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Pour une histoire genrée des littératures romanes

2013
978-3-8233-7784-9
Gunter Narr Verlag 
Dr. Annette Keilhauer
Prof. Dr. Lieselotte Steinbrügge

L'histoire littéraire ne prend guère en compte le concept de genre sexuel. Aussi, les résultats des études féministes et des recherches sur le genre, pourtant foisonnantes pendant les 30 dernières années, restent-ils toujours en marge de l'enseignement universitaire, des manuels scolaires et du savoir canonisé. Ce recueil qui réunit des études sur les littératures francaise, italienne et espagnole, veut initier un dialogue entre l'historiographie littéraire et les recherches sur le genre. Les contributions analysent le pourquoi de cette situation, évaluent et proposent des approches nouvelles.

edition lendemains 32 Annette Keilhauer / Lieselotte Steinbrügge (éds.) Pour une histoire genrée des littératures romanes Annette Keilhauer / Lieselotte Steinbrügge (éds.) Pour une histoire genrée des littératures romanes Information bibliographique de la Deutsche Nationalbibliothek La Deutsche Nationalbibliothek a répertorié cette publication dans la Deutsche Nationalbibliografie; les données bibliographiques détaillées peuvent être consultées sur Internet à l'adresse http: / / dnb.d-nb.de . Umschlagabbildung: Arnold Böcklin, Sappho, 1862 (Inv.nr. G 1972.7). Wachsfarbe auf Leinwand, 56,5 x 45,5 cm. Eigentümer: Kunstmuseum Basel. Foto: Martin P. Bühler. © 2013 · Narr Francke Attempto Verlag GmbH + Co. KG Dischingerweg 5 · D-72070 Tübingen Das Werk einschließlich aller seiner Teile ist urheberrechtlich geschützt. Jede Verwertung außerhalb der engen Grenzen des Urheberrechtsgesetzes ist ohne Zustimmung des Verlages unzulässig und strafbar. Das gilt insbesondere für Vervielfältigungen, Übersetzungen, Mikroverfilmungen und die Einspeicherung und Verarbeitung in elektronischen Systemen. Gedruckt auf säurefreiem und alterungsbeständigem Werkdruckpapier. Internet: http: / / www.narr.de E-Mail: info@narr.de Printed in Germany ISSN 1861-3934 ISBN 978-3-8233-6784-0 Table des matières Annette Keilhauer / Lieselotte Steinbrügge Présentation.................................................................................................... 5 I. Bilan Lieselotte Steinbrügge Pourquoi l’historiographie littéraire en France ne tient-elle pas compte du concept de genre? Quelques tentatives d’explication ............................................................... 11 Rotraud von Kulessa L’autrice dans l’historiographie littéraire italienne (du XVIII e siècle jusqu’à l’Epoque 1900) et l‘identité culturelle .............. 25 Florence Sisask Des cloisons tombent, des murailles se fortifient. Effets du décloisonnement sur la place des femmes écrivains dans les manuels de français des années 2000.......................................................... 37 II. Études de cas Andrea Grewe La nouvelle historique - un genre féminin? L’œuvre de Marie-Madeleine de Lafayette entre historiographie et fiction 57 Hendrik Schlieper La naissance du roman à partir de l’esprit de la virilité. Pour une approche genrée de la poétique du naturalisme...................... 71 III. Perspectives Margarete Zimmermann À la recherche des autrices des temps passés. Traditions historiographiques ..................................................................... 89 Ina Schabert Des femmes en littérature anglaise et littérature française (XVII e - XIX e siècle). Quelques perspectives sur une histoire comparée ...................................105 Annette Keilhauer L’histoire littéraire comme genre narratif. Stratégies pour un renouveau genré de l’historiographie littéraire .......119 Notices biobibliographiques ....................................................................... 137 Annette Keilhauer / Lieselotte Steinbrügge Présentation L’idée pour ce recueil remonte à l’année 2011, où nous avions proposé au congrès national des romanistes allemands (Deutscher Romanistentag) une section sur le thème „Gender comme catégorie de l’historiographie littéraire dans les littératures romanes“. Le titre général du congrès, „Romanistik im Dialog“ (la romanistique en dialogue), nous semblait parfaitement approprié à initier un dialogue, plus qu’indispensable depuis longtemps, entre l’historiographie littéraire et les recherches sur le genre. Le fait que notre proposition ait été refusée avec l’argument qu’il s’agissait d’un sujet „trop spécifique“, n’est qu’un symptôme parmi beaucoup d’autres pour un fossé qui traverse la recherche sur les littératures romanes. C’est le fossé qui se creuse, entre d’un côté 30 années de recherches foisonnantes en études féministes et en recherches sur le genre 1 et, de l’autre, l’entrée hésitante ou fragmentaire des résultats de ces recherches dans les projets d’historiographie littéraire. Les multiples recherches en études littéraires qui tiennent compte de l’enjeu de la construction culturelle du sexe, des relations entre les sexes, de la codification sexuée des genres littéraires et des champs littéraires, pour ne nommer que quelques exemples des questionnements des recherches sur le genre, ont produit un énorme fonds de connaissances dans le champ de la critique littéraire. Elles ont aidé à développer des approches théoriques et méthodologiques novatrices en études littéraires et culturelles et elles ont attiré le regard sur des corpus oubliés. Et pourtant, les acteurs de l’historiographie ne prennent guère en compte ces recherches. Aussi restent-elles en marge de l’enseignement universitaire, des manuels scolaires et du savoir canonisé. Il nous a donc semblé à l’ordre du jour de relancer une réflexion sur le concept de genre (gender) en tant que catégorie de l’historiographie littéraire avec le but de réexaminer de façon systématique et programmatique les enjeux de ces recherches pour une nouvelle historiographie littéraire. Les articles réunis dans ce recueil sont issus d’un colloque qui a eu lieu en février 2012 à l’université d’Erlangen-Nürnberg. Bien que la majorité des 1 Nous utilisons ici la notion de „recherches sur le genre“ et l‘adjectif „genré“ - termes qui s’établissent depuis quelques années dans le monde francophone; voir notamment les sites internet de la Fédération des recherches sur le Genre (RING) [http: / / www2.univ-paris8.fr/ RING/ ], de l’Institut Émilie du Châtelet [www.institutemilieduchatelet.org] et de l’Organisation internationale de la francophonie [http: / / genre.francophonie.org/ spip.php? article84]. Annette Keilhauer / Lieselotte Steinbrügge 6 contributions soit consacrée à la littérature et l’historiographie françaises et à des approches comparatives, les questionnements peuvent être généralisés et se recoupent en partie avec des initiatives dans d’autres pays de langue romane. 2 Ils se focalisent en particulier sur trois aspects de la problématique: 1° Les contributions de Lieselotte Steinbrügge et de Rotraud von Kulessa font l’inventaire de différentes étapes et aspects de l’historiographie littéraire en essayant d’analyser les raisons de l’état actuel des choses. Florence Sisask dresse un autre bilan, celui des manuels scolaires en France. 2° En partant des études de cas exemplaires, Hendrik Schlieper et Andrea Grewe explorent les mécanismes par lesquels la réception et la canonisation d’auteurs et d’œuvres ainsi que l’implantation de courants littéraires sont modelées par les idées et représentations du genre. Il se révèle que celles-ci interviennent non seulement dans la critique mais qu’elles sont au cœur même de la définition de courants littéraires. 3° Finalement, les contours d’une nouvelle historiographie tenant compte du concept de genre sont esquissés. Margarete Zimmermann, dont la contribution est une version remaniée d’un article paru dans Fabula, 3 met l’accent sur le redressement des „généalogies féminines“ et opte pour une historiographie fémino-centrique. 4 Ina Schabert propose une approche comparative des littératures anglaise et française, tout en poursuivant son approche d’une histoire littéraire comme dialogue entre les sexes. 5 Annette Keilhauer suggère de repenser la forme narrative de l’historiographie en vue d’une histoire genrée intersectionnelle et transculturelle. Les approches poursuivies dans ce volume ne s’excluent pas les unes des autres mais se complètent. Toutes visent à démontrer que le refus de la catégorie „genre“ n’a pour résultat qu’un universalisme trompeur et une fausse univocité. Le champ littéraire n’est ni masculin ni féminin, mais il n’en est pas pour autant dépourvu de codifications genrées dont les significations peuvent varier selon les contextes historiques. Le portrait d’Arnold Böcklin que nous avons choisis pour la couverture de ce volume en témoigne. Le peintre y attribue à Sappho les traits de la beauté idéale de l’antiquité grecque. On peut le lire comme l’expression d’une volonté de masculiniser 2 Voir notamment pour la littérature italienne - le volume collectif Verso una storia di genere della letteratura italiana. Percorsi critici e ‘Gender Studies’, édité par Virginia Cox et Chiara Ferrari, Bologna, Il Mulino, 2012. 3 Fabula 7/ 2011, www.fabula.org/ lht7/ 4 Voir également Margarete Zimmermann: Salon der Autorinnen. Französische ‚dames de lettres‘ vom Mittelalter bis zum 17. Jahrhundert, Berlin, Erich Schmidt, 2005. 5 Voir également: Ina Schabert: Englische Literaturgeschichte. Eine neue Darstellung aus der Sicht der Geschlechterforschung, Stuttgart, Kröner, 1997 et ib.: Englische Literaturgeschichte des 20. Jahrhunderts. Eine neue Darstellung aus der Sicht der Geschlechterforschung, Stuttgart, Kröner, 2006. Présentation 7 les écrivaines, souci caractéristique de la critique littéraire du XIX e siècle. Mais on peut également y voir une tendance androgyne apte à saper les stéréotypes sexuels imposés à l’écriture. Ce n’est qu’en rendant au champ littéraire ses ambiguïtés et sa richesse polysémique que l’on peut comprendre son évolution et son fonctionnement. Nos remerciements vont au Bayerisches Staatsministerium für Wissenschaft, Forschung und Kunst, qui a financé le colloque et l’impression des actes par son fonds „Förderung von Frauen in Forschung und Lehre“ ainsi qu’à Claire Billiau et Marie-Christine Orth pour la révision et la mise en forme du manuscrit français. I. Bilan Lieselotte Steinbrügge Pourquoi l’historiographie littéraire en France ne tient-elle pas compte du concept de genre? Quelques tentatives d’explication La revue Fabula LHT a publié en décembre 2010 un numéro spécial sur le thème de „L’histoire littéraire au féminin“ et a mené dans ce cadre des entretiens avec les éditeurs de trois importantes histoires littéraires, à savoir avec Jean Bessière, co-directeur des 6 volumes d’Histoire de la littérature française, parus chez Champion; avec Jean Rohou, responsable de l'Histoire de la littérature française parue en 6 volumes aux éditions Presses Universitaires de Rennes de même qu’avec Jean-Yves Tadié, éditeur d’une histoire littéraire parue en deux volumes chez Gallimard. 1 Bessière, Rohou et Tadié sont des chercheurs en littérature bien établis au sein du système d’études supérieures français, si bien que nous pouvons supposer que leurs positions sont représentatives. Mais en même temps, il s’agit de trois chercheurs en littérature bien distincts, aux approches et aux accentuations différentes. Jean Rohou, marxiste avoué, défend une approche explicitement interdisciplinaire, basée sur la conviction que la compréhension d’un texte littéraire ne peut se faire que par la prise en compte de son contexte; contexte qui, ici, implique clairement aussi le contexte historique et surtout social. Jean-Yves Tadié, en revanche, conscient de son rang ne manquant pas de rappeler que les auteurs de son histoire littéraire enseignent tous à la Sorbonne, défend une critique littéraire centrée sur elle-même, „une histoire échappant […] à l’accent mis sur les événements historiques ou les arrière-plans sociologiques“. 2 Il souligne le fait que son intérêt pour la littérature se trouve uniquement au niveau „de la phrase et des formes“, et non au niveau des „représentations, des normes culturelles“. 3 Jean Bessière, quant à lui, met l’accent sur les contraintes infligées à une histoire de la littérature qui veut surtout satisfaire les exigences pédagogiques et didactiques de notre époque, 1 Jean-Louis Jeannelle: „Entretien avec Jean Bessière, co-directeur, avec Denis Mellier, de l’Histoire de la littérature française (Champion)“, www.fabula.org/ lht/ 7/ entretiens/ 193-7bessiere; Audrey Lasserre: „Entretien avec Jean Rohou, directeur de l’Histoire de la littérature française (Presses Universitaires de Rennes)“, www.fabula.org/ lht/ 7/ entretiens/ 195-7rohou; Jean-Louis Jeannelle: „Entretien avec Jean-Yves Tadié, directeur de La Littérature française: dynamique et histoire I et II (Gallimard)“, www.fabula.org/ lht/ 7/ entretiens/ 198-7tadie 2 Jean-Louis Jeannelle: „Entretien avec Jean-Yves Tadié“, 1. 3 Ibid., 2. Lieselotte Steinbrügge 12 c’est-à-dire qui veut „transmettre une culture littéraire“. À une époque où cette transmission ne s’effectue plus - comme c’était le cas manifestement auparavant - par le biais de la famille ou de l’école, il plaide explicitement pour des critères de sélection nets, pour un canon stable et solide, contre une décentralisation et une diversification, et cela en particulier dans les conditions de réception actuelles. Dans ce cadre-là, il rejette formellement le modèle d’histoire littéraire élaboré aux États-Unis par Denis Hollier, 4 selon lui inapproprié aux conditions françaises. Dans toute la diversité d’approches et d’objectifs recherchés dans ces trois ouvrages, il est alors intéressant de constater avec quelle uniformité se caractérisent finalement les réponses aux questions posées par Jean-Louis Jeannelle et Audrey Lasserre quant au rôle et à la place des auteures. Bessière, Rohou et Tadié expliquent tous trois que ce thème n’a jamais été explicitement examiné. Ils avouent sans détour ne connaître que très peu les recherches sur le genre. Pour Jean Bessière (Champion), une prise en considération plus grande encore des auteures signifie en quelque sorte „une histoire littéraire envisagée selon la perspective des expressions minorées“, c’est-à-dire une approche qui lui apparaît aussi dépassée que le serait une historiographie littéraire marxiste; donc, pour lui, les auteures font partie de minorités, au même titre que des groupes marginaux, sociaux ou ethniques. Jean-Yves Tadié (Gallimard) se souvient avec un grand malaise de ses expériences en Grande-Bretagne concernant les Women’s Studies et les Gay and Lesbian Studies, et cela, sans pour autant expliquer exactement pourquoi, en se référant cependant à Simone de Beauvoir qui, elle, n’aurait nullement proclamé l’existence d’une littérature féminine. Seul Jean Rohou (PUF de Rennes) concède que ce fut une erreur de ne pas avoir thématisé le rôle des femmes de manière plus explicite; il avoue une „attention insuffisante“ prêtée à ce thème, attention qui lui apparaît pourtant „primordiale“. Il faut toutefois mentionner ici que c’est justement dans la série éditée par Rohou que l’on trouve une participation de femmeschercheurs supérieure à la moyenne. De même, les auteures canonisées, comme Lafayette et Sévigné, trouvent dans ses volumes une place plus importante que dans les éditions précédentes. Voici les conclusions que je tire de ces entretiens: 1. Il apparaît clairement que, pour Rohou, Tadié et Bessière, le genre (dans le sens de gender) n’est aucunement considéré comme catégorie de l’histoire littéraire. 4 Denis Hollier (éd): A New History of French Literature, Cambridge/ London, Harvard University Press, 1989. Traduction française: Histoire de la littérature française, Paris, Bordas, 1995. L’historiographie littéraire et le concept de genre 13 Les responsables des histoires littéraires voient dans le meilleur des cas la nécessité de valoriser davantage les auteures déjà canonisées ou bien encore la nécessité d’interroger avec plus d’indulgence la possibilité de canonisation d’auteures jusqu’ici négligées. Mais même là, il faut ajouter que cela ne dépasse pas le stade des bonnes intentions. Aussi, je trouve révélateurs les propos de Rohou pour qui „les femmes ont toujours eu depuis le XVII e [sic! ] siècle une importance considérable dans la vie littéraire“. 5 Il est évident qu’une grande partie des travaux faits sur les écrivaines du Moyen-Age et de la Renaissance lui a échappé. 6 2. Les éditeurs que nous venons de voir ne comprennent pas l’enjeu d’une histoire littéraire qui prend en compte le genre comme catégorie à part entière. En ne faisant aucune distinction entre sexe et genre ils réduisent plutôt l’approche genrée à une exigence de la reconnaissance du sexe biologique de l’auteur(e) et/ ou de l’„écriture féminine“. Un argument que je trouve hautement intéressant dans ce contexte est celui de Tadié expliquant pourquoi on ne peut considérer le sexe comme une catégorie de l’historiographie littéraire: Dans l’un des cours que je donnais à Paris III et où nous devions abordé cette question de l’écriture féminine, j’ai proposé à des étudiants de leur distribuer une série de textes dont ils devaient reconnaître s’ils étaient écrits par un homme ou une femme. Le nombre d’erreurs a été colossal. Nous en avons conclu que ce n’était pas une catégorie valable. 7 Quelque peu présomptueux, il ajoute en avoir parlé avec sa „grande amie Nathalie Sarraute“, qui lui aurait dit: „Quand j’écris, je ne suis ni homme, ni femme“. 8 Tadié conclut donc du fait qu’une auteure revendique l’autonomie esthétique pour son œuvre que l’historiographe de la littérature, de son coté, ne doit également ni tenir compte du sexe des auteurs ni de l’enjeu du genre en général. Pourtant, on pourrait en tirer la conclusion diamétralement opposée. Ne serait-ce que parce que cette revendication de Sarraute est en quelque sorte elle-même déjà une réaction face à une longue pratique de l’historiographie littéraire pour qui le sexe de l’auteur était justement très important du moment qu’il s’agissait de femmes. Dans le cadre du renouveau de la pensée anthropologique des Lumières, une vaste entreprise est déclenchée pour cartographier „la nature de la femme“. Désormais, cette nature féminine, spécifique et particulière, est considérée comme fait décisif pour déterminer non seulement le physique de la femme, mais aussi ses capacités intellec- 5 Audrey Lasserre: „Entretien avec Jean Rohou“, 3. 6 Cf. pars pro toto Margarete Zimmermann: Salon der Autorinnen. Französische ‚dames de lettres’ vom Mittelalter bis zum 17. Jahrhundert. Berlin: Erich Schmidt, 2005. 7 Jean-Louis Jeannelle: „Entretien avec Jean-Yves Tadié“, 2. 8 Ibid. Lieselotte Steinbrügge 14 tuelles, ses émotions, son comportement moral et social, 9 à ce point que l’on peut parler d’une „anthropologie spécifiquement féminine“ („weibliche Sonderanthropologie“), 10 voire d’une conception de l’Homme féminin différente de celle de l’Homme tout court. L’historienne allemande Karin Hausen a nommé ce processus „Polarisierung der Geschlechtscharakter“ (polarisation des caractères de sexes) 11 pour décrire cette profonde dissociation entre le sexe masculin et le sexe féminin, dissociation qui résulte, entre autre, d’une séparation toujours plus grande entre la sphère professionnelle et la sphère familiale. Ce changement de paradigmes ne s’arrête pas devant la critique littéraire. C’est au cours du XVIII e siècle que le sexe devient une catégorie servant de critère de sélection et de valorisation esthétique. 12 Qu’elle soit bien établie à la fin du siècle est bien documenté par les seize volumes du Lycée, ou Cours de littérature ancienne et moderne de l’académicien Jean-François de la Harpe, paru pour la première fois entre 1798 et 1805. 13 Cette histoire littéraire, qui connaît de multiples rééditions jusque dans les années 1860, est l’ouvrage décisif pour la canonisation ou mieux: l’élimination des auteures pendant les deux siècles à venir. La Harpe est tout à fait à la hauteur de l’idée de féminité de son époque en considérant qu’il manque aux femmes la „force de conception réfléchie et de travail suivi“ et que „leurs mains [seraient] plutôt faites pour arranger des fleurs“. 14 Ainsi, il parvient à éliminer ou à minimiser toutes les auteures qui étaient encore bien présentes dans les recueils et anthologies et dans les têtes des critiques, des lecteurs et lectrices du XVIII e siècle, comme Christine de Pizan, Marguerite de Valois, Louise Labé, Madeleine de Scudéry, Marie-Madeleine de Lafayette, Henriette de Coligny De la Suze, Mme Deshoulières, Marie de Rabutin-Chantal de Sévi- 9 Cf. pars pro toto Lieselotte Steinbrügge: The moral sex. Woman’s nature in the French Enlightenment, New York, Oxford University Press, 1992, 5. 10 Claudia Honegger: Die Ordnung der Geschlechter. Die Wissenschaften vom Menschen und das Weib 1750-1850, Frankfurt/ M., Campus, 1991. 11 Karin Hausen: „Die Polarisierung der ‚Geschlechtscharaktere‘. Eine Spiegelung der Dissoziation von Erwerbs- und Familienleben“, in: Werner Conze (éd.): Sozialgeschichte der Familie in der Neuzeit Europas. Neue Forschungen, Stuttgart, Klett, 1976, 363-393. Traduction anglaise: „Family and Role-Division. The Polarization of Sexual Stereotypes in the Nineteenth Century. An Aspect of Dissociation of Work and Family Life”, in: Richard J. Evans/ W. R. Lee (éds.): The German Family: Essays on the Social History of the Family in Nineteenthand Twentieth-Century Germany, London, Barnes & Noble, 1981, 51-83. 12 Eliane Viennot: „Le traitement des grandes autrices françaises dans l’histoire littéraire du XVIII e siècle: La construction du panthéon littéraire national“, in: Martine Reid (éd.): Les femmes dans la critique et l’histoire littéraire, Paris, Honoré Champion, 31-41. 13 Jean-François de la Harpe: Lycée, ou Cours de littérature ancienne et moderne, Paris, H. Agasse, 1798-1803, 16 ts. 14 Cit. in Joan DeJean: „Le grand oubli“, in: Martine Reid (éd.): Les femmes dans la critique et l’histoire littéraire, Paris, Honoré Champion, 75-83, 82. L’historiographie littéraire et le concept de genre 15 gné, Marie-Catherine d’Aulnoy, Marie Catherine de Villedieu, Catherine Bernard, Marie-Anne Barbier et bien d’autres. Dans un article qui retrace bien ce développement, Eliane Viennot en vient à la conclusion: „À la fin du XVIII e siècle, donc, le panthéon littéraire national est vide de femmes, et prêt pour la grande traversée des siècles suivants, qui n’accueilleront pas de nouvelles venues ni ne réintégreront les anciennes […]“. 15 Ce processus se traduit également au niveau de la langue. Joan DeJean a révélé dans une étude récente sur la définition du mot „auteur“ dans les dictionnaires français des XVII e et XVIII e siècles, que ce n’est que dans l’édition de 1798 du Dictionnaire de l’Académie qu’apparaît le terme „femme auteur“ pour désigner les auteurs féminins. 16 Ce terme n’est pas introduit pour rendre hommage aux nombreuses femmes qui publiaient à l’époque, comme on pourrait le penser, mais au contraire, parce que le terme „auteur“ tout court perd une partie de sa signification originale. Auteur désignait dans les éditions précédentes également les hommes et les femmes - et cela, ce qui est important, de manière explicite. Ainsi, on peut par exemple lire dans l’édition de 1762: „En parlant d’une femme qui aura composé un livre, on dit, qu’Elle est l’Auteur d’un tel livre, d’un tel ouvrage“. 17 Que le terme s’appliquait aux deux sexes est encore plus visible dans le Dictionnaire critique de la langue française de Jean-François Féraud (1787): „Quand on parle des ouvrages d’esprit, Auteur est de deux genres“. 18 Mais cet usage ne se maintient pas. Avec le temps, c’est le terme „femme auteur“ qui s’impose et „auteur“ ne se référa de plus en plus implicitement qu’aux hommes. À juste raison, DeJean remarque-t-elle que cet appauvrissement que subit le terme „auteur“ au fil du temps n’est pas seulement un reflet des mentalités concernant la „nature féminine“, mais qu’il suscite de son coté également une modification au niveau de la „structure mentale“ des Français. 19 Désormais, une „femme-auteur“ n’est pas quelqu’un qui fabrique des „ouvrages d’esprit“, mais plutôt celle qui écrit „un fort joli roman“. 20 Ce qui explique aussi, pour revenir à l’argument de Jean-Yves Tadié cité plus haut, qu’un auteur masculin, aujourd’hui, n’insisterait pas avec la même emphase que le fait Sarraute sur son asexualité. Finalement, cette idéologie de la ségrégation des sexes aura également des effets sur le statut même de la critique littéraire. Dans la mesure où la formation des canons et des normes esthétiques est institutionnalisée et acquiert du prestige, on peut constater une masculinisation du genre. D’abord 15 Viennot: op. cit., 31. 16 Ibid., 78. 17 Cit. in DeJean: op. cit., 77. 18 Ibid., 77. 19 Ibid., 83. 20 Jean-François de la Harpe: op. cit., t. XIV, cit. in: DeJean: op. cit. 82. Lieselotte Steinbrügge 16 dans le sens où le métier de critique littéraire devient un métier d’homme. Tandis qu’au XVIII e et au début du XIX e siècle des femmes comme Louise d’Epinay, Marie-Jeanne Riccoboni, Stéphanie-Félicité de Genlis, Fortunée Briquet, Louise de Kéralio ou Germaine de Staël agissent encore comme commentatrices d’œuvres littéraires, ce sont les La Harpe, Sainte-Beuve, Brunetière, Lanson, Lagarde et Michard qui dominent le champ littéraire aux XIX e et XX e siècles. Ensuite, parce que les critiques masculins valorisent leur tâche en lui attribuant un statut supérieure à la création littéraire. Ils ne s’entendent plus comme simples lecteurs ou commentateurs mais comme juges qui, par leur réflexion rationnelle et leur pouvoir de définition du „littéraire“ ne font que rendre possible le fait que la création intuitive des écrivains aboutisse en littérature. „C’est un devoir à tout écrivain de consulter les œuvres de ces observateurs [c’est-à-dire des critiques, L.S.], au risque de les critiquer eux-mêmes, s’il y a lieu“ 21 ordonne aux écrivains le critique Henri Carton, auteur d’une Histoire de la critique littéraire en France, paru en 1866. Cette citation témoigne de l’énorme autorité que la discipline a acquise pendant la deuxième moitié du XIX e siècle, autorité qui repose sur le fait qu’au plus tard avec la Troisième République, l’enjeu de l’histoire littéraire dépasse de loin le champ littéraire. C’est en grande partie par et à travers la formation des canons littéraires que l’Etat français façonne son identité nationale. Ce processus est au centre d’un ouvrage publié récemment par Alain Vaillant. 22 L’auteur a l’ambition, premièrement, de mettre à nu les mécanismes idéologiques, les prémisses de l’historiographie littéraire, mécanismes qui n’ont que très rarement été formulés explicitement. Deuxièmement, son projet encastre l’historiographie littéraire dans le contexte général de la „communication littéraire“. Dans cet objectif, il soumet, dans la première partie de son ouvrage, les grands historiens de la littérature à une lecture critique. Bien naturellement, une large place est faite à Gustave Lanson et au lansonisme. À juste titre, il reconnaît Lanson comme étant „la figure la plus éminente et la plus incontestable parmi les historiens de la littérature française“. 23 Vaillant insiste sur le fait qu’avec Lanson un tournant fondamental a eu lieu dans le domaine de l’historiographie littéraire. Afin de justifier cela, il procède à un commentaire détaillé de deux conférences programmatiques faites par Lanson: „L’histoire littéraire et la sociologie“ (1904) et „La méthode de l’histoire littéraire“ (1910). 21 Cit. in: Anne E. McCall: „Henri Carton, Gustave Lanson, Jean Larnac: Questions critiques”, in: Martine Reid (éd.): Les femmes dans la critique et l’histoire littéraire, op. cit., 147-161, 154. 22 Alain Vaillant: L’Histoire Littéraire, Paris, Armand Colin, 2010. 23 Ibid., 78. L’historiographie littéraire et le concept de genre 17 Lanson est pour Vaillant le premier sociologue en littérature, c’est-à-dire le premier à comprendre la littérature comme un phénomène social: „Il est impossible de méconnaître que toute œuvre littéraire est un phénomène social“. 24 Curieusement, la masculinisation de la discipline se poursuit dans cet ouvrage, puisque Vaillant n’attribue pas à Madame de Staël le titre de premier sociologue de la littérature. Il lui consacre juste une page, sans véritablement aborder son principal ouvrage De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (1800). L’appréciation de Vaillant est d’autant plus curieuse qu’il constate que Lanson, au sujet du rôle que la littérature doit jouer dans une société démocratique, en vient „curieusement“ 25 aux mêmes conclusions que Madame de Staël dans De la littérature. Staël, qui, du reste, a écrit toute une monographie sur la théorie littéraire, retient donc moins l’attention que les deux petites conférences de Lanson. D’après Vaillant, Lanson a joué un rôle décisif dans l’élargissement du canon scolaire, sinon le rôle décisif. Le canon à usage scolaire, au XIX e siècle, ne comprenait quasiment que des textes classiques datant de l’époque de Louis XIV. Lanson prend soin d’y inclure la littérature du Moyen-âge, celle de la Renaissance et surtout celle du siècle des Lumières. Et finalement - même si cela est moins important dans le cadre qui nous intéresse, il est toutefois utile d’évoquer ce dernier point - Lanson, avec son explication de texte et sa dissertation, a pris la relève de la composition et de la rhétorique, c'est-à-dire qu'il a su mettre l'histoire littéraire au service de l'explication de textes. À la lecture, par contre, du chapitre que Martine Reid a dédié à Lanson dans son livre Des femmes en littérature, 26 paru presqu’en même temps que celui d’Alain Vaillant, on a l’impression d’avoir affaire à deux objets de recherche bien différents. Vaillant, en effet, passe complètement sous silence l’approche explicitement misogyne de Lanson que Martine Reid, elle, en revanche, fait bien distinctement ressortir. Pour donner un exemple, Lanson écrit sur Christine de Pizan: C’est un des plus authentiques bas-bleus qu’il y ait dans notre littérature, la première de cette insupportable lignée de femmes auteurs, à qui nul ouvrage sur aucun sujet ne coûte, et qui pendant toute la vie que Dieu leur prête, n’ont affaire que de multiplier les preuves de leur infatigable facilité, égale à leur médiocrité. 27 Reid avance des faits statistiques et ces faits parlent d’eux-mêmes: dans l’index des noms de l’ouvrage de Lanson, pour un total de 1400 entrées, on ne trouve que 91 femmes. Réparties sur 500 pages, seules 9 auteures ont le 24 Ibid., 82. 25 Ibid., 85. 26 Martine Reid: Des femmes en littérature, Paris, Belin, 2010. 27 Gustave Lanson: Histoire de la littérature française (1894), Paris, Hachette, 1909, 167. Lieselotte Steinbrügge 18 droit à un propre article. 28 Dans la plupart des cas, leurs œuvres sont systématiquement dévalorisées. D’après le bilan établi par Reid, Lanson a bel et bien par sa plume donné le coup de grâce à la transmission de l’écriture féminine. Les femmes nommées et mentionnées sont, en général, des salonnières ou des mécènes. Reid attribue cette misogynie à un théorème conducteur chez Lanson et dont Vaillant, en revanche, ne tient pas compte. Comme nombre de ses contemporains, Lanson revendique un caractère national typiquement français, désigné comme source de la riche production littéraire française. Les propriétés dominantes attribuées au dit caractère national sont l’intelligence, la raison, l’„esprit d’analyse, subtil et fort, et la logique, aigue et serrée“; 29 il s’agit donc exclusivement de propriétés que l’on prête à la gente masculine et, de ce fait, en contradiction avec celles imputées aux femmes dont le caractère se distingue par leur émotivité, leur spontanéité, leur raisonnement non systématique. Aux dires de Lanson, cela expliquerait notamment aussi le fait qu’en France les écrivains ont peu produit dans le domaine de la poésie: „Le français n’est pas lyrique“. 30 À l’inverse, seules les femmes ont brillé dans ce genre parce qu’elles pouvaient jouir d’„un peu plus de rêves et d’émotions“. 31 Le phénomène Lanson vaut de s’y attarder. Ce qui est intéressant pour nous ici, c’est d’essayer de comprendre pourquoi justement cet homme, moderne et d’esprit républicain, un historien de la littérature, qui comprend la réception et la production littéraires comme un phénomène de société, défend des positions misogynes avec une telle efficacité que ces positions interrompent durablement la ligne de tradition des auteures, ligne qui s’était bel et bien constituée depuis le XVII e siècle. Au même titre - ceci dit entre parenthèses - il est intéressant de constater que ce phénomène se répète à un niveau quelque peu différent chez Alain Vaillant. Lui aussi comprend l’historiographie littéraire comme une activité qui ne peut s’expliquer que dans son contexte communicatif - c’est-à-dire justement aussi dans son contexte „social“ - et lui aussi exclut complètement les aspects genrés du champ littéraire. À quoi cela est-il dû? Martine Reid a donné une explication. Il y en a une autre. C’est l’explication de Renate Baader qui l’a mise en relief, en 1994, dans une publication très lucide. 32 D’après elle, les écrits de femmes avaient mauvaise réputation parce qu’elles sentaient l’odeur de l’aristocratie. Elle 28 Martine Reid: Des femmes en littérature, op. cit., 89. 29 Ibid., 90. 30 Ibid., 91. 31 Ibid. 32 Renate Baader: „Lanson und die bürgerliche Vernunft: Frauen im Kanon der französischen Literatur“, in: Romanistische Zeitschrift für Literaturgeschichte, 18, 1994, 202-218, 203. L’historiographie littéraire et le concept de genre 19 établit un parallèle entre le „bourgeois Boileau“ et le „bourgeois Lanson“, c’est-à-dire entre deux bourgeois qui „partagent cette animosité, sans déviance depuis le Moyen-Âge et inhérente à leur état, envers les femmes écrivains“. En effet, la majorité des auteures du Moyen-âge, de la Renaissance et même encore des XVII e et XVIII e siècles étaient membres de l’aristocratie. Bien que cette thèse ne manque pas de plausibilité, il me paraît un peu trop facile de réduire cette question à une simple question de classe(s). D’abord, il faut noter qu’il y avait aussi des aristocrates, mêmes de la „vieille noblesse d’épée“, selon la distinction que fait Baader, qui se montraient opposés aux femmes écrivains. À l’inverse, Poulain de la Barre, un membre de la „petite“ noblesse de robe, fut l’un des plus farouches et explicites défenseurs de l’égalité intellectuelle des femmes. De plus, il apparaît toutefois comme peu vraisemblable qu’à la période à laquelle écrit Lanson, il fallait encore lutter contre l’aristocratie. La Troisième République était déjà bien établie - la première édition de son Histoire de la Littérature Française parait en 1894. Pourquoi n’aurait-t-il pas pu adopter, par exemple, les mêmes points de vue que ceux de son confrère historien, Michelet, 40 ans plus tôt pendant le Second Empire sous Napoléon III - à une époque où les spectres de l’Ancien Régime étaient encore très présents? Michelet, pour sa part, a érigé un monument en faveur des femmes dans l’Histoire de France. Dans le cadre de son Histoire de la France, il a consacré un livre entier à Jeanne d’Arc, et un autre aux femmes de la Révolution (1860). Comme Lanson, Michelet était un bourgeois, profondément attaché aux idées républicaines, ce qui ne l’a pas poussé pour autant à développer des idées misogynes. Il sut même faire des sorcières des femmes des Lumières et de Jeanne d’Arc une patriote; les femmes de la Révolution sont, de ce fait, autant de républicaines. Ce faisant, il s’en tient absolument au postulat d’un caractère typiquement féminin qui poussait les femmes à des actes patriotiques. Mais, chez Michelet, cela n’aboutit pas à l’exclusion des femmes de son historiographie. On pourra également attribuer à Sainte-Beuve une façon de penser semblable. En 1844, il publia, sous la forme de livre, ses Portraits littéraires, écrits entre 1829 et 1843. Bien sûr, Sainte-Beuve a une conception très tranchée sur la nature féminine. Ce qui est vrai également, c’est que ses portraits ne sont pas de véritables hommages aux auteures mais plutôt une appréciation de ce qui lui paraît charmant et agréable chez la femme. Et je suis d’accord avec Martine Reid quand elle remarque que les portraits s’illustrent par le fait que Sainte-Beuve ne concède à aucune de ces auteures „une conscience de la littérature, un réel souci du livre, de sa fabrication, de sa diffusion“. 33 Néanmoins, je ne prendrai pas les portraits comme le simple revers de la mé- 33 Martine Reid: Des femmes en littérature, op. cit., 69. Lieselotte Steinbrügge 20 daille, à savoir d’une misogynie (pré-)dominante. 34 Sainte-Beuve, après tout, a lu et discuté des auteures telles que Mme Deshoulières, Mme de Longueville, Mme de Charrière, Mme de Duras, Mme de Krüdener, Mme de Rémusat et Mme de Souza. Dans un certain sens, il a essayé de canoniser toutes celles qui, 50 ans plus tard, ne figureront plus dans l’inventaire de Lanson. Je voudrais proposer une autre tentative d’explication, qui m’est venue à la lecture du livre d’Antoine Compagnon: La Troisième République des Lettres, de Flaubert à Proust (1983), ouvrage qui décrit la manière dont Lanson à abordé les écrits de Madame de Maintenon. 35 Avec son analyse programmatique sur l’explication de textes, Principes de composition de style (1887), Lanson a largement participé à la reprise des écrits de Maintenon, qui avait été complètement exclus du canon, et qui dès lors, à la fin des années 1880 font partie de l’éducation stylistique dans les lycées de jeunes filles. Nous avons donc ici exactement le contraire de ce que déplore Renate Baader: Lanson réintègre une auteure „oubliée“. Mais l’homme politique républicain Camille Sée, qui fit adopter la loi en 1880 sur l’enseignement secondaire des jeunes filles, instituant les collèges et les lycées publics de jeunes filles, s’indigna contre cette effarante revalorisation de la convertie catholique. Il se vit trahi dans son travail et ses principes car il avait reconnu, avec lucidité, que Maintenon n’avait nullement été canonisée par Lanson dans le but de donner plus de poids aux idées émancipatrices de l’éducation des femmes, bien au contraire. La promotion pédagogique des écrits de Maintenon avait pour fonction de signaler à une bourgeoisie de plus en plus conservatrice dans les années 1880 qu’éducation des femmes et conservatisme pouvaient aller de paire et qu’une image anachronique de la femme était compatible avec l’idéal républicain d’éducation pour tous. Dans cette perspective, ce n’est pas tellement le bourgeois Lanson qui, dans un élan anti-aristocratique et républicain, aurait éliminé les écrivaines de l’Histoire; c’est bien plus ici Lanson, le bourgeois prudent, qui, par le biais de l’interprétation conservatrice d’une auteure conservatrice, tente de soutenir les courants conservateurs de la Troisième République contre le mouvement de plus en plus fort de l’émancipation des femmes. La misogynie de Lanson n’est pas antiaristocratique mais anti-libérale. C’est la misogynie d’un bourgeois conservateur contre les bourgeois es libérales qui réclament leurs droits dans la tradition de 1848 et de 1789. Cette misogynie ne s’adresse pas tant aux salonnières de l’Ancien Régime, comme le suppose par exemple Renate Baader, qu’aux féministes de son époque qui, elles, ne s’inscrivent pas dans la tradition de Madame de Maintenon, mais dans celle de Françoise de Grafigny, Olympe de Gouges, Anne-Thérèse de Lambert, La grande Mademoi- 34 Ibid., 77. 35 Antoine Compagnon: La Troisième République des Lettres, de Flaubert à Proust, Paris, Seuil, 1983, 103sq. L’historiographie littéraire et le concept de genre 21 selle etc. À la fin du siècle, on compte en France beaucoup de femmes de plume, journalistes, écrivaines, qui participent à un mouvement féministe. Ce mouvement est en effet puissant dans le tournant du siècle - à savoir au moment, ou Lanson écrit son Histoire Littéraire. Je voudrais encore avancer une autre tentative pour expliquer le fait que les femmes n’ont pas de place dans l’Histoire littéraire, explication qui est aussi celle de Margaret Cohen dans son étude innovatrice intitulée The sentimental education of the novel. 36 Elle y soutient la thèse selon laquelle, dans les années 1830, la codification du roman réaliste à la Balzac a pu se faire de manière déterminante par le „rachat hostile“ des catégories esthétiques tirées des romans de Sophie Cottin, Stéphanie de Genlis, Adélaide de Souza et de Juliane von Krüdener. Il s’agit de romans qui, au moment de leur parution, connurent un succès incroyable, autant sur le plan du tirage et de la réception auprès du public qu’au niveau de l’accueil de la critique littéraire. Ces romans sont alors classés dans la catégorie ‚roman sentimental‘ et on les distingue catégoriquement jusqu’à aujourd’hui des ‚romans réalistes‘. Cohen les baptise ‚roman sentimental social‘ (sentimental social novel) parce que ce sont ces romans et un peu plus tard notamment ceux de Georges Sand, qui ont établi les codes et qui ont forgé les caractéristiques fondamentales des grands romans balzaciens ou stendhaliens. Pour ne nommer qu’un topos: la rupture du héros avec les conventions sociales. Cohen soutient la thèse que le roman réaliste s’approprie ce code mais qu’il en modifie la valeur et la signification. Le code de rupture sert dans le roman sentimental à initier une lutte tragique des principes entre eux. Dans les romans réalistes, par contre, ces principes s’avèrent des illusions et la rupture ouvre la porte au compromis. Cohen constate une „masculinisation du roman“ pendant la monarchie de juillet. Cette thèse du „rachat hostile“ me plait beaucoup - pour la simple raison qu’elle ressemble beaucoup à un développement qui nous est familier dans l’évolution des genres littéraires, voire l’appropriation par des hommes de genres, qui, à l’origine, étaient promus (on pourrait presque dire „inventés“) par des femmes. Ne pensons qu’au roman tout court - genre extrêmement maudit au XVII e siècle. Mais ce sont finalement les topoï romanesques des romans précieux d’une Scudéry, qui servent de matériel décisif à la formation du roman moderne, du roman d’analyse d’une Lafayette et, plus tard, d’un Marivaux. Malgré les réticences de Martine Reid face à la thèse de Cohen 37 je pense que cette piste de la „masculinisation du roman“ vaut la peine 36 Princeton University Press, 1999. 37 Elle lui reproche par exemple de tirer des conclusions beaucoup trop générales de sa comparaison de deux romans singuliers, celui de Caroline Marbouty (La fausse position, 1944) avec La Muse du département (1843) de Balzac. Martine Reid: „Quelques observations à propos de The Sentimental Education of the Novel de Margaret Cohen”, in: Fabula 7, 2011, www.fabula.org/ lht7/ dossier/ 189-7reid Lieselotte Steinbrügge 22 d’être poursuivie; l’article de Hendrik Schlieper dans ce volume en est une tentative prometteuse. Et finalement je voudrais proposer une troisième et dernière tentative d’explication - qui se réfère moins à l’histoire de l’historiographie littéraire que plus à l’état actuel - et en cela je reviens sur le début de mon article. Quand, pendant les années 1970 et 1980 dans le contexte du nouveau mouvement féministe, une révision de l’histoire en général et du canon littéraire en particulier était mis à l’ordre du jour, le grand paradigme qui dominait la discussion en France était celui de l’écriture féminine. Il était surtout lancé par une théoricienne puissante et efficace, l’écrivaine Hélène Cixous. Cixous, qui n’a pas d’équivalence dans d’autres littératures nationales, ni comme critique littéraire ni comme écrivaine, revendique dans son essai programmatique, Le rire de la Méduse, paru en 1975, 38 une écriture qui se réclame de différence sexuelle, une littérature „qui vole la langue pour la faire s‘envoler“; elle élabore dans cet essai une poétique d’une écriture spécifiquement féminine, écriture qui p.ex. ne fait pas coupure entre discours oral et logique du texte écrit, entre écriture et corps. Mais dans le même texte, - et cela me parait décisif pour notre sujet -, Cixous soutient une approche explicitement ahistorique. L’écriture féminine, pour elle, n’appartient qu’à l’avenir. Déjà la toute première phrase est révélatrice: „Je parlerai de l’écriture féminine: de ce qu’elle fera“. 39 Elle prétend: „[...] il n’y a pas eu encore, à quelques rares exceptions près, d’écriture qui inscrive de la féminité“, 40 et, plus loin: [O]n sait que le nombre de femmes écrivains […] a toujours été dérisoire. Savoir inutile et leurrant si de cette espèce d’écrivantes [! ] on ne déduit pas d’abord l’immense majorité dont la facture ne se distingue en rien de l’écriture masculine. Toute l’histoire de l’écriture a été homogène à la tradition phallocentrique. 41 Cixous n’ admet comme exceptions que Kleist, Colette, Marguerite Duras et Jean Genet. Je pense que cette position très dominante, bien qu’elle ait sensibilisé notre regard sur la différence sexuelle en création littéraire, a paradoxalement contribué à une conception de l’histoire et de l’historiographie littéraire où la catégorie de „genre“ n’a pas de place; ce qui d’ailleurs expliquerait également la confusion de „critique littéraire genrée“ avec „écriture fémi- 38 Hélène Cixous: Le rire de la Méduse, éd. par Frédéric Regard, Paris, Galilée, 2010. 39 Ibid., 37. 40 Ibid., 42. 41 Ibid., 42. L’historiographie littéraire et le concept de genre 23 nine“, confusion que l’on trouve toujours chez les auteurs actuels contemporains des histoires de la littérature en France. 42 42 En cela, je ne suis pas d’accord avec Martine Reid, qui, dans sa préface à Les femmes dans la critique et l’histoire littéraire (op. cit., 8), soutient que l’histoire littéraire en France n’a pas de sexe parce que la discipline ne s’était jamais montrée réceptive à la pensée féministe d’une Luce Irigaray, Hélène Cixous ou Cathérine Clément. Rotraud von Kulessa L’autrice dans l’historiographie littéraire italienne (du XVIII e siècle jusqu’à l’Epoque 1900) et l‘identité culturelle Quand on jette un regard dans les principaux ouvrages de l’historiographie littéraire en Italie, 1 on peut constater une présence plus importante des autrices de l’Epoque 1900, du moins en comparaison avec la présence de leurs homologues françaises dans les manuels français. Si Giulio Ferroni 2 se limite aux trois femmes incontournables de l’époque 1900, à savoir Matilde Serao, Grazia Deledda et Sibilla Aleramo, Enrico Malato 3 tient compte, outre ces trois femmes phares, de Vittoria Aganoor Pompilj, Carolina Invernizio, Contessa Lara, Amalia Guglielminetti, Sibilla Aleramo, Neera et Ada Negri. L’ouvrage édité par Alberto Asor Rosa qui se distingue par son concept de présenter l’histoire de la littérature par l’intermédiaire d’articles choisis, propose ainsi une contribution de Marina Zancan sur Sibilla Aleramo et son roman Una donna 4 ainsi qu’un article sur Liala et le roman rose d’Antonia Arslan et de Maria Pia Pozzato. 5 Giuseppe Petronio 6 tient compte de Matilde Serao, Grazia Deledda, Neera, Ada Negri et Liala. Le fait que les historiens italiens témoignent d’une conscience relativement plus grande de la présence des femmes en littérature peut probablement s’expliquer par une tradition différente de l’écriture de l’histoire littéraire due par exemple à des critiques marxistes comme Gramsci qui souligne l’importance de la littérature de consommation pour l’histoire de la littérature alors qu’en France prédomine toujours le concept des ‚grandes œuvres’. Ainsi, nous fixons les débuts de l’historiographie littéraire communément au XIX e siècle, avec des œuvres comme Storia della letteratura italiana (1870-72) de Francesco de Sanctis pour l’Italie et l’Histoire de la littérature française (1894) de Gustave Lanson pour la France. Par rapport au rôle des femmes dans la formation de l’identité nationale, il est intéressant de consta- 1 Voir aussi: Rotraud von Kulessa: Entre la reconnaissance et l’exclusion, Paris, Honoré Champion, 2011. 2 Giulio Ferroni: Storia della letteratura italiana, Torino, Einaudi, 1991, t. III et IV. 3 Enrico Malato (éd.): Storia della letteratura italiana, Roma, Salerno Editrice, 1999, t. VIII. 4 Alberto Asor Rosa: Letteratura italiana: Le opere, Torino, Einaudi, 1995, t. 4, 103-143. 5 Alberto Asor Rosa: Letteratura italiana: Storia e geografia, Torino, Einaudi, 1989, t. 3, 1027-1046. 6 Guiseppe Petronio: Geschichte der italienischen Literatur, (dt. Übersetzung), Tübingen/ Basel, Francke, 1993. Rotraud von Kulessa 26 26 ter que ses deux ouvrages considérés comme ayant fondé l’historiographie littéraire en Italie et en France ignorent sciemment l’existence d’une production littéraire au féminin, alors bien existante dans les deux pays. Par contre, nous pouvons constater, et ceci depuis le tard Moyen Age avec l’ouvrage de Giovanni Boccaccio De mulieribus claris (1361/ 62), une tradition très riche de dictionnaires de femmes, voire d’auteures célèbres. En fait, dans l’Italie du XIX e siècle, cette tradition est particulièrement vivante et sert à définir le rôle des femmes dans la formation de l’unité culturelle de l’Italie. Mon intervention se concentrera donc sur deux aspects de l’écriture de l’histoire littéraire à l’époque 1900: les dictionnaires de femmes et d’écrivaines célèbres et leur impact pour la formation de l’identité nationale, et la critique littéraire d’un Benedetto Croce. Les dictionnaires de femmes célèbres L’augmentation de la production littéraire des autrices italiennes est accompagnée d’un nombre croissant de dictionnaires de femmes écrivains tout le long du XIX e siècle: 7 Prospetto biografico delle donne italiane rinominate in Letteratura de Ginevra Canonici Fachini (1824); Eduarado Magliani: Storia letteraria delle donne italiane (1885); Carlo Catanzaro: La Donna italiana nelle scienze, nelle lettere, nelle arti. Dizionario biografico delle scrittrici e delle artiste viventi (1892). 8 Cependant déjà au XVIII e siècle, l’anthologie de poétesses de Luisa Bergalli Gozzi, intitulée Componimenti poetici delle piu illustri rimatrici d’ogni secolo (Venezia, 1726), 9 s’inscrit dans un processus de formation d’identité culturelle, ici dans le contexte vénitien. Les Componimenti poetici delle piu illustri rimatrici d’ogni secolo en deux tomes paraissent en 1726, à Venise, auprès l’éditeur Antonio Mora. Le premier tome contient des textes de 112 poétesses de l’Antiquité et va jusque dans l’année 1575. Le deuxième est à son tour divisé en deux parties, la première évoquant 82 autrices déjà décédées au moment de la parution de l’anthologie, la seconde nommant, par ordre alphabétique, 55 encore vivantes. La fin de chaque tome comporte une liste alphabétique des poétesses, suivi à chaque fois d’une courte notice biobibliographique. Luisa Bergalli dédie l’ouvrage au cardinal vénitien Pietro 7 Cf. Rotraud von Kulessa: „Anthologies of female Italian authors and the mergence of a national identity in 18th century Italy”, in: S. van Dijk/ A. Sanz (éds.): Women telling nations (en préparation). 8 Pour le genre de catalogue ou dictionnaire de femmes célèbres, voir l’article de Nicole Pellegrin: „Le polygraphe philogyne. A propos des dictionnaires de femmes célèbres au XVIII e siècle“, in: Rotraud von Kulessa (éd.): Etudes féminines/ gender studies en littérature en France et en Allemagne, Fribourg en Br., Frankreich-Zentrum, 2004, 63-79. 9 L’ouvrage est consultable sur http: / / www.lib.uchicago.edu/ efts/ IWW/ find.authors.html [13.07.2012]. L’autrice dans l’historiographie littéraire italienne 27 Ottoboni (1667-1740), considéré comme étant un protecteur des arts, notamment de la musique et de l’Arcadie. Nous ne possédons pas d’informations au sujet d’une éventuelle relation personnelle entre l’autrice et le cardinal, mais l’épître dédicatoire laisse supposer qu’elle a fait exprès de chercher un homme d’église comme protecteur de son ouvrage afin d’empêcher une éventuelle mise à l’index. Ainsi, elle a recours à l’impartialité intellectuelle du Cardinal: „[…] poiché mercè alla vostra erudizione, ed al vostro sublime intendimento lontano Voi dal quasi universal pregiudicio, che in noi Donne regnar non possa talento […]“, 10 et elle fait référence à la patrie comune, Venise. 11 Par ailleurs, elle s’adresse à ceux qui sont exemptes de préjugés, attribuant aux femmes le droit d’avoir une culture littéraire et reconnaissant la valeur de leurs productions littéraires. Afin de souligner ses propos, Bergalli cite le quatrième chant de l’épopée Floridoro (1581) écrit par Moderata Fonte 12 dans lequel celle-ci postule l’égalité des sexes en matière de littérature: E così nelle lettere, e in ciascuna Impresa, che l’uom pratica, e discorre Le Donne sì buon frutto han fatto, e fanno, Che gli uomini a invidiar punto non hanno. 13 Par la suite, elle fait référence à la longue tradition littéraire au féminin de la ville de Venise qui a vu naître des femmes telles que Cassandra Fedele, Collaltina Collalta, Lucietta Soranzo, Elena Cornaro Piscopia et beaucoup d’autres. Malgré sa brièveté, cette préface témoigne de la conscience de son auteure quant à la problématique du statut auctorial des femmes. Or, elle articule, certes de manière implicite, un objectif ‚féministe’, à savoir la reconstruction de l’histoire littéraire au féminin dans un contexte culturel bien défini: Ed e in fatti senza partirci della nostra Venezia esempj di valorose Donne, anche neglj studj più gravi riuscite, abbiamo una Cassandra Fedele, una Collaltina Collalta, une Lucietta Soranzo, un’Elena Cornaro Piscopia, et tant’altre ancora delle quali troppo lungo, sarebbe farne racconto, essendo sempre accidente, se il numero delle Donne famose a quello degli Uomini non corrisponde. Ma quantunque nella Poesia ancora moltissime non sieno state, però non mi vanto di tutte, tutte averle raccolte; poiché la rarità degli esemplari 10 Luisa Bergalli Gozzi: Componimenti poetici delle piu illustri rimatrici di ogni secolo, Venezia, 1726, consultable sur http: / / artflx.uchicago.edu/ cgi-bin/ philologic/ getobject.pl? c.7: 1: 3.iww [10.08.2012]. 11 Ibid. 12 Moderata Fonte est également l’autrice du traité Il merito delle donne (1600) qui constitue une étape importante de la Querelle des femmes. 13 Luisa Bergalli Gozzi: op. cit. NA, http: / / artflx.uchicago.edu/ cgi-bin/ philologic/ getobject.pl? c.7: 1: 3.iww [10.08.2012]. Rotraud von Kulessa 28 28 ne’quali vanno impresse le Rime di qualche antica, e la modestia invincibile di molte moderne questo tanto mi ha reso difficile. 14 En fait, on peut replacer cette activité de la Bergalli dans le contexte de l’Accademia dell’Acardia. En 1690, Gian Vincenzo Gravina et Giovanni Mario Crescembini fondent, à Rome, à partir de l’ex-Accademia reale de Christine de Suède, l’Accademia dell’Arcadia, un mouvement littéraire dirigé contre le ‚mauvais goût’ de la littérature baroque et qui visait, sous l’influence de Crescembini, le renouveau de la poésie italienne selon le modèle de Pétrarque. Cette entreprise voulait également redéfinir la littérature italienne par rapport à l’influence de la littérature française. A côté du siège, à Rome, l’académie comptait, jusqu’en 1726, déjà 40 colonies, dont la Colonia Animosa, fondée à Venise, en 1698. Tatiana Crivelli, chercheuse suisse, dirige d’ailleurs un projet de recherche à Zurich, qui a pour but de développer une base de données qui répertorie les membres femmes de l’Arcadia. 15 En fait, l’Arcadia est la première académie italienne acceptant des membres femmes sous condition que celles-ci suivent une activité littéraire. 16 Quant aux recherches déjà effectuées par rapport aux académies comme instances de consécration pour les autrices, je renvoie à l’ouvrage collectif édité par Margarete Zimmermann et Gesa Stedmann. 17 Le Prospetto biografico de Ginevra Canonici Fachini est le premier ouvrage de compilation de la main d’une femme paru après l’anthologie de Luisa Bergalli Gozzi. L’originalité de l’ouvrage consiste effectivement en la préface, une défense des femmes italiennes adressée à Lady Morgan, voyageuse anglaise, et rédigée comme réponse à l’ouvrage intitulé L’Italie de cette dernière dans lequel celle-ci émet de nombreuses idées reçues au sujet des femmes italiennes. La réponse apologétique de l’auteure italienne est constituée de la réfutation des trois thèses majeures extraites de l’ouvrage de Lady Morgan sous forme épistolaire, à savoir la conduite immorale des femmes italiennes, leur manque de sens maternel et leur manque de culture intellectuelle. Afin de déconstruire le dernier des trois préjugés, Facchini se propose d’établir son catalogue qui est à son tour précédé d’un bref survol de l’histoire de la littérature italienne et de la place que les femmes y tiennent, du XIII e au XIX e siècle. Le catalogue lui-même reprend ensuite les siècles par ordre chronologique, du XIV e au XIX e , ce dernier étant divisé en deux par- 14 Luisa Bergalli Gozzi: op. cit. NA, http: / / artflx.uchicago.edu/ cgi-bin/ philologic/ getobject.pl? c.7: 1: 3.iww [10.08.2012]. 15 www.rose.uzh.ch/ crivelli/ arcadia/ donnedetails.php [10.08.2012]. 16 Tatiana Crivelli: „L’Arcadia femminile: spazi reali e simbolici di un’interazione culturale“, in: Gesa Stedmann/ Margarete Zimmermann (éds.): Höfe - Salons - Akademien. Kulturtransfer und Gender im Europa der Frühen Neuzeit, Hildesheim/ Zürich, Olms, 2007, 241-253. 17 Gesa Stedmann/ Margarete Zimmermann (éd.): Höfe - Salons - Akademien. Kulturtransfer und Gender im Europa der Frühen Neuzeit, Hildesheim/ Zürich, Olms, 2007. L’autrice dans l’historiographie littéraire italienne 29 ties, l’une destinée aux écrivaines déjà décédées, l’autre destinée aux femmes encore vivantes. Or, Facchini justifie son ouvrage en le mettant au service de l’honneur de sa patrie et elle lance un appel au soutien à ses consœurs italiennes afin de rétablir l’image de la femme italienne et de l’Italie en Europe: […] diedi mano all’opera con quello zelo che parte dal cuore, perchè ispirato sì dalla giustizia e verità, che dall’amore e dall’onore della Patria, che in noi può tanto, e che tutto poter dovrebbe sulle anime gentili. Ora a Voi mi rivolgo, valenti mie Connazionali, e voi tutte a mio soccorso invoco, poiché deboli sono le forze mie! Io vi ringrazio perché non men l’ingegno che il severo vostro costume offrono alla circostante Europa la più luminosa prova dell’assunto mio. […] Non cerco, né bramo gloria; è molta gloria per me la scelta del soggetto, e tutta questa gloria io ripongo difendere il nostro onore, nell’esaltare la vostra pietà materna, nel palesare il saper vostro, e quello delle famose donne che vi precedettero […]. 18 Dans cette lettre, Canonici Facchini s’adresse à sa consœur anglaise en la nommant „Figlia di possente e grande e Nazione…“ alors qu’elle se désigne de porte-parole des femmes italiennes qu’elle appelle „filles des premières mères romaines“. 19 Et afin de déconstruire l’assertion de Lady Morgan, selon laquelle en Italie, seule la ville de Bologne aurait vu des femmes savantes, Canonici Fachini se livre à une brève analyse de l’histoire littéraire de l’Italie et du rôle que les femmes y jouent. Ainsi, elle commence son survol de l’histoire de la littérature italienne en résumant la période du XII e au XV e siècle qui aurait vu les plus importants écrivains de l’Italie, à savoir Dante, Petrarca et Boccaccio et tant d’autres auteurs illustres qui auraient avant tout pratiqué l’imitation des modèles de l’Antiquité, une pratique qui, à cause du manque général de connaissances des langues anciennes, n’aurait pas été accessible aux femmes. Le XVI e siècle, par contre, s’est illustré par un nombre important de poétesses, contrairement au XVII e siècle, pendant lequel le nombre d’écrivaines aurait été relatif à la décadence de la production littéraire italienne. Au lieu d’écrire, les femmes auraient préféré s’illustrer en matière de peinture, un fait qu’elle 18 Ibid., 5-6: „J’ai mis la main à l’ouvrage avec ce zèle qui part du cœur car il est inspiré du sens de la justice et de la vérité et de l’amour et de l’honneur de la patrie qui dans nous peut tant […] Aujourd’hui je m’adresse à vous, mes valeureuses compatriotes, j’invoque votre secours, parce que mes propres forces sont insuffisantes. Je vous remercie car non seulement votre génie mais également vos mœurs sévères livrent la plus lumineuse preuve de mon entreprise à l’Europe entière. Je ne cherche point de gloire, mais je me propose de défendre notre honneur en louant votre piété maternelle, votre savoir et celui des femmes qui vous ont précédé“. 19 Ibid., 7: „Figlia di possente e grande Nazione, ora a Voi indirizzo le mie parole, né fra voi e me altro giudice invoco che la verità: niun rancore nel mio cuore s’annida, ch’egli sarebbe oltraggio fra il nostro sesso il parlare sferzando; quindi voi troverete giusto e mite il mio discorso, ma non disgiunto da quella dignità che distingue le Italiane, quali figlie delle auguste prime Romane madri […]”. Rotraud von Kulessa 30 30 souligne par une liste de 23 femmes peintres. Le XVIII e siècle aurait ensuite souffert de l’influence française, à savoir du dénigrement des femmes savantes dans la tradition d’un Molière, ce qui n’aurait pas empêché les Italiennes, vers la fin du siècle, de s’engager en matière d’éducation. L’idéal de la femme italienne que Facchini développe dans ces pages est donc celui de la mère éducatrice de la Nation. Et pour conclure ses argumentations, Facchini annonce donc son dictionnaire d’écrivaines italiennes censé servir de ‚mémoire’ des femmes savantes italiennes. 20 L’exemple de l’ouvrage de Facchini paraît particulièrement significatif pour le discours au sujet de l’autrice qui sera repris vers la fin du XIX e siècle, une période où l’expérience de l’unité d’Italie est souvent ressentie comme un échec et où le besoin de se situer dans le champ culturel européen se fait sentir de manière pressante. 21 Ces ouvrages proviennent souvent d’auteurs polygraphes, peu connus qui répondent sans doute aussi au goût d’un lectorat féminin en pleine croissance. Ainsi en 1885, Eduardo Magliani 22 fait paraître une histoire littéraire des femmes italiennes qui va du Moyen-Âge jusqu’au XV e siècle. Son but déclaré est alors, comme il l’expose dans sa préface, de combler les lacunes de l’historiographie littéraire - nous avions déjà évoqué le fait que De Sanctis ignore l’existence de cette tradition et de témoigner de la contribution des femmes à la gloire de la nation italienne: Difatti essa si propone de narrare una storia organica dell’ingegno femminile italiano e di riempire le lacune della storia letteraria generale, determinando bene l’influenza della donna sopra le manifestazioni letterarie nazionali. 23 En 1892, paraît alors le dictionnaire de Carlo Catanzaro La Donna Italiana nelle scienze, nelle lettere, nelle arti. Dizionario biografico delle scrittrici e delle artiste viventi, 24 consacré aux femmes contemporaines. Comme les ouvrages précédents d’orientation plutôt historique, Carlo Catanzaro compte participer au témoignage de la contribution des femmes à la gloire de la jeune nation italienne et témoigner également du progrès de l’histoire des mœurs en Italie. Ainsi la préface rédigée par Giovanni Manzi présente l’ouvrage dans les termes suivants: 20 Ibid., 61. 21 Pour la position de l’autrice dans le champ littéraire autour de 1900, cf. Rotraud von Kulessa: Entre la reconnaissance et l’exclusion. La position de l’autrice dans le champ littéraire en France et en Italie à l’époque 1900, Paris, Honoré Champion, 2011. 22 Eduardo Magliani: Storia letteraria delle donne italiane: Le trovatrici - Preludi - Trecentiste- Quattrocentiste - Cinquecentiste, Napoli, Cav. Antonio Morano Editore, 1885. 23 Ibid., préface: „En fait, elle se propose de raconter une histoire organique du génie féminin italien et de combler les lacunes de l’histoire littéraire en général en définissant bien l’influence des femmes sur les manifestations littéraires nationales“. 24 Carlo Catanzaro: Donna Italiana nelle scienze, nelle lettere, nelle arti: Dizionario biografico delle scrittrici e delle artiste viventi, Firenze, Biblioteca Editrice della Rivista Italiana, 1892. L’autrice dans l’historiographie littéraire italienne 31 Ai suoi invariati e squisiti sentimenti la scienza aggiunge la luce del pensiero. E questo grande risveglio hanno sentite le Donne d’Italia, sì, che ove non paresse, basti dare uno sguardo alla faticosa opera dell’egregio compilatore di questo Dizionario Biografico per convincersi di quante studiose e talora illustri donne possa vantarsi la Patria nostra. […] Contatevi e conoscetevi, illustri e volenteresse Donne d’Italia, che nella quete delle vostre pareti domestiche, presso le culle dei vostri figlioli, consacrate le ore ad un lavoro che onora il vostro sesso e la Patria. […] Conoscetevi, e i vostri sforzi concordi vi porteranno a raggiungere tranquillamente, senza scosse, la meta e da voi, madri e sorelle, educatrici, un’onda di vita nuova s’insuerà nella società moderna irrequieta, che attende la sua rigenerazione. 25 Il est intéressant de voir que ces propos soulignent la compatibilité entres les tâches de la mère de famille et une activité littéraire ou scientifique. Comme Facchini, Catanzaro propage l’image de la femme éducatrice de la jeune nation italienne. Et en fait, le volume réunit en tout 334 notices biobibliographiques, avant tout de femmes de lettres. Les appendices ajoutent de nouvelles femmes, et également une liste des principaux ouvrages de femmes pour la période en question. La mission d’Eugenio Comba 26 par contre, est quelque peu différente. Avec son dictionnaire de femmes célèbres, il s’inscrit dans le genre des ouvrages d’éducation qui proposent des modèles de comportement et de lectures aux jeunes filles. Comme il l’explique dans la préface à la première édition du dictionnaire, son livre veut contribuer au vaste projet de l’éducation du peuple italien, un projet dans lequel les femmes joueraient alors un rôle fondamental: „Ma in qualunque condizione ella si trovi, non v’ha dubbio avere la donna parte principalissima nel formare l’educazione del popolo“. 27 Et ainsi, les femmes de lettres sont érigées en exemples, sinon à imiter, mais du moins à consulter ou à lire. 28 Les éditions successives sont alors continuellement complétées par des notices portant sur des écrivaines 25 Ibid., 5-6: „[…] A ces sentiments invariables et exquis, la science ajoute la lumière de la pensée. Et les femmes d’Italie ont entendu ce grand signal et […] il suffit de lancer un regard dans l’ouvrage méticuleux de notre cher compilateur de ce dictionnaire biographique pour être convaincu du grand nombre de femmes studieuses et parfois même illustres dont peut se vanter notre Patrie. […] Contez-vous et commencez à vous connaître, Femmes illustres et volontaires d’Italie, vous qui, dans le calme de vos murs domestiques, près des berceaux de vos enfants, consacrez vos heures à un travail qui honore votre sexe et la Patrie. […] Apprenez à vous connaître, et vos forces réunies vous porteront, tranquillement, sans heurts, vers votre but. Et de vous, les mères, les sœurs, les éducatrices, la vague d’une vie nouvelle s’insinuera dans la société moderne et instable qui attend sa régénération“. 26 Eugenio Comba: Donne illustri italiane proposte ad esempio alle Giovinette, Torino/ Roma/ Milano, Paravia, 12 1912. 27 Ibid., III: „Mais dans n’importe quelle situation elle [la femme; R. v. K.] se trouve, il n’y a pas de doute qu’elle a une part importante dans l’éducation du peuple […]“. 28 Ibid., V. Rotraud von Kulessa 32 32 contemporaines. Ainsi, l’édition de 1912 présente 65 autrices pour le XIX e siècle, la plupart déjà mortes à la fin du siècle, à part quelques-unes mentionnées dans l’appendice, telles la Marchesa Colombi, Ida Baccini, Neera, Ada Negri, Caterina Pigorini-Beri, Emma Perodi, Clelia Bertini Attilj, Luisa Saredo, Maria Cavanna Visconti, Grazia Deledda. Dans son ouvrage Stelle femminili, 29 Carlo Villani présente 577 notices biobibliographiques de femmes italiennes, dont 274 contemporaines, qui se sont illustrées dans le champ culturel à partir de Sainte Cécile jusqu’à son époque. Dans sa préface, il s’érige en défenseur du sexe féminin, voire en champion des femmes: Le stelle invece, che raggruppo in quest’Indice modestisssimo, scintillano al loro puro raggio di luce nell’azzurro d’un cielo di gran lunga ridotto e limitato, cielo di scienza, di lettere, di poesia e di arti soavi,… il nostro bel cielo italico. [...] Si facendo, tributo altresi il mio omaggio alla donna, considerata, per eterna tirannia virile, come ineguale all’uomo [...]. 30 À ce titre, il est intéressant de voir que tous ces témoignages d’une généalogie culturelle italienne au féminin contribuent à la formation d’une identité nationale, soulignant l’appartenance de l’Italie à la modernité européenne. Ainsi, ils participent, d’une manière fondamentale, à l’inscription de la femme dans la mémoire culturelle collective, bien que la distribution de ces ouvrages reste plutôt faible, à l’exception de celui de Comba, réimprimé à plusieurs reprises jusque dans les années 20 du XX e siècle et de celui de Villani qui a vu deux rééditions entre 1913 et 1916. 31 La critique de Benedetto Croce Par contre, l’impact d’une critique comme celle de Benedetto Croce peut être considéré d’une importance majeure. La supplantation du positivisme par l’esthétique de Croce domine la critique littéraire de l’Italie autour de 1900. 32 Croce qui se dirige contre le positivisme, mais également contre le décadentisme, forme le concept d’une 29 Carlo Villani: Stelle femminili: dizionario bio-bibliografico, Napoli, Albrighi/ Segati, 1915. 30 Ibid., XII: „Les étoiles par contre, que je regroupe dans ce catalogue très modeste, scintillent de tous leurs rayons purs dans l’azur de ce ciel très limité et réduit des sciences, des lettres, de la poésie et de l’art doux…notre beau ciel d’Italie. […] En faisant ceci, je contribue également à rendre hommage à la femme qui est considérée, par l’éternelle tyrannie masculine, comme étant inférieure à l’homme [...]“. 31 Pour le concept de la ‚mémoire’, cf. Aleida Assmann/ Jan Assmann/ Christof Hardmeier (éds.): Schrift und Gedächtnis: Beiträge zur Archäologie der literarischen Kommunikation, München, Wilhelm Fink, 1983; Aleida Assmann (éd.): Vergessene Texte, Konstanz, UVK Universitätsverlag, 2004. 32 Paolo Orvieto: D’Annunzio o Croce: La critica in Italia dal 1900 al 1915, Roma, Salerno Editrice, 1988. L’autrice dans l’historiographie littéraire italienne 33 esthétique basée sur l’intuition. 33 L’intuition et l’expression de celle-ci sont enfin les pôles indivisibles de l’œuvre littéraire qui prétend à une dimension esthétique. Vers 1907, Croce développe ainsi sa conception de l’intuition dans le sens d’une ‚intuition lyrique’, dont le sentiment est alors une composante primordiale. De tels critères ne peuvent être que bénéfiques à la réception d’une ‚littérature féminine’ à laquelle la critique attribue traditionnellement les traits de l’intuition et du sentiment. Ainsi, contrairement à la France, les critiques de renommée comme Benedetto Croce, des auteurs comme Luigi Capuana ou encore d’Annunzio, contribuent à valoriser, d’une certaine manière, le phénomène de la femme auteur. Dans sa critique de La Nuova Italia, 34 Croce consacre plusieurs chapitres aux écrivaines de son temps. En fait, dans le tome II, le chapitre XL traite de la Contessa Lara et d’Annie Vivanti (315-333), le chapitre XLI est entièrement consacré à Ada Negri (335-355) alors que le chapitre XLII analyse les œuvres d’Alinda Bonacci Brunamonti, de Vittoria Aganoor et d’Enrichetta Capecelatro (357-381). Dans le volume III, le chapitre XLIV est consacré à Matilde Serao (33-72) et le chapitre XLVII à Neera (119-137). En guise d’introduction au chapitre consacré à Alinda Brunamonti Bonacci, il cherche à ébaucher une caractérisation générale des écrivaines dont il traite dans cet ouvrage: Le poetesse delle quali abbiamo finora discorso, e le altre scrittrici italiane di cui si farà parola nel prossimo volume (la Serao, Neera), sebbene assai diverse tra loro per più rispetti, s’ispirano tutte in modo diretto alla vita che si vedono attorno e alle passioni che le scuotono. Tutte sono pochissimo letterate, con gli svantaggi della poca letteratura, che si mostrano nella scorretezza, nella imprecisione e nell’ineguaglianza della forma, ma altresi coi vantaggi, comprovati dall’umanità della loro arte e dal calore e colore del loro stile; il che fa sovente dimenticare o perdonare i difetti generali della forma, compensandoli con l’eccelenza di alcune parti dell’opera loro. Pochissimo letterate, e perciò apparizione nuova o quasi in Italia, dove la donna scrittrice è stata di solito più rigidamente letterata dell’uomo scrittore, e rare voci hanno, in passato, rotto con accenti di femminilità o con singulti passionali la compostezza scolastica e l’imitazione dei modelli letterari. - Ora, dall’inferno 33 Pour la critique de Benedetto Croce, cf. Brigitte Conzen: Dekadenz und idealistiche Antidekadenz: Studien zu Giovanni Pascoli und Benedetto Croce, Rossdorf, Brinkhaus, 1982; Charles Boulay: Benedetto Croce jusqu’en 1911: Trente ans de vie intellectuelle, Genève, Droz, 1981; Giordano Orsini: L’estetica e la critica di Benedetto Croce, Milani/ Napoli, Riccardo Ricciardi Editore, 1976. 34 Benedetto Croce: La letteratura della Nuova Italia, Saggi Critici, Bari, Laterza, 3 1929, t. I- IV. La première édition date de 1914 et réunit en fait des articles parus les douze dernières années dans la Critica. Rotraud von Kulessa 34 34 dell’arte senza letteratura si conviene salire, se non proprio al paradiso, al purgatorio di un’arte più freneta e più colta. 35 Malgré leur diversité, les autrices manqueraient donc pour la plupart de culture ce qui, selon Croce, ne constitue pas forcément un inconvénient. Contrairement aux poétesses des siècles passés, les écrivaines de son temps ne tenteraient pas d’imiter des modèles littéraires faute d’en connaître. Par contre, elles s’inspireraient avant tout de leurs vies et de leurs passions. En somme, il reproche aux femmes leur art généralement plutôt imparfait, un jugement d’un manque de précision certain, alors que les caractéristiques louées sont généralement la spontanéité, la simplicité, donc ‚l’intuition’ qui, pour la plupart du temps, n’aboutit cependant pas à la perfection de la forme. Or, ses rapports avec Matilde Serao se présentent de façon bien plus ambiguë. Croce lui consacre pourtant une quarantaine de pages, alors qu’il ne dédie que 27 à Giovanni Verga. Le chapitre, construit sur la paraphrase des œuvres de la Serao ainsi que sur un grand nombre de citations, souligne le caractère vériste de son œuvre, qui se limite avant tout à une peinture de mœurs. Par ailleurs, il relève la prépondérance des protagonistes féminins. Cependant, il tend à innocenter en quelque sorte la tendance vériste de son œuvre en faveur de son don de l’observation guidé par le sentiment. 36 Par la suite, Croce essaie d’analyser ce don de l’observation en mélangeant le caractère de l’autrice avec son œuvre, non sans oublier les prétendus attributs ‚féminins’: La pronta percezione della Serao notava figure, caratteri, sentimenti, costumi, atteggiamenti delle varie società e situazioni per le quali passava; e la tenace 35 Ibid., t. 2, ch. XLII, Alinda Bonacci - Vittoria Aganoor - Enrichetta Capecelatro, 357- 358: „Les femmes poètes dont nous avons parlé jusqu’ici, et les autres écrivaines dont nous parlerons dans le prochain volume (la Serao, Neera), bien qu’assez différentes entre elles pour de multiples raisons, s’inspirent toutes directement de la vie qu’elles voient autour d’elles et des passions qui les émeuvent. Elles sont toutes peu cultivées avec les inconvéniants qu’entraînent un manque de culture, comme l’incorrection, l’imprécision et l’inégalité de la forme, mais qui comporte également des avantages véhiculés par l’humanité de leur art, de la chaleur et de la couleur de leur style; ce qui fait souvent oublier ou pardonner les imperfections de la forme, en les compensant par l’excellence de certaines parties. Elles sont peu cultivées, un phénomène nouveau ou presque nouveau en Italie où la femme de lettres était généralement plus cultivée que l’écrivain. Et par le passé, seules peu de voix avaient rompu, par l’intermédiaire d’accents féminins et d’assauts passionnels avec la composition scolastique et l’imitation des modèles littéraires. - Aujourd’hui, il faudrait sortir de l’enfer de l’art sans littérature, si on n’arrive pas au paradis, il faudra tout du moins accéder au purgatoire d’un art plus modéré et plus cultivé“. 36 Benedetto Croce: „Note sulla letteratura italiana nella seconda metà del secolo XIX: Matilde Serao”, dans La SETTIMANA, 18 octobre 1903, tiré du recueil critique au sujet de la littérature de la Nuova Italia. L’autrice dans l’historiographie littéraire italienne 35 memoria le serbava in tutto la loro freschezza, immediatezza e precisione. E non restavano solamente nella memoria, ma erano accolti e avvinati nel suo cuore e nella sua intelligenza: […] un’intelligenza penetrante della passionalità erotica femminile, quale solo una donna può possedere. 37 Ici, Croce retombe quelque peu dans un discours essentialiste qui décrit l’intelligence féminine par sa nature pulsionnelle qui se mélange cependant avec une façon ‚maternelle’ de raconter. L’expression des sentiments qui s’y manifestent et la sincérité de ceux-ci qui élèvent ses productions littéraires au statut de l’œuvre d’art. 38 Cependant, l’écrivaine préférée de Croce paraît être Neera dont il souligne les qualités en l’opposant à Luigi Capuana. 39 Elle se distingue des autres femmes et, comme le souligne Croce, également des autres hommes, de par sa ‚morale du bonheur’ qui est matérialisée dans ses œuvres. 40 Quand il souligne le caractère plutôt antiféministe des ouvrages de Neera, c’est pour constater en même temps l’absence de tout impact idéologique: Il problema della donna e quello dell’amore hanno formato l’oggetto principale e quasi unico del suo studio; e del primo è stato detto che ella abbia dato una soluzione reazionaria o semireazionaria, col dichiararsi antifemminista. Ma l’osservazione fondamentale, dalla quale la nostra scrittrice muove, è che realtà è diversità, onde invano si cerca il miglioramento in una parificazione dei sessi nelle medesime opere. 41 C’est l’inspiration immédiate, l’absence d’idées et de concepts, la vivacité et l’authenticité de ses personnages qui seraient les qualités majeures de ses ouvrages. 42 Il finit cependant sur quelques réserves concernant la forme 37 Benedetto Croce: op. cit., t. 3, 33-34: „La perception rapide de la Serao englobe des personnages, des caractères, des sentiments, des coutumes, une appartenance à diverses couches sociales à des situations qu’elle découvrait lors de ses déplacements. Sa mémoire maintenait ces observations dans toute leur fraîcheur, leur immédiateté et leur précision. Et celles-ci ne restaient non seulement dans sa mémoire, mais elles étaient également accueillies et cultivées dans son cœur et dans son intelligence: un cœur riche de tendresse et d’indulgence […] une intelligence pénétrante de la passion érotique de la femme que seulement une femme peut avoir“. 38 Ibid., 49. 39 Ibid., 119. 40 Ibid., 120. 41 Ibid., 121: „Le problème de la femme et celui de l’amour ont fait le principal et presqu’unique objet de ses études; au sujet du premier, on a dit qu’elle y avait proposé une solution réactionnaire ou du moins à moitié réactionnaire en se déclarant antiféministe. Mais l’observation fondamentale de notre écrivaine montre que la réalité consiste en la diversité et par là même, on chercherait en vain, dans ses ouvrages, l’amélioration de la condition féminine par l’intermédiaire de la parité des sexes“. 42 Ibid., 131. Rotraud von Kulessa 36 36 imparfaite de son écriture qui est contrebalancée par son haut degré d’intuition. 43 Si les critiques de Benedetto Croce au sujet de ces autrices semblent également d’une certaine condescendance surtout quant à la forme, son concept même de l’art favorise la production artistique des femmes, traditionnellement conçue comme intuitive, et dominée par les sentiments. S’il retombe dans ses stéréotypes, c’est pour les utiliser au profit de sa conception de l’esthétique. Ici, les mécanismes qui servent d’habitude de mécanismes d’exclusion provoquent l’effet inverse. Le fait que Croce ait inclus des autrices dans sa peinture de la littérature de son époque a certes contribué à une partielle consécration de celles-ci. Conclusion En guise de conclusion, nous pouvons retenir que l’historiographie littéraire dans l’Italie du XIX e siècle, bien qu’elle chancelle entre la reconnaissance et l’exclusion, contribue à une consécration du moins partielle d’un bon nombre d’autrices. En fait la conscience d’une généalogie féminine en littérature fait partie intégrante du discours identitaire de la jeune Nation et l’autrice correspond à la femme éducatrice de la Nation et témoigne de sa modernité. Ainsi, des textes comme Una donna (1906) de Sibilla Aleramo voient des rééditions tout le long du XX e siècle, tout comme d’ailleurs ceux de Grazia Deledda et dans une moindre mesure ceux de Matilde Serao et ceux de Maria Messina. 43 Ibid., 134. Florence Sisask Des cloisons tombent, des murailles se fortifient. Effets du décloisonnement sur la place des femmes écrivains dans les manuels de français des années 2000 Genre, éducation et enseignement de la littérature en France L’on s’est beaucoup intéressé en France, notamment d’un point de vue historique, aux problèmes et aux possibilités impliqués par l’accès progressif des filles à l’éducation à partir du XIX e siècle. Françoise Mayeur 1 apparaît comme une pionnière en la matière. Elle nous explique notamment comment, en se démocratisant, l’enseignement général échappe au contrôle de l’Eglise dont il était depuis longtemps l’apanage. Dès lors, l’éducation des filles, et dans un premier temps celles issues de la bourgeoisie, devient un enjeu de pouvoir considérable. L’Eglise, voyant là un moyen de conserver une partie de son influence, cherche à l’encourager tandis que les défenseurs de la laïcisation de l’école n’y accordent d’abord pas grand intérêt. Petit à petit, et en particulier avec le développement de l’école de la République à la fin du XIX e siècle, de plus en plus de filles, de toutes origines sociales, viennent grossir les rangs des écoliers français puis ceux des enseignants. De même, une longue période de différenciation dans les contenus d’enseignement entre classes de garçons et classes de filles, fait peu à peu place à une harmonisation aussi bien à l’école que dans la formation des enseignant∙e∙s, l’ultime étape de ce processus d’unification étant la suppression des concours d’agrégation distincts à partir des années 1970. 2 En revanche, on a moins cherché à s’interroger sur les différentes étapes, les modalités et les conséquences de cette unification des programmes, des contenus d’enseignement et des savoirs en général, désormais adressés aux deux sexes. Ce développement mériterait pourtant qu’on s’y arrête davan- 1 Françoise Mayeur: L’éducation des filles en France au XIX e siècle, Paris, Hachette, 1978 [réédité en poche aux Éditions Perrin en 2008]. Voir encore à ce sujet: Françoise et Claude Lelièvre: Histoire de la scolarisation des filles, Paris, Nathan, Repères pédagogiques, 1991, et le numéro spécial de la revue, Histoire de l‘éducation, sous la direction de Pierre Caspard/ Jean-Noël Luc/ Rebecca Rogers: L’éducation des filles. XVIII e -XXI e siècles, Paris, INRP, 2007. 2 André Chervel: Histoire de l’agrégation. Contribution à l’histoire de la culture scolaire, Paris, INRP, Éditions Kimé, 1993, 195sq. Florence Sisask 38 tage, en particulier en ce qui concerne l’enseignement de la littérature. En effet, si les disciplines choisies, les méthodes appliquées et les résultats visés dans l’enseignement des filles différaient tout d’abord de ceux de l’enseignement des garçons, et qu’il s’est moins agi de faire se rejoindre équitablement ces deux modèles que de calquer peu à peu l’un (le féminin) sur l’autre (le masculin), la fusion progressive des deux systèmes a parfois eu des effets inattendus. Ainsi comme l’ont montré Anne-Marie Thiesse et Hélène Mathieu, dans l’enseignement de la littérature, le modèle féminin a paradoxalement permis une libération appréciable de certains carcans traditionnels, une plus grande flexibilité et un renouvellement des contenus. En suivant l’évolution des listes d’auteurs au programme des concours d’agrégation de lettres depuis la fin du XIX e siècle, Thiesse et Mathieu ont par exemple constaté que c’est dans le concours pour jeunes filles que les auteurs contemporains ont petit à petit été introduits et pris le pas sur les auteurs classiques du XVII e . Ainsi, neuf ans seulement après sa mort, le nom de Victor Hugo apparaît déjà au programme de l’agrégation des filles. 3 Dans un colloque de l’an 2000 justement consacré aux contenus d’enseignement, Nicole Mosconi, professeure en sciences de l’éducation, est la seule à regarder l’évolution scolaire sous l’angle du genre en se posant la question „Les savoirs scolaires contribuent-ils à l’égalité des sexes? “. Ce faisant, la chercheuse tente, comme elle l’avait fait quelques années auparavant, de comprendre ce qu’il est advenu de „la circulaire du 22 juillet 1984 qui donne pour mission à l’école la ‚lutte contre les préjugés sexistes’, le changement des ‚mentalités’ et la ‚disparition de toute discrimination à l’égard des femmes’“. 4 Certes, affirme-t-elle, „la mixité scolaire, […] a effectivement contribué à réduire les inégalités entre les sexes par rapport aux savoirs“, toutefois il importe selon elle de tenir compte d’autres facteurs également déterminants dans le contexte, à savoir que la mixité n’empêche ni une „division socio-sexuée des savoirs“, ni le „masculinisme des savoirs scolaires“. 5 L’étude réalisée par Nicole Lucas en 2009 confirme une „dissymétrie persistante“ 6 dans la transmission des savoirs et propose de nombreuses pistes pour faire définitivement „une place [aux femmes et au genre] 3 Anne-Marie Thiesse/ Hélène Mathieu: „The decline of the Classical Age and the Birth of the Classics”, in: Joan Dejean/ Nancy K. Miller (éds.): Yale French Studies, 75, „The Politics of Tradition: Placing Women in French Literature”, New Haven, Yale University Press, 1988, 208-228. 4 Nicole Mosconi: Femmes et savoirs. La société, l’école et la division sexuelle des savoirs, Paris, L’Harmattan, 1994, 231sq. 5 Nicole Mosconi: „Les savoirs scolaires contribuent-ils à l’égalité des sexes? “, in: Claude Carpentier (éd.): Contenus d’enseignement dans un monde en mutation; permanences et ruptures, Paris, L’Harmattan, 2001, 365sq. 6 Nicole Lucas: Dire l’histoire des femmes à l’école, Les représentations du genre en contexte scolaire, Paris, Armand Colin (Débats d’école), 2009, 31sq. Des cloisons tombent, des murailles se fortifient 39 dans les savoirs enseignés“ 7 , principalement en histoire mais aussi en littérature. Le „décloisonnement“ La circulaire émanant du Ministère de l’Education Nationale qu’évoquait Nicole Mosconi plus haut reflète l’une des caractéristiques essentielles du paysage éducatif français, à savoir une forte tendance au dirigisme d’état. Des directives ministérielles relatives aux programmes, le plus souvent très détaillées, sont rendues régulièrement publiques, et ce depuis le XIX e siècle, par le truchement du Bulletin Officiel. Celles-ci sont investies d’un pouvoir considérable sur la transmission des savoirs. Qu’elles adoptent une ligne conservatrice ou, au contraire, ouvrent la voie au changement, une fois interprétées par les différentes maisons d’édition scolaires et mises en pratique dans les manuels, ces recommandations exercent une influence directe et indirecte sur les enseignements prodigués dans les écoles de France. Nous nous attacherons ici à essayer de décrire et analyser les effets sur la présentation des femmes écrivains dans les manuels scolaires de français du lycée d’un de ces mots d’ordre ministériels prescrits depuis la fin du XX e siècle, le décloisonnement. Qu’est-ce que ce mot désigne dans le domaine pédagogique? Il part du principe qu’il existe des murs, des barrières ou des cloisons, parfois étanches, entre les disciplines ou à l’intérieur d’une même discipline qui, dans certains cas, n’ont pas de raison d’être et qu’au contraire il y aurait un gain pédagogique et didactique certain à abolir, pour donner place à un nouveau type d’enseignement dé-cloisonné. Mis à l’honneur dès les années 70 dans l’enseignement du français en primaire, le décloisonnement se répand petit à petit au collège pour atteindre le lycée dans la dernière décennie du XX e siècle. 8 Comment l’appliquer au français comme discipline d’enseignement? Comme se le demandait en 2004 l’Association Internationale pour la Recherche en Didactique du Français (AIRDF) lors d’un colloque, il y a lieu de s’interroger sur le caractère „singulier, pluriel ou transversal“ de la disci- 7 Nicole Lucas: op. cit., 69. 8 Voir à ce sujet: Elisabeth Picard-Schneider: Pédagogie du français en collège: un enjeu, le décloisonnement, Centre Régional de Documentation Pédagogique de Rouen, 1997; G. Bonnichon/ D. Martina: Décloisonner le français en interdisciplinarité, Paris, Magnard, 2000; Bertrand Daunay: „Le décloisonnement: un enjeu de la discipline? “, Recherches, 43, Enjeux de l’enseignement du français, 2005-2, http: / / www.recherches.lautre.net/ iso_album/ 43_139-150_daunay.pdf Florence Sisask 40 pline qu’on trouve aujourd’hui sous l’appellation parapluie „français“. Elle regroupe en effet des aspects tant linguistiques que littéraires, avec d’un côté l’étude de la grammaire, de l’orthographe, de l’expression écrite et orale, de l’autre celle de l’histoire littéraire, des auteur∙e∙s et de leurs textes. Ces différents éléments ont-ils jamais véritablement été enseignés indépendamment les uns des autres et de manière isolée comme tendent à le suggérer les programmes de l’an 2000 préconisant une restructuration du français? D’après Bertrand Daunay, de l’Université Charles de Gaulle, Lille 3, il n’en est rien et le prétendu ancien cloisonnement des enseignements ne serait qu’une illusion d’optique rétrospective. En effet, les programmes de 1938 pour l’enseignement secondaire affirmaient déjà: Pour la clarté et la commodité de l’exposition, on a distingué l’enseignement de la langue, la lecture des textes et l’initiation à la composition française. Mais il va de soi que, dans la pratique, ces trois parties de l’enseignement ne peuvent pas être séparées [...]. Toutes les parties de l’enseignement du français sont donc connexes et solidaires et se prêtent un mutuel appui. 9 Ainsi, si le terme de „décloisonnement“ n’est pas employé à l’époque, les prescripteurs scolaires ne semblent en rien réticents à l’interaction entre les différents constituants de la matière „français“ et les voient au contraire comme interdépendants et susceptibles de s’enrichir mutuellement. Pour ce qui est de l’enseignement de l’histoire littéraire qui nous intéresse ici, ce n’est que vers le début du XXI e siècle qu’on voit véritablement se généraliser dans les manuels de français du lycée les effets tangibles et durables du décloisonnement jusque dans l’organisation de la matière. Si le terme n’est pas lui-même reproduit à la lettre, c’est bien son esprit qui imprègne les nouveaux programmes de lycée présentés et mis en pratique à partir de l’an 2000, tant ceux de 1999 qui parlent désormais du français comme d’une „discipline carrefour“, 10 que ceux de 2001 qui affirment: L’enseignement du français participe aux finalités générales de l’éducation au lycée: l’acquisition de savoirs, la constitution d’une culture, la formation personnelle et la formation du citoyen. Ses finalités propres sont la maîtrise de la langue, la connaissance d’une littérature et l’appropriation d’une culture. 11 9 Bertrand Daunay: op. cit., 141. 10 Bulletin Officiel, numéro hors-série du 12 août 1999, 39. 11 Bulletin Officiel, numéro 28 du 12 juillet 2001, http: / / www.education.gouv.fr/ bo/ 2001/ 28/ encartc.htm Des cloisons tombent, des murailles se fortifient 41 Le résultat dans les manuels Dans notre travail de thèse, nous avons consulté une quarantaine de manuels de français publiés entre 1867 et 2007, en nous concentrant uniquement sur ceux qui présentaient un caractère anthologique et comprenaient donc des extraits d’auteurs. Pour cet article, nous avons regardé plus précisément 7 d’entre eux parus entre 2004 et 2007 dans six maisons d’édition scolaire différentes. Nous ne prétendons bien sûr pas, avec ce tout petit échantillonnage, tirer des conclusions générales mais plutôt dégager des tendances. Ces sept manuels sont tous d’une taille considérable: de format A4, ils comprennent entre 480 et 648 pages, ce qui s’explique essentiellement par le fait qu’ils couvrent plusieurs siècles de littérature française, des origines à nos jours. Ils sont destinés aux classes de lycée d’avant l’épreuve anticipée de français du baccalauréat qui a lieu à la fin de la deuxième année (dite classe de „Première“) et en constituent donc des instruments de préparation. En voici une présentation par ordre chronologique: Domenica Brasse/ Vigor Caillet/ Anne Lamalle: Manuel de littérature française: du moyen âge à nos jours. Lycée, Paris, Bréal Gallimard Education, 2004. Jean-Marie Bigeard: Français. Littérature. (2 e ), Paris, Magnard, 2004. Geneviève Winter: Français 2 e , Paris, Bréal, 2004. J.-P. Aubrit/ M. Aviérinos/ D. Labouret/ M.-H. Prat: Français 1 re . Textes, Mouvements, Genres, Méthodes, Paris, Bordas, 2005. Dominique Rincé/ Sophie Pailloux-Riggi: Français. Littérature. (2 e ). Textes, Méthodes. Livre unique, Paris, Nathan, 2006. Dominique Rincé: Français. Littérature (1 re toutes séries). 210 textes et 18 séquences. Nouveau programme 2007, Paris, Nathan, 2007. Jean Jordy: Français 1 ère toutes séries, Paris, Bertrand-Lacoste, 2007. Ces manuels des années 2000 sont détaillés plus avant dans notre tableau 1. Pour les besoins de la comparaison, on retrouvera un aperçu de ceux publiés avant le XXI e siècle dans notre tableau 2. Dans cette liste ne sont repris que les auteurs principaux, initiateurs et/ ou directeurs d’édition. Une des caractéristiques principales des manuels de français du XXI e siècle est en effet qu’un grand nombre de personnes y ont collaboré, le plus souvent une bonne dizaine d’enseignant∙e∙s ayant atteint les plus hauts échelons de la hiérarchie éducative française, à savoir des agrégé∙e∙s de lettres ou des maîtres de conférences et, parmi eux/ elles de plus en plus de femmes. Ce facteur, qui s’explique par une grande demande et des délais de production raccourcis, n’est que l’une des nombreuses différences qui séparent les manuels d’après le tournant du siècle des plus an- Florence Sisask 42 ciens. Ce que l’on constate très clairement dans les manuels les plus récents, ce sont en effet les signes d’une refonte totale. Pour qui associe encore le manuel de français au grand classique Lagarde et Michard, manuelanthologie publié en six volumes à partir de 1948 et republié avec cédérom en 2003, il y a en effet de quoi s’y perdre. Si l’anthologie de Lagarde et Michard, tout comme la plupart des manuels de français publiés tout au long du XX e siècle, 12 s’articulait autour d’une périodisation historique traditionnelle, de repères chronologiques linéaires, de notices biographiques, de listes bibliographiques et d’extraits de textes expliqués et commentés, les manuels d’aujourd’hui se présentent d’une toute autre manière. Dans ces derniers en effet, les éléments pré-cités, et notamment le classement traditionnel où les époques apparaissaient par ordre chronologique, accompagnées de leurs écoles et de leurs genres correspondants, classement qui avait dominé tout au long du XX e siècle, ont fait place à une répartition essentiellement thématique ou générique qui donne lieu à une catégorisation transhistorique et non plus chronologique, transversale et non plus linéaire. Pour évoquer par exemple les thèmes et les genres suivants, „les processus de l’écriture“, „l’argumentation: convaincre, persuader et délibérer“, „l’autobiographie“ ou „le roman et ses personnages“, les auteurs de manuels réunissent désormais indifféremment dans un même chapitre des textes d’auteur∙e∙s de plusieurs siècles considéré∙e∙s soit comme spécialisé∙e∙s dans le domaine, soit comme s’y étant illustré∙e∙s de manière remarquable. Une des justifications de ces remaniements est à trouver dans les programmes mis en place depuis 2000-2001 qui disent notamment vouloir éviter aux lycéen∙ne∙s du XXI e siècle des difficultés linguistiques inutiles au contact d’„‚œuvres relevant d’un état de langue historiquement éloigné’ [...] et que, par conséquent, il faut prendre l’histoire littéraire à rebours“. 13 Cet argument contemporanéiste peut étonner. En effet, la langue et l’expression de certain∙e∙s auteur∙e∙s du XX e , quoique plus proches dans le temps des élèves de Seconde et de Première d’aujourd’hui, tels Paul Valéry ou Nathalie Sarraute ne sont-elles pas au moins aussi difficiles à appréhender que celles de Molière ou George Sand, peut-être pour d’autres raisons? On constate en tous cas que ces ouvrages sont le plus souvent extrêmement ambitieux en ce qu’ils entendent couvrir et faire s’entrecroiser de nombreux champs de connaissance à la fois. Un gros effort de contextualisation, et dans la période évoquée par tel∙le ou tel∙le auteur∙e, et dans les repères spatio-temporels des lectrices et des lecteurs visé∙e∙s est fourni. Il ne s’agit par exemple plus seulement de présenter des auteur∙e∙s d’expression fran- 12 A l’exception de certains manuels des années 70 dont le „prototype“ est la collection Littératures et langages sortie chez Nathan en 1974 qui, selon Mario Bastide en 2004 „[brise] la présentation chronologique au profit des genres et des thèmes“. 13 Mario Bastide: „Place des écrivains français du XIX e siècle dans les manuels de littérature du XX e “, in: L’information littéraire, 2, 2004 (t. 56), note 3, 46-50. Des cloisons tombent, des murailles se fortifient 43 çaise de France, mais également de laisser la parole à certain∙e∙s auteur∙e∙s francophones, voire de faire intervenir des éléments de comparaison étrangers, plus seulement de choisir l’étude de textes littéraires classiques mais également de faire appel à des textes de chansons, voire à toutes sortes d’adaptations à l’image. Ce n’est sans doute pas un hasard si, outre le „décloisonnement“, un des maître-mots de la restructuration proposée est le mot „séquences“, emprunté au langage cinématographique, comme s’il s’agissait, pour chaque leçon proposée, de monter un petit film autour d’un thème ou d’un genre au programme en multipliant les angles d’approche et les perspectives. Les conséquences pour les femmes écrivains (XIX e -XX e ) Ces efforts d’ouverture et de diversification constatés dans les manuels d’après décloisonnement s’appliquent-ils à la répartition des genres (masculin/ féminin)? En d’autres termes, y a-t-il une place pour les femmes écrivains dans cette nouvelle géographie de l’enseignement des lettres au lycée? Il est désormais connu que les femmes écrivains, tout particulièrement celles d’avant le XX e siècle ont, par rapport à la place effective qu’elles occupaient dans la production de leur époque, été largement sous-représentées dans le canon littéraire, aussi bien celui de l’histoire littéraire, que celui véhiculé par les manuels publiés entre la fin du XIX e et la fin du XX e siècle. Ces faits ont maintenant été maintes fois démontrés dans de nombreuses recherches, telles celles de Christine Planté, d’Audrey Lasserre ou de Martine Reid. 14 Les seules qui ont régulièrement droit de cité sont pour l’avant XIX e , Marguerite de Navarre, Mme de Sévigné, Mme de La Fayette et pour le XIX e , Mme de Staël et George Sand. Pour le XX e siècle, les choses se compliquent un peu mais Colette, Marguerite Duras, Marguerite Yourcenar, Nathalie Sarraute et Annie Ernaux sont régulièrement placées dans le peloton de tête. Si l’on rencontre, notamment dans les années 1980, des exceptions de manuels remarquables où apparaissent soudain des textes d’écrivaines oubliées comme Louise Colet, Louise Michel ou Anaïs Ségalas, 15 il s’agit plus là d’exceptions éphémères que d’une volonté sociale, politique ou culturelle durable „de rendre compte de l’histoire littéraire en tant qu’histoire des 14 Voir en particulier Christine Planté: „La place des femmes dans l’histoire littéraire: annexe ou point de départ d’une relecture critique“, in: Revue d’histoire littéraire de la France, 3, 2003, 655-668, et Christine Planté: „La place problématique des femmes poètes“, in: Martine Reid (éd.): Les femmes dans la critique et l’histoire littéraire, Paris, Honoré Champion, 2011; Audrey Lasserre: „Les femmes du XX e siècle ont-elles une histoire littéraire? “ in: Cahier du CERACC, 4, „Synthèses“, 2009, 38-54; Martine Reid: Des femmes en littérature, Paris, Belin, Collection l’extrême contemporain, 2010. 15 Voir surtout le chapitre „Voix de femmes“ in: Dominique Rincé/ Bernard Lecherbonnier/ Henri Mitterand (éds.): Littérature XIX e . Textes et documents, Paris, Nathan, 1986. Florence Sisask 44 processus d’écriture et de lecture masculines-féminines“ et de „nouer de nouveaux réseaux de compréhension“, autant de méthodes de discrimination positive dont Margarete Zimmermann préconise l’usage dans son article „A la recherche des auteures des temps passés“, 16 publié en 2011 dans le numéro de la revue littéraire en ligne Fabula. Pour le XX e siècle, les études d’Audrey Lasserre 17 ont montré qu’il n’existait pas de correspondance entre le nombre des femmes de lettres (entre 20% et 30%) et la reproduction de leurs textes qui était faite dans les manuels et qu’il y avait une tendance au plafonnement autour des 6% du nombre total d’écrivain∙e∙s présenté∙e∙s. Quelque soit le critère de sélection choisi, le nombre des femmes écrivains du XX e siècle dans les manuels ne semble pas vouloir dépasser le seuil magique des 6%. En d’autres termes, ni les facteurs objectifs comme leur nombre effectif, leur taux de vente et/ ou de renommée, la longueur de leur carrière, ni à plus forte raison les facteurs prêtant plus à controverse comme la valeur littéraire, n’entrent véritablement en ligne de compte lorsque’il s’agit des femmes. Notre examen des manuels-anthologies des années 2000 ne confirme que partiellement ces chiffres. Sur sept manuels, deux limitent effectivement le pourcentage de textes de femmes des XX e et XXI e à 6% du nombre total de textes, mais cinq augmentent cette participation pour atteindre entre 7 et 16%. Cependant, il convient de noter que sur les vingt-et-une femmes „auteurs“ choisies, treize ne font guère l’unanimité puisqu’elles ne sont citées qu’une fois dans un seul des sept manuels et qu’elles ne semblent s’être retrouvées là qu’à la faveur d’un phénomène de mode passagère ou de l’intérêt personnel d’un∙e des auteur∙e∙s de ces manuels. En outre, on a dans la plupart de ces cas à faire à une acception très élargie du terme „auteur∙e∙s“ puisqu’on trouve dans cette liste une cinéaste, une metteuse en scène, une artiste-photographe et une philosophe. Ce taux de présence, certes restreint et qui ne reflète toujours pas la proportion de femmes impliquées de nos jours activement dans les arts et les lettres, reste cependant enviable si on le compare à celui qui concerne les femmes écrivains des siècles précédents. Avec le décloisonnement et l’avènement de la structure thématique ou générique par séquences, les manuels contemporains ont en effet renforcé l’importance de ne s’en tenir pour chaque thème et chaque siècle, qu’aux auteur∙e∙s jugé∙e∙s les plus représentatifs/ -ves. C’est la quadrature du cercle qui domine donc dans ces manuels contemporains. Ce ne sont pas les femmes écrivains qui viennent en premier lieu en tête aux auteur∙e∙s de ces manuels, car les femmes écrivains n’ont été que très exceptionnellement jugées comme représentatives de quoi 16 Margarete Zimmermann: „À la recherche des auteures des temps passés“, in: LHT, 7, Traductions, publié le 01 janvier 2011, paragraphes 27 et 29; http: / / www.fabula.org/ lht/ 7/ traductions/ 213-7zimmermann 17 Audrey Lasserre: op. cit. Des cloisons tombent, des murailles se fortifient 45 que ce soit par l’histoire littéraire. Si donc la présentation des genres et des époques littéraires a été chamboulée, la surreprésentation masculine reste inchangée. Or si la possibilité d’une restructuration de l’histoire littéraire qui ferait place aux femmes écrivains nécessite des „découpages périodiques plus complexes“ 18 et plus nuancés, comme l’affirment bon nombre de chercheuses, le décloisonnement tel qu’il est pratiqué aujourd’hui ne semble pas être la bonne voie. En effet loin d’ouvrir des portes aux femmes écrivains, il semble au contraire les leur refermer sur le nez. Prenons pour exemple le sort réservé aux deux seules écrivaines du XIX e siècle ayant véritablement réussi à se frayer une place dans le canon scolaire des manuels publiés depuis la fin du XIX e et tout au long du XX e siècle, Mme de Staël et George Sand. Le tableau 2 montre que sur 28 manuels étudiés, les textes de la première apparaissent dans tous sans exception, tandis que la deuxième est uniquement absente de quatre d’entre eux. Si l’on regarde maintenant les 7 manuels des années 2000 mis en avant dans le tableau 1, on constate qu’uniquement deux textes de George Sand sont retenus, et ce dans un seul et même manuel. Il s’agit au demeurant de textes fort différents de ceux généralement choisis, le plus souvent dans ses romans champêtres, un extrait de son Journal intime d’une part, et d’Une conspiration en 1537 d’autre part. Dans les deux cas, c’est surtout dans sa relation avec Musset, que Sand semble avant tout intéresser les auteurs. Le premier extrait, inséré dans une séquence sur „les formes de l’autobiographie“, présente Sand en maîtresse délaissée qui „confie sa plainte amoureuse à son journal intime, comme de nombreuses femmes au XIX e siècle“. 19 Le deuxième illustre le thème de la „réécriture“ et de „l’imitation créatrice“ et le texte de Sand y est exposé en parallèle avec un extrait de Lorenzaccio. Ces preuves d’indifférence ou d’ignorance sont d’autant plus surprenantes dans le cas de George Sand que, dans le même temps, celle-ci était officiellement fêtée, bon nombre de ses ouvrages réédités et quelques unes de ses idées remises au goût du jour. On se rappelle en effet qu’en 2004 George Sand était célébrée en grande pompe à l’occasion du bicentenaire de sa naissance et que des hommages lui étaient rendus jusqu’à l’Assemblée Nationale. Bien évidemment, il n’est pas impossible que cet „effet bicentenaire“ se soit, à l’initiative d’une poignée d’enseignant∙e∙s, propagé dans certaines écoles de France par l’intermédiaire de l’étude de quelques-uns de ses textes, en annexe des thèmes et des genres au programme ces années-là. Cependant, il n’est que de constater que ses répercussions dans les manuels sont nulles. 18 Margarete Zimmermann: op. cit. 19 J.-P. Aubrit/ M. Aviérinos/ D. Labouret/ M.-H. Prat: Français 1 re . Textes, Mouvements, Genres, Méthodes, Paris, Bordas, 2005, 398. Florence Sisask 46 Quant à Mme de Staël, si elle défend mieux sa position, c’est presque exclusivement en tant qu’introductrice du romantisme en France, et seuls quatre extraits sont présentés en tout, trois tirés de De l’Allemagne, un de De la littérature. Il convient d’ajouter qu’on voit apparaître les noms de ces deux grandes écrivaines et de quelques-unes de leurs œuvres dans des tableaux chronologiques placés en index de deux des sept manuels. Ceux-ci n’en proposent toutefois pas d’extraits. 20 Ainsi, ces mentions rapides et décontextualisées, ne sont guère à même d’attirer l’attention des lycéen∙ne∙s déjà débordé∙e∙s par un programme de préparation au bac fort chargé. Conclusions En ces temps de déshistoricisation et de désaffection des études littéraires, notre étude prouve la nécessité d’un recadrage des contenus d’enseignement de la littérature sur le genre. Il importe que les recherches sur ce que Nicole Mosconi appelle le „masculinisme des savoirs“ ou, plus généralement, leurs aspects genrés soient poussées plus avant. En instaurant une nouvelle répartition „décloisonnée“, en „séquences“ plus thématiques ou génériques que chronologiques, sans tenir aucun compte du facteur genre, les manuels/ anthologies du début du XXI e siècle semblent en effet avoir fait faire marche arrière à l’histoire littéraire. On constate que les femmes écrivains ont proportionnellement payé un lourd tribut à la restructuration par décloisonnement de la discipline qu’on appelle „français“ dans les lycées. Un des effets pervers de cette restructuration a été de renforcer l’effacement de celles qui avaient pu occasionnellement figurer dans quelques listes d’auteurs et le silence plus parlant que jamais de toutes les autres qui n’eurent jamais cette chance. Mais plus étonnant est sans doute le grand élagage dont furent victimes les quelques femmes-exceptions qui avaient de haute lutte gagné leur place dans le canon littéraire, à savoir par exemple, pour le XIX e siècle, Mme de Staël et George Sand. Pour ce qui est des écrivaines des XX e et XXI e siècle, la situation est un peu différente, même si les travaux d’Audrey Lasserre ont montré une tendance au plafonnement dans le nombre de celles citées. Il est à noter que dans le même temps, les manuels de français des années 2000 continuent de diffuser des représentations de femmes qui accentuent implicitement l’impression fausse selon laquelle les femmes ont moins créé elles-mêmes qu’inspiré les créateurs. Ces images sont celles qui sont associées au traditionnel rôle de „muse“ou à ce qu’on appelle les „figures féminines“, justement fort décriées par les chercheuses 20 L’un d’entre eux mentionne même en passant l’existence des poésies de Marceline Desbordes-Valmore, la troisième femme écrivain la mieux représentée dans les 28 manuels d’avant décloisonnement, avec onze apparitions (cf. tableau 2). Des cloisons tombent, des murailles se fortifient 47 en études genre (cf. la thématique „Eloge de la femme“ dans le Nathan 2006 et le Bréal 2004). Cette tendance au décloisonnement discriminatoire, c’est-à-dire à des effets quantitativement négatifs pour les femmes écrivains, et à la consolidation de représentations féminines stéréotypées ne sont que deux exemples de ce que Nancy K. Miller, dans l’ouvrage qu’elle codirige dès 1986, The Poetics of Gender, appelle „la construction sociale de la différence sexuelle“ à l’œuvre „dans la production, la réception et l’histoire de la littérature“ 21 et, devrait-on rajouter, dans son enseignement. Il est à espérer que les nombreuses recherches actuelles sur les femmes écrivains françaises de toutes époques et, surtout, les multiples efforts visant à rendre à nouveau accessibles leurs textes, soit par diffusion éditoriale traditionnelle, soit par édition numérique, finiront par marquer les manuels/ anthologies utilisé∙e∙s dans les écoles de France de leur impact. Pour l’heure, le genre n’entre en rien en compte dans la catégorisation adoptée par l’enseignement de l’histoire littéraire au lycée, à plus forte raison depuis le décloisonnement. 21 Nancy K. Miller: Poetics of Gender. Citée et traduite dans Christine Planté: „Genre, un concept intraduisible“, in: Dominique Fougeyrollas-Swhwebel/ Christine Planté/ Michèle Riot-Sarcey/ Claude Zaidman (éds.): Le genre comme catégorie d’analyse. Sociologie, histoire, littérature, Paris, L’Harmattan, Bibliothèque du féminisme/ RING, 2003, 126. Maisons d’édition Année parution Niveau F/ H 1 Auteures citées BréalGallimardEducation 2004 (lycée) 13/ 159 Magnard 2004 (2 e ) 7/ 133 Bréal 2004 (2 e ) 10/ 196 Avant XIX e 5/ 69 1/ 26 2/ 39 Marguerite de Navarre L’Heptaméron L’Heptaméronx 2 Mme de La Fayette La princesse de Montpensier La princesse de Clèves Christine de Pisan (ou de Pizan) Cent ballades d’Amant et de Dame, Le ditié de Jeanne d’Arc Louise Labé Mme de Sévigné Olympe de Gouges Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne Marie de France Lais Madeleine de Scudéry Artamène ou le grand Cyrus XIX e 1/ 33 0/ 25 3 1/ 31 George Sand Mme de Staël De l’Allemagne De l’Allemagne XX e -XXI e 7/ 57 6/ 82 7/ 126 Colette Sido Simone de Beauvoir La force des choses 5 Marguerite Duras Un barrage contre le Pacifique, L’amant L’amant Le ravissement de Lol V. Stein 6 , Moderato Cantabile Nathalie Sarraute Pour un oui, pour un non,Tropismes, Enfance Le planetarium Pour un oui, pour un non, Tropismes Marguerite Yourcenar Denier du rêve Annie Ernaux Hélène Cixous L’histoire terrible mais inachevée de Norodom Sihanouk, roi du Cambodge Amélie Nothomb Marthe Robert Roman des origines et origines du roman Leslie Kaplan L’excès-l’usine Sophie Calle Douleur exquise Ariane Mnouchkine Marie Ndiaye Lydie Lachenal Préface aux Champs Magnétiques Sylvie Leliepvre Botton Le Dom Juan de Jacques Weber Noëlle Renaude Petits rôles Chantal Delsol 7 Assia Dje bar Le blaknc de l’Algérie Monique Durand La bibliothèque Anne Hébert Kamouraska Mira Nair Salaam Bombay! 8 Tableau 1. Textes de femmes présentés et commentés dans des manuels d’après décloisonnement Bordas 2005 (1 ère) 23/ 220 Nathan 2006 (2 e ) 11/ 107 Nathan 2007 (1 ère ) 12/ 144 Bertrand-Lacoste 2007 (1 ère ) 6/ 96 5/ 98 1/ 25 3/ 61 2/ 26 La comédie de Mont-de- Marsan, L’Heptaméron L’Heptaméron La princesse de Clèves x 2 La princesse de Clèves La princesse de Clèves La princesse de Clèves Cent ballades d’Amant et de Dame Sonnets Sonnets Sonnets Lettres x 2 2 1/ 35 1/ 26 0/ 18 4 1/ 20 Journal intime, Une conspiration en 1537 De l’Allemagne De la littérature 13/ 87 9/ 56 9/ 65 3/ 50 Sido, Journal à rebours Les vrilles de la vigne Sido, Le fanalbleu Le deuxième sexe, Mémoires d’une jeune fille rangée Des journées entières dans les arbres x 2, L’amant La douleur Moderato Cantabile, L’amant de la Chine du nord Le ravissement de Lol V. Stein, Hiroshima, mon amour, Moderato Cantabile,L’amant Pour un oui, pour un non, Enfance Pour un oui, pour un non L’ère du soupçon, « Disent les imbéciles », Enfance L’œuvre au noir, Les mémoires d’Hadrien x 2 Les mémoires d’Hadrien L’œuvre au noir L’œuvre au noir Une femme La place Je ne suis pas sortie de ma nuit Moi-même, j’écris ceci sur du papier ordinaire Tambours sur la digue Hygiène de l’assassin Hygiène de l’assassin, Stupeur et tremblements Mise en scène du Tartuffe Hilda Florence Sisask 50 1 Nombre de femmes dont au moins un texte est cité et commenté, par rapport au nombre d’hommes (qu’ils ou elles soient de sexe féminin ou masculin, les auteur∙e∙s ne sont pris∙e∙s en compte qu’une fois, quel que soit le nombre de leurs textes). Le chiffre total est indiqué en haut, en caractères gras; le chiffre pour chaque période est reproduit dans la case correspondante. 2 À la fin de l’ouvrage, une partie en 15 pages intitulée „Biographies“ présente en quelques lignes des auteur∙e∙s et une liste de quelques-unes de leurs œuvres, que celles/ ceux-ci aient été abordé∙e∙s plus en détails dans le corps de l’ouvrage ou pas. Un petit portrait de Mme de Sévigné y est ainsi dressé alors qu’aucun de ses textes n’est abordé ailleurs. 3 À la fin de l’ouvrage, un tableau chronologique du XIX e divisé en trois colonnes correspondant chacune à un thème („Histoire et société“, „Arts et sciences“ et „Littérature“) nomme en passant 58 œuvres littéraires. Parmi celles-ci, on trouve mentionnées deux œuvres de femmes: en 1818, Frankenstein ou le Prométhée moderne, de Mary Shelley et, en 1846, La Mare au Diable, de George Sand. 4 À la fin de l’ouvrage, une annexe composée de tableaux chronologiques divisés en six colonnes dont deux sont dédiées aux événements historico-culturels („Histoire et société“, „Culture européenne“) et quatre aux genres littéraires („Prose d’idées“, „Prose narrative“, „Poésie“, „Théâtre“) font, pour le XIX e , une petite place à Mme de Staël (1800: De la littérature, 1810: De l’Allemagne), Marceline Desbordes-Valmore (1819: Poésies) et George Sand (1832: Indiana), sans toutefois aucun commentaire. 5 Quoique mentionnée dans la liste des auteurs, Simone de Beauvoir n’apparaît qu’en annexe à la rubrique „Lire, analyser, écrire“. Contrairement aux autres auteurs, aucune notice biographique ne lui est consacrée. 6 À noter que cette œuvre de Duras faisant l’objet d’une analyse approfondie autour du thème „A la recherche d’une identité perdue“, pas moins de douze pages lui sont consacrées dans le manuel. 7 Même chose que pour Simone de Beauvoir (cf. note 5). 8 L’œuvre cinématographique de Mira Nair est présentée à la rubrique „Arrêt sur image“, qui ponctue chaque nouveau thème abordé - en l’occurrence ici „Formes et registres du discours argumentatif“. Dans la „liste des auteurs“ qui conclue l’ouvrage, aucune différence n’est faite entre les différentes formes d’art ni les différents modes d’expression. Y sont regroupé∙e∙s aussi bien des romancièr∙e∙s que des peintres ou des cinéastes. Les termes „auteur“ et „texte“ y sont donc entendus dans un sens très large. 51 Auteures Manuels 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 Staël Sand MDV MdR AT DdG LC AS LA CdD CdS AdN LM Autres 2 1867 Pylodet x x x x x x x x 1878 Demogeot x 1886 Feugère x 1891 Leroy x 5 1893 Marcou x x 1893-94 Cahen x x x x x x x x 2 1896 Lanson x x x 1897 Poussielgue x x x 1899-00 Lebaigue x x 1902 Doumic x x x 1911 Brunetière x x 1912-13 Braunschvig x x x x x x 17 3 1921-26 Braunschvig x x x x 1927 Chevaillier x x x 1933 Teillard-Ch. x x 1937 Abry x x x 1941 Martin x x 1950 Castex Surer x x 1955 Lagarde Michard x x x 1960 Gallois x x x 1964 Le Meur x x x x x x x x 2 1964 Salomon x x x x 3 1984 Magnard x x x x x x 5 1986 Nathan x x x x x x x 1987 Hatier x x 1990 Hatier x x 1992 Nathan x x 1997 Bordas x x Tableau 2. Présence des femmes écrivains du XIX e dans des manuels des XIX e et XX e siècles Des cloisons tombent, des murailles se fortifient 1 52 1 Les femmes écrivains qui apparaissent dans ces manuels sont, par ordre de fréquence: 1. Mme de Staël, 2. George Sand, 3. Marceline Desbordes Valmore, 4. Mme de Rémusat, 5. Amable Tastu, 6. Delphine de Girardin, 7. Louise Colet, 8. Anaïs Ségalas, 9. Louise Ackermann, 10. Claire de Duras, 11. Comtesse de Ségur, 12. Anna de Noailles, 13. Louise Michel. 2 Les auteures qui ne sont mentionnées qu’une fois (dans un seul manuel) sont rassemblées ici indistinctement. 3 C’est dans son édition de morceaux choisis pour enfants (1912-1913) que Braunschwig cite une vingtaine de textes de femmes, essentiellement des poésies. Dans ses manuels plus récents qui s’adressent à des élèves plus âgé∙e∙s (1921: Le XVIII e et le XIX e siècle; 1926: La littérature française contemporaine étudiée dans les textes (1850-1925)), il fait surtout appel aux textes de Mme de Staël et George Sand. Toutefois, il consacre dans chacun de ces ouvrages un long supplément à la „littérature féminine“, dans lequel apparaissent plus d’une trentaine d’écrivaines, classées par genre (c’est là que sont par exemple présentées Gyp ou Rachilde, jamais citées ailleurs). Florence Sisask Des cloisons tombent, des murailles se fortifient 53 Bibliographie Manuels classés par ordre de parution et d’apparition dans le tableau L. Pylodet: La littérature française contemporaine. Recueil en prose et en vers de morceaux empruntés aux écrivains les plus renommés du XIX e siècle avec des notices biographiques et littéraires tirées des ouvrages de P. Poitevin, M. Roche, L. Grangier, G. Vapereau, etc, etc. Nouvelle édition corrigée, New York, Henry Holt & Company, 1867. Jacques Demogeot: Textes classiques de la littérature française. Extraits des grands écrivains avec notices biographiques et bibliographiques, appréciations littéraires et notes explicatives. Recueil servant de complément à l’histoire de la littérature française et composé d’après les programmes officiels pour l’enseignement secondaire spécial (troisième année). XVIII e et XIX e , Paris, Hachette, 1878. M. G. Feugère: Morceaux choisis de prose et de vers des classiques français à l’usage de la classe de quatrième. Recueillis et annotés par M. Léon Feugère, professeur du Lycée Henri I. Nouvelle édition revue et augmentée d’extraits des auteurs des XVIII e et XIX e siècles, Paris, Delalain Frères, 1886. M. CH. Leroy: Flore poétique du jeune âge, ou nouveau choix de poésies recueillies dans les chefsd’œuvre de la littérature française, avec des notes historiques, géographiques et littéraires à l’usage des maisons d’éducation, Paris, Librairie classique Eugène Belin, 1891. François-Léopold Marcou: Recueil de morceaux choisis des prosateurs et des poètes du XIX e siècle, à l’usage des classes de 6 e , 5 e et 4 e de l’enseignement secondaire moderne (Programme officiel du 15 juin 1891), des écoles d’enseignement primaire supérieur, des écoles normales primaires, Paris, Garnier Frères, 1893. Albert Cahen: Morceaux choisis des auteurs français publiés conformément aux programmes de 1890 à l’usage de l’enseignement secondaire avec des notices et des notes. 1 ère partie - Prose avec un tableau sommaire de l’histoire de la littérature française. Nouvelle édition revue et augmentée, Paris, Hachette, 1893. Albert Cahen: Morceaux choisis des auteurs français publiés conformément aux programmes de 1890 à l’usage de l’enseignement secondaire avec des notices et des notes. 2 ème partie - Poésie. Classes supérieures, Paris, Hachette, 1894. Lanson, Gustave: Histoire de la littérature française. 4 e édition revue et corrigée, Paris, Hachette, [1894] 1896. Frère Gabriel-Marie: Morceaux choisis de littérature française. Moyen âge, Renaissance, XVII e , XVIII e et XIX e siècles. Classes supérieures. Enseignement secondaire moderne. 3 e recueil, Tours, Alfred Mame & Fils/ Paris, Ch. Poussielgue, 1897. Ch. Lebaigue: Littérature française du XVI e au XIX e siècle (prose et poésie), avec notices biographiques et littéraires. Classe de troisième. Douzième édition, Paris, Belin Frères, [1878] 1899. Ch. Lebaigue: Morceaux choisis de littérature française. Auteurs des XVI e , XVIII e et XIX e siécles. Cours moyen. 31 e édition, Paris, Belin Frères, 1900. René Doumic: Histoire de la littérature française. Dix-huitième édition, Paris, Librairie classique Paul Delaplane, 1902. Maurice Pellisson/ Ferdinand Brunetière et al.: Morceaux choisis de prose et de poésie du XVI e au XIX e siècle. Cinquième édition. Classe de première, Paris, Librairie Ch. Delagrave, 1911. Marcel Braunschvig/ Mme Marcel Braunschvig: Littérature enfantine à l’usage du foyer, de l’école et du lycée. I. Poèmes pour l’enfance. Deuxième édition, Paris, Henri Didier/ Toulouse, Edouard Privat, 1912. Marcel Braunschvig/ Mme Marcel Braunschvig: Littérature enfantine à l’usage du foyer, de l’école et du lycée. II. Récits en prose pour l’enfance. Deuxième édition, Paris, Henri Didier/ Toulouse, Edouard Privat, 1913. Marcel Braunschvig: Notre littérature étudiée dans les textes. II. Le XVIII e et le XIX e siècle, Paris, Librairie Armand Colin, 1921. Florence Sisask 54 Marcel Braunschvig: La littérature française contemporaine étudiée dans les textes (1850-1925), Paris, Librairie Armand Colin, 1926. J.-René Chevaillier/ Pierre Audiat: Les textes français. Ouvrage conforme aux programmes officiels. Classes de 3 e , 2 e et 1 re . XIX e et XX e siècles, Paris, Hachette, 1927. Marguerite Teillard-Chambon: Les romanciers du XIX e siècle. Extraits, Paris, J. De Gigord, 1933. E. Abry/ J. Bernès/ P. Crouzet/ J. Léger: Les Grands Ecrivains de France illustrés. Morceaux choisis et analyses. XIX e siècle (1800-1850), Paris, Didier/ Toulouse, Privat, 1937. E. Abry/ J. Bernès/ P. Crouzet/ J. Léger: Les Grands Ecrivains de France illustrés. Morceaux choisis et analyses. XIX e siècle (1850-1900), Paris, Didier/ Toulouse, Privat, 1938. Paul Martin: Extraits des romanciers du XIX e siècle. Classes de Troisième des lycées et collèges, Paris, Fernand Nathan, 1941. Pierre-Georges Castex/ Paul Surer: Manuel des études littéraires françaises. XIX e siècle, Paris, Hachette Classiques, 1950. André Lagarde/ Laurent Michard: XIX e siècle: Les grands auteurs français du programme, Paris, Bordas, 1955. 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Études de cas Andrea Grewe La nouvelle historique - un genre féminin? L’œuvre de Marie-Madeleine de Lafayette entre historiographie et fiction Les effets de la canonisation Marie-Madeleine de Lafayette n’appartient certes pas aux écrivaines oubliées et marginalisées de l’histoire littéraire française. Au contraire, depuis sa ‚redécouverte‘ à la fin des années 1950, sa gloire en tant que ‚grand auteur‘ du siècle classique s’est bien établie. 1 Force est pourtant de constater que cette gloire repose essentiellement sur une seule œuvre: La Princesse de Clèves. Tandis que le nombre de publications consacrées à ce roman croît d’année en année à une vitesse vertigineuse, ses autres textes intéressent toujours beaucoup moins la critique. 2 Cela vaut pour les deux nouvelles historiques, La Princesse de Montpensier et La Comtesse de Tende, souvent seulement considérées comme des variations ou études préparatoires à ce chefd’œuvre mais aussi pour Zayde. Histoire espagnole qui, jugée ‚archaïque‘, est reléguée dans les limbes de l’histoire littéraire. Ce qui frappe pourtant le plus, c’est le peu d’intérêt qu’ont suscité jusqu’à présent ses ouvrages historiographiques ou mémorialistes au sens étroit du terme, à savoir La Vie de la Princesse d’Angleterre et Les Mémoires de la cour de France dans les années 1688/ 89. Nous sommes donc tout d’abord amenés à constater que le processus de canonisation de l’œuvre narrative de Marie-Madeleine de Lafayette a eu pour conséquence de la réduire à un seul ouvrage, La Princesse de Clèves considéré comme le ‚premier roman moderne‘. Dans la perspective de l’évolution du genre romanesque telle qu’elle est prise par la critique, l’intérêt du roman réside avant tout dans ses innovations formelles par rapport au roman baroque et dans l’analyse psychologique du sentiment amoureux. Du côté de l’historiographie littéraire, nous retrouvons une telle appré- 1 Cf. Elizabeth C. Goldsmith: „Madame de Lafayette et les lieux de l’écriture féminine. Une revue de la critique récente“, in: Brigitte Heymann/ Lieselotte Steinbrügge (éds.): Genre - Sexe - Roman. De Scudéry à Cixous, Frankfurt/ M. e.a., Peter Lang, 1995, 33-46, 33sq., qui constate „un renouvellement d’intérêt critique“ grâce aux lectures innovatrices d’auteurs et de critiques tels que Serge Doubrovsky (1959), Michel Butor (1960), Jean Rousset (1962) et Gérard Genette (1969). 2 Dans l’état des lieux qu’il dresse en 1991, Maurice Laugaa parle de la „prolifération du discours critique, au cours de ces vingt dernières années“ („Madame de Lafayette, ou l’intelligence du cœur“, in: Littératures classiques, 15, 1991, 195-226, 196). Andrea Grewe 58 ciation dans la prestigieuse Littérature française éditée par Claude Pichois et dans laquelle Pierre Clarac décrit en 1969 „l’intention maîtresse“ de l’œuvre comme suit: „C’est toujours l’amour qui est accusé, l’amour qui aveugle l’homme et le livre à la jalousie“. 3 Cette même réduction qui ampute l’œuvre entière de Marie-Madeleine de Lafayette de son côté le plus historique voire politique, s’observe aussi à propos de La Princesse de Clèves où l’analyse critique porte de préférence sur les questions esthétiques ou psychologiques et morales. On peut donc constater que la canonisation a également eu pour effet de dépouiller l’œuvre de Mme de Lafayette, qui appartient en substance au genre de la nouvelle historique et galante, de sa dimension historique pour ne garder que la galanterie. Dès la fin des années 1970, une nouvelle génération de critiques, plus sensible aux aspects sociologiques et idéologiques de la littérature, cherche à corriger cette image par trop uniforme de Mme de Lafayette. C’est entre autres le cas de Paul Malandain qui, dans son article l’„Ecriture de l’histoire dans ‚La Princesse de Clèves‘“, annonce vouloir „s’interroger sur les raisons qui y ont fait, pendant trois siècles, non pas ignorer ou négliger, mais refouler l’histoire“. 4 Les retouches que ces recherches, sensibles à la question de l’Histoire, ont apportées à l’image dominante de Mme de Lafayette ont trouvé au moins un faible écho dans le chapitre dédié à l’auteure dans le Précis de littérature française du XVII e siècle édité par Jean Mesnard et paru en 1990. Tout en insistant sur la „vision pessimiste de l’amour“, Bernard Tocanne s’interroge sur la fonction du décor historique qui, pour lui, „n’est pas seulement d’ancrer la fiction amoureuse dans le réel, ni de donner une légère couleur romanesque à un temps passé. A travers la cour des Valois, c’est aussi celle de Louis XIV qui est discrètement évoquée, avec son climat d’intrigues galantes et politiques“. 5 Une telle interprétation qui substitue la cour d’Henri II à celle de Louis XIV accorde, certes, à Mme de Lafayette une certaine intention critique à l’égard de son époque, mais contourne toujours le cœur du problème. Car elle voit en l’auteure non pas l’historienne mais la moraliste dont le but serait de dénoncer les ravages moraux causés par l’ambition, la vanité, l’amourpropre qui règnent à la cour. Une remarque de Jean Mesnard est assez significative à cet égard: dans la „Présentation“ précédant son édition de La Princesse de Clèves, parue pour la première fois en 1980, il distingue entre „l’utilisation de l’histoire et la peinture de la cour“. Pour lui, „la première 3 Pierre Clarac: „Madame de Lafayette“, in: Littérature française, t. 7: L’âge classique ~1660- 1680, Paris, Arthaud, 1969, 169-175, 173. 4 Pierre Malandain: „Ecriture de l’histoire dans La Princesse de Clèves“, in: Littérature, 36, 1979, 19-36, 23. 5 Bernard Tocanne: „L’efflorescence classique. 1660-1685“, in: Jean Mesnard (éd.): Précis de littérature française du XVII e siècle, Paris, PUF, 1990, 205-303, 269. La nouvelle historique - un genre féminin? 59 remplit une fonction esthétique; la seconde est du ressort du moraliste“. 6 Cette distinction, qui identifie l’Histoire avec l’Histoire monumentale, doit, par force, rester aveugle à une autre conception de l’Histoire et de la politique qui décrit non pas les hauts faits militaires mais le jeu des forces politiques. C’est pourquoi on ne peut que souscrire aux propos de Joan DeJean pour laquelle „the most important consequence of Lafayette’s reception into the canon to replace the female tradition has been the evacuation of the political and social content of her fiction“. 7 Et on pourrait ajouter que cette canonisation s’est faite également au prix de la marginalisation voire de l’exclusion de cette critique littéraire qui, depuis les années 1980/ 90, cherche à prendre en compte la dimension politique et sociale comme c’est le cas de certaines études ‚féministes‘ ou de genre en provenance des Etats-Unis et représentées par cette même Joan DeJean. Même si les recherches de cette dernière ont été reçues positivement par cette partie de la critique internationale qui s’intéresse aux questions de genre et même si elles ont contribué à modifier du moins en partie l’interprétation donnée au ‚refus‘ et à la ‚retraite‘ de la princesse de Clèves davantage interprétés aujourd’hui comme la tentative d’une femme de se réapproprier son destin, l’image véhiculée par l’historiographie littéraire française ne s’en ressent toujours pas. 8 Si dans les histoires littéraires récentes telles que l’Histoire de la France littéraire éditée par Michel Prigent (2006) 9 ou l’Histoire de la littérature française du XVII e siècle de Dominique Moncond’huy (2005), 10 se trouvent des chapitres consacrés au rôle de la femme dans la société mondaine, on y cherche toujours en vain 6 Mme de Lafayette: La Princesse de Clèves, Édition de Jean Mesnard, Dossier de Jérôme Lecompte, Paris, Flammarion, 2009, 35. 7 Joan DeJean: Tender Geographies. Women and the Origins of the Novel in France, New York, Columbia University Press, 1991, 103. 8 Pour la réception longtemps inexistante en France des études dix-septiémistes de femmes et de genre nord-américaines, cf. les contributions de Domna C. Stanton/ Myriam Dufour-Maître et Faith E. Beasley dans: Hélène Merlin-Kajman (éd.): La littérature, le XVII e siècle et nous: dialogue transatlantique, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2008. - Même si les échanges entre la critique de genre nord-américaine et celle d’origine germanophone ont été plus intenses, il faut constater qu’à l’intérieur de la ‚romanistique‘ allemande, les études de genre occupent également une place minoritaire comme le prouve la genèse du présent volume évoquée par les éditrices dans leur préface. 9 Cf. la contribution d’Emmanuel Bury: „Espaces de la République des Lettres: des cabinets savants aux salons mondains“, in: Jean-Charles Darmon/ Michel Delon (éds.): Histoire de la France littéraire, t. 2: Classicismes XVII e et XVIII e siècle, Paris, PUF, 2006, 88- 116. 10 Cf. le chapitre „Vie littéraire et vie mondaine: la place des femmes“, in: Dominique Moncond’huy (éd.): Histoire de la littérature française du XVII e siècle, Paris, Honoré Champion, 2005, 32-36. Il s’agit du troisième volume de l’Histoire de la littérature française, éditée par Jean Bessière et Denis Mellier et parue en six volumes chez Honoré Champion entre 2001 et 2005. Andrea Grewe 60 une représentation systématique de la place des femmes dans le champ littéraire de l’époque et une image renouvelée de Mme de Lafayette qui tiendrait compte de l’intégralité de son œuvre et qui ne la réduise plus à l’éternelle analyse des passions et à „une image de l’amour, pessimiste et tendue vers la quête d’un ‚repos‘ aux accents augustiniens“. 11 C’est pourquoi, dans ma communication, je voudrais revenir encore une fois sur la question épineuse de la fonction du discours historique dans l’œuvre de Mme de Lafayette, c’est-à-dire du rapport entre ‚nouvelle historique‘ et ‚nouvelle galante‘, en me demandant si cette ‚marginalisation‘ de l’Histoire dans le discours critique ne pourrait pas être due justement au fait que l’Histoire telle qu’elle est présentée par Mme de Lafayette est ‚féminine‘. Ce faisant, je reprendrai une question formulée par Paul Malandain en 1979: „l’histoire, au XVII e siècle, est-elle femme? “ 12 Pour saisir cette image ‚féminine‘ de l’Histoire et de la politique chez Mme de Lafayette, je m’appuierai d’abord sur l’Histoire de Madame Henriette d’Angleterre qui, en qualité d’écrit mémorialiste, laisse percevoir plus nettement que les nouvelles historiques l’attention que Mme de Lafayette porte à l’Histoire et à la politique. Une brève comparaison avec La Princesse de Clèves achèvera cette partie et mettra en relief l’importance des femmes pour l’Histoire dans ce roman. Pour finir, je reviendrai sur les études récentes concernant le traitement de l’Histoire dans le roman et la nouvelle historiques écrits par des femmes pour intégrer le cas de Mme de Lafayette dans la production littéraire des femmes de son époque et pour me demander finalement comment ‚changer‘ l’historiographie littéraire de manière à ce qu’elle donne une image plus complète non seulement de cette auteure en particulier mais aussi des écrivaines du XVII e siècle en général, écrivaines dont le nombre n’est pas aussi restreint que les manuels voudraient bien nous le faire croire. Une nouvelle galante et historique ‚vraie‘: L’histoire d’Henriette d’Angleterre L’Histoire de Madame Henriette d’Angleterre fut publiée en 1720 sous le nom de la comtesse de Lafayette. Il s’agit d’un texte fragmentaire qui décrit surtout les premières années passées à la cour de France par Henriette d’Angleterre, la fille du roi anglais Charles I er et de Henriette-Marie de France et qui épousa Philippe d’Orléans, le frère de Louis XIV, en 1661 et mourut prématurément en 1670 à l’âge de 26 ans. Après avoir donné de brèves informations sur les conditions de la composition du texte qui est basé sur le récit de la princesse même (21-23), l’auteure commence son récit en 1659 avec la con- 11 Moncond’huy: Histoire de la littérature française du XVII e siècle, 181. 12 Malandain: „Ecriture de l’histoire dans La Princesse de Clèves“, 34. La nouvelle historique - un genre féminin? 61 clusion de la Paix des Pyrénées entre la France et l’Espagne, le mariage de Louis XIV avec Marie-Thérèse d’Autriche et la mort du Cardinal Mazarin peu après, en 1660 (25-36). 13 Cette première partie est essentiellement composée d’une galerie de portraits qui comprend, outre Mazarin et la famille royale (Anne d’Autriche, Monsieur, Marie-Thérèse d’Autriche, le roi), les prétendants à l’office de premier ministre (Foucquet, Le Tellier, Colbert) et les dames de la cour „qui pouvaient aspirer aux bonnes grâces du roi“. 14 La deuxième partie commence par le mariage de Monsieur et de la princesse d’Angleterre en 1660 et finit par une allusion à la fête de Vaux et à la chute de Nicolas Foucquet en 1661 (37-51). L’histoire galante ou mieux, les histoires galantes qui forment le nœud du récit débutent simultanément: les galanteries dont Madame, courtisée par le comte de Guiche et son ami et rival Vardes, fait l’objet ainsi que la galanterie entre Louis XIV et Louise de La Vallière, une dame d’honneur de Madame. Les multiples rebondissements qui résultent de ses relations galantes forment la matière principale de la troisième partie (52-81). Ils prennent fin, dans la quatrième partie (82-88), avec la défaite et la punition définitives de ceux qui ont mené une intrigue contre Henriette d’Angleterre. L’œuvre se termine par la „Relation de la mort“ de Madame (89-102) qui clôt cette biographie en formant une sorte de contre-point édifiant à cette ‚Vie‘ ‚mondaine‘. Au premier abord, le texte semble assez hétéroclite. Comme dans La Princesse de Clèves, la description de la situation historique et de la cour constituent l’ouverture du texte mais semblent mal reliées à l’histoire galante rapportée par la suite. Le texte possède néanmoins une unité secrète qui résulte du rôle joué par Henriette d’Angleterre à la cour de France et de l’influence considérable qu’elle y exerce dans le jeu du pouvoir. C’est ce rôle que je voudrais examiner de plus près dans ce qui suit. L’entrée d’Henriette d’Angleterre à la cour de France advient à un moment crucial de la monarchie absolue dans lequel le système du pouvoir établi connaît une importante restructuration. L’ancien système est caractérisé par la ‚puissance absolue‘ détenue par le premier ministre, le Cardinal Mazarin, auquel la reine-mère avait laissé ‚toute l’autorité royale‘, ce que le jeune roi avait accepté sans se révolter. 15 L’autorité du Cardinal sur l’esprit du roi est si absolue qu’elle s’étend même à la vie sentimentale et érotique 13 Les indications se réfèrent à l’édition suivante: Madame de La Fayette: Histoire de Madame Henriette d’Angleterre suivi de Mémoires de la Cour de France pour les années 1688 et 1689, Édition présentée et annotée par Gilbert Sigaux, Paris, Mercure de France, 1988. 14 Madame de La Fayette: Histoire de Madame Henriette d’Angleterre, 31. 15 „Jamais ministre n’avait gouverné avec une puissance plus absolue […]. La Reine mère, pendant sa régence, lui avait laissé toute l’autorité royale comme un fardeau trop pesant pour un naturel aussi paresseux que le sien. Le Roi, à sa majorité, lui avait trouvé cette autorité entre les mains et n’avait eu ni la force ni peut-être même l’envie de la lui ôter“ (Madame de La Fayette: Histoire de Madame Henriette d’Angleterre, 25). Andrea Grewe 62 du roi dont les premières maîtresses furent les nièces du Cardinal: Olympe Mancini, la comtesse de Soissons, Mademoiselle (Marie) Mancini et Hortense Mancini, appelée Madame Mazarin auxquelles sont consacrés des portraits assez détaillés dans le texte. À la mort du Cardinal, un vide se crée à la tête de l’Etat et se pose alors la question de savoir comment il peut être comblé: Cette mort donnait de grandes espérances à ceux qui pouvaient prétendre au ministère; […] Ainsi beaucoup de gens espéraient quelque part aux affaires; et beaucoup de dames, par des raisons à peu près semblables, espéraient beaucoup de part aux bonnes grâces du Roi. 16 Les deux questions qui forment le point du départ du récit sont donc les suivantes: qui suivra le Cardinal dans la fonction de premier ministre - M. Foucquet, surintendant des finances, M. Le Tellier, secrétaire d’État, ou M. Colbert, le protégé de Mazarin 17 - et qui remplira la fonction de maîtresse du roi? La possibilité que le roi puisse retourner vers l’une des nièces du Cardinal est assez vite écartée. Face à cet ébranlement de la ‚maison‘ Mazarin reste seulement la cour de la reine-mère Anne d’Autriche qui rassemble auprès d’elle d’autres membres de la maison royale de sorte qu’elle devient un nouveau centre du pouvoir: c’est d’une part la jeune reine Marie-Thérèse d’Autriche qui est „tout occupée d’une violente passion pour le Roi, [et] attachée dans tout le reste de ses actions à la Reine sa belle-mere“ 18 et de l’autre „Monsieur, frère unique du Roi, [qui] n’était pas moins attaché à la Reine, sa mere“. 19 Dans cette situation de suspense quant à l’exercice du pouvoir, le mariage de Monsieur avec Henriette d’Angleterre constitue un événement d’importance. Car la princesse qui „possédait au souverain degré […] le don de plaire et ce qu’on appelle les grâces“ et qui était „capable de se faire aimer des hommes et adorer des femmes“ 20 réussit en peu de temps à constituer autour d’elle une deuxième cour: Le Roi et la Reine allèrent à Fontainebleau; Monsieur et Madame demeurèrent encore quelque temps à Paris. Ce fut alors que toute la France se trouva chez elle; tous les hommes ne pensaient qu’à lui faire leur cour, et toutes les femmes qu’à lui plaire. 21 Le charme de la princesse finit aussi par gagner le roi de sorte qu’en peu de temps, sa cour devient le véritable centre de la vie de cour et de ses divertissements et qu’elle occupe ainsi une grande partie de la place laissée libre par 16 Madame de La Fayette: Histoire de Madame Henriette d’Angleterre, 27. 17 Cf. ibid., 30. 18 Ibid., 28. 19 Ibid., 29. 20 Ibid., 38sq. 21 Ibid., 42sq. La nouvelle historique - un genre féminin? 63 la mort du Cardinal. Tandis que le texte précise que le roi, à la grande surprise de son entourage, veut prendre en main les affaires politiques, en supprimant dorénavant la fonction de premier ministre et en assumant luimême l’autorité royale usurpée par le Cardinal, la cour de Madame supplée à la fonction remplie par les nièces du Cardinal: c’est chez elle que se divertissent le roi et la jeunesse dorée de la Cour et que le roi trouve sa nouvelle maîtresse en la personne de Louise de La Vallière, dame d’honneur de Madame. Mme de Lafayette décrit donc dans le détail la ‚recomposition‘ de la cour de Louis XIV où, à côté de l’autorité royale, s’établissent d’une part la ‚vieille cour‘ ‚dévote‘ de la reine-mère et de l’autre, la ‚jeune cour‘ ‚libertine‘ d’Henriette d’Angleterre. L’importance politique que l’auteure accorde à la mise en place de la cour de Madame est soulignée par le fait qu’elle relate également dans le même chapitre la chute de Foucquet et la promotion de Colbert avec laquelle se termine la mise en place du nouveau réseau du pouvoir. Par la suite, le récit consiste essentiellement en l’évocation des intrigues dont Madame fait l’objet suite à sa position de favorite auprès du roi qui l’expose à toutes sortes de jalousies et de rivalités de la part de la reinemère et de la jeune reine mais aussi d’autres rivales comme la comtesse de Soissons, l’ancienne maîtresse du roi. L’Histoire de Madame Henriette d’Angleterre telle qu’elle est racontée par Mme de Lafayette apparaît ainsi comme un document sur la place éminente qu’une femme peut occuper à la cour, de l’influence qu’elle peut y exercer, mais aussi des dangers auxquels elle s’expose de sorte que ce texte peut servir d’instruction à d’autres femmes. Ce qui frappe pourtant encore plus, dans cette description de la cour de Louis XIV, que la puissance des femmes, c’est la faiblesse des hommes qui semble y correspondre. Ainsi, le comte de Guiche qui poursuit Madame de son amour, est présenté comme un petit fat qui se vante d’avoir suscité l’attention de Madame. 22 Monsieur, son mari, dont l’homosexualité est soulignée à maintes reprises, paraît incapable de jouer un quelconque rôle politique. 23 Vardes, l’autre galant de Madame, se laisse instrumentaliser par sa 22 La légèreté et surtout le rôle joué par l’amour-propre dans les sentiments du comte de Guiche pour Madame sont soulignés par la narratrice: „Sitôt qu’il [le comte de Guiche] eut quitté La Vallière, on commença à dire qu’il aimait Madame, et peut-être même qu’on le dit avant qu’il en eût la pensée; mais ce bruit ne fut pas désagréable à sa vanité; et, comme son inclination s’y trouva peut-être disposé, il ne prit pas de grands soins pour s’empêcher de devenir amoureux, ni pour empêcher qu’on ne le soupçonnait de l’être“ (Madame de La Fayette: Histoire de Madame Henriette d’Angleterre, 47). 23 Le jugement porté sur Philippe d’Orléans est sévère: „Il est aisé de juger, par ce que nous venons de dire, qu’il n’avait nulle part aux affaires, puisque sa jeunesse, ses inclinations et la domination absolue du Cardinal étaient autant d’obstacles qui l’en éloignaient“ (Madame de La Fayette: Histoire de Madame Henriette d’Angleterre, 29). Dans la suite, il se distingue surtout par sa jalousie presque maladive. Andrea Grewe 64 maîtresse, la comtesse de Soissons. Et même l’image d’un monarque fort est contredite par l’étonnante faiblesse émotionnelle du roi qui est présenté comme totalement soumis non seulement au Cardinal mais aussi à ses maîtresses: l’obligation de renoncer à Mademoiselle de Mancini lui fait „répandre des larmes“ 24 aussi bien que l’idée d’être abandonné par Louise de La Vallière. 25 En ce qui concerne la hiérarchie des sexes à la cour de Louis XIV telle qu’elle est évoquée dans l’Histoire de Madame, Faith Beasley tire donc la conclusion suivante: The primary political agents in this history are the women who instigate sexual and other politics, not the king, who seems, instead, to submit to their governance. Henriette and all the women around her replace Louis at the focal point of this history. The Histoire emphasizes women’s roles in the machinations behind political affairs. 26 La nouvelle historique et galante qu’est La Princesse de Clèves dépeint une image similaire de la toute-puissance de la femme à la cour. La première partie du roman décrit minutieusement les différentes cours des dames qui s’opposent à l’intérieur de la cour de Henri II et en font une ‚cour partagée‘: Les dames avaient des attachements particuliers pour la reine, pour la reine dauphine, pour la reine de Navarre, pour Madame, sœur du roi, ou pour la duchesse de Valentinois. Les inclinations, les raisons de bienséance ou le rapport d’humeur faisaient ces différents attachements. Celles qui avaient passé la première jeunesse et qui faisaient profession d’une vertu plus austère, étaient attachées à la reine. Celles qui étaient plus jeunes et qui cherchaient la joie et la galanterie, faisaient leur cour à la reine dauphine. 27 Dans le réseau du pouvoir, la cour de Diane de Poitiers, la maîtresse du roi, la cour de Catherine de Médicis, la reine, et la cour de la reine-dauphine forment des nœuds importants avec lesquels les grandes familles aristocratiques cherchent à former des alliances matrimoniales pour assurer ainsi leur position. 28 Dans la première partie du roman, l’abondance des informations concernant les mariages met en évidence l’importance de la politique ma- 24 Madame de La Fayette: Histoire de Madame Henriette d’Angleterre, 34. 25 Cf. le récit d’une brouille entre Louis XIV et Louise de La Vallière au cours de laquelle le roi „fit venir Madame, ne voulant pas se laisser voir, parce qu’il avait pleuré“ (Madame de La Fayette: Histoire de Madame Henriette d’Angleterre, 58-60, 59). 26 Faith E. Beasley: Revising Memory. Women’s Fiction and Memoirs in Seventeenth-Century France, New Brunswick/ London, Rutgers University Press, 1990, 154. 27 Madame de Lafayette: La Princesse de Clèves, in: ib.: Romans et nouvelles, Édition revue et corrigée par Alain Niderst, Paris, Classiques Garnier, 2010, 332. 28 „La cour était partagée entre MM. de Guise et le connétable, qui était soutenu des princes du sang. L’un et l’autre parti avait toujours songé à gagner la duchesse de Valentinois. Le duc d’Aumale, frère du duc de Guise, avait épousé une de ses filles; le connétable aspirait à la même alliance“ (Madame de Lafayette: La Princesse de Clèves, 324). La nouvelle historique - un genre féminin? 65 trimoniale dans le jeu du pouvoir qui est essentiellement l’affaire des femmes. Les difficultés auxquelles se heurte Mme de Chartres dans ses projets de mariage pour sa fille et qui sont dues à l’inimitié de la duchesse de Valentinois à l’égard du vidame de Chartres, oncle de Mlle de Chartres et favori de la reine Catherine de Médicis, illustrent le jeu de pouvoir féroce qui donne sa forme à l’ordre sous-jacent de la vie à la cour et auquel président les deux femmes puissantes, Diane de Poitiers et Catherine de Médicis. Quand celle-ci triomphe de sa rivale au moment de la mort d’Henri II, la chute de Diane de Poitiers entraîne aussi celle de son parti. 29 L’impuissance des hommes, à commencer par le roi, sur lequel sa maîtresse exerce „un empire si absolu que l’on peut dire qu’elle était maîtresse de sa personne et l’État“, 30 correspond ici aussi à la puissance des femmes. Du vivant du roi, la duchesse de Valentinois est „maîtresse absolue de toutes choses [et] dispose des charges et des affaires“. 31 Après la mort du roi, la reine Catherine de Médicis qui est caractérisée par une „humeur amibitieuse“ et „une grande douceur à régner“ n’hésite pas une seconde à s’emparer du pouvoir et à y installer les personnes de sa confiance. 32 Les deux femmes dénuées d’influence dans ce réseau, Mme de Chartres et la reine-dauphine Marie Stuart, disposent au moins du pouvoir de la parole qu’elles utilisent pour instruire la princesse de Clèves des secrets de cette cour. La nouvelle historique - genre féminin et contribution à l’Histoire des femmes La brève comparaison entre l’Histoire de Madame Henriette d’Angleterre et La Princesse de Clèves a montré l’attention extraordinaire que Mme de Lafayette prêtait aux affaires politiques et à la place occupée par les femmes dans le système du pouvoir. Ce qui se manifeste dans ces deux ouvrages, c’est son regard impitoyable d’historienne ou de sociologue qui analyse avec rigueur le jeu du pouvoir à la cour et la place que les femmes y occupent. C’est pourquoi Michael G. Paulson, au bout de son analyse du rôle joué par les hommes et les femmes dans le système politique présenté dans La Princesse de Clèves, en vient à la conclusion suivante: The novel shows the conflict of the sexes and after a careful rereading, the spectator easily determines that it is the male who is weaker. All signs of 29 „La duchesse de Valentinois fut chassée de la cour; on fit revenir le cardinal de Tournon, ennemi déclaré du connétable, et le chancelier Olivier, ennemi déclaré de la duchesse de Valentinois. Enfin, la cour changea entièrement de face“ (Madame de Lafayette: La Princesse de Clèves, 443). 30 Madame de Lafayette: La Princesse de Clèves, 324. 31 Ibid., 348. 32 Ibid., 321. Andrea Grewe 66 masculin superiority and strength so readily visible at the beginning of La Princesse de Clèves have disappeared by the end of the work and the males find themselves relegated to a secondary plain in Madame de Lafayette’s narrative of the game of gender, power and politics. 33 Et il résume: „The splendor of the Valois patriarchy covers an underlying matriarchy“. 34 Mais c’est surtout Faith Beasley qui, dans son étude fondamentale de l’écriture historiographique des femmes au XVII e siècle, a mis en évidence la conception nouvelle et innovatrice de l’Histoire et de l’historiographie pratiquée par Mme de La Fayette. C’est cette conception ‚différente‘ qui l’a rendue capable de „rewrite history to promote an alternative view of the past and of plausible conduct for women in the present“ 35 en donnant le rôle politique actif et décisif non pas aux hommes mais aux ‚femmes fortes‘ telles que Diane de Poitiers et Catherine de Médicis. En tenant compte de la représentation de ces femmes puissantes auxquelles on pourrait ajouter la totalité de l’entourage féminin d’Henri II ainsi qu’Elizabeth I ère , la critique américaine parle d’une „feminocentric history“ 36 qui fournit un modèle de puissance et d’autonomie féminines à la princesse. De cette manière, selon Beasley, le roman peut offrir l’image d’un monde renversé aussi bien dans l’espace privé que public: Both [i.e. the historical world and the personal world of the princess] offer alternative order in which the patriarchal presence is displaced - and even eliminated - to establish a female-dominated world. 37 Un tel jugement qui, au lieu de minimiser l’aspect historique dans l’œuvre de Mme de Lafayette, lui accorde une valeur particulière, est confirmé aujourd’hui par les travaux plus récents de Nathalie Grande et Christian Zonza qui situent le problème dans un plus large contexte: Dans son étude sur La Nouvelle historique en France à l’âge classique (1657-1703) (2007), Zonza souligne non seulement le fait que le genre est pratiqué majoritairement par les femmes qui en tant qu’„auteurs de nouvelles […] ont construit de véritables œuvres“, 38 mais il met également en relief le fait que les femmes sont aussi bien les héroïnes des histoires amoureuses que de l’Histoire tout court. Selon lui, les écrivaines qui, normalement, n’ont pas accès à la profession ‚sérieuse‘ d’historiographe obtiennent par le biais de la nouvelle historique la chance 33 Michael G. Paulson: A Critical Analysis of de La Fayette’s La Princesse de Clèves as a Royal Exemplary Novel: Kings, Queens and Splendor. Lewiston/ Queenston/ Lampeter, The Edwin Mellen Press, 1991, 79. 34 Ibid., 74. 35 Beasley: Revising Memory, 194. 36 Ibid., 195. 37 Ibid., 233. 38 Christian Zonza: La Nouvelle historique en France à l’âge classique (1657-1703), Paris, Honoré Champion, 2007, 414. La nouvelle historique - un genre féminin? 67 de s’approprier ce genre ‚masculin‘ et de rehausser ainsi leur propre réputation et celle de ce genre mineur qu’est le roman: „La publication de nouvelles historiques, qui apparaissent comme un genre plus sérieux que le roman, montre que les femmes sont capables de s’intéresser à des domaines intellectuels et pas seulement sensibles“. 39 Nathalie Grande, qui, dans son étude sur les Stratégies de romancières (1999), analyse également la nouvelle historique, voit se manifester une tendance à la „récriture de l’Histoire“ qui permet aux femmes de se réapproprier dans l’Histoire ce rôle qui leur est nié par l’historiographie ‚masculine‘. Elle constate: C’est alors la première fois peut-être dans notre civilisation que des femmes proposent leur propre lecture de l’Histoire. […] En prenant l’initiative de ne pas abandonner le monopole de l’Histoire aux historiens, les romancières révèlent la place des femmes dans le cours des choses. 40 Selon la critique, le roman historique devient ainsi le moyen adéquat pour „interroger l’Histoire, en soulignant ses silences, en la relisant pour mieux la récrire“. 41 La faveur particulière dont jouit la nouvelle historique auprès des écrivaines pourrait alors justement s’expliquer par l’occasion qu’elle leur offre d’écrire une ‚autre‘ Histoire, l’Histoire des femmes. Avec ses ‚faibles‘ personnages masculins, l’exemple de Mme de Lafayette montre en outre que cette Histoire (des femmes) comprend en même temps une „déconstruction de l’histoire héroïque, dont le roi régnant n’est pas à l’abri“ 42 et aboutit ainsi à une anti-histoire qui met à nu la faiblesse des héros masculins. Parallèlement, Nathalie Grande propose une hypothèse séduisante pour expliquer l’attrait général exercé par cette anti-histoire sur le lecteur et qui serait que se reflèteraient en elle aussi bien la mise au pas de la noblesse d’épée, qui perd largement son rôle politique sous la monarchie absolue, que l’affaiblissement du pouvoir royal, qui est également pris dans le système de la société de cour: La monarchie peut bien croire qu’elle maîtrise tout et tous, les romancières semblent indiquer que ce puissant système de domination se trompe sur son pouvoir réel. En ce sens, on pourrait même dire que les romancières poursuivent insidieusement dans leurs romans une action politique, comme les anciens frondeurs reconvertis à la littérature après leur échec politique. Le ro- 39 Ibid., 420. 40 Nathalie Grande: Stratégies de romancières. De Clélie à La Princesse de Clèves, Paris, Honoré Champion, 1999, 383sq. 41 Ibid., 384. 42 René Démoris: „Aux origines de l’homme historique: le croisement, au XVII e siècle, du roman et de l’Histoire“, in: Le roman historique (XVII e -XX e siècles). Actes de Marseille réunis par Pierre Ronzeaud, Paris/ Seattle/ Tübingen, PFSCL, 1983, 23-41, 31 [Biblio 17, 15]. Andrea Grewe 68 man historique pourrait bien être une compensation vengeresse de l’impuissance politique qui a caractérisé la noblesse, et doublement les femmes de la noblesse au début du règne de Louis XIV. 43 L’exclusion de la dimension historique et politique de l’œuvre de Mme de Lafayette s’explique donc sans aucun doute par la réticence que la critique traditionnelle - masculine et bourgeoise - a éprouvée face à une conception de l’Histoire qui néglige les hauts faits militaires du roi en faveur de la politique des alliances matrimoniales régies par les femmes et qui est liée en outre à l’image provocante de la hiérarchie renversée des sexes dans le domaine politique. Elle est peut-être également le résultat d’une profonde méconnaissance (certes, elle aussi tout à fait explicable) des structures de la société aristocratique de l’Ancien Régime, de la place que la femme y tient et que la science historique vient de reconstruire depuis peu seulement. La même remarque vaut aussi pour les traditions de l’écriture féminine longtemps négligées par la critique littéraire dominante. Pour mieux comprendre la place de la femme dans l’univers littéraire de Mme de Lafayette, il faut pourtant tenir compte de sa carrière sociale et littéraire qui doit beaucoup à un certain milieu féminin de son époque. Fille d’honneur d’Anne d’Autriche, familière du salon de Mlle de Montpensier et, plus tard, confidente d’Henriette d’Angleterre, elle évolue parmi les dames de la haute noblesse dans le milieu de la cour où on l’initie aussi à l’écriture. Au lieu d’insister sur sa collaboration avec Segrais, Huet ou La Rochefoucauld, il faut la replacer dans la tradition littéraire de ce milieu féminin à laquelle appartiennent aussi les deux genres qu’elle pratique de préférence et qui fusionnent dans son œuvre: les mémoires et la nouvelle. Car cette fusion des genres s’observe non seulement dans l’Histoire de Madame Henriette d’Angleterre qui appartient au genre mémorialiste tout en racontant une histoire galante, mais aussi dans La Princesse de Clèves qui, au dire de Mme de Lafayette elle-même, est „une parfaite imitation du monde de la cour et de la manière dont on y vit“ et constitue „proprement des mémoires“. 44 En recourant à ces genres auxquels il faudrait encore ajouter le genre épistolaire, l’auteure s’inscrit d’une part dans la tradition des mémoires de femmes qui a été illustrée entre autres par Marguerite de Valois, la Grande Mademoiselle ou Mme de Motteville. Avec la nouvelle, elle s’inscrit, de l’autre, dans une tradition qui remonte à Marguerite de Navarre et, à travers celle-ci, à Boccace qui avait déjà destiné son Decameron à un public de femmes, aux ‚vaghe donne‘. Chez Marguerite de Navarre que la reine-dauphine Marie Stuart cite 43 Grande: Stratégies, 384. 44 Madame de Lafayette: Correspondance, Éd. André Beaunier et Georges Roth, 2 ts., Paris, Gallimard, 1942, t. 2, 63. La nouvelle historique - un genre féminin? 69 expressément comme auteur de ‚contes‘ dans son récit sur Anne Boulen, 45 la nouvelle prend définitivement les traits d’un genre destiné à la „pédagogie féminine“ (selon la formule de Colette Winn) grâce auquel la reine peut donner des ‚leçons‘ aux dames de sa cour. 46 C’est cette ‚pédagogie féminine‘ que nous retrouvons dans La Princesse de Clèves où Mme de Chartres et la reine-dauphine remplissent la fonction d’institutrices pour la princesse de Clèves. Ce n’est certainement pas un hasard si ces narratrices, auxquelles se joignent aussi M. de Clèves et le vidame par leurs récits, font penser au groupe de narratrices et narrateurs intra-diégétiques de l’Heptaméron. Comme ceux-ci, ils proposent des modes de vie bien différents les uns des autres, laissant à l’auditrice le soin de juger. Et même dans le domaine de l’historiographie, Mme de Lafayette a choisi, en utilisant Mézeray et Brantôme comme sources principales, des historiens qui accordent aux femmes une place de premier ordre dans le champ politique. 47 C’est notamment le cas de Brantôme, ennemi farouche de la ‚loi salique‘ et fervent partisan de Marguerite de Valois pour la succession au trône. 48 L’œuvre de Mme de Lafayette se trouve donc au croisement de plusieurs traditions d’écriture féminine qui lui confèrent une place précise: celle d’une œuvre nourrie d’une connaissance intime de la vie des femmes à la cour et qui s’adresse d’abord, mais pas exclusivement, à un public de femmes qu’il promet d’instruire sur cette vie même. Pour finir, je reviens sur ma question initiale qui était de savoir comment restituer la complexité de l’œuvre de Mme de Lafayette dans l’histoire littéraire. Pour cela, il faut d’abord garder à l’esprit les traditions de l’écriture féminine dans lesquelles elle s’inscrit de même que les voies spécifiques par lesquelles se fait l’accès des femmes à l’écriture; il faut aussi tenir compte des conditions de vie des femmes de la noblesse d’alors et de leur rôle dans le monde aristocratique qui sont si différents des nôtres que nous risquons 45 Madame de Lafayette: La Princesse de Clèves, 380: „Mme Marguerite, sœur du roi, duchesse d’Alençon, et depuis reine de Navarre, dont vous avez vu les contes, la prit auprès d’elle“ [C’est moi qui souligne]. 46 Cf. Colette Winn: „De Mere en Fille. Marguerite de Navarre et la pédagogie féminine“, in: Marguerite de Navarre. Actes du Colloque international du 14 au 16 septembre 1992, présentés par Kazimierz Kupisz, Lodz, Wydawn, Uniw. Lódzkiego, 1997, 67-82. 47 Beasley souligne le caractère particulier de ces sources historiques qui se distinguent par l’attention extra-ordinaire prêtée à l’action politique des femmes et conclut: „La Princesse de Clèves is thus founded upon two histories that their respective authors characterize as exceptional because they include women. An analysis of the lengthy introduction of La Princesse de Clèves and of the books internal narratives reveals that Lafayette carries the tendencies of her principal sources one step further, constructing a narrative that not only includes but also foregrounds women” (Revising Memory, 195). 48 Pour le caractère philogyne militant des Vies des dames illustres de Brantôme cf. Andrea Grewe: „L’historiographie des femmes. L’exemple de Brantôme“, in: L’histoire en marge de l’histoire à la renaissance. Cahiers V.L. Saulnier, 19, Paris, Éditions rue d’Ulm/ Presses de l’Ecole normale supérieure, 2002, 113-127. Andrea Grewe 70 toujours de commettre des anachronismes. C’est pourquoi il me paraît encore extrêmement difficile d’intégrer la littérature des femmes et ce qu’elle demande d’informations dans une seule histoire littéraire genrée même si, comme l’exemple de Mme de Lafayette le prouve, son discours ne concerne pas seulement les femmes mais aussi les hommes de son temps. D’une part, comme le constate Faith Beasley, il est indubitable que the full signifiance of women’s participation in and their influence on the literary world will only be appreciated when authors such as la Rochefoucauld, Perrault and Boileau are studied in conjunction with Sablé, d’Aulnoy and Scudéry. Only then will we have a clear picture of how the whole literary and intellectual culture functioned and a truer sense of what ‚the splendid century‘ really was. 49 D’autre part, pourtant, vu le travail archéologique de reconstitution qu’il faut encore accomplir pour restituer aux auteures leur place dans le champ littéraire de leur époque et dans la mémoire culturelle, je plaiderais plutôt, pour le moment, pour une histoire littéraire des femmes à l’instar du ‚Salon des auteures‘ que nous devons à Margarete Zimmermann et qui permet tout d’abord de découvrir la richesse de ce passé tombé dans l’oubli qu’est l’écriture des femmes. 50 L’œuvre de Mme de Lafayette vue dans son intégralité pourrait alors figurer comme le point de fuite vers lequel convergent différentes traditions de l’écriture des femmes pour ‚produire‘ en fin de compte ce chef-d’œuvre qu’est La Princesse de Clèves. 49 Faith E. Beasley: „Altering the fabric of history: women’s participation in the classical age“, in: Sonya Stephens (éd.): A History of Women’s Writing in France, Cambridge, Cambridge University Press, 2000, 64-83, 82. 50 Cf. Margarete Zimmermann: Salon der Autorinnen. Französische ‚dames de lettres‘ vom Mittelalter bis zum 17. Jahrhundert, Berlin, Erich Schmidt, 2005. Hendrik Schlieper La naissance du roman à partir de l’esprit de la virilité. Pour une approche genrée de la poétique du naturalisme 1. „Ontologie sauvage“ et féminité Sans aucun doute, la „renaissance remarquable“ 1 que Hans-Jörg Neuschäfer a prédite en 1978 à propos du roman naturaliste s’est réalisée. De la part d’une recherche inspirée par l’analyse de discours foucauldienne, le roman naturaliste, et surtout le modèle créé par Emile Zola, a connu une réévaluation significative. On a démontré, et ici les avis de la recherche contemporaine concordent, que le roman naturaliste français met en narration la signature discursive du XIX e siècle qui résulte de la rupture épistémologique autour de 1800, décrite par Michel Foucault dans Les mots et les choses. D’après Foucault, l’épistémè du XIX e siècle se caractérise par une ‚volonté de savoir’ qui vise à aller au fond des lois des êtres et qui s’exprime, avant tout, à travers le discours positiviste. Pourtant, ces lois - Foucault parle du travail, de la vie et du langage - restent inaccessibles dans leur essence; elles échappent à l’analyse objectivable et forment des „transcendantaux objectifs“: Le travail, la vie et le langage apparaissent comme autant de ‚transcendantaux’ qui rendent possible la connaissance objective des êtres vivants, des lois de la production, des formes du langage. En leur effet, ils sont hors connaissance, mais ils sont, par cela même, conditions de connaissance [...]. 2 Il en résulte que la loi de la vie, pour prendre un des exemples donnés par Foucault, se base sur une „ontologie sauvage“. 3 Partant de ces observations, on est arrivé à la conclusion que le roman naturaliste se lie à la volonté de savoir et au paradigme positiviste tout en laissant transparaître cette ontologie sauvage sous forme d’une force pathologique et destructive. 4 1 Hans-Jörg Neuschäfer: Der Naturalismus in der Romania, Wiesbaden, Akademische Verlagsgesellschaft Athenaion, 1978, 5 [traduction française H.S.]. 2 Michel Foucault: Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966, 257. 3 Foucault: Les mots et les choses, 291. 4 Cf. à propos de cette thèse l’étude de Rainer Warning: „Kompensatorische Bilder einer ‚wilden Ontologie‘: Zolas Les Rougon-Macquart“, in: ib. (éd.): Die Phantasie der Realisten, München, Fink, 1999, 240-268. Warning met en relief que l’optimisme positiviste à Hendrik Schlieper 72 Dans le cadre de ces recherches, les études liées au gender (qui per se n’y occupent qu’une place à part 5 ) se sont focalisées sur la pratique romanesque concrète des naturalistes. À l’égard de Zola, on a attiré l’attention sur l’omniprésence de la sexualité féminine. Cela implique, d’un côté, comme Hannah Thompson le démontre dans le cadre de sa contribution au Cambridge Companion to Zola, „Zola’s surprisingly modern interest in these themes [sexuality and gender]“; 6 dans ce contexte, Thompson fait voir „how Zola argues that procreative sexuality and the concomitant insistence on traditional patriarchal structures are essential to the healthy repopulation of the French nation“. 7 De l’autre côté, on a mis en relief que la représentation zolienne du féminin (sexuel) développe sa propre dynamique qui contrecarre le programme poétique de l’auteur. À ce propos, Naomi Schor a parlé d’une „gynomythology“ 8 sous-jacente des romans zoliens, une place ‚mythologique’ du féminin que Barbara Vinken a expliqué en s’inspirant de la caté- l’egard du progrès, sur lequel l’œuvre zolienne se base, est compensé par des images phantasmagoriques dans lesquelles se reflètent la violence, la mort et la transgression (cf. surtout 245, 254). À la thèse de Warning se rallie l’étude de Thomas Stöber: Vitalistische Energetik und literarische Transgression im französischen Realismus - Naturalismus. Stendhal, Balzac, Flaubert, Zola, Tübingen, Narr, 2006, 125, qui parle d’un „paradoxe d’une énergie vitale pathologique“ [traduction française H.S.]: l’origine de la vie est une force vitale fondamentale qui se transforme en énergie pathologique, excessive et destructrice. Une vision d’ensemble de ces questions est présentée par David Nelting: „Positivismus und Poetik. Überlegungen zur doppelten Wirklichkeitsmodellierung in Germinie Lacerteux und Giacinta“, in: Romanistisches Jahrbuch, 59, 2008, 238-261. 5 Cf. la remarque de Stephan Leopold dans une étude récente consacrée au naturalisme français: „Die messianische Überwindung des mortalistischen Abgrundes: Zolas Le docteur Pascal und Les Quatre Évangiles“, in: ib./ Dietrich Scholler (éds.): Von der Dekadenz zu den neuen Lebensdiskursen. Französische Literatur und Kultur zwischen Sedan und Vichy, München, Fink, 2010, 141-167, 145. 6 Hannah Thompson: „Questions of sexuality and gender“, in: Brian Nelson (éd.): The Cambridge Companion to Zola, Cambridge, Cambridge University Press, 2007, 53-66, 53. 7 Thompson: „Questions of sexuality and gender“, 62. Cette argumentation peut aussi être trouvée dans les études de Philip Bailey et Dorothy Kelly, prenant l’exemple de deux romans concrets des Rougon-Macquart, La Faute de l’abbe Mouret et Le Docteur Pascal: cf. Philip Bailey: „‚La virilité du vrai‘: Censuring the Sexual in the Rougon- Macquart“, in: Carrol F. Coates (éd.): Repression and Expression. Literary and Social Coding in Nineteenth-Century France, New York et al., Peter Lang, 1996, 103-109, et Dorothy Kelly: „Experimenting on Women: Zola’s Theory and Practice of the Experimental Novel“, in: Margaret Cohen/ Christopher Prendergast (éds.): Spectacles of Realism. Gender, Body, Genre, Minneapolis/ London, University of Minnesota Press, 1995, 231-246. Au début de ses réflexions, Kelly fait aussi allusion à la perspective poético-théorique à laquelle se dédie l’article présent (cf. Kelly: „Experimenting on Women“, 231-232). 8 Naomi Schor: „Smiles of the Sphinx: Zola and the Riddle of Femininity“, in: ib. (éd.): Breaking the Chain. Women, Theory, and French Realist Fiction, New York, Columbia University Press, 1995, 29-47, 29. La naissance du roman à partir de l’esprit de la virilité 73 gorie du fétichisme freudien: elle démontre que le féminin est un objet envers lequel l’auteur et le narrateur masculins ont une attitude fétichiste. 9 On peut en déduire que le roman naturaliste se caractérise par un gendering qui oppose une surface masculine, liée au discours positiviste contemporain, au féminin qui constitue l’abîme de tous les romans et renvoie à l’ontologie sauvage au fond de l’épistémè du siècle. Prenant ces études comme point de départ, il convient de poser notre regard sur la base poétique de ce gendering du roman naturaliste. D’un côté, il sera question ici de vérifier la thèse que les naturalistes conçoivent le roman comme genre catégoriquement viril. Par conséquent, l’ontologie sauvage qui s’articule dans les romans en tant que féminine pourra être conçue comme l’expression d’une gender anxiety profonde. De l’autre côté, il sera question d’analyser d’une perspective genrée non seulement cette réorientation typologique, mais aussi la césure dans l’histoire du genre romanesque que les naturalistes eux-mêmes ont provoquée à travers leurs textes poétiques. Cela est indiqué dans la mesure où l’historiographie littéraire a repris et perpétué l’idée d’une telle césure sans prendre en considération une telle perspective genrée. À ce propos, cette étude a pour but d’analyser le „gendering of poetics“ - proposé pour le roman réaliste par Naomi Schor et Margaret Cohen 10 - dans le contexte des naturalismes français et espagnol. Ces courants présentent, chacun, une étape-clé dans l’histoire d’une littérature nationale. 2. Romans faux, romans vrais: les frères Goncourt Je n’ai pas besoin de justifier mon entrée en matière par des réflexions sur Germinie Lacerteux. De l’avis unanime des dix-neuviémistes, la préface que les frères Goncourt ont ajoutée en 1864 à leur roman (plus connue que le roman lui-même) marque le début de la tendance naturaliste du roman français. 11 Répétons le passage bien connu de cette préface: 9 Cf. Barbara Vinken: „Zola - Alles Sehen, Alles Wissen, Alles Heilen. Der Fetischismus im Naturalismus“, in: Rudolf Behrens/ Roland Galle (éds.): Historische Anthropologie und Literatur. Romanistische Beiträge zu einem neuen Paradigma der Literaturwissenschaft, Würzburg, Königshausen & Neumann, 1996, 215-226, 216. À l’exemple concret du roman zolien Au Bonheur des dames, cette argumentation est aussi développée par Vinken dans son étude „Temples of Delight: Consuming Consumption in Emile Zola’s Au Bonheur des dames“, in: Margaret Cohen/ Christopher Prendergast (éds.): Spectacles of Realism. Gender, Body, Genre, Minneapolis/ London, University of Minnesota Press, 1995, 247-267. 10 Naomi Schor: „Idealism in the Novel: Recanonizing Sand“, in: Yale French Studies, 75, 1988, 56-73, 59, respectivement Margaret Cohen: The Sentimental Education of the Novel, Princeton, Princeton University Press, 1999, 112-118 et, exactement pour ce terme, 194. 11 Cf. Neuschäfer: Der Naturalismus in der Romania, 1, qui voit dans cette préface „le premier manifeste théorique du naturalisme naissant“ [traduction française H.S.]. Hendrik Schlieper 74 Le public aime les romans faux, ce roman est un roman vrai. Il aime les livres qui font semblant d’aller dans le monde; ce livre vient de la rue. Il aime les petites œuvres polissonnes, les mémoires de filles, les confessions d’alcôves, les saletés érotiques, le scandale qui se retrousse dans une image aux devantures des librairies; ce qu’il va lire est sévère et pur. Qu’il ne s’attende point à la photographie décolletée du Plaisir, l’étude qui suit est la clinique de l’Amour. 12 Cette citation révèle que la pensée des frères Goncourt est caractérisée par une dichotomie: leur roman Germinie Lacerteux, qualifié de „vrai“, „sévère“ et „pur“, est opposé aux „romans faux“ qui répondent au goût littéraire douteux du public contemporain. En accordant à la préface goncourtienne le statut d’un manifeste fondateur, la critique littéraire a repris et perpétué cette perspective dichotome sans considérer la dimension genrée de ce discours. Pourtant, de toute évidence (et les „mémoires de filles“ et l’adjectif „décolletée“ en font preuve), les „romans faux“ sont associés au féminin. Cette prise de position des Goncourt n’est pas une simple formule rhétorique, mais une stratégie consciente par laquelle ils visent à se placer au sein du champ littéraire. Avançant le terme d’une ‚masculinisation du roman’, Margaret Cohen a décrit une telle stratégie pour le roman réaliste de Balzac et Stendhal: Gender turns out to be a powerful symbolic weapon in Balzac and Stendhal’s campaigns to assert the importance of their new practices. Both Balzac and Stendhal associated the invention of realist codes with the masculinization of a previously frivolous feminine form in their polemic and in their poetics. 13 Les Goncourt intensifient cette tendance à la ‚masculinisation’. Dans leur perspective, le roman en tant que genre littéraire est perçu comme féminin; d’où le besoin de remplacer la désignation ‚roman’ par les termes ‚clinique’ ou ‚étude’. Grâce à ces termes, le roman se réoriente vers les sciences et se transforme en un genre ‚sérieux’. 14 Tout de même, la césure à la fois typologique et historique que les Goncourt envisagent pour le roman n’est pas aussi claire que la préface nous le 12 Edmond et Jules de Goncourt: „Préface de la première édition“, in: ib.: Œuvres complètes, Alain Montandon (éd.), t. IV, Germinie Lacerteux, Sylvie Thorel-Cailleteau (éd.), Paris, Honoré Champion, 2011, 37-38, 37. 13 Cohen: The Sentimental Education of the Novel, 13. 14 Cf. dans ce contexte aussi les remarques d’Edmond de Goncourt faites 12 ans plus tard dans la préface de La Fille Élisa: „On ne peut, à l’heure qu’il est, vraiment plus condamner le genre [sc. le roman] à être l’amusement des jeunes demoiselles en chemin de fer. Nous avons acquis depuis le commencement du siècle, il me semble, le droit d’écrire pour des hommes faits [...]“ (Edmond de Goncourt: „Préface“, in: Edmond et Jules de Goncourt: Œuvres complètes, Alain Montandon (éd.), t. VIII, La Fille Élisa, David Baguley (éd.), Paris, Honoré Champion, 2010, 97-98, 97). La naissance du roman à partir de l’esprit de la virilité 75 suggère. Dans son interprétation classique de ce texte, Erich Auerbach atteste aux Goncourt „le besoin d’une représentation sensuelle du laid, du répugnant et du pathologique“. 15 C’est dans le cadre d’une telle représentation sensuelle que les Goncourt reprennent exactement les techniques et les catégories désavouées et discréditées comme ‚féminines’ dans leur préface. Aussi les Goncourt répètent-ils le „hostile takeover“ décrit par Margaret Cohen pour les romanciers réalistes, le ‚rachat hostile’ des pratiques, appliquées à l’origine par les femmes auteurs contemporaines. 16 Il est évident que la présentation des Goncourt en tant que fondateurs d’une nouvelle forme du genre romanesque ne peut pas être comprise sans prendre en considération la dimension genrée de leur argumentation. La ‚masculinisation’ du roman qu’ils héritent de la génération réaliste et qu’ils perpétuent, atteindra son apogée avec Emile Zola. 3. Disséquant Vénus: Zola Dans un texte inclu dans Mon salon, Emile Zola, en tant que critique d’art, porte le jugement suivant sur une statue de son contemporain, le sculpteur Emile Thomas: Jamais elle [sc. l’Administration] n’a choisi une personnalité jeune et vivante. Elle est en plein dans la routine, dans le poncif, malgré ses prétendus règlements libéraux relatifs aux Salons annuels et à l’École des beaux-arts. Il y a tant à faire cependant! L’âge démocratique où nous entrons exigera un art viril. Les déesses nous ennuient déjà; elles sont blafardes et maigres, ces pauvres déesses égarées dans notre siècle de science; il n’y a plus que les vieillards qui s’aperçoivent de leur nudité. Nos fils les mettront au grenier, honteuses et crottées, et demanderont aux artistes de créer des hommes; ils refuseront les dieux d’une religion morte, ils voudront avoir les images des sages et des héros de la patrie. Et les artistes seront impuissants, parce qu’ils auront toujours vécu en Grèce et qu’ils ignoreront le génie de la France. […] Et voilà où en sont nos sculpteurs et nos peintres. [...] Rien de viril. 17 Cette critique de Zola est révélatrice dans la mesure où elle ne s’adresse pas seulement à Thomas en tant qu’artiste individuel, mais à l’art français contemporain dans son ensemble. D’après Zola, l’art français contemporain se 15 Erich Auerbach: „Germinie Lacerteux“, in: ib. (éd.): Mimesis. Dargestellte Wirklichkeit in der abendländischen Literatur, Tübingen/ Basel, Francke, 10 2001, 463-464, 464 [traduction française H.S.]. 16 „[...] Balzac and Stendhal made bits for their market shares in a hostile takeover of the dominant practice of the novel when both started writing: sentimental works by women writers.“ Cohen: The Sentimental Education of the Novel, 6. 17 Emile Zola: „Causerie à propos de la Vénus d’Emile Thomas“ [Mon salon, 1868], in: ib.: Œuvres complètes, Henri Mitterand (éd.), t. 3, La naissance du naturalisme (1868-1870), Colette Becker/ Jean-Louis Cabanès (éds.), Paris, Nouveau Monde, 2003, 670-675, 672, 674. Hendrik Schlieper 76 caractérise d’un manque de virilité. C’est un art ‚au féminin’ qui ne correspondrait guère à une époque qui se définit à travers la démocratie („l’âge démocratique“), la „science“ et la Nation („la patrie“, „le génie de la France“), voire un art dépassé sous tutelle d’une „religion morte“. Avec ces observations, Zola se place dans une zone de tension discursive qui est constitutive de son siècle. Dans cette zone se rencontrent les discours qui définissent l’autodétermination de la société moderne: une conception du monde basée sur les sciences en essor s’y oppose à une conception du monde restant fidèle aux structures traditionnelles de la théologie et de la religion. Ce ‚Kulturkampf’ (le terme allemand signifiant cette opposition des conceptions du monde concurrentielles du XIX e siècle) est sujet à un gendering 18 auquel le texte de Zola fait sensiblement écho. L’autoperception des sciences, auxquelles Zola se joint si instamment, est une autoperception virile, comme Evelyn Fox Keller l’a démontré dans son étude Reflections on Gender and Science: For the founding fathers of modern science, the reliance on the language of gender was explicit: They sought a philosophy that deserved to be called ‚masculine’, that could be distinguished from its ineffective predecessors by its ‚virile’ power, its capacity to bind Nature to man’s service and make her his slave [...]. 19 Le discours scientifique est donc avancé contre une religion perçue comme un obstacle au progrès téléologique de la modernité. Dans cette perspective, la religion équivaut à la féminité. Cette équation résulte d’un développement social qui, en même temps, est la porte ouverte à des projections péjoratives: comme Michela de Giorgio le met en lumière, la religion au XIX e siècle se caractérise par un „dimorphisme sexuel“ où la pratique religieuse des femmes et leur fidélité à l’Eglise contrastent avec le phénomène d’une „déchristianisation masculine“. 20 La „religion morte“ dont parle Zola en fait preuve. 21 18 Cf. Manuel Borutta: Antikatholizismus. Deutschland und Italien im Zeitalter der europäischen Kulturkämpfe, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2010. 19 Evelyn Fox Keller: Reflections on Gender and Science, New Haven/ London, Yale University Press, 1995, 7. Cf. à ce propos aussi Kelly: „Experimenting on Women“, 231-232. 20 Michela de Giorgio: „Die Gläubige“, in: Ute Frevert/ Heinz-Gerhard Haupt (éds.): Der Mensch des 19. Jahrhunderts, Essen, Magnus, 2004, 120-147, 121, 120 [traduction française H.S.]. Cf. à ce propos aussi sa contribution „La bonne catholique“ à l’ouvrage de Georges Duby/ Michelle Perrot (éds.): Histoire des femmes en occident, t. 4, Geneviève Fraisse/ Michelle Perrot (éds.): Le XIX e siècle, Paris, Plon, 1991, 169-197. 21 Pour cette prise de position de Zola à une religion méprisée en tant que féminine, cf. l’étude de Maria Watroba: „Le prêtre, la femme, la famille: La Conquête de Plassans“, in: Anna Gural-Migdal (éd.): L’écriture du féminin chez Zola et dans la fiction naturaliste/ Writing the Feminine in Zola and Naturalist Fiction, Bern, Peter Lang, 2003, 185-204, 189. La naissance du roman à partir de l’esprit de la virilité 77 Au niveau littéraire, l’opposition de Zola à une religion discréditée en tant que féminine, son rapprochement aux sciences ‚viriles’ et sa revendication d’un art comparativement ‚viril’ se traduisent par son idée d’un roman ‚scientifique’. Zola en codifie la poétique dans un ensemble d’articles regroupés sous le titre Le Roman expérimental en 1880. Comme je voudrais démontrer par la suite, cette poétique zolienne ne peut pas être comprise et contextualisée sans prendre en considération la dimension genrée. Comme il est bien connu, Le Roman expérimental de Zola se base explicitement sur une étude médicale, à savoir l’Introduction à la médecine expérimentale de Claude Bernard. Ceci est évident dès le début du texte, où Zola affirme: „[...] je compte sur tous les points, me retrancher derrière Claude Bernard. Le plus souvent, il me suffira de remplacer le mot ‚médecin’ par le mot ‚romancier’, pour rendre ma pensée claire et lui apporter la rigueur d’une vérité scientifique“. 22 Pour Zola, les mots de Claude Bernard se transforment en garant de la virilité: „J’adresserai à la jeune génération littéraire qui grandit, ces grandes et fortes paroles de Claude Bernard. Je n’en connais pas de plus viriles“. 23 Cette gender anxiety sous-jacente de la poétique du roman expérimental est à peine prise en considération par la recherche zolienne. Pourtant, elle saute aux yeux dans les passages tels que le suivant dans lesquels Zola met en relief la nouvelle direction qu’il vise à prendre avec son projet romanesque: […] si nous voulons que demain nous appartienne il faut que nous soyons des hommes nouveaux, marchant à l’avenir par la méthode, par la logique, par l’étude et la possession du réel. Applaudir une rhétorique, s’enthousiasmer pour l’idéal, ce ne sont là que de belles émotions nerveuses; les femmes pleurent, quand elles entendent de la musique. Aujourd’hui, nous avons besoin de la virilité du vrai pour être glorieux. 24 Cette argumentation révèle que Zola, de même que les frères Goncourt, pense en dichotomies genrées. Il contraste une „virilité du vrai“, basée sur un postulat d’objectivité auquel renvoient la méthode, la logique, l’étude et le réel, à une subjectivité féminine qu’impliquent la rhétorique, l’enthousiasme, l’idéal, la nervosité et la sentimentalité. Une gender anxiety (que Zola et les frères Goncourt ont en commun) se répercute aussi sur la conception de l’histoire du genre romanesque. Cette idée est avancée par Martine Reid dans son étude Des femmes en littérature: 22 Emile Zola: Le Roman expérimental, in: ib.: Œuvres complètes, Henri Mitterand (éd.), t. 9, Nana (1880), Chantal Pierre-Gnassounou (éd.), Paris, Nouveau Monde, 2004, 315-507, 324. 23 Zola: Le Roman expérimental, 342. 24 Zola: Le Roman expérimental, 350. Pour contextualiser ce passage, cf. aussi l’étude de Kelly: „Experimenting on Women“, 232. Hendrik Schlieper 78 À sa lecture historique et esthétique de la forme romanesque telle qu’elle se présente dans la première moitié du siècle, Zola superpose une lecture genrée: il y avait du féminin dans ‚la fanfare superbe et folle‘ du romantisme; le naturalisme, lui, est masculin. 25 Dans Le Roman expérimental, Zola prend ostensiblement ses distances par rapport à la littérature romantique: „La force du siècle est chez Claude Bernard. Le magnifique élan poétique, le lyrisme de Victor Hugo n’est plus luimême qu’une musique superbe à côté des conquêtes viriles de Claude Bernard sur le mystère de la vie“. 26 Pour Zola, le romantisme à la Hugo et ses modèles précurseurs, encore goûtés par nombre de contemporains, présentent une déviation ‚féminine’ de ses idéaux poétiques, déviation qui a mené à une déformation du roman en tant que genre. Il est peu surprenant que les coupables désignées en soient les auteurs femmes et les lectrices: Nous voilà loin du roman tel que l’entendaient nos pères, une œuvre de pure imagination, dont le but se bornait à charmer et à distraire les lecteurs. Dans les anciennes rhétoriques, le roman est placé tout au bout, entre la fable et les poésies légères. Les hommes sérieux le dédaignaient, l’abandonnaient aux femmes, comme une récréation frivole et compromettante. 27 Aussi Zola souligne-t-il encore une fois la transformation du roman que lui et les autres naturalistes ont effectuée („[n]ous voilà loin ...“), transformation et correction du roman en genre sérieux et viril. Sa rhétorique reprend de façon remarquable celle de ses prédécesseurs réalistes, résumée par Margaret Cohen dans la formule suivante: „[...] women readers = women writers and sentimental novel = an interest in morality, which Balzac opposes to realism = immorality = the negation of sentimentality = the negation of women writers and readers = the domain of men“. 28 À l’égard des romans et de la poétique zoliens, Janet Beizer parle d’un „language of conquest and mastery whose claims are plenipotentiary“. 29 Il ne peut plus surprendre que, chez Zola, cette „conquête“ et cette „maîtrise“ soient automatiquement reliées à la virilité. Il est révélateur que Zola recoure explicitement et exclusivement au terme ‚virilité’ (‚viril, e’) au lieu de ‚masculinité’ (‚masculin, e’). Aussi donne-t-il une connotation de puissance 25 Martine Reid: Des femmes en littérature, Paris, Belin, 2010, 221. 26 Zola: Le Roman expérimental, 362. 27 Zola: Le Roman expérimental, 378 [je souligne]. 28 Cohen: The Sentimental Education of the Novel, 116. La prise de position des auteurs naturalistes français dans le champ littéraire contre les femmes auteurs aussi bien que la reprise irréfléchie de leurs tactiques par l’historiographie littéraire sont détaillées par Rachel Mesch: The Hysteric’s Revenge. French Women Writers at the Fin de Siècle, Nashville, Vanderbilt University Press, 2006, 81sq. 29 Janet Beizer: Ventriloquized bodies. Narratives of hysteria in Nineteenth-Century France, Ithaca/ London, Cornell University Press, 1994, 171. Cf. aussi Reid: Des femmes en littérature, 222. La naissance du roman à partir de l’esprit de la virilité 79 sexuelle à sa poétique; de plus, l’attribut ‚viril’ souligne les dons (pro)créateurs du romancier. Lisons à ce propos la définition correspondante du Dictionnaire de l’Académie française de 1878: „Il se dit aussi [sc. virilité], pour signifier, dans l’homme, La [sic] puissance, la capacité d’engendrer“. 30 Il en résulte que, en parlant du naturalisme zolien, nous avons à faire avec la formule qui a donné le titre à cette étude - une naissance du roman à partir de l’esprit de la virilité. Par la suite, nous nous pencherons sur le naturalisme espagnol et le ‚lieu’ du roman expérimental dans un autre contexte national. Avant tout, il convient d’analyser l’adaptation et la transformation des éléments du gender au cours du processus de réception de la poétique zolienne. 4. „Obras de varón“: le naturalisme espagnol dans une perspective genrée L’histoire du roman espagnol au XIX e siècle est l’histoire d’une renaissance du genre. Après un XVIII e siècle dans lequel les fortes structures théologiques ont empêché que le „rise of the novel“ que connaissent d’autres pays européens (par exemple la France, l’Angleterre et l’Allemagne) ne se produise, 31 l’essor du genre est rattrapé en Espagne de façon accélérée au cours du XIX e siècle. Pour ce processus, qui atteint son apogée au dernier tiers du siècle, la réception des modèles français joue un rôle éminemment important. Toutefois, on suppose que le modèle espagnol du roman naturaliste n’atteint pas la force et l’âpreté du roman expérimental zolien, mais réalise plutôt un naturalisme modéré (naturalismo mitigado). Cette opinio communis se justifie par le fait que les auteurs espagnols de cette époque (Benito Pérez Galdós, Leopoldo Alas (‚Clarín’) et Emilia Pardo Bazán, pour en nommer les auteurs canonisés) reprennent tout à la fois les modèles chronologiquement différents de la littérature française (ceux de Balzac, Flaubert, Zola, entre autres), d’où une indétermination épistémolo- 30 Institut de France (éd.): Dictionnaire de l’Académie française [7 e édition], Paris, F. Didot, 1878, t. 2, s.v. Virilité, 945. 31 Manfred Tietz qualifie le XVIII e siècle espagnol d’„époque sans roman“, avançant la thèse que le roman est un genre séculaire, peu compatible avec une vision théologique du monde. Ceci s’explique par le fait que le roman moderne thématise un ‚individu problématique’, égocentriste au lieu de se donner à Dieu, et part d’une contingence du monde dans lequel la Providence n’a aucune place. Cf. son étude „Die Aufklärung in Spanien - eine Epoche ohne Roman“, in: Poetica, 18, 1986, 51-74. Pour le ‚rise of the novel’ mentionné, cf. l’étude du même titre d’Ian Watt: The Rise of the Novel. Studies in Defoe, Richardson and Fielding, Berkeley/ Los Angeles, University of California Press, 2 2001. La perspective genrée de cette partie de l’histoire du roman est mise en lumière par Nancy K. Miller: „Men’s Reading, Women’s Writing: Gender and the Rise of the Novel“, in: Joan DeJean/ Nancy K. Miller (éds.): Displacements. Women, Tradition, Literatures in French, Baltimore, John Hopkins University Press, 1991, 37-54. Hendrik Schlieper 80 gique caractéristique du roman espagnol qui mène à une hybridité et dialoguicité particulières. 32 À cela s’ajoutent des réserves de principe à l’encontre de la littérature française contemporaine qui déterminent les débats poétologiques consacrés au genre du roman. D’un côté, ces réserves concernent les sujets préférés par la littérature naturaliste française, associés au sein du débat espagnol à la mano sucia - à l’obscène et au scatologique - et condamnés par les voix théologiques influentes. 33 Il est peu surprenant qu’un auteur mis à l’Index tel que Zola devienne persona non grata. 34 De l’autre côté, il faut tenir compte de la relation étroite entre la consolidation du genre du roman et les discours ‚nationaux’ visant à définir la société (bourgeoise) espagnole en tant que Nation moderne. Il en résulte le besoin des auteurs espagnols de s’émanciper progressivement des modèles étrangers, besoin qualifié par Francisco Caudet de „prurito nacionalista“. 35 Benito Pérez Galdós, par exemple, écrit en 1870 (et donc juste au cœur des débats portant sur le roman réaliste et naturaliste) dans ses Observaciones sobre la novela contemporánea en España: Ya es tiempo [...] de que sacudamos el yugo intelectual en que los franceses nos tienen. El gran defecto de la mayor parte de nuestros novelistas, es el haber utilizado elementos extraños, convencionales, impuestos por la moda [...]. Por eso no tenemos novela [...]. 36 Pour relever ces défis, les auteurs recourent à différentes stratégies. Benito Pérez Galdós atténue son orientation au modèle zolien en parlant d’une „repatriación“: ayant recours au naturalisme français, ce n’est qu’une reprise de la novela picaresca des XVI e et XVII e siècles espagnols, adaptée entre-temps 32 Cf. Wolfgang Matzat: „Galdós und der französische Realismus/ Naturalismus“, in: Hans-Jürgen Lüsebrink/ Hans T. Siepe (éds.): Romanistische Komparatistik. Begegnungen der Texte - Literatur im Vergleich, Frankfurt/ M., Lang, 1993, 127-145, 134. Matzat reprend cette vision des choses dans „Natur und Gesellschaft bei Clarín und Galdós. Zum diskursgeschichtlichen Ort des spanischen Realismus/ Naturalismus“, in: ib. (éd.): Peripherie und Dialogizität. Untersuchungen zum realistisch-naturalistischen Roman in Spanien, Tübingen, Narr, 1995, 13-44, 23. 33 Cf. Walter T. Pattison: El naturalismo español. Historia externa de un movimiento literario, Madrid, Gredos, 1965, 12 (pour le terme mano sucia) et passim, et Jean-François Botrel: „España, 1880-1890: el naturalismo en situación“, in: Yvan Lissorgues (éd.): Realismo y naturalismo en España en la segunda mitad del siglo XIX, Barcelona, Anthropos, 1988, 183- 197, 194. 34 Cf. à ce propos Silvia Disegni: „Zola mis à l’Index“, in: Alain Pagès (éd.): Zola au Panthéon. L’épilogue de l’affaire Dreyfus, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2010, 159-172. 35 Francisco Caudet: „La querella naturalista. España contra Francia“, in: Yvan Lissorgues (éd.): Realismo y naturalismo en España en la segunda mitad del siglo XIX, Barcelona, Anthropos, 1988, 58-74, 58. 36 Benito Pérez Galdós: Observaciones sobre la novela contemporánea en España, in: ib.: Ensayos de crítica literaria, éd. Laureano Bonet, Barcelone, Península, 1990, 105-120, 105. La naissance du roman à partir de l’esprit de la virilité 81 de l’autre côté des Pyrénées. En 1901, dans son prologue à une édition de La Regenta de son contemporain Clarín, Pérez Galdós écrit: [...] el llamado Naturalismo nos era familiar a los españoles en el reino de la Novela, pues los maestros de este arte lo praticaron con toda la libertad del mundo, y de ellos tomaron enseñanza los noveladores ingleses y franceses. Nuestros contemporáneos ciertamente no lo habían olvidado cuando vieron traspasar la frontera el estandarte naturalista, que no significaba más que la repatriación de una vieja idea [...]. 37 La poétique du roman de Pardo Bazán et Clarín aussi bien que sa mise en pratique exemplifient l’indétermination épistémologique du naturalisme espagnol. La fidèle catholique Pardo Bazán s’efforce de concilier sa croyance et la poétique éminemment matérialiste du roman expérimental. Lisons à ce propos les „Apuntes autobiográficos“ de l’auteur, placés en tête de son roman Los pazos de Ulloa en 1886: „Yo examino la estética naturalista a la luz de la teología, descubriendo y rechazando sus elementos heréticos, deterministas y fatalistas, así como su tendencia al utilitarismo docente, e intendando un sincretismo que deja a salvo la fe“. 38 Clarín, lui aussi, adopte les principes du modèle zolien, mais il en refuse les ultimes conséquences. Il en résulte justement que la composante scientifique de la poétique naturaliste de Zola soit dégradée. 39 Les recherches hispanistes n’ont guère pris en compte que ces caractéristiques du naturalisme espagnol peuvent aussi être expliquées dans une perspective genrée. Les réserves à l’encontre du modèle français s’expliquent aussi par la connotation virile du concept de la ‚Nation’ et toutes ses dérivations (y comprise l’idée d’une littérature nationale) et, par conséquent, la connotation féminine de l’imitation des modèles étrangers. Cela a été mis en lumière par Alda Blanco: […] imitation is singularly linked to gender. Women are seen as the producers and reproducers of imitation. [...] literary scholarship can, therefore, neatly argue that women writers and readers are the internal agents, so to speak, that impede the development of a national literature. 40 37 Benito Pérez Galdós: „Prólogo a La Regenta de Leopoldo Alas“, in: ib.: Ensayos de crítica literaria, éd. Laureano Bonet, Barcelone, Península, 1990, 195-205, 198. 38 Cité d’après José Manuel González Herrán: „Estudio introductorio“, in: Emilia Pardo Bazán (éd.): La cuestión palpitante, Barcelona, Anthropos, 1989, 7-103, 76. D’où le lieu commun d’un ‚naturalisme catholique’ de cette auteur femme; cf. à ce propos Gifford Davis: „Catholicism and naturalism: Emilia Pardo Bazán’s reply to Zola“, in: Modern Language Notes, 90, 2, 1975, 282-287. 39 Cf. Matzat: „Galdós und der französische Realismus/ Naturalismus“, 129. 40 Alda Blanco: „Gender and National Identity: The Novel in Nineteenth-Century Spanish Literary History“, in: Lou Charnon Deutsch/ Jo Labanyi (éds.): Culture and Gender in Nineteenth-Century Spain, Oxford, Clarendon Press, 1995, 120-136, 131. Hendrik Schlieper 82 Comme Blanco l’exprime, la prise en considération de cet argument est d’autant plus importante que l’historiographie littéraire l’a perpétué de façon irréfléchie. Dans son étude Literatura española en el siglo XIX, publiée en 1891 et plusieurs fois rééditée, Francisco Blanco García argumente que „la mujer fué la principal causa de que se difundiesen estas lecturas [sc. les romans étrangers et leurs imitations espagnoles] [...] produciéndolas en la forma que se lo permitía la escasez de su cultura literaria“. 41 Plus explicitement encore se présente l’étude de José F. Montesinos, Introducción a una historia de la novela en España en el siglo XIX, publiée un demi-siècle plus tard. D’après Montesinos, c’est le goût féminin qui empêche la formation d’un roman espagnol en tant que genre national: Estas almas [sc. de mujeres] contaminadas de la pasión literaria, que las afecta como un morbo, son las que más van a contribuir al triunfo de lo extranjero. [...] ese modo de comprender y de gustar la fabulación novelezca hizo imposible por mucho tiempo una novela española. 42 Enfin Pérez Galdós vint... Si l’on suppose qu’une gender anxiety soit aussi à la base du naturalisme espagnol, on peut y distinguer une troisième stratégie, à savoir l’exposition d’un discours ostensiblement viril, pour compenser les dettes envers le modèle français. C’est une stratégie qui permet aux naturalistes espagnols de comprendre leur poétique et leurs romans comme un véritable acte de création, tout en étant inspirés par les modèles français. La „masculinization of the novel“ 43 dont parle Catherine Jagoe sur le compte de Benito Pérez Galdós est la tactique des auteurs masculins de prendre position dans le champ littéraire, 44 un champ littéraire pourtant dominé en partie par les femmes auteurs: En España, a mediados del siglo XIX, no se concebía la literatura como un dominio uniformemente masculino [...]. [...] En el campo de la novela tam- 41 Cité d’après Catherine Jagoe: „Disinheriting the Feminine: Galdós and the Rise of the Realist Novel in Spain“, in: Revista de estudios hispánicos, 27, 2, 1993, 225-248, 242. 42 José F. Montesinos: Introducción a una historia de la novela en España en el siglo XIX. Seguida del esbozo de una bibliografía española de traducciones de novelas (1800-1850), Madrid, Castalia, 4 1983 [ 1 1955], 161. 43 Jagoe: „Disinheriting the Feminine“, 230. De même que leurs contemporains français, les naturalistes espagnols n’utilisent guère le terme ‚masculin’, sinon ‚viril’ (et les dérivations respectives); c’est pourquoi il serait plus juste de parler, dans le contexte et espagnol et français, d’une ‚virilisation du roman’. Cf. aussi Andrés Zamora Juárez: El doble silencio del Eunuco. Poéticas sexuales de la novela realista según Clarín, Madrid, Editorial Fundamentos, 1998, 23, qui met en lumière que la „virilidad novelesca“ devient un „lugar común“ des débats poétiques autour de 1900. 44 „The growth of the novel’s prestige and its rapid rise to dominance in the literary market indicated [...] that the novel was ripe for redefinition as a masculine field“ (Jagoe: „Disinheriting the Feminine“, 230). La naissance du roman à partir de l’esprit de la virilité 83 bién [...], la gran mayoría de las obras publicadas durante los años cincuenta y sesenta fueron escritas por mujeres y se dirigían a un público femenino. En la segunda mitad del siglo, sin embargo, esta ola de feminización de la escritura empieza a ser frenada y controlada. 45 En Espagne, cette période marque aussi la naissance d’une historiographie littéraire nationale, inséparablement liée aux études du néo-catholique Marcelino Menéndez Pelayo. Alda Blanco, qui a analysé les processus de canonisation littéraire dans ce milieu, a démontré de façon convaincante que ce sont les critères „Spanishness“ et „masculinity“ qui décident de la canonisation d’un auteur. Dans le cas idéal, ces deux critères sont satisfaits; la canonisation de Pérez Galdós et Clarín en est la preuve. 46 Pourtant, le défaut d’un de ces critères peut être compensé par l’emphase de l’autre. Tel est le cas d’Emilia Pardo Bazán, la seule femme auteur canonisée de la deuxième moitié du XIX e siècle. Elle est intégrée au canon en vertu de son œuvre qui se dédie de façon exemplaire à la question nationale et qui ‚compense’ ainsi le sexe de l’auteur, celui-ci perçu comme un obstacle per se au canon: [...] on the canonical balance sheet they [sc. the axiomatic categories of ‚Spanishness‘ or ‚masculinity‘] were weighed against each other, where the lack of one could be compensated by a surplus of the other. [...] Although her [sc. Emilia Pardo Bazán’s] contemporaries were very unsympathetic towards her person and her literary production - if not downright nasty - they could not silence her voice given that she shared their project of a Spanish realist novel which, at least in theory, reflected and spoke to the nation as a whole. 47 45 Raquel Medina/ Barbara Zecchi: „Introducción“, in: ib. (éds.): Sexualidad y escritura (1850-2000), Barcelona, Anthropos, 2002, 7-29, 9. Cf. aussi Jagoe: „Disinheriting the Feminine“, 226. 46 Prenons l’exemple du philologue influent Julio Cejador et son projet d’une Historia de la lengua y literatura castellano, publié en 14 volumes entre 1915 et 1920. Ses observations sur Pérez Galdós perpétuent exactement ces deux critères de canonisation aussi bien que l’effort de l’auteur de se rattacher à la tradition littéraire du Siglo de Oro espagnol: „Galdós es novelista de pura cepa española. [...] continuó [...] la obra de la novela realista; pero con empuje más viril [...]. [...] se sobrepuso [...] a los corrompidos afeminamientos que corroían la novela francesa [...]. Hizo obra personal, grave y austera, independiente y varonil, realista a la manera de Cervantes [...]“ (Julio Cejador: Historia de la lengua y literatura castellana, Madrid, Revista de Arcivos, Biblioteca y Museos, 1918, t. 8, 420-421). 47 Blanco: „Gender and National Identity“, 133. Pour une analyse plus détaillée du rôle d’Emilia Pardo Bazán, cf. mon article „Une cellule à soi. Dulce dueño (1911) d’Emilia Pardo Bazán et le ‚lieu‘ de la femme auteur“, in: Suzan van Dijk/ Lieselotte Steinbrügge (éds.): Théorisation des genres narratifs et Etudes de genre/ Theorizing Narrative Genres and Gender, Louvain, Peeters [sous presse]. Hendrik Schlieper 84 Dans le cadre de ma thèse de doctorat, 48 je me suis dédié à un groupe d’auteurs espagnols non canonisés - Eduardo López Bago et Alejandro Sawa, entre autres -, défendant le projet d’un naturalismo radical. Celui-ci, suivant sans réserves les idées poétiques de Zola, contraste évidemment avec l’image perpétuée d’un naturalisme modéré en Espagne. De plus, la place des naturalistes radicaux hors du canon justifie, dans une contre-partie, les réflexions d’Alda Blanco sur le processus de canonisation et sur les femmes auteurs telles qu’Emilia Pardo Bazán. Revenons à la dichotomie de ‚espagnolité’ et ‚masculinité’. S’attachant catégoriquement à la poétique zolienne et critiquant le statu quo de la société espagnole - avant tout la confiance aveugle accordée à l’Eglise catholique omniprésente -, les naturalistes radicaux manquent à l’idéal national. Afin de satisfaire ce deuxième critère et de se faire entendre dans les débats poétiques de leur temps, ils ont recours à une rhétorique ostensiblement virile, rhétorique qu’ils héritent des naturalistes français. Celle-ci sert en premier ressort à la prise de distance vis-à-vis les auteurs contemporains dont les romans, aux yeux des naturalistes radicaux, ne représentent qu’un naturalisme déformé, un „naturalismo de camilla“. 49 La critique contre ces romans, étiquetés de novelas bonitas, est une critique nettement genrée: „La Pródiga, El Escándalo, Pepita Jiménez, El doctor Faustino, Doña Luz, El Niño de la Bola, López y su mujer, ¡qué hermosos libros de boudoir! ¡qué ejemplares tan preciosos de la literatura para las damas! “ 50 La poétique des naturalistes radicaux démontre de manière évidente que, dans le champ littéraire, gender se transforme en une arme rhétorique contre les auteurs rivaux. 51 La trame d’une novela bonita écrite par un Juan Valera, un Pedro Antonio Alarcón ou un José María de Pereda est une trame ‚de dames’, permettant la transition directe de la lecture à la couture. En même temps, la déclaration de López Bago fait voir qu’une composante de classe antiaristocratique s’ajoute au discours genré: Es un enredijo de alambres y de hilos (los hilos de la trama), con el cual, dejando la costura á un lado y dejando paz á los frascos del tocador, pueden entretener las damas sus ratos de ocio […]. La duquesa cierra el libro y dice á su 48 Der Roman des spanischen naturalismo radical im Kontext des europäischen Kulturkampfes. Medizinisch-anthropologisches Wissen und katholischer Glauben bei Eduardo López Bago und Alejandro Sawa, thèse de doctorat déposée à la Ruhr-Universität Bochum en 2012; la publication (Heidelberg, Winter) est en préparation. 49 Eduardo López Bago: „Naturalismos. A la crítica“, in: ib.: El Separatista. Novela médicosocial, Francisco Gutiérrez Carbajo (éd.), Madrid, Castalia, 1997, 297-314, 309. 50 Eduardo López Bago: „Vosotros y yo“, in: ib.: El Cura. Caso de incesto. Novela médicosocial, Juan Ignacio Ferreras (éd.), Madrid, Vosa, 1996, 227-252, 232. 51 Cf. à ce propos aussi l’observation de Zamora Juárez: El doble silencio del Eunuco, 20: „[...] las caracterizaciones sexuales de la novela exhiben una amplia funcionalidad, pudiendo servir como términos denigratorios, de alabanza, o como prescripciones poéticas que señalan el camino para una correcta ejecución del género“. La naissance du roman à partir de l’esprit de la virilité 85 vez en francés: Tout est pour le mieux, esperando la hora de las doce, hora de las apariciones y de los amantes. 52 La conjoncture des romans de cette trempe a provoqué, d’après López Bago, une forte division du lectorat: „Sucedió, pues, lo que era lógico: el público, el verdadero público, hizo su elección, y quedaron los unos [sc. libros] en el boudoir y los otros en el estante de los hombres pensadores“. 53 Ce sont en effet ces „hombres pensadores“ en tant que lecteurs idéaux auxquels les naturalistes radicaux s’adressent. Cette pensée est détaillée par López Bago, évoquant un lectorat masculin orienté vers le progrès scientifique de son siècle: Yo bien sé que mis libros no están en poder de las señoritas, y de ello me congratulo, porque no los escribí para entretener doncellas. Mis lectores son los que piensan y viven con el siglo, los hombres de ciencia, esos mismos juriconsultos que estudian en sus páginas las cuestiones sociales analizadas […]. 54 Le refus d’une réception féminine est un topos auquel Margaret Cohen a déjà fait référence à propos de Balzac. 55 De plus, il s’agit d’une critique sousjacente contre les romancières qu’on taxe de s’adresser exclusivement à un public féminin; d’où, aux yeux de tous les naturalistes, „the need to improve the aesthetic standards of novels with increased textual virility“. 56 En fin de compte, le roman naturaliste en tant que „obra de varón“ 57 n’est que l’apogée de ces efforts: „El naturalismo es la edad de la razón en la literatura, la completa virilidad, el mayor grado de fuerza, de inteligencia […]“. 58 5. Conclusion L’idée que le naturalisme a provoqué la naissance d’une nouvelle forme du roman est un lieu commun de l’historiographie littéraire. Cette vision des choses reprend et perpétue l’argumentation et la rhétorique des auteurs naturalistes telles qu’elles se présentent dans les textes poétiques de ceux-ci. 52 Eduardo López Bago: „Vosotros y yo“, 234. 53 Ibid. 54 Eduardo López Bago: „Al Ministerio público, a la autoridad gubernativa, in: ib. (éd.): La Monja. Tercera parte de El Cura. Novela médico-social, Madrid, Muñoz Sánchez, 1885, 243-283, 278. 55 Cf. Cohen: The Sentimental Education of the Novel, 112sq. 56 Jagoe: „Disinheriting the Feminine“, 231. 57 Eduardo López Bago: „Al lector“, in: ib.: El Separatista. Novela médico-social, Francisco Gutiérrez Carbajo (éd.), Madrid, Castalia, 1997, 83-84, 84. 58 Eduardo López Bago: „Prólogo“, in: José Conde de Salazar (éd.): Tortilla al ron. Novela gastronómicosocial, Madrid, Biblioteca naturalista, 1885, V-XV, XV. Hendrik Schlieper 86 Ces textes confirment de manière évidente l’observation de Margaret Cohen qui parle à l’égard du XIX e siècle d’une „occulted gender experience and sexual politics embedded in dominant discourses of truth, knowledge, pleasure, power, and art“. 59 Cette ‚gender experience’ se reflète dans le fait que le roman naturaliste n’est pas seulement défini comme genre scientifique, mais aussi comme genre viril. Aussi le roman naturaliste concrétise-t-il l’idée d’une „indexation de courants littéraires sur le genre“ 60 décrite par Martine Reid. La virilisation du roman réalisée par les naturalistes est une prise de position ostensible dans le champ littéraire. Comme nous l’avons vu à l’exemple des naturalistes français et espagnols, le gendering n’est pas seulement une stratégie pour mettre en relief le propre acte de création. En plus, gender se convertit en une arme rhétorique pour dévaloriser les auteurs concurrents et leurs modèles poétiques méprisés de ‚féminins’. Dans cette perspective, il est évident que l’historiographie littéraire même, visant à établir un canon du roman national à cette époque, a repris et perpétué ces paramètres profondément genrés sans s’en rendre compte. Il convient de souligner aussi que la stratégie de virilisation relie les auteurs naturalistes aux réalistes tels que Balzac et Stendhal, ce qui permet de supposer une filiation historico-littéraire basée sur une profonde gender anxiety. 61 En somme, c’est le genre (gender) en tant que catégorie et critère de distinction qui permet de préciser en profondeur les tournants de l’histoire littéraire, soit au niveau des genres littéraires soit au niveau des époques. 62 59 Margaret Cohen: „Preface: Reconfiguring Realism“, in: ib./ Christopher Prendergast (éds.): Spectacles of Realism. Gender, Body, Genre, Minneapolis/ London, University of Minnesota Press, 1995, vii-xiii, vii. 60 Reid: Des femmes en littérature, 221. 61 D’où la proposition d’approfondir dans cette direction l’idée de „un tipo de poética narrativa en el que las leyes del género se formulan en términos sexuales“ proposée par Zamora Juárez: El doble silencio del Eunuco, 30, considérant le recours à ces termes sexuels comme une mise en discours des relations entre les sexes. 62 Cette thèse est avancée en référence à Gesa Stedman et Margarete Zimmermann à l’égard du transfert culturel („Fast alle in der Transferforschung gängigen Kategorien werden erheblich geschärft, wenn man sie mit einer Geschlechterperspektive verbindet“ („Kulturtransfer der Frühen Neuzeit unter dem Zeichen von Raum und Gender: eine Problemskizze“, in: ib. (éds.): Höfe - Salons - Akademien. Kulturtransfer und Gender im Europa der Frühen Neuzeit, Hildesheim, Olms, 2007, 1-17, 13-14)). III. Perspectives Margarete Zimmermann À la recherche des autrices des temps passés. Traditions historiographiques Après une période de discrédit de l’histoire littéraire, laquelle passait dans les années 1970 pour le terrain de jeu de positivistes aveugles à la théorie, on remarque depuis quelques années les signes d’une renaissance au nom de ce qui est généralement appelé le New Historicism. 1 Malgré les signes prometteurs d’un abandon du linguistic turn 2 et d’un retour vers une histoire „dont le projet est de reconnaître la manière dont les acteurs sociaux investissent de sens leurs pratiques et leurs discours“, 3 il peut paraître présomptueux de présenter une nouvelle histoire de la littérature française, qui plus est une histoire de la littérature des autrices. Mais après tout, la Englische Literaturgeschichte aus der Sicht der Geschlechterforschung („L'Histoire de la littérature anglaise dans la perspective des gender studies“, 1997) d’Ina Schabert, incite à des projets similaires, bien qu’elle ne parte pas, en premier lieu, de relations de textes et d’écritures féminines, mais du principe d’une interaction masculin - féminin à tous les niveaux du système littéraire. Contre cette position, qui peut paraître justifiée pour le domaine de la littérature anglaise, nous faisons ici le choix d’une histoire littéraire féminocentrique. C’est d’abord l’objet même qui parle en faveur d’un tel projet: la richesse - unique dans le contexte européen - de la littérature française en textes et autrices dont bon nombre sont déjà canonisées depuis longtemps. Toutefois, ce choix n’est pas lié à l’idée d’une culture féminine „autonome“, mais bien à l’intention de remédier à ce que Luce Irigaray a appelé „l’oubli des généalogies féminines“. 4 En outre, une histoire littéraire féminocentrique, pour laquelle parlent aussi des raisons pragmatiques, 5 notamment 1 Deux exemples: Denis Hollier (éd.): A New History of French Literature, Cambridge/ London, Harvard University Press, 1989, et l’étude de David Perkins: Is Literary History Possible? , Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1992. 2 Voir Roger Chartier: „L’Histoire culturelle entre ‚Linguistic Turn‘ et retour au sujet“ in: Rudolf Vierhaus (éd.): Wege zu einer neuen Kulturgeschichte, Göttingen, Wallstein, 1995, 29-58. 3 Ibid., 44. 4 Luce Irigaray: Le Temps de la différence, Paris, Librairie générale française, 1989, 101-123, 121. 5 Voir à ce sujet Douglas Gifford et Dorothy McMillan: „There are valid objections to separatist stories [...], but even if the only justification that can be offered for separation is that it carves out more space to talk about women’s writing, then that seems good enough to be going on with“ (cité d’après: Christine Bold: Updating the Literary West, Margarete Zimmermann 90 d’ordre quantitatif, est la condition sine qua non d’une future „Histoire de la littérature française dans la perspective des gender studies“. Finalement, la seule synthèse d’histoire littéraire sur ce sujet existant jusqu’à présent, l’Histoire de la littérature féminine en France de Jean Larnac, date de 1929. Enfin, après une si longue période de domination des histoires littéraires androcentriques, la légitimité d’un contre-modèle gynocentrique n’a pas besoin, semble-t-il, d’être longuement justifiée. Cela n’exclut naturellement pas que les débats littéraires au sujet des rapports entre les genres représentent un élément structurant de cette histoire de la littérature. Lorsqu’on étudie le domaine de la littérature des femmes, on rencontre couramment le couple terminologique mémoire/ oubli dans les textes sources. On trouve une première thématisation de ce problème dans Le Champion des Dames de Martin Le Franc (1441-1442). L’auteur reproche aux clercs, les intellectuels de son époque, d’avoir échoué lamentablement, car en tant que „gardiens de l’écrit“, l’une de leurs principales missions était de préserver le souvenir des hommes et de leurs actions. Les clercs auraient cependant échoué dans cette mission, ayant été négligents et même „paresseux“, et cela tout particulièrement à l’égard des femmes sages et érudites qui s’avèrent fréquemment supérieures aux hommes. 6 La destruction du corps par la mort a ainsi été suivie par l’éradication du nom et de la mémoire écrite. Afin que son propre modèle littéraire, Christine de Pizan, échappe à un tel sort, Martin Le Franc lui dresse un vaste monument verbal, tout en déplorant l’oubli d’une autre autrice du nom de Jeannette de Nesson. 7 Bien que l’on trouve plus tard, avant tout dans les écrits de la Querelle des Femmes, quelques indices isolés concernant cette même Jeannette, ce n’est que depuis les études de Catherine M. Müller que nous avons plus de détails sur cette poétesse médiévale. 8 Les histoires littéraires traditionnelles restent muettes à bien des égards et refusent de renseigner sur Jeannette - et sans doute sur beaucoup d’autres. Voici un premier bilan: les médias de la mémoire changent certes au cours des siècles, mais pas la fragilité de sa transmission. En outre, le sexe - social d’une part, biologique d’autre part - semble être une catégorie (quoi qu’elle ne soit pas la seule) qui dirige les processus de la mémoire et de l’oubli. Les femmes écrivains du passé étaient d’ailleurs conscientes de cette fragilité de leur postérité et de celle de leur œuvre, et elles expriment à maintes reprises leur préoccupation concernant la transmission de leurs sponsored by the Western Literature Association, Fort Worth, Texas Christian University Press, 1997, 8). 6 Voir Martin Le Franc: Le Champion des dames, Paris, Galiot Dupré, 1530; Le Champion des dames, éd. Robert Deschaux, Paris, Honoré Champion, 1999, t. IV, 177. 7 Ibid., t. IV, 179sqq. 8 Catherine M. Müller: „Marie de Clèves, poétesse et mécène du XV e siècle“, in: Le Moyen français, 48, 2001 [2002], 57-76. À la recherche des autrices des temps passés 91 propres écrits. Ces processus renvoient à des contextes plus vastes, car dans la décision de ce qu’une communauté de lecteurs, d’enseignants, de médiateurs littéraires considèrent comme ‚digne de mémoire’, s’opère la formation de canons, la sélection des textes ou des œuvres d’art qui sont tenus pour exemplaires, ‚classiques’. Parallèlement, un tel canon a une fonction sociale: il contribue à l’émergence d’une communauté et d’une identité. 9 Le mérite de la recherche littéraire féministe est d’avoir ôté à ces processus leur ‚innocence’ et d’avoir montré à quel point la formation de canons dépend de la catégorie du genre. 10 Or, dans la pratique de la recherche littéraire - dans les listes de lectures, les anthologies et les histoires littéraires - on n’a, jusqu’à présent, guère tiré les conséquences de ces connaissances. Si une histoire féminocentrique de la littérature contribue donc également au débat sur les canons, il ne doit cependant pas être question d’opposer au canon dominant un canon gynocentrique, tout comme il ne peut s’agir d’enrichir simplement les présentations conventionnelles de textes d’autrices. En revanche, il importe tout d’abord de bousculer, de mettre en question et de miner de prétendues certitudes en matière d’histoire littéraire. Mais dans quelle tradition notre projet se situe-t-il? Y a-t-il déjà eu des tentatives similaires et si oui, quand? Cette question nous ramène au grand débat européen sur les sexes, du XV e au XVIII e siècle: la Querelle des Femmes. 11 Ici, on trouve à maintes reprises des listes thématiques de figures féminines exemplaires - ou détestables, en fonction de la position occupée dans ce débat. 12 Ces catalogues de femmes sont réactualisés au fur et à mesure. Tandis qu’au début, les figures de femmes de l’Antiquité, de la protohistoire et de la Bible sont dominantes, à partir du XVI e siècle, des figures de femmes du présent ou au moins du passé immédiat font leur entrée dans ces archives de l’époque prémoderne de la mémoire culturelle. Depuis le XVII e 9 Voir Jan Assmann: Das kulturelle Gedächtnis. Schrift, Erinnerung und Politische Identität in Frühen Hochkulturen, München, C.H. Beck, 1992, 103-130; La mémoire culturelle. Écriture, souvenir et imaginaire politique dans les civilisations antiques, trad. de l’allemand par Diane Meur, Paris, Aubier, 2010. 10 Cf. Joan DeJean/ Nancy K. Miller (éds.): Displacements. Women, Tradition, Literatures in French, Baltimore/ London, Johns Hopkins University Press, 1991. 11 Cf. Gisela Bock/ Margarete Zimmermann (éds.): Die Europäische Querelle des Femmes. Geschlechterdebatten seit dem 15. Jahrhundert, Stuttgart/ Weimar, Metzler, 1997. Cf. également (avec Gisela Bock): „The European Querelle des Femmes“, in: Georgiana Donavin/ Carol Poster/ Richard Utz (éds.): Medieval Forms of Argument. Disputation and Debate, Eugene, Wipf and Stock Publishers, 2002 [Disputatio: An International Transdisciplinary Journal of the Late Middle Ages, t. 5], 127-156; et Margarete Zimmermann: „The Old Quarrel: More Than Just Rhetoric? “, in: Wolfgang Aichinger et al. (éds.): The Querelle des Femmes in the Romania. Studies in Honour of Friederike Hassauer, Wien, Turia + Kant, 2003, 27-42. 12 Ces catalogues de femmes se réfèrent à Plutarque (Mulierum virtutes), la tradition moyenâgeuse des neuf preux/ preuses, ainsi qu’à Boccace (De claris mulieribus). Margarete Zimmermann 92 siècle en France, ces catalogues ont de plus en plus tendance à mener une vie propre. Surtout à partir du XVIII e siècle, dans le contexte de cet intérêt grandissant pour la culture féminine, qui se reflète également dans les nombreuses entreprises lexicographiques de griffonneurs sympathisant avec les femmes, 13 naissent les premières formes d’encyclopédies et d’anthologies d’autrices, le plus souvent réunies ou rédigées par des hommes. Les plus connues sont l’Histoire littéraire des femmes françoises (1769), le Dictionnaire portatif des femmes célèbres (1788) de l’Abbé de la Porte, ainsi que l’anthologie de poésie en cinq tomes de Billardon de Sauvigny, Le Parnasse des Dames (1773). 14 En Allemagne, Christoph Martin Wieland publie dans le Teutscher Merkur son Verzeichniß und Nachrichten von französischen Schriftstellerinnen (1781-82) qui va d’Héloïse (XII e siècle) à Anne de Graville (XVI e siècle). Dans le domaine de la lexicographie, Joan DeJean constate, jusqu’en 1760, une „parité linguistique, jamais atteinte dans d’autres langues“ 15 en ce qui concerne la présentation des hommes et des femmes qui publient. Cette „parité“ se perdra par la suite et fera place à une exclusion des auteurs féminins du canon littéraire. Toutefois, il existe également dans ce domaine des travaux importants écrits par trois dames de lettres: la Collection des meilleurs ouvrages françois, composés par des femmes 16 (1786-88) de Louise-Félicité Guinement de Kéralio 17 - un mélange entre anthologie et histoire littéraire, initialement prévue en seize tomes et malheureusement restée inachevé. Une sorte de suite de cette œuvre monumentale est l’ouvrage de Fortunée B. Briquet, Dictionnaire historique, littéraire et bibliographique des Françaises et des étrangères naturalisées en France, publié en 1804, dans lequel apparaît pour la première fois une perspective européenne. 18 En outre, Briquet suggère un lien entre les périodes 13 Voir à ce sujet Nicole Pellegrin: „Le polygraphe philogyne. À propos des dictionnaires de femmes célèbres au XVIII e siècle“, in: Rotraud von Kulessa (éd.): Études féminines/ Gender Studies en littérature en Allemagne et en France, Freiburg, Frankreichzentrum, 2004, 63-79. 14 En tant que protégé de la duchesse de Chartres entre 1776 et 1788, Edme-Louis Billardon de Sauvigny (1736-1812) exerce la fonction de censeur royal. Partisan de la Révolution, il devient fonctionnaire au ministère de l’Intérieur après la Terreur de 1793-1794. 15 Joan DeJean: „Le grand oubli: comment les dictionnaires et l’histoire littéraire modernes ont fait disparaître le statut littéraire féminin“, in: Martine Reid (éd.): Les femmes dans la critique et l’histoire littéraire, Paris, Honoré Champion, 2011, 75-84, 78. 16 Kéralio (1758-1821), épouse du politicien François Robert (guillotiné par la suite), et elle-même politiquement très active, collabore de 1789 à 1790 au Mercure National et laisse derrière elle un œuvre littéraire et journalistique conséquent. 17 Voir Margarete Zimmermann: „Gedächtnis-Korrekturen. Das literaturgeschichtliche Archiv der Louise-Félicité Guinement de Kéralio“, in: Anne Amend et al. (éds.): Das Schöne im Wirklichen - Das Wirkliche im Schönen. Festschrift Dietmar Rieger, Heidelberg, C. Winter, 2002, 515-528. 18 Marguerite Ursule Fortunée Briquet (1782-1825) vécut à Niort et fut mariée à l’écrivain L.-Hilaire-Alexandre Briquet. Pour une présentation détaillée de cet ouvrage voir Ni- À la recherche des autrices des temps passés 93 d’épanouissement culturel et les apogées de la culture féminine. 19 En revanche, l’essai de Stéphane-Félicité de Genlis, De l'influence des femmes sur la littérature française, comme protectrices de lettres et comme auteurs (1811), est en premier lieu un ouvrage analytique et critique dans lequel une auteure, ellemême passablement célèbre, réfute la thèse de la prétendue infériorité des femmes sur le plan littéraire. Elle attire également l’attention sur la discrimination des femmes pour l’accès à l’éducation, ainsi que sur le monopole du pouvoir masculin dans le champ littéraire. Les motivations de ces auteurs des XVIII e -XIX e siècles sont aujourd’hui en grande partie obscures. Pour Kéralio, Briquet et Genlis, il s’agit sans doute du besoin de se légitimer grâce à la création d’archives féminocentriques et de contribuer à une mémoire au féminin. Pour ce qui est de leurs collègues masculins, on doit supposer une curiositas plus globale, liée à un intérêt historique pour la culture du XVIII e siècle. Dans tous les ouvrages, nous avons affaire à des premières formes de repérage et de préservation des connaissances disponibles à cette époque sur les autrices et leurs textes, et donc à des domaines clés de la science littéraire moderne. Cette tendance au catalogage et à l’archivage se poursuit au XIX e siècle sous le signe du positivisme, en relation avec des tendances pédagogiques contemporaines. Ainsi, Charles Yves présente, en 1853, un Précis de l’histoire littéraire des femmes françaises qui va du Moyen Âge au présent, et dans lequel il déconseille cependant à ses lectrices de comprendre l’ouvrage comme un encouragement à l’écriture. Il les appelle en revanche à améliorer leur éducation, afin de suffire à leur rôle d’éducatrices maternelles. De plus, il prône la culture littéraire comme un vade-mecum contre les passions calamiteuses, contre le vieillissement - et comme une consolation globale dans toutes les situations de la vie. Vers 1900, dans le contexte du féminisme naissant qui déclenche en France des discussions vives et un flot d’écrits (polémiques), rédigés pour la plupart par des hommes, ces tentatives d’archivage de la littérature féminine prennent une nouvelle orientation. 20 Vers la même époque commence en France une historicisation caractéristique du féminisme, associée à une réflexion sur les origines de celui-ci et sur celles de la littérature féminine. 21 Deux autres facteurs favorisent sans doute l’intérêt pour la littérature fémi- cole Pellegrin: „Le ‚Dictionnaire’ de Fortunée Briquet (1804): Fabrication et postérité d’une histoire littéraire au féminin“, in: Martine Reid (éd.): Les femmes dans la critique, 101-120. 19 Fortunée Briquet: Dictionnaire, XXXIV. 20 Cf. Margarete Zimmermann: „Christine de Pizan und die Feminismus-Debatten des frühen 20. Jahrhunderts“, in: Renate Kroll/ Margarete Zimmermann (éds.): Feministische Literaturwissenschaft in der Romanistik. Theoretische Grundlagen - Forschungsstand - Neuinterpretationen, Stuttgart/ Weimar, Metzler, 1995, 156-185. 21 Voir Béatrice Slama: „De la ‚littérature féminine‘ à ‚l’écrire-femme‘. Différence et institution“, in: Littérature, 44, 1981, 51-71. Margarete Zimmermann 94 nine: la laïcisation du système d’enseignement (1880) et par conséquent un meilleur accès à l’éducation pour les filles, 22 ainsi que l’augmentation spectaculaire du nombre de femmes écrivains pendant la Belle Epoque. Dans ce contexte, on voit naître une multitude d’ouvrages de synthèse et d’anthologies, comme l’Anthologie féminine de Louise d’Alq, 23 publiée en 1893, le recueil de portraits de François-Jemmy Benassi Desplantes et Paul Pouthier, 24 Femmes de lettres en France de 1890, le recueil d’essais de Marie- François-Joseph-Jean Bonnefons 25 au titre harmonieux La Corbeille de roses ou les Dames de lettres (1909), ou Les Femmes auteurs d’Hervé de Broc (1911). 26 Tous ces auteurs sont pour la plupart des polygraphes écrivant pour la presse, ayant souvent des liens étroits soit avec le système éducatif contemporain, soit avec la politique (soit les deux); ils réfutent alors l’hypothèse d’une opposition fondamentale entre le positivisme et la culture littéraire féminine. De Jean Larnac à nos jours La première histoire moderne de la littérature féminine du Moyen Âge à nos jours naît en 1929, avec l’Histoire de la littérature féminine en France de Jean Larnac, 27 qui doit être située dans le contexte du féminisme des années 1920, 22 Cf. Georges Duby/ Michelle Perrot/ Geneviève Fraisse (éds.): Histoire des femmes en Occident. XIX e siècle, Paris, Plon, 1991, t. IV, 339sqq. 23 Il s’agit d’un pseudonyme de la polygraphe Louise d’Alquié de Rieupeyroux (1840- 1901). Voir à son sujet Vicky Mistacco: „Les silences de l’histoire: l’Anthologie féminine de Louise d’Alq“, in: Martine Reid (éd.): Les femmes dans la critique, 121-146, avec des informations détaillées. 24 François-Jemmy Benassi Desplantes (1843 - ? ) travailla en tant que rédacteur au ministère de l’Éducation. De sa plume proviennent de nombreux écrits moralisants et patriotiques pour la jeunesse. Les données biographiques concernant Paul Pouthier font défaut; en 1889, il avait déjà publié, en collaboration avec Desplantes, le livre Les Femmes françaises. Dévouement, héroïsme, art, littérature. 25 L’écrivain et journaliste anticlérical Marie-François-Joseph-Jean de Bonnefon vécut de 1867 à 1928. 26 Hervé Armand Charles vicomte de Broc (1848-1916) est l’auteur de nombreux ouvrages littéraires et historiques. 27 Au sujet de cette histoire littéraire: Germaine Bree: Women Writers in France: Variations on a Theme, New Brunswick, Rutgers University Press, 1971, 8sqq.; Thomas Scheerer: „Ein ‚feministischer‘ Literaturhistoriker des 20. Jahrhunderts“, in: Renate Baader/ Dietmar Fricke (éds.): Die französische Autorin vom Mittelalter bis zur Gegenwart, Wiesbaden, Athenaion, 1979, 19-26; Elaine Marks: „1929. Jean Larnac publie une Histoire de la littérature féminine en France. Odor di femina (sic)“, in: Denis Hollier (éd.): De la littérature française, traduction de A New History of French Literature, Paris, Bordas, 1993, 831-836. À la recherche des autrices des temps passés 95 de la ‚femme nouvelle‘ et de la garçonne. 28 L’une de ses prémisses centrales est que l’écriture féminine est toujours l’expression d’un „manque“ - de beauté ou d’amour. Sa présentation des écrivaines à travers les siècles est quelque peu schématique - et ne manque pas d’ambiguïté: La méthode est simple: tout d’abord, prôner la spécificité ‚de l’effort littéraire des femmes […]’; ensuite, plus la réputation d’une auteure est acquise et plus que l’on s’approche du temps présent, durcir la critique jusqu’à verser dans une misogynie de bon aloi. 29 En dépit de cette étrange hypothèse de départ qui appartient à l’arsenal „classique“ des clichés masculins pour la description de la créativité féminine, 30 son livre reste une source précieuse d’informations sur les autrices françaises, l’histoire de l’éducation des femmes et celle des institutions littéraires, et aussi, jusqu’à présent, la seule synthèse de la littérature féminine en France, du Moyen Âge à nos jours. Cependant, l’exemple de Larnac ne fait pas école, et dans les décennies suivantes, il n’y pas d’autres tentatives de ce genre. Les raisons d’une telle situation sont sans doute à chercher dans l’évolution des rapports entre les genres à partir des années 1930, dans la forte polarisation des rôles dans la société des années 1930 et 1940 - ainsi que dans le recul très net de la part féminine dans la culture littéraire. 31 Cela change fondamentalement après 1945. Or, bien que les autrices soient à nouveau plus présentes dans le champ littéraire, on ne voit apparaître des ouvrages de synthèse qu’à partir des années 1970. Chacune de ces publications contribue à préciser notre connaissance des femmes écrivains, de leur processus de création et de leur rapport à l’écriture; chacune pourtant comporte des défauts spécifiques. De manière générale, on peut observer une tendance au recueil de dissertations monographiques sur des autrices isolées. 32 Les dictionnaires dirigés par Eva Mar- 28 Les informations concernant Larnac, dont le nom pourrait éventuellement être un pseudonyme, font défaut; il semble s’être spécialisé en littérature féminine et il a publié sur Louise Labé (1934), Sappho (1934) et George Sand (1948), ainsi qu’un livre sur La Littérature française d’aujourd'hui (Paris, 1948). 29 Anne E. McCall: „Henri Carton, Gustave Lanson, Jean Larnac: questions critiques“, in: Martine Reid (éd.): Les femmes dans la critique, 160. 30 Comme le souligne Chantal Théry: „Madame, votre sexe... Les auteurs de manuels et les femmes écrivains“, in: Renate Baader (éd.): Das Frauenbild im literarischen Frankreich vom Mittelalter bis zur Gegenwart, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1988, 288-306. 31 Voir Jennifer Milligan: The Forgotten Generation. French Women Writers of the Inter-War Period, Oxford/ New York, Berg, 1996. 32 Cela est valable pour Renate Baader/ Dietmar Fricke (éds.): Die französische Autorin vom Mittelalter bis zur Gegenwart, Wiesbaden, Athenaion, 1979, pour Tilde A. Sankovitch: French Women Writers and the Book. Myths of Access and Desire, Syracuse, Syracuse Uni- Margarete Zimmermann 96 tin Sartori et Dorothy Wynne Zimmerman (French Women Writers. A Bio- Bibliographical Handbook, 1991) et par Christiane P. Makward et Madeleine Cottenet-Hage (Dictionnaire littéraire des femmes de langue française. De Marie de France à Marie Ndiaye, 1996) sont certes des ouvrages de référence utiles, ils sont cependant soumis au seul principe encyclopédique. Il en est de même pour la mince anthologie d’Elyane Dezon-Jones, Les Écritures féminines (1983). Camille Aubaud, pour sa part, présente avec Lire les Femmes de Lettres (1993) - mélange entre histoire littéraire et anthologie - une synthèse utile qui ne satisfait cependant que des besoins d’information rudimentaire. Le principe structurant de Women Writers in France. Variations on a Theme (1973) de Germaine Brée est la Querelle des Femmes; dans l’ensemble, il s’agit d’un essai stimulant, pas d’un manuel d’histoire littéraire. French Women’s Writing. 1848-1994 de Diana Holmes (1996) se limite au XIX e et au XX e siècles et privilégie beaucoup trop une contextualisation historique et sociologique. 33 Éditée par Sonya Stephens, History of Women’s Writing in France (2000) couvre certes toute la période depuis le Moyen Âge, mais en mettant nettement l’accent sur la période allant du XVIII e au XX e siècle. Les deux volumes du recueil de Vicki Mistacco, Les femmes et la tradition littéraire. Anthologie du Moyen Âge à nos jours (2006) contribuent à retrouver les voix des autrices du passé et à les contextualiser. Martine Reid, dans Des femmes en littérature (2010), souligne que „la production continue d’écrits de femmes depuis le Moyen Âge constitue l’une des singularités de la littérature de langue française“ qui est „sans équivalent dans les autres littératures européennes“. 34 Elle propose ensuite une présentation thématique qui cependant privilégie la période à partir du XVIII e siècle. L’hypothèse d’un lien entre l’évolution du féminisme français et les mutations dans le domaine scientifique et éditorial ouvre une nouvelle piste de recherche. Martine Reid souligne aussi le décalage frappant entre „des recherches particulièrement innovantes“ 35 et un canon littéraire quasi immuable. Elle poursuit cette problématique dans le volume Les femmes dans la critique et l’histoire littéraire (2011) consacré aux questions de la réception de la littérature féminine du XVI e au XIX e siècle et aux dysfonctionnements de la versity Press, 1988, ainsi que pour Natacha Michel/ Martine de Rougemont: Le Rameau subtil. Prosatrices françaises entre 1364 et 1954, Paris, Hatier, 1993. 33 Le catalogue d’exposition Le Livre au féminin (1996) offre à peine plus qu’une synthèse utile. 34 Martine Reid: Des femmes en littérature, Paris, Belin, 2010, 5. M. Reid publie également dans la Revue de la Bibliothèque nationale de France, 39, 2011, le dossier Les femmes auteurs et le livre, du Moyen Âge à la Révolution. Les contributions d’Anne Paupert, Éliane Viennot, Nathalie Grande, Françoise Bessire et Martine Reid visent à „marquer de quelques cailloux blancs une histoire de leur apport et de leur rapport au livre et à l’édition qui reste à écrire“ (ibid., 5). 35 Ibid., 12. À la recherche des autrices des temps passés 97 mémoire collective dans ce domaine. Récemment, Élisabeth Seys avec Ces femmes qui écrivent. De Madame de Sévigné à Annie Ernaux 36 a proposé une série de douze portraits d’autrices du XVII e siècle jusqu’à nos jours. À part Christine de Pizan et Marguerite de Navarre, les époques antérieures ne sont pas représentées. Pour conclure, force est de constater qu’en dépit des différences, presque toutes ces publications ont une chose en commun: une timidité frappante dans le traitement d’époques plus anciennes notamment de la littérature féminine d’avant 1700, „that period called the ‚Dark Ages‘ of women’s imagination“, 37 qui pose des problèmes de nature particulière. Dans ce domaine précisément, les questionnements adéquats, les catégories d’analyse et les modes de présentation font défaut. Avec son scepticisme inspiré du New Historicism, Margaret Ezell a, de façon pertinente, attiré l’attention sur la nécessité de remplacer ou du moins d’interroger les catégories descriptives adaptées de la littérature (anglaise ou américaine, qui plus est) des XIX e et XX e siècles, soulignant également que l’exploration du terrain des premières littératures féminines exigeait ses propres catégories. De manière très consciente, il s’agit, dans la présente histoire littéraire, de montrer la diversité de l’écriture féminine au Moyen Âge et à l’époque prémoderne, afin de remédier à la négligence souveraine avec laquelle ces époques ont été abordées, dans la perspective de la constitution d’une histoire littéraire gynocentrique et de l’établissement de théories et de concepts propres à cette histoire. Le „salon des autrices“: Une histoire féminocentrique de la littérature française Plutôt que de récapituler les débats poststructuralistes ou les débats de l’histoire sociale et de l’histoire des mentalités sur la ‚féminité‘, nous nous contenterons ici d’effectuer quelques précisions pragmatiques. Nous partons de l’hypothèse que le genre est essentiellement une construction historique, sociale et mentale. Nous partons en outre d’une compréhension résolument historique et dynamique des notions de ‚féminité‘ et de ‚femme‘, les considérant comme à la fois construits et ‚déconstructibles‘. 38 Dans ce processus de construction et de déconstruction des identités sexuelles, la littérature et l’art jouent un rôle éminemment important. Ainsi, au Moyen Âge, ce sont avant 36 Éditions Éllipses, Paris 2012. Le titre fait écho au coffee table book de Laure Adler et Stefan Bollmann: Les femmes qui écrivent vivent dangereusement (2007). 37 Margaret J. M. Ezell: Writing Women's Literary History, London, Johns Hopkins University Press, 1993, 17; cf. également Ezell: „The Myth of Judith Shakespeare: Creating the Canon of Women’s Literature“, in: The New Literary History, 31, 3, 1990, 579-592. 38 Voir Judith Butler: Trouble dans le genre (Gender Trouble). Pour un féminisme de la subversion, préface de Éric Fassin, traduit par Cynthia Kraus, Paris, La Découverte, 2005, 69sq. Margarete Zimmermann 98 tout les ouvrages didactiques destinés aux femmes qui contribuent à établir à l’écrit des conceptions idéalisées de la féminité - conceptions qui, dans d’autres genres comme par exemple les fabliaux ou les lais, sont complétées par leurs opposés, ou tout à fait détruites. 39 Un autre indice de la fragilité des identités sexuelles et de la mise en scène du gender est le motif de travestissement que nous rencontrons dans les genres les plus divers: dans des hagiographies, chez Christine de Pizan, dans les nouvelles de Marguerite de Navarre, dans le conte de fées féminin de la fin du XVII e siècle et, dans sa forme la plus complexe probablement, dans l’Histoire de la Marquise-Marquis de Banneville (1695) de la plume de l’abbé de Choisy, le travesti le plus célèbre de la littérature française. 40 Ces traditions textuelles et leurs équivalents iconographiques le montrent clairement combien ‚l’identité sexuelle’ est un phénomène mouvant et contextuel, qu’il ne s’agit pas de quelque chose de substantiellement existant, mais d’un phénomène discursif et performatif. 41 La thèse de la caducité d’une distinction essentielle entre sex et gender devrait cependant être interrogée en vue de son application au Moyen Âge et à l’époque prémoderne. Avec l’arrière-plan ainsi tracé, il est possible de parler d’écriture féminine, non dans le sens où l’entend Hélène Cixous, 42 mais dans celui d’une expérience historique spécifique de femmes: leur tentative de se sortir, en parlant ou en écrivant, d’une position marginale et d’entrer dans le système symbolique. La particularité de l’écriture féminine résulte alors de l’interaction d’une auteure avec l’héritage masculin et féminin (doubled voice), c’est-à-dire également de la perception de soi (souvent labile, vacillant entre reniement et affirmation de soi) d’une autrice (ou d’un groupe d’autrices) à l’intérieur d’un système philosophique, culturel, littéraire, linguistique, intertextuel qui a été constitué par des hommes. 43 Enfin, je m’inscris dans la tendance la plus éminente du feminist historicism, le gynocriticism mis au point par Elaine Showalter, qui se concentre sur l’expérience empirico-historique de l’auteure dans un lieu d’écriture se situant à la fois à l’intérieur et à l’extérieur des systèmes. Il s’agit pour 39 Cf. Simon Gaunt: Gender and Genre in Medieval French Literature, Cambridge, Cambridge University Press, 1995. 40 Réimprimée dans Raymond Picard/ Jean Lafond (éds.): Nouvelles du XVII e siècle, Paris, Gallimard, 1997, 971-988. 41 Voir à ce sujet Judith Butler: Trouble dans le genre, 96. 42 Voir pour ce terme Renate Kroll/ Margarete Zimmermann (éds.): Gender Studies in den romanischen Literaturen: Revisionen, Subversionen, Frankfurt/ M., dipa, 1999, t. 2, 30sqq.; Lena Lindhoff: Einführung in die feministische Literaturtheorie, Stuttgart/ Weimar, Metzler, 1995, 122-128. 43 Renate Kroll: „Feministische Positionen in der romanistischen Literaturwissenschaft“, in: ib./ Margarete Zimmermann (éds.): Feministische Literaturwissenschaft, 26-43; citation page 33. À la recherche des autrices des temps passés 99 Showalter d’étudier les femmes en tant qu’écrivaines avec des accents sur „the history, styles, themes, genres, and structures of writing by women; the psychodynamics of female creativity; the trajectory of the individual or collective female career; and the evolution and laws of a female literary tradition“. 44 Dans une histoire littéraire gynocentrique ainsi définie, les connaissances au sujet des diverses pratiques historiques pourraient contribuer, en dernière instance, à une théorie de la différence de l’écriture féminine. Avec mon Salon der Autorinnen. Französische ‚dames de lettres’ vom Mittelalter bis zum 17. Jahrhundert 45 - Salon des autrices. Les ‚dames de lettres’ françaises, du Moyen Âge jusqu’au XVII e siècle - j’ai écrit une histoire de la littérature française au féminin, des débuts médiévaux jusqu’à Marie de Gournay afin de rendre la parole aux autrices de cette première époque, de ces prétendus „Dark Ages of women’s imagination“. Le terme de „salon“ renvoie dans ce contexte à des espaces tant symboliques que réels de l’évolution et de la transmission d’une culture féminine. Des configurations analogues aux salons émergent déjà dans les couvents des nonnes du Moyen Âge, dans les cours des femmes trobairitz, à la cour d’Éléonore d’Aquitaine ou dans l’entourage d’une Anne de Bretagne, d’une Marguerite de Navarre ou d’une Marguerite de Valois. À la fin du XVI e siècle, des micro-sociétés, telles que les habitués de la chambre verte de la duchesse de Retz à Paris ou le cercle d’humanistes qui se rassemble dans la maison des Dames des Roches à Poitiers, constituent déjà des espaces de rencontre et d’échange intellectuel sous l’égide d’une femme et sans lesquels l’émergence de la culture de la conversation n’aurait pas été possible. Un autre objectif majeur de cette histoire littéraire consistait à inciter à la création d’un lieu de mémoire féminin européen. Un tel éclatement des frontières au sein de l’Europe et en dehors de celle-ci paraît s’imposer, car un trait commun relie de nombreuses autrices et ceci, du Moyen Âge à nos jours: elles évoluent entre différentes cultures, elles transmettent des savoirs et des pratiques culturelles entre des pays différents. Le processus, discontinu, de l’accès des femmes à l’écriture est lié à une multitude de lignes de développements parallèles; il importe d’inscrire ces histoires constitutives, qui renvoient à différents univers, dans un rapport éclairant quant aux conditions de la genèse des textes d’autrices. S’ensuivent alors des transitions naturelles vers l’histoire sociale et culturelle quand elle met l’accent sur des réalités telles que le transfert culturel, 46 le mécénat, le système éditorial, les femmes éditrices et libraires, l’éducation des femmes et des filles, les cultures féminines de la lecture et des salons. 44 Voir Elaine Showalter (éd.): The New Feminist Criticism. Essays on Women, literature and theory, New York, Pantheon, 1985, 184sqq. 45 Paru en 2005 aux éditions Erich Schmidt, Berlin. 46 Voir Gesa Stedman/ Margarete Zimmermann (éds.): Höfe - Salons - Akademien. Gender und Kulturtransfer im Europa der Frühen Neuzeit, Hildesheim, Olms, 2006. Margarete Zimmermann 100 Mon histoire littéraire souhaite en particulier élargir l’étude des textes au domaine iconographique: il s’agit alors - comme précédemment mentionné - de rendre visible les autrices de ces siècles lointains, dans une „galerie des autrices“; la canonisation et l’inscription dans la mémoire culturelle s’opérant toujours aussi par le recours à l’image. 47 Cela peut paraître banal au premier abord; cependant, dans le cas des femmes écrivains, la façon dont les processus de réception sont dirigés par cet élément se pose avec une acuité particulière. Il faut en outre réfléchir aux conséquences qu’une absence d’images - que l’on rencontre bien plus couramment chez les dames de lettres que chez les écrivains hommes - entraîne quant à la pérennisation d’une auteure et de son œuvre dans la mémoire culturelle. Dans cette histoire littéraire, on essaiera donc, au moins sommairement, de rendre tangible l’histoire des genres notamment à travers des représentations contemporaines. 48 Les questions de périodisation ouvrent - pour toute histoire littéraire, mais encore plus nettement pour la nôtre - un champ de problèmes épineux. Les périodisations traditionnelles conviennent-elles pour notre projet, ou estil nécessaire de développer un nouveau système de périodisation? Au cours des dernières années, Joan Kelly, pour le Moyen Âge et la Renaissance, Renate Baader, pour les Lumières, ainsi que, pour la Révolution française, diverses historiennes ont argumenté en ce sens. Quoi qu’il en soit, on peut constater que les XVI e et XVII e siècles occupent clairement une position à part dans la littérature française, qui a d’ailleurs déjà été mise en évidence par des autrices du XVIII e siècle - comme Anne-Thérèse de Lambert 49 - et du XIX e siècle - comme Stéphane-Félicité de Genlis: 50 elles célèbrent rétrospectivement le Siècle Classique comme un âge d’or de la culture et la littérature féminines qui ne s’est pas poursuivi à leur époque. L’histoire littéraire féminocentrique se comprend toutefois comme une contribution plutôt pragmatique à une telle discussion sur la périodisation. Les découpages de périodes conventionnelles sont en grande partie préservés, mais avec de nouveaux accents. La solution ne peut cependant pas consister à remplacer de ‚mauvaises‘ par de ‚meilleures‘ périodisations, mais plutôt à travailler avec des découpages périodiques plus complexes, qui 47 „Toute image vise à devenir visiblement un ‚lieu de mémoire‘, un monumentum, d’autant mieux que la mémoire, la memoria individuelle [...], mais aussi la memoria collective dans toutes ses dimensions sociales et culturelles, consiste avant tout en ‚images‘“ (Jean-Claude Schmitt: „L’historien et les images“, in: Otto Gerhard Oexle (éd.): Der Blick auf die Bilder. Kunstgeschichte und Geschichte im Gespräch, Göttingen, Wallstein, 1997, 7-51, 33). 48 Voir Sara Matthews Grieco: Ange ou Diablesse: la représentation de la femme au XVI e siècle, Paris, Flammarion, 1991. 49 Anne Thérèse de Lambert: Réflexions nouvelles sur les femmes (1727), Paris, Côté-femmes, 1989, 39sq. 50 Genlis: op. cit., 1826, t. I, LIsq. À la recherche des autrices des temps passés 101 permettent de rendre compte de l’histoire littéraire en tant qu’histoire des processus d’écriture et de lecture masculines-féminines. L’évolution quantitative des activités littéraires des femmes, au sujet de laquelle nous ne disposons pour l’instant que de données chiffrées très maigres, fondées sur des bibliographies, catalogues de bibliothèques et d’éditeurs anciens, représente un autre problème. Ainsi, du XVI e siècle, nous héritons de 73 autrices et 157 titres, pour le XVII e siècle de 134 autrices, avec plus de 750 titres, et pour la seule période de 1865 à 1885, de 770 autrices et plus de 2000 titres. Cet accroissement rapide de la production littéraire des femmes atteint un nouveau pic lors des années 1922-1925: ici, on a enregistré plus de 1 300 autrices et plus de 2 700 titres. 51 Pourtant il ne s’agit pas d’appliquer un concept compensatoire mais d’une forme d’historiographie qui donne à voir les performances littéraires, mais aussi culturelles, des femmes dans tous les domaines (pertinents pour les femmes) et à toutes les époques. Nous y parviendrons non pas en plaquant une grille d’analyse conventionnelle sur les textes rédigés par des femmes, mais en cherchant à nouer de nouveaux réseaux de compréhension. 52 Lorsque l’on s’aventure dans „l’affaire histoire littéraire“, se pose inéluctablement la question de la sélection - et de la limitation, du renoncement. Il m’importait tout d’abord de créer un espace pour la découverte, de mêler le connu à l’inconnu, des autrices canonisées à des autrices non canonisées - tout en invitant à une lecture renouvelée d’autrices déjà connues. Le choix des autrices devait alors tout à la fois mener à des régions inconnues de l’histoire littéraire et apporter un éclairage nouveau sur des autrices déjà canonisées. Parfois, le travail de l’historienne de la littérature ressemble à celui d’une restauratrice de tableaux anciens qui, oubliés à travers les siècles, noircis et repeints, ont perdu leur puissance lumineuse mais aussi une partie de leur potentiel de signifiance. Un exemple: Marguerite de Valois devint progressivement, si l’on considère, dans une perspective historique, sa réception (ainsi dans La Reine Margot, un film de Patrice Chéreau, 1994), une mangeuse d’hommes et un monstre de sensualité. Le mérite d’avoir à nouveau transformé la reine Margot en Marguerite de Valois, reine et mécène, humaniste et lettrée, revient avant tout à Eliane Viennot. 53 51 Ces chiffres, qui ne tiennent pas compte des textes parus anonymement ou sous un pseudonyme masculin, proviennent du rapport de travail du groupe de recherche „La production littéraire des femmes en France du Moyen Age à nos jours“ (Université de Paris 8). 52 Voir Ina Schabert: „Gender als Kategorie einer neuen Literaturgeschichtsschreibung“, in: Hadumod Bußmann/ Renate Hof (éds.): Genus. Zur Geschlechterdifferenz in den Kulturwissenschaften, Stuttgart, Kröner, 1995, 162-204. 53 Éliane Viennot: Marguerite de Valois. Histoire d’une femme, histoire d’un mythe, Paris, Payot, 1993. Voir aussi: Claudia Probst: „Margarete von Valois“, in: Margarete Zimmermann/ Roswitha Böhm (éds.): Französische Frauen der Frühen Neuzeit. Dichterinnen - Margarete Zimmermann 102 Deux éléments contribuent à créer un regard résolument différent sur des œuvres et des autrices connues - d’une part, un catalogue de thèmes adapté à l’objet, et d’autre part, le refus d’intégrer des écrivains femmes dans l’histoire littéraire tout au plus en tant qu’auteure d’une seule œuvre; car „de la canonisation exclusive d’une seule œuvre ou bien de la première œuvre résulte, pour les autrices, non pas une courbe mais un point, poussant alors plus facilement à réduire l’œuvre isolée à un coup de chance“. 54 Un dernier problème: l’anonymat et le pseudonymat des textes féminins qui sont des pratiques largement répandues jusqu’au XX e siècle, même si les motivations qui poussent des femmes à opter pour ce genre de „solution“ changent au cours des siècles. 55 Un autre procédé est à peine analysé - celui que l’on peut qualifier de „dépossession“ par des éditeurs ou des bibliographes ultérieurs. Ceux-ci publient des textes d’autrices soit de façon anonyme, soit sous le nom d’un auteur masculin fictif. Il est en outre symptomatique, dans le contexte de l’auctorialité des femmes, qu’aucune désignation ‚évidente’ de l’activité littéraire au féminin ne se soit jusqu’à ce jour imposée en France (contrairement à l’usage linguistique en Suisse et au Canada): ainsi le terme écrivaine, déjà employé par Colette dans Trois-six-neuf (1944), reste cependant bien plus rare que ceux plus incommodes de femme écrivain ou écrivain femme, lesquels accentuent la nonévidence d’une ‚paternité’ littéraire féminine. Il convenait de contourner deux autres écueils: celui d’un alignement monotone de destins d’autrices et celui d’un éclatement de la présentation en de nombreux aspects disparates. Nous avons tenté d’y remédier par deux procédés. Il s’agit de présenter tout d’abord les contextes biographiques et historiques (dans la mesure où ceux-ci sont connus), les thèmes centraux de l’œuvre, l’utilisation, par les autrices, de l’inventaire contemporain des formes littéraires, ainsi que l’histoire de la réception et de l’édition de l’œuvre. Un second procédé, qui est appliqué avec beaucoup plus de souplesse, consiste en l’élaboration d’un catalogue de thèmes qui apparaissent dans des combinaisons et des compositions variées chez les différentes autrices. Malerinnen - Mäzeninnen, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1999, 109- 126; Cornelia Klettke: „Marguerite de Valois: Freilegung eines durch Mythenbildung vernebelten und verschütteten Charakterbilds“, in: Angela Fabris/ Willi Jung (éds.): Charakterbilder. Zur Poetik des literarischen Portraits - Festschrift für Helmut Meter, Göttingen/ Bonn, Vandenhoeck & Ruprecht, 2012, 149-167. 54 Susanne Kord: Sich einen Namen machen. Anonymität und weibliche Autorschaft 1700-1900, Stuttgart/ Weimar, Metzler, 1996, 144; Joanna Russ: How to Suppress Women’s Writing, Austin, Texas University Press, 1983. 55 Christine Planté: La Petite Sœur de Balzac: essai sur la femme auteur, Paris, Seuil, 1989; Barbara Hahn: Unter falschem Namen. Von der schwierigen Autorschaft der Frauen, Frankfurt/ M., Suhrkamp, 1991; Renate Kroll/ Margarete Zimmermann (éds.): Feministische Literaturwissenschaft, 86-100. À la recherche des autrices des temps passés 103 Quelques-uns des ces thèmes récurrents (qui apparaissent cependant dans des variations spécifiques aux genres et aux périodes) sont l’appropriation d’une formation, la perception de soi en tant qu’auteure, jointe à l’idée de s’inscrire dans la mémoire et au souci de la transmission de ses propres textes. En outre, fréquentes sont les tentatives de définition de soi - qui suis-je? - et de fondation d’une écriture autobiographique. Une autre configuration centrale dans les biographies féminines est la rupture - avec une forme de vie, avec un milieu social, avec des conventions de l’existence de la femme. Ces différentes ruptures de trajectoires 56 se situent chez beaucoup de femmes au commencement de leur écriture. Les réflexions sur les rapports entre les genres et sur les relations entre mères et filles traversent également les textes tel un fil rouge, tout comme l’imagination d’utopies féminines. La littérarisation des émotions représente, par ailleurs, une préoccupation centrale: soit ex negativo, lorsque les autrices refusent d’être réduites à des ‚spécialistes en émotions’, soit dans l’idée de profiter de cette attribution. Les autrices contribuent ainsi à nourrir les discours caractéristiques de leur époque sur les émotions, discours qui s’imposent au XVI e siècle sous l’influence d’une nouvelle réception de la philosophie antique (Aristote, Platon, les Stoïciens), au XVII e siècle sous l’influence de la médecine (la „découverte“ du cœur comme lieu des émotions). Enfin, un grand nombre des autrices vit „entre les cultures“ - d’abord entre la culture „masculine“ et la culture „féminine“ (si celle-là existe dans sa forme pure), mais avant tout entre différentes cultures régionales, nationales 57 et aussi de plus en plus, depuis le XVI e siècle, confessionnelles. De telles relations - et d’autres - permettent d’identifier et de déchiffrer à nouveau une „tradition féminine spécifique“, de créer un lien entre les autrices des générations différentes. Il existe un projet analogue, mais de plus vaste envergure, réalisé sous la direction de deux historiennes de la musique, Annette Kreutziger-Herr et Melanie Unseld: l’encyclopédie Musik und Gender (Musique et Genre) 58 dans laquelle la Querelle des femmes sert de fil rouge et de concept-clé. Dans leur avant-propos, les auteures soulignent que ce projet encyclopédique et historique s’oppose avec véhémence au principe qui dominait jusqu’à présent dans l’histoire de la musique, à savoir le „principe héroïque qui accapare et isole les compositeurs en tant que génies et où la culture de la musique est 56 Monique de Saint Martin: „Les ‚femmes écrivains‘ et le champ littéraire“, in: Actes de la recherche en sciences sociales, 83, 1990, 54. 57 Dans Entre la reconnaissance et l’exclusion: la position de l’autrice dans le champ littéraire en France et en Italie à l’époque 1900, Paris, Honoré Champion, 2011, la perspective comparatiste de Rotraud von Kulessa s’avère fructueuse. 58 Voir mon compte-rendu détaillé de cet ouvrage sur Querelles-net, 2011. Margarete Zimmermann 104 appréhendée selon des catégories telles que le progrès et les hégémonies“. 59 Ce volume, largement inspiré également par les recherches des disciplines voisines comme les sciences de la littérature, ouvre en même temps de nouvelles voies à celles-ci. Histoire(s) à suivre. 60 59 Annette Kreutziger-Herr/ Melanie Unseld (éds.): Musik und Gender, Stuttgart, Metzle/ Bärenreiter, 9: „heldischen Prinzip, in dem Komponisten als Genies vereinnahmt und vereinsamt wurden und die Musikkultur in Kategorien wie Fortschritt und Hegenomien betrachtet wurde“. 60 Cet article est une version remaniée et actualisée de l’article „À la recherche des auteures des temps passés“, publié dans LHT, 7, 2011 (traduction de Myriam Tautz). Ina Schabert Des femmes en littérature anglaise et littérature française (XVII e - XIX e siècle). Quelques perspectives sur une histoire comparée La comparaison de la production littéraire des femmes en France et en Angleterre peut avoir un rôle important dans l’entreprise d’une histoire de la littérature comparée genrée. Il faut cependant se rendre compte des risques d’une telle entreprise. Il existe en effet une différence considérable entre l’état des recherches anglo-américaines et françaises dans les gender studies. Entre les deux traditions nationales, il a y un décalage de plus de deux décennies. Pour cette raison, il est parfois difficile de décider, dans le projet de comparaison, si une différence qu’on croit observer entre les deux champs littéraires est une différence réelle ou un effet causé par le manque de connaissances. Par exemple on peut avoir l’impression que les femmes anglaises étaient très actives dans la poésie au XVIII e siècle, tandis que les femmes françaises n’étaient presque pas présentes dans ce genre. Il est bien possible que la différence soit simplement l’effet d’un désaccord dans les recherches. Les femmes poètes en Angleterre sont largement représentées dans deux anthologies volumineuses publiées dans un passé récent, qui ont à leur tour stimulé plusieurs monographies. 1 En revanche, les œuvres poétiques des femmes françaises de cette époque n’ont été que peu étudiées. Il y a encore une autre conséquence du décalage entre la recherche anglophone et française et qui peut fausser le résultat d’une comparaison. C’étaient surtout les romanistes anglo-américain(e)s qui ont commencé à écrire l’histoire littéraire des femmes en France. 2 Ils ont construit cette histoire d’après les modèles anglais, qui - comme je vais le montrer - ne correspondent pas tout à fait aux conditions de la France. Il faut garder ses distances envers ces études quoi que très bien faites. 1 Roger Lonsdale (éd.): Eighteenth-Century Women Poets, 1660-1800, Oxford, Oxford University Press, 1990; Paula R. Backscheider/ Catherine E. Ingrassia (éds.): British Women Poets of the Long Eighteenth Century, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2009. 2 Les études les plus importantes sont: Joan DeJean: Tender Geographies: Women and the Origins of the Novel in France, New York, Columbia University Press, 1991; Erica Harth: Cartesian Women: Versions and Subversions of Rational Discourse in the Old Regime, Ithaca, Cornell University Press, 1992 et Joan Hinde Stewart: Gynographs: French Novels by Women of the Late Eighteenth Century, Lincoln, University of Nebraska Press, 1993. Ina Schabert 106 I. En effet, du XVII e jusqu’au XIX e siècle, on peut observer des analogies surprenantes entre la littérature féminine anglaise et française. Mais il y a aussi des différences qui rendent l’entreprise de comparaison plus compliquée, et aussi plus intéressante - différences qui prouvent que l’écriture des femmes comme celle des hommes est conditionnée par les contextes culturels. Les relations entre les deux pays étaient étroites. Dès le XVII e siècle il y avait des mouvements d’émigration d’un pays à l’autre pour des raisons politiques et religieuses, mariages et liaisons, séjours des femmes françaises en Angleterre comme éducatrices, traductions des œuvres françaises en anglais et, avec l’anglomania du XVIII e siècle, réception des romancières anglaises en France. On a tant de témoignages des contacts directs entre les femmes auteurs des deux pays qu’on peut parler d’un réseau littéraire. 3 Quant à la direction des influences, on peut noter que jusqu’au milieu du XVIII e siècle c’étaient surtout les romancières anglaises qui se laissaient inspirer par des œuvres françaises, tandis que par la suite, ce fut un échange mutuel. De plus, les hommes et femmes de lettres des deux pays ont participé aux développements intellectuels européens communs comme le Cartésianisme, le siècle des Lumières et le mouvement romantique. En Angleterre et en France, Richardson et Rousseau exerçaient leur influence. Et les deux sociétés prirent part au passage du one-sex model (le modèle du sexe unique) au two-sex model (celui des deux sexes), avec les implications misogynes du dernier. Si on étudie avec attention le cas du féminisme cartésien, on peut se faire une idée de la complexité des relations genrées entre les deux pays. C’est un philosophe français, François Poulain de la Barre, qui a élaboré la conception cartésienne du dualisme entre le corps et l’esprit comme point de départ pour une justification de l’égalité entre les deux sexes - égalité dans les domaines intellectuels et moraux, mais non pas dans la vie politique, économique, sociale et sexuelle. Son traité De l’égalité des deux sexes, de 1773, qui n’a eu qu’un succès modéré en France, fut traduit plusieurs fois en anglais (pour la première fois en 1677) et devint un texte fondateur pour le féminisme en Angleterre. La devise de Poulain „L’esprit n’a point de sexe“ y fut renforcée par le dogme du protestantisme „there are no sexes in souls“. Des réécritures de Poulain, parfois modérées, parfois radicales, se sont succédées pendant presque un siècle. Une de ces adaptations, intitulée Woman Not Inferior to Man, publiée par ‚Sophia’ en 1739, fut de nouveau importée en France sous le titre La femme n’est pas inférieure à l’homme (1750), pour servir 3 Voir mon illustration „Le réseau littéraire“ à la fin de cet article. - J’ai beaucoup profité des informations de Josephine Grieder: Anglomania in France 1740-1789: Fact, Fiction, and Political Discourse, Genève/ Paris, Droz, 1985 et de Charles A. Rochedieu: Bibliography of French Translations of English Works 1700-1800, Chicago, University of Chicago Press, 1948. Des femmes en littérature anglaise et littérature française (XVII e - XIX e siècle) 107 de modèle au féminisme des Lumières, considéré, vu de l’Angleterre, comme assez en retard. La femme n’est pas inférieure à l’homme fut longtemps considéré comme un texte original français et attribué à Florent de Puisieux; aujourd’hui on sait que c’est la traduction de l’œuvre de ‚Sophia’, faite par son épouse, Madeleine de Puisieux. 4 La réception chaleureuse du texte de Poulain en Angleterre n’est pas seulement due à l’individualisme religieux, mais aussi aux révolutions du XVII e siècle qui créaient un climat de bouleversement politique et social. Les réseaux traditionnels et familiaux qui avaient fourni la base économique des femmes surtout dans la petite noblesse, étaient affaiblis; un certain nombre de femmes étaient contraintes de gagner leur vie, ce qui les amena à s’émanciper intellectuellement et à vivre de leur plume. L’exemple de Shakespeare leur prouvait bien qu’aucune formation n’était nécessaire pour devenir auteure. II. Le programme d’une historiographie comparative genrée s’impose pour la littérature dès la deuxième moitié du XVII e siècle. Bien sûr, à l’époque de la Renaissance, il y avait aussi des femmes auteurs. En Angleterre c’étaient - à l’exception d’un groupe de femmes qui, pendant le règne de Henry VIII, se sont engagées pour la Réforme protestante par leurs traductions et écrits religieux - des femmes qui se différenciaient beaucoup de par leur style littéraire. Ecrivant dans des circonstances particulières, chacune développait sa propre originalité. Aussi, une comparaison avec les femmes françaises et leurs œuvres se disperserait en une infinité de caractéristiques diverses. Après 1650, on peut observer un premier mouvement collectif d’émancipation. À cette époque-là, une littérature féminine commence à se former avec des genres ou sous-genres littéraires préférés dans les deux pays. Je me contenterai de ne mentionner que quelques-uns d’entre eux. Dès le milieu du XVII e siècle on peut observer la politisation du roman galant, avec Mme de Lafayette, Mme de Villedieu, Catherine Bernard et Catherine Durand-Bedacier. La plupart de leurs œuvres furent publiées immédiatement en version anglaise 5 et servirent de modèles aux romans d’Aphra Behn, Delarivier Manley et Eliza Haywood, dont quelques-uns furent, à leur tour, traduits en français. 6 Le genre, que Villedieu appelait les „intrigues vivantes“, consistait en un récit s’appuyant sur des faits histo- 4 Cf. Guyonne Leduc: Réécritures anglaises au XVIII e siècle de ‚L’Égalité des deux sexes’ (1773) de François Poulain de la Barre. Du politique au polémique, Paris, L’Harmattan, 2010. 5 Par exemple Mme de Lafayette: La Princesse de Montpensier (1662) en 1666; Mme de Villedieu: Les Amours des Grands Hommes (1671) en 1673, Les Désordres de l’amour (1675) en 1677; Catherine Bernard: Le Comte d’Amboise (1688) en 1689. 6 Delarivier Manley: Secret History of Queen Zarah and the Zarazians (1705) en 1712 et New Atalantis (1709) en 1713. Ina Schabert 108 riques, avec une préférence pour la vie érotique des hommes d’État, vie largement inventée et racontée avec force détails. Le caractère historique de ces romans, longtemps ignoré, fut recemment attesté par des spécialistes. 7 Ils étaient très populaires et assuraient aux femmes le succès commercial dont la plupart d’entre elles avaient besoin. D’après Charles Sorel, contemporain de Mme de Villedieu: „Beaucoup de Gens se plaisent davantage au récit naturel des aventures modernes, comme on en met dans les Histoires qu’on veut faire passer pour vraies, non pas seulement pour vrai-semblables“. 8 De plus, le genre permettait une perspective féminine sur l’histoire. C’était l’expression d’une conception des événements politiques qui expliquait les décisions des grands hommes par leurs passions amoureuses. Une telle version de l’histoire attribue aux femmes un grand pouvoir. Les auteures prouvaient leur perspicacité en affaires publiques en assaisonnant les récits de commentaires désillusionnés et de sarcasmes. Les romancières anglaises travaillaient dans un climat plus libéral que leurs homologues françaises. Elles pouvaient se permettre de choisir leurs sujets dans l’actualité de la vie politique de leur époque. Elles osaient également être plus directes dans la narration. La plupart d’entre elles regrettaient la disparition, avec la destitution de la dynastie des Stuart, des valeurs aristocratiques et sympathisaient avec le conservatisme des Tories qui étaient dans l’opposition. Leurs représentations de la vie politique prirent la forme de chroniques à scandale, de satires politiques, critiquant de manière acerbe les activités du parti régnant des Whigs. Plus tard, c’est le conte oriental qui sera utilisé comme instrument de critique d’un monde politique devenu de plus en plus exclusivement masculin. L’attaque s’accompagne d’un Miroir des Princesses (analogue féminin du Miroir des Princes) et débouche sur le rêve d’un matriarcat comme régime politique idéal. La femme en position de souveraine est moins improbable en Angleterre qu’en France, mais ces fantaisies témoignent en tout cas d’une diminution plutôt que d’une augmentation de l’influence réelle des femmes sur la vie publique. Le genre, qui rappelle parfois les visions de femmes au pouvoir dans les épopées de la Renaissance - d’Arioste et de Spenser -, fut introduit par Eliza Haywood avec les Adventures of Eovaai, Princess of Ijaveo (1736), puis perfectionné par Marie Anne Roumier Robert dans les Voyages de Milord Céton (1765-66) et Les Ondins (1768). Roumier Robert répondait à ceux qui critiquaient son féminisme avec la maxime de Christine de Pizan: 7 Sur Mme de Villedieu, cf. l’introduction d’Arthur Flannigan à son édition de Les Désordres de l’amour, Washington, University Press of America, 1982; sur Delarivier Manley cf. Gwendolen B. Needham: „Mary de la Rivière Manley, Tory Defender“, in: Huntington Library Quarterly, 12, 1949, 255-289. 8 Charles Sorel: La bibliothèque françoise, Paris, Compagnie des libraires du Palais, 1664. Citation dans Mme de Villedieu: Selected Writings, éd. Nancy Deighton Klein, New York, Peter Lang, 1995, 89. Des femmes en littérature anglaise et littérature française (XVII e - XIX e siècle) 109 „Une femme qui reçoit une éducation pareille à celle que l’on donne aux hommes, peut tout entreprendre“. 9 Tandis que Roumier Robert défend le droit de la femme aux fonctions publiques par ses romans et qu’Olympe de Gouges et Mary Wollstonecraft plaident la cause de l’égalité des deux sexes par leurs écrits politiques, d’autres romancières développent un genre littéraire qui convient au nouvel idéal d’une différence profonde entre les deux sexes. Le roman d’éducation s’offre comme réalisation de la destinée féminine en littérature. En Angleterre ce sont les œuvres de Fanny Burney, Elizabeth Inchbald, Maria Edgeworth, Susan Ferrier, Lady Brunton et Jane Austen, en France, les romans et contes de Mme Leprince de Beaumont, Mme de Genlis, Mme d’Épinay et Mme de Charrière. Grâce aux relations personnelles entre les romancières et aux traductions immédiates de la plupart de leurs œuvres, il y a des liens étroits entre la production des Anglaises et Françaises. On observe cependant une différence. Le roman anglais, proche du conduct book, est marqué par un rigorisme protestant et rationaliste. Mme de Staël se plaint de „la triste utilité“ des livres de Maria Edgeworth dont la morale était pourtant moins stricte que celle de la plupart de ses collègues. Corinne lance une attaque contre l’éducation des filles en Angleterre. En France, l’idée de discipline est modérée par les normes plus libérales de l’ancien régime et par les idéaux rousseauistes dont on se méfiait outre-Manche. Quand une jeune fille s’appelle Julia ou Juliana dans un roman anglais on peut être sûr qu’elle va s’écarter du bon chemin. „Rousseau and Goethe were studied, French and German sentiments were exchanged, till criminal passion was exalted into the purest of all earthly emotions“ - c’est le commentaire laconique sur le sort de l’anti-héroïne dans un de ces romans. 10 La théorie des deux sexes entrave gravement la liberté des femmes; la théorie des deux sphères limite leurs activités. Comme contre-mesure radicale on peut constater, depuis 1800, que quelques écrivaines courageuses réclamaient l’androgynie. Elles revendiquaient pour la femme l’accès à toutes les facultés de l’être humain, c'est-à-dire aux caractéristiques et aux activités considérées comme masculines et féminines. George Sand a donné expression à l’androgynie en utilisant le travestisme comme motif narratif dans quelques-uns de ses romans (Gabriel 1839, Mademoiselle Merquem 1867). Aussi, et surtout, les romancières elles-mêmes tendaient à considérer leur identité d’auteur comme bi-sexuelle ou asexuelle. Charlotte Brontë repousse une critique genrée de ses romans quand elle affirme: „To you I am neither 9 Marie Anne Roumier Robert: Les Ondins: Conte Moral. Première Partie, Paris, Delalain 1768, 20. Cf. Christine de Pizan: Le Livre de la cité des dames (1406), Paris, Stock, 1986, I, 11. 10 Susan Ferrier: Marriage, éd. Herbert Foltinek, Oxford, Oxford University Press, 1977, 432. Ina Schabert 110 man nor woman - I come before you as an author only“. 11 George Sand insistait sur le fait, qu’au moment où elle écrivait elle n’était „ni homme ni femme“. 12 D’une manière plus discrète et en même temps plus radicale, les auteures introduisaient l’androgynie dans leurs récits par un perspectivisme narratif complexe. Isabelle de Charrière, Adelaïde de Souza, Claire de Duras et George Sand ainsi qu’Emily et Charlotte Brontë se servaient d’un narrateur masculin pour franchir les limites attribuées à une auteure ou utilisaient des combinaisons de narrateurs et narratrices dans leurs récits pour réunir les deux manières genrées de voir et de juger le monde. Charlotte Brontë et George Eliot ont créé des narrateurs hétérodiégétiques qui unissent dans leur personnalité des caractéristiques typiquement masculines et féminines. 13 III. Les multiples correspondances, dues à des contacts directs ou à des développements parallèles, pourraient former la base d’une histoire comparée. 14 Il y a, cependant, des différences essentielles entre la position des femmes auteurs dans l’histoire des deux pays. En France comme en Angleterre, les femmes dans les dernières décennies du XVII e et au début du XVIII e siècle firent preuve d’un aplomb proto-féministe remarquable. En France, c’était une assurance aristocratique qui s’appuyait sur le passé de la Fronde; en Angleterre, c’était une confiance fondée sur le Cartésianisme de Poulain de la Barre et fortifiée par la révolte commune contre le parti antiroyaliste des Whigs. Dans les deux pays les femmes ont été les pionnières dans l’évolution du roman pendant la deuxième moitié du XVII e siècle. L’importance de Aphra Behn égale celle de Mme de Lafayette. Dans les deux pays, la production littéraire de leur génération fut effacée au cours des années trente du XVIII e siècle. Le nouveau dogme des deux sexes en deux sphères opposées s’imposa, au désavantage des femmes. Les auteurs fémi- 11 Charlotte Brontë: Letter to W.S. Williams, août 16, 1849, in: The Brontës: Their Lives, Friendships and Correspondence, 3 ts., éds. T.J. Wise/ J.A. Symington, Oxford, Basil Blackwell, 1932, repr. 1980, t. 3, 11. 12 Colette Cazenobe: Au malheur des dames: Le roman féminin au XVIII e siècle, Paris, Honoré Champion, 2006, 394 (sans référence). 13 Voir Ina Schabert: „Translation Trouble: Gender Indeterminacy in English Novels and their French Versions“, in: Translation and Literature, 19, 2010, 72-92. 14 Un premier exemple à suivre est l’étude comparée de Donna Kuizenga: „Seizing the Pen: Narrative Power and Gender in Villedieu’s Mémoires de la vie de Henriette-Sylvie de Molière et Manley’s Adventures of Rivella“, in: Colette H. Winn/ Donna Kuizenga (éds.): Women Writers in Pre-Revolutionary France: Strategies of Emancipation, New York, Garland, 1997, 383-396. Des femmes en littérature anglaise et littérature française (XVII e - XIX e siècle) 111 nins furent ridiculisés par La Dunciade de Charles Palissot (1771) autant que par la Dunciad d’Alexander Pope (1728/ 1742). En Angleterre, la doctrine mena à la quasi disparition des femmes de l’espace public. Le roman se redéfinit comme genre nouveau, d’origine masculine, créé par Daniel Defoe, Samuel Richardson, Henry Fielding et Laurence Sterne. Les œuvres de Fielding tout particulièrement mettaient en évidence leur caractère mâle. Une jeune fille bien élevée ne devait pas connaître le roman Tom Jones. Ce n’est que dans les années 1980 que les chercheurs féministes ont redécouvert les œuvres de Behn, Jane Barker, Delarivier Manley, Eliza Haywood et Mary Davys, et qu’ils nous ont rappelé que les „mères du roman“, the mothers of the novel, précédaient les pères de l’historiographie traditionnelle. Bien entendu, les filles des mères fondatrices n’avaient pas renoncé à la littérature, mais elles étaient devenues beaucoup moins visibles. Membres de la gentry ou de la bourgeoisie, elles continuaient à écrire leurs romans et leurs poésies dans un cadre privé. La nouvelle idéologie genrée avait pour effet de restreindre les sujets qu’il leur était permis de traiter, et entrainait aussi une polarisation des rôles des hommes et des femmes dans le monde romanesque. Mais la production littéraire des femmes continua à être considérable quantitativement et qualitativement pendant la deuxième moitie du XVIII e siècle, à l’époque romantique et à l’époque victorienne. Au temps du romantisme, caractérisé par une masculinité agressive, les femmes s’emparèrent des valeurs du classicisme abandonnées par les hommes. Elles se mirent à cultiver la raison, la morale traditionnelle chrétienne, la sympathie et la modération, anticipant ainsi le goût de l’époque victorienne. Dans leurs œuvres, elles se créèrent un espace imaginaire où elles s’unirent avec leurs sœurs littéraires par des gestes de solidarité spirituelle. Une manifestation impressionnante de l’esprit de corps est le poème de Mary Scott The Female Advocate (1774). L’auteure s’exhorte: „Tell what bright daughters Britain once could boast, / What daughters now adorn Her happy coast”, et elle s’engage dans un éloge détaillé de toutes les femmes auteurs en Grande Bretagne. Grâce à leur situation relativement isolée de la vie littéraire des hommes d’une part et à leurs affirmations de solidarité d’autre part, on a pu construire une histoire littéraire exclusivement féminine, attribuant aux femmes „a literature of their own“. Les voyageurs français observaient avec étonnement la ségrégation sociale des sexes en Angleterre. L’abbé Le Blanc, dans ses Lettres d’un Français, 1737-1744, remarque ceci sur le comportement des hommes anglais envers les femmes: „Ils les traitent comme si elles étoient d’une autre espèce, aussi bien que d’un autre sexe“. 15 Mme de Staël s’étonne aussi. Dans son chapitre sur la littérature des femmes, elle note que les femmes anglaises se différencient des femmes françaises par „leurs mœurs retirées“ et „leur goût pour la 15 Grieder: Anglomania in France, 59. Ina Schabert 112 solitude“. 16 En France, les femmes écrivains, presque toujours membres de l’aristocratie, avec la cour et les salons parisiens comme lieux de rencontre, étaient beaucoup plus intégrées dans une vie sociale et littéraire commune. La société française a résisté à la ségrégation des femmes à l’anglaise. La théorie des deux sexes y a pris des formes moins humiliantes qu’en Angleterre. Le modèle différentiel des sexes servait surtout à confirmer un préjugé aristocratique contre la publication des œuvres de femmes. Les relations érotiques et les fonctions maternelles ne furent jamais dégradées par le biologisme grossier qui dominait en Angleterre et qui, aujourd’hui, exaspère les féministes anglo-américaines. Comme autorité morale, la femme continuait à jouer un rôle important dans la vie sociale et politique. Quand Condorcet dit des femmes qu’ „elles ne sont pas conduites […] par la raison des hommes, mais elles le sont par la leur“, c’est une remarque caractérisée par le respect de l’autre, tandis que les caractérisations anglaises du sexe féminin (nommé le sexe) impliquent une infériorité incontestable. 17 Les Françaises continuèrent à se permettre dans leurs œuvres une diversité et une ampleur des sujets qui en Angleterre auraient été considérées et rejetées comme masculines. Les événements de la Révolution et l’émigration unirent hommes et femmes dans des souffrances et des dangers communs. Dans le domaine de la littérature les nouvelles expériences servirent à enrichir le réservoir de thèmes et sujets. Tandis qu’en Angleterre les premières romancières furent bientôt totalement oubliées, en France un roman d’une femme, La princesse de Clèves, continua à être apprécié comme un chef-d’œuvre, un point culminant que l’on peut pratiquement considérer comme fondateur du genre romanesque. Les auteurs masculins du XVIII e siècle, en s’appropriant le roman, ne pouvaient pas se débarrasser de la présence tenace des références féminines dues à Mme de Lafayette et renforcées par la popularité des romancières contemporaines. Cela explique que le genre romanesque ait été marqué par une ambivalence profonde quand il lui incombait d’exprimer une vision littéraire masculine. Des auteurs comme Voltaire et Diderot se moquaient du roman tout en s’en servant pour leurs propres projets. Aussi le romantisme en France ne se caractérise pas, comme en Angleterre, par la polarisation des deux sexes et par une expulsion presque totale de la femme de la république des lettres. Il s’est plutôt développé dans une complicité de révolte littéraire 16 Madame de Staël: De la littérature, éds. Gérard Gengembre/ Jean Goldzink, Paris, Flammarion, 1991, 336. 17 Cf. Lieselotte Steinbrügge: Das moralische Geschlecht: Theorien und literarische Entwürfe über die Natur der Frau in der französischen Aufklärung, Stuttgart, Metzler, 1992; Claudia Opitz: „The ‚Myth of Motherhood’ revisited: Reflexions on Motherhood and Female (In-)Equality during the Enlightenment“, in: Hans-Erich Bödecker/ Lieselotte Steinbrügge (éds.): Conceptualizing Woman in Enlightenment Thought/ Conceptualiser la femme dans la pensée des Lumières, Berlin, Berlin Verlag, 2001, 75-87. Des femmes en littérature anglaise et littérature française (XVII e - XIX e siècle) 113 des hommes et des femmes écrivains, de Benjamin Constant et Germaine de Staël, Chateaubriand et Claire de Duras. Les romancières anglaises continuèrent à écrire sans se mêler au débat concernant le droit de la femme à publier ses œuvres. La publication, souvent sous l’anonymat, by a lady, fut organisée par un membre masculin de la famille. Une maxime comme celle d’une héroïne autobiographique de Mme de Duras: „L’opinion est comme une patrie“, est impensable chez les femmes anglaises. Pour la conscience protestante, l’opinion publique est une quantité négligeable. Pour une femme de salon, en revanche, il n’y a pas de vie hors de la société du salon. L’obligation à la discrétion devenait paralysante au fur et à mesure que la société aristocratique se faisait moins homogène et que les voies privées de la communication littéraire se détérioraient. Les femmes auteurs se résignèrent alors à la (presque) passivité, comme Claire de Duras, ou elles s’exposèrent aux critiques, comme Félicité de Genlis, en réclamant pour la femme le droit de publier. À en croire la ‚femme auteur’ du roman de Genlis, „il n’y a[vait] point d’esprit de corps parmi les femmes“; 18 la solidarité qui encourageait les femmes auteurs en Angleterre manquait aux femmes françaises dans cette situation critique. Dès les années 1830, les femmes sont moins présentes dans la vie littéraire, leur production littéraire est moins remarquable. IV. Déjà George Eliot, dans un article intitulé „Women in France: Madame de Sablé“ (1854) distinguait la vie littéraire en France des conditions en Angleterre par ses tendances hétérosociales. Pour elle, le salon de Mme de Sablé était le symbole d’une culture littéraire complémentaire des deux sexes qui rendait la littérature française, depuis le XVII e siècle jusqu’au moment présent, plus achevée et plus riche que celle de son propre pays. 19 Le phénomène de coopération dans la vie littéraire française entraîne, évidemment, des conséquences pour l’historiographie. Parce que les œuvres des femmes et des hommes doivent leur existence à une culture commune, les histoires séparatistes de la littérature des deux sexes faussent inévitablement cette réalité. Il faudra réintégrer les femmes dans l’histoire de la littérature générale - une histoire générale qui, bien entendu, respecte également les contributions des hommes et des femmes. Par conséquent il faut faire attention aux aspirations parfois différentes des femmes auteurs. Si on juge leurs livres selon les normes établies dans les traditions masculines, ils se- 18 Félicité de Genlis: La Femme auteur, éd. Martine Reid, Paris, Gallimard 2007, 81. Dans son étude Des femmes en littérature, Paris, Belin, 2010, Reid confirme cette impression. 19 George Eliot: Selected Critical Writings, éd. Rosemary Ashton, Oxford, Oxford University Press, 1992, 37-68. Ina Schabert 114 ront forcément jugés inférieurs. Mme de Genlis nous a donné un modèle avec son livre De l’influence des femmes sur la littérature française (1811), qui discute les rapports des œuvres des femmes (par exemple Mme de Scudéry et Mme de Lafayette) avec celles des hommes et attribue aux auteurs femmes une haute capacité en ce qui concerne „l’imagination, la sensibilité, l’élévation de l’âme“. 20 Elle est aussi très attentive aux influences des „femmes protectrices des lettres“ sur la littérature masculine. Des études spécialisées sont nécessaires pour rendre visibles les femmes auteurs et le caractère différent de leurs écrits. Mais ce ne sont que des étapes transitoires; les travaux doivent déboucher sur une historiographie intégrationniste. Plus qu’en Angleterre, une histoire séparatiste de la littérature des deux sexes déformerait la vérité. Elle ressemblerait à une pièce de théâtre où l’on aurait supprimé dans les dialogues ou les voix des femmes ou celles des hommes. C’est seulement l’ensemble qui nous donne l’image d’une époque. George Sand, dans une de ses préfaces, a remarqué que ni les „écrivainsfemmes“ ni les „écrivains-hommes“ ne sont capables de comprendre et de représenter dans leurs romans l’expérience de l’autre sexe dans toutes ses dimensions. 21 Le livre de Colette Cazenobe, Au malheur des dames, montre que les romans écrits par des hommes et des femmes présentent inévitablement les événements, ainsi que les caractères des deux sexes, sous des points de vue différents, souvent partiaux. Il s’agit, d’après Cazenobe, de „deux types d’expérience vécue comportant la possibilité, sur le mode romanesque, de deux points de vue parallèles, symétriques, mais irréductibles l’un à l’autre“. 22 Il faut donc une connaissance des deux littératures: les contes de fées de Charles Perrault et ceux de Mme d’Aulnoy, les Lettres Persanes de Montesquieu et les Lettres d’une Péruvienne de Françoise de Graffigny; 23 les Lettres de Mistriss Henley d’Isabelle de Charrière autant que Le Mari sentimental de Samuel de Constant, les Trois femmes de Charrière autant que Candide; les Confessions de Rousseau et l’Histoire de Madame de Montbrillant que son auteur, Mme d’Épinay, appelait ses „Contre-Confessions“; La Nouvelle Héloïse de Rousseau aussi bien que les Lettres d’Élisabeth-Sophie de Vallière de Mme Riccoboni, œuvre qu’on a considérée comme la Nouvelle Julie. Les sous-genres féminins mentionnés au début de ma présentation gagnent de l’importance si on les regarde dans leurs relations dialogiques avec la production littéraire masculine. Les romans historiques des femmes du XVII e siècle répondent aux versions de l’histoire et aux satires politiques des 20 Félicité de Genlis: De l’influence des femmes sur la littérature française, comme protectrices des lettres et comme auteurs, Paris, Maradan, 1811, iii. 21 George Sand, préface à la réédition de ses premières Nouvelles (1861) dans l’Édition des Femmes, 1986. 22 Cazenobe: Au malheur des dames, 384. 23 On pourrait aussi prendre en considération la continuation écrite du point de vue masculin, Les Lettres d’Aza d’Ignace Hugari de la Marche-Courmon. Des femmes en littérature anglaise et littérature française (XVII e - XIX e siècle) 115 hommes de l’époque. Inversement, une étude des utopies du XVIII e siècle sera incomplète sans les rêves féministes de Roumier Robert. Ce ne sera qu’en mettant en rapport les romans d’éducation écrits par les hommes et les femmes, et en traitant l’éducation des filles et des garçons, que l’on obtiendra l’ensemble de la pensée pédagogique. Il faut se rendre compte que non seulement les femmes mais aussi les hommes du XIX e siècle ont parfois éprouvé la nécessité de délimiter la théorie restrictive des deux sexes et des deux sphères. 24 L’imagination androgyne de George Sand et de Daniel Stern doit être mise en relation avec les visions androgynes de Théophile Gautier et d’Honoré de Balzac. Une étude des négociations textuelles entre les romans Olivier de Claire de Duras, Fragoletta d’Henri de Latouche et Séraphita de Balzac mettrait au jour des différences genrées dans le traitement de ce sujet. L’étude magistrale de Pierre Fauchery sur La destinée féminine dans le roman européen du dix-huitième siècle, bien que vieillie, peut servir de point de départ, avec sa richesse d’observations sur les différences entre les auteurs des deux sexes en ce qui concerne leur conception d’eux-mêmes et des rapports sociaux et sexuels entre hommes et femmes. 25 Une historiographie de la littérature des deux sexes développerait une vision égalitaire en évitant les gestes de hiérarchisation au désavantage des femmes. Bien sûr, il y a eu des femmes qui écrivaient „à l’ombre“ d’un auteur masculin, mais il y a eu aussi des hommes qui dépendaient de l’encouragement quasi-maternel d’une femme douée pour les lettres. 26 „Le lien masculin“ pouvait ouvrir à une femme la possibilité d’entrer dans le monde littéraire, mais ce n’était jamais la seule condition, ni la condition décisive, pour achever une grande œuvre. Le féminisme a eu raison de critiquer ces clichés dégradants. 27 La nouvelle historiographie tracerait les réseaux d’influence entre les sexes, sans établir d‘avance cette sorte d’asymétrie. Pour cette raison, nous avons besoin des études de cas sur les relations individuelles entre hommes et femmes en littérature. Il nous faut plus de récits d’„elle et lui“ comme ceux qui existent sur Descartes & Elisabeth de Bohème, Isabelle de Charrière & Voltaire, Isabelle de Charrière, Ben- 24 Voir Daniella Haase-Dubois: „Negotiating with Gender Otherness: French Literary History Revisited”, in: Christie McDonald/ Susan Rubin Suleiman (éds.): French Global: A New Approach to Literary History, New York, Columbia University Press, 2010, 352- 371. 25 Pierre Fauchery: Le destiné feminine dans le roman européen du dix-huitième siècle 1713- 1807, Paris, Armand Colin, 1972. 26 Ruth Perry/ Martine Watson (éds.): Mothering the Mind, London, Holmes & Meier, 1984. 27 Voir Chantal Théry: „Madame, votre sexe …: Les auteurs de manuels et les femmes écrivains“, in: Renate Baader (éd.): Das Frauenbild im literarischen Frankreich. Vom Mittelalter bis zur Gegenwart, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1988, 288-306, et Christine Planté: La petite sœur de Balzac, Paris, Seuil, 1989, ch. 5 „Écrire à l’ombre des grands hommes“. Ina Schabert 116 jamin Constant & Mme de Staël, Choderlos de Laclos, Mme Riccoboni & Fanny Burney. 28 Nous avons besoin de plus d’études comparatives comme celle de Colette Cazenobe qui présente les œuvres de quatre romancières de la fin du XVIII e siècle, Riccoboni, d’Épinay, de Charrière et Cottin, comme réponses aux romans de Richardson, Rousseau, Marivaux et Laclos et qui nous fait voir les nuances genrées dans leurs représentations de l’amour, du mariage et de la mort. L’histoire française est extraordinairement riche en writing couples, couples écrivains, et formations triangulaires: Madeleine & George de Scudéry, Mme de La Fayette & La Rochefoucauld, Fénelon & Mme Guyon, Catherine Bernard & Fontenelle, Mme de Villeneuve & Crébillon père, Voltaire & Mme de Chatelet, Diderot & Madeleine de Puisieux, Condorcet & Sophy de Grouchy, Isabelle de Charrière & Benjamin Constant & Mme de Staël, Chateaubriand & Claire de Duras, George Sand & Alfred de Musset & Jules Sandeau & Flaubert & Louise Colet, etc. etc. 29 Il s’agit de réinterpréter l’évidence littéraire et biographique de ces collaborations sous les auspices des gender studies. Par là, on obtiendrait toute une gamme de rapports entre hommes et femmes écrivains: relations dialogiques, complémentaires, analogiques, symbiotiques, synthétiques, compétitives et antagonistes. Ces rapports exigent, comme l’a observé déjà Joan DeJean, un changement dans la conception de la création littéraire. Une œuvre n’est pas nécessairement et jamais exclusivement l’expression d’une individualité, issue d’un génie solitaire. Elle peut naître d’un effort collectif, c’est à dire de la collaboration de plusieurs personnes - une femme mécène et un auteur, un couple, une coterie, un salon. Les rapports littéraires sont assez souvent accompagnés de relations érotiques, on a donc proposé le terme de bitextualité pour cette espèce de rapport littéraire. 30 Les gender studies ont commencé à théoriser le phénomène, soit dans le cadre traditionnel du modèle différentiel des deux sexes, soit dans le contexte d’une psychologie plus 28 Harth: Cartesian Women, ch. 2 [Descartes et Elisabeth]; Cecil P. Courtney: „Isabelle de Charrière et Voltaire. Trois femmes et Candide“, in: De Achttiende Eeuw, 38, 2006, 77-92; Ilse Nolting-Hauff: „Das literarische Dreieck Mme de Charrière - Benjamin Constant - Mme de Staël: Zur Subjektkonstitution zwischen Empfindsamkeit und Romantik“, in: Ina Schabert/ Barbara Schaff (éds.): Autorschaft: Genus und Genie in der Zeit um 1800, Berlin, Erich Schmidt, 1994, 175-190; Cazenobe: „Morts comparées de Caliste, Corinne, Ellénore“, in: Au malheur des dames, 349-357; Antoinette Marie Sol: Textual Promiscuities: Eighteenth-Century Critical Writing, London, Associated University Presses, 2002 [Laclos, Riccoboni et Burney]. 29 En Angleterre, on peut observer des associations analogues, mais elles sont plus rares et restent presque toujours dans le cadre familial - époux, sœur et frère, ou père et fille - la plus fameuse étant celle des Godwin-Wollstonecraft-Shelley. 30 Voir l’introduction dans Annegret Heitmann et al. (éds.): Bi-Textualität: Inszenierungen des Paares, Berlin, Erich Schmidt, 2001, 11-20. Des femmes en littérature anglaise et littérature française (XVII e - XIX e siècle) 117 sophistiquée 31 ou d’un modèle d’intertextualité. Une histoire de la littérature qui veut être plus qu’une accumulation des informations, pourra profiter de ces théories pour construire une narration plus complète et aussi plus cohérente, plus intéressante, plus poignant même que les histoires traditionnelles. 32 31 Cf. Whitney Chadwick/ Isabelle de Courtivron (éds.): Significant Others: Creativity and Intimate Partnership, London, Thames and Hudson, 1993. 32 J’adresse mes plus vifs remerciements à Françoise Manent pour sa révision de mon texte. 11 Ina Schabert 8 Annette Keilhauer L’histoire littéraire comme genre narratif. Stratégies pour un renouveau genré de l’historiographie littéraire Les réflexions développées ces vingt dernières années sur l’historiographie littéraire ont relevé le rôle important de facteurs politiques et idéologiques pour la constitution d’une littérature nationale au XIX e siècle. 1 Les écrivains eux-mêmes prennent depuis la même époque souvent un certain recul vis-àvis cette institutionnalisation; leurs prises de positions constituent depuis peu un nouveau champ de recherche en France. 2 Par ailleurs, la mise en place de l’historiographie littéraire a dès ses débuts entraîné en France une exclusion des femmes, comme le souligne dès 1994 Renate Baader, 3 e t comme l’analyse avec pertinence Martine Reid. 4 Dernièrement , des analyses poussées ont montré que le tri se fait notamment dans le cadre de l’utilisation de la littérature dans l’enseignement et que quelques figures-clés de l’historiographie littéraire de la période comme La Harpe et Lanson en sont particulièrement responsables. 5 Que cette exclusion initiale due à une constellation historique particulière s’est prolongée jusqu’à présent, cela constitue une réalité décevante. Les résultats des recherches des dernières décennies au niveau international en études féministes et en recherches sur 1 Pour les recherches depuis le début des années 1990 en France, voir l’aperçu dans l’avant-propos d’Alain Vaillant: L’histoire littéraire, Paris, Armand Collin, 2010, 9-16; une étude historique de la période d’avant Lanson se trouve chez Luc Fraisse: Les Fondements de l’histoire littéraire. De Saint-René Taillandier à Lanson, Paris, Honoré Champion, 2002; toujours substantiel reste Friedrich Wolfzettel: Einführung in die französische Literaturgeschichtsschreibung, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1982. 2 Jean-Louis Jeannelle/ Michel Murat/ Marielle Macé (éds.): L’Histoire littéraire des écrivains, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2012, voir l’annonce des auteurs: „Qu’est-ce que l’histoire littéraire des écrivains? “, in: Acta Fabula, Dossier critique: „Histoires littéraires“, http: / / www.fabula.org/ revue/ document6760.php 3 Renate Baader: „Lanson und die bürgerliche Vernunft: Frauen im Kanon der französischen Literatur“, in: Romanistische Zeitschrift für Literaturgeschichte 18/ 1,2, 1994, 202-218. 4 Martine Reid: Des femmes en littérature, Paris, Belin, 2010. 5 La reconstruction historique de cette exclusion est entreprise par Martine Reid: Des femmes en littérature, ainsi que dans le volume récent dirigé par Martine Reid (éd.): Les femmes dans la critique et l’histoire littéraire, Paris, Honoré Champion, 2011; voir particulièrement les articles d’Éliane Viennot sur le XVIII e siècle, 31-43, et d’Anne E. McCall sur le XIX e siècle, 147-162. Annette Keilhauer 120 le genre 6 offrent un fond de connaissances considérable. Il est donc surprenant que dans les nouveaux projets historiographiques de la littérature française, ces questionnements, élaborés depuis les années 1970 d’abord autour des écrivaines et dans la suite autour de la construction culturelle des sexes dans et à travers le texte littéraire, restent en marge. Est-ce que nous avons affaire à un retard tout naturel d’intégration et de vulgarisation à compenser par une intensification quantitative et qualitative des efforts? Faut-il donc tout simplement reprendre les arguments et les revendications toujours pertinents des années 1990? Ou s’agit-il plutôt d’un vrai retour en arrière qu’il serait important d’analyser et de critiquer, d’un nouveau conservatisme auquel il faut répondre avec des critiques renouvelées? Quand on lit les interviews d’éditeurs de projets d’histoires littéraires, publiées récemment dans la revue électronique Fabula, Littérature histoire théorie, 7 on a bien l’impression d’un retour en arrière, pour le moins en France. Une insouciance théorique et méthodologique y est liée en partie à une ignorance surprenante des acquis de la recherche. On se réfère même quelquefois à des stéréotypes que nous croyions avoir surmontés depuis longtemps. 8 Dans d’autres pays, la situation se présente de façon plus modérée, mais la tendance reste la même. En Allemagne, le quasi-monopole des histoires littéraires pour les littératures romanes de la maison d’édition Metzler est intact depuis bientôt une vingtaine d’années avec son approche sociohistorique. 9 En marge, sont inclus ici et là quelques résultats des études genre, et cela souvent à travers des femmes participant au projet pour des chapitres particuliers - ne citons que l’exemple de Margarete Zimmermann sur le Moyen-âge et la Renaissance pour le volume sur la littérature française. 10 Le petit volume Französische Literaturgeschichte de Winfried Engler, paru chez Reclam, 11 qui touche un large public étudiant par son prix et son format, 6 Pour l’utilisation de la notion voir la présentation de ce volume, page 5. 7 Littérature histoire théorie, 7, 2010, „Les femmes ont-elles une histoire littéraire? “, http: / / www.fabula.org/ lht/ 7 8 Pour une analyse plus précise de ces interventions, voir la contribution de Lieselotte Steinbrügge. 9 Jürgen Grimm (éd.): Französische Literaturgeschichte, Stuttgart, Metzler, 5 2006, IX: „Die sozialgeschichtliche Perspektive ist daher der gemeinsame und neue Nenner der hier vorliegenden Literaturgeschichte. Literatur wird verstanden und interpretiert als die privilegierte künstlerische Äußerung von Menschen, die zutiefst in die Ereignisse ihrer Zeit eingebunden sind“ („La perspective socio-historique est ainsi la perspective commune et nouvelle de cette histoire littéraire. La littérature est comprise et interprétée comme l’énonciation artistique privilégiée d’individus qui sont impliqués profondément dans les événements de leur temps“ [traduction A.K.]). 10 Ibid., 89-161. 11 Winfried Engler: Geschichte der französischen Literatur im Überblick, Stuttgart, Reclam, 2000. L’histoire littéraire comme genre narratif 121 simplifie au maximum dans une approche extrêmement traditionnaliste. Représentatif pour le contexte anglo-saxon, David Coward a sorti une History of French Literature de 600 pages en 2002, 12 rééditée depuis, où il faut chercher les femmes et les approches genrées à la loupe. Les écrivaines se trouvent rangées sous la catégorie „autrices“ chez Engler, sous le titre „Simone de Beauvoir et les femmes écrivant“ chez Grimm, ou bien nettement séparées sous la catégorie „Gender“ à côté de „Gay writing“ et „francophone writing“, sur six pages sur six cent chez Coward. Il semble pourtant que ni un pur effort de rattrapage, ni une simple reprise des attaques, ne soient à l’ordre du jour. Dans la suite, j’opterai plutôt pour une troisième voie qui part d’une réflexion renouvelée sur l’historiographie littéraire au sens large et n’exclut pas un regard critique sur notre propre pratique de recherche en études sur le genre. L’objectif sera de développer de nouvelles stratégies d’intégration des recherches sur le genre dans le cadre d’une réorientation générale de l’historiographie littéraire. La notion d’historiographie ne sera pas restreinte ici à la dimension des manuels propédeutiques et didactiques mais comprise dans le sens plus large de la définition de Wilhelm Vosskamp: „Literaturgeschichte läßt sich als Gedächtnis bezeichnen, in dem im Medium der Literatur vermittelte Traditionen aufbewahrt und für die jeweilige Gegenwart verfügbar gehalten werden“. 13 Une approche historiographique qui vise à reconstruire les contextes historiques de créations et de développements littéraires et à les placer dans une visée chronologique, restera la base de toute recherche philologique diachronique, quelque soit l’approche théorique de celle-ci. L’argumentation se concentrera sur trois aspects qui se situent au cœur du problème. Il est d’abord nécessaire de reprendre une réflexion générale sur les formes et fonctions de l’historiographie littéraire actuelle et de problématiser son traditionalisme, son abaissement au niveau de propédeutique et son instrumentalisation pour des combats théoriques. Par la suite, il semble utile de considérer la forme narrative de tout récit historiographique; celle-ci présuppose toujours un choix biaisé de matériel, une tendance à la modélisation narrative et une orientation téléologique. Ce soubassement de la narration historiographique caractérise également les esquisses historiographiques qui ont été réalisées dans le champ des recherches sur le genre, aspect qui pourrait être partiellement responsable de leur marginalisation. 12 David Coward: A History of French Literature. From Chanson de geste to Cinema, Malden/ Oxford, Blackwell Publishing, 2004. 13 Wilhelm Vosskamp: „Theorien und Probleme gegenwärtiger Literaturgeschichtsschreibung“, in: Frank Baasner (éd.): Literaturgeschichtsschreibung in Italien und Deutschland. Traditionen und aktuelle Probleme, Tübingen, Niemeyer, 1989, 166 („L’histoire littéraire peut se décrire comme une mémoire, dans laquelle des traditions transmises au moyen de la littérature sont conservées et gardées à disposition du temps présent“[traduction A.K.]). Annette Keilhauer 122 Finalement, il est important de ne pas oublier que toute narration historiographique part d’une constellation historique particulière dont il faut tenir compte dans une conception renouvelée; cette constellation nécessite aujourd’hui, il me semble, une ouverture programmatique de l’historiographie littéraire à l’intersectionnalité et à la transculturalité. L’histoire littéraire, un genre démodé? Quelques réflexions générales sur l’historiographie littéraire actuelle Dans son étude épistémologique et théorique sur l’historiographie littéraire publiée en 2010, Alain Vaillant fait un état des lieux désabusé de la situation actuelle en France. Il constate le retour en force d’une historiographie littéraire traditionnelle et traditionnaliste qui manque de toute réflexion méthodologique ou théorique: L’histoire littéraire paraît s’être remise en route, comme si rien ne s‘était passé. C’est le grand retour à la tradition: l’érudition, le biographisme, l’édition savante. Même si les méthodes ont évolué et que le vocabulaire s’est modernisé, on retrouve la même confiance dans le monographisme, dans une recherche construite autour des grands textes et des grands auteurs, dans une contextualisation centrée sur l’histoire des idées. On dépense une énergie infinie à vérifier l’exactitude du petit fait vrai; en revanche, on reprend à son compte et sans autre forme de procès les vieilles catégories de l’histoire littéraire, les dénominations génériques abstraites ou arbitraires et, de façon souvent irréfléchie, cet essentialisme littéraire qui est l’ennemi mortel de l’esprit historique. 14 Vaillant est loin de thématiser les études sur le genre 15 - et pourtant son diagnostique se prête tout particulièrement à analyser la situation. Le retour à une historiographie littéraire traditionnelle qu’il observe en France a aidé à réinstaurer un nombre de catégorisations classiques que les approches genrées avaient aidé à faire éclater depuis les années 1980. Oubliée la mise en question du canon traditionnel - et masculin -, refoulée la problématisation des définitions abstraites et universalistes des genres et des périodisations littéraires avec leur tendance cachée à la masculinisation, écarté l’élargissement des questionnements à la représentation des sexes et de leurs relations dans le texte littéraire même, évincée finalement la révision de la méthodologie de base. 16 Après des réflexions critiques sur l’historiographie littéraire dans les années 1990, qui problématisaient fondamentalement la construction de la 14 Alain Vaillant: op. cit., 13. 15 Voir la critique de Lieselotte Steinbrügge dans ce volume. 16 Voir par exemple la discussion des catégories d’analyse en narratologie chez Vera et Ansgar Nünning (éds.): Erzähltextanalyse und Genderstudies, Stuttgart, Metzler, 2004. L’histoire littéraire comme genre narratif 123 mémoire collective et les mécanismes de canonisation, une pratique pragmatique et traditionnelle a donc apparemment repris le relais. Des projets historiographiques parallèles qui mettent en valeur des traditions proprement féminines entrepris en même temps 17 livrent une base précieuse d’informations, mais leurs acquis ne trouvent guère leur place dans les histoires générales. Dans les réactions des éditeurs citées ci-dessus, on peut détecter un deuxième aspect non moins déterminant: l’histoire littéraire y est souvent rabaissée au niveau d’une propédeutique, comme l’affirme par exemple Jean Bessière, en conférant une approche en même temps traditionnaliste et didactique à son projet d’édition d’une Histoire de la littérature française. 18 Cette position est représentative pour une tendance à ne pas voir une valeur proprement scientifique dans l’occupation de l’historiographie littéraire. L’instauration d’un écart quasi „naturel“ entre recherche et enseignement refoule largement la complexité et l’omniprésence de questionnements historiques et historiographiques dans la recherche au quotidien. L’exemple témoigne par ailleurs, chez les auteurs de ces histoires littéraires, du manque total de conscience des effets proprement idéologiques et politiques de leur travail. Si la propédeutique est dévalorisée, car non estimée par la communauté scientifique, elle garde néanmoins un impact immense sur les nouvelles générations d’étudiants, d’instituteurs, de professeurs et de futurs chercheurs. Au lieu de rabaisser l’histoire littéraire au niveau propédeutique d’aidemanuel adressé de façon indifférenciée à un public scolaire et étudiant, il semble donc important de relier de nouveau de façon offensive recherche scientifique et historiographie. Dans son récent essai, Petite écologie des études littéraires 19 évaluant l’état actuel de la discipline, Jean-Marie Schaeffer met le doigt sur un troisième 17 Pour la France, voir notamment Sonya Stephens (éd.): A History of Women’s Writing in France, Cambridge, Cambridge University Press, 2000. Pour la période plus restreinte du Moyen-âge au XVII e siècle, voir Margarete Zimmermann: Salon der Autorinnen. Französische ‚dames de lettres’ vom Mittelalter bis zum 17. Jahrhundert, Berlin, Erich Schmidt, 2005; voir aussi le plaidoyer pour une histoire littéraire féminocentrique de Margarete Zimmermann dans ce volume. 18 Dans son entretien pour LHT, Bessière affirme: „[…] nous avions comme directives de faire quelque chose de traditionnel, c’est-à-dire de didactique […] aujourd’hui, l’histoire littéraire est devenue un genre […] à visée essentiellement pédagogique ou d’initiation à la littérature, et non théorisé, fût-ce dans le cadre de cette visée d’initiation, ou pédagogique. L’histoire littéraire n’est plus considérée comme l’un des moyens d’interroger la littérature, de construire les interrogations sur la littérature“ (Jean-Louis Jeannelle: „Entretien avec Jean Bessière, co-directeur, avec Denis Mellier, de l’Histoire de la littérature française (Champion)“, in: LHT, 7, Entretiens, mis a jour le: 08/ 11/ 2010, http./ / www.fabula.org/ lht/ 7/ entretiens/ 193-7bessiere). 19 Jean-Marie Schaeffer: Petite écologie des études littéraires, Vincennes, Éditions Thierry Marchaisse, 2011. Annette Keilhauer 124 problème plus général dans le champ de recherche. Schaeffer observe une concurrence dévastatrice entre les différentes approches théoriques et méthodologiques en études littéraires qui , d’après lui , travaillent souvent en „agriculture sur brûlis successifs“. 20 Ce rejet systématique d’acquis de recherche sortis d’approches théoriques divergentes - qui lui semble être typique pour les sciences humaines - pourrait être lui aussi responsable de la marginalisation des résultats des recherches sur le genre. Il semble que parfois leurs acquis ne soient pas pris en compte car leurs approches théoriques ne semblent plus être de mise ou sont trop facilement identifiées à des positions féministes revendicatives. Admettons déjà, et ce point sera à approfondir plus loin, que les aperçus historiques dans les études sur le genre euxmêmes rendent parfois difficile de trancher sur leurs présupposés théoriques. Cette focalisation exclusive sur la dimension théorique réelle ou supposée des résultats de recherche s’observe certes moins dans d’autres disciplines des sciences humaines où les recherches sur le genre sont intégrées beaucoup plus naturellement comme champ de recherche enrichissant, comme c’est par exemple le cas en histoire ou en sociologie. Pour une historiographie littéraire qui tient compte du développement historique des formes autant que des pratiques d’écriture et d’utilisation des phénomènes littéraires, de leur relation aux traditions idéologiques et discursives générales comme au développement historique et social de la société, la prise en compte de questionnements relatifs au genre reste vitale. Un renouvellement vers une historiographie littéraire genrée devrait donc tout particulièrement réfléchir sur une approche plus synthétique et inclusive des résultats de recherches. L’historiographie littéraire pourrait ainsi révéler sa force intégrative contre le parcellement des recherches observé dans les études littéraires. On peut pour l’essentiel confirmer le vœu global, avec lequel Jean-Marie Schaeffer termine son essai: […] Il s’agit de savoir si le style de recherche de l’avenir, dans les études littéraires, sera celui qui cherche à multiplier les points de contact (et donc de friction) entre les chercheurs et leurs propositions respectives; ou si chacun continuera, comme c’est encore trop souvent le cas, de travailler dans son coin, afin de garantir l’intégrité de sa propre doctrine. Sur ce point décisif, tout, ou presque, reste donc à faire. 21 Sortons donc de notre niche écologique: n’évitons plus la coopération et la confrontation au profit de la chasse gardée des études spécialisées mais souvent marginalisées dans les études sur le genre et osons une approche directement intégrative de l’histoire littéraire. 20 Ibid., 23. 21 Ibid., 124. L’histoire littéraire comme genre narratif 125 La forme narrative du discours historiographique Le lien constitutif entre discours historiographique et narration est souligné depuis longtemps. Parmi les historiens, il est discuté depuis les travaux de Hayden White dès les années 1970, 22 en critique littéraire Roland Barthes entreprend les premières réflexions sur le sujet dès les années 1960. 23 Tout récit historique qui dépasse le stade de la chronique utilise la forme narrative pour donner une cohérence logique aux événements historiques. Hayden White , qui s’intéresse notamment aux grandes constructions narratives de l’historiographie du XIX e siècle chez des penseurs comme Ranke, Taine ou Marx, souligne que déjà la mise en relation entre les faits historiques nécessite un geste interprétatif. Celui-ci est lié à une modélisation narrative générale qu’il appelle „emplotment“. 24 L’originalité de l’approche de Hayden White consiste notamment au fait qu’il n’identifie pas cette modélisation avec un cadre théorique, idéologique ou directement politique, mais avec des modèles narratifs que nous connaissons de la tradition littéraire, comme la comédie, la tragédie et la satire. 25 Les différentes approches idéologiques tendent à privilégier certaines modélisations, sans pourtant pouvoir être subsumées à celles-ci. À travers ces modélisations, toute forme narrative du discours historiographique présuppose également une orientation téléologique sous-jacente. Les travaux de Hayden White n’ont pas seulement jeté une lumière fraîche sur les grands récits historiographiques du XIX e siècle. Ils ont également initié une réflexion théorique et méthodologique approfondie dans la discipline historiographique sur les modes de représentation des connaissances historiques qui a également affecté la pratique de l’historiographie littéraire. Dans les années 1990, ont été mises en question un certain nombre de modélisations traditionnelles, liées notamment aux périodisations et aux 22 Hayden White: „The structure of historical narrative (1972)“, in: The Fiction of Narrative. Essays on History, Literature, and Theory 1957-2007, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2010, 112-125; Metahistory. The Historical Imagination in Nineteenth-Century Europe, Baltimore, London, Johns Hopkins University Press, 1973; The Content of the Form. Narrative Discourse and Historical Representation, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1987. 23 Roland Barthes: „Histoire ou littérature? “, in: ib.: Sur Racine, Paris, Seuil, 1963, 145-167. 24 Voir la définition de White: „Emplotment is the way by which a sequence of events fashioned into a story is gradually revealed to be a story of a particular kind” (Hayden White: „Introduction: The Poetics of History“, in: Metahistory, op. cit., 1-42, ici 7). 25 „Plot-structures charge the phases of a story with different affective valences or weights, so that we can read the change in continuity (or the reverse) figured in the story as a consummation, a culmination, or a degeneration - that is to say, as a drama with Comic, Tragic, or Ironic significance […]“ (White: „The Structure of Historical Narrative“, op. cit., 124). Annette Keilhauer 126 genres littéraires, mais surtout au canon classique. 26 Dès lors, il devenait problématique de continuer à narrer un grand récit de mûrissements artistiques individuels et collectifs, à décrire l’épanouissement particulier d’un esprit national dans telle ou telle période ou un mouvement général et moderniste vers la libération formelle - pour ne citer que quelques modélisations traditionnelles à succès. Suite à cette discussion critique, de nouveaux projets d’historiographie littéraire ont notamment fait des expériences avec la forme encyclopédique, 27 avec l’analyse exemplaire 28 et avec l’histoire événementielle. 29 Et pourtant et contre toute mise en question totale des grands récits par la théorie postmoderne, l’histoire littéraire restait et reste fondamentalement un projet narratif. 30 Le romaniste allemand Ulrich Schulz-Buschhaus reprend la réflexion sur la représentation historiographique du littéraire dans un manuscrit des années 1990, qui a été publié récemment dans un grand projet de digitalisation de sa succession. 31 Dans ce texte, Schulz-Buschhaus va plus loin en réclamant une réflexion approfondie sur la narrativité de l’historiographie littéraire. Loin d’exiger l’abandon de la narration comme mode de représentation, il plaide pour une poétologie de la critique littéraire 32 et donc pour une utilisation plus consciente de la modélisation narrative - idée convaincante 26 Une bibliographie sur la discussion critique en Allemagne dans les années 1990 se trouve dans l’article „Literaturgeschichte und Literaturgeschichtsschreibung“ de Ansgar Nünning dans Metzler Lexikon Literatur- und Kulturtheorie, Stuttgart, Metzler, 1998, 321-323. 27 Dictionnaire des literatures de langue française, éd. par Jean-Pierre de Beaumarchais/ Daniel Couty/ Alain Rey, Paris, Bordas, 1 1984; The New Oxford Companion to Literature in French, éd. par Peter France, Oxford, Clarendon Press, 1995. 28 Peter Brockmeier (éd.): Französische Literatur in Einzeldarstellungen, Stuttgart, Metzler, 1981. 29 Denis Hollier (éd.): A New History of French Literature, Cambridge/ London, Harvard University Press, 1994. 30 Dans la préface de leur volume programmatique, Linda Hutcheon et Mario J. Valdés affirment avec véhémence: „To call literary history a storytelling project is not to denigrate either its significance or its power“ (Linda Hutcheon/ Mario J. Valdés: „Preface. Theorizing Literary History in Dialogue“, in: ib. (éds.): Rethinking Literary History. A Dialogue on Theory, New York, Oxford University Press, 2002, XIII). 31 Ulrich Schulz-Buschhaus: „Genera und Modi der Literaturgeschichtsschreibung“ (sans date), in: Ulrich Schulz-Buschhaus: Das Aufsatzwerk, http: / / gams.uni-graz.at/ usb [20.2.2012]. 32 Ibid., 3: „Was hier beinahe vollständig fehlt, ist neben der breit vertretenen Epistemologie und der spärlicher entwickelten Methodologie eine Poetologie der Literaturwissenschaft, die wenigstens in Ansätzen so etwas wie eine Poetik literaturwissenschaftlicher (literarhistorischer) Textsorten ausbilden müßte“ („Ce qui manque presque entièrement ici, c’est - à côté de l‘épistémologie largement représentée et de la méthodologie sous-développée - une poétologie de la critique littéraire qui devrait développer les débuts d’une poétique des genres utilisés dans la critique et l’histoire littéraires“ [traduction A.K.]). L’histoire littéraire comme genre narratif 127 qu’il n’a malheureusement pas pu poursuivre au-delà de ses études sur Benedetto Croce 33 et Francesco De Sanctis. 34 Une telle perspective poétologique, qui ne perçoit pas les textes de l’historiographie littéraire exclusivement à travers leur arrière-fond théorique, permet également la réflexion critique sur notre propre pratique historiographique dans les recherches sur le genre, sur les gestes interprétatifs, sur les choix faits pour ces modélisations narratives et concernant les orientations téléologiques sous-jacentes. À l’origine des études féministes, l’opposition militante à l’historiographie traditionnelle dans une sorte de contre-discours combatif était à l’ordre du jour, ce qui menait même parfois jusqu’à une approche explicitement non historique. 35 Un objectif important était de démontrer les mécanismes d’exclusion et de marginalisation de la production féminine du canon littéraire dans le cadre idéologique de l’oppression patriarcale, et de revendiquer sa prise en compte dans le canon littéraire. La production féminine était souvent d’abord lue comme représentation et critique de la relation historique et sociale entre les sexes. On suivait donc une modélisation narrative sous le mode de la revendication avec l’objectif caché ou déclaré d’une action subversive. D’après les catégories de Hayden White, on pourrait parler d’une modélisation narrative révolutionnaire sur le mode tragique, mélodramatique ou satirique. Une telle approche rendait l’intégration à la tradition disciplinaire plutôt difficile. Il ne semble pas être un hasard qu’en 1987 le même Ulrich Schulz- Buschhaus a écrit un compte rendu sur une des premières tentatives d’éditer une histoire littéraire internationale au féminin entreprise en Allemagne, volume qui est resté pendant longtemps un ouvrage de référence dans la sphère germanophone, Frauen - Literatur - Geschichte. 36 Ce que Schulz- Buschhaus observe et critique, ce n’est pas seulement une hétérogénéité qualitative des divers contributions - faiblesse inévitable de tout ouvrage collectif de ce caractère, comme il l’admet. Il questionne également les objectifs sous-jacents des différentes contributions qui se contredisent parfois et donnent dans l’ensemble une image plutôt hétérogène du champ. Pour le 33 „Benedetto Croce und die Krise der Literaturgeschichte“, in: Bernard Cerquiglini/ Hans Ulrich Gumbrecht (éds.): Der Diskurs der Literatur- und Sprachhistorie, Frankfurt/ M., Suhrkamp, 1983, 280-302. 34 „Erzählen und Beschreiben bei Francesco De Sanctis“, in: F. Wolfzettel/ P. Ihring (éds.): Literarische Tradition und nationale Identität. Literaturgeschichtsschreibung im italienischen Risorgimento, Tübingen, Niemeyer, 1991, 207-227. 35 Voir l’analyse de Steinbrügge de la figure-phare Hélène Cixous dans ce volume. 36 Hiltrud Gnüg/ Renate Möhrmann (éds.): Frauen - Literatur - Geschichte. Schreibende Frauen vom Mittelalter bis zur Gegenwart, Stuttgart, Metzler, 1985. Le compte-rendu était publié dans arcadia, 22, 1987, 78-82 et a été repris dans Klaus-Dieter Ertler/ Werner Helmich (éds.): Das Rezensionswerk von Ulrich Schulz-Buschhaus, Tübingen, Narr, 2005, 442-447. Annette Keilhauer 128 poétologue d’une histoire littéraire générale, l’orientation et l’intérêt exclusifs d’un certain nombre de contributions au caractère revendicatif d’écrits de femmes qui les situe dans la tradition de l’histoire du féminisme, ne peut satisfaire. De façon générale, il observe la tension triangulaire entre premièrement un discours ouvertement revendicatif qui se solidarise avec le sexe délaissé pour le faire entrer dans le canon littéraire, parce que féminin, deuxièmement, un discours ségrégationniste qui souligne l’originalité de l’approche féminine et affirme l’existence de traditions proprement féminines - ce qui curieusement mène à l’écartement de quelques-unes des auteures les plus connues telles que Jane Austen - et, troisièmement, un discours de complémentarité qui revendique l’inclusion des femmes dans le canon littéraire par le critère de l’originalité formelle et esthétique. Il se mêle donc ici plusieurs approches des études féministes dont les argumentations s’excluent mutuellement et qui, dans l’hétérogénéité du volume, sont représentatives de l’impression parfois brumeuse que donnent les approches historiographiques en études sur le genre. 37 Depuis, des réflexions développées sur le rôle constitutif et ambigu de l’histoire littéraire dans la construction des États-nation et de la légitimation des cultures nationales au XIX e siècle ont mené vers une mise en question fondamentale du cadre national de l’historiographie littéraire. 38 Dans son état des lieux programmatique, Hutcheon critique le fait que cette mise en question semble avoir eu peu d’impact sur les nouvelles histoires révisionnistes écrites du point de vue des marginalisés, entreprises notamment aux Etats-Unis depuis la fin des années 1990. Celles-ci reprennent sans hésitation le cadre national et son potentiel de légitimation culturelle pour écrire une contre-histoire, qu’elle soit gay, féminine, postcoloniale ou populaire. Hutcheon souligne que ces contre-histoires sont ainsi mises au service de politiques identitaires interventionnistes, qu’elles adoptent l’objectif téléologique du progrès et utilisent les métaphores évolutionnistes des histoires nationales du XIX e siècle. 39 37 Dans son introduction à la critique littéraire féministe de 1998, Jutta Osinsiki porte un jugement net sur ce volume quand elle affirme: „[…] Versuche, dem etablierten literarischen Kanon eine Tradition oder ‚Traditionen‘ von Frauenliteratur entgegenzusetzen, [mußten] scheitern […], weil Frauenliteratur keine eigenen Momente literarischer Entwicklung erkennen läßt, die sich von Männerliteratur abgrenzen und darstellen ließen. Das spricht nicht gegen den Informationswert der Literaturgeschichten für die Frauenforschung; man muß nur bedenken, daß das Auswahlkriterium für das, was sie darstellen, schlicht das Geschlecht des Autors, also ein biologisches und kein literarisches oder ästhetisches ist“( Jutta Osinski: Einführung in die feministische Literaturwissenschaft, Berlin, Erich Schmidt, 1998, 99). 38 Linda Hutcheon: „Rethinking the National Model“, in: ib./ Valdés (éds.): op. cit., 2002, 3-49. 39 Ibid., 7: „Even more important is the obvious fact that teleological and developmental narratives suggest the notion of progress and forward direction that feminist and other L’histoire littéraire comme genre narratif 129 Entretemps, les études sur le genre se sont installées comme champ de recherche affirmé qui a diversifié les approches méthodologiques et les positions théoriques. À la surface, on est loin du discours revendicatif de la première heure - mais est-ce que la modélisation narrative sous-jacente ne restet-elle pas de façon parfois subconsciente présente dans un certain nombre de recherches? Sans aucun doute, un discours ségrégationniste est gardé dans des projets d’histoires littéraires exclusives de la production féminine qui continuent à lutter pour la rendre plus visible et qui montrent des filiations de traditions d’écriture de femmes se référant les unes aux autres. 40 Ce même objectif est au centre du projet européen COST Women Writers in History qui vise particulièrement la réception et la mise en réseau de femmes écrivaines à échelle européenne. 41 Evidemment, il reste important de lutter pour la visibilité historiographique d’écrivaines aujourd’hui oubliées qui parfois jouissaient d’un rayonnement international de leur vivant. C’est notamment le cas pour nombre de pays où la tradition des recherches sur le genre est récente, comme les pays de l’est de l’Europe, très actifs dans la COST Action. 42 Mais cette modélisation narrative risque fort de s’auto-marginaliser par rapport au développement général des études littéraires. Une accumulation d’exemples de la production féminine historique au niveau européen ne garantit pas pour autant son inclusion au discours dominant des études littéraires et risque même parfois d’empêcher l’intégration de ces recherches pointues dans le champ disciplinaire. Dans un état des lieux plus théorique sur le champ des Gender Studies, Christiane Sollte-Gresser observe dès 2004: On reconnaît de plus en plus qu’une position provisoire, subversive et non ontologique, voulant déconstruire la pensée à partir de positions marginales (dans la littérature, dans la société etc.), est passée clairement au centre de la réflexion et court ainsi le risque de devenir, par son discours d’anti- interventionist agendas require (as did nineteenth-century European nationalist agendas […]. The model itself appeals to the deeper need or desire to enact in literary historical narrative the progress that their utopian and interventionist politics aim to deliver in human history. After all, this model often is expressed in evolutionary metaphors of organic growth“. 40 Pour la littérature française, voir notamment Zimmermann: op. cit., 2005 et aussi sa contribution dans ce volume. 41 Voir le déscriptif „Action definition“ et des descriptifs généraux sous „General files“ dans Cost Action: Women Writers in History, http: / / www.costwwih.net/ [20.2.2012]. 42 Pour les pays participants voir http: / / www.cost.eu/ domains_actions/ isch/ Actions/ IS0901 Annette Keilhauer 130 essentialisme, un des grands récits qu’il avait l’intention de détruire à l’origine. 43 La comparatiste allemande met le doigt sur une attitude répandue dans les études sur le genre qui tend à exclure de fait d’autres questionnements disciplinaires. La prise d’une position subversive par définition, soutenue par une modélisation narrative revendicative de l’histoire littéraire rend facile la marginalisation des questionnements et des résultats dans la communauté scientifique. Reste donc le discours de complémentarité qui s’intéresse plus concrètement à l’originalité des projets formels et esthétiques féminins, digne d’être pris en compte dans une histoire littéraire plus globale. Le problème crucial de cette approche qui devra se faire prioritaire pour une intégration de la production féminine dans le canon littéraire, est la confusion faite - parfois avec malveillance, il faut l’admettre - avec le mouvement français de l’„écriture féminine“ des années 1970, qui reste, comme on le voit dans les entretiens actuels, la bête noire des traditionalistes de l’histoire littéraire. 44 Il va sans dire que, confrontée aux résultats convaincants des recherches, cette argumentation ne reste qu’une polémique mal informée et vide de sens. Dans les recherches sur le genre, un autre modèle alternatif a été esquissé qui se prête encore d’avantage à une intégration dans le champ disciplinaire et qui pourra être élargi vers une perspective multidimensionnelle. Il s’agit de l’approche d’Ina Schabert qui propose une histoire littéraire comme dialogue entre les sexes. Dans son article programmatique de 1995, Ina Schabert résume parfaitement ce programme: Eine Literaturgeschichte im Zeichen von Genus müßte entsprechend das literarische Leben beschreiben als einen Prozeß, der - was die Entstehung und die Rezeption von Literatur wie auch die von Autoren und Autorinnen in ihren Werken imaginierten Welten anbelangt - von der Dynamik der Geschlechterbeziehungen mitbestimmt wird und diese Dynamik wiederum selbst beeinflußt. 45 43 Christiane Sollte-Gresser: „Critique littéraire, études féminines et gender studies: le champ actuel des théories et des méthodes en Allemagne“, in: Rotraud von Kulessa (éd.): Etudes féminines/ gender studies en littérature en France et en Allemagne, Freiburg, Frankreich-Zentrum, 2004, 23-40, ici 38. 44 Voir l‘argumentation de Tadié citée et commentée par Lieselotte Steinbrügge dans ce volume. 45 Ina Schabert: „Gender als Kategorie einer neuen Literaturgeschichtsschreibung“, in: Hadumod Bußmann/ Renate Hof (éds.): Genus. Zur Geschlechterdifferenz in den Kulturwissenschaften, Stuttgart, Kröner, 1995, 162-206 („Une histoire littéraire sous le signe du genre [au sens de gender, A.K.] devrait décrire la vie littéraire comme un processus qui, en ce qui concerne la production et la réception de la littérature autant que des mondes imaginés par leur auteurs et auteures - est influencé par les relations entre les sexes et influence de son côté cette dynamique“ [traduction A.K.]). L’histoire littéraire comme genre narratif 131 Schabert esquisse ainsi une nouvelle modélisation narrative que semble prometteuse pour pousser davantage l’intégration des acquis des études sur le genre dans une vision plus globale de l’histoire littéraire. Je subsumerais sous la notion de „literarisches Leben“ („vie littéraire“) toutes les dimensions du champ littéraire: le cadre historique et culturel, les conditions de production et de réception, les développements formels et génériques et les discours poétologiques. Ce dialogue supposé peut également être influencé par d’autres champs discursifs dans une époque donnée, qui facilitent ou rendent plus difficile la communication. L’exemple impressionnant qu’offre Ina Schabert dès 1997 avec son histoire dialogique de la littérature anglaise, 46 témoigne de la multitude de facettes et de questionnements qui peuvent être inclus dans un tel modèle. Souvent, elle prend comme point de départ un concept ou une discussion-clé de l’historiographie littéraire pour en élargir la complexité par une mise en perspective genrée. La modélisation de l’histoire à l’aide du principe dialogique évite par ailleurs la confrontation autant que la ségrégation pour mettre en relief les multiples points de contact, que ce soit au niveau des genres littéraires, des périodisations ou des motifs littéraires. Une telle histoire dialogique qui met en relation les textes entre eux sans ignorer les conditions de production et de réception particulières à la production féminine et qui, en même temps, tient compte du texte littéraire comme lieu privilégié de la construction de l’identité sexuelle, attend d’être envisagée pour les littératures romanes. Dans un article sur les différents courants de mode en critique littéraire, Ulrich Schulz-Buschhaus réfléchit sur la différence entre phénomènes de mode et innovation. Schulz-Buschhaus différencie les deux jugements notamment par leur capacité de s’intégrer à long terme dans un développement général de la discipline: […] für den langfristigen Erfolg literaturwissenschaftlicher Neuerungen [ist] in letzter Instanz das Ausmaß entscheidend […], in dem sie eine fachspezifische, philologische Rationalität in sich aufzunehmen und zu steigern verstehen. 47 Pour intégrer et développer cette rationalité disciplinaire dont parle Schulz- Buschhaus, il me semble notamment nécessaire d’abandonner la modélisation narrative revendicative au profit d’un investissement plus vaste du champ disciplinaire. Comme titre de notre rencontre, nous avons choisi très 46 Ina Schabert: Englische Literaturgeschichte aus der Sicht der Geschlechterforschung, Stuttgart, Kröner, 1997. 47 Ulrich Schulz-Buschhaus: „Moden in der Literaturwissenschaft - gibt es sie? “, in: Jahrbuch der Deutschen Schillergesellschaft, 38, 1994, 445-450, cité de: Ulrich Schulz- Buschhaus: Das Aufsatzwerk, http: / / gams.uni-graz.at/ usb [20.2.2012], 5 („Pour assurer le succès d’innovations en critique littéraire dans le long terme, il est en fin de compte décisif, dans quelle mesure elles sont capables d’intégrer et de développer une rationalité proprement philologique“ [traduction A.K.]). Annette Keilhauer 132 consciemment la notion de „catégorie“ et non celle de „principe“, justement parce qu’une telle notion est ouverte à une mise en relation avec d’autres catégorisations qui agissent au sein de l’histoire littéraire, notamment les périodisations, les genres, les courants esthétiques ou les catégories poétologiques. La mise en perspective d’une histoire littéraire à partir du présent Dans sa réflexion théorique sur l’historiographie, Jörn Rüsen utilise la notion de la „perspectivité“ de toute initiative historiographique: Perspektivität bringt das konstitutive Verhältnis zwischen Vergangenheit und Gegenwart, das Geschichte ausmacht, zur Geltung; es verankert die historische Perspektive in den praktischen Orientierungsproblemen, die die Historiker mit ihrer Zeit teilen. Sie realisiert die Abhängigkeit des historischen Sinns und der historischen Bedeutung der Vergangenheit vom Standpunkt der Historiker im sozialen Leben ihrer Zeit. 48 Pareillement, le germaniste Wilhelm Vosskamp souligne dès 1989 le fait que tout historien de la littérature part d’une situation présente qui est ancrée dans une constellation politique, dans un débat esthétique et aussi dans des questionnements de société. 49 Ce fait explique le renouveau constant de la réécriture de l’histoire littéraire partant non seulement des acquis de la recherche mais également des nécessités et des questionnements de nos sociétés présentes. La problématique du renouveau traditionaliste de l’historiographie littéraire observé ci-dessus est justement d’éviter d’établir ce lien au profit de la réification de l’image intemporelle d’un savoir canonique, de catégories d’analyse en apparence universelles et de jugements de valeurs qui semblent indémodables et intouchés par la réalité culturelle, sociale et politique du présent. Une réintégration des acquis des recherches sur le genre ne doit pas 48 Jörn Rüsen: Geschichte im Kulturprozess, Köln, Böhlau, 2002, 112 („La perspectivité met en valeur la relation constitutive entre passé et présent qui définit l’histoire; la perspective historique est ancrée dans les problèmes concrets d’orientation que les historiens partagent avec leur temps. Ils réalisent la dépendance du sens historique et de la signification historique du passé du point de vue de l’historien dans la vie sociale de leur temps“ [traduction A.K.]). 49 Vosskamp: op. cit., 166 : „Die Gegenstände der Literaturgeschichte sind also nicht wie Fakten einfach vorgegeben; es bedarf vielmehr der Interpretation dieser Fakten und der Perspektivierung im Blick auf Fragen, die der jeweilige Literaturgeschichtsschreiber an die literarischen Texte richtet. Solche Fragen sind etwa durch lebensweltliche Zusammenhänge des jeweiligen Literaturhistorikers, häufig ganz konkret durch seine politische Situation bestimmt; dann werden zeitgenössische, in der Gegenwart aktuelle ästhetische Normen und Wertfragen eine Rolle spielen […]“. L’histoire littéraire comme genre narratif 133 éviter cette confrontation avec les besoins actuelles, mais au contraire les voir comme chance. Quels sont donc les questionnements concrets qui occupent actuellement les études littéraires et les études sur le genre? Je me restreins à deux tendances générales vers un élargissement du champ qu’on peut déjà observer dans les recherches actuelles et qu’il faudrait selon mon opinion approfondir. Un volume collectif récent pose la question du futur des recherches sur le genre et de la théorie féministe 50 dans les sciences humaines. Tout en confirmant qu’après les Gender Studies il y aura encore des Gender Studies, on reprend largement un concept qui élargit l’approche de façon substantielle vers une vision plus complexe des croisements et des négociations entre plusieurs dimensions identitaires. Cette tendance s’observe déjà dans les sciences sociales, comme elle est de fait issue d’une tradition déjà ancienne des Feminist Studies américaines, il s’agit de tenir compte de l’interdépendance de différents modes de discrimination dans l’approche de la diversité. 51 Cette approche, souvent subsumée sous le label de l’„intersectionalité“ tend actuellement à sortir du cadre de l’action antidiscriminatoire pour se modifier en catégorie plus neutre d’analyse de champs politiques, sociaux et culturels complexes. L’interférence entre les catégories de l’identité sexuelle, l’appartenance sociale et culturelle, l’identité religieuse et l’appartenance générationnelle est analysé concrètement. Ce questionnement croisé est repris récemment dans la discipline historiographique, 52 et notamment dans l’histoire des féminismes de la première vague. 53 Par contre, la notion ne semble pas encore être répandue en études littéraires, qui ne se restreignent pas à une analyse identitaire du texte littéraire. Dans la pratique, des questionnements croisant la construction de l’identité nationale avec celle de l’identité sexuelle y sont discutés depuis un mo- 50 Rita Casale/ Barbara Rendtorff (éds.): Was kommt nach der Genderforschung? Zur Zukunft der feministischen Theoriebildung, Bielefeld, transcript, 2008. 51 Une reprise de la filiation historique se trouve dans l’article de Gudrun-Axeli Knapp: „‚Intersectionality’ - ein neues Paradima der Geschlechterforschung“, in: ibid., 33-54. Des approches posées et critiques se trouvent dans les contributions du récent volume Intersectionality und Kritik, éd. par Vera Kallenberg et al., Wiesbaden, Springer Fachmedien, 2013. 52 Voir notamment le Collaboratoire de chercheurs en sciences humaines (CIERA, Deutscher Akademikerbund, Universität Erfurt, Deutsch-französische Hochschule, http: / / www.intersectionality.org/ ). 53 Voir Patrick Farges/ Anne-Marie Saint-Gille (éds.): Le premier féminisme allemand (1848- 1933). Un mouvement social de dimension internationale, Lille, Presses Universitaires de Septentrion, 2013. Annette Keilhauer 134 ment. 54 Une réflexion sur les interférences entre l’identité générationnelle et sexuelle a également été initiée pour les sciences humaines. 55 Il me semble ce croisement de dimensions identitaires peut être fructueux pour un renouveau d’une l’histoire littéraire genrée. La littérature offre un champ d’observation privilégié pour la spécificité de ces phénomènes d’intersectionnalité, soit au niveau de la construction identitaire représentée et mise en scène dans le texte littéraire même, soit dans le cadre historique de l’image de soi des écrivains et écrivaines, soit dans la réception préfigurée par le texte ou réalisée concrètement. Mais nous vivons également dans une époque de mise en question des frontières nationales et culturelles, qui étaient essentiellement axés sur l’identité nationale, construite notamment à travers la tradition littéraire et son façonnement historiographique au XIX e siècle. Que cette légitimation de la culture nationale ait largement exclu toute une tradition d’autrices, cela est bien démontré dans des études qu’on peut désormais appelées classiques. 56 Un développement conséquent devrait donc, je crois, mener vers un regard transculturel sur l’historiographie littéraire qui neutralise quelque peu cette fixation nationale encore tout à fait présente de nos jours. Et déjà la dimension transnationale de phénomènes littéraires commence à avoir plus de poids dans les recherches de la dernière décennie; ne mentionnons que l’intérêt renouvelé au genre du récit de voyage et à sa variante féminine, à la traduction, aux migrants et migrantes littéraires, au multilinguisme littéraire et au phénomène de la globalisation du champ littéraire. La tradition des études féministes a déjà une longue expérience du regard transculturel, même s’il était pendant longtemps dominé par une vision universaliste. Affiner ce regard vers une mise en contexte plus nettement culturelle autant que transculturelle serait une tâche importante à poursuivre dans des recherches futures. Une mise en perspective transculturelle peut commencer par une comparaison directe incluant des questionnements liés à la construction des identités sexuelles, mais elle devrait aussi tenir compte des phénomènes de transfert culturel, de migration et de traduction culturelle. Le projet novateur poursuivi dans le récent volume French Global 57 initie un tel élargissement par l’orientation à une dimension globale de la littéra- 54 Marie-Claire Hook-Demarle (éd.): Femmes, nations, Europe, Paris, Publications de l’Université Paris 7 - Denis Diderot, 1995; Amelia Sanz/ Suzan van Dijk (éds.): Women telling Nations, conférence de Madrid 11-13 novembre 2010 [sous presse]. 55 Heike Hartung/ Dorothea Reinmuth/ Christiane Streubel/ Angelika Uhlmann (éds.): Graue Theorie. Die Kategorien Alter und Geschlecht im kulturellen Diskurs, Köln, Böhlau, 2007. 56 Christine Planté: La petite soeur de Balzac, Paris, Seuil, 1989; Martine Reid: Des femmes en littérature, Paris, Belin, 2010. 57 Christie McDonald/ Susan Rubin Suleiman: French Global. A New Approach to Literary History, New York, Columbia University Press, 2010. L’histoire littéraire comme genre narratif 135 ture française et francophone. L’idée initiale du projet était la recherche de différences culturelles à l’intérieur même et dans les marges de la tradition littéraire française. Sa conception prend son point de départ, elle aussi, d’une critique de l’historiographie littéraire de Lanson et de son identification de la littérature française avec „l’esprit français“ tout court. 58 Les études de cas, qui couvrent toute l’histoire de la littérature française à partir des trois axes „Spaces“, „Mobilities“ et „Mulitiplicities“, montrent bien non seulement quelle place importante le discours sur l’autre et l’étranger occupe dans cette tradition, mais aussi de quelles multiples manières les frontières géographiques, culturelles et linguistiques de la „littérature nationale“ sont transgressées dans les textes mêmes depuis le Moyen-âge, soient-ils canonisés ou non. 59 Le croisement avec des questionnements genrés y trouve une place naturelle notamment dans la partie „multiplicités“, qui ne traite pas seulement la mobilité concrètement géographique, mais aussi la dynamique et le flou des identités mis en scène dans le texte littéraire même 60 - approche qu’on pourrait sans doute appeler intersectionnelle. Une étude de phénomènes de „gender crossing“ depuis le Moyen-âge, sous l’influence de textes-clés comme les 1001 nuits, à travers d’Urfée et Marivaux jusqu’à Balzac et Sand y est entreprise autant qu’une lecture croisée de Beckett et Némirovsky à travers la question de la langue, de l’étrangeité et du canon littéraire. 61 Ces études diverses et originales, qui se sont développées dans le contexte de la globalisation actuelle de la littérature autant que de la critique littéraire montrent bien: le temps présent a non seulement besoin d’un renouveau des approches genrées de phénomènes littéraires mais aussi d’une réorientation plus générale de l’historiographie littéraire dans un geste plus intégratif qu’exclusif. 58 Ibid., XIV-XV. 59 Ibid., XVII: „Our focus is on literary traditions in French, inside and outside the country known today as France. The challenge is to read these works in relation to the globe: as world, as sphere, as a space of encounter with others and with the very idea of otherness“. 60 Ibid., XX: „The third group, ‚Multiplicities‘, investigates not only mobility - wether of people, ideas, or money - but also the complicated negotiations of self and identity that result from such displacements“. 61 Susan Rubin Suleiman: „Choosing French: Language, Foreignness, and the Canon (Beckett/ Némirovsky)“, in: ibid., 471-488. Notices bio-bibliographiques Andrea Grewe, depuis 1999 professeur de littérature française et italienne à l’Université d’Osnabrück où elle est membre de l’Interdisziplinäres Institut für Kulturgeschichte der Frühen Neuzeit. Ses recherches portent sur la littérature et la culture françaises des XVII e et XVIII e siècles (Monde renversé - Théâtre renversé. Lesage und das Théâtre de la Foire, Bonn, 1989; Die französische Klassik, Stuttgart, 1998) et la littérature et la culture italiennes du XX e siècle (Melancholie der Moderne. Studien zur Poetik Alberto Savinios, Frankfurt/ M., 2001; Einführung in die italienische Literaturwissenschaft, Stuttgart/ Weimar, 2009). Ses travaux concernent en particulier les études de genre (Marguerite de Navarre, Hélisenne de Crenne, Moderata Fonte, Veronica Franco), le théâtre classique (Molière, le drame pastoral) et moderne (Bernard-Marie Koltès, Yasmina Reza) et la réception du „siècle classique“ (avec Roswitha Böhm et Margarete Zimmermann: Siècle classique et cinéma contemporain, Tübingen, 2009). Annette Keilhauer, depuis 2008 maître de conférence en littératures françaises et italiennes à l’Université d’Erlangen-Nürnberg, études de littératures et langues romanes et germaniques, doctorat sur la chanson française de l’Ancien Régime à l’Université de la Sarre (Das französische Chanson im späten Ancien Régime, Hildesheim, 1998); depuis travaux notamment sur les mouvements féministes en France et en Italie au XIX e siècle (Dossier Droits des femmes et littérature dans la Troisième République, in: Lendemains, 119/ 120, 2005), sur l’écriture de soi (édition de volumes collectifs: Vieillir féminin et écriture autobiographique, Clermont-Ferrand, 2007, et avec Béatrice Jongy: Transmission et héritage dans l’écriture contemporaine de soi, Clermont-Ferrand, 2009) et sur des questions de genre dans la littérature française. Rotraud von Kulessa est titulaire de la chaire de littératures romanes (française et italienne) à l’Université d’Augsburg. Ses recherches sont consacrées aux processus de la formation du canon littéraire (Entre la reconnaissance et l’exclusion. La position de l’autrice dans le champ littéraire en France et en Italie à l’époque 1900 (Champion 2011), aux auteures des XVIII e et XIX e siècles en France et en Italie (Françoise de Grafigny: Lettres d’une Péruvienne. Interpretation, Genese und Rezeption eines Briefromans aus dem 18. Jahrhundert. Stuttgart/ Weimar: Metzler 1997), aux transferts culturels entre la France, l’Italie et l’Allemagne et à la littérature d’éducation du XVIII e siècle. Elle est membre du conseil d’administration de la SIEFAR (Société internationale pour l’étude des femmes de l’Ancien Régime), dirige la rubrique XVIII e Notices bio-bibliographiques 138 siècle du dictionnaire en ligne, et est membre du conseil scientifique de l’initiative « Querelles » de la SIEFAR. Ina Schabert, professeur émérite en littérature anglaise à l'Université de Munich. Auteure d'une histoire de la littérature anglaise sous les aspects des gender studies (Englische Literaturgeschichte aus der Sicht der Geschlechterforschung, Stuttgart, 1997, t. 1; Stuttgart, 2006, t. 2), d'un article sur „Narrative and Gender in Literary Histories“ (in: Comparative Critical Studies, 6, ii 2009, 149-164) et d'une étude sur la traduction des romans anglaises en langue française („Translation Trouble: Gender Indeterminacy in English Novels and their French Versions“, in: Translation and Literature, 19, i 2010, 72-92). Un article sur Jacqueline Harpman et l'invention de l'homme fatal va être publié dans une collection des travaux sur ‚l'homme imaginé par les femmes‘: Renate Möhrmann (éd).: Der imaginierte Mann, Stuttgart, 2013. Hendrik Schlieper, depuis 2012 assistant en littératures françaises et espagnoles à l’université de Münster, études de sciences culturelles, littératures et langues romanes aux universités de Passau et Bochum, doctorat sur le naturalisme espagnol dans le contexte du Kulturkampf européen (publication (Heidelberg, Winter 2013) en préparation), travaux sur les questions de genre et le statut d’auteur (Marie-Madeleine de Lafayette, Emilia Pardo Bazán) et le sujet de la mémoire dans la littérature contemporaine. Florence Sisask, depuis 1989 enseignante de français langue étrangère à l’UFR Langues de l’Université d’Umeå en Suède, études de langues et littératures, prépare une thèse de doctorat sur L’inscription des femmes écrivains du XIXe siècle dans le canon littéraire scolaire, en cotutelle avec l’Université de Lyon II, France. Lieselotte Steinbrügge, depuis 2003 professeure titulaire de philologie romane à la Ruhr-Universität Bochum. Principaux domaines de recherche : l’anthropologie littéraire au XVII e et XVIII e siècles en France, la littérature épistolaire l’historiographie littéraire, didactique de la littérature. Elle est membre de la direction du cursus MA „Gender Studies“ à la RUB. Publications: The moral sex. Woman's nature in the French Enlightenment, New York/ Oxford, Oxford University Press, 1995; éd. (avec Brigitte Heymann): Genre - Sexe - Roman. De Scudéry à Cixous, Frankfurt/ M., Peter Lang, 1995; éd. (avec Hans-Erich Bödeker): Conceptualising Woman in Enlightenment Thought / Conceptualiser la femme dans la pensée des Lumières. (= Concepts and Symbols of Enlightenment Thought. Publications of the European Science Foundation), Berlin, Berlin Verlag, 2001; éd. (avec Suzan van Dijk): Narrations genrées. Les écrivaines dans l’histoire européenne jusqu’au début du XX e siècle, Leuven, Peeters, 2013. , Notices bio-bibliographiques 139 Margarete Zimmermann, titulaire d’une chaire de littérature française et comparée à la Freie Universität Berlin et depuis 2008 directrice du Centre d’études interdisciplinaires sur la France. Elle est co-fondatrice et co-éditrice (1995-2005) de la revue de recherche interdisciplinaire sur les études de genre Querelles. Principaux domaines de recherche: Christine de Pizan; la littérature française et italienne de la fin du Moyen Âge et du XVI e siècle; la Querelle des Femmes; l’histoire littéraire féminocentrique et la formation du canon littéraire; les transferts culturels en Europe au début de l’époque moderne; la littérature de 1918-1945; le champ littéraire en France et la littérature de l’extrême contemporain. Livres récents: Salon der Autorinnen. Französische ‚dames de lettres’ vom Mittelalter bis zum 17. Jahrhundert, Berlin, 2005; éd. (avec Stephanie Bung): Garçonnes à la mode im Berlin und Paris der zwanziger Jahre, Göttingen, 2006; éd. (avec Gesa Stedman): Höfe - Salons - Akademien. Kulturtransfer und Gender im Europa der Frühen Neuzeit, Hildesheim, 2007; éd. (avec Roswitha B hm et Andrea Grewe): Siècle classique et cinéma contemporain, Tübingen, 2009; éd. (avec Roswitha B hm): Du silence à la voix - Studien zum Werk von Cécile Wajsbrot, Göttingen, 2010. ö ö Narr Francke Attempto Verlag GmbH+Co. KG ! "# $ www.narr.de JETZT BES TELLEN! Barbara Berzel Die französische Literatur im Zeichen von Kollaboration und Faschismus Alphonse de Châteaubriant, Robert Brasillach und Jacques Chardonne $ % " $ & ' ( % )* + ,-' .( ' ISBN 978-3-8233-6746-8 / 0 1 $ & 2 $ $ 3 % 4 % 5 $ $ 67 % $ 8 % 5%9 : 19 ; $ 9 $ $ <" " % " 5 9 $ " 5%9 & 7" $ & = % 9 $ 9 % 9 % $ >9%" 9 ? % ' 09 @" % A 5 % 3 %@9 5% % % $ 4 5 ! 0B <" " % " ! % % 9! ! % C $ 5 9%D > @ " $ E F% 9 % G % La Gerbe des Forces: Nouvelle Allemagne H ' G" % ; 9%" " A 2 9 Notre avant-guerre 9 $ Journal d’un homme occupé @" %9&' " 1 I9 E $" 2 J H 9 $ 9 %' " $ % 6( : 9 $ 6= $ : & ( ; ! " %9 $ % " " 0 % 8$ " " 9 $ $ K % % %09 9 " @? &9 09 I9 A 0 $ Narr Francke Attempto Verlag GmbH+Co. KG ! "# $ www.narr.de JETZT BES TELLEN! Ursula Bähler / Peter Fröhlicher Patrick Labarthe / Christina Vogel (éds.) Figurations de la ville-palimpseste $ % " $ & ' ; $ , ' ( % )* + ' . ( , ' ISBN 978-3-8233-6662-1 (9 @% $LM% $NA @ 9@ @" % " $ $ ! ! 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Ce recueil qui réunit des études sur les littératures française, italienne et espagnole, veut initier un dialogue entre l’historiographie littéraire et les recherches sur le genre. Les contributions analysent le pourquoi de cette situation, évaluent et proposent des approches nouvelles.