean-Baptiste-Louis] Sallé, actrice de la Comédie-Française de 1704 à 1721 ; elle avait 46 ans en 1713. 96 Abraham Alexis Quinault-Dufresne dit Quinault le cadet, acteur de la Comédie- Française de 1712 à 1741 ; il avait 20 ans en 1713. Jean-Philippe Huys 148 de branle 97 . Les comédiens peuvent tous être identifiés grâce à la distribution précisée en tête du livret 98 , les principaux acteurs étant Pierre Le Noir de la Thorillière (Bacchus), déjà cité comme « présentateur » de la musette, Jean- Baptiste-Maurice Quinaut (L’Amour) 99 et Christine-Antoinette-Charlotte Desmares (La Folie) qui ravissait les cœurs par sa voix 100 . Ce sont précisément ces trois rôles que l’on trouve représentés sur le tableau de Jean-Antoine Watteau intitulé L’Amour au Théâtre français 101 [Fig. 8], œuvre sans doute inspirée de l’Impromptu de Suresnes, selon un rapprochement thématique déjà proposé 102 . En effet, tant ce tableau de Watteau que la planche de l’almanach éditée par Langlois nous montrent, d’une part, Bacchus trinquant avec Amour et, d’autre part, le couple esquissant un pas de danse. Par ailleurs, à la même époque, les comédiens Thorillière et Desmares furent représentés par Watteau dans un rare portrait de groupe aujourd’hui intitulé Les Trois Cousines, en référence à une autre pièce de Dancourt, créée en 1700 à la Comédie-Française, et que le peintre valenciennois semble avoir également appréciée 103 . La raison du grand bal de Suresnes, qui coûta plus de cent mille livres à l’électeur de Bavière, est autant sociétale que politique. À côté de l’événement de mode, Maximilien-Emmanuel montre la volonté de manifester une victoire diplomatique, puisque il était parvenu à négocier en sa faveur la récupération de la Bavière et ce, en échange de la cession en pleine souveraineté des Pays-Bas du Sud au profit de la Maison des Habsbourg. En effet, l’électeur venait de signer l’acte de ladite cession (8 mai 1713), ce qui entérinait la promesse faite à Utrecht lors de la signature du traité de paix entre la France 97 L’inscription placée aux pieds de la danseuse (« Suivons le cours de la Seine ; / Dans cet aimable païs,/ Le doux penchant qui l’entraîne/ Vers ces bords des Dieux cheris,/ Invite à quitter Paris,/ Pour venir rire à Surêne. ») renvoie aux paroles chantées par Thersandre dans le divertissement qui termine la comédie-ballet. 98 Je remercie infiniment le Dr. Jean-Philippe Van Aelbrouck pour son aide précieuse dans l’identification de l’ensemble des acteurs mentionnés sur le livret. 99 Jean-Baptiste-Maurice Quinaut, comédien et musicien, fut acteur à la Comédie- Française de 1712 à 1734 ; il avait 26 ans en 1713. 100 Christine-Antoinette-Charlotte Desmares fut actrice à la Comédie-Française de 1699 à 1721 ; elle avait 31 ans en 1713. 101 Jean-Antoine Watteau (1684-1721), L’Amour au théâtre françois, huile sur toile, H. 37 × L. 48 cm ; Berlin, Preussischer Kulturbesitz, Staatliche Museen, Gemäldegalerie, inv. n° 468. 102 Robert Tolinson, La Fête galante : Watteau et Marivaux, Genève-Paris, Librairie Droz, 1981, p. 97. 103 Jean-Antoine Watteau, Les trois cousines, Paris, 1711-1712, huile sur panneau, H. 20 × L. 25 cm ; Saint-Pétersbourg, musée de l’Hermitage. M lle Desmares à gauche et face à elle, à droite, M r de la Thorillière. 149 Princes en exil, organisateurs de spectacles et les Provinces Unies (11 avril 1713). Le grand bal célébra donc la personne électorale, désormais en fin d’exil. D’autres fêtes succédèrent au mois de juin : le 6, un tir de l’oie sur gondoles qui mêlait toujours le peuple local à la noblesse parisienne et, le 21, un bal offert par l’électeur à son amie Madame la Duchesse pour les princesses ses filles 104 . Par leur parcours atypique, Maximilien-Emmanuel et Joseph-Clément se révèlent être des princes européens avant l’heure, à la croisée des influences de leur pays d’origine (la Bavière) et d’adoption (les Pays-Bas espagnols pour l’un ; l’électorat de Cologne et la principauté de Liège pour l’autre ; la France pour les deux). Pour ces deux frères, les spectacles organisés étaient autant de moyens pour affirmer leur rang et défendre leur place perdue sur l’échiquier des puissances européennes. Et ce, principalement pour l’électeur de Bavière, qui était un souverain de puissance moyenne en pleine expansion, mais qui avait été arrêté dans son ascension par des circonstances politiques et par des guerres. Ce sont précisément ces circonstances et la vie mouvementée des électeurs qui permirent à ces princes de participer à la culture du goût moderne en France à l’aube du XVIII e siècle. 104 Dangeau, op. cit., p. 415 et p. 428. Jean-Philippe Huys 150 Illustrations Fig. 1 : Anonyme, L’électeur de Bavière reçoit la communion des mains de son frère l’électeur de Cologne, à Lille, le 1 er janvier 1707, eau-forte, H. 27,7 x L. 18,8 cm (trait carré) ; frontispice de: Ignace François Xavier Wilhelm, Iosepho Clementi Iustissimo Piissimo […], s.l., s.n., s.d. [1707]. Lille, Bibliothèque municipale (BM), Fonds patrimonial, Réserve Fonds précieux, cote 44047. Fig. 2 : [François Passerat? ] Relation de ce qui s’est passé à Lille le premier May 1707. Lorsque S.A.S.E. Monseigneur Joseph-Clement […] a été Sacré Evêque […], Lille, Ignace Fievet & Liévin Danel [1707]. Lille, BM, Fonds régional, cote 20181. 151 Princes en exil, organisateurs de spectacles Fig. 3 : [Anonyme] Le Triomphe de la Vertu. Pastorale en Musique Representée Devant Son Altesse Serenissime Electorale de Cologne, Le dixiéme Juillet M. DCC. VII., Lille, Ignace Fievet & Liévin Danel [1707]. Paris, Archives du Ministère des Affaires étrangères (AMAE), Correspondance politique (CP), Cologne, n° 58, f° 96r°-103v°. Jean-Philippe Huys 152 Fig. 4: Gaspar Duchange, Bajazet mis dans une cage par l’empereur Tamberlan qui courtise Rosolane, la femme du vaincu, gravure sur cuivre ; frontispice du livret de l’opéra Le Peripezie della Fortuna ò il Baiazetto, Valenciennes, Gabriel François Henry, 1711. Valenciennes, BM, Fonds Serbat. 153 Princes en exil, organisateurs de spectacles Fig. 5 : Page de titre de : La Musette ou Les Bergers de Suresne, Divertissement pastoral, Chanté devant S.A.E. de Baviere, à Suresne. Presenté par le Sieur D.L.T. le douziéme May 1713, Paris, Christophe Ballard, 1713. Paris, BnF, Richelieu-Musique, cote VM6-22. Fig. 6 : Page de titre de : L’Impromptu de Suresne, comedie-balet. Représentée par les Comediens du Roy, à Surêne pour la premiere fois le 21. jour de Mai 1713, Paris, Pierre Ribou, 1713. Paris, BnF, Tolbiac, cote YF 2184. Jean-Philippe Huys 154 Fig. 7 : Jacques Langlois, Bal donné à Suresnes le 21 mai 1713 par l’électeur de Bavière, Paris, 1714, burin et eau-forte, H. 887 x L. 585 mm, état I/ I ; planche de l’almanach pour l’année 1713. Paris, BnF, Cabinet des Estampes, inv. n° AA-5 (Langlois). 155 Princes en exil, organisateurs de spectacles Fig. 7 bis : Détail de la planche de l’almanach pour l’année 1713. Fig. 8 : Jean-Antoine Watteau, L’Amour au théâtre françois, huile sur toile, H. 37 x L. 48 cm. Berlin, Preussischer Kulturbesitz, Staatliche Museen, Gemäldegalerie, inv. n° 468. Biblio 17, 193 (2011) Privilèges, octrois et autorisations accordés aux troupes itinérantes au XVII e siècle. L’exemple de Bruxelles J EAN -P HILIPPE V AN A ELBROUCK Ministère de la communauté française Wallonie-Bruxelles On a longtemps cru que les directeurs de troupes ambulantes bénéficiaient d’un privilège octroyé par le roi de France, par l’intermédiaire d’un gouverneur de province. Fuchs a démontré que cette pratique ne concernait pleinement que l’opéra - c’est-à-dire les troupes qui inscrivaient à leur répertoire des pièces chantées - et qu’elle était apparue tardivement pour la comédie et la tragédie. Et encore le terme même prête-t-il à confusion, désignant tantôt un privilège royal, tantôt un privilège provincial, tantôt une autorisation municipale 1 . Le privilège royal de l’Opéra Le principe du privilège remonte à 1669, lorsque Louis XIV accorde à Pierre Perrin ses lettres patentes. Celles-ci concernent l’établissement d’académies d’opéra « à Paris, & dans les autres Villes du Royaume, comme il se pratique en Italie, en Angleterre & en Allemagne ». Les lettres patentes défendent en outre à quiconque d’autre « de faire chanter de pareils Opera, ou Représentations en Musique & en vers François dans tout l’étendue de notre Royaume, pendant douze années, sans le consentement & permission [du détenteur] 2 ». Dès lors, un chef de troupe désireux de représenter des pièces chantées et mises en musique est tenu de solliciter une dérogation à ce privilège, qui ne sera octroyée par l’autorité qu’avec l’accord du directeur de l’Opéra. Si le demandeur s’est placé sous la protection d’un gouverneur de province, d’un 1 Max F UCHS , La Vie théâtrale en province au XVIII e siècle, Paris, Droz, 1933, pp. 113 sq. 2 Jacques-Bernard D UREY DE N OINVILLE , Histoire du théâtre de l’Académie royale de Musique en France, Paris, Duchesne, 1757, t. I, pp. 77-81. Jean-Philippe Van Aelbrouck 158 intendant ou d’un gentilhomme de la cour, le souverain acceptera d’autant plus aisément de signer la dérogation. Le premier directeur de province qui ait sollicité et obtenu la transmission du privilège est un certain Pierre Gautier, originaire de La Ciotat, fondateur de l’Opéra de Marseille en 1685. À la mort de Lully, détenteur du privilège après Perrin, Jean-Pierre Leguay obtient une dérogation analogue pour l’Opéra de Lyon. Les héritiers de Lully lui accordent le droit d’établir une Académie de musique dans cette ville, afin d’y représenter non seulement des œuvres du maître, mais aussi d’autres opéras, « tant en vers français qu’en langues étrangères ». La permission est accordée pour trois années, contre le paiement de 2000 livres par an 3 . À Bordeaux, Sébastien Lopez avait déjà fait représenter des opéras entre 1692 et 1702, mais sans se prévaloir d’un privilège ni d’une autorisation. Après lui, un nommé Létourneau se propose de donner des représentations d’opéra et sa requête est examinée par les Jurats le 26 novembre 1705 : S’est presanté s r Honoré Letourneau musicien lequel a dit que depuis certain temps l’opera ayant cessé d’estre represanté dans la presante Ville, desirant le remetre sur pied, il en auroit obtenue permission de s r Pierre Guyenet con[sei]ller du roy proprietaire en partie du privilege de l’opera 4 […]. Pierre Guyenet venait de reprendre la direction de l’Académie royale de Musique de Paris, laissée vacante par la faillite de Jean-Nicolas de Francine. Il perpétue les dérogations appliquées par ses prédécesseurs. À Marseille encore, Jean Laffont, « bourgeois et marchand de Bourdeaux », a obtenu au nom de Bertrand Montel, bourgeois de Toulouse, le privilège de représenter l’opéra. C’est Jean-Nicolas de Francine, revenu à la direction de l’Académie royale de Musique de Paris, qui le lui a accordé le 25 septembre 1723. Afin que ce privilège prenne ses effets, Laffont introduit une requête le 29 août 1725, qu’il réitère le 20 novembre de la même année, en joignant chaque fois la copie du privilège 5 . Peu à peu on voit se multiplier la concession du privilège royal aux troupes désireuses de représenter l’opéra dans les villes de province. Bientôt le terme dérive et tend à désigner toute autorisation accordée par une quelconque autorité, que ce soit le roi, le gouverneur de province, le magistrat municipal ou le propriétaire de la salle de spectacle. 3 Léon V ALLAS , Un siècle de musique et de théâtre à Lyon, Lyon, P. Masson, 1932, pp. 15-16. 4 Bordeaux, Archives municipales BB 89 ; Arnaud D ETCHEVERRY , Histoire des Théâtres de Bordeaux, Bordeaux, J. Delmas, 1860, p. 219, prétend qu’il ne resta que de février à avril 1705. 5 Marseille, Archives communales FF 307. 159 Privilèges, octrois et autorisations accordés aux troupes itinérantes L’octroi dans les Pays-Bas À Bruxelles, le privilège prendra la forme d’un octroi délivré par le souverain, espagnol puis autrichien, ou par son gouverneur. Après cinq années de locations hasardeuses et d’exploitation coûteuse, Gio-Paolo Bombarda, fondateur du Théâtre de la Monnaie en 1700, obtient de Philippe V d’Espagne un octroi exclusif l’autorisant à « faire representer les operas, commedies, donner bals et autres spectacles publicqs, pour le terme de trente ans ». Délivré le 20 janvier 1705, cet octroi interdit à toute autre personne de donner quelque spectacle que ce soit sans le consentement de Bombarda. Il pourra cependant « surroger une ou plusieurs personnes à sa place » et sera tenu de payer au receveur général des domaines et finances une taxe annuelle de dix livres 6 . Moins de trois mois plus tard, la troupe de Jean Barrier, dit Fonpré, obtient du gouverneur Maximilien-Emmanuel de Bavière l’autorisation de donner des représentations au Théâtre de la Monnaie et « dans toutes les villes du Pays de l’obéissance du Roy ». L’autorisation est renouvelée l’année suivante 7 . Mais après la victoire des Troupes Alliées à Ramillies, le duc de Marlborough délivre la permission d’exploiter le Théâtre délaissé par Bombarda à Joseph de Pestel, pour une durée de six ans à dater du 3 juillet 1706 8 . Pareilles autorisations entérinent généralement les accords passés entre le propriétaire du Théâtre, détenteur de l’octroi exclusif, et le locataire ou entrepreneur. Il faudra attendre la mort de Bombarda, les tractations de ses héritiers et le rachat du bâtiment par le banquier bruxellois Jean-Baptiste Meeus en 1718, pour qu’un nouvel octroi soit délivré par l’empereur Charles VI en 1725 9 . Le 11 décembre 1739, l’archiduchesse Marie-Élisabeth accorde un octroi particulier à Pierre-Jacques Ribou de Ricard, lui imposant notamment de soumettre à l’agrément du gouverneur de la ville de Bruxelles « les sujets qu’il se propose d’avoir pour ladite comedie ». S’il venait à jouer dans d’autres villes des Pays-Bas autrichiens, il devrait préalablement en obtenir l’autorisation auprès du magistrat de chaque ville 10 . 6 Bruxelles, Archives générales du Royaume (AGR), Chambre des Comptes 460. Le texte complet de l’octroi est reproduit par Frédéric F ABER , Histoire du théâtre français en Belgique, Bruxelles-Paris, F.J. Olivier-Tresse, 1870-1880, t. IV, pp. 10-11. 7 Bruxelles, AGR, Conseil royal de Philippe V 483. (3 avril 1705 et 18 mars 1706) ; F ABER , Histoire du théâtre français en Belgique, t. IV, p. 11. 8 Bruxelles, AGR, Conseil d’État 2032 ; Frédéric F ABER , Histoire du théâtre français en Belgique, op. cit., t. IV, p. 11. 9 Frédéric F ABER , Histoire du théâtre français en Belgique, op. cit., t. IV, pp. 19-21. 10 Bruxelles, AGR, Conseil privé autrichien 1052B ; Frédéric F ABER , Histoire du théâtre français en Belgique, op. cit., t. IV, pp. 28-29. Jean-Philippe Van Aelbrouck 160 D’autres octrois sont délivrés par la suite aux entrepreneurs successifs : ainsi le 21 juin 1749, il est accordé au duc d’Arenberg, au duc d’Ursel et au marquis de Deynze, pour « tenir la redoutte, faire representer les operas, comedies, et donner des bals », avec interdiction à toute autre personne de donner des représentations sans en avoir auparavant obtenu l’autorisation des bénéficiaires de l’octroi. Le 24 octobre 1757, un même octroi est accordé à Jean- Nicolas Servandoni, dit D’Hannetaire, et à Léopold-Ignace Haudiquet, dit Gourville. Une clause précise que les sujets qui composent la troupe « seront traitables pardevant le Grand Marechalat de la Cour pour toutes les difficultés et causes contentieuses qui se présenteront ». Ainsi le comédien échappe dorénavant à la juridiction civile et se trouve placé sous celle de la cour. Les baux locatifs Bombarda et Meeus ont exploité quelques temps eux-mêmes le Théâtre, mais d’ordinaire ils ont préféré en confier la gestion à un entrepreneur, pour une durée variant de trois mois à un an. Dans la plupart des cas, les baux sont conclus pour trois ans, mais les directeurs, victimes de déboires financiers, renoncent souvent au bail avant son terme. Ainsi le 2 octobre 1721, Louise Dimanche signe un bail d’un an avec Meeus, commençant au jour de la première représentation et au plus tard le 4 novembre. Le loyer est fixé à quatre pistoles 11 par représentation. La locataire du Théâtre de la Monnaie pourra y donner « des operas, et Comedie, tant francoises qu’italiennes » au moins trois jours par semaine et elle disposera du magasin de décors et de costumes. À charge pour elle de remplacer et de réparer ce qu’elle aurait détérioré. Le propriétaire se réserve une loge où sa famille et ses amis ont l’entrée libre, le bénéfice des bals qu’il organise pendant l’année, ainsi que la gestion de la « bouticq des eaux et liqueurs 12 ». Mais la Cour n’apprécie pas le programme que propose M lle Dimanche et, sur son instance, la directrice met fin à son contrat et cède la main au compositeur Thomas-Louis Bourgeois, maître de musique du duc de Bourbon. Un nouveau bail est signé le 22 octobre 1721 entre Meeus et Bourgeois, pour un terme de six mois cette fois, à dater du 4 novembre. Né à Fontaine-l’Évêque le 24 octobre 1676 13 , Bourgeois avait été haute-contre à l’Académie royale de Musique de Paris où il fit représenter son opéra Les Amours déguisés le 22 août 11 Soit 40 livres. 12 Bruxelles, AGR, Notariat général de Brabant 1 (notaire Adan). 13 Bruxelles, AGR, Microfilms (paroisse de Fontaine-l’Évêque, registre 26). 161 Privilèges, octrois et autorisations accordés aux troupes itinérantes 1713 14 . À Bruxelles, il donnera Roland, opéra de Lully, le 19 novembre, et Callirhoé, opéra de Destouches, le 4 décembre. On ignore qui occupe le Grand Théâtre en 1723 mais on apprend, par une requête que formule en 1725 Marie-Anne Dujardin, « qu’en l’an 1724 la remontrante donnoit l’Opera en ceste ville de Bruxelles 15 ». Bien que les archives notariales ne contiennent aucun bail locatif pour le Théâtre de la Monnaie durant cette période, on peut supposer que M lle Dujardin passe plusieurs saisons à Bruxelles, de manière intermittente ou continue. Elle interprète en effet le rôle d’Hermilis dans le Pirithoüs de Mouret et Laserre, représenté plusieurs fois en 1725 et 1726. Le 18 avril 1726, la même demoiselle Dujardin signe avec Meeus un bail de location prenant cours le jour même pour se terminer un an plus tard. Le propriétaire porte le loyer à 750 pistoles, payables en dix mensualités à partir du mois de juin. Afin de se prémunir contre tout retard de paiement, Meeus prélèvera le produit des « tables de jeu de l’opera et du bal », à concurrence des mensualités dues 16 . Notons au passage que les jeux de hasard - principalement le « pharaon 17 » - connaîtront une telle extension par la suite, qu’ils constitueront rapidement une source de revenu appréciable pour les exploitants du Théâtre, jusqu’à leur réglementation en 1764 18 . Les trois saisons suivantes sont confiées à des entrepreneurs italiens, que la nouvelle gouvernante, l’archiduchesse Marie-Élisabeth, avait fait venir de Prague : le 9 janvier 1727, Antonio Maria Peruzzi, imprésario vénitien, signe un bail d’un an prenant cours le lendemain de Pâques 19 . Criblé de dettes avant le terme échu, il cède la main à Joachino Landi. Ce dernier accepte de remplacer Peruzzi et, le 18 janvier 1728, il se fait délivrer un passeport pour se rendre à Milan afin d’y réunir une nouvelle troupe 20 . Le 9 mars, son associé François-Xavier Corradini signe un bail d’un an en son nom 21 . 14 Voir à son sujet la notice que lui consacre Maurice B ARTHÉLEMY , « Aperçus et réflexions sur l’œuvre et la carrière de Thomas-Louis Bourgeois (1676-1750) », Fédération Archéologique et Historique de Belgique, Annales du Congrès de Liège, 1968, pp. 33-40. 15 Frédéric F ABER , Histoire du théâtre français en Belgique, op. cit., t. IV, pp. 234-235. Faber indique laconiquement comme source : « Archives générales du Royaume, Conseil privé, année 1725 ». 16 Bruxelles, AGR, Greffes scabinaux de Bruxelles 9473. 17 Jeu de cartes proche du baccara, apparu en France à la fin du XVII e siècle et interdit en 1765. 18 Bruxelles, AGR, Conseil privé autrichien 1052A. 19 Bruxelles, AGR, Notariat général de Brabant 795 (notaire Verhulst). 20 Bruxelles, AGR, Conseil d’État et de l’Audience 1034. 21 Bruxelles, AGR, Notariat général de Brabant 796 (notaire Verhulst). Jean-Philippe Van Aelbrouck 162 La saison 1727-28 est des plus brillantes et s’ouvre le 27 avril par l’Orlando furioso de Braccioli. À la satisfaction de la Cour, Landi renouvelle son bail le 8 avril 1729 pour une seconde année 22 . La plupart des œuvres données à Bruxelles durant cette « période italienne » ont été imprimées exprès : vingtsix livrets, pour la plupart bilingues italien-français, sont parvenus jusqu’à nous, conservés dans différents fonds d’archives et bibliothèques publiques 23 . Parmi les principales œuvres, citons L’Arsace de Sarro, Faramondo, Griselda, Alessando Severo, La Merope et Temistocle de Zeno, Ernelinde et Farnace de Vinci, Serpilla e Baiocco de Stampiglia et Armida abbandonata de Bioni. À peine la saison 1729-30 est-elle clôturée que le Grand Théâtre renoue avec les œuvres en français. Le 10 mars 1730, Meeus signe un nouveau bail avec Jean-Richard Leroux, dit Durant 24 , fils d’un graveur parisien, qui avait joué quelque temps à la Comédie-Française. Durant remet à l’honneur le répertoire tragique français et dirige le Théâtre de la Monnaie pendant une saison. Les déboires financiers du propriétaire incitent Durant à quitter Bruxelles à la fin de sa première saison et ce n’est que quelques mois plus tard qu’un nouveau locataire se présente : le 30 août 1731, Joseph Bruseau de La Roche, « marchand tapissier » originaire de Paris, signe un bail de trois ans à dater du 15 septembre, pour un loyer annuel de 4000 florins 25 . Dans sa correspondance au prince d’Anhalt, le notaire bruxellois Paul Félix écrit : « un entrepreneur françois, homme de bon gout, est icy actuellement occupé à former une trouppe des plus habiles comédiens pour donner des spectacles à la Cour, qui seront des plus magnifiques 26 […] ». Bruseau met à son programme des tragédies du grand répertoire, telles que les pièces de Racine Mithridate, Iphigénie, Andromaque et Phèdre, ou celles de Corneille Médée et Polyeucte. Mais son « bon goût » lui inspire également des œuvres satiriques et des pantalonnades qu’il compose lui-même et fait représenter à Bruxelles : Arlequin Thémistocle en 1729, Le Jugement comique ou la Revue des spectacles de Bruxelles en 1731, pièce pamphlétaire qui fustige les relations entre acteurs flamands et français du théâtre de Bruxelles, et Arlequin larron, prévôt et juge en 1744 27 . Bruseau exploite le Théâtre durant deux 22 Frédéric F ABER , Histoire du théâtre français en Belgique, op. cit., t. I, p. 107. 23 Bruxelles, AGR, Bibliothèque royale Albert Ier, Conservatoires royaux de musique de Bruxelles et de Liège. 24 Né à Paris en 1684, mort à Metz le 23 avril 1733. 25 Frédéric F ABER , Histoire du théâtre français en Belgique, op. cit., t. IV, pp. 24-26. 26 Bruxelles, AGR, Manuscrits divers 1589 (lettre du 14 août 1731). 27 Arlequin Themistocle, parodie en un acte par les Sieurs Bruseau & Flahault. Representée pour la premiere fois sur le grand theatre, par la troupe des comediens françois le 4. jour de decembre 1729. Bruxelles, s.n., (1729). Livret in-16° de 37 p. Bruxelles, Conser- 163 Privilèges, octrois et autorisations accordés aux troupes itinérantes saisons ; il reste ensuite attaché, comme simple comédien, aux différentes troupes qui se succèdent et il meurt à Bruxelles le 17 juillet 1750 28 . D’année en année, voire de six mois en six mois, le Grand Théâtre changera encore d’exploitant une dizaine de fois jusqu’en 1745. Mézières et ses associés (avril 1733) 29 , l’Arlequin François Moylin, dit Francisque (août 1733) 30 , Nicolas Huau (novembre 1734) 31 , le comédien Pierre-Antoine Gourgaud, dit Dugazon (juin 1736) 32 , un certain Louis Desjardins, dit Beaupré (début 1738) 33 , puis François-Hyacinthe Ribon (juin 1738) 34 , qui était déjà venu à Mons en 1707 avec la troupe de Des Urlis et avait exercé les fonctions de maître de danse à la cour de Lorraine. Joseph Uriot 35 , franc-maçon militant venant de Francfort, fait un bref passage au début de l’année 1743 puis, dès le mois de juin, le Théâtre est exploité vatoire royal de Musique, cote UU 18.925. Le Jugement comique ou la revue des spectacles de Bruxelles. Comedie en un acte ornée de Musique & Danses par le Sr. Bruseau de la Roche. Représentée sur le Grand Theatre de Bruxelles le 5 Février 1731. Bruxelles, N. Stryckwant, (1731). Livret in-8° de 28 p. dont l’unique exemplaire connu est conservé à Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, cote 8° GD 20.985. Nous tenons à remercier Manuel Couvreur qui nous a aimablement communiqué la transcription du livret. Arlequin larron, prévôt et juge, comédie italienne en trois actes et en prose, sujet italien dirigé par le Sr.B.D.L.R. Bruxelles, J.J. Boucherie, 1744. Livret in-8° de 34 p., cité par Frédéric F ABER , Histoire du théâtre français en Belgique, op. cit., t. IV, p. 318. 28 Bruxelles, Archives de la Ville, registre 165 (décès de la paroisse Ste-Gudule). 29 Bruxelles, AGR, Greffes scabinaux de Bruxelles 9473. Claude Andry de Mézières, de Lannoy, de Bray et Marie-Madeleine Le Moyne, épouse de Jacques Renaud. 30 Bruxelles, AGR, Notariat général de Brabant 1029 (notaire Boote). Acteur forain à Paris de 1715 à 1722, Francisque est le frère des comédiens Guillaume et Simon Moylin. 31 Bruxelles, AGR, Notariat général de Brabant 3396 et 3397 (notaire Rasch). Entrepreneur à Amiens et à La Haye en 1731, Huau reviendra à Bruxelles en 1751. 32 Bruxelles, AGR, Notariat général de Brabant 3398 (notaire Rasch). Dugazon venait de Lille. Il fut également « directeur des Hôpitaux de l’Armée d’Italie ». Son fils Jean- Henri fit une carrière remarquée sous le nom de Dugazon. 33 Prosper C LAEYS , Histoire du théâtre à Gand, Gand, J. Vuylsteke, 1892, t. II, p. 92. 34 Bruxelles, AGR, Notariat général de Brabant 3429 (notaire Toebent). Ribon meurt à Bruxelles le 22 septembre 1741. 35 Henri L IEBRECHT , Histoire du théâtre français à Bruxelles, Bruxelles, Société des bibliophiles et iconophiles de Belgique, 1923, pp. 169-170. Joseph Uriot (Nancy, 1713 - Stuttgart, 1788) prononce le « compliment » d’ouverture du Théâtre de la Monnaie le 3 janvier 1743 et celui de clôture le 3 mars de la même année. Il passe quinze ans à la cour de Bayreuth (1745-1760) puis joue à Stuttgart où il meurt en octobre 1788. Voir Jean-Jacques O LIVIER , Les Comédiens français dans les cours d’Allemagne, Paris, Société française d’imprimerie et de librairie, 1901-1905, t. III, pp. 31-46 et 53. Jean-Philippe Van Aelbrouck 164 par Charles Plante et Jeanne Belhomme 36 . Le 13 avril 1744, Jean-Baptiste Grimaldi, dit Nicolini, loue le Théâtre de la Monnaie « pour y representer et faire representer à sa volonté toutes sortes des spectacles permis et à permêtre par les Altesses Serenissimes à durer pendant l’été de cette présente année 37 », mais on ignore si le bail prend ses effets. Pourtant il est encore à Bruxelles le 10 février 1745, où il épouse Madeleine Lizampifari, une comédienne d’origine italienne comme lui 38 . Enfin, le 14 octobre 1745, Jean-Nicolas Servandoni, dit D’Hannetaire, prend possession du Grand Théâtre 39 , mais les événements politiques ne lui laisseront pas le temps de déployer son savoir-faire : les troupes du maréchal de Saxe entrent bientôt dans Bruxelles et la gestion du Théâtre passe aux mains de Charles-Simon Favart pour une durée de trois ans. Les règles sont alors bouleversées et c’est l’occupant qui dicte ses lois : Maurice de Saxe confie le Théâtre de la Monnaie à Favart, qui en use comme bon lui semble ; entre deux campagnes, il donne des représentations de ses œuvres, principalement, et abandonne le théâtre à des compagnies de rhétorique lorsqu’il suit le maréchal dans ses combats. Mais après deux ans d’occupation, Favart quitte le Grand Théâtre avec les troupes françaises, laissant une ardoise de plus de 26000 livres 40 . * Ainsi, en un demi-siècle, le Théâtre de la Monnaie aura changé presque vingt fois de main : instabilité des troupes, inconstance des répertoires, précarité des finances des directeurs surtout, tous ces éléments confirment pour Bruxelles ce que Fuchs constate en France. De quelque privilège que soit muni le nouvel arrivant, de quelque renommée dont il soit précédé, le propriétaire du Théâtre de la Monnaie cherche avant tout à ne pas perdre d’argent, faute de pouvoir en gagner. Ré- 36 Le 7 juin 1743, Charles Plante est parrain du futur acteur Charles-Jean Michu. Bruxelles, Archives de la Ville, registre 440 (baptêmes de la paroisse Notre-Dame du Finistère) ; Bruxelles, AGR, Notariat général de Brabant 5288 (notaire Ghys, actes des 26 et 27 septembre, 26 octobre 1743). 37 Bruxelles, AGR, Notariat général de Brabant 3434 (notaire Toebent). 38 Bruxelles, Archives de la Ville, registre 145 (mariages de la paroisse Ste-Gudule). Grimaldi avait fait partie de la Troupe des Grands Danseurs du Roi, puis de la troupe de Favart à l’Opéra-Comique. Voir Jean-Philippe V AN A ELBROUCK , Dictionnaire des danseurs, chorégraphes et maîtres de danse à Bruxelles de 1600 à 1830, Liège, Mardaga, 1994, p. 133. 39 Bruxelles, AGR, Greffes scabinaux de Bruxelles 9473. 40 Amédée M ARANDET , Manuscrits de la famille Favart, de Fuzelier, de Pannard et de divers auteurs du XVIII e siècle, Paris, Librairie théâtrale E. Jorel, 1922, p. 13. 165 Privilèges, octrois et autorisations accordés aux troupes itinérantes digés de façon de plus en plus contraignante, les baux prévoient des clauses et des astreintes que les locataires ne peuvent plus assumer, incertains qu’ils sont d’y trouver leur compte. Le système d’autorisations pratiqué dans nos régions est généralement plus souple qu’en France. Alors que Fuchs distingue le privilège royal, le privilège provincial et l’autorisation municipale, à Bruxelles un système de délégation permet à un directeur de troupe de ne traiter qu’avec le propriétaire, généralement seul détenteur de l’octroi. À charge pour ce dernier d’engager les exploitants qui réuniront « les meilleurs sujets qu’il se pourra, pour rendre leur trouppe bonne et complette, tant en acteurs et actrices, qu’en musiciens, danseurs et danseuses ; lesquels sujets devront être gagés et mis à pension » 41 . Si l’octroi pris par décret royal ou gouvernemental organise le cadre politique auquel est tenu de se conformer le chef de troupe, c’est bien par bail entre le propriétaire et le locataire que se fixent les menus détails de l’intendance quotidienne : loyer, mode de paiement, collecte de la recette ; droits et privilèges du propriétaire, revenu des abonnements, des loges, des bals et des jeux ; fréquence des représentations ; inventaire du magasin de décors et costumes ; entretien du bâtiment et des accessoires. Avec une trentaine de locataires, le Théâtre de la Monnaie n’a connu que trois propriétaires au cours du XVIII e siècle : le 5 novembre 1717, Jean- Baptiste Meeus rachète le bâtiment aux héritiers de Gio-Paolo Bombarda et, le 10 août 1769, Guillaume Charliers entre en pleine propriété des biens qu’il avait acquis en hypothèque, six ans auparavant, des trois filles Meeus, héritières de leur père 42 . Après la mort de Charliers en 1774, ses curateurs continueront à louer le Théâtre aux différents exploitants, jusqu’à son acquisition par la Ville et à la construction de la nouvelle salle de spectacle en 1819. 41 Bruxelles, AGR, Conseil privé autrichien 1052B, octroi du 24 octobre 1757 ; Frédéric F ABER , Histoire du théâtre français en Belgique, op. cit., t. IV, p. 43. 42 Bruxelles, AGR, Greffes scabinaux 9473 et 2305 (actes 43 et 83). Biblio 17, 193 (2011) Spectacle du pouvoir et pouvoir du spectacle, ou comment la République de Venise sut éblouir les princes d’Europe C AROLINE G IRON -P ANEL École française de Rome « Gardez en mémoire que, durant la République, visitèrent Venise quatre papes, douze empereurs, deux impératrices, dix rois et neufs reines, sans parler d’autres personnages princiers ». Par ces mots, écrits en 1890, l’érudit vénitien Giuseppe Tassini rappelait, non sans amertume, que la République Sérénissime alors défunte avait su recevoir, au même titre que les royaumes ou les empires et avec plus de faste encore, les souverains qui s’y rendirent. Le même Tassini rappelait également quels étaient les divertissements proposés aux visiteurs illustres : Des joutes, des bals publics et privés, des déjeuners, des dîners, des mascarades, des représentations théâtrales, des luttes de poings, des chasses au taureau et des tirs au pigeon, des régates et de très splendides conversations. On les emmenait visiter l’Arsenal, la Salle de l’Armement du palais [des Doges], et le trésor de Saint Marc. On les introduisait aux réunions du Grand Conseil où, s’ils avaient été inscrits au registre de la noblesse vénitienne, on leur apportait le cappello [i.e. l’urne] pour qu’ils puissent voter, et s’ils n’y avaient pas été inscrits, les nobles désignés pour les servir ne votaient pas non plus 1 . En deux phrases était résumé l’ensemble des festivités et des spectacles organisés pour les princes étrangers, joyeux mélange de réceptions publiques et de fêtes privées, de démonstrations du pouvoir militaire de la République, et de jeux populaires, de présentations des richesses de la ville et de participation au rituel politique. Cependant, ce qui pouvait apparaître comme une superposition étrange de cérémonies et de fêtes sans lien les unes avec les 1 T ASSINI (Giuseppe), Feste, spettacoli, divertimenti e piastre degli antichi veneziani, 3 e éd., Venise, Filippi, 2005, p. 102-103. Caroline Giron-Panel 168 autres répondait en fait à un rituel bien rôdé, dont le cérémonial s’était mis en place au cours du XVI e siècle et qui avait été expérimenté pour la première fois dans toute sa magnificence lors de la venue d’Henri III, en 1574. I Les cérémonies traditionnelles au cours desquelles la République se mettait en scène Le séjour à Venise de ce dernier, alors de retour de Pologne pour être sacré roi de France, est largement documenté par l’iconographie et les écrits des contemporains 2 . Rappelons-en simplement les principales étapes : mi-juillet 1574, Henri III était accueilli aux confins de la République par une délégation de sept cents hommes chargés de l’escorter jusqu’à la Dominante. Le 17 juillet, il arrivait à Murano, où l’attendaient les quarante gentilshommes qui constitueraient sa suite vénitienne pendant toute la durée de son séjour. Le lendemain, le doge en personne se rendait au Lido pour accueillir le roi de France sur sa galère d’apparat, le Bucentaure, qui abordait place Saint-Marc où un arc de triomphe conçu par Andrea Palladio avait été dressé, afin de permettre au souverain une entrée solennelle dans la ville. Ce dernier était ensuite accompagné jusqu’au palais Foscari, sur le Grand Canal, où il logerait pendant toute la durée de son séjour. Le soir, un concert de deux heures était donné sous les fenêtres du palais et l’ensemble des façades du Grand Canal étaient illuminées. Le 19 juillet, une régate était organisée, la ligne d’arrivée étant figurée par une architecture temporaire située juste au-dessous des fenêtres du palais Foscari. Le lendemain, le roi de France accueillait le duc de Savoie, les festivités publiques recommençant le 21 juillet avec un Te Deum donné en la basilique Saint-Marc, suivi d’une visite du palais des Doges puis d’un banquet en musique et d’un concert donné dans la salle du Grand Conseil, transformée pour l’occasion en salon d’apparat. Le 22 juillet, le royal visiteur se rendait au palais Grimani, réputé pour son cabinet de curiosités. Le lendemain, il assistait à une session du Grand Conseil et participait au vote, avant de visiter, le 24 juillet, l’Arsenal, où était servie une collation faite de sujets en sucre. Le dimanche 25 juillet, une grande fête était organisée 2 Parmi les nombreuses représentations iconographiques consacrées à cet événement, on peut citer la Réception de Henri III au Lido de Venise par le doge Mocenigo, d’Andrea Vincentino (Versailles, Musée national des châteaux de Versailles et de Trianon, v. 1574). La description la plus complète des festivités organisées pour la venue du souverain se trouve dans B ENEDETTI (Rocco), Feste e trionfi fatti dalla sereniss. signoria di Venezia nella felice venuta di Henrico III, christianiss. Re di Francia et di Polonia, Venise, Libreria della Stella, 1574, 20 p. 169 Spectacle du pouvoir et pouvoir du spectacle au palais des Doges en présence de « deux cents nobles dames d’une beauté singulière, toutes vêtues de blanc et ornées de perles et d’un nombre infini de bijoux d’une valeur incroyable » et dansant avec leurs époux au profit du roi. 3 Le lendemain, les festivités se faisaient plus populaires, avec l’organisation d’une « guerre des poings » au cours de laquelle s’affrontaient Castellani et Nicolotti, habitants de différents quartiers de Venise 4 . Le 26 juillet enfin, jour du départ d’Henri III pour son nouveau royaume, le doge accompagnait son hôte sur le Bucentaure jusqu’à la Terre ferme. Si la longue durée du séjour et la qualité de l’hôte expliquaient le grand nombre et la variété des festivités organisées par la République, on pouvait néanmoins y retrouver le schéma adopté ensuite pour toutes les visites officielles de princes étrangers. Francesco Sansovino ne s’y trompait pas lorsqu’il affirmait, sans craindre de se répéter, que les festivités organisées pour la venue du Roi de France étaient « en grande partie extraordinaires et sortaient de l’ordinaire ». 5 On y retrouvait toutefois globalement les éléments habituels de toute visite officielle, rappelés par le même Sansovino en 1580 : le premier jour, l’accueil du prince par le doge sur le Bucentaure et le cortège jusqu’au palais où logeait le visiteur. Le jour suivant, la régate, la guerre des poings ou « quelque autre spectacle illustre » suivi d’un banquet au Palais des Doges en présence des patriciennes et avec ce que Sansovino appelle des « récréations », c’est-à-dire un bal ou un concert. Le troisième jour, il suggérait de conduire le prince étranger à l’Arsenal et le quatrième jour, de lui montrer le trésor de Saint- Marc et la salle des armes du Palais des Doges. On retrouvait là l’ensemble des éléments à mettre en scène pour impressionner un prince étranger : il s’agissait de démontrer la puissance de la République en trois étapes. Le premier jour, une démonstration symbolique de la puissance maritime de la République, à travers le cortège guidé par la galère ducale et l’ensemble des gondoles, brigantins et autres navires d’apparat des patriciens. Au milieu du séjour, une visite de l’Arsenal, démonstration de la puissance de feu réelle de la République. Le dernier jour, symbolique 3 Cette scène de bal fut reprise en 1610 par Giacomo Franco pour illustrer les fêtes organisées par la République avec la légende suivante : « Le feste o balli che la Sereniss. Repub. suol fare di gentildonne, di richement. gioie adornate, per honorar i principi che a Venegia talor capitan » (F RANCO (Giacomo), Habiti d’huomeni et donne venetiane, con la processione della Ser.ma Signoria et altri particolari, cioè trionfi, feste et ceremonie pubbliche della nobilissima città di Venetia, Venise : s.n., [1610], n.p.). 4 Sur la « guerre des poings », voir D AVIS (Robert C.), War of the fists : popular culture and public violence in late Renaissance Venice, New York : Oxford University Press, 1994, 232 p. 5 S ANSOVINO (Francesco) et M ARTINIONI (Giustiniano), Venetia città nobilissima et singolare …, Venise : Steffano Curti, 1663, livre X, p. 449. Caroline Giron-Panel 170 et réalité se rejoignaient dans la visite de la Salle des Armes du palais des Doges, où étaient exposées armes d’apparat, mais aussi étendards pris aux ennemis, rappelant les gloires passées de la République. À cette démonstration de puissance censée impressionner les princes des États voisins se mêlait toute une série de spectacles et de cérémonies destinés à honorer le visiteur : accueilli dans le palais des Doges, il pouvait y admirer le fonctionnement démocratique des institutions en assistant à une réunion du Grand Conseil, mais il pouvait aussi y danser ou y écouter un concert. La richesse et le goût artistique des Vénitiens étaient soulignés à travers la visite du trésor de la basilique ou des collections privées 6 . Enfin, les traditions populaires étaient également mises en avant, au moyen de régates, de guerres des poings, de chasses au taureau ou encore de forces d’Hercule. Ces trois éléments - puissance politique, création artistique et traditions populaires - figuraient dans le programme des visites de tous les grands personnages venus à Venise à l’époque moderne. Néanmoins, on observe qu’au cours des XVII e et surtout XVIII e siècles, les mises en avant du pouvoir vénitien se firent de plus en plus symboliques et les festivités populaires perdirent en importance au profit de l’exaltation de la ville comme patrie des arts. C’est cet aspect qu’entend approfondir la présente étude, en s’intéressant en particulier aux « quelques autres spectacles illustres » évoqués par Sansovino. On observe en effet, au cours du XVIII e siècle, une émergence de la musique dans les fêtes officielles ou privées offertes aux princes étrangers. En outre, l’importance grandissante des spectacles musicaux dans les démonstrations de pouvoir faites par la République traduisait une modification fondamentale de la façon dont Venise se percevait et se donnait à voir aux étrangers. En effet, si lors de la visite d’Henri III, la République était déjà sur le déclin, elle était encore une puissance politique réelle jouissant d’une grande renommée en raison de sa forme politique jugée parfaite et se traduisant par une absence d’émotions populaires, de révoltes, d’exercice despotique du pouvoir. Le mythe de la République Sérénissime, soigneusement entretenu par les autorités, notamment au travers de sa mise en scène lors des visites de princes étrangers, battait pourtant de l’aile dès la fin du XVI e siècle, mais sa déconfiture se fit de plus en plus visible aux siècles suivants, à mesure que les défaites militaires se multipliaient. Or, Ellen Rosand a démontré l’importance de la musique dans la construction du mythe politique de Venise, la musique étant prise 6 Si Henri III visita ainsi le cabinet de curiosité de la famille Grimani, le “Comte et la Comtesse du Nord” admirèrent la collection de toiles de la famille Barbarigo, mais aussi l’atelier du peintre Angelica Kauffmann et celui de Pietro Edwards, où ils assistèrent à la restauration d’une œuvre de Titien (U RBAN (Lina), R OMANELLI (Giandomenico) et G ANDOLFI (Fiora), Venise en fêtes, s.l. : Chêne, 1992, p. 73). 171 Spectacle du pouvoir et pouvoir du spectacle comme exemple pour l’organisation d’un gouvernement équilibré 7 . Dans le contexte d’une perte de pouvoir politique et de puissance économique, on peut se demander si le spectacle du pouvoir mis en scène par les autorités au XVI e siècle ne fut pas progressivement remplacé par le spectacle tout court, la puissance de Venise étant dorénavant montrée de façon symbolique, à travers sa maîtrise des arts. II L’entrée en scène des musiciennes des ospedali Pour ce faire, les autorités de la République avaient à leur disposition une « arme » unique : les musiciennes formées dans les ospedali. Ces quatre institutions nées ou réformées au XVI e siècle étaient, à l’origine, des hôpitaux accueillant pauvres, malades et orphelins. Au début du XVII e siècle, une activité musicale s’y développa pour des motifs essentiellement religieux et économiques, et prit progressivement de l’importance 8 . Initialement, les enfants des deux sexes, puis rapidement uniquement les filles, recevaient des leçons de chant pour pouvoir accompagner les offices religieux se déroulant dans l’église de leur ospedale. Devant le succès rencontré par les musiciennes, une véritable politique de concerts sacrés fut mise en place au XVIII e siècle, avec exécution de motets chaque fin de semaine, et surtout présentation chaque année de deux oratorios nouveaux, écrits par le maître de chœur de l’ospedale à l’occasion de Pâques et de la fête de son saint patron. Si le terme de « spectacle » pour décrire ces concerts sacrés ne vient pas spontanément à l’esprit, il semble toutefois approprié si l’on se réfère à la définition proposée par Jaucourt dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert : « Représentations publiques imaginées pour amuser, pour plaire, pour toucher, pour émouvoir, pour tenir l’âme occupée, agitée, et quelquefois déchirée. Tous les spectacles inventés par les hommes offrent aux yeux du corps ou de l’esprit des choses réelles ou feintes ». La question est légitime, car le cas des ospedali présente un double paradoxe. En effet, il s’agissait d’établissements strictement privés, gérés par des laïcs, les gouverneurs, et indépendants des autorités de la République. Toutefois, ces gouverneurs appartenaient dans leur immense majorité aux cercles dirigeants et exerçaient souvent, parallèlement à leur activité de gestion des ospedali, un service 7 R OSAND (Ellen), « Music in the myth of Venice », Renaissance quarterly, n° 30, 1977, p. 511-537. 8 Pour une présentation générale de la vie musicale dans les ospedali de Venise, voir G ILLIO (Pier-Giuseppe), L’attività musicale negli ospedali di Venezia nel Settecento : quadro storico e materiali documentari, Florence : L.S. Olschki, 2006, 588 p. Caroline Giron-Panel 172 au sein des conseils de la République. Ainsi, on observait une confusion entre initiative privée et initiative publique, à laquelle faisait pendant une difficulté certaine à délimiter l’espace public et l’espace privé, la chapelle de l’ospedale appartenant à la première catégorie, tandis que les tribunes depuis lesquelles jouaient et chantaient les musiciennes relevaient, de même que les salles de musique, de l’espace privé. Le second paradoxe touche le répertoire des chœurs des ospedali, institutions inspirées du modèle conventuel et dont les règlements obligeaient les pensionnaires, qui ne prononçaient pourtant pas de vœux, à suivre une règle de style monacal. L’apprentissage de la musique était destiné à chanter la louange divine, mais aussi la gloire de la République Sérénissime, ce qui explique une certaine évolution de la musique au fil du temps, le répertoire sacré étant de plus en plus contaminé par les innovations vocales et instrumentales introduites dans la musique profane. C’est ainsi, par exemple, que des instruments de musique traditionnellement réservés à l’opéra ou à la musique légère apparurent dans les ospedali : Baldassare Galuppi, maître de chœur aux Mendicanti de 1740 à 1751, insérait par exemple un morceau pour mandolines dans l’oratorio Jahel, qu’il composa en 1747 9 . Cette évolution, perceptible à travers les partitions, les inventaires d’instruments et des documents épars comme les factures de luthiers, est également attestée par les témoignages des voyageurs 10 . Ange Goudar, qui visita Venise en 1773, critiquait ainsi la présence d’instruments profanes et la contamination de la musique d’église par l’opéra, disant avoir envie de danser lorsqu’il entendait les hymnes chantées dans les ospedali : Pour moi lorsque j’assiste aux Oratorii de ces Hôpitaux, établis autrefois pour la subsistance des pauvres et devenus aujourd’hui le Magazin des grandes chanteuses à tambours, à timbales et trompettes ; musique tirée du bruit de la guerre, qui ne convient point au sexe en général, et encore moins au sexe cloîtré, condamné par état au silence ; au lieu d’être touché par ce mode qui inspire la vénération pour les Hymnes destinés à 9 Drama sacrum musice recitandum a virginibus Xenodochii D. Lazari Mendicantium. Magistro ac moderatore Bathassare Galuppi. Anno salutis 1747, Venise : s.n., 1747, 24 p. La partition originale de l’œuvre, longtemps considérée comme perdue, figure dans les collections de la Zentralbibliothek de Zurich, sous la cote AMG 501. La présence de mandolines dans cet ospedale est par ailleurs attestée par des factures de luthier datées de 1759, 1760 et 1761 (Venise, Archivio di stato (ASV), Ospedali e luoghi pii, b. 869, n° 297, 2 septembre 1759 et mars 1760 et b. 870, n° 349, février 1761). 10 Pour une étude précise de l’instrumentarium de l’un des ospedali, voir G IRON -P ANEL (Caroline), « Une collection perdue : les instruments de l’ospedale des Mendicanti, à Venise », Musique-Images-Instruments, n° 8, 2006, p. 28-47. 173 Spectacle du pouvoir et pouvoir du spectacle honorer la Religion : quand j’assiste, dis-je à cette musique, je me sens si gai, qu’il me prend toujours envie au milieu d’une Salve Regina de danser le rigaudon, ou couler un menuet. Les Pseaumes de Marcello Noble Vénitien sont aussi un modèle de perfection. C’est ainsi qu’il faut chanter les louanges du Seigneur, et non pas le déshonorer par cette musique profane, qui fait de sa maison une scène enjouée. 11 En 1789, l’auteur anonyme du Voyage en France et en Italie venait confirmer ce point de vue, évoquant à la fois la grande variété des instruments utilisés pour l’oratorio de Francesco Bianchi, Agar fugiens in desertum, et le traitement théâtral du sujet, plus adapté selon lui aux scènes d’opéra qu’à la chapelle d’une institution charitable : Comme les théâtres sont fermés dans les grandes chaleurs, on donne des spectacles dans les églises. Nous avons assisté à une musique superbe et magnifiquement exécutée. Le sujet est Abraham, Sara et Agar. La pièce est en latin, imprimée et distribuée aux spectateurs. Ce n’est qu’un tissu de jalousie, de rivalité, de haines entre les deux femmes et d’amour le plus tendre pour Abraham. Trois filles du Conservatoire ou hôpital ont exécuté avec beaucoup d’instruments cette pièce en deux actes. En France, nous ne prophanerions [sic] pas ainsi nos temples. 12 Cette pénétration progressive de la musique profane au sein du répertoire sacré joué par les chœurs des ospedali s’explique en partie par les choix effectués par les gouverneurs au moment du recrutement du maître de chœur. Celui-ci, chargé de composer l’ensemble des œuvres exécutées par les musiciennes des ospedali, était en effet systématiquement au XVIII e siècle un musicien reconnu, qui avait déjà composé pour le théâtre et poursuivait souvent son activité opératique parallèlement à son emploi de maître de chœur. C’est ainsi que Baldassare Galuppi, mais aussi Nicolò Jommelli ou encore Nicolò Porpora, composèrent des oratorios pour les ospedali qui les employaient tout en mettant en musique des livrets d’opéra 13 . En outre, Helen Geyer soutient que les compositeurs auraient disposé, grâce à l’auditoire se rendant dans les ospedali, d’un public-test sur lequel ils pouvaient essayer sans grand risque 11 G OUDAR (Ange), De Venise. Remarques sur la musique et la danse ou Lettres de M.r G… à Milord Pembroke, Venise : Ch. Palese, 1773, lettre I, 10 juin 1773, p. 47-48. 12 Voyage en France et en Italie, [1789], fol. 312 (Bibliothèque nationale de France, Ms. Fr. n.a.f., 12035). 13 Baldassare Galuppi fut maître de chœur aux Mendicanti de 1740 à 1751, puis aux Incurabili de 1762 à 1765 et de 1768 à 1776. Nicolò Jommelli occupa cette fonction aux Incurabili de 1745 à 1747, et Nicolò Porpora fut maître de chœur aux Incurabili de 1726 à 1733 et en 1737-1738, puis à la Pietà, de 1742 à 1744. Il occupait conjointement la charge de maître de manière aux Derelitti, de 1743 à 1761, puis fut nommé maître de chœur dans ce même ospedale, de 1744 à 1747. Caroline Giron-Panel 174 les innovations qu’ils souhaitaient introduire dans leur musique profane. Si l’expérience était concluante, il leur était ensuite possible de se confronter au public de l’opéra avec un risque moindre de déplaire 14 . Par ailleurs, il est intéressant de noter que le développement des chœurs des ospedali est exactement contemporain de l’ouverture des premiers théâtres publics à Venise. Or, les saisons théâtrales étaient courtes, et il n’est pas impossible que les auditeurs, ayant pris à l’opéra le goût du spectacle musical, se soient rendus en temps de pénitence dans les ospedali, qui devaient alors proposer à ces mélomanes habitués au répertoire profane une musique point trop austère. On observe enfin au cours du XVIII e siècle la mise en place d’une véritable politique de concerts sacrés de la part des gouverneurs, dans l’optique de fidéliser les auditeurs et de contribuer à la renommée de leurs institutions. Cela se traduisait par un recours de plus en plus fréquent à la mise en scène, les chapelles des ospedali étant transformées l’espace d’un concert en salles profanes, avec remplacement des bancs d’église par des chaises louées une somme symbolique et tournées dos à l’autel, dont le Saint-Sacrement avait été ôté au préalable. De plus, des affiches étaient imprimées pour annoncer les concerts les plus importants, tandis que les livrets vendus au public mettaient progressivement en avant le nom des chanteuses les plus célèbres de l’institution. En outre, les gouverneurs n’hésitaient pas à recruter des musiciennes déjà formées à la musique, aptes à servir immédiatement le chœur, même si cela impliquait de transgresser les règles d’admission établies dès l’origine pour favoriser l’entrée d’enfants pauvres, dépourvus de soutien de famille et de naissance vénitienne 15 . Ces critères disparurent progressivement au profit du seul talent musical, attesté par une audition dont la réussite constituait au XVIII e siècle le seul sésame permettant d’ouvrir les portes d’un ospedale 16 . Les gouverneurs étaient également attentifs au talent du maître de 14 G EYER (Helen), Das venezianische Oratorium (1750-1820) : einzigartiges Phänomen und musikdramatisches Experiment, Laaber : Laaber Verlag, 2005, 2 vol. (« Analecta musicologica, 35 »). 15 Sur cette question, voir G ILLIO (Pier-Giuseppe) « “Alquanto adulte, ma capacissime al canto” : le figlie di coro non provenienti dal ruolo delle orfane negli ospedali dei Derelitti, degli Incurabili e dei Mendicanti (1730 ca. - 1778) », [in] G EYER (Helen) et O STHOFF (Wolfgang), La musica negli ospedali/ conservatori veneziani fra Seicento e inizio Ottocento [colloque, Venise, 2001], Rome : Edizioni di storia e di letteratura, 2004, p. 403-423. 16 Cette affirmation, évidente pour les ospedali des Incurabili, des Derelitti et des Mendicanti, ne s’applique toutefois pas à celui de la Pietà, dont le chœur était constitué exclusivement d’enfants abandonnés entrés dans l’ospedale par la scaffetta, ouverture pratiquée dans le mur pour permettre le dépôt discret d’un enfant non désiré. 175 Spectacle du pouvoir et pouvoir du spectacle chœur, recruté avec soin et renvoyé sans ménagement s’il se montrait incapable de renouveler un style perçu comme trop peu novateur par un public devenu difficile 17 . À la lueur de ces différentes informations, nul doute que les oratorios exécutés dans les ospedali étaient bien conçus comme des spectacles, et perçus comme tels par les auditeurs, quand bien même les œuvres n’étaient pas jouées et les musiciennes, cachées derrière des grilles parfois pourvues de rideaux, ne pouvaient être vues par le public. En certaines circonstances, une exception pouvait toutefois être faite, lorsque cela servait les intérêts de la République. Au XVIII e siècle en effet, Venise ne pouvait plus se prévaloir ni de sa puissance maritime, ni de son empire économique. Elle mettait donc en scène ce qu’elle avait d’unique et qui faisait sa réputation outre-monts, le talent artistique de ses enfants. Alors que les grands noms de la peinture et de l’architecture vénitiennes s’étaient, pour la plupart, éteints deux siècles auparavant, la musique était florissante dans la Dominante et ses compositeurs rencontraient un franc succès dans les cours européennes. Si les théâtres d’opéra sérieux ou comique constituaient toujours un point de passage obligés pour les voyageurs, ils n’étaient toutefois pas uniques dans la péninsule. Afin d’honorer ses visiteurs de marque, la République mettait donc en avant une réelle spécificité vénitienne : les putte 18 . Le premier concert organisé pour un grand personnage et auquel participèrent les chœurs des ospedali semble avoir été celui proposé à Maximilien-Emmanuel, électeur de Bavière, en 1687. Le journal musical Pallade Veneta donnait du concert la description suivante : Mardi 21 du présent [mois] fut chanté dans l’église du pieux ospedale des Mendicanti L’Erodiade, o vero la morte di San Giovanni Battista, œuvre de poésie et de musique si galante et si bien chantée par les jeunes filles de ce lieu pieux que cela incita à la recopier, pour satisfaire la curiosité de tous. Il se trouvait parmi les nombreux auditeurs des princes et des princesses 19 . 17 C’est ce qui arriva en 1743 à Antonio Pollarolo, dont la musique ne plaisait plus ni au public, ni aux filles du chœur, dont les revenus, tirés de la location des chaises pendant les concerts, étaient fortement réduits lorsque l’auditoire se restreignait (Venise, Istituto di Ricovero e di Educazione (IRE), D ER G 1-48, n° 42, transcrit dans E LLERO (Giuseppe), S CARPA (Jolando), P AOLUCCI (Maria Carla), Arte e musica all’Ospedaletto : schede d’archivio sull’attività musicale degli ospedali dei Derelitti e dei Mendicanti di Venezia (sec. XVI-XVIII), Venise : Stamp. di Venezia, 1978, p. 116-120). 18 Le terme, régulièrement utilisé dans les sources pour désigner les musiciennes des chœurs des ospedali, désignait une jeune fille en âge de se marier (B OERIO (Giuseppe), Dizionario del dialetto veneziano, réimp. [de l’éd. de Venise, 1856], Florence : Giunti, 1993, p. 541). 19 S ELFRIDGE -F IELD (Eleanor), Pallade Veneta : writings on music in Venetian society (1650-1750), Venise : Fond. Levi, 1985, p. 146. Caroline Giron-Panel 176 Il s’agissait là de la première étape de l’utilisation des musiciennes des ospedali au profit de la République : si une œuvre nouvelle avait été composée pour l’occasion, elle relevait de la musique sacrée et était exécutée dans les murs de l’institution. Au fil du temps, la mise en scène des putte prit une forme plus radicale, des concerts étant organisés en dehors des ospedali, avec un répertoire parfois profane, ce qui allait à l’encontre de tous les règlements et coutumes de ces institutions. L’exemple le plus frappant en fut donné lors de la venue du « comte et de la comtesse du Nord », pseudonyme du fils de Catherine II de Russie, Pavel Petrovich, en visite à Venise avec son épouse, Maria Feodorowna, en janvier 1782. En dépit du caractère officieux du séjour, qui allégeait théoriquement le protocole, de nombreuses festivités furent organisées en leur honneur. Officiellement, le couple était l’hôte privé d’un petit nombre de patriciens chargés de les divertir à ses frais. En réalité, les amphitryons avaient été soigneusement choisis par la République, qui finançait en sous-main l’ensemble des spectacles. Le « comte et la comtesse du Nord » visitèrent, comme de bien entendu, la basilique Saint-Marc, le Palais des Doges, l’église et le couvent de San Giorgio Maggiore, l’Arsenal, le Rialto, la Zecca et la verrerie de Murano. Les divertissements comprenaient également de nombreux spectacles, des feux d’artifices, une régate et la transformation de la place Saint Marc en une gigantesque arène destinée à accueillir une monumentale course de taureaux. En outre, deux spectacles musicaux furent proposés au couple russe : un opéra au théâtre San Benedetto, et une cantate dans les Procuratie Nuove, autour de la place Saint-Marc, qui fut jouée et chantée par les meilleures solistes des quatre ospedali. La cantate, composée par Carlo Giuseppe Lanfranchi Rossi sur une musique de Michele Mortellari, avait pour thème l’histoire de Télémaque, et elle était exécutée par quatre-vingt deux musiciennes soigneusement choisies, dont six solistes sélectionnées parmi les meilleures. L’ensemble du séjour du tsarévitch et de son épouse inspirèrent de nombreux chroniqueurs, mais c’est la cantate qui suscita le plus l’intérêt des contemporains 20 . Cela s’explique certainement par l’excellence des musi- 20 C’est ainsi que deux tableaux commémorent l’événement musical : le Concerto per i Conti del Nord nel casino dei Filarmonici, de Francesco Guardi (Munich, Alte Pinakothek) et La cantata delle orfanelle per i Duchi [sic] del Nord, de Gabriel Bella (Venise, Fondation Querini Stampalia). Une partie des chroniques consacrées au séjour du tsarévitch et de son épouse à Venise est conservée à la Biblioteca nazionale Marciana de Venise sous la cote Misc. 4198 : Descrizione delle magnifiche feste che si fecero nella gran piazza di San Marco, con la spiegazione delli cinque carri trionfanti, il giorno 24 Gennaro 1782, Venise : s.n., 1782 ; Du séjour des comtes du Nord à Venise en janvier 1782, lettre de Mme la Comtesse douairière des Ursins, et Rosenberg, à M. Richard Wynne, son frère, à Londres, s.l. : s.n., 1782 ; Lettera scritta da un patrizio veneto ad un 177 Spectacle du pouvoir et pouvoir du spectacle ciennes et la beauté de la composition, mais l’intérêt principal de ce concert résidait probablement dans sa rareté. Le nombre de musiciennes, issues de différents établissements, et le fait de les voir autant que de les entendre ne pouvait qu’aiguiser la curiosité des visiteurs et de leur suite, et rehausser d’autant le prestige de la République, capitale des arts ou « siège de la musique », pour reprendre l’expression de Sansovino. Les putte, habituellement dissimulées derrière les grilles de leurs chapelles, étaient exceptionnellement exhibées au même titre que les trésors de la République, pour honorer des visiteurs illustres. Cela ne pouvait manquer d’exciter la curiosité des voyageurs, avides de profiter eux aussi du privilège rare de voir des musiciennes qu’on ne faisait habituellement qu’entendre 21 . III Le spectacle privé : une expression du pouvoir véritable ? Ce privilège fut de plus en plus souvent accordé aux visiteurs de marque de la République, pour lesquels des concerts privés furent régulièrement organisés, non dans la chapelle des ospedali, mais au sein même des institutions. Cela participait d’une évolution globale de la société vénitienne, qui accordait au XVIII e siècle une importance grandissante à la sphère privée, même dans le cadre des relations politiques. C’est ainsi que les patriciens se rendaient volontiers au ridotto et au casino, où il n’était pas rare d’emmener les voyageurs de passage, en particulier lorsque ces derniers voyageaient incognito. L’ouverture des ospedali aux hôtes de marque s’inscrivait dans cette évolution : pour honorer ses visiteurs, la République n’organisait plus de spectacles grandilosuo amico, con cui si descrivono minutamente tutti li grandiosi spettacoli, co’ quali si compiacque il Veneto Governo di trattenere li Signori Conti del Nord, dal giorno del loro arrivo fino al giorno della loro partenza dalla Dominante, s.l. : s.n., s.d. ; Descrizione degli spettacoli e feste datesi in Venezia per occasione della venuta delle LL. AA. II. il Gran Duca e Gran Duchessa di Moscovia, sotto il nome di Conti del Nord nel mese di Gennajo 1782, 2 nde éd., rev. et corr., Venise : Formaleoni, 1782. 21 Le témoignage de Lady Ann Miller, de passage à Venise en 1771 et qui disait avoir « supplié qu’on l’autorise à accéder aux tribunes », afin qu’elle puisse « voir aussi bien qu’entendre » les musiciennes, venait confirmer celui de Jean-Jacques Rousseau, qui écrivait avoir été, en 1744, tant désolé des « maudites grilles qui ne laissaient passer que des sons et [lui] cachaient les anges de beauté dont ils étaient dignes » qu’il ne pouvait « parler d’autre chose » (M ILLER (Lady Ann), Letters from Italy, describing the manners, customs, antiquities, paintings etc. of that country, in the years MDCCLXX and MDCCLXXI, to a friend residing in France, by an English woman, 2° éd., Londres : E. et C. Dilly, 1777, lettre LIII, 17 juin 1771, p. 360 et R OUSSEAU (Jean-Jacques), Confessions,nouv. éd., Paris : Flammarion, 2002, vol. 2, livre VII, p. 53). Caroline Giron-Panel 178 quents, qui lui coûtaient en outre fort cher, mais les faisait admettre dans un sérail fermé au commun des mortels. De fait, les conditions d’accès aux bâtiments des ospedali étaient en théorie très restrictives : seuls les professeurs de musique pouvaient entrer du côté des femmes, les gouverneurs eux-mêmes n’y pénétrant qu’en compagnie de la prieure, et les propres frères, pères ou oncles des putte ne pouvaient leur parler qu’en présence d’un chaperon et dans une salle commune dévolue à cet effet. En dépit de ces règles très strictes, des autorisations d’accès exceptionnelles furent accordées dès la fin du XVII e siècle à des étrangers privilégiés, disposant de connaissances parmi les gouverneurs ou jouissant d’une renommée particulière 22 . Si les archives de la Pietà mentionnent régulièrement les autorisations d’accès données à des « étrangers de noble condition », ces dernières n’étaient guère accordées plus de deux à trois fois par an, les gouverneurs ayant perçu tout l’intérêt qu’ils avaient à ne pas déprécier ce privilège considéré à juste titre comme exceptionnel en l’accordant trop fréquemment aux voyageurs. Ainsi, les quelques visiteurs ayant pu accéder aux salles de musique internes aux ospedali, et voir les putte exécuter leur musique, diffusaient l’information dans leur pays d’origine et contribuaient à la renommée des chœurs. Les membres des familles royales européennes eux-mêmes ne dédaignaient pas de solliciter un accès privatif aux musiciennes, qui leur était évidemment systématiquement accordé. C’est ainsi que le fils de George III, roi d’Angleterre, fit part en 1790 de sa volonté de rencontrer personnellement Bianca Sacchetti, célèbre musicienne des Mendicanti, après que celle-ci eut chanté le rôle de Jojada dans l’oratorio Joas rex Juda. Les gouverneurs accédèrent bien évidemment à sa requête, et le jeune prince fut introduit auprès de la chanteuse, qui chanta pour lui divers morceaux de musique en s’accompagnant au clavecin 23 . 22 Si Jean-Jacques Rousseau obtint ce privilège en 1744 grâce à l’entremise du consul de France, Jean Leblond, qui fréquentait régulièrement les gouverneurs des Mendicanti, Charles Burney eut également cet honneur, en 1770, grâce à ses liens avec les proches de deux musiciennes du chœur, Pietro Edwards et Flaminio Tomii (B URNEY (Charles), The present state of music in France and Italy, Londres : T. Beckett and Co., 1773, vol. 1, p. 193). 23 « Domenica p.p. alla replica del nuovo oratorio del Sig. M. Bianchi a Mendicanti, tra molti forastieri di qualità intervenne il figlio di S.M. il Re d’Inghilterra. La soddisfazione ch’ebbe dal canto della Sig. Sacchetti, in lui produsse il desiderio di personalmente conoscerla. Finita l’azione sacra, fu introdotto nelle sue stanze ove al gravicembalo ella sentir gli fece alcuni pezzi di musica di vario carattere, che misero a maggior prova i raffinamenti dell’arte sua, e la bellezza della sua voce. Diedelo il giovinetto principe un atestato del suo aggradimento nel dono d’un paio di manigli di perle » (Gazzetta urbana veneta, n° 41, 2 mai 1790, transcrit par GILLIO (Pier-Giuseppe), L’attività musicale …, op. cit., « Materiali documentari », p. 510.) 179 Spectacle du pouvoir et pouvoir du spectacle Il arrivait également que les putte se rendent chez de riches et puissants particuliers afin d’y jouer de la musique 24 . Cette pratique était en théorie interdite par les règlements, mais certains documents d’archives fournissent au chercheur la preuve que les gouverneurs enfreignaient fréquemment les règles qu’ils avaient eux-mêmes édictées. C’est ainsi qu’en 1783, l’une des chanteuses les plus célèbres du chœur des Mendicanti, Andrianna Ferrarese, faisait une fugue en compagnie de Luigi del Bene, fils du consul de Rome, afin de tenter une carrière au théâtre 25 . Retrouvée à Portogruaro et ramenée sans ménagement dans son ospedale, elle écrivit une lettre à sa bienfaitrice, Cecilia Martinelli Giovanelli, indiquant qu’elle avait été incitée à s’enfuir par le consul lui-même. Ce dernier aurait en effet affirmé à la chanteuse qu’elle gâchait son talent derrière les grilles de l’ospedale, lui conseillant d’exercer son art sur les scènes de théâtre et proposant même de participer financièrement à ses débuts comme chanteuse lyrique. Or, le consul de Rome avait pu juger du talent de la chanteuse et lui proposer son soutien lors des concerts privés organisés dans son palais et auxquels participaient régulièrement Andrianna Ferrarese et Bianca Sacchetti, alors âgée de quatorze ans 26 . Ce témoignage exceptionnel fournit une indication rare sur l’activité musicale exercée de façon privée par les musiciennes dans les palais vénitiens, en dépit de l’interdiction formulée dès 1617 par les gouverneurs des Mendicanti, qui avaient jugé contraire à l’honneur et à la dignité de l’institution que les filles se rendent librement dans les maisons des particuliers 27 . Il arrivait cependant que les gouverneurs eux-mêmes profitent de ce privilège rare. Ils n’hésitaient pas à convier dans leurs palais ou leurs villas 24 Cette pratique, peu documentée dans les archives, est évoquée dans le dernier roman de Tiziano Scarpa, qui met en scène une violoniste du chœur de la Pietà se rendant avec quatre consœurs au domicile d’un bienfaiteur de l’ospedale pour y exécuter plusieurs morceaux de musique (S CARPA (Tiziano), Stabat mater, Turin : Einaudi, 2008, p. 68-72). 25 Une partie des documents relatifs à cette fugue a été publiée par G ILLIO (Pier- Giuseppe), « “Le donne di teatro non anno pregiudizij” : notizie inedite sulla fuga dall’Ospedale dei Mendicanti di Adriana Ferrarese, virtuosa friulana e interprete mozartiana », dans Musica e Storia, n° XIII/ 3, 2005, p. 425-451. Une interprétation différente de l’événement est proposée par G IRON -P ANEL (Caroline), « Entre Église et théâtre : la fugue de deux musiciennes vénitiennes en 1783 », Clio, la revue d’histoire des femmes, n° 25, 2007, p. 99-119. 26 Venise, ASV, Provveditori sopra ospedali e luoghi pii, b. 80, n.d. 27 Les gouverneurs avaient alors pris la décision de fermer la porte à toute fille du lieu qui reviendrait dans l’ospedale « déshonorée ou violée », espérant que la dureté de la peine encouragerait les pensionnaires à maintenir un comportement irréprochable, y compris hors de leur ospedale (Venise, IRE, M EN B 1, fol. 94, n. 481, 3 septembre 1617). Caroline Giron-Panel 180 de Terre ferme les meilleures musiciennes du chœur, afin de bénéficier de concerts privés. C’est du moins ce que l’on peut déduire des autorisations de départ en villégiature accordées fréquemment aux putte les plus douées, qui se rendaient chaque année sur la Terre ferme, auprès de leurs protecteurs. Si l’on en croit les pièces annexes accompagnant les demandes de sortie, toutes les filles du chœur obtenant cette autorisation jouissaient d’une santé fragile, et le médecin de l’ospedale attestait du besoin impérieux qu’avait la requérante de quitter la lagune, afin de se guérir de ses indispositions en respirant l’air frais de la campagne vénitienne. Cependant, il est intéressant de constater que seules les solistes obtenaient systématiquement la permission de quitter chaque année leur institution, et qu’elles se rendaient souvent chez les mêmes protecteurs, qui appartenaient la plupart du temps au personnel encadrant de leur ospedale. En outre, il n’était pas rare que plusieurs musiciennes se rendent simultanément dans la même villa ou le même palais, formant un petit ensemble idéal pour l’exécution de la musique de chambre. C’était le cas dès 1691 de deux musiciennes de la Pietà, Angelica dal Tenor et Paolina dalla Viola, qui obtinrent l’autorisation de se rendre pour une journée seulement chez la nobildonna Giovanetta Vendramin, épouse d’Andrea Vendramin, lui-même gouverneur aux Derelitti. Les précisions apportées dans la demande de sortie, qui indique que les jeunes filles demeureraient chez les Vendramin jusqu’à deux heures après le coucher du soleil, le fait qu’il s’agisse d’une chanteuse et d’une instrumentiste et qu’elles soient toutes deux d’excellentes musiciennes, laissent deviner que le but de la sortie était d’offrir un divertissement musical 28 . Si une musicienne pouvait être attachée à une seule famille, il n’était pas rare que les plus talentueuses d’entre elles aient plusieurs bienfaiteurs. À cet égard, le cas de Maria Bassa est particulièrement significatif : violoniste et chanteuse aux Mendicanti, elle obtint entre 1725 et 1762 pas moins de trente-trois autorisations de sortie pour aller se soigner un mois sur la Terre ferme. La plupart du temps, elle se rendait chez l’un des gouverneurs de l’ospedale, l’abbé Filippo Donà, accompagnée par lui-même ou par sa mère, Lucietta Donà Zorzi, elle-même épouse en secondes noces d’un gouverneur des Mendicanti, Giacomo Zorzi. En 1726, toutefois, Maria Bassa demanda à accompagner en villégiature Lucchese Loredan Ruzzini, épouse d’un autre gouverneur, Antonio Loredan Ruzzini 29 . Le nom de la musicienne apparaît également lié à celui de la famille Venier San Vio : en 1751, la musicienne passa en effet un mois sur la Terre ferme en compagnie de Samaritana Dolfin Venier, épouse de Girolamo Venier qui deviendrait ensuite gouverneur aux Derelitti et aux 28 Venise, ASV, Ospedali e luoghi pii, b. 687, 15 février 1691. 29 Venise, IRE, M EN B 5, 27 septembre 1726. 181 Spectacle du pouvoir et pouvoir du spectacle Incurabili 30 . Le frère de Girolamo Venier, Nicolò, était lui-même, depuis 1726, gouverneur aux Mendicanti et Samaritana Dolfin Venier faisait également office de bienfaitrice pour deux autres musiciennes réputées du chœur de cet ospedale, Angela Cristinelli (chanteuse) et Francesca Rossi (organiste). Les indices fournis par les demandes de sorties, mais aussi l’activité mécénale exercée par une partie des gouverneurs en dehors même des ospedali rendaient plus que probable une pratique musicale privée impliquant les putte au sein des demeures particulières. Ce n’est certainement pas un hasard si une partie des gouverneurs, notamment ceux chargés de gérer les affaires relatives au chœur, étaient réputés excellents connaisseurs en matière de musique, protecteurs de musiciens et, éventuellement, propriétaires de théâtres. Le cas de Bonomo Algarotti est à cet égard éclairant : gouverneur aux Mendicanti de 1732 à 1776, c’était un érudit et un amateur d’art. Dédicataire du Del teatro de Francesco Milizia en 1773 31 , il était le mécène de l’architecte Antonio Selva, concepteur de la Fenice 32 . Le palais qu’il occupait avec son frère fut décoré à fresques par Giovanni Battista Crosato et Pietro Antonio Novelli, et hébergeait une importante collection de toiles et dessins de maîtres, parmi lesquels figuraient plusieurs Tiepolo 33 . Doté d’un « goût exquis » (Francis Haskell) 34 , Bonomo Algarotti n’hésita pas à se lancer dans l’entreprise du théâtre Grimani (ou San Giovanni Grisostomo) : en 1742 son nom apparaît en effet parmi les dix-huit imprésarios qui financèrent la représentation du Bajazet d’Andrea Bernasconi 35 . Cette liste donne d’ailleurs une idée assez précise du nombre de gouverneurs d’ospedale impliqués dans l’aventure théâtrale au XVIII e siècle : sur les quatre « privés », trois étaient gouverneurs aux Mendicanti (Giovanni Giacomo Hertz depuis 1734, Bonomo Algarotti depuis 1732 et Bartolomeo Bernardi depuis 1739) et sur les quatorze patriciens, sept étaient gouverneurs dans l’un ou l’autre des ospedali (Pietro Foscarini à la Pietà depuis 1721, Giacomo Soranzo aux Derelitti depuis 1726 et à la Pietà depuis 1732, Alvise Pisani à la Pietà depuis 1734, Giovanni Mocenigo aux Derelitti depuis 1740 et à la Pietà depuis 1741, Giovanni Dolfin à la Pietà depuis 1712 et aux Derelitti depuis 1740, Simeone Contarini aux 30 Venise, IRE, M EN B 6, 9 mai 1751. 31 M ILIZIA (Francesco), Del Teatro, Venise : Giambattista Pasquali, 1773, p. III-IV. 32 M OSCHINI (Giovanni Antonio), La architettura in Venezia, Venise : G. Orlandelli, 1836, p. 115-116. 33 Catalogo dei quadri, dei disegni e dei libri che trattano dell’arte del disegno della Galleria del fu conte Algarotti in Venezia, Venise : s.n., 1776, n.p. 34 H ASKELL (Francis), Mecenati e pittori : studio sui rapporti tra arte e società italiana nell’età barocca, Florence : Sansoni, 1966, p. 528. 35 Z ANETTI (Girolamo), « Memorie per servire all’istoria della inclita città di Venezia », Archivio Veneto, n° 29, 1885, p. 103-104. Caroline Giron-Panel 182 Mendicanti depuis 1727 et Nicolò Venier aux Mendicanti depuis 1726 et aux Derelitti depuis 1734). Si l’on retire du total des entrepreneurs les deux nobles étrangers, Federico Borromeo et Jacopo Sanvitali, c’étaient en tout dix des seize imprésarios qui appartenaient à la congrégation de l’un ou l’autre ospedale, soit 62,5% du total 36 . À un intérêt évident pour la musique se mêlait sans aucun doute une ambition politique personnelle, les ospedali offrant aux gouverneurs la possibilité de lier mécénat artistique et création de puissants réseaux de clientèles. L’exercice de la charité et le soutien à une activité apparemment aussi innocente que la musique sacrée offraient ainsi à d’ambitieux patriciens ou citoyens la possibilité d’appuyer un projet politique, et à la République de Venise les moyens de démontrer sa magnificence aux yeux des princes étrangers. Entre 1650 et 1800, on observa une étrange évolution dans la mise en scène du pouvoir par les autorités de la République de Venise. Après la définition d’une forme de rituel politique et artistique destiné à mettre en scène, de façon réaliste et symbolique, la puissance de la République lors des visites d’importants personnages, on observa une montée en puissance des représentations symboliques, au détriment des autres formes de divertissements. Il est possible que cela soit la conséquence directe du glissement progressif voyant Venise, de république marchande qu’elle était au Moyen Age, passer à une forme républicaine plus aristocratique. Dans la représentation symbolique de la cité, cela se traduisit, lorsque la République se mettait en scène, par un abandon progressif des formes festives traditionnelles au profit de plaisirs plus élitistes, dans lesquels la musique trouvait toute sa place. Les putte, artistes uniques en Europe et gloire de Venise, participèrent activement à cette évolution, notamment à travers la théâtralisation progressive d’un spectacle sacré qui prit progressivement la forme d’une stratégie d’exhibition des musiciennes. Présentées comme des prodiges, elles exaltaient à la fois le génie artistique de la République Sérénissime et la charité de ses élites dirigeantes, qui seule avait permis à de pauvres orphelines de devenir des musiciennes virtuoses. Après une longue période d’exaltation du pouvoir et du génie de la République à travers des festivités grandioses, on observa au XVIII e siècle un repli sur l’espace privé, une raréfaction des apparitions publiques des musiciennes et une revalorisation du spectacle privé, comme si c’était lui, plus que les grandes fêtes publiques, qui traduisait l’expression d’un pouvoir véritable. 36 Ce chiffre pourrait sans doute être encore majoré par les gouverneurs actifs aux Incurabili, dont les archives de cette période ont été perdues. III. Les Princes se représentent Biblio 17, 193 (2011) Aller au spectacle : le prince en représentation lorsqu’il va au spectacle (XVII e -XVIII e siècle) P ASCALE M ORMICHE Université de Cergy-Pontoise La participation des jeunes princes français allant aux spectacles pendant leur période d’éducation reste un point peu étudié. Cet angle de vue à partir des princes croise le regard déjà porté sur le ballet de cour 1 , le théâtre d’éducation 2 , le théâtre de société ou le théâtre de cour 3 , ou encore le théâtre dans les collèges des jésuites 4 . Il s’agit bien ici de préciser la fonction du spectacle à Versailles ou à Paris (théâtre, ballet, opéra …) dans l’éducation des princes et des rois (principalement entre sept ans et une quinzaine d’années), de l’enfance de Louis XIII à celle de Louis XV. À quels spectacles sont-ils conviés ? Quelle attitude doivent-ils prendre ? Quelle place occupent les spectacles dans l’éducation princière ? Quelles places occupe le prince dans le théâtre, sur scène ? Je traiterai successivement du prince spectateur, du prince acteur et du prince en représentation. 1 Philippe Beaussant et Patricia Bouchenot-Déchin, Les Plaisirs de Versailles. Théâtre et musique, Paris, Fayard, 1996 ; Philippe Hourcade, Mascarades et ballets au grand siècle (1643-1715), Paris, Desjonquères, 2002 ; Marie-Françoise Christout, Le Ballet de cour (1643-1672), Paris, Picard, 2005 ; Anne Piéjus, « Musique, plaisir et récréation enfantine », [in] Le Plaisir musical en France au XVII e siècle, actes du colloque de Dijon (oct. 2003), Liège, Mardaga, 2006, p. 107-113 ; Vincent Pruchnicki, « Un théâtre au château de Versailles : la comédie de la cour des Princes », Bulletin du Centre de recherche du château de Versailles, 2007. 2 A. Piéjus, Le Théâtre des Demoiselles. Tragédie et musique à Saint-Cyr à la fin du Grand Siècle, Paris, Société Française de Musicologie, 2000. 3 Les Théâtres de société au XVIII e siècle, Collect. Couvreur Manuel, volume n° 33, « Études sur le XVIII e siècle », Éditions de l’Université de Bruxelles, 2005 ; Vincent Droguet et Marc-Henri Jordan (dir.), Théâtre de cour. Les spectacles à Fontainebleau au XVIII e siècle, cat. exposition, Fontainebleau, Paris, RMN 2005. 4 A. Piéjus (dir.), Plaire et instruire. Le spectacle dans les collèges de l’Ancien Régime, PUR, 2007. Pascale Mormiche 186 I Le prince-enfant devient spectateur Comment les princes découvrent-ils les spectacles organisés dans le monde de la cour ? La typologie du spectacle dépend de l’âge du prince et de son importance dynastique. Très jeunes, la plupart des princes assistent en privé à des spectacles faits pour eux dans le cadre de leur éducation ou pour leur distraction : théâtre de marionnettes, naumachie, spectacle avec chiens et animaux comme celui proposé par la princesse Palatine à son petit fils le duc de Chartres 5 . La sœur de la gouvernante, la duchesse de la Ferté, peut régaler le jeune Louis XV dans sa maison, rue de Richelieu, le mercredi 2 septembre 1716 : « La fête fut fort jolie ; il y eut de la musique, un ballet de petites filles, de petites mascarades d’enfants vêtus en chiens, une grande collation pour le roi, d’autres collations pour sa suite, forces fusées, un feu d’artifice, des fontaines de vin dans la rue. Le roi en fut très content, et fit de grands remerciements à la duchesse de la Ferté 6 ». Il a cinq ans. Au XVIII e siècle, des spectacles de marionnettes à destination des enfants sont organisés par les Menus plaisirs. En octobre 1762, le dauphin est distrait par les marionnettes à fil à la Fantoccini qui donnent l’illusion de poupées se mouvant seules dans un beau décor 7 . Les personnages de ces premiers 5 Lettres de Madame la Palatine, Paris, Mercure de France, 2002, p. 513, le 3 mai 1715 : « Après le dîner, quand mon petit-fils le duc de Chartres [douze ans] est venu chez moi, je lui ai donné un spectacle approprié à son âge. Trois chiens, trois pigeons et un chat. Un char de triomphe où est assise une chienne nommé Adrienne. Un gros chat traîne le char, un pigeon fait le cocher, deux autres font les pages et un chien fait le laquais. Il est assis derrière. Le chien s’appelle Picquart, et quand la dame descend de voiture, Picquart lui porte sa traîne. […] le chien danse aussi les olivettes [danse provençale] en passant par trois cercles … ». 6 Dangeau, Journal, tome XVI, p. 437-441. 7 Le 25 octobre 1762, « J’ai été occupé hier toute la journée d’un spectacle de marionnettes de Fantoccini que M. le dauphin avait demandé à voir aujourd’hui dans son appartement. Mais on l’a trouvé trop petit et nous avons été obligés de transporter nos préparatifs et le théâtre chez M. le duc de Berry. […] Ce soir, la reine et toute la famille royale se sont trouvés aux marionnettes chez M le duc de Berry. M. de la Vauguyon a fait les honneurs du spectacle ». Journal de Papillon de La Ferté, intendant et contrôleur de l’argenterie, Menus-Plaisirs et affaires de la Chambre du roi (1756-1780), publié par E. Boysse, Paris, P. Ollendorff, 1887. Rebecqui, l’entrepreneur de marionnettes et directeur du spectacle des Fantoccini italiens, était encore attaché au théâtre des Grands-Danseurs du Roi en 1772, 1773 et 1774. Le 9 décembre 1764, la Gazette de France parle d’un « Divertissement de la composition de M. Poinsinet, & exécuté à Trianon le mercredi 28 Octobre pour l’amusement de Nosseigneurs les Enfans de France ». Les interlocuteurs sont des personnages moraux, dans le goût de ceux des fables de la Motte, Dame Mémoire, Dame Imagination. « On conçoit combien cela doit être froid », Bachaumont, Lettres, II, p. 128-129. 187 Le prince en représentation lorsqu’il va au spectacle spectacles sont des personnages moraux, parfois mythologiques, parfois historiques ou épiques. Il faut rappeler l’extrême rareté du théâtre à destination des jeunes enfants en général. Il est difficile de savoir si c’est une nouveauté ou si les sources deviennent plus sensibles à la perception de l’enfance et des jeux au XVIII e siècle. À partir de quel âge, le roi autorise-t-il la présence du prince dans une salle de spectacle ? On sait le rythme intense des spectacles à la cour pour Carnaval, à Fontainebleau ou Compiègne notamment, mais également dans les fêtes extraordinaires comme les réceptions de souverain, d’ambassadeur et pour les cérémonies familiales comme les mariages. Les princes sont associés à cette vie de cour après leur passage aux hommes, avec des aménagements d’horaire. Même en recoupant les sources, il est difficile de déterminer quand les jeunes princes sont présents. Le futur Louis XIII est associé dès ses premières années aux spectacles où il accompagne ses parents. Le grand dauphin ne semble pas avoir assisté à des spectacles publics avant ses sept ans. C’est à la saint Hubert de 1668 qu’il aurait assisté pour la première fois à un spectacle de Molière 8 . Le duc de Chartres ne fut pas autorisé à assister aux spectacles avant ses treize ans, date de la mort de son précepteur Saint Laurent 9 . En général, les jeunes princes n’assistent pas aux premières représentations. Ils ne se déplacent pas à Paris dans les salles publiques, mais sont présents aux représentations privées à la cour. En novembre 1668, le grand dauphin assiste à George Dandin de Molière déjà donné à Versailles le 18 juillet, lors du grand divertissement où il n’était pas présent. L’année suivante, il est convié à Monsieur de Pourceaugnac, non à la première à Chambord mais lorsque le spectacle est rejoué à Versailles, le 4 novembre 1669 10 . Il assiste ensuite régulièrement. Alors que le grand dauphin a dix-sept ans, c’est encore le roi qui examine depuis Toul l’assistance de son fils aux spectacles avec le gouverneur Montausier, le 19 février 1678 : « J’ai reçu les deux lettres que vous m’avez écrites, par lesquelles j’ai vu le bon état de santé de mon fils, et les divertissements qu’il est venu prendre à Paris avec mon frère. […] Pour ce qui est de l’opéra et de toutes les autres recréations honnêtes qu’il peut désirer, j’approuve qu’il les ai toutes. Mais je me promets que cette complaisance l’engagera d’autant 8 Gazette, 10 nov. 1668, p. 1182. 9 Si l’on en croit la lettre de Racine à Boileau du 8 août 1687 (Racine, Œuvre complète, édit. Lahure, 1862, p. 502). 10 Beauchamps, 1735, vol. III, p. 163-164. Pascale Mormiche 188 plus à me tenir parole, en n’omettant rien de ce qu’il doit faire pour être un prince accompli et un parfait honnête homme 11 ». De cette autorisation sans restriction, le dauphin en fait un usage sans mesure, si l’on en croit la lettre que le gouverneur Montausier écrit au sous-précepteur Huet le 24 février 1678 : « Quand vous auriez été ici dans le temps que vous y croyiez revenir, vous n’auriez rien fait car les divertissements de Monseigneur l’ont occupé fort tard tous les soirs de mardi gras 12 ». Par conséquent, les princes assistent jeunes à de nombreux spectacles, toujours avec autorisation parentale pendant la période d’éducation. À quel type de spectacles est-il convenable qu’un prince assiste ? Dans le cadre du théâtre d’éducation, des pièces sont montées dans les appartements privés en présence de son personnel d’éducation et d’un public restreint d’enfants d’honneur. Les pièces, dont les sujets sont rarement mentionnés, sont notées comme étant des mascarades, des spectacles avec de jeunes princes qui jouent ou qui assistent 13 . Les collèges jésuites restent les lieux principaux de cette éducation au théâtre. Les princes assistent à des pièces en latin ou français lors des remises de prix annuels ou lors des voyages dans le royaume. À Orléans, le jeune Louis XIII voit Le Triomphe de la fleur de lys 14 . À La Flèche, il assiste dans l’après-midi du mercredi 3 septembre 1614, « en la grande salle », à la tragédie Godefroy de Bouillon puis, « en la grande allée du parc devant la reine », à la comédie Clorinde 15 , soit deux spectacles en une après midi. Le public est plus ou moins étendu : soit le seul personnel d’éducation, soit la famille royale, parfois complétée de souverains étrangers. Un Louis XIV de neuf ans assiste le 9 juin 1647 à une comédie en vers français jouée par des écoliers dans le jardin du collège des pères jésuites d’Amiens « en présence du prince Thomas, 11 BN naf 2039 folio 713, publié par Urbain Levêque, tome II, note 3, p. 56, Œuvres de Louis XIV, Treuttel Wurtz, Strasbourg, 1806, tome V, p. 570. 12 Lettres sur l’éducation du dauphin, Bossard, 1920, Paris, p. 227. 13 Du Bois de Lestourmière, Mémoires, publiées par L. de GrandMaison, Bulletin de la Société archéologique, scientifique et littéraire du Vendômois, 1932, p. 484 : 24 septembre 1671 à Versailles, « Le soir, Monseigneur fit une mascarade avecque ses enfants d’honneur, ses pages et quelques autres furent divertir le Roi et la Reine ». 14 Anonyme, Le Triomphe de la fleur de lys, présenté au Roy à Orléans, Paris, Du Breuil, 1614. 15 Poulet Pierrard, Clorinde, ou Le Sort des Amans, tragi-comédie, Paris, Du Breuil, 1598. Héroard, p. 2231. 189 Le prince en représentation lorsqu’il va au spectacle de Mademoiselle, son éminence & toute la cour 16 ». Le 6 août 1653, il assiste à la tragédie en latin La Suzanne chrétienne du père Adrien Jourdan, au collège de Clermont, avec le roi, la reine d’Angleterre et Mazarin 17 . Le roi peut provoquer la représentation : le 5 septembre 1647, il a voulu à neuf ans « entendre les récits qui furent chantés par les pages de sa Musique sur le théâtre du collège de Navarre, à la Tragédie qui fut représentée lundi dernier pour la distribution des prix 18 ». Les princes de Condé, dont les précepteurs jésuites sont auteurs de théâtre, voient les pièces de ceux-ci au collège de Clermont. Cette éducation morale par le théâtre dans les collèges persiste jusqu’à l’éducation du grand dauphin. Ses fils n’y assisteront pas. La princesse Palatine accompagnera chez les jésuites ses petits-enfants voir Un duc de Bourgogne et Esope au collège en juin 1715 19 . Difficile, donc, de faire une typologie des spectacles, spectacle d’éducation, spectacle de cour, spectacle de divertissement … Elle n’est peut-être pas utile, car les princes enchaînent plusieurs spectacles à la suite. Le 16 janvier 1610, Louis XIII âgé de neuf ans voit dans sa chambre un comédien qui fait quatre ou cinq personnages (le juif italien Simon). Dans la même journée, il va chez la reine voir un joueur de marionnettes. Le lendemain, le 17 janvier 1610, il va chez le roi voir le Ballet de M. de Vendôme dont il « n’en voit que la singerie, le demeurant n’ayant pu être dansé à cause de la presse 20 » ; donc il y retourne le lendemain. Que de représentations de nature différente en trois jours ! Devenu roi, il se doit d’être présent quand se jouent comédies et pièces diverses au château de Fontainebleau, à Saint-Germain ; et il se rend également à l’hôtel de Bourgogne. Entre septembre et novembre 1613, il assiste à trente-neuf comédies soit une tous les deux jours. 16 Gazette, 15 juin 1647, p. 455 17 Gazette, 9 août 1653, p. 820. 18 Gazette, p. 768. 19 Mercure, p. 514 au 18 juin 1715 : « vendredi à 9 heures, j’irai au Palais royal pour dîner avec mes petits-enfants, le duc de Chartres et Mlle de Valois. Après le dîner, je les conduirai tous deux au collège des jésuites, pour voir une comédie jouée par les élèves, qui sont presque des enfants de condition. Mon fils y a entre autres un enfant qu’il a de la Séry mon ancienne fille d’honneur, on l’appelle le chevalier d’Orléans. […] Mon petit-fils, son frère, l’aime fort et se réjouit beaucoup en vue de ce jour-là ». Ces deux pièces sont du père Du Cerceau. 20 Jean Héroard, Journal, édition M. Foisil, Paris, 1989, p. 1718. Dans une grande salle du Louvre située au dessus de la salle des caryatides entre le pavillon du roi et celui de l’horloge. La famille royale prend place sur une estrade ornée d’un dais rehaussé de broderie d’or (Christout, p. 28). Pascale Mormiche 190 L’usage éducatif, initiatique et politique du spectacle Les auteurs écrivent-ils pour les princes ? Ceux-ci préparent-ils avec leur précepteur l’explication du thème évoqué par le spectacle ? J’ai cherché en vain la correspondance des versions latines avec les textes de théâtre. Le grand dauphin est le seul qui étudie Les Adelphes de Térence, principes d’éducation repris par Molière dans L’École des maris 21 . Mais il ne semble pas qu’il assiste à une représentation de cette pièce. En revanche, quand il assiste, bien que convalescent, avec sa cousine d’Orléans, au Bourgeois gentilhomme à Versailles les 11 et 13 novembre 1670, il trouve sous le masque du maître de philosophie, une imitation de son sous-précepteur Cordemoy. Louis, le duc de Chartres, lit, vers l’âge de douze ans, des tragédies sous le contrôle de son précepteur M de Court. Il doit cependant arrêter la lecture de Phèdre en raison de crises de larmes. Cette lecture de Phèdre ne paraît pas être en relation avec une représentation contemporaine. Je n’ai pas trouvé d’autres indications de lecture de pièce, de travail sur les mythes qui pourrait être identifié à une préparation à une représentation théâtrale. Il me paraît difficile de dire si les princes bénéficient d’une initiation progressive à l’art théâtral. En vérité, la question ne se pose pas en ces termes : leur connaissance de la mythologie, de l’histoire sacrée et profane est tellement ancrée dans leur esprit depuis l’âge de sept ans que ces jeunes princes ont une connaissance large des références culturelles, d’autant qu’ils vivent dans des décors qui utilisent ces mêmes mythes. Ils connaissent l’intrigue, le contexte culturel de la pièce ; mais il leur faut être initiés jeunes à l’usage politique du spectacle dont l’apogée semble avoir lieu au cours du XVII e siècle. Ils doivent d’abord percevoir le message politique dans le spectacle de distraction simple. Puis ils doivent, dans un second temps, comprendre, à travers le déroulement, l’importance du rôle principal, la dédicace et l’argument de la pièce, son sens tropologique et anagogique 22 . Prenons l’exemple du jeune Louis XIII, qui vient de passer aux hommes le samedi 24 janvier 1609. Désormais associé à la vie de la monarchie, il est tenu d’assister aux spectacles privés dans le cadre de la cour. Ces jours-là, il a vu ses gens danser une Bohémienne dans ses appartements. Et le premier spec- 21 BnF Mss fr 12839 : recueil de pièces pour l’éducation du Dauphin : Argument de l’Heautontimoroumenos de Térence, f 8-15 latin à droite, français à gauche. Mss fr 15069 : traduction de Térence, L’eunuque et l’Heautontimoroumenos par Huet. 22 Le sens tropologique cherche dans le texte des figures des vices ou vertus, des passions ou des étapes que l’esprit humain doit parcourir dans la connaissance. Le sens anagogique est une interprétation comme celle qui peut être faite des Évangiles afin de donner une idée des réalités dernières qui deviendront visibles à la fin des temps. 191 Le prince en représentation lorsqu’il va au spectacle tacle qu’il voit est le grand ballet de cour à la française que Marie de Médicis fait monter à l’Arsenal, le Ballet de la Reine joué le 31 janvier 1609. L’enfant de huit ans admire sa mère, la reine qui danse sur scène 23 . Celle-ci donne le rythme de la chorégraphie sur scène comme elle donne le rythme de l’animation de la cour. C’est l’objectif du genre : le ballet de cour est dansé avec des courtisans qui rendent ainsi un hommage chorégraphique au membre de la famille royale dansant le rôle principal. Les vers, œuvre de Malherbe et du prédicateur favori de la reine Lingendes, ont un autre but politique : chanter la grandeur du roi Henri IV et du Dauphin 24 . C’est la première fois que le jeune garçon se couche aussi tard, à une heure du matin. Dommage qu’il n’ait pas fait de commentaire à Héroard. Il retourne à l’Arsenal le 3 février après-midi où il « voit tout », le même spectacle en entier. À tour de rôle, un membre de la famille royale est ensuite chargé d’organiser un ballet auquel le jeune prince est convié. À l’hôtel parisien de la reine Margot, le même spectacle fut organisé par Marguerite de Valois en l’honneur de la reine Marie de Médicis qui ne danse plus. Le 15 février 1609, Louis assiste encore à un long ballet chez le roi au Louvre. Il peut en comparer le style avec le Ballet du chevalier de Vendôme qu’il voit une semaine plus tard, le 3 mars 1609, au Louvre. Le 2 avril 1609, il voit sa sœur Elisabeth danser le Ballet de Madame à Saint-Germain-en-Laye. Le 8 juillet 1609, à Fontainebleau, il assiste au ballet du mariage de M. de Vendôme, « le ballet des preneurs d’amour avec des faucons, des furets et par des pécheurs, etc de l’invention du Sr de Bonnières 25 ». Le 25 août à Saint-Maur, il « attend avec impatience un ballet fait par huit des siens, c’étoient des sauvages, le fait danser deux fois 26 ». Voilà comment s’achève une première saison de danse qui sert d’initiation curiale au jeune dauphin. En parallèle, il est spectateur de comédies publiques le 7, le 8 puis le 14 février 1609, à l’Hôtel de Bourgogne, dans des spectacles qui durent plus de trois heures et dont il revient parfois perclus de froid comme le note Héroard. L’instruction est finalement réussie puisqu’il décide de composer lui-même un ballet. Le 9 septembre 1609, « il fait un ballet sur la bergamasque puis un autre tout à l’heure qu’il appelle « les lièvres », composant même le costume « couvrant sa teste d’un mouchoir qui faisoit deux cornes pour les oreilles 27 ». Il est tout à fait prêt à se produire lui-même sur scène après avoir vu les autres 23 Héroard, tome II, p. 1569. 24 Margaret McGowan, L’Art du ballet de Cour en France (1581-1643), Paris, CNRS, 1978, p. 66-67. 25 Héroard, tome II, p. 1632. McGowan, p. 268. 26 Héroard, tome II, p. 1651. 27 Héroard, tome II, p. 1659. Pascale Mormiche 192 membres de sa famille à l’œuvre ; le 28 février 1610, le dauphin danse son premier ballet de cour dans un cadre public, à l’Arsenal. Les usages politiques de pièces ont été largement étudiés ; mais prenons un exemple de pièces vues par un prince pendant son enfance qui utilise une référence politique qu’il accommode ensuite à son profit. À La Flèche en septembre 1614, Louis XIII assiste à la tragédie Godefroy de Bouillon puis à la comédie Clorinde tirée de la Jérusalem délivrée 28 . Cette épopée entre parfaitement dans le message que les jésuites proposent au futur roi, l’apothéose de la guerre sainte, de la croisade et de la mort devant la ville sainte comme accomplissement monarchique, d’autant que saint Louis devient un modèle historique enseigné en histoire au jeune prince. Le jeune prince « opiniâtre » comprend-il ce jour-là que la colère rend les hommes aveugles, jusqu’à leur faire méconnaître les personnes qui leur sont le plus chères ? La culture de la régente est ancrée dans l’univers culturel italien, dans le merveilleux chrétien associé à l’héroïsme chevaleresque. Devant la reine sont représentés le combat des amants, le combat des hommes et des femmes qui se terminent par la mort de Clorinde. En fait, dans ce voyage fait en l’honneur du dauphin, c’est la reine régente que les jésuites honorent, indiquant ainsi qu’ils ont connaissance de ses choix idéologiques et iconographiques. Elle vient en effet de faire décorer son cabinet intime de repos à Fontainebleau et son cabinet doré au Louvre par des sujets tirés de la Jérusalem délivrée par les peintres Honnet et Dubois 29 . Quand il s’agira pour Louis XIII de prendre le pouvoir et de s’opposer à sa mère en 1617, il fera créer un ballet burlesque identique la Délivrance de Renaud, où le geste dansé modifie à son profit le discours idéologique. Le message du Mage est clair : Vostre héros n’est plus en servage, Renault est enfin de retour. L’expérience personnelle accumulée pendant l’enfance sert de langage politique entre la mère et le fils. Les spectacles pour l’éducation de Louis XIV et ceux jusqu’à la fête de 1664, sont encore largement influencés par le Tasse, l’Arioste, avec des allusions métaphoriques, des délivrances de chevaliers, des sortilèges solidement ancrés cependant dans l’actualité politique. La symbolique antique joue sur le même registre. Mais dans Orphée représentée au Palais royal, on peut 28 Foisil, p. 2231. Monteverdi compose en 1624, « Le combat de Tancrède et de Clorinde ». G. Careri, Gestes d’amour et de guerre : La Jérusalem délivrée, images et affects (XV-XVIII e s.), EHESS, 2005. 29 Ambrosius Bosschaert, dit Ambroise Dubois. Peintre de la reine, il décore le cabinet de la reine (23 scènes de l’Histoire de Clorinde). 193 Le prince en représentation lorsqu’il va au spectacle douter que le roi Louis XIV âgé de neuf ans comprenne le langage tropologique relatée par la Gazette : « la vertu l’emporte toujours au dessus du vice nonobstant les traverses qui s’y opposent : Orphée et Eurydice qui en font les principaux personnages n’ayant pas seulement esté constants dans leurs amours malgré tous les efforts de Venus & de Bacchus les plus puissants autheurs des débauches mais l’amour mesme ayant résisté à sa mère pour ne les vouloir pas induire à fausser la fidélité conjugale. Aussi ne falloit-il pas attendre autre chose que des moralités honnestes & instructives au bien, d’une action qui a esté honorée de la présence d’une si sage & si pieuse Reine qu’est la nostre 30 ». Dans Thésée, produit pour la première fois devant le roi Louis XIV et son fils à Saint-Germain-en-Laye, le 12 janvier 1675, c’est l’aspect dynastique qui est évoqué : le fils est capable de régner, tout en étant soumis à son père. Médée détruit le château mais Minerve en construit un plus beau. Le grand dauphin achève son éducation alors que les travaux d’architecture transforment Saint-Germain et Versailles. Il est dommage de n’avoir aucun sentiment, aucune réaction, aucune témoignage des princes après l’audition de ces thèmes sans équivoque, mêlant fiction et réalité. La pratique théâtrale d’un jeune roi : Louis XIV et Louis XV Essayons de comparer la pratique théâtrale de deux jeunes rois dans des situations analogues, entre leur passage aux hommes et le sacre. Louis XIV fréquente les salles de théâtre, les théâtres des collèges très rapidement après ses sept ans. Les seules interruptions sont dues à la Fronde. Il assiste mais, très vite, il est amené à monter lui-même sur scène à un rythme qui s’accroît fortement avec l’âge. Devenu roi à cinq ans, Louis XV quant à lui, craint le bruit et la représentation publique, si bien que sa gouvernante lui évite les sorties et les spectacles. À partir de 1717, l’enfant passe entre les mains de son gouverneur, le maréchal de Villeroi, l’organisateur des spectacles de la jeunesse de Louis XIV et excellent danseur. Mais la cour s’est déplacée hors de Versailles, hors des Tuileries même et l’activité se trouve notamment au Palais Royal. Villeroi ne tient pas à associer le jeune roi aux activités du régent auquel il ne fait pas confiance. Pendant un an, il le tient hors du théâtre (1717) sauf pour un spectacle donné par le duc du Maine, le surintendant de l’éducation et un autre à la foire de Saint-Germain. 30 Gazette, 1647, p. 212. Pascale Mormiche 194 195 Le prince en représentation lorsqu’il va au spectacle Puis la pratique d’assister à un spectacle lors des anniversaires du jeune roi se met en place. Pour l’anniversaire de ses huit ans, le 15 février 1718, il assiste au ballet édifiant de L’Union de la Jeunesse et de la Sagesse souvent appelé Le Ballet de la Jeunesse 31 . Un beau programme pour ce début de règne et pour les débuts du roi spectateur ! Il y prend beaucoup de plaisir si bien que la Gazette rapporte qu’il y est retourné six fois. Dès lors, Louis XV devient un spectateur friand du carnaval dans ses appartements 32 . Villeroi organise alors des saisons de spectacles très denses. Le jeune Louis XV voit et revoit les pièces. Il assiste par conséquent à plusieurs spectacles par semaine où alternent des œuvres sacrées, profanes, des comédies et des ballets, soit aux Tuileries, soit dans les collèges puisque Villeroi a repris l’habitude de le faire assister au théâtre des collèges jésuites. Cette multiplication des représentations s’explique en partie par le fait que le prince assiste à des répétitions afin de comprendre l’intrigue en privé, avant d’opiner en public. Plus le jeune roi grandit, plus son programme de spectacle devient important, dépassant ceux de Louis XIV et du grand dauphin au même âge. C’est un spectateur assidu. Cela n’est pas uniquement dû au fait qu’il habite Paris mais cela tient plus à la volonté de son gouverneur. Le destin de roi orphelin impose la représentation même pendant son enfance. Le grand dauphin accompagnait régulièrement ses parents aux spectacles. Sa présence en public appartenait à l’apprentissage du métier de roi. Avec Louis XV, il s’agit de « faire le roi » à l’âge où d’autres apprenaient à se comporter en roi. L’utili- 31 « Le 15 février 1718, le roy entra dans sa neuvième année, & le 16 on représenta devant Sa Majesté aux Tuileries, un ballet mêlé de récits en musique auquel la Cour assista » (la Gazette, p. 96 et suivantes). Ce ballet représenté traditionnellement dans les collèges jésuites, associe les éléments d’un développement corporel nécessaire aux jeunes aristocrates : danse, chasse, escrime, lutte, course, exercice à cheval qui constituent les entrées de la troisième partie du ballet. Voir Demeilliez, [in] Piéjus, 2007, p. 222. André Cardinal Destouches, Les Élémens, opéra-ballet en quatre entrées et un prologue, argument de P.-C. Roy, créé aux Tuileries (Paris) le 31 décembre 1721. 32 Le 27 janvier 1719, les comédiens italiens jouent l’Arlequin Protée puis une comédie française. Le 11 février, il assiste à la tragédie Oedipe du jeune Voltaire jouée par les comédiens ordinaires. Le 15 février 1719, il entre dans sa dixième année avec une comédie italienne jouée encore le 17 février. Ses comédiens jouent Le Malade imaginaire (le 11 mars 1719), Monsieur de Pourceaugnac (déjà vu l’année d’avant), et Le Médecin malgré lui puis Le Bourgeois gentilhomme. Trois fois par semaine début mars 1719, il y eut comédie chez le roi. « Le 11 mars, le roi vit pour la dernière fois la représentation du Bourgeois gentilhomme, mêlée d’intermèdes de danses et de musique. Les princesses du sang et plusieurs autres dames de la cour y parurent en robes et accompagnèrent le roi jusque dans son cabinet » (Mercure de mars, p. 183). En janvier 1720, il y a comédie chez le roi : Crispin médecin, Le Mariage forcé. Pascale Mormiche 196 sation des spectacles à des fins politiques commence dès l’âge de raison du prince en même temps que celui-ci acquiert très tôt une culture du spectacle. Les autres princes En ce qui concerne les autres princes qui ne deviendront pas rois, la pratique est-elle comparable ? Elle est plus difficile à déterminer par manque de sources. La jeune duchesse d’Orléans dit assister très jeune aux spectacles commandés par son père : « Monsieur fit venir des comédiens [à Blois], et nous avions la comédie presque tous les jours 33 ». Les princes de Conti ont une éducation domestique stricte qui est remise en cause quand leurs parents meurent. D’août à décembre 1666 s’était développée la querelle de la moralité du théâtre entre l’abbé d’Aubignac et le prince de Conti, qui meurt à Pézenas à la fin de l’année. La mère des princes de Conti meurt en janvier 1672. C’est justement parce que les précepteurs Lancelot et du Trouillas refusent que leurs élèves assistent à une comédie qu’ils sont renvoyés 34 . Lancelot refuse les distractions comme le théâtre, la danse ou les cérémonies à la cour par crainte que les princes prennent goût à l’oisiveté ou se laissent emprisonner par de fausses émotions. Le 23 février 1672, le précepteur Claude Fleury les prend en main et les emmène à la cour dans l’entourage du grand dauphin, où ils se conformeront au programme des spectacles de leur cousin. La querelle du théâtre resurgit dans les années 1685-1690, ce que la princesse Palatine traduit de manière sans doute excessive : « depuis que les prêtres prêchent avec tant d’acharnement contre les comédiens, on trouve moins de bons acteurs qu’auparavant 35 ». Les ducs de Bourgogne, Anjou et Berry, accédants peu probables au pouvoir avant une longue période, ne participent pas à la vie de cour et vivent retirés dans l’aile neuve du château de Versailles. Ils sont tenus hors de la cour par scrupule religieux de leur gouverneur Beauvillier. L’isolement touche également la jeune duchesse de Savoie : « On tient la fiancée de M. le duc de Bourgogne fort enfermée. Le roi nous a défendu à tous de jamais nommer devant elle l’Opéra, l’Appartement de jeux, la Comédie. La pauvre enfant me fait pitié 36 ». Je n’ai trouvé mention nulle part dans ces années 1689-1699 que Fénelon ait eu recours 33 Mémoires de Mademoiselle de Montpensier, tome I, éd. Chéruel, Paris, p. 21-23. 34 Après une courte période de deuil, est-ce au Triomphe de l’amour (de Diane et d’Endymion), pastorale en musique en trois parties, représentée devant Sa Majesté à Saint-Germain-en-Laye au mois de février 1672, qu’ils ont été conviés ? 35 Le 13 décembre 1696, Palatine, Mercure, p. 204. 36 Le 16 décembre 1696, idem. 197 Le prince en représentation lorsqu’il va au spectacle au théâtre dans l’éducation de ces princes bien que la critique ait épargné le théâtre d’éducation sans acteur professionnel. Cependant comme les princes doivent être informés des beautés du spectacle sacré, des lectures leur sont faites. Ainsi le 6 août 1690, le curé de Suresnes, René Trépagne de Menerville, vient leur faire la lecture de la tragédie biblique Jephté de l’abbé Claude Boyer, jouée à Saint-Cyr. De même, la duchesse de Bourgogne, parfois associée à l’éducation à Saint-Cyr à cette période, assiste à des représentations entre élèves. Elle y est associée comme en janvier 1697, quand, duchesse de onze ans, elle joue le rôle d’une jeune Israélite dans Esther représentée à Saint-Cyr. Madame réprouve cela aussitôt : « je crois que les comédies qu’on lui fait jouer à Saint-Cyr la dégoûteront de toutes les autres, de sorte qu’elle n’en pourra plus souffrir quand elle sera grande 37 ». Dans une lettre à caractère privé, elle juge les princes alors que leur éducation est presque achevée « Ses trois enfants sont horriblement mal élevés. Ils mangent toujours seuls, et vont seuls tous trois se promener ensemble. Ils n’assistent à aucun spectacle. Lorsqu’il y a appartement, ils arrivent juste au moment où la musique commence, et décampent dès qu’elle est finie ». Ce qu’elle déplore, c’est leur retrait de la cour mais aussi leur incapacité à s’exprimer en public : « l’aîné parle bien vite, a la parole sèche ; le second parle rarement et d’une manière lourde et traînante, le troisième est toujours gai et il est enchanté quand on cause avec lui 38 ». À son goût, ils n’ont pas reçu une éducation d’homme de cour dont les spectacles font partie. Le duc de Bourgogne est laissé à l’écart du théâtre et des spectacles de cour jusqu’à l’âge de seize ans, l’âge de son mariage. C’est en 1698 que lui et ses frères plus jeunes sont conviés pour la première fois à Fontainebleau, période propice aux fêtes et spectacles. Le 30 octobre dans la salle de la belle cheminée, ils découvrent pour la première fois le théâtre avec Le Bourgeois gentilhomme et, le 4 novembre 1698, Britannicus de Racine 39 . Une semaine après, ils y retournent à Versailles : « Le soir il y eut comédie. Monseigneur le duc de Bourgogne et messeigneurs ses frères y allèrent ; on joua Britannicus ; c’est la première comédie sérieuse qu’ils aient vue 40 ». Pour les futurs rois, le théâtre est de l’ordre de l’apprentissage monarchique et de l’acquisition d’un langage de l’imaginaire politique, tandis que 37 Palatine, Mercure, 17 janvier 1697, p. 205. 38 Idem, 28 mars 1697 p. 207. 39 « On avait mis dans la salle sept fauteuils, trois au milieu vis-à-vis du théâtre et deux de chaque coté pour Monseigneur, Monseigneur le duc de Bourgogne, Madame la duchesse de Bourgogne, Messeigneurs les ducs d’Anjou et de Berry, Monsieur et Madame » (Dangeau, tome VI, p. 451). 40 Dangeau, tome VI, p. 464. Pascale Mormiche 198 pour les princes qui ne sont pas appelés à régner, l’assistance au théâtre dépend de l’intérêt du gouverneur, influencé en cela par l’opinion dominante à la cour. II Le roi ou le prince acteur ? Être roi au théâtre ? Marie-Françoise Christout a identifié la résurgence du ballet de cour à l’enfance des princes 41 . C’est en effet le moment choisi par le jeune roi ou le dauphin pour passer de la salle à la scène en public. C’est d’ailleurs la présence du roi qui rend le ballet royal, comme le 6 janvier 1653 où « S.M. voulut pour le rendre royal en estre l’un des personnages 42 ». Mais que joue-t-il ? En fait si les ballets sont connus, il apparaît que le jeu de théâtre en public l’est moins. Le 27 avril 1609 au soir, chez la reine, le futur Louis XIII âgé de huit ans joue l’empereur Charlemagne, dans la pièce Bradamante : « Il avait sept vers à dire de Charlemagne ». Deux ans plus tard, le 2 août 1611, le temps est passé pour le roi des héros monarchiques nationaux ; Bradamante est rejouée mais le rôle de Charlemagne est désormais tenu par le baron de Paluau 43 . Le roi ne sera plus acteur de théâtre. Louis XIV non plus. En revanche, ce dernier danse. En février 1651, Louis XIV se produit au palais Cardinal dans son premier ballet Cassandre 44 , puis il en danse trois autres la même année de ses treize ans. Benserade ne fait pas d’allusions aux questions amoureuses, vu le jeune âge du roi, mais plutôt à la situation politique, à la Fronde qui, à cette date, a l’avantage sur Mazarin. Quand le roi-enfant danse jeune, il est inégalable et surtout reconnaissable même sous le masque ou le costume de scène. Il « fist remarquer la grâce & l’adresse qui lui sont familières dans toutes ses actions 45 ». Le 14 avril 1654 dans les Noces de Thétis et Thésée, il danse devant toute la cour et en présence d’un souverain étranger, le roi d’Angleterre, certes son cousin : « SM fit paraître de nouvelles grâces qui obligèrent les spectateurs d’avouer que ce grand monarque [de seize ans] paroit véritablement roy en toutes ses actions 46 ». Le 41 Christout, p. 17. 42 Gazette, p. 47. 43 Héroard, p. 1603, 1940 et 3059. 44 Du Bois, p. 210. Il s’agit de ballet du carnaval, comportant une mascarade Cassandre, d’un livret de Benserade. « Il avoit aussy ung ballet qu’il recordoit et estudioit souvent afin de le danser, où estoit la plupart des jeunes gens de condition » soit son frère, le comte de Guiche, les marquis de Genlis, de Villequier et de Vivonne, les ducs de Mercœur, de Caudale, le comte de Saint Aignan. 45 Gazette, le 6 janvier 1653, p. 47. 46 Gazette, avril 1654, p. 380. 199 Le prince en représentation lorsqu’il va au spectacle roi séduit en se faisant admirer, il montre son habilité corporelle sur scène qui atteste de sa capacité à régner comme en attestent deux vers des Eléments en 1721, pour Louis XV : Ceux qui sur la scène avaient suivi ses pas Le suivirent bientôt dans l’ardeur des combats 47 . La Gazette n’oublie pas Philippe, le frère de Louis XIV, héritier potentiel du pouvoir pour un certain temps encore : « Monsieur, son frère unique estoit aussi sans pareil dans la sienne [sa grâce] & cet astre naissant ôtoit si aisément la peine de le découvrir par les gentillesses et les charmes qui lui sont naturels, qu’on ne pouvoit douter de son rang 48 ». Dans ses ballets, le jeune Louis XIV fait le choix de figurer les héros antiques mais, progressivement, il transforme la représentation royale en figurant Auguste, un Seigneur gaulois ou un Héros français, liant ainsi le modèle antique aux origines de la nation française comme modèle du pouvoir en place. Quand une cinquantaine d’années plus tard, le jeune Louis XV paraît sur une scène pendant son éducation, il réincarne ces mêmes héros. Les princes et princesses qui ne sont pas appelés à régner se mêlent plus facilement à la foule des comédiens pour quelques entrées comme dans Monsieur de Pourceaugnac en novembre 1681, représenté à Saint-Germain-en- Laye où le dauphin ne peut s’empêcher de monter sur scène à la suite de ses cousins 49 . Gaston commande pour sa fille, la future Grande Mademoiselle, des ballets dont une Danse de pygmées en 1634 50 . L’argument du Ballet des quatre 47 Dédicace au roi des Eléments. 48 Gazette, le 23 février 1653, p. 252, Ballet royal de la nuit dansé au petit Bourbon, par le roi. 49 « Monseigneur, M. le prince de la Roche sur Yon, & M. le comte de Brionne dansoient en Biscaïens dans la dernière entrée, avec madame la princesse de Conti, madame la marquise de Seignelay, & mademoiselle de Laval. Ce fut après quelques représentations, que Monseigneur y dansa, mademoiselle de Nantes s’y joignit après avec M. le comte de Guiche » (Mercure de 1681). 50 Montpensier, éd. Chéruel, tome I, p. 10. Gaston « voulut que j’en dansa un, à cause que je n’avais pu être de celui que le roi et la reine avoient fait en ce temps-là parce que j’étois trop petite. […] pour ce ballet que l’on pouvoit appeler une danse de pygmées, l’on composa une bande de petites filles, princesses et autres de qualité, et de tous les seigneurs qui estoient de même taille que nous. La magnifique parure et l’ajustement de chacun des danseurs et des danseuses fist trouver le ballet fort agréable, où il n’y avoit d’ailleurs rien de trop recherché pour les pas et les entrées. Il y en avoit une entre autres où on apportoit des cages d’oyseaux que l’on laissoit voler dans la salle : digne machine d’un tel ballet. […] Jugez par là de l’âge des dames de ce ballet. Celui du roi ne donna pas tant de divertissement ». Pascale Mormiche 200 Monarchies chrestiennes qu’elle danse en février 1635, alors âgée de huit ans, affirme d’emblée que ce ballet est conçu pour plaire au Roi. Les personnages des quatre Monarchies chrétiennes « venoient déposer les armes aux pieds du plus généreux Roy de la terre, et particulièrement Mademoiselle représentant Minerve, montée sur un char de triomphe tiré par deux hiboux, oyseaux dédiez à cette déesse […] Minerve que Mademoiselle representoit, descendant de son char, suivie de Mademoiselle de Longueville [seize ans] 51 , venoit présenter à ceste merveille des Roys les armes fatales, comme l’espée, la lance et le bouclier, qui sont avec raison données à ce miracle du monde 52 . Quand les princes se produisent avec le roi en personne ou son personnage sur scène, la hiérarchie politique est maintenue. Dans le combat réel de la Fronde, les princesses sauront reprendre les armes déposées devant le roi de théâtre ! Au moment de leur mariage, les princes considérés comme adultes sont désormais libres d’assister à toutes les fêtes et réjouissances de la cour. Ils peuvent devenir acteurs dans des spectacles qu’ils organisent eux-mêmes dans leur appartement ou hôtel particulier. Ainsi le samedi 5 décembre 1699, la jeune duchesse de Bourgogne et la famille des Noailles jouent la comédie de dévotion Jonathas chez Mme de Maintenon, en présence du roi, du capitaine des gardes en quartier et des dames du palais. Puis une seconde représentation eut lieu le lendemain devant Monseigneur son beau-père, la princesse de Conti, son oncle le duc du Maine et des spectateurs privilégiés : Chamillart, Dangeau et son fils 53 . La duchesse de Bourgogne s’étant amusée, elle ne va cesser de monter des pièces et des mascarades, notamment pendant le carnaval 1700 où le 9 janvier, elle joue dans Alceste de Lully chez la princesse veuve de Conti à Versailles 54 . En raison de la probable acceptation de la couronne d’Espagne par le duc d’Anjou, l’Espagne redevient à la mode à Versailles. Le 4 février 1700, se joue la mascarade L’Entrée des Espagnols puis, le 5 février 1700, la seconde partie de l’œuvre, la Mascarade de Don Quichotte représentée et dansée à Marly avec, fait exceptionnel, le père et les fils, le grand dauphin et Bourgogne et ses frères 55 . Bourgogne qui a découvert tard le théâtre, l’apprécie d’autant que c’est un des divertissements favoris de sa femme et de son père, avec lequel il se rend 51 Anne-Geneviève de Bourbon, duchesse de Longueville (1619-1679), seule fille d’Henri de Bourbon, prince de Condé et de Charlotte Marguerite de Montmorency, est la sœur du Grand Condé et du prince de Conti. 52 Ballet des quatre Monarchies chrestiennes, 1635, ibid., p. 92. 53 Dangeau, tome VII, p. 205-206. 54 Dangeau, tome VII, p. 294. La séduisante fille de Mme de La Vallière qui avait beaucoup d’influence sur Monseigneur a fait construire dans sa galerie, un théâtre qui lui coûta 200 à 300 pistoles. 55 Mercure galant, p. 167-169, Dangeau, tome VII, p. 245. 201 Le prince en représentation lorsqu’il va au spectacle souvent à l’opéra. Mais il évite d’aller aux spectacles le dimanche, dernière concession faite à son éducation. Le théâtre fait désormais partie de la vie de cour des jeunes adultes qui jouent cependant devant une petite assemblée choisie dans les hôtels ou appartements de Versailles, sans être associés à des comédiens professionnels 56 . Il est permis aux princes et princesses d’être acteurs après leur période d’éducation, devant un public réduit. Le roi, quant à lui, danse mais ne joue pas du théâtre. Le roi danseur ne peut être comédien, roi acteur. Alors qu’il est possible que le roi danse au lieu de marcher, pourquoi la transfiguration de la parole royale en déclamation sur une scène ne s’effectue-t-elle pas ? Les princes ont pourtant été initiés à la déclamation et à l’éloquence pendant leur éducation. III Le prince en représentation En allant au spectacle, le prince devient alors l’acteur d’une autre cérémonie que celle à laquelle il se rend, une cérémonie curiale autour de sa position politique. Le protocole installe le roi côté public. Pourtant, à l’époque de Louis XIII, le spectateur royal semble être d’abord placé sur la scène 57 . Lors des divertissements du début du règne de Louis XIV, le roi, la reine et les princes sont devant le public sur un espace différent de la scène 58 . Plus tard, lorsque Louis XV va à l’opéra pour la première fois de sa jeune vie 59 , c’est au Palais- 56 Dangeau, jeudi 12 janvier 1702, tome VIII, p. 285-286. Pour le carnaval de 1702 est jouée Absalon, une tragédie de Duché de Vancy tirée de l’Écriture sainte. Elle fut jouée à Versailles d’abord à l’Hôtel de Conti par la duchesse de Bourgogne dans le rôle de Thamar, fille d’Absalon, avec le duc d’Orléans représentant David, le comte et la comtesse d’Ayen, Mlle de Melun ; puis le jeudi 12 janvier 1702 devant le roi chez Mme de Maintenon : « il y avoit place dans ce cabinet que pour trente à quarante personnes. Monseigneur et Messeigneurs ses enfants y étoient, Mme la princesse de Conti, M du Maine, toutes les dames de la duchesse de Bourgogne, Madame de Noailles et ses filles. Il n’y eut quelques courtisans ». 57 Laura Naudeix, « Tragédie et ballet : enjeux d’une forme mixte », [in] Plaire et instruire, dir. A. Piéjus, p. 55-69. Charles Mazouer (éd.), Les Lieux du spectacle dans l’Europe du XVII e siècle, Günter Narr, Biblio 17, 2006. 58 Le 18 juillet 1668, il y a cinq fauteuils pour la comédie et quatre pour le bal le soir entre scène et salle. En juillet 1674, se trouvent les trois fauteuils (roi, reine, dauphin). Leurs fauteuils sont très visibles et identifiables sur les gravures. 59 Il est invité au Palais-Royal par la princesse Palatine, pour assister à une représentation de Phaéton en cinq actes de Quinault et Lully. Les festivités étaient organisées pour le mariage d’une des filles du régent avec le prince des Asturies en 1721. Pascale Mormiche 202 Royal où les Orléans respectent ce protocole royal en plaçant le jeune roi dans une loge, celle de Madame : « Madame estant sur sa droite, M le duc d’Orléans à sa gauche & les principaux officiers de S.M. derrière son fauteuil 60 ». Progressivement, le prince et le roi se retirent de la scène en s’installant dans la loge royale des grands théâtres. Un fauteuil vide marquait la présence du roi au parterre 61 . Pendant le voyage de Fontainebleau de 1743, le roi fait aménager « au-dessous de la loge de la reine une loge dont les deux côtés sont grillés ; c’est là la place que le roi prend pour voir et entendre sans être vu 62 ». Ainsi la position du prince régresse-t-elle dans la salle, de l’avant-scène à l’invisibilité d’une loge grillagée. La reine se sépare également du roi en occupant une grande loge avec ses femmes d’honneur. J’ai cherché d’autres représentations et règles protocolaires. Elles varient peu quel que soit le lieu de la représentation. Le jeune prince est placé à coté de ses parents ; il a derrière lui son personnel d’éducation. Il y a encore moins d’informations sur la disposition lors des spectacles d’appartements. Le roi spectateur doit avoir une attitude majestueuse dans toutes les circonstances. Le 8 janvier 1609 à l’Hôtel de Bourgogne, le jeune Louis XIII se sait observé, alors il « se met à rire aux éclats » et explique à son gouverneur : « Monsieur Souvré, je ris afin qu’on pense que j’entends l’italien 63 ». Lors de la représentation de la tragi-comédie d’Orphée au Palais-royal en 1647, Louis XIV « y apporta aussi tant d’attention qu’encore que S.M. l’eust desja vu deux fois, elle y voulut encore assister cette troisième, n’ayant donné aucun témoignage de s’y ennuyer, bien qu’elle dust être fatiguée de bal du jour précédent auquel elle fit tant de merveille de sa personne royale que chacun lui donna le prix de la danse comme ce monarque est sans contredit le plus beau prince, le plus adroit & le plus aimable du monde 64 ». Tous admirent ce prince de neuf ans qui, bien que fatigué, a une attitude parfaite en public. Il connaît les codes que lui rappelle constamment son gouverneur. Le roi danseur est roi même lorsque l’imprévu se présente sur une scène. Ainsi dans le Ballet de la nuit donné en février 1653, pour la reprise des fêtes à la cour, Louis XIV âgé de quinze ans danse quand le feu prend « à une des toiles de la première entrée & la première heure de cette nuit étoit représentée par le roi mais qui servit à faire admirer la prudence & le courage de SM, laquelle pour empêcher le désordre qui seroit arrivé, par la terreur que chacun auroit eu à son exemple si elle se fut effrayée, ne rassura pas moins 60 Gazette, p. 580. 61 Dufort de Cheverny, Mémoires, Paris, 1990, p. 126. Luynes, Journal, tome III, p. 62. 62 Luynes, tome V, vendredi 20 décembre 1743, p. 218. 63 Héroard, tome II, p. 1573. 64 Gazette, 1647, p. 212. 203 Le prince en représentation lorsqu’il va au spectacle l’assistance par sa fermeté, qu’autrefois César fit le Nautonier qui le conduisoit & palissoit dans l’effort d’une tempête qui les menacoit d’un naufrage 65 ». La Gazette parvient à illustrer et à glorifier l’attitude du roi jusque dans une éphémère adversité théâtrale. Le roi, Louis XIV comme Louis XV, maîtrise son art de représentation monarchique dans toutes les circonstances depuis son plus jeune âge. Sans doute, son assiduité aux spectacles puis son goût en ont fait un spectateur hors pair. Ce n’est pas le cas d’autres princes comme le duc de Bourgogne et ses frères qui assistent pour la première fois au théâtre, le 30 octobre 1698 à Fontainebleau. Devant Le Bourgeois gentilhomme, la cour constate, accablée, que « le duc de Bourgogne en perdit totalement sa gravité, le duc d’Anjou était si heureux qu’il en restait là, la bouche bée comme en extase, le duc de Berry riait si fort qu’il faillit tomber de sa chaise, tandis que la duchesse de Bourgogne qui sait mieux dissimuler se tint fort bien au début 66 . » Ce n’est pas conforme à l’attitude qu’on attend d’un prince, celui-ci ne devant jamais exprimer spontanément un sentiment. Il était par conséquent difficile pour les comédiens de savoir si la pièce avait plu ou déplu 67 . Par leur inexpérience liée à un isolement éducatif, ces princes ne sont pas restés impassibles. Par sa grande expérience de jeune spectatrice à la cour de Versailles souvent présente aux cotés du grand dauphin, Marie-Louise d’Orléans a acquis, avant de partir comme reine d’Espagne à dix-sept ans, l’art de la cour à la française qu’elle confronte avec la rigoureuse étiquette espagnole. En juin 1688, elle organise à Madrid une comédie dans laquelle elle joue et danse avec des actrices. On apprécia « sa danse, sa diction, sa grâce ». Mais surtout elle a permis à son mari de sourire en public 68 . Être roi au spectacle s’affirme par une place particulière dans l’assistance, par l’observation constante du public, mais suppose aussi le fait d’avoir des voisins. Ceux-ci se distinguent par conséquent du reste du public par leur rang, ou mieux par une faveur royale exceptionnelle. En mai 1721, l’ambassadeur de la Porte, Mehemet Efendi est convié par le jeune Louis XV à un opéra. L’introducteur des ambassadeurs lui présentant les règles, précise qu’il y prendra beaucoup de plaisir dont le principal sera d’être « assis dans un même lieu avec le roi. […] Sa Majesté a à sa droite un endroit pour ses parents et pour les princes et à sa gauche une autre pour les 65 Gazette, p. 252. 66 Palatine, Mercure, p. 244. 67 Par respect pour le roi, il est interdit d’applaudir en sa présence, interdiction que lève Louis XV à Choisy, en octobre 1775. 68 Michel Bassenne, La Vie tragique d’une reine d’Espagne, Marie Louise de Bourbon Orléans, nièce de Louis XIV, Paris, 1939. Pascale Mormiche 204 ambassadeurs ; et comme chaque ambassadeur prend séance selon son rang et que Votre Excellence doit avoir le pas sur tous, elle se trouvera placée auprès du roi 69 ». Saint-Maurice, l’ambassadeur de Savoie, raconte par le menu les événements de la cour entre 1667 et 1670. Plutôt que de renseigner sur les spectacles auquel il assiste, il insiste fortement sur sa stratégie de gain de place par rapport au fauteuil du roi et sur les relations qui lui font gagner ces places. Participer à un spectacle assis à coté du roi est par conséquent un honneur significatif qui confère une dignité supplémentaire éphémère. Spectateur ou acteur, le roi et les princes assistent dès leur jeune âge à un nombre impressionnant de représentations scéniques. Comme les tableaux accumulés, entassés aux murs des galeries des palais, les spectacles semblent s’enchaîner sans ordre apparent mais avec une grande variété. Ils permettent aux jeunes princes d’acquérir une lecture à plusieurs degrés des événements politiques, des circonstances de la représentation, de la dédicace. Le sens littéral des spectacles cache lui-même d’autres sens qui servent soit à éclairer les actes politiques, soit à donner aux princes des règles pour la vie. Ils les mettent en scène afin de montrer l’acquisition d’un comportement majestueux dans des circonstances variées. Cette culture qu’ils acquièrent de manière visuelle s’ajoute à la culture acquise dans le préceptorat et a pour but d’en faire des souverains ou des princes capables d’utiliser les arts pour gouverner - « S.A.R. vérifiant le dire ancien qu’il appartient à une même vertu héroïque de bien ordonner les bals, festins & recréation de paix & de bien dresser les batailles, sièges, & camps effroyables d’une armée 70 ». 69 Mehmed Efendi, Le Paradis des infidèles (Relation de Yirmisekiz Celebi Mehmed Efendi, ambassadeur ottoman en France sous la Régence), Paris, 2004, p. 118-119. 70 Gazette, 7 février 1645, p. 124. Biblio 17, 193 (2011) L’Art et la Gloire. Images et spectacles du pouvoir en Brandebourg-Prusse au tournant des XVII e et XVIII e siècles M ARIE -T HÉRÈSE M OUREY Université de Paris IV-Sorbonne Aujourd’hui encore, le nom de Prusse évoque un État militariste, qui fut responsable de nombreuses guerres en Europe aux XVIII e , XIX e et même au début du XX e siècle. Or, le royaume de Prusse est issu d’un territoire relativement insignifiant, le Brandebourg, que rien ne prédisposait a priori à jouer un rôle géopolitique de premier plan sur la scène européenne. Il est donc instructif de revenir sur une étape décisive, mais paradoxalement méconnue, de son développement, contrairement à la Prusse de Frédéric II, monarque éclairé et protecteur d’intellectuels aussi célèbres que Voltaire ou D’Alembert. Au sortir de la guerre de Trente ans (1618-1648), les inégalités structurelles entre les innombrables cours princières qui constituent le Saint Empire romain germanique vont de pair avec des rivalités croissantes, dues au désir d’affirmer puissance et identité face à l’Empereur. Face aux grands centres que sont alors l’Autriche et sa capitale Vienne, la Bavière et Munich, et la Saxe avec Dresde, on trouve une multitude d’entités territoriales de taille et d’importance diverses, dont les petites cours welfes de Brunswick-Wolfenbüttel et de Hanovre. Le Brandebourg souffre d’une situation peu favorable. L’éparpillement géographique du pays, qui rassemble un conglomérat de territoires acquis par succession dynastique, est aggravé par une pauvreté en ressources naturelles, contrairement à la Saxe voisine, riche en minerais, et par un isolement politique qui résulte de calculs hasardeux et d’une confession calviniste minoritaire. En outre, malgré la dignité électorale acquise en 1356, la dynastie des Hohenzollern, d’origine relativement récente 1 , souffre d’un déficit de légitimité, contrairement à la puissante maison des Wettin 1 À l’origine, on trouve une vieille maison noble de Souabe, les « Zollern » ; au XVI e siècle, après leur conversion au protestantisme, les seigneurs de Brandebourg se nommèrent « Hohenzollern ». Marie-Thérèse Mourey 206 en Saxe, à celle des Wittelsbach en Bavière et en Palatinat, pour ne rien dire des Habsbourg, mais aussi des Welfes. Enfin, faute de posséder un grand centre urbain, le Brandebourg n’avait guère contribué à l’essor des arts en Europe. Sa capitale, Berlin, n’était encore qu’une très modeste résidence, qui avait considérablement souffert lors de la guerre 2 . Ces déficiences objectives déterminèrent, par compensation, une politique volontariste en matière économique et commerciale, démographique, ainsi que précisément sur le plan culturel. Dans la seconde moitié du XVII e siècle, le Grand Électeur Frédéric Guillaume (1640-1688), suivi par son fils Frédéric III (1688-1713), lança une politique de modernisation étatique de grande envergure, comprenant l’assainissement des finances, la constitution d’une armée permanente et d’une flotte, ainsi que d’audacieux travaux d’urbanisation. Or ce redressement spectaculaire, mené avec autant de ténacité que d’intelligence politique, aboutit en 1701 à la création ex nihilo d’un royaume « en » Prusse, événement sans précédent dans l’histoire européenne. Ainsi, la faiblesse initiale avait été inversée en force, et l’insignifiant margraviat, ayant conquis prestige, dignité et gloire suprême, rejoignait le club très fermé des grandes puissances non seulement de l’Empire, mais aussi d’Europe. C’est cette constellation particulière, résultant de facteurs structurels et d’événements ponctuels, qui sera esquissée ici, afin de faire apparaître le lien profond, mais fragile, qui unit spectacle et pouvoir, fêtes et puissance, l’art et la gloire. Arts et spectacles sous le règne de Frédéric III de Brandebourg Le tournant majeur pour l’histoire du pays fut constitué par le mariage, en 1684, du prince héritier Frédéric avec Sophie Charlotte de Hanovre. En effet, en 1679, alors âgée de onze ans, la princesse avait effectué un séjour en France en compagnie de sa mère, Sophie de Palatinat (elle-même tante de « Madame », Elisabeth Charlotte, dite « la Princesse Palatine »), et assisté aux festivités organisées pour les noces de Marie Louise d’Orléans avec le roi d’Espagne. Si le Mercure Galant ne tarit pas d’éloges sur la jeune princesse 3 , elle-même et sa mère furent durablement impressionnées par les fastes de la cour de France, dont le cérémonial et les spectacles constituaient le cœur. Ainsi, c’est un modèle français de représentation princière et de culture mondaine qui fut importé en Allemagne, tout d’abord dans le duché de Hanovre, 2 Famines, épidémies et ravages dues aux troupes suédoises avaient fait chuter la démographie : la ville ne comptait plus qu’ 1/ 5 du nombre d’habitants de Paris ! 3 Voir la relation du Mercure Galant de septembre 1679, à propos du grand bal du Roi. 207 L’Art et la Gloire puis en Brandebourg. Jusqu’à sa mort précoce en 1705, Sophie Charlotte exerça une influence bénéfique sur le développement des arts à la cour de Berlin, grâce notamment à des hommes tels que Leibniz, soucieux de servir la « gloire » des deux maisons princières 4 . Le ballet La Réjouissance des Dieux 5 , donné en novembre 1684 à Berlin pour les noces princières, constitue le tout premier témoignage de ce que l’on peut considérer comme une « politique spectacle ». Le livret publié à cette occasion, en deux langues, ne manque pas de souligner le caractère innovant de l’entreprise, menée à grand renfort de moyens techniques et humains considérables. L’étude de la trame du ballet révèle toutefois que pour le Grand Électeur, l’événement casuel - la célébration des noces de son fils -importait moins que sa propre glorification comme chef politique et militaire, et la fabrication d’une aura de monarque. Ainsi, l’utilisation de quatre résidences princières des environs de Berlin (Potsdam, Bornheim, Glienike, Caputh) comme décors réels du spectacle est surpassée, dans le cinquième et dernier acte, par la représentation d’un palais idéal, rutilant d’or et de pierres précieuses, palais « royal » dépassant en splendeur tout ce qui était imaginable, et signe visuel très explicite des objectifs politiques poursuivis. Quant à l’Électeur, il est stylisé - traditionnellement, pourrait-on dire … - sous les traits de Jupiter, le maître des dieux de l’Olympe, vainqueur d’un « peuple sauvage » (une allusion aux Suédois, qu’il avait battus en 1675, à Fehrbellin), qui aurait récemment rendu la paix au monde (il venait effectivement de conclure une trêve avec l’Empereur). Le ballet se conclut par une marche triomphale, un cortège dans lequel Jupiter, qui est descendu des Cieux dans une Gloire, entraîne à sa suite les dieux mineurs (qui renvoient aux autres princes d’Empire), ainsi que les Troupes de peuples qui les accompagnent. À l’évidence, Frédéric Guillaume avait parfaitement compris le pouvoir de l’illusion scénique et mis pleinement à profit la force suggestive développée par ce discours imagé pour affirmer ses prétentions politiques et son autorité. 6 4 Peter-Michael Hahn, Hofkultur und Hohe Politik. Sophie Charlotte von Braunschweig- Lüneburg, die erste Königin in Preußen aus dem Hause Hannover, [in] Sophie Charlotte und ihr Schloß. Ein Musenhof des Barock in Brandenburg-Preußen. Ausstellungskatalog, hrsg. von Gerd Bartoschek & al. …, München/ London, Prestel 1999, p. 31-42. 5 La Réjouissance des Dieux : ballet orné de musique, de machines & de changemens de théâtre […], Cologne de Brandenbourg, 1684 [http : / / diglib.hab.de/ drucke/ textb-4f-55/ start.htm]. Pour une analyse du ballet, voir M.-Th. Mourey, Höfisches Ballett und Zeremoniell im Umkreis von Sophie Charlotte von Hannover, à paraître dans « Archiv für Kulturgeschichte ». 6 M.-Th. Mourey, « Entre cérémonial et spectacle : danser en Allemagne au XVII e siècle », [in] L’Âge de la représentation. L’art du spectacle au XVII e siècle. Actes du IX e colloque du CIR 17 (Kiel 2006), Tübingen, Gunter Narr, 2007 [Biblio 17, vol. 174], pp. 145-155. Marie-Thérèse Mourey 208 Avec son accession au trône en 1688, au terme de drames familiaux passablement embrouillés 7 , Frédéric put laisser libre cours à ses ambitions, qui, loin d’être personnelles et égoïstes, comme le lui reprocha perfidement son petit-fils Frédéric II, s’inscrivaient dans une stratégie de revalorisation et de légitimation dynastique, elle-même sous-tendue par la nécessité politique de conforter son pouvoir et d’unifier le pays, mais aussi par le désir d’obtenir une couronne royale, comme son père avant lui. De ville modeste et provinciale, Berlin se métamorphose en ville cossue de résidence princière 8 , où se développe même, au tournant du siècle, une industrie du luxe, comprenant des soieries, verreries, orfèvreries, sans oublier les tapissiers et tisserands. Car Frédéric mène également une politique d’urbanisme bourgeois, en développant les faubourgs pour y implanter des colons (venus de Hollande, puis … de France, après la révocation de l’Édit de Nantes) et des manufactures, et en embellissant la ville avec des pavements, arbres, églises, etc. Cette politique réfléchie, intelligente et volontariste fit l’admiration des étrangers, à l’instar de l’Anglais John Toland 9 . La mise en place d’une politique culturelle à la hauteur des ambitions affichées passa bien sûr également par le développement des arts, peinture, architecture, collections d’objets précieux, dont la porcelaine de Chine, dont l’Électeur était friand. À la frontière des arts et du politique, l’érection d’une statue équestre du Grand Électeur due à Andreas Schlüter, et placée à l’entrée du pont qui menait au château 10 , est un exemple de représentation princière destinée à marquer durablement les esprits, puisqu’elle concrétisait le mythe du prince-héros militaire, imité de Louis XIV : Frédéric Guillaume y apparaît vêtu en empereur romain, avec une perruque à allonge, quatre esclaves enchaînés à ses pieds. L’« Académie des Arts » (Akademie der Künste), inaugurée en 1696 (sur le modèle de l’« Académie Royale de Peinture et de Sculpture » en France), était la première fondation de ce type dans l’Empire. Les sciences ne sont pas en reste : la création de la « Société des Sciences » à Berlin, œuvre de Leibniz, sur le modèle de la Royal Society de Londres (1662) et de l’« Académie Royale des Sciences » de Paris (1666), et qui deviendra l’« Académie des 7 Frédéric avait déjà dû affronter l’hostilité ouverte de sa belle-mère Dorothée, qui favorisait ses quatre demi-frères dans la course à la succession. Pour sauvegarder l’unité du territoire, il fut obligé de casser le testament de son père qui en avait prévu la partition, allant ainsi à l’encontre du principe de primogéniture. 8 On notera toutefois le décalage démographique persistant : en 1700, la population de Berlin était d’environ 21000 habitants, alors que la capitale du Saint Empire, Vienne, en comptait 80000 … 9 John Toland, Relation des cours de Prusse et de Hanovre, La Haye, 1706. 10 On peut voir aujourd’hui cette statue dans la cour d’honneur du château de Charlottenburg. 209 L’Art et la Gloire Sciences » (Akademie der Wissenschaften) en 1700, suit de peu la fondation de l’université de Halle en 1694, qui témoignait d’une revendication d’autonomie tout autant que d’une rivalité avec la proche Saxe Électorale. Toutefois, les spectacles furent le moyen par excellence par lequel le Prince électeur Frédéric III, sur l’impulsion de son épouse Sophie Charlotte (elle-même aidée de son infatigable dame de Cour Henriette von Poellnitz), prétendit manifester sa grandeur et sa dignité, afin d’accroître son autorité au sein de l’Empire et de légitimer pleinement son nouveau statut dans le concert des nations européennes. Paradoxe : si la France est l’ennemi déclaré du Brandebourg sur le plan politique, c’est aussi un modèle admiré sur le plan culturel et artistique. La forme de visualisation du pouvoir alors prépondérante 11 exigeait de disposer de lieux adéquats dans lesquels ces spectacles pouvaient se dérouler, qu’il s’agisse de salles fermées ou de jardins. Les travaux d’urbanisme se poursuivirent donc, avec au premier chef l’agrandissement du château de Berlin et l’aménagement d’une ceinture de maisons de plaisance et résidences princières autour de Berlin, bien que Köpenick, Oranienburg et Monbijou demeurassent de proportions modestes en comparaison de la France. Le château de Lützenbourg fut conçu expressément pour la cour de Sophie Charlotte (il sera rebaptisé Charlottenbourg à la mort de cette dernière en 1705) : si la façade du château semble de type italien, l’aménagement des jardins fut conçu d’après les plans d’André Le Nôtre, la cousine de Sophie Charlotte, « Madame », ayant joué les intermédiaires avec le paysagiste royal. À partir du carnaval 1690, les premiers divertissements sont mis en route de manière assez systématique 12 . Lors de la première fête donnée en 1691 dans le jardin du Belvedere, il y avait déjà quatre chanteurs professionnels, des Italiens 13 empruntés à la cour de Hanovre, qui avait inauguré son opéra en grande pompe en janvier 1689 avec une œuvre patriotique, Henrico Leone 14 . Pour ce divertissement, on avait édifié un théâtre sur la Spree (le fleuve qui traverse la ville), sur deux bateaux juxtaposés, avec des décors superposés et éclairés par des flam- 11 Peter-Michael Hahn & Hellmut Lorenz (éd.), Formen der Visualisierung von Herrschaft. Studien zu Adel, Fürst und Schlossbau vom 16. Bis zum 18. Jahrhundert, Potsdam, Verlag für Berlin-Brandenburg, 1998. 12 Rashid Sascha Pegah, « ‹Hir ist nichts als operen undt commedien› Sophie Charlottes Musik- und Theaterpflege in den Jahren 1699 bis 1705 », [in] Sophie Charlotte und ihr Schloß. Ein Musenhof des Barock in Brandenburg-Preußen. Ausstellungskatalog, hrsg. von Gerd Bartoschek & al. …, München/ London, Prestel 1999, p. 83-89. 13 En 1691, on engagea le chanteur de Mantoue Ferdinando Chiaravalle, puis le « Kapellmeister » Attilio Ariosti. Le compositeur Giovanni Bononcini séjourna également à la cour de Berlin. Enfin, Arcangelo Corelli aurait dédié l’opus 5 de ses sonates à Sophie Charlotte en 1700. Voir Rashid Sascha Pegah (note 12). 14 Livret de Hortensio Mauro, musique de Agostino Steffani. Marie-Thérèse Mourey 210 beaux. Des images représentaient le couple électoral sous l’aspect d’allégories des divinités mythiques. Par la suite, d’autres divertissements furent donnés, avec toutefois une certaine irrégularité, sans que l’on puisse réellement parler de programmation. Les occasions sont très classiquement des mariages ou anniversaires princiers, mais aussi des visites ponctuelles, à l’instar du ballet La Fête du printemps de Flore (Florens Frühlingsfest), représenté en 1696 pour la visite d’Éléonore, la veuve du prince électeur de Saxe Jean Georges IV 15 . Par sa filiation implicite, mais évidente pour le public de cour, avec les ballets français (Benserade) et allemands (Haugwitz) de Flore 16 , le spectacle de Besser s’inscrit parfaitement dans une forme de communication « galante » que l’on voulait promouvoir dans les cours princières allemandes 17 . En 1699, le château de Lützenbourg est inauguré en grande pompe, avec la comédie de Florent Carton Dancourt, Les Vendanges de Suresnes, suivie de comédies de Molière (Amphitryon) et d’autres auteurs français (dont Thomas Corneille). Le premier opéra est donné en juin 1700 (L’Inganno vinto della Costanza, musique d’Attilio Ariosti, livret de l’abbé Hortensio Mauro), pour les noces de la princesse Louise Dorothée, la belle-fille de Sophie Charlotte, avec le prince Frédéric de Hesse-Cassel ; on a invité un théorbiste français très célèbre, M. de Saint Luc. Après l’opéra est représenté un ballet, La Festa del Himeneo, dont le thème, les noces de Thétis et Pélée, renvoyait très directement au célèbre modèle français de 1654, dont Lully et Colasse venaient toutefois de proposer une toute nouvelle version en 1689. Le grand ballet final, qui faisait évoluer quarante danseurs dans un savant entrelacs de figures, provoqua l’admiration générale. Les spectacles, d’une durée considérable, accompagnés de feux d’artifice, de repas et collations, offrent l’occasion de déployer un faste extrême. Ils requièrent des lieux de représentation à la hauteur des enjeux, que l’on transforme et décore spécifiquement, avec des architectures éphémères. Ces décors doivent être à la fois précieux et ingénieux, n’être dévoilés qu’au moment ultime pour garantir l’émerveillement, et permettre le fonctionnement 15 Eléonore Erdmuthe Louise de Saxe-Eisenach avait épousé, en premières noces (1681), le margrave Johann Friedrich von Brandenburg-Anspach, décédé en 1686. Son second époux décéda en 1694. 16 Le Ballet de Flore, de Benserade (1669) fut repris en 1684 par August Adolph von Haugwitz, sous le titre de Flora. Sur Haugwitz et la tradition des ballets de cour, voir la postface de Pierre Béhar à sa réédition de : August Adolph von Haugwitz, Prodromus Poeticus oder Poetischer Vortrab (Dresde 1684), Tübingen, Niemeyer 1984, pp. 117-148. 17 Knut Kiesant, « Galante Dichtung am Berliner Hof. Zur galanten Dichtung Johann von Bessers (1654-1729) », [in] Der galante Diskurs. Kommunikationsideal und Epochenschwelle (éd. Th. Borgstedt & Andreas Solbach), Dresden, Thelem bei w.e.b. 2001, p. 111-126. 211 L’Art et la Gloire des indispensables machines censées produire l’éclat et la splendeur recherchés. On notera que ce système spectaculaire recourt exactement aux mêmes allégories et symboles que le modèle français, avec des jardins, des statues de marbre blanc, une grotte et des fontaines, et bien sûr les divinités antiques (Neptune, Apollon, Tritons, Nymphes), qui constituent le « vocabulaire international obligé de l’absolutisme monarchique 18 ». Mais ce qui importe par-dessus tout, c’est l’affirmation d’une généalogie et d’un statut dynastique inattaquable. La propagande princière va donc avoir recours à un procédé infaillible : dans presque chaque cas de spectacle, les décors, naturels ou artificiels, comportent des orangers, auxquels le texte du divertissement fait des allusions aussi nombreuses que peu subtiles (arbres, branches, rejetons, etc. 19 ). Pour les festivités de 1700, les invités furent obligés, avant de rentrer dans la salle où avait lieu le spectacle, de défiler à travers un couloir formé de nombreux orangers 20 ! Si l’on peut reprendre l’analyse de Jean-Pierre Néraudau 21 , pour qui l’Orangerie renvoie symboliquement au jardin des Hespérides, le jardin des dieux, ou bien y déceler une allusion aux douze caisses d’orangers qui bordaient la grande Cour de Marbre de Versailles lors de la représentation d’Alceste en 1674 (représentation immortalisée par le récit de Félibien et les gravures de Le Paultre 22 ), il faut y voir surtout, plus prosaïquement, une matérialisation de l’ascendance prestigieuse que voulait s’attribuer le Brandebourg, avec la Maison calviniste d’Orange-Nassau, aux Pays-Bas, dont était issue la mère de Frédéric, Louise Henriette 23 . Le banquet qui clôtura les festivités eut lieu dans la grande « salle d’Orange » (Oranischer Saal), tendue de tapisseries et décorée de tableaux, médaillons et fresques à la gloire de la Maison d’Orange. À Potsdam également, 18 Marie-Claude Canova-Green : La Politique-spectacle au grand siècle : les rapports francoanglais, Paris/ Seattle/ Tübingen, 1993, citation p. 311. 19 Voir les écrits de Johannes von Besser édités par Johann Ulrich König, Des Herrn von Besser Schrifften, Beydes In gebundener und ungebundener Rede, Leipzig 1732, p. 280 sqq. qui désigne Frédéric, après la mort de son frère en 1687, comme « le rameau survivant du branchage d’Orange » (« Der Orangen-Reiß », « der überbliebne Reiß von dem Oranischen Gesprosse »). 20 Besser, Schrifften (note 19), p. 661. 21 Jean-Pierre Néraudau, L’Olympe du Roi-Soleil. Mythologie et idéologie royale au Grand Siècle, Paris, Les Belles Lettres, 1986, pp. 207 sqq. 22 André Félibien, Les Divertissemens de Versailles donnez par le Roy a toute sa cour au retour de sa conqueste de la Franche-comté en l’année MDCLXXIV, Paris, 1676. 23 Louise Henriette avait baptisé « Oranienburg » non seulement son château au nord de Berlin, mais toute la petite ville de Bötzow. Plus récemment, le prince Guillaume d’Orange-Nassau était devenu roi d’Angleterre. À l’évidence, Frédéric espérait partager un peu de la légitimité de son royal cousin, car lors de la mort sans héritier de ce dernier en 1702, il n’hésita pas à revendiquer le titre de « prince d’Orange-Nassau ». Marie-Thérèse Mourey 212 on installe dans le jardin une orangerie, qui servira de lieu symbolique à la célèbre « rencontre des Trois Rois 24 » en 1709. La participation princière et noble alors prépondérante explique l’importance des divertissements dansés, mascarades, « Wirtschaften » (une spécificité allemande) ou ballets. Avec le cérémonial politique, le genre du ballet de cour, qui réunit théâtre, musique, danse et pantomime, est un spectacle universel, medium par excellence de l’auto-représentation et de la glorification princière. Il constitue le centre d’un dispositif d’exhibition dont la logique est politique et idéologique, à travers le choix des sujets, des personnages et d’éventuelles intrigues dramatiques, le rétablissement final de l’ordre, et surtout à travers la chorégraphie, traduction visuelle et sensible de l’ordre des corps. Dans ces modèles en miniature des structures d’un monde hiérarchique, considéré comme absolu et intangible, la fonction panégyrique est réalisée au premier chef par la participation active de personnes princières et nobles. À Berlin, les margraves Albert et Christian Louis (demi-frères de l’Électeur), très férus de danse, s’illustrent le plus souvent dans des rôles de divinités (Mars, Neptune ou Apollon), et fréquemment en solo, ce qui rehausse d’autant plus l’éclat du spectacle, dont ils sont au reste les organisateurs 25 . Mais l’Électrice elle-même, qui s’était produite dans plusieurs ballets à Hanovre, entre 1681 et 1684, ne rechigne pas à se montrer, par exemple dans une « mascarade comique ou foire de village » (Jahr-Marckt und Masquerade, 1700). Ailleurs, le rôle de Cupidon, fils de Vénus, est assuré par le prince héritier Frédéric Guillaume, alors âgé de huit ans, et qui n’apprécie que très modérément ces divertissements obligatoires. Or sa mère est elle-même, dans la littérature encomiastique, régulièrement comparée à la Déesse de l’Amour. Si l’esthétique est galante, elle relève également d’un art de la pointe politique. L’identité entre le monde des dieux et le monde des souverains est « représentée » sur scène, tout comme elle l’est dans le programme iconographique des peintures, fresques et sculptures 26 ; la danse fonctionne donc bien comme une « peinture parlante ». 24 Frédéric I er en Prusse, le roi du Danemark Frederik IV et Frédéric Auguste de Saxe, roi de Pologne. 25 Besser, Schrifften (note 19), p. 652. Voir le commentaire du Mercure Galant à propos d’un ballet représenté en février 1679, mettant en relief la supériorité inné de l’« habitus corporis » des nobles : « Vous jugez bien, Madame, que cet assemblage de voix, & de dances, n’a pû que produire un tres-agreable effet. Joignez à cela que tous ceux qui avoient bien voulu estre des Entrées, estoient des Personnes de qualité, à qui la naissance donnoit un je ne sçai quel air plus noble & moins étudié, qu’il ne se trouve ordinairement dans ceux qui dancent de profession ». 26 Selon la formule de Besser, Schrifften (note 19), « les dieux n’étaient pas seulement présents dans les tableaux, mais également dans les personnes des sérénissimes invités », p. 660. 213 L’Art et la Gloire Toutefois, en dehors du problème crucial posé par son financement, qui suscita de vives critiques, cette politique de représentation princière se heurta au contre-pouvoir que constituait l’Église protestante calviniste, puis piétiste, hostile par principe aux représentations théâtrales et au développement d’une culture mondaine profane. En 1678 déjà, des polémiques avaient déchiré la ville libre de Hambourg, lors de la création d’un opéra bourgeois pourtant promu par le très probe et austère Sénat protestant. À Berlin, l’affrontement se produisit en 1693, après qu’un membre de la Cour eut manqué la préparation à la Sainte Communion en raison de la répétition d’un important divertissement dansé. L’affaire déclencha les foudres du prédicateur Cochius 27 , qui tonnait déjà, du haut de sa chaire, contre ces vanités mondaines peccamineuses. L’Électeur fit alors démonter le théâtre nuitamment, sans néanmoins oser satisfaire aux exigences du clergé qui réclamait l’interdiction pure et simple des spectacles. Cet affront personnel fait à l’Électrice, qui révélait au grand jour le conflit entre les intérêts politiques de la représentation princière et ceux, éthiques et théologiques, du clergé, incita Sophie Charlotte à accélérer les préparatifs pour avoir sa propre résidence, sa « cour des Muses » (Musenhof) où elle organisera ses propres divertissements, avec ses propres musiciens : ce sera Lützenbourg. Mais l’hostilité agressive du clergé ne fut pas pour autant calmée, et les prédicateurs continuèrent à fulminer contre le théâtre, l’opéra et les ballets, ces œuvres des Ténèbres … Le couronnement de 1701 et ses cérémonies Le couronnement de 1701 a une préhistoire, d’ordre politico-dynastique : le duché de Prusse, dont la capitale était Königsberg, avait certes échu officiellement au Brandebourg en 1618 par héritage, mais la reconnaissance pleine et entière de sa souveraineté ne lui fut acquise qu’en 1660, avec la paix d’Oliva. Depuis longtemps déjà, l’Électeur, désireux de démontrer que son État s’était haussé au rang d’une puissance européenne, nourrissait des pensées monarchiques, soutenues par ses proches. Comme le souligne l’historien Heinz Duchhardt (« une épidémie de désirs et d’aspirations vers le titre royal »), les tendances à la « monarchisation » étaient alors un phénomène observable dans toute l’Europe 28 . Dans l’espace germanique se déclencha une course aux 27 Rolf Thomas Senn, Sophie Charlotte von Preußen, Weimar, Verlag Hermann Böhlaus Nachfolger, 2000, en part. pp. 66 sqq. 28 Heinz Durchhardt, Die Preußische Königskrönung von 1701. Ein europäisches Modell ? , [in] H.D. (éd.), Herrscherweihe und Königskrönung im frühneuzeitlichen Europa, Wiesbaden 1983, p. 82-95. Marie-Thérèse Mourey 214 ambitions effrénée, qu’il s’agisse de la Bavière (avec le jeune et fougueux Max Emmanuel, allié de Louis XIV), de la puissante Saxe (dont le prince électeur, Frédéric Auguste, devient roi de Pologne en 1697, au prix d’une conversion au catholicisme) ou du petit duché de Hanovre, puisque précisément, en 1692, le beau-père de Frédéric, Ernest Auguste, avait obtenu une dignité électorale ; or, par un jeu d’alliances et de successions dynastiques, sa maison obtiendra la couronne d’Angleterre au début du XVIII e siècle, en 1714. En parfait monarque absolutiste, Frédéric considère lui aussi son pouvoir comme émanant du droit divin, et veut se voir pleinement reconnaître les attributs correspondant à son rang, qu’il estime égal à celui des autres souverains d’Europe. La doctrine des préséances qui réglait le cérémonial politique et diplomatique en vigueur, et l’humiliation subie en 1697 lors du traité de Ryswick, où le Brandebourg avait été ravalé au niveau négligeable d’un simple auxiliaire militaire, n’étaient pas étrangères à cette prétention. Le transformation du duché en royaume, juridiquement possible puisque le duché de Prusse était situé en dehors du territoire du Saint Empire, fut l’objet simultané d’une stratégie de communication ciblée, visant à reconstruire par un discours généalogique des racines historiques convaincantes, et d’un intense marchandage politico-militaire avec l’empereur Léopold I er , sur la base d’un renversement d’alliances inédit : le Brandebourg se déclarait prêt à soutenir l’Empereur dans sa lutte contre Louis XIV, dans la perspective imminente d’une nouvelle guerre - celle de Succession d’Espagne, venant après celle de Succession du Palatinat. Au reste, la France ne s’y trompa pas : dès l’annonce, en octobre 1700, des projets de Frédéric et de l’imminence de leur réalisation, l’ambassadeur du Brandebourg Ézéchiel Spannheim fut obligé de quitter précipitamment Paris, tout comme à l’inverse l’ambassadeur français, le marquis des Alleurs, quitta Berlin au début de janvier 1701. Conformément à la gravité de l’événement, et à son caractère en partie sacré, le couronnement, qui eut lieu le 18 janvier 1701 à Königsberg, ne fut accompagné d’aucun divertissement profane. Son déroulement, minutieusement programmé et fixé dans un « règlement » de vingt-deux pages, eut lieu en deux temps et dans deux espaces bien distincts. Il fut surtout marqué par une inversion révélatrice : la cérémonie du couronnement, lors de laquelle Frédéric se couronna lui-même et se vit remettre les insignes du pouvoir, avant de couronner son épouse puis de recevoir, dans la salle d’audience du château de Königsberg, l’hommage des corps constitués de la ville, précéda l’onction par les autorités religieuses, qui eut lieu ensuite dans l’église du château, accompagnée de la musique solennelle (trompettes et timbales) appropriée à la royauté. Parmi les insignes du pouvoir, la couronne fermée, symbolisant le pouvoir total, temporel et spirituel, et totalement recouverte de diamants, eut sans conteste un effet considérable à la lumière des bougies, 215 L’Art et la Gloire avec des reflets chatoyants démultipliés, faisant de Frédéric un « roi soleil » rayonnant. Les habits luxueux du couple royal, ainsi que les nouveaux uniformes des gardes étaient du reste imités du modèle versaillais. Quant à l’onction par les évêques protestants, probablement une concession destinée à ne pas choquer trop ouvertement les catholiques dans le cadre du Saint Empire en respectant les usages, elle ne devait que confirmer la dignité royale aux yeux de tous, sans en être à l’origine. La cérémonie, soigneusement mise en scène, comme un spectacle - on avait formé une sorte d’amphithéâtre dans l’église, de manière à garantir à tous une vue parfaite sur l’événement - fut accompagnée d’un service religieux, avec musique d’orgue et un ensemble de quarante musiciens. Toute la cérémonie traditionnelle de la messe du couronnement, avec sa liturgie, fut stylisée d’après le modèle catholique, à la différence notable que des cantiques et chants en langue allemande remplaçaient les canons latins, le Te Deum devenant « Herr Gott wir loben Dich » et le Gloria, « allein Gott in der Höh’ ». Quant à la prédication, elle s’appuyait sur le Psaume 89, relatant l’élection et l’onction du serviteur David 29 , ce qui permettait d’étayer le mythe d’une vocation divine de Frédéric, conforme à la doctrine calviniste de la prédestination. Parmi les autres gestes symboliques, un énorme banquet offert à la population, la proclamation d’un pardon général et la distribution de monnaies et médailles commémoratives accompagnèrent la création d’un « Ordre de l’Aigle Noir » (Schwarzer Adler) ; ces marques tangibles des qualités royales de libéralité, justice, clémence étaient aussi la preuve éclatante que le nouveau royaume ne se distinguait en rien des autres monarchies d’Europe auxquelles ces gestes étaient empruntés. Ainsi que le remarque le comte Dohna 30 , précepteur du jeune prince héritier, la consultation préalable de ses ministres ne fut pour Frédéric qu’un simulacre. De fait, il avait tout organisé et arrangé lui-même. Une telle attitude reflète la posture du monarque absolu, qui peut se permettre de décider de sa pleine autorité la manière de mettre en scène la puissance de sa monarchie, et l’image de lui qu’il veut tout d’abord transmettre à ses contemporains - par l’émotion du spectacle vécu - puis léguer à la postérité, par la relation écrite, détaillée et bien sûr idéologiquement orientée des cérémonies du couronnement. 29 Voir Esther-Beate Körber, Predigten zum Tag der preußischen Königskrönung am 18. Januar 1701, [in] Heide Barmeyer (éd.), Die Preußische Rangerhöhung und Königskrönung 1701 in deutscher und europäischer Sicht, Berne 2002, p. 21-41. 30 Christoph zu Dohna, Die Denkwürdigkeiten des Burggrafen und Grafen Christoph zu Dohna (1665-1733). Ed. de Rudolf Grieser, Göttingen, 1974, p. 212. Marie-Thérèse Mourey 216 Johannes von Besser, le « Félibien de Berlin » C’est là qu’intervient un personnage au rôle central : Johannes von Besser, maître de cérémonies de la principauté et historiographe royal, mais aussi poète. Besser mit tout son talent au service de l’État et des ambitions politiques du souverain. Sous son impulsion, la cour de Berlin connut un épanouissement culturel, artistique et esthétique sans précédent 31 . Tant dans les spectacles qu’il organisa, dont les nombreux ballets et pastorales dont il écrivit le livret, que dans sa poésie casuelle ou ses récits panégyriques, et bien sûr dans le récit officiel des cérémonies du couronnement (Preußische Krönungsgeschichte, 1702), Besser fait transparaître la magnificence et le rayonnement du nouveau royaume par une construction symbolico-mythique de la monarchie, à l’instar de l’exemple français. C’est à lui que l’on doit la transfiguration systématique du souverain en « roi des dieux », et la légitimation de la dynastie des Hohenzollern comme l’une des plus éminentes de l’Empire, notamment par la filiation oranienne. À travers l’écriture d’une « mythistoire » 32 , l’Art se met ainsi au service de la Gloire et de la Magnificence. L’expression « Félibien de Berlin » n’est pas une simple boutade : Besser, qui lisait régulièrement le Mercure Galant 33 , avait connaissance des relations des divertissements de Versailles par Félibien, et s’en inspire ouvertement dans la scénographie de ses ballets. Le récit du couronnement, écrit a posteriori, et donc destiné à pérenniser par le texte une image idéale de la « Magnificence Royale », connut deux éditions : la première, en 1702, fut complétée dix ans plus tard par vingt-huit superbes gravures, qui donnent une idée visuelle de toute la pompe déployée 34 . Il est impossible de résumer ici les arguments de Besser, qui touchent autant à la sacralité du roi qu’à sa magnificence et gloire, ainsi qu’à l’élaboration d’un avenir mythique du pays. Notons simplement que l’héroïsation du souverain-guerrier fait partie des stratégies de légitimation suprême : après avoir fait de Frédéric un nouvel Auguste, il le compare à Alexandre, qui se couronna roi de Perse. Besser reprendra du reste la même 31 Sara Smart, The Ideal Image : Studies in Writing for the German Court 1616-1706, Berlin Weidler, 2005, Chap. 5 : “Johann von Besser and the Court of the Great Elector, Friedrich Wilhelm of Brandenburg” (p. 233-275), & Chap. 6, “Johann von Besser and the Court of Friedrich III/ I.” (p. 277-328). 32 Jean-Marie Apostolidès, Le Roi-machine. Spectacle et politique au temps de Louis XIV, Paris 1981, chap. IV : « La mythistoire » (pp. 66-92). 33 Dans son epicedium pour Sophie Charlotte (Schrifften [note 19], p. 230), Besser se réfère au jugement du Mercure Galant sur la jeune princesse ; à plusieurs reprises, il mentionne « le journal de M. de Vizé ». 34 Sara Smart, Johann von Besser and the Coronation of Friedrich I., in : Pomp, Power and Politics. Essays on German and Scandinavian Court Culture and their Contexts, ed. Mara Wade, Daphnis 32/ 2003, p. 263-287. 217 L’Art et la Gloire antonomase pour le spectacle donné lors des troisièmes noces de Frédéric en 1708, Le Mariage d’Alexandre et de Roxane (Alexanders und Roxanens Heyrath). Si l’on revient en conclusion sur les problématiques inhérentes au lien entre spectacles et pouvoir, en particulier sur la question d’une évolution des formes ou d’une apparition éventuelle de nouveaux genres, on constate que la cour de Berlin ne fait que reprendre des modèles déjà existants, essentiellement français et italiens, qui sont simplement adaptés à la situation spécifique du Brandebourg et aux caractéristiques du pouvoir politique. Mais ce sont fondamentalement les mêmes techniques, les mêmes procédés, le recours aux mêmes loci. On notera toutefois le décalage temporel, avec la persistance de la participation princière et aristocratique aux ballets allégoriques, alors qu’en France, elle était déjà dépassée et remplacée par d’autres formes de représentation. La même remarque vaut pour les cérémonies du couronnement, qui proposent non pas tant une innovation absolue qu’une synthèse originale, résolument protestante 35 , de modèles existant ailleurs déjà. Cette politique d’esthétisation du pouvoir et de mise en valeur du monarque ne devait toutefois pas être poursuivie, et ce type de cérémonial, trop marqué par une pompe baroque, disparut rapidement, pour ne resurgir que lors du couronnement de Guillaume I er en 1861. Sur le fond, et cela ne saurait surprendre, on constate que le déploiement des arts et des spectacles n’est pas neutre, ni de l’ordre du simple divertissement, mais bien de l’ordre du Politique 36 . Dans ce système sémiotique hautement complexe, incluant les éléments architecturaux et iconographiques des résidences princières, mais aussi les divertissements, le cérémonial, les vêtements, un habitus, chaque détail est soigneusement calculé en fonction du sens que l’on veut véhiculer face à l’Autre, l’ennemi, le rival, le concurrent. L’exhibition de soi y prend une valeur non seulement stratégique, mais aussi symbolique - de fait, les techniques de visualisation du pouvoir, en particulier d’ostentation de la puissance par une rhétorique de l’opulence, font partie d’un dispositif de communication symbolique propre à la culture aulique de l’époque pré-moderne 37 . Dans le Brandebourg toutefois, la poli- 35 Voir Claudia Lepp, Summus Episcopus. Das Protestantische im Zeremoniell der Hohenzollern, [in] Andreas Biefang & al. (éd.), Das politische Zeremoniell im Deutschen Kaiserreich 1871-1918, Düsseldorf, Droste Verlag, 2008, pp. 77-114. 36 Voir les analyses de Marie-Claude Canova-Green : La Politique-spectacle au grand siècle (note 18). 37 Voir les travaux de Barbara Stollberg-Rilinger, en particulier : « La communication symbolique à l’époque pré-moderne. Concepts, thèses, perspectives de recherches », [in] Trivium, Revue franco-allemande de Sciences Humaines et sociales, 2008/ 2 (version originale allemande : 2004) [http : / / trivium.revues.org/ index1152.html]. Marie-Thérèse Mourey 218 tique-spectacle ne ressortit pas réellement à un projet soigneusement pensé et tout aussi minutieusement exécuté par un Prince-artiste, mais plutôt à une démarche discontinue, voire brouillonne, et sujette à de subites volte-face. Précisément, on ne peut qu’être frappé par la fragilité et la labilité de telles constellations. Dans le Brandebourg-Prusse, le revirement se produisit dès la mort de Sophie Charlotte ; le ballet représenté en 1706 pour les noces du prince héritier, Victoire de la Beauté sur les héros (Sieg der Schönheit über die Helden), avec la mascarade Les Quatre Parties du monde (Die Vier Theile der Welt) ne constituent qu’une exception. À partir du remariage de Frédéric avec une princesse dévote en 1708, l’intérêt pour l’opéra, les spectacles et festivités décroît, et la troupe de comédiens français est renvoyée dès 1711. Mais c’est bien plutôt l’accession au trône, en 1713, de Frédéric Guillaume I er , de mœurs austères et soumis à l’influence rigoriste du piétisme, qui marqua un coup d’arrêt brutal à la politique spectaculaire qui avait prétendu, un temps, rivaliser avec les autres cours princières allemandes. En effet, ce « Roi soldat » (Soldatenkönig) congédia tous les artistes engagés par son père (chanteurs, danseurs, même les musiciens de la « Capelle 38 »), ce qui devait causer quelque embarras lors des visites officielles, la cour de Berlin se révélant incapable d’offrir un spectacle à la hauteur de la magnificence attendue. En outre, il mit toute son énergie, et les finances de son État, au service de l’édification d’une puissante armée, qu’utilisera à son tour son propre fils, Frédéric II, pour démontrer sa puissance à la face de l’Europe par des guerres. Dès lors, le nom de « Prusse » deviendra synonyme d’un pouvoir militariste et impérialiste - donnant là un « spectacle » d’un tout autre genre, beaucoup moins esthétique, et beaucoup plus tragique. 38 Frédéric Guillaume n’aimant que la musique militaire, il engage des hautboïstes pour accompagner ses régiments, et verse les trompettistes et timbaliers dans le corps militaire. Durant tout son règne, pas un seul opéra n’est représenté à Berlin. Voir Louis Schneider, Geschichte der Oper und des Koeniglichen Opernhauses in Berlin, Berlin, 1852, p. 42 et 44. 219 L’Art et la Gloire Fig. 2: La Couronne Royale de Frédéric de Prusse (1701). Fig. 1: Le Grand Electeur Frédéric Guillaume et son épouse Dorothée, stylisés en Apollon et Diane dans une gloire, au dessus du jardin d’agrément du château de Berlin. Frontispice de: Johann Sigismund Elssholtz, Vom Garten-Baw: Oder Unterricht von der Gärtnerey auff das Clima der Chur- Mark in Brandenburg… gerichtet, Berlin 1684 (= 3e). Biblio 17, 193 (2011) Musique du pouvoir, musique au pouvoir : l’Opéra de Paris sous l’Ancien Régime S OLVEIG S ERRE Institut de recherche sur le patrimoine musical en France Les relations qu’entretiennent la musique et le pouvoir ne sont plus à démontrer. Depuis fort longtemps, la tradition philosophique mesure l’appartenance à la Cité à l’aune de l’implication artistique du citoyen. Platon le premier exprime la nécessité de maîtriser la musique en l’épurant de ses effets amollissants ; en relation avec ses conceptions métaphysiques et éthiques du beau, il affirme la nécessité de contrôler l’usage de la musique aux fins de l’unité politique et de la formation du citoyen. Les tentatives du pouvoir ecclésiastique au Moyen Age pour asservir la musique à l’éducation de la foi ne disent pas autre chose. Et les cours italiennes de la Renaissance voient le développement d’un langage musical qui a pour finalité de justifier le fonctionnement politique des États. La période romantique n’est pas en reste non plus ; en témoignent par exemple les résonances nationalistes de l’opéra du Risorgimento. Plus récemment, les tentatives des États totalitaires pour discipliner l’activité musicale sont la preuve manifeste que l’on attribue à la musique la faculté de se charger d’enjeux de pouvoir. Pourtant, l’analyse de la relation entre ces deux notions - la musique d’un côté et le pouvoir de l’autre - ne semble pas aller de soi. Il faut dire que peu de formes artistiques semblent aussi imperméables à l’idéologie et au pouvoir que la musique : dotée d’un langage et d’une écriture qui lui sont propres, celle-ci échapperait à la volonté de ceux qui voudraient la charger d’un message aisément lisible. Considérer la musique dans sa relation avec le pouvoir s’opposerait par conséquent à l’hypothèse qui rapporterait la musique à une logique uniquement sonore et la tiendrait à l’écart de la société - et donc du pouvoir. Cependant, depuis une dizaine d’années, les perspectives historiographiques ont favorablement évolué, que l’on songe à l’intérêt des historiens pour l’analyse des relations entre art vocal et art de gouverner 1 , ou à l’intérêt 1 Voir notamment l’ouvrage de Florence Alazard, Art vocal, art de gouverner (Paris : Minerve), 2002. Solveig Serre 222 des sociologues comme Max Weber pour la dimension sociale de l’invention et de la pratique musicale. Désormais, les œuvres sont mises en rapport avec les enjeux de pouvoir qui les enserrent, sans pour autant que leur contenu ne soit négligé. Analyser une œuvre revient désormais à analyser un tout composé par un environnement politique et social, un compositeur, un milieu professionnel et un public. La notion de pouvoir appliquée à la musique revêt quant à elle deux acceptions différentes. La première associe le pouvoir à certaines modalités de l’interaction entre des individus 2 , tandis que la deuxième l’envisage plutôt comme un rapport de force qui agit au-delà de la volonté consciente de tel ou tel individu, à partir de dispositifs technologiques dont le principal, à l’âge moderne, serait la discipline 3 . L’histoire de la musique abonde en exemples où ces deux acceptions s’appliquent parfaitement, soit que la musique infléchisse les sentiments et les conduites des individus qui l’écoutent, soit que celle-ci participe d’une pratique disciplinaire qui façonne les individus. Si l’on s’attache à présent spécifiquement à l’Académie royale de musique, tout historien et musicologue, quelle que soit sa spécialité, reconnaît la place capitale tenue par cette institution au centre de la création artistique et musicale de l’Ancien Régime. Pourtant, il est tout à fait curieux que personne ou presque n’ait cherché à penser le rapport que celle-ci entretient avec le(s) pouvoir(s). Les interrogations sont pourtant nombreuses. Quel usage le pouvoir a-t-il fait de cette institution ? Quelle est la nature du contrat sur lequel son fonctionnement se fonde ? Quels sont en retour les pouvoirs exercés par la musique jouée sur la scène de l’Opéra ? Comment l’institution évolue-t-elle sur le temps long ? Quel est le rôle du pouvoir dans sa gestion, sa liberté, sa libéralisation ? Comment le répertoire se construit-il ? Existe-t-il une liberté artistique et si oui, qu’engendre-t-elle dans les pratiques théâtrales et au sein du spectacle lui-même ? Ainsi, s’intéresser à l’Opéra de Paris suppose de le considérer à la fois comme instrument et enjeu de pouvoirs exercés d’une part par l’institution et d’autre part par certains individus en son sein, ainsi que de comprendre comment les dynamiques internes du milieu musical sont étroitement dépendantes de la vie politique. 2 « A exerce un pouvoir sur B dans la mesure où peut faire que B fasse quelque chose qu’autrement B n’aurait pas fait » ; voir Robert Dahl, « The Concept of Power », Behavorial Science 2/ 3, juillet 1957, p. 202-203. 3 Michel Foucault définit la discipline comme la « technique spécifique d’un pouvoir qui se donne les individus pour objets et pour instruments de son exercice » ; voir Surveiller et punir (Paris : Gallimard), 1975, p. 200. 223 Musique du pouvoir, musique au pouvoir 1. Musique du pouvoir La création d’une « Académie royale de musique » remonte à 1672, lorsque le roi Louis XIV en confère le privilège à Jean-Baptiste Lully 4 . Édifiée sur un terrain éminemment politique, l’institution a originellement vocation à produire des divertissements pour la cour, préciser les règles de l’art et servir la gloire du souverain. Sa fondation se place au cœur du grand mouvement académique du XVII e siècle, né dans les années 1620-1630 de l’immense travail d’organisation des connaissances par les milieux savants qui se constitue peu à peu en réseau national. L’intervention de l’État dans la sphère culturelle est désormais tenue pour légitime, souhaitable et nécessaire : rien ne doit échapper au monarque absolu, surtout pas ce qui a valeur de symbole. L’Opéra de Paris, primus inter pares En dépit de sa dénomination d’« Académie », l’Opéra de Paris se rattache davantage au système théâtral de l’Ancien Régime qu’au système académique. Et comme toute la société, celui-ci est soumis à une stricte hiérarchie ainsi qu’à de complexes jeux de pouvoir. Au sommet de la pyramide se trouvent les trois grands théâtres privilégiés, plus ou moins pensionnés par le roi et soumis de ce fait à sa tutelle. L’Opéra y occupe la première place. La Comédie-Française vient en second, constituée par la troupe des « Comédiens ordinaires du roi », titre attribué également à la mort du Régent à la troupe de la Comédie-Italienne, qui forme le troisième théâtre privilégié. Tout au bas de la hiérarchie se placent les « loges » des foires Saint-Germain et Saint- Laurent. Jouissant de franchises ancestrales traditionnellement dévolues aux comédiens forains, elles se situent en marge de l’administration officielle des théâtres et ne bénéficient d’aucun privilège. À cette hiérarchie administrative correspond une hiérarchie littéraire. Si l’Opéra a conquis ses lettres de noblesse grâce à la tragédie lyrique, la Comédie-Française se réserve l’exclusivité des grands genres dramatiques, comédies et tragédies, tandis que la Comédie-Italienne emploie toutes ses représentations aux comédies en trois actes et aux divertissements et pièces de circonstance en tous genres. Chacun des trois théâtres a ainsi sa place par rapport à un champ bien précis de l’activité théâtrale. Dans ce contexte de monopole, l’existence des théâtres de la Foire est instable, conditionnée par le bon vouloir des trois théâtres royaux, qui leur cèdent de temps en temps une part du privilège moyennant finance. 4 L. Durey de Noinville et J.-B. Travenol, Histoire du théâtre de l’Académie royale de musique en France depuis son établissement jusqu’à présent, Paris, 1757, p. 82. Solveig Serre 224 La carotte et le bâton Dès sa création, l’Académie royale de musique, à l’instar de toute institution de la couronne, est considérée comme un monument ayant pour vocation de rassembler les différents arts et de cultiver le goût, de contribuer au prestige culturel de l’État, de stimuler la qualité de l’exécution artistique et d’attirer l’attention et l’argent d’un public urbain et cosmopolite. Rien de surprenant donc que l’institution soit dès sa création une institution privilégiée, dotée par conséquent de pouvoirs considérables. Le premier d’entre eux est la faculté laissée aux nobles de chanter sans déroger, énoncée dans les lettres patentes de 1669 5 ; la clause de non-dérogeance offre l’immense avantage de soustraire les acteurs de l’Académie royale de musique à cette situation et témoigne de la bienveillance royale à l’égard de l’institution. Le second pouvoir lié au système du privilège, et sans doute le plus impressionnant, est celui du monopole des représentations en musique, énoncé très clairement dans les lettres patentes de 1669. Le privilège octroyé à Perrin confère à l’établissement un pouvoir monstrueux, puisqu’il donne l’exclusivité absolue sur tout le territoire national des spectacles de musique et de danse en français ou en une autre langue, sauf autorisation, et par conséquent lui permet d’interdire ou d’entraver la création et le fonctionnement des spectacles qu’il tient pour concurrents. Pendant toute la période moderne, le monopole ne cessera d’être jalousement défendu par les directeurs de l’Opéra de Paris. Les textes législatifs qui jalonnent l’histoire de l’institution prennent d’ailleurs bien soin de le rappeler périodiquement, en des termes quasiment similaires, qu’il s’agisse des lettres patentes de 1672, de 1769, ou du règlement de 1784. Comment expliquer une telle faveur de la part du pouvoir royal ? Tout d’abord, l’extrême faveur avec laquelle Louis XIV regarde les arts, et la musique en particulier, a pleinement joué, les attendus des lettres patentes de 1669 suffisent pour s’en convaincre 6 . Le pouvoir royal a également cherché à aider économiquement une institution conçue dès son origine comme une 5 L. Durey de Noinville et J.-B. Travenol, Histoire du théâtre de l’Académie royale de musique en France depuis son établissement jusqu’à présent, Paris, 1757, p. 77. 6 « Les sciences et les arts étant les ornemens les plus considérables des États, nous n’avons point eu de plus agréables divertissemens, depuis que nous avons donné la paix à nos peuples, que de les faire revivre, en appelant auprès de nous tous ceux qui se sont acquis la réputation d’y exceller, non-seulement dans l’étendue de notre royaume, mais aussi dans les pays étrangers. Et pour les obliger davantage à s’y perfectionner, nous les avons honorés des marques de notre estime et de notre bienveillance, et, comme entre les arts libéraux, la musique y tient l’un des premiers rangs » ; voir L. Durey de Noinville et J.-B. Travenol, Histoire du théâtre de l’Académie royale de musique en France depuis son établissement jusqu’à présent, Paris, 1757, p. 77. 225 Musique du pouvoir, musique au pouvoir entreprise privée, c’est-à-dire non subventionnée. Enfin, il y a sans doute, de la part du pouvoir royal, un désir machiavélique de garder la main sur l’Opéra. L’immense faveur qu’est le privilège a comme contrepartie le service du roi, dont l’Académie royale de musique occupe les loisirs. À l’origine, l’institution est étroitement liée au plaisir du prince ; le public n’est considéré que comme un moyen économique de se procurer les fonds indispensables à son bon fonctionnement. Au cours du XVIII e siècle, alors que se produit une translation des plaisirs de Versailles à Paris, un petit groupe, dénommé « Musique de Paris » et constitué des premiers sujets de l’Opéra, continue de venir chanter devant le roi. Si les déplacements saisonniers des artistes réquisitionnés s’avèrent souvent contraignants pour la programmation du répertoire sur le théâtre de l’Académie royale de musique, tout est néanmoins conçu pour qu’ils ne portent pas trop préjudice à l’institution : celle-ci se voit doter pour l’occasion de décors ou de costumes supplémentaires, tandis que les premiers rôles reçoivent des gratifications extraordinaires et que les acteurs restés à Paris sont indemnisés. 2. Histoire et pouvoir Au cours de la période moderne, le statut de l’Opéra de Paris va évoluer, notamment suite à la « décentralisation des plaisirs » qui intervient à partir de 1714 et consacre désormais le triomphe de Paris sur Versailles. À mesure que le spectacle devient une affaire proprement citadine, son rapport au pouvoir se modifie considérablement. Ce changement intervient dans deux domaines constitutifs de l’institution : sa gestion et son répertoire. L’histoire administrative de l’Opéra de Paris sous l’Ancien Régime peut se diviser en trois périodes, inégales en durée et quant à leur mode de gestion. La première, comprise entre 1672 et 1749, est celle des sous-traitants et des difficultés financières. Si Jean-Baptiste Lully avait réussi la gageure de tenir son institution d’une main de maître, la situation de la maison s’était considérablement dégradée depuis que son gendre Francine avait obtenu le privilège de l’Opéra, en 1682. Alors que les lettres patentes de mars 1672 conféraient à une seule personne la permission d’établir des représentations en musique, Francine, en raison d’importantes difficultés financières, avait corrompu le système en cédant le privilège de l’institution à des sous-traitants, remerciés dès que la situation de l’établissement montrait quelques signes d’amélioration. Jusqu’en 1749 l’institution est en proie à une instabilité administrative chronique ; en témoignent les sept directeurs qui se succèdent en moins de vingt ans. Au milieu du XVIII e siècle, comme il était devenu évident que l’Opéra de Paris, dont la faveur grandissait auprès du public, ne pouvait rester dans Solveig Serre 226 pareille situation et qu’il fallait absolument innover pour empêcher l’institution de sombrer, le pouvoir royal avait substitué à l’entrepreneur privé la ville de Paris, un corps public. La décision a pour principale conséquence de faire de l’Opéra de Paris une institution pérenne, indépendante des changements de direction ou de personnel. Originellement en effet, et à la différence des deux autres théâtres privilégiés que sont alors la Comédie-Française et la Comédie-Italienne, l’autorisation d’exploiter une Académie royale de musique était personnelle : le privilège, destiné à protéger spécifiquement un individu - Lully en l’occurrence - était révocable et provisoire, destiné à s’éteindre à la mort du privilégié ou de ses descendants. Certes, l’institution avait survécu au gendre de Lully, mais sans qu’aucun texte normatif n’officialise cet état de fait. Les lettres patentes de 1749 viennent combler ce vide juridique. De plus, en cédant l’Académie royale de musique à la ville de Paris « à perpétuité sous l’autorité de Sa Majesté » 7 , elles viennent affirmer avec force le lien entre le privilège et le caractère public de la gestion de l’établissement. Par conséquent, à partir de 1749, une nouvelle période, marquée par le sceau de la gestion publique, s’ouvre dans l’histoire administrative de l’Académie royale de musique. La ville de Paris, qui avait placé de grands espoirs dans le cadeau royal, réalisa très vite que l’Opéra ne lui apporterait pas au mieux les bénéfices escomptés, au pire l’obligerait à débourser des sommes substantielles. Aussi renoua-t-elle rapidement avec les vieux démons de la concession. Entre 1757 et 1769, l’Opéra est ainsi confié à deux paires d’entrepreneurs, choisis intuitu personae par la ville de Paris : Rebel et Francœur entre 1757 et 1767, puis Berton et Trial entre 1767 et 1769. En 1769, devant les mauvais résultats financiers des concessionnaires, la ville de Paris n’a pas d’autre choix que de revenir au mode d’exploitation de la régie directe. Les années 1770-1777, qui précèdent l’arrivée de Vismes à la tête de l’Opéra de Paris, apparaissent comme une période de flottement, durant laquelle l’État s’immisce de plus en plus dans sa gestion, via notamment l’intendant des Menus-Plaisirs Papillon de la Ferté. La dernière étape intervient en 1780 : pour la première fois depuis sa création, l’établissement est géré directement par le pouvoir royal, via les Menus-Plaisirs et son fidèle serviteur Papillon de la Ferté. Il s’agit d’une nouvelle prise de conscience par l’État de la place qu’occupe l’Opéra au sein du paysage culturel ; l’État accepte de faire face à ses responsabilités. La décennie 1780-1790 peut être elle-même scindée en deux : les cinq premières années sont marquées par la domination du Comité, c’est-à-dire des membres les plus éminents du personnel, tandis que les cinq dernières années voient une tentative de reprise en main énergique de l’institution par le pouvoir royal. 7 Lettres patentes en faveur de la ville de Paris, 25 août 1749, F-Pan : O 1 613. 227 Musique du pouvoir, musique au pouvoir C’est dans un climat de fortes tensions, de conflits de personnel, de trahisons et d’incompréhensions que cette première expérience de gestion directe de l’Opéra par l’État prend fin. Par conséquent, tout au long de l’Ancien Régime, on assiste à un renforcement de la tutelle royale sur l’Opéra de Paris. Il s’agit d’une prise de conscience essentielle, de la part de l’État, de l’indispensable nécessité de soutenir un établissement culturel de première importance, qui ne peut être en mesure de s’autofinancer dans la mesure où son commerce est de l’art. En ce sens, le pouvoir de la musique a triomphé sur toute autre logique. 3. Répertoire et pouvoir Le répertoire de l’Opéra de Paris est le domaine par excellence où s’exercent différentes luttes de pouvoir - celle entre pouvoir politique et pouvoir artistique n’étant que la plus visible. Savoir comment le répertoire se constitue est loin d’être une question à laquelle il est facile de répondre de manière simple. Celui-ci est-t-il en effet le fruit d’une volonté délibérée des différents directeurs de faire date ? Ceux-ci possèdent-t-ils la volonté, sinon la conscience, d’élaborer au fil des œuvres un patrimoine musical lyrique et chorégraphique français ? Le répertoire a-t-il des liens avec une quelconque intervention du pouvoir royal, aux yeux duquel la musique est par définition un instrument politique et l’Opéra un agent de l’État ? Quelle est la part des contraintes matérielles et financières dans son élaboration, lorsqu’on connaît les coûts de production conséquents générés par la création d’un spectacle lyrique et dans une moindre mesure chorégraphique ? Quelle part enfin accorder au public, alors même que l’Opéra est pleinement tributaire de sa faveur s’il ne veut pas fermer boutique ? La programmation du répertoire de l’Opéra de Paris C’est dans le domaine de la programmation du répertoire que les luttes de pouvoir sont les plus visibles. Pouvoir religieux tout d’abord : depuis le XVII e siècle en effet l’Église exige de tous les théâtres qu’ils fassent taire leurs voix profanes à l’occasion des festivités pascales : aussi n’y a-t-il « aucun [autre] spectacle à Paris [les] jours de fêtes solennelles que le concert spirituel » 8 . La date de Pâques scande donc la vie de l’Opéra de Paris, pour laquelle la saison 8 Jacques-Bernard Durey de Noinville et Louis Travenol, Histoire du théâtre de l’Académie royale de musique en France depuis son établissement jusqu’à présent (Paris : Duchesne), 1757, p. 153. Solveig Serre 228 annuelle se déploie de l’ouverture du théâtre, le lendemain de la Quasimodo (premier dimanche après Pâques) à sa fermeture, la veille du dimanche de la Passion. L’Académie royale de musique est également tenue, outre cette clôture annuelle de trois semaines, de fermer ses portes lors des autres fêtes religieuses qui scandent la vie liturgique : l’Opéra ne donne ainsi aucune représentations les « 2 février et 25 mars, […], le dimanche de la Pentecôte, les 15 août, 8 septembre, premier novembre, 24 et 25 décembre » 9 , autrement dit pour la Chandeleur, l’Annonciation, la Pentecôte, l’Assomption, la Nativité de la Vierge, la Toussaint, ainsi que la veille et le jour de Noël. Les registres successifs de recettes à la porte témoignent que ces obligations religieuses sont respectées à la lettre tout au long de la période ; l’Académie royale de musique garde ainsi par exemple porte close le dimanche 24 décembre 1752, veille de Noël 10 , le dimanche 15 août 1756 pour l’Assomption 11 , le dimanche 1 er novembre 1767 pour la Toussaint 12 , ou bien encore le dimanche 20 mai 1771, jour de la Pentecôte 13 . Au total, ce sont une trentaine de jours de fermeture qui sont imposés, par l’autorité religieuse, à l’Académie royale de musique, comme d’ailleurs à l’ensemble des théâtres du royaume de France. Pouvoir politique ensuite : la maladie, la mort d’un roi ou d’un membre de la famille royale peuvent également entraîner des fermetures imprévues. Ainsi, la représentation du jeudi 6 janvier 1757 est annulée, en raison d’une « maladie » de Louis XV 14 : la veille, le roi avait été la victime malheureuse du poignard de Damiens. De même, suite à la maladie, puis à la mort du roi, l’Opéra ferme ses portes entre le samedi 30 avril et le mercredi 15 juin 1774 15 . La fermeture du théâtre le 4 février 1752, en raison de la mort de Louis d’Orléans, est plus exceptionnelle : dans ce cas précis, la décision royale a été prise parce que « la représentation d’un divertissement public aussi voisin du Palais-Royal qu’est l’opéra ne pouvait que faire peine à M. le duc d’Orléans dans le moment de la perte qu’il vient de faire, et quoi qu’il ne soit pas d’usage de faire cesser les spectacles dans une pareille occasion, l’intention de Sa Majesté est cependant qu’il n’y a point de représentation de l’opéra mardi prochain, ainsi que M. le duc d’Orléans l’a désiré lui-même » 16 . 9 Ibid. 10 Recettes à la porte, 11 avril 1752 - 7 avril 1753, F-Po (Bibliothèque-Musée de l’Opéra) : CO 4. 11 Recettes à la porte, 27 avril 1756 - 26 mars 1757, F-Po : CO 5. 12 Recettes à la porte, 2 avril 1767 - 17 mars 1768, F-Po : CO 6. 13 Recettes à la porte, 9 avril 1771 - 4 avril 1772, F-Po : CO 11. 14 Recettes à la porte, 27 avril 1756 - 26 mars 1757, F-Po : CO 05. 15 Recettes à la porte, 14 avril 1774 - 31 mars 1775, F-Po : CO 12. 16 Lettre du ministre au prévôt des marchands, 6 février 1752, F-Pan, AJ 13 2. 229 Musique du pouvoir, musique au pouvoir Pouvoir de la tradition enfin, des usages, qu’ils soient externes ou internes. Si le rythme de l’année théâtrale est en partie imposé par les autorités ecclésiastique et institutionnelle, le poids de la tradition circonscrit quant à lui l’organisation hebdomadaire des représentations : « Les jours que l’on représente l’opéra sont les mardis, les vendredis et dimanches, et les jeudis depuis la Saint Martin [11 novembre] jusqu’au dimanche de la Passion exclusivement » 17 . Cet usage remontait au milieu du XVII e siècle. En 1658 en effet, Molière partagea la salle de théâtre du Petit-Bourbon avec les Comédiens- Italiens, qui jouaient le mercredi, le vendredi et le dimanche, ces trois jours étant réputés « ordinaires » et plus favorables que les autres aux représentations théâtrales. Dans un premier temps, l’Illustre Comédien dut donc se contenter des quatre jours extraordinaires et plus marginaux qu’étaient les lundis, mardis, jeudis et samedis. L’année suivante, profitant d’une absence des Italiens, Molière décida de jouer désormais les mardis, vendredis et dimanches. Petit à petit, l’habitude s’instaura, dans tous les théâtres parisiens, de ne donner des spectacles que trois jours par semaine. Pour la période qui nous intéresse, l’Académie royale de musique respecte scrupuleusement cette règle. À ces usages viennent s’ajouter des obligations internes au fonctionnement de l’établissement. Depuis le règlement du 19 novembre 1714, deux saisons théâtrales ont été institutionnalisées, une saison d’été et une saison d’hiver. La première doit en théorie débuter « toujours au lendemain de la Quasimodo » 18 . Comme le lundi est un jour traditionnel de relâche à l’Opéra, c’est donc un mardi que le coup d’envoi de la saison d’été est lancé. La seconde saison est quant à elle censée débuter « au plus tard » 19 le 24 octobre. La fête de Pâques étant une fête mobile qui dépend de la pleine lune et oscille entre le 22 mars et le 25 avril, il s’ensuit d’une part que les mois de mars et d’avril ne sont presque jamais des mois pleins théâtralement parlant et d’autre part que la durée des deux saisons est variable. Par exemple, l’année du théâtre 1756-1757 débute le 27 avril 1756, pour s’achever le 26 mars 1757. C’est la tragédie lyrique Alcyone qui inaugure la saison d’hiver, le mardi 19 octobre 1756. Cette année-là, la saison d’été et la saison d’hiver ont eu à peu près la même durée, de cinq mois et demi chacune 20 . En revanche, lors de l’année théâtrale 1769-1770, l’Académie royale de musique ouvre ses portes du 4 avril 1769 au 31 mars 1770. La saison d’hiver est inaugurée le dimanche 17 Durey de Noinville et Travenol, Histoire du théâtre de l’Académie royale de musique en France depuis son établissement jusqu’à présent (Paris : Duchesne), 1757, p. 153. 18 Durey de Noinville et Travenol, Histoire du théâtre de l’Académie royale de musique en France depuis son établissement jusqu’à présent (Paris : Duchesne), 1757, p. 125. 19 Ibid. 20 Recettes à la porte, 27 avril 1756 - 26 mars 1757, F-Po : CO 5. Solveig Serre 230 14 octobre, par la tragédie lyrique Ajax. Cette fois-ci, la saison d’été aura duré quasiment six mois et demi, contre cinq mois et demi pour la saison d’hiver 21 . Les œuvres Il est indéniable qu’à partir de 1749 l’élaboration du répertoire de l’Académie royale de musique a des connexions fortes avec les changements administratifs qui se font jour dans l’institution. En 1749, lorsque la ville de Paris prend en charge la gestion de l’institution, le répertoire du théâtre est constitué principalement de tragédies en musique et de pastorales héroïques. Le compositeur le plus joué est Jean-Philippe Rameau, qui domine depuis une quinzaine d’années déjà la scène de l’Opéra. L’offre se cantonne au genre noble, à la musique ancienne, principalement centrée sur les œuvres du fondateur de l’institution, Lully, et de ses successeurs. Cependant, un ensemble de facteurs laisse entendre que, concomitamment au changement administratif, une tentative de refonder le répertoire se fait jour. L’irruption des Bouffons sur la scène de l’Opéra en est la preuve la plus tangible. En 1752 en effet, les directeurs de l’Académie royale de musique décident d’engager la troupe semi-itinérante d’Eustachio Bambini pour jouer originellement trois intermèdes pendant les mois d’août et de septembre : La Serva padrona, jouée en spectacle couplé avec Acis et Galathée, Il Giocatore et Il Maestro di Musica. Face à la réaction plus que favorable du public, la direction reconsidère la question et prolonge le contrat d’un mois, puis d’un an. À partir de décembre 1752, les autres membres de la troupe italienne arrivent à Paris et le répertoire des Bouffons s’enrichit d’œuvres nouvelles, toujours dans le genre comique. Il ne nous appartient pas ici de décrire la célèbre Querelle des Bouffons que provoqua ce tremblement de terre esthétique, pas plus que les implications politiques de cette même querelle, mais il est évident que l’épisode ouvre une brèche pour les autres expériences musicales et esthétiques de la fin de siècle. Après cet épisode de fronde s’ensuit le départ précipité des Bouffons l’année suivante et le retour à une programmation traditionnelle, centrée à nouveau sur cette musique ancienne emplie de la majesté qui sied traditionnellement au théâtre lyrique. L’apathie est le maître mot de la période, la prolifération des spectacles couplés en est le signe le plus manifeste. Comme William Weber l’a bien montré, ce vieux répertoire n’est pas le fruit d’une politique délibérée de la direction de l’Opéra, mais il apparaît plutôt comme une solution d’appoint pour répondre aux besoins de la programmation de l’Opéra ainsi qu’aux goûts du public 22 . 21 Recettes à la porte, 4 avril 1769 - 23 janvier 1770, F-Po : CO 10. 22 William Weber, « La musique ancienne in the Waning of the Ancien Régime », The Journal of Modern History, vol 56, n° 1 (mars. 1984), p. 87-88. 231 Musique du pouvoir, musique au pouvoir Tout change à partir de 1774, année marquée par la mort de Louis XV et la première représentation d’Iphigénie en Aulide de Gluck. Plusieurs phénomènes contribuent au profond renouveau du répertoire de l’Opéra. L’influence de Marie-Antoinette, tout d’abord, constitue le terreau fertile sur lequel la révolution esthétique va prendre. La toute jeune reine de France amène de la maison des Habsbourg dont elle est issue une tradition de mécénat et de direction des affaires musicales par la famille royale qui avait disparu de la cour de France depuis la mort de Louis XIV, ainsi qu’un goût musical contemporain et cosmopolite. Si elle encourage des compositeurs comme Sacchini, Salieri, Cherubini, Grétry ou bien encore Gossec, elle est surtout à l’origine de la venue de Gluck à Paris. À partir du 19 avril 1774, date de la première représentation de son Iphigénie en Aulide sur la scène de l’Opéra, Gluck remporte un franc succès auprès du public parisien. La gestion extrêmement dynamique d’Anne Pierre Jacques de Vismes du Valgay, ensuite, favorise l’enracinement. En effet, entre 1778 et 1780, l’Opéra est confié à un homme n’appartenant pas au milieu de la musique du roi, mais à un véritable entrepreneur qui compte bien profiter de sa situation pour s’enrichir. Issu de la Ferme générale, il est bien en cour et entretient des relations suivies avec les puissants et les artistes. Vismes possédait un intérêt véritable pour le monde de la musique et entendait bien affirmer avec force ses prérogatives tout en secouant l’institution qu’il jugeait poussiéreuse par bien des aspects. On lui doit notamment, après l’épisode bouffon des années 1752-1753, une seconde tentative volontariste de diversification du répertoire de l’Académie royale de musique. Celle-ci associe une augmentation spectaculaire du nombre de représentations hebdomadaires - qui passe des trois habituelles à quatre ou cinq -, une diversification des genres théâtraux proposés - qui laisse davantage de choix au public - et une rapidité de variation de l’affiche - qui vient secouer le sacro saint principe des longues séries. Surtout, Vismes a l’idée de confier la direction artistique à Niccolo Piccinni, compositeur italien à succès officiant à Paris depuis 1776. Le jeudi 11 juin 1778, les Bouffons font leurs débuts avec Le Finte Gemelle de Petrosellini et Piccinni. C’est un immense succès. Pendant les deux saisons durant lesquelles Vismes est à la tête de l’Académie royale de musique, quinze opéras italiens sont montés. Ils suscitent une fois de plus une vive querelle entre partisans de la musique de Gluck et tenants de la musique de Piccinni, querelle habilement entretenue par le directeur de l’Opéra qui commande à ces deux auteurs la même œuvre - Iphigénie en Tauride - et que Gluck remporte. L’histoire finira mal pour Vismes : alors que le public se montre très satisfait par le répertoire nouvelle formule, les artistes voient d’un mauvais œil ce changement radical de gouvernance qui joue en leur défaveur. Mais ce sont surtout les difficultés financières suscitées par son ambitieuse politique de program- Solveig Serre 232 mation qui auront finalement raison de Vismes en 1780 et entraîneront dans le même temps la mise sous tutelle directe de l’Opéra par le pouvoir royal, via le département des Menus-Plaisirs et son célèbre intendant Papillon de la Ferté. Par conséquent, entre l’arrivée de Gluck à Paris et la démission de Vismes, explosion de l’offre et vitalité créatrice sont les deux maîtres mots de la période. Tout d’abord, l’arrivée de Gluck a donné la primauté à la tragédie lyrique sur les autres genres dits sérieux. Répondant à de nouvelles exigences esthétiques, cette évolution du goût bénéficie du soutien sans limite des contemporains. En outre, le débat entre partisans des musiques française et italienne, fruit d’une stratégie volontariste de Vismes pour attirer les foules à l’Opéra et financer par là même sa coûteuse politique artistique, a été ravivé avec une acuité toute particulière. Surtout, il a été démontré avec éclat que la scène de l’Académie royale de musique pouvait soutenir l’alternance entre genre tragique et genre comique sans en perdre pour autant sa légendaire dignité. Il s’agit d’un pas décisif sur le chemin du renouvellement du répertoire de l’Opéra qui ouvre la voie aux futures expériences théâtrales. Pendant la décennie 1781-1790, le répertoire de l’Opéra porte désormais pleinement les fruits de la révolution gluckiste. Cela se manifeste par le passage de cinq à trois actes des opéras sérieux, l’introduction d’opéras comiques, déguisés sous la dénomination de « comédies lyriques ». La période voit également le développement du ballet pantomime, alibi à des expériences théâtrales débridées qui ne suscitent d’ailleurs pas toujours l’unanimité des contemporains. C’est également au cours de cette période que la scène du théâtre lyrique s’ouvre à des sujets nouveaux tels que le drame villageois et la pièce historique 23 . Le répertoire de l’Opéra de Paris connaît ainsi entre 1781 et 1790 un profond renouvellement : le pouvoir de la musique s’est imposé sur toute autre forme de pouvoir, notamment politique. 4. Conclusion Au croisement de l’histoire politique, sociale et culturelle, l’étude des relations entre la musique et le pouvoir présente un double intérêt dans l’histoire de l’Opéra de Paris sous l’Ancien Régime. D’une part, elle lance une réflexion sur le processus d’institutionnalisation et d’officialisation de la musique, ainsi que sur celui, hésitant, lent, conflictuel, de construction et d’adoption des normes du pouvoir à la musique. D’autre part, elle permet de laisser de 23 Michel Noiray, Vocabulaire de la musique de l’époque classique (Paris : Minerve), 2005, p. 225-226. 233 Musique du pouvoir, musique au pouvoir côté le problème tant débattu de l’intentionnalité créatrice pour se focaliser sur les processus matériels au biais desquels les œuvres musicales sont produites. Biblio 17, 193 (2011) Textes et spectacles à la Cour de Sceaux I OANA G ALLERON Université de Bretagne-Sud On connaît peu de choses à propos des rapports entre la duchesse du Maine et son royal beau-père, Louis XIV ; les insinuations de Saint-Simon suggèrent une réserve du monarque envers la petite-fille du Grand Condé 1 , qu’il aurait choisie comme bru, en dépit de ses défauts, uniquement pour asseoir la légitimité de son bâtard le plus aimé 2 . On ne sait pas non plus ce que la duchesse pensait de Louis XIV. Plusieurs de ses biographes 3 affirment qu’elle s’est écartée volontairement de la Cour, ennuyée par l’atmosphère morne des dernières années de règne et peu intéressée par les derniers passe-temps favoris du roi (chasse et jeu). Sans doute la duchesse privilégie-t-elle, à partir de 1696, les séjours à Clagny et semble décidée à constituer son propre cercle, but dont elle approche en achetant, en décembre 1699, le domaine de Sceaux aux héritiers de Seignelay. Cependant, cette acquisition s’avère parfaitement compatible avec la stratégie de déploiement de cours satellites développée par Louis XIV 4 . Plutôt que d’une fuite, il peut s’agir là d’un mouvement concerté, par 1 Anne-Louise-Bénédicte de Bourbon-Condé (1676-1753) est la fille d’Anne de Bavière et de Louis II de Bourbon-Condé, Monsieur le Prince en 1686, à la mort du Grand Condé. 2 L’attitude du mémorialiste est constamment dépréciative envers le duc et la duchesse du Maine, qu’il déteste surtout pour des raisons idéologiques ; l’élévation des enfants adultérins de Louis XIV au rang de légitimés lui apparaît comme un scandale, une défaillance du roi par rapport à ses devoirs. 3 Voir le général de Piépape, Une petite fille du grand Condé. La Duchesse du Maine, reine de Sceaux et conspiratrice (1676-1753), Paris, Plon, 1910 ; André Maurel, La Duchesse du Maine, reine de Sceaux, Paris, Hachette, 1928 ; Jean-Luc Gourdin La Duchesse du Maine. Louise-Bénédicte de Bourbon, princesse de Condé, Paris, Éditions Pygmalion/ Gérard Watelet, 1999. 4 Pour une démonstration de cette thèse, voir Katia Béguin Les Princes de Condé. Rebelles, courtisans et mécènes dans la France du Grand siècle, Seyssel, Champ Vallon, 1999 et surtout, du même auteur, « Les enjeux et les manifestations du mécénat aristocratique à l’aube du XVIII e siècle », [in] La Duchesse du Maine (1676-1753). Une mécène à la croisée des arts et des siècles, volume composé par Catherine Cessac et Manuel Couvreur, Bruxelles, Éditions de l’université de Bruxelles, 2003, p. 23-36. Ioana Galleron 236 lequel le duc et la duchesse du Maine se voient confier la charge d’une partie de cette représentation du pouvoir que J.-M. Apostolidès décrivait comme un exercice indispensable sous l’Ancien Régime 5 . Il est certain que, parmi les membres de la sphère royale intime, la duchesse du Maine manifestait les aptitudes les plus évidentes à comprendre la finalité et le fonctionnement du divertissement princier. Aussi peut-on considérer les divertissements de Sceaux, qui s’étalent de 1699 à 1715 6 , d’abord comme un prolongement des fêtes de Versailles, par lesquelles s’effectue cette fonction de monstration/ mystification indispensable à l’autorité royale. Le monarque y est explicitement célébré comme empereur de l’Europe, conformément à la mythologie qu’il privilégie pendant sa dernière période de règne : De ce grand Roi les travaux Héroïques Des bords où naît le jour jusqu’aux flots atlantiques Font retentir son nom victorieux. De ses foudres tonnants Neptune s’épouvante, Et voit sur l’Onde fumante Ses Triomphes glorieux 7 . Bien avant le décret des légitimés, c’est là qu’on tentera de montrer le duc du Maine en potentiel héritier du trône, comme le suggère un passage du récit de l’abbé Genest à propos de la première fête de Châtenay. Le rapport du duc aux paysans venus regarder les feux d’artifice à la dérobée est bien royal. Pendant la fête, il forme objet de leur admiration ; on le découvre ensuite dans la posture de père indulgent, qui se réjouit de la joie de ses sujets : Il faut remarquer, Mademoiselle, que la Lune dérobait ici quelque chose à l’éclat des feux ; mais cependant elle contribua beaucoup à la beauté du spectacle. La sérénité du Ciel aussi bien que le bruit de la Fête avait attiré tous les habitants des villages circonvoisins. Les champs étaient 5 « Pour les intellectuels du XVII e siècle, le spectacle est une nécessité intrinsèquement liée à l’exercice du pouvoir ; le monarque doit éblouir le peuple » (Jean-Marie Apostolidès, Le Roi-machine. Spectacle et politique au temps de Louis XIV, Éditions de Minuit, 1981, p. 8). 6 Il existe une seconde cour de Sceaux, qui se constitue à partir de 1723 environ et fonctionne jusqu’à la mort du duc du Maine (1736). Comme ses membres, ses objectifs et son atmosphère sont bien distincts de la première, faisant de Sceaux un espace plutôt mondain que d’expression du pouvoir, il a semblé opportun de réduire l’enquête à la première période de la cour, par ailleurs la plus éclatante. 7 « Ode chantée devant le roi à Sceaux, le 24 octobre 1704 », dans Les Divertissements de Sceaux, À Trévoux et se vendent à Paris chez Étienne Ganneau, 1712, p. 214-215. Les citations extraites de ce volume seront, par la suite, identifiées dans une parenthèse à la fin : le titre, abrégé en DS, sera suivi du numéro de la page. 237 Textes et spectacles à la Cour de Sceaux couverts de spectateurs, et cette sombre lumière qui ne laissait voir que des coiffures et des cravates blanches, en cachant tous les défauts des visages et des habillements, faisait que tout paraissait beau et propre. Mille voix d’admiration et de joie suivaient le mouvement de chaque fusée. Au retour on n’entendit que des chants par toute la campagne. On ne vit que des Danses que le Duc du Maine regarda avec plaisir, s’intéressant avec tendresse à voir les peuples commencer à goûter quelques fruits de la paix. (DS, p. 52-53) C’est dans ce sens, enfin, qu’il convient d’interpréter les derniers divertissements de la première Cour, ces Grandes Nuits de Sceaux pendant lesquelles on refuse au Soleil l’entrée chez la duchesse et on lui dénie le rôle apollinien d’inspirateur de la poésie, confisqué par Ludovise 8 . La Reine de Sceaux fait concurrence au Soleil, comme Louis XIV en son temps, mais, consciente de sa position dans la hiérarchie de la famille royale, elle ne prétend pas devenir soleil à son tour. Plus modestement, elle occupe la fonction de souveraine de la nuit. Si le Roi se charge, le jour, de faire concurrence à l’astre apollinien, elle prend le relais de cette mission pendant les heures d’obscurité. Elle dépossède dès lors Hélios de sa fonction de révélateur des corps célestes grâce à la lumière qu’il leur prête ; mieux que l’éclat d’emprunt qu’il leur communique, ce sont les rayons de son esprit, ce sont ses regards qui, frappant les planètes, les animent et leur fournissent un nouveau brillant : S ATURNE : Ne pouvant briller que de nuit, Nous voyons depuis tant d’années, Aux Astronomes seuls notre culte réduit. Mais vous changez nos destinées. Des Grandes Nuits de Sceaux voilà le digne fruit. Quelle gloire pour nous ! la juste préférence Que vous donnez aux nuits sur la clarté du jour, Nous a donné moyen de faire connaissance, Avec vous, Ludovise, et votre aimable Cour. Les bons esprits, imitant votre exemple, Feront bientôt fumer l’encens sur nos Autels ; Et vous partagerez, Princesse, dans nos Temples, Ces honneurs immortels 9 . 8 C’est un des surnoms de la duchesse du Maine, forgé à partir de son prénom. On la désigne également, dans les Divertissements, avec les noms des personnages qu’elle a incarnés dans différentes comédies : Laurette, Célimène ou Finemouche. 9 « Premier intermède » de la XV e Grande Nuit, dans Suite des divertissements de Sceaux, Paris, Étienne Ganneau, 1725, p. 303-304. Cette fête fut donnée la veille d’une éclipse de soleil à laquelle le texte fait allusion plus bas. Par la suite, les citations de ce tome seront identifiées entre parenthèses à la fin de l’extrait, le titre étant abrégé en SDS. Ioana Galleron 238 En ces derniers mois de règne, où le Roi est de plus en plus souffrant, le duc et la duchesse du Maine pensent conforter ainsi leurs positions sur un échiquier où se livrera sous peu une véritable bataille pour la succession. Signe du changement des mentalités, ils sortiront vaincus de cet affrontement 10 . La manifestation spectaculaire n’est plus suffisante, en ce début du XVIII e siècle, pour conférer la réalité du pouvoir. Moins flamboyant, mais sachant s’appuyer sur l’administration, la finance et les querelles des grandes familles aristocratiques, le Régent réussit à faire casser le testament de Louis XIV et dépossèda le duc du Maine de la plupart de ses prérogatives. Aussi les ruines de la première Cour de Sceaux signalent-elles, d’une certaine manière, un changement dans le rapport du pouvoir aux spectacles, l’intérêt des divertissements donnés avant cette eschatologie provenant, comme dirait Thomas Mann, « de ce qu’ [ils] se déroul [ent] avant certain tournant et certaine limite qui a profondément bouleversé la Vie et la Conscience … ». Plus encore, ils permettraient de saisir d’autant mieux la mutation historique qu’ils se situent « plus immédiatement ‹auparavant› 11 ». Si intéressant qu’il soit, ce n’est toutefois pas cet anachronisme révélateur qui fera l’objet de cette étude, mais la façon dont, à Sceaux, s’invente une nouvelle manière de se donner en spectacle. Bonne élève de Louis XIV, la duchesse du Maine fait bien appel à tout l’arsenal de divertissements grâce auxquels le monarque a imposé sa figure de quintessence de la nation. Elle y puise de manière consciente, en fonction de ses goûts personnels, mais aussi avec un sens manifeste de ce qui peut frapper les esprits et instituer l’idée de sa supériorité quasi mystique. Dans la description des premières fêtes, données à Châtenay en 1699, l’abbé Genest 12 insiste sur la qualité du choix qu’elle effectue pour ses débuts : 10 Dès la mort de Louis XIV, le Régent convoque un lit de justice qui casse son testament sur plusieurs points. L’objectif principal est de barrer l’accès potentiel des princes légitimés au trône, et il sera atteint en juin 1717. Dès lors, la duchesse du Maine rêve de vengeance, et elle se lance dans une conspiration malheureuse, dite de Cellamare, qui vise à enlever le Régent et à lui substituer Philippe V d’Espagne. Le copiste de plusieurs documents compromettants liés à ce complot divulgue l’affaire à la police du Régent, qui arrête l’émissaire envoyé par les conspirateurs au cardinal Alberoni et fait emprisonner le duc et la duchesse du Maine à partir de décembre 1718. Les époux, séparés, restent une année en exil, après quoi on leur permet de revenir à Sceaux à condition de faire profil bas. Voir Martial Debriffe, La Duchesse du Maine ou la Conspiration de Cellamare, Paris, L’Ancre, 1995. 11 Les deux citations sont extraites du « Dessein » de La Montagne magique, tome I, traduction de Maurice Betz, Paris, Arthème Fayard, LP 5055, 1983, p. 8. 12 Charles-Claude Genest (1639-1719), aventurier puis thuriféraire du Roi, aurait été placé auprès de la duchesse par le Petit Concile, dans une tentative de christianisation des mœurs de la haute aristocratie (voir Fabrice Preyat « Maître des divertis- 239 Textes et spectacles à la Cour de Sceaux Depuis que je suis ici, il n’a pas manqué une seule soirée d’y avoir un feu d’artifice également admirable et ingénieux. Madame la Duchesse du Maine aime ces spectacles, qui en effet sont nobles et magnifiques, et l’on s’occupe à lui en préparer toujours de nouveaux. (DS, p. 41) Les épithètes désignent le feu d’artifice comme un passe-temps véritablement royal, un signalement naturel du pouvoir. Genest suggère d’ailleurs au monarque un usage plus étendu de cette ressource, combinée avec l’imagerie convenue des carrousels : Les Champions paraissent avec des lances de feu, des plumes de feu sur leur casque, des armes éclatantes de feu ; les chevaux jettent du feu par les yeux et par les naseaux ; leurs crins sont des flammes ondoyantes ; ils font mille tours, mille passades, et mille caracoles en remplissant l’air tout de feu. Ensuite les Chevaliers se battent avec des épées flamboyantes : tout se réduit en feu, et ainsi se termine le combat, ou l’enchantement. Jamais je n’avais rien vu de plus beau que cette idée : et rien ce me semble ne serait plus digne d’un divertissement Royal, en faisant ainsi des Quadrilles et des troupes de Chevaliers ardents combattant avec des armes de feu. (DS, p. 43-45) Par la suite, gagnant en assurance grâce aux échos favorables que ces manifestations ont eus dans la société 13 , la duchesse ritualise ses amusements et les étoffe. C’est à l’occasion de la fête du village de Châtenay, où son précepteur de mathématiques possède une maison 14 , qu’elle trouve le prétexte pour convoquer d’abord les membres de sa famille, puis un cercle de plus en plus large, qui assiste à de véritables apothéoses annuelles. Comme dans les fêtes royales, le corps de la duchesse, exhibé en personne ou en effigie, est désigné à l’adoration du public ; qu’il soit conçu avec son approbation ou à son insu, l’amusement ne laisse jamais Ludovise dans la position de simple spectatrice, et intègre comme personnage principal de la fiction sur laquelle il repose, s’organisant autour de sa présence-pivot. La fête de 1702 se consacre à la césements ou trouble-fête ? Charles-Claude Genest et le Petit Concile à la cour de la duchesse du Maine », [in] La Duchesse du Maine, une mécène à la croisée des arts et des siècles, éd. cit., p. 137-144). Il devient un des fournisseurs de vers les plus assidus de la duchesse. 13 Genest envoie la description de cette fête à Mlle de Scudéry, papesse de la galanterie, et publie soigneusement sa réponse dans les Divertissements, après l’avoir sans doute divulguée en 1699 comme une première reconnaissance de l’excellence de Sceaux. 14 Il s’agit de Nicolas de Malezieu (1650-1727) précepteur de mathématiques du duc du Maine et du duc de Bourgogne. Un tableau très connu de Troy le montre donnant une leçon d’astronomie à la duchesse, auprès de laquelle il exerça également, en collaboration avec l’abbé Genest, la fonction de régisseur des plaisirs. Ioana Galleron 240 lébration de sa magnificence ; après avoir parlé d’elle avec le Sylvain de Châtenay, la Nymphe d’Aulnay s’exclame : « Je la vois, mon bonheur passe mon espérance ! » Aussitôt, Ludovise est conduite « dans une Salle toute tapissée de feuillages, où elle fut servie par tous ses Officiers habillés en Faunes ». Le mouvement la confisque clairement au monde terre-à-terre des spectateurs, la rapatrie dans l’espace enchanté de la Fable où ses qualités lui assurent naturellement une place. L’opéra de Philémon et Baucis, chanté au même endroit en 1703, propose le même cheminement. La duchesse et son époux deviennent des personnages à part entière, divinités dont la présence justifie celle des prêtres-chanteurs, récepteurs et moteurs du spectacle à la fois : Baucis : Ô, souverain des Dieux ! ô, suprême Déesse ! Que le nœud qui vous joint se resserre toujours. Que l’Olympe avec nous marque son allégresse ; Que les Grâces, que les Amours Redoublent tous les jours Votre vive tendresse ; Et recevez toujours sur ces mêmes Autels Les vœux que nous offrons à vos noms immortels. (DS, p. 111) En 1704, elle apparaît sous les traits d’une Fée qui délivre un malheureux prince de Cathay d’un enchantement. Bien plus tard, alors qu’elle est installée à Sceaux et régente les Grandes Nuits 15 , on la verra encore et toujours dans ces postures centrales. Elle est l’astre vers lequel convergent tous les regards. La VII e Nuit met en scène « Messieurs de l’Observatoire » (Cassini le fils, La Hire, Maraldi) venus interroger leur confrère Malezieu sur un phénomène céleste qui se manifeste tous les quinze jours dans les jardins de Sceaux. La XV e , qui précède l’éclipse de Soleil du 4 mai 1715, est un moment tout trouvé pour mettre en scène les planètes venues remercier la duchesse, astronome et Reine de la Nuit, de leur accorder une attention que le vulgaire réserve au seul Soleil. Ailleurs, la duchesse est le thaumaturge vers lequel se dirigent des enragés : 15 Ces fêtes sont nées d’une improvisation de l’abbé de Vaubrun et d’une femme de chambre fort spirituelle de la duchesse, la future Mme de Staal-Delaunay. Les deux comparses font apparaître la Nuit devant la duchesse qui, souffrant d’insomnie, se promène dans ses jardins à l’heure du berger. La duchesse est séduite par cette fiction qui convertit son incapacité de dormir en choix délibéré. Elle décide l’institution d’amusements périodiques, de quinze jours en quinze jours. Cette durée ne fut pas régulièrement respectée (on identifie plusieurs interruptions). La Suite des Divertissements recueille le livret des seize fêtes finalement données. 241 Textes et spectacles à la Cour de Sceaux Le troisième Intermède. Des loups-garous courant la nuit, autrement dit, des gens devenus fous, arrivent à Sceaux, où leur fureur les quitte. Ils racontent chacun leur histoire, et rendent grâce à la Princesse du retour de leur raison, qu’ils attribuent à sa présence. (VII e Nuit, SDS, p. 161) Partout, enfin, elle est le sujet de toutes les conversations et de tous les soins des personnages fictifs des divertissements. L’apparition la plus significative en ce sens est peut-être celle de la X e Nuit, quand le simple portrait de la duchesse, brandi par un chevalier sans peur et sans reproche, suffit pour désenchanter le palais légendaire d’Urgande : Au nom de Ludovise, Tout va se ranimer dans ce Palais charmant. Esprits, connaissez la puissance Par qui votre bonheur commence. Volez, plaisirs et jeux qui me faites la Cour, Volez, allez à Sceaux, fixer votre séjour. (SDS, p. 220-221). À ces exhibitions de la personne quasi royale de la duchesse s’ajoute à chaque fois, autre héritage versaillais, la volonté d’accumuler et de filer les plaisirs : repas, représentation, jeu, danse, musique. Comme le Roi, la duchesse entend convier ses invités dans un domaine magique, où tout s’harmonise grâce à sa présence ; Zéphire chasse les Aquilons, Flore fait revivre les champs, Pomone et Vertumne présentent des fruits, les astres répandent des influences bénéfiques. Autant de plaisirs de la Nuit enchantée, après ceux de l’île, censés signifier de manière surabondante le pouvoir magique de la duchesse, d’abord bourgeon de celui du Roi, puis prenant, avec le temps, le relais. À l’époque de cette autonomisation, la duchesse prend toutefois conscience des limites de son action. Si réussis qu’ils soient, ses spectacles ne peuvent pas rivaliser, en termes d’audience, avec ceux de Louis XIV. Sans doute la liste de participants à la fête de 1705 s’est allongée par rapport à celle d’août 1703 (on passe de 21 à 41 noms), mais à y regarder de plus près on constate que, comme lors des premiers amusements, Ludovise recrute surtout dans un milieu familier : la marquise de Chaumont, qui n’apparaissait pas deux années auparavant, est la fille de Claude Jussac de Chedigny, ancien gouverneur du duc du Maine, la duchesse d’Albemarle est son ancienne demoiselle d’honneur (Mlle de Lussan), la comtesse d’Artagnan une voisine dont le domaine se trouve au Plessis Piquet, à quelques encablures de Sceaux, etc. Le château s’ouvre parfois à de véritables étrangers, comme lors de ce bal pendant le carême, organisé en février 1706 et mentionné par le Mercure : Comme toute la Cour ne pouvait prendre, à Marly, les divertissements du Carnaval, Monsieur le Duc du Maine permit l’entrée de Sceaux pendant ces trois jours à tous ceux qui voulurent venir dans ce lieu délicieux, Ioana Galleron 242 et comme la Magnificence et le bon goût et les manières obligeantes du Prince et de la Princesse qui font les honneurs de ces lieux ne sont inconnues à personne, on ne doit pas s’étonner si malgré la longueur du chemin qu’il faut faire pour s’y rendre l’affluence du plus beau monde y a été grande, outre les personnes de distinction qui forment ordinairement la Cour de Monsieur le Duc et de Madame la duchesse du Maine, Mlle d’Enghien, Mlle de Charolais, Mesdames les Duchesses de la Ferté et d’Albemarle, M. et Mlle de Langeron et plusieurs autres personnes d’un rang distingué 16 […]. On entend clairement qu’il s’agit là plutôt d’exceptions, issues de la nécessité de multiplier les lieux de plaisir à l’intention d’une foule que Versailles ne peut pas absorber, que d’un usage habituel des courtisans. Les amusements ne tendent d’ailleurs pas, dans ces cas, à faire de la duchesse le pivot de la fête ; elle supervise, anime, voire sublime les événements, mais ne fait l’objet d’aucune fiction épiphanique. Volontairement ou non, les véritables divertissements de Sceaux ne touchent qu’une portion congrue de la « nation », pour employer ce terme dans le sens conféré par Apostolidès. S’ajoute à ce constat la conscience, sans doute plus confuse ou intermittente chez Ludovise, de ses limites financières. La duchesse du Maine ne peut pas mobiliser le même budget pour ses fêtes que Louis XIV. Aussi se voit-elle obligée d’en réduire le nombre, de les espacer, ou d’inviter ses metteurs en scène à la modération, comme dans cette « Lettre d’un Inconnu à l’Assemblée des Noctambules » qui précède la XI e Nuit. Dès lors, Ludovise cherche parallèlement d’autres moyens de pallier le « manque à représenter » qu’elle subit. Les conseils de Genest et de Malezieu aidant, le texte imprimé s’impose comme le meilleur moyen de suppléer à son relatif manque d’audience et de moyens. À la différence de ses prédécesseurs dans l’organisation des fêtes princières, elle orchestre donc la publication d’une anthologie, dans le but transparent de retracer et de magnifier les fêtes, à défaut de pouvoir des multiplier. La préface du premier tome escamote, bien entendu, cet objectif, bâtissant toute une fable de la publication privée : La plupart des Ouvrages que l’on trouve rassemblés ici, ne devaient pas vraisemblablement sortir du petit cercle où ils ont été renfermés d’abord. […] Cependant, toutes les personnes qui ont vu les fêtes de Sceaux, ou qui ont connu plus particulièrement les occupations et les plaisirs de ce beau séjour, ont jugé qu’il n’y aurait rien de plus agréable que le Recueil qu’on ferait de ces choses. […] Au reste, je ne conseillerais pas à ceux qui ne connaissent, ni Sceaux, ni les Personnes qui l’habitent d’ordinaire, de s’arrêter à cette lecture. Ils 16 Le Mercure galant, février 1706, p. 274-276. 243 Textes et spectacles à la Cour de Sceaux pourraient y trouver beaucoup d’endroits qui leur sembleraient peu intelligibles. (« Préface », DS, s.p.) Mais le plus rapide parcours du volume montre bien qu’il a été conçu à l’intention d’un public plus large. Chaque pièce est précédée d’un préambule explicatif, qui expose brièvement les circonstances de sa composition, moins pour en « retracer le souvenir » à ceux qui y avaient assisté, que pour éclairer le profane. Le jeu des déterminants ne trahit pas moins l’intention de s’adresser à des néophytes et non pas à des familiers de la Cour : Chanson faite par Monsieur de Malezieu chez Madame la Duchesse de Nevers, où Monsieur le Duc et Madame la Duchesse du Maine soupaient dans un petit Appartement que l’on appelait le Cabaret. (DS, p. 391) On rencontre enfin, de temps en temps, des marginalia ou des notes de bas de page qui font connaître les personnages auxquels il est fait allusion par des surnoms (La Voisine, c’est la comtesse d’Artagnan, Api, mademoiselle de Nevers, Curé, M. de Malezieu, etc.), opération sans doute inutile pour les membres de la Cour. Toute prétention est, par ailleurs, abandonnée lors de la publication du second volume des Divertissements, en 1726, dont la préface évoque explicitement un lectorat plus large que les seuls habitués de la duchesse : C’est pour satisfaire au désir, que tant de personnes ont souvent marqué, de connaître les Ouvrages d’esprit et les Pièces de Poésie qui ont amusé, en divers temps, les loisirs de la Cour de Sceaux, qu’on a cru faire plaisir de donner la suite des premiers Divertissements dont la lecture a été reçue du Public avec tant de satisfaction. (« Avertissement », SDS, s.p.) Issus du spectacle, les Divertissements se présentent bien comme une autre forme de spectacle, du théâtre dans un fauteuil avant la lettre, si tant est que l’éblouissement spécifique recherché par la royauté puisse passer par le filtre du papier. De fait, le choix de l’impression présente de multiples avantages pour la manifestation d’un pouvoir. Bien entendu, la médiation du récit appauvrit le spectaculaire de certains moments. Même si, en préambule de la X e Nuit, on nous assure que « ce divertissement fut exécuté par les meilleurs Acteurs de l’Opéra, vêtus d’habits magnifiques et faits pour cette fête », on sort sans doute moins frappé de la lecture du livret que l’on ne l’aurait été par la représentation. Conscient de cette perte, Genest cherche à y suppléer à grand renfort de didascalies et d’hyperboles, comme dans cette « Description d’une autre Fête de Châtenay » : Alors Monsieur de Malezieu invita leurs Altesses Sérénissimes à descendre dans le Jardin. On trouva dans un grand Gazon bordé de Marronniers une Ioana Galleron 244 tente d’une prodigieuse grandeur, et disposée pour mettre la Compagnie à couvert en cas qu’il fît mauvais temps. Tout l’intérieur de la tente était tapissé de bas en haut de feuillages coupés le jour même, et arrangés avec beaucoup d’art. Cette verdure fraîche et naturelle, relevée par une infinité de bougies, faisait un effet surprenant. Le fond de cette grande tente était occupé par un Théâtre de vingt-cinq pieds en carré, dont les coulisses étaient fermées par des branchages entrelacés avec beaucoup de symétrie, etc. (DS, p. 228-230) Mais le plus souvent la perte est volontairement consentie, occasion d’orienter le regard et de renforcer le message principal. On notera, par exemple, que le texte de la pièce jouée ce 2 août 1705 n’est pas livré tel quel dans les Divertissements, quoique écrit par l’autre factotum de la duchesse, Nicolas de Malezieu, aux papiers duquel Genest, par ailleurs son ami intime, devait avoir accès. Le lecteur devra se contenter d’un compte-rendu de La Tarentole, qui évite d’exposer l’ouvrage à son appréciation directe et lui intime de croire le narrateur sur parole quant à la qualité du comique (« on faillit à y étouffer de rire depuis le commencement jusqu’à la fin »), de la musique (« il suspend les accidents par une excellente musique ») et de l’interprétation. D’autres parties des divertissements sont traitées de même, faisant l’objet d’une suppression ou, au mieux, d’une condensation, sans doute pour des raisons de disponibilité, de place et de commodité, mais aussi par calcul de ce qui saurait impressionner le plus le lecteur. Les coupes claires dans le tissu de la fête visent ainsi une sublimation du spectaculaire, compensant la perte de matière. Cette stratégie se dévoile explicitement dans le synopsis des Grandes Nuits, où l’anthologiste inconnu se justifie à plusieurs reprises : C’étaient cinq joueurs autour d’une table de brelan, dont les habits représentaient le jeu de chacun d’eux ; leurs discours en musique roulaient sur l’action présente. […] On ne donne point les paroles, qui dénuées de ce qui les accompagnait, pourraient paraître froides. (« Deuxième Nuit », SDS, p. 131) Troisième Intermède : Thalie et les Ris fabriquent un Théâtre, pour y représenter la Comédie du Carré magique, qui finit par des danses et des couplets de chansons. On ne donne pas cette Comédie, ni plusieurs parties des Grandes Nuits, qui auraient eu besoin de trop longues explications pour les rendre intelligibles et agréables aux personnes qui n’ont pas été témoins des plaisanteries sur quoi elles roulent. (« Seizième Nuit », SDS, p. 326-327) Mieux encore, le recours à la publication permet d’élever au rang de spectacle des moments et des incidents de l’existence de la duchesse qui ne s’organisent pas comme des fêtes stricto sensu, mais qui lui permettent de véhiculer la même image surdimensionnée de sa personne. En préambule 245 Textes et spectacles à la Cour de Sceaux des premiers divertissements, l’abbé Genest place ainsi plusieurs échanges épistolaires entre Ludovise et son frère, M. le Duc. Aux plaisanteries anodines du début se substituent peu à peu de véritables joutes verbales, ayant pour objet de définir lequel des deux descendants du grand Condé manie le mieux la plume, chacun chantant, comme il se doit, les éloges de l’autre. À ce jeu de surenchères, celui qui perd gagne encore, l’image globale qui finit par se dégager de la querelle étant celle d’une excellence culturelle communément partagée. Les deux Condé prouvent qu’ils font partie de l’élite. Plus assidue que son frère, la duchesse parvient cependant à aller plus loin, revendiquant une place de prima inter pares. Les échanges sont retranscrits parce qu’ils montrent comment s’est forgée sa réputation, l’exhibent progressivement en reine de l’esprit, préparant le terrain des premières fêtes où elle sera ainsi, d’emblée, autorisée à prétendre à la position centrale. Ils constituent un prologue, assez clairement identifié, de ce super-spectacle que donnent à voir les Divertissements, étendu sur plusieurs années et dont les différents regroupements qui les composent 17 constituent autant d’actes - porteurs d’autant d’avatars de la figure sublime de la duchesse -, jusqu’au point d’acmé formé par les Grandes Nuits. Ce tropisme spectaculaire se manifeste clairement dans le compte-rendu de la loterie poétique, mentionnée par la Suite des Divertissements, qui eut beaucoup de retentissement à l’époque, mais qui ne faisait appel à aucun des instruments habituels de la fête. Loin de constituer un simple, quoique ingénieux, passe-temps, ce jeu littéraire a une fonction d’exhibition destinée à étayer le pouvoir, à tout le moins symbolique, de la duchesse. L’image qu’il en propose est la même que celle véhiculée par les plus éclatantes des célébrations entreprises à Châtenay. Rondeau, vaudeville ou triolet disent l’excellence de la duchesse, dirigent les regards vers sa personne, subliment ses traits dans une construction à la fois harmonieuse et pleine d’éclat. À la place du rayonnement éphémère du corps quasi royal exhibé pendant la fête, ils se proposent comme des traces concrètes d’une réverbération qu’ils réussissent à transporter par-delà les époques. Les vers de la duchesse d’Estrées (en réalité écrits par Malezieu) métaphorisent amplement ce fonctionnement : Comme Apollon sur le Parnasse Anime et conduit les concerts, Elle remplit ici la place De ce grand arbitre des Vers. Au même instant qu’elle commande Une Ode, un Sonnet, un Rondeau, 17 Les Divertissements proposent des suites d’épîtres, de chansons, ou de pièces issues d’une même occasion (comme la loterie poétique évoquée plus bas). Ioana Galleron 246 Pour satisfaire à sa demande, S’élève un Poète nouveau. Jusqu’à moi, son humble servante, Qui trois mots ne rimai jamais, Pour obéir, je lui présente Ce vaudeville assez mauvais. (SDS, p. 94-95) De la même manière, les suites de chansons qui ponctuent les deux volumes des Divertissements, issues en principe des à-côtés du spectacle proprement dit (préambule ou, le plus souvent, repas qui clôt la fête), sont à lire comme autant de répliques d’une autre représentation qui prend le relais de la principale. On y célèbre, sur un mode conventionnel, la beauté ou les qualités de différents convives, mais le principal sujet de ces séries reste Ludovise en majesté. Il donne lieu à de véritables joutes poétiques, concrétisant pour le lecteur une émulation liée à la présence de la duchesse : Du [duc de Nevers]. Pour Madame la Duchesse du Maine, sur l’Air De l’inconnu. Sous les traits d’une aimable Princesse, On reconnaît à l’éclat de ses yeux, Qu’une Déesse Quitte les Cieux, Pour nous donner ce Nectar précieux Qu’à Jupiter présente la Jeunesse. De Monsieur de Malezieu, sur le même Air. Pour Madame la Duchesse du Maine. En vain je sens une pente secrète, À célébrer des charmes reconnus, Muse indiscrète, C’est un abus ; Apelle seul pouvait peindre Vénus, Le seul Nevers peut parler de Laurette. De Monsieur de Mayercron, fils de l’Envoyé de Danemark. Sur le même Air. Pour Madame la Duchesse du Maine. Si nous eussions été jadis en Grèce, Lorsque Pâris jugea de la Beauté Notre déesse L’eût emporté. Junon jamais n’eut tant de majesté, Vénus d’attraits, Minerve de sagesse. (DS, p. 267-268) Le moment de détente, celui où les préoccupations anacréontiques (boire et aimer) semblent prendre le relais de l’exhibition politique du corps quasi royal, s’avère ainsi un prolongement original de la même mission politique, une façon d’en varier la mise en représentation. 247 Textes et spectacles à la Cour de Sceaux Il n’est jusqu’aux gestes de la vie courante, jusqu’au fonctionnement ordinaire des amitiés qui ne deviennent l’occasion d’une manifestation spectaculaire de Ludovise. Accompagnés de vers, les cadeaux de début d’année apparaissent comme des accessoires théâtraux, éléments de décor dans lesquels se joue une fable fantasmée où la duchesse occupe, comme toujours, le rôle central. Sorte de roi Midas sans malédiction, elle sublime tout ce qu’elle touche. Le présent qu’elle reçoit est le miroir dans lequel se reflètent ses qualités magiques : la paille, jouet du vent, perd sa légèreté quand on la transforme en meuble de toilette pour la princesse, le flacon de Psyché ne contient plus de poison, les vents se laissent emprisonner dans un sifflet de marqueterie destiné à ôter la poudre superflue … Après la preuve par les hommes, ces séries d’étrennes apportent ainsi la preuve par les objets quant à son influence magique. Elle attire les artefacts les plus accomplis par le plus mystérieux des pouvoirs, tout comme elle parvenait à insuffler le feu poétique aux ignares les plus invétérés. Dans la lecture de l’abbé Genest, les accessoires de luxe dont la duchesse a su s’entourer pour éblouir ne divulguent plus leur statut d’outils sciemment rassemblés, destinés à accomplir la mystification royale. Ils apparaissent plutôt comme ces lignes de force que dessine la limaille autour des aimants, concrétisant son rayonnement aux yeux du profane dénué d’organes suffisamment subtils pour le percevoir : Que puis-je donc vous offrir pour Étrennes ? Du beau Lac le plus vieux, de belles Porcelaines, Des Tapis brochés d’or, des bijoux de grand prix ? Je vois ici jusqu’aux lambris Toutes vos chambres en sont pleines. De la Sabée, et des Baltiques bords, On vient vous présenter des odorants Trésors. Que puis-je donc vous offrir pour Étrennes ? Des Tabacs les plus fins, ou purs, ou mitigés ? Je vois que vous en regorgez. Pour vous de tous ses dons la terre est dégarnie ; On vous rend les tributs que la Saison vous nie, Et l’art ingénieux vous produisant des fleurs, Fixe l’émail des Prés en leurs vives couleurs 18 . (DS, p. 407-408) Le poème surenchérit ainsi sur les précédents - qui avaient déjà, chacun, inventé une manière de s’incliner devant la majesté de la duchesse -, créant une ligne de fuite vers une sorte d’infini de l’éloge, caractéristique des Divertissements de Sceaux. La profondeur de champ ainsi obtenue sert, bien 18 Aux mêmes étrennes, la duchesse avait reçu du tabac à priser de la part du Président de Mesmes et des fleurs d’émail de la Duchesse de Nevers. Ioana Galleron 248 entendu, le sentiment de spectaculaire lié à la personne de la duchesse et contribue à étayer le sentiment de son pouvoir. Les réussites politiques liées la mise en scène du corps du roi faisaient un impératif de la continuité du spectacle. Louis XIV multiplia les fêtes et inventa l’étiquette afin de se maintenir sur cette ligne de crête d’où il dominait la nation. Moins riche, moins puissante, mais peut-être plus astucieuse, la duchesse du Maine eut recours au recueil galant afin d’assurer la perpétuité de cette représentation, unique cependant dans tous les sens du terme. Biblio 17, 193 (2011) Les Grandes Nuits de Sceaux (1714-1715) : « théâtre des folies de la duchesse du Maine » ou stratégie bien ordonnée ? C ATHERINE C ESSAC CNRS UMR 2162 (Centre de Musique Baroque de Versailles) Princesse du sang, petite-fille du Grand Condé, Louise-Bénédicte de Bourbon est mariée en 1692 à Louis-Auguste de Bourbon, duc du Maine, fils aîné de Louis XIV et de Mme de Montespan. D’un caractère frondeur hérité de son grand-père et blessée de cette mésalliance, la jeune duchesse a du mal à se plier à l’étiquette versaillaise et s’en affranchit dès que possible. Propriétaire en 1700 du château de Sceaux, elle s’ingénie à y créer sa propre cour. Après des fêtes ayant déjà scandalisé le duc de Saint-Simon, haineux des bâtards, où la maîtresse des lieux s’adonnait à sa passion du théâtre en jouant la comédie et la tragédie, les Nuits de Sceaux déchaînent son anathème 1 , en raison de leur coût et de leur ostentation, mais aussi pour des causes plus profondes touchant aux racines du pouvoir. En effet, en juillet 1714, Louis XIV élève ses bâtards, le duc du Maine en tête, au rang et aux honneurs de princes du sang, ce qui leur ouvrait les portes de la succession 1 Saint-Simon, Mémoires, éd. Y. Coirault, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », IV, 1985, p. 918 (1714) : « Sceaux était plus que jamais le théâtre des folies de la duchesse du Maine, de la honte, de l’embarras, de la ruine de son mari par l’immensité de ses dépenses, et le spectacle de la cour et de la ville, qui y abondait et s’en moquait. Elle y jouait elle-même Athalie avec des comédiens et des comédiennes, et d’autres pièces, plusieurs fois la semaine. Nuits blanches en loteries, jeux, fêtes, illuminations, feux d’artifice, en un mot fêtes et fantaisies de toutes les sortes, et de tous les jours. Elle nageait dans la joie de sa nouvelle grandeur ; elle en redoublait ses folies, et le duc du Maine, qui tremblait toujours devant elle, et qui craignait de plus que la moindre contradiction achevât entièrement de lui tourner la tête, souffrait tout cela jusqu’à en faire piteusement les honneurs, autant que cela se pouvait accorder avec son assiduité auprès du Roi dans ses particuliers sans s’en trop détourner ». Catherine Cessac 250 du trône ; c’est précisément à la suite de cet édit que la duchesse du Maine se montre « plus entreprenante 2 » et que commencent les Grandes Nuits de Sceaux. * Légitimé le 20 décembre 1673, le duc du Maine est nommé en 1694 grand maître de l’artillerie, charge d’une grande autorité. Cette même année, un rang intermédiaire est créé pour le duc du Maine et le comte de Toulouse, ainsi que pour tous leurs descendants mâles par des Lettres patentes en faveur des enfants naturels du Roi, pour avoir rang après les princes de sang. Saint-Simon, alors jeune duc (dix-neuf ans), réprouve ces dispositions, sentiment qui va se refléter dans ses Mémoires où il n’aura de cesse de s’acharner sur le duc du Maine et son épouse. La petite-fille du Grand Condé continue, elle, de faire valoir son rang de princesse du sang : Le roi a bien donné au duc du Maine, à son fils et à son frère le rang de princes du sang, mais après tous les princes et princesses du sang ; c’est tellement vrai que, dans sa propre maison, la femme du duc du Maine est assise au-dessus de lui ; qu’elle a en tout le pas sur son mari, et que, lorsqu’on signe un contrat, elle signe au rang que lui donne sa naissance, tandis que lui ne met son nom qu’après celui de tous les princes et princesses du sang 3 . Il n’y a pas que sur son époux que Louise-Bénédicte fait peser son titre et son rang. Les commentaires sont nombreux sur la domination qu’elle exerce sur tous ses proches, quels qu’ils soient : « Impossible d’avoir plus d’esprit, plus d’éloquence, plus de badinage, plus de véritable politesse ; mais, en même temps, on ne saurait être plus injuste, plus avantageuse, ni plus tyrannique 4 ». Le besoin de souveraineté de la duchesse, « toujours attentive à l’agrandissement de la maison dans laquelle elle était entrée, et à l’affermissement de cette grandeur 5 », se mesure en termes de fidélisation de son entourage, ce qu’elle réussit de manière assez remarquable (certains lui resteront attachés jusqu’à leur mort), et de mise en place de cérémoniaux dont l’exemple le plus significatif est celui de l’Ordre de la mouche à miel créé en 1703, dans 2 Souvenirs de Madame de Caylus, Paris, Mercure de France, « le Temps retrouvé », 2003, p. 99. 3 Lettres de la Princesse Palatine (1672-1722), Paris, Mercure de France, « le Temps retrouvé », 1985, p. 334 (Versailles, le 27 décembre 1713). 4 Mémoires du Président Hénault, Paris, E. Dentu, 1855, p. 115. 5 Mémoires de Madame de Staal-Delaunay, Paris, Mercure de France, « le Temps retrouvé », 1970, p. 97-98. 251 Les Grandes Nuits de Sceaux (1714-1715) lequel se lit la nécessité d’afficher une image à la fois positive 6 et identifiable, et qui donnera lieu à de nombreuses productions esthétiques mêlant frivole et sérieux ; d’abord la création d’une médaille représentant d’un côté l’effigie de profil de la duchesse du Maine entourée de l’inscription cryptée « L. BAR. D. SC. D. P. D. L. O. D. L. M. A. M. » (Ludovise, Baronne de Sceaux, Dictatrice Perpétuelle De L’Ordre De La Mouche À Miel), de l’autre côté la reine des abeilles volant vers sa ruche, la date de création de l’ordre et la devise tirée d’Aminta du Tasse : « Piccola si, ma fa pur gravi le ferite » (« Petite certes, mais elle fait de profondes blessures »). D’autres supports allant des cachets de cire, des armes à l’Ordre de la mouche frappées sur la reliure d’ouvrages ou sur l’argenterie et la vaisselle de la maison, à la décoration du fronton de la façade principale du pavillon de la Ménagerie à Sceaux, construit de 1720 à 1722, orné d’une immense ruche entourée de personnages agenouillés 7 , ou encore à la lettrine ouvrant l’édition de la tragédie Joseph de Genest 8 elle aussi représentant une ruche, montrent l’obstination de la duchesse du Maine à imprimer sa marque, au sein d’un évident souci de propagande. Par leur rituel et l’apologie permanente de la princesse qu’elles dispensent, même sous le visage de la parodie ou de l’autodérision, les Grandes Nuits, où l’on retrouvera en plusieurs endroits notre mouche, procèdent de cette stratégie de pouvoir. En digne descendante des Condé, la duchesse du Maine a le goût des plaisirs, des fêtes et du théâtre. Depuis son mariage, elle s’est attachée les anciens précepteurs de son mari en philosophie et en mathématiques, l’abbé Charles- Claude Genest et Nicolas de Malézieu, non seulement pour satisfaire sa soif d’apprendre, autre trait majeur de sa personnalité, mais aussi pour confier, essentiellement au second, l’organisation et l’écriture de fêtes 9 . Insomniaque, 6 Répliquant à celle donnée par Mlle de Nantes qui appelait ses belles-sœurs, Mlle de Condé et Mlle de Charolais, future duchesse du Maine, « les poupées du sang » en raison de leur très petite taille. Voir Souvenirs de Madame de Caylus, op. cit., p. 110. Voir aussi la symbolique attachée à l’abeille, Marc Fumaroli, « Les abeilles et les araignées », La Querelle des Anciens et des Modernes, Paris, Gallimard, « Folio classique », 2001. 7 Voir Nina Lewallen, « La duchesse du Maine : une mécène d’architecture entre deux siècles », La Duchesse du Maine (1676-1753), une mécène à la croisée des arts et des siècles, Études sur le 18 e siècle, Éditions de l’Université de Bruxelles, 2003, p. 69. 8 Créée par la duchesse du Maine (dans le rôle d’Azaneth) le 21 décembre 1705 à Clagny, reprise le 19 décembre 1710 à la Comédie-Française, imprimée en 1711 (Paris, Étienne Ganeau, Jacques Estienne) avec une longue dédicace à la duchesse. 9 Voir notre article « Les fêtes de Châtenay (1699-1706) : Nicolas de Malézieu, un nouveau Molière pour la duchesse du Maine », L’Ombre de Molière du XVII e siècle à nos jours : naissance d’un mythe, V e Biennale Molière, éd. G. Conesa, J. Emelina, M. Poirson, Pézenas, Domens (à paraître). Catherine Cessac 252 la duchesse du Maine entraîne son entourage à l’accompagner dans ses nuits blanches par des promenades dans ses jardins, des représentations de comédies, des parties de jeu, enfin par la lecture que sa femme de chambre Rose de Launay lui fait avant qu’elle ne s’endorme aux premières heures du jour 10 . Celle-ci témoigne du début des Nuits : Le goût de la princesse pour les plaisirs était en plein essor ; et l’on ne songeait qu’à leur donner de nouveaux assaisonnements qui pussent les rendre plus piquants. On jouait des comédies, ou l’on en répétait tous les jours. On songea aussi à mettre les nuits en œuvre, par des divertissements qui leur fussent appropriés. C’est ce qu’on appela les grandes nuits. Leur commencement, comme de toutes choses, fut très-simple. Madame la duchesse du Maine, qui aimait à veiller, passait souvent toute la nuit à faire différentes parties de jeu. L’abbé de Vaubrun 11 , un de ses courtisans les plus empressés à lui plaire, imagina qu’il fallait, pendant une des nuits destinées à la veille, faire paraître quelqu’un sous la forme de la Nuit enveloppée de ses crêpes, qui ferait un remerciement à la princesse de la préférence qu’elle lui accordait sur le jour ; que la déesse aurait un suivant, qui chanterait un bel air sur le même sujet. L’abbé me confia ce secret, et m’engagea à composer et à prononcer la harangue, représentant la divinité nocturne. La surprise fit tout le mérite de ce petit divertissement. Il fut mal exécuté de ma part. La frayeur de parler en public me saisit ; et je me souvins très-peu de ce que j’avais à dire. Cependant l’idée en fut applaudie ; et de là vinrent les fêtes magnifiques données la nuit, par différentes personnes, à madame la duchesse du Maine 12 . Ainsi, selon Mlle de Launay, les Nuits seraient nées quasiment du hasard, d’une fantaisie du moment plus que d’une préparation préméditée. Cependant, les événements politiques contemporains pourraient démentir cette première impression. Sentant sa fin approcher, ayant vu disparaître, les uns après les autres, son fils le dauphin en 1711, son petit-fils aîné le duc de Bourgogne et son arrière-petit-fils le duc de Bretagne en 1712, le duc de Berry 10 La Palatine déplore qu’elle « ne se couche jamais avant quatre heures du matin et se lève à trois heures de l’après-midi », Lettres de la Princesse Palatine, op. cit., p. 200 (Versailles, le 19 avril 1701). 11 Qualifié de « sublime du frivole » (Correspondance complète de la Marquise du Deffand avec ses amis […], Paris, 1865. Slatkine Reprints Genève, 1971, II, p. 742) par la duchesse du Maine, ce qui était le plus beau compliment qu’il puisse recevoir de sa part, « absolument nain, extrêmement boiteux […] et une tête à faire peur », souverain de l’intrigue dont il avait fait sa profession, « âme damnée de M. et de Mme du Maine » (Saint-Simon, Mémoires, op. cit., I, 1983, p. 1033-1034 (1710)), Vaubrun joua sur la surprise, ce qui ne pouvait que réjouir doublement la duchesse, prête à s’amuser de tout, surtout si elle était le centre de ces amusements. 12 Mémoires de Madame de Staal-Delaunay, op. cit., p. 96. 253 Les Grandes Nuits de Sceaux (1714-1715) en 1714 - le duc d’Anjou, roi d’Espagne, et le petit Louis XV restant les seuls survivants de cette terrible hécatombe -, Louis XIV, très attaché à ses bâtards, prend des dispositions afin de prévenir la succession de son règne. Par un édit conçu fin juillet 1714 et enregistré au parlement le 2 août (soit seulement deux jours après la Première Nuit), le duc du Maine, le comte de Toulouse et leurs descendants mâles sont déclarés aptes à porter la couronne, si la famille royale venait à s’éteindre totalement. La duchesse du Maine pouvait enfin savourer sa situation matrimoniale et en espérer le meilleur. Les Grandes Nuits de Sceaux furent au nombre de seize, du mardi 31 juillet 1714 au mercredi 15 mai 1715, mais il faut avouer d’emblée qu’il est très difficile de s’en faire une idée précise. Nous ne possédons pas de comptes pour évaluer leur coût, les sources littéraires et musicales sont très parcellaires pour les premières et quasi inexistantes pour les secondes ; nous ne savons quasiment rien des décors, des costumes et des moyens musicaux, nous ignorons l’identité des interprètes 13 , celle des invités, leur nombre, leurs qualités, l’ampleur et l’appréciation de la réception des Nuits. La seule relation contemporaine se trouve dans un numéro du Mercure galant et ne concerne que quatre Nuits 14 . L’auteur avoue avoir eu des difficultés pour obtenir des informations : Son Altesse Serenissime Madame la Duchesse du Maine, dont je suis persuadé que tout le monde a entendu mille fois loüer avec justice, le goût, la delicatesse & l’esprit, a paru si contente de plusieurs Fêtes charmantes qui ont été representées dans sa maison de Sceaux, que j’ai mis tout en usage pour en avoir la datte, l’arrangement, les divertissemens, les paroles & la musique, dont je me suis long-temps flaté de vous donner le détail, si je 13 Les seules mentions à ce sujet, quoique imprécises, se trouvent dans la relation du premier intermède de la Neuvième Nuit (« Cet Intermede finissoit par une scène que chantoient deux grands Musiciens », Mercure galant, janvier 1715, p. 60), dans celle de la Huitième Nuit (« Le second Intermède, l’Acte du destin de Thétis & Pelée, parodié par M. Roy, exécuté par les Acteurs de l’Opera, sur le théatre de Seaux », Suite des Divertissemens de Seaux, contenant des chansons, des cantates et autres pièces de poésies. Avec la description des Nuits qui s’y sont données, et les comédies qui s’y sont jouées, Paris, Étienne Ganeau, 1725, p. 168). Adolphe Jullien (Les Grandes Nuits de Sceaux : le théâtre de la duchesse du Maine d’après des documents inédits, Paris, J. Baur, 1876. Reprint Genève, Minkoff, 1978, p. 42) mentionne la prestation des célèbres danseurs Claude Balon et Françoise Prévost dans la Quatorzième Nuit, sans citer sa source d’information. L’Avertissement de la Suite des divertissemens de Seaux, op. cit., nous assure que les divertissements des Nuits étaient « toujours exécutez par les plus fameux Acteurs & Danseurs du Théatre, avec des habits faits exprès, & des décorations pour le sujet, où rien n’étoit épargné ». 14 Les Neuvième, Douzième, Treizième et Quatorzième selon une chronologie différente de celle des Divertissemens. Catherine Cessac 254 pouvois reüssir dans mon dessein : mais cela a été impossible, & c’est de quoy je suis d’autant plus mortifié, que j’ose vous assurer, sur la paroles d’un grand nombre de gens d’esprit & de distinction qui les ont vûës, que c’est ce que je vous aurois peut-être donné de meilleur. Cependant tous mes soins n’ont pas été inutiles, & après bien des mouvemens, j’ai enfin été assez heureux pour en apprendre ce que vous allez en lire 15 . Ce n’est que dans le second recueil des Divertissemens de Seaux publié en 1725 que la totalité des Nuits est décrite, avec plus ou moins de détails, les textes poétiques étant entièrement ou partiellement retranscrits. Toutefois, cette source doit être lue avec précaution car elle est postérieure de dix ans aux représentations et surtout, à la conspiration de Cellamare de 1718, après laquelle la duchesse du Maine avait besoin de redorer son image. Dès la Première Nuit 16 , un dispositif particulier fut mis en place, consistant en la présence d’un Roi et d’une Reine chargés d’organiser, voire de financer les réjouissances, et ne déposant « leur souveraineté, que le matin d’après la Nuit, où la Fête auroit été executée. Alors, on en élisoit deux autres, pour succeder à cette aimable dignité : & chacun s’efforçant à l’envie de rendre son regne celebre, ces Fêtes, qui avoient commencé par la simplicité, parvinrent bien-tôt à la magnificence 17 ». Ce simulacre de pouvoir est tout à fait spécifique des Nuits de Sceaux. Nulle fête de cour n’a produit ce type de patronage. S’il y avait bien des organisateurs pour les ballets et les divertissements de Louis XIII et de Louis XIV, c’est la première fois qu’un couple mixte prend ces fonctions, couple dans lequel il est permis de percevoir, outre une production de galanterie, une métaphore de ce que projetaient le duc et la duchesse du Maine dans un proche avenir : devenir souverains de la France. Qui sont ces Rois et ces Reines ? D’où viennent-ils ? Nous ne pouvons qu’être frappés par leurs provenances et leurs qualités disparates, vilipendées encore par Saint-Simon : « La vie de Sceaux, l’assemblage bizarre des commensaux, les fêtes, les spectacles, les plaisirs de ce lieu étaient chamarrés en ridicule 18 ». À cette époque, les réseaux en place à la cour scéenne se prêtent à plusieurs catégorisations, selon l’origine familiale, la fonction, l’appartenance ou non à la maison du duc et de la duchesse, la distinction entre professionnels et amateurs, y compris un mélange de jeunes et de vieilles générations au milieu duquel la duchesse aimait se trouver. Certains invités déjà entrevus lors des fêtes de Châtenay offertes par Nicolas de Malézieu dix 15 Mercure galant, janvier 1715, p. 55-56. 16 À l’exception des cinq dernières confiées seulement à un Roi ou même sans Roi ni Reine. 17 Suite des divertissemens de Seaux, op. cit., Avertissement. 18 Saint-Simon, Mémoires, op. cit., IV, 1985, p. 35 (1711). 255 Les Grandes Nuits de Sceaux (1714-1715) ans plus tôt sont toujours là, comme la duchesse de Rohan ou la marquise de Croissy. Jean-Antoine de Mesmes, également assidu à Châtenay, l’est d’une manière encore plus affirmée (il règne sur deux Nuits en compagnie de la duchesse du Maine), puisqu’en temps que premier président du Parlement, il se trouve aux premières loges dans la question de la succession de Louis XIV. Si le président de Mesmes est un pion essentiel dans la politique des Maine pour la course au pouvoir, il en est pareillement de Henri-Jacques Nompar de Caumont, duc de La Force, impliqué aussi dans les affaires politiques du moment, en particulier celle du bonnet engagée par le duc du Maine et qui agita fortement le Parlement et la cour 19 . Aristocrate lettré, protecteur de l’Académie de Bordeaux 20 , le duc de La Force est reçu à l’Académie Française en janvier 1715, probablement grâce à la duchesse du Maine pour le remercier de ses services. Dans son discours de réception, le duc de La Force évoque son prédécesseur l’évêque de Soissons, lui-même un proche de la duchesse : « L’amitié nous avoit unis sous les yeux d’une Princesse [Madame la Duchesse du Maine] également spirituelle & vertueuse dans cet aimable sejour, dans ces riantes campagnes où elle n’admet de plaisirs que ceux qui lui sont offerts par les Muses 21 ». Trois Reines sont choisies parmi le domestique des Condé (Mlle de Langeron, fille d’honneur de Madame la Princesse) et des Maine (Mme de Chambonas et Mlle de Montauban, respectivement dame et fille d’honneur de la duchesse). Cette dernière, fille d’un lieutenant colonel du régiment du Maine, sera embastillée en 1718 pour sa participation à la conspiration de Cellamare, ainsi que deux Rois, eux aussi militaires, le comte de Gavaudun, attaché au duc du Maine, et Pierre de Malézieu, lieutenant général de l’artillerie de France, capitaine des gardes du comte d’Eu, commandeur de l’ordre royal militaire de Saint Louis. Les liens consanguins entre certains Rois et Reines donnent aussi à voir la munificence de la protection de la duchesse du Maine : les Malézieu père et fils, le président et l’abbé de Mesmes frères, les Langeron, l’abbé de Vaubrun et la duchesse d’Estrées 22 , frère et sœur. Généralement, chaque Nuit fait appel à plusieurs créateurs ; il ne s’agit pas pour autant d’ouvrage véritablement collectif, mais d’une succession de plusieurs œuvres durant la même nuit. Multiplier et diversifier les auteurs et les compositeurs ne peut être ressenti par l’extérieur que comme une 19 Voir Saint-Simon, Mémoires, op. cit., V, 1985, p. 103, 104, 112, 126-131 (1714). 20 Créée par des lettres patentes du 5 septembre 1712, enregistrées au parlement de Bordeaux le 3 mai 1715. 21 Mercure galant, février 1715, p. 95. 22 À ne pas confondre avec l’autre duchesse d’Estrées, fille du duc de Nevers et de Mlle de Thianges. Catherine Cessac 256 manifestation de puissance. La duchesse réunit des gens capables d’exalter son image comme le fit Louis XIV avec ses propres artistes. Tout comme les Rois et les Reines, les auteurs et les compositeurs sont ‹mêlés›. Les professionnels attachés à la maison de Sceaux sont, pour les écrivains, Nicolas de Malézieu, Charles-Claude Genest, Rose de Launay, et, pour les compositeurs, Jean-Joseph Mouret et Pierre-Nicolas Marchand 23 . La plus grande partie de la composition de Nuits leur est confiée. Parmi les auteurs venus de l’extérieur se côtoient des professionnels confirmés ou au début d’une carrière prometteuse, ce qui permet d’apprécier l’aptitude de la duchesse du Maine à découvrir des talents. Après de nombreux succès à l’Académie royale de musique de L’Europe galante en 1697 à Sémélé en 1709, la prestation d’Houdar de La Motte à Sceaux marque le début d’une longue histoire avec la duchesse du Maine culminant dans les piquantes lettres qu’ils échangèrent en 1726. Pour l’heure, La Motte, disciple de Fontenelle, croise le fer avec Mme Dacier au sujet d’Homère, réveillant la querelle des Anciens des Modernes pour se ranger dans ce dernier camp qui n’était pourtant pas celui privilégié par Louise-Bénédicte. En 1714, Pierre-Charles Roy a déjà à son actif cinq tragédies en musique. Le 28 septembre, il donne au Théâtre Français 1714 Les Captifs, comédie adaptée de Plaute avec des intermèdes de Jean-Baptiste Quinault 24 . Roy était en outre premier secrétaire du duc de La Force particulièrement bien en cour à Sceaux et donc à même d’y présenter le poète. La participation à la Sixième Nuit de l’abbé Simon-Joseph Pellegrin s’explique sans doute par une recommandation de Mme de Maintenon, qui l’avait pris sous sa bienveillance et à laquelle il adressa ses Cantiques spirituels pour les dames de Saint-Cyr. Bien que Pellegrin occupe l’affiche l’Académie royale de musique dans les années 1713-1714, ce n’est qu’en 1732, avec son magnifique Jephté, qu’il connaît son premier grand succès, tragédie biblique pour laquelle il reçut l’approbation de la duchesse du Maine. Alors que Pierre-François Godard de Beauchamps, secrétaire du maréchal de Villeroy, futur auteur de l’ouvrage encyclopédique Recherches sur les théâtres de France (Paris, Prault, 1735), fait ses premiers pas au théâtre de Sceaux à l’âge de 25 ans, Philippe Néricault Destouches noue une malicieuse complicité avec Mouret pour un essai transformé en coup de maître avec Les Amours de Ragonde. Les auteurs amateurs - le comte de Gavaudun et le duc de la Force (à la fois Roi et auteur des Huitième et Neuvième Nuits) - sont des alliés de la famille du Maine qui, en échange de l’honneur et des avantages 23 Frère de Jean-Noël, violoniste du roi et compositeur de la musique des Cantiques de Racine. 24 Voir Mercure galant, octobre 1714, p. 251-257. Cette pièce sera représentée à Sceaux le 24 août 1738. 257 Les Grandes Nuits de Sceaux (1714-1715) que la duchesse leur fait de les programmer (pour l’unique fois dans leur vie ! ), attend d’eux de jouer un rôle dans la situation politique présente. Premier commis du contrôleur général des finances Desmaretz, Jean-Roland Mallet est reçu à l’Académie Française en janvier 1715, peu de temps après le duc de La Force. Les musiciens étrangers à la maison qui apportent leur contribution pour seulement une ou deux Nuits présentent des profils variés. Nicolas Bernier 25 bénéficia très probablement de la bienveillance du duc de Noailles, également protecteur de Mouret, époux de Françoise-Charlotte d’Aubigné, nièce de Mme de Maintenon, auquel il offre son second livre de motets en 1713. Thomas-Louis Bourgeois voit triompher ses opéras-ballets, Les Amours déguisés (1713) et Les Plaisirs de la paix (1715), sur la scène de l’Académie royale de musique dont l’orchestre est alors sous la direction de Mouret. Quant à François Colin de Blamont, âgé de 25 ans, disciple de Lalande 26 , il trouve à Sceaux sa première chance de se faire connaître. Même en musique, la duchesse du Maine avait le jugement sûr puisque Colin de Blamont embrassera une carrière prestigieuse à la cour et à la ville. Propriétaire du château de Sceaux de 1670 à 1683, Colbert avait fait construire le Pavillon de l’Aurore, symbole de son action auprès du roi, dès le lever du soleil. La fresque de Le Brun qui décore la coupole représente l’allégorie de l’Aurore tirée par quatre chevaux bruns chassant la Nuit enveloppée d’un grand manteau noir. La duchesse du Maine va utiliser ce lieu à son propre usage, quitte à en inverser le sens original et à faire tomber la nuit sur toutes les forces diurnes qui furent célébrées dans le domaine qui est maintenant le sien. C’est ici que se déroule la Cinquième Nuit, apparemment la plus somptueuse, où est mise en scène l’allégorie du Sommeil chassée du château par le Lutin de Sceaux et tentant de se réfugier dans le pavillon. Si elles furent d’abord improvisées, les Nuits ne tardèrent pas à être ordonnées de par leur régularité, leur dénomination commune et le fil conducteur du nocturne. Le concept de fête qui y est développé apparaît totalement nouveau dans une cour princière ou aristocratique, et suppose une pensée, 25 Dont il faut rappeler que Les Nuits de Sceaux publiées en 1715 et dédiées à la duchesse du Maine sont le seul témoignage musical des Grandes Nuits, la comédie Les Amours de Ragonde de Néricault-Destouches et Mouret ne nous étant parvenue que dans une version tardive, publiée en 1742 et ayant manifestement subi des aménagements. Voir notre article « Jean-Joseph Mouret et la comédie lyrique Les Amours de Ragonde », L’invention des genres lyriques français et leur redécouverte au XIX e siècle, éd. A. Terrier et A. Dratwicki, Lyon, Symétrie, 2010, p. 211-223. 26 Dont une ode sur un texte de Genest à la louange du roi, en visite chez son fils, fut jouée à Sceaux le 24 octobre 1704. Voir Les Divertissemens de Seaux Trévoux-Paris, Étienne Ganeau, 1712, p. 213-219. Catherine Cessac 258 un projet forts, dépassant le simple divertissement. Au départ, les thèmes découlent directement de la vie scéenne (la vénération de la nuit et du jeu). Les divertissements mêlés de musique et parfois de danse s’amplifient et évoluent au fil des Nuits. Alors que les trois premières offrent chacune une pièce vocale, allant d’un simple air à une cantate alternant récitatifs et airs, la structure en trois intermèdes séparés par des parties de jeu se fixe lors de la Quatrième Nuit où la duchesse du Maine est clairement désignée comme le centre vers lequel convergent tous les discours. Un ambassadeur groenlandais vient lui offrir la souveraineté de son État en raison de la longueur de ses nuits et de la rivalité entre l’astre du jour et la reine de la nuit : « Nous avons sçû qu’elle abhorre le Soleil. On en rapporte diversement la cause. Plusieurs veulent (& c’est ce qui nous a paru de plus vrai-semblable) que votre mesintelligence soit d’abord venue d’avoir disputé ensemble de la noblesse, de l’origine, de l’éclat, de la beauté & de l’excellence de vos lumieres 27 ». Tout en ne cessant d’être galant, le ton affleure les zones du pouvoir : Nous avions résolu de vous décerner le titre de Déesse, avec celui de Reine, Nous, qui n’avons jamais reconnu ni Dieux, ni Rois : mais nous avons appris que votre modestie vous a toujours fait refuser les honneurs divins, & que les seuls temples que vous permettez qu’on vous dédie, & d’où vous acceptez des sacrifices, sont les cœurs de vos Sujets. Je viens donc vous supplier, au nom de toute ma Nation, d’ajoûter nos pays à vos heureux Etats. Les feux, qui partent de vos yeux, feront fondre sans peine la Mer glacée qui les sépare. Nous nous assûrons que vôtre présence fera fleurir nos campagnes arides ; que la sagesse de vos loix domptera nos esprits indociles ; & que par la douceur de vôtre Regne nous renoncerons avec joye à la liberté, moins aimable que vôtre domination. Parfois, le Roi peut être l’auteur d’un ou plusieurs intermèdes de sa Nuit. Dans la Neuvième Nuit, le lien est particulièrement réussi, puisque le Roi, en l’occurrence le duc de La Force, se met en scène selon une subtile mise en abyme de l’acte créateur. Le premier intermède présente l’auteur en panne d’inspiration, décidant d’aller consulter « les plus célébres ombres,/ Dont les rares esprits, pour un projet si beau,/ Me traceront le plan d’un spectacle nouveau. » Admis aux Champs Élysées, il croise Archimède, Euripide, Térence, Corneille et Descartes qui dressent chacun de la duchesse du Maine un portrait apologétique rendant hommage tant à ses connaissances scientifiques qu’à son talent de comédienne. Ce n’est toutefois que lors de la rencontre avec Anacréon que le Roi avance dans la quête de son sujet. Le poète propose en l’Amour un guide plus sûr que lui-même, ce qui a pour effet de paniquer 27 Suite des Divertissemens de Seaux, op. cit., p. 135. 259 Les Grandes Nuits de Sceaux (1714-1715) le Roi car, dans l’univers galant ludovisien, l’amour est quasi exclu, soumis comme tout le reste au pouvoir de la princesse : L E R OY . La Princesse craindra que ce Dieu témeraire Ne cause quelque trouble, au lieu de l’amuser. A NACRÉON . Allez, je réponds du contraire ; Et ce Dieu qui blessa le Souverain des Dieux, Respectera l’Illustre Ludovise, Et n’osera rien tenter à ses yeux Qu’elle n’approuve, & qu’elle n’autorise. L E R OY . C’est à cette condition Qu’il faudra le charger de toute l’entreprise. Dans le second intermède de cette Nuit, commençant par une scène de sommeil telle qu’on en trouve dans les opéras ou les cantates, l’Amour endormi par le Sommeil est brusquement réveillé par la piqûre … d’une abeille. Une fois encore, la duchesse triomphe de son ennemi, ainsi que le chante Vénus au milieu des danses des Amours : Mouche, je chante ta puissance. Les cœurs, sans nulle résistance, De ton pouvoir sont enchantez ; Petite aux yeux de tout le monde, Tes traits sont toujours redoutez, Et la blessure en est profonde. Une lettre du duc du Maine, grand absent des Nuits faut-il le souligner, semble corroborer, même sous couvert d’un puissant stratagème rhétorique, l’idée d’une galanterie expurgée de tout sentiment, radicalisée en instrument de pouvoir : Ce 19 mai 1698 Mon épouse, Je pense que je vous ai assez parlé avec des larmes de sang et que si vous avez été sourde à ces discours ce n’est pas par défaillance de l’ouïe mais du cœur. Le cœur pourtant s’exprime d’ordinaire par des gémissements plutôt que par des paroles, et Dieu lui sourit quand il est accablé. Ditesmoi donc pourquoi vous vous privez de l’écoute du cœur, méprisant ce que les hommes possèdent en eux de sincère et privilégiant seulement le jugement. Dans l’union conjugale, un cœur se lie à un autre, une âme à une âme, et un caractère s’adapte à un caractère. Ce ne sont point des fi- Catherine Cessac 260 nesses que je requiers, mais des douceurs, mais l’amour vrai, ô mon épouse très chère et depuis longtemps désirée ! […] À votre froideur vous ajoutez les querelles. […] il n’y a rien en vous, si ce n’est votre humeur féroce que je ne partage avec vous aussitôt que je vous vois, me considérant le plus heureux de tous les hommes si, affrontant moi-même le danger et l’abattement, je pouvais soulager les souffrances de votre âme et de votre corps. 28 […]. Malgré l’ambition apparemment excessive d’un tel projet, la duchesse du Maine souhaita orienter ses Nuits vers l’opéra, le genre le plus somptueux et le plus ostentatoire de l’époque. Cette Neuvième Nuit en donne un avantgoût dès le premier intermède, lorsque l’Enchanteur se propose de conduire au royaume des Ombres le Roi de la Nuit qui cherche un dessein capable de plaire à la princesse. L’Enchanteur s’adresse ainsi aux éléments : Nuit, cache ton flambeau, redouble ton silence ; Que toute la nature attentive à ma voix, Par l’effort de mon art éprouvé tant de fois, Me marque son obéissance. Vents frémissez dans le vague des airs : * * On entend une simphonie qui imite les vents. Que le tonnerre*, & les éclairs, * On entend le tonnerre. Secondant votre rage, Annoncent ma puissance en cent climats divers : Que la terre s’entr’ouvre, & me marque un passage Pour arriver dans les enfers 29 . Outre les indications de musiques imitatives propres à l’opéra, la didascalie qui suit use, elle aussi, d’une formulation analogue à celles que l’on peut trouver dans les tragédies en musique de l’époque où règne le merveilleux : « Le Roy & l’Enchanteur disparoissent, le théatre change, & represente les Champs élisées : & l’on entend un Concert de fluttes & de sourdines ». La Quatorzième Nuit affiche clairement cette ambition, le Roi, l’abbé d’Auvergne, étant « seul, sous le nom de l’Opera 30 », même s’il s’agit plutôt d’opéra-ballet avec ses trois entrées suivies et un divertissement final en italien, des chœurs et des danses. Imaginée par Houdar de La Motte et Mouret, experts dans cet art, cette Nuit fait appel aux figures mythologiques de Vénus et d’Apollon 28 Extraits d’une lettre du duc du Maine autographe à la duchesse du Maine traduite du latin, Musée de l’Île-de France, MIDF 2009.3.1. Je remercie chaleureusement Dominique Brême, directeur du Musée, de m’en en avoir donné connaissance, ainsi que de sa traduction. 29 Suite des Divertissemens de Seaux, op. cit., p. 174. 30 Ibid., p. 289. 261 Les Grandes Nuits de Sceaux (1714-1715) et son propos est tout entier consacré à l’amour. On rappelle aussi que la duchesse du Maine fit couler des pleurs lorsqu’elle interpréta les grands personnages tragiques d’Andromaque, d’Iphigénie, de Monime et de Pénélope. Dans la Nuit suivante également conduite par les dieux, les mécanismes de louange pompeux, à l’imitation de ceux des prologues des tragédies lyriques à la gloire de Louis XIV, sont à l’œuvre, ainsi que la célébration de l’amour : J UPITER ET M ARS . Chantons les grandes nuits ; célébrons Ludovise. Que les échos repetent nos concerts. Suivons la vive ardeur dont notre ame est éprise. Faisons voler sa gloire au bout de l’Univers. V ENUS . L’Auguste Ludovise est la Reine des cœurs. Mince éclaircie avant que Le Soleil venant implorer d’avoir sa place à Sceaux ne soit chassé par « un seul [des] regards » de Ludovise et que Mercure conclue : Chantons tous Ludovise, & célébrons sa gloire. Faisons tout retentir du bruit de sa victoire 31 . Terrain d’expérimentation, véritable laboratoire d’invention théâtrale, musicale et chorégraphique au service d’une mécène peu banale, les Grandes Nuits présentent à chacune de leur retour des œuvres originales, créées exprès, et qui, pour la plupart, ne seront plus jamais rejouées, perdant leur signification initiale sorties de leur contexte, tout comme les premières grandes fêtes de Versailles de 1664 et 1668. Chaque Nuit ne ressemble à aucune des autres, par la variété des thèmes, des formes littéraires et musicales dont certaines sont d’authentiques innovations, comme la comédie lyrique La Veillée de village ou Les Amours de Ragonde & de Colin de Néricault Destouches et Mouret 32 , ou encore la scène de « danse caractérisée de Camille & d’Horace, le poignard à la main 33 » se référant à Horace de Corneille (acte IV, scène 5) et jugée par les historiens de la danse « comme l’un des prémices du ballet-pantomime ou ballet d’action 34 ». Les Grandes Nuits sont donc tout autant un art de l’éphémère 31 Ibid., p. 326. 32 Voir notre article « Jean-Joseph Mouret et la comédie lyrique Les Amours de Ragonde », op. cit. 33 Suite des divertissemens de Seaux, op. cit., p. 296. 34 Nathalie Lecomte, « Un maître à danser à la cour de Sceaux : Claude Balon », La duchesse du Maine (1676-1753), une mécène à la croisée des arts et des siècles, op. cit., p. 133. Catherine Cessac 262 qu’un creuset où les processus de création sont particulièrement vivants. En ce sens, elles s’apparentent aux fêtes de cour du jeune Louis XIV 35 destinées à fonder un pouvoir où esthétique et politique sont intimement liées. Comme le roi, la duchesse du Maine donne des idées de sujets, comme le roi encore qui cesse de danser publiquement en 1670, la duchesse ne monte pas sur la scène dans les Grandes Nuits 36 , distanciation nécessaire à une posture dominante. En mai 1715, la brusque interruption des Nuits est due à « des événements sérieux 37 », c’est-à-dire la dégradation de la santé de Louis XIV et de nouvelles mesures royales 38 qui déplacent l’intérêt de la duchesse du Maine et de sa cour vers d’autres préoccupations. * Malgré la relative discrétion qui entoura les Grandes Nuits de Sceaux lors de leur mise en œuvre, elles resteront dans les mémoires, ou plutôt dans une mémoire imaginaire car la manière - héritée de Saint-Simon, puis de Sainte-Beuve 39 - dont furent perçues ces Nuits, ne fit que corrompre leur message esthétique et politique, ne s’en tenant qu’à l’anecdote reprise au fil des ouvrages. Dans sa biographie sur la duchesse du Maine, André Maurel écrit à leur propos qu’« il est impossible de ne pas trouver à cela un profond ridicule » et les qualifie d’un « détestable goût 40 » ! Aussi comprenons-nous l’abbé Genest, déconseillant la lecture des Divertissemens de Seaux « à ceux qui ne connoissent ni Seaux, ni les Personnes qui l’habitent […] : ils pourraient 35 Plusieurs emprunts aux œuvres de Molière et Lully parsèment les Grandes Nuits. Dans la Douzième Nuit, les allusions au Grand Divertissement royal de Versailles de 1664 sont explicites jusqu’à évoquer la bergère nommée Annette (Suite des divertissemens de Seaux, op. cit., p. 238) ; ; et le Divertissement de la Suite de Momus de la Quatorzième Nuit (« Piglia, Signor Arlichino,/ Il Cinglo/ Di Volcano … », ibid., p. 302) rappelle la scène des deux musiciens de Monsieur de Pourceaugnac. 36 Sauf dans la Douzième Nuit où elle apparaît « sous le nom de l’Inconnu », s’adressant aux « Noctambules » au sujet de la réorientation des Nuits vers plus de simplicité, et dans la dernière où elle représente son propre personnage. 37 Mémoires de Madame de Staal-Delaunay, op. cit., p. 97. 38 Déclaration du 23 mai 1715, enregistrée par le Parlement le jour suivant, selon laquelle Louis XIV donnait au duc du Maine et au comte de Toulouse le titre et la qualité de princes du sang. Voir Philippe de Courcillon, marquis de Dangeau, Journal. Avec les additions inédites du duc de Saint-Simon, Paris, éd. E. Soulié, L. Dussieux, Feuillet de Conches e.a., Paris, Firmin-Didot, XV, 1858, p. 428-429 (3 juin 1715). 39 Sainte-Beuve, Causeries du lundi, Paris, Garnier-Frères [s.d., après 1850], III, « La duchesse du Maine », p. 206-228. 40 André Maurel, La Duchesse du Maine, reine de Sceaux, Paris, Hachette, 1928, p. 79. 263 Les Grandes Nuits de Sceaux (1714-1715) y trouver beaucoup d’endroits qui leur sembleraient peu intelligibles 41 ». Bornées par des événements politiques majeurs, les Nuits de Sceaux montrent en effet - à qui se donne la peine de les comprendre - que la duchesse du Maine savait s’entourer de personnes à la fois talentueuses et utiles à ses desseins politiques, pour une démonstration publique de son mécénat 41 Les Divertissemens de Seaux, op. cit., Avertissement. Catherine Cessac 264 Annexe Nuits Roi Reine Auteurs Compositeurs 1 ère Nuit Abbé de Vaubrun Duchesse d’Estrées Rose de Launay Malézieu Mouret 2 e Nuit Président de Mesmes Duchesse du Maine ? ? 3 e Nuit Abbé de Mesmes Mlle de Montauban Roy Bernier 4 e Nuit M. de Malézieu le fils Mlle de Langeron Malézieu ? Genest Genest ? ? Marchand 5 e Nuit Président de Mesmes Duchesse du Maine Malézieu Malézieu Genest Mouret Mouret Marchand 6 e Nuit M. de Langeron Duchesse de Rohan Pralarden Genest Pellegrin Mouret Marchand 7 e Nuit M. de Gavaudun Marquise de Croissy Gavaudun Mallet Mallet Mouret Colin de Blamont Marchand 8 e Nuit Duc de La Force Marquise de Charost La Force Roy Bernier Bernier 9 e Nuit Duc de La Force Duchesse de Brissac La Force Destouches Mouret Mouret 10 e Nuit M. de Castelblanque Mme de Chambonas Roy Roy Roy Marchand Mouret Mouret 11 e Nuit M. de Romanet Princesse de Chimay Beauchamps Beauchamps ? Mouret Mouret Bourgeois 12 e Nuit Destouches Destouches Destouches Mouret Mouret Marchand 13 e Nuit Abbé de Vaubrun Destouches Mouret 14 e Nuit Abbé d’Auvergne « seul, sous le nom de l’Opera » Houdar de La Motte Houdar de La Motte Houdar de La Motte Mouret Mouret Mouret 15 e Nuit M. de Malézieu Malézieu Mouret 16 e Nuit « sans Roy ni Reine » Rose de Launay Biblio 17, 193 (2011) La représentation de la paix et du pouvoir politique dans les prologues d’opéras et de pièces à machines, 1659-1678 J AN C LARKE Durham University En général, tout le monde s’accorde pour dire que Louis XIV fut un roi belliqueux, et il est certainement vrai que la France n’a connu que vingt ans de paix pendant les soixante-douze ans de son règne. Cependant, selon les auteurs des œuvres que nous examinerons dans cet article, Louis est celui qui apporte la paix ; ils présentent ainsi une image du roi qui est l’opposée de ce que nous avons l’habitude de considérer comme une vérité historique. Une de nos premières préoccupations serait donc d’examiner les motivations possibles pour une telle inversion, en nous demandant jusqu’à quel point elles étaient politiques. Toutes les pièces que nous aborderons appartiennent aux genres spectaculaires de l’opéra et de la pièce à machines. Les premiers opéras joués en France furent des œuvres italiennes, apportés dans son pays adoptif par Mazarin dans les années 1640. Ceux-ci stimulèrent une réaction nationaliste sous la forme de la pièce à machines, dans laquelle des scènes, le plus souvent de tragédie, sont intercalées avec des épisodes spectaculaires nécessitant l’utilisation de la machinerie théâtrale 1 . Ce n’est qu’en 1671 qu’un premier opéra français fut joué en public : la Pomone de Perrin et Cambert. L’opéra et la pièce à machines se ressemblaient beaucoup, et surtout dans leur exploitation des changements de décor et de la machinerie théâtrale. Il y avait cependant une différence fondamentale entre les genres (en dehors des considérations esthétiques), puisque la plupart des pièces à machines furent jouées pour la première fois dans des théâtres publics, tandis que les 1 Christian Delmas, Mythologie et mythe dans le théâtre français (1650-1676), Genève, Droz, 1985, pp. 55, 77 ; Jan Clarke, The Guénégaud Theatre in Paris (1673-1680). Volume Three : the Demise of the Machine Play, Lewiston-Queenston-Lampeter, Edwin Mellen, 2007, pp. 65-88. Jan Clarke 266 opéras furent le monopole de l’Académie (plus tard royale) de musique, et pour la plupart furent créés à la cour avant d’être joués en ville 2 . Il faut noter cependant que la première œuvre que nous considérerons ici, La Conquête de la Toison d’or de Pierre Corneille, est une exception à cette règle, puisqu’elle appartient au genre de la pièce à machines, mais fut créé lors d’une représentation privée. La fondation de l’Académie royale de musique est souvent présentée comme faisant partie d’un projet élaboré par Louis XIV et Colbert afin d’utiliser les arts comme des instruments de propagande politique 3 . On peut voir une confirmation de cette hypothèse dans le soutien qu’ils donnèrent à Lully quand celui-ci saisit la direction de l’Académie royale de musique en 1672 4 . Mais en vérité il ne faut que regarder les pièces elles-mêmes, qui foisonnent en références orthodoxes aux événements politiques du jour. Pour la plupart, les commentaires politiques se trouvent dans les prologues des opéras et des pièces et machines, mais parfois nous en trouvons ailleurs - dans les intermèdes, les épilogues ou les dédicaces. Et puisque les opéras et les pièces à machines étaient des œuvres spectaculaires où le visuel comptait tout autant que le texte (parlé ou chanté), nous chercherons à montrer comment le spectacle lui-même servait à souligner le message disséminé, à travers décors, tableaux et machines. Si ces pièces à grand spectacle étaient des instruments de propagande politique, qui visaient-elles ? Quelle était la composition de leur public ? À la cour, bien sûr, la personne à qui elles étaient surtout destinées était le roi lui même, assis au milieu de chaque assemblée, entouré des ses courtisans, autant ou même plus un centre d’intérêt que la pièce elle-même 5 . Dans de telles circonstances, les pièces en question auraient offert au roi ce qu’il voulait voir 2 À partir de 1675, tous les opéras de Lully furent créés à la cour pour permettre au roi d’assister aux répétitions en même temps qu’aux représentations. Par conséquent, il paya tous les frais des préparatifs, y compris des décors et des répétitions (Jérôme de La Gorce, Carlo Vigarani, Paris, Perrin, 2005, pp. 171-72 ; Jérôme de La Gorce, L’Opéra à Paris au temps de Louis XIV, Paris, Desjonquères, 1992, p. 54). 3 Voir Robert M. Isherwood, Music in the Service of the King : France in the Seventeenth Century, Ithaca, Cornell University Press, 1973. 4 Sur l’histoire de l’Académie royale de musique pendant cette période, voir La Gorce, L’Opéra à Paris au temps de Louis XIV ; aussi Jan Clarke, The Guénégaud Theatre in Paris (1673-1680). Volume One : Founding, Design and Production, Lewiston- Queenston-Lampeter, Edwin Mellen, 1998, pp. 13-16 ; Jan Clarke, Guénégaud III, op. cit., pp. 228-34. Sur le soutien donné à Lully, voir également Jan Clarke, « Agreements and disagreements relating to the use of music and spectacle on the Paris stage, 1669-1680 : the case of Sourdéac and Champeron », The Seventeenth Century, à paraître. 5 Voir, par exemple, les gravures de Silvestre illustrant Les Plaisirs de l ’Île enchantée. 267 La représentation de la paix et du pouvoir politique et entendre, renforçant la construction de son identité comme Apollon ou Mars, le disculpant quand il le fallait et montrant même les événements les plus malheureux sous un jour favorable. Ce phénomène n’est nulle part plus évident que dans la présentation de la guerre comme étant motivée par un désir de paix. Et les courtisans auraient été de connivence avec cette flatterie, puisque leur position à la cour dépendait directement de la munificence du roi et que (dans le cas des hommes au moins) leur gloire dépendait également de leur prouesse militaire. Le public en ville, par contre, était plus mêlé, et comprenait des aristocrates, des bourgeois, des soldats, des femmes, et même des valets et des servantes. 6 Tous ces gens étaient impliqués dans l’effort de la guerre d’une façon ou d’une autre, et ils auraient tous reçu les messages transmis de manières légèrement différentes. Il faut aussi noter que la guerre et le théâtre étaient tous les deux des occupations saisonnières, et que la saison théâtrale proprement dite ne commençait qu’une fois les campagnes militaires terminées pour l’hiver et les soldats de retour en ville 7 . C’est pour cette raison que les pièces que nous examinerons contiennent maintes références au temps inclément, et prônent la nécessité de profiter de cette suspension temporaire des hostilités, non seulement pour jouir des plaisirs de la vie, mais aussi pour préparer les campagnes futures. Ces œuvres auraient peut-être aussi servi à réconforter les membres du public, puisqu’elles cherchaient à montrer que les causes pour lesquelles ils (ou les membres de leur famille) combattaient ou, plus prosaïquement, payaient, valaient bien la peine. D’où, peut-être, l’accent mis sur la paix ; et si l’expansion française pour laquelle la plupart de ces guerres sont faites est présentée comme étant justifiée, c’est pour offrir aux spectateurs une preuve de la plus grande gloire non seulement du roi mais de la nation française qu’il représente et dont les membres du public font partie. Dès la fin des années 70, Louis XIV commençait à se détourner du théâtre et n’assistait même plus aux spectacles donnés à Versailles pour faire plaisir aux membres de la nouvelle génération 8 . Par conséquent, à partir de cette date, la transmission des messages contenus dans les œuvres spectaculaires n’était plus aussi directe. C’est pour cette raison que nous nous limiterons, dans cet article, aux pièces qui furent jouées après la fin de la guerre avec l’Espagne et pendant ce que John Lynn appelle les « wars of gloire » (les guerres de 6 Voir John Lough, Paris Theatre Audiences in the Seventeenth and Eighteenth Centuries, Oxford, Oxford University Press, 1957. 7 Samuel Chappuzeau, Le Théâtre français, Lyon, Michel Mayer, 1674 ; Brussels, Mertens et fils, 1867 ; Plan de la Tour (Var), Éditions d’Aujourd’hui, 1985, p. 59. 8 Pour une analyse du désintérêt graduel du roi pour le théâtre, voir Jan Clarke, « The Expulsion of the Italians from the Hôtel de Bourgogne in 1697 », Seventeenth-Century French Studies, 14 (1992), 97-117 (pp. 103-04). Jan Clarke 268 la gloire de Louis XIV) - c’est-à-dire la Guerre de Dévolution et la Guerre de Hollande - des guerres par lesquelles le roi cherchait à rehausser sa réputation dans le monde 9 . La première pièce que nous examinerons, La Conquête de la Toison d’or de Pierre Corneille, fut jouée pour la première fois en 1660 lors d’une fête privée donnée par le marquis de Sourdéac dans son château de Neufbourg pour célébrer la fin de la guerre avec l’Espagne et le mariage du roi avec l’Infante Marie-Thérèse. Elle fut ensuite jouée à Paris à partir de février 1661 10 . Dans son introduction au Prologue, Corneille affirme que, dans les circonstances, il n’avait pas eu de choix quant à son sujet 11 . Ainsi, le décor montre un « Païs ruïné par les guerres », afin de symboliser « le pitoyable estat où la France estoit réduîte avant cette faveur du Ciel, qu’elle a si long temps souhaitée, et dont la bonté de son illustre Monarque la fait jouir à present » (pp. 114-15). Le Prologue s’ouvre sur une conversation entre la France et la Victoire dans laquelle la France s’exprime avec une force surprenante à propos des souffrances que son peuple a dû subir. Elle avoue que la Victoire l’a suivie avec une fidélité surprenante, et que, par conséquent, elle est maintenant estimée et redoutée jusqu’au bout du monde ; mais elle se demande si le prix n’a pas été trop élevé : L’Estat est florissant, mais les Peuples gemissent, Leurs membres décharnez courbent sous mes hauts faits Et la gloire du Trône accable les Sujets (p. 116). Elle évoque également les conséquences néfastes de la guerre : « Je me lasse de voir mes villes désolées,/ Mes habitants pillez, mes campagnes brûlées » (p. 116). Nous sommes très proches d’une critique de la politique royale, ce que la France évite en s’empressant de louer le jeune roi qui a su répondre aux gémissements de son peuple : De ce glorieux Trône où brille sa vertu Il tend sa main auguste à son Peuple abatu Et comme à tous momens la commune misere Rappelle en son grand cœur les tendresses de pere, Ce cœur se laisse vaincre aux vœux que j’ay formez […] (pp. 116-17). 9 John A. Lynn, The Wars of Louis XIV 1667-1714, Harlow, Pearson Education, 1999, chapter 4. 10 Pour des renseignements sur la production de La Conquête de la Toison d’or, voir Pierre Corneille, La Conquête de la Toison d’or, éd. Marie-France Wagner, Rouen- Paris : Augustin Courbé, Guillaume de Luyne, 1661, Paris, Champion, 1998, Introduction. 11 Ibid., p. 114. 269 La représentation de la paix et du pouvoir politique À ce moment, « le Ciel s’ouvre » pour révéler Mars « sur son Estoille », qui descend à terre afin de réprimander la France. Il l’appelle ingrate et maintient qu’avec seulement cinq ou dix ans d’effort de plus, elle aurait pu avoir toute l’Europe en son pouvoir, ajoutant curieusement que les habitants des autres pays européens se mettent déjà à apprendre la langue française afin de se préparer à adopter les lois du pays. Il lui montre un tableau où l’on voit la Paix « prisonnière dans son Palais, entre les mains de la Discorde et de l’Envie » (p. 118). Le palais de Mars, sans douté révélé sur un théâtre élevé, a des colonnes faites de canons avec des mortiers pour bases et des boulets pour chapiteaux, le tout décoré de « tambours et autres instruments de la guerre » et des trophées d’armes (p. 118). Néanmoins, la Paix exprime sa confiance dans le fait que l’Hymen, le dieu du mariage, viendra à son secours, grâce à l’intervention de la mère du roi (Anne d’Autriche, la sœur de Philippe IV de l’Espagne) : « Ses tendresses de sœur, ses tendresses de mere,/ Peuvent tout sur un fils, peuvent tout sur un frère » (p. 119). La Paix loue également les négociateurs qui ont effectué la réconciliation entre les deux pays : « Les sublimes intelligences/ Qui de leurs grands Estats meuvent les vastes corps » (p. 119-20). L’Hymen a attendu leur accord avant de se montrer car, sans eux, son autorité n’aurait pas été reconnu, mais le moment est venu et la Paix peut conclure sur un cri triomphal : « France, ouvre ton cœur à la joye,/ Et vous, Monstres, fuyez, ce grand jour est venu » (p. 120). À ce signe, l’Hymen paraît, équipé d’un bouclier portant l’image de l’Infante. Il montre celle-ci à l’Envie et à la Discorde « qui trébuchent aussis-tost aux Enfers », probablement à travers une trappe. Puis l’Hymen fait un autre geste avec le bouclier et les chaînes de la Paix tombent et se cassent. Celle-ci informe l’Hymen qu’ils doivent immédiatement aller sur terre pour satisfaire les vœux du peuple. Aussitôt, « Quatre Amours descendent du Ciel », saisissent l’Hymen et la Paix et les portent jusque sur le plateau principal, avant de retourner « dans les nuës » grâce à un vol croisé (pp. 121-22) 12 . La France souhaite la bienvenue à la Paix : Adorable souhait des Peuples gemissans, Feconde seureté des travaux innocens, Infatigable appuy du pouvoir legitime, Qui dissipez le trouble, et détruisez le crime, Protectrice des Arts, mere des beaux loisirs […] (p. 122). La Paix répond que la France doit « [faire] éclater [s]a joye en de pompeux spectacles » (ce qu’elle est en fait en train de faire par la production de La 12 De tels vols croisés étaient très difficiles à effectuer et sont invariablement signalés dans les livres de sujet vendus pour accompagner des productions spectaculaires. Jan Clarke 270 Toison même). Mais en même temps, elle lui conseille de ne pas imiter les arts étrangers : Ton Theatre a souvent d’assez riches couleurs Pour n’avoir pas besoin d’emprunter rien ailleurs […] (p. 122). Cela constitue un rejet évident des pièces spectaculaires italiennes introduites en France par Richelieu et Mazarin. La France fait semblant de protester que la production théâtrale est difficile dans les circonstances : Est-il effort humain qui jamais ait tiré Des spectacles pompeux d’un sein si déchiré ? (p. 122) Mais l’Hymen promet de lui fournir de l’aide : Nous serons à l’envy nous-mesmes ton soutien. Porte sur ton Theatre une chaleur si belle, Que des plus heureux temps l’éclat s’y renouvelle […] (p. 123). La Victoire se rend compte que l’on n’a plus besoin d’elle et veut partir, mais la France la retient sur le prétexte qu’elle peut servir la France et surtout Monsieur, frère du roi, en dehors de ses frontières - une première référence dans les œuvres que nous examinons à l’expansion coloniale française : « Et sous d’autres climats couronner ses hauts faits/ Des lauriers qu’en ceux-cy luy dérobe la Paix ». L’Hymen, pour sa part, promet à Monsieur « un prix de toute autre valeur,/ Que ceux que tu promets avec tant de chaleur », une référence aux fiançailles de celui-ci avec Henriette d’Angleterre qui avaient eu lieu en août 1660 13 , et il informe la France que, grâce à la Paix, l’Espagne et l’Angleterre « Te livre[nt] par ma main leurs plus rares trésors », c’est-à-dire Marie Thérèse et Henriette. Finalement, la Paix ordonne à l’Hymen qu’il tienne sa parole et qu’il utilise, « par de nouveaux miracles », « ce chef-d’œuvre des Cieux » (c’est-à-dire le portrait de Marie-Thérèse) afin de changer « la face de ces lieux » (p. 124). L’Hymen obéit et montre son bouclier une dernière fois, provoquant ainsi le changement de la scène de désolation en un jardin magnifique contre lequel le premier acte sera joué. La Traité des Pyrénées fut suivie de huit ans de paix, rendu de plus en plus fragile par les aspirations du jeune roi. 14 La mort de Philippe IV en 1665 lui fournit le prétexte qu’il cherchait. Sa femme, Marie-Thérèse, avait abdiqué ses droits en Espagne contre le payement de sa dot, mais celle-ci n’avait pas été reçue. En 1667, donc, Louis mena une armée dans les Pays Bas espagnols 13 Philippe Erlanger, Monsieur, frère de Louis XIV, Paris, Perrin, 1981, pp. 59-60. Le couple sera marié au mois de mars 1661. 14 Lynn, The Wars of Louis XIV 1667-1714, p. 33. 271 La représentation de la paix et du pouvoir politique pour saisir les terres qu’il revendiquait au nom de sa femme, et ainsi commença la Guerre de Dévolution. Cette guerre dura jusqu’en 1668, quand Louis fut obligé de céder, et le Traité d’Aix-en-Chapelle fut signé. Mais il était évident que la cessation des hostilités n’était que temporaire, et que, comme le dit John Lynn : « He would be back » 15 . La Toison d’or est assez simple dans son expression de la joie nationale devant le mariage du roi et le retour de la paix, mais la pièce que nous aborderons maintenant est plus complexe. La Fête de Vénus de Claude Boyer fut jouée pour la première fois en 1669 au Théâtre du Marais, neuf mois après la signature du traité d’Aix-en-Chapelle. La Toison d’or et La Fête de Vénus furent donc toutes les deux jouées pendant des périodes de paix. Mais La Fête se distingue de La Toison dans sa reconnaissance de la précarité de cette paix et l’expression d’un désir évident de préparer ses spectateurs pour la guerre à venir. On pourrait se demander pourquoi elle aurait exposé un tel message quand elle fut jouée dans un théâtre public apparemment libre de tout contrôle. Mais le fait que la première édition du texte contienne une dédicace à la belle-sœur du roi, Henriette d’Angleterre 16 , montre jusqu’à quel point Boyer voulait (comme tout autre dramaturge de l’époque) se faire patronner et s’insinuer dans les bonnes grâces de la cour. Sinon, il est possible qu’il ait tout simplement écrit le Prologue sur commande. Dans ce Prologue de La Fête de Vénus, le rideau se lève pour révéler la Paix couchée dans un bois écoutant une musique pastorale. Cette idylle est interrompue par la descente de la Victoire et de la Renommée, la première chantant et la deuxième jouant de sa trompette, ce qui provoque chez la Paix une irritation compréhensible : « Quel est ce bruit affreux, quel Dieu mal à propos/ Ose troubler la Paix dans le sein du repos ? » (p. 1). La Victoire s’exprime ainsi : Croissez Palmes, croissez Lauriers, Louïs porte si loin sa gloire et son empire, Que s’il faut couronner tous ses exploits guerriers, A peine pourrez-vous suffire (p. 2). Ces deux termes de gloire et d’empire apparaissent fréquemment dans les prologues que nous discutons. La présence du premier soutient la catégorisation de ces conflits comme des guerres de la gloire, tandis que l’utilisation du deuxième souligne le caractère expansionniste de la politique du roi. 15 Ibid., pp. 33-34. 16 Claude Boyer, La Fête de Vénus, Paris, Gabriel Quinet, 1669. Jan Clarke 272 La Victoire et la Paix se disputent à propos de la nature de la gloire : est-ce qu’elle réside dans des conquêtes militaires ou dans le maintien de la paix ? Selon la Paix, la Victoire essaie d’inciter le jeune roi à se remettre à la guerre : Vous croyez donc qu’un jeune Roy Cherche à vous rendre vostre employ, Et que n’aymant que vous dans le fonds de son ame N’écoutant rien que sa valeur, Il ne faut que s’offrir encore à ce Vainqueur, Pour réveiller toute sa flâme (p. 2). La Victoire répond qu’un tel changement de politique de la part du roi n’a rien qui surprend, puisqu’un désir de gloire militaire est naturel à son âge, et Louis veut être vu en conquérant plutôt qu’en homme de paix (p. 2). Selon la Paix, les « affreuses beautez » que la Victoire offre au roi consiste en « la gloire qui suit la fureur des combats : / Ce mélange de sang, de poussiere, et de larmes », mais qui ne peuvent être obtenue qu’au prix de « mille morts ». Elle, par contre, lui offre « cette gloire tranquille/ Que la Vertu produit au milieu du repos ». Celle-là est peut-être moins héroïque et moins brillante, mais en même temps elle : Fait fleurir les Loix, les Arts, et l’Innocence, Faire regner par tout l’honneur et la vertu, Et tenir sous le joug d’une juste puissance L’injustice étonnée, et le vice abattu […] (p. 3). Sous un tel système, la valeur serait employée uniquement pour « calmer les tempestes », et le Héros (Louis) serait restreint par les devoirs du Roi, pour éventuellement venir à préférer « Une grandeur paisible, un glorieux repos » aux joies de la conquête. La Paix présente la première comme étant la véritable gloire ; selon elle, la valeur des rois réside dans la force qu’ils exercent pour se contrôler et non pas dans l’acquisition de « tout l’Empire du monde » (p. 3). Inévitablement, la Victoire n’est pas convaincue ; elle maintient que la guerre fait partie de la façon de vivre des Français : Croyez-en son courage, et ne pretendez pas De desarmer ainsi tant de braves Soldats Qu’enfante à son grand Roy la belliqueuse France ; Et de corrompre leur vaillance Par vos infidelles appas (p. 4). Avec un désespoir croissant, la Paix déclare qu’elle représente « cette gloire suprême » pour laquelle un grand nombre de héros sont prêts à mourir, et elle soutient que la Victoire est en train de présenter le moyen de l’acquérir 273 La représentation de la paix et du pouvoir politique (la guerre) comme ayant autant ou plus de valeur que la gloire (la paix) elle même. Et elle ajoute que Louis ne commettrait jamais la sottise de faire confiance à la Victoire car elle est connue pour être volage. Cela incite cette dernière à citer le fait que Louis a connu des réussites en hiver tout aussi bien qu’en été, comme preuve de sa fidélité 17 . Les deux déesses arrivées donc à une impasse, Mercure descend pour régler la dispute, mais en fait refuse de trancher : « Chacune a ses honneurs, son temps, et son employ,/ Chacune sert LOÜIS, sa gloire, et son Empire » (p. 6). Il leur ordonne de travailler ensemble car la Victoire doit servir la Paix : Mais aussi c’est à la Victoire A fonder pour jamais avec ses propres mains Et vostre Empire et vostre gloire (p. 6). En d’autres termes, la nouvelle guerre qui menace la France est présentée comme étant justifiée puisqu’elle a pour but d’établir la paix - une platitude qui résonne encore aujourd’hui. Mercure continue en transmettant un message de Cupidon au roi : il y a plus d’une façon d’acquérir la gloire et il ferait bien d’essayer de conquérir des cœurs aussi, et il recommande au public de profiter de cette paix temporaire pour jouir de l’amour et des loisirs, et pour s’adonner à des activités artistiques (p. 6). En fait, cette association de la paix avec l’amour, les loisirs et les arts est un autre topos qu’on trouve à maintes reprises dans ces œuvres. Les mêmes thèmes, ainsi qu’une expression encore plus vigoureuse des droits de la France en ce qui concerne l’expansion de son empire, sont exprimés dans le Prologue du deuxième opéra donné par l’Académie de musique : Les Peines et les plaisirs de l’amour de Cambert et Gilbert, de janvier 1672. Tout comme La Fête de Vénus, Les Peines et les plaisirs fut joué au cours de la brève période de paix qui sépara la fin de la Guerre de Dévolution et le commencement de la Guerre contre la Hollande. Il n’est guère étonnant donc de voir que Vénus décrit Louis comme « un nouveau Apollon » et « le Soleil des Français », qui bientôt, « de tout cet Univers ne fera qu’une Cour » ; et la Renommée se vante d’avoir étendu sa réputation vers l’Est, promettant que « l’Inde quelque jour/ Sera dans son Domaine » 18 . L’œuvre est dédiée à Colbert, et cela est probablement une référence à la politique de ce dernier à propos des Indes orientales, par laquelle il visait à établir la France comme un pouvoir colonial 19 . Ce projet, à la fois militaire et commercial, est lié dans 17 Cela est peut-être une référence à l’invasion de la Franche-Comté par Condé, qui avait eu lieu au mois de février (Lynn, The Wars of Louis XIV 1667-1714, p. 108). 18 Gabriel Gilbert, Les Peines et les plaisirs de l’amour, Amsterdam, Henri Schelte, 1705, p. 5. 19 Glenn Joseph Ames, « Colbert’s Indian Ocean Strategy of 1664-1674 : a Reappraisal », French Historical Studies, 16 (1990), 536-59 (p. 537). Jan Clarke 274 la pièce à ce qu’on appellerait en anglais « a hearts and minds campaign » (une campagne pour gagner les cœurs et les esprits). Ainsi, Vénus ordonne à ses amours d’aller … sur la Terre et sur l’Onde Dire qu’il [Louis] a conquis les cœurs de tout le Monde […] (p. 6). Et la Renommée ajoute que, suite à ses victoires, Déja les habitans et du Nil et du Tage, Et les plus éloignez de l’Empire François ; Les Sauvages sans Loix Viennent lui rendre hommage (p. 6). Pour le prouver, des représentants de ces « Nations », qui se disent « Charmez de sa valeur », viennent « Pour divertir en paix ce Roi victorieux », et le Prologue se termine par un ballet d’Espagnols, Indiens, Maures et Égyptiens. Ces louanges élaborées du roi sont d’autant plus surprenantes en ce que l’opéra a été créé en ville et que Louis ne l’a jamais vu 20 . Les références à l’Égypte reflètent un vrai sujet d’actualité. Dès 1671, il était clair que Louis préparait une deuxième guerre contre la Hollande. Alarmé, le philosophe Leibniz suggéra à Louis qu’il pouvait envahir l’Égypte à la place, car « Il faut à la France la paix en Occident, la guerre au loin » 21 . Le but éventuel, selon Leibniz, serait d’engager les Hollandais dans une guerre coloniale pour le contrôle des Indes. Heureusement pour l’Égypte, Louis ne l’écouta pas, mais il est fort probable que certains membres du public ont reconnu la signification de ces allusions, même si les références à l’hommage du peuple égyptien sont un peu prématurées. La guerre tant anticipée ne tarda pas à venir, et mars 1672 vit le début des hostilités entre les Anglais et les Hollandais que Louis rejoignit du côté des Anglais le mois suivant. La prochaine œuvre que j’aborderai, donc, l’opéra Cadmus et Hermione de Lully et Quinault, jouée pour la première fois en 1673, est la première de nos pièces à être créée en temps de guerre. Ce fait est reflété dans la dédicace, où l’Académie royale de musique personnifiée se plaint au roi de son manque d’intérêt pour la musique : « Mais je viens vainement Vous 20 BoB.1672.01.00.a <http : / / philidor.cmbv.fr> (consulté le 13 avril 2010). 21 La proposition de Leibniz est exprimée de la façon la plus claire dans le second de deux placets qu’il adressa au roi : ‘La conquête de l’Egypte, cette Hollande de l’Orient, est infiniment plus aisée que celle des Provinces-Unies. Il faut à la France la paix en Occident, la guerre au loin. […] C’est en Égypte qu’on vaincra la Hollande ; c’est là qu’on lui enlèvera ce qui seul la rend florissante : les trésors de l’Orient (Henri Martin, Histoire de France depuis les temps les plus reculés jusqu’en 1789, 17 vols, Paris, Furne, 1855-60, vol. XIII (1858), p. 369). 275 La représentation de la paix et du pouvoir politique en offrir les charmes ; / Vous ne tournez les yeux que du côté des armes » 22 . Cadmus fut joué pour la première fois en ville 23 , ce qui explique peut-être le fait que Quinault, dans sa dédicace, osent dire clairement que les Français préfèrent la paix à l’expansion coloniale : L’Empire où Vous régnez, sans chercher à s’accroître, Trouve assez de grandeur à Vous avoir pour Maître, Votre règne suffit à sa félicité, Souffrez qu’il en jouisse avec tranquillité (p. 2). Mais Louis avait suivi les conseils de Leibniz dans un sens au moins. Ainsi, tandis la France dans Le Toison d’or s’était plainte à propos de la dévastation qu’elle avait subie, le dédicace de Cadmus exprime la satisfaction des Français du fait qu’ils peuvent continuer à jouir de la paix chez eux, « lorsque Vous allez jusqu’au bout de la Terre/ Combler vos ennemis des malheurs de la guerre » (p. 2). Les Hollandais sont présentés comme étant entièrement responsables de la guerre, et l’on constate que la paix ne sera possible qu’une fois qu’ils auront été humiliés : Qu’un peuple, dont l’orgueil attira la tempête, Par son abaissement l’écarte de sa tête, Et quand il n’est plus rien qui puisse résister, Que la foudre de vos mains dédaigne d’éclater. D’un regard adouci calmez la Terre et l’Onde, Ne Vous contentez plus d’être l’effroi du Monde, Et songez que le Ciel Vous donne à nos désirs Pour être des humains l’Amour et les Plaisirs (p. 3). Et les spectateurs auraient facilement reconnu une représentation de cette humiliation future dans le Prologue de la pièce, où Apollon détruit le monstre Python dans une pluie de feu ; car, comme le note Quinault : « Le sens allégorique de ce sujet est si clair, qu’il est inutile de l’expliquer » (p. 7). Plusieurs pièces à machines et opéras joués entre 1673 et 1676 contiennent des allusions à la conduite de la guerre, mais puisque pour la plupart ils acceptent cet état et ne proposent pas de réflexions sur la paix, nous ne les considérerons que brièvement ici. Parmi ceux-ci sont des intermèdes composés en 1673 pour divertir le roi à son retour de la campagne de Hollande, dans l’Épilogue duquel des représentants de différentes nations « s’empres- 22 Philippe Quinault, Cadmus et Hermione (Paris, 1673), [in] Livrets d’opéra, éd. Buford Norman, 2 vols, Toulouse, Société de littératures classiques, 1999, I, 1-51 (p. 2). 23 BoB.1673.04.14 <http : / / philidor.cmbv.fr> (consulté le 13 avril 2010). Jan Clarke 276 sent pour se ranger sous la domination d’un si digne Vainqueur » 24 . Le dédicace « Au Roi » de l’opéra Alceste de Quinault et Lully (1674) fait allusion à la traversée du Rhin par Condé et à l’inondation de leur pays par les Hollandais afin de protéger Amsterdam 25 . Dans le Prologue de Thésée (1675), Quinault souligne encore une fois le contraste entre la guerre externe et la paix interne. Ainsi, Mars ordonne que rien ne dérange Vénus et ses amours et que la musique pastorale triomphe des tambours et des trompettes de la guerre. Mais, en même temps, il dit à Bellone de voler afin de « Porte[r] aux ennemis de cet Empire heureux/ Tout ce que la guerre a d’affreux » 26 . Quand Vénus demande à Mars pourquoi le roi a tant d’ennemis jaloux, il la rassure : il a fait croître le nombre de ses ennemis seulement pour rehausser sa gloire. La France est sûre de triompher à la fin et ceux qui ont obligé le « Grand Héros » à porter des armes seront détruits (p. 112). Et le Prologue se termine avec l’instruction habituelle que, malgré la guerre, les dieux et leurs suites devaient profiter des délices de la paix (p. 113). Le décor du Prologue de la pièce à machines Circé de Thomas Corneille, créée en 1675, montre un temple construit par la Gloire pour honorer le roi. Il est orné de trophées d’armes et de médaillons illustrant ses victoires, avec, au milieu, sous un arc triomphal, la statue du roi lui même, accompagné de la Victoire et de la Gloire 27 . Dans le texte, nous trouvons des allusions à une ligue de princes jaloux, au grand nombre de batailles et de sièges que le roi a gagnés, et au fait que ses troupes ont deux fois envahi la Franche-Comté (pp. 8-9) 28 . Surtout, ses exploits militaires sont présentés comme étant motivés par un désir de « confondre des tyrans » et « maintenir de légitimes Droits » (p. 12). Et l’année suivante, dans le Prologue du nouvel opéra de Quinault et Lully, Atys, la guerre fut décrite comme une occupation saisonnière par Flore, qui explique sa présence en hiver par le fait que, si elle avait attendu le printemps, son héros (le roi) serait déjà parti 29 . Ensuite, plusieurs 24 Anon., Intermèdes pour une comédie, Paris, Claude Barbin, 1673, p. 31. 25 Philippe Quinault, Alceste (Paris, 1674), [in] Livrets d’opéra, éd. Buford Norman, 2 vols (Toulouse : Société de littératures classiques, 1999), I, 53-106 (pp. 54, 60) ; Lynn, The Wars of Louis XIV 1667-1714 (pp. 113-17). Ces deux événements eurent lieu en 1672. 26 Philippe Quinault, Thésée (Paris, 1675), [in] Livrets d’opéra, éd. Buford Norman, 2 vols, Toulouse, Société de littératures classiques, 1999, I, 107-69 (p. 109). 27 Thomas Corneille, Circé, éd. Jan Clarke, Exeter, University of Exeter, 1989, p. 5. 28 La Franche-Comté avait été conquise par les troupes françaises pour la deuxième fois après une campagne de six semaines seulement au printemps de 1674 (Lynn, The Wars of Louis XIV 1667-1714, op. cit., p. 124). 29 Philippe Quinault, Atys (Paris, 1676), [in] Livrets d’opéra, éd. Buford Norman, Livrets d’opéra, 2 vols, Toulouse, Société des littératures classiques, 1999, I, 171-227 (pp. 173-74). 277 La représentation de la paix et du pouvoir politique héros de l’Antiquité se combattent, provoquant la descente d’Iris pour rétablir l’harmonie, qui déclare que « l’Empire puissant, où règne un nouveau Mars » est le seul refuge des plaisirs. Et le Prologue se termine sur un accord général que ce « temps de Jeux et du repos » donnera à Louis le temps de préparer des conquêtes nouvelles (pp. 175-76). Nous trouvons un grand changement, cependant, en 1677, au moment de la création à la cour d’Isis par les mêmes Lully et Quinault, car apparemment on pouvait pour la première fois envisager la fin de la guerre. Le décor du Prologue montre le palais de la Renommée, et encore une fois il est question de la jalousie des ennemis du roi : C’est lui dont les Dieux ont fait choix Pour combler le bonheur de l’Empire Français ; En vain, pour le troubler, tout s’unit, tout conspire, C’est en vain que l’Envie a ligué tant de Rois. Heureux l’Empire Qui suit ses lois 30 ! Neptune sort des flots pour vanter les victoires navales du roi pendant la campagne en Sicile l’année précédente 31 : Mon Empire a servi de théâtre à la guerre ; Publiez des exploits nouveaux : C’est le même Vainqueur, si fameux sur la Terre, Qui triomphe encor sur les eaux (pp. 232-33). Cependant, la promesse d’une paix éventuelle est exprimée quand Calliope ordonne au « bruit terrible des armes,/ Qui troublez le repos de cent climats divers » qu’il cesse temporairement pour laisser entendre les chants des Muses « dans une auguste cour », comme le dit Melpomène. Calliope et Thalie sont obligés de lui rappeler que ce n’est pas encore le moment : ‹La Paix, la douce Paix n’ose encore descendre/ Du céleste séjour› (p. 234). Néanmoins, les Muses s’engagent à « attendre Son bienheureux retour […] près du Vainqueur », et Apollon exprime la joie des Arts à la pensée d’une association future entre la paix et les activités artistiques (p. 234). La Renommée, par contre, mêle de la prudence avec une combativité continue : Il n’est pas encor temps de croire Que les paisibles jeux ne seront plus troublés ; […] Ennemis de la paix, tremblez ; 30 Philippe Quinault, Isis (Paris, 1677), [in] Livrets d’opéra, éd. Buford Norman, 2 vols (Toulouse : Société des littératures classiques, 1999), I, 229-80 (p. 231). 31 Lynn, The Wars of Louis XIV 1667-1714 (p. 148). Jan Clarke 278 Vous le verrez [le Héros] bientôt courir à la victoire, Vos efforts redoublés Ne serviront qu’à redoubler sa gloire (p. 234). Quand il prépara son opéra pour 1678, Lully ne put pas travailler avec Quinault, et se tourna vers l’expert de la pièce à machines, Thomas Corneille. Leur opéra Psyché fut créé en avril 1678, deux mois avant la signature du traité avec les Hollandais qui mit fin à la guerre. Le texte publié est accompagné d’une Préface qui souligne le progrès satisfaisant de la guerre, surtout en ce qui concerne les résultats des sièges récents et les gains en territoire. On y exprime également, comme d’habitude, une (feinte) surprise devant le fait la France a pu s’agrandir et « dompter l’Univers » tout en continuant de jouir des « mille plaisirs offerts » chez elle 32 . Curieusement, la guerre et la culture sont présentés comme étant liées dans un certain sens, de sorte que pour Louis, « vaincre, où tu fais voler tes Etendards,/ C’est la suite des soins que tu prends des beaux Arts ». La situation des Français est de nouveau opposée à celle des autres pays européens, et on prédit d’une façon encore plus positive la fin de la guerre : Ces peuples contre nous ardents à se liguer Attendent le moment qui les va subjuguer. Nous seuls goûtons la paix que tes exploits nous donnent, Et tandis qu’en tous lieux les Trompettes résonnent, Que leur bruit menaçant fait retentir les airs, Paris ne les entend que dans nos seuls Concerts. (s.p.) Dans le Prologue lui-même, Flore invite Vénus à descendre avec l’invocation suivante : Ce n’est plus le temps de la Guerre ; Le plus puissant des Rois Interrompt ses Exploits Pour donner la Paix à la Terre […]. Et un chœur de divinités la seconde : Nous goûtons une paix profonde ; Les plus doux Jeux sont icy bas ; On doit ce repos plein d’appas Au plus grand ROY du Monde. Comme nous l’avons vu, en juin 1678, deux mois seulement après la création de Psyché, les États généraux de la Hollande ont voté en faveur de la paix avec la France, et le traité de Nimègue a été signé le 10 août. D’autres 32 Thomas Corneille, Psyché, Paris, René Baudry, 1678 (s.p.). 279 La représentation de la paix et du pouvoir politique traités avec l’Espagne et l’Empereur ont suivis. 33 La seconde collaboration entre Lully et Thomas Corneille, Bellérophon, créé en janvier 1679, a donc vu le jour dans un monde nouveau de paix européenne, comme le constate la dédicace au texte publié : Le Roy ayant donné la Paix à l’Europe, l’Académie Royale de Musique a creu devoir marquer la part qu’elle prend à la joye publique par un Spectacle, où elle pust faire entrer les témoignages de son zele pour la gloire de cet Auguste Monarque. Elle s’y est creuë d’autant plus obligée que la protection qu’il donne aux beaux Arts les a toûjours fait joüir, pendant le cours méme de la Guerre, de l’heureuse tranquillité qui leur est si nécessaire 34 . Le Prologue s’ouvre sur une représentation du « Parnasse François » - « une agreable Vallée, en forme de Costeaux delicieux, au fond desquels paroist le Mont Parnasse », où Apollon et les Muses sont venus célébrer « le retour d’une paix si glorieuse à la France » : Le plus grand Roy de l’Univers Vient d’asseurer le repos de la Terre ; Sur cet heureux Vallon il répand ses bien-faits. Apres avoir chanté les fureurs de la Guerre, Chantons les douceurs de la Paix. Apollon a choisi le sujet d’un spectacle qui sera donné pour honorer le roi : la destruction par Bellérophon de la Chimère. Nous voyons donc que, dans cette œuvre, le Python de Cadmus a été transformé en une bête à trois têtes afin de représenter tous les ennemis que le roi avait dominés. Et en fait, Bellérophon se distingue des autres opéras que nous avons étudiés, car la corrélation étroite entre l’action et la situation politique permet une expression de joie à la fin de la pièce qui a, selon nous, plus de rapport avec la fin de la Guerre de Hollande qu’avec la destruction de la Chimère. Voici le chant du peuple : Le plus grand des Heros rend le calme à la Terre, Il fait cesser les horreurs de la Guerre. Joüissons à jamais Des douceurs de la Paix. […] Que la paix qui succede à la peine Fait aisément oublier les soûpirs ! Si le Ciel nous soûmit à la haîne, 33 Lynn, The Wars of Louis XIV 1667-1714, op. cit., p. 156. 34 Thomas Corneille, Bellérophon, Paris, Mlle de Beaujeu, 1679 (s.p.). Jan Clarke 280 Un heureux sort satisfait nos desirs. Dans les beaux jours qu’un Heros nous raméne, Cherchons les Ris, les Jeux, et les Plaisirs. Après deux collaborations avec Thomas Corneille, Lully revint à Quinault et la dernière œuvre que nous examinerons ici, Proserpine, fut créée à la cour en février 1680, une année après la signature du traité avec l’Empereur. Ici, comme dans La Toison d’or, la Paix apparaît comme un personnage allégorique, et les ressemblances entre les deux œuvres sont grandes. Ainsi, le décor du Prologue représente la grotte de la Discorde, où elle garde enchaînés la Paix, la Félicité, l’Abondance, les Jeux et les Plaisirs. La Paix se lamente : Héros, dont la valeur étonne l’Univers, Ah ! quand briserez-vous nos fers ? La Discorde nous tient ici sous sa puissance ; La barbare se plaît à voir couler nos pleurs ! Soyez touché de nos malheurs, Vous êtes dans nos maux notre unique espérance ; Héros, dont la valeur étonne l’Univers, Ah ! quand briserez-vous nos fers 35 ? La Haine, la Rage, les Chagrins, la Jalousie, le Dépit, et le Désespoir montrent leur joie devant la sujétion de la Paix, et la Discorde nargue la captive en lui suggérant que la Victoire se prépare à mener le roi vers de nouveaux combats : Soupirez, triste Paix, malheureuse captive, Gémissez, et n’espérez pas Qu’un héros que j’engage en de nouveaux combats Écoute votre voix plaintive. Plus il moissonne de lauriers, Plus j’offre de matière à ses travaux guerriers. […] La Victoire, empressée à conduire ses pas, Se prépare à voler aux plus lointains climats ; Plus il la suit, plus il la trouve belle. Il oublie aisément pour elle La Paix et ses plus doux appas (p. 3). Et une autre référence au fait que les ennemis du roi découvrent « une nouvelle audace » (p. 3) suggère que les anciens combats ne sont pas tous définitivement terminés. Cependant, la Victoire paraît au bruit de trompettes et de tambours et invite la Paix à l’accompagner : 35 Philippe Quinault, Proserpine (Paris, 1680), [in] Livrets d’opéra, éd. Buford Norman, 2 vols, Toulouse, Société des littératures classiques, 1999, II, 1-54 (p. 3). 281 La représentation de la paix et du pouvoir politique Venez, aimable Paix, le Vainqueur vous appelle, La Victoire devient votre guide fidèle ; Venez dans un heureux séjour (p. 4). Les membres de sa suite libèrent la déesse et attachent la Discorde et ses compagnons à sa place tandis que la Victoire jubile : « Ah ! qu’il est beau de rendre/ La Paix à l’Univers ! » (p. 5). En vain, la Discorde essaie de tenter la Victoire avec la promesse de lauriers et de gloire « au bout du monde », puisque la Victoire ne fait que modifier sa chanson : Après avoir vaincu mille peuples divers, Quand on ne voit plus rien qui puisse se défendre, Ah ! qu’il est beau de rendre La Paix à l’Univers ! (p. 5) L’instruction de Mercure dans La Fête de Vénus a été accomplie et la Victoire a servi à établir la Paix sur terre (ou au moins c’est ce qu’on nous dit). Cela est illustré par un jeu de scène quand la Discorde est jetée dans une « gouffre plein d’horreur », ayant à peine le temps de se plaindre du fait que le Conquérant a « triomphé de son courage » et qu’elle ne verra plus de « sang et […] carnage » (p. 5). La Victoire ordonne que le « triste séjour » soit changé pour que tout le monde puisse profiter de « la Paix triomphante ». Aussitôt, « [l]’affreuse retraite » de la Discorde devient un palais agréable, pendant que la Victoire et la Paix chantent ensemble les louanges du roi : Le Vainqueur est comblé de gloire ; On doit l’admirer à jamais. Il est servi de la Victoire Pour faire triompher la Paix (p. 6). Et le Prologue se termine avec les assurances habituelles que la guerre et les larmes seront remplacées par les jeux, le bonheur et l’amour. Dans La Toison d’or, la Paix est libérée par l’Hymen dans une célébration du mariage du roi ; dans Proserpine, c’est la Victoire qui lui rend le même service. Dans toutes les œuvres spectaculaires créées entre ces deux pièces que nous avons analysées ici, non seulement les conséquences des exploits militaires du roi sont minimisés, mais ils sont justifiés comme étant pour le plus grand bien non seulement de la nation française mais aussi de l’univers en général, si seulement ses habitants avaient le bon sens de se soumettre à son autorité. Les peuples de bon sens, évidemment, s’empressent de le faire, et la seule explication possible pour de la résistance consiste en une jalousie de la supériorité innée des Français. Le message promulgué par Louis et ses ministres et renvoyé à lui est donc clair : il est merveilleux que grâce à ses conquêtes ce « nouveau Mars » puisse agrandir son empire et sa gloire tout Jan Clarke 282 en apportant la paix à la terre, et encore plus merveilleux qu’il puisse faire tout cela avec si peu de privations en France (où au moins c’est ce qu’on veut nous faire croire). Mais ces œuvres sont d’autant plus intéressantes en ce qu’elles ne se contentent pas d’exprimer ce point de vue, elles en sont en même temps une illustration, puisqu’elles constituent des exemples concrets de ces arts et plaisirs que Louis est censé avoir fait fleurir en plein milieu de la guerre. Nos pièces ont donc des fonctions multiples : elles sont en même temps des divertissements, de la propagande et des illustrations d’au moins une des facettes du message qu’elles cherchent à transmettre. Ainsi, elles auraient été lourdes de signification pour chacune de leurs différentes catégories de spectateurs. Biblio 17, 193 (2011) Synthèse du colloque M ARIE -B ERNADETTE D UFOURCET ET A NNE S URGERS Université Michel de Montaigne-Bordeaux 3 Faire preuve de libéralité, sans peser sur les biens du peuple grâce aux butins pris à l’extérieur, est une des recommandations qu’adresse Nicolas Machiavel au Prince désireux d’asseoir son autorité. Depuis les Médicis, cette ligne de conduite politique a été rapidement adoptée au sein de la plupart des élites européennes, princières ou non, en favorisant les arts pour mieux gouverner. Les modèles de référence, outre les cours italiennes, sont aussi ceux développés par la monarchie française. Les exceptions les plus notables sont le Brandebourg et la Russie où cette vision moderne du pouvoir a suscité des réactions hostiles de la part des esprits religieux, calvinistes dans le premier cas, orthodoxes dans le second. Au cours de la seconde moitié du XVII e siècle, le roi Frédéric avait pourtant calqué son gouvernement sur les exemples français et italiens, mais son mariage avec une princesse dévote en 1708 signe un tournant décisif à la cour berlinoise vers une ambiance austère et militariste. Dans la culture orthodoxe rigoriste, la question du divertissement et du spectacle ne va pas non plus de soi ; malgré les positions très conservatrices du clergé, l’élite sociale est fascinée par la culture occidentale et réussit peu à peu à s’affranchir de cette emprise religieuse au cours du XVIII e siècle. Cette évolution russe se fait cependant au détriment des formes populaires traditionnelles de théâtre et de divertissement. Même si l’Église romaine est moins austère que l’Église orthodoxe, elle contrôle néanmoins étroitement le calendrier des spectacles, déterminé par un certain nombre de restrictions imposées par elle et interdisant leur organisation à certaines périodes de l’année liturgique, notamment dans la période pascale. Du point de vue politique, la situation est inverse dans le Londres des Tudor où les spectacles publics sont tacitement tolérés, tant qu’ils ne génèrent pas de désordre ; pourtant, des pièces comme l’Acteur de Phillip Massinger dénoncent dangereusement, sous le masque romain, les abus de la société contemporaine. Tous les gouvernements, toutes les élites sont confrontés aux mêmes enjeux, aux mêmes difficultés, dans la poursuite d’un même objectif : mani- Marie-Bernadette Dufourcet et Anne Surgers 284 fester à travers spectacles et cérémonies théâtralisées une image ostentatoire de grandeur, de puissance et d’opulence, tout en diffusant des messages de propagande plus ou moins dissimulés sous le voile de l’allégorie et de la métaphore. La mainmise des princes sur le contenu des spectacles est une constante, comme elle s’observe déjà à la cour des Médicis qui mettent à l’écart le chapitre de la cathédrale lors de l’organisation de la cérémonie funèbre à la mémoire d’Henri IV. En revanche, les moyens, les contenus et les choix de réalisation varient selon les pays, les contextes et les publics : cour royale où la présence du roi en majesté devient un spectacle en soi, cours seigneuriales plus ou moins fastueuses, salons des élites urbaines, bourgeoisie, public populaire lors de défilés ou de spectacles extérieurs, édifices religieux importants à l’occasion d’événements dynastiques majeurs. À Venise ou Florence, on remarque un rituel politique et religieux urbain, jouant fortement de l’illusion théâtrale ; au Palais des Doges, même le Grand Conseil, vitrine exemplaire de la démocratie vénitienne, se dévoile aux regards des visiteurs illustres. Le génie spectaculaire vénitien est surtout de se servir de la fascination exercée par les jeunes orphelines musiciennes sur les princes étrangers, fascination exacerbée au cours du XVIII e siècle par une pratique des spectacles repliée vers la sphère privée et réservée à une élite. L’apport très original de la cour de France des premiers Bourbons est de faire sortir le ballet royal des châteaux pour aller en ville à la rencontre d’un public bourgeois, comme en 1626 avec le fameux Grand Bal de la douairière de Billebahaut donné en l’Hôtel de ville de Paris où le roi lui-même s’offre en spectacle. Le programme des institutions où sont représentés publiquement des opéras, dépend beaucoup des goûts du Prince et le public n’est encore qu’un moyen de réaliser des entrées pour contribuer au fonctionnement de ces salles et des compagnies qui interviennent aussi à la cour. Théâtre de la Monnaie de Bruxelles et Opéra de Paris font ainsi face aux mêmes problèmes financiers ; mais à Paris, la direction institutionnelle et le pouvoir royal se disputent le contrôle de l’institution, tandis qu’à Bruxelles, le système des autorisations est plus souple et laissé à la discrétion du propriétaire. À Paris, lorsque l’opéra sera enfin cédé à la ville de Paris, gestion et programmation évolueront beaucoup, en parallèle avec les changements sociopolitiques. On notera aussi que le système français du privilège attise les rivalités entre les diverses institutions ou en leur sein. Lorsque les arts sont instruments de propagande politique, le message récurrent à faire passer sous le couvert des grands récits mythologiques ou antiques, des emblèmes ou des figures allégoriques, est celui de l’harmonie universelle, de l’âge d’or retrouvé grâce à l’intervention du prince, héros béni des dieux s’identifiant même à eux et devant lequel s’inclinent toutes les 285 Synthèse du colloque nations. L’opéra et le ballet de cour français ont ainsi servi considérablement à présenter sous un jour favorable la politique guerrière de Louis XIV. La somptuosité de la mise en scène, de la musique et des costumes correspond aussi à l’image d’opulence, de prospérité et de richesse que le roi veut donner de son règne. Aux récits légendaires se mêlent discours encomiastiques, éléments biographiques, allusions éventuelles aux événements du moment. Au langage des mots, se joint celui de la musique, de la chorégraphie et de tous les effets visuels pour célébrer la grandeur du commanditaire ; les Nuits de la duchesse du Maine se placent dans cette stratégie, en même temps qu’elles font écho aux fêtes de Versailles. Même les princes exilés de Bavière et de Cologne continuent d’affirmer leur rang en organisant des fêtes et spectacles - manière de résistance. Le spectacle se révèle alors comme un objet d’étude complexe aux multiples fonctions : récréation, di-vertissement, message politique, bilan emphatique de l’action princière, collaboration hautement symbolique entre pouvoirs royal, municipal, religieux, éducation des princes et éducation au maintien, stratégie guerrière. À l’échelle plus modeste des salons, il peut servir une tactique d’ascension sociale, en même temps qu’il reflète la façon dont les goûts de la cour atteignent les autres sphères sociales. Les articles ici regroupés tiennent compte de cette complexité et proposent une riche synthèse pluridisciplinaire de divers corpus, depuis le spectacle de cour jusqu’au spectacle institutionnalisé, replacés dans leur environnement politique, social et culturel, même si les rapports entre pouvoirs, production artistique et publics restent un champ de réflexion loin d’être épuisé. Les perspectives ouvertes par l’ensemble des contributions à ce volume nous invitent à poursuivre l’analyse artistique, politique et sociale des productions spectaculaires sous l’Ancien Régime, pour mieux en saisir les véritables enjeux. Écoutons encore Nicolas Machiavel (Le Prince, 1532, traduction française de Jean-Vincent Périès (1825), chapitre 21) : Un prince doit encore se montrer amateur des talents, et honorer ceux qui se distinguent dans leur profession. […] Il doit faire espérer des récompenses à ceux qui forment de telles entreprises, ainsi qu’à tous ceux qui songent à accroître la richesse et la grandeur de l’État. Il doit de plus, à certaines époques convenables de l’année, amuser le peuple par des fêtes, des spectacles ; et, comme tous les citoyens d’un État sont partagés en communautés d’arts ou en tribus, il ne saurait avoir trop d’égards pour ces corporations ; il paraîtra quelquefois dans leurs assemblées, et montrera toujours de l’humanité et de la magnificence, sans jamais compromettre néanmoins la majesté de son rang, majesté qui ne doit l’abandonner dans aucune circonstance. Narr Francke Attempto Verlag GmbH + Co. KG Postfach 25 60 · D-72015 Tübingen · Fax (0 7071) 97 97-11 Internet: www.narr.de · E-Mail: info@narr.de Dès son apparition en 1550, la tragédie française trouve la plupart de ses sujets dans l’histoire. Si les auteurs dramatiques, suivant le goût du temps, semblent favoriser l’histoire antique ou mythologique, les sujets d’histoire moderne ou contemporaine n’en sont pas moins très présents dans la production théâtrale des années 1550-1715. Le présent ouvrage explicite les liens entre histoire et tragédie : il ne confronte pas seulement œuvres dramatiques et histoire véritable, il met aussi en lumière les rapports entre historiographie et écriture dramatique aux XVI e et XVII e siècles. Kirsten Postert Tragédie historique ou Histoire en Tragédie? Les sujets d’histoire moderne dans la tragédie française (1550-1715) Biblio 17, Band 185 2010, 440 Seiten, €[D] 88,00/ SFr 149,00 ISBN 978-3-8233-6553-2 022510 Auslieferung März 2010.indd 13 16.03.10 16: 55 Narr Francke Attempto Verlag GmbH + Co. KG Postfach 25 60 · D-72015 Tübingen · Fax (0 7071) 97 97-11 Internet: www.narr.de · E-Mail: info@narr.de Le colloque « Madame de Villedieu et le théâtre », le premier dédié à cet aspect de son œuvre, a questionné l’ensemble des participations de la jeune Desjardins à la vie théâtrale de son temps, mais aussi le retentissement de son écriture dramaturgique sur le reste de son œuvre et sur sa carrière. Il a ainsi envisagé les positionnements esthétiques privilégiés par la dramaturge, a interrogé les acquis de l’histoire littéraire à son sujet, s’est précisément penché sur son écriture pour la scène et a même envisagé une extension de son corpus dramaturgique. A travers ce parcours à la fois singulier et exemplaire, tel que le mettent particulièrement en évidence les analyses du Favori (1664), se font entendre les audaces d’une jeune dramaturge de talent, mais se révèle aussi une société où, non seulement esthétiquement, mais également sur le plan éthique et politique, le spectacle est roi. Nathalie Grande Edwige Keller-Rahbé (éds.) Madame de Villedieu et le théâtre Actes du colloque de Lyon (11 et 12 septembre 2008) Biblio 17, Band 184 2010, 244 Seiten, € [D] 58,00/ SFr 98,00 ISBN 978-3-8233-6532-7 121209 Auslieferung Dezember 2009.indd 7 04.12.09 10: 28 James F. Gaines Molière and Paradox Skepticism and Theater in the Early Modern Age Biblio 17, Band 189 2010, 151 Seiten, €[D] 49,00/ SFr 69,50 ISBN 978-3-8233-6577-8 Offering a wide perspective on Molière’s plays, this study opens a new opportunity for understanding the dramatist’s links to the tradition and methods of Sextus Empiricus and his followers. By concentrating on the multiple uses of paradox in language, thought, and stagecraft, it updates Molière studies through the major philosophical research of the past twenty years, which have seen a resurgent recognition of Sextus’s role in early modern thought. Designed to be useful to students of theatre and philosophy as well as to French literature specialists, it enriches the interpretation of Molière’s major masterpieces, as well as showing the evolution of skeptical influences through the course of his entire career as writer and actor. Characters such as Dom Juan, Arnolphe, Tartuffe, Alceste and Sganarelle assume their full importance in the philosophical dialogue of the Age of Louis XIV. Narr Francke Attempto Verlag GmbH+Co. KG • Dischingerweg 5 • D-72070 Tübingen Tel. +49 (07071) 9797-0 • Fax +49 (07071) 97 97-11 • info@narr.de • www.narr.de NEUERSCHEINUNG AUGUST 2010 JETZT BESTELLEN! JE