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France - Allemagne, regards et objets croisés

2011
978-3-8233-7660-6
Gunter Narr Verlag 
Didier Alexandre
Wolfgang Asholt

Un lieu commun de la critique littéraire oppose l'histoire littéraire de la France, perçue comme un continuum presque exempt de ruptures ou de temps faibles, et portée par des écoles ou des "pléiades" de créateurs, à d'autres littératures européennes, dominées par une figure majeure qui en produit la synthèse: c'est le cas, de manière tout à fait caractéristique, de Goethe pour l'Allemagne. "Nous n'avons pas (notre) Goethe", disent les Français, "mais voyez le bataillon serré de nos classiques". Le colloque d'Osnabrück s'est proposé d'interroger la construction et la transmission de l'idée de littérature en France et en Allemagne, en prenant pour point de départ cette asymétrie. L'un des volets est consacré à l'image de Goethe en France, avec une attention particulière portée à la commémoration du centenaire en 1932. L'autre porte sur l'image de la littérature française du XIXe siècle par la critique allemande. Les influences directes entre poètes et essayistes (Benjamin et Adorno face à la littérature française) ayant fait l'objet de nombreuses études, on privilégie la critique des universitaires romanistes, y compris les comparatistes, tels que Curtius, Auerbach, Friedrich, et celle des grandes revues.

edition lendemains 24 Didier Alexandre / Wolfgang Asholt (éds.) France - Allemagne, regards et objets croisés La littérature allemande vue de France - La littérature française vue d’Allemagne France - Allemagne edition lendemains 24 herausgegeben von Wolfgang Asholt (Osnabrück) und Hans Manfred Bock (Kassel) Didier Alexandre / Wolfgang Asholt (éds.) France - Allemagne, regards et objets croisés La littérature allemande vue de France - La littérature française vue d’Allemagne Information bibliographique de la Deutsche Nationalbibliothek La Deutsche Nationalbibliothek a répertorié cette publication dans la Deutsche Nationalbibliografie; les données bibliographiques détaillées peuvent être consultées sur Internet à l'adresse http: / / dnb.d-nb.de. Umschlagabbildungen: Nanine Vallain: La Liberté (1793) Lorenz Clasen: Germania auf der Wacht am Rhein (1860) Gedruckt mit Unterstützung der Fritz Thyssen Stiftung für Wissenschaftsförderung. © 2011 · Narr Francke Attempto Verlag GmbH + Co. KG Dischingerweg 5 · D-72070 Tübingen Das Werk einschließlich aller seiner Teile ist urheberrechtlich geschützt. Jede Verwertung außerhalb der engen Grenzen des Urheberrechtsgesetzes ist ohne Zustimmung des Verlages unzulässig und strafbar. Das gilt insbesondere für Vervielfältigungen, Übersetzungen, Mikroverfilmungen und die Einspeicherung und Verarbeitung in elektronischen Systemen. Gedruckt auf säurefreiem und alterungsbeständigem Werkdruckpapier. Internet: http: / / www.narr.de E-Mail: info@narr.de Druck und Bindung: Ilmprint, Langewiesen Printed in Germany ISSN 1861-3934 ISBN 978-3-8233-6660-7 Table des matières Introduction............................................................................................................vii 1. L’Allemagne vue à travers la figure de Goethe et la France vue par la philologie nazie Didier Alexandre (Paris IV - Sorbonne) Le centenaire de Goethe : Regards croisés sur le monde actuel ....................... 1 Marc Décimo (Orléans) De Michel Bréal, lecteur de Goethe, aux relations franco-allemandes du point de vue philologique des années 1850 à 1932 ..................................... 15 Bernard Le Drezen (Paris IV - Sorbonne) Un Goethe classique et socialiste : les Nouvelles conversations de Blum......... 31 Frank-Rutger Hausmann (Freiburg i.Br.) La France vue par les romanistes allemands entre 1933 et 1945 .................... 47 2. Le XIX e siècle vu de France et d’Allemagne Michel Murat (Paris IV - Sorbonne) La destinée de Novalis en France........................................................................ 69 Claude Pierre Pérez (Aix-en-Provence) Le Romantisme allemand vu par les Cahiers du Sud ........................................ 83 Markus Messling (Potsdam) France - Allemagne : philologie hégémonique vs. philologie érudite ? A propos des traditions différentes de la culture textuelle ............................. 93 Wolfgang Asholt (Osnabrück) Philologie idéaliste ou Histoire littéraire : l’exemple de Victor Klemperer ... 111 3. Lectures de la poésie française Robert Kahn (Rouen) « Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle » : le « Baudelaire » d’Erich Auerbach................................................................... 129 Christoph König (Osnabrück) Le français de Paul Valéry dans les poèmes tardifs en allemand de Rilke.... 137 Thierry Roger (Paris IV - Sorbonne) Hugo Friedrich lecteur de la poésie française du XIX e siècle ....................... 153 4. Les romanistes et la littérature contemporaine en France Thomas Hunkeler (Fribourg) D’un regard doublement décalé - les littératures française et allemande selon Gonzague de Reynold........................................................... 171 Claudine Delphis (Paris VII) L’enseignement de la littérature française à la fin du XIX e et au début du XX e siècle : l’exemple de l’université de Leipzig (1892-1914) .................. 181 Ursula Bähler (Zürich) Sur l’imaginaire littéraire et national du jeune Curtius : Ferdinand Brunetière, Die literarischen Wegbereiter et Maurice Barrès ............. 197 Kai Nonnenmacher (Ratisbonne) Karl Vossler et la littérature française. La responsabilité politique dans la philologie néo-idéaliste ........................................................ 225 Annexe Karl Vossler : Les cultures romanes et l’esprit allemand (trois conférences de Brême en 1925) avec une introduction de Benedetto Croce et une postface de Hugo Friedrich.................................................................... 241 Introduction Ce volume rassemble les contributions à un colloque consacré à la réception savante, auctoriale, et institutionnelle de la littérature allemande en France et de la littérature française en Allemagne pendant la première partie du XX e siècle. Un tel sujet se prête potentiellement à une multitude d’études, que les organisateurs du colloque ont voulu fédérer sous trois axes de recherche : la reconstruction de l’histoire des disciplines concernées, les études littéraires françaises et la Romanistik allemande, le développement, chez les auteurs et dans la critique, des conceptions esthétiques et des théories littéraires, et, enfin, les divergences et les convergences, la compréhension et les malentendus culturels et historiques des deux milieux littéraires indissociables de deux grandes nations. Ces trois axes ont suscité trois types de questionnement : - quelles traditions des disciplines littéraires conditionnent et influencent l’image de la littérature respective de l’autre côté du Rhin ? A l’époque à laquelle se consacrent les contributions, quoique l’histoire de la fondation et de l’institutionnalisation des études littéraires françaises et de la Romanistik allemande, réalisées au long du XIX e siècle, appartienne au passé, les traditions philologiques et institutionnelles continuent de conditionner largement la perception de l’autre. - quelles conceptions développées pendant cette période influencent l’image de la littérature de l’autre ? Ces conceptions dépendent bien évidemment de l’évolution conceptuelle et théorique de chacune des deux disciplines, mais aussi de la situation historique, sociale, économique, idéologique et politique, des Etats français et allemand à des moments très différents de la première moitié du siècle. La construction de la littérature de l’autre a deux effets indissociables, la compréhension de l’autre et la constitution de sa propre identité grâce à cette appréciation. - quelles conséquences résultent de ces images de la littérature de l’autre pour les époques postérieures et éventuellement jusqu’à aujourd’hui ? Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, le statut social et culturel de la littérature et des études de lettres était différent d’une nation à l’autre. Depuis 1945 jusqu’à la période contemporaine, il a subi une transformation cruciale. Aussi, en étudiant la première moitié du siècle, sommes-nous confrontés à une époque révolue où la littérature et l’écrit critique représentaient encore un moyen privilégié pour la constitution différentielle ou consensuelle d’une identité nationale ou internationale. viii Il va de soi qu’un seul colloque ne peut suffire à apporter des conclusions définitives à ce triple questionnement. Mais, en raison de son intégration dans des programmes de recherche spécifiques, tant du côté des chercheurs allemands que du côté des chercheurs français, il a permis de développer des perspectives qui dépassent la simple présentation et la simple analyse de cas spécifiques, même si l’ancrage dans un contexte précis se révèle nécessaire et décisif. Du côté français, le colloque s’inscrit dans le programme de recherche « Histoire des Idées de Littérature » (HIDL), financé par l’ANR, coordonné par Didier Alexandre (Paris Sorbonne), qui lui-même a pris la suite d’une ACI : « L’Histoire littéraire des écrivains » (2005-2007). Une partie des chercheurs allemands avait déjà coopéré à ce premier programme et continue cette coopération dans le contexte du projet actuel. Par ailleurs, les chercheurs allemands ont, depuis un certain temps, travaillé à la reconstruction de l’histoire de leur discipline et envisagent un réseau de recherche sur ces questions. Dans ce contexte, la participation de deux universitaires venus de Suisse, qui représente une zone médiane entre la France et l’Allemagne, se révèle extrêmement fructueuse. Confrontés dans leur cadre national à la présence et à la concurrence des deux systèmes, français et allemand, ils ont pu d’une part porter un regard neutre, « au-dessus de la mêlée », et d’autre part montrer comment le choix de l’un ou l’autre modèle pouvait correspondre à la volonté d’instrumentaliser ce modèle dans un contexte national caractérisé par la co-présence des langues et cultures française et allemande. En choisissant la période de la première moitié du XX e siècle, les organisateurs du colloque privilégient une situation où la généralisation, dans le champ littéraire, de l’autonomie de l’écrivain conditionne la poiésis des œuvres littéraires, mais où la signification et la réception des œuvres dépendent de la situation du champ culturel et littéraire. Le discours de la critique universitaire remplit à l’intérieur de ce champ une triple fonction : il règle les conditions de la singularité auctoriale à l’aide de catégories esthétiques, idéologiques, sociales etc. ; il assimile l’auteur et son œuvre dans une continuité ou une rupture historique ; il permet le transfert entre la singularité auctoriale et le public grâce à des catégorisations normatives et didactiques. Fort de ce cadre, à l’intérieur duquel se construit le projet ANR, le colloque a privilégié quatre types de réflexion : de quelle manière les discours de la critique littéraire universitaire et auctoriale subissent-ils l’influence des discours scientifiques et philosophiques, en particulier dans la modélisation littéraire du temps et dans la théorisation de la création littéraire ? alors que le discours littéraire auctorial privilégie la singularité de l’homme et de l’œuvre, la critique littéraire universitaire ou professionnelle les situe dans un champ littéraire, caractérisé par la co-présence de conti- Introduction Introduction ix nuités - discontinuités, esthétiques, formelles, thématiques: de quelle manière une structure de ce type - par exemple, le postulat d’un classicisme français - est-elle transférée à la littérature de l’autre ? après la conquête de l’autonomie au cours du XIX e siècle, et face à la domination du paradigme de l’autonomie dans la première moitié du XX e , comment la critique française apprécie-t-elle la littérature allemande et la critique des romanistes juge-t-elle la situation française comme une particularité nationale ? puisque le discours littéraire et le champ littéraire propres à l’une ou l’autre nation se définissent aussi par l’établissement de limites séparant les pays (par exemple, la question de l’Orient vs Occident) ou par leur contestation (le cosmopolitisme), quelle force conserve l’opposition généralement présupposée entre un « esprit germanique » et une « intelligence française » ? En effet, ces deux notions traditionnelles, « esprit germanique » vs « intelligence française » ou plus massivement encore « Kultur » vs « Civilisation », suscitent un des grands débats de l’époque auquel participent activement les auteurs et la critique littéraire, vu le statut exemplaire de la littérature pour l’établissement de l’identité nationale. Après une phase caractérisée par l’exemplarité de la philologie allemande que transmettent des personnalités comme Gaston Paris, la défaite français de 1870/ 71, attribuée dans les milieux politiques, voire intellectuels, à la science allemande, ouvre une longue période de défiance et de rivalité et crée une distance qui ira grandissante entre les deux cultures nationales, y compris dans le domaine des recherches littéraires. A la différence de la Romanistik, la critique littéraire française inclut la critique de goût qui est pratiquée sur la littérature contemporaine, et la critique universitaire appliquée à la longue durée, basée sur des modèles empruntés aux autres sciences, philosophie (hégélianisme), biologie (théorie de l’évolution), sciences sociales (positivisme). La critique universitaire allemande subit à la même époque la différenciation des philologies modernes et la séparation des domaines anglais et de la Romanistik. Cette spécialisation/ professionnalisation est accompagnée de la division des études en études de littérature et en études de linguistique, du dépassement du positivisme philologique par une philologie idéaliste et d’un intérêt grandissant pour la littérature contemporaine qui va du contemporain du XIX e siècle jusqu’à l’extrême contemporain actuel. Implicitement, l’opposition entre « Kultur » et « Civilisation » est présente dans les divers modèles et la situation pendant la Grande Guerre la transforme en antagonisme explicite, comme en témoignent le conflit entre les frères Heinrich et Thomas Mann, l’un propageant le modèle français à l’exemple de Zola, l’autre lui opposant la spécificité de la culture allemande, la tentative de Ernst Robert Curtius, entreprise pendant la guerre, de voir dans « Die literarischen Wegbereiter des neuen Frankreich » un élan noux veau de la littérature française qui aurait pu être compatible avec la culture allemande, si la guerre n’avait pas eu lieu, la description de « L’allemand » par Jacques Rivière (NRF 1918) ou l’essai d’André Gide sur « Les rapports intellectuels entre la France et l’Allemagne » de 1921. Pendant les dernières décades, en France comme en Allemagne, l’analyse et la compréhension de l’histoire et de l’évolution des études littéraires et de la Romanistik, ont permis d’en saisir les spécificités respectives. Le moment est peut-être venu de confronter et de comparer le développement d’une tradition nationale à l’état contemporain de la discipline respective de l’autre. Et plus encore que la comparaison de deux philologies nationales, la germanistique et les lettres modernes, la confrontation de deux philologies, qui ont un même objet d’analyse, la littérature française, comme c’est le cas avec les lettres modernes et la Romanistik, permet de circonscrire les conditions de possibilité et les limites de la compréhension, par l’une et l’autre critique, d’un même objet d’étude, et préciser leur spécificité historique, due non seulement aux contingences historiques mais aussi à l’évolution disciplinaire qui elle, de son côté, dépend en grande partie de l’histoire culturelle. C’est pourquoi les contributions de ce volume mettent l’accent sur les modalités temporelles différentes de la perception de l’autre, influencées par l’immédiateté de l’actualité et par les continuités et les ruptures. Il s’agit surtout d’analyser comment l’histoire littéraire indigène construit, reconstitue ou même « invente » à partir d’une image plus ou moins cohérente, la littérature de l’autre. Significativement, du côté français, la grande figure de Goethe, surtout lors du centenaire de sa mort, est la projection idéale de la perception de l’autre. Elle correspond ainsi à l’opinio communis que la critique française se fait de la littérature française : une continuité caractérisée par une succession d’écoles et de pléiades d’écrivains. Au contraire, les autres littératures nationales, distinctes de l’exception française, atteignent à leur expression idéale avec une grande figure d’exception que ce soit le Dante, Cervantès, Shakespeare ou Goethe. « Nous n’avons pas de Goethe, pourraient dire les Français, mais les grands bataillons de nos classiques. » Du côté allemand, domine la tendance à voir la littérature contemporaine de la France comme le résultat de cette continuité impressionnante et donc à tenir compte de cette « exception française ». Les travaux de Curtius, qui s’occupe pendant presque vingt ans de la littérature et culture françaises contemporaines, depuis sa thèse sur Brunetière, en passant par les « Wegbereiter », par Barrés ou par Proust, jusqu’à son bilan de la culture française en 1930, ou l’opus magnum du Victor Klemperer de cette époque, son histoire de la littérature française du XIX e siècle suivie de celle du XX e , essaient, non sans succès à l’époque, de faire comprendre la spécificité de l’autre malgré les ruptures impliquées par l’histoire franco-allemande récente. Introduction Introduction xi L’observation de ces situations et ces représentants de la critique montre aussi qu’il ne faut pas sous-estimer les conséquences d’un développement disciplinaire différent. Cela tient autant à des questions de méthodologie qu’à l’organisation disciplinaire elle-même. Les méthodes de l’idéalisme philologique d’un côté, et du positivisme de l’autre se comprenant comme objectif, s’excluent quasiment. Seuls quelques rares représentants des deux disciplines réussissent momentanément à établir un dialogue comme l’illustrent les invitations de Curtius à Pontigny. Plus graves sont cependant les conséquences de cette « exception allemande » que représente la discipline de la Romanistik qui inclut toutes les langues et littératures romanes. Face à un possible malentendu ou à une mauvaise appréciation du champ français, la tentation est grande de changer de perspective. Ainsi la figure dominante de l’époque, Karl Vossler, se tourne de plus en plus vers la littérature espagnole, et Curtius, il est vrai en raison de l’arrivée au pouvoir des nazis, vers le Moyen Age. Ces incertitudes allemandes sont difficiles à apprécier du côté français et influencent sérieusement les perspectives des romanistes. Dans les contributions réunies dans ce volume, les chercheurs allemands et français ont suivi quatre orientations thématiques qui forment autant de chapitres. Un premier chapitre aborde les conceptions différentes des deux disciplines. Les français privilégient, à l’occasion du centenaire de sa mort, l’incontestable représentant de la littérature allemande qu’est Goethe et se montrent ainsi fidèles à leur perception des littératures étrangères. Quant à la contribution allemande, elle est consacrée à l’époque la plus compromettante de la Romanistik sous le régime nazi. Avec sa contribution consacrée au « centenaire de Goethe », Didier Alexandre (Paris Sorbonne) montre à quel degré la figure de Goethe correspond à une certaine idée de la littérature allemande et est en accord avec l’image qu’on se fait de la littérature française. Il explique cependant que cette image est instrumentalisée dans le contexte de la situation de l’année 1932, puisque, face à une Allemagne de plus en plus menaçante et inquiétante, elle fait référence, non sans mélancolie, à une Allemagne idéale et mythique, qui participe de l’esprit européen, voire cosmopolite, porté par la SDN et certains écrivains français. A cette « nouvelle » Allemagne dangereuse est consacré l’article de Frank-Rutger Hausmann (Freiburg), « La France vue par les romanistes allemands entre 1933 et 1945 ». Il analyse le statut des Lettres et Sciences humaines sous le national-socialisme et le nouveau statut de la France, de la culture et de la littérature françaises impliqués par la consolidation du régime. Ce n’est pas seulement le statut de la langue française enseignée dans les lycées et dans les universités qui subit un changement, c’es aussi l’enseignement de la civilisation (Kulturou Wesenskunde). On ne s’interdit pas de voir dans l’autre xii de la littérature française celui qui empêche la culture allemande de s’épanouir : il devient même une source de préjugés culturalistes et racistes. Marc Décimo (Orléans) analyse la réception « philologique » de Goethe à travers l’exemple des essais que lui a consacrés le grand philologue Michel Bréal. Au-delà du cas du classique allemand, ces essais montrent aussi quelle distance s’est établie depuis la fin du XIX e siècle entre les deux cultures universitaires et quelles tentatives sont faites pour tenter de la diminuer grâce à l’élaboration d’une figure allemande plus unitaire. Bernard Le Drezen (Paris Sorbonne) explique, grâce à l’exemple des « Nouvelles Conversations de Goethe avec Eckermann » de Léon Blum, à quel degré l’auteur exemplaire allemand fut une partie de l’horizon d’attente de la culture française, non seulement en tant que représentant exemplaire de l’Allemagne, mais aussi en tant que figure de référence d’une « Weltliteratur » qui lui enlève une partie de sa germanité pour en faire un classique hors normes, historiques aussi bien que nationales. Une deuxième partie des articles réunis est consacrée au « XIX e siècle vu de France et de l’Allemagne ». Michel Murat (Paris Sorbonne) consacre sa présentation à la réception de Novalis en France, «du Baron Eckstein à Albert Béguin ». Cette figure exemplaire explique comment le romantisme allemand a pu fonctionner comme modèle pour une mise en question des traditions classiques propres à la France et du réalisme qui naît et se développe au cours du XIX e siècle. Cette fonction continue d’être exercée par l’école romantique allemande pendant la première moitié du XX e siècle : la perspective ouverte par la réception de Novalis et du romantisme allemand permet donc une autre appréciation de la littérature nationale et dégage des possibilités nouvelles. Claude Perez (Aix-Marseille) prend l’exemple du dossier thématique que les Cahiers du Sud consacrent au romantisme allemand en 1937, plus précisément à l’histoire de la réception et de l’édition des romantiques allemands. Dans ce cahier dont on avait commencé la préparation à une date symbolique, en 1933, la (re)découverte d’un courant littéraire et philosophique, lié en France à une image idéale de l’Allemagne, s’oppose l’Allemagne officielle de l’époque contemporaine. Mais cette présentation du romantisme allemand intervient aussi dans les débats contemporains menés autour des possibilités et des transgression des limites de la littérature : le débat sur la reconduction de l’art dans la vie introduit par le surréalisme ou, d’une autre manière, par des écrivains comme Bataille ou Blanchot. Markus Messling (Potsdam) analyse la relation entre la construction des modèles philologiques du XIX e siècle et la compréhension et l’image de soi que ce siècle de la modernité projette de soi-même, en comparant les deux modèles français et allemands. Ces modèles, issus de traditions différentes, sinon opposées, ont des implications qui continuent à exercer une influence sur l’actualité comme en témoigne l’orientalisme à la Saïd, qui les utilise tout en les méconnaissant partiellement. « L’Histoire de la littérature française au Introduction Introduction xiii 19 e et au 20 e siècles de Victor Klemperer (1925-1932) » qui est au centre de la contribution de Wolfgang Asholt (Osnabrück), montre comment cette unique tentative d’une imposante vue d’ensemble de l’époque, largement oubliée face au succès tardif des « Journaux » et de « LTI », est confrontée aux problèmes qui résultent pour une histoire littéraire de la conception idéaliste à la Vossler dont Klemperer fut l’élève. Cette histoire littéraire, « prolongée » par celle du XVIII e siècle écrite pendant l’exclusion et la persécution sous les nazis, reste cependant un monument « historique » qu’il serait presque impossible aujourd’hui de réaliser. La troisième partie aborde cette modernité du XIX e siècle français avec l’exemple de son genre de prédilection : la poésie. Christoph König (Osnabrück) montre grâce à une analyse philologique exemplaire des « Citations françaises de Paul Valéry dans les derniers poèmes de Rilke » l’intensité de la communication et de la communion entre les deux poètes et présente ainsi un cas exceptionnel de la perception mutuelle, jusqu’à aujourd’hui peu reconnu pour sa haute valeur symbolique dans les relations littéraires francoallemandes, rendu possible cependant par un dialogue sur les cimes idéales peu soumis aux contingences de l’époque. Face à cette réception mutuelle de deux poètes, Robert Kahn (Rouen) se consacre à la « lecture » spécifique d’une œuvre : « Le sublime inquiétant des Fleurs de Mal : Auerbach lecteur de Baudelaire. » Auerbach, grâce à la conception méthodologique du « Ansatzpunkt », développée au cours de sa « Mimesis », aborde ainsi un poète qu’il tient pour important sans en faire une figure porteuse (« Trägergestalt ») de la littérature française du XIX e siècle. De cette manière, la réception de Baudelaire, actualisée par l’expérience de l’exil d’Auerbach et une perception plus percutante, apparaît bien s’opposer à la réception qui privilégie la lecture benjaminienne de Baudelaire, celle qu’a pratiquée la omanistik pendant des décennies. Thierry Roger (Paris Sorbonne) aborde avec sa contribution « Hugo Friedrich lecteur de la poésie française du XIX e siècle » un des exemples modèles de la réception de la poésie française du XIX e siècle, l’ouvrage de référence que constitue « Die Struktur der modernen Lyrik », encore beaucoup lue et citée en France. Thierry Roger peut montrer à quel degré un regard allemand, dans la situation exceptionnelle de l’aprèsguerre de 1945, permet de mieux comprendre et dégager certaines structures de la poésie française depuis 1850. L’approche du romaniste rend possible la compréhension de la poésie française d’un point de vue européen, ce qui aurait été impossible à travers une approche conforme aux méthodologies des études littéraires françaises. La quatrième partie du volume est consacrée à la réception de la littérature contemporaine par des romanistes suisses et allemands. Thomas Hunkeler (Fribourg) entreprend un hommage critique de l’oeuvre et des conceptions de Gonzague de Reynold, médiateur entre la littérature française R xiv contemporaine et la Romanistik de la Suisse allemande. Cet exemple d’un médiateur d’un pays situé « entre » la France et l’Allemagne attire l’attention sur le phénomène des régions et sur les personnages qui ont les fonctions de passeurs et de « traducteurs » entre les deux littératures et les disciplines des études littéraires françaises et de la Romanistik ; Curtius, né en Alsace en serait un autre exemple. Claudine Delphis (Paris Diderot) évoque « L’enseignement de la littérature française du 19 e et du 20 e » en prenant l’exemple de l’université de Leipzig où a enseigné un autre médiateur longtemps méconnu et marginalisé institutionnellement : Wilhelm Friedmann. Dès avant 1914, donc bien avant les « Wegbereiter » de Curtius, il publie un bilan de la littérature contemporaine. Mais il ne doit pas seulement compter avec la résistance des romanistes convaincus du modèle positiviste privilégiant le moyen âge. Il est aussi exposé à l’antisémitisme qui lui interdit l’accès au poste d’un professeur titulaire. Les trois grands romanistes dont s’occupent les dernières contributions ne connaissent pas de telles exclusions. Ursula Bähler (Zürich) analyse la position de Ernst Robert Curtius (« Ernst Robert Curtius, „Brunetière“, les „Wegbereiter“ et la droite française ») qui non seulement s’assure une position à part dans le champ universitaire allemand, mais, grâce à ses relations françaises exceptionnelles pour l’époque, ouvre la voie à la réception de la littérature contemporaine en Allemagne au-delà des universités. Sa perspective allemande lui permet un regard critique qui intéresse les milieux intellectuels de la France, comme le montre sa participation aux décades de Pontigny. Mais cette « instrumentalisation » allemande implique à long terme une déception vis-à-vis d’une France et d’une littérature française qui ne se développent pas dans le sens souhaité. Kai Nonnenmacher (Ratisbonne) montre dans « Karl Vossler et la littérature française » comment le « praeceptor romaniae » qui domine la Romanistik pendant un quart de siècle, à partir de la conception d’une « philologie idéaliste » développée par lui, par sa recherche idéaliste de l’esprit (« Geist ») inspirant les œuvres et leurs auteurs, évite des généralisations et des préjugés et réussit à différencier et à nuancer l’image de la littérature française. Les contributions montrent dans leur ensemble la nécessité d’un dialogue franco-allemand dépassant la seule historiographie disciplinaire. La combinaison d’une perspective d’histoire littéraire avec celle des concepts et des théories développées dans les études littéraires françaises et dans la Romanistik permet de mieux dégager la perception mutuelle qui est toujours aussi un reflet de l’identité réelle ou projetée. A une époque pendant laquelle la littérature fut appréciée comme manifestation du caractère national, cette réciprocité entre les deux nations et les deux cultures souvent opposées, mais peut-être, pour cette raison, encore plus dépendantes l’une de l’autre, cette interdépendance n’a pas encore été appréciée à la hauteur de sa véritable importance. Dans ce contexte, la perspective distanciée de nations (la Introduction Introduction xv Suisse) ou de régions (l’Alsace) qui représentent une co-présence des deux cultures représente un enrichissement important et indispensable. Comme le développement des méthodes philologiques allemandes de la première moitié du XX e siècle est décisif pour l’appréciation de la littérature française dans les recherches universitaires, et comme ces méthodes sont trop peu connues aujourd’hui, nous avons décidé de publier ces actes en français, la langue des deux disciplines (française et allemande) réunies dans ce volume. Et pour donner un exemple du paradigme dominant cette première moitié du siècle, nous publions dans l’appendice un des grands essais de Karl Vossler pour la première fois traduit en français : « Les cultures romanes et l’esprit allemand » (1925), précédé d’une introduction de Benedetto Croce et suivi d’une post-face de Hugo Friedrich. Nous remercions les héritiers de Vossler de nous en avoir donné les droits, et nous remercions la traductrice, Brigitte Hébert, d’avoir eu le courage de s’occuper de ce texte difficile à traduire aujourd’hui. Nous remercions le projet ANR de nos amis français d’avoir financé cette traduction. Et que Nathalie Crombée soit remerciée pour la mise en forme des textes qui a permis la publication du volume dans un délai extrêmement court. Que la « Fondation Thyssen » soit remerciée doublement d’avoir permis l’organisation du colloque à l’université d’Osnabrück (du 11 au 13 novembre 2010) et d’avoir financé la publication de ce volume qui en est issu. Didier Alexandre (Paris) - Wolfgang Asholt (Osnabrück) 1. L’Allemagne vue à travers la figure de Goethe et la France vue par la philologie nazie Didier Alexandre Le centenaire de Goethe : Regards croisés sur le monde actuel En 1932, la France célèbre le centenaire de la mort de Goethe. Cette commémoration prend un caractère national et européen où la figure de Goethe fait l’objet de trois discours qui appellent chacun une conception de la littérature. L’œuvre de Goethe génère un discours critique savant qui établit des parallèles littéraires entre le panthéon français et l’écrivain allemand et confronte l’œuvre et sa signification à l’histoire française et européenne. Ce premier discours, universitaire, philologique, qui prend l’œuvre pour objet, est cependant exceptionnel : car ce qui semble intéresser, voire fasciner les auteurs des articles, c’est bien la personnalité de Goethe, construite en relation étroite avec l’œuvre, les romans et les drames, bien sûr, qui sont moins convoqués que les correspondances, l’autobiographie Poésie et Vérité, les conversations des dernières années. Ce second discours, savant, tenu par des universitaires et par des auteurs, déplace le regard du texte de Goethe à l’individu, sa morale, sa politique, son existence, pour construire, certains auteurs le reconnaissent, un mythe de Goethe qui dialogue avec la France et l’Europe des années trente. Cette idéalisation, où peut se lire, évidemment, une construction rhétorique indissociable d’un deuil et de la célébration collective qui le sublime, édifie un monument à la mémoire de Goethe. La littérature ne vaut plus tant par les valeurs esthétiques qui font son histoire interne que par les personnes au destin exemplaire qu’elle produit et donne en partage aux communautés, non pas nationales, mais européennes. Ce second discours, construit dans des espaces très symboliques, fait de la littérature un discours de l’histoire, c’est-à-dire un discours qui façonne la conscience et la sensibilité européennes. La valeur de la littérature se mesure ainsi à sa contemporanéité. C’est en cela que ce second discours rejoint le troisième type de discours tenu essentiellement par des auteurs et critiques reconnus de ces années 1930, qu’ils soient français ou allemands, où la valeur goethéenne s’apprécie en référence à l’étalon désargenté de la démocratie traversée par la crise économique et l’avènement des fascismes nationaux. La brutale confrontation de l’idéal universaliste goethéen à la situation de la France et de l’Europe du début des années trente génère un discours désenchanté où se dit la prise de conscience qu’un idéal littéraire prend fin. Terminus a quo d’une conscience littéraire européenne, terminus ad quem d’une Europe littéraire qui se sent menacée par les extrémismes de gauche et de droite, Goethe révèle parfaitement que la littérature est soumise à des Didier Alexandre 2 temporalités hétérogènes. A la longue durée d’une idée de la littérature partagée par les cercles littéraires restreints aux élites des universités et des revues s’oppose la courte durée des soubresauts de l’histoire sociale, économique et politique qui met en échec tout idéal littéraire, universaliste et européen. Le corpus Comme on peut s’y attendre, dans le corpus, se font entendre des voix hétérogènes, voire discordantes, de par leur origine et leur statut institutionnel et officiel. Une des lignes de fracture passe par l’opposition entre critique savante des universitaires, la romanistique allemande, les études germaniques françaises, les études comparatistes, et la critique d’auteur. Dans cette dernière, le spectre idéologique s’étend de la gauche pacifiste de Romain Rolland à la pensée droitière d’André Suarès et les voix allemandes, celles de Thomas Mann et d’Hermann Hesse, font entendre des tonalités différentes de celles d’un Gide, centré sur sa dette littéraire envers Goethe, qui sépare littérature et politique, ou d’un Valéry, figure officielle des lettres et des arts européens de la Société des Nations. Ce corpus comprend les discours de Valéry et du recteur Charléty prononcés à la Sorbonne, recueillis dans le numéro 3 de mai-juin 1932 des Annales de l’Université de Paris, le volumineux catalogue de l’Exposition Goethe organisée à la Bibliothèque Mazarine, qui présente, en sa section XVI, les rapports de Goethe et des écrivains français. La préface de ce même catalogue revient sur les expositions faites en Allemagne et à Strasbourg et mentionne les revues universitaires ou littéraires qui ont consacré un numéro spécial à l’auteur allemand : La Nouvelle Revue Française, la Revue d’Allemagne, Europe, la Revue de littérature comparée. Cette recension quasi immédiate est complétée par celle qui est faite, dans le numéro spécial de la Revue de littérature comparée de 1932, sur les traductions récentes des œuvres de Goethe et les ouvrages récemment consacrés à Goethe. Certains commentaires montrent les paradoxes de cette commémoration. L’auteur de la recension de la Revue de littérature comparée, selon toute probabilité Fernand Baldensperger, déplore la simplification à laquelle procèdent les écrivains à propos de Goethe, tel René Lalou qui lui prête « un humanisme sans limites », et la réduction à laquelle se prête la France, qui salue « le bon Européen ». 1 Il cite, par exemple, M. J. M. Carré, auteur d’un Goethe dans la collection des Vies des hommes illustres de Gallimard, qui définit l’auteur allemand comme « un grand cosmopolite et bon européen », le « directeur de conscience de l’humanité ». 2 Si, dans une autre chronique 1 Revue de littérature comparée, 12 e année, 1932, p. 241. 2 Ibid., p. 240. Le centenaire de Goethe : Regards croisés sur le monde actuel 3 intitulée Présence de Goethe, on note que Goethe est mentionné dans huit de dix ouvrages de réflexion sur la littérature, on précise que la réduction est identique. Ainsi Benjamin Crémieux, dans Inquiétude et reconstruction, voit dans « Weimar, où est le tombeau de Goethe », un des lieux saints de la patrie européenne. 3 La ligne de fracture est évidente : à la prétention savante à se cantonner dans les limites de l’œuvre et de la biographie, de la personnalité, de la pensée et de l’esthétique de Goethe, s’oppose la volonté des auteurs de réinscrire la personne de Goethe dans la France et l’Europe contemporaines. Fernand Baldensperger formule bien des réserves face à cette lecture qui transcende les nations et les nationalismes : il cite Romain Rolland, qui évoque dans Goethe et Beethoven « l’égoïsme sans mesure » de Goethe, avant de restreindre la culture romane à la culture germanique. 4 Certains commentateurs de l’actualité des revues et de la célébration notent ce contraste et ses enjeux. L’hebdomadaire L’Europe nouvelle, dont les aspirations à voir se réaliser une politique pacifiste et unitaire en Europe ne font aucun doute, consacre deux chroniques pour le moins réalistes, sinon sévères, à la célébration. Jean Prévost, qui écrit sur Goethe dans Europe et dans La Nouvelle Revue Française, distingue spécialistes et amateurs. L’essentiel de son texte est centré autour de la connaissance partielle qu’ont les lecteurs français de l’œuvre de Goethe. Les romans de Goethe, selon Jean Prévost, comparables à ceux de Proust, parce qu’ils reflètent « l’humanité en profondeur », ainsi que les autobiographies, sont la part de l’œuvre la plus appréciable pour les lecteurs français. Mais Prévost constate aussi que les écrivains ont « admiré, goûté par fragments, cité par formules », et que les Français préfèrent le récit de la vie de Goethe à la connaissance de ses œuvres. Il nuance ce jugement par l’argument de la rareté relative de traductions disponibles, même si celles de Nerval ou de Marc Mounier sont connues. 5 Et effectivement, au moment où il fait son éloge en 1932, Valéry n’a lu que le Faust traduit par Nerval et les Œuvres d’histoire naturelle traduites par Charles Martins en 1837. Et Jean Prévost rappelle que Goethe ne jouit pas, nécessairement, d’une réception favorable en France. Jean Prévost cite aussi le jugement d’Henri de Régnier : « L’œuvre de Goethe est en grande partie, au moins pour nous, illisible ». Elle serait « fastidieuse », une « niaiserie », un « fatras inepte ». 6 Et il rappelle les formules de Claudel, qui voit en Goethe un « âne solennel », un des « grands hallucinés » du XIX e siècle, « un des trois mauvais génies de l’Allemagne ». 7 Claudel n’est pourtant pas hostile à l’idée européenne. Mais son Europe, fondée sur un universalisme 3 Ibid., p. 241. 4 Ibid., p. 240-241. 5 L’Europe nouvelle, 15 e année, n° 739, 9 avril 1932, p. 461. 6 Ibid. 7 Ibid. Voir Paul Claudel, Œuvres en prose, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1965, p. 26 et p. 877. Didier Alexandre 4 catholique, s’oppose à celle qui se fonde sur la référence à Goethe, humaniste et républicaine. Gabriel Marcel, dans le même Europe nouvelle, revient sur les célébrations, de manière plus brutale.En se référant à l’article que donne Curtius dans le numéro d’hommage de La Nouvelle Revue Française et à celui que Jules Romains donne à Europe, il affirme que le « centenaire tombe mal, au milieu d’une humanité que ne semble pas préparée à la célébrer. » L’œuvre de l’écrivain allemand ne saurait répondre à l’esprit français, en pleine « dislocation ». 8 Goethe ne peut correspondre qu’à l’attente d’une élite, une humanité restreinte, dans un hommage à la « sonorité grave et nostalgique ». Au seuil d’un monde nouveau, Goethe est pensé comme le dernier représentant d’une littérature de l’esprit. Gabriel Marcel reprend donc la lecture catastrophique que donne Valéry de l’œuvre du grand allemand, s’opposant aux lectures que peut en donner Emmanuel Berl, selon qui « Goethe a vu le bout de la civilisation bourgeoise » et serait proche de l’U.R.S.S. 9 Les clivages sont donc manifestes, entre une culture des élites et l’urgence de l’histoire présente, entre l’idéalisation d’un Goethe classique, universel et européen et l’inadéquation de son œuvre, voire de sa vie, à l’esprit français, entre la nostalgie des uns et le réalisme des autres. Le rapide examen de chacun des trois types de discours confirme ces constats. Le discours savant Dans la critique des spécialistes, l’œuvre ne fait que rarement l’objet d’une herméneutique et d’une approche philologique. Dans la Revue de littérature comparée, Paul Van Tieghem étudie bien le rapport de Goethe au sentiment de la nature dans le préromantisme européen. Cette étude est remarquable : en s’appuyant sur l’incarnation du style de Goethe, où l’impression se dit en notations brèves et directes, Van Tieghem établit un sentiment de la vie goethéen, fait d’attention au monde extérieur et à l’homme, de contemplation philosophique et scientifique face à une nature traversée de forces agissantes et contradictoires, qu’il oppose à l’adoration religieuse de Rousseau. 10 Mais cette esquisse nuancée d’un sentiment de la nature européen est très exceptionnelle dans les études universitaires suscitées par le centenaire. Le comparatisme s’appuie trop souvent sur la biographie, quand il ne s’y limite pas lorsque sont présentés La femme de Goethe ou L’attrait de Rome. 11 8 L’Europe nouvelle, 15 e année, n° 758, 20 août 1932, p. 1025. 9 Ibid. 10 Revue de littérature comparée, 12 e année, 1932, Goethe et le sentiment de la nature dans le préromantisme européen, p. 30-42. 11 Ibid., A. Fanta, La Femme de Goethe, p. 82-97, M. Mutterer, L’attrait de Rome, p. 122- 141. Le centenaire de Goethe : Regards croisés sur le monde actuel 5 Enfin, il peut établir un parallèle entre l’œuvre de Goethe et un élément culturel français. Ainsi Gaston Varenne se réfère au séjour romain de Goethe pour construire un parallèle entre Goethe et Claude Lorrain où se lit le passage à une esthétique classique et à une idéalisation du paysage toute classique, contraire à l’esthétique romantique. 12 Cette classicisation de Goethe le fait entrer dans un Panthéon mondial, idéal, hors de toute relation aux fluctuations de l’Histoire. On retrouverait cette idéalisation dans l’étude de Julien I. Rougé, qui lit Poésie et Vérité comme une histoire de la littérature centrée autour de Goethe, où il relève néanmoins l’absence de nombreux écrivains importants, contemporains de Goethe, et comme la volonté de l’auteur de Weimar de rapprocher les élites et de faire ce compénétrer les nations européennes. Cette classicisation et cette insistance sur l’aspiration de Goethe à former autour de lui une littérature mondiale, « universelle et progressive », sontelles pour autant en accord avec les discours qui peuvent être tenus dans la célébration officielle ? 13 Les comparatistes abandonnent volontiers le terrain de l’objectivité scientifique, limité à l’esthétique, pour revenir, en particulier, sur la relation de Goethe à la Révolution française. L’étude de Henri Loiseau, Goethe et la Révolution française, tire Goethe du côté d’un projet humaniste dicté par une foi en l’éducation qui réponde aux infirmités de l’époque et une aristocratie éclairée qui considère les classes basses comme des classes mineures. 14 Fernand Baldensperger, dans Pour une interprétation correcte de l’épisode d’Euphorion, rabat l’épisode central du second Faust autour des espoirs et des échecs de la Révolution française. Les circonstances dictent évidemment la teneur de ces études. Les auteurs montrent, toutefois, qu’il est difficile de voir en Goethe un des penseurs fondateurs de l’humanisme républicain français. La revue oppose ainsi la participation de Goethe à une littérature mondiale soumise à un canon classique hérité de la pensée grecque à une littérature qui écrit certes l’histoire, sans que les valeurs de Goethe puissent se réduire à la simplification que voudrait en donner le discours critique officiel. Nous sommes très éloignés de l’esprit officiel que résume Pierre Troyon dans la Revue des deux mondes du 15 novembre 1932 : Goethe devient « point de jonction, confluent des temps, des races et de pensées », « arbitre entre l’ancienne et la jeune Europe ». 15 12 Ibid., Goethe et Claude Lorrain, p. 5-29. 13 Ibid., Goethe critique. L’acheminement à la méthode génétique, p. 98-121. Les auteurs oubliés de Geothe sont Leopardi, Keats, Shelley, Chateaubriand, Lamartine, Vigny, Kleist, Heine. 14 Ibid., p. 49-75. 15 Ibid., L’Exposition Goethe à la Bibliothèque Nationale, p. 446. Didier Alexandre 6 La célébration Le centenaire est célébré dans des lieux de sociabilité littéraire hautement symboliques, puisqu’ils représentent la France culturelle par leur fonction patrimoniale et les états mondiaux. La Bibliothèque Nationale organise en effet en 1932 une exposition dont on trouve, sur le site Gallica de la Bibliothèque Nationale de France, le très important catalogue. Dans l’avant-propos de ce catalogue, il est rappelé que, sur l’initiative du gouvernement français, le 30 avril 1932, l’Université de Paris a réuni, à la Sorbonne, « l’élite des lettres et de la société pour écouter l’hommage solennel rendu au poète par le recteur, M. Charléty, et par M. Paul Valéry. » 16 On trouve, dès mai 1933, publiée dans The Modern Language Journal , une bibliographie de ce centenaire, qui, outre ce catalogue, recense les journaux et revues qui ont rendu compte de l’événement : 17 Les Nouvelles littéraires du 7 mai 1932, du 28 mai 1932, du 29 octobre 1932, du 19 novembre 1932; la Revue des deux mondes du 15 novembre 1932; L’Europe nouvelle du 19 novembre 1932; L’Illustration de novembre 1932. Mais l’hommage n’est pas que national. En effet, le Comité des Arts et des Lettres de la S. D. N., sur la proposition de Paul Valéry, décide en 1932 d’organiser des Entretiens. Goethe est le premier écrivain retenu : les entretiens sont organisés en 1932 dans sa ville natale, Francfort. Outre le discours prononcé à la Sorbonne, Valéry aurait dû faire deux interventions, l’une sous la forme d’un dialogue avec Focillon, l’autre intitulée « L’homme d’univers ». Il faut rappeler en effet un événement qui est loin d’être anecdotique : Valéry fut retenu à Paris par les funérailles du Président Doumer qui venait d’être assassiné, en une année qui avait vu la fin de la politique étrangère de Briand. C’est le même Président Doumer qui présidait les cérémonies de La Sorbonne. Les discours alternèrent avec des lectures de textes de Goethe par Pierre Fresnay et l’interprétation d’œuvres musicales de Beethoven, de Berlioz et de Schuman. Le catalogue de la Bibliothèque Nationale consacre sa section XVII à Goethe et les musiciens français, rappelant les œuvres de Berlioz, Gounod, Massenet, Paul Dukas, Lili Boulanger, Duparc, Roger Ducasse. La volonté est évidente, dans l’exposition et la cérémonie, d’affirmer l’intégration de l’œuvre de Goethe dans la culture populaire française. C’est bien en ce sens qu’il faut relire l’intervention du Recteur Charléty, qui n’évoque que très peu l’œuvre et privilégie l’homme et sa présence universelle en 1932. C’est donc le personnage d’Hélène qui est mis en valeur, populaire en France : « [ce] plus haut symbole de la littérature universelle » permet cette affirmation universaliste : « L’ensemble du monde forme une 16 Goethe : 1749-1832 : exposition organisée pour commémorer le centenaire de Goethe, http: / / gallica.bnf.fr, avant-propos, p. 1. 17 The Modern Language Journal, vol. 17, n°8, May, 1933, p. 592-599. Le centenaire de Goethe : Regards croisés sur le monde actuel 7 seule vérité spirituelle. » 18 Le recteur Charléty clôt son discours en confondant cet idéal universaliste de Goethe avec le message de l’Université française, rappelant que le même appel avait été lancé en 1911 pour le centenaire de l’Université de Breslau. Le discours est ainsi traversé par une utopie internationale et par un réalisme politique imposé par la période. Il est affirmé que le « siècle de Goethe doit naître ». 19 Se plaçant dans une histoire de la civilisation, inspirée de la philosophie des Lumières indissociable de l’idéal de l’université française, où le progrès humain est le « patrimoine commun des hommes » et où les nations incarnent, dans les êtres vivants, les « qualités intérieures […] venant du tréfonds inconscient », le recteur Charléty fait de la littérature l’expression, universelle, d’un « pure humanité », « une morale et une esthétique commune à toutes les nations ». 20 Cette idéalisation d’une « race humaine [qui] tend à devenir un tout harmonieux » a pourtant des limites. S’il se place dans l’optique d’un échange universel, il note aussi que les allemands ont plus reçu que donné, jusqu’à ce que Goethe paraisse, le fondateur d’une culture allemande originelle et commune aux différentes nations. Mais il précise aussi, dès l’ouverture de son discours, que « quelques uns dans la jeunesse allemande se détachent de Goethe» et que « si le malheur des temps provoque une éclipse », la France « offrirait à Goethe un asile où il pourrait attendre la revanche de l’avenir ». 21 L’hommage est donc clair : s’il revendique l’appartenance de Goethe à un humanisme éclairé, porteur de tolérance, de respect de l’autre, de paix, d’épanouissement de l’être moral par la beauté, il dit aussi quelles menaces pèsent sur cette littérature universelle que la France revendique comme son message national et européen. Goethe contemporain La Nouvelle Revue Française et Europe reprennent à leur compte cet hommage au classicisme de Goethe, déjà mentionné, et l’entrée de Goethe dans un panthéon olympien mondial. La N.R.F. célébre en Goethe un esprit universel, en séparant littérature et vie, art et intervention dans l’histoire. La biographie occupe une place de choix dans ces études, ce qui donne raison à Gabriel Marcel. Il revient à la très longue étude de Curtius, qui ouvre le numéro d’hommage, d’affirmer, après et avec Sainte-Beuve, qu’avec Goethe « l’Allemagne entre dans le tem- 18 Annales de l’Université de Paris, VII, n°3, mai-juin 1932, Célébration du centenaire de Goethe à la Sorbonne, le 3 avril 1932, p. 196. 19 Art. cit. note 18, p. 194. 20 Ibid., p. 195. 21 Ibid., p. 193. Didier Alexandre 8 ple classique ». 22 S’interrogeant sur le trait spécifique du classicisme de Goethe, Curtius trouve une réponse dans l’interpénétration de la vie et de l’œuvre : façonné par l’œuvre qu’il crée, le poète de Weimar, par sa capacité à symboliser, atteint en l’homme l’humain et dans le monde phénoménal l’universel autant qu’il les incarne dans son existence. 23 Le ton de l’hommage est ainsi donné : Goethe l’universel est le « dernier représentant de l’ « uomo universale », de cet idéal que la renaissance italienne a contemplé et dont on retrouve au XVII e siècle les tronçons épars, avec l’ « honnête homme » et le « gentleman ». 24 Les articles d’André Suarès, Goethe l’universel¸ et de René Berthelot, Goethe et l’esprit de la Renaissance, développent ces mêmes idées. Ainsi Berthelot caractérise Goethe par l’harmonie et l’équilibre. Il redistribue selon ces critères l’œuvre entre le lyrisme et la science, entre nature et raison, entre poésie et roman. Dans la lignée de la Renaissance, héritière de l’antiquité, Goethe apparaît comme l’auteur capable de faire « renaître l’esprit de la Renaissance » et de concilier les valeurs de la science moderne et de la « musique enfin autonome de l’âge moderne ». 25 Un tel idéal, affranchi de toute attache religieuse, répond aux interrogations qui traversent les milieux littéraires, symbolistes en particulier, depuis les années 1850. Quant à Suarès, il définit Goethe comme « le grand médiateur » : on ne peut mieux affirmer sa fonction éminente de rassembleur. 26 L’article de Jules de Gaultier abonde dans le même sens. Le classicisme hérité de la Renaissance est centré sur la vertu grecque. Encore faut-il comprendre cette vertu comme une énergie, qui emporte le génie impatient d’agir, ignorant des fins de son action. 27 Lorsque Jean de Pange définit le démon de Goethe, il reprend cette idée d’un Goethe qui s’abandonne au genius intérieur, qui n’a rien à voir avec le génie national d’un peuple ou l’âme populaire. L’élément démoniaque, qui échappe à la raison et à l’entendement, est pensé comme une force féconde. 28 Il est évident que cet abandon à une intuition intérieure, débarrassée de tout frein, peut faire de Goethe le précurseur, très tempéré, de la modernité poétique : c’est ainsi qu’il faut, je crois, interpréter l’opposition établie par Denis de Rougemont entre Rimbaud et Goethe. 29 Ce dernier est patience, humilité, respect de l’ordre, comme le montre Jean Prévost. 30 Cette conciliation de l’amoralisme et du classicisme est bien dans le ton général de l’hommage au centre duquel se trouve Gide sur qui l’influence de Goethe, 22 Ernst Robert Curtius, Goethe ou le classique allemand, La Nouvelle Revue Française, tome XXXVIII, mars 1932, Hommage à Goethe, p. 323. 23 Ibid., p. 330, 331, 333, 345. 24 Ibid., p. 329 25 René Berthelot, Goethe et l’esprit de Renaissance, ibid., p. 438. 26 André Suarès, Goethe l’universel, ibid., p. 388. 27 Jules de Gaultier, L’amoralisme de Goethe, ibid., p. 449-450. 28 Jean de Pange, Le démon de Goethe, ibid., p. 466. 29 Denis de Rougemont, Le silence de Goethe, ibid., p. 480-481. 30 Jean Prévost, L’ordre en place d’idéal, ibid., p. 474-475. Le centenaire de Goethe : Regards croisés sur le monde actuel 9 dans les années de formation, a été très grande. C’est bien l’auteur des Nourritures terrestres qui revient, dans un texte simplement intitulé Goethe, sur cette confusion parfaite entre la vie sous toutes ses formes et l’œuvre, qu’il revendiquait comme sienne, et sur l’accord « avec les lois de l’univers sensible », dans une grande méfiance à l’égard du christianisme, dans une foi panthéiste puisée dans l’Ethique de Spinoza, dans une foi dans le natif, qui, harmonieuse, mesurée, tempérée tient Goethe distant de Nietzsche. 31 Bernard Groethuysen, dans la Vie de Goethe, réaffirme le même credo phénoménal, qui concilie le Goethe scientifique au Goethe lyrique et qu’il veut voir universel. Mais Groethuysen est aussi conscient de prendre part à l’édification d’un mythe : « Il y a la vie de Goethe, le mythe de Goethe, le mythe profane de la vie. » 32 Thomas Mann corrobore cette image d’un Goethe en accord avec la vie et la nature, à la différence de Schiller dont il ne partageait pas la philosophie. Goethe accepte la nature avec humilité, assuré que « le destin vous accordera la grâce ». 33 Ainsi se construit dans la N.R.F. la figure classique d’un Goethe moderne, par sa morale, sa méthode attentive au phénomène et au sensible, sa maîtrise des démons avoués, un Goethe très gidien. André Rolland de Renéville fait de Faust l’écriture du tourment de l’homme et sa maîtrise. 34 Goethe est inscrit dans le panthéon de la revue. De ce Goethe de la N.R.F., la politique semble absente. Mais peut-elle l’éviter ? Il faut relire l’article de Curtius, qui ouvre l’hommage, pour saisir l’intention humaniste et universaliste qui l’anime et apprécier ses enjeux politiques. La revue répare l’incapacité de la critique française à « s’assimiler Goethe tout entier et ne pas le filtrer », comme l’écrit Curtius, une incapacité due à l’héritage historique qui fausse sa perception. Il ajoute, en effet, avec courage : « il faut qu’elle choisisse de considérer l’Allemagne sous un angle nouveau. En ce sens encore on peut dire que cette commémoration de Goethe a une portée politique. » 35 La revue prend donc position dans le débat des relations franco-allemandes : la littérature devient discours de l’histoire qui répond à un appel vibrant du même Curtius : « Aujourd’hui s’ouvre un grand débat entre les différents membres de la famille humaine. Le sujet de cet entretien, c’est Goethe. Ce débat pourrait devenir un concile œcuménique des esprits. Il pourrait aussi devenir un roman des nations. Amis de Goethe, amis de tous les pays, unissons-nous, et vivons, sous le signe du maître, le roman d’éducation de la grande famille des peuples. » 36 Curtius invite autant les allemands à dépasser leur « pangermanisme » que les Français à dépasser leur « panfrancisme ». L’universalisme de Goethe et sa 31 André Gide, Goethe, ibid., p. 370, p. 374, 377. 32 Bernard Groethuysen, La vie de Goethe, ibid., p. 354. 33 Thomas Mann, Liberté et noblesse, ibid., p. 365. 34 André Rolland de Renéville, Goethe et le tourment de l’infini, ibid., p. 525. 35 Ernst Robert Curtius, art. cit., p. 329. 36 Ibid., p. 350. Didier Alexandre 10 confiance en une nature et une vie universelles dépassent le nationalisme : Goethe « est plus humain qu’allemand ». 37 Aussi peut-on relire tous les articles de l’hommage en étant attentif à ce fil universaliste et cosmopolite qui est tout à fait dans le ton des années vingt et qui s’épuise au début des années trente. L’éloge du lien goethéen que fait Thomas Mann a une signification sociale et politique. 38 Gide ouvre son étude sur la fraternité profonde qui le lie à Goethe, « plus important que si j’avais été allemand moimême » ; 39 Suarès peut affirmer que « Goethe est le plus grand des Européens » et qu’ « il n’y a de salut pour l’Europe que dans l’esprit de Goethe. » Il nuance évidemment ce jugement, en opposant le communisme égalitaire qui se répand de « Glasgow à Canton », de « Séville à Tokyo » et qui uniformise le monde à l’Europe de Goethe qui ne se modèle pas sur « l’unisson », mais par «l’accord ». Goethe révèle ainsi les choix que doit faire l’Europe à un moment crucial : ou renoncer à toutes les différences ou rechercher une « harmonie assez riche pour contenir et résoudre les dissonances ». 40 La Nouvelle Revue Française en vient ainsi à problématiser l’universalisme goethéen en le réinscrivant dans un monde contemporain bouleversé par les extrémismes. On a vu que Gabriel Marcel, conscient de l’élitisme qui entoure une commémoration qui se voudrait populaire, envisage l’échec d’un tel projet où la littérature serait offerte comme discours unitaire des peuples. Cette utopie traverse le numéro d’Europe, ne serait-ce que par sa réalisation. 41 En effet, Toshihiko Katayama (Goethe, offrande du japon), Lucien Price (Nous autres, exilés), Costis Palamas (Goethe en Grèce) témoignent de la présence de Goethe au Japon, aux Etats-Unis, en Grèce. L’universalisme goethéen se traduit par un discours critique qui se voudrait émaner du monde entier. Europe reprend, évidemment, les traits qui font du poète de Weimar le représentant exemplaire de l’humanité cultivée issue du siècle des Lumières. Cet universalisme passe encore par l’attention au Goethe penseur, au Goethe naturaliste, et à la vie de Goethe, son enfance présentée par le grand biographe allemand Friedrich Gundolf, sa mort relatée par Max Hecker, ses figures décrites par Pierre Abraham. Il s’agit bien de figures, d’images, dont Jules Romains mesure les risques. Il redoute de voir l’universalité, toute idéale, de Goethe devenir une monstruosité, « quelque chose d’inhumain ». « Il vaudrait mieux nous aider à sentir le rattachement de Goethe à l’homme moyen. 37 Ibid., p. 345. 38 Thomas Mann, art.cit., p. 360, 363. 39 André Gide, art.cit., p. 368. 40 André Suarès, art.cit., p. 388-389. 41 Numéro spécial consacré à Goethe à l’occasion du centenaire de sa mort, Europe, XXVIII, n° 112, mars 1932. Le centenaire de Goethe : Regards croisés sur le monde actuel 11 (Ce qui du même coup aiderait l’homme moyen à se rassurer, à reprendre confiance, à se défendre contre les fous). » 42 L’hommage de la revue Europe, dont il faut dire combien la construction est moins homogène que celui de La Nouvelle Revue Française, soulève bien des paradoxes de cette célébration. De nombreux auteurs, comme Willem Schraennen, discernent bien que le centenaire « témoigne davantage sur notre temps qu’il ne précise Goethe lui-même » et que les hommes de 1930 « cherch[ent] dans sa pensée et sa réussite, un apaisement à [leurs] problèmes et à [leurs] soucis. » 43 Jules Romains insiste sur le décalage entre la montée des fascismes et des nationalismes, et les hommes qui ne peuvent trouver en Goethe une réponse à leurs angoisses collectives. C’est bien le clivage entre société civile et élite de lettrés qui est établi par Jules Romains : « Nous connaîtrions cette consolation, cette joie particulière qu’éprouve une minorité hérétique à fêter en lieu clos la mémoire d’un grand hérésiarque. » L’ironie de Jules Romains dénonce ainsi les célébrations officielles qui ignorent une « humanité […] pas particulièrement préparée à la célébrer ». 44 Ce pessimisme rejoint celui d’Hermann Hesse, qui apporte le témoignage de son expérience de la Première Guerre mondiale, où la sagesse de Goethe se révéla inconciliable avec le patriotisme et la culture de guerre. Hermann Hesse constate que dans l’après guerre, le problème devint « l’Europe », « une minorité d’hommes pensants ayant compris le problème et les nécessités de l’heure présente, tandis que la politique et le monde officiels tout entiers continuent leur combat au bord de l’abîme pour les drapeaux multicolores d’idéaux défunts. » Goethéen dans l’âme, il se résigne à conseiller que l’enseignement de Goethe, dans les universités, ne soit adressé qu’aux meilleurs, « ceux qui auraient le plus de valeur », une communauté d’esprits supérieurs en somme. 45 Quelles sont ces questions politiques d’une Europe au bord de l’abîme que révèle Goethe ? Il est étonnant de voir que Thomas Mann abandonne le sujet de la liberté et du destin, traité dans La Nouvelle Revue Française, pour dresser un portrait de Goethe en homme de l’âge bourgeois. Thomas Mann ne souhaite pas vanter une quelconque médiocrité bourgeoise de Goethe : il veut affirmer comment, dans le développement de sa vie et de l’œuvre, Goethe passe d’un individualisme bourgeois, libre échangiste, à une aporie qui est celle de la modernité technologique : la spécialisation des individus et l’ère des spécialistes, par ailleurs dénoncée par Jules Romains, et la nécessité de combattre cela par la communauté et la « vie indivise ». Goethe est donc, par son parcours exemplaire, celui qui doit convaincre les démocraties bourgeoises « à se séparer des sentimentalités meurtrières et des idéologies 42 Jules Romains, En pensant à Goethe, Europe, p. 244. 43 Willem Schraenen, Goethe, naturaliste, Europe, p. 215. 44 Jules Romains, En pensant à Goethe, Europe, p. 237-238.. 45 Hermann Hesse, Remerciement à Goethe, Europe, p. 249. Didier Alexandre 12 hostiles à la vie qui les dominent encore ». C’est ainsi l’histoire même de la bourgeoisie européenne qui s’écrit dans l’œuvre de Goethe. La solennité de la fin de l’article de Thomas Mann prête à la littérature le statut symbolique de discours de l’histoire, d’un discours où se parle à elle-même la conscience collective. Cette lecture, très hegélienne, se refuse à ne voir dans la littérature que l’expression d’une élite : « La chose ne fait point de doute, le crédit que l’histoire accorde encore à la république bourgeoise, ce crédit près d’être à court terme, repose sur la croyance encore vivante que la démocratie peut faire aussi ce que ses ennemis prétendent être à même de réaliser en arrivant au pouvoir : qu’elle peut précisément assumer la mission de nous conduire à une vie nouvelle et à l’avenir. » 46 Europe confronte ainsi Goethe à une crise que les auteurs se refusent à considérer comme une fin. Dans son Introduction à Goethe, Emmanuel Berl, l’auteur de Mort de la pensée bourgeoise, fait de Goethe le terme du « psychologisme, du scientisme, de l’historisme, de l’individualisme », c’est-à-dire celui qui en faisant les expériences réalise ses erreurs. Devenu figure du paradoxe, Goethe est présenté comme l’ami potentiel de l’URSS, non l’écrivain révolutionnaire qui se refuse à être communiste, non le trotskiste de l’intelligentsia, mais celui qui pour « guérir de [son] erreur » accepte de se tromper. S’opère ainsi un déplacement très fort, d’une figure idéale de vérité à une humanité en butte aux mirages des discours de l’histoire. 47 C’est bien la question de la révolution que pose Romain Rolland, dans le texte qui ouvre l’hommage de la revue Europe. Seuls les problèmes qui assaillent l’homme des années trente légitiment une interrogation de Goethe, sa vie et son œuvre confondues. Romain Rolland projette ainsi sur Goethe les interrogations qui sont les siennes. Il n’hésite pas à comparer la pensée de Goethe à celle du penseur hindou Vivekananda et donc à situer Goethe sur la ligne de clivage qui partage orient et occident. Il réinscrit, au cœur même de la nature et du sujet qui la pense, le conflit, nouant évolution et révolution. Goethe incarne ainsi pour les nations le point le plus élevé de l’humanité, auquel elles tendent et vers lequel elles avancent inégalement. Cette inégalité, qui rend difficile l’union des nations sous un même drapeau, justifie le passage par le nationalisme. L’internationale communiste s’avère nécessaire comme moment de la dialectique libératrice. Le raisonnement vaut ce qu’il veut : il est néanmoins très provocateur dans le concert de discours, puisqu’il trouve en Goethe une légitimation de la Révolution prolétarienne et de l’idée de régénération des nations européennes par la pensée orientale où pensée hindoue et pensée slave se confondent. Il est évident que, au-delà d’une littérature universelle, 46 Thomas Mann, Goethe représentant de l’âge bourgeois, Europe, p. 126, 128, 129. 47 Emmanuel Berl, Introduction à Goethe, Europe, p. 140. Le centenaire de Goethe : Regards croisés sur le monde actuel 13 c’est l’européanocentrisme que Romain Rolland retourne contre certains lecteurs de Goethe. 48 Valéry est évidemment du nombre. La prescience d’une fin de la littérature confondue avec l’exercice de l’esprit humain est partagée par Emmanuel Berl et Paul Valéry, sur qui nous souhaiterions terminer ce panorama du centenaire de Goethe. Paul Valéry présidait, avec Painlevé, le comité d’organisation du centenaire de Goethe. Dans le discours qu’il fit à la Sorbonne le 30 avril, qu’il reprit à Francfort, et qui parut dans La Nouvelle Revue Française, Valéry centre sa réflexion sur l’opération de l’esprit de Goethe, dans ses écrits littéraires et scientifiques, pour le hisser au sommet du panthéon humain : « Ainsi : Goethe soit-il : notre soif de plénitude de l’intelligence, de regard universel et de production très heureuse. Il nous représente, Messieurs les humains, un de nos meilleurs essais de nous rendre semblables à des dieux. » 49 Si c’est la vie de Goethe qui intéresse Valéry, c’est en fait la vie de Goethe « Protée », qui « vit une quantité de vies au moyen d’une seule » pour devenir « un système presque complet de contrastes, combinaison rare et féconde ». 50 On retrouve même cette volonté, tellement vue ailleurs, de dresser un portrait moral du poète allemand : une « entière soumission aux choses qui sont - en tant qu’elles sont - c’est-à-dire : en tant qu’elles paraissent », une objectivité qui est aussi une forme d’obéissance au réel, mais aussi un puissant lyrisme. 51 Ce qui fait de lui un Janus, romantique et classique, tourné vers le siècle finissant, tourné vers l’avenir. Se retrouve donc cette fonction de lien, elle aussi célébrée ailleurs. Valéry ne cède pas pour autant à l’optimisme que réclame toute célébration. Goethe appartient au XVIII e siècle, « où, pour la dernière fois, les conditions les plus exquises de la vie civilisée se sont trouvées réunies. » « Il est peut-être le dernier homme qui ait joui de la perfection de l’Europe. » 52 Le Goethe protéiforme incarne pour Valéry l’idéal de l’Homme d’Esprit. Mais son appartenance à des temps révolus le chasse hors de l’histoire. Alors que toute une partie de la critique fait de Goethe le cristal parfait qui permet de lire l’histoire présente de l’Europe, Valéry enferme le même Goethe dans l’utopie d’une improbable rencontre du politique et de l’intellectuel. Il achève son intervention sur la rencontre de Goethe et de Napoléon et sur le parallèle de deux hommes illustres, fiction où « Napoléon se fait empereur de l’Esprit » et où Goethe « se fait ici figurer l’Esprit même. » 53 On comprend évidemment pourquoi, dans le préambule à son discours, Valéry a ces formules désenchantées : « Mais ce sont, peut-être, des grandeurs incommensu- 48 Romain Rolland, Meurs et deviens ! , Europe, p. 7, p. 22. 49 Paul Valéry, Œuvres, I, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1957, Discours en l’honneur de Goethe, p. 534. 50 Ibid., p. 538 et p. 546. 51 Ibid., p. 541. 52 Ibid., p. 535 et p. 538. 53 Ibid., p. 549. Didier Alexandre 14 rables que ces deux puissances; et sans doute faut-il qu’il en soit ainsi. » 54 C’est évidemment dans cet écart qui sépare l’utopie d’une alliance des idées et de la « puissance politique » et la réalité d’un esprit en crise que se situe la vérité de Goethe : il figure la faillite d’une littérature et d’un monde. La célébration de Valéry est bien un éloge funèbre. Conclusion ? Le centenaire de Goethe est une réelle commémoration. Mais de quoi ? D’un Goethe que la diplomatie veut honorer. D’un Goethe à qui la critique universitaire et littéraire veut rendre sa place au panthéon des écrivains classiques du monde. D’un Goethe européen, c’est-à-dire d’un Goethe qui incarne, par sa vie plus que par ses œuvres un peu trop méconnues, les valeurs européennes. Quelles sont-elles ces valeurs ? Non pas des valeurs allemandes, mais des valeurs d’humanité, de tolérance, de vérité, d’acceptation de sa nature, et donc des valeurs françaises correspondant à l’idéal des Lumières. On peut en fait se demander quelle est cette Europe. On opposerait ainsi un cosmopolitisme hérité des Lumières, réunissant l’élite des beaux esprits amoureux du beau, du vrai et du bon au grand public, à qui le poète de Weimar demeure étranger. C’est pourquoi le centenaire apparaît bien à certains, aussi lucides que mélancoliques, comme l’ultime manifestation d’une culture épuisée et d’une littérature de l’esprit qui vit ses derniers fastes avant les funérailles de la Seconde Guerre mondiale. La vraie question posée est bien celle de la place que peut tenir dans un monde dominé par les cosmopolitismes impériaux et les nationalismes en 1930 la figure idéale de Goethe, représentant du Panthéon de la littérature mondiale. Cet échec n’en est pas moins révélateur de ce que peut être la littérature, la mesure de la politique présente - à la condition que l’esprit règne toujours dans le présent. 54 Ibid., p. 531. Marc Décimo De Michel Bréal, lecteur de Goethe, aux relations franco-allemandes du point de vue philologique des années 1850 à 1932 Nous avons deux nations en France, l’une pense, écrit, discute et contribue au mouvement de la culture européenne ; l’autre ignore cet échange d’idées qui se fait à côté d’elle, elle ressemble à un homme jeté au milieu d’une conversation depuis longtemps engagée avant qu’il vienne, et où il entend prononcer des noms et débattre des intérêts qui lui sont également inconnus. M. Bréal, Quelques mots sur l’instruction publique en France, Paris, Hachette, 1872 1. Michel Bréal, Goethe et le centenaire Lorsque parmi les publications qui, en France, célèbrent en 1932 l’humanisme de Goethe 1 la Revue de littérature comparée publie en janviermars des textes de Bréal, celui-ci, né l’année de la mort du poète en 1832, est décédé depuis longtemps (en 1915). C’est son fils, Auguste Bréal (1869- 1941), 2 qui transmet donc à la revue des notes inédites, laquelle est entraînée par le spécialiste français de Goethe, Fernand Baldensperger (1871-1958). Michel Bréal paraît devoir trouver place pour avoir mené des études sur Goethe. Il a en effet écrit deux articles, 3 qui sont aussitôt réunis en volume chez Hachette en 1898. L’ouvrage se découpe en deux parties : 1°) « Un officier de l’ancienne France » [p. 1-50] ; 2) « Une héroïne de Goethe. Les personnages originaux de la ‘Fille naturelle’ » [p. 51-174] 1 La nrf (1 er mars), Europe (15 avril) ; la Société des Nations (Entretiens sur Goethe à l’occasion du centenaire de sa mort) ; la Bibliothèque nationale qui monte une exposition : Goethe et le génie latin. 2 Né à Landau d’une famille d’origine berlinoise et juive, Michel Bréal a été élevé en Alsace dans la langue allemande, qu’il continuait de parler avec ses enfants. Sur les Bréal, M. Décimo, Michel Bréal (1832-1915) et les linguistes de son temps, Catalogue de l’exposition. Centre Charles Péguy, Orléans, 2 fascicules, nombreuses photographies, 1997 ; ibidem, « Une petite famille de travailleurs autour de Georges Guieysse : le monde de la linguistique parisienne », Genève, Cahiers Ferdinand de Saussure, n° 52, Mélanges en hommage à Claudine Normand, 1999, p. 99-121 ; David Steel, Auguste Bréal (1869-1941) écrivain, peintre et ami d’André Gide, avec la correspondance André Gide- Auguste Bréal, Centre d’études gidiennes, 2010. 3 Paru préalablement dans la Revue de Paris du 15 février 1898, p. 501-538, p. 803-825. Marc Décimo 16 Bréal publie plus tard, en juillet 1911, un autre article dans la Revue de Paris. Il est intitulé « Un épisode de la vie sentimentale de Goethe » (p. 386- 393). Les notes que transmet Auguste à la Revue de littérature comparée datent elles aussi, on le remarquera, de 1911. Bréal a alors 79 ans et la situation internationale n’est évidemment pas sans tensions. Pourquoi Bréal écrit-il de nouveau sur Goethe ? Qu’a-t-il en tête ? Pourquoi Auguste transmet-il ces bribes ? La préoccupation des Bréal est ouvertement de rapprocher les cultures allemandes et françaises et de favoriser les relations intellectuelles entre la France et l’Allemagne. Un échange, un dialogue, est simplement possible. Michel Bréal l’affirme (1898, p. 48) et s’empresse de situer sa recherche dans le champ philologique ; il s’inscrit ainsi, quelle qu’en soit la nationalité, parmi d’autres « philologues goethéens ». Son article fait suite au livre de Martin von Schubart (François de Théas, comte de Thoranc [sic]. Goethes Koenigalieutenant. Dichtung und Wahreit, drittes Buch, München, Bruckmann), qu’a longuement critiqué le germaniste français Arthur Chuquet dans la Revue critique d’histoire et de littérature. 4 Schubart, lui-même, avait eu connaissance de l’article de Chuquet paru auparavant, dans la même revue à la date du 17 septembre 1883. Bréal vient apporter du neuf, ce que Chuquet note avec bienveillance dans la critique qu’il fait du livre (il pouvait certainement en être autrement, de par la longue amitié qui les lie). 5 Ce qui importe à Bréal, c’est d’établir « les sources parfois françaises de Goethe » en usant de la méthode historique et en produisant à l’appui de ses dires des documents irréfutables : il procède « comme un notaire » (1898, p. 58). Si l’on parvient à faire admettre qu’un maître allemand emprunte à la France, Bréal est en somme persuadé d’accomplir un progrès dans une démonstration qui consisterait à rapprocher non seulement les deux cultures mais les deux peuples. La vérité apporte toujours du mieux, du moins est-ce là ce qu’il croit. Ainsi, par exemple, pour La Fille naturelle, Bréal montre combien la lecture des Mémoires historiques de la princesse Stéphanie-Louise de Bourbon-Conti (An VI) fut pour Goethe décisive. A sa source, il trouve un épisode de la littérature française qui vient servir la littérature allemande. « On ne dira jamais assez ce que Goethe doit à la France… », affirme-t-il dans les bribes publiées en 1932 (p. 184), on reconnaît là sa mère… ». De façon plus anecdotique, Bréal évoque aussi un épisode de la vie amoureuse de Goethe, qui eut à 22 ans une histoire en Alsace. Pour le cas de « l’officier de l’ancienne France » - il s’agit du comte de Thorane, auquel Goethe fait référence comme un souvenir d’enfance au Livre III de Dichtung und Wahrheit [Poésie et Vérité], Bréal adopte la même méthodologie. Il établit le nom véritable du personnage (de son vrai nom 4 A. Chuquet, 12 juillet 1897, p. 30-38. 5 Revue critique d’histoire et de littérature, 4 juillet 1898, p. 31-33, signée A. C. De Michel Bréal aux relations franco-allemandes 17 Thorenc), documents à l’appui. Il rappelle que Thorane/ Thorenc logea chez le père de Goethe à Francfort-sur-Mein en 1758-1759, pendant la guerre de Sept ans et quelle fut son action comme administrateur de cette ville. Puisque l’ouvrage est écrit en français et qu’il s’adresse avant tout à des Français (il ne sera pas traduit en allemand), mais aussi peut-on considérer aux lettrés et aux philologues allemands, on peut convenir que Bréal entend suggérer qu’une autre voie est possible dans les relations franco-allemandes, celle qu’incarne pour l’heure son héros. Il ne s’agit pas de lancer de l’huile sur le feu et d’exaspérer mais, citant Voltaire, « d’éclairer sans échauffer » (1932, p. 184). Thorane/ Thorenc représente l’officier dont on rêve. Il est un administrateur, un diplomate qui n’a en tête que d’éviter la guerre et les massacres qui s’ensuivent (sa présence à Francfort se justifie pour éviter un carnage entre la Prusse et l’Autriche) et, pour Bréal évidemment, la carrière des armes devrait être orienté vers ce modèle. « Le métier militaire laisse assez de loisirs pour cultiver son esprit » (1898, p. 39-40). Littérature, philosophie, arts, géopolitique, telle devrait être la culture de l’officier. Et de citer Thorenc : « il faut méditer, réfléchir, pour donner un peu d’étendue à l’esprit… ». L’officier devrait faire preuve de qualités de cœur, d’intégrité, de « fierté exempte de morgue » (1932, p. 185). Le modèle de l’officier idéal est en fait pour Bréal… Vauvenargues… et Thorenc, puisque Goethe l’évoque. Thorenc est ce Français qui s’intéresse à la vie locale, qui va jusqu’à se passionner pour l’école de peinture qui s’y développe. Ce qui est clairement visé, via ce qu’en rapporte Thorenc, c’est l’attitude des Prussiens. « Le roi de Prusse est militaire, ses favoris le sont, les ministres ». Ce comportement s’oppose à celui des Français : « …nous ne sommes pas militaires ; je ne sais si nous ne le deviendrons jamais. Il faut que l’officier s’occupe plus de son métier. » Il y aurait donc un bon et un mauvais usage de l’état d’officier, ce à quoi les textes de Bréal invitent à réfléchir. Cependant la vision de Bréal, si elle transporte les personnages à un étage intellectuel supérieur… et les met dans une sorte de lumière élyséenne quelque peu artificielle, cette vision ne paraît avoir conscience - à aucun moment - de ce que, durant toute cette période de conquêtes coloniales, l’armée française accomplit d’exactions en Afrique sous couvert de « missions scientifiques ». L’allusion à l’histoire d’amour au Livre X de Dichtung und Wahrheit n’est pas gratuite. Goethe sur le tard, apaisé, va revoir cette femme. C’est l’occasion pour Bréal d’insister sur le « vrai » Goethe (1932, p. 187), celui qui laisse un « souvenir de paix », de réconciliation (1898, p. 37-38). Le « Goethe sentimental », « qui fait supporter l’autre » (1932, p. 187). Le Goethe « si haut, si désintéressé, si bon autour de lui » (ibid., p. 188). Le Goethe idéal. C’est le savant, celui qui prend part à toutes les grandes questions qui se débattent à son époque, celui qui (comme Thorenc) a l’amour des belles Marc Décimo 18 choses. Tous les articles ultérieurs de la Revue critique, mais aussi de la Revue Bleue et d’autres publications dans les années 1910, tendent à répéter ce portrait du « génie essentiellement conciliant », de « l’éclectisme prudent et modeste », de « l’activité hardie et la résignation bienveillante »… 6 Même après la guerre de 1914-1918, on s’emploie à agiter le symbole : « Il existe peut-être des esprits assez étroits pour en vouloir à Goethe des atrocités commises par ses compatriotes durant la dernière guerre, atrocités qu’il aurait été le premier à flétrir ». 7 Une telle attitude n’est pas généralement partagée ; une presse anti-allemande très violente existe (par exemple, La Chronique médicale du docteur Cabanès) ; une opinion anti-allemande virulente se manifeste jusques dans certains objets de consommation de masse. 8 En 1932, Goethe est l’occasion ultime de fêter une culture sinon utopique du moins moribonde, 9 qui fait croire que les seules science, lettres, arts, sport, veillent au rapprochement des peuples, alors que l’amour-propre national paraît l’emporter. Dans un livre, Cheminements (1929), Auguste Bréal avait pourtant assez rudement critiqué la position illusoire de la génération précédente ; 10 on ne s’étonnera cependant pas de le voir céder les bribes de son père : elles sont pessimistes. La montée du nationalisme effraie. Cette crainte de 1911 est ravivée. « Il y aurait une grave distinction à faire. Il y a l’éducation allemande telle que l’avait faite la religion chrétienne, protestante, philosophique, nourrie de la littérature du XVIII e siècle, de Lessing, de Goethe, de Schiller… Et une autre éducation allemande, qu’on peut appeler ‘grossdeutsch’, qui est à l’opposé de la précédente, orgueilleuse, ambitieuse, intolérante, sortie de l’enseignement historique des universités et destinée, je le crains, à modifier la physionomie de l’Allemagne du XX e siècle. Où trouver la première ? » (1932, p. 185) 6 A. Chuquet, compte rendu du livre d’Emile Delérot, Quelques propos sur Goethe, Revue critique…, 1908, p. 337. 7 Albert Waddington, compte rendu de la thèse de J. M. Carré, Goethe en Angleterre (1920), 15 juillet 1921, t. 88, p. 275. 8 Cf. Juliette Courmont, L’Odeur de l’ennemi. 1914-1918, Paris, A. Colin, 2010. 9 Pour emprunter son titre aux Nouvelles littéraires du 28 mai 1932, « A Francfort, l’Europe intellectuelle fête Goethe ». 10 « Maintenant que la guerre est ‘finie’ [celle de 1914-1918], depuis dix ans, ceux d’entre nous qui essaient de comprendre commencent à se rendre compte que nous avions été élevés pour cette guerre./ L’unanimité de l’élan patriotique et guerrier a été le résultat de notre formation. Au fond du cœur de tous les Français, l’idée de revanche, de la libération de l’Alsace et de la Lorraine, de la défense armée contre l’Allemagne poussait la nation entière. Dès la fin de 1914, il était manifeste que, de toutes les religions, le patriotisme national était la plus forte chez les nations “civilisées”. Le conflit de 1914 à 1918 a montré des conséquences auxquelles peuvent aboutir les patriotismes nationaux. », p. 197. De Michel Bréal aux relations franco-allemandes 19 En 1935, dans un article de cette même Revue de Paris où son père avait publié ses articles sur Goethe, Auguste fait entendre « des voix d’Allemagne » pour mettre en garde ses contemporains du fait que « le nationalisme raciste » devienne « la base de l’éducation ». Si Auguste appelle cette fois « à mieux se connaître réciproquement », c’est aussitôt pour regretter que la traduction en français de Mein Kampf ait été interrompue sur intervention de l’auteur lui-même 11 et de se consacrer, finalement, faute de mieux, à l’analyse fouillée du livre de Spengler, puis à un discours de Roehm, « ministre du Reich et ami intime d’Hitler », prononcé le 18 avril 1934. 12 Pour quelqu’un comme Michel Bréal, le constat de 1911 est d’autant plus amer que, dans les années autour de 1860, l’Allemagne - « le pays de la poésie, la terre des penseurs, la patrie de la recherche désintéressée » - a constitué le modèle universitaire même à imiter. 2. De l’invention vers 1855 en France des philologies romaniste et comparée. Quand vers 1855 la situation de l’université française était catastrophique et d’une inertie lamentable, l’Allemagne avait elle créé la philologie, rénové les sciences expérimentales et historiques. Il fallut donc en France l’initiative de quelques savants pour changer la donne. Bréal rappellera que ce fut sous l’impulsion de son père Paulin Paris (1800-1881), très avisé, professeur au Collège de France, que son fils fit partie de cette génération qui partit étudier en Allemagne. 13 Ainsi le romaniste Gaston Paris (1839-1903) fut formé de 1856 à 1858 à l’école de Friedrich Diez (1794-1876) à Bonn, puis à celle de Ernst Curtius (1814-1896) à Göttingen. Bréal lui-même, après la rue d’Ulm, partit en 1858 sur le conseil de l’helléniste Emile Egger (1813-1885) pour suivre les cours de Bopp à Berlin et ceux de l’indianiste Albrecht Weber. L’historien Gabriel Monod (1844-1912), après l’Ecole Normale Supérieure, part lui aussi pour Göttingen. « On ne se rend plus bien compte aujourd’hui de ce qu’il y avait de nouveau dans cette résolution, poursuit Bréal, la France se montrait encore peu soucieuse d’introduire en son instruction et en sa littérature des éléments qu’elle considérait comme étran- 11 Pourtant une traduction française paraît dès 1934 à Paris, aux Nouvelles éditions latines, 687 p. Il faut croire que l’article a été rédigé peu auparavant. 12 Auguste Bréal, « Voix d’Allemagne », Paris, Revue de Paris, 15 janvier 1935, p. 338-356. Aug. Bréal avait entendu en décembre 1932 une conférence de Fr. Sieburg à Marseille (lequel s’était depuis rallié au parti hitlérien) ; il avait lu Jahre der Entscheidung [Les Années décisives] d’Oswald Spingler, publiées en 1933 à Münich, et qui avait provoqué beaucoup de discussions, dont il était parfaitement informé. 13 M. Bréal, « Gaston Paris », Paris, Revue de Paris, mars 1903, p. 291-298. Marc Décimo 20 gers à son génie. 14 Contente d’elle-même elle croyait avoir peu de choses à prendre au-dehors. » Or, assure Bréal, il y avait en Allemagne une telle activité que, si on l’importait, cela laissait croire qu’« unies la France et l’Allemagne marcheraient à la tête de la civilisation » et qu’elles offriraient au monde par leurs connaissances « une ère de travail et de paix » ! L’entreprise de rénovation est donc amorcée dans les années 1855 dès qu’on commence à envoyer les meilleurs étudiants en Allemagne. 15 Bréal, par la suite, accompagnera toute démarche visant à envoyer des étudiants en Allemagne. Il soutiendra par exemple en 1903 la création de la Société d’échange international des enfants et des jeunes gens, pour l’étude des langues étrangères, qui a pour but de faciliter les séjours à l’étranger par le moyen de l’échange entre familles de nationalité différente. Ce qu’alors on envie à l’Allemagne, c’est précisément les chaires universitaires spécialisées, l’abondance de cours, la variété des études, la liberté des étudiants, la libre-concurrence des maîtres, la respectueuse familiarité entre maîtres et élèves, et surtout les « séminaires ». On a compris l’utilité du travail en commun. Elle est « une vraie université ». Le séminaire est l’arme décisive : Ce qui a produit autrefois les grands philosophes comme les grands artistes, les grands sculpteurs, les grands ministres, etc., c’est qu’ils étaient les associés de leurs maîtres, ils travaillaient pour lui et avec lui. Ils savaient que leur travail devait servir. Ç’a été aussi à l’origine de l’Ecole des Hautes Etudes… 16 L’adoption en France d’un tel modèle permettrait de « poursuivre vigoureusement le faux savoir », de « signaler les méthodes vicieuses », de progresser. Il va s’agir de s’en donner les moyens. 14 Je souligne. Il n’aura pas échappé que le titre de l’exposition de la B.N. en 1932 contenait encore le mot « génie ». 15 Michaël Werner, « A propos des voyages de philologues français en Allemagne avant 1870 : le cas de Gaston Paris et de Michel Bréal », Les échanges universitaires entre la France et l’Allemagne du Moyen-Age au XXe siècle, Paris, éd. Recherches sur les civilisations, 1991 ; Michel Espagne, « L’invention de la philologie. Les échos français d’un modèle allemand », Paris, H.E.L., t. XIX, fasc. 1, 1997, p. 122-134. 16 Archives Privées, Lettre à Auguste Bréal, 30 janvier 1911 (au vu de la date, on peut se demander s’il a été interrogé par son fils). Les rapports (néanmoins pas toujours excellents) que Bréal entretient par exemple avec le latiniste Louis Havet (1849-1925), son élève, sont de cette qualité. L’importante correspondance entre Bréal (il a trente deux ans) et Havet (il a vingt ans) débute en novembre 1869 pour s’achever en février 1911 (Bréal a 79 ans et Havet 62). Elle commence par des conseils de lecture ; elle s’achève sur le fait que Bréal « se félicite d’avoir eu pour élève un savant tel que Louis Havet. C’est le propre des Français que d’aller plus loin que ses modèles en tout genre. » Chacun corrige les manuscrits de l’autre : en 1875, Bréal lui confie les Tables Eugubines et il recommande sa phonétique ombrienne à l’attention tandis qu’il corrigera la grammaire latine de Louis Havet (M. Décimo, « Michel Bréal à travers sa correspondance », Actes du colloque Bréal et le sens de la sémantique, Orléans, Presses Universitaires d’Orléans, 2000, p. 69-98). De Michel Bréal aux relations franco-allemandes 21 La première étape consistera à mettre en place dans les institutions ces étudiants qui ont été formés à l’école allemande, voire de créer des institutions susceptibles de les accueillir. Sur les recommandations de E. Egger toujours, d’Ernest Renan (1823-1892) et de Frédéric Baudry (1818-1885), qui a fait paraître peu de temps auparavant « De la science du langage et de son état actuel » 17 pour faire constater le peu accompli, Bréal est ainsi en 1864 précipité au Collège de France, la seule et unique chaire de linguistique en France. Il est incontestablement l’homme de la situation. Là, il va s’employer à la traduction nécessaire de la Grammaire comparée des langues indo-européennes (1833-1849) de Franz Bopp (1791-1867), ce qui va l’occuper de 1866 à 1873. Parmi les rares qui jouent un rôle dans l’implantation de la linguistique en France, Bréal remarque que l’indianiste Adolphe Regnier (1804-1884), « sentant la nécessité d’une traduction française de la Grammaire comparée », avait dès 1858 (l’année du départ de Bréal pour Berlin), « entamé à ce sujet avec M. Bopp des négociations, qui, pour des raisons étrangères à leur volonté, ne purent alors aboutir ». 18 Dans la nécrologie que Bréal lui consacre, il en fait « le doyen et le chef respecté des études linguistiques » qui aurait pu succéder à Eugène Burnouf au Collège de France si ses scrupuleuses convictions royalistes ne l’avaient empêché de prêter serment à l’Empire. 19 Quant à Gaston Paris, il succède à son père en 1872 à la chaire de Langue et Littérature du Moyen Age 20 Il avait en 1863 préparé la non moins nécessaire traduction de l’introduction de la Grammaire des langues romanes de Diez. Vers 1866 - il est bon de le rappeler à la suite de Gaston Maspero (1846- 1916) - la situation internationale avait ému en France. On prétendait, rapporte l’égyptologue, à cette époque, que « la Prusse devait le meilleur de ses succès militaires à la façon pratique dont elle avait organisé l’instruction populaire, ou, pour citer une phrase à la mode en ces jours déjà lointains où l’on ne badinait pas avec ces choses-là, que Sadowa avait été au moins autant gagné par l’instituteur que par le fusil à aiguille ». 21 Dans une telle situation, aggravée en 1867 par la question du Luxembourg, où la France et la Prusse sont prêtes à entrer en guerre (le conflit est 17 F. Baudry, Revue archéologique [il n’est pas même une revue de linguistique pour accueillir cet article], Paris, t. 9, janvier-juin 1864, p. 13-37, p. 104-119. 18 M. Bréal, Grammaire comparée…, t. 1, Paris, Imprimerie impériale, 1866, p. LV note 2. 19 M. Bréal, nécrologie dans la Revue des cours littéraires, 3 e série, août 1884, p. 816-819. 20 Ursula Bähler, Gaston Paris et la philologie romane. Publications Romanes et Françaises, 234, Genève, Droz, 2004. 21 G. Maspero (1846-1916), « Notice sur la vie et les travaux de Michel Bréal », Paris, Institut, t. 86, n° 14, novembre 1916, 37 p. ; E. Egger et Bréal renonceront à un voyage à Berlin prévu de longue date pour les fêtes en l’honneur de Bopp dont le premier ouvrage, le Système de la conjugaison du sanscrit comparé avec celui des langues grecque, latine, persane et germanique (Francfort-sur-Mein, 1816) atteignait sa cinquantaine (A. Bailly, Notice sur Emile Egger, Orléans, imp. G. Jacob, 1886, p. 97). Marc Décimo 22 de justesse évité grâce aux interventions de Frédéric Passy (1822-1912), futur premier prix Nobel de la paix), agir devient une nécessité. Est ainsi inventée l’idée de l’Ecole des Hautes Etudes - dont Gabriel Monod, co-fondateur avec G. Paris, attribue la paternité à Bréal. 22 Si l’indigence de l’instruction apparaissait comme la cause possible d’une défaite militaire, l’Ecole des Hautes Etudes est conçue comme une œuvre de salut public et la possibilité d’un progrès tranquille. Un certain nombre de personnes avisées vont jouer un rôle de premier plan pour assurer la réussite de cette entreprise : Hortense Cornu (1812- 1875), amie de Napoléon III qui intercède et convainc l’empereur (elle écrit aussi dans la Revue du Nord pour agir sur l’opinion) ; 23 l’épigraphiste Léon Renier (1809-1885), qui entre en relation avec Armand Du Mesnil, le chef de la 1e Division au Ministère de l’Instruction ; Ernest Renan, qui alerte l’opinion dans ses Questions contemporaines (1868) ; le latiniste Gaston Boissier (1823-1908), qui écrit dans la Revue des Deux Mondes ; le chimiste Marcelin Berthelot (1827-1907) ; le chimiste Charles Adolphe Würtz (1817-1884) et doyen de la faculté de médecine à partir de 1866, qui part en missions en Allemagne et publie un rapport pour insister sur le retard pris en France en matière d’équipements et de laboratoires (Les Hautes Etudes pratiques dans les universités allemandes, 1870) ; la Revue germanique, etc. C’est ainsi sous la tutelle de Victor Duruy, le ministre de l’Instruction publique, qu’intervient par décret en date du 27 juillet 1868 la création de l’Ecole des Hautes Etudes. 24 L’historien Emerit (1899-1985) rappellera que « pour être admis à la section de philologie comparée, il fallait justifier de la connaissance de la langue allemande : c’est dire d’avance à quelle école se mettait la jeune science française ». 25 Le but de l’Ecole des Hautes Etudes sera de former correctement de jeunes gens et, par la suite, les meilleurs devront innerver comme professeurs les universités françaises et les lycées (ce sera le cas, mais pas avant vingt ans). La science ne sera plus livrée à des amateurs mais professionnalisée. Ce sursaut s’accompagne d’autres mesures. En 1866, Bréal fonde la Société de Linguistique de Paris, la S.L.P. (toujours active), armée bientôt de publications Bulletins et Mémoires dont Bréal s’inquiète dès le moindre retard ; G. Paris fonde la Romania en 1872 dans un contexte où l’on donnait « pour écroulées les nations romanes ! ». Pris dans un même élan, dès 1866, Paul Meyer, Ch. Morel, Zotenberg et la librairie Franck créent à l’égard du public cultivé la terrible Revue critique de littérature et d’histoire « pour réfor- 22 Juan Dihigo y Mestre, Bréal estudio crítico. La Havane, Revista de la Facultad de Letras y Ciencias, 1911, p. 58. 23 Marcel Emerit, « L’égérie de Napoléon III Madame Cornu », en particulier le § IV « La fondation de l’Ecole des Hautes Etudes », Revue de Paris, 15 juin 1937, p. 800-814. 24 Bréal en sera le directeur dix ans de 1878 à 1888. Gaston Paris l’a précédé. 25 Op. cit., p. 812. De Michel Bréal aux relations franco-allemandes 23 mer l’Université qui n’était qu’une administration », afin de censurer les travaux inutiles, pour répandre et perfectionner les méthodes, pour « renouveler l’atmosphère de toutes les disciplines historiques et philologiques ». 26 La France doit combler un retard qui est interprété comme une menace. Il s’agit de défendre non moins l’intégrité du territoire, la patrie, que, surtout, les idées dans lesquelles les citoyens paraissent s’être engagés depuis la Révolution. Il s’agit pour Victor Duruy, le ministre, et les fondateurs de l’Ecole des Hautes Etudes, de professionnaliser l’enseignement supérieur, de former des savants et de futurs professeurs de telle sorte qu’un équilibre s’établisse entre les forces en présence, la Prusse et, dans une moindre mesure, la Grande-Bretagne. On ne peut pas ne pas développer en France une science comme la linguistique, par ailleurs si florissante en Allemagne sous les auspices de Guillaume II lui-même, pour lequel la discipline est une véritable affaire d’état. Aussi, en cette époque d’empires coloniaux et bientôt du ministère Jules Ferry, s’agit-il d’aller aussi planter le premier sur de vastes domaines à découvrir - avant l’Allemagne et l’Angleterre - le drapeau français sur les domaines divers de la science (la phonétique, la dialectologie, la sémantique...). Si le terme de « sémantique » est forgé par Bréal, c’est pour éviter l’utilisation du terme allemand de « sémasiologie ». En 1889 Bréal fait à Pasteur à propos du choix du mot « bactériologie » ce commentaire : « [il] est, écrit-il, bien formé - [mais] vient des Allemands ; mais la chose a été créée par les Français, et c’est l’essentiel ». 27 Tout en maintenant un climat de rivalité (et d’émulation ? ), on imagine, une fois l’ignorance vaincue, qu’adviendra la paix et le rapprochement entre les peuples. Après 1870 et la campagne d’Allemagne, on peut imaginer la déception quand les rivalités se sont exacerbées. « Vous pouvez penser, écrit Bréal en 1872 au philologue et homme politique italien Angelo de Gubernatis (1840- 1913), si j’ai souffert depuis deux ans : le but de ma vie était de travailler à l’union des deux pays. L’absolu manque de générosité qui s’est révélé chez les Allemands et particulièrement chez les représentants de la science allemande a été une des plus grandes déceptions de ma vie. Il a fallu descendre de beaucoup de degrés des hommes que je tenais en haute estime. » 28 La correspondance échangée entre Renan et l’Allemand David Friedrich Strauss (1808-1874), ce que dit à Gaston Paris Charles Joret (1829-1901), ancien élève de Bréal, titulaire d’une chaire à l’Université d’Aix-en-Provence, confirment. Joret a rencontré à Halle le romaniste Hermann Suchier (1848-1914) et il confie « mais quelle douleur de voir ce descendant de Français plus alle- 26 Joseph Bédier, « Sur l’œuvre de Gaston Paris », dans Gaston Paris, Paris, Cahiers de la Quinzaine, 1904, 14e cahier, 5e série, p. 20. Egger, Thurot, Tournier, Boissier, Bréal, Henri Weil, Brachet, Picot, Reuss furent les rédacteurs de la première heure. 27 M. Décimo, Michel Bréal (1832-1915), op. cit., p. 24-25. 28 Petre Ciureanu, « Lettere inedite di Michel Bréal, Gaston Paris e Emile Littré », Torino, Società editrice internazionale, juillet-août 1955, Convivium, 23, p. 456. Marc Décimo 24 mand et plus antifrançais que tous ses compatriotes ! » 29 Le patriotisme devient, s’il ne l’était déjà - Bréal aura l’occasion de le rappeler - « [de 1871 à 1880] la note dominante dans l’enseignement de la jeunesse » (1898), même si l’obsession du rapprochement intellectuel franco-allemand existe et perdure. Dans le Journal que Michel Bréal rédige à l’intention de son fils, à la date du 21 août 1870, il écrit : « Quant à Auguste, il ne se doute pas que le monde roman est en train de crouler et que le premier rôle dans l’histoire passe en ce moment à la race germanique, qui l’avait déjà par l’intelligence depuis longtemps, mais qui en prend possession devant l’univers par la force. » 30 Après 1870, l’effort de guerre (ou de paix) doit porter de plus belle sur le développement de la science française. Une lettre datée du 31 mai 1870 de Bréal à Renan pour juger de l’état de la linguistique est significative. Tout reste à faire ou à peu près. 31 Du moment que votre rapport se borne à la France, la philologie comparée se réduit à peu de chose. Encore faut-il retrancher tout ce qui est purement européen. Il y a donc : Les Mémoires de la Société de Linguistique. - Le seul article vraiment oriental qui s’y trouve est le vôtre, sur les formes du verbe sémitique. La Revue de Chavée. - Depuis quelque temps on ne m’envoie plus cette Revue, de sorte que je ne suis plus au courant. En la feuilletant, vous trouverez des articles bibliographiques sur ce qui a paru ces derniers temps. La Bibliothèque de l’Ecole des Hautes-Etudes. Le premier fascicule (Max Müller-Curtius) et le quatrième (Guyard) peuvent entrer dans votre cadre. J’ai publié le 3e volume de Bopp et les idées latentes du langage. Abel Hovelacque a donné une Grammaire zende, qui s’appuie surtout sur les travaux de Spiegel, Justi et Schleicher. Cette grammaire contient une théorie sur les racines, reproduite par l’auteur dans une brochure intitulée : Racines et éléments primitifs. Pour le sanscrit je ne connais qu’une brochure de M. Foucaux relative au bouddhisme. La Grammaire zende. M. Abel Hovelacque n’est pas et n’a pas la prétention d’être un ouvrage original. Elle est composée à l’aide de trois ouvrages suivants : La grammaire zende de M. Spiegel Le Manuel de la langue zende de M. Justi Le Compendium de grammaire comparée de M. Schleicher. Ce que l’auteur a ajouté de son propre fonds, c’est une théorie sur les racines (p. 61) qui n’est pas bien à sa place dans une Grammaire zende, et qu’il avait déjà exposée dans la Revue de Linguistique (II, 5). Il faut louer chez M. Abel Hovelacque le soin avec lequel il se tient au cou- 29 Bibliothèque Nationale, N.A.F. 24 443. 30 M. Décimo, Michel Bréal (1832-1915), op. cit., p. 48. 31 B.N., N.A.F. 14 189 f. 21-24. De Michel Bréal aux relations franco-allemandes 25 rant de toutes les publications nouvelles. Mais son livre, qui est un résumé comme doit en faire toute personne étudiant plusieurs ouvrages écrits sur la même matière, n’ajoute rien à l’état de nos connaissances. Les livres de Spiegel, Justi et Schleicher sont écrits d’une façon si claire et si méthodique, que l’auteur ne pouvait espérer les améliorer sous ce rapport. Frédéric Baudry, rendant compte du livre de Bréal sur l’instruction publique 32 dans le journal Le Temps du 27 mars 1872, p. 3, fait des constats semblables : …M. Bréal, professeur dans cet asile des libres études qui s’appelle le Collège de France, esprit judicieux autant qu’éminent philologue, appartient à l’enseignement sans en subir la routine, et connaît également l’état des choses en France et dans cette Allemagne qui nous a cruellement si dépassés en fait d’instruction publique. Je sais que, chez beaucoup d’esprits passionnés, la pensée de prendre l’Allemagne pour modèle en quelque chose, depuis les événements, soulève une révolte instinctive. On me permettra de combattre ce sentiment comme peu raisonnable. Il ne s’agit pas d’imiter l’Allemagne par sympathie, mais nous devons l’étudier d’autant plus qu’elle vient de nous vaincre. Le vaincu, qui n’en veut pas rester là, est obligé de se rendre compte des causes qui ont donné la supériorité au vainqueur, afin de se les approprier autant que possible. Il faut également écarter l’objection de la différence des génies et des races, véritable argument de paresse à l’usage de la routine qu’on dérange […] Les Français et les Allemands appartiennent à la même race. Le cerveau des uns vaut celui des autres. Il ne s’agit pour nous que de travailler comme eux pour les valoir par la direction scientifique, comme nous les valons dans l’industrie, dans les lettres et dans les arts plastiques. […] C’est plutôt l’œuvre des philologues, des critiques, des historiens, des physiciens et des naturalistes qui sont arrivés, à force d’études précises, à l’exacte connaissance de la réalité. La science et l’administration actuelles de l’Allemagne procèdent d’eux ; et, si nous voulons nous relever, il faut, à notre tour, entrer dans cette voie. Ce progrès est aussi nécessaire qu’il nous le fut, au quatorzième siècle, d’adopter la poudre à canon des Anglais... En 1885, lors du décès d’Emile Egger, Bréal rappelle ce qu’on doit à son professeur à l’Ecole normale supérieure. Bréal fait ressortir qu’Egger a pendant vingt ans enseigné la grammaire comparée, une conférence préparatoire à la licence à laquelle assista le jeune Renan, fraîchement sorti du séminaire. Il rapporte qu’il ne craignit pas d’encourir les épigrammes et les dédains en récompense de ses efforts : « par suite d’une fausse direction donnée à l’Université, le travail personnel était découragé, la science suspectée, la curiosité savante mise en interdit ou tournée en ridicule, lui seul alors, ou presque seul, empêcha la tradition du travail de se rompre, encouragea la jeunesse qui cherchait sa voie. Si le renom scientifique de la France, dans les études d’érudition, a été maintenu et transmis à des générations 32 Il s’agit de Quelques mots sur l’instruction publique (Hachette, Paris). Achevé en février et mis en vente en avril 1872, la troisième édition date de novembre 1872 : c’est dire l’actualité de l’ouvrage (M. Décimo, Michel Bréal (1832-1915), op. cit., p. 52-53). Marc Décimo 26 nouvelles, il est un de ceux que le pays doit remercier de ce haut service ». 33 C’était aux premières années du Second empire qui a abouti à ce que l’on sait (aux désastres de la Défaite et à la Commune). Ce sont donc là les valeurs qu’il faut maintenir. Egger avait publié en 1854 un petit traité, les Notions de grammaire comparée qui fut le premier du genre et rendit de grands services : Bréal remarque lors de la publication de la septième édition que « l’originalité de ce livre est dans l’intime et utile mélange des données de la linguistique avec les enseignements de la grammaire gréco-latine… Egalement éloigné de l’engouement et des exclusions systématiques, il fait aux découvertes nouvelles leur part sans renoncer aux théories consacrées par l’expérience ». 34 Et Bréal d’agir à son tour de la sorte en accueillant en 1881 un jeune homme d’une vingtaine d’années, Ferdinand de Saussure (1857-1913), dont la thèse à Leipzig n’a pas été très bien reçue. Et Bréal de lui offrir son enseignement à l’Ecole des Hautes Etudes pour y enseigner, notamment, le gotique, le « sanscrit » des Allemands, et former les futurs universitaires français. Du côté des romanistes, pour donner un exemple, Christophe Bauer (1843- ? ) va publier en 1870 une traduction des Anciens Glossaires romans de Diez 35 et l’abbé Eugène Rabiet (1858-1891), en 1890 (mais c’est déjà vingt ans après), fait paraître à Berlin, l’année même de la parution de l’édition originale, le t. 1 de la Grammaire des langues romanes, Phonétique de Wilhelm Meyer-Lübke (1861-1936) et, post-mortem, en 1893, la Bibliographie des patois gallo-romans de Dietrich Behrens (1859-1929). Tous deux ont été élèves de l’Ecole et poursuivi le travail entrepris par G. Paris. Pour ces universitaires, comme pour certains hommes politiques de la III e République (de 1870 à 1940), dans un contexte animé par les tensions internationales et les querelles religieuses, il est important de comprendre aussi combien les enjeux idéologiques sont fondateurs. La laïcité, la science, le droit, les arts et le sport apparaissent comme des parousies. Peut-il en être autrement ? La laïcité est l’une des valeurs sur laquelle se fonde un état de droit et la possibilité de vivre en paix civile. Selon Louis Havet, les professeurs de l’Ec. des H.E. défendront en 1905 la loi de séparation de l’église et de l’état. « Le civisme, rappelle-t-il, comprenait le zèle du bien public sous toutes ses formes, patriotisme et philanthropie, amour du progrès et souci de justice, dévouement aux belles idées abstraites qui sont les titres de noblesse des nations ». 33 M. Bréal, « Emile Egger », Paris, Le Temps, 6 septembre 1885, p. 3, col. 5-6. 34 M. Bréal, Paris, Revue critique, 3 avril 1875, p. 209. Cet ouvrage a été traduit en italien en 1853 et en hongrois en 1883. 35 Ch. Bauer, Paris, Bibliothèque des Hautes-Etudes 1870, fascicule V, XI-140 p. ; l’avantpropos est de G. Paris, qui a ajouté des notes, p. 131-135. De Michel Bréal aux relations franco-allemandes 27 Paraissant œuvrer au rapprochement des peuples la poésie. A meilleure preuve l’engouement des Allemands et la célébration autour de la poésie de Frédéric Mistral (1830-1914). Bréal se fait non seulement lecteur de L’Aïòli, le journal de Mistral, mais aussi l’ami du poète. 36 Bréal entre parfaitement dans cette idéologie « au-dessus de la mêlée ». Avec les Rolland (en 1892, Romain Rolland a épousé la fille de Bréal, Clotilde), les Bréal vont en Allemagne et en Autriche, où il n’était pas retourné depuis le temps de ses études. Bréal y admire notamment les progrès techniques, l’électricité, 37 et la musique. La fraternité par le sport lui fait soutenir Pierre de Coubertin (1863-1937) et le premier comité olympique français, institué à l’automne 1894, pour lequel Bréal invente la discipline du marathon, offrant même une coupe d’argent à qui renouvellerait « s’il ne mourrait pas » l’exploit de Phillipides venu apporter en 490 avant J.-C. la nouvelle de la victoire du général Miltiade sur les envahisseurs. 38 Bréal est membre du Conseil d’administration de la Société pour l’arbitrage entre Nations, fondée par Frédéric Passy (le père du phonéticien Paul Passy). En 1913, Bréal propose la neutralité de l’Alsace-Lorraine pour tenter d’éviter la guerre ; 39 en 1914, il fait parvenir au Journal de Genève le manifeste suivant, qui émane de l’ensemble des professeurs de l’Ec. des H. E. Il paraît le 16 novembre en première page : Appel aux pays neutres. Le président de l’Ecole pratique des Hautes Etudes, section des sciences religieuses, nous prie de publier l’appel suivant, Sorbonne, 16 novembre 1914, Le président de l’Ecole pratique des Hautes Etudes, section des sciences historiques et philologiques et sections des sciences religieuses s’associe à l’adresse envoyée par les Universités françaises aux Universités des pays neutres. Elle tient d’autant plus à faire entendre sa voix qu’elle compte dans les Universités étrangères nombre d’anciens élèves et amis. 36 M. Décimo, « De quelques correspondants méridionaux de Gaston Paris et de Paul Meyer », Montpellier III, Lengas n° 42, 1997, p. 171-186 et « Quand Michel Bréal, d’origine juive et berlinoise, Alsacien, félibre et citoyen écrivaient à Frédéric Mistral », Revue des langues romanes, t. CIV, 2000, n° 1, p.187-218. 37 Décimo, « M.B. à travers sa correspondance… », op. cit., p. 84. 38 M. Décimo et Pierre Fiala, « Michel Bréal, le marathon, l’olympisme et la paix » dans Mots. Les langages du politique, n° 76, Guerres et paix. Débats, combats, polémiques, E.N.S. édition, Paris, novembre 2004, p. 127-135. Aussi : Hans W. Giessen, Heinz-Helmut Lüger, Günther Volz éds., Michel Bréal - Grenzüberschreitende Signaturen, Landau, Empirische Pädagogik, 2007, p. 105, une photographie de la coupe est reproduite. 39 M. Bréal, « La neutralisation de l’Alsace-Lorraine », La Paix par le droit, 25 janvier 1913, p. 36. Marc Décimo 28 Fondée, avant la guerre de 1870, par l’initiative de Victor Duruy pour transporter en France une institution qui avait fait en grande partie la force des Universités allemandes, celle des “séminaires”, où un petit nombre d’élèves travaillait avec le maître, l’Ecole sait tout ce qu’elle doit à l’Allemagne, à ses professeurs et à ses livres. Elle n’en est que plus résolue à déclarer avec quelle tristesse elle assiste, depuis 1871, aux efforts, de plus en plus audacieux, faits pour détourner la science de son but et pour la dénaturer ; elle proteste contre la tentative de mettre la science au service des ambitions militaires. Pour elle, la civilisation n’appartient en propre à aucune nation et la seule force respectable est celle qui assure le droit des petites nations envers les grandes : Gladius legis custos. Le président de la section des sciences historiques et philologiques. Louis Havet. Le président de la section des sciences religieuses. Maurice Vernes. Bibliographie : Ursula Bähler, Gaston Paris et la philologie romane. Publications Romanes et Françaises, 234, Genève, Droz, 2004. Anatole Bailly, Notice sur Emile Egger, Orléans, imp. G. Jacob, 1886. Frédéric Baudry, « De la science du langage et de son état actuel », Revue archéologique, Paris, t. 9, janvier-juin 1864, p. 13-37, p. 104-119. Joseph Bédier, « Sur l’œuvre de Gaston Paris », dans Gaston Paris, Paris, Cahiers de la Quinzaine, 1904, 14e cahier, 5e série. Auguste Bréal, Cheminements, Paris, Gallimard, 1929. Auguste Bréal, « Voix d’Allemagne », Revue de Paris, 15 janvier 1935, p. 338-356. Michel Bréal, Grammaire comparée…, t. 1, Paris, Imprimerie impériale, 1866. Michel Bréal, Quelques mots sur l’instruction publique en France, Paris, Hachette, 1872. Michel Bréal, [sur les Notions de grammaire comparée de E. Egger], Paris, Revue critique, 3 avril 1875. Michel Bréal, nécrologie dans la Revue des cours littéraires, 3 e série, août 1884, p. 816- 819. Michel Bréal, « Emile Egger », Paris, Le Temps, 6 septembre 1885, p. 3, col. 5-6. Michel Bréal, Deux études sur Goethe. Un Officier de l’ancienne France. Les personnages originaux de la « Fille naturelle », Paris, Hachette, 1898. Michel Bréal, « Gaston Paris », Paris, Revue de Paris, mars 1903, p. 291-298. Michel Bréal, « Un épisode de la vie sentimentale de Goethe », Revue de Paris, juillet 1911, p. 386-393. Michel Bréal, « La neutralisation de l’Alsace-Lorraine », La Paix par le droit, 25 janvier 1913, p. 36. Michel Bréal et alii, « Appel aux pays neutres »,Journal de Genève, 16 novembre 1914, p. 1. Michel Bréal, « Variétés. Notes inédites de Michel Bréal sur Goethe », Paris, Revue de littérature comparée, janvier-mars 1932, p. 183-189. De Michel Bréal aux relations franco-allemandes 29 Arthur Chuquet, [sur Martin von Schubart], Revue critique d’histoire et de littérature, 12 juillet 1897, p. 30-38. A[rthur] C[huquet], compte rendu du livre de Bréal Deux études sur Goethe, Paris, Revue critique d’histoire et de littérature, 4 juillet 1898, p. 31-33. Arthur Chuquet, compte rendu du livre d’Emile Delérot, Quelques propos sur Goethe, Paris, Revue critique d’histoire et de littérature, 1908, p. 337. Petre Ciureanu, « Lettere inedite di Michel Bréal, Gaston Paris e Emile Littré », Torino, Società editrice internazionale, juillet-août 1955, Convivium, 23, p. 452-465. Marc Décimo, Michel Bréal (1832-1915) et les linguistes de son temps, Catalogue de l’exposition, Orléans, Centre Charles Péguy, 2 fascicules, nombreuses photographies, 1997. Marc Décimo, « De quelques correspondants méridionaux de Gaston Paris et de Paul Meyer », Montpellier III, Lengas n° 42, 1997, p. 171-186. Marc Décimo, « Une petite famille de travailleurs autour de Georges Guieysse : le monde de la linguistique parisienne », Genève, Cahiers Ferdinand de Saussure, n° 52, Mélanges en hommage à Claudine Normand, 1999, p. 99-121. Marc Décimo, « Michel Bréal à travers sa correspondance », Actes du colloque Bréal et le sens de la sémantique, Orléans, Presses Universitaires d’Orléans, 2000, p. 69-98. Marc Décimo, « Quand Michel Bréal, d’origine juive et berlinoise, Alsacien, félibre et citoyen écrivaient à Frédéric Mistral », Revue des langues romanes, t. CIV, 2000, n° 1, p. 187-218. M. Décimo et Pierre Fiala, « Michel Bréal, le marathon, l’olympisme et la paix » dans Mots. Les langages du politique, n° 76, Guerres et paix. Débats, combats, polémiques, E.N.S. édition, Paris, novembre 2004, p. 127-135. Juan Dihigo y Mestre, Bréal estudio crítico. La Havane, Revista de la Facultad de Letras y Ciencias, 1911. Michel Espagne, « L’invention de la philologie. Les échos français d’un modèle allemand », Paris, H.E.L., t. XIX, fasc. 1, 1997, p. 122-134. Marcel Emerit, « L’égérie de Napoléon III Madame Cornu », en particulier le § IV « La fondation de l’Ecole des Hautes Etudes », Revue de Paris, 15 juin 1937, p. 800-814. Hans W. Giessen, Heinz-Helmut Lüger, Günther Volz éds., Michel Bréal - Grenzüberschreitende Signaturen, Landau, Empirische Pädagogik, 2007. Gaston Maspero, « Notice sur la vie et les travaux de Michel Bréal », Paris, Institut, t. 86, n° 14, novembre 1916. Nicole Racine, « Commémorations d’écrivains dans l’entre deux guerres », dans Europe 1923-1938. Une revue de culture internationale. Paris, Actes du colloque de la Sorbonne, numéro hors série, 1998, p. 39-58. David Steel, Auguste Bréal (1869-1941) écrivain, peintre et ami d’André Gide, avec la correspondance André Gide-Auguste Bréal, Paris, Centre d’études gidiennes, 2010. Albert Waddington, compte rendu de la thèse de J. M. Carré, Goethe en Angleterre (1920), Paris, Revue critique d’histoire et de littérature, 15 juillet 1921, t. 88, p. 275. Michaël Werner, « A propos des voyages de philologues français en Allemagne avant 1870 : le cas de Gaston Paris et de Michel Bréal », Les échanges universitaires entre la France et l’Allemagne du Moyen-Age au XX e siècle, Paris, éd. Recherches sur les civilisations, 1991. Bernard Le Drezen Un Goethe classique et socialiste : les Nouvelles conversations de Blum « On s’est plu quelquefois à opposer Léon Blum, littérateur raffiné, à Léon Blum politicien socialiste. On a voulu séparer ces deux incarnations, distinguer dans sa vie deux périodes distinctes, sinon même contradictoires. En lisant les Nouvelles conversations, on comprendra l’unité profonde de son œuvre. » C’est ainsi que, par delà les années et malgré l’apparente incohérence du destin qui a fait du jeune critique de La Revue blanche le premier Président du Conseil socialiste de l’histoire de France, l’« Avant-propos » de 1937 des Nouvelles conversations de Goethe avec Eckermann postule l’unité d’un parcours et la constance d’un homme. 1 Jamais renié par l’auteur, ce livre souffre comme l’ensemble de sa production littéraire d’un désintérêt persistant de la critique. Sans doute est-ce le résultat du destin politique exceptionnel de Blum. Au fil de commémorations, qui sont le plus souvent le fait de ses descendants politiques, c’est à peine si l’on trouve mentionnées les activités littéraires de Blum ; encore sont-elles alors limitées à Stendhal et le beylisme et à son activisme dreyfusard. Lorsque ces années sont étudiées, c’est soit avec une visée téléologique montrant en germe le leader socialiste, soit, au contraire, en les survolant car on les tient pour négligeables. Il manque donc toujours une vraie synthèse sur Blum critique. 2 Significativement, un seul numéro des Cahiers Léon Blum s’est attaqué à cet aspect. Son titre trahit d’ailleurs une réticence : « Léon Blum avant Léon Blum : les années littéraires 1892-1914 ». Roger Pagosse justifie d’emblée cette perspective : « Léon Blum littérateur ? Les manuels ignorent son nom. […] [Il] appartient exclusivement à l’histoire politique désormais. » 3 Né en 1872, Blum n’entra pourtant dans la politique active qu’à partir de 1914, après l’assassinat de Jaurès et le début de la Guerre, en devenant directeur de cabinet de Marcel Sembat. Mais qui pourrait compter pour rien les quarante-deux premières années d’un homme, surtout celui-ci ? Les Nou- 1 « Avant-propos pour la nouvelle édition » signé « R. L. B. », dans : Léon Blum, Nouvelles conversations de Goethe avec Eckermann, Gallimard, 1937, p. 8. Il s’agit de la sixième édition de l’œuvre, d’après laquelle nous citerons. Les références seront indiquées sous la forme abrégée NC, suivie de la page. 2 Sur les années de jeunesse de Blum, voir principalement Ilan Greilsamer : Blum, Flammarion, 1996. 3 Cahiers Léon Blum, n os 23-25 (volume triple), 1988, p. 1. Bernard Le Drezen 32 velles conversations méritent donc d’être étudiées pour elles-mêmes. 4 Quand on y cherche seulement ce qu’elles révèlent du futur dirigeant socialiste ou encore la personne qui se cache derrière « Goethe », on néglige le véritable enjeu, qui est celui du sens de la référence goethéenne : pourquoi le texte ne traduirait-il pas une pensée de Blum sur Goethe fondée sur une familiarité avec l’œuvre ? Elaboration et publication des Nouvelles conversations La compréhension du projet passe par un retour sur les circonstances de la composition. L’édition originale en volume paraît en mars 1901. Le 6 avril, Blum fête ses vingt-neuf ans. Le sous-titre donne une indication chronologique qui ne variera pas lors des rééditions : « 1897-1900 ». Il s’agit pourtant d’un montage de textes dont la datation finale est fictive : les premières « nouvelles conversations avec Eckermann » - le nom de Goethe n’apparaissant pas -, publiées dans La Revue blanche datent de 1894 et Blum incorpore au volume des fragments d’articles dont les plus anciens remontant à 1893. 5 Le noyau originel des « nouvelles conversations » est même des plus réduits : sept textes sont publiés sous ce titre entre mai 1894 et mars 1901, c’està-dire à la veille de la parution de l’édition originale. Elles n’ont aucune périodicité car, si la deuxième paraît en août 1894, les suivantes datent de juin, juillet et novembre 1895 et il faut ensuite attendre novembre 1900 pour que la série se poursuive. Les compléments sont fournis pour l’essentiel par les textes écrits pour la chronique littéraire de La Revue blanche, tenue par Blum à partir du 1 er février 1896. Au total, une cinquantaine sont réutilisés. Pourquoi cette discontinuité dans la publication de « nouvelles conversations » ? Le fait que le projet ait été conduit à son terme suffit à montrer que ce n’est pas par désintérêt que Blum interrompt longtemps l’entreprise. L’explication est sans doute à chercher dans son parcours personnel et professionnel : il est nommé auditeur de deuxième classe au Conseil d’Etat le 16 décembre 1895 - affecté à la section du contentieux - quelques semaines avant d’assumer la chronique littéraire, ce qui fait de lui le principal critique des ouvrages en prose à la Revue ; tâche écrasante. Pourquoi l’anonymat, alors même que l’identité de l’auteur des Nouvelles conversations est d’autant moins un secret que Blum réutilise des articles qu’il 4 Aucune étude monographique d’envergure n’existe sur les Nouvelles conversations. En dehors des analyses que leur consacrent J. Lacouture et surtout I. Greilsamer dans leurs biographies de Blum, voir l’article de Christoph Rodiek : « Eckermann und die Folge. Deutschen und französische Fortsetzungen der "Gespräche mit Goethe" », Dordrecht (Pays-Bas), Neophilologus, n° 73, 1989, p. 312-338. 5 Pour le recensement des textes avec leur date et provenance, voir : Pierre-Henri Bourrelier, La Revue blanche : une génération dans l’engagement, Fayard, 2007, p. 907-909. Un Goethe classique et socialiste 33 avait signés ? A l’en croire, il était intimidé à l’idée d’associer son nom à celui de Goethe. Le Journal de J. Renard accrédite cette version. Le 14 mars 1901, il se fait l’écho des interrogations de Blum : « Dois-je signer, dit-il, […] c’est-à-dire mettre mon nom sur une couverture où il y aura celui de Goethe ? » Renard lui répond : « L’audace n’est pas de signer ce livre : c’est d’avoir eu l’idée de le faire. » 6 Blum, à l’époque, n’est pas le critique renommé qu’il était devenu à la veille de la Première Guerre mondiale. Il participe simplement, quoique très activement, à La Revue blanche, qui se caractérise non pas tant par une méthode critique ou une orientation politique que par un esprit. Selon l’expression de Christophe Charle, c’est « avant tout une revue de jeunes gens » 7 de la génération 1890. Aux côtés de Blum, on y trouve Proust, Gide, Benda ou encore Valéry. Plus âgés, Mallarmé, Claudel, Verlaine, Zola, Péguy, Jarry et Debussy fréquentent également le cercle, au même titre que des peintres amis de la revue : Bonnard, Vuillard, Valloton et Toulouse-Lautrec. Tous partagent un même esprit libertaire et antidogmatique, sinon « boulevardier ». 8 Gide la décrira quant à lui, dans une formule fameuse, comme « un centre de ralliement de toutes les divergences ». 9 Sens et portée de la référence goethéenne en 1894 C’est peut-être d’abord à partir de l’esprit du temps qu’il faut interroger le sens de la référence goethéenne chez Blum. En effet, celle-ci ne va pas de soi et à ce jour aucune explication décisive de ce choix n’a été avancée. « Pourquoi pas Montaigne ou Pascal, Diderot ou Stendhal - maîtres avérés du jeune Blum ? », 10 s’interroge J. Lacouture. De fait, Goethe n’apparaît pas d’emblée dans le panthéon littéraire de Blum, au contraire de Stendhal, bien sûr, mais aussi Hugo ou, pour le style, le cardinal de Retz pour lequel Blum a professé une admiration constante. On peut toutefois raisonnablement penser que, si Blum a consacré autant de temps et d’énergie à sa récriture des Conversations, c’est que ce qu’il y a trouvé est entré en résonance avec sa pensée et sa sensibilité. Lacouture se rallie aux hypothèses de C. Audry. Celles-ci, très générales, se fondent sur le cliché de l’universalisme goethéen : « Le patronage de Goethe, cela signifie d’abord que [l’auteur] prétend à l’universalité dans tous les domaines de la pensée. […] C’est ensuite qu’il prétend à la domination 6 Jules Renard, Journal, R. Laffont, « Bouquins », 1990, p. 507. 7 Christophe Charle, « Léon Blum et le champ littéraire », Cahiers Léon Blum, op. cit., p. 24. 8 Ibid. 9 Cité par I. Greilsamer, op.cit., p. 84. 10 Jean Lacouture, Léon Blum, Seuil, 1977, p. 30. Bernard Le Drezen 34 des problèmes avec la sérénité de la pensée d’un Goethe. […] C’est enfin l’affirmation de la prééminence de l’individu exemplaire. » 11 I. Greilsamer avance un élément plus concret, d’ordre biographique. S’appuyant sur une lettre restée longtemps inconnue car elle figure dans les « Archives de Moscou » - ensemble de documents volés par les Nazis pendant la Guerre et récupérés par les Soviétiques -, il considère que la référence à Goethe vient de Gabriel Séailles, titulaire de la chaire de philosophie à la Sorbonne et spécialiste d’esthétique, dont Blum suivait les cours 12 et à qui il arriva d’ailleurs de donner un article à La Revue blanche. 13 Toutefois, les hypothèses biographiques ne disent rien de la place de Goethe dans le champ littéraire français à l’époque. La question mérite pourtant d’être étudiée car elle permet de comprendre le sens - et l’originalité - du choix de Blum. Un simple survol suffit à se convaincre que les occasions pour Blum de se familiariser avec l’œuvre et la pensée de Goethe étaient nombreuses. Certes, le rapport à la culture allemande est alors empreint d’ambiguïté. D’un côté, depuis la défaite contre la Prusse, la germanophobie prévaut. De l’autre, une partie significative des élites culturelles est wagnérophile. F. Baldensperger note, à propos de Goethe, « les préventions qui frappaient, après 1871, ce représentant illustre du peuple victorieux. » 14 Il évoque une « notoriété diffuse », mais sans « événement » littéraire ou intellectuel remarquable qui permettrait d’expliquer à lui seul le choix de Blum. On connaît le mot de Sainte-Beuve selon lequel « Goethe est toujours resté pour nous un étranger, un demi-inconnu, une sorte de majestueuse énigme, un Jupiter-Ammon à distance dans son sanctuaire ». 15 Ce n’est pas tout à fait exact : on relève dans les années 1880 ce que Baldensperger appelle une « sorte de renaissance de la notoriété de Goethe » : quatre nouvelles traductions de Faust et des rééditions de Werther et d’Hermann et Dorothée. 16 Plus encore, l’importance de Goethe pour certains des penseurs les plus influents est évidente. De ce point de vue, l’une des médiations possibles de la référence goethéenne pour Blum est celle de Barrès. On sait à quel point les deux hommes furent proches jusqu’en 1898, avant de se trouver séparés par l’affaire Dreyfus. Des relations, certes plus lointaines et épisodiques, persistèrent d’ailleurs, contrairement à ce que l’on pensa longtemps. 17 Cur- 11 Colette Audry, Léon Blum ou la politique du juste (1955), Denoël-Gonthier, 1970, p. 28-29. 12 I. Greilsamer, op. cit., p. 72. 13 Gabriel Séailles, « Sur la "Cène" du Vinci », La Revue blanche, janvier 1892, p. 70-77. 14 Fernand Baldensperger, Goethe en France. Etude de littérature comparée, Librairie Hachette et Cie, 1904, p. 335. 15 Ibid., p. 361. 16 Ibid., p. 316. 17 Voir : Emilien Carrassus, « Maurice Barrès et Léon Blum », Cahiers Léon Blum, op. cit., p. 39-54. La dernière lettre retrouvée de Blum à Barrès date de 1918. Un Goethe classique et socialiste 35 tius, dans l’article qu’il donne pour le centenaire de 1932 à la NRF, souligne le « rôle décisif » de Goethe dans l’univers intellectuel de Barrès. Pendant des années, il a été pour lui « un guide et un maître ». Dans L’Ennemi des lois (1892), c’est chez Goethe « que se réalise l’unité de la poésie et de la pensée, le modèle de toute attitude créatrice devant la vie. » 18 André Maltère, auteur d’un attentat anarchiste, est décrit par Barrès comme ayant une « attitude, purement intellectuelle et toute de compréhension goethienne. » 19 En 1888 déjà on lisait dans l’épigraphe des Huit jours chez M. Renan : « Mon cher ami, un publiciste judicieux a écrit des Conversations de Goethe avec Eckermann que, si elles n’avaient pas été tenues réellement, il faudrait les inventer. » 20 De fait, Baldensperger met en relation un regain d’intérêt pour Goethe en France dans les années 1880 avec le développement de la culture du moi, Goethe étant perçu comme le modèle de l’individu attentif à la construction de lui-même, à son accomplissement. Bourget, lui aussi, fait dans ses Essais de philosophie contemporaine et ses Etudes et portraits « de Goethe, à diverses reprises, le type parfait de l’homme supérieur, conscient et maître de son intelligence ». 21 Goethe est « l’image morale d’un artisan volontaire de sa propre destinée et d’un incessant ouvrier de son moi ». 22 Sa pensée fait en outre l’objet d’interprétations diverses selon les sensibilités politiques des auteurs. En 1897, Barrès écrit en réponse à une enquête sur Taine lancée par La Revue blanche : « Marc-Aurèle, Spinoza, Goethe […] Les grands hommes que je viens de citer sont des forces conservatrices. » 23 Peu de temps après, Paul Bourget publie dans Le Figaro, en pleine affaire Dreyfus, un article intitulé : « Une visite à la maison de Goethe » (7 octobre 1898), dans lequel il loue le système social des principautés allemandes, censé permettre l’ascension sociale - dont Goethe est un modèle -, contrairement à la démocratie. Il rappelle également, dans le contexte antidreyfusard, la fameuse phrase dans laquelle Goethe dit préférer une injustice à un désordre. Blum ne tarde d’ailleurs pas à répliquer vivement à Bourget sur ce point dans ses Nouvelles conversations. 24 Pour les penseurs de droite, Goethe peut passer pour le symbole d’un certain conservatisme : ne rien détruire et se soumettre aux lois naturelles. Si la médiation de Barrès apparaît crédible, celle de Gide est nettement moins probable. Dans le numéro spécial de la NRF, Gide fait état de sa 18 Ernst Robert Curtius, « Goethe ou le classicisme allemand », La Nouvelle Revue Française, n° 222, 1 er mars 1932, p. 8. 19 Maurice Barrès, L’Ennemi des lois, dans : Romans et voyages, volume 1, édition établie par Vital Rambaud, R. Laffont, « Bouquins », 1994, p. 271. 20 M. Barrès, Huit jours chez M. Renan, J.-J. Pauvert, 1965, p. 11. 21 F. Baldensperger, op. cit., p. 319. 22 Ibid., p. 323. 23 « Quelques opinions sur l’œuvre de H. Taine », réponse de M. Barrès, La Revue blanche, 15 août 1897, p. 267. 24 NC, p. 80-83. Bernard Le Drezen 36 proximité avec Goethe, découvert pour la première fois à travers des extraits du Second Faust, sous l’impulsion de son ami d’école Pierre Louÿs. 25 Or c’est exactement à la même époque, celle de la revue La Conque, que Blum et Gide se rencontrent. Cependant, même si leurs liens s’étaient entre-temps relâchés, Gide aurait-il passé totalement sous silence sa contribution à la découverte de Goethe par l’auteur des Nouvelles conversations, dont il s’était vu dédicacer un exemplaire ? Leur correspondance ne mentionne d’ailleurs nullement une possible paternité gidienne. 26 Si l’œuvre et la pensée de Goethe n’ont jamais tout à fait cessé d’être actuelles auprès d’une élite, qu’en est-il plus précisément pour Blum et ses amis de La Revue blanche ? L’ouverture de la revue à l’international est bien connue et ne se limite pas au monde germanique, puisqu’on lui doit la découverte en France des Norvégiens Knut Hamsun et Henrik Ibsen - entre autres. Pour le domaine allemand, il est question dans La Revue blanche de Wagner - un peu -, de Nietzsche - beaucoup -, mais aussi de Boecklin ou de Gerhardt Hauptmann. Goethe, en revanche, ne semble pas avoir vraiment suscité l’intérêt d’autres rédacteurs que Blum. Cela ne laisse pas de surprendre : personnage européen, il était destiné à devenir une figure tutélaire de la revue. 27 En dépit des origines alsaciennes de sa famille, Blum aime l’Allemagne. La littérature et la philosophie expliquent ce penchant, mais aussi la musique. Les compositeurs germaniques sont particulièrement chers à son cœur, à commencer par Wagner. Cette passion, qu’il partage avec son frère Georges, est tellement enracinée chez lui que, lorsqu’il se trouvera déporté à Buchenwald, c’est-à-dire, par une cruelle ironie du sort, à proximité immédiate du lieu où se déroulent les Conversations, Blum relatera dans ses lettres le plaisir qu’il trouve, dans cette épreuve, à écouter de la musique allemande. Le goût de Blum pour la musique n’est peut-être pas étranger au choix de Goethe car celui-ci avait une certaine actualité musicale en 1894. Si Faust de Gounod avait été créé avec un succès mitigé le 19 mars 1859, avant de connaître une fortune sans guère d’équivalent, 28 Werther de Massenet avait vu le jour en février 1892 à Vienne puis avait enthousiasmé Paris le 16 janvier 1893. Baldensperger relève à propos de Faust de Gounod et de Mignon d’Ambroise Thomas (1866) : « ce sont là […] les publics les plus nombreux 25 Op. cit., p. 50-59. Gide évoque « ce génie auquel, sans doute, [il] doi[t] plus qu’à aucun autre, peut-être même qu’à tous les autres réunis » (p. 50), de même que le rôle « considérable […] qu’il a joué dans [s]on développement intellectuel et moral ». Goethe est le « plus grand homme des temps modernes […] notre seul maître. » 26 L. Blum, A. Gide, Correspondance 1890-1951, éd. Pierre Lachasse, Presses universitaires de Lyon, 2008. 27 Sur l’importance, y compris quantitative, des auteurs étrangers dans La Revue blanche, voir P.-H. Bourrelier, op. cit. et, pour les lettres allemandes, p. 1037. Voir aussi le tableau des auteurs étrangers publiés aux éditions de La Revue blanche, p. 1115 et 1116. 28 Piotr Kaminski, Mille et un opéras, Fayard, 2004, p. 515. Un Goethe classique et socialiste 37 en apparence qu’ait ralliés chez nous le nom du grand écrivain d’outre- Rhin. » 29 Il faut sans aucun doute voir le signe de ce tropisme blumien pour la musique, en particulier celle de Wagner, dans la référence explicite, dès le début des Nouvelles conversations, aux Maîtres chanteurs de Nuremberg. « Goethe » ayant fait part de sa conviction que les générations littéraires doivent rester chacune de leur côté, « Eckermann » lui objecte le modèle de la fraternité au sein d’une même corporation, en prenant comme exemple « […] ces Maîtres de Nuremberg, de qui la poésie avait fait comme un ordre, comme une confrérie aimable et charitable » « Goethe » répond : « Mais ce qui était possible au temps de Hans Sachs ne l’est plus aujourd’hui ». 30 En ce qui concerne la littérature, il est d’autant plus difficile de savoir ce que Blum a lu que son immense bibliothèque, pillée par les Nazis, s’est trouvée dispersée. Néanmoins, il n’est pas douteux qu’il ait lu Goethe avec intérêt : « Durant toute sa vie, il relira sans cesse le théâtre de Goethe, même s’il le trouve parfois ‘inégal’. Ses œuvres préférées, dont il a dit souvent combien elles l’ont influencé, sont Les Souffrances du jeune Werther, Torquato Tasso, Wilhelm Meister et, surtout, Faust. » 31 Pendant sa détention en Allemagne, il se fait fournir les œuvres complètes, qu’il entreprend de relire en langue allemande et raconte qu’il « traduit Goethe page à page ». Qu’en est-il plus précisément des Conversations, dont l’absence dans la liste précédente surprend ? L’« Avant-propos » de 1937 note : « Les Conversations de Goethe avec Eckermann ne sont plus présentes à toutes les mémoires. » 32 Est-ce à dire que l’inverse était vrai en 1894 ? De fait, le sentiment d’une proximité relative à cette époque n’est pas faux. Les Conversations avaient été publiées en trois parties datant respectivement de 1836, 1837 et 1843, Eckermann étant mort en 1853. Il fallut attendre 1862 pour que voie le jour une première traduction, partielle, par Joseph-Numa Charles. 33 L’année suivante paraît un texte, beaucoup plus complet quoique « arrangé », dans une traduction d’Emile Délerot présentée par Sainte-Beuve ; c’est un événement éditorial. 34 Blum a lu les Conversations et, bien que le détail n’ait guère préoccupé les blumiens, on peut déterminer dans quelle édition. « Comprenant plus ou 29 F. Baldensperger, op. cit., p. 363. 30 NC, p. 13. 31 I. Greilsamer, op. cit., p. 72. 32 NC, p. 7. 33 Entretiens de Goethe et d’Eckermann. Pensées sur la littérature, les mœurs et les arts, Librairie J. Hetzel, 1862. 34 Conversations de Goethe pendant les dernières années de sa vie - 1822-1932 - recueillies par Eckermann, 2 tomes, Charpentier, 1863. Délerot coupe pourtant, amalgame les trois parties et intercale les notes de Soret. Il ajoute également des « documents ». La première - et, à ce jour, unique - traduction intégrale du texte est celle de Jean Chuzeville, parue en 1930. Bernard Le Drezen 38 moins l’allemand, il a pu lire Goethe dans le texte », 35 écrit Greilsamer. Tout indique pourtant que Blum a lu les Conversations dans l’édition et la traduction de Délerot. Le titre de son œuvre en est un premier signe car le terme allemand de Gespräche peut se traduire soit par « entretiens » soit par « conversations ». Or Joseph-Numa Charles optait pour la première solution, Délerot pour la seconde. Cet indice est complété par le fait que deux citations dans cette traduction se retrouvent chez Blum, signalées comme telles par des guillemets même si la source n’en est pas indiquée. A propos de la jeunesse qui s’imagine, génération après génération, que le monde commence avec elle, mais qui surtout prend pour ses propres idées ce qui est en réalité dans l’air du temps, « Goethe » dit : « C’est une source dont l’eau est empruntée et, quand le réservoir est épuisé, elle s’arrête », 36 ce qui constitue une citation presque exacte, et portant de plus sur le même sujet, de la conversation du 15 avril 1829 dans Délerot : Nous vivons dans un temps où il y a tant de culture répandue qu’elle est pour ainsi dire mêlée à l’atmosphère qu’un jeune homme respire. Il sent vivre et s’éveiller en lui les pensées poétiques et philosophiques ; il les a bues avec l’air qui l’entour, mais il s’imagine qu’elles lui appartiennent, et il les exprime comme siennes. Quand il a rendu à son temps ce qu’il en a reçu, il est pauvre. Il ressemble à une source dont l’eau est empruntée, elle coule un certain temps, mais quand le réservoir est épuisé, elle s’arrête. 37 La seconde citation clôt l’ouvrage de Blum ; elle est significativement empruntée au dernier paragraphe des Conversations dans la traduction Délerot, alors que le passage ne figure pas dans celle de Charles. Eckermann, prenant congé de Goethe, est ému par un geste de tendresse du grand homme à son égard : « A mon départ, il m’embrassa le front, ce qu’il ne faisait jamais. » 38 Ces éléments permettent d’établir à la fois que Blum possède une connaissance précise du texte source et qu’il l’a lu dans la traduction Délerot. Quelles sont les raisons de cet intérêt pour Goethe ? Ces « nouvelles conversations » sont-elles seulement un procédé permettant au jeune critique d’aborder n’importe quel sujet, de la littérature aux courses hippiques, en passant par l’affaire Dreyfus et le combat pour l’unité socialiste ? Goethe avait été estampillé par Sainte-Beuve « plus grand des critiques ». 39 Il était tentant pour un jeune homme entrant dans la carrière de se mesurer à cette montagne, sans toutefois aller jusqu’à assumer l’entreprise en signant tout de suite de son nom. Mais, au-delà, de nombreux traits de Goethe pouvaient 35 I. Greilsamer, op. cit., p. 72. 36 NC, p. 67. 37 Conversations, éd. cit., t. II, p. 144-145. Nous soulignons. 38 NC, p. 262 ; Conversations, éd. cit., t. II, p. 350. 39 Charles-Augustin Sainte-Beuve, « Leçon d’ouverture à l’Ecole normale, 12 avril 1858 », reprise dans : Causeries du lundi, t. XV, Garnier frères, 1862, p. 368. Un Goethe classique et socialiste 39 l’attirer. Outre la littérature, Blum s’intéresse entre autres à la musique, la peinture, la philosophie, la politique, l’histoire, tandis que sa carrière professionnelle fait bientôt de lui un juriste éminent. Or on connaît la faculté de Goethe d’aborder tous les champs du savoir de son époque, y compris la science. Plus profondément, la tournure d’esprit de Blum critique entrait en résonance avec la méthode goethéenne : Quelle que soit l’œuvre, il cherche très vite à en découvrir le principe, l’idée centrale […]. Cela nécessite non seulement beaucoup d’intelligence, mais un goût très vif pour l’histoire littéraire : Léon Blum n’aime rien autant que montrer l’influence réciproque des esprits et des œuvres, des styles et des idées. Ce type de critique obligeait aussi Blum à connaître l’ensemble de l’œuvre d’un auteur pour situer et commenter l’ouvrage du moment […]. Cette conception de la critique explique aussi l’abondance des réflexions philosophiques et esthétiques dans ses chroniques. Ce qui l’intéresse, ce sont les idées dans la littérature, le défi intellectuel des idées. 40 Pour cela, Blum prend fréquemment des exemples dans les chefs d’œuvre, passés ou présents, des littératures étrangères. « Contrairement à la plupart des autres critiques français, son intérêt pour les autres cultures, les autres civilisations lui permettait de faire des rapprochements saisissants. » 41 En 1894, il n’était pas encore un critique dramatique renommé, mais son amour du théâtre était déjà grand, au point qu’il fit de la figuration dans Un ennemi du peuple d’Ibsen, représenté au Théâtre de l’Œuvre en novembre 1893. Il ne pouvait donc qu’être intéressé par la grande figure du théâtre européen qu’était Goethe. Dans son choix littéraire entre sans doute une part d’identification à la figure d’Eckermann, ce jeune homme qui, bien que ne doutant pas de sa vocation littéraire, hésite sur sa forme, tout en manifestant une prédilection pour le théâtre où il se rend pour ainsi dire tous les soirs. Des Conversations aux Nouvelles conversations : « supplément » ou pastiche ? Le titre de Blum semble indiquer l’intention de proposer une sorte de « continuation » de l’œuvre d’Eckermann. Pour autant, l’analyse du dispositif textuel montre que cela n’est pas si clair. Pour caractériser l’entreprise de Blum, on se heurte aux difficultés tenant à l’infinité des nuances de ce que Genette appelle « la littérature au second degré ». 42 On hésite entre le pastiche et le supplément. Le premier constitue « une sorte d’hommage » caractérisé par « le régime non satirique de l’imitation qui ne peut rester guère neutre et n’a d’autre choix qu’entre la moquerie et la référence admirative - 40 I. Greilsamer, op. cit., p. 160-161. 41 Ibid., p. 161. 42 Sous-titre de Palimpsestes (1982), Seuil, « Points », 1992. Bernard Le Drezen 40 quitte à les mêler dans un régime ambigu qui […] semble la plus juste nuance du pastiche ». 43 Le second terme peut servir à désigner des textes qui hésitent entre la continuation et la transformation : « complémentaires par la forme puisqu’ils se présentent comme de simples interpolations, substitutifs par le contenu parce qu’à la faveur de cette interpolation ils opèrent sur leur hypotexte une véritable transmutation de sens et de valeur. » 44 Ici, le texte se rapproche du pastiche par sa dimension ludique dans la reprise et le détournement de nombreux éléments. Par ailleurs, le fait de montrer Goethe en lecteur attentif du discours de réception à l’Académie française de Pierre Loti ou en spectateur intéressé du congrès socialiste de Japy ne peut prêter à confusion : nous ne sommes pas là dans la continuation sérieuse tendant à créer un effet de superposition rigoureuse à l’original. Pour autant, on est frappé par la minutie avec laquelle Blum reprend le texte source. Les citations directes en sont l’élément le plus visible, quoique peu important quantitativement. En l’absence d’autres signes convergents, elles serviraient à exhiber la fidélité pour mieux faire apparaître les écarts. Or le texte s’attache à mimer, en allant parfois très loin dans le détail, une relation étroite aux Conversations. D’abord, Blum reprend un découpage fondé sur une chronologie globale, le début de chaque épisode - ou « conversation » - étant signalé par la date à laquelle il est censé avoir eu lieu. Certes, la datation est ici doublement fictive : non seulement la rédaction effective commence soixante-deux ans après la mort de Goethe, mais en plus Blum réorganise et antidate ses propres textes, comme on l’a déjà noté. La situation d’énonciation, ensuite, est identique : un récit à la première personne dont le narrateur est identifié comme « Eckermann », quoique pas immédiatement, car il faut attendre la troisième « conversation ». 45 La reprise du personnel des Conversations pousse elle aussi très loin le mimétisme. Les personnages mis en scène par Blum constituent un fort signe de continuité entre les deux textes : Soret, Coudray, Meyer, de même que la famille de Goethe, familiers du lecteur des Conversations, se retrouvent chez leur continuateur. Blum n’ignore pas non plus les habitudes d’Eckermann, reproduites d’autant plus fidèlement que certaines correspondent à son goût propre - c’est l’attrait déjà signalé d’Eckermann pour le théâtre. Blum rappelle jusqu’à l’amour de Goethe pour Lili Schönemann. Autant de détails, pris parmi bien d’autres, qui témoignent d’un souci manifeste de relier l’œuvre à l’hypotexte. Pour autant, le plus marquant est bien entendu l’écart entre ces éléments, renvoyant parfois très minutieusement aux Conversations, et des références immédiatement contemporaines du jeune auteur. Blum se plaît même à faire 43 Ibid., p. 129. 44 Ibid., p. 281. 45 NC, p. 23. Un Goethe classique et socialiste 41 s’entrechoquer les deux plans temporels. Au tout début de l’ouvrage, par exemple, la fin du XVIII e siècle et celle du XIX e siècle semblent se rejoindre pour établir un parallèle hasardeux, sans doute humoristique, entre Brunetière et Lessing : « Supposez que Schiller, qui était une âme tendre et reconnaissante, eût été distingué et appuyé par Lessing, Schiller aurait eu une peine infinie à se dégager jamais des idées de Lessing, comme il l’a fait d’une manière si éclatante. Croyez-vous Brunetière capable, envers le jeune homme de vingt ans qui aurait envoyé à sa Revue un manuscrit avec des promesses sérieuses et de bons fragments, d’une protection qui ne fût pas envahissante. » 46 De fait, les signes d’écart se manifestent d’emblée. Dès la première page des Nouvelles conversations, Blum propose une mise en abyme au lecteur avisé. Le livre s’ouvre sur le récit de l’arrivée à Weimar d’« un jeune homme » qui demande à Goethe une recommandation pour son éditeur, Cotta, 47 ce qui correspond très exactement à la manière dont Eckermann décrit sa rencontre avec Goethe. Comment ne pas voir, de plus, dans cet incipit une transposition de la situation de Blum, autre « jeune homme qui a fait d’excellentes études » et qui n’a pas non plus de nom, puisque cette première œuvre n’est pas signée, ce qui le met en position de s’abriter derrière le nom de Goethe pour son premier essai littéraire ? D’ailleurs, il est plus généralement question, au seuil de l’œuvre, de la jeunesse et de ses aspirations ; on songe dès lors aux rédacteurs de La Revue Blanche, qui essayent de trouver leur chemin. Blum souligne en effet la difficulté pour les nouveaux auteurs de se faire une place dans le monde littéraire car il « n’est pas un jeune homme maintenant, d’une famille aisée et d’une éducation moyenne, qui, à trente ans, n’ait derrière lui un gros bagage. » 48 Sur les rapports entre les jeunes littérateurs et leurs aînés, « Goethe » a ce jugement tranché qui peut être considéré comme une clé de lecture des Nouvelles conversations : « entre des générations littéraires différentes il ne doit y avoir, à aucun degré, ni relations d’amitié, ni échange de sympathie. […] Les rapports de deux générations littéraires doivent rester d’ordre purement critique. » 49 On ne saurait faire déclaration d’indépendance plus claire et cette « conversation » inaugurale donne du même coup une idée de la manière dont on doit lire le texte de Blum : référence à Goethe, certainement, mais aucun cas une révérence qui irait jusqu’à la servilité. Ainsi, au-delà des ressemblances voulues avec l’original, bien des détails des Nouvelles conversations renvoient plus ou moins explicitement au texte source, mais voient leur sens réassigné en fonction des problèmes du temps. C’est ce qui a pu faire écrire à Baldensperger, qui s’étend d’ailleurs très peu 46 NC, p. 12. 47 Ibid., p. 9. 48 Ibid., p. 10. 49 Ibid., p. 11-12. Bernard Le Drezen 42 sur le texte de Blum, qui l’aurait pourtant mérité, qu’il s’agit d’une « ingénieuse application des dialogues de Goethe, où s’exagère néanmoins la pensée du maître » ; « s’il y avait quelque sophisme à intéresser Goethe à toutes les contingences de l’histoire contemporaine », le jeune auteur sollicite plus sa pensée qu’il ne la contraint. 50 « Eckermann » voit par exemple l’un des problèmes de la littérature actuelle dans le fait qu’elle est « personnelle » et non « objective ». 51 Le lecteur des Conversations trouve dans ce jugement un écho évident du reproche souvent adressé par Goethe aux jeunes littérateurs des années 1820-1830, selon lequel ils s’intéressent à leur moi et ne savent pas observer le monde. Toutefois, Blum se réapproprie l’idée pour la tourner contre l’école barrésienne, dont il a lui-même été proche : « Tout le travail de l’écrivain est devenu un effort d’observation intérieure, et de là résulte naturellement, avec la tension perpétuelle du Moi, comme une exaspération de la vanité. » « Goethe » répond à bon droit et non sans humour de la part de Blum : « C’est une observation [ … ] qui n’est ni très nouvelle ni très juste. » 52 Les écarts par rapport aux Conversations sont trop évidents et nombreux pour qu’on en dresse la liste. Il est plus intéressant d’en interroger le sens et le fonctionnement. Pour certains, on peut parler de torsion ; ainsi de l’image de Ninon de Lenclos, héroïne de l’amour libre chez le futur auteur de Du mariage, citée à deux reprises par le Goethe des Conversations, mais pour sa longévité… A chaque âge ses préoccupations. Surtout, on remarque chez Blum le parti pris facétieux de faire analyser par « Goethe » des auteurs qui sont ses propres contemporains. Avec le recul du temps, la place accordée aux Edouard Estaunié (« l’un des plus vigoureux, des plus personnels, parmi les écrivains contemporains » 53 ), Paul de Tian, Paul Hervieu, René Boylesve, Jeanne Marni, Jean Lorrain, Voguë, Paul Adam, Fernand Vanderem, Eugène Morel ou Alfred Capus (dont les romans « se rangent tout simplement parmi les meilleurs livres qu’on ait donnés en France depuis vingt ans » 54 ) paraît d’ailleurs excessive. Le souci de forcer le trait apparaît aussi dans le choix de faire adopter à « Goethe » des positions dont le moins spécialiste des lecteurs comprendra qu’elles n’ont que peu de choses à voir avec celles de l’original. On pense surtout à la politique. Blum, qui se convertit au socialisme au cours de la rédaction des Nouvelles conversations, peint son Goethe en adepte de Jaurès, à l’encontre de l’image précédemment rappelée d’un Goethe conservateur. A cet égard, le passage le plus étonnant - le plus célèbre aussi - des Nouvelles conversations est celui dans lequel le Goethe de Blum esquisse, bien avant 50 F. Baldensperger, op. cit., p. 349. 51 NC, p. 14. 52 Ibid. 53 Ibid., p. 114. 54 Ibid., p. 184. Un Goethe classique et socialiste 43 Salvador Novo, 55 Philéas Lebesgue, 56 Marc Petit 57 et surtout Paul Valéry, 58 le projet d’un nouveau Faust, d’un Troisième Faust : « Je résolus donc de prolonger la vie de Faust, de lui rendre encore une fois la force et la jeunesse, et de le lancer tout armé dans cette tâche nouvelle : imposer la justice à l’humanité », 59 après que le Second Faust eut mis en avant l’idéal de liberté par le travail et par la science. Dans le projet de Blum, Faust ressemble curieusement à Jaurès, tandis que Méphistophélès, lui aussi agitateur socialiste, possède quelques traits de Guesde. Faust est tendre. Il a horreur du sang ; il veut que la révolution soit pacifique et fraternelle. Il s’en va donc, comme un moine prêcheur, pour sa tournée évangélique […] Bien entendu, il ne parvient pas à son but. Mais cependant il provoque dans la bourgeoisie un mouvement sentimental assez fort pour que le Pouvoir s’en alarme. […] Aussi chacune des actions de Faust ne lui rapporte-t-elle dans le présent que déception et tristesse. En revanche, elle commence aussitôt à développer pour l’avenir des résultats féconds, Faust le comprend et, malgré sa souffrance, il ne doutera jamais de sa tâche. 60 Eloge du classicisme Autant ce « Goethe », par son adhésion au socialisme et à la révolution, constitue une provocation claire envers la bourgeoisie, Blum accentuant volontairement l’écart par rapport à l’image d’un Goethe soutenant sagement le pouvoir en place, autant, sur le plan des conceptions littéraires, il reste étrangement fidèle à la conception d’un Goethe devenu « classique » après avoir dompté les passions qui l’agitaient. De fait, le trait le plus caractéristique du texte de Blum, et l’élément sur lequel se fonde son adhésion profonde - tellement enracinée sans doute que l’audace de la jeunesse ne peut rien contre elle - à la figure de Goethe telle qu’elle s’est constituée au cours du siècle, c’est son attrait pour ce « goût classique » auquel Blum avait d’ailleurs consacré un article, repris dans les Nouvelles conversations. 61 La conception blumienne du classicisme littéraire, montrant un Goethe vu à travers le prisme d’un goût français qui n’est de fait pas étranger à Goethe, repose sur un petit nombre de qualités - la mesure, la clarté, la correction, le goût - et sur la conviction que le progrès, moteur de l’histoire des hommes, n’existe pas en matière d’art. « La correction n’exclut pas la hardiesse ; mais 55 S. Novo, Le Troisième Faust. Tragédie brève, éditions Soixante-dix-neuf, 1934. 56 P. Lebesgue, Le Troisième Faust. Mystère dramatique en trois journées, Les Reflets littéraires, 1945. 57 M. Petit, Le Troisième Faust, Stock, 1994. 58 P. Valéry, Mon Faust, Gallimard, 1945. 59 NC, p. 93. 60 Ibid., p. 96. 61 L. Blum, « Le goût classique », La Revue blanche, janvier 1894. Bernard Le Drezen 44 la nouveauté n’exclut pas la mesure et le goût » ; « dans une littérature, les lois du style sont invariables ». 62 Pour Blum, la beauté obéit à des règles aussi intangibles que celles de la nature : « sans le respect des saisons et des moments impérieux de la nature, l’arbre se penche et dépérit. Ce respect classique n’est pas seulement la connaissance, l’amour des traditions de la langue, c’est le sens de son extension naturelle, de son juste développement. » 63 L’image est en effet très goethéenne. Les auteurs évoqués par Blum à l’appui de ces idées permettent de dessiner un panthéon artistique du jeune homme, au sommet duquel trône Anatole France ou encore, pour la nouvelle génération, son ami André Gide. Lacouture a vu, avec raison, en A. France « le premier maître de Léon Blum - dans le sens professionnel du terme », 64 c’est-à-dire en matière d’écriture. C’est à son propos que Blum avance sa définition la plus complète du classicisme, en forme de défense et illustration : Par la maîtrise et l’aisance d’une manière difficile, par le goût, la politesse, l’ornement, la suite ; par un style admirablement varié, savant et simple et qui, sans s’écarter jamais de la tradition la plus pure, suffit à tout, il mérite d’être désigné et loué comme le dernier des classiques. […] Le classique La Bruyère fut le plus libre et le plus ferme esprit de son temps ; et je doute qu’il soit aujourd’hui une pensée plus audacieuse et plus subversive que celle de France. 65 La raison principale du choix de Goethe ne réside-t-elle pas précisément dans cette inclination pour un classicisme stylistique ? Goethe, c’est également le classique qui offre l’image de la grandeur, voire de la perfection, aussi bien dans tous les genres littéraires qu’il a abordés qu’en raison de l’étendue de ses centres d’intérêt, digne des humanistes. C’est, de plus, un classique présentant l’avantage d’être proche chronologiquement de la fin du XIX e siècle et, par là même, apte à faire la liaison entre anciens et modernes. En Goethe, Blum trouve incontestablement, pour toutes ces raisons, un symbole dans lequel sa germanophilie profonde pouvait trouver à s’incarner sans heurter trop directement la France de l’avant-Première Guerre mondiale. Le Goethe des Nouvelles conversations n’est ni totalement étranger à son modèle, ni asservi à la vision blumienne. A cet égard, il n’est pas un simple masque sous lequel Blum exprimerait ses propres opinions : au-delà de la peinture provocante de Goethe représenté sous les traits d’un prophète du socialisme, l’ouvrage propose en matière esthétique une conception fidèle et fondée sur une connaissance précise de l’hypotexte. Le Goethe de Blum peut promouvoir un classicisme vivant, c’est-à-dire ayant conservé un pouvoir 62 Ibid., p. 76. 63 Ibid., p. 76-77. 64 J. Lacouture, op. cit., p. 31. 65 NC, p. 155. Un Goethe classique et socialiste 45 créateur, dans la mesure où il incarne lui-même cet idéal ; c’est un classicisme envisagé à la lumière des enjeux de la modernité. Blum était conscient de la contradiction possible entre la radicalité en matière politique et le conservatisme esthétique. Avec son Goethe, figure d’un classicisme sublimé car créateur, il tente de la surmonter. Frank-Rutger Hausmann La France vue par les romanistes allemands entre 1933 et 1945 Lorsque la deuxième guerre mondiale fut déclarée, les subventions allouées par l’Etat allemand aux sciences humaines, qui avaient de toute façon été déjà réduites, furent d’abord supprimées afin que tous les moyens financiers aillent exclusivement à l’armement. Toutefois, à la veille de la campagne menée à l’ouest (printemps 1940), on s’est ravisé à Berlin, réalisant l’importance particulière des sciences humaines pour les « recherches idéologiques sur l’ennemi », négligées pendant la Grande Guerre, dit-on alors, ce qui était impardonnable et aurait soi disant contribué à ruiner le moral de la population (« front intérieur ») et, de là, à la défaite de 1918. Les hommes politiques nazis importants étaient d’accord sur cette interprétation : sans réagir on avait laissé les alliés face à l’opinion des pays neutres, ce qui, selon eux, avait alors conduit aux conséquences particulièrement désastreuses du Traité de paix de Versailles et aux referendums qui suivirent. Cela ne devait donc jamais se reproduire, concluaient-ils. C’est pourquoi le ministère des sciences et de l’éducation du Reich berlinois décréta une vaste opération pour la guerre (« Kriegseinsatz »). Derrière cette désignation qui peut apparaître parfois sous l’appellation « ouvrage collectif » ou « action Ritterbusch » se cache la mobilisation des chercheurs en sciences humaines la plus large qu’il y eût jamais à l’époque nazie. 1 Des scientifiques de renom dans les universités et les instituts de recherche devaient, quelle que soit leur position dans la hiérarchie universitaire prouver, par une sorte de guerre de l’esprit, aux puissances occidentales, la France, l’Angleterre puis plus tard les Etats-Unis, la supériorité de l’esprit allemand, préparant ainsi sur « un troisième front » (les autres étant militaires, techniques et économiques), la victoire allemande sur le plan intellectuel. Dans cette perspective, ils devaient, et de préférence en l’espace d’un an, écrire des monographies, des articles ou des compilations axés autour de thèmes précis, dans lesquels serait spécialement démontré combien les idées occidentales étaient dépendantes des modèles allemands ou du moins, au cas où cela était impossible, combien les Allemands avaient été précurseurs dans ces domaines. On devait en outre démasquer la politique et la culture occi- 1 F. R. Hausmann, ‚Deutsche Geisteswissenschaft’ im Zweiten Weltkrieg : die ‚Aktion Ritterbusch’ (1940-1945), Heidelberg : Synchron, 2007 (Studien zur Wissenschafts- und Universitätsgeschichte, 12). Frank-Rutger Hausmann 48 dentale, la montrant comme agressive et hypocrite. C’est surtout dans les pays restés neutres que de telles publications devaient amener à se détourner de la pensée occidentale et de l’orientation humaniste et éclairée pour se tourner vers l’Allemagne nazie et son idéologie raciste fondée sur la notion de peuple allemand, ce dernier visant à devenir le maître d’une « Nouvelle Europe » continentale. L’allemand devait devenir la langue vernaculaire européenne, la langue de la politique, de l’économie, des sciences et de la culture. Avant que ne commence ce « Kriegseinsatz » proprement dit, qui devait être interdisciplinaire, des représentants renommés dans les plus importantes sciences humaines (spécialistes de l’Antiquité, anglicistes, américanistes, géographes, germanistes, historiens, historiens de l’art, philosophes, romanistes, juristes spécialistes de droit politique, de droit des peuples et en droit civil) ont été invités à une rencontre à Berlin en mars/ début avril 1940, rencontre suivie d’une autre à Kiel les 27 et 28 avril 1940, avec un grand nombre de participants. 2 Des anglicistes, des romanistes, des américanistes, des historiens et des juristes spécialisés en droit des peuples constituaient la branche « confrontation avec l’Europe de l’ouest » ; des germanistes, des philosophes, des historiens de l’art et des spécialistes de l’Antiquité constituaient la branche «Nature profonde de l’Allemagne dans l’histoire et le présent » ; et les juristes de droit politique ou de droit civil ainsi que les géographes la branche « Formation du nouvel ordre européen » : « Dans ce but les sciences humaines se sont retrouvées dans un travail collectif de grande envergure qui plaçait le peuple allemand et tous ceux qui voulaient travailler à la construction d’une nouvelle Europe dans le cadre des nouveaux savoirs en élaboration. » 3 Le romaniste de Breslau, Fritz Neubert prit la direction de ce « Kriegseinsatz» pour les romanistes. Il réussit à réunir cinquante romanistes, pour la plupart des professeurs d’université ou des assistants qui, en l’espace d’un an devaient écrire cinquante livres ou articles majeurs correspondant aux directives anti-françaises du «Kriegseinsatz ». En principe, tous les romanistes ayant une thèse d’Etat étaient appelés à participer, n’étaient dispensés que les romanistes émérites et les pensionnés, ou alors ceux qui étaient enrôlés dans la Wehrmacht. Pour la romanistique allemande « globale », comprenant les langues, littératures et cultures de toute la « Romania », cet enrôlement civil dans la guerre signifiait qu’on se soumettait à une problématique centrée sur la France, selon les méthodes de la civilisation française. 2 H.-H. Dietze, « Bericht über die Arbeitstagung zum Kriegseinsatz der deutschen Geisteswissenschaften am 27. und 28.4.1940 », dans : Kieler Blätter, 1940, p. 397-398. 3 Deutsche Geiteswissenschaft. Gemeinschaftsarbeit deutscher Hochschullehrer im Kriegseinsatz (Leipzig o.J., [ca. 1941]), Introduction. La France vue par les romanistes allemands entre 1933 et 1945 49 « Il [= Ritterbusch] parla ensuite des difficultés rencontrées par la romanistique en général ainsi que sur les barrières qu’il reste aujourd’hui encore à franchir pour réaliser l’ensemble du plan. Les difficultés résident dans l’opposition entre l’étendue et la variété de la recherche en romanistique (comprenant toute la Romania et pas seulement la France) et la volonté d’amener le plus possible de romanistes à travailler au projet. Le thème fondamental, arrêté depuis déjà plusieurs semaines : « la France, son image dans le monde et l’Europe » sert à surmonter ces difficultés. Mais d’un autre côté, la romanistique se trouve dans une situation particulièrement favorable parce que, contrairement à l’Angleterre, la France n’est ni isolée sur une île, ni déterminée par une pensée - ou des actionsprincipalement économiques. Au contraire, les armes avec lesquelles la France essaie depuis des siècles de dominer le monde, sont celles de son esprit, de sa langue élaborée et de sa littérature séduisante. Ainsi le romaniste se trouve dans la situation relativement confortable de rester dans son domaine de recherche essentiel. Sa tâche ne consiste qu’à surveiller les forces d’attraction et de répulsion qui sont partout en présence, derrière lesquelles se cachent les caractéristiques nationales. Les buts de ce travail collectif résidaient aussi bien dans les questions brûlantes d’actualité que dans les questions à poser portant sur la structure physique et intellectuelle de la France, sur les relations de l’Esprit français à l’Europe, en particulier à l’esprit allemand mais aussi à toute la « Romania ». Le plan en quatre parties -« les données structurelles de la France, la langue française, l’image du monde de la France, la France et l’Europe »laisse une marge à une large recherche indépendante libérée de tout carcan, conduite toutefois par une idée fondamentale souveraine ». 4 Autant que nous le sachions, Neubert a été conseillé par Karl Heinz Bremer et Karl Epting, mais nous n’en savons pas plus. Tous deux étaient à Kiel mais, après l’ouverture de l’Institut allemand à Paris, ils se sont retirés du « Kriegseinsatz ». Nous ne savons pas davantage si Neubert a eu d’autres conseillers. En tous cas, le programme ci-dessous du «Kriegeinsatz » romaniste, d’intervention immédiate, fut décidé, il devait servir à structurer les publications qui devaient suivre. 4 Neubert, dans : Kieler Blätter (1940), S. 399. Frank-Rutger Hausmann 50 1. Les structures fondamentales de la France 5 La France et son empire colonial. Introduction aux données géographiques et géopolitiques fondamentales (Erich Obst - Breslau [géographe]) Race et comportement lié à l’âme française (Egon Freiherr v. Eickstedt - Breslau [anthropologue]) Les coutumes françaises (diversité des peuples et unité nationale) (Fritz Krüger - Hambourg) La germanité en France (Ernst Gamillscheg - Berlin) La noblesse française et les belles lettres (Kurt Wais -Tübingen) La Wallonie et la question wallonne (Heinrich Gelzer - Jena) L’île italienne de Corse (pays, histoire, coutumes, langue) (Gerhard Rohlfs - Munich) Régionalisme et centralisme en France (Eduard v. Jan - Leipzig) 2. La langue française La répartition des langues en France (Heinrich Kuen - Erlangen) Langue écrite, dialecte, et langues non françaises en France (Hermann Suchier - Göttingen) Le vocabulaire politique des Français (Alwin Kuhn - Leipzig) L’anglomanie en France (Josef Brüch - Innsbruck) L’ambition première de la langue française (Edgar Glässer - Heidelberg) Le rayonnement linguistique du sol appartenant au peuple allemand (Alsace- Loraine) dans l’est de la France (Erhard Preissig - Prague) 3. L’image du monde de la France Les Français et la poésie (Emil Winkler - Berlin) Nation et religion (le gallicanisme) en France (Julius Wilhelm - Munich) Trois siècles de construction de la volonté nationale française (Mario v. Wandruszka zu Wanstetten - Heidelberg) La formation de l’esprit français par les juristes (Carl Schmitt - Berlin [Juriste en droit public]) 6 5 Les titres suivants ont paru dans la maison d’édition Kohlhammer, Stuttgart : Josef Brüch, Die Anglomanie in Frankreich (1941), 102 p. ; Karl d’Ester, Die Presse Frankreichs im eigenen Urteil (1942), 216 p. avec nombreuses ill. + 1 table ; Theodor Heinermann, Frankreich und der Geist des Westfälischen Friedens (1941), 123 p., 2 tables ; Karl Knauer, Künstlerisches Schaffen im Dienste der nationalen Gemeinschaft und der politischen Propaganda Frankreichs im Zeitalter der nationalen Festigung (von Franz I. bis Ludwig XIV.) (1944), 81 p., 54 ill. ; Bernhard Knoop, Hegel und die Franzosen (1941), 127 p. ; Hans Leube, Deutschlandbild und Lutherauffassung in Frankreich (1941), 186 p. ; Walter Mönch, Voltaire und Friedrich der Große. Das Drama einer denkwürdigen Freundschaft. Eine Studie zur Literatur, Politik und Philosophie des XVIII. Jahrhunderts (1943), 458 p. ; Erhard Preissig, Die französische Kulturpropaganda in der Tschechoslowakei 1918-1939 (1943), 256 p. ; Fritz Neubert, Die französische Klassik und Europa (1941), 234 S. ; Hans Spanke, Deutsche und französische Dichtung des Mittelalters (1943), 117 p. ; Mario W. Wandruszka von Wanstetten, Wille und Macht in drei Jahrhunderten französischer Schau (1942), 108 p. 6 Cette contribution a été publiée sous le titre « Die Formung des französischen Geistes durch den Legisten », dans : Deutschland-Frankreich 2, 1942, p. 1-30. La France vue par les romanistes allemands entre 1933 et 1945 51 Représentation de l’Etat et de la Nation en France (Franz Walter Müller - Marburg) Formes de pensée dans la constitution de la communauté dans les textes français du 19 ème et du 20 ème siècle (Edgar Glässer - Heidelberg) La discussion sur les ancêtres : représentations des Français de leurs valeurs populaires (« völkisch ») fondamentales (Erhard Preissig - Prague) Politique et littérature en France au 20ème siècle (Karl Heinz Bremer - Kiel [juriste en droit international]) L’idéal français en matière d’éducation et de formation (Franz Rauhut - Munich) La presse française jugée par elle-même (Karl d’Ester - Munich, professeur en journalistique) 4. La France et l’Europe La France et l’Allemagne La poésie française et allemande au moyen-âge (Hans Spanke - Duisbourg [professeur de lycée]) La pensée religieuse en France au 16ème siècle (Hans Schkommodau - Cologne) L’image de Luther en France (Hans Leube - Breslau [théologien]) Le classicisme en France, en Allemagne et en Europe (Fritz Neubert - Breslau) La mission culturelle française et la paix de Westphalie (Theodor Heinermann - Münster) La France et les Lumières (Gass - Rome) La France et l’Allemagne prussienne dans la relation entre Frédéric-le-Grand et Voltaire (Walter Mönch - Heidelberg) Leibniz et la France (Gerhard Hess - Berlin) La poésie politique chez les romantiques français (Hans Rheinfelder - Munich) L’expérience de Paris pour les Allemands et l’expérience de Berlin pour les Français de 1815 à 1939 comme témoignage de la confrontation intellectuelle des deux peuples (Wolf Dietrich Rasch, germaniste et Wilhelm Kellermann - Würzburg) Hegel et l’idéalisme allemand en France (Bernhard Knoop - Marienau [professeur de lycée]) Bismarck dans les écrits français (Georg Weise - Berlin [lecteur dans une maison d’édition]) La philologie française et provençale en Allemagne et en France (Josef Huber - Vienne) Le problème des coutumes populaires et de la littérature : la poésie francoflamande (Fritz Neubert - Berlin) La propagande culturelle de la France à Prague de 1918 à 1938 (Erhard Preissig - Prague) L’image de l’Allemagne en France aux temps modernes (Karl Heinz Bremer - Kiel [juriste en droit international]) La France et le reste de la Romania La France et l’Italie L’Italie et son émancipation des idées de la révolution française (Friedrich Schürr - Marburg) L’effet des Lumières en France sur l’Italie (Hugo Friedrich - Fribourg) Frank-Rutger Hausmann 52 L’image de la France en Italie et l’image de l’Italie en France (Theodor W. Elwert - Munich) La France et l’Espagne La relation entre l’Espagne et la France du moyen-âge jusqu’au 17ème siècle (Werner Krauss - Marburg) La France et l’Espagne aux 17ème et 18ème siècles (Fritz Schalk - Köln) La relation entre la France et l’Espagne aux 19ème et 20ème siècles (Edmund Schramm - Greifswald) La France et la question catalane (Rudolf Brummer - Breslau) La France et le Portugal L’image du Portugal en France aux temps modernes (Wilhelm Giese - Hambourg) La France et la Roumanie (Arthur Franz - Königsberg) La question roumano-hongroise (Günther Reichenkron - Berlin) On peut remarquer le fort ancrage politique de la plupart des thèmes ; la liste des participants est impressionnante, même si ceux-ci, à cause de la guerre, n’ont pas terminé leur travail ou même ne l’ont pas commencé. Lorsque des auteurs français ont été traités, ils ont été placés dans un contexte politique et historique. Ce programme correspondait, dans la mesure où il s’agissait de relations franco-allemandes, aux directives des recherches sur l’Ouest (« Westforschung ») qui, depuis longtemps déjà, était soutenu par l’administration national-socialiste des affaires scientifiques. Dans la mesure où la France était touchée, ces « recherches sur l’Ouest » partaient des prémices suivants : on considérait la France comme l’ennemi héréditaire de l’Allemagne, prétendant que, depuis l’époque de Richelieu et de Louis XIV, elle ne voulait qu’agrandir son territoire au détriment de l’Allemagne et de faire du Rhin, de Bâle jusqu’aux Pays-Bas, la frontière naturelle entre la France et l’Allemagne ; en outre, en ayant donné, à la demande de la France, dans le traité de Versailles, toute la responsabilité de la guerre à l’Allemagne, cette dernière était forcée de céder de larges territoires, et ceci de façon imméritée, et elle devait payer des réparations exorbitantes. Pour les nazis, la Société des Nations était une marionnette servant d’instrument pour la politique de revanche de la France, et la culture française un moyen de renforcer l’influence politique de la France et surtout dans les pays neutres du nord, du sud et de l’est de l’Europe. Le but de ces recherches allemandes sur l’Europe de l’Ouest, interdisciplinaires (y participaient surtout : l’histoire, la géographie, la géopolitique, la science des espaces, la germanistique, la romanistique, la linguistique générale et comparée, la science des peuples, l’histoire de l’art, de la musique, les études celtes, la protohistoire , l’archéologie des provinces romaines) était de mettre à jour les activités antiallemandes menées par la France aussi bien dans le passé que dans le présent, de mettre en valeur la force du Reich allemand conduit par Hitler et le NSDAP, et plus particulièrement de démontrer la supériorité de l’esprit allemand germanique face à l’occident et à La France vue par les romanistes allemands entre 1933 et 1945 53 la France, en dégageant une ligne cohérente des grandes invasions jusqu’au présent. En 1943, Neubert a encore une fois pris position par rapport à cette « œuvre collective » et il en a fait un bilan. D’ailleurs entre temps, avec l’invasion allemande en Union soviétique, la situation avait complètement changé, en sorte que la relation franco-allemande n’intéressait plus vraiment les dirigeants nazis. De même que, Stalingrad étant déjà tombée, personne ne pouvait plus se cacher, même ceux qui restaient les plus aveugles idéologiquement encore à ce moment, que la guerre était perdue. De même que toutes les autres disciplines scientifiques, la romanistique a continué imperturbablement ses travaux, à plus d’un égard elle les a même élargis et approfondis, bien que peu à peu la guerre ait gêné de diverses manières et meme empêché ces travaux. Quand on considère qu’une seule génération a connu deux guerres immenses qui ont ébranlé l’humanité, on doit vraiment se poser la question de fond : que représente la guerre pour la romanistique ? La romanistique existe depuis un siècle et quart. Après la paix qui suivit les guerres de libération, il n’y eut d’abord plus de tensions politiques entre la France et les pays latins qui auraient mené à une guerre. Ce n’est qu’en 1870 que survint un nouveau conflit avec la France, cette nation avec laquelle l’Allemagne avait depuis un millénaire une étroite relation géographique, géopolitique et culturelle, comme jamais elle n’en eut avec aucun autre pays latin. Il est connu que cette guerre de 70 a conduit à un changement radical de l’opinion de la France sur l’Allemagne. Il faut aussi reconnaître que la romanistique, de l’autre côté du Rhin, a dans l’ensemble poursuivi son travail sur des bases qui n’étaient ni nationalistes ni belliqueuses […] La diffamation sans limites de l’Allemagne que la première guerre mondiale a rendue possible, a soumis la romanistique allemande à une très rude et douloureuse épreuve pendant la guerre et surtout pendant la longue période qui la suivait. Mais il faut souligner que, bien qu’elle ait eu devant elle des adversaires représentant les trois grandes langues latines (français, italien, roumain), elle n’a jamais abandonné sa tradition de tranquille objectivité. […] La nouvelle guerre mondiale a ainsi surpris la romanistique en plein travail, penchée sur l’objet bien aimé de ses recherches ; mais cette fois, la constellation était plus favorable : l’Italie et la Roumanie étaient dès le début de la guerre dans le camp des alliés de l’Allemagne, le seul ennemi parmi les pays latins était de nouveau la France. Ce qui illustre bien le mieux cette objectivité sans faille de la romanistique allemande c’est que, encore en plein milieu des hostilités avec la France, au printemps 1940, lorsque elle a suivi l’appel du Prof. Ritterbusch de réunir toutes les branches des sciences humaines pour une entreprise de grande ampleur, la romanistique allemande a justement placé la France au centre thématique de ce travail collectif. Lorsqu’on me confia la direction de ce grand projet de recherche, il était évident et dès le début ce fut clair pour moi, que certes il devait être abordé à partir de points de vue extrêmement variés, mais qu’il devait tout de même rester éclairé par cette objectivité absolue héritée de l’esprit allemand traditionnel et que la pure Frank-Rutger Hausmann 54 image de ce travail ne devait être troublée par aucune altération de sentiment engendrée par cette nouvelle guerre ; il s’ensuivait qu’on ne devait pas imposer de thème aux chercheurs participant au projet, mais que chacun devait, autant que possible, se mettre à l’œuvre sur des recherches auxquelles il se destinait, poursuivant son travail commencé dans des articles déjà publiés ou qui étaient dans le cadre de ses propres intérêts scientifiques. Il est clair que, au beau milieu d’un conflit à la vie à la mort, des thèmes plus ou moins limités et unilatéraux ne purent être soumis à débat, comme par ex. ceux d’une esthétique très raffinée et moderne, et de la même façon il était naturel qu’au contraire, la recherche sur les traits de caractères fondamentaux des Français, recherche entamée après le premier conflit mondial, s’intensifie particulièrement dans ce contexte. […] » 7 L’argumentation de Neubert était que les romanistes allemands continuaient à suivre dans leurs travaux sur la France, des points de vue d’une objectivité sans faille, dont on peut douter, comme le montre le travail de Wolfgang Asholt dans le présent volume. Pour soumettre à examen l’objectivité ou la partialité des romanistes allemands après 1933, une présentation et une brève analyse d’une sélection de citations visant la France s’imposent. Il se pose la question de savoir si l’évident tournant dans les problématiques est imputable aux directives ministérielles évoluant en fonction de la guerre, ou si elles ne rendent pas tout simplement compte des appréciations qu’on a déjà pu constater au plus tard dès la fin de la première guerre, certes ni si massivement ni si clairement. Les citations proviennent d’un corpus de 750 citations, toutes produites entre 1933 et 1945, que j’ai rassemblées, et qui sont celles de chercheurs en sciences humaines d’une cinquantaine de disciplines différentes. Parmi celles-ci, il y en a 6,5% consacrées à la France qui s’en tiennent aux tendances convenues des recherches allemandes sur l’Ouest. Les romanistes ne se distinguent pas des représentants des autres disciplines par une plus grande sympathie pour leurs voisins occidentaux, au contraire. Par contre, la question de la représentativité se pose. Entre 1933 et 1945, à la première lecture, les travaux publiés en sciences humaines apparaissent comme neutres ; néanmoins un ton trahissant une vision raciste basée sur la notion de peuple transparait, portée par des mots-clefs comme « peuple, race, communauté, Reich, esprit, genre » etc. Toutefois il ne faut pas oublier que la période au cours de laquelle les universités allemandes mises au pas par les nazis ont véritablement fonctionné, se limite aux années 1935 -1941. Dans les deux années qui suivirent la prise de pouvoir par Hitler, le pouvoir a mis en place la mise au pas des universités en licenciant les enseignants réticents, en subordonnant les universités au Reich allemand, en faisant de nouveaux règlements sur les examens valables dans tout le Reich, en censurant les publications. Au plus tard après l’invasion de l’Union soviétique, les enseignants nés après 1900 ont été enrôlés, ce qui explique 7 Neubert, « Die Romanistik im Kriege », dans : ZfSL 65, 1943/ 44, p. 242-245. La France vue par les romanistes allemands entre 1933 et 1945 55 déjà que plusieurs professeurs proches des idées nazies (Hermann Gmelin, Hans Jeschke, Gerhard Moldenhauer, Kurt Wais etc…) n’aient pas participé à ce « Kriegseinsatz » dont nous avons parlé. A la suite de l’option « civilisationniste » centrée sur la France du « Kriegseinsatz », la plupart des romanistes ont poursuivi le concept des « caractères essentiels d’une nation » (« Wesenskunde ») développé après la Grande Guerre. Etant donné que la défaite allemande de 1918 avait été imputée dans les milieux politiques mais aussi dans la population allemande, en grande partie à la méconnaissance de la mentalité française, certains romanistes s’étaient déjà dégagés de l’ancrage linguistique et historique pour s’intéresser non seulement à la littérature française moderne mais aussi à la culture française moderne dans son ensemble. Mais leurs recherches mettaient en avant ce qui séparait plutôt que les points communs et ils développèrent un cliché « du Français éternel ». On opposa des traits de caractère allemands et Français en critiquant ces derniers. Il y eut certes aussi pendant la République de Weimar des tentatives de réconciliation et de rapprochement, associées souvent à des noms de romanistes « juifs » qui furent ensuite suspendus de leur fonction et chassés par les national-socialistes (Erich Auerbach, Wilhelm Friedmann, Curt Sigmar Gutkind, Helmut Hatzfeld, Leonardo Olschki, Leo Spitzer), mais c’est bien la volonté de créer des antagonismes et des ségrégations qui prédominait. Sur cette attitude protectionniste a pu ainsi se greffer une « romanistique » spécialiste des races et des peuples, qui a commencé à se développer en 1933 et qui n’a ensuite fait que croître. Il faut noter que, dans les rangs des romanistes, on comptait un grand nombre de représentants « juifs », qui furent persécutés de même que des professeurs non juifs qui, parce qu’ils avaient « frayé avec des juifs » (Eugen Lerch, Kurt Jäckel, Herbert Diekmann), ou pour des raisons politiques (Walter Küchler, Karl Vossler) perdirent leur poste. On s’étonne que cela ne conduisît pas à affaiblir cette discipline. Bien que, déjà avant 1933 des régimes fascistes ou profascistes se soient déjà établis en Italie et au Portugal puis en Espagne et en Roumanie, et que l’Allemagne ait entretenu avec eux de bonnes relations sans problèmes, la romanistique proche des nazis se polarisa tout de même sur la France parce que, jusqu’à 1938, le français était la seule langue latine enseignée dans l’enseignement secondaire allemand avec, il est vrai, un nombre d’heure réduit par rapport à ce qui se pratiquait avant 1933. Les traités culturels signés avec l’Italie et l’Espagne (1938-1939), le deuxième n’ayant d’ailleurs jamais été ratifié, ont certes introduit le choix optionnel de l’italien et de l’espagnol dans les écoles allemandes, mais la demande est restée faible. La « romanistique » allemande avait des arguments aussi bien profrançais que des arguments contre. Dans le premier cas, on mit en avant les ca- Frank-Rutger Hausmann 56 ractères communs sur le plan de la race, sur la base de la thèse appelée « Entbarbarisierungsthese » (« débarbarisation ») qui insistait sur les influences germaniques dans la langue et la culture française. Le comte Gobineau devint, à côté de Paul de Lagarde, Julius Langbehn, Houston Stewart Chamberlain, Hans F. K. Günther, Alfred Rosenberg et Adolf Hitler, l’une des plus importantes références dans la question des races. Le romaniste de Brelau, Rudolf Brummer, qui fut d’abord assistant de Neubert, puis maître assistant dans son séminaire conféra à Gobineau tout simplement le titre de père de la doctrine raciale. Pour Brummer, il était étonnant qu’un « pays de si graves mélanges de races » comme la France ait pu produire un penseur si profond, il faudrait même le soustraire le plus vite possible aux Français. Il ajoutait qu’on devait espérer que les Français lui accordent plus d’attention et le jugent de manière plus objective que jusqu’à présent : la prise du pouvoir par Hitler et l’importance grandissante du peuple allemand ayant jusqu’alors empêché même les nationalistes français d’estimer ce « philosophe nordique » à sa juste valeur : Il peut sembler curieux que ce soit justement un Français qui soit le père d’une science qui, dans son idéal de l’homme du nord, semble spécifiquement allemande, ou du moins germanique alors que la France, pays du pire mélange de races, devrait être la moins prédestinée pour être le berceau d’une telle théorie. Toutefois ce phénomène étonnant s’explique par l’origine et la composition héréditaire (« blutmäßig ») du comte Gobineau. Pendant des décennies -et de cette manière il est moderne-, il s’est lui-même consacré à des recherches sur ses origines familiales, dont les résultats sont consignés dans son ouvrage publié en 1879 « Histoire d’Ottar Jarl, pirate norvégien et de sa descendance ». [442] L’explication de ces événements historiques sur la base du mélange des races part du principe de l’inégalité des races qui constitue le noyau de la théorie de Gobineau. A cette inégalité purement extérieure est liée une inégalité de la valeur intérieure. Ainsi Gobineau, produit de l’aristocratie, fait mouche aussi bien contre cette construction d’une idée d’égalité de la démocratie que de celle du libéralisme. Mais lorsqu’en plus, il tente, à l’aide de toutes sortes d’exemples possibles, de démontrer sa thèse de l’inégalité des races et des différences de valeurs entre elles, il ne parvient pas à expliquer l’origine de ce fait. [443] Mais qu’un peuple soit livré à la destruction et que la permanence des races semble ainsi écartée, cela n’est pas imputable à celles-ci mais au mélange des races, concept qui est pour Gobineau un des points centraux de sa théorie, à côté de celui de l’inégalité des races. En cela il représente l’opinion qui est maintenant partout en vigueur, qu’on ne peut plus trouver nulle part de race pure, mais qu’il n’y a que des produits de mélanges. (…) Et le mélange des races peut aussi bien être utile que La France vue par les romanistes allemands entre 1933 et 1945 57 nuisible : il produit en effet la culture mais en même temps il concourt à la fin des constituantes les plus précieuses de l’humanité sur le plan racial. [444] 8 Des auteurs issus de la noblesse ancienne ou venant de Normandie, comme Corneille, Chateaubriand, Lamartine, Vigny, 9 Flaubert, Maupassant etc. ont été déclarés descendants des hommes du nord et des Germains, on a attribué leurs productions littéraires à cet héritage. Hermann Gmelin peut être considéré comme le garant de ces critères. Dans un article du « Neuphilologische Monatsschrift » il désigne le poète protestant Agrippa D’Aubigné comme un représentant de la « vieille France aux influences germaniques » : Ainsi D’Aubigné incarne le tragique des Huguenots français qui bien sûr ont participé à la lutte pour décider de l’Etat moderne français, mais dont la volonté pure ne pouvait trouver une place dans sa forme classique. Il est symbolique du destin de ce vieux D’Aubigné qui dût se mettre de côté avec sa rancune, finissant sa vie comme maitre bâtisseur de citadelles dans la ville calviniste de Genève. Et son œuvre littéraire partage le même tragique. Cela nous renseigne sur la puissance et l’éthique de la vieille France aux influences germaniques et sur la richesse incroyablement poétique de la période de la Renaissance. Son œuvre fut la bible de tous les grands acteurs de cette époque, et en premier pour le roi, mais bientôt elle fut perçue, par ses actions, comme hors du temps, et elle apparut au siècle classique comme une œuvre d’une sensibilité et d’un goût dépassés. Ce n’est qu’avec le romantisme et son goût retrouvé pour le passé germanique de la France que l’on a commencé à redécouvrir et à honorer ses forces poétiques. Peut-être qu’en France, une nouvelle génération, qu’elle nous soit amicale ou hostile, fera sortir à nouveau des ténèbres de l’histoire, des êtres tels que D’Aubigné. 10 Dans un autre article dans lequel Gmelin compare les cultures allemande et française, il affirme que seul l’héritage intellectuel dont la nature organique et la dynamique spirituelle viennent d’Allemagne pourrait sauver la France du déclin qui la menace ainsi que de ses faiblesses. Si à la fin de notre étude il était permis de simplifier quelque chose d’aussi compliqué que le concept de culture, alors on dirait volontiers que la pensée française donne l’idée d’une continuité des idées humanistes et progressistes issues de la révolution mais que l’arrivée des idées issues de la germanité, dans leur nature profonde et dans leur dynamique a entrainé une certaine crise qui a ravivé l’idéal de la culture fran- 8 Rudolf Brummer, « Gobineau und die Rassenlehre », dans : Neuphilologische Monatsschrift 7, 1936, p. 439-448, ici p. 442-444. 9 Par exemple : Edgar Glässer, « Rasse, Adel und Ehre im Werke von Alfred de Vigny », dans : Neuphilologische Monatsschrift 9, 1938, p. 441-458, ici p. 452. 10 Hermann Gmelin, « D’Aubigné als Dichter französischen Schicksals », dans : Neuphilologische Monatsschrift 8, 1937, p. 333-356, ici p. 355-356. Frank-Rutger Hausmann 58 çaise classique et c’est pourquoi l’idéologie culturelle française se trouve dans un état de faiblesse, d’égarement, avec des réactions régressives et négatives face aux questions cruciales qui se posent à une Europe en mutation. Mais avec tout cela nous ne devons pas oublier que, à côté de ce courant de pensée français dominant dans la politique actuelle, une autre voie se dessine, incarnée par Bertrand par exemple (Bertrand = Louis Bertrand, 1866-1941, romancier français, auteur d’une biographie de Hitler, 1936) qui défend l’idée d’une Afrique française latine, reconnaît dans les luttes coloniales les valeurs de la race ainsi que la possibilité d’éduquer les Français, la possibilité de les « re-barbariser » comme il dit, et que ce même Bertrand a admiré avec envie le panorama du congrès du parti à Nuremberg. Face à cela on pourrait dire, si l’on voulait résumer le côté allemand de nos observations, que cela a été le destin de la pensée allemande, fortement poussée par les Lumières et la Révolution française, mais aussi ensuite par Napoléon et la guerre de libération allemande, que de se libérer par paliers, comme elle l’a fait de Herder à Nietzsche, de ces contradictions que représentaient les idées françaises étrangères à l’esprit allemand. On pourrait dire que la pensée allemande a développé peu à peu les idées qui correspondent à l’esprit de sa race, les idées de vie, de liberté, les idées de la personnalité créatrice. 11 Même dans l’unanimisme français, on croyait repérer des éléments fascistes. Le romancier Jules Romains (1885-1972) avait, avec la publication en 1908 de son recueil de poésie La vie unanime, a fondé un courant littéraire nouveau en montrant la vie d’un individu comme tissée avec celle de la communauté. Le romaniste Edgar Glässer l’a opposé à Paul Valéry et à sa poésie pure et l’a donc rangé parmi les écrivains récupérables par le national-socialisme. Ajoutons que Jules Romains, après une courte sympathie pour le nationalsocialisme, émigra en 1940 aux Etats-Unis dès que les Allemands eurent occupé une partie de la France et qu’il ne peut être associé aux écrivains profascistes : Quand nous reconnaissons ainsi le message poétique et ce que nous devons à l’œuvre littéraire de Jules Romains, ce qui est particulièrement sensible quand on le compare avec ce qui est reconnu comme le plus grand pôle contraire de la création littéraire de la France d’aujourd’hui, c’est à dire les créations de la poésie pure, nous ne voulons alors nier les conséquences que, pour éclairer en passant (et seulement en passant ! ) la spécificité allemande et française, on pourrait tirer de la relation que nous avons face à ces deux pôles de la création littéraire française. Tous deux sont en effet typiques comme expression culturelle et spirituelle du peuple et de l’espace qu’elles représentent pour nous. Ces deux pôles représentent certes l’esprit français, 11 Hermann Gmelin, « Die Entwicklung des Kulturbegriffs in Deutschland und Frankreich », dans : Geist der Zeit 15, 1937, p. 785-797, ici p. 796-797. « Les remarques suivantes sont pris d’une conférence que l’auteur a donné en langue italienne le 12 mars 1937 dans la Bibliotheca Hertziana à Rome ». La France vue par les romanistes allemands entre 1933 et 1945 59 et chacun représente à sa manière de magnifiques valeurs culturelles des Belles Lettres françaises. Mais lequel de ces deux pôles est plus proche de notre réalité culturelle et spirituelle ? La réponse devrait être claire et sans équivoque. Considéré purement dans le domaine de l’œuvre littéraire, c’est ce mythe collectif mis en forme littéraire et cet idéal humain occidental européen de l’unanimisme de Romains qui se rapproche le mieux, sur le plan de l’expérience vécue, de ce que nous pouvons concevoir. Et pourtant nous comprenons et reconnaissons aussi combien il est justifié que les Français estiment que cette conception de l’art et cette expression artistique correspond le mieux à leur être profond et à leur idéal culturel. Mais cela signifie aussi que la critique française -dans la mesure où (et ce ne peut être que pour de bonne raisons, bien sûr) elle tient aux modèles classiques, retrouve dans l’œuvre de Jules Romains la renaissance créatrice de ces formes permanentes de la pensée et de l’art qu’un Daniel Mornet par exemple désigne et honore à un tel degré. […] 12 Tous les descendants de la germanité avaient soi-disant part aux souvenirs fondamentaux germains transmis par le sang et la filiation. Il convenait de hisser les Germains jusqu’alors considérés à beaucoup de points de vue comme des renégats, au rang de peuple portant et apportant la culture, et aussi de « débarbariser » le temps de Grandes Invasions qualifié en France d’ « invasions barbares ». Les poètes et écrivains « juifs » et « demi-juifs » furent stigmatisés comme parasites et décadents et ils furent frappés, ainsi que les linguistes et les critiques scientifiques littéraires « juifs » (outre ceux que nous avons déjà nommés, il faut encore évoquer Leo Jordan, Victor Klemperer et Ulrich Leo), d’un interdit d’interprétation ou de citation (au mieux on avait le droit de les citer comme exemples négatifs). Le titulaire d’une chaire à Heidelberg, Walter Mönch, tenait ainsi à prouver « l’indigence » de l’être profond de Michel de Montaigne, dont l’origine juive n’est pas véritablement établie, ainsi que l’imprécision de sa production littéraire : Un phénomène de la deuxième génération de la Renaissance, que l’on peut mettre à part à cause de son être et de son origine, est Michel de Montaigne, auteur des « Essais » qui sont devenus célèbres dans le monde. Même s’il se démarque de ses contemporains par son style propre -il est demi aryen par sa naissance, ce qui ne le prédispose pas beaucoup à lutter, comme ses contemporains, pour le renouvellement politique et religieux de la France-, sa personnalité comme son œuvre philosophique ne peuvent être comprises que dans le cadre des spécificités de son époque. [193] Le caractère facilement changeant et prêt à s’adapter de son être, le manque de passion et d’engagement héroïque pour la religion et les intérêts politiques nationaux de sa patrie, face à la vision politique cosmopolite qui marque sa pensée et sa conception de l’homme, et de plus la tendance profondément inhérente à son être à 12 Edgar Gläser, Denkform und Gemeinschaft bei Jules Romains, Berlin : Verlag Dr. Emil Ebering, 1938 (Romanische Studien, 46 ; Nr. 22 der Schriftenfolge : Denkform und Jugendreihe), 77-78. - [Biogr. Fn. 41]. Frank-Rutger Hausmann 60 adhérer à la psychanalyse, tout ceci représente des traits fondamentaux qui font qu’il se démarque des caractéristiques fondamentales de ses contemporains et qui à nous, hommes d’aujourd’hui, font apparaître sa personnalité dans la dualité et l’indigence qui lui sont propres, à lui et à son être. [194] La jeunesse a besoin d’autres guides. L’éthique de Montaigne est trop centrée sur l’individu pour que son influence ait pu atteindre une large masse de la jeunesse française. Pour devenir un grand éducateur, il lui manque aussi l’instinct politique et le sens de la responsabilité politique. Au fond, Montaigne est contre la politique parce qu’elle développerait les passions les plus corruptrices et conduirait à l’injustice. Mais surtout il se montre sceptique face aux réformateurs du religieux ou du politique. Il doute qu’il soit possible de mener de véritables révolutions par la force ; son admiration pour les héros ne parvient pas à l’amener à croire que la force du guide peut entrainer les masses. C’est là qu’on voit que Montaigne est un individualiste qui, certes, croit à la victoire que l’on peut remporter sur soi-même, mais ne croit pas à l’éducation et au progrès de la masse, cette dernière étant historiquement autre chose que la somme des individus. [206] Et tout comme son caractère, sa production littéraire fluctue aussi dans le jugement de l’histoire. On retrouve l’indigence de sa pensée sur le plan racial autant dans sa vie que dans son œuvre [207]. 13 L’intention de Kurt Wais n’était pas seulement de porter à la connaissance des lecteurs allemands la littérature francophone de France et de Belgique, mais aussi de les aider à mieux comprendre leur propre manière d’etre. Pour certains auteurs comme pour Marcel Proust par exemple, il donna libre cours, dans ses jugements, à son antisémitisme et à ses préjugés en général : La conscience, l’auto justification, -pour Gide (encore plus que pour son modèle, Montaigne) objet d’un combat continu ! -manque totalement chez Proust et ses personnages, et d’autant plus que tout a déjà eu lieu, sans rémission, que tout n’est vu qu’à travers la mémoire. Qui voudrait dans ce monde distinguer entre faux, mensonge et masque ! Les personnages qui sont explosés douloureusement chez Gide, se retrouvent chez Proust en miettes, réduits à des traits isolés et contradictoires, livrés au lecteur qui doit les juger sans aucun critère. Qu’est-ce que l’homme ? « Une collection de moments ». Pas d’âme, juste une surface que rident quelques pulsions. Tandis que Gide, avec l’agitation légendaire que lui donne sa soif de vivre, sillonnait l’Europe, l’Afrique, l’Asie, ce pâle et chétif fiston à sa maman de Proust n’osait pas se lancer avec passion dans la recherche d’amour ou d’amitié, craignant ne trouver dans les deux que des déceptions douloureuses. Celui qui ne peut s’émouvoir lui-même ne peut émouvoir personne. La centaine de personnages qu’il a créés restent des ombres qu’il suce silencieusement dans son énervant monologue A 13 Walter Mönch, Frankreichs Literatur im XVI. Jahrhundert. Eine nationalpolitische Geistesgeschichte der französischen Renaissance, Berlin : de Gruyter, 1938 (Grundriß der Romanischen Philologie, N.F.). La France vue par les romanistes allemands entre 1933 et 1945 61 la Recherche du temps perdu (les 3 volumes prévus ont fini par devenir 13 volumes de délayage). Des hommes femmelettes, des femmes virago qu’il fait papillonner dans le verbiage tiré par les cheveux de ses comparaisons empilées sans fin, et qu’il décortique avec sa super intelligence talmudique. Ne serait-ce déjà que l’air vicié d’une chambre de malade confinée, le chauffage de couveuse vieux de quinze ans de ce petit boutiquier méchant et délicat dont le seul centre d’intérêt consiste à consigner ce qui filtre des différentes couches sociales d’un monde qui lui est fermé ; le regard pleine de curiosité, par le petit bout de la lorgnette, sur les problèmes pubertaires et (dans Sodome et Gomorrhe, 1921) sur cette mare trouble de déviations sexuelles libidineuses et coupables que Proust partage avec beaucoup de juifs européens qui sont dans les Belles Lettres, et en général la surexcitation orgastique d’hypochondriaque confiné, le bruit de glissement glaireux des minutes d’un asthmatique, tout ceci devrait tenir éloigné de cette œuvre un lecteur d’aujourd’hui, s’il n’est pas neurologue. 14 A l’héritage des Lumières françaises rendu responsable de la Grande Révolution de 1789 puis d’une croissance soi-disant exagérée du rationalisme, de l’individualisme et de l’internationalisme, on opposa un modèle de pensée fondé sur les corporations, les Etats, le peuple. Le professeur Hans Jeschke, tout nouvellement arrivé à Graz, venant de Königsberg, veut en finir avec Jean-Jacques Rousseau (1942), dont se réclament tout autant « les démocraties individualistes et libérales de l’ouest que leur adversaire idéologique manifeste, le socialisme d’Etat collectif de l’est, le bolchévisme, donc ces puissances avec lesquelles nous sommes ennemis à mort. » : Dans une comparaison entre l’idéologie politique de Rousseau et nos propres opinions politiques, ce sont ces faits, ainsi que les forces intérieures et la force de conviction immanente des idées national-socialistes avec la forme de vie qui en découle, qui entre dans notre conscience de manière particulièrement impressionnante. […] C’est en toute conscience que le national-socialisme quant à lui se rattache justement à cet état donné par essence par la nature même de l’être. Il cherche à reconnaître les lois de vie naturelles et à mettre en place d’après elles, de manière organique, toutes les formes de vie, qu’elles soient politiques, sociales, culturelles, spirituelles ou philosophiques. A la place d’un contrat d’Etat, d’une convention, nous avons donc comme gage fondamental de l’égalité et en même temps de responsabilité face à la communauté, le lien naturel du sang, de la race, ou plus exactement d’un peuple marqué par le sang, le sol et le destin historique commun. L’inégalité naturelle des dispositions et des dons de chacun ne va pas être, pour raison d’Etat, soumise aux soupçons, aux espionnages, ou maintenue artificiellement, au contraire elle fait partie organiquement, sous le concept du principe de la performance, de la totalité de 14 Kurt Wais, « Französische und französisch-belgische Dichtung », dans : Ib. (éd.), Die Gegenwartsdichtung der europäischen Völker. Mit 104 Dichterbildnissen, Berlin : Junker und Dünnhaupt, 1939, 195-274, ici 215. Frank-Rutger Hausmann 62 la communauté du peuple, dans le but de servir à l’individu et de profiter à la collectivité dans la mesure et aussi longtemps que cela ne peut nuire à ce qui est essentiel pour le tout. Le concept de « liberté » enfin, dans le sens de faire et laisser faire comme bon vous semble, ce qui d’ailleurs n’existe pas chez Rousseau, n’a pas non plus sa place dans la configuration national-socialiste. Les frontières de la liberté de mouvement politique et spirituelle de l’individu sont évidemment et naturellement données par l’appartenance par le sang au peuple allemand, par les effets de la camaraderie, et de ceux de la communauté de peuple et de destin. Personne ne mettra sérieusement en doute le fait que cette frontière naturelle de l’expression vitale de chacun ne puisse empêcher le développement de personnalités d’exception, ni de quoi que ce soit dans l’Allemagne national-socialiste. 15 D’autres romanistes placèrent la démocratie occidentale sur un seul niveau avec le marxisme et le bolchévisme. Selon eux, la Révolution française n’aurait apporté que le chaos. La restauration, en ramenant l’ordre, fut saluée comme étant l’œuvre du romantisme venu d’Allemagne. Pour eux, elle n’avait pas toujours été à la hauteur au niveau des décisions à prendre, mais elle avait au moins ressuscité les idées du Reich puisées dans le moyen-âge. Alwin Kuhn, de Marburg, insiste sur la difficulté de traduire convenablement en français la terminologie national-socialiste. Ce qui aurait comme conséquence que les Français se feraient ainsi une image fausse de l’Allemagne nazie. Ce qui est stupéfiant, c’est la remarque selon laquelle on devrait dire « socialisme national » plutôt que « national-socialisme » : Les difficultés de compréhension et de transmission dans une autre langue se multiplient lorsqu’il s’agit de mots typiquement allemands comme « Weltanschauung », « Volkstum », « Volksgemeinschaft », qui sont au fond intraduisibles dans une langue analytique. Pour le premier concept, nous connaissons « conception du monde » et nous tenons alors un terme abstrait ou alors, nous devons recourir avec Sachs-Vilatte à une périphrase compliquée et donc nous éloigner encore plus de la racine du mot qui porte le sens profond. De la même manière, la traduction du mot « Volkstum » par « folklore » serait bien faible et abstraite ; et tombant sur « communauté populaire » (« Volkstum »), le journaliste veut plutôt désigner, avec cette formulation imprécise, la « Volksgemeinschaft » qu’on trouve d’une manière très analytique sous le vocable de « communauté du peuple allemand »mais là apparaissent tout de suite des difficultés à cause du peuple, « Volk »parce que justement le Français met en relation le peuple avec les frontières politiques alors que nous, nous voyons dans le peuple allemand tous les hommes qui ont un sang allemand. Ou quand on dit « national-socialisme » pour « Nationalsozialismus », cette traduction littérale contredit en soi la formation des mots en français. On attendrait plutôt « socialisme national », en deux mots avec le mot principal devant. On ne pense que 15 Hans Jeschke, « Rousseaus politische Ideologie im Blickpunkt deutscher Gegenwart », dans : Geist der Zeit 20, 1942, 337-348, ici 347. La France vue par les romanistes allemands entre 1933 et 1945 63 rarement à cette formation des mots qui est fondamentalement différente dans les pays de langue latine, il n’y a que des tournures qui le font occasionnellement remarquer, et encore sans même le faire exprès […]. Et de même qu’avec le nazisme, sans vouloir être offensant, on a la formation avec le nom du Führer, Hitlérisme qui, dès le début, s’est trouvé à côté du mot nazisme. Pour un usage parfait de ce mot, voir ce qu’en a dit Louis Bertrand, membre de l’Académie française après sa participation au congrès de Nuremberg en 1935 : « Ce chef est un dieu, l’hitlérisme est une religion ». Par contre, traduire « Hitlerdeutschland » par « hitlérie » est péjoratif et ce n’est pas pour rien que le mot a disparu ; d’abord parce qu’on s’est lentement habitué à accepter la « Hitlerdeutschland » comme un fait établi, et d’autre part parce que le concept est devenu inutile, par la marche des événements, puisque justement tout le Reich s’est fondu dans le « Hitlertum […]. 16 Ernst Gamillscheg, dans une contribution à la publication en l’honneur de Hitler : Science allemande, travail et devoir (1939) a certes souligné l’héritage philologique de la romanistique allemande, la réduisant toutefois à une recherche issue du peuple allemand. Quand aujourd’hui, dans la sixième année de notre renaissance populaire, regardant en arrière, nous voyons les devoirs qui incombent à la romanistique allemande, et les forces qui sont à l’œuvre, alors nous pouvons regarder vers l’avenir avec confiance. Les ponts ne sont pas coupés avec la grandeur du passé. L’art de la critique textuelle du moyen-âge continue de vivre chez les représentants de toutes les époques suivantes. Avec la vue large et ouverte qu’apporte le travail sur un assez grand nombre de langues, la recherche allemande étudie les dialectes des langues latines vivantes. La recherche littéraire de la jeune Allemagne continue de se tourner vers les Belles Lettres de l’ensemble de la Romania, avec une préférence marquée pour la comparaison entre les coutumes allemandes et celles des pays latins. Deux œuvres de lexicologie ambitieuses qui constitueront pour tous les temps un titre glorieux de la science allemande avancent chaque jour vers leur achèvement. Et dans le même temps, on travaille à un affinement de la recherche dans le domaine de la linguistique historique. Le travail des générations qui nous ont précédés a tracé les grandes lignes des formes linguistiques, les classant dans le temps et l’espace. Il s’agit maintenant de dégager, à partir de la langue, les grands courants culturels et spirituels qui se sont exprimés par elle. Mais à côté de cette collaboration aux œuvres collectives de l’humanité, incombe aujourd’hui une tâche toute nationale à la romanistique allemande : celle de contribuer pour sa part à l’interprétation de l’histoire primitive allemande. Une grande partie du patrimoine linguistique ou des saga issues des anciens Germains n’a été conservée que transcrite en langue latine. 16 Alwin Kuhn, « Das französische Neuwort (auch im Hinblick, auf die nationalsozialistische Terminologie). Eine Auswahl », dans : Germanisch-Romanische Monatsschrift 25, 1937, 296-313, ici 300-301. Frank-Rutger Hausmann 64 D’innombrables peuplades d’origine, parfois des peuples entiers, extrêmement doués, dont le développement a été durement entravé, se sont assimilés aux pays latins où ils restent cependant présents par leurs coutumes. Ils ne sont pas sans laisser de traces car des centaines de mots issus des langues germaniques anciennes, des milliers de noms, apportent encore aujourd’hui le témoignage de leur valeur et de leur disparition. Ces trésors doivent être mis en valeur, la linguistique romane doit se mettre au service de la recherche sur les coutumes germaniques. 17 On critiqua l’expansionnisme de la politique culturelle française, en secret pourtant on l’admirait et on la copia bientôt. Gerhard Moldenhauer a étudié dans plusieurs articles la propagande française à l’étranger et, se référant au livre de Karl Epting (Ps.Matthias Schwabe) sur le même thème (Berlin : Stubenrauch, 1939) il lui fit les critiques suivantes : En tant que connaisseur de la chose et de la cause, il sait (= Epting-Schwabe, FRH) dépeindre avec évidence la fabrication sophistiquée de ce réseau à mailles serrées qui doit à proprement parler attraper les sereins élus - beaucoup sont élus pour être attrapés - : des contrats culturels à sens unique, des organisations internationales tenues en dépendance par des bureaux complaisants, des associations entre Etats qui sont enchaînées, des fédérations chargées de l’accompagnement des étrangers, mises en place par les universités françaises, attractives sur le plan matériel et psychologique, des Instituts et des écoles à l’étranger, de plaisantes conférences données par des apôtres de la civilisation et des « ambassadeurs de l’esprit français » soigneusement choisis, une compréhension très bien apprise de la politique culturelle chez les fonctionnaires en poste à l’étranger et les chercheurs boursiers, concourent au but d’amener systématiquement dans les milieux de la noblesse et de la bonne bourgeoisie une acceptation du jugement français, qui s’impose ainsi comme la mesure de l’ appréciation de toute chose. Cette prétention d’un orgueil puéril des intellectuels français de posséder les raisonnements et les méthodes de pensée universellement valables et obligés, l’encensement de la France qui serait la patrie spirituelle de tous les hommes, le culte de la raison et les beaux discours sur l’humanité, tout ceci a influencé de manière convaincante et durable -et jusqu’à l’occupation de la Ruhren premier lieu les libéraux juifs, latins, européens et américains. La percée du peuple dans l’Allemagne d’aujourd’hui a fait naître le lien parfaitement illogique entre les francs-maçons juifs et l’universalité( ! ) catholique. L’Eglise romaine et la chapelle laïque ont, pour des raisons diplomatiques d’oportunisme, enterré la hache de guerre qui avait été brandie sans merci en France pendant des décennies, apparaissant maintenant côte à côte pour se mettre au service de l’intelligence parisienne qui a toujours raison et ne veut que dominer, ainsi que de ses organes de propagande culturelle. Ses soldats sont la langue et la littérature française, l’art et la science, le 17 Ernst Gamillscheg, « Romanische Philologie », dans : Deutsche Wissenschaft. Arbeit und Aufgabe, Leipzig : Hirzel, 1939, 41-42, ici 42. La France vue par les romanistes allemands entre 1933 et 1945 65 concert et le théâtre, un art de vivre rationnel et sensuel qui est la manifestation de l’esprit français dans le monde. 18 Epting lui-même avait, depuis 1943, à Berlin, un poste d’enseignant représentant les recherches françaises sur l’étranger, et il était en même temps directeur de l’Institut historique de Paris ; il voulait placer les relations franco-allemandes sur de nouvelles bases et obliger les Français à abandonner leur idée que leurs valeurs sont les valeurs universelles. L’idée que les Français et les Allemands pourraient un jour se rencontrer comme des partenaires, sur un plan d’égalité, était toutefois illusoire, vu le rapport des forces réel, et elle pouvait tout au plus être envisagée comme un coup aux échecs pour entrainer les Français et d’autres Européens dans la phalange antisoviétique de la nouvelle Europe sous la conduite de l’Allemagne. Nous nous trouvons aujourd’hui placés devant une tâche nouvelle: pour l’avenir de l’Europe, la vie en commun doit prendre de nouvelles formes, dans lesquelles pourront s’intégrer les relations franco-allemandes. Il ne s’agit pas d’effacer les contrastes entre la France et l’Allemagne, mais d’en abolir les raideurs dogmatiques. Comment arriver à cela ? Une partie de l’intelligence française ne refuse-t-elle pas, dans son cosmopolitisme unilatéral, à entrer en contact avec les valeurs allemandes ? Est-ce qu’une rencontre franco-allemande est même possible tant que demeure cette prétention de la France à la valeur absolue et exclusive de ses idées, au service de laquelle elle déclara la guerre en 1939 ? Cette question doit être posée, car c’est de sa réponse que dépend l’avenir des rapports-franco allemands. Ou l’on continuera dans la voie des différenciations et du raidissement idéologique, et sous peu de nouvelles tensions conduiront inévitablement à un nouveau conflit armé, ou bien l’explication franco-allemande sera posée sur des bases nouvelles. Les lignes qui se fuient doivent être rapprochées de force pour qu’en un point quelconque, peut-être très éloigné, elles arrivent à se couper. Le but à atteindre n’est pas la fusion des deux mondes. Nous différons en cela de ceux qui en 1918 rêvaient de construire une humanité nouvelle. L’évolution de chaque peuple est une chose unique en soi et spécifique. Mais l’opposition dogmatique des mondes différents doit perdre de son importance devant les contacts concrets. L’esprit allemand et l’esprit français doivent s’habituer à considérer leurs rapports sous l’angle du cas isolé. Ils doivent apprendre à s’intéresser l’un à l’autre sans cesser pour cela d’être des contraires. 19 Ces citations sur un fond de racisme au nom du peuple allemand, qui sont une sélection parmi beaucoup d’autres, suffisent à permettre une spéculation dans un sens double : dans le cas d’une victoire allemande, la « roma- 18 Gerhard Moldenhauer, « Zur Frage nach Gestalt und Gehalt der französischen Kulturpropaganda », dans : Zeitschrift für neusprachlichen Unterricht 38, 1939, 339-342, ici 340. 19 Karl Epting, « Deutschland-Frankreich », dans : Deutschland-Frankreich 1, 1942, 3-13, ici 6-7. Frank-Rutger Hausmann 66 nistique » aurait été réduite à la branche civilisation et aurait été de plus en plus politisée. La littérature française aurait été rabaissée, devenant un objet de démonstration progermanique et antifrançais. Si on voulait contester la repésentativité des citations choisies, celles-ci montrent tout de même au moins qu’à partir de 1933, on ne peut plus véritablement parler d’objectivité chez les romanistes allemands, pour juger la France, et encore moins de sympathie pour l’objet le plus important de leurs recherches, pour la langue, la culture et la littérature de leur voisin de l’autre côté du Rhin. Si la plupart de ces citations sont postérieures à 1935, c’est parce que la « mise au pas » des universités n’a été achevée qu’en 1935 et que, après que l’Allemagne s’est retirée de la Société des Nations, les sentiments antifrançais n’ont fait que s’accuser. Ce qui n’a pas empêché que des travaux « objectifs » aient été publiés, du moins ceux qui relevaient de la philologie. Ce qui est le plus suprenant, c’est que la majorité de ces mêmes romanistes qui sont cités ici, mais aussi d’autres que nous n’avons pas nommés, aient été rétablis dans leur poste et leur dignité après 1945 éventuellement avec un petit temps de retard dû à la dénazification. Dans le cadre d’une nouvelle political correctness, ils ont chanté haut et fort les louanges de la culture et de la langue française, invoquant l’amitié franco-allemande. Mais le travail scientifique n’admet pas les ambiguïté ni les changements d’avis permanents. A moins que des erreurs faites aient été reconnues, et que le changement d’opinion ait été thématisé et fondé. Ceci n’a pratiquement jamais eu lieu dans les sciences humaines allemandes, au contraire. La romanistique de langue allemande a sûrement profité de ce que ses écrits honteux aient plus été lus par les émigrés chassés d’Allemagne que par les collègues français directement visés. Verba volant, scripta manent : il n’est pas encore trop tard pour se pencher sur la romanistique entre 1933 et 1945, d’autant qu’on se pose la question de savoir combien de temps l’idéologie raciste fondée sur la notion de peuple allemand a eu des résonnances en arrière fond, également comment et par quelles étapes a eu lieu le « changement d’opinion ». Il serait aussi intéressant de faire des comparaisons avec la germanistique française, et là, il faudrait voir si ses représentants ont également nourri des préjugés antiallemands sur lesquels reposeraient les publications scientifiques. 2. Le XIX e siècle vu de France et d’Allemagne Michel Murat La destinée de Novalis en France A l’adolescent que je fus. Rimbaud Il est déraisonnable de prétendre retracer en quelques pages la destinée de Novalis en France, alors que c’est un sujet qui a donné lieu à plusieurs thèses, et qui en contient amplement la matière. 1 J’adopterai donc une perspective cavalière, sans prétention à la synthèse. La seule justification de ma démarche est d’ordre personnel : mon premier travail de recherche, le mémoire de maîtrise soutenu devant Léon Cellier à Paris IV, en 1970, portait sur Novalis et Nerval. Je l’avais entrepris sur la foi d’une intuition enthousiaste, mais un reste de rationalisme m’avait contraint à vérifier que ce rapprochement reposait sur des données objectives, même limitées. « A Dieu ne plaise que je vérifie ! » dit Gracq, que je n’avais pas lu. 2 Ayant procédé à une étude détaillée, bien qu’incomplète, de la réception de Novalis en France à l’époque romantique, j’ai dû constater que mon sujet était inconsistant, et le réduire à une dernière partie que j’ai traitée pour l’honneur, en hommage à la beauté des possibles. Corinne Bayle-Goureau, qui a repris récemment cette question, intitule son article « Une conjonction poétique idéale » : 3 c’est un euphémisme. Nerval est imprégné de culture allemande et il la comprend mieux que personne en son temps ; mais c’est une raison de plus pour 1 L’ouvrage de référence est la thèse de Jean-Paul Glorieux, Novalis dans les lettres françaises à l’époque et au lendemain du symbolisme, Louvain, Presses Universitaires, 1982. L’ouvrage contient une Bibliographie française de Novalis, pratiquement exhaustive à cette date, à laquelle on se reportera pour plus de détails. Voir aussi Werner Vordtriede, Novalis und die französische Symbolisten, Stuttgart, Kohlhammer, 1963. Pour la période romantique, l’ouvrage de référence reste la thèse d’Adolphe Monchoux, L’Allemagne devant les lettres françaises de 1814 à 1835, Toulouse, Publications de la Faculté des Lettres, 1953. On trouvera aussi beaucoup de matière dans : Claude Pichois, L’Image de Jean-Paul Richter dans les lettres françaises, Paris, Corti, 1963 ; Jean-Marie Carré, Les Ecrivains français et le mirage allemand, Paris, Boivin, 1947 ; Claude Digeon, La Crise allemande de la pensée française : 1870-1914, Paris, Presses universitaires de France, 1959. 2 Julien Gracq, Lettrines 2, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, t. II, 1995, p. 326 (à propos de son amour de jeunesse pour Le Rouge et le Noir). 3 Corinne Bayle-Goureau, « Nerval et Novalis : une conjonction politique idéale », Revue d’Histoire littéraire de la France, 2005, n°4, p. 859-877. Le sujet avait été abordé avec perspicacité par Claude Pichois dans sa contribution aux Mélanges Jean-Marie Carré, « Romantisme allemand et surnaturalisme français », Paris, Didier, 1964. Michel Murat 70 conclure que si Novalis avait compté pour lui, il l’aurait mentionné. Mon idée alors était que même s’il avait lu les articles de Xavier Marmier dans La Nouvelle Revue germanique 4 (ce qui est très probable), il avait été détourné de Novalis par Heine - soit directement, et délibérément, par celui qui était devenu son ami, soit par la lecture de celui-ci : les pages de De l’Allemagne sur le romantisme ont paru dans L’Europe littéraire en 1833, 5 en même temps que les articles de Marmier, et elles pesaient d’un autre poids. A la différence de Goethe, qui représente pour nous à la fois une œuvre, une pensée et une figure symbolique de grand auteur, la destinée de Novalis en France ressortit pour une part à celle des « livres qu’on n’a pas lus ». Demandons-nous ce que nous avons de lui, c’est-à-dire ce qui pour la plupart des écrivains a compté : nous constatons qu’il est d’emblée « romantisé », d’une manière que sa vie et son œuvre appellent irrésistiblement bien qu’elle en fausse en partie la compréhension, ainsi que celle du romantisme allemand qu’il symbolise. C’est d’abord un nom, et sans doute est-ce ce nom avant toute autre chose qui impose le rapprochement avec Nerval : nom fait pour porter les rêveries étymologiques (celles du novus, moins comme Révolution que comme « printemps sacré ») et mimologiques (celles du lys, fleur poétique, virginale, spirituelle) tandis qu’au milieu du nom le a le féminise. Et c’est bien cette beauté androgyne qui saisit sur la gravure d’Eichens, unique portrait du poète, sans cesse reproduit après sa parution en frontispice de l’édition de 1846. 6 Image encore, et contretype idéal de ce portrait, que la fleur bleue dans laquelle se dessine un visage féminin : ce passage du début d’Ofterdingen est cité et traduit (à l’exception de Mme de Staël) par tous les premiers critiques, ceux que Nerval aurait pu lire, et bien souvent le seul cité ; dans ce contexte, qui érode le travail de symbolisation et le rapport subtil aux formes populaires, il apparaît inévitablement comme un cliché. D’autre part Novalis est introduit en France sous la forme de sa 4 Contributions de Xavier Marmier à la Nouvelle Revue germanique : traduction de la notice biographique de Tieck, t. IX, 1 ère série, déc. 1831 ; traduction d’Henri d’Ofterdingen (ch. I-III et VI-VIII), t. X, 1 ère série, mars-avril 1832 et t. XI, mai 1832 ; traduction des Hymnes à la Nuit, t. XIV, 1 ère série, juillet 1833 ; traduction d’un choix de Fragments, t. XV, 1 ère série, août 1833 ; « Novalis », t. XV, 1 ère série, sept. 1833. La Nouvelle Nouvelle Revue germanique , qui prend la suite de la Bibliothèque allemande (1826) puis de la Revue germanique (1827-28), paraît de 1829 à 1837. Elle se propose de réaliser « un répertoire complet de l’esprit allemand » ; Xavier Marmier est son principal collaborateur pour la littérature (voir A. Monchoux, op. cit., p. 221-229). 5 Heinrich Heine, « Etat actuel de la littérature allemande : l’Allemagne depuis Mme de Staël », L’Europe littéraire, 1833, t. I, p. 1, 17, 25, 77, 93, 126, 145, 149 ; cet article contient les pages sur Novalis. Le volume De l’Allemagne paraît chez Renduel en 1835. Je me réfère à l’éd. revue et augmentée parue chez Michel-Lévy Frères en 1855. 6 Novalis Schriften, herausgegeben von Ludwig Tieck und Ed. v. Bülow, Berlin, G. Reimer, 1846. Nous ne disposons que d’un portait original de Novalis, celui de Hader. La gravure d’Eichens qui en est tirée a été beaucoup plus largement diffusée ; elle idéalise et ennoblit sensiblement les traits du poète. La destinée de Novalis en France 71 légende, dont Spenlé retrace avec acuité la formation, 7 mettant en évidence le rôle de Schleiermacher puis celui, déterminant, de la notice biographique de Tieck, mais soulignant aussi que cette légende s’était formée du vivant du poète et dans son entourage : ainsi le mot fameux de Friedrich Schlegel proposant à Novalis, « Christ nouveau », ses services de « vaillant Saint-Paul ». 8 Car ceci ne laisse pas d’être un jeu : le Christ est un « rôle » pour lequel Novalis montre des « dispositions », et l’image même du jeune phtisique philosophe, « désincarné sublime », est empruntée aux romans de Jean-Paul. Pareille confusion de la vie, de l’œuvre et de la légende définit le style du romantisme. La jeunesse, la beauté, l’amour, la maladie, la mortification (Selbsttötung) en sont les motifs, tous réels et tous poétisés. Nous devons l’envisager sous cet angle plutôt que de le démystifier, d’autant qu’ici - à la différence de Rimbaud, dont la légende commence où l’œuvre s’arrête - la légende est coextensive à la vie ; elle en est le rêve. C’est pourquoi aussi cette œuvre est pour nous comprise, plus qu’elle n’est lue, dans un petit nombre de formules, dont une seule résume les autres : « La poésie est le réel absolu ». C’est dans ce processus seulement que le fragment devient puissance de totalité. Quels facteurs ont pu favoriser cette destinée ? Le plus évident tient aux caractéristiques de l’œuvre même, et aux conditions de sa publication presque entièrement posthume : ces données expliquent que la réception de l’œuvre ait nécessité la construction d’une légende qui n’est pas seulement la condition de possibilité, mais la modalité première de cette réception, en un mot la forme sous laquelle « Novalis » pouvait frapper les esprits. L’œuvre est dispersée, inaboutie, et à part les Hymnes à la Nuit, ses parties achevées ne sont pas les plus convaincantes. Elle ne peut être portée par la traduction, comme le furent les romans de Walter Scott, le Faust de Goethe ou les contes d’Hoffmann. Aucune traduction d’ensemble n’est d’ailleurs publiée en volume avant celle des Disciples à Saïs et des Fragments par Maeterlinck, puis d’Ofterdingen par Polti et Morisse. 9 Certes Xavier Marmier avait fourni aux lecteurs de la Nouvelle Revue germanique en 1832-33 une traduction partielle du roman (les chapitres I à III et VI à VIII de la première partie), ainsi qu’une traduction des Hymnes à la nuit et d’un ensemble assez représentatif de fragments. 10 Mais outre que cette revue n’avait qu’une diffusion limitée, le roman se trouve réduit aux dimensions d’une œuvre cohérente, mais mi- 7 Edouard Spenlé, Novalis devant la critique, thèse complémentaire, Paris, Hachette, 1903. 8 Cité par Spenlé, op. cit., p. 11. 9 Novalis, Les Disciples à Saïs et les fragments, traduits par Maurice Maeterlinck, Bruxelles, Lacomblez, 1895 ; la préface sera reprise dans Le Trésor des Humbles, Paris, Mercure de France, 1896, livre qui « fera le tour du monde ». Id., Henri d’Ofterdingen, traduit et annoté par Georges Polti et Paul Morisse, préface de Henri Albert, Paris, Mercure de France, 1908. 10 Voir ci-dessus note 4. Michel Murat 72 neure, et les poèmes perdent l’essentiel de leur aura ; ce sont les fragments qui, somme toute, passent le mieux l’épreuve. La situation a-t-elle vraiment évolué ? Les traductions disponibles sont des versions honnêtes, un peu scolaires à l’exemple de celle de Marcel Camus pour Ofterdingen et de Geneviève Bianquis pour les Hymnes. 11 Le seul poète qui se soit mesuré à Novalis est Gustave Roud, qui a donné des traductions à Albert Béguin ; 12 mais cela n’est en rien comparable aux efforts déployés pour traduire Hölderlin ou Celan. Les fragments ont été les mieux servis : presque tout le XX e siècle a vécu en France sur l’apport de Maeterlinck. Si l’on pense que la thèse de Spenlé est de 1903, le livre de Lichtenberger de 1912, 13 on peut penser que Novalis a été mieux commenté que traduit. Un second facteur est la dissociation entre les deux critiques : celle des universitaires et celle des écrivains. Certes, dans la première phase, le partage n’est pas si net. La critique académique est le fait d’hommes de lettres, et si certaines contributions, comme celles de Marmier et de Saint-René Taillandier, 14 préfigurent clairement ce qui deviendra, un demi-siècle plus tard, l’histoire littéraire et la littérature comparée, d’autres nous apparaissent comme des interventions d’intellectuels « doctrinaires », marquées par des positions idéologiques et politiques. C’est en particulier le cas de Montalembert, qui dans son article de L’Avenir 15 interprète Die Christenheit oder Europa - qu’il est d’ailleurs le seul à mentionner à cette époque - comme une préfiguration du catholicisme mennaisien, allant jusqu’à faire de Novalis un « de Maistre allemand » (relevons en passant une discordance avec la légende biographique : comment expliquer les fiançailles du « lévite » au cœur « pur 11 Novalis, Henri d’Ofterdingen, traduit et préfacé par Marcel Camus, Paris, Aubier,1942 ; Hymnes à la nuit, traduction et préface de Geneviève Bianquis, Paris, Aubier, 1943. 12 Novalis, Les Disciples à Saïs; Hymnes à la nuit ; Journal intime, version française de Gustave Roud, Saint-Clément, Fata Morgana, 2002. Les traductions avaient été entreprises à la demande d’Albert Béguin pour L’Ame romantique et le rêve, Paris, Corti, 1937 (je cite d’après la seconde éd. remaniée, 1939), mais le volume ne content que quelques extraits. 13 Edouard Spenlé, Novalis. Essai sur l’idéalisme romantique en Allemagne, thèse de Doctorat, Paris, Hachette, 1903 ; Henri Lichtenberger, Novalis, Paris, Bloud, 1912. 14 Pour Marmier, voir ci-dessus n. 4. Saint-René Taillandier, Novalis, Revue de l’Académie des Sciences et lettres de Montpellier, 1847, t. 1 ; Taillandier donnera de nombreux articles sur la littérature allemande à la Revue des deux Mondes : sur ce premier grand représentant de l’histoire littéraire universitaire, voir Luc Fraisse, Les Fondements de l’histoire littéraire : de Saint-René Taillandier à Lanson, Paris, Champion, 2002. 15 Charles de Montalembert, « Novalis », L’Avenir, 9 sept. 1831 ; repris dans Œuvres complètes, t. VI, Mélanges d’art et de littérature, Paris, 1861, p. 387-403 (citations : p. 396, 395). Rappelons que L’Avenir est le journal de Lamennais. La dissertation Die Christenheit oder Europa (La Chrétienté ou l’Europe) avait été insérée par Friedrich Schlegel, à l’insu de Tieck, dans la 4 ème édition des Œuvres complètes en 1826 : Novalis y montre des sympathies catholiques, et fait une critique sévère du protestantisme, mais à la différence de Schlegel et de bien d’autres il ne s’est pas converti. La destinée de Novalis en France 73 et fervent comme celui d’une vierge catholique » avec Julie von Charpentier, sinon par la fiction d’une obéissance au « vœu de ses parents » ? ) Chacun voyant Paris à sa porte, le saint-simonien Eugène Lerminier, titulaire de la chaire d’Histoire des Législations comparées au Collège de France, de retour d’Allemagne en 1835, n’hésite pas à faire de Novalis un prophète du « Christianisme nouveau », saint-simonien avant l’heure. 16 Les meilleurs articles sur Novalis, après celui du baron d’Eckstein dans Le Catholique, 17 paraissent entre 1831 et 1833, dans cette période effervescente, post-révolutionnaire, que Nerval évoquera au début de Sylvie. Mais ce « moment novalisien » n’est riche que d’une poignée d’études inscrites dans le temps court des revues et du journal. Elles pèsent peu en regard des deux livres qui ont structuré tout le champ de la réception et qui se répondent sous le même titre, De l’Allemagne, 18 à vingt ans de distance (1813, 1835). Les deux émanent du même courant d’idées libéral, marqué par l’opposition à l’Empire pour Staël (rappelons que les planches ont été brisées et les tirages pilonnés en 1810, et que c’est Schlegel qui a mis à l’abri un jeu d’épreuves), à la Sainte- Alliance pour Heine : cette surdétermination idéologique a son importance, et j’y reviendrai. Staël ne consacre que deux pages à Novalis, et ce n’est à propos ni de la poésie ni de la philosophie, mais dans un chapitre de la dernière partie, « La religion et l’enthousiasme », consacré à « La contemplation de la nature » : elle l’associe à Schubert en tant qu’écrivains qui « se sont occupés de la contemplation de la nature sous des rapports religieux ». Après avoir mentionné les hymnes à la nuit et des « stances sur la vie des mineurs » (sans donner le titre du roman, qu’elle n’a probablement pas lu), elle cite une page assez peu caractéristique des Disciples à Saïs. Ce livre si romantique dans son dessein donne du romantisme allemand des échos dispersés, et que traverse un incessant débat avec le classicisme français : Novalis est ici coupé de Schelling et de Fichte, mais séparé aussi des Schlegel ; le groupe de l’Athenaeum n’apparaît pas. La configuration qui donne à l’œuvre sa portée devient ininterprétable. Il en va tout autrement chez Heine, qui procède en dressant un parallèle entre Hoffmann et Novalis et en manipulant les données de la biographie de Tieck pour les fondre dans une figure subtilement caricaturale : Novalis « s’identifiait parfaitement avec toute la nature ; et lorsque vint l’automne et que les feuilles tombèrent, il mourut ». Heine donne à son résumé d’Ofterdingen une résonance nervalienne : « Les personnages les plus fabuleux de ce livre ont pour nous un air de connaissance et de parenté ; il semble que nous les ayons vus ailleurs, et qu’ils aient vécu familièrement avec nous dans des temps très reculés. » Mais il conclut par un apologue burlesque sur les deux sœurs, lectrices l’une 16 Eugène Lerminier, Au-delà du Rhin, Paris, F. Bonnaire, 1835. 17 Baron d’Eckstein, « Œuvres de Novalis », Le Catholique, t. X, avril 1828. 18 Germaine de Staël, De L’Allemagne (1813), Paris, Garnier-Flammarion, 1968, 2 vol. (sur Novalis, t. II, p. 292-294) ; Heine, De L’Allemagne, op. cit. Michel Murat 74 de Hoffmann et l’autre de Novalis : celle-ci, qui se nomme Sophie, inspire au poète une passion muette ; il la retrouve des années après épuisée par la lecture monomaniaque d’Ofterdingen, devenue d’une beauté « toute céleste » avant de reposer sous le « fantôme d’un arbre ». 19 L’effet du livre de Heine s’exerce très visiblement sur Henri Blaze de Bury, le critique germaniste de la Revue des deux Mondes, auteur d’études bien informées sur Goethe ou Rückert, mais qui brode pour Novalis sur les clichés de son prédécesseur : « La mort l’a surpris comme il effeuillait, sur le bord du ruisseau d’Ophélie, la pâle fleur de ses sensations » ; 20 et sur Alfred Michiels, dont les Etudes sur l’Allemagne 21 consacrent un chapitre à Novalis, où à côté de charges contre « les allégories sans solution », la légende biographique est développée dans le style du Vicomte d’Arlincourt (Sophie « portant le sceau terrible », etc.) Telle est donc vers 1850 la doxa, dont on trouve l’écho dans un conte de Gautier, « Avatar » (1857), où la comtesse Prascovie se plonge dans « l’un des auteurs les plus raréfiés… qu’ait produit le spiritualisme allemand ». 22 Le livre de Heine est réédité régulièrement jusqu’à la fin du siècle et reste la principale médiation littéraire du romantisme allemand pour la génération des symbolistes (Laforgue, Kahn, Mauclair, Tancrède de Visan). A partir des années 1850, le relais est pris par l’Angleterre : les traductions du Poetic principle et des Marginalia de Poe par Baudelaire, leurs prolongements chez Villiers et Mallarmé, ouvrent une seconde phase dans laquelle la poétique du romantisme est réinterprétée. Pour Novalis, ce relais passe par Carlyle, dont l’influence s’accroît avec la traduction de On Heroes ; son important article de 1829 influencera Maeterlinck et Charles du Bos, avant d’être traduit dans le Mercure de France en 1908. 23 La traduction par Maeterlinck des Disciples à Saïs et des Fragments, avec la préface que reprendra Le Trésor des Humbles, marque le point culminant de la réception proprement littéraire de Novalis, dont la pensée multiforme s’intègre sans heurt aux tendances de l’idéalisme fin-de-siècle, tandis que l’idée s’impose que le symbolisme est le véritable équivalent du romantisme allemand. Elle est la première à offrir aux lecteurs français un texte qui conserve la résonance et la transparence de l’original, et dont les formules puissent entrer en circulation. Je cite presque au hasard : « L’arbre ne peut 19 Heine, op. cit., t. I, respectivement p. 305, 306, 310. 20 Henri Blaze de Bury, « Goethe et le deuxième Faust », Revue des deux Mondes, juin 1839 ; du même, « La poésie lyrique en Allemagne », Revue des deux Mondes, sept. 1841 ; Ecrivains et poètes de l’Allemagne, Paris, Michel-Lévy Frères, 1846. 21 Alfred Michiels, Etudes sur l’Allemagne, Paris, Coquebert, 1840. 22 Théophile Gautier, Avatar, Romans et contes, Paris, Charpentier, 1874. 23 Thomas Carlyle, « Novalis », Foreign Review, 1829 ; repris dans Critical and miscellaneous essays, Londres, Fraser, 1840. Id., On heroes, hero-worship and the heroic in history, Londres, Chapman and Hall, 1842 (sur l’influence de ce livre, voir Jean-Paul Glorieux, op. cit., p. 82 sq.). Une traduction française de l’article sur Novalis par Edmond Barthélémy a paru dans le Mercure de France en 1908. La destinée de Novalis en France 75 devenir qu’une flamme florissante, l’homme une flamme parlante, l’animal une flamme errante. » 24 Maeterlinck était arrivé à Novalis par Carlyle (de là vient le « Pascal un peu somnambule »), mais l’élément décisif est dans son cas la conjonction avec la mystique de Ruysbroeck et la morale d’Emerson. 25 En tant que « mystique presque inconscient » 26 - thème omniprésent, de Schopenhauer aux « grands initiés » d’Edouard Schuré, 27 Novalis est une incarnation de l’âme germanique ; ce sera le fil conducteur du livre de Béguin, dont tous les éléments se trouvent ici en germe. Maeterlinck est au sens large de ce terme le seul poète de langue française qui procède directement de l’héritage novalisien (encore se considère-t-il, quoique bien reconnu par le milieu littéraire parisien, comme « germanique »). Cet héritage est admirablement intégré dans l’œuvre théâtrale, et L’Oiseau bleu peut passer pour une des meilleures réalisations de l’idée du Märchen ; cependant il se dévie assez vite dans un spiritualisme mâtiné de théosophie dont l’écho fut considérable, mais qui s’est éloigné de nous. Je ne peux développer ici ces questions, qui ont été traitées en détail par Raymond Pouilliart et Paul Gorceix pour Maeterlinck, et par Jean-Paul Glorieux pour l’ensemble de la période symboliste. 28 La page du symbolisme a été tournée au moment de la fondation de la N.R.F., et la constellation qui s’en dégage est celle de Baudelaire, Poe et Mallarmé. C’est à ce titre que Hugo Friedrich fera de Novalis un avant-coureur de la poésie moderne, mais l’image qu’il en donne a entièrement rompu avec la légende, et elle est au plus loin du « trésor des humbles » : « ’Intériorité neutre’ au lieu d’’états d’âme’, imagination au lieu de réalité, monde en éclats au lieu d’univers homogène, alliance de l’hétérogène, du chaos et de la fascination au moyen de l’hermétisme et de la magie verbale, mais aussi froideur opératoire impliquée par l’analogie avec les mathématiques et écartant toute atmosphère familière et intime ». 29 Cette opposition entre deux romantismes, celui de l’âme et celui de l’esprit « neutre », ou entre le romantisme tel qu’il s’est représenté lui-même et sa réinterprétation comme modernité, sera un caractère dominant de la réception postérieure à la seconde guerre mondiale. 24 Op. cit., p. 97. 25 Les trois noms sont rapprochés dès les premières lignes de la préface de Maeterlinck — Novalis étant « l’abeille de cristal de ce groupe » (op. cit., p. V, XXI) ; citation : ibid., p. LV. 26 Ibid., p. XXIII. 27 Edouard Schuré, Les Grands Initiés. Esquisse de l’histoire secrète des religions : Rama, Krishna, Hermès, Moïse, Orphée, Pythagore, Platon, Jésus, Paris, Perrin, 1889 (constamment réédité depuis). 28 Paul Gorceix, Les Affinités allemandes dans l’œuvre de Maurice Maeterlinck, Paris, PUF, 1975 (rééd., Paris, Eurédit, 2005) ; Raymond Pouilliart, « Maeterlinck et Novalis », Annales de la Fondation Maurice Maeterlinck, t. IX, 1963 ; Jean-Paul Glorieux, op. cit. 29 Hugo Friedrich, Structures de la poésie moderne [Die Struktur der modernen Lyrik, Rowohlt, 1956], Paris, Denoël/ Gonthier, 1976, p. 30. Michel Murat 76 Le troisième facteur, déjà mentionné, est la surdétermination des options critiques par des positions idéologiques. Il ne cesse de jouer, et sur plusieurs plans. Le moins perturbant, parce que facilement déchiffrable pour un lecteur français, est celui qu’on observe chez Montalembert ou Lerminier, qui font de Novalis une lecture sélective et l’attirent ouvertement dans leur camp. Mais il était très difficile de percevoir depuis Paris les motifs qui soustendaient l’hostilité de Heine et la source de ses arguments : à savoir la querelle qui s’était cristallisée autour de la publication à l’insu de Tieck de Die Christenheit oder Europa 30 dans le contexte allemand des conversions au catholicisme des anciens romantiques, Friedrich Schlegel en tête, de la promotion du romantisme comme doctrine anti-moderne par des historiens de la littérature comme Wolfgang Menzel, 31 et de la double réaction libérale des « néo-hégéliens » et de la « Jeune Allemagne » (à quoi Heine se rattachait). Le thème du « morbus mysticus », développé par Hegel dans sa critique du romantisme novalisien (l’aspiration transcendantale comme « véritable consomption de l’esprit » 32 ) est repris un registre grotesque et sentimental (la « couleur rose ») par Heine, qui retourne ainsi de l’intérieur la légende du poète. Les positions de Heine sont clairement manifestées dans l’ensemble du livre, mais la manière dont elles déterminent sa lecture du premier romantisme, et particulièrement de Novalis, ne ressort pas clairement. A ce débat intra-germanique qui se produit sur la place de Paris se superpose une querelle franco-germanique, déjà ouverte à l’époque du « Rhin allemand », mais qui ne prend sa mesure qu’après 1870. Quelques mois après le conflit, Elme Caro oppose « Les deux Allemagnes » en comparant les deux livres : il fait du romantisme irénique de Staël (pour qui l’esprit militaire est absent même en Prusse) un rêve français, et montre la solidarité de Heine avec la « Grande Idée » du réveil de l’Allemagne et la valeur d’avertissement de son ouvrage. 33 Le paradoxe de la critique française est que le romantisme allemand, ce retournement des Lumières, est attaqué au nom de l’esprit français par les proches de Maurras, eux-mêmes apôtres du classicisme et pourfendeurs des Lumières. Ainsi la thèse marquante de Pierre Lasserre sur Le Romantisme français 34 se termine par un chapitre sur « L’influence germanique ». Lasserre définit le romantisme comme « cette grande fermentation endémique de l’esprit germanique dans la pensée française » ; il identifie l’idéalisme allemand à un panthéisme et s’attache à en 30 Voir ci-dessus, note 15. 31 Wolfgang Menzel, Geschichte der deutschen Literatur, 1827 (mentionné par Spenlé, Novalis devant la critique, op. cit., p. 16-17). 32 Cité par Spenlé, Novalis devant la critique, op. cit., p. 22. 33 Elme Caro, « Les deux Allemagnes », Revue des deux Mondes, nov.-déc. 1871. 34 Pierre Lasserre, Le Romantisme français. Essai sur la révolution dans les sentiments et les idées au XIX e siècle, Paris, Calmann-Lévy, 1907 (je cite la rééd. de 1919 ; citation, p. 472). La destinée de Novalis en France 77 retracer les effets, passant en revue « le panthéisme politique ou le fanatisme » (Pierre Leroux), « le panthéisme esthétique ou la mort du goût » (Taine), « le panthéisme du cœur ou le dilettantisme » (Renan). La littérature allemande en est absente, mais le livre, réédité en 1919, avait fixé les termes du débat. C’est principalement lui que Béguin vise lorsqu’il fait allusion aux critiques qui assimilent le romantisme à « une défaillance du génie national », concluant du caractère pathologique du mouvement à ses origines germaniques (ou inversement 35 ). Ce débat se développe à un moment où la critique universitaire a produit sur Novalis deux livres solides, ceux de Spenlé et de Lichtenberger, et fourni les bases d’une connaissance sérieuse aux lecteurs français. Incarnation élective de l’âme germanique, Novalis allait être au cœur de la promotion du romantisme dans l’entre-deux-guerres par un courant philogermanique, spiritualiste, « imaginatif ». L’Ame romantique et le rêve en est l’œuvre majeure, mais c’est à lui que se rattachent Edmond Jaloux, Charles du Bos (auteur avec Jean Wahl de l’étude sur Novalis dans les Cahiers du Sud en 1937), Maxime Alexandre ; Bachelard y contribue avec la Psychanalyse du feu, et le dernier représentant significatif en sera Armel Guerne. 36 Ce courant a de fortes affinités avec le surréalisme, dont la connaissance - notamment pour Béguin - a précédé et déterminé celle du romantisme allemand. Mais une divergence importante porte sur la question religieuse. Béguin, qui est calviniste, se convertira pendant la guerre, considérant que le catholicisme est un rempart contre le nationalisme allemand, et imprimera ce catholicisme militant aux Cahiers du Rhône. Dès L’Ame romantique et le rêve, la spiritualité et le style catholiques du romantisme sont évoqués avec une profonde sympathie. D’un siècle à l’autre la question religieuse traverse et oriente la réception du romantisme, et Novalis ne laisse pas d’en subir les effets. La manifestation la plus intéressante en est le choix fait par Breton en 1930, celui d’Arnim comme représentant du romantisme allemand, et la 35 Albert Béguin, op. cit., p. 327. D’autres critiques déployaient un anti-germanisme et un anti-romantisme plus vulgaires : mentionnons les ouvrages d’Ernest Seillière, notamment Sur la psychologie du romantisme allemand, Paris, éditions de la Nouvelle Revue critique, 1933. 36 Le Romantisme allemand, n° spécial des Cahiers du Sud, mai 1937 (refondu et augmenté par Albert Béguin, 1949) ; Gaston Bachelard, La Psychanalyse du feu, Paris, Gallimard, 1938. Armel Guerne, traducteur des Disciples à Saïs et des Hymnes à la Nuit (Paris, Gallimard/ Poésie, 1980), est l’éditeur d’une anthologie des Romantiques allemands (Desclée de Brouwer, 1957). L’alsacien Maxime Alexandre, qui fut membre du groupe surréaliste, a coordonné l’édition des Romantiques allemands dans la Bibliothèque de la Pléiade (1963). Notons qu’à côté du livre de Béguin qui dans son genre est un chef-d’œuvre, ce courant a produit des ouvrages qui furent salués mais dont l’inconsistance aujourd’hui nous frappe, comme L’Expérience poétique de Renéville (Gallimard, 1936) ou Le Mystère poétique de Trahard (Boivin, 1940). Michel Murat 78 critique corrélative de Novalis dans l’« Introduction aux Contes bizarres ». 37 Breton ne prend pas sa doctrine chez Lasserre : ses positions réactualisent plutôt les termes du débat de 1830. Breton avait rompu avec son héritage symboliste, qu’il ne reconnaîtra qu’en 1936, dans « Le Merveilleux contre le mystère » ; 38 à l’époque il mettait son énergie « au service de la Révolution », loin du voyage dans le bleu de l’époque des sommeils : dans ce contexte la caution de Maeterlinck éveillait la suspicion. « Agacé par la projection du mystique dans le moral », 39 Breton n’a pas bien lu Novalis. Le centenaire d’Arnim, qu’il est seul à célébrer, fait contrepoint aux solennités du centenaire de Goethe. Mais toute l’argumentation de l’essai vise à opposer un romantisme matérialiste et critique, issu de Fichte, à la philosophie de la nature de Schelling, mystique et régressive. Novalis est vu à travers Hegel (la critique d’Ofterdingen où « les figures incorporelles et les situations creuses se dérobent sans cesse devant la réalité »), et Breton, qui s’est documenté très sérieusement, ne retient du livre de Spenlé que le reproche adressé à Fichte par Novalis « de n’avoir pas mis l’extase à la base de son système ». 40 Mais cette option est elle-même surdéterminée par une idée de l’amour : sur ce plan l’idylle novalisienne lui était étrangère, alors qu’il reconnaît ses propres tourments dans le triangle formé par Bettina, Arnim et Goethe et dans les destins dérisoires et tragiques qui se nouent autour de « l’infracassable noyau de nuit » du plaisir féminin. 41 L’essai sur Novalis que Breton n’a pas écrit, nous le lisons sous la plume de Gracq, 42 et nous ne perdons pas au change : après Maeterlinck, c’est un second sommet de sa réception littéraire. Plus que de Béguin, Gracq s’est servi du livre de Ricarda Huch et particulièrement du premier volume, Die 37 André Breton, « Introduction aux Contes bizarres d’Achim d’Arnim », Point du jour, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, t. II, 1992. Sur le rapport des surréalistes à Novalis, voir Stéphane Michaud, « Un brasier d’images : Novalis dans le surréalisme français », Du romantisme au surnaturalisme, hommage à Claude Pichois, Neuchâtel, La Baconnière, 1985, p. 229-241. 38 André Breton, « Le Merveilleux contre le mystère », La Clé des champs, Œuvres complètes, éd. cit., t. III, 1999 ; le texte est écrit en 1936 à l’occasion du cinquantenaire du symbolisme (et en réaction contre les célébrations officielles). 39 Lettre à Jacqueline Lamba du 27 mai 1936, Œuvres complètes, t. II, p. 1506. « Il faut que je relise Novalis » dit-il dans la même lettre, ce qui implique qu’il l’avait lu, soit dans la version de Maeterlinck, soit dans l’édition du Journal intime suivi des Hymnes à la nuit et de Fragments inédits, parue chez Stock en 1927. 40 André Breton, « Introduction aux Contes bizarres », éd. cit., p. 346, 348. 41 Convaincu par sa relecture, et poussé sans doute par Eluard, Breton reviendra sur Novalis dans Arcane 17 (dont la thématique amoureuse est plus en affinité avec Ofterdingen que le triangle des années 30), et dans les conférences de 1946 en Haïti (Œuvres complètes, éd. cit., t. III, p. 222-223). 42 Julien Gracq, « Novalis et Henri d’Ofterdingen, Préférences, Œuvres complètes, éd. cit., t. I, 1988. La destinée de Novalis en France 79 Blütezeit der Romantik (1901), dont une traduction avait paru en 1933. 43 Or c’est un ouvrage militant, et Spenlé ne se fait pas faute de lui reprocher d’avoir écrit sur le sujet « un livre vraiment ‘romantique’ » et d’avoir « résolument opté pour le rêve et la légende ». 44 Le texte de Gracq réactive la légende en la débarrassant de sa niaiserie. Il est commandé par un point de vue qui était déjà celui de Béguin, à savoir que c’est le surréalisme qui en reprenant à son propre compte les visées majeures du romantisme allemand, en révèle toute la portée. Il y a là un triple enjeu d’histoire littéraire : la réarticulation d’une histoire globale du romantisme européen dans sa longue durée, de 1790 à 1930 ; la réévaluation de l’histoire française aux dépens du romantisme consacré (qui « s’est payé de menue monnaie : médiévisme, orientalisme, inauthentique charme des nuits de lune, petite mélancolie des crépuscules » 45 ) et au bénéfice moins des « petits romantiques » comme chez Breton, que de Chateaubriand, porteur du « sens tragique de l’histoire » qui est sa note spécifique ; et la compréhension du surréalisme lui-même comme synthèse de ces deux courants allemand et français, de la toute-puissance du rêve et de la conscience tragique de la vie. Gracq est d’autant plus sensible à ce dernier aspect qu’il avait traduit et commenté Penthésilée, où les armes sont loin d’être brandies comme voulait Novalis « pour la cause de la poésie … sous un seul et même drapeau invisible ». 46 Tout ceci, de même que la force de l’évocation narrative, pourrait être de Breton. Gracq y mêle ses vues propres, comme l’attention aiguë à la sociologie des groupes, auxquels il superpose le modèle évangélique de l’imminence des derniers jours (les Pèlerins d’Emmaüs), ou la fascination personnelle pour Saint-Just : « Novalis est le Saint-Just de cette révolution édénique - non seulement par la beauté quasi angélique du visage […], non seulement par sa jeunesse tranchée vive, mais plus encore par un éclair coupant qui n’est qu’à lui, par on ne sait quoi de souverainement posé, de paisiblement absolu dans l’affirmation ». 47 Une empathie parfois incandescente se double d’une vigoureuse distance critique, qui retrace la « désenchantante maturité » du romantisme allemand et analyse « les captations d’héritage qui menaçaient d’avance cette immense ambition spirituelle infixée et errante » : 48 mais il faudrait citer tout le texte. Gracq parle de captation d’héritage : d’une certaine manière, celle-ci s’était accomplie. Le texte, publié en 1967, est écrit à peu près au moment de la mort de Breton. A ce moment la réception française du romantisme allemand avait connu un déplacement décisif, qu’au moment du livre de Béguin 43 Ricarda Huch, Die Blütezeit der Romantik, Leipzig, Haessel, 1901 ; Les Romantiques allemands, traduit par André Babelon, Paris, Grasset, 1933. 44 Edouard Spenlé, Novalis devant la critique, op. cit., p. 53. 45 Julien Gracq, op. cit., p. 986. 46 Cité par Gracq, ibid., p. 994. 47 Ibid., p. 988. 48 Ibid., p. 998. Michel Murat 80 rien ne laissait prévoir, mais qu’illustre assez bien la situation marginale d’Armel Guerne dans le paysage actuel. Ou plus exactement, si l’on me permet de schématiser ce processus complexe, deux déplacements. Le premier se produit au sein même de la pensée romantique : c’est la substitution, opérée par le commentaire de Heidegger, de Hölderlin à Novalis comme « clé » du romantisme. Le commentaire philosophique ne peut en effet ressaisir la poésie qu’à travers des textes « oraculaires », et les Hymnes à la Nuit ne s’y prêtaient pas assez. Blanchot saisit immédiatement la portée du geste de Heidegger, et il l’inscrit dans la situation française en désignant Char comme le porteur moderne de la révélation : « L’une des grandeurs de René Char, celle par laquelle il n’a pas d’égal en son temps, c’est que sa poésie est révélation de la poésie, poésie de la poésie et, comme le dit à peu près Heidegger de Hölderlin, poème de l’essence du poème. » 49 Dans La Part du feu l’article sur Char est encadré par les « Réflexions sur le surréalisme », où Blanchot prononce la fin du mouvement et sa survie spectrale, et la recension du commentaire de Heidegger sur Wie wenn am Feiertage : Char - et non Eluard, ni Breton - apparaît comme l’incarnation d’un romantisme profond, « sacré », en même temps que moderne par sa réflexivité. C’est sur cette base que se constitueront les interprétations du romantisme comme « théorie spéculative de l’art », dont les travaux de Jean-Marie Schaeffer 50 donnent un bon exemple : comme Olivier Schefer l’a montré de manière convaincante, 51 ces interprétations ne sont guère adéquates pour Novalis. Le second déplacement est celui qui nous ramène de la poésie à la littérature. Le chapitre de Blanchot sur l’Atheneum dans L’Entretien infini (1971) fait du romantisme le moment où « la littérature prend tout à coup conscience d’elle-même, se manifeste, et dans cette manifestation, n’a pas d’autre tâche ni d’autre trait que de se déclarer » : 52 Novalis devient le porte-parole de cette « essence non romantique du romantisme » qui s’annule en s’absolutisant. De manière 49 Maurice Blanchot, « René Char », La Part du feu, Gallimard, 1949, p. 105. Dans ces textes la dimension « germanique » de Hölderlin, centrale dans la réflexion de Heidegger, n’est pas mentionnée. Les Poèmes de la folie de Hölderlin avaient été traduits par Pierre Jean Jouve avec la collaboration de Pierre Klossowski et un avant-propos par B. Groethuysen, Paris, J. O. Fourcade, 1927. Sur Novalis et Char, voir Corinne Bayle, « René Char et le romantisme de la nuit », René Char 2 : Poètes et philosophes de la fraternité selon René Char, Caen, Lettres modernes Minard, 2007, p. 53-80. 50 Jean-Marie Schaeffer, La Naissance de la littérature : la théorie esthétique du romantisme allemand, Paris, Presses de l’Ecole normale supérieure, 1983. 51 Olivier Schefer, Poésie de l’infini : Novalis et la question esthétique, Bruxelles, La Lettre volée, 2001, p. 65 sq. On doit à Olivier Schefer une nouvelle traduction française des Œuvres philosophiques de Novalis, parue en 4 tomes aux éditions Allia : travail remarquable, mais resté jusqu’ici sans écho du côté des disciplines littéraires, et dont on ne peut dire s’il ouvrira un nouveau chapitre de cette histoire de Novalis en France. 52 Maurice Blanchot, L’Entretien infini, Paris, Gallimard, 1971, p. 520, 524 ; le volume reprend aussi un texte qui intègre Char dans cette nouvelle « pensée », « René Char et la pensée du neutre ». La destinée de Novalis en France 81 plus directement déterminante, à cause de sa diffusion large dans le milieu universitaire, l’anthologie commentée de Philippe Lacoue-Labarthe et Jean- Luc Nancy, L’Absolu littéraire, place à l’horizon du romantisme la théorie du texte. 53 Ils en font « le moment inaugural de la littérature comme production de sa propre théorie - et de la théorie se pensant comme littérature » : seconde référence majeure après le futurisme russe, ou substitut de celui-ci dans le post-structuralisme. Telle est devenue l’idée de littérature dominante depuis les années 80. On reconnaît l’opposition que j’ai mentionnée entre interprétation imaginative (« romantique ») et interprétation spéculative (« non romantique ») du romantisme, Béguin et Gracq d’un côté, Heidegger et Blanchot de l’autre. Mais nous voilà loin du « réel absolu » : dans l’opération presque tout de Novalis disparaît, à commencer par son encyclopédisme et sa religiosité sensuelle et mystique. Et il va pas de soi que l’héritage de Novalis soit recueilli par Blanchot dans la théorie du neutre, plutôt que par Breton. Disons que je ne peux m’y résoudre, et que je n’y retrouve pas les raisons de mon désir. Je soulignerai pour conclure que l’histoire des littératures se construit à la fois de l’intérieur et de l’extérieur, d’une manière dont ni la méthodologie courante de la littérature comparée ni même la notion de « transferts culturels » ne parviennent suffisamment à rendre compte. Ce que j’ai essayé de décrire est vraiment une histoire de la littérature française hors les murs, plutôt qu’une histoire de la réception en France de la littérature allemande ; c’est aussi une histoire du romantisme hors de lui-même. Elle ne peut coïncider avec une histoire allemande du romantisme ni se transposer d’un espace littéraire à l’autre. Mais on pourrait faire ressortir quelque chose d’équivalent en adoptant le point de vue allemand, à condition de recourir à d’autres exemples, tels que Baudelaire, ou plus encore le classicisme français. Une littérature nationale n’a de sens que si on l’envisage dans le concert des nations. 53 Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, L’Absolu littéraire. Théorie de la littérature du romantisme allemand, Paris, Seuil, 1978. La citation figure sur la 4 ème de couverture. L’importance du livre tient aussi à ce qu’il constitue une relecture « littéraire » de la pensée de Blanchot, autour de la notion de fragment. Notons que le livre de Peter Szöndi, Poésie et poétique de l’idéalisme allemand (Insel Verlag, 1974), éd. de Minuit, 1975, ne fait aucune mention de Novalis, alors qu’il y est longuement question de Hölderlin. Claude-Pierre Pérez Le Romantisme allemand vu par les Cahiers du Sud Au printemps de 1937, alors que les bombes pleuvent sur Guernica, paraît un numéro spécial de la revue marseillaise les Cahiers du Sud, entièrement consacré au romantisme allemand. Il porte le numéro 194. C’est un gros numéro, 46 entrées, 444 pages (il était prévu au départ de ne pas dépasser 200 1 ) distribuées en 4 sections : Vues générales (ironie, religion, peinture, musique, rêve, inconscient etc.) ; Philosophes (la moins fournie : 5 articles) ; Poètes (titre contestable pour une section rassemblant, outre une tentative de synthèse, 2 20 monographies sur les grandes figures du mouvement, parmi lesquelles Jean-Paul, Tieck, Hoffmann, Fr. Schlegel…) ; et pour finir des textes, 7 traductions de Hölderlin à Büchner (Lenz, en entier). Sommaire copieux, donc, mais aussi particulièrement brillant. A trois quarts de siècle de distance, il est impressionnant. On y trouve Gabriel Bounoure, Edmond Vermeil, Vladimir Jankélévitch, Albert Béguin, Roger Caillois, André Chastel, Edmond Jaloux, Charles du Bos, Jean Wahl, Marcel Brion, Jean Cassou, Denis de Rougemont, Vladimir Weidlé, Walter Benjamin (traduit par Pierre Klossowski, qui manquait à ce palmarès) etc. Rien d’étonnant, donc, si le volume a été un succès, salué, outre les éloges des commentateurs, par une après-midi de gala à Paris, par les « risettes » (dit Ballard 3 ) des ministères, par un chèque du maire de Lyon, Edouard Herriot, etc. Au-delà de l’anecdote, le numéro Romantisme allemand a beaucoup contribué à asseoir le prestige des Cahiers, à leur assurer le statut de grande revue. Il sera du reste réédité, après la guerre, en 1949, sous une forme à la fois augmentée et révisée, et sous la direction d’Albert Béguin. Je ne parlerai pas ici de cette reprise. Je me bornerai à examiner le numéro de 1937. J’évoquerai son histoire, j’interrogerai son contexte, je m’efforcerai de comprendre le ou plutôt les projets qui l’ont produit et gouverné. * 1 Les archives des Cahiers du Sud sont conservées à la BMVR de Marseille. Christel Brun- Franc, qui travaille actuellement à une thèse sur la revue de Ballard, a dépouillé les documents relatifs à la préparation de ce numéro spécial. Je les cite à partir de son mémoire de master : D’un avènement à un événement : l’élaboration du numéro spécial des Cahiers du Sud sur le romantisme allemand, Aix, Université de Provence, 2007, p. 29. 2 Henri Lichtenberger, « Qu’est-ce que le romantisme ». 3 Lettre de 1937, citée dans Brun-Franc, op. cit., p. 83. Claude-Pierre Pérez 84 L’histoire du gros volume est longue et un peu compliquée. Elle commence à l’automne 1933, près de quatre années, donc, avant qu’il ne soit imprimé. La réalisation avait alors été confiée à Pierre d’Exideuil et Georgette Camille, qui venaient d’assurer ensemble la coordination du numéro spécial consacré au « Théâtre élisabéthain » paru la même année 1933, justement. Mais Exideuil meurt brusquement de pneumonie en février 1935. Georgette Camille peine à poursuivre seule l’entreprise ; finalement, en janvier 1936, le soin de mener l’affaire à bien est confié par Ballard à Albert Béguin, qui est alors en train de mettre la toute dernière main à sa thèse. Ces données appellent plusieurs commentaires, concernant en particulier les maîtres d’œuvre. Ni Exideuil, ni Camille ne sont des spécialistes de l’Allemagne, et moins encore du romantisme allemand. Exideuil n’a guère publié qu’une étude sur Thomas Hardy. Georgette Camille, qui signe, dans ce numéro, un article sur Bettina Brentano, et sur les femmes dans le romantisme, fait fonction de correspondante des Cahiers à Paris. Elle est liée aux avantgardes, aux surréalistes (elle a espéré obtenir de la copie de Breton, de Lacan…) liée en particulier à Caillois, à Crevel ; mais elle est aussi plutôt tournée vers le monde anglophone (elle a traduit très tôt Virginia Woolf). Ballard qui depuis Marseille suit attentivement le projet et ne se prive pas d’intervenir chaque fois qu’il le juge nécessaire ne peut pas lui non plus être regardé comme un « spécialiste », et ne cherche pas à passer pour tel. En vérité, ces trois personnes peuvent être regardées comme les maîtres d’œuvre du numéro, en aucune façon comme ses concepteurs ou ses architectes. Ces architectes, Ballard les nomme dans son avant-propos quand il mentionne « une réunion chez Charles du Bos où se trouvaient Edmond Jaloux, Jean Cassou, Marcel Brion ». 4 Cette fois, ce sont les noms de gens qui connaissent le sujet. Notons qu’il n’y a pas parmi eux d’universitaire stricto sensu. Les représentants les plus éminents de la germanistique française auront une place dans le numéro, mais pas une place au premier rang. Et il est significatif que l’article de tête ait été confié non à Vermeil ou à Lichtenberger, mais à Gabriel Bounoure, diplomate au Levant et remarquable critique de poésie de la NRF - de cette NRF qui a joué pour les Cahiers le rôle d’un idéal du moi, influençant jusqu’à la typographie de sa couverture. NRF méridionale, acclimatée sur le Vieux-Port, volontiers ; revue universitaire, pas question. Même Béguin, qui est pourtant de la carrière, écrit en 1937 à propos de l’article de Louis Réau sur la peinture: « Pas fameux, hélas ! très universitaire ». 5 Je reprends les noms des participants à la réunion fondatrice. Du Bos, qui publie dans le numéro spécial des « Fragments sur Novalis », est un bon connaisseur de la langue et de la littérature allemande. Il lui est arrivé de 4 CS, n° 194, non paginé. 5 Lettre du 4 janvier 1937, citée dans Brun-Franc, op. cit., p. 91. Le Romantisme allemand vu par les Cahiers du Sud 85 traduire Goethe ou Hofmannsthal, il est lié amicalement à Curtius, à Bernard Groethuysen... Son article ici est une reprise partielle du cours sur Novalis, donné en novembre-décembre 1923 dans le cadre du « cours privé » professé de 1922 à 1926 dans différents salons de la meilleure société parisienne (Mme André Maurois, Beatrice Chanler, la duchesse de Trévise, etc.). Ce morceau de cours fait ici un long article -17 pages. Beaucoup de notes, beaucoup de citations en allemand - dont les 10 strophes du 1 er des Cantiques spirituels, et une longue citation de Dilthey (Das Erlebnis und die Dichtung, L’expérience et la poésie, 1905), toute une section consacrée à la traduction problématique de Stimmung. Travail universitaire, donc, à bien des égards (avec des références aux travaux universitaires : les deux thèses de Spenlé de 1903, introuvables et qu’il a trouvées), mais c’est une université polie, civilisée, rendue compatible avec les duchesses. La réflexion de Du Bos est centrée par ailleurs sur la dimension spirituelle, religieuse: l’article s’ouvre sur une citation de Saint-Augustin et continue avec Pascal. Autre nom cité par Ballard, celui d’Edmond Jaloux, romancier, journaliste (aux Nouvelles littéraires en particulier). Né en 1878, il est élu à l’Académie en 1936, au moment justement où le numéro s’élabore. Jaloux, qui donne un article sur Jean-Paul, a publié des études sur plusieurs romantiques, reprises notamment dans Du Rêve à la réalité (Corréa, 1932). Il faut ajouter que Jaloux est né à Marseille, où il a grandi ; et qu’il s’est établi par la suite à Lausanne. Or la Suisse est (avec la Belgique, et l’Alsace) un espace d’où proviennent beaucoup de ceux qui ont servi de passeurs de la culture allemande vers la France : Béguin est suisse, comme Gustave Roud, qui traduit Hölderlin et Clemens Brentano dans le numéro des Cahiers, comme Marcel Pobé qui écrit sur Anne-Catherine Emmerick, comme Rougemont sur Chamisso. On appréciera d’autre part sur cet exemple l’extension du réseau de Ballard : cela va des jeunes et des avant-gardes (grâce par exemple à Georgette Camille) à l’Académie et à la littérature la plus institutionnelle, en passant par les journaux, et sans oublier l’université. Les amitiés marseillaises, bien loin de servir un projet régionaliste, sont employées à étendre et diversifier un réseau national et international. Autre participant à la réunion fondatrice, Marcel Brion, né en 1895, est lui aussi marseillais, ancien élève du lycée Thiers, comme Jaloux, et comme Ballard, qui a à peu près le même âge - mais aussi comme Pagnol, dont il a été le condisciple, et qui a fondé Fortunio, d’où sont issus les Cahiers. Lui aussi journaliste (de nouveau Les Nouvelles littéraires), lui aussi passé par la Suisse, Brion est sûrement un des meilleurs connaisseurs, en France, de l’Allemagne romantique, pour prendre le titre de quatre recueils d’études qu’il publiera plus tard. Sa contribution au numéro concerne Wackenroder, mais ses compétences sont beaucoup plus larges. Est-ce lui qui est à l’origine de la collaboration de Walter Benjamin (« L’Angoisse mythique chez Goethe ») Claude-Pierre Pérez 86 avec lequel il est en relations depuis les années vingt ? 6 Ce qui est sûr, c’est que les Cahiers ont fait une place à Benjamin bien que la présence de Goethe dans le numéro ne s’imposât pas ; son article (un extrait de sa longue étude de 1922 sur les Affinités électives 7 qui avait suscitée l’admiration de Hofmannsthal) est par ailleurs précédé d’un chapeau extrêmement élogieux (« éminent philologue et critique », « répercussion profonde » de ses travaux) qui justifie son insertion moins par son sujet que par l’intérêt présenté par sa « méthode dialectique ». Cassou enfin. Lui n’est pas marseillais, et il est plutôt tourné vers l’Espagne. Mais en 1935, il publie un essai Pour la poésie, chez Corréa, dont un chapitre traite des romantiques allemands (Jean-Paul, Hoffmann, etc.). Dans les Cahiers, il traite de Kleist, et il importe de citer le point d’aboutissement de sa réflexion, suite à un développement sur Michael Kohlhaas : « Majoration atroce du complexe d’infériorité, absence de tout contenu de la revendication, plaisir de la revendication pour la revendication même, crépuscule des pécheurs et crépuscule des dieux, glorification du cataclysme cosmique : tout Hitler est là […] Je m’étonne que Kleist n’ait pas été exploité davantage par l’idéologie hitlérienne ». 8 C’est une des rares allusions politiques contenues dans le numéro. * Un numéro spécial « Romantisme allemand » des Cahiers du Sud, en 1937, un numéro au demeurant tout à fait exceptionnel par ses dimensions et par son éclat, est-ce que l’on peut expliquer cela ? Pourquoi une revue méditerranéenne, marseillaise, consacre-t-elle un numéro aussi important au voisin allemand - et pourquoi le fait-elle au moment précis où les relations entre les deux pays se tendent violemment ? Le choix de l’Allemagne témoigne d’abord négativement de la volonté d’échapper au statut de revue régionale, ou régionaliste. Le premier des numéros spéciaux des Cahiers avait été consacré à Marseille ; il aurait été fâcheux de s’en tenir là. Le numéro intitulé L’Islam et l’Occident (1935) a une importance toute autre. Mais on peut encore penser qu’il témoigne d’une certaine spécialisation « méditerranéenne » de la revue, spécialisation qui est la conséquence logique de sa domiciliation marseillaise. Un numéro Romantisme allemand, venant après un numéro Dramaturges élisabéthains, c’est au contraire une façon très claire d’indiquer que la revue entend être une revue générale, que son adresse près du Vieux Port ne la voue pas aux fifres et aux galoubets, ni même au pourtour des mers chaudes, et que rien de ce qui est 6 W. Benjamin a déjà publié grâce à Brion une traduction de « Haschich à Marseille » dans les Cahiers du sud, n°22 (1935). 7 Parues dans Neue Deutsche Beiträge, II, trad. française in Essais I. 1922-1934, Denoël, 1971, 1983. 8 « Kleist et le somnambulisme tragique », CS, n° 194, p. 289-90. Le Romantisme allemand vu par les Cahiers du Sud 87 du domaine de l’esprit ne lui est étranger. On peut ajouter, si l’on se souvient que Maurras est né à Martigues, et que le félibrige a beaucoup penché à droite, que l’antithèse entre brumes germaniques et clarté méditerranéenne est un des ponts-aux-ânes du néo-classicisme et de l’Action Française. A cet égard aussi la décision de Ballard de faire un numéro allemand peut prendre une couleur politique - sans que qui que ce soit se soucie d’expliciter. Parmi les (rares) ouvrages de synthèse que mentionne la bibliographie imprimée en fin de volume, figurent ceux d’Ernest Seillière, notamment sa Psychologie du romantisme allemand, 253 pages imprimées en 1933 aux éditions de la Nouvelle Revue critique. Or Seillière (né en 1866) tient encore à ce moment un discours qui ressemble à celui qu’un Pierre Lasserre tenait en 1907 : le romantisme est une maladie, et c’est une maladie allemande. Contre cet « impérialisme de l’irrationnel », il indique deux remèdes, la raison et la foi chrétienne. La bibliographie des Cahiers cite un livre de Seillière, mais je n’en ai pas trouvé mention ailleurs dans le volume. Ni lui ni aucun de ceux qui partagent son point de vue ne figurent au sommaire. On ne leur a pas donné voix au chapitre. On ne trouve même pas utile de leur apporter la contradiction. On se borne à les contourner. Ils sont nuls et non avenus. On peut les laisser radoter en paix. Ceci m’amène à la seconde question: pourquoi maintenant ? Pourquoi « ressusciter » justement à ce moment-là, « une époque séduisante entre toutes du passé allemand », comme dit Henri Lichtenberger ? 9 Est-ce pour faire contraste avec un présent allemand qui est, lui, fort peu séduisant ? Bien sûr, le moment n’est pas choisi exactement. Le numéro a pris du retard. J’ai rappelé tout à l’heure que le projet remonte à 1933 - l’année où Hitler devient chancelier. Le choix de Ballard devrait-il donc être compris comme une prise de position vis-à-vis du nazisme? S’agirait-il, par exemple, de donner à entendre que l’adversaire (bientôt l’ennemi) est le nazi - non pas l’Allemand? De prendre position en faveur d’un humanisme européen, des « nécessités de l’esprit » telles que la haute culture permet de les reconnaître, contre les nationalismes grégaires, bornés, haineux? Cela pourrait-il même expliquer le traitement très « chic » 10 que le Quai d’Orsay (le secrétaire général en est alors un certain Alexis Leger, qui recevant trente ans plus tard le prix Nobel de littérature, citera justement Novalis, quoique sans le nommer) lui assure en septembre 1937, lors de son petit triomphe parisien ? Cette interprétation me paraît très vraisemblable, mais (à nouveau) le numéro ne l’explicite guère ; il faut pour la produire faire dire un peu plus qu’il ne veut en dire au bel et bref avant-propos de Ballard. Et ce qui est sûr en tout cas, c’est que le numéro n’a rien d’un numéro de combat contre le 9 CS, p. 357. 10 « Les Affaires Etrangères, où j’ai été très chiquement traité », lettre de Ballard à Bousquet, 29 oct. 1937, cité dans Brun-Franc p. 83. Claude-Pierre Pérez 88 nazisme, même si la remarque citée de Cassou, tel développement mesuré et lucide d’Edmond Vermeil, 11 telle allusion de Lichtenberger 12 ou de quelques autres esquissent un mouvement dans ce sens, et pointent, de manière parfois explicite, une responsabilité du romantisme dans l’hitlérisme et une « filiation » 13 de l’un à l’autre. On peut se trouver légèrement surpris du ton parfaitement neutre, sinon discrètement euphémisant, sur lequel le chapeau introduisant l’article de Benjamin mentionne « le changement de régime politique en Allemagne » qui « ne permit pas » de donner suite au projet de publication du livre sur Goethe de « l’éminent philologue », dont ni la judéité, ni l’exil, ne sont indiqués. 14 Béguin, après la guerre, 15 se reprochera ce genre de discrétions, il se reprochera d’avoir été trop peu attentif aux dangers politiques du romantisme, à tout ce qui, dans l’idéologie et la mythologie nazies, doit être vu comme un prolongement (une perversion ? une caricature ? ) de certains des motifs du romantisme, de certains des aspects de l’habitus romantique. Si pressante que soit la question politique entre 1933 et 1937, il faut bien constater que le numéro ne la met pas du tout sur le devant de la scène, c’est le moins qu’on puisse dire. C’est au point qu’on se demande si l’on ne pourrait pas le décrire aussi ou parfois comme la tentative d’une « élite » (comme dit Ballard) pour suspendre la pression de la politique et de la contrainte politique précisément là où elle sont les plus fortes et les plus sensibles : époché de la politique, afin de donner une voix et une chance à un discours autre, sur un sujet, l’Allemagne, où la politique a tout envahi. Légèreté ? Faiblesse ? Besoin de se soustraire à l’horreur qui vient et qu’on sent venir? Il y aurait d’autres exemples comparables : Valéry composant La Jeune Parque pendant les boucheries de la Grande guerre ; Pound traduisant, adaptant Properce au même moment, contre ce qu’il appelle « l’ineffable imbécillité de l’Empire Britannique », responsable de la mort de quelques uns de ses plus proches amis. * Quoi qu’il en soit, ce refus d’engager la revue dans la bataille politique ne vaut pas aveu d’inactualité. Il y a, en France, dans les années trente, une actualité intellectuelle, universitaire, éditoriale, du romantisme allemand. Le numéro spécial des Cahiers prend place dans ce mouvement, qui peut être discret, mais qui a laissé des signes tangibles. 11 E. Vermeil, « Le romantisme religieux », p. 39 : « l’Allemagne de ce temps est déjà ‘totalitaire’ » « le romantisme religieux n’est pas sans avoir quelque responsabilité dans les luttes présentes ». 12 « Qu’est-ce que le romantisme », p. 357. 13 E. Vermeil, « Le romantisme religieux », p. 40. 14 P. 342. Il est possible que Benjamin n’ait pas souhaité envenimer une situation déjà très difficile. 15 Voir Faiblesse de l’Allemagne, Paris, Corti, 1946. Le Romantisme allemand vu par les Cahiers du Sud 89 Je ne m’attarderai pas sur les affinités du surréalisme avec le romantisme allemand, qui sont bien connues, et qui sont de l’ordre de l’évidence pour les auteurs du numéro, comme elles le sont peut-être pour tout lecteur non prévenu. Albert Béguin (né en 1901) a raconté sa découverte précoce des (futurs) surréalistes, dès 1921, lorsque la NRF publiait Anicet. Et il a indiqué que c’est plus tard seulement, vers 1926, qu’il a redécouvert les romantiques allemands : « j’avais environ 25 ans, j’étais vendeur [...] dans une petite librairie des Batignolles un jour, je suis monté sur une échelle pour voir ce qu’il y avait sur un rayon poussiéreux, tout en haut [...]: j’y trouve des livres allemands et sur la couverture de l’un d’eux, je lis «Jean Paul»... tout le souvenir d’enfance m’est revenu. [...] j’étais en plein dans l’aventure surréaliste à ce moment-là, que je menais pour mon compte en lecteur, loin de tout contact réel avec les chefs du surréalisme. » 16 Quoiqu’indifférent, à l’époque, dit-il, aux questions de filiation (« il s’agissait d’une chose beaucoup trop grave pour moi, que je vivais bien trop intensément pour y jeter aucun regard objectif » 17 ) il est frappé d’emblée par les similitudes et les affinités - qui du reste n’ont rien de secret. On sait que, initiés peut-être par Maxime Alexandre, (qui dirigera après la guerre le volume de la Pléiade consacré aux romantiques allemands) et peut-être aussi par Max Ernst et par d’autres, Breton, Eluard (mais également des « dissidents » comme Roger Gilbert- Lecomte) ont cité en particulier Novalis. 18 On connaît l’intérêt de Breton pour Achim d’Arnim. En 1933, les Editions des Cahiers libres reprennent les nouvelles d’Arnim que Théophile Gautier avaient réunies jadis sous le titre Contes bizarres: André Breton rédige l’introduction, qu’il reprendra dans Point du jour. Cette publication n’est pas isolée : on peut rappeler les diverses traductions (de Jean Paul, de Tieck, de Goethe, d’Hoffmann…) que Béguin publie en particulier chez Stock à partir de 1926, tout en travaillant à sa thèse ; rappeler également la traduction, en 1927, par Pierre Jean Jouve et Pierre Klossowski, des Poèmes de la folie de Hölderlin, avec un avant-propos de Bernard Groethuysen. 19 Du côté de l’université, il faut citer d’abord bien sûr la thèse d’Albert Béguin, soutenue en 1937 à Genève, et publiée la même année (qui est aussi l’année du numéro spécial) aux éditions des Cahiers du Sud ; citer aussi la thèse de Roger Ayrault sur Kleist (1934), celle de Pierre Bertaux sur Hölderlin (1936 ; et c’est Bertaux qui fait l’article Hölderlin des Cahiers). Signalons encore le livre de Robert Minder sur Tieck (Belles Lettres, 1936 ; et c’est Min- 16 « Entretien avec Albert Béguin », Esprit, vol. 26, 1958, p. 756. 17 Ibid., p. 757. 18 Dans une note du Manifeste (I, 339) dans le Dictionnaire abrégé du surréalisme, etc. On peut noter toutefois que la citation du Manifeste provient d’une épigraphe mise par Poe à l’un de ses contes. On ne saurait donc en inférer une connaissance, à cette date, bien étendue de Novalis. 19 Paris : J. O. Fourcade, 1927. Claude-Pierre Pérez 90 der qui fait l’article Tieck des Cahiers), de Guignard sur Brentano (1933), de Maurice Boucher sur Solger, etc. Signalons surtout la publication en français de la synthèse de Ricarda Huch, dont les deux volumes avaient paru en Allemagne 30 ans plus tôt : Blüthezeit der Romantik (1899) et Ausbreitung und Verfall der Romantik (1902). En 1933, une traduction du premier volume (par André Babelon) paraît chez Grasset sous le titre Les Romantiques allemands. Quatre ans avant celle de Béguin, les lecteurs français disposent donc là d’une synthèse, un peu vieillie assurément, et pas toujours digne de confiance, note Roger Caillois qui aime à se montrer sévère, mais utile tout de même, et souvent citée dans le numéro spécial. Bien sûr, il ne faut pas s’exagérer la diffusion de ces travaux. Le livre de Béguin aurait été tiré à 900 exemplaires. Quant à Ricarda Huch, il faudra attendre 1979 pour qu’un éditeur français se décide à traduire le second volume, ce qui laisse supposer qu’on ne s’était pas arraché le premier. Notons encore qu’entre 1918 et la guerre, le catalogue de la BnF ne signale que deux traductions de Novalis. 20 Pour le mieux connu, ou le moins méconnu, des romantiques allemands, cela fait une bien maigre récolte. Au demeurant, les Cahiers ne cherchent pas à donner le change sur cette maigreur, sur le caractère dispersé, fragmentaire, de la connaissance que les Français, même lettrés, ont de l’Allemagne romantique. On voit bien du reste que beaucoup d’articles (celui de Minder sur Tieck, de Bertaux sur Hölderlin, d’Angelloz sur Heine etc.) ne sont pas à proprement parler des études, mais plutôt des notices, intelligentes et très bien faites, et par des gens très qualifiés, mais faites manifestement pour présenter un auteur à un public qui ne sait rien, ou quasiment rien, de lui. C’est qu’il n’y a guère que la musique romantique, de Beethoven à Wagner, qui soit familière à beaucoup. Rares sont les Français qui comme Caillois peuvent se flatter d’avoir lu « des rayons entiers » de traductions des romantiques allemands… 21 Ballard, dans son avant-propos : « peu nombreuses sont les œuvres traduites, bien insuffisantes les études ». Et dans le même sens, Maurice Denhof, ou encore Pierre Abraham : « en toute franchise, lisons-nous aujourd’hui les œuvres des « purs » romantiques allemands ? » 22 Pourtant, le caractère fragmentaire, dispersé, des œuvres traduites et connues ne les empêche pas d’importer et d’être agissantes. « Deux ou trois strophes», écrit Bounoure, « quelques fragments découverts au hasard, cela suffisait aux enfants ingénus que nous étions ». 23 20 Le Journal intime, suivi des hymnes à la nuit et de fragments inédits, chez Stock, en 1927 ; et Les Disciples à Saïs, traduit par Armel Guerne, avec un portrait par André Masson en 1939 chez GLM. 21 Le Fleuve Alphée, Gallimard, 1978, p. 59. 22 « Cent ans après », CS 194, p. 103. 23 « Moment du romantisme allemand », ibid., p. 9. Le Romantisme allemand vu par les Cahiers du Sud 91 Cela suffisait, mais à quoi ? Bounoure répond en évoquant une génération (la sienne : né en 1886, il est étudiant rue d’Ulm vingt ans plus tard) gémissant « dans la misère de l’Aufklärung universitaire » avant de reconnaître dans les jeunes gens d’Iéna de « charmants aînés » qui restent désormais « tout mêlés à nos commencements et vraiment indistincts d’une certaine ère personnelle ». 24 Mais ce n’est pas l’affaire de cette seule génération. Lichtenberger, qui a vingt ans de plus que Bounoure, pose la question du romantisme en termes comparable quand il évoque une révolte « contre le bon sens terre à terre d’un rationalisme sénile qui, inconscient de sa nullité, affiche d’insoutenables prétentions à l’infaillibilité ». 25 Et André Chastel qui lui fréquente la rue d’Ulm (comme son ami Roger Caillois) précisément dans ces années où le numéro se construit (il est né en 1912), Chastel porte à son tour un jugement qui entre en résonance avec ceux que je viens de citer : à « une époque où la révision du cartésianisme est commencée », il est précieux de « pouvoir définir avec Schelling, porte-parole du romantisme allemand, un type de philosophie opposé, et par conséquent complémentaire ». 26 La sympathie que les Cahiers du Sud montrent pour ces auteurs du nord n’est pas séparable de l’impatience que, depuis le symbolisme jusqu’aux années trente, suscite en France la suffisance d’une certaine forme de rationalisme à l’ancienne ; une certaine arrogance de « la raison » qui, ayant laissé se perdre, comme dit Bachelard au même moment, « sa fonction de turbulence et d’agressivité », 27 se montre incapable de rien dire de cette « nappe d’ombre » qui étend sur nous « son empire ». 28 Elle n’est pas séparable de la protestation contre la « mutilation » du réel (comme dit Lacan dans un article paru en 1936) qu’a imposée le scientisme. 29 Et pas séparable non plus du mouvement d’une époque où ce ne sont pas seulement les avantgardes artistiques, mais les découvertes de la science (spécialement de la nouvelle physique, de Maxwell à Einstein et à Heisenberg) qui remettent en cause les routines et les certitudes de la raison mécanicienne, telles qu’on a pu les concevoir aux belles heures du positivisme, au moment où Ernest Haeckel en Allemagne prédisait la prochaine résolution des énigmes de l’univers et où en France Ernest Renan annonçait aux lycéens de Louis-le- Grand que la barbarie était vaincue sans remède, puisque tout aspirait à devenir scientifique. C’est ici l’article de Caillois qui est le plus riche, le plus paradoxal et le plus incisif. Article polémique, qui instruit un véritable procès du romantisme 24 « Moment du Romantisme allemand », Cahiers du Sud, n° cit., p. 11. 25 « Qu’est ce que le romantisme », p. 353. 26 « F.J.W. Schelling », ibid., p. 143. 27 Bachelard, dans l’article de tête d’Inquisitions, n° 1, 1936, p. 1. 28 Caillois, dans la même revue, in ‘Pour une orthodoxie militante’, p. 8. 29 Jacques Lacan : « Au delà du ‘Principe de réalité’ », l’Evolution Psychiatrique, 1936, fascicule 3, p. 67-86. Claude-Pierre Pérez 92 allemand : non pas du tout pour des raisons politiques du genre de celles qu’évoquent Cassou et les autres (elles ne sont même pas mentionnées) ; mais à cause de la légèreté avec laquelle la Naturphilosophie des Schelling, Ritter, Novalis etc... a répondu à la sollicitation de la Wissenschaftslehre, de la science contemporaine. Or, argumente Caillois, la situation est aujourd’hui identique : dans les années trente comme en 1800, c’est de la physique que nous pouvons attendre un bouleversement de nos modes de pensée, c’est d’elle que nous pouvons espérer l’émergence d’une nouvelle logique - entièrement différente de la « logique identitaire fermée ». 30 La révolution intellectuelle, la « mutation brusque des modes de pensée », qui est, dit-il, la grande ambition de l’esprit, c’est d’Einstein, de Planck, de Bohr... que nous pouvons l’attendre aujourd’hui, non des héritiers contemporains du romantisme. D’Einstein et de la physique, non d’André Breton et de la poésie. Ce qui importe ici, ce n’est pas tant que Caillois règle ses comptes avec les surréalistes par Novalis et par Schelling interposés ; c’est que l’enquête sur le romantisme allemand et sur ce que l’on appelle « l’absolu littéraire », débouche, loin des célébrations convenues, sur un procès intellectuel de l’art, et spécialement de la Poésie, que les romantiques avaient juchée tout en haut de la hiérarchie des arts. « A la science, et en avant ! », semble s’écrier Caillois. Mais c’est une tout autre phrase de Rimbaud qu’il choisit comme épigraphe : « Poète ! Ce sont des raisons non moins risibles qu’arrogantes ». Pourtant, en polémiquant de la sorte (dans un numéro dont le ton est d’ordinaire, il faut le dire, tout différent bien qu’il ne soit jamais complaisant) Caillois ne s’écarte pas de l’ambition que Ballard dans l’avant-propos, et Bounoure dans l’article de tête, avaient définie. Pour eux, le but n’a jamais été d’établir « un manuel d’histoire littéraire, de dresser le monument commémoratif du Romantisme allemand », 31 de constituer un monument d’érudition, de faire un travail d’antiquaires. Il a été, par contre, de confronter une époque ancienne à une autre, la leur, qui s’est retrouvée naturellement conduite par ses propres recherches, dit encore Ballard, « sur la même voie » ; de répondre, dit-il de façon plus synthétique et plus frappante, aux « nécessités présentes de l’esprit ». Pour ceux des Cahiers, les Romantiques n’importent que pour autant qu’ils peuvent servir ici et maintenant ; qu’autant qu’il est possible de reconnaître en eux quelque chose de soi-même. Ils importent en tant qu’on peut les nommer des aînés : charmants, dit Bounoure ; coupables, dit Caillois. N’importe : des aînés, c’est-à-dire des hommes (plus rarement des femmes) avec lesquels, peu ou prou, et en dépit d’un siècle et plus de distance, il est possible encore de s’éprouver apparenté. 30 « L’Alternative », p. 119. 31 Non paginé, signé J.B. Markus Messling France - Allemagne : philologie hégémonique vs. philologie érudite ? A propos des traditions différentes de la culture textuelle 1. La philologie et les fondements culturels de l’Europe 1 Au début du XIX e siècle, la philologie délaisse définitivement son statut de science auxiliaire de la théologie et revendique - par confrontation à la philosophie - pouvoir apporter une explication inédite sur le monde. 2 Elle devient rapidement non seulement une science modèle dans de nombreuses sociétés européennes, mais aussi un ‘lieu’ d’explication des dispositions et productions humaines d’une très grande autorité. 3 Elle joue, c’est un fait bien connu, un grand rôle identitaire et idéologique dans la formation des Etats-nations modernes en Europe. 4 A l’aide d’outils analytiques propres à la linguistique et de procédures herméneutiques, elle ouvre accès aux langues et textes anciens et, de ce fait, à des ressources culturelles importantes pour la construction de l’identité collective nationale. Pour résumer sommairement, la philologie a offert de nouvelles connaissances culturelles à deux points de vue : d’une part, elle a donné accès à des cultures textuelles, à des 1 Je tiens à remercier Valentine Meunier et Monique Rival pour des traductions et la correction du texte français. 2 Cela s’explique notamment par le fait que la philologie moderne, à tout le moins dans l’espace germanophone, a dès son émergence au début du 19 e siècle été étroitement liée à la question philosophique de la compréhension, c’est-à-dire à une herméneutique générale. La compréhension du texte et du monde sont soumises aux mêmes conditions épistémologiques (cf. Werner 1990 : 16-17). 3 Cf. Pollock (2009 : 25). Cela vaut jusque dans la seconde moitié du siècle. Toutefois les implications et l’ampleur de cette autorité ne sont pas les mêmes pour l’Allemagne que dans diverses sociétés européennes, comme la France, l’Italie et les pays scandinaves (cf. Werner 2006). Durant la seconde moitié du siècle, le rôle des sciences de la vie s’accroît et la perdifférenciation opérée au sein des sciences modernes de la culture (histoire, ethnologie, droit, géographie, sciences sociales, etc.) ébranle le dessein globalisant de la philologie qui aspire à être la « science des textes » et la « science de la culture » (cf. Werner 1990 : 19). 4 Cf. Gardt (dir. 2000). Markus Messling 94 textes et des langues issus d’Egypte, d’Inde et de la Grèce antique et a permis de les exploiter dans la formation de la conscience culturelle nationale - mais aussi de cimenter cette dernière - en activant une translation classique et une « renaissance orientale » en Europe, et en opérant une différenciation en fonction de caractéristiques nationales - pensons à la dimension politique de la réception française de l’Egypte ou à la réception de la ‘Grèce’ et de ’l’Inde’ en Allemagne au XIX e siècle. En concurrence de cette réception, tout en y étant très étroitement entremêlée, la philologie a d’autre part permis d’accéder à des textes de cultures contemporaines non européennes. Ainsi au cours du XIX e siècle, elle s’est muée en une discipline qui proclame être en mesure d’apporter un éclairage sur des phénomènes culturels contemporains, qui tisse le fil diachronique de l’historicité des autres cultures jusque dans le temps présent, et qui tente, par ce truchement, de comprendre les cultures de manière exhaustive en analysant leurs structures profondes. Cette dimension de la philologie est indissociable du progrès technologique et social extrêmement rapide que connaissent les nations européennes, dont la césure intellectuelle - ambivalente - est la Révolution française. A compter de l’époque des Lumières, cette discipline hérite de l’idée de la centralité du signe et de sa qualité pour la pensée. L’ouverture culturelle et philologique au monde contemporain renferme donc, depuis sa professionnalisation croissante au début du XIX e siècle, deux grands potentiels : elle offre une approche de compréhension diachronique de la diversité culturelle du monde et permet de comparer des cultures et leurs systèmes symboliques sous l’angle de la question de la civilisation. Dans cette perspective, c’est la deuxième dimension de la philologie qui m’intéresse ici, celle qui est dirigée vers « l’étranger » et dont la structure entre clairement en scène avec l’expédition égyptienne de Napoléon et les équipes de recherche qu’il emporte dans les bagages de son armée. La philologie ne peut certes pas se concevoir ou se comprendre indépendamment de la dimension ‘interne’, qui elle-même comporte toujours une composante ‘externe’, dans la mesure où elle renvoie à l’appropriation et à la démarcation identitaire. Mais c’est toutefois le regard philologique dirigé vers ‘l’extérieur’, vers les textes des autres, qui a uni la diversité culturelle interne de l’Europe à un méta-niveau et a ainsi contribué à ce que l’Europe se positionne en tant que telle dans le monde. La manière dont les Européens lisent les textes des autres, discutent de leur langue et évaluent leur culture traduit la façon dont les Européens conçoivent - (in)consciemment - la civilisation européenne, qui, dans un premier temps, ne fait bien évidemment pas encore l’objet d’un réel discours. La question du progrès renferme toutefois un danger auquel n’échappe que difficilement la philologie : le progrès vertigineux de l’Europe n’a-t-il pas un noyau scientifique, remontant aux Lumières ? Et le progrès scientifique n’est-il précisément pas le fruit des potentiels des langues flexionnelles France - Allemagne : philologie hégémonique vs. philologie érudite ? 95 indo-européennes et de l’écriture latine, ainsi que des cultures textuelles et scripturales qui en sont issues ? La distinction polygénétique funeste de Friedrich Schlegel, 5 entre l’origine des langues indo-européennes fondée dans la « raison» (Besonnenheit) et celle des autres groupes linguistiques - dont la très estimée langue sémitique 6 - reposant dans la « torpeur animale » (thierische Dumpfheit), trouve un écho dans la conscience culturelle de l’époque et bien au-delà. 7 L’intellectuel palestino-américain Edward W. Saïd a analysé ce genre d’imputations dans son célèbre ouvrage L’orientalisme. L’Orient créé par l’Occident (1978 ; 1980 pour la 1 re édition française) et en a tiré la conclusion que la philologie européenne avait été fondamentalement déterministe, voire raciste, et qu’elle avait rempli une fonction cruciale pour le colonialisme. Si l’on suit ce réquisitoire de Saïd, à tout le moins son analyse du discours, il paraît urgent, pour la formation de notre conscience théorique et, me semble-t-il, pour ce qu’on pourrait appeler une conscience européenne, de procéder à une histoire critique de la discipline. Forçons un peu le trait : les philologies européennes ne sont-elles pas une science fortement viciée sur le plan moral, dont le propos sur les principes linguistiques et les formes culturelles humaines est durablement frappé de discrédit ? La philologie, précisément les philologies - aujourd’hui nous parlons en effet plutôt de philologies au pluriel, c’est-à-dire des sciences des langues et des textes - n’ont-elles pas complètement échoué dans leur tentative de fournir des ressources culturelles à une conscience européenne ? Ou, à l’inverse, la critique possède-t-elle encore une force critique certaine, tout particulièrement dans sa référence à autrui, à son langage et à son écriture en tant qu’expression de sa culture, qui ne demande qu’à être ravivée à la conscience ? 2. L’exception allemande ? Cette question se pose dans toutes les disciplines orientalistes depuis la parution de la thèse de Saïd. Loin d’être conclue, la dimension politique de ce débat s’est élargie à une discussion sur les politiques d’échanges culturels. 8 Pour commencer, les philologies au sens large ont essentiellement réagi à l’attaque en soulignant - vraisemblablement incités en cela par la lecture pour une part très problématique de Saïd - la légitimité intrinsèque des récits de voyage, de la littérature et des arts plastiques, c’est-à-dire des pro- 5 Sur cette distinction cf. Schlegel (1808 : 62-66). 6 Cf. Schlegel (1808 : 55-56). - « […] Schlegel saw Hebrew (and Arabic) as highly refined and poetical languages as well, but did not include them in the group of organic languages. They were the best among the mechanical languages, but they still belonged to the inferior group » (Tzoref-Ashkenasi 2004 : 116). 7 Cf. Timpanaro (1972 : XIII). 8 Sur l’actualité du débat autour de Saïd, voir Messling (2009). Markus Messling 96 ductions et espaces imaginaires esthétiques divers qu’il leur revient d’analyser. 9 Ceci ne répond cependant que partiellement à la polémique soulevée par Saïd qui, dans le sillon de Michel Foucault, vise les bases épistémologiques des sciences modernes des langues et des textes qui auraient considérablement structuré l’espace culturel élargi du XIX e siècle en raison de leur importance épistémologique et sociale. 10 Dans une perspective centrée sur les philologies aux plans théorique et historique, les analyses, encore peu nombreuses, ont mis en lumière la survivance des préjugés religieux dans les philologies, les prémisses narratives des ‘connaissances’ anthropologique et philologique, ou encore la formation de contre-discours. 11 Dans les réactions qui ont conduit à s’interroger sur l’impression d’absence d’alternative du devenir historique suscitée par l’analyse discursive de Saïd, des travaux récents ont abordé le fait que, dans son livre, Saïd a épargné les matériaux de l’espace culturel germanophone. Dans un essai paru dans le Herder-Jahrbuch, Katherine Arens (2004) a par exemple encouragé à aborder une fois encore le discours orientaliste sous l’aspect systématique des particularités de la philologie orientaliste germanophone. Sabine Mangold (2004), Pascale Rabault-Feuerhahn (2008) et d’autres ont répondu à la thèse de Saïd par des études d’envergure et de beaucoup de mérite sur l’orientalisme allemand du XIX e siècle. En s’appuyant sur ces travaux, Suzanne Marchand a rédigé (2009) une étude impressionnante sur l’histoire de la philologie orientaliste allemande au XIX e siècle inspirée par le practical turn de l’histoire des sciences, dont la thèse centrale réside dans l’idée que, en Allemagne, la philologie a été enracinée dans une tradition philologique datant de la Renaissance et de l’exégèse biblique qui aurait aussi considérablement structuré l’érudition philologique au XIX e siècle. 12 9 Concernant le champ récent de la recherche en France et en Allemagne, voir : Berman (1997), Ueckmann (2001), Polaschegg (2005), Bernsen (2006), Ula l (2007), Bender (2007), Bogdal (éd. 2007), Goer/ Hofmann (éd. 2007), Duprat (2008), Klinckenberg (2009), Apostolou (2009). 10 « What Orientalists like Lane, Sacy, Renan, Volney, Jones (not to mention the Description de l’Egypte), and other pioneers made available, the literary crowd exploited » (Saïd 1978 : 168). 11 Voir surtout les travaux de Olender (1981, 1989, 2005), de Römer (1985), Moussa (éd. 2003), Régnier (éd. 2005), Messling (2008b, 2008c, 2010, sous presse 1 et 2), Marchand (2009) et Harpham (2009). 12 « Oriental studies in German-speaking Central Europe certainly was different from British and French ‘orientalism’, for reasons that have to do with Imperial Germany’s late leap into the colonial race, but also with other cultural factors […]. How different its practices really were from those of others - including not only the French and British, but also the Russians, Dutch, Italians, and Swedes - is something that desserves further comparative study. Here, however, I will argue that the cultural politics of Orientalistik were defined much less by ‘modern’ concerns - such as how to communicate with or exert power over the locals - than by traditional, almost primeval, Christian questions, such as (1) what parts of the Old Testament are true, and relevant, for France - Allemagne : philologie hégémonique vs. philologie érudite ? 97 Ces travaux ont le grand mérite de rendre visible un excédent, une altérité, une spécificité du contexte allemand qui n’est pas calquée sur la tradition occidentale française ou anglaise. D’où non seulement une culture singulière de l’érudition et de l’intérêt pour la connaissance, mais aussi une structuration spécifique des institutions, aspects qui soulève des problèmes quant à l’homogénéisation simplificatrice des productions culturelles dans l’analyse de Saïd. Une problématique peut pourtant se corser lorsque la focalisation nationale suscite l’impression qu’il existe un « espace de discours allemand » qui se distinguerait foncièrement des autres espaces européens, en particulier des territoires français et anglais, parce qu’il serait structuré par une praxis humaniste de l’érudition, et non par des intérêts de connaissance coloniaux. Dans notre contexte franco-allemand, cela signifierait concrètement : là une philologie française marquée par le colonialisme et dont le point de départ avec l’expédition égyptienne napoléonienne ne pouvait plus être qu’hégémonique ; et ici une philologie regardée comme humaniste, voire comme une « science citoyenne universelle » (« weltbürgerliche Wissenschaft » ; Mangold 2004 : 298). Naturellement, les travaux cités n’ont pas dépeint un tel panorama. Suzanne Marchand par exemple mentionne expressément la signification gnoséologique de l’analyse de Saïd pour un cadre historique européen. 13 Mais la focalisation nationale des études est cependant suggestive et problématique, surtout parce que, dans le rapport au practical turn, elle ne peut suffisamment tenir compte du fait qu’il y va précisément pour Saïd, dans la foulée de Foucault, de conditions épistémiques antérieures à la pratique philologique et appartenant à un espace de discours qui n’est pas limité par des frontières. Dans ce sens précisément, il me semble faux de supposer que dans l’approche de Saïd, les conditions impériales auraient structuré la science : « Said’s rich readings of individual texts sometimes undercut a theory which demands that imperial politics is always the structuring element » (Marchand 2009 : xxv, note 14). C’est plutôt le contraire qui serait vrai pour Saïd : sa thèse soutient justement que la textualité ouvre épistémologiquement la voie à la pensée coloniale, la structure, l’accompagne. C’est la raison pour laquelle son livre ne s’ouvre pas sur l’expédition d’Egypte, mais sur sa ‘préparation’ textuelle. 14 Une thèse centrale à ce sujet est que les narratifs d’histoire des civilisations de l’époque de l’Aufklärung survivent dans la compréhension moderne (historiciste) du monde, mais y subissent une transformation déterminante en étant ‘scientifisés’ par la philologie et l’her- Christians? (2) how much did the ancient Israelites owe to the Egyptians, Persians, and Assyrians? (3) where was Eden and what language was spoken there? and (4) were the Jews the only people to receive revelation? » (Marchand 2009 : xxiv). 13 Voir en particulier Marchand (2009 : xxv). 14 Voir Saïd (1978 : 94 f.) Markus Messling 98 méneutique. Saïd qualifie cette condition de base de la théorie culturelle « textual attitude » (Saïd 1978 : 92). Des conditions épistémiques équivalentes concernent de la même façon l’espace germanophone, surtout par rapport à la question des quêtes des ‘origines’ civilisatrices. La faiblesse de l’analyse de Saïd est certainement la totalisation du discours mis en relief de son point de vue. 15 Si l’on répond pourtant à cela en observant la praxis philologique à l’intérieur de contextes nationaux relativement isolés, on court le risque de perdre de vue ces points communs discursifs. Le problème qui en résulte apparaît d’autant plus clairement lorsque l’on songe que la base humaniste de l’orientalisme de l’espace germanophone ne le met aucunement à l’abri de tout geste hégémonique. Le meilleur exemple en est une fois de plus le ‚projet indien’ de Friedrich Schlegel. Il peut avoir valeur de paradigme pour la thèse de sur l’efficacité d’une tradition théologique en se comprenant comme une contribution programmatique à une érudition européenne néo-humaniste. Mais il ne peut néanmoins en légitimer les ressources spirituelles qu’en établissant un schisme poly-génétique entre les familles linguistiques indo-européennes et les autres. Maurice Olender a montré de façon très plausible que cette dimension chrétienne-humaniste de la philologie avait une sombre survivance. 16 Le néo-humanisme de Schlegel n’est tout simplement pas séparable d’une hiérarchisation culturelle et d’un geste ethnocentriste que Saïd a par conséquent raison de prendre aussi en considération en rapport aux penseurs de l’espace germanophone : Yet what German Orientalism had in common with Anglo-French and later American Orientalism was a kind of intellectual authority over the Orient within Western culture. This authority must in large part be the subject of any description of Orientalism, […]. (Saïd 1978 : 19) Plus que la mise en avant des champs scientifiques nationaux, il m’apparaît dès lors primordial de considérer l’(in-)dépendance des positionnements individuels par rapport aux conditions épistémiques de la philologie européenne tenues comme incontournables par Saïd - et du même coup la question de la praxis philologique correspondante et de sa réflexion épistémologique et méthodologique. 17 C’est ce qui sera montré ici à partir de la pratique et de la réflexion philologiques de deux érudits qui se réfèrent à un seul et même corpus de manière fondamentalement différente. Il y est question de la représentation d’autres cultures par le biais de l’édition de textes. 15 Cf. Castro Varela/ Dhawan (2005 : 38) et Osterhammel (1997 : 599). 16 Voir Olender (1989). 17 Voir Messling (2008c). France - Allemagne : philologie hégémonique vs. philologie érudite ? 99 3. (Re-)présentation des textes des autres : les diverses traditions de la philologie européenne La présentation d’autrui au moyen de textes est un processus important de la représentation de ‘l’autre’. Je ne m’intéresserai pas ici à la lecture de textes des autres cultures ni même, en détail, à leur traduction - même si la question de la réception est éminemment pertinente dans ce contexte. Je souhaite plutôt m’attacher à analyser la pratique qui consiste à constituer des anthologies prétendant à la représentativité, c’est-à-dire qui produisent un discours d’autorité sur une autre culture textuelle, et par conséquent, souvent, sur cette culture en général. Ce procédé omniprésent dans la philologie moderne est employé à différentes fins, dont deux principales : une finalité pédagogique et une finalité culturelle au sens large. L’objectif de la Chrestomathie arabe (1806) de Silvestre de Sacy est sans conteste pédagogique, puisque cet ouvrage a été rédigé en premier lieu pour ses étudiants en arabe. C’est à partir de cette œuvre en trois volumes que Saïd exemplifie sa critique du concept de représentativité. 18 Dans sa perspective didactique, Sacy aurait, selon Saïd, choisi des textes qui seraient exemplaires de la langue et de la culture arabe, il aurait restructuré ‘l’Orient’ avec un regard occidental et l’aurait rendu accessible, il aurait homogénéisé et simplifié la complexité du monde arabe en la ramenant à ses ‘noyaux’ et, en dernière analyse, l’a essentialisée. Il a ainsi réduit le monde arabe dans l’historicité des textes mais sans prendre en compte les dynamiques sociales et intellectuelles à l’œuvre dans les sociétés arabes. En dépit de toutes ces réductions, sa chrestomathie prétendait à la représentativité. Pour Edward W. Saïd, cette possibilité - légitimée par le postulat scientifique - de présenter ainsi ‘l’autre’ incarne le pouvoir discursif de la philologie. Je n’insisterai pas plus avant sur l’exemple de Silvestre de Sacy, cependant il permet d’illustrer clairement que la présentation de l’autre et de ses textes soulève des problèmes dès lors qu’elle revendique la représentativité. Le problème n’est pas de s’imaginer ‘l’autre’, de laisser de la place à sa présentation mais bien de prétendre pouvoir parler pour lui, de le présenter comme quelqu’un de bien précis. 19 Une question centrale se pose toutefois : 18 Cf. Saïd (1978 : 147-153). 19 Le comble de ce comportement conduit les penseurs à produire eux-mêmes des textes ‘d’une’ autre culture, afin d’accroître la représentativité de ce qu’ils considèrent comme la réalité de la culture présentée, en se concentrant sur des traits ‘ethnographiques’. A ce titre, les Nouvelles Orientales (1876) de Gobineau sont particulièrement intéressantes. Dans son introduction, Gobineau discute de la supériorité des qualités techniques de l’anthologie de nouvelles avec ses multiples perspectives, plus à même de décrire la réalité que le roman. Les Nouvelles Orientales sont censées présentées le véritable caractère de l’Orient de sorte à ce qu’il apparaisse comme un espace culturel qui permet à Gobineau d’illustrer sa thèse de la décadence, c’est-à-dire, de la vitalité et du déclin des civilisations (cf. Gobineau : 305-309). Markus Messling 100 prétendre à la représentativité implique-t-il toujours automatiquement un point de vue réducteur dont l’objectif implicite est d’affirmer sa supériorité ? La question est d’autant plus pressante lorsqu’au cours de la constitution de la compilation, l’objectif se déplace subrepticement d’une finalité pédagogique vers le postulat d’une validité culturelle générale, c’est-à-dire lorsque l’auteur inclut des textes dans le but de les placer dans un contexte social et plus largement politique. En m’appuyant sur l’édition allemande des Contes chinois (1827a) de Jean- Pierre Abel-Rémusat, j’aimerais montrer que ce n’est pas la prétention de représentativité, mais le contenu sémantique précis accordé au statut des textes qui détermine si l’on peut parler à bon droit de processus d’hégémonie intellectuelle fonctionnant selon les principes décrits plus haut. Abel-Rémusat, titulaire de la chaire de sinologie créée en 1814 au Collège de France et première chaire de sinologie moderne en Europe, membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres et cofondateur, puis secrétaire, de la Société asiatique (1822), fut l’une des figures de proue de la philologie européenne. Son ancrage institutionnel et sa proximité probable avec le pouvoir (colonial) doivent être conservés à l’esprit lorsque l’on examine son œuvre, dont je n’évoquerai ici qu’un tout petit aspect. L’édition allemande de son anthologie de nouvelles chinoises a paru également dès 1827, sous le titre Chinesische Erzählungen (1827b). Elle est extrêmement intéressante parce qu’elle contient, outre l’« avant-propos » rédigé par Abel-Rémusat, une « préface » de l’éditeur allemand. Celui-ci se cache pudiquement sous la lettre « *r » - un anonymat qui dénote plus une fausse modestie que le pressentiment d’avoir rédigé une préface sujette à caution. 20 La version allemande constitue en quelque sorte une circonstance heureuse, puisque que ces deux appendices nous offrent une juxtaposition de deux modes d’accès et de description de récits non européens se référant à un corpus unique de textes. 3.1 « *r » ou le pouvoir de disposer En dépit de sa concision, la préface allemande cumule globalement toutes les caractéristiques relevées par Edward W. Saïd dans les anthologies de textes réalisées en Europe : la finalité (pédagogique) des récits est de faire découvrir la « vie populaire chinoise » au lecteur européen de manière divertissante. On trouve ici le premier déplacement notionnel, aussi subtil que signifiant. Alors que pour Abel-Rémusat le concept de « vie populaire » renvoie à 20 Ainsi qu’on peut le lire dans une annotation manuscrite dans l’édition originale de 1827b conservée à la bibliothèque universitaire de Göttingen, c’est Gottfried Wilhelm Becker, un médecin et écrivain de vulgarisation scientifique, qui se cache derrière l’énigmatique « *r ». Il a employé d’autres pseudonymes, souvent français, au cours de sa carrière. France - Allemagne : philologie hégémonique vs. philologie érudite ? 101 une catégorisation sociale au sens de la vie de la « population des couches sociales inférieures » - « *r » déplace le sens presque imperceptiblement vers la notion populaire qui à terme englobe les Chinois dans leur ensemble en tant que peuple : Les petites nouvelles seront certainement très appréciées. Comme l’a très justement remarqué Abel-Rémusat, elles nous décrivent la vie populaire en Chine. Nous habitons avec les bateliers sur leurs radeaux et bateaux ; nous accompagnons les Chinois au temple de Fo ; nous visitons leurs chambres conjugales ; nous voyons les interrogatoires, la torture, les châtiments, les sanctions ; et tout ce qui se passe dans l’Empire céleste se reflète ici dans cents petits événements. L’amour puissant déploie ses tours et manigances, comme chez nous. (Abel-Rémusat 1827b : XII ; trad. par Valentine Meunier) La formulation empathique de la dernière phrase ne doit pas nous leurrer, par les « cents petits événements » l’auteur entend en réalité la vie chinoise dans son ensemble. Le paragraphe suivant ne laisse aucun doute à ce propos, en supprimant toute perspective multiple. Il évoque « les Chinois ». Leur retard en matière de civilisation est désormais exprimé explicitement. Il ne faut pas en effet, nous dit-il, perdre de vue qu’en définitive « les Chinois ont des siècles de retard sur nous » (ibid.). L’auteur ne renvoie pas ici seulement à l’expérience de l’essor technologique, politique et social vécue par les Européens, mais il laisse éclater un sentiment de supériorité culturelle, à peine voilé derrière une appréciation littéraire paternaliste : Si l’on considère encore le fait que les Chinois ont des siècles de retard sur nous, l’on ne peut que s’émerveiller que leurs conteurs soient au même niveau que les nôtres. Si nombre de nos nouvelles sont mille fois meilleures que ces histoires chinoises en effet, n’oublions pas que tous les quotidiens, almanachs, etc. publient tous les jours une quantité d’histoires dont le fond, les personnages, l’évolution et la trame narrative ne valent pas, et de loin, ces contes chinois, sans même prendre en compte le fait que la majeure partie de ce qu’ont produit les Allemands il y a un siècle, voire un demi-siècle n’est plus lisible aujourd’hui ; or, ces contes chinois sont tous sauf récents […]. (Abel-Rémusat 1827b : XIII ; trad. par Valentine Meunier) D’une part, « *r » relativise l’âge de ces productions littéraires, ce qui excuse globalement leur retard. De l’autre il les compare à des feuilletons de quotidien de masse, ce qui absout leur relative médiocrité poétique, les desiderata esthétiques des récits. Ces préventions de la part d’un éditeur nous étonnent aujourd’hui. Elles s’expliquent uniquement si l’on prend en compte la puissance du caractère exotique aux yeux de l’éditeur. Ne reste à l’issue de cette dépréciation littéraire que l’altérité des textes d’une nation dont la civilisation n’est pas aussi avancée qu’en Occident. La faiblesse esthétique de ces textes justifie par ailleurs que l’éditeur intervienne largement pour les rendre lisibles au lecteur européen. C’est dans cet esprit que l’éditeur allemand revient en conclusion sur les interventions éditoriales : Markus Messling 102 Le traducteur allemand est resté aussi proche que possible de la traduction française dans les deux premiers contes afin de ne pas faire perdre au lecteur le moindre savoir sur les coutumes chinoises, du moins telle que leur transmission le permet dans ce genre de récit. Dans les contes suivants en revanche, il a privilégié la lisibilité et le divertissement du lecteur. Non pas au point de changer quoi que ce soit d’essentiel, mais il a rayé entièrement, à une ou deux exceptions près, certains noms longs et les multiples prénoms que les Chinois énumèrent toujours si minutieusement, et a laissé également de côté ci-et-là une digression dans laquelle le narrateur chinois, par exemple, recommande aux Mandarins de procéder avec circonspection dans leurs investigations judiciaires. (Abel-Rémusat 1827b : XIV- XV ; trad. par Valentine Meunier) Cette citation illustre clairement que le texte de l’éditeur allemand « *r », suit bien la logique d’un discours de pouvoir, dans la mesure où il octroie un statut de représentativité au florilège de textes et, simultanément, les soumet à une intervention impérative en raison de leur prétendue médiocrité esthétique. Toutefois, puisqu’ils sont représentatifs de la vie d’un peuple entier, le peuple chinois, le geste de l’éditeur s’assimile à un pouvoir de disposition sur une culture entière. Pas un instant ne doute-t-il de l’infériorité de ce peuple. 3.2 Abel-Rémusat ou la ‘traduction’ Pour peu qu’Abel-Rémusat en ait jamais pris connaissance, la traduction et la « préface » de l’éditeur allemand ont dû profondément lui déplaire. Il a ardemment défendu le statut du chinois contre l’idéologie flexionnelle de la philologie européenne de son temps et mettait sur un pied d’égalité la langue chinoise (ainsi que l’apport de la littérature chinoise) et le sanscrit (ainsi que la littérature sanscrite). 21 Très logiquement l’« avant-propos » d’Abel- Rémusat diffère de la préface de « *r ». Sur plus de la moitié des sept pages de son introduction, il traite des spécificités et des problèmes de la traduction des contes chinois. C’est là une démarche délibérée qui indique déjà combien la question de la représentation était consciente chez Abel-Rémusat. Ainsi Abel-Rémusat aborde la question de la transmission des textes sous la forme des traductions réalisées par les missionnaires européens, dont il se sert pour part. Abel-Rémusat explique que les erreurs commises dans ces traductions l’ont obligé à procéder à des corrections. Il rappelle d’abord l’effort pour réaliser une version qui réponde aux propriétés stylistiques des textes chinois: On a revu de la même manière les traductions du P. Dentrecolles. Elles avaient été faites assez légèrement pour avoir besoin d’être vérifiées en beaucoup d’endroits. Le style de ces petites narrations est pourtant en général très clair, privé d’orne- 21 Cf. sur ce point la correspondance avec Wilhelm von Humboldt, éditée et commentée dans Rousseau/ Thouard (dir. 1999), ainsi que Messling (2008a : 190-202). France - Allemagne : philologie hégémonique vs. philologie érudite ? 103 mens [sic] et par conséquent exempt de difficultés. Mais apparemment le missionnaire n’y avait pas attaché d’importance ; sa plume savante aurait rendu plus fidèlement les maximes de Confucius, que certains passages de la Matrone de Song. (Abel-Rémusat 1827a : VIII) Il analyse explicitement comme un déficit de son édition le fait qu’il n’ait pu avoir accès à tous les originaux chinois pour vérifier les traductions à sa disposition : On a revu sur le texte original les contes traduits par Dentrecolles et M. Thoms […] On a aussi rectifié les noms propres que l’usage est maintenant d’écrire d’après l’orthographe française. Il est resté, à cet égard, plusieurs irrégularités, surtout dans les nouvelles traduites par M. Davis, parce que nous ne possédons pas le texte chinois de ces dernières […] Feu M. Sorsum, qui a traduit de l’anglais les Trois Etages, s’est attaché à la première version de cet auteur, imprimée à Canton, et qu’on ne saurait se procurer maintenant en Europe. Le traducteur anglais a apporté lui-même quelques changemens [sic] à sa version, en la faisant imprimer à Londres, il y cinq ans. (Abel-Rémusat 1827a : X-XI) On le voit, pour Abel-Rémusat, la rigueur philologique n’est pas une fin en soi, mais plutôt quelque chose qui relèverait de l’ordre du souci de la présentation de ‘l’autre’. Ces textes doivent donner le sentiment d’être le plus près possible de l’original, la traduction ne se fait pas au gré de l’humeur ou du goût européen mais suit les règles textuelles de l’autre. Lorsque cette proximité est impossible, il convient alors de mentionner les problèmes et déficits philologiques comme matériels. Parce qu’Abel-Rémusat mentionne minutieusement toutes les difficultés d’une édition, il montre avant tout que la proximité avec l’original ressort de l’idéal et que le lecteur est constamment confronté à des tentatives plus ou moins heureuses de rapprochements. Ceux-ci ressemblent à des produits artistiques, reflètent la manière dont le traducteur fait sien le texte, raison pour laquelle Abel-Rémusat relate le remaniement de la traduction d’une histoire compliquée par son élève, qui se l’est « en quelque sorte appropriée » (VIII). C’est là une prise de possession différente de celle qui consiste à faire ployer les textes pour qu’ils correspondent à ce qu’ils doivent représenter. La première appropriation souligne le travail de la traduction, élève les textes des autres au rang d’étalon et montre en définitive l’imperfectibilité du travail de traduction. Ce faisant Abel-Rémusat mine en premier lieu le principe d’une représentativité absolue : les contes traduits présentent les autres sous une lumière teintée par le traducteur, ils ne les représentent pas. Abel-Rémusat précise également que la notion de représentativité est problématique notamment parce que les horizons de savoir et d’attente des lecteurs de différentes cultures divergent considérablement. Il illustre cette question avec ses explications sur un conte narrant un « amour filial ». Alors que le comportement de l’héroïne semble incompréhensible aux yeux des Européens, elle est « aux yeux des Chinois un modèle d’héroïsme et le mo- Markus Messling 104 dèle de la pitié filiale » ; et il résume ainsi : « il faut être bien pénétré des idées Chinoises pour en apprécier le mérite [celui de la nouvelle qui ouvre le recueil M.M.] » (VI). Ici Abel-Rémusat ne relativise pas la différence culturelle, mais principalement la validité du regard européen. Il décrit, mais ne décrie pas, l’étrangeté, ne la vide pas de sa force en renvoyant à un retard de la civilisation chinoise. Ces deux aspects de la « problématique de la traduction » pourraient être qualifiés de réduction herméneutique de la prétention de représentativité. Abel-Rémusat procède encore à d’autres restrictions liées au genre ou de nature esthétique. Comme il s’agit de nouvelles, précisément de « contes moraux », la vie qui y est présentée différerait foncièrement de celle décrite dans les romans chinois dans lesquels seraient représentés « les manières et le langage des honnêtes gens, des gens bien élevés, des hommes de bonne compagnie, et des femmes d’un esprit cultivé » (VI). Les nouvelles éditées présenteraient les problèmes moraux qui toucheraient le « petit peuple ». Abel-Rémusat esquisse minutieusement cette dimension intrinsèque au genre du conte : Même si la contexture de la fable et la peinture des caractères y sont ordinairement plus négligés, on y trouve en revanche une multiplicité d’incidens [sic] et de détails propres à soutenir l’attention, et à faire de plus en plus connaître l’intérieur de la vie privée, et les habitudes domestiques dans les conditions inférieures de la Société. (Abel-Rémusat 1827a : VI) On voit ici clairement qu’Abel-Rémusat est conscient de la propension des lecteurs européens à octroyer un statut de représentativité aux histoires. Il lui paraît donc d’autant plus important d’expliquer la réduction du social inhérente à ce genre littéraire et, simultanément, d’élargir la réalité sociale présentée par un regard sociologique, qui, chez Abel-Rémusat, contemporain de Stendhal, se conjugue avec sobriété et différenciation sociale. Les contes ne sont pas représentatifs de la Chine, pas même de la société chinoise, mais, si tant est, d’une situation sociale spécifique (la vie domestique) dans une couche sociale déterminée (la petite bourgeoisie). Le contexte esthétique générique de cette relativisation est d’autant plus central qu’il permet à Abel-Rémusat de procéder à la restriction majeure concernant la représentativité, c’est-à-dire celle relative à l’appréciation esthétique des contes. La dernière citation nous l’avait déjà montrée, Abel- Rémusat ne surestime pas la valeur esthétique des « Contes Moraux ». Mais il explique clairement que cela s’explique par la forme textuelle spécifique du conte qui ne peut rivaliser avec la complexité du roman : « les morceaux de cette espèce […] ne sauraient, sous le rapport de l’art, entrer en comparaison avec les grandes compositions des romanciers » (VI). On peut y lire une prédilection ethnocentriste des Européens du XIX e siècle pour le roman. Toutefois Abel-Rémusat rappelle sans ambiguïté que les Chinois eux-mêmes ont produit des œuvres de valeur égale à celle du roman, mais dont la tra- France - Allemagne : philologie hégémonique vs. philologie érudite ? 105 duction requerrait plus de temps : « Mais ce travail présente quelques difficultés de plus que la traduction des œuvres de Sir Walter Scott ou de Wanderwelde » (VI). Il est bien connu que l’œuvre de Walter Scott a servi de modèle au roman historique européen du XIX e siècle et pour Abel-Rémusat les grands romans historiques chinois égalent ainsi ce niveau. Il défend la littérature chinoise contre le nivellement esthétique opéré par les contes édités et la jauge comparable sur le plan de la civilisation. Son raisonnement débouche sur l’intégration de littérature chinoise dans un concept de littérature mondiale (Weltliteratur), dont les racines se trouvent en Orient, et à laquelle la Chine tout comme l’Europe a sa part : « Ce dernier conte, le plus piquant de ceux que Dentrecolles a traduits, est une preuve que les Chinois ont connu ces fables milésiennes dont il faisait partie, et qui ont couru le monde » (IX). Le soin et la présentation des textes des autres n’est donc rien de moins que le souci de présenter leur apport à la culture universelle. 4. Politique de la philologie - Philologie de la politique Il faudrait analyser en détail les deux traductions - l’allemande et la française - pour déterminer si la différence théorique se répercute significativement dans la présentation concrète des œuvres. Je me contenterai ici d’insister sur la divergence frappante entre les consciences des deux éditeurs : alors que l’octroi d’un statut effectué par l’éditeur allemand exprime exactement les traits discursifs caractéristiques de « l’orientalisme » défini par Edward W. Saïd, le texte d’Abel-Rémusat s’en démarque nettement. Ce n’est pas là pour lui un simple artifice stratégique visant à faire entrer la littérature chinoise dans le giron de la culture universelle. Saïd a démontré que l’intentionnalité des textes est parfois contournée par leurs prémisses épistémiques. Mais c’est justement ici que réside la force remarquable d’Abel-Rémusat. Lorsqu’il commence par argumenter contre les clichés, tels que le retard de la langue et de la littérature chinoise, il laisse large place à une construction du raisonnement qui évite subtilement les prémisses gnoséologiques de la réduction essentialiste, de l’homogénéisation et de la représentativité. Si l’on considère l’importance qu’Abel-Rémusat attache à la manipulation des attentes du lecteur, l’on peut affirmer qu’il était parfaitement conscient de l’enjeu épistémologique. A preuve, sa critique lucide de la philologie européenne à l’époque de son rayonnement dans la société. On y relève une sensibilité certaine pour les implications politiques de son métier, qui anticipe au fond de nombreux aspects de la polémique de Saïd. 22 On découvre dans la description de cette constellation que le pouvoir d’explication épistémologique des contextes nationaux pour la pratique des différents acteurs est du moins limité - et même pour ainsi dire ici 22 Cf. Abel-Rémusat (1843) ainsi que Messling (2010 et sous presse 1). Markus Messling 106 contourné. Ce qui n’est guère étonnant en ce qui concerne la philologie, qui se nourrit au XIX e siècle des sources les plus diverses et figure un ‘espace’ de l’échange et de la réflexion international. L’enjeu premier me semble en conséquence beaucoup plus porter sur l’analyse des projets individuels dans leur structure politique et leur auto-réflexion gnoséologique. Dans ce contexte de philologie critique, qui examine la question centrale - pour l’Europe - des mécanismes culturels de l’hégémonie et de la répression, il me paraît essentiel de se demander si les écarts individuels par rapport au discours décrit par Saïd ne renferment pas déjà des rudiments d’un contrediscours philologique, c’est-à-dire des ébauches de la reconnaissance de l’altérité. Ce discours s’est certes imposé bien plus tard, mais ne se serait-il pas manifesté dès l’époque de l’apogée de la philologie ? La philologie est bien loin de jouer aujourd’hui le rôle social qu’elle a tenu au XIX e siècle. Comme de nombreuses autres sciences humaines, elle a perdu de sa force d’impulsion pour de multiples raisons. Ottmar Ette et Sheldon Pollock en ont mentionné les principales : les constellations historiques, le problème de l’exploitation immédiatement convertible, le paradigme dominant des « sciences de la vie », mais aussi la responsabilité propre d’une philologie qui n’a plus interrogé ses fondements et qui a rejeté sa pertinence sociale. 23 Si la philologie - entendue au sens de Pollock (2009 : 27) comme la « théorie des textes et l’histoire de la signification des textes » 24 - veut retrouver sa pertinence pour la vie - en société -, elle ne doit pas se consacrer uniquement à ses objets, mais élaborer une autoréférence critique semblable à celle prônée par la théorie des sciences de Bourdieu. Une telle autoréflexion aurait une double dimension éthique : si l’on envisage le travail textuel - dans la tradition philologique du XIX e siècle - comme un travail sur le réservoir littéraire d’un savoir humain, 25 se pose d’une part la question de savoir comment une philologie qui ignore ou laisse dans son subconscient les alternatives historiques à son passé eurocentré peut se concevoir comme le ‘lieu’ de la genèse d’un savoir non cynique sur la vie. 26 D’autre part toutefois, l’autoréférence renferme le potentiel d’une « philolo- 23 Cf. Ette (2004 et 2007) et Pollock (2009 : cf. en premier lieu 30 et 48-50) ; voir aussi, pour le contexte spécifique allemand, Gumbrecht (2010). 24 Il poursuit : « Contrairement au postulat étonnant qui règne pourtant dans presque tous les écrits sur la philologie, selon lequel elle serait une discipline qui se consacre à l’Antiquité européenne, la philologie est une pratique scientifique globale, aussi globale que le texte devenu langue, même si jamais encore n’a été rédigée de présentation globale de son histoire. Il faut donc en conclure que, à l’instar de la philosophie ou des mathématiques, la philologie s’est taillé une place cruciale parmi les autres disciplines, que ce soit d’un point de vue théorique, empirique, temporel ou spatial. » (Pollock 2009: 27 ; trad. par Valentine Meunier, souligné par l’auteur). 25 Cf. sur ce point les études in Asholt/ Ette (dir. 2010). 26 Sur la dimension éthique de l’histoire de la discipline, cf. l’article que j’y ai consacré, Messling (2008c). France - Allemagne : philologie hégémonique vs. philologie érudite ? 107 gie de la politique », 27 qui met au jour les mécanismes des politiques de la compréhension culturelle. Ainsi des implications éthiques centrales de la philologie d’Abel-Rémusat et de la tradition qui en découle seraient de présenter l’autre au lieu de le représenter globalement ; de restreindre par une mise en contexte précise les propos homogénéisateurs ; de prendre pour critère la langue et les textes des autres ; de ne pas se départir nécessairement de ses ambitions, mais de tenir compte de leur historicité et de réfléchir à leur incompatibilité éventuelle avec celles d’autrui. Ou, pour le dire à un niveau encore plus général dans les termes élégants que Sheldon Pollock a formulé à partir de la pratique philologique d’Edward W. Saïd : Ne capitule pas devant les autres en acceptant tout sans critique, semble-t-il nous avoir dit, mais exige au contraire la vérité et défie-les, car la vérité existe bien. Essaie d’observer les choses avec leurs yeux de façon aussi conséquente que possible, permet à tes points de vue de changer, cherche des interprétations communément exploitables, montre à autrui l’hospitalité de la compréhension mutuelle. (Pollock 2009 : 50 ; trad. par Valentine Meunier) La pratique philologique de Saïd aurait sans conteste été en mesure de déployer une tout autre force humaniste si elle avait pris plus au sérieux ses prédécesseurs. Des philologues tels qu’Abel-Rémusat partaient déjà sur les traces d’une pratique contre-discursive d’un savoir du vivre-ensemble. Cette pratique est l’une des ressources majeures qu’une conscience européenne doit mobiliser pour elle-même. Malgré leurs particularités explicatives certaines, cette piste ne peut se trouver qu’au-delà de contextes nationaux. Bibliographie Abel-Rémusat, Jean-Pierre (1827a), Contes Chinois, tome 1, Paris 2006 : Elibron Classics series. Abel-Rémusat, Jean-Pierre (1827b), Chinesische Erzählungen. 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LTI fut publiée et remarqué après la libération de l’Allemagne, 1 et presque oublié plus tard ; ce n’est que par la parution du Journal des années nazies, qui ne fut publié qu’en 1995 et qui s’est révélé être un grand succès éditorial, qui ne s’est pas limité à l’Allemagne, que le livre consacré par un littéraire à la « lingua tertii imperii » devint le classique sur les langages totalitaires qu’il continue à l’être aujourd’hui. 2 Dans son Journal consacré aux années de la République de Weimar, Klemperer parle souvent de son appréciation de sa propre situation tant institutionnelle dans le cadre de la Romanistik allemande que du point de vue scientifique, concernant sa méthode de critiques littéraire et culturelle. Ayant de plus en plus des difficultés à trouver une chaire de Romanistik dans une vraie université, Dresde n’étant qu’une « université technique » dont la faculté de Lettres et de sciences humaines est plutôt marginalisée, Klemperer se console avec ses succès comme auteur, conférencier et collaborateur de journaux. Né en 1881 à Landsberg (aujourd’hui Gorzów) il écrit sa thèse en germanistique à Munich avant de se consacrer à un sujet 1 Victor Klemperer : LTI. Notizbuch eines Philologen, Berlin : Aufbau Verlag 1947 2 Voir pour cette relation entre les deux œuvres : Johannes Klare : « Victor Klemperers Lingua Tertii Imperii (LTI) im Licht seiner im Jahre 1995 erschienenen Tagebücher 1933 bis 1945 », in : Michael Nerlich : « Dossier Victor Klemperer - Romanist », Lendemains 82/ 83 (1996), p. 148-160. Les journaux parus sous le titre, So sitze ich denn zwischen allen Stühlen : Tagebücher 1945-1959, Berlin : Aufbau Verlag 1999, contiennent de nombreuses notations de ce qui deviendra la « lingua quarti imperii ». Wolfgang Asholt 112 d’habilitation de romanistique, sous la direction du romaniste le plus important de l’époque, Karl Vossler. Cette thèse d’habilitation sur Montesquieu est soutenue en 1914, 3 et de 1914 jusqu’à l’entrée de l’Italie dans la guerre en 1915, Klemperer est lecteur d’allemand à Naples, où il fait la connaissance de Benedetto Croce, l’ami de son tuteur Vossler. De 1915 jusqu’à la fin de la guerre il est soldat, de novembre 1915 jusqu’en mars 1916 sur le front en Flandre et en Picardie. Quand il reçoit début 1920 une chaire à Dresde, ce succès déclenche chez lui une phase de productivité extraordinaire : en 1921 paraît son Introduction au moyen français, 4 en 1923 sa Prose française moderne. 1870 - 1920, 5 d’une certaine manière une « réponse » au livre de Curtius, les Wegbereiter avaient paru quatre ans avant, 6 cette Prose moderne va faire de Curtius son ennemi personnel et institutionnel. En 1924 paraît le volume sur Les littératures romanes de la Renaissance jusqu’à la Révolution française, coédité par lui, 7 et en 1925 la première partie de son Histoire de la littérature française, allant de Napoléon jusqu’aux Goncourt, la deuxième partie consacrée à la fin du XIX e siècle paraîtra un an plus tard. 8 En 1926, il publie aussi un volume réunissant des articles sous le titre L’exception romane. Etudes d’histoire des idées, 9 et en 1929 l’autre volet de son histoire de la littérature contemporaine : La poésie française contemporaine de 1870 à aujourd’hui, 10 et la même année sort un autre volume de compilation d’articles : Histoire littéraire idéaliste. 11 L’histoire de la littérature française (contemporaine) trouve son achèvement avec un troisième volume consacré au XX e siècle sous le titre L’Equilibre en 1931. 12 Le dernier livre publié avant 1945 sera son Pierre Corneille de 1933. 13 A côté de cela, Klemperer participe en tant que co-éditeur à des recueils d’hommages (Festschriften), par exemple celui pour son maître, de plus en plus critique envers lui, Karl Vossler, 14 ou celui dédié à Oskar Walzel, 15 mais il est aussi un des deux responsables des Annales de philologie, appelées bientôt Annales 3 Montesquieu, 2 vols., Heidelberg : Winter 1914/ 15. 4 Einführung in das Mittelfranzösische, Leipzig : Teubner 1921. 5 Die moderne französische Prosa (1870-1920), Leipzig : Teubner, 1923. 6 Ernst Robert Curtius, Die literarischen Wegbereiter des neuen Frankreich, Potsdam : Kiepenheuer 1919. 7 Die romanischen Literaturen von der Renaissance bis zur französischen Revolution, München : Hueber 1924. 8 Geschichte der französischen Literatur, vol. 1 et 2, Leipzig : Teubner 1925 et 1926. 9 Romanische Sonderart. Geistesgeschichtliche Studien, München : Hueber 1926. 10 Die moderne französische Lyrik von 1870 bis zur Gegenwart, Leipzig : Teubner 1929. 11 Idealistische Literaturgeschichte, Bielefeld : Velhagen & Klasing 1929. 12 Der Ausgleich, Leipzig : Teubner 1931. 13 Pierre Corneille, München : Hueber 1933. 14 Idealistische Neuphilologie. Festschrift für Karl Vossler zum 6. September 1922, Heidelberg : Winter 1922 (coédité avec Eugen Lerch). 15 Julius Wahle/ Victor Klemperer (éds.), Vom Geist neuer Literaturforschung. Festschrift für Oskar Walzel, Potsdam : Athenaion 1924. Philologie idéaliste ou Histoire littéraire : l’exemple de Victor Klemperer 113 pour une philologie idéaliste, qui, comme l’adjectif ajouté l’illustre, se donne pour tâche de propager la conception représentée par Vossler. 16 S’y ajoutent de nombreuses conférences, surtout celles aux rencontres annuelles des « Neuphilologen », où Klemperer ne défend pas seulement sa conception de la critique littéraire mais aussi celle d’études culturelles (Kulturkunde) qui provoque un grand débat où même ses amis lui reprochent de postuler une sorte de Français éternel (Dauerfranzose). 17 Vu ces activités immenses, il n’est pas étonnant que Klemperer soit convaincu de rester pour la postérité grâce à ces études et recherches et non pas pour son Journal ou son Curriculum vitae. 18 Dans une notice datée du 4 janvier 1925, il note par exemple : « Je lisais un hymne consacré à Otto Klemperer, qui a dirigé un concert au Gewandhaus. Je me disais, aujourd’hui, il est connu par des milliers de gens et je suis inconnu. Mais on oublie les chefs d’orchestre comme on oublie les acteurs. Et mon livre sera peut-être encore lu dans cent ans par une centaine de personnes. Vanitas vanitatum. » [Ich las einen Hymnus auf Otto Klemperer, der im Gewandhaus dirigiert hat. Ich sagte mir, heute sei er vor Tausenden berühmt u. ich unbekannt. Aber einen Dirigenten vergißt man nach seinem Tod wie einen Schauspieler. Und mein Buch wird vielleicht noch nach 100 Jahren von 100 Menschen gelesen. Vanitas vanitatum.] 19 Cette exagération en s’auto-déclarant inconnu vis-à-vis de son cousin, qui lui non plus n’est pas oublié aujourd’hui, est une appréciation typique de Victor Klemperer. Convaincu que « ce qui reste, ce sont les livres » [Und was bleibt, ist schließlich das Buch.] (I, 705), il se voit obligé d’écrire cette histoire de la littérature du XIX e siècle dont il va être question : « Je ne sais pas si mon histoire littéraire est de la philologie ou de l’esthétique ou de la philosophie ou quelque chose d’autre : mais elle est quelque chose, quelque chose où personne ne peut m’imiter et que moi, je dois faire. » [Ich weiß nicht, ob meine Literaturgeschichte Philologie oder Aesthetik oder Philosophie oder sonst etwas ist : aber etwas ist sie, etwas was mir keiner nachmacht u. was ich machen muß.] (I, 871) note-t-il à la date du 21 septembre 1924. Et à peine deux mois plus tard, ayant lu les corrections de la première partie de son histoire du XIX e , il est convaincu : « Jamais, je n’ai écrit un livre plus profond et plus riche ; je crains ne pas pouvoir tenir le même niveau dans la deuxième moitié. » [Nie habe ich ein tieferes u. rei- 16 Jahrbuch für Philologie, München : Hueber 1925-1927 [depuis 1926 : Jahrbuch für idealistische Philologie], coédité avec Eugen Lerch. 17 Voir à ce sujet : Henning Krauss, « Victor Klemperer und ‚das weitmaschige Wort Kulturkunde’ », dans : « Dossier Victor Klemperer - Romanist », Lendemains 82/ 83 (1996), p. 116-126. 18 Le Curriculum vitae, publié pour la première fois en 1989 (Erinnerungen 1881-1918) représente l’époque avant les Journaux depuis 1918 qui sont à notre disposition. 19 Leben sammeln, nicht fragen wozu und warum. Tagebücher 1918-1932, éd. par Walter Nowojski, 2 vols., Berlin : Aufbau Verlag 1997 ; ici : vol. 2, p. 7. (cité dans ce qui suit comme II, 7). Wolfgang Asholt 114 cheres Buch geschrieben ; ich fürchte, ich werde mich in der zweiten Hälfte nicht auf gleicher Höhe halten können.] (I, 889). 2. La situation historique et institutionnelle Mais la première moitié des années 1920 ne fut pas seulement une période de travail intensif pour le nouveau professeur titulaire, ce sont aussi les temps extrêmement difficiles de l’immédiat après-guerre. Difficiles pour des raisons politiques (Klemperer assiste à la République des conseils d’ouvriers et de soldats à Munich et à son répression violente mais aussi aux soulèvements communistes à Berlin, en Saxe ou à Hambourg et à l’importance de plus en plus grande des ligues nationalistes et fascistes et surtout antisémites), difficiles pour des raisons économiques (surtout l’hyperinflation de l’année 1923) et difficiles aussi à cause la présence permanente d’un antisémitisme implicite et souvent explicite chez les collègues aussi bien que chez les étudiants. A ces difficultés s’ajoutent celles liées à la situation créée par la défaite allemande et le traité de Versailles. Dès le 24 novembre 1918, Klemperer note : « Et ensuite ces Français ! Comment un peuple si bas et si infâme peut-il avoir produit une littérature si magnifique ? ! » [Überhaupt die Franzosen ! Wie kann nur ein so niedriges, so gemeines Volk eine solche herrliche Literatur hervorgebracht haben ? ! ] (I, 9) S’occuper de cette littérature et surtout celle du XIX e et du début du XX e siècles, comme Klemperer l’envisage à ce moment-là et comme il le fera plus intensément qu’aucun autre de ses collègues, se révèle être un double défi. D’un côté, il y a ceux, qui dans la tradition de la romanistique allemande, refusent dans le sens d’un positivisme étroit, toute intervention dans ce qui est contemporain et/ ou en relation avec des préoccupations esthétiques, philosophiques ou historiques ; je vais y revenir. Mais de l’autre côté, il y a tous ceux qui refusent de consacrer leurs travaux à la littérature et à la langue d’une nation qui semble être plus que jamais l’ennemi héréditaire. Malheureusement celui dont Klemperer se réclame pendant tout ce temps (et pratiquement jusqu’à la mort de celui-ci en 1949) comme son maître, Karl Vossler, fait partie de ceux qui prennent des distances marquées avec la langue et la littérature françaises. Celui qui avait publié en 1913 une œuvre consacrée à la culture française vue dans le miroir de l’évolution de sa langue, 20 celui qui avait développé dans une œuvre de 1905 la conception de la philologie idéaliste, 21 chère à Klemperer, et celui à qui Klemperer dédiera son histoire de la litté- 20 Karl Vossler, Frankreichs Kultur im Spiegel seiner Sprachentwicklung. Geschichte der französischen Schriftsprache von den Anfängen bis zur klassischen Neuzeit, Heidelberg : Winter 1913. 21 Karl Vossler, Sprache als Schöpfung und Entwicklung. Eine theoretische Untersuchung mit praktischen Beispielen, Heidelberg : Winter 1905. Philologie idéaliste ou Histoire littéraire : l’exemple de Victor Klemperer 115 rature française du XIX e et du XX e siècle, Karl Vossler ne déclare pas seulement dans un compte rendu de La prose française moderne qu’un « vrai adversaire [c’est-à-dire la littérature française] ne doit pas être compris mais combattu et qu’en réalité le prix à payer pour le comprendre est de le combattre. » [Daß ein richtiger Gegner bekämpft und nicht erkannt sein will, ja, dass er überhaupt nur dadurch und um den Preis sich zu erkennen gibt, dass man ihn bekämpft.] 22 A la réunion des philologues à Nuremberg, en 1922, Vossler avait revendiqué de réduire la place du Français dans les lycées pour le remplacer par l’Espagnol. Et Vossler va de plus en plus se consacrer à la littérature italienne et surtout espagnole. Cet exemple personnel, mais représentatif à cause de l’importance de Vossler en tant que Praeceptor Romaniae, fait retrouver à une grande partie de la romanistique son réflexe anti-français qui avait commencé à diminuer avant 1914. 23 Le débat sur le fond me semble tout aussi important : qu’est-ce que c’est que la philologie idéaliste ‘inventée’ par Vossler et est-ce qu’elle permet à un historien de la littérature comme Klemperer de s’y référer ? Ou pour le dire plus clairement dans le contexte de notre thématique : quelle image de la littérature française est possible et acceptable dans la romanistique de cette époque ? Dans la discussion devenue inévitable par la critique de Vossler, Klemperer définit sa méthode d’histoire littéraire dans une « lettre ouverte » adressée à son maître et contradicteur dans le premier volume des annales appelées un peu plus tard Annales pour une philologie idéaliste, donc l’organe conçu par Klemperer et Eugen Lerch, l’élève le plus aimée de Vossler, pour l’illustration et la défense de cette philologie typiquement « geisteswissenschaftlich » (qui relève des sciences humaines). En donnant à cette lettre, démontrant un respect profond et pourtant insistant sur sa propre position, le titre « Positivisme et idéalisme de l’historien de la littérature » [Positivismus und Idealismus des Literaturhistorikers], Klemperer ne marque pas seulement sa différence vis-à-vis de la génération antérieure qui, institutionnellement, est souvent encore dominante, au moins dans la philologie traditionnelle et dans la linguistique romane. Il se distingue aussi des positions privilégiant le point de vue esthétique qu’il attaque dans la personne de Benedetto Croce, pourtant l’ami et l’inspirateur de Vossler. En constatant avec Oskar Walzel la co-présence de « Gehalt und Gestalt » (contenu et forme), il part d’un modèle de trois niveaux : celui de l’humain dans sa forme la plus générale, celui de l’individuel psychique et entre les deux la couche « nationale » dont il fait la perspective centrale pour son histoire littéraire. Ou pour le dire avec ses mots : « Dans sa poésie, un peuple 22 Karl Vossler, « Victor Klemperer : Die moderne französische Prosa », in : Deutsche Literaturzeitung, 1 (1924), p. 49-52 (p. 51). 23 A ce sujet l’article introductoire de Michael Nerlich au Dossier Klemperer déjà mentionné : « Victor Klemperer Romanist oder warum sollte nicht einmal ein Wunder geschehen ? », dans : Lendemains 82/ 83 (1996), p. 3-34. Wolfgang Asholt 116 exprime, ce qu’il veut être à un moment donné (poésie de la nostalgie au sens strict), ce qu’il croit être (le vérisme) et ce qu’il ne veut pas être (la satire). L’histoire littéraire est donc l’histoire des idéaux nationaux. » [In seiner Dichtung spricht ein Volk aus, was es in jedem Augenblick sein möchte (Sehnsuchts-Poesie im engeren Sinn), was es zu sein glaubt (Verismus), und was es nicht sein möchte (Satire). Literaturgeschichte ist also die Geschichte nationaler Ideale […]]. Et un peu plus tard, d’une manière encore plus fondamentale, il constate : « Je voudrais voir dans la poésie d’un peuple son actif absolu, son essence intérieure pure et le développement qu’il prendrait s’il n’y avait pas les blocages apportés par le réel et l’extérieur (le monde extérieur).» [Ich möchte in der Dichtung eines Volkes sein absolutes Aktiv, sein reines, sein innerliches Sein und diejenige Entwicklung sehen, die es ohne die Hemmung des Realen und Äußeren nehmen würde.] 24 Cette fonction médiatrice de l’histoire littéraire entre l’individualité de chaque auteur et la dimension anthropologique d’une « Weltliteratur » que Auerbach définira et pratiquera plus tard, peut nous sembler anachronique aujourd’hui, mais telle qu’elle a été conçue par Klemperer à ce moment historique, elle représente un paradigme nouveau, peut-être moins pour la France et la fonction de la littérature nationale pour la IIIe République, que pour une Allemagne sortant vaincue de la Grande Guerre et tentée par le rejet en bloc de tout ce qui est en relation avec un vainqueur tenu souvent pour arrogant, y compris sa littérature. Klemperer, en appréciant la littérature et surtout la littérature française comme une histoire des idéaux nationaux, est capable de dépasser les contingences historiques pour voir dans l’histoire littéraire de l’autre une autre manière de réaliser ces idéaux, aussi valable que celle de sa propre nation. Cela lui permet de ne pas tomber dans le piège d’un rejet de la littérature française comme réaction à la politique française actuelle, comme c’est le cas chez Karl Vossler ou Eduard Wechssler, 25 et cela lui évite aussi de projeter ses propres attentes sur la littérature française contemporaine, comme c’est le cas dans les Wegbereiter de Curtius, qui sera ensuite d’autant plus déçu parce que ni la France ni sa littérature suivent le chemin par lui prédit. Mais Klemperer court un autre danger qui se révèle plus clairement dans la discussion intense autour de la Kulturkunde qu’il définit de la manière suivante : « J’appelle Kulturkunde dans un sens large tout ce qu’on désigne en France, en l’appliquant au domaine réduit des langues 24 Victor Klemperer, « Positivismus und Idealismus des Literaturhistorikers », dans : Jahrbuch für Philologie 1 (1925), p. 245-268. 25 Voir : Eduard Wechssler, Esprit und Geist. Versuch einer Wesenskunde des Deutschen und des Franzosen, Bielefeld : Velhagen und Klasing 1927, voir le compte-rendu de Klemperer dans le Literaturblatt für Germanische und Romanische Philologie 3/ 4 (1928), réimprimé dans : Lendemains 82/ 83 (1996), p. 92-95. Philologie idéaliste ou Histoire littéraire : l’exemple de Victor Klemperer 117 classiques, comme « les humanités ». 26 Dans ce contexte, Klemperer revendique pour chaque nation cette « essence intérieure pure » mentionnée et on lui a reproché, non sans raisons de construire ce qu’on a appelé un « Dauerfranzose ». 27 Mais à la différence de ses prises de position dans la « Kulturkunde » proprement dite, qui est tentée par un réductionnisme présupposant une essence éternelle de qualités et caractères nationaux, la littérature de par sa diversité et parce qu’elle peut/ doit être interprétée, exige une différenciation et une historicisation plus subtile et plus grande. 3. La conception idéaliste de l’histoire littéraire Au cours des années 1925 et 1926, Klemperer publie les deux volumes de son histoire de la littérature française du XIX e siècle. Après une quantité impressionnante de lectures, il commence à s’occuper sérieusement de la conception de son ouvrage en été 1923 (27 août 1923), en pleine période d’inflation. 28 En octobre 1923, il commence à écrire et il termine la dernière partie du premier volume (composé d’une première partie : « Chemins vers le romantisme » et d’une deuxième : « Le romantisme ») à la fin mai de 1924 et en mars 1925, il termine le travail au deuxième volume (« Le positivisme »). Dès le début de son travail, Klemperer note qu’il va essayer d’éviter la notion de « réalisme » et qu’il voit un des avantages de sa conception dans la réhabilitation de l’époque entre 1800 à 1820, ce qui va donc s’appeler les « Chemins vers le romantisme » (I, 739). Et en février 1924 il note ce qu’il appelle l’idée dirigeante (Leitidee) de sa conception : « Histoire littéraire : l’histoire de ce qu’un peuple voudrait être, croit être, ne veut pas être. » [Heut ist mir die Leitidee gekommen : Literaturgeschichte : die Geschichte dessen was ein Volk sein möchte, zu sein glaubt, nicht sein möchte.] (I, 787), une notion évidemment empruntée à Taine. 26 Victor Klemperer, « Die moderne französische Literatur und die deutsche Schule. Drei Vorträge », Berlin 1925, p. 37. (Ich nenne Kulturkunde im weitesten Sinne eben das, was man dem Wesen nach unter Anwendung auf das eingeschränkte Gebiet der klassischen Sprachen in Frankreich les humanités genannt hat.) 27 « Es gibt keine ‚dauernd’-französische Geistesart. […] Die Aufstellung eines ‚Dauer- Franzosen’ oder ‚Dauer-Deutschen’ ist wildgewordene Zoologie ; sie ist ein Rest jener naturwissenschaftlichen Betrachtungsweise in den Geisteswissenschaften, die wir immer noch nicht ganz überwunden haben. » Eugen Lerch dans : Frankfurter Zeitung, 10.6.1925 (cité d’après F.-R. Hausmann, « ‚Wir wollen keine Positivisten sein’. Victor Klemperers Briefwechsel mit Karl Vossler », dans : Lendemains 82/ 83 (1996), p. 82. 28 Non seulement, Klemperer lit un nombre incroyable d’œuvres littéraires, mais il admet aussi dans son Journal : « Du reste, ils se recopient tous l’un l’autre : Voßler [sic] de Wiese et Pèrcopo, ceux de Gaspary, celui de De Sanctis et Voigt et moi-même de tous ceux-ci. » (Übrigens schreiben sie alle voneinander ab : Voßler von Wiese und Pèrcopo, die von Gaspary, der von De Sanctis und Voigt und ich von all diesen.) (I, 697) Wolfgang Asholt 118 La littérature est donc le lieu privilégié où une nation se discute et se définit ; l’histoire littéraire devrait être conséquemment une histoire nationale faisant abstraction des contingences de l’histoire tout court (y compris la société, l’économie ou la politique), c’est une histoire supérieure, pour ne pas dire idéaliste ou idéalisée. Cette conception correspond à la fonction de la littérature dans la III e République, ce que Alain Vaillant a appelé « Le sacre moderne de la littérature ». 29 Donc historiquement au moins, Klemperer peut justifier sa conception de l’histoire littéraire comme « l’histoire de ce qu’un peuple voudrait être, croit être, ne veut pas être » par le mouvement séculaire que Vaillant décrit ainsi : « les romantiques, en associant étroitement l’Histoire et la littérature, ont paradoxalement permis que, en fin de compte, la littérature se substituât entièrement à l’Histoire ». 30 Je vais essayer dans ce qui suit, de montrer grâce à deux exemples, comment Klemperer essaie concrètement de réaliser sa conception. Je ne vais donc pas poursuivre ce que Hans-Jörg Neuschäfer a déjà souligné dans son article consacré à l’histoire littéraire de Klemperer, c’est-à-dire la prise en considération de l’infralittérature, ce que Klemperer justifie à l’exemple des pages consacrées à Eugène Sue de la manière suivante : « Je tiens compte du Sue peu artistique, parce que sa prestation malgré tout son caractère peu artistique possède une importance propre et une forte physionomie, parce qu’elle a eu une grande influence sur la littérature et parce qu’elle est l’expression d’idéaux populaires des années 1840. » 31 Pour Neuschäfer, Klemperer ainsi « met en question la priorité sacro-sainte de l’esthétique » et c’est justement cette relativisation que son maître Vossler ne peut pas accepter et critique de manière de plus en plus directe et ouverte. Klemperer fut donc, au moins partiellement, un précurseur de ce qui ne fut exploré que 50 ans plus tard : la littérature sociale et populaire et le roman-feuilleton du XIX e siècle. Klemperer ne perçoit pas seulement l’histoire littéraire comme une réflexion métahistorique d’un peuple sur ses intentions et ses idéaux : il voit cette histoire littéraire aussi en relation avec l’actualité. De cette manière le passé est dans l’histoire littéraire plus présent que dans l’histoire tout court. C’est aussi une des conséquences d’une autre conception fondamentale de l’historien de la littérature qu’est Klemperer. Il n’aborde le XIX e siècle ni 29 Alain Vaillant, « Le sacre moderne de la littérature : retour sur un mythe fondateur du XX e siècle », dans : Alain Corbin e.a. (éd.), L’Invention du XIX e siècle. Vol. 2 : Le XIX e siècle au miroir du XX e , Klincksieck/ PSN 2002, p. 87-95. 30 Vaillant, op. cit., p. 90. 31 « Ich habe in dieser Literaturgeschichte […] den unkünstlerischen Sue genannt, weil seine Leistung in all ihrer Unkunst eigene Bedeutung und starke Pysiognomie besitzt, weil sie mannigfach auf die Literatur gewirkt hat, weil sie ein getreuer Ausdruck volkstümlicher Ideale der vierziger Jahre ist. » (Klemperer, Geschichte der Literatur im 19. und 20. Jahrhundert, vol. I, Berlin : VEB Deutscher Verlag der Wissenschaften 1956, p. 171. Philologie idéaliste ou Histoire littéraire : l’exemple de Victor Klemperer 119 d’après les genres ni selon la chronologie ni selon ce que nous apercevons aujourd’hui comme une succession de courants. Son histoire du XIX e se divise en trois parties : les « Chemins vers le romantisme », « Le romantisme » et « Le positivisme », et ces trois parties son dominées et caractérisées par ce qu’il appelle les « Personnages porteurs » (Trägergestalten). Pour la première phase, il identifie les chemins vers le romantisme avec « Bonaparte et Napoléon », pour la deuxième phase, le romantisme, avec Victor Hugo, et pour la troisième phase, celle du positivisme, avec « Taine et Renan ». En privilégiant ces quatre personnages, dont trois ne sont pas d’abord des auteurs littéraires, Klemperer ouvre son histoire littéraire vers la réalité politique et vers la philosophie du siècle entier. De la même manière, il apprécie Henri Bergson comme figure tutélaire du XX e siècle 32 ce qui va lui créer des problèmes au moment de la réédition de cette histoire littéraire en RDA en 1956. Il se justifie en renvoyant à « l’époque de Lénine et de Staline », mais malgré le reproche de la surestimation de l’individu et de la sous-estimation des « forces sociales » comme moteur de l’histoire, il défend encore à l’époque du stalinisme ses « Personnages porteurs » : « Non seulement ce sont les hommes qui dans tous les cas sont les plus importants, qui ont la plus grande influence sur leur époque, mais en plus, dans leur œuvre je trouve d’une manière claire et comprimée […] tout ce qui dans le développement d’une époque, est développé de manière variée dans ses différents auteurs et dans les œuvres singulières. » [Es sind nicht nur die jedesmal bedeutendsten Menschen mit dem stärksten Einfluß auf ihre Zeit, sondern in ihrem Schaffen finde ich übersichtlich zusammengedrängt […] was sich in der Entwicklung der Epoche, auf die einzelnen Autoren und Werke verteilt, mannigfach entfaltet.] (XIX e , IX). En me consacrant à l’histoire proprement dite, je vais procéder de la manière suivante : comme introduction j’aborderai brièvement la fonction des « personnages porteurs » non-littéraires Napoléon et Taine/ Renan. Ensuite je m’occuperai de la figure littéraire tutélaire pour le XIX e de Klemperer, donc Victor Hugo, et pour terminer et comparer je prendrai celui qui de la perspective de la deuxième moitié du XX e siècle est plus influent : Flaubert. 4. Un autre regard sur le XIX e siècle : les personnages porteurs (Trägergestalten) Pour Klemperer, Napoléon représente une « ouverture », et il répète ce mot plusieurs fois : 32 Ernst Robert Curtius procède dans les Literarischen Wegbereiter des neuen Frankreich de la même manière, pour lui, « l’esprit nouveau en France est arrivé à la compréhension de son contenu » grâce à Bergson (Curtius, op. cit., p, 31). Wolfgang Asholt 120 « Tous les sujets essentiels qu’on devra tisser plus tard, sont annoncés ici et tout ce qui plus tard sera étalé largement et se retrouvera distribué dans diverses œuvres à un même moment ou chez divers auteurs sur plusieurs générations, voit ici le jour dans une interdépendance vivante. » [Alle wesentlichen Themen, die später auszuspinnen sind, kommen darin zum Klingen, und was nachher in der ausgebreiteten Darstellung und in der Verteilung auf verschiedene Werke, Autoren und Epochen ein Neben- und Nacheinander ergibt, tritt hier in lebendiger Verflochtenheit zutage.]. (XIX, 3/ 4) Napoléon, pour Klemperer, représente le seuil entre la tradition et la Révolution, entre une pensée privilégiant l’État et le pouvoir et l’idéal d’un bonheur général, basée sur le règne de la raison. Contre la politique culturelle de l’Empire et la littérature officielle, Klemperer souligne que Napoléon est celui qui grâce à ses campagnes en Europe et en Orient, mais aussi avec le retour d’un grand nombre d’émigrés ou en en créant de nouveaux exilés, ouvre la littérature française aux influences étrangères - et il renvoie à l’importance de l’Espagne pour Victor Hugo. Hippolyte Taine et Ernest Renan sont peut-être encore plus important pour la littérature de la deuxième moitié du XIX e que Napoléon pour les « chemins ver le romantisme ». Déjà dans La Prose française moderne (1922), Klemperer désigne Taine et Renan comme les « véritables maîtres de la pensée » de leur époque, et non Auguste Comte qui n’a pas pu influencer les écrivains de son époque. Dans son histoire littéraire, il leur consacre pas moins de 40 pages. Taine et Renan subissent l’influence de la philosophie allemande (Hegel est nommé) mais « ils en font quelque chose de tout à fait personnel et de complètement français » [sie machen etwas ganz Eigenes und ganz Französisches daraus] (XIX, 204) Ils représentent pour Klemperer l’époque du positivisme qu’il résume ainsi : « tout en étant dominée par l’idéologie positiviste, son essence la plus pure manifeste pourtant une insatisfaction avec celle-ci, un romantisme secret. » [[…] weil sie von der Weltanschauung des Positivismus beherrscht war, deren innerstes Wesen aber am Nichtgenügen am Positivismus bestand, in heimlicher Romantik.] (XIX, 242) Taine et Renan personnifient ensemble un « personnage porteur » parce qu’ils « se complètent comme les lumières et le rococo » (XIX, 205). Klemperer voit en Taine son époque le plus largement représentée parce que, proclamant les valeurs des lumières et de la raison, il représente en même temps « un traditionalisme modéré et son œuvre prépare le terrain pour le néoromantisme, le néo-catholicisme politique et mystique et l’irrationalisme. » [einen maßvollen Traditionalismus, und sein Werk kam der Neuromantik, dem politischen und mystischen Neukatholizismus, dem Irrationalismus höchst gelegen.] (XIX, 227) Renan, de son côté, écrit dès la Vie de Jésus, une œuvre « de poésie intime et une interprétation nouvelle, mais elle contient l’intériorité d’une nature rococo, et ainsi le poison le plus suave d’une décomposition séduisante. » [Es ist eine innige Dichtung und Umdeutung, Philologie idéaliste ou Histoire littéraire : l’exemple de Victor Klemperer 121 aber es enthält die Innigkeit einer Rokokonatur, und eben dadurch das süßeste Gift verführerischer Zersetzung.] (XIX, 236) Les deux hommes dominent leur époque aussi longtemps que leurs doutes ne l’emportent pas sur leurs convictions positivistes. A ce moment, ils sont remplacés par le personnage porteur déjà mentionné, Henri Bergson. 33 5. Deux auteurs d’exception : Hugo et Flaubert Comme « les chemins vers le romantisme sont les chemins vers le XIX e siècle en France en général », « le personnage porteur du romantisme français ne peut être personne d’autre que Victor Hugo. » [Die Wege zur Romantik sind die Wege zum 19. Jahrhundert in Frankreich überhaupt […] Trägergestalt der französischen Romantik kann niemand anderes sein als Victor Hugo]. (XIX, 73) Victor Hugo est celui qui réunit en sa personne toutes les préparations et toutes les étapes antérieures du romantisme en France. Il lui donne un programme qui, grâce à son succès sur la scène, ne fait pas seulement du romantisme le courant (ou l’école littéraire) dominant, mais « l’affaire essentielle et totale du peuple français » [zur eigentlichen und völligen Volkssache der Franzosen macht] XIX, 74 et quand son succès au théâtre s’arrête, il désigne au romantisme des contextes et des voies nouvelles. Pour Klemperer, il est impossible dans le cas de Hugo, comme dans celui des écrivains les plus romantiques (Musset ou Vigny), de distinguer entre le poète lyrique, l’auteur dramatique et le prosateur. Hugo est toujours et d’abord poète et il le défend non seulement contre la sous-estimation par la critique française, à la « Victor Hugo, hélas », mais aussi contre les idées reçues en Allemagne : « Il y a bien des critiques, et surtout en Allemagne, qui disputent à ce poète le don de la poésie et le traitent de rhétoriqueur ; mais cela est dû à une méconnaissance général de l’essence française. » [Wohl gibt es Kritiker, und besonders in Deutschland, die diesem Lyriker die lyrische Gabe geradezu absprechen und ihn einen Rhetoriker nennen ; aber das hängt mit einer allgemeinen Verkennung des französischen Wesens zusammen.] (XIX, 74 / 75). Dans un essai, non encore publié, sur l’histoire de la littérature du XVIII e siècle, Helmut Pfeiffer souligne ce qu’il appelle la « Zweiseitgkeit », le caractère à deux faces, de la conception de Klemperer. 34 Il n’est donc pas étonnant que Klemperer découvre une « loi de l’antithèse » (XIX, 83) dès Cromwell chez Hugo. Grâce à cette pensée, Hugo peut réunir les contraires dans 33 Klemperer mentionne l’Essai sur les données immédiates de la conscience de 1889 pour préciser ce moment et de cette manière, son histoire ne va pas plus loin dans le XIX e qu’au Parnasse, qu’à Anatole France ou qu’à Henri Becque. 34 Helmut Pfeiffer, « Victor Klemperers gespaltene Aufklärung », surtout le chapitre « Die zwei Seiten der Aufklärung ». Je remercie Helmut Pfeiffer d’avoir mis cet article à ma disposition qui m’a fait mieux comprendre un aspect important de la pensée de Klemperer. Wolfgang Asholt 122 son œuvre et réagir à des développements nouveaux en les adaptant et en les intégrant. Et si son théâtre si personnel peut devenir « le théâtre romantique des Français en général » (ib.), on peut conclure, sur l’arrière-fond de la théorie de la littérature comme lieu de discussion des idéaux nationaux, que Klemperer voit la France aussi comme une un « jeu des contraires ». Et quand Klemperer interprète les protagonistes des Misérables comme « des types, comme des porteurs légendaire d’idées » [die Menschen als Typen, als legendäre Ideenträger], ce sont les personnages romanesques qui deviennent les « personnages porteurs » représentant non seulement l’antithèse sociale mais aussi une « légende du XIX e siècle » (XIX, 99) tendant vers une humanité future et meilleure, dont les combats décisifs se situent en France. Et cette aspiration humanitaire est identifiée non seulement avec la tendance majeure du XIX e siècle mais implicitement aussi avec « ce qu’il [le peuple français] veut être à un moment donné, ce qu’il croit être et ce qu’il ne veut pas être ». Grâce à la « loi de l’antithèse », Hugo n’est pourtant pas seulement « le poète du peuple » et le représentant de « l’essence française », il représente aussi dans l’évolution littéraire une synthèse : « Il est devenu symboliste par ses propres moyens, il n’est pas intégré dans une suite (ce n’est pas un maillon dans la chaîne) menant de Vigny, de Baudelaire et de Leconte de Lisle jusqu’aux Modernes, il se tient au contraire complètement isolé et éminent, devant la poésie symboliste moderne en France comme s’il en était l’un des ancêtres les plus puissants. » [Und er ist Symbolist aus Eigenem geworden, er steht nicht mitbestimmt in der Reihe, die von Vigny, von Baudelaire und Leconte de Lisle zu den Modernen führt, er steht ganz isoliert und ragend als einer ihrer mächtigsten Ahnherren vor der modernen symbolistischen Dichtung Frankreichs.] (XIX, 94). Représentant de la poésie populaire et de l’évolution littéraire du XIX e siècle, Hugo est donc la figure idéale pour illustrer l’importance de la couche intermédiaire nationale dont Klemperer fait l’idée directrice de son histoire littéraire. Participant visiblement aux deux autres niveaux, celui de l’humain dans sa forme la plus générale et celui de l’individuel psychique, l’histoire littéraire, dans son cas est aussi « l’histoire des idéaux nationaux ». Gustave Flaubert auquel Klemperer donne la première place parmi les auteurs positivistes, donc les écrivains de la deuxième moitié du XIX e siècle, est pour lui moins un réaliste qu’un auteur combinant un idéal stylistique autoréférentiel [ein für sich und um seiner selbst willen Bestehendes] avec un contenu romantico-positiviste [positivistisch-romantischer Inhalt] (XIX, 248). D’une manière classique, Klemperer distingue les œuvres plutôt « romantiques », comme la Tentation de Saint-Antoine, des grands romans « positivistes » comme Madame Bovary dans lesquels il voit une « explication tragique avec son moi romantique » [eine tragische Auseinandersetzung mit seinem romantischen Ich] (XIX, 253). Mais contre une absolutisation du style artistique, Klemperer insiste sur une double évocation du quotidien qu’il Philologie idéaliste ou Histoire littéraire : l’exemple de Victor Klemperer 123 avait antérieurement qualifiée comme le domaine préféré mais ambigu d’un « réalisme » peu apprécié par lui. Dans la manière « d’aborder le quotidien de manière poétique, il y a la possibilité de privilégier des moments forts et l’humeur de l’auteur ajoute une âme aux choses» [den Alltag dichterisch zu behandeln : es werden erhöhte Momente herausgegriffen, und es wird Beseelung durch die Gestimmtheit des Autors gegeben.] (XIX, 258) Il est significatif que Klemperer consacre à Un Coeur simple plus de place qu’à L’Education sentimentale. Dans l’Education, le romancier « échoue finalement à cause d’une insatisfaction stérile, qu’il fait monter jusqu’au maladif et à l’absurdité » [Es ist eben diese ins Krankhafte gesteigerte sterile Unzufriedenheit, an der der Romanautor schließlich scheitert.] (XIX, 260) Avec cette appréciation, Klemperer, lors de l’édition de 1956, contredit clairement le point de vue marxiste, ce livre ayant été publiée dans la collection « Les romans de la littérature mondiale » dès 1951. Il lui oppose Un Cœur simple où il voit « le positiviste et le romantique, le poète et l’artiste ensemble à l’œuvre » [den Positivisten und den Romantiker, den Dichter und den Künstler gemeinsam am Werke] ((XIX, 261). Mais dans ce texte, Flaubert est « avec son cœur » du côté de la protagoniste et il « partage les sentiments de la servante » pour son oiseau. Des telles appréciations nous montrent le malaise que ressent Klemperer avec un écrivain comme Flaubert. Celui-ci ne correspond pas vraiment à la conception d’une histoire littéraire comme l’expression de ce que le peuple français veut être à un moment donné, de ce qu’il croit être et de ce qu’il ne veut pas être. Flaubert ne trouve grâce aux yeux de Klemperer que quand il représente ce que j’ai désigné comme la double face, dans ce cas le positiviste et le romantique. Mais quand Flaubert devient exclusivement l’artiste, il n’enrichit plus nos connaissances de l’humain, 35 il se coupe de cette idée de littérature : la réduction de la double face à un de ses éléments rend l’écrivain stérile, au moins pour la médiation entre les deux niveaux de l’humain dans sa forme la plus générale et l’individuel. 6. Les limites et les innovations de l’idée de littérature de Klemperer Ce qui manque à l’histoire littéraire de Klemperer, c’est une réflexion sur l’évolution des formes de représentation que prend l’idée de littérature au cours du XIX e siècle, et peut-être en général. Ce qui représente l’avantage conceptuel de son histoire du XIX e , c’est-à-dire l’abandon du schéma traditionnel d’une succession de courants et d’une synchronie des genres drama- 35 « man wird um die Erkenntnis des Menschlichen bereichert » (XIX, 256) ; d’une certaine manière, Klemperer revendique ici la littérature comme savoir sur et de la vie (voir : W. Asholt/ O. Ette (éds.), Literaturwissenschaft als Lebenswissenschaft. Programm - Projekte - Perspektiven, Tübingen : Narr 2010. Wolfgang Asholt 124 tique, lyrique et épique, et son remplacement pour le double registre du romantisme et du positivisme, se révèle être aussi un handicap ; Klemperer en effet a des difficultés à penser une littérature, et surtout la littérature française, dépassant le cadre national, comme le font ces deux autres romanistes Erich Auerbach et Ernst-Robert Curtius avec leurs grandes histoires littéraires quelques vingt ans après. Quand il écrit dans la « Lettre ouverte à Karl Vossler », il est catégorique concernant le caractère national : « Pour moi, il faut suivre comme principe d’ordre et de contenu de l’histoire littéraire […] la succession des évolutions nationales dans l’idéal poétique. » [Damit ist mir als Ordnungs- und Inhaltsprinzip der Literaturgeschichte vorgeschrieben […] : ich habe den Ablauf nationaler Entwicklungen im dichterischen Ideal zu verfolgen]. 36 Mais Klemperer a aussi des problèmes à accepter ou intégrer des auteurs et des œuvres qui ne représentent pas, comme c’est le cas pour ses « personnages porteurs », les deux faces permettant de tourner le regard vers l’individuel et vers l’humain en général tout en étant profondément ancré dans la spécificité nationale. Dans l’introduction de l’édition de 1956, il renvoie à l’exemple de son histoire du XVIII e , écrite sous l’exclusion et la mise au ban par les nazis, où selon sa conception des « personnages porteurs », il fait une distinction entre le « siècle de Voltaire » du « siècle de Rousseau », distinction dont Helmut Pfeiffer a analysé les avantages mais aussi le caractère problématique. Pour le XIX e siècle, le choix des quatre figures tutélaires qui, selon Klemperer, « représentent de manière claire et comprimée […] ce qui se déplie au cours de l’époque » [übersichtlich zusammengedrängt […] was sich in der Entwicklung der Epoche […] entfaltet] (XIX, IX), c’est-à-dire Bonaparte-Napoléon, Hugo et Taine et Renan, montre clairement la priorité donnée au niveau intermédiaire national. Cette ‘nationalisation’ de la littérature française procure à la représentation des avantages qui sont essentiels dans la situation allemande. Elle permet de dégager une spécificité française qui n’a pas besoin d’être comparée au développement de la littérature allemande de cette époque et ceci vaut surtout pour le classicisme de Weimar et pour les romantiques allemands. En mettant cette époque sous le signe de Bonaparte/ Napoléon, Klemperer souligne clairement la spécificité française. Mais il le fait en construisant une constellation française partiale. La bi-polarité romantisme - positivisme exclut largement une troisième ou quatrième voie. De cette manière le processus d’autonomisation de la littérature est en grande partie sous-estimé, sinon critiqué. C’est aussi la raison pour laquelle 36 Voir note 24, p. 257. Dans son cours magistral inaugurant de Dresde, dédié à Karl Vossler, il souligne : « l’homogénéité, la structure déterminante commune par les traits caractéristique de l’essence française » (eine Einheitlichkeit, eine gemeisname Prägung durch die Grundzüge des französischen Wesens) (voir note 9, p. 19), et il donne ensuite une énumération des traits caractéristiques pour cette « essence française ». Philologie idéaliste ou Histoire littéraire : l’exemple de Victor Klemperer 125 Klemperer est heureux de pouvoir choisir Bergson comme personnage porteur pour la première moitié du XX e siècle, car la philosophie de l’élan vital lui évite (là aussi) de mettre en question son modèle du XIX e siècle. Tout en se distinguant de la plus grande partie des romanistes allemands de l’époque par le regard porté sur la littérature française, la perspective et la perception de Klemperer restent donc largement dépendantes de leur contexte institutionnel et historique. Avec sa méthode d’interprétation à la fois herméneutique et essayiste il réussit, comme ses nombreuses activités de conférencier, d’essayiste et de polémiste le montrent, à influencer une partie importante du public de son époque, peut-être d’ailleurs plus le public tout court que le public universitaire. Mais il le fait au prix d’un effet de durée. En 1956, il est conscient qu’en général, « l’indépendance et l’importance de la personnalité singulière » ont diminué. Mais il défend encore leur priorité dans le domaine de la littérature. D’une certaine manière, c’est son grand concurrent en RDA, Werner Krauss, qui avec ses conceptions et ses élèves a relativisé la place de Klemperer : l’esthétique de la réception et l’histoire des notions (tous deux développées par des élèves de Krauss) ont remplacé l’approche trop nationale et trop poétique de Klemperer. C’est peut-être le moment de le redécouvrir : mais qui aujourd’hui en Allemagne, lit encore des histoires de la littérature française du XIX e ou des autres siècles ? Pour trouver un public dans les années 1920, Klemperer était à la hauteur de son époque et il fut un des rares romanistes dans ces années de l’après Versailles a développer un point de vue autonome et plein de compréhension sur la littérature des vainqueurs de la Grande Guerre. 3. Lectures de la poésie française Robert Kahn « Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle » : le « Baudelaire » d’Erich Auerbach Auerbach a certainement lu Baudelaire dès le lycée, qui était pour lui le « lycée français » de Berlin. Mais ce n’est qu’en 1951 qu’il lui a consacré un important essai dans les Vier Untersuchungen zur Geschichte der französischen Bildung (les trois autres textes traitent de Paul-Louis Courier, de Pascal, et de « La cour et la ville) : « Baudelaires Fleurs du Mal und das Erhabene. » 1 A cette époque Auerbach est professeur à Yale. Son opus magnum, Mimésis, a été publié cinq ans auparavant. Il avait cependant dirigé, alors qu’il était professeur ordinaire à Marburg de 1929 à 1935, une thèse sur l’influence exercée par Baudelaire, Verlaine et Mallarmé sur Stefan George. 2 Son intérêt pour le lyrisme est très ancien, il s’est toute sa vie passionné pour Dante, sur lequel il a écrit des études décisives, et a lui même traduit en 1925 des sonnets de Pétrarque. Dans Mimésis « Baudelaire » est mentionné deux fois, dans le chapitre XIX consacré à Germinie Lacerteux : «Ce fut tout autre chose qui captiva les Goncourt dans le sujet de leur roman : l’attrait sensuel du laid, du répugnant, du maladif. Il est vrai qu’en cette matière ils ne sont pas tout à fait originaux, car les Fleurs du Mal de Baudelaire avaient déjà paru en 1857 ». 3 Il s’agit donc pour le philologue qui enquête sur la «réalité représentée dans la littérature occidentale » (soustitre de Mimésis) d’établir en quelque sorte l’antériorité, voire le caractère fondateur de la poésie de Baudelaire pour la variante esthétique du réalisme qu’est la représentation de la laideur. Vers la fin du même chapitre Baudelaire se trouve pris dans une énumération : « Leconte de Lisle, Baudelaire, Flaubert, les Goncourt », c’est la « génération née autour de 1820 », qui « fit de la littérature et de l’art en général la valeur suprême, l’objet d’un culte presque religieux. (…) Une attitude qui offrait toute une gamme de variantes allant de la collection d’impressions esthétiques à des fins de jouissance à l’autosadisme destructeur dans le culte des impressions et de leur formulation esthétique. » 4 Le poète des Fleurs du Mal est donc sans aucun doute pour Auerbach un personnage très important dans la généalogie du « réalisme », parce qu’il fonde une esthétique profon- 1 Notre traduction : « Les Fleurs du Mal de Baudelaire et le sublime » in Po&sie n° 124, 2 e trimestre 2008, Paris, Berlin, p. 60-74. Désormais abrégé en FdM. 2 Thèse de Freya Hobhom. 3 Erich Auerbach, Mimésis, trad. C. Heim, Paris, Gallimard, 1968, p. 493. 4 Ibid., p. 499. Robert Kahn 130 dément renouvelée en tant qu’elle intègre la laideur, mais il n’est pas la figure majeure qui oriente toute la recherche comme il a pu l’être pour Walter Benjamin, qui avait l’intuition que l’étude de l’œuvre de ce « poète lyrique à l’apogée du capitalisme » lui ouvrirait tout le XIX e siècle. L’effort d’Auerbach dans l’article de 1951 est double et peut-être contradictoire : réintroduire Baudelaire dans la longue durée du « sublime » et en même temps garder ses distances par rapport à une modernité qui va un peu trop loin. Comme on sait, le « philologue » attache la plus grande importance à l’« Ansatzpunkt », ce point de départ ou d’ancrage qui ne peut jamais être une catégorie trop générale : le »baroque », « le romantisme », « le classicisme », mais doit toujours être un point précis, à partir de l’étude duquel tout peut s’éclairer. C’est ce qu’il explique dans « Philologie der Weltliteratur ». On connaît la méthode développée dans Mimésis : partir d’un texte dont la longueur n’excède généralement pas une page, qui est cité dans sa langue originelle, et à partir duquel l’analyse va se déployer, élargissant les plans à partir du gros plan jusqu’au panoramique. Technique d’exposition qui n’est peut-être pas si éloignée de la méthode benjaminienne de l’exploration du fragment, qui amène Benjamin à penser tout le XIX e siècle européen à partir de Baudelaire et des Passages parisiens, et tout le drame de la disparition de la culture bourgeoise au XX e siècle, sous les coups du fascisme, à partir de lettres rassemblées d’une élite allemande, celle des Deutsche Menschen. Il faut d’ailleurs noter qu’il est vraisemblable qu’Auerbach ait emprunté à ce recueil, reçu à Istanbul en 1937, le principe de composition de Mimésis. 5 Le point de départ de l’article sur Baudelaire ne le cède en rien aux points de départ des différents chapitres de Mimésis. Il s’agit du poème « Spleen », le soixante-deuxième de l’édition de 1857, qui figure dans la section « Spleen et idéal » et qui commence par les vers célèbres : « Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle/ Sur l’esprit gémissant en proie aux lourds ennuis, ». Le poème est très caractéristique de la technique et de la thématique baudelairiennes. « Spleen » : ce mot anglais du XVIII e siècle désigne à la fois une très ancienne affection de l’âme, la mélancolie, et sa forme moderne. Le professeur Walter Busch a d’ailleurs raison de souligner que la mélancolie est chez Baudelaire une forme d’attaque du progrès et de la conception bourgeoise de l’existence, et qu’Auerbach renonce à placer le Spleen dans la continuité de la mélancolie telle que conçue par l’Antiquité et la Renaissance, pour privilégier l’influence de l’acedia médiévale. Le « spleen » baudelairien est, pour Auerbach tel que le lit 5 Voir Anton Jorgensen, Visionary Drama and Scholarly Argument. On the Structure of Erich Auerbach’s Mimesis, Thèse pour le doctorat d’allemand, Université de Copenhague, Institut de Germanistique, 1996. « Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle » 131 Busch, le lieu où coexistent la mélancolie moderne et la profonde tristesse du christianisme médiéval en un insoluble conflit. 6 Le vers initial de Spleen est l’un des plus célèbres du poète. Et le dernier vers contient, comme le fait remarquer Roman Jakobson, 7 le titre même du poème, sous une forme anagrammatique : « crâne, plante, son, noir ». Dans un premier temps, Erich Auerbach se livre à une analyse serrée de la forme du poème. Les alexandrins, le recours aux allégories (l’Espérance, l’Espoir, l’Angoisse), le fait que les cinq strophes ne constituent qu’une seule très longue phrase répartie sur vingt vers : tout cela en fait un « poème sérieux ». Et même, et ce sera tout l’enjeu de l’analyse, un poème marqué du sceau d’un « sublime sombre ». On a envie de demander à Auerbach : qu’est-ce donc qu’un « sublime sombre ? » Il ne s’agit en fait pas d’un oxymore, mais d’une très ancienne tradition, dont Auerbach est l’un des meilleurs spécialistes, et qui se trouve donc réactualisée, en prise directe avec le « malaise dans la civilisation », pour reprendre l’expression de Freud. D’où d’ailleurs, on le verra, la gêne d’Auerbach face à ce corpus. Dans un second temps le critique s’intéresse aux métaphores et aux comparaisons baudelairiennes très nombreuses et singulières, par exemple celle du vers 6 : « l’Espérance, comme une chauve-souris ». Il insiste sur l’implication du lecteur dans « Quand le ciel bas et lourd … » ou dans « Quand la terre est changée en un cachot humide… », « Quand la pluie étalant… ». « Le quand semble perdre sa signification, celle d’une limitation de durée, on commence à douter, avec le poète, qu’un jour ensoleillé puisse jamais revenir. » 8 Cet « effroyable désespéré », comme le désigne Auerbach, n’est pas en soi inconciliable avec le sublime, tel qu’on le trouve dans les œuvres de l’Antiquité ou chez Dante. Mais il introduit aussi une rupture, dont le lecteur moderne ne s’aperçoit pas parce que, précisément, Baudelaire a fondé une autre tradition dans laquelle il baigne désormais. Mais les lecteurs de 1857 ont éprouvé cet « effroi ». Auerbach note le recours à des mots d’apparence ordinaires dans le poème : « la marmite », les « cerveaux », sans doute le premier emploi de ce terme médical en poésie. Les deux premiers vers de la strophe 4 : « Des cloches tout à coup sautent avec furie/ Et lancent vers le ciel un affreux hurlement, » semblent au critique particulièrement violents, et contraires à la « conception traditionnelle de la dignité du sublime ». « De telles alliances de mots ne se trouvent nulle part ailleurs. » Il va jusqu’à voir dans de telles images des préfigurations du surréalisme. En même temps, il fait remarquer que l’enjeu est d’exprimer « la plus amère souffrance » et c’est cette thématique, l’intensité du propos qui renvoie au niveau de style du 6 Walter Busch, « Geschichte und Zeitlichkeit » in Wahrnehmen, Lesen, Deuten, Erich Auerbachs Lektüre der Moderne, hrsg. von W. Busch und G.Pickerodt, Vittorio Klostermann, Frankfurt/ M., 1998, p. 112. 7 Roman Jakobson, Questions de poétique, Paris, le Seuil, 1986, p. 435. 8 FdM, p. 61. Robert Kahn 132 sublime. Niveau de style qui n’est pas incompatible avec ce qu’Auerbach, appelle des « ruptures de style ». A propos de ces vers de l’« Hymne à la Beauté » : « L’amoureux pantelant incliné sur sa belle/ A l’air d’un moribond caressant son tombeau. » il écrit : « Il se trouve que la représentation dégradante de la sensualité, et surtout la mise en rapport femme-péché et désirmort-corruption est une tradition chrétienne qui a toujours existé et qui est apparue particulièrement forte vers la fin du Moyen-Age. » 9 Tout l’effort d’Auerbach consiste donc à intégrer quelque chose de radicalement nouveau dans une rhétorique multi-séculaire. Il considère même que le rythme et les images des derniers vers de « Spleen » sont caractéristiques « du plus haut style ». Un style qui d’ailleurs exclut tout « réalisme » en tant qu’« effort de restitution de la réalité extérieure », mais l’exprime en tant que « puissance de l’évocation ». « Les représentations de la réalité qui y sont évoquées (…) concrétisent de la façon la plus pénétrante un état de fait toujours horrible, une effroyable réalité. 10 Les images baudelairiennes sont donc des images d’une extrême « puissance réaliste ». Auerbach relève aussi le contraste entre le ton élevé du poème et l’absence de toute dignité de l’objet ainsi poétisé. Contraste qui, selon lui, est devenu, après Baudelaire, la règle générale dans la poésie moderne. Et il rappelle l’ancienne règle classique de séparation des niveaux de style : grand, tragique et sublime, moyen, plaisant et doux, bas, ridicule, grotesque. Le XIX e et le XX e siècle ont modifié définitivement cette possibilité de hiérarchisation. Auerbach avait écrit dans Mimésis que Zola, dans Germinal, par exemple dans le chapitre consacré au « bal du Bon- Joyeux : « on cuisait, on se mettait à l’aise, la chair dehors » 11 ne considérait aucunement son art comme un art de « style bas » ou comique », et que « presque chacune de ses lignes révélait un esprit suprêmement sérieux et moral. » 12 Des sujets appartenant semble-t-il thématiquement à la catégorie du bas peuvent désormais être considérés de manière sérieuse, voire tragique. Sont cités ensuite dans l’article Flaubert, Cézanne, Van Gogh. Ajoutons, glanée au hasard d’une lecture, cette phrase de James Whistler, le grand peintre des bas-fonds de Londres, vers 1860 : « Si la beauté était la seule province de l’art, ni les peintres ni les graveurs ne trouveraient de quoi s’occuper dans le flot infâme qui inonde les quais de Londres. » 13 Tout ceci est encore plus vrai des poèmes de Baudelaire, avec leur sens aigu de la provocation et du blasphème. Le poète des Fleurs du Mal, et c’est peut-être l’un des apports essentiels de l’analyse d’Auerbach à cette date, est crédité d’« une profonde sincérité ». Du coup le critique insiste sur sa propre implication de lecteur : « Baudelaire 9 FdM, p. 69. 10 FdM, p. 63. 11 Mimésis, op.cit., p. 502. 12 Ibid., p. 503. 13 Turner, Whistler, Monet, Réunion des Musées nationaux, Paris, 2004, p. 112. « Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle » 133 a chanté en grand style la peur paralysante, la panique causée par le guêpier inextricable de notre existence, par l’effondrement total dans un état si effroyable,-une entreprise au plus haut point honnête mais aussi dangereuse pour la vie » 14 On trouvera dans l’article de nombreuses occurrences de l’adjectif possessif ou du pronom de la première personne du pluriel, or, il est rare que l’adjectif « honnête » apparaisse dans les textes critiques sur l’œuvre de Baudelaire, et l’idée même de « danger pour la vie » semble bien éloignée du « main stream », aussi bien des approches structuralistes que de celles de la socio-critique benjaminienne ou sartrienne. Il y a incontestablement une implication personnelle d’Auerbach dans son objet d’étude, qui se traduit d’ailleurs en cet endroit précis de son texte par un recours à l’allemand pour traduire « Spleen » : « das graue Elend ». A partir de « Mon âme est un tombeau » (in « Le mauvais moine ») Erich Auerbach se livre à un commentaire psychologique, évoque les dépressions de Baudelaire, le manque de régularité de son « genre de vie ». On est bien sûr très éloigné du « texte sans auteur » et au plus près d’une réflexion qui fait actuellement retour sur les rapports si complexes entre « vie » et « œuvre ». Quelques années plus tard, dans l’introduction de Langage littéraire et public dans l’Antiquité latine tardive et au Haut Moyen-Age Erich Auerbach écrira: « Le simple fait que l’œuvre d’un homme est quelque chose qui provient de son existence, que donc tout ce que l’on peut apprendre à propos de sa vie interprète l’œuvre, n’est pas annulé parce que des gens qui n’avaient pas l’expérience nécessaire en ont tiré des conclusions idiotes ». 15 Et l’on aboutit à ce paradoxe de la poésie baudelairienne : « ce qui paralyse et est indigne produit une activité poétique qui semble posséder la plus haute dignité ». 16 Dans la suite du texte c’est l’érotique des Fleurs du Mal qui se trouve examinée, en commençant par le poème XXXV, « Je te donne ces vers afin que si mon nom… ». Selon Auerbach le thème du poème est la dédicace solennelle à une amante, afin qu’elle participe de la gloire future du poète. Curtius dirait qu’il s’agit-là d’un topos, qu’on retrouve chez Horace, Dante, Shakespeare… Mais, au troisième vers, le mot « cervelles » heurte le lecteur et le poème bascule : « le souvenir n’est pas quelque chose de fier ou d’élevé, mais quelque chose de bas qui se trouve asséné au lecteur avec une opiniâtreté perverse, l’ensemble est d’une rare méchanceté ». 17 On pourrait donc dire, en suivant le philologue, que Baudelaire « déconstruit » un topos très ancien, avec un humour grinçant et perfide. Pour Auerbach la rupture-Baudelaire c’est l’introduction du « pervers » ou de « l’abyssal de la sexualité » dans la poésie. Certains des poèmes du cycle de la Présidente semblent certes prôner santé et beauté vitale, mais de fait la destruction et la folie ne sont 14 FdM, p. 64. 15 Erich Auerbach, Le Haut Langage, Paris, Belin, 2004, p. 20. Notre traduction. 16 FdM, p. 65. 17 Ibid., p. 66. Robert Kahn 134 jamais bien loin. Auerbach conclut sur ce point : « On peut donc dire que tous les poèmes des Fleurs du Mal qui ont affaire avec des objets de sensualité érotique sont, soit remplis de disharmonie criarde et accablanteou sont des visions qui invoquent l’étourdissement et l’Ailleurs absolu. Presque partout c’est le plus bas, le plus avilissant qui est exprimé le plus fortement. » 18 Auerbach note que cette représentation dégradante de la sensualité, que l’équation femme-péché et désir-mort-corruption est à replacer dans la tradition chrétienne, il évoque donc le problème bien connu du rapport de Baudelaire au christianisme et à la tradition mystique. Son analyse très nuancée fait ressortir les points suivants : le poète ne cherche pas la grâce ou le salut éternel mais le rien, le Néant. Il n’y a d’ailleurs aucune place dans le recueil pour le Christ en tant que « la pierre angulaire de l’histoire mondiale et la source de toute espérance. » Et il est un fait que Baudelaire maintient jusqu’au bout le péché d’orgueil. A ce point Erich Auerbach précise que la question qui l’intéresse n’est pas, comme pour les critiques catholiques, le salut de l’âme de l’individu Baudelaire, mais l’œuvre de désespoir que sont les Fleurs du Mal. Et il cite la réflexion de Sartre : « Jean-Paul Sartre a excellemment montré comment l’homme-Baudelaire s’était lui-même frayé un chemin sans issue et comment il avait lui-même muré tout retour en arrière. » 19 Le lien est ainsi fait avec l’analyse de Walter Benjamin dans Charles Baudelaire, un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, car l’auteur de Mimésis explique lui aussi que Baudelaire ne peut guère être pensé en dehors d’une époque qu’il révèle à elle-même. « Il est important de constater, pour ce qu’il en est de la détermination de la situation historique des Fleurs du Mal, qu’un être humain pouvait arriver précisément au milieu du XIX e siècle à avoir une telle structure interne et une telle biographie, et que c’est justement à cette époque qu’un homme de cette sorte parvint à une pleine expression, et qu’ainsi il exposa quelque chose de caché à cette époque, et que beaucoup, grâce à lui, découvrirent peu à peu. Les époques se préparent leurs possibles représentants, elles les sélectionnent, les forment, les poussent en pleine lumière et elles se révèlent en eux. » 20 L’article s’achève par une analyse de « La Mort des Artistes », dont Auerbach rappelle qu’elle clôturait la première édition du recueil. Il s’agit d’un poème qui est absolument irréconciliable avec la tradition. La quête mystique est ridiculisée par Baudelaire, traitée « d’infernal désir ». Le seul espoir est donc la Mort, qui, au rebours de toute la tradition, exclut toute forme d’accomplissement dans la transcendance. La grande réussite de Baudelaire pour son exégète consiste donc à avoir mélangé le bas et le méprisa- 18 Ibid., p. 68. 19 Ibid., p. 70. 20 Ibid., p. 70-71. « Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle » 135 ble avec le sublime. Il relève aussi, à la suite d’autres critiques, que c’est Baudelaire qui a introduit dans la poésie des « assemblages surprenants et apparemment incohérents », développant une « puissance visionnaire capitale pour la poésie ultérieure. » Auerbach va jusqu’à écrire que Les Fleurs du Mal ont développé une « figure humaine » aussi lourde de signification pour « la destruction ou la transformation de la tradition européenne » que celle « d’Ivan Karamazov. » 21 Il considère que « rien de ce qui fait la littérature moderne et pas seulement la poésie lyrique moderne, n’est concevable sans Les Fleurs du Mal » et il cite Gide, Proust, Joyce, Thomas Mann, aussi bien que Rimbaud, Mallarmé, Rilke ou Eliot. Mais, in fine, Auerbach nous livre un paradoxe : au fond, ceux qui ont le mieux compris Les Fleurs du Mal sont les détracteurs de Baudelaire, ces critiques qui « ont rejeté énergiquement le livre ». Car eux, au moins, l’ont pris au sérieux. « Une œuvre qui exprime de l’effroyable est mieux comprise par ceux qui ressentent cet effroi dans leurs os, même s’ils sont furieux, que par ceux qui n’expriment que leur ravissement devant la perfection artistique. » 22 Il est plus que vraisemblable qu’Auerbach, sans le dire ouvertement, se reconnaissait comme l’un d’eux, qu’il respectait une œuvre immense que pourtant il n’aimait pas. C’est ce dont témoigne un critique qui a assisté au séminaire Gauss de Princeton en 1949. 23 Alors, serait-on tenté de demander, pourquoi lui consacrer un article important ? En fait il s’agit pour l’auteur de Mimésis de compléter son enquête sur la représentation de la réalité dans la littérature occidentale, et de montrer que l’œuvre de Baudelaire est à la fois fondatrice, en rupture avec toute la poésie européenne antérieure, y compris celle des Romantiques, mais aussi qu’elle s’inscrit dans une double tradition, celle de Dante, cité en conclusion de l’article, et celle du sublime. Comme celle de Zola ou des Goncourt, l’œuvre de Baudelaire, qui s’inspire d’un quotidien urbain, accède au plus haut style, au sublime, grâce à l’utilisation de moyens rhétoriques et parce qu’elle exprime un désespoir existentiel. Ce désespoir a quelque chose d’effrayant pour Auerbach, lui qui avoue préférer, pour son propre plaisir de lecture, les romans de Goethe ou de Fontane. 24 Cette réticence devant l’œuvre d’un poète dont il reconnaît la grandeur est à mettre en rapport avec l’attitude pour le moins réservée d’Auerbach devant l’Ulyssses de Joyce, qu’il situe dans la mouvance baudelairienne et qu’il n’évoque qu’en passant dans le dernier chapitre de Mimésis. On est aussi un peu surpris de constater que le grand spécialiste de ce genre littéraire qu’est 21 On sait qu’Auerbach n’a pas évoqué dans Mimésis le roman russe, faute de pouvoir le lire dans le texte original. 22 FdM., p. 73. 23 Voir l’article de Geoffrey Greene « Auerbach and the ‘Inner Dream’ of Transcendence », in Literary History and the Challenge of Philology, éd. par Seth Lerer, Stanford, Stanford University Press, 1996, p. 222-223. 24 Voir « Epilegomena zu Mimesis » in Po&sie n° 97, 3 e trimestre 2001. Robert Kahn 136 « l’adresse au lecteur », qu’il a si minutieusement étudiée chez Dante, n’accorde qu’une mention très rapide, dans Langage littéraire et public… à la tonitruante formule liminaire « Hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère ! ». A la différence de son ami Walter Benjamin, Auerbach n’évoque que peu l’aspect « sociologique » de l’œuvre. Pas de remarques sur le dandy, le flâneur, l’homme des foules, catégories si importantes pour l’explorateur des « Passages » parisiens. Mais cet article montre un critique soucieux de comprendre la rupture instaurée par les Fleurs du Mal, en quoi il s’oppose à son collègue Curtius, qui a toujours privilégié la persistance de la tradition. C’est peut-être ce qui donne à Auerbach sa « puissance d’action dans le temps présent ». 25 Il faut constater que l’auteur de Mimésis est encore aujourd’hui lu et commenté par des critiques et chercheurs venant d’horizons très différents, comme Edward Saïd 26 ou Carlo Ginzburg. En son temps, l’article sur Les Fleurs du Mal avait fait date, puisque le grand romaniste Henri Peyre, collègue d’Auerbach à Yale, l’avait inclus dans un recueil de textes critiques, au côté de contributions dues à Paul Valéry, Henri Peyre, François Mauriac, Charles du Bos, Etienne Gilson, Pier Maria Pasinetti, John Middleton Murry, Georges Poulet, Jean Prévost, et Marcel Proust, bien sûr. 25 Formule du poète et critique Jean-Patrice Courtois. 26 Qui a traduit en anglais « Philologie de la littérature mondiale ». Christoph König Le français de Paul Valéry dans les poèmes tardifs en allemand de Rilke Rainer Maria Rilke composa dans un temps très réduit, en quelques jours seulement au mois de février 1922, un cycle double de 55 poèmes qu’il intitula Les sonnets à Orphée. Le titre exprime une dédicace. Les sonnets s’adressent « à » Orphée, figure centrale de la tradition poétique antique, mystique et orphique. Et Rilke insère une seconde dédicace aux sonnets. Ils portent le titre « Ecrit en manière de tombeau / à Wera Ouckama Knoop ». Rilke évoque ici Wera, une jeune danseuse morte à dix-neuf ans. Tous deux, la danseuse et Orphée se rencontrent dans l’avant-dernier sonnet que je voudrais présenter en allemand et dans une traduction française : 1 XXVIII O komm und geh. Du, fast noch Kind, ergänze für einen Augenblick die Tanzfigur zum reinen Sternbild einer jener Tänze, darin wir die dumpf ordnende Natur vergänglich übertreffen. Denn sie regte sich völlig hörend nur, da Orpheus sang. Du warst noch die von damals her Bewegte und leicht befremdet, wenn ein Baum sich lang besann, mit dir nach dem Gehör zu gehen. Du wußtest noch die Stelle, wo die Leier sich tönend hob - ; die unerhörte Mitte. Für sie versuchtest du die schönen Schritte und hofftest, einmal zu der heilen Feier des Freundes Gang und Antlitz hinzudrehn. 1 Rainer Maria Rilke, Duineser Elegien/ Die Sonette an Orpheus, ed. Wolfram Groddeck, Stuttgart, Reclam, 1997, 108. Le sonnet II. 28 est traduit de l’allemand par Christoph König en collaboration avec Jean Bollack. Christoph König 138 XXVIII Ô viens et va, toi, presque enfant encore: cette figure de danse complète-la pour un instant en pure constellation, fais-en l’une de ces danses, où nous l’emportons, éphémères, sur l’ordre obtus de la nature. Car elle ne s’est mue, pleinement, ouïe, que lorsque Orphée chantait. Tu étais encore cette créature, emportée alors, et légèrement étonnée quand un arbre, prit son temps pour se décider à suivre l’écoute avec toi. Tu savais encore quel était l’endroit où la lyre, s’est dressée sonore - : ce milieu inouï. Pour lui tu tentais les plus beaux de tes pas, en espérant qu’une fois tu tournerais ta démarche et ton visage vers la sainte fête de l’ami. Une faute de grammaire (« einer jener Tänze », II.28) La construction du génitif « einer jener Tänze » dans la phrase « Du, [...] ergänze [...] die Tanzfigur zum reinen Sternbild einer jener Tänze, darin [...] » (V. 1-4) est erronée d’un point de vue grammatical. L’article indéfini porte le genre féminin au génitif et non le masculin de « Tanzes ». Les éditeurs et les commentateurs ont réagi à cette erreur de différentes manières. Ernst Zinn - en qualité d’éditeur philologue - ne modifie pas le texte qui lui a été transmis, mais il précise - en tant que commentateur - qu’il s’agit « à l’évidence d’une erreur de langage ». 2 Son édition conservera l’ambigüité et renoncera à conjecturer sur ce point, ce qu’au contraire Hermann Mörchen entreprendra dans son interprétation de tous les poèmes du cycle des sonnets (non sans critiquer le choix éditorial de Zinn). Dans son interprétation, Mörchen part de la formulation grammaticalement correcte « eines jener Tänze ». 3 Mais, somme toute, quelle est la signification de la grammaire dans l’interprétation du sonnet ? Zinn et Mörchen sont tous deux convaincus qu’elle est incontournable. Ce qui, toutefois, peut paraître contestable au regard de l’histoire de l’interprétation de ce passage. Le point de vue contraire, lui, se réfère à la théorie et non à la pratique correcte du langage. Les tenants de cette position rétrogradent la grammaire d’un point de vue théorique, voire, la tienne pour insignifiante, comme c’est le cas de Wolfram Groddeck. Sa théorie donne la priorité aux sons. Le mauvais emploi du gé- 2 Rainer Maria Rilke, Sämtliche Werke, tome I, ed. Ernst Zinn, Wiesbaden, Insel, 1955, 790. 3 Cf. Hermann Mörchen, Rilkes Sonette an Orpheus, Stuttgart, Kohlhammer, 1958, 488. Le français de Paul Valéry dans les poèmes tardifs en allemand de Rilke 139 nitif n’est donc pas ici un sujet de contrariété puisque Groddeck dissocie la grammaire de la syntaxe (plus libre). Afin que de l’erreur puisse émerger le juste, une rectification par l’éditeur est donc exclue. Groddeck argumente ainsi son point de vue : « une telle intervention syntaxique et phonétique au simple motif de l’exactitude grammaticale ne serait guère justifiée. » 4 Le poète crée véritablement du sens au moyen de la syntaxe - celle-ci fait partie de sa créativité. Mais en même temps, il s’expose aux dures lois de la grammaire. On parlera plutôt de structures syntaxiques et de leur emploi souvent audacieux. 5 Aucun moyen poétique ne détient une plus grande autorité que la syntaxe. Ce passage des Sonnets à Orphée reste malgré tout un sujet de contrariété. Il est pourtant tout à fait possible d’interpréter l’erreur elle-même, au lieu de confirmer l’état de la connaissance par la correction - qu’elle soit pratique ou théorique. L’attitude philologique « conservatrice » et protectrice ouvre de nouveaux horizons. En effet, un ensemble de règles poétiques voit le jour de manière tout à fait inopinée et précisément à partir de cette faute ; une virtualité linguistique se révèle, pour laquelle a opté une autorité libre (‚Rilke’). Le genre au génitif arrêté par Rilke dans « einer (jener Tänze) » se réfère, selon ma thèse, au terme français « danse ». Ainsi, cette construction qui procède chez Rilke d’un usage personnel de la langue française et qui imprègne l’ensemble des Sonnets à Orphée suit donc des règles. Sur ce point on ne peut que prendre au mot l’éditeur Zinn, lorsqu’il parle, non pas d’une erreur d’orthographe, d’écriture mais de langue, de « Sprachversehen ». La faculté de juger réfléchissante Mon objectif consiste à reconstituer le français présent dans les poèmes allemands tardifs de Rilke. 6 Par cela, deux choses pourraient être sous-entendues que je souhaite avant tout exclure. Lorsque je parle d’un substrat français, exerçant une influence en tant que langue sur la production allemande, je me heurte à la difficulté de spéculer sur une influence excédant le poème. Cet objet serait démesuré. A l’inverse, si je parle d’expressions françaises (disparues) déjà présentes individuellement, je m’engage dans des conjectures philologiques, dont l’objectif traditionnel est de combler les lacunes de notre héritage écrit. Dans la mesure où on a affaire, dans le cas présent, à des 4 Rainer Maria Rilke, Duineser Elegien/ Die Sonette an Orpheus, ed. Wolfram Groddeck, Stuttgart, Reclam, 1997, 126. 5 Cf. Jean Bollack, Sens contre sens. Comment lit-on ? Entretiens avec Patrick Llored, Genouilleux, La passe du vent, 2000, 81-85. 6 Dorothea Lauterbach, « Kontakte und Kontexte : Frankreich », dans : Manfred Engel (ed.), Rilke-Handbuch. Leben - Werk - Wirkung, Stuttgart, Metzler, 2004, 74 : « Ob und inwiefern das Französische auch indirekt in R.s lyrische Sprache hineingewirkt hat, wurde in der Forschung noch nicht untersucht. » Christoph König 140 objets esthétiques littéraires dont la conception est particulière, il n’est guère possible d’en déduire les passages manquants. 7 La philologie du XIX e siècle qui s’est repue de conjectures a tenté par ce moyen de déclarer caduques les principes herméneutiques fondés sur la Critique du jugement de Kant. Elle s’attache avant tout à établir une distinction à l’intérieur même de la faculté de juger. Kant définit dans sa Troisième Critique de manière générale la faculté de juger comme la capacité, « de penser le particulier comme compris sous l’universel ». 8 Par la suite, il différenciera néanmoins la faculté de juger déterminante de la faculté de juger réfléchissante. Tandis que la première définit le particulier sur un universel donné ou « concept » (d’après une règle, un principe et une loi) et peut ainsi déduire, la faculté de juger réfléchissante se consacre à un objet, et tente de découvrir une « finalité » (‚Zweckmäßigkeit’) dans la diversité de ses lois empiriques. Ainsi, la faculté de juger réfléchissante est seule à même d’apprécier l’œuvre d’art à sa juste valeur. La finalité est toujours le principe transcendantal d’une œuvre d’art - son concept variable. « La faculté de juger réfléchissante ne peut que se donner à elle-même comme loi un tel principe transcendantal, sans pouvoir l’emprunter ailleurs [...] » 9 Pour déterminer cette loi on ne peut faire abstraction d’aucun aspect dans l’œuvre. Si l’un d’eux fait défaut, le principe en est modifié et il s’avère alors impossible d’en reconstruire les éléments particuliers manquants. La nécessité propre d’un passage n’est donc accessible que dans la connaissance même de ce passage. Comment est-il possible dès lors de déterminer l’influence de la langue française - entendue comme hypothétique - dans les poèmes allemand de Rilke ? La réponse à cette question a pour base la réinterprétation de ce que la critique littéraire désigne par « contexte », comme les « éléments » absents. Il ne s’agit donc pas d’une langue dans son ensemble. Elle représente une potentialité évidente de l’acte humain que constitue l’acte poétique. Et Rilke s’est déjà prononcé - avec l’allemand - pour une potentialité bien précise. L’une ne se laisse pas substituer à l’autre. Il est bien plutôt question, donc, d’un rapport spécifique au langage. Il est utile de supposer que dans la production poétique, les décisions particulières s’élaborent sur la base d’une réflexivité médiane, des expressions idiomatiques redevables à un empiètement évident de l’auteur. Mais elles n’ont pas, pourtant, la précision d’un outil qui permettrait en conjecturant de présumer des aspects inaccessibles d’un texte. Ce qui se laisse appréhender comme forme individuelle avant que l’œuvre d’art ne se ré- 7 Cf. Bremer et. al. (eds.), Konjektur und Crux. Zur Methodenpolitik der Philologie, Göttingen, Wallstein, 2010. 8 Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, Ak V, 180, trad. Philonenko, Paris, Vrin, 2000, 40. 9 Ibid. Le français de Paul Valéry dans les poèmes tardifs en allemand de Rilke 141 alise, sont des aspects qui, non seulement (a) sont suffisamment généraux pour fonctionner comme des règles et générer des options à l’intérieur desquelles l’auteur peut actualiser, mais (b) qui présentent aussi un contour (audelà du langage), dessiné par l’auteur. Ce dernier peut ainsi les ériger en règles, à l’intérieur desquelles il crée le particulier. Cette réflexivité médiane ne correspond ni à un langage entier ni à une expression particulière, mais à un dispositif de règles, qui seront employées par la suite de manière individuelle - des usages de la langue donc, qui affinent le langage du poète. Ce dispositif, véritablement « pré-pensé », qu’il soit en allemand ou en français, est contrôlé selon la finalité de l’œuvre - qui devient ainsi méthodiquement accessible. Les règles peuvent être établies dans le cadre de la grammaire, mais elles peuvent également relever de la prosodie et du genre. Armé de ces règles, on peut dès lors s’avancer sur le terrain poétique. Ceci requiert une application spécifique de la syntaxe, ou un vocabulaire particulier, qui sera développé au moyen de la syntaxe et de la composition (c’est ainsi que Rilke traduit les poèmes de Valéry, comme je le montrerai par la suite). Les décisions prosodiques en font partie également : elles se servent des différentes règles dans chaque langue, entre l’allemand et le français par exemple, relatives à l’accent ou aux syllabes. Concernant ces règles et ces usages secondaires, il s’agit pour moi de découvrir avant tout comment, en tant que matériel qui sera ensuite inévitablement soumis au régime d’une œuvre unique, ces règles peuvent être schématisées. Les deux options, que j’ai exclues isolément, (a) un substrat linguistique - comme concept - à reconstruire ou (b) une forme particulière de la langue, peuvent se combiner et permettre, lorsqu’on parvient à la déceler, l’existence, à l’intérieur même de la langue, d’une sorte de coutume en tant qu’emploi individuel. Il s’agit du « langage poétique » (‚Dichtersprache’). C’est pourquoi le travail d’interprétation consiste à partir du résultat et à le comprendre à chaque fois comme une actualisation contraignante et inévitable du langage poétique. Ce qui pour notre propos revient à comprendre la positivité des poèmes dans un emploi poétique de la langue française (et de ses « règles »), - dans la mesure où ces formes de langage relèvent de cette positivité. Il pourrait s’agir de premiers degrés rhétoriques, ou de la langue française employée par le Rilke locuteur, ou encore du langage poétique d’autres poètes. Concrètement, il s’agit d’aborder la question suivante : quel est le sens de « Tanzes » dans le poème, qui - trahi par une faute de grammaire - intègre le terme « danse » et toutes les traditions qui lui sont attachées ? Christoph König 142 Comment le particulier se fait-il universel ? ( L’amateur de poèmes de Paul Valéry) Le langage poétique est restituable par son seul emploi, c’est à dire par les décisions particulières du poète, à l’intérieur d’un système idiomatique. S’il n’est pas restituable grâce aux décisions du poète qui en fait usage, la lecture de l’interprète devient prépondérante. Cette lecture part des problèmes de compréhension qu’il rencontre. Le cas de Valéry présente une remarquable non-coïncidence entre la composition et le sens produit à partir du mouvement continu du texte. Dans ses écrits poétiques Valéry explique qu’il ne souhaitait pas quitter le matériel, la forme, c’est-à-dire la « composition ». En même temps, l’inéluctable sens de l’œuvre poétique (on a ici affaire aux langages et aux significations des mots que Günther Buck 10 nomme apophatisme) est attribuable au matériel. Pour en revenir aux problèmes de compréhension : la lecture peut, certes, suivre les décisions syntaxiques successives, mais chez Valéry, elle se trouve en fin de parcours en face d’une image dont la composition oscille, refusant de correspondre aux prétentions de la forme (articulées par les rimes, la versification, les structures lexicales, les genres, comme les dialogues platoniciens de Valéry, par exemple). Le sens (y compris celui, réel, de la composition) nait du mouvement continu ; c’est par ce dernier que l’on pourra appréhender les décisions poétiques singulières qui produisent également le langage poétique, envisagé comme une réflexion médiane, et dont Rilke se saisit. Valéry répond à une question centrale de la critique de la connaissance esthétique, celle de savoir comment le lecteur parvient à saisir ce particulier. Comment le lecteur productif qu’est Rilke parvient-il à appréhender parfaitement l’œuvre de Valery au fondement de ses particularités et dans quelle mesure est-il parfaitement évident que Rilke, par son « adaptation » de Valéry, engendre lui-même du particulier ? La réponse de Valery se concentre dans le mouvement. Je voudrais rappeler la distinction qu’effectue Kant entre la faculté de juger déterminante et la faculté de juger réfléchissante. Pour Kant, le concept et les idées ne sont pas en mesure d’expliquer ou de construire l’individuel. Cela vaut en général aussi pour l’art. Il affirme qu’on ne peut pas s’entendre d’un point de vue conceptuel sur le monde concret. Mais parler de l’« universel » signifie précisément être capable de tomber d’accord sur le particulier. 10 Günther Buck, « Über einige Schwierigkeiten beim Versuch, den Cimetière marin zu interpretieren », dans : Manfred Fuhrmann, Hans Robert Jauß et Wolfhart Pannenberg, Text und Applikation. Theologie, Jurisprudenz und Literaturwissenschaft im hermeneutischen Gespräch, München 1981 (Poetik und Hermeneutik IX), 273-310. Le français de Paul Valéry dans les poèmes tardifs en allemand de Rilke 143 La compréhension devient néanmoins possible, lorsque les règles de la connaissance, qui sont en elles-mêmes encore générales, sont employées dans la faculté de juger réfléchissante. Cet emploi est aisé à concevoir, puisque les décisions elles-mêmes sont fournies par le texte. L’emploi s’opère dans le temps et le texte se révèle alors comme une suite d’applications rationnelles de règles. Voilà pourquoi de pareilles décisions sont au fondement de la rationalité des œuvres poétiques. Le procédé qui engendre le particulier est donc universel. Valéry prend position sur ce point - qui touche au sens. Il tente de tirer son raisonnement poétique de la forme, de la « pensée poétique ». En conséquence, il fait la distinction entre la raison quotidienne prosaïque et les poèmes. Mais il contredit sa volonté philosophique à libérer le poème du sens et crée à la place un contraire poétique de la composition et du travail consécutif sur le sens, duquel surgissent proprement ses néologismes particuliers. Rilke commente, dans sa pratique de traducteur et de poète, le système de Valéry. Ce dernier a formulé cette problématique dans un court essai intitulé L’amateur de poèmes (1920), le premier texte de Valéry que Rilke avait lu en février 1921 en même temps que Le Cimetière marin ; il traduira essai et poème un mois plus tard, le 14 et 16 mars 1921. Dans L’amateur de poèmes, Valéry distingue les pensées propres, auxquelles il n’attribue aucune force injonctive (« ces figures éphémères » 11 ), de la pensée d’un poème ; à ce propos il écrit : Un poème est une durée, pendant laquelle, lecteur, je respire une loi qui fut préparée ; [...]. Mû par l’écriture fatale [...] je ressens chaque parole dans toute sa force, pour l’avoir indéfiniment attendue. [...]. Je trouve sans effort le langage de ce bonheur ; et je pense, par artifice, une pensée toute certaine, merveilleusement prévoyante, - aux lacunes calculées, sans ténèbres involontaires, dont le mouvement me commande et la quantité me comble : une pensée singulièrement achevée. 12 Le mouvement de la pensée - le processus - est le thème central chez Valéry ; il doit être libre de sens et dégager les exigences de la forme de la composition. Par sa traduction, Rilke en clarifie la position. Dans la phrase de Valéry « pensée toute certaine, merveilleusement prévoyante », il traduit « prévoyante » par « seherischen (Gedanken) » 13 (« (pensées) visionnaires ou prophétiques »). De cette manière il se dégage de l’idée d’une pensée assurée, car artistiquement conçue, et opte pour le sens allemand de « übernatürlich begabt, Verborgenes und vor allem Zukünftiges schauend » 14 (« don surnaturel, de voir le caché et en particulier l’avenir. »). 11 Rainer Maria Rilke, Sämtliche Werke, tome VII, eds. Walter Simon, Karin Wais et Ernst Zinn, Frankfurt am Main et Leipzig, Insel, 1997, 314. 12 Ibid., 314-316. 13 Ibid., 317. 14 Cf. Jacob et Wilhelm Grimm, Deutsches Wörterbuch, tome X.1, Leipzig, Hirzel, 1905, 147. Christoph König 144 Quelle en est l’importance ? Rilke compte sur un sens qui se révèlera dorénavant par la lecture et après elle. Par l’aspect magique du visionnaire, il montre l’espoir de Valéry : au seul moyen du mouvement formel, un effet se produit qui dépasse le savoir prosaïque - un sens mystérieux. Rilke luimême, dans ses vers, soumet cet espoir à une critique (kantienne) et il décide les choses à l’intérieur de la liberté, que Valéry semble créer. Pour l’instant il s’agit de savoir comment Rilke étudie, pour les manier, les tournures idiomatiques de Valéry. Le mieux sera donc de les chercher dans un genre non poétique qui présume de la cohérence entre composition et raisonnement sans avoir à montrer leur finalité dans l’écriture littéraire. C’est la catégorie du dialogue platonicien. Tourbillon de pensées ( L’âme et la danse 15 de Valéry) La conversation de Valéry L’âme et la danse, imaginée par Valéry entre Phèdre et Eryximaque, est conçue sur le modèle du Banquet de Platon. Le dialogue de Valéry gagne un sens décisif dans les Sonnets à Orphée ; Rilke l’a déjà lu début du mois de janvier 1922 et le réécrit du 11 au 26 janvier 1922 pour Merline. Le dialogue, dans sa signification, apparaît comme l’événement déclencheur des poèmes de Rilke, aux côtés de l’Orphée des Métamorphoses d’Ovide et de la lettre de Gertrud Ouckama Knoop, le 1 er janvier 1922, annocant la mort de son enfant, la danseuse Wera. Les événements s’intriquent. La tâche qui s’imposa à Rilke à différentes reprises - par Wera, Valéry et la tradition orphique - était en fin de compte de tirer au clair l’interrogation suivante : que sait une danseuse ? La réponse provisoire, que son savoir serait universel (Valéry proposait également cette réponse) entraînait une deuxième question, que Rilke s’était déjà posé : comment un tel savoir serait-il accessible à l’homme ? Le genre représenté par le dialogue platonicien est l’occasion pour Valéry de combiner le chemin emprunté par les pensées des locuteurs, avec ce qu’ils observent pendant qu’ils parlent. En vertu des rapports scéniques, s’impose une correspondance structurelle des pensées avec la danse. La composition vient soutenir cette fusion symboliste. Dans certains passages centraux, l’argument raisonné est suivi d’un mouvement de la danseuse correspondant. La théorie qui en est au fondement et qui sera formulée par les observateurs de la scène, doit être suffisament abstraite pour permettre de concevoir le lien entre la parole et la danse. C’est une théorie de la métamorphose. 15 Paul Valéry, Œuvres, tome II, ed. Jean Hytier, Paris, Gallimard, 1960, 148-176 ; Rilkes Übersetzung : Sämtliche Werke, tome VII, 434-515 ; dans ce qui suit, les citations allemandes et françaises selon Sämtliche Werke. Le français de Paul Valéry dans les poèmes tardifs en allemand de Rilke 145 Par deux fois, dans la construction du dialogue, la discussion mènera au thème de la danse. Socrate poursuit d’abord une dialectique du « jour » (l’empirisme médical, représenté par Eryximaque) et de la « nuit » (le rêve concupiscent, correspondant à la position de Phèdre) pour arriver au rêve, qu’il définit comme une « femme qui danse » (442) ; la danseuse sera analysée par le renversement d’un argument de Mallarmé. 16 A peine ont-ils parlé, qu’un chœur de danseuses fait son entrée. Une des danseuses se trouve au centre et se fait remarquer : il s’agit de Rhodonia. Phèdre s’exclame enthousiasmé à l’adresse de Socrate : « A peine tu parles, tu engendres ce qu’il faut ! » (442) ; et Socrate joignant sa voix à celle des autres : « Par les dieux, les claires danseuses ! ... Quelle vive et gracieuse introduction des plus parfaites pensées ! » (444). La danse est révélée comme un rêve (non freudien) de la raison (v. 452 et suivants) : « Rêve, rêve, mais rêve tout pénétré de symétries, tout ordre, tout actes et séquences ! » (452). Lorsque par la suite - au second tournant - la danseuse étoile Athikté entre en scène, trois positions se précisent dans la conversation entre les compagnons qui commentent les événements. Phèdre perçoit la lascivité d’Athikté qui éveille son désir ; Eryximaque, le médecin, ne voit en face de lui qu’un organisme, dont la logique est à saisir d’un point de vue médical ; et Socrate conçoit la danse comme une discussion, composée d’une alternance de questions et de réponses. Dans un second temps, les locuteurs tentent de tirer des conclusions générales de leurs observations, et c’est ainsi qu’ils en viennent à s’interroger sur ce qu’est la danse en tant que telle. Pour le médecin, elle n’est que corporelle et ne représente rien ; Phèdre croit découvrir dans chacune des figures abstraites l’expression de la nature des choses, dans la mesure où cette nature présente des affinités avec la forme (comme le serait par exemple l’amour de la danse, un va-et-vient entre complicité et rejet, et de la même manière, il pense à la mer, à la vie et aux pensées elles-mêmes) ; Socrate développe son raisonnement en s’appuyant sur les réflexions de ses compagnons : la danse n’est ni dépourvue de sens, comme le prétend Eryximaque, ni ne possède la vertu d’exprimer quelque chose de précis. Socrate, pour sa part, s’intéresse à la mobilité de la danseuse, et à peine a-t-il formulé son souhait que surgissent les suites de sa pensée, qui visent à trouver comment chacune des représentations concrètes formulées par Phèdre pourraient être anéanties. La danse deviendra - dans une métaphore entièrement liée au temps - une flamme consumant tout, dans la succession des moments. La synthèse de Socrate le souligne : tandis que cette exaltation et cette vibration de la vie, tandis que cette suprématie de la tension, et ce ravissement dans le plus agile que l’on puisse obtenir de soimême, ont les vertus et les puissances de la flamme ; et que les hontes, les ennuis, 16 Stéphane Mallarmé, Ballets, dans : Œuvres complètes, tome II, ed. Bertrand Marchal, Paris, Gallimard, 2003, 171. Christoph König 146 les niaiseries, et les aliments monotones de l’existence s’y consument, faisant briller à nos yeux ce qu’il y a de divin dans une mortelle ? (498) La dialectique de la discussion s’organise autour de la danse qui, prise comme modèle, nous conduit d’une figure à l’autre, jusqu’à ce que la danseuse ne se réduise plus qu’aux seules variations. En définitive, c’est la danse et (secondairement) la pensée qui constitueraient la métamorphose en tant que telle. Dans cette transformation le concret se perd, y compris le raisonnement de Socrate qui, toujours avec distance, parle sur la fin de luimême comme quelqu’un qui se dépasse : « Moi-même, je me sens envahi de forces extraordinaires » (506). La poétique, théorie immanente au texte de la métamorphose censée unir la composition et les pensées, comporte quatre arguments. Le point de départ est (a) la composition de la discussion et de la danse ; (b) le raisonnement ou plus précisément la « syntaxe » se développe dans la composition, c’est-à-dire qu’elle doit parvenir à l’endroit déjà largement déterminé par la composition ; (c) l’objectif du raisonnement est le principe de la composition, c’est-à-dire la direction orchestrée du juxtaposé (la discussion et la danse) : le changement se révèle être ce principe ; c’est pourquoi (d) la danse peut se situer à la fin. Valéry montre (et c’est là l’idée fondamentale de la composition) la danse dans le tourbillon de la discussion. L’événement se comprend ainsi de manière rétroactive. La danse et la pensée constitueraient ensemble le changement ; dans la mesure où la composition est empreinte de trois changements - le revirement des arguments, le déroulement de la danse, la transition entre argument et danse et inversement : « Mais moi, Socrate, la contemplation de la danseuse me fait concevoir bien des choses, et bien des rapports de choses, qui, sur-le-champ, se font ma propre pensée » (476-478) - Valéry cherche à fonder la raison de sa composition. Que la pensée change et la danse se modifie ; les variations de la danse rassemblent dans le changement les pensées contraires. A la question de ses amis, sur ce que représente la danse (ils ont tous deux des avis opposés sur la question), Socrate répond : « Ne sentez-vous pas qu’elle est l’acte pur des métamorphoses ? » (480). Le principe de la métamorphose lui-même est exclu d’une altération mentale et scénique. Valéry aspire à le montrer simplement - justement de manière répétée. Les pensées aboutissent, comme la danse, dans un tourbillon, la rotation de la danseuse sur elle-même. 17 Son tourbillon manifeste le changement accompli par la pensée au moyen de la composition du dialo- 17 Cf. Gerhard Neumann, « ‚Tourbillon’. Wahrnehmungskrise und Poetologie bei Hofmannsthal und Valéry », dans : Etudes germaniques, 53 (1998), n° 2, 397-424 ; Valéry se réfère à l’essai « Ballets » de Mallarmé (1886), cf. la lettre à Louis Séchan (Paul Valéry, Œuvres, tome II, 1407). Le français de Paul Valéry dans les poèmes tardifs en allemand de Rilke 147 gue. La danseuse devient « penseuse ». Son extase gagne les observateurs, qui s’y joignent : Voyez-vous ... Elle tourne ... Un corps, par sa simple force, et par son acte, est assez puissant pour altérer plus profondément la nature des choses que jamais l’esprit dans ses spéculations et dans ses songes n’y parvint. (508). De même que le corps dansant se défait en une variété de figures, la « pensée excitée » se dissoudrait dans la multiplicité et parviendrait à son propre dépassement. Pour Socrate la danse remplace la pensée raisonnable, et ce n’est pas Socrate mais le « savoir » mystique de la danseuse qui aura le dernier mot : « J’étais en toi, ô mouvement, en dehors de toutes les choses ... » (514) ; ce qui correspond à la conception des observateurs : « Eryximaque C’est véritablement pénétrer dans un autre monde ... / Socrate C’est la suprême tentative » (508). Ce que Socrate prononce à la fin (« D’où reviens-tu ? » 514) doit avoir été rendu possible par la composition et aboutir au mouvement de la pensée. Il manque à cette confiance spéculative la nécessité linguistique. Rilke a déjà critiqué cette confiance dans sa traduction de L’âme et la danse. Retransposition des expressions dans le poème Rilke lu et copia le dialogue, puis composa peu après ses sonnets ; même s’il en entreprit la traduction a posteriori, elle n’en demeure pas moins extrêmement révélatrice de la réflexion induite par le dialogue sur le vocabulaire développé dans les sonnets. La traduction du dialogue se distingue de celle d’un poème comme Le Cimetière marin ; dans le poème, le traducteur Rilke interprète la composition et invente à cette fin des expressions, qui seront plausibles dans la succession syntaxique qu’il aura choisie. Dans le dialogue, le rapport entre la composition et le discours est plus libre. Le poète ne s’exprime pas seulement de manière compositionnelle, mais aussi théorique, lorsqu’il précise les termes employés ; Valéry abandonne alors son attitude antiphilosophique. La discussion dans L’âme et la danse conduit Rilke en tant que traducteur à choisir des expressions allemandes qui, dans les Sonnets à Orphée, reviennent avec une intensité remarquable. Non seulement elles s’y répètent à une fréquence étonnante, mais elles sont également proches du terme original en français. Je ne prendrai pour exemple que quelques substantifs du poème « O komm und geh » : « Tanzfigur », « Tänze », « Natur », « Baum », « hinzudrehn », « Schritte », « geh », « Gang » - le sens de tous les termes français correspondants se trouve déjà modifié dans le langage poétique de Valéry ; ensuite Rilke va les transposer en modifiant également leur sens (ceux-ci étant le résultat d’une réflexion médiane entre les langues respectives et les particularités des poèmes). Christoph König 148 Le terme « danse », dans le dialogue de Valéry, s’appuie sur d’autres expressions - structurant ainsi un nouveau champ sémantique entier. En particulier les mots « place » « Stelle », « marche » « Gang », « pas » et « Schritte » entretiennent un rapport précis entre eux. La suite dans la composition est aisément discernable, puisque les amis vont, en effet, d’abord observer les nombreuses danseuses ; l’entrée en scène d’Athikté est imminente. Le lieu autour duquel les danseuses évoluent , ne porte pas de nom ; ce n’est que dans le sonnet de Rilke que le terme « Stelle » se révèlera le lieu authentique d’une danse qui s’intensifie dans un tourbillon. De quoi s’agit-il dans le dialogue de Valéry et de quoi s’agit-il chez Rilke ? Conformément à la relation souhaitée par Valéry entre la pensée et la danse, Eryximaque affirme que cette liaison transporterait « dans les connaissances divines » (452) et que les conditions préalables en seraient « les conversions, les inversions, les diversions inépuisables » (452). Les métamorphoses de la danse se transmettent aux pensées sans cesse changeantes, par lesquelles surgissent ces savoirs divins. Ceci est attribuable à la succession des termes « conversions », « inversions » et « diversions ». La série de mots tourne autour de l’étymon « vers » qui surgit dans la variation des préfixes ; de la même façon, la variation comme fondement de la présence de la syllabe (mis à part le fait qu’elle est le thème des trois expressions) sera exprimée par la même syllabe, en latin « versus » qui signifie « tourner ». Quelle valeur représente-t-elle pour le traducteur ? La langue allemande ne présente pas ce genre de nomenclature interne abstraite. Rilke choisit trois expressions indépendantes les unes des autres d’un point de vue paronymique : « die Verwandlungen, die Umstellungen und die Auflösungen » (453). La méthode de Rilke consiste à commenter consécutivement ces trois mots : Verwandlung sera identifié par Umstellung, et Auflösung comme la conséquence du processus. La dissection du terme Umstellung fait apparaître le terme « Stelle », le lieu où s’accomplit la métamorphose. Le terme « Stelle » lui-même est une expression propre à Rilke (que l’on retrouve dans ses lettres et ses poèmes). Dans le sonnet « O komm und geh » le mot « Stelle » témoigne de l’analyse du traducteur et se joint au verbe « hinzudrehn ». Le lieu « Stelle » est, si l’on interprète le poème, lié au changement. Le verbe français « verser » serait à la base du terme allemand. Le poème se termine sur « hinzudrehn » : l’ordinaire « hindrehn » « arranger » (au sens de « ça, on va y arriver - quelque chose au-delà des règles - ») est donc employé et ennobli. La danseuse qui tournoie sur place (dans son tourbillon) se déplace vers le bon endroit. Au moment où elle entre en scène, Athikté esquisse un simple mouvement dans le cercle. Le terme « Gang », employé par Rilke pour traduire celui de « marche » chez Valéry est, dans le texte, en opposition directe avec l’ordinaire « Schritte » « pas » : « Elle commence, vois-tu bien ? par une marche toute divine : c’est une simple marche circulaire ... Elle commence Le français de Paul Valéry dans les poèmes tardifs en allemand de Rilke 149 par le suprême de son art » (456) ; « Sie beginnt, siehts du’s ? mit einer göttlichen Gangart : einem einfachen Gang im Kreis ... Sie beginnt mit dem Äußersten ihrer Kunst » 457). La marche « Gang » est le fruit du tourbillon qui précède, créé par les danseuses ; l’endroit où il se trouve est le lieu déjà préparé. Les « pas » « Schritte » seront ennoblis par la « marche » « Gang » ; les compagnons en font la remarque : « nos pas nous sont si faciles et si familiers qu’ils n’ont jamais l’honneur d’être considérés en eux-mêmes, et en tant que des actes étranges » (458) ; la précision liée à la confrontation de « marche » « Gang » et « pas » « Schritt », détermine un potentiel linguistique et le restreint. L’opposition entre l’acte corporel conscient et inconscient est au service de cette restriction. Les « Schritte » « pas » de la danseuse sont « schön » « beaux » (v. la correspondance avec « beaux actes », 458, et « schönen Schritte », V. 12) en tant que parties simples de la marche abstraite acquise par le changement, tandis que les « Schritte » « pas » des hommes sont considérés comme obscurs. La danse détrompe la nature confuse : « elle [Athikté] nous apprend ce que nous faisons, montrant clairement à nos âmes, ce que nos corps obscurément accomplissent. » (458) Rilke traduit « obscurément » par « dumpf » (459) et tire ce mot traduit, ainsi que tout le groupe lexical danse-marchepas, (Tanz-Gang-Schritte) dans son poème : « übertreffen » à la ligne « einer jener Tänze, / darin wir die dumpf ordnende Natur / vergänglich übertreffen » signifie la démystification d’une nature et ses affinités avec la danse. L’esthétique est anticlassique, puisque ce n’est pas l’équilibre qui conduit à la perfection mais l’exacerbation. Le sens du mot « vollendet », que Rilke invoque pour caractériser la danseuse, signifie une pureté qui se présente dans l’ultime mouvement artistique. De même en va-t-il pour le terme « einfach ». Rilke emploie « einfach » lorsque Valéry parle de l’« extrême danseuse » puis restitue à nouveau l’expression « vollendete Tänzerin » (449). L’ultime est l’abstraction, qui empreint l’expression de Rilke « Gang » (« une simple marche circulaire ») - et par conséquent les mots « geh », « vergänglich » et « Schritte » qui s’y rapportent. 18 18 Le sens diachronique chez Rilke : le retour de significations passées ; cf. pour la discussion ‚Schläfe’ : Christoph König, « Hysteresis oder die Praxis des Verstehens », dans : Wissenschaftskolleg zu Berlin/ Institute for Advanced Study, Yearbook 2008/ 9 : 112-118 ; cf. Grimm à propos de « gang » : « la marche […] à l’origine on trouve également, et sans doute en tout premier lieu, la notion unique de pas » (Jacob et Wilhelm Grimm, Deutsches Wörterbuch, tome IV.1a, Leipzig, Hirzel, 1878, 1219), et : « l’art de la marche » (Ibid., 1220). Christoph König 150 Commentaire sur le poème Dans ses sonnets, Rilke prolonge le changement lexical de Valéry - par une composition de termes formés à la faveur de sa traduction. Dans une sorte de mouvement inverse, il leur confère un sens nouveau à valeur idiomatique. A la base, se trouve un nouveau système de références des idées, que la question philosophique souhaite, non pas résoudre dans un saut (dans une figure de danse), mais considérer avec plus de gravité et développer à partir de là un plus grand scepticisme. Rilke refuse l’idée que la danse conduise, au-delà d’elle-même, à une immédiateté transcendentale. Il remplace la mise en scène de la danse agissant sur les idées et le langage, par la tentative d’analyse historique telle que, justement, Valéry la présente. L’objet de son analyse est de comprendre les conditions dans lesquelles la danse peut atteindre ce que Valéry avance. Et la réponse étant négative, quelles sont les conditions qui rendraient cette affirmation possible ? La distance maintenue par Rilke, est abandonnée chez Valéry - la composition succombe au principe raisonné du dialogue socratique, en vertu duquel l’objet du discours (la danse) contamine le discours. La distance établie par Rilke sera érigée en principe dans ses Sonnets à Orphée - qui analysent plutôt qu’ils ne mettent en scène. Lequel d’entre eux est plus rationnel, Valéry (comme l’admettent unanimement les chercheurs) ou Rilke ? La logique syntaxique de la phrase, qui contient l’erreur de grammaire : « ergänze / [...] die Tanzfigur / zum reinen Sternbild einer jener Tänze, / darin wir die dumpf ordnende Natur / vergänglich übertreffen » (V. 1-5) signifie précisément ceci : la danseuse ne doit pas représenter la danse, mais créer un concept transcendantal (« Sternbild » « constellation céleste », relève du plus haut degré d’abstraction). L’origine remonte à la danse dans le texte de Valéry (il est « einer jener Tänze » / une de ces danses) - que Rilke cherche à comprendre jusque dans son esprit. Dans sa réponse aux tournures idiomatiques de Valéry sur la danse, Rilke acquiert une sémantique qui lui sera propre. Il part de « la danse » pour arriver à « dem Tanz ». La danse devient une forme artistique, par laquelle le chant d’Orphée se fait entendre ; le sonnet dans son ensemble rappelle un événement historique et reconstruit les conditions nécessaires de façon à permettre le retour d’un tel événement. La tentative qui a échoué (d’être près d’Orphée) (« Du wußtest noch die Stelle [...] », V. 10) doit être à nouveau entreprise. La première ligne en formule les - impossibles - conditions : la danseuse doit venir et danser/ partir à nouveau ; elle est passée de la mort à la vie et va (c’est-à-dire « danse ») de telle sorte qu’elle disparaît à nouveau « verginge » (ce que signifie également « geh »). Le pouvoir acoustique (le chant d’Orphée) de la danse est la condition préalable d’une créativité qu’il n’est toutefois plus possible de concevoir. Le terme « Tanz », Le français de Paul Valéry dans les poèmes tardifs en allemand de Rilke 151 « danse » a fait siennes les relations entre la mort, la vie et le pouvoir d’autres formes artistiques (acoustiques). Il est devenu un mot Rilkéen allemand. (Traduction : Svetlana Tamitegama) Thierry Roger Hugo Friedrich lecteur de la poésie française du XIX e siècle Si l’on accepte de voir dans tout grand critique, comme le défendait le nietzschéen Remy de Gourmont, un « créateur de valeurs », 1 on ne saurait dénier cette qualité au romaniste allemand Hugo Friedrich, dont l’effort de synthèse à la fois historique et transhistorique, a permis de créer la catégorie « poésie moderne ». On sait que son essai désormais fameux, publié en Allemagne en 1956 (Die Struktur der modernen Lyrik, Hamburg, Rowohlt), puis traduit en France en 1976 par Michel-François Demet, sous le titre Structures de la poésie moderne, 2 a pu constituer un « paradigme de lecture » 3 fondamental pour quiconque entendrait décrire la poésie européenne héritée de Baudelaire, ou situer une poésie plus contemporaine, postérieure à la Seconde Guerre mondiale. Cependant, comme le note fort justement Jean- Claude Pinson, qui a tenté pour son compte d’élaborer dans ses essais une analyse de la « ‘structure’ de la poésie contemporaine », 4 on ne peut que signaler le caractère a priori daté d’une étude dont le corpus couvrait la période 1850-1950. Notre moment poétique est celui d’une « mutation, par laquelle la poésie sortirait, non du moderne lui-même, mais d’un régime strictement moderne », pour « échapper, en partie, à l’hégémonique empreinte du canon moderniste, ne pouvant plus du coup être adéquatement décrite à la lumière de cette ‘structure de la poésie moderne’ définie il 1 R. de Gourmont, « Sainte-Beuve créateur de valeurs » (1904), Promenades philosophiques, 1 ère série, in La Culture des idées, Paris, Robert Laffont, 2008, p. 534. 2 L’ouvrage fit l’objet d’une réédition en 1999 sous le titre plus fidèle de Structure de la poésie moderne (Le Livre de Poche), sans autre révision de la traduction. Nous renvoyons ici à cette dernière édition. 3 R. Colombat, « Hugo Friedrich ou les incertitudes de la modernité », Revue d’Allemagne », 1984, t. XVI, n° 4, p. 591. Précisons que nous sommes très redevable de cet article stimulant et méticuleux, même si nous ne partageons pas toutes les conclusions formulées par son auteur. Colombat s’intéresse à la réception allemande du livre de Friedrich ; nous allons dans ces pages évoquer à l’inverse la réception française de cette thèse. 4 J. Cl. Pinson, Sentimentale et naïve. Nouveaux essais sur la poésie contemporaine, Champ Vallon, 2001, p. 131. Nous n’entrerons pas ici dans une discussion des thèses du philosophe de l’art qui, s’il montre que tout un pan de la « poésie contemporaine » ne relève plus du paradigme élaboré par Friedrich, souscrit plus ou moins malgré lui à un tel paradigme en l’appliquant à Rimbaud ou à Mallarmé, ce qui semble difficile aujourd’hui au vu du nouvel éclairage dont bénéficient ces œuvres poétiques. Thierry Roger 154 y a bientôt cinquante ans par Hugo Friedrich ». 5 Simultanément, et dans une tout autre perspective, Antoine Compagnon, traquant en 1990 les « Cinq paradoxes de la modernité », faisait de Friedrich un contre-paradigme. Structure de la poésie moderne, livre dont on concédait que l’influence en France avait été « importante », 6 sans en dire davantage, devenait l’emblème de ces grands « récits orthodoxes » 7 fondés sur des « généralisations sociologiques grossières » 8 - le poète fuyant la réalité - et enfoncés aveuglément dans les misères d’un « historicisme génétique », 9 conduisant à voir le « futur » (Mallarmé et Rimbaud) comme un accomplissement linéaire et dialectique d’un « passé » (Baudelaire). Mais cette entreprise de déconstruction cautionnée par Paul de Man, et située dans le sillage d’une « histoire à rebrousse-poil » inspirée de Walter Benjamin, qui reprochait à la « tradition moderne » d’être une « trahison moderne » méconnaissant l’un des côtés de la modernité baudelairienne, aussi nécessaire et stimulante soit-elle, reposait elle aussi en partie sur ce qu’elle dénonçait, à savoir une forme de réductionnisme. Simplifiée à l’extrême, la thèse de Friedrich devenait une thèse formaliste, lue à travers la grille de « l’intransitivité » littéraire, et condensée dans l’idée de « jeu autonome par rapport à la référence ». 10 On oubliait, à travers ce métarécit orthodoxe, que cette langue créait un monde, une « irréalité sensible », comme le répétait l’essai du romaniste allemand, que l’on avait trop vite écarté de la vision heideggerienne de la poésie, dont il est pourtant l’exact contemporain, et avec laquelle il dialogue. 11 Deux questions s’imposent alors à nous, loin de toute offensive polémique. Quelles furent les conditions de possibilité historiques et théoriques de cette thèse formulée en 1956 ? Que reste-il aujourd’hui du livre de Fried- 5 J. Cl. Pinson, Sentimentale et naïve. op. cit., p. 130. 6 A. Compagnon, Les Cinq Paradoxes de la modernité, Paris, Seuil, 1990, p. 58. 7 Pour l’analyse de l’essai de Friedrich, voir Les Cinq Paradoxes de la modernité, op. cit., p. 58-69. Nous remercions Michel Murat de nous avoir rappelé ce passage. 8 Ibid., p. 60. 9 Ibid., p. 65. 10 Ibid., p. 58. 11 A. Compagnon écrit en effet : « si De Man a corrigé Friedrich avec tant de perspicacité, n’est-ce pas qu’il lisait le devenir de la poésie moderne en fonction de Heidegger ? », ibid., p. 65. Il s’agit là d’un sujet évidemment complexe, qui mériterait à lui seul un long développement, surtout depuis que F. R. Hausmann a révélé en 2009 la correspondance entre Friedrich et Heidegger, échelonnée de 1937 à 1975 (Heideggerjahrbuch4, p. 89-139). Celle-ci comprend en particulier des lettres évoquant l’essai de 1956, centrées principalement sur la discussion des analyses relatives à l’oeuvre de Mallarmé, que le philosophe lit dès 1947 par l’entremise de Jean Beauffret… Nous renvoyons à son article, qui mériterait d’être connu en France, et qui va ouvrir de nouveaux chantiers aux mallarmistes : « Martin Heidegger, Hugo Friedrich und Stéphane Mallarmé », Romanistische Zeitschrift für Literaturgeschichte, 30, 3-4, 2006, p. 377-394. Nous remercions F. R. Hausmann de nous avoir indiqué cette référence, comme pour les réponses qu’il a bien voulu apporter à nos questions. Hugo Friedrich lecteur de la poésie française du XIX e siècle 155 rich ? Pour répondre de manière trop hâtive et trop partielle à ces questions, nous entendons resituer l’essai dans un espace épistémique, comme dans un moment historique du discours appliqué à la littérature, après avoir résumé son contenu. Commençons par dire que notre travail ne se hissera pas à la hauteur de cet essai, que nous n’avons pu lire que dans sa traduction. Par ailleurs, il faut indiquer tout ce que cette présentation aura de lacunaire, au vu de ce qu’il aurait fallu accomplir pour apprécier cette thèse à sa juste valeur : un état présent des études baudelairiennes, rimbaldiennes et mallarméennes aussi bien en France qu’en Allemagne ; un panorama des différentes médiations qui ont contribué à façonner une certaine image de Baudelaire, de Rimbaud et de Mallarmé dans les lettres allemandes, comme dans la critique savante allemande, entre 1850 et 1950. Il y a ainsi tout un chantier comparatiste intitulé « Baudelaire et l’Allemagne », « Rimbaud et l’Allemagne », « Mallarmé et l’Allemagne », certes en partie déjà engagé, 12 mais dont il nous faudrait, pour chaque poète, une vision d’ensemble. Entre structure et histoire Il faut partir du constat d’un décalage de vingt années entre la publication allemande et la première traduction française, ce qui n’est pas sans brouiller la réception d’un livre conçu en deçà du structuralisme, et présenté au pays de Barthes et de Lacan au moment d’une reconfiguration de ce même structuralisme. Par ailleurs, en 1976, le titre trahit l’allemand pour introduire le livre avec un pluriel : « Structures de la poésie moderne ». Il n’est pas exclu que ce parti pris, qui fait par exemple consonner implicitement 12 A propos de Baudelaire, on peut se référer au dossier de L’année Baudelaire (n° 8, Champion, 2004) entièrement consacré à l’Allemagne. En ce qui concerne l’auteur de Divagations, nous renvoyons en particulier aux synthèses suivantes, l’une très ancienne, l’autre très récente, pour mesurer le chemin parcouru : E. Duthie, L’influence du symbolisme français sur le symbolisme allemand, Paris, Champion, 1933 ; L. Lehnen, Mallarmé et Stefan George. Politique de la poésie à l’époque du symbolisme, PUPS, 2009. Bien évidemment, ces trois poètes ont eu leurs grands critiques allemands (par exemple, Wais pour Mallarmé ; Jauss ou Auerbach pour Baudelaire), leurs philosophes allemands, de Benjamin à Adorno, pour Baudelaire surtout, et secondairement pour Mallarmé. Ces trois poètes, encore, ont donné lieu à travaux de poétiques comparées, aussi bien en France qu’en Allemagne (Mallarmé et Rilke, Mallarmé et George ; Baudelaire et Celan ; Rimbaud et Trakl). Enfin, on a pu, en France, étudier la présence d’une matière allemande dans l’œuvre de ces trois poètes, depuis le livre pionnier d’Albert Béguin : romantisme allemand, idéalisme allemand, linguistique comparée et mythologie comparée allemandes. Notons seulement qu’il y a eu davantage de monographies que de synthèses, ce qui va de pair avec un certain cloisonnement des travaux : la somme de Kurt Wais consacrée à Mallarmé, publiée en 1938, non traduite, reste à ce jour complètement ignorée en France, alors qu’elle a constitué un moment fondateur dans la naissance des études mallarméennes en Allemagne. Thierry Roger 156 l’ouvrage de Friedrich avec « Les Structures élémentaires de la parenté », vise à l’acclimater à la mode structuraliste. Toujours est-il que Max Milner, auteur d’un des rares compte rendus de l’essai, se doit de préciser à son lecteur de 1977 que le titre constitue une fausse fenêtre, et que le chemin arpenté n’est pas tributaire du modèle linguistique dominant. 13 L’article du spécialiste du romantisme nocturne, élogieux sans être dithyrambique, s’achève sur une clausule peu généreuse : « excellente introduction à la poésie moderne ». 14 De fait, cette traduction paraît dans un contexte intellectuel français peu propice, malgré le titre. En 1970, méthodologiquement, c’est un livre daté. En outre, les analyses de l’œuvre de Mallarmé semblent retrouver les grandes lignes d’une certaine vulgate établie par Thibaudet, revue et corrigée par un Blanchot ou un Foucault. Citons un exemple révélateur. Lorsque Friedrich écrit qu’avec la modernité, « ce qui seulement parle, c’est la langue », 15 le lecteur français peut entendre cette thèse comme un écho du passage des Mots et les choses dans lequel le philosophe-archéologue fait dialoguer Nietzsche et Mallarmé, au moment de la réapparition en Occident du problème de « l’être du langage » : « on est reconduit à ce lieu que Nietzsche et Mallarmé avaient indiqué lorsque l’un avait demandé : Qui parle ? et que l’autre avait vu scintiller la réponse dans le Mot lui-même ». 16 Par ailleurs, à cette époque, les études dominantes s’intéressent surtout, non pas à la structure d’une époque, mais à la « structure du langage poétique » (Cohen) ou à « la structure du texte artistique » (Lotman), pour prendre deux titres emblématiques. Le livre de Friedrich, pour un lecteur des années 1970, aurait le grand défaut de ne convoquer aucune de ces positivités nouvelles que les sciences humaines sont en train d’offrir aux spécialistes du « fait littéraire » : le romaniste allemand, observateur de la « modernité », n’est pas un héritier des formalistes russes, scrutateurs de la « littérarité » ou de la « poéticité ». Ainsi, à un premier niveau d’analyse, l’essai de 1956 traduit en 1976 semblerait, pour un lecteur hâtif, tout à la fois étranger et familier : trop peu étayé pour ce qui est du discours d’appui, trop peu novateur en matière de commentaire, puisque la lecture de Mallarmé, noyau de la thèse, paraît proposer des variations sur une doxa critique para-blanchotienne. De fait, s’il est acquis que l’ouvrage s’est imposé comme un texte fondamental, pour devenir une vulgate traduite en plusieurs langues, une sorte de « Bible du modernisme poétique », 17 il n’en demeure pas moins que la mise en place de ce paradigme ne s’est sans aucun doute pas faite de la même 13 M. Milner, « Hugo Friedrich, Structures de la poésie moderne », Romantisme, n°16, 1977, p. 125. 14 Ibid., p. 126. 15 Ibid., p. 276. 16 M. Foucault, Les Mots et les choses (1966), Paris, Gallimard, coll. « tel », 1990, p. 394. 17 J. Cl. Pinson, Sentimentale et naïve, op. cit., p. 133. Hugo Friedrich lecteur de la poésie française du XIX e siècle 157 manière en France et en Allemagne, et que la thèse de Friedrich mérite d’être située par rapport au moment structuraliste des études littéraires. En effet, les choses se compliquent. Le poids accordé par Friedrich aux pouvoirs de la langue poétique devenue autonome a pu rencontrer a posteriori, non sans malentendu, les grandes lignes des travaux littéraires issus du « linguistic turn » structuraliste. L’essai de 1956 a pu se voir inscrit rétroactivement dans une histoire du couplage entre poésie et linguistique. Bien plus, comme en témoigne la lecture de Paul De Man et d’Antoine Compagnon, on a pu l’enfermer dans la thèse de l’autotélisme, et l’enrôler « sac au dos (…) dans les troupes du progressisme métalinguistique », 18 comme l’écrivait Gracq à propos de Mallarmé, pour en faire la critique. Le romaniste s’est expliqué sur son objet dans sa préface de 1956. Celui qui visait déjà en 1949, se penchant sur l’auteur des Essais, à dégager les « articulations d’un esprit très organisé », 19 entend de la même manière décrire l’« architecture de base » de la poésie moderne européenne, conçue comme « ensemble homogène » de traits caractéristiques. Selon une telle approche arché-typologique, un Lautréamont se verra par exemple écarté, 20 une fois que l’on a posé cette structure, à partir de l’idéal-type Rimbaud ou Mallarmé. Les autres poètes seront en effet perçus comme autant de « variantes » de cette configuration. 21 Le discours méthodologique n’ira pas beaucoup plus loin, se bornant à réfuter toute tentative de réduction sociologique des œuvres littéraires, nous y reviendrons plus loin. Friedrich, abordant le texte littéraire de manière intuitive et bergsonienne, dans un refus assumé et revendiqué de toute « méthode », rédige un ouvrage relevant pleinement de la forme ondoyante de l’essai, plus déposé analogiquement, ou varié musicalement, que composé dialectiquement. Tout cela ne put que jouer en sa faveur en matière de lisibilité et de facilité d’accès ; c’était aussi assurer un succès établi sur la langue durée, indépendamment des modes intellectuelles. En traquant les invariants de la modernité poétique, Friedrich joue la structure contre l’histoire, la recherche des « concepts fondamentaux » qui va de pair avec une évacuation des questions positivistes d’influence, comme des résonances doctrinaires, politiques ou religieuses : « (…) j’ai renoncé à analyser le „lyrisme personnel“ ou la poésie politique au XX e siècle. Dans la 18 J. Gracq, En lisant en écrivant (1980), Œuvres complètes, Paris, éd. B. Boie, Gallimard, 1995, t. II, p. 706. 19 H. Friedrich, Montaigne (1949), Paris, Gallimard, coll. « tel », 1968, p. 7-8. 20 Comme le note A. Compagnon (Les Cinq Paradoxes de la modernité, op. cit., p. 61), ce parti pris conduisant à cette « absence remarquable », occulte alors tout un pan de la « modernité », à savoir son versant ironique, qui va de Jarry et Roussel à Duchamp. 21 H. Friedrich, Structure de la poésie moderne, op. cit., p. 8-9. Thierry Roger 158 mesure où ces formes poétiques ont une valeur, elles ne la doivent pas à une foi ou à une idéologie, moins encore à la politique de tel ou tel parti ». 22 Modernité et négativité Résumons à grands traits la thèse, aujourd’hui bien connue. 1. La modernité poétique européenne trouve ses racines et son fondement dans la poétique de Baudelaire, perçu comme précurseur, puis dans la pratique et la théorie de Rimbaud et de Mallarmé. 2. Ces trois poètes ont construit un nouveau paradigme dont la pertinence vaut pour toute l’Europe, à savoir en réalité ici, l’Espagne de Lorca, l’Italie d’Ungaretti, l’Angleterre d’Eliot, et l’Allemagne de Benn. De fait, ce que décrit Hugo Friedrich, c’est une crise française de la poésie allemande et, plus généralement, une crise française de la poésie européenne, pour pasticher le titre de la thèse fameuse de Claude Digeon. 3. Cette poétique moderne repose sur des « catégories négatives ». Cette notion, pour le romaniste allemand - il le répète - doit s’entendre de manière descriptive et non pas normative. La plupart de ces concepts fondamentaux sont énumérés de manière récapitulative à propos de l’auteur d’Igitur : En effet, nous retrouvons chez Mallarmé certaines des caractéristiques de la poésie moderne que nous connaissons déjà : disparition d’une poésie de l’inspiration personnelle ou sentimentale, imagination gouvernée par l’intelligence, destruction du réel et des rapports affectifs et logiques, travail poétique dicté par les impulsions reçues de la langue, procédé consistant à suggérer les choses plutôt que de les présenter sur le mode clairement intelligible, conscience d’appartenir à une phase tardive de la culture, rupture avec la tradition chrétienne et humaniste, solitude se sachant état d’élection, affirmation de l’égale valeur de la poésie et de la réflexion sur la poésie dans laquelle d’ailleurs les catégories négatives l’emportent. 23 On peut résumer ces traits en les rattachant à trois phénomènes majeurs et corrélés. Il s’agit d’abord d’un processus de déréalisation de l’objet, fondé sur l’exercice de ce que l’on a traduit par « dictature de l’imaginaire », qui aboutit à une véritable « destruction du réel ». 24 La modernité, depuis Rousseau, s’est affirmée à travers la promotion de cette faculté qui, avec Rimbaud, débouche sur la création d’un « irréel sensible ». 25 La poésie fait usage d’une imagination qui n’est plus ni reproductrice ni idéalisante, mais productrice et déformante. Parallèlement, le poème implique une dépersonnalisation du sujet. Le langage semble coupé d’une intériorité affective, comme 22 Ibid., p. 9. 23 Ibid., p. 133. 24 Ibid., p. 104 et passim. 25 Ibid., p. 111. Hugo Friedrich lecteur de la poésie française du XIX e siècle 159 d’une extériorité perçue. Cette nouvelle littérature, dégagée de l’ordre du discours, impersonnelle et non mimétique, se fait anti-expressive, anti-descriptive, et anti-narrative. La déréification du réel, qui est aussi « déshumanisation », 26 se signale par une tendance forte à « l’abstraction », qui amène Friedrich à nouer l’évolution de la littérature à l’évolution de la peinture. Enfin, un tel état poétique conduit à un processus d’absolutisation de la langue. La nouvelle réalité construite par le poète repose sur les pouvoirs créateurs d’un langage autonomisé, que Friedrich nomme « magie du verbe ». 27 Dans le sillage de Poe et de Baudelaire, la valorisation du travail et de la méthode, contre les théories de l’inspiration, débouche sur une conception algébrique ou géométrique de la création. Au terme de cette ascèse méthodique, le poète, dans l’expérience radicale d’un Mallarmé, se trouve « seul avec la langue ». 28 Une telle expérience de la négativité n’est rien d’autre que le tableau d’une crise de la représentation. Quand la différence se substitue à la référence, quand le texte se substitue au discours, le poème n’est plus ni miroir, ni fenêtre, mais îlot verbal, « colonne de silence qui fleurit solitaire dans un jardin caché » 29 comme l’écrivait Sartre à propos de Mallarmé. Ce nouveau statut du poème reconfigure le rapport au monde, comme le rapport au lecteur. Le dualisme entre le sujet et l’objet semble dissous au profit d’un autre dualisme, interne au langage. Le poème vient désormais creuser un écart inédit entre la langue commune et la langue poétique. La modernité fonde un nouvel hermétisme, qui ne repose plus, comme à l’époque du « trobar clus » ou du baroque, sur une topique codifiée, mais qui s’enracine dans ce que l’on pourrait appeler, avec Mauron ou Richard, un « mythe personnel », ou un « univers imaginaire ». Dès lors, l’un des maître-mot de cet âge poétique moderne sera le mot de « dissonance » : dissonance entre la forme et le contenu, dissonance entre la cérébralité et la primitivité, dissonance entre le langage et l’Absolu, dissonance entre le poétique et le prosaïque. Ce qui caractérise en dernier lieu cette mutation, c’est la mise en place d’un « schéma ontologique » 30 reposant sur une béance ouverte entre une réalité, vile ou vaine, et une idéalité, vide ou fictive. La modernité, qui se définit comme un « romantisme déromantisé », 31 entre dans l’ère de la « transcendance vide ». 32 26 Ibid., p. 94, 153 et 241. Sur ce concept, emprunté à Ortega y Gasset, voir notre analyse développée plus loin. 27 Ibid., p. 65 et passim. 28 Ibid., p. 195. 29 J. P. Sartre, Mallarmé. La lucidité et sa face d’ombre, Paris, Gallimard, 1986, p. 62. 30 Cette formule est appliquée à Mallarmé (H. Friedrich, Structure de la poésie moderne, op. cit., p. 171). 31 Ibid., p. 37. 32 Ibid., p. 42, et passim. Thierry Roger 160 Situation de la thèse : entre antihumanisme et expressionnisme L’essai de Friedrich, malgré l’originalité de son geste critique, n’est pas un livre isolé : il appartient à un ensemble de textes plus ou moins explicitement convoqués. Il faut signaler ici des rencontres, ou des convergences. Dans le contexte allemand, il faudrait rappeler que la question de la dépersonnalisation de la voix poétique a déjà fait l’objet d’un certain nombre de réflexions, et ce dès les années 1910. Comme le note Dominique Combe, il existe toute une tradition germanique qui associe volontiers la modernité au lyrisme, et non au récit, contrairement à ce qui a pu se passer dans la critique française ou américaine des années 1960-1970. 33 Friedrich, en distinguant le Moi lyrique du Moi empirique, est l’héritier de la poétesse Margarete Susman, cette disciple de Stefan George qui écrivait en 1910 dans Das Wesen der Modernen Deutschen Lyrik : « le moi lyrique n’est pas un moi au sens empirique ». 34 Elle envisageait ainsi le sujet lyrique comme un « sujet mythique ». De même, il faudrait mentionner les travaux d’Oskar Walzel qui, dans Leben, Erleben, und Dichten (1912), traite le « je » comme un « il », en voyant le moi lyrique, de manière nietzschéenne, comme éternellement masqué. Ainsi, en Allemagne, la voie est préparée pour développer le concept de dépersonnalisation, en réunissant quelques formules programmatiques fortes tirées de Baudelaire, de Rimbaud, de Mallarmé, comme en retrouvant les réflexions multiples conduites à la fin du XIX e siècle autour de la dualité du moi, élaborées aux confins de la psychologie, de la philosophie, et de la littérature. Par ailleurs, comme le remarque à juste titre Rémy Colombat, 35 il faut signaler la dette de Friedrich envers le discours théorique de Gottfried Benn, et en particulier son discours de Marbourg de 1951, donné à l’époque où la remise du Prix Büchner confère au poète une grande aura intellectuelle. Dans cette conférence, l’auteur de Morgue, qui se voit de fait cité à plusieurs reprises dans Structure de la poésie moderne, dégage ce qu’il appelle les « propriétés caractéristiques du moi lyrique moderne ». 36 Il construit alors une filiation très large, à l’image de celle de Friedrich, qui englobe Poe, Mallarmé, Valéry, Pound, Eliot, mais aussi les surréalistes. Ces poètes valorisent à ses yeux un « contrôle critique » 37 qui manifeste un intérêt égal pour l’œuvre et pour le processus créateur ; et de citer Valéry. En outre, Benn, tout en célébrant « l’action magique » 38 du verbe poétique, insiste sur le médium 33 D. Combe, « La référence dédoublée. Le sujet lyrique entre fiction et autobiographie », Figures du sujet lyrique (1996), dir. D. Rabaté, Paris, PUF, 2001, p. 39. 34 Cité par D. Combe, « La référence dédoublée. Le sujet lyrique entre fiction et autobiographie », art. cit., p. 47. 35 Voir R. Colombat, « Hugo Friedrich ou les incertitudes de la modernité », art. cit. 36 G. Benn, Problèmes du lyrisme (1951), in Un Poète et le monde, 1965, p. 340. 37 Ibidem. 38 Ibid., p. 350. Hugo Friedrich lecteur de la poésie française du XIX e siècle 161 linguistique, qui constitue l’horizon indépassable du poème : « les mots sont tout », 39 de sorte que le texte lyrique n’a pas d’autre objet que lui-même. Or, ces réflexions trouvent leurs sources dans la poésie française elle-même. On sait l’influence de Mallarmé, via le George-Kreis, sur la poétique de Benn. Il y a donc tout un mouvement d’aller et de retour entre la France et l’Allemagne. Enfin, on pourrait sans doute rapprocher, de manière profonde et souterraine, cette prolifération de catégories négatives inscrites dans le préfixe français dé-, ou le préfixe allemand ent-, de la vieille tradition de la mystique rhénane. La dépersonnalisation lyrique se trouve caractérisée à travers des termes qui rappellent la description des états de conscience propres à l’expérience mystique de la dépossession de soi. Friedrich parlera d’ailleurs, à propos de Mallarmé, de « mystique du néant ». 40 Dans le domaine français, Friedrich, comme il l’indique lui-même, reprend la matière des débats des années 1920 consacrés à la « poésie pure », qui n’est pas sans affinité avec la « poésie moderne ». Ainsi, la pureté mallarméenne se verra comparée à la pureté kantienne, entendue de manière transcendantale comme ce qui ne doit rien à l’expérience. 41 Cependant, ces analyses dépassent le conflit entre mystique (poésie-prière, poésie-musique, poésie-intuition) et logique (poésie-raison). Le romaniste allemand, beaucoup plus proche de Valéry que de Bremond ou de Souday, voit en effet dans la modernité la rencontre entre l’irrationalisme de l’imagination toute puissante et l’intellectualisme de la réflexivité poétique. De même, il dépasse la distinction proposée par Thibaudet entre « fabrication » et « inspiration ». Quant à l’idée de faire de Baudelaire le terminus a quo d’une longue tradition, on sait qu’elle remonte au livre célèbre et important de Marcel Raymond, De Baudelaire au surréalisme, dont la première édition date de 1933. Cet ouvrage, dont le propos n’est pas « d’ordre historique », 42 entend décrire les « données essentielles » 43 d’une tradition issue de la triade Baudelaire- Mallarmé-Rimbaud. Son ambition typologique - les « poètes voyants » face aux « poètes artistes » 44 - n’est pas sans annoncer le projet de Friedrich. On assiste à un effort pour classer et situer des figures littéraires en fonction d’un « cycle idéal » qui retient « un certain nombre d’êtres privilégiés ». 45 Mais les différences entre les deux livres sont patentes. Il ne s’agit pas vraiment d’une étude de la postérité baudelairienne sur la longue durée. Surtout, ce panorama de la modernité repose sur des catégories essentiellement positives : « aventure » et « action », « jeux de l’esprit » et « révolte ». De 39 Ibid., p. 351. 40 H. Friedrich, Structure de la poésie moderne, op. cit., p. 166. 41 Ibid., p. 190. 42 M. Raymond, De Baudelaire au surréalisme (1933), Paris, José Corti, 1985, p. 13. 43 Ibidem. 44 Ibid., p. 11. 45 Ibid., p. 13. Thierry Roger 162 même, le Mallarmé de Raymond, s’il tourne l’épaule à une « poésie du moi », élabore, non pas une œuvre tributaire d’une ontologie négative, mais une « poésie de l’esprit », qui est aussi « sublimation de la matière ». Quant à la dépersonnalisation du moi lyrique, celle-ci fonde un « supralyrisme » visant l’universel, qui n’est en rien une « déshumanisation ». 46 Si l’on devait chercher un antécédent à ces catégories négatives forgées par Friedrich, c’est vers Albert Thibaudet exégète de Mallarmé qu’il faudrait sans doute se tourner. On sait en effet que le critique de la NRF consacre un chapitre à ce qu’il appelle « les Ordres négatifs », 47 dans lequel il fait du poète du sonnet en -yx « un mystique du non-être ». 48 On pourrait aussi rapprocher certaines analyses de Friedrich des pages que Thibaudet consacre à la poésie post-romantique dans un article de 1928. Cette poésie congédie les « émotions communes » qui faisait de sa lecture autant un acte de communication qu’un acte de communion, destinés à manifester un sens rayonnant « dans la lumière du monde de tous les hommes ». 49 Désormais, « nous demandons au poète de créer son monde ». C’est le thème du Kamchatka littéraire de Sainte-Beuve, dont Mallarmé réalise « l’hyperbole », qui s’est donc imposé. 50 Ajoutons que cette négativité nouvelle du poème moderne a trouvé en France depuis les années 1940 son chantre inlassable, Maurice Blanchot, comme nous l’avons indiqué plus haut. Depuis Faux Pas (1944), la vision de Mallarmé qu’il développe aboutit à cet énoncé radical de L’espace littéraire, exactement contemporain de l’essai de Friedrich : « la parole seule se parle ». 51 Pour terminer cette mise en perspective, il faudrait mentionner longuement, dans le domaine espagnol, la pensée du philosophe José Ortega y Gasset, et en particulier son livre fameux de 1926, La déshumanisation de l’art, 52 abondamment cité par le romaniste allemand. Ce texte, bien plus important à nos yeux que la contribution de Benn, constitue l’une des principales matrices théoriques du livre. Ortega, partant d’une réflexion sur « l’impopularité » de l’art moderne, montre en effet que l’art nouveau se caractérise par une tendance à la déshumanisation, mot qu’il faut entendre au sens de purification. Le philosophe réfléchit sur la pureté esthétique au même moment que Bremond, et soutient que l’art véritable doit se vider de son « contenu humain », 53 pour tendre vers un « art artistique » en rupture avec 46 Ibid., p. 35. 47 A. Thibaudet, La Poésie de Stéphane Mallarmé (1912 et 1926), Paris, Gallimard, coll. « tel », 2006, p. 123. 48 Ibid., p. 127. 49 A. Thibaudet, « Sur la poésie » (NRF, 1 er février 1928), in Réflexions sur la littérature, Paris, éd A. Compagnon et Ch. Pradeau, Gallimard, coll. « Quarto », 2007, p. 1239. 50 Ibid., p. 1239-1240. 51 M. Blanchot, L’Espace littéraire (1955), Paris, Gallimard, coll. « folio essais », 1988, p. 42. 52 O. y Gasset, La Déshumanisation de l’art (1926), Paris, Sulliver, 2008. 53 Ibid., p. 74. Hugo Friedrich lecteur de la poésie française du XIX e siècle 163 l’expérience naturelle et spontanée de l’identification ou de l’empathie. Pour Ortega, tout art authentique, fondé sur la stylisation et la déformation du réel, est un art de l’éloignement et de la distance vis-à-vis du vécu humain. Ajoutons que cette thèse esthétique comporte un volet politique ouvertement anti-démocratique, que Friedrich laisse de côté… En effet, l’« art pur » ainsi visé, purifié de l’humain, reste un « art de caste », face à un art humanisé, qui n’est rien d’autre qu’un « art démotique ». 54 Enfin, signalons que pour Ortega l’expérience artistique moderne, privée de toute perspective de rédemption, désacralisée, familière des jeux de l’ironie, se caractérise par son « intranscendance » : 55 Friedrich reprendra à nouveaux frais cet aspect de la modernité. Fécondité critique Nous voudrions maintenant évoquer les raisons qui ont contribué à nos yeux à faire de cet essai un paradigme. La force du livre réside d’abord dans son ambition structurale, et dans sa capacité à synthétiser des formations discursives diverses. Friedrich élargit le champ d’investigation à la poésie européenne en mettant à profit l’immense culture qui caractérise le romaniste allemand, pour circuler dans la littérature latine et anglo-saxonne, en établissant des passerelles entre les œuvres. Dès lors, un tel livre vient prendre acte de l’internationalisation des avant-gardes, et de la mise en place d’une république, sinon mondiale, du moins européenne des lettres modernes. Ce que montre ce livre, c’est qu’il y a une littérature européenne avec une cohérence interne, des lignes de force communes. Ensuite, Friedrich parvient à échapper aux lectures externes des œuvres, comme aux impasses du biographisme, ou de l’historicisme. Il refuse de verser en particulier dans ce « mythe de Rimbaud » dont Etiemble fait l’archéologie à la même époque. En outre, il renverse l’usage des « catégories négatives » appliquée à la poésie post-baudelairienne. Ici, pour la première fois, elles ne servent plus à cautionner des lectures pathologiques ou conservatrices. Ce qui importe finalement, c’est davantage le regard porté sur ces catégories, que le sens de ces catégories. Enfin, si le livre multiplie les analyses fines de poèmes, dont on ne peut faire l’économie, il faudrait insister sur les apports de cette thèse au plan poétologique. Friedrich lègue une description marquante des mutations qui ont affecté ce qu’il est convenu d’appeler « le sujet lyrique ». En Allemagne, on sait que ces positions, dans les années 1950, ouvriront un débat, toujours actuel, avec Käte Hamburger, 56 sur les rapports entre poésie et fiction, dans 54 Ibid., p. 69, et p. 74. 55 Ibid., p. 107. 56 Voir en particulier K. Hamburger, Logiques des genres littéraires (1957), Paris, Seuil, 1986. Thierry Roger 164 le prolongement des grandes réflexions de Goethe. En France, le volume collectif Figures du sujet lyrique, publié en 1996, qui a fait date, constitue indirectement comme un hommage aux réflexions pionnières du romaniste allemand. 57 Plus largement, l’essai de 1956 constitue une pierre de touche essentielle pour construire le nouveau paradigme de la poésie contemporaine, avec lui, ou contre lui. Modernité univoque Une telle lecture, fondée sur la recherche de traits caractéristiques communs, comporte ses limites, comme Max Milner n’a pas manqué de le souligner en 1977. 58 Un tel comparatisme des grandes ressemblances conduit à négliger les petites différences, comme la diversité des esthétiques particulières. La critique française, de fait, de Thibaudet à Raymond, a eu tendance à couper le XIX e siècle poétique en deux massifs, correspondant à la fameuse alternative Mallarmé/ Rimbaud. Le critique suisse distinguait les « artistes » et les « voyants », tandis que le critique bourguignon estimait que la poésie du XX e siècle empruntait deux voies « différentes », l’une issue de la « messe de la poésie pure », l’autre de l’aventure de « l’homme en mouvement » : ici, Valéry, là, Claudel. 59 De même, dans son Histoire de la littérature française de 1789 jusqu’à nos jours, Thibaudet encore estimait en 1936 que le legs mallarméen devait être envisagé de manière double, à travers la polarité Poésies/ Coup de dés : d’un côté les poètes de la « Tradition », incarnée par Valéry, de l’autre les poètes de « l’Aventure », incarnée par Breton. 60 A l’inverse, Friedrich, qui ne méconnaît pourtant pas la tension au sein de la modernité entre des poétiques constructives et des anti-poétiques réceptives, entre la volonté créatrice et le hasard créateur, en arrive à nier et à dépasser ce qu’il estime être une fausse alternative. Pour lui, cette dichotomie entre la « fête de l’intellect » et la « faillite de l’intellect » n’existe qu’en surface. En profondeur, « l’unité de structure » domine, dès lors que le moderne se laisse définir comme intrinsèquement constitué par cette polarité entre cérébralité logique et primitivisme alogique d’une part, et que l’on décide de voir dans 57 La revue Modernités, publiée par les Presses Universitaires de Bordeaux, a publié en 2007 un numéro, dirigé par M. Braud et V. Hugotte, qui poursuit cette réflexion amorcée par Friedrich : L’irressemblance. Poésie et autobiographie. 58 Milner note que Friedrich occulte les « caractéristiques positives de poétiques aussi différentes que celles d’André Breton, de Paul Eluard, de René Char, ou de Francis Ponge », art. cit., p. 126. 59 Voir A. Thibaudet, « Mallarmé et Rimbaud » (NRF, 1 er février 1922), in Réflexions sur la littérature, op. cit., p. 628-637. 60 A. Thibaudet, Histoire de la littérature française de 1789 à nos jours, Paris, Stock, 1936, p. 554. Hugo Friedrich lecteur de la poésie française du XIX e siècle 165 ces deux postulations une « même fuite loin de la condition humaine » 61 d’autre part. En outre, une telle insistance sur les « catégories négatives » laisse de côté deux autres aspects au moins de la modernité, 62 si cette notion est maintenue, réduite ici à une certaine univocité. D’une part, il y a une modernité constructive et affirmative, dont on pourrait trouver des manifestations non seulement dans Rimbaud lui-même bien évidemment, lu autrement, mais aussi dans Apollinaire, dans le surréalisme et ses marges, voire dans Mallarmé, à condition d’essayer de lire les Divagations comme un programme utopique de « grande politique », au sens nietzschéen du terme, ce qu’ont fait à leur manière un Bertrand Marchal 63 et un Jacques Rancière. 64 D’autre part, on ne saurait négliger tout un pan de la modernité poétique qui peut être rattaché aux recherches typographiques mallarméennes autour du volume des corps et de la surface de la page, cette fameuse « physique du livre » qui va du futurisme aux néo-avant-gardes, et que le romaniste allemand occulte complètement. 65 Ces aspects laissés hors-champ ne peuvent être reprochés à Friedrich qu’a posteriori. Parti d’une définition de la modernité essentiellement baudelairienne, il développe une thèse exposée en 1956 dans un livre qui se veut sommatif et rétrospectif. L’esthétique typographique constitue une direction impensable pour lui tout simplement parce que son essai est véritablement contemporain des recherches des poètes concrets, et que cette orientation formelle n’est repérable pour nous qu’à la suite du développement de ces potentialités nouvelles du médium, auquel il faut ajouter la progressive institutionnalisation des avant-gardes historiques, encore largement méconnues dans les années 1950. La crise qu’il décrit est une crise des contenus et des représentations, bien moins qu’une crise des formes, ou des genres. De la même manière, après les travaux de Todorov, de Nancy et de Lacoue- Labarthe consacrés au romantisme allemand, nous serions tentés de donner un poids plus important à la réflexion élaborée à Iéna quant à l’émergence de l’idée de modernité : le romaniste allemand a choisi un autre point de départ, moins germanique, et surtout, comme il le dit lui-même, antiromantique… Mais reste à savoir ce que l’on entend par romantisme. 61 H. Friedrich, Structure de la poésie moderne, op. cit., p. 200-202. 62 Nous ne revenons pas sur une troisième tendance, évoquée plus haut, la modernité ironique façon Lautréamont ou Duchamp. 63 Voir B. Marchal, La Religion de Mallarmé, Paris, José Corti, 1988. 64 Voir J. Rancière, La Politique de la sirène, Paris, Hachette, 1996. 65 Sur cette question, nous nous permettons de renvoyer à nos travaux, qui privilégient malheureusement le seul domaine français et francophone : L’Archive du Coup de dés. Etude critique de la réception de Un coup de dés jamais n’abolira le hasard de Stéphane Mallarmé (1897-2007), Paris, Classiques Garnier, 2010 ; « Sur le genre du Coup de dés », Poétique, n° 160, novembre 2009, p. 443-470. Thierry Roger 166 Ajoutons une dernière remarque d’importance. Il faudrait sans doute lier l’omniprésence des catégories négatives comme l’orientation arché-typologique de l’essai de 1956, au contexte intellectuel et politique de l’Allemagne de l’après-guerre. Le refus véhément de toute forme de considérations d’ordre idéologique évoqué plus haut, joint à la volonté de décrire une littérature européenne sous l’angle de la structure, par delà les différence nationales, peut être interprété comme un certain déni de l’histoire. Ce refus du politique, couplé à un primat de la pensée spatiale, rattache alors ce livre au grand bassin de la pensée structuraliste. De fait, l’identité entre modernité et pureté va de pair avec une certaine dépolitisation du fait littéraire, à laquelle l’essai de Friedrich n’a pas peu contribué. 66 Ajoutons ici qu’il doit être situé comme un contrepoint littéraire aux thèses de Clément Greenberg sur l’évolution téléologique de la peinture progressant vers son essence à la fois négative et réflexive, et comme un contrepoint théorique à la pratique picturale des années 1950, marquée comme l’on sait par un âge d’or de l’abstraction. 67 Mais l’espace des possibles énonciatifs de 1950, en Allemagne, ménageait sur ces questions une place pour d’autres positions théoriques. On pourrait alors évoquer cette fois non un contrepoint, mais un contre-pied, à savoir la conférence d’Adorno de 1958 étudiant les rapports entre « lyrisme et société ». Selon une tout autre perspective, la « dépersonnalisation » n’était plus envisagée, ontologiquement, comme un repli vers un absolu confondu avec un pur néant, mais, politiquement, comme une résistance à « l’aliénation ». Pour celui qui s’intéressait à « l’essence sociale du lyrisme », la « réification » changeait de sens : elle n’était plus un effet du verbe poétique, mais une conséquence du monde industriel. 68 Conclusion : la modernité comme anticlassicisme Derrière cette « structure de la poésie moderne », en France, on a pu discerner deux choses radicalement opposées. Pour Antoine Compagnon, on l’a vu, le livre cache un « récit orthodoxe » de la modernité, qui repose sur une philosophie de l’histoire implicite fondamentalement téléologique, pour verser dans « l’illusion progressiste ». 69 Pour Henri Meschonnic, à l’inverse, la thèse de Friedrich, essentialiste, ne fait que décrire des « universaux de 66 Pour une approche radicalement opposée à celle de Friedrich, contemporaine d’une autre époque, à savoir la nôtre, voir, par exemple, M. Vanoosthuyse, Fascisme et littérature pure. La fabrique d’Ernest Jünger, Agone, Marseille, 2005. 67 Pour une analyse plus développée de ce parallèle, voir A. Compagnon, Les Cinq Paradoxes de la modernité, op. cit., p. 65-75. 68 T. Adorno, « Discours sur la poésie lyrique et la société » (1958), Notes sur la littérature, Paris, Flammarion, 1984, p. 45-63. 69 A. Compagnon, Les Cinq Paradoxes de la modernité, op. cit., p. 78. Hugo Friedrich lecteur de la poésie française du XIX e siècle 167 l’art », 70 puisque la poésie, de tout temps, est affaire de langage, et de création de nouvelles formes de langage. Curieusement d’ailleurs, soulignons-le, les « catégories négatives » du romaniste allemand ne sont pas sans affinité avec le concept d’ostranenie cher aux formalistes russes, que Friedrich ne pouvait sans doute pas connaître. 71 Le concept de « poésie moderne » viendrait-il se dissoudre dans celui de « poéticité », d’autant que les formalistes russes ont construit en partie leurs théories sur l’observation de la pratique futuriste, et donc moderne, de la « langue zaoum » ? Bornons nous à constater que l’on cherche ici et là à décrire deux objets différents en des termes qui sont approchants : « défamiliarisation » et rupture avec l’automatisme de la perception pour Chklovski ; « désorientation » 72 pour le Friedrich lecteur des textes de Jacques Rivière consacrés à Rimbaud. Mais un tel reproche, attaquant un penseur qui aurait manqué « l’historicité », nous paraît excessif. En effet, on peut voir selon nous encore autre chose sous la structure, un troisième objet-fantôme. Le livre du romaniste allemand dessine en creux une histoire de la poésie européenne, qui n’est pas forcément, ni seulement, téléologique. C’est ici qu’on peut alors davantage donner raison à Meschonnic, quand il soutient que cette thèse conduit à enfermer la poésie dans ce que le polémiste invétéré appelle le « mythe de la rupture ». 73 Friedrich, en effet, ne cesse d’opposer la poésie « classique », représentée par Goethe ou Du Bellay, à une poésie autre, née d’une césure forte. Celui qui avoue ne pas être « un tenant des avant-gardes », se sentant « plus à l’aise auprès de Goethe que de TS Eliot », 74 écrit un livre qui pourrait avoir pour sous-titre : « pourquoi et comment ils ne sont pas goethéens ». De fait, cette modernité du négatif peut se lire aussi comme une modernité négative, un anticlassicisme. Fondamentalement, et doublement, le regard du romaniste allemand Hugo Friedrich reste un regard goethéen. Son livre de 1956, tableau des invariants et des permanences sous les métamorphoses, constitue à sa manière une belle morphologie, éprise d’unité. 70 H. Meschonnic, Célébration de la poésie, Paris, Verdier, 2001, p. 177. 71 La première synthèse présentée en Europe semble être à notre connaissance celle de V. Erlich, publiée en 1955. 72 H. Friedrich, Structure de la poésie moderne, op. cit., p. 81. 73 H. Meschonnic, Célébration de la poésie, op. cit., p. 170. 74 H. Friedrich, Structure de la poésie moderne, op. cit., p. 10. 4. Les romanistes et la littérature contemporaine en France Thomas Hunkeler D’un regard doublement décalé - les littératures française et allemande selon Gonzague de Reynold Présenter un personnage comme Gonzague de Reynold (1880-1970) dans le cadre d’une étude sur la construction et la transmission de l’idée de littérature entre la France et l’Allemagne ne va pas de soi. Que vient faire, dans ce chassé-croisé entre les deux pays, dans cette réflexion sur les grandes figures de passeurs entre les cultures qu’étaient un Ernst Robert Curtius, un Hugo Friedrich, un Victor Klemperer, cet universitaire suisse, cet intellectuel réactionnaire connu aujourd’hui surtout - là où on le connaît encore - pour ses prises de position nationalistes et ses affinités avec les divers régimes antidémocratiques en Europe, dans les années les plus noires du XX e siècle ? N’aurait-il pas été plus avisé de lui préférer, pour illustrer le regard légèrement décentré que la Suisse pose sur l’Europe et le couple franco-allemand, des figures comme Denis de Rougemont, Albert Béguin ou, plus proche de nous, Jean Starobinski ? En fait, l’intérêt d’un Gonzague de Reynold réside précisément dans le regard doublement décentré qu’il permet de jeter sur la perception des cultures française et allemande ; d’un point de vue décalé qui oscille entre une grande familiarité et une volonté tout aussi marquée de prise de distance. Un double décentrement, d’une part en référence à la position suisse, externe du point de vue national, mais interne du point de vue de la langue et, du moins partiellement, de la culture ; et d’autre part, dans la mesure où la figure de Gonzague de Reynold nous rappelle utilement que la coopération intellectuelle n’est pas et n’a jamais été réservée aux seuls intellectuels de gauche ; que l’on pouvait donc construire une posture de passeur entre les cultures allemande et française tout en militant activement en faveur des régimes totalitaires en Italie, au Portugal et en Allemagne. A l’instar d’Antoine Compagnon, qui a récemment consacré un ouvrage à Bernard Faÿ, américaniste et intellectuel de talent passé « du Collège de France à l’indignité nationale », 1 je voudrais dire ma conviction qu’il y a, au-delà du cas particulier, des enseignements à tirer de ces figures dont le destin intellectuel nous paraît aujourd’hui presque incompréhensible, pour ainsi dire illisible. Et j’avouerai, pour finir ces mots d’introduction, que le fait que 1 Antoine Compagnon, Le cas Bernard Faÿ. Du Collège de France à l’indignité nationale, Gallimard, 2009. Thomas Hunkeler 172 Gonzague de Reynold a enseigné pendant plus de vingt ans à l’université de Fribourg, où j’enseigne à mon tour depuis quelques années, n’est évidemment pas tout à fait étranger à mon intérêt pour cette figure. Ajoutons enfin, à titre anecdotique, que Bernard Faÿ, condamné en 1946 aux travaux forcés à perpétuité, a trouvé refuge à Fribourg en 1951 après s’être évadé de l’hôpital d’Angers, et qu’il y a enseigné à l’Institut pratique de Français, sous l’égide de l’Université, jusqu’en 1959 - notamment grâce à l’appui bienveillant de son ami Gonzague de Reynold. La correspondance, encore inédite, entre les deux hommes nous éclaire à ce sujet et permettra de compléter utilement l’enquête d’Antoine Compagnon. 2 * Mais tout d’abord, qui est Gonzague de Reynold ? Sans prétendre ici résumer en quelques pages la biographie de cet homme, aujourd’hui peu connu à l’extérieur des frontières suisses, un certain nombre d’éléments sont essentiels pour comprendre la position très particulière que Reynold occupe par rapport aux cultures suisse, française et allemande. 3 Les lignes d’ouverture d’un ouvrage de synthèse que Gonzague de Reynold consacre en 1960 - né en 1880, il a alors 80 ans - à « la France classique et l’Europe baroque », comme le dit le sous-titre du livre, sont tout à fait significatives pour la perception de soi de ce patricien fribourgeois : Dans mon cabinet de travail [au château de Cressier près de Morat], j’ai, lorsque j’écris, le baroque à ma gauche et le classique à ma droite. Au décor vert et noir des murs répond le décor brun et or, feuille d’automne, d’une bibliothèque où règnent les classiques et les Anciens. Lorsque je lève les yeux, je vois deux portraits de Louis XIV qui me regardent. L’un le représente jeune et conquérant, sur un cheval noir qui se cabre ; l’autre le représente vieux et triste dans le crépuscule de sa grandeur. 4 2 Cette correspondance, qui couvre la période 1937 à 1970, a fait l’objet d’une édition commentée de la part de Sylvie Couchepin, dans un mémoire de master élaboré sous la direction de Francis Python et déposé à la Faculté des Lettres de l’Université de Fribourg en octobre 2009. 3 Pour une présentation détaillée de la biographie intellectuelle de Reynold, voir Aram Mattioli, Zwischen Demokratie und totalitärer Diktatur. Gonzague de Reynold und die Tradition der autoritären Rechten in der Schweiz, Orell Füssli, Zürich, 1994, ainsi que sa contribution « Gonzague de Reynold, écrivain nationaliste et doctrinaire catholique », in : Histoire de la littérature en Suisse romande, vol. 2 (De Töpffer à Ramuz), éd. par Roger Francillon, Payot, Lausanne, 1997, p. 293-303, de même que Eric Santschi, Par delà la France et l’Allemagne. Gonzague de Reynold, Denis de Rougemont et quelques lettrés libéraux suisses face à la crise de la modernité, Editions Alphil/ Presses universitaires suisses, Neuchâtel, 2009. 4 Gonzague de Reynold, Synthèse du XVII e siècle. La France classique et l’Europe baroque, Editions du Conquistador, Paris, 1962 (Slatkine Reprints, Genève, 1994), p. 11. Les littératures française et allemande selon Gonzague de Reynold 173 Descendant d’une famille patricienne fribourgeoise anoblie en 1647, précisément sous Louis XIV, Gonzague de Reynold peut être considéré comme un véritable ‘mécontemporain’, pour reprendre le terme d’Alain Finkielkraut. Ses origines nobles, son éducation sous le signe du sabre et du goupillon dans un canton encore fortement marqué par la tradition catholique et rurale, feront de lui un nostalgique de l’Ancien Régime, un antimoderne hostile à la république et à la démocratie parlementaire. Aux yeux de Reynold, toutefois, le Fribourg bilingue de ses origines, marqué par la coprésence des langues française et allemande, est aussi au cœur de son ouverture sur le monde : « Fribourg, dira-t-il, m’a fait ce don d’aimer la civilisation française et de comprendre la civilisation allemande ; Fribourg a suspendu des ponts dans mon esprit entre les oppositions dont elle a fait des contacts […]. » 5 De même, le patricien voit dans l’engagement militaire de ses ancêtres au service de la France l’origine de sa vocation européenne, puisque c’est à ses yeux le service de France qui aurait « créé en Suisse la seule aristocratie qui mérite pleinement d’être qualifiée d’européenne ». 6 L’historiographie suisse a retenu de Gonzague de Reynold avant tout son engagement infatigable au service de la cause nationale. Paradoxalement, c’est un séjour prolongé à l’étranger, d’abord à Paris (1899-1902), puis à Fribourg-en-Brisgau (1902-1904), qui amènera Reynold à prendre conscience de la nécessité de défendre - mieux : de reconstruire - sa patrie : « Lorsque je rentrais à la maison pour des vacances, je doutais d’avoir un grande et complète patrie. » 7 Ce sera donc aux fondations de cette grande et complète patrie helvétique que Reynold dédiera une bonne partie de ses énergies : après des études à l’Institut catholique de Paris, c’est en Sorbonne qu’il entreprendra dès 1902 une thèse de doctorat qu’il inscrira - le choix est plutôt étonnant de la part d’un antirépublicain comme Reynold - sous la direction de Gustave Lanson. Initialement prévue comme une monographie sur le Doyen Bridel, son importante thèse sur l’helvétisme littéraire du XVIII e siècle en deux volumes, parus en 1909 et 1912, 8 lui ouvre rapidement les portes de l’université suisse : privat-docent, il enseignera la « culture suisse » à l’université de Genève dès 1909, sera nommé professeur ordinaire de « philologie romane, en particulier de langue et littérature française moderne » à l’université de Berne en 1915, avant de quitter cette dernière en 1931 pour l’université de Fribourg, où on crée pour lui une chaire 5 Gonzague de Reynold, « Ce que m’a donné Fribourg », Alliance culturelle romande 10 (1967), p. 12. 6 Gonzague de Reynold, Mes mémoires, tome I, Editions générales, Genève, 1960, p. 40s. 7 Gonzague de Reynold, Cités et Pays suisses, tome 3, Payot, Lausanne, 1920, p. 9. 8 Gonzague de Reynold, Le Doyen Bridel (1757-1845) et les origines de la littérature suisse romande. Etude sur l’helvétisme littéraire au XVIII e siècle, et Histoire littéraire de la Suisse au XVIII e siècle. Bodmer et l’Ecole suisse, Bridel, Lausanne, 1909 et 1912. Thomas Hunkeler 174 d’« Histoire de la civilisation à l’époque moderne » ainsi que d’« Histoire littéraire de la Suisse romande ». En 1901 déjà, Reynold avait découvert la jeune Revue helvétique pour y prôner la création d’une littérature suisse ; en 1904, de retour d’Allemagne, il se lance avec d’autres jeunes littérateurs dans l’aventure de la revue La Voile latine, mais c’est pour proposer très vite de remplacer l’idée de latinité par celle d’un renouveau de l’helvétisme, seul capable selon lui d’unir les deux esprits germanique et latin. Dans une étude consacrée à ce néo-helvétisme d’obédience nationaliste, l’historien Alain Clavien résume la position de Reynold de la façon suivante : « [L’helvétisme] est, négativement, une réaction contre l’étranger et, positivement, une conception idéale de la Suisse développée selon deux grands axes : les Alpes et l’histoire. » 9 La doctrine nationaliste que Reynold élabore pour la Suisse à partir, notamment, de sa lecture de Barrès et de Maurras - il proposera d’ailleurs ce dernier, de concert avec Bernard Faÿ, pour le Prix Nobel de la Paix en 1938 ! - l’amènera à produire toute une série d’œuvres littéraires, notamment des poèmes, exaltant la Suisse, ses paysages et ses villes, mais aussi des essais à caractère historico-politique, comme par exemple La démocratie et la Suisse. Essai d’une philosophie de notre histoire nationale, paru en 1929. Durant la Première Guerre Mondiale, Reynold s’engage résolument pour l’unité suisse, qu’il veut audelà des tensions entre germanophones et francophones, ce qui lui vaudra d’ailleurs des reproches parfois violents, à l’image d’une campagne de presse lancée en 1915 contre « Gonzague le neutral », à qui on reproche sa prétendue germanophilie. Après la guerre, toutefois, Reynold évolue du nationaliste suisse qu’il était, en un internationaliste catholique, comme l’a montré Aram Mattioli 10 dans sa biographie intellectuelle du Fribourgeois. En tant que membre de la Commission internationale de coopération intellectuelle (CICI) créée par la Société des Nations, mais aussi en tant que vice-président, puis président de l’Union catholique d’études internationales, Reynold se fait alors rapidement un nom dans les milieux conservateurs. 11 Mais c’est surtout l’engagement politique de cet intellectuel de droite, fasciné par le fascisme de Mussolini, le régime autoritaire de Salazar et, du moins initialement, par ce qu’il appelle l’hitlérisme, qui fera de lui dans les années 30 un maître à penser de l’extrême droite antilibérale, en Suisse comme dans les pays environnants. 9 Alain Clavien, Les Helvétistes. Intellectuels et politique en Suisse romande au début du siècle, Société d’Histoire de la Suisse romande / Editions d’en bas, Lausanne, 1993, p. 108. 10 Aram Mattioli, Zwischen Demokratie und totalitärer Diktatur, op. cit., p. 138-145. 11 Voir Philippe Trichan, « Adaptation ou résistance des catholiques au nouvel ordre international : le cas de l’Union catholique d’études internationales 1920-1939 », in : Urs Altermatt (Hg.), Schweizer Katholizismus zwischen den Weltkriegen 1920-1940, Universitätsverlag Freiburg (Schweiz), 1994, p. 103-116. Les littératures française et allemande selon Gonzague de Reynold 175 Ces quelques remarques sur l’évolution intellectuelle de Gonzague de Reynold, qui sont déjà trop longues et pourtant très sommaires, devraient, je l’espère, au moins nous permettre de mieux saisir, dans la seconde partie de cette étude, la façon dont Reynold percevait - et présentait à son public - les littératures française et allemande. Je me concentrerai pour le volet français principalement sur deux ouvrages - le Charles Baudelaire de 1920, ainsi que la Synthèse du XVII e siècle. La France classique et l’Europe baroque de 1962 -, et, pour le volet allemand, sur les deux essais L’Europe tragique de 1934 et D’où vient l’Allemagne, paru à la fin 1939, mais rédigé avant le début des hostilités. * Pour l’élève de Gustave Lanson qu’est Gonzague de Reynold, du moins du point de vue méthodologique, l’étude de la littérature doit d’abord viser à situer l’écrivain ou l’œuvre dans le contexte social et intellectuel qui est le sien. La monographie de plus de 400 pages que Reynold consacre à Baudelaire, 12 sur la base d’un cours qu’il avait donné à l’université de Berne au semestre d’hiver 1917-18, est cependant aussi une réponse à tous ceux qui, en Suisse romande, avaient accusé le jeune professeur de germanophilie. Après avoir travaillé presque uniquement sur les origines de la littérature romande au XVIII e siècle, Reynold s’avance avec son Baudelaire pour la première fois du côté de la littérature française au sens strict. Revendiquant alors explicitement une approche démystifiante, qui cherche à sortir Baudelaire de sa légende de « poète de la dépravation » et des « vices contrenature » sur la base de documents nouvellement disponibles - le critique puise amplement dans l’édition récente des Œuvres posthumes au Mercure de France et dans la correspondance du poète qui était alors en cours de publication -, Reynold n’hésite pas à critiquer les travaux de Paul Bourget, bien intentionnés mais surtout mal informés, et la lecture d’un Brunetière, à qui il reproche d’en être resté, malgré ses efforts pour rendre justice au poète, à la légende noire d’un Baudelaire morbide et malsain. Et Reynold de citer Rilke, qui avait vu dans la célébrité d’un artiste la somme de tous les préjugés et tous les malentendus amassés autour de son nom. 13 Si Reynold s’élance alors si vigoureusement à la rescousse de Baudelaire, c’est qu’il reconnaît en lui, aussi surprenant que cela puisse paraître au premier abord, une âme sœur. En opposition à la majeure partie de la critique catholique, pour laquelle Baudelaire n’est qu’un blasphémateur et un pornographe, Reynold voit en lui non seulement un grand poète, mais un homme qui, au fond de lui-même, serait « réactionnaire, aristocrate et catho- 12 Gonzague de Reynold, Charles Baudelaire, Editions Crès, 1920 (Slatkine Reprints, Genève, 1993). 13 Ibid., p. 7. Thomas Hunkeler 176 lique ». 14 En effet, dans la première partie de son étude, consacrée à l’homme et la pensée - la seconde partie portera sur l’art et l’œuvre - Reynold se propose de dégager, après la nostalgie du XVIII e siècle que le poète aurait héritée de son père, la pensée politique et sociale de Baudelaire. Puisant dans les écrits intimes du poète où ce dernier exprime sa haine du médiocre, du progrès et du système démocratique, Reynold interprète la réaction antibourgeoise de Baudelaire, comme celle d’un Flaubert ou d’un Gautier, sous le signe d’un élitisme autoritaire teinté d’une nostalgie prérévolutionnaire : Un gouvernement fort, ayant à sa tête des artistes, des savants, des penseurs ; une société hiérarchisée, basée sur la valeur de l’individu, non sur le nombre ; un monde organisé conformément aux lois sévères, impitoyables, de la nature, et non d’après des idées abstraites, irréalisables : voilà ce qui leur aurait convenu, voilà l’atmosphère dans laquelle ils se seraient sentis à l’aise. Mais ils voient l’évolution s’accomplir dans un sens opposé, - évolution qui est à leurs yeux une décadence : alors, ils se retirent sous leur tente, se cantonnent dans le culte exclusif de l’art, et, s’ils daignent jeter parfois un regard distrait sur la vie politique et sociale, c’est pour affirmer leur mépris. 15 On comprendra que l’engagement révolutionnaire de Baudelaire en 1848 ne peut être, aux yeux de Reynold, qu’une erreur de jeunesse. Les sentiments « tout passagers » que Baudelaire aurait alors éprouvés ne reposent à ses yeux « ni sur des instincts profonds, ni sur des convictions sincères » ; 16 ils seraient en outre incompatibles avec le catholicisme que Reynold dégage chez Baudelaire : [N]on seulement la conscience est demeurée en lui catholique, mais catholiques sont encore sa tournure d’esprit et sa sensibilité ; de ce point de vue, les Fleurs du Mal sont un livre essentiellement catholique dont le titre pourrait être les « Fleurs du Péché. 17 Un Pascal, voire un Dante moderne : voilà ce que Baudelaire devient au terme de l’étude que lui consacre Reynold. Une figure dont la modernité réside précisément dans son incapacité à s’adapter à la vie de son époque, ou à s’y soustraire. En cette condition, Reynold voit se refléter la sienne : celle d’un homme condamné à vivre à une époque qui non seulement n’est pas la sienne, mais qu’il abhorre. * Ce sentiment d’un constant décalage entre lui-même et son époque n’a pas empêché Reynold de devenir, durant l’entre-deux-guerres, un maître à pen- 14 Ibid., p. 119. 15 Ibid., p. 60. 16 Ibid., p. 73. 17 Ibid., p. 117. Les littératures française et allemande selon Gonzague de Reynold 177 ser de l’Europe telle qu’il aurait aimé la voir exister : une Europe des nations et des patries dont l’unité ne pouvait résider, selon Reynold, que dans le christianisme, comme il l’affirmait entre autres dans son essai L’Europe tragique, écrit en 1933 et publié l’année suivante. Le titre, choisi peut-être en écho au Déclin de l’occident d’Oswald Spengler, fait clairement entendre la tonalité pessimiste de l’ouvrage : celle de la décadence de l’Europe et de sa prochaine fin. Le livre lui-même développe sur près de 500 pages l’analyse historique de l’héritage européen en trois étapes et selon un processus dialectique : une première partie consacrée à la révolution antichrétienne, qui constitue aux yeux de Reynold un seul grand mouvement allant de la révolution de 1789 à la révolution russe, en passant par le libéralisme et la démocratie ; une seconde partie consacrée à ce qu’il interprète comme la contre-révolution nationaliste, en Italie et en Allemagne ; enfin, une troisième partie qui lie la question de la survie de l’Europe à celle de l’avenir du catholicisme. Sous le titre « Le besoin d’unité », cette dernière partie de l’essai propose de voir dans la Société des Nations la seule possibilité d’union en Europe, dans la mesure où la SDN serait l’héritière légitime, d’une part de l’imperium romanum, dans lequel Reynold voit « une organisation défensive et juridique de la paix » 18 sous le signe de la romanitas, et d’autre part du Saint Empire romain germanique : [O]n trouve dans la Société des Nations une idée juridique, qui est romaine, et une idée morale, qui est chrétienne. C’est par ces deux idées que la Société des Nations se rattache au jus et au Décalogue. Au reste, Société des nations, n’est-ce pas la traduction tout à fait exacte de la societas civitatum dont parle saint Augustin ? 19 L’Europe tragique est un livre inquiet, écrit dans une période trouble. Il constitue néanmoins une tentative instructive, de la part d’un penseur conservateur comme Reynold qui fut pendant longtemps un ardent défenseur de l’idée de nation, pour dépasser cet horizon, à une époque qui voit dangereusement monter les tensions entre les nations européennes. Certes : les sympathies de Reynold pour les régimes autoritaires en Italie et en Allemagne sont indéniables. Son analyse du national-socialisme et de la personnalité d’Hitler, en qui il voit non seulement une « grande personnalité » et un véritable « homme d’Etat », mais aussi un homme « sympathique », 20 manque cruellement de perspicacité, alors même qu’il critique explicitement et la doctrine raciste et l’antisémitisme du régime national-socialiste. Cette erreur sera d’ailleurs partiellement corrigée dans un essai ultérieur, D’où vient l’Allemagne ? , publié chez Plon en 1939 sur l’invitation de son ami Henri 18 Gonzague de Reynold, L’Europe tragique, Editions Spes, 1934, p. 371. 19 Ibid., p. 372. 20 Ibid., p. 340-341. Thomas Hunkeler 178 Massis, dans lequel Reynold reprend son analyse historique de l’Allemagne tout en supprimant son analyse optimiste du national-socialisme. Dans les deux ouvrages, L’Europe tragique et D’où vient l’Allemagne ? , c’est au fond à une analyse des forces et des sources primitives de l’Allemagne que Reynold convie ses lecteurs. A l’instar du célèbre De l’Allemagne de Mme de Staël - qu’il ne cite évidemment pas - Reynold s’y efforce de saisir le caractère, moins des Allemands que de la nation allemande, à partir des conditions géographiques et ethniques, de sa mythologie et enfin de son histoire. Contrairement à Mme de Staël, toutefois, Reynold ne s’intéressera guère, dans ses deux ouvrages, à la littérature et aux arts - à l’exception d’un passage qu’il consacre au romantisme allemand. Dans ce chapitre, Reynold retrace l’émergence du nationalisme allemand à travers, notamment, l’influence de la pensée de Jean-Jacques Rousseau, dans des pages qui trahissent la haine que Gonzague éprouve pour celui qui incarne à ses yeux la fin de la culture chrétienne en Europe. En effet, après avoir noté que l’influence de Rousseau fut en Allemagne peut-être moins bruyante et moins révolutionnaire qu’en France, mais d’autant plus profonde, Reynold en vient aux affinités, selon lui indéniables, entre la pensée rousseauiste et l’esprit allemand : [I]l souffle un vague germanisme dans la pensée de Rousseau. Le nazisme luimême peut le revendiquer comme un précurseur. Le Contrat social, par son côté nationaliste - Jean-Jacques fut toujours plus nationaliste qu’internationaliste - et par son côté socialiste, nous apporte une première définition, encore tout abstraite, du national-socialisme : un nazisme sans Führer, mais déjà militariste, à la fois religieux et antichrétien. 21 Le mal est alors fait : la double attaque que le rousseauisme mène aux yeux de Reynold contre le christianisme et le classicisme débouche presque fatalement, en Allemagne, sur l’émergence du germanisme et le développement de plus en plus prononcé d’un sentiment à la fois anti-français et anti-latin, qui marque selon Reynold la littérature allemande du XIX e siècle : Le trait commun entre le Sturm und Drang, la croisade patriotique de 1813, la Jeune Allemagne de 1830 et les révolutionnaires de 1848 - de Klopstock à Wagner - c’est la littérature d’action, l’art, la poésie, la métaphysique mis au service de la cause allemande : impératif catégorique auquel la spéculation elle-même obéit. 22 Alors que L’Europe tragique de 1934 avait encore vu, dans ce que Reynold appelait à ce moment la « contre-révolution » du national-socialisme, un possible remède contre la vague de pensée révolutionnaire qui envahit l’Europe aux XIX e et XX e siècles, de la grande révolution française à celle de Russie, son essai de 1939, D’où vient l’Allemagne ? , situe le national-socialisme désormais clairement du côté de la révolution ; autrement dit, comme 21 Gonzague de Reynold, D’où vient l’Allemagne ? , Librairie Plon, 1939, p. 42. 22 Ibid., p. 49. Les littératures française et allemande selon Gonzague de Reynold 179 une force antichrétienne qu’il s’agit de combattre. S’il avait espéré en 1934 que le national-socialisme allait fonctionner, tout comme le fascisme italien, à la manière d’un « violent choc en retour contre la révolution française », et par conséquent comme « le début de la contre-révolution » 23 (un terme qui fait toujours résonner chez Reynold celui de « contre-réforme »), l’ouvrage de 1939 témoigne d’un regard désabusé à ce sujet. Le retour d’une Europe chrétienne, voire monarchique qu’il appelle alors de ses vœux se fera désormais contre le nazisme, mais à aucun moment - il est important de le noter dans notre contexte - contre l’Allemagne dans laquelle Reynold continuera à voir l’héritière légitime du Saint Empire romain germanique. * Ce sera encore son idée de l’Europe que Reynold défendra dans un de ses derniers textes consacrés à la littérature : sa Synthèse du XVII e siècle qui prend pour objet, comme le précise le sous-titre, la France classique et l’Europe baroque. Mais c’est le titre principal de son étude qui est significatif à plusieurs égards. Car la synthèse que Reynold entend étudier d’un point de vue de l’histoire des idées et de la littérature est aussi celle qu’il aimerait se voir réaliser à nouveau dans l’Europe de l’après-guerre. A ses yeux, en effet, la France du XVII e siècle, qui avait exercé sa suprématie sur l’Europe, avait été le lieu de la lutte d’un « esprit », incarné par le classicisme, contre un « tempérament », qui serait baroque. De l’équilibre, ou plutôt de la synthèse de ces deux forces serait né ce siècle auquel Reynold revient comme à un état idéal que l’Europe devrait retrouver. Mais l’intérêt principal de ce livre, rédigé à la fin d’une longue carrière, est peut-être de mettre à jour, de façon exemplaire, les forces contraires que Reynold voit à l’œuvre au XVII e siècle, mais qui au fond marquent surtout sa pensée à lui. Ce sera une dernière fois à propos de la relation France-Europe que peuvent s’observer ces tensions. Car si Reynold insiste d’une part sur le fait qu’il ne faut pas enfermer l’histoire d’une littérature ou d’une civilisation « entre des frontières nationales trop hautes », et que la situation de la France ne prend sens que par rapport à celle de l’Europe - « je constate », écrit-il en ouverture de son texte, « simplement cette évidence : La France est en Europe » 24 -, s’il se propose par conséquent de souligner, dans son étude, la nécessité d’étudier, à côté de la pensée classique, le tempérament baroque du XVII e siècle (que Reynold aborde principalement à l’horizon de la contreréforme ou, pour reprendre son terme à lui, de la « Renaissance catholique »), il insiste d’autre part, et avec non moins de conviction, sur l’idée que la France occupe - et occupera toujours - une place à part dans le concert 23 Gonzague de Reynold, L’Europe tragique, op. cit., p. 253. 24 Gonzague de Reynold, Synthèse du XVII e siècle, op. cit., p. 13. Thomas Hunkeler 180 des nations européennes : « La France domina l’Europe par le prestige de son esprit autant que par la puissance de ses armes. Il en résulta que l’Europe fut française mais que la France ne fut point européenne. » 25 De la même façon, Reynold adopte simultanément, dans son étude, le point de vue de l’historien et celui du philosophe de l’histoire. Choisissant la perspective du premier, il analyse le classicisme français comme un phénomène historique, né dans le contexte de la contre-réforme, atteignant son apogée sous Louis XIV avant de décliner et de se dessécher au XVIII e siècle lorsque le baroque s’affaiblit. Mais d’autre part, Reynold ne parvient pas à accepter ce déclin. A ses yeux - et la métaphore choisie en dit long sur ses opinions - le XVII e siècle s’est dressé, entre la Renaissance et la « philosophie » (c.-à-d. le XVIII e siècle) « comme un barrage au travers d’un fleuve ». 26 Adoptant, dans les dernières pages de son livre, la perspective sub specie aeternitatis, Reynold se mue en prophète d’un avenir qui n’a jamais eu lieu : celui d’un XVII e siècle pour ainsi dire éternel, celui qui acheva l’équilibre parfait des forces classique et baroque. « La Révolution n’était pas nécessaire » : telle est la conclusion, laconique, à laquelle Reynold, ce réactionnaire désabusé mais toujours fervent, arrive au terme de son parcours critique. Gonzague de Reynold a été, cela est indéniable, un intellectuel engagé, une voix reconnue et estimée dans les milieux de la droite européenne. Si ses travaux sur la littérature suisse sont, encore aujourd’hui, considérés comme des ouvrages pionniers importants, qui ont contribué à produire une meilleure connaissance de l’histoire des idées et de la culture en Suisse romande, il n’en va pas de même de ses autres ouvrages, critiques ou littéraires. Et pourtant : l’intérêt d’une figure comme Gonzague de Reynold réside peutêtre d’abord dans le fait qu’elle nous rappelle qu’il y a eu des passeurs entre les cultures qui étaient en même temps de fervents nationalistes. Le regard qu’il jette sur le monde de son époque, sur la littérature qu’on lit alors, n’est plus le nôtre ; il ne cesse toutefois de travailler notre vision d’un passé qu’il nous appartient, aujourd’hui plus que jamais, de connaître dans toute sa complexité. 25 Ibid., p. 83. 26 Ibid., p. 287. Claudine Delphis L’enseignement de la littérature française à la fin du XIX e et au début du XX e siècle : l’exemple de l’université de Leipzig (1892-1914) Dans le dernier tiers du XIX e siècle, en particulier de la défaite de Sedan à l’année 1900, la méfiance entre philologues français et philologues allemands est grande. Si les uns ne cessent de vanter la minutie, la fameuse « Gründlichkeit » dans les écrits de leurs confrères, tout en leur reprochant une certaine propension à la compilation, les Allemands au contraire considèrent très souvent la France comme une nation en voie de décadence, où frivolité, gaudriole, amour des belles phrases et virtuosité d’amateur vont de pair. Certes, bon nombre d’universitaires se respectent, se fréquentent, échangent des documents, comparent leurs recherches, mais ils évitent soigneusement d’aborder les problèmes contemporains, trop sujets, selon eux, aux malentendus et parfois même peu dignes d’être étudiés dans le temple du savoir que représente l’université, qu’elle soit d’un côté du Rhin ou de l’autre. Si entente il y a, elle ne porte donc que sur des thèmes du passé, une valeur sûre, qui n’est pas la matière des journalistes, à leurs yeux trop prisonniers du quotidien et de l’éphémère. Ainsi, plus les thèmes appartiennent à un passé lointain de l’histoire littéraire, mieux c’est. Du reste, beaucoup de Français sont d’accord avec cela : ils n’aiment guère que leurs confrères s’attachent à la contemporanéité de leur pays, car avec la montée du pangermanisme, ils se sentent fréquemment rabaissés, dévalorisés, en un mot mal compris ou interprétés. Ainsi peut-on lire sous la plume de Gaston Deschamps (1861-1931), depuis 1893 critique littéraire du Temps, la remarque : Il n’est pas un "romaniste" allemand - depuis M. Tobler jusqu’à M. Suchier - qui ne retrouve, dans le répertoire de notre prose et de nos vers, les traits de la plus inconcevable légèreté. Ces messieurs ne doutent pas un seul instant que les Françaises d’autrefois n’aient ressemblé aux "commères" des fabliaux, de même que les Françaises d’aujourd’hui ressemblent aux héroïnes de nos romans et de nos vaudevilles. L’histoire de France (gesta Dei per Francos) se réduit en somme à une débandade de bonnets jetés par dessus les moulins. 1 A maints égards, par cette remarque, Gaston Deschamps se fait le porteparole d’un grand nombre de ses contemporains : il exprime l’exaspération 1 Article intitulé « Les récréations d’un professeur allemand », Le Temps, n° 13459, 10 avril 1898, p. 2. Claudine Delphis 182 qu’il a ressentie à la lecture d’un livre de l’illustre médiéviste Eduard Koschwitz, Les Français avant, pendant et après la guerre de 1870-71, 2 paru en traduction en 1897. Pour Deschamps, ce romaniste, « très loin de nous, là-bas, en Poméranie, devant les flots verts de la Baltique » 3 qui se targue de « connaître et dépeindre les Français d’aujourd’hui aussi exactement qu’il avait connu et dépeint les Français d’autrefois », 4 n’a fait qu’accumuler sans discernement fiches et articles de presse (Charivari, le Journal de Marseille, le Paris-Journal, l’Indépendance algérienne, etc.), s’est aligné sur des ouvrages venimeux comme celui d’Adolf Pfaff, La grande nation, dans ses paroles et ses actions depuis le commencement jusquà la fin de la guerre, comparée avec les paroles et les actions du peuple allemand, ou a repris des témoignages, sans en vérifier l’authenticité en France même. Qui plus est, ce chercheur passionné approche la période contemporaine comme on analyse le moyen âge et croit pouvoir « montrer aux Allemands l’opinion, que nous autres Français, nous professons sur l’Allemagne » en citant Léon Bloy : « Les Allemands sont d’affreux bandits, des brûleurs de femmes, des éventreurs d’agonisants, des égorgeurs de vieillards, une canaille armée jusqu’aux dents, des êtres dégoutants, qui dorment comme des cochons, avant d’être éveillés à coups de trique par les bourreaux galonnés qui les commandent, d’infâmes coquins, que la colère de Dieu a lâchés sur la terre… ». 5 Nombreux sont aussi ceux qui - comme Deschamps, archéologue et historien de son état -, en ont assez d’être considérés comme des chauvins, tout simplement parce qu’un de leurs pairs de l’autre côté du Rhin surévalue la portée de tel ou tel écrivain ou donne à certains plumitifs (notamment Ernest Lépine ou Joseph Poisle-Desgranges) une place qu’ils n’occupent guère à l’échelon national. Dans toute cette période, malentendus ou préjugés sont à l’ordre du jour, mais de part et d’autre, l’on s’observe : ainsi, avant 1914, le Mercure de France publie-t-il régulièrement de longues listes de cours dispensés en Allemagne ou dans les universités de langue allemande, de Bâle à Königsberg, en passant par Vienne et Breslau. 6 Au cours de ces années, la 2 Le sous-titre et titre complet du livre est : Etude psychologique, basée sur des documents français, par le docteur Eduard Koschwitz, professeur à l’université de Greifswald, traduction française par Jules Félix, professeur au gymnase de Berne, Paris et Leipzig, H. Welter, 1897. 3 Le Temps, op. cit.. 4 Ibid. 5 Ibid. 6 Voir par exemple Le Mercure de France du 16 novembre 1911 (p. 445), du 16 avril 1913 (p. 446) ou du 1er novembre 1913 (p. 220) : « La littérature française et les Universités de langue allemande. Voici sur quels sujets des cours de littérature française seront professés, pendant le semestre d’hiver, dans les Universités de langue allemande (les cours dont le titre est en italique sont faits en français). - Bâle : Tappolet, Histoire du roman en France, XVII e et XVIII e siècles ; Tartuffe et le Misanthrope de Molière. - Berlin : Geiger, Molière. Haguenin, Littérature française de 1800 à 1850. (Ecole des Hautes L’enseignement de la littérature française à la fin du XIX e et au début du XX e siècle 183 richesse des universités allemandes surprend souvent le voyageur français, et même si le nombre d’étudiants français à fréquenter l’université allemande est encore réduit par rapport à celui de certains pays, le domaine des sciences sociales, tel qu’il est enseigné en Allemagne, ne laisse pas indifférent. Un séjour dans une université allemande va constituer pour nombre de chercheurs, qu’ils s’appellent Ferdinand de Saussure, Charles Seignobos, Lucien Herr, Emile Durkheim ou Marc Bloch, une étape importante dans leur vie. 7 Si donc dans le domaine de la littérature contemporaine, la présentation des nouvelles tendances ou écoles suscite le mécontentement, un terrain d’entente entre chercheurs subsiste néanmoins, comme le rappelle en 1932 le bref historique dressé par Leo Spitzer pour la Revue d’Allemagne : Un détail tout à fait caractéristique pour la philologie romane d’avant-guerre [était] cette insertion facilement réalisable et en fait réalisée, d’un romanisant allemand dans une tradition française : il y avait alors une tradition romanistique une pour tous les pays, une science élaborée par nos deux pays dans un échange études techniques) : Gauthey des Gouttes, Vie et Œuvres d’Alfred de Musset. - Berne : Michaud, Explication d’auteurs français ; Histoire de la littérature française au XVII e et au XIX e siècle. - Bonn : Gaufinez, Le Roman français au siècle au XVIII e siècle ; Le théâtre de Racine. Heiss, Victor Hugo. Schneegans, Littérature française des XVII e et XVII e siècles. - Breslau : Appel, Histoire du théâtre français. Hilka, Histoire du roman français depuis le XVIII e siècle, 2 e partie. - Erlangen : Hensel, Rousseau. - Francfortsur-le-Main : (Académie des sciences sociales et commerciales), Friedwagner, Littérature française du XVIII e siècle. La Juillière, Les Parnassiens (Gautier, Banville). - Giessen : Franz, Aperçu de la littérature française du XIX e siècle. Thomas, Le Théâtre moderne et contemporain en France. - Gœttingue : Stimming, Vie et œuvre de Molière. Suchier, Histoire de la littérature française du XVII e siècle. Claverie, La Poésie romantique. - Greifswald : Thurau, Littérature française depuis 1870. Heuckenkamp, Les romans d’Honoré de Balzac. Plessis, Les Relations littéraires de la France et de l’Allemagne. Lavoipière, Histoire littéraire, XVI e siècle. - Hanovre : (Ecole des Hautes études techniques) X, Langue et littérature françaises. - Heidelberg : Schneegans, Littérature française du XIX e siècle ; Littérature dramatique de la France au XVIII e siècle. - léna : Desdouits, La Vie et les œuvres de Jean-Jacques Rousseau. - Koenigsberg : Flamand, Les Romantiques et les Parnassiens. - Leipzig : Hirschfeld, La Littérature française depuis la mort de Victor Hugo. Friedmann, La Comédie française de Molière à Beaumarchais. (Ecole des Hautes études pour femmes) : Friedmann, La Poésie française de 1850 à nos jours. - Marbourg : Wechssler, Histoire de la littérature française au XVI e siècle. Mouillet, Le Roman français contemporain. - Stuttgart : (Ecoles des Hautes études techniques) Ott, Le théâtre français des origines au commencement du XVII e siècle ; Corneille, sa vie et ses œuvres. - Tubingue : Pfau, Histoire de la littérature française au XIX e . - Vienne : Wurzbach, Littérature française du XVII e siècle. - Zurich : Bovet, Histoire de la littérature française. 1610 à 1715. Morel, Les Grands prosateurs français du XVII e siècle ». 7 Sur les nombreux Français qui firent des séjours d’études à Leipzig dans la deuxième moitié du XIX e siècle, voir Michel Espagne, « Die Universität Leipzig als deutsch-französische Ausbildungsstätte », in M. Espagne, Matthias Middell (eds.), Von der Elbe bis an die Seine. Kulturtransfer zwischen Sachsen und Frankreich im 18. und 19. Jahrhundert, Leipziger Universitätsverlag, 1993, p. 330-353. Claudine Delphis 184 ininterrompu, pendant à peu près trois générations, d’idées et de matériaux. L’étudiant allemand, qui avait été élève de Tobler, Suchier ou Förster, était sûr de voir traiter les mêmes sujets avec la même méthode à Paris par MM. Antoine Thomas, Jeanroy, Roques ; des écarts de pensées se produisaient entre M. Bédier et Suchier ou entre Gilliéron et M. Meyer-Lübke, mais tous ces savants étaient d’accord sur le sujet de la philologie romane et ses méthodes. Il y avait une communauté romanisante franco-allemande, à laquelle venait se joindre l’école italienne. […]. Les travaux parus dans la Romania étaient discutés dans la Zeitschrift de Gröber, et inversement, les livres de valeurs produisaient une répercussion ici et là : je me rappelle encore l’accueil chaleureux que fit M. Antoine Thomas à l’apparition du Romanisches Etymologisches Wörterbuch, et la vivacité des discussions que soulevaient les premières études de Gilliéron dans le séminaire de Vienne. Il y avait d’ailleurs certains sujets privilégiés sur lesquels chacun des savants des grandes nations tenait à se prononcer, en déposant pour ainsi dire sa carte de visite chez la Science : la question de l’origine de l’épopée du moyen âge, primait en histoire littéraire, la question des lois phonétiques en linguistique. 8 D’aucuns ont cru cependant percevoir avant la Première Guerre mondiale une nette amélioration de la présentation de la France contemporaine par les Allemands, parmi lesquels Edmond Delage (1886-1968) : 9 ce dernier refuse d’associer la jeunesse allemande universitaire allemande aux « histoires de pots de bière vidées à profondes lampées et de grands coups de rapière » ; 10 comme c’est communément le cas, cliché auquel Gaston Deschamps n’échappe pas non plus. 11 Il dresse un tableau au contraire presque optimiste d’une jeunesse studieuse, dans une université ouverte au monde extérieur : 8 Voir Leo Spitzer « L’état actuel des études romanes en Allemagne », Revue d’Allemagne, 6 e année, 1932, p. 572-573. 9 Revue de Paris, 1 er décembre 1913, article intitulé « La jeunesse universitaire allemande », p. 611-626. Edmond Delage, agrégé d’allemand (1911) est resté ancré dans la mémoire de plusieurs générations de germanistes français, pour avoir publié notamment, en collaboration avec Joseph Barnier, l’ouvrage si souvent réédité : Les Mots allemands et les locutions allemandes groupés d’après le sens (Paris, Hachette, 1939). 10 Ibid., p. 611. 11 Le Temps, op. cit. : « On a beaucoup de loisirs à Greifswald. C’est une petite ville paisible, sur une côte basse, souvent voilée par les brumes des mers septentrionales. Une odeur de sardines, venue des pauvres bâtisses du port, s’y mêle à un parfum de vieux livres, qui semble sortir des murs de l’université [...]. Les étudiants de Greifswald sont ordinairement tranquilles. MM. les professeurs, dès que leurs cours sont terminés, partagent leur oisiveté entre des buveries de bière et des travaux récréatifs ». Le futur critique d’art, Louis Gillet, alors lecteur à Greifswald va émettre aussi quelques réserves sur cette université et en 1900, il écrit à Romain Rolland : « J’ai commencé à lire Les Loups à mes élèves comme le plus saisissable de vos drames : mais je les crois scandalisés de ce mysticisme révolutionnaire. [...] Ils n’accordent le nom de passion à aucune foi, ni religieuse, ni sociale, ni philosophique : leur Olympe admet trois dieux, la Mensur, qu’ils décorent du nom d’honneur, Ploutos et la Vénus, la grasse et molle Vénus teutonne, aux yeux de vache. [ ... ] Les plus sympathiques sont les philologues exclusifs « Words, words ! » Ce sont des termites convaincus, des taupes obstinées et volontai- L’enseignement de la littérature française à la fin du XIX e et au début du XX e siècle 185 La France de la pensée et des arts n’a rien perdu de son glorieux prestige auprès de la jeunesse intellectuelle allemande ; bien peu nombreux, ou de mauvaise foi, sont ceux qui songent à le nier. Nos grands écrivains modernes y sont traduits et répandus à l’égal des plus grands écrivains allemands. Balzac, Zola et plus récemment Maupassant, Stendhal, France, Loti sont presque populaires parmi les étudiants. Si nous parcourons les articles publiés par l’Echo Littéraire qui n’est certes pas une revue d’avant-garde, ni une revue de jeunes, mais la revue la plus communément répandue dans les milieux universitaires, nous y trouvons dans les numéros des douze derniers mois des articles sur Verlaine, Molière et Hofmannsthal, R. Rolland, Sacha Guitry, Ch. Louis-Philippe, Paul Claudel en qui l’Allemagne voit peut-être notre plus grand poète et dont les œuvres sont déjà traduites - sur les origines de Madame Bovary, Rabelais, Baudelaire, M. Donnay, le nouveau lyrisme français, M. Bergson. C’est une vérité devenue presque banale, que de constater depuis vingt ans, sous l’influence française, une évolution du goût littéraire en Allemagne et une transformation de la prose et de la langue allemandes, qui au contact de la nôtre, se sont déjà clarifiées et affinées. C’est en France que beaucoup de jeunes artistes prennent le goût de l’harmonie, des belles formes et du rythme […] N’oublions pas de quelle autorité jouissent dans les universités allemandes - après Taine, Renan, Gaston Paris - MM. Bédier et Lanson. 12 Et quelques pages plus tôt, Delage avait fait, au sein même des universités, le constat suivant : La plupart des professeurs de littérature française ont été jusqu’en ces dernières années, des romanistes, philologues parfois éminents ; la littérature du XIII e siècle, la langue provençale du moyen âge n’avaient pas de secret pour eux, mais ils ignoraient tout de la culture et de la littérature modernes. Cela commence à changer. Les jeunes « privat-docents » réagissent contre cette tendance. Toutes les universités allemandes possèdent des lecteurs français. Une situation suffisante - supérieure en tous cas à celle que nous assurons aux lecteurs allemands de nos universités - les fixe un certain temps à la même université, et ceci pour son plus grand bien. Ces jeunes gens enseignent le français, mais surtout la France ; la France est représentée à l’Institut d’Histoire Universelle de l’illustre historien Lamprecht par un jeune historien agrégé français et le professeur d’histoire de la littérature française de Berlin est un normalien. 13 Même si, rétrospectivement, il est avéré que la littérature française contemporaine n’occupait qu’une place modeste dans l’enseignement universitaire, il n’est pas permis non plus de partir, comme le fait Delage, du principe que ce qui est lu par les universitaires devient automatiquement leur objet d’études ou de cours, ou d’oublier que les « Privat-docents » n’ont qu’un poids relatif dans les universités. Les « Privat-docents », pour des questions d’avancement et de carrière, ne peuvent trop se démarquer des professeurs en titre, qui, eux, s’attachent aux siècles révolus et de préférence, à l’épopée res » (Correspondance entre L. Gillet et R. Rolland. Choix de lettres. Préface de Paul Claudel. Paris, Albin Michel, 1949, p.105-106). 12 Revue de Paris, op. cit., p. 623. 13 Ibid., p. 622-623. Claudine Delphis 186 du Moyen âge, pratiquant souvent, pour reprendre l’expression d’Aldo Dami, 14 la « philologie comme on fait de la minéralogie ». Malgré tout cela, il est intéressant de constater qu’Edmond Delage réserve une place de choix à Leipzig, qui à l’époque emploie un « jeune historien agrégé » qui n’est autre que Pierre Grillet. Et il semble qu’effectivement Leipzig ait eu un rôle à part dans la géographie universitaire allemande. Les raisons en sont multiples : le milieu économique de Leipzig, capitale du livre et l’essor fulgurant de la ville à la fin du XIX e siècle, ainsi que la présence à la fois de l’historien Karl Lamprecht (1856-1915) et du spécialiste de littérature Adolf Birch-Hirschfeld (1849-1917) au sein de l’université. Leipzig, plus que tout autre ville, offre un contexte favorable à qui veut se consacrer à des recherches sur l’actualité d’un pays. Dans cette cité, « cité des grands bois, des livres, de la musique », 15 l’accès aux toutes nouvelles publications est particulièrement aisé : Victor Cambon (1852-1927) signale que tout chercheur dispose en 1910 de conditions idéales : « dans un palais tout neuf (1893), d’une décoration grandiose mais sobre, qui n’a coûté moins de 3 millions, [il peut jouir de] la plus riche bibliothèque d’université qui soit au monde, avec ses 550 000 volumes et ses 5000 manuscrits » ; 16 il peut aussi, sans devoir souscrire à un abonnement, consulter librement toute la presse et les périodiques internationaux. « Ce qui est vraiment incroyable », souligne Cambon, « c’est le nombre des journaux et périodiques : il s’élève, à Leipzig, à 1200 ! […] Près de l’église Saint-Thomas, s’ouvre un café où l’on peut lire à loisir 450 journaux de tous les pays et consulter plus de 200 Bottins des grandes villes du monde. Là, ni orchestre, ni jeux, ni causeries ; le bruissement des feuillets que l’on tourne, et le pas caoutchouté des servants qui apportent de la bière troublent seuls le silence. Les feuilles publiques, encartées dans une chemise à leur en-tête, emmanchées dans un bâton à 14 Extrait d’une lettre d’Aldo Dami, alors lecteur de français à l’Université de Leipzig, adressée à son ami et prédécesseur Marcel Raymond, qui, après un séjour de près de deux ans à Leipzig, vient de rejoindre Genève. Pour Dami, le professeur de Halle, Karl Voretzsch était l’archétype du professeur conservateur, « du philologue [...], qui a la haine de tout ce qui est français, [...] pour qui la France, c’est les troubadours ou le provençal ». Lettre écrite en novembre 1930, citée dans Cl. Delphis (éd.), Survies d’un Juif européen. Correspondance de Paul Amann avec Romain Rolland et Jean-Richard Bloch, Leipziger Universitätsverlag, 2009, p.15. Sur les lecteurs français ou de langue française en poste à Leipzig de 1926 à 1934, cf. Cl. Delphis, « Die französischsprachigen Lektoren in Leipzig », Grenzgänge, Cahier 16, 8 e année, Leipzig, 2001, p. 100-110. 15 Expression utilisée par Célestin Bouglé, futur directeur de l’Ecole normale supérieure, qui séjourna à Leipzig au printemps 1894 pour « écouter Wundt avec conscience ». Voir son récit publié sous le pseudonyme Jean Breton, Notes d’un étudiant français en Allemagne, Heidelberg, Berlin, Leipzig, Munich, Paris, Calman-Lévy, 3 e éd., 1895, p. 143. 16 V. Cambon, L’Allemagne au travail, Paris, Pierre Roger et C ie Editeurs, 1911, p. 12. Et Cambon de compléter ses propos avec la remarque : « En prévoyance de l’avenir qui caractérise les œuvres allemandes, on a ménagé la place de 1 200 000 à 1 300 000 volumes ». L’enseignement de la littérature française à la fin du XIX e et au début du XX e siècle 187 tringle d’acier, sont suspendues à des crochets sur un long panneau mural qui portent un nom d’origine. Chacun peut se servir. L’on voit des consommateurs gagner leur place, chargés de liasse de journaux. Et malheur aux profanes qui penseraient venir, bavarder à haute voix dans ce sanctuaire ! Ces gens-là trouvent plaisir à lire, mais ne lisent pas pour s’amuser. C’est le cas de répéter : Res severa verum Gaudium ». 17 Bien que Leipzig ne soit pas une capitale, cette profusion de journaux n’est pas sans rappeler ce que Stefan Zweig appréciait à la même époque à Vienne, où dans les cafés « on trouvait non seulement tous les journaux viennois, mais aussi ceux de tout l’Empire allemand, les français, les anglais, les italiens et les américains, et en outre les plus importantes revues d’art et de littérature du monde entier, Le Mercure de France aussi bien que la Neue Rundschau, le Studio et le Burlington Magazine. Ainsi, nous savions tout ce qui se passait dans le monde, de première main ; nous étions informés de tous les livres qui paraissaient, de toutes les représentations, en quelque lieu que ce fût, et nous comparions entre elles les critiques de tous les journaux ». 18 Comme Leipzig est aussi le centre de l’importation et de l’exportation du livre, toute maison d’édition a son représentant ou commissionnaire sur place et toute nouvelle publication est livrée ou réexpédiée en un temps record : « Chaque semaine, souligne Cambon, vingt et un fourgons de livres partent de Leipzig ». 19 Et les activités ne feront que croître, lorsque Leipzig se dotera en 1912 d’une immense gare centrale, remplaçant quatre gares existantes, avec la possibilité désormais « d’expédier à la fois 132 wagons postaux ». 20 Au même moment (en 1891) ont été nommés à Leipzig deux professeurs, l’un Karl Lamprecht, historien, professeur d’une ambition extrême qui va œuvrer à l’ouverture de son propre institut, l’Institut d’histoire universelle en 1909, et l’autre, Adolf Birch-Hirschfeld, admiré de tous pour sa grande érudition, qui prend la direction du tout nouvel Institut de Langues romanes et anglophones en 1892. Les deux hommes initient une sorte de collaboration, et dès lors vont être invités des lecteurs pour faciliter les contacts et éveiller l’intérêt des étudiants de Leipzig en direction des pays étrangers, et tout particulièrement la France. Un contact direct avec le représentant d’un pays étranger ne peut qu’être bénéfique, car plus que quiconque « Lamprecht est convaincu que l’enseignement par leçons cathédrales (Vorlesun- 17 Ibid., p. 94-95. 18 Stefan Zweig, Le Monde d’hier. Souvenirs d’un Européen, Traduction de Serge Niémetz, Belfond, Paris, 1993, p. 61-62. 19 L’Allemagne au travail, op. cit., p. 101. 20 Détail souligné par Le Petit Parisien (n° 12958), 22 avril 1913, p. 1. Voir entre autres Le Temps (n° 18559), 25 avril 1912 ou l’ouvrage de V. Cambon, Les Derniers progrès de l’Allemagne, Paris, Pierre Roger et C ie Editeurs, 1917 (chapitre IV consacré aux chemins de fer, en particulier p. 111-112). Claudine Delphis 188 gen) est vieilli, que l’avenir est aux exercices et cours (nous disons conférences), que le nombre croisant des étudiants exige un nombre de maîtres accru, en sorte que, dans les séminaires, le travail de recherche et d’enseignement puissent être menés de front ». 21 Dès 1899, le Belge, Alfred Duchesne (1872- 1956) propose des cours pratiques de langue et à chaque semestre un cours de littérature : « Victor Hugo comme poète lyrique », « Alfred de Musset », « La vie et l’œuvre d’Honoré de Balzac », « Victor Hugo et sa vie et ses œuvres », « Lamartine, sa vie et ses œuvres »… A Alfred Duchesne va succéder un autre Belge, Fernand Blondeaux (né en 1880 à Stavelot) qui reprend sensiblement les mêmes cours que son prédécesseur, et cela, jusqu’au semestre d’été 1905. Puis s’instaure une ère nouvelle avec Gustave Cohen (1879-1958). S’il commence par un cours conventionnel sur le « Roman français de Balzac à Zola », il entre davantage dans le domaine de la théorie littéraire (« La critique et la pensée française dans la seconde moitié du XIX e siècle : Sainte- Beuve, Taine, Renan, etc. ») et il n’hésite pas à aborder la période purement contemporaine avec des sujets comme « Les romanciers français modernes. / Idéalistes Humoristes, Psychologues, et Erudits », « Le théâtre français de Dumas à Rostand ». A la fin de son séjour en 1908, il intitule même ses cours « Le Roman français de 1800 à 1908 » et « Le théâtre français de 1800 à 1908 ». C’est, pour l’époque, audacieux d’aborder l’année même du calendrier, surtout quand on sait que, six ans plus tôt, l’un des mandarins des langues romanes, Gustav Gröber, chantre des principes de la philologie, clamait haut et fort dans Grundriß der Romanischen Philologie (1902), qu’il était « inconvenant » d’aborder le fait littéraire contemporain et d’émettre le moindre jugement personnel ou un jugement de valeur. 22 Mais le pli est pris à Leipzig : qu’il s’agisse de Gaston Monod ou d’Adolphe Favre, entre 1909 et 1914, aucun n’hésite plus à aborder la France contemporaine. Favre, le dernier lecteur avant le déclenchement de la Première Guerre mondiale va même jusqu’à proposer pour le semestre d’été 1914 un cours sur « La poésie lyrique française de Baudelaire à Verhaeren ». Il est difficile de faire mieux, même au niveau local car Verhaeren, grâce à l’aide de son promoteur et traducteur Stefan Zweig, a son éditeur Anton Kippenberg, directeur des Editions Insel, à Leipzig même et Verhaeren jouit alors dans toute l’Allemagne d’une grande popularité. Zweig lui-même écrit à Verhaeren à 21 Henri Berr, « L’institut de Lamprecht et l’enseignement supérieur de l’histoire », Revue de synthèse historique, tome XIX-1 (n° 55), août 1909, p. 94. 22 « Es ist hier nicht statthaft, die französische dichtung und prosa nach gegenwartswerten, vom künstlerischen, sittlichen oder religiösen standpunkt aus abzuschätzen, oder nach persönlicher überzeugung und weltanschauung über entwicklung und art der französischen literatur zu urteilen, [...] oder aus den richtungen und wandlungen des literarischen geistes in frankreich und seinen wirkungen folgerungen auf geistige zustände in der französischen Nation und den nachbarvölkern zu ziehen ». Citation empruntée à Gerhard Bott, Zur Problematik der Landeskunde. Die deutsche Romanistik 1900-1938 als Fallstudie, Rheinfelden und Berlin, Schäuble Verlag, 1992, p. 14. L’enseignement de la littérature française à la fin du XIX e et au début du XX e siècle 189 propos de Kippenberg : « ... il est le premier entre les éditeurs belges : l’œuvre de Verhaeren est représentée chez lui sous toutes les formes, du livre à 50 pfennigs jusqu’au livre à 200 Marks. Il devrait faire un jour à Bruxelles une exposition de ses éditions verhaeriennes, pour montrer au public belge, qui l’ignore, tout ce qu’il a fait pour son œuvre ». 23 Les cours des lecteurs sont très fréquentés. A propos des cours de Gaston Monod, 24 qui parle notamment des « grandes figures d’historiens au XIX e siècle » (aux semestres d’été 1909 et 1910), K. Lamprecht précise que ses cours sont « d’excellents moyens de soutenir l’échange intellectuel entre nos deux nations, et tout spécialement de répandre parmi les membres de l’Institut (370 pendant ce semestre) le sens et l’amour de la culture française ». 25 Si les lecteurs précédemment cités restent en moyenne trois ans, trois autres « Gastdozenten » (enseignants invités) séjourneront - après l’ouverture officielle de l’Institut de Lamprecht, seulement pour un an de 1910 à 1913 : René Ledoux, belge, disciple d’Henri Pirenne, et deux Français, Jeanmaire, ancien Normalien et Pierre Grillet, aussi ancien élève de l’ENS et agrégé de l’université. 26 Indépendamment du fait que les théories historiques de Lamprecht sont plus que contestées et que lui-même sera considéré par certains comme « l’historien de la cour », celle de Guillaume II, 27 il reste qu’au niveau organi- 23 S. Zweig, Correspondance 1897-1919, Préface, notes et traduction d’Isabelle Kalinowski, Paris, Grasset (Coll. biblio), 2000, p. 209 (lettre à E. Verhaeren écrite à l’automne 1913). Zweig a beaucoup traduit Verhaeren : Verhaeren, Ausgewählte Gedichte, Berlin, Schuster und Löffler, 1904 ; Verhaeren, Helenas Heimkehr, Insel Verlag Leipzig, 1909 ; Verhaeren, Drei Dramen, Insel Verlag, 1910 ; Verhaeren, Ausgewählte Gedichte, édition de 1904 augmentée, Insel Verlag, 1910 ; Verhaeren, Hymnen an das Leben, Insel Verlag, 1911 ; Verhaeren, Rembrandt, Insel Verlag, 1913 ; Verhaeren, Rubens, Insel Verlag 1913. A ces traductions, il faut ajouter le livre Emil Verhaeren, eine Biographie, Insel Verlag, 1910, qui, en dépit du sous-titre, est une étude littéraire de son œuvre. 24 Promis à un brillant avenir, G. Monod, un neveu de Gustave Monod, trouve la mort sur le front de Lorraine, dès les premières heures de la Première Guerre, le 20 août 1914. Voir la lettre (fac-similé) de Gertrude Monod, sa jeune épouse, originaire de Leipzig, à Karl Lamprecht du 3 novembre 1914, dans : Passage Frankreich-Sachsen. Kulturgeschichte einer Beziehung 1700 bis 2000. Katalog zur Ausstellung/ Redaktion Alke Hollwedel, Jörg Ludwig und Katharina Middell, hrsg. vom Sächsischen Staatsministerium des Innern, in Kommission bei mdv Mitteldeutscher Verlag, Halle/ Saale, 2004, p. 180. 25 Cf. Matthias Middell, Weltgeschichtsschreibung im Zeitalter der Verfachlichung und Professionalisierung. Das Leipziger Institut für Kultur- und Universalgeschichte 1890-1990, tome 2, Leipzig, Akademische Verlagsanstalt, 2005, p. 544. 26 Sur les conditions de recrutement de certains lecteurs, voir Katharina Middell, « Das Institut für Kultur- und Universalgeschichte bei der Universität Leipzig und seine Beziehungen zu Frankreich bis zum Ausbruch des Ersten Weltkrieges », in M. Espagne, M. Middell (éds.), Von der Elbe bis an die Seine, op. cit., p. 354-387. 27 Voir à ce propos, en première page l’article (non signé) du Temps, n° 19671, du 16 mai 1915, paru quelques jours après l’annonce de la mort de Lamprecht : « Guillaume II Claudine Delphis 190 sationnel, il est le maître incontesté du décloisonnement des disciplines, principe qu’Adolf Birch-Hirschfeld, éminent érudit, ne peut que soutenir. Adolf Birch-Hirschfeld fait partie des professeurs d’université hors du commun. Certes, comme un grand nombre de ses collègues, il s’est consacré aux domaines considérés comme scientifiques, a beaucoup publié (notamment une histoire de la littérature française au temps de la Renaissance 28 ), mais ces dernières années, il se navigue entre l’histoire et la littérature, car il s’apprête à publier, en collaboration avec Hermann Suchier (1848-1914), professeur à l´Université de Halle, lui aussi un « philologue consommé, érudit sagace », 29 une vaste histoire de la littérature française du Moyen-Age à nos jours. 30 Cet ouvrage s’inscrit dans le programme éditorial très ambitieux du Bibliographisches Institut de Leipzig, qui a déjà fait paraître une Histoire de la Littérature de l’Antiquité en deux volumes par Jacob Mähly, une Histoire de la littérature allemande par Friedrich Vogt et Max Koch, une Histoire de la littérature anglaise par Richard Wülker, ainsi qu’une Histoire de la littérature italienne par B. Wiese et E. Pèrcopo. L’ouvrage d’Adolf Birch-Hirschfeld et de Hermann Suchier comporte 730 pages, de très nombreuses illustrations, des reproductions de fac-similés en couleurs. Bien que très onéreux pour l’époque, ce livre, achevé en juillet 1900, a immédiatement un succès retentissant, des deux côtés de la frontière. Il devient la bible de tous les enseignants du français et le restera jusqu’au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale. Nos voisins, note Antoine Jeanroy dans la Revue critique d’histoire et de littérature - possèdent maintenant une histoire de notre littérature qui, par l’ampleur et la sûreté de l’information, aussi bien que par l’habileté de la mise en œuvre n’a rien à envier aux meilleurs des ouvrages similaires publiés chez nous. Si l’on voulait, en face de ceux-ci, caractériser d’un mot le livre de MM S. et B-H., on pourrait dire qu’il est plus objectif. Il semble que les auteurs aient mis leur coquetterie à perd, en la personne du professeur Lamprecht, universitaire plein de zèle […] et débordant d’une érudition toujours prête aux panégyriques, son historien officiel, le narrateur patenté de ses exploits, le plus déterminé louangeur de ses actes, de ses paroles, de ses pensées, l’admirateur professionnel de son génie. […] Directeur d’un "séminaire" d’études historiques à l’université de Leipzig, le professeur Lamprecht avait organisé une espèce de fabrique de matériaux, où l’on travaillait à la plus grande gloire de la dynastie régnante ». 28 Geschichte der französischen Literatur I. Zeitalter der Renaissance, Stuttgart, 1889. 29 Expression de Gaston Paris dans son commentaire sur la partie rédigée par Hermann Suchier, Journal des Savants, octobre 1901, p. 641-660. Lors de la parution de cet ouvrage, écrit avec Birch-Hirschfeld, Antoine Jeanroy note à propos de Suchier : « M. Suchier, qui a du sang français dans les veines [il est d’origine huguenote], sait allier à la Gründlichkeit germanique cet art de la composition que nous avons longtemps considéré comme une qualité nationale », Revue critique d’histoire et de la littérature, 1900/ 06, T. 49, 1 er semestre, nouvelle série, 34 e année, p. 497-488. 30 Geschichte der französischen Literatur von den ältesten Zeiten bis zur Gegenwart hin, Leipzig- Wien, Bibliographisches Institut, 1900. L’enseignement de la littérature française à la fin du XIX e et au début du XX e siècle 191 s’effacer derrière leur sujet, que leur souci ait été d’instruire plutôt que d’éblouir, ou même de captiver ; peu de théories, de généralisations, mais beaucoup de faits et de jugements de détail, bien ordonnés, en général, et bien présentés. […] Les auteurs insistent dans leur Avant-Propos sur la nécessité de relier l’histoire littéraire à l’histoire politique et sociale et d’expliquer l’une par l’autre. 31 Le goût prononcé de l’université de Leipzig pour l’interdisciplinarité, déjà si appréciée au XIX e siècle par nombre de visiteurs français, puis le décloisonnement des disciplines pratiqué par Lamprecht et Birch-Hirschfeld pour une meilleure recherche sur la France, de même que l’extrême facilité d’accès à une documentation récente, tous ces facteurs conjugués ne peuvent que susciter de nouvelles initiatives et parfois des vocations, comme celle de Wilhelm Friedmann (1884-1942). 32 Friedmann est un jeune Viennois, d’origine juive. Après des études à Vienne, Heidelberg, Berlin, et un doctorat 33 obtenu en 1908, il a passé une année à Paris (1908-1909) comme « élève titulaire à l’Ecole pratique des Hautes Etudes ». En 1909, il va à Leipzig et, en avril 1910, il soutient, sous la direction d’Adolf Birch-Hirschfeld une thèse complémentaire sur Arnaut de Mareuil. 34 Alors qu’il occupe un poste de « Privat-Docent » et se trouve donc en selle pour une carrière universitaire traditionnelle, il rêve d’ajouter à la grande histoire littéraire de Suchier et de Birch-Hirschfeld un complément consacré à la période contemporaine et aux toutes nouvelles tendances de la littérature française, si souvent décriées par ses collègues. Friedmann s’écarte de la norme ou du moins, des habitudes du monde dans lequel il entend faire carrière. Si un lecteur étranger est de plus en plus autorisé à traiter devant les étudiants de la France contemporaine, ce qui est à Leipzig devenu normal, il n’est pas encore dans les mœurs de l’Allemagne wilhelmienne, qu’un « Privat-Dozent » s’adonne par écrit à la littérature contemporaine, surtout lorsqu’on a l’intention de postuler un jour à une chaire. Est-ce l’influence de Birch-Hirschfeld, ou le reflet d’une 31 Tome LIV, 36 e année, 2 e semestre, juillet-décembre 1902, p. 452-456, plus particulièrement p. 452. Voir aussi dans cette même revue (Tome 78, nouvelle série, juillet-décembre 1914, p. 187), l’avis de Ludovic Roustan : « L’ensemble témoigne d’une grande impartialité et d’une pénétration sympathique de la part d’un juge dont la propre littérature est si différente ». Et le Journal des débats politiques et littéraires (article signé M.M., n° 13, 14 janvier 1901, p. 3) constate aussi : « MM. Suchier et Birch-Hirschfeld ont résumé dans cet ouvrage en 700 pages [sic], d’une façon claire, avec un sens très juste des proportions et en accordant fort équitablement à chacun ni plus ni moins que la place qu’il mérite, l’histoire de notre littérature nationale ». 32 Sur le rôle et le destin de W. Friedmann, voir Cl. Delphis, Wilhelm Friedmann (1884- 1942). Le destin d’un francophile, Leipziger Universitätsverlag (Deutsch-französische Kulturbibliothek, Band 11), 1999, 651 p. 33 Thèse intitulée Altitalienische Heiligenlegenden nach der Handschrift XXXVIII, 110 der Bibl. Nazionale Centrale in Florenz, zum ersten Male herausgegeben v. Wilhelm Friedmann, Dresden, 1908, p. LXII-179 (Gesellschaft für romanische Literatur). 34 Einleitung zu einer kritischen Ausgabe der Gedichte des Troubadours Arnaut de Mareuil, Halle, Verlag Karras, 1910. Claudine Delphis 192 certaine libéralité régnant à l’université de Leipzig ou tout simplement son tempérament qui l’y pousse ? Il est difficile de répondre à une telle question. Si l’on en croit Marcel Raymond, 35 qui fit sa connaissance quand il fut lecteur à Leipzig de l’automne 1926 à juillet 1928, Friedmann « avait […] en lui quelque chose de l’urbanité, du détachement un peu sceptique, et aussi de la munificence du Parisien cultivé, qui répand sans compter, à la terrasse d´un café, dans un salon, dans un cercle d’amis, ses richesses ». Durant les années 1910 à 1914, Friedmann propose une très large palette de cours, à la fois en littérature italienne et française, traitant aussi bien d’Aucassin et Nicolette, de la culture à l’époque de Louis XIV, de la Chanson de Roland, du Chevalier au lion de Chrestien de Troyes, de la Divine Comédie de Dante que des « Grandes tendances de la littérature française depuis 1830 », de la « Comédie française de Molière à Beaumarchais » ou de Gabriele D’Annunzio. En apparence, il se prête pleinement au rôle qu’on attend de lui, mais de façon presque explosive, il livre sa passion pour la littérature contemporaine lors d’une conférence qu’il donne à la Pentecôte 1914 dans le cadre du Congrès de Philologie, qui a lieu à Brême. Et peu de temps après, au début de l’été 1914, paraît, chez l’éditeur Haessel, son livre Die französische Literatur im 20. Jahrhundert. Eine Skizze [La littérature française au XX e siecle. Une esquisse]. C’est une grande première de la part d’un universitaire allemand, en l’occurrence austro-allemand. Friedmann fait figure ici de « pionnier », et son université d’appartenance, elle aussi de « pionnière ». L’ouvrage est modeste, mais pour Friedmann, un début que l’avenir doit enrichir : « Peut-être la possibilité de traiter plus en détail le sujet de la littérature française contemporaine se présentera-t-elle une autre fois dans l’avenir », 36 précise-t-il. Ce petit ouvrage de cinquante-huit pages imprimées en gros caractères est surprenant : au moment où résonnent les fanfares du nationalisme alle- 35 Cf. M. Raymond, « Allemagne 1926-1928 », Mercure de France (n° 1098), 1 er février 1955, p. 230. Une profonde amitié va se nouer entre les deux hommes, à laquelle seule la mort tragique de Friedmann, lors de son arrestation dans un village des Pyrénées en 1942, mettra fin. Voir leur correspondance, dans Cl. Delphis, Wilhelm Friedmann, op. cit., p. 376-411. Marcel Raymond évoquera dans ses ouvrages à maintes reprises la mémoire de Friedmann, notamment dans Le Sel et la Cendre (Lausanne, L’Aire, Coopérative Rencontre, 1970) et Mémorial (Paris, Librairie José Corti, 1976). Au cours des années 20, Friedmann se lia d’amitié avec de nombreux intellectuels français, parmi lesquels Georges Duhamel, Jean-Richard Bloch, Pierre Abraham, Jean Guéhenno, Benjamin Crémieux, Jean Cassou, Gustave Cohen, Henri Focillon, Charles Vildrac. A cette occasion, il est bon de rappeler que c’est lui qui mit en contact H. Focillon avec l’éditeur Anton Kippenberg, et ce dernier prêta un grand nombre de sa collection de pièces goethéennes pour l’exposition consacrée à Goethe, à Paris, en 1932. 36 Die französische Literatur im 20. Jahrhundert, op. cit., p. 7 : « Vielleicht ergibt sich später einmal die Gelegenheit, in umfassenderer Weise das Thema der französischen Literatur unserer Zeit zu behandeln. » L’enseignement de la littérature française à la fin du XIX e et au début du XX e siècle 193 mand, un universitaire publie un ouvrage dithyrambique sur la littérature française ! Celui qui, si doctement dans l’auguste forum de l’Université lipsienne, a su évoquer la beauté des rondeaux, des lais et de leurs octosyllabes, publie un ouvrage sur la littérature française contemporaine sous une forme assez inédite - du moins pour un universitaire. Friedmann reprend tout simplement sa conférence, et comme dans sa conférence - où il se devait de convaincre - il prend toutes sortes de libertés. Il estime inutile de remanier la forme de son texte pour la publication ; il précise que dans le cadre de cette esquisse rapide correspondant au temps qui lui a été imparti à Brême, il ne fera qu’effleurer les sujets ! Friedmann, l’habitué des commentaires et notes en bas de pages, le spécialiste d’Arnaut de Mareuil, de ses épîtres, de ses octosyllabes à rimes embrassées et de ses « ensenhamen », donne l’impression qu’il ne veut plus s’embarrasser de questions de forme et de règles académiques : il remet à son éditeur un manuscrit truffé de citations, mais dépourvu de toute référence bibliographique, à l’exception d’une seule, pour Claudel. Friedmann ne s’arrête pas là, ce que d’aucuns pouvaient prendre pour de la désinvolture. Dans son introduction, il souligne son absence d’intérêt pour les chapelles littéraires qui foisonnent en France et il prévient qu’il n’en tiendra compte ni de près ni de loin, sous le prétexte que les personnalités fortes se libèrent toujours du cadre étroit imposé par une époque. Dans la foulée, il ne présente donc pas ensemble des auteurs qui appartiennent à la même mouvance ou à la même école. Ainsi Henri Martin Barzun et Alexandre Mercereau, qui ont l’un et l’autre participé à l’Abbaye de Créteil avec Georges Duhamel, René Arcos, Charles Vildrac, Henri Doucet, Albert Gleizes et Berthold-Mahn, sont-ils séparés par Louis Mandin, poète indépendant, secrétaire de la revue Vers et Proses de Paul Fort, puis au Mercure de France. Et comme s’il voulait accentuer la séparation, il cite trois vers de Mandin : « Et moi ne suis-je pas un torrent de vibrations / Au fond d’un rêve. / Au fond d’un rêve où crie un brûlant besoin d’action. » Puis, après deux phrases de commentaire, il cite un quatrième vers : « La cendre dans ma main, c’est la semence d’une aurore. » Friedmann procède de la même façon quand il présente Jules Romains et La Vie unanime : entre Alexandre Mercereau et Jules Romains, il place deux pages sur Verhaeren, au mépris de l’histoire littéraire, de la chronologie et des différends de Jules Romains avec les membres du groupe de l’Abbaye. Ce qui importe à Friedmann, ce sont les points communs entre certains écrivains, et en l’espèce, leur intérêt pour les réalités du monde moderne. Ce qu’il aime dans Verhaeren, c’est que sa foi religieuse génère non le renoncement, mais la confiance et la joie. C’est aussi ce qui le séduit dans le Jules Romains de La Vie unanime, qui, pour reprendre les termes d’André Cuisenier, fait que l’homme « englobé dans l’être immense de la ville, sent plus Claudine Delphis 194 clairement qu’il ne l’avait fait jusqu’alors, la fragilité de ses limites : par delà ces cloisons transparentes, il communique avec ses semblables et ne fait qu’un avec eux ». 37 Le but de Friedmann n’est pas de livrer une vue d’ensemble scientifique sur la littérature française contemporaine. En ce sens, le titre de son livre est mal choisi et prête aux quiproquos. Il s’agit d’une invitation à la littérature française contemporaine, destinée à inciter les gens à s’intéresser à une production rarement étudiée dans les écoles et les universités. Friedmann a l’ambition de faire partager ses passions et, à cet effet, mobilise tous les procédés oratoires, souvent emphatiques et grandiloquents du début du siècle. « Découvrez avec moi la littérature contemporaine », dit-il en substance. L’ouvrage est un témoignage de ses goûts personnels, de son tempérament, de son penchant pour l’abondance, la diversité, l’improvisation. Ainsi n’est-ce pas un hasard qu’il soit grand amateur de la poésie de Francis Vielé- Griffin, qui a proclamé « l’extériorité du vers » et préconisé l’usage du vers « libéré des césures pédantes et inutiles ». Bien qu’il ne cite qu’un seul vers du poète (« l’effort est saint toujours qui glorifie la vie »), on perçoit dans les deux pages qu’il lui consacre une profonde admiration pour celui qui fait violence aux règles de la prosodie traditionnelle et aux formes figées des Parnassiens. L’audace de sa conception rythmique, fidèle au déroulement de la pensée, le laisser-aller de la rime au « seul gré du tact poétique », correspondent au tempérament de Friedmann qui aime donner libre cours à sa pensée. Tout le livre est, dans l’esprit comme dans la lettre, délibérément subjectif. L’introduction propose sur quatorze pages une description rapide de la poésie au XIX e siècle, démontre que l’apparition du vers libéré, puis du vers libre, a ouvert dans la poésie française une poésie du mouvement. Ses auteurs de référence sont Hugo et Verlaine. Il oublie Rimbaud et son influence sur la poésie contemporaine. Ses choix, très personnels, s’accompagnent de formules à l’emporte-pièce. En voici deux exemples : « Par son subjectivisme Victor Hugo est devenu le père de la littérature moderne » 38 ou bien encore « Victor Hugo est le peintre, le maître des couleurs avec les mots, comme les Parnassiens sont les sculpteurs du Mot ». 39 La seconde partie du livre présente en quatre pages l’influence des théories de Bergson sur la création poétique et il consacre, suivant son humeur, une à deux pages à ses poètes préférés, Henri de Régnier, Francis Vielé-Griffin, Marinetti, Henri Martin Barzun, Alexandre Mercereau, Verhaeren, Jules Romains. La troisième partie est consacrée aux prosateurs : à Maurice Barrès, 37 André Cuisenier, Jules Romains et l´unanimisme, Paris, Flammarion, 1935, p. 318. 38 Op. cit., p. 13 : « Durch seinen Subjektivismus ist Victor Hugo der Vater de modernen Literatur ». 39 Ibid., p. 14 : « Victor Hugo ist Maler, Farbenkünstler mit den Worten, wie die Parnassiens Bildhauer des Wortes sind ». L’enseignement de la littérature française à la fin du XIX e et au début du XX e siècle 195 dont l’activité politique l’inquiète toutefois, à Julien Benda, à André Gide, puis à Romain Rolland, qui, avec Gide, a sa préférence. Enfin, en quatrième partie, il passe en revue les œuvres de Maeterlinck, Francis Jammes, Paul Claudel, Charles Péguy, Jacques Nayral et de Paul Fort. D’autres caractéristiques illustrent l’approche résolument personnelle de Friedmann. Les noms d’un certain nombre d’auteurs sont toujours imprimés en italique, comme s´il voulait faire passer un message au delà des mots euxmêmes et dire dynamiquement à son lecteur : « Lisez bien, c’est important. Ce nom deviendra un nom-phare des lettres. » Le choix des citations, plus ou moins longues, est lié à l’inspiration du moment. Au moment où il écrit, il a le coup de foudre pour un passage de L’Annonce faite à Marie de Claudel. Aussi étrange que cela puisse paraître, il inclut donc un extrait de L’Annonce qui prend deux pages complètes, ce qui est considérable dans un ouvrage qui n’en compte que 58. La Littérature du XX e siècle est la profession de foi d’un amoureux de la langue française, d’une langue française qu’il considère comme un outil idéal de communication et dont l’expression politique dénote ce qu’il appelle une profonde « humanité ». Friedmann refuse ainsi de faire siennes les réserves formulées par la critique allemande, selon laquelle la poésie française dissimulerait sous un extérieur de virtuosité, un manque de profondeur dans la pensée ou le sentiment. Le fil d’Ariane qui, selon lui, relie les poètes, prosateurs et auteurs dramatiques qu’il cite, aussi différentes les unes des autres que soient leurs œuvres, est une nouvelle pulsion, un « élan vital » indubitable, qui font d’eux les représentants de ce qu’il considère comme la pensée humaniste moderne. Cet ouvrage est donc, de la part d’un universitaire, d’une facture pour le moins peu classique. On est tenté de croire que son auteur veut tout simplement ignorer les menaces qui planent sur l’Europe de la fin juin 1914, menaces contradictoires avec son rêve humaniste… La dernière phrase de l’ouvrage qui, selon Friedmann, illustre toute la poésie française est un vers de Verhaeren : « Toute la vie est dans l’essor. » -Vers bien énigmatique quand on songe au climat politique de l’époque. Ce livre sera peu commenté, 40 car les temps ne s’y prêtent guère. Néanmoins, il est dans l’histoire de la romanistique allemande le tout premier essai qui tente d’introduire la littérature contemporaine, et cela avant la guerre de 1914. Il ne peut bien sûr, en aucun cas, être comparé - ni par son fond, ni par sa forme, ni par sa taille - au célèbre ouvrage de Ernst Robert Curtius Die literarischen Wegbereiter des Neuen Frankreich, publié au début de l’année 1919, qui deviendra alors le livre incontournable pour tous ceux s’intéressant à la période contemporaine. Ce petit livre de Friedmann - on 40 Voir Cl. Delphis, Wilhelm Friedmann, op. cit., p. 26-28. Claudine Delphis 196 pourrait plutôt dire livret « hymnique » 41 en provenance de Saxe (avec toute la fragilité de ses porcelaines) reste la toute première invitation lancée aux représentants des langues romanes, pour qu’ils cessent de se détourner de la France contemporaine. C’est le déclenchement d’une longue bataille qui n’aura finalement lieu qu’au lendemain de la guerre, la querelle des « Anciens » et des « Modernes » qui se déroulera lors du congrès national des philologues allemands à Halle le 5 octobre 1920. Une poignée d’hommes seulement sera dans le camp des « Modernes », dont Friedmann. 42 Une chose est sûre, cependant, c’est qu’en 1914, l’enseignement du français était passé, dans certaines enclaves, comme celle de Leipzig, de l’enseignement d’une langue morte à celui d’une langue vivante. 41 Adjectif utilisé par Victor Klemperer qui rendra très souvent visite à Wilhelm Friedmann pour s’approvisionner en littérature contemporaine et publications récentes. Celui-ci note en 1922 qu’à propos de Barrès, « la brochure de Friedmann, belle et d’un contenu riche, avait quelque chose d’hymnique » ; néanmoins, Klemperer souligne que Friedmann était dans son droit vu qu’il n’avait pris en considération que l’aspect purement humain des auteurs ! Cf. V. Klemperer, « Maurice Barrès », Germanisch-romanische Monatsschrift, X, 1922, p. 45 : « Wilhelm Friedmanns schöne und gehaltvolle Broschüre über Die französische Literatur im 20. Jahrhundert klang etwas hymnisch und durfte auch so klingen, weil sie nur, und eben nur das Reinmenschliche ihrer Dichter in Betracht zog ». 42 Voir l’article de Friedmann publié dans le Leipziger Tageblatt (n° 473) du 10 octobre 1920 (p. 17), intitulé « Der Kampf der modernen Philologie », reproduit dans Cl. Delphis, Wilhelm Friedmann, op. cit., p. 415-419. Ursula Bähler Sur l’imaginaire littéraire et national du jeune Curtius : Ferdinand Brunetière, Die literarischen Wegbereiter et Maurice Barrès La bibliographie des études consacrées à l’œuvre aussi importante que controversée de Ernst Robert Curtius a pris des dimensions impressionnantes depuis le milieu du siècle précédent, et en parcourant les titres et les textes on a l’impression que tout a été dit de toutes les façons. Cependant, on constate que les deux foyers autour desquels se mettent en place les éléments de la discussion, souvent polémique, sur le célèbre romaniste allemand, sont, d’une part, Deutscher Geist in Gefahr - « ein verworrenes Buch in verworrener Zeit » (« un livre confus dans un temps confus »), comme l’exprimait naguère Karlheinz Stierle 1 -, paru l’année qui précéda la prise de pouvoir d’Adolf Hitler, et, d’autre part, l’œuvre devenue canonique Europäische Literatur und lateinisches Mittelalter, publiée en 1948. En comparaison avec ces deux ouvrages, les textes du jeune Curtius, et notamment son livre sur Maurice Barrès, ont beaucoup moins retenu l’attention de la critique, et s’ils l’ont retenue, c’est souvent dans une perspective rétrospectivement téléologique, surdéterminée par des soucis idéologiques. Devant ce fait, il nous a paru intéressant de relire les premières monographies de Curtius (mise à part sa thèse de doctorat, une édition critique des Quatre livre des reis 2 ) d’un œil aussi peu prévenu que possible et de les prendre pour ce qu’elles sont, à savoir les premiers livres, précisément, d’un jeune homme qui y cherche sa voie et y développe ses visions. C’est dans ce but que nous parcourrons, dans les pages qui suivent, sa thèse d’habilitation consacrée à l’œuvre critique de Ferdinand Brunetière, parue en 1914, Die literarischen Wegbereiter des neuen Frankreich, publiés pour la première fois en 1919, et, pour conclure, Maurice Barrès und die geistigen Grundlagen des französischen Nationalismus, sorti de presse en 1921, 3 en nous arrêtant notamment aux 1 Cité dans Frank-Rutger Hausmann, ‘Vom Strudel der Ereignisse verschlungen’. Deutsche Romanistik im ‘Dritten Reich’, Frankfurt a. M., Vittorio Klostermann, 2000, p. 126. 2 Halle, Niemeyer, 1911. 3 Ernst Robert Curtius, Ferdinand Brunetière. Beitrag zur Geschichte der französischen Kritik, Strassburg, Karl J. Trübner, 1914 ; id., Die literarischen Wegbereiter des neuen Frankreich, Potsdam, Gustav Kiepenheuer Verlag, 1923, dritte Auflage [première édition : 1919] ; id., Maurice Barrès und die geistigen Grundlagen des französischen Nationalismus, Bonn, Verlag von Friedrich Cohen, 1921. Ursula Bähler 198 aspects suivants, tous intimement liés : la nature des projets en question, la conception de la critique littéraire qui les sous-tend, ainsi que les images de la France et de la littérature française qui s’y voient construites. Ferdinand Brunetière (1914) 1. L’objectif que le jeune Curtius fixe à sa thèse d’habilitation consacrée au directeur de la Revue des Deux Mondes, figure aussi marquante que contestée au tournant du siècle, est clair : « Ich habe versucht, möglichst exakt festzustellen, worin Brunetières Leistungen als Kritiker und Literaturhistoriker bestehen ». 4 Curtius restreint donc d’emblée la perspective, se concentrant sur le critique et l’historien de la littérature, négligeant l’homme politique, l’homme public. Restriction certes légitime, mais néanmoins curieuse quand on pense au rôle et au positionnement de Brunetière dans l’affaire Dreyfus, dont il n’est soufflé mot dans ce livre, et, surtout, aux deux ouvrages à impact nettement idéologique que Curtius publiera quelques années plus tard et dont le premier au moins, les Wegbereiter, était en gestation dès 1910 (voir plus loin). Il semble bien que le jeune chercheur a considéré cette thèse d’habilitation avant tout comme un exercice académique, et, d’ailleurs, il en parle lui-même à peu près dans ces termes dans une lettre de 1925 à Charles Du Bos : « Mon Brunetière est un pur travail scientifique de débutant, qui pour vous a à peine d’intérêt ». 5 Un autre aspect que l’on s’étonne de ne voir traité que très discrètement dans ce livre, en une page à peine, 6 est l’anathème jeté par Brunetière sur une bonne partie de la littérature médiévale, anathème qui s’explique, précisément, par le système (pseudo-)scientifico-esthétique du critique que Curtius passe au crible tout au long de son 4 Curtius, Brunetière, op. cit., p. IV. « J’ai essayé d’établir de façon aussi précise que possible en quoi consistent les mérites de Brunetière comme critique et comme historien de la littérature ». - Les traductions des citations allemandes, effectuées par nos soins, n’ont d’autre ambition que celle de la fidélité au contenu. Il n’est guère possible d’imiter le style du jeune Curtius, inspiré par celui de Stefan George. Le mot « geistig », l’un des termes majeurs du vocabulaire curtiusien, a été traduit, selon le contexte, tantôt par « spirituel », tantôt par « intellectuel » et, pour deux occurrences, par « intellectuel et spirituel », mais il est clair que le mot allemand contient, précisément, ce double sens. C’est pour cela aussi que nous avons remplacé, là où cela était possible, les constructions adjectivales par des syntagmes nominaux, le substantif « esprit » véhiculant la plupart du temps les mêmes valeurs sémantiques que celui de « Geist ». Nos remerciements vont à Odile Bombarde, Marianne Derron et Bilge Ertugrul pour leur précieuse aide. 5 Cité dans Antoine Compagnon, « Curtius et les critiques français : Brunetière, Thibaudet, Du Bos », dans Ernst Robert Curtius et l’idée d’Europe, actes du colloque de Mulhouse et Thann, des 29, 30 et 31 janvier 1992, organisé par Jeanne Bem et André Guyaux, Paris, Champion, 1995, p. 119-134, ici : p. 125. 6 Curtius, Brunetière, op. cit., p. 81. Sur l’imaginaire littéraire et national du jeune Curtius 199 travail et dont il a très bien vu les faiblesses, bien qu’il se soit aussi mépris sur un certain nombre de points. 7 Le peu d’ampleur que Curtius donne au développement de cet aspect pourtant non négligeable de la pensée de Brunetière, qui avait donné lieu à une polémique assez importante en France et suscité des réactions jusqu’en Allemagne, 8 est d’autant plus remarquable que le jeune savant avait débuté sa carrière universitaire par un travail de médiéviste - l’édition mentionnée des Quatre livre des reis -, dédié à Gustav Gröber, et que le sujet de sa thèse d’habilitation lui avait précisément été fourni par ce dernier qui avait évoqué l’attitude de Brunetière vis-à-vis de la littérature du Moyen Age dans le Grundriss der Romanischen Philologie. 9 On aurait donc pu s’attendre à des réflexions beaucoup plus substantielles de Curtius sur ce sujet. 2. Cependant, le Brunetière met en place quelques figures de pensée qui vont également marquer d’une façon ou d’une autre l’œuvre ultérieure de Curtius. Voici, très brièvement, celles qui nous paraissent les plus importantes : Traditionalisme/ modernité. Dès le départ, Curtius met l’accent sur le traditionalisme de Brunetière. 10 Or, l’opposition entre traditionalisme et modernité, entre orientation vers le passé et aspiration à l’avenir marquera d’un bout à l’autre l’imaginaire de la France contemporaine de Curtius et déterminera aussi la construction en diptyque des Wegbereiter et du Barrès, ainsi que nous allons le voir. Par le biais de cette dichotomie qui, si elle ne l’est que discrètement dans le Brunetière, sera en revanche très clairement axiologisée dans les deux autres livres de Curtius, le critique français se voit donc classé, lui aussi, et à juste titre, dans la nouvelle droite, que Curtius condamne en bloc. Le « conservatisme latent » 11 qui, à n’en pas douter, caractérise la position idéologique de Curtius dès sa jeunesse et qui deviendra un conservatisme de plus en plus conscient au cours des années à venir, ne se confondra donc pas avec ce que celui-ci nomme lui-même traditionalisme, une attitude d’immobilisme intellectuel et idéologique et de repli sur les valeurs du passé qu’il refuse systématiquement. Dès 1909, le rêve du jeune 7 Voir Dirk Hoeges, Literatur und Evolution. Studien zur französischen Literaturkritik im 19. Jahrhundert. Taine - Brunetière - Hennequin - Guyau, Heidelberg, Carl Winter Universitätsverlag, 1980. 8 Voir Ursula Bähler, Gaston Paris et la philologie romane, avec une réimpression de la Bibliographie des travaux de Gaston Paris publiée par Joseph Bédier et Mario Roques (1904), Genève, Droz, 2004, p. 343-365. 9 Voir Curtius, « Gustav Gröber und die Romanische Philologie », dans id., Gesammelte Aufsätze zur Romanischen Philologie, Bern, Francke, 1960, p. 428-455, ici : p. 452-453, ainsi que la préface à son Brunetière, op. cit., p. V. 10 Curtius, Brunetière, op. cit., p. 2, p. 106-107, p. 115-117. 11 Voir Hans Ulrich Gumbrecht, « ‘Zeitlosigkeit, die durchscheint in der Zeit’. Ernst Robert Curtius’ unhistorisches Verhältnis zur Geschichte » [1989], dans id., Vom Leben und Sterben der großen Romanisten. Karl Vossler, Ernst Robert Curtius, Leo Spitzer, Erich Auerbach, Werner Krauss, München, Hanser Verlag, 2002, p. 49-71, ici : p. 56 et p. 61. Ursula Bähler 200 homme est de concilier tradition et ouverture - c’est précisément sa vision du conservatisme. 12 En se référant à Stefan George, il s’épanche auprès de son ami Friedrich Gundolf : In der zerrissenen und haltlosen deutsche Bildung unserer Zeit fand ich zum ersten Mal einen [i.e. Stefan George], der das heilige Erbe mit reinem verehrenden Sinn bewahrt und zugleich den Weg in die Zukunft weist. Mir ist hierdurch die einzige Stelle auf dem Kampfplatz unseres geistigen Daseins bezeichnet, wo ich stehen darf und kann. 13 L’homme qui, aux yeux de Curtius, incarnera le mieux, du côté français, cette synthèse entre héritage et avenir est André Gide, avec qui il entretiendra, à partir de 1921, une amitié (épistolaire) solide et durable : 14 « Er [Gide] weiß sich als Erben und Verwalter einer ganzen Tradition, die noch lebendig und schmiegsam genug ist, um sich die neuen Nährstoffe der Zeit anzuverwandeln ». 15 Société/ individu/ art. Toujours en rapport avec le traditionalisme de Brunetière, Curtius ne cesse de mettre l’accent sur les dangers qu’implique, à ses yeux, la primauté proclamée par le critique français de la société sur l’individu, dans le domaine social tout comme dans celui de l’esthétique : Dass Brunetière das Verhältnis des Einzelnen zur Gesamtheit nicht als Wechselwirkung, sondern als Abhängigkeit auffasst, bedeutet eine Gewichtsverschiebung mit weitreichenden, zum Teil verhängnisvollen Consequenzen. […] Nicht nur die höchsten Werte des Individualdaseins, wie die Liebe, werden, weil sie sich nicht 12 Dans Deutscher Geist in Gefahr, Stuttgart, Deutsche Verlags-Anstalt, 1932, p. 57, Curtius opposera explicitement la position conservatrice, en processus de transformation et d’adaptation continuelles, à la pensée réactionnaire, inscrite dans l’immobilisme ; voir également Hans Manfred Bock, « Die Politik des ‘Unpolitischen’. Zu Ernst Robert Curtius’ Ort im politisch-intellektuellen Leben und in den deutsch-französischen Beziehungen der Weimarer Republik » [1990], dans id., Kulturelle Wegbereiter politischer Konfliktlösung. Mittler zwischen Deutschland und Frankreich in der ersten Hälfte des 20. Jahrhunderts, Tübingen, Gunter Narr, 2005, p. 61-122, ici : p. 91. 13 Lettre à Friedrich Gundolf du 2 octobre 1909, citée dans Heinrich Lausberg, Ernst Robert Curtius (1886-1956), aus dem Nachlass herausgegeben und eingeleitet von Arnold Arens, Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 1993, p. 30. « Dans la culture allemande déchirée et sans repères de notre temps je trouvai pour la première fois quelqu’un [i.e. Stefan George] qui conserve le saint héritage avec un sens pur, plein de vénération et montre en même temps le chemin vers l’avenir. Ainsi m’a été désigné le seul endroit au lieu du combat de notre être-là spirituel où je puis et sais me tenir ». 14 Voir p. ex. Raimund Theis, Auf der Suche nach dem besten Frankreich. Zum Briefwechsel von Ernst Robert Curtius mit André Gide und Charles du Bos, Frankfurt a. M., Vittorio Klostermann, 1984 et Christine Jacquemard-de Gemeaux, Ernst Robert Curtius (1886- 1956). Origines et cheminements d’un esprit européen, Bern, Berlin, Frankfurt a. M., Peter Lang, 1998, p. 91-101. 15 Curtius, Wegbereiter, op. cit., p. 43. « [Gide] se sait l’héritier et l’administrateur de toute une tradition qui est encore suffisamment vivante et souple pour s’assimiler les nouveaux aliments du temps ». Sur l’imaginaire littéraire et national du jeune Curtius 201 in sociale Nützlichkeit umsetzen lassen, geleugnet, sondern auch die Kunst und Wissenschaft werden ihrer Autonomie entkleidet und vom Standpunkt des Gemeinwohls aus gemaßregelt. 16 D’une part, de tels jugements peuvent être mis en rapport avec la polarité ‘individu-société’ qui marquera de plus en plus la pensée de Curtius pour aboutir, sur le versant personnel, à cette « stylisation individualiste » dans laquelle Hans Ulrich Gumbrecht voit une explication (parmi d’autres) du silence du chercheur pendant les années noires. 17 D’autre part, ils sont révélateurs aussi de la conception éthico-esthétique du jeune savant, pour qui l’art ne saurait se ramener à une notion d’utilité sociale immédiate, contrairement à ce que pensait Brunetière, auquel aurait manqué, nous dit Curtius, toute sensibilité artistique : Er [Brunetière] ist nicht imstande, sich der Kunst zu freuen, rein weil sie Kunst ist, Überschuss und Blüte des Lebens. Und erst recht nicht ist er imstande, sie tiefer zu fassen ; von der Totalität des Welterlebnisses her, in der das artistische Verhältnis zur Kunst ‘aufgehoben’ ist. Er empfindet sie nicht als Bedürfnis. Sie muss ihre Existenz rechtfertigen, indem sie socialen, ‘idealen’ und sonstigen Auffassungen dient. Das ist immer seine Meinung gewesen. Man kann nur mit Grauen an die Möglichkeit denken, dass die Kunst einmal wirklich diese Rolle übernähme, die Literatur wirklich sich auf Wiederholung und Amplificirung von moralischen Gemeinplätzen beschränkte. Welche ungeheure Verarmung der Welt würde die Verwirklichung von Brunetières Gedanken bedeuten. 18 A partir de tels énoncés, Eugen Lerch, dans le compte rendu qu’il consacre au Brunetière, fait de l’auteur de cet ouvrage un défenseur de l’idée de l’art 16 Curtius, Brunetière, op. cit., p. 5. « Que Brunetière ait compris le rapport de l’individu à la collectivité en termes non pas d’interaction, mais de dépendance, signifie un déplacement d’accent avec d’amples conséquences, parfois fatales. […] Non seulement les valeurs suprêmes de l’existence individuelle, comme l’amour, se voient niées, du fait qu’elles ne se laissent pas transformer en utilité sociale, mais l’art et la science sont également privés de leur autonomie et rappelés à l’ordre, du point de vue de l’intérêt commun ». 17 Gumbrecht, «‘Zeitlosigkeit, die durchscheint in der Zeit’ », art. cit., p. 64. 18 Curtius, Brunetière, op. cit., p. 127. « Il [i.e. Brunetière] n’est pas en mesure de jouir de l’art, simplement parce que c’est de l’art, excédent et fleur de la vie. Et encore moins est-il en mesure de le saisir plus profondément ; depuis la totalité de l’expérience du monde, dans laquelle le rapport esthétique à l’art est ‘suspendu’. Il ne le ressent pas comme un besoin. L’art doit justifier son existence, en se mettant au service de conceptions sociales, ‘idéales’ et autres. Telle a toujours été son opinion. On ne peut qu’envisager avec horreur la possibilité de voir un jour l’art endosser ce rôle, la littérature se borner à la répétition et à l’amplification de lieux communs moraux. Quel appauvrissement monstrueux du monde ce serait que de voir les idées de Brunetière se réaliser un jour ». Ursula Bähler 202 pour l’art, de l’autonomie absolue des productions esthétiques. 19 Ce rapprochement est fallacieux : pour Curtius, l’art, s’il n’a pas de fonction au sens (moralement) pratique, a bien un but qui le transcende, ainsi qu’on le voit dans l’extrait cité : l’art est lié à la « totalité de l’expérience du monde » ; il a à faire avec la vie dans ce que celle-ci a de plus profond, de plus substantiel et aussi, par là même, d’éternellement humain. Cette idée, chère au cercle de Stefan George, mais aussi à la philosophie de Bergson et à la philologie idéaliste de Vossler, par rapport à laquelle Curtius prendra cependant très vite ses distances, sera le principe fondateur et unificateur des Wegbereiter. 20 Critique littéraire. Prenant position, ici encore, contre Brunetière, Curtius rejette toute idée d’une critique littéraire scientifique, méthodologiquement objectivée : […] jede Kritik ist nur dadurch wertvoll, dass sie subjektiv, d. h. aus eigenem Erleben geschöpft, ist. Und sie ist um wo wertvoller, aus je tieferen Schichten der Subjektivität sie stammt. Sie wird gerade vermöge ihrer Subjektivität zum Ausdruck eines typischen Verhaltens. 21 Et Curtius de citer les Hauptprobleme der Philosophie (1910) de Georg Simmel : Die singuläre Formung hat eine über die Singularität hinausgehende Gültigkeit, … weil hier … jene eigentümliche seelische Schicht spricht, mit der in dem individuellen Phänomen der Typus Mensch oder ein Typus Mensch in Funktion tritt. 22 La conception de la critique littéraire de Curtius est consubstantielle de ses idées sur la littérature : les deux prennent leurs racines dans une expérience individuelle, subjective du monde tout en la transcendant vers une expérience non pas universelle, mais représentative d’un certain type d’appréciation et donc dotée d’une valeur générale, partageable. La fonction de la critique ainsi entendue est bien celle d’« enrichir la vie » (« Lebensberei- 19 Cité dans Earl Jeffrey Richards, Modernism, Medievalism and Humanism. A Research Bibliography on the Reception of the Works of Ernst Robert Curtius, Tübingen, Max Niemeyer Verlag, 1983, p. 21. 20 Voir Wolfgang Asholt, « Von der Philosophie zur Philologie des Über-Lebens. Die Literatur und das Leben des Geistes bei Ernst Robert Curtius », conférence au colloque « Wissensformen und Wissensnormen das Zusammenlebens » (Freiburg, FRIA, 17 - 18/ 07/ 2010), à paraître. 21 Curtius, Brunetière, op. cit., p. 126. « [...] toute critique ne tire sa valeur que du fait d’être subjective, c’est-à-dire puisée aux expériences propres. Et plus les couches de la subjectivité dont elle émane sont profondes, plus elle est précieuse. C’est précisément grâce à sa subjectivité qu’elle devient l’expression d’une attitude typique ». 22 Ibid. « La constitution singulière a une validité allant bien au-delà de la singularité,... car ici... parle cette couche particulière de l’âme par laquelle, dans le phénomène individuel, c’est le type humain ou un type humain qui entre en fonction. » Sur l’imaginaire littéraire et national du jeune Curtius 203 cherung »). 23 Ce lien étroit entre la critique littéraire et la vie sera développé, lui aussi, dans les Wegbereiter. Anhistorisme. Un autre aspect, finalement, que Curtius reproche à Brunetière est son manque de sens historique, ou plus précisément, le peu de place qu’occuperait la réalité historique dans son œuvre. 24 Or ce jugement ne laisse de nous étonner puisque cette même réalité historique fait largement défaut tant dans le Brunetière que dans les Wegbereiter (elle occupera un peu plus de place, il est vrai, dans le Barrès). La pensée de Curtius se caractérise, en effet, par une tendance à la substantialisation et à l’essentialisation au détriment de l’historisation, 25 ce qui ne signifie pas pour autant l’absence d’une temporalité propre à l’univers de pensée curtiusien, ainsi que nous l’avons vu au sujet du ‘temps conservateur’, à la fois ancré dans le passé et projeté dans l’avenir. Nous y reviendrons. Die literarischen Wegbereiter des neuen Frankreich (1919/ 1923) 1. Die literarischen Wegbereiter furent publiés l’été 1919, juste après la guerre. 26 L’ouvrage était issu d’un cours magistral professé par le jeune privat-docent à l’université de Bonn au semestre d’été 1914, mais avait été conçu, à en 23 Ibid., p. 128. 24 Ibid., p. 122. 25 Voir Gumbrecht, «‘Zeitlosigkeit, die durchscheint in der Zeit’», art. cit. Le rapport largement anhistorique au temps et la primauté de la ‘pensée spatiale’ sur la ‘pensée temporelle’ est l’un des grands sujets développés par la critique curtiusienne (voir, à titre d’exemple, outre Gumbrecht, Lea Ritter-Santini, « Im Raum der Romania : Curtius, Benjamin, Freud », dans Ernst Robert Curtius. Werk, Wirkung, Zukunftsperspektiven, Heidelberger Symposion zum hundertsten Geburtstag 1986, éd. par Walter Berschin et Arnold Rothe, Heidelberg, Carl Winter, 1989, p. 167-177, et « Diskussion », p. 178-181, ainsi que, tout récemment, Anne Kraume, Das Europa der Literatur. Schriftsteller blicken auf den Kontinent (1815-1945), Berlin, New York, De Gruyter, 2010, p. 13-43.) - Nous ne dirons rien ici sur une possible filiation entre le « lieu commun » cher à Brunetière que Curtius discute assez longuement dans sa thèse d’habilitation et la « Toposforschung » de Europäische Literatur und Lateinisches Mittelalter ; cette filiation semble avoir été suggérée pour la première fois par Hans Helmut Christmann, Ernst Robert Curtius und die deutschen Romanisten, Wiesbaden, Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 1987 (Akademie der Wissenschaften und der Literatur, Abhandlungen der Geistes- und Sozialwissenschaftlichen Klasse, 1987,3), p. 10, n. 27 ; elle a été reprise entre autres par Earl Jeffrey Richards, « Curtius’ Vermächtnis an die Literaturwissenschaft’ », dans Ernst Robert Curtius. Werk, Wirkung, Zukunftsperspektiven, op. cit., p. 249-269, ici : p. 252, ainsi que par Antoine Compagnon dans « Curtius et les critiques français », art. cit., p. 131-134. 26 Quant aux difficultés de Curtius pour trouver un éditeur, voir Bock, « Die Politik des ‘Unpolitischen’ », art. cit., p. 76. Ursula Bähler 204 croire Curtius lui-même, entre 1910 et 1914 ; 27 le manuscrit, en tout état de cause, était achevé dès 1916, moment où son auteur l’envoyait à Stefan George, qui le refusait catégoriquement, le jugeant superficiel et y critiquant notamment la présence de Claudel dont les Poèmes de guerre ne seront évoqués par Curtius que dans la troisième édition de son livre bien qu’il semble en avoir eu connaissance dès 1916. 28 Dans sa première édition, l’ouvrage se compose d’une préface datée du 22 novembre 1918 - onze jours après l’armistice -, d’une longue introduction, de cinq études monographiques et d’un chapitre conclusif intitulé « Zum Bilde Frankreichs ». La deuxième édition, de 1920, ne comporte que de légères modifications par rapport à la première. Dans la troisième édition, en revanche, qui voit le jour en 1923 et nous servira ici d’édition de référence, le livre est enrichi de cinq annexes contenant des articles publiés après la guerre et sous l’impression de celleci ; parmi ces textes, il convient de mentionner avant tout celui intitulé « Deutsch-französische Kulturprobleme », paru en 1921 dans Der neue Merkur, article capital, en effet, que Harald Weinrich n’hésite pas à compter parmi les plus impressionnants sortis de la plume de Curtius. 29 Les Wegbereiter seront réédités une dernière fois en 1952 dans le livre Französischer Geist im zwanzigsten Jahrhundert, avec une série d’autres textes publiés préalablement à divers endroits, et un chapitre conclusif intitulé « Rückblick 1952 ». Sans que ce fait se voie mentionné par l’auteur, les pages consacrées aux « Deutsch-französische Kulturprobleme » ont disparu dans l’édition de 1952, la « vision organique de l’Europe » 30 fondée sur l’entente franco-allemande qu’elles avaient exposée s’étant évanouie, elle aussi, depuis longtemps… 2. Dans les Wegbereiter, Curtius s’occupe de ce qu’on appellerait aujourd’hui la littérature de l’« extrême-contemporain », c’est-à-dire qu’il y étudie des auteurs vivants et qui continueront leurs carrières pendant de longues années encore, à l’exception de Charles Péguy, mort au front en 1914, à l’âge de 41 ans. Outre ce dernier les auteurs étudiés par Curtius sont André Gide (1869-1941), Romain Rolland (1866-1944), Paul Claudel (1868-1953) et André Suarès (1868-1948). De la part d’un jeune romaniste non encore institutionnellement consacré, l’idée de publier un livre sur des auteurs contemporains était osée à l’époque, il ne faudra pas l’oublier, même si Curtius n’était pas le 27 Curtius, « Rückblick 1952 », dans id., Fanzösischer Geist im zwanzigsten Jahrhundert. Gide- Rolland-Claudel-Suarès-Péguy-Proust-Valéry-Larbaud-Maritain-Bremond, Bern, Francke, 1952, p. 513-527, ici : p. 519. 28 Ibid., p. 518 ; voir, à ce sujet, Lausberg, Curtius, op. cit., p. 66-70, Christmann, Curtius, op. cit., p. 19, n. 60, et Bock, « Die Politik des ‘Unpolitischen’ », art. cit., p. 68. 29 Harald Weinrich, « Ernst Robert Curtius : Das Deutschlandbild eines großen Romanisten », dans Ernst Robert Curtius. Werk, Wirkung, Zukunftsperspektiven, op. cit., p. 135-151, ici : p. 142. Quant à l’historique du texte, voir Theis, Auf der Suche nach dem besten Frankreich, op. cit., p. 48-50. 30 Bock, « Die Politik des ‘Unpolitischen’ », art. cit., p. 79. Sur l’imaginaire littéraire et national du jeune Curtius 205 seul à s’intéresser à ce domaine de recherche. 31 Mentionnons notamment Wilhelm Friedmann, auteur d’un petit livre intitulé Die französische Literatur im XX. Jahrhundert. Eine Skizze, paru en 1914 et qui étudie en partie les mêmes auteurs que Curtius (Bergson, Barrès, Gide, Rolland, Claudel, Péguy). Si celui-ci cite bien Friedmann dans sa bibliographie de la première et de la deuxième édition, il le laissera tomber dès la troisième. 32 Dans le compte rendu qu’il consacre en 1922 au Barrès de Curtius, Victor Klemperer, qui publiera lui-même, l’année d’après, une importante anthologie intitulée Die moderne französische Prosa, résume ainsi les choses : [...] eine zeitlang herrschte unter den Romanisten Streit über die Universitätsfähigkeit der modernsten französischen Literatur. Der Zwist wurde durch den Krieg vergiftet. Während früher von der ablehnenden Seite nur immer behauptet worden war, man müsse die gegenwärtige Literatur den Feuilletonisten überlassen, weil mit der Möglichkeit des Abstandes und Überblickes die Möglichkeit der wissenschaftlichen Gestaltung fehle, hieß es jetzt gern in ebenso begreiflicher Empörung als unbegreiflich getrübter Logik, man dürfe dem Feinde nicht nachlaufen ; sich mit den toten Franzosen zu beschäftigen gebiete nun mal die Wissenschaft, sich aber um die geistigen Hervorbringungen der Lebenden zu bekümmern, die uns als Boches missachteten und mit Füssen träten, das sei würdelos. Solche Töne wurden auf dem ersten Neuphilologentag nach dem Krieg laut [1920, à Halle] ; in den Veröffentlichungen aber, die daran anschlossen, kamen doch stark und siegreich die Gründe für ein unverengtes und ungetrübtes Betreiben der Literaturwissenschaft auch auf französischem Gebiet zu Worte. 33 Ce que l’on a reproché aux romanistes de l’époque s’occupant de littérature contemporaine était donc à la fois un manque de sérieux scientifique et une 31 Christmann, Curtius, op. cit., p. 6 cite Eduard Wechssler, Wilhelm Friedmann, Leo Spitzer, Victor Klemperer et Hans Heiss. 32 Voir Claudine Delphis, Wilhelm Friedmann (1884-1942). Le destin d’un francophile, Leipzig, Leipziger Universitätsverlag, 1999, en part. le chapitre « E. R. Curtius et W. Friedmann », p. 28-34. 33 Klemperer, [Compte rendu de Maurice Barrès], Germanisch-Romanische Monatsschrift, 10, 1922, p. 45-55, ici : p. 45. « [...] pendant un certain temps, il y eut, parmi les romanistes, une querelle sur la question de savoir si la littérature française la plus moderne était digne d’être traitée dans les universités. Avec la guerre cette querelle s’envenima. Alors que jusque-là, dans le camp des opposants on se contentait d’affirmer qu’on devait laisser la littérature contemporaine aux auteurs de feuilletons, parce que le manque de recul et de vue d’ensemble signifierait l’impossibilité d’une approche scientifique, on se plaisait à dire maintenant, avec une indignation compréhensible mais dans une logique incompréhensiblement floue, qu’on ne devait pas courir après l’ennemi ; que si la science nous obligeait à nous pencher sur des Français déjà morts, ce serait néanmoins manquer de dignité que de se préoccuper des productions intellectuelles de ceux qui vivaient encore et qui nous dénigraient comme Boches et nous traînaient dans la boue. C’est sur ce ton qu’on parlait lors de la première rencontre des néophilologues après la guerre [en 1920, à Halle] ; cependant dans les publications qui suivirent, ce sont bien les arguments en faveur d’une activité scientifique littéraire ouverte et sereine, y compris dans le domaine français, qui se firent entendre avec force et succès ». Ursula Bähler 206 attitude idéologiquement marquée de francophilie. Il suffira, à l’appui de cette thèse, de rapporter le jugement d’Eugen Lerch, qui n’hésita pas à parler, au sujet des Wegbereiter, d’une « Anbiederung an die Negernation » 34 (« familiarité avec la nation nègre »), ou encore celui d’Oskar Schultz-Gora, pour qui ce livre constituait « eine völkische Entgleisung » (« un déraillement völkisch » 35 ), à un moment de l’histoire où il aurait été indiqué, d’après lui, de se tenir « in recht anständiger Entfernung von den heutigen Franzosen » 36 (« à une distance bien convenable des Français contemporains ») ! 3. Mais le livre de Curtius détonnait dans le monde de la romanistique par deux autres traits : par son style inspiré de Stefan George, style jugé ampoulé et déjà démodé à l’époque, 37 et, surtout, par sa méthode, ou, plus exactement, par l’absence de toute méthode au sens traditionnel du terme. Or, il est bien vrai que les Wegbereiter n’ont rien de philologique, ni même, plus généralement, de scientifique. L’ouvrage se présente comme un mélange de longs, voire de très longs résumés et citations, toutes en allemand - et l’on ne sousestimera pas, notons-le en passant, le remarquable travail de traducteur fourni pour l’occasion par le jeune chercheur -, et de réflexions et commentaires critiques dans lesquels, les effets de style indirect libre se multipliant, il n’est pas toujours facile de discerner ce qui appartient aux auteurs cités et ce qui se réfère à l’opinion personnelle de Curtius. En plus, la distinction entre auteur et personnages ne semble pas s’imposer aux yeux du jeune savant qui, le plus souvent, les confond allègrement. Fidèle aux réflexions qu’il avait développées dans son Brunetière, l’approche pratiquée par Curtius se construit non pas en termes de méthode, mais comme un impératif d’ordre philosophico-herméneutique. En s’appuyant sur la Lebensphilosophie de Bergson, ‘pionnier philosophique’ s’il en fut, pour toute sa génération, auquel il consacre les dix dernières pages de l’introduction, il proclame la « contemplation intérieure », rendant capable de s’identifier de façon intuitive à l’âme de l’autre, comme principe fondateur de sa démarche : Was alle wahren Historiker unbewusst übten, das rechtfertigt sich theoretisch : durch Zusammenfügung von tausend Einzeltatsachen, durch Erforschung aller Abhängigkeiten und Bedingungen gelangt man nie zum Erfassen einer ge- 34 Cité dans Christmann, Curtius, op. cit., p. 15. 35 Le terme de « völkisch » dans ce contexte est difficile à traduire : « anti-national », « francophile »… 36 Cité dans Christmann, Curtius, op. cit., p. 15. 37 Voir Klemperer, [Compte rendu des Wegbereiter], Archiv für das Studium der neueren Sprachen und Literaturen, 139, 1919, p. 256-258, ici : p. 256. - Pour une analyse très éclairante du style de Curtius dans les Wegbereiter, voir Linda Simonis, Genetisches Prinzip. Zur Struktur der Kulturgeschichte bei Jacob Burckhardt, Georg Lukács, Ernst Robert Curtius und Walter Benjamin, Tübingen, Max Niemeyer Verlag, 1998, p. 207-216. Sur l’imaginaire littéraire et national du jeune Curtius 207 schichtlichen Individualität. Nur durch die innere Anschauung, die sich unmittelbar in die Seele des anderen hineinzuversetzen vermag, ist das möglich. 38 D’inspiration non seulement bergsonienne mais également nietzschéenne, la critique des méthodes historiques et philologiques, qui ne feraient que morceler les objets d’études sans parvenir à une vision synthétique et compréhensive des individualités historiques se voit développée en d’autres passages du livre : Der Umfang dessen, was durch […] Erspüren von Einflüssen erklärt werden kann, ist bei Claudel geringer als bei fast allen modernen Dichtern, und wir lehnen es ab, das, was uns in diesem bannenden Werk wie Posaunenton des Erzengels ans Herz hämmert, zu zerfetzen, bis uns nur zusammengewürfelte Fertigfabrikate des literarhistorischen Kramladens in der Hand bleiben. 39 Qu’on ne s’y méprenne pas pourtant, car, s’il est bien vrai que, dans la conception de Curtius, la primauté est donnée à l’intuition et à la sympathie, la raison ordonnante n’en intervient pas moins dans la démarche du critique, qui, en réalité, est appelé à combiner ses facultés émotives et cognitives : Empfänglichkeit und Ordnungswille machen den Kritiker aus. Wo eine Kraft auf Kosten der anderen ausgebildet ist, entsteht unvollkommene Kritik. Starker Ordnungswille bei geringer Empfänglichkeit führt zur Erstarrung im Doktrinären : Brunetière. Reiche Empfänglichkeit bei geringer ordnender Kraft führt zum Versinken in wahlloser Genüsslichkeit : Gautier, France, Lemaître. Der große Kritiker ist der, der eine zugleich starke und zarte Empfindung für alles Schöne, Verlockende, Sprengende und Große hat, und dessen Ordnungswille so tief in seiner innersten Lebensgeschichte verwurzelt ist, dass seine Wertsetzungen das unmittelbar Überzeugende alles lebendig Gewachsenen haben. 40 38 Curtius, Wegbereiter, op. cit., p. 40 ; voir également ibid., p. 207. « Ce qu’ont pratiqué inconsciemment tous les vrais historiens se justifie en théorie : par l’assemblage de mille faits isolés, par la recherche de toutes les dépendances et conditions, on n’arrive jamais à saisir l’individualité historique. Ce n’est que par la contemplation intérieure, capable de s’identifier immédiatement à l’âme de l’autre, que cela est possible ». 39 Ibid., p. 128. « La part de ce qui se laisse expliquer par […] la quête d’influences est plus réduite chez Claudel que chez presque tous les poètes modernes, et nous refusons de déchiqueter ce qui dans cette œuvre envoûtante martèle notre cœur à la manière du son de trompette de l’archange, jusqu’à ce que nous ne tenions plus, entre nos mains, qu’un assemblage de produits finis du commerce historico-littéraire ». - Voir également Hans Hinterhäuser, « Die Wegbereiter - perspektivisch betrachtet », dans Ernst Robert Curtius. Werk, Wirkung, Zukunftsperspektiven, op. cit., p. 103-111, ici : p. 104. 40 Curtius, Wegbereiter, op. cit., p. 198. « La réceptivité et la quête de l’ordre qualifient le critique. Tant qu’une force se forme aux dépens d’une autre, la critique restera incomplète. Un désir exagéré d’ordre ainsi qu’une réceptivité lacunaire mènent à l’engourdissement dans la doctrine : Brunetière. Une réceptivité riche et un ordre lacunaire font tomber le critique dans la jouissance sans exigences : Gautier, France, Lemaître. Le grand critique se caractérise par une grande et subtile sensibilité à tout ce qui est beau, séduisant, démesuré et grand et dont le désir d’ordre est si bien enraciné dans sa biographie personnelle que ses jugements de valeurs convainquent immédia- Ursula Bähler 208 4. Pour déterminer la motivation profonde du projet des Wegbereiter, il est plus que tentant de citer le développement de Curtius sur la critique littéraire dans le chapitre consacré à Suarès : Für die Geschichte des modernen Geistes ist eigentümlich bezeichnend die Entwicklung, in der die literarische Kritik sich ausgeweitet und vertieft hat zu einer Kritik höheren Grades, die man Lebenskritik nennen könnte und deren Form der moderne Essay ist. [...] Die Literaturbetrachtung wird Lebenskritik in dem Moment, wo sie den Standpunkt des genießenden und tadelnden Lesers vertauscht mit dem umfassenderen des lebenden, wollenden, handelnden Menschen, der sich als seine einheitliche Gesamtheit verschiedenster Kräfte weiß, um sich mit ihr, bestimmend und bestimmt, in die schöpferische Bewegtheit des Lebens einzufügen. Für diese moderne Kritik kann es freilich keine irgendwie verstandesmäßig festzulegenden Maßstäbe geben, darum erscheint sie den älteren als subjektive Willkür. In Wahrheit ist sie weit verantwortungsvoller und in einem tieferen Sinne objektiv als die ältere Kritik. Denn sie ist nur möglich, wenn der Kritiker in der gegenseitigen Durchdringung aller seiner Kräfte, des Gedankens und der Schau, des Willens und der Liebe, zum Mittelpunkt der Lebensbewegtheit des eigenen Bewusstseins gelangt. Wenn er auf dem Wege dahin die erstarrten Schulformeln, die der Oberflächen-Objektivität lieb sind, hat zerbrechen müssen, so findet er - nach dem Maß der eigenen Lebensstärke - in dem Feuer jener Bewegtheit selbst die neuen, nicht vom Verstand gemachten, sondern gewachsenen Gesetze. Und diese neuen aus der tiefsten Subjektivität gewonnenen Gesetze sind eben darum nicht mehr subjektiv, weil die tiefste Lebensbewegtheit des einzelnen Menschen aus dem Weltleben selber fließt, weil in dem innersten Lebenskern des Subjekts das Objektive beschlossen ist. 41 tement, comme tout ce que la nature a produit ». - Voir également, à ce sujet, les réflexions de Curtius dans le « Vorwort zu einem Buche über das Lateinische Mittelalter und die Europäische Literatur », publié pour la première fois en 1945, dans Die Wandlung (Curtius, Kritische Essays zur europäischen Literatur, Bern, Francke, 1950, p. 440-443), ainsi que nombre de passages reproduits dans Richards, « Curtius’ Vermächtnis an die Literaturwissenschaft’ », art. cit. 41 Curtius, Wegbereiter, op. cit., p. 183-184. « Ce qui est singulièrement symptomatique pour l’histoire de l’esprit moderne, c’est l’évolution par laquelle la critique littéraire s’est élargie et approfondie au point qu’elle est devenue une critique d’une nature plus élevée que l’on pourrait appeler une critique de la vie et dont la forme même est l’essai moderne. […] La contemplation de la littérature devient critique de la vie à l’instant même où elle échange le point de vue du lecteur jouissant et réprimandant avec le point de vue plus complet de l’homme qui vit, qui désire et qui agit, qui se comprend comme un ensemble cohérent de forces tout à fait différentes par lequel, déterminant et déterminé, il s’intègre dans l’agitation créative de la vie. Pour cette critique moderne il ne peut pas y avoir de paramètres régis par l’entendement, c’est pour cette raison qu’elle apparaît aux anciens comme arbitraire et subjective. En vérité, elle est infiniment plus sérieuse et plus profondément objective que la critique ancienne, car elle n’est possible que si le critique atteint le mouvement central de sa vie et de sa conscience, après avoir fait interagir toutes ses forces, la pensée et la contemplation, la volonté et l’amour. Si, pour atteindre son but, il a dû briser les formules scolastiques rigidifiées et chères à l’objectivité superficielle, il trouve alors lui-même - selon ses propres Sur l’imaginaire littéraire et national du jeune Curtius 209 La critique littéraire ainsi définie - et nous n’hésiterons pas à inclure les Wegbereiter dans ce (nouveau) genre décrit par Curtius dont les éléments étaient en place dès le Brunetière, ainsi que nous l’avons vu - est donc en même temps une « critique de la vie » (« Lebenskritik »), en ce qu’elle accède, à travers la littérature, à ce que la vie a de plus substantiel, de plus essentiel, au-delà des limites qui séparent le subjectif et l’objectif. La vie et la littérature sont ainsi intimement liées, 42 mais il appartient à la (seule) critique littéraire d’expliciter ce rapport et de le rendre fructueux. Celle-ci accède ainsi au statut d’une discipline clef pour l’analyse de l’humain - de la vie -, à la fois dans le temps et hors du temps, dans le règne de l’absolu cher à Curtius (voir citation ci-dessous). Le tout est alors de savoir de quelle vie il s’agit. Les choses s’éclairent, nous semble-t-il, à la lecture de l’extrait suivant d’une lettre de Curtius à son ami suisse, le journaliste et écrivain Max Rychner, datée du 11 juin 1925 : Für mich persönlich besitzt eben die Wissenschaft nicht die Rangstelle in der Wertordnung, die meine Collegen ihr einräumen. Je älter ich werde, je stärker wird das Bewusstsein, dass ich nicht « dazu gehöre ». […] Ich fühle mich […] innerlich der geisteswissenschaftlichen Weltanschauung (worunter ich Dilthey, Troeltsch, Max Weber u.v.a zusammenfasse) ganz fern. Die Welt ist nicht dazu da um historisch verstanden, sondern um in Liebe ergriffen zu werden. Der Kosmos des Geistes ist für mich kein Museum, sondern ein Garten in dem ich wandere und Früchte breche. Die Wissenschaft ist immer in suspenso, und um sich treu zu sein muss sie im Problematischen als Aggregatzustand verharren. Ich bin ein radical gläubiger Mensch und fühle mich wohl nur im Definitiven. Mir genügt es, bestimmte geistige Urformen, denen ich zugeboren bin, zu erkennen - wiederzuerkennen - in Liebe, aus Liebe. Ich weiß, was ich glaube und bejahe. Dies zu verwirklichen, aber nicht literarisch sondern vital, wäre meine Erfüllung. Vital, d.h. im Stoff meines Lebens, nicht in der Aktion. 43 forces vitales -, dans le feu de ce mouvement même, les nouvelles lois qui ne résultent pas de l’entendement, mais d’un processus naturel. Et ces nouvelles lois, produites par la subjectivité la plus profonde, ne seront justement plus subjectives, parce que le mouvement vital le plus profond de l’individu provient du mouvement du monde, parce que l’objectif se révèle dans la substance la plus intime du sujet ». 42 Quant à cet aspect, capital, des Wegbereiter, voir Asholt, « Von der Philosophie zur Philologie des Über-Lebens », art. cit., qui montre tant la richesse et les possibilités que les dangers et les apories du lien essentiel et essentialiste postulé par Curtius entre la littérature et la vie, en le rattachant aux débats récents lancés par un texte programmatique d’Ottmar Ette, « Literaturwissenschaft als Lebenswissenschaft » (Lendemains, 125, 2007). 43 Cité dans Lausberg, Curtius, op. cit. p. 51. « C’est que pour moi, personnellement, la science n’occupe pas dans l’ordre des valeurs le rang que lui attribuent mes collègues. Plus je vieillis et plus la conscience de ne pas « y appartenir » s’affirme. […] Je me sens […] intérieurement très loin de la vision du monde des sciences humaines (dans lesquelles je comprends Dilthey, Troeltsch, Max Weber et beaucoup d’autres). Le monde n’est pas là pour être compris historiquement, mais pour être saisi dans l’amour. Le cosmos de l’esprit n’est pas un musée pour moi, mais un jardin dans lequel je me promène et Ursula Bähler 210 On y ajoutera ce qu’il confia le 27 février 1916 à Friedrich Gundolf, inscrivant les Wegbereiter dans le registre de la rupture : Es ist die erste Arbeit von mir, die ein selbständiges bewältigen eines neuen lebens- (und nicht nur gedanken- oder geschichts-)stoffes ist, die erste, wo ich hoffe nicht hinter meinen möglichkeiten zurückgeblieben zu sein. 44 S’il s’agit bien, dans les Wegbereiter, de la vie, c’est, tout d’abord, la vie de l’esprit, opposée à la vie de l’action. Mais cette vie de l’esprit, on vient de le voir, n’est pas purement abstraite, elle ne l’est même pas du tout : elle a un corps, elle est « matière » (« Stoff »), elle a des qualités sensuelles, paradisiaques en l’occurrence - c’est « un jardin dans lequel [Curtius] cueille des fruits » -, et, surtout, elle jouit du même statut ontologique que la « vie de l’action », à laquelle elle est cependant jugée supérieure. Cette incommensurabilité axiologisée entre ces deux formes de vie et la saisie en fin de compte anhistorique, éternisante, substantialisante du monde qui s’y voit liée, annoncées dès le Brunetière, resteront des constantes dans la pensée de Curtius : anticipant Europäische Literatur und lateinisches Mittelalter, elles peuvent également contribuer à expliquer l’attitude largement passive du savant face à l’évolution politique des années 1930 et 1940, 45 ainsi que son appel à l’humanisme européen - humanisme non pas historico-académique, mais emphatique 46 - à un moment où la réalité (celle de l’esprit comme celle de l’action) s’apprêtait à en montrer l’échec absolu. 5. Cependant, les Wegbereiter articulent également une dimension temporelle. Le livre s’annonce dès le départ comme un projet éminemment progressiste, s’inscrivant quadruplement dans le registre de l’inchoativité. Il s’agit de faire découvrir aux « jeunes Allemands » la « nouvelle France », dans l’espoir d’une « renaissance spirituelle de l’Allemagne », mais également d’une « nouvelle Europe » : cueille des fruits. La science est presque toujours in suspenso, et pour être fidèle à ellemême elle doit persister dans l’état de la matière du problématique. Je suis un homme radicalement croyant et ne me sens bien que dans le définitif. Il me suffit, à moi, de connaître - de reconnaître -, dans l’amour et par amour, certaines formes spirituelles originelles pour lesquelles je suis né. Je sais ce que je crois et ce que j’approuve. Réaliser cela, non pas cependant de façon littéraire, mais de manière vitale, serait mon accomplissement. Vital, c’est-à-dire dans la matière de la vie, non dans l’action ». 44 Cité dans ibid., p. 67. « C’est le premier de mes travaux dans lequel j’arrive à venir au bout, par moi-même, d’une nouvelle matière de vie (et non seulement une matière de pensée ou d’histoire), le premier dans lequel j’espère ne pas être resté en deçà de mes propres possibilités ». 45 Voir encore Gumbrecht, « ‘Zeitlosigkeit, die durchscheint in der Zeit’ », art. cit., ainsi que Hausmann, ‘Vom Strudel der Ereignisse verschlungen’, op. cit., p. 125-129 et p. 147-150. 46 Voir Dirk Hoeges, Kontroverse am Abgrund : Ernst Robert Curtius und Karl Mannheim. Intellektuelle und ‘freischwebende Intelligenz’ in der Weimarer Republik, Frankfurt a. M., Fischer Taschenbuch, 1994. Sur l’imaginaire littéraire et national du jeune Curtius 211 Das vorliegende Buch […] möchte die ungeprüft übernommenen Vorstellungen von französischer Geistesart berichtigen, die bei uns umlaufen ; es möchte den jungen Deutschen ein Bild von dem neuen geistigen Frankreich geben, wie seine Wegbereiter es erschauen. […] Es handelt sich um eine Auslese dessen, was auf dem Boden des zeitgenössischen französischen Schrifttums einer gemeinsamen neuen Geisteswelt Europas zuwächst. […] Unser Blick richtet sich nicht rückwärts, sondern vorwärts, aufwärts. In der Berührung mit unserer akademischen Jugend hat sich dies Buch geformt. Der neuen Jugend unseres Volkes möchte es sich darbieten. Sie wird die geistige Wiedergeburt Deutschlands mit heraufführen, an die wir glühend glauben. 47 C’est donc d’emblée aussi dans une perspective transnationale, européenne, que Curtius ancre son projet, et le simple fait qu’il n’ait pas renoncé à faire paraître le livre après la guerre, dans une ambiance générale qui n’y invitait guère, est digne d’être apprécié à sa juste valeur. Par ailleurs, le syntagme « vorwärts, aufwärts » - « en avant, en haut » - synthétise bien la tension entre la saisie historique et la saisie essentialiste, éternisante du monde qui caractérise de façon irréductible et souvent perturbante pour nous l’œuvre de Curtius. 6. Si la visée du livre est de faire connaître à la jeunesse allemande la « nouvelle France », il s’agit, corollairement, de lutter contre la réduction abusive de la France moderne à deux images contradictoires, celle, d’une part, de la « France décadente » et celle, d’autre part, de la « France de l’esprit », i.e. la France (néo-)classique, d’essence purement « latine » : Das Frankreich des Esprit und das Frankreich der Dekadenz : beide waren Teilansichten, note-t-il dans le chapitre « Zum Bilde Frankreichs ». Beide enthielten ein Stück von der französischen Wirklichkeit. Beide kamen aus Sympathie und Bewunderung. Beide erschlossen das Verständnis für gewisse Bezirke der französischen Literatur. Die eine führte zu Anatole France oder Henri Régnier, die andere zu Baudelaire und Verlaine, wenn sie auch die beiden grossen Dichter sehr einseitig sah. Einseitig waren an sich beide Ansichten. Gefährlich einseitig wurden sie, wenn sie aus ihrem Gesichtspunkt heraus das Wesen des französischen Geistes überhaupt bestimmen wollten. 48 47 Curtius, « Vorwort zur ersten Auflage », dans id., Wegbereiter, op. cit., s. p. « Le présent livre […] aimerait rectifier les idées reçues sans examen qui courent chez nous sur ce qu’est la mentalité française ; il aimerait donner aux jeunes Allemands une image du nouvel esprit qui règne en France tel que le voient ses pionniers […] Il s’agit d’un choix de ce qui sur le terrain des lettres françaises contemporaines est en train de se développer au profit d’un nouveau monde de l’esprit, qui soit partagé en Europe. […] Notre regard n’est pas dirigé vers l’arrière, mais en avant. C’est au contact de notre jeunesse académique que ce livre s’est formé. C’est à la nouvelle jeunesse de notre peuple qu’il aimerait s’offrir. Elle va contribuer à la renaissance spirituelle de l’Allemagne, à laquelle nous croyons avec ferveur ». 48 Curtius, Wegbereiter, op. cit., p. 250. « La France de l’esprit et la France de la décadence ; les deux étaient des vues partielles, note-t-il dans le chapitre « Zum Bilde Frankreichs » Ursula Bähler 212 Dès la préface à la première édition des Wegbereiter Curtius souligne le fait qu’il y a, à ses yeux, plusieurs Frances contemporaines qui coexistent. Cette complexification des choses consistant à admettre une pluralité de Frances dans la synchronie et témoignant, par là même, de la volonté d’échapper à la logique simplificatrice d’une réduction essentialiste de l’identité française mérite d’être relevée dans le contexte historique du moment, où la tendance allait, très clairement, vers des caractérisations réductrices des peuples et des nations. 49 Nous y reviendrons. 7. Les Wegbereiter, œuvre de critique littéraire et, par là même, nous l’avons vu, de « critique de la vie », se lisent comme une suite directe, sous des signes inverses, des Essais de psychologie contemporaine de Paul Bourget, même si - ou est-ce justement pour cela même ? - Curtius ne se réfère pas de façon explicite à cet ouvrage, ne citant Bourget que très ponctuellement comme exemple d’un auteur non orienté vers l’avenir et qui, de ce fait, ne l’intéresse pas. 50 Les Essais, parus en deux volumes, respectivement en 1883 et 1886, tentent de saisir, on le sait, l’émergence de l’état d’esprit décadent à travers une série d’études consacrées à Baudelaire, Renan, Flaubert, Taine, Stendhal, Alexandre Dumas fils, Leconte de Lisle, Edmond et Jules de Goncourt, Tourgueniev et Amiel. Selon Bourget, cet esprit se définit par quelques traits dominants, qu’il avait été le premier à nommer et à décrire systématiquement et qui avaient accédé quasi immédiatement au statut d’un faisceau définitionnel : pessimisme, nihilisme, analyse excessive des états d’âme, cosmopolitisme (dans le sens d’une perte de repères culturels), dilettantisme (synonyme de relativisme des valeurs), et, finalement, un scepticisme exagéré. Dans ses Essais, Bourget nous présente les auteurs qui, selon lui, ont préparé - il s’agit donc bien de l’idée de « Wegbereiter » - l’esprit décadent qui (« Sur l’image de la France »). Les deux contenaient une partie de la réalité française. Les deux provenaient de la sympathie et de l’admiration. Les deux favorisaient la compréhension de certains secteurs de la littérature française. L’une menait à Anatole France ou Henri Régnier, l’autre à Baudelaire et Verlaine, même si elle regardait les deux grands poètes sous cette unique perspective. Au fond, les deux vues étaient simplistes. Elles devenaient dangereusement unilatérales quand elles se proposaient de déterminer depuis leur point de vue respectif le caractère de l’esprit français tout court ». 49 Quant à la complexification des images nationales chez Curtius qui contraste notamment avec certaines tendances de la « Völkerpsychologie » de l’époque, voir aussi Stefan Gross, Ernst Robert Curtius und die deutsche Romanistik der zwanziger Jahre. Zum Problem nationaler Images in der Literaturwissenschaft, Bonn, Bouvier, 1980, ainsi que Stefanie Müller, Ernst Robert Curtius als journalistischer Autor (1918-1932). Auffassungen über Deutschland und Frankreich im Spiegel seiner publizistischen Tätigkeit, Bern, Berlin, Bruxelles, Peter Lang, 2005. 50 Si l’on trouve, à la page 12 des Wegbereiter, op. cit., une citation des Essais de Bourget, sans indication de source cependant, l’on chercherait en vain les Essais dans la bibliographie réunie à la fin de l’ouvrage. Sur l’imaginaire littéraire et national du jeune Curtius 213 règne en France au moment où il rédige ses textes. Dans son étude sur Baudelaire, il écrit : Voilà l’homme de la décadence, ayant conservé une incurable nostalgie des beaux rêves de ses aïeux, ayant, par la précocité des abus, tari en lui les sources de la vie, et jugeant d’un regard demeuré lucide l’inguérissable misère de sa destinée, par suite - car voyons-nous le monde autrement qu’à travers le prisme de nos intimes besoins ? - de toute destinée ! 51 Or, cet « homme de la décadence » coupé des « sources de la vie », ainsi que l’image bourgetienne de la décadence en général hantent le livre de Curtius d’un bout à l’autre. Toute l’introduction, notamment, consacrée en grande partie à la présentation de la « Krankheitsgeschichte » 52 de la France spirituelle du XIX e siècle, causée, selon l’auteur, par la scission de plus en plus grande, depuis le romantisme jusqu’aux Parnassiens, entre l’art et la vie, respire les analyses de Bourget. On pourrait aller jusqu’à dire que le point d’aboutissement des Essais coïncide avec le point de départ des Wegbereiter qui, eux, nous présentent une autre série d’auteurs, des auteurs qui essaieraient de dépasser la condition décadente, de rouvrir la littérature à la vie, sans pour autant, et cela est important, retomber simplement dans les valeurs du passé. Ce rapport intertextuel peut souligner à sa façon à quel point la réalité dont s’occupe Curtius est une réalité purement littéraire et spirituelle, qui se construit dans un dialogue élitiste entre gens de lettres, en évacuant largement la réalité historique, qui devient étrangement abstraite au rythme même que la réalité spirituelle, elle, devient concrète, vivante et foisonnante sous la plume du critique. 8. On peut évidemment discuter, et l’on ne s’en est pas privé, du choix des auteurs effectué par Curtius, s’étonner de l’absence de certains et de la présence d’autres. 53 On peut discuter de ce choix en termes de qualité esthétique d’abord, Claudel et Gide nous paraissant aujourd’hui, de ce point de vue, très supérieurs aux trois autres. Or Curtius partage tout à fait cet avis, il ne reconnaît notamment que peu de talent littéraire à Suarès et à Péguy - « [d]as Versagen im Schöpferischen ist Péguys Schicksal, wie es das von Suarès ist » 54 -, ces deux écrivains figurant d’ailleurs dans le volume pour leurs essais critiques avant tout. Le projet de Curtius, décidément, n’était pas de nature esthétique, mais de nature critique, dans le double sens curtiusien, toujours, de « critique littéraire » et de « critique de la vie ». On peut égale- 51 Paul Bourget, Essais de psychologie contemporaine. Etudes littéraires, éd. par André Guyaux, Paris, Gallimard, 1993, p. 13. 52 Curtius, Wegbereiter, op. cit., p. 6. 53 Voir p. ex. Curtius, « Rückblick 1952 », art. cit., p. 513 et Hinterhäuser, « Die Wegbereiter », art. cit., p. 107. 54 Curtius, Wegbereiter, op. cit., p. 223-224. « [l]’échec dans le travail créateur est le destin de Péguy, comme il est celui de Suarès ». Ursula Bähler 214 ment discuter du choix des auteurs d’un point de vue idéologique, comme l’a notamment fait Michael Nerlich, qui parle, à leur sujet, d’une série de « Edelkonservative », 55 voire de réactionnaires, en exceptant le seul Romain Rolland. Or de tels jugements, présentés sous cette forme brève, sont évidemment problématiques quand on sait combien les positions idéologiques et politiques des cinq auteurs en question sont difficiles à cerner avec précision. 56 Et d’ailleurs, pourquoi excepter Romain Rolland dont le rôle dans l’Affaire Dreyfus a été pour le moins ambigu, contrairement à celui, par exemple, de Péguy ? 57 Et, de manière plus générale, en vertu de quels critères moraux jugerait-on le conservatisme de Curtius ? - En réalité, les auteurs que retient Curtius sont ceux avec lesquels il a pu se familiariser à la lecture de la Nouvelle Revue Française, ainsi qu’il l’a expliqué lui-même à plusieurs reprises. 58 Ceci dit, il a soin de souligner dès l’introduction que son choix, s’il n’est pas dû au hasard, ne vise aucunement à l’exhaustivité, mais bien à la représentativité : Es ist also keine zufällige Auswahl, wenn man diese fünf Männer im Zusammenhang mit der neuen französischen Geistigkeit betrachtet. Sie haben repräsentative Bedeutung. So verschieden ihr Temperament, ihr geistiger Wille, ihre künstlerische Bedeutung ist : sie sind dadurch verbunden, dass sie die geistigen Grenzen des alten Frankreich durchbrechen. Indem sie sich gegenseitig ergänzen, gewähren sie ein - gewiss nicht vollständiges, aber die wesentlichen Züge festlegendes - Bild des neuen geistigen Frankreich vor dem Kriege. Soweit sich dieses neue Frankreich literarisch ausdrückt ! 59 Les auteurs sont représentatifs de la « nouvelle France » en ce qu’ils essaieraient tous, encore une fois, de dépasser l’esprit décadent, en ce que leurs livres - « eine aus dem Leben gewachsene und auf das Leben bezogene Kunst » 60 - manifesteraient un retour à la vie et aux grandes questions de l’existence humaine : l’amour, la mort, la foi… Leur art se caractériserait par 55 Michael Nerlich, Romanistik und Antikommunismus, mit einer Stellungnahme des deutschen Romanisten-Verbandes, Berlin, Argument-Verlag, 1978, p. 5-6. 56 Voir également Simonis, Genetisches Prinzip, op. cit., p. 190. 57 Voir Etienne Barilier, Ils liront dans mon âme. Les écrivains face à Dreyfus, Genève, Editions Zoé, 2008. 58 Voir Curtius, Wegbereiter, op. cit., p. 30 et id., « Rückblick 1952 », art. cit., p. 517, p. 520, p. 522. 59 Curtius, Wegbereiter, op. cit., p. 31. « Ce n’est donc pas un choix dû au hasard que celui de prendre en considération ces cinq hommes en rapport avec le nouvel esprit français. Ils ont une valeur représentative. Aussi différents que soient leur tempérament, leur volonté intellectuelle, leur valeur artistique, ils sont liés par le fait qu’ils brisent les frontières qui restreignaient l’esprit de la France ancienne. En se complétant mutuellement, ils offrent une image du nouvel esprit de la France avant la guerre - image certes incomplète, mais qui fixe les traits essentiels. Pour autant que cette France nouvelle s’exprime dans la littérature ! » 60 Ibid., p. 19. « un art né de la vie et se référant à la vie ». Sur l’imaginaire littéraire et national du jeune Curtius 215 l’intensité, l’énergie (et l’on voit ici encore l’influence bergsonienne), la passion, voire l’acharnement avec lesquels ils chercheraient à trouver des valeurs stables dans un monde spirituel à reconquérir. Ce qui ne signifie pas, loin s’en faut, que Curtius partage tous les aboutissements de ces quêtes toujours douloureuses : s’il honore les efforts des écrivains choisis pour se mêler à la vie et de la vie, il n’en approuve pas toujours ni les moyens (stylistiques) ni les résultats et n’hésite pas non plus à parler d’échec : il suffit, pour s’en convaincre, de relire le chapitre consacré à Suarès. Les Wegbereiter ne sont pas un panégyrique des auteurs dont ils tracent les portraits spirituels, mais un hommage à leur volonté de saisir la vie (spirituelle) à bras le corps. 9. On a dit de Curtius qu’il n’aurait aimé les pionniers qu’en tant qu’il les aurait construits comme des auteurs germaniques, et, finalement, presque un peu allemands. 61 Or il est vrai que pour certains d’entre eux - il faut d’emblée excepter ici Claudel et Péguy, au sujet desquels cet aspect n’est pas du tout évoqué - le jeune critique met en évidence une sympathie, voire une parenté d’âme avec le génie « germanique » : An der großen germanischen Seelenkunst sind alle früheren Geistesgenerationen Frankreichs verständnislos oder doch mit halbem, unsicherem Verständnis, mit einer immer sehr fern bleibenden Hochachtung vorübergegangen. Erst die Generation der Rolland, Gide, Suarès hat für jene Kunst eine Empfindung und ein Wertgefühl bekommen, das mit unserm ein gemeinsames Maß hat. 62 Mais il est tout aussi vrai qu’il identifie dans l’art de Gide et de Rolland des traits latins et gaulois, 63 et, dans celui de Suarès également des traits slaves et russes 64 . Et c’est justement parce qu’ils réunissent tous ces traits que ces auteurs sont, à ses yeux, français et en même temps européens, à la fois ancrés dans le passé et ouverts à l’avenir. Au début du chapitre consacré à André Suarès, il résume ainsi sa conception de l’identité culturelle française : Der Reichtum des französischen Geistes beruht auf der Verschiedenheit der Rassen, aus denen sich die Einheit der französischen Nation entwickelt hat. Die innere Verknotung der französischen Geistesgeschichte ist mitbestimmt durch das in den verschiedenen Geschichtszeitaltern wechselnde Hervortreten des keltischen, des lateinischen, des germanischen Grundstoffs. Die verschiedenen Stam- 61 Nerlich, Romanistik und Anti-Kommunismus, op. cit., p. 5. 62 Curtius, Wegbereiter, op. cit., p. 199. « Toutes les anciennes générations d’esprits français ont passé à côté du grand art d’âme germanique sans le comprendre, ou du moins ils y ont passé avec une compréhension incomplète, incertaine, avec une profonde estime restée très distancée. Ce n’est que la génération des Rolland, Gide, Suarès qui a développé pour cet art une sensibilité et une échelle de valeurs en rapport avec la nôtre ». 63 Ibid., p. 52, p. 115, p. 120. 64 Ibid., p. 178. Ursula Bähler 216 meseigentümlichkeiten lösen einander an der Herausarbeitung des nationalen Kulturideals ab und lösen sich in ihm auf, um immer neu zu entstehen. 65 Les choses ne pourraient être formulées de façon plus claire ! Sur l’axe diachronique, l’identité française est, pour Curtius, qui suit ici la communis opinio de son temps telle qu’elle avait été conceptualisée dans le discours philologique de la deuxième moitié du XIX e siècle, le produit d’un métissage, réunissant, en l’occurrence, des éléments gaulois, latins et germaniques. Dans la synchronie et dans la prospection, l’identité française ainsi définie s’inscrit, en plus - tout comme l’identité allemande d’ailleurs 66 -, dans un processus de transformation potentiellement permanente, grâce à l’influence d’autres nationalités, allemande, slave, russe etc. C’est en cela, précisément, que l’identité et la littérature françaises sont dites à la fois nationales et européennes. Curtius ne réduit donc nullement l’esprit français à la germanicité, mais constate chez certains de ces pionniers une ouverture à l’esprit allemand qui les ramènerait en même temps vers la vraie identité française, celle, encore une fois, qui serait un mélange de différents traits nationaux depuis ses primes origines. C’est dans ce sens aussi qu’il faut comprendre la fin du chapitre « Zum Bilde Frankreichs » : [Der französische Geist] zerbricht die Tafeln der lateinischen Tradition und weckt die von ihr verdeckten in ihm angelegten Kräfte mit der Musik der germanischen und der slawischen Seele. [...] Er weiß : das neue Frankreich ist das wirkliche, das ewige Frankreich. 67 La « vraie France », la « France éternelle », c’est bien la France métissée et ouverte aux autres nations. Les Ernest Renan et les Gaston Paris n’auraient pas formulé les choses autrement, 68 et dire du Curtius des Wegbereiter qu’il « ne jurait que par la France ayant abdiqué sa fausse identité en faveur de son âme germanique et slave » 69 n’est peut-être finalement pas si faux, à condition d’ajouter que l’âme française ne s’épuise pas, chez le critique, loin s’en faut, dans les deux traits ethniques mentionnés… 65 Ibid., p. 173. C’est nous qui soulignons. « La richesse de l’esprit français se fonde sur la diversité des races, à partir desquelles s’est développée l’unité de la nation française. Le nœud intérieur de l’histoire intellectuelle et spirituelle de la France est déterminé, entre autres, par l’apparition successive, aux différentes époques historiques, de la matière celte, latine et germanique. Les différents caractères raciaux se relaient dans la formation de l’idéal culturel national et se dissolvent en lui, pour renaître toujours sous une forme nouvelle ». 66 Voir ibid., p. 311. 67 Ibid., p. 270. « [L’esprit français] brise les tablettes de la tradition latine et réveille les forces qui sont en lui et que celle-ci avait cachées, à l’aide de la musique de l’âme germanique et slave. […] Il sait : la nouvelle France est la vraie, l’éternelle France ». 68 Voir p. ex. Ursula Bähler, Gaston Paris et la philologie romane, op. cit., p. 375-456. 69 M. Nerlich, « Curtius trahi par les siens. Annotations aux actes du colloque sur ‘le grand Européen cosmoplite’ », Romanische Forschungen, 109, 1997, p. 436-474, ici : p. 444. Sur l’imaginaire littéraire et national du jeune Curtius 217 10. Ces réflexions nous conduisent à un autre point, étroitement lié à ce qui précède, à savoir l’attitude de Curtius vis-à-vis de la littérature française classique, attitude qui, selon Nerlich toujours, serait marquée au sceau du rejet - si ce n’est de la haine -, et s’inscrirait dans « toute une tradition francophobe issue du romantisme allemand et notamment des Discours à la nation allemande de Fichte qui culmina dans une idéologie allemande constituée dans la négation de tout ce qui était français ». 70 Or la question du classicisme telle qu’elle se pose dans les Wegbereiter est, en effet, des plus intéressantes, et des plus compliquées aussi. Nous ne pourrons en développer ici qu’un seul aspect. 71 Dans le chapitre consacré à Suarès, Curtius écrit : Die ästhetische Tagesfrage war in Frankreich um 1910 die Bewertung von Klassik und Romantik. Dabei verbargen sich hinter der ästhetischen Stellungnahme rassen-, kirchen-, und staatspolitische Parteistellungen. Der französische Klassizismus bedeutete für die Royalisten der Action française die Kunstäußerung des Ancien Régime. Das Verhältnis zu Racine und Bossuet sollte unabtrennbar sein von dem Bekenntnis zur monarchischen Staatsform, zur Vorherrschaft der Kirche. Revolution und Romantik sollten Selbstverirrungen des französischen Geists sein, verursacht durch das Einimpfen fremder Giftstoffe : war doch Rousseau Schweizer und Protestant ; hatte sich doch die Romantik von den Literaturen des germanischen Nordens befruchten lassen. Alleinseligmachend war das Lateinertum. 72 En effet, il est intéressant de constater qu’à chaque fois, ou presque, que Curtius parle de la littérature française classique - et aussi néo-classique -, il évoque, en même temps, en la fustigeant sévèrement, la mise à son service de cette dernière par la nouvelle droite. Un autre exemple : Dem literarischen Nationalismus und chauvinistischen Neuklassizismus der Kreise um Barrès und Maurras hat Gide nie ein Zugeständnis gemacht. Kein moderner Franzose ist offener gewesen für die künstlerischen Zuströme der germanischen und der slawischen Welt. 73 70 Ibid. 71 Voir également, à ce sujet, Simonis, Genetisches Prinzip, op. cit. 72 Curtius, Wegbereiter, op. cit., p. 199. « Autour de 1910 la question esthétique du jour en France était l’évaluation du classicisme et du romantisme. Cependant, derrière les prises de position esthétiques se cachaient des partis pris raciaux, ecclésiastiques et politiques. Le classicisme français représentait pour les royalistes de l’Action française l’expression artistique de l’Ancien Régime. Le rapport à Racine et à Bossuet était censé être inséparable d’une profession de foi pour le système de gouvernement monarchique, pour la prédominance de l’Eglise. La révolution et le romantisme étaient présentés comme des égarements de l’esprit français, causés par l’inoculation de substances toxiques : tant il est vrai que Rousseau était suisse et protestant ; tant il est vrai que le romantisme s’était fécondé par le nord germanique. Le seul salut résidait dans la latinité ». 73 Ibid., p. 45. « Gide ne s’est jamais compromis avec le nationalisme littéraire et le néoclassicisme chauviniste des cercles autour de Barrès et Maurras. Aucun Français n’a été plus ouvert aux afflux artistiques du monde germanique et slave ». - Ce lien se retrou- Ursula Bähler 218 Si rejet il y a, celui-ci concerne donc avant tout l’exploitation de la littérature classique par le nationalisme français, qui l’aurait réduite à la seule « latinité », 74 la soustrayant, par là même, à toute vision cosmopolite, européenne de la littérature. Mais Curtius voit poindre à l’horizon un nouveau classicisme français, lui de facture européenne, qu’il salue avec enthousiasme : Wenn es jemand vermag, für den europäischen Geist heute die französische Klassik wieder lebendig zu machen, so wird es Gide sein. Er ringt mit menschlichen Problemen, die uns alle angehen ; er löst sie durch eine Methode sittlich-künstlerischer Selbstgestaltung, die er als die des Klassizismus deutet. [...] Gides Klassizismus ist persönliche Synthese der Vielfalt seiner Wesenselemente. Und das sind nicht nur die Spannungen der eigenen Seele, sondern auch die Gegensätze der geschichtlichen Kräfte, durch die er blutsmässig bestimmt ist. Nordisches und Südliches sind in ihm gemischt. Seine väterliche Familie stammt aus dem Languedoc, die mütterliche aus der Normandie. [...] Gides Bedeutung ruht ja eben darin, dass sein Werk höchste Literatur und zugleich mehr als Literatur ist ; wie es echt französisch und zugleich überfranzösisch ist. Es hat den Anschein, als würde durch Gide wieder einmal der französische Klassizismus eine weltbürgerliche Ausdrucksform des europäischen Geistes. Wenn er es vermag, so ist es, weil Gide aus dem Bezirk aller großen Kultursphären geistige Elemente aufgenommen und seinem Stil eingeschmolzen hat. Er ist ein europäischer Autor französischer Nation. 75 vera dans Curtius, Europäische Literatur und lateinisches Mittelalter [1948], Tübingen/ Basel, Francke, 11 1993, p. 274-276. 74 Il y aurait ici un détour intéressant à faire par la médiévistique française : alors que pour la génération de Gaston Paris il était avéré que les chansons de gestes étaient des produits de la fusion des nationalités gallo-romaine et germanique, Joseph Bédier, à travers sa thèse de la création individualiste et cléricale des chansons de geste au XI e siècle, pouvait affirmer que les chansons de geste étaient françaises et rien que françaises, passant sous silence l’apport germanique ; de là il n’y avait plus qu’un pas à franchir pour déclarer la Chanson de Roland l’équivalent d’une tragédie racinienne... inutile d’ajouter que Bédier fut accueilli avec enthousiasme par les cercles de la nouvelle droite (voir U. Bähler, « Universalisme universel ou universalisme particulariste ? Penser la littérature nationale en France (1870-1918) », dans Des littératures combatives. L’internationale des nationalismes littéraires, avec un inédit de Fredric Jameson, sous la direction de Pascale Casanova, Paris, Raisons d’agir, 2011, p. 147-171. 75 Curtius, Wegbereiter, op. cit., p. 286-292. « Si quelqu’un est en mesure de ranimer le classicisme français pour l’esprit européen d’aujourd’hui, ce sera Gide. Il lutte avec des problèmes humains qui nous touchent tous ; il les résout par une méthode de création artistique et morale de soi qu’il interprète comme étant celle du classicisme. […] Le classicisme de Gide est une synthèse personnelle de la variété de ses traits de caractères. Et ceux-ci ne sont pas seulement les tensions de son âme propre, mais aussi les antagonismes des forces historiques qui le déterminent dans son sang. Des éléments du nord et des éléments du sud se mêlent en lui. Sa famille paternelle est originaire du Languedoc, la maternelle de la Normandie. […] La valeur de Gide réside justement dans le fait que son œuvre est de la plus haute littérature et en même temps plus que de la littérature ; tout comme elle est vraiment française et en même temps « surfrançaise ». Tout se passe comme si à travers Gide le classicisme français devenait une fois Sur l’imaginaire littéraire et national du jeune Curtius 219 11. Qu’on nous comprenne bien : nous ne jugeons pas, ici, de l’emploi même des catégories nationales et dans bien des cas ethniques et raciales - encore que le terme de race n’est pas celui que Curtius semble employer le plus souvent -, catégories qu’il faudrait évidemment soumettre à une critique historique et idéologique rigoureuse. Ce qui nous intéresse, en l’occurrence, est uniquement la manière dont ces catégories, problématiques en ellesmêmes, sont employées dans les Wegbereiter. Et la façon dont Curtius les met en œuvre n’a rien de scandaleux, tout au contraire, surtout quand on compare ses textes avec ceux d’autres romanistes de la même époque (Wechssler et Lerch, certes, mais aussi les Klemperer et les Vossler des années 1920). 76 Ni la France, ni non plus l’Allemagne ne se voient réduites par lui à des traits nationaux simplificateurs. Les efforts vont, tout au contraire, à la complexification des choses et à la démystification des stéréotypes nationaux. La visée européenne, la « geistige Lebensgemeinschaft Europas » 77 (« la communauté de vie spirituelle de l’Europe »), pensée à la manière de Goethe, d’Adam Müller et de Ranke, mais aussi à la manière de Renan, de Taine, et, parmi ses contemporains, de Rolland et de Gide, 78 comme un concert harmonieux des différentes nationalités, dont chacune préserve sa spécificité complexe, reste l’idéal de Curtius - idéal que Hans Manfred Bock, en s’appuyant sur Carl Schmitt, rattache à une forme de pensée romantique 79 -, même sous l’impression directe de la guerre de 1914-18. Toute autre position n’est, à ses yeux, que « unjugendlicher Kulturnationalismus » 80 (« un nationalisme culturel vieillot »), la fin de tout et non le début du renouvellement spirituel qu’il appelle de ses vœux… pour le voir aussitôt enterré après la guerre. Sous le choc de cette désillusion, ce n’est pas seulement la possibilité d’une nouvelle Europe spirituelle qu’il commence à remettre en de plus la forme d’expression cosmopolite de l’esprit européen. S’il y réussit, c’est parce que Gide a recueilli des éléments de l’esprit venus de toutes les grandes sphères culturelles et les a fondus dans son style. Il est un auteur européen de nation française ». 76 Voir, à ce sujet, Gross, Curtius, op. cit., ainsi que Bock, « Das Eigene, das Fremde und das Ganz-Andere. Zur Stellung Victor Klemperers in der kulturkundlichen Frankreich- Diskussion der Weimarer Republik » [1996], dans id., Kulturelle Wegbereiter, op. cit., p. 121-144. Voir également, parmi beaucoup d’autres occurrences, ce que Curtius disait dans Französischer Geist im neuen Europa (1925) : « Der französische Geist [ist], nicht weniger als der deutsche, ‘eine Synthese verschiedener Elemente und darum der Erneuerung fähig’ » (cité dans Eberhard Leube, « Curtius und die französische Moderne », dans ‘In Ihnen begegnet sich das Abendland’. Bonner Vorträge zur Erinnerung an Ernst Robert Curtius, éd. par Wolf-Dieter Lange, Bonn, Bouvier Verlag, 1990, p. 229-243, ici : p. 236). « L’esprit français, tout autant que l’allemand, [est] ‘une synthèse de différents éléments et pour cette raison susceptible de renouvellement’ ». 77 Curtius, Die Wegbereiter, op. cit., p. 319. 78 Ce sont les noms cités par Curtius, ibid. 79 Bock, « Die Politik des ‘Unpolitischen’ », art. cit., p. 105. 80 Ibid., p. 311 et p. 318. Ursula Bähler 220 question, mais, plus tragiquement peut-être pour lui, l’impact de la littérature sur la vie (spirituelle toujours) : Moralische Weltkrisen können nicht durch Literatur überwunden werden, die nur ein Spiegelbild ihrer Epoche, ihrer Haltlosigkeit und Instinktunsicherheit ist. Die geistigen Lebensprobleme Europas lassen sich in der literarischen Sphäre diskutieren, aber nie werden sie von dorther ihre Lösung empfangen. 81 C’est par ces phrases du chapitre « Deutsch-Französische Kulturprobleme » que se terminent les Wegbereiter dans les éditions de 1921, 1922 et 1923. Maurice Barrès und die geistigen Grundlagen des französischen Nationalismus (1921) 1. Le Barrès de Curtius - livre passionnant qui, très curieusement, n’a que peu retenu l’attention des critiques - s’inscrit explicitement dans une logique diptyque par rapport aux Wegbereiter. Dans une lettre à Gide du 24 juillet 1921, Curtius écrit : Ich musste meinen « Barrès » schreiben, um mich zu rechtfertigen. Um zu zeigen, dass ich zwar mit dem Frankreich der « Wegbereiter » sympathisiere, aber das Frankreich der Barrès darum nicht weniger ablehne. Die « Wegbereiter » und der « Barrès » ergänzen sich auf diese Weise. Es ist These und Antithese. 82 Dans la présentation de ce qu’il continue d’appeler la « Geistesgeschichte des modernen Frankreichs », 83 il s’agit maintenant, après les « pionniers » de la « nouvelle France », ouverts à la vie, à l’avenir, à l’Allemagne et à l’Europe, de faire connaître un représentant de la « vieille France », tourné exclusivement vers le passé, vers la seule patrie et aussi, in fine, vers la mort : « Dem Totenkultus verdankt der Barrèssche Nationalismus die stärksten 81 Ibid., p. 321. « Des crises mondiales de nature morale ne peuvent pas être surmontées par la littérature, qui n’est qu’un miroir de son époque, de son absence de caractère, de son instinct incertain. Les problèmes existentiels propres à l’esprit européen peuvent bien être discutés dans la sphère littéraire, jamais ils ne trouveront en elle leur solution ». 82 Cité dans Bock, « Die Politik des ‘Unpolitischen’ », art. cit., p. 76. « J’ai dû écrire mon ‘Barrès’ pour me justifier. Pour montrer que si je sympathise bien avec la France des ‘Pionniers’, je n’en refuse pas moins la France de Barrès. Les ‘Pionniers’ et le ‘Barrès’ se complètent ainsi ». Il s’agit de thèse et d’antithèse ». Dans la préface à la troisième édition des Wegbereiter, on lit : « Als Ergänzung des Bildes, das hier vom geistigen Frankreich der Gegenwart geboten wird, mag meine Darstellung von Maurice Barrès (Bonn 1921) dienen » (Curtius, Wegbereiter, op. cit., s. p.); « Ma présentation de Maurice Barrès (Bonn 1921) peut servir de complément à l’image de l’esprit français contemporain qui est ici proposée ». 83 Curtius, Barrès, op. cit., p. IV. Sur l’imaginaire littéraire et national du jeune Curtius 221 seelischen Triebkräfte ». 84 Chez Barrès, la tradition ne s’ouvrirait pas à l’avenir - on se rappelle qu’une telle synthèse de l’ancien et du nouveau définit la pensée conservatrice de Curtius dès sa jeunesse -, mais serait une force inerte, paralysante : le nationalisme barrésien « kennt nur den Blick nach rückwärts. Er kennt nicht die fruchtbare Spannung zwischen Tradition und neuer Formung. Tradition ist für ihn nicht eine Kraft, sondern etwas Lähmendes geworden, wenn er es sich auch nicht eingesteht ». 85 Tout comme les « pionniers de la France moderne », Barrès est dit souffrir, lui aussi, de l’esprit de la décadence, de la perte de valeurs identitaires, tant personnelles que nationales, mais le chemin qu’il aurait emprunté, à partir de cette expérience déstabilisante et pour y échapper, serait aux exacts antipodes de celui pris par les « Wegbereiter » (avant la guerre). La construction complémentaire des deux ouvrages souligne le souci de Curtius de montrer aux Allemands une pluralité de Frances contemporaines. 2. Dans son compte rendu du Barrès, Klemperer reproche à son collègue sa naïveté idéologique et sa myopie historique : Für ihn [i.e. Curtius] ist das Barrès-Buch Abrechnung mit einer toten Vergangenheit : « Gegen jenes Frankreich, das der Barrèssche Nationalismus darstellt und mit dem keine Verständigung möglich ist », zieht er im Vorwort schon den Trennungsstrich ; er hält es für tot. […] Er sieht nicht, will und kann in seinem grossen Liebesgefühl nicht sehen, dass Barrès ein Lebender ist [...]. 86 Or Curtius est loin de sous-estimer l’actualité et les dangers du nationalisme barrésien au moment où il publie son livre. Il écrit ainsi dans la préface : Wir bedürfen in diesen schweren Jahren, wo eine neue deutsche Geschichtszeit beginnt, der eindringlichsten Besinnung auf uns selbst, unser Wesen und unsere Umwelt. Damit ist auch gefordert, dass wir uns ein auf geschichtliche Tatsachen gegründetes Bild unserer geistigen Lage in Europa machen - ein umfassendes, sachlich zutreffendes Bild, in dem kein Wirklichkeitselement fehlen darf - der überhitzte und hassverzerrte Nationalismus eines Barrès sowenig wie die Stim- 84 Ibid., p. 136. « C’est au culte des morts que le nationalisme barrésien doit les forces qui mettent le plus puissamment l’âme en mouvement ». 85 Ibid., p. 220-221. « ne connaît que le regard en arrière. Il ne connaît pas la tension féconde entre tradition et nouvelle création. La tradition n’est pas pour lui une force, mais est devenue quelque chose de paralysant, même s’il ne se l’avoue pas ». 86 Klemperer, [Compte rendu de Maurice Barrès], art. cit., p. 47. « Pour lui [i.e. Curtius] le livre sur Barrès est un règlement de comptes avec un passé mort : dès la préface il prend soin de se distinguer de ‘cette France que représente le nationalisme de Barrès et avec lequel aucune entente n’est possible’ ; il la tient pour morte. […] Dans son grand sentiment d’amour, il ne voit pas, il ne veut et ne peut pas voir que Barrès est vivant […] ». Ursula Bähler 222 men eines neuen Frankreich, aus denen wir hier und da den Willen zu einer neuen europäischen Zukunft zu vernehmen meinen. 87 Il est vrai, d’autre part, qu’il restreint son étude à la production littéraire du Barrès d’avant la guerre, en justifiant son choix comme suit : « Die umfangreiche journalistische Tätigkeit, die Barrès seit 1914 entfaltet hat, gehört den politischen Tageskämpfen an, in welche die folgende Darstellung nicht einzugreifen hatte ». 88 On voit bien ici la dimension à la fois idéologique et apolitique qui caractérise une bonne partie de l’œuvre de Curtius. 3. En 1977, Peter Jehn avait cru déceler chez Curtius une admiration subliminale, inconsciente, pour Barrès et allait jusqu’à parler d’un alter ego de l’auteur. 89 Depuis lors, cette image d’un Curtius fasciné par Barrès semble, de façon plus ou moins diffuse, errer dans les esprits. Il convient de distinguer deux aspects radicalement différents de l’œuvre barrésienne traités dans le livre : l’aspect proprement esthétique d’une part, l’aspect philosophique et politique d’autre part. Pour ce qui est de l’idéologie nationaliste, aucun doute n’est possible, Curtius la condamne sévèrement et sans ambages. Un extrait parmi beaucoup d’autres nous suffira comme preuve : [...] dieselbe Rückgewandtheit, im Verein mit dem physiologisch unterbauten Determinismus, entzieht dem Barrèsschen Nationalismus die sittlichen Kräfte schöpferischen Handelns. Der Barrèssche Nationalismus ist widersittlich nicht nur insofern er das Problem der ethischen Politik leugnet und sogar ein Handeln, das aus dem Willen zur Gerechtigkeit hervorgeht, ausdrücklich verpönt. Er ist im tieferen Sinn amoralisch, weil er vermöge seines rückwärtsblickenden Fatalismus die Grundphänomene des sittlichen Lebens verkennt und übersieht : das ewige Ringen der guten und der bösen Mächte im Gewissen des einzelnen wie in der Geschichte der Völker ; die Möglichkeit der freien Hinwendung zu einem als höher erkannten Wert ; die selbständige Entscheidung des ringenden Menschen, der 87 Curtius, Barrès, op. cit., p. VII. « Dans ces années difficiles où commence une nouvelle ère historique pour l’Allemagne, nous avons un besoin pressant de nous concentrer sur nous-mêmes, sur notre caractère et sur le monde qui nous entoure. Ce qui est également exigé de nous par cela même est que nous nous formions une image de notre situation intellectuelle et spirituelle en Europe sur la base de faits historiques - une image complète, objective, dans laquelle aucun élément de réalité ne doit manquer - le nationalisme surchauffé et haineux de Barrès pas moins que les voix d’une nouvelle France par lesquelles nous croyons percevoir, ici et là, la volonté d’un nouvel avenir européen ». 88 Ibid., p. VI. « L’ample activité journalistique qu’a déployée Barrès depuis 1914 appartient aux luttes politiques du moment, dans lesquelles la présentation suivante n’a pas à intervenir ». 89 Peter Jehn, « Die Ermächtigung der Gegenrevolution. Zur Entwicklung der kulturideologischen Frankreich-Konzeption bei Ernst Robert Curtius », dans Kritik der Frankreichforschung, 1871-1975, éd. par Michael Nerlich, Karlsruhe, Argument-Verlag, 1977, p. 110-132, en part. p. 112-114 et p. 129, n. 29. Sur l’imaginaire littéraire et national du jeune Curtius 223 den physiologischen Determinismus, den Automatismus der Gewohnheit und die sozialen Mächte von Tradition und Umwelt überwindet. 90 On ne saurait être plus clair. Les choses sont plus complexes, en revanche, en ce qui concerne les qualités esthétiques de l’œuvre de Barrès, auxquelles Curtius se montre tout à fait sensible, du moins par endroits. 91 Concession dangereuse ou différentiation nécessaire ? Les termes du débat sont bien connus, il suffit de se rappeler les toutes récentes discussions autour du centenaire de Céline… 4. L’aspect le plus intéressant du livre à nos yeux, et qu’on n’a pas assez mis en évidence, est le lien inextricable que Curtius établit entre ‘nationalisme nationaliste’ et nihilisme. 92 Si le nihilisme appartient dès les premières publications à l’‘imaginaire décadentiste’ du critique, il acquiert cependant, dans le Barrès, une nouvelle qualité, accédant au statut d’un principe explicatif de nature cette fois-ci presque psychanalytique, applicable non seulement au cas de Barrès, mais à toute forme de ‘nationalisme nationaliste’ : Allen Einflüssen des Zeitgeistes, allen seelischen Erlebnissen der jungen Generation hat sich der zwanzigjährige Barrès weit geöffnet. Sein Denken durchdringt sich mit der historischen Kritik des neunzehnten Jahrhunderts und mit dem Determinisimus der modernen Naturwissenschaft. Das wird seiner Weltanschauung einen nihilistischen Grundzug verleihen, der ihn unfähig macht, ein Absolutes anzuerkennen und in irgendeiner Form des Glaubens ewige Werte zu bejahen. Alle metaphysischen Systeme dienen ihm nur dazu, seinen Relativismus und Pessimismus auszuschmücken. 93 90 Curtius, Maurice Barrès, op. cit., p. 223. « [...] cette même attitude tournée vers le passé, combinée avec le déterminisme à fondement physiologique, enlève au nationalisme barrésien les forces morales de l’agir créateur. Le nationalisme barrésien est amoral non seulement en ce qu’il nie le problème de la politique éthique et réprouve même expressément un agir qui sort de la volonté de justice. Il est amoral dans un sens plus profond, parce que, en vertu de son fatalisme orienté vers le passé, il ignore et ne voit pas les phénomènes de base de la vie morale : l’éternelle lutte des forces bonnes et mauvaises dans la conscience de chaque individu tout comme dans l’histoire des peuples ; la possibilité de l’aspiration libre à une valeur reconnue comme étant supérieure ; la décision libre de l’homme qui lutte et qui surmonte le déterminisme physiologique, l’automatisme de l’habitude et les forces sociales de la tradition et du milieu ». 91 Voir notamment ibid., p. 237-238. 92 Voir cependant Julien Benda, La Trahison des clercs [1927], Paris, Grasset & Fasquelle, 1975, p. 145, n. 22 et Hoeges, Kontroverse am Abgrund, op. cit., p. 56 et p. 152. 93 Curtius, Barrès, op. cit., p. 19. « Le Barrès de vingt ans s’est ouvert à toutes les influences de l’esprit du temps, à toutes les expériences de l’âme de la jeune génération. Sa pensée se pénètre de la critique historique du XIX e siècle et du déterminisme des sciences naturelles modernes. C’est ce qui conférera à sa vision du monde un caractère nihiliste qui le rend incapable de reconnaître un absolu et d’affirmer dans une quelconque forme de croyance des valeurs éternelles. Tous les systèmes métaphysiques ne lui servent qu’à enjoliver son relativisme et son pessimisme ». Ursula Bähler 224 Es [das nationalistische System] ist für ihn ein Religionsersatz - wie es jeder konsequent ausgebildete Nationalismus sein muss. Aber dieser Versuch wurde mit unzulänglichen Mitteln unternommen. Es misslang, und Barrès weiß um sein Versagen. Jene Bekenntnisse des Nihilismus verraten uns, dass Barrès sich über das Scheitern seines Unternehmens im Innersten ganz klar ist, auch wenn es scheint, als wolle er sich und seinen Lesern ein Gelingen vortäuschen und einen Glauben, der eine Erneuerung tragen könnte. 94 L’idée développée ici par Curtius au sujet de Barrès est celle même que Hermann Rauschning formulera et explicitera de façon spectaculaire à propos du national-socialisme dans Die Revolution des Nihilismus, paru en 1938 et réédité par Golo Mann en 1964. 95 Filiation (inavouée) ou pas ? - Tout n’a peut-être pas encore été dit au sujet de Curtius… 94 Ibid., p. 227. « [Le système nationaliste] est pour lui un ersatz de la religion - comme doit l’être tout nationalisme consistant. Mais cette tentative a été entreprise par des moyens insuffisants. Elle n’a pas réussi, et Barrès est conscient de son échec. Les proclamations de nihilisme nous apprennent que Barrès, dans son for intérieur, sait très clairement que son entreprise a échoué, même s’il semble qu’il veuille simuler pour luimême, et pour ses lecteurs, le succès de son entreprise et une foi capable d’apporter un renouvellement ». 95 Zürich, New York, Europa-Verlag. Kai Nonnenmacher Karl Vossler et la littérature française. La responsabilité politique dans la philologie néoidéaliste Combinaison merveilleuse d’un montagnard catalan et d’un cardinal de Rome, 1 l’inventeur de la Idealistische Neuphilologie, Karl Vossler (1872-1949), est né un an seulement après la guerre franco-prussienne ; il est mort le 18 mai 1949, une semaine avant l’entrée en vigueur de la « Grundgesetz », dans l’année de la fondation des deux Allemagnes, mais aussi de l’OTAN. Vossler avait fait ses études à Strasbourg chez Gustav Gröber, à Rome chez Ernesto Monaci et à Heidelberg chez Fritz Neumann. Selon la biographie académique que nous donne Frank-Rutger Hausmann, 2 après des études romanistiques et germanistiques, à Strasbourg et à Heidelberg - Vossler enseigne l’allemand, le latin, le provençal, l’italien, l’espagnol et - le français -, puis sera professeur à Heidelberg (à partir de 1902), à Würzburg (1909) et à Munich, de 1911 à 1937 (rélégué par les fascistes) et de nouveau, grâce aux alliés américains, entre 1945 et 1947, deux ans avant sa mort. Si l’on considère les publications sur Vossler, ses textes sur la littérature ne semblent pas être d’une importance primordiale. On discute plutôt son rôle institutionnel ou les provocations méthodologiques des linguistes par le jeune chercheur, dans Positivismus und Idealismus in der Sprachwissenschaft. Sa bibliographie exhaustive établie par Theodor Ostermann le prouve : il y a des traductions de ses textes en anglais, en italien, plusieurs en espagnol, 1 Hans Helmut Christmann, « Von dem Schriftsteller Hugo Hartung », in : Rüdiger vom Bruch/ Rainer A. Müller (éds.), Erlebte und gelebte Universität. Die Universität München im 19. und 20. Jahrhundert, Pfaffenhofen, 1986, p. 332. 2 « Karl Vossler, Studium der Germanistik u. Romanistik in Straßburg und Heidelberg, 1902 o. Prof. in Heidelberg, 09 Würzburg, 11-37 u. 45-47 in München. Einer der profiliertesten Vertreter seiner Zunft, gleichermaßen in der französischen, italienischen wie spanischen Literatur beheimatet. Verfasser grundlegender Werke, der zudem einen großen Schülerkreis hatte. Er gilt als der Begründer der idealistischen Neuphilologie, die Sprache und Literatur als Teil einer allgemeinen Kulturgeschichte auffaßte. Vossler wurde von den Nazis zwar zunächst wegen regimekritischer Äußerungen drei Jahre vor Erreichen der Altersgrenze pensioniert, im Krieg aber verschiedentlich als Vertreter der deutschen Wissenschaft ins Ausland entsandt. Nach dem Krieg wurde er von den amerikanischen Behörden reaktiviert und mit dem Münchner Rektoramt betraut. » Frank-Rutger Hausmann, « Auch im Krieg schweigen die Musen nicht », p. 212. Kai Nonnenmacher 226 mais je n’ai trouvé qu’une seule en français des années cinquante. 3 Pour déterminer la position de la littérature française dans la pensée de Vossler, il faut d’abord comprendre ce que Dichtung veut dire pour la philologie néoidéaliste. En 1925, dans Geist und Kultur in der Sprache (Esprit et culture de la langue), l’agencement des chapitres explique la position de la littérature (ou disons ici : de la poésie, au sens de Croce) : I. Voraussetzungen und Erfahrungen/ Conditions et expériences II. Sprechen, Gespräch und Sprache/ Parole, discours et langue III. Sprache und Religion/ Langue et religion IV. Ein Beispiel. Neue Denkformen/ Un exemple. De nouvelles formes de la pensée V. Sprache und Natur/ Langue et nature VI. Sprache und Leben/ Langue et vie VII. Die sprachlichen Gemeinschaften/ Les communautés de langue VIII. Sprache und Wissenschaft/ Langue et science - et, finalement : IX. Sprache und Dichtung/ Langue et poésie Il y a une logique d’intensification dans ces chapitres, car la poésie harmonise et fait concorder les formes extérieure et intérieure de la langue. 4 On ne comprendra pas son livre sur la langue et la culture de la France (Frankreichs Kultur im Spiegel seiner Sprachentwicklung) sans connaître cette position de la poésie : il n’y avait, selon Vossler, que deux époques où il y avait vraiment une harmonie entre la forme extérieure et intérieure de la langue française, au Moyen Age et dans le classicisme : Après une longue et riche évolution, le peuple français a atteint par ses propres moyens l’idéal de toute langue humaine. [...] Ce grand moment classique restera néanmoins toujours gravé dans l’esprit de la langue, parce qu’ « un monument s’est érigé dans l’âme des plus dignes, un monument qui a satisfait les meilleurs de son temps ». Pour qu’un peuple puisse réaliser son « classicisme » en matière de langue il faut que ses meilleurs enfants s’unissent dans un commerce spirituel paisible, où chacun prête l’oreille et personne ne trouble la sérénité de l’atmosphère. Quoi d’étonnant alors, si les Français évoquent avec joie et mélan- 3 Charles Vossler, Langue et culture de la France. Histoire du français littéraire des origines à nos jours. Du latin au français, l’ancien français, l’unité de la langue littéraire, le français médiéval, le français moderne, l’époque des lumières et la diffusion de la langue littéraire, du romantisme à nos jours, préface et traduction d’Alphonse Juilland (1922-2000), Payot, 1953. 4 « In der Dichtung kommt das Verhältnis von äußerer und innerer Sprachform zur endgültigen Klarheit und wirft das ruhelose Scheinwesen von sich, mit dem unsere Betrachtung bisher zu tun hatte. Eine gewisse Zweideutigkeit oder Unlauterkeit haben wir in dem sprachlichen Faktum, sei es als Sprechen, Gespräch oder Sprachgebrauch, immer wieder gefunden, solange wir es als Gefäß, Spiegel, Nachahmung oder Widerhall von seelischen Meinungen oder als Medium von geistigen Tätigkeiten oder als Zeichen und Symbol von gedachten Gegenständen und Tatsachen beurteilen, kurzum, solange wir das sprachliche Wesen zu irgendeinem anderen Wesen, das selbst nicht ausschließlich Sprache war, in Beziehung brachten. » Karl Vossler, Geist und Kultur in der Sprache, Heidelberg, 1925, chap. IX. « Sprache und Dichtung ». Karl Vossler et la littérature française 227 colie ces deux moments magnifiques qui se situent l’un au Moyen Age, l’autre à l’époque moderne? Et comment ne pas désirer revivre de pareils moments ? 5 Même le livre sur Racine (et plusieurs textes sur le classicisme) est à situer dans ce contexte - Erich Köhler a bien remarqué, d’ailleurs, que Vossler compare Racine à Goethe. 6 C’est la parole aristocratique à la cour qui ne devrait pas s’interrompre, mais derrière cette norme, Vossler voit déjà une autre forme, dé-héroisée, bourgeoise. Même si l’âme hésite, l’architecture de la parole ne doit absolument pas être friable, cassée. C’est ce que le style sublime exige, selon les coutumes idéales de la Grèce, de la France, de la Cour - où les acteurs sont situés, eux aussi, ainsi que la société à laquelle le poète s’adresse. Dans un cercle dont la discipline de la langue est si rigoureuse, comme à la Cour de Louis XIV, il ne convient pas, selon toute apparence, de parler d’une façon hachée, saccadée ou même d’interrompre la parole de son voisin. […] Je pense qu’il vaudrait bien écrire une histoire des interruptions du point de vue des styles historiques et des coutumes sociales. 7 L’idéalisme vosslerien était parfois soupçonné de négliger des questions politiques, mais son intérêt pour la langue, la littérature et la culture françaises faisait partie d’une « politique de l’esprit » (Geistespolitik 8 ) : Une idée que je prononce, à laquelle je donne la forme d’une énonciation, étant donné l’ordre des mots et leurs intentions de produire un effet, cela est d’une importance politique fondamentale. 9 5 Charles Vossler, Langue et culture de la France, op. cit. 6 Erich Köhler, Klassik I, éd. Henning Krauß, Freiburg, 2 e éd., 2006, p. 9. 7 « Die Seele mag noch so sehr stocken, der Kunstbau der Rede darf darüber nicht brüchig werden. So will es der getragene Stil, so die ideale griechisch-französisch-höfische Sitte, in der sich die Spieler bewegen, so die Gesellschaft, für die der Dichter geschrieben hat. In einem Kreise, dessen sprachliche Zucht so streng war, wie die des Hofes unter Ludwig XIV., schickte es sich offenbar nicht, in zerhackter Rede zu sprechen, oder gar seinem Nebenmenschen ins Wort zu fallen. [...] Ich glaube, eine Geschichte der Unterbrechungen vom Standpunkte der Zeitstile und der gesellschaftlichen Sprachsitten aus wäre der Mühe wert, daß man sie schriebe. » Karl Vossler, Jean Racine, München, 1926. 8 Cf., en ce qui concerne le rôle politique de la France, pour la Geistespolitik, Stéfanie Müller, Ernst Robert Curtius als journalistischer Autor (1918-1932) : Auffassungen über Deutschland und Frankreich im Spiegel seiner publizistischen Tätigkeit, Bern, Peter Lang, 2008, p. 322. 9 « Ein französischer Staatsmann hat einmal gesagt : “En politique il ne faut jamais dire jamais” denn, das lassen Sie mich als Begründung hinzufügen, die politischen Dinge sind derart beweglich, sind so geschmeidig, so dünn, so fein und flüchtig, so beziehungsreich und relativ, so unabsolut, daß man sie überall, nicht etwa nur auf dem gemeinhin Politik genannten Lebensgebiete findet. Gibt es doch nichts was Menschen beginnen, das nicht seine eigene und besondere Politik verlangte und erzeugte : nämlich eben in dem Maße und Stile wie es verwirklicht wird. Der Gedanke, den ich zum Satz gestalte und festige, hat in der Ordnung und Wirkungsabsicht der Worte, deren Kai Nonnenmacher 228 Habent sua fata libelli : c’est dans cette perspective que l’on comprendra le texte de Vossler, Les cultures romanes et l’esprit allemand, 10 traduit pour la première fois dans ce volume, grâce aux éditeurs. De même, l’image de Goethe que nous peint Karl Vossler (une image politique, sans doute) n’est pas celle d’un écrivain allemand, mais d’un artiste universel, comparable à la philologie romane conçue comme idéalisme universaliste par ce romaniste allemand le plus important de sa génération, 11 universaliste aussi comme la philosophie de son ami Benedetto Croce. 12 L’époque de Goethe ne connaît pas encore le concept de Romania, or, le poète avait donné le conseil à Friedrich Diez, en 1818, d’étudier l’ancien provençal. Vossler le dit et il évoque une initiative du président de la République française visant à ériger face à face une statue de Goethe (un cadeau de Wilhelm II pour Rome) et une de Victor Hugo ; l’argumentation de Vossler n’est pas binaire mais plus complexe : Contrairement aux Allemands mettant en scène leur spécificité nationale (« die schaugetragene Zerrissenheit und die vorsätzlich knorrige Deutschtümelei » 13 ) et au lieu de construire des cultures opposées, le poète, lui, semble capable de surmonter les défis politiques de l’époque : le Goethe de Vossler, soupçonneux à l’égard d’un Volksgeist stéréotype, devient médiateur du nord et du sud, du catholicisme et du protestantisme, des formes germaniques et romanes, plus encore : transgresseur permanent de telles frontières. 14 Et Goethe ne s’intéresse même pas au canon français ; il préfère ich mich dabei bediene, sein Teil Politik. Das musikalische Motiv wird kunstgerecht politisiert durch die instrumentale Ordnung, die es hinaustragen und so oder so verkünden soll. Die Vision des Malers verlangt und erzeugt ihre Farben und Linien. » Karl Vossler, Politik und Geistesleben. Rede zur Reichsgründungsfeier im Januar 1927 und drei weitere Ansprachen, München, 1927, pp. 10 sq. 10 Die Romanischen Kulturen und der Deutsche Geist, München, Bremer Presse, 1926 ; Stuttgart, E. Klett 1948. 11 Hans Helmut Christmann, Im Mittelpunkt der deutschen Romanistik seiner Zeit : Karl Vossler, in : Offene Gefüge. Literatursystem und Lebenswirklichkeit. Festschrift für Fritz Nies zum 60. Geburtstag, éd. Henning Krauß, Tübingen, Narr Verlag, pp. 489-504. 12 Cf., à l’égard de l’universalisme dans l’œuvre de Croce : Domenico Conte, Weltgeschichte und Pathologie des Geistes : Benedetto Croce zwischen historischem Denken und Krise der Moderne, Leipzig, Leipziger Universitätsverlag, 2007. - Quant aux positions de Vossler et de Croce en ce qui concerne l’irrationalisme de la fin de siècle (et la différence entre poésie et histoire qui en résulte), cf. Ferdinand Fellmann, « Einleitung », in : Benedetto Croce, Die Geschichte auf den allgemeinen Begriff der Kunst gebracht, Hamburg, Meiner, 1984, p. XXIII. 13 Karl Vossler, « Goethe und das romanische Formgefühl (1928) », in : id., Die romanische Welt. Gesammelte Aufsätze, München, Piper, 1965, pp. 322-336, cit. p. 333. 14 « Goethe hat diese teutonischen Gefahren und Fehlformen unseres Geistes besonders gefürchtet. Hervortreten aus eigensüchtigem Fürsichsein, tätig werden, sich mitteilen, vermitteln an andere für anderes, so dachte er sich den Weg, auf dem eine geistige Eigenart, sei es eines einzelnen, sei es eines Volkes, für die menschliche Bildung bedeutend wird. Als die großen Vermittler galten ihm die großen Schöpfer, wie er selbst ei- Karl Vossler et la littérature française 229 la renaissance du classicisme. 15 Les Français contemporains de Goethe ne comprenaient pas pourquoi le poète s’intéressait à Montaigne, Amyot, Rabelais et Marot - à la liberté poétique antérieur au XVII e siècle. Croce et Vossler n’aimaient pas l’abstraction, ils désapprouvaient l’idée d’un « genre » abstrait. L’hymne ou le sonnet ne sont pas, pour eux, des étiquettes nominalistes, mais il y a dans chaque forme un impetus, un obstacle, une vie, une responsabilité même du poète. 16 Comme le style au sens large, la Dichtungsform (forme de la poésie) est à la fois extérieure et intérieure. - Dans toute son œuvre, Vossler transcende les styles décrits et les met en relation avec l’esprit d’une culture, voici quelques exemples : pour le dolce stil nuovo, il observe la métamorphose de la canzone comme contenu en catégorie du style. 17 Dans son livre sur Racine, il interprète le roman comme ner war. Das Schicksal hatte ihn auf die Grenzen gestellt : zwischen deutschen Norden und Süden, zwischen lutherische und katholische Weltanschauung, zwischen germanischen und romanischen Formensinn. Und unstillbar lebte und schuf in ihm der Drang in das andere, Benachbarte hinüber. Nichts war ihm fremd. Nach jeder Ferne, am stärksten wohl nach Italien, zog ihn ein Heimweh, als blühte ihm dort ein altes oder künftiges Vaterland. » Id., ibid., pp. 334 sq. 15 « Die Macht und Beweglichkeit seines liebenden Geistes und die natürlichen Kräfte seines Formensinnes bekunden sich, wie mir scheint, besonders rein in ihrer Auseinandersetzung mit denjenigen Lebens- und Kunstformen, die in dem damaligen Europa als die durchgebildetsten mit gutem Rechte galten. Italienischer und französischer Stil, Renaissance und Klassik des 16., 17. und 18. Jahrhunderts - wogegen das spanische Wesen als etwas Dunkles und Heftiges einigermaßen zurücktrat - waren vorbildlich in Goethes langer Lebenszeit. » Vossler, « Goethe und das romanische Formgefühl ». 16 « Immer gab es und gibt es Nominalisten, denen Begriffe wie Hymnus, Sequenz, Terzine, Sonett als bloße Namen oder Aufschriften, nicht als dichterische Wirklichkeit gelten. Daher leugnen sie, daß das Sonett eine Entwicklung oder eigene Geschichte haben könne. Für wirklich halten die Nominalisten nur das dichterische Werk, nicht die Etikette, die man ihm anhängt : eine kluge Ansicht, die aber denjenigen Fällen nicht gerecht wird, in denen die Aufschrift stimmt und der Titel den geistigen Gehalt beim Namen nennt. Wie, wenn der Hymnus aus hymnischer Gesinnung und die Terzinen aus dreieinigem Glauben hervorgehen? Hier muß eine andere Ansicht, ein realistischer Standpunkt in Kraft treten, wonach den festen Formen etwas Treibendes, Verpflichtendes und Belastendes innewohnt. Mögen noch so viele gesinnungsschwache und leere Hymnen und Terzinen durch die Literaturen wimmeln, das Verpflichtende dieser Formen, ihr kategorisches Ethos besteht trotzdem. Wer zu der Terzine greift, der muß oder soll sich klar sein, was er damit auf sich nimmt […]. » Vossler, « Goethe und das romanische Formgefühl ». 17 « Die Kanzone ist von einer inhaltlichen zu einer stilistischen Kategorie herabgesunken, und die bedeutendste Neuschöpfung der Italiener, das Sonett, wird bald zu jener echt demokratischen Münze geprägt […]. » Karl Vossler, Die philosophischen Grundlagen zum « süssen neuen Stil » des Guido Guinicelli, Guido Cavalcanti und Dante Aligheri. Eine Studie, Heidelberg, Winter, 1904, p. 23. Kai Nonnenmacher 230 héritier du théâtre. 18 La Romance et la Comédie espagnole sont, dans son texte sur Lope de Vega, l’étrange « Dichtungsform » castillanne, liée au rhythme de la langue. 19 Et dans « Dante, poète religieux », Vossler s’oppose plus explicitement au goût analytique des positivistes 20 Cela l’oppose aussi, d’ailleurs, à la lecture de Dante par Auerbach. Rupprecht Rohr caractérise cette position idéaliste ainsi : « chaque œuvre poétique est unique et se définit même par sa propre forme ; on s’est détaché des poétiques normatives qui nécessitaient la réalisation d’une forme existante selon des règles précises et on a constaté que la forme poétique n’obéissait pas à des catégories logiques. » 21 Quand l’artiste Max Ophüls est rentré des Etats-Unis (son pays d’exil depuis 1933) en Allemagne, devenu entretemps citoyen français, on l’a invité à mettre en scène une pièce radiophonique. Son choix d’après-guerre était un texte classique, la Nouvelle de Goethe de 1826 : après un incendie dans une foire proche d’un château, des bêtes sauvages se sont échappées, le peuple a peur, l’aristocratie se sent menacée et les troupes chassent les ennemis. Un tigre est tué, mais à la fin, c’est un petit enfant innocent, avec sa flûte seule, qui réussit à appaiser un lion sauvage qui s’est libéré. Quelle image, juste après la terreur du nazisme ! Enfin on entendit de nouveau les sons de la flûte ; l’enfant sortit de la grotte, les yeux brillants de joie. Le lion marchait derrière lui lentement et, à ce qu’il semblait, avec quelque peine. Il témoignait par moments du désir de se coucher ; mais l’enfant le guida en demi-cercle, à travers les arbres, encore peu dépouillés de leurs feuilles chamarées ; enfin il s’assit dans un lieu où les derniers rayons de 18 « […] eher im Roman, in der Kunst der Milieuschilderung und der Seelenstudie, als in den dramatischen Dichtungsformen der Folgezeit suchen müssen und finden können. In gewissem Sinn gilt dies für sämtliche Dramen Racines. » Karl Vossler, Jean Racine, München, 1926, p. 193. 19 « [...] eigenartigen Dichtungsformen der Kastilier : die Romanze und die Comedia. » - « Es bedarf keiner langwierigen Überlegung, die willige Freude an Klang und Rhythmus und einige Vertrautheit mit Lopes Muttersprache und deren Dichtungsformen genügen […]. » Karl Vossler, Lope de Vega und sein Zeitalter, München, Beck 1932, pp. 18 et 299. 20 « Sprach- und Dichtungsformen hat man fleißig zergliedert und im einzelnen mit Andacht nachempfunden. Aber wie alles das zusammenhängt, verstand man nicht. Man war und ist noch heute geteilter Meinung über das Einheitsprinzip der göttlichen Komödie. » Karl Vossler, Dante als religiöser Dichter, Seldwyla, 1921, p. 1. 21 « Standpunkt, dass jedes dichterische Kunstwerk etwas Einmaliges sei und sich in der Form selbst bestimme, man sich also sowohl von den normativen Dichtungslehren trennte, die eine nach bestimmten Regeln gelenkte Ausfüllung einer gegebenen Form verlangten, wie man auch die Irrelevanz der Dichtungsform durch logische Kategorien konstatierte […]. » Rupprecht Rohr, Einführung in das Studium der Romanistik, Berlin, E. Schmidt 1968, p. 108. Karl Vossler et la littérature française 231 soleil, pénétrant par une brèche, lui faisaient comme une auréole ; il reprit alors sa chanson apaisante [...]. 22 Un des débats centraux dans les recherches sur Karl Vossler concernait son rôle avant 1945 - dès l’année 1937, les fascistes l’ont destitué de son poste à cause de ses propos critiques -, et dans ce débat, me semble-t-il, on n’a pas suffisamment lu ses propres textes : les discours académiques du recteur de l’université de Munich, mais surtout ses textes scientifiques, des « chansons » non-nationalistes interprétées d’une « flûte » idéaliste. Il n’existe que relativement peu de recherches sur la fonctionnalisation nationale de la critique littéraire romane, en Allemagne, à partir de 1870 et avant 1933 (exception faite de la Frankreichkunde 23 ). Le concept de nation, surtout après la Grande Guerre, servait, pour les philologues allemands, de légitimation pour des concepts modifiés de littérature comparée. 24 On lit parfois que le soldat Vossler ne s’intéresse plus beaucoup à la France, que son intérêt pour l’Italie et l’Espagne en est la preuve. La réception de Vossler est aujourd’hui réduite à celle - pas toujours favorable - des linguistes. Les écoles idéalistes de la philologie romane (l’« histoire de l’esprit » vers 1920 ; l’« interprétation immanente du texte » après 1945) ont subies une critique fondamentale (de négliger le contexte et de se limiter aux seuls textes) par l’histoire sociale et culturelle de la littérature, ceci explique les tendances et modes de la discipline en Allemagne aujourd’hui encore. Mais c’est en 1919, juste après la guerre, que Vossler publie un panorama des recherches sur la littérature française des dernières années. L’éditeur de la collection sait bien qu’en ce moment historique, un tel projet est symbolique. 25 Vossler fait la différence, dans sa préface, entre les obstacles extérieurs 22 « Endlich hörte man die Flöte wieder ; das Kind trat aus der Höhle hervor mit glänzend befriedigten Augen, der Löwe hinter ihm drein, aber langsam und, wie es schien, mit einiger Beschwerde. Er zeigte hie und da Lust, sich niederzulegen ; doch der Knabe führte ihn im Halbkreise durch die wenig entblätterten, buntbelaubten Bäume, bis er sich endlich in den letzten Strahlen der Sonne, die sie durch eine Ruinenlücke hereinsandte, wie verklärt niedersetzte und sein beschwichtigendes Lied abermals begann [...]. » Johann Wolfgang Goethe, « Novelle », in : Goethes Werke. Hamburger Ausgabe, éd. Erich Trunz, t. I, vol. 6, p. 512. 23 Gerhard Bott, Deutsche Frankreichkunde 1900-1933. Das Selbstverständnis der Romanistik und ihr bildungspolitischer Auftrag, 2 vol., Rheinfelden, 1982. 24 Cf. l’argumentation différenciée surtout en ce qui concerne la position de Vossler dans : Frank-Rutger Hausmann, « Romanistik in der Zeit des Nationalsozialismus », in : Nationalsozialismus in den Kulturwissenschaften, éds. H. Lehmann/ O.G. Oexle, t. I, Vandenhoeck & Ruprecht, 2e éd., 2006, p. 39. 25 « Ein Unternehmen wie das vorliegende braucht heute kein Wort der Begründung. in einer Zeit, wo die Welt die Grundlagen ihrer Existenz neu aufzubauen beginnt, verlangen auch die geistigen Arbeiter, welche das Ende des Krieges ihrem Beruf wieder zugeführt hat, Rechenschaft über den Stand und die Aussichten ihrer Arbeitsgebiete. » Kai Nonnenmacher 232 et intérieurs des études sur la France (on pense à ses termes analogues, « äußere und innere Sprachform ») et utilise la métaphore du propre « dépot de graisse » pour garantir un corps vivant de la discipline, donc un rapprochement avec le pays voisin. 26 Les exemples que Vossler présente, entre autres, sont la « seule monographie d’entre-guerre » de Victor Klemperer sur Montesquieu (p. 59), des recherches de Philipp August Becker sur Clément Marot et de Gustav Adolf Keiser sur Leconte de Lisle (p. 61), de Leo Jordan sur Cyrano de Bergerac (p. 62), de Hanns Heiss sur le classicisme et sur la poésie actuelle, de Walter Küchler sur Ernest Renan et de Wilhelm Friedmann sur la littérature française du XX e siècle (p. 63). Il semble que Vossler a bien senti la nécessité de justifier son intérêt pour la France : Je pense que ces jours-ci ne sont pas favorables à une autoreflexion scientifique ou à une critique de l’esprit français actuel, ni pour les Français, ni pour nous. | Les nombreux essais qui néanmoins ont paru pendant la guerre, sont à juger d’une méfiance scientifique profonde : des comparaisons ou des oppositions de l’être français actuel et des spécificités allemandes, les publications de H. St. Chamberlain, Ed. Wechssler, K. Nötzel, Nostradamus [sic ! ], Annette Kolb et d’autres, ce sont des travaux occasionnels, des professions de foi d’un temps agité. Ecrits avec beaucoup d’esprit, ils ont servi aux besoins du jour, avec des intentions belliqueuses ou réconciliantes, pour des raisons pragmatiques, mais ils n’ont guère servi à notre connaissance scientifique. Les formes historiques ne doivent pas être vues dans la lumière sans éclat de ces jours, mais sub specie aeternitatis. 27 Karl Hönn, « Vorwort », in : Karl Vossler, Französische Philologie, Wissenschaftliche Forschungsberichte, éd. Karl Hönn, Gotha, Perthes, 1919. 26 « So empfindlich die äußere Störung sein mag, die wir im Studium der französischen Philologie durch den Weltkrieg erfahren, so kommen ebenso gefährliche Hemmungen auch von innen. Die Bibliotheken des Auslandes werden sich eines Tages uns wieder öffnen, Textsammlungen und Zeitschriften, die unterbrochen oder eingegangen sind, können wieder aufgenommen oder durch ähnliche ersetzt werden. [...] Es wird daher nichts schaden, wenn wir zunächst aus dem Fette zehren und wenigstens das Wichtigste und Wertvollste in Erinnerung bringen, das aus dem Bestande der Friedenszeit sich demjenigen bietet, der nach längerer Unterbrechung oder Entfremdung, oder gar als Anfänger an das Studium der französischen Philologie herantritt. » Karl Vossler, « Einleitung », ibid. 27 « Mir scheint, daß die gegenwärtigen Tage weder für die Franzosen noch für uns zu wissenschaftlicher Selbstbesinnung und zur Kritik der neufranzösischen Geistesart besonders günstig sind. | Die vielen Versuche, die trotzdem gerade in den Kriegsjahren gemacht wurden, um das neufranzösische Wesen, sei es im Vergleich, sei es im Gegensatz zum Deutschtum zu würdigen, die Schriften von H. St. Chamberlain, Ed. Wechssler, K. Nötzel, Nostradamus, Annette Kolb u. a. müssen als Gelegenheitserzeugnisse und Gesinnungsbekenntnisse einer aufgeregten Zeit mit tiefem wissenschaftlichem Mißtrauen betrachtet werden. Geistvoll geschrieben und gut gemeint, haben sie, teils in kriegerischem, teils in versöhnlichem Sinn, den Nöten des Tages gedient und wesentlich praktische Zwecke erfüllt, aber unsere wissenschaftliche Erkenntnis kaum gefördert. Nicht im trüben Licht jener Tage, sondern sub specie aeternitatis wollen geschichtliche Gebilde erforscht sein. » Ibid., p. 7. Karl Vossler et la littérature française 233 Parmi les grands textes de Vossler, il faut citer ici sa monographie sur La Fontaine (1919), une autre sur Jean Racine (1926), 28 plusieurs moins étendues sur les trobadors, de nombreux comptes-rendus. Les autres livres sur la France sont plutôt des synthèses appliquées de sa méthode. 29 Vossler et la littérature française - malgré ce titre, ses recherches n’ont pas pour objet unique la littérature. Et il existe des monographies fameuses sur d’autres littératures : concernant l’Italie, une histoire de la littérature (1900), un livre sur les théories poétiques de la Renaissance (1900), un panorama de la littérature actuelle jusqu’au futurisme (1914), sur le Dante religieux (1921), la Commedia (1925 et 1942) et sur Leopardi (1923) ; quant à l’Espagne, sur Lope de Vega (1932), sur la « poésie de la solitude » (1932) et le Siglo de Oro (1939). Un certain nombre d’articles est publié dans plusieurs collections. 30 D’autres publications combinent l’esthétique littéraire et la philosophie de la langue ; 31 d’ailleurs Vossler s’engage aussi dans la politique universitaire. 32 Hans Ulrich Gumbrecht, dans son texte sur les dimensions de la Begriffsgeschichte, qualifie Vossler de « héros de la stylistique des années vingt ». 33 Et il continue, dans un autre texte, en affirmant que l’admiration de la forme par Vossler ou Curtius, les a poussé à vouloir être élégant, d’acquérir un habitus nouveau dans la philologie allemande. 34 Mais le terme de « style » utilisé partout dans l’œuvre de Vossler et de ses élèves, doit être compris, à 28 La Fontaine und sein Fabelwerk. Heidelberg, 1919. - Jean Racine, München, Hueber, 1926. 29 Surtout : Frankreichs Kultur im Spiegel seiner Sprachentwicklung. Geschichte der französischen Schriftsprache von den Anfängen bis zur klassischen Neuzeit, Heidelberg, C. Winter, 1913 ; 2 e éd. : Frankreichs Kultur und Sprache. Geschichte der französischen Schriftsprache von den Anfängen bis zur Gegenwart, Heidelberg, C. Winter, 1929. - Französische Philologie. Gotha, Perthes, 1919. 30 Romanische Dichter, Wien, Phaidon, 1936. - Südliche Romania, München, Oldenbourg, 1940. - Aus der romanischen Welt, Leipzig, Koehler und Amelang, 1940/ 42. 31 Positivismus und Idealismus in der Sprachwissenschaft, Heidelberg, C. Winter, 1904. - Sprache als Schöpfung und Entwicklung. Eine theoretische Untersuchung mit praktischen Beispielen, Heidelberg, C. Winter, 1905. - Gesammelte Aufsätze zur Sprachphilosophie, München, Hueber, 1923. - Geist und Kultur in der Sprache, Heidelberg, C. Winter, 1925. - Volkssprachen und Weltsprachen, München, Drei Fichten Verlag, 1946. 32 Die Universität als Bildungsstätte, München, Hueber, 1923. - Politik und Geistesleben, München, Hueber, 1927. - Forschung und Bildung an der Universität, München, Drei Fichten Verlag, 1946. 33 Hans Ulrich Gumbrecht, Dimensionen und Grenzen der Begriffsgeschichte, Wilhelm Fink Verlag, 2006, p. 200. 34 « Für einige der historischen Protagonisten, wie etwa für Auerbachs Kollegen Karl Vossler, mündete die Bewunderung der Form in die Sorge um die Eleganz ihres Verhaltens. In der Arbeit von Curtius führte sie zur Identifikation von Kultur mit einem Repertoire rhetorischer Figuren, das aus der klassischen Antike übernommen wurde. » Hans Ulrich Gumbrecht, « Pathos des irdischen Verlaufs », in : Atta Troll tanzt noch, éds. Petra Boden et al., p. 149. Kai Nonnenmacher 234 mon avis, dans un sens beaucoup plus large : celui d’une responsabilité sérieuse, d’un ethos scientifique de même qu’artistique. Le philosophe Ernst Cassirer, dans ses leçons sur Goethe, souligne que cette stylistique des Vossler est beaucoup plus que l’ornement rhétorique, une esthétique existentielle, une histoire de l’esprit. 35 Le bilan amer de Vossler, à la fin de son livre sur la franco-romanistique, concerne les relations de la politique et des arts. Tandis que Wilhelm Friedmann attribue à l’art une autonomie absolue, paisible en pleine guerre, selon Vossler, l’esthétisme exagéré se révèle être ordinaire, même bestial, comme la passion du futurisme franco-italien pour la guerre le prouve. Mais pour Vossler, une vraie noblesse en esthétique est toujours liée à une honnêteté décente. 36 Il est étonnant, d’abord : l’idéalisme vosslerien conteste que les cultures soient closes. Au contraire, le matérialisme et le naturalisme sont, pour lui, synonymes de nationalisme. 37 En opposant une culture morte (comme celle de la philologie positiviste) à une culture vivante, Vossler nous donne une définition tout à fait moderne de la culture, d’un processus ouvert, toujours 35 « [...] er hat eine Geschichte der französ[ischen] Schriftsprache rein vom stilistischaesthet[ischen] Standpunkt zu schreiben versucht - Ob dies möglich und berechtigt ist, will ich hier nicht untersuchen - genug, es gibt neben der philologischen Behandlung der Sprache eine stilistische, “geistesgeschichtliche”. » Ernst Cassirer, Nachgelassene Manuskripte und Texte, t. XI, Goethe-Vorlesungen. Der junge Goethe - Göteborg 1940- 1941 ; Goethes geistige Leistung - Lund 1941, éd. John Michael Krois, Hamburg, Meiner, 2003, p. 315. 36 « In e i n e m Punkte hat er [Wilhelm Friedmann : Die frz. Literatur im 20. Jh.] sich getäuscht, nämlich, wenn er sagt : “Unabhängig von dem Leben des Staates entwickelt sich das Leben der Kunst ; während politische Kämpfe im Lande wüten, die Frage der dreijährigen Dienstzeit Frankreich in zwei große Lager teilt, und in jedem dieser Lager wieder Spaltungen und Parteiungen eintreten, blüht in stillem Frieden die Kunst. Fern vom Getöse des Tageskampfes leben die Künstler vereinigt in einer Art religiöser Gemeinschaft” ... Dies war nur Schein. Vier und ein halbes Jahr ungeheuerer Erfahrung haben gezeigt, wie tief und innig die Mehrzahl dieser Geistesritter mit dem Fühlen und Denken der Masse verwandt ist und wie hemmungslos sich viele von ihnen in den gemeinsten Trieben des Pöbels gewälzt haben. Das Aesthetentum, d. h. die hochnäsige Pflege der “reinen Kunst” als edelster Lebenshöhe bietet eben keinerlei Gewähr für menschlichen Adel und anständige Gesinnung. Wer das nicht vorher wußte, den hat der Krieg es lehren können. Im Gegenteil, die letzte Verfeinerung seiner Sinnlichkeit führt den Kunstmenschen ins Tierische zurück : ein blamabler Kreislauf, den der französisch-italienische Futurismus im Zeitalter des von ihm gepriesenen, Weltkrieges vollendet hat. » Karl Vossler, Französische Philologie, Wissenschaftliche Forschungsberichte, éd. Karl Hönn, Gotha, Perthes, 1919, p. 64. 37 Avec cette citation, il faudrait élever des objections contre ce que Hans Ulrich Gumbrecht lui reproche : « Als Karl Voßler in einer Madrider Dankrede anläßlich der Verleihung des Ehrendoktorats darlegte, daß die Abneigung gegen Materialismus und Positivismus die Wurzel seiner spanischen Studien gewesen sei, schrieb die Londonder “Zeitung”, Antimaterialismus und Antipositivismus seien auch Schlagwörter der Nazis. » Hans Ulrich Gumbrecht, Leo Spitzers Stil, Tübingen, Narr Verlag, 2001, p. 77. Karl Vossler et la littérature française 235 en mouvement vif, qui entre en interaction avec d’autres, qui n’existe qu’en relation avec ces autres, comme « liaison, enrichissement, attraction et répulsion, échange, importation et exportation, propagande, conquête, submersion, défense, même comme contrebande, vol et plagiat. » 38 Le génie de Goethe fait preuve d’un universalisme culturel qui illumine la nuit comme un feu d’artifices, sans frontières, sans retourner au point de départ, et la Sehnsucht allemande, la nostalgie des pays lointains, devient ici métaphore d’une transgression perpétuelle des frontières culturelles. 39 Le 10 janvier 1927, à l’initiative de Vossler, Hugo von Hoffmannsthal est invité par Die Argonauten et par l’association Goethe de Munich à présenter son discours sur « la littérature comme espace d’un esprit national » ; 40 le texte est dédié à Vossler, Hofmannsthal le cite dans le discours-même. 41 Il sera utile de relire l’argumentation de Hofmannsthal sur la littérature et la pensée françaises, comparées à l’Allemagne : seule la France possède une littérature nationale ; il y a là une relation étroite entre sociabilité et littérature ; les normes de la langue garantissent la cohérence de la nation. A un moment où la tradition n’est plus évidente, Hofmannsthal développe son idée de « révolution conservatrice » - Vossler dirait probablement d’évolution créative de la « Sprachform ». On reconnaît certainement des idées de Madame de Staël et d’autres, pour n’en citer que la solitude allemande, la peur française d’être ridicule, la discipline du goût, le scepticisme révolutionnaire du pays d’outre-Rhin. La conclusion de Hofmannsthal : 38 « Man inventarisiert die geistigen Güter, als ob es sich um Warenballen handelte, und man kann sich den Zusammenhang der lebendigen und mannigfaltigen Einheit des menschlichen Geistes nun nicht mehr anders denken als in physikalischen, chemischen, biologischen oder wirtschaftlichen, politischen und rechtlichen Formen verlaufend : als Einfluß und Druck einer Kultur auf die andere, als Verbindung, Befruchtung, Anziehung, Abstoßung, Tauschhandel, Aus- und Einfuhr, Propaganda, Eroberung, Überschwemmung, Verteidigung, ja sogar als Schmuggel, Diebstahl und Plagiat. » Karl Vossler, Die romanischen Sprachen und der deutsche Geist, pp. 12 sqq. 39 « Die echten Werke des Geistes gleichen den Leuchtkugeln, die von einer bestimmten irdischen Stelle in die Luft gejagt, nach allen Seiten hinaus die Nacht erhellen und nicht an den Ort zurückkehren, der sie versendet hat. Das starke Licht strebt in die Ferne, und es ist eine Art Naturgesetz, daß große Propheten in der Fremde mehr als zu Hause gelten. » Ibid., p. 15. 40 Hugo von Hofmannsthal, « Das Schrifttum als geistiger Raum der Nation », in : id., Gesammelte Werke in zehn Einzelbänden, vol. X, Reden und Aufsätze, III. (1925-1929), Frankfurt/ Main, Fischer, 1980. 41 « “Geschlossen ist der Ring, nicht der Formen selber, sondern gerade durch die Weltlichkeit, die Soziabilität der Formen ist der Ring geschlossen zwischen Dichter und Nation, Schriftsteller und Leser, Sprecher und Hörer”, um mich der Worte des Mannes zu bedienen, der von diesen Dingen und ihren Zusammenhängen öfter und meisterhaft gehandelt hat und auch noch den zartesten Flaum um sie, den Lebenshauch, der die geistige Form umgibt, uns tausendfach zugemittelt hat - um mich der Worte Karl Vosslers zu bedienen. » Id., ibid. Kai Nonnenmacher 236 Assez : la littérature des Français leur garantie leur réalité. Il y a une réalité où l’on croit à l’unité de l’existence, non au déchirement. La nation, unie par un tissu d’esprit et de langue, devient une communauté de foi qui intègre l’ensemble de la vie naturelle et culturelle ; un tel état, une telle nation apparaît comme l’univers intérieur, l’« opposition concentrée du déchirement allemand », renouvelée à travers les époques. 42 Ces deux espaces de l’esprit (français et allemand) sont à la fois des espaces littéraires et politiques différents. L’anthropologie humboldtienne de Bildung que Vossler oppose à la formation des peuples latins (et qui échappe à l’université allemande de nos jours) sert de base à sa philologie néo-idéaliste. 43 En tant que recteur de l’université de Munich, dans son allocution de bienvenue aux nouveaux étudiants de l’année 1926, Vossler exige qu’ils appliquent les idées françaises « liberté, égalité et fraternité » 44 à leurs études : pour Vossler, c’est toujours cette liberté subjective, une responsabilité politique personnelle, un génie qui transforme, l’energeia de la langue, qui l’emportent sur l’abstraction collective. C’est pourquoi Ernst Cassirer pense que le développement de la langue (pétrifiée en lois et règles) n’est pas ce qui intéresse Vossler, mais plutôt la constitution créative vivante, l’élan vital derrière le fait historique. 45 42 « Genug : Die Literatur der Franzosen verbürgt ihnen ihre Wirklichkeit. Wo geglaubte Ganzheit des Daseins ist - nicht Zerrissenheit -, dort ist Wirklichkeit. Die Nation, durch ein unzerreißbares Gewebe des Sprachlich-Geistigen zusammengehalten, wird Glaubensgemeinschaft, in der das Ganze des natürlichen und kultürlichen Lebens einbeschlossen ist ; ein Nationstaat dieser Art erscheint als das innere Universum und von Epoche zu Epoche immer aufs neue als “das gedrungene Gegenstück zur deutschen Zerfahrenheit”. » Id., ibid. 43 « Was ist denn Bildung anderes, als die Heranziehung des natürlichen zum seelisch und geistig vollwertigen Menschen? Und als vollwertig gilt, so will ich hoffen, jeder, der ein reines Herz und ein spezifisches Können hat ; nicht ohne weiteres jeder, der allgemeine Gespräche im Salon oder Café einer Großstadt zu führen weiß. Lassen wir den Franzosen und Italienern, die sich’s vielleicht noch eine Zeitlang leisten können, jenen veralteten Bildungsbegriff des vielseitigen und eleganten Menschen und züchten wir den einfachen und tüchtigen, den, der kraft seines Gemütes etwas ist und kraft seines Geistes etwas kann. » Karl Vossler, Die Universität als Bildungsstätte. Vortrag gehalten im « Deutschen Studentenbund » in München am 15. Dezember 1922. 44 « Die höchste Form der Freiheit, die geistige Selbstbestimmung, wird Ihnen am Eingang der Universität in die Hand gelegt. Lernen, studieren, erforschen, was Ihnen nach eigenster Neigung, Begabung und Lust das Liebste ist - hier dürfen Sie es. Lassen Sie diese Freiheit sich so wenig wie möglich schmälern, sich nicht verkümmern durch Prüfungsängste, Nahrungssorgen und besonders nicht durch unwürdig schwächliche Nachgiebigkeit gegen Bruder Adam. [...] Bei uns wird Ihnen täglich und stündlich fühlbar gemacht, wie wichtig, wie schwer und wie köstlich die Selbstbestimmung ist. » Karl Vossler, « Ansprache bei der Immatrikulation im November 1926 », in : Politik und Geistesleben, p. 12. 45 « In gleichem Sinne wird auch von Voßler dem an sich vieldeutigen Begriff der „Entwicklung“ der Sprache der Begriff der Sprache als Schöpfung gegenüber- und entge- Karl Vossler et la littérature française 237 Et c’est pourquoi Hugo Friedrich, dans sa nécrologie de Vossler, met l’idée de liberté au centre de l’œuvre du romaniste. 46 Tandis que les biographies positivistes de l’époque nous donnent les faits d’une vie, la philologie idéaliste voit, dans une vie, la substance d’un élan vital, d’une œuvre qui est à la fois mouvement et forme, comme dit Friedrich Gundolf dans son livre sur Goethe. 47 Ce qui nous provoque, aujourd’hui, après cent ans déjà de différenciation de romanistique allemande, c’est la volonté toujours conséquente de Vossler de réunir les fragments émancipés d’une « philologie romane » - l’école linguistique adversaire des Junggrammatiker, par exemple, n’avait plus grand chose en commun avec les experts d’esthétique littéraire. Le philosophe Ernst Cassirer, dans son livre sur le jeune Goethe, compare une perspective philologique-linguistique à la perspective esthétique de Vossler qui fait partie de la Geistesgeschichte (histoire de l’esprit), étroitement liée à l’idée des Geisteswissenschaften (sciences de l’esprit) développées par Wilhelm Dilthey. 48 Si l’on peut dire que la pensée idéaliste de Vossler est tout à fait politique, il s’agit, bien sûr, d’une conception idéaliste de politique. L’autoritémême du poète et de sa poésie sert de modèle à sa communauté et à sa langengestellt. Was sich an ihr, als gegebene Gesetzlichkeit eines bestimmten Zustandes, in der Form von Regeln festhalten läßt, ist ein bloßes Petrefakt, aber hinter diesem bloß Gewordenen stehen nun erst die eigentlichen konstitutiven Akte des Werdens, die ständig sich erneuernden geistigen Zeugungsakte. » Ernst Cassirer, Philosophie der symbolischen Formen, Teil 1 : Die Sprache, éd. Claus Rosenkranz, Hamburg, Meiner, 2010, pp. 119 sq. 46 « Weil er in und aus der Freiheit lebte, räumte er Freiheit auch seinen Gegnern ein. Lediglich gegen Borniertheit und gedankenarmen Kleinkram zeigte er sich unerbittlich. Noch auf dem Krankenlager der letzten Lebensmonate war an diesen Zügen nichts verwischt. Der hochgewachsene Schwabe mit dem bäuerlich kräftigen Kopf eines spanischen Caballero und mit den auffallend buschigen Augenbrauen blieb bis ans Ende den - nur scheinbar gegensätzlichen - Erbtümern seiner Heimat treu : einem Idealismus, der hütete, was schön und nobel ist, und einer Nüchternheit, die alles Verstiegene, Übergescheite, Herausgeputzte mit dem Dolch des Sarkasmus erledigte. » Hugo Friedrich, « Karl Vossler (1872-1949) », in : Id., Romanische Literaturen, II, Italien und Spanien, Frankfurt/ Main, Klostermann, 1965, pp. 181-184, cit. p. 181. 47 « Für den Biographen sind die Werke Zeugnisse eines Ablaufs, Mittel zu seiner Erkenntnis, für den Ästhetiker ist das Leben Stoff zum Aufbau der Werke, für den Betrachter der Gestalt sind Leben und Werk nur die veschiedenen Attribute einer und derselben Substanz, einer geistig leiblichen Einheit, die zugleich als Bewegung und als Form erscheint. » Friedrich Gundolf, Goethe, Berlin, 1930, p. 1. - A ce propos, cf. Ulrich Port, « Die „Sprachgebärde“ und der „Umgang mit sich selbst“. Literatur als Lebenskunst bei Max Kommerell », in : Max Kommerell. Leben, Werk, Aktualität, éds. Walter Busch/ Gerhart Pickerodt, Göttingen, Wallstein, 2003, pp. 74-97. 48 Cf. Einleitung in die Geisteswissenschaften (Introduction aux sciences de l’esprit, 1883) et Der Aufbau der geschichtlichen Welt in den Geisteswissenschaften (L’édification du monde historique dans les sciences de l’esprit, 1910). Kai Nonnenmacher 238 gue. Il est devenu un Führer du peuple, terme utilisé plus tard pour la prétention à la domination d’Adolf Hitler, aussi appliqué à l’artiste par Max Kommerell, membre du cercle de Stefan George. 49 L’historien des idées de littérature étudie la création non pas en amont des œuvres, dans les processus créateurs, mais en aval, dans la réception critique. Il est centré non pas sur les individualités créatrices, mais sur les discours critiques professionnels, savants, d’auteurs. En reconstruisant la formation historique d’une idée de littérature, par les grands romanistesmandarins du début du XX e siècle, nous cherchons des arguments de sociologie de la littérature et du savoir scientifique, des questions personnelles et institutionnelles, des réseaux d’influence comme celui de Vossler, l’un des centres d’évolution méthodologiques. En quelque sorte, les philologues de l’époque sont, tout comme les poètes, à la recherche d’une autorité nouvelle. 50 Les grands romanistes du début du XX e siècle - Karl Vossler, Ernst Robert Curtius, Wilhelm Friedmann, Victor Klemperer, Eugen Lerch, Leo Spitzer et Eduard Wechßler pour n’en citer que quelques-uns 51 - imitent l’exemple des intellectuels français et ne se limitent plus à la tour d’ivoire de l’université, ils interviennent dans les débats du jour et publient leurs posi- 49 « Wenn der Verfasser sein Buch “Der Dichter als Führer” nennt, so ist er gewillt, die Dichter darin auftreten zu lassen als Vorbilder einer Gemeinschaft als wirkende Personen. » Max Kommerell, Der Dichter als Führer in der deutschen Klassik : Klopstock, Herder, Goethe, Schiller, Jean Paul, Hölderlin, 4 e éd., Frankfurt/ Main, Klostermann, 1982, p. 7. A ce propos, cf. : Max Kommerell, Leben, Werk, Aktualität, éds. Walter Busch/ Gerhart Pickerodt - Klaus Weimar, « Sozialverhalten in literaturwissenschaftlichen Texten. Max Kommerells „Der Dichter als Führer in der deutschen Klassik“ als Beispiel », in : Darstellungsformen der Wissenschaften im Kontrast : Aspekte der Methodik, éds. Lutz Danneberg/ Jürg Niederhauser, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 1998, pp. 493-508. - Volker C. Dörr, Mythomimesis, Berlin, E. Schmidt Verlag 2004, chap. « Dichterkonzepte : Priester, Seher und Propheten », p. 142-190. 50 « Hinzuzufügen ist, daß ein Vossler, Curtius, Spitzer, Auerbach, Krauss etc. mit ihren Büchern auch deshalb auf breite Resonanz außerhalb des engeren Faches stießen, weil sie elegant und verständlich schrieben und sich an ein heute längst verschwundenes Bildungsbürgertum richteten, das über eine breite Leseerfahrung verfügte. » Compterendu de Hans Ulrich Gumbrecht, Vom Leben und Sterben der großen Romanisten, München, 2002, in : Lendemains, tome 27, n° 105/ 106, 2002, p. 278. 51 « Mehrere Romanisten wie Ernst Robert Curtius, Wilhelm Friedmann, Victor Klemperer, Eugen Lerch, Leo Spitzer, Karl Vossler, Eduard Wechßler u.a. wollten allerdings nicht mehr Nur-Philologien sein, sondern, nach romanischem Vorbild, auch Literaten, die durch ihre Beiträge in der Tagespresse als Vermittler zwischen den Kulturen wirkten und zu wichtigen Fragen der Zeit Stellung nahmen. » Frank-Rutger Hausmann, « Romanistik in der Zeit des Nationalsozialismus », in : Nationalsozialismus in den Kulturwissenschaften, éds. Hartmut Lehmann/ Otto Gerhard Oexle, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, t. I « Fächer, Milieus, Karrieren », p. 40. Karl Vossler et la littérature française 239 tions dans les journaux. Curtius, dans ses publications, 52 est l’exemple parfait de cette transformation des objets de recherche et des méthodes. En Allemagne, la romanische Literaturwissenschaft in statu nascendi doit se positionner, dans les années 1920, dans un contexte discursif de philologie médiévale, de positivisme, des langues non-romanes (surtout l’allemand et l’anglais), mais aussi d’historisme ou de philosophie de la vie. Comparable à l’histoire des mentalités, la néo-philologie idéaliste cherche toujours quelque chose derrière les textes et les structures stylistiques. 53 On peut constater, à ce moment, un changement profond, à l’université allemande, de l’idée de littérature et de la discipline qui s’en occupe. Malgré le nombre impressionnant d’hommages et de nécrologies - entre autres, par Hugo Friedrich, Fritz Schalk, Ernst Gamillscheg, Viktor Klemperer, Werner Krauss, Hans Rheinfelder, Gerhard Rohlfs 54 - il faut constater, aujourd’hui, que la réception du philologue Vossler, dans la Literaturwissenschaft est beaucoup plus faible que celle de Curtius, Klemperer ou Auerbach, malgré sa position centrale de l’époque. Or, il nous semble nécessaire de trouver l’influence sous-jacente de ses idées, dans la pensée des élèves, car la théorie littéraire moderne de la philologie romane en Allemagne y a ses origines. Quant à la liberté au centre de la pensée de Vossler, il faut ajouter : lorsque Klemperer écrit, en 1922, dans la collection programmatique de l’école de philologie néo-idéaliste, que l’abstraction collective veut dire, au niveau politique comme au niveau littéraire, faire du tort à l’individu, c’est son propre sort en Allemagne qu’il prédit. 55 52 Ferdinand Brunetière (1914). Die literarischen Wegbereiter des neuen Frankreich. (1919). Der Syndikalismus der Geistesarbeiter in Frankreich (1921). Maurice Barrès und die geistigen Grundlagen des französischen Nationalismus (1921). Französischer Geist im neuen Europa (1925). 53 Hans Ulrich Gumbrecht, Leo Spitzers Stil, p. 31. 54 Fritz Schalk, « Karl Voßler zum 70. Geburtstag », Berlin, 1942, in : Forschungen und Fortschritte, 18, pp. 257-258. - Fritz Schalk, « In Memoriam Karl Vossler (gest. in München 18.5.1949) », Stuttgart, 1949, in : Deutsche Vierteljahrsschrift für Literaturwissenschaft und Geistesgeschichte, 23 (1949) pp. 137-142. - Ernst Gamillscheg, « Karl Vossler [Nachruf] », Wien, 1950, in : Almanach der Österreichischen Akademie der Wissenschaften (1949), pp. 263-277. - « Viktor Klemperer, Karl Voßler (1872 bis 1949) », Berlin, 1950, in : Forschungen und Fortschritte. 26 (1950) 5/ 6. pp. 78-80. - Werner Krauss, « Nachruf auf Karl Vossler », Berlin, 1950, in : Jahrbuch der Deutschen Akademie der Wissenschaften zu Berlin. 1946-49. pp. 242-243. - Hans Rheinfelder, « Karl Vossler 6.9.1872-18.5.1949 », München, 1950, in : Jahrbuch. Bayerische Akademie der Wissenschaften. 1950. pp. 189-197. - Gerhard Rohlfs, « Karl Vossler », München, 1959, in : Geist und Gestalt, 1, pp. 168-173. 55 « Zusammenfassungen bedeuten im Literarischen wie im Staatlichen immer zum mindesten Benachteiligungen für den Einzelnen. » Victor Klemperer, «Romantik und französische Romantik » in : Idealistische Neuphilologie, éds. Victor Klemperer/ Eugen Lerch, Heidelberg, 1922, pp. 10-32, cit. p. 10. Annexe Karl Vossler : Les cultures romanes et l’esprit allemand (trois conférences à Brême en 1925) Introduction Comme tous les écrits de Vossler, celui-ci contient dans un style vigoureux des observations historiques aussi pénétrantes que fondamentales, et il est tellement imprégné de culture vivante et moderne qu’on ne peut que conseiller de le lire. Se contenter d’un extrait serait une trahison. Mais comme je vois combien Vossler lui-même souffre des violents contrastes qui opposent les peuples et cherche les moyens de les apaiser, tout en ayant la sagesse de refuser les lâches propositions des pacifistes et des humanitaristes, je voudrais souligner que ces contrastes, ainsi que les injustices, les iniquités et les jugements extravagants qui les accompagnent, voire les insultes les plus outrageantes, changent de forme et d’objet, mais ne pourront jamais cesser. Quand des gens sont possédés par leurs appétits économiques et politiques, comment les empêcher de vouer un culte à leurs idoles chimériques, qu’ils les aiment ou qu’ils les haïssent ? Comment interdire au vulgaire, au vulgaire éternel, de se comporter en vulgaire, de prendre ses rêves troubles pour des idées, de les présenter comme autant de vérités ? Comment retenir le bras des chefs d’Etat, des dirigeants de partis, et même des directeurs d’entreprises commerciales quand ils sont enflammés par la rage de l’amour et de la haine, comment les empêcher de l’attiser au lieu de l’éteindre et de la guider selon leurs desseins ? Ugo Foscolo avait vingt ans lorsqu’à Venise on préparait la démocratisation de l’antique république et qu’un envoyé de Napoléon, le Corse Saliceti, lui dit : « Mon enfant, il nous faut des gens pendables. » 1 Et de fait, sans gens pendables, les révoltes et les révolutions ne sauraient aboutir. Il en va de même pour les menées, les vaines paroles et les actions de ces gens : elles représentent dans la mentalité de l’homme l’indispensable racaille. 1 En français dans le texte. 242 Cela étant, il existe pour chaque individu un moyen de se libérer de ce cauchemar, et d’en libérer les autres pour peu qu’ils en soient dignes. Ce moyen ne saurait en aucun cas être de nature économique ou politique, car comme nous l’avons déjà remarqué, on ne pourrait alors changer que les formes et les objets de ces passions et de ces fictions. En regroupant les intérêts de façon différente, on pourrait peut-être amener les Français et les Allemands à se chanter leurs louanges réciproques, à découvrir et célébrer leur commune origine préhistorique, et à se mettre d’accord pour dire du mal des Anglais ou des Italiens. Ce moyen, que pourrait-il être ? Quel est-il ? Jadis, on aurait répondu : la religion. Se sentir chrétien, se juger en chrétien, se comporter en chrétien. Aujourd’hui, nous répondons : Tout ce qui pardelà ses inévitables divisions, rassemble l’humanité parce que c’est vrai, parce que c’est bon. Vertu et vérité sauront toujours rétablir la concorde humaine, l’unité de la culture et de la vie de l’esprit. Au lieu d’imiter les utopistes, on devrait s’adresser aux représentants de ces forces d’union et les exhorter à remplir leur devoir de champions de la communauté humaine. L’être moral n’a guère besoin de ces encouragements, car grâce à sa pureté innée préservée par l’éducation, il reconnaît la valeur culturelle où qu’elle se manifeste, en jouit et la favorise. Il en va de même de l’artiste : se montrât-il dans la vie courante fougueux, plutôt déraisonnable, tenté par les chimères de l’amour et de la haine son art, pour peu qu’il l’exerce avec sérieux et s’adonne à la poésie, l’élève jusqu’à l’humanité la plus pure ; s’il se révolte contre cette loi intrinsèque de son œuvre, c’est lui-même qui en souffre en sombrant dans le tendancieux, le non-art, le laid ; on ne pourra plus le considérer comme un artiste. Selon moi, les hommes - scientifiques, historiens qui font métier d’exercer leur pensée critique et de qui ont ne peut dire que soit formé autant qu’il est souhaitable le sens de l’honneur qui devrait correspondre à leur mission, n’en ont que plus besoin d’être encouragés. Le soldat a son honneur militaire : pourquoi l’homme de pensée n’aurait-il point le sien ? Pendant la dernière guerre, on a bien pu voir avec quelle complaisance un grand nombre de savants de toutes nationalités se sont compromis en soutenant des affirmations dont ils ne pouvaient ignorer l’inanité, en élaborant et en affichant des théories qu’ils savaient sophistiques et fausses, en reniant honteusement ce qu’ils avaient affirmé et démontré pendant des années. Ils s’imaginaient ainsi remplir leur devoir de bons patriotes, comme si la patrie devait jamais s’honorer du déshonneur délibéré et de la flétrissure morale de ses fils. Si le prêtre, pasteur des âmes, n’a pas le droit de pactiser avec des intérêts profanes ni de s’abaisser à certains offices de dénonciateur et de bourreau, pourquoi ce prêtre des temps modernes qu’est l’homme de pensée et de science n’aurait-il pas les mêmes devoirs ? Devoirs que, juste pour rester dans un registre profane, je n’ai pas voulu qualifier de sacrés, mais de devoirs d’honneur. Qu’on exerce une vigilance sévère et impitoyablement critique envers tous ceux qui introduisent Annexe Annexe 243 dans le domaine des études des tendances politiques et nationalistes, qu’on travaille à se perfectionner et à perfectionner les autres dans l’observation rigoureusement honnête du désir de comprendre, et on aura contribué à maintenir, maintenant et à jamais, l’unité de la culture, le consensus humain et la fraternité humaine, à consolider et agrandir cette sublime cité dont nous sommes tous citoyens, l’authentique civitas humani generis. Je dois avouer que, si je ne demande pas mieux que de considérer comme circonstances atténuantes le mauvais exemple et autres tentations, je n’ai jamais pu me réconcilier avec les nombreux chercheurs et savants que j’ai vus pendant la guerre pervertir la science pour la mettre au service de la lutte concrète, et je les regarde encore avec méfiance. Ayant trahi une fois la vérité, pourquoi ne recommenceraient-ils pas ? Peut-être parce qu’ils l’ont fait par amour de la patrie ? Aucun amour, qu’il s’adresse à une cause ou à une personne, ne justifie qu’on trahisse la vérité. Si on se le permet par amour de la patrie, pourquoi ne le ferait-on pas pour son propre fils, pour un ami et enfin dans l’intérêt de la religion. N’en serait-elle pas digne ? Pour finir, je veux ajouter que Vossler, en traitant de sujets frémissants de passion d’une part les rapports entre les cultures latine et germanique, d’autre part les sentiments et les attitudes des peuples ennemis établis au bord du Rhin fait montre d’une objectivité historique et critique qu’on souhaite voir se répandre et trouver des adeptes convaincus en Allemagne, en France, en Italie et un peu partout. Regarder bien en face ces sentiments et ces attitudes, comprendre leurs ressorts psychologiques et leur histoire, voilà notre mission - et non les introduire, les nourrir et les dorloter dans notre cœur ainsi qu’il sied au vulgaire évoqué plus haut. Car ce dernier s’ouvre à ces passions avec une spontanéité, un abandon et une sorte de bonne foi qui ne se trouvera jamais chez les gens cultivés et réfléchis que nous sommes. Benedetto Croce, in La Critica XXIII, septembre 1925 244 Première conférence Le mot « culture », au sens strict du terme, ne devrait être employé qu’au singulier. Car tout ce que produit par son travail l’esprit créateur de l’homme puise son unité dans le simple fait qu’il est l’œuvre de l’esprit humain, autrement dit : culture. Entre les balbutiements puérils d’une tribu africaine d’une part, et d’autre part les mille subtilités qui, dans une métropole d’Europe du nord, mêlent les arts et les sciences, la raison et l’expérience nous interdisent aujourd’hui de voir une distance telle qu’ils ne sauraient s’enrichir mutuellement de quelque façon. Ce qui ne veut pas dire de façon arbitraire, fortuite, indifférente. Le mot « quelque » est assez polysémique pour éclairer la « façon » dont interviennent l’unité et l’enrichissement potentiel. Car toute erreur est ici fatale. Certes, si l’unité de la culture humaine était celle d’une masse gélatineuse uniforme et déstructurée, on pourrait échanger sans dommage la population d’une grande ville européenne contre celle d’une tribu nègre, chacune reprenant alors, pour les poursuivre, les tâches culturelles amorcées par leurs prédécesseurs. On a déjà maintes fois tenté ce genre d’amalgame au cours de l’histoire humaine, de façon certes moins radicale, mais néanmoins simpliste et violente. Avec une conséquence toujours identique : déclin, mélange et destruction de la culture, autrement dit barbarie. C’est pour éviter, dans l’expression elle-même, l’idée de ce chaos barbare et de cette culture informe et éclectique, pour ne pas confondre l’unité organisée et ordonnée du travail culturel de l’homme avec la masse amorphe de la barbarie - donc dans une intention pédagogique - qu’on parle de « cultures » au pluriel, distinguant la culture grecque de la culture romaine et la culture germanique de la culture latine, elle-même déployée en cultures italienne, espagnole et française, séparées dans l’espace, parallèles dans le temps, déterminées et liées par l’histoire. Mais sitôt qu’on voit plus qu’une parabole dans cette idée d’une multiplicité de cultures distinctes, on sombre dans des erreurs aussi graves que fréquentes. Alors surgissent ces doctrines culturelles matérialistes, naturalistes et nationalistes qui prétendent, selon qu’on est soi-même germain ou latin, allemand ou français, que toute culture véritable, toute œuvre de valeur vient forcément d’Allemagne (ou de France) et peut être revendiquée par la race germanique (ou la race latine) comme mérite, possession, apanage ou titre de gloire. L’art allemand, la science allemande passent pour authentiques, l’art et la science des pays latins pour frelatés, ou inversement. On dresse l’inventaire des biens de l’esprit comme s’il s’agissait de marchandises et dès lors, on ne peut plus imaginer la cohésion de l’unité vivante et multiple de l’esprit humain autrement que sous forme de catégories physiques, chimi- Annexe Annexe 245 ques, biologiques ou économiques, politiques et juridiques. Comme influence et pression d’une culture sur l’autre, relation, fécondation, attraction, répulsion, troc, exportation et importation, propagande, conquête, invasion, défense, voire fraude, vol et plagiat. Combien de livres et d’articles n’ont-ils été écrits, pendant la guerre mais aussi avant et après, pour démontrer que la culture allemande tout entière était empruntée, dérobée, extorquée aux cultures latines falsifiées tandis qu’on prétendait en face que les œuvres d’un Dante ou d’un Michel Ange, de par la race et l’esprit, étaient authentiquement allemandes et non point italiennes ! Je pourrais citer de grands noms à qui ces idées grossières valent dans leurs patries respectives l’approbation facile des petits-bourgeois qui se piquent de culture. J’en connais d’autres qui voudraient nous persuader que, pour ce qui est des productions de l’esprit, la réputation d’un peuple dépend d’une propagande culturelle judicieuse et qu’il est possible et nécessaire, même dans le domaine des sciences et des beaux-arts, de pratiquer en quelque sorte échanges commerciaux, protectionnisme et boycott. Certains vont jusqu’à croire qu’un entrepreneur sud-américain, pour peu qu’il connaisse Goethe et Beethoven ou notre enthousiasme pour l’Espagnol Cervantès, pourra se faire livrer de grandes quantités de charrues à vapeur ou de moteurs par la patrie de nos héros spirituels. Partant de ce principe tangible, on fonde des revues germanoaméricaines dans lesquelles nous pouvons lire, à côté d’articles consacrés à la littérature et à l’histoire de l’art, les rapports les plus récents concernant les prix des céréales et de la viande en Argentine. Voilà le genre d’expédients stupides et grossiers auxquels on est réduit quand on se ferme à l’harmonie originelle de l’esprit humain, sans pour autant vouloir étouffer dans la forteresse d’une culture locale imaginaire et divinisée. Mais les sciences et les arts que l’on croit posséder par héritage, que l’on pense en sûreté dans le coffre de la patrie, trouvent toujours une issue pour s’exiler. Seuls les rossignols nous restent sur les bras. Eschyle et Sophocle, Phidias, Praxitèle, Socrate, Platon et Aristote ont depuis bien longtemps quitté l’antique Hellade ; voici des siècles que dans les pays de culture modernes, ils se sentent plus chez eux qu’à Athènes. Les signes se multiplient que le sort des Allemands ne sera pas meilleur s’ils s’obstinent dans leur hargne frileuse vis-à-vis de l’étranger et dans leur mesquinerie culturelle. On doit déjà admettre, me semble-t-il, que notre Schelling se fait entendre de façon plus vivante à Paris du haut de la chaire de Bergson que dans les universités allemandes, et que notre penseur le plus universel et le plus puissant, Hegel, l’Aristote allemand, a transporté la partie la plus féconde de son activité en Italie et en Angleterre. Cet exil n’a certainement pas été provoqué par le zèle de notre propagande culturelle, mais bien plutôt par la sclérose de nos institutions éducatives. Les vraies œuvres de l’esprit sont semblables à ces fusées éclairantes qui, lancées d’un endroit précis de la terre, illuminent la nuit de tous côtés sans 246 jamais revenir à leur point de départ. La lumière éclatante veut s’échapper au loin, et c’est une sorte de loi naturelle que nul n’est prophète en son pays. Mais cette malédiction se transforme en bénédiction pour l’ensemble des hommes en projetant bien au-delà des frontières de la nation ses meilleurs éléments. C’est une triste entreprise que de prétendre améliorer cette action de l’esprit et, au moyen diplomatique d’une « vaste propagande culturelle », utiliser le meilleur pour s’enrichir en tentant d’imposer de force à l’étranger bibine et pacotille. Dans le cadre d’une politique à la petite semaine et aussi longtemps que les autres ne remarquent pas l’escroquerie, on peut encore remporter quelques minces succès. A la longue, on se nuit à soi-même, non seulement sur le plan intellectuel, mais dans une perspective politique. Portés par leurs ailes, les enfants de l’esprit se propagent sans l’aide de la propagande, et même en dépit de cette aide elle-même. * Si nous nous interrogeons sur le comportement de l’esprit allemand face aux cultures latines, nous ne saurions désormais raisonner en termes d’influences, d’invasions et de conquêtes dont celui-là ou celles-ci eussent fait l’objet. Il ne s’agit pas davantage de victoires ou de défaites, de recettes ou de dépenses, de doit ou d’avoir d’un côté ni de l’autre. La seule chose qui nous intéresse, ce sont les rapports, les formes revêtues par l’harmonie qui se dégage du grand duo que chantent et jouent depuis deux mille ans déjà la voix germanique et la voix latine de l’esprit humain. Au cours de cette longue période, toute une série de grandes missions historiques communes ont été dévolues aux Latins et aux Germains. Je ne mentionne que les plus évidentes : la création d’un empire universel européen et la formation d’une communauté chrétienne incombèrent à l’Antiquité et au moyen âge. Puis à l’époque de la Renaissance et de la Réforme, il s’est agi de libérer, d’éduquer et d’exalter l’individu ; les Lumières et le Romantisme ont suscité et approfondi la conscience nationale ; enfin, l’époque contemporaine s’occupe d’humaniser les institutions sociales et les formes de la vie en société. Ces tâches qui incombent à l’humanité ne sont ni des devinettes, ni des casse-têtes n’admettant qu’une unique solution, bien au contraire. Chaque peuple, chaque époque et même, en un certain sens, chaque individu doit les affronter et les faire progresser à sa façon. Elles sont certes historiques, mais elles ne font pas pour autant partie d’un passé révolu ; car nous travaillons aujourd’hui encore à l’élaboration d’un empire universel européen et d’une communauté chrétienne. Ce que l’Antiquité et le moyen âge catholique ont accompli dans ce domaine ne nous en dispense nullement ; au contraire, cela nous rappelle que la réponse apportée à l’époque par les Romains et par les catholiques ne saurait être la nôtre, autrement dit, qu’elle ne saurait être reproduite. Quant à la tâche la plus ur- Annexe Annexe 247 gente d’aujourd’hui, la question sociale, les cultures les plus anciennes ont déjà tenté de la résoudre à leur façon ; de même, les Renaissances et les Réformes, c’est-à-dire la libération et l’exaltation de l’individu, ne sont pas limitées au XVI e siècle mais ont existé et existeront toujours et partout. Si j’ai qualifié d’historiques les tâches citées, c’est qu’il leur est arrivé d’être prépondérantes, sans être pour autant exclusives. Elles sont un repère signifiant, mais il n’est pas question de les limiter à certaines époques ou à certaines nations. C’est dire en même temps que la contribution des pays latins à la résolution de ces tâches n’est nullement remise en cause, rendue superflue, voire réfutée par la contribution germanique et que l’inverse n’est pas plus vrai. Chacune des contributions est susceptible de compléter, de stimuler et d’intégrer l’autre - on peut même affirmer qu’elle y a vocation. * L’empire des Romains doit sa cohésion et son étendue au sentiment religieux et à la conscience juridique de ses chefs, ou plutôt à l’interpénétration totale de la foi et du droit. C’est grâce à elle que dans la Rome antique la pietas est devenue une force politique au service de l’Etat, le jus un principe divin, et l’empereur, pour finir, une divinité. Le droit naturel émanant de la loi divine sous la forme d’un droit international d’où découlait le droit civil, le citoyen de l’empire ne pouvait se considérer que comme citoyen du monde, et son appartenance au plus puissant de tous les Etats faisait de lui un membre de l’univers, protégé, relié à tous les autres. Dans la tête et le cœur des hommes qui le composaient, l’empire romain prenait un sens, une dignité et une étendue cosmique. Au sein de cet ordre à la fois divin et terrestre, il y avait place pour tous les peuples de la terre, pour les habitudes et les opinions privées, pour tous les cultes, tous les mystères et tous les dieux. Mais à l’extérieur régnaient le désordre, la barbarie et la dépravation. A l’extérieur du grand panthéon et de l’empire universel des Grecs et des Romains, c’était le chaos ou le néant. Cette pensée aussi globale qu’exclusive, philosophique et dévote, rationnelle et dogmatique, éclairée et bornée, qui n’admet qu’un « seul » Jupiter dans le ciel, une « seule » loi de la raison et de la nature dans l’univers, un « seul » droit et un « seul » empereur sur terre et refuse tout ce qui est extérieur, ce sens de l’unité catholique et formel : voilà l’héritage que les Italiens, les Français et les Espagnols ont reçu des Romains et qu’ils ont encore dans le sang aujourd’hui. Certes, il ne s’agit plus d’une foi littérale ni d’une conviction déclarée, mais d’une sorte d’instinct naturel de l’esprit, maintes fois modifié, changeant et néanmoins constant et fondamental, un peu comme le latin ancien survit et poursuit son action dans les langues de l’actuelle Romania. Mais, surgissant des ténèbres d’une nature chaotique, émergeant des forêts, les Germains venus de l’extérieur se heurtèrent brutalement à cet édi- 248 fice politique et culturel. A l’est, au nord, à l’ouest, ils frappèrent aux portes d’airain des Romains : Ostrogoths et Wisigoths, Francs, Alamans, Bavarois, Saxons etc. Ils n’avaient pas clairement conscience de leurs affinités, et encore bien moins d’une civilisation germanique. Dans la Philosophie de l’Histoire de Hegel, une expression pénétrante caractérise la situation : Grecs et Romains étaient parvenus à leur maturité, quand ils se tournèrent vers l’extérieur. Inversement les Germains ont commencé par se précipiter au dehors, par inonder le monde et se soumettre les Etats intérieurement caducs et pourris des peuples cultivés. C’est après seulement que leur développement a commencé, s’éveillant au contact d’une civilisation, d’une religion, d’une formation d’Etat, d’une législation étrangères. Ils se sont formés en recevant en eux-mêmes le ferment étranger et en s’en rendant maîtres et leur histoire consiste bien plutôt à rentrer en soi, à tout rapporter à soi. 2 Depuis que nos ancêtres sont entrés dans l’histoire sous cette étoile, le rythme de notre destin, si j’ose dire, veut que nous ne soyons jamais parvenus à conquérir notre originalité, apportant notre tribut à la culture humaine, que très tard et de façon médiate, en empruntant des détours : tantôt l’esclavage et le service, tantôt la négation, la révolte, la destruction des formes imposées. Il peut arriver exceptionnellement qu’il nous soit accordé de participer de façon immédiate et paisible aux tâches de l’humanité, mais en règle générale, soit que notre tempérament soit trop lent et que notre heure arrive trop tard, soit que notre esprit soit naturellement trop fougueux, trop profond et trop élémentaire, nous devons emprunter des détours longs et malaisés pour nous approcher des affaires politiques et spirituelles. C’est ainsi que les autres, et tout particulièrement les néo-Latins, nous considèrent tour à tour comme un peuple déchaîné, trublion, contestataire, ou comme un peuple lent, patient, méticuleux. Les premières avancées des Germains furent repoussées, les deuxièmes se perdirent dans les ramifications des routes de l’empire, qui quoi qu’on dise ne conduisaient pas toutes à Rome, les suivantes enfin fracassèrent l’édifice vétuste tout en infusant, grâce à leurs forces fraîches, un sang neuf dans les contrées décadentes d’Ibérie, de Gaule, d’Italie. Les Germains, ignorant l’unité politique et la paix, voyaient dans l’Imperium Romanum quelque chose de noble et de sublime. Ils s’efforcèrent de l’atteindre dans la joie et le désordre, d’abord comme esclaves et comme soldats, puis comme auxiliaires et alliés, enfin comme ennemis et conquérants. Quand, animé d’une géniale volonté de puissance et de culture, Charlemagne entreprit de le restaurer à partir du nord, l’empire était devenu quelque chose de tout à fait nouveau : une structure féodale, germanique et chrétienne, fondée non plus sur l’égalitarisme du droit civil, non plus sur une religion d’Etat, mais sur l’allégeance et la foi personnelle du leude, du vassal, du comte, du mar- 2 G.W.F. Hegel, Leçons sur la philosophie de l’histoire, trad.par J.Gibelin, Paris, J. Vrin 1937. Annexe Annexe 249 grave, du duc. Le tout étant plutôt un trophée moral, un modèle de dévouement, de confiance et de courage viril qu’un édifice politique confortable conçu pour durer. Et s’il s’est maintenu durant tout le moyen âge et même jusqu’à l’époque de Goethe, s’il a pu se régénérer malgré les interruptions, les suspensions, les périodes d’interrègne dues tantôt à la vacance du trône, tantôt à la coexistence de deux empereurs, c’est plus par la vertu de ses visées spirituelles que par le poids du pouvoir, et c’est plutôt comme idéal, comme exigence et comme ambition qu’en raison de sa consistance matérielle et de son étendue. Les frontières précises et immuables de l’empire romain, l’empire allemand les ignore. Il ne veut pas de Limes Romanus car, illimité dans son principe, il s’étend aux époques propices et se resserre dans les moments difficiles ; il respire, irrigue de son sang jusqu’aux marches les plus lointaines et peut s’évanouir jusqu’à ne plus conserver que son symbole, les insignes impériaux. Il ignore le principe dynastique, n’a ni résidence fixe, ni administration centrale, ni bureaucratie, ni possessions impériales. Il faut en quelque sorte le reconquérir et le défendre chaque matin. Il est presque impossible d’imaginer une forme de gouvernement moins stable, plus dynamique, aucune qui exige de son représentant des performances physiques et morales aussi surhumaines et qui sombre si rapidement dans le chaos à la moindre inattention. Qu’on me permettre de rappeler les paroles du chancelier impérial dans le Faust de Goethe : La plus haute vertu, comme une auréole, Ceint la tête de l'Empereur ; lui seul Peut l'exercer valablement ; La justice ! ... Ce qu'aiment tous les hommes, Ce que tous ils réclament, souhaitent, ce dont ils se passent difficilement, Il lui appartient de l'accorder au peuple ; Mais hélas ! que sert à l'esprit humain l'intelligence, A son cœur la bonté, à sa main le dévouement, Lorsque la fièvre accable l'Etat Et que le mal engendre des maux encore pires ? Celui qui, de ces hauts lieux, plonge son regard Dans le vaste Empire, celui-là se croit la proie d'un cauchemar, Où la monstruosité se complaît aux monstruosités, Où le non-droit s'arroge la force du droit, Où s'étale tout un monde d'erreur. Des décisions s'imposent inévitablement ; Lorsque chacun cause des dommages, chacun souffre La Majesté elle-même se fait prédatrice. 3 Faust I, v. 4772 s. 3 Johann Wolfgang von Gœthe, Faust : Urfaust, Faust I, Faust II, édition établie, présentée et annotée par Jean Lacoste et Jacques Le Rider, responsables de la traduction (sauf pour le dernier vers cité : traduction personnelle). Paris, Bartillat, 2009, p. 494-495. 250 Les Allemands ont pu placer sur ce trône vacillant toute une série de personnalités éthiques et politiques qui, à leur manière, ne craignent nullement la comparaison avec les césars romains. Mais l’institution en tant que telle ne pouvait, jusqu’à sa fin lamentable, que devenir toujours plus le jouet des pouvoirs terrestres princes territoriaux ecclésiastiques et laïques ou cités républiques. Son prestige était trop fondé sur les valeurs idéales et métaphysiques, il reposait, si vous me permettez une plaisanterie, trop directement dans la main de Dieu ou, pour parler sérieusement, dans celle du pape de Rome. C’est ainsi qu’elle a disparu pour toujours, mais l’exigence qui a présidé à sa création par l’esprit allemand continue d’exister ; elle s’adresse au monde entier et pas seulement à nous : trouver une structure politique souple et extensible susceptible de développer un élan éthique et un poids terrestre suffisants pour garantir la justice et la paix à une communauté culturelle internationale. La Société des Nations à Genève réussira-t-elle mieux que les empereurs allemands du moyen âge ? Imperium et Ecclesia, empereur et pape, étaient obligés de composer, se portaient l’un l’autre, s’épaulaient mutuellement, et lorsqu’ils s’engageaient dans une rivalité sans merci, c’était l’expression exacerbée de leur contribution à la cause commune, humaine et chrétienne, temporelle et spirituelle. C’est ainsi que les esprits les plus éminents du moyen âge, en dernier lieu et de la façon la plus lumineuse Dante Alighieri, ont compris ce rapport, espérant alors rétablir la paix entre saint Pierre et César au moyen d’une séparation volontaire et scrupuleuse du travail. Si on considère l’empire comme une réalisation avant tout allemande, il faut reconnaître que la papauté est une réalisation essentiellement romaine, à condition de ne pas prendre ces équations au pied de la lettre mais dans leur sens prédominant. Or il est décisif pour l’esprit de l’Eglise romaine que, au rebours de l’Eglise grecque, elle n’oublie jamais la méfiance que son plus grand théoricien, saint Augustin, lui a insufflée à l’encontre de tout pouvoir terrestre, de toute civitas terrena. Des détenteurs du pouvoir terrestre, elle peut tout admettre : persécutions, bienfaits, donations, oppression et protection, bref, tout sauf la tutelle. Convaincue que l’idée métaphysique qu’elle représente ici-bas est supérieure à toute affaire temporelle, l’Eglise lutte avec une ardeur obstinée pour assurer son caractère indépendant d’institution fondée sur la grâce divine et sur la cohésion de ses membres. Opposée au monde qu’elle récuse dans l’exercice constant de sa discipline, mais toujours prête à voler au secours de l’univers entier, les deux aspects de son énergie spirituelle ne cessent de l’impliquer dans des conflits avec le monde, de nature tantôt défensive et tantôt offensive. Animée d’une ardeur sacrée, elle s’empare du glaive et même de l’or pour aussitôt, pleine d’une terreur sacrée, rejeter ces outils ; elle se souille et se purifie tour à tour et ne connaît point de repos avant d’avoir soumis l’univers, de l’avoir placé sous sa tutelle, autrement dit, dans son langage, d’avoir assuré sa rédemption. C’est justement cette tendance à la conquête, cet élan moral, qu’elle Annexe Annexe 251 partage avec l’esprit allemand tel qu’il s’exprime dans l’empire médiéval. Seule cette affinité idéale, la similitude des objectifs, des forces et de la foi, ont pu permettre par-dessus la crête des Alpes, ce va-et-vient fiévreux de pèlerinages, d’injonctions, de bulles, de décrets, d’anathèmes et de bénédictions. A peine le pouvoir de l’empereur au nord s’était-il affaibli que le pape se voyait enchaîné à Avignon par ses propres alliés, et pris à son propre piège. Certes, de par son organisation, l’Eglise romaine est une construction bien plus durable que l’empire allemand. Elle a hérité de la Rome antique l’art de l’administration, dont nos empereurs n’ont jamais pénétré les arcanes. Aujourd’hui encore, elle est stable et puissante, et nul expert ne prédirait sa ruine dans un avenir prévisible. Mais qu’on ne s’y trompe pas. En matière de culture, ce qui importe, c’est le contenu spirituel, non l’enveloppe ; ce qui compte, c’est la mission et les réalisations, non le cadre institutionnel et juridique. En ce qui concerne son esprit, ses missions et ses réalisations, l’Eglise romaine actuelle est profondément différente de l’Eglise médiévale. Elle ne dirige plus comme autrefois l’éducation de toute la chrétienté pensante. Elle a dû libérer de sa tutelle l’ensemble des cerveaux curieux, critiques et indépendants, c’est-à-dire tout le torrent irrésistible de la science. Les digues qui séparent la science profane de la théologie sont régulièrement submergées. Les activités caritatives, l’assistance sociale et toute cette sorte de choses lui échappent largement. Quant à savoir si elle a le pouvoir et la volonté, ainsi que l’espère notre aveugle bourgeoisie, d’ériger un rempart solide contre le socialisme et le communisme, si ce soulèvement des masses qu’elle tente de conjurer aujourd’hui encore, elle ne va pas dès demain l’admettre, le reconnaître et le sanctifier, cela reste à voir. Pour l’instant, au sein du monde chrétien, ce sont peut-être les angoisses matérielles des possédants qui la font vivre, plus que les espoirs spirituels des déshérités. Dans le cadre de sa mission extérieure, elle a des rivaux nombreux et actifs. Certes, pour ce qui est de ses ambitions et de la façon dont elle se perçoit, elle reste pour tout esprit pieux la vénérable mère de la chrétienté. Mais l’homme mûr qui a fondé un foyer ne considère plus sa mère à la façon d’un enfant. * Les organisations romaines et latines ont - pas toujours, mais le plus souvent - ceci de particulier qu’elles survivent à leur objectif et qu’il peut même leur arriver de servir de nouveaux buts avec leurs vieux moyens. De même que les thermes, les amphithéâtres, les palais, les arcs de triomphe et les temples romains dressent encore aujourd’hui leurs formidables édifices alors que la vie les a depuis longtemps quittés, de même que le tercet sacré de la Divine Comédie, le sonnet précieusement ciselé de Pétrarque, la stance close de 252 l’Arioste, l’alexandrin dialectique de Corneille, la marche solennelle de la romance espagnole sont toujours en usage, habités tant bien que mal par des besoins et des sentiments totalement nouveaux, ainsi les néo-Latins, même dans la vie religieuse, politique, juridique et économique font tout leur possible, fût-ce au prix d’une difficulté croissante, pour rester fidèles aux antiques systèmes romains : administration, éducation, formation et gouvernement centralisés et bureaucratiques, maintien sous tutelle des hommes qui en dépendent. Même si la façade politique change souvent et avec rapidité, les murs subsistent. Mesurée à l’aune de la technique administrative, la Révolution Française elle-même se contenta de renverser la façade tout en consolidant le gros-œuvre intérieur. En Allemagne, les moules obsolètes se dégradent très vite. Nous bâtissons pour des années ou pour des décennies, pas pour une éternité terrestre à laquelle nous ne croyons pas. Nos ancêtres construisaient leurs maisons avec des poutres de bois et des branches entrelacées. Pour édifier des monuments, ils manquaient de matériaux, de patience et d’ambition. Au mètre régulier, nos plus grands poètes préféraient le rythme libre. Continuité et habitude règnent aussi chez nous - « car l’homme est toujours semblable à lui-même ». 4 Il est même possible que nous soyons moins que les Latins épris de nouveautés et de bouleversements, justement parce que les choses obsolètes, réduites à l’état de simples formes figées, nous échappent en quelque sorte d’elles-mêmes ; nous n’en comprenons plus le sens et elles se traînent derrière nous, vidées de leur substance et tout à fait désuètes. Le déclin de la forme nous semble naturel tandis que son élaboration est une performance difficile à recommencer sans cesse. Pour le Latin, les formes naissent spontanément, signifiantes et élégantes, la difficulté commençant quand elles sont là, qu’elles se pétrifient sans pouvoir mourir, et que lui doit les habiter et continuer de vivre avec elle. Il nous arrive alors de lui rendre, sans en être priés, un service fraternel en les fracassant, sans doute avec l’obscur espoir que son heureux génie saura susciter sans peine un nouveau monde formel qui sera pour nous un beau modèle. Pour nous protéger de nos démons propres, il nous faudrait un certain respect pour l’existant, l’héritage, la tradition. Les Latins, en revanche, ont besoin d’une certaine légèreté, d’une certaine remise en cause pour ne pas se scléroser dans leurs formalismes et leurs dogmatismes. Pour régénérer notre esprit, il nous faut une foi et un sérieux enfantins, à eux un scepticisme souriant. Car il est normal et souhaitable que tout peuple comme tout homme recherche le contrepoids de ses penchants innés et des dangers qui menacent son âme. 4 Schiller, La Mort de Wallenstein, Acte I, scène 4. Annexe Annexe 253 Deuxième conférence L’accès des Germains à la pensée et à l’action politiques fut différent de celui des peuples latins. Il en fut de même pour la pensée et l’action chrétiennes : ils y sont parvenus plus tard, plus lentement, souvent au moyen d’un détour par un arianisme encore à demi païen et surtout, ce qui est important pour notre propos, chargés d’un bagage moral et culturel bien plus léger. Car leurs divinités ancestrales n’étaient pas liées à des temples, ni à des arches, ni à des statues : rien ne les enfermait. Emprisonner les dieux dans des murailles, ou les représenter sous une forme humaine, semble aux Germains trop peu digne de la grandeur céleste. Ils consacrent des bois touffus, de sombres forêts ; et, sous les noms de divinités, leur respect adore dans ces mystérieuses solitudes ce que leurs yeux ne voient pas. 5 Les Romains, en revanche, étaient écrasés par leurs divinités orientales, grecques et latines sculptées dans le basalte, le granit, le marbre et l’airain, et sans cesse le poids du passé, entravant leur essor vers la religion chrétienne de l’esprit libre, menaçait de les ramener vers le paganisme. Mais comme ils étaient davantage assujettis à la pression du sensible et confrontés à des divinités plus tangibles, leur contribution à l’implantation de la foi nouvelle n’en fut que plus décisive. Avant le XIII e siècle, on ne peut guère citer de Germain ou d’Allemand qui ait servi la cause supranationale du christianisme avec autant de zèle et d’efficacité que saint Augustin, Benoît de Nursie, Grégoire le Grand, Pierre Damien, Bernard de Clairvaux, saint Dominique ou saint François d’Assise. On pourrait certes citer le génial évêque Ulfila, mais il n’a pourvu qu’aux besoins de sa communauté de Gots. Seulement, au fur et à mesure que des esprits et des âmes nourris de culture romaine propulsaient toujours plus haut la détermination d’un christianisme conquérant, le poids ancestral d’une terre latine aimable et sensuelle se faisait plus menaçant. Pour l’individu moyen, la tension se fit insupportable. La beauté chatoyante du monde antique était d’autant plus séduisante qu’on la voyait à travers le prisme spiritualisé d’un christianisme conscient de la grâce et du péché. Et c’est à ce moment, alors que la chrétienté occidentale semblait devoir sombrer inévitablement dans le matérialisme, que sonna l’heure de l’esprit allemand. Il ne s’y est pas engouffré à la façon d’un iconoclaste. Car entre-temps, il avait lui aussi fait ses humanités. Sous le règne des carolingiens, des ottoniens et des Hohenstaufen, il avait goûté lui aussi la douceur des arts et des sciences profanes, qu’ils soient antiques ou courtois. Mais il avait conservé la 5 « Germanie », IX, 2, in Œuvres complètes de Tacite traduites en français avec une introduction et des notes par J. L. Burnouf. Paris, Hachette 1859. 254 spontanéité, la liberté, et même en quelque sorte l’arbitraire de sa subjectivité, si bien que les édifices objectifs de l’esprit - Etat, culture, Eglise etc. - ne se dressaient pas devant lui comme des grandeurs autonomes mais comme autant de choses transmises, proches de lui, flexibles et humainement familières. Maître Eckhart, le disciple de Thomas d’Aquin, est le premier qui avec cette hardiesse typiquement germanique, audacieuse et enfantine, rende sa simplicité à la piété devenue un exercice de virtuosité, sa souplesse à la pensée tétanisée enserrée dans son corset dogmatique, sa ferveur et sa joie de vivre à un Dieu devenu abstrait, la paix et la confiance à l’âme angoissée. Son intimité avec les choses les plus sacrées est telle qu’il ose en traiter en allemand, qu’elles lui inspirent écrits et discours en allemand. Certes, dans la paix contemplative de son couvent dominicain, c’était relativement facile, et dans un premier temps cela n’allait pas entraîner de conséquences notables. Ses idées les plus fécondes étaient pures spéculations, et il faudra attendre Hegel pour les reprendre comme elles le méritent dans le cadre de son combat contre la théologie figée du protestantisme éclairé. Au XIX e siècle, il peut mettre en lumière ces paroles qu’on a interprétées à tort comme panthéistes, alors qu’elles expriment un christianisme vivant, antinaturaliste : L’œil avec lequel Dieu me voit est l’œil avec lequel je le vois ; mon œil et son œil sont un. Dans la justice, je suis pesé en Dieu et lui en moi. Si Dieu n’était pas, je ne serais pas ; si je n’étais pas, Dieu ne serait pas. Il n’est toutefois pas nécessaire de savoir cela , car ce sont des choses qui sont facilement mal comprises et qui ne peuvent être appréhendées que dans le concept. 6 C’est Luther qui était intervenu le premier, avec moins de ménagements. D’une main vigoureuse, il mit fin à l’administration institutionnelle de la Grâce divine, établissant un rapport direct entre la personne de chaque chrétien et Dieu, et tirant sa justification de sa propre foi, apaisé par une certitude tranquille qui ne mesura sa hardiesse qu’à l’opposition de Rome sans se laisser égarer pour autant. La tension angoissée et paralysante entre la pensée religieuse et la pensée profane n’avait certes pas disparu, mais sa généralisation figée sous forme de défenses, de pénitences, d’indulgences, d’anathèmes, d’interdits, d’excommunications etc., bref : son implacable rigueur catholique romaine s’était assouplie. Luther n’avait d’ailleurs nullement l’intention de réconcilier en nous l’homme sensible et l’homme spirituel, bien au contraire : arrachant le combat de la conscience à son cadre réglementé général et superficiel, il l’a transposé dans la vie intérieure de l’individu, si bien que les conflits marqués par la violence et les corporatismes, qui se déroulaient jadis de façon sommaire entre empereurs et papes, prêtres et hérétiques, couvents et évêques, étaient désormais l’affaire de chaque individu qui devait affronter son Dieu dans une lutte élégante et 6 Hegel, Leçons sur la Philosophie de la Religion. 1 ère partie : Le Concept de Religion. Edité par Walter Jaeschke et traduit par Pierre Garneron, Paris PUF 1996. Annexe Annexe 255 subtile pour conquérir l’intégrité du libre savoir. C’est là en quelque sorte le sens idéal, historique et en même temps intemporel de la Réforme. Cet acte essentiellement allemand a transformé le poids contraignant qui pesait sur la vie spirituelle de l’occident en milliers d’impulsions et d’énergies mentales. Tout se mit à croître et à fleurir. Pour reprendre l’exclamation d’Ulrich von Hutten, vivre était un vrai plaisir. Et ce n’est pas seulement la foi de l’homme, mais aussi sa sensualité qui se para de vigueur et de fraîcheur juvénile. Car la Renaissance faisait son entrée en compagnie de la Réforme, renouvelant entièrement notre regard porté sur les choses d’ici-bas. L’esprit italien et l’esprit allemand réunirent leurs trophées dans la jubilation des premières décennies du cinquecento. Les rapports de la Renaissance et de la Réforme sont jugés diversement par l’historiographie actuelle. Les uns estiment que l’essor des beaux-arts est dû aux mouvements réformateurs des mystiques, des hérétiques et des protestants ; les autres, à l’instar de Nietzsche, voient dans la Renaissance la source divine troublée par le monachisme revêche d’un Savonarole et d’un Luther avant d’être tarie par la Contreréforme. D’autres encore font de la Réforme un épiphénomène éthique et religieux de la Renaissance, ou bien de celle-ci une rivale esthétique de celle-là. Mais tous sont plus ou moins d’accord pour affirmer que Renaissance et Réforme ont arraché l’homme à ses entraves médiévales et l’ont incité à chercher son chemin en marchant de façon autonome. Et c’est bien là l’important. Du reste, aucun des points de vue évoqués ne peut s’imposer seul, car la recherche historique est impuissante à démontrer la priorité chronologique ou la prépondérance intellectuelle de la Renaissance sur la Réforme - pas plus que l’inverse. Toujours, des penseurs sensibles à l’art, qu’ils soient allemands ou latins, souligneront la valeur culturelle de la Renaissance, tandis que ceux qui présentent des dispositions éthiques et religieuses souligneront celle de la Réforme. Et les deux parties, si elles vont au fond des choses, découvriront dans la Renaissance une tendance éthique et religieuse et dans la Réforme plus d’un trait artistique. Le Jugement Dernier dont Michel Ange décore la Chapelle Sixtine est une profession de foi d’une vigueur toute protestante tandis que l’allemand de Luther est une construction artistique claire, joyeusement sensuelle et noble comme un édifice renaissant. Et quant à la répartition nationale des rôles, les Latins et les Germains ont si bien collaboré que finalement, le succès universel du protestantisme a été assuré par le Français Calvin et celui de l’humanisme italien par le Hollandais Erasme. Seuls leur point de départ et leur première impulsion permettent de considérer que la Réforme est allemande et la Renaissance italienne. Mais - je cite les propos d’un philosophe italien : …si on veut en faire le propre d’une nation en considérant la Renaissance comme un phénomène purement italien et la Réforme comme un phénomène purement germanique qui ne peut émaner que de cette intériorité refusée aux autres nations 256 et concédée tout au plus à demi aux peuples néo-latins, mélange de romanité et de germanité, on court le danger d’abaisser une relation spirituelle en passant d’un concept à un fait contingent. Si la Renaissance est peut-être en premier lieu l’œuvre des Italiens et la Réforme l’œuvre des Allemands, les deux répondent à un besoin psychique présent chez tout homme. L’occasion de satisfaire ce besoin nous est régulièrement offerte et nous la saisissons de façon consensuelle et joyeuse. L’opposition et la lutte qui caractérisent ces deux phénomènes ne cessent de se renouveler mais toujours se recomposent en harmonie. Ce drame se joue dans l’âme de chacun d’entre nous. Alors que nous sommes aujourd’hui tout emplis de la vie profane et terrestre qui nous semble notre unique réalité et notre unique beauté, cette vie pâlira demain à nos yeux à la vue de l’Etre Suprême ; aujourd’hui, nous jouissons avec confiance de notre propre force, tandis que demain nous éprouverons sa fragilité en sentant que ce qui nous semblait notre propre force repose en réalité dans une main plus haute, qui la lui donne et la lui ôte, et à qui elle appartient. 7 S’il n’en allait pas ainsi, si l’esprit du nord ne s’était pas ouvert au souffle de la beauté méridionale, comment les écrits de Shakespeare, les tableaux de Rembrandt, les sonorités de Jean-Sébastien Bach auraient-ils pu, sur un sol germanique et protestant, s’épanouir avec tant de fraîcheur, d’assurance et de rigueur formelle ? * Certes, nous avons l’impression que le printemps germano-italien s’est flétri prématurément, glacé par la gelée blanche de la contreréforme espagnole. Sauf que vu d’Espagne, ce n’était pas une gelée, mais bel et bien un printemps. Les habitants de l’Europe centrale que nous sommes imaginent l’Espagnol des XVI e et XVIII e siècles comme un type d’homme sombre, austère, rigide et morose : Charles Quint, Philippe II, le Duc d’Albe, Torquemada, jésuites, Inquisition, contrainte morale, cérémonies, bottes espagnoles, vertugadins, fraises empesées. Mais ces personnes et ces choses déplaisantes sont synonymes de domination, d’assujettissement, de maîtrise, de discipline. Même si, hors d’Espagne, on pouvait les trouver pesantes, elles n’en étaient pas moins gouvernées par un esprit d’une stupéfiante vitalité. Au cours du combat sept fois centenaire qui les opposa aux Arabes et à l’Islam, les Espagnols firent l’amère expérience que leur propre foi, leur façon à eux de faire leur salut, 8 ne pouvait être sauvée et conservée que grâce aux vertus militaires. Bravoure, sens de l’honneur et obéissance ! Les questions intimes posées par la foi, le doute philosophique, les cas de conscience personnels doivent passer au second plan et se taire dès lors que la foi 7 Benedetto Croce, La Critica XXII, 1924, p. 325 s. 8 « Chacun peut bien faire son salut comme il l’entend. » Paroles attribuées à Frédéric II de Prusse qui aurait justifié ainsi sa tolérance à l’égard des huguenots et des catholiques venus s’installer dans son royaume. Annexe Annexe 257 est menacée dans son existence extérieure même, dans sa survie et sa transmission de père en fils. Cerné sans répit par les éléments menaçants et séduisants de l’Islam, le christianisme espagnol ne pouvait que devenir un noli me tangere : virginal, prude, hostile et intolérant vis-à-vis de l’extérieur, mais habité d’une âme simple et spontanée, telle Pallas Athéna appuyée sur sa lance et arborant la tête de Méduse sur son écu, mais sans évolution propre, surgie tout achevée et pour l’éternité du crâne de Dieu le Père. Pour les grands saints espagnols de la Contreréforme, saint Ignace et sainte Thérèse, une seule chose importe : que règnent dans l’âme du chrétien la paix et la sérénité, car comment vaincre l’incroyance si l’on n’est pas en accord avec Dieu et avec soi-même ? Ce drame intérieur qui se joue entre la terre et l’audelà, ce va-et-vient incessant entre la joie des sens et la paix de l’âme, qui depuis Pétrarque s’était emparé de l’homme en Italie, en France, en Allemagne, en Angleterre et faisait de lui un être méditatif, spéculatif, autonome et révolutionnaire, l’esprit espagnol ne pouvait que le considérer avec une extrême méfiance. Et il n’avait pas tort, car de toute part les « infants Charles » se faisaient inquiétants, 9 les fils se révoltaient contre les pères. Le cynisme de l’esthète sensuel suscité par la Renaissance et le zèle religieux souverain des jeunes protestants menaçaient de rompre tous les liens de l’Eglise, de l’Etat, du droit, et même de la société et de la famille. Machiavélisme et guerres de religion transformaient la France en désert et dévastaient l’Allemagne. Qui sait ce que serait devenue cette Europe fiévreuse sans le sosiego, ce calme prodigué par la morphine espagnole ? Certes, cet apaisement était une sorte d’emplâtre politique, un compromis qui, un peu comme les traités de Westphalie, allait provoquer chez toutes les parties concernées lassitude et déception. Il faut dire aussi que les Espagnols étaient intervenus de l’extérieur, pour ainsi dire de loin, de façon provisoire et en se contentant d’interdire. Ce qu’ils avaient de meilleur - leur humour, leur formidable imagination, leur esprit aventureux et leur joie de vivre, bref, leur génie propre - n’avait joué dans cette entreprise qu’on rôle accessoire et subalterne, de même que le grand Cervantès à la bataille de Lépante, ou Lope de Vega (le « Phénix ») lors du voyage qui fut fatal à l’Armada, ou Camoes au cours des expéditions africaines, indiennes et chinoises. Ce même peuple dont l’âpreté avait refait de l’Europe un monde étroit et sombre nous a, dans la magie d’une envolée de légende, révélé de nouveaux mondes au-delà de l’Atlantique, du Pacifique et de l’Océan Indien. * 9 Paroles placées par Schiller dans la bouche du roi Philippe II : « L’infant Charles commence à m’effrayer. » Don Carlos, Acte I, Scène 6. 258 Voici que s’écroulait le vieux cadre ptoléméen, à l’intérieur duquel le ciel était si proche tandis que la terre se complaisait dans sa grandeur supposée. Les sciences de la nature prirent de l’importance, acquirent une dignité internationale et écartèrent la théologie qui, avec son latin médiéval, se donnait encore des airs de citoyenne du monde. Les sciences positives générèrent un champ d’activité intellectuel que les chercheurs de toute nations, quelles que fussent leur langue, leur origine et leur culture, pouvaient exploiter à qui mieux mieux sans s’affronter hargneusement. Car la nature comme phénomène, comme objet de théories, comme concept, comme loi, comme nombre, a la même valeur pour tous les enfants de la terre. Plus elle se montre nue dans son objectivité, plus elle se dépouille des oripeaux mythiques et symboliques de la pensée religieuse, anthropomorphe, fantastique et linguistique dont nous l’avons revêtue, et plus elle apparaît neutre aux yeux d’une génération éclairée. Que Copernic ait été polonais ou silésien, Galilée italien, Kepler allemand, Newton anglais, cela n’a aucune importance pour les sciences de la nature. Devant leur tribunal, la comptabilité nationale à l’affût du plus grand titre de gloire devient insignifiante, mesquine et indifférente. Cependant, dès qu’il ne s’agit plus d’estimer la valeur d’une connaissance précise dans un domaine particulier, mais d’évaluer un gain en matière de culture générale, la cause de la pensée scientifique prend un tout autre visage, un visage national. Certes, de nombreuses personnes, et pas seulement les chercheurs en sciences humaines, dénient toute valeur formatrice aux disciplines qui relèvent des sciences exactes et des mathématiques. C’est incompréhensible. Car cette valeur saute aux yeux. N’a-t-elle pas libéré notre pensée du verbe et des chimères ? Dans cette entreprise de dessillement, la France a été la préceptrice de l’humanité. Depuis la tentative de Descartes d’appliquer les avantages de la méthode mathématique à d’autres domaines, aussi nombreux que possible, de la pensée et de la vie humaine, chaque année qui passait a vu s’étoffer et s’enhardir la troupe des libres penseurs qui ont entrepris de tout rationaliser avec grâce et légèreté : depuis les ruelles tortueuses des villes gothiques qu’il fallait élargir, éclairer et redresser, depuis les moyens de transport, l’économie et l’administration à réglementer et à unifier, depuis la vie juridique et politique à laquelle la monarchie fournissait un cadre systématique et légal, depuis l’existence et la conscience de la nation française, enfermées dans le carcan de la raison d’Etat et équipées des armes temporelles de la justice, de la force et de la tempérance, jusqu’aux beaux-arts et aux sciences - tout devait se plier aux exigences du « bon sens ». Car les messieurs et les dames de la société française cultivée estimaient avec leur Descartes que le bon sens était également partagé chez tous les hommes et qu’il n’était que de le former et le guider pour que, comme dans une équation mathématique, il parvînt à la reconnaissance universelle et garantît le succès dans tous les domaines. Cette Annexe Annexe 259 façon de penser n’aurait pu que conduire à un intolérable pédantisme, provoquer l’opposition et faire de la France la risée du monde si elle s’était exercée dans un autre siècle, dans d’autres circonstances et au sein d’une autre mentalité que celle que caractérisait l’assujettissement de l’homme par une contreréforme attardée d’une outrecuidance toute baroque. Mais à cette époque où le génie français pouvait s’exercer dans l’art de nier, se manifester dans tout l’éclat de son esprit et se débarrasser d’un passé encombrant, il ne fit pas les choses à moitié. Dépassant à marche forcée ses réussites techniques et politiques, il renversa avec Voltaire, La Mettrie, Condillac, Diderot et Helvétius l’autorité des religions, se retourna avec une impétuosité révolutionnaire sur l’édifice politique et se servit de Robespierre pour dresser à côté de la guillotine la Raison, c’est-à-dire le « bon sens » français à la place de Dieu. Même le char triomphal de Napoléon roule sur les roues de cette pensée mathématique. Au nom de cette même nécessité contraignante en vertu de laquelle deux fois deux font quatre, la nation française prétend gouverner le monde, et son propre exemple excite les peuples mêmes qu’elle humilie et réduit en esclavage à faire montre d’une ambition aussi illimitée que la suite des nombres entiers. Aussi loin que nous puissions voir, jamais un principe aussi abstrait n’a permis de remporter des victoires aussi spectaculaires. C’est forcément le signe que la nation française avait su y investir une quantité de foi et d’énergie et qu’elle avait le don de ressentir d’une façon très personnelle les principes généraux les plus évidents, de les embraser du feu de son esprit et de les rendre non seulement nouveaux et séduisants, mais encore efficaces et irrésistibles. Les Français sont d’ailleurs fiers à juste titre de leur capacité à actualiser le bon sens, c’est-à-dire à le montrer sous son meilleur jour et à le faire triompher. Les opinions conventionnelles, les idées reçues 10 que l’Allemagne ne remet guère en cause, les abandonnant à leur rationalité superficielle et à leur finauderie pataude, ont à Paris un charme singulier qui séduit le monde entier. Seulement même la magie la plus fougueuse de l’esprit de géométrie est loin de suffire à nous faire comprendre le succès des Lumières et de la Révolution françaises. Avec des méthodes et des artifices qui relèvent de l’intelligence et de la raison, on peut peut-être déboulonner la machine céleste et un grand nombre de phénomènes terrestres naturels, mais on ne saurait conquérir nul esprit humain. Il fallait effectivement un autre facteur : une idée qui n’est en soi ni latine ni germanique, ou plutôt tout aussi latine que germanique, supranationale et supranatuelle, la liberté de l’esprit subjectif. Saint Augustin l’avait enseignée et encouragée au nom de l’Eglise, Luther au nom de la conscience morale, Descartes au nom de la science et maintenant que les Lumières étaient en marche, le Suisse Rousseau la prônait au nom de la société. 10 En français dans le texte. 260 Depuis Rousseau, il existe dans la conscience des Européens une morale sociale. Avant lui, on peut certes observer toute sorte d’insatisfactions, de revendications et de révoltes chez les classes opprimées ou en leur faveur, mais sans cette clarté de principe qui emporterait l’adhésion, à moins qu’elles ne soient d’origine sectaire et religieuse ou qu’elles ne présentent des traits fantastiques et utopiques qui prouvent que les revendications sociales ne sont pas encore portées par la simple contrainte de la nécessité. Il fallait l’assurance inouïe de Rousseau pour faire valoir la dignité humaine et le droit éternel de la personne contre la société civilisée tout entière avec ses conquêtes et ses traditions. Rousseau avait creusé un abîme entre les désirs et les possibilités infinies de notre âme, et les frontières imposées par la société, le monde, la nation et même la nature. Car ce titan sentimental a fait de nous des êtres autonomes, étrangers et déracinés non seulement vis-à-vis de l’Etat existant, du droit en vigueur, des sciences et des arts, mais aussi vis-àvis de la nature. Quand il déduit des profondeurs de la « loi naturelle » la liberté, l’égalité et la fraternité de tous les enfants de la terre, il entend par « loi naturelle » à peu près le contraire de ce que les philosophes entendaient par là : non la raison de la mathématique mais celle du cœur, non le « bon sens » des Français mais l’âme de hommes ; il entend par là un nouvel évangile non dogmatique, une foi sans limites, un amour universel, une espérance étendue à la terre et au ciel, un vouloir-vivre spirituel dont il ne peut d’abord évoquer le sens, les objectifs et les contenus qu’au moyen de termes timides et incolores comme Dieu, humanité, personnalité, immortalité, liberté - car « le cœur a des raisons que la raison ne connaît pas » dit Blaise Pascal, qui fut en France le disciple le plus original de Descartes et le précurseur le plus remarquable de Rousseau. * Ce christianisme moderne, impétueux, révolutionnaire, qui aspire à la raison universelle et méprise la vieille rationalité desséchée fondée sur le seul intellect, cette foi faustienne - les implanter ici-bas, les acclimater pour le plus grand bien de tous, autrement dit combler le fossé rousseauiste, voilà la noble mission à laquelle, depuis la fin du XVIII e siècle, la France et l’Allemagne travaillent ensemble, chacune de son côté comme il se doit, et pour cette raison opposée à l’autre et liée à elle par cette opposition. Là encore s’applique l’opinion de Hegel selon laquelle « seuls deux peuples ont eu une part profonde à cette grande époque, le peuple allemand et le peuple français », que le peuple allemand aborde cette tâche, immense surtout « par l’idée, l’esprit, le concept », ce qui contraste avec l’action impétueuse du peuple français, et qu’il s’agit d’une mission non seulement éthique, politique et sociale, mais aussi religieuse et philosophique. 11 11 « An dieser großen Epoche in der Weltgeschichte, deren innerstes Wesen begriffen wird in der Weltgeschichte, haben nur diese zwei Völker teilgenommen, das deutsche Annexe Annexe 261 C’est seulement à une époque toute récente - difficile de citer un point de départ, mais on pourrait dire : depuis qu’il existe en Allemagne un empire allemand et un parti social-démocrate, et depuis que le gallicanisme a disparu de France, ou depuis que les Français ont appris des Allemands l’idéalisme, et les Allemands des Français la politisation néo-latine des choses de l’esprit pour le meilleur et pour le pire, on voit que les dates sont fluctuantes et pourraient osciller entre 1848 et 1950 - c’est seulement depuis lors que les rapports changent peu à peu : les Français se font plus souples, plus spéculatifs, tandis que d’autres peuples, peut-être, contribuent à la construction d’un édifice qui ne relève plus pour eux de la seule politique extérieure. Bien sûr, plus la construction avance, plus elle exige des ouvriers familiarisés avec la tâche qui les attend. On peut espérer que les temps de l’excès de zèle sont révolus. Les abus et les erreurs commis par les Jacobins et par Napoléon lors de l’abolition de la féodalité territoriale et de l’absolutisme, ou par Fichte, Friedrich Schlegel, Schelling et Hegel s’en prenant à l’idée que les Français se faisaient de la nature et à leurs tentatives de rationalisation - cet affrontement d’une uniformisation outrancière et d’un individualisme exagéré ne devrait plus se reproduire. En revanche, depuis 1914 si ce n’est plus tôt, les méthodes, tant en ce qui concerne l’action politique que la pensée artistique et philosophique, sont devenues bien plus brutales, plus confuses, moins raffinées. Les erreurs commises par ces héros du glaive et de l’esprit n’ont rien de commun avec les abjections de nos actuels gâcheurs et leur épaisse stupidité. Est-il seulement possible de parler encore de mission civilisatrice commune à la France et à l’Allemagne, de collaboration en matière sociale, éthique, scientifique ? Ou d’un christianisme de la raison, libéral et universel, d’un christianisme conciliateur tel que Rousseau ou Hegel l’avaient imaginé, tel que Victor Hugo l’avait rêvé, tel que Saint-Simon, Mazzini et plus près de nous encore George Sorel avaient tenté de l’établir ? Existe-t-il encore une valeur spirituelle pour souder les peuples divisés par la haine et une méfiance insurmontable ? Ont-ils aujourd’hui autre chose en commun que la pomme de discorde de la frontière géographique et leur terreur déshonorante de la faim et de l’anarchie ? A cette question, qui semblerait appeler une réponse négative, je vais tenter de répondre par oui. und das französische Volk, sosehr sie entgegengesetzt sind, oder gerade weil sie entgegengesetzt sind. Die anderen Nationen haben keinen Teil daran genommen, wohl ihre Regierungen, auch die Völker, politisch, aber nicht innerlich. In Deutschland ist dies Prinzip als Gedanke, Geist, Begriff, in Frankreich in die Wirklichkeit hinausgestürmt. » Hegel, Vorlesungen über die Geschichte der Philosophie, dritter Abschnitt. 262 Troisième conférence Le premier point commun que présentent plus ou moins toutes les nations est un aspect négatif, celui de l’exclusion mutuelle. Elles s’affrontent en étrangères : pour l’Allemand, le Français est d’abord un non-Allemand, pour l’Espagnol il est un non-Espagnol etc. Toute nation se définit par cette négation de toutes les autres nationalités et se fixe sur une originalité qui n’est d’abord qu’une identité totalement vide de substance : a = a = non b = non c etc. Selon moi, le comportement qui s’obstine dans ce point de vue où le sentiment national n’existe que sous forme de xénophobie est un nationalisme figé, vide, desséché, abstrait, car tous ces -ismes sont abstraits et n’ont d’autre raison d’être que l’existence de leurs opposants. Au cours d’une période qui va environ de 1870 au procès Dreyfus, des manifestations épisodiques purent faire craindre que la France se fût perdue au point que l’unité nationale ne reposait plus que sur la haine de l’Allemand, et à la rigueur sur la langue française ; encore que celle-ci, disait-on, se trouvât elle aussi dans une crise sans issue. La situation est-elle si différente dans l’Allemagne d’après 1918 ? De nos jours, opinions, intérêts, partis, classes et conditions sont désespérément divisés. Qu’est-ce qui assure leur cohésion et leur appartenance à la germanité sinon une langue maltraitée dans laquelle on se dispute, et le visage haineux tourné vers l’ouest ? Pire : il faut nous réjouir de conserver même celui-ci. Car il existe bel et bien chez nous un angélisme absurde qui répond par des propos lénifiants au mépris et aux humiliations dont les Français accablent le nom d’Allemand. Cet angélisme tourne en dérision le Sermon sur la Montagne, car c’est seulement pour réagir à une gifle administrée à titre individuel que celui-ci demande qu’on tende l’autre joue, non pour répondre au déshonneur infligé aux valeurs de l’esprit et aux sentiments allemands. Nous devons refuser les amabilités françaises comme autant de tracasseries tant que nous ne sommes pas sûrs de notre propre cause, de notre propre esprit et des devoirs qui lui incombent. La légitime défense est un devoir même en matière culturelle, surtout en matière culturelle, et là où il n’existe plus de sentiment national interne, créateur et chaleureux, le nationalisme froid vis-à-vis de l’extérieur devient une triste nécessité qui fait loi également dans la France actuelle, et ne parlons pas des peuples de l’est, ces indigents culturels chez qui le nationalisme sévit sans retenue, montrant les dents même en Italie, comme le prouvent entre autres tracasseries les vexations lâches et mesquines dont sont victimes, dans le Tyrol méridional entre autres, les écoles et d’autres institutions allemandes. Car la situation actuelle a ceci de singulier que les soi-disant vainqueurs de la guerre mondiale sont, autant et plus que nous, prisonniers de leur Annexe Annexe 263 nationalisme, c’est-à-dire de cette xénophobie culturelle obligée. Tous tant que nous sommes : Slaves, Germains, Latins, Anglo-Saxons, nous avons oublié ou abandonné les contenus positifs de notre sentiment national, et si chaque nation rejette les autres, c’est qu’elle est désormais incapable de s’accepter elle-même avec une conviction suffisante. Pendant la guerre, l’absurdité aujourd’hui manifeste de ces relations était voilée, parce que nos ennemis se flattaient de combattre pour sauver la culture humaine, fût-ce la nôtre, l’« esprit de Weimar ». Avec une sainte simplicité, ils croyaient devoir intervenir pour notre bien, pour la meilleure part de nous-mêmes, en faveur de la « bonne germanité » contre la germanité barbare et dévoyée. Cette idéologie, dont nous concédons volontiers la sincérité à nos adversaires, repose sur une hallucination, semblable à celle qui poussa notre Martin Luther à jeter un encrier contre le mur pour atteindre le diable qui s’agitait dans sa tête. Le réformateur n’a pas supprimé le diable avec ce projectile, pas plus que les canons de la Grande Guerre n’ont supprimé le nationalisme. Quant à l’espoir que ce nationalisme haineux puisse être surmonté par l’internationalisme, il me semble fallacieux. Car l’internationalisme est l’envers du nationalisme, je veux dire une valeur abstraite et négative. Il ne se contente pas de nier telle ou telle nationalité pour vouer un culte à la sienne. Il va plus loin encore, fait table rase et renvoie toutes les nationalités au néant, soit que, sous le signe du socialo-communisme, il ne reconnaisse que l’Etat et la société, soit que, selon la tendance anarchiste, seul l’individu compte à ses yeux. Nationalisme et internationalisme sont des phénomènes complémentaires qui se renforcent mutuellement ; il n’est pour s’en convaincre que d’observer les innombrables exemples qu’en offre le temps présent. Ce ne sont pas seulement l’impérialisme, la grande industrie et le commerce mondial qui façonnent les peuples à la fois dans le sens du nationalisme et dans celui de l’internationalisme, comme on façonne le fer entre l’enclume et le marteau. Dans le domaine de l’art, qu’il s’agisse d’œuvres littéraires ou picturales, l’exaltation de la xénophobie la plus sauvage voisine avec des styles cosmopolites, futuristes, expressionnistes qui ne sont ni allemands, ni français, ni anglais, qui sont sans aucun lien naturel avec l’histoire ni avec une nation, mais controuvés par l’intellect et où une rage froide se déchaîne dans un langage de signes quasi mathématique. Les épanchements belliqueux de l’Ecole Internationale de Filippo Tommaso Marinetti à Milan sont particulièrement instructifs et révélateurs à cet égard. Mais bien d’autres prétendues œuvres d’art imprégnées de nationalisme monuments aux morts, statues de la victoire et autres stèles commémoratives - permettent d’observer que l’absence de contenu et de sentiment engendre inévitablement des formes d’expression incolores, rhétoriques, allégoriques, conventionnelles et rien moins qu’autochtones. Soutenir que tout art nationaliste est mauvais et frelaté alors que tout art véritable est national n’est pas une affirmation osée mais bien plutôt une évidence. 264 En fait, c’est sans doute son aspect artistique qui permet le mieux d’appréhender de façon immédiate l’âme d’une nation, son essence vivante et authentique. C’est cela qui procure à tout homme cultivé, qu’il soit autochtone ou étranger, une joie pure de toute envie. Du temps où les Allemands possédaient encore une culture et un esprit national propre, nous allions en Italie non pour contempler son proverbial ciel bleu depuis les chaises longues d’un palace, non pour prendre des bains de soleil ou nous laisser griser par l’ivresse de la distance parcourue. Nous voulions apprendre la langue des Italiens, leurs us et coutumes, leurs fêtes, leur musique, leur littérature, leur peinture, leur architecture, leurs souvenirs, leur histoire, leurs costumes et leur cuisine - bref, tout ce qui fait partie de leur style de vie particulier, ce façonnage à l’italienne des choses de la nature et de la vie qui en fait l’expression d’un esprit national dans sa totalité. C’est animé de ces intentions que Goethe avait franchi le Brenner, satisfaisant du même coup sa curiosité supranationale (et non internationale) par la contemplation approfondie de la nature, des roches, des montagnes, des plantes et des gens qui peuplaient ce pays étranger, en espérant que toutes ces formations historiques et naturelles contribueraient à élargir en lui l’esprit allemand, à l’enrichir et à l’édifier, tout en apaisant son âme impétueuse. Quiconque est incapable de s’offrir un voyage à l’étranger au moins un peu dans ce même esprit et avec le même sérieux ferait mieux de rester chez lui. Les routes sont maintenant encombrées de gens qui voyagent pour leur plaisir et pour se distraire. Cette façon d’être est source de malentendus et de conflits plus que d’enrichissement. Quand on sort de chez soi sans bagage culturel, l’esprit reste muet même à l’étranger. Mais bien au-dessus de ce stade obtus où le voyage n’apporte rien, il existe un degré suprême où il n’a plus de sens, parce qu’on est devenu citoyen du monde en esprit et qu’on échappe aux frontières nationales. Ainsi de Kant, qui n’avait pas besoin de quitter son Königsberg, parce qu’il était un Ulysse de la pensée et qu’avec les yeux de la pensée il avait « visité les cités de tant d’hommes et connu leur esprit. » 12 Comment profiter des avantages de cette liberté spatiale en dépassant la contemplation pure et l’abstraction pour les appliquer à la réalité pratique ? C’est sur ce point que portent, aujourd’hui plus que jamais, les efforts de l’homme. C’est sans nul doute une des grandes missions culturelles présentes et futures auxquelles les Allemands, les Français ainsi que tous les autres peuples sont appelés à collaborer. Car ce qu’on appelle communément le progrès de la culture, c’est-à-dire ce qui, en elle, progresse réellement, est toujours dû à la transposition de la mobilité, de la liberté, de la promptitude, de la légèreté, de la pénétration et de la transcendance de la pensée dans le domaine des corps, qui se heurtent rudement et se pressent dans l’espace ; il 12 Odyssée, chant I. Annexe Annexe 265 est dû au fait que l’on étend, élargit et assouplit les chaînes dans lesquelles nous a emprisonnés l’existence naturelle. Nous nous y essayons d’abord et de préférence sur le plan technique. Mais comme les avions et les dirigeables peuvent se mettre au service de la paix comme de la guerre, la façon dont ils nous libèrent de nos frontières nationales dans l’espace est ambiguë et peu fiable. D’autres, comme Henri Barbusse et son groupe Clarté, qui compte aussi des collaborateurs en Allemagne, espèrent avancer grâce à l’abolition des douanes et des frontières politiques, de sorte que les entités nationales ne reposeraient plus que sur les aires linguistiques. Et comme les langues, dès lors qu’on leur concède et leur garantit l’égalité des droits en tout ce qui concerne les communications, ne sont plus définies que par l’habitude et le goût, les divergences nationales dont souffre l’Europe seraient réduites à l’intimité inoffensive et familiale d’une question de style. C’est un beau rêve, heureux qui peut s’y adonner. L’Europe deviendrait une grande Suisse au sein de laquelle deux cantons fraternels nommés l’Allemagne et la France jouiraient de l’existence, cultiveraient leurs souvenirs et leur coutumes locales, conserveraient l’originalité et la beauté de leur style national tout en évitant cet obscène mélange de cultures qui s’étale au Caire ou a Constantinople. Seulement les communautés linguistiques, surtout quand elles sont nationales, sont enracinées dans le temps bien plus que dans l’espace. Chacun d’entre nous est l’enfant de son époque, dans un sens plus noble et plus puissant que ne peuvent l’imaginer, avec tout leur savoir théorique, les éclaireurs de Clarté. Quand on veut échapper aux chaînes et aux influences du pays, on peut toujours émigrer. On se soustrait bien plus difficilement aux chaînes de la race, en admettant que ce soit possible. Toutefois, comme la race n’est pas un phénomène naturel purement temporel, mais qu’elle est aussi partiellement déterminée par le terroir, l’homme peut s’en éloigner peu à peu, lentement et par à-coups, au moyen de ces croisements que produit par milliers la tendance exotique de l’éros. Il faut ne rien y connaître pour supposer que les Français et les Allemands d’aujourd’hui s’opposent en tant que races bien définies sur les plans anthropologique et biologique. S’ils n’étaient séparés que par la race, on pourrait espérer surmonter les divisions par des mariages mixtes et des alliances entre les personnalités marquantes, de même que les villes-Etats du moyen âge endormaient les conflits les plus sanglants sur la couche conjugale des descendants. Mais ces remèdes naturels sont bien loin derrière nous ! L’esprit des nations actuelles s’est constitué au fil du temps et de l’histoire ; elles ont été formées pour suivre leur destin en suivant le cours du temps, et si elles ont été mises à flot et lancées depuis le continent de l’espace, elles voguent désormais pour les siècles des siècles sur le fleuve éternel, condamnées par leur structure même à cet élément historique. Nul ne peut sortir du temps dès lors qu’il s’y trouve pris, si ce n’est par la mort, 266 et aucune puissance au monde ne saurait en arrêter la pulsation ou en remonter le cours, ne serait-ce que d’une seconde. Et ce qui fait l’originalité décisive des nations, leurs différences et les contrastes qui les opposent, c’est que chacune d’entre elles s’est jetée à un autre endroit dans le fleuve magique de l’histoire, depuis un tremplin qui n’appartient qu’à elle, et que cet élan initial devient partie intégrante d’elle-même, qu’il se propage en elle comme un écho rythmique et, loin de s’estomper, il enfle, croît, et cherche à se communiquer à tout ce qui accompagne et entoure cette nation. L’horloge nationale française n’est pas en synchronie avec l’allemande, l’italienne ou l’espagnole. Ces différentes perceptions du temps se reflètent dans les langues ellesmêmes. Le rythme du français n’est pas celui de l’allemand. Il aime par exemple à placer les mots et à agencer les phrases de sorte que l’intelligence de l’auditeur ou du lecteur accompagne sa pensée progressivement et pas à pas, tandis que les séquences et les édifices syntaxiques de l’allemand ne deviennent intelligibles qu’à la fin de la phrase. On pourrait dire que le discours allemand porte la lumière qui l’éclaire sur le dos, tandis que le français la porte devant lui. De plus, grâce à notre accent d’intensité qui frappe le radical, la pensée s’attarde sur chaque mot en le chargeant d’une réflexion signifiante. Les langues romanes, en revanche, utilisent leurs mots comme autant de tremplins, autant de moteurs propulsant les idées. Le mot allemand va chercher son public pour l’attirer à lui, lui révéler son sens, le gagner à sa cause, comme le ferait un aimant immatériel, tandis que dans les langues romanes, les mots harcèlent comme des flèches le lecteur ou l’auditeur pour le pousser en direction de leur sens. C’est pourquoi les langues romanes émeuvent l’âme d’une façon plus sensuelle et plus évidente que les langues germaniques, qui semblent la captiver au moyen d’une sorte d’inspiration secrète. La langue dans laquelle pensent les Allemands est un système clos qui exige, dans la littérature et dans les arts, des formes ouvertes et fragmentées comme remède à ses limites spécifiques ; les Latins, en revanche, privilégient l’idéal classique en matière de style, car en l’absence de frontière déterminée, la tendance discursive de leur langue l’amènerait à s’enliser dans la rhétorique baroque et le jeu de mots gratuit. Si je devais traiter de la psychologie de ces peuples, je ne m’attarderais guère, en ce qui concerne les Allemands, sur leurs cheveux blonds, leurs yeux bleus et leur haute stature, et encore bien moins sur les forêts, les marais et les brouillards de la Germanie qui, à en croire les Latins, n’ont pas cessé de bruire, de stagner et d’ondoyer dans l’âme de ses habitants. Mais je ferais remarquer avec insistance que les Germains, ainsi que nous l’avons vu, étaient encore immatures au moment de leur irruption tardive dans l’histoire universelle, qu’ils ont mûri lentement en son sein en s’appropriant et en dominant des cultures étrangères et que depuis, ils commencent toujours par prendre avant de donner, par détruire avant de construire, par Annexe Annexe 267 penser et réfléchir avant de parler et d’agir, et qu’ils tiennent cette façon d’être pour leur vertu cardinale. C’est pourquoi le devenir a pour eux plus de valeur que l’être, qu’ils préfèrent l’errance à la sédentarité, et autres généralités du même genre. Bien sûr, comme toute généralité liée aux contingences historiques, il faut les adapter et y mettre son grain de sel. Quant aux Français, je m’expliquerais leur mentalité par le fait que les Gaulois ont renoncé rapidement et sans difficultés à leur langue et à leurs coutumes celtiques, qu’ils se sont latinisés sans résistance notable, contribuant ainsi, en bons élèves qu’ils étaient, à édifier l’empire universel des Romains. Depuis, ils n’ont aucune peine à se départir de traits individuels et de caractères propres ressentis comme autant de déviances. C’est pourquoi ils retrouvent très vite leur unité au sortir des divisions infligées par les invasions germaniques, leurs luttes contre les Anglais au moyen âge, les guerres de religion et le Romantisme allemand. Je m’explique leur mentalité par le fait qu’ils emploient le meilleur de leurs forces à sauver les valeurs communes et les coutumes établies qu’ils considèrent comme leur domaine ; qu’ils ne souffrent aucune exception, se sentent responsables de la raison et du droit naturel et supérieurs sur ce point aux autres nations, qu’ils agissent de façon impulsive tandis que leur pensée est dogmatique et figée - raisons pour lesquelles ils s’entendent à donner sans avoir grand-chose à eux, à prendre et à conquérir sans conserver leurs conquêtes car le plus souvent, main, langue et volonté sont chez eux plus promptes que la pensée. Celle-ci, tel un moteur, a besoin pour s’allumer de l’étincelle que provoque un frottement. C’est ainsi que, du côté allemand, les penseurs surgissent des coulisses avec une audace prématurée pour envahir le grand théâtre du monde, tardivement suivis des hommes d’Etat destructeurs, tandis que des coulisses françaises sortent les conquérants précipités et les maîtres d’école clairs et rigoureux - et selon la scène qui est jouée, l’humanité applaudit soit les uns, soit les autres. Le spectacle continue. Comment échanger des rôles définis au départ ? La comparaison avec un rôle théâtral me semble d’autant plus pertinente que, loin de souligner les caractères innés de la nation, elle met l’accent sur les obligations, la mission dévolue, le devoir imposé qui assurent sa cohésion à tout peuple appelé à jouer un rôle historique et garantit sa progression. Ce devoir imposé par l’éthique et la politique est plus glorieux, et donc plus important, que le simple fait d’exister sous une forme bien définie. Chez les Allemands, de même que chez les Français, les Italiens et les Espagnols, le caractère national a deux aspects, deux étages, on pourrait aussi dire : deux âmes qui, toutes tant qu’elles sont, sont aujourd’hui plus ou moins déchirées par des conflits internes opposant la moitié matérielle, figée, nationaliste de leur sentiment national et sa moitié spirituelle, historique et mouvante : 268 Deux âmes, hélas, se partagent mon sein, Et chacune d’elle veut se séparer de l’autre ; L’une, ardente d’amour, s’attache au monde Par le moyen des organes du corps ; Un mouvement violent entraîne l’autre loin de la poussière, Vers les hautes demeures de nos aïeux. Johann Wolfgang von Goethe, Faust I, v. 1112-1117 13 Cela veut dire que l’une de ces âmes, se complaisant dans un amour vil et une haine grossière, se cramponne « de tous ses organes » à son pays, à la race, au pouvoir matériel et politique, tandis que l’autre, toute frémissante à la pensée de sa vocation historique, rêve de missions nouvelles et de grandeur future. Si ces deux moitiés divisées ne retrouvent pas leur unité originelle, si l’une ne dépouille pas sa grossièreté et l’autre son exaltation ou, ce qui revient au même, sa lassitude, il n’y aura plus de place pour une relation féconde entre la France et l’Allemagne. Mais la difficulté, c’est que la guérison de la France dépend de la guérison de l’Allemagne et inversement, que toute crispation chauvine d’un côté engendre une crispation semblable de l’autre, car ces deux peuples sont enchaînés l’un à l’autre depuis des siècles, tant par leur proximité géographique que par leurs responsabilités culturelles. Si chacun s’obstine à bouder dans son coin, l’histoire universelle n’arrêtera pas son cours pour autant. Mais elle pourrait bien se détourner de ceux qui n’ont plus l’envie ni la force de collaborer, pour confier son affaire la plus importante à d’autres peuples. Qui sait si l’Angleterre ou l’Amérique ne sont pas appelées à achever la tâche que la France et l’Allemagne ont commencée, puis abandonnée ? L’opposition entre Germains et Latins s’est crispée au bord du Rhin sur une sorte de point mort, et il se peut que le mélange germano-latin plus intime, tel que réalisé chez les Anglo-Saxons, soit aujourd’hui le seul moteur capable de relancer la machine. Aucun œil humain ne peut pénétrer les desseins de l’histoire universelle. Seul le passé nous permet d’espérer et de craindre pour l’avenir. Mais le passé nous enseigne que le plus souvent, sinon toujours, la contribution des nations à la cause commune de la culture a pris la forme d’oppositions, de luttes, de jalousies, voire de guerres, et que l’entente cordiale ne représente que le dimanche de leur existence. Les conquêtes décisives sont engrangées durant la semaine. La philosophie des Lumières a eu besoin de la Révolution Française et de Napoléon pour s’assurer un ancrage dans la réalité, tandis que l’idéalisme allemand obtenait le même résultat grâce aux guerres de libération. Il n’est pas impossible que la Guerre Mondiale de 1914 ait servi à graver profondément dans le cœur des hommes l’idée du devoir social en 13 Johann Wolfgang von Gœthe, Faust : Urfaust, Faust I, Faust II, édition établie, présentée, annotée et traduite par Jean Lacoste et Jacques Le Rider, Paris, Bartillat, 2009, p. 230. Annexe Annexe 269 l’élevant très haut au-dessus des égoïsmes, des ambitions et des rivalités des nations. Pas impossible - car qui aurait l’outrecuidance de considérer un aussi formidable événement à la seule lumière de sa lampe et de lui trouver une explication unique et rationnelle ? La seule chose qui me semble certaine, c’est que cette guerre ne traduisait pas un antagonisme entre des idéaux et des intérêts allemands et français, ou germaniques et néo-latins. Quelle eût donc été cette idée spécifiquement allemande, cette idée spécifiquement latine ? Au cours des deux millénaires qui nous ont précédés, Germains et Latins n’ont-ils pas bien plutôt combattu côte à côte au nom d’une seule et unique idée, ce que Dante appelle l’humana civilitas ? Et laquelle des nations européennes aurait vraiment servi par cette guerre ses intérêts économiques, par exemple sa prospérité ? Il me semble que la nation gagnante sera celle qui saura élever ses classes inférieures de sorte qu’elles partagent ses valeurs et ses missions spirituelles consciemment, activement et avec abnégation, qui saura les délivrer de l’impression écrasante d’appartenir au prolétariat, et d’en faire des hommes fiers d’être citoyens de leur communauté, exaltés non par une ambition impuissante, mais par la certitude d’avoir conquis la place que mérite leur valeur. * Acquérir le « droit de bourgeoisie », c’est-à-dire non pas s’embourgeoiser, mais devenir citoyen à part entière au sens du latin civis, représente pour un prolétaire une ascension longue et difficile. Et là encore, les Allemands ont abordé cette évolution en empruntant de longs détours, tandis que les Français s’y ruaient avec un élan impétueux. Avec une sensibilité généreuse fondée sur des principes pédagogiques, Rousseau et les philanthropes des Lumières ont exigé de façon radicale les droits de l’homme pour tous ; animés du même esprit, Victor Hugo, George Sand et Zola ont célébré comme un héros l’enfant du quart-état ; des utopistes comme Fourier, Saint-Simon et Proudhon ont espéré que l’organisation économique et la technique permettraient de mener à bien la réforme sociale. Les Allemands, en revanche, ont procédé de façon plus spéculative et plus réaliste, à la fois plus exhaustive et plus profonde, lente et inexorable. Fichte, Hegel, Lassalle et Marx ont envisagé l’aspect supranaturel, c’est-à-dire éthique, de la question sociale ainsi que toute la dureté de la résistance que ne peut manquer de lui opposer la volonté de puissance politique. Ils ont tenté de le faire d’abord avec l’aide de l’Etat, puis contre lui, d’abord avec idéalisme puis de façon matérielle. Aujourd’hui encore, les socialistes allemands - et c’est à cela qu’on reconnaît leur germanité - ignorent s’ils veulent la révolution ou l’évolution. En revanche, ils connaissent bien l’enjeu véritable, que le socialisme français préfère ignorer : l’édifice inébranlable de l’Etat-nation moderne devra être soit transformé en profondeur par des réformes sociales, soit détruit, l’on ne 270 saurait en aucun cas éluder la question de savoir si l’aspect national doit l’emporter sur l’aspect humain, ou inversement. Depuis près de mille ans, les Français ont le bonheur de cultiver une croyance qui les a toujours aidés, mais qui pourrait bien finir par faire leur malheur : ils sont persuadés que tout ce qui est français représente ipso facto la véritable, la suprême humanité. Pour le vrai Français, celle-ci se limite au règne de l’esprit français. L’un des critiques français les plus doués, Jacques Rivière, écrit dans La Nouvelle Revue française en l’an de grâce 1919 : Il n’y a que nous au monde - je le répète froidement - qui sachions encore penser. C’est nous les seuls qui ayons su conserver une tradition intellectuelle. 14 Que faire, sinon sourire et le féliciter ? Au moyen âge, les Français se glorifiaient d’être la gens christianissima, et cette conscience gallicane les a empêchés de participer à l’instauration d’une foi nouvelle. Ce qui a tué leur protestantisme, c’est leur gallicanisme, non la papauté. Au siècle des Lumières, ils se sont sentis et comportés comme la gens rationalissima, si bien que l’approfondissement et l’élargissement de la notion de raison par les Allemands n’a pas tardé à les laisser loin en arrière. Quand ils s’affirment maintenant comme la gens justissima, la justice est une affaire encore plus sérieuse que la foi et la raison. Cette mise en garde vaut également pour nous. Certes, nous n’identifions pas automatiquement la germanité avec le christianisme, la raison et la justice, mais justement parce que nous n’avons pas la bienheureuse vanité d’assimiler nos valeurs nationales aux valeurs éternelles, nous courons le danger de renoncer à celles-ci au profit de celles-là. Dans nos rangs, on trouve d’un côté un teutonisme forcené, de l’autre un vague discours humanitaire qui fait fi de l’Allemagne et de la patrie. * 14 Vossler cite ici, en français dans le texte, un extrait d’un paragraphe du compte rendu que Jacques Rivière consacre, dans la Nouvelle Revue Française du 1 er Septembre 1919, au « Manifeste de l’intelligence » publié par l’intellectuel de droite Henri Massis dans Le Figaro du 19 juillet 1919. Pour une meilleure compréhension du contexte, il m’a paru utile de reproduire in extenso le paragraphe en question : Car c’est vrai que l’intelligence française est incomparable ; il n’en existe pas de plus puissante, de plus aiguë, de plus profonde. Dût-on m’accuser d’effronterie, j’irai jusqu’au bout de ma pensée : c’est la seule aujourd’hui qu’il y ait au monde. Nous seuls avons su conserver une tradition intellectuelle ; nous seuls avons su nous préserver à peu près de l’abêtissement pragmatiste ; nous seuls avons continué de croire au principe d’identité ; il n’y a que nous dans ce monde, je le répète froidement, qui sachions encore penser. Il n’y aura, en matière philosophique, littéraire et artistique, que ce que nous dirons qui comptera. La Nouvelle Revue Française, 1919, p. 615 Annexe Annexe 271 Les deux nationalismes le débridé comme le vaniteux, l’allemand comme le français - doivent être surmontés. Ils se valent, on peut même dire qu’ils présentent une similitude ridicule ; leur caractère et leur origine sont aussi indissociables que des jumeaux siamois. Si on étudie « les fondements intellectuels du nationalisme français » par exemple chez Maurice Barrès, ce qu’a fait E.R. Curtius avec une grande objectivité, 15 il s’avère que les trois quart environ sont allemands, et en cherchant l’origine des idées de nos pangermanistes, on se retrouve dangereusement proche des Girondins et des Jacobins. Quant à nos enthousiastes qui nient la germanité et croient devoir servir l’humanité en dehors de toute communauté nationale, ils oublient que cet « en dehors » n’existe tout simplement pas. Toute créature possède une origine, due il est vrai au hasard de la naissance, et qu’il faut admettre et se pardonner réciproquement, car nul n’en est responsable. On peut même aller plus loin encore et considérer son origine ou sa nationalité comme une limitation et une faiblesse, un peu comme le chrétien pieux considère le péché originel, mais on ne saurait en rester là. Si on se contente de déplorer le péché originel comme une loi de la nature qu’on accepte au motif qu’on ne peut la supprimer, on reste prisonnier de sa malédiction. Il faut au contraire l’approuver, la regarder en face et en faire une manifestation de l’esprit dont on puisse être fier. Mon origine reste un hasard tant que je n’ai pas de but, le péché originel une malédiction tant que je ne fais pas preuve d’une volonté morale, et notre germanité une limitation tant que nous ignorons notre responsabilité, notre mission culturelle, et que nous ne mettons pas à la remplir le dévouement joyeux qu’elle mérite. Si la mission dévolue à mon peuple n’était pas fondamentalement différente de celle des autres peuples, je ne saurais pas pourquoi nous cohabitons en Europe et sur terre. Nos considérations historiques ont tenté de montrer qu’à toute époque, les devoirs incombant aux nations civilisées étaient sensiblement les mêmes. Le but est unique, les chemins qui y mènent divergent largement selon leur origine. Si, quant à leur provenance et leur passé, les nations sont diverses et séparées comme le sont les individus, leur mission les rassemble en vue de l’action. Certes, la rencontre après une marche séparée telle que l’exige la destinée des peuples peut conduire à des tensions et à des frictions très violentes, et il arrive que des peuples soient d’autant plus proches en esprit qu’ils se heurtent plus sauvagement dans le domaine des forces physiques et politiques. Peut-être que les missions spirituelles et les dispositions mentales en Allemagne et en France n’ont jamais été aussi semblables, aussi identiques qu’en 1914, alors que les divergences politiques étaient plus radicales que jamais. 15 Ernst Robert Curtius : Maurice Barrès und die geistigen Grundlagen des französischen Nationalismus. - Bonn, 1921 272 C’est le sort des nations que de devoir lutter entre elles et se battre pour collaborer, en actes et en esprit, à la même cause. Qu’elles soient unies dans le même esprit quand elles se rencontrent sur le champ de bataille est une consolation qui ne réconforte, bien sûr, que le penseur solitaire. La conscience de l’unité dans le désaccord et de la fraternité au sein même de la guerre quittera-t-elle un jour les sommets de la pensée historique, philosophique et religieuse pour descendre dans le cœur des peuples ? Cette conscience saura-t-elle adoucir, sinon le sérieux inexorable, du moins l’inhumanité haineuse des combats ? On ne peut le savoir. On doit l’espérer. 16 16 Ces conférences ont été prononcées à Brême en mars 1925. Annexe Annexe 273 Postface Nul autre que le grand romaniste en personne n’a dit de choses plus justes à propos de ses écrits : Ce sont les tentatives d’un philologue toujours amoureux de son objet du moment, qui toutefois ne voudrait pas garder pour lui seul les trésors découverts à l’étranger et voudrait inspirer à ses compatriotes l’envie de les partager. Cette phrase qui figure dans la préface de son anthologie de poésie romane (1936) se réfère à ses propres traductions. Mais elle s’applique aussi à presque tous les articles de Vossler. L’influence exercée par les écrits de ce spécialiste dépasse largement sa spécialité même, ce qui eût été impossible si le lecteur n’avait pas perçu les battements de cœur sous-jacents. Car ces écrits sont tout imprégnés de l’amour de leur objet, ouverts à toutes les formes du vaste paysage de la Romania, disent sans détours ce qui est beau et bon, ce qui est mauvais et raté. Chez Vossler, ce trait s’est accentué au fur et à mesure que passaient les années, et avec lui le don de tourner toutes ses recherches vers l’extérieur, en direction d’un public à qui il semble ne rien demander d’autre qu’un intérêt d’honnête homme pour les créations de l’esprit. Loin de s’imposer, l’érudition reste le plus possible à l’arrière-plan, voire par instants niée avec ironie, et n’est autorisée à se montrer en public que sous les espèces d’une représentation subtilement virtuose. Vossler est l’un de nos plus nobles prosateurs, l’un des rares romanistes allemands dont le niveau stylistique se soit montré à la hauteur de l’univers des peuples latins et de la forme qu’ils lui ont imprimée. Il a pourtant une façon très allemande d’aborder la romanistique, très allemande surtout dans son penchant affirmé pour le côté universel et encyclopédique, dont témoignent à merveille les conférences réimprimées cidessus. 17 Dans les pays latins eux-mêmes, les romanistes sont presque toujours spécialisés dans une aire linguistique et littéraire bien précise. Il est très rare que l’un d’eux embrasse d’un même regard la France, l’Italie et l’Espagne, et quand tel est le cas, il s’agit moins de littéraires que de philosophes ou d’historiens de la culture (Hazard, Ortega y Gasset, Croce etc.). La romanistique allemande est passée elle aussi par ces phases de spécialisation. Mais elle est, surtout au cours des dernières années, revenue à cette universalité que lui avait imprimée son fondateur Friedrich Diez, et qui est 17 Quelques rares remarques concernant la politique et la politique culturelle qui se trouvent dans ces conférences étaient imposées par les circonstances et sont aujourd’hui dépassées. Le lecteur s’en apercevra de lui-même sans qu’il soit besoin d’attirer son attention. L’auteur a souhaité que le texte ne soit pas modifié. 274 sans doute liée à la capacité des non-Latins à mieux cerner l’ensemble des jeunes civilisations engendrées par la décadence de l’orbis terrarum que n’y parvient en général le Latin prisonnier de sa propre nationalité. Au cours d’une longue vie de savant animée d’une surprenante énergie, Vossler a pénétré presque toute l’étendue spatiale et temporelle, presque toutes les strates et toutes les manifestations de l’esprit latin. C’est là que réside son importance sur les plans scientifique, culturel et pédagogique. Comme le firent jadis les romantiques et Grillparzer, mais en se fondant sur un socle de connaissances mieux assuré, il nous a rapproché de Dante et de Lope de Vega, il a exploré - souvent pour la première fois - la grande poésie espagnole des XVI e et XVII e siècles, il a fait de Racine, ce tragique pourtant bien difficile d’accès pour les Allemands, une de nos références culturelles. L’homme de l’art sait qu’il n’existe pratiquement aucun domaine relevant de la latinité où on ne le rencontre pas, où il n’aurait pas quelque chose à nous apprendre, dont on ne devrait pas discuter avec lui. Cette universalité qui fut, juste avant lui, l’apanage de Gröber et de Morf, lui permit de garder à notre spécialité sa jeunesse, sa souplesse, sa clairvoyance. Grâce à lui, nul savant allemand dont les recherches portent sur le monde latin ne peut se permettre une spécialisation à vie sans éveiller un sentiment de malaise chez les autres, voire - si tout va bien - en éprouver un lui-même. Il a ramené l’influence de Herder, de Guillaume de Humboldt, de Hegel à cette façon d’aborder la chose dans sa totalité. Dans le regard qu’il porte sur les écrivains et leurs personnages revit partiellement l’intérêt que portait Goethe au monde des phénomènes ; dans son jugement raisonnable, on retrouve la philosophie du sage de Weimar. Sa conception du caractère fuyant de la fiction est fécondée par Benedetto Croce et, au-delà de celui-ci, par Francesco de Sanctis, qui sont tous les deux une émanation de Hegel. C’est ainsi que dans son œuvre une grande partie de la tradition allemande, repensée de façon autonome, s’oppose à l’ensemble des cultures latines - double universalité que seul un esprit puissant est capable d’assumer. Et il ne faisait pas porter ses études sur les seuls textes, mais aussi sur cet instrument que sont les langues romanes. La rare association de recherches littéraires et de recherches linguistiques caractérise ce romaniste tout autant que les vertus précédemment évoquées. C’est par un essai linguistique révolutionnaire pour l’époque (Positivisme et idéalisme en science du langage) qu’il a inauguré en 1904 sa série de remarquables publications. Son contenu, pour autant qu’on puisse le résumer brièvement, consiste dans l’application à des faits linguistiques concrets de considérations relevant de la philosophie du langage dans la tradition de Herder. La recherche individuelle, qui menaçait de se perdre dans des considérations mécanistes superficielles, devra désormais se référer à la compréhension humboldtienne des langues comme moyens d’expression non interchangeables d’organismes spirituels (peuples ou individus). Annexe Annexe 275 L’intérêt de Vossler pour la philosophie du langage, qui avait crû au fil du temps, trouva son apogée en 1923 dans les Etudes sur la philosophie du langage. Ancrées dans le caractère alogique et intuitif de la langue, elles développent une critique des notions grammaticales qui a permis deux acquis principaux : d’abord les langues sont libérées de leur apparent anonymat et restituées à un sujet - nation ou auteur - ; non contentes de refléter les dispositions intellectuelles et mentales du sujet en question, elles sont ces dispositions mêmes. Ensuite, la conscience que le processus linguistique le plus insignifiant procède du même esprit qui se déploie sous sa forme la plus aboutie dans « l’exception solennelle de la poésie » entraîne la métamorphose de la pensée mécaniste en pensée organique. C’est ainsi que Vossler put décrire lui-même l’histoire d’une langue romane, le français, comme l’histoire d’un organisme, celle de la façon de penser et de sentir des Français, dans ses changements et sa différenciation progressive (Culture et langue de la France, 1929), points de vue grandioses qui ne purent s’imposer sans quelques violences, car il s’agissait d’emprunter un chemin résolument nouveau, de détourner la science du langage de son penchant fatal à une réification empruntée aux sciences exactes, et de lui ôter l’idée qu’il suffisait, pour comprendre une évolution linguistique, de la rapporter à une cause phonétique. Cette interprétation idéaliste des langues dans le cadre de l’histoire des idées allait faire école, surtout chez les linguistes italiens. Mais sa théorie idéaliste va de pair avec ce qu’on appelle l’analyse stylistique que lui-même maîtrisait parfaitement. Grâce à Vossler, la compréhension organique de la langue et du style fait désormais partie de l’école romaniste de l’analyse textuelle. Son universalité se révèle de façon impressionnante dans la série de ses écrits consacrés à l’histoire de la littérature. Ils sont les traces laissées par un infatigable marcheur juvénile, porté jusque dans son grand âge sur les voyages spirituels. Il commença par l’Italie, passa en Provence, remonta de là jusqu’au nord de la France pour redescendre dans le pays où il trouva la patrie d’élection de son esprit : l’Espagne. La moins européenne de toutes les littératures romanes, l’espagnole, qui plus que toute autre exige des Allemands un effort de compréhension allant jusqu’à l’abnégation, il l’a révélée non seulement à nous et aux spécialistes, mais dans de nombreux textes aux Espagnols eux-mêmes. Cependant, ses écrits ne se résument pas à l’étude des littératures. Une deuxième série accompagne celle-ci : des traités, dans le titre desquels revient souvent, ô combien révélateur, le mot « néo-latin » et qui suivent de pays en pays des genres, des formes, des courants, des idées, en incluant parfois les Allemands ou l’Antiquité. Il semble que pour lui les horizons ne soient jamais assez grands ni les perspectives assez vastes. On sent sa prédilection pour le chemin qui mène vers le sud et le sud-ouest, Italie, Espagne, Portugal, Mexique, Amérique du Sud, ces pays chatoyants qui présentent une grande harmonie entre recueillement et sensualité. 276 Et tout cela est étroitement associé à un art singulier de l’observation et de la représentation. Certains passages des écrits de Vossler se lisent comme des poèmes qui parleraient de poésie. D’une façon générale, il est évident qu’il préfère la poésie à la prose théorique, et même à la prose épique du roman (tout au moins du roman moderne). Il recule instinctivement devant les dégénérescences spécifiques du caractère latin : le maniérisme où ces peuples doués pour la forme se complaisent dans une vaine virtuosité - l’humour figé en trait d’esprit - ces subtilités de l’intelligence psychologique enfin qui se rencontrent à l’occasion dans le nord de la Romania. Devant ces manifestations, il lui arrive de reculer si loin qu’il peut ne pas voir, ou traiter injustement, de grandes œuvres qui ne font que frôler ces dangers. Mais là où s’épanouit la poésie pure, il est à son affaire. Il sait rendre hommage à tout ce qui le mérite : aux œuvres monumentales ou brûlantes de ferveur religieuse, mais aussi aux manifestations d’un tempérament ludique ou rêveur, voire aux ornements purement décoratifs, pour peu qu’ils puisent à la source de l’imagination et de la liberté créatrice. Il est bien réellement, comme le soulignaient les paroles élogieuses de Hugo von Hofmannsthal, « cet homme qui nous a transmis de mille façons jusqu’à l’aura la plus subtile qui nimbe la poésie, le souffle vital où baigne la forme spirituelle. » Son écriture elle-même révèle combien son œil et sa pensée sont ouverts à tout : elle ne se laisse jamais aller à une abstraction excessive, s’exprime dans un style fluide capable de réunir dans le flot d’une phrase unique les couleurs, les formes et les références les plus opposées, sans jamais s’égarer. Il reste viril, clair et limpide. Son amour des objets est pimenté par une solide dose d’humour. Ce qu’il a compris est emprisonné dans des formules lapidaires. Quand il aperçoit des faiblesses chez les poètes ou chez leurs personnages, il les appelle par leur nom, ne serait-ce que parce qu’il saisit toutes les occasions d’arracher ses lecteurs au royaume éthéré de l’imagination pour leur faire réintégrer leur boiteuse condition humaine. Quelles que soient ses capacités d’amour et d’admiration, il ne dépeint jamais des icônes idéales. Et ses évocations, pour enchanteresses qu’elles soient, ce qui pourrait tromper n’en restent jamais au stade de la simple impression. Lui-même a dit expressément qu’il ne faut jamais se contenter d’un jugement de valeur esthétique personnel. C’est le savoir qui fait mûrir le regard, et la connaissance de l’espace et du temps de l’histoire doit précéder la compréhension des individualités. Vossler en avait conscience, c’est le fondement même de tous ses travaux. Mais comme tous les esprits qui possèdent la capacité de voir, il a aussi le don, quand il est confronté à un phénomène nouveau, de trouver le terme qui peut le désigner et ne désigne que lui, pour mettre en lumière sa spécificité, son unicité, ce qui le distingue de nos normes. Et qu’est-ce d’autre que de la philologie au sens noble du mot ? Si c’est la maladie professionnelle du philologue de placer l’esprit au-dessus de la lettre, d’oublier, en raison des conditions et des circonstances d’une création, cette création Annexe Annexe 277 elle-même, on peut dire que Vossler est un philologue très bien portant. Pour lui, sa spécialité consiste à observer et comprendre l’esprit des nations coulé dans une langue châtiée, et ce n’est rien d’autre que de la philologie. Or les nations représentent des cas particuliers de l’humain. L’œuvre de Vossler débouche sur la connaissance de l’homme, à qui une loi de sa nature impose toujours un épanouissement qui varie avec le temps et l’espace. Pour finir, je rappellerai bien trop brièvement ses traductions. L’universalité de la contemplation et de l’interprétation se clôt sur la transposition dans sa langue maternelle des textes interprétés. Un grand nombre de ces traductions sont à la hauteur du romantisme allemand. Les meilleurs viennent de l’espagnol. Il semble ici que l’interprète veuille restituer le texte à lui-même. Ce que le terme a cessé de signifier est alors signifié par la chose même, rendu transparent dans la seule traduction qui convienne à la poésie : une poésie personnelle. Dans la langue de ses meilleures transpositions on entend, sonorité étroitement apparentée entrant pour ainsi dire en résonance avec l’original, l’accent des vers de Hofmannsthal. Peut-être qu’un jour, quand les lignes de front se seront affermies et ordonnées, on rangera Vossler à côté de Hofmannsthal - le poète versé dans les littératures latines, et l’interprète qui sut se les approprier pour en faire une œuvre personnelle. Hugo Friedrich