eBooks

L`Art d`esthétiser le précepte

2012
978-3-8233-7718-4
Gunter Narr Verlag 
Francis Mathieu

Cet ouvrage jette une nouvelle lumière sur la poétique du roman des XVIIe et XVIIIe siècles en prouvant que la rhétorique constitue un des principes fondateurs de la théorie de ce genre alors en plein essor. L´auteur montre que les théoriciens du roman et de nombreux praticiens du genre pronent l´emploi de la rhétorique pour instruire , influencer, voire meme endoctriner les lecteurs à leur insu, par le biais d´une forme complexe et codifiée d´exemplarité. Il analyse les rouages rhétoriques et didactiques par lesquels l´exemple esthétise la morale des romanciers, et convoque les sens, les passions et l´immagination des lecteurs, afin de stimuler l´imitation ou la dissuasion. Qui plus est, l´auteur propose une nouvelle interprétation et une lecture originale d´oeuvres proéminentes de la littérature francaise, comme La princesse de Clèves de Mme de Lafayette ou La Nouvelle Héloise de Rousseau.

BIBLIO 17 Francis Mathieu L’Art d’esthétiser le précepte: l’exemplarité rhétorique dans le roman d’Ancien Régime L’Art d’esthétiser le précepte : l’exemplarité rhétorique dans le roman d’Ancien Régime BIBLIO 17 Volume 199 · 2012 Suppléments aux Papers on French Seventeenth Century Literature Collection fondée par Wolfgang Leiner Directeur: Rainer Zaiser Francis Mathieu L’Art d’esthétiser le précepte: l’exemplarité rhétorique dans le roman d’Ancien Régime © 2012 · Narr Francke Attempto Verlag GmbH + Co. KG P. O. Box 2567 · D-72015 Tübingen Das Werk einschließlich aller seiner Teile ist urheberrechtlich geschützt. Jede Verwertung außerhalb der engen Grenzen des Urheberrechtsgesetzes ist ohne Zustimmung des Verlages unzulässig und strafbar. Das gilt insbesondere für Vervielfältigungen, Übersetzungen, Mikroverfilmungen und die Einspeicherung und Verarbeitung in elektronischen Systemen. Gedruckt auf säurefreiem und alterungsbeständigem Werkdruckpapier. Internet: http: / / www.narr.de · E-Mail: info@narr.de Satz: Informationsdesign D. Fratzke, Kirchentellinsfurt Printed in Germany ISSN 1434-6397 ISBN 978-3-8233-6718-5 Information bibliographique de la Deutsche Nationalbibliothek La Deutsche Nationalbibliothek a répertorié cette publication dans la Deutsche Nationalbibliografie ; les données bibliographiques détaillées peuvent être consultées sur Internet à l’adresse http: / / dnb.dnb.de. Table des matières Préface : exemplarité et roman . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7 Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11 1 Roman, exemplarité et diffusion du savoir . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11 2 La place de l’exemple dans la poétique du roman . . . . . . . . . . . . . . . . 13 3 Physionomie de l’exemple . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 16 4 L’Analyse rhétorique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 20 Chapitre I: L’exemple, un discours qui ne dit pas son nom. . . . . . . . . . . 23 1 « Rien ne persuade plus efficacement les hommes que l’exemple » . . . 23 2 Un chemin plus court que le précepte. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30 3 L’esthétisation du précepte . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36 4 Voir et savoir : exemplarité et rhétorique de l’image . . . . . . . . . . . . . . . 40 Chapitre II: Alchimie rhétorique et didactique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 53 1 Rhétorique et didactique de la dissuasion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 53 2 Mme de Lafayette et l’exemplarité dissuasive . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 60 3 Rhétorique et didactique de l’exemple historique. . . . . . . . . . . . . . . . . 65 4 Rhétorique et didactique des passions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 72 Chapitre III: Plaire, instruire et tromper par l’exemple . . . . . . . . . . . . . . 81 1 Du plaire et de l’instruire aux XVII e et XVIII e siècles. . . . . . . . . . . . . . . . 81 2 L’exemple à la croisée du plaire et instruire. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 89 3 L’exemple ou l’art d’instruire insensiblement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 95 4 De la nécessité de s’adapter à l’auditoire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 100 Chapitre IV: L’exemple-récit. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 107 1 De la morale religieuse à l’instruction romanesque . . . . . . . . . . . . . . . 107 2 Variations sur le même « t’aime » : l’exemple-récit dans les Désordres de l’amour . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 109 6 Table des matières 3 L’exemple-récit dans La Princesse de Clèves . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 113 4 La formation de Mme de Clèves ou un modèle d’apprentissage par l’exemple . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 123 5 L’échec de l’exemple-récit dans Les Lettres de la marquise de Crébillon fils . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 129 Chapitre V: Exemplarité, vertu et vraisemblance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 135 1 L’exemple de Mme de Clèves : modèle imitable ou inimitable ? . . . . . . 135 2 Exemplarité et vraisemblance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 143 3 Rousseau ou le génie de la rhétorique romanesque. . . . . . . . . . . . . . . . 153 Chapitre VI: Médiations auctoriales et enchâssements critiques. . . . . . . 167 1 L’appareil macro-discursif des Désordres de l’amour de Mme de Villedieu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 167 2 Quand le texte parle de lui-même dans La Nouvelle Héloïse . . . . . . . . . 177 3 Florilège de parodies littéraires dans Les Lettres de la marquise de Crébillon fils. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 184 Chapitre VII: L’exemplarité d’ordre anthropologique . . . . . . . . . . . . . . . 195 1 « Rien n’est si contagieux que l’exemple » : versant anthropologique de l’exemple . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 195 2 Crébillon fils moraliste. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 201 3 Passion amoureuse et sexualité dans Les Lettres de la marquise de Crébillon fils. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 208 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 215 1 Examen de la réception de Julie à la lumière de l’exemplarité . . . . . . . 215 2 Le devenir de l’exemple au-delà de l’Ancien Régime . . . . . . . . . . . . . . 221 Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 223 Préface : exemplarité et roman La présence obstinée de l’exemplarité de type rhétorique dans le vaste corpus romanesque de la période d’Ancien Régime a donné lieu à cet ouvrage. Il n’est nullement question de l’anodine exemplarité illustrative que l’on rencontre ordinairement sous l’expression « par exemple », mais de celle employée en tant que forme d’argumentation subtile et dûment codifiée dans le but d’instruire et de persuader. Cette observation n’aurait pas suscité un travail aussi développé si elle n’avait pas été secondée par la constatation que cette forme complexe d’exemplarité est louée et discutée dans une multitude de textes théoriques en tout genre des XVII e et XVIII e siècles. L’exemplarité rhétorique se plaît en effet à réapparaître sans cesse dans les ouvrages de critique littéraire, dans les livres d’histoire, dans les œuvres des moralistes, ainsi que dans les traités de pédagogie, de poétique, de rhétorique, d’éloquence et de prédication. La présence prononcée de l’exemple dans le roman et dans les autres genres s’étire du début du XVII e siècle (et même avant) pour se prolonger jusqu’à la Révolution française. Une telle ubiquité, doublée d’une telle longévité, font de l’exemplarité un instrument idéal d’étude de la poétique du roman à la période même qui voit le développement et l’essor de ce genre, ainsi que les premières tentatives de le théoriser. Alors qu’aux XVII e et XVIII e siècles, la poétique du roman est périodiquement réévaluée, adaptée et enrichie par les romanciers et les théoriciens qui s’y consacrent, l’exemple demeure une constante vis-à-vis de laquelle l’évolution génétique du genre peut être étudiée. Outre ces considérations ancrées « au pays de Romancie », pour reprendre l’expression favorite du père Bougeant, les informations que nous livrent sur l’exemple de multiples œuvres théoriques appartenant à tant de disciplines diverses permettent d’éclairer d’autant de perspectives différentes notre compréhension d’une forme d’argumentation si cruciale pour le roman de cette période. La présente étude propose donc d’employer l’exemple comme un prisme à travers lequel la rhétorique, l’éloquence, le moralisme et la prédication, entre autres disciplines, viennent enrichir et épauler notre compréhension du roman. Une large part de cette étude est par conséquent consacrée aux différentes voix de ces théoriciens, et aux analyses qu’elles permettent d’effectuer afin de mieux disséquer certaines des composantes-clés de la poétique du roman d’Ancien Régime. 8 Préface: exemplarité et roman En plus de jeter une nouvelle lumière sur la poétique du roman, l’exemple conduit tout naturellement à l’analyse littéraire, en ce qu’il permet d’entreprendre une lecture inédite des œuvres romanesques dans lesquelles cette forme d’argumentation joue un rôle éminent. Cet examen, qui repose sur un élément jusqu’à présent négligée de la poétique du genre, s’avère d’autant plus original qu’il est éclairé par les disciplines qui encadrent cet élément crucial, au premier rang desquelles figure la rhétorique. Or s’appuyer sur cette discipline ancestrale confère l’avantage de placer les romans étudiés en correspondance avec un système de lois résolument rigide et dogmatique, jouissant d’un statut prestigieux aux XVII e et XVIII e siècles. Il importe, pour commencer, d’évaluer la place, aussi mouvante soit-elle, qu’occupe l’exemplarité dans la poétique du roman. Les découvertes qui découlent de cette étape préliminaire permettent ensuite de jeter un regard neuf, motivé et scientifique sur les œuvres dans lesquelles l’exemple est déployé avec génie. Ce regard poétique et pratique sur le pays de Romancie invite à transcender les barrières diachroniques qui scindent habituellement l’étude de l’époque dite d’Ancien Régime en périodes distinctes, souvent artificiellement, pour au contraire se concentrer tout à la fois sur le Grand Siècle et le siècle des Lumières. La pérennité de l’exemple exige d’établir un pont entre les deux siècles en question, même si l’utilisation de cette forme d’argumentation évolue parallèlement aux changements qui marquent le roman tout au long de cette période. Si les divisions diachroniques perdent de leur importance, c’est au niveau synchronique qu’un clivage s’impose au sujet du roman. Alors que les romanciers d’Ancien Régime s’accordent unanimement à cultiver les qualités qui leur permettent de plaire, tous ne se fixent pas l’objectif d’instruire, loin de là. En ce qui concerne cette seconde visée, les praticiens du roman se répartissent en trois catégories plus ou moins bien délimitées. Premièrement, on trouve les écrivains qui ne désirent que plaire, sans prétendre sérieusement prodiguer une quelconque instruction morale. Deuxièmement, on discerne les auteurs dont la principale mission consiste à prodiguer une leçon, une morale. Viennent enfin les moralistes, qui s’ajoutent aux deux premières catégories dans le courant du XVII e siècle. Alors que ces derniers aspirent souvent à instruire, ils ne le font guère pour endoctriner ou édifier, mais dans le but de partager leur connaissance de la société et des hommes, et généralement sans arrière-pensée dogmatique. Mme de Staël témoigne de cette triple orientation du roman, et de la bipolarité de ses visées didactiques : « Un roman peut être une peinture des mœurs ou des ridicules du moment, ou un jeu de l’imagination, qui rassemble des événements extraordinaires pour captiver l’intérêt de la curiosité, ou une grande idée morale mise en action et rendue dramatique » (Lettres 9 Préface: exemplarité et roman 19). La première catégorie mentionnée par cette docte en théorie de la littérature correspond au roman d’orientation moraliste, la seconde au roman se bornant à divertir, et la troisième au roman édifiant. Forme d’argumentation déterminée par la rhétorique, l’exemple est affectionné des romanciers appartenant à cette troisième catégorie, par les écrivains qui ambitionnent d’instruire le lecteur, de le persuader, de le mettre sur une voie. Dans le cas particulier du moralisme, l’exemple sert à instruire en illustrant un phénomène donné. A l’opposée, les auteurs de romans qui écrivent sans autre but que celui de divertir et d’offrir un passe-temps littéraire au lecteur n’ont que faire de l’exemple, et lorsque ces écrivains l’invoquent, comme il n’est pas rare au XVIII e siècle, ils le font dans le but de couvrir leurs écrits d’un voile de respectabilité. Ces œuvres n’entrent pas dans le cadre de notre analyse, parce qu’elles ne sont pas réellement destinées à instruire par le biais de l’exemple. Elles incluent la grande majorité des romans baroques et héroïques de la fin du XVI e siècle, qui sont d’ailleurs tombés dans les oubliettes de l’histoire de la littérature, et une partie de ceux de la première moitié du XVII e siècle 1 . Pour ce qui est du XVIII e siècle, il s’agit, en plus de ce type d’ouvrages dont la production continue, de la plupart des romans de libertinage. Nos analyses se concentreront principalement sur quelques grands romans de la période d’Ancien Régime dans lesquels se manifeste « une grande idée morale mise en action et rendue dramatique », pour reprendre la belle formule de Mme de Staël citée précédemment : Les Désordres de l’amour, de Mme de Villedieu ; La Princesse de Clèves, de Mme de Lafayette ; et Julie ou la nouvelle Héloïse, de Rousseau. A ces œuvres emblématiques du déploiement rhétorique et didactique de l’exemple s’ajoutent une myriade d’autres textes, souvent oubliés aujourd’hui : les romans d’auteurs moins connus ; les ouvrages critiques des théoriciens et des défenseurs du genre ; les textes théoriques des rhétoriciens, des prédicateurs, des moralistes et d’écrivains d’autres genres et disciplines. Pour finir, je profite de la mention de cette multitude d’auteurs et d’ouvrages pour exprimer ma vive gratitude à tous ceux qui m’ont donné les moyens d’entreprendre les recherches nécessaires à l’accomplissement de ce travail, à commencer par le doyen de Southwestern University, monsieur Jim Hunt, qui m’a gracieusement accordé un congé sabbatique sans lequel la rédaction du manuscrit n’aurait guère été possible. Mes remerciements vont aussi à mon épouse Lisa, pour son soutien moral, sa confiance et sa patience. Enfin, je tiens à remercier tout particulièrement le Professeur Ronald Tobin 1 Pour un aperçu de ces romans, voir Henri Coulet, Le Roman jusqu’à la Révolution 139-43 ; et Maurice Lever, Le Roman français au XVII e siècle 35-68. 10 Préface: exemplarité et roman pour sa générosité et à sa rigueur professionnelle exemplaires, et pour avoir encouragé ce projet, pour l’avoir lu dans ces phases successives et éclairé de ses éminentes compétences de dix-septiémiste et d’éditeur. Introduction 1 Roman, exemplarité et diffusion du savoir Parallèlement au succès grandissant que connaît le roman auprès du public tout au long du XVII e siècle, les pionniers de sa théorisation s’efforcent de lui conférer ses premières lettres de noblesse. Une des étapes initiales de cette entreprise consiste à reconstituer le lignage de ce genre. Au-delà d’établir son histoire littéraire, il s’agit surtout d’attribuer à ce trouble-fête de la République des Lettres une ascendance patricienne, en asseyant ses origines sur un socle antique, de manière à le légitimer et à justifier son accession au panthéon des Belles-Lettres. Ainsi, dans le premier traité de poétique déterminant consacré à ce genre, le Traité de l’origine des romans, Huet fait remonter sa filiation jusqu’au vénérable poème épique grec 2 . Aujourd’hui, la question de l’origine du roman est résolue. La référence antique a perdu de son éclat, et la démarche scientifique a amené la critique moderne à chercher ses racines dans la littérature courtoise de la période médiévale. Si cette origine est moins prestigieuse, elle s’avère en revanche plus conforme aux visées didactiques de la majorité des romanciers du XVII e siècle, ainsi que d’un grand nombre de ceux du XVIII e siècle. Le sens médiéval du terme roman correspond en effet à la transcription en langue romane, c’est-à-dire vernaculaire, de textes rédigés en latin, afin de les rendre accessibles à un public plus large 3 . 2 De même, en faisant remonter la généalogie des Bourbon jusqu’aux souverains de Troye dans Clovis ou La France chrestienne, Desmarets de Saint-Sorlin ancre les origines généalogiques de Louis XIV à une illustre dynastie princière de la mythologie antique, magnifiant ainsi sa noblesse et ajoutant une dimension supplémentaire à la légitimité qui consacre son occupation du trône de France. Grâce à un tel lignage, Desmarets et Huet procurent respectivement aux Bourbon et au roman le sceau de légitimité des Anciens. Ce faisant, Huet dote le roman des éminentes références qui habilitent déjà la tragédie ou la poésie à occuper les plus hauts échelons de la hiérarchie des Lettres. La revendication des origines antiques du roman persiste au XVIII e siècle. Pour des exemples, voir le Dictionnaire de littérature de Sabatier de Castres (408) ou l’Essai sur le récit de Berardier de Bataut (670). 3 Voir les travaux d’Henri Coulet pour plus de détails à ce sujet (19-20). 12 Introduction Une telle mission de diffusion et de vulgarisation du savoir correspond au dessein que se propose une multitude de romanciers de la période d’Ancien Régime, ainsi que les critiques favorables au roman, qui clament haut et fort que son objectif premier est la transmission du savoir d’une manière intelligible aux communs des lecteurs. Or force est de constater que les romanciers de cette époque s’appuient inlassablement sur une utilisation rhétorique et didactique de l’exemple afin de relever un tel défi. Plusieurs facteurs auguraient de la rencontre de l’exemple et du roman. Instrument de persuasion doté de prestigieuses racines antiques, l’exemple a été employé par la culture savante afin d’agir sur le public depuis des temps immémoriaux. Tout au long de la période médiévale et bien au-delà, la prédication chrétienne a exploité cette forme d’argumentation de manière systématique afin d’attiser son éloquence et d’assurer sa capacité à endoctriner les masses. La rencontre de la prose profane et de l’exemple s’est alors opérée dans la nouvelle, puis elle s’est confirmée au début du XVII e siècle, lorsque l’évêque Camus s’est avisé de réunir prédication édifiante et écriture romanesque par le biais de l’exemple, au moment même où le roman prenait forme en tant que genre. Le goût prononcé que les romanciers vont alors développer pour l’exemplarité ne se démentira pas avant la fin du XVIII e siècle, comme le reflète la place de choix que lui accordent dans leurs écrits les plus éminents critiques et théoriciens du roman d’Ancien Régime, tels que les Scudéry, Huet, Morvan de Bellegarde, Lenglet-Dufresnoy, La Richarderie ou Marmontel, entre autres. A ce titre, cette forme d’argumentation issue de la rhétorique mérite une attention toute particulière. L’exemple permet de porter un regard d’autant plus original sur le roman des XVII e et XVIII e siècles qu’il offre la possibilité d’envisager une étude diachronique et transversale de ce genre pluriel, sans se heurter à l’obstacle que présentent ses multiples métamorphoses stylistiques. Sans cesse réinventé, le roman est tantôt un recueil d’historiettes édifiantes, un interminable roman baroque ou héroïque, une nouvelle historique, une œuvre épistolaire, un ouvrage libertin, ou un roman philosophique, entre autres physionomies sous lesquelles il se décline dans l’intervalle de ces deux siècles 4 . Face à cette mosaïque, l’exemple demeure quant à lui inchangé, et inaltérable d’ailleurs, parce qu’il est une forme fixe qui ne dépend ni de la poétique de ce genre, ni de la créativité des auteurs, mais de la rhétorique. Avantage de taille, l’exemple est un élément de stabilité sur lequel le critique peut porter son attention. 4 Au sujet de la pluralité des formes romanesques, Camille Esmein parle d’une « interrogation constante sur la définition et la finalité du genre » (Poétiques 9). 13 La place de l’exemple dans la poétique du roman Même si l’exemple sert des objectifs tout aussi divers que ne le sont les types de romans dans lesquels il se manifeste au gré des mutations successives que connaît le genre durant cette période d’essor, il n’en demeure pas moins une constante attachée à l’instruction, l’édification, l’illustration, au moralisme, voire à la raillerie, au service desquels il est déployé. L’exemple permet donc d’aborder la théorie littéraire du roman sans pour autant s’égarer dans le dédale de ses sous-genres et des différentes visées que les romanciers confèrent au type d’ouvrage qu’ils pratiquent, selon qu’ils ambitionnent d’édifier leurs lecteurs, qu’ils adoptent un point de vue moraliste, ou qu’ils professent une idéologie philosophique. Si cette démarche critique englobe un grand nombre des œuvres romanesques de la période d’Ancien Régime, elle s’applique toutefois en premier lieu aux ouvrages dont l’objectif consiste à instruire, ou tout du moins à être utile, et qui ancrent ainsi le roman à ses origines médiévales, c’est-à-dire à la capacité à rendre le savoir et la connaissance accessible au public. Il s’agit de démontrer que les romans dans lesquels l’exemplarité est déployée obéissent à un principe d’intelligibilité persuasive. 2 La place de l’exemple dans la poétique du roman Compte tenu de la présence continue de l’exemple à visée rhétorique à travers les siècles, la critique n’a pas manqué de porter son attention sur ses multiples facettes. Néanmoins, les recherches demeurent majoritairement cantonnées aux périodes du Moyen Age et de la Renaissance. Les travaux des médiévistes ont été particulièrement féconds, et Claude Bremond a même forgé le néologisme « exemplologue » pour désigner les chercheurs qui se concentrent sur cette forme d’argumentation 5 . Il faut souligner réciproquement que peu de chercheurs se sont penchés sur le devenir de l’exemple dans la littérature des siècles suivants 6 . 5 A noter la récente parution d’une nouvelle étude consacrée aux exempla médiévaux et intitulée Le Tonnerre des exemples, par M.A. Polo de Beaulieu, Pascal Collomb et Jacques Berlioz. 6 Seul John Lyons traite dans Exemplum de l’exemplarité dans les œuvres de Descartes, Pascal et Mme de Lafayette. L’exemplarité suscite depuis peu un regain d’intérêt, comme le démontrent les travaux et colloques qui lui ont été récemment consacrés, à commencer par la conférence puis la publication en 2008 des actes intitulés Construire l’exemplarité : pratiques littéraires et discours historiens (XVI e - XVIII e siècles) ; ainsi que le XXIII e colloque de la SATOR, organisé en septembre 2009 sur le thème du récit exemplaire. Il est en outre à noter que Camille Esmein consacre à l’exemplarité une partie du chapitre XII de L’Essor du roman (459-65), publié en 2008. 14 Introduction Cette absence est d’autant plus surprenante que l’exemplarité rhétorique se trouve en telle abondance dans le corpus romanesque, ainsi que dans les écrits des théoriciens et des critiques du roman, aussi bien au XVII e qu’au XVIII e siècle, que cette présence fait figure de paradigme, et suggère que l’exemple occupe une place éminente dans la poétique du roman d’Ancien Régime. La présente étude se propose donc d’évaluer le rôle que théoriciens et romanciers assignent à l’exemple dans le cadre de la poétique de ce genre. La myriade de commentaires que suscite cette forme d’argumentation dans les textes des doctes et écrivains de tout genre permettra de mettre en lumière les lois qui la régissent, et plus précisément son fonctionnement rhétorique, son potentiel didactique, sans oublier ses principes esthétiques. Conformément aux affinités qui unissent le XVII e siècle classique, et dans une moindre mesure le XVIII e siècle des Lumières à la rhétorique et à l’éloquence, la synthèse des multiples sources qui nous éclairent sur les diverses facettes de l’exemple révèle que les discours des rhétoriciens, des prédicateurs, et des théoriciens du roman ont tendance à se confondre en ce qui concerne la tentative de persuasion par l’exemple. Le fait que ces trois sources convergent pour parler comme d’une seule et même voix au sujet de la persuasion et de l’instruction entreprises par l’exemple n’est pas anodin. Ce point commun doit arrêter notre attention, parce qu’il établit un lien avéré entre la rhétorique, la prédication, et le roman. Il est d’ailleurs frappant qu’une telle connivence ait été jusqu’à présent largement ignorée par la critique, à tel point qu’aucun travail n’a encore été consacré à cette question 7 . Alors que le déploiement de la rhétorique dans les genres nobles, tels que la poésie, la tragédie, et même la comédie, est bien documenté par la critique, sa présence au pays de Romancie n’a pas encore fait l’objet d’un travail de synthèse. La présente étude entend combler ce vide en analysant les liens fondamentaux qui unissent la production romanesque à la rhétorique et à la prédication par le biais de l’exemple. L’exemple relevant de la rhétorique, l’inclination prononcée des romanciers pour cette forme d’argumentation invite à appliquer aux textes romanesques une méthode critique s’appuyant sur l’analyse rhétorique, ce qui amène en outre à aborder les stratégies propres à cette discipline que les romanciers de la période d’Ancien Régime déploient dans leurs œuvres en conjonction avec l’exemple. Il ressort de cette analyse que la didactique du modèle incitant à l’imitation et de son jumeau l’anti-modèle dissuasif ne cesse d’être au cœur des écrits des théoriciens du roman, tout comme 7 Dans ses encyclopédiques travaux sur la théorisation du roman au Grand Siècle, Camille Esmein remarque tout de même que les théoriciens empruntent souvent la classification traditionnelle de la rhétorique et qu’ils en reprennent parfois certaines catégories, telles que l’élocutio ou la dispositio, pour mieux codifier la fiction en prose (L’Essor 283). 15 La place de l’exemple dans la poétique du roman les notions rhétoriques fondamentales que constituent l’esthétisation du précepte ; le pouvoir de persuasion de l’image ; l’adaptation du discours au public visé ; le gouvernement des lecteurs par les passions ; ou la nécessité de tromper ces derniers pour leur propre bien. Parce que l’interprétation de l’exemple à finalité rhétorique nécessite d’être orientée, les questions suivantes accompagnent cette analyse : quelle dose de médiation les romanciers qui emploient l’exemple se permettent-ils d’introduire dans leurs œuvres romanesques, et sous quelle forme ? Comment opèrent-ils la dite orientation sans nuire à la trame narrative de leurs intrigues ? A ces questions d’ordre narratologique s’ajoutent encore les interrogations que soulève l’exemple vis-à-vis de certaines notions-clés du roman de cette époque, telles que la vraisemblance ou le plaire et instruire. Les multiples recoupements qui fédèrent rhétorique, prédication et roman semblent indiquer que la poétique de ce genre polymorphe s’est largement inspirée de la rhétorique. En l’absence de réelles fondations antiques sur lesquelles le roman aurait pu se construire, les praticiens et les défenseurs de ce genre ont dû puiser ailleurs les éléments fondamentaux de sa théorie, de sa poétique, bref, ses grandes lignes et ses dogmes. La présente étude allègue qu’au XVII e siècle, les premiers théoriciens de ce « roturier des lettres », pour reprendre l’expression de Maurice Lever (23), ont compensé une partie considérable de ce qui apparaît alors comme une lacune poétique en se tournant vers la rhétorique. Plusieurs raisons expliquent ce choix. Au contraire du roman, la rhétorique, dont la théorisation remonte à Aristote, dispose de noblissimes racines. De plus, cette discipline acquiert un statut des plus éminents dans la culture classique dès le règne de Louis XIII, sous l’impulsion du cardinal de Richelieu 8 . Pour ce qui est du XVIII e siècle, la pérennité de la rhétorique et de l’éloquence est attestée par le grand nombre de manuels, traités et anthologies que l’on continue à leur consacrer, ainsi que par leur présence continue dans tous les genres littéraires, dont l’œuvre de Rousseau est une illustration emblématique 9 . Enfin, les liens héréditaires qui attachent la rhétorique aux 8 L’élaboration d’une rhétorique en langue française s’inscrit dans le contexte de la politique linguistique et artistique mise en place par Richelieu afin de doter la France d’une identité culturelle apte à rayonner sur toute l’Europe. Comme le rappelle Marc Fumaroli, « ce que l’on a appelé « la doctrine classique » est pour une bonne part le reflet des projets de Richelieu, qui n’allaient à rien de moins qu’à enrégimenter la littérature et les arts, selon une rhétorique et une poétique officielle » (694). 9 Au XVIII e siècle, Gérard de Bénat indique que l’utilité de la rhétorique s’étend à tous les genres dans ses Fragmens choisis d’éloquence : « Cet Ouvrage compose une espèce de Rhétorique toute en exemples, également utile aux Gens de Lettres et aux jeunes Orateurs, qui y trouveront des modèles pour composer avec plus de facilité » (XIX). 16 Introduction précurseurs du roman, l’exemplum médiéval des sermons chrétiens et la nouvelle exemplaire, expliquent également une partie de la parenté du roman avec cette discipline, tout comme la bonne fortune de l’exemple aux XVII e et XVIII e siècles 10 . La tradition rhétorique chrétienne, son débordement sur les genres laïques, et le rapprochement que l’on peut effectuer entre la poétique du roman et les principes émis par les doctes en prédication suggèrent par ailleurs que les romanciers qui prisent l’exemple peuvent être considérés comme de véritables prédicateurs laïques, aux visages multiples, selon que leur objectif consiste à édifier, éclairer, persuader une idéologie, ou faire profession de moralisme. 3 Physionomie de l’exemple Avant de jeter les bases de l’analyse rhétorique qui permettra de retracer les éléments de la poétique du roman d’Ancien Régime qui sont redevables à l’exemple, il convient de fournir une définition exhaustive de ce que l’on entend par le terme exemple en rhétorique 11 . Examiner ses différentes configurations, ses rouages, ses fonctions, et ses effets théoriques, c’est mettre en lumière la complexité insoupçonnée d’une forme d’argumentation qui pourrait sembler, à première vue, des plus rudimentaires. On remarquera d’abord que les doctes de la période d’Ancien Régime présentent souvent l’exemple comme un argument. C’est ainsi que procède le rhétoricien Bary au XVII e siècle : « L’exemple est un Argument, dans lequel on tire une conclusion singulière ou universelle d’une ou plusieurs proposition » (La Rhétorique 16). Sabatier de Castres fait de même dans son Dictionnaire de littérature au XVIII e siècle : « L’Exemple, en rhétorique, est un argument, où, d’une chose particulière, on en conclut une autre particulière » (129). En tant qu’argument rhétorique d’ordre rationnel, l’exemple relève de ce que Georges Forestier nomme « l’appareil logique » du discours (Introduction 21). Il sert avant tout à communiquer un précepte, un savoir, une morale, une idée, 10 Pour ce qui est du contexte religieux, Marc Fumaroli indique que la pérennité de l’exemplarité après le XVI e siècle est en grande partie assurée par les Jésuites, qui s’évertuent à renforcer la vigueur de leur prédication à l’aide « de grands exemples » (680). 11 La critique moderne emploie volontiers le terme « exemplum » comme synonyme d’exemple rhétorique, en référence à ses origines antiques et médiévales. Pour ma part, je lui préférerai le terme « exemple », pour rester fidèle à l’usage des XVII e et XVIII e siècles, à moins que je ne fasse référence aux périodes antiques et médiévales, pour lesquelles le terme « exemplum » est plus approprié. 17 Physionomie de l’exemple un système de valeurs, bref un contenu théorique, sous une forme concrète à la fois plaisante et accessible, qui en facilite la compréhension tout en sollicitant la persuasion. Le contenu théorique en question est parfois incarné par un unique exemple, portant à lui seul toute la charge instructive et persuasive, comme l’indique le rhétoricien Clausier : « Le raisonnement qu’on appelle exemple se fait quand on infère un fait d’un autre qui lui est semblable » (226). Le message théorique du destinateur peut être aussi incarné par une série de plusieurs exemples semblables. Dans tous les cas, l’efficacité didactique et rhétorique de l’exemplarité repose sur le processus d’induction, qui consiste à remonter des faits proposés jusqu’au précepte ou à l’instruction que l’on ambitionne de prodiguer. En conduisant le destinataire de l’exemple vers le précepte, du particulier au général, l’induction génère une instruction. La sélection du modèle ou des modèles exemplaires est arbitrée par leur capacité à la distinction, comme le souligne Laurent Gerbier dans son excellente définition : si l’on conçoit qu’il possède éminemment les traits qui lui valent d’être utilisé comme incarnation d’une détermination donnée, l’exemple n’est plus choisi parce qu’il est semblable aux autres items de sa série, mais au contraire parce qu’il s’en distingue. Dès lors, il n’est plus seulement une occurrence singulière, dont on examine la puissance logique : il peut devenir le principe d’une imitation. La présente étude devra reconstituer le cheminement qu’effectue théoriquement le destinataire entre l’exemple et la persuasion. Cette analyse demande également d’analyser les raisons pour lesquelles l’exemple est si prisé des romanciers. Des trois genres de discours que comprend la rhétorique, et que l’exemple est pareillement adapté à servir, la narration de type romanesque privilégie le discours démonstratif, ce qui n’empêche pas que les genres judiciaire et délibératif puissent être présents dans certaines scènes ou dans les échanges oraux et épistolaires des personnages. Le genre démonstratif comprend les discours, et les exemples notamment, qui doivent plaire et instruire par une exposition touchante et/ ou frappante du concept, de l’idée, du précepte dont il est question. Selon le sieur de Richesource, un des grands professeurs de rhétorique du Grand Siècle, « L’Eloquence démonstrative » considère « les Actions passées qui doivent estre proposées en exemple » (4). Le discours démonstratif compte deux versants. Richesource et sa Rhétorique du barreau distinguent « l’Eloquence panegyrique » qui utilise « les Actions morales qui sont bonnes pour les louer, pour les rendre recommandables, et les faire imiter » de « l’Eloquence satyrique », qui emploie quant à elle « les mauvaises 18 Introduction Actions pour les blamer et pour les faire haïr » (5). Il s’agit soit de vanter les mérites d’un modèle à suivre, soit de dénoncer les dangers d’un anti-modèle pour en éviter la reproduction en générant un effet dissuasif. Qu’ils soient de bonne foi ou non, une multitude de romanciers de la période d’Ancien Régime allèguent dans le paratexte de leurs œuvres qu’ils s’inscrivent dans l’une ou l’autre des deux orientations du discours démonstratif, voire dans les deux à la fois. L’évêque Camus, praticien chevronné de la persuasion par l’exemple et pionnier des formes romanesques édifiantes, fait allégeance au genre démonstratif en déclarant dans la préface des Evénements singuliers que son but est « de retirer du mal, et d’exciter au bien, de donner une sainte horreur des actions mauvaises, et un juste desir des bonnes » (71). D’autre part, le discours démonstratif et l’exemplarité peuvent d’autant mieux servir les intérêts de l’orateur ou de l’écrivain qui s’avise d’en faire usage, qu’il est possible de les employer pour prédire l’avenir ou pour prévenir d’éventuelles conséquences en tirant argument du passé et du présent. Ainsi, l’exemple peut être utilisé pour convaincre un auditoire de ce qui risque fort de se passer à l’avenir, comme le schématise Marmontel dans l’article « exemple » de son dictionnaire : « Argument propre à la Rhétorique, par lequel on montre qu’une chose arrivera ou se fera de telle manière, en apportant pour preuve un ou plusieurs événements semblables arrivés en pareille occasion » (tome III, 297). L’exemple sert donc aussi à convaincre de la marche à suivre dans une situation donnée ou face à un problème quelconque, que le destinataire a toutes les chances de rencontrer à l’avenir. Dans ce cas de figure, en soumettant l’expérience d’autrui à la réflexion du destinataire, l’exemple fonctionne comme un vécu de substitution. Conformément aux modalités rhétoriques du discours démonstratif, le destinataire est invité à fixer l’exemple dans sa mémoire, à adopter cette expérience comme la sienne propre et à faire appel à ce vécu de substitution et à ce savoir en temps voulu, lorsqu’il sera lui aussi placé dans une situation aux circonstances similaires, et qu’il lui sera utile de l’analyser à cette lumière, et de tirer d’avance les conclusions qui s’imposent. En ce sens, l’exemple fait office de fenêtre ouverte sur l’avenir, en ce qu’il permet de formuler une hypothèse motivée sur ce qui risque d’arriver. Le destinataire est appelé à se projeter dans cet avenir, et si un jour il se trouve confronté à une situation semblable, il est appelé à agir en conséquence. Pour achever ce tour d’horizon de l’exemple, il est capital de préciser qu’en employant cette forme d’argumentation, un orateur ou un auteur inculque moins ses préceptes qu’il ne cherche à mettre en route le destinataire dans une direction donnée. Il n’est pas question de contraindre, mais d’inciter « insensiblement », adverbe qui ne cesse de revenir dans les déclarations d’intention des rhétoriciens qui prônent l’exemple, comme dans celles des romanciers qui en font usage. L’exemple ne constitue pas une loi, il oriente 19 Physionomie de l’exemple dans une direction, reflétant en cela l’étymologie du terme « induction », inductio en latin, signifiant « action d’emmener ». Comme le stipule Mme de Villedieu dans Le Portrait des faiblesses humaines, proposer un exemple équivaut à « tracer un chemin » (Œuvres Complètes, tome I, 82). Il s’agit donc moins de dicter une conduite ou d’inciter à la reproduction mimétique d’un modèle, que d’orienter les choix futurs des destinataires en indiquant un chemin applicable à la situation de chacun, ou en les mettant sur une voie après avoir tiré argument des faits exemplaires qu’on leur a présentés. Selon Marmontel, l’exemple s’adresse à la raison pour diriger le destinataire par le biais de son imagination : Quelque bien adapté que soit l’exemple à la moralité, l’exemple est un fait particulier, la moralité une maxime générale ; et l’on sait que du particulier au général, il n’y a rien à conclure. Il faut donc que la moralité soit une vérité connue par elle-même, et à laquelle on n’ait besoin que de réfléchir pour en être persuadé. L’exemple contenu dans la fable en est l’indication, et non la preuve : son but est d’avertir, et non de convaincre ; de diriger l’attention, et non d’entraîner le consentement ; de rendre enfin sensible à l’imagination ce qui est évident à la raison (Poétique 479). L’exemplarité n’ambitionnant pas l’imitation intégrale du modèle, ce qui serait tout à fait illusoire, elle peut s’offrir le luxe de s’appuyer sur un parangon, c’est-à-dire un modèle ultime et inimitable, qui se contente d’indiquer, avec grandeur, sublime et d’un point de vue éthique irréprochable, une direction à suivre. En dehors des avantages que l’on peut tirer de la nature inductive de l’exemple, les chantres de l’exemplarité, qu’ils fassent allégeance à la rhétorique, à la prédication ou au roman, sont avares de commentaires sur le fonctionnement mécanique de l’exemple. Ils se contentent de présenter son efficacité comme un postulat, une caractéristique inhérente à cette forme d’argumentation. Ils préfèrent se concentrer sur les désavantages qu’il permet d’éviter, ainsi que sur les raisons d’ordre rhétorique qui favorisent sa réception. Rare exception, Marmontel évoque « l’impression » que produit l’exemple d’autrui dans le cadre de la fiction romanesque : en cessant de craindre pour le personnage fictif que je viens de voir en danger, je ne cesse pas de craindre pour moi-même. Je ne vois plus ses périls, mais je sens les miens ; et ma réflexion rejettant ce que le spectacle a eu de trompeur, recueille et conserve avec soin ce qu’il a eu de réel et d’utile. Il en est de la peinture du crime et de la vertu comme de celle des passions : le sentiment qu’elle excite en nous, quoique né dans l’illusion, ne s’efface pas avec elle (Poétique 134). L’exemple et l’expérience des personnages de romans constituent un savoir que le lecteur acquiert et qu’il pourra appliquer, en temps voulu, aux cir- 20 Introduction constances de sa propre vie, à condition que les exemples ne soient pas trop éloignés de sa réalité, comme le précise le critique et théoricien du roman Du Plaisir : « parce que tout ce qui nous est propre nous est précieux, on ne peut douter que les incidents ne nous attachent d’autant plus qu’ils ont quelque rapport avec nous » (50) 12 . 4 L’analyse rhétorique Il est indéniable que lorsqu’un romancier emploie la rhétorique, c’est dans le contexte d’une stratégie délibérée, servant une finalité, un objectif spécifique de persuasion ou, le cas échéant, de subversion 13 . La tentative de persuasion offre un axe de réflexion reposant sur l’analyse rhétorique, qui s’applique à « mettre à nu une structure préalable, la structure du texte narratif telle qu’elle a été déterminée par son auteur », comme l’explique Aron Kibédi- Varga (Texte 381). L’analyse rhétorique permet de montrer comment un texte ou, plus précisément, un discours à l’intérieur d’un texte, fonctionne pour persuader, mais aussi pour plaire, émouvoir, et instruire, quatre des tâches les plus essentielles assignées à la rhétorique, et pour chacune desquelles les théoriciens de cette discipline ont établi des protocoles précis que le critique doit identifier dans les textes ainsi analysés. Or persuader, plaire, émouvoir, et instruire constituant également des éléments-clés de la poétique du roman d’Ancien Régime, appliquer l’analyse rhétorique à l’interprétation des exemples que l’on trouve dans ces textes s’avère d’autant plus approprié. Cette opération permettra d’étudier l’exemple en tant qu’« instrument d’une action sur le lecteur », pour reprendre l’expression de Vincent Jouve (218). Nous partirons du principe qu’une partie considérable des romans écrits au XVII e siècle, et dans une moindre mesure au XVIII e siècle, ont été produits, entre autres choses, pour communiquer une morale et pour la persuader aux lecteurs. Ce principe est aisément applicable au roman classique, et comme le précise Georges Forestier, l’interprétation des textes classiques par l’analyse rhétorique « présente l’avantage d’être la moins subjective possible » parce 12 L’exemplarité comprend aussi l’auto-référentialité, démarche par laquelle un auteur propose son propre exemple comme étant digne d’imitation ou porteur d’instruction, comme le font Descartes dans Le Discours de la méthode ; Mme de Villedieu dans les Désordres de l’amour ; ou encore Rousseau dans Emile : « Lecteurs, pardonnez-moi de tirer quelquefois mes exemples de moi-même » (142). 13 Si la présence de l’exemple révèle l’existence d’un projet prémédité, celui-ci consiste parfois à subvertir la rhétorique et la morale traditionnelle. C’est le cas par exemple des Lettres de la marquise de Crébillon fils, ou de l’œuvre de Sade, comme le montrent les travaux de Jean-Marc Kehrès (Sade et la rhétorique de l’exemplarité). 21 L’analyse rhétorique qu’elle tient compte « des modalités d’écriture qui sont à la base de ce texte » (Introduction 38). Aron Kibédi-Varga parvient au même constat lorsqu’il affirme que « Pour l’étude formelle de la littérature classique, la connaissance de la rhétorique est indispensable. […] Et si l’on considère les œuvres, on constate que les règles de la rhétorique expliquent et éclairent leur structure » (Rhétorique 131). Quoique le roman soit le genre le moins rhétorique de la littérature classique, cette discipline n’en constitue pas moins un de ses éléments capitaux, comme le prouve la forte présence de l’exemple dans les textes romanesques. Aron Kibédi-Varga observe d’ailleurs à propos de la rhétorique et du roman que « Les rapports entre la rhétorique et ces genres « mineurs » de l’époque classique sont encore à étudier, c’est un champ immense » (Rhétorique 125). Voilà précisément une des tâches auxquelles la présente étude propose de s’atteler. Pour ce qui est du XVIII e siècle, l’analyse rhétorique doit être parcimonieuse, et ne saurait s’appliquer qu’aux romans dans lesquels il est possible d’identifier le déploiement de la rhétorique, et de l’exemple en particulier. Bien que les visées moralisatrices et édifiantes s’estompent au siècle des Lumières, cette évolution ne sonne pas pour autant le glas de la présence de l’exemplarité rhétorique dans le roman. Tant que les romanciers cherchent à diffuser une morale quelconque, l’exemple demeure une forme d’argumentation prisée, et continue de jouer un rôle crucial dans la poétique du roman au XVIII e siècle. Bien que la morale traditionnelle trouve moins d’écho à cette période, nombre de romanciers ambitionnent de convaincre les lecteurs, de les porter à souscrire à tel ou tel message, ou de les endoctriner, comme c’est le cas de Jean-Jacques Rousseau avec Julie ou la nouvelle Héloïse. Mettre en lumière les objectifs didactiques et les stratégies rhétoriques mises en œuvre par les romanciers par le biais de l’exemple n’est pas sans controverse, dans la mesure où cette analyse appelle à mettre en lumière une partie des intentions de l’auteur, comme le stipule Aron Kibédi-Varga, qui indique que la rhétorique veut reconstituer « l’intentionnalité » de l’auteur, ce qu’il nomme aussi « le pourquoi d’un texte » (La Rhétorique 28). En tant que théorie de la production des discours et technique de la parole persuasive, la rhétorique se pose comme l’art de la composition, de l’argumentation, et de l’ornementation des discours. Jeter une lumière rhétorique sur la présence avérée de l’exemplarité dans un roman permet d’émettre une hypothèse motivée sur l’objet de l’argumentation de ce texte. Il s’agit de faire transparaître le message didactique dont l’exemple est le vecteur. L’exemple doit être traité comme une vitrine potentielle de ce qu’un romancier cherche à communiquer à ses lecteurs. On pourrait rétorquer qu’il n’est guère possible de démontrer de manière catégorique quels sont les effets qu’un auteur cherche à produire sur ses lec- 22 Introduction teurs, et encore moins si ces effets ont porté leurs fruits 14 . Il convient ici de préciser que la présente étude n’aspire pas à étudier la réception de l’exemplarité, mais à évaluer la substance que recèle l’exemple et la manière subtile, rusée, enjôleuse dont elle est présentée au lecteur pour le convaincre ou l’instruire. Alors que la performance du texte serait difficilement vérifiable, la nomenclature de l’effet visant à rendre le texte performant par l’exemple constituera notre objectif premier. C’est ce que l’on pourrait nommer, en d’autres termes, la réception idéale d’un pan crucial du texte 15 . Cette opération permettra d’envisager l’effet théorique de l’exemple, c’est-à-dire son effet escompté, espéré. 14 On pourrait également objecter qu’il se peut qu’un personnage exemplaire échappe au contrôle de son auteur. Dans un tel cas de figure, la rhétorique apparaît toujours comme un carcan dont la présence est révélatrice d’un projet initial, même si cette stratégie était compromise. 15 La critique a établi la nécessité d’analyser la rhétorique mise au service de la performance du texte conjointement à la théorie de sa réception. Georges Forestier considère que la rhétorique « est avant tout une théorie de la réception des discours » (Introduction 19). Camille Esmein constate que « la question de la réception est centrale à partir de 1660 et pourrait permettre d’interpréter les mutations formelles qui ont fait parler d’un tournant à cette date » (L’Essor 437). Aron Kibédi-Varga apparente même l’analyse rhétorique à l’herméneutique lorsqu’il soutient que la rhétorique « a franchi une frontière » pour venir se situer autant dans l’étude de la réception que de la production des œuvres littéraires et donc concurrencer ou s’appuyer sur l’herméneutique (La Rhétorique 22). Chapitre I L’exemple, un discours qui ne dit pas son nom « Il faut un très-grand art dans toutes ces imaginations d’invention, et même dans les romans » Voltaire, article imagination, Encyclopédie. 1 « Rien ne persuade plus efficacement les hommes que l’exemple » 1.1 Apologies de l’exemple dans les écrits des romanciers Comme en attestent les louanges qu’émettent au sujet de l’exemple les théoriciens du roman et les praticiens du genre, cette forme d’argumentation bénéficie d’une aura de respect des plus enviables, en ce qu’elle contribue dans une large mesure à la virtuosité narrative des romanciers qui se donnent les moyens rhétoriques et didactiques de persuader et d’instruire. Les quelques échantillons suivants, choisis pour leur valeur représentative, témoignent de l’empire rhétorique que l’on prête à l’exemple et de l’estime dont il jouit aux XVII e et XVIII e siècles. L’évêque Camus, auteur d’un nombre prodigieux de nouvelles et de romans édifiants publiés dans la première moitié du XVII e siècle, revendique l’emploi de l’exemple dans la plupart de ses œuvres. Des élogieux commentaires dont le prélat comble l’exemple tout au long de sa prolifique carrière de romancier, c’est peut-être dans la préface de L’Amphithéatre qu’il en souligne la force de persuasion avec le plus d’emphase : « il n’y a point de doute que l’exemple soit leu, soit representé, a un grand ascendant de persuasion sur les esprits » (2) 16 . Dans la préface de ses Histoires mémorables et tragiques, Rosset soutient que l’exemple exerce une influence incontestable sur les lecteurs : « la même loi qui leur défend de sortir hors des bornes de la raison, les oblige à s’instruire par l’exemple d’autrui » (35). Dans la préface de Rosane, Desmarets de Saint-Sorlin loue l’exemple avec exaltation : 16 De même, Camus vante avec chaleur la valeur rhétorique des exemples qu’il propose dans les Evénements singuliers : « tu y verras des beautez naïves et sans art, je 24 L’exemple, un discours qui ne ne dit pas son nom les hommes chérissent et admirent les exemples parfaits qu’on leur propose, et se portent avec ardeur à les imiter. […] Sur ces modelles un naturel facile qui n’a besoin que de bons exemples, s’instruit pour acquerir les perfections qui luy manquent et pour fuir les vices ausquels il pourroit tomber (12-14). Les théoriciens et critiques du roman s’avèrent tout aussi épris d’exemplarité que les romanciers. Selon l’abbé Morvan de Bellegarde, auteur des Lettres curieuses de littérature et de morale, on rencontre dans les romans « de très beaux sentiments de morale, et des maximes d’une haute vertu, soutenues par des exemples, qui ne manquent jamais de faire quelque impression sur l’esprit des lecteurs » (212). Fervent partisan de l’exemplarité et du roman, Morvan de Bellegarde fait déclarer au personnage raisonneur de Sur la lecture des romans, œuvre critique écrite sous forme de dialogue, que l’exemple n’est pas étranger à l’attrait que le roman exerce sur le public : « Il me semble, continua Timante, que les exemples des belles actions que l’on voit dans les romans nous affectionnent à cette lecture » (240). Dans son Traité du poème épique, le père Le Bossu rend compte de l’efficacité de l’exemple en lui prêtant l’autorité d’une preuve démontrée : « l’imitation est une instruction qui se fait par les exemples ; et les exemples sont d’autant plus propres pour persuader qu’ils prouvent que la chose est possible » (9). Malgré les différences fondamentales qui séparent le roman du Grand Siècle de celui du siècle des Lumières, aussi bien au niveau esthétique, stylistique, que didactique, l’exemple ne continue pas moins d’être associé à ce genre et encensé. Dans son Essai sur les romans, Marmontel loue les vertus de « la fiction romanesque employée avec choix, maniée avec art, réduite à des exemples qui pouvaient servir de leçons » (292). L’abbé Jacquin souligne le pouvoir des exemples que l’on trouve dans les ouvrages romanesques dans son Entretiens sur les romans : « L’exemple a tant de pouvoir sur nous, qu’on se modèle insensiblement sur ceux avec qui l’on est plus étroitement lié […], les bons Livres et les personnes sensées portent à la vertu : les mauvais Livres et les libertins conduisent au vice » (104). Perpétuant une tradition immémoriale, nombreux sont les romanciers du XVIII e siècle qui continuent à élaborer des stratégies didactiques et rhéveux dire des exemples qui empruntent toute leur grâce et leur valeur de la force et de la verité qui les soustient » (71). Dans les Leçons exemplaires, Camus clame haut et fort l’exemplarité des histoires qui composent cet ouvrage : « Vous y verrez des bons et des mauvais Exemples, et de tous vous en tirerez les utilitez que je remarque à la fin de chacun. […] ces Leçons Exemplaires […] auront un effet d’autant plus puissant, qu’elles font voir de plus pres ce qu’il faut fuir, et ce qu’il faut faire » (page non numérotée). 25 « Rien ne persuade plus efficacement les hommes que l’exemple » toriques reposant sur l’exemplarité afin de promouvoir leurs idées 17 . C’est notamment le cas de Mme de Staël avec Delphine, comme elle l’expose dans le paratexte : « Mais la moralité de ce roman ne se borne point à l’exemple de Delphine : j’ai voulu montrer aussi ce qui est condamnable dans la rigueur que la société exerce contre elle » (870). Mme de Genlis déclare au sujet de son héroïne dans Adèle et Théodore que « Cet exemple de toutes les vertus, audessus peut-être de tout ce qu’on a jamais vu de digne d’être admiré, subsiste encore et dure depuis dix ans » (518). A l’aide d’exemples savamment agencés, les romanciers cherchent à agir sur l’esprit des lecteurs pour les gagner à une opinion, pour leur faire éprouver une émotion porteuse d’instruction, ou pour susciter une volonté d’imitation ou de dissuasion. La vigueur didactique pour laquelle cet instrument de persuasion est loué continue de lui assurer un grand prestige jusqu’à la fin de ce siècle. 1.2 Eloges de l’exemple dans les dictionnaires, en rhétorique et en prédication Les romanciers et les théoriciens du roman sont loin d’être les seuls érudits à célébrer les mérites de l’exemple. Une quantité frappante de rhétoriciens, de prédicateurs, d’auteurs de dictionnaires, de moralistes et de doctes en tout genre encense cette forme d’argumentation tout au long des XVII e et XVIII e siècles. Ce qui ressort de la multitude de ces témoignages, c’est que l’exemple est prisé parce qu’il facilite les projets de persuasion et d’instruction. Ce postulat demeure constant dans les définitions des dictionnaires, ainsi que dans les textes théoriques traitant de rhétorique, d’éloquence et de prédication. Un examen du dynamisme rhétorique et didactique que tant d’auteurs de genres aussi divers confèrent à l’exemple permet d’effectuer un état des lieux des qualités qui motivent la présence prononcée de cette forme d’argumentation dans le roman. Les auteurs de dictionnaires de ces deux siècles ne manquent pas de louer les mérites de l’exemple dans leurs définitions. L’article « exemple » du Dictionnaire Universel de Furetière reflète l’estime dont jouit cette forme d’argumentation : « Quand on veut instruire par des paroles, le chemin est long, il est bien plus court par des exemples ». Au XVIII e siècle, Bailly allègue dans l’article « exemple » de son Dictionnaire poétique d’éducation que « De tous les séducteurs l’exemple est le plus fort » (522). Jaucourt prête à l’exemple un pouvoir similaire dans l’article qu’il lui consacre dans L’Encyclopédie : « Bien des gens regar- 17 Dans Le Dilemme du roman, Georges May observe de même que les romanciers du XVIII e siècle chérissent « la valeur didactique incomparable de l’exemple concret » (116). 26 L’exemple, un discours qui ne ne dit pas son nom dent comme un instinct de la seule nature, ou comme l’effet de la constitution des organes, la force des exemples, et le penchant de l’homme à imiter ». Si l’on en croit Marmontel et son dictionnaire, l’exemple est un véritable superlatif de persuasion : « C’est au fond une manière de prouver par induction, la plus propre de toutes à persuader » (article exemple, tome III, 295). Compte tenu de l’appartenance ancestrale de l’exemple à la rhétorique, il n’est pas surprenant que cette forme d’argumentation occupe une place appréciable dans les définitions que proposent les dictionnaires pour le verbe « persuader ». La première édition du Dictionnaire de l’Académie illustre sa définition de ce verbe par le précepte suivant : « Rien ne persuade plus efficacement les hommes que l’exemple ». De même, on trouve dans l’article « persuader » du dictionnaire de Furetière : « Obliger quelqu’un à croire quelque chose. Cette raison, cet exemple me persuadent ». Outre les louanges des dictionnaires, les rhétoriciens des XVII e et XVIII e siècles expriment une opinion des plus enthousiastes pour l’exemple qui ne se démentit pas tout au long de cette période. Cette estime s’avère d’autant plus éclairante qu’elle établit un parallèle entre la discipline de la rhétorique et le roman, que la présente étude ne cessera de confirmer au cours de ses analyses. Les doctes en rhétorique et en éloquence ne tarissent pas d’éloge à l’égard de l’exemple, comme le démontrent les quelques citations suivantes, sélectionnées parmi la profusion des occurrences pour la vigueur de leur éloge. Pour ce qui est du Grand Siècle, Richesource souligne avec ardeur le rôle crucial que joue l’exemple en éloquence dans Le Masque des orateurs : « Enfin les Exemples ou les Histoires […] faisant la fecondité de l’Eloquence, donnent le dernier embompoint au Discours, et toute la force dont il est capable » (31). Salabert affirme de même que « L’exemple a souvent un grand pouvoir, et une merveilleuse efficace à persuader » (308). Pour le père Richeome, l’exemple est une « façon d’enseigner claire et pregnante » (219). Selon Colletet, il est d’autant plus efficace que l’imitation est source de plaisir : « toutes les choses créées prenent plaisir d’agir par exemple, et par imitation » (11). L’engouement qu’expriment les rhétoriciens du XVII e siècle pour l’exemple se poursuit au siècle suivant. Selon l’abbé Fleury, l’exemple est un gage d’éloquence : « En fait d’Eloquence il faut des exemples » (cité par Gibert, Jugemens des savans 224). Professeur de rhétorique fort estimé du collège de Beauvais, Crevier salue avec emphase le pouvoir de persuasion de l’exemple et le rôle qu’il joue en éloquence dans sa Rhétorique française : Les exemples ont une très grande vertu pour persuader. Les hommes naissent avec le penchant à imiter […]. On fait volontiers ce que l’on voit faire ou ce que l’on sait avoir été fait : et au contraire ce qui est nouveau et inouï n’obtient crédit et faveur auprès des esprits raisonnables qu’avec très grande peine. Les exemples peuvent donc beaucoup en Eloquence (87). 27 « Rien ne persuade plus efficacement les hommes que l’exemple » Toujours selon Crevier, on ne saurait trouver d’arguments plus convaincants que les exemples : « Voilà les plus puissans motifs qui puissent influer sur la détermination pour ou contre le projet proposé » (92) 18 . Tout au long des XVII e et XVIII e siècles, romanciers et rhétoriciens partagent le même enthousiasme pour l’exemple et parlent d’une seule et même voix de sa force de persuasion. En plus de mettre en relief le prix qu’on attribue à cette forme d’argumentation, ce point commun semble indiquer que les romanciers et les théoriciens de ce genre assoient une partie considérable de la poétique du roman, qui se trouve alors dans un état de constante élaboration, sur des fondations rhétoriques. Outre la comparaison que l’on peut effectuer entre les romanciers et les rhétoriciens, les sentiments favorables que les prédicateurs expriment envers l’exemple offrent un troisième axe de réflexion. Un examen des manuels et traités de prédication révèle en effet que les doctes en la matière partagent la même considération pour l’exemple, aussi bien au Grand Siècle qu’au siècle des Lumières. Expérience à l’appui, Albert de Paris explique dans La Veritable manière de prêcher que l’exemple captive l’auditeur : « l’expérience fait voir que les exemples ont un pouvoir surprenant, et contribuent en plusieurs manieres à l’artifice de l’orateur ; car on a pour les affaires d’autruy une certaine curiosité naturelle, qui réveille l’attention » (162). Le prédicateur précise que l’inhérente empathie de l’être humain pour ses semblables assure à l’exemple son efficacité : « naturellement émû des aventures du prochain », l’auditeur « entre facilement dans ses interests » (163). Dans La Science de la chaire évangélique, l’abbé de Mongelet souligne que l’exemple a l’avantage d’allier force de persuasion et agrément : « entre tous les raisonnemens il n’y en a point […] qui aient plus de force et d’agréement que les exemples » (134). Au XVIII e siècle, l’abbé Dinouart déclare dans La Rhétorique du prédicateur que « L’exemple a plus de force pour persuader que la parole. La vérité de cette maxime se fait connoître dans les discours publiques » (113). Le docte ajoute par ailleurs que « Les exemples font beaucoup d’impression sur l’esprit des Auditeurs » (304). Pour Papon et L’Art du poète et de l’orateur, édification rime avec exemplarité en matière de prédication : « Le Prédicateur cite ordinairement des exemples pour les mettre en opposition avec ce qui se passe de nos jours, et pour nous faire mieux connoître la corruption de nos mœurs par ce contraste » (108). 18 Citons encore Papon, qui soutient que « Les Orateurs font un usage très fréquent de l’exemple » (107) ; et l’auteur anonyme du Manuel des rhétoriciens, qui assure ses lecteurs que « L’exemple est une exposition claire, nete, précise […] apte à persuader les auditeurs » (34). 28 L’exemple, un discours qui ne ne dit pas son nom La prédication visant à instruire, convaincre, et endoctriner le public, l’église chrétienne n’avait pas attendu la Renaissance et les Humanistes pour redécouvrir les enseignements des Anciens en matière de persuasion. La prédication s’est avidement nourrie de la rhétorique pour concevoir d’énergiques sermons dès la période médiévale. Il n’est donc pas surprenant que les prédicateurs corroborent ce qu’émettent les rhétoriciens à propos de l’exemple. En revanche, leurs avis sont d’autant plus précieux que les prédicateurs, à la manière des romanciers, emploient l’exemple dans le cadre d’histoires et de récits paraboliques, dont ils illustrent leurs sermons. Plus formelle et doctrinale que le pays de Romancie, et ayant mis en pratique l’exemplarité depuis des temps immémoriaux, la prédication se trouve en quelque sorte à mi-chemin entre la rhétorique et le roman. A ce titre, le savoir et les préceptes des prédicateurs procurent des informations qu’il est fort éclairant de comparer aux principes émis par les théoriciens du roman. Plus généralement, ce que prouvent l’ensemble des diverses références mentionnées précédemment, c’est que rhétoriciens, prédicateurs et romanciers n’ont pas de mots assez forts pour exprimer les mérites qu’ils attribuent à l’exemple. Le fait que les auteurs de ces trois genres tiennent le même discours n’est pas anodin. Ce point commun fait de l’exemple un lieu de croisement qui révèle une affinité prononcée du roman pour la prédication, et surtout, pour la rhétorique. Une telle affinité soulève des questions fondamentales en ce qui concerne la poétique du roman pour la période d’Ancien Régime. D’une part, elle prête à penser que la prédication et le roman partagent des méthodes et des objectifs communs. D’autre part, elle laisse augurer l’existence de liens théoriques profonds entre le roman et la rhétorique, dont la présence se fait sentir dans ce genre aussi bien au XVII e siècle qu’au XVIII e siècle. Ainsi, ce n’est pas un hasard si l’abbé Morvan de Bellegarde signale que « toutes les figures de rhétorique sont mises en œuvre » dans les romans (Sur la lecture 253). Le rôle que joue l’exemple en rhétorique et en prédication contribue à mettre en lumière la fonction qu’occupe cette forme d’argumentation dans le roman, et l’influence qu’exercent ces disciplines sur la poétique de ce genre pour la période d’Ancien Régime. Le roman apparaît ainsi comme un lieu de prédication laïque fortement influencé par la rhétorique. 1.3 Synergie de l’exemplarité et de l’édification L’exemple se distingue dans les discours théoriques des deux siècles en qualité d’allié incontournable de l’éthique, de la vertu, et des tentatives d’édification morale. Dans ses Dialogues sur l’éloquence, Fénelon confère à l’exemple un rôle des plus flatteurs dans ce domaine : « Les peintures morales n’ont 29 « Rien ne persuade plus efficacement les hommes que l’exemple » point d’autorité pour convertir, quand elles ne sont soutenues ni de principes, ni de bons exemples » (22). Dans le même ordre d’idées, le Dictionnaire de l’Académie définit l’exemple comme : « Ce qui est digne d’être proposé pour l’imiter ou pour le fuir. Exemple de vertu » (article exemple). L’abbé Morvan de Bellegarde souligne dans ses Maximes que « Les Exemples ont je ne sçai quoy de touchant et de persuasif, pour porter les hommes à la vertu, et pour les détourner du vice » (page non numérotée). Au siècle suivant, Féraud souligne la valeur morale de l’exemple dans la définition qu’il en propose : « Prêcher d’exemples. Se régler sur l’exemple ou prendre exemple sur quelqu’un » (article exemple). L’article « poésie » de L’Encyclopédie stipule que « l’admiration des grands exemples […] laissent dans le cœur l’aiguillon de la vertu » (auteur inconnu). Professeur de rhétorique et d’éloquence, Rollin exprime une idée similaire dans son traité de pédagogie : « Il est encore une autre voie plus courte et plus sûre pour conduire les jeunes gens à la vertu ; c’est celle de l’exemple » (Tome II, 585). Citons encore Panckoucke qui indique dans Les Etudes convenables aux demoiselles qu’« Un bon exemple est le germe de mille bonnes actions » (436). Le pacte rhétorique liant la morale à l’exemple trouve une illustration encore plus révélatrice dans les définitions du verbe « édifier ». Ces définitions mettent en relief la pertinence rhétorique et morale de l’exemple, et démontrent la pérennité de l’alliance, héritée de l’exemplum médiéval, qui ne cesse de lier l’exemplarité à l’édification aux XVII e et XVIII e siècles. D’après les dictionnaires, l’édification est indissociable de l’exemplarité. Pour le Dictionnaire de l’Académie, « édifier » signifie « Porter à la piété, à la vertu, par l’exemple, ou par le discours ». De même, l’exemple est partie prenante de la définition que procure Furetière pour ce verbe : « Se dit aussi figurément en Morale, et signifie porter à la piété par les bons discours, par les bons exemples ». Richelet base le fondement de sa définition sur le modèle exemplaire : « Instruire par de bons exemples, et par une conduite sage et réglée ». Au XVIII e siècle, Féraud se contente de paraphraser l’Académie française : « porter à la piété, à la vertu, ou par l’exemple, ou par le discours ». Non seulement l’exemple jouit d’une estime remarquable en matière de persuasion, comme en témoignent les romanciers, les auteurs de dictionnaires, les rhétoriciens et les prédicateurs, mais on lui prête en outre une efficacité indubitable en matière de morale. Toutefois, l’analyse des louanges dont on flatte l’exemple ne serait pas exhaustive sans examiner l’élément que l’on désigne si souvent aux XVII e et XVIII e siècles comme son antithèse rhétorique, une sorte de frère ennemi : le précepte. Parce que l’exemple est perpétuellement défini par rapport à cette autre forme d’argumentation, l’examen des jugements portés sur le précepte permet de saisir toutes les nuances de la persuasion et de l’instruction par l’exemple. 30 L’exemple, un discours qui ne ne dit pas son nom 2 Un chemin plus court que le précepte 2.1 Unanimes réquisitoires contre le précepte Parallèlement à toutes les vertus que l’on confère à l’exemple, les sentiments de défiance exprimés à l’égard des préceptes viennent renforcer le statut privilégié dont jouit cette forme d’argumentation. Romanciers, rhétoriciens, prédicateurs et autres écrivains invalident unanimement les préceptes, et ne cessent de mettre en évidence l’impotence didactique de toute formule théorique exprimant un enseignement, une règle ou un commandement 19 . S’ils ne font guère plus que reprendre les diatribes que les grands maîtres de la rhétorique gréco-romaine avaient émises à ce sujet, le contexte culturel et littéraire de la France d’Ancien Régime s’y prête à merveille. Avec l’avènement du classicisme français, les modèles antiques que la Renaissance avait mis sur un piédestal continuent à être vénérés, et ce jusqu’à la fin du XVIII e siècle. En outre, la littérature sort graduellement des groupes restreints au sein desquels elle était produite jusqu’alors pour être diffusée à un nombre toujours croissant de lecteurs, et ce mouvement ne fait que s’amplifier au XVIII e siècle. Or, préoccupés par une méfiance du public décrite comme viscérale vis-à-vis des préceptes, romanciers et théoriciens de ce genre doutent de la capacité de cette forme d’argumentation à toucher les lecteurs. Symptomatiques de ce phénomène, les violences que subit dans leurs écrits le terme « précepte » (ainsi que ses synonymes : raisonnement ; sentence ; raison ; démonstration ; règle ; vérité) incarnent la suspicion alléguée du public à l’égard de l’autoritarisme des enseignements formels 20 . Les romanciers s’adressant au lectorat le plus large et le plus varié qui soit en termes de niveaux d’éducation, il n’est pas étonnant que les réquisitoires contre les préceptes soient singulièrement virulents dans les textes des théoriciens du roman 21 . Dans le Traité du poème épique, le père Le Bossu préconise l’absence de préceptes et de sentences, qui selon lui trahissent « un sérieux qui appartient moins à la majesté du Poème, qu’à l’étude des Savans, et à la 19 A l’exception, bien sûr, de l’effet que peuvent avoir les préceptes auprès du public minoritaire que constituent les lettrés et autres érudits. 20 Les définitions du terme « précepte » ne manquent pas de faire référence à son caractère autoritaire. Celle qu’en propose Jaucourt dans L’Encyclopédie en est une excellente illustration : « Le précepte indique plus précisément l’empire sur les consciences ; il désigne quelque chose de moral qu’on est obligé de suivre ». Jaucourt précise en outre que le précepte relève « du style doctrinal ». 21 Ces réquisitoires n’empêchent pas que l’on trouve des préceptes écrits en toutes lettres dans les romans, bien qu’ils soient en général exprimés sous la forme moins visible de la maxime. 31 Un chemin plus court que le précepte gravité des Dogmatiques » (214). Du Plaisir invalide l’efficacité des préceptes lorsqu’il déclare dans son traité sur le roman que si les nouvelles « contiennent une instruction générale, c’est par les peintures qu’elles la donnent, et non pas par les méditations ou par les préceptes » (62). Dans la préface de Rosane, Desmarets de Saint-Sorlin met en doute la capacité des discours dogmatiques à instruire et influencer le plus grand nombre, lorsqu’il écrit au sujet de « notre esprit » que « si on luy presente les preceptes tout nuds, et avec leur seule austérité, il les rejette et les mesprise » (5). Furetière exprime la même idée dans la préface du Roman bourgeois : « On sçait combien la morale dogmatique est infructueuse ; on a beau prescher les bonnes maximes, on les suit avec encore plus de peine qu’on ne les écoute » (17). Fénelon, à la fois docte en rhétorique et romancier estimé pour son Télémaque, stipule dans sa Lettre à l’académie qu’« il y a peu d’hommes assez raisonnable pour goûter une vérité qui est sèche et nue dans un discours » (19) 22 . Au siècle suivant, La Richarderie, principal rédacteur du Journal général de la littérature de France, professe dans sa Lettre sur les romans que les préceptes n’ont pas leur place dans ce genre : « la sécheresse des préceptes les rend dégoûtans » (28). Autre critique littéraire et fervent défenseur du roman, Lenglet-Dufresnoy prône l’absence de toute intervention doctrinaire dans les romans, qu’il juge contre-productive : « Répandre des mœurs dans un Roman, c’est y donner des idées favorables de la chasteté et de la pudeur : non pas par des discours dogmatiques sur ces Vertus, ce serait le moyen de n’y pas réussir » (De l’usage des romans 64). Rousseau dénonce l’impuissance des discours dogmatiques en matière de morale en affirmant dans Emile que les préceptes ne sont que de « fades leçons », et que ces enseignements doctrinaires n’engendrent « qu’aversion, dégoût, ennui » (391). Ce que les romanciers se passent de préciser, bien sûr, c’est que les préceptes posent un épineux problème esthétique dans un genre qui est plébiscité par le public pour sa capacité à délasser, divertir, et amuser. Si le romancier veut instruire, ses préceptes doivent donc emprunter une plastique adéquate. Tout comme les romanciers, les doctes en rhétorique et en prédication des deux siècles n’ont pas de mots assez forts pour vilipender les préceptes. Au XVII e siècle, Albert de Paris invoque l’ennui que génèrent les préceptes 22 Quoique l’exemplarité et la rhétorique soient ostensiblement déployées dans Télémaque, cette œuvre ne figurera pas dans nos analyses, ce travail ayant déjà été effectué. Christine Noille-Clauzade voit Télémaque comme le « croisement de deux formes socratiques à finalité rhétorique, le dialogue et la fable », et signale que la fable dépend de « la rhétorique de l’exemplum » (272). Voir aussi Emmanuel Bury : « La Paideia du Télémaque », ainsi que Volker Kapp : « Eloge et instruction dans le Télémaque ». 32 L’exemple, un discours qui ne ne dit pas son nom chez les auditeurs de sermon dans La Veritable manière de prêcher : « Il n’est rien de plus ennuyeux, que d’entendre un homme qui s’attache à des veritez générales » (46). L’abbé Fleury dénonce leur stérilité : « les préceptes tous seuls, donnés en général sont toûjours secs et stériles » (Traité 239). Vaumorière craint que leur nature coercitive ne provoque l’effet inverse de ce que l’on cherche à produire : « notre cœur qui aime naturellement la liberté, se révolte contre tout ce qui sent le commandement » (12). Comme l’illustre Villiers dans sa Lettre critique sur l’éloquence, il est même de bon ton de présenter ses excuses aux lecteurs lorsqu’on emploie des préceptes dans une œuvre théorique : « Je dis mes préceptes, car ce sont icy, après tout, des leçons que je vous donne. Pardonnez-moi ce terme ; si je vous donne des leçons, ce n’est pas en Pédagogue » (1). Ces mêmes critiques et reproches se maintiennent tout au long du XVIII e siècle. Dans la Rhétorique françoise, Crevier s’en prend à la difficulté que les préceptes peuvent poser au public : « Un raisonnement ne se saisit pas toujours dans le moment qu’il est présenté, et il demande souvent de l’attention et quelque effort de la part de ceux qui écoutent » (87) 23 . L’auteur anonyme des Sentimens nouveaux s’insurge contre cette conséquence potentielle : « Rien ne persuade moins en matière de morale, que les discours intitulés, Démonstration, ou qui portent d’abord à l’esprit une espèce de défi » (39). Gérard de Bénat fait la promotion de ses Fragmens choisis d’éloquence en se félicitant de l’absence de préceptes : « Ce qui doit le rendre agréable, c’est qu’il n’est point hérissé de ces préceptes et de ces tropes qui sentent la poussière de l’école » (XIX). Parallèlement à l’unanime apologie qu’ils font de l’exemple, rhétoriciens, prédicateurs, romanciers, et théoriciens du roman attaquent universellement le précepte. Cette similitude opère une nouvelle connexion entre roman, rhétorique et prédication qui en annonce une troisième : la mise en opposition systématique des exemples et des préceptes. 2.2 Suprématie de l’exemple sur le précepte L’antithèse opposant exemple et précepte semble être héritée de Sénèque, qui disait déjà : « les hommes s’en rapportent plus à leurs yeux qu’à leurs oreilles. Outre cela, longue est la voie des préceptes ; courte et infaillible celle des exemples » (17-18). Les doctes en rhétorique, éloquence et prédication, ainsi que les romanciers et les théoriciens du roman comparent invariablement la vitalité des exemples au caractère rébarbatif des préceptes, et ne cessent 23 Le rhétoricien indique en outre que le raisonnement « met en défiance » l’auditeur (88). 33 Un chemin plus court que le précepte de manifester la suprématie didactique qu’ils accordent aux premiers. Ce qu’il faut avant tout retenir de ce lieu commun, c’est que le précepte est censé nuire à la persuasion parce qu’il est perçu comme un joug, alors que l’exemple facilite l’adhésion parce qu’il s’appuie au contraire sur l’affect et sur le plaisir du destinataire. La référence aux doctes en prédication et en rhétorique montre qu’en termes de persuasion, l’exemple éclipse totalement le précepte. Au XVII e siècle, le prédicateur Mongelet appuie son opinion en la matière sur l’autorité de Saint-Augustin : « l’exemple, dit Saint-Augustin, prêche bien plus efficacement que les parolles » (20). Richesource allègue que « Les Exemples sont plus presens et plus agissans que les préceptes » (La Rhétorique 100). Buffier affirme que « les exemples convainquent plus que les raisons » (301). La Mothe Le Vayer met en relief l’affect afin de mieux souligner la supériorité de l’exemple : « Les exemples qui nous émeuvent davantage que les enseignemens, sont encore plus instructifs qu’eux ; et ainsi le chemin de l’imitation est bien plus court que celui des préceptes » (Considerations 170). En outre, là où le précepte est jugé impuissant en matière de morale, l’exemple est encensé pour son efficacité, comme le précise l’article « exemple » du dictionnaire de l’Académie française : « le chemin pour arriver à la vertu est plus court par les exemples que par les préceptes ». Louis de Grenade, éminent docte en rhétorique ecclésiastique, affirme de même dans La Rhétorique ou l’éloquence des prédicateurs que celui qui cherche le salut des âmes le fera « par les exemples de toutes sortes de vertus, plus que par les regles et les preceptes des Rheteurs » (33). Bary, le rhéteur des précieuses, évoque l’affect pour alléguer la supériorité de l’exemple en matière de morale : « Comme les exemples touchent plus que les préceptes, ils sont comme consacrés à la morale » (Nouveau 107). Les mêmes opinions se retrouvent parmi les doctes en rhétorique et prédication du XVIII e siècle. L’encyclopédiste Jaucourt exprime la supériorité didactique de l’exemple sur le précepte dans L’Encyclopédie : L’exemple est d’une grande efficacité, parce qu’il frappe plus promptement et plus vivement que toutes les raisons et les préceptes ; car la règle ne s’exprime qu’en termes vagues, au lieu que l’exemple fait naître des idées déterminées, et met la chose sous les yeux (article « exemple »). Sigaud de La Fond prône l’utilisation de l’exemple afin de mieux promouvoir la religion : « Elle veut être excitée, stimulée, et rien ne nous paroît plus propre à cet effet que les grands exemples. Ils ont plus de force sur l’esprit de l’homme, que les préceptes les mieux établis, et les discours les plus pathétiques » (IX). Crevier stipule que l’exemple n’éveille pas la suspicion des destinataires alors que ceux-ci sont réfractaires aux discours dogmatiques : 34 L’exemple, un discours qui ne ne dit pas son nom « [Les exemples] ont ce double avantage sur les raisonnements, qu’ils entrent plus aisément dans les esprits, et sont moins suspects aux auditeurs » (87) 24 . Force est de constater que les romanciers et les critiques de ce genre abondent dans le sens des prédicateurs et des rhétoriciens en ce qui concerne la mise en opposition de l’exemple et du précepte. Pour ce qui est du XVII e siècle, l’évêque Camus est l’un des premiers à clamer que l’exemple persuade nettement mieux que le précepte: « Et qui ne sçait qu’un seul Exemple est plus puissant […] que plusieurs enseignemens » (Eloge 864). Bary fait ressortir ce contraste à l’aide d’une série d’antithèses qui mettent en valeur l’exemple et le roman : Il y a bien de la difference entre les Gouverneurs et les Romanistes ; Les Gouverneurs donnent des preceptes, les Romanistes donnent des exemples ; Les Gouverneurs sont quelquefois negligens, et les Romanistes sont toûjours exacts ; Les Gouverneurs troublent souvent par la severité de leur visage les idées qu’ils impriment, et les Romanistes fixent toûjours par la douceur de leurs personnages les images qu’ils laissent (L’Esprit de cour 200). L’abbé de Charnes emploie avec perspicacité cette antithèse dans l’ouvrage qu’il publie en réponse aux attaques que subit La Princesse de Clèves : « L’orgueil humain, qui résiste au bien et aux préceptes qu’il considère comme un joug, a donné lieu à cette manière d’instruire les hommes par les exemples, et par l’appas du plaisir » (Préface XII). Cette déclaration est d’autant plus piquante qu’elle peut être interprétée comme un condensé de la stratégie rhétorique et didactique mise en œuvre par Mme de Lafayette dans son œuvre phare. L’antithèse qui oppose les exemples aux préceptes persiste avec la même intensité chez les romanciers et les théoriciens du roman au XVIII e siècle. Lenglet-Dufresnoy exprime la supériorité de l’exemple sur le précepte en invoquant les bienfaits de l’expérience acquise par procuration par le biais de l’exemple : Il n’est personne qui ne sache que la prudence se forme plus par l’expérience que par les préceptes. Tous les hommes […] ne peuvent par eux- 24 Pour d’autres illustrations de ce phénomène, voir aussi les auteurs suivants, comme Du Thay, qui affirme que si l’exemple a moins de force que le précepte, il s’avère néanmoins plus apte à persuader : « quoique de soi il ait moins de force que le raisonnement […], il a d’ailleurs bien plus d’efficace ; parce qu’il est bien plus sensible, et qu’il se grave beaucoup plus aisément dans la mémoire » (59). Gaillard ressasse l’argument de la sécheresse du précepte pour exprimer sa préférence pour l’exemple : « j’ai préféré les douces et instructives leçons que donnent les exemples, à la stérile et rebutante sécheresse des préceptes » (page non numérotée). Dans le Dernier discours sur la prédication, Fleury maintient qu’« Il y a beaucoup plus de gens capables d’être touchés par des exemples, que des raisons » (24). 35 Un chemin plus court que le précepte mêmes avoir qu’une expérience commune, qui n’est pas capable de suffire à tout. Ils sont donc obligez de profiter de l’expérience des autres hommes […]. Par-là ils découvrent la conduite qu’ils doivent tenir dans le monde. Ils appuyent par les exemples, les règles que la saine morale leur a prescrites (L’Histoire 72). Dans sa Poétique, Marmontel affirme que l’exemple permet de remédier à la complexité des principes théoriques : « [les] idées vagues dans les préceptes, sont plus sensibles dans les exemples » (421). Marmontel fait de cette idée un des dogmes de la poétique du roman dans son Dictionnaire, lorsqu’il déclare qu’il s’agit d’une « notion fondamentale de l’art du Roman » (tome 6, 140). Enfin, citons encore le grand Diderot, qui exprime avec ferveur dans son Eloge de Richardson la nécessité de substituer le particulier, c’est-à-dire l’exemple, au précepte dans le roman : « Une maxime est une règle abstraite et générale de conduite, dont on nous laisse l’application à faire. Elle n’imprime par elle-même aucune image sensible dans notre esprit : mais celui qui agit, on le voit, on se met à sa place ou à ses côtés ; on se passionne pour ou contre lui » (II) 25 . Si l’exemple est si souvent opposé au précepte, c’est en partie parce que les modalités de son effet sont difficilement définissables, qu’elles échappent à la théorisation, et qu’elles s’apparentent à un je-ne-sais-quoi. Ainsi, il est plus commode de décrire l’exemple en énonçant ce qu’il n’est pas, et en exhibant les embûches rhétoriques et didactiques auxquelles il permet de remédier. Le précepte est la cible idéale d’une telle anti-définition. Outre les informations que procure cette anti-définition, les passages précédemment cités prodiguent une idée assez précise des qualités qui valent à l’exemple toute l’estime qu’on lui prête durant la période d’Ancien Régime. En résumé, l’exemple permet de frapper l’esprit du destinataire efficacement, et de présenter l’information de manière claire et facile à comprendre. L’exemple s’appuie sur l’affect et le plaisir du destinataire ; il fonctionne comme une preuve ; il fait profiter de l’expérience d’autrui par procuration ; et enfin, il exploite la disposition innée de l’être humain à l’imitation. Signes ostentatoires du rôle que joue la rhétorique dans le roman, ainsi que des objectifs que partagent romanciers et prédicateurs, la force alléguée 25 Dans le même ordre d’idées, Aubert de la Chesnaye des Bois explique dans ses Lettres amusantes que l’exemple, au contraire du précepte, permet au romancier de mieux s’adapter au niveau intellectuel de ses lecteurs les moins éduqués : « C’est par ce moyen qu’il espère convaincre mieux le vulgaire, qui se laisse communément plûtôt frapper par les exemples, que par les raisons » (233). Bricaire de La Dixmerie avance le même argument au sujet de son roman : « Je me suis défié du penchant que nous avons tous à étaler des préceptes. J’ai cru qu’il valoit mieux y substituer des exemples, et sauver par l’action le fastidieux du raisonnement » (LXXIII). 36 L’exemple, un discours qui ne ne dit pas son nom de l’exemple et la défiance exprimée à l’égard des préceptes ne peuvent qu’exercer une influence capitale sur la poétique du roman d’Ancien Régime, comme le suggère leur discussion répétée dans les textes des théoriciens de ce genre. Cette constatation appelle à déterminer dans quelle mesure l’unanime prééminence accordée aux exemples sur les préceptes influence les modes d’interventions discursifs des romanciers, et les stratégies de persuasion et d’instruction qui sont mises en œuvre dans le roman à visée didactique, qu’il s’agisse d’un roman édifiant du XVII e siècle aussi bien que d’un roman philosophique ou moraliste du XVIII e siècle. 3 L’esthétisation du précepte 3.1 L’exemple : un précepte déguisé On peut s’attendre à ce que les romanciers qui visent à l’instruction dispensent leurs enseignements de la manière la plus agréable et la moins autoritaire possible, afin d’optimiser le potentiel de leurs œuvres à atteindre les objectifs didactiques souhaités. Or comme le souligne Bricaire de La Dixmerie, critique littéraire et ardent défenseur du pays de Romancie au XVIII e siècle : « On sait qu’un Roman ne doit pas être un sermon, qu’il ne doit rien présenter d’austere » (XXV). Les préceptes, règles et autres vecteurs de type doctrinaire n’ayant pas leur place au pays de Romancie, l’exemple se présente comme la forme d’argumentation la plus apte à maximaliser l’efficacité didactique des romanciers qui cherchent à se donner les moyens d’instruire. Si l’on s’en remet une nouvelle fois aux enseignements qu’émettent les doctes en rhétorique, en éloquence, et en prédication dans leurs manuels et traités, il ressort que les propriétés esthétiques de l’exemple contribuent à orner le discours, permettent d’esthétiser le dogmatique, et illustrent ou expliquent les préceptes. A l’image de Louis de Grenade, les doctes en éloquence recommandent de recourir à l’exemple afin d’adoucir le discours : « Les Exemples et les comparaisons servent quelquefois à rendre les choses claires et intelligibles, quelquefois à orner le discours et à le rendre agréable, et quelquefois aussi à l’amplifier et à l’étendre » (La Rhétorique ecclésiastique 109). Richesource remarque que les exemples « confirment la verité des enseignemens dont ils sont les ouvrages, et dont ils portent la figure et le caractère » (La Rhétorique 100-101). L’abbé Fleury signale que l’exemple palie aux défauts du précepte en matière de plaisir : « les exemples servent à donner aux préceptes du corps et de l’agrément » (Traité 239). Dans l’article « exemple » de son Dictionnaire, Marmontel signale que grâce à l’exemple, un auteur peut « exprimer d’une manière plus sensible et avec une énergie plus esthétique, 37 L’esthétisation du précepte des choses qui d’ailleurs seroient assez intelligibles par elles-mêmes » (tome III, 295). Selon lui, les exemples permettent d’œuvrer à l’esthétisation du discours et d’« orner la vérité qu’ils renferment et la rendre plus gracieuse » (tome III, 296). En ce qui concerne l’utilisation des préceptes, le cas des rhétoriciens et des prédicateurs diffère de celui des romanciers. En rhétorique, selon les règles de la dispositio, le précepte et l’exemple peuvent tout à fait cohabiter dans un même texte, dans un même discours. Pour ce qui est de la prédication, ils sont employés conjointement, à tour de rôle. Dans les deux cas, le précepte est généralement exposé aux auditeurs, pour se voir ensuite esthétisé, illustré, éclairci, prouvé, mis en action sous la forme d’un ou de plusieurs exemples 26 . Au contraire, comme le précepte n’a guère sa place dans le roman, il y est usuellement occulté. Le romancier n’illustre ou n’éclaire pas le précepte à l’aide de l’exemple, mais il fait tenir lieu de précepte à l’exemple. Les exemples sont donc les meilleurs préceptes du romancier. Malgré cette distinction, les enseignements des doctes en rhétorique et en prédication permettent de jeter une lumière des plus éclairantes sur les qualités esthétiques qui valent à l’exemplarité rhétorique l’estime des romanciers. L’esthétisation du précepte par l’exemple est d’ailleurs préconisée par les législateurs du Parnasse. Guez de Balzac parle de la nécessité que « les Regles deviennent Exemples » dans ses Dissertations chrétiennes et morales (523). Boileau, qui commence le chant IV de L’Art poétique par un bref récit exemplaire, fait suivre la morale de celui-ci d’un énoncé de conclusion dans lequel il indique que cet exemple n’est ni plus ni moins qu’un précepte : « Son exemple est pour nous un précepte excellent » (25). Sorel indique que l’exemple cache souvent un précepte dans De la connaissance des bons livres : « [les exemples] sont des enseignemens tres persuasifs pour nous faire quitter le mal, et nous porter au bien, voyant que les préceptes y sont utilement joints aux exemples » (70). Les atouts esthétiques de l’exemple étant documentés dans des œuvres théoriques de tant d’horizons différents, il n’est pas étonnant que cette forme d’argumentation occupe une place proéminente dans la poétique du roman 26 Louis de Grenade indique que « L’exemple sert à l’éclaircissement et à l’intelligence du précepte » (La Rhétorique ou l’éloquence des prédicateurs 55). Il stipule que l’exemple « relève et il embellit le discours » (Rhétorique ecclésiastique 223). Dans le Tableau de l’éloquence françoise, Vialart explique que l’exemple donne « plus d’ornement à un discours » (183). Gibert souligne que l’exemple renforce le précepte : « [les exemples] reçoivent un nouvel agrément par l’éclat que leur donne l’explication du précepte » (La Rhétorique 13). D’après l’auteur anonyme des Sentimens nouveaux, le précepte doit être éclairé et renforcé par l’exemple : « L’exemple et la pratique, donnent du jour et de la force aux Préceptes de la morale » (116). 38 L’exemple, un discours qui ne ne dit pas son nom de la période d’Ancien Régime. En matière de rhétorique et de didactique, l’art du romancier consiste à esthétiser les préceptes de son message en les remodelant en d’éloquents exemples. La transmutation du précepte le rend d’autant plus apte à persuader et à instruire qu’il se trouve débarrassé de sa lourdeur doctrinaire. Mode de représentation esthétique, l’exemple corrige les handicapes didactiques du précepte en l’affranchissant de la rigidité de son caractère dogmatique et du désagrément qu’il pourrait causer aux lecteurs. L’exemple indique un chemin, il incite à l’approbation, là où le précepte cherche à contraindre. L’effet éventuel de l’exemple sur le lecteur n’est nullement entravé par un air d’obligation ou de commandement. L’absence d’autorité, qui optimise son efficacité, est un des gages de son succès rhétorique et didactique. Ajoutons que de par son caractère théorique, le précepte ne cherche ni beauté, ni ornementation, dont il ne saurait s’embarrasser, alors qu’au contraire, en mettant les éléments théoriques du précepte « au naturel », comme le précise Morvan de Bellegarde (Sur la lecture 250), l’exemple cultive grâce et raffinement. 3.2 L’esthétisation du précepte dans les discours sur le roman Esthétiser le précepte et le façonner en exemple correspond ainsi au programme qu’exposent de nombreux romanciers du Grand Siècle. Mme de Villedieu déclare dans la préface des Annales galantes vouloir « enchâsser des préceptes utiles dans les exemples que je propose » (1086) 27 . Bien avant Mme de Villedieu, l’évêque Camus, prolifique pionnier du roman édifiant, avait sans doute été le premier théoricien du genre romanesque à prôner la mise en exemple du précepte: «Ainsi, les Préceptes, les raisons […] ont sans doute une puissance qui n’est pas petite, mais elle devient plus grande, quand ils sont incorporez dans l’energie de l’Exemple» (Eloge 872). Non seulement le prélat réitère le mérite de cette stratégie rhétorique en conclusion de la première partie de son Eloge aux Histoires devotes, mais il salue en outre le caractère innovant de cette manière de combattre le vice et de servir la vertu: « Et c’est à quoy je tends en cet ouvrage, par un sentier nouveau, incorporant les Préceptes dedans l’Exemple, au lieu de garnir d’Exemples les Préceptes » (892). L’évêque Camus établit un parallélisme entre précepte et exemple dans l’avant-propos des Leçons exemplaires : ce que « les Sciences font par precepte, l’Histoire [le roman] le faict par Exemples, à raison dequoy elle est appelée le Miroir des mœurs, le flambeau de la verité […], la Regle des Actions et le mo- 27 D’après Furetière, le verbe « enchâsser » signifie « Mettre […] dans quelque chose qui retienne la chose enchâssée. Se dit aussi figurément en choses morales. Cet avocat a bien enchâssé ce passage de la bible, cette autorité dans son discours ». 39 L’esthétisation du précepte dele de la perfection » (page non numérotée). Célèbre pour sa contribution à la théorisation de la tragédie classique avec sa fameuse Pratique du théâtre, l’abbé d’Aubignac s’essaya aussi à l’écriture romanesque et à la théorisation du roman, quoiqu’avec assez peu de succès. D’Aubignac explique son dessein d’esthétiser les préceptes dans la préface de Macarise : « quand on représente des Vertus […], il faut les montrer à tout le monde comme des exemples dignes d’être imitéz » (150-51). L’abbé Morvan de Bellegarde allègue à travers son personnage raisonneur, Timante, que les enseignements des romanciers sont susceptibles de porter leurs fruits lorsqu’ils sont incarnés par des exemples : Ce qui me touche le plus dans les Romans, poursuivit Timante, ce sont les beaux sentimens de Morale qu’on y trouve, les maximes vertueuses mises en œuvre, et appliquées à des exemples, qui étant représentez au naturel, font les plus grandes impressions : Ces exemples de toutes les vertus dans des hommes extraordinaires, sont de puissans motifs, pour y animer les autres (Sur la lecture 250) 28 . Comme leurs prédécesseurs du Grand Siècle, tous les plus grands théoriciens du roman du XVIII e siècle affectionnent et prônent l’esthétisation du précepte. Dans son Discours sur l’origine, les progrès et le genre des Romans, Bricaire de La Dixmerie recommande que la morale d’un roman soit esthétisée : « La morale est toujours triste lorsqu’elle s’annonce à découvert : il faut un peu la déguiser pour la rendre plus agréable » (LXXI). Selon Lenglet-Dufresnoy, le précepte esthétisé en exemple garantit la capacité du roman à instruire : [les avis des éducateurs] ont un air dogmatique et magistral, qui porte avec soi une force de sécheresse plus rebutante pour les jeunes personnes que pour celles qui sont plus avancées […] parce qu’ils ne sont point animés par l’exemple, qui augmente souvent la force du précepte, lorsqu’ils montrent en combien de manières on le peut pratiquer ; et c’est là ce qu’on trouve dans les Romans (De l’usage des romans 286-87). 28 Pour d’autres échantillons du même type, voir aussi les auteurs suivants : Camus affirme dans la préface des Evénements singuliers que « les fables, les paraboles, les feintes poétiques cachent quelquefois de bons préceptes et des doctrines serieuses » (68). Le Noble déclare dans le paratexte de son roman, Ildegerte reine de Norvège : « j’ai décrit la vertu d’une Reine magnanime telle qu’elle a été afin qu’on tire de son exemple des leçons utiles » (cité par Camille Esmein, Poétiques 597). Dans le Traité du poème épique, le père Le Bossu définit l’épopée comme une œuvre dont l’instruction s’appuie sur des préceptes esthétisés : « discours inventé avec art, pour former les mœurs par des instructions déguisées sous les allégories d’une action importante » (14). Le Bossu recommande par ailleurs de « déguiser les sentences » et de « ne point énoncer l’instruction morale universellement, mais d’en faire l’application à l’action dont il s’agit » (221). 40 L’exemple, un discours qui ne ne dit pas son nom La Richarderie annonce dans sa Lettre sur les romans que l’action, donc l’exemple, n’est autre chose qu’un précepte déguisé : « Tout ce qui paroît action est précepte : point de maximes nues et décharnées » (29). Dans le même ordre d’idées, Marmontel encense le plan didactique de La Cyropédie de Xénophon en signalant que « tout est méthode en action et précepte en exemple » (Essai 350). Enfin, mentionnons encore Rousseau, qui prône la mise en exemple des préceptes dans son Emile : « Maîtres, peu de discours ; mais apprenez à choisir les lieux, les temps, les personnes, puis donnez toutes vos leçons en exemples, et soyez sûr de leur effet » (274). Le philosophe applique ce procédé si brillamment dans Julie ou la nouvelle Héloïse, qu’il porte l’art d’esthétiser le précepte à son apothéose avec cette œuvre. Le dénommé Pierre de La Roche, un des innombrables adulateurs de Rousseau, montre qu’il a pertinemment saisi la teneur didactique et rhétorique de l’exemplarité mise en œuvre dans Julie, lorsqu’il fait la déclaration suivante dans une lettre d’admiration qu’il adresse au philosophe : « Les exemples sont des préceptes, surtout lorsque ces exemples sont présentés par Jean-Jacques Rousseau » (cité par Labrosse 41). Grâce à l’exemple, le romancier qui s’est fixé comme objectif l’instruction du lecteur évite le précepte, mais il n’en professe pas moins une morale en parlant un langage accessible, qui ne nuit pas à la capacité à plaire de son œuvre. L’exemple est donc un langage codé, ou un état sophistiqué de langage, destiné à voiler le précepte, esthétiser la morale, embellir et animer le discours. En présentant son message sous la forme pratique, plastique, et naturelle de l’exemple, au lieu de la forme théorique et inesthétique du précepte, l’auteur enclenche chez le destinataire un processus cognitif propre à cette forme d’argumentation, dont les tenants et les aboutissants font l’objet de nombreuses discussions théoriques aux XVII e et XVIII e siècles. 4 Voir et savoir : exemplarité et rhétorique de l’image 4.1 Le langage des actions Les multiples sources traitant du fonctionnement rhétorique et du potentiel didactique de l’exemple convergent vers le postulat suivant : la mise en exemple du précepte engendre la persuasion en faisant passer l’information d’une forme abstraite à une forme concrète. Ne pas opérer ce passage vers le concret, mais assener directement des idées abstraites, des règles ou des préceptes, revient à commettre une erreur didactique. C’est ce que souligne le grammairien, encyclopédiste et rhétoricien Dumarsais, qui évoque la nature pour soutenir son point de vue : « quand il s’agit d’instruire les autres, il faut imiter la nature ; elle ne commence point par les principes et idées abstraites : 41 Voir et savoir : exemplarité et rhétorique de l’image ce serait commencer par l’inconnu » (238). Dumarsais préconise d’aller du particulier et du concret vers la théorie : « Nous avons besoin d’impressions particulières, et, pour ainsi dire, préliminaires, pour nous élever ensuite par le secours de l’expérience et des réflexions, jusqu’à la sublimité des idées abstraites » (238). Dans le Dictionnaire de littérature, l’abbé Sabatier de Castres prévient que la théorie inhibe la persuasion parce que « Les idées abstraites, vagues et confuses n’ont rien qui frappe l’imagination » (354). Le précepte et la morale à l’état brut étant intrinsèquement théoriques, c’est-à-dire complexes, parce qu’abstraits, intangibles, austères, le destinataire peut difficilement les comprendre, et encore moins se les figurer dans son esprit ou les imaginer. En d’autres termes, ni le précepte ni la morale ne sont de nature à s’y fixer sous une forme précise. C’est pourquoi Lamy, rhétoricien de grande renommée de la seconde moitié du XVII e siècle, insiste sur l’impopularité des idées exprimées abstractivement : « On n’aime pas ordinairement les veritez abstraites qui ne s’apperçoivent que par les yeux de l’esprit » (La Rhétorique 285). En revanche, l’exemple explicite le théorique en ancrant la leçon sur une démonstration tangible. Il remédie à l’opacité du précepte en lui substituant la clarté. L’exemple présente l’immense avantage de doter d’un corps, d’actions, de sentiments, et d’une représentation concrète des abstractions difficilement saisissables. Autrement dit, il insuffle du réel dans le précepte, produisant ainsi du sens. C’est de cette manière que l’orateur, le prédicateur et le romancier donnent corps à leurs préceptes, matérialisent leur morale, et s’assurent que le destinataire puisse se les représenter, se les imaginer, bref les voir. Le précepte devient alors perceptible, vivant, et la magnitude de son effet potentiel s’en trouve décuplée. L’exemple est donc souvent apparenté à un « précepte vivant » ou un « langage des actions » par les auteurs qui en vantent les mérites, et ce aussi bien au XVII e qu’au XVIII e siècle. Ces expressions métaphoriques impliquent que la morale qu’incarne le ou les personnages exemplaires du roman est dépeinte et matérialisée par ses actions, qui sont souvent le fruit d’expériences, d’un apprentissage et d’un processus cognitif dont le lecteur suit les étapes. Bien que l’abbé Jacquin soit par ailleurs farouchement opposé au pays de Romancie, il admet que le langage des actions est à l’origine du pouvoir didactique de l’exemple : « L’exemple […] de toutes les leçons, est toujours la plus efficace […] : on s’arrête aux actions ; elles persuadent » (123). Dans De l’usage des romans, Lenglet-Dufresnoy attribue la force de persuasion de l’exemple à sa vivacité : « tout soutient le précepte, en fait voir l’usage et l’application. On peut dire alors que le précepte est vivant, et ceux-là font bien plus d’effet que les autres » (287). Le critique affirme que le lecteur trouve dans le roman des préceptes mis en action : « vous y voyez les préceptes mis en exécutions par des gens polis et des gens sages, tels enfin qu’on les pourroit 42 L’exemple, un discours qui ne ne dit pas son nom desirer pour amis ou pour conducteurs de ses actions » (De l’usage des romans 285) 29 . En tant que langage des actions ou précepte vivant, l’exemple fait naître dans l’esprit du lecteur une représentation figurée, enjolivée et théâtralisée de la morale de l’auteur. C’est ainsi que les romanciers parviennent à produire du concret dans une fiction littéraire qui n’est pas destinée au théâtre, et qui n’est jamais appelée à être jouée sur scène par des acteurs sous les yeux de ses destinataires. Cette forme de théâtralisation repose sur la capacité du romancier à créer un univers iconique, et à stimuler l’imagination du lecteur, afin de l’amener à se représenter les actions du personnage exemplaire comme s’il les mettait en scène dans son propre esprit. Les dites actions étant empreintes de la morale qu’incarne ce personnage, le lecteur est invité à faire l’amalgame entre l’abstraction qui est ainsi représentée et le personnage qui lui donne corps. Citons par exemple les célèbres cas de Mme de Clèves, incarnant la raison, l’ordre, et la lutte contre la passion, et celui de Julie de Wolmar, symbolisant la vertu et les préceptes de l’idéologie rousseauiste en matière de condition féminine. Par l’intermédiaire de tels exemples, le lecteur peut voir les préceptes, les idées, ou la morale mis en pratique dans des situations calquées sur le réel, qui lui procurent une sorte de définition, et qui lui montrent comment les pratiquer. Marmontel rend compte de ce processus didactique dans son dictionnaire en expliquant que si le génie d’un auteur, ou son éloquence, établit une ressemblance entre une idée métaphysique ou un sentiment moral et une personne, il « les rend distinctes et sensibles à mon imagination, m’en fait apercevoir et saisir les rapports » (tome 4, 73). Si l’on en croit Laurent Gerbier, de tels atouts stimulent l’imitation : « Ainsi en morale, l’exemple n’est pas seulement l’illustration contingente d’une détermination générale de la vertu : il est au contraire la manifestation même de la réalité de cette détermination, incarnée dans une figure qui la rend tangible et, partant, imitable ». Les mêmes conclusions sont valables pour l’exemplarité dissuasive, mise en action par des personnages que Susan Suleiman nomme des « prota- 29 Dans le même ordre d’idées, Le Gras affirme que les exemples regardent les actions (62). Dans son Eloge de Jean-Jacques Rousseau, Thiery salue la vigueur pédagogique d’Emile en soulignant la force de persuasion que génère la mise en action de concepts abstraits : « Quelle adresse d’avoir mis dans ce livre, la morale en action ; et d’avoir, pour ainsi dire, revêtu la raison d’un corps, pour la rendre sensible » (22). De même, Le Journal des sçavans applaudit la mise en action de la morale dans Julie : « Il ne nous dit pas ce que fait sa Julie, il le lui fait faire devant nous, et par-là il rend sensible et réel ce qui n’étant mis qu’en récit, seroit pris pour une hyperbole romanesque et incroyable » (Correspondance complète, vol. VIII, 351). 43 Voir et savoir : exemplarité et rhétorique de l’image gonistes anti-exemplaires » (Pour une Poétique 1012), et qui montre le vice de manière à en dissuader la pratique. 4.2 La rhétorique de l’image : ut pictura poesis Le langage des actions a pour fonction d’exciter les sens du lecteur. Le rhétoricien Lamy ne manque pas de souligner que l’orateur doit s’adresser aux sens de ses destinataires : Nous sommes tellement accoûtumez à ne concevoir que ce que les sens nous présentent, que nous sommes incapables de comprendre un raisonnement, s’il n’est pas établi sur quelque expérience sensible : de là vient que les expressions abstraites sont des énigmes à la plupart des gens ; et que celles-là plaisent qui forment dans l’imagination une peinture sensible de ce qu’on leur veut faire concevoir (La Rhétorique 285). La vision, en particulier, est le sens pour lequel l’auteur doit aiguiser son éloquence à travers ce que les doctes et érudits nomment aux XVII e et XVIII e siècles des « images » ou des « peintures ». Le postulat suivant, émis par Cureau de la Chambre dans L’Art de connoistre les hommes, témoigne de la vigueur didactique que l’on confère à l’image et au voir au Grand Siècle : « On ne sçaurait concevoir la Connoissance que comme une representation des choses » ou une « Image » (107). Cureau de la Chambre établit un rapport fondamental entre image et connaissance : « Connoistre, est le mesme que former l’Image des objets » (107). Si l’on s’en remet à l’érudition des rhétoriciens, il ressort que la performance rhétorique doit générer la formation d’images qu’il faut imprimer dans l’esprit du destinataire. La stimulation rhétorique de l’imagination occupe donc une place de choix dans les manuels de rhétorique et d’éloquence, aussi bien au XVII e qu’au XVIII e siècle, comme l’illustre l’anonyme Abrégé de rhetorique : « il faut que l’Orateur soit presque un Peintre qui expose aux yeux des Auditeurs la chose comme si on la voyoit » (148-49). Le Traité de l’éloquence dans tous les genres de Graverelle fait de la vision un principe fondamental de la persuasion : « Une des sources les plus ordinaires des beautés du discours, consiste à donner du corps et de la réalité aux choses dont on parle, et à les peindre par des traits visibles qui frappent les sens, qui remuent l’imagination, et qui montrent un objet sensible » (151). Il en va de même de l’article « image » de L’Encyclopédie : Ces images ou ces peintures sont d’un grand secours pour donner du poids, de la magnificence et de la force au discours. Elles l’échauffent et l’animent, et quand elles sont menagées avec art, dit Longin, elles domptent, pour ainsi dire, et soumettent l’auditeur. 44 L’exemple, un discours qui ne ne dit pas son nom Enfin, si l’on en croit l’anonyme Art de parler, l’image dispose d’un empire quasi ésotérique : « Quand un objet ou une action est représenté avec des couleurs vives, c’est le Sublime des images » (162). Source estimée de la beauté du discours, cette conception de l’image et de la vision a pour fonction de frapper les sens et de remuer l’imagination en donnant du corps et de la réalité aux préceptes de l’orateur. Fénelon déclare dans son traité d’éloquence que l’image engendre connaissance et persuasion en présentant l’information dont elle est le vecteur sous une forme concrète : « [l’homme] ne peut être longtemps attentif à ce qui est abstrait. Il faut donner du corps à toutes les instructions qu’on veut insinuer dans son esprit : il faut des images qui l’arrêtent » (Dialogues 36). Le prélat présente même l’image comme une des pièces maîtresses de l’arsenal de la persuasion : « la vive peinture des choses, est comme l’âme de l’éloquence » (Dialogues 36). Il s’agit, pour obtenir le consentement du destinataire, de convaincre sa vue par des démonstrations qui puissent être visionnées, et comme touchées, et à partir desquelles il est élevé jusqu’aux idées abstraites. Dans L’Age de l’éloquence, Marc Fumaroli signale que certains rhétoriciens « font de leur éloquence une sorte de cinématique en couleurs, en relief […] admirablement accordée à la société du spectacle qu’est la Cour » (677). Louis de Grenade prêche ce type de cinématique : La description d’une chose, est l’idée ou l’image sous laquelle nous la representons dans le discours, non en l’expliquant d’une manière courte et legere, mais en la mettant si bien devant les yeux avec toutes les plus vives couleurs, qu’elle enleve l’auditeur ou le lecteur hors de lui, comme sur la scène, et dans le lieu-même où elle se passe, ou s’est passée autrefois (La Rhétorique de l’église 63-64). Une description si éloquente qu’elle engendre une représentation en image correspond d’ailleurs à la figure que l’on nomme « hypotypose » en rhétorique. Véritable arrêt sur image, l’hypotypose est une description réaliste, animée et frappante d’une scène dont on veut donner une représentation imagée et comme vécue au moment de son expression. Lamy la définit comme une description des plus éloquentes : « L’hypotypose est une espèce d’enthousiasme qui fait qu’on s’imagine voir ce qui n’est point présent, et qu’on le représente si vivement devant les yeux de ceux qui écoutent, qu’il leur semble voir ce qu’on leur dit » (La Rhétorique 200). Professeur de rhétorique et académicien, l’abbé Batteux précise qu’« elle affecte les yeux encore plus que les oreilles » (Chef-d’œuvres 373). Le cheminement menant du voir au savoir par le biais de l’hypotypose est une parfaite illustration de la formule qu’émet Marc Fumaroli lorsqu’il décrit la rhétorique comme l’art de rendre présentes les choses absentes (678). Non seulement l’hypotypose s’adresse 45 Voir et savoir : exemplarité et rhétorique de l’image à l’imagination et donne à voir, mais elle est particulièrement efficace pour émouvoir et toucher, comme l’indique Louis de Grenade, qui précise que cette figure fait « voir dans le discours, le genie, les mœurs, les passions, et en un mot, le caractere des personnes qui y ont part » (La Rhétorique de l’église 264). 4.3 L’image et le roman Nouveau lieu d’intersection entre le roman et la rhétorique, les partisans et les théoriciens du roman tiennent le même discours que les rhétoriciens en ce qui concerne le voir et préconisent d’adapter ce type de cinématique à la prose. Dans L’Esprit de cour, le rhétoricien Bary indique justement que les romanciers « font voir comme dans un tableau animé » (201). Georges de Scudéry fait de l’image un des enjeux poétiques du roman dans le discours théorique sur ce genre qu’il insère dans la préface d’Ibrahim : « Certainement il n’est rien de plus important, dans cette espèce de composition, que d’imprimer fortement l’Idée, ou pour mieux dire, l’image des Héros en l’esprit du Lecteur » (page non numérotée). L’écrivain décrit ce type d’image comme une « peinture parlante » (page non numérotée). Rendu célèbre par la publication du poème épique intitulé Saint Louis, ou la Sainte couronne reconquise sur les infidèles, le père Le Moyne prône l’alliance de cette rhétorique de l’image et de la prose romanesque dans ses Peintures morales : pour avoir leur consentement, il faut convaincre leur veue ; il leur faut apporter des demonstrations qui puissent estre touchées […] ils se rendront à une verité qui a pour soy le témoignage des Sens, et les preuves de la Raison ; et que l’Experience devroit persuader toute seule (421). Même si Jurieu, théologien protestant et prolifique pamphlétaire, est un sévère opposant du roman, ses commentaires sur les images que génère ce type d’ouvrages, phénomène contre lequel il s’insurge, n’en sont pas moins éclairants : « il est seur tout au moins qu’un esprit revient de ces lectures chargées d’images qui contristent et qui chassent l’esprit de Dieu » (187). Dans le contexte du roman, le concept de la vision arbitre principalement deux types d’image que le lecteur génère à partir des données assimilables du texte : soit l’image donne lieu à la visualisation d’un personnage ; soit elle correspond à la représentation mentale d’une scène. Dans les deux cas, le produit qui en découle est une image mentale dépourvue d’un quelconque référent matériel. Il résulte de l’absence initiale du réel qu’une telle image est d’une grande imprécision visuelle. La Princesse de Clèves de Mme de Lafayette illustre à merveille le déploiement de la rhétorique de l’image dans le roman. En ce qui concerne la repré- 46 L’exemple, un discours qui ne ne dit pas son nom sentation mentale d’une scène, en traitant sa description comme des didascalies, le lecteur peut se la figurer dans son esprit. Même si c’est le narrateur qui en fournit le scénario, le lecteur dispose d’une grande liberté d’imagination. Il s’approprie d’autant plus de telles scènes, qu’il s’y place en spectateur, et qu’il opère mentalement leur mise en production. Pour ce qui est de l’image en tant que représentation d’un personnage, dans le cas de Mme de Clèves, le lecteur ne connait que les grandes lignes de l’apparence physique de l’héroïne de Mme de Lafayette : le narrateur nous informe qu’elle est très jeune et d’une rare beauté, que ses traits sont réguliers, qu’elle a les cheveux blonds. Cette imprécision picturale n’est pas handicapante, bien au contraire, parce qu’elle laisse une grande latitude à l’imagination du lecteur. En plus des informations que glane celui-ci au fil de sa lecture, il est assez libre de se faire une idée du physique et de l’apparence de la jeune femme. Cette idée est déterminée par ses goûts, son bon plaisir, et surtout, par ses propres expériences. Le lecteur s’approprie ainsi en quelque sorte le personnage et il opère une synthèse qui lui permet de rassembler en un tout homogène le réel qu’il conçoit pour Mme de Clèves et l’univers fictif qui lui est présenté dans le roman. A l’issue de cette opération, le lecteur voit mentalement le personnage, il s’en fait une image, aussi imprécise soit-elle. Cette image donnant l’illusion d’un référent, le lecteur crée pour lui-même un référent de substitution. Toutefois, la liberté dont jouit le lecteur dans le cadre de l’image et de la vision a ses limites. Elle se cantonne à la visualisation des décors, de l’apparence physique des personnages, des lieux et des objets, ainsi qu’à la convocation des passions. La liberté d’imagination du lecteur n’est pas censée se propager à l’interprétation morale des personnages, qui doit être univoque. C’est notamment le cas des actions et du destin narratif des protagonistes ayant une valeur exemplaire, et à travers lesquels le romancier se fixe comme objectif l’instruction du lecteur par une morale esthétisée. Opération rhétorique fondamentale, l’image et la vision contribuent à convoquer les passions du destinataire. Celui-ci peut ainsi sympathiser avec les émotions d’un personnage, voire même éprouver l’épuration des passions par la catharsis. Fénelon, à la fois docte en rhétorique et romancier accompli, souligne l’importance de l’employer dans la prose : La prose a ses peintures, quoique plus modérées : sans ces peintures on ne peut échauffer l’imagination de l’auditeur ni exciter ses passions. Un récit simple ne peut émouvoir : il faut non seulement instruire les auditeurs des faits, mais les leur rendre sensibles, et frapper leurs sens par une représentation parfaite de la manière touchante dont ils sont arrivés (Dialogues 35). 47 Voir et savoir : exemplarité et rhétorique de l’image Il est évident que Mme de Lafayette a soigneusement cultivé le pouvoir du texte à suggérer des images dans La Princesse de Clèves. Cette œuvre compte en effet de nombreuses scènes propres à susciter de vives images dans l’esprit du lecteur. Il faut songer à la scène du vol du portrait de Mme de Clèves ou à celle de son célèbre aveu, mais celle du voyeurisme dont M. de Nemours se rend coupable fournit la manifestation la plus éloquente de ce phénomène. Cette scène est d’abord introduite par le regard du gentilhomme qui prend Nemours en filature pour le compte du prince de Clèves. Au regard du gentilhomme succède ensuite l’omniscience du narrateur. La scène s’ouvre sur la pénétration de Nemours par effraction dans la propriété des Clèves à Coulommiers. Le duc doit d’abord franchir des palissades symbolisant les obstacles abstraits qui se dressent en travers de sa passion : « Les palissades étaient fort hautes, […] pour empêcher qu’on ne pût entrer ; en sorte qu’il était assez difficile de se faire passage » (208). Aussitôt que Nemours est en mesure d’apercevoir Mme de Clèves, la description détaillée de la scène génère une tension érotique par le biais d’une image de volupté : « Il vit qu’elle était seule ; mais il la vit d’une si admirable beauté qu’à peine fut-il maitre du transport que lui donna cette vue. Il faisait chaud, et elle n’avait rien, sur sa tête et sur sa gorge, que ses cheveux confusément rattachés » (208). La scène est d’autant plus érotique que, comme le rappelle le dictionnaire de l’académie française, la gorge signifie aussi la poitrine féminine au XVII e siècle : « Le col et le sein d’une femme […] avoir la gorge decouverte ». Non seulement Mme de Clèves est à moitié nue, mais elle est en train de nouer des rubans à une cane, symbole phallique, qui appartient à Nemours et qu’elle avait dérobée à la sœur de celui-ci. Cette image atteint son zénith avec la peinture des sentiments que ressent la princesse. Rare occurrence dans le roman, l’héroïne se laisse aller à sa passion parce qu’elle se croit à l’abri de tout regard. Nemours et le lecteur sont alors témoins de cette grâce que « répandaient sur son visage les sentiments qu’elle avait dans le cœur » (208-09). A cette image d’amour et de volupté succède une seconde qui communique la passion encore plus explicitement. Mme de Clèves saisit un flambeau, détail narratif reflétant symboliquement le feu qui la consume. Or elle emploie la lumière de ce flambeau pour éclairer un tableau dans lequel figure Nemours, qu’elle admire avec « une attention et une rêverie que la passion seule peut donner » (209). Ces deux images ont tout l’effet que l’on peut escompter sur Nemours, et sont suivies par une poignante description de ses émotions. Cette peinture est nourrie d’une série hyperboles propres à toucher les lecteurs et à inoculer la tension amoureuse ressentie par le personnage : 48 L’exemple, un discours qui ne ne dit pas son nom On ne peut exprimer ce que sentit M. de Nemours dans ce moment. Voir, au milieu de la nuit, dans le plus beau lieu du monde, une personne qu’il adorait, la voir sans qu’elle sût qu’il la voyait, et la voir tout occupée de choses qui avaient du rapport à lui et à la passion qu’elle lui cachait, c’est ce qui n’a jamais été goûté ni imaginé par nul autre amant (209). La scène développe ensuite cette tension émotionnelle. Le lyrisme s’exacerbe pour culminer sur une ultime image mettant en scène l’intensité des sentiments ressentis par Nemours : La passion n’a jamais été si tendre et si violente qu’elle l’était alors en ce prince. Il s’en alla sous des saules, le long d’un petit ruisseau qui coulait derrière la maison où il était caché. […] Il s’abandonna aux transports de son amour, et son cœur fur tellement pressé qu’il fut contraint de laisser couler quelques larmes ; mais ces larmes n’étaient pas de celles que la douleur seule fait répandre ; elles étaient mêlées de douceur et de ce charme qui ne se trouve que dans l’amour (211). En peignant cette scène avec les plus vives couleurs, Mme de Lafayette invite le lecteur à se représenter en image les tableaux successifs qui la composent. La romancière parvient ainsi à donner l’illusion que le texte dépasse la page et le cadre narratif classique. Cette cinématique procure au lecteur l’impression que la scène est réelle, qu’il y assiste, et qu’il voit ce qui n’est pas présent. Le lecteur est transporté par le spectacle de tant d’ardeur et d’angoisse amoureuse. Ce phénomène rhétorique explique en grande partie le succès prodigieux du roman. Cette longue digression s’achève enfin sur une prière préfigurant, ironiquement, le dénouement de l’intrigue : « Laissez-moi voir que vous m’aimez, belle princesse, […] laissez-moi voir vos sentiments ; pourvu que je les connaisse par vous une fois en ma vie, je consens que vous repreniez pour toujours ces rigueurs dont vous m’accabliez » (mes italiques 211). En plus de faire partager aux lecteurs les émotions et les passions ressenties par les protagonistes, cette scène et ses images fonctionnent comme une mise en abyme de l’intrigue. Tout est là : les obstacles ; la passion réciproque ; la hardiesse et l’extravagance de Nemours, personnage incarnant la passion et le désordre ; la résistance et la fuite de Mme de Clèves, personnage incarnant la raison et l’ordre ; et même le dénouement du roman. 4.4 Image et exemplarité Les textes théoriques d’auteurs en tout genre des XVII e et XVIII e siècles indiquent que l’image et la vision sont souvent assimilées au particulier et à l’exemple. La terminologie rhétorique employée pour définir l’image et l’hypotypose se retrouve dans certaines définitions de l’exemple, comme si 49 Voir et savoir : exemplarité et rhétorique de l’image l’exemple et l’image ne formaient parfois qu’une seule et même entité. Cette correspondance démontre que la frontière séparant l’image et l’exemple est floue, perméable, et que cette forme d’argumentation compte les caractéristiques rhétoriques et didactiques de l’image parmi ses attributs. Gilles Declercq a donc raison de faire observer que « l’évidence de l’exemple se fonde sur le pouvoir sensoriel de l’image » (107). Pour ce qui est du Grand Siècle, Louis de Grenade explique que la vision conduit naturellement au toucher dans une sorte de synesthésie de la persuasion par l’exemple : « [l’exemple] met comme devant les yeux ce que l’on veut faire entendre, lorsqu’il exprime tout si clairement, qu’il semble qu’on touche au doigt la chose dont on parle » (La Rhétorique ecclésiastique 147). Albert de Paris explique de même que l’exemple « est une espece de peinture que le peuple regarde, et c’est un grand charme lors qu’il semble que […] la chose se passe devant nous, et que nos yeux y ont plus de part que nos oreilles » (162). Desmarets de Saint-Sorlin associe l’exemple au sens de la vue : « Remets devant tes yeux l’exemple des Saints Peres/ Des grandes vertus les modeles parfaits » (Vertus 1). Le père Le Moyne emploie le terme « peinture » comme synonyme d’exemple pour mieux faire ressortir le caractère concret de cette forme d’argumentation : « J’ay choisi cet Exemple entre plusieurs autres, comme le plus celebre que nous ayons dans l’Histoire, et le plus propre à faire une belle Peinture, et à représenter une Passion violente et furieuse » (Peintures 56). Ce type de discours demeure inchangé au XVIII e siècle. Rollin allègue que l’exemple est la voie la plus fiable pour conduire à la vertu, « car le langage des actions est tout autrement fort et persuasif que celui des paroles » (Tome II, 585). Dans son Traité des tropes, Dumarsais indique que le chemin le plus efficace pour conduire à l’instruction consiste à aller du particulier vers l’abstrait en passant par la vision : « Je suis persuadé que c’est se conduire avec beaucoup plus de méthode, de commencer par mettre, pour ainsi dire, devant les yeux, quelques-unes des pensées particulières qui ont donné lieu de former chacune de ces idées abstraites » (240) 30 . Chantre de l’alliance de la rhétorique et de la prose romanesque, le père Le Moyne établit une filiation fascinante entre récit exemplaire, image, personnage, et connaissance dans ses Peintures morales, qu’il met ensuite en pratique dans les dix historiettes par lesquelles il achève ce traité : 30 Le philosophe recommande donc d’aller des exemples aux préceptes : « Les règles n’apprennent qu’à ceux qui savent déjà, parce que les règles ne sont que des observations sur l’usage : ainsi, commencez par faire lire les exemples des figures, avant que d’en donner la définition » (239). 50 L’exemple, un discours qui ne ne dit pas son nom il y a neantmoins dix Histoires à la fin de celle-cy, qui sont comme une septieme espece de Characteres, par lesquels la Vertu Moderatrice des Passions est representée. Je les nomme Characteres, parce que l’Histoire non moins que le Charactere est une Image ; et le Charactere est un Exemple aussi bien que l’Histoire : il y a pourtant cette difference entre l’un et l’autre, que le Charactere est une Image detachée, et un Exemple abstrait, et l’Histoire est un Exemple personnel, et une Image appliquée à la Matiere (29). Le processus de persuasion par l’exemple dans le texte romanesque repose en partie sur l’image et la vision. Cette vision doit non seulement nourrir les raisonnements du lecteur, mais aussi guider ses actions, puisqu’elle est exemplaire. Que l’on appelle la rhétorique de l’image une théâtralisation, une cinématique, un « précepte vivant » comme Lenglet-Dufresnoy, un « tableau animé » comme Bary, ou encore le « langage des actions » comme Rollin, c’est à la vision que l’on revient dans tous les cas. Romanciers et romancières doivent stimuler la vision intérieure des lecteurs et leur capacité à générer des images mentales à partir des préceptes esthétisés qu’ils mettent en scène dans leurs œuvres par le biais de l’exemple. En d’autres termes, l’exemple contribue à la mise en image d’un précepte esthétisé. Les mots doivent faire image pour générer du réel, produire du sens, donner du corps à l’instruction de l’auteur et favoriser la persuasion. Il s’agit de mettre en œuvre un mode de médiation par l’image et une mécanique rhétorique de la perception qui contribue à instruire ou édifier le destinataire. Véritable précepte pictural, l’exemple communique le précepte en le matérialisant et en le plaçant devant les yeux des lecteurs. Comme l’explique Dumarsais : « comme si ce qu’on dit était actuellement sous les yeux, on montre, pour ainsi dire, ce qu’on ne fait que raconter » (110). Véhiculé par l’exemple, le précepte cherche à donner l’illusion d’un référent en tant que réalité objective désignée par le discours. Cette image, ce référent, entraîne la présence immédiate du concept dont l’exemple est le vecteur. L’exemple permet un véritable raccourci analytique : nul besoin pour le lecteur de s’appesantir sur des notions dogmatiques, il suffit de voir, contempler, et méditer. Si l’on en croit Nanine Charbonnel, « C’est là pousser jusqu’à la perfection une des principales fonctions de la langue, qui est de pouvoir rendre compte d’un référentiel individuel et décrire une situation ou un événement » (Les Aventures 207). Dans le contexte du roman, les personnages et leurs actions étant empreints de la morale qu’ils incarnent, l’image communique ce contenu théorique en lui conférant une enveloppe matérielle et en le plaçant devant les yeux des lecteurs, afin de convaincre sans recourir à une argumentation 51 Voir et savoir : exemplarité et rhétorique de l’image théorique. Exciter la création de telles images contribue à faire naître dans l’esprit du lecteur une représentation figurée, enjolivée et théâtralisée d’une morale ou d’un message didactique. Le lecteur est invité à imaginer, à visualiser le personnage exemplaire et ses actes. A partir de cette cinématique et des images ainsi formées dans son esprit, il est censé intégrer plus aisément les principes de la leçon. Mme de Clèves et M. de Nemours, pour retourner à l’exemple de La Princesse de Clèves, ont valeur de leçon. Alors que leur visualisation est laissée à l’appréciation du lecteur, la morale qu’ils incarnent marque la fin de cette liberté. L’image et la vision sont mises au service de l’instruire en ce qu’elles participent à l’induction et à la persuasion des idées, des préceptes, de la morale qu’incarnent ces personnages et que renferment leur image. L’image est donc une façade esthétique derrière laquelle se cache un discours théorique. A la fin du XVIII e siècle, Marmontel déclare à ce sujet que « l’image est le voile matériel d’une idée » (Dictionnaire, tome 4, 72) 31 . L’image favorise la réception de ce message par l’intermédiaire de personnages allégoriques emplis de moralité. L’exemple constitue donc le lieu où se cristallise l’acte de voir et de savoir. Outre le phénomène de l’image, l’efficacité de l’exemplarité repose sur une véritable alchimie rhétorique et didactique pouvant comprendre plusieurs des éléments suivants : la stratégie de l’anti-modèle dissuasif ; l’éclat de l’exemple historique ; et le gouvernement des passions. 31 Membre de l’académie française, Gaillard explique de même dans le traité de rhétorique qu’il écrit à l’usage des femmes que l’image favorise la réception du message didactique : « Tous ces Personnages allégoriques sont extrêmement ingénieux, pleins de moralité, et forment chacun en particulier des images frappantes indépendamment du grand Tableau » (234). Chapitre II Alchimie rhétorique et didactique 1 Rhétorique et didactique de la dissuasion 1.1 Splendeurs et misères du mauvais exemple L’inventaire des qualités rhétoriques et didactiques que l’on prête à l’exemple au Grand Siècle ainsi qu’au siècle des Lumières ne serait pas exhaustif sans porter une attention particulière à son versant dissuasif. Si une majorité de rhétoriciens, de prédicateurs et d’auteurs de tout genre font l’éloge de l’exemple incarnant un modèle idéal, nombreux sont ceux qui s’intéressent également aux vertus morales des exemples censés engendrer un effet de dissuasion. Ses partisans certifient que l’anti-modèle dispose du potentiel de corriger les mœurs en dénonçant les maux qu’il faut éviter. Ajoutons que ce type d’exemple présente les mêmes propriétés que son homologue imitable, en ce qu’il esthétise un précepte, le rend tangible et facilite la persuasion. Dans la préface des Annales galantes, Mme de Villedieu souligne la dimension édifiante que renferment les anti-modèles auxquels elle a recours : « j’ai tâché de renfermer un sens moral dans les choses qui paraissent les plus déréglées » (1088). La romancière insiste encore sur les bienfaits didactiques de l’exemplarité dissuasive en avançant qu’« Il est quelque fois dangereux de ne faire qu’une faible ébauche du vice : telle personne se laisse emporter à la tentation, qui l’aurait peut-être surmontée si elle en avait connu toutes les suites » (1088). L’évêque Camus vante la valeur de ce type d’exemplarité dans la préface de Cléarque et Timolas : « je n’ay point d’assez fortes paroles […] et c’est pour cela que je cherche des exemples, et les étale aux yeux d’un chacun, afin que dans les tragicques succez de ceux qui se portent au vice nous apprenions à l’éviter » (47). Selon le prélat, les deux versants de l’exemplarité dispose d’un potentiel moral identique : « Les exemples des biens ou des maux ont la mesme vertu, pourveu qu’ils rencontrent de la disposition dans les ames de ceux qui les voyent » (Evénements singuliers 74). 54 Alchimie rhétorique et didactique La dénonciation du vice et l’exhortation des lecteurs à s’éloigner des anti-exemples constituent ainsi une mission tout aussi importante que l’incitation au bien par l’intermédiaire de modèles exemplaires. Dans ses Maximes, Mme de Sablé souligne l’effet salutaire que l’on peut tirer du mauvais exemple : « On s’instruit aussi bien par le défaut des autres que par leur instruction. L’exemple de l’imperfection sert quasi autant à se rendre parfait que celui de l’habileté et de la perfection » (240). L’exemplarité dissuasive apparaît même d’autant plus pertinente à ses partisans, qu’ils considèrent souvent que les anti-exemples sont plus efficaces et plus persuasifs que les exemples incitatifs. C’est ce qu’affirme Saint-Réal dans De l’usage de l’histoire : « C’est cet agrément naturel, que nous trouvons à voir les défauts des autres, qui fait que nous comprenons en quelque sorte plus aisément les choses blâmables, que les honnêtes » (30). La critique suivante, émise au XVIII e siècle par Marmontel au sujet de La Princesse de Clèves, est emblématique de l’opinion qui veut que l’anti-exemple soit plus didactique : La princesse de Clèves, après bien des combats et une longue résistance, devenue coupable et malheureuse par la seule témérité de sa confiance en elle-même et en ses propres résolutions, eût été d’un exemple moins honorable pour son sexe, peut-être moins intéressant, mais certainement plus moral (Essai 311). Si l’on suit le raisonnement de Marmontel, l’exemple d’une Mme de Tourvel, qui chute dans Les Liaisons dangereuses, serait plus apte à dissuader que le modèle d’une Mme de Clèves serait susceptible de porter à l’imitation. Néanmoins, le recours à l’anti-modèle peut s’avérer à double tranchant, dans le cas d’une interprétation littérale, en particulier lorsqu’un auteur peint les personnages incarnant le mauvais exemple avec trop d’ambiguïté, comme c’est le cas de Laclos avec Les Liaisons dangereuses, ou lorsque les personnages échappent au contrôle du romancier. Dans sa correspondance avec Mme Riccoboni, Laclos s’efforce de justifier l’emploi de protagonistes anti-exemplaires à l’aide des arguments suivants : « le mérite que je reconnais à tracer des sentiments qu’on désire d’imiter, n’empêche pas, je crois, qu’il ne soit utile de peindre ceux dont on doit se défendre » (Œuvres complètes 721) 32 . Marmontel met en garde contre ce type d’ambigüité : « il faut que l’exemple mène droit à la moralité, sans diversion, sans équivoque ; et c’est ce que les plus grands maîtres semblent avoir oublié quelquefois » (Poétique 479). Lenglet-Dufresnoy avait exprimé à peu près le même principe quelques décen- 32 Le caractère anti-exemplaire du vicomte de Valmont et de la marquise de Merteuil est sujet à débat. Malgré les déclarations que Laclos a faites à cet égard à Mme Riccoboni, la critique moderne demeure divisée quant à l’interprétation morale des personnages. 55 Rhétorique et didactique de la dissuasion nies auparavant dans son traité sur les romans : « il est quelquefois dangereux de faire des Peintures du vice, il faut bien de la délicatesse pour n’en laisser apercevoir que ce qui est nécessaire pour le faire haïr, un caractère sensible et touchant ruinerait l’instruction qu’on voudrait inspirer » (De l’usage des romans 64). Le critique reconnaît toutefois l’utilité des anti-exemples dont l’interprétation est univoque : « ils découvrent les pièges, font voir le danger qu’il y a de s’y exposer, et donnent les moyens de les éviter, ou du moins ceux d’en sortir quand on s’y est engagé » (De l’usage des romans 83). 1.2 Mme de Villedieu et l’exemplarité dissuasive Dans les dernières œuvres de sa prolixe carrière romanesque, Mme de Villedieu met son éloquence au service de l’exemplarité dissuasive afin de discourir contre les passions, au premier rang desquelles figure l’amour. Dans les Désordres de l’amour, publié en 1675, la romancière distille sa morale de manière inductive par l’intermédiaire de protagonistes anti-exemplaires qui en esthétisent les préceptes. Comme le titre de cette œuvre laisse présager, ces exemples individuels sont autant d’illustrations des perverses causes et des nocifs effets de la passion amoureuse, qui transparaît sous sa plume comme un véritable fléau. Incarnés par des individus ivres de passion, les exemples de Mme de Villedieu correspondent tous à des anti-modèles mis sous les yeux du destinataire afin de dissuader celui-ci de se laisser aller aux mêmes emportements et dépravations. A en croire Lenglet-Dufresnoy, Mme de Villedieu a su réunir dans son œuvre une position éthique irréprochable, une connaissance intime des passions et la capacité à susciter un effet dissuasif chez le lecteur : « Et quand vous lisez Le Portrait des foiblesses humaines et Les Desordres de l’amour dans Mme de Ville-Dieu, avec quelle sagesse n’êtes-vous pas conduit dans ses secrets détours connus seulement de la plus ardente passion ; et quel dégoût cependant n’y inspire-t-on pas pour les excès blamables ? » (De l’usage des romans 82). La romancière plébiscite le discours démonstratif de la rhétorique pour plaider à coup d’exemples la dangerosité de la passion amoureuse. En rapportant des précédents historiques, Mme de Villedieu démontre que la passion amoureuse conduit inéluctablement à des angoisses douloureuses et des tragédies humaines. Ses exemples sont des preuves d’ordre rationnel, relevant de l’appareil logique du discours, en ce qu’elles s’adressent à la raison des lecteurs pour les persuader et les dissuader. En tant que faits historiques avérés (ou étant présentés comme tels), ces preuves sont dites naturelles dans la terminologie classique, parce qu’elles existent par elles-mêmes, antérieurement au discours qui les emploient. 56 Alchimie rhétorique et didactique Le nombre considérable d’exemples qui figurent dans les Désordres témoigne de la volonté de produire de nombreux anti-modèles de nature variée, afin de garantir le succès de la démonstration, comme le déclare Mme de Villedieu : « C’est assez dire, ce me semble, qu’on ne peut trop en employer pour se garantir d’une si funeste passion. Mais comme les partisans secrets qu’elle a dans nôtre ame ne peuvent être vaincus que par un grand nombre de combats, il faut leur opposer divers exemples » (117). Cette démarche est conforme aux enseignements des grands maîtres de la rhétorique antique, dont Quintilien, selon qui « l’orateur doit disposer en abondance d’une richesse d’exemples anciens et même modernes » (livre XII, 1). En plus de transmettre un savoir par induction, la rhétorique de l’exemple ambitionne de faire profiter, par procuration, de l’expérience de la chose démontrée. A travers ses exemples dissuasifs, Mme de Villedieu espère faire partager au lecteur une partie de l’expérience même des malheurs des personnages, dans l’espoir qu’il adopte leur expérience comme la sienne propre. Dans les Annales Galantes, œuvre publiée deux ans avant les Désordres, Mme de Villedieu illustre de quelle manière elle envisage un tel transfert d’expérience : De grace, Madame, ne vous fiez pas à vous-même sur une chose si importante : tous les commencemens de l’amour ne sont que des bagatelles ; mais ces bagatelles produisent de si grands malheurs dans les suites, et alors enfilant un long récit de quantité d’aventures amoureuses qu’un autre qu’un époux n’auroit osé lui raconter ; il les appuia d’exemples originaux, et il la rendit plus sçavante par cette conversation qu’elle ne l’auroit été par dix années d’expérience (mes italiques 30). Ce passage est une mise en abyme de l’usage que doit faire le lecteur des exemples qui lui sont mis sous les yeux. Il s’agit de sensibiliser le destinataire pour qu’il intériorise cette expérience, qu’il la garde en mémoire, et en fasse bon usage lorsqu’il sera lui-même placé à son tour dans une situation similaire. Dans la mesure où le genre démonstratif de la rhétorique présuppose la répétition du passé ainsi qu’une prédictibilité du comportement humain et des expériences inhérentes à la passion amoureuse, l’exemple offre une expérience préventive équivalente à celle que pourrait vivre le lecteur dans le réel. Celui-ci est ainsi appelé à appliquer en temps voulu les enseignements qu’il aura retenus des Désordres, afin d’adopter une ligne de conduite qui lui permettra de se garantir des périls de la passion, et d’éviter le genre d’écueils dans lesquels tombent les personnages anti-exemplaires des récits. 57 Rhétorique et didactique de la dissuasion 1.3 Les « Manies dont on ne voit des exemples que dans l’amour » Dans les Désordres de l’amour, Mme de Villedieu s’emploie à exemplifier les traits négatifs les plus frappants de la passion amoureuse. L’enseignement qui est peut-être le plus important à retenir du premier des trois récits qui composent cet ouvrage romanesque, c’est que l’amour neutralise le discernement de la raison. Le personnage du duc de Guise en est un exemple probant. Dévoré par son amour pour une courtisane sans vergogne, Mme de Sauve, le duc se montre incapable de déjouer les pièges que celle-ci lui tend en manipulant sa passion, parce qu’il a perdu l’usage de sa raison : « mon exemple ne vaudra rien à citer » (17), croit-il même pouvoir affirmer. Néanmoins, contrairement à ce qu’il pense, le duc de Guise incarne un exemple éloquent de la sournoise manière par laquelle la passion amoureuse peut interférer avec la raison et l’anesthésier. La raison du duc finit pourtant par déceler le caractère fallacieux des sentiments de la personne aimée : « [Mme de Sauve] m’a rendu trop sçavant dans l’art de la connoitre. Elle ne semble me rappeller que pour me sacrifier une seconde fois, […] je resisterois à un retour sincere comme je resiste à ce que je sçais n’être qu’une feinte » (35). Bien que la raison ait percé les apparences, qu’elle prévienne des dangers encourus et s’efforce d’exercer sa fonction salvatrice, Mme de Villedieu montre que la passion agit comme un anesthésiant qui rend le sujet insensible à sa propre raison. Ainsi, le duc de Guise est aisément emporté par la passion amoureuse malgré la clairvoyance de sa raison. Aussitôt que Mme de Sauve lui propose un raccommodement, il rechute d’autant plus lamentablement que sa raison l’avait prévenu et que cette liaison va en outre à l’encontre de son intérêt politique : On ne peut dire combien le duc de Guise eut de joie de ce changement ; la cause devoit lui déplaire, et la disgrace de la jeune reine faisoit une brêche à son authorité ; mais outre qu’il esperoit que dans peu cela se retabliroit, il avoit eu tant de peur de se voir enlever sa maîtresse que tout ce qui le delivroit de cette crainte ne pouvoit à son gré lui être qu’avantageux (42). L’intervention subtile du narrateur omniscient, qui se manifeste à travers le verbe « devoir », indique quelle aurait dû être la position du duc de Guise, et souligne que la neutralisation de la raison détourne cette grande figure de l’histoire de France de son devoir. Il n’est donc pas surprenant que la débâcle de la raison entraîne les réactions de stupéfaction suivantes : « Qu’a-t-il fait de sa raison et de son courage ? et comment cette coquette a-t-elle pu lui faire si tôt oublier ce qu’il devoit à la confiance de la Reine de Navarre, à nos intérêts, et aux siens propres ? » (47). Procédé rhétorique, ces reproches ne sont proférés sous la forme de questions que pour chercher l’approbation du lecteur, et l’inviter à méditer cet 58 Alchimie rhétorique et didactique exemple. Le comportement amoureux anti-exemplaire du duc montre comment la passion enraye les avertissements de la raison. Cet exemple met aussi en relief la nature tyrannique de la passion amoureuse, et la prééminence que peut prendre cette passion sur toute autre considération. La leçon qu’illustre l’exemple dissuasif du duc de Guise est renforcée par un second anti-modèle, de moindre envergure, incarné par Monsieur, frère du roi, qui suit la même trajectoire anti-exemplaire : « Monsieur avoit un veritable ressentiment contre Mme de Sauve ; il la reconnoissoit pour une coquette qui ménageoit cinq ou six intrigues à la fois, et en qui après ce qu’il sçavoit de sa dissimulation, il ne devoit prendre aucune confiance » (57). Parfaitement conscient du fait qu’il ne doit en aucun cas se plier à la passion qu’il conçoit malgré lui pour une telle intrigante, ce prince cède lui aussi à son amour en dépit de cette connaissance, du bon sens, et de la raison : « elle reduisit si bien cet amant au point où la Reine Mere le desiroit, qu’elle en tira les paroles d’une trève de six mois, et fut comme en triomphe en porter les assurances au Roi son fils » (57). Il ressort de ces deux exemples parallèles que le blâme réside moins dans les manigances de Mme de Sauve, que dans l’incapacité des amants à mettre à profit la lucidité de leur raison. La déroute de la raison trouve encore de poignantes illustrations dans la troisième histoire des Désordres, dont les personnages principaux se laissent abuser par les mirages de la passion amoureuse. C’est le cas du personnage principal, Givry, dont une passion naissante tarit les sentiments qu’il ressent pour sa maîtresse et emplit l’esprit de faux espoirs : il lui sembloit qu’en effet sa maîtresse lui auroit donné plus de desirs si elle l’avoit moins persuadé de son bonheur. Il se faisoit un dégoût de ce que ce bonheur étoit sçu de tant de monde […] il y joignoit l’imagination d’être souffert d’une belle et grande princesse […] il se laissoit flater à des illusions dont il ne pouvoit divertir son esprit (138). Givry se montre incapable de réaliser que les sentiments de ce nouvel amour sont déterminés par des éléments que fabrique la passion, comme l’indiquent les termes « imagination » et « illusion ». De plus, la pronominalisation du verbe « laisser » indique la passivité, le manque de vigilance, la baisse de la garde. Le discernement de la raison finit bien par s’exprimer, mais trop tard, une fois que le mal est irréparable. Givry se décrit alors comme « un homme perdu d’amour » et il déclare à son ancienne maîtresse : « J’ai tort […] et j’avoue que mon transport n’a consulté ni mon respect, ni ma raison » (204). Lorsque les personnages de cette histoire se montrent capables d’effectuer une analyse rationnelle de la passion amoureuse, c’est de celle des autres protagonistes dont il s’agit, mais jamais de la leur. Mme de Maugiron, qui 59 Rhétorique et didactique de la dissuasion demeure dévorée par sa passion pour Givry après qu’il l’ait quittée, se leurre sur le mode de fonctionnement de l’amour lorsqu’elle déclare : « Vous reviendrez quelque jour à moi […], il est impossible que tant d’amour et tant de constance ne touchent enfin votre cœur » (190). Givry, pleinement conscient de cette erreur, sait que c’est précisément un amour si stable et si déclaré qui étouffe la passion de l’autre : « Ne vous repaissez point de cette chimere », se permet-il donc de rétorquer (190). En revanche, l’exemple de Mme de Maugiron n’empêche pas Givry de commettre la même erreur d’appréciation dans le contexte de sa propre passion pour la princesse de Guise. Cette princesse, qui avait séduit Givry en inscrivant de moqueuses maximes en vers sur la correspondance amoureuse qu’il recevait de Mme de Maugiron, finit elle aussi par tomber dans un guet-apens épistolaire. Le meilleur ami de Givry, Bellegarde, écrit une lettre d’amour passionnée à cette princesse qu’il n’ose pas signer de son propre nom, parce qu’il ne lui a encore jamais adressé la parole. Or selon les protocoles de civilité de l’époque, envoyer une telle missive sans obtenir au préalable l’accord de la destinataire est un grave affront aux bienséances. Bellegarde signe donc la lettre du nom de son ami Givry, pour que le courroux de la princesse se tourne vers un autre que lui. La princesse de Guise est en effet si indignée que Givry se soit apparemment permis une liberté si contraire aux bienséances, qu’elle lui voue dès lors un farouche mépris, qui finira par le conduire à la mort. Curieusement, lorsqu’elle apprend que l’auteur réel de cette lettre est en fait Bellegarde, la princesse ne songe pas à se courroucer contre lui. Au contraire, elle conçoit des sentiments de passion à son égard, tout comme ses propres maximes avaient suscité le même effet chez Givry. De la même manière que ce dernier s’était montré incapable d’analyser son propre cas à la lumière des illusions qu’entretenait Mme de Maugiron, la princesse de Guise n’établit aucune analogie entre sa situation présente et celle de Givry. Ces tirs croisés de la raison conduisent Mme de Villedieu à présenter la passion amoureuse comme une forme de démence. C’est ainsi que l’écrivaine juge le manque de discernement qui caractérise l’exemple de la princesse de Guise : « par une manie dont on ne voit des exemples que dans l’amour, elle trouva singuliere l’action du Grand Ecuyer, et sentit une curiosité extraordinaire pour en sçavoir le motif » (mes italiques 177). De même, Givry semble frappé de folie lorsque sa passion atteint son paroxysme à la fin de la quatrième partie : « j’aime Mademoiselle de Guise jusques à la fureur, et je suis capable des derniers effets du desespoir si je la vois me preferer un rival de ma qualité » (mes italiques 187). Enfin, la présence dans le paragraphe de conclusion des Désordres de cette forme de stigmatisation de l’amour confère une résonnance toute particulière au jugement que porte l’auteure sur cette passion : 60 Alchimie rhétorique et didactique Ainsi finissent presque toutes les personnes qui s’abandonnent sans réserve à cette fatale manie. Si on la ressent foiblement, elle est une source intarissable de perfidie et d’ingratitude ; et si on s’y soumet de bonne foi, elle mene jusques à l’exces du déreglement et du desespoir (mes italiques 208). Cette accusation en forme de mise en garde clôt la dernière histoire et l’œuvre toute entière sur la plus vive attaque que l’on puisse imaginer contre cette passion : non seulement l’amour relève du domaine de l’aliénation mentale, mais cette forme de folie peut en outre conduire ses victimes jusqu’à la mort. 2 Mme de Lafayette et l’exemplarité dissuasive 2.1 M. de Nemours : un personnage d’exception Malgré la profusion de travaux qu’a suscités La Princesse de Clèves et bien que la présence de l’exemple dans cette œuvre ait été débattu dans une belle étude de John Lyons 33 , le rôle fondamental que joue cet instrument de persuasion dans le roman de Mme de Lafayette n’a pas encore fait l’objet d’une analyse rhétorique. Signe fort de projet didactique, l’omniprésence de l’exemplarité dans cette œuvre appelle à une analyse de la morale que cette forme d’argumentation dispense en filigrane. Autrement dit, il s’agit d’analyser les préceptes que Mme de Lafayette a esthétisés dans ce roman sous la forme de l’exemple afin de procurer une morale édifiante à ses lecteurs. La question de l’exemplarité dans La Princesse de Clèves est d’autant plus complexe que l’exemple y est agencé en strates superposées, selon qu’il se présente sous la forme de récits paraboliques ou qu’il soit incarné par des personnages investis d’une valeur exemplaire. C’est dans cet enchevêtrement d’exemples que la présente étude propose de déchiffrer le message didactique de Mme de Lafayette. L’anti-modèle dissuasif est une des formes d’exemplarité qui sont mises en œuvre dans La Princesse de Clèves. Le superbe duc de Nemours est investi de cette fonction. Avant d’en venir aux particularités qui font de ce personnage un anti-exemple, il sera utile de comparer le duc à son opposé inverse dans le roman, qui n’est autre que Mme de Clèves, l’objet de sa passion et de son obsession. Cette comparaison permettra de mieux saisir à quel point ces individus, tous les deux porteurs d’un message didactique, se ressemblent tout en s’opposant. Personnages de la singularité et de l’unicité, les deux protagonistes de Mme de Lafayette sont tout autant destinés à s’aimer qu’à s’opposer. 33 Voir la seconde partie du chapitre V d’Exemplum (217-36). 61 Mme de Lafayette et l’exemplarité dissuasive Dès sa première apparition dans le récit, le duc de Nemours se distingue comme un personnage hors du commun. Son portrait est d’ailleurs constitué d’une succession de superlatifs et d’hyperboles. M. de Nemours est un « chefd’œuvre de la nature » (72). Il est « au-dessus des autres » (72). Sa supériorité est réitérée lorsqu’est mentionnée sa capacité à « surpasser de si loin tous les autres » (92). Cependant, à la différence du portrait initial de Mme de Clèves, qui jette les prémisses d’une exemplarité à venir et entrouvre une fenêtre sur son être, celui de M. de Nemours dépeint un courtisan aguerri se trouvant au summum d’une excellence toute dédiée à la galanterie et à l’impressionnante envergure de son paraître. A l’excellence de M. de Nemours lorsque s’ouvre l’intrigue répond le sommet qu’atteindra l’exemplarité de l’héroïne au dénouement. La dernière phrase du roman signale en effet que Mme de Clèves laisse « des exemples de vertu inimitables », alors que M. de Nemours débute quant à lui le récit comme un personnage inimitable, de par sa « valeur incomparable » ; « un agrément dans son esprit, dans son visage et dans ses actions, que l’on a jamais vu qu’à lui seul » ; ainsi que de par sa manière de s’habiller, copiée par tous « sans pouvoir être imitée » (mes italiques 72). Le duc est inimitable, certes, mais seulement en matière d’honnêteté, de mondanité et de paraître, alors que la princesse l’est en matière d’éthique. Nathalie Grande remarque avec pertinence au sujet de Nemours que « le personnage semble ainsi se réduire à sa pure apparence » (91). En dépit du florilège de superlatifs et d’hyperboles dont est doté le portrait du duc, l’absence éloquente de qualités morales ne laisse rien augurer de bon, et préfigure déjà le comportement anti-exemplaire qui sera le sien. M. de Nemours et Mme de Clèves sont présentés comme des personnages antithétiques du début à la fin du roman. Les parcours diamétralement opposés qu’ils suivent tout au long de l’intrigue ne font que renforcer l’asymétrie de leurs points de départ respectifs. Partis d’opposés inverses et suivant des trajectoires divergentes, leurs chemins se croisent au moment de la réécriture de la lettre perdue par le vidame de Chartres. Cette brève parenthèse de complicité des deux amants intervient au seul moment où cela est encore possible : juste avant que la princesse ne se prenne en main une bonne fois pour toute, et peu avant que le duc ne devienne l’esclave de sa passion, lorsqu’il agit encore avec quelque modération. Ce sera d’ailleurs l’unique moment de bonheur commun et intime que les deux amants auront l’occasion de vivre ensemble. Ce point de convergence ne pouvait être que momentané, parce que leurs trajectoires antinomiques les appellent inéluctablement à s’éloigner l’un de l’autre. Le jeu de miroir qui oppose M. de Nemours à Mme de Clèves se manifeste sous diverses formes tout au long du récit. La princesse cultive la sin- 62 Alchimie rhétorique et didactique cérité, le duc est manipulateur et n’hésite pas à recourir au mensonge. Elle est partisane du repos, il est obsédé par le divertissement au sens pascalien du terme. L’héroïne cogite et agit en conséquence en s’efforçant de suivre la voie de la raison et de la vertu, M. de Nemours donne quant à lui libre cours à la passion. La mise en opposition systématique des deux protagonistes trouve encore une illustration des plus flagrantes dans l’extrémité des moyens que tous deux mettent en œuvre afin de faire triompher leurs résolutions respectives vis-à-vis de la passion amoureuse. Le duc connait les mêmes moments d’introspection et d’autocritique que Mme de Clèves, sauf que ceux-ci le conduisent dans une direction opposée. Pour remédier à sa passion, Mme de Clèves se résout à recourir à « des partis trop rudes et trop difficiles, quelque affreux qu’ils […] paraissent d’abord » (108) ; alors que M. de Nemours « résolut de trouver des moyens, quelque difficiles qu’ils pussent être, de sortir d’un état qui lui paraissait si insupportable » pour faire triompher sa passion (220). De même, l’épisode de la lettre perdue du vidame de Chartes conduit Mme de Clèves à un long moment d’introspection à l’issue duquel elle se pose une série de questions et se détermine à adopter les résolutions qui la mèneront tout droit à l’aveu, au refus et à la retraite. Désespéré que ses efforts ne le conduisent à rien, M. de Nemours connaitra lui aussi un interlude introspectif constitué d’une série de questions qu’il se pose à lui-même et qui finissent par l’interrogation suivante : « Est-il possible que l’amour m’ait rendu si différent de ce que j’ai été dans les autres passions de ma vie ? » (225). Ces questions sont plus la marque d’une reprise en main délibérée que d’une prise de conscience d’un changement fondamental. Au contraire de la princesse, l’introspection pousse le duc plus en avant dans la passion. Etant donné que le duc se démènera pour conquérir Mme de Clèves après s’être ainsi ressaisi, il est possible de répondre à la question qu’il se pose par la négative. Enfin, alors que M. de Nemours inspire à Mme de Clèves la crainte de l’avenir, ce qui la déterminera à ne pas se lier avec lui, l’héroïne inspire tout le contraire, aussi bien à M. de Clèves : « Je n’ai nulle inquiétude de votre conduite […]. Ce n’est point aussi la crainte de l’avenir qui m’afflige » (177) ; qu’à M. de Nemours : « Tous ceux qui épousent des maîtresses dont ils sont aimés tremblent en les épousant, et regardent avec crainte, par rapport aux autres, la conduite qu’elles ont eue avec eux ; mais en vous, Madame, rien n’est à craindre » (229). Les deux protagonistes aboutissant finalement aux antipodes l’un de l’autre, on voit mal comment ils pourraient finir ensemble. Leur entretien final, au cours duquel Mme de Clèves assène son fameux refus, peut d’ailleurs être considéré comme une joute métaphorique qui oppose la raison à la passion. Le duc ne pourrait pas décemment l’emporter, parce que 63 Mme de Lafayette et l’exemplarité dissuasive son échec est avant tout celui de la passion amoureuse, et symbolise la victoire de la raison incarnée sur la passion incarnée. 2.2 L’Anti-modèle de la conduite de la passion Alors que Mme de Clèves incarne un exemple de résistance acharnée contre la passion, le duc de Nemours, lui aussi investi d’une dimension exemplaire, constitue inversement un anti-modèle de la suprématie de la passion sur la raison. Là où la princesse s’efforce de gérer sa conduite en fonction des avertissements de la raison, M. de Nemours prêche l’amour, et ne parle que le langage lyrique de la passion en émoi : Quoi ! Madame, une pensée vaine et sans fondement vous empêchera de rendre heureux un homme qui vous aime et que vous ne haïssez pas ? Quoi, j’aurais pu concevoir l’espérance de passer ma vie avec vous ; ma destinée m’aurait conduit à aimer la plus estimable personne du monde ; j’aurais vu en elle tout ce qui peut faire une adorable maîtresse ; elle ne m’aurait pas haï et je n’aurais trouvé dans sa conduite que tout ce qui peut être à désirer dans une femme (229). La passion est la seule forme de raisonnement que soutient le duc : « Il est plus difficile que vous ne pensez, Madame, de résister à ce qui nous plaît et à ce qui nous aime. Vous l’avez fait par une vertu austère […]. Mais cette vertu ne s’oppose plus à vos sentiments et j’espère que vous les suivrez malgré vous » (232). Cette déclaration susceptible de révolter un lectorat sensibilisé aux nuisances de l’amour prouve que M. de Nemours épouse totalement la cause de la passion. Sa conduite s’apparente à un discours esthétisé témoignant du joug que cette passion peut graduellement exercer sur un individu. Nemours démontre que l’amour peut passer en obstination, malgré les remontrances de la raison, et donner un méchant penchant pour faire le mal qui entretient cette passion, ce qui se traduit dans le roman par la mort de M. de Clèves. Nemours exemplifie aussi un précepte fondamental de la psychologie amoureuse, dont il constitue la manifestation principale : les obstacles qui se dressent en travers de l’amour et le contrarie sont l’aliment de cette passion. L’amour s’en nourrit, si bien que les obstacles agissent à la façon d’un narcotique susceptible de conduire l’être aimant à l’apogée de l’ivresse passionnelle et aux derniers dérèglements. D’après la philosophie amoureuse à laquelle adhère manifestement Mme de Lafayette, l’amour se fortifie au contact des obstacles, alors qu’il tend à dépérir quand ceux-ci s’estompent. Le comportement de M. de Nemours en amour peut ainsi être interprété comme une éloquente illustration de la théorie du divertissement de Pascal. La Princesse de Clèves fourmille d’indices qui démontrent que la cour telle qu’elle est dépeinte dans le roman, et le duc de Nemours, qui en est le plus beau pro- 64 Alchimie rhétorique et didactique duit, présentent tous les symptômes du divertissement pascalien, tandis que Mme de Clèves choisit la voie inverse du divertissement : celle du repos 34 . Peu après l’entrée en scène dans le roman de M. de Nemours, la relation de son éventuelle conquête de la reine d’Angleterre permet d’établir le premier lien probant qui unit la culture de l’obstacle et la poursuite amoureuse. Le passage marquant la perte d’intérêt du duc pour cette intrigue secondaire ne laisse aucune ambiguïté : « Son esprit s’était insensiblement accoutumé à la grandeur de cette fortune et, au lieu qu’il l’avait rejetée d’abord comme une chose où il ne pouvait parvenir, les difficultés s’étaient effacées de son imagination, et il ne voyait plus d’obstacles » (mes italiques 90). Or c’est précisément au moment où les obstacles de cette conquête prestigieuse s’éclipsent que M. de Nemours abandonne ce projet. Le duc se met alors en quête d’autres difficultés insurmontables, et c’est là qu’il tourne son attention vers Mme de Clèves, qui « apparait comme une personne où l’on ne pouvait atteindre » (89), incarnant ainsi la promesse de nouveaux obstacles. La manière dont l’intrigue amoureuse avec Mme de Clèves se déroule crée les conditions optimales pour porter la passion du duc à un degré extrême d’intensité. L’ensemble des péripéties amoureuses que vit M. de Nemours formerait donc le philtre d’amour idéal, parce qu’elles réunissent toutes les circonstances indispensables pour porter une telle passion à son comble : une succession d’obstacles excitant l’amour jusqu’à son paroxysme, sans pour autant briser l’espoir de conquête qui la motive. La constance et le symbolisme de l’obstacle se voient renforcer par les obstacles littéraux qui se dressent souvent entre M. de Nemours et le corps de Mme de Clèves. Au bal où les deux protagonistes se rencontrent, Nemours doit passer « par-dessus quelques sièges » pour s’approcher de Mme de Clèves (91). A Coulommiers, ce type d’obstacle prend la forme des palissades « fort hautes » qui entourent la propriété des Clèves, et qui sont à la hauteur de l’enivrement du duc (208). Exemplifié par Nemours, le rôle de l’obstacle resurgit au cours de l’entretien final des deux amants. L’héroïne soutient à ce sujet que les hommes ne conservent pas de passion dans le mariage, parce que cet ultime attachement marque la fin des obstacles. Elle explique que M. de Clèves a fait exception à cette règle parce la froideur qu’il rencontrait chez elle constituait un obstacle permanent qui faisait perdurer son amour. La pertinence de cette analyse est validée par une confidence que le narrateur omniscient avait faite au lecteur peu de temps après leur mariage : « pour être son mari, il ne laissa pas d’être 34 Pour une analyse détaillée de La Princesse de Clèves à la lumière du divertissement pascalien, voir Francis Mathieu : « Mme de Lafayette et la condition humaine : Lecture pascalienne de La Princesse de Clèves ». Cahiers du dix-septième : An Interdisciplinary Journal. Vol. XII, 1 (2008) : 61-85. 65 Rhétorique et didactique de l’exemple historique son amant, parce qu’il avait toujours quelque chose à souhaiter au-delà de sa possession » (89). Mme de Clèves soutient au duc que les obstacles ont similairement garanti sa constance (231). Cette analyse est corroborée par une confidence que le narrateur avait faite au lecteur longtemps auparavant : « peut-être que des regards et des paroles obligeantes n’eussent pas tant augmenté l’amour de M. de Nemours que faisait cette conduite austère » (178). Si l’on en croit la logique amoureuse développée dans le roman, la fin des obstacles marque le début de la fin de la passion amoureuse. Un mariage motivé par cette même passion serait donc irrévocablement voué à l’échec, parce que la possession de Mme de Clèves marquerait la fin des obstacles, et enclencherait le déclin des sentiments de Nemours, qui se sentirait alors contraint de chercher des obstacles dans une nouvelle passion. La substance didactique et morale de La Princesse de Clèves s’agence d’abord autour de l’exemplarité des deux principaux personnages. La dimension exemplaire du duc et celle de la princesse appellent à lire ces personnages comme des discours sur l’amour. Mme de Lafayette fait preuve d’une remarquable maîtrise du genre démonstratif de la rhétorique dont elle met en œuvre les deux versants dans La Princesse de Clèves. D’une part, l’exemple et la voie qu’incarne Mme de Clèves dans la conduite de la passion relèvent de l’éloquence panégyrique, qui exhibe des actions louables pour les faire aimer, dans l’espoir qu’elles seront imitées. D’autre part, l’exemple qu’incarne M. de Nemours relève de l’éloquence satyrique, qui s’appuie sur des actions blâmables pour les faire haïr. La morale de Mme de Lafayette est doublement servie par un modèle incitatif et un contre-exemple dissuasif. Dans les deux cas, il s’agit d’instruire le lecteur des tenants et des aboutissants de la passion amoureuse. 3 Rhétorique et didactique de l’exemple historique 3.1 Exemplarité, histoire, et fiction romanesque Les romanciers qui pratiquent le roman et la nouvelle historique allient souvent l’exemple à l’histoire dans leurs œuvres. Synonyme de vérité, l’histoire confère à l’exemple tout le prestige que l’on associe alors à cette discipline et lui prête un sceau de légitimité. Roland Barthes déclare au sujet des personnages historiques qu’« ils donnent au romanesque le lustre de la réalité […], ce sont des effets superlatifs de réel » (109). Avantage esthétique notable, l’histoire dote l’intrigue romanesque d’un arrière-plan authentique, au sein duquel les personnages historiques et leurs actions deviennent les vecteurs exemplaires du message didactique de l’auteur. Les ouvrages romanesques de Mme de Lafayette suivent ce modèle. 66 Alchimie rhétorique et didactique Œuvre combinant histoire et exemplarité, La Princesse de Clèves est sans conteste le roman historique le plus prestigieux de la littérature française. Et pourtant, l’enjeu moral de cet ouvrage consiste moins à exposer l’histoire et à divulguer sa face cachée, qu’à convaincre les lecteurs que la passion amoureuse est un fléau. L’intrigue n’est pas infléchie par les événements historiques qui forment son arrière-plan, pas plus qu’elle n’influence d’ailleurs le cours de l’histoire. Le message de Mme de Lafayette consiste à affirmer une morale par le biais de comportements et de récits exemplaires. Le chef-d’œuvre de Mme de Lafayette dénonce les désordres individuels, mais aussi sociaux et politiques, imputables à l’amour. Si l’intrigue se déroule à la cour du roi Henri II et plonge les lecteurs dans l’histoire de France du XVI e siècle, les mœurs, les caractères et la psychologie qui règnent dans le roman transposent l’action à Versailles ou Fontainebleau, dans le présent de l’auteure, à la cour que fréquente Mme de Lafayette. Le rôle joué par l’histoire dans le roman n’a pas manqué d’attirer l’attention de la critique. Les études qui y ont été consacrées démontrent que l’intrigue d’amour des protagonistes est une fiction habilement calquée sur une toile de fond historique 35 . Ce procédé permet de donner un air d’autant plus authentique aux rebondissements qui secouent la vie des personnages principaux qu’ils se confondent à la réalité historique. Les historiens mettent eux-mêmes en avant la symbiose de l’histoire et de l’exemplarité rhétorique en maintenant qu’il est possible d’insuffler une valeur didactique aux mauvais exemples de l’histoire. Dans son Projet d’un traité sur l’histoire, Fénelon dit de cette discipline que « C’est elle qui nous montre les grands exemples, qui fait servir les vices mêmes des méchants à l’instruction des bons » (1178). Le père Anselme parvient à une conclusion similaire en faisant ressortir la valeur exemplaire des grandes figures historiques : [L’histoire] est fort utile à la conduite de la vie humaine et fournit d’excellents préceptes à ceux qui ont de l’amour pour les bonnes choses. C’est une peinture qui fait voir les plus beaux exemples des héroïques vertus ; elle couvre les scélérats de confusion, et rend aux gens de bien les honneurs qu’ils méritent (Histoire généalogique et chronologique de la maison royale de France, cité par Cuénin, Désordres XL). Il en va de même pour l’historien Fauvelet du Toc : « On ne doit escrire les vies des grands Hommes que pour remplir le monde du desir de les imiter ; 35 Raymond Picard remarque qu’« histoire et fiction sont entrelacées, imbriquées, jusqu’à devenir presque indiscernables » (188). Roger Duchêne salue également la fusion réussie des événements historiques et des aventures imaginaires (8). 67 Rhétorique et didactique de l’exemple historique et fournir par l’exemple de leurs belles actions les moyens d’en faire de semblables » (141). L’exploitation rhétorique et didactique de l’histoire procure de bienveillants arguments en faveur du roman, genre fort malmené par la critique, et contribue au processus de sa légitimation. Les romanciers affirment même fréquemment que leurs œuvres sont plus morales que celles des historiens. A l’image de Mlle de Scudéry, les défenseurs du pays de Romancie clament volontiers que l’histoire à l’état brut nuit à la morale, pour la simple et bonne raison que la réalité des faits historiques offre trop souvent un « très dangereux exemple » : « il ne faudrait pas lire les histoires, où vous trouvez des exemples de tous les crimes, et où bien souvent les criminels sont heureux, et peuvent faire envie à quelques-uns de les imiter » (178). Les défenseurs du roman soutiennent que ce type de problème n’affecte pas ce genre. Cet argument leur permet de mettre le roman en opposition à l’histoire en clamant qu’il est plus moral, et plus apte à corriger les mœurs par la bonne moralité de ses exemples. Comme le stipule Maurice Lever : « Mieux vaut alors une fable exemplaire qu’une vérité pernicieuse » (106). Les romanciers dont les intrigues sont agencées dans des contextes historiques proposent de donner une dimension exemplaire aux personnages historiques, tel l’abbé Morvan de Bellegarde : Le but principal de l’Histoire est d’instruire, et d’inspirer aux hommes l’amour de la vertu, ou l’horreur du vice par les exemples qu’on leur propose. Ainsi, la conclusion de l’histoire doit toujours renfermer quelque trait de morale, qui affectionne à la vertu (cité par Stanton 358). Dans De l’usage de l’Histoire, l’abbé de Saint-Réal, praticien et théoricien de la nouvelle historique, précise que l’histoire est un outil idéal pour instruire les lecteurs sur les passions : Sçavoir l’Histoire, c’est connoître les hommes, qui en fournissent la matière, c’est juger de ces hommes sainement ; étudier l’Histoire, c’est étudier les motifs, les opinions, et les passions des hommes, pour en connoître tous les efforts, les tours, et les détours, enfin toutes les illusions qu’elles sçavent faire aux esprits, et les turpitudes qu’elles font aux cœurs (1). Marmontel fournit une illustration de l’estime que l’on continue de vouer à ce type d’exemple au XVIII e siècle : « Demandez à l’historien pourquoi il se consume à découvrir les traces du passé, et dans le naufrage des nations les débris de leur existence : il vous dira que ce sont des exemples, des leçons, des avis salutaires qu’il veut transmettre à l’avenir » (Essai 288). 68 Alchimie rhétorique et didactique 3.2 Exemplarité historique et subversion dans les Désordres de l’amour Parmi les nombreux praticiens de la nouvelle historique, Mme de Villedieu illustre à merveille l’alliance de l’histoire et de l’exemplarité. Avec les Désordres de l’amour, Mme de Villedieu se joint aux innombrables voix qui mettent en garde contre les passions en cette fin de XVII e siècle. La romancière sert cet objectif déclaré en plongeant ses lecteurs au siècle précédent, au temps des guerres de religion, contexte qui se prête à merveille au catastrophisme que l’on associe à la passion amoureuse dans la seconde moitié du XVII e siècle. Mme de Villedieu ambitionne de démontrer que l’aliénation mentale que la passion amoureuse fait subir aux personnages historiques modifie le cours de l’histoire, et occasionne des ravages à l’échelle du royaume de France tout entier, au détriment du bien-être de l’ensemble de sa population. Pour mieux persuader ses lecteurs de la dangerosité de l’amour, la romancière les conduit du particulier au général en offrant plusieurs exemples des funestes conséquences historiques qu’engendre l’amour. L’écrivaine exploite les mauvais exemples dont regorge la récente histoire de France pour mieux illustrer les conséquences néfastes de cette passion. L’argument le plus fort invoqué par Mme de Villedieu consiste à imputer à l’amour la responsabilité du déclenchement des guerres de religion, qu’elle qualifie de plus grande catastrophe historique depuis la guerre de cent ans. Elle ne manque pas de blâmer cette passion pour plusieurs autres événements historiques majeurs : la division des grands du royaume et « les semences de la Ligue » ; l’échec des négociations à « la paix générale du royaume » ; et la perte du marquisat de Saluces (117). La stratégie consistant à révéler les secrets de la vie privée des personnages historiques ainsi que leur corrélation avec les grands événements militaires et politiques permet à Mme de Villedieu de faire de ces acteurs de l’histoire des exemples édifiants et de jeter une nouvelle lumière sur les funestes effets de la passion amoureuse. Les retouches que Mme de Villedieu apporte à l’histoire ne l’empêchent nullement de se présenter comme une historienne à part entière. La romancière a d’ailleurs puisé la majorité de ses sources dans l’œuvre de l’historien Mézeray, et les travaux effectués par Micheline Cuénin et Arthur Flannigan sur l’utilisation de cette source dans les Désordres ont démontré que Mme de Villedieu suit fidèlement ce dernier. L’auteure ne manque pas d’authentifier ses sources. Ainsi, preuve à l’appui, elle déclare que la lettre d’adieu écrite à Mlle de Guise par Givry, tous deux protagonistes de la troisième nouvelle, est l’originale, qu’elle cite fidèlement : Il écrivit avant d’y aller une lettre à Mademoiselle de Guise, qui m’a été donnée en originale, et dont voici mot pour mot la copie : […]. Cette lettre ne 69 Rhétorique et didactique de l’exemple historique fut point rendue à Mademoiselle de Guise, l’homme qui la lui aportoit fut fait prisonnier par un parti ennemi, et c’est sans doute pourquoi elle est parvenue jusques à nous (mes italiques 206) 36 . De même, Mme de Villedieu inscrit en toutes lettres l’historicité des Désordres dès l’ouverture du premier récit : « Il avoit autrefois ardemment aimé la Princesse de Vaudemon, avant qu’elle fût Reine de France ; et l’histoire dit que cet amour étoit encore le motif secret de son voyage » (mes italiques 21). Cette intervention du narrateur arrive à point nommé pour authentifier ce qui fait la quintessence des Désordres : les liens de causes à effets qui unissent l’amour à l’histoire. C’est pourquoi le mot « histoire » est ici personnifié en tant qu’autorité détentrice de la vérité. Si Mme de Villedieu clame la véracité des intrigues dont elle fait la chronique dans les Désordres, c’est d’une version iconoclaste de l’histoire, voire même subversive, dont il s’agit. Bien que la romancière adopte une perspective historique rigoureuse et s’appuie sur le versant historique de l’exemplarité, elle se distingue des historiens en asseyant cette perspective sur la vie privée des héros de ses récits, figures de l’histoire de France dont les amours secrets et leurs conséquences sont dévoilés au public. L’écrivaine bouleverse donc les conventions d’écriture de l’histoire, qui se concentre traditionnellement sur la sphère publique et ses événements sociaux, politiques et militaires. Mme de Villedieu propose d’emmener ses lecteurs derrière cette façade pour leur faire voir l’envers du décor et les coulisses de l’histoire. Le fait que Mme de Villedieu prétende « joindre aux galanteries de mon sujet les véritéz importantes de l’histoire générale » (66) est une façon de combler les lacunes des chroniques traditionnelles en attribuant à l’amour une ascendance toute puissante sur le déroulement des événements historiques, comme l’exprime avec éloquence la maxime II des Désordres : Mais est-il un bonheur effectif et durable, Dans ce qui roule sur l’Amour ? […] Les loix, l’honneur, la paix, la guerre, Tout se trouve sujet à son enchantement (43). Comme le fait la tragédie racinienne dans un cadre antique, la romancière révèle les conflits intimes et passionnels qui se trouvent à l’origine de certaines grandes décisions de l’histoire moderne. A ce titre, Mme de Villedieu se présente comme une véritable historiographe de la passion amoureuse 36 D’après Micheline Cuénin, les relations que Mme de Villedieu entretenait avec la famille de l’auteur de cette lettre lui aurait permis d’avoir accès à cette source manuscrite, aujourd’hui consultable à la bibliothèque de l’Arsenal (Roman 206). 70 Alchimie rhétorique et didactique et des dérèglements, des fourberies et des démences qui en résultent 37 . La romancière rend compte de cette version des faits historiques dans le carcan rhétorique et didactique de l’exemplarité. Projet controversé, montrer l’influence exercée par la passion amoureuse sur le cours de l’histoire requiert de reconstituer, plus que de relater, les détails d’événements trop privés et intimes pour avoir été officiellement enregistrés. Mme de Villedieu doit donc adjoindre une dose soigneusement mesurée de fiction aux faits historiques avérés. Si les grandes lignes des relations amoureuses qu’elle retrace sont connues pour être vraies, la romancière doit reconstruire le détail de ces liaisons selon les règles de la vraisemblance. Avec les Désordres, Mme de Villedieu n’en est pas à son coup d’essai. La romancière a en effet expérimenté à plusieurs reprises l’union de la fiction et de l’histoire, qui constitue la fondation de ses trois dernières œuvres. Le paratexte des Annales Galantes fournit une indication révélatrice des modalités d’union de l’histoire et de la fiction dans l’œuvre de Mme de Villedieu : Si le lecteur prend la peine d’examiner cette Histoire, il trouvera l’invention mêlée avec la vérité, d’une manière assez ingenieuse, le fond en est presque tout Histoire ; et la Fable dont il est orné, a des couleurs vraisemblables, et toutes prises des reflexions de l’Histoire même (8). Mme de Villedieu clame que les aménagements romanesques ne compromettent en rien la véracité des données historiques de son œuvre. 37 L’histoire de France telle que la relate Mme de Villedieu est d’autant plus subversive que la passion amoureuse vient tailler une brèche béante dans le monopole patriarcal de sa chronique traditionnelle. L’amour nécessite de donner aux femmes une place et une influence plus large que celle que ne leur concèdent les historiens de cette époque. L’historiographie officielle concerne avant tout les hommes, parce que la gent masculine monopolise, au moins en surface, la sphère publique, domaine de prédilection de l’histoire. Or, si les hommes dominent effectivement la sphère politique dans les fictions de Mme de Villedieu, à l’image de la réalité du XVII e siècle, l’écrivaine démontre qu’il s’agit d’une apparence qui cache ce que Saint-Preux nommera une « petite gynécocratie » dans La Nouvelle Héloïse (192). La romancière met sous les yeux des lecteurs l’influence politique que les femmes exercent officieusement, annonçant déjà le compte rendu qu’établit Rica dans Les Lettres persanes à propos du pouvoir invisible des femmes de France : c’est comme un nouvel Etat dans l’Etat : et celui qui est à la cour, à Paris, dans les provinces, qui voit agir des ministres, des magistrats, des prélats, s’il ne connaît les femmes qui les gouvernent, est comme un homme qui voit bien une machine qui joue, mais qui n’en connaît point les ressorts (247). Dans les Désordres, l’amour, sceptre du pouvoir féminin, permet aux femmes de gouverner les hommes et d’exercer une influence fondamentale sur le cours des événements historiques. 71 Rhétorique et didactique de l’exemple historique Cette déclaration est conforme aux recommandations de certains théoriciens et d’autres praticiens du genre. Desmarets de Saint-Sorlin prône ainsi l’esthétisation de l’histoire, qui souffre selon lui des mêmes défauts esthétiques que le précepte : « L’Histoire simple est sèche, peu engageante et ennuyeuse à la manière des préceptes », alors que la fiction qui enrichit l’Histoire « se promène dans les libres campagnes d’une invention agreable, ayant tousjours la Raison et les Grâces à ses costez » (Rosane 16). Selon Sorel, le louable dessein de façonner des exemples édifiants autorise à retoucher la vérité historique : Il [l’auteur] ne luy est pas permis de changer les actions fondamentales ; on peut bien ajouter à la vérité, non pas la corrompre […]. Si on ne faisoit qu’ajouter de bonnes actions à celles qu’on croit véritables, cela pourroit estre souffert à cause du bon exemple qu’on en recevroit (mes italiques, De la connaissance des bons livres 284-5). S’il serait inadmissible de modifier les grandes lignes de l’histoire, on peut se permettre de l’enrichir et de l’ornementer. Or c’est précisément contre la forme de révisionnisme historique proposée par Sorel que se révoltait Descartes dans Le Discours de la méthode quelques décennies auparavant. Le philosophe disqualifie la fiabilité des exemples historiques traditionnels à cause de leur manque de véracité, arguant que l’histoire souffre de l’épuration de ses sombres événements : même les histoires les plus fidèles, si elles ne changent ni n’augmentent la valeur des choses, pour les rendre plus dignes d’être lues, au moins en omettent-elles presque toujours les plus basses et moins illustres circonstances : d’où vient que le reste ne paraît pas tel qu’il est, et que ceux qui règlent leurs mœurs par les exemples qu’ils en tirent, sont sujets à tomber dans les extravagances des paladins de nos romans et à concevoir des desseins qui passent leurs forces (mes italiques 35). Descartes s’oppose à toute manipulation qui embellirait le caractère exemplaire d’un modèle historique. Mme de Villedieu prend le contre-pied de la démarche dénoncée par Descartes, puisqu’elle met en lumière les aspects obscurs de l’histoire, qu’elle développe en exemples édifiants, non pas sélectionnés pour leur potentiel à susciter l’admiration et l’imitation, mais la dissuasion. A l’histoire officielle, Mme de Villedieu oppose l’histoire passionnelle, aussi sombre et douloureuse que ne l’est la passion qui en détermine le cours. La composante historique des Désordres permet à Mme de Villedieu de procurer une chronique à la fois véridique et novatrice des événements historiques infléchis par la passion amoureuse. La composante romanesque permet quant à elle de séduire les lecteurs afin de mieux les convaincre de l’influence nocive qu’exerce l’amour sur les individus. Enfin, la composante 72 Alchimie rhétorique et didactique rhétorique magnifie par le biais de l’exemple l’étendue du pouvoir de cette passion, en ajoutant aux tragédies individuelles les conséquences collectives qui en résultent. Le tout constitue un sous-genre du roman qui se veut ouvertement instructif et édifiant, et qui entretient l’espoir de persuader du bien-fondé des préceptes que l’auteure a enchâssés dans ses exemples. Les Désordres de l’amour doit donc être considéré comme un prêche laïc, ambitionnant de prodiguer une leçon salutaire sur la passion amoureuse par le biais de l’exemple. 4 Rhétorique et didactique des passions 4.1 Les passions ou le gouvernement du cœur Le prêche de type laïc que sert l’exemple dans le roman peut être fortifié par une manœuvre rhétorique d’ordre affective. Incarné par un personnage et ses actions, l’exemple esthétise le précepte en lui conférant une figure humaine dont la force de persuasion peut être renforcée par la capacité de ce personnage à convoquer les sentiments, les émotions et les passions du lecteur. Ce faisant, l’auteur appuie son éloquence sur l’essence même de ce qui fait l’attrait du genre romanesque pour le public. Parce que les passions sont supposées gouverner la volonté, savoir les mettre par écrit de manière à ce qu’elles agrippent le destinataire du discours dans lequel elles sont enchâssées confère le potentiel d’agir sur ce dernier. L’excitation des passions constitue une des étapes préalables à la persuasion, en ce qu’elle permet de conditionner affectivement le destinataire. Afin de mieux emporter l’adhésion, les romanciers s’efforcent donc souvent d’émouvoir le lecteur en employant les passions. L’écriture éloquente des passions vécues par les personnages de roman captive le lecteur, chez qui de vives émotions peuvent être suscitées. Théoriquement, celui-ci se voit alors plus susceptible d’accueillir favorablement le message didactique promulgué par une œuvre. Tout comme l’éloquente expression des passions avait permis à Racine de s’imposer sur Corneille au théâtre, elle favorise le succès des romanciers qui savent les exciter avec intensité chez leurs lecteurs. Les passions que le talent du romancier permet de stimuler chez ses lecteurs, et les émotions qu’il parvient à leur faire ressentir par procuration, visent à atteindre l’apothéose du plaire. Reste alors à l’écrivain qui s’en est fixé l’objectif à exploiter ce phénomène pour mieux mettre en relief ses exemples et mieux dispenser son instruction. Dans le dédale d’états affectifs que constitue l’ensemble des passions, la passion amoureuse est bien sûr celle qui constitue la matière première des fic- 73 Rhétorique et didactique des passions tions romanesques. Conformément aux conventions du genre, l’amour s’impose comme la passion phare de l’immense majorité des romans des XVII e et XVIII e siècles, comme le signale La Mothe Le Vayer : « L’Amour est la passion dominante qu’on voit dans les romans, celle qui anime leurs Héros dans leurs plus hautes entreprises, et les porte à l’exécution des actions qui les font le plus admirer » (Considerations 309). Si la représentation des passions permet aux auteurs de plaire, la passion amoureuse est la plus apte à rassembler les qualités propres à séduire et envoûter. Les lecteurs sont transportés par les passions attisées par l’amour, qu’ils voient se déchaîner dans les romans. Or les auteurs les plus talentueux peuvent activer ces mêmes émotions et états affectifs dans l’esprit de leurs lecteurs. Descartes souligne l’impact que les passions mises en scène dans les tragédies ainsi que dans les romans peuvent avoir sur le spectateur ou le lecteur : Et lors que nous lisons des avantures estranges dans un livre, ou que nous les voyons representer sur un theatre cela excite quelquefois en nous la Tristesse, quelquefois la Joye, ou l’Amour, ou la Haine, et generalement toutes les passions, selon la diversite des objets qui s’offrent à notre imagination (Les Passions 173). Desmarets de Saint-Sorlin établit une forte connexion entre l’émouvoir et le roman lorsqu’il affirme dans la préface de Rosane que « pour esmouvoir et pour persuader, la Fiction est nécessaire » (11-12). La Mothe Le Vayer explique que l’emploi des passions est particulièrement approprié au roman : On ne doute point que les passions n’agissent bien plus puissament sur les ames vulgaires, que sur celles des sçavans, qui ont appris à les moderer, et qui les ont comme domptées par la meditation. Or c’est le propre des narrations fabuleuses d’exciter les passions humaines qui nous charment le plus (Considerations 130-31). Pour ce qui est du XVIII e siècle, l’article « passion » de L’Encyclopédie souligne que notre sensibilité aux maux et aux biens de nos semblables « s’étend jusqu’aux caractères de roman ou de tragédie ». Les théoriciens et les critiques du roman de cette période invitent donc les praticiens du genre à manipuler les passions pour mieux atteindre leurs objectifs didactiques. Dans son Essai sur le récit, Berardier de Bataut soutient que les passions ouvrent le cœur à la persuasion : « On s’affecte, on se passionne aisément pour un objet qu’on admire, et encore plus pour celui qui fait nous attendrir. Etre maître du cœur, c’est être maître de l’homme entier » (488). Le critique Bricaire de La Dixmerie précise qu’en peignant les passions, le romancier peut montrer comment les réguler : « s’il peint les passions, il peut aussi apprendre à les régler » (Discours LXV). 74 Alchimie rhétorique et didactique Le romancier avisé est donc celui qui exploite les passions dans un but rhétorique, comme Jaucourt suggère de le faire dans l’article « roman » de L’Encyclopédie : « D’ailleurs on aime les romans sans s’en douter, à cause des passions qu’ils peignent, et de l’émotion qu’ils excitent. On peut par conséquent tourner avec fruit cette émotion et ces passions ». Mme de Staël insiste sur les enjeux rhétoriques de cette stratégie dans son Essai sur les fictions : « Les fictions ont une grande influence sur toutes les idées morales, lorsqu’elles émeuvent le cœur ; et ce talent est peut-être le moyen le plus puissant de diriger ou d’éclairer » (62). L’écrivaine recommande de capturer le cœur du lecteur par le biais des passions, afin de mieux le sensibiliser à la morale de l’œuvre : « [Les fictions] s’aident des passions, loin de les avoir pour obstacles ; la philosophie doit être la puissance qui dirige leurs effets : mais si elle se montrait la première, elle en détruirait le prestige » (Essai 63). Mme de Staël en conclut que les romanciers doivent profiter de la force de persuasion des passions pour séduire le lecteur et le gagner à leur morale : « Les romans ont le droit d’offrir la morale la plus austère sans que le cœur en soit révolté ; ils ont captivé ce qui seul plaide avec succès pour l’indulgence, le sentiment » (Essai 71). 4.2 « le talent d’émouvoir est le chemin de la victoire » Le maniement des passions à des fins de persuasion trouve sa source dans la rhétorique et la prédication. Les romanciers abondent une nouvelle fois dans le sens des enseignements fournis par les experts de ces deux disciplines, dont le discours au sujet des passions demeure constant du Grand Siècle au siècle des Lumières. Au XVII e siècle, ces doctes ne cessent de mettre en relief le rôle primordial que jouent les passions en persuasion, à l’image de Fénelon : « dans l’éloquence, tout consiste à ajouter à la preuve solide les moyens d’intéresser l’auditeur, et d’employer ses passions pour le dessein qu’on se propose » (Dialogues 32). L’abbé de Bretteville, docte en prédication, explique avec perspicacité le rôle que joue la passion à travers le syllogisme suivant : La plupart du tems on n’aime pas les choses parce qu’on les estime vrayes, mais on les estime vrayes parce qu’on les aime : ce qui est conforme à l’inclination, le devient bien-tôt à la raison ; ce qui plaît est raisonnable ; ce qui charme est juste : et chacun se faisant une raison de la passion, ce qui est un plaisir dans le cœur est une verité dans l’esprit : et ainsi l’Orateur est obligé d’aller à l’esprit par le cœur ; et pour gagner la raison, c’est une necessité pour luy de gagner la passion (316). Louis de Grenade signale de même que le gouvernement du cœur par les passions est l’ultime étape de la persuasion de l’auditeur : « c’est enfin ce qui 75 Rhétorique et didactique des passions lui fait vouloir ce qu’on lui a fait connoître : Et quand un prédicateur a cet admirable secret, il a pour ainsi dire, la clef des cœurs, il les ouvre et les ferme comme il veut » (La Rhétorique françoise 132). Dans le même ordre d’idées, La Rochefoucauld avance dans une de ses maximes que « Les passions sont les seuls orateurs qui persuadent toujours. Elles sont comme un art de la nature dont les règles sont infaillibles » (8). La prise de contrôle du cœur est une stratégie d’autant plus efficace que cette opération se déroule « insensiblement », selon D’Aubignac, c’est-à-dire sans que les auditeurs en prennent conscience. L’abbé observe au sujet de l’éloquence que « passant insensiblement dans leur cœur, elle s’en rend souveraine, et leur fait perdre la connaissance de tout autre chose que de celle qu’elle leur veut inspirer » (Discours 12). La maîtrise des esprits par les passions constitue donc une sorte de manipulation du destinataire. La rhétorique de la passion semble atteindre son paroxysme au XVIII e siècle, si l’on en croit tout du moins la ferveur et la loquacité dont font preuve les théoriciens à ce sujet. Cette évolution s’explique probablement par le fait que si l’on continue à se méfier du pouvoir des passions, cette époque voit leur réhabilitation 38 . Professeur de rhétorique, recteur de l’université de Paris, Gibert avance que « Les passions sont le secret d’aller au cœur, […] cet Art est ce qu’il y a de plus merveilleux dans la véritable Eloquence » (cité par Kibédi-Varga, Rhétorique 35). Son confrère Rollin confère aux passions un rôle persuasif primordial : On sait que les passions sont comme l’âme du discours ; que c’est ce qui lui donne une impétuosité et une véhémence qui emportent et entrainent tout, et que l’orateur exerce par là sur ses auditeurs un empire absolu, et leur inspire tels sentimens qu’il lui plait ; quelquefois en profitant adroitement de la pente et de la disposition favorable qu’il trouve dans les esprits ; mais d’autres fois en surmontant toute leur résistance par la force victorieuse du discours, en les obligeant de se rendre comme malgré eux (tome I, 508). Dans l’article « orateur » de L’Encyclopédie, Jaucourt explique que l’habile maniement des passions permet de prendre le contrôle de l’esprit du destinataire : 38 Aux XVII e et XVIII e siècles, les passions sont considérées comme des états affectifs assez puissants pour dominer l’âme, nuire au jugement et empêcher la raison d’exercer son influence salutaire. Si les passions sont réhabilitées au siècle des Lumières, on continue à chercher les moyens de remédier à leurs effets pervers. Marmontel propose aux romanciers d’employer les passions contre elles-mêmes : « Une hypothèse plus morale, et dans laquelle l’art d’émouvoir est bien évidemment utile, c’est lorsque le roman, comme la tragédie, nous prémunit contre le charme et le danger des passions actives » (Essai 323). 76 Alchimie rhétorique et didactique Le secret est d’abord de plaire et de toucher ; Inventez des ressorts qui puissent m’attacher. Ces ressorts sont d’employer les passions, instrument dangereux quand il n’est pas manié par la raison ; mais plus efficace que la raison même quand il l’accompagne et qu’il la sert. C’est par les passions que l’éloquence triomphe, qu’elle regne sur les cœurs ; quiconque sait exciter les passions à propos, maîtrise à son gré les esprits, il les fait passer de la tristesse à la joie, de la pitié à la colere. Aussi véhément que l’orage, aussi pénétrant que la foudre, aussi rapide que les torrens, il emporte, il renverse tout par les flots de sa vive éloquence. L’anonyme auteur de L’Art de parler exprime par la belle formule suivante le pouvoir rhétorique des émotions que l’éloquence est capable de faire naître chez les auditeurs : « le talent de les émouvoir, est le chemin de la victoire » (51). Citons encore Graverelle, qui distingue la persuasion par les passions en déclarant qu’« une vraie persuasion » est observable « lorsque le cœur est vaincu » (38). 4.3 L’empire des passions dans La Nouvelle Héloïse Nul romancier ne semble mieux avoir trouvé la clef des cœurs par la vive éloquence des passions que Rousseau ne l’a fait avec La Nouvelle Héloïse. Ce n’est pas que la littérature romanesque d’Ancien Régime ait manqué d’écrivains qui sachent régner sur les cœurs, à l’image de Mme de Lafayette avec La Princesse de Clèves, de Guilleragues avec Les Lettres portugaises, ou de l’abbé Prévost avec Manon Lescaut, pour ne citer qu’une poignée des romanciers qui se sont distingués dans ce domaine. Rousseau a quant à lui innové dans l’éloquence des passions en conférant aux lettres d’amour qui composent son roman épistolaire une véhémence jusqu’alors inconnue, et probablement jamais inégalée au cours de son siècle. Quel est son secret ? Avoir transcrit, comme il le soutient, d’authentiques sentiments, de vraies émotions et passions. Bien que Rousseau ne prétende pas que cette œuvre épistolaire soit constituée d’une correspondance authentique, il s’avise d’en laisser planer le doute. Nombre de lecteurs ont ainsi pensé avoir affaire à de vrais personnages et d’authentiques lettres. Certains se sont rendus en pèlerinage sur les bords du lac Léman et se sont obstinés à refuser qu’il puisse s’agir de personnages de fiction. Si l’on en croit Buffier, professeur de Belles-Lettres et philosophe, une telle ambigüité comporte des avantages certains sur le plan rhétorique : la suposition de vrai est le moyen le plus usité qu’emploie l’Eloquence, et peut-être même le plus sur pour atteindre à la fin ; de sorte que dans un sujet même fabuleux, mais admis une fois pour vrai ; on excitera dans l’ame des Auditeurs les sentimens les plus vifs et même les véhemens. 77 Rhétorique et didactique des passions C’est ce qu’on voit tous les jours dans les endroits pathétiques des Romans et des Tragédies (121). Mais Rousseau révolutionne la rhétorique de la véracité des sentiments en clamant qu’il a lui-même ressenti les émotions et les passions qui animent son roman au moment où il le rédigeait. Ainsi, le philosophe explique l’effet que produit « une lettre que l’amour a réellement dictée » dans la seconde préface de Julie : « on se sent l’âme attendrie ; on se sent ému sans savoir pourquoi. Si la force du sentiment ne nous frappe pas, sa vérité nous touche ; et c’est ainsi que le cœur sait parler au cœur » (574). Rousseau reviendra sur cette innovation dans les Confessions, œuvre dans laquelle il s’évertue à entretenir le mythe de l’authenticité des sentiments, de la passion et de la sensibilité que l’on trouve dans son roman : Tout le monde était persuadé qu’on ne pouvait exprimer si vivement des sentiments qu’on n’aurait point éprouvés, ni peindre ainsi les transports de l’amour, que d’après son propre cœur. En cela l’on avait raison, et il est certain que j’écrivis ce roman dans les plus brûlantes extases ; mais on se trompait en pensant qu’il avait fallu des objets réels pour les produire : on était loin de concevoir à quel point je puis m’enflammer pour des êtres imaginaires (Livre XI). Que Rousseau dise vrai ou pas, ce qui est certain, c’est qu’il est allé puiser cette riche idée dans les grands principes de la rhétorique. Comme le souligne Clausier dans sa Rhétorique, « Le principal moyen pour toucher le Cœur, est de bien entrer soi-même le premier dans les sentiments qu’on veut donner aux autres » (238). Pareillement, Graverelle indique dans le Traité de l’éloquence dans tous les genres qu’« On prouve bien par des principes qu’une chose est vraie ; mais pour la faire aimer, il faut faire sentir qu’elle est aimable, et marquer particulièrement que nous l’aimons » (38). Il semble que Rousseau ait appliqué avec le plus grand succès ce principe rhétorique. Les lecteurs de Julie ont en effet d’autant plus aimé la morale du roman qu’ils ont eu l’impression que Rousseau en aimait les personnages, les beaux sentiments, et les principes. Les deux premières parties de Julie et le début de la troisième comportent toutes les caractéristiques typiques d’un roman, ou comme le disait le principal théoricien du genre pour le siècle précédent, le prélat et grand érudit Huet : « des histoires feintes d’aventures amoureuses, écrites en prose avec art » (47). Rousseau reconnait d’ailleurs implicitement dans la deuxième préface que la peinture de la passion amoureuse est un appât servant à accrocher le lecteur : « ceux qui peuvent en profiter ne l’auraient pas lu s’il eût commencé plus gravement » (576). Avant de se trouver en état de pouvoir édifier, Julie doit préalablement aller droit au cœur des lecteurs. Le roman 78 Alchimie rhétorique et didactique commence donc à brides abattues, in media res, dès la première ligne de la toute première lettre : « Il faut vous fuir, mademoiselle, je le sens bien : j’aurais dû beaucoup moins attendre ; ou plutôt il fallait ne vous voir jamais » (9). Rousseau a le génie de plonger d’emblée le lecteur dans le tourbillon de la passion amoureuse. Quelques échantillons représentatifs du lyrisme des passions que Rousseau déploie au début de son roman permettent de saisir son savoir-faire en la matière. Le premier baiser que Julie concède à son amant est l’occasion d’un débordement apte à émouvoir les lecteurs : A peine sais-je ce qui m’est arrivé depuis ce fatal moment. L’impression profonde que j’ai reçue ne peut plus s’effacer. Une faveur ? … c’est un tourment horrible… Non, garde tes baisers, je ne les saurais supporter… ils sont trop âcres, trop pénétrants ; ils percent, ils brulent jusqu’à la moelle… ils me rendraient furieux (34). Les lettres enflammées qu’échangent les deux amants, parfois dignes des plus pathétiques vers de la tragédie racinienne, invitent les lecteurs à partager l’exaltation de leur passion : Que de délices inconnues tu fis éprouver à mon cœur ! O tristesse enchanteresse ! O langueur d’une âme attendrie ! combien vous surpassez les turbulents plaisirs et la gaieté folâtre, et la joie emportée, et tous les transports qu’une ardeur sans mesure offre aux désirs effrénés des amants ! Paisibles et pure jouissance qui n’a rien d’égale dans la volupté des sens, jamais, jamais ton pénétrant souvenir ne s’effacera de mon cœur (73). Certains passages, mâtinés d’accents poétiques, font songer à l’amour épicurien dont Ronsard fut naguère le champion : Mais, hélas ! vois la rapidité de cet astre qui jamais n’arrête ; il vole, et le temps fuit ; l’occasion s’échappe : ta beauté, ta beauté même aura son terme ; elle doit décliner et périr un jour comme une fleur qui tombe sans avoir été cueillie ; et moi cependant je gémis, je souffre, ma jeunesse s’use dans les larmes, et se flétrit dans la douleur. Pense, pense Julie que nous comptons des années perdues pour le plaisir. […] O amante aveuglée ! tu cherches un chimérique bonheur pour un temps où nous ne serons plus ; tu regardes un avenir éloigné, et tu ne vois pas que nous nous consumons sans cesse, et que nos âmes, épuisées d’amour et de peines, se fondent et coulent comme l’eau (56). Nul doute qu’un passage comme celui dans lequel Saint-Preux supplie sa bien-aimée de ne pas rompre leur liaison a fait verser des torrents de larmes à bien des lecteurs : As-tu bien consulté ton cœur en me chassant avec tant de violence ? As-tu pu, dis, Julie, as-tu pu renoncer pour jamais… Non, non : ce tendre 79 Rhétorique et didactique des passions cœur m’aime, je le sais bien. Malgré le sort, malgré lui-même, il m’aimera jusqu’au tombeau… […] Ecoute, il en est temps encore… Tu m’as chassé avec barbarie, je fuis plus vite que le vent… Dis un mot, un seul mot, et je reviens plus prompt que l’éclair. […] Ah ! l’air emporte mes plaintes ! … et cependant je fuis ! Je vais vivre et mourir loin d’elle ! … Vivre loin d’elle ! (136-37). Les effets phatiques, tels que le rythme saccadé, les points de suspension et les répétitions traduisent admirablement l’état d’esprit de l’amant, et sont aptes à communiquer les mêmes émotions au lecteur. L’exaltation et le lyrisme sont renforcés par l’expression implicite de la sexualité. La faute gravissime commise par Julie, du point de vue de la morale, qui sera jugée sévèrement par la suite, est d’abord l’occasion d’exprimer subtilement des sentiments de sensualité débordants : Toutes les parties de ton habillement éparses présentent à mon ardente imagination celles de toi-même qu’elles recèlent : […] ce corps si délié qui touche et embrasse… quelle taille enchanteresse ! … au-devant deux légers contours… O spectacle de volupté ! … la baleine a cédé à la force de l’impression… Empreintes délicieuses, que je vous baise mille fois ! Dieux ! dieux ! que sera-ce quand…Ah ! je crois déjà sentir ce tendre cœur battre sous une heureuse main ! Julie ! ma charmante Julie ! je te vois, je te sens partout, je te respire avec l’air que tu as respiré ; tu pénètres toute ma substance : que ton séjour est brûlant et douloureux pour moi ! Il est terrible à mon impatience. O viens, vole, ou je suis perdu (97). Les bienséances sont ici respectées dans la forme, parce que Saint-Preux ne relate en fait que le rêve onirique qui l’occupe dans les instants précédant la venue de Julie et le passage à l’acte. De même, Julie se donne figurativement à son amant dans un passage intense qui escamote habilement le rapport sexuel par une ellipse qui ne laisse toutefois planer aucun doute sur ce qui se passe entre les deux amants : « Viens donc, âme de mon cœur, vie de ma vie, viens te réunir à toi-même ; viens sous les auspices du tendre amour recevoir le prix de ton obéissance et de tes sacrifices ; viens avouer, même au sein des plaisirs, que c’est de l’union des cœurs qu’ils tirent leur plus grand charme » (96). Tout le talent et l’éloquence de l’auteur sont mobilisés afin de transporter le lecteur et de solliciter ses émotions. Comme le marquis de Sade le dira dans ses Idées sur le roman : « l’Amour traçait de son flambeau toutes les pages brûlantes de Julie » (19). Grand admirateur de Rousseau, le critique Bricaire de La Dixmerie rend compte de l’éloquence romanesque du philosophe dans les termes suivants : « Quelques-unes de ses lettres sont admirables par la force et la chaleur de l’expression. Elles ont toute l’effervescence, tout le désordre qui caractérisent l’amour porté à 80 Alchimie rhétorique et didactique son comble : exemple rare dans notre langue » (Mémoire de la critique 399). Le Journal des sçavans indique à ses lecteurs au sujet des sentiments que l’on trouve dans Julie que « tout cœur sensible est comme sûr d’y trouver son Histoire » (Correspondance complète, vol. VIII, 352). L’expression lyrique de la passion amoureuse vise à émouvoir le lecteur, à éveiller sa compassion pour se rendre maître de son cœur et contrôler ainsi son esprit. Il s’agit de garantir la préparation d’un terrain affectif favorable à la réception des éléments qui constituent le contenu didactique de l’œuvre. Comme le suggère Christopher Kelly, les lecteurs seront plus enclins à accueillir favorablement les leçons de la seconde moitié du roman et les longs passages dans lesquels Rousseau revient au style de la discussion philosophique (93). Plus les lecteurs sont embrasés, plus ils sont en effet susceptibles d’embrasser les exemples présentés par l’auteur, et de recevoir de bon cœur ses enseignements. Chapitre III Plaire, instruire et tromper par l’exemple 1 Du plaire et de l’instruire aux XVII e et XVIII e siècles 1.1 Pérennité du plaire et instruire du Grand Siècle au siècle des Lumières Le dogme du plaire et instruire est une telle évidence pour la littérature classique que l’on n’en parle guère ailleurs que dans les manuels scolaires. La présente étude exige toutefois que l’on revisite ce dogme à la lumière des tenants et des aboutissants de la place qu’occupe l’exemple dans la poétique du roman 39 . Boileau, le dit législateur du Parnasse, expose au Chant IV de L’Art poétique le rôle joué par le plaire et instruire dans l’esthétique classique : Auteurs, prêtez l’oreille à mes instructions. Voulez-vous faire aimer vos riches fictions ? Qu’en savantes leçons votre muse fertile Partout joigne au plaisant le solide et l’utile. Un lecteur sage fuit un vain amusement Et veut mettre à profit son divertissement (85-90). Comme l’énonce Huet dans le premier traité de poétique jamais consacré à ce genre, le roman ne saurait échapper aux conventions qui régissent l’esthétique classique. La visée didactique est inscrite dans la définition qu’il donne du roman : « des histoires feintes d’aventures amoureuses, écrites en prose avec art, pour le plaisir et l’instruction des lecteurs » (mes italiques 47) 40 . La définition de Huet fera autorité et sera reprise par la plupart des critiques et littérateurs de la période d’Ancien Régime, dont Richelet pour son dictionnaire : « une fiction qui comprend quelque aventure amoureuse écrite 39 Si l’on en croit Camille Esmein, le plaire et instruire constitue « la principale voie d’accès à la compréhension de la littérature de cette période » (L’Essor 461). 40 Pour une analyse exhaustive du traité de Huet, ouvrage théorique essentiel dans l’histoire du roman, voir Camille Esmein (L’Essor 189-194 et Poétiques 359-425). 82 Plaire, instruire et tromper par l’exemple en prose avec esprit, et selon les règles du Poème Epique et cela pour le plaisir et l’instruction des lecteurs » (article « roman »). Selon Sorel, les « bons » romans « contiennent des choses très belles et très singulières, où les personnes de bon sens trouvent dequoy se recréer et dequoy s’instruire » (De la connaissance des bons livres 143). Dans ses Peintures, le père Le Moyne déclare au sujet du roman que « La lecture en sera divertissante et instructive […] il s’y verra des veritez utiles et solides, parées de tous les agréemens des Fables » (28). Pour l’abbé Jacquin, la fin du roman « doit être de plaire et d’instruire, en mêlant l’agréable à l’utile » (24) 41 . Marie de Gournay revendique l’écriture de ce qu’elle baptise un « roman discourant ». Il s’agit d’une forme édifiante de roman « assaissonnée d’advertissemens exemplaires » (534). Les théoriciens et les praticiens du roman emploient volontiers des métaphores puisées dans le champ lexical de l’enseignement pour mieux mettre en relief la vocation didactique du genre. Huet nomme les œuvres qu’il considère dignes de figurer parmi les « bons romans » des « précepteurs muets » (142). Pelisseri assimile les lecteurs de romans à des élèves : « un bon Roman est une Ecole vivante, où les esprits bien faits prennent insensiblement la teinture des vertus les plus sublimes » (220) 42 . Le critique Du Plaisir exprime la mission didactique du roman de manière similaire en affirmant que les romans sont « une école d’édification : leur conclusion doit toujours enfermer une morale, et cette lumière doit paraître sensiblement sans avoir besoin de pénétration et de lumière dans l’esprit des lecteurs » (70). Force est de constater que le dogme du plaire et instruire hérité de la littérature classique continue de connaitre de beaux jours au siècle des Lumières 43 . Les textes théoriques sur le roman de cette période fourmillent de déclarations prônant ce dogme. Aubert de La Chesnaye l’entérine dans ses Lettres amusantes : « La premiere de ces maximes est qu’un roman doit divertir, et plaire, et en même tems instruire et cultiver l’esprit et le cœur des jeunes gens, de l’un et de l’autre sexe » (47). Lenglet-Dufresnoy invoque le même argument lorsqu’il insiste sur la « nécessité de répandre des mœurs dans un Roman, parce qu’il est fait pour instruire autant que pour recréer » 41 Les romans présentent aussi aux lecteurs des modèles de civilité qui leur montrent comment se comporter dans le « Monde », ou comment écrire lettres et billets doux. Maurice Magendie qualifie les romans « d’auxiliaires précieux des traités didactiques » (336). Emmanuel Bury compare L’Astrée à un manuel de civilité, sorte d’héritier romanesque du Cortegiano de Castiglione (86). 42 L’adverbe « insensiblement », si important dans le champ lexical de la théorie du roman, se réfère au fait que le lecteur est instruit par sa lecture sans qu’il ne s’en rende compte. 43 George May remarque que les valeurs classiques constituent la plus lourde des « hérédités » qui pèsent sur le roman du XVIII e siècle (14). 83 Du plaire et de l’instruire aux XVII e et XVIII e siècles (63). Laclos prescrit encore cette mission au roman dans le dernier quart du siècle : « Ne faut-il pas qu’un roman, comme tout autre ouvrage, amuse, instruise, intéresse ? » (Cécilia 224). Marmontel insiste sur la nécessité que le roman plaise et instruise dans la définition qu’il donne pour ce genre dans son Dictionnaire : « tourner ce genre de fiction à des choses utiles, et de les employer pour inspirer, en amusant, l’amour des bonnes mœurs et de la vertu, par des tableaux simples, naturels, et ingénieux, des événements de la vie » (tome 6, 138) 44 . Ce type de discours se reflète dans le paratexte des romans de cette période. Sacy se place dans la continuité des enseignements de Huet lorsqu’il déclare dans la préface de l’Histoire du marquis de Clemes : « l’on fut obligé de convenir qu’un enchainement d’Aventures vrai-semblables, intéressantes et bien contées, étoit capable d’amuser les esprits mesme les plus solides, et d’insinuer dans le cœur des veritez que les préceptes les plus serieux y portent bien moins surement » (page non numérotée). M. de H., auteur quasi anonyme de L’Exemple et les passions, place son roman sous le signe du plaire et instruire : « non pas que je prétende à l’honneur de donner des règles nouvelles pour se bien conduire […], mais seulement pour les remettre une fois de plus sous les yeux des jeunes gens qui retiennent par la suite ce qui les amuse d’abord » (VII-VIII). Le romancier qui connait le plus grand succès de librairie du XVIII e siècle, Rousseau, inscrit son œuvre dans la lignée de Huet lorsqu’il souligne les enjeux du plaire et instruire dans la deuxième préface de Julie : « pour les instruire, il faut que [les romanciers] leur plaisent, qu’ils les intéressent ; il faut qu’ils les attachent à leur état en le leur rendant agréable » (579) 45 . 44 Dans le même ordre d’idées, les théoriciens du roman indiquent que l’instruire demeure le principal objectif du genre. Dans la Lettre sur les romans, La Richarderie indique qu’« il est peu de Romans qui n’équivalent, pour l’utilité, aux Ouvrages les plus estimés » (Lettre sur les romans 13). Le critique précise que les « Romans moraux […] étoient tout aussi utiles que les Traités de morale et l’Histoire » (28). Citons encore Berardier de Bataut, qui clame haut et fort que l’objectif du roman est d’instruire dans son Essai sur le récit : « J’y vois des hommes qui veulent instruire leurs semblables d’un fait, ou même d’une vérité importante, et qui cherchent à le faire d’une manière ingénieuse » (671). 45 Le dogme du plaire et instruire demeure présent dans le paratexte des œuvres jusque dans la dernière partie du siècle, comme l’illustre Loaisel de Tréogate en ouverture de la préface de son roman : « Dans quelque genre que l’on écrive, on doit se proposer d’être utile. On doit avoir pour objet de contribuer, au moins en quelque chose, au bien public » (V). Le romancier breton stipule que sa morale s’appuie sur des préceptes esthétisés : « je veux offrir à mes semblables un abrégé de morale, d’autant plus utile que tout y sera mis en action, que les maximes y naîtront naturellement des plus douces images » (3-4). 84 Plaire, instruire et tromper par l’exemple Alors que la littérature du XVIII e siècle se démarque du modèle classique, la pérennité du plaire et instruire dans le roman de cette période peut paraître surprenante. Peut-être était-il encore trop tôt dans la très courte histoire théorique et poétique du roman pour que le genre puisse se défaire si vite d’un tel sceau de légitimité. Quoiqu’il en soit, face aux promesses d’instruction des romanciers du XVIII e siècle, une question se pose néanmoins : peut-on prendre à la lettre de telles déclarations ? Ces professions de foi ne serviraientelles pas à anticiper les attaques acerbes que subit le roman, et à légitimer un genre littéraire si souvent décrié par la critique et par les défenseurs de la bonne morale ? La litanie des reproches qui ont toujours été exprimés contre le pays de Romancie ne fait que s’amplifier au cours du XVIII e siècle, ce qui porte Georges May à signaler que « de toutes parts pleuvent les attaques contre ce parvenu de la République des Lettres » (8). La pluralité et l’essor des formes romanesques s’accentuent à cette période avec l’apparition du roman libertin, qui contribue pour beaucoup à la pérennité de la mauvaise presse que reçoit le genre. L’intensification des critiques conduit nombre de romanciers à prétendre servir une mission pédagogique honorable, phénomène que Georges May nomme « le dilemme du roman » (13). Si certains auteurs affichent des intentions édifiantes indéniables, comme Rousseau dans Julie ou la nouvelle Héloïse, on peut mettre en doute les déclarations de bonnes intentions de certains romanciers qui ne semblent brandir l’instruction et l’exemplarité que pour couvrir leurs œuvres d’un voile de respectabilité. L’abbé Prévost a beau faire passer Manon Lescaut pour un traité de morale déguisé, on peut s’interroger sur la bonne foi de ses déclarations lorsqu’il clame, dans la préface, vouloir procurer au lecteur des exemples aptes à l’instruire : « Il ne reste donc que l’exemple qui puisse servir de règle à quantité de personnes dans l’exercice de la vertu. […] L’ouvrage entier est un traité de morale, réduit agréablement en exercice » (27). La valeur morale que l’auteur prétend donner à son œuvre ainsi que l’exemplarité qu’il affirme déployer à cette fin ne semblent guère que prévenir les critiques. Ainsi, Marmontel regrette que ce roman ne semble pas avoir été vraiment écrit pour instruire : « l’abbé Prévôt, que la nature avait doué d’une sensibilité profonde et d’une éloquence véhémente, semble avoir oublié que le roman fut fait pour corriger les mœurs, et avoir borné son ambition à le rendre intéressant et pathétique » (Essai 318) 46 . Nombreux sont en fait les praticiens du roman qui déclarent 46 On pourrait rétorquer, à l’image d’Henri Coulet, que Prévost indique quel devrait être l’exemple moral à suivre, et que son jeune héros, des Grieux, sait ce qu’il devrait faire et parvient même parfois à s’y conformer, mais que l’exemple n’est pas souvent suivi face aux passions (353). 85 Du plaire et de l’instruire aux XVII e et XVIII e siècles vouloir plaire et instruire pour donner l’impression qu’ils se conforment aux conventions du genre, et que leurs ouvrages servent de louables objectifs. Ceci dit, on aurait bien tort de vouloir douter de la bonne foi de tous les romanciers, et encore moins de celle des théoriciens du genre qui professent l’instruction des lecteurs. Si l’instruction est un dogme qui fait moins d’émules parmi les romanciers du XVIII e siècle, elle n’en demeure pas moins un principe fondamental pour un grand nombre d’entre eux. 1.2 La science de l’homme : instruction et moralisme au XVIII e siècle Quoique le dogme du plaire et instruire soit toujours de rigueur au XVIII e siècle, il ne demeure pas statique. Les romanciers le réinventent et l’adaptent au gré des nouvelles fonctions qu’ils assignent au roman. Le plaire et instruire s’éparpille dans les diverses formes sous lesquelles le roman se décline alors pour servir autant de visées morales, selon que les praticiens du genre optent pour une perspective moraliste, philosophique, idéologique, ou édifiante. Si l’on en croit l’abbé Irailh, critique littéraire du XVIII e siècle, le plaire et instruire est par exemple partie prenante du roman philosophique, nouvelle forme romanesque qu’il apparente à Zadig de Voltaire : « Un roman, disoit-on à peut être bien fait et bien écrit ne blesser en rien l’honnêteté des mœurs ; n’avoir point une fade galanterie pour objet ; mais renfermer une morale fine en action ou qui réjouisse le lecteur par des images plaisantes et des saillies spirituelles et comiques » (tome 2, 344). Mais ce sont peut-être les significations que l’on confère à la familière allégorie inspirée de l’enseignement qui reflètent le mieux les diverses visées que l’on attribue à l’instruire dans le roman au siècle des Lumières. Héritée de la période classique, cette allégorie, si elle continue d’avoir cours au XVIII e siècle, traduit le plus souvent une réalité didactique bien différente. Ainsi, elle semble moins employée pour faire allusion à l’édification obtenue par le biais d’exemples incitatifs ou de contre-modèles dissuasifs, que pour désigner une forme d’instruction moraliste moins dogmatique, reposant sur la peinture de phénomènes tels qu’ils sont observables dans la société. Lorsque Lenglet-Dufresnoy indique que « la lecture de cinquante petits Romans, sont autant de Maîtres qui instruisent chacun de ce qu’ils ont vu » (83), sa perspective paraît plus moraliste qu’édifiante. Quoiqu’Aubert de La Chesnaye paraphrase Huet dans ses Lettres amusantes et critiques sur les romans, le principe didactique qu’il souligne semble s’être délesté de sa nécessité édifiante : « Les romans sont encore des précepteurs muets, qui enseignent la manière de se comporter dans le monde. On y peut puiser d’agréables leçons » (21). L’édification des lecteurs, que privilégiait l’instruire selon les paramètres du roman classique, périclite à la fin du Grand Siècle. 86 Plaire, instruire et tromper par l’exemple Cependant, ce déclin doit être nuancé, parce que l’édification ne disparait jamais complètement du champ littéraire romanesque au XVIII e siècle, comme en témoigne par exemple Le Comte de Valmont. Son auteur, l’abbé Gérard, met en relief la visée édifiante de son roman en lui conférant l’appellation de « Roman moral » (XVI). Comme le précise Henri Coulet, « le moralisme édifiant envahit la littérature à partir de 1760 » (453-54). Les Contes moraux de Marmontel, qui connurent un franc succès de librairie et de multiples rééditions, sont une autre illustration de ce retour de balancier. Si l’édification des lecteurs demeure l’objectif de certains romanciers, y compris parmi les plus lus et appréciés du XVIII e siècle, comme Fénelon, Marmontel ou Rousseau, la perspective moraliste que le groupe des Modernes privilégie pour le plaire et instruire à la fin du Grand Siècle connait un essor spectaculaire au XVIII e siècle 47 . Perrault expose en détails cette approche romanesque innovante dans son Parallèle des Anciens et des Modernes : « On y voit une representation naive de la vie ordinaire de la plupart des hommes, et une infinité de certaines impertinences qu’on fait tous les jours sans s’en apercevoir, dont ce livre et ceux qui luy ressemblent sont le meilleur de tous les correctifs » (136). Si Perrault parle toujours de corriger les lecteurs, la naïveté qu’il invoque pour peindre la vie ordinaire suggère la pratique d’une nouvelle poétique de l’instruction. Le romancier doit désormais montrer les choses telles qu’elles sont et sensibiliser le lecteur par le rire : « Il s’y trouve une image admirable des mœurs et un certain ridicule ingenieux qui fait à tous momens la chose du monde la plus difficile qui est de faire rire un honneste homme » (134). Parallèlement, Perrault se livre à une virulente critique des romans des Anciens, qu’il blâme pour tous les défauts communément reprochés au genre. Ce qui demeure inchangé, toutefois, c’est que les préceptes constituent l’ennemi juré du romancier du clan Moderne : « La plaisanterie de ces livres fine et spirituelle, comme elle est, bien loin d’etousffer la morale luy donne une pointe qui la fait penetrer dans le cœur plus avant que ne ferait la gravité serieuse des plus belles sentences » (137). Du fait de la relative victoire des Modernes dans la fameuse querelle qui les oppose aux Anciens à la fin du Grand Siècle, l’esthétique qu’ils revendiquent finit par s’imposer comme la norme romanesque dominante, et ouvre la voie à de nouveaux courants romanesques qui marqueront le XVIII e siècle. Héritiers de la poétique initiée par les Modernes à la fin du Grand Siècle, les romanciers se revendiquant du courant moraliste prétendent instruire, 47 La perspective moralise semble même faire des élus parmi les prédicateurs, à l’image de Dinouart : « Les mœurs […] sont une image du naturel et de la vie des hommes. Répandues dans les discours, elles sont comme un miroir qui représente les bonnes ou les mauvaises qualités des personnes dont parle l’Orateur » (345). 87 Du plaire et de l’instruire aux XVII e et XVIII e siècles certes, mais à leur façon. Henri Coulet avait donc raison de conclure que « Les romanciers n’opposaient pas une défense hypocrite aux accusations d’immoralité quand ils affirmaient que leurs œuvres étaient instructives et morales, ils énonçaient paradoxalement une opinion sincère et fondée ; le roman au XVIII e siècle est devenu l’école de la vie » (319) 48 . Le critique souligne en outre que « la réalité actuelle et familière fournit le point de départ des situations et des sentiments exceptionnels » (286). Ce phénomène débuté au siècle précédent prend une grande ampleur au XVIII e siècle. Le point de vue moraliste sur l’instruire s’impose dans le paratexte des romanciers comme dans les textes des plus importants théoriciens et critiques du genre au XVIII e siècle. Bien que Marmontel ne souhaite pas moins édifier ses lecteurs que ne le faisaient ses prédécesseurs classiques, il affirme que ses Contes Moraux s’inscrivent dans la mouvance moraliste : « j’ai tâché partout de peindre ou les mœurs de la société ou les sentiments de la nature ; et c’est ce qui m’a fait donner à ce recueil le titre de Contes Moraux » (8). Selon l’article « exemple » du même auteur, le moralisme n’exclut en rien l’exemplarité : « C’est un des talents les plus nécessaires au moraliste, que celui de bien choisir ces exemples » (Dictionnaire, tome III 295). La Richarderie, s’il se prononce en faveur de l’instruction édifiante, n’en reconnait pas moins l’utilité didactique du moralisme dans sa Lettre sur les romans : « Il est d’autres Romans qui, sans être aussi avantageux pour la conduite de la vie, sont néanmoins d’un genre d’utilité que l’on ne saurait contester : ce sont ceux qui font la peinture des mœurs » (22). Le critique place notamment au nombre de ceux-ci les Egarements du cœur et de l’esprit de Crébillon fils. Selon le marquis de Sade et ses Idées sur les romans, l’instruire doit se résumer à la connaissance de l’homme : « Le pinceau du roman […] saisit [l’homme] dans son intérieur […] : voilà l’utilité des romans » (26). Lorsque Laclos se fait critique littéraire à l’occasion du texte intitulé Cécilia ou les mémoires d’une héritière, il définit le romancier comme un moraliste qui observe, analyse et rend compte : « Observer, sentir et peindre, sont les trois qualités nécessaires à tout Auteur de Romans » (449). Selon Laclos, le moralisme est ce qui confère au roman ses lettres de noblesse : « Peu d’ouvrages demandent une plus grande connaissance de l’esprit et du cœur de l’homme, et cette connaissance ne nous parait pas si facile à acquérir. Elle seule, sans doute, peut faire le mérite d’un roman » (Cécilia 448). Les écrivains et les théoriciens qui encensent cette perspective didactique rivalisent de gracieuses métaphores pour énoncer qu’instruction rime désor- 48 Selon Henri Coulet, la multiplication des romans écrits sous forme de mémoires, plus de 200 entre 1700 et 1750 selon les statistiques qu’il cite, est le signe de cette nouvelle orientation morale (320). 88 Plaire, instruire et tromper par l’exemple mais avec moralisme. Dans la préface des Egarements, Crébillon fils assimile l’instruction moraliste à un tableau de la vie humaine : « Le Roman […] seroit peut-être de tous les genres celui qu’on pourroit rendre le plus utile si […] on le rendoit comme la comédie, le tableau de la vie humaine, et qu’on y censurât les vices et les ridicules […] l’homme enfin verroit l’homme tel qu’il est » (pages non numérotées) 49 . La Richarderie invoque une science de l’homme : « Cette science de l’homme, ou ce qui est la même chose, celle de ses mœurs, c’est dans les Romans qu’on peut la puiser » (34). Sade allègue que ce type d’instruction fait du roman « le tableau des mœurs séculaires » (Idées sur les romans 26). Il précise que le roman doit être conçu comme une véritable encyclopédie de ce que l’on nommerait aujourd’hui la psychologie humaine : « le roman, miroir fidèle de ce cœur, doit nécessairement en tracer tous les plis » (Idées sur les romans 22). De même que pour l’instruire, le roman du XVIII e siècle ne saurait se défaire du dogme classique de la vraisemblance. En revanche, ce dogme se mâtine lui aussi de moralisme. Diderot signale que l’évolution du concept de vraisemblance est inféodée à la tournure moraliste que prend le genre : « Le monde où nous vivons est le lieu de la scène ; le fond de son drame est vrai ; ses personnages ont toute la réalité possible […] ses incidents sont dans les mœurs de toutes les nations policées, les passions qu’il peint sont telles que je les éprouve en moi » (Eloge de Richardson IV). Dogme fondamental du roman classique, la vraisemblance signifiait au XVII e siècle le réalisme dans le sens de ce qui est humainement possible, réalisable, et ce à quoi le public s’attend. Au XVIII e siècle, le concept s’affine pour se référer à la description de la société, de l’homme, de ses sentiments et de ses mœurs tels qu’ils sont observables dans le réel. Cette conception moraliste de la vraisemblance appelle aussi à peupler le pays de Romancie de protagonistes qui soient proches des lecteurs moyens à tous les points de vue, y compris social. Contrairement aux romanciers du XVII e siècle qui sélectionnaient la majorité de leurs héros parmi la fine fleur de l’aristocratie européenne et du sein de familles royales et princières, les personnages de roman du XVIII e siècle proviennent plutôt de la petite et moyenne noblesse, voire même du tiers-état. Le romancier Sacy dénonce l’ancienne tendance et souscrit à la nouvelle : « Comme si la vie des Particuliers n’estoit pas un assez beau Théatre pour y representer les passions et tous les effets qu’elles produisent ; peu de personnes s’estoient avisé de prendre des hommes privez pour leurs Heros. C’est ce que j’ay osé faire » (Histoire du 49 Il en va de même pour Desfontaines : « Un bon Roman doit être le tableau de la vie humaine ; et l’on devroit y avoir principalement en vue de censurer les vices et les ridicules » (L’Esprit 219). 89 L’exemple à la croisée du plaire et instruire marquis de Clemes, page non numérotée). Rousseau précise pour sa part dans la seconde préface de Julie que les romans les plus susceptibles de corriger les mœurs sont ceux qui renvoient les lecteurs à leur propre vie, en les replaçant en quelque sorte dans leur propre contexte : « Si les romans n’offraient à leurs lecteurs que des tableaux d’objet qui les environnent, que des plaisirs de leur condition, les romans ne les rendraient point fous, ils rendraient sages » (579). Mme de Staël se fera l’écho de cette stratégie dans son Essai sur les fictions : « j’ai voulu seulement prouver que les romans qui prendraient la vie telle qu’elle est, avec finesse, éloquence, profondeur et moralité, seraient les plus utiles de tous les genres de fiction » (63) 50 . 2 L’exemple à la croisée du plaire et instruire 2.1 Le plaire ou « le grand ressort » de l’instruire Dans ses Peintures morales, le père Le Moyne affirme que la morale du romancier ne doit pas être peinte dans sa forme absolue, ce qui la ferait paraître austère, mais qu’elle doit être esthétisée, sans pour autant la corrompre, de manière à la rendre agréable et attractive : Il ne faut pas oster toute sorte d’ornemens à la Verité ny à la Vertu ; il leur doit estre permis de se parer honnestement pour se faire aymer ; et pourveu qu’elles ne s’habillent point en Courtisanes, et qu’elles n’en ayent pas les lascivetez et les cajolleries, elles n’ont point de loy qui les oblige à porter tousjours le sac, et à ne parestre jamais qu’en habit de Penitentes : Il y a un estat moyen, entre la dissolution et l’extreme severité ; il y a des remedes où il entre du sucre, et des parfums ; il y a un Milieu où l’agreable se rencontre avecque l’utile ; et chaque chose a une face, par où elle peut donner de l’instruction et du plaisir (33). Comme l’expose Le Moyne, le plaisir épaule d’autant mieux l’instruction si le romancier parvient à débarrasser la morale de son caractère rébarbatif pour la promouvoir dans un cadre agréable pour les lecteurs. Similairement, Mlle de Scudéry indique l’importance de ce principe dans la « conversation » qu’elle consacre à la création de bonnes fictions : « il faut savoir ôter à la morale ce qu’elle a de rude, et de sec, et lui donner je ne sais quoi de si naturel, et de si agréable, qu’elle divertisse ceux à qui elle donne des leçons » (177). Théolo- 50 D’après l’article « exemple » du dictionnaire de Marmontel, il en va de même de l’exemplarité rhétorique. Les exemples les plus efficaces sont ceux qui opèrent une concordance entre les modèles qu’ils mettent en avant et la réalité du public visé : « plus les cas sont récents et près de nous, plus ils ont d’énergie lorsqu’il est question d’apporter des exemples touchants et pathétiques » (tome III 297). 90 Plaire, instruire et tromper par l’exemple gien et professeur de rhétorique, le jésuite Rapin signale pour sa part que « la vertu étant naturellement austere par la contrainte qu’elle impose au cœur, en réprimant ses desirs : la Morale qui entreprend de regler les mouvemens du cœur, par ses instructions, doit plaire pour être ecoutée » (116). Il précise encore qu’il faut « rendre agreable ce qui est salutaire » (116) parce qu’« on est plus sensible au plaisir qu’à la Raison » (117). Il s’agit donc de mettre en pratique dans le roman le postulat selon lequel « l’intérêt est le grand instituteur » (article « instruction » de L’Encyclopédie) en exploitant la faculté de plaire de ce genre afin d’en maximaliser le potentiel didactique. Le plaire constitue un seuil préalable à l’instruction que les lecteurs de romans doivent franchir. Cette étape initiale permet d’appâter le lecteur, de captiver son attention, et surtout, de disposer son esprit à intégrer une éventuelle leçon. C’est ce principe qu’avance le romancier Le Vayer de Boutigny dans la préface de Mitridate : « On croit facilement à ce qui plaît ; et la raison de cela, c’est qu’il touche bien plus aisément le cœur qui s’ouvre de lui-même aux choses agréables, et s’efforce d’en retenir les impressions » (cité par Camille Esmein, Poétiques 177-78). Alain Viala a donc raison de considérer le plaire comme un lieu même de l’instruction (123). Le roman doit plaire, c’est là sa première mission didactique, parce que s’il ne séduit pas, il ne prodiguera aucun enseignement. Huet précise dans son traité sur le roman que le plaire, qui apparaît comme la raison d’être du roman, constitue en fait l’indispensable moyen d’atteindre l’instruction : « Ainsi le divertissement du lecteur que le romancier habile semble se proposer pour but n’est qu’une fin subordonnée à la principale qui est l’instruction de l’esprit et la correction des mœurs » (47). Le prélat fait de l’instruction l’objectif suprême du romancier : « La fin principale des Romans, ou du moins celle qui le doit être, et que se doivent proposer ceux qui les composent, est l’instruction des Lecteurs » (62). De même, Du Plaisir, autre théoricien du genre qui affirme que les romans « sont moins faits pour plaire que pour instruire », insiste sur le fait que les romans « ne montrent l’utile que par l’agréable » (62). Nombreux sont les énoncés théoriques et poétiques que l’on rencontre en marge des romans du Grand Siècle qui indiquent également que la force de persuasion d’une œuvre est proportionnelle à sa capacité à charmer le lecteur. Dans le paratexte de ses œuvres romanesques, l’évêque Camus ne cesse de marteler que le plaire, qu’il cultive pour le divertissement du lecteur, est en fait mis au service de l’instruire, comme dans La Mémoire de Darie : « Lecteur, tien pour certain que tu auras icy, et du plaisir, et du profit, beaucoup de fruicts estans cachez soubs les belles fueilles de cette Histoire » (8). Le prélat vante encore l’alliance du plaire et de l’instruire dans les Leçons exemplaires : « Ces ouvrages sont les plus aggreables qui meslent le delectable avecque 91 L’exemple à la croisée du plaire et instruire l’utile, et qui plaisent en profitant » (page non numérotée) 51 . Dans son texte théorique le plus développé sur l’écriture romanesque, Eloge des Histoires devotes, Camus déclare encore: « J’ay voulu sous le plaisir de l’Histoire cacher l’utilité de l’instruction, afin que la Douceur de l’un servist de sirop et de vehicule à l’aspreté de l’autre » (895). Desmarets de Saint-Sorlin soutient dans la préface de Rosane que « lors qu’il [le lecteur] est charmé de cette douceur qui l’amuse, il est conduit facilement à tout ce qu’on luy veut persuader » (1-2) 52 . Force est de constater que le principe de plaire pour instruire est l’exact écho des exposés que l’on trouve dans les discours de rhétorique et d’éloquence du XVII e siècle. Cette mitoyenneté constitue un lien de parenté supplémentaire entre le roman et la rhétorique qui confirme que la théorie et la poétique du roman proviennent en large mesure de cette discipline. Les rhétoriciens signalent en effet que l’on persuade d’autant mieux si l’on plaît. Comme le stipule Aron Kibédi-Varga, la rhétorique comprend un versant esthétique : « la rhétorique n’est pas seulement l’art de persuader, mais aussi l’art de bien dire, c’est-à-dire de plaire » (La Rhétorique 32). Ainsi, Louis de Grenade indique qu’il faut « toucher et gagner les cœurs […] par la force et par les agremens de ses discours et […] par le plaisir de les entendre » (La Rhétorique ou l’éloquence des prédicateurs 78). Selon La Mothe Le Vayer, le dessin de l’orateur consiste à « plaire afin de persuader » (Considerations 17). Dans sa Lettre à l’académie, Fénelon précise à propos de l’éloquence que « Le plaisir n’y doit être mêlé que pour faire le contre-poids des mauvaises passions, et pour rendre la vertu aimable » (1149). Fénelon conclut que l’objectif final de la rhétorique est l’instruction et la correction des mœurs : Il ne faut pas faire à l’éloquence le tort de penser qu’elle n’est qu’un art frivole, dont un déclamateur se sert pour imposer à la faible imagination de la multitude, et pour trafiquer de la parole. C’est un art très sérieux, 51 Dans ses Trente nouvelles, Camus propose d’enchâsser l’instruction dans le plaisir en fournissant « des avertissements salutaires, couchés et coulés doucement en des divertissements qui seront à son goût » (58). Dans la préface des Evénements singuliers, il déclare que « le plaisir est une amorce que ceux qui escrivent ne doivent pas mespriser » (73). 52 Le romancier souligne en outre le caractère furtif de cette édification, en ce que le lecteur « gouste sans y penser les instructions utiles parmy les recits agreables » (5-6). Il en va de même de l’adverbe « insensiblement », jalon de la manipulation du lecteur et de l’édification censée s’opérer malgré lui, comme dans le préambule au roman Macarise de l’abbé d’Aubignac, intitulé Le sentiment de Monsieur Giey sur l’Histoire allégorique de Mr Hedelin Abbé D’Aubignac : « l’utilité est icy jointe au plaisir ; et il arrivera insensiblement que les personnes qui n’auront point d’autres fins que de se divertir, trouveront en se divertissant un profit qu’elles ne cherchoient pas ». 92 Plaire, instruire et tromper par l’exemple qui est destiné à instruire, à réprimer les passions, à corriger les mœurs, à soutenir les lois, à diriger les délibérations publiques, à rendre les hommes bons et heureux (Lettre à l’académie 1149). Si l’on s’efforce de plaire pour mieux instruire en rhétorique, il en va de même pour la prédication, comme l’explique La Science de la chaire évangélique de Mongelet : « l’unique fin du Prédicateur doit être de bien instruire ses Auditeurs et de les porter à la vertu, et non pas de leur plaire simplement » (15). Certains théoriciens du roman du XVIII e siècle, comme leurs prédécesseurs du Grand Siècle, précisent que l’ultime fonction du plaire est de soutenir l’instruire. L’article « poésie » de L’Encyclopédie suggère d’accroître la persuasion par l’agréable : comme le plaisir prépare le cœur à la persuasion, et que l’utilité réelle flatte toujours l’homme, qui n’oublie jamais son intérêt ; il s’ensuit que l’agréable et l’utile doivent se réunir dans la poesie et dans la prose ; mais en s’y plaçant dans un ordre conforme à l’objet qu’on se propose dans ces deux genres d’écrire. Bricaire de La Dixmerie professe de mettre le plaire au service de l’instruire dans son discours sur le roman : « C’est par des aliments légers qu’on dispose l’estomac à recevoir des mets plus solides. Cette gradation nécessaire quant au physique, ne l’est pas moins quant au moral » (LXVII-LXVIII). Le critique poursuit en alléguant que pour instruire, le romancier doit commencer par plaire : « qu’il plaise, on lui permettra toujours d’instruire » (LXIX). L’abbé Sabatier de Castres déclare de même dans le Dictionnaire de littérature : « J’ai toujours pensé que les Romans pouvoient devenir très-utiles aux mœurs et à la société, si on ne s’y proposoit que d’instruire sous le voile de la fiction, de former le cœur et de polir l’esprit » (418). Mme de Staël place le roman sous le signe de la rhétorique en affirmant que l’élément le plus important d’un roman est l’effet qu’il produit sur ses lecteurs : « la véritable utilité d’un roman est dans son effet bien plus que dans son plan, dans les sentiments qu’il inspire bien plus que dans les événements qu’il raconte » (Lettres 5). La continuité du plaire et instruire au XVIII e siècle est également confirmée par la place que ce dogme continue de tenir dans les traités de rhétorique et d’éloquence de ce siècle. Selon l’auteur anonyme des Sentimens nouveaux, le plaire constitue le point de départ de la persuasion : « Le plaisir est le grand mobile qui fait agir les hommes » (33). Gaillard exprime la même opinion dans son Essai de rhétorique : « soit que l’on veuille instruire, soit que l’on veuille toucher, il faut commencer par plaire ; c’est là le grand ressort qui fait mouvoir toute la machine de l’esprit et du cœur humain » (4). Le docte affirme encore que l’art « n’instruit et ne persuade […] qu’autant qu’il plaît, et il ne touche enfin qu’autant qu’il plaît ou qu’il persuade » (2-3). Le rhétoricien Gibert 93 L’exemple à la croisée du plaire et instruire place l’exemple au cœur du plaire et instruire : « Le tout sera soutenu par des Exemples d’une juste étendue, capables d’instruire sans ennuyer ; de plaire, sans amuser inutilement ; d’éclairer l’esprit, et non pas de le tromper ; parce qu’ils seront propres aux Règles qu’il sera question d’expliquer » (La Rhétorique 38). 2.2 L’exemple : un milieu où l’agréable rencontre l’utile Si l’instruire apparaît comme la principale valeur du roman de la période d’Ancien Régime, encore faut-il que le mode d’instruction employé n’interfère en aucun cas avec le plaisir du lecteur, et vice versa, comme le met en relief Bricaire de La Dixmerie au XVIII e siècle : « Que doit donc faire le Romancier ? Combiner son sujet de manière que l’instruction ne nuise point à l’agrément, ni l’agrément à l’instruction » (LXX). Comment instruire et présenter une morale sans pour autant nuire à la capacité de l’œuvre à plaire ? Le critique met ici en relief l’inévitable tension qui résulte de la juxtaposition du plaire et de l’instruire, parce que ces deux objectifs souvent contradictoires s’opposent. Un ton pédagogique, une didactique trop voyante, une morale trop sévère déplaisent aux amateurs de romans avides de divertissement, tandis qu’un roman rivé sur le seul plaisir des lecteurs donne raison aux détracteurs du genre. Crébillon fils, qui se déclare partisan du plaire et instruire, indique dans la préface des Egarements du cœur et de l’esprit que réunir de manière harmonieuse le plaire et l’instruire relève du défi : L’homme qui écrit, ne peut avoir que deux objets ; l’utile et l’amusant. Peu d’Auteurs sont parvenus à les réunir. Celui qui instruit, ou dédaigne d’amuser, ou n’en a pas le talent ; et celui qui amuse, n’a pas assez de force pour instruire : ce qui fait nécessairement que l’un est toujours sec, et que l’autre est toujours frivole (page non numérotée). Or les romanciers ont à leur disposition un instrument de persuasion qui permet de solutionner une telle discordance : l’exemple. Grâce à cette forme d’argumentation, la cohabitation du plaire et de l’instruire dans le roman produit une symbiose des plus fécondes. L’absence d’intervention auctoriale directe qu’autorise l’exemple, les abstractions dont il dispense le lecteur, les préceptes qu’il esthétise, les images qu’il contribue à former permettent au roman d’instruire, de diffuser le message de l’auteur, sans entamer la disposition de l’œuvre à plaire à son lectorat. Alors que les enseignements doctrinaires rebutent, l’auteur qui emploie l’exemple prodigue une leçon solide tout en plaisant aux lecteurs. Ainsi, la meilleure manière d’instruire un public dont la motivation première est le divertissement consiste à enchâsser la morale dans des exemples. C’est ce postulat que met en relief le premier grand théoricien du 94 Plaire, instruire et tromper par l’exemple roman, Huet : « Comme l’esprit de l’homme est naturellement ennemi des enseignements, il le faut tromper par l’appât du plaisir et adoucir la sévérité des préceptes par l’agrément des exemples » (62). Le prélat souligne la place éminente que tient l’exemple dans la poétique du roman. Dans son ouvrage critique intitulé Sur la lecture, l’abbé Morvan de Bellegarde joint de même l’exemplarité au plaire et instruire dans le cadre du roman : « cette lecture instruit en divertissant, et […] l’on y trouve de grands exemples de vertus, revêtus d’une infinité de charmes et d’agrémens » (254). Non seulement, l’exemple est porteur d’instruction, mais il participe à la génération du plaisir. Etant donné que l’exemple instruit sans susciter les sentiments de défiance qu’inspirent les préceptes et autres enseignements de type dogmatique, il permet de concilier les exigences antithétiques du plaire et de l’instruire, deux notions difficilement compatibles dans un genre qui doit préalablement assouvir la soif de divertissement du public. Ce versant primordial de la poétique du roman est susceptible de porter ses fruits lorsque l’instruction, amorcée par le plaisir, est obtenue par le biais de l’exemple, comme le résume Mlle de Scudéry : « [il faut] aller du plaisant à l’utile, et du divertissement à l’exemple » (143). Si l’exemple assortit si bien le plaire à l’instruire, c’est qu’il s’insère imperceptiblement dans la narration. On peut même affirmer qu’il est la narration, lorsqu’il est incarné par des personnages et des actions qui sont façonnés comme des modèles incitatifs ou dissuasifs, porteurs des préceptes de la leçon. Le succès pédagogique du roman repose sur l’habileté de l’auteur à façonner d’éloquents exemples, agencés de manière à respecter l’appétit du lecteur pour le divertissement romanesque. Les attributs didactiques et divertissants de l’exemple en font donc le trait d’union des notions de plaire et d’instruire. Au XVIII e siècle, la prédominance de l’exemplarité moraliste sur l’exemplarité édifiante est représentative de la cure de réalisme que subit le roman. Elle est également symptomatique de la volonté des romanciers de s’affranchir de l’esthétique classique, tout en restant fidèles aux préceptes émis par Huet pour théoriser le genre et lui procurer un embryon de légitimité littéraire, cruciaux éléments qui lui faisaient défaut. Toutefois, la poétique élaborée par le prélat, dont les dogmes conservent leur influence au XVIII e siècle, permet une grande flexibilité et se prête aisément à la réinterprétation, ce qui explique que tous les commentateurs, critiques et théoriciens favorables au roman continuent de faire allégeance à ses idées, même s’ils ne manquent pas d’en réactualiser les grandes lignes 53 . 53 Ces personnalités littéraires comprennent l’abbé Morvan de Bellegarde, dont certaines œuvres théoriques ne sont publiées qu’au XVIII e siècle ; Lenglet-Dufresnoy ; Aubert de La Chesnaye des Bois ; La Richarderie ; Bricaire de la Dixmerie ; l’abbé Sabatier de Castres ; et Marmontel. 95 L’exemple ou l’art d’instruire insensiblement Si on adapte, emprunte, réforme et modernise les idées de Huet, on ne saurait se défaire si vite de cette référence théorique, qui est le fondement du peu d’autorité dont dispose le roman, alors que ce genre, toujours en plein essor et cible d’attaques virulentes, n’a pas atteint sa maturité, et qu’il n’occupe pas encore une place incontestée au sein de la République des Lettres. Ainsi, l’instruire demeure la raison d’être officielle du genre, et l’exemple continue d’être proposé comme le meilleur instrument de cette instruction. En revanche, ce qui diffère des romans du siècle précédent, c’est que dans les œuvres de type moraliste, l’exemplarité sert moins à édifier le lecteur qu’à lui montrer une réalité observable. Les romanciers moralistes partent du point de vue qu’il est plus utile de montrer au lecteur cette exemplarité d’ordre anthropologique que des exemples édifiants s’appuyant sur de beaux sentiments, de belles actions ou des défauts condamnables. 3 L’exemple ou l’art d’instruire insensiblement 3.1 Tromper le lecteur pour son propre bien Dans l’article « éducation » qu’il contribue à L’Encyclopédie, Dumarsais met en relief un principe pédagogique primordial, qui permet de vaincre la résistance du destinataire d’une leçon : « [le maître] doit savoir saisir à propos le moment où la leçon produira son effet sans avoir l’air de leçon ». Une partie conséquente du talent et de l’éloquence du romancier d’Ancien Régime consiste de même à dispenser ses enseignements sans que le lecteur ait l’impression de suivre une leçon lorsqu’il est plongé dans sa lecture, et sans que n’apparaissent ses objectifs didactiques. Apprendre en lisant un roman, c’est être, selon le cas, édifié, endoctriné, éclairé, ou informé, mais presque toujours à son insu. Or, en tant que précepte esthétisé pour ne pas avoir l’air d’être ce qu’il est vraiment, l’exemple constitue un excellent instrument pour mener à bien une telle feinte, en ce qu’il camoufle la morale pour tromper le destinataire. Celui-ci ne voit pas qu’un précepte se dissimule derrière l’exemple qu’on lui met sous les yeux parce que l’induction est un processus qui opère de manière imperceptible. Le destinataire apprend donc sans qu’il n’en prenne conscience. Alors que les préceptes trahissent une médiation qui a tendance à importuner le lecteur, l’exemple évite de pratiquer une intervention visible. Ce tour de passe-passe rhétorique permet aux romanciers d’édifier, de prêcher une morale, de présenter une information ou d’avancer une idée de manière furtive et quasi invisible. Bien qu’il s’agisse d’anesthésier la vigilance du lecteur, cette ruse s’avère bienveillante, puisqu’elle permet à l’auteur de 96 Plaire, instruire et tromper par l’exemple tromper son lecteur, certes, mais pour son propre bien. François Lagarde n’a donc pas tort d’affirmer que « La persuasion est une coercition douce » (32). Force est de constater que la feinte et la tromperie constituent un des leitmotivs du discours sur le roman aux XVII e et XVIII e siècles. L’évêque Camus avoue employer le roman contre lui-même en proposant des « histoires devotes avec les mesmes attraits dont se servent les escrivains de ces folastres narrations, à fin de divertir par cette saincte ruse, les esprits de cette autre pernicieuse Lecture » (Acheminement 461). Langlois de Fancan assure dans Le Tombeau des romans n’avoir d’estime que pour les romans qui trompent le lecteur : « Les Romans dignes d’estime sont ceux qui nous trompent pour notre profit » (cité par Camille Esmein, Poétiques 246). Pour Pelisseri, la stratégie de la feinte est un mal nécessaire : [le roman est] un Tableau qui plaît, et qui trompe d’autant plus qu’il approche du naturel ; mais qui trompe innocemment, puisque ayant assez de charmes pour attirer les yeux, et les attentions des personnes les moins capables d’instruction et de discipline, il les fait couler finement dans leurs âmes (220). Bricaire de La Dixmerie explique dans son discours sur le roman que la mission didactique de l’auteur doit échapper au lecteur : « Il doit promener ses Lecteurs plutôt que paroître les conduire, et eux-mêmes ne doivent point s’apercevoir qu’on les conduit » (LXXI) 54 . Le lecteur est considéré comme un apprenant involontaire, voire même réfractaire, qu’il est nécessaire d’éduquer par la ruse, parce que cette éducation qu’il ne cherche pas est un secours dont il a toutefois grand besoin. Lieu commun allégorique des discours théoriques sur le roman, les lecteurs sont comparés à des malades auxquels il faut faire ingurgiter un remède au goût 54 Pour d’autres échantillons du même type, voir aussi le texte intitulé Le sentiment de Monsieur Giey sur l’Histoire allégorique de Mr Hedelin Abbé D’Aubignac, que l’on trouve dans le paratexte du roman Macarise, qui informe que l’œuvre recourt à la feinte pour mieux exposer les lecteurs au discours philosophique : il a l’adresse d’adoucir ce que la Philosophie stoique a de dur et d’austère : Pour cela il la fait parler d’une façon plus commode qu’elle n’a accoutumé ; il introduit plusieurs personnages qui sous les images de la feinte et du Roman expriment les graves et généreux sentiments de ces Philosophes. Mareschal confesse de même l’objectif de tromper le lecteur afin de l’instruire sans qu’il n’y paraisse : j’ai attaché des actions assez communes et assez publiques à un nom particulier et supposé, afin que plusieurs le pussent prendre pour eux ; sans que je leur donnasse. Peut-être que le tout est une feinte, mais cette feinte touchera plusieurs […] et pourvu que cela arrive, voilà le fruit et le secret de mon roman, et de celui que tous les autres devraient avoir (cité par Camille Esmein, Poétiques 70). 97 L’exemple ou l’art d’instruire insensiblement exécrable, la morale de l’auteur, qu’ils se refusent à consommer, bien qu’il soit nécessaire à leur guérison. Pour ce faire, le remède doit être dilué dans un savoureux élixir, qui en masquera le mauvais goût. L’élixir en question est bien sûr constitué des divertissantes péripéties du pays de Romancie. Romanciers et théoriciens du genre exploitent donc le champ lexical de la médecine pour exprimer la fonction éducative du roman. Vanter les vertus thérapeutiques qu’inoculent les auteurs à ce genre, c’est-à-dire sa capacité à instruire, c’est employer une allégorie bienveillante qui exprime la nécessité de tromper le lecteur pour son propre bien. Au XVII e siècle, l’évêque Camus est un des tous premiers à revendiquer une telle stratégie par le biais de cette allégorie dans son Acheminement à la dévotion civile : « si les Apoticaires mettent la vipere et le scorpion dans leur Theriaque, qui me peut accuser si je rends salutaire ce qui de soy est venimeux ? » (465). L’autre évêque du pays de Romancie, Huet a également recours à cette allégorie dans son traité sur le roman : [le roman] augmente le plaisir qui est le grand charme de l’instruction ; il est donc important de se servir de cet appât et de frotter de ce miel les bords du verre pour leur [les lecteurs] faire avaler la médecine amère des enseignements qui doivent les purger de leurs mauvaises humeurs (143-44). Furetière fait une déclaration similaire dans le paratexte du Roman bourgeois : « Comme il y a des médecins qui purgent avec des potions agréables, il y a aussi des livres plaisans qui donnent des advertissements fort utiles » (17) 55 . Dans Le Bon exemple de la Magdelaine, Gombert propose qu’« aux maladies extremes et plus dangereuses, il faut aussi employer les derniers et meilleurs remedes » (page non numérotée). Rapin et ses Réflexions sur la poétique signalent que « pour guerir les maladies des hommes, la Morale se sert du même artifice, dont se sert la Medecine pour guerir les maladies des enfans, en mêlant des douceurs dans les remedes qu’elle leur donne, pour en ôter l’amertume » (116). Cette allégorie a toujours cours au XVIII e siècle. Dans Les Etudes convenables aux demoiselles, Panckoucke compare l’homme à « un malade qui a besoin d’une médecine ; mais il faut oter les dégoûts qu’elle peut lui causer » (431). Bricaire de La Dixmerie exploite cette allégorie pour souligner la nécessité du roman à instruire : « le vase entouré de miel doit offrir au tempérament le plus délicat un breuvage salutaire. S’il ne renferme que du miel, il pourra ne faire qu’affadir celui qu’on prétendoit soulager » (XXV). Même 55 Furetière, qui écrit pour corriger les petits défauts ordinaires, déclare ne pas vouloir dispenser de grandes leçons de morale. 98 Plaire, instruire et tromper par l’exemple Rousseau ressasse ce vieux cliché littéraire dans la deuxième préface de Julie pour comparer la morale à un « amer breuvage » et le lecteur à un malade qui « reçoit sa guérison de la tromperie qu’on lui a faite » (576). Un des lecteurs exaltés du roman, Antoine-Jacques Roustan, lui-même auteur d’ouvrages sur le christianisme et le déisme, se lamente dans sa lettre à l’auteur que les remèdes moraux de Rousseau n’ont pas d’équivalents dans la médecine du corps : « que n’est-il un Médecin pour les corps tel que vous l’êtes pour les ames » (Correspondances complètes, vol. VIII, 138). 3.2 La feinte et la tromperie en rhétorique et prédication Autre lieu d’intersection fondamental entre le roman, la rhétorique et la prédication, tromper le destinataire pour son propre bien est un artifice bien connu des maîtres de rhétorique, d’éloquence et de prédication des XVII e et XVIII e siècles. Si l’on s’en remet à l’érudition de ces doctes, il ressort que l’exemple est la forme d’argumentation la plus apte à permettre cette manipulation. Les textes des rhétoriciens et des prédicateurs révèlent aussi que cette feinte constitue une des stratégies primordiales de la persuasion. Albert de Paris explique que l’exemple permet d’atteindre le destinataire sans que celui-ci ne se sente visé, parce que l’exemple prend pour cible une tierce personne : il n’est rien de si commode et de si efficace, pour insinuer de certaines veritez delicates, pour instruire des gens que l’on oseroit reprendre, pour toucher, et pour persuader tout ce qu’on veut, parce que l’artifice est extrêmement caché ; et sous prétexte de ne blâmer qu’un certain particulier, tous les autres peuvent voir ce qu’ils doivent penser et faire dans de semblables occasions (163). Le prédicateur en conclut que grâce à cette feinte, l’orateur « trouve la porte du cœur déjà ouverte, sans que l’auditeur s’en soit apperçu » (163). Crevier souligne que le caractère subreptice de la leçon par l’exemple est un gage de succès rhétorique : « l’exemple est aussitôt compris que proposé, et trouve tous les accès faciles et ouverts. On ne s’en défie pas non plus, parce que l’on ne peut soupçonner qu’il ait été inventé à plaisir pour le besoin de la cause » (87-88). Mongelet explique que le récit exemplaire comporte une dimension visible, le récit, et une dimension cachée, sa morale : « Dans les paraboles il y a deux choses à considérer : le corps et l’esprit, le corps est le récit que tout le monde entend ; l’esprit est le sens moral ou mistique qui est caché sous les paroles du récit » (137). L’exemple, qui autorise cette manœuvre délicate, permet à l’orateur d’être présent dans le discours tout en couvrant sa voix et son projet didactique 99 L’exemple ou l’art d’instruire insensiblement d’un voile d’invisibilité. Cette feinte est d’autant plus avantageuse que l’apparente absence de médiation auctoriale est un gage de succès rhétorique et didactique. Lamy préconise de simuler cette absence : « le Poète doit peu parler, et ne paroître presque jamais dans ses Ouvrages, même dans ceux qui ne consistent qu’en récits » (Nouvelles réflexions 80). Le rhétoricien souligne la nécessité que « les Lecteurs ne s’apperçoivent pas que ce soit le Poète qui les instruit » (Nouvelles réflexions 80). Albert de Paris décrit cette ruse comme la capacité d’atteindre l’auditeur à son insu, ou s’« insinuer dans l’esprit de ceux qui écoutent, pour les faire consentir à ce qu’on leur dit » (5). Comme le remarque François Lagarde : « Persuader signifie donc traverser des résistances de façon imperceptible, experte, civilisée » (32). Tout comme la leçon doit passer inaperçue au moment même où le destinataire apprend, le déploiement rhétorique qui autorise ce phénomène doit être subtilement masqué, pour ne pas risquer de compromettre toute l’opération. Le chevalier de Méré insiste sur ce point : « il faut, que cet ordre, comme toute sorte d’artifice, soit si bien déguisé, qu’il ne soit pas facile à découvrir […]. Si l’art ne trompe adroitement, on le méprise » (110). L’abbé d’Aubignac prône cette même précaution dans son traité d’éloquence : « La plus subtile Rhétorique n’a plus d’art quand l’art se découvre […]. Enfin demeurons d’accord que toute la Rhétorique consiste à bien déguiser ce qu’elle veut faire » (32). Selon D’Aubignac, le destinataire ne doit en aucun cas déceler le procédé qui le conduit à intégrer le message de l’auteur : « [l’éloquence] ne se montre à l’esprit qu’en trompant les yeux ; et […] par ses charmes secrets ne se peut faire admirer qu’en se déguisant » (30). Cette même nécessité conduit l’abbé Batteux à décrire la performance de la rhétorique en termes de « Charmes secrets » et de « nœuds invisibles […] qui nous retiennent malgré nous […] puissance dont nous éprouvons l’empire, sans en voir les ressorts » (De la construction oratoire 191). Comme le conclut Laurence Giavarini avec pertinence, « la manipulation consiste à faire croire qu’il n’y a pas de manipulation » (14). Tromper le destinataire pour générer son adhésion, pour le convertir, le sensibiliser, ou le dissuader atteint son summum si l’on parvient à lui laisser supposer qu’il est arrivé par lui-même aux conclusions qui s’imposent. Crevier précise que cette manipulation renforce la persuasion parce que « ce qui vient de nous-mêmes, a un tout autre mérite auprès de nous, que ce que nous recevons d’autrui » (35) 56 . Le savoir, la morale, les préceptes ainsi immiscés dans l’esprit du destinataire par le biais de l’exemple paraissant être le fruit de 56 Pascal disait déjà la même chose : « On se persuade mieux, pour l’ordinaire, par les raisons qu’on a soi-même trouvées, que par celles qui sont venues dans l’esprit des autres » (426). 100 Plaire, instruire et tromper par l’exemple sa propre réflexion, celui-ci se trouve plus enclin à les mettre à profit que si ces derniers étaient directement assenés par l’auteur. Le processus d’induction, sur lequel repose l’exemplarité, rejoint ici cette feinte, en ce qu’il évite de donner des préceptes, pour au contraire amener le lecteur à les recomposer lui-même, comme le recommande Rousseau dans Emile : « [le précepteur] ne doit pas donner de préceptes, il doit les faire trouver » (26). L’exemple recèle une valeur herméneutique, il incarne un message, bref, il est un discours inscrit en filigrane. Par le biais de l’induction, le destinataire est en mesure d’effectuer l’opération herméneutique qui consiste à déchiffrer l’exemple et à reconstituer lui-même un précepte que l’on n’a pas eu à lui mettre en toutes lettres sous les yeux. Or si l’on en croit Dumarsais, on s’approprie plus volontiers les idées abstraites intégrées de la sorte, parce que « quand nous venons ensuite à nous apercevoir que nous les avons acquises, nous les regardons comme nées avec nous » (238). L’exemple agit donc comme une encre invisible qui apparaît dans l’esprit du destinataire une fois qu’elle a produit l’effet désiré. En somme, l’exemple est un discours qui ne dit pas son nom. 4 De la nécessité de s’adapter à l’auditoire 4.1 « point de Livres si universellement lus » que les romans De la même manière qu’on loue l’efficacité de l’exemple par rapport à la stérilité du précepte, nombreux sont les érudits qui admettent que le lecteur moyen plébiscite le roman, alors qu’il ne montre guère d’enthousiasme à consulter les ouvrages théoriques et savants. Ainsi, on déplore la faible aptitude des traités, discours et manuels à instruire et exercer une influence bénéfique sur le grand public. On reproche aux auteurs de ce type d’ouvrages de ne pas savoir se mettre à la portée du lecteur moyen, de ne pas savoir l’intéresser, et de ne pas s’adapter à ses limitations et à ses goûts, bref de le rebuter, comme le remarque Lenglet-Dufresnoy : « les livres dogmatiques […] sont moins faits pour instruire que pour ennuyer » (292). Alors que les genres théoriques intéressent peu le grand public et ne sortent guère du cercle restreint des gens de Sciences et de Lettres, le roman a le potentiel de toucher l’ensemble de la communauté de ceux qui savent lire dans la société d’Ancien Régime. A l’inverse de l’impact limité qu’exercent les ouvrages dogmatiques, le roman peut connaître un retentissement extraordinaire, comme ce fut le cas, par exemple, de Julie ou la nouvelle Héloïse. Les romanciers, les théoriciens de ce genre, ainsi que de nombreux autres lettrés proposent donc d’exploiter la popularité de ce genre pour exercer une influence sur son public. 101 De la nécessité de s’adapter à l’auditoire Le rapide développement du roman, à partir de la période classique et tout au long du XVIII e siècle, ainsi que son succès de librairie toujours croissant, rendent cette stratégie des plus pertinentes. Malgré tout le dédain qu’exprime l’immense majorité des érudits envers ce genre, parfois de mauvaise foi, celui-ci ne jouit pas moins d’une popularité incomparable aux ouvrages théoriques. Le roman est goûté par un vaste public, celui de la majorité des personnes, hommes et femmes, aristocrates et bourgeois, sachant lire et ayant les moyens financiers de s’adonner à cette activité, comme semble le suggérer la liste des adeptes de ce genre compilée par Sorel dans De la connaissance des bons livres : « les Femmes et les Filles, et les Hommes de la cour et du Monde » (131) 57 . Cette liste simple en apparence s’avère vague et ambiguë, le « Monde » englobe en effet un lectorat urbain constitué d’une multitude de lecteurs cultivés des trois Ordres. Si l’on en croit Maurice Lever, la première moitié du XVII e siècle voit l’émergence d’un nouveau lectorat de romans. Il s’agit de la bourgeoisie aisée, soucieuse d’imiter la noblesse dans ses goûts et son art de vivre. Le critique précise que les rangs de ces nouveaux lecteurs sont encore grossis dans la seconde partie du siècle par les membres de la bourgeoisie moyenne, pour lesquels les romans remplissent la fonction d’instituteurs des mœurs aristocratiques, telles que l’honnêteté, ou à un niveau plus pratique, la composition de billets galants (19). La réalité du lectorat de roman est probablement proche de ce que décrit Aubert de La Chesnaye dans ses Lettres amusantes et critiques sur les romans dans la première partie du XVIII e siècle : les françois, qui passent pour le peuple le plus galant de l’Europe aiment tous la lecture des romans, et tous ne voudroient pas passer pour auteurs de romans. Un sçavant qui dans le particulier s’en amuse, croiroit donner des preuves d’ignorance, et laisser une idée desavantageuse de son mérite, si son nom paroissoit à la tête d’une agréable fiction (23-24). Dans ses Considerations sur l’éloquence, La Mothe Le Vayer recommande de ne pas dédaigner le roman : l’eloquence estant une faculté populaire, et qui demande l’approbation de la multitude, il semble qu’on ait tort de mépriser les ouvrages qu’elle estime, comme il paroist bien qu’elle fait ceus dont nous parlons [les romans], par le cours qu’ils ont, et le grand debit qu’en font les Libraires […]. 57 Du Plaisir remarque de même que : « l’histoire galante a un grand cours dans le monde » (44). La Mothe Le Vayer donne tort à ceux qui limitent le lectorat du roman aux seuls femmes et jeunes personnes : « Ceux qui tirent une conséquence de ce que les Romans plaisent surtout aux femmes et aux jeunes gens, soutenant là-dessus qu’ils doivent déplaire aux hommes sérieux et de savoir, argumentent fort mal ce me semble » (cité par Camille Esmein, Poétiques 309-10). 102 Plaire, instruire et tromper par l’exemple Le Roman et les livres d’Amour, qui pour estre tres-mal faits, comme ils sont assez souvent, ne laissent pas d’estre plus recherchez que les meilleurs qui se publient (129). L’auteur précise que « les livres de fables plaisent davantage à la multitude impertinente, qu’aus hommes sçavans et judicieus, qui sont en fort petit nombre » (Considerations 130-31). Favorable au roman, La Mothe Le Vayer met en relief la disparité qui existe entre le succès de ce genre et les ouvrages dogmatiques : Il ne faut pas s’étonner s’ils [les romans] sont plus recherchez, et lûs plus avidement, que d’autres de bien plus grande considération qui traitent des sciences, ou de quelque matière qui demandent une entiere et serieuse application d’esprit. […] Il ne s’y rencontre point de ces difficultez épineuses qu’on trouve dans les Traités (Considerations 309). Au siècle suivant, le chevalier de Jaucourt se contente de paraphraser La Mothe Le Vayer dans l’article « roman » de L’Encyclopédie : « les romans sont des ouvrages plus recherchés, plus débités, et plus avidement goûtés, que tout ouvrage de morale, et autres qui demandent une sérieuse application d’esprit ». Dans la préface de son roman Zelaskim, Béliard témoigne également du triomphe du roman : « point de Livres si universellement lus, point d’Ouvrages si rapidement débités » (V). Citons encore Bricaire de La Dixmerie, qui observe dans son discours sur le roman que ce genre constitue l’unique moyen d’atteindre certains lecteurs : « J’ai vu quelques personnes qui avouoient […] que sans la lecture des Romans, elles n’eussent peut-être jamais lu autre chose » (LXVII). Toucher la grande masse des lecteurs nécessite donc de passer par l’écriture romanesque. C’est pourquoi le père Le Moyne illustre ses Peintures morales, ouvrage théorique, d’historiettes exemplaires, et expose le projet d’édifier ses lecteurs de manière plus liante et incitative que ne le font habituellement les traités : Mon intention a esté d’instruire en divertissant ; et de faire des leçons de Vertu, un peu moins seches et moins austeres, que celles qui nous sont faites dans les Livres de devotion. Ces dogmes, si crus et si indigestes, et cette severité si peu accomodante, ne sont pas à l’usage de toute sorte d’Esprits (31). Il n’est ainsi pas rare que les romanciers de la période d’Ancien Régime mettent en opposition la capacité à instruire de leurs œuvres romanesques à celle des ouvrages dogmatiques. L’abbé d’Aubignac remarque dans la préface de Macarise qu’un individu non érudit qui n’avait ouvert un roman que dans le but de se divertir profitera des enseignements qu’il contient : « De sorte qu’à n’y rechercher autre chose qu’un Roman, les esprits qui se sont le 103 De la nécessité de s’adapter à l’auditoire moins appliquez aux hautes Sciences en peuvent faire un divertissement fort honnête, où le plaisir est accompagné de plusieurs discours qui contiennent de sérieuses instructions » (2-3). Fontenelle est de ceux qui choisissent non seulement d’enchâsser leurs propos théoriques dans un contexte romanesque, mais en outre d’opter pour l’exemplarité, afin de se donner les moyens d’atteindre un public le plus vaste possible, comme il l’indique dans la préface de ses Entretiens sur la pluralité des mondes : « J’ai voulu traiter la philosophie d’une manière qui ne fût point philosophique ; j’ai tâché de l’amener à un point, où elle ne fût ni trop seche pour les Gens du monde, ni trop badine pour les sçavans » (2). Fontenelle souligne le rôle que doit jouer l’exemplarité en précisant avoir « crû que cette fiction me serviroit et à rendre l’Ouvrage plus susceptible d’agrément, et à encourager les Dames par l’exemple d’une femme » (4). L’abbé Gérard, auteur du roman édifiant intitulé Le Comte de Valmont ou les égaremens de la raison, affirme vouloir proposer aux lecteurs une alternative didactique aux ouvrages de dévotion, « dont la sécheresse les rebute, et dont le ton pesant et didactique les dégoûte et les ennuie » (VII-VIII) 58 . Mme de Staël se fait l’écho de ce principe jusqu’au commencement du XIX e siècle dans son Essai sur les fictions, dans lequel la romancière allègue la supériorité didactique du roman en matière de morale sur les ouvrages théoriques : « On peut extraire des bons romans une morale plus pure, plus relevée, que d’aucun ouvrage didactique sur la vertu » (70). Cette observation était peut-être inspirée par le récent exemple de Jean-Jacques Rousseau, qui avait mis sa morale en exemple dans un roman afin d’atteindre un public que ses écrits dogmatiques n’atteignaient guère, ou pas du tout. 4.2 Rousseau ou le philosophe romancier En publiant Julie ou la nouvelle Héloïse, Rousseau donne au roman son bestseller à l’époque même où le genre subit ses plus virulentes critiques. Rousseau ayant acquis sa réputation en pratiquant les genres nobles, il n’avait pas man- 58 Dans l’article « roman » de son dictionnaire, Marmontel signale que Le Comte de Valmont, qui connut un succès de librairie non négligeable dans la seconde moitié du XVIII e siècle, a été écrit afin de « rendre sensible les droits de la Religion sur l’esprit et le cœur de l’homme » (tome 6, 139). Libertin anti-exemplaire, le comte de Valmont, protagoniste de l’abbé Gérard, est l’aîné littéraire du vicomte des Liaisons dangereuses, à qui il a inspiré le nom. Cette référence intertextuelle dote symboliquement le Valmont de Laclos du legs libertin de son prédécesseur romanesque. Ce clin d’œil littéraire est renforcé par le titre de noblesse que porte le héros de Laclos, un « vicomte » pouvant désigner un vice-comte ou une sorte d’adjoint du comte. Le vicomte de Valmont est donc le frère spirituel du personnage de l’abbé Gérard. 104 Plaire, instruire et tromper par l’exemple qué de désavouer le roman, tout comme il avait invectivé le théâtre. En fait, le philosophe n’est pas opposé au roman par principe, mais il juge que la morale de ces ouvrages est soit inefficace, soit corrompue, ce qui ne l’empêche pas de soustraire quelques œuvres de sa condamnation générale du genre pour leur valeur didactique. Ainsi, il avoue volontiers admirer Télémaque de Fénelon, et il couvre d’éloges Robinson Crusoe, qu’il nomme « le plus heureux traité d’éducation » (Emile 210). Ces exceptions ménagent à Rousseau une marge de manœuvre qui l’autorise à s’investir dans la production d’une œuvre romanesque digne de la même singularité. Rousseau sait que ses écrits théoriques, malgré toute la gloire qu’ils lui apportent, ne seront pas lus, ou pas compris de la grande masse des lecteurs, et surtout des femmes, lectorat qui constituent la cible privilégiée de la didactique et de la rhétorique mises en œuvre dans Julie, comme le laisse sousentendre la première préface : « Ce recueil avec son ton gothique convient mieux aux femmes que les livres de philosophie. Il peut même être utile à celles qui, dans une vie déréglée, ont conservé quelque amour pour l’honnêteté » (4) 59 . S’il ne le concède pas ouvertement, Rousseau semble avoir pressenti que le roman, si prisé du grand public, est le seul genre apte à vulgariser sa philosophie et sa morale, et à les porter dans le plus grand nombre d’esprits, ce qui l’amène à faire déclarer à Saint-Preux que « Les romans sont peut-être la dernière instruction qu’il reste à donner à un peuple assez corrompu pour que tout autre lui soit inutile » (198). Même si Rousseau innove quelque peu en dramatisant ces propos, les deux précédentes citations montrent bien qu’il reprend à son compte les grandes lignes du discours critique selon lequel les genres théoriques n’étant guère adaptés au public, qui plébiscite le roman, il est judicieux d’exploiter son goût pour ce genre afin de l’instruire malgré lui. Si certains lecteurs lisent Julie parce que l’œuvre est signée de la main de « l’ami Jean-Jacques », le philosophe entend attirer une nouvelle gamme de lecteurs, et surtout de lectrices, qui n’a peut-être pas lu ses œuvres théoriques, mais qui lit Julie précisément parce qu’il s’agit d’un roman. Le roman de Rousseau est donc une véritable ruse littéraire, un leurre à l’échelle de l’œuvre tout entière. Julie est un livre caméléon. Le genre cache un autre genre. Le philosophe exploite le roman afin de distiller sa morale au plus vaste public possible, et peut-être se figure-t-il qu’une morale voilée, comme le permettent le roman et l’exemple, est la plus persuasive qui soit. Plusieurs commentateurs du roman ne s’y sont pas trompés. L’éditeur, écrivain et encyclopédiste Panckoucke précisera dans son apologie de Julie que « [Rousseau] 59 Mme de Staël identifie le lectorat féminin comme la cible première du roman : « Son ouvrage est pour les femmes ; c’est pour elles qu’il est fait ; c’est à elles qu’il peut nuire ou servir » (Lettres 25-26). 105 De la nécessité de s’adapter à l’auditoire ne fera point de roman, mais un livre de mœurs auquel il donnera la forme d’un roman pour le faire passer » (Mémoire de la critique 230). Les romanciers et leurs alliés au sein de la République des Lettres ne sont pas les seules autorités à marteler la nécessité de s’adapter au goût, au niveau d’éducation, et aux attentes du public. Reflétant une règle ancestrale de la rhétorique, les rhétoriciens et les doctes en prédication des XVII e et XVIII e siècles prônent l’adaptation de tout discours à but persuasif au niveau d’éducation et aux attentes des destinataires. Cet autre point commun du roman avec la rhétorique et la prédication avalise le point de vue des romanciers et montre une fois de plus à quel point la poétique du roman d’Ancien Régime est redevable à la rhétorique. Dans La Veritable manière de prêcher, Albert de Paris souligne que si la complexité n’est pas à la portée de toutes les oreilles, tout auditeur peut tirer profit d’un discours qui lui est adapté : « tout le monde n’est pas capable de science et de curiosité. Mais il n’y a personne qui ne raisonne en sa manière et qui n’entre dans des argumens qui lui soient proportionnez » (102). Le prédicateur en conclut que « Le veritable secret est de choisir ce qui est propre à convaincre l’auditeur » (103). Un tel choix rhétorique doit donc être proportionné et judicieux. Or selon nombre de doctes en rhétorique et en prédication, ce choix consiste à proposer des exemples plutôt que des discours théoriques. Pour Fleury, la prédication doit être familière et aller du particulier vers le général : pour réformer les mœurs, il faut entrer dans un grand détail des erreurs et des préjugez de chacun, et lui bien mettre devant les yeux les objets particuliers des vices et des vertus, afin qu’il sçache appliquer à sa vie et à ses actions ordinaires ce qu’on lui dit en général. Or ce détail ne s’accorde guères avec ce qu’on appelle grand style, belles figures, élocution noble (Dernier discours 6). Du particulier à l’exemple, il n’y a qu’un pas. Rhétoriciens et prédicateurs encensent la capacité de l’exemple à toucher les personnes les moins éduquées. Dans son Traité de l’éloquence dans tous les genres, Graverelle préconise d’employer l’exemplarité pour adapter le discours au public peu ou mal éduqué : « les gens éclairés veulent aussi des argumens ; les autres veulent des exemples » (344). Mongelet spécifie que l’exemplarité constitue le vecteur idéal pour s’adresser aux moins érudits, parce que les exemples « sont des raisonnemens populaires qui sont selon la portée du peuple et des ignorans, qui n’êtant pas capables de prendre le fin et le fort d’une preuve, se rendent à l’exemple plutôt qu’à la raison » (134). L’exemple persuade plus aisément que « la preuve » ou « la raison », certes, mais pas n’importe quel exemple. Pour Rousseau, la raison d’être du roman est l’instruction, l’utilité, et il affiche clairement dans la deuxième préface de Julie que cet objectif didac- 106 Plaire, instruire et tromper par l’exemple tique doit être servi par une exemplarité offrant aux lecteurs un modèle dans lequel il est absolument essentiel qu’ils puissent voir se refléter leur propre image : J’aime à me figurer deux époux lisant ce recueil ensemble, y puisant un nouveau courage pour supporter leurs travaux communs, et peut-être de nouvelles vues pour les rendre utiles. Comment pourraient-ils contempler le tableau d’un ménage heureux, sans vouloir imiter un si doux modèle ? Comment s’attendriront-ils sur le charme de l’union conjugale, même privé de celui de l’amour, sans que la leur se resserre et s’affermisse ? (mes italiques 580). Or les témoignages que nous ont laissés les lecteurs de Julie semblent donner raison au philosophe sur ce point. Ils ont contemplé ce tableau, en ont adoré les modèles, et se sont sentis portés à les imiter. Le père Jean Rousseau, enthousiaste lecteur de Julie, écrit au romancier pour lui faire part que le « si doux modèle » en question a opéré l’effet escompté par son auteur sur deux de ses amis : « il leur sembloit que la lecture de cet ouvrage les avoit rendu meilleurs ; qu’ils vivoient depuis avec plus de satisfaction dans le sein de leur famille » (Correspondance complète, vol. VIII, 270). Parce que la morale du roman de Rousseau est si bien adaptée à ce type relativement simple de lecteur, elle semble d’autant mieux porter ses fruits. Le succès didactique et rhétorique dont Rousseau peut s’enorgueillir à juste titre doit donc beaucoup à l’impressionnante faculté de l’auteur à adapter cette œuvre au type de public visé. Chapitre IV L’exemple-récit 1 De la morale religieuse à l’instruction romanesque Après une première période de gloire pendant l’Antiquité gréco-latine, au début de laquelle Aristote en a théorisé les rouages, l’exemplarité rhétorique resurgit au Moyen Age sous l’impulsion de l’église chrétienne, pour devenir le cheval de bataille de la morale religieuse sous une forme codifiée qui remonte à ses origines antiques, et que la critique moderne nomme communément l’« exemplum médiéval » 60 . Ce type d’exemple s’étend sur l’échelle tout entière d’un texte parabolique édifiant, affecté à la mise en action d’un sermon. Claude Bremond offre une excellente définition de cette sorte de texte : « un récit bref donné comme véridique et destiné à être inséré dans un discours pour convaincre un auditoire par une leçon salutaire » (37). Subordonné au macro-texte dans lequel il s’insère, l’exemplum médiéval est vassal du sermon qu’il illustre 61 . A la Renaissance, l’exemplarité est transformée par le vent d’humanisme qui souffle sur l’Europe. L’exemple s’éparpille dans plusieurs directions et 60 En ce qui concerne la capacité que l’on prête à l’exemple pour persuader au Moyen Age, voir les travaux de Marie-Claude Malenfant (Le Statut de l’exemplum dans les discours littéraires sur la femme, en particulier les pages 27-30). 61 De nombreux recueils d’exempla sont assemblés tout au long de la période médiévale. De telles anthologies permettent aux prêcheurs de sermons de peaufiner leurs moyens de persuasion, en mettant à leur disposition tout un corpus de récits exemplaires. Les membres du clergé disposent ainsi d’une réserve d’exempla quasiment inépuisable, grâce à laquelle ils varient plus aisément les exemples dont ils pourvoient leurs sermons afin d’être mieux compris des masses de fidèles. A ce sujet, voir Jean-Claude Schmitt dans Prêcher d’exemples (10-24). L’inspiration des auteurs d’exempla médiévaux est tout aussi sensible à l’influence des muses profanes que chrétiennes. Si le contexte biblique fournit la majorité des exempla, un grand nombre d’entre eux sont également issus de la tradition antique ou inspirés d’événements contemporains. 108 L’exemple-récit subit les mutations nécessaires à son adaptation aux genres narratifs laïques 62 . Des sermons religieux, l’exemple glisse vers les genres profanes. Le caractère intrinsèquement narratif de l’exemplum médiéval augurait de sa rencontre avec les genres romanesques alors en gestation. C’est donc naturellement que la vocation rhétorique et didactique de l’exemplum se prolonge dans la nouvelle, puis dans le roman des XVII e et XVIII e siècles. Si l’on en croit Jacques Bremond, ce mouvement aurait été esquissé dès le XIV e siècle, quand les recueils d’exempla commencent à gagner un lectorat plus vaste que les seuls membres du clergé : « d’instruments de prédication, ils deviennent en outre ouvrages de lecture, tant pour l’édification morale que pour le divertissement ou la satisfaction de curiosités historiques » (64). Marie-Claude Malenfant précise que certains prêcheurs médiévaux sont même accusés d’avoir converti les exempla en « historiettes plaisantes » (30). La critique a établi des connections étroites entre l’exemplum médiéval et la genèse des genres narratifs laïques. Selon Susan Suleiman, le transfert de l’exemplum vers ces genres inclut la fable, qu’elle nomme l’« homologue mondain » de l’exemplum (Le Récit 469). John Lyons allègue que les recueils d’exempla utilisés par les prêcheurs médiévaux se trouvent à l’origine de l’apparition des recueils de nouvelles du Moyen Age et de la Renaissance (72). Pareillement, Jacques Bremond explique que l’exemplum joue « un rôle catalyseur […] dans la montée en puissance d’autres genres, le conte et la nouvelle en particulier, dont il a favorisé l’essor » (28). Enfin, Aron Kibédi- Varga établit une généalogie qui situe la nouvelle en aval de l’exemplum : « La nouvelle est bel et bien l’exemplum qui, grâce à son étendue, a fait éclater les cadres du sermon ou du plaidoyer. L’exemple, lieu de l’argumentation rhétorique, s’est fait autonome, l’élément narratif domine » (Rhétorique 282). Des auteurs comme Boccace et Marguerite de Navarre professent une morale laïque à l’aide de récits exemplaires. Cervantès, Rosset et l’évêque Camus feront de même dans leurs compilations de nouvelles dans la première partie du XVII e siècle. Les variantes du récit exemplaire que l’on trouve en abondance dans les textes romanesques ainsi que dans certains traités des XVII e et XVIII e siècles sont également les héritiers de l’exemplum médiéval, en ce qu’ils partagent 62 Pour Timothy Hampton, ces métamorphoses relèvent d’un processus de « fragmentation » (301). Les écrivains du XVI e siècle se plaisent à parsemer leurs textes d’exemples issus de la littérature antique. Certains auteurs, à l’image de Montaigne, finissent par remettre en question la prépondérance de tels exemples. Pour ces derniers, l’expérience des hommes de leur siècle, voire même leur propre expérience, devient la base de la formation des exemples. Comme l’explique Karlheinz Stierle, on assiste à une mutation qui voit « l’autorité être remplacée par l’authenticité » (586). 109 Variations sur le même « t’aime » ses caractéristiques rhétoriques et structurelles 63 . L’influence prépondérante de la rhétorique et de l’éloquence sur la culture de cette période, ainsi que la grande efficacité que l’on prête alors à l’exemplarité expliquent la bonne fortune littéraire de cette forme d’argumentation. L’« exemplum-récit », pour reprendre le terme proposé par Marie-Pierre Gaviano (90), correspond alors à un récit parabolique rhétorique et didactique dont la morale peut être édifiante, philosophique, ou moraliste. Bien que l’exemple-récit constitue un texte à part entière, en tant qu’illustration d’un discours théorique, il est destiné à être inséré dans un texte qui lui est hiérarchiquement supérieur. Forme d’argumentation d’ordre rationnel appartenant à l’appareil logique du discours, ce type de récit présente des éléments passés ou présents qui sont autant de preuves et d’arguments que le narrateur évoque afin d’exprimer une morale, de transmettre un savoir. Cette morale, ce savoir, bref la matière didactique du récit exemplaire est sélectionnée parce que le public visé a toutes les chances de s’y trouver confronté à l’avenir. Il s’agit ainsi de porter le destinataire à agir en fonction de cette morale, de ce savoir, lorsque se présentera une situation semblable à celle du récit, puisque comme le veut la devise d’Aristote : « le plus souvent l’avenir ressemble au passé » (106). En d’autres termes, le destinataire est appelé à analyser une situation donnée à la lumière de la leçon acquise par l’exemple. 2 Variations sur le même « t’aime » : l’exemple-récit dans les Désordres de l’amour 2.1 Le prêche laïque de Mme de Villedieu Avatar littéraire et laïque de l’exemplum médiéval, l’exemple-récit se taille une place de choix dans la production littéraire d’Ancien Régime, comme en témoigne l’œuvre romanesque de Mme de Villedieu. La romancière n’hésite pas à afficher ouvertement le caractère exemplaire des historiettes qui composent ses deux dernières œuvres, et notamment les Désordres de l’amour, aussi bien dans les zones paratextuelles que jusqu’au cœur même de ces textes. La présence de toutes les composantes structurelles de l’exemple- 63 Les auteurs de traités, de discours, ou autres écrits dogmatiques parsèment volontiers leur prose théorique de récits exemplaires qui en illustrent les préceptes. La Politique tirée des propres paroles de l’Ecriture sainte de Bossuet est représentative du recours au récit exemplaire dans ce type d’ouvrage. Ce manuel de politique se compose d’une série de sermons exemplifiés destinés à éduquer le Dauphin d’après « les règles et les exemples » de l’écriture sainte (39). Le premier tome des Peintures morales du père Le Moyne se termine de même par des récits exemplaires, dont la présence peut paraitre surprenante pour ce type d’ouvrage. 110 L’exemple-récit récit, couplée aux déclarations de Mme de Villedieu, appelle à effectuer une analyse rhétorique des Désordres. Si la critique a reconnu le caractère quelque peu dogmatique de cette œuvre, et a parfois identifié ses récits comme des exemples, l’exemplarité n’étant pas à l’ordre du jour de ces travaux, les exemples de Mme de Villedieu n’ont jamais été éclairés à la lumière des modalités de fonctionnement rhétoriques et didactiques de l’exemple-récit 64 . Point de départ idéal de cette analyse rhétorique, Mme de Villedieu n’hésite pas à inscrire en toutes lettres la valeur exemplaire de chacun des trois récits en les désignant explicitement comme des exemples, à non moins de cinq reprises au cours des Désordres. La plus ostensible de ces occurrences intervient dans le paratexte qui accompagne le troisième récit. Au titre de cette histoire, désignant le sujet de l’intrigue, Mme de Villedieu ajoute le second titre suivant : « Exemple III » (119). Cet adjoint au titre principal ne procure aucune information sur le sujet de cette histoire, ni sur son intrigue. En revanche, il permet à la romancière d’en afficher distinctement la fonction didactique 65 . Peut-être Mme de Villedieu cherche-t-elle aussi à réunir sous cette appellation les deux derniers volets des Désordres, qui comportent les mêmes personnages et la même intrigue, bien qu’ils forment deux parties distinctes. Mme de Villedieu n’a de cesse d’exprimer la valeur exemplaire des trois récits dans leurs zones paratextuelles, en situant cette exemplarité à l’échelle globale de chaque récit. Dans le passage suivant, que l’on trouve à l’issue de la première partie, le terme « exemple » s’applique au récit dans sa globalité : « Il n’est que trop suffisamment prouvé par les diverses intrigues qui composent cet exemple, que l’amour est le ressort de toutes les passions de l’âme » 64 Pour Faith Beasley, les trois histoires qui composent Les Désordres fonctionnent à la manière de « théorèmes » que Mme de Villedieu s’efforce de prouver (189). Micheline Cuénin remarque que le récit « est mené comme une démonstration, en fonction d’un axiome énoncé en exergue de chaque nouvelle » (Désordres, introduction XXII). Anne Defrance, Nathalie Grande, et Monika Kulesza apparentent explicitement les récits à l’exemple. Anne Defrance remarque que « Le narrateur des Désordres croit aux pouvoirs didactiques du récit et aux vertus de l’exemplum, qui a besoin du nombre et de la variété pour prétendre à une certaine efficacité » (98). De même, selon Nathalie Grande, « chacun de ces récits est présenté comme l’illustration de la thèse énoncée dans le titre, comme un exemplum, exemple avéré qui, par son caractère historique et incontestable, sert de référence morale » (355). Enfin, Monika Kulesza mentionne que « les histoires que raconte Mme de Villedieu ont une valeur exemplaire » (144). 65 Donner à un texte le titre « Exemple » ne constitue pas un cas isolé dans l’œuvre de Mme de Villedieu. Dans le Portrait des faiblesses humaines, elle fera de même de la deuxième à la quatrième partie de cet ouvrage, intitulées « II. Exemple » ; « III. Exemple » et « IV. Exemple ». 111 Variations sur le même « t’aime » (65-66) 66 . Le commentaire suivant, placé en ouverture du troisième récit, renforce de même la dimension exemplaire dont relève celui-ci : « Givry étoit de la maison d’Anglure, et avant que les factions qui penserent ruiner la France l’eussent divisée, le même Duc de Guise dont j’ai parlé dans le premier de mes exemples, et le Marquis d’Anglure, père de Givry, étoient intimes amis » (mes italiques 119). La forme plurielle de « mes exemples » indique que les trois historiettes font cause commune et qu’elles sont toutes investies d’une valeur exemplaire. Mme de Villedieu souligne encore la dimension exemplaire de ses récits en comparant métaphoriquement les deux premiers à des « tomes » : « par les deux exemples qui fournissent ce premier et second tome, j’ai, à ce que je pense, suffisamment prouvé que l’amour est le ressort de toutes les autres passions de l’ame » (mes italiques118). Enfin, la dimension exemplaire de tous les récits est martelée une dernière fois par la phrase sur laquelle s’ouvre la péroraison des Désordres : « Les exemples que j’ai choisis pour persuader la malignité de l’amour ne pouvoient finir par une histoire plus capable d’inspirer toute l’horreur qu’il mérite » (mes italiques 208). Cette fois, c’est le terme « histoire », s’appliquant lui aussi aux trois récits, qui est donné comme synonyme d’« exemple ». Toutes ces occurrences démontrent que Mme de Villedieu construit une argumentation rhétorique sur la base de l’exemple-récit. Les répétitions périodiques de la valeur exemplaire de toutes les histoires qui composent les Désordres réitèrent le statut rhétorique et didactique que l’on doit attribuer à ces récits, et invitent à les lire à la lumière des caractéristiques structurelles dont est pourvu ce type de texte très codifié. 2.2 Configuration de l’exemple-récit dans les Désordres de l’amour Conformément aux ancestrales conventions régissant ce type de texte, un exemple-récit doit être encadré par des énoncés interprétatifs. Plus tributaires du discours que du récit, ceux-ci font office de prologue et d’épilogue. Il s’agit, d’une part, de préparer l’esprit des destinataires et d’annoncer les enjeux du texte en exorde juste avant que ne débute le récit, et d’autre part, de faire suivre l’exemple d’une morale. Enfin, la morale laisse habituellement place à une harangue au cours de laquelle le locuteur transpose le destinataire dans un futur de projection dans lequel il est sommé d’agir en fonction du contenu didactique dont l’exemple est le vecteur. Le tout que forment les 66 Cette déclaration est l’exact écho du titre de ce récit. Micheline Cuénin remarque que le titre est « repris comme un énoncé de théorème, une fois la démonstration achevée » (Désordres, note 66). 112 L’exemple-récit deux énoncés, le récit exemplaire, et la harangue est subordonné à l’autorité d’un macro-texte ou d’un discours dogmatique dans lequel il s’insère afin de l’illustrer, de le démontrer et de faciliter sa persuasion. Force est de constater que la structure de chaque récit des Désordres correspond à ce type de configuration. La définition qu’il est possible de formuler pour les exemples-récit des Désordres s’avère donc très proche de celle de leur homologue religieux : un récit donné comme véridique et orienté par un discours pour convaincre les lecteurs par une leçon salutaire. Les trois exemplesrécit qui forment l’ouvrage sont autant de variations s’articulant autour du même thème des dérèglements qu’occasionne l’amour, et chaque personnage exemplaire est le véhicule d’un enseignement qui a trait à ses funestes effets. En guise d’énoncés d’introduction, Mme de Villedieu pourvoit chaque récit d’un titre à consonance dogmatique. Ces titres exprimés sous forme d’énoncés ne laissent aucune ambiguïté quant à l’orientation morale des récits et indiquent clairement l’ethos de l’auteure : la position morale de Mme de Villedieu vis-à-vis de la passion amoureuse. Ces énoncés pré-conditionnent les lecteurs en les disposant à la vigilance avant même qu’ils n’entament la lecture des histoires. On trouve ainsi en tête de la première partie : « Que l’amour est le ressort de toutes les autres passions de l’âme » (3). Pour ce qui est des deuxième et troisième récits, on trouve respectivement : « Qu’on ne peut donner si peu de puissance à l’amour qu’il n’en abuse » (67) ; et « Qu’il n’y a point de desespoir, où l’amour ne soit capable de jetter un homme bien amoureux » (119). La formulation de ces énoncés invite à les lire comme des propositions démontrables, et annonce qu’un enseignement particulier devra être tiré du texte ainsi présenté 67 . Les passages de clôture des trois nouvelles sont eux aussi fidèles aux modalités de conclusion de l’exemple-récit. Semblables à des traités miniatures, ils présentent en toutes lettres les préceptes qu’illustrent les exemplerécits. Mme de Villedieu y insiste sur la morale édifiante que l’on doit tirer de la lecture de chaque histoire. Les Désordres opérant comme un réquisitoire contre les dangers de la passion amoureuse, ces passages contiennent un résumé des enseignements que procure chaque récit sur cette passion, ainsi qu’un rappel de son incidence sur le cours des événements historiques. La narration de l’ouvrage de Mme de Villedieu ne s’achève pas sur le dernier exemple-récit, mais sur une injonction finale, sorte de péroraison générale, qui fait office de conclusion commune aux quatre parties. Tout comme leur 67 Comme le fait remarquer Nathalie Grande, ces titres ne sont pas sans rappeler ceux des articles du traité des Passions de l’âme de Descartes (354). 113 L’exemple-récit dans La Princesse de Clèves ancêtre l’exemplum médiéval, les exemples-récit des Désordres se trouvent ainsi inféodés à l’autorité de laquelle ils émanent. En tant que prédicatrice laïque garante d’autorité, Mme de Villedieu intervient directement dans ce passage. L’analyse rhétorique des diverses zones paratextuelles des Désordres requiert, pour finir, de s’arrêter sur son épilogue. Cet ultime fragment est conforme au type de discours qui suit habituellement la conclusion d’un exemple-récit traditionnel ou d’un exemplum médiéval : Amour, cruel amour, enchantement des ames, Helas ! ne verrons-nous jamais Le funeste effet de tes flames Respecter dans nos cœurs la sagesse et la paix (mes italiques 209). Placé à la suite de la conclusion générale, ce quatrain est un élément fort singulier pour un ouvrage du genre romanesque. Le fait que le verbe « voir » soit conjugué au futur indique que les destinataires de ce bref discours en vers sont projetés dans l’après-lecture de l’œuvre, avenir dans lequel ils sont invités à agir en fonction des connaissances qu’ils ont intériorisées au cours de leur parcours des Désordres. Fidèle aux modalités rhétoriques du discours démonstratif, Mme de Villedieu lance aux lecteurs le défi de conserver l’empire qu’ils ont sur leur âme si jamais dans l’avenir ils sont frappés par la passion amoureuse. Ce quatrain remplit une fonction fédératrice en ce qu’il s’applique à l’ouvrage tout entier et unifie une œuvre divisée en quatre parties. La présence de toutes les composantes traditionnelles de l’exemple-récit, texte illustratif que l’on emploie pour mieux enseigner les préceptes d’une leçon, apparente les Désordres à un sermon de nature laïque. Si les histoires des Désordres comportent toutes les caractéristiques internes de l’exemplerécit, seule doit être constatée l’absence d’un macro-texte théorique dans lequel s’insère habituellement ce type de narration. De toute évidence, la présence d’un texte dogmatique qui serait hiérarchiquement supérieur aux trois récits étoufferait le projet romanesque et serait mal reçu d’un public plus en quête de lectures divertissantes que de sermons édifiants. 3 L’exemple-récit dans La Princesse de Clèves 3.1 Configuration et objectif général Depuis la parution de La Princesse de Clèves en 1678, la critique s’est interrogée sur la fonction des fameuses digressions dont Mme de Lafayette a doté son intrigue. L’analyse rhétorique présente l’occasion de revenir sur ces récits 114 L’exemple-récit dans le récit souvent mal compris, et de jeter sur eux un regard motivé par les lois régissant l’exemple-récit. Le critique Valincour a été le premier à réprouver la présence de ces parenthèses narratives en alléguant qu’elles nuisent à la cohésion de l’œuvre. D’après Valincour, ces digressions n’auraient guère de rapport avec l’intrigue principale, dont elles détournent le lecteur. Il en conclut qu’elles n’ont donc pas leur place dans le roman. Nombreux sont en revanche les critiques qui allèguent au contraire que ces épisodes éclairent l’intrigue principale 68 . On a conféré différentes appellations à ces récits : digressions, épisodes intercalés, récits intérieurs, récits secondaires. L’exemplologue reconnaît quant à lui leur parenté avec l’exemple-récit. Parmi les voix qui soutiennent le bien-fondé de ces apartés narratifs, la présente étude trouve donc son originalité en identifiant les digressions que Mme de Lafayette a glissées dans l’intrigue principale comme des exemples-récit, dont la romancière a adapté le format de manière à ce qu’ils s’insèrent le plus naturellement possible dans le roman. Ayant manifestement pressenti la nature exemplaire de ces récits, certains critiques émettent des observations qui touchent de près à l’analyse rhétorique que requiert ce type d’exemplarité 69 . L’objectif de cet examen de La Princesse de Clèves consiste à développer ces remarques pertinentes et à interpréter les épisodes intercalés à la lumière des modalités de fonctionnement rhétorique et didactique de l’exemple-récit. Contrairement à l’exemple-récit traditionnel, ceinturé d’énoncés interprétatifs qui en annoncent respectivement les enjeux et la morale, les exemples de Mme de Lafayette s’écartent quelque peu des normes d’insertion de ce type de texte. John Lyons remarque à ce sujet que l’auteure a supprimé les mécanismes traditionnels d’encadrement et d’intégration des histoires internes (219). Il convient néanmoins de nuancer cette observation. L’examen des marges internes et externes des exemples-récit de Mme de Lafayette 68 Raymond Picard déclare que « tout en restant, par définition, étrangers à l’action, les épisodes y renvoient sans cesse de diverses manières » (186). Béatrice Didier remarque qu’ils permettent « des effets de réfractions » dans le texte (84). Eveline Dutertre affirme que, loin de retarder le dénouement, ils frayent son chemin (240). Thomas Pavel observe que « Cette construction « en étoile » a pour fin de mettre en relief la valeur morale des personnages du récit principal » (128). 69 Raymond Picard affirme que les épisodes fournissent des exemples des funestes effets de la passion amoureuse (190). De même, John Lyons voit dans les épisodes des leçons destinées à l’héroïne, qui lui fournissent un répertoire de modèles de comportements humains (218). Bernard Bray affirme qu’ils sont « conçus comme des pièces à conviction destinés à compléter son éducation » (147). Alain Niderst souligne que nous devinons la liaison entre les récits et l’effet qu’ils ont sur Mme de Clèves (144). 115 L’exemple-récit dans La Princesse de Clèves révèle la présence de discrets éléments d’encadrement. Il faut toutefois concéder qu’ils sont imperceptiblement insérés dans le texte, et qu’ils n’accompagnent pas nécessairement tous les récits exemplaires, ce qui est tout à fait conforme au discours du genre démonstratif de la rhétorique, dont relève l’exemplarité de La Princesse de Clèves. Selon le traité de rhétorique de Le Gras, l’exorde de ce genre de discours peut en effet se limiter à un simple prélude d’écoute bienveillante, et il n’est pas même nécessaire qu’il se rapporte au sujet du récit : « il n’importe pas qu’il ait du rapport au sujet, ny qu’il en soit pris : au contraire, il est plus avantageux que l’Exorde de ce Genre soit écarté de son sujet, parce qu’il en revient cet avantage que le discours en est plus diversifié » (97-98). La suppression apparente des énoncés interprétatifs s’explique pour plusieurs raisons. La poétique du roman de cette fin de XVII e siècle privilégie la fluidité et la cohésion du texte. A la différence des Désordres de l’amour de Mme de Villedieu, constitué d’une série d’intrigues indépendantes les unes des autres, l’œuvre de Mme de Lafayette s’organise autour d’une seule et unique intrigue. Il ne s’agit pas d’un recueil de nouvelles, mais bien d’un roman. Conformément aux critères esthétiques du genre, les énoncés interprétatifs de l’exemple-récit conventionnel, trop dogmatiques et trop explicites, sont exclus. De tels énoncés doivent fusionner avec le texte principal ou ne pas être. Tout en finesse et en discrétion, le didactisme des récits de La Princesse de Clèves repose tout entier sur leur contenu, sur le processus d’induction, sur la suggestion, et sur la lecture en filigrane que stimule la rhétorique de l’exemple. Narrés par divers personnages assumant pour l’occasion le rôle de devisant, les exemples-récit de Mme de Lafayette s’intègrent naturellement au texte, même s’ils n’en constituent pas moins des digressions de l’intrigue principale. Contrairement aux exemples-récits des Désordres, ceux de Mme de Lafayette sont subordonnés à l’autorité d’un texte qui leur est hiérarchiquement supérieur : le corps principal du roman. Les exemples-récit de La Princesse de Clèves sont placés en relation de dépendance vis-à-vis d’un discours qui canalise leur interprétation. Sous-jacent, ce discours est suffisamment présent pour se faire entendre, tout en demeurant assez subtil pour ne pas interférer avec la trame romanesque. L’absence de tout macro-discours rendrait l’exemple-récit indépendant, et sa présence difficilement justifiable dans un roman. Il n’est pourtant nullement question d’une présence auctoriale affichée, ni d’une intervention discursive prononcée. Le macro-discours émane du narrateur omniscient et Mme de Lafayette s’est assurée qu’il passe presque inaperçu. La romancière l’exprime de manière indirecte, puisqu’il se limite aux confidences que procure le narrateur sur l’effet que certains des exemples-récit produisent sur Mme de Clèves, ainsi qu’aux commentaires qui 116 L’exemple-récit accompagnent certains passages-clés du roman 70 . Alors que le lecteur pense être informé au sujet de l’héroïne, il se trouve simultanément guidé dans l’interprétation de l’exemple dont il vient de faire la lecture. La présence des exemples-récit atteste d’un projet d’instruction. Comme ceux de Mme de Villedieu, les exemples-récit de La Princesse de Clèves sont autant de variations sur le même « t’aime ». Ils constituent une banque de données des symptômes de l’amour et des émotions liées à cette passion, ainsi que des dérèglements et des dommages psychologiques qui lui sont imputables. Les personnages des récits exemplaires sont des modèles d’autant plus édifiants que leurs aventures amoureuses se terminent inlassablement de manière tragique. Ces personnages et leurs actions doivent donc être lus comme des anti-modèles censés engendrés un effet de dissuasion. Si les opinions de la critique diffèrent quant au nombre total de récits intercalés, la perspective de l’exemplarité suggère qu’ils soient comptés au nombre de cinq, et qu’ils soient divisés en deux catégories, selon qu’ils instruisent en premier lieu l’héroïne ou le lecteur. 3.2 Les exemples-récit destinés à Mme de Clèves Le premier exemple-récit destiné à l’héroïne est relaté par sa mère, Mme de Chartres, personnage incarnant non seulement l’instruction et la mise en garde salutaire, mais faisant preuve en outre d’une maîtrise impressionnante de la rhétorique. Relativement long, les six pages sur lesquelles il s’étend (dans l’édition Mesnard) retrouvent les thèmes et l’historicité des exemplesrécit des Désordres de l’amour de Mme de Villedieu. Ce récit exemplaire semble illustrer le précepte qui le précède et lui sert d’énoncé d’introduction. Ce précepte, élément capital de l’éducation de Mme de Clèves, fusionne si bien avec le texte, qu’il conclut la conversation précédente : « Si vous jugez sur les apparences en ce lieu-ci, répondit Mme de Chartres, vous serez souvent trompée : ce qui paraît n’est presque jamais la vérité » (94). L’exemple-récit de Mme de Chartres révèle que si les événements historiques, le gouvernement du pays, la guerre, ainsi que la trahison semblent à première vue motivés par la politique, ils le sont en fait souvent par l’amour. Le récit fait pénétrer le narrataire dans les coulisses de l’histoire en alternant 70 Les nombreuses maximes parsemées dans le récit relèvent également du macrodiscours et selon Jeanne Goldin, elles forment « un réseau qui fait système » (155). Jeanne Goldin constate qu’à quelques exceptions près, les cinquante-deux fragments qu’elle a répertoriés et apparentés à des maximes traitent toutes d’amour (159). Selon elle, les maximes constituent « une sorte de méta-discours » qui traduit « le caractère exemplaire de l’univers romanesque » (163). 117 L’exemple-récit dans La Princesse de Clèves détails de la vie privée et sentimentale de grandes figures politiques et leurs répercussions sur les événements historiques (93-99). Cet exemple, fidèle au cadre historique du roman, montre que l’amour peut avoir des conséquences disproportionnées. Sur un plan plus personnel, ce récit apprend à l’héroïne que « ce n’est ni le mérite, ni la fidélité » (93) de Mme de Valentinois qui ont assuré l’exceptionnelle longévité de la passion qu’elle inspire au roi, puisque selon Mme de Chartres ces qualités lui font défaut, mais paradoxalement les mauvais traitements qu’elle lui a faits subir et la jalousie qu’elle n’a jamais cessée d’entretenir en lui. Mme de Clèves découvre que les atouts qui seraient les siens en amour, le mérite et la fidélité, précisément, ne sont pas ceux qui conservent la passion d’un amant. Qui plus est, le rôle joué par la jalousie dans cet exemple lui procure le premier avant-goût d’une passion indissociable de l’amour qui resurgira dans tous les autres exemples-récit, et dont elle-même souffrira intensément. Suivant de peu la mort de Mme de Chartres, le second exemple-récit est raconté à l’héroïne par son mari, qui succède à sa mère pour parachever le volet moraliste de son éducation. Le récit de la manipulation, de la dissimulation et des feintes dont a été victime l’infortuné Sancerre, ami intime de M. de Clèves, dans sa relation amoureuse avec Mme de Tournon, constitue une nouvelle démonstration des souffrances auxquelles on s’expose dans une galanterie. Mme de Tournon incarne un double féminin de Nemours et des trahisons que de tels séducteurs finissent par infliger aux objets de leurs amours. Derrière la façade anecdotique de cette histoire transparaît l’exemple-récit à travers ses énoncés et sa harangue. Cet exemple-récit est ceinturé d’un ensemble complet et fort développé d’éléments interprétatifs que le lecteur peut identifier sans peine, bien qu’ils s’intègrent harmonieusement au macro-texte. En guise d’énoncé d’introduction, l’exemple est devancé d’un dialogue annonçant en exorde le thème du récit avec beaucoup de précision. Cet échange établit d’abord que Mme de Clèves s’est laissée prendre aux apparences trompeuses qu’avait si bien cultivé Mme de Tournon, qui lui « paraissait avoir autant de sagesse que de mérite » (110). M. de Clèves lui fait alors savoir que ces apparences vont bientôt faire place à une vérité édifiante : « Pour Madame de Tournon, je ne vous conseille pas d’en être affligée, si vous la regrettez comme une femme pleine de sagesse et digne de votre estime » (110). Quoique Mme de Clèves sollicite alors le récit qui va venir : « Apprenez-moi, je vous en supplie, ce qui vous a détrompé de Mme de Tournon » (110), l’exorde est prolongée par l’incrédulité qu’exprime Mme de Clèves en réaction au machiavélisme de Mme de Tournon, qui avait si bien dissimulé son double-jeu par l’« éloignement si extraordinaire qu’elle a témoigné pour le mariage » et les « déclarations 118 L’exemple-récit publiques qu’elle a faites » (110). Après avoir révélé quelques croustillants détails supplémentaires à sa femme, M. de Clèves donne finalement le coup d’envoi de son récit : « je vais vous apprendre toute cette histoire » (111). Le long récit de M. de Clèves s’achève sur une péroraison récapitulant les méfaits de Mme de Tournon, qui débute par la conclusion suivante : « L’adresse et la dissimulation, reprit M. de Clèves, ne peuvent aller plus loin qu’elle les a portées. Remarquez que, quand Sancerre crut qu’elle était changée pour lui, elle l’était véritablement et qu’elle commençait à aimer Estouteville » (121). La conclusion de l’histoire et le récapitulatif des tromperies dont a été victime Sancerre font office d’amplification, procédé rhétorique destiné à rehausser l’importance du fait exposé. Le tout fonctionne comme un avertissement de ce qui pourrait arriver à Mme de Clèves dans les suites d’une galanterie avec Nemours. Or ce type de manipulation est justement un des points forts de ce virtuose du paraître. En plus d’un exorde et d’une péroraison, M. de Clèves dote ce récit exemplaire d’une exhortation à agir dans le futur : « la sincérité me touche d’une telle sorte que je crois que si ma maîtresse, et même ma femme, m’avouait que quelqu’un lui plût, j’en serais affligé sans en être aigri. Je quitterais le personnage d’amant ou de mari pour la conseiller et pour la plaindre (117) ». Bien que cette déclaration ne se trouve pas en exergue, elle est conforme au type de discours qui suit habituellement la conclusion de l’exemple-récit, harangue au cours de laquelle le narrateur transpose le destinataire dans un futur de projection où celui-ci est exhorté à appliquer les leçons du sermon. Si Mme de Lafayette a placé cette section stratégique au sein même de l’exemple-récit, elle n’en produira pas moins l’effet escompté. Cette déclaration restera en effet gravée dans la mémoire de Mme de Clèves et facilitera l’aveu qu’elle sollicite dans une situation similaire, comme le signalera le narrateur en temps voulu : « Ce que M. de Clèves lui avait dit sur la sincérité, en parlant de Mme de Tournon, lui revint dans l’esprit » (138). A l’inverse des deux précédents, le troisième exemple-récit ne comporte pas d’éléments interprétatifs notables. Narré par la reine dauphine, il relate l’ascension et la chute d’Anne Boleyn à la cour d’Angleterre, et illustre à nouveau l’influence qu’exerce l’amour en politique. En outre, les abrupts mouvements passionnels d’Henri VIII mettent en relief les revirements rapides et soudains de la passion amoureuse, et procurent de nouvelles marques de ses néfastes excès. Mais cet exemple éclaire surtout la problématique passionnelle de La Princesse de Clèves en exposant le rôle que jouent l’obstacle et la possession. Le moment choisi par le roi Henri VIII pour se débarrasser d’Anne Boleyn est révélateur. Alors que leur mariage, retardé par de grands obstacles, vient enfin d’être célébré à l’issue d’un conflit politico-religieux prolongé, le roi fait arrêter et promptement exécuter son épouse. La fin des obstacles 119 L’exemple-récit dans La Princesse de Clèves semble donc signaler la fin de la passion du roi. Le souvenir de ce triste destin ne peut qu’influencer négativement la princesse en matière d’amour. Le quatrième exemple-récit n’est pas une histoire racontée oralement à Mme de Clèves, mais la lettre de Mme de Thémines que Mme de Lafayette a insérée dans le roman. Ingénieuse innovation de la romancière, cette lettre s’écarte des conventions de l’exemple-récit de par sa forme épistolaire. Cet exemple n’en est pas moins doté d’énoncés interprétatifs. La lecture imminente de la lettre est annoncée par la reine dauphine : « Allez lire cette lettre » (142). Le texte de la lettre est ensuite précédé d’un énoncé qui annonce en exorde l’effet que produira son contenu : « [Mme de Clèves] se trouvait dans une sorte de douleur insupportable, qu’elle ne connaissait point et qu’elle n’avait jamais sentie » (143). Le narrateur reste vague sur la nature exacte de ce qui se révéleront être des sentiments de jalousie et d’angoisse amoureuse, pour mieux faire sentir au lecteur que Mme de Clèves en fait l’expérience sans pouvoir encore les identifier. La lettre instruit Mme de Clèves des calamités qui l’accableraient dans une galanterie malheureuse avec Nemours : Jamais douleur n’a été pareille à la mienne. Je croyais que vous aviez pour moi une passion violente ; je ne vous cachais plus celle que j’avais pour vous ; et dans le temps que je vous la laissais voir tout entière, j’appris que vous me trompiez, que vous en aimiez une autre (143). Les sentiments exprimés dans cette lettre et le profil moral de son auteure sont très proches de ceux de Mme de Clèves, si bien que ces mots pourraient être ceux prononcés par l’héroïne elle-même, après que la fin des obstacles ait drainé la passion du duc et l’ait poussé à en chercher d’autres ailleurs. Cette lettre reflète aussi une des plus grandes difficultés du combat contre la passion amoureuse, ou la quasi impossibilité de respecter les résolutions dictées par la raison en présence de l’objet de cette passion : « Je m’arrêtai à cette résolution ; mais qu’elle me fut difficile à prendre, et qu’en vous revoyant elle me parut impossible à exécuter ! » (144). Or Mme de Clèves se trouvera vite confrontée à ce dilemme, dont les modalités seront souvent répétées par la suite. La phrase de clôture de la lettre fonctionne comme une leçon des mesures à prendre avec les amants de la trempe du duc de Nemours et annonce déjà la ligne de conduite qui sera celle de l’héroïne : « cela suffit pour m’ôter le plaisir d’être aimé de vous, comme je croyais mériter de l’être, et pour me laisser dans cette résolution que j’ai prise de ne vous voir jamais, et dont vous êtes si surpris » (143). Cette morale restera imprégnée dans l’esprit de l’héroïne, et l’auteure de la lettre lui servira de modèle. Mme de Clèves répliquera en effet cette attitude face à Nemours. 120 L’exemple-récit Après avoir été le témoin de la jalousie d’autrui dans les précédents exemples-récit, Mme de Clèves découvre la jalousie pour elle-même. Dans le paragraphe qui succède à la lettre, le narrateur met en relief cette découverte à l’occasion d’une intervention emphatique relevant du macro-discours. Bien que le ton en soit des plus virulents, cette intervention se fond dans le récit : « Ce mal, qu’elle trouvait si insupportable, était la jalousie avec toutes les horreurs dont elle peut être accompagnée » (mes italiques 145). Cet exemple-récit épistolaire est capital à l’économie de l’œuvre dans la mesure où il fonctionne comme une fenêtre ouverte sur l’avenir, qui invite la princesse à s’y projeter, en lui laissant entrevoir, ainsi qu’au lecteur, quelles seraient les conséquences d’une galanterie avec Nemours. Mme de Clèves fixe cet exemple dans sa mémoire et y fera référence en temps voulu, lorsqu’il lui sera utile d’analyser à cette lumière sa propre situation, et de tirer d’avance les conclusions qui s’imposent. Conformément aux objectifs didactiques du discours rhétorique de type démonstratif, le contenu de cette lettre incitera Mme de Clèves à prendre les devants en optant pour le refus de se lier à M. de Nemours par mesure de prévention. Mais ce n’est pas tout, cet exemple-récit amène également Mme de Clèves à se persuader du bien-fondé des préceptes que lui avait inculqués sa mère : « quelles réflexions sur les conseils que sa mère lui avait donnés ! » (146). Ainsi, non seulement Mme de Clèves se résout une nouvelle fois à fuir le monde et la cour, mais elle songe en outre, à nouveau, à prendre un parti « trop rude et trop difficile », mais préférable aux malheurs d’une galanterie, qui consistera à avouer à son mari sa passion pour Nemours. Les exemples-récit de La Princesse de Clèves et les expériences qu’ils fournissent par procuration parachèvent l’éducation de l’héroïne en matière de passion amoureuse et font progresser l’action au niveau psychologique, ce qui est le moteur de l’œuvre et la raison principale de son succès. On aurait donc tort de regretter leur présence dans le roman, en ce qu’ils contribuent de manière significative à déterminer la princesse à l’aveu, au refus, et à la retraite. 3.3 Les exemples-récit destinés aux lecteurs Le premier exemple-récit du roman est une miniature. Emanant du narrateur et destiné au seul lecteur, il s’insère moins harmonieusement dans le macrotexte que les exemples-récit narrés par les personnages, mais sa concision compense amplement cet inconvénient, tout comme elle le dispense également de cadre interprétatif. Cet exemple procure un condensé de la tragique histoire du jeune Chastelart. Le narrateur confie que l’esprit et le talent de ce courtisan plaisent à M. d’Anville, qui en fait son confident de l’amour 121 L’exemple-récit dans La Princesse de Clèves qu’il ressent pour la reine dauphine, avec la conséquence suivante : « cette confidence l’approchait de cette princesse, et ce fut en la voyant souvent qu’il prit le commencement de cette malheureuse passion qui lui ôta la raison et qui lui coûta enfin la vie » (mes italiques 84). Quelques paragraphes après la mention des « exemples si dangereux » (80) qui abondent à la cour, cette petite parenthèse narrative, d’une quinzaine de lignes à peine, offre un exemple uniquement destiné au lecteur, en guise d’avertissement des choses à venir. La dernière phrase de ce bref récit semble résumer la problématique du roman : la passion, nuisible affectation de l’âme, conduit à une aliénation mentale qui peut aboutir à la mort. Voilà quel sera notamment le destin de M. de Clèves. Le cinquième et dernier exemple-récit du roman rejoint cet exemple préliminaire en ce qu’il achève la séquence des récits exemplaires par une longue digression. Quoique l’histoire qui constitue cet exemple-récit soit répétée par M. de Nemours à l’héroïne « le plus succinctement qu’il lui fut possible » (161), elle n’est pas destinée à Mme de Clèves dans sa forme rhétorique, telle qu’elle est présentée dans le texte au lecteur. Cet exemple narré à M. de Nemours par le vidame de Chartres relate les galanteries dans lesquelles était engagé ce dernier, et notamment la liaison qu’il entretenait avec la reine Catherine de Médicis. L’exemple-récit est précédé d’un bref dialogue qui lui sert d’introduction et débute par une annonce explicite : « Je viens vous confier la plus importante affaire de ma vie » (148). Avant de se lancer dans la narration de son récit, le vidame en annonce les enjeux en exorde : « par cette aventure, je déshonore une personne qui m’a passionnément aimé, et qui est une des femmes les plus estimables du monde ; et, d’un autre côté, je m’attire une haine implacable, qui me coûtera ma fortune et peut-être quelque chose de plus » (149). Encore une fois, la situation amoureuse de Mme de Clèves se reflète dans cette histoire. Cet exemple-récit révèle que M. de Chartres n’entretenait pas moins de quatre galanteries plus ou moins simultanées. D’abord, le vidame aime Mme de Thémines, l’auteure de la lettre insérée dans le roman, qu’il trompe néanmoins avec « une autre femme moins belle et moins sévère » (151). Ce bourreau des cœurs sacrifie cette seconde relation après qu’il débute une liaison avec la reine, parce que celle-ci sait qu’il a déjà une maîtresse, tandis qu’elle exige l’exclusivité. En revanche, le vidame ne peut pas se résoudre à rompre avec Mme de Thémines, qu’il dit aimer sincèrement, quoiqu’il ne puisse pas s’empêcher de la tromper. Ce n’est pas l’amour qui l’attache à sa nouvelle conquête, mais la gloire d’atteindre le sommet de la hiérarchie princière : « ma vanité n’était pas peu flattée d’une liaison avec une reine » (151). En outre, puisque Catherine de Médicis s’engage à assurer la bonne fortune de son amant, cette liaison promet de servir admirablement son ambition. 122 L’exemple-récit Comme si cette situation n’était pas assez risquée, car en trahissant la reine, le vidame s’expose à ses représailles, il tombe alors amoureux de Mme de Martigues. Cette fois-ci s’en est trop, et l’arrivée en scène de cette quatrième maîtresse cause sa perte galante. Mme de Thémines lui envoie alors sa fameuse lettre, qui, une fois égarée, aboutit dans les mains de Mme de Clèves et finit par perdre le vidame auprès de la reine, dont il se fait une ennemie. Cet exemple-récit vient compléter le tableau déjà fort sombre de la passion amoureuse telle qu’elle est peinte dans La Princesse de Clèves. Les liaisons dangereuses du vidame de Chartres exposent une nouvelle fois les traîtrises qui semblent aller de pair avec cette passion. La succession de galanteries dans lesquelles s’engouffre le vidame fonctionne comme une illustration supplémentaire du caractère éphémère de l’amour et de son insatiable appétit pour le renouvellement, surtout si les obstacles qui se dressent au travers de son chemin sont éradiqués. Cet exemple s’applique d’autant mieux au profil de son destinataire, Nemours, qu’il faut considérer le vidame comme « un double de Nemours, dont il rappelle le passé et annonce l’avenir », a raison d’observer Philippe Sellier (Introduction 23). Le narrateur avait en effet annoncé que M. de Chartres est le seul personnage à être digne de comparaison avec le duc (71). D’ailleurs, lorsque M. de Nemours lui reproche sa témérité en matière de galanterie, la défense du vidame consiste à rétorquer qu’il n’a pas de leçon à recevoir d’un séducteur de la même trempe que lui : « Est-ce à vous à m’accabler de réprimandes, […] et votre expérience ne doit-elle pas donner de l’indulgence pour mes fautes » (157). Ce dédoublement de personnage est renforcé par le quiproquo occasionné par la perte de la lettre de Mme de Thémines, qui conduit une partie de la cour à penser que la missive était adressée à M. de Nemours. Conformément aux modalités rhétoriques du discours du genre démonstratif, l’exemple-récit du vidame de Chartres doit être lu comme une fenêtre ouverte sur l’avenir. Tout comme la lettre de Mme de Thémines illustre ce qui adviendrait de Mme de Clèves dans une liaison avec M. de Nemours, le récit du vidame présente cette fois-ci l’avenir de la perspective du duc. Ainsi, cet exemple annonce les futures tromperies que pourrait infliger Nemours à la princesse de Clèves dans le cadre d’une galanterie ou d’un mariage. Ce qu’il faut également retenir de cet exemple-récit, c’est que Nemours pourrait tromper Mme de Clèves pour satisfaire une nouvelle passion amoureuse, mais aussi pour raison politique, par ambition ou même pour la gloire. Le duc de Nemours n’est-il pas ce qu’il y a de plus séduisant à la cour de France ? Saurait-il s’abstenir d’une galanterie si une reine se proposait à lui ? Ce scénario semble d’autant plus inévitable, qu’il s’est déjà produit à deux reprises dans la première partie du roman. Nous savons en effet que la reine d’An- 123 La formation de Mme de Clèves ou un modèle d’apprentissage gleterre le convoitait. Nous devinons de même que la reine dauphine n’est pas insensible à ses charmes. Qu’une autre passion ou que l’ambition en soit la cause, il semble impossible que le duc puisse être fidèle à Mme de Clèves dans l’univers dans lequel ils évoluent. Bien que cet exemple-récit ne comporte pas d’énoncé de conclusion porteur d’une morale édifiante explicite, les leçons mentionnées ci-dessus en constituent la morale implicite, distillée en filigrane. 4 La formation de Mme de Clèves ou un modèle d’apprentissage par l’exemple 4.1 Induction, persuasion et résurgences de savoir Lorsqu’elle écoute (ou lit) les exemples-récit, Mme de Clèves contemple les désordres et les dérèglements que la passion fait subir aux protagonistes de ces histoires. La succession de ces exemples lui fait connaitre l’expérience d’un grand nombre de victimes de la passion amoureuse. Leur effet est dissuasif, parce que la princesse redoute de connaître le même sort que ces infortunés. Henri II est maintenu sous l’emprise de la passion, manipulé et trompé par l’objet de son amour. Le pauvre Sancerre se voit trahi et bientôt quitté malgré des promesses de mariage. La malheureuse Mme de Thémines est trompée par vanité et ambition politique. Epouse déchue, Anne Boleyn est répudiée et condamnée à mort. Le processus d’induction et les modalités du discours du genre démonstratif de la rhétorique impliquent que l’héroïne puise un savoir utile et pertinent dans les exemples-récit, qui lui permet de voir plus clair dans sa propre situation et d’anticiper le cours des événements. Ainsi, Mme de Clèves se trouve en mesure de tirer d’avance les conclusions que dicte le contexte de sa situation, après que celui-ci ait été analysé à la lumière d’exemples aux circonstances similaires. Il n’est donc pas étonnant, selon une logique toute rhétorique, que la substance didactique des exemples-récit engendre des résurgences dans l’esprit de Mme de Clèves qui se manifestent plus avant dans le texte. Nous avons déjà vu que la harangue prononcée par M. de Clèves dans son exemple-récit revient plus tard à l’esprit de l’héroïne et la pousse à commettre l’aveu. Plus les incidents qui surviennent dans les exemples-récit ont du rapport avec sa propre situation, plus ils ont d’impact sur elle. Les pensées qui assaillent la princesse à la suite de l’exemple-récit de la lettre de Mme de Thémines en sont une illustration probante. Les conclusions qu’elle tire de cet exemple la propulsent dans un avenir avec le duc qu’elle imagine malheureux : « Elle voyait seulement que M. de Nemours ne l’aimait pas comme 124 L’exemple-récit elle avait pensé, et qu’il en aimait d’autres qu’il trompait comme elle » (145). Même si Nemours n’est pas en fait l’amant fautif que la lettre prend pour cible, cette lettre persuade Mme de Clèves de sa future culpabilité. La vision des probables tourments à venir, et la meilleure connaissance de la passion que tire l’héroïne de cet exemple, sont soulignées par le ton exclamatif du narrateur : « Quelle vue et quelle connaissance pour une personne de son humeur » (mes italiques 145). Le narrateur nous confie même l’estime que développe Mme de Clèves pour la position éthique de l’auteure de la lettre : Elle trouvait que celle qui avait écrit la lettre avait de l’esprit et du mérite ; elle lui paraissait digne d’être aimée ; elle lui trouvait plus de courage qu’elle ne s’en trouvait à elle-même, et elle enviait la force qu’elle avait eue de cacher ses sentiments à M. de Nemours (145). Mme de Clèves voit en Mme de Thémines un exemple édifiant, un avertissement des dangers de l’amour, ainsi qu’un modèle imitable de conduite dans ce domaine. Cet exemple prépare Mme de Clèves pour les grands événements qui vont bientôt jalonner l’intrigue : il invite l’écho des conseils de sa mère, il renouvelle sa démangeaison de fuir le monde, ainsi que la tentation de tout avouer à M. de Clèves (146). Les effets à long terme de cet exemple-récit n’occasionneront pas moins de deux résurgences. Mme de Clèves effectuera un premier retour sur cet exemple, et même si le duc sera entre temps innocenté, l’exemple de Mme de Thémines aura imprimé dans l’esprit de Mme de Clèves la certitude qu’il lui infligerait des maux similaires à ceux de cette infortunée : « Quoique les soupçons que lui avaient donnés cette lettre fussent effacés, ils ne laissèrent pas de lui ouvrir les yeux sur le hasard d’être trompée et de lui donner des impressions de défiance et de jalousie qu’elle n’avait jamais eues » (167). Elle en conclura au sujet de Nemours « qu’il était presque impossible qu’elle pût être contente de sa passion » (167). Au dénouement de l’œuvre, alors que Mme de Clèves annonce à M. de Nemours son refus de se lier à lui, il est à nouveau question des leçons que cet exemple-récit lui a enseignées sur la jalousie : « il m’en est demeuré une idée qui me fait croire que c’est le plus grand de tous les maux » (231). Les exemples-récit façonnent la connaissance de l’héroïne et contribuent au développement de sa propre aura d’exemplarité. Les leçons qu’ils renferment sont autant d’annonces et d’avertissements qui lui permettent de parvenir à la vérité. Plus la princesse est confrontée à ces exemples, plus elle se persuade de la nocivité de l’amour (tout du moins tel qu’il est vécu au sein du microcosme de la cour) et plus ses résolutions s’affermissent. Les résurgences permettent en outre de mieux saisir la manière par laquelle la princesse interprète le savoir acquis par le biais des exemples-récit, comment elle médite les 125 La formation de Mme de Clèves ou un modèle d’apprentissage divers éléments de ce volet de son éducation et les met en application. Mettre en lumière leur influence sur l’héroïne permet d’approfondir les raisons de ses choix singuliers en démontrant que les exemples-récit sont à la base des décisions cruciales qu’elle prend, en ce qu’ils fournissent les éléments de sa persuasion. 4.2 Genèse d’un exemple par l’exemple Les exemples-récit conduisent Mme de Clèves à l’analyse et à l’introspection. L’épisode introspectif le plus essentiel de par son ampleur, ses conséquences et sa location stratégique dans l’architecture du roman requiert que l’on s’y arrête. Il s’agit des pensées qui assaillent l’héroïne suite à l’épisode de la réécriture de la lettre de Mme de Thémines en compagnie du duc de Nemours. Les réflexions de la princesse, déclenchées par les sentiments qu’elle ressent avant, pendant et après l’écriture de cette fausse lettre, sont influencées par les leçons qu’elle a retenues de l’exemple-récit que la vraie lettre constitue. Mme de Clèves commence par réitérer ses craintes : « Ce qu’elle pouvait moins supporter que tout le reste était le souvenir de l’état où elle avait passé la nuit, et les cuisantes douleurs que lui avaient causées la pensée que M. de Nemours aimait ailleurs et qu’elle était trompée » (167). De même, la réalisation qu’il est « peu vraisemblable qu’un homme comme M. de Nemours, qui avait toujours fait paraître tant de légèreté parmi les femmes, fût capable d’un attachement sincère et durable » (167), lui laisse entrevoir le genre de misères qui l’accableraient si elle se liait à lui. La princesse conclut logiquement qu’« il était presque impossible qu’elle pût être contente de sa passion » (167). Ce raisonnement revient à la charge au moment du décès de son mari : « Elle s’abandonna à ces réflexions si contraires à son bonheur ; elle les fortifia encore de plusieurs raisons qui regardaient son repos, et les maux qu’elle prévoyait en épousant ce prince » (224). Ce rapport de cause à effet démontre une nouvelle fois que Mme de Clèves met à profit les enseignements qu’elle tire des exemples qui se sont présentés à elle, conformément aux modalités rhétoriques du discours du genre démonstratif. En appliquant à son propre cas l’expérience d’une personne dont l’histoire lui sert d’exemple et de leçon, l’héroïne de Mme de Lafayette acquiert une clairvoyance qui permet à sa raison de s’élever au-dessus de sa passion et d’adopter les résolutions qui la conduiront à fuir Nemours et le monde. Mme de Clèves achève les réflexions de ce passage introspectif capital sur sept questions consécutives. Mme de Lafayette rend ces interrogations d’autant plus poignantes et dramatiques qu’elles sont calquées sur le mode du monologue intérieur de la tragédie : « Mais quand je le pourrais être [contente 126 L’exemple-récit de la passion de Nemours], disait-elle, qu’en veux-je faire ? Veux-je la souffrir ? Veux-je y répondre ? Veux-je m’engager dans une galanterie ? Veux-je manquer à M. de Clèves ? Veux-je me manquer à moi-même ? » (167). Cette gradation culmine par une ultime question, qui retrouve le ton des Désordres de l’amour de Mme de Villedieu, et pose la problématique de La Princesse de Clèves : « Et veux-je enfin m’exposer aux cruels repentirs et aux mortelles douleurs que donne l’amour ? » (167). La formulation de ces réflexions sous forme de question trahit une fonction rhétorique. Les questions ne sont pas posées pour interroger et apprendre, mais pour commander à soi-même avec plus de force. Le discours de la princesse rejoint ici celui du narrateur, et ces deux discours n’en formeront dorénavant plus qu’un seul. Suite à cette ultime question, Mme de Clèves constate qu’elle est vaincue par la passion amoureuse, malgré ses plus vaillants efforts. Elle réalise que ses résolutions ont jusqu’ici été vaines et que le seul arrêt applicable consiste à fuir pour se prémunir des conséquences qu’entraîne la présence de l’être aimé sur les résolutions promulguées par la raison. C’est là, dans ces questions et dans le constat qui en découle, que se trouve le centre névralgique de La Princesse de Clèves. Nous sommes quasiment au centre topographique du roman. Suite à ce passage-clé, il n’y aura plus d’exemples-récit, parce que ces instruments rhétoriques et didactiques ne sont plus nécessaires. L’éducation de l’héroïne est achevée. Ses réflexions éclairées guideront désormais toutes ses actions, sans besoin de nouvel apport extérieur. C’est Mme de Clèves seule qui portera dorénavant tout le poids didactique du roman, épaulée, le cas échéant, de l’intervention du narrateur omniscient 71 . Notre propos rejoint ici celui de Jean Fabre, qui soutient à juste titre que « L’analyse se voit confier toute la charge du roman » et se focalise sur « la connaissance raisonnable des passions » (26). La raison de Mme de Clèves est maintenant assez forte pour dominer une passion insurmontable et belliqueuse, mais désormais impuissante à triompher. Mme de Clèves atteint une maturité morale et éthique, à travers l’expérience d’autrui et la sienne, qui lui permet de faire un choix raisonné quant à son futur. L’engrenage qui aboutit au dénouement est alors enclenché : 71 En plus de donner un exemple édifiant de la conduite de la passion, l’héroïne incarne un modèle d’apprentissage par l’exemple. L’exemple-récit de la lettre de Mme de Thémines constitue la meilleure illustration de ce phénomène. Conformément au processus d’induction, la lettre instruit Mme de Clèves sans qu’elle soit consciente du fait qu’elle est en train d’apprendre. Or s’imprégner insensiblement d’un savoir correspond exactement à l’effet que doit produire un roman édifiant sur ses lecteurs, en particulier si la didactique de l’auteur est portée par l’exemple. La lettre de Mme de Thémines est une mise en abyme du processus d’édification par l’exemple. 127 La formation de Mme de Clèves ou un modèle d’apprentissage quelques trois pages après cet épisode introspectif (dans l’édition Mesnard), l’héroïne procède à l’aveu, qui provoquera la mort de M. de Clèves, puis tour à tour la première retraite de la princesse, l’ultime rencontre avec Nemours, le refus de se lier à lui, et enfin la retraite définitive. 4.3 L’entretien final des protagonistes et le genre démonstratif de la rhétorique Les manœuvres du duc de Nemours visant à forcer la princesse à un tête-àtête finissent par aboutir. Un an après leur rencontre initiale, les deux amants se trouvent pour la première fois en mesure de se parler de leur amour. Bien qu’elle n’ait pas soupçonné de se trouver confrontée au duc, Mme de Clèves s’avère beaucoup mieux préparée que lui pour cet entretien. Les arguments du refus qu’elle s’apprête à lui signifier sont bien affûtés. Les exemples-récit, les interludes d’introspection et le cheminement graduel de son analyse de la passion lui ont procuré une solide batterie d’arguments. Il ne lui reste plus qu’à réfuter un par un les raisonnements passionnels du duc. Même si l’héroïne consent à déclarer sa passion, l’aveu d’amour se transforme « en réquisitoire contre l’amant » (Cécile Cavillac 27). Ainsi, les assauts lyriques du duc se heurtent aux convictions immuables de la princesse. Mme de Clèves déploie l’arsenal de ses scrupules avec un aplomb inébranlable : son devoir envers son défunt mari, la culpabilité de Nemours dans la mort de ce dernier, sa conduite inconsidérée, et ses démarches extravagantes. Mais, triomphe du genre démonstratif de la rhétorique, c’est l’argument préventif de projection dans l’avenir, vers lequel les exemples-récit ont guidé l’héroïne, qui ressort comme la pièce maîtresse de ses convictions et de son raisonnement. Illustrant l’effet que doit produire sur le destinataire, selon la rhétorique, le discours du genre démonstratif, la persuasion de l’héroïne émane des dangers qu’un avenir commun avec le duc lui fait percevoir. La capacité à anticiper un futur matrimonial malheureux avec le duc de Nemours, que la princesse a déjà employé à plusieurs reprises pour sa propre persuasion, devient son cheval de bataille et constitue l’argument moteur de son refus : « la certitude de n’être plus aimée de vous comme je le suis me paraît un si horrible malheur que, quand je n’aurais point des raisons de devoir insurmontables, je doute si je pourrais me résoudre à m’exposer à ce malheur » (230). Etant elle-même passée maître dans l’argumentation du genre démonstratif, Mme de Clèves tire argument des actions passées et présentes du duc pour prédire l’avenir, ce qui la conduit à renchérir au conditionnel que : « Vous avez déjà eu plusieurs passions ; vous en auriez encore ; je vous verrais pour une autre comme vous auriez été pour moi. J’en aurais une douleur mortelle, 128 L’exemple-récit et je ne serais pas même assurée de n’avoir point le malheur de la jalousie » (231). La maîtrise du discours démonstratif prouve que l’argumentation de Mme de Clèves, structurée et étayée d’arguments rationnels, repose sur les formels principes de la rhétorique. Le fait que la démonstration de Mme de Clèves s’apparente à un genre précis de discours rhétorique place le personnage dans une situation de supériorité discursive et signale qu’elle a pris le contrôle de la situation et de la délibération qui animent les deux protagonistes. Continuant sur la lancée de son argumentation démonstrative, la princesse réitère l’argument de projection lorsqu’elle maintient que si elle acceptait de l’épouser, le duc ne tarderait pas à retrouver ses méchantes habitudes : « Je vous croirais toujours amoureux et aimé, et je ne me tromperais pas souvent » (232). Rien ne pourra effacer de l’esprit de Mme de Clèves l’anticipation d’un avenir assombri par les irrémédiables malheurs dont la passion ne manque jamais de faire souffrir dans le cas de personnages tel que Nemours, comme une série d’exemples l’ont prouvé à l’héroïne. Cette argumentation démonstrative laisse le duc impassible : « je n’ai rien à répondre, Madame, […] quand vous me faites voire que vous craignez des malheurs » (230). Alors que l’argument de projection constitue le pilier principal du refus de Mme de Clèves, à aucun moment M. de Nemours ne tente de réfuter cette thèse, ni de démentir les craintes de la princesse en ce qui le concerne. Ce silence des plus éloquents peut être interprété comme une reconnaissance implicite de la validité des arguments de Mme de Clèves et une confirmation des enseignements que lui ont procurés les exemples dont elle a su profiter. La posture discursive de Nemours semble indiquer que la princesse a vu juste, qu’elle a bien analysé la situation, quoique selon lui, elle devrait malgré tout céder à la passion. Cet entretien en embuscade se solde logiquement par une défaite résonnante pour M. de Nemours. Bien que Mme de Clèves consente à lui avouer la passion qu’elle ressent pour lui, ce n’est que pour mieux lui signifier sa résolution de ne jamais s’engager avec lui. Sans le savoir, Mme de Clèves ne fait qu’exaucer une prière émise naguère par le duc. Au sortir de la propriété des Clèves à Coulommiers, accablé par la passion, M. de Nemours avait adressé au ciel la supplication suivante : « Laissez-moi voir que vous m’aimez, belle princesse, s’écria-t-il, laissez-moi voir vos sentiments ; pourvu que je les connaisse par vous une fois en ma vie, je consens que vous repreniez pour toujours ces rigueurs dont vous m’accabliez » (mes italiques 211). Règle d’or de ce roman, Mme de Lafayette avait pris le soin méticuleux de préfigurer ce qui advient par la suite. 129 L’échec de l’exemple-récit 5 L’échec de l’exemple-récit dans Les Lettres de la marquise de Crébillon fils Loin de disparaître du paysage littéraire du siècle des Lumières, l’exemplerécit se rencontre au détour de nombreuses œuvres romanesques de cette période. S’il continue souvent de constituer le vecteur d’une leçon qui se veut salutaire, comme c’est le cas dans Télémaque de Fénelon ou dans les Contes moraux de Marmontel 72 , l’exemple-récit est parfois délester de sa fonction originelle afin de mieux refléter les nouvelles visées du roman. Voilà le genre de situation qui est à l’œuvre dans Les Lettres de la Marquise de Crébillon fils. L’exemplologue ne peut être qu’étonné de constater la présence de l’exemplerécit dans une œuvre dédiée au libertinage de mœurs. La correspondance libertine de l’héroïne de Crébillon contient en effet deux historiettes, insérées dans ses lettres, qui comportent toutes les caractéristiques rhétoriques et structurelles de l’exemple-récit. Il va sans dire que si Crébillon emploie ce type d’exemplarité dans un roman qui n’est nullement édifiant, c’est pour le détourner de son objectif traditionnel. Le premier de ces deux récits exemplaires relate les mésaventures libertines du mari de la marquise avec la maîtresse qu’il fréquente pendant que la marquise développe sa propre relation adultère avec le comte, l’autre protagoniste de ce roman épistolaire. Ce récit intercalé, qui s’étend sur les lettres XLVI et XLVII, débute par un énoncé d’introduction, comme l’exige la structure de l’exemple-récit : « Cette passion si vive, et qui étonnait par sa longueur ceux qui connaissaient les gens dont il est question, vient enfin de s’éteindre » (145). En plus d’annoncer la matière du récit, Crébillon en profite pour inclure une légère pointe d’ironie qui souligne le caractère éphémère des relations amoureuses de ce monde-là. La substance édifiante de cet exemple se situe dans la ressemblance de cette aventure sentimentale à celle de la marquise. Si le destinataire en est le comte, la marquise répète mot à mot une histoire qui lui était au départ destinée. Théoriquement, selon les principes du discours du genre démonstratif de la rhétorique, la marquise aurait dû apprendre de l’expérience de son mari, en tirer les conclusions qui s’imposent, et forte de ce savoir, elle devrait être en état d’éviter de tomber dans les mêmes écueils, une fois placée dans une situation similaire. Les raisons évoquées par le marquis pour commencer sa relation adultère, et les espoirs qu’il entretenait, ne sont pas sans rappeler ce qui motive également la marquise à accepter les avances du comte : « je vous avouerai même 72 Marmontel confie par exemple dans la préface du recueil que « Celui des Deux Infortunées est un exemple des dangers auxquels un jeune homme d’un naturel doux et facile est exposé dans le monde » (6). 130 L’exemple-récit que le bruit qui courait qu’elle n’était pas cruelle, et la liste de ses amants qu’on me donna, fut ce qui m’engagea le plus à lui marquer de l’amour. Je crus que je pourrais fixer son cœur, et qu’il serait beau de ne la voir sensible que pour moi » (146-47). Les apparences trompeuses qui piègent le marquis devraient prévenir son épouse contre le semblable guet-apens galant que lui tend le comte : artificieuse même dans les moments où il semble qu’on doive tout oublier. Ses transports sont aussi étudiés que ses discours. Ses gestes, ses regards, ses soupirs, tout en elle est plein d’un art d’autant plus dangereux qu’il est caché sous les apparences de la plus parfaite naïveté (147). Or Crébillon insère de nombreux indices qui révèlent que le comte est un séducteur aussi manipulateur que ne l’est la maîtresse du marquis 73 . La liaison de la marquise avec le comte suit le même cheminement que celle de son mari : Les choses auraient sans doute été toujours de même, si ses refroidissements trop marqués ne m’avaient instruits à craindre son changement. Je commençai à voir que j’avais des rivaux, je me flattai quelque temps qu’elle était insensible à leurs soins ; et lorsque je m’aperçus qu’ils ne lui étaient point indifférents, je crus qu’elle ne voulait qu’essayer mon amour (148). Conformément à la structure de l’exemple-récit, cette historiette se termine sur la morale suivante : Il est dans le monde tant de ces conquêtes-là, elles sont si peu flatteuses, tant de gens vous ont précédé, tant de gens vous suivent, que vous ne pouvez, lorsqu’une femme de ce caractère vous prie d’amour, vous faire le 73 Ne disposant des lettres que de la seule marquise, il est difficile d’évaluer le degré de libertinage du comte. En revanche, un nombre accablant d’indices avertit que le comte est un libertin confirmé, un petit-maître qui cultive l’amour-goût plutôt que la passion amoureuse, et pour qui la marquise n’est qu’un trophée de plus à un tableau de chasse déjà bien garni. Le triste état dans lequel la marquise voit une des précédentes maîtresses du comte semble le confirmer (57-58). La conquête de la marquise porte le comte à chercher toute la gloire publique qu’il peut en tirer, alors que s’il aimait vraiment sa maîtresse, il protégerait sa réputation, que selon elle, il salit à ses dépens (100). Le comte fournit une preuve contre lui-même, lorsqu’il avoue publiquement son aversion pour la constance, et son goût pour les perfidies (120). En dépit des indices qui s’accumulent contre le comte, on aurait tort de croire que la marquise est l’innocente victime d’un impitoyable séducteur. Elle fait elle-même preuve de libertinage, et le comte semble parfois faire preuve de compassion. Carole Dornier conclut peut-être trop vite que la marquise est une femme vertueuse, éprise sincèrement, et bafouée par un séducteur (141). 131 L’échec de l’exemple-récit moindre petit compliment sur votre bonne fortune ; l’on est obligé de se regarder comme le ministre des caprices d’une femme méprisable, et cela n’est pas satisfaisant (160). Cette morale s’applique fort bien au contexte de la marquise. L’héroïne de Crébillon devrait donc voir se refléter sa propre intrigue amoureuse dans celle de son époux, et agir en conséquence. Cependant, la marquise s’avère incapable d’entrevoir sa destinée à la lumière de péripéties identiques aux siennes. Inapte à appliquer les enseignements de cet exemple à sa propre situation, et d’en tirer les conclusions qui s’imposent, elle tombera dans les mêmes écueils que le marquis. Le second exemple-récit conte l’histoire d’une liaison adultère qui reflète parfaitement la situation amoureuse de la marquise. Ce récit, inséré dans la lettre LV relate la liaison d’une Madame de la G*** avec un certain P***. Son contenu est annoncé par un énoncé d’introduction : « Cette pauvre Madame de la G***, après une constance de quatre ans, vient enfin de perdre son amant ; et malgré mes exhortations, les charmes de la petite J*** ont achevé ce que son dégoût pour elle avait ébauché » (185). Le corps principal de cet exemple-récit est ensuite relaté du point de vue de P***. Similarité frappante, la défaveur de Madame de la G*** reflète précisément celle qui affecte la marquise, à tel point que le narrateur pourrait être ici le comte : les soins que je lui rends ne partent plus, depuis longtemps, que de ma reconnaissance ; et sans cette sotte idée qui me tourmente elle et moi depuis deux ans, nous serions bons amis et rien de plus. Je crains que sensible comme elle l’est, elle ne puisse me voir inconstant, sans mourir de douleur. Il n’y a rien que je n’aie fait pour l’amener insensiblement au point de souhaiter une rupture, qui, de jour en jour, nous devient plus nécessaire. J’ai feint de m’attacher à d’autres. Elle a attendu avec impatience que je revinsse à elle. J’ai été cent fois la voir pour lui dire que je ne l’aimais plus ; il semblait qu’elle choisît ce temps-là pour m’accabler des plus fortes preuves de sa tendresse ; et j’étais obligé de la quitter sans avoir pu prendre avec elle les arrangements que j’avais souhaités (185). Cet exemple fonctionne comme une mise en abyme de la relation de la marquise avec le comte. Pareils aux sentiments décrits dans ce passage, les plaintes proférées par la marquise et ses descriptions du comportement du comte, après qu’elle ait cédé à ses avances sexuelles, semblent motivés par la même « reconnaissance ». La marquise est elle aussi une femme « sensible », et la crainte de P*** de voir sa maîtresse « mourir de douleur » après qu’il la répudie, semble présager la fin tragique de l’héroïne de Crébillon. Pareillement, la stratégie employée par P*** pour s’éloigner de Madame de la G***, et ses infructueuses tentatives 132 L’exemple-récit d’avouer qu’il ne l’aime plus, ressemblent fort aux agissements du comte ; tout comme les réflexions de P*** pourraient être les siennes : « Ne devrait-elle pas sentir par ma froideur que je ne l’aime plus, et une femme peut-elle se tromper à des transports si étudiés, après avoir joui du trouble et de la fureur d’un amant ? » (186). Cependant, les égarements de l’amour que connaissent les personnages de Crébillon ne sont plus les désordres de l’amour des personnages de roman du siècle précédent. Si comme l’indique Jean Sgard, la notion d’égarement renvoie à l’écart par rapport à la raison cartésienne et à la morale chrétienne (La Notion 241), la période de la Régence a soufflé un nouveau vent galant qui a balayé le tragique de la passion amoureuse. Ainsi, Madame de la G*** ne sera pas une nouvelle Madame de Maugiron, infortunée maîtresse de l’infidèle Givry dans le troisième exemple-récit des Désordres de l’amour de Mme de Villedieu, qui s’obstine dans la constance malgré les trahisons de son amant, et meurt de douleur en apprenant la nouvelle du décès de celui-ci. Non seulement Madame de la G*** se remettra, mais elle se consolera même promptement dans les bras d’un nouvel amant. Conté par la marquise, ce revirement aussi subit qu’inattendu fonctionne comme un avertissement au comte de ce qui l’attendrait s’il agissait avec elle comme P*** avait agi avec Madame de la G***. L’amour-propre de P*** s’en trouve blessé, si bien qu’il cherche alors à se raccommoder avec Madame de la G***, mais sans succès. Ce brusque retournement total de situation constitue l’énoncé de conclusion et la morale que la marquise procure à son exemple : P***, au désespoir qu’elle ne soit pas morte, et qu’elle ait accepté si tôt une consolation, dont il la croyait incapable, a senti rallumer son amour par ce qui aurait dû l’éteindre. Il a cherché à se remettre bien avec Madame de la G*** ; mais vous savez ce que c’est qu’une personne consolée ; elle l’a méprisé, et il a toutes les peines du monde à l’oublier avec la petite J***, qu’il aimait auparavant à la fureur (187-88). Voilà le comte averti. S’il quitte la marquise pour une autre maîtresse, elle pourrait le lui faire amèrement regretter. Cet exemple appartient au genre délibératif de la rhétorique, en ce qu’il invite le destinataire à suivre une voie qui l’engage dans l’avenir. Comme l’indique le rhétoricien Richesource, ceux qui emploient le genre délibératif cherche à « representer aux personnes interessées l’importance des choses futures qu’ils leur proposent » dans un but persuasif ou dissuasif (La Rhétorique 13). Il s’agit de pousser les destinataires à ce que Richesource appelle « l’abandonnement de ce qu’elles avaient dessein d’entreprendre, de poursuivre, d’appuyer, ou de favoriser, à cause des inconvénients et des fascheuses consequences » (La Rhétorique 13). Voilà bien ce à quoi procède la marquise 133 L’échec de l’exemple-récit dans l’espoir de conserver le comte en lui exposant un exemple « des fascheuses consequences » qui l’accableraient s’il la quittait. Pour finir, conformément au type de discours qui suit habituellement la conclusion de l’exemple-récit, la marquise joint à cette morale une harangue qui lui permet de transposer le comte dans un futur de projection, dans lequel il est exhorté à appliquer pour lui-même les leçons de ce sermon : « Adieu, Comte, avant de me faire une infidélité, souvenez-vous de l’aventure de notre ami, et de la façon de se consoler de Madame de la G*** » (188). Le fait que le verbe « se souvenir » soit conjugué à l’impératif indique que le destinataire du discours est sommé d’agir en fonction de l’avertissement qu’il est supposé intérioriser. Toutefois, cet exemple ne produira pas l’effet escompté sur son destinataire, parce qu’avec Crébillon, les exemples ne remplissent plus leur fonction édifiante, et ne servent aucunement de leçon de morale. Face à la déroute de l’exemplarité rhétorique dans les Lettres de la marquise, une morale de réaction contre le roman baroque et le roman classique transparaît en filigrane : l’exemple dissuasif ne corrige pas 74 . En désavouant la crédibilité rhétorique et didactique de l’exemple, Crébillon lance une attaque en règle contre les styles romanesques qui font allégeance à la poétique qu’avait élaborée Huet. Les Lettres de la marquise s’inscrit dans le courant identifié par Jean Sgard : « Désormais, la littérature s’est libérée de la morale, et pour un temps, elle cherche beaucoup plus à plaire qu’à être utile. D’où un jeu littéraire constamment amusé, parodique, à double sens et dénué apparemment de conclusion, qui caractérise la littérature de la Régence » (Crébillon Fils 105). En dépossédant l’exemple de sa finalité édifiante, Crébillon insinue que le roman libertin ne recherche ni la morale, ni la conclusion sérieuse que les grands romans du siècle précédent cultivaient. 74 C’est également ce que révèlent les références à l’exemplarité édifiante que l’on rencontre dans les Egarements du cœur et de l’esprit, à commencer par les commentaires de Meilcour, narrateur qui relate les événements du roman de la perspective d’un homme mûr, qui se remémore les événements de sa jeunesse. Ainsi, il confesse que « les leçons et les exemples sont peu de chose pour un jeune homme ; et ce n’est jamais qu’à ses dépens qu’il s’instruit » (384). Nous apprenons encore que les exemples censés avoir un effet dissuasif ne corrige pas les mœurs : « Pour nous étourdir davantage, nous avons la vanité de croire que nous ne céderons jamais, que le plaisir d’aimer peut être toujours innocent. En vain nous avons l’exemple contre nous : il ne nous garantit pas de notre chute » (415). Chapitre V Exemplarité, vertu et vraisemblance 1 L’exemple de Mme de Clèves : modèle imitable ou inimitable ? 1.1 L’éducation de Mme de Clèves Trouver la source de l’exemplarité de l’héroïne de Mme de Lafayette requiert de remonter en amont de son mariage avec M. de Clèves, parce qu’elle se situe dans l’éducation morale qu’elle reçoit de sa mère, Mme de chartres. Nous ne savons rien de l’éducation scolaire de l’héroïne, qui se nomme alors Mlle de Chartres. A-t-elle des notions de littérature, d’histoire, de philosophie, de musique ? 75 Toutes les informations que le narrateur nous confie au sujet de son éducation se confinent à la morale, ce qui annonce déjà l’influence qu’exercera ce système de valeurs sur le reste de l’intrigue. Mme de Chartres, qui a elle-même une vertu et un mérite extraordinaires (76), se fait un devoir d’inculquer à sa fille de solides notions de vertu. Mlle de Chartres fait ses débuts à la cour au moment où sa mère cherche à la marier. Les valeurs et les leçons de vertus que Mme de Chartres inculque à sa fille s’opposent au modèle libertin qui s’est imposé dans ce microcosme. Mme de Chartres prend « de grands soins de l’attacher à son mari » (88), et professe que la sauvegarde de la vertu et du bonheur féminin consiste à aimer son mari et à en être aimée. Ici, « aimer » signifie avoir une profonde amitié et de l’estime pour son conjoint, non pas de la passion, ce qui irait à l’encontre des pratiques matrimoniales d’Ancien Régime, comme en témoigne Villiers dans ses Entretiens sur les contes de fées : « N’est-ce pas un grand mal que de proposer des mariages qui n’ont été ménagez que par d’aveugles passions ? » 75 Nous savons seulement qu’elle a lu L’Heptaméron de Marguerite de Navarre. Ce clin d’œil littéraire n’est pas anodin lorsque l’on songe que cette œuvre a été écrite par une femme ; que l’exemplarité y joue un rôle primordial ; et que les hommes y sont souvent décrits comme de redoutables prédateurs sexuels. Enfin, mentionnons encore la nouvelle X de cette œuvre, dont l’intrigue amoureuse ressemble fort à celle du roman de Mme Lafayette. 136 Exemplarité, vertu et vraisemblance (130). Un siècle plus tard, l’article « amour conjugal » de L’Encyclopédie illustrera le genre de sentiments que préconise Mme de Chartres : « Pour vivre heureux dans le mariage, ne vous y engagez pas sans aimer et sans être aimé. Donnez du corps à cet amour en le fondant sur la vertu […] s’il s’est attaché aux qualités du cœur et de l’esprit, il est à l’épreuve du tems ». L’héroïne de Mme de Lafayette s’efforcera de ne pas s’écarter de cette conception du mariage malgré les tentations de la passion amoureuse. Parallèlement à ses préceptes sur le mariage, Mme de Chartres tient à éduquer sa fille sur la passion amoureuse. Pour mieux la persuader de son point de vue sur l’amour, cette mère perspicace et éloquente met en pratique le principe rhétorique consistant à tromper l’auditeur pour son propre bien. Le narrateur souligne qu’au contraire de la majorité des mères, Mme de Chartres s’avise de peindre à sa fille les agréments de l’amour afin de mieux se faire écouter lorsqu’elle en vient à l’objectif réel de son discours, qui est de noircir cette passion : La plupart des mères s’imaginent qu’il suffit de ne parler jamais de galanterie devant les jeunes personnes pour les en éloigner. Madame de Chartres avait une opinion opposée ; elle faisait souvent à sa fille des peintures de l’amour ; elle lui montrait ce qu’il a d’agréable pour la persuader plus aisément sur ce qu’elle lui en apprenait de dangereux (mes italiques 76). La tournure que prendra l’intrigue démontre que cette stratégie rhétorique a porté ses fruits. La fille finira par adhérer pleinement aux convictions de la mère, dont elle se remémorera les préceptes à plusieurs reprises. Ce passage ressort d’ailleurs comme une véritable mise en abyme du projet didactique de La Princesse de Clèves : ne pas négliger de montrer au lecteur ce que l’amour a d’agréable pour mieux le persuader des dangers qu’il fait encourir. Mme de Chartres s’avère d’autant mieux versée dans l’art de persuader qu’elle répète la même stratégie lorsqu’elle renseigne sa fille au sujet de M. de Nemours : « Elle se mit un jour à parler de lui ; elle lui en dit du bien et mêla beaucoup de louanges empoisonnées sur la sagesse qu’il avait d’être incapable de devenir amoureux et sur ce qu’il ne se faisait qu’un plaisir et non pas un attachement du commerce des femmes » (105). Voilà donc où se situent les prémisses de l’opinion que l’héroïne se fera de M. de Nemours, après que les paroles de Mme de Chartres aient été renforcées par les leçons prodiguées par les exemples-récit et confirmées par le comportement du duc lui-même. Plus généralement, Mme de Chartres met aussi en garde sa fille contre l’attitude des hommes en amour, dont elle fait une peinture propre à susciter méfiance et dissuasion. Elle enseigne en outre à sa fille à cultiver cette « extrême défiance de soi-même » (76) qu’elle mettra en pratique tout au long de l’intrigue et jusqu’aux tréfonds de sa retraite finale, dans le couvent 137 L’exemple de Mme de Clèves où elle trouvera refuge et où Nemours tentera pour la toute dernière fois de s’approcher d’elle. L’entrée de Mlle de Chartres à la cour d’Henri II est l’occasion d’ouvrir le volet moraliste de son éducation, parce que cette néophyte a le plus grand besoin d’apprendre à déchiffrer et intégrer les codes de ce monde périlleux. Courtisane aguerrie, Mme de Chartres l’avertit que le paraître et la dissimulation y camouflent généralement la vérité, et prévient sa fille que la corruption morale s’est généralisée : « Mme de Chartres, qui avait eu tant d’application pour inspirer la vertu à sa fille, ne discontinua pas de prendre les mêmes soins dans un lieu où ils étaient si nécessaires et où il y avait tant d’exemples si dangereux » (mes italiques 80). Le narrateur intervient dans ce passage pour donner raison à Mme de Chartres. Cet avertissement quant à l’ubiquité du mauvais exemple fonctionne comme une annonce du comportement libertin de la plupart des personnages dont il va bientôt être question. Peu après les noces de sa fille avec M. de Clèves, Mme de Chartres est emportée par une maladie. S’étant aperçue de la passion naissante de sa fille pour M. de Nemours, Mme de Chartres exploite sa propre agonie et le tragique de cette situation pour professer, à l’impératif, et sur un ton des plus alarmistes, trois ultimes sentences qui vont façonner le modèle exemplaire qu’incarnera à terme Mme de Clèves. Ces sentences résument à elles seules toute l’intrigue du roman. Premièrement, Mme de Chartres exhorte sa fille à se retirer de la cour pour neutraliser la tentation de céder à celui qu’elle aime. Deuxièmement, elle l’engage à se donner les moyens d’obtenir le soutien de son époux pour y parvenir. Enfin, elle la pousse à « prendre des partis trop rudes et trop difficiles, quelque affreux qu’il […] paraissent d’abord » sur le prétexte qu’ils « seront plus doux dans les suites que les malheurs d’une galanterie » (108). Ces trois sentences, et notamment la dernière, hanteront Mme de Clèves et reviendront périodiquement à son esprit. Les jalons qui mèneront l’héroïne aux trois grands nœuds du roman, l’aveu, le refus et la retraite, sont d’ores et déjà mis en place. Les critiques qui prêtent un rôle capital à Mme de Chartres dans l’économie de l’œuvre ont vu juste, parce que c’est à elle que Mme de Clèves doit les fondements de son exemplarité 76 . Si Mme de Clèves est malheureuse d’être abandonnée à elle-même, « Mme de Chartres meurt au moment où elle n’a plus rien à enseigner à sa fille », a raison de stipuler Jean Mesnard (La Culture 549). Les remarques qu’émet Lenglet-Dufesnoy en matière d’éducation matriarcale s’appliquent de manière troublante à cette étape de la vie de Mme de Clèves : 76 Pour une analyse en profondeur du personnage, voir l’article de Georges Forestier : « Mme de Chartres, personnage-clé de La Princesse de Clèves ». Lettres romanes 34 (1980) : 67-76. 138 Exemplarité, vertu et vraisemblance Quelque ingénieuse que soit une mère, quelque expérience qu’elle ait, elle ne peut pas diversifier ses avis dans tous les sens convenables à la pratique la plus commune de la vie ; l’usage et la fréquentation sont le dénouement, ils sont même la pierre de touche des préceptes (De l’usage des romans, mes italiques 81). Les fondations de son exemplarité une fois mises en place, Mme de Clèves doit achever elle-même son éducation, en se frottant au monde et en apprenant de ce que les autres personnages partagent avec elle, de ce qu’elle observe, de ce qu’elle vit, et des erreurs qu’elle commet. C’est ce processus graduel, que suit le lecteur tout au long de l’intrigue, qui complète le savoir de Mme de Clèves et continue de la guider vers l’aveu, le refus, la retraite, et le zénith de l’exemplarité. 1.2 Mme de Clèves : un personnage d’exception Dès la première apparition de l’héroïne dans le récit, Mme de Lafayette ouvre la voie de son exemplarité en esquissant le portrait d’un personnage hors du commun. Si le portrait initial de Mlle de Chartres ne laisse transparaître aucune information explicite sur la valeur morale de la jeune fille, le narrateur confie toutefois qu’elle a « le cœur très noble et très parfait » (86). Cette confidence n’est pas anodine en ce qu’elle entrouvre une fenêtre sur l’être de l’héroïne. Siège symbolique de la connaissance innée et indémontrable, le cœur permet de distinguer entre le bien et le mal et symbolise l’aptitude à porter un jugement moral sur soi-même et sur autrui. Les enseignements de Pascal à ce sujet permettent de mieux saisir les qualités que Mme de Lafayette a ainsi insufflées à Mlle de Chartres : « Nous connaissons la vérité non seulement par la raison, mais encore par le cœur. C’est de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers principes » (203). De bon augure, la noblesse et la perfection exhaustives qui caractérisent le cœur de Mlle de Chartres suggèrent de manière implicite que le lecteur se trouve d’emblée en présence d’une personne admirable. Sur ce bon fond viennent d’abord se greffer l’éducation que lui confère sa mère, puis le savoir qu’elle acquiert après le décès de celle-ci. Lorsque l’intrigue débute, l’exemplarité de l’héroïne n’en est encore qu’à ses balbutiements. Elle se forge graduellement au rythme des actes de résistance que commet successivement le personnage pour lutter contre la passion et contrecarrer les assauts de M. de Nemours. Au fur et à mesure de cette lutte, l’héroïne accumule les références à la distinction, à la singularité, et à l’exception. Son modèle ne cesse de gravir de nouveaux échelons et de s’élever vers les plus hautes sphères de l’exemplarité 77 . 77 Maurice Lever remarque que le roman « à travers la peinture d’une âme singulière, atteint à une vérité universelle » (210) et précise qu’il s’agit « un exemple d’attitude moral, la mise en récit d’une éthique » (217). 139 L’exemple de Mme de Clèves Source de consensus critique, la princesse de Clèves est le personnage de l’unicité. Nathalie Grande parle à juste titre d’un « leitmotiv de la singularité » (352). Le narrateur, les personnages du roman, et la première intéressée elle-même, ne cessent d’exprimer le caractère exceptionnel du personnage éponyme. L’unicité de Mme de Clèves trouve son expression la plus forte dans les hyperboles annonçant les qualités qu’elle est la seule à posséder, à commencer par ses attributs physiques, et notamment par « un éclat que l’on n’a jamais vu qu’à elle » (48). Mais le narrateur met surtout en relief la nature exceptionnelle de la sincérité de l’héroïne, et ce à plusieurs reprises : « jamais personne n’en a eu une si grande et si naturelle » (88). Annonçant déjà le dramatique aveu que fera Mme de Clèves à son époux, la reine dauphine lui reproche qu’« il n’y a que vous de femme au monde qui fasse confidence à son mari de toutes les choses qu’elle sait » (mes italiques 164). L’unicité de ses actes et de sa personnalité ressort encore au dénouement de l’œuvre lorsque Mme de Clèves se remémore l’aveu : « il n’y a pas dans le monde une autre aventure pareille à la mienne » (187). La singularité de Mme de Clèves s’exprime également en termes de distinction par rapport aux autres femmes de la cour. M. de Nemours la décrit ainsi comme « une femme si différente de toutes celles de son sexe » (mes italiques 175). M. de Clèves exprime la même chose : « Vous me paraissez plus digne d’estime et d’admiration que tout ce qu’il y a jamais eu de femme au monde » (mes italiques 171). Mme de Clèves confirme elle-même cette distinction lorsqu’elle fait allusion à l’aveu dans les termes suivants : « il n’y a point une autre femme capable de la même chose » (187). Singularité et distinction mènent logiquement au jamais vu, comme le souligne elle-même l’héroïne en exorde de son aveu : « je vais vous faire un aveu que l’on a jamais fait à son mari […]. Songez que pour faire ce que je fais, il faut avoir plus d’amitié et plus d’estime pour un mari que l’on n’en a jamais eu » (mes italiques 171). Conséquence logique d’une telle unicité, tous ceux qui côtoient la princesse ressentent un vif sentiment d’admiration à son égard. Ce sentiment unanime est exprimé dès la toute première apparition du personnage dans le récit. S’il ne s’agit d’abord que de sa beauté, la remarque du narrateur est une annonce de ce qui va suivre : « elle donna de l’admiration dans un lieu où l’on était si accoutumé à voir de belles personnes » (76). Le narrateur ne tarde pas à préciser que l’admiration que suscite Mme de Clèves s’étend à l’ensemble des courtisans : « elle était aimée et admirée de toute la cour » (79). Les personnages principaux du roman ne manquent pas d’exprimer individuellement l’admiration que leur inspire la probité morale de l’héroïne, à commencer par sa mère : « Madame de Chartres admirait la sincérité de sa fille, et elle l’admirait avec raison » (88). C’est également le cas de son mari, 140 Exemplarité, vertu et vraisemblance qui lui fait savoir qu’il la trouve « plus digne d’estime et d’admiration » que toutes les autres femmes (171). Enfin, malgré que le vidame de Chartres ait à cœur de favoriser les intérêts de son ami le duc de Nemours, il ne peut s’empêcher d’admirer la position morale de sa nièce : « M. de Chartres, sans être amoureux, n’eut pas moins d’admiration pour la vertu, le mérite et l’esprit de Mme de Clèves » (234). L’admiration consensuelle que suscite Mme de Clèves va de pair avec son exemplarité. L’admiration constitue un des effets les plus essentiels que doit produire un modèle exemplaire pour persuader, l’exemple atteignant son apogée rhétorique lorsqu’il déclenche un sentiment d’admiration. Etat affectif relevant du domaine des passions, Descartes en expose le pouvoir dans Les Passions de l’âme : « Et on peut dire en particulier de l’Admiration, qu’elle est utile, en ce qu’elle fait que nous apprenons et retenons en nostre memoire les choses que nous avons auparavant ignorées. Car nous n’admirons que ce qui nous paroist rare et extraordinaire » (119). Selon Furetière et son dictionnaire, on admire de même ce qui est « grand et surprenant ». D’après les informations prodiguées par Diderot dans l’article « admiration » de L’Encyclopédie, seuls les modèles qui nous dépassent suscitent l’admiration : « c’est ce sentiment qu’excite en nous la présence d’un objet, quel qu’il soit, intellectuel ou physique, auquel nous attachons quelque perfection. […] Nous n’admirons guères que ce qui est au-dessus de nos forces ou de nos connoissances ». Si l’on en croit le rhétoricien Lamy, l’admiration influence la capacité des lecteurs à interpréter les exemples qu’on leur propose, en stimulant le processus d’imitation ou de répulsion : « L’admiration est un mouvement dans l’âme qui la tourne vers un objet qui se présente à elle extraordinairement, et qui l’applique à considérer si cet objet est bon ou mauvais, afin qu’elle le suive ou qu’elle l’évite » (La Rhétorique 492). Le sentiment d’admiration, qui traduit la réaction innée de l’être humain face à la beauté, l’extraordinaire, la rareté, le jamais vu, place Mme de Clèves sur un piédestal du haut duquel son exemple invite à l’imitation. Maintes fois répétée tout au long du roman, l’admiration que l’héroïne inspire met en relief le caractère exemplaire du personnage. Si les deux hommes qui l’admirent le plus, M. de Clèves et M. de Nemours, sont incapables d’imiter son modèle, c’est qu’eux-mêmes incarnent des contre-modèles de la conduite de la passion amoureuse. 1.3 « Des Exemples de vertu inimitables » Avec le refus et la retraite, le modèle qu’incarne Mme de Clèves atteint le zénith de l’exemplarité. Le lecteur se trouve en présence d’un exemple absolu, d’un parangon, terme que Furetière définit dans son dictionnaire comme un 141 L’exemple de Mme de Clèves « vieux mot qui signifioit autrefois une chose excellente et hors de comparaison […] c’est un parangon de sagesse, de vertu ». Un exemple si singulier pose instamment la question de sa reproductibilité. Le modèle de Mme de Clèves est-il imitable ? Un tel parangon se trouve-til au contraire hors de portée du commun des mortels ? L’énigmatique phrase de clôture du roman indique, à priori, que le modèle exemplaire de Mme de Clèves étant inimitable, il ne saurait être reproduit : « Sa vie, qui fut assez courte, laissa des exemples de vertu inimitables » (239) 78 . Il semble paradoxal, à première vue, qu’un exemple décrit comme inimitable puisse être proposé dans le but de susciter un effet d’imitation. On aurait toutefois tort de se fier aux apparences, en prêtant un sens littéral à l’adjectif « inimitables ». Ce n’est pas parce qu’un exemple est décrit comme inimitable qu’il faut en déduire que le modèle en question prohibe toute imitation, même s’il convient d’admettre que sa reproduction à l’identique s’avère peu probable. Du moment que cet exemple est le vecteur d’un message didactique, qu’il esthétise les préceptes que l’auteure soumet à ses lecteurs sous cette forme, il invite tout du moins à l’émulation. Georges Forestier rappelle que « l’art classique ne récusait pas l’extraordinaire » et précise qu’on recherche l’adhésion du destinataire « en le tirant vers le haut » et en provoquant « son admiration en lui donnant à voir ou à lire quelque chose qui le dépasse ; quelque chose que le lecteur ou le spectateur ne comprend pas sur l’instant, et dont il ne peut reconstituer qu’après coup la cohérence » (Introduction 14). Pareillement, si l’église chrétienne présente l’exemple de Jésus Christ comme un parangon, un modèle ultime hors de portée des fidèles, celui-ci n’en demeure pas moins imitable en ce qu’il montre la voie à suivre, quand bien même il ne saurait être ni égalé, ni fidèlement reproduit. Dans Les Liaisons dangereuses, le vicomte de Valmont illustre ce même phénomène, quoique le personnage ne soit pas de bonne foi, lorsqu’il déclare à Mme de Tourvel que « Séduit de même ici par l’exemple des vertus, sans espérer de vous atteindre, j’ai au moins essayé de vous suivre » (124-25). Les exemples de vertu inimitables de Mme de Clèves, s’ils ne sauraient être imités dans leur intégralité, n’en demeurent pas moins des modèles vers lesquels le lecteur est invité à tendre, ou, pour reprendre l’expression proposée par Marie-Claude Malenfant au sujet des parangons médiévaux, à imiter « à un moindre degré » (52). C’est à ce titre que l’exemple inimitable de l’héroïne de Mme de Lafayette exhorte à l’imitation, ne serait-ce que partielle, en 78 Les exemples inimitables font manifestement référence aux trois actes les plus emblématiques de l’intrigue : l’aveu, le refus et la retraite, ainsi qu’aux résolutions qui permettent à l’héroïne la neutralisation de la passion. 142 Exemplarité, vertu et vraisemblance désignant une voie à suivre, et en suscitant une mise en marche dans cette direction 79 . Il convient en outre de nuancer l’adjectif « inimitables » en le replaçant dans le contexte sociologique de l’intrigue. L’épilogue retrouve le ton et la perspective de l’ouverture du roman, qui sont ceux de la cour et de ses carences morales 80 . Si de ce point de vue, les exemples de Mme de Clèves semblent inimitables, ce n’est pas nécessairement le cas pour le reste du public. Comme le remarque Louis MacKenzie, les exemples de la princesse de Clèves sont inimitables précisément parce qu’ils défient les mœurs qui prévalent à la cour (44). Les hyperboles et les superlatifs qui caractérisent Mme de Clèves et culminent avec la mention de ses exemples dits « inimitables », ne font que souligner des actes et une personnalité d’un rare mérite, certes, mais qui ne sont pas pour autant inconcevables. Ils en disent peut-être plus long sur le manque de vertu et de probité morale des courtisans, que sur la valeur intrinsèque de Mme de Clèves. Ainsi, ils invitent à effectuer une comparaison entre Mme de Clèves, personnage intègre, et la plupart des membres de la cour, microcosme décrit comme corrompu. Une partie considérable de l’exemplarité de Mme de Clèves réside donc dans le fait que ce personnage se démarque des normes du monde dans lequel il évolue. Le tout formé par ses actes vertueux et sa probité morale ne trouve pas d’équivalents passés ni présents à la cour, auxquels il pourrait être comparé pour être mis en perspective. Il ne s’insère pas dans une série d’exemples similaires lui servant de précédents, de référence, lui donnant ainsi plus de sens. Or comme l’explique Mircéa Eliade, l’absence de référent irréalise ce qui n’a pas d’équivalent : « un objet ou un acte ne devient réel que dans la mesure où il imite ou répète un archétype. Ainsi, la réalité s’acquière exclusivement par répétition ; tout ce qui n’a pas de modèle exemplaire est dénué de sens, c’est-à-dire manque de réalité » (63). L’absence d’archétype rend les actes de Mme de Clèves incomparables, ou pour employer une expression couramment usitée au XVII e siècle : sans exemple 81 . 79 Il faut peut-être aussi atténuer le sens littéral de l’adjectif « inimitable » en considérant qu’on l’employait souvent comme synonyme des adjectifs « superbe » ou « remarquable ». L’abbé de Charnes procure un exemple de cet usage dans la conversation rapportée qu’il aurait eue avec un admirateur de La Princesse de Clèves : « il m’en parla comme d’un ouvrage inimitable » (10-11). On comprend ici qu’« inimitable » ne signifie pas qu’il serait impossible d’écrire un roman tout aussi admirable, mais que cet ouvrage est d’une rare qualité. 80 Jean Mesnard remarque que « l’extrême début et l’extrême fin ne constituent qu’un prologue et un épilogue » (introduction 13). 81 On rencontre fréquemment cette expression et ses équivalents au cours de la période d’Ancien Régime, comme en témoignent les vers suivants de Pertharite de Corneille : « Tes offres n’ont point d’exemples jusques ici,/ Et ce que je demande, est sans exemple aussi » (II, 3, 881-82). 143 Exemplarité et vraisemblance Les actions de Mme de Clèves sont souvent évaluées par rapport à cette absence de précédents : « La singularité d’un pareil aveu, dont elle ne trouvait point d’exemple, lui en faisait voir tout le péril » (mes italiques 174). De même, M. de Nemours lui dit : « Il est plus difficile que vous ne pensez, Madame, de résister à ce qui nous plaît et à ce qui nous aime. Vous l’avez fait par une vertu austère, qui n’a presque point d’exemple » (mes italiques 232). Les actions de Mme de Clèves ne s’inscrivent pas dans une lignée de modèles antérieurs pouvant être invoqués comme des précédents, mais au contraire, elles ébauchent une nouvelle norme dont elles sont les actes fondateurs, les premières illustrations, bref, les premiers exemples. Le fait d’être « sans exemple » ne signifie pas que le modèle proposé soit non reproductible, mais qu’il se distingue par ce qu’il possède de nouveau, par l’écart qui le distancie de la norme, ou par une subjectivité que des sentiments exacerbés amènent à libeller comme un phénomène unique en son genre. 2 Exemplarité et vraisemblance 2.1 La question de la vraisemblance dans La Princesse de Clèves Les adversaires du roman reprochent volontiers à ses praticiens de proposer des modèles de comportements qui, bien qu’ils soient irréprochables, sont peu persuasifs, de par les disparités démesurées qui existent entre les exemples qu’ils incarnent et la réalité. Ce type de doléance est souvent dirigé à l’encontre des formes baroque et héroïque du roman par la critique littéraire d’Ancien Régime. L’héroïsme démesuré, les aventures extravagantes et les méandres de la trame narrative valent à ces romans les foudres de la critique. Si l’exemple y est le lieu privilégié d’une morale didactique, les héros et héroïnes de ces formes romanesques constituent des modèles excessivement exemplaires 82 . Peu naturelle et trop parfaite, leur exemplarité souffre d’un déficit de vraisemblance. Cyrus, Sappho et Astrée sont des personnages archétypes, dont l’exemplarité outrancière se résume à la personnification de nobles qualités d’âme. Les critiques de Fénelon sont représentatives des tares que l’on reproche à ce type de roman : 82 La majorité des auteurs de romans baroque et héroïque professe de louables objectifs didactiques, ce qui conduit Maurice Magendie à conclure que la morale « est la préoccupation essentielle des romanciers » de la première moitié du XVII e siècle (377). Camille Esmein remarque de même que le roman héroïque « se met sous l’égide de cette règle : l’exigence de supériorité des personnages, le choix d’actions illustres et grandioses » (L’Essor 245). 144 Exemplarité, vertu et vraisemblance Tous ces beaux sentiments en l’air, toutes ces passions généreuses, toutes ces aventures que l’auteur du roman a inventées pour le plaisir, n’ont aucun rapport avec les vrais motifs qui font agir le monde […]. Une pauvre fille, pleine du Tendre et du merveilleux qui l’ont charmée dans ses lectures, est étonnée de ne trouver point dans le monde de vrais personnages qui ressemblent à ces héros : elle voudrait vivre comme ces princesses imaginaires qui sont dans les romans toujours charmantes, toujours adorées, toujours au-dessus de tous les besoins. Quel dégoût pour elle de descendre de l’héroïsme jusqu’au plus bas détail du ménage ! (De l’éducation 95). L’exclamation finale de Fénelon semble déjà annoncer les causes sousjacentes du malheureux destin qu’imaginera Flaubert pour l’héroïne de Madame Bovary deux siècles plus tard. Malgré sa modernité, La Princesse de Clèves, chef de file du roman dit nouveau, semble avoir retenu de son ascendance héroïque cet excès d’exemplarité. L’épineuse question de la vraisemblance s’est posée dès la parution du roman de Mme de Lafayette. L’héroïne éponyme, Mme de Clèves, est un parangon de vertu inégalable et difficilement imitable. Le personnage a beau vaciller à plusieurs occasions et céder quelques fois à sa passion, elle accomplit l’effort surhumain de réprimer ses sentiments, de les avouer à son mari, de refuser les avances de son amant une fois veuve, pour enfin se retirer du monde. Les premiers détracteurs de La Princesse de Clèves, à l’image de Valincour, ont récusé un tel héroïsme, et ont qualifié le célèbre aveu d’invraisemblable, objectant qu’une telle action ne se rencontre jamais dans le réel. Le caractère exceptionnel de l’aveu est incontestable, et pourtant cet acte de dernier recours n’est pas invraisemblable vis-à-vis de la personnalité et de la sincérité naturelle de Mme de Clèves. En outre, Mme de Lafayette prépare méticuleusement le lecteur à cet aveu par l’éducation de son héroïne, le sermon qu’elle reçoit de sa mère au moment de l’agonie de cette dernière, et le prix que son mari attache à ce type d’aveu. Si l’on en croit Raymond Picard, l’aveu serait même annoncé de façon précise à cinq reprises, ce qui lui permet d’affirmer avec raison que « la préparation psychologique est très soignée » (193). Méticuleusement annoncé et proportionné à la personnalité de l’héroïne, l’aveu n’est pas irréaliste. Cependant, comme Furetière le stipule dans l’article « vraisemblance » de son dictionnaire, là n’est pas la question : « Les adventures de Romans et des pieces dramatiques doivent estre plustost vraysemblables, que vrayes ». Les actions exemplaires de Mme de Clèves ont beau sembler « vrayes » pour le personnage, son éducation, et son expérience, elles n’en flirtent pas moins avec les limites du possible, ce qui peut les rendre invraisemblables aux yeux du lecteur moyen. Mme de Lafayette, qui avait dû anticiper la critique, a fait le choix de cultiver cette invraisemblance. Le narrateur décrit en effet la vertu de l’hé- 145 Exemplarité et vraisemblance roïne comme invraisemblable : « Elle parla avec tant d’assurance, et la vérité se persuade si aisément lors même qu’elle n’est pas vraisemblable que M. de Clèves fut presque convaincu de son innocence » (mes italiques 219). Mme de Clèves tourne même cette invraisemblance à son avantage lorsque s’ébruite l’histoire de son aveu : « Cette histoire ne me paraît guère vraisemblable […] et je voudrais bien savoir qui vous l’a contée » (183). L’invraisemblance se mue en argument rhétorique que l’héroïne emploie afin de couper court à la rumeur. Mme de Lafayette devait savoir que les critiques qu’on lui adresserait seraient similaires à ce que le père Rapin prescrira au siècle suivant dans ses Réflexions sur la poétique : la verité ne fait les choses que comme elles sont ; et la vrai-semblance les fait comme elles doivent être. La verité est presque toûjours défectueuse, par le mélange des conditions singulieres, qui la composent. […] Il faut chercher des originaux et des modeles dans la vrai-semblance, et dans les principes universels des choses ; où il n’entre rien de materiel et de singulier qui les corrompe (132). Mme de Lafayette a manifestement choisi d’écrire le roman « des conditions singulieres », du vrai, de la vérité. Mme de Clèves paraît invraisemblable parce qu’elle se démarque excessivement des normes morales en vigueur à la cour. Mme de Lafayette ne puise pas la ligne de conduite de son héroïne dans « les principes universels des choses », comme le prônera le père Rapin. Notre propos rejoint ici l’analyse de Gérard Genette. Afin d’expliquer l’impression faite sur de nombreux lecteurs du XVII e siècle, celui-ci définit la vraisemblance en relation avec la maxime : « Le récit vraisemblable est donc un récit dont les actions répondent, comme autant d’application ou de cas particulier, à un corps de maximes reçues comme vraies par le public auquel il s’adresse » (76). Gérard Genette en déduit que « la conduite de la princesse est donc incompréhensible en ce sens précis qu’elle est une action sans maxime » (75). Malgré la dextérité rhétorique dont fait preuve Mme de Lafayette dans La Princesse de Clèves, le type d’exemplarité dont elle a revêtu son héroïne, de par son écart des normes et de la vraisemblance, est entré en contradiction avec les attentes d’une partie de son public. L’exemple de Mme de Clèves s’est excessivement distingué des capacités de ses paires dans un domaine où l’héroïsme n’a pas sa place. D’un point de vue rhétorique, cette situation est problématique dans la mesure où un des principaux objectifs de l’inventio consiste à ménager les attentes des destinataires, ce qui n’a pas bien fonctionné avec ce roman, privant peut-être l’exemple incarné par Mme de Clèves de sa capacité à générer l’adhésion. C’est pour cette raison que Marmontel se permettra de faire le reproche suivant au XVIII e siècle, en dépit de son admiration affichée pour le roman : 146 Exemplarité, vertu et vraisemblance Le reproche que je ferais à Madame De La Fayette serait donc d’avoir trop favorablement présumé, sans doute d’après elle-même, de la bonté du naturel et de la force de l’éducation dans les personnes de son sexe ; d’avoir supposé indistinctement le même courage et la même constance dans toutes celles qui se croiraient semblables à son héroïne (Essai 311). Marmontel, conscient de la valeur didactique de l’héroïne, regrette qu’elle n’incarne pas plutôt un anti-modèle dissuasif : « La princesse de Clèves, après bien des combats et une longue résistance, devenue coupable et malheureuse par la seule témérité de sa confiance en elle-même et en ses propres résolutions, eût été d’un exemple moins honorable pour son sexe, peut-être moins intéressant, mais certainement plus moral » (Essai 311). Marmontel aurait voulu voir se passer ce dont a peur Mme de Clèves et qu’elle ne décrit qu’au conditionnel : Je vous croirais toujours amoureux et aimé et je ne me tromperais pas souvent. […] je n’aurais d’autre parti à prendre que celui de la souffrance […]. Quand je pourrais m’accoutumer à cette sorte de malheur, pourrais-je m’accoutumer à celui de croire voir toujours M. de Clèves vous accuser de sa mort, me reprocher de vous avoir aimé, de vous avoir épousé et me faire sentir la différence de son attachement au vôtre ? (232). En évitant l’invraisemblance, une Mme de Clèves anti-exemplaire aurait été plus proche des attentes des contemporains de Mme de Lafayette. Cependant, il est évident que l’anti-modèle ne correspond pas au type d’exemplarité que veut cultiver la romancière, soucieuse de proposer aux lectrices un modèle de droiture et de conduite de la passion vers lequel elles puissent tendre, même si toutes ne peuvent pas l’égaler. 2.2 La chute ou la genèse de la vraisemblance dans La Nouvelle Héloïse La dextérité de Rousseau en matière de rhétorique n’est plus à prouver. La critique a établi de longue date le fait que Julie est une œuvre romanesque édifiante servie par une rhétorique brillante. En revanche, le rôle que joue l’exemplarité dans cette œuvre n’a pas encore fait l’objet d’une étude synthétique. Cette absence est d’autant plus étonnante que Rousseau plébiscite également l’exemple dans ses autres œuvres 83 . Or décrypter l’exemplarité, 83 Dans le Discours sur les sciences et les arts, Rousseau exprime notamment son goût pour cette forme imagée du précepte en saluant l’usage qu’en faisait Socrate : « [Socrate] ne laisserait, comme il a fait, pour tout précepte à ses disciples et à nos neveux, que l’exemple et la mémoire de sa vertu. C’est ainsi qu’il est beau d’instruire les hommes ! » (45). Rousseau ne cesse de prêcher le langage des actions, c’est-à-dire l’exemple, dans Emile : « Jeunes maîtres, pensez, je vous prie, à cet exemple, et 147 Exemplarité et vraisemblance forme d’argumentation omniprésente dans Julie, est essentielle à la compréhension de la dimension rhétorique et didactique que comporte l’héroïne du philosophe et des préceptes qu’elle a la charge de communiquer aux lecteurs. Avec le personnage de Julie, Rousseau semble avoir trouvé le moyen idéal de remédier à l’excès d’exemplarité dont peut souffrir un modèle tel que la princesse de Clèves, l’héroïne de Mme de Lafayette. Emportée par l’amour, Julie ne se contente pas d’écrire des dizaines de brûlantes lettres à son amant et de désobéir à ses parents, elle s’abandonne si entièrement à la passion que sa liaison avec Saint-Preux est consommée hors mariage, alors qu’elle est encore jeune fille et vierge : « j’oubliai tout, et ne me souvins que de l’amour : c’est ainsi qu’un instant d’égarement m’a perdue à jamais » (59). Si une jeune fille de l’aristocratie ne pouvait guère tomber plus bas aux yeux de la morale et des bonnes mœurs, Rousseau ne fait qu’élaborer une stratégie rhétorique qui rende vraisemblable une héroïne dont l’exemplarité finira par atteindre les plus hauts sommets. Julie cède à l’amour au nom de la vraisemblance, parce que le lecteur sait bien que les passions sont asservissantes. Sujette aux tentations qui accablent toute jeune personne prise dans le tourbillon de la passion, l’héroïne de Rousseau ne s’élève pas au-delà des capacités du commun des mortels à résister à l’amour. Un tel réalisme des mœurs est recommandé par les doctes en rhétorique, comme le souligne l’auteur anonyme de L’Art de parler : « Il faut aussi qu’il étudie les mœurs et les penchans de ceux devant lesquels il parle » (58). C’est ce dont convient lui-même Rousseau lorsqu’il déclare emphatiquement en tête de la première préface : « j’ai vu les mœurs de mon temps, j’ai publié ces lettres » (3). Ce qu’a « vu » le philosophe est illustré par le genre de fautes que commet Julie. Rousseau prône le réalisme des mœurs dans la deuxième préface : « dans les tableaux de l’humanité, chacun doit reconnaitre l’homme » (571). Cette stratégie rhétorique place initialement l’auteur dans une situation délicate, puisqu’elle le conduit à peindre des actions immorales, qui entrent en contradiction avec les bonnes mœurs. Toutefois, un tel affront doit être considéré comme une concession temporairement accordée au réalisme, pour la bonne cause. Véritable rhétorique de la faiblesse, en commettant ses fautes, en chutant, Julie acquiert de la crédibilité, produit de la vraisemblance, et se met sur un pied d’égalité avec les lecteurs, voire même au-dessous d’eux, quoiqu’il en coûte à la morale. Ils sont alors plus à même de s’identifier au personnage qui sera bientôt un vecteur d’autant plus persouvenez-vous qu’en toute chose vos leçons doivent être plus en actions qu’en discours » (92) ; ou encore : « Maître, peu de discours ; mais apprenez à choisir les lieux, les temps, les personnes, puis donnez toutes vos leçons en exemples, et soyez sûr de leur effet » (274). Il réitère enfin : « Je ne me lasse point de le redire : mettez toutes les leçons des jeunes gens en action plutôt qu’en discours » (301). 148 Exemplarité, vertu et vraisemblance suasif de la morale de l’auteur. Rousseau stipule dans la deuxième préface que cette stratégie rhétorique lui donne les moyens d’instruire : « Pour rendre utile ce qu’on veut dire, il faut d’abord se faire écouter de ceux qui doivent en faire usage » (576). Comme le remarque Jean-Louis Lecercle, la faiblesse initiale de Julie est un gage de persuasion : « [L’] exemple [de Julie] est d’autant plus convaincant qu’elle a été une fille faible » (Rousseau 74). Le point de départ du parangon que devient peu à peu Julie semble réaliste aux lecteurs, et son exemple a donc plus de chance de demeurer ainsi à leurs yeux jusqu’à la fin, même lorsque Julie atteint un si haut degré d’exemplarité, que son modèle atteint le sublime, pour devenir inégalable, voire même inimitable. C’est ce que confirme un des fervents lecteurs de Julie, Jacques Necker, qui applaudit la capacité du roman à pousser « les vertus journalieres au plus haut point sans désespérer ceux qui desireroient d’y atteindre » (Correspondances complètes, vol. VIII, 116). Bien que Rousseau finisse par faire de son héroïne un exemple inimitable, en commençant par relater sa chute, il s’assure que Julie soit d’abord une personne comme une autre, à laquelle les lecteurs peuvent aisément s’identifier, avant de suivre sa convalescence morale exemplaire. On pourrait s’attendre à ce que l’objectif du roman soit de procurer un antidote moral aux fautes de Julie, mais ce n’est pas de cela dont il s’agit. Rousseau cherche moins à édifier qu’à promouvoir sa vision de la place des femmes dans la société, entre autres thèmes et questions qu’il développe dans Julie. Rousseau présente la non-exemplarité initiale de Julie comme une nécessité didactique dans la deuxième préface : « Sublimes auteurs, rabaissez un peu vos modèles, si vous voulez qu’on cherche à les imiter. A qui vantez-vous la pureté qu’on n’a point souillée ? Eh ! parlez-nous de celle qu’on peut recouvrer : peut-être au moins quelqu’un pourra vous entendre » (583). Preuve que ce principe joue un rôle fondamental dans la stratégie rhétorique que Rousseau met en œuvre dans son roman, il le réitère dans Les Confessions : « Les êtres parfaits ne sont pas dans la nature et leurs leçons ne sont pas assez près de nous » (187). Dans le même ordre d’idées, la deuxième préface nous prévient que la perfection éloignent les modèles exemplaires de la réalité des lecteurs, ce qui les rend inimitables : « Point de gens parfaits : voilà la chimère » (571). Ce commentaire fait écho à un passage méta-narratif du roman au cours duquel Saint-Preux explique que les beaux exemples que l’on trouve souvent dans les romans ne sont pas imités parce qu’ils se situent trop loin de la réalité des lecteurs : « [les] faiseurs de romans […] peignent des chefsd’œuvre de vertus que [les femmes] se dispensent d’imiter en les traitant de chimères » (198). Si le modèle exemplaire tend immédiatement vers la perfection et l’unicité, il encourt le risque d’une distinction initiale démesurée, susceptible d’alié- 149 Exemplarité et vraisemblance ner une partie du lectorat. Une exemplarité disproportionnée, comparable à celle de l’héroïne de La Princesse de Clèves, nuirait à la capacité de Julie à susciter l’imitation. La deuxième préface laisse entendre que si Julie avait été aussi vertueuse au début du roman qu’elle ne l’est devenue à la fin, son exemple en aurait été d’autant plus admirable, certes, mais il ne persuaderait guère, parce qu’il serait amputé d’une partie de sa formidable force rhétorique : « si votre Héloïse eût été toujours sage, elle instruirait beaucoup moins ; car à qui servirait-elle de modèle ? » (583). Cette question reflète un passage méta-narratif dans lequel Saint-Preux regrette que les modèles que l’on trouve ordinairement dans le roman soient hors de portée des lecteurs : je voudrais qu’alors la composition de ces sortes de livres ne fût permise qu’à des gens honnêtes mais sensibles dont le cœur se peignît dans leurs écrits ; à des auteurs qui ne fussent pas au-dessus des faiblesses de l’humanité, qui ne montrassent pas tout d’un coup la vertu dans le ciel hors de la portée des hommes, mais qui la leur fissent aimer en la peignant d’abord moins austère, et puis du sein du vice les y sussent conduire insensiblement (mes italiques, 198-99). Ce passage qui nous renseigne sur le texte lui-même a pour but d’orienter la lecture que l’on doit faire de Julie 84 . Ce même principe est soutenu par Dubois de Rochefort, helléniste, docte en littérature antique et lecteur exalté du roman, dans la lettre qu’il adresse à Rousseau : Mais quel espece d’intérêt aurait-on pris à une jeune héroïne de quinze ans dont la vertu incorruptible ne laissoit plus de place a ces remords si éloquents, a ces regrets qui déchirent l’ame, a cette force Surnaturelle qu’elle employe pour recouvrer son innocence et sa tranquilité (Correspondance complète, vol. IX, 36). La perfection d’un modèle exemplaire a beau forcer le respect, la distance qu’elle place entre les lecteurs et la réalité le prive de vraisemblance. Perspicace, Dubois de Rochefort a bien compris cet épineux problème, comme le prouvent les sentiments qu’il exprime avec éloquence au sujet de l’exemplarité dans la lettre qu’il envoie au maître : 84 L’adverbe « insensiblement », référence implicite à l’esthétisation du précepte, au processus d’induction, et à la tromperie du lecteur témoigne de l’effet que produit l’exemple sans que le lecteur ne prenne conscience de son endoctrinement. Le chevalier de Jaucourt inscrit le manifeste proposé par Saint-Preux pour une poétique du roman en le répétant mot pour mot dans l’article « roman » qu’il rédige pour L’Encyclopédie. Jaucourt peaufine les propos de Julie en ajoutant qu’il s’agit des romans de « bon goût », c’est-à-dire, édifiants, et que ce type d’ouvrage porte les lecteurs à se « repentir » des passions et à aimer « le bon et le bien » comme l’« a fait M.J.J. Rousseau dans sa nouvelle Héloïse ». 150 Exemplarité, vertu et vraisemblance Un personnage parfaitement vertueux dans les Tragédies ou dans les Romans détruit l’intérêt, et sans intérêt il n’y a ni Roman, ni Tragédie. L’homme ne peut être qu’ému, je dis plus, instruit que par des exemples qui rapprochent de lui les héros qu’on lui présente. Faîtes des Dieu de vos héros, on pourra les admirer, mais d’une admiration froide et stérile ; on sent trop que leur vertu est hors de notre portée ; on ne s’avisera point de les prendre pour modèles (Correspondance complète, vol. IX, 36). Une Julie toujours vertueuse, parfaite, jamais coupable aurait certes éveillé une admiration comparable à celle que suscite Mme de Clèves, mais au prix de sa capacité à générer l’imitation. Ce lecteur a donc bien compris les enjeux de la première moitié de Julie, et la nécessité de faire de la jeune femme une héroïne imitable, en la faisant trébucher sur le chemin de la vie, comme il arrive au commun des mortels de tomber dans toute sorte d’écueils 85 . Un détour momentané vers les traités de rhétorique et de prédication du XVIII e siècle démontre que les doctes de ces disciplines préconisent le type d’exemplarité mise en œuvre par Rousseau dans Julie. Partisan de la persuasion par l’exemple, Du Thay conseille d’adapter cette forme d’argumentation au grand public en la mettant « à la portée de l’imitation des personne du monde et qui sont le gros de la société civile » en la tirant « de la vie d’hommes engagez dans le siècle et dans son commerce » (59). L’auteur anonyme des Sentimens nouveaux exprime à peu près la même idée : « Les exemples peuvent avoir beaucoup de force pour persuader, pourvû qu’ils soient pris de la conduite de gens dont les talens, et les occupations soient à la portée du plus grand nombre de ceux à qui l’on parle » (37). A en croire Dinouart, si cette condition est respectée, l’effet de l’exemple serait même garanti : « rien n’est plus puissant pour porter au bien que les exemples domestiques » (306). Selon Albert de Paris, il en va de même de l’imitation des modèles proposés : entre toutes les vertus que l’on considere, il faut surtout s’attacher à celles qui sont plus imitables, parce qu’elles sont de plus grande utilité, et se servir rarement de celles qui sont trop hautes […] parce que l’auditeur ne tire pas de là une consequence pour la conversion de ses mœurs, et que toutes les plus belles applications que l’on en peut faire ont toujours un air forcé, et ne persuadent pas (48-49). Si l’exemple apparaît comme la forme d’argumentation la plus capable d’adapter le discours à un auditoire peu enclin à la réception des discours 85 Malgré les précautions prises par Rousseau, certains lecteurs et critiques se plaignent du manque de vraisemblance dont souffre Julie à leurs yeux. C’est le cas du marquis de La Guerche, pour qui les personnages de Rousseau « sont des personnages factices comme il ne s’en trouve point dans la nature » (Mémoire de la critique 213). 151 Exemplarité et vraisemblance théoriques, l’exemple requiert lui-même une adaptation appropriée aux capacités du public qu’il prend pour cible. Les préceptes et mises en garde des rhétoriciens et des prédicateurs prouvent que Rousseau était passé maître dans l’art de persuader, dont il connaissait et appliquait visiblement les principes à la lettre. 2.3 L’exemplarité pragmatique de Julie La chute et la résurrection morale de Julie servent aussi à démontrer que la déchéance morale est un abîme des tréfonds duquel il n’est pas impossible de s’extraire, pour ensuite s’amender et atteindre l’exemplarité. Rousseau présente les actions immorales de Julie et de son amant comme un mal nécessaire, parce que « ce n’est qu’après avoir déploré leurs fautes qu’on vient à goûter leurs vertus » (576). Cette vision pragmatique de l’exemplarité correspond au programme rhétorique qu’expose l’abbé Morvan de Bellegarde dans Sur la lecture : Quand on propose un homme pour être imité, il ne faut pas le montrer que par ses beaux endroits : il faut qu’il soit homme, c’est-à-dire, sujet aux passions et aux faiblesses des hommes ; mais il faut qu’il en triomphe, et que sa vertu soit toujours plus forte que ses passions (259). Cette transition, de la faiblesse et des passions au triomphe de la vertu, trouve un écho dans une des dernières lettres de Julie : « après avoir été ce que nous fûmes, être ce que nous sommes aujourd’hui, voilà le vrai triomphe de la vertu » (505). Si Rousseau a appliqué avec brio les principes de la rhétorique en plaçant l’exemple de Julie au niveau des lecteurs, il s’est attiré les foudres de certains des premiers critiques du roman. La vive peinture de la passion amoureuse et la chute de son héroïne ont choqué les défenseurs des bonnes mœurs, qui n’ont pas compris ou refusé qu’il puisse s’agir d’une stratégie rhétorique et que le vice puisse être manipulé pour servir à la bonne cause. Ces critiques ont accusé Rousseau de flatter le mauvais exemple, d’inciter au vice, et de corrompre les mœurs, à l’image de l’abbé Irailh, auteur des Querelles littéraires : La Julie, ou la nouvelle Héloïse si lue et si critiquée, remplie de tant de défauts, et de tant de beautés mérite surtout ce reproche. Rien de plus dangereux que ce roman, par le mauvais exemple de l’héroïne et par la manière vive et naturelle dont les passions et les foiblesses sont rendues (tome 2, 346). Ce type de critique néglige le fait que Julie sera en mesure de réparer ses torts en offrant un modèle dont les vertus compenseront au centuple les égarements initiaux. 152 Exemplarité, vertu et vraisemblance Rousseau souligne d’ailleurs dans la deuxième préface que Julie rachète les fautes qu’elle a commises par la vie édifiante qu’elle mène dans la seconde moitié du roman : « Les détails de la vie domestique effacent les fautes du premier âge ; la chaste épouse, la femme sensée, la digne mère de famille, font oublier la coupable amante » (576) 86 . C’est bien sur cette transition que repose le plan didactique de Julie, et Rousseau le résumera de la manière suivante dans Les Confessions : qu’une jeune personne née avec un cœur aussi tendre qu’honnête se laisse vaincre à l’amour étant fille, et retrouve étant femme des forces pour le vaincre à son tour et redevenir vertueuse : quiconque vous dira que ce tableau dans sa totalité est scandaleux et n’est pas utile, est un menteur et un hypocrite ; ne l’écoutez pas (187). Faible et fautive dans sa jeunesse, bien qu’honnête et déjà admirable en son for intérieur, Julie devient vertueuse et exemplaire en atteignant sa maturité 87 . Comme le souligne Rousseau, c’est en suivant un tel parcours que son modèle se trouve apte à édifier. Plusieurs personnages du roman font référence au potentiel édifiant que recèlent les deux états successifs de Julie. Le commentaire suivant, émis par Claire, est représentatif de la période de transition qui voit la jeune et coupable Julie se métamorphoser en héroïne exemplaire, suscitant ainsi une admiration portée par la vraisemblance : « Qu’il fut consolant pour cette tendre mère de voir, en gémissant des fautes de sa fille, par combien de vertus elles étaient rachetées, et d’être forcée d’admirer son âme en pleurant sa faiblesse ! » (236). De même, alors que Julie a résolument opté pour la vertu et gravit les échelons de l’exemplarité, Saint-Preux déclare qu’« on voit la sécurité de la vertu s’allier dans son chaste regard à la douceur et à la sensibilité […] et si le sentiment de sa faute la rendait alors plus touchante, celui de sa pureté la rend aujourd’hui plus céleste » (315). 86 Le modèle de la jeune fille fautive se rachetant par ses vertus est renforcé par l’exemple de Laure, la maîtresse de Milord Edouard, dont le sacrifice fait écho à celui de Julie : « Le sacrifice de tout mon bonheur à un devoir si cruel me fait oublier la honte de ma jeunesse » (496-97). 87 Lorsque Julie chute, son âme n’en conserve pas moins quelque chose de vertueux, et ne verse jamais dans la débauche morale, ce qui conduit le Journal des sçavans à déclarer que « le vice même respire la vertu » (Correspondance complète, vol. VIII, 352). Dans le même ordre d’idées, la marquise de Polignac aurait voulu aller voir Rousseau pour « obtenire de luy de voire le portrais de Julie, […] me mettre a genouil devant l’image de cette femme divine qui en saisans même d’estre vertueuse, a toujours été un modelle de toutes les vertus » (Correspondance complète, vol. VIII, 56). 153 Rousseau ou le génie de la rhétorique romanesque Parmi la multitude des admirateurs de Julie qui ont écrit à Rousseau pour lui faire part de leur enthousiasme, nombreux sont ceux qui soutiennent que le péril que présentent les fautes initiales de Julie est amplement compensé par la moralité du reste de l’œuvre. Une des plus grandes salonnières de la fin du XVIII e siècle et du début du XIX e siècle, Mme de La Briche proclame qu’à son sens, l’exemple qu’incarne Julie dans la deuxième moitié du roman neutralise l’immoralité du début de l’œuvre : Julie mariée est le modèle le plus parfait des femmes, des mères et des amies, et les remords qu’elle conserve toujours et que ne peut expier la vie la plus pure et la plus exemplaire me semblent un préservatif plus que suffisant contre le danger même du premier volume (Correspondance complète, vol. VIII, 353-54). Avec Julie, Rousseau exécute un coup de force littéraire. Cette œuvre accomplit en effet la synthèse de la vraisemblance et du merveilleux, de l’humanité aux actions réalistes, imitables et de celle, héroïque, qui atteint les plus hautes sphères de l’exemplarité. 3 Rousseau ou le génie de la rhétorique romanesque 3.1 Julie ou l’apothéose de l’exemplarité Une fois le lecteur captivé par le pathétique de la passion et ému par le repentir de Julie, Rousseau devait espérer qu’il soit disposé à une réception favorable des préceptes qu’il expose par le biais de ce personnage dans le reste du roman. L’œuvre se désolidarise alors quelque peu du romanesque pour adopter un ton plus discursif, plus moral et didactique. Si l’intrigue amoureuse demeure présente, ce n’est guère plus qu’à l’état latent, les désordres de l’amour cédant la place à une longue série de dissertations sociales, philosophiques, et morales. Disciple rousseauiste de la fin du XVIII e siècle, Thiery met en relief le caractère didactique de Julie à l’aide d’une question posée dans un but purement rhétorique : « Pouvait-on présenter une leçon plus grande, une morale plus instructive et plus pressante ? » (29). De même, Mme de Staël décrit le plan didactique de Julie comme reposant sur un précepte esthétisé : « une grande idée morale mise en action et rendue dramatique » (Lettres 19). La critique moderne ne s’y est pas trompée non plus. Raymond Trousson déclare que « le roman purifie, révèle et élève l’âme, communique l’enthousiasme du bien, devient un livre-guide et un révélateur moral » (Jean- Jacques Rousseau jugé 217). Claude Labrosse qualifie Julie de « livre-guide qui tient son autorité de la force et de la justesse de ses maximes » (40). Or c’est à la rhétorique de l’exemple que Rousseau confie la tâche d’instruire et de persuader ses leçons et cette morale. Le champ lexical de l’exem- 154 Exemplarité, vertu et vraisemblance plarité, dont Julie est le vecteur principal, invite à lire le personnage éponyme comme un exemple qui transcende la polyphonie des multiples narrateurs de cette vaste correspondance épistolaire. Une fois passée la première partie du roman, les récits relèvent unanimement de l’exemplarité lorsqu’il est question de Julie. Il peut arriver que ces récits présentent Julie comme un antimodèle dissuasif de ce qu’il ne faut pas faire, mais dans leur vaste majorité, ils désignent l’héroïne comme un modèle singulier qui incite à l’imitation. Le modèle mis en action par Julie atteint petit à petit le summum de l’exemplarité, comme le souligne Thiery dans son Eloge de Jean-Jacques Rousseau : « Julie devient épouse et mère : toute entière à ses devoirs, elle ne connoît plus que ces titres sacrés, et les obligations qu’ils imposent. Quel exemple elle donne, à celles qui les partagent ! » (30). La valeur exemplaire de Julie est soulignée par tous les protagonistes, dans de nombreuses lettres, comme pour graver ce statut dans l’esprit des lecteurs. La capacité de Julie à susciter l’imitation est exprimée de manière polyphonique, par tous les personnages. Saint-Preux, interlocuteur privilégié de l’héroïne, l’exprime à plusieurs reprises : « Julie m’a appris comment il faut immoler le bonheur au devoir ; elle m’en a trop courageusement donné l’exemple, pour qu’au moins une fois je ne sache pas l’imiter » (228). De même, c’est en imitant Julie que Saint-Preux trouve le repos : Toujours vous exercez le même empire, mais son effet est tout opposé ; en réprimant les transports que vous causiez autrefois, cet empire est plus grand, plus sublime encore ; la paix, la sérénité succèdent au trouble des passions ; mon cœur toujours formé sur le vôtre, aima comme lui, et devient paisible à son exemple (516). Il l’exprime encore de manière poignante dans le passage suivant : « Soit que l’exemple de ton retour à toi-même me donnât plus de force pour t’imiter, soit que ma Julie épure tout ce qui l’approche, je me trouvai tout à fait tranquille ; et il ne me resta de mes premières émotions qu’un sentiment très doux » (489) 88 . 88 Milord Edouard invite Julie en Angleterre pour faire profiter les Anglais de son modèle : « venez honorer de l’exemple de vos vertus un pays où elles seront adorées, et des gens simples portés à les imiter » (138). Julie est l’âme de l’exemplarité qui règne dans la petite société de Clarens : « Pour les garantir des vices qui ne sont pas en eux [les domestiques], ils ont, ce me semble, un préservatif plus fort que des discours qu’ils n’entendraient point, ou dont ils seraient bientôt ennuyés : c’est l’exemple des mœurs de tout ce qui les environne » (441). De même, il est dit du couple Wolmar-Julie que « l’exemple de leur conduite est le seul trésor dont ils veuillent accroître leur héritage » (399). 155 Rousseau ou le génie de la rhétorique romanesque Outre le leitmotiv de l’exemplarité attaché à Julie, les lecteurs peuvent contempler à de multiples reprises sa faculté à modeler la vie morale de son entourage, comme Rousseau le souligne dans la deuxième préface : « Cette Julie, telle qu’elle est, doit être une créature enchanteresse ; tout ce qui l’approche doit lui ressembler ; tout doit devenir Julie autour d’elle ; tous ses amis ne doivent avoir qu’un ton » (585) 89 . Julie revêt toutes les caractéristiques d’une préceptrice des mœurs, de la morale, de la vertu et du bonheur. Son influence se fait continuellement sentir sur les autres personnages et en premier lieu sur Saint-Preux. Le fait que tant de personnages adoptent Julie comme modèle peut susciter chez les lecteurs un sentiment d’émulation. Saint-Preux ne tarit jamais de commentaires pour vanter l’influence qu’exerce Julie sur lui-même et sur les autres : « Mon cœur sans expérience ne connut le danger que quand il n’était plus temps de fuir, et je n’avais point encore appris de votre fille cet art cruel de vaincre l’amour par lui-même, qu’elle m’a depuis si bien enseigné » (228) ; ou encore : « Sitôt que j’approche d’elle, sa vue apaise mon trouble, ses regards épuisent mon cœur. Tel est l’ascendant du sien, qu’il semble toujours inspirer aux autres le sentiment de son innocence et le repos qui en est l’effet » (385). Ces multiples occurrences martèlent dans l’esprit des lecteurs l’effet que Julie doit avoir sur eux. Les répétitions sont en effet un art que Rousseau maîtrise admirablement, et qui consistent à faire reparaître la même vérité sous de nouveaux tours et par de nouvelles images, pour l’imprimer plus profondément dans l’esprit des lecteurs. C’est peut-être Claire qui fournit le résumé le plus instructif des facultés de Julie dans une lettre qui résonne comme un manifeste de l’effet que produit sa cousine : « Mille femmes sont plus belles que toi ; plusieurs ont autant de grâce ; toi seule as, avec les grâces, je ne sais quoi de plus séduisant qui ne plaît pas seulement mais qui touche et qui fait voler tous les cœurs au-devant du tien » (mes italiques 142). Claire met en relief l’unicité de sa cousine et le pouvoir dont elle dispose pour toucher autrui, et gagner les cœurs à sa cause. L’expression « je ne sais quoi » fait allusion à cette énergie, cette force 89 La critique a souvent remarqué que Julie devient l’astre que vénèrent les autres personnages. Pour Thomas Pavel, « elle inspire un amour et un respect quasi religieux à tous ceux qui l’entourent » (151). Jean-Louis Lecercle observe que « la divine Julie a en elle un pouvoir attractif, un rayonnement qui s’exerce sur tous les autres » (Modernité 203). Il ajoute que Julie est le centre de Clarens : « les autres sont les satellites de cet astre. Sa lumière les transforme » (203). Pour Jean Starobinski, « la petite communauté circonscrite a son centre en Julie, dont l’âme se communique à tous ceux qui l’environnent » (104). Philip Stewart va jusqu’à conférer à l’héroïne de Rousseau l’aura d’une reine et d’une sainte patronne (199). 156 Exemplarité, vertu et vraisemblance qui émane de Julie et qu’on ne peut définir ou exprimer, bien qu’on en sente nettement les effets. Il s’agit d’un philtre édifiant composé de sensibilité, de vertu, de raison, de sacrifice. Si ce philtre échappe si bien à la définition, c’est parce que l’exemplarité rhétorique fait que les personnages du roman, et les lecteurs par extension, ressentent insensiblement l’effet de l’exemple qu’incarne Julie. Claire termine sa lettre en exaltant l’exemplarité de sa cousine : « je m’encouragerai par ton exemple. Je me dirai, j’imite Julie, et me croirai justifiée » (144). Cette phrase ressemble fort à une exhortation adressée aux lecteurs pour les enjoindre eux aussi à imiter Julie. 3.2 Julie ou la vertu incarnée Le minutieux travail de persuasion qu’effectue Rousseau tout au long de Julie a pour principal objectif d’imprimer la recherche de la vertu dans l’esprit des lecteurs. Cet élément fondamental est mis en relief dès le début de la première préface : « tous les sentiments seront hors de la nature pour ceux qui ne croient pas à la vertu » (3). Véritable leitmotiv du roman, le terme « vertu » se rencontre quasiment à toutes les pages de cet ouvrage fleuve, et souvent plusieurs fois par page, si bien que ses occurrences se comptent par centaines. En ce qui concerne le personnage éponyme, le roman se traduit en un parcours d’apprentissage de la vertu la plus admirable, la plus pure, la plus salvatrice. Julie théorise même la méthode par laquelle elle acquiert sa vertu par le biais d’une maxime : la froide raison n’a jamais rien fait d’illustre, et l’on ne triomphe des passions qu’en les opposant l’une à l’autre. Quand celle de la vertu vient à s’élever, elle domine seule et tient tout en équilibre. Voilà comment se forme le vrai sage, qui n’est pas plus qu’un autre à l’abri des passions, mais qui seul sait les vaincre par elles-mêmes, comme un pilote fait route par les mauvais vents (370). Il faut combattre le feu avec le feu, et cultiver la vertu au point d’en faire une passion assez puissante pour qu’elle contrebalance la passion amoureuse. Julie, que Saint-Preux nomme « la vertu sensible » (398), constitue la vivante incarnation de la vertu. Petit à petit, le texte confond Julie et la vertu, qui finissent par ne former qu’une seule et même entité pour les autres personnages du roman : « Savez-vous ce qui vous a fait toujours aimer la vertu ? Elle a pris à vos yeux la figure de cette femme adorable qui la représente si bien » (396). Cette déclaration de Milord Edouard à Saint-Preux est révélatrice de la dimension allégorique dont Julie est investie. L’héroïne et la vertu font souvent écho l’une à l’autre, et ce rapprochement contribue à promouvoir l’impression de leur fusion, comme l’illustre le passage suivant : « Sans espérer 157 Rousseau ou le génie de la rhétorique romanesque de guérir, il faut au moins le vouloir, puisque Julie et la vertu l’ordonnent » (293). Julie elle-même adopte ce paradigme : « n’abandonne jamais la vertu, et n’oublie jamais ta Julie » (157). La vertu constitue la strate la plus essentielle de l’exemplarité de Julie, et l’héroïne de Rousseau convertit tous ceux qui l’entourent. Saint-Preux sera le premier de ses disciples. Julie lui communique d’abord sa vertu quand ils sont amants : « ta lettre brûle comme ton cœur du saint amour de la vertu et tu portes au fond du mien son ardeur céleste » (160). Ce phénomène s’amplifie lorsque les anciens amants cultivent une amitié qui ne saurait plus tolérer la passion : « Oui, ma cousine, il me semble que sa vertu m’a subjugué, […] il me semble que mes sentiments ne sont pas affaiblis, mais rectifiés ; et, avec quelque soin que je m’examine, je les trouve aussi purs que l’objet qui les inspire » (385). Comme le remarque Philip Stewart, en imitant Julie, tout le monde se rapproche de la vertu et de la vérité (186). C’est précisément ce modèle que Rousseau propose aux lecteurs, et peut-être plus particulièrement aux lectrices, qu’il veut enjoindre à épouser la vertu et à la disséminer autour d’elles. Ainsi, outre les autres idées morales que personnifie Julie, il est souvent question de l’imitation de sa vertu : « Enthousiaste oisif de ses vertus, vous bornerez-vous sans cesse à les admirer sans les imiter jamais ? » (396). Comme le confie Saint-Preux, ce modèle de vertu invite à l’imitation : « Je sens ranimer en moi ce feu pur et saint dont j’ai brûlé : l’exemple de tant de vertus ne sera point perdu pour celui qui en fut l’objet, qui les aime, les admire et veut les imiter sans cesse » (154). Non loin de la fin du roman, Saint-Preux parle encore de Julie comme d’un exemple de vertu qu’il veut imiter : Chère amie, ouvrez-moi votre maison sans crainte ; elle est pour moi le temple de la vertu ; partout j’y vois son simulacre auguste, et ne puis servir qu’elle auprès de vous. Je ne suis pas un ange, il est vrai ; mais j’habiterai leur demeure, j’imiterai leurs exemples : on les fuit quand on ne leur veut pas ressembler (516-17). L’exemplarité de Julie fait rayonner la vertu. La pratique de la vertu est d’autant plus capitale à l’économie de l’œuvre que, selon la philosophie rousseauiste, le chemin de la vertu est synonyme de quête du bonheur 90 . C’est donc lorsque sa vertu parvient à son apogée que Julie trouve le bonheur. Julie indique aux autres personnages, et par 90 Rousseau exprime le même sentiment dans Emile : « Sophie aime la vertu ; cet amour est devenu sa passion dominante. Elle l’aime, parce qu’il n’y a rien de si beau que la vertu ; elle l’aime parce que la vertu fait la gloire de la femme ; […] elle l’aime comme la seule route du vrai bonheur » (502-03). 158 Exemplarité, vertu et vraisemblance extension aux lecteurs, la voie du vrai bonheur selon Rousseau 91 . Grâce à ce modèle, les autres protagonistes réalisent que le bonheur passe forcément par la vertu : « Vous nous avez prouvé cent fois qu’il n’est point de route plus sûre pour aller au bonheur que celle de la vertu » (230). Ce « nous » très rhétorique qu’emploie Claire s’applique autant aux lecteurs qu’aux personnages du roman. A travers Julie, Rousseau esthétise la vertu. Il la délivre de l’austérité dont elle est empreinte dans les traités de morale et de dévotion, pour la représenter de manière tangible, sous un jour agréable et engageant. Grâce à la vertu, la recherche du bonheur et du plaisir devient un objectif louable et moralement justifiable, propre à stimuler l’émulation des lecteurs, et à faire de la vertu de Julie une force enviable, qu’il est souhaitable d’acquérir. Mme de Staël, probablement inspirée par la poétique que Rousseau met en place pour rendre aimable la vertu dans Julie, émet la recommandation suivante dans son Essai sur les fictions : Il faut animer la vertu pour qu’elle combatte avec avantage contre les passions ; il faut faire naître une sorte d’exaltation pour trouver du charme dans les sacrifices ; il faut enfin parer le malheur pour qu’on le préfère à tous les prestiges des séductions coupables ; et les fictions touchantes qui exercent l’âme à toutes les passions généreuses, lui en donnent l’habitude, et lui font prendre à son insu un engagement avec elle-même, qu’elle aurait honte de rétracter, si une situation semblable lui devenait personnelle (70). La « situation semblable » devenant « personnelle » au lecteur ressemble fort aux prémisses du genre démonstratif de la rhétorique, qui part du principe que le lecteur appliquera les leçons retenues aux circonstances de sa propre vie. 3.3 Julie ou l’exemplarité divine En plus de personnifier la vertu, Julie jouit d’une relation privilégiée avec Dieu. C’est d’ailleurs lorsque s’estompe la partie romanesque de Julie que ce lien, qui prime sur tout autre, est contracté. Pendant sa cérémonie de mariage avec Wolmar, alors que Julie prémédite l’adultère, elle reçoit de Dieu une illumination au moment précis où elle jure fidélité devant lui. Il ne s’agit pas d’une conversion, puisque Julie a toujours été pieuse, mais d’une révélation, 91 Cette idée, qui n’est pas une innovation de Rousseau, rejoint la philosophie cartésienne du traité sur les passions : il est certain que pourvû que nostre ame ait tousjours de quoy se contenter en son interieur, tous les troubles qui viennent d’ailleurs n’ont aucun pouvoir de luy nuire. Et affin que nostre ame ait ainsi de quoy estre contente, elle n’a besoin que suivre exactement la vertu. Car quiconque a vescu en telle sorte […] en reçoit une satisfaction, qui est si puissante pour le rendre heureux, que les plus violens efforts des Passions, n’ont jamais assez de pouvoir pour troubler la tranquilite de son ame (174). 159 Rousseau ou le génie de la rhétorique romanesque d’un sentiment exalté d’ordre divin. Julie effectue un récit détaillé de cet événement crucial au cours d’une longue lettre à Saint-Preux : Je le vois, je le sens ; la main secourable qui m’a conduite à travers les ténèbres est celle qui lève à mes yeux le voile de l’erreur, et me rend à moi malgré moi-même. La voix secrète qui ne cessait de murmurer au fond de mon cœur s’élève et tonne avec plus de force au moment où j’étais prête à périr. L’auteur de toute vérité n’a pas souffert que je sortisse de sa présence, coupable d’un vil parjure ; et, prévenant mon crime par mes remords, il m’a montré l’abîme où j’allais me précipiter (262). La nouvelle lumière que Dieu jette sur sa vie conduit Julie à s’engager de manière solennelle. Elle s’adresse alors à Dieu dans un passage qu’elle cite mot à mot à Saint-Preux. Non seulement elle y jure fidélité à son mari, mais elle promet aussi de se régler par rapport à « l’ordre de la nature » et « aux règles de la raison », lois établies par Dieu (263). Henri Coulet offre une belle synthèse de ce passage : « Julie découvre en Dieu et dans l’ordre voulu par Dieu la seule base d’un bonheur qui soit sans remords ; elle sacrifie sa passion et se range à son devoir » (409). Cette révélation et le serment qui l’accompagne jettent les bases du caractère divin qui détermine l’exemplarité de Julie dans la seconde moitié du roman. La présence de Dieu et la piété de Julie n’ont pas manqué d’attirer l’attention de la critique. Néanmoins, de par le rapport de Julie à l’exemplarité et sa volonté d’imiter le modèle de Dieu, l’héroïne atteint une élévation et une stature divine jusque là insoupçonnée par la critique 92 . Conformément au principe de deus imitatio du Nouveau Testament, qui fait de l’imitation du Christ un des fondements de la religion chrétienne, Julie puise dans le modèle divin la source de son propre exemple : « c’est à la contemplation de ce divin modèle que l’âme s’épure et s’élève, qu’elle apprend à mépriser ses inclinations basses et à surmonter ses vils penchants » (mes italiques 264). Julie exhorte le destinataire de sa lettre à adorer et imiter de même le divin modèle : Adorez l’Etre éternel, mon digne ami […]. C’est lui, c’est sa substance inaltérable qui est le vrai modèle des perfections dont nous portons tous une image en nous-mêmes. Nos passions ont beau la défigurer, tous ses traits liés à l’essence infinie se représentent toujours à la raison, et lui servent à rétablir ce que l’importune erreur en ont altéré (mes italiques 264). En faisant sienne l’éthique de l’imitation de Dieu et de la présence du divin dans chacun de nous, Julie confère au roman une dimension profondément spirituelle et religieuse. 92 Seule Nanine Charbonnel parle du « roman sauveur de la Julie » et précise que l’héroïne de Rousseau est un personnage « christique » et « inimitable » qui « agit en subjuguant par la force même de son principe » (Philosophie, vol. 2, 296). 160 Exemplarité, vertu et vraisemblance En accédant à une dimension véritablement divine, l’exemplarité de Julie atteint son apothéose. L’imitation de Dieu fait de Julie un modèle divin, conférant au personnage éponyme une sublime aura de sacré. En imitant Dieu, Julie produit du sacré et élève la nature distincte du modèle qu’elle incarne jusqu’à la référence la plus absolue. Imiter Julie équivaut alors à tendre vers le modèle qui est le sien, ce qui revient en quelque sorte à imiter Dieu lui-même. Le modèle exemplaire qu’incarne Julie acquiert ainsi une autorité incontestable. Julie est comme investie d’une exemplarité de droit divin. Avec Julie, l’exemplarité rhétorique atteint une dimension inégalée jusque là dans une œuvre romanesque. En divinisant son héroïne, Rousseau en fait un être supérieur, doté d’un pouvoir de persuasion inaccoutumé. C’est Saint-Preux qui exprime peut-être le mieux le caractère suprême du modèle qu’incarne Julie : « Elle s’environnait de la majesté suprême ; je voyais Dieu sans cesse entre elle et moi. Quel coupable désir eût pu franchir une telle sauvegarde ? Mon cœur s’épurait au feu de son zèle, et je partageais sa vertu » (449). Le pasteur qui se rend au chevet de Julie mourante souligne sa proximité à Dieu et son habileté à édifier chrétiennement : Le pasteur lui-même, saisi, transporté de ce qu’il venait d’entendre, s’écria en levant les mains et les yeux au ciel : « Grand Dieu, voila le culte qui t’honore ; daigne t’y rendre propice ; les humains t’en offrent peu de pareils. Madame, dit-il en s’approchant du lit, je croyais vous instruire, et c’est vous qui m’instruisez. Je n’ai plus rien à vous dire. Vous avez la véritable foi, celle qui fait aimer Dieu » (545-46). Au-delà de toutes les formes d’influence qui sont les siennes, faire aimer Dieu est sans conteste la plus singulière, la plus prodigieuse, dont Julie soit capable. D’ailleurs, Rousseau laisse deviner que Julie parvient même à convertir son athée de mari, M. de Wolmar. Elle indique dans la dernière lettre qu’elle écrit à Saint-Preux juste avant son fatal accident que ce projet de conversion par l’exemple constitue désormais son objectif principal : Il me reste une ressource pour l’en tirer [de son état athéiste], et j’y consacre le reste de ma vie ; ce n’est plus de le convaincre, mais de le toucher ; c’est de lui montrer un exemple qui l’entraîne, et de lui rendre la religion si aimable qu’il ne puisse lui résister. Ah ! mon ami, quel argument contre l’incrédule que la vie du vrai chrétien ! (mes italiques 533). Ce passage capital pour l’herméneutique de Julie montre la place qu’occupe la religion dans l’exemplarité édifiante que revendique le personnage éponyme. Ce passage met en abyme la méthodologie rhétorique et didactique que met en œuvre Rousseau à travers son héroïne afin d’instruire et d’édifier. La vie de 161 Rousseau ou le génie de la rhétorique romanesque Julie est un exemple pour tous, sur lequel vient s’appuyer dans une irrésistible douceur toute la persuasion du philosophe. Il ne s’agit pas de contraindre par des discours ou des leçons de morale, mais de « toucher » le destinataire de l’exemple afin de l’« entraîner », c’est-à-dire de le mettre sur la bonne voie, de le disposer à accueillir favorablement le message didactique dont l’exemple est le vecteur, et de susciter en lui une volonté d’imitation. Cette stratégie est explicitée en plus amples détails dans la suite de la même lettre : Wolmar est froid, mais il n’est pas insensible. Quel tableau nous pouvons offrir à son cœur, quand ses amis, ses enfants, sa femme, concourront tous à l’instruire en l’édifiant ! quand sans lui prêcher Dieu dans leurs discours, ils le lui montreront dans leurs actions qu’il inspire, dans les vertus dont il est l’auteur, dans le charme qu’on trouve à lui plaire ! quand il verra briller l’image du ciel dans sa maison ! quand cent fois le jour il sera forcé de se dire : « Non, l’homme n’est pas ainsi par lui-même, quelque chose de plus qu’humain règne ici » (mes italiques 534). Ce passage d’une richesse extraordinaire nous renseigne sur la méthodologie rhétorique et didactique employée par Julie avec son mari, et par extension, par Rousseau avec ses lecteurs. Wolmar doit être édifié par les exemples de tous, mais c’est le modèle de Julie qui donne la mesure, et constitue la référence ultime. Les termes « tableau », « action » et « image », instruments de la persuasion douce, viennent compléter et renforcer la rhétorique de l’exemple. Une fois de plus, Rousseau indique que c’est l’exemple qui instruit et édifie dans Julie. Conformément aux principes rhétoriques en vigueur au XVIII e siècle, il est une nouvelle fois signalé que l’exemple est plus convaincant que les « discours » et autres formes d’enseignement doctrinaire. C’est donc par le langage des « actions », c’est-à-dire l’exemple, que l’existence de Dieu doit être prouvée à Wolmar, non pas par des discours. Comment Wolmar pourrait-il résister à un tel déploiement rhétorique, aux assauts de cet art de la persuasion que Rousseau porte à son apogée dans Julie ? Notre athée ne peut que se laisser convaincre, comme sa dernière lettre le suggère : Je n’ai pour croire ce que je crois que mon opinion armée de quelques probabilités. Nulle démonstration ne la renverse, il est vrai ; mais quelle démonstration l’établit ? [Julie] a, pour croire ce qu’elle croit, son opinion de même, mais elle y voit l’évidence ; cette opinion à ses yeux est une démonstration. Quel droit ai-je de préférer, quand il s’agit d’elle, ma simple opinion que je reconnais douteuse à son opinion qu’elle tient pour démontrée ? […] Voilà le premier doute qui m’ait rendu suspecte l’incertitude que vous avez si souvent attaquée (mes italiques 538-39). 162 Exemplarité, vertu et vraisemblance La conversion complète de Wolmar ne saurait tarder, et on devine que son athéisme ne survivra pas au décès de Julie 93 . 3.4 Résurgences romanesques et exemplarité posthume La sixième partie du roman, dédiée au récit de l’agonie de l’héroïne de Rousseau, est l’occasion de porter sa divinisation à son paroxysme. Lors du discours qu’elle fait au pasteur, Julie semble animée du caractère de la divinité : « les yeux de celle qui le prononça brillaient d’un feu surnaturel ; un nouvel éclat animait son teint, elle paraissait rayonnante ; et s’il y a quelque chose au monde qui mérite le nom de céleste, c’était son visage tandis qu’elle parlait » (mes italiques 545). Les expressions de béatitude que contient ce passage laissent entendre que Julie atteint Dieu. Jean-Louis Lecercle indique que « Dans ses dernières heures elle est comme animée d’une force surnaturelle, et elle fait de sa mort un chef-d’œuvre » (Rousseau 104). Si la manière dont Julie se prépare à la mort magnifie son exemplarité, ce dénouement dramatique est aussi l’occasion pour Rousseau de faire renouer Julie avec le romanesque. L’héroïne meurt de manière à exciter intensément les émotions des personnages une dernière fois, et par extension celles des lecteurs. Le tragique de cette perte prématurée fait verser moult larmes à tous les membres du microcosme de Clarens, parce qu’il faut clore le roman dans l’affectif, le pathétique, afin de faire rejaillir le plaire, quelque peu malmené par les méandres des nombreuses dissertations que comptent les deux dernières parties du roman. Malgré le chagrin et le deuil que suscitent la mort de Julie, l’intensité des sentiments captive les lecteurs, dont beaucoup d’entre eux témoignent avoir sangloté profusément à la lecture de cet événement. Ainsi, Louis François confie que « Cette lecture fit même sur moi une sensation si forte que je crois que dans ce moment j’aurois vu la mort avec plaisir » (Correspondance complète, vol. 8, 279). Le Journal des sçavans demande « Quel lecteur ne la perd pas comme son bien propre ? » (Correspondance complète, vol. 8, 351). Une certaine Charlotte de La Taille rapporte que « La mort de Julie m’a serré le cœur pendant plus de huit jours » (Correspondance complète, Vol. 8, 224). Le pathétique et le romanesque font un retour retentissant dans l’avantdernière lettre de la correspondance, lettre posthume que Julie adresse à Saint-Preux. La matière première du roman en tant que genre, l’amour, revient au premier plan lorsqu’on apprend que la passion de l’héroïne pour Saint-Preux a resurgi dans les derniers moments de sa vie : 93 Selon Robert Mauzi, « on sait qu’il se convertira finalement à la religion de Julie » (169). 163 Rousseau ou le génie de la rhétorique romanesque Je me suis longtemps fait illusion. Cette illusion me fut salutaire ; elle se détruit au moment que je n’en ai plus besoin. Vous m’avez cru guérie, et j’ai cru l’être. Rendons grâce à celui qui fit durer cette erreur autant qu’elle était utile : qui sait si, me voyant si près de l’abîme, la tête ne m’eût point tournée ? Oui, j’eus beau vouloir étouffer le premier sentiment qui m’a fait vivre, il s’est concentré dans mon cœur (564). Julie prononce alors la phrase qui a fait couler tant d’encre parmi la critique : « qui m’eût pu répondre de l’avenir ? Un jour de plus peut-être, et j’étais coupable ! » (564). La passion de Julie étant mal éteinte, la présence imminente de Saint-Preux à Clarens aurait pu rallumer son amour et déclencher un cataclysme passionnel susceptible de venir à bout de sa vertu, de lui faire rompre son serment, et de lui faire commettre l’adultère. Nombreux sont les critiques qui en déduisent que par cet aveu, Rousseau remet en cause tout le système développé dans Julie. Le bonheur domestique et la vertu auraient donc échoué, voire même trahi Julie 94 . S’il est tentant de conclure que Julie aurait pu sombrer dans l’adultère, « sentir n’est pas consentir », pour reprendre l’heureuse expression qu’a émise Charles Dédéyan à ce sujet (106). Saint-Preux avait déjà séjourné à Clarens pour un temps assez prolongé avant de reprendre la route avec Milord Edouard, sans que la passion de Julie ne se soit réveillée pour autant. La résilience de la passion n’est pas une surprise. Wolmar en était bien conscient, mais ne s’en était jamais inquiété. Lors du premier séjour de Saint-Preux à Clarens, il avait confié à Claire que la passion des deux amants demeurait intacte. Non seulement il n’entretenait aucune crainte de rechute de la part de sa femme, mais il se félicitait des résultats que produisait la survivance de ce sentiment : De vous dire que mes jeunes gens sont plus amoureux que jamais, ce n’est pas sans doute une merveille à vous apprendre. De vous assurer au contraire qu’ils sont parfaitement guéris, vous savez ce que peuvent la raison et la vertu ; ce n’est là non plus leur plus grand miracle. Mais que ces deux opposés soient vrais en même temps ; qu’ils brûlent plus ardemment que jamais l’un pour l’autre, et qu’il ne règne plus entre eux qu’un honnête attachement ; qu’ils soient toujours amants et ne soient plus qu’amis ; c’est […] l’exacte vérité (382). Wolmar remet à Saint-Preux l’ultime lettre de Julie, parce qu’il sait que la passion n’aurait pas su troubler son épouse du vivant de celle-ci. D’ailleurs, 94 C’est notamment le cas de Philip Stewart (209). Certains suggèrent que Julie se trouvait au bord du gouffre, et que la mort vient à point nommé à sa rescousse. Selon Susan Okin, la mort se présente comme la seule solution qui permette à l’héroïne d’échapper à son dilemme. D’après elle, une entrevue avec Saint-Preux, à partir de ce moment-là, serait si dangereuse que Dieu prend les choses en main (96). 164 Exemplarité, vertu et vraisemblance Saint-Preux avait bien pressenti que Julie l’aimerait jusqu’à sa mort : « ce tendre cœur m’aime, je le sais bien. Malgré le sort, malgré lui-même, il m’aimera jusqu’au tombeau… » (mes italiques 136-37). La persistance des sentiments de Julie n’est pas une nouveauté. Cependant, trahir Wolmar serait incompatible avec le caractère et l’aura d’exemplarité de Julie. A la moindre crainte, elle aurait éloigné l’amant. C’est seulement parce que Julie se trouve au seuil de la mort qu’elle prend conscience du fait que la passion est toujours enracinée en son for intérieur. Si Julie ne s’était pas trouvée à cette extrémité, l’illusion qui masquait la pérennité de son amour se serait prolongée indéfiniment, si bien que la vertu serait restée en position de passion dominante, et l’amour serait resté dormant. Julie précise elle-même que la passion amoureuse ne rejaillit qu’au moment où elle est inoffensive : [ce sentiment] s’y réveille au moment qu’il n’est plus à craindre ; il me soutient quand mes forces m’abandonnent ; il me ranime quand je meurs. Mon ami, je fais cet aveu sans honte ; ce sentiment resté malgré moi fut involontaire ; il n’a rien coûté à mon innocence ; tout ce qui dépend de ma volonté fut pour mon devoir : si le cœur qui n’en dépend pas fut pour vous, ce fut mon tourment et non pas mon crime. J’ai fait ce que j’ai dû faire ; la vertu me reste sans tâche, et l’amour m’est resté sans remords (564). Une fois mariée, Julie n’a jamais été coupable et ne saurait plus l’être, ce qui conduit Robert Mauzi à conclure à juste titre que « Julie accueille la mort sans la moindre angoisse du salut : sa conscience l’a déjà absoute » (165). D’ailleurs, au moment de son illumination, lorsqu’elle jure fidélité devant Dieu à son époux et renonce à Saint-Preux, c’est jusqu’à la mort que Julie s’engage, mais pas au-delà : « Liée au sort d’un époux, ou plutôt aux volontés d’un père, par une chaîne indissoluble, j’entre dans une carrière qui ne doit finir qu’à la mort » (mes italiques 249), ce qui permet à Jean Starobinski d’affirmer que sa mort constitue une sorte de délivrance de « la loi du devoir » (113). Dès lors, l’amour n’est plus coupable parce que l’héroïne a tenu sa promesse. Si la passion revient, c’est uniquement parce que Julie a rempli ses engagements, parce que l’amour n’est plus en mesure de menacer la vertu, et parce qu’il ne peut plus être vécue du vivant des amants. Julie se réveille à la passion amoureuse et la déclare sans crainte et sans embarras à Saint-Preux, parce que c’est de l’autre vie dont il s’agit maintenant : « Non, je ne te quitte pas, je vais t’attendre. La vertu qui nous sépara sur la terre nous unira dans le séjour éternel. Je meurs dans cette douce attente : trop heureuse d’acheter au prix de ma vie le droit de t’aimer toujours sans crime, et de le dire encore une fois ! » (566). Amour et vertu ne forment plus qu’une seule et même entité, parce qu’avec la mort, l’amour perd toutes les 165 Rousseau ou le génie de la rhétorique romanesque caractéristiques qui en font une passion de l’âme. Il n’est plus question de sentiments aliénants, ni d’émotions assujettissantes et destructrices, mais de l’amour dans sa forme pure, platonicienne et chrétienne. Peu avant que Julie ne soit victime de l’accident qui lui coûte la vie, elle confie à Saint-Preux que ses sentiments et son être s’élèvent déjà vers l’absolu, vers Dieu, annonçant l’orientation que prendront ses sentiments au moment de sa mort : Ne trouvant donc rien ici-bas qui lui suffise, mon âme avide cherche ailleurs de quoi la remplir : en s’élevant à la source du sentiment et de l’être, elle y perd sa sécheresse et sa langueur ; elle y renaît, elle s’y ranime, elle y trouve un nouveau ressort, elle y puise une autre vie ; elle y prend une autre existence qui ne tient point aux passions du corps ; ou plutôt elle n’est plus en moi-même, elle est toute dans l’Etre immense qu’elle contemple et, dégagée un moment de ses entraves, elle se console d’y rentrer par cet essai d’un état plus sublime qu’elle espère être un jour le sien (mes italiques 529). Il n’est pas impossible que Rousseau utilise l’espoir des félicités qui attendent ses personnages (et ses lecteurs) dans une autre vie, comme contrepartie des rigueurs et des sacrifices qu’appellent sa morale, et qui rendent la vie douloureuse dans Julie, en particulier pour les femmes. Au final, il semble bien que Rousseau ne remette en cause ni ses enseignements, ni sa philosophie. Il est d’ailleurs fort douteux que Rousseau ait consacré une énergie si prodigieuse et déployé une rhétorique si remarquable, si ingénieuse, au cours des quelques centaines de pages précédentes, pour détruire en quelques lignes un système, une philosophie, qu’il avait méticuleusement développé, et travaillé si ardemment à persuader. En outre, il est indiqué que l’exemplarité de Julie va perdurer au-delà de son trépas, ce qui apporte la preuve de la valeur immuable de son modèle. Ainsi, dans l’ultime lettre de cette correspondance, que Claire adresse à l’amant de sa cousine, elle chante encore l’exemplarité de la défunte : J’aime à croire que du lieu qu’elle habite, du séjour de l’éternelle paix, cette âme encore aimante et sensible se plaît à revenir parmi nous, à retrouver ses amis pleins de sa mémoire, à les voir imiter ses vertus, à s’entendre honorer par eux, à les sentir embrasser sa tombe et gémir en prononçant son nom (mes italiques 567). Ce discours ressemble fort à une exhortation à imiter les vertus de Julie, plus destinée aux lecteurs du roman qu’à Saint-Preux. De même, les moments qui précèdent la mort de Julie avaient déjà fourni l’occasion d’une exhortation à suivre son divin modèle. Elle est exécutée par le pasteur, et rapportée par Wolmar dans le récit des événements qu’il rédige pour Saint-Preux : « Soit que Dieu vous rende à nous pour nous servir d’exemple, soit qu’il vous appelle à lui pour couronner vos vertus, puissions-nous tous tant que nous sommes 166 Exemplarité, vertu et vraisemblance vivre et mourir comme vous ! Nous serons bien sûrs du bonheur de l’autre vie » (546). Une des fonctions du modèle procuré par Julie est donc de donner l’espoir d’une meilleure vie dans « l’autre monde », afin de mieux faire accepter les difficultés du premier. Chapitre VI Médiations auctoriales et enchâssements critiques 1 L’appareil macro-discursif des Désordres de l’amour de Mme de Villedieu 1.1 Une œuvre romanesque aux allures de traité Les Désordres de l’amour de Mme de Villedieu est une œuvre romanesque qui comporte de nombreuses singularités. Mme de Villedieu prend elle-même si souvent la parole dans le texte pour avancer ses préceptes, que les Désordres semble presque hésiter entre roman et traité, deux genres pourtant radicalement opposés. Cette ressemblance est d’autant plus étonnante, que les théoriciens et les défenseurs du roman ne cessent alors de contraster le caractère dogmatique et rebutant des traités au style à la fois plaisant et accessible des romans. Plusieurs considérations viennent éclairer le dédoublement de genre que semble opérer Mme de Villedieu. Cet ouvrage faisant office de manuel d’histoire, le mouvement de balancier qui voit les Désordres osciller entre roman et traité permet l’entrelacement des éléments de persuasion et d’exposition appartenant aux deux genres. Un détour momentané par la conclusion du Portrait des faiblesses humaines, compilation d’historiettes exemplaires qui sera la seule œuvre publiée par Mme de Villedieu après les Désordres, est révélateur de l’amalgame entre roman et traité qu’effectue déjà la romancière dans les Désordres 95 : J’espère faire une suite de cet ouvrage, qui traitera du retour des hommes à la vertu, afin que ces deux divers Traitez faisant envisager l’homme troublé par ses passions, et vainqueur de ces mêmes passions, je tâche à donner de l’horreur pour la foiblesse humaine aux gens qui ne sont pas encore tombez, et à tracer un chemin vers le retour à ceux qui sont déjà dans l’égarement (mes italiques, Œuvres Complètes, tome I, 82). 95 Portraits historiques de la vie de grands hommes du passé, cette œuvre posthume ne sera publiée qu’en 1685. 168 Médiations auctoriales et enchâssements critiques Mme de Villedieu expose ouvertement son objectif didactique et affirme que les portraits qui composent cet ouvrage romanesque forment une sorte de traité. Or la configuration des divers éléments qui composent les Désordres suggère que ce même procédé est applicable à cette œuvre, également écrite pour « donner de l’horreur » au lecteur pour les malheurs que cause l’amour. Nathalie Grande observe à ce sujet que les titres des récits des Désordres s’apparentent au style des traités : « La tournure syntaxique de ces titres semble même pasticher la forme des traités » (354-55). Elle suggère que Mme de Villedieu invite à lire son livre comme « un traité didactique » qui pourrait être rebaptisé du titre de « Traité des désordres de l’amour » (355). Les praticiens du roman ne présentant ni leur morale, ni leurs enseignements de manière dogmatique et discursive, l’interprétation de leurs œuvres peut souffrir de quelque ambiguïté inhérente aux textes romanesques. Similairement, parce que l’exemple enchâsse les idées théoriques dans un écrin d’agrément pour orienter et persuader de façon douce et sans contrainte, le message ainsi esthétisé pourrait passer inaperçu ou être mis en doute. En superposant les genres, Mme de Villedieu canalise l’attention du lecteur sur le contenu didactique de ses récits, en infléchit l’interprétation afin d’éliminer tout risque d’ambiguïté, et souligne les enjeux de ce qu’elle cherche à persuader. Selon Faith Beasley, une telle démarche témoigne d’une « obsession » de l’interprétation (186). Cette stratégie est fidèle aux protocoles régissant l’accompagnement discursif de l’exemple-récit, qui est la forme la plus dogmatique et la plus structurée de l’exemplarité rhétorique. Œuvre fractionnée, les Désordres se constitue de trois exemple-récits, dont le troisième est scindé en deux épisodes 96 . Chacune des trois intrigues relatant des événements différents et comportant ses propres personnages, le tout que forme les Désordres s’apparente plus au recueil qu’au roman. L’ouvrage s’inscrit ainsi dans la lignée des Nouvelles exemplaires de Cervantès, des Histoires tragiques de Rosset, ou des Evénements singuliers de l’évêque Camus. Toutefois, les récits de Mme de Villedieu étant moins nombreux et plus étoffés, les Désordres apparaît comme une œuvre hybride dans laquelle l’exemplerécit s’entremêle à la nouvelle. La romancière met donc ses lecteurs en pré- 96 Selon Micheline Cuénin, le découpage en quatre segments reflète le désir d’équilibrer la longueur des parties (Désordres, introduction XXX). Nathalie Grande offre l’hypothèse plus convaincante que la première publication de l’ensemble en quatre volumes séparés aurait rapporté plus de bénéfices à Barbin. Il semble aussi que la conclusion préliminaire qui suit les deux premiers récits suggère une organisation binaire. Les deux premières parties formeraient la première section de l’ouvrage, alors que les troisième et quatrième parties, qui forment une seule et même intrigue, marqueraient la seconde section. 169 L’appareil macro-discursif sence de nouvelles historiques qui sont d’autant plus originales qu’elles sont conçues sur le mode de l’exemple-récit. Conformément aux principes rhétoriques qui régissent l’utilisation de l’exemple-récit, les nouvelles de Mme de Villedieu sont dotées d’un encadrement discursif inhérent à ce type de texte. En plus des énoncés interprétatifs (détaillés au chapitre IV), les trois récits sont fédérés par un discours qui leur est hiérarchiquement supérieur 97 . Omniprésent, ce discours est constitué d’un grand nombre de passages et de fragments qui convergent tous vers le bref épilogue servant de conclusion générale aux Désordres. 1.2 Les maximes numérotées de Mme de Villedieu A défaut de répondre à un macro-texte, les exemples-récits de Mme de Villedieu sont inféodés à un macro-discours, que la romancière dispose de manière à interférer le moins possible avec la trame romanesque et les attentes de ses lecteurs en matière de divertissement littéraire. Les exemples-récits des Désordres sont balisés de jalons qui les situent clairement par rapport à la morale et aux préceptes qu’ils illustrent. Mme de Villedieu intervient au début et à la fin de chaque histoire, et même au cours des récits, revendiquant parfois personnellement cette médiation et l’affichage de ses intentions morales. L’absence de discours rendrait les exemples-récit autonomes et indépendants les uns des autres, mais tout au long des Désordres, ils sont périodiquement placés en relation de dépendance vis-à-vis d’un discours éthique qui canalise leur interprétation. La topographie des zones narratives des Désordres diffère de la norme des œuvres romanesques par le fait exceptionnel que le macro-discours intervient au cœur même des histoires. Il s’agit d’un mode de médiation des plus manifestes, la maxime, dont on dénombre neuf occurrences. Présences pour le moins insolites dans un texte romanesque, ces maximes sont non seulement mises en vers, mais elles se trouvent en outre démembrées du reste 97 Susan Suleiman indique que le caractère exemplaire d’un récit requiert la présence de procédés qui orientent son interprétation : « toute histoire parabolique (et plus généralement, toute histoire qui relève de l’exemplum) est tôt ou tard désignée, par le texte parabolique lui-même, comme ayant besoin d’interprétation » (Le Récit exemplaire 472). Comme l’explique Marie-Claude Malenfant à propos de l’exemplum médiéval, « L’exemplum est donc introduit en regard d’un objet argumentatif dont il ne devient le vecteur qu’après avoir été orienté, limité, ciblé de manière telle que sa signification soit toute entière, et exclusivement, tendue dans une seule direction : la même que celle du discours qui le prononce » (100). 170 Médiations auctoriales et enchâssements critiques du texte et numérotées de un à neuf en chiffres romains 98 . Qui plus est, leur numérotation est indépendante des quatre parties du recueil et demeure suivie de la première à la dernière partie. De telles maximes pourraient sembler bien autoritaires pour un texte romanesque, d’autant que les dictionnaires signalent que le rôle et la définition de la maxime frôlent d’assez près ceux du précepte. Le dictionnaire de l’Académie française définit la maxime comme une « Proposition générale qui sert de principe, de fondement, de règle ». Richelet lui associe même les synonymes d’« axiome » et de « sentence ». Or tous les théoriciens du roman s’accordent pour professer que ce genre doit exclure les préceptes et incorporer la morale de l’auteur le plus agréablement possible, afin de ne pas rebuter les lecteurs. Les maximes des Désordres semblent contredire cette règle élémentaire de la poétique du roman, puisqu’elles énoncent ouvertement les règles de morale prêchées par Mme de Villedieu, dans des apartés discursifs mis en évidence par le titre de « Maxime », par leur numérotation, et par leur ségrégation du corps narratif. Les maximes sont d’autant plus ostensiblement affichées qu’elles peuvent comprendre jusqu’à seize vers pour la plus longue d’entre elles, la maxime IV. Cette intervention doctrinaire déstabilise le rapport de force qui équilibre normalement le plaire et l’instruire dans le roman. Néanmoins, puisque l’exemple-récit exige la présence d’un macro-discours, la maxime dispose d’atouts rhétoriques qui font de sa présence dans les Désordres un choix judicieux. Si l’on en croit l’abbé Morvan de Bellegarde, la maxime et l’exemple s’accordent à merveille pour créer un effet sur les lecteurs : « une Maxime succincte et abrégée, appuyée d’un Exemple qui y a du rapport, les frappe avec quelque plaisir, et s’imprime plus facilement et pour toujours dans leur mémoire » (Maximes, page non numérotée). Aristote explique qu’« il faut se servir des maximes qui sont dans toutes les bouches et employées par le commun des hommes, […] parce qu’elles sont communes, on les croit fondées sur le consentement unanime et d’une parfaite justesse » (109). Comme la maxime s’apparente à une sorte de vérité générale, plus ou moins reconnue par tous, elle laisse sous-entendre au lecteur que les leçons prodiguées par les exemples-récit sont d’autant plus précieuses qu’elles sont universelles. Le lecteur est donc enclin à penser que c’est la voix de la conscience collective qu’il reconnait dans la maxime, alors qu’il écoute en fait 98 Un aperçu des autres œuvres romanesques de Mme de Villedieu révèle que la romancière est friande de l’insertion de toute sorte de fragments. Elle avait déjà inséré un grand nombre de maximes en vers numérotées dans les Annales Galantes. On rencontre également une multitude d’autres types de fragments adroitement glissés dans ses œuvres romanesques, aussi variés que ne le sont des fables en vers, des madrigaux, des rondeaux, des lettres et même des chansons et des songes. 171 L’appareil macro-discursif celle de la romancière. En outre, comme Aristote le met en relief, la maxime confère « au discours un caractère éthique. […] si les maximes sont honnêtes, elles font aussi paraître honnête le caractère de l’orateur » (111). Les maximes numérotées de Mme de Villedieu relèvent d’une double stratégie rhétorique. D’une part, leur apparente universalité sensibilise les lecteurs à leur contenu, et d’autre part, elles renseignent favorablement sur l’ethos de l’auteur. Malgré leur caractère autoritaire, les maximes des Désordres sont dotées d’atouts esthétiques qui permettent à Mme de Villedieu d’adapter son discours doctrinaire au grand public. Ainsi, la versification permet d’accroître leur potentiel rhétorique en parant d’un plaisant revêtement poétique les vérités brutes et générales enseignées par l’auteure. En estompant ainsi le caractère autoritaire de son macro-discours, Mme de Villedieu parvient à rééquilibrer la délicate balance du plaire et instruire. Les neuf maximes en vers, auxquelles il faut adjoindre le quatrain final, forment un corpus dogmatique qui signale que tous les récits convergent vers un objectif commun. Leur numérotation continue établit un fil conducteur qui relie et harmonise les quatre parties des Désordres, dont il brise les frontières internes. Alors que chaque nouvelle traite de plusieurs « désordres », la présence consécutive des maximes sollicite leur cumulation sous le signe collectif de la passion, ce qui justifie que le titre de l’œuvre soit au pluriel. Avec les maximes, les Désordres se distinguent par une fusion entre les lieux du discours et les lieux du récit. 1.3 Le rôle des maximes numérotées dans l’herméneutique du texte Tout comme l’exemple, la maxime relève de l’appareil logique du discours parce qu’elle s’appuie sur des arguments d’ordre rationnel. En tant que vérité générale toute faite, la maxime correspond plus précisément à un lieu explicite qui entre dans la catégorie des preuves dites artificielles, d’après la terminologie rhétorique classique. Les maximes numérotées de Mme de Villedieu relèvent donc de l’argumentation et fondent le raisonnement des Désordres. Elles entretiennent une relation symbiotique avec les exemples-récit dont elles accompagnent la lecture et orientent la compréhension en fournissant les clés de leur interprétation. Comme l’explique Monika Kulesza, le rôle des maximes est d’« énoncer clairement ce que l’intrigue suggère seulement » (143). Les maximes sont les éléments du macro-discours de Mme de Villedieu qui exercent la plus grande influence sur la manière dont le destinataire est censé comprendre les récits 99 . La démarche de Mme de Villedieu s’inscrit en 99 Outre les maximes numérotées, Mme de Villedieu a enchâssé de nombreuses maximes en prose tout au long des Désordres. Ces maximes ne se démarquent pas et Mme de Villedieu a pris grand soin de les fondre dans le texte, occultant ainsi leur 172 Médiations auctoriales et enchâssements critiques toute logique dans la poétique du roman classique, dont « le but affirmé […] est d’instruire ou de conduire à la vertu », comme l’explique Camille Esmein (L’Essor 459) 100 . Les maximes fonctionnent comme des miroirs qui illustrent ou annoncent l’intrigue de leurs récits respectifs. Les modes narratifs et discursifs se croisent sans cesse dans les Désordres, et il leur arrive souvent d’entrer en dialogue. La toute première maxime illustre à merveille ce phénomène : Mais l’Amour, ce tiran des plus illustres ames, Cet ennemi secret de nos prosperitez, Qui, sous de faux plaisirs, nous déguisant ses flames, Nous fait passer des maux pour des félicitez Aux yeux du nouveau Roi fait briller ses chimeres. Il se laissa charmer à leur vaine douceur, Et leurs voluptez mensongeres, En seduisant les sens, amolissent le cœur (5). Alors que le début et la fin de cette maxime renvoient à l’universel, son centre se rapporte à Henri III, dont le premier paragraphe du récit dresse un portrait flatteur, en présentant ce roi comme un jeune monarque à l’avenir prometteur. Suite à ce bref éloge, la narration est doublement interrompue, et par le titre « Maxime I », qui signale d’emblée l’intervention dogmatique, et par la conjonction « Mais » qui ouvre la maxime. Par son effet phatique, cette caractère doctrinaire. Elles sont parfois prononcées par les protagonistes : « L’amour n’est pas excessif dans son commencement, et on le surmonte quand on choisit le tems propre pour le combattre », clame Givry dans le troisième exemple-récit (111). Comme l’explique Arthur Flannigan, ces maximes informent parfois les lecteurs de ce que les personnages ignorent, ce qui les rend plus aptes à constater les erreurs et les fautes de ces derniers (Mme de Villedieu 77). Mais à l’image de leurs homologues en vers, ces maximes servent surtout à orienter la compréhension des nouvelles. A ce titre, elles sont autant d’avertissements et de conseils qui constituent une des strates du macro-discours des Désordres. La présence continue de cette forme édulcorée du macro-discours favorise l’adhésion du lecteur à la sombre vision que projette Mme de Villedieu de l’amour. Louis de Grenade et sa Rhétorique ecclésiastique soulignent leur utilité rhétorique et didactique : « on peut donner plus de force et grace au discours, en y mêlant à propos des sentences » (152). Desmarets de Saint-Sorlin déclare de même dans la préface de Rosane : « si quelques preceptes sont addroitement meslez parmy les Histoires enrichies de feintes, [le jugement] reçoit alors favorablement les enseignemens qu’on luy donne » (2). 100 La critique observe avec pertinence qu’« Une telle conception du roman engage une théorie de la réception dans laquelle il convient de ne rien laisser à penser et surtout à comprendre ou à interpréter : le romancier doit épuiser le sens de l’intrigue en le rendant manifeste par le dénouement des aventures ou en le commentant luimême » (L’Essor 459). 173 L’appareil macro-discursif conjonction frappe immédiatement le passage qui précède d’une restriction laissant présager que l’éloge est compromis. En outre, cette conjonction établit une continuité entre le contenu du récit et celui de la maxime, mettant ainsi en dialogue les modes narratifs et discursifs de l’œuvre, et les tissant l’un à l’autre pour renforcer leur interdépendance. La conjonction « Mais » introduit le principal élément de la problématique des Désordres, « l’Amour », qui apparaît promptement comme l’agent responsable de cette opposition. Cette passion est même personnifiée pour souligner qu’elle agit de sa propre autorité. Le centre de la maxime, consacré au roi, annonce le sombre récit de sa désastreuse passion amoureuse pour la princesse de Condé. C’est donc sans surprise que le tableau qui suit la maxime contraste soudainement avec le paragraphe qui précédait cette dernière : l’amour transforme un souverain qui semblait exemplaire en un tyran selon qui « le droit de commander aux peuples renferme celui de commander aux loix » (6). La maxime V, située dans le second exemple-récit, est une autre illustration du jeu de miroir qui voit s’entrecroiser les modes narratifs et discursifs des exemples-récit. Elle exprime avec agrément un lieu commun de la psychologie des passions : Le bonheur des amans est tout dans l’esperance ; Ce qui de loin les éblouit, Perd de près son éclat et sa fausse apparence ; Et tel mettoit un plus haut prix A la felicité si longtems désirée Qui la trouve à son gré plus digne de mépris, Quand avec son espoir il l’a bien comparée (85-6). Cette maxime intervient après la narration des péripéties amoureuses de la marquise de Termes et du baron de Bellegarde, dont la passion est contrariée par une série d’obstacles d’autant plus insurmontables qu’ils exacerbent les sentiments de ces jeunes amants. Néanmoins, à l’issue de tribulations des plus singulières, ils parviennent à passer outre l’adversité qui les accable. Les jeunes gens fuient, se marient et connaissent un bonheur à la hauteur de leurs sentiments passionnés. Mais comme la passion amoureuse ne conduit jamais au bonheur dans les Désordres, la description de la félicité des deux amants se limite aux quelques lignes du bref paragraphe qui précède la maxime V. Ce condensé des clichés du bonheur que vivent des amants comblés par leur passion se veut aussi lapidaire que le bonheur engendré par la passion amoureuse est éphémère. Vient alors la maxime V, après laquelle les désordres inhérents à la passion amoureuse ne tardent pas à être illustrés dans le texte. Lorsque Belle- 174 Médiations auctoriales et enchâssements critiques garde commence à manifester des signes de lassitude amoureuse, la marquise le somme de répondre aux questions suivantes : « Que peut-il vous manquer quand vous me possedez toute entiere ? et quelle plus heureuse destinée souhaitez-vous, que de passer tranquillement vos jours auprès de moi ? Ai-je changé de cœur ou de visage depuis que cette destinée faisoit tous vos desirs ? » (87). Les lecteurs, réels destinataires de ces questions, en connaissent les réponses, car la maxime V leur avait annoncé que la disparition des obstacles marque la fin de l’amour. Mme de Villedieu inscrit doublement les grandes lignes de la morale dans les Désordres : sous une forme doctrinaire, agréablement teintée de poésie dans les maximes, puis au sein même du corps narratif des exemples-récit, histoires illustratives où la théorie du macro-discours est exemplifiée dans le contexte de l’histoire de France. Le cas particulier des quatre dernières maximes, portant les numéros VI à IX, mérite que l’on s’attarde sur celles-ci. Ce qui distingue ces maximes, c’est qu’elles émanent de la plume d’une des protagonistes du troisième récit, quoiqu’elles retiennent le titre de maxime, la versification et la numérotation suivie. La frontière entre contenu narratif et discursif devient assez floue pour que les deux modes d’écriture se confondent alors en un seul. La double fonction de ces maximes traduit peut-être l’intention d’amalgamer récit et macro-discours le plus naturellement possible. Alors que Givry, héros du troisième récit, retrouve sa correspondance privée, que les hasards de la guerre lui avaient fait perdre, il se rend compte que des maximes en vers ont été inscrites sur les lettres d’amour qu’il avait reçues de Mme de Maugiron, sa maîtresse. Ecrites anonymement, les maximes VI à IX font chacune la critique du contenu amoureux d’une lettre différente. Le ton cynique et railleur de ces maximes insinue que l’amour de Mme de Maugiron repose sur « des caprices d’humeur » (125). Après réflexion, Givry ne peut s’empêcher de donner du crédit à ces critiques. Il interprète désormais les lettres de Mme de Maugiron à la lumière empoisonnée des maximes, et parvient à la conclusion qu’elles sont pleines de frivolité. Pour finir, il en perd sa passion pour Mme de Maugiron et tombe amoureux de l’auteure des maximes, dont il ne tarde pas à découvrir l’identité : la princesse de Guise. L’exemple de Givry ne fait que prouver la véracité de ce que dénoncent les maximes en question. C’est par pure frivolité que celui-ci rompt avec Mme de Maugiron pour tomber éperdument amoureux de la princesse. Or elle le traitera elle-même avec la plus grande légèreté, et ne lui marquera que des signes de mépris, qui finiront par conduire l’infortuné Givry à chercher sa propre perte. 175 L’appareil macro-discursif 1.4 L’exemplarité autoréférentielle ou l’autorité de la « parfaite expérience » Les éléments macro-discursifs que déploie Mme de Villedieu dans les Désordres incluent également l’exemplarité autoréférentielle dont elle se sert afin d’appuyer les leçons de ses exemples-récit de l’autorité de sa propre expérience, qu’elle cite en exemple. Suivant l’éminent chemin auctorial tracé par Montaigne et Descartes, Mme de Villedieu offre son moi comme ultime référence. Argument d’ordre affectif en rhétorique, l’auto-référentialité fait jouer l’appareil émotionnel du discours en ce qu’elle renseigne le destinataire sur les bonnes mœurs de l’auteur, ou son ethos, dont elle cherche à donner une impression sincère et digne de référence dans le but d’inspirer confiance. L’auto-référentialité que l’on rencontre dans les Désordres n’est pas un cas isolé dans l’œuvre de Mme de Villedieu. Avant d’examiner le cas précis des Désordres, l’occurrence autoréférentielle citée ci-après, provenant des Lettres de Monsieur de*** à Madame de Villedieu, permet de replacer l’auto-référentialité des Désordres dans une stratégie auctoriale globale. Dans cette œuvre à mi-chemin entre roman épistolaire et traité des rapports galants, Mme de Villedieu fait profession d’éducatrice des mœurs et s’efforce de civiliser l’attitude des hommes envers les femmes dans les relations galantes. L’ouvrage se compose de la correspondance fictive qu’échangent Mme de Villedieu elle-même et un interlocuteur masculin inventé pour l’occasion. L’auteure renforce la portée didactique de son message par un discours autoréférentiel à l’occasion duquel elle appuie son autorité en la matière sur sa propre expérience : Je ne me défends point d’avoir dans mes beaux-jours Penetré le secret des tendres amours, De sçavoir qu’il n’y a point de si sacré mystere, Dont je ne sois l’exemple, ou l’éclaircissement (mes italiques, Œuvres Complètes 174). Mme de Villedieu déclare détenir les clés de l’élucidation des mystères de la passion amoureuse. Elle affirme en fausse modestie, par une litote, que sa propre expérience offre une parfaite illustration de l’amour. Elle professe également que son moi médiatise pour son interlocuteur, et par extension pour ses lecteurs, la compréhension de ces mystères. La conclusion préliminaire qui vient clore les deux premiers récits des Désordres met de même en lumière le rôle capital que Mme de Villedieu assigne à l’auto-référentialité dans ses tentatives de persuasion : je ne doute point qu’en cet endroit plus d’un lecteur ne dise d’un ton irronique que je n’en ai pas toujours parlé de cette sorte, mais c’est sur cela même que je me fonde pour en dire tant de mal, et c’est pour en avoir fait une 176 Médiations auctoriales et enchâssements critiques parfaite expérience que je me trouve autorisée à le peindre avec de si noires couleurs (mes italiques 118). Mme de Villedieu s’implique personnellement et offre sa propre expérience en gage d’autorité. Clamant haut et fort qu’elle sait exactement de quoi elle parle pour en avoir elle-même éprouvé les effets, la romancière s’habilite à discourir sur la passion amoureuse. Elle invoque la parfaite expérience des méfaits de cette passion pour justifier le parti pris de l’ouvrage contre l’amour. Selon Marmontel et l’article « exemple » de son Dictionnaire, l’autoréférentialité s’appuyant sur l’infortune du destinateur a toutes les chances d’éveiller la sympathie du destinataire : « Un orateur, qui après avoir rapporté divers exemples d’infortunés, vient à se citer lui-même en dernier exemple, est sûr d’exciter la compassion » (tome III 297). Voilà exactement la stratégie qu’emploie Mme de Villedieu. Outre cette auto-référentialité, la présence de l’auteure dans les Désordres se fait également sentir à travers les multiples apparitions du pronom personnel « je », aussi bien dans les divers éléments du paratexte qu’à l’intérieur des récits. On ne dénombre pas moins de vingt-deux occurrences de ces interventions à la première personne du singulier, disséminées tout au long de l’œuvre. La première se trouve au commencement du premier récit : « Le Roi avoit autrefois ardemment aimé la Princesse de Condé, femme de ce Prince de Condé, qui joue un si grand personnage dans le siècle que je traite » (mes italiques 6). L’emploi de la première personne du singulier est conforme aux modalités discursives de l’exemple-récit. Par le biais de ce pronom, la voix de l’auteur se fait entendre dans les énoncés d’introduction et de conclusion qui entourent ce type de récit 101 . Dans les Désordres, la première personne du singulier constitue une des marques privilégiées du macro-discours. Elle contribue à orienter l’interprétation des exemples-récit en conjonction avec les maximes en vers. Le passage suivant, qui sert d’exorde à la deuxième nouvelle, est l’illustration la plus éloquente du rôle interprétatif que joue le pronom « je » : Je vais tâcher à prouver de même, que s’il est funeste dans ses excez, il n’est pas moins à redouter dans ses commencemens ; l’histoire du Maréchal de Bellegarde est une leçon fameuse des soins qu’on doit prendre pour combattre les premières impressions de l’amour, mais elle me sert à joindre aux galanteries de mon sujet les veritez importantes de l’histoire générale (mes italiques 66). 101 Les échantillons suivants montrent que les auteurs d’exempla médiévaux emploient volontiers la première personne du singulier : « Ce que je vais dire, je l’ai appris par la relation de Dom Hermann » (Césaire de Heisterbach, Prêcher d’exemples 73-74) ; « Femmes, je veux faire de vous toutes, dès demain, des prédicatrices » (Bernardin de Sienne, Prêcher d’exemples 188). 177 Quand le texte parle de lui-même dans La Nouvelle Héloïse Le projet didactique est inscrit en toutes lettres par la romancière, qui souligne que le récit dans son intégralité fonctionne comme une leçon. L’emploi du pronom personnel « je » et de l’adjectif possessif « mon » vient appuyer le caractère exemplaire des histoires de tout le crédit et de l’autorité prêtés à l’auteure. Comme le précise Laurence Rauline, « le fait de dire « je » est censé être justifié par la très morale intention de proposer un exemple au lecteur » (198). La première personne du singulier n’est pas le seul pronom qu’emploie l’écrivaine. Comme le fait remarquer Faith Beasley, Mme de Villedieu établit implicitement une complicité avec son lecteur par l’intermédiaire du pronom complément d’objet indirect « nous » (191). Ce procédé rhétorique présente l’avantage de positionner l’auteure et ses lecteurs dans un seul et même groupe : « J’espere ne rapporter pas de moindres preuves, que non seulement [l’amour] fait agir nos passions, mais qu’il merite souvent tout le blâme que ces passions peuvent attirer ; qu’il nous conduit jusques au desespoir » (mes italiques 118). Celle qui parle et ceux qui l’écoutent se rejoignent dans cette communauté à laquelle tous appartiennent. Le destinataire se voit ainsi impliqué dans une situation qui affecte l’ensemble du groupe formé par lui, les autres lecteurs et l’auteure 102 . A cheval sur deux genres, les Désordres doit être lu comme un ouvrage qui est plus qu’une simple œuvre romanesque. Les interventions auctoriales et les divers éléments dogmatiques dont Mme de Villedieu crible les trois récits donnent à l’œuvre l’envergure d’un traité de morale sur la passion amoureuse, déguisé en roman pour l’agrément des lecteurs. Le destinataire du macro-discours est en effet invité à prêter aux enseignements de l’auteure sur la passion amoureuse la même valeur qu’à ceux que l’on trouverait dans un ouvrage théorique sur cette passion. 2 Quand le texte parle de lui-même dans La Nouvelle Héloïse 2.1 La lettre XII : théorie de la lecture et méthodologie didactique Afin de mieux guider le lecteur vers l’interprétation désirée, les romanciers introduisent parfois une dose modérée de médiation par le biais de procédés 102 La panoplie rhétorique de Mme de Villedieu comprend même d’épisodiques interventions auctoriales exprimées en demi-teinte : « Ils avoient sur cela des conversations, qui marquent trop bien l’extravagance de l’amour, pour ne pas être racontées » (190). Bien que la voix passive permette à la romancière de fondre ce passage dans la narration du troisième récit, c’est bien la voix de l’auteure qui transparaît ici. 178 Médiations auctoriales et enchâssements critiques tels que la métanarration ou la mise en abyme. Selon l’expression consacrée par Susan Suleiman, il arrive que « l’histoire parle par elle-même » (Pour une Poétique 1001). Julie ou la nouvelle Héloïse est le parfait exemple d’une œuvre romanesque dans laquelle l’histoire parle fréquemment par elle-même au cours de sa narration. D’après Yannick Séité, Rousseau s’est assuré de la possibilité de deux lectures de Julie : une lecture effusive et sentimentale ainsi qu’une lecture distanciée et réfléchie, que permettent les préfaces et le paratexte (355). Outre une troisième lecture, inductive, dans le cas de l’exemple, la présente étude entend mettre en relief l’existence d’une lecture semi-déductive que suscitent les procédés méta-narratifs grâce auxquels Rousseau oriente l’interprétation de l’exemplarité déployée dans son roman. La lettre XII de la première partie, qui suit de peu le commencement de l’œuvre, est l’exemple le plus éloquent du déploiement de ce type de médiation. Une fois que les onze premières lettres ont jeté les bases de la passion ardente qui animera les échanges épistolaires jusqu’à la troisième partie, la lettre XII distille une véritable théorie de la lecture dont l’objectif consiste à orienter l’usage que doit faire le lecteur de Julie. Curieusement, cette lettre n’a jamais fait l’objet d’une analyse qui mette en valeur un statut herméneutique si particulier. Saint-Preux y énonce le programme scolaire qu’il propose à Julie en sa qualité de tuteur. Si, à première vue, cette lettre ne concerne que le rapport de professeur à élève qui lie les deux protagonistes, l’exemplologue y décerne un exposé inscrit en filigrane détaillant un programme didactique reposant sur l’exemplarité. Assurant une transition adéquate avec les brûlantes lettres d’amour qui précèdent, la lettre XII s’ouvre sur l’éloge avec lequel Saint-Preux célèbre le style épistolaire de Julie. Plus que la simple admiration de l’amant, il faut voir dans ce passage un énoncé adressé aux lecteurs de l’effet que les lettres de Julie doivent produire sur eux : Ma Julie, que la simplicité de votre lettre est touchante ! […] Vos pensées s’exhalent sans art et sans peine ; elles portent au cœur une impression délicieuse que ne produit point un style apprêté. Vous donnez des raisons invincibles d’un air si simple, qu’il y faut réfléchir pour en sentir la force ; et les sentiments élevés vous coûtent si peu, qu’on est tenté de les prendre pour des manières de penser communes. Ah ! oui, sans doute, c’est à vous de régler nos destins (mes italiques 28). Ce passage joue sur deux stéréotypes. Premièrement et il s’agit là d’un lieu commun, de la même manière que l’exemple est plus efficace que les préceptes, un style (soi-disant) « simple » et « sans art » convainc mieux que le style académique des traités, discours et autres supports théoriques. Deuxième- 179 Quand le texte parle de lui-même dans La Nouvelle Héloïse ment, le style épistolaire féminin est plus éloquent que celui des hommes 103 . Il n’est pas anodin que Saint-Preux appelle à réfléchir sur le texte, trait cher à Rousseau. Le texte parle de lui-même dans ce passage, et le lecteur est conditionné à convenir de l’« invincibilité » des arguments de Julie et de leur habileté à servir de maxime. En d’autres termes, Saint-Preux sous-entend que les paroles de Julie sont pleines de vérités universelles. Enfin, lorsque Saint- Preux enjoint Julie à diriger « nos destins », il s’agit là d’un procédé rhétorique par lequel Rousseau inclut implicitement le lecteur par le biais de l’adjectif possessif. Suite à ce préambule, Saint-Preux annonce le programme pédagogique qu’il propose à Julie, mais dont les lecteurs du roman semblent en fait les réels destinataires : « j’ai imaginé une espèce de plan qui puisse réparer par la méthode le tort que les distractions ont fait au savoir » (28). Le plan en question, qui occupe le reste de la lettre, peut être interprété comme une mise en abyme de la méthodologie didactique de Rousseau et de la manière dont doit être lu ce roman épistolaire. Pour commencer, Saint-Preux explique que la littérature n’est pas faite pour briller dans le monde, mais pour façonner les individus et les inviter à réfléchir : Pour nous qui voulons profiter de nos connaissances, nous ne les amassons point pour les revendre, mais pour les convertir à notre usage ; ni pour nous en charger, mais pour nous en nourrir. Peu lire, et penser beaucoup à nos lectures, ou, ce qui est la même chose, en causer beaucoup entre nous, est le moyen de les bien digérer (mes italiques 29). C’est ainsi que les lecteurs de Julie sont censés approcher le texte romanesque. Ils sont invités à « penser beaucoup » au contenu didactique du roman, à le « digérer », et « se nourrir » de cette lecture. Or selon Saint-Preux, la substantifique moelle que les lecteurs sont supposés puiser dans le roman est portée par l’exemple : N’allons donc pas chercher dans les livres des principes et des règles que nous trouvons plus sûrement au-dedans de nous. Laissons là toutes ces vaines disputes des philosophes sur le bonheur et sur la vertu ; employons à nous rendre bons et heureux le temps qu’ils perdent à chercher comment on doit l’être, et proposons-nous de grands exemples à imiter, plutôt que de vains systèmes à suivre (mes italiques 30). 103 La vigueur de ce stéréotype au XVIII e siècle est confirmée par les travaux de Brigitte Diaz : « C’est grâce à leur nature, dit-on, et aussi par un heureux effet de leur inculture, que [les femmes] sont censées exceller dans un genre où le naturel et son imaginaire ont délogé tous les autres critères stylistiques et intellectuels » (Diaz 135). 180 Médiations auctoriales et enchâssements critiques Cette déclaration est d’autant plus significative que Julie incarnera bientôt un de ces « grands exemples à imiter », que Saint-Preux loue comme les meilleurs vecteurs didactiques, et dont l’aura d’exemplarité se développera de manière exponentielle. Conformément au lieu commun de la discussion rhétorique de l’exemplarité aux XVII e et XVIII e siècles, Saint-Preux affirme la supériorité didactique de l’exemple sur les « principes », les « règles », et les « systèmes », c’est-à-dire les préceptes 104 . Le tuteur de Julie réitère le rôle didactique et moral que doit jouer l’exemplarité dans un autre passage de cette même lettre : les exemples du très bon et du très beau sont plus rares et moins connus ; il faut aller les chercher loin de nous. […] ce sont ces grands objets qu’il faut s’accoutumer à sentir et à voir, afin de s’ôter tout prétexte de ne les pas imiter. L’âme s’élève, le cœur s’enflamme à la contemplation de ces divins modèles ; à force de les considérer, on cherche à leur devenir semblable, et l’on ne souffre plus rien de médiocre sans un dégoût mortel (mes italiques 30). Non seulement Julie atteindra un statut archi-exemplaire, mais son exemple sera en outre qualifié de « divin modèle ». Ce passage semble fonctionner comme une exhortation à imiter ce personnage 105 . Saint-Preux fait suivre sa discussion de la didactique de l’exemple d’une méthodologie de la lecture servie par la sensibilité : J’ai toujours cru que le bon n’était que le beau mis en action […]. Il suit de cette idée que le goût se perfectionne par les mêmes moyens que la sagesse, et qu’une âme bien touchée des charmes de la vertu doit à proportion être aussi sensible à tous les autres genres de beauté. […] Combien de choses qu’on n’aperçoit que par sentiment et dont il est impossible de rendre raison ! Combien de ces je ne sais quoi qui reviennent si fréquemment, et dont le goût seul décide ! Le goût est en quelque sorte le microscope du jugement […]. Que faut-il donc le cultiver ? s’exercer à voir ainsi qu’à sentir, et à juger du beau par inspection comme du bon par sentiment (mes italiques 30). Le bon « mis en action » revient à transcrire les préceptes en exemples, parce que le langage des actions est plus efficace que celui des préceptes, comme ne cessent de le répéter les rhétoriciens. Mme de Staël dira d’ailleurs de Julie qu’il s’agit d’« une grande idée morale mise en action et rendue dramatique » (Lettres 6). D’après Saint-Preux, l’exemple trouve dans la sensibilité un parfait allié didactique. Dans la définition qu’il donne de la sensibilité, Jaucourt 104 Ce stéréotype revient périodiquement dans le roman. Outre ce passage, voir les occurrences des pages 157 ; 216 ; 556 ; 575 ; et 577. 105 Saint-Preux insiste encore sur la didactique de l’exemple au cours de sa discussion de l’histoire : « L’histoire la plus intéressante est celle où l’on trouve le plus d’exemple de mœurs, de caractères de toute espèce, en un mot, le plus d’instruction » (31). 181 Quand le texte parle de lui-même dans La Nouvelle Héloïse stipule qu’elle exerce une fonction cognitive essentielle et joue même un rôle rhétorique : disposition tendre et délicate de l’ame, qui la rend facile à être émue, à être touchée […] donne une sorte de sagacité sur les choses honnêtes, et va plus loin que la pénétration de l’esprit seul […]. La sensibilité est la mère de l’humanité, de la générosité ; elle sert le mérite, secourt l’esprit, et entraîne la persuasion à sa suite (L’Encyclopédie). A en croire cette définition, la sensibilité des personnages de Julie, et celle que Rousseau s’efforce de stimuler chez ses lecteurs, sont des éléments-clés de la force de persuasion du roman. En guise de conclusion, Saint-Preux opère une synthèse des principaux éléments de la méthodologie qui est aussi celle du roman : « Voilà, ma charmante écolière, pourquoi je borne toutes vos études à des livres de goûts et de mœurs, voilà pourquoi, tournant toute ma méthode en exemples, je ne vous donne point d’autres définitions des vertus qu’un tableau des gens vertueux » (mes italiques 30-31). Saint-Preux inscrit ici en toutes lettres le projet didactique et rhétorique de Rousseau. Le « tableau » de la vertu n’est autre chose que la mise en action de celle-ci par l’exemple, dont Julie est l’image et l’incarnation par excellence. La lettre XII se referme enfin comme elle avait commencé, en retournant à l’intrigue d’amour, et en encensant Julie : « l’amour véritable est un feu dévorant qui porte son ardeur dans les autres sentiments, et les anime d’une vigueur nouvelle. C’est pour cela qu’on a dit que l’amour faisait des héros. Heureux celui que le sort eût placé pour le devenir, et qui aurait Julie pour amante » (31-32). Annonçant déjà ce qui arrivera dans le roman, l’amour est valorisé en tant qu’émotion capable de porter les individus vers l’héroïsme, surtout si l’on peut profiter d’un exemple tel que celui qu’incarne Julie. Saint-Preux nous renseigne en outre sur l’effet que doit produire le lyrisme de l’œuvre en stipulant que l’amour agit sur les autres sentiments. Or comme il venait de l’expliquer, il est bien des « choses qu’on n’aperçoit que par sentiment ». L’amour tel qu’il se présente dans Julie est donc censé éveiller la sensibilité du lecteur, ce qui contribuera de manière substantielle à stimuler sa capacité à sentir et à intégrer les enseignements de l’œuvre. En plaçant résolument Julie sous le signe de l’exemplarité, cette lettre inscrit le projet romanesque de Rousseau dans la lignée du roman édifiant tel que l’avait théorisé Huet dans son traité. L’alliance ancestrale qui lie l’exemple aux tentatives d’édification met en lumière les ambitions rhétoriques et morales de Rousseau. Comme le remarque Jean-Louis Lecercle, « Rousseau ne s’est résolu à écrire un roman d’amour qu’en lui donnant une valeur exemplaire » (Rousseau 74). Etant donné le rôle primordial que joue 182 Médiations auctoriales et enchâssements critiques l’exemplarité dans les cinq parties de Julie, la lettre XII peut être interprétée comme un plan théorique qui oriente la compréhension des exemples mettant en action les préceptes de la philosophie rousseauiste. 2.2 Autres procédés méta-narratifs dans Julie La lettre XII n’est pas la seule forme de médiation qu’introduit Rousseau au sein de la correspondance de ses personnages. L’écrivain a disséminé tout au long des cinq parties de ce roman fleuve un grand nombre d’intermèdes discursifs dans le but d’en orienter la lecture ou de disséminer ses idées à propos de sujets aussi variables que ne le sont le suicide, le duel, la place des femmes dans la société, ou bien la musique. Il ne sera question ici que de passages à l’occasion desquels le texte parle de lui-même afin d’éclairer le lecteur sur le fonctionnement didactique de l’œuvre et sur les objectifs que confère l’auteur à l’écriture romanesque. La lettre XIII de la seconde partie contient un passage de cette sorte dans lequel Saint-Preux notifie Julie de son intention de relier l’ensemble des lettres qu’elle lui a écrites afin d’en faire un livre : Ce précieux recueil ne me quittera pas de mes jours ; il sera mon manuel dans le monde où je vais entrer : il sera pour moi le contrepoison des maximes qu’on y respire ; il me consolera dans mes maux ; il préviendra ou corrigera mes fautes ; il m’instruira durant ma jeunesse ; il m’édifiera dans tous les temps et ce seront, à mon avis, les premières lettres d’amour dont on aura tiré cet usage (mes italiques 162). Extraordinaire mise en abyme, le projet didactique est inscrit en toutes lettres dans la fonction que Saint-Preux assigne aux lettres de Julie : livre de chevet, ouvrage de référence. Ce passage exhorte les lecteurs à considérer le roman comme un guide moral. Le choix des termes « recueil » et « manuel » confère aux lettres de Julie, et par extension au roman tout entier, le statut d’ouvrage didactique. Le roman-manuel doit accomplir des tâches chères à Rousseau, telles que fournir un « contrepoison » à la corruption de la société, corriger les mœurs, instruire, et enfin édifier. Le discours du genre démonstratif de la rhétorique est même inscrit dans le verbe « prévenir », les lecteurs étant invités à tirer arguments du sage contenu des lettres de Julie afin de régler leur comportement, lorsqu’ils seront à l’avenir placés dans des contextes similaires. Saint-Preux ne manque pas de souligner la fonction novatrice que l’on doit assigner à ce roman de lettres d’amour, même si au fond, Rousseau ne fait guère plus que pérenniser les grandes lignes de la poétique du roman formulée par Huet au siècle précédent. L’amant de Julie prétend même savoir les lettres par cœur : « Quoiqu’il n’y en ait pas une que je ne sache par cœur, et bien par cœur, tu peux m’en 183 Quand le texte parle de lui-même dans La Nouvelle Héloïse croire, j’aime pourtant à les relire sans cesse » (162). L’acte de lecture est une nouvelle fois mis en abyme, Saint-Preux fournissant un modèle de la manière dont on doit lire ces lettres, apprendre d’elles, être édifiées par elles, et y revenir périodiquement comme on consulte un ouvrage de référence ou un traité de morale. Comme le signifiait le projet pédagogique inscrit par Saint-Preux à la lettre XII de la première partie, l’acte de lire doit être parcimonieux et se concentrer uniquement sur les ouvrages ayant la capacité d’amener à cogiter, à réfléchir. Julie se fera l’écho de ce point de vue dans la deuxième partie : « Je n’ai point, pour moi, d’autre manière de juger de mes lectures que de sonder les dispositions où elles laissent mon âme, et j’imagine à peine quelle sorte de bonté peut avoir un livre qui ne porte point ses lecteurs au bien » (186). Cette idée est exprimée une nouvelle fois sous la plume de Claire d’Orbe à la fin du roman : « Je reviens à ce goût de lecture qui porte les Genevois à penser. […] Le Genevois ne lit que les bons livres ; il les lit, il les digère : il ne les juge pas, mais il les sait » (502). Un autre passage méta-narratif fondamental se trouve dans une lettre que Saint-Preux adresse à Milord Edouard. Il est constitué d’une gradation à l’aide de laquelle Saint-Preux met en relief l’envergure phénoménale de l’exemplarité de Julie : « Ses charmes, ses talents, ses goûts, ses combats, ses fautes, ses regrets, son séjour, ses amis, sa famille, ses peines, ses plaisirs, et toute sa destinée, font de sa vie un exemple unique, que peu de femmes voudront imiter, mais qu’elles aimeront en dépit d’elles » (mes italiques 403). Cette récapitulation rappelle au bon souvenir du lecteur les diverses facettes de l’exemplarité du personnage. Les charmes, talents et goûts évoquent la rhétorique de la sensibilité dont il est question dans la lettre XII de la première partie, lorsqu’il est suggéré d’apprendre à « juger du beau par inspection comme du bon par sentiment » (30). Les combats, fautes et regrets font allusion à la rhétorique de la faiblesse, fondement de la vraisemblance de l’héroïne, et de sa capacité à servir ultérieurement de modèle exemplaire. Son séjour 106 , ses amis et sa famille font référence à Clarens et à ce modèle d’une petite société utopique, où sont mis en action un grand nombre de préceptes de la philosophie rousseauiste. Enfin, les peines, plaisirs et sa destinée rappellent aux lecteurs que Julie bâtit son bonheur sur la vertu, malgré les sacrifices et l’absence d’amour qui caractérisent son mariage, ce que Paul Hoffmann nomme son « acceptation héroïque d’une vie intérieure mutilée » (392) 107 . 106 Le terme séjour doit être compris comme « lieu où l’on habite » (L’Encyclopédie). 107 En plus d’opérer la synthèse de tout ce qu’englobe l’exemple de Julie, on n’aurait peut-être pas tort de voir dans le terme « destinée » l’idéologie de Rousseau en matière de condition féminine, illustrée par le passage suivant, prononcé par Claire : « dans notre sexe on n’achète la liberté que par l’esclavage, et il faut commencer par être servante pour devenir sa maîtresse un jour » (304). 184 Médiations auctoriales et enchâssements critiques Mais ce qui frappe le plus dans la gradation précédemment citée, c’est son caractère méta-narratif, ce passage reflétant clairement l’ambition édifiante du texte, et la fonction assignée au parcours de Julie, qui doit servir de modèle exemplaire. Le destinataire de cette lettre cesse pour un temps d’être Milord Edouard. Rousseau emprunte la plume de Saint-Preux pour interpeller les lectrices presque directement, et les inciter à embrasser le modèle de Julie. Remarquable saillie rhétorique, en déplorant que « peu de femmes voudront imiter » Julie, ce passage lance un véritable défi aux lectrices, en guise d’exhortation à suivre cet exemple. En prétendant partir du principe que les femmes s’abstiendront d’imiter un exemple d’une telle ampleur, il semble que Rousseau cherche à provoquer une réaction de fierté chez ses lectrices, stratégie peut-être plus apte à les porter à se conformer au modèle de Julie qu’une banale sollicitation à le faire. Reflétant le plan pédagogique élaboré par Saint-Preux dans la lettre XII de la première partie, Julie incarne un « grand exemple » susceptible d’incarner les projets didactiques du maître et de disséminer les bases de sa philosophie. Rousseau exploite le cas tangible de Julie afin d’esthétiser les préceptes de son message didactique et de mettre sa philosophie sous les yeux des lecteurs 108 . 3 Florilège de parodies littéraires dans Les Lettres de la marquise de Crébillon fils 3.1 Exemplarité et raillerie littéraire Une page imposante de l’histoire de France se tourne en 1715 avec le décès de Louis XIV. Alors qu’une morale et une dévotion oppressantes avaient caractérisé la fin de règne du Roi-Soleil, la période de la Régence se distingue par un soudain relâchement des mœurs. Parallèlement, on commence à s’affranchir de l’esthétique classique qu’avait imposée Louis le Grand. Le peintre Watteau a subtilement illustré cette émancipation des mœurs comme des arts dans son tableau intitulé L’Enseigne de Gersaint. On peut y remarquer, en bas à gauche, un portrait de Louis XIV que des manutentionnaires viennent de décrocher pour le déposer dans une caisse. Clin d’œil amusé de l’artiste, cette mise à l’index symbolise la transition qui suit alors son cours : adieu Louis XIV, bonjour la Régence et le jeune Louis XV ; au revoir le Classicisme, bonjour le Rococo ; oubliées morale et dévotion, bienvenu au libertinage. 108 Nanine Charbonnel s’approche de cette interprétation lorsqu’elle qualifie les personnages du roman de « conceptuels » (Philosophie, vol. 2, 21). De même, Madeleine Ellis affirme que « Julie incarne une doctrine vivante » (123). 185 Florilège de parodies littéraires Ces mêmes bouleversements sont observables dans les écrits de Crébillon fils, dont l’œuvre romanesque témoigne de la vague de libertinage qui déferle sur la société mondaine. Comme Watteau en peinture, Crébillon donne une illustration symbolique et ludique de ce phénomène dans son premier roman : Les Lettres de la Marquise. Le romancier prend notamment pour cible l’exemplarité édifiante des romans de ces prédécesseurs, contre laquelle il déploie une critique piquante, subtilement enchâssée dans l’intrigue de ce roman. Etant donné les liens ancestraux unissant l’exemple aux entreprises d’édification, on pourrait s’attendre à ce que le roman libertin sonne le glas de cette forme d’argumentation. Cependant, force est de constater la présence prononcée de l’exemple dans Les Lettres de la Marquise. Il ne s’agit pourtant pas d’une anomalie, parce que l’exemplarité n’exerce plus sa fonction édifiante dans l’œuvre de Crébillon. L’exemple permet d’interpréter le roman libertin, tel que le conçoit le romancier, comme une écriture qui remet en cause et parodie l’effort rhétorique et didactique des romanciers de la période classique. Crébillon excite sa railleuse plume contre l’exemplarité dans les Lettres de la Marquise de manière à en subvertir les vertus morales et pour mieux prendre ses distances par rapport à l’éthique de ses prédécesseurs. L’exemple édifiant vient périodiquement se glisser au sein de la correspondance de la marquise. L’héroïne de Crébillon fait même référence à ce type d’exemplarité dès l’ouverture du roman, dans sa toute première lettre : Mes réflexions, l’exemple, les conseils de quelques personnes éclairées m’ont donné ce que les autres n’acquièrent que par l’expérience ; et tout cela sans avoir le chagrin des épreuves. Je sais donc, à vue de pays, comment sont faits les amants, et je meurs de peur que vous n’en soyez un (mes italiques 29). Ce passage annonce d’emblée le projet satirique entrepris par Crébillon en ce que les méthodes par lesquelles la marquise a acquis le savoir en question reflètent les objectifs didactiques du roman édifiant du XVII e siècle. La marquise reprend à son compte le postulat selon lequel les qualités didactiques de l’exemple permettent d’intérioriser l’expérience d’autrui et d’en profiter comme s’il s’agissait de la sienne propre. Conformément aux principes rhétoriques du discours de type démonstratif, cette opération inductive offre théoriquement l’avantage de faire bénéficier de l’expérience en question sans avoir à souffrir des épreuves qui l’accompagnent et appelle à tirer profit de ce savoir lorsqu’à l’avenir, une situation similaire se présentera. Or la volonté d’édification qui caractérise le roman classique et l’exemplarité, en tant que procédé rhétorique au service de cet objectif, est ici ridiculisée. L’exemple devrait édifier et prévenir la marquise contre celui qui 186 Médiations auctoriales et enchâssements critiques deviendra bientôt son amant, le comte, mais elle utilise ce savoir à contresens. La marquise est bel et bien instruite au sujet du comte par les exemples auxquels elle se réfère, en ce qu’elle s’avère effectivement capable d’identifier son libertinage. En revanche, la marquise ne met pas à profit le savoir qu’elle a tiré des exemples pour fuir le comte, effet de dissuasion qui devrait être celui de tels exemples. Elle donne au contraire un accueil favorable à son libertinage. Crébillon détourne l’exemple de sa fonction édifiante pour le rendre complice de la corruption de son héroïne. Qui plus est, la marquise souffrira intensément de son expérience amoureuse, alors que les exemples en question étaient censés l’en dispenser. Le ton ludique de ce passage est une raillerie de l’expérience acquise par procuration dont l’exemple est supposé faire bénéficier ses destinataires. « Mourir de peur », comme le prétend la marquise, ne fait qu’exprimer ironiquement le plaisir qu’elle éprouve à l’idée d’entrer dans une relation adultère. Cette moquerie est réitérée à chaque fois que la marquise mentionne l’anti-modèle édifiant que lui procure l’exemple d’une femme ayant été trompée et déçue par son amant. En rhétorique, de tels exemples correspondent au discours démonstratif, supposé susciter l’action ou la dissuasion à venir, comme dans le passage suivant : « Tant d’exemples me font trembler, et je mériterais d’en servir moi-même si je n’en profitais pas » (69). La suggestion que l’exemple n’édifie pas toujours est d’autant plus ironique que la marquise propose l’éventualité de son propre cas comme étant potentiellement exemplaire. Etant donné que l’épistolière ne saura pas profiter des exemples d’autrui, cette déclaration signale une nouvelle fois que les exemples n’exercent pas leur fonction édifiante. D’autres exemples de cette sorte sont mentionnés dans le texte, mais ils n’auront bien sûr aucune prise sur la marquise : « Toutes ces malheureuses que je vois victimes de la perfidie des hommes, n’ont-elles pas eu des amants qui leur disaient ce que vous me dites ? » (69) ; ou encore : « Juste ciel ! quel déplorable état où j’ai vu cette infortunée ! et que ne devrais-je pas craindre de votre inconstance, si je venais à vous aimer » (57). En dépit des avertissements et des leçons que les expériences d’autres femmes lui fournissent, la marquise subira le même sort que les malheureuses maitresses qu’elle mentionne. Comme la marquise l’avait proclamé, elle finira donc par constituer elle-même un anti-modèle dissuasif, bien que sa propre histoire suggère que l’exemple qu’elle incarnera à l’issue du roman n’instruira pas celles qui devraient en profiter, tout comme les exemples édifiants n’ont eu aucune prise sur elle. Crébillon parodie d’autant plus l’exemple que la marquise se contredit à plusieurs reprises sur sa capacité à servir de modèle. Tantôt elle enjoint le comte à l’imiter, tantôt elle disqualifie son propre exemple. Ainsi, à la 187 Florilège de parodies littéraires lettre XIV, la marquise se donne d’abord comme modèle : « Ayez pitié de l’état où je suis. Si vous m’aimez, respectez le ; ne me revoyez plus : que mon exemple vous serve à détruire un amour qui ne peut avoir que des suites funestes pour moi » (62). De même, à la lettre XXVIII, la marquise réitère cette exhortation : « Pourquoi ne suivez-vous pas mon exemple ? » (72). En revanche, quelques lettres plus loin, l’héroïne réfute la capacité de son modèle à être imité : « Aujourd’hui vous l’êtes [jaloux], apparemment pour me copier ; mais à parler sans vanité, je ne suis pas un si bon modèle que vous puissiez imaginer » (109). L’exemple édifiant est encore raillé à plusieurs occasions. Ainsi, alors que la marquise soupçonne le comte d’infidélité, elle songe à le tromper pour se venger de lui, puis elle se ravise : puis par une idée plus sotte, j’ai pensé qu’il était beau de se laisser prévenir. C’est prendre pour soi-même un parti bien douloureux ; mais on a en pareil cas le plaisir d’être plaint, l’on passe pour l’exemple de son siècle ; et l’amourpropre se dédommage par là de ce qu’il y perd d’ailleurs (mes italiques, 120). Le « parti douloureux » dont il est question, et la position exceptionnelle d’« exemple du siècle » sont ridiculisés par le double aveu que cette idée est « sotte », et que c’est l’amour-propre qui motive une telle velléité. La marquise avoue même que l’exemple ne saurait avoir une quelconque influence sur elle : « je vous l’ai dit, je suis une femme extraordinaire ; l’exemple des autres ne me corrige pas » (67). Alors que la morale conventionnelle présuppose que l’exemple corrige les mœurs pour porter à la vertu, dans le cas présent, ce sont en fait les modèles immoraux et le libertinage qui ne corrigent pas la marquise. Cette immunité aux mauvais exemples étant traitée comme une anomalie, et non pas comme une qualité, la marquise prend donc l’exemplarité à contre-pied, et Crébillon la met sens dessus dessous. Comme le précise Laurence Rauline : « Le libertin instrumentalise donc les exemples traditionnels et les grands modèles, dans l’intention de subvertir les discours communément admis » (203). Railler l’exemplarité permet de ridiculiser la vertu incorruptible, tout comme l’héroïsme moral, et par extension, de frapper au cœur de la poétique proposée pour le roman par Huet au siècle précédent. 3.2 Réécriture libertine de La Princesse de Clèves La raillerie littéraire et la déliquescence de l’exemplarité trouvent une expression des plus éloquentes dans une parodie de l’œuvre qui s’est imposée au XVIII e siècle comme un rarissime modèle de bon roman : La Princesse de Clèves. Crébillon a en effet ponctué la correspondance de son héroïne d’al- 188 Médiations auctoriales et enchâssements critiques lusions implicites à ce roman, dont une critique amusée et une parodie littéraire sont enchâssées dans Les Lettres de la marquise. Ce réseau intertextuel permet à Crébillon de produire un contraste frappant. Alors que le roman de Mme de Lafayette présente au public une héroïne princière sachant tirer profit des exemples qui lui sont contés, triomphant de sa passion, éconduisant son soupirant, et dont le modèle est censé exercer une influence édifiante sur les lecteurs, Crébillon oppose à cette exemplarité inimitable une marquise ordinaire qui suit sa passion et se donne corps et âme à son amant, en dépit des nombreux exemples qui auraient dû la dissuader de s’engager sur une pente si glissante. L’intertextualité qui lie le roman de Crébillon à La Princesse de Clèves n’est pas passée inaperçue, mais les remarques émises par la critique moderne à ce sujet s’en tiennent à l’expression d’une impression d’ordre général. Les scènes et les motifs du roman de Mme de Lafayette que Crébillon a parodiés dans les Lettres de la marquise n’ont pas fait l’objet d’une étude détaillée. L’analyse de ce phénomène permettra de comparer la marquise avec la princesse de Clèves et de mettre en lumière l’absence d’exemplarité, aussi bien incitative que dissuasive, qui caractérise le personnage de Crébillon. Son déficit d’exemplarité servira de baromètre de la pénétration des mœurs libertines dans la société mondaine, et illustrera le projet parodique du romancier. Dès la toute première lettre de la marquise, plusieurs faits et événements peuvent être lus comme des références au roman de Mme de Lafayette. Comme ne cessait de le faire Mme de Clèves, la marquise recourt à la stratégie de la maladie simulée, afin de se soustraire aux assiduités de son amant : « Adieu, Monsieur, je ne vais point aujourd’hui à l’Opéra, je reste chez moi, je suis malade, et je ne vois personne ; je me sens même tant de goût pour la solitude, que je ne sais pas encore quand l’envie de reparaître me prendra » (31). A la différence de la princesse, la marquise affiche avec bonhommie la fausseté de ce stratagème à la personne même qu’elle prétend vouloir éviter. Il ne s’agit donc pas vraiment de fuir le comte. Cette simulation de maladie fonctionne en fait comme une invitation camouflée, par laquelle la marquise enjoint son amant à lui rendre visite chez elle, au moment où tous leurs amis, et peut-être son mari, se trouveront à l’Opéra. Le comte serait ainsi assuré de la trouver seule et de pouvoir lui conter fleurettes en toute impunité, sans risquer d’être interrompu. La fuite serait donc doublement déguisée et viserait un objectif contraire à celui recherché par un personnage comme Mme de Clèves. Cette subversion d’une topique maintes fois répétée dans La Princesse de Clèves est représentative de la manière dont Crébillon réécrit les grandes lignes de ce roman d’une plume libertine, affranchie de l’exemplarité. La lettre X est le théâtre d’un événement qui parodie un des passages-clés du chef-d’œuvre de Mme de Lafayette : la scène du vol du portrait de Mme 189 Florilège de parodies littéraires de Clèves. Dans les Lettres de la marquise, le contexte est légèrement différent, dans la mesure où c’est Saint-Fer***, l’ami intime du comte, qui commet ce forfait pour le compte de son ami. Comme sa devancière, la marquise assiste à cet acte : pour le dédommager de votre absence, que ne vous lui envoyez-vous ce portrait qui ne fait rien sur votre toilette ? Vous ne sauriez croire combien il en sera reconnaissant. En achevant ces mots, il l’a pris ; et malgré ma colère, et les refus que j’ai faits pour vous l’accorder, il l’a emporté (52). Lorsqu’elle relate cet incident, la marquise soutient avoir protesté avec véhémence. Néanmoins, le ton badin de sa narration, et les bienséances, qui auraient contraint Saint-Fer*** à restituer le portrait si le courroux de la dame avait été véritable, suggèrent que la marquise n’a offert qu’une résistance de principe. Son consentement tacite, à peine voilé pour sauver les apparences, est confirmé quelques lignes plus loin : « ne me donnez point, par votre obstination à le retenir, des raisons pour vous le refuser toujours » (52). Cette fausse menace n’est qu’une manière déguisée d’accorder au comte la faveur de conserver le portrait. Peut-être faut-il également y voir une interprétation cynique du silence dans lequel se réfugie Mme de Clèves au moment du vol de son portrait, qui suggère que Mme de Clèves n’est pas aussi innocente qu’elle ne voudrait le croire. La lettre VII contient la plus ironique des moqueries dirigées à l’encontre de La Princesse de Clèves. La marquise y répond aux soupçons du comte, qui l’accuse d’avoir avoué sa passion pour lui à son mari : « Vous avez eu tort de croire que j’aie averti mon mari de vos persécutions ; je n’étais pas si près de succomber que j’eusse besoin de ce remède » (44-45). L’allusion à la célèbre scène de l’aveu de Mme de Clèves est d’autant plus claire que l’héroïne de Mme de Lafayette avait elle-même employé le terme de « remède » pour désigner son acte. Crébillon tourne en ridicule un des événements qui constituent les fameux « exemples inimitables » de Mme de Clèves. Le romancier semble minimiser l’exemplarité du personnage de Mme de Lafayette, en alléguant implicitement que si elle a fait un pareil aveu, c’est parce qu’elle était sur le point de commettre l’adultère. En faisant allusion à cette fameuse scène de confession, Crébillon s’attaque à l’incident que la critique du XVII e siècle avait le plus désapprouvé dans le cadre de la controverse qui avait suivi la parution du roman. La marquise, à la différence de Mme de Clèves, opte pour une posture plus vraisemblable, qui s’éloigne des modèles héroïques de la littérature du siècle précédent. N’incarnant pas un modèle édifiant, l’épistolière se comporte selon les normes en vigueur. Elle se livre donc sans complexe à sa liaison adultère, et n’éprouve guère le besoin de se protéger d’elle-même. 190 Médiations auctoriales et enchâssements critiques Autre raillerie conséquente, la lettre XLII s’en prend à l’influence prépondérante exercée sur Mme de Clèves par sa mère. La mère de la marquise ressemble en effet à une version Régence de Mme de Chartres. A ce titre, le personnage de la mère cherche à exercer une influence sur sa fille, sauf que cet ascendant se trouve aux antipodes des objectifs moraux que s’était fixée Mme de Chartres. Ainsi, lorsque le marquis fait semblant de revenir vers sa femme dans le seul but de rendre jalouse sa maîtresse, et qu’il s’en détourne aussitôt que son dessein est accompli, la mère de la marquise, outrée, réagit de la manière suivante : « Ma mère est si surprise d’un changement si prompt et si indignée en même temps, qu’elle me fait sans y penser, des sermons de fort mauvais exemples » (135). Les sermons maternels sont maintenant à l’opposée de ceux auxquels s’employaient Mme de Chartres afin d’édifier sa fille, et d’entraîner un effet dissuasif, censé porter Mlle de Chartres à fuir les situations contraires à la morale et à la vertu. On ne peut que pressentir que les sermons et les exemples que propose la mère de la marquise exhortent cette dernière à la vengeance, peut-être même par le biais de l’adultère. La parodie de La Princesse de Clèves trouve encore une double illustration à la lettre XIII. La scène du refus, au cours de laquelle Mme de Clèves déclare sa passion au duc de Nemours, mais lui signifie en même temps ses intentions de ne jamais se lier à lui, est transposée dans cette lettre : « cet aveu ne vous rendra pas plus heureux, je puis vous le faire sans crime, puisque je vous annonce en même temps qu’il faut nous séparer pour jamais » (60). Comme on peut s’y attendre, cette déclaration d’intentions est ensuite invalidée dans cette même lettre : « Que sais-je même si, après vous avoir vu, je pourrais accomplir les résolutions que j’ai prise de vous fuir pour toujours, moi qui commence à m’alarmer lorsque je suis un jour sans vous voir » (60). Non seulement le refus est immédiatement caduc, mais la marquise laisse sousentendre que ses résolutions vont échouer, alors que Mme de Clèves, après quelques revers, a su adopter une résolution qui lui a permis de tenir les engagements qu’elle a pris avec elle-même jusqu’à la fin de sa vie. Comme Mme de Clèves, la marquise tente ensuite de convaincre son mari de la laisser trouver refuge à la campagne. La marquise prétend recourir à ce moyen pour se mettre à l’abri des avances de son amant : « Je vais prier mon mari de me permettre d’aller à la campagne, passer des jours que votre absence rendra tristes et languissants ; mais quoi qu’il en puisse arriver, c’est l’unique moyen de sauver ma vertu, et je ne saurais l’acheter trop chèrement » (mes italiques 61). Le tragique de la dernière partie de cette phrase renoue avec la tonalité du roman de Mme de Lafayette. En revanche, Crébillon subvertit la bonne foi des prières de la marquise à son mari par le fait, qu’une fois de plus, son héroïne fait confidence de ses projets de fuite à la personne même dont elle cherche à s’éloigner. L’orientation libertine et antihéroïque de la mar- 191 Florilège de parodies littéraires quise est d’ailleurs confirmée quelques lignes plus tard, par le rendez-vous galant qu’elle fixe au comte en guise de clôture de cette lettre : « Trouvez-vous demain à neuf heures du matin au jardin du… peut-être m’y rendrai-je » (61). Fuir l’amant aura donc pour paradoxal prélude un rendez-vous avec celuici. Cette rencontre se déroulera même dans un lieu privilégié des refuges de l’intimité : le jardin, avec toutes les connotations d’ordre privée qui lui sont associées, comme l’ont démontré les travaux d’Orest Ranum (207-63). Si la marquise imite par deux fois la princesse de Clèves dans la lettre XIII, le final de ses actions va à l’opposée de sa célèbre devancière. Les allusions au refus final et au caractère invraisemblable des exemples inimitables de Mme de Clèves ne s’arrêtent pas là. La princesse refuse de se lier à son amant parce qu’elle a peur de son inconstance, ce qui met en danger son repos. Le comte donne pareillement des raisons à la marquise de se plaindre de sa fidélité, et lui inspire la déclaration suivante : « Je vais vous faire la plus extravagante, la moins vraisemblable querelle qu’on ait jamais imaginée » (119). Le ridicule et l’invraisemblable ainsi évoqués par la marquise s’appliquent aussi bien à ses propres plaintes qu’à l’attitude passée de Mme de Clèves. La raillerie d’un personnage aussi héroïque et exemplaire que Mme de Clèves permet à Crébillon de mettre en relief l’anti-héroïsme et le dénuement d’exemplarité qui caractérisent son personnage. Cette parodie lui permet également de rendre compte des changements de mœurs qui sont intervenus depuis la Régence. Comme le souligne Ernest Sturm à ce sujet, « Si la Marquise est dépourvue de la densité du personnage de Mme de Lafayette, sans doute faut-il l’attribuer en partie à son côté Régence, tout de frivolité et de badinage » (Introduction 59). Ce qui ressort des parallélismes et clins d’œil intertextuels que fait Crébillon en si grand nombre avec La Princesse de Clèves dans Les Lettres de la marquise, c’est qu’ils sont mâtinés d’une forte dose d’ironie et de moquerie. L’impression qui en découle est peut-être à l’origine des regrets exprimés par Henri Coulet, qui déplore que Crébillon garde un recul ironique par rapport à ses personnages (372). En plus de railler La Princesse de Clèves, les Lettres de la marquise contient une multitude de références parodiques aux romans en vogue au XVII e siècle 109 , 109 Cette intertextualité n’a pas échappé à la critique. Le rapprochement le plus commun est effectué avec l’œuvre qui avait lancé le style épistolaire quelques décennies auparavant : Les Lettres Portugaises de Guilleragues. Pour Henri Coulet, Les Lettres de la marquise s’en inspirent clairement (370). Cette opinion est partagée par Violaine Géraud (181), Andrzej Siemek (129), et Suzanne Cornand, pour qui Crébillon en emprunte « la rhétorique de la passion excessive, le jeu des contradictions, l’expression de la jalousie, certaines lamentations » (63). 192 Médiations auctoriales et enchâssements critiques dont la lettre LI en est un des exemples les plus flagrants. L’intégralité de cette lettre est rédigée à la manière d’un exécrable roman baroque. La marquise s’y amuse à assembler une mosaïque hétéroclite de clichés et de tournures calqués sur le roman de chevalerie, pastoral et héroïque : Grand nombre de chevaliers courtois vous conduiront en cérémonie dans des appartements magnifiquement ornés, ou des demoiselles vous parfumeront et guideront vos pas dans un cabinet mystérieux, où négligemment couchés sur des sophas brillants d’or et de pourpre, vous recevront deux princesses plus belles que les astres du firmament (174). Le contraste de cette lettre avec le libertinage qui prévaut dans la correspondance de la marquise est évident. Manifestement écrite à la manière d’un pastiche par la marquise, car elle s’applique à imiter fidèlement des romans qu’elle semble fort apprécier, cette lettre ressort en fait comme une parodie, parce que Crébillon n’a prêté aucun talent romanesque à la marquise. Bien au contraire, pour le temps d’une lettre, telle une Madelon ou une Cathos, la marquise prend la plume d’une précieuse ridicule, si bien que cette imitation, inoffensive du point de vue de la marquise, tourne à la caricature dès lors que l’on se place du point de vue de Crébillon 110 . Après une entrée en matière pour le moins laborieuse, l’enchevêtrement pêle-mêle de pseudo aventures chevaleresques, pastorales et héroïques prend un ton burlesque, et même bouffon, comme l’atteste le morceau choisi suivant : Il y règne un perpétuel printemps ; les zéphyrs y soufflent sans cesse un air voluptueux ; les rossignols y soupirent leurs tendresses ; et leurs concerts joints aux ramages des autres habitants des forêts, font de ces lieux une seconde île de Cythère. Il est dans un bois épais et sombre, une grotte plus délicieuse que toutes les beautés de cet aimable désert, couverte par un bosquet de myrte, les Faunes y viennent en liberté jouir du fruit de leurs soupirs. La Driade amoureuse ne craint point de s’y laisser surprendre. Par un enchantement qu’on ne peut assez admirer, la Nymphe fugitive ne peut en détourner ses pas, et l’Amour qui marche devant elle, en l’éblouissant avec son flambeau, la conduit jusque dans la grotte qu’elle voudrait éviter (174-75). 110 Les travaux de Jean Sgard et Jean Viardot sur les inventaires de la bibliothèque des Crébillon relèvent la présence de non moins de cent vingt romans baroques. Outre, les best-sellers du roman XVII e siècle, tels L’Astrée d’Honoré d’Urfé, Le Grand Cyrus de Mlle de Scudéry, et les œuvres de Mme de Lafayette, certains auteurs du roman baroque, Gomberville, La Calprenède et Pélisseri font l’objet d’une prédilection particulière (Œuvres complètes 732, 741). Crébillon fils ayant hérité de la bibliothèque paternelle, on ne peut pas savoir si les romans du siècle précédent furent acquis par le père ou par le fils. Ce qui est certain, c’est qu’il les connaissait assez bien pour en parodier avec esprit le style, l’esthétique et la morale. 193 Florilège de parodies littéraires La trame narrative se perd dans les méandres de mauvais effets poétiques et d’un langage précieux si outranciers, que le récit en devient risible. On ne peut qu’imaginer le comte se tordant de rire à la lecture d’un tel prodige de mauvais goût. La présence de cette lettre à la fin du recueil, alors que le comte se détache petit à petit de la marquise, ne fait qu’accentuer le ridicule de sa présence dans leur correspondance. La raillerie est accentuée par le fait que le libertinage infecte même un monde comme celui-là, comme l’indique le passage suivant : « Là, vous pourrez conter votre martyre ; l’aspect de ce lieu charmant ranimera votre ardeur, et plût aux Dieux qu’il inspirât aux amants autant de discrétion que peut-être il inspirera de faiblesse aux amantes » (mes italiques 175). Cette intrusion libertine en territoire héroïque et pastoral est flagrante. La critique moderne s’est intéressée à certains des éléments intertextuels que l’on rencontre dans Les Lettres de la marquise, mais elle les interprète plus comme des pastiches que comme des parodies 111 . Le pastiche se bornant à l’imitation d’une œuvre ou d’un style en s’en rapprochant le plus possible, mais sans viser la satire, il semble que parler de pastiche n’aille pas assez loin dans le cas de Crébillon. En revanche, comme le parodiste, Crébillon amuse ses lecteurs en se moquant des tics stylistiques et de ce qui est perçu comme les faiblesses de l’œuvre, du genre ou de l’esthétique qu’il prend pour cible 112 . 111 D’après Jean Dagen, « qui croirait au pastiche ne s’y tromperait pas » (7). Violaine Géraud suggère que l’ouvrage relève du pastiche, mais pas de la parodie (181). Antoine de Baecque prend le parti de grouper les deux notions en affirmant que les lettres sont un pastiche qui parodie le genre en vogue de la lettre d’amour (9-10). Seul Pierre Hartmann y voit une parodie, encore que selon lui, elle « ne se sait pas comme telle » : « Le drame de l’héroïne n’émeut guère, et semble la parodie involontaire d’une catastrophe illustrée autrefois par de meilleurs acteurs sur une plus vaste scène » (48). 112 La très respectable tragédie classique, pratiquée avec succès par Crébillon père, sert elle aussi de point de mire à la raillerie du romancier. Ainsi, le martyre d’amour qu’éprouve Madame de la G*** ressemble à si méprendre à celui de l’héroïne éponyme de Phèdre : La fureur succède à l’amour ; elle veut le tuer ; il reprend son épée, se sauve […]. Il triomphait en contant son aventure, et m’assurait toujours qu’elle en mourrait de douleur. En effet, elle se couche après son départ, passe le reste de la journée et toute la nuit à soupirer et à s’évanouir. Elle se lève avec la même douleur ; et la lumière lui étant odieuse, elle fait tirer les rideaux de sa chambre, et languissamment couchée sur son canapé, déplore la perte de son amant (187). Ce passage comporte plusieurs images empruntées à diverses scènes de la célèbre tragédie de Racine. En revanche, les tragiques échos de Phèdre sont suivis d’une conclusion burlesque, qui contraste avec la mort poignante de Phèdre : au lieu d’expirer, Madame de la G*** se console très vite dans les bras d’un nouvel amant. La tragédie tourne à la comédie de mœurs. De la rhétorique des passions ténébreuses, le lecteur passe subitement à la légèreté du libertinage. 194 Médiations auctoriales et enchâssements critiques Thierry Viart a raison de remarquer que « les romanciers classiques n’apparaissent plus à Crébillon comme des modèles, dès lors qu’à la reproduction scrupuleuse de leur schéma narratif, il mêle une subversion permanente des thèmes et des motifs qu’il juge ressassés » (4). Le rire survient grâce au décalage burlesque ou satirique que l’on observe entre cette œuvre, ce style, cette esthétique et ce qu’en fait Crébillon. Tourner ainsi en ridicule certaines des caractéristiques des romans du siècle précédent permet non seulement à Crébillon d’amuser ses lecteurs, mais aussi de se doter d’un point de vue critique quasi irréprochable, et de proposer un style romanesque purgé des défauts de ses prédécesseurs. Chapitre VII L’exemplarité d’ordre anthropologique « Je voudrois bien qu’on me dît où la postérité pourra prendre quelque idée de nos mœurs actuelles, si elle n’étudie pas nos Romans ? » La Richarderie (Lettre sur les romans 34-35). 1 « Rien n’est si contagieux que l’exemple » : versant anthropologique de l’exemple 1.1 Un regard moraliste sur l’exemplarité Le tour d’horizon des divers états de l’exemplarité aux XVII e et XVIII e siècles ne serait pas complet sans examiner en détail le point de vue des moralistes. Si un des regards portés sur l’exemplarité à cette période s’oppose à celui des rhétoriciens et des prédicateurs, c’est bien celui des moralistes. Force est d’ailleurs de constater que ces derniers s’intéressent de près à l’exemplarité, sur laquelle ils jettent un regard anthropologique de manière à rapporter l’intégralité de ses tenants et ses aboutissants, sans exception et sans parti pris. Le moraliste observe et informe de ce qu’il voit en tant que spectateur critique et objectif, tantôt amusé et moqueur, tantôt philosophe. Attaché à ce regard, il offre une vision de l’exemplarité et des phénomènes d’imitation et de dissuasion qu’elle engendre qui se veut neutre, impartiale et fidèle à la réalité. La définition de l’exemplarité que procure le moraliste diffère donc grandement de celle qu’avancent les doctes en rhétorique. La mission que se propose le moraliste ne consiste ni à trouver un support didactique efficace et agréable, ni à permettre l’esthétisation d’un précepte, mais à rendre compte de phénomènes tels qu’ils sont observables dans la société. Le type d’exemplarité que les moralistes s’emploient à exposer est déterminée par une forme de mimétisme reposant sur l’imitation de modèles à l’image desquels se règlent de nouvelles modes, de nouvelles normes, voire de nouvelles mœurs. Les perspicaces observations des moralistes permettent 196 L’exemplarité d’ordre anthropologique de dresser une anatomie complète de l’exemplarité, et de combler les lacunes laissées par ceux qui ne font que célébrer les vertus didactiques et rhétoriques de l’exemple. Rapporter le processus de propagation d’usages, d’attitudes et de mœurs, souvent libertines, par imitation mimétique, voire même délibérée, procure une analyse anthropologique des comportements qu’on observe dans la société. Ainsi, les moralistes montrent de manière lucide que le mauvais exemple peut s’ériger en norme imitable. Ce constat a incité certains auteurs à émettre de prudentes réserves à l’encontre de l’exemplarité. Dans La Chrysolite, Mareschal souligne l’influence aussi mauvaise que positive qu’exerce l’exemple sur les mœurs, et pour cette raison, il prône de ne montrer au public que des bons exemples : il est important de ne leur faire voir d’exemples que les bons : le plus grand mal du vice ne va pas seulement à ceux qui l’exercent, mais à ceux qui le voyent exercer ; la vie est une peinture contagieuse, qui communique ses couleurs à ceux qui les regardent, et l’esprit des hommes n’est qu’un singe qui ne s’applique qu’à faire ce qu’il a veu (534). Descartes, penseur que l’anthropologie moderne considère comme un précurseur, exprime de même son scepticisme à l’égard de la persuasion obtenue par le biais de l’exemple dans Le Discours de la méthode : voyant plusieurs choses qui, bien qu’elles nous semblent extravagantes et ridicules, ne laissent pas d’être communément reçues et approuvées par d’autres grands peuples, j’apprenais à ne rien croire trop fermement de ce qui ne m’avait été persuadé que par l’exemple et par la coutume (40). Descartes émet un jugement anthropologique sur l’influence qu’exercent l’exemple et la coutume sur les membres d’une communauté donnée, ainsi que sur leurs façons d’agir et de penser. Le philosophe fait référence au pouvoir coercitif des exemples que nous observons autour de nous, et à leur capacité à générer l’imitation, soit délibérée, soit mimétique. L’exemple peut graduellement s’ériger en norme imitable parce que les individus tendent à se modéliser sur autrui, dont ils reproduisent les actes et le comportement. Les exemples normalisent de nouvelles mœurs, dont l’adoption en masse par imitation mimétique ou délibérée peut finir par faire force de loi, créant ainsi de la coutume. Descartes expose d’ailleurs une seconde fois dans Le Discours de la méthode la méfiance qu’il entretient envers l’exemple et la coutume, lorsqu’il débat de leur normativité : « la même chose qui nous a plu il y a dix ans, et qui nous plaira peut-être encore avant dix ans, nous semble maintenant extravagante et ridicule : en sorte que c’est bien plus la coutume et l’exemple qui nous persuadent, qu’aucune connaissance certaine » (46). D’après Descartes, les exemples, les mœurs, bref, la coutume, exercent un empire pernicieux, parce qu’ils agissent sur notre appréhen- 197 « Rien n’est si contagieux que l’exemple sion des choses à la manière d’un filtre dont nous acceptons l’autorité et le contrôle sans nous interroger sur leur bien-fondé. Descartes souligne que seule la force de coercition du groupe amène les individus à accepter l’autorité de l’exemple et de la coutume, sans que ces deux entités soient soumises à l’examen critique de la raison, face à laquelle ils perdent souvent leur légitimité 113 . Il n’est pas étonnant que les moralistes, perspicaces observateurs des hommes et de la société, signalent eux aussi les dangers que présente la création de nouvelles mœurs par l’imitation des exemples, en particulier lorsque ceux-ci sont immoraux. Dans les Maximes, La Rochefoucauld souligne la propension de l’exemple à inciter au vice : Rien n’est si contagieux que l’exemple, et nous ne faisons jamais de grands biens ni de grands maux qui n’en produisent de semblables. Nous imitons les bonnes actions par émulation, et les mauvaises par la malignité de notre nature que la honte retenait prisonnière, et que l’exemple met en liberté (230). Bien que La Rochefoucauld reconnaisse par ailleurs les mérites de l’exemple, il exprime avec clairvoyance sa méfiance viscérale de la nature humaine en laissant sous-entendre que l’imitation de l’exemple s’apparente à la contagion d’une maladie épidémique. Selon le moraliste, il suffit qu’un petit groupe de libertins exemplifie de nouveaux modèles de mœurs pour que leur exemple fasse contagion, et soit suivi par la multitude. Les mauvais exemples sont donc d’autant plus dangereux qu’ils peuvent être interprétés comme des licences encourageant et banalisant ce qui, selon la morale, est condamnable. La Rochefoucauld réitère cette vision de l’exemplarité en dénonçant l’in- 113 Ce raisonnement sur la coutume sera repris par d’autres penseurs du Grand Siècle. Même si Pascal soutient que l’autorité de la coutume ne doit pas être remise en cause, il reconnaît son caractère arbitraire dans Les Pensées : « La coutume fait toute l’équité, par cette seule raison qu’elle est reçue. C’est le fondement mystique de son autorité. Qui la ramène à son principe l’anéantit » (94). La Bruyère parvient à une conclusion similaire à celle de Descartes, lorsqu’il reconnaît l’influence qu’exerce la coutume sur les mœurs, ainsi que sur l’esprit des individus au détriment de la raison : « Je connais la force de la coutume, et jusqu’où elle maîtrise les esprits, et contraint les mœurs, dans les choses même les plus dénuées de raison et de fondement » (35). Le proto-féministe Poullain de La Barre invoque cet argument lorsqu’il démontre que l’autorité que ses contemporains invoquent afin de justifier les préjugés dont souffrent les femmes ne repose sur aucune base rationnelle : « [une femme] avoit une infinité de préjugez dont elle n’a pû se défaire qu’en combattant avec peine les impressions de la coûtume, de l’exemple et des passions qui l’y retenoient malgré elle » (137). Selon Poullain de La Barre, les obstacles que l’on oppose ordinairement à l’éducation des femmes, proviennent de l’exemple et de la coutume, mais nullement de la raison. 198 L’exemplarité d’ordre anthropologique fluence pernicieuse des mauvais exemples dans la septième de ses Réflexions diverses : Quelque différence qu’il y ait entre les bons et les mauvais exemples, on trouvera que les uns et les autres ont presque également produit de méchants effets […] les exemples sont des guides qui nous égarent souvent, et nous sommes si remplis de fausseté que nous ne nous en servons pas moins pour nous éloigner du chemin de la vertu que pour le suivre (175). Au XVIII e siècle, cette interprétation moraliste de l’exemple a toujours cours. Duclos affirme dans ses Considérations sur les mœurs de ce siècle que « Le François se laisse entraîner par l’exemple, et séduire par le besoin » (28). Il indique encore que « Le vice et la vertu sont également d’imitation » (134). Si dans la première partie de l’article « exemple » de L’Encyclopédie, le chevalier de Jaucourt expose les qualités rhétoriques et didactiques de l’exemple, il consacre le troisième paragraphe de sa définition à l’influence nuisible exercée par les mauvais exemples : « Il est difficile que les mauvais exemples n’entraînent l’homme, s’ils sont fréquens à sa vûe, et s’ils lui deviennent familiers. Un des plus grands secours pour l’innocence, c’est de ne pas connoître le vice par les exemples de ceux que nous fréquentons ». Bien que Rousseau soit un enthousiaste adepte de la rhétorique et de la didactique de l’exemple, il ne reconnaît pas moins ses dangers potentiels : « les premières leçons que prennent les uns et les autres, les seules qui fructifient sont celles du vice ; et ce n’est pas la nature qui les corrompt, c’est l’exemple » (Emile 410). Le philosophe affirme encore que : « L’homme est imitateur, l’animal même l’est ; le goût de l’imitation est de la nature bien ordonnée ; mais il dégénère en vice dans la société » (Emile 98). Rousseau parle également de la nécessité de « préserver son cœur, son sang, ses mœurs, de la contagion de l’exemple » (Emile 410). D’un point de vue moraliste, les exemples constituent donc d’ensorcelants précédents qui incitent les individus à reproduire jusqu’aux mauvaises conduites. 1.2 Illustrations littéraires de la contagion par l’exemple Outre cette toile de fond et ces observations d’ordre moraliste, le penchant de l’homme à imiter mimétiquement le mauvais exemple est illustré dans les intrigues de multiples fictions littéraires de la période d’Ancien Régime. Titus, le héros de Bérénice de Racine, démontre à merveille l’ambivalent empire de l’exemple. Comme le remarque Ronald Tobin, Titus est confronté aux deux modèles conflictuels des bons et mauvais exemples qu’incarnent respectivement Britannicus et Néron, et il doit faire un choix (84). Il est d’abord porté à suivre les mauvais exemples de Néron : « Ma jeunesse, nourrie 199 « Rien n’est si contagieux que l’exemple à la cour de Néron,/ S’égarait, cher Paulin, par l’exemple abusée/ Et suivait du plaisir la pente trop aisée » (506-08). Mais c’est finalement vers l’exemple édifiant de Britannicus que Titus se tournera définitivement. En aspirant ouvertement à l’exemplarité historique, ce prince prétend léguer un modèle de perfection quasiment inimitable : « Mais, Madame, après tout, me croyezvous indigne/ De laisser un exemple à la postérité,/ Qui sans de grands efforts ne puissent être imité ? » (mes italiques 1172-4). Dans les Lettres Péruviennes, Mme de Graffigny se souvient de Descartes, lorsque Zilia, son héroïne, déclare à propos des Français que « l’exemple et la coutume sont les tyrans de leur conduite » (146). Dans La Nouvelle Héloïse, Julie exprime sa crainte de l’effet qu’exercera cette même exemplarité mondaine sur Saint-Preux, qui doit séjourner à Paris pour une période prolongée : « je crains les maximes et les leçons du monde ; je crains cette force terrible que doit avoir l’exemple universel et continuel du vice » (158). En plus de représenter ou de déplorer la contagion du mauvais exemple, nombreux sont les personnages de fiction qui démontrent que l’imitation mimétique ou délibérée de ce type d’exemplarité peut même être invoquée de manière rhétorique. Dans ce cas, il ne s’agit ni de persuader du bien-fondé d’un précepte ou d’une action, ni d’inciter à l’imitation ou à la dissuasion, mais de justifier une position qui s’écarte de la morale, en s’abritant derrière l’argument que cette même voie a été empruntée par d’autres auparavant. Autrement dit, il s’agit de cautionner une situation éthiquement indéfendable en faisant jouer ce que le vicomte de Valmont nomme « l’autorité de l’usage » dans les Liaisons dangereuses (200). Ainsi, l’individu qui a commis, ou projette de commettre une mauvaise action, peut chercher des exemples qui lui servent de précédents, afin de minimiser sa faute. L’absence totale d’exemples accentue le caractère singulier et détestable de la mauvaise action, alors que l’existence de précédents la désenclave, en lui procurant un arrièreplan, un historique, bref une certaine réalité. Dès lors, la personne fautive a trouvé une sorte de refuge, elle n’est plus seule, plus isolée. Elle s’est trouvée comme des alliés, qui peuvent être des personnalités célèbres, et cette affiliation lui fournit un argument derrière lequel elle se retranche. L’exemple est donc fréquemment employé au moment où certains personnages de fiction s’efforcent de justifier des actions immorales et des prises de positions indéfendables. Dans Le Cid, c’est précisément ce type d’exemple que l’Infante, infortunée amante de Don Rodrigue, invoque afin de justifier sa coupable passion amoureuse. Sa passion est pourtant doublement vouée à l’échec. Non seulement l’amour qu’elle ressent pour Rodrigue n’est pas réciproque, mais il résulterait de l’union qu’elle se permet d’envisager avec lui une mésalliance tout à fait impensable pour une princesse de son rang. Bien que sa passion 200 L’exemplarité d’ordre anthropologique défie l’éthique politique, l’Infante allègue que l’existence d’un nombre apparemment considérable de précédents autorise ses projets : « Et si ma passion cherchait à s’excuser,/ Mille exemples fameux pourraient l’autoriser » (95-6). Pareillement, l’infâme dictateur Cambyse, dans la tragédie Nitétis de Mme de Villedieu, cherche à justifier l’inceste qu’il projette de commettre en épousant sa sœur, en rapportant les exemples de célèbres prédécesseurs : « Cent exemples fameux autoriseraient ma flamme,/ Un Dieu connu de tous, fit de sa sœur sa femme,/ On en a fait une loi chez les Assyriens » (489-91). Bien que Cambyse dise vrai, dans la mesure où Jupiter épousa effectivement sa sœur Junon, la nature humaine de Cambyse, en revanche, devrait lui interdire d’envisager l’imitation des dieux. Enfin, notons que dans Manon Lescaut, le jeune chevalier des Grieux s’essaye à la même tactique rhétorique, lorsqu’il tente de se justifier auprès de son père pour ses actions immorales : « A chaque faute dont je lui faisais l’aveu, j’avais soin de joindre des exemples célèbres, pour en diminuer la honte » (159). Le chevalier procède ainsi à l’énumération d’une longue liste de marquis, de comtes, de ducs et de princes aux mœurs libertines, dans le but d’amoindrir l’immoralité de ses propres fautes en les jetant dans la perspective d’une nébuleuse où le vice perd de son caractère détestable par le fait qu’il soit pratiqué par un grand nombre d’illustres individus. Si tous ces coupables personnages se réfugient derrière une utilisation rhétorique de l’exemple, si cette forme d’argumentation est tellement prisée des romanciers, c’est que non seulement ses rouages sont théorisés dans de nombreux manuels et traités de rhétorique et d’éloquence, et qu’ils sont enseignés dans les collèges, mais que l’exemplarité et ses effets sont en outre bel et bien visibles dans la société. Certains romanciers s’avisent donc de représenter l’exemplarité et l’imitation dans leurs œuvres, sans prendre de posture rhétorique, mais en adoptant au contraire une perspective moraliste, afin de décrire ces phénomènes de la même manière qu’ils sont observables dans le réel. Ces romans proposent une vision épurée de l’exemple, dénuée d’héroïsme. On y admet volontiers que l’exemple peut moralement induire en erreur, et favoriser l’imitation de modèles libertins et immoraux. Le type d’imitation qu’ils relatent constitue en quelque sorte le revers de la médaille de l’exemplarité, et la représentation de ce phénomène semble fasciner un grand nombre d’écrivains du XVIII e siècle. M. de H., auteur de L’Exemple et les passions, illustre cette facette de l’exemplarité dès la toute la première phrase de ce roman : « Dans sa jeunesse, on apprend un peu de sa bonne, de sa mère, de son précepteur, et beaucoup de l’exemple » (1). 201 Crébillon fils moraliste 2 Crébillon fils moraliste 2.1 Le spectacle de la société mondaine ou « le tableau de la vie humaine » La préface des Egarements du cœur et de l’esprit, œuvre phare de Crébillon fils, constitue la principale contribution de la longue carrière littéraire du romancier au mouvement de théorisation du roman. En évoquant dans cette préface « l’utile et l’amusant » (377), le premier grand romancier du libertinage inscrit son œuvre dans la lignée théorique de Huet. Cependant, alors que « l’utile » cultive bel et bien ce qui est profitable au lecteur, cette notion ne comporte pas nécessairement la connotation édifiante voulue par Huet. En outre, l’inversion de l’ordre coutumier du plaire et de l’instruire semble insinuer qu’il ne faut plus divertir pour faciliter l’instruction, mais que le romancier doit désormais montrer ce qui est utile dans le but de mieux divertir. La récréation du lecteur prend donc le pas sur la didactique. Chez Crébillon fils, la représentation réaliste, qui se veut utile, des mœurs libertines devient la source du plaisir romanesque. Dans les Lettres de la marquise, le premier roman de Crébillon, l’éditeur fictif met d’ailleurs tout l’accent sur le plaisir dans sa préface : « Je les ai lues avec plaisir », confie-t-il au lecteur au sujet des lettres qui forme cette œuvre épistolaire, et il ose espérer qu’elles plairont de même (27). Le roman classique s’était détaché de ses prédécesseurs héroïque et baroque en narrant des événements d’autant plus réalistes, qu’ils étaient souvent empruntés à l’histoire, dont le cachet d’authenticité rehaussait le degré de respectabilité du genre. Comme l’indique l’abbé Morvan de Bellegarde dans Sur la lecture, les praticiens de ce type de roman peignent de plus les émotions, l’affect et les passions avec une pénétration préfigurant déjà la psychologie moderne : « les veritables sentimens des hommes sont représentez dans les Romans ; ce sont comme des tableaux des esprits » (248). Il n’était plus question de mondes antiques ou enchantés, ni de personnages appartenant à une humanité intrinsèquement exemplaire. Des modèles plus convaincants de comportements incitatifs ou dissuasifs, servant une orientation édifiante, octroyaient au roman quelques marques de noblesse. Au XVIII e siècle, le roman libertin se démarque à son tour en cessant de présenter le genre comme un champion de l’édification. C’est dans cette perspective que Crébillon appuie l’utilité de son œuvre sur sa capacité à servir de miroir des mœurs et de la société mondaine. Crébillon donne une tournure moraliste à son œuvre, un peu comme si La Bruyère ou Molière avaient sélectionné certains de leurs caractères et monomanes pour les mettre en roman. Dans la préface des Egarements du cœur et de l’esprit, Crébillon promet de rompre avec l’héroïsme moral du 202 L’exemplarité d’ordre anthropologique roman héroïque ou classique pour asseoir son style sur une perspective résolument moraliste 114 : Le roman, si méprisé des personnes sensées, et souvent avec justice, serait peut-être celui de tous les genres qu’on pourrait rendre le plus utile, s’il était bien manié, si, au lieu de le remplir de situations ténébreuses et forcées, de héros dont les caractères et les aventures sont toujours hors du vraisemblable, on le rendait, comme la comédie, le tableau de la vie humaine (mes italiques 377). Alors que le roman classique empruntait volontiers le ton, la profondeur psychologique, et le style de la tragédie racinienne, Crébillon se tourne quant à lui vers Molière, l’autre prestigieuse référence dramaturgique, dont il associe la légitimité et la visibilité critiques à son œuvre. La description parfois satirique et l’analyse des mœurs de ses contemporains sont donc la matière et l’utilité, ou l’instruire, du romanesque de Crébillon, dans l’œuvre duquel Huet et Molière se rencontrent pour former une poétique originale et innovante. Conséquence de cette réorientation poétique de l’instruire, la rhétorique n’a pas sa place dans le roman de Crébillon, sauf lorsqu’il s’agit de la faire employer par ses personnages, dont l’usage s’avère infructueux, ou pour montrer que cette discipline n’a pas prise sur eux. En montrant l’utile d’un point de vue moraliste, sans chercher à édifier, Crébillon n’a pas besoin de persuader. La rhétorique ne lui est pas nécessaire pour atteindre ses lecteurs. C’est ainsi que Crébillon se fait le peintre de la pénétration du libertinage dans la société aristocratique parisienne. Cela ne signifie pas qu’il faille définir la propre pensée de Crébillon par celle de ses héros. Comme le propose Jean Sgard, Crébillon ne partage pas nécessairement les vues des libertins qu’il évoque si bien (La Notion 242). La majorité des critiques allègue que si Crébillon écrit le libertinage, le romancier en est plus un chroniqueur, qu’un partisan dévoué 115 . Il ne juge pas et n’encense pas, mais adopte le point de vue d’un moraliste dont la plume est volontiers satirique ou railleuse. 114 Crébillon invoque implicitement Molière en tant que modèle en matière de peinture réaliste de la société, et de raillerie des comportements ridicules. 115 Pour Henri Coulet, « Crébillon dénonce le libertinage de l’aristocratie, mais il se satisfait de sa lucidité et n’avance pas une éthique » (325). Il précise que « Crébillon est moins un romancier libertin qu’un romancier qui peint des libertins » (365). Selon Antoine de Baecque, il est « pourvu très tôt, sans doute, du don d’observer les galeries, les salons, les sociétés qu’il a fréquentés très jeune grâce à la réputation paternelle » (8). En revanche, Andrzej Siemek voit en Crébillon « le témoin et le critique du tournant moral de la Régence et le juge sévère de la société aristocratique de son temps » (75). Le critique allègue même que Crébillon aurait des intentions moralisatrices (114). 203 Crébillon fils moraliste Si la société que peint Crébillon dans les Lettres de la marquise demeure l’aristocratie, ce milieu est déshéroïsé, ce qui passe par une chute dans la hiérarchie de la noblesse. De la cour, on passe à la société mondaine de Paris, au « monde ». Des familles royales et des Grands du roman de l’ère classique, on se dirige vers les plus bas échelons de la pyramide aristocratique, avec une marquise et un comte. La morale des Lettres de la marquise se limite à montrer que les nouvelles pratiques qui se frayent un chemin dans les mœurs de l’aristocratie prévalent désormais dans ce microcosme sur la morale traditionnelle. L’exemple de la marquise reflète la réalité du libertinage et non plus un idéal édifiant. Le marquis de Sade fera valoir l’intérêt de ce type de morale dans son petit traité sur les romans : « ce n’est pas toujours en faisant triompher la vertu qu’on intéresse […]. [Il faut montrer l’homme] tel que doivent le rendre les modifications du vice, et toutes les secousses des passions » (26). Sade met également en opposition le réalisme des sentiments avec les peintures trop souvent démesurées de la vertu : « c’est donc la nature qu’il faut saisir quand on travaille ce genre, c’est le cœur de l’homme, le plus singulier de ses ouvrages, et nullement la vertu » (27). Il est d’ailleurs ironique que la marquise mentionne le plaire et instruire dans une de ses lettres : « j’employais les moments que mon amour ne remplissait pas, à la lecture, à la musique, à toutes ces occupations qui amusent en instruisant » (mes italiques 127). Ridiculisés, le plaire et instruire se trouvent en compétition avec la passion amoureuse, et n’interviennent que pour combler les rares vides que laisse à la marquise cette passion. De plus, le fait que l’héroïne de Crébillon tombe dans tous les pièges de l’amour, et souvent en connaissance de cause, suggère que l’instruction qu’auraient dû prodiguer certaines de ses lectures n’a pas porté ses fruits. Rebutée par la sévère direction morale qu’avait empruntée la vieille cour louis-quatorzienne, l’aristocratie de la Régence et du règne de Louis XV aspire à une plus grande liberté de mœurs. Les comportements libertins deviennent moins inacceptables, et d’après Colette Cazenobe, les praticiens du libertinage n’encourent plus alors les mêmes menaces judiciaires, ce qui favorise l’imitation de ces modèles (Le Système 71). Au grand dam des autorités morales et religieuses, l’entrée progressive dans les mœurs de certaines pratiques libertines est suffisamment profonde pour qu’elles s’érigent en coutumes, et soit assimilées par la culture aristocratique. Le résultat qui en découle constitue la matière des Lettres de la Marquise. Cette œuvre permet un arrêt sur image sur la période de transition qui voit la société mondaine pratiquer le libertinage, tout en feignant de rester attachée aux bonnes mœurs. Comme le remarque Ernest Sturm, « Crébillon atteste ainsi que la moralité au XVIII e siècle est devenue une affaire de sauf-conduit social, plutôt qu’un principe fondamental » (Introduction 62). 204 L’exemplarité d’ordre anthropologique En matière de mœurs, l’aura de sublime du roman héroïque est levée. Là où les éléments les plus distingués de la noblesse recréent l’univers des grands salons et collaborent au façonnement de la civilisation dans les romans de Mlle de Scudéry, Crébillon décrit avec réalisme une société cultivant l’idéal de civilité, mais pour mieux se défaire de la morale traditionnelle et la pervertir. Pierre Hartmann observe ainsi que « Crébillon donne à voir dans cette œuvre […] un univers psychologique et moral en voie de décomposition » (46). Le mari de la marquise en témoigne : « vous n’avez pu tenir dans mon cœur, contre le libertinage de mon imagination, le dérèglement des maximes du monde, et la séduction perpétuelle des femmes » (mes italiques 146). Les maximes en question renvoient à l’ensemble du code et des protocoles auxquels se soumettent les membres de cette société. L’épistolière endosse d’ailleurs à plusieurs reprises l’habit de moraliste pour observer les tares de la société et en dénoncer les ridicules : « moi, j’étais spectatrice, et je vous assure que je ne jouais pas le plus mauvais rôle. J’avais le plaisir de sentir, en considérant les ridicules de cette compagnie, que j’aimais, et que j’étais aimée d’un des plus aimables hommes du monde » (75). Dans ce passage, la guirlande de personnages que décrit la marquise, plus ridicules les uns que les autres, semble tout droit sortie d’une comédie de Molière, et s’apparente également aux caractères satiriques qui ornent l’œuvre de La Bruyère. Suite à un second tableau parisien des mœurs post- Régence, la marquise commente le caractère infidèle et éphémère des nouvelles relations amoureuses de la manière suivante : « Les infidélités courent à Paris prodigieusement, c’est comme une maladie épidémique. […] jamais les commerces n’ont été de si courte durée, […] tout est fini en moins de quinze jours » (212). Similaire au terme « contagion » employé par La Rochefoucauld pour commenter la propagation du mauvais exemple, le terme « épidémie » suppose une infection de la société, ainsi que la transmission en chaîne d’un mal d’un individu à l’autre. La mention de cette épidémie rend compte de la pénétration des mœurs libertines. 2.2 Exemplarité, imitation et formation des mœurs L’infiltration du libertinage dans la société fait œuvre de désordre, de pénétration d’un corps étranger dans un organisme sain, qui s’y reproduit et le corrompt. Ce phénomène épidémiologique met en relief l’imitation, soit mimétique, soit délibérée, par laquelle les individus modèlent leur comportement sur l’exemple d’autrui. C’est ainsi que se créent des modes, des habitudes et des tendances, qui peuvent prendre racine, et façonner de nouvelles mœurs. Le rapport à l’exemplarité des personnages des Lettres de la marquise reflète fidèlement ce phénomène, et l’égarement de la société mondaine par 205 Crébillon fils moraliste rapport à la dévotion et à la stricte morale que le Roi-Soleil avait imposées lors de la dernière partie de son règne. Finis les exemples incitant à l’imitation et les anti-modèles dissuasifs à visée salvatrice, la dérision de l’exemple confère à l’œuvre un caractère ludique, qui fonctionne comme un miroir de la subversion des « bonnes mœurs ». Ce miroir tendu vers le lecteur sonne le glas de l’exemplarité rhétorique et didactique, mais il illustre objectivement le mouvement d’imitation qui incite « le monde » à adopter des modèles libertins. Crébillon transcrit la réalité de personnages qui s’adonnent au libertinage à leurs risques et périls, certes, mais sans jugement de morale et sans rhétorique. En mettant en scène le triomphe du mauvais exemple et la dissémination des mœurs libertines dans la société mondaine, Crébillon se pose en romancier réaliste. Rendre compte de la manière par laquelle les individus sont portés à l’imitation atteste de la dimension moraliste que l’on doit attacher au romancier libertin. Le petit monde dépeint dans les Lettres de la marquise est fortement marqué par l’imitation de modèles libertins. En rapportant le processus de propagation des mœurs libertines par imitation mimétique et délibérée, Crébillon offre une vision anthropologique de l’effet réel de l’exemple et des comportements qu’il provoque. Ce type d’exemplarité va d’autant plus à l’encontre de l’exemplarité rhétorique qu’elle montre de manière lucide comment le mauvais exemple peut subvertir la morale et s’ériger en norme imitable. Crébillon innove en asseyant le réalisme du roman libertin sur un aspect de l’exemplarité jusqu’à présent négligé, ou évité, par les auteurs de romans. Ce type d’imitation constitue en quelque sorte la face inavouable de l’exemplarité. La contribution du mauvais exemple au dérèglement des mœurs trouve de nombreux échos dans les Lettres de la marquise, ainsi que dans les Egarements du cœur et de l’esprit. Le narrateur des Egarements l’exprime sous forme de maxime au sujet de Mlle de Théville, jeune femme dont est amoureux Meilcour, le personnage principal du roman : « Il savait qu’elle était fille : titre gênant, qui oblige celles qui le portent à mieux dissimuler leurs désirs que les femmes, à qui l’usage du monde, l’habitude et l’exemple donnent moins de timidité » (mes italiques 452). De l’aveu de Meilcour, l’exemplarité a de même joué un rôle considérable dans son attrait pour le libertinage : « Le peu d’occupation que se font communément les gens de mon rang et mon âge, le faux air, la liberté, l’exemple, tout m’entraînait vers les plaisirs » (mes italiques 381-82). Les personnages de Crébillon suggèrent que l’imitation contribue à rendre immoralité, adultère, infidélités amoureuses et autres marques de libertinage relativement acceptables dans le « Monde ». Dans les Lettres de la marquise, l’héroïne invoque ce phénomène afin de faire pression sur son amant : « mais 206 L’exemplarité d’ordre anthropologique il n’est pas étonnant que je suive votre exemple ; je serais morte de douleur si mon inconstance ne m’avait pas mise hors d’état de sentir la vôtre » (mes italiques 89). La marquise emploie encore cet argument à deux reprises dans une autre lettre : « Vous m’avez fait une espèce d’infidélité, je n’en saurais être fâchée, c’est un exemple que vous me donnez, et vous savez ce que ceux de cette sorte-là valent auprès de mon sexe. Vous craignez qu’il ne soit suivi, c’était une réflexion qu’il fallait faire auparavant (mes italiques 107). Et la marquise de continuer sur la même veine : « il me vient quelquefois les plus jolies tentations du monde, et je ne suis pas fâchée que vous me fournissiez l’exemple d’y succomber » (mes italiques 108). Même si la marquise invoque ici l’exemple dans un but rhétorique, qui n’exprime pas ses véritables intentions, afin d’enjoindre le comte à la constance, cette stratégie n’en est pas moins représentative de la réalité des mœurs de la période. Ainsi, la mention du mauvais exemple sert à exprimer de manière ironique la tournure libertine que prennent les mœurs et la morale, comme le démontre l’échantillon suivant : « on se dit bien qu’on s’aimera toujours, mais il est tant d’exemples du contraire que cela n’effraye pas » (mes italiques, Egarements 415). Avec Crébillon, l’exemple n’incite pas, ne dissuade pas, il témoigne du triomphe de l’amour-goût, avatar galant du libertinage de mœurs. L’illustration de la dissémination des mœurs par l’exemple apporte une strate supplémentaire de réalisme à la peinture de la société mondaine post- Régence. Les mauvais exemples des libertins et l’influence qu’ils exercent sur l’ensemble des individus permettent à Crébillon d’offrir une image plus vraisemblable de la nature humaine, de ses tentations, et des interactions entre les individus. A la place des modèles dominants de grandeur et d’héroïsme que fournissait le roman édifiant, Crébillon procure des modèles de corruption rendant compte de la pente décadente sur laquelle s’engage la noblesse de son temps. 2.3 Le réalisme des mœurs et sa transcription dans le mariage L’imitation du mauvais exemple et l’infiltration du libertinage dans les mœurs trouve une expression pertinente dans la peinture que fait Crébillon du mariage. Dans les Lettres de la marquise, les relations entre les époux ne sont plus ce qu’elles étaient dans La Princesse de Clèves. La Régence et le libertinage ont laissé une trace indélébile sur cette institution, et ont entériné des pratiques qui étaient naguère l’apanage des courtisans libertins, et que La Bruyère dénonçait déjà dans ses Caractères : « Il était délicat autrefois de se marier, c’était un long établissement, une affaire sérieuse, et qui méritait qu’on y pensât […] l’on n’avait pas les apparences et les délices du célibat » (De quelques usages 34). Les relations entre la marquise et son mari reflètent 207 Crébillon fils moraliste fidèlement le climat de libertinage matrimonial qui s’érige en norme au XVIII e siècle dans la noblesse parisienne, tant il prend alors de vastes proportions. L’ultime concession à la morale chrétienne semble résider dans le fait que les relations adultères, quoique souvent connues de tous, ne sont pas affichées au grand jour. Crébillon décrit une société dans laquelle les us et coutumes du mariage se sont éloignés de la morale chrétienne au point que les mœurs matrimoniales semblent avoir été inversées. Le romancier s’amuse à renverser les stéréotypes que véhicule la morale traditionnelle. L’impression de retournement qui en résulte, ainsi que le ton badin avec lequel la marquise accompagne ses commentaires sur le mariage, créent un effet comique, qui n’est pas sans rappeler la verve des comédies de Molière. Les allusions burlesques à une réforme libertine du mariage abondent dans la correspondance de la marquise, comme dans le passage suivant, dans lequel il est question de son époux : « Le pauvre homme ! Je le plaindrais bien s’il fallait qu’occupé sans cesse à me plaire, il n’eût pour toute ressource que le triste badinage de l’amour conjugal : je ne suis pas assez injuste pour l’exiger » (32). Ce qui tombait autrefois sous le sens de la morale est maintenant considéré comme une injustice, que la marquise ne saurait exiger de son mari. De même, alors que le comte accuse la marquise d’aimer son mari selon la morale traditionnelle, celle-ci adopte un ton presque indigné, indiquant qu’il serait invraisemblable qu’elle se livre à une telle pratique : « Vous m’accusez d’être la plus dangereuse coquette du monde ; vous dites encore que je pousse cela jusques à aimer mon mari : je voudrais savoir d’où naissent ces beaux discours » (34). Dans le même ordre d’idées, la marquise est horrifiée lorsque vient à son mari la fantaisie de lui faire une déclaration d’amour, tandis qu’elle ne s’offusque pas le moins du monde des relations adultères qu’entretient celui-ci : Il vient, mon cher comte, de m’arriver la chose du monde la plus cruelle : nous allons être les plus malheureuses personnes du monde. Mon mari, ah ! mon pressentiment n’était que trop vrai ! n’aime plus votre cousine ; il vient de se jeter à mes pieds, m’a demandé pardon de ses égarements, m’a juré les larmes aux yeux un amour éternel (mes italiques 130). Les stéréotypes sont inversés : « la chose la plus cruelle » devrait être la découverte de la relation adultère du marquis, et non pas la déception de voir celle-ci prendre fin. Le repentir de son mari devrait également être accueilli avec soulagement, et non pas conduire l’intéressée à la mortification. Mais l’adultère est devenu une composante tout à fait naturelle du mariage dans le tableau qu’en peint Crébillon. Le héros de Rousseau, Saint- Preux, pour un temps spectateur de la société mondaine parisienne et mora- 208 L’exemplarité d’ordre anthropologique liste, témoigne de ce retournement des normes dans La Nouvelle Héloïse : « Il semble que tout l’ordre des sentiments naturels soit ici renversé. […] L’adultère n’y révolte point, on n’y trouve rien de contraire à la bienséance » (193). La marquise, loin d’être choquée par les relations extraconjugales de son mari, s’en fait la complice : j’ai un faible fort singulier : mon mari m’amuse ; quand il n’a pas le temps ou le moyen de me faire des infidélités, il me raconte celles qu’il m’a faites, et me désigne celles qu’il pourra me faire ; cela me divertit plus que tous les discours doucereux que vous composez, vous autres amants (33). Etre trompée par son mari est décrit comme un acte non seulement inoffensif, anodin, mais fournissant en outre des historiettes et des intrigues qu’il est plaisant d’écouter. En matière de sexualité, le devoir conjugal est lui aussi inversé. Le corps appartient d’abord à l’amant, et l’époux est relégué à la seconde place : « C’aurait été effectivement un caprice singulier de donner à mon mari ce que je venais de refuser à mon amant » (85). Le dérèglement du mariage est porté à son comble lorsque la marquise enjoint le comte à vanter à la cousine de celui-ci les qualités de son mari, afin que cette relation adultère laisse une plus grande marge de manœuvre à la leur : « Vantez les bonnes qualités du Marquis, et passez légèrement sur sa constance, de peur de l’épouvanter » (81). La mise en garde de la marquise indique que les traits que la morale traditionnelle considère comme des qualités, tels que la constance, deviennent des tares aux yeux de ceux qui embrassent les normes libertines. 3 Passion amoureuse et sexualité dans Les Lettres de la marquise de Crébillon fils 3.1 La marquise et la science de l’amour Les nouvelles mœurs et le modèle libertin qui s’imposent dans la société mondaine au XVIII e siècle exercent une influence considérable sur les relations galantes et amoureuses, qui voient la passion amoureuse et une forme frivole de l’amour, l’amour-goût, cohabiter et se mélanger. Dans Les Lettres de la marquise, Crébillon peint une galerie de personnages dont les sentiments amoureux se situent à ces extrémités dans le cas des deux protagonistes, et parfois à mi-chemin dans le cas d’autres personnages. Dans tous les cas, les intrigues d’amour et les tribulations qui leur sont associées ne servent pas de support didactique et rhétorique à une quelconque morale exemplaire. Si le moralisme dont se targue Crébillon peut se révéler utile aux lecteurs, il ne s’agit en aucun cas de les inciter à l’imitation, ni à la dissuasion. 209 Passion amoureuse et sexualité Sous le couvert de l’anonymat de ces personnages principaux, le romancier en dit déjà long sur ce qu’ils symbolisent au niveau de l’amour à travers l’astucieuse réduction de leurs noms. Dans le cas de l’héroïne, marquise de M***, permet un subtile jeu de mot, « M » pouvant être lu comme « aime ». Quant au comte, la réduction de son nom à la consone « R » semble tout aussi symboliquement renvoyer à son libertinage. On peut en effet interpréter le « R » du comte de R***, comme « erre », ou petit-maître errant de maîtresse en maîtresse, l’errance renvoyant à la notion d’égarement. Avec « M » et « R », tout est dit, puisque le roman est constitué de lettres d’amour écrites à un libertin infidèle. L’œuvre est réductible à la sincère passion amoureuse de la marquise et au libertinage d’amour du comte, personnage pratiquant l’amour-goût, définit dans les Egarements comme « Une sorte de commerce intime, […] une amitié vive qui ressemble à l’amour par les plaisirs, sans en avoir les sottes délicatesses » (502). La marquise fait preuve d’une grande connaissance de la psychologie amoureuse, dont elle connaît les nœuds et les lieux communs. Dès la lettre V, la marquise utilise ce savoir afin de justifier au comte sa résistance de principe : « si je vous le donnais [mon cœur], ce ne serait pour vous qu’une félicité passagère, que vous ne souhaitez à présent que parce que vous n’en jouissez pas » (39). Ce type d’argument sera le leitmotiv de ses premières lettres 116 . La marquise élabore une stratégie complexe de rétention de l’amant : elle diffère le moment de sa déclaration d’amour ; puis elle retarde la consommation de la liaison jusqu’à ce que ses propres désirs n’y tiennent plus ; enfin, elle excite la jalousie du comte de manière à maintenir son intérêt pour elle. Etant donné la durée de leur liaison, cette stratégie semble bien porter ses fruits. Les indices parsemés ça et là dans le texte suggèrent que cette liaison s’étale sur environ une année entière, alors que selon la marquise, la durée moyenne des relations amoureuses, réduite en peau de chagrin, se limite alors à une quinzaine de jours (212). Néanmoins, cette stratégie s’avère défectueuse dans la mesure où la marquise ne peut s’empêcher d’en révéler les manœuvres au comte. Ainsi, dès la lettre IV, elle l’informe du stratagème qui consiste à différer l’aveu des sentiments : « je ne veux que vous éprouver, et par un peu de résistance, vous rendre ma conquête plus agréable : je parais plus difficile qu’une autre à persuader ; mais au fond, vous ne m’en tromperez pas moins » (38). La lucidité désenchantée que partage la marquise avec son amant sape les fondations de sa stratégie 117 . Plus tard, alors qu’elle est parvenue à éveiller la jalousie du comte pour mieux le ramener vers elle, la marquise ne peut s’empêcher une 116 Pour d’autres exemples, voir les lettres XV (64) ; XVII (69) ; et XLII (136). 117 Elle répète encore la même erreur à la lettre X (50). 210 L’exemplarité d’ordre anthropologique nouvelle fois de lui confier le véritable motif de ses actions : « j’ai remarqué, dis-je, qu’il est bon d’éveiller votre amour […]. Quand vous craignez un rival, vous me dites les plus jolies choses du monde, vous oubliez que vous êtes heureux, et vous vous remettez dans le moment dans le cas d’un homme qui voudrait le devenir » (110). Bien sûr, cette sorte d’aveu est autant destinée au lecteur, qu’il faut bien tenir informé. C’est peut-être là que les limites imposées par la monodie épistolaire se font ressentir. Si le comte est un personnage résolument ancré dans le libertinage, la marquise semble quant à elle piégée à la croisée de deux mondes qui s’entrechoquent. Ainsi, elle se partage entre la posture morale de la Régence et une version édulcorée de l’héroïsme classique. La marquise a intégré bon nombre des nouvelles mœurs qui ont pénétré la société aristocratique, mais à bien des égards, elle demeure figée dans la passion amoureuse propre aux personnages de fiction littéraire du siècle précédent. La manière dont elle conduit le commencement de son affaire avec le comte relève des nouvelles mœurs d’inspiration libertine. Elle semble se livrer à un petit jeu de séduction. Tout en niant son attachement pour le comte, elle fait des déclarations à double sens : « A propos, vous me priez de vous dire si vous devez espérer ; je me suis consultée : je crois que non » (mes italiques 31) ; ou encore : « La seule chose dont je puisse vous assurer, c’est que je ne vous aime pas, et que sans doute, je ne vous aimerai jamais » (mes italiques 37). Bernadette Fort observe que l’emploi de modalisateurs indique que « l’énoncé n’est pas entièrement assumé par le locuteur » (147). Il semble en fait qu’ils soient assumés, quoique prononcés afin de laisser deviner au comte que l’héroïne adopte un ton ludique et taquin, qui répond en demi-teinte au jeu de séduction de l’amant. De même, alors qu’au début de la lettre XV, la marquise annonce qu’elle refuse d’avouer ses sentiments, elle conclut sa lettre en se contredisant : « Je vous écris que je vous aime, je vous attends pour vous le dire » (65). En revanche, dès lors que la marquise s’est totalement investie dans sa liaison avec le comte, sa ligne de conduite la mène à contre-courant des nouvelles mœurs. Ses lamentations amoureuses replonge le lecteur dans les sentiments exprimés par les héroïnes du roman et de la tragédie classiques : « Ma passion devient fureur, rien ne la calme, tout l’irrite. Votre indifférence, vos transports, vous rendent à mes yeux également aimable » (167). Voilà sans doute le genre de soupir qui fait dire à Carole Dornier que Crébillon est un « grand peintre de la passion ravageuse qui consomme et anéantit l’individu » (128). Cependant, la passion amoureuse a perdu son aspect funestement exemplaire chez Crébillon, ce qui explique qu’elle ne soit pas considérée comme un sentiment honteux qu’il faut réduire au silence. Pierre Hartmann a raison de déclarer qu’« à la rhétorique de l’amour-passion, la marquise mêle trop d’expressions tirées de la nouvelle philosophie du plaisir 211 Passion amoureuse et sexualité pour que le lecteur puisse participer sympathiquement à ses souffrances » (48). La mort d’amour de la marquise, annoncée à plusieurs reprises au cours de la correspondance 118 , n’a donc rien d’héroïque, ni d’exemplaire. En fait, la marquise semble même vouloir s’entêter à adorer son amant jusque dans la tombe : « La mort va donc pour jamais me fermer les yeux ! que de tourments à essuyer avant que de finir ! que j’en ai encore, et que j’aurais peu de regret à la vie, si mes maux se terminaient à sa perte » (mes italiques 230). Si cette mort emprunte ses accents tragiques à la littérature classique, elle ne souscrit nullement à son éthique. La mort de la marquise apporte la dernière pierre à l’entreprise de parodie servant l’établissement d’une nouvelle écriture romanesque : celle du libertinage moraliste et réaliste, dénuée d’exemplarité édifiante. Antoine de Baecque observe ainsi que « c’est en toute maîtrise, en pleine conscience, que la marquise va à la mort d’amour, davantage un épuisement du sentiment, et de son discours, qu’une agonie sublime » (14). Au contraire du roman classique, les Lettres de la marquise est dénué de morale édifiante. La marquise n’incarne pas un exemple dissuasif censé susciter la désapprobation, et encore moins un modèle exemplaire invitant à l’imitation. Quant au comte, malgré les soupçons que l’on peut entretenir à son égard, le format de la monodie épistolaire le dispense de servir d’anti-modèle. 3.2 Les jupons de la Régence Témoignant du fait que le libertinage s’est emparé du discours galant, l’amour tel que le peint la marquise dans ses lettres comprend une dimension charnelle pleinement assumée. La correspondance de l’héroïne de Crébillon fourmille de tournures ambiguës et d’allusions à peine voilées au plaisir des sens. La première déclaration d’amour qu’adresse la marquise à son amant est déjà mâtinée de désir sexuel : « Mon inquiétude quand je ne vous vois pas, ma joie lorsque je vous retrouve, votre idée qui me poursuit sans cesse, les projets honteux que je forme, étouffés quelquefois, et venant toujours avec plus d’empire » (mes italiques 59). L’épistolière rend compte du fait que la sexualité extraconjugale est entrée dans les mœurs : « Mais ne suis-je pas bien folle de réprimer vos désirs, et devrais-je me fâcher d’une proposition que l’usage autorise, et qui est rarement rebutée ? » (mes italiques 67). Cette confession à mi-voix indique que les mœurs de la période post-Régence ont entériné ce type de plaisir et que les femmes accèdent volontiers aux désirs de leurs amants. 118 Pour quelques échantillons des préludes de sa mort, voir les lettres XLII (136) ; LXIII (210) et LXV (218). 212 L’exemplarité d’ordre anthropologique D’ailleurs, Crébillon trouve un moyen judicieux de nous livrer le moment où la marquise se donne pour la première fois à son amant, sans que leur relation soit déjà consommée à ce moment-là : ma vertu chancelante ne se défendait plus que faiblement ; vos empressements m’avaient surprise au point de me la faire perdre de vue. L’occasion, votre amour, le mien, tout combattait contre moi ; je sentais ce que je n’ai jamais senti. Mes yeux égarés, même en vous regardant, ne vous voyaient plus. J’étais dans cet état de stupidité où l’on laisse tout entreprendre, et mes réflexions avaient fait place à une ivresse plus aisée à ressentir qu’à exprimer : que serais-je devenue, si le Marquis ne fût arrivé (95). Si Crébillon affiche sans complexe le trouble des sens de son héroïne, il n’en respecte pas moins les bienséances, puisque le marquis, tel un deus ex-machina, empêche la relation sexuelle d’avoir lieu. Elle se produira pourtant, mais Crébillon en informera le lecteur de manière elliptique. Les références au plaisir des sens sont souvent l’occasion de véhiculer le savoir de la marquise en matière de passion amoureuse. La psychologie de la passion telle qu’on la trouve dans le roman gagne ainsi en réalisme par l’apport du rôle que joue la sexualité dans l’équation amoureuse. La marquise fait montre de ce savoir dès le début de sa correspondance. Lorsque l’épistolière rapporte que les femmes du monde se plaignent de la légèreté du comte, elle rejette la faute sur leur manque de résistance : « vous vous êtes lié avec elles plus par leur choix que par le votre, et leurs bontés précipitées ne vous laissant pas le temps d’être amoureux, il n’est pas étrange que vous ne le soyez pas devenu » (mes italiques 38). La « bonté » en question est un terme ambigu, et le champ lexical des termes à double sens, disséminé tout au long du roman, semble indiquer qu’il s’agisse, entre autres faveurs amoureuses, de plaisir des sens. Cette déclaration est une indication de la stratégie amoureuse pour laquelle opte la marquise. L’héroïne de Crébillon va ainsi tenter de retarder le plus longtemps possible, et l’aveu de son amour, et le don de ses faveurs sexuelles, afin de faire perdurer les obstacles à l’ultime étape de la conquête, parce qu’elle sait que c’est le seul moyen dont elle dispose pour maintenir l’amour-goût du comte. La marquise est consciente du rôle joué par le plaisir charnel dans les rapports amoureux. De son aveu, la vertu ne saurait résister à l’ivresse qu’engendre le désir sexuel. Elle allègue l’influence de la « nature » pour rendre compte des désirs, et de leur capacité à engloutir l’individu corps et âme : Que dans ces moments cruels où la nature nous livre à nous-mêmes, où tous les sens troublés agissent pour notre séduction, où les transports d’un amant échauffent sans cesse les nôtres, et ne portent à l’imagination que l’idée d’un plaisir vif et présent ; que dans ce délire, dis-je, on souhaite sa défaite, je le crois : on ne la voit pas (96). 213 Passion amoureuse et sexualité La marquise révolutionne la topique romanesque du fameux moment qui veut que la fin des obstacles marque le déclin de la passion amoureuse : « l’amour languit dans les plaisirs, et quand les désirs ne sont plus de la partie, il lui reste bien peu de choses » (67). Cette maxime indique le moment de la véritable fin de la chasse et des obstacles, ou tout du moins, celui qui définit les rapports amoureux du libertinage. Comme c’est le cas par exemple dans La Princesse de Clèves, le roman de la seconde moitié du XVII e siècle cultive la topique suivante : le moment où la femme aimée avoue son amour et accepte de s’investir dans une liaison désigne la fatidique étape de la prise, qui marque à son tour la fin des obstacles, et bien souvent le début de la fin de la passion de l’amant. L’entrée en matière de la volupté, et la prise en compte du rôle que joue la sexualité dans la psychologie amoureuse, viennent bousculer l’ancien ordre des choses, en ajoutant une étape supplémentaire à cette topique romanesque. Ainsi, dans Les Lettres de la marquise, la fin des obstacles et le moment de la conquête se voient repoussés à l’étape de la consommation physique de la passion. Si la marquise sait bien que la fin des obstacles signifie le début de la fin de la passion, ou de ce qui est devenu l’amour-goût dans le cas du comte, Crébillon montre à ses lecteurs la dimension charnelle que comprend la psychologie amoureuse. Le romancier innove en osant préciser que c’est à partir du moment où la femme cède aux désirs physiques de son amant qu’elle commence à le perdre. A la différence de la psychologie à laquelle adhère une héroïne de roman comme Mme de Clèves, ce n’est plus une conquête platonicienne qui marque la fin de la passion. Grâce à l’adjonction de la sexualité, élément quasiment absent de la psychologie romanesque au XVII e siècle, l’analyse de la passion gagne en profondeur, mais aussi en réalisme. Forte de ce savoir, qu’elle emploie comme un argument imparable, la marquise se refuse au comte à maintes reprises, afin de faire perdurer ses sentiments pour elle : « Je verrais le maître succéder à l’amant, et loin que vous m’en fussiez plus attaché, votre amour attiédi me ferait payer cher la faiblesse de l’avoir satisfait » (69). La marquise agit donc en connaissance de cause et emploie ce savoir pour justifier ses choix. Elle réitère cet argument à plusieurs reprises au cours de sa correspondance 119 . Cependant, la marquise ne pourra s’empêcher de se donner au comte, non pas qu’elle cède à la pression des prières assidues de son amant, mais plutôt à ses propres désirs, qu’elle exprime d’ailleurs ouvertement. Ainsi, lorsque ses prévisions se réalisent, que le comte se lasse d’elle, et qu’il se détache après que ses désirs sexuels aient été assouvis, elle regarde lucidement en arrière : « J’ai bien senti, lorsque je 119 Pour d’autres exemples, se reporter au reste de la lettre XVI (67) ; ainsi qu’aux lettres XXVII (93) ; XXXIX (123) ; et au passage vindicatif de la lettre L (170). 214 L’exemplarité d’ordre anthropologique me suis livrée à votre ardeur, qu’elle diminuerait, que je vous perdrais ; mais entraînée par un sentiment qui étouffait ma raison, en connaissant le péril que je courais, je n’eus pas la force de l’éviter » (201). L’histoire de sa liaison avec le comte correspond à la chronique épistolaire d’une double mort annoncée : celle de l’amour-goût du comte, qui conduit la marquise à son trépas. Non seulement l’évocation plus ou moins explicite du plaisir charnel apporte une touche supplémentaire de réalisme au tableau des mœurs que peint Crébillon, mais la sexualité symbolise en outre la chute vertigineuse de l’héroïsme exemplaire des romans du siècle précédent vers le réalisme libertin. Les envolées érotiques de l’héroïne redoublent les attaques contre la vertu et contre l’exemplarité rhétorique. En matière de plaisir des sens, la marquise se fait aussi une porte-parole indignée de l’inégalité entre les sexes, et des injustices dont sont victimes les femmes : « Que vous êtes heureux, vous autres hommes, de pouvoir sans honte vous livrer à votre penchant ; pendant que, soumises à des lois injustes, il faut que nous vainquions la nature, qui nous a mis dans le cœur les mêmes faiblesses qu’à vous » (64). Les plaintes de la marquise s’apparentent plus à de nouveaux coups de boutoirs portés contre la morale traditionnelle, l’exemplarité rhétorique, et la sage retenue des romans du siècle précédent, qu’à une forme de féminisme avant l’heure. Des nobles sentiments d’amour du roman baroque et héroïque ou de leur expression tragique dans le roman classique, on en vient aux pulsions sexuelles qui accompagnent la passion. Dans le roman classique, le bonheur des amants se situe dans les beaux sentiments. Comme l’impose le dogme des bienséances, l’énergie sexuelle est sublimée, pour être détournée vers l’action et les sentiments élevés. La Princesse de Clèves est probablement le roman le plus représentatif de ce paradigme. La sexualité y est présente, mais à l’état latent, presque refoulé, comme le prouve notamment le fameux épisode de la canne des Indes. Si elle se donnait corps et âme, la femme ne saurait plus être exemplaire, au sens édifiant du terme, et encore moins inimitable. Conclusion 1 Examen de la réception de Julie à la lumière de l’exemplarité Si tant de romanciers de la période d’Ancien Régime ont recours à l’exemple pour inculquer leurs préceptes et enjoindre leurs lecteurs à adhérer à la morale qu’ils soutiennent, il faut bien que ces écrivains aient foi en cette forme d’argumentation et en son pouvoir de persuasion. Certes, les rhétoriciens et les doctes en prédication affirment que l’exemple dispose du potentiel d’exercer un effet sur le destinataire, de le persuader, de le conduire sur le chemin de l’imitation ou de la dissuasion. Cependant, est-t-il possible de faire fonctionner cet instrument rhétorique en littérature, et plus spécifiquement dans le roman, et d’y créer les mêmes effets ? L’exemple tient-il les promesses proférées par les romanciers et les théoriciens de ce genre ? Nous ne le saurons sans doute jamais. Cependant, Julie ou la nouvelle Héloïse de Rousseau constitue un cas particulier susceptible de livrer quelques éléments de réponse en ce qui concerne la réception de l’exemple. Le spectaculaire succès de ce roman a engendré un phénomène qui ne s’était jamais vu auparavant. Avec ses dizaines de rééditions, rien qu’au XVIII e siècle, cette œuvre peut se targuer d’avoir été le plus grand best-seller du siècle. Toutefois, ce n’est pas tant le volume de ses ventes qui constitue l’élément le plus remarquable de son succès que l’effet avéré qu’il a exercé sur ses lecteurs. Fait exceptionnel et inédit, ceux-ci furent si émus par leur lecture de Julie qu’ils écrivirent en masse à Rousseau pour lui faire part de leur enthousiasme, de leur admiration, et de l’effet que l’œuvre et sa morale avaient produits sur eux. Cette correspondance nous est parvenue et offre la possibilité unique pour cette période d’étudier la réception publique d’un roman. Les multiples témoignages que les fervents admirateurs de Rousseau ont laissés à la postérité ont depuis longtemps attiré l’attention de la critique. Ils ont permis de mener à bien de pertinents travaux sur la réception de Julie et de mettre en lumière la capacité du philosophe à enthousiasmer, émouvoir et influencer son lectorat 120 . Une partie des lecteurs qui ont écrit au maître 120 Voir notamment les travaux de Claude Labrosse (Lire au XVIII e siècle. La Nouvelle Héloïse et ses lecteurs) et Raymond Trousson (Jean-Jacques Rousseau jugé par ses contemporains). 216 Conclusion est constituée de membres totalement inconnus du grand public, mais force est de constater qu’un grand nombre d’entre eux s’avèrent être, bien au contraire, des gens de sciences et de lettres, des érudits de tous horizons, des critiques, des journalistes et des auteurs d’ouvrages ayant pour la plupart sombré dans l’oubli 121 . En outre, d’autres célèbres lecteurs et lectrices, comme Mme Roland et Mme de Staël, ont révélé dans leurs écrits l’impact que Julie a eu sur leur vie. En termes de réception, ce roman se distingue donc de tous les autres ouvrages romanesques de la période d’Ancien Régime. La présente étude propose d’examiner pour la première fois ces témoignages à la lumière de l’exemplarité rhétorique. Bien que la réception de l’exemple soit difficilement démontrable et encore moins mesurable, ces témoignages ne procurent pas moins des pistes, des indices, des signes qui permettent d’entrevoir l’influence que l’exemple a pue exercer sur ces personnes. Cet examen permet non seulement de faire basculer l’analyse vers les applications de la rhétorique à la vie réelle, mais en outre de répondre de manière affirmative à une des questions sous-jacentes de ce livre : l’exemplarité rhétorique est-elle capable d’accomplir les objectifs didactiques de l’auteur ? L’examen des témoignages de lecteurs, disponibles dans la correspondance complète du philosophe, révèle des informations pertinentes sur l’effet que le personnage de Julie et son exemplarité ont exercé sur les lecteurs. Résultat préliminaire de cette analyse, il ressort que les lettres écrites par les non érudits ne recèlent guère d’indices à ce sujet, parce qu’elles ne dépassent guère la simple description de l’affect ressenti par ces personnes. En revanche, les commentaires des érudits s’avèrent riches en informations, en ce que ces savants lecteurs ont tendance à analyser les causes des effets qu’ils ressentent et à débusquer leur origine dans l’éloquence déployée par Rousseau. Mais avant d’en venir aux indices trahissant la performance rhétorique de l’exemple que recèlent les témoignages de lecteurs, il sera auparavant utile d’étudier l’effet du roman d’un point de vue plus général. Lorsqu’on se plonge dans la correspondance des admirateurs de Julie, l’intensité avec laquelle les lecteurs expriment la vive expression des sentiments, émotions et passions qu’ils ont ressentis saute vite aux yeux. L’ampleur générale de cet affect, dont tant de lecteurs se font l’écho, témoigne de la brillante éloquence de Rousseau. Malgré un jugement défavorable de l’œuvre, Suzanne Necker, dont certains écrits seront publiés sous forme de Mélanges, ne peut s’empêcher d’admettre que « La Nouvelle Héloïse est le triomphe de 121 Sur ce point, la présente étude se trouve en désaccord avec Claude Labrosse, selon qui « les érudits sont rares » au nombre des admirateurs qui écrivent spontanément à Rousseau. 217 Examen de la réception l’éloquence » (352) 122 . Prolifique auteur d’essais politiques, Delacroix est un des nombreux écrivains à commenter que « Peu de livres ont fait une aussi prodigieuse sensation que La Nouvelle Héloïse » (Eloge de Jean-Jacques Rousseau 25). Grande amie de Rousseau, la duchesse de Luxembourg lui écrit que « Votre Julie est le plus beau Livre qu’il y ait au monde » (129). Rousseau peut se vanter d’avoir enfiévré les lecteurs. Ils n’ont pas de mots assez forts pour exprimer les effets que l’éloquence du maître a exercés sur eux. Ami de Diderot, d’Alembert et Helvétius, auteur avant-gardiste d’ouvrages sur le comportement animal, Charles-Georges Leroy transcrit les effets de cette lecture en termes somatiques : « La tête me tourne, mon amy. Je viens d’achever la lecture du roman de Jean-Jacques » (54). Mme Roland, fervente admiratrice des œuvres du philosophe dont l’enthousiasme est abondamment documenté dans ses mémoires, découvre l’auteur en lisant Julie, dont elle assimile l’effet à une passion : « je l’ai lu très tard, et bien m’en a pris, il m’eût rendue folle ; je n’aurais voulu lire que lui » (Mémoires 144-45). Dans son Eloge de Jean-Jacques Rousseau, texte avec lequel il concourt au prix d’éloquence de l’Académie française, Thiery compare le roman à un tableau « devant lequel je me surprends les yeux fixés, et l’ame haletante de plaisir et d’admiration » (31). Dans sa lettre au philosophe, l’éditeur, écrivain et encyclopédiste Charles-Joseph Panckoucke parle de l’éloquence comme d’un feu : « Vos divins écrits, Monsieur, sont un feu qui dévore, ils ont pénétré mon ame, fortifié mon cœur, éclairé mon esprit » (78). Le journaliste, critique littéraire et polémiste Elie-Catherine Fréron, fondateur et dirigeant du périodique L’Année littéraire, à qui il n’est pas aisé de plaire, ne tarit pas d’hyperboles pour exprimer l’effet que Julie a exercé sur lui : « Il faut vous avouer que de ma vie je n’ay rien veu n’y lû qui m’ait si fort attendry, ni qui m’ait en même tems fait goûter de si veritable plaisir » (147). Une lectrice inconnue, Claire Cramer, déclare que « votre livre a fait sur mon ame une impression que rien ne sauroit effacer » (224). La brulante éloquence de Rousseau et l’affect qu’elle manque rarement d’exercer engendrent une influence morale que les lecteurs de Julie évoquent volontiers dans leurs témoignages. Ces lecteurs sont bien souvent eux-mêmes des lettrés, des érudits, qui expriment ardemment leur admiration. A l’issue de sa lecture de Julie, Antoine-Jacques Roustan, auteur d’ouvrages sur le christianisme et le déisme, tel son Offrande aux autels et à la patrie ou son Catéchisme raisonné confesse dans sa lettre à Rousseau que « vous êtes pour moi une morale vivante » (138). 122 Sauf indication contraire, toutes les citations de lecteurs proviennent du volume VIII de la Correspondance complète de Rousseau. 218 Conclusion Trait commun à de nombreux commentaires, on insiste souvent sur la force de conversion dont dispose la morale de Julie. Une poétesse peu connue, Charlotte Bourette, affirme que le roman possède une telle puissance morale qu’il « seroit capable de convertir les cœurs les plus opiniatres » (149). Plusieurs lecteurs affirment même qu’il leur semble impossible qu’on puisse achever la lecture de ce roman sans en être changé pour le mieux, comme l’illustre Antoine-Jacques Roustan : « Il me paroit même impossible que qui que ce soit lise votre ouvrage, sans en devenir moins mauvais » (139). Dans le même ordre d’idées, Louis François, ecclésiastique et auteurs d’ouvrages sur la religion, semble vouloir damner ceux qui ne seraient pas sensible à la morale du philosophe : « Je n’ai jamais vu la vertu ni si pure, ni si brillante. Qui vous lit et ne l’adore pas n’est qu’un monstre » (279). Pareillement, pour l’écrivain Charles-Georges Leroy, le roman ne peut que réformer : « Malheur à celuy qui lira cet ouvrage sans avoir une forte envie de devenir meilleur » (54). Une lectrice anonyme parvient également à cette conclusion : « quiconque lira ce livre avec attention et n’en tirera pas quelque avantage pour ses maux doit être corrompu a n’en jamais revenir » (259). Romancier, dramaturge et journaliste, Jean-François Bastide se dit affecté par la morale du roman de la même façon qu’il le serait par les commandements d’une autorité incontestable : « j’ai senti que vous éties un conquerant, et qu’il faloit recevoir vos Loix » (92). Or il ressort clairement de la correspondance de Rousseau qu’une des « loix » que les admirateurs de Julie ont « reçue » concerne la vertu, ou une nouvelle appréciation de celle-ci, dont le roman a suscité un véritable culte. Une des illustrations les plus éloquentes de ce phénomène nous est fournie par Charles-Joseph Panckoucke, libertin repenti que la lecture de Julie a converti à la vertu : « Depuis cette heureuse lecture, je brûle de l’amour de la vertu, mon cœur que j’avais crû épuisé est plus échauffé que jamais » (78). De même, un fermier général resté anonyme exprime avec enthousiasme le fait que Julie a redoublé son amour de la vertu : « Que la vertu vous aura d’obligation, Monsieur, si tous les lecteurs vous rendent et à votre ouvrage sans pareil la même justice que moi » (62). Le critique Thiery déclare à propos de Rousseau et de Julie que « Ses écrits sont l’école de la vertu ; la règle des mœurs, ou plutôt de la morale ; j’oserai dire, et la religion des gens de biens » (Eloge de Jean-Jacques Rousseau 33). Auteur d’une des innombrables publications louant Rousseau de manière posthume dans le dernier quart du XVIII e siècle, Mme de Staël confirme l’effet que produit Julie en matière d’exaltation de la vertu : « à la fin de cette lecture, on se sent plus animé d’amour pour la vertu, l’on tient plus à ses devoirs » (Lettres 5). L’enthousiasme des lecteurs lettrés ou anonymes pour l’influence morale que facilite l’éloquence de Rousseau se propage au personnage de Julie, qui est le centre névralgique du roman. Pour Daniel Roguin, ami personnel de 219 Examen de la réception Rousseau, « Elle fait aimer la vertu » (181). Le témoignage d’un certain Le Cointe seigneur de Marcillac, lui-même auteur d’ouvrages militaires, est d’autant plus instructif qu’il indique que le modèle de Julie lui a inculqué la vertu mieux que n’aurait pu le faire n’importe quel discours dogmatique : « Oui Monsieur, votre Julie, votre Saint-Preux, m’ont fait sentir mieux qu’aucun sermon de morale, tous les charmes de la vertu » (292). Le succès didactique de Rousseau conduit Raymond Trousson à conclure à juste titre que « la Julie sermonneuse n’avait point ennuyé ; elle avait raffermi, converti les âmes en les faisant aspirer au bonheur par la vertu » (Rousseau 34). Ces témoignages reflètent l’influence que les personnages de La Nouvelle Héloïse attribuent eux-mêmes à Julie. Dès le début du roman, Saint-Preux salue le rayonnement de Julie, qui répand « son charme invincible sur tout ce qui l’environnait » (73). Saint-Preux mentionne encore cette influence dans le passage suivant : « la douce influence de cette âme expansive agissait autour d’elle et triomphait de l’insensibilité même » (423). Claire exprime la même idée lorsqu’elle fait part de « cette charmante influence qui se fait sentir à tout ce qui t’approche » (143). Les lecteurs du roman reconnaissent souvent cet empire à Julie, comme cette lectrice restée anonyme, qui assure Rousseau que « j’ai senty passer dans mon cœur la pureté des sentimens de Julie. Sa bienfaisance a élevé mon âme » (257). De même, un certain abbé Cahagne, peut-être celui qui avait été en 1740 l’auteur d’une Ode sur la convalescence du roi, atteste du pouvoir de Julie en parlant de « cette Julie plus enchanteresse encore que ne pourroit l’estre la Sagesse seule » (190). L’analyse des multiples témoignages que les fervents admirateurs du philosophe ont laissés à la postérité indiquent que le personnage de Julie plaît, touche, persuade et instruit. Les lecteurs se disent édifiés ; ils lisent et relisent l’ouvrage, et s’en servent comme d’une sorte de manuel 123 . Or, l’influence rhétorique et morale exercée par l’héroïne de Rousseau sur les lecteurs porte souvent la marque de l’exemple. Mme de Staël place l’exemplarité au centre de la fonction didactique et rhétorique du personnage de Julie : Rousseau nous peint Julie, se faisant par la vertu une félicité à elle ; heureuse par le bonheur qu’elle donne à son époux, heureuse par l’éducation qu’elle donne à ses enfants, heureuse par l’effet de son exemple sur ce qui l’entoure, heureuse par les consolations qu’elle trouve dans sa confiance en son Dieu (Lettres 8). 123 Les romanciers contemporains de Rousseau se sont également emparés de ce phénomène, et parfois de manière ironique, comme c’est le cas de Laclos avec les Liaisons dangereuses. Si Mme de Merteuil se sert de Julie comme d’un manuel, c’est afin d’y puiser des références qui lui permettent de mieux tromper ses victimes. 220 Conclusion C’est un véritable hymne au bonheur féminin selon les préceptes de la philosophie rousseauiste que chante Mme de Staël. L’écrivaine souligne en outre que l’exemple de Julie porte déjà ses fruits à l’intérieur même du roman. Julie et son modèle incomparable persuadent, convertissent, endoctrinent, entrainent dans leur sillon tous les autres protagonistes. La valeur exemplaire du personnage est reconnue par de nombreux lecteurs parmi ceux qui ont écrit au philosophe pour lui faire part de leur enthousiasme et de l’effet que le roman a accompli sur eux. C’est ce qu’avoue avec plaisir Le Cointe de Marcillac : « que de raisons n’ai-je pas de vous donner la satisfaction d’apprendre ce que peut sur les cœurs votre morale et votre exemple » (294). Madame de La Neuville déclare à propos de Julie qu’« on ne vit jamais d’exemples pareils » (305). A en croire l’effet décrit par Pierre de La Roche, bien des lecteurs « se conduiront en conséquence des exemples et des préceptes qui y sont proposéz » (vol. IX, 132). Ainsi, comme le pressent Claude Labrosse dans son étude de la réception de Julie, « Lire revient donc ici, pour l’essentiel, à reconnaître et à développer à travers l’appareil narratif et figuratif du roman la teneur morale d’un précepte » (42). Le modèle exemplaire de Julie tient directement lieu de leçon, sans médiation théorique. Julie est une série de préceptes esthétisés et personnifiés, un véritable code, comme l’écrit Charles-Joseph Panckoucke à Rousseau : « Votre tendre et vertueuse Héloïse sera toujours pour moi le code de la plus saine morale » (78). Il ne faudrait pourtant pas perdre de vue le fait capital que Julie finit par devenir un véritable parangon, un exemple inimitable. Lorsqu’elle atteint le summum de l’exemplarité, Julie ne saurait plus aspirer à la reproduction intégrale de son exemple, mais son modèle n’indique pas moins une direction à suivre pour se régler, le droit chemin que le lecteur est appelé à emprunter afin de pouvoir se placer dans la position de l’imiter, au moins à un moindre degré. Le modèle de Julie cherche à mettre en route le destinataire sur la voie de la vertu et indique la place que le philosophe envisage pour les femmes au sein de la société. C’est dans cette direction que dirige l’exemple de Julie, c’est ce chemin qu’il trace, et sur lequel Rousseau cherche à emmener le lecteur. Il ne s’agit pas vraiment d’inciter le destinataire à reproduire mimétiquement le modèle de Julie, mais d’orienter ses choix futurs en traçant un chemin applicable à la situation de chacun. C’est ainsi que Rousseau peut se permettre d’appuyer sa morale sur un tel parangon. Les critiques et les lecteurs du roman ne manquent pas de commenter la direction morale vers laquelle oriente l’exemple de Julie. L’image de la route, du chemin à suivre est un des leitmotivs de la description de l’effet que produit le roman sur les lecteurs. Charles-Joseph Panckoucke exprime sa reconnaissance pour lui « avoir fait connoitre la vraye route du bonheur » (78). 221 Le devenir de l’exemple au-delà de l’Ancien Régime Il décrit d’ailleurs Rousseau comme un « guide » qui conduit « à la perfection de l’ame et à la pratique de toutes les vertus qui font l’essence de l’homme de bien » (78). Selon Charlotte Bourette, Rousseau fait « désirer de suivre le sentier qui conduit à la vérité » (148). Elle déclare au philosophe que « vous avez trouvé l’art de rendre aimable la vertu la plus severe » (149). Thiery signale au sujet de l’héroïne qu’« elle vous apprendra comment il faut vivre » (Eloge de Jean-Jacques Rousseau 30). L’exemple de la destinée de Julie inspira nombre de vocations à l’imitation parmi le lectorat féminin du roman. L’illustration la plus spectaculaire de ce phénomène est probablement le cas de Mme Roland, qui après la lecture du roman de Rousseau décida de modeler sa propre existence sur celle de l’héroïne et d’épouser les préceptes du philosophe en matière de condition féminine. L’influence de Rousseau sur le destin de cette femme est clairement exprimé dans ses mémoires : « Rousseau me montra le bonheur domestique auquel je pouvais prétendre et les ineffables délices que j’étais capable de goûter » (192). 2 Le devenir de l’exemple au-delà de l’Ancien Régime Le succès de l’œuvre, ainsi que l’effet et l’influence avérés qu’elle a exercés sur la vie de quantités de lecteurs, suggèrent que le récit exemplaire atteint l’apothéose de son histoire littéraire avec Julie. L’exemplarité continue de jouer un rôle conséquent dans la poétique du roman jusqu’à la fin du siècle, comme en atteste Les Contes moraux de Marmontel, autre grand succès de librairie de la seconde moitié du XVIII e siècle dans lequel l’exemplarité joue un rôle rhétorique primordial. Si les mérites pour lesquels l’exemple est loué en tant qu’instrument de persuasion lui vaut un immense prestige jusqu’à la fin de ce siècle, on peut s’interroger sur son devenir à la période suivante. Les définitions des dictionnaires du XIX e siècle révèlent que le versant édifiant de l’exemple arrive toujours en tête des définitions à cette époque. Ainsi, le dictionnaire de Larive et Fleury définit l’exemple comme « ce qui peut servir de leçon […]. Personne dont les actes peuvent servir de leçons », alors que le versant comparatif et illustratif de l’exemple n’intervient qu’en seconde position : « Chose pareille à celle dont on parle ». Il semble néanmoins que la période troublée de la Révolution française ait porté un coup d’arrêt à l’alliance ancestrale du roman et de l’exemplarité. Bien qu’au XIX e siècle, le roman fortifie sa place au sein des Belles-Lettres, avec l’avènement du Romantisme, il se dissocie de l’instruire. L’exemple perd ainsi tout son intérêt rhétorique et didactique. Le XIX e siècle voit sa disparition du champ littéraire romanesque. 222 Conclusion Si l’exemple opère encore quelques timides soubresauts, il semble avoir perdu l’éclat dont il avait bénéficié ultérieurement. Telle une référence à la tradition des grands romans du passé, l’exemple apparaît dans l’épilogue d’Adolphe de Benjamin Constant : « L’exemple d’Adolphe ne sera pas moins instructif, si vous ajoutez qu’après avoir repoussé l’être qui l’aimait, il n’a pas été moins inquiet, moins agité, moins mécontent » (168-69). Ce commentaire, intervenant dans le paratexte, se situe dans la lettre à l’éditeur que l’on trouve après le récit. Or la valeur édifiante ou morale de l’exemple d’Adolphe n’est pas claire, et se perd dans les méandres du fameux mal du siècle romantique auquel est en proie le jeune héros de Constant. Etant donné l’admiration que vouait George Sand à Rousseau, il n’est pas étonnant que l’exemple en tant que forme d’argumentation apparaisse dans l’œuvre de l’écrivaine, comme en atteste la deuxième Lettre à Marcie, publiée dans Le Monde du 19 février 1837 : Tenez Marcie, je suis si triste et si abattu aujourd’hui ; je confonds tellement dans mon angoisse ma misère et la vôtre, qu’il m’est impossible de vous donner des conseils. Je tâcherai d’y suppléer, par un récit. En pensant à vous l’autre soir, je me suis rappelé une anecdote que j’ai voulu écrire pour vous l’envoyer. J’ai bien fait, car aujourd’hui, elle suppléera à toute exhortation. D’ailleurs, j’ai foi à la puissance des exemples. La parabole fut l’enseignement des simples. Enseignement sublime, que sont tous nos poèmes au prix de tes naïves allégories ? (mes italiques). Malgré quelques survivances et de rares références, l’exemplarité rhétorique sort du champ littéraire. Après plusieurs siècles de prestige et de succès, il était temps de laisser la place à d’autres modes d’exposition et d’argumentation. Ainsi va la littérature. Bibliographie 1 Bibliographie des sources imprimées Abrégé de rhetorique, et quels ont esté plus éloquens, les saints, ou les prophanes. Paris : Loyson, 1674. Académie française. Dictionnaire de l’Académie française (seconde édition, 1695). Genève : Slatkine Reprints, 1968. Aristote. Rhétorique. Paris : Les Belles Lettres, 1973. 3 vols. Aubert de La Chesnaye des Bois, François-Alexandre. Lettres amusantes et critiques sur les romans en général, anglois et françois, tant anciens que modernes, adressées à Milady W***. Paris : Gissey, 1743. Bailly, Antoine-Denis. Dictionnaire poétique d’éducation. Paris : Serviere, 1782. Balzac, Guez de. Paraphrase ou de la grande éloquence. Œuvres. Paris : Lecoffre, 1854. 276-93. Bary, René. La Morale où après l’examen des plus belles questions de l’école, l’on rapporte sur les passions, sur les vertus et sur les vices les plus belles remarques de l’histoire. Paris : Couterot, 1672. -. La Rhétorique françoise. Paris : Pierre Le Petit, 1659. -. L’Esprit de cour, ou Les conversations galantes. Paris : C. de Sercy, 1662. -. Nouveau journal de conversation sur toutes les actions publiques des prédicateurs. Paris : Couterot, 1672. Batteux, Charles. Chef-d’œuvres d’éloquence poétique à l’usage des jeunes orateurs. Paris : Nyon, 1780. -. De la construction oratoire. Paris : Desaint et Saillant, 1763. Beaujean, A. Abrégé du dictionnaire de la langue française de A. Littré. Paris : Hachette, 1875. Béliard, François. Zelaskim, histoire amériquaine, ou les Avantures de la Marquise de P., avec un Discours pour la défense des romans. Paris : Mérigot, 1765. Berardier de Bataut, François-Joseph. Essai sur le récit, ou Entretiens sur la manière de raconter. Paris : Berton, 1776. Boileau, Nicolas. L’Art poétique. Ed. Sylvain Menant. Paris : Flammarion, 1998. Bossuet, Jacques. Politique tirée des propres paroles de l’Ecriture sainte. Genève : Droz, 1967. Boucher de La Richarderie, Gilles. Lettre sur les romans. Paris : Gueffier, 1762. Bougeant, Guillaume-Hyacinthe. Voyage merveilleux du prince Fran-Férédin dans la Romancie. Paris : Le Mercier, 1735. 224 Bibliographie Bretteville, Etienne Dubois de. L’éloquence de la chaire et du barreau : selon les principes les plus solides de la rhetorique sacrée et profane. Paris : Thierry, 1689. Bricaire de la Dixmerie, Nicolas. Discours sur l’origine, les progrès et le genre des Romans. Toni et Clairette. Paris : Didot, 1773. Buffier, Claude. Examen des préjugez vulgaires. Paris : Mariette, 1704. Camus, Jean-Pierre. Acheminement à la dévotion civile. Douay : Bellere, 1626. -. Cléarque et Timolas : deux histoires considérables. Rouen : Petit Val, 1629. -. Eloge des Histoires devotes. Agathonphile. Paris: Chappelet, 1623. -. La Mémoire de Darie. Paris : Chappelet, 1620. -. L’Amphithéatre sanglant ou sont représentées plusieurs actions tragiques de nostre temps. Paris : Cottereau, 1630. -. Les Evénements singuliers. Ed. Max Vernet. Paris : Garnier, 2010. -. Les Leçons exemplaires. Rouen : Berthelin, 1642. -. Trente nouvelles. Paris : Vrin, 1977. Cervantès, Miguel de. Nouvelles exemplaires. Trans. Claude Allaigre, Jean Canavaggio et Jean-Marc Pelorson. Paris : Gallimard, 2001. Charnes, Jean-Antoine de. Conversations sur la critique de La Princesse de Clèves. Tours : Publication du groupe d’étude du XVII e siècle de l’Université François-Rabelais, 1973. Clausier, Jean-Louis. Rhétorique ou l’Art de connoitre et de parler. Paris : Houry, 1748. Colletet, Guillaume. Discours de l’éloquence et de l’imitation des Anciens. Paris : Antoine de Sommaville, 1658. Constant, Benjamin. Adolphe. Paris : GF-Flammarion, 1989. Corneille, Pierre. Le Cid. Théâtre. Paris : GF-Flammarion, 1980. -. Pertharite. Théâtre. Paris : GF-Flammarion, 1980. Crébillon, Claude. Les Egarements du cœur et de l’esprit. Œuvres. Ed. Ernest Sturm. Paris : Bourin, 1992. -. Lettres de la Marquise de M*** au Comte de R***. Ed. Antoine de Baecque. Paris : Payot, 2000. Crevier, Jean-Baptiste-Louis. Rhétorique françoise. Paris : Saillant, 1765. Cureau de la Chambre, Marin. L’Art de connoistre les hommes. Amsterdam : Le Jeune, 1660-69. Delacroix, Jacques-Vincent. Eloge de Jean-Jacques Rousseau. Paris : Lejai, 1778. Descartes, René. Discours de la méthode. Paris : GF Flammarion, 2000. -. Les Passions de l’âme. Paris : Vrin, 1970. Desfontaines, Pierre-François Guyot. L’Esprit de l’abbé Desfontaines, ou Reflexions sur les différens genres de science et de littérature. Paris : Duchesne, 1757. Desmaret de Saint-Sorlin, Jean. Clovis ou La France chrestienne. Paris : Courbé, 1657. -. Rosane. Paris : Le Gras, 1639. -. Vertus, maximes, instructions et méditations chrétiennes. Paris : n.p., 1687. Diderot, Denis. Eloge de Richardson. Lettres anglaises ou Histoire de Miss Clarisse Harlove. By Richardson. Paris : Libraires associés, 1866. -, ed. L’Encyclopédie. www.lib.uchicago.edu/ efts/ ARTFL/ projects/ encyc/ 225 Bibliographie Dinouart, Joseph. La Rhétorique du prédicateur. Paris : Nyon Fils, 1750. Duclos, Charles. Considérations sur les mœurs de ce siècle. Ed. Carole Dornier. Paris : Champion, 2000. Dumarsais, César. Des Tropes. Paris : chez la Veuve de J.-B. Brocas, 1730. Du Plaisir. Sentiments sur les lettres et sur l’histoire avec des scrupules sur le style. Genève : Droz, 1975. Fauvelet du Toc, Antoine. Au Lecteur. Histoire de Henri, duc de Rohan, pair de France. Pour et contre le roman. Anthologie du discours théorique sur la fiction narrative en prose du XVII e siècle. Ed. Günter Berger. Tübingen : Gunter Narr Verlag, 1996. 141-2. Fénelon, François de Salignac de la Mothe. De l’éducation des filles. Œuvres. Vol. 1. Paris : Gallimard, 1983. 2 vols. 89-171. -. Dialogues sur l’éloquence. Œuvres. Vol. 1. Paris : Gallimard, 1983. 2 vols. 3-87. - . Lettre à l’académie. Paris : Belin, 1879. -. Projet de traité d’histoire. Œuvres. Vol. 2. Paris : Gallimard, 1983. 2 vols. 1178-84. Féraud, Jean-François. Dictionnaire critique de la langue française. Marseille : Mossy, 1788-89. Fleury, Claude. Dernier discours sur la prédication. Lettre de l’Abbé du Thay à un de ses amis concernant les Regles et les Maximes pour former d’excellents prédicateurs. Paris : Cailleau, 1726. -. Traité du choix et de la méthode des Etudes. Paris : Aubouin, 1686. Fontenelle, Bernard de. Entretiens sur la pluralité des mondes. Paris : Brunet, 1724. Furetière, Antoine. Dictionnaire universel. Genève : Slatkine Reprints, 1970. 3 vols. -. Le Roman bourgeois. Paris : Quantin, 1880. Gaillard, Gabriel-Henri. Essai de rhétorique françoise à l’usage des jeunes demoiselles. Paris : Le Clerc, 1746. Genlis, Stéphanie-Félicité de. Adèle et Théodore, ou Lettres sur l’éducation. Paris : Lambert et Baudouin, 1782. Gérard de Bénat, François. Fragmens choisis d’éloquence, espèce de rhétorique, moins en préceptes qu’en exemples. Avignon : Payen, 1755. Gérard, Louis-Philippe. Le Comte de Valmont, ou Les Egaremens de la raison. Paris : Moutard, 1782. Gibert, Balthasar. Jugemens des savans sur les auteurs qui ont traité de la rhétorique. Tome III. Paris : Martin, 1719. -. La Rhétorique, ou Les Règles de l’éloquence. Paris : Montalant, 1741. Gombert, Vincent. Le Bon exemple de la Magdelaine pour induire toutes personnes à fuir le péché tant mortel que véniel. Paris : Moreau, 1637. Gournay, Marie de. Les Advis ou les Présens de la demoiselle de Gournay. Paris: Du Bray, 1641. Graffigny, Françoise de. Lettres d’une péruvienne. Romans de femmes du XVIII e siècle. Ed. Raymond Trousson. Paris : Robert Laffont, 1996. Graverelle, M. Traité de l’éloquence dans tous les genres. Paris : Brocas, 1757. Grenade, Louis de. La Rhétorique de l’église, ou L’éloquence des prédicateurs. Paris : Villette, 1698. 226 Bibliographie -. La Rhétorique ecclésiastique, ou Traité de l’éloquence des prédicateurs. Lyon : Guyot, 1829. -. La Rhétorique françoise contenant les principales règles de l’éloquence de la chaire. Paris : Le Monnier, 1673. H., M. de. L’Exemple et les passions, ou Aventures d’un jeune homme de qualité. Paris : Delalain, 1786. Hédelin d’Aubignac, François. Discours académique sur l’éloquence. Paris : Colin, 1668. -. Macarise, ou La Reine des isles fortunées. Paris : Dubreuil, 1664. Huet, Pierre-Daniel. Lettre-Traité sur l’origine des romans. Paris : Nizet, 1971. Irailh, Simon-Augustin. Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Paris : Durand, 1761. Jacquin, Armand-Pierre. Entretiens sur les romans. Ouvrage moral et critique. Genève : Slatkine Reprints, 1970. Jurieu, Pierre. Traité de la dévotion. Rouen, 1675. La Bruyère, Jean de. Les Caractères. Paris : Livre de poche, 1995. Laclos, Pierre Choderlos de. Cécilia ou les mémoires d’une héritière. Œuvres complètes. Ed. Laurent Versini. Paris : Gallimard, 1979. -. De l’éducation des femmes. Œuvres complètes. Ed. Maurice Allem. Paris : Gallimard, 1951. -. Les Liaisons dangereuses. Ed. René Pomeau. Paris : GF-Flammarion, 1996. Lafayette, Marie-Madeleine Pioche de. La Princesse de Clèves. Ed. Jean Mesnard. Paris : Flammarion, 1996. La Mothe Le Vayer, François de. Conseils pour former une bibliotheque peu nombreuse, mais choisie. Berlin : Haude et Spener, 1656. -. Considerations sur l’éloquence françoise de ce tems. Paris : Sébastien Cramoisy, 1638. -. La Rhétorique du prince. Paris : Augustin Courbé, 1651. Lamy, Bernard. La Rhétorique ou l’art de bien parler. Paris : PUF, 1998. -. Nouvelles réflexions sur l’art poétique. Paris : Pralard, 1668. Larive et Fleury. Dictionnaire français illustré des mots et des choses. Paris : Chamerot, 1888. La Rochefoucauld, François de. Maximes et réflexions diverses. Paris : Gallimard, 1976. L’Art de parler, réduit en principes, ou Préceptes abrégés de rhétorique avec des exemples choisis. Paris : Veuve Savoye, 1777. Le Bossu, René. Traité du poème épique. Paris : Pralard, 1677. Le Gras, Nicolas. La Rhetorique françoise, ou Les Préceptes de l’ancienne et vraye eloquence. Paris : A. de Rafflé, 1671. Leigh, R.A., ed. Correspondance Complète de Jean-Jacques Rousseau. Vols VIII-X. Madison : University of Wisconsin Press, 1969. Le Moyne, Pierre. Les Peintures morales, où les passions sont représentées par tableaux, par charactères et par questions nouvelles et curieuses. Paris : Cramoisy, 1640. Lenglet-Dufresnoy, Nicolas. De l’usage des romans. Amsterdam : Veuve de Poilras, 1734. 227 Bibliographie -. L’Histoire justifiée contre les romans. Amsterdam : Aux dépens de la Compagnie, 1735. Loaisel de Tréogate, Joseph-Marie. Dolbreuse, ou L’Homme du siècle ramené à la vérité par le sentiment et par la raison. Paris : Bélin, 1783. Manuel des rhétoriciens, ou Rhétorique moderne. Paris : Buttard, 1762. Mareschal, André. La Chrysolite, ou Le Secret des romans. Paris : A. de Sommaville, 1634. Marmontel, Jean-François. Contes moraux. Paris : Rion. -. Dictionnaire de grammaire et de littérature. Liège : Société Typographique, 1789. -. Essai sur les romans. Œuvres complètes. Vol. 10. Paris : Verdière, 1819. -. Poétique françoise. Paris : Lesclapart, 1763. Méré, Antoine Gombaud de. De l’éloquence et de l’entretien. Œuvres posthumes de M. le chevalier de Méré. Paris : Guignard, 1700. 96-146. Mongelet, Dominique de. La Science de la chaire évangélique. Paris : Jouvenel, 1687. Montesquieu, Charles-Louis de Secondat. Lettres persanes. Paris : Gallimard, 1973. Morvan de Bellegarde, Jean-Baptiste. Lettres curieuses de littérature et de morale. Pour et contre le roman. Anthologie du discours théorique sur la fiction narrative en prose du XVII e siècle. Ed. Günter Berger. Tübingen : Günter Narr Verlag, 1996. -. Maximes avec des exemples tirez de l’histoire-sainte et profane, ancienne et moderne pour l’instruction du Roy. Paris : Giffart, 1718. -. Pensées édifiantes et chrétiennes pour tous les jours du mois. Paris : Barbon, 1715. -. Reflexions sur ce qui peut plaire ou deplaire dans le commerce du monde. Paris : Seneuze, 1688. -. Sur la lecture des romans. Modelles de conversations pour les personnes polies. La Haye : Guillaume de Voys, 1730. Panckoucke, André-Joseph. Les Etudes convenables aux demoiselles. Tome II. Paris : Tillard, 1749. Papon, Jean-Pierre. L’Art du poète et de l’orateur, Nouvelle rhétorique à l’usage des collèges. Lyon : Frères Perisse, 1774. Paris, Albert de. La Véritable manière de prêcher selon l’esprit de l’Evangile. Paris : Couterot et Guerin, 1691. Pascal, Blaise. Pensées. Ed. Philippe Sellier. Paris : Garnier, 1999. Pélisseri, Jean de. Laodice. Poétiques du roman. Ed. Camille Esmein. Paris : Champion, 2004. 219-221. Perrault, Charles. Parallèle des Anciens et des Modernes. Paris : Coignard, 1688. Poullain de La Barre, François. De l’égalité des deux sexes. Paris : Fayard, 1984. Prévost, Antoine-François. Manon Lescaut. Paris : Pocket, 1998. Quintilien. Institution Oratoire. Trans. Jean Cousin. Paris : Les Belles Lettres, 1978. Racine, Jean. Bérénice. Théâtre complet. Paris : Garnier, 1980. Rapin, René. Réflexions sur la poétique. Œuvres du P. Rapin. Paris : frères Barbou, 1725. Richelet, Pierre. Dictionnaire français. Genève : Slatkine Reprints, 1970. Richeome, Louis. Tableaux sacrez des figures mystiques du très auguste sacrifice et sacrement de l’Eucharistie. Paris : Sonnius, 1609. 228 Bibliographie Richesource, Jean de. La Rhétorique du barreau, ou La Manière de bien plaider, de juger de la force et de la beauté d’un plaidoyé et de faire de bonnes escritures. Paris : Académie des Orateurs, 1668. -. Le Masque des orateurs, c’est-à-dire la manière de déguiser facilement toute sorte de discours. Paris : Académie des orateurs, 1667. Roland, Marie-Jeanne. Mémoires. Paris : Baudouin Frères, 1820. Rollin, Charles. Traité des études. Œuvres complètes. Paris : Ledoux et Tenré, 1819. Rosset, François. Les Histoires mémorables et tragiques de ce temps. Paris : Chevalier, 1619. Rousseau, Jean-Jacques. Discours sur les sciences et les arts. Paris : Garnier-Flammarion, 1971. -. Emile ou de l’éducation. Paris : Garnier-Flammarion, 1961. -. Julie ou la nouvelle Héloïse. Ed. Michel Launay. Paris : GF-Flammarion, 1967. -. Les Confessions. Paris : GF Flammarion, 2002. Sabatier de Castres, Antoine. Dictionnaire de littérature. Paris : Vincent, 1770. Sablé, Madeleine Souvré de. Maximes de Madame de Sablé. Maximes et Réflexions diverses. Paris : Gallimard, 1976. Sacy, de (fils). Histoire du marquis de Clèmes et du chevalier Pervanes. Paris : Moreau, 1716. Sade, Donatien-Alphonse-François de. Idées sur les romans. Sade polémiste. Paris : Mille et une nuits, 2003. Saint-Réal, César Vichard de. De l’usage de l’Histoire. Lille : PU de Lille, 1980. Salabert, Jean. Les Adresses du parfait raisonnement, où l’on découvre les thrésors de la logique françoise et les ruses de plusieurs sophismes. Paris : Collet, 1638. Sand, George. « Lettre à Marcie ». Le Monde 19 Feb. 1837. Scudéry, Georges et Madeleine de. Préface. Ibrahim, ou L’Illustre Bassa. Rouen : Compagnie des libraires du Palais, 1665. Scudéry, Madeleine de. De l’air galant et autres conversations. Paris : Champion, 1998. Sénèque. Lettres à Lucilius. Tome I. Trans. Henri Noblot. Paris : Société d’Edition « Les Belles Lettres », 1959. 6 vols. Sentiments nouveaux, ou Préceptes sur la grammaire, la rhétorique, la poétique et la philosophie. Paris : Veuve Oudot, 1728. Sigaud de La Fond, Joseph-Aignan. L’École du bonheur, ou Tableau des vertus sociales dans lequel le précepte mis à côté de l’exemple, présente la route la plus sûre pour parvenir à la félicité. Paris : Cuchet, 1782. Sorel, Charles. De la connaissance des bons livres. Rome : Bulzoni, 1974. Staël, Germaine de. Essai sur les fictions. Œuvres complètes. Paris : Didot Frères, 1836. -. Lettres sur le caractère et les écrits de J.J. Rousseau. Œuvres complètes. Paris : Didot Frères, 1836. -. Quelques réflexions sur le but moral de Delphine. Œuvres de Madame la baronne de Staël-Holstein. Paris : Lefevre, 1838. Thay, Abbé du. Lettre de l’Abbé du Thay à un de ses amis concernant les Regles et les Maximes pour former d’excellents prédicateurs. Paris : Cailleau, 1726. 229 Bibliographie Thiery, M. Eloge de Jean-Jacques Rousseau. Paris : Potier, 1791. Trousson, Raymond, ed. Jean-Jacques Rousseau. Mémoire de la critique. Paris : PU de Paris-Sorbonne, 2000. Valincour, Jean-Henry de. Lettres à Madame la Marquise *** sur le sujet de La Princesse de Clèves. Paris : Bossard, 1925. Vaumorière, Ortigue de. Harangues sur toutes sortes de sujets avec l’art de les composer. Paris : Guignard, 1687. Vialart, Charles. Tableau de l’éloquence française, où se voit la manière de bien escrire. Paris : Josse, 1633. Villedieu, Marie-Catherine de. Annales galantes. Nouvelles du XVII e siècle. Eds. Raymond Picard et Jean Lafond. Paris : Gallimard, 1997. -. Annales galantes. Œuvres Complètes. 3 vols. Genève : Slatkine Reprints, 1971. -. Le Portrait des faiblesses humaines. Œuvres Complètes. 3 vols. Genève : Slatkine Reprints, 1971. -. Les Désordres de l’amour. Ed. Micheline Cuénin. Genève : Droz, 1970. -. Lettres de Monsieur de *** à Madame de Villedieu. Œuvres Complètes. 3 vols. Genève : Slatkine Reprints, 1971. -. Nitétis. Femmes dramaturges en France (1650-1750). Ed. Perry Gethner. Tübingen : Gunter Narr Verlag, 1993. Villiers, Pierre de. Entretiens sur les contes de fées et sur quelques autres ouvrages du temps. Paris : Collombat, 1699. -. Lettre critique sur l’éloquence et sur la poésie. Paris : Colombat, 1703. 2 Bibliographie des sources critiques Auerbach, Erich. Mimésis, la représentation de la réalité dans la littérature occidentale. Trad. Cornélius Heim. Paris : Gallimard, 1968. Baecque, Antoine de. Introduction. Lettres de la Marquise de M*** au Comte de R***. By Claude Crébillon. Paris : Payot, 2000. 7-20. Barthes, Roland. S/ Z. Paris : Seuil, 1970. Beasley, Faith. « Apprentices and Collaborators : Villedieu’s Worldly Readers ». A Labor of Love. Critical Reflexions on the Writings of Marie-Catherine Desjardins (Mme de Villedieu). Madison : Fairleigh Dickinson UP, 2000. 177-202. Beaulieu, Marie Anne Polo de, Pascal Collomb et Jacques Berlioz. Le Tonnerre des exemples. Exempla et médiation culturelle dans l’Occident médiéval. Rennes : PUR, 2010. Berlioz, Jacques and Marie Anne Polo de Beaulieu, ed. Les Exempla médiévaux : Nouvelles perspectives. Paris : Champion, 1998. Biet, Christian. « Droit et fiction : la représentation du mariage dans La Princesse de Clèves ». Littératures classiques supplément (1990) : 33-54. Bray, Bernard. « L’Introduction des récits secondaires dans La Princesse de Clèves ». Vers un thesaurus informatisé : topique des ouvertures narratives avant 1800. Montpellier : Centre d’étude du dix-huitième siècle, 1990. 146-55. 230 Bibliographie Bremond, Claude and Jacques Le Goff. L’« Exemplum ». Brepols : Turnhout-Belgium, 1982. Bury, Emmanuel. « La Paideia du Télémaque ». Littératures classiques 23 (1995) : 69-81. -. Littérature et politesse. L’invention de l’honnête homme 1580-1750. Paris : PUF, 1996. Cazenobe, Colette. Le Système du libertinage de Crébillon à Laclos. Oxford : Voltaire Foundation, (Studies on Voltaire and the Eighteenth Century), 1991. Vol. 282. Cavillac, Cécile. « Apparence et transparence dans La Princesse de Clèves ». L’Information littéraire 40 (1988) : 23-29. Charbonnel, Nanine. Philosophie de Rousseau. Lons-Le-Saulnier : Aéropage, 2006. 3 vols. -. Les Aventures de la métaphore. Strasbourg : PU de Strasbourg, 1991. Cornand, Suzanne. Introduction. Lettres de la Marquise de M*** au Comte de R***. Œuvres complètes de Claude Crébillon. Ed. Jean Sgard. By Claude Crébillon. Paris : Garnier, 1999. 41-77. Coulet, Henri. Le Roman jusqu’à la Révolution. New York : Mc Graw-Hill, 1967. Cuénin, Micheline. Roman et société sous Louis XIV : Madame de Villedieu. Paris : Champion, 1979. Declercq, Gilles. L’Art d’argumenter. Structures rhétoriques et littéraires. Paris : Editions Universitaires, 1993. Dédéyan, Charles. J.-J. Rousseau : La Nouvelle Héloïse ou l’éternel retour. Paris : Nizet, 2002. Defrance, Anne. « Vengeances d’amour dans les nouvelles historiques et/ ou galantes de Madame de Villedieu ». La Vengeance dans la littérature d’Ancien Régime. Ed. Eric Méchoulan. Montréal : Département d’Etudes Françaises, Université de Montréal, 2000. 97-129. Diaz, Brigitte. « Les femmes à l’école des lettres ». L’Épistolaire, un genre féminin ? Ed. Christine Planté. Paris : Champion, 1998. Didier, Béatrice. L’Ecriture-Femme. Paris : PUF, 1981. Dornier, Carole. Le Discours de maîtrise du libertin. Etude sur l’œuvre de Crébillon Fils. Paris : Klincksieck, 1994. Duchêne, Roger. « Les Deux princesses sont-elles d’un même auteur ? ». Littératures classiques supplément (1990) : 7-19. Dutertre, Eveline. « La Composition de La Princesse de Clèves ». L’Information littéraire 25 (1973) : 238-42. Ellis, Madeleine B. Julie or La Nouvelle Héloïse. A Synthesis of Rousseau’s Thought (1749-1759). Toronto : University of Toronto Press, 1949. Esmein, Camille. L’Essor du roman : Discours théorique et constitution d’un genre littéraire au XVII e siècle. Paris : Champion, 2008. -. Poétiques du roman. Paris : Champion, 2004. Fabre, Jean. Idées sur le roman. Paris : Klincksieck, 1979. Flannigan, Arthur. Mme de Villedieu’s Les Désordres de l’amour. Washington : UP of America, 1982. 231 Bibliographie -. « Madame de Villedieu’s Les Désordres de l’amour : The Feminization of History ». L’Esprit créateur 23 (1983) : 94-106. Forestier, Georges. « Mme de Chartres, personnage-clé de La Princesse de Clèves ». Lettres romanes 34 (1980) : 67-76. -. Introduction à l’analyse des textes classiques. Eléments de rhétorique et de poétique du XVII e siècle. Paris : Nathan, 1993. Fort, Bernadette. Le Langage de l’ambiguïté dans l’œuvre de Crébillon Fils. Paris : Klincksieck, 1978. Fumaroli, Marc. L’Age de l’éloquence. Genève : Droz, 1980. Gaviano, Marie-Pierre. « Exemplification et exemplarité dans la Logique de Scipion Dupleix ». Construire l’exemplarité : pratiques littéraires et discours historiens (XVI e -XVIII e siècles). Ed. Laurence Giavarini. Dijon : Ed. universitaires de Dijon, 2008. Genette, Gérard. Figures II. Paris : Seuil, 1969. Géraud, Violaine. La Lettre et l’esprit de Crébillon Fils. Paris : SEDES, 1995. Gerbier, Laurent. « Exemple ». Grand Dictionnaire de la philosophie. Ed. Michel Blay. Paris : Larousse, 2003. Giavarini, Laurence, ed. Construire l’exemplarité : pratiques littéraires et discours historiens (XVI e -XVIII e siècles). Dijon : Ed. universitaires de Dijon, 2008. Goldin, Jeanne. « Maximes et fonctionnement narratif dans La Princesse de Clèves ». Papers on French Seventeenth Century Literature 2 (1978) : 155-171. Grande, Nathalie. Stratégies de romancières. De Clélie à La Princesse de Clèves. Paris : Champion, 1999. Hampton, Timothy. Writing for History : The Rhetoric of Exemplarity in Renaissance Literature. Ithaca : Cornell UP, 1990. Hartmann, Pierre. Le Contrat et la séduction. Essai sur la subjectivité amoureuse dans le roman des Lumières. Paris : Champion, 1998. Hoffmann, Paul. La Femme dans la pensée des Lumières. Paris : Ophrys, 1980. Jouve, Vincent. L’Effet-personnage dans le roman. Paris : PUF, 1992. Kapp, Volker. « Eloge et instruction dans le Télémaque ». Littératures classiques 23 (1995) : 83-97. Kelly, Christopher. « Taking Readers as They Are : Rousseau’s Turn from Discourses to Novels ». Eighteenth-Century Studies 33 (1999) : 85-101. Kehrès, Jean-Marc. Sade et la rhétorique de l’exemplarité. Paris : Champion, 2001. Kibédi-Varga, Aron. « La Rhétorique et ses limites ». Eloquence et vérité intérieure. Paris : Champion, 2002. 21-40. -. Rhétorique et littérature. Etudes de structures classiques. Paris : Didier, 1970. -. « Texte : Discours et récit ». Revue d’esthétique littéraire 32 (1979) : 374-81. Kulesza, Monika. « La Lettre et la maxime, instruments du récit dans Les Désordres de l’amour de Mme de Villedieu ». Littératures classiques 61 (2007) : 141-50. Labrosse, Claude. Lire au XVIII e siècle. La Nouvelle Héloïse et ses lecteurs. Lyon : PU de Lyon, 1985. Lagarde, François. La Persuasion et ses effets. Essai sur la réception en France au dixseptième siècle. Tübingen : Günter Narr Verlag, 1995. 232 Bibliographie Lecercle, Jean-Louis. Jean-Jacques Rousseau. Modernité d’un classique. Paris : Larousse, 1973. -. Rousseau et l’art du roman. Paris : Armand Colin, 1977. Lever, Maurice. Le Roman français au XVII e siècle. Paris : PUF, 1981. -. Romanciers du Grand Siècle. Paris : Fayard, 1996. Lyons, John. Exemplum. The Rhetoric of Example in Early Modern France and Italy. Princeton : Princeton UP, 1989. MacKenzie, Louis. « Jansenist Resonances in La Princesse de Clèves ». Approaches to Teaching Lafayette’s The Princess of Clèves. Ed. Faith Beasley and Katharine Jensen. New York : MLA, 1998. 38-46. Magendie, Maurice. Le Roman français au XVII e siècle. Genève : Droz, 1932. Malenfant, Marie-Claude. Le Statut de l’exemplum dans les discours littéraires sur la femme. Saint-Nicolas : Presses de l’Université Laval, 2003. Mauzi, Robert. « Le Problème religieux dans La Nouvelle Héloïse ». Jean-Jacques Rousseau et son œuvre. Problèmes et recherches. Paris : Klincksieck, 1964. May, Georges. Le Dilemme du roman au XVIII e siècle. Paris : PUF, 1963. Mesnard, Jean. La Culture du XVII e siècle. Paris : PUF, 1992. Mircéa, Eliade. Le Mythe de l’éternel retour ; archétypes et répétitions. Paris : Gallimard, 1961. Niderst, Alain. La Princesse de Clèves. Le Roman paradoxal. Paris : Larousse, 1973. Noille-Clauzade, Christine. L’Eloquence du sage. Platonisme et rhétorique dans la seconde moitié du XVII e siècle. Paris : Champion, 2004. Okin, Susan Moller. « The Fate of Rousseau’s Heroines ». Feminist Interpretations of Jean-Jacques Rousseau. Ed. Lynda Lange. University Park : Pennsylvania State UP, 2002. Pavel, Thomas. La Pensée du roman. Paris : Gallimard, 2003. Picard, Raymond. « Divers aspects de La Princesse de Clèves ». De Racine au Parthénon : Essais sur la littérature et l’art à l’âge classique. Paris : Gallimard, 1977. Ranum, Orest. « The Refuges of Intimacy ». A History of Private Life. III Passions of the Renaissance. Trans. Arthur Goldhammer. Cambridge : Harvard UP, 1989. 207-263. Rauline, Laurence. « L’individualisme libertin face à la norme : récits personnels et reprise subversive de la notion d’exemplarité ». Construire l’exemplarité : pratiques littéraires et discours historiens (XVI e -XVIII e siècles). Ed. Laurence Giavarini. Dijon : Ed. universitaires de Dijon, 2008. Schmitt, Jean-Claude, ed. Prêcher d’exemples. Récits de prédicateurs du Moyen-Age. Paris : Stock, 1985. Séité, Yannick. Du livre au lire. La Nouvelle Héloïse roman des Lumières. Paris : Champion, 2002. Sgard, Jean. Crébillon Fils, le libertin moraliste. Paris : Desjonquères, 2002. -. « La Notion d’égarement chez Crébillon ». Dix-huitième siècle 1 (1969) : 241-49. -. Le Catalogue des livres de M***. Œuvres complètes de Claude Crébillon. Paris : Garnier, 1999. -. Le Roman français à l’âge classique, 1600-1800. Paris : Livre de Poche, 2000. 233 Bibliographie Siemek, Andrzej. La Recherche morale et esthétique dans le roman de Crébillon Fils. Oxford : Voltaire Foundation, (Studies on Voltaire and the Eighteenth Century), 1991. Vol. 200. Starobinski, Jean. Jean-Jacques Rousseau. La Transparence et l’obstacle. Paris : Plon, 1957. Stewart, Philip. Half-Told Tales : Dilemmas of Meaning in Three French Novels. Chapel Hill : University of North Carolina Press, 1987. Stierle, Karlheinz. « Three Moments in the Crisis of Exemplarity ». Journal of the History of Ideas 59 (1998) : 581-595. Sturm, Ernest. Introduction. Les Egarements du cœur et de l’esprit. By Claude Crébillon. Œuvres. Paris : Bourin, 1992. 57-67. Suleiman, Susan. « Le Récit exemplaire : Parabole, fable, roman à thèse ». Poétique : Revue de Théorie et d’Analyse Littéraires 32 (1977) : 468-489. -. « Pour une Poétique du roman à thèse. L’exemple de Nizan ». Critique 30 (1974) : 995-1021. Tobin, Ronald. Jean Racine Revisited. New York : Twayne Publishers, 1999. Trousson, Raymond. Jean-Jacques Rousseau jugé par ses contemporains. Du Discours sur les sciences et les arts aux Confessions. Paris : Champion, 2000. -. Rousseau et sa fortune littéraire. Bordeaux : Ducros, 1971. Viala, Alain. « Le Monarque d’élection ». Littératures classiques 23 (1995) : 115-125. Viardot, Jean et Catherine Volpilhac-Auger. La Bibliothèque de 1777. Œuvres complètes de Claude Crébillon. Ed. Jean Sgard. Paris : Garnier, 1999. Viart, Thierry. La Convention de l’amour-goût chez Claude Crébillon. Genèse et perspective. Oxford : Voltaire Foundation (Studies on Voltaire and the Eighteenth Century), 1999. Vol. 377. Wallace, John. « Examples Are Best Precepts : Readers and Meanings in Seventeenth-Century Poetry. » Critical Inquiry 1 (1974) : 273-90. Narr Francke Attempto Verlag GmbH+Co. KG • Dischingerweg 5 • D-72070 Tübingen Tel. +49 (07071) 9797-0 • Fax +49 (07071) 97 97-11 • info@narr.de • www.narr.de NEUERSCHEINUNG JETZT BES TELLEN! François Lasserre Nicolas Gougenot, dramaturge, à l’aube du théâtre classique Étude biographique et littéraire, nouvel examen de l’attribution du « Discours à Cliton » Biblio 17, Band 200 2012, 200 Seiten €[D] 52,00/ SFr 65,50 ISBN 978-3-8233-6719-2 Ce livre remet en lumière une ample documentation concernant Nicolas Gougenot, ignoré jusqu’à ce jour dans les manuels. Il dresse un panorama global de la production dramatique de Gougenot, et réhabilite de manière décisive l’attribution à celui-ci du Discours à Cliton , malmenée par un critique. Maître-écrivain dijonnais connu, huguenot, radicalement indépendant de Richelieu et des doctes, Gougenot devient à cinquante ans littérateur. En deux tragicomédies, un roman et un opuscule théorique, il livre les résultats d’une profonde méditation sociologique et théâtrale, appuyée sur le culte de son exact contemporain Alexandre Hardy. Un grand oublié renaît. 072912 Auslieferung August 2012.indd 12 15.08.12 15: 01 Narr Francke Attempto Verlag GmbH+Co. KG • Dischingerweg 5 • D-72070 Tübingen Tel. +49 (07071) 9797-0 • Fax +49 (07071) 97 97-11 • info@narr.de • www.narr.de NEUERSCHEINUNG JETZT BES TELLEN! Constant Venesoen Madame de Maintenon, sans retouches Biblio 17, Band 202 2012, 122 Seiten €[D] 49,00/ SFr 61,50 ISBN 978-3-8233-6749-9 Cette biographie évoque le long parcours de Madame de Maintenon, tout en accentuant son rôle pédagogique dans l’enceinte de Saint- Cyr. On mesurera, d’une part, l’extraordinaire ascendant de Madame de Maintenon sur son entourage, sa détermination à s’imposer, son caractère trempé ; d’autre part ses faiblesses, ses doutes, sa foi parfois chancelante. Grâce à sa force de caractère elle a toujours surmonté les embûches, quelles qu’elles soient. Elle a dérouté ses critiques et ses détracteurs, qui sont légion, mais elle n’a jamais cessé d’être une femme exceptionnelle, et à ce titre elle commande le respect. 072912 Auslieferung August 2012.indd 10 15.08.12 15: 00