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La Médiatisation du littéraire dans l' Europe des XVIIe et XVIIIe siècles

2013
978-3-8233-7794-8
Gunter Narr Verlag 
Florence Boulerie

Médiatisation est un terme d´apparition récente, qui renvoie à une réalité extremement contemporaine des sociétés où la diffusion massive d´informations repose sur des supports techniques variés et souvent perfectionnés. appliquer ce terme aux XVIIe et XVIIIe siècles relève donc d´abord d´un anachronisme volontaire, destiné à destabiliser le regard que l´on porte sur notre passé littéraire et à provoquer une réévaluation de la place accordée à la littérature dans la vie publique et sociale de l´Europe classique. La diversité des contributions ici rassemblées, portant sur les littératures francaise, anglaise et espagnole, montrera combien cette démarche peut etre fructueuse: qu´il s´agisse de journaux, de débats critiques, de concours littéraires, d´objets ou d´images accompagnant la diffusion de la littérature, les articles dessinent un environnement médiatique d´une richesse peu soupconnée, au croisement de l´histoire de l´art, de l´histoire sociale et de l´histoire politique.

BIBLIO 17 La médiatisation du littéraire dans l’Europe des XVII e et XVIII e siècles Études réunies et éditées par Florence Boulerie Centre de Recherches sur l’Europe Classique (XVII e et XVIII e siècles) La médiatisation du littéraire dans l’Europe des XVII e et XVIII e siècles Biblio17_205_s01_04AK2.indd 1 22.05.13 11: 57 BIBLIO 17 Volume 205 · 2013 Suppléments aux Papers on French Seventeenth Century Literature Collection fondée par Wolfgang Leiner Directeur: Rainer Zaiser Biblio 17 est une série évaluée par un comité de lecture. Biblio 17 is a peer-reviewed series. Biblio17_205_s01_04AK2.indd 2 22.05.13 11: 57 La médiatisation du littéraire dans l’Europe des XVIIe et XVIIIe siècles Études réunies et éditées par Florence Boulerie Centre de Recherches sur l’Europe Classique (XVIIe et XVIIIe siècles) Biblio17_205_s01_04AK2.indd 3 22.05.13 11: 57 © 2013 · Narr Francke Attempto Verlag GmbH + Co. KG P. O. Box 2567 · D-72015 Tübingen Das Werk einschließlich aller seiner Teile ist urheberrechtlich geschützt. Jede Verwertung außerhalb der engen Grenzen des Urheberrechtsgesetzes ist ohne Zustimmung des Verlages unzulässig und strafbar. Das gilt insbesondere für Vervielfältigungen, Übersetzungen, Mikroverfilmungen und die Einspeicherung und Verarbeitung in elektronischen Systemen. Gedruckt auf säurefreiem und alterungsbeständigem Werkdruckpapier. Internet: http: / / www.narr.de · E-Mail: info@narr.de Satz: Informationsdesign D. Fratzke, Kirchentellinsfurt Printed in Germany ISSN 1434-6397 ISBN 978-3-8233-6794-9 Information bibliographique de la Deutsche Nationalbibliothek La Deutsche Nationalbibliothek a répertorié cette publication dans la Deutsche Nationalbibliografie ; les données bibliographiques détaillées peuvent être consultées sur Internet à l’adresse http: / / dnb.dnb.de. Image de couverture: Gravure d’Abraham Bosse, La galerie du palais, eau-forte, vers 1638, conservée à la BnF. Biblio17_205_s01_04AK2.indd 4 22.05.13 11: 57 Remerciements Avec mes remerciements à Charles Mazouer, fondateur du Centre Europe classique (XVII e et XVIII e siècles), qui a soutenu ce projet avec la bienveillance du patriarche soucieux de voir prospérer l’étude transdisciplinaire des siècles classiques dans un esprit d’ouverture européenne. F.B. Biblio17_205_s05-305End.indd 5 27.05.13 11: 12 Biblio17_205_s05-305End.indd 6 27.05.13 11: 12 Table des matières Remerciements . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5 C HARLES M AZOUER Avant-propos . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11 F LORENCE B OULERIE La médiatisation du littéraire, un concept pour l’Europe des XVII e et XVIII e siècle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15 I. STRATÉGIES PUBLICITAIRES J EAN -M ARC B UIGUÈS Les annonces d’imprimés littéraires dans la presse espagnole : 1697-1737 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33 S ANDRINE B LONDET L’usage des titres dans la rivalité dramatique des scènes parisiennes (1630-1645) : annonce, défi, ou publicité mensongère ? . . . . . . . . . . . . . 49 J EANNE -M ARIE H OSTIOU La vogue du prologue dramatique, un genre médian (1680-1760) . . . . . 63 M ARION L OPEZ -B URETTE Mettre en scène l’originalité de l’individu créateur : l’exemple de l’Angleterre sternienne avec l’atypique Tristram Shandy . . . . . . . . . . . . . . 77 II. DÉBATS ESTHÉTIQUES C INTHIA M ELI La querelle de la Sophonisbe (1663) : enjeux critiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 87 Biblio17_205_s05-305End.indd 7 27.05.13 11: 12 8 Table des matières R ICARDO P ÉREZ M ARTINEZ Les Solitudes de Góngora ou la pierre de scandale de la littérature européenne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 101 S ARA D ECOSTER Bibliothèques média(tisa)trices : le roman chez Charles Sorel et Lenglet Dufresnoy. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 113 III. INSTRUMENTALISATIONS POLITIQUES S ARA H ARVEY La critique littéraire dans le Mercure galant : lorsque la galanterie rencontre les exigences d’une politique culturelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . 129 B ÉNÉDICTE P ESLIER P ERALEZ La « prosélyte » et la « colporteuse » : Mmes du Deffand et de Graffigny, médiatrices du littéraire auprès des écrivains et du pouvoir au XVIII e siècle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 143 R ÉMY D UTHILLE Une entreprise de médiatisation de littérature conservatrice en Grande- Bretagne : l’Association de la Couronne et de l’Ancre (1792-1793) . . . . . 157 M ARIE -L AURE A CQUIER Le concours poétique de Saragosse sous l’égide de la comtesse d’Aranda (1617-1618) : une médiatisation littéraire escamotée . . . . . . . . . . . . . . . . 171 IV. CONSÉCRATIONS AUCTORIALES K ATALIN B ARTHA -K OVÁCS Loupe à la main : la construction médiatique de l’amateur, littérateur d’un genre nouveau au XVIII e siècle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 187 É LODIE B ÉNARD La médiatisation de Molière par ses premières Vies (1682-1705) . . . . . . 203 D AMIEN F ORTIN Visages posthumes du « Législateur du Parnasse » : Boileau devant ses biographes (1711-1740). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 217 Biblio17_205_s05-305End.indd 8 27.05.13 11: 12 9 Table des matières M ICHEL W IEDEMANN Le portrait de l’auteur, contribution de la gravure à la médiatisation du littéraire aux XVII e et XVIII e siècles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 233 V. DISSÉMINATIONS CULTURELLES A RIANNE M ARGOLIN Dispute de mots et expérience de pensée dans le débat Newton-Leibniz- Descartes chez Voltaire et chez Émilie du Châtelet. . . . . . . . . . . . . . . . . . 263 P IERRE -H ENRI B IGER L’éventail, moyen de propagation des œuvres littéraires ou théâtrales . . 277 S ASKIA H ANSELAAR La surmédiatisation picturale des poésies d’Ossian autour de 1800 . . . . . 293 Biblio17_205_s05-305End.indd 9 27.05.13 11: 12 Biblio17_205_s05-305End.indd 10 27.05.13 11: 12 Biblio 17, 205 (2013) Avant-propos C HARLES M AZOUER Université Michel de Montaigne Bordeaux 3 Ce que montre le recueil d’études que l’on va lire ? C’est la fécondité herméneutique des concepts modernes quand on s’avise de les appliquer - avec les risques mesurés et circonscrits d’un certain anachronisme - à la littérature de siècles passés. Si le mot même de médiatisation a trente ans à peine, la réalité qu’il désigne, celle de la diffusion qui vise à faire connaître œuvres et auteurs de la littérature dans l’espace public, mutatis mutandis et avec les moyens propres à ces époques qui ne disposaient pas de nos instruments de communication contemporains, était bien présente aux XVII e et XVIII e siècles. La littérature - ou, si l’on veut, le littéraire - ne manquait pas de voies pour se faire connaître des lecteurs et des amateurs, et pour organiser et orchestrer ce que nous appelons sa publicité, dans les œuvres elles-mêmes (pensons à l’usage des titres ou des prologues des pièces de théâtre) ou dans leurs entours. Annonces, querelles critiques, conversations de salon, correspondances, utilisation de la presse et de ses gazettes, catalogues de bibliothèques - au vif de l’événement littéraire -, et - plus tard - vies d’écrivains, portraits, gravures ou mêmes éventails pour réanimer l’intérêt et la curiosité : autant de moyens, d’intermédiaires, de médias en un mot, entre la littérature et ses publics, entre l’objet de la médiatisation et ses cibles. La diversité et la richesse des textes qui suivent prouvent l’intérêt du projet. Ce projet et sa réalisation doivent presque tout à Florence Boulerie, ma jeune collègue, à qui je les avais confiés au moment de tirer ma révérence à l’Université et d’abandonner la direction du Centre de recherches sur l’Europe classique (XVII e et XVIII e siècles), créé en l’an 2000. Avec vaillance et ténacité, elle a surmonté tous les obstacles pour aboutir à la présente publication, la dixième à l’actif de notre modeste équipe. Florence Boulerie a été fidèle à nos orientations. Le projet, avec son parfum de modernité, a attiré nombre de jeunes chercheurs - ces jeunes Biblio17_205_s05-305End.indd 11 27.05.13 11: 12 12 Charles Mazouer chercheurs que nous avons toujours désiré faire parler en les confrontant avec les spécialistes les plus chevronnés et les plus confirmés. Les dix-huit articles qu’elle a réunis présentent également la double marque de fabrique de nos travaux : ils s’intéressent à différentes littératures européennes ; et ils croisent les disciplines dans l’approche du phénomène de la médiatisation du littéraire. Le livre n’aurait pu être réalisé sans le financement inlassablement généreux de notre Équipe d’Accueil CLARE (EA 4593 : « Cultures. Littératures. Arts. Représentations. Esthétique »), de l’université Michel de Montaigne Bordeaux 3 ; notre gratitude va particulièrement à ses deux directrices, Danièle James-Raoul et Nicole Pelletier. Notre université, en tant que telle, a bien voulu participer au financement de l’entreprise. Nous remercions également la Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine et la Région Aquitaine, qui s’y joignirent. Publications du Centre de recherches sur l’Europe classique (XVII e et XVIII e siècles) dans Biblio 17 L’Animal au XVII e siècle. Actes de la 1 ère journée d’études (21 novembre 2001) du Centre de recherches sur le XVII e siècle européen (1600-1700), Université Michel de Montaigne Bordeaux III, édités par Charles Mazouer, Tübingen, Gunter Narr, 2003, 198 p. (Biblio 17, 146). L’Année 1700. Actes du colloque du Centre de recherches sur le XVII e siècle européen (1600-1700), Université Michel de Montaigne Bordeaux III, 30-31 janvier 2003, édités par Aurélia Gaillard, Tübingen, Gunter Narr, 2004, 332 p. (Biblio 17, 154). Les Lieux du spectacle dans l’Europe du XVII e siècle. Actes du colloque du Centre de recherches sur le XVII e siècle européen, Université Michel de Montaigne Bordeaux III, 11-13 mars 2004, édités par Charles Mazouer, Tübingen, Gunter Narr, 2006, 407 p. (Biblio 17, 165). Regards sur l’enfance au XVII e siècle. Actes du colloque du Centre de recherches sur le XVII e siècle européen (1600-1700), Université Michel de Montaigne Bordeaux III, 24-25 novembre 2005, édités par Anne Defrance, Denis Lopez et François-Joseph Ruggiu, Tübingen, Gunter Narr, 2007 (Biblio 17, 172). La Religion des élites au XVII e siècle. Actes du colloque du Centre de recherches sur le XVII e siècle européen (1600-1700), en partenariat avec le Centre Aquitain d’Histoire moderne et contemporaine, Université Michel de Montaigne Bordeaux 3, 30 novembre-2 décembre 2006, édités par Denis Lopez, Charles Mazouer et Éric Suire, Tübingen, Gunter Narr, 2008, 418 p. (Biblio 17, 175). Biblio17_205_s05-305End.indd 12 27.05.13 11: 12 13 Avant-propos Théories et pratiques de la traduction. Actes de la journée d’études (22 février 2008) du Centre de recherches sur l’Europe classique (XVII e et XVIII e siècles), Université Michel de Montaigne Bordeaux 3, édités par Michel Wiedemann, Tübingen, Gunter Narr, 2009, 157 p. (Biblio 17, 182). L’Extrême-Orient dans la culture européenne des XVII e et XVIII e siècles. Actes du 7 e Colloque du Centre de recherches sur l’Europe classique (XVII e et XVIII e siècles), Université Michel de Montaigne Bordeaux 3, 22 et 23 mai 2008, édités par Florence Boulerie, Marc Favreau, et Éric Francalanza, Tübingen, Gunter Narr, 2009, 251 p. (Biblio 17, 183). Spectacles et pouvoirs dans l’Europe de l’Ancien Régime (XVI e -XVIII e siècle), Actes du colloque commun du Centre de recherches sur l’Europe classique et du Centre ARTES, Université Michel de Montaigne Bordeaux 3, 17-19 novembre 2009, édités par Marie-Bernadette Dufourcet, Charles Mazouer et Anne Surgers, Tübingen, Gunter Narr, 2011, 285 p. (Biblio 17, 193). Biblio17_205_s05-305End.indd 13 27.05.13 11: 12 Biblio17_205_s05-305End.indd 14 27.05.13 11: 12 Biblio 17, 205 (2013) La médiatisation du littéraire, un concept pour l’Europe des XVII e et XVIII e siècle F LORENCE B OULERIE Université Michel de Montaigne Bordeaux 3 Comment penser la médiatisation du littéraire dans l’Europe des XVII e et XVIII e siècles ? A priori la tâche semble déplacée car foncièrement anachronique : le mot médiatisation ne fait son apparition dans les dictionnaires qu’au XIX e siècle ; encore le sens d’ « action de médiatiser, de rendre médiat 1 », restet-il longtemps secondaire, derrière le sens historique d’ « action de placer sous la suzeraineté d’un vassal, de l’Empereur (sous le Saint Empire romain germanique) 2 ». Le Dictionnaire de l’Académie, qui ne connaît que médiatiser, donne à ce mot la seule signification politique, de 1835 (sixième édition) à 1935 (huitième édition). Ce n’est qu’en 1893 que médiatiser dans le sens de « rendre médiat 3 » est attesté. L’adjectif médiat,ate, signifiant « qui n’a rapport, qui ne touche à une chose que moyennant une autre qui est entre-deux 4 », était entré dans le Dictionnaire de l’Académie dès la troisième édition, en 1740. Mais le sens commun que l’on donne aujourd’hui au terme médiatisation, « diffusion par les médias 5 », n’apparaît qu’en 1983, forgé sur le sens dernierné de médiatiser : « diffuser par les médias 6 », attesté en 1980 seulement. La médiatisation renvoie donc à une réalité extrêmement récente et projette sur le passé une conception actuelle d’un monde régi par un système de transmission massive de l’information, développé à l’ère de la technologie et des moyens de communication de masse, radio, télévision, Internet, la presse écrite faisant déjà figure de média d’un autre siècle. 1 « 1. médiatisation », sens 2, Grand Robert de la langue française, Dictionnaires le Robert, 2011. 2 « 1. médiatisation », sens 1, ibid. 3 « 1. médiatiser », sens 2, ibid. 4 « Médiat, ate », Dictionnaire de l’Académie, 1740, troisième édition. 5 « 2. médiatisation », Grand Robert de la langue française, op. cit. 6 « 2. médiatiser », ibid. Biblio17_205_s05-305End.indd 15 27.05.13 11: 12 16 Florence Boulerie La critique littéraire parvient à annexer sans trop de mal le XIX e siècle à ce phénomène de médiatisation : la France industrielle et post-révolutionnaire […] est marquée, pour d’évidentes raisons historiques, par l’émergence de ce que nous appelons aujourd’hui un « système médiatique » où la gestion des échanges matériels et immatériels est assurée par des structures standardisées et collectives de médiation. En font partie le journal et les réseaux commerciaux de l’édition, qui ont en charge, entre autres, la diffusion de l’écrit littéraire 7 . Accoler la notion aux modalités de diffusion de la littérature aux XVII e et XVIII e siècles paraît plus délicat. Une telle démarche nous semble cependant envisageable car ces siècles dits classiques connaissent un essor du commerce du livre et de la circulation de l’écrit, imprimé ou non, et voient la naissance et le développement de la presse : une étude de la diffusion du littéraire par les médias, notamment gazettes et journaux, est légitime, même si l’on ne peut encore parler de médias de masse. D’autre part, utiliser la notion de médiatisation pour la période qui précède l’ère industrielle permettrait d’interroger quelques certitudes de l’histoire littéraire : l’émergence de la littérature comme objet autonome, certifiée par son passage de la fonction de médiatrice à l’état d’objet médiatisé 8 , a-t-il bien eu lieu au seuil du XIX e siècle ? La grande rupture de l’histoire littéraire que l’on place au tournant des XVIII e et XIX e siècles est-elle exacte ? La littérature dans l’espace public Distinguer une littérature discours (donc médiatrice) d’une littérature texte (donc médiatisée), est perçu comme un préalable à toute théorisation de l’histoire littéraire : ce n’est qu’à partir du moment où elle devient objet d’un discours extérieur à elle-même et, plus avant, lorsqu’elle devient à elle-même son propre objet de discours, postulat de ce qu’on appellera la modernité, que la littérature peut prétendre à une histoire autonome. Parlant d’ellemême et faisant parler d’elle-même, la littérature entrerait alors dans l’ère de la médiatisation qui serait également l’âge de sa maturité. Or la critique littéraire de cette dernière décennie, qui a contribué à la consolidation de 7 Alain Vaillant, « L’amour, la théorie et l’histoire de la littérature », L’Amour-fiction. Discours amoureux et poétique du roman à l’époque moderne, Presses universitaires de Vincennes, « Essais et savoirs », 2002, p. 22, cité par Corinne Saminadayar-Perrin, « Introduction », Qu’est-ce qu’un événement littéraire au XIX e siècle ? , Saint-Étienne, Publications de l’université de Saint-Étienne, 2008, p. 11. 8 Id. Biblio17_205_s05-305End.indd 16 27.05.13 11: 12 17 La médiatisation du littéraire cette thèse, a souligné que la littérature n’a pu se donner en spectacle dans la société qu’à compter du début du XIX e siècle : ce n’est qu’à ce moment que « la parole littéraire, de droit, non seulement influe sur l’événement mais fait événement 9 ». Dans un contexte de marchandisation des biens qui voit émerger, aussi, les premières notions de droits d’auteur et de propriété intellectuelle, l’écrivain doit orchestrer la publicité de son œuvre ; mais faire parler de soi est également une nécessité pour prendre place dans un ordre historique désormais fondé sur la valeur révolutionnaire du bouleversement soudain. La médiatisation est conçue comme la condition de l’événement ; partant, elle accompagne la pratique de la littérature qui se déploie au XIX e siècle. L’on comprend dès lors que les siècles classiques aient été réduits à la portion congrue dans les ouvrages collectifs Que se passe-t-il ? 10 et Que m’arrive-t-il ? 11 , qui étudient les relations entre littérature et événement ; dans ce dernier volume, les quelques articles portant sur le XVIII e siècle évoquent tous la période immédiatement pré ou post-révolutionnaire, tirant du côté d’une lecture de la manifestation littéraire comme rupture historique. La médiatisation serait un coup d’éclat de l’Histoire qui ne saurait commencer avant la Révolution. De façon plus évidente encore, en s’appuyant sur une argumentation théorique développée dans l’introduction du volume Qu’est-ce qu’un événement littéraire ? , ouvrage dirigé par Corinne Saminadayar-Perrin, celle-ci justifie que l’exploration de la question se fasse exclusivement après 1800 : « L’événementialité de la littérature, dans sa définition comme dans ses pratiques, est une invention du XIX e siècle, tout comme son corollaire que constitue la notion de révolution esthétique 12 ». Dans cette optique, les siècles antérieurs pourront être récupérés par cette conception événementielle de la littérature à condition qu’ils soient passés au filtre de l’histoire littéraire inventée au XIX e siècle. C’est ce qui explique la présence de Corneille (le Cid comme événement) et de Rousseau (l’année 1762) dans la démonstration de Corinne Saminadayar-Perrin : la critique littéraire du dix-neuvième siècle - en l’occurrence Saint-René Taillandier, Taine, Sainte-Beuve et Victor Hugo - a modelé le passé de façon à dessiner les grandes chaînes causales soudain rompues par l’œuvre singulière. Les événements Corneille (1637) et Rousseau (1762) seraient alors essentiellement des constructions intellectuelles a posteriori, exaltant la médiatisation des polémiques esthétiques et idéolo- 9 Corinne Saminadayar-Perrin, op. cit., p. 12. 10 D. Alexandre, M. Frédéric, S. Parent, M. Touret (dir.), Que se passe-t-il ? Événements, sciences humaines et littérature, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Interférences », 2004. 11 Emmanuel Boisset et Philippe Corno (dir.), Que m’arrive-t-il ? Littérature et événement, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Interférences », 2006. 12 C. Saminadayar-Perrin, op. cit., p. 26. Biblio17_205_s05-305End.indd 17 27.05.13 11: 12 18 Florence Boulerie giques contemporaines du Cid ou de l’Émile pour asseoir une conception de la littérature née au XIX e siècle et encore influente aujourd’hui. Tout regard sur la médiatisation dans la période classique serait-il biaisé ? Soumis sans le savoir à des catégories de pensée ultérieures ? Obéissant à une reconstruction idéologique de la littérature ? Pour Alain Vaillant, « sous l’Ancien Régime, c’était le pouvoir qui organisait les événements et faisait de ces grandes mises en scène […] autant de manifestations de sa puissance et de sa grandeur. À l’époque moderne, il arrive que des pouvoirs intermédiaires ou des contre-pouvoirs (les médias, en particulier) prennent l’initiative de créer l’événement 13 ». L’événement tel qu’il est décrit ici renvoie au fait d’actualité, c’est-à-dire à ce qu’Isabelle Tournier définit comme « ce qui fait date », l’opposant à ce qui fait l’histoire : L’événement qui s’épuise dans le temps bref de l’actualité, ou le temps court de l’intégration institutionnelle, fait date et non événement. Il appartient à une autre série historique, celle de la chronique et de la vie littéraire, non celle de l’œuvre et de l’histoire littéraire 14 . Cette différenciation, qui repose sur la séparation du dehors (la vie littéraire) et du dedans (la création littéraire), en valorisant la seconde, dévalorise la médiatisation historique au profit d’une médiatisation transhistorique qu’on ne sait où faire commencer. Se plaçant dans la lignée des grandes analyses sociologiques de l’histoire, Alain Vaillant envisage clairement l’inscription de la littérature dans son époque. Il distingue une période que l’on pourrait appeler anté-médiatique, où la cérémonie royale médiatise le pouvoir en faisant tenir à la littérature le rôle d’intermédiaire, d’une époque médiatique, où l’intervention des médias, c’est-à-dire de voix différentes et libres, sur la scène publique, fait de la littérature l’objet de la manifestation. Alain Vaillant place le point de rupture entre les XVIII e et XIX e siècles ; or ce clivage a pu être situé par certains critiques entre les XVII e et XVIII e siècles. Ainsi, selon Jean- Paul Sartre, « la littérature, qui n’était [jusqu’au XVIII e siècle] qu’une fonction conservatrice et purificatrice d’une société intégrée, prend conscience en [l’écrivain] et par lui de son autonomie 15 ». Sartre jugeait la situation de l’écrivain du XVII e siècle diamétralement opposée à celle du siècle suivant : 13 Alain Vaillant, « L’invention de l’événement littéraire », dans C. Saminadayar-Perrin (dir.), op. cit., p. 33. 14 Isabelle Tournier, « Événement historique, événement littéraire. Qu’est-ce qui fait date en littérature ? », Revue d’Histoire Littéraire de la France, Paris, Presses Universitaires de France, 2002, n° 5, vol. 102, p. 758. 15 Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la littérature ? , Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », [1948] 2002, p. 110. Biblio17_205_s05-305End.indd 18 27.05.13 11: 12 19 La médiatisation du littéraire Au XVII e siècle, en choisissant d’écrire, on embrassait un métier défini avec ses recettes, ses règles et ses usages, son rang dans la hiérarchie des professions. Au XVIII e siècle, les moules sont brisés, tout est à faire, les ouvrages de l’esprit, au lieu d’être confectionnés avec plus ou moins de bonheur et selon des normes établies, sont chacun une invention particulière 16 . Au nom de l’évolution de l’espace public, devenant espace ou s’exprimerait l’universel dans un dépassement de l’actualité factuelle que le surgissement des médias suppose, une enquête sur la médiatisation de la littérature au XVIII e siècle pourrait être possible. Les thèses développées par Jürgen Habermas, bien que différentes de celles de Jean-Paul Sartre, vont dans ce sens, rendant envisageable sur le plan théorique une telle investigation. Ainsi, Habermas oppose la représentation de Cour, reposant sur la fête ostentatoire et la démonstration de grandeur, à la sphère publique bourgeoise s’appuyant sur l’échange, donc la médiatisation. Et de distinguer le public du XVII e siècle, formé de la Cour, d’une « frange urbaine de la noblesse » et de « la couche supérieure et restreinte de la bourgeoisie 17 » parisienne, du public qui se forme au XVIII e siècle, qui ne peut « jamais se fermer sur lui-même 18 » dans la mesure où, en tant que représentation bourgeoise, il est le porte-parole du « grand public », à savoir toutes les personnes privées considérées comme lecteurs, auditeurs, spectateurs. Cependant, chez Sartre comme chez Habermas, le XVIII e siècle, même s’il est admis au titre de la médiatisation, apparaît comme le moment où la littérature quitte un cercle restreint et figé (celui de la pure répétition chez Sartre, de l’ostentation chez Habermas) pour s’acheminer vers la liberté de penser et d’agir. Siècle de transition, le XVIII e siècle conduirait la littérature à sa libération démocratique. Or une telle lecture, de type téléologique, résiste mal à l’examen. Aux yeux d’Hélène Merlin, la thèse d’un public classique homogène, donc cloisonnant la littérature dans des normes fixes, est une fiction qu’il convient de démonter : Analysant la « sphère publique littéraire » comme une configuration sociale qui naît en rupture avec tout ce qui précède, Habermas oppose de façon très tranchée deux univers « littéraires » et même discursifs, qui correspondent à deux réalités sociales bien distinctes : celui du livre 16 Ibid., p. 112. 17 Jürgen Habermas, L’Espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, [1962], traduit de l’allemand par Marc B. de Launay, Paris, Payot, coll. « Critique de la politique Payot », 1978, p. 42. 18 Ibid., p. 48. Biblio17_205_s05-305End.indd 19 27.05.13 11: 12 20 Florence Boulerie imprimé et des arguments, propre à la « sphère publique bourgeoise », celui de la rhétorique, de la conversation et des bons mots, propre à la « sphère publique structurée par la représentation ». Un premier public de représentation, public courtisan et mondain que ne désignerait pas ou ne devrait pas désigner le nom de public, précèderait donc le « public littéraire » dont le nom de public au XVII e siècle signalerait l’apparition et le développement 19 . Hélène Merlin fait remonter à la querelle du Cid, qui aurait « imposé la notion de public dans le domaine de l’art poétique 20 » les conditions de naissance de la littérature : alors que l’histoire littéraire du XIX e siècle mettait en lumière le Cid comme un événement permettant d’écrire le sens de la littérature, Hélène Merlin l’analyse comme un moment de la médiatisation constitutive du concept de littérature. La thèse de l’autonomisation de la littérature n’est pas réfutée, ni même celle d’une évolution de la notion de public qui l’accompagne, depuis le « public visible » qui reconnaissait son image dans la littérature jusqu’au « public dicible », qui se met à exister dans les échanges sur la littérature au cours de la seconde moitié du XVII e siècle, notamment autour du Mercure galant ; mais les travaux d’Hélène Merlin situent ces changements au XVII e siècle sans tenter d’expliquer la fin par les débuts et en essayant plutôt de concevoir les « multiples modalités » selon lesquelles la littérature « s’offre au partage et offre des images de partage 21 ». Pourquoi le littéraire ? Si notre enquête sur la médiatisation de la littérature aux siècles classiques se trouve légitimée par les ouvertures du discours critique sur lesquelles notre réflexion peut prendre appui, elle n’en conduit pas moins à reconsidérer les représentations historiographiques de la littérature. Il ne s’agit pas tant d’intégrer les XVII e et XVIII e siècles à la modernité que de bousculer les grandes lignes de rupture structurant l’histoire littéraire et de parvenir à saisir toutes les nuances d’une époque d’où peut sortir une forme de vérité de la littérature. De la littérature, ou du littéraire ? Ici, notre démarche voudrait prendre ses distances avec un autre mythe : celui du texte comme objet pur, unique comme un joyau solitaire. « La réflexion sur l’historicité plurielle de l’histoire 19 Hélène Merlin, Public et littérature en France au XVII e siècle, Paris, Les Belles Lettres, 1994, p. 29. 20 Ibid., p. 155. 21 Ibid., p. 391. Biblio17_205_s05-305End.indd 20 27.05.13 11: 12 21 La médiatisation du littéraire littéraire est souvent réduite à la portion congrue 22 », écrivait José-Luis Diaz en tête d’un numéro de la Revue d’Histoire littéraire de la France consacré à l’histoire littéraire : De quoi rêver, comme le faisait Barthes, à cette utopie : une histoire littéraire sans œuvres ni auteurs. Histoire du « littéraire » plutôt qu’histoire de la littérature, et se démarquant d’elle de manière ostensible. Une histoire littéraire qui se poserait à chaque ligne la question de l’historicité plurielle des faits liés à l’exercice de la littérature 23 . Notre pratique sera moins radicale ; nous ne procéderons pas à l’effacement des œuvres et des auteurs, mais en cherchant la littérature au milieu des échanges de l’espace public, nous sommes confrontés à une présence « littéraire » qui ne se réduit ni à l’œuvre, ni à la personne de l’auteur. Étudier la médiatisation du littéraire plutôt que la médiatisation de la littérature, c’est reconnaître que la littérature existe au-delà d’elle-même, dans des modalités de présence au public et de transmission sociale qui excèdent le rapport de l’auteur au lecteur centré sur l’œuvre créée. Une telle approche pourrait s’apparenter à une étude des pratiques culturelles et relever des cultural studies. Notre perspective restera cependant celle de l’histoire littéraire, avec pour objectif de mieux cerner les conceptions de la littérature aux XVII e et XVIII e siècles. Non pas histoire de la réception mais histoire de la circulation de la littérature sous les formes multiples qu’elle a pu emprunter, comme objet, thème, personnage, intrigue, modèle de vie, symbole, outil politique, rythme du temps et repère de l’espace privé ou public, une enquête sur la médiatisation du littéraire nous entraîne vers une redéfinition de la littérature. En quoi consiste la médiatisation du littéraire ? Écoutons Jean-Jacques Rousseau : Ceux qui pensent qu’il suffit de lire les livres qui [se font à Paris] se trompent : on apprend beaucoup plus dans la conversation des auteurs que dans leurs livres ; et les auteurs eux-mêmes ne sont pas ceux avec qui l’on apprend le plus 24 . Le bon goût, dont parle ici Rousseau, se forme davantage par la conversation que par la lecture, signe que la médiatisation joue à plein dans la construction d’un des termes essentiels de la littérature - le jugement de goût -, signe également du caractère impalpable et insaisissable de cette médiatisation qui 22 José-Luis Diaz, « Quelle histoire littéraire ? Perspectives d’un dix-neuviémiste », Revue d’Histoire Littéraire de la France, juillet-septembre 2003, n° 3, p. 518. 23 Id. 24 Jean-Jacques Rousseau, Émile ou de l’éducation, édition de T. L’Aminot, F. et P. Richard, Paris, Bordas, coll. « Classiques Garnier », 1992, Livre IV, p. 427. Biblio17_205_s05-305End.indd 21 27.05.13 11: 12 22 Florence Boulerie échappe à tout support, le média se faisant procédé plutôt qu’objet de transmission. Aussi l’époque classique - et le XVIII e siècle en particulier - serait caractérisée par une médiatisation orale, un art de la conversation évoqué par Habermas, pour qui les Dialogues de l’abbé Galiani sur le commerce des céréales donnent une image exemplaire de la manière élégante dont conversations et discussions alternaient, dont on traitait ce qui était superficiel, les voyages et la santé, avec autant de sérieux que ce qui était essentiel, le théâtre et la politique : en passant 25 . Paroles médiatisatrices du goût et du jugement sur le théâtre du temps, les conversations se saisissent au travers d’œuvres singulières ou d’instantanés épistolaires qui en restituent quelques fragments. Avant de s’objectiver dans des ouvrages, lettres, livres, périodiques, la médiatisation du littéraire se réalise dans une sociabilité animée dont la littérature n’est qu’un argument parmi d’autres, et l’auteur, selon Rousseau, un convive parfois superflu. Dans cette circulation de paroles autour de la littérature, où le bavardage côtoie la pensée, et où se mêlent, à écouter Habermas, l’économique, le politique et l’esthétique en même temps que le privé et le public, l’auteur passe-t-il au second plan, cédant la première place à des voix mal définies ? Si les femmes « surgissent quand on s’intéresse à l’histoire de la conversation, des salons, de l’espace public 26 », parce qu’on les associe plus traditionnellement au littéraire qu’à la littérature, leur refusant trop souvent le statut de créatrices - et il faudra se demander dans quelle mesure leur participation effective à la médiatisation du littéraire ne fait pas d’elles des créatrices à part entière -, l’on ne saurait pour autant réduire les instances de médiatisation à quelques figures de salonnières ou d’épistolières ayant l’art de diffuser informations et commentaires sur les spectacles, les textes, les auteurs, ou les fluctuations du goût. La médiatisation du littéraire s’accomplit de façon beaucoup plus diversifiée, y compris sous la forme paradoxale d’une mise en circulation clandestine de textes littéraires contestataires, phénomène dont la critique mesure désormais l’ampleur. Si la diffusion du littéraire dépend des personnes privées, en tant que juges et utilisateurs de la littérature, elle est aussi le fait d’artistes, que l’on pense aux peintres, dessinateurs, graveurs, qui font circuler thèmes littéraires et images des écrivains, dotant l’espace social d’une imagerie littéraire. Elle se fait aussi par le biais de gens briguant le 25 J. Habermas, op. cit., p. 45. 26 Christine Planté, « La place des femmes dans l’histoire littéraire : annexe, ou point de départ d’une relecture critique ? », Revue d’Histoire Littéraire de la France, juillet-septembre 2003, n° 3, p. 656. Biblio17_205_s05-305End.indd 22 27.05.13 11: 12 23 La médiatisation du littéraire statut de créateur, comme les journalistes ou les amateurs d’art. Cependant, cette dimension privée de la médiatisation, d’un privé qui s’ouvre vers le public, ne doit pas faire oublier que les principales instances de diffusion du littéraire sont, aux XVII e et XVIII e siècles, des institutions : l’État, au travers de ses représentations officielles, spectacles littérairement orchestrés du pouvoir, de ses académies proclamant leur prééminence dans la direction de la vie littéraire et esthétique ; l’Église, en tant qu’ordonnatrice d’un langage de vérité et organisatrice de l’enseignement public. D’où la multiplication des espaces de la médiatisation, depuis les lieux de la manifestation des pouvoirs religieux ou politiques, jusqu’aux ruelles des femmes du monde, en passant par les théâtres, cafés et boutiques des libraires. Cet espace de la médiatisation, s’il peut être local, limité à un hôtel particulier, à une ville, ou à une province, nous intéressera davantage encore quand il deviendra national et même européen, franchissant les frontières pour devenir international. Mais toujours une même question fait retour : celle de la temporalité de la médiatisation. La médiatisation n’est-elle qu’un fait d’actualité, impliquant un temps bref de réalisation, ou bien peut-elle s’inscrire dans la durée ? Médiatiser, est-ce faire beaucoup de bruit autour de la littérature, un tapage éphémère comme l’on en connaît aujourd’hui ? Ou est-ce transmettre à plus long terme les œuvres, leurs auteurs et les traces de leur imprégnation dans l’espace public ? Est-ce de la sorte contribuer à des modifications en profondeur de la société et de la littérature elle-même ? Certes, notre représentation mythique de la littérature voudrait bien que le littéraire soit atemporel et que les manifestations de la littérature finissent par rencontrer l’éternité. Cependant, penser la médiatisation, nous l’avons vu, implique de concevoir le littéraire dans sa temporalité historique, nécessairement limitative. Cerner ces limites, la manière dont elles peuvent être fixées, est donc un objectif de ces recherches. Médiatisation et réalité économique de la littérature La temporalité de la médiatisation nous est apparue comme un principe organisateur des articles réunis dans ce volume. Partant de la représentation de la médiatisation comme fait d’actualité, notre parcours, en progressant par cercles concentriques, nous mènera jusqu’aux traces du littéraire laissées à la postérité par une médiatisation dont les limites sont au-delà du fait littéraire qui a pu la motiver. Ainsi, commençant avec les stratégies publicitaires des auteurs, justifiées par les nécessités économiques immédiates - paradoxe d’une médiatisation exigée par l’immédiateté ! - nous verrons tout d’abord Biblio17_205_s05-305End.indd 23 27.05.13 11: 12 24 Florence Boulerie les moyens utilisés par les écrivains pour se faire connaître et attirer une clientèle, avant même de séduire un public de lecteurs ou de spectateurs. Diffuser les informations commerciales sur le livre est le premier degré de la médiatisation de la production littéraire ; fonctionnant dans le temps serré des échanges économiques, cette pratique demande des voies rapides et efficaces. Jean-Marc Buiguès, menant une enquête systématique sur la presse espagnole au tournant des XVII e et XVIII e siècles, dresse un tableau statistique du champ médiatique permettant de vérifier le rôle croissant de la presse hebdomadaire dans la publicité faite aux imprimés littéraires, dévoilant du même coup la répartition sociologique et géographique des auteurs ainsi que l’essor de l’activité littéraire dans une Espagne marquée par « l’action propagandiste de la Couronne et de l’Église ». Ce vaste panorama met en évidence la façon dont la Gaceta a mis ses lecteurs à contribution dans la fabrication de l’événement littéraire et la pérennisation des spectacles d’actualité. Comment les pièces de théâtre attirent-elles leurs spectateurs ? C’est la question que se posent Sandrine Blondet et Jeanne-Marie Hostiou, y répondant chacune de façon complémentaire : la première étudie l’usage des titres dans la scène parisienne du milieu du XVII e siècle, la seconde explore le genre médiatique du prologue dramatique, à la mode de 1680 à 1760. Sandrine Blondet démontre à quel point le titre d’une pièce de théâtre peut être un outil de médiatisation, utilisé pour prendre position sur la scène commerciale avant même de servir des objectifs esthétiques ou idéologiques. Jeanne-Marie Hostiou retrace quant à elle l’histoire d’un genre médian, chargé de capter le public et de l’attacher au spectacle qui va suivre, genre dont l’utilité est de plus en plus contestée mais qui connaît néanmoins son apogée au début du XVIII e siècle, quand son rôle publicitaire évolue vers un rôle d’« embrayeur de théâtralité » articulant le social et l’esthétique. C’est que la médiatisation commerciale ne peut être totalement séparée d’une réflexion sur l’objet littéraire et le sujet créateur, comme nous le montre Marion Lopez-Burette dans son étude de Tristram Shandy : valoriser l’œuvre, cela consiste pour Sterne à singulariser son écriture par un désordre narratif qui recèle l’unité du moi, et à bousculer les habitudes éditoriales pour faire de chaque exemplaire du livre un objet unique. Ainsi l’originalité de l’auteur - esprit et corps atypiques - devient un argument de vente. Cette stratégie de communication peut nous frapper par sa modernité. La promotion des œuvres n’est donc pas seulement médiatisation du texte, ni même du livre en tant qu’objet, ou de la pièce en tant que spectacle : elle met en jeu les personnes, comédiens et auteurs, mais aussi les conceptions du beau. Biblio17_205_s05-305End.indd 24 27.05.13 11: 12 25 La médiatisation du littéraire Médiatisation et élaboration esthétique de la littérature Questions d’actualité, les débats esthétiques relèvent en partie de la promotion commerciale, mais ils cherchent cependant moins à augmenter les ventes qu’à assurer, pour emprunter au discours de la sociologie, des positions de pouvoir au sein du champ littéraire. Prenant la forme de la querelle ponctuelle ou de la polémique plus durable, ces joutes d’opinion démontrent combien la littérature est redevable à la médiatisation critique qui, en modelant les contours de la lecture, contribue à l’évolution de l’objet littéraire. Cinthia Meli analyse ainsi comment la Sophonisbe de Corneille a déclenché en 1663 une querelle au cours de laquelle l’affrontement entre Donneau de Visé et d’Aubignac a certes éclairé la poétique cornélienne, et fait renaître le débat sur la vraisemblance déjà soulevé en 1637 lors de la querelle du Cid, mais a surtout servi à légitimer l’activité critique elle-même. La médiatisation du texte dramatique par le débat esthétique produit à la fois des principes poétiques pour l’écriture théâtrale et des justifications ontologiques du discours critique devenu activité littéraire à part entière. Que la littérature critique prenne son autonomie au XVII e siècle, c’est aussi ce que montre Ricardo Pérez Martinez dans son article sur les polémiques suscitées par les Solitudes de Góngora : les débats qui ont suivi la publication de l’œuvre (1613), prolongés jusqu’en 1666, au lieu d’éclairer la poésie hermétique de Góngora, ont fait écran à la réception, empêchant de cerner la nouveauté du poète. Le travail du critique d’aujourd’hui sera d’atteindre la vérité de l’œuvre en perçant le brouillard polémique qui, par son ampleur médiatique, a obscurci l’esthétique. Sara Decoster étudie sous un angle fort différent les filtres esthétiques fournis par la médiatisation : en se penchant sur les conceptions du genre romanesque chez Charles Sorel (1667) et Lenglet Dufresnoy (1734), elle attire l’attention sur le rôle des « bibliothèques », catalogues bibliographiques devenant prescriptions de lecture. Le roman, jusqu’alors méprisé, s’en trouve valorisé ; la médiatisation, notamment au prix du scandale causé par les provocations de Lenglet Dufresnoy, entraîne une « restructuration du champ littéraire ». Médiatisation et positionnement politique du fait littéraire Les débats littéraires s’inscrivent directement dans le champ historique et social ; le métadiscours qui fait une publicité esthétique aux œuvres - avec de possibles retombées économiques pour l’écrivain, que ce soit du point du vue commercial ou du point de vue de la reconnaissance officielle - est en quête Biblio17_205_s05-305End.indd 25 27.05.13 11: 12 26 Florence Boulerie d’un pouvoir de législation esthétique qui ne peut être totalement dissocié de la recherche d’une position socio-politique. Perceptible chez Donneau de Visé dès la querelle de 1663, cette volonté prend tout son relief avec la création du Mercure galant analysée par Sara Harvey. Le journal fondé en 1672 semble rapidement se servir des nouvelles littéraires comme d’un prétexte à une autopromotion, non seulement du périodique, mais de son fondateur lui-même, qui ambitionne une place de choix dans la politique culturelle de la monarchie louis-quatorzienne. L’on comprend bien ici que la médiatisation du littéraire ne se confond pas avec l’information sur la littérature : davantage diffusion d’une sociabilité littéraire que production d’un idéal esthétique, le journal finit en « institution politique ». Plus diffuse est l’influence politique des épistolières que sont Mmes du Deffand et de Graffigny, étudiées par Bénédicte Peslier Peralez. Médiatisatrices auprès des élites du XVIII e siècle, elles écrivent « dans l’ombre de la scène publique », rendant compte des nouveautés du théâtre et des libraires, assurant la réputation des auteurs et jouant de leurs réseaux mondains pour obtenir des places, pensions et reconnaissances, mais aussi, toujours à l’affût de la nouveauté, mettant tout en œuvre pour faire circuler les ouvrages clandestins et interdits. Si la médiatisation peut jouer le rôle de contre-pouvoir souterrain, favorisant la transmission secrète d’informations littéraires contestataires, elle peut également conforter les structures socio-politiques existantes. Les enjeux de pouvoir sont évidents dans la période considérée par Rémy Duthille : en 1792-1793, il s’agit de contrer les idées révolutionnaires qui risquent de s’importer en Angleterre. En luttant contre la littérature séditieuse, l’Association de la Couronne et de l’Ancre prône donc une littérature conservatrice à diffusion populaire, destinée à supplanter une littérature de colportage jugée dangereuse. La dimension politique de la littérature apparaît clairement dans cette contre-médiatisation qui fonctionne comme un phénomène de propagande. Il arrive cependant que les apparences soient plus mêlées. Entre sphère privée et sphère publique, entre objectifs esthétiques et ambitions politiques, la médiatisation du littéraire est parfois subtilement révélatrice de stratégies individuelles ou collectives. Marie-Laure Acquier nous le démontre au travers du cas du concours poétique de Saragosse en 1617-1618. Destinées à glorifier Ramon Nonat du monastère de la Merci, les pièces poétiques médiatisées lors de fêtes fastueuses sont ensuite publiées sous la forme d’un recueil dont la composition révèle les enjeux religieux (la canonisation de Nonat), aristocratiques (le rayonnement des grandes familles aragonaises), et personnels (la gloire littéraire de la comtesse d’Aranda). La consécration de l’auteur est imbriquée dans la glorification politico-religieuse. Biblio17_205_s05-305End.indd 26 27.05.13 11: 12 27 La médiatisation du littéraire Médiatisation du littéraire et fabrique de l’auteur La médiatisation du littéraire tient une place dans la configuration (ou la reconfiguration) de l’espace public contemporain, en tant qu’espace économique, esthétique et politique ; elle joue également un rôle dans la construction de la figure de l’auteur. Nous avons vu plus haut comment elle légitimait le critique littéraire, qui passerait peu à peu du statut d’extérieur à la littérature à celui d’acteur de la littérature ; Katalin Bartha-Kovács nous fait considérer comment l’amateur d’art acquiert à son tour, au cours du XVIII e siècle, le statut d’auteur par la médiatisation de son image dans les brochures des Salons. Décrié, caricaturé, méprisé par les artistes, le critique connaît une médiatisation défavorable de son comportement et de son allure, qui vise à discréditer son discours sur l’art. Néanmoins, cette dispute médiatique - aux retentissements politiques - atteste l’émergence d’un nouveau type d’écrivain : le critique d’art. Médiatiser, c’est également faire circuler des représentations des auteurs et fabriquer leur existence dans le champ littéraire : en ce domaine, le genre biographique a largement contribué à la valorisation des écrivains au-delà de leur existence historique ponctuelle. Élodie Bénard, en étudiant les premières Vies de Molière, de 1682 à 1705, analyse la construction hagiographique du comédien-dramaturge, détournant le réel pour vanter tantôt « la civilité galante » incarnée en Molière, tantôt « le personnage vivant et pittoresque » de la vie privée. Tributaire de l’évolution des mœurs et des préoccupations des biographes, la représentation de l’écrivain évolue au gré du temps, médiatisant des images de Molière qui sont autant de pistes de lecture de ses œuvres. Damien Fortin, dans son étude des Vies de Boileau, s’intéresse ainsi aux liens que les biographes cherchent à établir entre l’homme et l’œuvre, sachant que les ouvrages du « Législateur du Parnasse » élaboraient déjà la représentation publique de leur auteur. Offrant « une image sédimentée de l’image publique du poète », les Vies de Boileau ont dressé le portrait du classicisme sous couvert de peindre celui de l’homme, avec une conséquence à rapprocher de celle qu’eut pour Góngora le débat critique : l’obscurcissement de l’œuvre et de l’auteur. La médiatisation du littéraire a souvent pour corollaire une illusion durable de l’histoire littéraire. En mettant la figure de l’écrivain sous les feux de la postérité, la médiatisation dépasse des vues strictement publicitaires afin de consacrer l’auteur et l’inscrire dans une histoire publique du littéraire qui peut servir une politique nationaliste. En l’occurrence, la gravure est un support efficace : la typologie des portraits d’auteurs élaborée par Michel Wiedemann nous le prouve. Venant illustrer des ouvrages luxueux, les portraits gravés témoignent d’une Biblio17_205_s05-305End.indd 27 27.05.13 11: 12 28 Florence Boulerie dévotion à l’égard des écrivains illustres dont le public retiendra, à la faveur de l’image ou de sa légende, les principaux faits de gloire. Médiatisation du littéraire et dissémination culturelle Le littéraire ainsi médiatisé entre dans l’édification culturelle des nations. Sans doute la médiatisation du littéraire peut-elle alors parfois se confondre avec la vulgarisation de la littérature - y compris de la littérature spécialisée dans les questions scientifiques - comme c’est le cas avec l’émulation entre Voltaire et Mme du Châtelet étudiée ici par Ariane Margolin. Alliant analyse savante et illustration par la gravure, la marquise du Châtelet médiatise avec succès, auprès d’un public européen, une culture scientifique moderne. Une comparable dissémination culturelle, ouvrant les frontières politiques et temporelles de la médiatisation, peut être repérée dans le passage de la littérature à l’objet, cette fois artistique, qu’elle inspire. Qu’il s’agisse d’éventails ou de tableaux, les créations littéraires connaissent une vulgarisation par le biais d’objets qui les médiatisent, mais qui sont autant de re-créations évoquant de plus en plus lointainement leur source, jusqu’à produire une impression d’univers littéraire impalpable dont le texte, l’auteur et le lecteur ont disparu. Pierre-Henri Biger, en cherchant sur les éventails des XVII e et XVIII e siècles les traces des œuvres littéraires et théâtrales de leur temps, médite ainsi sur l’illisibilité du texte dans l’image qui le médiatise. Saskia Hanselaar, enfin, en reprenant l’histoire de l’adaptation des poésies d’Ossian par les arts picturaux, montre comment l’excès de médiatisation au début du XIX e siècle, en grande partie lié au goût de Napoléon, a conduit à un appauvrissement de la représentation ossianique dès les années 1820. Le mythe littéraire du XVIII e siècle, en se disséminant dans la culture européenne, a connu à la fois le succès de la médiatisation, et sa contrepartie, la cristallisation et l’abandon. Paradoxalement, la médiatisation du littéraire, qui devrait être mise en lumière de la littérature, apparaît aussi comme faisant courir à la littérature un risque d’occultation. Si elle peut avoir des objectifs directs, en donnant de la publicité aux œuvres, aux esthétiques, aux auteurs, la diffusion du littéraire a également des conséquences involontaires. Ne pouvant donc être résumée à un processus finaliste et positif, la médiatisation ouvre la réflexion sur la configuration historique de la littérature : au-delà du trio auteur/ œuvre/ lecteur, impliquant une étude de la création et de la réception, elle nous en- Biblio17_205_s05-305End.indd 28 27.05.13 11: 12 29 La médiatisation du littéraire traîne du côté de l’élaboration sociopolitique de l’espace public et de la mémoire collective. Processus vivant de génération de la littérature - impliquant par conséquent aussi mort et disparition -, la médiatisation du littéraire nous permet de concevoir une littérature qui ne soit pas perpétuation mythique d’elle-même, mais actualisation permanente du mythe. Biblio17_205_s05-305End.indd 29 27.05.13 11: 12 Biblio17_205_s05-305End.indd 30 27.05.13 11: 12 I. Stratégies publicitaires Biblio17_205_s05-305End.indd 31 27.05.13 11: 12 Biblio17_205_s05-305End.indd 32 27.05.13 11: 12 Biblio 17, 205 (2013) Les annonces d’imprimés littéraires dans la presse espagnole : 1697-1737 J EAN -M ARC B UIGUÈS Université de Bordeaux 3 L’année 1737 marque, à bien des égards, une rupture dans l’histoire de la presse littéraire avec la publication en 1737 du premier tome du Diario de los literatos de España considérée comme la première vraie revue littéraire publiée en Espagne 1 . Cette même année voit le jour la Poétique d’Ignacio de Luzán qui prône une réforme des Lettres inspirée des modèles français. À titre d’exemple, le troisième livre consacré au théâtre s’efforce de démontrer la nécessité d’appliquer la règle d’unité de temps, de lieu et d’action en opposition au théâtre espagnol classique et baroque. Les critiques d’ouvrages que publie le Diario et celles explicites de Luzán qui appuie sa théorie par l’analyse d’exemples précis, parfois contemporains, vont susciter attaques et polémiques, imprimées et manuscrites, qui constituent sans doute le premier débat littéraire public du XVIII e en Espagne. Cette forte médiatisation du littéraire qui utilise le canal de la presse spécialisée, le journal littéraire, tel qu’on pouvait le concevoir à l’époque, a cependant été précédée d’une autre forme de médiatisation de l’édition littéraire, certes moins spectaculaire mais ô combien plus durable 2 , les annonces d’imprimés dans la presse généraliste. Notre étude se basera sur l’analyse des annonces d’imprimés littéraires publiées dans la Gaceta de Madrid 3 entre 1697 et 1737. 1 L’ouvrage de Jesús Castañón (La crítica literaria en la prensa española del siglo XVIII, 1700-1750, Madrid, Taurus, 1973) porte sur le Diario de los literatos. L’analyse la plus complète de la critique littéraire en Espagne est l’article d’Inmaculada Urzainqui, « La crítica literaria en la prensa del siglo XVIII. Elementos de su discurso teórico », Bulletin Hispanique, tome 102, n° 2, 2000, pp. 519-559. 2 Le Diario ne paraîtra qu’entre 1737 et 1741. 3 Après les études pionnières d’E. Hartzenbush (Apuntes para un catálogo de periódicos madrileños desde el año 1661 al 1870, Madrid, 1894) et de J. Pérez de Guzmán (Bosquejo histórico documental de la “Gaceta de Madrid”. Escrito al entrar en el siglo IV de su existencia y para solemnizar la declaración de la mayoría de edad del Rey D. Al- Biblio17_205_s05-305End.indd 33 27.05.13 11: 12 34 Jean-Marc Buiguès L’apparition de la presse hebdomadaire 4 en Espagne au XVII e siècle se caractérise par l’imitation des modèles européens, plus particulièrement français. Après plusieurs tentatives qui s’échelonnent entre 1624 et 1696 sous diverses formes éditoriales à Madrid, Barcelone, Séville, Saragosse, Valence et Malaga, la première publication hebdomadaire pérenne - la Gaceta de Madrid - apparaît à Madrid en 1697. Cette gazette, qui constitue la suite éditoriale de celle créée à l’initiative de Don Juan José d’Autriche en 1661, dont elle reprend partie du titre (Gaceta ordinaria de Madrid), va se transformer, sous la ferme direction du financier et éditeur Juan de Goyeneche, en l’organe officiel de la couronne. Publication hebdomadaire (elle deviendra bihebdomadaire en 1778), elle offre tous les mardis sous la forme de fascicules de huit à seize pages in quarto des informations essentiellement politiques et militaires de l’Europe, une copie des textes juridiques royaux, des listes des principales nominations à des fonctions politiques, administratives et religieuses ainsi que des nouvelles de la famille royale (naissances, cérémonies, etc.) et plus largement de la vie de cour. La dernière page du journal peut également se conclure par un encart publicitaire consacré à la publication d’un imprimé (livre, carte, gravure, etc.). Ce journal jouira d’une position de quasimonopole durant le premier tiers du XVIII e siècle. Racheté par la couronne en 1761, il deviendra en 1844 le Bulletin officiel de l’État, mais ne cessera pas pour autant de publier des encarts publicitaires d’imprimés. Son tirage oscille entre sept et douze mille exemplaires durant le règne de Charles III. Son aire de diffusion comprend l’Espagne et les possessions américaines et italiennes de la Couronne où il est reçu, gratuitement semble-t-il, par les organismes administratifs civils et religieux. Tirage, aire de diffusion et longévité en font le périodique espagnol le plus important du XVIII e siècle. fonso XIII, Madrid, Imprenta sucesora de M. Minuesa de los Ríos, 1909), l’ouvrage de référence est l’étude de Luis Miguel Enciso Recio : La Gaceta de Madrid y El Mercurio histórico y político, 1756-1791, Valladolid, Universidad de Valladolid, 1957. Plus récemment : Sara Núñez de Prado, « De la Gaceta de Madrid al Boletín oficial del Estado », Historia y Comunicación Social, Madrid, vol. 7, 2002, pp. 147-160. 4 Les ouvrages de référence dans ce domaine sont : Paul Guinard, La Presse espagnole de 1737 à 179. Formation et signification d’un genre, Paris, Institut d’Études Hispaniques, 1973 ; Isabelle Larriba, Le Public de la presse en Espagne (1781-1808), Paris, Honoré Champion, 1998 ; Joan Cavaillon Giomi, « Les libraires et la diffusion de la presse à Madrid à la fin du XVIII e siècle », El Argonauta español, n° 5, 2008, [en ligne] argonauta.imageson.org, disponible sur : http : / / argonauta.imageson.org/ document106.html [page consultée le 9 novembre 2012]. Biblio17_205_s05-305End.indd 34 27.05.13 11: 12 35 Les annonces d’imprimés littéraires dans la presse espagnole La Gaceta : annonces d’imprimés et littérature C’est le regretté professeur François Lopez qui lança il y a de cela une vingtaine d’années un vaste programme d’informatisation de ces annonces d’imprimés 5 . La base ainsi constituée comprend environ dix-neuf mille fiches et embrasse soixante-quinze pour cent du XVIII e siècle 6 ainsi que l’année 1807. L’évolution générale des annonces d’imprimés est la suivante : Annonces/ an Annonce/ mois Annonces/ numéro 1697-1710 6,2 0,5 0,5 1711-1720 24,0 2,0 2,0 1721-1730 87,1 7,3 1,6 1741-1750 125,8 10,3 2,3 1751-1760 123,1 10,3 2,3 1761-1770 186,8 15,6 3,5 1771-1780 148,3 12,4 1,4 1783 322,0 26,8 3,0 1791-1793 1230,0 102,5 22,8 1807 1234,0 102,8 11,4 Tous les paramètres du tableau concordent pour dire que les annonces d’imprimés qui n’étaient les premières années qu’un élément occasionnel deviennent au fil des ans un élément constitutif de la Gaceta. À partir des années 1780, les annonces figurent dans tous les numéros et l’encart de deux ou trois lignes qui concluait la dernière page du journal couvre dorénavant la totalité de cette dernière page. L’information minimale des premières annonces - titre de l’ouvrage souvent incomplet, auteur dans la majorité des cas et lieu de vente - s’enrichit progressivement d’informations de nature bibliographique (format, nombre de volumes, identité du traducteur et 5 Le programme fut lancé à la Maison des Pays Ibériques, centre de recherches de l’Université Michel de Montaigne Bordeaux 3. François Lopez avait tracé les lignes de cette recherche dans son article : « Las obras extranjeras anunciadas en la Gaceta de Madrid. Estudio diacrónico. Elementos de una estadística », Estudios de Historia Social : número monográfico Periodismo e Ilustración en España, Actas del congreso de Madrid, noviembre de 1989, n° 52/ 53, Madrid, 1991, pp. 303-311. 6 Les années suivantes ont été totalement informatisées : de 1697 à 1764, de 1767 à 1779, 1783, de 1791 à 1793. Biblio17_205_s05-305End.indd 35 27.05.13 11: 12 36 Jean-Marc Buiguès langue originelle, imprimeur, etc.) mais aussi de nature éditoriale (prix, offres de souscription, etc.) et publicitaire (caractéristiques et qualités de l’ouvrage, public destinataire, etc.). La géographie des lieux de vente qui équivaut sans doute à celle des annonceurs 7 traduit aussi un engouement chaque jour plus fort de tous ceux qui font négoce de l’imprimé. Au début, seuls des annonceurs madrilènes utilisent ce service : il faut attendre la fin des années 1720 pour qu’apparaissent des annonceurs d’autres villes (Séville, Salamanque, Valladolid, Valence, etc.). En 1807, un sixième des annonceurs (plus de quatre cents annonces) ne sont pas de Madrid. Au total, ces annonces proviennent de trente-cinq villes de province. L’identité des annonceurs elle-même s’enrichit progressivement. Avant 1700, le seul lieu de vente des imprimés annoncés n’est autre que l’imprimerie de la Gaceta qui est aussi la librairie d’Antonio Bizarrón. La typologie des lieux de vente s’étoffe au fil des ans : première annonce d’un autre libraire (Diego Lucas Ximenez) en 1700, d’une conciergerie de collège (le collège de filles de Nuestra Señora de la Presentación) en 1701, d’une conciergerie d’un couvent (Trinitaires déchaux) en 1711, d’un auteur à son domicile personnel 8 en 1717 et d’un auteur à son domicile professionnel, d’une école 9 et d’un boutiquier de la Plaza mayor en 1719, d’une sacristie (Église de Saint-Louis) en 1720, d’une auberge (de la place de la Cebada) en 1721, d’un étal d’un des nombreux bouquinistes installés sur la galerie extérieure du Monastère de Saint-Philippe 10 en 1722, de la porte du Conseil Royal et de l’Hôpital de la Buena Dicha en 1723, de la Bibliothèque Royale en 1727, de la Lonja de Comedias en 1731 11 . Pour la période 1697-1725, les annonceurs se répartissent comme suit : libraires ou libraires-imprimeurs (54%), Gaceta (24%), couvents (17%), imprimeurs (5%) et auteurs (1%). Signalons enfin que l’éventuelle mention de la qualité, les titres, fonctions ou diplômes de l’auteur peuvent donner lieu à une ébauche de publicité comme par exemple l’annonce du livre du docteur Juan del 7 On sait peu de choses sur les mécanismes de l’annonce (tarifs, normes, etc.) : le premier règlement dans ce domaine n’est que de 1886 (« Instrucción para el servicio de redacción y administración de la « Gaceta de Madrid », Madrid, 11 de Agosto de 1886 (articles 11 et 27), règlement publié dans la Gaceta du 12 août 1886). Il semble cependant que durant tout le XVIII e siècle, les annonces étaient gratuites, la seule obligation consistant à laisser à la Gaceta un exemplaire de l’ouvrage annoncé. 8 Il s’agit de François Le Gros, oculiste français installé à Madrid et qui annonce la publication de son ouvrage Trésor de la médecine qu’il vend à son propre domicile. 9 C’est l’annonce de Juan Claudio Aznar de Polanco pour son remarquable traité de calligraphie : Nouvel art d’écrire […] (Arte nuevo de escribir […]). 10 Le modeste étal de livres de « Felipe Menoire », sans doute d’origine française, deviendra dès 1727 une vraie librairie tenue par sa veuve. 11 Lieu de vente spécialisé dans les pièces de théâtre. Biblio17_205_s05-305End.indd 36 27.05.13 11: 12 37 Les annonces d’imprimés littéraires dans la presse espagnole Prado, Professeur de l’Université d’Alcalá de Henares qualifié d’homme « bien connu pour ses qualités de grand lettré 12 ». Parallèlement aux annonces d’imprimés, la Gaceta fait état parfois d’événements littéraires en étroit rapport avec la vie du monarque. C’est le cas le 30 octobre 1714 où la gazette relate comment quatre membres de la toute récente Académie Royale Espagnole 13 sont envoyés en délégation pour baiser la main du roi et du prince héritier. Ce faisant, ils remercient publiquement le roi d’avoir autorisé la création de l’Académie et de l’avoir placée sous son auguste patronage. Le texte évoque aussi la prochaine publication des oraisons faites par l’Académie à cette occasion en l’honneur du roi et du prince. Elles paraîtront effectivement dans le numéro du 6 novembre 1714. Autre événement politico-littéraire, le 7 mai 1726, La Gaceta relate la présentation au roi et au prince du premier tome du Dictionnaire de la Langue Espagnole par l’Académie Royale Espagnole au grand complet 14 . Ces exemples montrent comment la Gaceta, étroitement contrôlée par la monarchie, se doit de participer à la propagande royale et de contribuer à la construction de l’image d’un roi chrétien, victorieux, protecteur des Arts et des Sciences. La Gaceta peut aussi, toujours dans ce contexte de propagande royale, susciter l’événement littéraire. Le libraire Juan de Ariztia, qui est aussi l’imprimeur de la Gaceta, publie le 8 décembre 1722 un quintil qui évoque l’épisode suivant : Philippe V et Isabelle de Farnèse avaient cédé leur carrosse à un prêtre qui portait le viatique à une malade, puis avaient suivi le carrosse à pied jusqu’à l’humble demeure de la mourante qu’ils avaient assisté. Pierre- François Lafitau dans son Oraison funèbre de […] Philippe V, roy d’Espagne […] de 1746 rapporte un fait similaire qui aurait eu lieu au début du règne en ces termes : Qui ne seroit saisi d’admiration de le voir en rase campagne, dès la première année de son Regne, descendre de Cheval, à la vûe du Saint Viatique porté à un malade ; l’attendre à deux genoux dans la bouë ; se prosterner devant son Divin Maître, comme un Séraphin devant l’Arche ; rentrer dans Madrid pour le suivre à pied, un Flambeau à la main & lui offrir encore publiquement sa vie pour le salut du mourant 15 ? 12 Gaceta de Madrid, 22 novembre 1701. 13 La Real Academia Española fut fondée en 1713 en s’inspirant du modèle de l’Académie française. 14 Les tomes II, III, IV et V seront respectivement annoncés par la Gaceta les 17 mai 1729, 30 septembre 1732, 25 mai 1734 et 7 mai 1737. 15 Pierre-François Lafitau, Évêque de Sisteron, Oraison funèbre de trés-haut, trés-excellent et trés-puissant Prince Philippe V Roy d’Espagne et des Indes, prononcée dans l’Église de Notre-Dame le 15 Décembre 1746, en présence de Monseigneur le Dauphin, Paris, Durand, Lyon, Frères Duplain, 1746, p. 20. Biblio17_205_s05-305End.indd 37 27.05.13 11: 12 38 Jean-Marc Buiguès La scène relatée dans la Gaceta s’était déroulée le 28 novembre 1722 et avait fait l’objet d’un article le 1 er décembre. Ariztia annonce à la suite de son quintil qu’il ouvre à tous les poètes d’Espagne un concours doté d’un prix de cent doublons payés en livres sortis de ses presses. Les poètes doivent gloser son quintil en cinq dizains. De toute l’Espagne sont envoyées cent quarante-cinq poèmes qui seront mis sous presse en mars. Le livre intitulé Fleurs sacrées du Parnasse 16 sera annoncé dans la Gaceta du 13 avril 1723. L’ouvrage comporte une première partie composée des cent trente-quatre poèmes du concours et une seconde partie intitulée 17 Cor impérial, Clairon Couronné, […] qui regroupe onze poèmes qui accompagnaient les textes en compétition et que Juan Ariztia a jugé bon d’offrir aux lecteurs tout en précisant qu’il en a écarté d’autres qui ne portaient pas exclusivement sur le royal épisode et le quintil à commenter. C’est Diego Torres de Villarroel, le seul poète d’importance à concourir, qui remporte le prix. Au total, ce sont plus de cent vingt auteurs qui concourent en provenance de plus de quarante localités 18 . Madrid vient en tête avec sept auteurs, même s’il est probable que bon nombre des auteurs anonymes sont madrilènes. Viennent ensuite, avec quatre auteurs, Salamanque et Alcalá de Henares, avec trois auteurs, Séville et Puerto de Santa María, avec deux, Malaga, Guadalajara et Junquera de Ambia 19 . La nouvelle du concours s’est donc répandue non seulement dans les grandes villes mais aussi dans un certain nombre de localités de moindre importance comme Puebla de Sanabria ou encore Íllora. La liste des localités réserve également quelques surprises : l’absence de quelques-unes des plus grandes villes de l’époque comme Barcelone, Valence, Murcie, Tolède ou encore Cordoue. La distribution par régions montre que la participation est elle-aussi très inégale : 16 La publication des Fleurs sacrées du Parnasse est remarquablement analysée par Pedro Ruiz Pérez : « Entre dos parnasos : poesía, institución y canon », Criticón, n° 103-104, 2008, pp. 207-231. L’ouvrage dans son édition originale est numérisé et peut se consulter librement sur la Toile. 17 Trompa Imperial, Clarin Coronado, […], p. 137. 18 Allariz, Ávila, Baena, Borja, Carrión de los Condes, Cascantes, Castro-Verde en Campos, Ciudad-Real, Coria, Cuenca, Estepa, Granada, Granja Del Mato, Guadix, Lucena, Medina de Rioseco, Medinaceli, Miñortos, Montserrat, Ocaña, Puebla de Sanabria, Santa María del Valle de Rio Callado, Santiago de Compostela, Santo Domingo de la Calzada, Talavera de la Reina, Tarazona, Tudela, Valladolid, Béjar, Íllora, Zamora, Zaragoza, Guadalajara, Junquera de Ambia, Málaga, Puerto de Santa María, Sevilla, Alcalá, Salamanca, Madrid. 19 En Galice, dans la province d’Orense. Important pour sa collégiale des chanoines de Saint-Augustin qui, au moment de sa splendeur, exerçait sa juridiction sur une cinquantaine de villages. Biblio17_205_s05-305End.indd 38 27.05.13 11: 12 39 Les annonces d’imprimés littéraires dans la presse espagnole le centre 20 totalise cinquante-six pour cent, l’Andalousie dix-huit pour cent, la Galice douze pour cent, l’Aragon quatre pour cent, les autres régions (Catalogne Estrémadure, Navarre, Rioja et Provinces Basques) ne pèsent que pour deux pour cent chacune. Les régions de Murcie, de Valence et des Asturies ainsi que les Baléares et les Canaries sont absentes. L’importance du centre n’est pas due au poids de la capitale, Madrid, qui ne représente qu’un quart des quinze villes qui le composent. Notons enfin que deux poèmes sont envoyés en galicien, aucun en latin, en basque ou en catalan. Pour la moitié des compétiteurs, il est impossible de déterminer leur qualité ou les fonctions qu’ils exercent 21 . Dans certains cas l’anonymat n’est pas complet : mention de l’ordre religieux (les jésuites sous la forme lapidaire « JHS 22 » ; d’autres ordres par la mention du couvent « d’un moine bénédictin de Montserrat 23 », « d’un père capucin du couvent de Tarazona 24 ») ou encore par de mystérieuses initiales (« Y.N.G. 25 » et « D.M.G.d.V. 26 »). Seules trois femmes se présentent au concours dont une religieuse du couvent de la Conception de Béjar. Parmi ces nouveaux aèdes, les membres du clergé dominent avec plus de cinquante-cinq pour cent du total dont trente-sept pour cent pour le clergé régulier. Un chapelain, deux chanoines et cinq prêtres constituent le clergé séculier ; six Jésuites, six Franciscains, deux Augustins, deux Hospitaliers de l’ordre de Saint-Jean-de-Dieu, un Cistercien, un Carmélite déchaux, un Bénédictin et un Hiéronymite, les réguliers. Universitaires et letrados 27 pèsent pour dix-sept pour cent chacun. Quatre échevins, trois notaires, un avocat appartiennent aux couches intermédiaires des letrados, tandis que le secrétaire de l’évêque de Coria et un gentilhomme de la Chambre du roi par ailleurs employé du Conseil des Indes représentent la haute administration. Tous sont nobles comme quatre poètes qui ne font état que de leur qualité : un comte et trois chevaliers de l’ordre de Saint-Jacques et de Saint-Jean. Les membres ou les diplômés de l’université - dans certains cas il n’est fait mention que du titre universitaire - pèsent également pour 20 Pour reprendre les divisions traditionnelles, le centre regroupe ici les deux Castilles, le León et la Manche. 21 C’est le cas lors des mentions « d’un génie inconnu » (« de Vn Ingenio no conocido ») ou « sans que son auteur révèle son identité » (« sin declararse su Autor »). 22 Sagradas flores del Parnaso, Madrid, en la Imprenta de Juan de Ariztia, 1723, pp. 4, 14, 85 et 98. 23 Ibid., p. 49. 24 Ibid., p. 80. 25 Ibid., p. 35. 26 Ibid., p. 24. 27 Le letrado est un juriste de formation qui fait carrière dans l’administration royale, seigneuriale ou ecclésiastique. Biblio17_205_s05-305End.indd 39 27.05.13 11: 12 40 Jean-Marc Buiguès dix-sept pour cent. Curieusement Diego Torres de Villarroel, le vainqueur du concours, indique dans une lettre accompagnant ses poèmes qu’il serait bon qu’il gagnât le concours dans la mesure où cela pourrait l’aider dans sa compétition pour accéder à une chaire de l’Université de Salamanque 28 . Les universitaires se répartissent comme suit : un docteur, trois licenciés, deux bacheliers, deux professeurs et un étudiant du collège bénédictin de Saint-Vincent de Salamanque. Le droit (canon et civil) domine ; seul Villarroel représente la philosophie et les mathématiques (les deux chaires pour lesquelles il concourt). Les universités mentionnées sont Salamanque, Saint-Jacques-de-Compostelle et Valladolid. Le médecin de Cerdecilla 29 et un musicien de la Chapelle royale complètent le panorama des métiers exercés par les candidats. Cet épisode confirme la large diffusion de la Gaceta dans toute l’Espagne, l’existence d’un large public de lecteurs mais aussi de poètes amateurs. Cette véritable passion pour la poésie s’explique sans nul doute par le fait, au-delà de la recherche de la gloire, que la production littéraire en général et la poésie en particulier sont un des éléments qui peuvent éventuellement favoriser une carrière, la reconnaissance du roi, etc. Il montre également un enchaînement riche d’informations sur les rapports entre le politique et le littéraire, entre la presse et l’événement littéraire, entre l’édition et la publicité. La chaine de ces actions et interactions peut sommairement se décrire ainsi : action du roi, action de la presse (publication du récit de l’action du roi), événement littéraire créé par la presse (publicité du concours de poésie ayant pour thème l’action du roi), création littéraire (cent quarante-cinq poèmes), édition de l’événement littéraire (édition des textes du concours), action de la presse (publicité de l’édition), activité commerciale (achats et circulation des livres), lectures et commentaires des poèmes (lecture individuelle et silencieuse, ou collective et à voix haute, commentaires manuscrits ou imprimés), construction de l’image d’un roi profondément catholique. Les annonces de romans et d’œuvres théâtrales Après avoir évoqué dans ses grandes lignes l’histoire et les caractéristiques de la Gaceta, la naissance de la publicité éditoriale et le rôle médiateur du journal dans la vie littéraire et la circulation des imprimés, nous allons aborder l’analyse des annonces d’ouvrages littéraires. Pour la période retenue 28 « Étant candidat à des chaires [de l’Université de Salamanque] » (« estar de pretendiente à Cathedras »), Sagradras flores del Parnaso, op. cit., p. 141. 29 Petite localité de montagne entre Ségovie et Madrid. Biblio17_205_s05-305End.indd 40 27.05.13 11: 12 41 Les annonces d’imprimés littéraires dans la presse espagnole (1697-1737) ce sont deux mille huit cent vingt-six annonces d’imprimés qui paraissent dans ses colonnes. L’indexation des matières des ouvrages et plus particulièrement des genres littéraires n’étant pas totalement achevée, il n’était pas possible d’isoler toutes les annonces de littérature. Nous n’envisagerons donc ici que trois genres littéraires majeurs classiques : la poésie, le théâtre et le roman 30 . Si nous n’avons pas retenu d’autres genres, c’est uniquement pour des raisons de commodité : il est plus aisé de repérer dans le corpus les annonces de ces trois genres à partir de mots présents dans les titres (Romance, en verso, comedia, novela, etc.) 31 . Nous utiliserons pour cette analyse une autre base de données importante, celle qui comprend toutes les œuvres nouvelles publiées en castillan au XVIII e siècle 32 . Cette base va nous permettre de mesurer la proportion d’annonces littéraires en rapport avec la totalité de la production littéraire. En ce qui concerne le roman et le théâtre, nous ne présenterons qu’une pesée globale. Entre 1697 et 1719, aucune annonce d’imprimé des trois genres retenus (roman, théâtre et poésie) n’est publiée, même si dans ces premières années, la littérature est bien représentée par le biais d’annonces relevant de l’art oratoire (sermonnaires ou sermons particuliers). Entre 1722 et 1737, la Gaceta ne publie que onze annonces de romans 33 . Cela peut sembler très faible, mais pour la même période, la base sur la production littéraire ne mentionne que neuf titres dont cinq annoncés dans la Gaceta. En définitive les annonces comme la base ne font que refléter la relative faiblesse du roman en Espagne durant les trois premières décennies du siècle tant sur le plan éditorial que sur celui de ses lecteurs 34 . Les textes annoncés sont des rééditions d’ouvrages du XVII e siècle, comme le roman pastoral de Cervantès, La 30 Nous n’ignorons pas que la définition des genres littéraires a été soumise à de profondes révisions depuis quelques années et que d’autres regroupements sont possibles en fonction du critère organisationnel retenu (registre, style, contenu, etc.). 31 Romance, en vers, pièce de théâtre, roman, etc. 32 Cette base fait partie du même programme de recherches de l’actuelle équipe de recherche AMERIBER. Conçue au départ comme l’informatisation de la Bibliografía de autores españoles del siglo XVIII de Francisco Aguilar Piñal, elle intègre également des ouvrages du XVII e siècle. 33 Le terme correspond plutôt dans la majorité des cas à la définition actuelle de la nouvelle. Les œuvres du genre narratif sont beaucoup plus nombreuses mais n’ayant pas encore été totalement indexées, elles ne seront pas analysées ici. 34 C’est d’ailleurs ce que soulignent les histoires de la littérature espagnole comme, pour n’en citer qu’une des plus complètes, celle de Víctor García de la Concha, Siglo XVIII, dans Guillermo Carnero (dir.), Historia de la literatura española, Madrid, Espasa Calpe, 1995, 2 vol. Voir plus particulièrement les pages 899 à 910. Biblio17_205_s05-305End.indd 41 27.05.13 11: 12 42 Jean-Marc Buiguès Galatée (1585) 35 , les Nouvelles morales (1620) 36 de Diego Agreda y Vargas 37 , les Nouvelles de Juan Pérez de Montalbán 38 , la suite apocryphe des Aventures de Don Quichotte publiée sous le pseudonyme d’Alonso Fernández de Avellaneda (1614) 39 , mais il s’agit aussi d’ouvrages d’auteurs contemporains, comme les nouvelles morales d’Antonio Muñoz (Mourir en vivant au Village et vivre en mourant à la Cour 40 ) et de Fulgencio Afán de Ribera (Vertu en usage, Mystique à la mode et bannissement de l’hypocrisie 41 ), ainsi que les nouvelles amoureuses et divertissantes de Mariana de Carvajal 42 et de Francisco Sánchez Asensio 43 . Certains romans sont des traductions d’œuvres étrangères comme les Aventures de Télémaque de Fénelon 44 , véritable best-seller qui connaîtra dix-huit éditions espagnoles entre 1713 et 1799 45 ou Les Amours de Théagène et Chariclée. Histoire éthiopique d’Héliodore dans leur nouvelle traduction de 1722 par Fernando Manuel de Castillejo 46 . En ce qui concerne le théâtre, la Gaceta publie cent vingt-neuf annonces d’une trentaine d’auteurs qui s’échelonnent entre 1722 et 1737. À titre de comparaison, la base sur l’édition ne recense que soixante-dix-huit titres. Deux groupes se détachent très nettement : d’une part les annonces de réédition d’œuvres de théâtre du XVII e siècle et d’autre part les annonces d’œuvres contemporaines. Le XVII e est largement représenté par les grands auteurs : trente-quatre annonces pour le seul Tirso de Molina, cinq pour Ruiz de Alarcon et Lope de Vega ; une pour Calderón de la Barca. D’autres auteurs moins connus comme Juan Pérez de Montalbán, Juan de Coello y Arias, Fernando de Ballesteros y Saavedra Muñoz y Torres, Diego de Figueroa y Cordova, et Francisco Antonio 35 Gaceta, 16 octobre 1736. 36 Id. 37 Traduites en français par J. Baudouin en 1621. 38 Édition des huit nouvelles publiées en 1626, augmentées de trois nouvelles publiées en 1733 (Gaceta, 18 mai 1723). 39 Ibid., 13 janvier 1733. 40 Morir viviendo en la Aldea y vivir muriendo en la Corte, I (ibid., 14 mai 1737). 41 Virtud al uso, Mystica á la Moda y destierro de la hypocresia (ibid., 31 août 1734). Fulgencio Afán de Ribera est un pseudonyme. 42 Ibid., 7 septembre 1728. 43 Ibid., 3 février 1728. 44 Ibid., 10 octobre 1722. 45 Brigitte Lépinette, « Heureux ceux qui s’instruisent en se divertissant (Télémaque, liv. 12). À propos de Télémaque en Espagne (fin XVIII e -début XIX e siècle). », Documents pour l’histoire du français langue étrangère ou seconde [En ligne], 31, 2003, mis en ligne le 01 janvier 2012, disponible sur : http : / / dhfles.revues.org/ 1836 [page consultée le 04 novembre 2012]. 46 La première traduction espagnole par Francisco de Mena est de 1616. Biblio17_205_s05-305End.indd 42 27.05.13 11: 12 43 Les annonces d’imprimés littéraires dans la presse espagnole de Bances y López-Candamo ont droit à une annonce. Miguel de Barrios 47 en a deux, Álvaro Cubillo de Aragón quatre, Juan Bautista Diamante cinq. Les auteurs dramatiques actifs durant les trois premières décennies du siècle des Lumières sont très nombreux : Tomás Bernardo Sánchez compte dix annonces ; Tomás Añorbe y Corregel et Antonio de Zamora huit ; José de Cañizares y Suárez et Joachin de Anaya y Aragonés quatre ; Manuel Durán, Marcos de Castro, Bernardo Joseph de Reinoso y Quiñones et Francisco Antonio Ripoll deux ; Pedro Carnerero, Diego Torres de Villarroel, Pedro Scoti de Agoiz, Antonio Tellez Azevedo et Juan Claudio de la Hoz y Mota une. Le théâtre qui est donné à voir dans les annonces reflète trois éléments fondamentaux : l’importance de l’activité éditoriale en ce domaine, les goûts des lecteurs pour ces ouvrages de petite taille et donc économiquement abordables, et la réalité des représentations théâtrales de l’époque. Dans ces trois domaines, nous pouvons déceler la persistance des œuvres de la première moitié du XVII e siècle ainsi que celles de la seconde moitié, celles de Calderón de la Barca et de ses imitateurs, autrement dit du théâtre classique et baroque du Siècle d’or, mais nous pouvons aussi constater l’émergence d’un théâtre nouveau où la musique joue un rôle prépondérant, théâtre qui s’inspire du modèle italien et annonce à bien des égards l’opéra. Ce nouveau théâtre donne lieu à de nombreuses représentations destinées au roi, qui se jouent généralement au Coliseo du Buen Retiro ou au théâtre des Caños del Peral. La seconde épouse du roi, Isabelle de Farnèse, contribue de façon non négligeable au développement de ce théâtre musical à l’italienne. À titre d’exemple de cette importante présence artistique italienne, citons Giacomo Facco, l’un des compositeurs italiens les plus en vogue à Madrid et collaborateur régulier du prolifique Cañizares. Si les œuvres théâtrales du XVII e siècle n’ont pas attendu les annonces de la Gaceta pour être connues dans toute l’Espagne - les fameux pliegos sueltos de comedias 48 leur assurant une large diffusion sous forme d’extraits - il est évident que les annonces jouent un rôle conséquent dans la diffusion des modes madrilènes et du théâtre de cour en vogue. Elles assurent une médiatisation importante de ce théâtre. Les titres de certaines de ces pièces, tels qu’ils sont annoncés, sont d’ailleurs très 47 Ces deux derniers auteurs décèdent dans les premières années du XVIII e siècle. 48 Il s’agit d’imprimés de peu de pages qui éditent à bon marché une partie d’une pièce de théâtre, en général un monologue. Le lecteur trouvera une bonne approche d’ensemble dans Santiago Cortés Hernández, « Literatura de cordel y teatro en España (1675-1825) », Estudio, catálogo y biblioteca digital de pliegos sueltos derivados del teatro, 2008, [en ligne], disponible sur : http : / / www.pliegos.culturaspopulares. org/ estudio.php [page consultée le 11 novembre 2012]. Cette étude se base sur trois cent-vingt pliegos publiés entre 1675 et 1825. Biblio17_205_s05-305End.indd 43 27.05.13 11: 12 44 Jean-Marc Buiguès révélateurs : La pièce théâtrale harmonique jouée devant leurs Majestés le Roi et la Reine au Retiro le jour de l’anniversaire de la Reine 49 ou encore La pièce théâtrale qui a été récemment jouée au Coliseo del Buen Retiro devant leurs Majestés le Roi et la Reine 50 . Ces deux exemples sont d’ailleurs des œuvres réalisées en collaboration par Cañizares et Facco. Les annonces d’imprimés poétiques 51 Entre 1719 et 1737, la poésie est présente dans quatre-vingt-une annonces. Elle constitue donc un groupe important, un peu moins que le théâtre mais bien supérieur au roman. Plus d’une quarantaine de poètes voient leurs œuvres faire l’objet d’une annonce. Le 23 février 1719 est annoncé le premier imprimé de poésie : « Labyrinthe acrostique » qui accompagne une estampe de saint Saturio 52 . C’est également la même année que fut publiée L’Histoire poétique pour l’intelligence des Poëtes et des Auteurs anciens du jésuite Pierre Gautruche 53 qui sans être un texte de poésie peut-être rattachée à la théorie poétique 54 . Ensuite, la Gaceta va publier en moyenne quatre annonces d’imprimé poétique par an, une dizaine d’annonces les meilleures années. Il est impossible dans les limites imparties d’aborder une analyse détaillée de ces annonces : nous n’envisagerons donc ici qu’une typologie esquissée à grands traits de cette médiatisation du texte poétique. Le premier cas de figure, celui précédemment évoqué du poème qui accompagne une gravure n’est guère représenté : seul les Hiéroglyphes divers, Sacrés et Divins de Luis de Solis Villaluz 55 peuvent être rattachés à ce groupe. Ils relèvent de la littérature emblématique qui associe traditionnellement pictura, inscriptio et descriptio. La Poétique de Luzán 56 (3 décembre 1737) qui nous a servi pour établir une 49 La Comedia Armonica, que se representó á sus Magestades en el Retiro el dia de los años de la Reyna (Gaceta, 25 novembre 1721). 50 La Comedia, que en el Coliseo del Buen Retiro se representó ultimamente á sus Magestades. Il s’agit de La plus grande prouesse d’Alcides (ibid., 6 avril 1723). 51 Voir notre article : « Los anuncios de impresos poéticos en la “Gaceta de Madrid” », Bulletin hispanique, 113, 1, 2011, pp. 331-366. 52 Saint Saturio, noble wisigoth qui au IV e siècle se retira pour vivre en ermite, patron de Soria. 53 La première édition est de 1645, mais l’ouvrage connut de nombreuses rééditions et traductions. 54 L’ouvrage est un traité de mythologies qui pouvait aussi bien aider les lecteurs que les créateurs de poésie ou de littérature. 55 Gaceta, 28 juin 1735. 56 Ibid., 3 décembre 1737. Biblio17_205_s05-305End.indd 44 27.05.13 11: 12 45 Les annonces d’imprimés littéraires dans la presse espagnole date butoir à cette étude constitue à elle-seule le second groupe, celui de la théorie littéraire. Le troisième ensemble, constitué par les annonces de publications de recueils d’œuvres (complètes ou partielles) d’un poète, totalise dix titres. Le schéma d’ensemble est somme toute assez comparable à celui du théâtre précédemment évoqué. Les annonces d’œuvres complètes concernent la réédition de poètes du XVII e siècle ou l’édition de poètes contemporains. Le premier groupe est constitué par les œuvres d’Antonio Hurtado de Mendoza 57 et celles de Manuel de León Marchante dont c’est en réalité la première édition 58 . On pourrait y ajouter les œuvres de la fin du XVII e siècle comme celles, posthumes, de Joseph Perez de Montoro 59 réunies et éditées par le libraire Juan de Moya ou encore celles de Francisco Antonio de Bances y López-Candamo 60 dont la célébrité était telle qu’en une occasion où, souffrant d’une blessure à la poitrine, il devait rester alité chez lui, le roi interdit tout passage de carrosses dans la rue du poète dramaturge et fit répandre du sable sur les pavés pour atténuer le bruit des passants, dans le but d’accélérer la guérison du malade dont tout Madrid attendait les pièces. Parmi les œuvres contemporaines annoncées figurent celles de Diego Tores de Villarroel compilées par Isidro López de Hoyo 61 , celles de l’académicien Pedro Scotti de Agoiz qui occupa le premier le fauteuil Z 62 de 1715 à 1728, éditées après son décès par son fils 63 , celles humaines et sacrées de Gabriel de León y Luna 64 et celles enfin d’une mystérieuse « Dame andalouse » 65 qui révèlera son identité un peu plus tard : Teresa Guerra 66 , liée d’amitié à Villarroel. On pourrait ajouter à cet ensemble des poèmes de grande envergure comme la Proserpine 67 57 La première édition de ses Obras líricas y cómicas, divinas y humanas date de 1690 ; la réédition de 1728 est annoncée par la Gaceta le 30 novembre 1728 puis le14 août 1736. 58 Le premier volume de ses œuvres est annoncé dans la Gaceta du 9 juin 1722. Le second tome, paru en 1733, ne semble pas avoir fait l’objet de publicité. 59 Gaceta, 17 juillet 1736. 60 Ibid., 11 février 1721 et 24 novembre 1722. 61 Ibid., 20 août 1726. 62 Les membres de l’Académie espagnole se voient attribuer un fauteuil portant une lettre de l’alphabet. 63 Ibid., 23 août 1735 et 20 septembre 1735. 64 Ibid., 20 avril 1734 65 La Gaceta du 30 octobre 1725 annonce les Œuvres poétiques écrites sur différents sujets par une Dame andalouse (Obras Poeticas, que á diferentes assumptos ha escrito una Señora de la Andalucia). 66 Gaceta, 19 novembre 1737. 67 Ibid., 18 novembre 1721 et 24 septembre 1726, poème de près de quatre cents pages composé par Pedro Silvestre, pseudonyme de Pedro del Campo. Biblio17_205_s05-305End.indd 45 27.05.13 11: 12 46 Jean-Marc Buiguès ou l’Alphonse dont l’édition de 1736 68 , la première approuvée par son auteur, compte deux cent quatre-vingt-quinze pages. Un quatrième ensemble permet de regrouper les éditions de poètes de l’Antiquité. Il s’agit des œuvres d’Horace publiées par Joseph Juvancy Lallemant à la vente à Madrid et à Séville 69 et de celles d’Ovide éditées par Diego Suarez de Figueroa 70 et durement critiquées dans le compte-rendu du Diario de los Literatos 71 . La poésie de thématique religieuse totalise quant à elle plus d’une vingtaine d’annonces, constituant le groupe le plus important. En cela, elle reflète le poids de l’édition d’imprimés de cette nature dans le premier tiers du XVIII e siècle 72 . Les thématiques en sont variées : hagiographies 73 , sanctuaires et cultes locaux, canonisations, translations de reliques, cycles de la vie de Jésus et culte marial, miracles, inaugurations de lieux de culte, de retables, etc. Une partie de cette poésie peut être qualifiée d’occasionnelle ou de circonstance dans la mesure où elle naît d’un événement particulier. Même les vies de saints sont souvent publiées à des moments critiques, soit comme élément constitutif d’un dossier de canonisation, soit pour profiter de la publicité donnée au saint par sa canonisation. Cette poésie occasionnelle donne lieu également à une abondante production en rapport avec la vie de la famille royale (mariages, naissances, victoires, etc.). En voici quelques exemples : en 1724, poèmes à la naissance de l’Infant du Portugal et au renoncement au trône de Philippe V ; en 1725, récit en vers de l’entrée à Madrid de l’infortunée Mariana Vitória de Bourbon et Farnèse ; en 1734, description versifiée de l’entrée solennelle à Naples de l’infant Charles, le futur Charles III, et poème de la victoire de Bitonto. L’activité littéraire des concours poétiques se donne également à voir dans de nombreuses annonces. Ainsi, le concours qui a lieu à l’occasion de la mise en place du corps de saint Jean de Matha, récemment redécouvert par 68 Ibid., 7 juillet 1733. 69 Ibid., 9 octobre 1731. 70 Pour une analyse détaillée de cet ouvrage, objet de huit annonces entre 1727 et 1737, voir notre article : « Los anuncios de impresos poéticos en la “Gaceta de Madrid” », op. cit., pp. 339-344. 71 Diario de los Literatos, 1740, Tome VI, pp. 214-242. Le compte-rendu est tardif parce que le Diario a attendu que toute la collection (douze tomes) soit publiée. 72 Voir notre article : « Las materias : tradición y modernización », dans Víctor Infantes, François Lopez, Jean-François Botrel (dir.), Historia de la edición y de la lectura en España 1472-1914, Madrid, Fundación Germán Sánchez Ruipérez, 2003, pp. 317- 327. 73 Voir notre article : « L’hagiographie dans l’édition espagnole du XVIII e siècle », dans Jacques Soubeyroux (dir.), La Biographie dans le monde hispanique, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2000, pp. 47-74. Biblio17_205_s05-305End.indd 46 27.05.13 11: 12 47 Les annonces d’imprimés littéraires dans la presse espagnole les Trinitaires déchaux en leur couvent de Ronda en 1721, fait l’objet d’une édition annoncée en 1722. Il en va de même du concours occasionné par la fête du couvent franciscain de Santa María de Jésus de Alcalá dont l’édition des poèmes, accompagnée des sermons prononcés lors des festivités, furent annoncés en 1730. C’est aussi le cas de la Joute poétique célébrée au collège jésuite de Murcie en 1728 à l’occasion de la canonisation de saint Stanislas Kostka et de saint Louis de Gonzague. Des concours de poésie sont aussi organisés par des cercles littéraires ou des personnalités diverses comme en témoigne l’annonce publiée en 1734 : Guirlande poétique tissée des fleurs les plus parfumées […] Académie mi-sérieuse, mi-bouffonne qui s’est tenue en cette Cour 74 . En définitive, les annonces reflètent assez bien l’activité littéraire dans sa dimension créatrice mais aussi sociale, tout comme l’activité éditoriale et l’action propagandiste de la Couronne et de l’Église. En ce qui concerne l’activité éditoriale, pour la période qui nous intéresse, on peut penser qu’environ un bon tiers des imprimés font l’objet d’annonces, même si ce chiffre peut varier très significativement en fonction des périodes et des genres littéraires, en fonction également des centres éditoriaux. Il est évident que dans le premier tiers du siècle, les annonces privilégient les annonceurs madrilènes et que la production éditoriale du reste de l’Espagne n’est que faiblement représentée, même si ce centralisme tend à diminuer au fil des ans. Le plus frappant dans la médiatisation du littéraire à laquelle participe la Gaceta est sans doute la place accordée à la littérature de circonstance, place qui serait encore plus forte en tenant compte des annonces liées à l’art oratoire (sermons, oraisons, etc.) 75 . Cette présence de l’occasionnel auquel il faudrait associer les annonces de pièces de théâtre contemporaines joue un rôle particulier dans la médiatisation des activités littéraires : il pérennise et sacralise ce qui avait vocation à ne durer qu’un temps. Qui plus est, à l’heure où Philippe V s’efforce de créer un espace politique et administratif cohérent, le réseau de diffusion de la Gaceta dont on a vu combien il est vaste, dense et rapide, crée un véritable espace homogène sans rival, linguistiquement homogène (seul le castillan est véritablement présent 76 ), religieusement homogène et, au moins avant 1737, culturellement et littérairement homogène. Les annonces d’imprimés littéraires de la Gaceta ont sans nul doute bien préparé le terrain de la critique littéraire journalistique qui se développera ultérieurement en Espagne. 74 Guirnalda Poetica Texida de las mas fragantes Flores […] Academia Seri-Jocosa que se celebró en esta Corte (Gaceta, 2 mars 1734). 75 Selon une première estimation grossière plus de deux cents annonces entre 1697 et 1737. 76 Sur deux mille huit cents annonces étudiées, une quarantaine à peine concerne des ouvrages en latin. Biblio17_205_s05-305End.indd 47 27.05.13 11: 12 Biblio17_205_s05-305End.indd 48 27.05.13 11: 12 Biblio 17, 205 (2013) L’usage des titres dans la rivalité dramatique des scènes parisiennes (1630-1645) : annonce, défi, ou publicité mensongère ? S ANDRINE B LONDET Université de Savoie (Chambéry) En littérature comme ailleurs, la fonction primordiale du titre d’une œuvre est d’en annoncer le contenu et, ce faisant, d’en orienter au préalable la réception par le public. Cette banalité prend toutefois une tout autre résonance dans le cadre de la concurrence théâtrale parisienne du XVII e siècle, qui assoit la guerre des théâtres sur la reprise, revendiquée précisément par le titre d’une pièce, d’un sujet récemment traité par un dramaturge et/ ou une compagnie rivale. La démarche consistant à doubler un ouvrage dramatique déjà proposé au public par des concurrents constitue, à elle seule, un gage de publicité : elle ajoute aux annonces assurées par les affiches, ou par les harangues concluant chaque représentation, l’intérêt de la confrontation, voire une crâne promesse de supériorité, sur l’autre théâtre comme sur l’autre dramaturge. C’est ainsi la concurrence théâtrale elle-même qui se fait spectacle ; sa dimension publicitaire exige qu’elle s’affiche, ce qu’elle fait par ce que nous appellerions un battage médiatique parfaitement orchestré. Or, si la majorité des pièces jumelles affichent bien leur gémellité par le biais de leurs titres, certaines la dissimulent, si bien que leur concurrence perd en intensité ce qu’elle perd en publicité. Inversement, d’autres donnent l’illusion d’un appariement que leur contenu dément, dévoilant une utilisation mensongère, purement commerciale, du doublage dramatique. Dans ces conditions, on peut se demander ce que le titre dramatique véhicule. La médiatisation qu’il supporte finit en effet par recouvrir de multiples contenus, depuis l’annonce de la pièce elle-même jusqu’à la négation de son appariement - pourtant effectif - avec une autre, en passant par la déclaration de guerre que propose la revendication d’une reprise dramatique - quand il ne s’agit pas d’un leurre destiné à appâter le chaland en faisant miroiter à Biblio17_205_s05-305End.indd 49 27.05.13 11: 12 50 Sandrine Blondet ses yeux un cas de concurrence dramatique 1 . Les titres des décennies 1630 et 1640 constituent le lieu privilégié de ce répertoire, tant par les sujets dont ils marquent l’élection que par cette concurrence dramatique généralisée qu’ils exhibent. Aussi tenterai-je de déterminer le rôle médiateur qu’ils assument. À un premier niveau, le contexte compositionnel leur assigne une fonction concurrentielle ostensible. Plus largement, cette revendication vindicative entend souligner l’inscription de la pièce dans une veine dramatique, si bien qu’elle finit par gagner tout titre d’œuvre destinée à une carrière publique, qu’elle soit scénique ou éditoriale. Une concurrence ostensible Les pièces rivales présentent généralement des titres très proches, voire homonymes - homonymie ou paronymie prévisible puisqu’elle affiche la concurrence des ouvrages, dans le but publicitaire d’allécher le public. En annonçant d’emblée que telle pièce partage avec telle autre son sujet, la ressemblance des titres promet un plaisir double : à celui de la représentation s’ajoutera celui de la comparaison - comparaison double à son tour, puisqu’elle confrontera les deux pièces, mais aussi les deux spectacles. Pour autant, l’homonymie rigoureuse n’est pas de règle, et l’observation des paires de titres révèle le plus souvent un écart, aussi réduit soit-il. C’est que les dramaturges rivaux - essentiellement le second, d’ailleurs, puisque c’est à lui que revient la promotion du sujet choisi au statut de lice dramatique - doivent concilier deux desseins divergents : se déclarer concurrent du dramaturge déjà à l’œuvre sur le sujet, et simultanément se démarquer de ce même rival, pour 1 Sur l’ensemble de la question de la rivalité théâtrale au XVII e siècle, je me permets de renvoyer à ma thèse : Les Pièces rivales des répertoires de l’Hôtel de Bourgogne, du Théâtre du Marais et de l’Illustre Théâtre. Deux décennies de concurrence théâtrale parisienne (1629-1647), Thèse de doctorat (dir. G. Forestier) soutenue à l’Université de Paris IV en décembre 2009 (à paraître chez Champion). Je précise par ailleurs que si les titres pris en compte (ceux de la publication, qui constituent le seul matériel disponible lorsque la pièce n’a pas laissé de trace dans les témoignages contemporains) peuvent différer de ceux sous lesquels les pièces ont été créées, l’étude ne pâtit toutefois pas de cette éventuelle différence : la publication des pièces, postérieure à leur création, donc à leur concurrence sur scène, entretient nécessairement un rapport avec cette concurrence initiale. Le dramaturge peut alors choisir soit d’en rappeler le souvenir - généralement à son avantage - soit, au contraire, d’en supprimer toute réminiscence. En ce sens, les titres définitifs ont aussi leur signification quant à la rivalité qui opposa leurs créateurs, dramaturges et comédiens. Biblio17_205_s05-305End.indd 50 27.05.13 11: 12 51 L’usage des titres dans la rivalité dramatique des scènes parisiennes éventuellement affirmer à l’avance sa propre supériorité. Cet écart peut être de deux sortes, qui ne s’excluent pas mutuellement : soit le titre emprunte à la pièce rivale son noyau - le plus souvent, le nom du personnage éponyme - qu’il transforme en sous-titre ou qu’il assortit d’une précision sur le sujet de la pièce ; soit la distinction tient à l’ajout d’un adjectif discriminant. C’est par cet usage que je commencerai. C’est sans nul doute l’adjectif « véritable » (ou son synonyme « vrai ») qui supporte la charge vindicative la plus lourde. Aussi est-ce lui qui intervient le plus fréquemment dans le répertoire concurrentiel, avec sept occurrences. Cette prépondérance n’a rien pour surprendre : l’adjectif établit implicitement une comparaison avec la pièce rivale pour affirmer la supériorité de celle qu’il qualifie, supériorité qui tient à une plus grande authenticité, selon les cas historique ou doctrinale 2 . Ainsi, Le Véritable Coriolan et La Véritable Sémiramis invitent les spectateurs à se référer aux historiens antiques, d’abord pour apprécier le travail du dramaturge et son modelage du sujet conformément au moule tragique, ensuite pour le mesurer à la démarche de son rival. Inversement, Desfontaines a beau jeu de qualifier de « Vraie » sa Suite du Cid, sachant que personne n’ira lui faire grief - non plus d’ailleurs qu’à son rival direct, Urbain Chevreau - d’avoir bafoué des sources auxquelles on ne s’intéresse, à l’instigation de Scudéry, qu’à l’égard du seul Corneille. À cet égard, La Vraie Suite du Cid se rapproche des Véritables Frères rivaux du même Chevreau : les deux seules pièces dont la « vérité » s’avère finalement vide de contenu sont les deux seules tragi-comédies qualifiées de « Véritables », dont la matière est inventée. Dans leurs cas, l’adjectif restreint sa portée à la seule compétition. Il n’est sans doute pas innocent que leurs auteurs, Chevreau et Desfontaines, soient les plus coutumiers du jumelage concurrentiel. D’autres titres se révèlent plus complexes. C’est notamment le cas du Véritable Saint Genest de Rotrou : l’adjectif provient directement du titre original de Lope de Vega, Lo Fingindo Verdadero (Le Feint Véritable), tout en suggérant « que l’histoire racontée par Rotrou est la seule véritable, par opposition à la version proposée par Desfontaines sur le théâtre rival 3 ». Conscient des deux dimensions que l’adjectif articule, Rotrou le conserve, faisant ainsi bénéficier sa pièce de la double perspective qu’elle entretient avec Lope de Vega et avec Desfontaines. Autre exemple, celui de La Vraie Didon de Boisrobert, avec laquelle l’usage de l’adjectif, dont le dramaturge exploite pleinement la double acception, atteint un comble. D’une part, le terme « vraie » lui sert à 2 Voir Pierre Pasquier, « Introduction », dans Rotrou, Le Véritable Saint Genest, édition de P. Pasquier, Théâtre complet, Paris, STFM, IV, p. 160. 3 Georges Forestier, « Le Véritable Saint Genest de Rotrou : enquête sur l’élaboration d’une tragédie chrétienne », XVII e siècle, n° 179, avril-juin 1993, p. 308. Biblio17_205_s05-305End.indd 51 27.05.13 11: 12 52 Sandrine Blondet clamer sa fidélité à l’Histoire - dans l’Avertissement, Boisrobert affirme ainsi brosser de son héroïne un portrait idéal, conforme à la vertu que lui prête le seul historien digne de foi, Justin. De l’autre, il se targue implicitement de sa supériorité sur Scudéry, dont l’œuvre, précisément parce qu’elle s’inspire de Virgile, est nécessairement inférieure à la sienne. Or les deux Didon ne s’apparient qu’en un faux doublon : faisant fi de leur écart temporel et diégétique, Boisrobert maintient le rapprochement et se sert du souvenir de Scudéry pour promouvoir sa propre pièce. En définitive, la « vérité » de sa Didon se révèle mensongère. Qu’ils obéissent à une stratégie littéraire ou exclusivement éditoriale, les adjectifs « vrai » et « véritable » concourent à une autoglorification de l’œuvre, qui participe à cette exhibition que requiert la concurrence théâtrale. Comme toute forme de publicité comparative, la revendication de supériorité qu’ils véhiculent vaut solde de tout compte. Elle s’appuie sur l’ultime rappel d’une rivalité qui, après la scène, se prolonge sur le terrain éditorial, et qu’il s’agit de raviver une dernière fois pour en tirer un ultime bénéfice. Simultanément, c’est peut-être le caractère factice, et très utilitaire, de ce rappel qui explique que l’emploi des adjectifs « vrai » et « véritable » reste toutefois quantitativement infime : il ne concerne en définitive que sept pièces sur les quarante et un doublons dramatiques auxquels j’ai consacré ma thèse. Si l’on descend d’un degré dans l’ordre de l’agressivité, on trouve les titres concurrentiels homonymes - rigoureusement ou non - que j’ai déjà signalés comme les plus nombreux. Dans son évidence, l’homonymie appelle plusieurs remarques. En premier lieu, une majorité des cas de stricte homonymie tiennent au fait que les deux titres s’articulent autour du nom du héros et/ ou de l’héroïne. C’est alors la logique la plus simple qui dicte aussi bien chacun de ces titres nominatifs que la reprise de ce nom d’une pièce à l’autre. De fait, pour être efficace, le titre exige essentiellement d’être en adéquation avec le sujet pour ensuite, éventuellement, se parer de la concision propre à marquer les esprits et à s’inscrire dans les mémoires. Faire du nom du personnage principal, incarnation du sujet, le titre de la pièce constitue pour ainsi dire le degré zéro de la démarche : sans manifester la moindre originalité, la moindre spécificité particulière, le titre atteint alors le comble de l’efficacité par sa sobriété et son ajustement au contenu qui va suivre. Sa reprise par le dramaturge concurrent n’est alors pas nécessairement indice de rivalité : elle peut se contenter de signaler que ce dernier obéit aux mêmes impératifs. Cela étant, il importe à cet égard de distinguer les héros du patrimoine historique ou mythologique commun des personnages plus obscurs. La célébrité même de certains sujets, liés aux grandes familles tragiques que la tradition théâtrale impose, tels les Labdacides ou les Atrides pour ne citer qu’eux, rend superflu le remplacement du nom du héros par une périphrase - c’est Biblio17_205_s05-305End.indd 52 27.05.13 11: 12 53 L’usage des titres dans la rivalité dramatique des scènes parisiennes bien le propre de la renommée que d’imposer un nom en tous lieux. Tout au plus peut-on s’attendre à une précision supplémentaire, comme en apportent, au sein de leur propre production, Sophocle (Œdipe-Roi, Œdipe à Colone) ou Sénèque (Hercule sur l’Œta, Hercule furieux) - mais l’on sort alors de l’homonymie qui nous occupe, voire de la concurrence dramatique, puisque l’ajout permet de supposer le passage à un autre sujet. En d’autres termes, l’identité titulaire de deux pièces consacrées à ces étoiles de la Fable n’a pas de signification particulière dans le cadre de la concurrence dramatique ; elle ne pénètre pas sur le terrain de la rivalité, mais se contente de le signaler. Il n’en va pas de même d’un titre comme Rodogune, renvoyant à une figure inconnue. En marge de ce quasi-anonymat, le cas des Rodogune présente d’ailleurs plusieurs particularités. À tout prendre, compte tenu de la redistribution onomastique qu’il opère 4 , Gilbert devait donner à sa pièce le nom de Lydie, princesse jumelle de la Rodogune cornélienne. Les deux titres ne renvoient pas au même personnage, si bien que l’homonymie n’est ici que formelle. Elle n’en est que plus concurrentielle : Gilbert n’éprouve le besoin ni d’élever un autre personnage au rang éponyme, ni de remplacer le nom de sa souveraine par une périphrase. Il se refuse à une modification que tout, pourtant, justifiait. Par ailleurs, les jumeaux qu’il met en scène se nomment Darie et Artaxerxés, noms usuels des princes d’Asie que portent aussi les héros contemporains de Boisrobert et de Magnon (Le Couronnement de Darie, Artaxerxés 5 ). Gilbert disposait donc d’une autre sphère concurrentielle à laquelle greffer sa tragi-comédie. En dépit de tous ces éléments, il a pourtant fait sien le titre de Corneille, choix qui ne peut alors s’expliquer, selon nous, que par le défi qu’il véhicule - défi à Corneille, mais aussi à l’ensemble du public parisien que Gilbert prend à témoin : sans nécessairement prétendre à la victoire, il s’assure à tout le moins le prestige de David devant Goliath. Une fois n’est pas coutume : l’homonymie des titres fonctionne ici comme révélateur de rivalité. C’est moins la pièce que le défi qu’elle lance à son illustre devancière que le titre médiatise. Ainsi, le choix de l’homonymie, pour un titre nominatif ne renvoyant pas à l’un des sujets les plus familiers du public, vaut déjà acte de concurrence quand il se contente, dans le cas des noms de la Fable les plus convoqués, de signaler cette concurrence, sans encore lancer les hostilités. Le processus se vérifie dans le cas de titres non plus fondés sur le nom du personnage 4 La Rhodogune de Gilbert (Paris, Courbé, 1646) met en effet en scène la reine de Syrie Rhodogune, mère des princes Darie et Artaxerxés, tous deux amoureux de la princesse Lydie. 5 Boisrobert, Le Couronnement de Darie, Paris, Quinet, 1642 ; Magnon, Artaxerxés, Paris, Besogne, 1645. Biblio17_205_s05-305End.indd 53 27.05.13 11: 12 54 Sandrine Blondet principal mais sur une locution nominale plus générale, tels ceux de L’Amant libéral et de La Place Royale. Le titre de L’Amant libéral partage avec ceux que nous venons de voir la caractéristique de renvoyer au héros de la pièce. Outre qu’elle est prescrite par la démarche de récrire Cervantès, dont La Nouvelle exemplaire s’intitulait déjà L’Amant libéral, la périphrase présente l’avantage de mettre en avant la qualité qui fera triompher le héros de son rival pourtant plus fortuné. On retombe alors dans la logique précédente : les deux dramaturges héritent de leur source commune un titre parfaitement approprié à son adaptation théâtrale, si bien que la reprise par Scudéry du titre de Guérin de Bouscal 6 , sans être nécessairement concurrentielle, signale avant tout sa propre relation à l’auteur espagnol. Dénué de cette motivation pratique, le choix de Corneille d’intituler sa sixième pièce La Place Royale, à l’imitation de Claveret, paraît alors plus vindicatif. Le décor parisien en général, et celui de la récente place voulue par Henri IV en particulier, fournit certes un appât pour le public des deux théâtres. Mais, à l’instar de Mélite et d’un grand nombre de pièces contemporaines (Amélie, Diane, etc.), il était facile de donner pour titre à la pièce le nom d’Alidor, quitte à évoquer la Place Royale en sous-titre. Or justement, si Corneille ménage bien une allusion à son « amoureux extravagant 7 », c’est pour la rejeter en sous-titre, réservant pour le corps de son titre l’appât parisien qu’il emprunte à Claveret, ce que celui-ci ne lui pardonne pas 8 . À l’instar de l’homophonie de la Rhodogune de Gilbert, l’homonymie voulue par Corneille trahit donc une intention nettement concurrentielle, voire agressive. C’est que l’intitulé de La Place Royale ne saurait renvoyer à un sujet, de telle sorte que sa reprise ne saurait être gratuite. Indication de décor, il ne fait référence qu’à cet élément extra-diégétique que constitue le lieu de l’intrigue : le titre de Corneille, comme celui de Claveret, ne dit rien de l’action représentée - sinon l’endroit où elle se déroule, précision qui, dans le cas de Corneille, n’a rien de nécessaire 9 . Ce même caractère vague et contingent autorise de 6 C’est en effet à celui-ci que les dates de publication des deux tragi-comédies permettent d’accorder la primeur : le privilège pris par Guérin de Bouscal date du 31 juillet 1637 ; l’achevé d’imprimer de sa pièce, du 15 septembre 1637 ; Scudéry obtient le privilège pour l’impression de sa tragi-comédie le 23 février 1638 et l’achevé en est daté du 30 avril 1638. 7 On peut noter au passage que la périphrase ménage à elle seule le suspens susceptible d’allécher le public. 8 Jean Claveret, Lettre du sieur Claveret au sieur Corneille, soi-disant auteur du Cid, dans Jean-Marc Civardi, La Querelle du Cid, Paris, Champion, 2004, p. 540. 9 Preuve en est que l’ « Examen » de la pièce se concentre exclusivement sur le personnage d’Alidor et sur l’action double de la pièce, sans accorder la moindre attention à la Place Royale ni, a fortiori, à l’infortuné Claveret, bien oublié en 1660. Biblio17_205_s05-305End.indd 54 27.05.13 11: 12 55 L’usage des titres dans la rivalité dramatique des scènes parisiennes surcroît un large éventail d’intrigues, si bien qu’on peut aller jusqu’à conclure que les deux comédies ne partageaient rien d’autre que leur titre, la rivalité de Corneille s’affichant - mais ne s’affichant que - par le biais de son titre. C’est bien ce que Claveret laisse entendre, arguant à juste titre de l’unique rime par laquelle Corneille justifie l’intitulé de sa comédie. Ainsi, les exemples des Rodogune et des Place Royale invitent à nuancer la relation anodine susceptible de s’établir entre concurrence dramatique et homonymie des deux titres d’un doublon théâtral. Si, dans l’immense majorité des cas, l’homonymie n’avive pas la tension, il suffit que le titre choisi, et repris du premier dramaturge par le second, s’écarte un tant soit peu de l’univers fabuleux usuellement convoqué par le genre dramatique et/ ou du noyau de la pièce pour qu’elle se pare immédiatement d’une tonalité de défi. On retrouve alors la charge vindicative endossée par le titre : en définitive, c’est moins le sujet de la pièce qu’une forme de bravade qu’il transmet. Reste enfin le cas des pièces jumelées paronymes, dont les titres se signalent par un écart infime. Réduite, cette différence ne présente aucune signification particulière ; elle traduit simplement la volonté de démarquer la pièce de sa rivale, de la manière la plus minimale qui soit. C’est ainsi que j’interpréterais le titre de Desfontaines, Le Martyre de saint Eustache, décalque à peine modifié du Saint Eustache martyr de Baro. Plus significatif sera le surcroît d’information apporté par l’un des deux titres, dans le but d’attirer le spectateur. Avec La Suite et le mariage du Cid, par exemple, Chevreau se fait plus explicite que son rival Desfontaines, quoique les deux tragi-comédies s’achèvent pareillement au seuil de l’union des héros. L’une comme l’autre prolongent Le Cid de nouvelles péripéties, qui comblent l’année de deuil accordée à Chimène par le roi, sur l’annonce de laquelle Corneille avait clos sa pièce. Toutefois, en dépit du spectacle qu’elle pouvait susciter, la célébration du mariage n’est pas représentée. Or, les deux Suites sont créées durant la Querelle, dont l’union de Rodrigue et de Chimène constituait l’un des principaux objets de litige. Il est alors possible d’imaginer que Chevreau comme Desfontaines profitent de ce contexte polémique, dont ils peuvent espérer des retombées publicitaires : Chevreau, en paraissant donner suite au scandale de ce mariage ; Desfontaines, en se privant au contraire de toute allusion à ce sujet, et pouvant ainsi se targuer d’une « vérité » supérieure. Dans tous les cas, l’ajout de Chevreau peut être entendu comme une information mensongère : si « le mariage du Cid » annoncé était promesse alléchante d’un spectacle dont la pièce de Corneille ouvrait déjà la possibilité, les spectateurs en furent pour leurs frais. En marge de leurs éventuels prolongements, les corps de titres proposent eux-mêmes de fréquentes variations autour de leur homonymie. Sans être strictement homonymes, ils ne sont pas non plus radicalement hétéronymes Biblio17_205_s05-305End.indd 55 27.05.13 11: 12 56 Sandrine Blondet au point d’occulter l’appariement des deux pièces qu’ils annoncent. Mieux, ce sont alors ces variantes qui accusent la rivalité des œuvres et des dramaturges ; l’écart entre les deux titres fonctionne comme révélateur de cette rivalité, qu’il contribue même, éventuellement, à exacerber. On peut ici prendre l’exemple du Marc-Antoine de Mairet - en postulant qu’il a pu être créé sous cette seule appellation - et de La Cléopâtre de Benserade : puisqu’il n’est besoin d’aucune précision supplémentaire pour unir le couple mythique en un doublon théâtral, c’est donc bien que le sous-titre de Mairet « ou La Cléopâtre » ne justifie sa présence que parce qu’il souligne la rivalité de la pièce avec celle de Benserade. S’il n’apporte aucun élément inédit, il répond à l’intitulé de Benserade, au point que les témoignages contemporains réunissent rapidement les deux tragédies sous le nom de la reine. Mais alors que le titre de Benserade centre d’emblée sa pièce sur elle, ce sont les deux figures du couple tragique que Mairet promeut au rang éponyme 10 . Simultanément, ce sont les deux comédiens phares du Marais 11 qui se voient placés sous les feux de la rampe : surenchère d’émotion qui est aussi surenchère dramaturgique, puisque les deux rôles devront présenter une ampleur non seulement conforme à leur statut, mais aussi égale. Une concurrence mensongère Ainsi, l’intense rivalité qui unit en les opposant troupes et dramaturges donne lieu à diverses stratégies médiatiques, toutes propres, par le biais des titres dramatiques, à souligner ou à simplement signaler cette concurrence. On ne s’étonne donc pas de voir la fin devenir un moyen, et d’assister à des formes de leurre destinées à suggérer une rivalité que la pièce viendra démentir. C’est notamment le cas du doublon dramatique que constituent L’Illustre Corsaire de Mairet et l’Eurimédon, ou L’Illustre Pirate de Desfontaines. De fait, ces deux tragi-comédies s’inscrivent dans une perspective diamétralement opposée à celles que je viens de développer. Leurs titres, hétéronymes, reflètent l’hétérogénéité radicale de leurs intrigues, et l’on sortirait du cadre de la concurrence théâtrale si l’un des dramaturges n’avait voulu, très partiel- 10 Compte tenu de l’importance du rôle d’Antoine, rôle confié, de surcroît, à Montdory, il semble en effet exclu que la tragédie de Mairet ait été créée sous le seul nom de Cléopâtre. 11 Voir à ce sujet Lancaster, History of French Dramatic Literature in the seventeenth Century, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1929-1942, II, 1, pp. 40-45 ; S. Wilma Deierkauf-Holsboer, Le Théâtre du Marais, Paris, Nizet, I, 1954, pp. 28-29 ; et, plus récemment, Alain Riffaud, « Introduction », dans Jean Mairet, Marc-Antoine, Théâtre complet, Paris, Champion, I, 2004, pp. 204-206. Biblio17_205_s05-305End.indd 56 27.05.13 11: 12 57 L’usage des titres dans la rivalité dramatique des scènes parisiennes lement, en donner l’illusion. Si, dans les exemples précédents, il s’agissait de masquer la rivalité dramatique, l’objectif ici serait d’en susciter l’impression, dans le but probable d’allécher le public. De fait, L’Illustre Corsaire et L’Illustre Pirate présentent la particularité d’un jumelage réduit à la portion congrue : leur appariement ne tient qu’au soustitre de Desfontaines, et il n’est aucun moyen de déterminer à qui revient l’imitation, chaque hypothèse se voyant étayée de solides arguments. Dans tous les cas, je ferai ici abstraction du sous-titre de Desfontaines, et supposerai que la tragi-comédie fut créée sous le titre simple d’Eurimédon. L’hétéronymie est alors bel et bien irréductible, à la différence du Marc-Antoine et de La Cléopâtre, dont les noms sont, pour ainsi dire, unis pour l’éternité. C’est que le nom d’Eurimédon n’évoque rien de lui-même ; en dépit de son illustre naissance et de sa perfection morale, Eurimédon reste un personnage anonyme. On rejoint alors la virginité que nous évoquions à propos des sujets obscurs ou, a fortiori, inventés, comme ici. De ce point de vue, le choix onomastique de Mairet est peut-être plus habile : le nom de son corsaire, Lépante, convoque immédiatement la bataille du même nom et, avec elle, tout un monde lointain, celui de la piraterie, des turqueries et de leurs mêlées navales. Simultanément, c’est le nom de Cervantès qui surgit 12 , avec à sa suite l’horizon romanesque qui informait déjà, par exemple, les deux Amant libéral. Cela étant, le nom de Lépante n’intervient pas dans le titre : Mairet lui substitue une périphrase susceptible à la fois de susciter le même imaginaire exotique et de vanter le caractère « illustre » de son héros. Rien de tel chez Desfontaines : privé de sous-titre, le nom d’Eurimédon ne suggère rien. Il ne peut pas même signifier son appartenance à cet univers romanesque qu’il partage non seulement avec L’Illustre Corsaire, mais encore avec d’innombrables ouvrages contemporains. Pour cette raison, j’incline à penser que Desfontaines fit représenter sa pièce sous le titre que nous lui connaissons, Eurimédon, ou L’Illustre Pirate. À un premier niveau, il en allait de la simple promotion de sa pièce, en tant qu’ouvrage unique. Non que cet effet d’annonce soit indispensable : nombre de poèmes dramatiques voient le jour sous un simple nom, pas plus évocateur que celui d’Eurimédon (telle, pour citer une pièce évoluant en partie dans le même univers maritime, La Belle Alphrède de Rotrou). Mais il faut tenir compte de l’ensemble de la production de Desfontaines, alors à ses débuts : sa pièce suivante sera sa Suite du Cid, rivale de celle de Chevreau et 12 C’est en effet au cours de la bataille de Lépante (1571) que Cervantès perdit son bras gauche, ce qu’il relate dans l’avant-propos des Nouvelles exemplaires. Le nom de Lépante pourrait être un hommage de Desmarets, repris par Mairet, à l’auteur espagnol. Biblio17_205_s05-305End.indd 57 27.05.13 11: 12 58 Sandrine Blondet comme elle tributaire de la pièce de Corneille, et le reste de son œuvre comptera encore quatre participations à des duels théâtraux. L’opportunisme dont il fait ainsi preuve tout au long de sa carrière n’a pu manquer de soutenir ses premiers pas : Desfontaines a pu chercher à inscrire son Eurimédon dans un réseau dramatique apte à le lancer - celui de la piraterie, alors en vogue, auquel, du reste, le contenu de sa pièce le faisait adhérer de plein droit. Que son sous-titre lui permît d’entrer en rivalité avec Mairet constituait un bénéfice supplémentaire dont il ne pouvait que se féliciter. En d’autres termes, les titres hétéronymes de Mairet et Desfontaines mènent à la conclusion que le second, soit qu’il imitât, soit qu’il fût imité du premier, entendait avant tout se faire admettre dans la lice théâtrale contemporaine. Une concurrence diffuse Ainsi la portée concurrentielle du titre théâtral s’élargit-elle, jusqu’à véhiculer l’appartenance à une thématique dramatique. En témoigne encore l’usage d’un autre adjectif volontiers employé dans le cadre de la rivalité théâtrale, l’adjectif « romaine ». Ses occurrences sont moins nombreuses : La Lucrèce romaine de Chevreau sera suivie de La Virginie romaine de Le Clerc - elle-même rivale de L’Injustice punie, ou La Virginie romaine de Du Teil - et de La Porcie romaine de Boyer. Mais cette dernière pièce n’est pas doublée, alors qu’inversement, ce sont les deux Virginie qui bénéficient du qualificatif « romaine ». En définitive, seul le titre de Chevreau intègre l’adjectif à un duel dramatique en lui conférant une valeur discriminante. Pour autant, reprendre sur ce constat la chronologie des Lucrèce pour en conclure péremptoirement que Chevreau s’empara de son sujet à la suite de Du Ryer semble peu rigoureux : ce serait méconnaître que le titre définitif de la pièce a pu ne lui être attribué qu’au moment de l’édition - d’ailleurs, la seule allusion à la pièce de Chevreau, contenue dans Le Gascon extravagant de Du Bail, la désigne sous le titre de La Lucrèce violée. En revanche, entendre l’adjectif de Chevreau comme une explicitation de la nature romaine de son sujet porte à conséquence. Son titre véhiculerait alors une revendication de romanité destinée à inscrire sa pièce dans la lignée de Sophonisbe, de La Mort de Brute et de La Mort de César, en mettant en avant le choix d’un sujet romain. Dans ces conditions, l’adjectif doit s’entendre non seulement en lien avec la Lucrèce de Du Ryer, mais encore au regard de l’ensemble de la production tragique contemporaine et immédiatement antérieure. Le dramaturge pouvait en prime escompter que cette noble perfection rejaillirait, dans l’esprit du public, sur l’œuvre qui retraçait leur geste, comme si le caractère romain ne pouvait susciter qu’un chefd’œuvre. En ce sens, la romanité que Chevreau revendique pour son héroïne Biblio17_205_s05-305End.indd 58 27.05.13 11: 12 59 L’usage des titres dans la rivalité dramatique des scènes parisiennes est tout autant relative à la Lucrèce rivale de Du Ryer qu’absolue. Ce faisant, il inaugure une nouvelle mode théâtrale où le suivront Du Teil, Le Clerc et Boyer. Il en va alors de même des occurrences voulues par ses trois successeurs. Il faut d’ailleurs souligner à ce sujet que le prestige romain ne vient auréoler que des héroïnes, comme pour rehausser leur vertu, paradoxalement plus efficiente, sur le plan politique, que la mâle virtus de leurs époux 13 : Virginie, Lucrèce et Porcie sont romaines non par leur seule naissance, mais par leur courage et leur grandeur d’âme, dignes de leur patrie. Un troisième exemple, enfin, montrera que les titres concurrentiels greffent l’œuvre non seulement sur un terrain spécifiquement dramatique, mais également sur celui de la réalité la plus immédiate, et quotidienne : celle du public parisien. Ainsi, le titre de La Place Royale, ou L’Amoureux extravagant entretient une similitude évidente avec celui de La Galerie du Palais, ou L’Amie rivale, établi comme lui sur un lieu parisien familier du public, tandis que la mention du personnage, par le biais d’une périphrase, n’apparaît qu’en soustitre. Or La Galerie du Palais, publiée en 1637, a été créée en 1633 ou 1634, soit à peu de distance des représentations de La Place Royale de Claveret 14 . La rivalité des deux auteurs sur les titres parisiens remonte donc peut-être à cette période, sans qu’on puisse définir lequel des deux en fut l’instigateur. Corneille aurait ensuite souhaité y mettre un terme définitif par le duel ostensible des deux Place Royale. L’un de ses détracteurs anonymes de la Querelle du Cid (acolyte, donc, de Claveret dont La Place Royale risque pourtant d’être également visée) a alors beau jeu de tourner en dérision cette manie parisienne 15 . Ainsi, l’étude des titres concurrentiels met en évidence que, non contents d’annoncer l’un de ces duels dramatiques et scéniques dont le public est friand, ils ont pour rôle de signaler la conformité de leurs auteurs à une doxa thématique ambiante, dont le respect saura leur acquérir leurs galons de dramaturges. Une concurrence dissimulée Qu’en est-il, dès lors, des doublons dramatiques paradoxalement dés-appariés, dont les titres dissimulent un appariement pourtant effectif ? De 13 Ou fiancé, dans le cas de Virginie. 14 Voir Georges Couton, « Notice », dans Pierre Corneille, La Galerie du Palais, Œuvres Complètes, Paris, Gallimard, Pléiade, I, p. 1282 ; Georges Mongrédien, Recueil des textes et des documents du XVII e siècle relatifs à Corneille, Paris, Éditions du C.N.R.S., 1972, pp. 52-53. 15 Lettre à *** sous le nom d’Ariste, dans Jean-Marc Civardi, op. cit., p. 734. Biblio17_205_s05-305End.indd 59 27.05.13 11: 12 60 Sandrine Blondet fait, deux paires de pièces, pour présenter des titres totalement distincts, partagent pourtant un même sujet : c’est le cas du Couronnement de Darie de Boisrobert et de l’Artaxerxés de Magnon, ainsi que de L’Athénaïs de Mairet et de La Jalousie de Théodose. En l’occurrence, le second dramaturge (Magnon ; le rival anonyme de Mairet) semble tout faire pour escamoter la parenté de sa pièce avec la précédente : loin d’être affichée, la concurrence dramatique est occultée. Cette stratégie inédite, contraire à tous les usages, résulterait du dessein de présenter la pièce incognito, dans l’espoir qu’elle ne pâtisse pas de la comparaison avec sa jumelle ou, mieux, qu’elle acquière une dignité dramatique vierge de tout artifice commercial. Ainsi, pour sa première pièce, Magnon a pu préférer en affranchir la création du souvenir du Darie de Boisrobert. De même, l’auteur anonyme de Théodose pouvait craindre une rivalité par trop explicite avec Mairet ; son titre indiquerait davantage la volonté de proposer une adaptation absolument nouvelle du sujet d’Athénaïs, dans le but, peut-être, de restituer au sujet son éclat théâtral 16 . Et si le dramaturge s’abstient de publier sa pièce et persiste dans l’anonymat, c’est peut-être l’indice que La Jalousie de Théodose n’eut aucun succès : son auteur n’en aurait retiré aucune réputation 17 . Cela étant, la parenté du sujet demeure : l’appariement des pièces concernées ne pouvait rester ignoré bien longtemps. Aussi cette forme d’anonymat titulaire semble-t-elle symptomatique d’une certaine ambivalence de la part de Magnon et de l’auteur de Théodose : car s’il s’agissait d’éviter l’affrontement, il paraissait bien plus sûr de choisir un sujet radicalement différent. Par ailleurs, ces deux cas particuliers, Artaxerxés et Théodose, figurent au répertoire de l’Illustre Théâtre, ce qui ne saurait être fortuit. Partant, je reporterais volontiers l’ambivalence des deux auteurs sur leurs interprètes. De fait, la marge de manœuvre de la nouvelle compagnie est étroite : elle entre en lice contre deux adversaires à la réputation bien établie 18 , et de surcroît déjà fort engagés dans une concurrence duelle. Dans ces conditions, Molière et ses compagnons ont pu estimer licite de s’inscrire dans la compétition générale, mais sans en afficher la moindre intention : il s’agissait dans un premier temps de s’acquérir une place dans la vie parisienne théâtrale - ce que permettaient les sujets choisis - pour être en mesure, ensuite, de défier publiquement, explici- 16 La Jalousie de Théodose s’accorde aux principes réguliers, contrairement à Athénaïs. 17 Dans un autre ordre d’idée, la pièce et son auteur ont pu pâtir de la déconfiture de l’Illustre Théâtre. 18 La jeune troupe y est certes aidée par l’incendie du Marais, heureuse circonstance que Molière et ses compagnons n’avaient pu prévoir dans les semaines précédentes. Mais ce répit ne pouvait être que temporaire, si bien qu’il était hors de question de ne se situer que par rapport à l’Hôtel de Bourgogne. Biblio17_205_s05-305End.indd 60 27.05.13 11: 12 61 L’usage des titres dans la rivalité dramatique des scènes parisiennes tement sinon ostensiblement, leurs aînés. La confrontation des quatre duels dramatiques auxquels prend part l’Illustre Théâtre confirme cette stratégie, puisque, si les deux pièces qui nous occupent ici, pourvues de titres nettement distincts de ceux de leurs rivales, interviennent en seconde position au sein de leur paire, les seules pièces jumelles homonymes de leurs rivales que la troupe propose, Bélisaire et L’Illustre Comédien ou Le Martyre de Saint Genest de Desfontaines, en sont, inversement, toujours les premières : Bélisaire précède de trois ans la tragédie de Rotrou et Saint Genest aurait déterminé le même Rotrou à s’atteler à son Véritable Saint Genest. En définitive, la compagnie de Molière ne propose jamais de pièces officiellement jumelles, comme si elle avait attendu de bénéficier d’une légitimité suffisamment établie pour oser s’afficher en rivalité avec ses consœurs. L’usage de titres distincts met ainsi en évidence deux maniements exactement inverses de la concurrence dramatique. Dans la très grande majorité des cas, le titre médiatise moins le sujet de la pièce que la concurrence qu’elle entretient avec un poème dramatique antérieur. Plus sporadiquement, l’intitulé concurrentiel va fonctionner comme un leurre, fondé sur le fait avéré que la rivalité, même illusoire, qui semble s’instaurer entre deux pièces offre un vecteur publicitaire bienvenu. D’autres occurrences enfin, beaucoup plus rares, vont au rebours de ce constat pour dissoudre toute trace de rivalité : dans leur cas, c’est précisément cette publicité comparative qu’il s’agit d’éviter, soit que troupe et/ ou dramaturge, trop jeunes, s’estime[nt] inapte[s] à soutenir la comparaison, soit que l’une ou l’autre veuille faire profil bas et afficher une humilité susceptible, peut-être, d’atténuer son audace et d’adoucir ses rivaux. Le divorce des deux démarches se résout dans cette valeur publicitaire, médiatique, qu’elles reconnaissent conjointement à la rivalité dramatique. Mais, dès lors, la volonté de sortir, ne fût-ce qu’en apparence, de la concurrence théâtrale finit par étendre cette dialectique médiatique et cette stratégie paradoxale à toute œuvre publique, dont le titre aurait ainsi pour fonction et pour effet de clamer l’appartenance à une sphère théâtrale, mais aussi plus largement littéraire, voire encore plus généralement artistique. On ne saurait mieux dire que la médiatisation du littéraire se pare d’une intention universelle. Biblio17_205_s05-305End.indd 61 27.05.13 11: 12 Biblio17_205_s05-305End.indd 62 27.05.13 11: 12 Biblio 17, 205 (2013) La vogue du prologue dramatique, un genre médian (1680-1760) J EANNE -M ARIE H OSTIOU Université Paris IV - Sorbonne Le genre du prologue dramatique connaît un succès considérable à la fin du XVII e siècle et pendant toute la première moitié du XVIII e siècle. À Paris, sur toutes les scènes confondues (à l’exception de la scène lyrique de l’Académie royale de musique), on compte environ deux cents prologues représentés entre 1680 et les années 1760, principalement au seuil de comédies. Par exemple, un septième environ des comédies nouvelles alors créées à la Comédie-Française compte un prologue 1 . Il faut revenir sur la définition de ce genre relativement oublié par l’histoire littéraire. Selon son étymologie grecque (préfixe pro, avant, et radical logos, discours), le prologue est un discours qui peut être défini selon deux critères : son emplacement (il est toujours situé avant un autre discours et s’oppose en cela à l’épilogue) et son caractère transitif (il dépend de cet autre discours qu’il introduit). Il constitue en cela un péritexte scénique à fonction de « seuil 2 ». Les éditions originales du répertoire le séparent toujours typographiquement du corps de la pièce à suivre ; une indication générique paratextuelle l’y désigne souvent comme « prologue » ; au seuil de l’ouvrage, le nom 1 Pour le détail de ces recensements, à la Comédie-Française et ailleurs, je me permets de renvoyer à ma thèse de doctorat et à son volume d’annexe : Les Miroirs de Thalie. Le Théâtre sur le théâtre et la Comédie-Française (1680-1762) (à paraître aux éditions Garnier). Sur le prologue dramatique, voir l’article « prologue » de l’Enciclopedia dello spettacolo (Roma, Le Maschere, 1959) ainsi que la thèse de doctorat d’Yves Jubinville soutenue le 2 avril 2001 à l’Université Paris 3 sous la direction de Martine de Rougemont : Rivages de la scène. Théorie et pratique du prologue dramatique à Paris au XVIII e siècle (thèse déposée à la bibliothèque Gaston Baty, cote D4 278). Voir également la notice « Prologue », dans Paul Aron, Denis Saint-Jacques et Alain Viala (dir.), Dictionnaire du littéraire, Paris, Presses Universitaires de France, deuxième édition revue et augmentée, coll. « Quadrige », 2004. 2 Gérard Genette, Seuils, Paris, Seuil, 1987, pp. 168-170. Biblio17_205_s05-305End.indd 63 27.05.13 11: 12 64 Jeanne-Marie Hostiou des « acteurs du prologue » est toujours indiqué séparément des personnages de la pièce principale ; il possède parfois un titre autonome, ce qui est fréquent à la Foire 3 . Le prologue, qui est donc identifié dans la pratique comme un petit genre relativement autonome, adopte des formes diverses et peut compter une scène unique ou s’étendre sur la durée d’un acte. À partir de la fin du XVII e siècle, il prend généralement la forme de petites fictions dialoguées qui se regroupent en trois principaux types qui peuvent s’entremêler : les comédies de comédiens, qui se déroulent dans les coulisses du théâtre ou sur scène avant le lever du rideau et donnent à voir les derniers préparatifs du spectacle (dans l’esprit de L’Impromptu de Versailles de Molière) ; les comédies de spectateurs, qui situent l’action dans les foyers ou dans les loges et font monter sur scène des représentants fictionnels du public discutant de la pièce (dans l’esprit de La Critique de l’École des femmes, du même auteur) ; enfin les pièces allégoriques ou mythologiques, qui donnent lieu à des débats plus ou moins théoriques sur les mérites de la pièce à suivre. Ce bref descriptif permet d’envisager la fonction de médiatisation propre au prologue dramatique, où cette notion peut s’entendre dans une triple signification. Tout d’abord, le prologue est un lieu de médiatisation au sens où il informe le public et promeut la pièce qu’il introduit : il en présente les principales caractéristiques (titre, thèmes, genre et nombre d’actes) et en vante les mérites en annonçant notamment les aspects les plus susceptibles de plaire au public (divertissements musicaux et chorégraphiés, présence d’une nouvelle recrue dans la troupe ou d’une tête d’affiche par exemple). Le prologue a également un rôle de médiatisation au sens où il met en spectacle les réalités de la vie dramatique et les redouble dans de petites fictions évoquant des enjeux d’ordre institutionnel (querelles des théâtres), qui relèvent de la réception (attitude du parterre, des foyers ou des loges) ou encore de la création d’une pièce (répétitions, conflits au sein de la troupe, craintes et questionnements des auteurs). Enfin, ce genre métathéâtral a une fonction de média(tisa)tion au sens où il tient à distance la pièce qu’il introduit : il constitue un intermédiaire qui s’intercale et crée un espace de jeu, au sens mécanique du terme, entre la scène et la salle. Le prologue est ainsi un lieu où s’élaborent des stratégies rhétoriques et publicitaires. Il a pour effet d’encadrer la représentation dramatique qu’il introduit (d’en délimiter les contours) et de cadrer sa réception (d’orienter le regard qui sera porté sur elle). À l’instar du cadre en peinture, il est à la fois superflu et nécessaire, et son action est d’ordre dialectique : sans être vu (sans être en lui-même l’objet de la repré- 3 Entre 1680 et 1762, on recense plus de cinquante prologues possédant un titre autonome à la Foire, et moins de dix à la Comédie-Française. Biblio17_205_s05-305End.indd 64 27.05.13 11: 12 65 La vogue du prologue dramatique, un genre médian (1680-1760) sentation), il a vocation à faire voir et à faire valoir la pièce qu’il met sous les yeux du spectateur, tout en la tenant à distance 4 . Comment s’est constitué ce petit genre dramatique et comment a-t-il pris son essor au point de devenir caractéristique de la dramaturgie de cette période ? Quelle est la spécificité du dispositif médiatique qu’il met en place ? Que révèle-t-il sur les enjeux esthétiques et sur le fonctionnement du champ dramatique à la fin du XVII e siècle et au XVIII e siècle ? Retour sur l’histoire d’un genre Le prologue dramatique n’a pas toujours été, historiquement, un genre spécifique de médiatisation théâtrale. Hérité de l’Antiquité 5 , il est initialement défini par Aristote comme « la partie de la tragédie formant un tout qui précède la parodos chantée par le chœur » (Poétique, 1452b). Il désigne la première partie de la pièce qui précède la première entrée du chœur, peut prendre une forme monologuée ou dialoguée, et a pour fonction d’introduire l’intrigue. Il s’apparente alors à l’exposition. Il faut attendre les auteurs comiques de l’époque latine pour que les liens se distendent entre la pièce et son prologue, et pour que ce dernier se charge d’une fonction publicitaire. Le prologue a alors pour fonction d’attirer la sympathie du public selon le procédé rhétorique de la captatio benevolentiæ. Il est généralement adressé directement au spectateur pour le mettre dans de bonnes dispositions au moyen d’un métadiscours promotionnel sur la pièce à suivre. Chez Plaute, le prologue soulève des questions liées à l’actualité et renferme encore souvent un sommaire de la pièce. Ce n’est plus le cas chez Térence, chez qui le prologue, récité par un personnage unique nommé « Prologus » et souvent porte-parole de l’auteur, devient un lieu privilégié de polémique où le dramaturge défend sa pièce et en appelle au jugement du public. Le plaudite final, prononcé chez Plaute par le « chef de troupe », répond au prologue et vient clore la représentation en invitant le public à applaudir. Sous cette forme, le prologue n’exerce toutefois pas une fonction de médiatisation au triple sens où nous l’avons défini, notamment parce qu’il prend la forme d’une adresse au public et non d’une petite fiction métathéâtrale. 4 Voir Emmanuelle Hénin, « La scène encadrée, une scène-tableau ? », dans Jean-Louis Haquette et Emmanuelle Hénin (éd.), La Scène comme tableau, Poitiers, La Licorne, 2004, pp. 23-52. 5 Sur le prologue dans le théâtre antique, voir notamment la thèse de doctorat de Philippe Fabia, Les Prologues de Térence, Paris, Ernest Thorin, 1888. Biblio17_205_s05-305End.indd 65 27.05.13 11: 12 66 Jeanne-Marie Hostiou L’usage du prologue se poursuit en France au Moyen Âge, dans les mystères, miracles ou soties notamment, où il s’apparente au prologue des comédies latines : il est prononcé par le meneur de jeu qui cherche à capter le public et à établir le silence, tout en exposant l’argument du drame 6 . Puis au XVII e siècle, jusqu’aux années 1680, on trouve dans le théâtre français trois principaux types de prologues. Les premiers consistent en une simple adresse au public qui s’apparente à la harangue, notamment lorsqu’elle est prise en charge par un des acteurs de la pièce ou par un orateur : ces prologues, proches eux aussi des prologues latins, tombent en désuétude dès le deuxième tiers du siècle (de même que la pratique qui consiste à les éditer sous forme de recueils 7 ). Les seconds correspondent à la définition aristotélicienne du genre et disparaissent en même temps que l’usage du chœur quand s’affirme l’esthétique réglée du classicisme. Les derniers, qui sont les plus nombreux, consistent en de courtes saynètes mythologiques et allégoriques qui visent à mettre le public dans de bonnes dispositions pour assister à la pièce, sans la commenter mais en convoquant une série de topoi (hymne aux plaisirs de l’amour, du vin ou de la paix). On les trouve notamment au seuil des pastorales et des tragi-comédies avant le déclin de ces genres. Parfois adressés au roi ou aux représentants du pouvoir politique, ils se chargent d’une fonction encomiastique, et leur usage perdure sous cette forme au XVIII e siècle au seuil des tragédies lyriques ainsi que des pièces à grand spectacle. Malgré son succès, le genre, sous cette forme, n’a pas été retenu dans cette étude puisque ce type de prologue ne propose pas véritablement de discours publicitaire et métatextuel sur la pièce qu’il introduit, mais qu’il vise uniquement à créer un contexte propice aux plaisirs du spectacle 8 . 6 Sur la période médiévale, voir notamment Charles Mazouer, Le Théâtre français du Moyen Âge, Paris, Sedes, 1998, p. 166 ; ou Maurice Accarie, « Jean Michel homme de théâtre : la suppression du prologue dans la Passion de 1486 », Théâtre, littérature et société au Moyen Âge, Nice, Serre, 2004, pp. 141-158. 7 On pense par exemple aux prologues de Bruscambille contenus dans Les Nouvelles et plaisantes imaginations de Bruscambille (Paris, François Huby, 1613) ainsi que dans Les Fantaisies de Bruscambille, contenant plusieurs discours, paradoxes, harangues et prologues facétieux (Paris, J. Milot, 1612). Voir les Œuvres complètes de Bruscambille, édition critique par Hugh Roberts et Annette Tomarken, Paris, H. Champion, 2012. 8 Il y a quelques exceptions à cet usage. Voir à ce sujet l’article de Marie-Claude Canova-Green, « Melpomène, Thalie, Euterpe, et Clio : la querelle des muses dans les prologues des opéras louis-quatorzien (1672-1715) », dans Continuum. Problems in French Literature from the Late Renaissance to the Early Enlightenment, Literature and other arts, New York, AMS Press, vol. 5, 1993, pp. 143-157. Biblio17_205_s05-305End.indd 66 27.05.13 11: 12 67 La vogue du prologue dramatique, un genre médian (1680-1760) La constitution d’un genre propre de médiatisation théâtrale au cours du XVII e siècle C’est par opposition aux deux premiers types de prologues que nous venons d’évoquer, et qui déclinent au cours du XVII e siècle, que le genre va progressivement, dans la pratique, se définir sous sa nouvelle forme. Dès les années 1630, deux pièces, toutes deux intitulées La Comédie des comédiens, jouent un rôle significatif à cet égard. On doit la première d’entre elles à Gougenot. Sa Comédie des comédiens, créée à l’Hôtel de Bourgogne et publiée en 1633 9 , est formée de deux volets : la première partie est une comédie de comédiens qui occupe les actes I et II 10 où les acteurs, jouant leur propre rôle, débattent des réalités économiques, institutionnelles et esthétiques de leur art ; la seconde partie (actes III à V), est une tragi-comédie pastorale. Le premier volet est introduit par un prologue où l’acteur Bellerose, jouant son propre rôle, feint d’inviter le public à quitter les lieux après avoir annoncé que la représentation serait annulée. Le fait même que Gougenot ait recours à un prologue peut sembler étonnant quand on sait que Le Discours à Cliton, qui lui a été attribué 11 , en condamne l’usage. Jugeant ce genre rébarbatif, le Discours appelle à se détourner de cette « vieille mode » qui aurait pour seul mérite de rappeler « qu’il est toujours bon d’en inventer de nouvelles 12 ». En admettant que l’auteur de ce texte est bien Gougenot, la démarche du dramaturge et théoricien serait pourtant moins paradoxale qu’il 9 Nicolas Gougenot, Comédie des comédiens, Paris, Pierre David, 1633. Voir les éditions critiques de David Shaw (University of Exeter, 1974) et de François Lasserre (La Comédie des comédiens et Le Discours à Cliton, Tübingen, Günter Narr, « Biblio 17 », 2000). 10 Sur la question de la numérotation des actes dans la pièce de Gougenot, voir l’édition citée de François Lasserre (Appendice 1). 11 Sur la question de l’attribution de ce Discours, voir l’édition citée de François Lasserre, pp. 219-243. Ce texte publié anonymement au moment de la querelle du Cid a également été attribué, entre autres, à Jean Mairet et à Jean-Gilbert Durval. 12 Gougenot, Le Discours à Cliton, édition de François Lasserre, éd. cit., p. 298. Voici comment Gougenot formule précédemment ses critiques : « Pour ce qui est du prologue je laisse à la discrétion d’un auteur de le faire ou non, et je l’en dispense aussi hardiment comme des chœurs, dont l’ancien usage ne convient point au théâtre français. La raison de ceci est qu’on ne va point à nos spectacles pour y écouter des remontrances et des enseignements. Les auditeurs ne veulent pas être estimés si grossiers qu’ils aient besoin qu’on leur explique par un prologue ce qui se doit représenter en toute une action, ni si débauchés qu’on doive toujours partout crier contre leurs vices et leurs mauvaises mœurs […]. Que si le poète veut donner quelque instruction morale, il le doit faire subtilement, et comme en passant, par le jeu et par le récit de ses acteurs, et non par une leçon étudiée […] » (id.). Biblio17_205_s05-305End.indd 67 27.05.13 11: 12 68 Jeanne-Marie Hostiou n’y paraît, dans la mesure où le prologue de Bellerose, au seuil du premier acte de sa Comédie des comédiens, est une sorte d’anti-annonce où le public se voit congédié : tout se passe comme si ce prologue ironique n’était là que pour indiquer que le genre est tombé en désuétude. L’innovation bien réelle de Gougenot se situe, en revanche, dans la façon qu’il a de faire précéder sa tragi-comédie par une comédie de comédiens. Si le choix d’une structure d’enchâssement n’a rien d’inhabituel en plein âge baroque 13 , l’auteur fait figure de pionnier par la tonalité, réaliste et métathéâtrale, qu’il donne à ses deux premiers actes. C’est cette innovation qui sera source d’inspiration pour les futurs dramaturges auteurs de prologues. Une analyse similaire pourrait être proposée au sujet de la pièce de Scudéry, émule de Gougenot, qui publie à son tour, en 1635 14 , une seconde Comédie des comédiens créée au théâtre du Marais. Cette pièce est formée sur le même modèle que la précédente (puisqu’elle s’ouvre par une comédie de comédiens qui occupe les deux premiers actes, et se poursuit par une tragi-comédie, intitulée L’Amour caché par l’amour), à la différence près qu’elle contient deux prologues : le premier est situé au seuil de la comédie enchâssante (il s’agit d’une adresse au public de l’acteur Montdory jouant son propre rôle qui s’apparente au prologue de Bellerose et cède à la vieille tradition de l’adresse au public) ; le second prologue, enchâssé, est situé au seuil de la tragi-comédie. Le dialogue implicite qui s’instaure entre ces deux prologues inscrit, dans la composition même de la pièce, la rupture opérée par Scudéry. Le prologue intérieur de L’Amour caché par l’amour est innovant par son caractère à la fois fictionnel et métathéâtral. Il met en scène un dialogue allégorique entre l’Argument et le Prologue, lesquels se taxent mutuellement d’inutilité. D’une part, le Prologue accuse l’Argument, dont la fonction est de résumer par avance le contenu de la pièce pour en faciliter l’intelligence, de n’être pas assez théâtral (« Il est vrai que bien que tu sois sur un théâtre, on te peut croire dans un livre 15 »), d’avoir pour seule mission de gâcher par avance le plaisir du spectateur (qui est de ne « [pouvoir] deviner où doit aboutir l’histoire 16 ») et de ne servir qu’aux mauvaises pièces qui auraient besoin de cet expédient pour être compréhensibles. L’Argument quant à lui condamne le Prologue en ces termes : 13 Voir l’ouvrage de Georges Forestier qui a fait date sur cette question : Le Théâtre dans le théâtre, Genève, Droz, 2 e édition augmentée, 1996. 14 Georges de Scudéry, Comédie des comédiens, chez Augustin Courbé au Palais, dans la petite salle, à la Palme. Voir les éditions critiques de Joan Crow (Exeter, University of Exeter, 1975) et d’Isabella Cedro (Fasano, Schena editore, 2002). 15 Ibid., édition d’Isabella Cedro, éd. cit., p. 180. 16 Ibid., p. 184. Biblio17_205_s05-305End.indd 68 27.05.13 11: 12 69 La vogue du prologue dramatique, un genre médian (1680-1760) L’Argument. - […] Bien que nous soyons en un temps où la coutume est aussi forte que la loi, si ne saurais-je me résoudre à estimer cette vieille espèce de prologue, que l’usage sans doute faisait attendre de toi à ces messieurs. Ces selles à tous chevaux me déplaisent, et je trouve qu’il vaut mieux réussir avec moins de gloire, qu’en matière de prose parler comme un perroquet. […] Et quelque grands que soient les esprits de nos auditeurs, il faut que tu te croies bien privé de sens commun, en jugeant qu’il t’est absolument nécessaire, de dire une chose étudiée quand tu les veux entretenir. […] Et confessez la vérité messieurs, ne le trouveriez-vous point ridicule, si se mettant sur le haut style, comme il avait déjà commencé quand je suis venu, pour paraître ce qu’il n’est pas (je veux dire docte) il vous allait citer deux cents auteurs, lesquels il n’a lus de sa vie, ni peut-être vous aussi. Ne serait-ce pas vous assassiner par l’oreille, que de vous faire des compliments au vieux loup, et qui commençaient à être déjà hors de mode, sous le règne de Charles septième, et ne le tiendriez vous pas coupable d’une ruse charlatane, si comme on dit pour attirer l’eau au moulin, il s’allait embarrasser dans les louanges de personnes, qu’il n’a pas l’honneur de connaître assez particulièrement, pour savoir l’histoire de leur ville, ni celle de leurs maisons. Vois-tu mon ami, il faut être un peu plus du dernier siècle que cela : mais si par la cajolerie tu ne mets point la modestie de nos spectateurs en état de rougir, sache qu’il ne faut non plus que tu la perdes en leur parlant de notre troupe. Puisqu’ils doivent être nos juges, il ne faut point les préoccuper, et te doit suffire de les avertir, que nous espérons faire leur contentement, tout ce que les autres promettent 17 . Le type de prologue ici critiqué par l’Argument correspond à la tradition de la harangue prise en charge par un orateur unique, qui s’adresse directement au spectateur. Sa fonction principale est la captatio, et le moyen qu’il emploie est la flatterie, qui assourdit les oreilles du spectateur : il est répétitif et bavard (« perroquet »), cuistre et ampoulé (« étudié »), pédant et prétentieux (« haut style »), roublard et flagorneur (« ruse charlatane »). En bref, il est à la fois nuisible et superflu : c’est un « tic » de composition, qui date d’un autre siècle, et dont les effets sont contre-productifs en termes d’efficacité rhétorique puisque, au lieu d’« entretenir » le public, il le « préoccupe ». Mutuellement convaincus au terme de cet échange, l’Argument et le Prologue conviennent de leur inutilité respective et s’accordent à se retirer pour laisser place à la tragi-comédie. En mettant en scène, dans un prologue, le débat qui conduit à la décision de n’en pas faire, ce métaprologue par prétérition rappelle néanmoins, en filigrane, que cette pratique fait partie de l’horizon d’attente du public. Mais en prenant acte de la mort d’une conception surannée du genre, Scudéry, par 17 Ibid., pp. 180-182. Biblio17_205_s05-305End.indd 69 27.05.13 11: 12 70 Jeanne-Marie Hostiou la composition même de sa pièce aux deux prologues, invite à renouveler le genre. Et plutôt que l’adresse au public qui est située au seuil du premier acte, c’est la comédie de comédiens tout entière (c’est-à-dire les deux premiers actes), métathéâtrale et réaliste, qui deviendra le modèle d’un nouveau genre de prologue. Dans les décennies qui suivent ces deux pièces de Gougenot et Scudéry, plusieurs dramaturges reprendront l’esprit de ces Comédies de comédiens : ils en raccourciront la forme pour en faire un acte unique placé au seuil de pièces qui seront ressenties au XVIII e siècle comme des pièces « à prologue ». On pense notamment au premier acte de la Comédie sans comédie de Philippe Quinault que les frères Parfaict qualifient d’« espèce de prologue 18 », ou au premier acte de la Comédie de la comédie de Dorimond (1660) qui, selon les mêmes critiques, « n’est à proprement parler [qu’un] prologue » où l’auteur donne « un tableau du théâtre de son temps », à la portée à la fois réaliste et apologétique, mettant en scène des comédiens jouant leur propre rôle, le portier du théâtre mais aussi, chose nouvelle, des membres du public « amateurs des spectacles 19 ». La pratique du prologue, comme genre spécifique de médiatisation théâtrale au XVIII e siècle, serait donc, d’une part, héritée de la tradition baroque des structures d’enchâssement propres au théâtre dans le théâtre, et se définirait, d’autre part, par opposition à d’autres pratiques médiatiques ressenties comme démodées mais dont elle intègre certaines fonctions (la captation et l’information du public) : l’argument et la harangue (qu’elle soit didactique ou divertissante). Fonctions et effets du prologue en question Sous la forme qu’il adopte à partir de la fin du XVII e siècle, le prologue est pourtant un genre qui ne va pas recevoir de définition de la part des théoriciens du théâtre. Alors même qu’il prospère sur scène, le genre demeure mal identifié et continue à être ressenti comme une pratique d’un autre âge. En 18 « Le premier acte n’est qu’une espèce de prologue dont voici le sujet en peu de mots. La Roque et Hauteroche, comédiens de la troupe du Marais, aiment Aminte et Silvanire, filles d’un marchand négociant, nommé La Fleur […]. Hauteroche et La Roque disent à La Fleur qu’ils sont comédiens, et après avoir défini leurs talents, ils passent à l’éloge de la comédie. […] » (Claude et François Parfaict, Histoire du théâtre français [Paris, 1746], Genève, Slatkine Reprints, 1967, Tome II, vol. 8, pp. 129-131. Cette pièce fut créée en 1655 et imprimée à Paris chez G. de Luyne en 1657. 19 Claude et François Parfaict, Histoire du théâtre français, éd. cit., Tome II, vol. 9, p. 30. Cette pièce fut imprimée chez Jean Ribou en 1662. Biblio17_205_s05-305End.indd 70 27.05.13 11: 12 71 La vogue du prologue dramatique, un genre médian (1680-1760) atteste par exemple, en 1690, la définition de Furetière qui note dans son Dictionnaire universel, à l’entrée prologue : Récit qu’on faisait autrefois au-devant des comédies, tant de vive voix que par écrit, pour avertir les spectateurs, ou les lecteurs, du sujet de la pièce, et leur en faciliter l’intelligence. […] Les anciens faisaient des Prologues ; les modernes en ont perdu l’usage […] 20 . À la fin du XVIII e siècle, Chamfort, pourtant spécialiste de théâtre, note lui aussi que les Français ont perdu l’usage du prologue dans le théâtre parlé : Prologue, dans la poésie dramatique, est un discours qui précède la pièce, et dans lequel on introduit tantôt un seul acteur, et tantôt plusieurs interlocuteurs. […] L’objet du prologue chez les anciens, et originairement, était d’apprendre aux spectateurs le sujet de la pièce qu’on allait représenter, et à les préparer à entrer plus aisément dans l’action, et à en suivre le fil ; quelquefois aussi il contenait l’apologie du poète et une réponse aux critiques qu’on avait faites de ses pièces précédentes. […] Les Français ont presque entièrement banni le prologue de leurs pièces de théâtre, à l’exception des opéras. […] Le sujet du prologue des opéras est presque toujours détaché de la pièce ; souvent il n’a pas avec elle la moindre ombre de liaison. La plupart des prologues des opéras de Quinault sont à la louange de Louis XIV 21 . De la même façon, Marmontel, qui prend en compte dans ses Éléments de littérature les pratiques de l’« ancien théâtre français » où le prologue était fort en usage 22 , expédie en deux lignes le cas du prologue dans le théâtre parlé des XVII e et XVIII e siècles, et consacre la grande majorité de son article au prologue d’opéra. Si la pratique du prologue dramatique est alors ignorée, c’est probablement parce qu’elle est proscrite par des textes normatifs, fondateurs de l’esthétique classique qui s’est imposée avant la grande vogue du genre. On pense à l’abbé d’Aubignac qui condamne systématiquement le prologue dans sa Pratique du théâtre, notamment dans un chapitre intitulé « Des parties de 20 Antoine de Furetière, Dictionnaire universel contenant généralement tous les mots français tant vieux que modernes de toutes les sciences et des arts, La Haye et Rotterdam, Arnout et Reinier Leers, 1690. 21 Chamfort, Dictionnaire dramatique [Paris, 1776], Genève, Slatkine Reprints, 1967, tome II, pp. 485-487. 22 « Le prologue des moralités, des soties, des farces était à la manière des anciens, ou l’exposé du sujet ou une harangue au public pour captiver sa bienveillance et le plus souvent une facétie qui faisait rire les spectateurs à leurs dépens » (Marmontel, Éléments de littérature [1787], édition présentée, établie et annotée par Sophie Le Ménahèze, Paris, éditions Desjonquères, 2005, p. 965). Biblio17_205_s05-305End.indd 71 27.05.13 11: 12 72 Jeanne-Marie Hostiou quantité du poème dramatique, et spécialement du prologue ». Au sujet de la comédie, il puise ses exemples dans le théâtre latin pour proposer une typologie du genre : « la première espèce [de prologues] était de ceux qui se faisaient pour l’intérêt du poète, soit en faisant connaître son procédé, soit en répondant aux invectives de ses adversaires » (il cite Plaute et Térence) ; « d’autres qui ne concernaient que les intérêts des comédiens, soit pour se concilier la bienveillance de leurs juges, pour gagner la faveur du peuple, ou pour obtenir une favorable attention » ; d’autres enfin - « la plus ordinaire façon de les faire 23 » - qui mêlaient ces deux principes. Il conclut : « Ce sont des pièces hors-d’œuvre qui ne sont point du corps du poème et qui peuvent en être retranchées sans lui rien faire perdre de sa grandeur naturelle, non plus que de ses agréments 24 ». Les prologues ne sont d’après lui pas seulement superflus, ils sont aussi nuisibles car ils participent d’une « contamination » entre l’« action » (c’est-à-dire « l’histoire du poème dramatique, en tant qu’elle est considérée comme véritable ») et la « représentation » (définie comme « l’assemblage de toutes les choses qui peuvent servir à représenter un poème dramatique […], comme les comédiens, les décorateurs, les toiles peintes, les violons, les spectateurs et autres semblables 25 »). Le prologue entrave l’unité d’action, l’unité d’intérêt et, plus grave encore, empêche la vraisemblance, qui est au cœur de l’esthétique défendue par d’Aubignac. Celle-ci repose en effet sur une opposition entre le régime de l’histoire et celui de la représentation, et suppose donc un clivage entre la présence effective du public et son absence supposée, car « tout ce qui paraît affecté en faveur des spectateurs est vicieux 26 ». Les rares critiques qui ne (dé)nient pas l’usage des prologues dramatiques semblent s’appliquer à le dénigrer systématiquement. C’est le cas de Caivalha de l’Estendoux, seul critique de notre connaissance à prendre véritablement en compte les prologues du théâtre parlé tels qu’ils se pratiquent en France à partir de la fin du XVII e siècle. Dans De l’Art de la comédie (1786), il propose à son tour une typologie : après avoir distingué plusieurs genres de prologues selon leur fonction supposée, il s’attache systématiquement à souligner leur inutilité. Il commence par évoquer les « prologues faits pour solliciter l’indulgence du public » (il prend l’exemple de Plutus rival de l’Amour) pour 23 Abbé d’Aubignac, La Pratique du théâtre, édité par Hélène Baby, Paris, Champion, 2001, livre III, chapitre 1, « Des parties de quantité du poème dramatique, et spécialement du prologue », pp. 244-245. 24 Ibid., p. 245. 25 Ibid., livre I, chapitre 7, « Du mélange de la représentation avec la vérité de l’action théâtrale », p. 85. 26 Ibid., chapitre 6, « Des spectateurs et comment le poète les doit considérer », p. 82. Biblio17_205_s05-305End.indd 72 27.05.13 11: 12 73 La vogue du prologue dramatique, un genre médian (1680-1760) conclure : « Le parterre peu touché, siffla impitoyablement la pièce ; qu’auraitil fait de pis […] si on ne lui eût pas demandé son indulgence 27 ? » Il continue avec les « prologues qui exposent l’avant-scène », « qui la mettent en action » ou qui « instruisent les spectateurs du sujet, de l’intrigue, du dénouement d’une pièce », pour noter qu’ils nuisent à la cohésion de l’action et instruisent souvent si bien le public « qu’il peut se dispenser d’entendre la pièce 28 ». Même le meilleur des prologues serait encore condamnable puisqu’il n’aurait guère d’autre effet que de voler la vedette à la pièce qu’il introduit, comme ces prologues qui ont « un titre, une exposition, une intrigue, un dénouement », c’est-à-dire tout ce qui « manque souvent aux pièces qui les suivent 29 » (il prend l’exemple de L’Ombre de Molière, prologue représenté à la Comédie- Française en 1739). Pour clore son propos, il cite L’Embarras des richesses de D’Allainval dont le prologue par prétérition rend compte des atermoiements d’un auteur qui décide finalement de n’en pas écrire. Caivalha commente alors, avec laconisme : « Notre auteur […] écrit un long prologue pour nous prouver qu’il n’en faut pas faire 30 ». Le prologue n’est donc pas seulement ignoré dans l’usage spécifique qui en est fait à partir de la fin du XVII e siècle, il est aussi doublement condamné, sur le plan esthétique parce qu’il tient la fiction à distance, et sur le plan pratique parce qu’il est superflu voire contreproductif. Spécificités d’un genre médian L’inefficacité du genre serait principalement à mettre sur le compte de son absence de fonction propre identifiée comme telle. Par sa fonction informative et publicitaire, le prologue serait redondant avec d’autres supports médiatiques autonomes puisque le genre, qui connaît un essor nouveau à partir de la fin du XVII e siècle, ne se substitue pas à eux : il s’y ajoute. Il redouble, en effet, les pratiques déjà évoquées de l’argument et de la harangue qui est prise en charge par l’orateur afin de « captiver la bienveillance de l’assemblée, […] [d’annoncer] la pièce qui doit suivre […] et [de l’inviter] à la venir voir par 27 Cailhava de l’Estendoux, De l’Art de la comédie [Nouvelle édition, Paris, 1786], Genève, Slatkine Reprints, 1970, tome I, p. 141. 28 « Le spectateur est si bien instruit […] qu’il peut se dispenser d’entendre la pièce. Aucun motif d’intérêt ou de curiosité ne le retient ; il n’a qu’à se retirer, et laisser les acteurs débiter la pièce aux coulisses » (ibid., p. 148). 29 Id. 30 Ibid., p. 150. Biblio17_205_s05-305End.indd 73 27.05.13 11: 12 74 Jeanne-Marie Hostiou quelques éloges […] 31 ». Il redouble également l’affiche (qui relève aussi des fonctions de l’orateur 32 ) puisque, comme le souligne ironiquement un auteur comme Lebrun, les prologues ne seraient faits « que pour les spectateurs qui n’ont point lu l’affiche du spectacle 33 ». On pourrait encore mentionner le compliment qui, une fois l’an, à la fin de la saison théâtrale, s’adresse au public pour prendre congé et l’inviter à revenir après la trêve en revenant sur les événements qui ont marqué la troupe au cours de l’année. Parmi les genres dramatiques à fonction médiatique auxquels s’ajoute le prologue, il faudrait encore évoquer le genre spécifiquement forain de la parade dramatique qui se joue sur une sorte de balcon, en hauteur, devant la façade du théâtre, où la troupe exhibe des numéros, comiques et acrobatiques, pour attirer le badaud et l’inciter à entrer en payant sa place. À l’instar des parades, les prologues dramatiques, et notamment ceux qui prennent la forme de comédies de comédiens, sont souvent, eux aussi, l’occasion d’une présentation des acteurs de la troupe, offrant un avant-goût apéritif de leurs meilleurs talents 34 . Quelle est alors la spécificité du prologue dramatique et pourquoi connaît-il, dans la pratique, un tel succès à l’orée du XVIII e siècle ? Tout est question de dispositif. La harangue, en effet, est prononcée la veille pour le lendemain : elle a pour fonction de fidéliser le public en l’incitant à revenir. L’affiche, quant à elle, succède à la harangue et présente la pièce sur un support papier dans un espace-temps extérieur à la représentation : elle a 31 Samuel Chappuzeau, « Fonctions de l’orateur », d’après l’édition originale de Michel Mayer, Lyon, 1674, dans Le Théâtre français, Éditions d’aujourd’hui, « Les Introuvables », 1985, pp. 114-115 ; voir également l'édition de C.J. Gossip, Tübingen, G. Narr, « Biblio 17 », 178, 2009, p. 215. Quand Chappuzeau écrit cela, en 1674, il précise que la mode des longues harangues est passée. La pratique qui consiste à annoncer la veille ce qui sera joué le lendemain au théâtre ne se perd cependant pas. 32 Ibid., édition de C.J. Gossip, p. 215. 33 Son propos concerne ici le prologue d’opéra. Antoine Louis Lebrun, Théâtre lyrique avec une préface, où l’on traite du poème de l’opéra et la réponse à une épître satirique contre ce spectacle, Paris, Pierre Ribou, 1712, p. 9 (cité par Laura Naudeix, Dramaturgie de la tragédie en musique, 1673-1764, Paris, Honoré Champion, 2004, p. 195). 34 Talents musicaux par exemple (voir, entre autres, le prologue des Trois cousines de Dancourt en 1700) ; talents chorégraphiques (voir, par exemple, le prologue du Rendez-vous des Tuileries de Baron en 1685) ou encore hommage souligné aux talents d’une comédienne de renommée (la Beauval joue son propre rôle dans le prologue de Baron cité ci-dessus, ainsi que dans celui des Folies amoureuses de Regnard en 1704 et du Grondeur de Brueys et Palaprat en 1691). On peut encore citer le prologue écrit par Dancourt pour la reprise de L’Inconnu en 1704 et qui donne lieu à un défilé des comédiens sous les yeux de Thalie, admirative, qui fait figure de relais sur scène du spectateur réel. Biblio17_205_s05-305End.indd 74 27.05.13 11: 12 75 La vogue du prologue dramatique, un genre médian (1680-1760) pour fonction d’informer un public nouveau pour l’attirer dans les murs du théâtre. Pour ce qui est de la parade foraine, elle est donnée sur le seuil du théâtre : c’est une offre (puisqu’elle est jouée gratuitement) et une promesse (celle de plaisirs encore plus grands pour le public sous condition qu’il paie). Le prologue, au contraire, présente la pièce au sein même du théâtre devant un public qui a déjà payé. Il occupe, dans le temps et dans l’espace, une position ambiguë et intermédiaire : il fait partie intégrante de la soirée théâtrale, mais constitue en lui-même une petite fiction, en marge d’une autre fiction qu’il introduit. Ce n’est donc plus une offre, et si c’est encore une promesse, elle est faite devant un public captif qui n’a plus le choix de refuser les termes de l’échange, même s’il est de l’intérêt de tous qu’il y trouve son compte. Donné juste avant le début du spectacle, le rôle du prologue est donc de « régler » les termes de l’échange entre la scène et la salle. C’est là la spécificité de son action de médiatisation. Dernier maillon d’une chaîne de discours publicitaires, il signale le début du spectacle et assigne son rôle au public. Autrement dit, il fixe le cadre de l’échange en indiquant au spectateur la conduite à tenir (se taire pendant le spectacle, applaudir à la fin). Il a aussi pour fonction de « chauffer » l’assemblée. Il participe ainsi de la mise en place de ce que l’on pourrait appeler un « pacte scénique » ou contrat liminaire de réception, à une époque où le public de théâtre est particulièrement dissipé, où l’on ne fait pas le noir dans la salle au début du spectacle et où l’espace de la représentation n’est pas nettement séparé de l’espace de sa réception (on se rappelle que, jusqu’en 1759, à la Comédie-Française, une partie des spectateurs est installée sur la scène). Le prologue s’inscrit ainsi dans un processus dynamique déterminant une série de seuils qui visent à vanter les mérites d’une pièce et à préparer le public en le conduisant aux lisières de la fiction. Il amorce le spectacle et fonctionne comme un « appel de théâtralité » (comme on parlerait d’un « appel d’air ») ou encore comme un « embrayeur de théâtralité », pour reprendre une métaphore mécanique habituellement utilisée dans l’analyse du discours 35 . Il a ainsi pour fonction d’articuler les deux versants, social et esthétique, constitutifs de toute expérience théâtrale. Mais surtout, ce qui fait la nouveauté du genre à partir de la fin du XVII e siècle, c’est sa propre dimension fictionnelle. En parlant de théâtre au théâtre, sous la forme de petites pièces qui soulèvent aussi bien des questions économiques, qu’institutionnelles ou esthétiques, il devient le lieu stratégique d’une « présentation de soi 36 » (pour son auteur, sa troupe, et le 35 Le mot est calqué sur le terme anglais shifter utilisé par Jakobson. 36 La formule renvoie à Erving Goffman, La Présentation de soi, traduit de l’anglais par Alain Accardo (The Presentation of Self in Everyday Life), Paris, Éditions de minuit, 1987. Biblio17_205_s05-305End.indd 75 27.05.13 11: 12 76 Jeanne-Marie Hostiou théâtre où la pièce est jouée) destinée à séduire et fidéliser le public. Cette (re)présentation prend tout son sens dans le contexte d’une forte concurrence entre les scènes parisiennes. Au cours de la querelle des théâtres qui sévit notamment à partir des années 1715, les théâtres forains, par exemple, utilisent le petit genre pour offrir le spectacle des persécutions dont ils font l’objet de la part des scènes institutionnelles et rallier le public à leur cause, tandis que la Comédie-Française utilise les prologues pour en faire le support d’une justification de ses pratiques auprès d’un public qu’elle cherche à attirer 37 . Le prologue s’inscrit donc dans une chaîne de discours d’escorte destinée à promouvoir et vendre les mérites d’une pièce de théâtre. Il participe ainsi d’une sorte de matraquage médiatique, qui serait propre à cet âge de théâtromanie. Par sa triple action de médiatisation, le prologue a ainsi pour effet d’ancrer la dimension fictionnelle de la représentation dans la réalité sociale et institutionnelle de la « séance », et d’articuler « l’œuvre sur ce dont elle surgit 38 » pour mieux capter, captiver ou encore capturer un public versatile. Il devient un lieu de transition et de transaction - de négociation et de trafic - entre la scène et la salle à l’heure de la libéralisation de la vie théâtrale où l’offre des spectacles se multiplie et se diversifie. 37 Pour une étude détaillée de ces stratégies prologales, je me permets de renvoyer, par exemple, à mon article « La Comédie-Française à l’épreuve de ses frontières » dans Georges Forestier et Lise Michel (dir.), La Scène et la coulisse dans le théâtre du XVII e siècle en France, Paris, Presses Universitaires de Paris-Sorbonne, 2011, pp. 145-160. 38 Dominique Maingueneau, Le Contexte de l’œuvre littéraire. Énonciation, écrivain, société, Paris, Dunod, 1993, p. 133. Biblio17_205_s05-305End.indd 76 27.05.13 11: 12 Biblio 17, 205 (2013) Mettre en scène l’originalité de l’individu créateur : l’exemple de l’Angleterre sternienne avec l’atypique Tristram Shandy M ARION L OPEZ -B URETTE Université Paris Diderot Paris 7 Qu’est-ce que l’« individu créateur » ? Chez Laurence Sterne, dans le roman The Life and Opinions of Tristram Shandy, Gentleman, cette expression renvoie à la fois à l’auteur et à Tristram, narrateur et héros éponyme qui est également un auteur. Sterne écrit le livre mais l’histoire est donnée par Tristram dans une œuvre qui, sans l’avouer, relève de la pseudo-autobiographie. Laurence Sterne y crée un lien fort entre son corps, témoin de son identité, et le texte. Par l’intermédiaire de jeux typographiques notamment, l’auteur contourne les conventions de l’écrit pour mieux se mettre en avant. Alors qu’à l’impression le texte est soumis à la linéarité des lignes et des pages, Sterne, en médiatisant le corps du texte et celui de l’auteur, adopte une stratégie de propagande pour son ouvrage. Jusqu’au XVI e siècle, les pièces ne sont pas écrites, mais jouées. Le dramaturge les produit uniquement pour la scène. La gloire et la postérité reviennent donc surtout aux acteurs, lesquels se la partagent. Avec le développement de la censure et les édits royaux qui exigent un contrôle absolu de la production artistique, les pièces doivent être écrites pour être examinées par le censeur avant d’être jouées. De cette pratique naît la signature et donc la notoriété littéraire individuelle, inscrite dans un seul nom, celui de l’auteur. Plus tard, le XVIII e siècle éclaircit la notion de propriété intellectuelle qui devient le bien d’une personne en particulier. Signer un livre ou un tableau, c’est inscrire avec un signe sa subjectivité dans l’œuvre d’art. Au siècle des Lumières, en Angleterre, cette importance donnée à la marque s’accompagne d’un intérêt pour le style et le signifiant. Ils sont en effet le témoignage de l’individualité de l’artiste. Le poids accordé à l’originalité dans les compositions littéraires est accru. La personnalité et la signature transparaissent dans le style et deviennent les moteurs de la médiatisation littéraire. La Biblio17_205_s05-305End.indd 77 27.05.13 11: 12 78 Marion Lopez-Burette personnalité sternienne, dans le chef d’œuvre qu’est Tristram Shandy, saute aux yeux avec l’usage d’une typographie bien singulière. Sterne va plus loin et se bat contre la fixité de l’imprimerie. La page marbrée qu’il insère au beau milieu des livres trois et quatre, différente pour chaque exemplaire, tente par exemple de lutter contre l’uniformité d’une impression qui symbolise l’absence d’auteur pour le lecteur. Par ce moyen, l’auteur rétablit les idiosyncrasies de chaque exemplaire et affirme l’originalité de son roman. Il s’agira de montrer que dans l’œuvre sternienne la mise en scène de l’originalité et de l’individualité sert la médiatisation de l’objet littéraire. La singularité d’une vie sous le désordre du texte La création, chez Sterne, se démarque avant tout par le style unique d’un narrateur tributaire de l’enchaînement illogique des idées. L’écriture étant soumise au va-et-vient arbitraire des pensées et des idées de Tristram 1 , il arrive souvent que le lecteur ne trouve pas immédiatement de pertinence au message. Alors que le roman est un artifice assujetti à la loi de la temporalité, différentes circonstances se font contemporaines dans le temps atemporel de la conscience. Il faut alors choisir un principe arbitraire d’organisation des événements pour répondre à l’impératif temporel du roman. Il s’agit avant tout de mettre l’accent sur un paradoxe dont Sterne est bien conscient : l’antagonisme entre la séquence temporelle que le roman impose et l’instantané de l’expérience humaine qu’il tente de présenter. Au-delà des opinions de 1 Voici comment Locke retrace l’origine de l’association des idées dans le chapitre « Of the Association of Ideas » de son Essai sur l’entendement humain : « Quelquesunes de nos idées ont entre elles une liaison et une correspondance naturelle. Le devoir et la plus grande perfection de notre raison consiste à découvrir ces idées et à les tenir ensemble dans cette union et dans cette correspondance qui est fondée sur leur existence particulière. Il y a une autre liaison d’idées qui dépend uniquement du hasard ou de la coutume, de sorte que des idées qui d’elles-mêmes n’ont absolument aucune connexion naturelle viennent à être si fortement unies dans l’esprit de certaines personnes qu’il est fort difficile de les séparer [ … ] » (« Some of our Ideas have a natural Correspondence and Connexion one with another : It is the Office and Excellency of our Reason to trace these, and hold them together in that Union and Correspondence which is founded in their peculiar Beings. Besides this, there is another Connexion of Ideas wholly owing to Chance or Custom ; Ideas that in themselves are not all of kin come to be so united in some Mens Minds, that ‘tis very hard to separate them [ … ] », John Locke, An Essay concerning Human Understanding, Introduction and critical apparatus by Peter H. Nidditch, Oxford, Clarendon Press, [1975] 1987, Livre II, chap. 33, p. 395). Biblio17_205_s05-305End.indd 78 27.05.13 11: 12 79 Mettre en scène l’originalité de l’individu créateur Tristram, c’est donc son expérience qui nous est offerte. L’œuvre s’attache à nier la linéarité traditionnelle qui fait correspondre l’histoire racontée et la lecture. Au contraire, l’intrigue est celle du présent du lecteur. Elle mêle et coordonne les expériences de la voix narrative, à la fois passées et contemporaines du moment d’écriture. La cohérence est à trouver dans l’emboîtement des diverses expériences d’une conscience unique. Derrière le désordre narratif et l’altération de la surface littéraire classique, se cache la logique de l’identité. C’est la conscience du narrateur qui donne son unité à Tristram Shandy, à travers ses associations d’idées, témoins de son individualité et garantes de son originalité. L’harmonie demeure cependant essentielle et, paradoxalement, prévoir des digressions permet de l’assurer. Tristram n’hésite pas à insister sur leur rôle dans la préservation de l’équilibre de son écrit : En examinant et en analysant, à partir de la fin du chapitre précédent, la teneur de ce que j’y ai écrit, il me semble nécessaire d’ajouter à cette page et aux cinq suivantes, une quantité conséquente d’hétérogénéité, afin de conserver cet équilibre fragile entre sagesse et folie, sans lequel un livre ne passe pas les un an 2 . Parfaitement maîtrisées, les digressions sont intégrées au mouvement vers l’avant du livre et sont les relais de la médiatisation de l’œuvre sternienne puisque l’auteur écrit « pour être connu et non pour survivre 3 ». Le critique remarque d’ailleurs rapidement que la structure du livre n’est pas tributaire des règles de logique, de probabilité ou d’équilibre auxquelles se soumettent la plupart des romanciers. Il s’agit de se démarquer et Sterne utilise la conscience qu’il a de son expérience humaine d’écrivain pour lui conserver « à la fois dans la lettre et dans l’esprit, le cachet de la spontanéité qu’elle avait dans l’univers contingent dont elle est une émanation 4 ». Le style, qui permet de rendre compte de ces emboîtements, participe lui aussi à l’ébauche 2 « UPON looking back from the end of the last chapter and surveying the texture of what has been wrote, it is necessary, that upon this page and the five following, a good quantity of heterogeneous matter be inserted, to keep up that just balance betwixt wisdom and folly without which a book would not hold together a single year » (Laurence Sterne, The Life and Opinions of Tristram Shandy, Gentleman, ed. by Howard Anderson, New York, London, Norton, 1980, vol. IX, chap. 12, p. 433). 3 « I write not to be fed but to be famous » (cité par Sir Walter Scott, « The life of Laurence Sterne » dans The Life and opinions of Tristram Shandy, Gentleman, Paris, Baudry’s Foreign Library, 1832, p. viiii). 4 Henri Fluchère, Laurence Sterne, de l’homme à l’œuvre, In Laurence Sterne : de l’homme à l’œuvre. Biographie critique et essai d’interprétation de Tristram Shandy, Bibliothèque des idées, Paris, Gallimard, 1961, p. 445. Biblio17_205_s05-305End.indd 79 27.05.13 11: 12 80 Marion Lopez-Burette d’une personnalité cohérente dans son incohérence, l’essentiel étant d’être en harmonie avec soi-même, comme le confirme la métaphore musicale qu’utilise Tristram : En ce qui me concerne, je suis novice et donc ignorant des pratiques du métier, mais il me semble qu’écrire un livre c’est comme fredonner une chanson - il suffit alors, Madame, de s’accorder avec soi-même, et peu importe que l’on chante dans les graves ou dans les aigus 5 . À cause de la dimension matérielle et illusoire du signe, la retranscription des événements de sa vie au sens où l’entendent ses contemporains romanciers est utopique. Sterne choisit de se mettre en avant par un autre moyen : une écriture en correspondance avec cette vie qui l’engendre. L’humeur du narrateur affecte son écriture. C’est donc bien lui qu’il retranscrit quand il écrit : « Au moment précis où j’ai trempé pour la dernière fois mon stylo dans mon encrier, je n’ai pas pu m’empêcher de constater quelle tristesse et quelle solennité il y avait dans mes gestes ce faisant 6 ».Cette correspondance entre le corps de l’auteur et le corps du texte rejoint le fantasme d’une écriture émanant du corps physique de l’auteur, et du livre comme moyen de dire l’humain. Pourtant, bien que les idiosyncrasies textuelles soient des substituts pour la personnalité de l’auteur qu’est Tristram, elles ne reflètent que partiellement celle de Sterne qui n’est pas une construction textuelle. C’est à la frontière entre le monde textuel et le monde du discours, à l’endroit du paratexte, que les actions de l’auteur pour médiatiser son texte en le démarquant sont les plus visibles. L’objet atypique, preuve de l’originalité de son créateur Il s’agit alors de contourner les conventions de l’impression de l’époque et de se distinguer pour laisser apparaître en filigrane l’individu créateur. Tristram comme Sterne savent qu’ils doivent assurer la publicité de leurs livres s’ils veulent pouvoir les vendre. Il ne faut pas oublier qu’à l’origine les volumes 5 « For my own part, I am but just set up in the business, so know little about it-but, in my opinion, to write a book is for all the world like humming a song - be but in tune with yourself, Madam, ’tis no matter how high or how low you take » (Sterne, The Life and Opinions of Tristram Shandy, […], ed. by H. Anderson, op. cit, vol. IV, chap. 25, p. 221). 6 « And this moment that I last dipp’d my pen into my ink, I could not help taking notice what a cautious air of sad composure and solemnity there appear’d in my manner of doing it » (ibid., vol. III, chap. 28, p. 156). Biblio17_205_s05-305End.indd 80 27.05.13 11: 12 81 Mettre en scène l’originalité de l’individu créateur étaient publiés par deux, annuellement. À chaque fin de livre, il fallait s’assurer que le lecteur ait envie d’acheter le suivant. Ceci explique pourquoi Tristram ne cesse de vanter les mérites de son œuvre et s’attache à augmenter le suspens à chaque fin d’épisode. La conclusion du volume deux est éclairante : « Le lecteur devra s’armer de patience jusqu’à l’année prochaine, pour obtenir une explication détaillée de ces intrigues, moment où une série d’éléments dont il n’a pas idée, lui sera dévoilée 7 ». Plus encore, Tristram fait de l’originalité un pacte de lecture, comme la fin du premier volume le prouve : « Je suis d’humeur si singulière que si je pensais que vous soyez capables de formuler la moindre hypothèse quant à ce qui va suivre ou d’avoir la moindre idée de ce qui apparaîtra sur la page suivante - je l’arracherais immédiatement de ce livre 8 ». Ainsi se joue-t-il des règles et des désirs de ses lecteurs, comme pour ouvrir leurs horizons d’attente. De son côté, Laurence Sterne exploite les éléments formels dont le statut critique particulier contribue à la linéarité du texte. Il parvient notamment à altérer le sens initial de la traditionnelle préface en la plaçant au milieu du chapitre vingt du volume trois 9 . Cet emplacement a priori arbitraire ne l’est en rien. D’abord, mettre la préface au milieu du livre c’est permettre à l’auteur de s’immiscer dans le monde textuel alors qu’habituellement la préface fait encore partie du monde du discours, tout comme le titre, au début de l’œuvre 10 . Il s’agit donc d’un moyen pour Sterne d’affirmer son autorité sur Tristram. D’autre part, l’emplacement choisi pour la préface correspond au moment de la naissance de Tristram et de Tristram Shandy. Cet événement, parce que le narrateur est éponyme, s’apparente également à la naissance du roman lui même. La place donnée à la préface est alors moins arbitraire qu’à première vue et l’originalité affichée permet de servir une cause, celle de l’auteur. Au niveau structurel, le texte, comme tout discours mis en mots, se déploie dans le linéaire. Les raisons de ce lien tiennent essentiellement à 7 « The reader will be content to wait for a full explanation of these matters till the next year, - when a series of things will be laid open which he little expects » (ibid., vol. VII, chap. 19, p. 111). 8 « And in this, Sir, I am of so nice and singular a humor, that if I thought you was able to form the least judgement or probable conjecture to yourself, of what was to come in the next page, - I would tear it out of my book » (ibid., vol. I, chap. 25, p. 57). 9 Ibid., p. 140. 10 La théorie des mondes textuels est développée par Joanna Gavins dans Text World Theory, An Introduction, Édimbourg, Edinburgh University Press, 2007, p. 8. Cette distinction entre le monde textuel, c’est-à-dire celui de la diégèse, et le monde du discours, à savoir celui dans lequel est produit l’œuvre littéraire par son auteur, a d’abord été établie par Paul Werth : Text Worlds : Representing Conceptual Space in Discourse, London, Longman, 1999. Biblio17_205_s05-305End.indd 81 27.05.13 11: 12 82 Marion Lopez-Burette la matérialité de l’objet livre. Le texte n’accède à l’existence que grâce à un support à l’époque de Sterne : le papier. La matérialité du livre et la permanence des signes visuels dans un espace fixe rendent l’illusion de réalité et l’identification avec le monde extérieur plus difficiles. Sterne exploite cette artificialité dans le cadre de son pacte d’originalité. La page marbrée évoquée précédemment apparaît exactement au milieu des volumes trois et quatre quand on les considère comme un livre unique 11 . Ce type de papier se trouve habituellement en début et fin de livre 12 . Il sert d’ouverture ou de clôture à la surface littéraire. Le cœur du roman renvoie à sa couverture et donc à la partie du livre qui est encore en contact avec le monde du discours, du côté du seuil de la maison fictionnelle de Henry James 13 qui est complètement régi par l’auteur. Au lieu du message, on trouve un rappel de la figure auctoriale, qui encore une fois s’affiche et se médiatise au milieu du monde fictionnel. Alors que toutes les autres pages de papier imprimé sont caractérisées par la fixité, la page marbrée devient figure de mouvement et de diversité si l’on considère les techniques d’impression de l’époque. Elle était en effet différente pour chaque livre, le rendu de la surface dépendant des conditions d’impression. L’auteur se donne donc, un peu différent, à chaque lecteur. Il offre en quelque sorte à son lecteur un exemplaire unique, comme réalisé sur mesure. Sterne envahit sa création, au point qu’il est difficile d’imaginer Tristram sous d’autres traits que ceux de l’auteur qui utilise d’ailleurs un portrait de lui réalisé par Sir Joshua Reynolds en guise de frontispice pour son œuvre Tristram Shandy. Le système parallèle du dire mis en place par l’auteur, qui tente de déstabiliser la surface sans relief de l’imprimeur pour médiatiser une personnalité auctoriale, est poussé à l’extrême avec la page blanche insérée dans 11 Ibid., pp. 165-166. 12 « On obtient alors, par une sorte de prodigieuse involution et le relieur se substituant à l’imprimeur, un objet qui ne renvoie autoréférentiellement qu’à lui-même, un livre qui offre en son mitan, en lieu et place de son ‘message’, un rappel de son ‘médium’ en celui de ses propres extrêmes, de son enveloppe la plus extérieure, son commencement et sa fin » (Alain Bony, « Charnière et ligature : autour de la page marbrée de Tristram Shandy », Poétique 29, 1977, p. 322). 13 Henry James établit sa célèbre métaphore de la maison fictionnelle dans la préface de l’édition de New York de son Portrait of a Lady, pp. 46-47. Selon l’auteur, la fiction est un bâtiment architectural ; et chaque écrivain observe la vie à travers une fenêtre qui lui est propre pour bâtir un monument unique et caractéristique de sa personnalité. « The house of fiction has in short not one window, but a million [ … ] they are not hinged doors opening straight upon life. But they have this mark of their own that at each of them stands a figure with a pair of eyes, or at least with a field-glass, which forms, again and again, for observation, a unique instrument, insuring to the person making use of it an impression distinct from every other. » Biblio17_205_s05-305End.indd 82 27.05.13 11: 12 83 Mettre en scène l’originalité de l’individu créateur le volume IX 14 . Celle-ci, non numérotée, se désolidarise du reste du texte. Elle ne fait plus partie de la diégèse et échappe au narrateur. L’espace vide est porteur d’une identité fantasmée dont le sens est sans cesse renouvelé. Le vide transcende les particularités historiques et individuelles, parce qu’il échappe à la linéarité et à la temporalité de l’écriture. Cette page blanche devient l’interface qui permet la mise en communication exceptionnelle de deux consciences. « La page blanche c’est le début et la fin de l’écriture, la forme abstraite et pure qui à aucun moment ne se fige 15 ». L’espace vide s’affranchit des contraintes spatiales et temporelles et devient l’interface qui permet la mise en communication du lecteur et de l’auteur. Même si les deux surfaces d’intimité du lecteur et de l’auteur ne seront jamais totalement transparentes l’une pour l’autre, Sterne innove avec une nouvelle forme de médiatisation de l’œuvre littéraire qui passe par l’autopromotion de l’auteur. À travers les jeux sur la surface littéraire, il crée l’originalité nécessaire pour mettre en scène sa singularité, moyen de lutter contre le plagiat et d’affirmer la propriété intellectuelle sur l’ensemble de l’événement littéraire. Dans Tristram Shandy, les mots sont associés à l’argent. L’incident des remarques que le narrateur égare au chapitre 36 du volume VII est particulièrement représentatif de cette association. Ayant rendu sa chaise à porteurs précipitamment, Tristram se rend soudain compte qu’il y a laissé ses notes, ébauches d’un récit de voyage à venir : « Je m’apercevais soudain que j’avais laissé mes notes de voyage dans la porte de la chaise à porteurs - et qu’en vendant ma chaise, j’avais vendu mes notes avec 16 ». Les réflexions, une fois écrites, sont considérées comme des objets concrets et palpables qui peuvent se voler. Elles ont donc une valeur marchande précise, comme l’utilisation de sommes d’argent pour les définir le prouve. La qualification de ces remarques par des superlatifs mélioratifs prouve que ce ne sont pas tant les mots qui ont une valeur économique que la manière dont ceux-ci sont agencés pour produire un effet particulier. La diégèse, avec l’anecdote que nous venons d’évoquer, se fait le relais de la nouvelle importance donnée à la propriété intellectuelle que Sterne tente justement de défendre en se médiatisant. Auteur aux multiples facettes, il est pourtant à la fois accusé et accusateur. Au volume V, chapitre 1, Tristram utilise entre autres la métaphore des apothicaires qui font sans cesse de nouveaux breuvages avec d’anciennes recettes pour 14 Sterne, The Life […], ed. by H. Anderson, op. cit, p. 331. 15 Frédéric Ogée, « Pli ou Face ? Autour d’une page de Tristram Shandy », Études Anglaises, Grande-Bretagne-États-Unis, XLIV, Paris, Didier Érudition, année 44, 1991, pp. 257-271. 16 « [ … ] it then presently occured to me that I had left my remarks on the pocket of the chaise - and that in selling my chaise, I had sold my remarks along with it to the chaisevamper » (Sterne, The Life […], ed. by H. Anderson, op. cit, vol. VII, chap. 37, p. 372). Biblio17_205_s05-305End.indd 83 27.05.13 11: 12 84 Marion Lopez-Burette dénoncer les plagiaires sans citer Robert Burton, instigateur de l’image dans The Anatomy of Melancholy (1621) 17 . L’acte de dénonciation est déconstruit au moment de sa création puisque Tristram ne cite pas ses sources, se rendant coupable de ce dont il accuse. Le contexte original d’apparition est complètement détourné et un nouveau sens ironique est construit, à condition que le lecteur reconnaisse les citations. Il y a clairement un échange entre Sterne et les sources qu’il fait citer à Tristram, commerce qui s’établit à l’insu du narrateur. Il est possible de parler de dialogisme puisqu’une nouvelle signification est donnée à des énoncés empruntés. Encore une fois, l’écrivain se met en scène en passant par-dessus l’autorité de son narrateur fantoche. Ce système d’échos, qui pourrait rendre la compréhension difficile, est exploité par Sterne comme une caisse de résonance du sens, et ce grâce à la connivence intellectuelle qu’il construit avec son lecteur, lequel doit adopter une « vue oblique 18 » sur la citation. Celle-ci est déformée, arrachée à son contexte original et insérée dans le nouveau discours. Forme de digression, du moins de parenthèse ou de suspension temporaire, elle devient la caractérisation d’un modèle stylistique. En zébrant la page d’italiques, la citation se fait signature, y compris sur le plan visuel : elle démarque le texte de son auteur. Le lien entre le fragment étranger et son contexte ne va pas toujours de soi mais lorsque le lecteur efficace le saisit, le sens et la portée de tout le passage sont décuplés. Finalement, le développement de l’impression à grande échelle et la diversification du lectorat forcent les écrivains à se médiatiser et à se valoriser, ce qui entraîne une nouvelle attention aux droits d’auteurs. Sterne mise sur l’originalité pour se démarquer des autres auteurs sur ce marché de l’édition en expansion. À partir de décembre 1761, il appose sa signature sur chaque volume de Tristram Shandy. Moyen de se prémunir des plagiaires, cette pratique lui permet aussi d’augmenter la valeur de chaque exemplaire en donnant, à travers sa signature, une partie de lui pour resserrer les liens qui l’unissent à son lecteur. Les propos du narrateur qui manquent souvent de pertinence, le refus des règles d’impression et la recherche éperdue de l’originalité sont les moyens de créer de la connivence entre un auteur prêt à vendre son âme et un lecteur soucieux de rentrer dans le cercle des initiés du shandéisme. 17 « Tell me, ye learned, shall we forever be adding so much to the bulk-so little to the stock ? Shall we forever make new books, as apothecaries make new mixtures, by pouring only out of one vessel into another ? » (ibid., vol. V, chap. 1, pp. 239-40). 18 Montaigne explique : « Je m’égare : mais plutôt par licence, que par mégarde. Mes fantaisies, se suivent : mais parfois c’est de loin : Et se regardent, mais d’une vue oblique ». (Michel de Montaigne, Essais, [1588], Paris, Gallimard, 2009, III, 9, p. 304). Biblio17_205_s05-305End.indd 84 27.05.13 11: 12 II. Débats esthétiques Biblio17_205_s05-305End.indd 85 27.05.13 11: 12 Biblio17_205_s05-305End.indd 86 27.05.13 11: 12 Biblio 17, 205 (2013) La querelle de la Sophonisbe (1663) : enjeux critiques C INTHIA M ELI Université de Genève Les nombreuses querelles qui ponctuent le XVII e siècle ont fait l’objet ces vingt dernières années d’une attention grandissante de la part de la critique, qui voit en elles la cristallisation de débats qui intéressent les hommes de lettres et, davantage, qui polarisent l’espace lettré en inscrivant ses acteurs dans un rapport de force 1 . L’analyse des contenus intellectuels de ces querelles, qui regardent aussi bien la poétique et la rhétorique que la théologie, se double ainsi dans ces travaux récents d’une analyse proprement politique des relations qu’elles induisent entre les individus et les institutions qui y prennent part, ce qui permet d’articuler l’histoire littéraire à l’histoire sociale, en accordant à la notion de littérature le sens large que lui prêtent les dictionnaires de l’époque. À cet égard, la querelle pourrait fonctionner - et de fait, fonctionne parfois déjà 2 - comme un repère chronologique opératoire dans l’élaboration d’une histoire littéraire sensible à l’impact des activités lettrées sur la position sociale des individus qui s’y livrent, à condition qu’on attribue à la notion de querelle une acception restreinte, fondée sur une durée limitée 1 Je pense en particulier au travail fondateur d’Hélène Merlin, Public et littérature en France au XVII e siècle, Paris, Les Belles-Lettres, 1994, et aux études qu’elle a nourries, comme celles de Mathilde Bombart, Guez de Balzac et la critique des Lettres. Écriture, polémique et critique dans la France du premier XVII e siècle, Paris, Honoré Champion, 2007, et de Déborah Blocker, Instituer un « art ». Politiques du théâtre dans la France du premier XVII e siècle, Paris, Honoré Champion, 2009, ou celles réunies par Emmanuelle Hénin dans Les Querelles dramatiques à l’âge classique (XVII e -XVIII e siècles), Louvain, Peeters, 2010. 2 Voir par exemple Denis Hollier et François Rigolot (dir.), De la Littérature française, Paris, Bordas, 1993 (Harvard, Harvard UP, 1989), un manuel conçu à partir d’une série d’événements qui feraient date dans l’histoire littéraire, et au nombre desquels on repère la querelle du Cid (1637) et la querelle des Anciens et des Modernes (1687). Biblio17_205_s05-305End.indd 87 27.05.13 11: 12 88 Cinthia Meli (qui permet de déterminer sinon un événement, du moins un moment de cette histoire) et sur les interventions publiques et contradictoires de plusieurs personnes, susceptibles d’occuper des positions et d’exercer des fonctions variées au sein de l’espace lettré 3 . Pourtant, même lorsque une querelle donnée répond à cette définition restreinte, il n’est jamais facile de déterminer l’objet ou le fait littéraire qu’elle médiatise. C’est ce que j’aimerais montrer à partir d’un cas, celui de la querelle de la Sophonisbe (1663), qui met notamment aux prises, durant une période de six mois, Corneille, l’abbé d’Aubignac et Donneau de Visé. Cette querelle est certes modeste, au regard du nombre d’interventions qui la constituent 4 , mais elle satisfait aux critères minimaux qui ont été définis et elle a l’avantage d’avoir été abordée à diverses reprises par la critique et l’histoire littéraires depuis le début du XVIII e siècle ; les jugements et les explications dont elle a fait l’objet fournissent ainsi diverses hypothèses relatives au fait littéraire que je cherche à cerner. Après avoir commenté le déroulement de la querelle, j’examinerai les explications et les interprétations qui en ont été faites à l’aune des textes qui la constituent, pour en proposer enfin ma propre interprétation, qui tient à l’émergence, en la personne de Donneau de Visé, d’une nouvelle forme de critique, qui s’oppose à la critique plus traditionnelle incarnée par d’Aubignac. Le déroulement de la querelle et ses interprétations La querelle de la Sophonisbe connaît deux phases : la première, centrée sur la pièce de Corneille, est marquée par le changement de position de Donneau de Visé, qui est le premier à en publier une critique, le 9 février 5 , mais qui prend courant mars sa défense 6 contre les Remarques de d’Aubignac, parues 3 Je rejoins sur ce point la définition proposée par Stefania Marzo dans l’article « Querelles » du Dictionnaire du littéraire (P. Aron, D. Saint-Jacques et A. Viala (dir.), Paris, PUF, coll. « Grands dictionnaires », 2002). 4 À titre de comparaison, la querelle des Lettres de Guez de Balzac comprend près de trente textes et celle du Cid plus de trente-cinq, alors que celle de la Sophonisbe n’en compte que huit. 5 Jean Donneau de Visé, Critique de la Sophonisbe, dans Nouvelles Nouvelles, Paris, G. Quinet, 1663, t. III ; reproduite dans François Granet, Recueil de dissertations sur plusieurs tragédies de Corneille et de Racine, avec des Réflexions pour ou contre la critique des ouvrages d’esprit, et des jugements sur ces dissertations, Paris, Gissey et Bordelet, 1740, pp. 116-133. 6 Édition originale inconnue, reproduite dans François Granet, op. cit., pp. 154-194. Biblio17_205_s05-305End.indd 88 27.05.13 11: 12 89 La querelle de la Sophonisbe (1663): enjeux critiques entre-temps 7 , en même temps que l’auteur resté anonyme d’une Lettre sur les Remarques qu’on a faites sur la Sophonisbe 8 - le revirement de Donneau de Visé demande évidemment à être élucidé. Cette première phase prend fin avec la publication de Sophonisbe par Corneille, le 10 avril 9 : le dramaturge répond dans la préface à certaines des critiques de d’Aubignac sans jamais toutefois le nommer. La querelle connaît ensuite une seconde phase qui débute avec la réédition par d’Aubignac de ses Remarques, au motif que les exemplaires de la première édition auraient été confisqués par le libraire, Charles de Sercy, à la demande de Corneille. Les Remarques, constituées en Dissertation sans qu’aucune modification n’ait été portée au texte original, sont complétées par une seconde dissertation, portant cette fois sur Sertorius, la pièce précédente de Corneille 10 . D’Aubignac poursuit cet examen rétrospectif du théâtre cornélien avec une Troisième dissertation, consacrée à Œdipe et parue en juillet, à laquelle il joint une Quatrième dissertation concernant le poème dramatique servant de réponse aux calomnies de M. Corneille 11 . Il faut dire que le débat, dans lequel seul Donneau de Visé intervient encore 12 , a pris à l’initiative de ce dernier une tournure très personnelle, mais que d’Aubignac, contre toute apparence, attribue l’ensemble des textes publiés à titre anonyme par le jeune homme à Corneille - une attribution erronée qui demande elle aussi à être élucidée. Quelles explications et surtout quelles interprétations cette querelle a-t-elle suscitées depuis le XVIII e siècle ? Elles se laissent ramener au fond à trois types d’analyse. Le premier type, qu’on trouve déjà dans les Historiettes de Tallemant des Réaux, fait de la querelle une affaire de personnes, qui mettrait aux prises Corneille et d’Aubignac et s’expliquerait par le caractère 7 François Hédelin, abbé d’Aubignac, Remarques sur la tragédie de Sophonisbe de M. Corneille, Paris, Ch. de Sercy, 1663. 8 Anonyme, Lettre sur les Remarques qu’on a faites sur la Sophonisbe de M. Corneille, édition originale inconnue, reproduite dans François Granet, op. cit., pp. 195-212. 9 Pierre Corneille, Sophonisbe, Paris, G. de Luynes, 1663. 10 D’Aubignac, Deux dissertations concernant le poème dramatique, en forme de Remarques sur deux tragédies de M. Corneille intitulées Sophonisbe et Sertorius, Paris, J. du Breuil, 1663. 11 D’Aubignac, Troisième dissertation concernant le poème dramatique, en forme de Remarques sur la tragédie de M. Corneille intitulée l’Œdipe et Quatrième dissertation concernant le poème dramatique servant de réponse aux calomnies de M. Corneille, Paris, J. du Breuil, 1663. 12 Avec la Défense du Sertorius de M. de Corneille, Paris, Cl. Barbin, 1663 et la Défense d’Œdipe, tragédie de M. de Corneille, s.l.n.d. (je remercie Sara Harvey de m’avoir indiqué l’existence de cette réponse et François Rey de m’en avoir transmis une copie ; le texte figure dans un recueil factice conservé à la Bibliothèque de la Comédie- Française, cote O Cor (P) Bc P DON). Biblio17_205_s05-305End.indd 89 27.05.13 11: 12 90 Cinthia Meli respectif des deux hommes : le premier, trop orgueilleux, aurait omis dans ses Discours sur le poème dramatique (1660) de mentionner le nom du second, trop susceptible et colérique, qui s’était montré pourtant très élogieux à l’égard de la production cornélienne dans sa Pratique du théâtre (1657). À en croire Tallemant des Réaux, les critiques formulées par Corneille contre le Manlius de Catherine Desjardins, une jeune dramaturge protégée par l’abbé, auraient achevé de mettre le feu aux poudres : « Or Corneille dit quelque chose contre Manlius, qui chocqua cet abbé qui prit feu sur le champ, car il est tout de soufre. Il critique aussytost les ouvrages de Corneille ; on imprime de part et d’autre 13 ». Ce genre d’explication, qui s’appuie sur la psychologie des intervenants et se focalise sur les attaques ad hominem qui émaillent les textes produits lors de la querelle, traverse toute la littérature critique qui lui est consacrée jusqu’au XIX e siècle et il est encore prégnant au XX e siècle 14 . Dans la perspective qui est la mienne, ce type d’analyse est évidemment plutôt décevant, car il vide la querelle de tout contenu intellectuel et de tout enjeu politique : celle-ci ne ferait au fond que rendre publique l’antipathie grandissante de deux hommes, et elle ne relèverait pas à ce titre de l’histoire littéraire, mais de l’histoire privée. Il est toutefois assez facile de prendre en défaut ce genre d’explication et, partant, de montrer leur insuffisance. Premièrement, si l’on s’en tient strictement à l’identité des auteurs des textes publiés, on remarquera que la querelle met moins aux prises d’Aubignac et Corneille que d’Aubignac et Donneau de Visé, un acteur généralement négligé par les critiques 15 , qui prend pourtant l’initiative de la querelle, qui retourne sa veste en cours de débat, et qui est le premier à donner aux échanges un tour personnel, en multipliant les attaques contre la personne de d’Aubignac dès la Défense de la Sophonisbe - une série d’actions et d’interventions que la témérité qu’on serait tenté d’attribuer à leur auteur ne suffirait sans doute pas à expliquer. À cet égard, on notera 13 Tallemant des Réaux, Historiettes, [1834], Paris, Gallimard, 1970, t. II, p. 905. 14 Voir notamment Albert-Henri de Sallengre, Mémoires de littérature, La Haye, H. du Sauzet, 1715-1716 ; François Granet, op. cit. ; Auguste-Simon Irailh, Querelles littéraires ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la République des Lettres depuis Homère jusqu’à nos jours, Paris, Durant, 1761 ; Charles Arnaud, Les Théories dramatiques au XVII e siècle. Étude sur la vie et les œuvres de l’abbé d’Aubignac, Paris, 1880. 15 Cette négligence est encore visible dans l’édition récente que N. Hammond et M. Hawcroft ont donné des textes de d’Aubignac, qui exclut les autres textes de la querelle et reconduit par son titre l’opposition à Corneille. Voir d’Aubignac, Dissertations contre Corneille, Exeter, University of Exeter Press, 1995. Toutes les références paginales relatives aux textes de d’Aubignac dans le présent article renvoient à cette édition. Biblio17_205_s05-305End.indd 90 27.05.13 11: 12 91 La querelle de la Sophonisbe (1663): enjeux critiques deuxièmement que la caractérisation des protagonistes de la querelle repose en grande partie sur les textes mêmes qui la constituent ainsi que, dans le cas particulier de Corneille, sur des textes antérieurs, produits lors de la querelle du Cid 16 . La nature polémique de ces écrits assigne aux traits de caractère et aux passions prêtés aux protagonistes de la querelle une fonction rhétorique d’argument, relevant de l’ethos, soit qu’ils servent à décrédibiliser les intervenants (lorsque Donneau de Visé accuse d’Aubignac de se livrer à l’envie et à la fureur d’un auteur raté, ou lorsque d’Aubignac prête à Corneille l’appas du gain et l’orgueil d’un auteur à succès), soit qu’ils en expliquent les audaces et les errements (lorsque Donneau de Visé revendique la témérité propre à un jeune homme). Qu’ils correspondent ou non à une réalité psychologique, les caractères attribués aux protagonistes de la querelle sont d’abord le résultat d’une construction rhétorique, opérée par les textes publiés, et ils ne sauraient donc expliquer la genèse de ces mêmes textes - ce serait aller là contre toute logique. Par ailleurs, on notera que la critique littéraire réserve un traitement inégal aux caractères produits par la polémique : alors qu’elle conserve à d’Aubignac son tempérament colérique, en lui ajoutant parfois les défauts de son adversaire, elle oublie complètement l’avarice prêtée à Corneille et sublime son orgueil en fierté ou en vanité légitime 17 : la grandeur qu’elle attribue au dramaturge l’empêche même de prendre en considération les bassesses auxquelles d’Aubignac l’accuse de se livrer (en l’occurrence, faire confisquer par le libraire les premiers exemplaires des Remarques et monter une cabale pour le discréditer) et donc de percevoir la dimension politique de leur affrontement. Le second type d’analyse proposé par la critique fait de la querelle une affaire d’esthétique, qui « dresse[rait] la critique classique contre la tragédie 16 Voir à ce sujet Jean-Marc Civardi, La Querelle du Cid (1637-1638), Paris, Honoré Champion, 2004, première partie, section III : « Les critiques contre Corneille », pp. 79-94. 17 François Granet attribue ainsi à d’Aubignac une érudition « infectée par un orgueil et une férocité, capables des plus grands emportements », « l’orgueil du pédantisme » et une « vanité insupportable », alors qu’il reconnaît à Corneille une âme « fière et incapables d’indignes procédés » (Recueil de dissertations, op. cit., pp. lxxviii-xc, passim). Auguste-Simon Irailh prête aux deux protagonistes un caractère à l’avenant : « Jamais homme de lettres », déclare-t-il au sujet de l’abbé, « ne fut d’une humeur plus altière, d’une vanité plus ridicule, d’un commerce plus difficile et plus insupportable », alors que Corneille, ayant « l’âme indépendante et fière, […] ne se croyait redevable à personne de la moindre portion de sa gloire » (Querelles littéraires, pp. 217-218 et 227) ; même Charles Arnaud, auteur de la première thèse consacrée à d’Aubignac, lui donne encore un tempérament « bilieux » (Les Théories dramatiques au XVII e siècle, [Paris, s.n., 1889], Genève, Slatkine reprints, 1970, p. 302). Biblio17_205_s05-305End.indd 91 27.05.13 11: 12 92 Cinthia Meli cornélienne 18 » - j’emprunte la formule à René Bray qui, après sa thèse de doctorat sur La Formation de la doctrine classique en France, trouve dans la querelle de la Sophonisbe, objet de sa thèse complémentaire, l’occasion de faire valoir le génie dramatique de Corneille contre l’orthodoxie doctrinale de d’Aubignac, et de distinguer du même coup deux conceptions de la tragédie, l’une cornélienne, l’autre classique. Il n’est pas ici question de revenir sur le détail de ces analyses, qui visent à mettre au jour les principes poétiques et les traitements thématiques qui caractérisent chaque conception, mais de remarquer qu’elles reposent au fond sur une asymétrie, puisqu’elles confrontent les tragédies de Corneille aux dissertations de d’Aubignac, des textes relevant de la pratique pour les uns et de la théorie pour les autres. Cette asymétrie attire l’attention sur une absence, ou plutôt sur une omission, celle des textes théoriques publiés par Corneille moins de trois ans auparavant, les Trois discours sur le poème dramatique (dont Bray ignore l’existence), et encore plus celle des textes de Donneau de Visé et de l’auteur anonyme de la Lettre. La querelle de la Sophonisbe pourrait et devrait dès lors faire l’objet d’une autre analyse, proprement poétique, qui s’appuierait sur la confrontation des dissertations de d’Aubignac avec les écrits théoriques de Donneau de Visé et de l’auteur anonyme de la Lettre, et éventuellement avec les écrits théoriques de Corneille (mais ce serait donner à la querelle une extension chronologique qui la viderait de son sens). Cette étude n’a à ma connaissance pas encore été faite, alors même que les travaux de Georges Forestier et les éditions critiques récentes des Trois discours et de La Pratique du théâtre ont montré la voie 19 . Une telle analyse aurait des conséquences sur la définition du fait littéraire que médiatise la querelle : dans la perspective de Bray, la querelle met en jeu l’esthétique cornélienne, telle qu’elle se manifeste dans Sophonisbe, contre une esthétique classique que d’Aubignac théorise et que Racine se chargera de concrétiser une décennie plus tard - mais cette perspective est faussée, puisqu’elle occulte une partie des textes en débat et qu’elle tient compte en revanche de textes qui n’ont pas encore été écrits au moment de la querelle. Dans celle que je propose, la querelle médiatiserait davantage un débat poétique dont Sophonisbe ne serait que le prétexte, et qui porterait fondamentalement sur le principe de la vraisemblance et sur son interprétation. Or ce 18 René Bray, La Tragédie cornélienne devant la critique classique d’après la querelle de la Sophonisbe (1663), s.l., s.n., 1927, p. 4. 19 Voir notamment Georges Forestier, Essai de génétique théâtrale. Corneille à l’œuvre, Paris, Klincksieck, 1996 et Passions tragiques et règles classiques. Essai sur la tragédie française, Paris, PUF, 2003, en particulier le chapitre III : « Imitation parfaite et vraisemblance absolue », ainsi que les éditions critiques des Trois discours sur le poème dramatique de Corneille par B. Louvat et M. Escola (Paris, Flammarion, 1999) et de la Pratique du théâtre de d’Aubignac par H. Baby (Paris, Honoré Champion, 2001). Biblio17_205_s05-305End.indd 92 27.05.13 11: 12 93 La querelle de la Sophonisbe (1663): enjeux critiques débat n’a rien de nouveau : il a déjà été mené, vingt-cinq ans auparavant, lors de la querelle du Cid : ce n’est donc pas à ce titre que la querelle de la Sophonisbe peut faire événement, et constituer un repère dans l’histoire littéraire. À cet égard, ma réflexion rejoint celle de Georges Couton qui, dans la Vieillesse de Corneille, déclare, sans doute pour marquer son opposition à René Bray, que la querelle de la Sophonisbe permet certes de « voir les différences doctrinales entre Corneille et d’Aubignac », mais que celles-ci « sont loin d’être capitales 20 ». Couton ne s’en tient pourtant pas là. Il renoue avec l’explication traditionnelle de la querelle de personnes, pour lui donner toutefois une orientation nouvelle : « Il traîne [dans cette querelle] de vieilles rancunes et de vieilles incompatibilités d’humeur », écrit-il. « Les questions personnelles tiennent dans toute cette affaire la première place. Leur étude même n’est pas sans intérêt : elle permet de voir quelle puissance détient Corneille dans le monde littéraire 21 ». De fait, le critique propose ici un troisième type d’analyse de la querelle, de nature politique, qu’il ne fait toutefois qu’esquisser dans la suite de son texte : il se contente en effet d’identifier les partisans de d’Aubignac à partir des Historiettes de Tallemant des Réaux et du péritexte de la Macarise, un roman allégorique publié par l’abbé l’année suivante 22 , pour conclure à l’isolement relatif de celui-ci au sein du monde lettré, alors que Corneille y jouirait au contraire d’une influence certaine. L’étude, superficielle et partiale, mériterait d’être approfondie à partir d’une enquête sur les profils et sur la place qu’occupent au sein de l’espace lettré les partisans de d’Aubignac mentionnés par Tallemant, signataires des éloges liminaires de la Macarise et auteurs éventuels des pièces en vers produites contre Corneille au cours de la querelle 23 . Une telle analyse permettrait sans doute d’éclairer l’attitude de Donneau de Visé, un jeune auteur en quête de notoriété qui, faute d’avoir pu faire de Corneille son ennemi, ce qui aurait pu faire valoir son audace, choisit de prendre d’Aubignac pour adversaire, et de passer ainsi au moins pour l’allié du dramaturge - il se démarquerait par cette stratégie des autres jeunes auteurs impliqués dans la querelle. Une telle analyse devrait également tenir compte des accusations portées par l’abbé contre Corneille, et saisir les rapports que le critique et le dramaturge entretiennent avec leurs libraires respectifs, également mis en jeu par la querelle. Enfin, elle devrait tenter d’élucider les circonstances de la fin de la querelle, qui se termine de façon abrupte, alors même que les intervenants, Donneau 20 Georges Couton, La Vieillesse de Corneille (1658-1684), Paris, Deshayes, 1949, p. 54. 21 Id. 22 D’Aubignac, Macarise, ou la Reine des Isles Fortunées, Paris, J. du Breuil, 1664. 23 Voir Tallemant des Réaux, op. cit., pp. 905-906. Biblio17_205_s05-305End.indd 93 27.05.13 11: 12 94 Cinthia Meli de Visé et d’Aubignac, laissent entendre dans leurs derniers textes qu’ils sont prêts à poursuivre le débat. Certes, une telle enquête se heurterait sans doute aux limites des documents disponibles, mais elle permettrait peut-être de mettre au jour la stratégie de Corneille, qui pourrait avoir cherché à censurer d’Aubignac plutôt qu’à débattre ouvertement avec lui - une stratégie tout à fait discutable, sur un plan éthique, ce qui explique peut-être que la critique cornélienne n’en ait rien dit. Dans cette hypothèse, la querelle médiatiserait à la fois une politisation et une polarisation de l’espace lettré, qui aurait pour enjeu fondamental l’activité critique elle-même et, plus largement, la liberté d’expression. La critique en question Il me semble en effet que la querelle de la Sophonisbe interroge les principes et la légitimité de la critique, ce que montrent des passages des textes impliqués jusqu’ici négligés, que les limites de ce travail ne permettront pas toutefois d’examiner dans les détails. Donneau de Visé et l’auteur de la Lettre ne se contentent en effet pas de réfuter point par point les Remarques de d’Aubignac, mais s’emploient également à saper les principes mêmes de sa critique. Celle-ci s’appuie sur les réactions à la représentation de la pièce d’un public dont d’Aubignac se fait à la fois le témoin et l’interprète, et auquel il prête une composition sociale et des compétences cognitives précises. Il oppose ainsi aux « mauvais sentiments des courtauds de boutique et des laquais » le jugement du peuple, un peuple qu’il identifie à « cet amas d’honnêtes gens qui se divertissent [du théâtre], et qui ne manquent ni de lumières naturelles, ni d’inclinations à la vertu, pour être touchés des beaux éclairs de la poésie et des bonnes moralités 24 ». Certes, admet-il, ceux-ci ne sont peut-être pas tous « instruits en la délicatesse du théâtre, pour savoir les raisons du bien et du mal qu’ils y trouvent », mais « ils ne laissent pas de les sentir 25 » : le sentiment des honnêtes gens, intuitif mais toujours judicieux, se conjugue au jugement du docte, instruit quant à lui des règles d’une bonne imitation, qui ne fait au fond que le confirmer. Les réactions des spectateurs fonctionnent ainsi comme des indices, et encore plus comme des « preuves infaillibles 26 » de l’imperfection de la pièce, que d’Aubignac se charge ensuite de vérifier en examinant Sophonisbe à l’aune des principes qui fondent selon lui une imitation parfaite. Sa critique s’appuie ainsi sur la combinaison de son expertise, 24 D’Aubignac, Première dissertation concernant le poème dramatique, op. cit., p. 6. 25 Id. 26 Id. Biblio17_205_s05-305End.indd 94 27.05.13 11: 12 95 La querelle de la Sophonisbe (1663): enjeux critiques manifestée déjà dans la Pratique du théâtre, et de son témoignage, que Donneau de Visé et l’auteur de la Lettre auront évidemment beau jeu de récuser dans leurs défenses respectives. Les partisans de Corneille vont ainsi s’employer à contester aussi bien les réactions rapportées par d’Aubignac que les interprétations qu’il en fait ou que sa capacité même à les attester ; l’abbé est accusé au mieux de manquer d’attention et de mémoire, au pire de faire preuve de mauvaise foi et de malhonnêteté, et dans tous les cas d’appuyer ses critiques sur des observations éminemment discutables - les termes qui le désignent, « critique », « censeur » et « observateur », prennent d’ailleurs sous la plume de l’auteur anonyme de la Lettre une valeur ironique. Lui et Donneau de Visé lui opposent d’ailleurs une critique fondée sur un examen scrupuleux du texte de la pièce, que Corneille leur a probablement fourni de bonne grâce avant de le publier. Leurs attaques, qui mettent en cause l’objectivité d’une critique s’appuyant sur les réactions du public, vont de fait inciter d’Aubignac à plus de circonspection : dans la dissertation suivante, consacrée à Sertorius, il prendra soin de se référer avant tout à ses propres réactions, qu’il distinguera parfois même de celles du public. Notons enfin que Donneau de Visé retourne les principes qui fondent la critique de d’Aubignac contre lui, dans un passage relatif au Manlius de Catherine Desjardins, une pièce dont l’abbé aurait déterminé le sujet et l’intrigue et qui avait été peu appréciée du public. En s’attachant à cette pièce plutôt qu’aux autres compositions de d’Aubignac, Donneau de Visé cherche à mettre en cause les compétences de l’abbé non seulement comme dramaturge, mais comme docte : le dénouement de cette tragédie (contre l’histoire, mais en faveur de l’illusion mimétique), dont la responsabilité incomberait à l’abbé, implique en effet directement le principe de la vraisemblance et son interprétation. En rappelant l’accueil mitigé réservé à cette pièce, Donneau de Visé fait donc plus que moquer les talents médiocres de d’Aubignac comme dramaturge : il questionne son expertise, et sape ainsi du même coup le second pilier sur lequel repose son entreprise critique dans les Remarques. Davantage, il interroge les principes mêmes à partir desquels d’Aubignac juge les pièces de Corneille, des principes dont l’interprétation est encore sujette à discussion. Et de fait, c’est bien ainsi que d’Aubignac a compris cette attaque, puisqu’il s’emploie au début de la seconde dissertation, consacrée à Sertorius, à redonner toute légitimité à son activité critique contre l’accusation portée par son adversaire, qu’il identifie à Corneille 27 non pas dans l’aveuglement 27 Voir d’Aubignac, Seconde dissertation concernant le poème dramatique, op. cit., p. 61. D’Aubignac lui attribue même la Lettre sur les Remarques qu’on a faites de la Sophonisbe. Biblio17_205_s05-305End.indd 95 27.05.13 11: 12 96 Cinthia Meli de son tempérament colérique, mais dans l’intention délibérée d’opposer les compétences d’un critique à celles d’un dramaturge 28 . Il assoit à nouveau la légitimité de son activité sur la réception du public, dont il prend toutefois soin en cours de réflexion de distinguer sa propre réception. Contre Corneille, qui aurait affirmé que « pour juger de ses ouvrages, il faudrait en faire de meilleurs », d’Aubignac oppose, à la faveur d’une analogie entre art poétique et arts mécaniques, le bon sens et l’expérience d’un public qui est capable, comme usager des ouvrages d’art, de juger de la qualité d’une pièce comme de celle d’un chapeau ou d’un soulier, et cela quand bien même il en ignorerait les principes de fabrication. L’abbé distingue toutefois son jugement de celui des « grands maîtres de la scène, auxquels seuls il appartient d’en apercevoir les merveilles 29 ». Dans une déclaration contradictoire, qui procède de la fausse modestie, l’abbé s’exclut de ces spécialistes tout en admettant posséder leurs compétences : « au moins ai-je un peu de sens commun », écrit-il, « et peut-être ai-je plus étudié ce bel art que ceux qui tous les jours composent des poèmes 30 ». La formule introduit ici la figure du praticien, de l’ouvrier en art poétique que serait le dramaturge qui, quand bien même il produirait des chefs-d’œuvre, n’aurait pas forcément la conscience de leur perfection, puisqu’il n’a pas la connaissance du maître ès arts poétiques qu’est le critique, seul apte, en fin de compte, à juger de cette perfection. C’est ce que d’Aubignac affirme explicitement : Tant il est vrai qu’il n’est point nécessaire d’être capable de faire un ouvrage pour en juger ; il suffit d’en avoir acquis la connaissance, et principalement pour ceux du théâtre, où tout doit être examiné par le sens commun, mais il faut entendre un sens commun bien instruit. La raison en doit décider tous les différends, mais il faut qu’elle soit éclairée et détrompée des erreurs populaires qui nous traînent souvent en des ténèbres d’où nous ne voulons pas sortir par une vicieuse complaisance à la multitude de ce qui nous retient 31 . Le propos repose sur une hiérarchisation des savoirs et des compétences, qui relègue implicitement les prises de position de Corneille relatives à la doxa aristotélicienne, dans les Trois discours sur le poème dramatique, à des « erreurs 28 Bien entendu, d’Aubignac est également sensible au fait que Corneille est un adversaire plus élevé que les « cent petits Grimelins du Parnasse [qui] voudraient bien qu[’il] prisse la peine de les attaquer pour s’introduire par là dans le rang des personnes illustres », au nombre desquels il compte probablement Donneau de Visé (Quatrième dissertation sur le poème dramatique, op. cit., p. 116). 29 D’Aubignac, Seconde dissertation concernant le poème dramatique, op. cit., p. 24. 30 Id. 31 Ibid., p. 26. Biblio17_205_s05-305End.indd 96 27.05.13 11: 12 97 La querelle de la Sophonisbe (1663): enjeux critiques populaires », donc aux fautes d’un homme mal instruit des principes de son art 32 . Après avoir ainsi refondé son activité critique sur son expertise, une expertise réaffirmée, tirée de la connaissance des textes antiques, et qui l’emporte dans cette seconde dissertation sur le bon sens du public, d’Aubignac va jusqu’à la doter d’une déontologie, qu’il ramène à deux maximes dirigées évidemment contre la pratique critique de son adversaire : La première, qu’il ne faut jamais louer ce qui n’est pas bon, ni blâmer ce qui n’est pas mauvais ; et la seconde qui n’en est qu’une conséquence, est, qu’il ne faut pas louer les défauts d’un ouvrage à cause qu’il a quelque chose de bon, ni blâmer ce qu’il a de bon à cause qu’il a quelque défaut. Il faut attribuer à chaque chose un caractère de discernement raisonnable qui nous empêche de les confondre 33 . Cette revendication d’une critique impartiale, qui s’oppose en principe à la critique partisane de Donneau de Visé, repose sur un postulat implicite, selon lequel le jugement poétique est fondé sur la raison et sur Aristote (ce qui revient d’ailleurs au même, puisque la poétique aristotélicienne aurait elle-même un caractère rationnel), et qu’il est donc parfaitement objectif. C’est ce postulat que Donneau de Visé attaque dans sa Défense de Sertorius, lorsqu’il cherche à nouveau à saper les fondements de la critique de d’Aubignac : après avoir défendu la supériorité de la pratique sur la théorie et celle du dramaturge sur le critique, en suggérant au passage qu’Aristote aurait sans doute produit de meilleures règles s’il avait composé lui-même des pièces de théâtre, le jeune homme affirme en effet le caractère profondément subjectif de toute critique : Après avoir combattu toutes ces fausses raisons, par lesquelles vous prétendez persuader que l’on peut juger d’une chose que l’on ne sait pas faire, je puis encore ajouter, que ceux qui parlent de ce qu’ils ne connaissent pas, peuvent bien dire qu’un ouvrage ne leur plaît point, mais qu’ils ne peuvent néanmoins le condamner. Chacun a son goût particulier ; mais 32 D’Aubignac ne manque pas dans la suite de son texte de dénoncer à la fois les fautes commises par Corneille dans ses ouvrages dramatiques et la stratégie de défense qu’il a adoptée dans les Trois discours sur le poème dramatique : « Il fait réflexion sur les fautes où l’ignorance de son siècle l’avait engagé, et dont il n’a pas été détrompé que [sic] depuis quelques années, et pour en tirer de la louange, en éviter la censure, il les a réduites adroitement en maximes générales, et puis il donne ses fautes pour preuves de ses maximes. Cela certainement est bien fin, mais je ne crois pas que les personnes d’esprit s’y laissent abuser » (ibid., p. 45). Cela revient évidemment à ôter toute validité à la réflexion poétique de Corneille. 33 Ibid., p. 27. Biblio17_205_s05-305End.indd 97 27.05.13 11: 12 98 Cinthia Meli s’il se trouve des gens qui n’aiment ni les ortolans, ni les perdrix, il ne s’ensuit pas qu’ils ne valent rien, et le jugement de ces dégoûtés ne les peut rendre méchants 34 . Certes, cette affirmation apparaît dans un contexte polémique et vise d’abord à discréditer les dissertations de d’Aubignac, mais elle est à l’origine d’un autre type de critique, qui assume sa subjectivité et son caractère partisan : si la Sophonisbe est une bonne pièce, pour Donneau de Visé, c’est d’abord et avant tout parce qu’elle a été composée par Corneille, et que celui-ci, sa notoriété l’atteste, est un maître de la scène - l’argument éthique l’emporte chez lui sur l’argument logique. D’Aubignac ne semble pas avoir perçu les implications de l’argument de son adversaire : dans le dernier ouvrage qu’il fait paraître, il se contente de revendiquer haut et fort le droit à la critique, au nom d’une liberté d’expression que lui garantirait le roi et que lui autoriserait l’achat même du livre, qui l’affranchit de toute liaison amicale ou clientéliste avec son auteur. Dès lors, toute critique, aussi déraisonnable soit-elle, est légitime : [il a] toujours été permis dans ce royaume de prendre tels sentiments que l’on veut en fait de doctrine, de contredire tout ce que nous en trouvons d’imprimé, et de s’en expliquer comme on peut. [Hormis les domaines religieux et politiques], tout le reste est une carrière ouverte à la force de nos esprits, on peut écrire tout ce que l’on pense jusqu’à des visions extravagantes. Nous pouvons contredire tout ce qui choque notre sens, et le cercle de toutes les sciences n’a rien qui ne soit de la juridiction de nos imaginations les plus grotesques 35 . Pour défendre le droit à exercer son jugement critique, d’Aubignac cède à Donneau de Visé sur un point et admet implicitement le caractère subjectif de ce jugement. Pour être fécond, admet l’abbé, l’exercice du jugement doit s’inscrire dans un dialogue, dans un échange contradictoire d’avis personnels, bref, dans une querelle, dont le public déterminera seul, en fin de compte, la leçon à tirer. Le cas de la querelle de la Sophonisbe montre bien qu’identifier le fait littéraire médiatisé par des événements polémiques de ce type est difficile, d’autant que leur analyse est souvent informée dans une large mesure par les textes mêmes qui les constituent, qui sont toujours orientés. Loin de constituer une simple querelle de personnes, la querelle de la Sophonisbe médiatise un débat qui met aux prises des acteurs qui occupent des positions inégales dans 34 Donneau de Visé, Défense du Sertorius de M. de Corneille, op. cit., p. 17. 35 D’Aubignac, Troisième dissertation concernant le poème dramatique, op. cit., pp. 75-76. Biblio17_205_s05-305End.indd 98 27.05.13 11: 12 99 La querelle de la Sophonisbe (1663): enjeux critiques l’espace lettré (établies pour les uns, à conquérir pour les autres), et qui met fondamentalement en jeu l’activité critique, son éthique et son épistémologie : face à d’Aubignac, représentant d’une critique docte, qui tire son autorité de l’usage de la raison et de la connaissance des auteurs antiques, se dresse désormais Donneau de Visé, qui produit une critique ouvertement partisane et intéressée, fondée sur la notoriété du dramaturge. Loin de chercher à établir une hiérarchie des œuvres à partir de l’examen des textes, le nouvelliste s’emploie d’abord à reconduire une hiérarchie des acteurs de l’espace lettré, dans laquelle il est prêt à faire allégeance au dramaturge pour bénéficier de son éclat : un type de critique qu’il aura l’occasion de perfectionner dans le Mercure galant, fondé une dizaine d’années plus tard 36 . 36 Voir sur ce point l’article de Sara Harvey. Biblio17_205_s05-305End.indd 99 27.05.13 11: 12 Biblio17_205_s05-305End.indd 100 27.05.13 11: 12 Biblio 17, 205 (2013) Les Solitudes de Góngora ou la pierre de scandale de la littérature européenne R ICARDO P ÉREZ M ARTINEZ Universidade Federal Fluminense (Brasil)/ Università degli studi di Bergamo (Italia) En 1613, la Soledad Primera de Góngora, dont les manuscrits circulaient déjà entre les groupes littéraires de Madrid 1 , provoqua parmi ses lecteurs les réactions les plus diverses ; apparurent des poèmes, des lettres, des apologies, des pamphlets et des commentaires qui exprimaient tantôt de l’enthousiasme, tantôt de l’hostilité envers cette œuvre. Le scandale autour de la curiosité esthétique du poème commença alors. C’est pourquoi le publiciste Andrés de Almansa y Mendoza, chargé de diffuser le texte, décida d’accompagner celuici de ses Advertencias para la inteligencia de las Soledades 2 . Très vite, la difficulté du poème devint un des principaux sujets de sa réception : la formule « vice d’obscurité » apparut pour désigner l’hermétisme formel du texte. Plus tard, lorsqu’on essaya d’expliquer cette difficulté non par la construction rhétorique formelle mais par ses nombreuses références à la culture classique gréco-latine et son l’utilisation fréquente d’expressions savantes provenant de l’italien et du latin, surgit une autre formule, celle de « cultisme ». Ce sont les deux grands topoï de la réception gongoriste que la polémique consolida entre 1613 et 1666 3 . Très rapidement, le gongorisme devint en Espagne un scandale général nourri d’oppositions bien précises entre 1 Góngora n’a pas publié son œuvre ; elle a été transmise dans des manuscrits. La première publication d’un recueil comprenant les Solitudes a été faite dans une édition de Juan Lòpez Vicuña, Obras en verso del Homero español, en 1627. Nous citons ici les Soledades dans l’édition de Robert Jammes, Madrid, Castalia, 1980, réédition 2001. 2 Ce texte a été écrit dans la seconde moitié de 1613, il a été trouvé par Emilio Orozco Díaz qui l’a publié dans son livre En torno a las “Soledades” de Góngora, Granada, Universidad de Granada, 1969, pp. 197-204. 3 Robert Jammes, « La polémica de las Soledades (1613-1666) », dans Góngora, Soledades, op. cit., t. II, pp. 607-716. Biblio17_205_s05-305End.indd 101 27.05.13 11: 12 102 Ricardo Pérez Martinez lesquelles nous pouvons signaler les vifs débats ayant opposé successivement Góngora à « l’ami méconnu 4 » - ou plutôt l’ennemi méconnu -, à Lope de Vega 5 , puis à Quevedo 6 ; les polémiques jaillies entre Pellicer et Andrés Cuesta 7 , entre Pellicer et Salcedo 8 , ou encore entre Navarrete et Portichuelo 9 . Les polémiques les plus diffusées furent sans doute celles qui surgirent autour de Pellicer, auteur des Lecciones Solemnes. Plusieurs des interprétations gongoristes dans ce commentaire furent attaquées. Là où Góngora avait écrit « envieuse barbare frondaison 10 », Pellicer interprétait : « Cela équivaut à un grand bois 11 ». Salcedo, auteur des Soledades comentadas, corrigea l’interprétation de Pellicer : « par barbare don Luis voulait dire inculte, rustique et confus, et non pas grand 12 ». Là où Góngora avait écrit « pierre, indigne tiare/ (si tradition apocryphe ne ment)/ de ténébreux animal dont le front/ est le char éclatant d’un jour nocturne 13 », Pellicer signalait que l’animal auquel le poète faisait référence était le loup. Une nouvelle fois, il fut corrigé par Salcedo : « un certain commentateur […] dit que c’est du loup dont il parle et que cet animal a sur la tête une carbunco ; il cite Pline, livre 37, chap. 7. Il 4 Cette querelle est constituée par deux lettres : Carta de un amigo de don Luis de Góngora, que le escribió acerca de sus “Soledades” (13 septembre 1613) et Carta de D. Luis de Góngora en respuesta de la que le escribieron (30 septembre 1613). Voir Robert Jammes, op. cit., t. II, pp. 612-616. 5 Cette querelle est constituée par la Carta que se escribió echadiza (1615) qui a été attribuée à Lope de Vega. Voir R. Jammes, op. cit., t. II, pp. 642-645. 6 Au-delà des poèmes que Quevedo a écrit contre Góngora, d’autres textes de Quevedo constituent la source de cette polémique : Aguja de navegar cultos (1625), Discurso de todos los diablos (1627) et La culta latiniparla (1629). Voir R. Jammes, op. cit., t. II, pp. 676-677, 680-681, 682-684. 7 Diverses polémiques causées par les différentes interprétations de Góngora sont nées entre Pellicer, qui a écrit les Lecciones solemnes (1630), et Andrés Cuesta, qui a écrit un commentaire manuscrit sur le Polifemo (1630-1635). Voir R. Jammes, op. cit., t. II, pp. 685-688. 8 Salcedo, dans son commentaire Soledades de D. Luis de Gòngora (1636), a critiqué les interprétations de Pellicer. Voir R. Jammes, op. cit., t. II, pp. 676-677, 680-681, 699-700. 9 Francisco Martinez de Portichuelo a écrit Apologia en favor de don Luis de Góngora (1627) pour défendre Góngora des critiques de Francisco de Navarrete, qui a écrit des commentaires en marge d’un manuscrit du poème. Voir R. Jammes, op. cit., t. II, pp. 679-680. 10 Góngora, Soledades, op. cit., t. I, v. 65, p. 211 : « invidiosa barbara arboleda ». 11 Cité par Dámaso Alonso, Estudios y ensayos gongorinos, Madrid, Gredos, [1955], réédition 1970, p. 468 : « es lo mismo que grande arboleda ». 12 Id. : « bárbara puso don Luis por inculta, rustica y confusa, y no por grande ». 13 Góngora, op. cit., v. 73-76, pp. 213-215 : « piedra, indigna tiara/ (si tradición apócrifa no miente)/ de animal tenebroso, cuya frente/ carro es brillante de nocturno día ». Biblio17_205_s05-305End.indd 102 27.05.13 11: 12 103 Les Solitudes de Góngora doit sans doute avoir un autre Pline dans sa bibliothèque car dans tous les Pline que l’on aura vu on ne trouvera pas une bêtise semblable 14 ». Pellicer alla même jusqu’à censurer ce qu’il avait identifié comme une erreur dans le Polifemo ; « don Luis n’a pas été si précis 15 », nous dit-il, quand dans son poème il écrivit que Galatée est une déesse qui n’avait pas de temple ; à force de chercher, Pellicer trouva une référence à un temple de Galatée dans Lucien. À cela, Andrés Cuesta, un jeune professeur de grec de l’Université de Salamanque qui avait écrit, entre 1630 et 1635, un commentaire sur le Polifemo de Góngora, répondit d’un ton agressif : « si Monsieur Joseph Pellicer avait bien cherché dans ses livres et non pas seulement dans les Index de ceux-ci, il se serait rendu compte que Lucien faisait là un récit imaginaire 16 ». À cause de cela et pour bien d’autres raisons, Pellicer fut discrédité aux yeux de quasiment tous les commentateurs gongoristes de son temps. Une autre polémique importante est celle qui surgit autour de Jauregui, auteur de l’Antidoto contra la pestilente poesía de las “Soledades” 17 , car elle introduisit un autre topos dans la réception des Soledades, celui de sa banalité thématique. Jauregui, après avoir évoqué le sujet humble du poème de Góngora, publia une œuvre dont le thème était mythologique et le style gongoriste : Orphée. Pour cette raison, de nombreuses personnes le prirent en inimitié, l’accusant d’opposer ses opinions à ses actes : en effet, Jauregui avait imité Góngora après avoir condamné sa poésie. Le topos de la vanité de la thématique des Soledades fit que la critique oublia rapidement que le poème avait été prévu comme un grand texte allégorique en quatre parties. En résumé, ce que nous pouvons appeler le scandale des Soledades est la prompte et sonore multitude de voix sur un même fait, celui de la curiosité esthétique du poème. Ce scandale fit que sa nouveauté fut réduite à des simples topoï, trop généraux, faisant ainsi médiation entre les lecteurs et le texte. En quoi consiste la vraie substance de ce scandale ? En une Babel d’opinions. Pour accéder au cœur du problème, nous nous concentrerons sur deux polémiques qui peuvent éclaircir quelques aspects importants mais encore méconnus de l’esthétique gongoriste. 14 Cité par Dámaso Alonso, op. cit., pp. 468-469 : « cierto comentador[…] dize que es el lobo de quien habla, y que este animal trae en la cabeza un carbunco ; cita a Plinio, lib. 37, cap. 7. Sin duda deue ser otro Plinio que tiene en su biblioteca, porque en los que todos han visto no se hallará semejante burlería ». 15 Cité par D. Alonso, ibid., p. 473 : « No anduvo tan atinado don Luis ». 16 Ibid., pp. 483-484. 17 Ce texte, qui circulait déjà dans les milieux littéraires en 1615, est un des premiers longs commentaires sur le poème de Góngora. Voir R. Jammes, op. cit., t. II, pp. 618-621. Biblio17_205_s05-305End.indd 103 27.05.13 11: 12 104 Ricardo Pérez Martinez La polémique entre Navarrete et Portichuelo ou la relation entre dicter et inspirer Les différentes polémiques du scandale ont, tels des phénomènes médiatiques, dévié l’attention de la première critique de ce qui, sans doute, est un problème essentiel : en quoi consiste, réellement, la nouveauté poétique des Soledades ? En effet, Góngora invente dans ce poème une nouvelle forme poétique qui ne peut être réduite à sa difficulté formelle ni à la seule utilisation ingénieuse de références classiques. À ce sujet, la polémique entre Portichuelo et Navarrete acquiert une importance de premier ordre car elle « met en évidence deux concepts opposés de poésie qui apparaissent souvent 18 » dans le scandale des Soledades, l’un de tradition aristotélicienne (art formel), l’autre de tradition platonique (inspiration divine). Navarrete trouve, dans les premiers vers, 2 et 4, de la « Dédicace au duc de Béjar », une contradiction de sens entre « dicter » et « inspirer » : « les pas errants d’un pèlerin sont/ les vers que me dicta une douce Muse/ dans la solitude confuse/ les uns perdus et les autres inspirés 19 ». Navarrete écrivit en marge de ces vers dans un des manuscrits du poème : « si dictauit, quomodo inspirauit ? 20 ». Portichuelo répondit en écrivant sous les mots de Navarrete : « dictando inspirauit, et inpirando dictauit 21 ». Commença ainsi la polémique Navarrete-Portichuelo ; postérieurement, celle-ci se développa sûrement dans une correspondance qui fut diffusée rapidement entre les cercles littéraires de Madrid. D’une part, « Navarrete vient nous dire qu’en “dictant”, le poète est l’instrument des muses ; alors qu’en “inspirant”, il est sujet, il est la cause principale de sa création poétique. On ne peut donc pas inspirer en dictant et, par conséquence, Góngora utilisa mal les verbes 22 ». D’autre part, dans son Apología en favor de don Luis de Góngora, archipoeta español, contra el licenciado Francisco de Navarrete, Portichuelo, qui connaissait sûrement le célèbre vers qui ouvre la Fábula de Polifemo y Galatea 18 R. Jammes, op. cit., p. 680 : « el interés de la discusión es que pone en evidencia dos concepciones opuestas de la poesía, que aparecen a menudo en la polémica de las Soledades ». 19 Góngora, op. cit., « Dedicatoria al duque de Béjar », v. 1-4, pp. 183-185 : « Pasos de un peregrino son errantes/ cuantos me dictó versos dulce musa/ en soledad confusa/ perdidos unos otros inspirados ». 20 Cité par R. Jammes, op. cit., t. I, p. 184. 21 Cité par R. Jammes, ibid. 22 Joaquín Roses Lozano, « Sobre el ingenio y la inspiración en la edad de Góngora », dans Criticón, 49, Toulouse, 1990, p. 45 : « Navarrete viene a decimos en su primer papel que en el “dictar”, el poeta es instrumento de las musas ; mientras que en el “inspirar”, es sujeto, es causa principal de su creación poética. Por lo tanto, no se puede inspirar dictando y, en consecuencia, Góngora utilizó mal los verbos ». Biblio17_205_s05-305End.indd 104 27.05.13 11: 12 105 Les Solitudes de Góngora où Góngora utilise le verbe « dicter » au lieu du verbe « inspirer », explique qu’entre « dicter » et « inspirer » il n’y a pas de contradiction puisque Góngora assimile le poète (celui qui est inspiré) au prophète (celui qui prend sous la dictée). Les relations entre « dicter » et « inspirer » dans l’œuvre du poète cordouan ne se limitent pas à ces deux références dans la Fábula de Polifemo y Galatea et les Soledades, car il y a toute une évolution de ce couple conceptuel, une évolution que Joaquín Roses Lozano a étudiée en détail et dont il tire cette conclusion : « C’est dans le Polyphème et dans les Solitudes que notre poète force la tension entre le sens des deux vocables (« dicter » et « inspirer ») au point de nous faire douter de la prétendue synonymie de l’axe lexical 23 ». L’interprétation de Portichuelo est liée à celle développée par la célèbre lettre de Góngora en réponse à un ami méconnu, que Portichuelo connaissait sûrement aussi. Dans cette lettre, Góngora relie la figure du poète à celle du prophète : « nous appelons vates le prophète comme le poète 24 ». Cette relation entre la paire prophète-poète et la paire dicter-inspirer n’a pas été abordée dans l’étude de Roses Lozano ; cependant il y a une relation indéniable entre ces deux paires lexicales, comme Portichuelo le propose. Cette relation doit être pondérée avant de pouvoir être résolue en une simple assimilation. Comme dans la lettre citée, les figures du poète et du prophète sont liées sans pour autant être assimilées, de la même façon dans les Soledades, les actes de « dicter » et d’ « inspirer » sont liés sans que pour autant un terme remplace l’autre. Le poète cordouan maintient toujours les éléments qu’il confronte ou qu’il met en relation. Pourquoi Góngora met-il en relation les actes de « dicter » et d’« inspirer » dans la dédicace au duc de Béjar, et les figures du poète et du prophète dans la Lettre, sans parvenir dans aucun des deux cas à créer une assimilation ? Nous pensons que Góngora conserve les éléments des relations respectives car il crée des concepts. Il convient ici de rappeler ce qu’est qu’un concepto dans l’esthétique baroque. D’après Baltasar Gracián 25 , mais aussi Emanuele Tesauro 26 , le concept serait « une corrélation harmonieuse entre deux ou trois extrêmes connais- 23 Ibid., p. 42 : « será en el Polifemo y en las Soledades donde nuestro poeta fuerce la tensión entre el sentido de los dos vocablos (“dictar” e “inspirar”), hasta el extremo de hacernos dudar de la pretendida sinonimia del eje léxico ». 24 Góngora, Epistolario completo, édition d’A. Carreira, Lausanne, Sociedad Suiza de Estudios Hispánicos, 1999, pp. 2-3 : « (que vates se llama el profeta como el poeta) ». 25 Baltasar Gracián, Agudeza y Arte de Ingenio, dans Obras completas, Madrid, Aguilar, 1967. 26 Emanuele Tesauro, Il Cannocchiale Aristotelico, Turin, B. Zavatta, 1670. Traduction en espagnol de Miguel de Sequeyros, Madrid, Antonio Marin, 1741. Biblio17_205_s05-305End.indd 105 27.05.13 11: 12 106 Ricardo Pérez Martinez sables, exprimée par un acte de l’entendement 27 ». Dans cette définition le concept possède deux caractéristiques : la première est qu’il établit une relation entre deux ou trois connaissables ; la deuxième est que cette relation conceptuelle se réalise dans l’acte, qui est l’acte de le comprendre. Il y a toute une tendance baroque à la réalisation de la puissance dans l’acte ; la pensée baroque fait surgir, du coup de tonnerre et de la foudre, l’éclair de la pensée. Dans la lettre mentionnée, Góngora nous dit : « la fin de l’entendement est de faire proie des vérités, car rien ne le satisfait, si ce n’est la première vérité, conformément au jugement de saint Augustin : Inquietum est cor nostrum, donec requiescat in te 28 ». Góngora explique que la fonction de l’apparente « obscurité » de ses Soledades est semblable à cette inquiétude de l’âme qui, une fois réveillée, ne peut trouver de repos que dans le principe de Dieu ; le lecteur trouvera dans son poème la lumière du concept sur laquelle reposera la pensée une fois parcourue l’obscurité des relations. « Plus charmé sera [le lecteur], quand, forcé à la spéculation à cause de l’obscurité de l’ouvrage, il trouvera sous l’ombre de l’obscurité les assimilations à son concept » ; « charmer l’entendement c’est lui donner des raisons qui lui permettent de conclure et de mesurer avec son concept, en découvrant ce qui est au-dessous de ces figures, par force l’entendement doit être convaincu ; et convaincu, satisfait 29 ». C’est dans la relation obscure entre les connaissables et le fait de faire surgir la lumière du concept comme un acte, que l’on trouve la nouveauté poétique de Góngora. Le baroque tend à faire surgir la lumière de l’obscurité. Mais donnons un exemple avant de conclure sur le couple « dicter-inspirer » de la polémique Navarrete-Portichuelo. Dans les vers « demi-lune pour armes à son front/ et le soleil-tout pour sa rayonnante chevelure 30 », il est clair que « demi-lune : media luna » et « soleil tout : sol todo » fonctionnent comme des connaissables extrêmes (en dissonance). Les relations des connaissables 27 Baltasar Gracián, op. cit., p. 241 : « Consiste pues, este artificio conceptuoso, en una primorosa concordancia, en una armónica correlación entre dos o tres cognoscibles extremos, expresada por un acto del entendimiento ». 28 Góngora, Epistolario completo, op. cit., pp. 2-3 : « el fin del entendimiento es hacer presa en verdades, que por eso no le satisface nada, si no es la primera verdad, conforme a aquella sentencia de san Agustín : Inquietum est cor nostrum, donec requiescat in te ». 29 Id., « en tanto quedará más deleitado [el lector], cuanto, obligándole a la especulación por la obscuridad de la obra, fuera hallando debajo de las sombras de la obscuridad asimilaciones a su concepto » ; « deleitar el entendimiento es darle razones que le concluyan y se midan con su concepto, descubriendo lo que está debajo de esos tropos, por fuerza el entendimiento ha de quedar convencido, y convencido, satisfecho ». 30 Góngora, Soledades, op. cit., pp. 195-197, v. 3-4 : « media luna las armas de su frente/ y sol todo los rayos de su pelo ». Biblio17_205_s05-305End.indd 106 27.05.13 11: 12 107 Les Solitudes de Góngora peuvent être extrêmes (être en dissonance) ou bien être proches (en consonance). Si le lecteur se laisse tromper par ces extrêmes connaissables en dissonance et ne cherche pas le concept qui les met en relation, il restera dans les ténèbres, mais s’il parcourt la relation, alors la lumière du concept pourra surgir en lui. Soudainement, la Constellation du Taureau surgit au milieu du ciel nocturne, dans l’entendement : « C’était de l’année la saison fleurie,/ où le voleur contrefait d’Europe/ (demi-lune pour armes à son front/ et le soleil-tout pour sa rayonnante chevelure)/ Brillant honneur du ciel,/ dans des champs de saphir broute les étoiles 31 ». Le concept, brève contingence, est, à la différence de la définition nominale, un acte de l’entendement. De la même façon, entre « dicter » et « inspirer », qui sont connaissables en consonance, Góngora veut faire émerger le concept de sa propre forme expressive : celle de conceptualiser. Dans ces vers se trouve le concept du concepto baroque. Ce fut peut-être le bruit créé par le scandale qui fit que le conceptisme des Solitudes passa inaperçu pour la plupart des commentateurs gongoristes jusqu’au XX e siècle. La polémique entre Góngora et son ami méconnu ou la relation entre le prophète et le poète : la confusion de Babel et la grâce de la Pentecôte Deux lettres constituent la source de cette polémique : la lettre écrite par un supposé ami de Góngora et celle que celui-ci écrivit en réponse (1613). Il est probable que ce soit dans cette correspondance que Portichuelo ait trouvé la relation entre la figure du poète et celle du prophète, relation à laquelle il eut recours pour proposer une solution au problème de la relation entre « dicter » et « inspirer », dans son Apologia en favor de don Luis de Góngora (1627). Nous devons mettre en évidence deux critiques érigées contre les Soledades dans la lettre de l’ami méconnu. D’une part, on lui reproche de ne pas respecter les préceptes classiques d’utilité, d’honorabilité et de délectation. Par ailleurs, on lui fait grief de la difficulté ou bien de l’obscurité du poème, qui est définie comme le produit d’une confusion verbale avant d’être comparée à la confusion de Babel : « on croit que V. m. [Góngora] n’a pas partagé la grâce de Pentecôte, et plusieurs se sont persuadés qu’il a été atteint par le malheur de Babel 32 ». Góngora répondit point par point à ces critiques et à 31 Id., v. 1-6 : « Era del año la estación florida/ en que el mentido robador de Europa/ (media luna las armas de su frente,/ y sol todo los rayos de su pelo),/ luciente honor del cielo,/ en campos de zafiro pace estrellas ». 32 Antonio Carreira, « La controversia en torno a las Soledades : Un parecer desconocido, y edición crítica de las primeras cartas », dans Gongoremas, Barcelona, Biblio17_205_s05-305End.indd 107 27.05.13 11: 12 108 Ricardo Pérez Martinez d’autres attaques contre lui dans cette lettre. Par rapport au reproche qu’on lui faisait de ne pas respecter les préceptes classiques, il répondit que son poème était utile car il ravivait le génie du jugement, délectable car il satisfaisait l’intellect et honorable car sa difficulté le mettait à part de la masse des ignorants : « on ne doit point donner des bijoux précieux aux porcs 33 ». Il explique cela non sans avoir commenté ironiquement auparavant : « les poésies, et même les prophéties, ont-elles été utiles au monde (que nous appelions vates le prophète et le poète) ? 34 ». À propos de la comparaison du poème avec la confusion de Babel, Góngora répondit la chose suivante : « sur le malheur de Babel, bien que la comparaison soit humble, je veux découvrir un secret non entendu de V. m. [l’ami inconnu] quand il m’a écrit. Dieu n’a pas confondu [les hommes] en leur donnant une langue confuse, mais dans la sienne ils se sont confondus, en prenant la pierre pour l’eau et l’eau pour la pierre ; que c’était la grandeur de la sagesse de qui a confondu cette tentative orgueilleuse 35 ». D’après l’interprétation de Góngora, il n’y eut pas à Babel une confusion verbale ; la confusion se trouvait dans les habitants, car euxmêmes se confondirent dans leur propre langue en prenant une chose pour une autre : la pierre pour de l’eau et l’eau pour de la pierre. De la même façon, il n’y a pas non plus dans ses Soledades une « confusion verbale » intérieure au poème. Dans ce cas, les lecteurs se confondent avec leur propre langue car ils prennent les connaissables de la relation pour des connaissables ultimes, c’est-à-dire des concepts. À ce moment-là, c’est déjà tout un dédale de significations qui se renverront l’une l’autre : dicter-inspirer, poète-prophète, Confusion de Babel-Grâce de la Pentecôte. Afin d’éclaircir toutes ces relations, prenons le Traité des Autorités Théologiques et Politiques de Spinoza 36 . L’affinité n’est pas un simple hasard comme cela pourrait le sembler, car les œuvres de Góngora figuraient dans la bibliothèque de Spinoza et il est même probable que le poète amné- Península, 1998, pp. 250-251 : « se cree que V. m. no ha participado de la gracia de Pentecostés, muchos se han persuadido que le alcanzó algún ramalazo de la desdicha de Babel ». 33 Góngora, Epistolario completo, op. cit., pp. 2-3 : « no se han de dar las joyas preciosas a los animales de cerda ». 34 Id. : « ¿han sido útiles al mundo las poesías y aun las profecías (que vates se llama el profeta como el poeta) ? ». 35 Id. : « Al ramalazo de la desdicha de Babel, aunque el símil es humilde, quiero descubrir un secreto no entendido de V. m. [el desconocido amigo] al escribirme. No los confundió Dios a ellos con darles lengua confusa, sino en el mismo suyo ellos se confundieron, tomando piedra por agua y agua por piedra ; que esa fue la grandeza de la sabiduría dél que confundió aquel soberbio intento ». 36 Le Tractatus Theologico-Politicus (Traité des Autorités Théologiques et Politiques) a été publié par Jan Rieuwertsz à Amsterdam en 1670. Biblio17_205_s05-305End.indd 108 27.05.13 11: 12 109 Les Solitudes de Góngora sique espagnol auquel le philosophe fait référence dans son Éthique soit Góngora lui-même. Dans ce livre, Spinoza établit une relation entre le prophète et le philosophe pour expliquer ses différents modes d’expression. Il y a toute une obstination baroque pour l’expression prophétique. Pour Spinoza, les expressions du prophète et du philosophe varient, non seulement par leur nature, mais aussi par leur degré de clarté et également d’obscurité, cette dernière ne devant pas être attribuée à des difficultés inhérentes à la révélation elle-même. Le prophète se sert de l’imagination alors que le philosophe se sert de la raison ; par conséquent, le degré de clarté d’expression sera inférieur pour le prophète et supérieur pour le philosophe : « les prophètes ont toujours eu quelque signe leur donnant la certitude de choses qu’ils imaginaient par le don prophétique […] la prophétie est donc inférieure à cet égard à la connaissance naturelle qui n’a besoin d’aucun signe, mais de sa nature qui enveloppe la certitude 37 ». Dans ce sens par exemple, l’histoire biblique de la prohibition adamique sera interprétée, dans la correspondance de Spinoza, comme l’histoire non pas d’une prohibition divine mais comme l’histoire de l’expression d’une loi naturelle : la loi de la décomposition des corps qui ne vont pas bien ensemble, dans ce cas, les corps d’Adam et du fruit. Góngora procède de la même façon dans son interprétation de Babel, transformant l’histoire en un simple secret qui n’a pas été compris. Ainsi il s’agirait en réalité, dans la confusion de Babel, d’une confusion entre les choses - et même d’une confusion visuelle - mais en aucun cas d’une confusion verbale. À la façon spinoziste, Babel exprimerait aussi une loi naturelle et non pas un mystère. Il est important de rappeler ici un ancien midrash où l’on interprète le malheur de Babel de la façon suivante : pendant la construction de Babel, quand quelqu’un dit à son compagnon donne-moi un pic, celui-ci lui donne une pelle, avec laquelle il le frappera d’abord puis il lui fendra le crâne. Il arrive aussi que les constructeurs ordonnent à leurs assistants de leur apporter des pierres et que ceux-ci leur apportent de l’eau. L’affinité de cette interprétation juive avec celle de Góngora est surprenante. Le poète Góngora et le philosophe Spinoza distinguent ainsi leurs modes d’expression de l’expression prophétique, non pas sans s’être dangereusement rapprochés d’elle auparavant. Dans Góngora, la confusion consiste dans le fait d’avoir pris « media luna » et « sol todo » pour la Constellation du Taureau ; « le dicter » et « inspirer » pour le fait de conceptualiser ; « le poète » et « le prophète » pour l’expression ; et la confusion de Babel et le miracle de la Pentecôte pour les degrés de clarté ou d’obscurité expressive. Ceux qui reprochaient l’obscurité et la confusion à ses Soledades, Góngora les renvoie à leur propre obscurité 37 Spinoza, Traité des Autorités Théologiques et politiques, dans Oeuvres Complètes, Paris, Gallimard, 1954, p. 636. Biblio17_205_s05-305End.indd 109 27.05.13 11: 12 110 Ricardo Pérez Martinez et à leur confusion. Babel, ou la confusion de la langue, ce sont les lecteurs qui n’ont pas compris ses Soledades ; Góngora est Pentecôtien, il a le don de la langue : « apprendre des langues dans ma jeunesse m’aura bien servi à quelque chose 38 », dit-il. Tout cela contredit l’interprétation de Díaz de Ribas, auteur de Discursos Apologéticos 39 , selon laquelle la relation entre le poète et le prophète se réduit à l’obscurité de son style, fondée dans la grandeur du dire : « les grands génies ne furent pas exclus du nombre des poètes, ni ne manquèrent la reconnaissance méritée par l’excellence de leurs œuvres, si l’obscurité de leur style était accompagnée d’autres belles vertus ou provenait de la hauteur du dire. Car nos écrivains sacrés, spécialement les prophètes, furent quasiment inintelligibles, non pas seulement par les mystères élevés qu’ils signifiaient, mais bien encore par les propositions lointaines et étranges et par les phrases poétiques qui, même si elles furent écrites en prose, furent élevées par leur esprit haut placé qui utilisa un style semblable à celui des poètes 40 ». Néanmoins, Góngora est beaucoup plus subtil que Diaz de Ribas, car il rapproche les connaissables Poète et Prophète sans les assimiler, comme Spinoza le fera avec le Philosophe. Peu de scandales durèrent si longtemps que celui du gongorisme ; et c’est parce que le gongorisme est bien plus qu’un pur scandale : le gongorisme est un événement remarquable dans l’histoire de la littérature hispanique. À partir de l’analyse de deux polémiques, nous sommes parvenus à la conclusion qu’il s’agissait, d’après notre lecture, de simples malentendus. Est-ce licite de dire que ce scandale et ses différentes polémiques sont un phénomène médiatique ou une médiatisation littéraire involontaire, ou bien devrions-nous dire qu’il s’agit d’un phénomène de réception médiatisé par des malentendus ? Une chose est certaine, le poème de Góngora est un fait littéraire qui devint rapidement l’évènement appelé gongorisme. Cet 38 Góngora, Epistolario completo, op. cit., pp. 2-3 : « que de algo me sirvió el haber aprendido lenguas en mi juventud ». 39 Diaz de Ribas est important dans la première critique de l’œuvre de Góngora pour avoir écrit Anotaciones y defensas (1615-1624) et Discursos apologéticos (1616 ou 1617). Voir Robert Jammes, op. cit., t. II, pp. 650-656. 40 Diaz de Ribas, cité par Joaquín Roses Lozano, Una poética de la oscuridad, Madrid, Támesis, 1994, p. 140 : « los grande ingenios no fueron excluidos del número de los poetas, ni dejaron de alcanzar el grado merecido a la excelencia de sus obras si la oscuridad de sus estilo fue acompañada de otras virtudes excelentes o provino de la alteza de su decir. Pues nuestros sagrados escritores especialmente los profetas fueron, casi ininteligibles, no sólo por los misterios altos que significan, sino por lo remoto y extraño d ella oración, y por las frases poéticas ; que, aunque escribieron en prosa, lo encumbrado de su espíritu los levanto a usar estilo semejante al de los profetas ». Biblio17_205_s05-305End.indd 110 27.05.13 11: 12 111 Les Solitudes de Góngora évènement enveloppe aujourd’hui le scandale, les polémiques, les commentateurs, les émules, la critique, en plus de toute l’œuvre de Góngora. On dit qu’il y a des événements sans œuvres d’art et qu’il y a des œuvres d’art sans événements ; dans le cas des Soledades, il y a événement et œuvre d’art car il y a dans ce poème une vraie nouveauté poétique : le conceptisme. L’évènement semble être toujours l’irruption de quelque chose de nouveau, même si la compréhension de cette nouveauté n’est pas contemporaine à elle même. D’après Robert Jammes, qui fait autorité au sujet de Góngora, on redécouvrit très tardivement le conceptisme poétique de l’auteur - même si Vázquez Siruela, auteur de Discurso sobre el estilo de don Luis de Góngora y carácter legítimo de la poética 41 , l’avait déjà très bien compris dès le XVII e siècle. Derrière le scandale et les polémiques, nous commençons maintenant à lever quelques malentendus. 41 Texte manuscrit écrit entre 1645 et 1648, publié par Miguel Artigas dans Don Luis de Góngora y Argote. Bibliografia y estudio crítico, Madrid, R.A.E., 1925, pp. 380-389. Biblio17_205_s05-305End.indd 111 27.05.13 11: 12 Biblio17_205_s05-305End.indd 112 27.05.13 11: 12 Biblio 17, 205 (2013) Bibliothèques média(tisa)trices : le roman chez Charles Sorel et Lenglet Dufresnoy S ARA D ECOSTER Université de Liège Gouvernée par la raison, la République des Lettres se définit par son idéal d’avancement de la science dans un esprit de collaboration. L’activité scientifique se déployait à travers d’importants réseaux de correspondance à échelle européenne 1 . Les savants s’échangeaient découvertes et observations, mais se signalaient aussi les nouvelles parutions d’ouvrages. Les imprimés eux-mêmes faisaient, eux aussi, l’objet d’envois réguliers. En effet, le livre demeurait une marchandise relativement chère, et les publications étrangères n’étaient pas toujours faciles à obtenir, d’où l’importance de la collaboration au sein de la communauté scientifique. Dans cet espace de communication, les bibliothèques étaient destinées à jouer un rôle décisif, en tant qu’instances de médiation, jetant des ponts entre l’information scientifique et un lectorat captif 2 . La bibliothèque se profile comme un vaste réservoir de références bibliographiques, matérialisées sous forme de catalogue. Ainsi, Gabriel Naudé, bibliothécaire et auteur d’un Avis pour dresser une bibliothèque, communément considéré comme le premier traité systématique en bibliothéconomie, inclut des retranscriptions des catalogues d’autres institutions dans ses collections 3 . Cette pratique, attestée depuis le Moyen Âge, permet de guider le lecteur dans ses recherches, indépendamment des lacunes éventuelles de la bibliothèque. Pour des raisons 1 Françoise Waquet et Hans Bots, La République des Lettres, Bruxelles, De Boeck, 1997, p. 126. 2 Mario Rosa, « Un “médiateur” dans la République des Lettres : le bibliothécaire », dans Hans Bots et Françoise Waquet (dir.), Commercium litterarium : la communication dans la République des Lettres, 1600-1750, Amsterdam, APA-Holland University Press, 1994, pp. 81-99. 3 Gabriel Naudé, Avis pour dresser une bibliothèque, édition de Bernard Teyssandier, Paris, Klincksieck, 2008, p. 57. Biblio17_205_s05-305End.indd 113 27.05.13 11: 12 114 Sara Decoster semblables, le bibliothécaire doit dresser un catalogue par matière et par auteur des collections qu’il gère : le plus nécessaire serait de faire deux catalogues de tous les livres contenus dans la bibliothèque, en l’un desquels ils fussent précisément disposés suivant les diverses matières et facultés, que l’on peut voir et savoir, en un clin d’œil, tous les auteurs qui s’y rencontrent sur le premier sujet qui viendra en fantaisie ; et dans l’autre, ils fussent rangés et réduits sous l’ordre alphabétique de leurs auteurs […] pour […] satisfaire à beaucoup de personnes qui sont, quelquefois, curieuses de lire particulièrement toutes les œuvres de certains auteurs 4 . De fait, le catalogue est érigé en inventaire général de la connaissance et s’utilise pour l’établissement de l’état de la question concernant un sujet particulier. Il joue donc le rôle d’une bibliographie. Ce mode de fonctionnement montre la perméabilité de la frontière entre les deux types d’outils. Ceux-ci ne relèvent pas encore de disciplines séparées dans un XVII e siècle où l’imaginaire bibliothéconomique reste tributaire du rêve de la connaissance totale. Cependant, les ouvrages sortant des presses se multiplient et les véritables bibliographies, indépendantes d’une collection spécifique, s’imposent comme une nécessité 5 . Parmi les premières grandes compilations, la plus emblématique est sans doute la Bibliotheca universalis de Conrad Gesner (1545), une nomenclature générale des titres en grec, en latin et en hébreu. Pour le domaine français, les premiers exemples sont publiés respectivement en 1584 et 1585 par François de La Croix du Maine et par Antoine du Verdier, qui se disputent l’honneur d’avoir rédigé la première Bibliothèque françoise. Comme l’a montré Roger Chartier, les titres de ces répertoires sont extrêmement révélateurs : le terme « bibliothèque » ne désigne plus nécessairement un établissement physique, mais s’emploie également pour les collections virtuelles formées par les inventaires bibliographiques. Ces recensements constituent des bibliothèques imaginaires, idéales, mais nourrissent en même temps les institutions réelles, qui s’en servent dans leur politique d’acquisitions. Cette situation amène un foisonnement de bibliographies au XVII e siècle 6 . En 1690, les ouvrages intitulés Bibliothèque sont suffisamment nombreux pour que le glissement sémantique soit certifié par les dictionnaires 7 . 4 Ibid., pp. 327-329. 5 Roger Chartier, Culture écrite et société : l’ordre des livres (XIV e -XVIII e siècle), Paris, A. Michel, 1996, pp. 107-131. 6 Théodore Besterman, Les Débuts de la bibliographie méthodique, Paris, La Palme, 1950, pp. 77-89. 7 Chartier, op. cit., p. 110. Biblio17_205_s05-305End.indd 114 27.05.13 11: 12 115 Bibliothèques média(tisa)trices La publication de ces Bibliothèques s’enracine dans l’univers de l’érudition, peu enclin à valoriser l’écriture littéraire. Il est donc logique que celle-ci ne soit pas très présente dans les bibliographies 8 . Cependant, la légitimité de la figure de l’écrivain se renforce progressivement au long du XVII e siècle. Les académies, puissantes instances de codification du goût, créent un carrefour où le savoir croise la littérature, dotant cette dernière d’un nouveau capital symbolique. Le mécénat est, lui aussi, un signe d’une reconnaissance sociale accrue, mais crée en même temps des liens de dépendance entre le pouvoir et les milieux artistiques 9 . À l’intérieur du champ littéraire, force est de constater que le roman ne participe pas aux mécanismes de prestige institutionnalisé 10 . Dans la première moitié du XVII e siècle, le docte Gabriel Naudé réserve la lecture des ouvrages de fiction aux esprits faibles 11 . Pourtant, au fur et à mesure que les techniques d’impression évoluent, menant à une multiplication de petits formats, le genre romanesque conquiert un public grandissant, garant de maints succès commerciaux 12 . « À partir de 1680 […] le roman a toujours mauvaise presse et bon public 13 ». Dans ces circonstances, les critiques du roman continuent à formuler des reproches d’ordre aussi bien moral qu’esthétique : le genre porte atteinte à la vérité et à la raison, de surcroît, il pousse au vice, ce qui doit conduire inévitablement à la dépravation des mœurs. Or, la boucle est bouclée, le roman connaît un succès irrésistible et un métadiscours considérable se développe autour du genre, qui gagne ainsi ses lettres de noblesse 14 . La réflexion ne s’engage pas uniquement à travers les préfaces, le genre faisant également l’objet de traités spécifiques, dont celui de Huet, le Traité de l’origine des romans (1670-1711) est certainement le plus connu. Dans les Bibliothèques aussi, la présence du roman se fait plus marquée. Le roman n’était pas totalement absent des inventaires de La Croix du Maine et Du Verdier, mais Charles Sorel innove par une réflexion structurée dans 8 Besterman, op. cit., p. 79. 9 Alain Viala, La Naissance de l’écrivain, Paris, Minuit, 1985. 10 Ibid., p. 195. 11 Naudé, op. cit., p. 143. 12 Camille Esmein, Poétiques du roman : Scudéry, Huet, Du Plaisir et autres textes théoriques et critiques du XVII e sur le genre romanesque, Paris, Champion 2004, pp. 10-16. Michel Fournier, Généalogie du roman : émergence d’une formation culturelle au XVII e siècle en France, Québec, Presses de l’université Laval, 2006, p. 15. 13 Michel Delon et Pierre Malandain, Littérature française du XVIII e siècle, Paris, PUF, 1996, p. 155. 14 Günter Berger, « Préfaces et vérité : la théorie romanesque du XVII e siècle entre la contrainte de l’apologie et la tentation de l’histoire », Papers on French Seventeenth Century Literature, n° 35, 1991, pp. 275-282. Biblio17_205_s05-305End.indd 115 27.05.13 11: 12 116 Sara Decoster sa Bibliothèque françoise 15 . Au XVIII e siècle, un événement majeur se produit : Lenglet Dufresnoy crée une Bibliothèque des romans, qui connaît un grand retentissement et fera l’objet d’une médiatisation inouïe. La Bibliothèque sorélienne et le roman Charles Sorel ambitionne avant tout de glorifier la patrie à travers sa Bibliothèque françoise 16 . Telle est la vocation affichée de l’épître dédicatoire, adressée à la France. En d’autres termes, l’ouvrage respire un certain nationalisme, qui se manifeste également sous un aspect linguistique 17 : le français a atteint un degré de perfection tel qu’il peut se positionner comme langue véhiculaire dans la grande diversité des domaines du savoir. Si les bibliothèques grécolatines passent pour les « Magasins des Sciences », elles demeurent déficientes sans les livres français 18 . En définitive, la Bibliothèque françoise ouvre un espace de médiatisation pour le savoir du royaume, dans le but de « faire naistre le desir à chacun de voir nos Livres François 19 ». Si la Bibliothèque françoise établit la notoriété publique des ouvrages cités, ceux-ci contribuent, à leur manière, au rayonnement de la France. La grandeur de la nation se manifeste dans la figure du roi, dans le courage des guerriers et dans la sagesse des prélats, mais l’éclat de toutes ces grandes actions est transmis à la postérité grâce aux écrivains. Comme le savoir constitue le plus bel ornement de la France, la sélection livresque de Sorel brille sous une nouvelle lumière : les ouvrages reçoivent une nouvelle dignité en tant que représentants de leur pays. Pour l’individu également, honneur et savoir vont de pair. Tel est l’esprit qui préside à la Science universelle 20 . Ce projet encyclopédique se proposait de montrer la voie vers la perfection et vers la félicité suprême, dans l’idée que l’homme se réalise pleinement en tant qu’être doté de raison, grâce à la connaissance 21 . Dans la cohérence de 15 Fournier, op. cit., p. 236. 16 Charles Sorel, La Bibliothèque françoise, Paris, Compagnie des Libraires du Palais, 1667. 17 Michèle Rosellini, « La bibliothèque française de Charles Sorel : intégration ou liquidation de la bibliothèque humaniste ? », Littératures classiques, n° 66, 2008, pp. 96-97. 18 Sorel, op. cit., p. 2. 19 Ibid., p. 6. 20 Cet ouvrage a été analysé par Mariassunta Picardi, Le libertà del sapere : filosofia e ‘scienza univerale’ in Charles Sorel, Napoli, Liguori, 2007. 21 Isabelle Moreau, « La science universelle, ou comment “parvenir à une félicité souveraine” : analyse des seuils du texte - portée épistémologique et enjeux philosophiques », dans Emmanuel Bury, Éric Van der Schueren (dir.), Charles Sorel polygraphe, Québec, Presses de l’Université de Laval, pp. 77-91. Biblio17_205_s05-305End.indd 116 27.05.13 11: 12 117 Bibliothèques média(tisa)trices l’œuvre de Sorel, la Bibliothèque françoise se présente, elle aussi, comme une source d’élévation spirituelle 22 . Les livres présents dans cette Bibliothèque sont donc nécessairement des livres de valeur, qui ornent l’esprit de l’être humain et de la nation. Néanmoins, Sorel n’ambitionne pas de construire une bibliothèque universelle, embrassant tous les domaines de la connaissance. Au contraire, il s’agit d’une bibliothèque choisie, destinée à l’honnête homme 23 . Sorel adopte une approche très pragmatique et privilégie les ouvrages essentiels pour la vie en société. Dans le monde, la réussite, synonyme de civilisation, est conditionnée par la conversation et par un langage soigné. La Bibliothèque françoise s’ouvre donc sur les ouvrages qui contribuent à la pureté de la langue française, à savoir les dictionnaires, les grammaires et les livres d’orthographe. Le deuxième chapitre, consacré à l’éloquence, inventorie les ouvrages abordant les aspects stylistiques et persuasifs de l’art oratoire. L’esprit utilitaire est porté à son paroxysme dans la section consacrée à la philosophie : la philosophie, et notamment la logique, sont nécessaires dans la mesure où tout discours, si beau soit-il, reste impuissant sans la rigueur du raisonnement. L’instruction du lecteur se poursuit à travers les ouvrages religieux, indispensables dans une perspective morale. Beaucoup plus terrestres, les notices suivantes enseignent la bonne conduite dans le monde, les mœurs et la politique. Les belles lettres constituent des applications des règles de la rhétorique, tant à l’oral qu’à l’écrit, et se trouvent au cœur de cette Bibliothèque françoise 24 . La fin de l’ouvrage est toutefois vouée à l’histoire de la nation, qui constitue invariablement une préoccupation majeure pour l’historiographe de France qu’était Charles Sorel 25 . Cet enchaînement des disciplines reflète une certaine conception de la connaissance. Le livre n’adopte pas la perspective de l’érudition, mais invite à découvrir le savoir français. Sorel cite les titres majeurs. Le lecteur est libre ensuite d’approfondir certaines matières, en fonction de ses besoins 26 . Fidèle à ses visées nationalistes, Sorel cherche à décrire avantageusement les ouvrages référencés 27 . L’auteur fait cependant preuve d’une réelle volonté d’objectivité. Aussi ne cherche-t-il pas à transmettre ses propres avis, mais 22 Sorel, op. cit., p. 6. 23 Claudine Nédelec, « La bibliothèque française de Charles Sorel : une bibliothèque choisie », dans Claudine Nédelec (dir.), Les Bibliothèques entre imaginaires et réalités, Arras, Artois Presses Université, 2009, p. 182. Rosellini, op. cit., pp. 98-100. 24 La même remarque se trouve dans Rosellini, op. cit., p. 110. 25 Frédéric Charbonneau, « L’histoire aux rayons de La bibliothèque françoise », dans Emmanuel Bury, Éric Van der Schueren (dir.), op. cit., p. 162. 26 Rosellini, op. cit., p. 103. 27 Sorel, op. cit., p. 6. Biblio17_205_s05-305End.indd 117 27.05.13 11: 12 118 Sara Decoster « l’opinion receüe du plus grand nombre de Gens 28 ». Il relève les aspects positifs et négatifs des différents ouvrages, ce qui mène parfois à d’assez longues discussions. D’où la taille inégale des notices. Là où certains titres sont simplement mentionnés, d’autres font l’objet d’analyses détaillées qui occupent parfois plusieurs pages, voire une section entière de la Bibliothèque. Tel est notamment le cas de Montaigne et Charron, auteurs phares du libertinisme érudit. De fait, la compilation de Sorel fait naturellement écho à une médiatisation antérieure. Le lecteur apprend, par exemple, que le Grand Cyrus éprouvait la patience de ses lecteurs, parce que les dix tomes étaient publiés successivement 29 . De même, La Princesse de Montpensier était un ouvrage fort recherché : la rumeur voulait que l’histoire relatée soit véridique et le roman possédait d’ailleurs toutes les caractéristiques pour plaire dans le monde. Ayant en plus circulé longtemps sous forme manuscrite avant impression, l’ouvrage jouissait de surcroît du mythe de la rareté 30 . Un autre exemple est celui de la querelle du Cid, dont Sorel retrace les événements d’une manière très factuelle 31 . L’auteur se montre encore plus minutieux en épinglant la controverse autour des lettres de Guez de Balzac, auxquelles il ne consacre pas moins de dix-huit pages. Il ne s’arrête pas sur l’implication de son propre Francion dans la polémique. Le sujet n’est évoqué que dans un bref rappel anecdotique 32 . Comme l’a remarqué Michèle Rosellini, Charles Sorel travaille pour une société policée, dans laquelle les belles-lettres peuvent remplir une mission d’utilité publique 33 . Dans cette perspective, l’analyse sorélienne du roman est intéressante : Sorel propose une réelle réflexion sur le roman, auquel il confère, en conséquence, une nouvelle dignité. Les narrations feintes, c’està-dire les allégories, les fables et les romans sont incluses dans la Bibliothèque françoise au même titre que les autres formes de discours. Le roman s’insère dans un ordonnancement générique, parmi les dialogues, harangues et panégyriques, les lettres, les narrations véritables à caractère plus historique et la poésie. Les romans se définissent comme la fictionnalisation de l’écriture narrative. La création imaginaire constitue une occupation de l’esprit et a le mérite de compléter l’expérience de lecture, pour que « ce qui ne se trouve pas dans les choses veritables, se trouvast dans les choses feintes 34 ». En fait, 28 Id. 29 Ibid., p. 185. 30 Ibid., p. 180. 31 Ibid., pp. 205-207. 32 Ibid., p. 123. 33 Rosellini, op. cit., pp. 110-112. 34 Sorel, op. cit., pp. 166-167. Biblio17_205_s05-305End.indd 118 27.05.13 11: 12 119 Bibliothèques média(tisa)trices Sorel établit un parallélisme explicite entre les constructions de l’esprit que sont les narrations feintes, et les écrits relatant des faits de la réalité, à savoir les événements mêlés, les voyages et les vies : ces catégories pourraient être adoptées également pour la fiction, mais Sorel se rend compte que, dans la pratique, ce classement risque d’être peu équilibré 35 . Sorel propose donc un autre classement, propre aux narrations feintes. Il distingue en premier lieu les fables et les allégories, suivies des romans de chevalerie et de bergerie et, ensuite, des romans vraisemblables et des nouvelles. Puis, l’auteur décrit les romans héroïques, pour arriver finalement aux romans comiques, satiriques et burlesques, procédant d’une manière globalement chronologique. Sa première rubrique, concernant les allégories et les fables, débute par les exemples de l’Antiquité, qui précèdent le recensement des plus anciens titres français, comme le Roman de la Rose et un ouvrage de Jean Bouchet, Triomphe de la Noble dame. Le cas échéant, Sorel évoque les antécédents étrangers des genres littéraires répandus en France. D’une manière générale, Sorel aime établir des filiations entre les différents genres. D’après lui, les romans de chevalerie s’enracinent dans les narrations allégoriques, dont ils partagent le caractère miraculeux. Une volonté d’introduire plus de vraisemblance aurait, ensuite, donné lieu aux romans de bergerie. En effet, dans la réflexion de Sorel, la progression chronologique se double d’une évolution vers une rationalisation accrue. À travers le temps, la production romanesque se fait de plus en plus conforme aux règles de la vraisemblance 36 . Un autre axe d’analyse sorélien est constitué par le langage 37 . L’auteur fait souvent appel à des explications étymologiques, tandis que la correction linguistique et le style constituent des critères d’évaluation. Sorel réprouve les archaïsmes et le manque de clarté, d’où son jugement sévère envers Antoine de Nervèze 38 . En revanche, il loue la beauté formelle de Polexandre de Gomberville. D’autres exigences sont la conformité aux bienséances et l’élégance. C’est pourquoi Sorel apprécie La Calprenède, Le Grand Cyrus et Clélie 39 . Sorel témoigne donc d’une véritable réflexion sur le roman et contribue ainsi à sa valorisation. De ce fait, son attitude envers ses propres romans peut surprendre à première vue : il ne les revendique pas comme faisant partie de son œuvre. En réalité, Sorel nie ses romans, qui paraissent 35 Ibid., p. 166. Voir Fournier, op. cit., pp. 233-235. 36 Maurice Lever, « Charles Sorel et les problèmes du roman sous Louis XIII », dans Critique et création littéraires en France au XVII e siècle, Paris, Éditions du CNRS, 1977, pp. 82-83. 37 Nédelec, op. cit, pp. 190-191. 38 Sorel, op. cit., p. 178. 39 Ibid., pp. 184-185. Biblio17_205_s05-305End.indd 119 27.05.13 11: 12 120 Sara Decoster souvent de manière anonyme ou apocryphe 40 , mais il attache beaucoup d’importance à ses études historiques et philosophiques, avec la Science universelle comme œuvre magistrale. Cette attitude transparaît également dans la Bibliothèque française. Dans le corps de l’ouvrage, Sorel répertorie les textes de sa plume dans les rubriques appropriées, mais il ne se nomme jamais en tant qu’auteur. Pourtant, il consacre un très long passage à Francion 41 . Une ambivalence indéniable caractérise le pénultième chapitre, consacré à L’Ordre et l’Examen Des Livres Attribuez à l’Autheur de la Bibliothèque Françoise. Dans cette section, Sorel sépare les ouvrages dont il assume la paternité de ceux qu’il désavoue en réalité, en se réclamant de la liberté de l’écrivain. Celle-ci consiste également en la liberté de ne pas reconnaître une publication : certains écrits restent de simples exercices, qui n’aboutissent pas réellement et demeurent finalement étrangers à l’esprit de l’auteur. Tel est le sort que Sorel réserve à ses romans. De fait, même s’il reconnaît les qualités de certains de ces ouvrages, même si cette production romanesque constitue somme toute un divertissement agréable et innocent, propre à la jeunesse, jamais Sorel ne lève l’ambiguïté. Jamais il ne se déclare comme auteur. Son attitude se durcira en 1671, lorsqu’il publiera De la Connaissance des bons livres. Au nom de la vérité et de la moralité, il rejettera le roman au bénéfice de l’histoire 42 . Or, le malheur veut cependant que Sorel soit célèbre pour l’œuvre que les contemporains lui attribuent contre son gré, alors que le travail qui lui tient à cœur reste dans l’ombre. Pour cette raison, il clôture la Bibliothèque françoise par une description de sa Science universelle. Étant donné les aléas éditoriaux dont son chef-d’œuvre a souffert, le public ne perçoit ni la cohérence ni le dessein du projet 43 . Les nouvelles explications insérées dans la Bibliothèque françoise doivent remédier à cette situation. Charles Sorel renoue ainsi avec la stratégie de médiatisation déployée au moment de la publication de La Perfection de l’homme. Ce cinquième volume de son encyclopédie, toujours inachevée, constituait un autre résumé des ambitions du projet à l’intention d’un public trop peu attentif 44 . L’épisode est bien révélateur. Si la Bibliothèque françoise transmet une certaine vision de la connaissance et de la littérature, Charles Sorel saisit l’occasion pour défier l’histoire littéraire, et prend en main la réception de son œuvre. 40 Jean Serroy, « Situation de Charles Sorel », dans Emmanuel Bury, Éric Van der Schueren (dir.), op. cit., p. 6. 41 Sorel, op. cit., pp. 194-196. 42 Charles Sorel, De la Connoissance des bons livres ou examen de plusieurs autheurs, édition d’Hervé Béchade, Genève, Paris, Slatkine, 1981. 43 Sorel, La Bibliothèque françoise, op. cit., p. 431. 44 Ibid., p. 432. Biblio17_205_s05-305End.indd 120 27.05.13 11: 12 121 Bibliothèques média(tisa)trices Le roman médiatisé : Lenglet Dufresnoy Dans l’œuvre bibliographique de l’abbé Lenglet Dufresnoy, De l’Usage des romans, la volonté de médiatisation se fait manifeste. Lenglet Dufresnoy s’intéressait surtout à des sujets littéraires et historiques. Il déployait une érudition extraordinaire, mais avait plus l’esprit d’un curieux que d’un scientifique et se faisait mépriser dans les cercles intellectuels, où il était considéré comme un être foncièrement déséquilibré 45 . Tous étaient néanmoins obligés de reconnaître ses compétences livresques, de nature surtout bibliophilique. Aussi Lenglet Dufresnoy était-il quand même très sollicité pour son expertise, dans tous les milieux sociaux. C’est ainsi qu’il se retrouvait à collaborer régulièrement avec le cardinal Passionei, qui a fait carrière comme conservateur à la Bibliothécaire Vaticane 46 . L’ouvrage De l’usage des romans se présente ouvertement comme une initiative promotionnelle en faveur du roman. L’ouvrage est divisé en deux tomes. Le premier, une réflexion sur le genre romanesque, se situe, d’après l’auteur, dans la continuité du Traité de l’origine des romans de Huet 47 . Le deuxième, souvent perçu comme un livre autonome par la critique, donne corps à la Bibliothèque des romans 48 . Il s’agit du premier inventaire consacré exclusivement aux romans, à la grande fierté de l’auteur 49 . Lenglet Dufresnoy insiste sur le fait que son travail introduit le roman dans la tradition bibliographique 50 . De cette manière, il œuvre pour la reconnaissance du genre. L’argumentation de Lenglet Dufresnoy débute par un constat : si décriés que soient les romans, ils n’en sont pas moins lus avec avidité. C’est peut-être même dans l’interdit qui pèse sur eux que réside leur succès. En mettant le roman au ban de la lecture, l’Église lui a, en même temps, conféré les délectations du vice. C’est pourquoi Lenglet Dufresnoy se réjouit de la condam- 45 Claudine Poulouin et Didier Masseau, « Introduction », dans Claudine Poulouin et Didier Masseau (dir.), Lenglet Dufresnoy entre ombre et lumière, Paris, Champion, 2011, pp. 7-9. 46 Géraldine Shéridan, « Lenglet Dufresnoy entre élite et grand public », dans Claudine Poulouin et Didier Masseau (dir.), op. cit., p. 37. Géraldine Shéridan, Nicolas Lenglet Dufresnoy and the literary underworld of the ancien régime, Oxford, Voltaire Foundation, 1989, pp. 209-213. 47 Nicolas Lenglet Dufresnoy, De l’Usage des romans, où l’on fait voir leur utilité & leurs différens caractères, Amsterdam, Veuve de Poilras, 1734, p. 1. 48 Shéridan, Nicolas Lenglet Dufresnoy and the literary underworld, p. 146. 49 Nicolas Lenglet Dufresnoy, Avertissement Sur le Tome II de l’Usage des romans, dans Bibliothèque des romans, avec des remarques critiques sur leur choix & leurs differentes Editions, Amsterdam, Veuve de Poilras, 1734, n.p. 50 Lenglet Dufresnoy, Préface, dans De l’usage des romans, op. cit., n.p. Biblio17_205_s05-305End.indd 121 27.05.13 11: 12 122 Sara Decoster nation de l’objet dont il veut faire la promotion, alors qu’il considère que ces lectures procurent un plaisir agréable, naturel et tout à fait légitime. La partie centrale de cet ouvrage apologétique consiste en une théorisation du roman. Lenglet Dufresnoy consacre en effet une partie importante du traité à théoriser le roman. Celui-ci doit surtout éviter les écueils de l’offense et ne pas faire d’insultes à la royauté, ni aux personnes de condition en général. Le blasphème est également à proscrire et, du reste, il est inutile d’humilier les malheureux déjà disgraciés ou persécutés. Le roman doit respecter les bonnes mœurs et la vraisemblance. D’autres maximes à observer concernent le choix du sujet, qui doit être noble, et la politesse tant factuelle que stylistique. Du reste, il est à noter que Lenglet Dufresnoy prône également l’unité d’action 51 . D’après l’auteur, l’amour constitue l’ingrédient essentiel de toute intrigue romanesque. Jouant le rôle principal dans le roman, les femmes y occupent finalement la position qui leur revient : elles sont la force motrice du monde, mais leur influence est occultée par l’Histoire. Ce constat ne constitue que l’une des raisons pour lesquelles Lenglet Dufresnoy accorde une prééminence au roman par rapport à l’Histoire : plus vraisemblable que l’Histoire, le roman est finalement plus vrai. Sur la base de ces principes, Lenglet Dufresnoy juge les différents auteurs. Un avis négatif n’entraîne cependant pas l’exclusion de la Bibliothèque des romans, qui occupe le deuxième volume. Il est évident que Lenglet Dufresnoy n’a pas vu tous les ouvrages recensés dans la Bibliothèque des romans. Les descriptions bibliographiques ne sont pas toujours correctes, ni complètes. Le classement, divisé en quatorze catégories, semble assez intuitif, mais manque de cohérence. Les distinctions ne sont pas toujours claires. Ainsi, il existe parfois une confusion entre, d’une part, les romans héroïques, relatant les péripéties de personnes de condition et, d’autre part, la subdivision des « romans historiques et histoires secrètes », qui se situent souvent à la cour. Jean Sgard ramène cette taxinomie à quatre grandes classes principales, à savoir le roman pastoral, le roman héroïque, le roman comique et la nouvelle 52 . À l’intérieur des rubriques, le classement est également assez flou, mais normalement les œuvres d’un même auteur se trouvent groupées ensemble, les différentes éditions étant présentées dans un ordre globalement chronologique. Parfois, Lenglet Dufresnoy répertorie aussi de la littérature secondaire, qui accompagne les références primaires. Malgré ses faiblesses bibliographiques, Lenglet Dufresnoy rassemble une mine d’informations et la Bibliothèque des romans constitue dès lors un ins- 51 Lenglet Dufresnoy, De l’usage des romans, op. cit., p. 190. 52 Jean Sgard, Le Roman français à l’âge classique : 1600-1800, Paris, Librairie générale française, 2000, p. 30. Biblio17_205_s05-305End.indd 122 27.05.13 11: 12 123 Bibliothèques média(tisa)trices trument de médiation efficace pour les nombreux titres cités. Il faut pourtant reconnaître, avec Jean Sgard, que Lenglet Dufresnoy cherche à intégrer à la fois les aspects historiques et les aspects typologiques du genre romanesque dans un système de pensée 53 . Son effort pour la promotion du roman est réel. Or, la médiation se transforme en véritable médiatisation : l’ouvrage de l’abbé possède en effet un haut potentiel sensationnaliste, et le scandale ne manque pas d’éclater 54 . Lenglet Dufresnoy ajoute encore à la confusion en publiant lui-même une attaque contre son propre traité. Cette ruse ne lui réussit guère, car l’auteur a été immédiatement démasqué par les contemporains 55 . Toutefois, conformément aux principes ironiquement décrits par l’auteur, les foudres de la critique lui assurent un retentissement extraordinaire : le livre est « fort couru » et « on le lit avec avidité 56 ». L’ouvrage est d’ailleurs largement présent sur les rayons des bibliothèques privées 57 . De fait, tous les facteurs sont réunis pour susciter un tintamarre indigné. Par sa nature même, l’ouvrage rencontre naturellement des oppositions de principe, car il n’intègre qu’ « un amas de Livres inutiles », voire « pernicieux 58 ». Dans les Mémoires de Trévoux, les jésuites désapprouvent les platitudes stylistiques et reprochent à l’auteur d’avoir puisé son érudition dans « les sources les plus décriées 59 ». Les jugements sont plus nuancés dans le Pour et le contre et dans Le Journal littéraire, qui réservent un accueil plus favorable à l’entreprise 60 . Les avis sont cependant unanimes pour condamner les propos inutilement licencieux de l’auteur. Certains passages sont clairement sexuellement marqués et l’ouvrage choque par son manque de respect des bienséances. En outre, Lenglet Dufresnoy se fait volontairement provocateur et ne se refrène pas dans son irréligion. L’ouvrage porte d’ailleurs un coup à Jean-Baptiste Rousseau qui indigne les contemporains. 53 Ibid., p. 56. 54 L’étude de réception la plus complète a été élaborée par Géraldine Shéridan, Nicolas Lenglet Dufresnoy and the literary underworld, pp. 148-152. 55 Nicolas Lenglet Dufresnoy, L’Histoire justifiée contre les romans, Amsterdam, J.-F. Bernard, 1735. Shéridan, Nicolas Lenglet Dufresnoy and the literary underworld, op. cit., p. 157. 56 Le pour et le contre, t. III, n° 36, 1734, p. 142. 57 Géraldine Shéridan (Nicolas Lenglet Dufresnoy […], op. cit., p. 156) établit ce constat après Daniel Mornet (« Les enseignements des bibliothèques privées, 1750-1780 », Revue d’histoire littéraire de la France, n° 17, 1910, p. 460). 58 Nicolas Lenglet Dufresnoy, Avertissement Sur le Tome II de l’Usage des romans, op. cit., n.p. 59 Mémoires de Trévoux, article 37, avril 1734, p. 674. Voir Shéridan, Nicolas Lenglet Dufresnoy […], op. cit., p. 151. 60 Shéridan, Nicolas Lenglet Dufresnoy […], op. cit., pp. 149-153. Biblio17_205_s05-305End.indd 123 27.05.13 11: 12 124 Sara Decoster Le scandale est total 61 . De ce fait, la médiatisation se déploie à un double niveau. À travers sa Bibliothèque, Lenglet Dufresnoy met les romans en pleine lumière et assure leur promotion. Comme le prosélytiste se trouve lui-même pris dans un mouvement de médiatisation, sa campagne ne peut aucunement passer inaperçue et les œuvres qu’il veut mettre en avant gagneront encore en notoriété. Cependant, les adversaires du roman retiennent eux aussi les enseignements de l’ouvrage de l’abbé. Ainsi, ce dernier se trouverait indirectement à l’origine de l’interdit qui frappe le roman en 1737 62 . Les Bibliothèques relèvent de l’inventaire, en tant que rassemblement de données préexistantes, mais éparses. En enchaînant les références, ces ouvrages complètent les connaissances livresques de leurs lecteurs. La masse de livres est divisée en catégories et devient ainsi, non seulement intelligible, mais également plus exploitable. Les documents cités trouvent de nouveaux lecteurs, s’insèrent dans un ensemble documentaire structuré, acquièrent une signification dans une culture organisée selon des codes spécifiques. Dépassant le stade de simples listes de références, les Bibliothèques possèdent un réel pouvoir de théorisation. Chez Charles Sorel, chaque notice trouve sa place dans un projet global de promotion du savoir national et de formation spirituelle de l’honnête homme. Mariant le roman à la civilisation, Sorel lui confère ses lettres de noblesse. Lenglet Dufresnoy continue la théorisation du roman. Propagandiste, tapageur, il « a canonisé l’usage [du roman] en savant libertin 63 ». Les travaux des deux auteurs s’élaborent sur le fond d’un passé, qui leur est généralement déjà parvenu par un intermédiaire. Par sa nature même, l’écriture bibliographique relève toujours de l’a posteriori. Il existe une certaine distance historique. Toutefois, ces livres constituent la réalisation de projets sciemment conçus et se trouvent donc dans la chaleur de l’action. Or, les ouvrages concernés s’inscrivent dans une évolution sociologique bien spécifique, où la conception docte de la bibliothèque ne constitue plus le seul point de référence. Dans un esprit de mondanité luxueuse, un nouveau modèle, de nature plus bibliophilique, est en train de s’affranchir de l’érudition traditionnelle pour fonctionner selon un schéma normatif propre : la valeur d’un livre ne se détermine plus sur des bases purement textuelles. D’autres critères, de nature extrinsèque, tels que la reliure ou les histoires 61 Ibid., p. 145. 62 Georges May, Le Dilemme du roman au XVIII e siècle : étude sur les rapports du roman et de la critique (1715-1761), Paris, PUF, et New Haven, Yale University Press, 1963, pp. 75-105. 63 Lettre de Marais à Bouhier du 30 mai 1734, cité par Jean Oudart et Jean Sgard. « La critique du roman », dans Pierre Rétat et Jean Sgard (dir.), Presse et histoire au XVIII e siècle : l’année 1734, Paris, Éditions du CNRS, 1978, p. 270. Biblio17_205_s05-305End.indd 124 27.05.13 11: 12 125 Bibliothèques média(tisa)trices rattachées au livre, interviennent 64 . Lenglet Dufresnoy, original dans l’âme, fin connaisseur de livres rares, appartient clairement à cet univers 65 . D’une manière générale, la montée en puissance de la mondanité annonce le règne du beau. L’esthétisme ne prévaut pas uniquement pour le livre considéré en tant qu’objet, mais façonne également le langage, surtout dans ses dimensions littéraires 66 . Désormais, le triomphe des modernes est acquis. Dans un tel contexte, un puriste de la langue comme Sorel peut, pendant un temps, défendre la cause du roman, même s’il se détache de ses propres œuvres. Désireux qu’il est d’être reconnu comme docte, Sorel adopte une perspective pédagogique dans sa Bibliothèque françoise, qui ne s’adresse pas aux savants. L’ouvrage est destiné à un autre public, plus superficiel, attaché à la civilité, et, surtout, intéressé par d’autres types de lecture, dont le roman. C’est que, à sa façon, la Bibliothèque françoise témoigne d’une restructuration du champ littéraire, où le paradigme de la créativité se substitue à celui de l’érudition. 64 Jean Viardot, « Naissance de la bibliophilie : les cabinets de livres rares », dans Claude Jolly (dir.), Histoire des bibliothèques françaises. Tome 2, Les Bibliothèques sous l’Ancien Régime, 1530-1789, Paris, Promodis, 1988, pp. 269-289. 65 Neil Kenny, « Books in space and time : bibliomania and Early Modern histories of learning and “literature” in France », Modern language quarterly, t° 61, n° 2, 2000, p. 264. Poulouin, op. cit., p. 21. Shéridan, « Lenglet Dufresnoy entre élite et grand public », op. cit., pp. 3-56. 66 Viala, op. cit., pp. 29-40. Biblio17_205_s05-305End.indd 125 27.05.13 11: 12 Biblio17_205_s05-305End.indd 126 27.05.13 11: 12 III. Instrumentalisations politiques Biblio17_205_s05-305End.indd 127 27.05.13 11: 12 Biblio17_205_s05-305End.indd 128 27.05.13 11: 12 Biblio 17, 205 (2013) La critique littéraire dans le Mercure galant : lorsque la galanterie rencontre les exigences d’une politique culturelle S ARA H ARVEY Conseil de recherches en sciences humaines du Canada En 1663, Jean Donneau de Visé, jeune polygraphe parisien, assume un premier volume signé 1 : les Nouvelles nouvelles. Composée de récits, d’anecdotes et de poésies galantes, l’œuvre prend la forme d’un recueil dont la majeure partie 2 s’organise autour d’une conversation entre nouvellistes. Décrit comme la figure du curieux de nouveautés et d’informations de toutes sortes, le nouvelliste est au cœur d’un dispositif d’énonciation qui structure l’économie d’ensemble du recueil. La présence de ce personnage permet de relier événement d’actualité et histoire plaisante qu’annonce l’intitulé répétitif et permutable 3 . Au cœur de ce même recueil, l’insertion d’une « Lettre écrite du Parnasse » apporte d’importantes précisions sur la relation entre divertissement littéraire et actualité annoncée par le titre. Cette pièce au cadre allégorique résume une assemblée extraordinaire tenue au Parnasse entre Apollon et les Muses. L’approbation générale, comme premier critère de valeur d’une œuvre, surgit en tête des nouvelles lois approuvées par l’ensemble du conseil : Pour s’accommoder au temps, auquel les dieux et les hommes ont toujours donné quelque chose et semblent présentement s’accommoder mieux que jamais, les ouvrages d’esprit ne seront plus jugés bons selon 1 Avant cette date, Jean Donneau de Visé a publié sous l’anonymat La Cocue imaginaire, parue chez Jean Ribou en 1660. 2 Le premier des trois tomes ne suit pas ce procédé. 3 D’après Furetière, nouvelle signifie à la fois un « Advis qu’on donne ou qu’on reçoit de bouche ou par escrit, de l’estat de quelque chose, d’une action faite depuis peu » et « une histoire agréable et intriguée, ou conte plaisant un peu estendu, soit qu’elle soit feinte ou veritable ». Biblio17_205_s05-305End.indd 129 27.05.13 11: 12 130 Sara Harvey leurs mérites, mais selon le nombre de leurs approbateurs, qui, de quelque qualité et de quelque sexe qu’ils soient, l’emporteront toujours sur ceux qui seront d’un sentiment contraire, mais seulement lorsque leur nombre sera le plus grand 4 . Ce premier énoncé donne le ton à plus de trente règlements. En résumé, les affaires du Parnasse seront désormais régulées par l’adhésion du plus grand nombre, la circonstance et la nouveauté devront être pleinement valorisées 5 et le modèle de sociabilité en vogue, la galanterie 6 , devra maintenant inspirer tous les auteurs et les œuvres. Par cette liste soigneusement numérotée, le jeune polygraphe propose un acte de constitution permettant de légitimer la valeur de la littérature d’actualité. Du reste, il légitime les ambitions générales des Nouvelles nouvelles : le recueil décrit une action de médiatisation, puisqu’il présente, commente et inscrit la littérature dans le fil des événements d’actualité, et il désigne une figure de médiateur spécifique qui est l’assemblée des nouvellistes. Surtout, cet étonnant opuscule pose les fondements de ce qui deviendra dix ans plus tard la principale activité d’écriture de Donneau de Visé : le Mercure galant, premier périodique en prose à vocation littéraire publié en France. En tant que laboratoire d’essai d’une pratique d’écriture émergente, la presse littéraire périodique, et d’une activité elle-même nouvelle, la critique littéraire d’actualité, ce mensuel figure parmi les dossiers incontournables pour interroger le phénomène de la médiatisation du littéraire sous l’Ancien Régime. Centré sur les procédés réflexifs du journal - c’est-à-dire la description et la critique du Mercure galant qui est intégrée à la publication du périodique - et sur les discours critiques prononcés par le fondateur Donneau de Visé, cet article entend montrer comment la presse d’actualité a légitimé ses actes de médiatisation par la célébration d’un modèle culturel puis idéologique. Les mises en scène fondatrices : la presse et la critique en réflexion Fondé en 1672, le Mercure galant repose sur une double mission : il consiste, d’une part, à informer le public mondain sur divers sujets d’actualité allant de l’anecdote urbaine jusqu’à l’histoire détaillée des conquêtes royales, 4 Jean Donneau de Visé, Nouvelles nouvelles, Paris, Jean Ribou, 1663, tome III, p. 136. 5 « Les auteurs qui pourront trouver quelque chose de si nouveau que chacun demeure d’accord de n’avoir jamais rien vu de semblable seront les plus estimés quand même leur ouvrage n’auraient pas la dernière perfection » (ibid., p. 143). 6 « Ceux qui ne pourront se faire estimer dans les ruelles n’auront jamais d’approbation générale dans le monde » (ibid., pp. 140-141). Biblio17_205_s05-305End.indd 130 27.05.13 11: 12 131 La critique littéraire dans le Mercure galant en passant par la description des assemblées académiques. Ces nouvelles d’information générale sont ponctuées, d’autre part, par la publication et/ ou la critique des historiettes, nouvelles, poèmes, jeux galants et spectacles théâtraux et musicaux. Diffusée et jugée, la littérature joue en outre un rôle constitutif, puisque le Mercure galant se présente sous la forme d’une lettre fictive envoyée à une marquise en province : Il n’estoit pas besoin de me faire souvenir que lors que vous partîtes de Paris, je vous promis de vous mander souvent des nouvelles capables de nourrir la curiosité des plus Illustres de la Province qui doit avoir le bonheur de vous posseder si long-temps […]. Je vous écrirai souvent quelques nouvelles et Aventures nouvelles en formes d’Histoires, Paris est assez grand pour m’en fournir […] Je vous manderay jusqu’aux modes nouvelles. On est ravy de les apprendre en Province 7 . Le cadre stéréotypé de la lettre familière identifie le journal aux pratiques de sociabilité galante. Par cet acte fondateur, Donneau de Visé détermine un type d’échange susceptible de justifier l’écriture d’une histoire des événements parisiens traités sur le mode d’un commerce entre particuliers qui dépasserait le cadre exemplaire de l’espace parisien 8 . La correspondance épistolaire permet en outre d’imaginer une chaine de transmission fictive qui positionne de manière stratégique le journal, puisque l’objectif annoncé consiste à décentraliser l’actualité de la vie parisienne, mais aussi les nouvelles curiales et politiques vers la province. Donneau de Visé choisit donc la fiction épistolaire pour inventer un système de communication entre différents espaces ; on parlerait aujourd’hui de la création d’un réseau de diffusion. Jusqu’au début des années 1680, c’est à la promotion de la civilisation galante que sera principalement dédié ce dispositif. Le choix de la lettre fictive détermine un mode de diffusion large. Du reste, il indique que l’écriture de ces mémoires d’actualité repose sur une dynamique interactionnelle, ce que confirme la multiplication de descriptions et de récits où les amusements galants et le journal lui-même - d’ailleurs qualifié de divertissement à la mode - sont mis en scène dans des espaces de sociabilité mondains. La ruelle, les assemblées et compagnies urbaines, les regroupements de provinciaux chez les particuliers, les académies galantes, ou encore les scènes de la vie parisienne où paraissent les nouvellistes sont 7 Mercure galant, Paris, Théodore Girard, janvier-mai 1672, n.p. 8 Sur ce point, Jean Donneau de Visé s’inspire des Muses historiques de Jean Loret et de ses continuateurs. Sous la forme de lettres en vers (octosyllabes) adressées à des personnalités connues, ses gazettes en vers publient l’actualité mondaine et parisienne de la semaine. La publication des Muses historiques devient aléatoire dans les années 1660 avant de disparaître à la fin des années 1670. Biblio17_205_s05-305End.indd 131 27.05.13 11: 12 132 Sara Harvey en effet décrits comme les lieux de production, de publication et de réception des nouvelles et des événements culturels d’actualité. Ces territoires mondains apparaissent comme les miroirs dynamiques du mensuel. Aussi dessinent-ils l’orientation et le statut de la critique des divertissements d’actualité du Mercure galant. Sans surprise, la réception du Mercure galant est décrite à travers des nouvelles, des scénographies de publication et de nombreuses lettres de lecteurs à vocation publicitaire. Ainsi, lorsque le Mercure galant réapparaît après un arrêt de deux ans, c’est-à-dire de 1674 à 1676, il s’ouvre sur une scène où les membres d’une compagnie galante fictive lisent des poèmes en groupe et parlent des nouvelles de l’actualité politique et théâtrale avant d’évoquer la question du Mercure galant : Sçavez-vous, Madame, reprit la Marquise, dans quel Livre ces petites Pieces dont vous me parlez auroient admirablement bien trouvé leur place pour estre conservées : c’est dans le Mercure Galant, dont il y a quatre ou cinq ans qu’on nous donna six Volumes. Je m’étonne que cet Ouvrage ait esté abandonné, car le dessein en estoit agreable, & il plaisoit tellement, qu’on m’a dit qu’il n’a pas esté seulement imprimé dans la plus grande partie des Provinces de France, mais aussi dans les Païs Etrangers, où l’on se fait une joye de nos plus particulieres Nouvelles : ce que je sçay, c’est que tant de Gens en demandoient tous les jours la Suite, qu’il n’y a peut-estre point de Livre dont le succés fut plus assuré 9 . Réintroduit symboliquement par les lecteurs eux-mêmes, le journal se voit inscrit au cœur des événements de la vie mondaine et même identifié à la dynamique des publications orales qui animent les assemblées galantes. Ce jeu de réflexivité à vocation publicitaire se lit comme une fiction de médiatisation. Quelques mois après l’écriture de cette préface, le polygraphe commente lui-même la réussite de son projet en des termes qui confirment que la critique des divertissements d’actualité participe à l’événement d’une publication, comme c’est le cas lors d’une réunion galante. La critique d’actualité doit ainsi imiter la performance d’un jugement immédiat et exprimer la valeur performative de la réception : Jamais commerce n’a tant fait d’éclat que le nostre, tout Paris en parle, toute la France s’en entretient, il fait du bruit jusques dans les Païs les plus éloignez, & cependant la médisance n’en dit rien : il satisfait les plus critiques, & tout le monde en souhaite la continuation & nous en donne si publiquement des marques, & avec des manieres si obligeantes, que nous manquerions de reconnoisssances envers un nombre infiny de Personnes 9 Le nouveau Mercure galant, janvier-mars 1677, Paris, Jean Ribou, pp. 10-11. Biblio17_205_s05-305End.indd 132 27.05.13 11: 12 133 La critique littéraire dans le Mercure galant du plus haut merite, si nous interrompions un commerce qui plaist à tout ce qu’il y a de plus Illustre dans le monde 10 . Par l’emploi de termes comme le « bruit », « l’éclat » et par les expressions qui font référence à l’appréciation spontanée du public, cette citation apparaît comme un acte d’adhésion collective. Surtout, elle confirme la valeur d’actualité de l’œuvre et la valorisation concédée aux jugements des lecteurs. Par des termes qui font du périodique un événement, le journaliste fait de l’adhésion immédiate l’un des principes fondateurs de son projet de critique journalistique. De ce point de vue, le terme ambigu de « commerce » paraît particulièrement bien choisi. Il signifie, selon Furetière, « la correspondance et l’intelligence qui existe entre des particuliers », ce qui renvoie au commerce des lettres. Le terme évoque en outre le commerce de la société civile, qui fait référence à la « manière d’agir qui s’observe dans le monde ». Enfin le « commerce » peut aussi signifier des actes de négociation et/ ou de transaction menés dans le but de tirer un profit économique. Le Mercure galant paraît s’adapter à toutes les significations du terme : la lettre familière en fait un commerce singulier et familier ; la « science du beau monde » est désignée comme le modèle esthétique et éthique du projet journalistique ; par sa périodicité, l’entreprise de Donneau de Visé est particulièrement liée aux préoccupations économiques du commerce du livre. Pour arriver à répondre aux exigences de chaque type de « commerce », le fondateur du Mercure galant va tenter plusieurs essais au cours des premières années du journal. Il va d’abord miser sur la fidélisation de son public en créant les Extraordinaires, suppléments consacrés aux publications des lecteurs. À travers ces compléments, le journaliste systématise le discours critique de son périodique en des commentaires galants, conciliants et publicitaires. Cette critique stéréotypée lui permet du reste de distinguer un groupe d’auteurs modernes en adéquation sur tous les plans avec son ultime objectif : développer un journal littéraire confondu, à terme, avec la politique culturelle de Louis XIV. Les Extraordinaires ou les dessous de l’abonnement : l’identification comme principe de fidélisation Suppléments trimestriels qui paraissent de 1678 à 1685, les Extraordinaires sont entièrement dédiés à la parole des lecteurs. Ils contiennent des éloges du Mercure, des poèmes, des jeux littéraires, dont les énigmes qui occupent plus du tiers de chaque livraison, des dissertations sur des sujets encyclopédiques 10 Mercure galant, août 1677, pp. 1-2. Biblio17_205_s05-305End.indd 133 27.05.13 11: 12 134 Sara Harvey traités à travers des fictions ingénieuses et des questions de morale galante 11 . La série d’éloges qui célèbrent le journal témoigne sans équivoque que la fidélisation des lecteurs est l’un des enjeux fondateurs de ces suppléments : Il falloit estre aussi ingénieux que vous l’estes, pour instruire les Provinciaux sans sortir de leurs Cabanes, & leur rendre Paris commun sans les obliger d’y aller faire de la dépense 12 . Il est cause que les Conversations ne languissent plus, que la médisance en est bannie, que ceux qui negligeoient la lecture s’y appliquent entirerement, & sur tout que le beau Sexe commence à prendre goust à toutes les belles productions d’Esprit dont vostre Livre est remply ; aussi tous les Esprits si différens qu’ils soient, y trouve dequoy se satisfaire 13 . Depuis que le Mercure Galant va par toute la France, on peut dire, Monsieur, qu’il y a répandu une certaine semence d’esprit si generale, & si feconde, qu’il n’y a point de lieu, si sauvage & si rude qu’il puisse estre, qui n’en ressente l’effet 14 . La maniere dont il est écrit, & cette certaine Urbanité, s’il est permis de se servir de ce terme, si rare dans les autres Ouvrages, & qui regne par tout dans le vostre, y font trouver tous les jours de nouveaux agrémens. Je ne ne suis point surpris qu’il a de l’ambition pour y occuper quelque place, je la trouve au contraire tres raisonnable, & j’estime davantage mes Amis depuis qu’ils se sont laissez toucher d’une envie noble 15 . Ces extraits non seulement témoignent du fait que le périodique se sert de la réception critique de ses lecteurs à des fins publicitaires, mais aussi et surtout montrent que l’adhésion du public repose sur un processus d’intériorisation et d’identification au journal. La mission première du mensuel, celle d’informer et de divertir, semble céder la place à une fonction civilisatrice qui paraît indissociable d’un processus d’identification à l’esprit mondain qui caractérise le périodique. Le Mercure galant sélectionne ainsi un contenu et propose une actualité de la vie urbaine qui crée l’illusion d’une proximité et suscite 11 C’est dans ce cadre que des lecteurs ont participé à la querelle de la Princesse de Clèves en 1678. Pour une lecture critique de ce débat, voir entre autres, Maurice Laugaa, Lectures de Madame de La Fayette, Paris, A. Colin, 1971 ; Hélène Merlin, « Ruptures représentatives : La Princesse de Clèves », Public et Littérature en France au XVII e siècle, Paris, Belles-Lettres, 1994 ; Camille Esmein ; Poétiques du roman. Scudéry, Huet, Du Plaisir et autres textes théoriques et critiques du XVII e siècle sur le genre romanesque, Paris, H. Champion, 2004. 12 Extraordinaire du Mercure galant, Lyon, Thomas Amaulry, janvier 1678, p. 45. 13 Ibid., avril 1678, p. 80. 14 Ibid., juillet 1678, p. 25. 15 Ibid., janvier 1678, p. 67. Biblio17_205_s05-305End.indd 134 27.05.13 11: 12 135 La critique littéraire dans le Mercure galant un désir d’unité et d’échange que réalisent les Extraordinaires par médiation. Aussi, les commentaires élogieux qui envahissent les suppléments montrentils que la critique du public s’affirme moins comme un discours d’escorte que comme un dialogue motivé par les intérêts particuliers des acteurs en présence : « Je vous écris d’une Ruelle où vous ne sçauriez croire combien l’on parle de vous. Vostre Mercure, Monsieur, est un Homme si galant & si genereux, que vous ne devez pas vous étonner qu’il vous fasse regner dans les Provinces éloignées 16 ». Souscrivant à une forme d’anthropomorphisme, le périodique se voit désigné comme une figure d’autorité, capable de modifier la représentation et la réputation des gens. Sans surprise, d’autres lecteurs définissent le Mercure galant comme un espace de promotion sociale : Je ne sçaurois jamais vous remercier dignement de l’honneur que vous m’avez fait en faisant imprimer ma Lettre, car dés là je suis Autheur en bonne & deuë forme. C’est un titre qu’on ne sçauroit plus me disputer raisonnablement. Or ce n’est pas peu de chose que d’étre Autheur, & il faut bien que le monde en soit persuadé puisqu’on voit courir tant de gens à ce glorieux titre à travers mille railleries & mille censures dont on les menace 17 . Lieu symbolique de consécration professionnelle, le mensuel invente une forme de célébration et de légitimation des acteurs de la vie mondaine ; il permet d’accéder au corps qui représente l’élite des « beaux esprits » : les Auteurs. Il suffit de publier dans le journal pour être incorporé à la civilisation galante et urbaine que décrit Donneau de Visé et être gratifié du statut d’auteur : Je suis l’Homme du monde le plus malheureux, Monsieur. J’ay une envie prodigieuse de me faire imprimer, & je n’en sçaurois venir à bout. Je m’estois donné l’honneur de vous écrire une grande Lettre il y a trois semaines, où je vous demandois un peu d’immortalité, mais je n’y ai point reçeu, quoy que pourtant j’en aye attendu jusqu’à l’arrivée de vostre Mercure où je ne me suis point veu. […] je m’estois flaté de l’espérance d’estre bientost Mr l’Auteur, & formant mille projets là-dessus, j’avois commencé à renoncer à mes anciennes connoissances, parce que je ne voulois plus voir que les Gens à Stances, Sonnets, Madrigaux, & le reste. […] Tirez-moy de ma détresse, je vous en suplie, Monsieur. Faites dire un mot pour moy à vostre Mercure. Je ne veux que cela pour m’ériger en Bel Esprit, & je suis assuré qu’on ne verra pas plutost mes Ouvrages avec ceux de l’incomparable Madame Deshoulieres, & les grands Poëtes Mrs de Fontenelle & Ferrier, que sans autres preuves de ce que je vaux 18 . 16 Ibid., p. 170. 17 Ibid., avril 1678, p. 201. 18 Ibid., janvier 1678, p. 154. Biblio17_205_s05-305End.indd 135 27.05.13 11: 12 136 Sara Harvey Sur le mode enjoué, les différentes lettres d’adhésion symbolique visent moins à consacrer et légitimer un texte, une œuvre, une représentation, qu’à célébrer un statut, une signature, un nom propre, et enfin une personne. De ce point de vue, les Extraordinaires réalisent ce que le fondateur avait luimême programmé dès 1672 : Ce livre doit avoir de quoi plaire à tout le monde à cause de la diversité des matières dont il est remply, ceux qui n’aiment que des romans y trouveront des histoires divertissantes. Les curieux des nouvelles et les provinciaux et les étrangers, qui n’ont aucune connoisssance de plusieurs Personnes d’une grande naissance, ou d’un grand mérite dont ils entendent souvent parler, apprendront dans ce Volume & dans les suivans, par où ils sont recommandables & ce qui les fait estimer. Lors qu’on voudra connaître quelqu’un, on aura qu’à le chercher dans le Mercure galant 19 . En devenant l’espace de publication privilégié des lecteurs, les Extraordinaires répondent à l’une des stratégies d’adhésion à l’origine du journal, celle de donner l’illusion d’une proximité, voire d’une confusion entre le périodique et l’espace social. Et de faire croire à un pouvoir d’influence associé à la publication : celui d’augmenter la réputation d’un individu voire de modifier sa position et son statut dans le monde. Espace de substitution, on dirait aujourd’hui espace virtuel, ces suppléments offrent la possibilité aux lecteurs d’être publiés, c’est-à-dire connus, voire reconnus symboliquement. C’est dans cette perspective que les Extraordinaires constituent un puissant facteur de fidélisation. En tant que média émergeant et en tant que parution qui ne reçoit pas encore de gratification royale à cette période, le Mercure galant construit sa stratégie de publication autour de l’approbation générale et de la diffusion la plus large possible - d’où la stratégie de décentralisation déjà évoquée. Preuve de la réussite de son entreprise, les Extraordinaires vont être composés des lettres signées autant par des nobles que par des paysans 20 , des bourgeois, des médecins, des avocats, des assemblées galantes, provinciales, féminines, etc. Si l’on ne peut qualifier le Mercure galant de projet au fondement démocratique, et s’il faut éviter de confondre la réalité des médias de notre époque avec celle de ce périodique, il demeure important d’insister sur 19 Mercure galant, Paris, Théodore Girard, janvier-mai 1672, n.p. 20 Parmi les quelques lettres envoyées par des paysans, citons la première : « Je le lismes donc parmy nous autres, & le trouvismes si biau, que depuis j’en on acheté des autres. Stuila où ste Prairie au bout de son roulet ne dit quasi plus rien, & stuicy que j’avons dont je som tous émarveillé Ste petite Gazette est divertissante, & ce si biau gran Comba où stimage est si belle, est queuque chose de fort biau » (Extraordinaire du Mercure galant, janvier 1678, p. 192). Biblio17_205_s05-305End.indd 136 27.05.13 11: 12 137 La critique littéraire dans le Mercure galant la force de proposition de cette revue et sur l’impact, sans doute impensé, des stratégies de communication qui s’y déploient. De la lettre fictive en passant par les éloges appuyés des lecteurs jusqu’aux mises en scène d’espaces mondains, le Mercure galant décrit un mode d’inscription de la littérature d’actualité dans lequel sont confondues publication et réception au nom d’une logique interactive à vocation publicitaire. Le mensuel apparaît comme un événement de communication qui doit créer des réputations, affermir des positions, inventer des postures d’autorité. Dans cette perspective, le média naissant participe à la valorisation de la littérature et des auteurs modernes, jusqu’à en faire un enjeu de pouvoir et d’influence dans la société civile. Aussi esquisse-t-il un espace culturel moderne qui, dans les toutes premières années du journal, paraît à la fois libre, hétérogène et dynamique tout en étant, sans paradoxe, consensuel et harmonieux. Cet idéal culturel que semble dessiner Donneau de Visé se situe d’abord hors des préoccupations du politique et renvoie de manière exemplaire au public littéraire théorisé par Hélène Merlin : il s’agit bien d’un modèle civil, celui des communautés urbaines et mondaines qui jugent de la littérature comme d’une science du beau monde 21 . Conciliant, pragmatique, mais surtout intéressé, Donneau de Visé passe par ce long processus de fidélisation en empruntant à la société galante son modèle de communication pour l’intégrer à son périodique. Or, en faisant de son Mercure galant un événement en vogue, l’ambitieux journaliste cherche aussi à multiplier ses chances et à créer des alliances qui lui permettront d’accéder au roi. La parole critique de Donneau de Visé : de l’assemblée galante à la voix royale Miroir en action des occupations et préoccupations d’un modèle culturel, la presse littéraire repose d’abord sur un jeu d’interaction entre publication, diffusion et réception. À l’instar d’un poème ou d’une anecdote, la parole critique, du moins celle qui se développe dans les premières années du mensuel, doit à la fois fixer les critères d’appréciation de l’actualité éditoriale et mettre ses critères en application par l’écriture journalistique elle-même. Celle-ci doit être conciliante, spirituelle et amusante ; elle doit légitimer à travers ses énoncés, tout autant que par l’énonciation, ce qu’elle défend dans les passages qui commentent les nouveautés. Qu’elle serve à présenter une œuvre diffusée dans le journal, qu’elle annonce ou critique un spectacle 21 Hélène Merlin, Public et Littérature en France au XVII e siècle, op. cit., pp. 351 et suivantes. Biblio17_205_s05-305End.indd 137 27.05.13 11: 12 138 Sara Harvey ou un livre, la critique est ancrée dans le présent de l’énonciation. Elle se nourrit d’anecdotes et de rumeurs mondaines, elle multiplie les descriptions de réception sur le vif et fourmille d’informations qui viennent agrémenter l’histoire ponctuelle des œuvres commentées et des auteurs cités. La critique théâtrale, qui constitue la plus importante rubrique du Mercure galant dans les premières années, rassemble les principaux traits de la critique pratiquée par Donneau de Visé : Comme nous allons entrer dans la Saison des Plaisirs, je croy que j’auray à vous parler le Mois prochain de plusieurs Divertissemens. On n’a veu que les anciens Opéras pendant celuy-cy, & rien n’a paru de nouveau sur le Théatre, à l’exception de l’Electre de Mr Pradon, qui a esté joüée par la Troupe du Fauxbourg S. Germain. Celle de l’Hostel de Bourgogne promet pour le lendemain des Rois sans remise la premiere Representation du Comte d’Essex de Mr de Corneille le jeune 22 . Elle a fait du moins assez de bruit par quelques Lectures, pour obliger l’autre Troupe à promettre aussi un Comte d’Essex qu’elle luy doit opposer. S’il a autant de beautez qu’on assure qu’il y en a dans celuy dont je vous parle, on peut se promettre beaucoup de plaisir de cette opposition. Comme l’Autheur de ce dernier ne se nomme point, quelque-uns veulent que ce soit l’ancien Comte d’Essex de Mr de Calprenede raccommodé. Il est vray qu’on a songé à remettre ce Sujet sur le Theatre de Guenegaud que depuis que les Affiches de l’Hostel ont fait connoistre que Mr de Corneille le jeune l’avoit traité ; mais il importe peu du temps, pourveu que l’Ouvrage soit assez bon pour satisfaire le Public. […] Je ne m’estois point trompé, en vous disant qu’il n’y avoit rien de plus touchant que cette Piece. Elle a déja cousté bien des larmes à des beaux yeux, & c’est une assez forte marque de son succés 23 . Comme le montre cet extrait, le contenu informatif de la critique est ponctué d’hypothèses et d’a priori qui alimentent la curiosité du lecteur. La fin de l’extrait décrit une action d’adhésion collective qui vient justifier les suppositions du critique. Dans d’autres cas, les commentaires publicitaires apportent des précisions sur le statut social et/ ou professionnel des personnes, groupes, troupes ou compagnies, sur le succès des autres œuvres le cas échéant, ou encore sur la singularité des productions et la force d’évocation du nom propre. De nombreuses observations rappellent par ailleurs que l’œuvre, ou le spectacle, est toujours en accord avec la morale et les passions galantes. Des qualités comme « délicatesse », « naturel », « tendresse », et des qualifica- 22 Mercure galant, décembre 1677, pp. 314-316. 23 Ibid., décembre 1678, p. 291. Biblio17_205_s05-305End.indd 138 27.05.13 11: 12 139 La critique littéraire dans le Mercure galant tifs comme « coulant », « touchant », « spirituel », « complaisant », servent à prouver que le jugement critique s’accorde à l’esthétique et à l’éthique de la sociabilité mondaine. Ces types de commentaire font pleinement ressortir la fonction illustrative et instructive des œuvres d’actualité présentées et/ ou publiées dans le mensuel 24 . Par sa manière stéréotypée et répétitive, la critique du Mercure galant publicise, consacre, mais aussi prescrit un modèle de littérature en rapport dynamique et réflexif avec la société civile, la parole critique devant elle-même répondre à ces exigences. La visée épidictique et publicitaire de la critique et la très grande majorité des commentaires qui reposent sur des lectures morales confirment que la littérature publiée et valorisée dans le journal occupe une fonction civilisatrice. L’actualité littéraire doit avant tout servir à normer les goûts, à codifier les débats, et à harmoniser les représentations et interactions verbales autour du modèle de sociabilité qui est promu. Au même titre que d’autres rubriques, comme celle qui est consacrée aux modes nouvelles, la critique apparaît comme un réservoir de lieux communs susceptible de créer une culture commune pouvant harmoniser les rapports et les représentations autour d’un modèle civilisationnel. Soucieux de promouvoir une image en accord avec la société galante, le journaliste évitera les conflits explicites, du moins jusqu’à la célèbre querelle des Anciens et des Modernes, et insistera sur le fait que la critique journalistique à vocation littéraire doit plaire et coïncider avec la science du beau monde. Opposé à l’esprit de censure, à la satire et à la médisance et refusant toute polémique, Donneau de Visé invente un art du consensus et choisit un réseau d’auteurs vedettes allié à sa cause : Bernard Le Bovier de Fontenelle, Thomas Corneille, Charles Perrault, Catherine Bernard, Marie-Catherine Desjardins, Madeleine de Scudéry. C’est en diffusant et en publicisant systématiquement chaque œuvre de ces auteurs que le Mercure galant construit progressivement autour de ce groupe un modèle identitaire qui finit par dominer le paysage culturel du périodique. Créateur de réputation, mais aussi et surtout soucieux d’accéder au roi, Donneau de Visé sélectionne des auteurs, les auréole d’un prestige à la fois exemplaire et singulier pour qu’ils deviennent bientôt les représentants choisis et officiels d’une mémoire au présent. Celle-ci devra glorifier un modèle culturel national capable de célébrer et de toucher le monarque. 24 Le critique Donneau de Visé entend aussi retranscrire les débats plus théoriques qui occupent alors les littérateurs modernes du Parnasse. Je pense notamment aux réflexions de Du Plaisir qui imprègneront le Mercure au début des années 1680. Biblio17_205_s05-305End.indd 139 27.05.13 11: 12 140 Sara Harvey 1682 : six mille livres contre autant de voix Pendant les années où le journaliste multiplie les alliances avec les lecteurs et les autres littérateurs professionnels, cherchant à accéder au roi, le Mercure galant apparaît comme un laboratoire d’essai dont les résultats sont difficiles à prévoir et semble pouvoir dépasser ou déjouer les intentions du fondateur. Même encadrée par les codes et les normes comportementales de la mondanité, et bien que réservée aux esprits conciliants et généreux, la critique d’actualité qui émerge dans ces premières années participe à valoriser la singularité des points de vue et l’esprit critique et inventif des particuliers, ce dont témoignent pleinement les Extraordinaires. Les nombreuses lettres et discours de lecteurs, tout autant que la diffusion des auteurs et des amateurs dans les livraisons ordinaires, participent à la circulation de l’information urbaine, déploient des modes de vulgarisation du savoir et témoignent d’efforts d’invention. À ce titre, l’actualité éditoriale assumée par les lecteurs montre que le journal est à l’initiative d’un esprit d’ouverture, d’émulation et de rassemblement. À la fin des années 1670, les jeux littéraires, les fictions ingénieuses et les questions galantes seront de plus en plus virtuoses, recherchés et complexes. Ils constitueront l’un des plus exemplaires signes que la presse littéraire émergente valorise le développement de l’esprit critique, premier symptôme d’un partage des opinions. Or, Donneau de Visé, en habile publiciste, construit en parallèle un discours de propagande louis-quatorzien par l’édification d’un modèle littéraire dominant. Celui-ci réduit le paysage culturel à quelques noms de littérateurs professionnels, tous susceptibles de fixer les événements du temps présent en Histoire. À l’automne 1682, le polygraphe obtient une première gratification royale qui témoigne de l’efficacité de sa stratégie. L’attente paraît à la hauteur du résultat, puisque Donneau de Visé se voit gratifié d’une pension imposante de six mille livres. Dès lors, le Mercure galant cesse progressivement de célébrer les intérêts des particuliers et de la société civile. En 1685, il finit même par abandonner les Extraordinaires qu’il remplace significativement par des suppléments politiques : les Affaires du temps. À cette même période, il réduit la publication des histoires et nouvelles galantes à une peau de chagrin ; il cesse de rendre dynamique sa critique des livres et des pièces, qui s’apparente progressivement à la présentation de la liste des académiciens ; il augmente en contrepartie la poésie encomiastique réservée au roi, les récits des conquêtes, les relations des fêtes, mariages, deuils de la famille royale. Ainsi, lorsque Donneau s’adresse à sa Marquise en 1684 pour officialiser la nouvelle ligne éditoriale du périodique, il montre bien que son projet est passé d’un commerce entre particuliers, à un commerce de société, pour finir en institution politique : Biblio17_205_s05-305End.indd 140 27.05.13 11: 12 141 La critique littéraire dans le Mercure galant l’empressement que l’on a eu de voir [les lettres], vous a obligée à consentir qu’elles devinssent publiques […] ce n’est pas un petit bonheur d’avoir pû m’accomoder à tant de gousts diférens, dans un si grand nombre de Volumes. J’ay lieu d’espérer le mesme succés pour tous ceux qui les suivront, puisque la grande pratique des affaires du monde pendant tant d’années, fait qu’on a plus de connoissance, qu’on en démesle plus aisément la vérité, & que pour s’en éclaircir, on trouve moyen d’établir en plus des lieux de seûres correspondances. Je puis mesme vous assurer que mes Lettres seront plus curieuses dans la suite qu’elles n’ont encore esté, & que vous trouverez dans toutes, à commencer par celle-cy, ce que vous n’avez point encore vû dans les autres, c’est-à-dire que je répondray, mais sans invective, à toutes les injures, & les calomnies des Nouvelles imprimées chez quelques Etrangers […] cet Article ne pouvant estre qu’à la Gloire du Roi et de la France, parce qu’il découvrira la Politique des Ennemis de sa grandeur 25 . La correspondance familière et galante adressée à la Marquise est devenue en moins de dix ans une affaire d’État. Aussi le Mercure galant s’éloigne-t-il des voix dynamiques et diffuses du public, freinant la potentialité que se développe l’opinion, pour faire retentir un seul souffle, celui-là régulier, voire statique, figeant la célébration royale au milieu d’une Histoire qui n’est déjà plus l’actualité. 25 Mercure galant, janvier 1684, pp. 3-8. Biblio17_205_s05-305End.indd 141 27.05.13 11: 12 Biblio17_205_s05-305End.indd 142 27.05.13 11: 12 Biblio 17, 205 (2013) La « prosélyte 1 » et la « colporteuse 2 » : Mmes du Deffand et de Graffigny, médiatrices du littéraire auprès des écrivains et du pouvoir au XVIII e siècle B ÉNÉDICTE P ESLIER P ERALEZ Université Paris 3 - Sorbonne Nouvelle Honorée de la confiance des gens de lettres et de pouvoir, Marie du Deffand échange, de 1758 à 1780, plus de huit cents lettres avec le dilettante anglais Horace Walpole 3 , environ deux cent soixante avec Voltaire et plus de sept cent soixante-dix avec le ministre Choiseul, son épouse et l’abbé Barthélemy 4 , mettant tous ses soins à l’entretien de la gazette littéraire que sollicitent ses interlocuteurs. De 1733 à 1758, année de sa mort, Françoise de Graffigny ne montre pas moins de zèle : elle envoie à Panpan, pseudonyme de François- Antoine Devaux, environ deux cent cinquante lettres lardées d’informations innombrables qui alimentent la chronique littéraire. Installé en Lorraine, son ami est à l’affût des moindres événements qui rythment l’actualité culturelle de la capitale 5 . Les quatre correspondances mentionnées s’offrent ainsi comme les coulisses du littéraire : elles constituent, dans l’ombre de la scène 1 Cher Voltaire, La correspondance de Madame du Deffand avec Voltaire, édition d’Isabelle et Jean-Louis Vissière, Paris, Éditions des femmes-Antoinette Fouque, 1987, p. 67. 2 Correspondance de Madame de Graffigny, édition de J.A. Dainard, English Schowalter et alii., Oxford, Voltaire Foundation, 13 vol., 1985-en cours, t. VI, lettre 790, 1 er janvier 1745, p. 134. 3 Lettres de la Marquise du Deffand à Horace Walpole (1766-1780). Première édition complète, augmentée d’environ cinq cents lettres inédites, publiées d’après les originaux, avec une introduction, des notes et une table des noms par Mrs Paget Toynbee, Londres, Methuen et Cie, 3 vol., 1912. Cette édition sera notée L.M.D. 4 Correspondance complète de Madame du Deffand avec la duchesse de Choiseul, l’Abbé Barthélemy et M. Craufurt, publiée avec une introduction par M. le Marquis de Sainte-Aulaire. Nouvelle édition revue et considérablement augmentée, en trois tomes, Paris, Michel Lévy frères, 1866 et Paris, Calmann-Lévy, 1877. 5 Correspondance de Madame de Graffigny, op. cit. Cette édition sera notée C.M.G. Biblio17_205_s05-305End.indd 143 27.05.13 11: 12 144 Bénédicte Peslier Peralez publique, un espace intermédiaire fécond pour la promotion et la transmission du littéraire entre deux acteurs principaux : les hommes de lettres et le pouvoir. Lectrices, spectatrices des pièces jouées aux Italiens, à la Comédie, à l’Opéra voire à la Foire, critiques amateurs, les épistolières informent leurs interlocuteurs des nouvelles parutions et des événements littéraires, tout en faisant circuler les œuvres de ceux-ci dans les salons qu’elles côtoient ou animent, organes primordiaux de publicité pour les productions littéraires. Après avoir recensé les différentes manifestations du littéraire divulguées dans leurs lettres, il s’agira de discriminer les degrés de la médiatisation, allant de la simple intertextualité à l’engagement prosélyte pour un auteur ou pour une cause. L’analyse des réseaux de médiatisation nous permettra de comprendre comment ces femmes parviennent à faire transiter la littérature et à tisser solidement la toile entre leurs multiples pourvoyeurs en nouveautés littéraires. Qui contrôle cette médiatisation ? Quelles en sont les limites ? Nous verrons que le caractère amateur d’une telle promotion, tout en favorisant l’exploitation officieuse de certaines sources d’information, prive certains acteurs du contrôle sur la médiatisation. Au seuil de la longue correspondance qu’elle entretient avec Devaux, le 1 er janvier 1745, M me de Graffigny définit son rôle au sein de la République des Lettres : elle s’affiche comme une « colporteuse » de la littérature. Dans la correspondance de Marie du Deffand, l’occurrence du verbe polysémique « mander », qui signifie tout autant envoyer une information que la réclamer, met également en valeur la médiatisation du littéraire inhérente au principe même de l’échange épistolaire. En témoigne l’engagement auquel elle se livre auprès de Walpole, le 26 avril 1767 : « Je vais entendre tout à l’heure la comédie de Henri IV [la Partie de chasse de Henri IV de Charles Collé] chez madame de Villeroy ; je vous en rendrai compte dans ma première lettre 6 ». Entendons ici « ma prochaine lettre » ; l’empressement que met l’épistolière à faire la relation de ce qu’elle a vu ne laisse pas de doute. Si l’on force le raisonnement, la médiatisation a donc pour mission paradoxale de donner l’illusion de l’immédiateté. L’événement littéraire mis en lumière peut prendre des formes diverses : les parutions d’œuvres, les sorties théâtrales, les querelles, les réceptions à l’Académie, les cabales, les « potins », comme les nomme ouvertement Laurent Versini 7 : le statut privé de la lettre, pourtant exposé à l’arbitraire du cabinet noir, donne droit de cité à tout type d’in- 6 L.M.D., t. I, lettre 79, p. 262. 7 Laurent Versini, « Une colporteuse des lettres : Françoise d’Issembourg d’Happencourt, dame de Graffigny (1695-1758) », dans France Marchal-Ninosque, Lise Sabourin, Éric Francalanza (dir.), De l’Éventail à la plume, Mélanges offerts à Roger Marchal, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 1997, p. 85. Biblio17_205_s05-305End.indd 144 27.05.13 11: 12 145 La « prosélyte » et la « colporteuse » formations, de la plus officielle à la plus secrète. Françoise de Graffigny se fait fort de sa fréquentation assidue des salles de spectacles pour transmettre les dernières nouvelles afférentes aux représentations théâtrales. Ainsi, le 27 mars 1744, elle rapporte le succès de la parodie Acajou de Favart, qui se joue à la foire, mentionnant la « prodigieuse quantité de carosses qui inonde le faubourg St-Germain » et l’occupation inédite des secondes loges par des duchesses qui font la chasse aux « tres petites bourgeoises 8 ». La chronique théâtrale est aussi celle des échecs, comme l’atteste le commentaire laconique de M me du Deffand, « La pièce de Saurin vient de tomber à plat 9 », au sujet de la tragédie Blanche et Guiscard, représentée pour la première fois à la Comédie-Française le 25 septembre 1763. Le théâtre n’est cependant pas le seul à obtenir les faveurs des épistolières. Leur répertoire n’exclut aucun genre. M me de Graffigny profite ainsi d’une nouvelle parution pour s’enquérir des désirs de son interlocuteur, le 27 mars 1748 : « Il y a un roman nouveau qui se nomme Abrocome et Anthia [Amours d’Abrocome et d’Anthia, histoire éphésienne, de Xénophon d’Éphèse, traduit par Jean-Baptiste Jourdan en 1748]. C’est une traduction latine. Le veux-tu ? 10 » Poèmes, épigrammes, chansons, pièces de circonstance : les correspondances privées proposent un panorama des manifestations littéraires contemporaines et leur font une forte publicité. Férue d’éloges et de discours académiques, M me du Deffand annonce les dernières allocutions proférées dans les grandes institutions, comme en ce 3 mars 1776 : Il y eut à l’Académie la réception de l’Archevêque d’Aix, pour remplacer l’Abbé de Voisenon. Hier M. Colardeau fut élu à la place de M. de Saint- Aignan. Je crois que vous êtes peu curieux de toutes les belles harangues qui s’ensuivront 11 . Les degrés de la médiatisation épistolaire Il importe maintenant de décliner les différents degrés de la médiatisation à l’œuvre dans ces commerces épistolaires, en jaugeant les incidences de la situation épistolaire sur la transmission du littéraire. La forme du compte rendu, son exhaustivité, sa partialité influencent nettement la manière dont l’actualité littéraire est communiquée. Le précédent développement a permis de mettre en valeur ce que l’on pourrait appeler le degré zéro de la médiatisa- 8 C.M.G., t. V, lettre 673, pp. 164-165. 9 Cher Voltaire, op. cit., 30 septembre 1763, p. 115. 10 C.M.G., t. IX, lettre 1223, p. 18. 11 L.M.D., t. III, lettre 568, p. 177. Biblio17_205_s05-305End.indd 145 27.05.13 11: 12 146 Bénédicte Peslier Peralez tion : par défaut, celle-ci passe par le procédé de la mention ou de la simple annonce de la nouvelle littéraire. L’expression est toutefois sujette à caution : il suffit d’observer combien le réseau de distribution et de circulation des œuvres est aléatoire, combien la connaissance des œuvres par les épistolières dépend de leurs choix de lecture et de leurs capacités cognitives, pour constater que la médiatisation est inéluctablement tributaire des contingences de l’information. La seule sélection des textes qui apparaissent dans les correspondances, plus ou moins avouée, infléchit la médiatisation en mettant en vedette certains faits d’actualité au détriment d’autres. Au demeurant, l’analyse synchronique des lettres fait apparaître la popularité de M me de Sévigné, de Voltaire et de Corneille dans les lettres de la marquise du Deffand et une prédilection pour le genre dramatique chez M me de Graffigny. La hiérarchisation de l’information est avant tout conditionnée par le primat de la nouveauté qui instaure un ordre dans la succession des renseignements transmis. Soucieuses d’actualiser dès que possible la chronique théâtrale, M mes de Graffigny et du Deffand divulguent les nouvelles qu’elles détiennent au gré des exclusivités : « On joue actuellement Les Heraclides [tragédie de Marmontel]. On viendra ce soir m’en dire le succes ou la chute et je l’ajouterai a ma lettre 12 ». L’abondance des déictiques révèle que la médiatisation du littéraire s’ente sur la situation d’énonciation épistolaire. Ancrée comme elle dans le hic et nunc, elle subit une forme de fragmentation qui n’est pas sans effet : la restitution instantanée de l’information s’effectue souvent aux dépens de l’efficacité du compte rendu. Tel est le cas lorsque M me du Deffand retranscrit progressivement les étapes de la parution du Voyage pittoresque de la Grèce du comte de Choiseul-Gouffier : le 5 mars 1779, elle formule l’espoir d’ « envoyer » à Walpole « le troisième cahier » de l’œuvre 13 ; le 8 mars, elle attend « l’occasion de [lui] envoyer le Voyage pittoresque s’il paraît alors 14 » ; les 3 et 10 mai, l’œuvre, affirme-t-elle de façon récurrente, « ne paraît point encore 15 ». Ce n’est que treize jours plus tard, après plusieurs effets d’annonce, qu’elle atteint ses fins 16 . Cet accompagnement de la nouvelle littéraire au fil des lettres instaure, en contrepartie, un suspense qui participe d’une conception de la médiatisation comme transmission événementielle 17 . Dès lors, cette dernière va de pair avec le goût des nouvelles les plus récentes 12 C.M.G., t. XII, lettre 1870, 24 mai 1752, p. 370. 13 L.M.D., t. III, lettre 763, p. 502. 14 Ibid., t. III, lettre 764, p. 503. 15 Ibid., t. III, lettre 772, p. 520 et lettre 773, p. 522. 16 Ibid., t. III, lettre 775, p. 524. 17 Cette méthode appelle une comparaison, fût-elle anachronique, avec une forme de médiatisation télévisuelle prisée de nos jours. Biblio17_205_s05-305End.indd 146 27.05.13 11: 12 147 La « prosélyte » et la « colporteuse » et les plus anecdotiques. Les deux épistolières étant en somme les yeux et les oreilles de leurs destinataires, il n’est pas rare qu’elles soulèvent le rideau des coulisses pour agrémenter l’actualité de détails piquants. Dans la lettre du 20 août 1749, M me de Graffigny ne cache pas son plaisir à rapporter les différends qui opposent dramaturges et comédiens lors de la représentation d’une tragédie de François de Portelance, accordant ainsi le primat aux querelles internes : On ne joue plus Antipater. C’est une longue histoire dont je n’ai pas le tems de te rendre comte. Mais si fait, je vais te la conter. Un jour que Grandval a joué Orosmane divinement avec la jeune debutante [M lle Hus, avec qui il a joué dans Zaïre en juillet 1751], a l’anonce quelqu’un cria dans le partere : « Le Quaint ! » Grandval l’a su et a eté si piqué qu’il a declaré qu’il ne joueroit pas avec Le Quint dans Antipater. Il a remi son role d’Herode, la Gaussi[n] a remi le sien a la Gautier. Cela a revolté l’auteur qui ne veut plus la donner. On dit qu’il la fera imprimer 18 . Par le truchement de la prétérition, M me de Graffigny développe paradoxalement en premier ce qu’elle présente pourtant comme une explication accessoire. En sus de l’ordre de l’annonce, la médiatisation du littéraire dépend aussi du mode d’insertion, dans le corps de la lettre, de l’information. Un résumé, un long commentaire, une mention ou une copie d’extraits ne font pas une publicité identique à l’œuvre littéraire. Familière de l’extraction, M me de Graffigny insère, au seuil de sa lettre du 19 juin 1748, dix-huit vers extraits de Sur ma vieillesse de Fontenelle 19 . Le détachement typographique du texte attire nécessairement l’attention de l’interlocuteur sur ce poème. Lorsque l’œuvre littéraire d’antan ou contemporaine est ainsi mise en exergue dans le tissu de la lettre, les épistolières pratiquent une forme d’intertextualité qui engendre sa promotion. La sélection se fait, par cette voie-même, élection. M me du Deffand ne s’en cache pas quand elle avertit Walpole : « Je vous envoie […] une chanson et de petits vers sur Monsieur le Prince de Condé : il y en aura sans doute une infinité d’autres ; je recueillerai ceux qui en vaudront la peine 20 ». Le procédé de l’extraction est toutefois fondé sur une forme de discrimination énonciative et typographique qui désigne comme un élément étranger au corps de la lettre l’élément intégré, tandis que dans le cas de la citation, la voix de l’épistolière s’approprie parfois l’emprunt et l’actualise en fonction de circonstances spécifiques qui rendent presque invisible le travail de médiatisation du littéraire. Au commentaire métatextuel, tel qu’il 18 C.M.G., t. XII, lettre 1749, 20 août 1751, p. 73. 19 Ibid., t. IX, lettre 1259, p. 152. 20 L.M.D., t. II, lettre 388, 13 décembre 1772, p. 449. Biblio17_205_s05-305End.indd 147 27.05.13 11: 12 148 Bénédicte Peslier Peralez caractérise la « relation critique 21 », s’ajoute plus insidieusement « l’intertextualité poétique » - il y a bel et bien une ré-écriture épistolaire - qui peut être « tacite 22 ». Pour autant, aussi discrète cette médiatisation soit-elle, elle oriente les faveurs de l’interlocuteur vers les œuvres qu’apprécient les mandataires. À ce titre, quand la transmission passe par un travail mnémonique, la citation peut être approximative ou souffrir d’une erreur d’attribution. Ainsi, le 29 mai 1764, M me du Deffand cite comme étant de La Rochefoucauld des propos de La Bruyère, dans la huitième remarque du chapitre « De la Cour » des Caractères : « la société où je me trouve engagée me ferait dire ce que M. de la Rochefoucauld dit de la Cour : Elle ne rend pas heureux, mais elle empêche qu’on ne le soit ailleurs 23 ». Enfin, si, dans la correspondance, la médiatisation du littéraire ne confine pas toujours à altérer un emprunt littéraire 24 , elle est du moins indissociable d’une prise de parti. L’hétéronomie fondamentale du fait littéraire apparaît avec évidence, en particulier lorsque les épistolières lui font bonne ou mauvaise presse. L’expression d’un jugement dépréciatif sur une œuvre peut aller de la simple saillie à la sentence lapidaire, en passant par une argumentation défavorable. Les deux épistolières sont assez coutumières d’un franc-parler que reflète l’énoncé hyperbolique redevable à M me du Deffand, le 18 août 1773 : « Il y a un roman nouveau qui s’appelle Rosalie ou la vocation forcée ; je ne l’enverrai point à la grand-maman, elle le trouverait affreux. Il l’est, en effet, par l’atrocité des caractères 25 ». À cet égard, la médiatisation du littéraire est souvent mise au service d’une stratégie de persuasion ou de dissuasion, qui conduit à conseiller des lectures ou à les désapprouver, comme le souligne l’injonction de lire les Mémoires de Jean Hérault de Gourville, formulée par la marquise le 16 mars 1768, au nom des « endroits trèsdivertissants 26 » de l’œuvre. La médiatisation du littéraire est alors indexée sur la valeur que les épistolières attribuent à cette dernière. Le procédé est encore plus probant lorsqu’elles la rémunèrent au moyen de commentaires 21 Gérard Genette, Palimpsestes, La Littérature au second degré, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1982, p. 10. 22 Leyla Perrone-Moisés, « L’intertextualité critique », Poétique. Revue de théorie et d’analyse littéraires, n° 27, Paris, Seuil, 1976, p. 373. 23 Cher Voltaire, op. cit., p. 148. 24 Tel est le postulat de Michel Butor dans « La critique et l’invention », Répertoire III, Paris, Minuit, 1968, p. 18 : « La citation la plus littérale est déjà dans une certaine mesure une parodie. Le simple prélèvement la transforme, le choix dans lequel je l’insère, sa découpure […], les allègements que j’opère à l’intérieur, […], et naturellement la façon dont […] elle est prise dans mon commentaire ». 25 Correspondance complète, op. cit., t. II, 18 août 1773, p. 478. 26 L.M.D., t. I, lettre 245, 16 mars 1768, p. 407. Biblio17_205_s05-305End.indd 148 27.05.13 11: 12 149 La « prosélyte » et la « colporteuse » apologétiques. Dans l’exemple qui suit, M me du Deffand confie à Walpole son engouement pour le plus célèbre des dramaturges anglais : La curiosité m’a pris de relire votre Shakespeare ; je lus hier Othello, je viens de lire Henri VI. Je ne puis vous exprimer quel effet m’ont fait ces pièces ; elles ont fait à mon âme ce que le lilium fait au corps, elles m’ont ressuscitée. Oh ! J’admire votre Shakespeare, il me ferait adopter tous ses défauts ; il me fait presque croire […] que les règles sont les entraves du génie […] 27 . Relayé et reformulé par l’épistolière, le littéraire subit donc l’influence du jugement personnel de l’énonciatrice, tant par le choix d’un lexique mélioratif et de figures de rhétorique gratifiantes que par le recours à la modalité exclamative. La médiatisation s’effectue par le canal du sentiment des épistolières, de leurs goûts littéraires qui, lorsqu’ils ne suffisent pas à justifier leurs propos, sont accrédités par une critique stylistique, générique ou structurelle. Des cas moins manifestes de médiatisation partiale du littéraire méritent notre attention. La correspondance de Françoise de Graffigny contribue en effet à biaiser cette médiatisation par le seul recours à l’onomastique qui trahit la complaisance ou la condescendance de l’épistolière à l’égard des écrivains qu’elle côtoie. Y figurent en effet des surnoms qui varient parfois selon l’humeur de l’épistolière. Dans la lettre du 28 janvier 1744, elle décerne notamment à M lle Quinault le surnom M me de la Prudotterie 28 qui figure dans la fable La Matrone d’Éphèse de La Fontaine et dans George Dandin de Molière. L’intertextualité permet d’assimiler la comédienne à un personnage de comédie. Il est de facto difficile de préjuger des effets produits par une telle médiatisation, dans la mesure où l’usage du pseudonyme était alors fort en vogue dans les lettres privées, ne serait-ce que pour déjouer l’identification d’un auteur par un tiers. Quoi qu’il en soit, pour le lecteur d’aujourd’hui, la désignation de M me du Châtelet par le « Monstre » ou la « Mégère », de Duclos par « La Rancune » - image de l’anti-héros dans le Roman comique de Scarron - ou d’Helvétius par « Le Génie » influence considérablement le regard porté sur le XVIII e siècle littéraire, en désacralisant ou en valorisant tour à tour, par l’outrance, l’entreprise littéraire et la figure de l’auteur. La caricature autorise une lecture comique, voire sarcastique de l’actualité littéraire, qui aboutit à une sur-médiatisation du littéraire. Il ne s’agit pas du sens actuel du mot, stigmatisant une publicité excessive qui serait faite au littéraire, mais de l’ajout d’un intermédiaire supplémentaire entre l’épistolière et son lecteur, invité à un travail d’herméneute. 27 Ibid., t. I, lettre 173, 15 décembre 1768, p. 515. 28 C.M.G., t. V, lettre 648, p. 60. Biblio17_205_s05-305End.indd 149 27.05.13 11: 12 150 Bénédicte Peslier Peralez Les réseaux de la médiatisation du littéraire M mes de Graffigny et du Deffand assument le rôle d’émissaires auprès de Devaux, de Voltaire et de Walpole notamment. Elles fréquentent ces écrivains, leur apportent leur suffrage ; leur salon est un espace de relais qui fait connaître les productions littéraires des écrivains à un public susceptible de colporter les informations acquises dans d’autres lieux de mondanité 29 . Bien qu’il n’envisage pas la question de la réception de son œuvre dans le salon de M me du Deffand, Voltaire n’écrit pas ingénument à la marquise : « C’est à vous que je veux plaire ; vous êtes mon public. Je voudrais pouvoir vous désennuyer quelques quarts d’heure, […] quand vous n’êtes pas livrée au monde 30 ». Le philosophe est, en effet, conscient de la perméabilité entre l’espace privé de la lecture personnelle et celui de la lecture collective. Aussi l’efficacité des circuits de la médiatisation littéraire est-elle mise à contribution par les écrivains. Objet de la médiatisation, Voltaire charge M me du Deffand, en 1762, d’obtenir son retour en grâce auprès de la Duchesse de Luxembourg, protectrice de Rousseau, contre lequel il avait pris parti lors de la publication de l’Émile : « Je commence, Madame, par vous supplier de me jeter aux pieds de M me la Maréchale de Luxembourg 31 ». Ce processus de réhabilitation s’applique aussi à ses œuvres les plus subversives : connaissant la position stratégique de son amie au cœur de la société parisienne et des sphères du pouvoir, il fait de M me du Deffand son héraut, lui enjoignant, le 6 septembre 1769, de « crie[r] bien fort pour ces bons Guèbres [et de dire] combien il serait ridicule de ne point jouer une pièce si honnête 32 ». L’on sait aussi le soutien apporté par la marquise à la candidature de d’Alembert à l’Académie française, en 1754 33 . Aux yeux de Donneau de Visé, pourtant déterminé à sortir le jugement critique de sa chrysalide académique pour donner une tribune aux 29 Antoine Lilti affirme que « certaines œuvres lues dans les salons étaient spécifiquement destinées à une publication ultérieure », tandis que « d’autres, en revanche, étaient spécifiquement écrites pour être lues en société » (Le Monde des salons. Sociabilité et mondanité à Paris au XVIII e siècle, Paris, Fayard, 2005, p. 298). 30 Cher Voltaire, op. cit., 28 janvier 1770, p. 328. 31 Ibid., 26 juillet 1764, p. 164. 32 Ibid., 6 septembre 1769, p. 315. 33 Le 4 décembre 1754, Formont mentionne les « talents » de M me du Deffand pour la « négociation » (Correspondance complète de la Marquise Du Deffand avec ses amis le président Hénault, Montesquieu, d’Alembert, Voltaire, Horace Walpole : classée dans l’ordre chronologique et sans suppressions, augmentée des lettres inédites au chevalier de L’Isle, précédée d’une histoire de sa vie, de son salon, de ses amis, suivie de ses œuvres diverses et éclairée de nombreuses notes, par M. de Lescure, [Paris, Henri Plon, 1865], Genève, Slatkine Reprints, 1971 et 1989, lettre 123, p. 224). Biblio17_205_s05-305End.indd 150 27.05.13 11: 12 151 La « prosélyte » et la « colporteuse » avis des lecteurs, ce rôle d’arbitre trahit la tyrannie du suffrage féminin sur la médiatisation du littéraire, dans la mesure où les femmes peuvent décider du succès ou de la chute d’une œuvre. Voici comme il explique les rouages de la médiatisation au siècle précédent, en 1663 : Bien qu’il y en ait de tres habiles, entre celles qui se meslent d’escrire, & celles qui font profession ouuerte de voir tous les beaux Ouurages, d’en juger, & de proteger leurs Autheurs, ie ne puis neantmoins estimer les gens qui font tout ce qu’ils peuuent, afin que les femmes les mettent en reputation, & qui aiment mieux deuoir les applaudissemens que l’on leur donne, au bien qu’elles publient d’eux qu’au merite de leurs œuures […] 34 . Comme le rappelle Linda Timmermans, Furetière note complaisamment dans son Dictionnaire, à l’article « Réciter » que « les Poètes sont sujets à aller réciter, lire leurs pièces dans des compagnies de femmes pour briguer l’approbation et prévenir le jugement du public 35 ». Les salons comme la correspondance sont donc bien considérés comme des lieux de transition voués à la promotion de certaines œuvres. Non sans mal, M me de Graffigny contribue ainsi à faire jouer sur la scène du Théâtre Français la comédie de Devaux, Les Portraits ou Les Engagements indiscrets, le 26 décembre 1752. La correspondance reflète la longue genèse de cette pièce dont Devaux envoie un premier manuscrit à sa destinataire en octobre 1739 36 . L’épistolière consulte l’avis de M lle Quinault et prodigue en retour des conseils de correction à Devaux, afin que la pièce passe la rampe. Ses interventions relèvent bien souvent de la besogne la plus ingrate, comme en témoigne la métaphore suivante : « Je me mis apres tes soulliers a les brosser 37 ». Les corrections sont interminables et confinent à une « peneloperie 38 », mais le 15 avril 1745, passant outre l’insatisfaction perpétuelle de Devaux quant aux amendements successifs du texte, l’épistolière prend l’initiative d’envoyer le manuscrit à l’acteur Grandval et se rend chez M lle Gaussin afin de consulter son avis. Garantir ainsi la médiatisation des auteurs et de leurs œuvres suppose la maîtrise, en amont, d’un circuit bien rôdé permettant de localiser les informations ou les documents sollicités par Devaux ou Voltaire, de les faire acheminer en engageant des colporteurs. Ainsi, les différents agents et intermédiaires prennent place dans une sorte de schéma actantiel de la médiati- 34 Donneau de Visé, Nouvelles nouvelles, t. III, pp. 161-162. Cité par Linda Timmermans, L’Accès des femmes à la culture sous l’Ancien Régime, Paris, Honoré Champion, 2005, p. 156. 35 Ibid., p. 157. 36 C.M.G., t. II, lettre 200, 25 octobre 1739, p. 210. 37 Ibid., t. VI, lettre 812, 23 février 1745, p. 208. 38 Ibid., t. VI, lettre 824, 22 mars 1745, p. 274. Biblio17_205_s05-305End.indd 151 27.05.13 11: 12 152 Bénédicte Peslier Peralez sation du littéraire. Ces réseaux d’approvisionnement tirent leur efficacité de l’opportunité qu’ont les épistolières de confier des colis à des connaissances dont elles anticipent le trajet. Une telle qualité d’organisation est requise pour les échanges outre-mer entre Walpole et M me du Deffand : Je mettrai cette brochure [Le Testament du Chevalier Robert Walpole] dans le paquet que vous portera M. Selwyn, j’y joindrai les mémoires du procès de la Chalotais […] et les lettres de M me de Sévigné sur M. Fouquet, que j’ai fait copier, n’ayant pas pu en trouver un exemplaire imprimé. Mandezmoi si vous voulez le Philosophe ignorant de Voltaire ; je vous l’enverrai par Milady S*** ; enfin, chargez-moi de toutes vos commissions ; cela ne tire à aucune conséquence 39 . L’épistolière revendique ici clairement ses fonctions de médiatrice du littéraire en s’assurant de la bonne circulation des œuvres demandées par son destinataire. La médiatisation passe donc par la médiation d’un ensemble d’intervenants à qui il incombe une tâche bien définie. Quant à M me de Graffigny, elle dépêche souvent ses laquais pour aller à la source de l’information. Une lettre de Devaux corrobore le recours coutumier aux Affiches pour alimenter les nouvelles littéraires. « Quand vous envoyez aux affiches, votre gent vous fait-il d’[…]agréables réponses ? », lui demande-t-il 40 . Le 18 mars 1744, son interlocutrice répond de la fiabilité de son réseau d’informations : « Ah vraiment je le crois, que nous avons de bonnes reponces des affiche [sic]. Nicole [M lle Quinault] en a une liste d’une belle longueur 41 ». De cette manière, Françoise de Graffigny honore les requêtes de son interlocuteur sur maints sujets. En revanche, lorsque le circuit de l’information littéraire connaît des dysfonctionnements, elle le déplore : Je ne sais pas plus de litterature que si j’habitois les desers de Libie. Je crois que c’est cela qui m’ennuie. Il faut de la pature a mon esprit, et je ne vois que des sots. Je le deviens […] Croirois-tu que je n’ai pu trouver personne qui me dise si un balet de Marmontel que l’on a joué il y a huit jours a l’Opera a reeussit [sic] ou non ? Juge de là les gens que je vois 42 . Il faut dire que Devaux se montre un interlocuteur bien exigeant, prêt à envoyer de véritables cahiers des charges à son amie. La clausule de la lettre suivante, envoyée en mai 1741, en apporte la preuve : Voilà bien des choses que je vous demande, chere amie, et qui ne sont pas trop aisées puisque je ne vous indique pas les libraires, mais je compte que 39 L.M.D., t. I, lettre 54, 4 janvier 1767, p. 184. 40 C.M.G., t. V, lettre 669, note 36, p. 149. 41 Ibid., t. V, lettre 669, p. 146. 42 Ibid., t. XII, lettre 1765, 26 septembre 1751, p. 113. Biblio17_205_s05-305End.indd 152 27.05.13 11: 12 153 La « prosélyte » et la « colporteuse » vos abbés [surtout Pérau] et le Papa [M. Bauquemare, bibliothécaire du duc et de la duchesse de Richelieu] deterreront facilement tout cela 43 . Par conséquent, la médiatisation du littéraire implique des enjeux matériels : les épistolières doivent redoubler de talents de spéculatrices pour négocier les frais de port des envois qu’elles font. Leur rôle ne peut toutefois être réduit à celui de secrétaires dociles des écrivains. En témoigne la résistance manifestée par M me du Deffand lors des différends qui éclatent entre le clan des philosophes et celui de ses détracteurs, mené par Charles Palissot. Refusant de s’impliquer dans la cabale montée par les premiers contre leur ennemi principal, la marquise se dédouane de toute prise de parti favorable à la comédie Les Philosophes, représentée pour la première fois à la Comédie-Française le 2 mai 1760 : J’ai été à une représentation de cette pièce, je l’ai lue une fois ; j’ai dit très naturellement que je n’en étais pas contente, et qu’à la place des philosophes, j’aurais beaucoup plus de mépris que d’indignation contre un tel ouvrage. Si cela ne paraît pas suffisant, et s’il faut crier tollé contre leurs ennemis, j’avoue que je n’ai point pris ce parti, et que je me trouverais très ridicule d’élever ma voix pour ou contre aucun parti ; […] pour aujourd’hui, je verrais avec indifférence la guerre des dieux et des géants, à plus forte raison celle des rats et des grenouilles ; je lis ce qui s’écrit pour ou contre 44 . Qu’elle soit jugée comme une dérobade ou non, cette réaction nous invite à considérer, en dernier lieu, la question du contrôle de la médiatisation du littéraire. Ni le pouvoir ni les gens de lettres n’en sont les maîtres. Une mainmise sur la médiatisation Dans bien des cas, ce sont les épistolières qui mènent la danse, tant vis-à-vis des représentants du pouvoir que des écrivains auxquels elles adressent leurs missives. À l’égard des premiers, M me du Deffand use, de concert avec Voltaire, d’un stratagème fort répandu au XVIII e siècle pour déjouer la censure : celui du recours au surnom, déjà mentionné précédemment. Ainsi, le conflit qui oppose les philosophes à leurs adversaires est transposé de manière codée dans l’expression « la querelle des Rats et des Grenouilles ». La référence intertextuelle à l’univers de la fable médiatise à dessein l’information littéraire en la cryptant, parce que Voltaire est impliqué dans l’affaire. Le processus de mé- 43 Lettre de Devaux à Françoise de Graffigny, datée du samedi 6 mai 1741 (Graffigny Paper, Yale University, Beinecke Library, xvii, pp. 102-103). 44 Cher Voltaire, op. cit., 23 juillet 1760, p. 79. Biblio17_205_s05-305End.indd 153 27.05.13 11: 12 154 Bénédicte Peslier Peralez diatisation du littéraire échappe également au pouvoir à travers les réseaux de circulation clandestine des œuvres. Tel est le cas lorsque la marquise avoue à Walpole « fai[re] des intrigues » pour obtenir un « mémoire de la Chalotais […] extrêmement défendu 45 ». De la même façon, elle parvient à se procurer un exemplaire des Mémoires de Saint-Simon dont dispose le duc de Choiseul, avant que l’œuvre ne soit neutralisée par le pouvoir 46 . Françoise de Graffigny, pour sa part, se plaît à divulguer des querelles informelles en en restituant la genèse. Dans ce cas, la médiatisation du littéraire se fait souvent aux dépens des gens de lettres qui ne disposent d’aucun moyen de filtrer l’information. Le 8 novembre 1749, elle avertit Devaux d’un différend qui oppose Marmontel et Fréron à la Comédie-Française au sujet d’une critique publiée dans les Lettres sur quelques écrits de ce temps sur le dramaturge. L’expression familière de M me de Graffigny, « ils ont mis flanberge au vent 47 », se prête particulièrement bien au caractère anecdotique de la nouvelle. Dès les premières années de sa correspondance, l’épistolière s’avère une véritable « espionne », voire une « journalis[t]e d’investigation 48 » au service de la Lorraine, puisqu’elle procède à une médiatisation officieuse de la vie de couple de Voltaire et de M me du Châtelet à Cirey-en-Champagne, où elle fait un séjour à partir de 1738. Rappelons que le titre de colporteuse qu’elle s’attribue prête d’ailleurs son nom à un périodique, Le Colporteur, qui rend compte de toute l’actualité de la presse vendue sous le manteau, en particulier de la littérature licencieuse. Laurent Versini recense tous les stratagèmes mis à exécution par l’épistolière afin de transmettre à Devaux des « informations inédites sur le[s] travaux en cours 49 » du couple. Pour ne citer qu’un exemple, quelques pages de la traduction de la Fable des Abeilles de Mandeville par M me du Châtelet sont envoyées en exclusivité à Devaux le 25 décembre 1738, accompagnées de la consigne : « Voila tout ce que j’ai eu le temps de te transcrire ; c’est le secret des secrets 50 ». En offrant ainsi la primeur des œuvres à Devaux, M me de Graffigny inscrit le processus de médiatisation du littéraire dans une temporalité de l’urgence. Une telle maîtrise de la médiatisation clandestine se solde toutefois par l’illustre querelle entre M me du Châtelet et M me de Graffigny, accusée d’avoir fait circuler des copies de La Pucelle d’Orléans à Lunéville. Voltaire constate d’ailleurs les écueils de cette médiatisation lorsqu’il « marmotte » devant elle qu’« il y avait bien des choses sues à Paris qui ne devraient 45 L.M.D., t. I, lettre 26, 6 août 1766, p. 102. 46 Ibid., t. II, lettre 286, 9 janvier 1771, p. 197. 47 C.M.G., t. X, lettre 1471, 8 novembre 1749, p. 250. 48 Laurent Versini, op. cit., p. 86. 49 Id. 50 C.M.G., t. I, lettre 67, p. 247. Biblio17_205_s05-305End.indd 154 27.05.13 11: 12 155 La « prosélyte » et la « colporteuse » pas l’être 51 ». La correspondance de M me de Graffigny, placée d’emblée sous les auspices de l’espionnage, contribue jusqu’à son terme à promouvoir de telles informations secrètes ou subversives. En effet, le 2 juillet 1751, elle confie à Devaux des informations sur un périodique lancé en septembre 1749 à La Haye par le libraire Pierre Gosse fils : de quoi tu t’amusera [sic], c’est de six volumes que j’envoye par Disenteuil [l’abbé de la Galaizière] qui ont pour titre La Bigarure. C’est un ouvrage periodique de Hollande, ecrit par un marmiton, car un laquais ecriroit mieux, mais qui rapporte l’histoire scandaleuse de tou[s] les gens de letre, qui est vicieuse quand il n’y e[n] a point, et tous les vers et epigrames que personne ne connoit 52 . Le littéraire, tel qu’il est médiatisé au XVIII e siècle, intègre finalement dans ses marges toute une paralittérature qui se prête facilement à une circulation illégale. Trouver l’information, l’acheminer, la transmettre par des voies officielles ou officieuses : les multiples fonctions de la correspondance féminine privée au XVIII e siècle légitiment le jugement de Jean Sgard sur les lettres de M me de Graffigny : ces dernières, dit-il, « trouvent place dans la vaste catégorie des correspondances littéraires du siècle, à côté de celles de Gastelier, de Marais, de Raynal, de Thieriot, de Morand et de bien d’autres 53 ». Certes, il n’est guère possible de mesurer l’incidence des jugements de M me de Graffigny sur la participation effective de ses correspondants à la vie littéraire, mais ses missives influencent incontestablement la manière dont le littéraire est médiatisé. Sans être adressée à un Prince, comme l’est indirectement celle de M me de Graffigny au prince hongrois Paul Anton Esterházy et à la Cour de Lorraine, la correspondance de M me du Deffand mérite le même hommage : elle témoigne des voies secrètes, parfois invisibles, qu’emprunte l’information littéraire pour atteindre ses destinataires. La médiatisation, contrairement au sens actuel donné à ce terme, ne suppose donc pas nécessairement un acte de publication, c’est-à-dire, littéralement, le passage d’un statut privé à un statut public : elle s’accommode aisément du commerce privé pour assurer la publicité du littéraire dans les cercles d’amateurs et d’érudits. 51 Laurent Versini, op. cit., p. 87. 52 C.M.G., t. XII, lettre 1728, p. 22. 53 Jean Sgard, « Les pratiques de lecture de M me de Graffigny », SVEC, n° 6, 2002, pp. 28-29. Biblio17_205_s05-305End.indd 155 27.05.13 11: 12 Biblio17_205_s05-305End.indd 156 27.05.13 11: 12 Biblio 17, 205 (2013) Une entreprise de médiatisation de littérature conservatrice en Grande-Bretagne : l’Association de la Couronne et de l’Ancre (1792-1793) R ÉMY D UTHILLE Université Michel de Montaigne Bordeaux 3 La Révolution française a suscité une production d’écrits politiques sans précédent dans une Grande-Bretagne où la littérature pamphlétaire et polémique montrait déjà une grande vitalité. En novembre 1790, la critique virulente des principes révolutionnaires menée par Edmund Burke dans ses Réflexions sur la Révolution de France entraîna une salve de réfutations, ouvrant ainsi une controverse qui portait autant, sinon plus, sur la nature du gouvernement et les fondements du régime politique britannique que sur l’actualité française. Si le nombre de pamphlets politiques est en soi impressionnant (quelque cinq cents publications de 1790 à 1796) 1 , le trait le plus marquant de la controverse est sans doute l’effort de médiatisation, à grande échelle, de la littérature politique auprès de couches sociales nouvelles. En effet, Thomas Paine publie une attaque dévastatrice de la monarchie britannique dans les Droits de l’homme (1791-1792), ouvrage rédigé dans un style simple et « populaire » qui le rend accessible aux artisans et aux paysans. Face à la menace constituée par la dissémination d’écrits subversifs, souvent par des sociétés radicales nouvellement formées, les autorités eurent recours à la censure et à la répression judiciaire. Cependant, la répression s’accompagna, dès l’hiver 1792-1793, d’efforts de propagande pour soutenir la monarchie parlementaire et la religion établie. L’analyse qui suit porte sur une entreprise de diffusion à large échelle d’écrits politiques, orchestrée par 1 Amanda Goodrich dénombre deux cent quatre-vingt quatorze pamphlets « loyalistes » contre deux cent huit « radicaux » : « Surveying the ebb and flow of pamphlet warfare : 500 rival tracts from radicals and loyalists in Britain, 1790-1796 », British Journal for Eighteenth-Century Studies, n° 30, 2007, pp. 1-12. Biblio17_205_s05-305End.indd 157 27.05.13 11: 12 158 Rémy Duthille une association dite « de la Couronne et de l’Ancre », d’après le nom de la taverne où elle s’était créée en novembre 1792 2 . Sa dénomination officielle d’« Association pour la préservation de la liberté et de la propriété contre les républicains et les niveleurs » (ou APLP en abrégé) témoigne des buts qu’elle s’assignait : la défense de la liberté (garantie par la constitution anglaise et le droit coutumier) et de la propriété privée (et, partant, des hiérarchies sociales) contre ce qu’elle percevait comme une menace politique (républicanisme) et économique (l’égalitarisme supposé de Paine évoquant le spectre des niveleurs [Levellers] de la première révolution anglaise du XVII e siècle). Les archives de l’APLP et la correspondance importante de son chef de file, John Reeves, permettent de retracer les activités de l’APLP et de ses très nombreuses sociétés affiliées, de novembre 1792 à juin 1793 3 . Après avoir retracé les raisons de la fondation de l’APLP, on étudiera le fonctionnement de son réseau de correspondants, avant d’analyser la combinaison de sa visée répressive avec la diffusion de pamphlets, constitutive d’une contre-médiatisation visant avant tout à supprimer la propagande républicaine. La genèse du loyalisme populaire et de l’APLP Les activités de l’APLP sont indissociables de la montée en puissance d’un conservatisme « vulgaire 4 », vecteur d’un discours adressé aux couches sociales inférieures de la population. Au printemps 1792, le gouvernement s’alarme de la diffusion, jusque dans les régions les plus reculées de Grande-Bretagne, des Droits de l’homme de Paine, dont la seconde partie, publiée en février, critique la monarchie, l’aristocratie, l’injustice fiscale et les fondements éco- 2 Pourtant, d’autres associations (y compris radicales) se réunissaient aussi dans cette taverne. 3 Les archives de la société ainsi que les textes qu’elle diffusait sont compilés dans : Association papers. Part I. Publications printed by special order of the Society for preserving Liberty and Property against Republicans and Levellers, at the Crown and Anchor, in the Strand. Part II. A collection of tracts, printed at the expence of that society. To which are prefixed, a preface, and the proceedings of the Society. Addressed to all the loyal associations […], Londres, 1793 (abrégé ci-dessous en Association papers). La correspondance entre sociétés est conservée dans les Reeves Papers à la British Library (Londres, en abrégé BL), Add MSS 16919 à 16930. 4 H.T. Dickinson, The Politics of the People in Eighteenth-Century Britain, Basingstoke, Macmillan, 1995, pp. 255-286 ; Mark Philp, « Vulgar conservatism, 1792-3 », English Historical Review, n° 435, 1995, pp. 42-69 ; Kevin Gilmartin, Writing Against Revolution : Literary Conservatism in Britain, 1790-1832, Cambridge, Cambridge University Press, 2007, ch. 1. Biblio17_205_s05-305End.indd 158 27.05.13 11: 12 159 Une entreprise de médiatisation de littérature conservatrice nomiques du régime, défendant les droits de l’homme et le républicanisme. L’ouvrage devient largement accessible grâce à des éditions bon marché et à sa disponibilité dans de nombreuses auberges. C’est après avoir lu les Droits de l’homme qu’en mai 1792, des artisans créèrent la Société de correspondance de Londres, suivie bientôt de nombreuses autres. Ces sociétés diffusèrent auprès des artisans et des classes moyennes urbaines de nombreux écrits politiques critiquant les fondements de l’ordre établi, à travers la lecture et la discussion d’extraits lors de réunions, la correspondance entre sociétés, ou l’édition de compilations constituant un large corpus de références politiques radicales 5 . Dans une proclamation en date du 21 mai 1792, le roi met en garde tous ses sujets contre les écrits séditieux qui sèment la discorde et troublent l’ordre public ; il appelle les magistrats à rechercher avec diligence les auteurs, imprimeurs et diffuseurs de ces écrits. La proclamation vise la deuxième partie des Droits de l’homme de Paine, mais aussi ceux qui diffusent des doctrines similaires, soit toutes les associations prônant une réforme de la représentation parlementaire. Près de quatre cents corps constitués répondent à la proclamation par des professions de loyauté, mais le mouvement loyaliste ne prend son réel essor qu’à l’automne, en réponse aux anxiétés causées par la situation internationale (proclamation de la république et incarcération de la famille royale en France, victoires militaires françaises) et, plus encore, par les agissements de Paine (naturalisé citoyen français puis élu à la Convention) et des sociétés radicales britanniques, dont plusieurs fêtent les succès français 6 . La collusion apparente des « jacobins » anglais et français sème l’inquiétude et nourrit la crainte, intense quoique largement imaginaire, d’un complot insurrectionnel à Londres. Le 18 décembre, Paine est condamné pour sédition par contumace et quitte définitivement l’Angleterre 7 . 5 Sur ces sociétés radicales, voir Edward Palmer Thompson, La Formation de la classe ouvrière anglaise, [1963], Paris, Gallimard/ Le Seuil, 1988, pp. 21-166 ; Albert Goodwin, The Friends of Liberty : the English Democratic Movement in the Age of the French Revolution, Londres, Hutchinson, 1979 ; H.T. Dickinson, op. cit., pp. 221-254. 6 Robert R. Dozier, For King, Constitution, and Country : the English Loyalists and the French Revolution, Lexington, University Press of Kentucky, 1983, pp. 1-24. 7 Albert Goodwin, op. cit., ch. 6 ; E.P. Thompson, op. cit., pp. 97-103 ; Clive Emsley, « The London insurrection of December 1792 : fact, fiction, or fantasy ? », Journal of British Studies, n° 17, 1978, pp. 66-86. Cet épisode est le premier d’une série de procès contre les radicaux anglais et écossais en 1793-1794 ; la répression se poursuit par des lois restreignant sévèrement la liberté d’expression et de réunion en 1795. Biblio17_205_s05-305End.indd 159 27.05.13 11: 12 160 Rémy Duthille Si la crise de l’automne 1792 provoque l’intervention du gouvernement, elle suscite surtout l’essor et l’organisation, à l’échelle nationale, du loyalisme populaire, vague de fond qui contribua peut-être plus encore à la suppression des écrits radicaux et au retournement de l’opinion publique. Les « anti-jacobins » manifestaient leur fidélité à la monarchie et à l’Église établie, pour terrasser un « jacobinisme » recouvrant, pêle-mêle, l’irréligion, le républicanisme et, bientôt, la moindre critique de l’ordre établi, assimilée à la traîtrise et aux principes « français ». C’est le 20 novembre que se crée l’ « Association pour la préservation de la liberté et de la propriété contre les républicains et les niveleurs », dans une des tavernes les plus renommées de Londres, celle de la Couronne et de l’Ancre, qui donnait sur le Strand. Dans ses statuts, elle se présente comme une « Société pour la dissuasion et la suppression des publications séditieuses tendant à troubler l’ordre public du royaume, et pour l’exécution des lois établies pour la protection des biens et des personnes 8 » et s’assigne pour objectif premier de coopérer avec la justice pour faire taire et punir les fauteurs de sédition. Ce n’est que dans les deuxième et troisième articles des statuts de la société que les adhérents s’engagent à exposer le véritable état des affaires publiques, pour répondre aux rumeurs propagées par des hommes mal intentionnés, et que la société sollicite des publications à cet effet. Les articles suivants recommandent la fondation d’associations similaires dans tout le royaume, et annoncent la publication des présentes résolutions dans la presse (ce qui fut fait immédiatement). Ces premières résolutions portent la marque du climat d’anxiété spécifique à l’automne 1792, et du désir de réprimer la sédition par la voie des tribunaux ; à cet égard, le parcours de John Reeves, le président de l’APLP, est exemplaire. Cet avocat de formation, auteur d’une histoire du droit anglais, avait participé à l’élaboration de plusieurs lois sur la police et exercé des fonctions de magistrat à Terre-Neuve. Ce n’est que dix jours après son retour dans un Londres en pleine effervescence que Reeves, affolé par ce qu’il considérait comme des activités séditieuses, a pris part à la fondation de l’APLP 9 . 8 « A Society for discouraging and suppressing Seditious Publications, tending to disturb the Peace of this Kingdom, and for supporting a due execution of the Laws made for the protection of persons and property » (Association papers, 1 e partie, n° 1, p. 6). 9 L’ironie veut qu’en 1795, le gouvernement de Pitt l’attaqua en justice pour avoir publié un libelle contre la constitution. Reeves fut acquitté. En 1800, peut-être à titre de compensation, Pitt le fit nommer imprimeur du roi (Philip Schofield, « Reeves, John (1752-1829) », dans Oxford dictionary of national biography, Oxford, Oxford University Press, 2004, [en ligne] mis en ligne en janvier 2008, disponible sur : http : / / www.oxforddnb.com/ view/ article/ 23306, [page consultée le 6 janvier 2013]). Biblio17_205_s05-305End.indd 160 27.05.13 11: 12 161 Une entreprise de médiatisation de littérature conservatrice Le réseau de l’Association : rôles et motivations des correspondants L’Association londonienne fournit un formulaire type de règles à l’usage de ceux qui souhaitent créer une association locale. Il faut que quelques notables locaux se réunissent, élisent un bureau et, une fois l’association constituée, le formulaire doit être déposé dans un lieu passant tel qu’une taverne de sorte à recueillir le plus d’adhésions possible, même si la contribution financière reste facultative et à l’appréciation de chacun. L’appel lancé depuis Londres a rencontré un large écho : entre mille et mille deux cents associations se créent pendant l’hiver 1792-1793 10 . En plus de la noblesse, des propriétaires fonciers et des bourgeois (qui apportent probablement la majorité des fonds), elles regroupent des petits commerçants, des paysans, et des artisans. Les hiérarchies sociales sont cependant respectées ; les comités exécutifs des associations se composent exclusivement d’hommes aisés et influents 11 . Dès novembre 1792, Reeves reçoit des dizaines de lettres venues de toute l’Angleterre et du Pays de Galles : il se retrouve au centre d’un vaste réseau. Sa correspondance atteste que l’Association de la Couronne et de l’Ancre a souvent apporté un soutien à des initiatives prises localement avant même sa fondation. La plupart des correspondants n’appartiennent pas aux élites rurales traditionnelles, mais à des catégories immédiatement inférieures (bas clergé, commerce, petite propriété foncière). Si leur désir de maintenir l’ordre établi ne fait pas de doute, ils semblent également mus par une recherche de reconnaissance sociale ; aussi sont-ils soucieux de distinguer leur position politique, réfléchie, pondérée, de celle de la populace, présentée comme irrationnelle, crédule et inconstante. Ces membres des couches moyennes de la société sont flattés de participer à la dissémination des pamphlets de l’Association. L’acceptation par Reeves de leurs offres de service (qu’il s’agisse de publier un texte ou de leur en confier la distribution) leur permet d’accéder à la respectabilité, de faire partie du peuple et non de la populace, et d’asseoir leur statut social supérieur dans leur communauté. Cet enjeu de distinction sociale peut prendre des formes plus spécifiques d’autopromotion. Certains ecclésiastiques espèrent un bénéfice ou une promotion ; quelques femmes ont trouvé dans la forme associative le moyen de poursuivre des activités charitables tout en jouant un rôle social et patriotique 12 . Des auteurs, enfin, cherchent à faire connaître leurs œuvres et 10 Robert R. Dozier, op. cit., pp. 60-62. 11 Id. ; voir aussi H.T. Dickinson, op. cit., p. 280. 12 M. Philp, art. cit., pp. 52-54. Sur le rôle des femmes, voir ci-dessous note 45. Biblio17_205_s05-305End.indd 161 27.05.13 11: 12 162 Rémy Duthille à jouir de la gloire de publier 13 . L’exemple de Richard Hey est significatif : ce pamphlétaire du Nord de l’Angleterre se défend contre les accusations de ses ennemis qui l’accusent d’usurper un titre d’avocat et se targue de ses relations parmi l’aristocratie et le haut clergé ; il demande conseil à Reeves au sujet du prix et du nombre d’exemplaires à tirer d’un pamphlet contre la réforme parlementaire qu’il avait publié en 1784. Hey s’adresse à Reeves comme à un éditeur, l’enjeu pour lui étant de faire diffuser son œuvre au niveau national et de laver sa réputation. D’autres correspondants suggèrent à Reeves des idées pour mieux diffuser le message loyaliste, tant dans le contenu et le style des ouvrages à publier que dans leur mode de diffusion. L’un d’eux écrit de Brighton que le discours du juge Ashurst n’est pas de nature à captiver l’attention des lecteurs et devrait être remplacé par un écrit court, rédigé dans un style clair et sobre, montrant que les Anglais sont mieux lotis que les Français. Quant à la distribution, elle est aussi à revoir : au lieu d’en laisser le soin au maître de poste, il vaudrait mieux envoyer les ouvrages au pasteur pour qu’il en fasse donner par le bedeau un exemplaire à chaque homme assistant au culte 14 . Reeves s’est rapidement trouvé au centre d’un réseau national, assailli de demandes d’auteurs et de suggestions de notables soucieux de modeler l’opinion publique de leur communauté. La diffusion est orchestrée, au niveau du comté ou de la paroisse, par des notables répondant à des menaces telles que l’apparition d’exemplaires des Droits de l’homme ou la constitution d’une société jacobine dans le voisinage. Le clergé anglican (et presbytérien en Écosse) joua un rôle important pour contrer une idéologie radicale assimilée à l’irréligion et dénonçant les Églises établies. La contribution des ecclésiastiques fut parfois financière, ou passa par la diffusion des pamphlets loyalistes, mais surtout par les milliers de sermons qu’ils prêchaient, et dont une partie fut publiée et distribuée 15 . L’appel de Reeves connut un écho remarquable auprès des élites foncières galloises, qui mirent en place plusieurs associations très actives 16 . En Écosse, à l’inverse, « l’association n’a jamais été en mesure de se prévaloir d’un 13 Voir par exemple la lettre du capitaine Marjoribanks à Reeves (Édimbourg, 1 er décembre 1792) joignant des exemplaires d’un de ses poèmes qu’il souhaite voir diffuser : BL, Add Mss 16290, fo. 28-29. 14 Lettre de Thomas Browne à J. Reeves (Bath, 2 décembre 1792), BL, Add Mss 16920, fo. 34. 15 Robert Hole, Pulpits, Politics and Public Order in England 1760-1832, Cambridge, Cambridge University Press, 1989, pp. 95-173. 16 Hywel M. Davies, « Loyalism in Wales, 1792-1793 », Welsh History Review, n° 20, 2011, pp. 687-716. Biblio17_205_s05-305End.indd 162 27.05.13 11: 12 163 Une entreprise de médiatisation de littérature conservatrice nombre élevé de partisans 17 » car les Écossais prouvèrent leur loyalisme par d’autres moyens, tels que l’enrôlement massif dans l’armée et la marine. Le mouvement loyaliste écossais, très vigoureux, a su s’organiser sans passer par le réseau de Reeves. L’exiguïté des communautés, villageoises ou urbaines, où tout le monde se connaît, rendait peut-être superflues les sociétés loyalistes. Là où elles existaient, comme à Édimbourg ou à Dundee, elles distribuèrent une propagande abondante, composée de pamphlets importés d’Angleterre, mais aussi de productions originales écrites par des Écossais 18 . De la répression à la médiatisation du littéraire Lors de la fondation de l’APLP, la primauté est clairement donnée à la répression. Les sociétés sœurs doivent se donner pour objet, déclare Reeves en décembre 1792, d’empêcher la circulation de journaux et de pamphlets jugés séditieux, la tenue de réunions de clubs politiques, et de dénoncer auprès des magistrats les auteurs, mais aussi les diffuseurs de ces écrits (libraires et colporteurs) 19 . La persuasion, par le biais de la discussion rationnelle et de la diffusion d’ouvrages, arrive en complément. Avant d’être un vaste pourvoyeur de tracts conservateurs, l’APLP se présente comme un réseau d’associations permettant aux élites d’assurer le contrôle politique de leur communauté. Les loyalistes déploient aussi la métaphore du remède, ou de l’antidote au poison (ou à la contagion) jacobine 20 ; ils auraient mille fois préféré que les pauvres n’aient jamais entendu parler des droits de l’homme et continuent d’accepter l’ordre établi sans se poser de questions superflues. Conscients qu’ils sont du danger qu’il y a à exposer le petit peuple au moindre écrit politique, certains loyalistes n’acceptent cette nécessité qu’à regret 21 . Le gouvernement soutenait-il secrètement le mouvement de Reeves ? Les radicaux en étaient persuadés, ainsi que certains correspondants loyalistes, qui prêtaient à Reeves une influence qu’il ne possédait probablement 17 Atle Wold, « L’Écosse et la Révolution française », Annales historiques de la Révolution française, n° 342, 2005, pp. 152-153. 18 Robert Harris, The Scottish People and the French Revolution, Londres, Pickering and Chatto, 2008, pp. 132-135, 141. 19 Réunion du 24 décembre 1792, Association papers, 1 e partie, n° 1, p. 7. 20 Ces métaphores omniprésentes se retrouvent jusque dans des titres tels que « An Antidote against French Politics » (ibid., 2 e partie, n° 5). 21 C’est le cas par exemple du grand propriétaire foncier gallois Thomas Pennant : Hywel M. Davies, art. cit., pp. 699-700. Biblio17_205_s05-305End.indd 163 27.05.13 11: 12 164 Rémy Duthille pas 22 . Les historiens ne s’accordent pas sur cette question, même s’il semble établi que des contacts se nouaient, sinon au niveau central, du moins entre l’APLP et l’administration locale, exercée par la notabilité 23 . Reeves et le gouvernement poursuivaient le même objectif répressif, mais les uns comme les autres avaient tout intérêt à masquer leurs liens, l’Association tenant à se présenter comme une initiative spontanée de loyaux sujets, le gouvernement ne pouvant guère soutenir ouvertement une association populaire, fût-elle loyaliste, tout en réprimant les autres. L’Association, cependant, prend d’emblée un caractère semi-officiel en déclarant son zèle à dénoncer les agissements séditieux aux magistrats, et surtout en diffusant des discours tenus par des juges. Le premier opuscule qu’elle diffusa, et l’un des plus célèbres, fut ainsi une exhortation du juge Ashurst à traîner en justice les fauteurs de sédition. En fait, quelle qu’ait été la participation effective de l’APLP aux procès, les menaces qu’elle proférait avaient le soutien des autorités et suffisaient souvent à faire taire de nombreuses voix dissidentes 24 . L’APLP recevait des lettres de dénonciation et exerçait des pressions économiques sur les libraires, éditeurs, artisans ou taverniers suspects de jacobinisme, qui pouvaient perdre leur clientèle ou leur licence 25 . Poursuivant cette stratégie d’intimidation, et pour ressouder la communauté autour du roi et des valeurs patriotiques, certaines associations ont mis en scène des rituels d’exécution d’effigies de Tom Paine, accompagnés parfois d’autodafés de ses œuvres. Elles ont su politiser une forme de festivité populaire (la coutume de brûler des statues du pape ou de Guy Fawkes restait vivace) pour exorciser le danger jacobin et marquer les esprits. Ces longues cérémonies, qui alliaient discours politique et divertissement, rassemblaient 22 Tel cet anonyme lui demandant d’intercéder auprès du gouvernement, pour suspendre l’enrôlement de force dans la marine (1 er décembre 1792, BL, Add Mss 16920, fo. 32-33). 23 David Eastwood, « Patriotism and the English state », dans Mark Philp (dir.), The French Revolution and British Popular Politics, Cambridge, Cambridge University Press, 1991, pp. 154-155 ; Michael Duffy, « William Pitt and the origins of the loyalist association movement of 1792 », Historical Journal, n° 39, 1995, pp. 943-962. 24 « Mr Justice Ashurst’s Charge to the Grand Jury for the County of Middlesex », dans Association papers, n° 1, pp. 1-5 ; K. Gilmartin, op. cit., pp. 44-46. Plusieurs éditeurs, à Londres, en Angleterre et en Écosse, furent condamnés à des peines allant jusqu’à deux ans de prison pour avoir publié les Droits de l’homme et d’autres œuvres. 25 Par exemple, Reeves est le destinataire, par l’intermédiaire de l’association de Frome, d’un paquet de pamphlets séditieux envoyé par un libraire qui refusait de les vendre, accompagné du nom et de l’adresse (située à Londres) de celui qui les lui avait envoyés. L’association londonienne a probablement exercé des pressions sur ce dernier pour qu’il renonce à son activité (Lettre de Mr Wickham, à Reeves (Frome, 20 décembre 1792), BL, Add Mss 16923, fo. 18). Biblio17_205_s05-305End.indd 164 27.05.13 11: 12 165 Une entreprise de médiatisation de littérature conservatrice des villes et des villages entiers et ont sans doute vivement marqué les esprits, même si l’impact de telles manifestations reste toujours difficile à évaluer 26 . De nombreux correspondants de province jugeaient qu’il n’était pas suffisant d’empêcher le peuple de lire la propagande radicale, et qu’il fallait contrer le danger en inculquant les valeurs patriotiques et religieuses, et le respect de la constitution et des hiérarchies sociales. L’Association londonienne, pour répondre à cette demande, devint vite le centre d’un réseau de diffusion d’écrits loyalistes à l’attention des artisans, des domestiques et des paysans, bref d’un lectorat populaire déjà familier de la littérature de colportage 27 . L’idéologie ainsi diffusée n’est pas une simple vulgarisation du conservatisme de Burke. Les arguments sont d’ordre religieux et économique : pour résumer, la Providence justifiant la hiérarchie sociale et politique, l’intérêt bien compris des travailleurs les plus pauvres doit les conduire à rejeter l’anarchisme et l’égalitarisme fallacieux des républicains. Mais la défense de l’ordre établi est surtout conduite au nom du pragmatisme : la constitution anglaise, fruit de siècles d’expérience, a prouvé sa supériorité par le simple fait qu’elle apporte à la Grande-Bretagne une stabilité politique et sociale, et une prospérité inégalées dans l’histoire, ce qui la rend supérieure à la fois à l’Ancien Régime et à la République française, incapables l’un comme l’autre d’assurer la liberté ni même les moyens de subsistance de la population. La propagande de l’APLP ne négligeait pas de recourir aux clichés francophobes traditionnels, et tout en promouvant un patriotisme britannique, ces écrits chantaient les vertus de l’attachement à la famille et à la paroisse 28 . Les associations avaient coutume de publier dans la presse locale et de placarder dans des lieux publics des adresses annonçant leur formation et leurs objectifs, suivis de la liste de leurs membres 29 . Cet affichage visait à 26 Frank O’Gorman, « The Paine burnings of 1792-1793 », Past and Present, n° 193, 2006, pp. 111-156. Cependant, le lien entre les quelque cinq cent cérémonies attestées et la formation des associations loyalistes n’est pas net dans toutes les régions d’Angleterre. 27 Sur ce lectorat situé à la limite de la « nation de lecteurs » (ensemble de groupes divers, en expansion, qui ne se confond pas entièrement avec les classes moyennes et supérieures), voir William St Clair, The Reading Nation in the Romantic Period, Cambridge, Cambridge University Press, 2004, pp. 226, 339-356. 28 H.T. Dickinson, Liberty and Property : Political Ideology in Eighteenth-Century Britain, Londres, Weidenfeld and Nicolson, 1977, ch. 7 ; Thomas Philip Schofield, « Conservative political thought in Britain in response to the French Revolution », Historical Journal, n° 29, 1986, pp. 601-622. 29 Un nombre considérable de ces adresses, modelées d’après le formulaire de l’APLP, se trouve dans les Reeves Papers à la British Library. Biblio17_205_s05-305End.indd 165 27.05.13 11: 12 166 Rémy Duthille reconquérir l’espace public, un temps investi par les radicaux, et à réaffirmer la loyauté de la communauté, ainsi que son respect de la hiérarchie. En dehors de ces affiches, les associations diffusaient des écrits sous un format imposé par les contraintes économiques : des brochures de seize pages in-octavo (soit une feuille d’imprimerie pliée en huit feuillets), vendues entre un demi-penny et trois pence, avec des tarifs dégressifs pour la distribution en masse (si on les achetait par dix ou par cent). Il est probable que la viabilité de l’entreprise ne reposait pas sur les ventes auprès des couches populaires (les chiffres manquent cruellement) mais sur la générosité des donateurs qui faisaient distribuer les publications autour d’eux 30 . Le format de la brochure imposait des formes littéraires courtes ou des compilations d’extraits. Les associations diffusaient deux types d’écrits soigneusement hiérarchisées : des « publications » dirigées et diffusées sous le contrôle de la société, correspondant à un discours officiel, d’autorité, et des « tracts » dédiés à l’association et publiés sans son consentement exprès, mais bénéficiant de son soutien officieux, et composés dans un style populaire 31 . Les « publications » comprennent des extraits de discours judiciaire (en commençant par la Charge du juge Ashurst), d’ouvrages historiques (les exemples de la Grèce antique et de la guerre civile anglaise des années 1640 venant illustrer les méfaits du républicanisme) et d’œuvres politiques sanctionnées par le prestige de leur auteur, par exemple un passage de la Constitution de l’Angleterre (1771) du Suisse Jean-Louis de Lolme défendant l’harmonie de la monarchie limitée, ou un discours de Bolingbroke, opportunément réintitulé « Mise en garde contre les réformateurs 32 ». Les « tracts », quant à eux, étaient écrits à l’attention spéciale des classes inférieures, souvent par des correspondants qui envoyaient spontanément leurs compositions au comité londonien, qui procédait à une sélection 33 . Le lectorat visé impliquait, pour des écrivains sensibles aux hiérarchies des genres, des formes « vulgaires » (historiettes, dialogues, fables, ballades, chansons) et un style calqué sur la diction populaire. Le lecteur implicite est parfois très générique (un « Anglais »), mais le plus souvent un honnête travailleur, artisan ou paysan, qui est exposé au « poison » de la rhétorique jacobine mais 30 C’est à l’attention de ces adhérents que l’association a publié des recueils comme Association papers, imprimés sur du papier de meilleure qualité, et vendus un shilling ou plus. 31 Ces deux types forment les deux parties des Associations papers, voir le titre complet supra, note 3. Il y eut au total neuf numéros de Papers (soit cent quarante-quatre pages au total) et douze livraisons de Tracts (soit deux cent huit pages). 32 Association papers, 2 e partie, n° 8 et 9. 33 Certains écrits étaient rejetés pour des raisons stylistiques ou politiques. L’analyse du processus de sélection reste à mener : M. Philp, art. cit., p. 48. Biblio17_205_s05-305End.indd 166 27.05.13 11: 12 167 Une entreprise de médiatisation de littérature conservatrice possède assez du bon sens attribué aux Anglais pour éviter d’y succomber 34 . Ce lecteur, qui travaille, n’a que peu de temps à consacrer à sa lecture et en veut pour son argent, d’où des titres comme « Une minute d’attention », « Dix minutes de conseils » ou « Un penny de vérité 35 ». La persona narrative est censée être proche de ce lecteur implicite (petit propriétaire terrien, artisan par exemple). De façon générale, les associations ont toute latitude dans la sélection des écrits, et dans les moyens de les diffuser, en fonction du contexte local 36 . Au Pays de Galles, une association est allée jusqu’à faire appel au sentiment national gallois, à faire traduire des pamphlets politiques et à promouvoir des ballades écrites en gallois pour toucher la paysannerie, monolingue dans certains comtés 37 . Certains tracts prenaient la forme d’un dialogue, généralement entre un personnage populaire séduit par les idées de Paine, et un autre personnage (soit son égal, soit son supérieur sur le plan social) qui réussissait à le détromper et à le ramener à sa loyauté initiale. Une série de dialogues utilise la figure de John Bull, personnage sympathique inventé par John Arbuthnot en 1712, popularisé dans la caricature, et qui en venait à incarner l’Anglais pragmatique et attaché à ses droits. Bien entendu, le personnage ne s’en laisse pas conter et reste loyal, contrairement à son imbécile de frère, qui cède aux sirènes républicaines. Les conservateurs ont su s’approprier une figure symbolique que les radicaux leur disputaient. Le « littéraire » ici médiatisé et politisé recouvre un stéréotype national dont les conservateurs ont exploité certains aspects saillants (sa gallophobie, son franc-parler symbole de liberté d’expression, son aisance financière qui sert de réfutation vivante aux critiques des radicaux) pour rassembler le lecteur et le personnage au sein d’une communauté unanimement patriotique 38 . Le genre du dialogue, pourtant, fait apparaître clairement la contradiction centrale du discours de l’APLP : comme l’a noté Mark Philp, les loyalistes, 34 Ainsi, le tract n° 10 contient « The Englishman’s Political Catechism - A Few Plain Questions and a little Honest Advice to the Working People of Great Britain ». 35 « One Minute Caution », « Ten Minutes of Advice », « One Pennyworth of Truth ». 36 Le comité d’Édimbourg a ainsi choisi quatre opuscules parmi ceux approuvés par la société de Londres, et les a fait vendre en librairie ; il a également fait publier deux compositions originales, l’une sérieuse, envoyée à tous les pasteurs écossais, l’autre comique, vendue dans les rues de la ville (Lettre de Bain Whyte au secrétaire de l’APLP John Moore, Édimbourg, 31 décembre 1792, BL Add Mss 16923, fo. 148). 37 Hywel M. Davies, art. cit., pp. 701-702. Cet appel à l’identité galloise n’entrait pas en conflit avec le patriotisme britannique, mais le soutenait. 38 Ibid., 2 e partie, n° 1 et 2. Sur l’évolution du personnage de John Bull, voir Jeannine Surel, « La Première Image de John Bull, bourgeois radical, anglais loyaliste, 1779-1815 », Mouvement social, n° 106, 1979, pp. 65-84. Biblio17_205_s05-305End.indd 167 27.05.13 11: 12 168 Rémy Duthille alors même qu’ils défendaient l’ordre établi, ont adopté des méthodes similaires à celles des radicaux (associations et réunions publiques, dissémination de littérature politique), contribuant ainsi à la participation populaire des masses 39 . Les loyalistes ne sont jamais parvenus à trouver une voix populaire convaincante, et en particulier à caractériser de façon vraisemblable le tentateur « jacobin » issu des couches populaires, ce qui eût supposé d’accorder un peu de crédit aux arguments radicaux avant de les réfuter. Les opuscules rédigés sous la forme d’un jeu de question-réponse entre le gentilhomme et le paysan, ou bien le maître manufacturier et son ouvrier, s’apparentent au catéchisme plus qu’au dialogue 40 . Ce refus du dialogue au profit de l’endoctrinement s’explique par le désir de distinction des auteurs de tracts et par leur conception hiérarchique de la société. Le développement du réseau de l’APLP est largement dû à la peur de l’insurrection propre à l’hiver 1792-1793. Après un démarrage très rapide, l’Association de Londres s’essouffla et finit par se dissoudre en juin 1793, suivie bientôt par celles de province. L’entrée en guerre contre la France, en février, clarifia la situation diplomatique et les loyalistes dirigèrent désormais leurs énergies vers l’effort de guerre et le recrutement de volontaires pour l’armée. Ce n’est donc pas parce que l’APLP pensait être parvenue à ses fins, mais parce que la guerre imposait de nouvelles urgences, qu’elle mit fin à ses activités. Il ne fait pas de doute que la propagande loyaliste a été distribuée en quantité beaucoup plus importante que les écrits des radicaux 41 . Les opuscules, la plupart du temps donnés plutôt que vendus, étaient-ils pour autant lus ? Certains historiens en doutent 42 , et l’état actuel des sources ne permet pas de trancher le débat. Paradoxalement, cette littérature à l’usage du petit peuple a rencontré un grand succès parmi les élites et la classe moyenne, qui se voyaient rappeler la violence dont le peuple était capable, et mis en garde contre le danger de flirter avec le réformisme 43 . Les campagnes de l’APLP auraient donc eu pour résultat principal le ralliement des classes moyennes autour du roi et du drapeau. Selon Mark Philp, elles auraient aussi, paradoxalement, ébranlé les hiérarchies sociales et politiques, non seulement en politisant le petit peuple (ce qui était l’un des objectifs poursuivis par les radicaux), mais aussi en don- 39 M. Philp, art. cit., pp. 66-67. 40 K. Gilmartin, op. cit., pp. 48-49. 41 A. Goodrich, art. cit. 42 E.P. Thompson, op. cit., p. 320 ; John Rowland Dinwiddy, Radicalism and Reform in Britain, 1780-1850, Londres, Hambledon, 1992, p. 204. 43 Olivia Smith, The Politics of Language : 1791-1819, Oxford, Clarendon, 1984, p. 76. Biblio17_205_s05-305End.indd 168 27.05.13 11: 12 169 Une entreprise de médiatisation de littérature conservatrice nant un rôle patriotique nouveau à la bourgeoisie qui fournissait l’essentiel des correspondants de Reeves, et pouvait se sentir l’égale des élites traditionnelles. Même si les écrits propagés par l’APLP défendaient le statu quo, leur médiatisation a peut-être indirectement contribué à la promotion politique de la bourgeoisie, même si elle se fit au profit des élites traditionnelles. Les activités de l’APLP manifestent la force du patriotisme britannique à la fin du XVIII e siècle et prouvent que, comme l’a montré Linda Colley, l’investissement dans la défense du régime, aussi sincère soit-il, répond également à des ambitions personnelles ou collectives, et rapporte des dividendes en termes de reconnaissance sociale et d’influence politique 44 . Les activités de l’APLP constituent, de plus, un aspect d’une reconfiguration générale du champ littéraire liée à cette montée du patriotisme. Elles ont probablement inspiré la célèbre poétesse et moraliste Hannah More pour ses Cheap Repository Tracts (1795-1798), ensemble de dialogues, de poèmes et d’historiettes destinés à supplanter la littérature de colportage, que More jugeait immorale 45 . Les activités de l’APLP et celles de More ont en commun de constituer une contre-médiatisation, une tentative de remplacer des lectures jugées néfastes en procédant à la vente à bon marché, ou à la distribution gratuite, financée par des donateurs bourgeois ou aristocratiques, d’opuscules moralisateurs, le tout émanant d’une initiative privée mais passant par des réseaux institutionnels établis (dans le cas de Hannah More, des milieux anglicans proches de l’évangélisme). Mais l’emprise grandissante des forces conservatrices affecta peut-être encore davantage la médiatisation vers le lectorat déjà établi, à partir du milieu des années 1790 et dans des décennies suivantes : tandis que les cabinets de lecture éliminaient les œuvres subversives de leur collection, les valeurs anti-jacobines s’infiltraient dans le roman, sous l’effet de facteurs complexes, dont l’influence croissante d’une nouvelle génération de critiques qui s’assignaient un rôle de surveillance idéologique 46 . 44 Linda Colley, Britons : Forging the Nation, 1707-1837, New Haven, Yale University Press, 1992. 45 More a fait publier par l’APLP l’un de ses dialogues les plus célèbres et les plus réussis, Village Politics (1792) ; elle correspondait avec Reeves et s’est probablement en partie inspirée de l’APLP pour lancer son propre projet. Des critiques féministes ont salué la dimension émancipatrice de son œuvre ; parmi une bibliographie très abondante, signalons la biographie de référence : Anne Stott, Hannah More, the First Victorian, Oxford, Oxford University Press, 2003. 46 Sur les cabinets de lecture, voir William St Clair, op. cit., pp. 259-260, 270. Sur le roman anti-jacobin : Matthew O. Grenby, The Anti-Jacobin Novel. British Conservatism and the French Revolution, Cambridge, Cambridge University Press, 2001. Sur la critique littéraire : K. Gilmartin, op. cit., ch. 3. Biblio17_205_s05-305End.indd 169 27.05.13 11: 12 Biblio17_205_s05-305End.indd 170 27.05.13 11: 12 Biblio 17, 205 (2013) Le concours poétique de Saragosse sous l’égide de la comtesse d’Aranda (1617-1618) : une médiatisation littéraire escamotée M ARIE -L AURE A CQUIER Université Nice-Sophia Antipolis En 1617, se tient un concours poétique dans le cloître du monastère de la Merci de Saragosse 1 . Ce concours s’inscrit dans l’ensemble des fêtes données dans la capitale de la vice-royauté d’Aragon en l’honneur d’un événement religieux marquant ayant eu lieu quatre ans auparavant : l’accueil de la relique de Raymond Nonnat par le monastère. Nonnat est un des saints martyrs fondateurs de l’ordre des frères Mercédaires, attachés à l’œuvre rédemptrice des captifs chrétiens d’Orient et d’Afrique. La relique est probablement partie du monastère de Portell, non loin de Valence, où le saint fut enterré après avoir été nommé cardinal par le pape Grégoire IX au XIII e siècle 2 . Ces restes corporels ont sans doute transité par la ville de Daroca, où des fêtes sont également données et un concours poétique organisé 3 . Si la conjecture domine cette entrée en matière, c’est qu’à ce jour, nous n’avons pas trace de récit de ces fêtes, alors que c’est le cas pour ces autres cérémonies extraordinaires du ca- 1 Certamen poético a la fiestas de la translación de la reliquia de San Ramon Nonat…, Saragosse, Juan de Lanaja y Quartanet, 1618. (BNE, R/ 17826). Toutes les citations seront extraites de cet exemplaire noté CP. 2 Sur la proposition du roi d’Aragon d’élever Nonnat à la dignité de cardinal et les négociations avec le pape Grégoire IX : Phelipe Colombo, Vida del glorioso Cardenal San Ramon Nonat…, Madrid, Antonio Gonçalez de Reyes, 1676, pp. 183 et suivantes. 3 À notre connaissance, le concours de Daroca n’a pas laissé de traces imprimées. Mais le prologue de Pedro Martín nous informe de son existence : « Los Hieroglíficos pedían tanto gasto de pintura y comento, que ha parecido dexarlos, y en su lugar poner algo de lo mas a propósito, que se entresacó del Certamen de Daroca » [« Les hiéroglyphes exigeaient une telle dépense d’encre et de commentaire qu’il a semblé opportun de les abandonner, et de mettre à leur place quelques pièces des plus à propos qui furent tirées du concours de Daroca », CP, Prologue, s.n., nous traduisons]. Biblio17_205_s05-305End.indd 171 27.05.13 11: 12 172 Marie-Laure Acquier tholicisme baroque que sont les fêtes de béatification ou de canonisation qui se multiplient durant toute la première moitié du XVII e siècle en Espagne 4 . Une des caractéristiques de ces festivités dans la péninsule ibérique fut la place consacrée aux poètes par l’organisation quasi systématique de concours poétiques avec proclamation de vers et remises de prix. Le concours entrait dans les fastes déployés par la ville, l’ordre religieux ou l’institution commanditaire de la manifestation afin de glorifier le saint concerné ; associés à des chants religieux ou à la représentation d’une pièce de théâtre hagiographique, les concours assuraient généralement la clôture des cérémonies qui pouvaient durer plusieurs jours. Les poètes devaient produire sonnets, silves ou madrigaux suivant les règles strictes énoncées par le secrétaire du concours tout en obéissant à des thématiques précises en rapport avec l’événement célébré. Dans notre cas, six thèmes ayant trait à la vie de Nonnat sont proposés aux candidats et trois prix sont prévus pour les lauréats de chaque section, ce qui situe notre concours parmi les manifestations de bonne tenue 5 . L’année suivante, le concours donne lieu à un ouvrage imprimé que l’on confie aux soins du frère mercédaire aragonais, Pedro Martín. Une hagiographie versifiée de Nonnat par Gregorio de Fanlo dont on ne sait si elle fut produite lors des fêtes ou non est également adjointe au volume 6 . La critique littéraire s’est intéressée à ce recueil pour plusieurs raisons. Tout d’abord et dans la perspective de l’histoire de la littérature, Aurora Egido a montré que l’hagiographie versifiée de Gregorio de Fanlo est une preuve de la profonde pénétration du gongorisme en Aragon 7 . Nieves Baranda et Carmen Marín Pina ont, pour leur part, retenu la dimension sociologique. En effet, le volume de Pedro Martín réunit un nombre très important de poèmes dus à des femmes : douze femmes sont au nombre des participants. C’est plus que dans aucun autre concours poétique organisé en Castille à la même époque 8 . 4 Cécile Vincent-Cassy : « Los santos, la poesía y la patria. Fiestas de beatificación y de canonización en España en el primer Tercio del siglo XVII », Revista de Historia Jerónimo Zurita, n° 85, 2010, pp. 75-94. 5 À Valence par exemple, les concours poétiques qui proposaient trois prix pour chaque thème sont considérés comme fastueux. Voir Pasqual Mas i Usó, Academias y justas literarias en la Valencia Barroca. Teoría y práctica de una convención, Kassel, Reichenberger, 1996, pp. 261-262. 6 Bien qu’elle fasse allusion à cette œuvre, l’approbation d’Ambrosio Machim ne donne pas de précision sur son contexte de production, CP, calderón 2. 7 Aurora Egido, La Poesía aragonesa del siglo XVII (Raíces culteranas), Saragosse, Institución « Fernando el Católico », 1979, pp. 75, 81, 95, 119-120. 8 Nieves Baranda, « Las mujeres en las justas poéticas madrileñas del siglo XVII », dans Cotejo a lo prohibido. Lectoras y escritoras en la España moderna, Madrid, Arco Libros, 2005, pp. 217-244. Biblio17_205_s05-305End.indd 172 27.05.13 11: 12 173 Le concours poétique de Saragosse En revanche, cela semble être la règle en Aragon 9 . La présence de ces femmes atteste leur activité poétique occasionnelle ou professionnelle et représente un jalon important dans l’évaluation du positionnement de l’écriture féminine dans le champ littéraire. L’ouvrage est en outre adressé à une femme aristocrate mariée au comte d’Aranda, Luisa María de Padilla Manrique, qui se fait connaître comme femme de lettres et auteur de traités moraux et éducatifs. Ses œuvres sont publiées entre 1637 et 1644 10 . Les fêtes qui ont lieu dans le monastère mercédaire de Saragosse sont sans doute données sous l’égide de sa famille 11 . Le comte, son époux, Antonio Jiménez de Urrea, commet une pièce poétique pour l’occasion. Ce bref état de la réflexion critique sur le concours poétique qui nous occupe conduit à constater qu’il fait date dans l’histoire de la littérature de circonstance aragonaise, pourvu que l’on veuille bien aborder cette veine littéraire dans une perspective croisée qui met ici en jeu histoire religieuse, histoire sociale, histoire littéraire, histoire des femmes lettrées. La critique n’a pourtant pas relevé que le recueil ne respecte pas exactement les conventions du genre auquel il appartient. Dans les recueils consignant la mémoire de ce type d’événement codifié par des règles thématiques et formelles, figurent généralement les pièces de convocation au concours, un prologue introduisant les poèmes, les pièces poétiques reçues ordonnées selon les thèmes proposés, et surtout la sentence du jury donnant les poèmes primés assortie d’une glose critique de l’ensemble 12 . Le chant initial des poètes y participe donc d’un double processus de médiatisation : celle du fait religieux, et de la dévotion qui l’accompagne et à laquelle les poètes participent par l’acte poétique ; celle du fait poétique et de la figure du poète puisque la critique des poèmes, la sentence et sa glose mettent en scène publiquement la distinction accordée et celui qui l’a reçue devant le public dévot qui assiste à la célébration. Le concours comme un ancêtre de 9 Carmen Marín Pina, « Juan Francisco Andrés de Uztarroz y el Parnaso femenino en Aragón », Bulletin Hispanique, n° 109-2, 2007, pp. 20-22. 10 Nobleza virtuosa, Saragosse, Juan de Lanaja, 1637 ; Noble perfecto y segunda parte de la nobleza virtuosa, Saragosse, Juan de Lanaja, 1639 ; Lágrimas de la Nobleza, Saragosse, Juan de Lanaja, 1639 ; Elogios de la verdad, invectiva contra la mentira, Saragosse, Pedro de Lanaja y Quartanet, 1640 ; Excelencias de la castidad, Saragosse, Pedro de Lanaja y Lamarca, 1642 ; Idea de nobles y sus desempeños en aforismos : parte quarta de la nobleza virtuosa, Saragosse, Hôpital Royal de Notre Dame de la Grâce, 1644. 11 Aurora Egido le suggère dans : « La Nobleza virtuosa de la condesa de Aranda, Doña Luisa de Padilla, amiga de Gracián », Archivo de Filología Aragonesa, t. LIV-LV, 1998, p. 13. 12 Pascual Mas i Usó, Academias y justas literarias en la Valencia barroca : Teoría y práctica de una convención, Kassel, Reicheberger, 1996. Biblio17_205_s05-305End.indd 173 27.05.13 11: 12 174 Marie-Laure Acquier nos prix littéraires fait - ou défait - les réputations d’auteurs, ainsi que celle des acteurs présidant à la manifestation. Or, dans le prologue du recueil de 1618, voici ce que l’on peut lire de la main de Pedro Martín : « Tous ceux qui ont écrit ne figurent pas ; ceux qui ont été primés n’apparaissent pas à leur place et ne sont pas nommés car ils ne veulent ou ne doivent pas l’être 13 ». Au seuil de l’ouvrage, le lecteur comprend ainsi que la restitution du concours est escamotée. Dans le passage à l’impression, le concours poétique a perdu en partie sa fonction institutionnalisée de médiatisation du fait littéraire puisqu’il ne contribue plus de façon discriminante à la glorification des lauréats. C’est là, nous semble-t-il, toute l’intéressante ambiguïté du recueil qui nous occupe. Nous nous proposons d’analyser cette entrée en matière déceptive à partir d’une batterie de questions simples : que médiatise alors le recueil ? Comment expliquer cette perte de contenu ? Le recueil abandonne-t-il tout de sa fonction dans la construction des réputations ? Nous y répondons en trois temps. Tout d’abord en nous arrêtant sur la théâtralisation du discours dans l’acte cérémoniel. Une attention particulière sera alors portée à la variation des supports en tentant d’évaluer les enjeux communicationnels et médiatiques du passage de l’oral et du visuel spectaculaire à l’imprimé. Le deuxième temps d’analyse prendra comme point d’accroche les enjeux de réputations d’auteurs impliqués par l’escamotage du prix et de son discours de justification. Nous partirons du postulat suivant lequel les mises en scènes publiques et institutionnelles en lien avec le fait littéraire revêtent une fonction médiatique faisant interférer champ littéraire et champ de pouvoir. Une réflexion sur la figure de Luisa de Padilla, dédicataire du recueil, clôturera notre étude. On tentera à chaque étape du raisonnement de mesurer les effets et la durée de la médiatisation. La médiatisation du littéraire dans la séquence événementielle Le concours de 1617 ainsi que les cérémonies qui l’entourent ont trait à un objet - la relique - dont la fonction médiate est évidente : dans le cérémoniel, la relique remplit une fonction métonymique sanctificatrice (la partie pour le tout du saint) en rendant présent et concret le signe de Dieu ; les pièces poétiques produites sous la contrainte des règles du concours servent ainsi à célébrer, commenter, diffuser, légitimer, publier l’image de sainteté renvoyée par l’objet. Le poème chanté ou déclamé par le récitant lors de la remise des prix apparaît à la fois comme le point d’orgue et l’apothéose de la célébration sanctificatrice. La dimension orale induisant un type de communication 13 CP, Prologue, s.n. Biblio17_205_s05-305End.indd 174 27.05.13 11: 12 175 Le concours poétique de Saragosse unique, le poème est destiné à une réception éphémère par le public curieux et dévot 14 . D’un point de vue formel, les pièces poétiques engagées sont systématiquement brèves, des formes italianisantes dans la plupart des cas, sonnets ou tercets enlacés. L’autorité de Pétrarque est revendiquée clairement puisque le deuxième thème du concours prend comme référence le chant 28 du Canzoniere. Dans les poèmes dominent les marques de l’oralité : les jeux d’écho sont quasi systématiques, les répétitions, les anaphores syntaxiques, les paronomases, très fréquentes. Les constructions symétriques abondent, structures binaires et ternaires à la manière de Góngora comme l’a démontré Aurora Egido 15 . On ne compte pas les chiasmes tenant pour une large part à la glose poétique de la naissance paradoxale et miraculeuse de Nonnat. Il est né, selon les hagiographies, d’une mère morte trois jours auparavant, d’où son nom Nonnat : celui qui n’est pas né. L’effet à produire se veut didactique ; un usage modéré de l’hyperbate et un style parfois prosaïque facilitent la communication du message. Ces poèmes sont écrits pour être dits. Néanmoins la communication éphémère impliquée par le poème déclamé, apparaît comme le couronnement d’un processus antérieur de diffusion de l’événement littéraire par le support poétique. Celui-ci s’inscrit dans une temporalité médiatique qui dépasse le déroulement strict du concours. La célébration autour de la relique constitue de fait une véritable séquence événementielle. Le concours est annoncé par voie d’affichage : les poèmes d’exhortation au concours, dans notre cas celui du secrétaire, Francisco de Boyl, installent la poésie à voir et à lire dans l’espace urbain. La poésie devenue murale 16 s’offre à la vue de tous et au commentaire de chacun dans une appropriation collective ou singulière dans un avant du concours. Des pièces poétiques exaltant la sainteté du personnage circulent également pour l’occasion par le biais de feuillets libres qui s’échangent et se vendent de la main à la main 17 . Une variété de supports, une intense communication orale et écrite confèrent à l’événement qu’ils préparent un statut préalable installant le récepteur dans l’attente de ce qui va se produire. La poésie, dans 14 Mercedes Blanco, « La oralidad en las justas poéticas », Edad de Oro, La literatura oral, n° VII, 1988, pp. 33-48 ; Aurora Egido, « Literatura efímera : oralidad y escritura en los certámenes y academias del Siglo de Oro », ibid., pp. 68-88. 15 Aurora Egido, La Poesía aragonesa del siglo XVII, op. cit., pp. 75-84 et pp. 105-120. 16 José Simón Díaz, La Poesía mural en el Madrid del siglo de oro, Madrid, Ayuntamiento e Instituto de Estudios Madrileños, 1977, pp. 5-33. 17 Pour des exemples d’affiches versifiées, voir J.S. Diaz, ibid., annexes ou, plus récemment, Axelle Guillausseau, « Los relatos de milagros de Ignacio de Loyola : un ejemplo de la renovación de las prácticas hagiográficas a finales del siglo XVI y principios del siglo XVII », Criticón, n° 99, 2007, p. 21. Biblio17_205_s05-305End.indd 175 27.05.13 11: 12 176 Marie-Laure Acquier toute sa gamme circonstancielle, voire publicitaire, anticipe la tenue de l’événement cérémoniel et littéraire. Au cœur de la célébration, les processions étaient également accompagnées de pancartes portant des poèmes. Hiéroglyphes et emblèmes étaient accrochés aux murs des églises et des cloîtres ou bien directement aux parois de portiques ou d’arc de triomphes éphémères qu’ils accueillaient. L’exhibition de cette poésie « a lo divino », dans l’événement, concrétisation visuelle du lien symbolique entre la fureur poétique de l’inspiration et des mystères de la foi constitue la preuve spectaculaire de la médiatisation conjointe et mutuelle du fait religieux et du fait littéraire auprès d’un public populaire. La mise en recueil de cette poésie rompt avec l’immédiateté de la communication dans la séquence cérémonielle. Elle se trouve investie par d’autres enjeux dans le projet éditorial. Comme nous l’avons signalé, l’éditeur du recueil étudié, Pedro Martin, opère un mouvement de rétention textuelle : ne pas publier tous les poèmes reçus. Mais il se livre aussi à un assemblage de pièces qui ne sont pas toutes issues du même concours. D’autres pièces en provenance du concours de Daroca ont été ajoutées, sans qu’elles ne forment toutefois une section poématique séparée dans l’économie de l’ouvrage 18 . Enfin, nous l’avons dit, une hagiographie versifiée de Nonnat est adjointe au volume. Dans l’édition consultée, cet ajout rééquilibre l’importance à accorder au concours. Dans la première approbation concédée avant l’impression, il semble que l’hagiographie soit la pièce principale du volume ; dans la deuxième approbation, c’est exactement l’inverse, et c’est au concours poétique que l’on accorde la primauté. La pagination non continue du volume qui recommence à la page un dans la seconde partie consacrée au concours confirme ces hésitations préliminaires. Cette structuration semble accorder la primauté à l’unité thématique autour de la sanctification de Nonnat au détriment de la tenue du concours dans sa dimension de rivalité poétique. Dans l’esprit de la congrégation de la Merci, probable commanditaire, le recueil met en scène, une véritable communauté de poètes, hagiographe compris, qui, par les deux pôles opposés de l’unité thématique du recueil et de la variété des interprétations formelles des mêmes règles, représente mé- 18 Il est bien difficile pour le lecteur d’aujourd’hui de distinguer les poèmes issus du concours de Daroca de ceux produits pour celui de Saragosse. Néanmoins certains indices sont parlants. Parfois, le titre et le lieu de provenance des différents participants sont précisés. Certains sont explicitement désignés comme venant de Daroca et on peut supposer qu’ils ont participé au concours organisé dans cette ville, même si l’on sait par ailleurs que les jurys recevaient des poèmes de personnes ne résidant pas dans la ville du concours. Biblio17_205_s05-305End.indd 176 27.05.13 11: 12 177 Le concours poétique de Saragosse taphoriquement le corps mystique de l’Église : la multitude des fidèles réunie dans le corps unitaire de l’Ecclesia autour d’une même dévotion. Si l’on s’attache aux effets d’une telle médiatisation du religieux, force est de constater que les stratégies de l’ordre mercédaire ont porté leur fruit. Dans la compétition que se livrent les ordres religieux pour la canonisation de leur fondateur, la Merci réussit, en quelque sorte, son « coup » médiatique : le culte public de Raymond Nonnat reçoit l’autorisation papale en 1626. Le bienheureux sera canonisé quoiqu’un peu tardivement en 1657 19 . De la cérémonie au recueil, de l’oral et du visuel à l’imprimé, la médiatisation du religieux a subsumé la médiatisation du littéraire. Néanmoins, les errements constatés dans l’ordonnancement de la mise en recueil, le prologue de Martín et la présence de nombreux aristocrates parmi les participants au concours orientent l’analyse vers d’autres perspectives, complémentaires et en réalité essentielles pour notre propos. Acteurs et poètes. Le concours et sa mise en recueil comme fabrique des réputations La critique a relevé la participation des membres de l’aristocratie aragonaise à ce concours. La comtesse de Fuentes, la comtesse de Morata ont produit sonnets et tercets pour l’occasion. La dédicataire du recueil Luisa de Padilla est comtesse d’Aranda. Elle est très certainement présente lors des célébrations alors que le comte son mari participe au concours. Leur présence lors de la manifestation confère aux candidats au prix une visibilité certaine dans le champ public. Les poètes occasionnels ou professionnels accourent de tout le diocèse pour participer. Les enjeux de réputation se lisent dans la présentation même très succincte que fait le recueil des participants. Si la comtesse de Morata concourt, son secrétaire également, sa charge est mentionnée. Leurs poèmes sont placés côte à côte dans l’économie du recueil mais celui de la comtesse précède celui du secrétaire et inaugure la section consacrée au troisième sujet du concours. Dans le recueil s’installent les hiérarchies. Dès lors, la retenue de Pedro Martín, sa volonté de taire les poèmes primés prennent un autre tour, très clairement social. Dans le support pérenne de l’imprimé, il ne saurait être question d’exhiber les noms des poètes, si brillants fussent-ils, alors que c’est bien la présence des membres de l’aristocratie aragonaise qui confère tout son lustre au volume et à l’événement qui 19 Matilde Fernández Montes, « San Isidro, de labrador medieval a patrón renacentistas y barroco de la villa y corte », Revista de Dialectología y Tradiciones Populares, t. LVI, n° 1, 2001, p. 58. Biblio17_205_s05-305End.indd 177 27.05.13 11: 12 178 Marie-Laure Acquier l’a vu naître. Dans le passage à l’imprimé, le poète ne peut éclipser la sainteté de Nonnat, encore moins le prestige des participants les mieux nés. Les choix de Martín se trouvent donc profondément affectés par des enjeux de distinction aristocratique. Le prologue n’en révèle pas moins les dissensions propres à toute rivalité littéraire. L’impression de l’ouvrage y est présentée comme l’épilogue le plus consensuel possible d’un conflit de réputations : Ces plaintes inhérentes à tout genre ne relevant pas de l’équité, que les auteurs les comparent à la fin poursuivie. Par la fête et le concert des voix de chacun, l’auteur du recueil ne prétendait qu’étendre la renommée d’un homme digne de la connaissance de tous [Martín parle de Nonnat]. Ils verront - ceux qui se lamententqu’ils ne rendent pas en cela la confiance qui leur est faite que leurs voix suffisent à y pourvoir […] 20 . Le prix, gloire d’un jour, n’est pas tout. L’important est la mémoire de ces voix qui, sans l’impression, seraient perdues. Le recueil rend donc à chacun ce qui lui appartient, assorti d’un supplément de gloire pour les heureux lauréats. Le prologue, gros de la polémique engendrée, produit un discours de réflexivité sur le fait littéraire et le médiatise. La présentation de Martín est placée sous le sceau du paradoxe : ne pas attenter à l’honneur aristocratique mais donner à croire que l’on a choisi les meilleurs ; évacuer la polémique tout en la médiatisant. S’y profile aussi la préoccupation pour la fonction d’auteur. Alors que Martín semble s’octroyer une marge de manœuvre entre les susceptibilités sociales et lettrées, il donne en réalité une belle publicité à son geste. En un temps où les recueils de poésie connaissent en Espagne un succès éditorial sans précédent 21 , Martín rejette clairement le statut de simple compilateur et ambitionne de hisser son œuvre au statut d’anthologie. Il le pare de tous les atours de l’érudition puisqu’il conserve les pièces produites en latin selon les exigences du premier sujet 22 . 20 « Las quejas en qualquier género de poca equidad mídanlas [los autores] con el fin que tuvo, quien de la fiesta solo pretendió estender por medio de sus vozes el nombre de un varón digno del conocimiento de las gentes. Y verán que no pagan dello la confianza que se tuvo de que sus vozes bastarían », CP, Prologue, s.n. 21 Ignacio García Aguilar, Poesía y edición en el Siglo de oro, Madrid, Calambur, 2009. 22 D’autres secrétaires de concours ne font pas ce choix, comme le poète de Tarrazona, Martín Miguel Navarro, qui écrit à Uztarroz qu’il a fait enlever un des sujets de vers latins du concours de 1643-44 en l’honneur de Notre Dame de Cogullada. Pour se justifier, il évoque la méconnaissance de la langue par le public (voir Aurora Egido, « Introduction », dans Ángel San Vicente (éd.), Certamen poético que la universidad de Zaragoza consagró al arzobispo D. Pedro de Apaolaza en 1642, Saragosse, Institución « Fernando el Católico », 1986, p. VIII. Biblio17_205_s05-305End.indd 178 27.05.13 11: 12 179 Le concours poétique de Saragosse L’effet médiatique au seuil de l’ouvrage rayonne donc en une multiplicité d’enjeux de réputation. Pour tenter d’évaluer la portée de cette médiatisation par l’imprimé, il faudrait s’arrêter sur la postérité de chaque itinéraire d’auteur. Sans nous lancer dans une telle étude, il est néanmoins possible d’avancer quelques jalons. Beaucoup de noms sont inconnus, attestant la présence non négligeable et déjà établie par la critique, des poètes d’occasion dans ce type de manifestation. Mais d’autres résonnent comme ceux de poètes, d’auteurs, de prédicateurs de bonne notoriété dans l’Aragon de la première moitié du XVII e siècle. C’est par exemple le cas de Luis Díez de Aux auquel on doit le récit des fêtes données à Saragosse en l’honneur de la béatification de sainte Thérèse d’Avila 23 . Le secrétaire du concours, Francisco de Boyl, est appelé à une longue carrière de prédicateur du roi sous Philippe IV 24 . Pour ces acteurs et poètes, le concours a œuvré comme tremplin ou comme confirmation d’une carrière prometteuse. Quant à Pedro Martin, il ne semble pas s’être illustré par d’autres ouvrages plus personnels après 1617. Sa carrière s’est sans doute limitée - et c’est déjà précieux - à jouir de la protection des comtes d’Aranda puisqu’il signe sa dédicace comme chapelain de la famille. On comprend mieux alors pourquoi il a donné une telle dimension à sa tâche. Mais ce qui précisément attire l’attention, c’est le nombre de poètes et d’acteurs ayant présidé à la publication de l’ouvrage qui, directement ou indirectement, sont liés au cercle de connaissances de la comtesse d’Aranda à qui, rappelons-le, l’ouvrage est adressé 25 . C’est à ce dernier point que nous souhaiterions consacrer un dernier ensemble de remarques. Luisa de Padilla, point de convergence des stratégies poético-médiatiques Si le maître d’œuvre du recueil fait partie de l’entourage immédiat de la famille, il est loin d’être le seul. Pedro Marcuello, chanoine en l’église de Daroca, produit quelques tercets pour le cinquième sujet du concours. Il est aussi très certainement le frère d’un certain Francisco Marcuello, lui-même chanoine à l’église de Notre Dame des Corps de Daroca, auteur d’une Histoire 23 Luis Díez de Aux, Retrato de las fiestas de beatificación de Santa Teresa de Avila, Saragosse, Juan de Lanaja y Quartanet, 1615. 24 Sur ce prédicateur, voir Fernando Negredo del Cerro, Los predicadores de Felipe IV, Madrid, Actas, 2006. 25 Aurora Egido l’avait déjà remarqué dans « La Nobleza virtuosa de la condesa de Aranda […] », op. cit., p. 13. Biblio17_205_s05-305End.indd 179 27.05.13 11: 12 180 Marie-Laure Acquier naturelle et morale des oiseaux dont l’édition richement décorée de gravures ornithologiques est adressée, en 1616, à la comtesse d’Aranda. Il y a aussi la présence de ces nombreuses femmes, poétesses d’occasion, mais dont l’une, Francisca de Bolea, comtesse de Fuentes, appartient à une famille de femmes lettrées qui se produisent dans les concours. La religieuse cistercienne Ana Francisca Abarca de Bolea est la plus connue. Elle donne plusieurs ouvrages à l’imprimerie sous l’égide de l’érudit et chroniqueur aragonais Juan Francisco Andrés de Uztarroz 26 . Elle est également parente de Ana Francisca Abarca de Bolea y Mur, comtesse de Torres qui participe aussi à des concours poétiques 27 . Les comtes de Fuentes et de Torres sont par ailleurs liés par alliances matrimoniales aux comtes d’Aranda 28 .Dans la perspective qui est la nôtre, il est remarquable que Luisa de Padilla entretienne, bien après la tenue de ces festivités, des relations suivies avec celui qui deviendra le chroniqueur de la vice-royauté, Andrés de Uztarroz, déjà cité 29 . En liaison avec le mécène et protecteur de Gracián, Lastanosa, Uztarroz soutiendra l’activité littéraire des femmes de son entourage. Ana Francisca Abarca de Bolea, dont il était question plus haut, est une de ces religieuses auteurs qui furent fortement encouragées et promues par Uztarroz. Luisa de Padilla va devenir elle aussi une femme auteur reconnue. Elle reçoit également les 26 María Ángeles Campo Guiral, « Ana Francisca Abarca de Bolea y el círculo Lastanosino », dans La cultura del barroco. Los jardines : arquitecturas, simbolismo y literatura : Actas del I y II Curso en torno a Lastanosa, Huesca, Instituto de Estudios Altoaragoneses, 2000, pp. 29-42 ; Carmen Marín Pina, « Juan Franciso Andrés de Uztarroz […] », op. cit., pp. 589-614. 27 Ana de Bolea et Ana Francisca Abarca de Bolea participent conjointement, ainsi que dix autres femmes, à la Contienda Poética que la imperial Ciudad de Zaragoza propuso a los ingenios españoles en el fallecimiento del Sereníssimo Señor don Balthasar Carlos de Austria, Saragosse, Diego Dormer, 1646 (Carmen Marín Pina, ibid., p. 596, note 21). 28 Sur la généalogie des Jiménez de Urrea, voir Pedro Moreno Meyerhoff, « La leyenda del origen de la casa de Urrea : etiología de una tradición », Emblemata, n° 5, 1999, pp. 57-88, et les articles de María José Casaus Ballester : « Fuentes documentales para el estudio del Condado de Aranda », dans José A. Ferrer Benimeli (dir.), Esteban Sarasa, Eliseo Serrano (coords.), El conde de Aranda y su tiempo, 2 vols., Saragosse, Institución « Fernando el Católico », 2000, t. 2, pp. 7-62 ; « El señorío, luego ducado de Híjar, trayectoria familiar y acumulación de títulos nobiliarios », dans María Jesús Casaus Ballester (coord.), Jornadas sobre el señorío-ducado de Híjar : siete siglos de historia nobiliaria española, Ayuntamiento de Híjar, Centro de Estudios del Bajo Martín, 2007, pp. 159-186. 29 Aurora Egido situe les relations entre la maison d’Aranda et Uztarroz autour de l’année 1642 (Aurora Egido, « Introduction », dans Ángel San Vicente (éd.), Certamen poético, op. cit., p. VII). Biblio17_205_s05-305End.indd 180 27.05.13 11: 12 181 Le concours poétique de Saragosse encouragements de l’érudit aragonais comme l’atteste sa relation épistolaire avec lui 30 . Les deux premiers ouvrages de la comtesse sont publiés grâce à l’intervention de Pedro Enrique Pastor, provincial de l’ordre des Augustins d’Aragon. Celui qui se dit en 1639 un des chapelains du comte d’Aranda 31 est également présent en 1616 pour le concours de Saragosse. Pastor est non seulement l’éditeur des premiers ouvrages de Luisa de Padilla mais il lui sert aussi de prête-nom car elle ne souhaite pas donner à connaître son identité au moment de la publication éditoriale de son premier traité. Sa présence au seuil des premiers ouvrages de la comtesse n’est pas sans importance 32 . Elle les désigne comme point d’interaction d’un réseau d’échanges entre les ordres religieux locaux et la famille d’Aranda, déjà visible dans les choix de Martin. Dans le recueil, la glorification opérée par le processus de médiatisation de l’écrit rejaillit en premier lieu sur l’ordre de la Merci. Mais le capital relationnel local de la famille d’Aranda croisé avec celui du monastère de la Merci, s’appuie sur l’ensemble des ordres religieux présents dans la viceroyauté. C’est ainsi que de nombreux frères appartenant aux ordres des Augustins, des Franciscains, des Hiéronymites, des Jésuites ont livré le produit de leur inspiration poétique. La production de l’écrit et sa communication à un public autre que celui des sociabilités lettrées se trouvent affectées par des enjeux de pouvoir et de prestige qui dépassent alors le simple espace familial. Nous avons déjà mentionné le fait que le pape reconnaît le culte national de saint Raymond Nonnat en 1626. L’artisan des négociations avec le pape, Ambrosio Machim, provincial de l’ordre de la Merci, est aussi celui qui préside à l’édition du recueil de 1618 en signant l’une des deux approbations. Mais ces enjeux de pouvoir retentissent aussi sur la famille d’Aranda, soucieuse, à 30 Deux lettres signées de la comtesse et adressées à Uztarroz manifestent une relation de type littéraire, Manuel Serrano y Sanz, Apuntes para un a biblioteca de escritoras españolas desde el año 1401 al 1833, Madrid, Sucesores de Ribadeneyra, 1903, t. 2, 1 ère partie, p. 103. 31 Dans les pages préliminaires de la troisième œuvre de la comtesse, Lágrimas de la nobleza, Pastor sert toujours d’intermédiaire pour la publication éditoriale et signe en tant que chapelain du comte la dédicace qu’il lui adresse, Lágrimas de la nobleza, op. cit., dédicace, s.n. 32 L’ascension de Pastor au sein de la hiérarchie de l’ordre des Augustins suit pas à pas la chronologie des œuvres publiées de la comtesse. Voir notre étude : « Noblesse vertueuse, voix de femmes. Entrées en communication, stratégie d’écriture, ‘posture’ d’auteur chez une femme aristocrate en Aragon (Sur la Nobleza virtuosa, de Luisa de Padilla, Saragosse, 1637) », dans Héloïse Hermant, Pierre-Yves Beaurepaire (dir.), Entrer en communication de l’âge classique aux Lumières, Paris, Classiques Garnier, collection Rives Méditerranéennes, 2013, pp. 31-73. Biblio17_205_s05-305End.indd 181 27.05.13 11: 12 182 Marie-Laure Acquier l’instar des clans aristocratiques, de maintenir voire d’accroître ses réseaux de clientèle. On sait qu’une étape importante pour la famille se joue en 1640 lorsque le comte d’Aranda reçoit l’ordre du roi de se couvrir en sa présence 33 . Il devient alors Grand d’Espagne. Il serait sans doute outré d’établir un lien direct de cause à effet entre la publication éditoriale du recueil et l’accession du comte à la grandesse. D’autres facteurs sont à évoquer. Angela Atienza a récemment mis en valeur la fondation de couvents et de monastères comme moyen stratégique pour accéder à la dignité suprême dans les grandes familles. Or, entre 1610 et 1640, les comtes d’Aranda ne fondent pas moins de deux institutions religieuses à Épila, leur lieu habituel de résidence 34 . Ils en rénovent une troisième d’un point de vue architectural et institutionnel 35 . Il est loisible de penser que la tenue du concours, puis la publication éditoriale du recueil correspondent chronologiquement à l’amorce d’une orchestration médiatique visant à rehausser le prestige familial à moyen terme. Les stratégies personnelles de la comtesse ne sont pas non plus à exclure de cette orchestration, tant s’en faut. Certes, il ne s’agit en rien de diminuer les inquiétudes spirituelles de Luisa de Padilla. En 1617, la comtesse a vingt-six ans. Elle a épousé le comte plus de dix ans auparavant, mais on ne lui connaît pas de descendant. Or, les bréviaires et autre Flos Sanctorum recommandent aux femmes stériles la dévotion à saint Raymond Nonnat dont la naissance si curieuse est assimilée à un gage de grâce efficiente en cas d’absence de fertilité. Les hagiographies de Nonnat ou les éditions de concours donnés en son honneur sont souvent adressées à des sujets féminins de l’aristocratie. Dans la dédicace qui ouvre le recueil de 1618, Martín souhaite précisément une longue descendance à son illustre lectrice. Nous ne reviendrons pas sur la préoccupation pour la transmission par filiation, si fondamentale pour le devenir des familles aristocratiques et qui, par ailleurs, est particulièrement sensible dans les œuvres postérieures de la comtesse d’Aranda. Mais ces considérations spirituelles et non moins sociales ne doivent pas occulter la part de construction médiatique dont fait l’objet le nom de la comtesse. 33 José Pellicer de Tovar, Avisos. 17 de mayo de 1639-29 de noviembre de 1644, vol. 1, Paris, Éditions Hispaniques, 2002, p. 79, 6 ème avis du 10 janvier 1640. Très significativement, les œuvres de la comtesse cessent d’être anonymes la même année, par la publication de Elogios de la verdad, imprimé encore sous la protection d’Enrique Pastor. Le nom de la comtesse y apparaît pour la première fois en page de couverture. 34 Ángela Atienza, Tiempos de conventos. Una historia social de las fundaciones en la España Moderna, Madrid, Marcial Pons, Université de la Rioja, 2008, pp. 153-154. 35 Javier Martínez Molina, El conjunto palaciego de los condes de Aranda en la villa de Épila, Saragosse, Institución « Fernando el Católico », 2012, pp. 112-114. Biblio17_205_s05-305End.indd 182 27.05.13 11: 12 183 Le concours poétique de Saragosse En 1616 et 1618, deux ouvrages lui sont adressés, le recueil qui nous occupe et l’Histoire naturelle et morale des oiseaux de Marcuello, déjà évoquée. Plusieurs poètes du recueil de 1618 apparaissent dans les pages préliminaires de ce premier traité ornithologique de l’histoire du livre imprimé espagnol 36 : Gregorio de Fanlo, Luis Díez de Aux encore, ou bien Martín Hernando Ezquerra, détenteur de la chaire vespérale de droit à l’Université de Saragosse. Ce n’est nullement un hasard si la mise en regard des deux livres permet de profiler l’entourage lettré de la comtesse au moment de la tenue du concours. Voici pour finir deux citations. La première est extraite de la dédicace de Martín, datée de mars 1617 : Personne dans ce royaume ni dans aucun autre ne pourra croire que cette œuvre soit réellement digne de ce nom avant qu’elle ne soit arrivée à la connaissance de votre seigneurie ni passée par ses mains. Car chacun sait que votre seigneurie par le seul fait de compter parmi ses livres ceux qui sortent nouvellement des presses leur confère leur passeport d’utilité et d’agrément 37 . La deuxième procède de la dédicace de Marcuello en tête de son traité ornithologique : Votre seigneurie est si connue et si célébrée de par le monde autant pour être la fille de Don Martín de Padilla, gouverneur de Castille […], que pour son esprit divin et supérieur, qu’elle mérite de figurer dignement dans le catalogue des femmes doctes et savantes 38 . Dans le discours de Martín, la comtesse se profile comme figure publique des lettres aragonaises, comme femme de savoir et de dévotion, mais aussi comme faiseuse de réputations littéraires. Celui de Marcuello en appelle rien moins qu’à la postérité littéraire de Luisa de Padilla. Dans ce discours placé 36 On doit à Manuel Alvar Ezquerra la seule étude existant sur cet ouvrage à notre connaissance : « Los Ornitónimos de la Historia natural y moral de las aves de Francisco Marcuello (1617) », dans Vicente Lagüens Gracia (éd.), Baxar para subir. Colectánea de estudios en memoria de Tomás Buesa Oliver, Saragosse, Institución « Fernando el Católico », 2009, pp. 297-324. 37 « Hasta que llegue a noticia y manos de V.S., nadie creerá que puede aver cosa de ingenio, ; porque todos alcançan que V.S. con solo contar entre sus libros los que de nuevo salen, les da passaporte de utiles, y deleytosos. » (CP, dédicace, n.p.). 38 « […] por todo el mundo a donde V.S. es tan conocida y famosa, assí por ser hija de Don Martín de Padilla, adelantado mayor de Castilla, cuya sangre es tan preclara y Antigua entre las Casas excellentissimas de España, como por su divino y Superior ingenio, pues merece dignamente ser puesta en el Cathálogo de las doctas y sabias […] » (Francisco Marcuello, Historia moral y natural de las aves, Saragosse, Juan de Lanaja y Quartanet, 1617, dédicace, n.p.). Biblio17_205_s05-305End.indd 183 27.05.13 11: 12 184 Marie-Laure Acquier sous les auspices de Sapho, Polla Argentaria 39 et Minerve, s’invite la matérialisation discursive d’une « posture littéraire » à asseoir et en devenir. C’est à dessein que nous reprenons à notre compte une notion récemment théorisée par Jérôme Meizoz, en l’affectant d’un double décentrage : tout d’abord par l’anachronisme puisque Meizoz ne parle de posture littéraire que pour la période qui s’ouvre avec les Lumières ; ensuite parce que la particularité de cette posture réside en ce qu’elle ne procède pas encore d’un discours émanant publiquement de la comtesse elle-même. Ce sera le cas pour d’autres positionnements, souvent complexes et tout en retenue, mis en scène dans ses propres ouvrages, comme celui d’un sujet auteur féminin et fictionnalisé qui livre ses réflexions aux enfants que la comtesse n’a en réalité jamais eus 40 . Dans le cas qui nous occupe, l’entourage lettré de Luisa de Padilla prend en charge par le discours la construction d’une posture, sans nul doute en concertation avec l’intéressée. La médiatisation choisie pour la posture de Luisa de Padilla comme femme de lettres et de savoir, par la voie littéraire éditoriale, institutionnalisée, avalisée par les autorités ecclésiastiques garantes de son orthodoxie catholique, s’est révélée à l’épreuve du temps la mieux adaptée. Cette création collective et discursive de la figure de la femme illustre, émule de Minerve, inaugure donc publiquement un processus qui, rendu plus complexe par la production éditoriale de la comtesse, va confluer vers une véritable consécration de la femme auteur par les premiers bibliographes. Nicolas Antonio l’inclura effectivement dans son Parnasse consacré aux femmes de lettres et femmes écrivains, le fameux Gynaeceum Hispaniae Minervae inclus dans le second volume de sa Biblioteca Hispana Nova publiée de façon posthume en 1783. Reposant au départ sur un escamotage de la médiatisation du fait poétique, le recueil que nous avons tenté d’étudier peut alors nous apparaître a posteriori comme le premier pas vers la construction d’une véritable identité d’auteur. 39 Savante femme de Lucain, poète de Néron. 40 Voir notre article, « Noblesse vertueuse, voix de femmes », op. cit. Biblio17_205_s05-305End.indd 184 27.05.13 11: 12 IV. Consécrations auctoriales Biblio17_205_s05-305End.indd 185 27.05.13 11: 12 Biblio17_205_s05-305End.indd 186 27.05.13 11: 12 Biblio 17, 205 (2013) Loupe à la main : la construction médiatique de l’amateur, littérateur d’un genre nouveau au XVIII e siècle K ATALIN B ARTHA -K OVÁCS Szegedi Tudományegyetem/ Université de Szeged Au début de son Salon de 1753, le critique d’art Jacques Lacombe esquisse une image bien évocatrice de l’amateur de son temps, celui qui ne court l’exposition des peintures et des sculptures que pour critiquer les productions artistiques récentes. Il ridiculise la manie de certains amateurs qui, leur « fatale loupe » à la main, trouvent plaisir à rechercher et à agrandir les défauts des toiles, et imagine toute une scène ironique entre lui-même et l’amateur. Ce dernier y est apostrophé tour à tour sous les termes d’ « éternel Grondeur », de « Critique outré » ou d’ « impitoyable Lorgneur 1 ». De même, le critique incompétent mais aspirant au titre de juge des productions artistiques est souvent la cible des gravures satiriques. La Font de Saint-Yenne, le premier critique d’art au sens moderne du terme, est par exemple montré sur une gravure de Claude-Henri Watelet avec une canne blanche et un chien d’aveugle ou, sur une autre, gravée par le comte de Caylus, examinant avec une loupe la Fontaine de S t -Innocent 2 . Comme le remarque malicieusement Lacombe, la loupe - l’attribut typique de l’amateur qui veut passer pour connaisseur - 1 Jacques Lacombe, Le Salon, s.l.n.d. [1753], Collection Deloynes, volume V, pièce 55, pp. 1-7. Le corpus de la Collection Deloynes - intitulé Collection des pièces sur les beaux-arts imprimées et manuscrites recueillie par Pierre-Jean Mariette, Charles-Nicolas Cochin et M. Deloynes - rassemble les textes de critique d’art écrits entre 1699 et 1820 et est accessible entre autres au Cabinet des Estampes de la Bibliothèque Nationale de France. 2 Le titre du second exemple de gravure contient un jeu de mots implicite sur le nom de La Font : il peut se lire comme « La Fontaine de Saint-Innocent », et fait alors allusion à la prétendue innocence du critique (entendue au sens d’incompétence et d’ignorance). Voir Thomas Crow, La Peinture et son public à Paris au XVIII e siècle, traduction A. Jacquesson, Paris, Macula, 2000, p. 14. Biblio17_205_s05-305End.indd 187 27.05.13 11: 12 188 Katalin Bartha-Kovács est un instrument qui sert à agrandir les fautes des tableaux. Elle offre, effectivement, une vision de tout près où les détails se dessinent plus clairement, mais au risque de perdre de vue l’ensemble de la composition. Ces images caricaturales visualisent en effet un phénomène marquant la vie artistique en France au milieu du XVIII e siècle. Elles font partie des réactions, des contre-attaques des amateurs alliés aux artistes : ils regardent d’un mauvais œil l’essor de l’activité des critiques qui, sans être connaisseurs en matière picturale, s’érigent pourtant en juges des productions artistiques. Aussi attirent-t-elles l’attention sur le problème que pose la polysémie du mot « amateur » : en fonction du fait qu’il s’emploie au sens large ou restreint du terme, son référent, l’amateur, apparaît différemment représenté dans les brochures des Salons. S’il est quelquefois assimilé au critique d’art, à d’autres occasions pourtant, il est une figure décriée ou ridiculisée par les salonniers. En ce qui concerne donc la figure - à bien des égards complexe - de l’amateur, elle est un facteur non négligeable pour la constitution de l’espace artistique des Lumières. L’hypothèse que nous tâcherons de vérifier est que la figure de l’amateur au sens moderne du terme s’est constituée lors de la bataille médiatique des brochures de critique d’art 3 . Les questions qui se posent à ce propos - et auxquelles nous essaierons de répondre - sont les suivantes : comment la médiatisation de l’amateur se manifeste-t-elle à travers la « querelle des brochures » ? Plus concrètement, quelles sont les images de l’amateur que les brochures critiques nous transmettent ? Si elle est souvent caricaturale, quelles en sont les causes ? L’objectif de l’article consiste à considérer quelques descriptions représentatives de l’amateur, telles qu’elles se présentent dans les Salons écrits entre 1747 et 1757, pour nuancer son image à l’époque des Lumières. Avant toute analyse, il nous semble cependant indispensable de procéder à un examen terminologique du mot « amateur », ainsi que de mettre en évidence l’évolution lors de laquelle le nouveau genre de la critique d’art s’est d’abord affirmé et, ensuite, affiné dans la « querelle des brochures ». La critique d’art et les amateurs Il est en quelque sorte symptomatique que, dès sa naissance, l’histoire de la critique de Salon soit marquée par des polémiques. Le déclencheur des querelles est l’ouvrage de La Font de Saint-Yenne - les Réflexions sur quelques 3 Si la figure de l’amateur s’impose à partir de la Renaissance, l’amateur est alors conçu au sens le plus large du terme, comme spectateur sachant apprécier les productions artistiques. Voir Nathalie Heinich, Du Peintre à l’artiste. Artisans et académiciens à l’âge classique, Paris, Éditions de Minuit, 1993, p. 52. Biblio17_205_s05-305End.indd 188 27.05.13 11: 12 189 Loupe à la main causes de l’état présent de la peinture en France, avec un examen des principaux ouvrages exposés au Louvre (1747) - où se voit revendiquée la légitimité du jugement des œuvres d’art par les non-praticiens, les profanes. L’écrit de La Font, paru sous l’anonymat, provoque immédiatement des réactions et lance toute une vague de « querelles des brochures 4 ». Certains critiques, comme l’abbé Le Blanc, sont plutôt indulgents à l’égard de ses efforts : il pardonne à La Font son zèle car « s’il n’est pas aussi connoisseur qu’amateur, c’est au moins un citoyen zélé pour la gloire de la Patrie 5 ». D’autres cependant, tels que Watelet, contestent la nécessité de l’entreprise de La Font et sont indignés du fait qu’un non-spécialiste ose critiquer les tableaux des peintres encore vivants. Dans sa riposte, qu’il écrit au nom des jeunes élèves peintres, Watelet réplique ironiquement au critique en lui reprochant ses « irrévocables jugements 6 ». Le secrétaire de l’Académie royale de peinture et de sculpture Charles-Nicolas Cochin s’attaque aussi à La Font et trouve que les ouvrages de celui-ci sont « remplis d’aménité 7 ». La conférence du comte de Caylus, intitulée « De l’Amateur » et prononcée en 1748, peut également être considérée comme une résonance à la brochure de La Font. En tout état de cause, l’écrit fondateur de La Font trouve très bientôt tant des imitateurs que des contestataires et conduit, en 1749, à une réaction violente de la part des artistes qui, vexés des critiques, refusent d’exposer cette année-là au Salon (qui n’a pas eu lieu en 1749). La Font, quant à lui, trouve nécessaire de se justifier, en 1752, dans une lettre où il explique n’avoir jamais eu « le dessein odieux de blesser qui que ce soit, ni même de le désobliger le plus légèrement 8 ». Il publie toutefois, en 1753, une nouvelle critique de Salon, les Sentiments sur quelques ouvrages de peinture, sculpture et gravure. 4 Sur les causes qui incitent les auteurs des brochures à garder leur anonymat voir Richard Wrigley, The origins of French art criticism from the Ancien Régime to the Restauration, Oxford, Clarendon Press, 1993, p. 177. 5 Jean-Bernard Le Blanc, Lettre sur l’exposition des ouvrages de peinture, sculpture, etc. de l’année 1747 et en général sur l’utilité de ces sortes d’expositions, à Monsieur P.D.R., 1747, Collection Deloynes, volume II, pièce 26, p. 4. 6 « … ainsi, nous laisserons au Public, toujours juste, le soin de vous remercier de vos bienfaits. Pour nous, Monsieur, qui ne faisons qu’une des petites parties de ce Public, nous jugeons de l’utilité de vos Ecrits par celle qu’ils ont produite sur nous. » Claude-Henri Watelet, Lettre des jeunes élèves de peinture à M.L.F… (La Font), s.l.n.d., Collection Deloynes, volume II, pièce 29, p. 2. 7 Charles-Nicolas Cochin, Lettre sur les donneurs d’idées, adressée à M. de Boissy (1755), dans Recueil de quelques pièces concernant l’art, t. I, Paris, Jombert, 1771, pp. 56-57. 8 Étienne La Font de Saint-Yenne, Lettre de l’auteur des Réflexions sur la peinture et de l’examen des ouvrages exposés au Louvre en 1746, dans Œuvre critique, édition d’É. Jollet, Paris, ENSB-A, 2001, p. 96. Biblio17_205_s05-305End.indd 189 27.05.13 11: 12 190 Katalin Bartha-Kovács Bien que l’on ait quelquefois tendance à confondre, en rapport avec la production de la critique d’art, l’amateur (au sens strict du terme) et le critique, les deux termes ne sont pas nécessairement synonymes. La Font n’est en effet ni peintre ni amateur, et le plus éminent critique d’art du siècle des Lumières, Diderot, se révolte quant à lui en 1767 par des propos acerbes contre la tyrannie de la « maudite race » des amateurs, qui décident « à tort et à travers » de la réputation des artistes 9 . Pour voir plus clair dans la question de l’assimilation des termes « amateur » et « critique », nous prétendons offrir d’abord une brève contextualisation du genre de la critique d’art au temps de sa naissance. Nous tâcherons ensuite de circonscrire le champ lexical du mot « amateur », en le distinguant des termes apparentés tels que « virtuose », « curieux », « connaisseur » et « critique ». En tant que genre littéraire autonome, la critique d’art est née en France au milieu du XVIII e siècle. C’est une constatation, un fait historique, qui requiert pourtant certaines précisions. Quant à l’expression de critique d’art au sens strict du terme, elle ne désigne guère l’ensemble des écrits sur l’art mais renvoie à un genre littéraire spécifique, la critique de Salon. Ce genre est lié à l’institution de l’Académie royale de peinture et de sculpture et à ses expositions régulières aux Salons (annuelles d’abord et bisannuelles à partir de 1737). Dès le temps de sa naissance, la critique d’art a un statut précaire : par sa nature même, elle est une activité occasionnelle, le compte rendu d’une exposition publique et temporaire des œuvres d’art contemporaines. Les écrits produits à ce propos répondent quant à eux à ce caractère occasionnel : ils font allusion à l’actualité artistique de leur époque. Dans le livre qu’il consacre à la genèse de ce genre, Albert Dresdner met en lumière les caractéristiques principales de la critique d’art. Parmi les critères qu’il souligne, le plus important est, dans notre perspective, celui de l’opposition entre le jugement des pratiquants et des profanes 10 . La critique d’art établit un nouveau régime de discours car, avec son avènement, la réflexion artistique cesse d’être le privilège des artistes. Quant à ces derniers, ils sont particulièrement sensibles à la prétention critique de ce nouveau genre littéraire, dont le but consiste à offrir des jugements des productions des artistes académiciens. Au-delà des jugements, les brochures contiennent, surtout dans la phase de la constitution de la critique d’art, aussi des réflexions méta-critiques concernant la prétendue responsabilité du critique envers la 9 Diderot, Salon de 1767, édition d’E.M. Bukdahl, M. Delon, A. Lorenceau, Paris, Hermann, 1995, p. 60. Diderot vise par là les amateurs associés à l’Académie, et en particulier Watelet. 10 Albert Dresdner, La Genèse de la critique d’art [1915], traduction Th. de Kayser, Paris, ENSB-A, 2005, pp. 50-53. Biblio17_205_s05-305End.indd 190 27.05.13 11: 12 191 Loupe à la main société. Il s’agit là d’un trait général qui marque l’attitude de l’intellectuel où un écart subsiste entre ses pratiques d’écriture réelles et l’image que celui-ci donne de sa propre fonction 11 . La conviction de la portée de cette mission se retrouve en effet dans de nombreux écrits critiques. Le collectionneur et critique d’art Saint-Yves par exemple justifie, en 1748, la publication de ses Observations par l’allusion à l’utilité de son écrit et son « devoir de citoyen 12 ». Il insiste également sur la nécessité des expositions, qui servent à former le goût du public et à affiner celui des connaisseurs 13 . À travers la différenciation des deux sortes de destinataires des œuvres d’art - et, par là même, des deux sortes de goût -, il renvoie, quoique implicitement, à un clivage à l’intérieur du public : le commun du public n’est pas identique, selon lui, au public choisi des connaisseurs. « Amateur », « connaisseur » et « critique » : ces termes apparaissent relativement souvent dans les écrits critiques sur l’art. « Amateur » s’immisce parfois jusque dans le titre des ouvrages. Si l’on n’examine que la production d’une seule année, celle de 1753, on le retrouve dans les titres tels que Sentimens d’un amateur (de Garrigues de Froment), Jugement d’un amateur sur l’exposition des Tableaux (de Laugier) ou Lettre à un amateur en réponse aux critiques qui ont paru sur l’exposition des tableaux (de Cochin 14 ) où les deux premiers critiques évoqués se désignent comme amateurs, au sens large du terme. La difficulté de parler des amateurs provient de la polysémie du mot. Aux XVII e et XVIII e siècles, le terme « amateur » peut être considéré comme un synonyme discursif typiquement français de l’italien virtuoso. La langue française possède en effet plusieurs termes pour désigner le virtuoso, « un homme qui aime les beaux Arts, qui s’y connoist 15 », comme le formule le théoricien de l’art Roger de Piles dans les Remarques à sa traduction française de L’Art de peinture de Charles-Alphonse Du Fresnoy. Dans la toute première phase de sa 11 Didier Masseau, L’Invention de l’intellectuel dans l’Europe du XVIII e siècle, Paris, PUF, 1994, p. 7. 12 « Nous avons pensé cependant que les matieres dont il est parlé dans cette brochure étant intéressantes, sa publication quoique différée, pourroit devenir utile. Nous sommes-nous trompés ? Nous avons du moins rempli le devoir de citoyen. » (Charles-Léoffroy de Saint-Yves, Observations sur les arts et sur quelques morceaux de Peinture et de sculpture, exposés au Louvre en 1748 (où il est parlé de l’utilité des embellissemens dans les villes), Leyde, 1748, « Avertissement » non paginé). 13 « Ainsi par l’exposition qu’on fait annuellement des ouvrages de nos Peintres, le goût du public se forme, & celui des connoisseurs s’épure » (ibid., p. 4). 14 Cochin se tourne contre Pierre Estève, auteur d’un Esprit des Beaux-arts, également de 1753. 15 Roger de Piles, Remarques à L’Art de peinture de Charles-Alphonse Du Fresnoy (1668), Genève, Minkoff, 1973, p. 173. Biblio17_205_s05-305End.indd 191 27.05.13 11: 12 192 Katalin Bartha-Kovács Préface au même ouvrage, Piles constate que « de tous les beaux Arts, celui qui a le plus d’Amateurs, est sans doute la Peinture 16 ». Quant au terme « amateur », il prête aisément à la confusion car il peut s’utiliser - suivant l’usage de la Renaissance italienne - au moins en deux sens. Pris dans un sens plus large, il désigne celui qui aime la peinture (en spectateur) et, dans l’acception plus restreinte, celui qui la pratique aussi (en dilettante) 17 . Piles quant à lui semble amalgamer ce double usage lorsqu’il destine son Cours de peinture par principes à « ceux qui sont nés avec l’inclination pour ce bel art, et qui l’auront cultivé au moins dans la conversation des habiles connaisseurs et des savants Peintres 18 ». Son destinataire visé aime l’art - il est donc amateur, au sens plein du terme - mais il le cultive aussi, au moins théoriquement, dans la conversation. Piles songe donc à un public choisi d’amateurs qui, sans être parfaitement instruits en peinture, prennent pourtant plaisir à regarder les tableaux. Au XVIII e siècle, l’Encyclopédie distingue tout au moins trois entrées ayant un sens proche du virtuose en rapport avec la peinture : l’amateur, le connaisseur et le curieux. Elle est plutôt sommaire au sujet de l’amateur : il « se dit de tous ceux qui aiment cet art & qui ont un goût décidé pour les tableaux. Nous avons nos amateurs, & les Italiens ont leurs virtuoses 19 ». Cette définition - qui détermine comme seul critère pour être amateur d’aimer la peinture et d’avoir un goût pour les œuvres artistiques - confère au terme un sens large et proche de celui que lui a donné Piles. L’amateur se démarque à bien des égards du curieux : ce terme désigne en peinture « un homme qui amasse des desseins, des tableaux, des estampes, des marbres, des bronzes, des médailles, des vases, &c. 20 ». La suite de la définition ridiculise l’incompétence du curieux qui ne fait qu’accumuler les objets, sans s’y connaître véritablement 21 . Quant au connaisseur, il est encore à distinguer de l’amateur : toujours selon l’Encyclopédie, en matière de peinture, ce terme « renferme moins l’idée d’un 16 Ibid., p. 1. 17 Heinich, op. cit., p. 51. 18 Roger de Piles, Cours de peinture par principes [1708], Paris, Gallimard, 1989, p. 18. 19 Paul Landois, « Amateur », dans Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers [1751-1780], nouvelle impression en facsimilé, Stuttgart-Bad Cannstatt, Friedrich Fromann, 1966-1995, t. 1, p. 317. 20 Paul Landois, « Curieux », dans ibid., t. 4, p. 577. K. Pomian voit la différence majeure entre l’amateur et le curieux en ce que le mot « amateur » véhicule selon lui le thème du désir, alors que le mot « curieux », utilisé au XVIII e siècle dans un sens essentiellement péjoratif, est associé au thème de la totalité et à l’envie de posséder. Voir Krzysztof Pomian, « La culture de la curiosité », dans Collectionneurs, amateurs et curieux. Paris, Venise : XVI e -XVIII e siècles, Paris, Gallimard NRF, 1987, p. 72. 21 « Tous ceux qui s’en occupent ne sont pas connoisseurs ; & c’est ce qui les rend souvent ridicules, comme le seront toûjours ceux qui parlent de ce qu’ils n’entendent pas. » (P. Landois, « Curieux », op. cit., t. 4, p. 577). Biblio17_205_s05-305End.indd 192 27.05.13 11: 12 193 Loupe à la main goût décidé pour cet art » - qui correspond, nous l’avons vu, à la définition de l’amateur - « qu’un discernement certain pour en juger ». Plus loin, l’article précise que « l’on n’est jamais parfait connoisseur en Peinture, sans être peintre ; il s’en faut même beaucoup pour que tous les Peintres soient bons connoisseurs 22 ». Cette définition appelle deux remarques. La première se rapporte au critère du jugement : à la différence de l’amateur, le connaisseur a non seulement un goût pour les arts mais, étant suffisamment érudit dans le domaine où on lui demande une opinion, il est aussi capable de porter un jugement sur les créations artistiques. Concernant la capacité du jugement, le connaisseur semble prévaloir sur l’amateur, voire sur le peintre. La deuxième remarque, c’est que la définition exprime, bien qu’implicitement, l’opinion générale des encyclopédistes à l’égard des amateurs : elle s’oppose à la « tyrannie » des amateurs associés à l’Académie, due à leur position sociale, à l’influence (parfois redoutable) qu’ils exercent sur la vie des artistes 23 . En ce qui concerne, finalement, le terme « critique », Marmontel y consacre un long article dans l’Encyclopédie dont nous ne retenons que la perspective de la peinture et de la sculpture, et où il est également question de l’amateur et du connaisseur. Marmontel s’en prend aux « prétendus connoisseurs » qui, en dépit de leur manque de connaissances artistiques, veulent pourtant critiquer l’imitation des peintres et juger leurs tableaux « d’un coup d’œil 24 ». Il n’épargne pas non plus les amateurs qui, étant compétents dans l’étude de quelques grands maîtres, ont l’habitude de ne juger les toiles d’autres artistes que relativement à ceux-ci 25 . Au sujet du rapport de l’amateur, du critique et de l’artiste, le Dictionnaire des arts de peinture, sculpture et gravure de Watelet et de Lévesque est également éclairant. Dans l’article « Critique », Lévesque déclare sans ambages que le meilleur critique d’art est l’artiste, qui appuie ses jugements sur des principes solides car renforcés par la pratique. Il se dresse contre les gens de lettres qui « ont tenté d’enlever cette prérogative pour s’en emparer, & l’ont exercée de manière à venger ceux qu’ils en avoient dépouillés », de même que contre les amateurs « armés à la légère » qui « se sont joints au parti des gens de lettres » pour s’attaquer aux artistes 26 . Le vocabulaire militaire utilisé par Lévesque rend éloquemment compte de la situation résultant de la « querelle des brochures » vers la fin du XVIII e siècle. 22 Paul Landois, « Connoisseur », dans Encyclopédie, op. cit., t. 3, p. 898. 23 Voir Krzysztof Pomian, « Médailles/ coquilles = érudition/ philosophie », dans Collectionneurs […], op. cit., p. 161. 24 Marmontel, « Critique », dans Encyclopédie, op. cit., t. 4, p. 493. 25 Ibid. Il vise par là en particulier le comte de Caylus. 26 Claude-Henri Watelet et Pierre-Charles Lévesque, Dictionnaire des arts de peinture, sculpture et gravure [1792], Genève, Minkoff, 1972, t. 1, p. 545. Biblio17_205_s05-305End.indd 193 27.05.13 11: 12 194 Katalin Bartha-Kovács Il découle de ces quelques exemples, tirés des dictionnaires de l’époque, que le terme d’amateur est loin d’être univoque. Dans son acception restreinte, ce mot désigne au XVIII e siècle un statut et est réservé aux seuls amateurs honoraires de l’Académie, parmi lesquels aucun homme de lettres n’est élu. Suivant la pratique de l’Académie, les dictionnaires de l’époque fixent d’habitude cet usage. Dans le Dictionnaire, Watelet donne une définition de l’amateur au sens strict du terme : « Le titre d’Amateur est une distinction que les Académies de Peinture accordent à ceux qu’elles s’associent, non en qualité d’Artistes, mais comme attachés aux Arts par leur goût ou par leurs connoissances 27 ». Ces propos font écho à ceux du comte de Caylus qui, dans sa conférence déjà mentionnée (« De l’amateur »), note que les amateurs de l’art font depuis longtemps partie de l’Académie royale de peinture et de sculpture 28 . En tant qu’amateur honoraire de l’Académie, Caylus attribue à l’amateur les compétences d’un artiste non-professionnel, capable d’aider les peintres par ses conseils. Il détermine « différentes espèces » d’amis de la peinture et n’accorde pas le titre de véritable amateur à celui « qui n’est que curieux » et qu’il appelle dans un autre texte, plus tardif, « amateur sans connoissance 29 ». La définition du Dictionnaire portatif d’Antoine-Joseph Pernety atteste aussi l’usage restreint du terme « amateur » 30 . Tout en assignant un rôle positif à l’amateur - et soulignant la tâche morale de celui-ci de stimuler la progression des arts -, il met en garde contre la confusion des mots d’amateur et de connaisseur : « On peut être Amateur sans être connoisseur, & non au contraire 31 ». De même, le Dictionnaire de Watelet et de Lévesque 27 Ibid., p. 57. 28 Anne-Claude-Philippe Caylus, De l’amateur, 7 septembre 1748. Cité dans Baldine Saint Girons, Esthétiques du XVIII e siècle. Le modèle français, Paris, Philippe Sers, 1990, p. 259. Le statut des amateurs honoraires à l’Académie est fondé en 1663 : élus pour leur dignité sociale et leur goût pour les arts, ils peuvent participer aux décisions administratives de l’institution. Le statut des associés libres - qui ont des droits plus restreints - est créé plus tard, en 1747. Voir Charlotte Guichard, Les Amateurs d’art à Paris au XVIII e siècle, Seyssel, Éditions Champ Vallon, 2008, pp. 23-26. 29 Anne-Claude-Philippe Caylus, Description d’un tableau représentant Le Sacrifice d’Iphigénie peint par Carle Vanloo, Paris, Duchesne, 1757, Collection Deloynes, volume VII, pièce 82, p. 4. 30 L’amateur « joint à l’amour pour la Peinture, la sculpture ou la Gravûre, assez de goût & de lumieres pour favoriser les Artistes, encourager leurs travaux, & souvent faire un recueil de leurs ouvrages » (Antoine-Joseph Pernety, Dictionnaire portatif de peinture, sculpture et gravure [1757], Genève, Minkoff, 1972, p. 10). 31 Ibid., pp. 9-10. Les deux termes peuvent pourtant quelquefois coïncider : « Nous avons aujourd’hui en France un grand nombre d’amateurs connoisseurs, qui se font un plaisir d’ouvrir leurs cabinets aux curieux » (ibid., p. 11). Biblio17_205_s05-305End.indd 194 27.05.13 11: 12 195 Loupe à la main tient les amateurs pour « utiles aux progrès de la Peinture », à condition qu’ils « parviennent à acquérir les connoissances qui sont indispensables pour bien jouir des productions des talens & pour les apprécier judicieusement 32 ». Ce n’est pas un hasard que le verbe utilisé soit « apprécier » et non pas « juger » : la distinction des deux opérations est substantielle. Contrairement au critique, qui juge les tableaux, l’amateur - conçu au sens étroit du terme - ne prononce pas de jugement sur les productions artistiques mais s’en tient à leur appréciation. Les écrits de critique d’art - qui contiennent dans la plupart des cas des jugements de non-professionnels - n’appartiennent pas aux genres consacrés par le discours académique. Cependant, ce discours non-institutionnalisé (et non autorisé) génère une « bataille des brochures », dans laquelle les membres de l’Académie (son secrétaire et ses amateurs honoraires ou associés libres) trouvent nécessaire d’intervenir. Il n’est pas étonnant de voir que l’attitude des critiques - des hommes de lettres qui revendiquent le droit des profanes au libre exercice de la critique d’art - suscite l’hostilité des gens de métier et provoque des réactions courroucées de leur part. Avec une colère méprisante, ils refusent l’intrusion des littéraires dans le domaine artistique, aussi bien que leur discours. Bien des études ont souligné le caractère polyphonique et polémique de la critique d’art, où l’enjeu principal des querelles était le statut du critique, les droits qui lui sont assignés et qui étaient différemment vus par les littéraires et les artistes 33 . Par la suite, nous relèverons quelques images emblématiques de l’amateur, telles qu’elles se présentent dans les brochures composées au cours de la phase de la constitution de la critique d’art. Ce faisant, nous prendrons le terme « amateur » au sens large et général, non pas comme correspondant à un statut académique, mais en tant que désignant une figure sociale sans référence concrète, qui donne souvent lieu à des images stéréotypées dans les brochures des Salons. La « querelle des brochures » et les images de l’amateur Si l’on réfléchit dans le cadre du paradigme moderniste de la médiatisation, les questions suivantes se posent : comment le personnage de l’amateur apparaît-il dans les médias du XVIII e siècle ? Comment les salonniers parviennent-ils à dresser son portrait ? Or l’expression « médiatisation » inscrit 32 Watelet et Lévesque, op. cit., p. 57. 33 Voir entre autres Élisabeth Lavezzi, « Remarques sur la critique d’art au XVIII e siècle », Revue d’histoire littéraire de la France, 2011/ 2, vol. 111, pp. 269-282 et Bernadette Fort, « Voice of the Public : The Carnivalization of Salon Art in Prerevolutionary Pamphlets », Eighteenth-Century Studies, vol. 22, n° 3, Spring 1989, pp. 368-394. Biblio17_205_s05-305End.indd 195 27.05.13 11: 12 196 Katalin Bartha-Kovács ces questions dans le champ de l’histoire sociale de l’art et de l’histoire de la réception artistique. Quant au terme « medium », il renvoie dans ce contexte à la culture de l’écrit : cette époque-là connaît une multiplication importante des différentes formes de publications, dont aussi les écrits (parfois violemment) critiques 34 . En rapport avec la question de la médiatisation, nous nous concentrerons sur deux problématiques qui sont connexes et que nous illustrerons à l’aide des exemples tirés des Salons entre 1747 et 1757. D’un côté, nous dépouillerons les occurrences qui offrent les images les plus caractéristiques de l’amateur (le point de vue « non-officiel », celui des critiques d’art) pour démontrer qu’il s’agit là d’une figure bien complexe, à multiples facettes. De l’autre côté, nous analyserons quelques passages où il est question de ridiculiser l’ambition des critiques qui veulent juger des productions artistiques (le point de vue « officiel », celui des académiciens et amateurs, partisans des artistes). En ce qui concerne ce second aspect, l’abbé Le Blanc, critique proche des dirigeants de l’Académie, donne un diagnostic sévère de la « fureur d’écrire » qui semble s’être emparée de « tous les esprits », pour devenir la « manie du siècle » gagnant sournoisement les écrivains « sans qu’ils s’en apperçoivent » : « La démangeaison des Ecrivains d’aujourd’hui, est de vouloir parler des Arts sans s’y connoître. Les Artistes s’en plaignent, & ils ont raison 35 ». Il met en question tout explicitement l’activité critique lorsqu’il estime que « la partialité, l’ignorance & la malignité » avaient inspiré la plupart des brochures qui ne se proposent que « d’insulter & de dégoûter les plus célèbres Artistes 36 ». Dans ces propos amers s’exprime, au travers du rêve de l’idéal de la critique judicieuse, la condamnation sans appel de toute attaque visant les artistes académiciens. Car, n’oublions pas, le discours de la critique d’art est un discours hautement politisé. Lorsque les critiques trouvent à redire aux créations des artistes consacrés, ils s’attaquent à la fois à la structure académique qui est, en quelque sorte, le « miroir » de l’ordre social (et politique) féodal et, par là même, du régime absolutiste 37 . Cela explique les plaintes que Le Blanc 34 Comme le remarque Didier Masseau, l’écrit imprimé exerce un pouvoir de fascination sur les intellectuels des Lumières parce qu’il « entretient le rêve d’exercer un pouvoir à distance sur un public dont on évalue encore mal les goûts et les motivations » (D. Masseau, op. cit., p. 48). 35 Jean-Bernard Le Blanc, Observations sur les ouvrages de MM. de l’Académie de peinture et de sculpture exposés au Sallon du Louvre en l’année 1753, et sur quelques écrits qui ont rapport à la peinture, 1753, Collection Deloynes, volume V, pièce 63, pp. 107-108. Ou encore : « Jamais on n’a tant écrit en France que dans ce tems-ci, sur tout ce qui est l’objet du goût » (ibid., p. 106). 36 Ibid., pp. 56-57. 37 Fort, op. cit., p. 370. Biblio17_205_s05-305End.indd 196 27.05.13 11: 12 197 Loupe à la main émet contre les obscurs « auteurs de ces Satyres », aussi bien que la scène qu’il esquisse de l’ascension imaginaire d’un critique marginal et sans talent, mais qui devient auteur de brochure réputé : Un homme à Paris qui n’est rien, & qui n’est propre à rien, n’a qu’à s’afficher par une brochure pour homme de goût, il devient à l’instant quelque chose, on l’en croit sur sa parole, les maisons des gens riches lui seront ouvertes, il fera sa cour à ces magnifiques Protecteurs des Arts, à son tour il verra des Artistes lui faire la leur dans la crainte qu’il ne décrie leurs Ouvrages, enfin il passera pour Connoisseur auprès de ceux qui prennent le jargon pour le langage des Arts, & qui de même que le Paysan du Médecin malgré lui, sont portés naturellement à admirer ce qu’ils n’entendent pas 38 . Lorsque Le Blanc se moque du prétendu connaisseur - qui parvient à duper le « gros du public », sans pour autant pouvoir tromper le « lecteur éclairé » -, il raille la vaine ambition des auteurs de brochures s’embrouillant dans les termes d’art qui deviennent sous leur plume des mots vides de sens. Ses propos sont dans la continuité de ceux qu’il avait proférés sept ans auparavant, dans sa Lettre sur l’exposition de 1747, où il diagnostiquait déjà le phénomène de la profusion des écrits sur l’art, et en donnait aussi les causes : « Si tant de gens se mêlent d’écrire, ce n’est pas qu’ils soient plus sçavans ou qu’ils ayent plus d’esprits que le commun des hommes, c’est uniquement parce qu’ils veullent faire un Livre 39 ». C’est également pour l’usage du lexique artistique par un non-professionnel que Le Salon de Lacombe est critiqué dans une brochure intitulée Lettres sur quelques écrits de ce temps. Son auteur, anonyme, évoque les « écrits ridicules », les « critiques outrées », et raille la prétention de Lacombe de vouloir faire « le petit Horace », en introduisant dans son texte « un importun, un prétendu connoisseur qui l’aborde, & qui lui récite une litanie de termes de Peinture enrôlés sans choix 40 ». Il désavoue également le fait qu’après la dispute de ces « deux importuns bavards », Lacombe (désigné par un « on » bien vague) veut donner aux artistes « les définitions banales des Arts qu’ils exercent 41 ». On notera que le pamphlétaire anonyme parle du « prétendu connoisseur » et non pas de l’amateur, bien que Lacombe se dise révolté de « la manie que certains Amateurs ont de décrier les Arts & les Artistes » de 38 Le Blanc, Observations, op. cit., pp. 63-64. 39 Le Blanc, Lettre sur l’exposition, op. cit., p. 8. 40 Lettres sur quelques écrits de ce temps. Au sujet des Tableaux qui ont été exposés dans le grand Salon du Louvre en 1753, Paris, 1753, Collection Deloynes, volume V, pièce 66, p. 2. 41 Id. Biblio17_205_s05-305End.indd 197 27.05.13 11: 12 198 Katalin Bartha-Kovács son siècle 42 . Il s’agit là probablement d’une inattention de la part du critique, ce qui prouve qu’en sa phase de naissance, le vocabulaire de la critique d’art est encore bien flottant, et le langage de la critique d’art loin d’être solidifié. C’est pourtant Cochin qui va le plus loin dans le combat mené avec acharnement contre les inopportuns « faiseurs de Brochures ». Dans sa Lettre à un amateur, il se tourne en particulier contre le critique Estève « qui a voulu aussi se mettre à la fête, & donner des leçons aux plus habiles Artistes 43 ». À travers l’exemple d’Estève, Cochin reproche aux auteurs des brochures qu’ils veulent remplacer leur manque de connaissances artistiques par de vagues « impressions » sur les tableaux exposés. Il désapprouve notamment l’attitude que prennent la plupart des pamphlétaires qui, tout comme Joseph de La Porte, proclament hautement - à l’instar de l’abbé Du Bos - qu’ils suivent leur sentiment lors du jugement des tableaux : « Mon jugement n’est point une décision, c’est un sentiment que vous devez comparer aux impressions que vous aurez reçues & à l’avis unanime des connoisseurs, c’est-à-dire de tous ceux qui vous donneront des raisons 44 ». L’opinion de Cochin reflète la position des artistes qui récusent toute forme de critique publique, toute forme de la critique du public. Ce n’est pas un hasard que, pareillement à Cochin, d’autres libellistes recourent eux aussi dans leurs critiques à des expressions qui relèvent du domaine militaire. Cochin a beau souligner qu’il ne faut aucunement regarder les expositions comme un « combat dans lequel des rivaux ennemis tâchent de se nuire, & d’attirer la risée sur ceux qui paroissent vaincus 45 », il n’en reste pas moins que le vocabulaire militaire caractérise le ton des écrits polémiques. Il s’agit là bel et bien d’un combat verbal entre artistes et critiques, qui se déroule sur le champ des mots, le terrain propre aux critiques, aux hommes de lettres, mais où les artistes se déplacent en général avec beaucoup moins d’aisance que les littéraires. 42 Lacombe, op. cit., p. 3. Remarquons que le terme « manie » revient souvent sous la plume des salonniers en guerre. 43 Charles-Nicolas Cochin, Lettre à un amateur en réponse aux critiques qui ont paru sur l’exposition des tableaux, s.l., 1753, Collection Deloynes, volume V, pièce 61, p. 4. 44 Joseph de La Porte (abbé), Sentimens sur plusieurs des Tableaux exposés cette année dans le grand Sallon du Louvre, 1755, Collection Deloynes, volume VI, pièce 73, p. 6. Voir Du Bos : le sentiment « enseigne bien mieux si l’ouvrage touche et s’il fait sur nous l’impression qu’il doit faire, que toutes les dissertations composées par les critiques pour en expliquer le mérite, et pour en calculer les perfections et les défauts » (Jean-Baptiste Du Bos (abbé), Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture [1719], Paris, ENSB-A, 1993, t. 2, sect. 22, p. 276). 45 Charles-Nicolas Cochin, Réflexions sur la critique des ouvrages exposés au Sallon du Louvre [1757], Collection Deloynes, volume VII, pièce 86, p. 16. Biblio17_205_s05-305End.indd 198 27.05.13 11: 12 199 Loupe à la main Où situer l’amateur dans ce combat, à coup sûr inégal, entre artistes et critiques d’art ? Peut-on concilier, en quelque sorte, les notions d’amateur et de critique désignant deux figures qui sont souvent associées, voire assimilées en rapport avec l’écriture des Salons ? Nous pensons pouvoir y répondre par l’affirmative, si nous prenons le mot « amateur » au sens large du terme, comprenant le segment du public intéressé aux arts qui formule aussi son opinion à l’écrit. L’amateur et le critique sont des non-professionnels qui mènent une activité de salonnier occasionnelle : rappelons-le, l’amateur en tant que figure sociale n’est pas identique aux amateurs honoraires, dessinateurs ou graveurs comme Caylus et Watelet, pour lesquels être amateur est équivalent à un statut. Par la suite, nous illustrerons par quelques exemples représentatifs, puisés dans les brochures de la première période de la critique d’art, les différents emplois du terme « amateur ». En tout état de cause, les brochures de Salon révèlent l’importance de l’amateur, de cette figure en plein essor surtout à partir des années 1740 sur la scène artistique française. Le corpus critique de l’époque envisagée témoigne du flottement du mot « amateur » entre l’usage restreint et large. À côté de ces usages, on notera encore l’attitude variable des critiques envers l’amateur, oscillant entre identification et distanciation. Pour illustrer l’emploi restrictif du terme, citons l’abbé Garrigues de Froment : dans ses Sentiments d’un amateur, il s’en prend aux amateurs associés à l’Académie à cause de leur goût exclusif pour les œuvres des Anciens. Sa critique concerne avant tout les amateurs qui sont aussi des collectionneurs possédant des cabinets meublés de tableaux. Il leur rappelle l’obligation morale qu’ils devraient avoir à l’égard des peintres contemporains de l’École française, et exprime son incompréhension de voir que les « Amateurs, qui sont dans le fond toujours redevables à l’Académie, préfèrent des choses médiocres, uniquement parce qu’elles sont anciennes, à de beaucoup plus belles, qui n’ont d’autre défaut que celui d’être modernes 46 ». Il va jusqu’à rendre responsables les amateurs de la décadence de l’Ecole française contemporaine. Sans nous étendre ici sur les répercussions de la querelle des Anciens et des Modernes dans le domaine artistique au milieu du siècle 47 , nous devons remarquer que Garrigues de Froment vise en particulier les amateurs érudits qui, tels que Caylus, sont les fervents défenseurs des Anciens. 46 Antoine-Joseph Garrigues de Froment, Sentimens d’un amateur sur l’Exposition des Tableaux du Louvre, & la Critique qui en a été faite, Paris, 1753, Collection Deloynes, volume V, pièce 58, Lettre III, p. 42. 47 Voir à ce sujet René Démoris, « De quelques usages de la ruine au 18 e siècle : Cochin, Caylus, Diderot », Dix-huitième siècle, 2008/ 1, n° 40, pp. 619-635. Biblio17_205_s05-305End.indd 199 27.05.13 11: 12 200 Katalin Bartha-Kovács Quant à Caylus, il a aussi son mot à dire dans la querelle des brochures. Lorsque, en 1753, il esquisse une image frappante de l’ensemble des visiteurs du Salon, il conçoit le terme d’amateur dans son acception la plus large possible. Il parle des amateurs - identifiés globalement au public du Salon - comme d’une masse indifférenciée dont les membres ressortissent des milieux sociaux les plus divers : Qu’on s’imagine un peuple d’amateurs de tous les âges & de toutes les conditions, témoignant une égale avidité pour étudier les talens, pour les juger, pour entretenir ses connoissances, ou en acquérir de nouvelles […], & on aura quelque idée du spectacle que présentoit à chaque instant du jour, le salon où étoient exposés les ouvrages de Peinture & de Sculpture 48 . Cette image rend compte de la position de l’amateur honoraire qu’est Caylus : il ne se mêle pas au « peuple d’amateurs » et reste distancié devant le spectacle qu’offre le Salon. Dès que l’on prend pourtant le mot « amateur » dans un sens également large mais cette fois-ci entièrement positif (désignant celui qui aime la peinture), le terme renvoie alors à une attitude critique spécifique, celle de l’amateur qui, lors de l’examen des productions artistiques, fait appel à son sentiment. Pour ces amateurs, le sentiment est un critère suffisant, sinon le seul critère valable pour juger l’art car permettant une appréhension globale du tableau. S’adressant à un ami (fictif) absent et résidant à la campagne, la brochure de Marc-Antoine Laugier suit la convention tacite du genre de la critique de Salon en train de se constituer, selon laquelle le compte rendu de l’exposition est souvent écrit sous forme épistolaire. Convaincu que le sentiment personnel est à la base du goût, Laugier s’en rapporte à « l’impression particuliere » que font sur lui les toiles. Il argumente en fondant ses impressions sur son sentiment et affirme en ce sens que lors du jugement, il ne se laisse « point captiver par l’autorité des opinions », mais interroge son âme, et décide suivant les mouvements de celle-ci 49 . Son attitude est celle de l’amateur qui, en tant qu’homme de goût connaissant les limites de ses compétences, se contente d’énoncer son sentiment, sans pour autant vouloir donner aux artistes des conseils concernant la technique de leur métier 50 . 48 Anne-Claude-Philippe Caylus, Exposition des ouvrages de l’Académie royale de peinture et de sculpture faite dans une sale du Louvre le 25 août 1753, s.l., 1753, Collection Deloynes, volume V, pièce 54, pp. 1-2. 49 Marc-Antoine Laugier, Jugement d’un amateur sur l’exposition des Tableaux. Lettre à M. le Marquis de V*** (Vence), 1753, Collection Deloynes, volume V, pièce 59, p. 6. 50 « Nous autres simples Amateurs, nous ne devons point nous hasarder à parler de choses qui nous sont peu familieres ; laissons aux gens du métier le droit exclusif qu’ils ont de décider pour ou contre l’artifice du Peintre. Bornons-nous à bien sentir l’effet du Tableau » (ibid., p. 7). Biblio17_205_s05-305End.indd 200 27.05.13 11: 12 201 Loupe à la main Le jugement de l’amateur en matière artistique doit-il s’arrêter là, au sentiment ? Cette interrogation nous mène sur le terrain épineux du jugement de goût. Car, n’oublions pas, le XVIII e siècle est appelé l’ère du goût, appellation allant de pair avec celle du siècle de la critique, les notions de goût et de critique étant, en effet, consubstantielles 51 . La liaison intime du jugement et du goût apparaît, comme nous l’avons vu, dans plusieurs écrits critiques. Du vaste corpus de la critique des Salons, nous avons examiné quelques textes rédigés par des amateurs ou ayant pour sujet les amateurs, qui ont confirmé l’hypothèse selon laquelle la médiatisation de l’amateur passait, au moment de la naissance de la critique d’art, par la « querelle des brochures ». Ces exemples nous ont servi à éclairer le processus pendant lequel le critique d’art (en tant que littérateur) apparaissait par une image rapidement stéréotypée dans les brochures critiques 52 . Quant à l’amateur, il était en effet bien différemment vu par les salonniers : il les incitait à une prise de position, à une attitude de distanciation ou, au contraire, d’assimilation. Et, finalement, qu’en est-il de la loupe de l’amateur ? Si l’on revient aux gravures évoquées au début de l’article - qui tournent en dérision l’ambition de La Font et, en général, des critiques d’art -, il est significatif qu’elles sont faites par des amateurs honoraires, Caylus et Watelet. Ces images se composent des attributs stéréotypés, susceptibles de fonctionner comme des clichés. La loupe fait partie du répertoire habituel de ces attributs : pareillement à la cécité du critique (rendue explicite par la canne blanche et le chien), elle fait allusion à la vision déformée, à l’œil qui ne voit pas - ou voit mal - les œuvres d’art. La métonymie de la loupe - qui sert à symboliser l’étroitesse de la vue de l’amateur - apparaît également sur une peinture de Chardin. Le Singe antiquaire est un exemple visuel particulièrement frappant de la médiatisation de l’amateur : il offre une image caricaturale de l’attitude de l’amateur érudit - et savant antiquaire - dont le prototype par excellence est l’« anticomane » 51 Comme le remarque Alfred Baeumler, « le problème de la critique est né avec celui du goût », le goût étant « l’expression subjective des mêmes données dont la critique est l’expression objective » (Alfred Baeumler, Le Problème de l’irrationalité dans l’esthétique et la logique du XVIII e siècle, traduction O. Cossé, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 1999, p. 29). 52 Un processus semblable peut être observé à la même époque pour le voyageur dans la littérature de voyages. Sur l’image stéréotypée du voyageur au XVIII e siècle, voir Géza Szász : « “Voyage” et “Voyageur” dans l’Encyclopédie : résumé des connaissances ou programme ? », dans I. Cseppent Ő (éd.), Cultivateur de son jardin. Mélanges offerts à Imre Vörös, Budapest, Université Eötvös Loránd/ Centre Interuniversitaire d’Études Françaises, 2006, pp. 215-221. Biblio17_205_s05-305End.indd 201 27.05.13 11: 12 202 Katalin Bartha-Kovács Caylus 53 . Le singe sur le tableau, qui examine minutieusement avec sa loupe une médaille antique, renvoie-t-il au regard ironique que porte le peintre Chardin sur les amateurs collectionneurs ? Si l’on admet cette hypothèse, on peut alors considérer le tableau de Chardin comme un « pamphlet visuel » dirigé contre la manie des collectionneurs qui se plongent dans l’étude de l’Antiquité, tout en ignorant l’art contemporain. De telles images caricaturales illustrent l’aspect visuel de la médiatisation de l’amateur ; l’aspect textuel de ce même processus diffuse la figure du critique d’art s’érigeant en juge des tableaux et appliquant des critères essentiellement littéraires lors de son jugement. La figure de l’amateur assume le rôle de médiateur de l’art mais, quelque peu paradoxalement, c’est ce médiateur qui se voit ridiculisé par les textes polémiques qui le médiatisent. En tout état de cause, les brochures de Salons déterminent un nouvel espace discursif : celui de la critique d’art, qui se développe grâce à l’activité des littérateurs, et qui contribuera, vers la fin du XVIII e siècle, à la constitution de nouveaux fondements du jugement de goût. 53 On connaît plusieurs versions du Singe antiquaire (la variante peinte vers 1726 se trouve à Paris, au Louvre). Héritées des peintres flamands, les « singeries » étaient en vogue en France surtout dans la première moitié du siècle. Il est cependant également possible de voir dans la toile de Chardin une allusion aux débats artistiques de son temps. Voir à ce sujet Pierre Rosenberg et Renaud Temperini, Chardin, Paris, Flammarion, 1999, p. 77. Biblio17_205_s05-305End.indd 202 27.05.13 11: 12 Biblio 17, 205 (2013) La médiatisation de Molière par ses premières Vies (1682-1705) É LODIE B ÉNARD Université Paris IV - Sorbonne En 1683, dans ses Sentiments sur les lettres et sur l’histoire avec des scrupules sur le style, Du Plaisir enregistre un changement dans la manière d’écrire les fictions narratives en prose, qui accompagne une évolution du goût. La nouvelle - le terme et ses équivalents « petit roman » et « histoire » désignent le nouveau genre narratif apparu dans le second XVII e siècle - vise « plutôt à donner les images des choses comme d’ordinaire nous les voyons arriver, que comme notre imagination se les figure 1 ». Le type d’incidents et le caractère des personnages n’obéissent pas aux conventions idéalistes mais au naturel ; on délaisse l’héroïsme épique pour s’intéresser aux « mouvements du cœur ». Le succès de la nouvelle s’explique aisément, selon Du Plaisir : ces peintures naturelles et familières conviennent à tout le monde ; on s’y retrouve, on se les applique, et parce que tout ce qui nous est propre nous est précieux, on ne peut douter que les incidents ne nous attachent d’autant plus qu’ils ont quelque rapport avec nous 2 . Moins de dix ans plus tard, quand il entreprend d’écrire la Vie de Monsieur Descartes, Adrien Baillet perçoit l’atout que constitue, en matière non pas d’illusion mais d’imitation, la représentation d’hommes et d’actions à portée de l’humanité. Rompant ostensiblement avec la tradition des Vies d’« illustres », il déclare : 1 Jean Regnault de Segrais, Les Nouvelles françaises, « Entretien sur la première nouvelle « Eugénie » (Paris, A. Sommaville, 1657), dans Camille Esmein (éd.), Poétiques du roman. Scudéry, Huet, Du Plaisir et autres textes théoriques et critiques du XVII e siècle sur le genre romanesque, Paris, H. Champion, coll. « Sources classiques », n° 56, 2004, p. 549. Voir Emmanuel Bury, « À la recherche d’un genre perdu : le roman et les poéticiens du XVII e siècle, dans Giorgetto Giorgi (dir.), Perspectives de la recherche sur le genre narratif français au XVII e siècle, Pisa, Edizioni Ets ; Genève, Éditions Slatkine, coll. « Quaderni del seminario di filologia francese » n° 8, 2000, pp. 9-33. 2 Du Plaisir, Sentiments sur les lettres et sur l’histoire avec des scrupules sur le style (Paris, C. Blageart, 1683), dans Camille Esmein (éd.), op. cit., p. 767. Biblio17_205_s05-305End.indd 203 27.05.13 11: 12 204 Élodie Bénard Il sera d’autant plus facile à tout le monde de l’imiter, que sa vie privée ne nous produit point de ces faits inimitables, qui se lisent dans les Romans des Héros, où même dans les histoires des Solitaires de la Thébaïde 3 . D’un côté, des actions extraordinaires accomplies par des héros parfaits, de l’autre, les pensées et les sentiments - le « trésor caché 4 » d’un homme qui a ses « faiblesses 5 ». Le glissement d’une vraisemblance qui renvoie à un « vrai idéal » à une vraisemblance qui met en forme des « vérités particulières » et qui, partant, opère sur le public par le biais de la reconnaissance, permet d’éclairer l’évolution de la biographie au cours des XVII e et XVIII e siècles, et notamment le passage de la première Vie de Molière à la deuxième, parues respectivement en 1682 et en 1705. La première qui figure en tête du premier volume des Œuvres de M. de Molière 6 et qui porte le titre de Préface relève du genre de la Vie d’« illustres » qui a entretenu, dès l’origine, un lien étroit avec la tradition épidictique. La deuxième, intitulée La Vie de M r de Molière, beaucoup plus ample 7 , présente des affinités avec la nouvelle. Ces deux formes médiatisent deux images de Molière, dont il s’agira d’interroger la fortune. La Préface de 1682 D’après une note 8 , découverte dans un recueil manuscrit de la fin du XVII e siècle appartenant à Jean Nicolas du Tralage, les auteurs de la Préface sont Jean Vivot 9 3 Adrien Baillet, « Préface », La Vie de Monsieur Descartes, Paris, D. Horthemels, 1691, p. VIII. 4 Ibid., p. VI. 5 « J’ay taché d’exprimer sans déguisement les défauts de nôtre Philosophe : persuadé non seulement qu’il y a presque toûjours des marques de force et de grandeur dans les foiblesses des grands génies ; mais que ces foiblesses même renferment des enseignemens salutaires pour les autres » (ibid., p. VII). 6 Les Œuvres de Monsieur de Molière, Paris, D. Thierry, C. Barbin et P. Trabouillet, 1682. La Préface occupe seize pages dans l’édition in-12 et n’est pas signée. 7 Jean-Léonor Le Gallois, sieur de Grimarest, La Vie de M r de Molière, Paris, Le Febvre, 1705. La Vie occupe cent-sept pages dans l’édition in-12. 8 C’est l’unique preuve dont on dispose (« Recueil de Tralage », t. IV, f° 221, v°, bibliothèque de l’Arsenal, ms. 6544, cité dans Œuvres complètes, édition de G. Forestier, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, p. CXIX). Bruzen de la Martinière, auteur d’une « Nouvelle Vie » de Molière, qui figure en tête de l’édition des Œuvres de Molière (Amsterdam, P. Brunel, 1725), attribue la Préface au comédien Marcel. 9 Jean Vivot, qui a appartenu, comme Molière, à la Maison du roi, et qui était réputé amateur de théâtre, a toutes les chances d’avoir connu le dramaturge, mais aucun document ne l’assure (Jean Mesnard, « Jean Vivot (1613-1690), ami, éditeur et biographe de Molière », dans Yves Bellenger, Gabriel Conesa et al. (éd.), L’Art du théâtre. Mélanges en hommage à Robert Garapon, P.U.F., 1992, pp. 159-176). Biblio17_205_s05-305End.indd 204 27.05.13 11: 12 205 La médiatisation de Molière par ses premières Vies (1682-1705) et La Grange 10 . Comme le doute n’est pas complètement levé concernant l’attribution du texte 11 , on gardera à l’esprit que la personnalité des deux hommes et les rapports qu’ils ont entretenus avec Molière ne sauraient constituer une clef de lecture irréfutable. Les auteurs commencent par rendre hommage à « ceux qui ont pris [le] soin » d’offrir aux lecteurs une édition « plus correcte que les précédentes », dépourvue des « fautes considérables » laissées par les imprimeurs 12 . De même qu’il s’agit de rétablir l’œuvre dans sa « pureté 13 », de même les biographes s’efforcent de donner une image idéalisée du « fameux » auteur comique. À cette fin, il paraît naturel que des hommes dotés d’une solide éducation et par conséquent, familiers des exercices rhétoriques - c’est le cas, du moins, de La Grange et Vivot - aient choisi la forme canonique de la Vie d’« illustres ». La Préface est, en effet, composée selon les règles du genre : un exorde justifiant l’entreprise, le récit de l’existence qui reprend les lieux de l’éloge - naissance, dispositions naturelles et éducation, vocation, biens extérieurs (succès, réputation, honneurs), mort édifiante - et une double péroraison récapitulant ce qu’a été l’homme et développant sa postérité immédiate. Par ailleurs, conformément à la conception aristotélicienne - qui sous-tend l’éloge tel qu’il se pratique en Grèce à l’époque impériale 14 - et à l’éthique aristocratique qui en conserve les traces, la Préface donne proprement à voir la vertu. 10 La Grange a été aux côtés de Molière de 1659, date à laquelle il entre dans sa troupe, jusqu’en 1673. À partir de 1664, il le remplace comme « orateur » et entreprend, sans doute vers les années 1680, la rédaction de son Registre, qui consigne jour après jour les informations concernant la troupe. 11 Étant donné qu’aucun travail de plume de Vivot ou de La Grange n’a été retrouvé, il est légitime de se demander dans quelle mesure les deux hommes ont participé à la rédaction de la Préface et s’ils n’ont pas fait appel à un professionnel de l’écriture. La présence d’un long développement consacré au devenir de la troupe qui valorise implicitement La Grange (c’est lui qui, après la mort de l’« Illustre chef », a veillé à la survie de la troupe) laisse à penser que le comédien a pris une part active à l’élaboration du texte. La Préface ne contient cependant aucune information de première main, si ce n’est le récit de la mort de Molière, que l’on retrouve dans le Registre de La Grange (Nous reprenons les remarques de Georges Forestier dans Œuvres complètes, op. cit., t. I, pp. CXIX-CXX). Mais le parcours de Molière, réduit au seul aspect qui intéresse les biographes - l’ascension sans obstacles - et l’image idéalisée du comédien impliquent nécessairement une sélection drastique des faits. 12 Ibid., t. I, p. 1099. 13 Id. 14 Laurent Pernot, La Rhétorique de l’éloge dans le monde gréco-romain, Paris, Institut d’études augustiniennes, Collection des études augustiniennes. Série Antiquité, 1993, t. I, « Histoire et technique », pp. 138 et 150-153. Biblio17_205_s05-305End.indd 205 27.05.13 11: 12 206 Élodie Bénard Le récit de la carrière de Molière est marqué par un déséquilibre. Les biographes ne s’appesantissent pas sur l’échec de l’Illustre Théâtre, mis sur le compte de la nouveauté et aussitôt annulé par la réputation naissante de Molière en province 15 . Ils se hâtent vers le retour à Paris et s’attardent sur la période qui s’étend de l’installation de la troupe dans la salle du Petit-Bourbon, en 1658, à sa promotion au rang de « Troupe du Roi », en 1665. Dans cette période, un épisode fait l’objet d’une pause descriptive : la première apparition des comédiens devant le roi et la Cour, au vieux Louvre, le 24 octobre 1658. Avant, le récit est fondé sur une suite de séquences représentation publique/ succès/ reconnaissance d’un grand où le prestige des protecteurs - le prince de Conti, Monsieur et le roi - va croissant. Après, le troisième terme de la séquence est modifié et celle-ci devient représentation publique/ succès/ récompense du roi ; les bénéfices honorifiques et matériels étant de plus en plus substantiels. En effet, à l’issue de la représentation au vieux Louvre, le roi, et à travers lui la Cour, a jugé et ce jugement est définitif. À partir de cette bénédiction, se déroule une irrésistible ascension 16 et il est naturel que le récit de la carrière culmine avec la récompense suprême - le changement de nom de la troupe -, et que le reste du parcours de Molière (1665-1673) soit résumé de façon lapidaire. On comprend dès lors pourquoi les biographes transforment en événement le spectacle au vieux Louvre qui marque la coïncidence entre un acte et la considération dont on l’honore. La représentation constitue un événement 17 parce qu’en annonçant, à la suite de la tragédie de Corneille, une petite comédie - genre que le théâtre parisien avait remisé depuis longtemps - Molière crée la surprise 18 . Dans la réalité, il est peu vraisemblable que le programme de la représentation n’ait pas été connu. Qui plus est, jusqu’aux Précieuses ridicules, créées en 1659, la troupe n’a jamais joué de petite comédie à la suite d’une grande pièce en cinq actes. La prestation des comédiens revêt, par ailleurs, un caractère fondateur. La décision royale d’accorder la salle du Petit-Bourbon à Molière, qui inaugure la brillante carrière parisienne, est présentée comme la conséquence immédiate de son succès 19 . Là encore, que la troupe se soit rendue à Paris sans l’assurance d’avoir une salle où jouer et qu’elle ait risqué sur une seule 15 Molière, Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. 1100. 16 Les biographes passent sous silence les échecs, notamment Don Garcie de Navarre. 17 Sur la définition de l’événement, voir Emmanuel Boisset, « Aperçu historique sur le mot événement », dans Emmanuel Boisset et Philippe Corno (dir), Que m’arrive-t-il ? Littérature et Evénement, actes du colloque Jeunes chercheurs Littérature et Evénement, organisé par le CELAM - Rennes 2, les 4, 5 et 6 mars 2004, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Interférences », 2006, pp. 17-30. 18 Molière, Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. 1101. 19 Id. Biblio17_205_s05-305End.indd 206 27.05.13 11: 12 207 La médiatisation de Molière par ses premières Vies (1682-1705) carte son séjour dans la capitale semble peu probable. Elle s’était, en réalité, rapprochée de Paris dès Pâques 1658, et avait négocié son installation dans la ville pendant l’été 20 . La représentation au Louvre marquait donc l’achèvement d’une série de négociations impliquant un certain nombre d’intercesseurs, dont Philippe d’Orléans : le 24 octobre 1658, le sort de la troupe était joué. Ce n’est pas le cas dans la Préface qui cristallise les actions multiples mettant en jeu divers acteurs en une épreuve unique dont l’issue est encore incertaine et dont le seul héros est Molière. Le coup d’éclat de Molière relève de la prouesse. Il y a en effet prouesse lorsque le combattant l’emporte, non par sa force, inférieure à celle de ses adversaires, mais par la forme de son action. La salle des Gardes de l’ancien palais du Louvre est bel et bien le lieu d’un affrontement et les adversaires de Molière ne sont autres que les acteurs de l’Hôtel de Bourgogne, dont on sait avec quel mépris ils ont regardé les nouveaux venus. Leur présence dans l’assistance est mentionnée immédiatement avant l’action éclatante de leur rival 21 . Dans son compliment, Molière fait valoir le prestige des comédiens du roi et s’excuse, à l’inverse, de la modestie de sa troupe. Le contraste entre le modèle et la copie est redoublé par l’opposition entre Paris et la province, ainsi qu’entre le genre noble par excellence qu’est la tragédie et la comédie : il lui dit que l’envie qu’ils avaient eue d’avoir l’honneur de divertir le plus grand Roi du monde, leur avait fait oublier que Sa Majesté avait à son service d’excellents Originaux, dont ils n’étaient que de faibles copies ; mais que puisqu’Elle avait bien voulu souffrir leurs manières de campagne, il la suppliait très humblement d’avoir agréable qu’il lui donnât un de ces petits divertissements qui lui avaient acquis quelque réputation, et dont il régalait les Provinces 22 . Aussi le renversement qui consiste à voir triompher les acteurs, récemment débarqués à Paris, sur la plus ancienne compagnie parisienne, tient-il du miracle ; et ce d’autant plus que la réussite est due au seul Molière 23 . Le talent de Molière réside dans son sens du kairos. Il profite de l’accueil bienveillant que réserve l’auditoire à la troupe - incapable, à l’évidence, de rivaliser avec les fameux tragédiens de l’hôtel de Bourgogne - pour déplacer le combat sur un terrain qui les exclut, le genre comique. Mais les biographes mettent moins l’accent sur le courage du comédien, débarrassé de la crainte devant 20 La Préface mentionne les allers-retours effectués par Molière pendant l’été dans le but d’obtenir la protection de Monsieur et d’être présenté au roi (ibid., p. 1100). 21 Ibid., p. 1101. 22 Id. Nous soulignons. 23 Le roi est en particulier séduit par la « manière dont il s’acquitta » du rôle du Docteur (id). Biblio17_205_s05-305End.indd 207 27.05.13 11: 12 208 Élodie Bénard l’imprévisibilité et l’irréversibilité de l’action 24 , que sur le caractère galant de la prouesse. L’attitude de Molière, s’approchant sur le devant de la scène à l’issue de la représentation pour prendre la parole, a l’air naturel et facile prisé par les mondains et on reconnaît dans le ton faussement modeste et la malice envers les acteurs royaux, l’esprit galant. Par ailleurs, le « petit 25 » triomphe - « petite » troupe, « petite » comédie - et le lexique atteste la primauté du plaisir et de la surprise 26 . Un peu plus loin, les biographes attribuent à Molière les qualités essentielles de l’honnête homme : la complaisance, le refus de paraître attaché à son métier, la libéralité 27 . Lors de la cérémonie au vieux Louvre, on assiste à la naissance du comédien-auteur dont le mérite est révélé par son acte : acteur comique hors pair, capable de déjouer, tout en les comblant, les attentes du public 28 , et incarnation de la civilité galante. Dans la Préface, les actions, les paroles et le corps 29 reflètent la vertu ; la tâche du biographe consiste à leur attribuer beauté et grandeur. La médiatisation est une amplification. La fabrication de l’événement du 24 octobre 1658 en témoigne. L’idéal humain a changé - la galanterie l’emporte sur les anciennes valeurs héroïques - mais la Vie d’« illustres » impose sa conception de l’homme, fondée sur la correspondance entre l’extérieur, éclatant, et l’intérieur, vertueux. 24 Thomas Berns, Laurence Blésin, Gaëlle Jeanmart, Du Courage. Une histoire philosophique, Les Belles Lettres, coll. « encre marine », 2010, p. 185. 25 Dans la querelle des sonnets de Job et d’Uranie, Guez de Balzac oppose « le petit » qui est « plus ingenieux, et plus de la conversation » et a « plus d’agrément et plus de finesse » et « le grand » qui est « plus rhetoricien, et plus de l’escole » et a « plus d’esclat et plus de force » (Jean-Louis Guez de Balzac, Socrate chrestien, édition de J. Jehasse, Paris, H. Champion, 2008, p. 309). 26 « Divertir », « régaler », « agréable », « agréablement », « plaisantes », « surprit » (Molière, Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. 1101). 27 Ibid., p. 1102. 28 La scène inaugurale au vieux Louvre peut apparaître a posteriori comme le modèle des succès du dramaturge. Ce dernier ne manque pas dans ses préfaces de souligner la modestie de ses comédies et métamorphose ainsi la réussite en exploit : il parvient à plaire au roi, à la Cour et au public parisien avec des « bagatelles » et des « impromptus ». Les coups d’éclat à venir que sont La Critique de L’École des femmes et L’Impromptu de Versailles reposent aussi, comme l’a montré Patrick Dandrey, sur la prouesse (« Molière polémiste ? La chicane et la prouesse », dans Emmanuelle Hénin (dir.), Les Querelles dramatiques à l’âge classique (XVII e -XVIII e siècles), Louvain, Paris, Peeters, coll. « La République des Lettres », n° 37, 2010, pp. 85-95). 29 L’amplification touche aussi la santé : « Il était d’ailleurs d’une très bonne constitution, et sans l’accident qui laissa son mal sans aucun remède, il n’eût pas manqué de forces pour le surmonter. » (Molière, Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. 1103). Biblio17_205_s05-305End.indd 208 27.05.13 11: 12 209 La médiatisation de Molière par ses premières Vies (1682-1705) La Vie de Mr de Molière (1705) Jean-Léonor Le Gallois, sieur de Grimarest, n’a pas connu Molière mais il n’est pas étonnant que ce polygraphe à l’affût de tout sujet susceptible d’exciter la curiosité des lecteurs - son premier ouvrage, Commerce de lettres curieuses et savantes (1700), rassemble des dissertations sur des thèmes aussi inattendus que la lettre A du Dictionnaire de Furetière - ait choisi d’écrire sur le comédien-auteur. En effet, la vie de Molière, et en particulier sa vie privée, est un sujet « vendeur », en témoigne le succès de la nouvelle diffamatoire intitulée La Fameuse Comédienne, ou Histoire de la Guérin, auparavant femme et veuve de Molière, qui raconte les aventures galantes d’Armande Béjart et a été éditée quatre fois de 1688 à 1697 30 . Les premières lignes de la Vie démarquent l’éloge de Corneille prononcé par Racine à l’Académie française 31 . Elles célèbrent le poète venu apporter la lumière dans les ténèbres : Quelles obligations notre Scène comique ne lui a-t-elle pas ? Lorsqu’il commença à travailler, elle étoit destituée d’ordre, de mœurs, de goût, de caractères ; tout y étoit vicieux. Et nous sentons assez souvent aujourd’hui que sans ce Génie supérieur le Théâtre comique seroit peut-être dans cet affreux cahos, d’où il l’a tiré par la force de son imagination ; aidée d’une profonde lecture, et de ses réflexions, qu’il a toujours heureusement mises en œuvre 32 . Le panégyrique est suivi par une profession de foi, comme on en trouve au seuil des nouvelles « historiques ». Grimarest prétend faire connaître 30 La Fameuse Comédienne, ou Histoire de la Guérin, auparavant femme et veuve de Molière, Francfort, F. Rottenberg, 1688 ; Les Intrigues amoureuses de Mr. de M**** & de Mad. de *** son épouse, Dombes, 1690 ; Histoire des intrigues amoureuses de Molière et de celles de sa femme, Francfort, 1697 ; Les Intrigues de Molière et celles de sa femme, S.l.n.d. 31 « Vous savez en quel état se trouvait la scène française lorsqu’il commença à travailler. Quel désordre, quelle irrégularité ! Nul goût, nulle connaissance des véritables beautés du théâtre ; les auteurs aussi ignorants que les spectateurs ; la plupart des sujets extravagants et dénués de vraisemblance ; point de mœurs, point de caractères ; la diction encore plus vicieuse que l’action […]. Dans cette enfance, ou, pour mieux dire dans ce chaos du poème dramatique parmi nous, votre illustre frère, après avoir quelque temps cherché le bon chemin et lutté, si j’ose ainsi dire, contre le mauvais goût de son siècle, enfin inspiré d’un génie extraordinaire, et aidé de la lecture des anciens, fit voir sur la scène la raison » (Racine, « Discours prononcé à l’Académie Française à la réception de MM. de Corneille et de Bergeret, le deuxième janvier 1685 », Œuvres complètes, édition de R. Picard, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1952, t. II, pp. 344-345). 32 J.L. Grimarest, La Vie de M. de Molière, édition de G. Mongrédien, [Paris, 1955], Genève, Slatkine Reprints, 1973, p. 35. Biblio17_205_s05-305End.indd 209 27.05.13 11: 12 210 Élodie Bénard Molière « tel qu’il étoit » et opposer au discours prétendument dominant et rempli de « faussetés », une parole de vérité fondée sur des témoignages « très-assurez 33 » - essentiellement ceux du comédien Baron 34 . À cette fin, il promet de ne pas négliger les faits « communs à toutes sortes de personnes 35 ». Outre la peinture des « petits côtés » qui repose sur le même postulat que le choix de « héros ordinaires » dans la nouvelle - le renoncement à une vision uniment idéalisante -, le texte de Grimarest partage avec celle-ci le goût du secret 36 . Si la nouvelle diffamatoire fait du secret révélé le principal ressort de son succès, on voit aussi apparaître dans le domaine « autorisé 37 » des histoires « secrètes ». Grimarest aime surprendre le lecteur en démentant les apparences 38 . Son projet est cependant plus ambitieux : il ne s’agit pas seulement de lever le voile sur de petits mystères, mais de donner à voir le vrai Molière. La biographie est fondée sur l’opposition entre le mode de vie conforme au tempérament de Molière et l’existence qu’il mène. Une saynète est significative. Molière tente de maîtriser l’âne sur lequel il est monté afin de représenter le personnage de Sancho Panza 39 . La lutte acharnée et vaine du comédien, ses postures inconfortables - tantôt « renversé sur le derrière de l’animal », tantôt s’accrochant aux parois du théâtre - ses cris de détresse et l’hilarité de sa servante le métamorphosent en ridicule de comédie. Et le 33 Grimarest, La Vie de M. de Molière, op. cit., p. 36. 34 À la fin de la Vie (ibid., pp. 118 et 124), Grimarest renvoie explicitement aux écrits diffamatoires publiés contre Molière : la nouvelle anonyme évoquée plus haut et deux comédies, Le Portrait du Peintre ou la Contre-Critique de l’École des Femmes d’Edme Boursault (Paris, C. de Sercy, 1663) et Élomire hypocondre, ou les Médecins vengés de Le Boulanger de Chalussay (Paris, C. de Sercy, 1670). 35 Grimarest, op. cit., p. 3. 36 Le texte de Grimarest est loin de mettre en œuvre toutes les « nouveautés » introduites par la nouvelle. En particulier, le biographe, sans doute pour rendre hommage à sa principale source, Baron, cède à la tentation de la digression et raconte longuement les péripéties qui ont amené le jeune garçon à rencontrer Molière. 37 Sur le lien entre la nouvelle diffamatoire et le secret, voir Jean-Yves Vialleton (« La nouvelle diffamatoire dans la France de l’âge classique : le cas particulier de La Vie de Monsieur l’abbé de Choisy », dans P. De Capitani (dir.), Nouvelle et roman : les dynamiques d’une interaction du Moyen Age au Romantisme (Italie, France, Allemagne), Gerci, Université Stendhal - Grenoble 3, Cahiers d’études italiennes, Filigrana, n° 10, 2009, p. 159). 38 Des formules telles que « cependant j’ai sçu », « Mais je sai par de très-bons mémoires », « Voici la solution de ce problème » en témoignent (Grimarest, op. cit., pp. 44, 51 et 61). 39 La troupe représente une comédie de Guérin de Bouscal, Dom Quixote de la Manche (Paris, Quinet, 1639). Biblio17_205_s05-305End.indd 210 27.05.13 11: 12 211 La médiatisation de Molière par ses premières Vies (1682-1705) biographe d’évoquer aussitôt un autre Molière, aux antipodes du personnage de farce qu’il a été contraint de jouer : Quand on fait réflexion au caractère d’esprit de Molière, à la gravité de sa conduite, et de sa conversation, il est risible que ce Philosophe fût exposé à de pareilles avantures, et prît sur lui des Personnages les plus comiques. Il est vrai qu’il s’en est lassé plus d’une fois, et si ce n’avoit été l’attachement inviolable qu’il avoit pour les plaisirs du Roi, il auroit tout quitté pour vivre dans une mollesse philosophique, dont son domestique, son travail, et sa Troupe l’empêchoient de jouir 40 . Molière aspire au repos et déplore les tracas causés par un théâtre à soutenir et un roi à divertir 41 . Sujet à la jalousie, il voudrait, conformément à ses principes d’homme d’esprit, être insensible à la légèreté de sa femme 42 . Auteur du Misanthrope, il doit plaire à « une foule de peuple, et à peu de gens d’esprit 43 ». Il est enclin à faire le bien et défend les bonnes mœurs 44 mais le désir de « rendre sa Troupe la meilleure 45 » le rend scrupuleux à l’excès au point de lui faire oublier les préceptes moraux qu’il inculque au jeune Baron 46 . En somme, directeur de troupe pointilleux, mari chagrin, auteur et acteur bouffon en apparence, Molière est au fond philosophe et bon chrétien. Il incarne à plusieurs reprises la figure du sage 47 , mise en valeur par le personnage repoussoir de 40 Grimarest, op. cit., pp. 79-80. Nous soulignons. 41 Ibid., pp. 70 et 103. 42 Ibid., pp. 81-82. 43 Ibid., p. 103. « Si je travaillois pour l’honneur », répondit Molière, « mes ouvrages seroient tournez tout autrement » (id.) ; « Mais il sentit dès la première représentation [i.e. la création du Misanthrope] que le peuple de Paris vouloit plus rire qu’admirer » (ibid., p. 91). 44 À preuve, le soin qu’il porte à l’éducation de Baron (ibid., pp. 69 et 88). 45 Ibid., p. 63. 46 L’éducation morale de Baron passe par le tableau des vices de Chapelle. Molière enjoint notamment son élève de « ne point sacrifier ses amis, comme f[ait] Chapelle, à l’envie de dire un bon mot » (ibid., p. 88). Or, il pousse le perfectionnisme jusqu’à demander à son ami Rohault son chapeau afin de représenter le plus naturellement possible le philosophe ridicule du Bourgeois gentilhomme, manquant de le ridiculiser (ibid., pp. 111-112). 47 Molière empêche in extremis le suicide collectif de ses amis menés par Chapelle, véritable gageure puisqu’il s’agit de raisonner des hommes ivres et furieux de rencontrer des obstacles à l’accomplissement de leur dessein héroïque. Il apparaît d’autant plus sage que les maux qui justifient aux yeux de Chapelle le suicide - « chagrins, injustice, malheurs de tous côtés », « toutes ces femmes » qui « sont ennemis jurés de notre repos » - sont le lot quotidien du comédien-auteur (ibid., p. 84). Autre exemple, Molière vide un différend entre Chapelle et son valet et le dialogue se clôt par l’éloge de son équité (ibid., pp. 86-87). Biblio17_205_s05-305End.indd 211 27.05.13 11: 12 212 Élodie Bénard Chapelle 48 . Par ailleurs, Grimarest se plaît à raconter les actions vertueuses du poète, consacrées par des formules édifiantes comme « c’est un des plus beaux endroits de la Vie d’un homme 49 ». En effet, il s’agit d’inverser les propos des détracteurs de Molière qui font de lui « un homme sans mœurs, sans Religion, mauvais Auteur 50 ». D’un côté, un Molière idéal, aspirant à la vie contemplative, à travailler pour l’honneur et à faire le bien. De l’autre, un Molière réel - tel qu’il se réalise effectivement dans le monde - bouffon, tatillon et malheureux dans son ménage. Nul doute que le vrai Molière soit, aux yeux du biographe, le premier : « Ne me plaignez-vous pas », leur disoitil un jour, « d’être dans une profession, et une situation si opposées aux sentiments, et à l’humeur que j’ai presentement 51 ? » C’est celui que retient Grimarest quand, après le récit de la mort, il résume ce que fut le dramaturge : « C’étoit un homme de probité, et qui avoit des sentiments peu communs parmi les personnes de sa naissance 52 ». Contrairement à la Préface de 1682 qui ne relate que ce qui est exposé publiquement, La Vie de Mr de Molière montre ce qui échappe à la vue de tous, autrement dit la vie privée et le for intérieur, d’où les nombreuses conversations sous forme de confidences poignantes de la part du dramaturge 53 . La médiatisation est un dévoilement, grâce auquel peut se recréer un consensus sur le mérite de l’individu, mis à mal par les contempteurs de Molière. À cet égard, il faut noter que la représentation au vieux Louvre, loin de constituer un événement qui proclame de façon irrémédiable la valeur du comédien-auteur, est un fait parmi d’autres, dans un itinéraire en dents 48 Le poète Chapelle (1626-1686) est rangé, depuis les travaux de René Pintard (Le libertinage érudit dans la première moitié du XVII e siècle, thèse de doctorat, Paris, Boivin, 1943), parmi les « libertins érudits ». Grimarest le représente comme un joyeux drille qui ne pense qu’à boire et à dire des bons mots. 49 Ou encore « En voici un exemple qui fait un des plus beaux traits de sa vie » (Grimarest, op. cit., pp. 63 et 74). 50 Ibid., p. 124. 51 Ibid., p. 81. 52 Ibid., p. 122. Grimarest réplique explicitement à l’auteur de La Fameuse Comédienne : « Il vivoit en vrai Philosophe […] il se mettoit peu en peine des humeurs de sa femme » (ibid., p. 118). 53 La représentation de la vie privée est largement prépondérante par rapport à celle de la vie publique. Dans sa réponse à la Lettre critique Mr de *** sur le livre intitulé la Vie de Mr de Molière (Paris, Cl. Cellier, 1706 ; lettre anonyme, généralement attribuée à Grimarest lui-même), le biographe rappelle un des griefs qui lui a été adressé : « Ce n’est point là Molière ; il a eu du commerce avec toute la Cour ; l’Auteur ne nous en dit rien. » (Addition à la vie de Monsieur de Molière contenant une réponse à la critique que l’on en a faite, Paris, J. Le Febvre et P. Ribou, 1706, dans Grimarest, op. cit., p. 151). Biblio17_205_s05-305End.indd 212 27.05.13 11: 12 213 La médiatisation de Molière par ses premières Vies (1682-1705) de scie. À peine la troupe est-elle installée à Paris, son chef est assailli par les doutes 54 . Si la Préface balaie les critiques - le jugement de la Cour prévalant -, Grimarest laisse entendre les voix dissonantes 55 . À maints égards, Molière ressemble à l’homme du commun, ce qu’il a d’extraordinaire est révélé par le biographe. Le héros galant versus l’homme déchiré La Préface a servi de source aux biographes 56 mais, à partir de 1705, ces derniers sont pour la plupart tributaires de Grimarest 57 . Le fait que le héros abstrait de la Préface ait été éclipsé par le personnage vivant et pittoresque de la Vie n’est pas surprenant. Pourtant, le second n’est pas plus fidèle à la réalité que le premier. Grimarest pouvait bien être mû par la volonté de peindre la vérité de l’homme, force est de constater qu’il ne renonce pas complètement à une représentation idéalisée du poète. Mais, en prêtant à ce dernier de sages et saintes aspirations - qui servent avant tout, on l’a vu, à faire contrepoids à la figure triviale et impie forgée par ses adversaires - le biographe donne à voir le conflit intérieur d’un homme déchiré entre ses désirs et ses obligations. Le courage consiste alors à accomplir son devoir, même quand celui-ci contrarie ses aspirations 54 « Molière, qui en homme de bon sens, se défioit toujours de ses forces, eut peur alors que ses ouvrages n’eussent pas du Public de Paris autant d’applaudissements que dans les Provinces. Il aprehendoit de trouver dans ce Parterre, qui ne passoit rien de défectueux dans ce tems-là, non plus qu’en celui-ci, des esprits qui ne fussent pas plus contens de lui, qu’il l’étoit lui-même » (ibid., pp. 46-47). 55 On ne compte pas moins de neuf répliques de spectateurs indignés. 56 La Vie qui figure en tête du recueil de comédies de Molière intitulé, Histrio gallicus, comico-satyricus, sine exemplo, ou les Comédies de M. de Molière (Nuremberg, J.D. Tauber, 1695-1696), est une version abrégée de la Préface. Le continuateur de Moréri s’en sert également lorsqu’il enrichit l’article sur Molière (Louis Moréri, Le Grand dictionnaire historique […], nouvelle édition par M. Vaultier, 1699). De même, Bayle écrit avec la Préface sous les yeux puisqu’il y puise la plupart des dates et reproduit, comme Grimarest, l’erreur concernant l’année de la représentation de L’Étourdi (Pierre Bayle, Dictionnaire historique et critique, Rotterdam, Reinier Leers, 1697). 57 L’existence de contrefaçons atteste le succès de l’ouvrage (une contrefaçon hollandaise : Amsterdam, H. Desbordes, 1705 et une contrefaçon lyonnaise antidatée : Lyon, Lions, 1692). Par ailleurs, la Vie tient lieu de préface dans les éditions des Œuvres de Molière (1710 et 1733). Ensuite, elle a été remplacée par le texte de Voltaire, « raccourci » de celui de Grimarest selon la formule de G. Mongrédien (dans Grimarest, op. cit., p. 12). Biblio17_205_s05-305End.indd 213 27.05.13 11: 12 214 Élodie Bénard profondes. Les efforts patients de Molière constituent un leitmotiv de la Vie 58 , jusque dans les ultima verba du dramaturge : Tant que ma vie a été mêlée également de douleur et de plaisir, je me suis cru heureux ; mais aujourd’hui que je suis accablé de peines sans pouvoir compter sur aucuns moments de satisfaction et de douceur, je vois bien qu’il me faut quitter la partie ; je ne puis plus tenir contre les douleurs et les déplaisirs, qui ne me donnent pas un instant de relâche 59 . Il ne s’agit pas ici de la patience du saint, qui endure les pires souffrances en silence, mais de la patience de « subir l’ordinaire 60 ». Le déchirement intérieur confère une épaisseur psychologique au poète, d’où l’impression de pénétrer son cœur et son esprit. Grimarest a-t-il eu la volonté de décrire, à la suite des penseurs chrétiens et en particulier de saint Augustin, le conflit de l’âme et le courage de celui qui persévère dans le bien malgré les obstacles ? Ou bien, l’invention d’un Molière idéal - et toujours hors de portée - était-elle la seule solution trouvée par le biographe afin de démentir le discours des ennemis tout en ne rebutant pas un public lassé des personnages « trop parfaits » ? Aussi bien, Molière, en proie à un conflit intérieur, qui est l’expérience de tous, et animé non par le courage héroïque mais par le courage du quotidien, est - à l’inverse du héros galant de la Préface qui est tenu à distance - « au milieu de nous 61 ». La génération romantique mettra l’accent sur le déchirement, poussant le chagrin de Molière jusqu’à une mélancolie irrémédiable ; au contraire, certains critiques de la fin du XIX e siècle, soucieux d’appliquer à l’homme la morale de la mediocritas qu’ils dégagent de ses comédies, insisteront sur le compromis qui consiste à fuir un idéalisme trop élevé et à accepter sereinement les 58 En butte aux réclamations incessantes de ses comédiens et à l’humeur difficile de son entourage, il « n’épargn[e] ni soins ni veilles » pour soutenir sa troupe et satisfaire le roi (Grimarest, op. cit., p. 70). Grimarest insiste sur le lent travail de cabinet, loin de la facilité suggérée par la Préface (ibid., pp. 51 et 118). Par ailleurs, la volonté de faire front aux désagréments quotidiens est sensible à travers des expressions comme « il fit son possible pour se renfermer dans son travail et dans ses amis, sans se mettre en peine de la conduite de sa femme » (ibid., p. 59) ; « il ne pouvoit pas toujours travailler, ni être avec ses amis pour s’en [i.e. des « chagrins domestiques »] distraire » (ibid., p. 73). 59 Ibid., pp. 119-120. 60 Thomas Berns, Laurence Blésin, Gaëlle Jeanmart, op. cit., p. 117. 61 Désiré Nisard, Histoire de la littérature française, Paris, Firmin-Didot, 1849, cité dans Ralph Albanese Jr, Molière à l’école républicaine. De la critique universitaire aux manuels scolaires (1870-1914), Anma Libri, 1992, p. 73. Biblio17_205_s05-305End.indd 214 27.05.13 11: 12 215 La médiatisation de Molière par ses premières Vies (1682-1705) limites 62 . Grimarest n’avait pas tort de parier de façon péremptoire sur la fortune de son texte 63 : il n’a de toute évidence pas atteint la « vérité » de Molière mais il l’a peint tel que nous le voulions, notre frère. 62 Louis Moland (Molière, sa vie et ses ouvrages, Paris, Garnier, 1887) et Émile Faguet (Dix-septième siècle, Paris, Boivin, s.d.) font de Molière le représentant de la juste mesure (Ralph Albanese Jr, op. cit., pp. 113-115 et 134-137). 63 « Plus les tems s’éloigneront, plus l’on travaillera, plus aussi on reconnoîtra que j’ai atteint la vérité » (Grimarest, op. cit., p. 125). Biblio17_205_s05-305End.indd 215 27.05.13 11: 12 Biblio17_205_s05-305End.indd 216 27.05.13 11: 12 Biblio 17, 205 (2013) Visages posthumes du « Législateur du Parnasse » : Boileau devant ses biographes (1711-1740) D AMIEN F ORTIN Université Paris - Sorbonne Si-tost que d’Apollon un genie inspiré Trouve loin du Vulgaire un chemin ignoré, En cent lieux contre lui les cabales s’amâssent, Ses Rivaux obscurcis autour de luy croassent, Et son trop de lumiere importunant les yeux, De ses propres Amis luy fait des envieux. La mort seule icy bas, en terminant sa vie, Peut calmer sur son nom l’injustice et l’envie, Faire au poids du bon sens pezer tous ses écrits, Et donner à ses vers leur légitime prix 1 . En 1973, Bernard Beugnot et Roger Zuber ont répertorié les « visages 2 » contrastés offerts par Boileau à la postérité, qui s’est plu en retour à les façonner d’après les différences de ton et d’accent propres aux diverses façons d’apprécier la création poétique et l’approche biographique : un « Législateur du Parnasse » présenté tantôt comme le doctrinaire du classicisme tantôt 1 Boileau, Épître VII, « À M. Racine », dans Œuvres complètes, édition de Françoise Escal, introduction par Antoine Adam, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1966, p. 127. 2 Bernard Beugnot et Roger Zuber, Boileau, Visages anciens, Visages nouveaux (1665- 1970), Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1973. Outre cet ouvrage, on peut consulter les travaux d’A.F.B. Clark, Boileau and the French classical critics in England (1660-1830), Genève, Slatkine, 1978 (reproduction en fac-simile de l’édition de Paris, H. Champion, coll. « Bibliothèque de la Revue de littérature comparée », 1925) et de J.R. Miller, Boileau en France au XVIII e siècle, Baltimore, Johns Hopkins Press, 1942. Il revient à Charles Revillout d’avoir remis en cause l’idée du magistère poétique et critique que Boileau aurait exercé sur ses contemporains (« La Légende de Boileau », Revue des langues romanes, 1890-1895 ; repris dans ses Essais de philologie et de littérature, Montpellier, 1899). Biblio17_205_s05-305End.indd 217 27.05.13 11: 12 218 Damien Fortin comme l’interprète du sublime ; un censeur philosophe au ton sage et mesuré ou à la bile échauffée ; un versificateur dont la plume sent soit le labeur de l’artisan besogneux soit la ductilité du poète sensible. Quarante ans après la publication de cet ouvrage, cette étude souhaite s’attarder sur la cristallisation et la diffusion de l’image du poète à partir des récits biographiques qui lui ont été consacrés, depuis sa mort en 1711 jusqu’en 1740 - trois décennies doublement marquées dans l’histoire du genre : d’abord, par une progressive amplification de la matière biographique composée d’un nombre toujours accru de renseignements circonstanciés et de commentaires détaillés sur la vie et l’œuvre des écrivains à mesure que les anecdotes se multiplient et que les archives se sédimentent ; ensuite, par une privatisation de l’objet biographié considéré dans son entourage familial et sa vie personnelle, car, il faut le rappeler, après le « siècle de Louis XIV » qui brimait le moi jugé haïssable, le « siècle des Lumières » porte une attention particulière à la vie privée et intime. Parmi les Vies d’écrivains du XVII e siècle composées durant le suivant, le massif biographique attaché à Boileau offre un terrain d’investigation particulier, dans la mesure où le « Législateur du Parnasse » est entré dans la postérité à partir des nombreux portraits, d’abord brossés par les échotiers et les détracteurs contemporains qui l’ont vite érigé en critique intransigeant, puis recueillis par le poète lui-même qui, piqué par cette sollicitation polémique, les remodèle dans la trame de ses pièces poétiques. Hissé en porteétendard de la période classique, Boileau avait une bonne raison d’estimer le moi « haïssable ». Or, jamais poète n’a tant parlé de soi avec une telle capacité de dédoublement 3 . Ne retenons, parmi les nombreuses confidences mi-vraies mi-fausses qu’il s’est plu à disséminer au gré des éditions successives, que la fameuse épître X parue dans le recueil des Épîtres nouvelles en 1698, témoignant de la démonstration virtuose de la maîtrise de l’image par un poète soucieux d’agencer son autoportrait à plans multiples. Derrière l’adresse à ses vers, Boileau guide la plume de ses thuriféraires dans la composition de son portrait posthume : Déposés hardiment : qu’au fond cet Homme horrible, Ce Censeur qu’ils ont peint si noir, et si terrible, Fut un Esprit doux, simple, ami de l’équité, Qui cherchant dans ses vers la seule vérité, Fit sans estre malin ses plus grandes malices, Et qu’enfin sa candeur seule a fait tous ses vices 4 . 3 Voir l’article de Bernard Beugnot, « Boileau ou la distance critique », Études françaises, vol. 5, n° 2, mai 1969, pp. 194-206. 4 Boileau, Épître X, v. 81-86, dans Œuvres complètes, op. cit., p. 143. Biblio17_205_s05-305End.indd 218 27.05.13 11: 12 219 Visages posthumes du « Législateur du Parnasse » Équité, vérité, sincérité : voici donc, au total, trois facettes contrastées d’autoportraiture que le poète abandonne au public afin de fixer la matrice des récits biographiques à venir. De l’œuvre poétique à l’ouvrage biographique s’opère toutefois un glissement notable : le passage d’un ethos poétique oscillant entre une instance énonciative codée, dont les traits ont été façonnés par la tradition, et une voix singulière qui cherche à figurer les soubresauts d’un tempérament irréductible à un héritage littéraire, à un moi individuel qui tend à confondre la personne et le personnage jusqu’à l’amalgame. Aussi les historiographes auraient-ils été les dupes de cette complexe persona poétique, malgré la recommandation de Boileau qui les avait avertis de son vivant en leur avouant, si l’on se fie au témoignage de Losme de Monchesnay dans les Bolœana, « qu’il ne faut pas toujours juger du caractére des Auteurs par leurs Ecrits 5 ». À l’édition dite « favorite » (1701), où le poète avait rassemblé en un bel in-quarto les pièces qu’il jugeait dignes de passer à la postérité succèdent les éditions postérieures à 1711 accompagnées des observations que le vieillard d’Auteuil s’était plu à confier dans les dernières années de sa vie à ses admirateurs censés narrer les principaux épisodes de son existence, restituer la leçon exacte des pièces poétiques et assortir les vers de commentaires historiques : que l’on songe notamment à Brossette, Le Verrier, ou encore Losme de Monchesnay 6 , dont les diverses entreprises tiennent à la fois d’une nette volonté de tirer un bénéfice éditorial de la connaissance intime d’un écrivain célèbre et d’une méticuleuse attention portée à la génétique des œuvres, qui sert de paravent et de moteur à son intérêt proprement biographique. Aussi la disparition du poète opère-t-elle une sorte de cristallisation de la renommée jusqu’alors disséminée, qui va désormais entrer en voie de forte unification. Une fois le voile de la mort jeté, ce mélange d’authenticité parée et d’invention crédible que constitue le masque dont le poète s’était affublé de son vivant souffre une double réduction : de la polygraphie de l’œuvre d’abord, dont on méconnaît à la fois la diversité et l’unité profonde, l’Art poétique accaparant progressivement la lumière au détriment des pièces au tour et au ton changeant qui s’estompent dans la grisaille ; de la polymorphie des masques empruntés par le poète au cours de sa carrière ensuite, car la verve furieuse du satirique s’apaise, au fil des portraits, au profit de la seule stature du régent. L’enjeu latent de ce corpus, c’est ainsi l’édification d’un ethos ou d’une image de l’écrivain, forgé par lui-même de son vivant au sein de sa 5 Losme de Monchesnay, Bolœana ou bons mots de M. Boileau avec les poésies de Sanlecque, Amsterdam, Lhonoré, 1742, p. 53. 6 Contrairement à Desmaizeaux, qui « s’il eût consulté la famille du Deffunt, […] en eut certainement tiré de nouveaux éclaircissemens, qui auroient beaucoup enrichi son Ouvrage » (Journal des Sçavans, avril 1713, p. 352). Biblio17_205_s05-305End.indd 219 27.05.13 11: 12 220 Damien Fortin production et relayée a posteriori par des lecteurs soucieux d’auréoler de gloire et de légende une figure admirée. Pour traiter cette question, qui relève du sens, on s’aidera de la forme : remontant du travail de l’écriture biographique aux intentions du biographe, on tâchera de comprendre la genèse de l’image posthume de Boileau à travers les trois voies majeures et parallèles qui se sont offertes à tout biographe qui souhaitait en contant sa vie porter aux nues ce poète : d’abord, la veine encomiastique, notamment illustrée par l’ « Eloge de M. Despréaux » que Gros de Boze prononce l’année de sa mort ; ensuite, les deux notices péritextuelles composées par Desmaizeaux et Goujet, respectivement placées en tête des éditions de ses Œuvres publiées en 1711-1713 et 1735 ; enfin, le canal anecdotique, représenté par les entreprises conjointes de Brossette et Losme de Monchesnay. La veine académique Soit le premier canal de célébration posthume : la production académique de l’année 1711, où les rhéteurs cherchent à offrir à l’assistance et à fixer pour la postérité une image magnifiée de l’homme public à travers le genre épidictique 7 . D’abord prononcé devant l’Académie le 14 avril d’après les registres de la confrérie, c’est-à-dire un mois après la mort du poète, puis imprimé au cours de ce même mois dans Le Nouveau Mercure, l’« Eloge de M. Despréaux » par Gros de Boze constitue le premier filtre visant à écarter les détails jugés accessoires et malséants au profit des éléments mémorables et exemplaires 8 . 7 « Cependant comme il n’est pas sans exemple de voir adopter par les académies des hommes d’un talent très-noble, soit par faveur & malgré elles, soit autrement, c’est alors le devoir du secrétaire de se rendre pour ainsi dire médiateur entre sa compagnie & le public, en palliant ou excusant l’indulgence de l’une sans manquer de respect à l’autre, & même à la vérité. Pour cela il doit réunir avec choix & présenter sous un point de vûe avantageux, ce qu’il peut y avoir de bon & d’utile dans les ouvrages de celui qu’il est obligé de loüer. Mais si ces ouvrages ne fournissent absolument rien à dire, que faire alors ? Se taire. Et si par un malheur très-rare, la conduite a deshonoré les ouvrages, quel parti prendre ? Loüer les ouvrages », note d’Alembert dans l’article « Eloges académiques » (Encyclopédie, ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Paris, Briasson, David, Le Breton, Durand, 1755, t. V, p. 528. Nous soulignons). 8 Notons toutefois que les éloges de Gros de Boze s’éloignent de la pompe encomiastique propre au genre épidictique au profit d’une simple narration de faits historiques : « Nous, dont les Eloges sont moins des Histoires & des Panegyriques, que [de] simples Memoires sur la Vie des Academiciens ; nous croyons qu’il suffit presque de rapporter ce qu’ils ont fait pour les Lettres, & ce que les Lettres ont fait pour eux, &c. », dit-il à la fin de son Eloge du R.P. de La Chaize (Paris, V ve L. Vaugon, 1709, p. 20). Cette conception doit être rapprochée de la galerie de portraits brossés par Charles Perrault dans Les Hommes illustres. Biblio17_205_s05-305End.indd 220 27.05.13 11: 12 221 Visages posthumes du « Législateur du Parnasse » Ses matériaux ? Le rhéteur les puise au sein des préfaces et des poèmes où Boileau a glissé de nombreuses confidences relatives à son enfance, à sa formation et à son métier. C’est dire la difficulté des biographes à trouer l’écran de la fiction que le poète s’est plu à fabriquer afin de rendre l’individu privé à la fois inaccessible et insaisissable. La tâche principale de cette production est claire : offrir, loin de l’ethos satirique, toujours en sursis, sur lequel pèsent les soupçons de médisance, de colère gratuite et de complaisance envers les bassesses du comique et la facilité du bon mot, le portrait d’un poète sage et raisonnable, tel que l’avait peint Desmarets dans la préface de sa Défense du poème héroïque en 1674 9 . Quant au portrait d’un Boileau bilieux, il remonte à la parution d’un volume intitulé Recueil contenant plusieurs discours libres et moraux en vers, publié par Saint-Évremond en 1666, où avaient été insérées de manière subreptice les Satires I, VII, IV, V et II - édition dite « monstrueuse » dans l’avis de l’édition avouée parue la même année, où le poète soumet à ses lecteurs une version présentée comme authentique des mêmes pièces qu’il se bornait jusqu’alors à réciter devant un parterre d’amis et de seigneurs de plus haute volée, sans songer à leur impression. À l’appel lancé dès 1668 dans son Discours sur la satire, où Boileau s’estime « fort retenu » « en comparaison de tous [ses] Confreres les Satiriques 10 », Gros de Boze répond par un récit chronologique apte à retracer la gestation de ce caractère et la genèse de ses œuvres. C’est d’abord à la période de la formation du jeune Boileau que ce biographe accorde une importance particulière, en plaçant au seuil de son éloge historique le bon mot paternel que les biographes ultérieurs se plairont à répéter : 9 « Pour s’élever au raisonnable esprit de la Satyre, il ne faut pas avoir un esprit malin, qui hait les personnes, & qui respecte les vices ; évitant de parler des plus dangereux, ou n’en parlant que par moquerie. Il faut avoir une grande sagesse, qui est si rare, une intention droite pour la correction des hommes, & une delicatesse de sens pour bien juger, & pour toucher solidement & finement les matieres, qu’il faut traiter en Maistre, & non pas en Escolier ; & l’on ne doit pas se servir de la plume, comme un furieux se sert d’une épée, pour massacrer tout ce qu’il rencontre » (Desmarets, La Défense du poème héroïque, avec quelques remarques sur les œuvres satyriques du sieur D***, Paris, J. Le Gras, N. Le Gras, A. Besoigne et C. Audinet, 1674, n.p.). L’idée que Boileau serait parvenu à purger la satire « de la saleté, qui lui avoit esté jusqu’alors comme affectée » (« Avis au lecteur », Le Lutrin dans Œuvres complètes, op. cit., p. 190) est reprise et approfondie par Valincour dans le discours qu’il prononce le 25 juin 1711 à l’Académie française lors de la réception de Jean d’Estrées (1666-1718), élu le 23 avril au fauteuil de Boileau (Discours prononcés dans l’Académie française le 25 de juin 1711, à la réception de M. l’abbé d’Estrées, Paris, J.-B. Coignard, 1711, p. 15 et pp. 18-19). 10 Boileau, Discours sur la satire, dans Œuvres complètes, op. cit., p. 57. Biblio17_205_s05-305End.indd 221 27.05.13 11: 12 222 Damien Fortin Il fut élevé jusqu’à l’âge de sept à huit ans dans la maison de son pere, qui parcourant quelquefois les différens caracteres de ses enfans, & surpris de l’extrême douceur, de la simplicité même qu’il croyoit remarquer en celuici, disoit ordinairement de lui, par une espéce d’opposition aux autres, que c’étoit un bon garçon qui ne diroit jamais mal de personne 11 . Douceur et simplicité - cette anecdote, conforme aux recommandations que Boileau adressait à ses lecteurs posthumes dans l’épître citée plus haut, permet de revêtir le jeune enfant d’une nature bienveillante (contrairement à l’ensemble de la fratrie) et de conférer au futur poète de sages intentions (contrairement à ses « Confreres les Satiriques »). Or, « l’inclination, c’est-àdire, le premier de tous les talens, lui manquoit 12 », précise de Boze. Placé à l’ouverture du récit biographique, l’enfance de l’écrivain est censée retracer le moment où se sont révélées les premières manifestations d’un génie précoce. À défaut d’une disposition naturelle précise, le talent satirique de Boileau trouverait son origine dans une double expérience : de critique d’abord, car le futur poète aurait tôt éprouvé un goût prononcé pour la lecture des romans, qui « loin de luy gaster l’esprit par un amas confus d’idées bizarres, semble n’avoir servi qu’à luy inspirer une critique plus exacte, & à lui fournir des traits plus vifs contre le ridicule 13 » ; de chicane ensuite, puisque le biographe diagnostique une humeur subversive chez ce jeune homme lassé des controverses des juristes et des arguties des docteurs - manière de rattacher la parole du poète satirique à celle du rhéteur autorisé à user pleinement à des degrés divers de la véhémence oratoire et des effets comiques : regardant la Sorbonne comme l’antipode du Palais, il ne luy en fallut pas davantage pour le déterminer à y faire un cours de Théologie, mais il ne put soutenir longtemps les leçons d’une Scholastique épineuse & subtile ; il s’imagina que pour le suivre plus adroitement, la chicane n’avoit fait que changer d’habit, & devenu maistre absolu de son fort, par la mort de son pére, il se livra tout entier à son génie poëtique 14 . Se substitue dès lors au traditionnel récit de « conversion » aux Muses un récit étiologique conforme aux confidences laissées par ce « fils, frere, oncle, cou- 11 Gros de Boze, « Éloge de M. Despréaux », dans Histoire de l’Académie royale des inscriptions et belles-lettres, avec les Mémoires de littérature tirés des registres de cette académie, Paris, Imprimerie royale, 1723, t. III, p. III. Ce bon mot est considéré comme peu crédible par Desmaizeaux dans La Vie de monsieur Boileau-Despréaux (Amsterdam, H. Schelte, 1712, p. 21). 12 Gros de Boze, op. cit., p. IV. 13 Ibid., p. IV. L’information est empruntée au « Discours » placé en tête du Dialogue des héros de roman (voir Boileau, Œuvres complètes, op. cit., p. 445). 14 Gros de Boze, op. cit., pp. IV-V. Biblio17_205_s05-305End.indd 222 27.05.13 11: 12 223 Visages posthumes du « Législateur du Parnasse » sin, beaufrère de Greffier 15 ». C’est ainsi que ce jouvenceau sans vue précise sur son avenir, destiné au célibat depuis la maladie de la pierre, paraît tout désigné pour voyager dans le domaine des idées abstraites et devenir l’emblème d’un classicisme français. Deuxième exemple pour montrer que Boileau a purgé le genre de la satire de ses excès : présenter l’histoire de l’œuvre poétique comme une lente distanciation avec le genre satirique à partir d’une périodisation de sa carrière poétique, dès lors perçue comme un long chemin à parcourir, ponctué de seuils et d’étapes qui correspondent à autant de périodes accomplies, identifiables et balisées, ayant chacune leur propre unité organique et dessinant à travers leur succession une évolution graduelle. Pour ce faire, Gros de Boze met notamment l’accent sur la parution du recueil des Œuvres diverses (1674), qui modifie le visage du poète bilieux par l’adjonction aux premières satires de deux nouvelles épîtres, des premiers chants du Lutrin, du Traité du sublime et, bien sûr, de l’Art poétique - autant de pièces où Boileau semble se dégager de ce genre premier en vue de prétendre au préceptorat du goût et à la direction du Parnasse. L’art poëtique succéda aux neuf Satires, & il étoit juste qu’après avoir fait sentir le ridicule ou le faux de tant d’ouvrages, M. Despréaux donnast des régles pour éviter l’un & l’autre, & pour porter la Poësie à ce point de perfection qui la fait appeller le langage des Dieux. Il ne suffisoit pas pour cela de renouveller les préceptes qu’Horace donna de son temps sur la mesme matiére ; notre Poësie beaucoup plus variée que celle des Latins, a pris différentes formes qui leur estoient inconnuës : ainsi la Sagesse antique ne fournissoit que des conseils généraux, le Caprice moderne demandoit des leçons qui luy fussent propres, & cette union étoit le chef-d’œuvre de l’Art 16 . Qu’ils passent en revue en un pas à pas scrupuleux chacune des œuvres de Boileau ou parcourent à plus larges enjambées une succession de périodes surplombées par quelque chef-d’œuvre, les biographes favorisent l’impression d’une évolution de la manière de Boileau, alors que la chronologie exacte de la composition des pièces du poète demeure une question complexe 17 . Le genre de la satire, c’est dès lors moins la bride lâchée à une verve véhémente qu’une haute autorité attachée à la littérature reconnue. Aussi ce corpus académique parvient-il déjà à opérer une « surimpression du Boileau 15 Boileau, Épître V, v. 112 dans Œuvres complètes, op. cit., p. 121. Voir aussi Épître X, v. 96, dans ibid., p. 143. 16 Gros de Boze, op. cit., p. VII. 17 Pour un aperçu des aléas de cette sinueuse histoire éditoriale, voir la notice de Jean-Pierre Collinet, dans Boileau, Satires, Épîtres, Art poétique, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 1985, p. 267. Biblio17_205_s05-305End.indd 223 27.05.13 11: 12 224 Damien Fortin des dernières années effaçant peu à peu celui des premières satires 18 » : le dogmatisme du satiriste se mue, dès l’année de sa mort, en un impérialisme porté par cette figure de régent apte à unifier la production de l’école classique en cours de gestation. La voie éditoriale Les premiers linéaments dessinés par cette production académique trouvent une expression, moins virtuose, mais plus élaborée, dans les deux premières notices accordées à la figure et à l’œuvre de Boileau placées en tête des éditions de ses Œuvres parues au début du XVIII e siècle : l’histoire matérielle de la Vie d’écrivain indique que très vite s’est imposée une nouvelle pratique éditoriale qui consiste à insérer une notice biographique en tête des Œuvres complètes ou diverses d’un écrivain, donnant ainsi à les lire dans le sens d’une interprétation biographique. Insérée en 1712 à l’ouverture du premier volume des Œuvres de Boileau traduites en anglais par J. Ozell 19 , « La Vie de M. Boileau-Despréaux » rédigée par Desmaizeaux se présente comme une mosaïque de morceaux choisis empruntés tantôt aux contemporains du poète, parmi lesquels les critiques et les journalistes figurent en bonne place, tantôt au poète lui-même, que le biographe cite de manière récurrente et copieuse, à l’instar de la méthode déjà expérimentée dans la « Vie de M. de St. Evremond » que ce pourvoyeur zélé et assidu des gens d’esprit de la République des Lettres avait dédiée en 1705 à Bayle. La notice que l’abbé Goujet place à l’ouverture du premier volume des Œuvres de M. Boileau-Despréaux éditées par J.-B. Souchay en 1735 ne propose qu’une deuxième mouture de l’opuscule de Desmaizeaux, dès lors allégé du poids des digressions et des citations : ce second écrit semble avoir enregistré les reproches adressés au biographe précédent, dans la mesure où il propose une Vie en abrégé. Cette réduction de la matière biographique opère dès lors une sélection qui fixe une image de l’homme célébré, car elle fabrique un « souvenir » de l’auteur à travers une collection d’anecdotes déjà recueillies, et constitue une « mémoire » de l’œuvre à travers l’élaboration d’une anthologie : ce sont les deux fils qui tissent généralement l’écriture des Vies d’écrivains, et singulièrement celle des Vies de Boileau à compter de cette période, 18 Bernard Beugnot et Roger Zuber, op. cit., p. 32. 19 Notons que le premier volume, probablement retardé par la rédaction de cette notice, paraît seulement en 1712, alors que les deuxième et troisième volumes ont été respectivement publiés en 1711 et 1713. La notice biographique de Desmaizeaux paraît simultanément en France de manière autonome (1712). Biblio17_205_s05-305End.indd 224 27.05.13 11: 12 225 Visages posthumes du « Législateur du Parnasse » animées par une intention mémorielle au fondement de toute entreprise biographique. Si Marais ne voit dans l’exercice de compilation de Desmaizeaux qu’« une assez mauvaise enfilade des préfaces anciennes de Boileau, […] ajustée à une suite de faits 20 », il convient de reconnaître que cette Vie occasionne un double changement de statut : des pièces poétiques d’une part, dès lors considérées comme des documents historiques ; du récit biographique d’autre part, envisagé comme le prolongement et la confirmation des assertions soutenues par le poète dans l’espace péritextuel de ses éditions et des aveux disséminés au sein de ses pièces poétiques. Sa maniere de vivre simple & uniforme n’a pû être susceptible d’Evenemens fort considerables : ses Ecrits me fourniront une plus ample moisson ; & j’en parlerai avec d’autant plus de soin que quand on sait bien l’Histoire des Ouvrages d’Auteur, ce qui a donné lieu de les faire, le tems de leur Composition, & le but qu’on s’est proposé en les écrivant, on a, pour ainsi dire, la clef d’une infinité d’endroits, qui sans cela perdroient leur principale beauté, ou deviendroient même inintelligibles, sur tout dans un Auteur étranger 21 . « Il seroit inutile de vouloir peindre ici son esprit : ses Ouvrages en sont un portrait fidelle 22 », note ainsi Desmaizeaux au cours de son ouvrage, qui prend moins la forme d’une biographie que d’une bibliographie. Ce fureteur de curiosités littéraires propose une image de l’homme en réaction vigoureuse contre celle suggérée par ses ennemis, s’inscrivant dès lors dans le concert des voix qui ont constitué le mythe du poète artisan et du critique 20 Marais, lettre au président Bouhier, 7 février 1732, dans Lettres de Mathieu Marais, IV (1730-1732), lettre n° 516, Correspondance littéraire du président Bouhier, édition de Henri Duranton, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 1980-1988, n° 11, p. 325. Voir également les témoignages de l’évêque Warburton, l’un de ses correspondants illustres : « Presque tous les biographes avant Toland et Des Maizeaux sont vraiment d’étranges et insipides créatures ; j’aimerais pourtant mieux lire la plus mauvaise de leurs biographies que d’être obligé de parcourir la vie de Milton (par Toland), ou celle de Boileau (par Des Maizeaux). Il y a là une suite si lourde et pesante de citations sans fin, de passages sans intérêt, que le procédé nous en donne véritablement la nausée. Ce Français sans goût et verbeux accepte pour principe que toute vie doit former un livre, et le malheur est que ce qui semble manquer au livre c’est la vie » (cité par W.M. Daniels, dans « Desmaizeaux et l’Angleterre », Revue germanique, 1908, n° 4, p. 49) ; et de John Nichols (Illustrations of the Literary History of the Eighteenth Century, Londres, 1817-1831, t. V, pp. 545-546 ; cité par A.F.B. Clark, op. cit., p. 180). 21 Desmaizeaux, op. cit., pp. 4-5. 22 Ibid., p. 308. Biblio17_205_s05-305End.indd 225 27.05.13 11: 12 226 Damien Fortin régent. C’est ainsi qu’il s’oppose à l’article consacré à l’édition de 1701 dans le Journaux de Trévoux 23 , où Boileau était présenté comme un copiste, voire comme un plagiaire : Rien n’est plus afreux que le Portrait qu’en ont fait ses ennemis. Ils l’ont représenté comme un médisant, un envieux, un calomniateur, un homme qui n’a songé qu’à établir sa reputation sur la ruïne de celle des autres : mais jamais homme ne fut plus exemt de tous ces défauts que lui, & ne s’attacha plus fortement à toutes les Vertus opposées. C’est par là principalement qu’il a merité l’estime de tant de personnes, non moins distinguées par leur rang que par leur merite 24 . Héritant de l’idée déjà développée par Gros de Boze et Valincour, selon laquelle Boileau aurait purgé le genre de la satire de ses excès, Desmaizeaux note en guise de prolongement à l’« Avertissement » de l’édition des Œuvres diverses de 1694 largement citée : On se représente ordinairement un Auteur Satirique comme un homme né malin, envieux, chagrin & misanthrope : mais il n’y a rien de plus malfondé que ce Préjugé. Ce n’est ni la malignité, ni l’envie, ni une humeur bizarre & farouche qui le portent à écrire : mais la seule passion de rendre les hommes meilleurs 25 . À la figure du satirique bilieux au « prosaïsme étouffant » et à la verve enflammée se substitue ainsi l’image d’un bon « poète de métier » et d’un versificateur hors pair. Ce récit où puiseront maints commentateurs ultérieurs brosse toutefois un portrait nuancé de ce prêtre de la raison : Mr. Despreaux n’avoit pas cette fougue d’imagination qu’on remarque en d’autres Poëtes : il paroît au contraire un peu sec, & il lui est arrivé quelquefois de repeter la même pensée. Mais ce qu’il perdoit du côté de l’Imagination, il le regagnoit amplement par l’ordre & la justesse des pensées ; par la pureté du stile ; par la beauté du tour ; & par la netteté de l’expression : qualités bien plus estimables que la premiere, & qui ne l’accompagnent que rarement 26 . Cette accusation voilée de froideur et de sécheresse témoigne d’une évolution du sens et des connotations du vocable raison, sur lequel s’articulait déjà l’éloge brossé par Valincour en 1711 : le terme est moins entendu ici au sens 23 Journal de Trévoux, septembre 1703, pp. 254 et suivantes. 24 Desmaizeaux, op. cit., pp. 288-289 (reproduit par Goujet, « Abrégé de la vie de Boileau », Les Œuvres de M. Boileau-Despréaux, édition de J.-B. Souchay, Paris, B. Alix, 1735, t. I, p. XX). 25 Ibid., pp. 291-292 (Goujet, op. cit., p. XXI). 26 Ibid., p. 308 (Goujet, op. cit., p. XXV). Biblio17_205_s05-305End.indd 226 27.05.13 11: 12 227 Visages posthumes du « Législateur du Parnasse » critique de judicium que comme un antidote à l’imagination fantaisiste. « Je suis rustique et fier, et j’ai l’ame grossiere 27 », confie Boileau dans la satire liminaire, prescrivant ainsi une langue simple et âpre, seul gage de franchise et de naturel, dans la mesure où la quête de la vérité nécessite la violence d’une confrontation abrasive de l’idéal et du réel. Le canal anecdotique Dernière phase de transition dans la construction d’une image de Boileau au cours des premières décennies qui suivirent son décès : la récapitulation du massif critique et biographique antérieur sous la forme plus modeste du récit anecdotique tourné vers la vie privée et intime. C’est ainsi qu’en 1740 Losme de Monschesnay et Brossette formulèrent le même projet 28 : publier un recueil d’ana afin de conserver la mémoire des faits, des gestes et surtout des propos privés du poète et, ce faisant, faire pénétrer le lecteur dans l’intimité du cabinet de l’écrivain pour y découvrir, plutôt que la leçon des écrits publiés, le son des paroles qui se seraient perdues sans cet enregistrement posthume. « Rendre au Public le dépôt que cet illustre Ami m’avoit confié 29 », on serait dès lors tenté de résumer cette vaste entreprise historique et critique par cette seule formule de Brossette. Que Boileau ait effectivement tenu les propos cités ou agi de telle sorte importe peu. Retenons seulement que ces deux anecdotiers rapportent ce que le poète aurait pu dire ou faire : le vrai cède ici 27 Boileau, Satires, I, v. 50 dans Œuvres complètes, op. cit., p. 14. 28 Voir l’article de Volker Kapp, « Les Bolæana : Losme de Monchesnay et Brossette témoins des propos de Boileau et l’image du poète “classique” », Papers on French seventeenth century literature, n° 61, 2004, pp. 607-62. Les deux recueils ont été confondus par Émile Magne dans sa Bibliographie générale des œuvres de Nicolas Boileau-Despréaux et de Gilles et Jacques Boileau (Paris, L. Giraud-Badin, 1929, t. I, p. 207, note 1). C’est également en 1740 que Desmaizeaux fait publier une édition quasi testamentaire d’une série d’ana : « […] outre l’utilité qu’on peut tirer de ces entretiens domestiques, on a encore le plaisir de voir que ces Savans s’y montrent dans leur naturel. Ils nous disent ce qu’ils pensent sur toutes sortes de sujets : il semble que nous les entendons parler, que nous vivons avec eux, & que nous sommes dans leur confidence », affirme Desmaizeaux dans son épître dédicatoire « A Monsieur Mead, Medecin du Roi » (Scaligerana, Thuana, Perroniana, Pithoeana et Colomesiana, ou Remarques historiques, critiques, morales et littéraires de Jos. Scaliger, J.-Aug. de Thou, le cardinal Du Perron, Fr. Pithou et P. Colomiès, Amsterdam, Covens et Mortier, 1740, t. I, non pag.). 29 Brossette, « Avertissement de l’éditeur », dans Œuvres de M. Boileau Despréaux, avec des éclaircissemens historiques donnez par lui-même (et les remarques de Brossette), Genève, Fabri & Barrillot, 1716, t. I, p. VI. Biblio17_205_s05-305End.indd 227 27.05.13 11: 12 228 Damien Fortin la place au vraisemblable, comme en témoigne la reprise par les deux auteurs du jugement de cet ardent défenseur des Anciens sur l’œuvre d’Homère 30 ou de Lully 31 . D’où la question des rapports de force entre les producteurs de cette notoriété : si Desmaizeaux et Goujet n’entretenaient pas de rapport de stricte rivalité, ce binôme semble proposer deux images différentes du poète. Seul Losme de Monchesnay parvint à placer son recueil, l’année même de sa mort, en tête de l’édition prestigieuse des Œuvres par Souchay, que le compte-rendu publié dans le Mercure de France au mois de décembre 1740, présente comme étant « la plus exacte & la plus complette, qui ait paru jusqu’à présent […]. [Monchesnay] qui avoit toujours entretenu une liaison particuliere avec M. Despreaux, a voulu communiquer quelques traits anecdotes [sic], qu’il avait jettés sur le papier à mesure que le commerce qu’il avoit avec son illustre ami les lui fournissoit 32 ». Informé par Louis Racine 33 qu’il était devancé par un concurrent, Brossette voit d’un mauvais œil cette édition : « J’ai composé depuis longtemps un ouvrage sous le même titre […]. Vous savez que j’ai été en état peut-être plus que personne de remplir dignement cette tâche par les liaisons intimes que j’ai eues avec l’auteur et 30 Losme de Monchesnay, Bolœana, op. cit., pp. 51-52 et pp. 90-92 ; Brossette, Lettres familières de MM. Boileau Despréaux et Brossette, pour servir de suite aux Œuvres du premier, publiées par M. Cizeron-Rival, Lyon, F. de Los-Rios et L. Rosset, 1770, t. III, pp. 203-204. 31 Losme de Monchesnay, op. cit., pp. 63-64 ; Brossette, op. cit., t. III, pp. 179-182. 32 Mercure de France, décembre 1740, p. 2703. Voir également la « Préface de l’éditeur », où J.-B. Souchay précise : « Le public est redevable du Bolæana à M. de Monchésnay [sic] si connu par ses succés dramatiques, & par ses liaisons avec M. Despréaux dont il a partagé la plus étroite confiance. C’est par là qu’il a été à portée de nous communiquer des singularités, des jugemens, des traits, qui seroient restés dans l’oubli, s’ils avoient eû pour temoin un ami moins zélé, ou moins éclairé » (Les Œuvres de M. Boileau Despréaux, avec des eclaircissemens historiques, Paris, V ve Alix, 1740, t. I, p. IV). Notons que le seuil de cette édition se compose d’une série de trois écrits biographiques : « Eloge de M. Despréaux par M. de Boze » (op. cit., p. V-XII), qui remplace l’« Abrégé de la vie de Boileau » par Goujet ; « Autre Éloge par M. de Valincour » (ibid., p. XIII-XV) ; « Bolæana, ou Entretiens de M. de Monchesnay avec l’auteur » (ibid., p. XVI-LXV). Aux yeux de Francine Wild, le recueil de Monchesnay constitue « le dernier ana au sens originel du terme », dans la mesure où il prétend retranscrire de manière fidèle des propos entendus sous une forme peu élaborée (Naissance du genre des Ana (1574-1712), Paris, H. Champion, coll. « Études et essais sur la Renaissance », n° 29, 2001, p. 507, note 3). 33 Par une lettre datée du 2 septembre 1740 (Correspondance de Jean-Baptiste Rousseau et de Brossette, publiée d’après les originaux, avec une introduction, des notes et un index par Paul Bonnefon, Paris, Cornély, 1910-1911, t. II, p. 256). Brossette répondit à Racine le 10 septembre en demandant un exemplaire de ce Bolæana, « supposé qu’il soit imprimé » (ibid., p. 259). Biblio17_205_s05-305End.indd 228 27.05.13 11: 12 229 Visages posthumes du « Législateur du Parnasse » par le soin que j’ai pris à tout recueillir 34 », confie-t-il à son correspondant à l’annonce de la publication du recueil. Dans la fameuse édition en deux volumes publiée en 1716, Brossette s’était déjà moins obligé à « se regarder comme l’Ami de sa personne, que comme l’Interprète et l’Historien de ses écrits 35 », déplaçant ainsi sur le terrain savant le mode de la conversation familière entretenu au cours de leur correspondance, où il s’adressait au poète « non pas comme un critique qui veut blâmer, mais comme un curieux docile & soumis, qui cherche à s’instruire de bonne foi 36 », ou encore comme « le dépositaire des mysteres secrets de [ses] ouvrages 37 ». Si ce n’est point encore le récit de vie qu’il prétend tirer de sa fréquentation du patriarche d’Auteuil, mais bien une édition commentée de ses œuvres, la piété et l’affection qu’il exprime à l’égard de l’homme n’en sont pas moins nouvelles : Brossette dit bénéficier d’« un privilege de curiosité sur tous [les] ouvrages 38 » de Boileau, se démarquant ainsi de l’entreprise biographique de Desmaizeaux, considéré par Brossette comme un « homme de mérite » mais qui « ignoroit jusqu’aux moindres circonstances de son sujet 39 ». Aussi peut-il rappeler sa première rencontre avec Boileau qu’il a recherché à cause de la « haute idée qu’[il] avoit de ses ouvrages 40 », et s’autoriser de la familiarité entretenue avec ce grand homme, « plus grand dans sa Conversation que dans ses Ecrits 41 », pour convaincre le lecteur de sa véracité. De ses entretiens oraux et de sa correspondance écrite, où ce fidèle admirateur passe au crible de sa lunette scrupuleuse chaque pièce poétique en vue de dénicher derrière chaque vers un fait ou une personnalité historique, les éditeurs vont tirer la matière de deux opuscules : les Bolæana placés à la suite de la correspondance entretenue avec Boileau du 10 mars 1699 au 4 avril 1710 42 et les « Mémoires de Brossette sur Boileau Despréaux d’après les fragments originaux conservés à la 34 Paul Bonnefon, « Une correspondance inédite de Louis Racine et de Brossette », R.H.L.F., 1898, vol. 1, p. 624. Jean-Baptiste Rousseau confie à Brossette en 1741 : « Vous serez toujours le vrai commentateur. » (Correspondance de Jean-Baptiste Rousseau et de Brossette, op. cit.., t. II, p. 268). 35 Brossette, « Avertissement de l’éditeur », dans Œuvres de M. Boileau Despréaux, op. cit., t. I, p. VII. Sa grande fierté, c’est que Boileau lui-même l’encourageait dans ses « recherches », allant jusqu’à dire : « À l’air dont vous y allez, […] vous sçaurez mieux votre Boileau que moi-même » (id.). 36 Lettre de Brossette à Boileau, 15 juin 1703 (op. cit., t. II, p. 4). 37 Lettre de Brossette à Boileau, 10 avril 1704 (ibid., t. II, p. 38). 38 Lettre de Brossette à Boileau, décembre 1704 (ibid., t. II, p. 60). 39 Correspondance de Jean-Baptiste Rousseau et de Brossette, op. cit., t. II, p. 142. 40 Brossette, « Avertissement de l’éditeur », dans Œuvres de M. Boileau Despréaux, op. cit., t. I, p. V. 41 Ibid., pp. V-VI. 42 Voir le t. III des Lettres familières (op. cit.). Biblio17_205_s05-305End.indd 229 27.05.13 11: 12 230 Damien Fortin Bibliothèque impériale » par Antoine Péricaud 43 . À considérer la production contemporaine, Boileau apparaît comme le premier modèle ayant fait l’objet d’une véritable enquête biographique 44 . Au demeurant, les recueils d’ana de ces deux admirateurs restent animés d’une même et double logique : d’identification d’abord, car l’anecdotier hissé au rang de médiateur idéal offre aux lecteurs anonymes une illusion d’immédiateté par le truchement des épisodes choisis et rapportés où chacun peut se reconnaître derrière le portrait incarné du grand homme ; de représentation ensuite, puisqu’il s’agit d’imposer à la communauté des apprentis poètes et des lecteurs aguerris une figure censée devenir l’emblème de l’école classique et du génie national. « Ce seroit même une chose curieuse, que de bien rechercher quel caractére résulte de tous les traits rapportés de lui dans le Bolæana, qui est cependant un monument élevé à sa gloire 45 », se demande Fontenelle dans une lettre datée de 1741, rappelant ainsi que la forte pente du geste biographique à la mise en série peut menacer l’unité et la cohérence du portrait. À cette question il convient de répondre en relevant d’abord le double critère qui permet de distinguer ces deux centons : le mode d’énonciation d’une part, car si Losme de Monchesnay emploie rarement la première personne, Brossette met souvent en scène les confidences du poète 46 ; le ton 43 Antoine Péricaud, « Mémoires de Brossette sur Boileau Despréaux d’après les fragments originaux conservés à la Bibliothèque impériale », dans Correspondance entre Boileau-Despréaux et Brossette, publiée sur les manuscrits originaux par Auguste Laverdet, introduction par Jules Janin. Première édition complète, en partie inédite, Paris, J. Techener, 1858, pp. 505-578. Voir aussi B.N.F., Département des Manuscrits, Ms. 15275. On a conservé un autre manuscrit (Ars. Ms. 13473). 44 C’est ainsi que Brossette souhaite présenter la relation entretenue avec le modèle biographié comme inédite en s’opposant notamment à la « Vie de M. de Molière » publiée par Grimarest au début de l’année 1705 : « Nous avons ici depuis longtemps, la Vie de Moliere, par M. Grimarest ; cet ouvrage n’est pas trop bien écrit, à mon avis, & il y manque bien des choses : c’est moins la Vie de Moliere que l’Histoire de ses Comédies : une seconde édition, corrigée pour le style, & augmentée pour les faits serait bien agréable. Mais quand la verrons-nous ? » (lettre de Brossette à Boileau, 8 mars 1706, Lettres familières, op. cit., t. II, pp. 108-109). À quoi Boileau répond : « Pour ce qui est de la vie de Moliere, franchement ce n’est pas un Ouvrage qui mérite qu’on en parle. Il est fait par un homme qui ne savoit rien de la vie de Moliere, & il se trompe dans tout ne sachant pas même les faits que tout le monde sait » (lettre de Boileau à Brossette, 12 mars 1706, ibid., t. II, p. 115). 45 « Lettre de M. de Fontenelle à MM. les auteurs du Journal des Sçavans », Journal des Sçavans, mai 1741, p. 267. 46 Lors d’une promenade dans le jardin d’Auteuil, « M. Brossette se tournant tout d’un coup, & le regardant en face, lui dit d’un air fort affectueux : ça, Monsieur, dites-moi la vérité sans déguisement. Nous sommes seuls, & je ne révélerai point votre secret […] » (Lettres familières, op. cit., t. III, p. 218). Biblio17_205_s05-305End.indd 230 27.05.13 11: 12 231 Visages posthumes du « Législateur du Parnasse » général qui se dégage du recueil d’autre part, puisque face au sage portrait de l’auteur brossé par ce dernier, il convient d’opposer les nombreuses saillies enregistrées par Losme de Monchesnay qui défigurent le monument en offrant une image vivante et iconoclaste du « Législateur du Parnasse », à rebours du processus de glorification et de mythification. Un exemple significatif de cette différence de traitement nous est donné par les deux versions du mépris de Boileau à l’égard d’André Dacier, auquel il reprochait de « fai[re] des Saints de tout ce qui passe par sa plume 47 ». Le contexte dans lequel s’inscrit cet épisode dans l’un et l’autre recueil confère à cette anecdote un sens et une portée différents : chez Brossette, le propos est notamment situé au cœur d’un développement consacré à Horace, où Boileau prétend que le livre d’André Dacier a profité de son propre engagement pour ce poète - jalousie d’auteur que Brossette se garde bien de dévoiler explicitement en préférant mettre l’accent sur la dette des contemporains à l’égard du « régent du Parnasse » ; chez Losme de Monchesnay, ce reproche, inséré au cœur d’un paragraphe consacré au projet de Boileau de composer une Vie de Diogène, prend un tour plus développé et un ton plus moqueur afin d’insister sur le caractère humain de son modèle. Devant ce paysage critique qui offre une construction sédimentée de l’image publique du poète, on peut saisir de quelle manière s’introduit, à partir des premières décennies du XVIII e siècle, la fameuse devise « l’homme-etl’œuvre », qui s’imposera dès les premiers portraits de Sainte-Beuve comme le principe de la méthode biographique 48 . Adoptant une figure de poète Janus combinant le visage du satirique et la stature du régent, l’ethos viril et hirsute de Régnier et l’ethos civil et policé de Malherbe, Boileau apparaît comme le génie ordonnateur de la République des Lettres, à l’instar du « Roi Soleil » dont l’éclat rayonne sur le royaume de France, dans la mesure où il incarne un auteur apte à condenser à lui seul une vision - réductrice - du classicisme, entendue comme l’établissement d’une « doctrine » dogmatique remplie de prescriptions et de proscriptions. Dans ce processus, les biographes constituent des figures médiatrices entre le modèle et le public, aptes à redonner voix aux âges et aux vies passés, en entérinant un jugement commun, qu’ils corrigent à leur tour en modifiant les représentations que la société avait d’elle-même. Aussi peut-on prétendre, au terme de ce parcours, qu’à force de 47 Losme de Monchesnay, op. cit., p. 43. Voir également Brossette, op. cit., t. III, p. 193. 48 Voir Jean-Claude Bonnet, « Le fantasme de l’écrivain », dans « Le Biographique », Poétique, n° 63, septembre 1985, p. 262 ; Bernard Beugnot, « Pratiques biographiques au XVII e siècle », dans « La Vie d’auteur », Le Français aujourd’hui, n° 130, 1999, p. 31. Biblio17_205_s05-305End.indd 231 27.05.13 11: 12 232 Damien Fortin chercher à lui conférer une cohérence, le discours historiographique a rendu la personne et l’œuvre de Boileau si opaques que les commentateurs modernes ont veillé, de leur côté, à tirer le « régent du Parnasse » d’ « une certaine ornière historiciste 49 ». 49 Cette formule est empruntée à Roger Zuber : Les Émerveillements de la raison. Classicismes littéraires du XVII e siècle français, Paris, Klincksieck, coll. « Théorie et critique à l’âge classique », 1997, p. 239. Le critique cite à l’appui de sa démonstration les ouvrages de H. Davidson et de J. Brody (voir la bibliographie de Bernard Beugnot et Roger Zuber, op. cit., p. 162). Biblio17_205_s05-305End.indd 232 27.05.13 11: 12 Biblio 17, 205 (2013) Le portrait de l’auteur, contribution de la gravure à la médiatisation du littéraire aux XVII e et XVIII e siècles M ICHEL W IEDEMANN Université Michel de Montaigne Bordeaux 3 Livre et estampe sont issus de presses livrant des produits identiques, aptes à une diffusion en nombre, et d’un même aspect, un monde en noir et blanc. Soumis depuis le XVI e siècle au régime du privilège, de la censure, du dépôt légal préalable de plusieurs exemplaires, le livre et l’estampe passent par les mêmes circuits de commercialisation faits de libraires-éditeurs, d’étaleurs et de colporteurs et se partagent les mêmes publics : des illettrés comme des mondains, des doctes et des clercs. La gravure contribue à la médiatisation du littéraire sous plusieurs formes : elle illustre les œuvres, en s’emparant de leurs personnages et de leurs histoires dont elle prolonge la carrière, et elle participe aux rites sociaux institués autour de la littérature par les portraits de l’auteur et du dédicataire. Nous proposerons une typologie des portraits d’auteur et des textes qui les accompagnent, qui permettent de donner place aux auteurs dans le Panthéon des hommes illustres et formulent un jugement lapidaire de leur œuvre. Les Vies des hommes illustres : un genre mixte associant texte et gravure Pourquoi et depuis quand recherche-t-on les images des écrivains ? La recherche des portraits d’hommes illustres est un hommage que la cité doit à la vertu et une incitation à l’imiter, selon Thévet qui s’en explique dans son avertissement au « Bénévole Lecteur » : Et a dire la vérité les pourtraits & images ont vne énergie & vertu intérieure à nous faire chérir la vertu & detester le mal. Combien de personnes pensés vous s’estre amendées à bien viure, lors qu’elles ont veu que la vertu Biblio17_205_s05-305End.indd 233 27.05.13 11: 12 234 Michel Wiedemann estoit recogneue & que la mémoire des mal-viuans estoit tenue pour exécrable 1 ? « Aristoxène de Tarente, disciple d’Aristote, avait écrit […] une série de Vies des hommes illustres, où il semble ne s’être occupé que des philosophes et des écrivains 2 . » Plutarque, inventeur du parallélisme rhétorique appliqué aux biographies, s’est aussi inspiré des Imagines de M. Terentius Varro, ouvrage terminé vers 39 avant J.C. qui « se composait de quinze livres et comptait en tout, d’après Pline qui s’en était servi fréquemment, sept cents portraits (texte et image) groupés par sept, d’où le titre de Hebdomades 3 ». Le genre de la biographie littéraire accompagnée du portrait d’auteur est donc constitué dès l’Antiquité ; il renaît au XVI e siècle où les protestants ont leurs illustres avec Théodore de Bèze 4 , les catholiques les leurs avec André Thévet 5 . À la fin du XVII e siècle, Michel Bégon eut l’ambition de suivre ce modèle, en étendant jusqu’à 1700 le recueil des hommes illustres, travail qu’il confia à Charles Perrault. Il en résulta un ouvrage en deux tomes, publiés respectivement en 1697 et 1700 chez Dezallier, où les hommes de lettres sont placés à leur rang dans la société parmi des personnes illustres à d’autres titres. Sur cent illustres, Bégon et Charles Perrault ont retenu seize hommes de lettres et les ont placés après les hommes d’Église, les capitaines, les hommes d’État, les hauts fonctionnaires, les savants, mais avant les artistes peintres, graveurs, musiciens ou architectes, qui ont aussi le jus imaginum ou droit à l’image. Nanteuil a gravé un portrait de l’abbé de Marolles, « où il a voulu arrêter son craïon & son burin, quoiqu’ils ne dussent être emploïés que pour les grands Personnages, tels que ceux que j’ai nommés 6 » selon Marolles lui-même. 1 André Thévet, Les vrais pourtraits et vies des hommes illustres grecz, latins et payens : recueilliz de leurs tableaux, livres, médalles antiques et modernes, Veuve Kervert et Guillaume Chaudière, 1584, avertissement, n.p. 2 Gérard Walter, « Introduction » dans Plutarque, Les Vies des hommes illustres, traduction de Jacques Amyot, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1951, p. XIII. 3 Ibid. 4 Théodore de Bèze, Les vrais pourtraits des hommes illustres en piete et doctrine, du travail desquels Dieu s’est servi en ces derniers temps, pour remettre sus la vraye Religion en divers pays de la Chrestienté. Plus, quarante quatre Emblemes Chrestiens, [Genève], Jean de Laon, 1581. La traduction est de S.G.S. [Simon Goulart Senlisien] de l’original latin publié l’année précédente (Icones. id est verae imagines virorum doctrina simul et pietate illustrium, Genevae, apud Joannem Laonium, 1580). Epître liminaire de Th. de Bèze à Jacques VI, datée de Genève 1 III 1580. 5 André Thévet, Les vrais pourtraits, op. cit. 6 Michel de Marolles, abbé de Villeloin, Dénombrement, dans Mémoires [1657], avec des notes historiques et critiques [par l’abbé Pouget], Amsterdam, 1755, 3 vol., vol. III, p. 203. Biblio17_205_s05-305End.indd 234 27.05.13 11: 12 235 Le portrait de l’auteur Le genre des hommes illustres est international dès l’origine, puisque Plutarque compare un Grec et un Romain. Thévet demeure ouvert à diverses nationalités, Bégon et Perrault, œuvrant à la gloire de Louis le Grand, n’admettent que des Français. Le dessein national apparaît aussi dans le titre d’un ouvrage postérieur à la Restauration : Les Illustres Français ou Tableaux historiques des grands hommes de la France, pris dans tous les genres de la célébrité, par M. Ponce, d’après les dessins de Marillier 7 . Mais on trouve aussi des recueils d’illustres à l’échelle européenne 8 . La distinction entre les vies illustrées d’hommes célèbres et les suites d’estampes de portrait tient à la longueur du texte. Des sentences judiciaires et des règlements corporatifs prescrivent aux graveurs de limiter leur texte à six lignes, sous peine d’empiéter sur le terrain des imprimeurs : La cour […] a fait et fait inhibitions et deffenses auxdits cartiers d’avoir aucunes presses, caractères, ni autres instruments servans à l’imprimerie, et en cas qu’ils veuillent mettre quelques écrits au bas de leurs portraits et figures, se serviront du ministère des imprimeurs, sans qu’ils y puissent employer plus de six lignes 9 . La langue du texte donne une indication sur le public espéré de la gravure : le latin pour les savants, le français pour les images d’auteurs circulant en France, mais aussi pour des gravures faites à l’étranger, soit contrefaçons destinées au marché français, soit indice de l’extension de la notoriété de l’auteur à l’étranger. Le dessinateur et le graveur signent traditionnellement en latin respectivement del(ineavit) ou pinx(it) pour le peintre et sculp(sit) ou fecit ou faciebat pour le graveur, même quand le texte est en français. Les portraits d’écrivains légendés en latin sont les avatars des hommages en vers grecs et latins qui ouvraient les livres du XVI e siècle. Citons l’épigramme latine de Habert de Montmaur sous le portrait de l’abbé Michel de Marolles par Nanteuil : « Nobilitas, Virtus, Pietas, Doctrina MAROLLI/ Debuerunt Sacra cingere fronde comam 10 ». La tradition se perpétue aussi de mentionner pour un auteur 7 M. Ponce, Les Illustres Français, Paris, chez l’auteur, [1816]. 8 Isaac Bullart, Académie des Sciences et des Arts contenant les vies et les éloges historiques des Hommes Illustres qui ont excellé en ces professions depuis environ quatre siècles parmi diverses nations de l’Europe, avec leurs Pourtraits. 1, Illustres politiques. Illustres historiens. Illustres jurisconsultes. Illustres rhétoriciens et grammairiens. Peintres architectes et statuaires illustres de l’Italie, Brusselle, François Foppens, 1695. L’ouvrage a été publié par son fils Jacques Ignace Bullart et porte la marque typographique de F. Foppens. 9 Jugement du 22 avril 1614 au parlement de Rouen, rapporté par Marianne Grivel, « La réglementation du travail des graveurs en France au XVI e siècle », Cahiers V.L. Saulnier, 6, Paris, Presses de l’École Normale Supérieure, 1989, p. 17. 10 « La noblesse, la vertu, la piété et la science de Marolles/ Eussent dû ceindre sa chevelure d’une couronne de feuillage sacré. » Nous traduisons. Biblio17_205_s05-305End.indd 235 27.05.13 11: 12 236 Michel Wiedemann la cité qui l’a vu naître : « Petrus Cornelius Rothomagensis/ anno Dni 1644 11 » ; « Antoine Furetière abbé de Chalivoy parisien âgé de LXVI ans 12 ». Quant à Louis Racine, de l’Académie Royale des Inscriptions et Belles Lettres, né à Paris le 2 novembre 1692, son portrait est légendé en deux langues : En, quem Relligio sibi vindicat unica vatem Cujus scripta velit, vel Pater, esse sua 13 . Heritier de la gloire et du nom de Racine ; Des vaines fictions il meprisa l’éclat Et rappellant les vers à leur Sainte origine, Confondit tour à tour l’Incredule et l’Ingrat 14 . On peut distinguer sur des critères grammaticaux trois types de textes autour des portraits d’auteur, ceux qui sont à la troisième personne, les prosopopées qui sont à la première personne et les apostrophes qui sont à la deuxième personne : 1) Textes à la troisième personne ou phrase nominale Avant tout, le texte donne un état civil simple : prénom, nom, date et lieu de naissance, date et lieu de décès, âge au décès, titre ou appartenance. Le plus souvent la notice se réduit aux prénom, nom et titres du personnage : « Louis duc de St Simon, Pair de France, Grand d’Espagne 15 » ; « Bernard de Fontenelle, Des Académies Françoises, des Sciences, des Belles Lettres, de Londres, de Nancy, de Berlin, et de Rome 16 ». Il arrive que l’état civil soit accompagné d’un commentaire en prose : « Pierre Ronsard/ Prince des Poëtes François, du 16 e siecle/ Né en Vendomois le 11 Sept. 1524. Mort en Touraine le 27 Déc 11 Portrait par Lasne. Cliché RMN 10-548771. Comme tous les clichés RMN qui suivent, on trouvera celui-ci sur Agence photographique de la Réunion des Musées Nationaux et du Grand-palais, [en ligne] photo.rmn.fr, « recherche d’image » disponible sur : http : / / www.photo.rmn.fr/ cf/ htm/ Search_New.aspx [page consultée le 26 octobre 2012]. 12 Portrait par N. Habert. Cliché RMN 06-501385. 13 « Voici celui que la Religion revendique comme son seul poète et dont même son père voudrait avoir produit les écrits. » Nous traduisons. 14 Portrait de Louis Racine, gravé par Petit d’après Aved, dans Bibliothèque nationale de France, Gallica bibliothèque numérique, [en ligne] gallica.bnf.fr, disponible sur : http : / / gallica.bnf.fr/ ark : / 12148/ btv1b84096302 [page consultée le 26 octobre 2012]. 15 Portrait de Saint-Simon, par L.F. Mariage d’après F. de Troy. Cliché RMN 07-538871. 16 Portrait de Fontenelle, anonyme. Cliché RMN 11-514379, album de Louis-Philippe au château de Versailles, n° LP65974. Biblio17_205_s05-305End.indd 236 27.05.13 11: 12 237 Le portrait de l’auteur 1585 17 ». Des textes plus développés composent un éloge du personnage à la troisième personne et avancent un jugement de l’œuvre en un quatrain, ou en six lignes au plus en raison des règlements corporatifs en faveur des imprimeurs : C’est le Portrait de l’Éloquence Qui par sa divine puissance Sous le nom de Balzac charme tous les Esprits Mais pour la mieux connoistre écoute son langage. Elle est vivante en ces écrits, Et n’est que peinte en cette image 18 . Les textes des gravures sont quelquefois dus aux graveurs eux-mêmes : Nanteuil savait tourner des vers, le Mercure galant en reproduit dans son article nécrologique de 1678. Lépicié, graveur et historiographe de l’Académie des Beaux Arts, signait et les vers et la gravure. Le journaliste Gacon a rédigé quantité de vers pour les graveurs. Cependant, les quatrains étaient également empruntés aux poètes du temps, comme ici ce quatrain de Boileau accompagnant le portrait de Jean Racine : Du Théatre français l’honneur et la merveille, Il sçut ressusciter Sophocle en ses écrits ; Et dans l’art d’enchanter les cœurs et les esprits, Surpasser Euripide et balancer Corneille 19 . Les commentaires sont généralement élogieux, mais il arrive néanmoins qu’ils soient moins dithyrambiques. Ainsi, Pierre Richelet est vanté en demiteinte : Richelet demontrant dans son Dictionnaire De la langue francoise et l’Usage et les Loix : Fit un Ouvrage necessaire Plus aux Etrangers qu’aux francois 20 . Ces vers de Gacon sentent la critique, de même que la sentence concise du savant Santeuil, chanoine de Saint-Victor, placée au bas du portrait de Furetière par N. Habert : 17 Portrait regravé et publié par Odieuvre, collection particulière (voir fig. 1). 18 Portrait de Balzac par Guillaume Vallet, vers anonymes. Cliché RMN 10-548527. 19 Jean Racine, portrait gravé par Augustin de Saint-Aubin, d’après le tableau de J.B. Santerre, publié dans Jean Racine, Œuvres de Jean Racine, Paris, Le Normant, imprimeur-éditeur, 1810, tome I. 20 Portrait de Pierre Richelet, Paris, par et chez E. Desrochers (voir fig. 2), dans BNF, Gallica bibliothèque numérique, [en ligne] gallica.bnf.fr, disponible sur : http : / / gallica.bnf.fr/ ark : / 12148/ btv1b8407306r. Biblio17_205_s05-305End.indd 237 27.05.13 11: 12 238 Michel Wiedemann Multum scire nocet : si non tam Docta locutus Fœlix ingenio viveret ille suo 21 . Si le texte peut formuler ainsi un jugement sur l’auteur et son œuvre, il peut également servir à commenter la gravure elle-même, à la manière d’un métalangage. Ce commentaire de la gravure est souvent un parallèle rebattu, lieu commun des légendes de portraits, opposition du corps et de l’âme, objets respectifs de la Peinture et de la Littérature 22 , de la Nature et de l’Art. Thomas de Leu présente ainsi sa gravure de Montaigne : Voicy du grand Montaigne une entiere figure Le Peinctre a peinct le corps, et luy son bel esprit : Le premier par son art égale la Nature Mais l’autre la surpasse en tout ce qu’il escrit 23 . Donnons un autre exemple, ces vers de D.P. 24 tirés d’une gravure de Nanteuil d’après Philippe de Champaigne : Tel fut le celebre Voiture, L’Amour de tous les beaux Espris : Mais bien mieux qu’en cette peinture, Tu le verras dans ses escris 25 . Dans le cas du portrait de Boileau par B. Picart (fig. 3), une description de la gravure donne une lecture de l’image : Le Portrait de BOILEAU DESPREAUX est aporté sur le PARNASSE par la POËSIE SATIRIQUE : APOLLON tend les bras pour le recevoir,/ Et les MUSES lui préparent des Couronnes de Laurier pour lui donner place entre les plus fameux Poëtes. On les voit toutes attentives à le/ considerer ; Et il n’y a pas jusqu’au CHEVAL PEGASE qui ne semble s’aplaudir d’avoir été monté par un si habile Maître 26 . 21 « Il est nuisible de trop savoir ; s’il n’avait parlé si doctement,/ Il vivrait heureux avec son caractère naturel. » Nous traduisons. 22 Voir Édouard Pommier, Théories du portrait, de la Renaissance aux Lumières, Paris, Gallimard, NRF, « Bibliothèque illustrée des Histoires », 1998, p. 95-103. 23 Portrait de Montaigne au burin par Thomas de Leu, pour servir de frontispice aux Essais, cliché RMN 11-511408. 24 Ces initiales ne permettent pas d’identifier avec certitude l’auteur de ces vers. Ce pourrait être de Pure. 25 Cliché RMN 10-548509. 26 Nicolas Boileau par Bernard Picart, frontispice des œuvres de Boileau, 1722, collection particulière (fig. 3). Biblio17_205_s05-305End.indd 238 27.05.13 11: 12 239 Le portrait de l’auteur 2) Prosopopées à la première personne Les textes prennent parfois une tournure plus rhétorique, comme pour chercher à faire communiquer la figure de l’écrivain figée sur la gravure et le spectateur. Ainsi, l’on rencontre des prosopopées du personnage représenté : Tout esprit orgueilleux, qui s’aime, Par mes leçons se voit gueri, Et dans mon livre si cheri Apprend à se haïr soi même. 27 Le quatrain confirme La Bruyère en moraliste ; tandis qu’une autre gravure fait dire à Cyrano de Bergerac : La terre me fut importune Je pris mon essort vers les Cieux J’y vis le soleil et la Lune, Et maintenant j’y vois les Dieux 28 . 3) Apostrophes à la deuxième personne Une variante de ce procédé est l’adresse de l’auteur du texte au personnage représenté. Des vers anonymes apostrophent Moreri : Tous ces Heros fameux qu’au Temple de Memoire, Nous voions placés par tes soins, Sont autant d’Illustres tesmoins, Qui feront à jamais retentir de ta Gloire Les Lieux ou l’on connoist et la fable et l’Histoire 29 . Un portrait de Dom Augustin Calmet suit le même type, mais en deux quatrains disposés astucieusement sur quatre lignes : Heureux l’Ecrivain dont la gloire Calmet de ces dons revetu, De la Vertu tire son fond, Dis nous en toy lequel Domine Lors qu’un sçavoir vaste et profond De l’Honneur, ou de la Doctrine Le place au Temple de Memoire. Du savoir, ou de la Vertu 30 . Le texte rappelle les vertus de l’écrivain et permet d’inscrire dans la mémoire du public le sens de l’hommage rendu par la gravure au personnage. Sans ces 27 Portrait de Jean de La Bruyère, par L. Cathelin, collection particulière. 28 Portrait de Savinien Cyrano de Bergerac, cliché RMN, album de Louis Philippe, n° inv. LP29bis 882. 29 Vers anonymes sous le portrait de Louis Moreri gravé par Edelinck d’après de Troye [sic]. Collection particulière. 30 Vers anonymes sous le portrait anonyme de Dom Augustin Calmet, abbé de Senones. Collection particulière. Biblio17_205_s05-305End.indd 239 27.05.13 11: 12 240 Michel Wiedemann quelques vers qui dialoguent avec l’image, que saurions-nous de la figure représentée ? Le portrait de l’écrivain, en dehors des lignes qui le commentent, est relativement avare de signes distinctifs. Comment reconnaître un écrivain ? Il convient généralement de distinguer trois classes de portraits, en s’appuyant sur la tripartition que propose R. de Piles dans son chapitre de l’invention : invention historique, allégorique ou mystique. Le portrait d’un auteur littéraire ne saurait être mystique à moins qu’il ne s’agisse d’un évangéliste ou d’un autre auteur sacré. Restent le portrait historique, c’est-à-dire qui représente le sujet, et le portrait entouré d’allégories qui présente aux yeux autre chose que ce qu’on voit en effet. Entre les deux, le portrait avec attributs, lesquels peuvent être historiques au sens de R. de Piles, quand ils sont les accessoires d’une scène ayant été visible un jour, ou allégoriques quand les attributs sont des objets réunis par une intention significative sans avoir jamais été autour de la personne représentée. C’est le cas, par exemple, de la couronne de laurier, qui n’est pas réellement portée, de la toge antique dont certains sont couverts, des lyres, masques, sabres, casques, palettes, équerres, crosses, mitres, couronnes et globes terrestres entourant un portrait. Pour les portraits des écrivains, nous proposons ainsi quatre catégories : 1) Degré zéro : le portrait sans marques de la qualité d’écrivain L’écriture ne donne pas un statut social : personne ne se qualifie d’écrivain à l’âge classique. Théophile de Viau est présenté par la légende circulaire entourant son portrait par Daret comme « Gentilhomme de la chambre du Roy ». D. J. Culpin a remarqué que dans son recueil d’hommes illustres, Perrault les classe en fonction de leur statut social plutôt qu’en raison de leur notoriété littéraire ou scientifique : « Honoré d’Urfé auteur de l’Astrée, figure parmi les hommes d’épée ; Mersenne, célèbre mathématicien, se trouve rangé parmi les hommes d’Église 31 ». On trouve donc des écrivains parmi les princes, les hommes d’épée ou les ecclésiastiques, avec les marques de leur état : Montaigne, dans son portrait par Th. de Leu, porte le collier de l’ordre de St Michel. Bossuet, gravé par Edelinck d’après H. Rigaud 32 , Fénelon, gravé par 31 D.J. Culpin, « Introduction », dans Charles Perrault, Les Hommes illustres avec leurs portraits au naturel. texte D.J. Culpin, Tübingen, Gunter Narr Verlag, coll. « Biblio 17 », 2003, n° 142, p. IV. 32 Cliché RMN 10-548754, Biblio17_205_s05-305End.indd 240 27.05.13 11: 12 241 Le portrait de l’auteur Benoît Audran d’après le portrait par Vivien datant de 1714, sont en tenue d’évêque, portant leur croix pectorale 33 . Quand il n’a aucune de ces marques, l’écrivain a le costume ordinaire d’un bourgeois de l’époque. Dans les Hommes illustres de Perrault, G. du Vair, Ménage (fig. 4), Arnauld, Bignon ont le même costume à boutons serrés comme ceux d’une soutane, avec un rabat blanc uni. Ainsi sont encore vêtus P. Corneille dans son portrait par M. Lasne 34 en 1644, puis dans celui de 1664 gravé par Guillaume Vallet d’après Antoine Paillet (fig. 5) et Michel de Marolles, abbé de Villeloin, dans son portrait par Nanteuil. 2) Le portrait avec attributs de l’écrivain L’écrivain est entouré de ses attributs. Il est assis à sa table comme la comtesse de Genlis (fig. 6) ou debout appuyé sur un piédestal de pierre de style antique comme Boileau, devant un mur tapissé de livres in-folio dans la gravure de Pierre Drevet d’après Hyacinthe Rigaud (fig. 7). Il écrit ses œuvres, la plume à la main, au milieu d’autres livres entrouverts, comme Boileau dans le portrait ci-dessus ou Valentin Conrart envoyant une lettre dans la gravure de Louis Cossin d’après Claude Lefebvre 35 ou encore Jean-Baptiste Rousseau dans le magnifique portrait gravé par Jean Daullé d’après Joseph Aved 36 . Les attributs qui entourent le portrait peuvent être les uns réels, les autres allégoriques : ils représentent alors autre chose qu’eux-mêmes, par métaphore, par métonymie ou par synecdoque. Le portrait de Marivaux 37 le présente en civil, le médaillon ovale est couvert de guirlandes de fleurs et entouré de livres ouverts, dont les siens, d’un encrier et d’une plume, d’un carquois garni de flèches, d’un moulinet d’enfant et de masques de comédie antiques accrochés à une épitaphe : « de l’Académie Françoise/ né en 1688, mort en 1763 ». Le portrait de Molière par Etienne Fiquet d’après Antoine Coypel est posthume 38 . L’auteur est assis, de face, le regard tourné vers sa gauche, accoudé sur deux gros volumes. Le cadre qui l’entoure est couronné de lauriers et de lierre, symbole d’immortalité. 33 B. Audran, portrait de Fénélon, 1714, dans Centre de conservation du livre (Arles- France), E-corpus, bibliothèque numérique collective et patrimoniale, [en ligne] e-corpus.org, disponible sur : http : / / www.e-corpus.org/ notices/ 113304/ gallery/ 1453502 [page consultée le 28 octobre 2012]. 34 Cliché RMN 10-548771. 35 Cliché RMN 06-501382. 36 Cliché RMN 11-514371. 37 Cliché RMN 11-515370, gravé par Ingouf le jeune et Marillier d’après Claude de Saint-Aubin. 38 Cliché RMN 10-548780. Biblio17_205_s05-305End.indd 241 27.05.13 11: 12 242 Michel Wiedemann Il repose sur une tablette qui figure un bas-relief où le nom de Poquelin de Molière s’étale sur le globe terrestre quadrillé de méridiens et de parallèles, entouré de masques de satyres. Cela doit signifier l’universalité de son génie comique. On peut trouver quelque invraisemblance dans ces arrangements d’attributs, qui sont loin de constituer les accessoires d’une scène réelle : dans le portrait de Boileau évoqué ci-dessus, il est peu vraisemblable qu’un piédestal de pierre se trouve dans l’intérieur d’une bibliothèque et dans la gravure de Jean-Baptiste Nolin d’après Pierre Mignard, Molière est assis, un petit livre dans la main gauche, une plume dans la droite, mais il n’y a pas de table, il étend la main dans le vide devant lui, tandis qu’une horloge marque l’heure fatale 39 . Le laurier d’Apollon couronne le chef des poètes lauréats Ronsard et Desportes. Ronsard, âgé de trente-et-un ans, entouré de la devise Myrto et lauro, vêtu à l’antique d’une toge, lauré, a un air vraiment antique 40 , tandis que Desportes porte son rameau de laurier sur un manteau doublé de fourrure, ouvert sur un pourpoint à multiples boutons qui ne peut être que moderne 41 . Le portrait de l’auteur lauré donne ainsi à voir un attribut allégorique, et non historique au sens de R. de Piles. 3) Le portrait entouré d’images secondaires Jeanne Duportal remarque qu’« une autre innovation [du XVIII e siècle] consista à placer au dessous de l’effigie d’un personnage une sorte de basrelief ou de petit tableau commémorant une des vertus de ce personnage ou l’un des épisodes de son existence 42 ». Mais on trouve de telles images dès le début du XVII e siècle, dans les compositions où le portrait est entouré de caissons emblématiques et de caissons historiques, tels que le portrait de Blasius de Montluc polemarchus 43 dans l’ouvrage de Vulson de la Colombière 44 . Cela fut fait aussi dans une composition d’Étienne Ficquet d’après Hyacinthe Rigaud, montrant La Fontaine dans un cadre ovale posé sur une base de pierre 39 Visible sur le site de l’American Historical Association and Columbia University Press, Gutenberg-e, [en ligne] gutenberg-e.org, disponible sur : http : / / www.gutenberg-e.org/ brg01/ images/ brg00dlg.html [page consultée le 26 octobre 2012]. Voir également cliché RMN 10-548778. 40 Cliché RMN 11-51448, graveur anonyme. 41 Cliché RMN 10-545496. 42 Jeanne Duportal, La Gravure en France au XVIII e siècle. La gravure de portraits et de paysage, Paris et Bruxelles, Librairie nationale d’art et d’histoire G. van Œst, 1926, p. 14. 43 Cliché RMN 11-511174. 44 Musée national du château de Pau, n° d’inventaire P.55.34.124. Biblio17_205_s05-305End.indd 242 27.05.13 11: 12 243 Le portrait de l’auteur où l’on distingue le Loup et l’Agneau 45 . Enfin le principe des images annexes, dans des caissons ou des médaillons entourant un portrait et lui apportant du sens gouverne toute la série des Illustres Français par Ponce d’après Marillier 46 . Les portraits à images secondaires sont logiquement des images à attributs, mais paraissent une classe assez distincte graphiquement et intellectuellement. Ce type de gravure suppose une compétence supplémentaire pour établir le lien entre l’image secondaire et le portrait. 4) Le portrait entouré d’allégories L’identification du personnage comme écrivain passe également par l’image entourée de personnages allégoriques. Le portrait, gravé par Roullet, de François de Beauvilliers, duc de Saint-Aignan, qui écrivait des vers, est présenté par Mars et Minerve à une allégorie au front étoilé entourée de tous les attributs des arts 47 . Le portrait d’Esprit Fléchier, évêque de Nîmes, d’après Moreau le jeune, montre dans un cadre ovale un ecclésiastique portant sa croix pectorale. Le cadre est tenu par un ange lauré sur la poitrine duquel rayonne un soleil. À ses côtés l’allégorie de la Religion, tenant la croix et un livre ouvert, derrière deux putti tenant le saint sacrement dans un calice ; une femme aux seins nus allaitant un nourrisson et entourée de deux autres enfants, allégorie de la Charité selon Ripa ; dans l’ombre une personne vêtue à l’antique distribue des bourses aux pauvres. À gauche un homme chauve assis lit de gros livres. Au premier plan, un globe terrestre, deux in-folio, une palette de peintre, un parchemin déroulé. On en déduit donc que cet évêque empli de charité cultivait aussi les sciences profanes et les arts. Quant au portrait de Montesquieu par Littret d’après de Sève (fig. 8), il est entouré des allégories du génie des lois et de l’Europe, tenant pour attributs un livre et un sceptre ; à terre gisent les attributs de Rome, aigles et faisceaux de licteurs, de la tyrannie orientale, joug et turban, tandis qu’une flèche traversant une couronne de roses évoque les écrits amoureux de l’auteur. Une composition gravée par Noël Lemire en 1776 d’après J.M. Moreau le Jeune 48 montre le portrait de La Fontaine par H. Rigaud porté sur les nuées du ciel, par la Renommée tendant une trompette à une figure allégorique indéterminée, tandis qu’une Minerve casquée, armée de cordes et d’une baguette, dévoile une figure féminine nue et rayonnante, la Vérité, à laquelle une figure féminine ailée, vêtue à l’antique et ceinte d’un zodiaque, l’Eternité ( ? ), présente à la lumière les lettres du nom du poète. 45 Cliché RMN 10-54786. 46 Ponce, op. cit. 47 Cliché RMN 11-51 2093. 48 Cliché RMN 10-548788. Biblio17_205_s05-305End.indd 243 27.05.13 11: 12 244 Michel Wiedemann On aura compris à la lecture des descriptions ci-dessus le défaut principal de ces portraits allégoriques qui prolifèrent au XVIII e siècle : ils sont souvent inintelligibles et, en 1708, Roger de Piles les critique en ces termes dans son chapitre de l’invention : C’est un aussi grand défaut de tenir longtemps l’attention en suspens par des symboles nouvellement inventés, comme c’est une perfection que de l’entretenir quelques moments par des figures allégoriques connues reçues et employées ingénieusement 49 . L’obscurité de ces allégories appelle des textes explicatifs, que les graveurs n’hésitent pas à ajouter. Le portrait de Boileau par B. Picart (fig. 3), que nous avons cité plus haut, nous en donne un exemple en détaillant le nom des figures et le sens des gestes qu’elles accomplissent. L’inscription du portrait d’écrivain dans une série La plupart des portraits d’écrivains sont cadrés en buste. On peut cependant trouver Blaise de Montluc en pied, l’épée à la main 50 . C’est qu’il est l’un des Portraits des hommes illustres françois qui sont peints dans la Galerie du Cardinal de Richelieu 51 , sur des trumeaux où ils sont en pied. À voir les portraits de ces illustres écrivains, on est aujourd’hui surpris du nombre de personnes amplement drapées dans des sortes de manteaux ou de toges. Blaise de Montluc a le bras gauche enveloppé dans un manteau noué sur la taille 52 . Pierre Corneille, dans un portrait posthume gravé par Etienne Ficquet d’après Charles Lebrun, est tout enveloppé d’amples plis 53 . Il en va de même pour Guez de Balzac, Savinien Cyrano de Bergerac, Quinault, Blaise Pascal, Montesquieu et Félibien (fig. 9). La raison de ces manteaux se trouve expliquée par Roger de Piles dans le chapitre des ajustements du portrait : On habille aujourd’hui la plupart des portraits d’une manière assez bizarre ; savoir si elle est à propos, c’est une question qu’il faut examiner. 49 Roger de Piles, Cours de peinture par principes, Paris, Gallimard, 1989, p. 39. 50 Cliché RMN 11-511174. 51 Marc de Vulson, sieur de la Colombière, Portraits des hommes illustres françois qui sont peints dans la galerie du Cardinal de Richelieu, Paris, 1650. 52 Cliché RMN 11-511178. 53 E. Ficquet, portrait de Pierre Corneille, 1734, dans American Historical Association and Columbia University Press, Gutenberg-e, [en ligne] gutenberg-e.org, disponible sur : http : / / www.gutenberg-e.org/ brg01/ images/ brg00mlg.html [page consultée le 26 octobre 2012]. Biblio17_205_s05-305End.indd 244 27.05.13 11: 12 245 Le portrait de l’auteur Ceux qui sont pour ces sortes d’habits disent que les modes étant en France fort sujettes à changer, on trouve les portraits ridicules six ans après qu’ils ont été faits, que ces ajustements qui sont du caprice du Peintre durent toujours, que les habits de femmes ont des manches ridicules qui leur tiennent les bras serrés d’une manière fort contrainte, et peu favorable à la nature et à la Peinture, et qu’enfin l’usage qui s’est introduit peu à peu d’habiller ainsi les portraits doit être suivi en cela comme en autre chose. D’autres au contraire, soutiennent que les modes sont essentielles aux portraits et qu’elles contribuent non seulement au portrait de la personne, mais qu’elles sont encore celui du temps, que les portraits, faisant partie de l’histoire, doivent être fidèles en toutes choses 54 . Les transformations de portraits en fonction des goûts du temps n’affectent pas seulement les vêtements, mais aussi les cadres. Quand Odieuvre fait regraver un portrait antérieur, il en modifie le format et fait mettre le portrait de Ronsard lauré, cité plus haut, dans un cadre ovale posé sur une tablette de style Louis XIV (fig. 1). Il transforme un portrait rectangulaire de Ménage par Nanteuil (fig.10) en ovale pour l’intégrer dans sa collection (fig. 11) 55 . L’intention est bien d’harmoniser les styles disparates de chaque époque en une unité idéale, celle du siècle de Louis le Grand. Les écrivains prennent place dans des collections d’illustres, où l’éditeur essaye de garder un format constant, un cadre ou un style identique. Or le graveur n’a pas de procédé de réduction mécanique, il lui faut regraver un cuivre à chaque changement de format. Le principal obstacle interne à l’entreprise de Bégon et de Perrault a consisté à réduire les documents variés recueillis à diverses sources à un format et un cadre identique dans tout leur ouvrage. L’intégration dans une série est ainsi assurée par le cadre uniforme, par la mise en page et le caractère de la lettre. On reconnaît ainsi les suites de portraits ovales simples de Lubin pour Perrault ou celles plus complexes d’Odieuvre et de Desrochers 56 : un fond uni, un cadre ovale, posé sur une tablette, sur lequel s’enroule un cartouche réservé au nom, aux titres et aux dates de naissance et de mort du personnage ; dessous une plaque gravée, portant un quatrain, quelquefois signé (fig. 2). 54 Roger de Piles, Cours de peinture par principes, op. cit., p. 138. 55 Jean-François Dreux du Radier, L’Europe illustre, contenant l’Histoire abrégée des souverains, des princes, des prélats, etc. célèbres en Europe dans le XV e siècle compris, jusqu’à présent, ouvrage enrichi de portraits, gravés par les soins du Sieur Odieuvre, Paris, 1755-1765. 56 Étienne Jehandier Desrochers, Recueil de portraits des personnes qui se sont distinguées tant dans les Armes que dans les Belles Lettres et les Arts, comme aussi la famille Royale de France et Autres Cours Étrangères, 1726. Biblio17_205_s05-305End.indd 245 27.05.13 11: 12 246 Michel Wiedemann C’est […] au Salon de 1750 que [Cochin] présenta au public la formule nouvelle du portrait, portrait-médaille ; portraits camées, dessinés à la mine de plomb et pour la plupart présentés de profil. Ces petits crayons étaient destinés à être gravés ; […] la vogue des petits portraits « à la Cochin » fut extrême. Ils prirent aussitôt le nom de leur inventeur 57 . Le portrait à la Cochin montre un profil qui évoque les monnaies et les médailles (fig. 12). Cette allusion à l’histoire métallique est particulièrement visible dans un portrait collectif des auteurs de l’Encyclopédie 58 : les médaillons laurés de Diderot et d’Alembert sont entourés de médailles convergentes de quatorze autres auteurs. Les formats de portraits se réduisent ainsi que ceux des livres qui passent de l’in-folio au livre de poche : « D’autres graveurs, au format d’une carte à jouer substituèrent des dimensions qui pouvaient atteindre celles d’un timbre-poste. […] Quelques-uns de ces portraits furent gravés pour être placés dans des livres 59 ». Durant la période 1600-1800, l’illustration est une marque de consécration coûteuse qui orne une faible part des ouvrages littéraires, les livres de luxe. Elle comporte des images à fonction démarcative ou structurante et des images en rapport avec le texte. Les pièces liminaires comportent encore le portrait ou les armes du dédicataire et le portrait de l’auteur. Les formes de ce portrait d’auteur vont de l’image au naturel, sans marque de la qualité d’écrivain jusqu’à la composition allégorique en passant par le portrait avec attributs plus ou moins vraisemblables. Les légendes qui accompagnent ces images vont de la simple nomination du sujet à un jugement sur l’homme et l’œuvre qui doit tenir en six lignes et où se déploient tous les artifices rhétoriques. Dans une société hiérarchisée en ordres, où le droit à l’image n’est pas donné à tout le monde, le portrait de l’auteur en tête de ses ouvrages consacre une élévation due au talent. Par lui, l’auteur passe dans le canon des hommes illustres, dignes de rester dans la mémoire des hommes. L’image gravée est au service de ce culte des morts qui caractérise une civilisation et où la figure de l’écrivain, comme celle du saint, devient l’objet d’une dévotion. La gravure sert de substitut aux pèlerinages, aux reliques en représentant les auteurs au second degré. On a diffusé les images des tombeaux de Voltaire 60 et de Rousseau, de la chambre du cœur de Voltaire 61 , et on débite encore au XIX e siècle l’image de la maison de P. Corneille, montrant une vue 57 Jeanne Duportal, op. cit., p. 11. 58 Cliché RMN 11-544202 ; gravure par Augustin de Saint-Aubin. 59 Jeanne Duportal, op. cit., p. 14. 60 Tombeau de Voltaire à Ferney, à Paris, chez Bonneville, rue St Jacques n° 193. Cliché RMN 75-000552. 61 Gravure de Denis François Née. Cliché RMN 75-000084. Biblio17_205_s05-305End.indd 246 27.05.13 11: 12 247 Le portrait de l’auteur extérieure, la chambre, la cheminée, la table et le fauteuil de l’écrivain 62 . Philippe Quinault bénéficie à Felletin d’une statue indue, qu’on lui a élevée sur la foi d’une gravure de Duponchel mentionnant sa naissance à Felletin, alors que d’autres estampes du XVIII e siècle 63 le faisaient naître à Paris : Certains ont pu croire, pendant assez longtemps, que Quinault naquit à Felletin, dans le département de la Creuse. Avant de se rendre à l’évidence fournie par l’acte de baptême à Paris (découvert par Beffara à la fin du XVIII e siècle), les Felletinois érigèrent en 1848 une statue à l’honneur de Quinault. Elle porte deux inscriptions : 1851 / A / PHILIPPE / QUINAULT / MEMBRE DE / L’ACADEMIE / FRAN- CAISE / ET DE / CELLE DES / INSCRIPTIONS / ET BELLES / LETTRES / NE A / FELLETIN / L. 3 JN 1635 1851 / CE / MONUMENT / A ETE ELEVE PAR / LA VILLE EN / L’HON- NEUR / DE PHILIPPE / QUINAULT / ILLUSTRE / POETE LYRI- / QUE NE A / FELLETIN / L. 3 JN 1635 64 . Ainsi, la gravure fait le grand homme. 62 Gravure par Ch. Baude d’après Jules Adeline, 1884, « Pierre Corneille, Biographie, Documents iconographiques », dans BNF, Gallica bibliothèque numérique, [en ligne] gallica.fr, disponible sur : http : / / visualiseur.bnf.fr/ Document/ CadresPage ? O=IFN-8427278&J=123&T=pleinEcran&I=123&M=imageseule [page consultée le 27 octobre 2012]. 63 En particulier celle de Desrochers. On peut voir celle de Duponchel, conservée au musée de Guéret, sur le site de Norman Buford, Philippe Quinault, [en ligne] quinault.info, disponible sur : http : / / www.quinault.info/ Home/ images/ gravures/ duponchel [page consultée le 26 octobre 2012]. 64 La citation provient du site de Norman Buford, sit.cit, qui donne une photo de la statue de Quinault sur une fontaine de Felletin proche de l’église, à l’adresse : http : / / www.quinault.info/ Home/ images/ felletin [page consultée le 26 octobre 2012]. Biblio17_205_s05-305End.indd 247 27.05.13 11: 12 248 Michel Wiedemann Illustrations Fig. 1 : Portrait anonyme du XVI e siècle, Pierre Ronsard/ Prince des Poëtes François, du 16 e siecle/ Né en Vendomois le 11 Sept. 1524. Mort en Touraine le 27 Déc. 1585./ , regravé et réencadré en style Louis XIV par J.M. Odieuvre, collection particulière. Biblio17_205_s05-305End.indd 248 27.05.13 11: 12 249 Le portrait de l’auteur Fig. 2 : Desrochers, Pierre Richelet, vers de Gacon, eau-forte et burin, collection particulière. Biblio17_205_s05-305End.indd 249 27.05.13 11: 12 250 Michel Wiedemann Fig. 3 : Bernard Picart, Nicolas Boileau, frontispice de ses Œuvres,1722, collection particulière. Biblio17_205_s05-305End.indd 250 27.05.13 11: 12 251 Le portrait de l’auteur Fig. 4 : P. van Schuppen, Gilles Ménage, 1698, gravure d’après un portrait de R. de Pilles [sic] de 1692, figurant dans Perrault, Les Hommes illustres, collection privée. Biblio17_205_s05-305End.indd 251 27.05.13 11: 12 252 Michel Wiedemann Fig. 5 : Guillaume Vallet, Pierre Corneille né à Rouen en l’année M.VI.C.VI, burin d’après le dessin sur le vif d’Antoine Paillet, 1663, en tête du Théâtre de P. Corneille reveu et corrigé par l’Autheur, Paris, Louis Billaine, dans la grande salle, à la Palme & au grand César, avec privilege du roy, 1664, cote rés. 5038, Bibliothèque universitaire de Lettres, Service commun de la documentation, Université Michel de Montaigne Bordeaux 3. Biblio17_205_s05-305End.indd 252 27.05.13 11: 12 253 Le portrait de l’auteur Fig. 6 : Copia, Stéphanie Félicité Ducrest, marquise de Sillery, ci-devant comtesse de Genlis, gouvernante des enfans de S.A.S. Mgr. le Duc d’Orléans, gravure d’après Miris, collection privée. Biblio17_205_s05-305End.indd 253 27.05.13 11: 12 254 Michel Wiedemann Fig. 7 : Pierre Drevet, Nicolaus Boileau Despreaux, burin d’après Rigaud, 1706, dans Jeanne Duportal, op. cit., pl. 4. Biblio17_205_s05-305End.indd 254 27.05.13 11: 12 255 Le portrait de l’auteur Fig. 8 : Littret, Carolus de Secondat, baro de Montesquieu, gravé d’après De Sève, collection particulière. Biblio17_205_s05-305End.indd 255 27.05.13 11: 12 256 Michel Wiedemann Fig. 9 : Pierre Drevet, Messire André Félibien, burin d’après C. Lebrun, collection particulière. Biblio17_205_s05-305End.indd 256 27.05.13 11: 12 257 Le portrait de l’auteur Fig. 10 : Nanteuil, Ægidius Menagius/ Guillelmi filius. Rob. Nantueil ad vivum Faciebat Cum priuil. Regis 1652, collection particulière. Biblio17_205_s05-305End.indd 257 27.05.13 11: 12 258 Michel Wiedemann Fig. 11 : Gilles Menage/ Né à Angers le 15 Août 1613. Mort à Paris, le 23 juillet 1692. A Paris, chez Odieuvre, planche regravée en un autre format et encadrée dans le style d’Odieuvre, collection particulière. Biblio17_205_s05-305End.indd 258 27.05.13 11: 12 259 Le portrait de l’auteur Fig. 12 : Cochin le fils, Ph.Cl.A. de Thubières, comte de Caylus, 1752, eau-forte, collection particulière. Biblio17_205_s05-305End.indd 259 27.05.13 11: 12 Biblio17_205_s05-305End.indd 260 27.05.13 11: 12 Biblio17_205_s05-305End.indd 261 27.05.13 11: 13 V. Disséminations culturelles Biblio17_205_s05-305End.indd 262 27.05.13 11: 13 Biblio 17, 205 (2013) Dispute de mots et expérience de pensée dans le débat Newton-Leibniz-Descartes chez Voltaire et chez Émilie du Châtelet A RIANNE M ARGOLIN Université du Colorado-Boulder/ Université d’Aix-Marseille « Ce n’est qu’une dispute de mots 1 », lance le physicien Alexis Clairaut à son collègue éminente physicienne Émilie du Châtelet à propos des concepts des forces vives et de la gravitation. Une dispute de mots, une ambiguïté de position de l’observation, que les philosophes de l’âge mécaniste refusent d’admettre dans leur spectacle réglé du mouvement, du repos et de la matière. En 1736, la même année où paraissent les Éléments de la philosophie de Newton de Voltaire, quatre ans avant les Institutions de physique (1740) de la marquise du Châtelet, la République des lettres françaises, essentiellement cartésienne, ne considère la dispute entre le mouvement cartésien, la gravitation newtonienne et les forces vives leibniziennes que comme un débat vain recourant à des termes dont l’étude de la Nature n’a pas besoin, elle qui subordonne la cohérence théorique à la preuve par l’observation. Comme Georges-Louis Leclerc de Buffon l’explique au public : « Rien n’a plus retardé le progrès des sciences que la logomachie, et cette création de mots nouveaux à demi techniques, à demi métaphysiques, et qui dès lors ne représentent nettement ni l’effet ni la cause 2 ». D’une part, la logomachie scientifique provoque un 1 Lettre d’A. Clairaut à la marquise du Châtelet, mai 1741 dans Lettres de la marquise du Châtelet, édition Théodore Besterman, Genève, Institut et Musée Voltaire, 1958, t. II, p. 350 : « Vous semblez croire que la politique me retient sur la question des forces vives, je vous présente le contraire. Si j’ai dit que c’était une question de mots, c’est que je pense que c’en est une pour tous les gens qui sont vraiment au fait. La différence que je fais dans les deux partis, c’est que la plupart de ceux qui sont pour les forces vives, ont les principes suffisants pour ne se point tromper dans les questions de mécanique, au lieu que le plus grand nombre de ceux de l’autre parti commettent mille paralogismes ». 2 Georges-Louis Leclerc de Buffon, Histoire naturelle des minéraux, dans Œuvres complètes, Paris, Jules Didot Ainé, 1827, t. VII, p. 52. Biblio17_205_s05-305End.indd 263 27.05.13 11: 13 264 Arianne Margolin malentendu sur les concepts scientifiques que ni la communauté scientifique ni les gens de lettres ne peuvent résoudre sans controverse. D’autre part, cette logomachie donne lieu à ce que la marquise du Châtelet nomme « le goût de la science 3 », l’explication pédagogique, par l’image, par la fiction, des concepts scientifiques tels que la gravitation ou les forces vives pour développer l’esprit scientifique dans le public des lettrés. Au cœur d’un siècle des Lumières qui tente, à l’instar du newtonien Voltaire et de la leibnizienne marquise du Châtelet, de présenter un genre de vulgarisation scientifique sur les premières causes de la nature en harmonisant les règles scientifiques de l’observation en laboratoire avec l’imagination d’une fiction rhétorique, le philosophe se fait traducteur et avocat de la science dans un espace public dont la vérité se mesure à l’aune de la vraisemblance et se rapporte en dernier ressort aux gens de lettres. À part la nette explication d’un nouveau concept, la vulgarisation scientifique doit suivre la règle fondamentale de toute la philosophie naturelle : elle doit être vérifiable et surtout être reproductible. Comme l’évoque Antoine-Claude Briasson dans le Journal de Trévoux (1757) : Quand on observe, dans un laboratoire de physique, quand on démontre dans le secret d’un cabinet, tout est dans la simplicité de la nature et de la raison ; mais quand on vient à communiquer au public le succès des tentatives et l’avantage des nouvelles découvertes, c’est le moment de parler aussi un peu à l’imagination, d’emprunter des couleurs, de répandre des nuances, de peindre en un mot avec grâce. Les sciences sont amies des belles-lettres 4 . De là, l’attention accordée à la façon dont s’opère la rencontre entre « le monde du texte » et « le monde du lecteur » - pour reprendre les termes de Paul Ricœur 5 . Depuis la haute Renaissance, le texte scientifique suit la notion d’énergeia : pour ainsi dire, il était tenu de représenter le concept scientifique en image, de « faire voir clairement » les principes dans les belles-lettres 6 . Grâce aux œuvres célèbres de Galilée et de Descartes, que Voltaire et Madame du Châtelet ont lues avec une grande rigueur et attention, la manière 3 Gabrielle-Émilie le Tonnelier du Breteuil, marquise du Châtelet-Lomont, Lettres de la marquise du Châtelet, op. cit., t. I, p. 238. 4 Antoine-Claude Briasson, Journal de Trévoux, Mémoires de mathématiques et de physiques présentés à l’Académie Royale des Sciences, par divers Sçavans, & lus dans ses Assemblées, Paris, Briasson et Chaubert, avril 1751, pp. 796-97. 5 Paul Ricœur, Temps et récit, Paris, Éditions du Seuil, 1985, t. III, pp. 228-263. 6 « Image », dans Jean le Rond d’Alembert, Denis Diderot, Encyclopédie, ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Neuchâtel, Samuel Faulche & Compagnie, 1765, t. VIII, p. 559. Biblio17_205_s05-305End.indd 264 27.05.13 11: 13 265 Dispute de mots et expérience de pensée la plus connue dont les philosophes du dix-huitième siècle expriment des idées à l’aide d’images pour les rendre claires et vraisemblables est celle de l’expérience de pensée. L’expérience de pensée au cours des Lumières encadre les notions d’énergeia et de « laboratoire reproductible » dans le but de démêler la dispute de mots scientifiques. Mais surtout chez Voltaire, la pensée, l’image qui « se peint dans la tête 7 », est l’effet d’une bonne instruction sur l’entendement. De même, la marquise du Châtelet, dans l’avant-propos de son livre Institutions de physique (1740), remarque qu’elle se donne pour but d’inspirer au public le goût de la physique en « la dégag[eant] de l’Algèbre, lequel séparant les choses des images, se dérobe aux sens, et ne parle qu’à l’entendement 8 ». Dans les deux cas, la pensée se lie étroitement à l’envie de savoir, au remplacement d’une idée fausse ou incomplète par une idée nouvelle et « naturelle ». Ces échanges d’idées sur la Nature, ce récit éducatif offert à l’entendement instaurent à grande échelle une représentation et une approbation du concept scientifique, soit la gravitation voltairienne, soit les forces vives de Madame du Châtelet. Dans cette perspective, je me proposerai d’analyser les expériences de pensée « littéraires » imaginées et mises en œuvre par Voltaire et par Madame du Châtelet et leur contribution à la médiatisation du débat autour de cette « question de mots » scientifique. Le feu de Voltaire et la réussite de la vraie marquise L’introduction à la science newtonienne destinée à une République des lettres cartésienne donne en tous cas matière à controverse. Dans le débat entre la science empiriste, dite « anglaise », et la science des causes, celle du Continent, rien ne vient prouver la validité de la gravitation. La plupart des « homme de sciences » français, y compris Fontenelle et son successeur à l’Académie des sciences Dortous de Mairan, la considèrent absurde et occulte. Comme le remarque Voltaire dans les Éléments de la philosophie de Newton, « il n’y a personne qui puisse concevoir pourquoi un corps a le pouvoir d’en remuer un autre de sa place […] comment un corps en attire un autre, ni comment les parties de la matière gravitent mutuellement, comme il sera prouvé 9 ». Aux yeux des Cartésiens, il n’y a aucune explication suffisante de la cause fondamentale de la gravitation ; si les masses des particules et des corps interagissent les unes avec les autres, et que la gravitation n’est que le 7 Voltaire, « Matière », Dictionnaire philosophique, édition Alain Pons, Paris, Gallimard, 1994, p. 307. 8 Émilie du Châtelet, Institutions de physique, Paris, Prault fils, 1740, p. 3. 9 Voltaire, Éléments de la philosophie de Newton, Étienne Ledet & Compagnie, 1738, p. 153. Biblio17_205_s05-305End.indd 265 27.05.13 11: 13 266 Arianne Margolin changement du mouvement provoqué par cette interaction, il faut y voir une sorte de choc. Dans la mesure où la gravitation se voit comme une variation du mouvement cartésien, le débat entre Newton et Descartes n’a pour sujet véritable qu’une « question de mots ». En dépit de son accueil positif par certains gens de lettres favorables à Newton dans l’Académie des sciences, tels que Moreau de Maupertuis et Alexis Clairaut, et par ceux qui participent aux salons, notamment Claude- Adrien Helvétius et Madame du Deffand, les Éléments ont été critiqués par la plupart des scientifiques français de l’Académie des sciences. Adversaire de Voltaire et partisan de Descartes, Jean Banières, dans son Examen et réfutation des Éléments de la philosophie de Newton (1739), propose une expérience de pensée contre la gravitation : On présente une petite paille à une pièce d’ambre, on n’aperçoit aucun mouvement dans cette paille, elle ne s’approche pas de l’ambre ; on passe et repasse avec beaucoup de vitesse cette pièce sur ce drap, jusqu’à ce qu’elle soit chauffée, on la présente ensuite à la même paille, on voit alors cette paille s’approcher de cette pièce d’ambre : d’où vient donc qu’elle ne s’en est pas approchée dans le premier cas ? Qu’était devenue alors la vertu d’attraction ? Etait-elle endormie 10 ? Banières lance un défi à la fois à Voltaire, le grand vulgarisateur newtonien, et aux gens de lettres afin qu’ils trouvent une explication raisonnable de l’expérience. Pourquoi l’attraction n’agit-elle pas entre n’importe quels objets, y compris la lumière, et sur n’importe quelle distance ? D’après Banières, Voltaire et les Newtoniens n’ont fourni d’explication claire ni sur la cause fondamentale de la gravitation, ni sur la conservation de cette loi dans tous les cas. Cependant, c’était l’amie et collaboratrice de Voltaire, Émilie du Châtelet, qui offrait les preuves les plus vives et les plus indéniables. En 1736, l’Académie des sciences annonce un concours sur la nature du feu. Impatient d’identifier la gravitation comme sa cause et de soutenir les Éléments contre ses adversaires, Voltaire, en collaboration avec la marquise du Châtelet, qui se consacre aux études newtoniennes depuis 1735, commence à faire des expériences sur le feu à Cirey. Ils achètent des équipements de laboratoire et font plusieurs expériences entre 1735 et 1737. Pourtant dans la dernière année de leur collaboration expérimentale, ils arrivèrent à une impasse philosophique 10 À cette époque, les concepts de l’électricité, de l’énergie et de la friction ne se distinguaient pas clairement. Les Newtoniens pensaient que l’électricité et la friction étaient une qualité d’attraction alors que les Cartésiens les attribuaient soit aux tourbillons, soit aux chocs (Jean Banières, Examen et réfutation des Éléments de la philosophie de Newton, Paris, Lambert et Durand, 1739, p. 203.) Biblio17_205_s05-305End.indd 266 27.05.13 11: 13 267 Dispute de mots et expérience de pensée et scientifique. Voltaire croit que, vu que « rien ne se fait de rien 11 », le feu est l’effet de l’attraction, par laquelle les particules interagissent afin de produire à la fois un grand choc et de la chaleur. Il expose cette hypothèse en détail dans l’opuscule qu’il présente au concours académique, l’Essai sur la nature du feu et sur sa propagation (1737). De son côté, Madame du Châtelet pense que ce raisonnement manque de rigueur. D’abord, les résultats des expériences menées dans le laboratoire de Cirey ont été un échec complet : Voltaire ne peut offrir aucune preuve expérimentale qui montre l’attraction dans le feu. Deuxièmement, elle déduit correctement que Voltaire avait confondu le feu, la chaleur et la friction. Mais le doute le plus important chez la marquise, c’était que Voltaire n’avait pas suffisamment étudié la théorie de Leibniz sur les forces vives qui, selon elle, pouvaient expliquer certaines interactions énergétiques qui se produisaient dans le feu. Ainsi, Madame du Châtelet se lance clandestinement dans ses propres recherches sur le feu, dont la cause, selon elle, est le concept leibnizien des forces vives. À la différence de l’Essai de Voltaire, la Dissertation sur la nature et la propagation du feu (1737) de la marquise est plus théorique et plus précise par rapport aux phénomènes du feu. Dans sa missive à Maupertuis datée du 21 juin 1738, elle écrit : « Je ne suis point étonnée que le mémoire de [M. de Voltaire] vous ait plu, il est plein de vues, de recherches, d’expériences curieuses. Il n’y a rien de tout cela dans le mien, et il est tout simple que vous n’en ayez pas d’idée 12 ». Afin de démystifier ses propres idées et celles de Leibniz, elle rédige son travail en langue « simple » de sorte que les nouvelles objections contre l’hypothèse de Voltaire puissent être transmises au public. Au moyen de huit questions sur le feu et sur la critique des sciences cartésiennes et newtoniennes, la marquise s’adresse dans la Dissertation à plusieurs personnes ou groupes au-delà du jury du concours de l’Académie cartésienne : Voltaire, Maupertuis et Clairaut, le public des gens de lettres. La question la plus importante soulevée dans la Dissertation contre l’hypothèse de Voltaire, question que la marquise du Châtelet traitera dans ses travaux suivants, est celle de la première cause du feu. Émilie du Châtelet suggère trois possibilités : la quantité du mouvement, l’attraction et les forces vives. La première, qui fait partie de la thèse de Descartes et a été reprise en quelque sorte par Newton, dit que l’univers se fonde sur les produits de l’interaction entre la matière et la vitesse. Mais la physicienne déduit que le feu ne résulte nullement de ce choc : Si le feu était le résultant du mouvement, tout mouvement violent produirait du feu, mais des vents très-forts, comme le vent d’Est ou du Nord, 11 Voltaire, « Matière », Dictionnaire philosophique, op. cit., p. 378. 12 Émilie du Châtelet, Lettres, op. cit., t. 1, pp. 236-237. Biblio17_205_s05-305End.indd 267 27.05.13 11: 13 268 Arianne Margolin loin de produire l’inflammation de l’air & de l’atmosphère qu’ils agitent, produisent au contraire un froid dont toute la Nature se ressent, & qui est souvent funeste aux animaux, & aux biens de la terre 13 . Étant donné que la France n’a pas été brûlée, la marquise poursuit avec la deuxième hypothèse : l’attraction. Reprenant l’explication de Voltaire, qui prétend que le feu est une sorte de matière au niveau microscopique, elle réplique que si l’attraction existait de manière significative, surtout dans les grands incendies, on verrait une augmentation de la gravité et de la masse 14 . Selon elle, la seule cause qui puisse donc expliquer le phénomène du feu est celle des forces vives leibniziennes. Dans une expérience de pensée inventive, Émilie du Châtelet suggère la situation suivante qui, selon elle, met en évidence l’expérience des forces vives : On connaît la vitesse des rayons du Soleil depuis les observations que Mrs. Huygens & Roëmer ont faites sur les Éclipses des Satellites de Jupiter ; cette vitesse est environ de 7 à 8 minutes pour venir du Soleil à nous : 24 000 demi-diamètres de la Terre, il s’ensuit que la lumière parcourt en venant de cet Astre à nous, mille milliards de pieds par seconde en nombres ronds ; et un Boulet de Canon d’une livre de balle poussé par une demi livre de Poudre, ne fait que 600 pieds en une seconde, ainsi la rapidité des rayons du Soleil surpasse en nombres ronds 1 666 600 fois celle d’un boulet d’une livre. Mais l’effet de la force des corps étant le produit de leur masse par le carré de leur vitesse, un rayon qui ne serait que la 1/ 2777555560000ème partie d’un boulet d’une livre ferait le même effet que le Canon, & un seul instant de lumière détruirait tout l’Univers ; or, je ne crois pas que nous ayons de minimum pour assigner l’extrême ténuité d’un corps que n’étant que la 1/ 2777555560000 partie d’un boulet d’une livre ferait de si terribles effets, & dont des millions de milliards passent à travers un trou d’épingle, pénètrent dans les pores d’un Diamant, & frappent sans cesse l’organe le plus délicat de notre corps sans le blesser, & même sans se faire sentir 15 . Pour comparer le mouvement de la lumière à celui de la balle, Madame du Châtelet présente la situation la plus extrême où la lumière brille fortement. En utilisant l’estimation de la vitesse de la lumière au dix-huitième siècle, la physicienne établit que les rayons venus du Soleil, malgré leur masse minuscule, ont plus de force motrice, plus d’énergie cinétique, que le produit 13 É. du Châtelet, Dissertation sur la nature et la propagation du feu, Paris, Prault fils, 1740, p. 15. 14 Ibid., p. 30. À part la considération que le feu n’est pas une matière mais l’effet de la combustion, le raisonnement de Madame du Châtelet n’a pas de lien avec les résultats obtenus par Antoine Lavoisier dans les années 1780. 15 Ibid., pp. 32-33. Biblio17_205_s05-305End.indd 268 27.05.13 11: 13 269 Dispute de mots et expérience de pensée de la masse de la balle et du carré de sa vitesse. Cette expérience de pensée, comme celles présentées par Voltaire dans les Lettres philosophiques et dans les Éléments, met sous les yeux des gens de lettres les effets de certains éléments connus, tels que le canon, les rayons et le soleil, et les calculs avancés des forces motrices qui dirigent ces effets dont ils témoignent par l’expérience militaire et quotidienne. Non seulement la marquise a adapté au concours l’expérience de pensée « simple » et « sensible » de Voltaire, mais elle dépasse son ami surtout dans sa capacité à expliquer la physique par des démonstrations mathématiques et des mises en scène. Bien que ni l’un ni l’autre ne gagnent le concours, cet événement provoque une rivalité entre les deux auteurs. Dans l’avant-propos des Éléments, Voltaire se plaint en ces termes : « Lorsque je mis pour la première fois votre nom respectable à la tête de ces Éléments de philosophie, je m’instruisais avec vous. Mais vous avez pris depuis un vol que je ne peux plus suivre 16 ». S’efforçant de répondre aux objections soulevées par la marquise du Châtelet, Voltaire ajouta une petite remarque sur les forces vives dans la deuxième édition des Éléments : Si vous considérez le temps dans lequel un mobile agit, sa force est au bout de ce temps comme le carré de sa vitesse par sa masse. Pourquoi ? parce que l’espace parcouru par sa masse est comme le carré du temps dans lequel il est parcouru. Or le temps est comme la vitesse : donc alors le corps qui a parcouru cet espace dans ce temps agit au bout de ce temps par sa masse, multipliée par le carré de sa vitesse : ainsi, lorsque la masse 2 parcourt en deux temps un espace quelconque avec deux degrés de vitesse, au bout de ce temps sa force est 2, multipliée par le carré de sa vitesse 2 ; le tout fait 8, et le corps fait une impression comme 8 ; en ce cas les leibniziens n’ont pas tort. Mais aussi les cartésiens et les newtoniens réunis ont grande raison quand ils considèrent la chose d’un autre sens, car ils disent : en temps égal un corps du poids de quatre livres, avec un degré de vitesse, agit précisément comme un poids d’une livre avec quatre degrés de vitesse, et les corps élastiques qui se choquent rejaillissent toujours en raison réciproque de leur vitesse et de leur masse ; c’est-à-dire qu’une boule double avec un mouvement comme un, et une boule sous-double avec un mouvement comme deux, lancées l’une contre l’autre, arrivent en temps égal, et rejaillissent à des hauteurs égales : donc il ne faut pas considérer ce qui arrive à des mobiles dans des temps inégaux, mais dans des temps égaux, et voilà la source du malentendu. […] Il faut que tout le monde convienne que l’effet est toujours proportionnel à la cause : or, s’il périt du mouvement dans l’univers, donc la force qui en est cause périt aussi. 16 Voltaire, Éléments de la philosophie de Newton, op. cit., p. 19. Biblio17_205_s05-305End.indd 269 27.05.13 11: 13 270 Arianne Margolin Voilà ce que pensait Newton sur la plupart des questions qui tiennent à la métaphysique : c’est à vous à juger entre lui et Leibnitz 17 . Mais, Voltaire manque de compétences pour contre-attaquer. Encore qu’il fasse allusion aux expériences de Willem s’Gravesande de 1734 à 1738 sur les forces vives et sur l’expérience de pensée proposée par Leibniz dans le Discours de la métaphysique (1686), il ne peut créer de nouvelles expériences de pensée pour soutenir son rejet des forces vives en les ravalant à « une dispute de mots 18 ». En effet, il conclut que le problème est avant tout la rhétorique, car il est impossible que « ces grands philosophes [Leibniz et Newton], quoique diamétralement opposés, se trompent dans leurs calculs 19 ». Dans un dernier effort visant à défendre « le grand philosophe », Voltaire supplie le public de considérer les forces vives comme une anomalie mathématique, sans signification rhétorique, en contredisant sa maxime des Éléments autant que du Dictionnaire philosophique 20 que Dieu créa toute l’histoire de l’univers en langage mathématique. La même année 1738, au grand chagrin de Voltaire, Madame du Châtelet publia en septembre dans le Journal des Savants sa réponse intitulée Lettre sur « les Éléments » de M. de Voltaire : elle proposait une expérience de pensée qui montrait la signification des forces vives et lançait le défi à Voltaire et à l’Académie des sciences d’expliquer la situation d’un choc non élastique et du travail physique : Si je demandais aux partisans de l’impulsion [aux Cartésiens et aux Newtoniens] comment ils conçoivent que ma main communique de la force à une pierre que je jette, comment cette pierre conserve cette force après que ma main l’a abandonnée, et enfin ce que c’est que cette force qui passe d’un corps à un autre, et comment ma volonté la produit, il faudrait bien qu’ils me répondissent que cette force est quelque chose qu’ils ne connaissent point, & dont ils voyent [sic] seulement les effets ; or, je demande si ce n’est pas là précisément le cas où est l’attraction 21 ? Le concept auquel Madame du Châtelet fait ici référence est le principe moderne du travail des forces, qui spécifie que la variation de l’énergie cinétique est égale à la somme du travail dans un système galiléen, dont la théorie newtonienne ne tient pas compte. Car la main de la marquise, en jetant la pierre dans le sens inverse, communique une force de volonté : c’est sa main, 17 Id. 18 Ibid., p. 55. 19 Id. 20 Voltaire, « Matière », Dictionnaire philosophique, op. cit., p. 378. 21 É. du Châtelet, Lettre sur les Éléments de M. de Voltaire, dans le Journal des Savants, Amsterdam, Janssen et Waesberge, septembre 1738, p. 504. Biblio17_205_s05-305End.indd 270 27.05.13 11: 13 271 Dispute de mots et expérience de pensée qui imprime à la pierre son mouvement, non l’attraction. Dans la Lettre, la marquise introduit de front un contre-exemple de la vie réelle et naturelle, que les gens de lettres connaissent parfaitement, et qui montre le cas où ni la quantité de mouvement cartésienne ni l’attraction newtonienne ne clarifient la cause du phénomène physique. Aussi suggère-t-elle une autre réponse à cette question. Les belles images dans les Institutions de physique : une nouvelle méthode de vulgarisation scientifique Après avoir soumis la Lettre sur les Éléments au Journal des savants, la marquise aborda la réponse au problème dans les Institutions de physique, un livre dédié à son fils « pour instruire et pour plaire 22 », allusion à la maxime horatienne « aut prodesse volunt aut delectare poetae aut simul et iucunda et idonea dicere vitae 23 ». En apparence, ce livre n’est qu’un ouvrage visant à divertir en traitant la physique avec éloquence. Comme le croit Voltaire, Madame du Châtelet pense que la philosophie doit faire goûter la philosophie naturelle au public en peignant les images des principes fondamentaux dans l’esprit 24 . Or, reprenons la notion d’éloquence chez Voltaire ; c’est l’éloquence, qui permet l’imitation de la Nature dans l’écriture. Certes, Madame du Châtelet rédige les Institutions dans le but de démontrer les principes leibniziens, dans la mesure où ils peuvent être véritablement vus. Le texte de la marquise joue en définitive un rôle démonstratif, toutefois secondaire, par rapport aux nombreuses gravures qui illustrent l’ouvrage. En ce sens, les Institutions, encore qu’elles imitent les idées de Newton et de Leibniz, qu’elles s’inspirent des œuvres de vulgarisation voltairiennes, dépassent les limites des mots, des argumentations, et créent le goût de la physique par la gravure. De toutes les gravures des Institutions, nous avons choisi d’analyser les représentations des forces vives du vingtième chapitre. Fort peu étudiées, celles-ci dépeignent des situations ressemblant à l’expérience de pensée de la Lettre sur les Éléments. Mais, contrairement au frontispice des Éléments de la philosophie de Newton (fig. 1) qui relève de la mise en scène allégorique traditionnelle en représentant toutes les sources d’inspiration de Voltaire, mais qui ne montre ni la célèbre pomme ni le principe de la gravitation, 22 É. du Châtelet, Institutions de physique, op. cit., p. 3. 23 Horace, Art poétique, v. 333-34 : « La poésie veut instruire ou plaire ; parfois son objet est de plaire et d’instruire en même temps », dans Œuvres complètes, trad. François Richard, Paris, Garnier, 1950, t. I, p. 283. 24 É. du Châtelet, Selected Philosophical and Scientific Writings, édition Isabelle Bour et Judith P. Zinsser, Chicago, University of Chicago Press, 2009, p. 44. Biblio17_205_s05-305End.indd 271 27.05.13 11: 13 272 Arianne Margolin les gravures des Institutions mettent en scène une application concrète de la science, que les gens de lettres peuvent mettre à l’épreuve. Placée au début du chapitre, la gravure (fig. 2) attire les yeux du lecteur ; elle représente une scène où l’on reconnaît le fils de la marquise, des anges qui jouent sur une balançoire à bascule et, en arrière-plan, la construction d’un grand bâtiment. Dans cette image, il y a deux faits différents qui montrent le concept des forces vives. Premièrement, la balançoire à bascule et les petits enfants figurent au centre de la gravure ; le jeune marquis du Châtelet-Lomont détourne son regard de la balançoire. À cet égard, le fils de la marquise est l’ingénu, le lettré qui n’énonce pas encore d’opinion sur les forces vives. Le fait de jouer sur la balançoire fait référence à l’Essai de la dynamique (1695) et à la Monadologie (1714), dans lesquelles Leibniz exprime l’hypothèse que la force totale soit définie par la force nécessaire à déplacer ou à transférer un objet : ce que Leibniz appelle les forces vives, ce sont la force morte, qui est le produit de la masse et de la position de l’objet, et la force vive, égale à la force nécessaire pour mettre en mouvement l’objet. Donc, ce que la marquise présente de manière picturale, c’est le travail mécanique que subit chaque enfant sur chaque côté de la balançoire. Elle présente au public la gravure (fig. 2) : C’est [des forces vives] qu’on mesure les efforts des machines, par les petits espaces que les masses pressées parcourraient, si on leur donnait la liberté de céder aux efforts qui les pressent, & en examinant le rapport que ces petits espaces ont entre eux. La force des machines est du genre des forces mortes, de même que la force de tous les corps qui tendent à un mouvement actuel, mais qui n’y sont point encore, & on doit estimer leur rapport, lorsqu’on les compare entre elles par le produit de leur masse dans leurs vitesses initiales, lesquelles sont toujours proportionnelles à l’effort que ces corps font pour se mouvoir 25 . Elle propose par ailleurs une démonstration afin de montrer le rôle des forces vives, surtout la force morte, en prenant l’exemple d’une balance romaine : Ainsi, soient les deux bras d’une Romaine ME [et] NE chargés à leurs extrémités de deux poids M & N qui s’y tiennent en équilibre ; on saura le rapport de ces forces, si on considère ce qui arriverait si l’un des bras obéissait à l’effort du corps qui le presse, on voit qu’alors le bras ME viendrait en mE & le bras NE en nE, & que par conséquent le corps M décrirait le petit arc Mm pendant que le corps N décrirait le petit arc Nn dans le même temps, leurs efforts seront donc comme ces petits espaces sont comme leur vitesse initiale : mais les efforts sont égaux par la supposition, ainsi, la masse M est à la masse N comme l’espace Nn est à l’espace Mm, c’est-à-dire, que les masses sont en raison renversée des espaces par la proposition seize 25 É. du Châtelet, Institutions de physique, op. cit., pp. 417-418. Biblio17_205_s05-305End.indd 272 27.05.13 11: 13 273 Dispute de mots et expérience de pensée du sixième Livre d’Euclide ; mais comme les triangles MmE [et] NnE sont semblables, leurs côtés sont proportionnels (Euclide, Prop. 4, Liv. 6). Ainsi, Nn Mm = NE ME, c’est-à-dire, les espaces parcourus sont entre eux comme la longueur des bras de la Romaine, mettant donc à la place de la raison des petits espaces Nn à Mm, la raison de la longueur des bras NE [et] ME qui lui est égal, on aura M : N = NE : ME, c’est-à-dire, que les poids M & N sont en raison réciproque de la longueur des bras de la Romaine, ce qui est la proposition fondamentale de la Statique 26 . Cet exemple est celui d’un levier de la première classe, une machine simple que tout le monde connaît bien. Les forces sont égales mais de sens opposé en suivant la troisième loi de Newton, comme l’indique la marquise. ME et NE représentent la distance du point d’appui qu’il faut équilibrer, Mm et Nn égalent le changement ou le parcours par rapport au temps et mE et nE sont l’hypoténuse et la distance du point d’appui en tant que le parcours change. Nous pouvons considérer Mm et Nn comme la force imprimée par la masse ou la masse multipliée par le constant gravitationnel, et nous nommons les deux vitesses Vm et Vn. Cela indique que le travail s’écrit comme W = FL. Suivant les lois de Leibniz sur les forces vives et la troisième loi newtonienne, le travail égale l’énergie. Par ailleurs, si nous regardons la gravure du vingtième chapitre et la figure 71 dont Madame du Châtelet parle dans la citation ci-dessus (fig.3), il est évident que la balançoire et ce schéma sont conçus de la même façon. Par rapport à l’édification du bâtiment sur la gravure, la marquise fait la démonstration de lever une poutre, ce qui expose de nouveau le travail et l’énergie cinétique. Rappelons-nous l’expérience de pensée dans la Lettre sur les Éléments de M. Voltaire : la communication, la liberté dont elle traite se voit ici dans l’image de la poutre qu’on lève. Les ouvriers communiquent la force, le travail, à l’objet afin de le déplacer du sol jusqu’en haut de l’édifice. Cette stratégie de démonstration développe une nouvelle conception du texte scientifique destiné au public : le rôle principal de la gravure chez Madame du Châtelet est de montrer l’application réelle du principe physique et non pas de représenter le génie qui a découvert ou démontré ce principe. « Madame, on vient de m’envoyer votre livre des Institutions de physique […] Il me parut écrit avec une élégance et une grâce que vous communiquez à tout ce qui vous approche […] Vous êtes capable, madame, de faire naître du goût pour les sciences les plus abstraites […] », écrit Pierre-Robert le Cornier de 26 Ibid., pp. 417-418. Biblio17_205_s05-305End.indd 273 27.05.13 11: 13 274 Arianne Margolin Cideville à la marquise le 19 février 1741 27 . De 1741 à 1743, les Institutions de physique et le débat qui s’ensuit entre le cartésien Mairan et Madame du Châtelet se répandent dans toute l’Europe, où plusieurs scientifiques et hommes de lettres ont l’occasion de se faire une opinion sur la validité des forces vives. Dans une lettre datée du 8 avril 1741, après qu’il a reçu la réponse de la marquise, Mairan écrit à Voltaire : Je ne l’aime pas cette guerre [avec la marquise du Châtelet], quoique vous pussiez dire en sa faveur. Votre exemple que vous me citez, et les combats littéraires que vous projetez avec M me la M ise du Châtelet, ne tirent nullement à conséquence pour moi, et ne me tentent pas ; vous êtes tous les deux trop difficiles à imiter. Vous pouvez faire ensemble tel accord que vous jugerez à propos là-dessus ; il tournera à l’avantage du Public. Mais je n’ai ni le loisir, ni les talents nécessaires pour me jouer avec ce Public 28 . L’on peut conclure tout d’abord que la marquise du Châtelet contribua davantage aux idées scientifiques, tandis que Voltaire s’empara de la victoire dans la vulgarisation scientifique - au moins jusqu’en 1759, où parut la traduction des Principia. Madame du Châtelet, femme du dix-huitième siècle, mourut prématurément à l’âge de quarante-deux ans, des suites d’une grossesse. Ainsi prit fin son travail de vulgarisation. Deuxièmement, après sa mort, Voltaire publia deux contes philosophiques célèbres, Micromégas (1752) et Candide (1757), sur lesquels il avait commencé à travailler juste après la parution des Institutions en 1741, contes qui répliquent avec succès à la popularité récente de Leibniz. Enfin, dans ses dernières années, la marquise avait travaillé à la traduction française des Principia, traduction que les gens de lettres adoptèrent comme la traduction officielle pour les deux siècles suivants. Néanmoins, les idées des forces vives trouvées dans les Institutions constitueront la base scientifique du Traité de la dynamique (1743) de d’Alembert, et en quelque sorte des Pensées sur l’interprétation de la nature (1753) de Diderot. 27 Pierre-Robert le Cornier de Cideville, dans Voltaire, Correspondances, édition Théodore Besterman, Genève, Institut et Musée Voltaire, 1953-1965, t. VII, p. 463. 28 Jean-Jacques Dortous de Mairan, dans Voltaire, Correspondances, op. cit., t. VII, p. 468. Biblio17_205_s05-305End.indd 274 27.05.13 11: 13 275 Dispute de mots et expérience de pensée Illustrations Fig. 1 : Frontispice de l’ouvrage de Voltaire, Éléments de la philosophie de Newton, Amsterdam, Étienne Ledet & Compagnie, 1738. Biblio17_205_s05-305End.indd 275 27.05.13 11: 13 276 Arianne Margolin Fig. 2 : Frontispice du chapitre XX de l’ouvrage d’Émilie du Châtelet, Institutions de physique, Paris, Prault, 1740, p. 398. Fig. 3 : La balance romaine du chapitre XXI des Institutions de physique, Planche 11, Paris, Prault, 1740, p. 486. Biblio17_205_s05-305End.indd 276 27.05.13 11: 13 Biblio 17, 205 (2013) L’éventail, moyen de propagation des œuvres littéraires ou théâtrales P IERRE -H ENRI B IGER UEB Rennes 2 Une gravure bien connue d’Abraham Bosse 1 faisait voisiner livres et éventails. De ces derniers, bien des auteurs ont parlé. Balzac est sans doute le plus connu, qui met dans les mains de son Cousin Pons un improbable éventail de Mme de Pompadour ; mais dès le XVII e siècle Donneau de Visé 2 faisait entendre un dialogue du Busc et de l’Éventail… Cet objet est tellement associé aux XVII e et XVIII e siècles qu’un CD Rom consacré à l’époque géorgienne en Grande Bretagne 3 (avec textes de Defoe, Fielding, Austen etc.) intimait au lecteur « Clic on the Fan to start » (« cliquez sur l’éventail pour commencer ») et le faisait naviguer sur fond d’éventails, le divertissant au passage par un prétendu « langage de l’éventail » qui, s’il avait existé, eût fait de l’objet non un médiateur mais un inventeur du littéraire. Dans l’Europe du XVIII e siècle l’éventail est un objet essentiellement féminin, destiné en théorie à faire du vent mais en pratique utilisé dans la bonne société comme accessoire agrémentant une parure mais aussi accompagnant gestes et discours. Il a plusieurs formes. Il se referme quand ayant une feuille souple il est dit plié ou quand, formé de longues lamelles il s’appelle brisé. Fixe sous la forme d’écran, il n’est plus - dans l’Europe classique - tout à fait éventail, même si celui-ci le concurrence dans sa fonction : protéger de la chaleur de l’âtre. Rarement nu, l’éventail s’orne de peintures ou de gravures. Grâce à elles il communique d’autant plus aisément que son usage est public mais choisi et que la surface de sa feuille, souvent en papier ou en vélin, le rapproche des supports de l’écrit plus que des tableaux ou 1 Abraham Bosse, La Galerie du Palais, Paris, Roland Leblond, v. 1638, eau-forte, 210 x 240, Paris, BNF Est., Ed 30a. 2 Jean Donneau de Visé (1638-1710), fondateur du Mercure Galant. 3 Liliane Gallet-Blanchard et Marie-Madeleine Martinet (dir.), Georgian Cities, Paris, PUPS CATI, 2000. Biblio17_205_s05-305End.indd 277 27.05.13 11: 13 278 Pierre-Henri Biger gravures qu’il reproduit et adapte 4 . Cadeau symbolique apprécié (pensons à L’Eventail de Goldoni ! ), il devient objet de mémoire, conservé en souvenir d’un beau jour ou en héritage d’une aïeule. Nulle surprise donc si les éventails ont servi de media. Ne restent-ils pas au début du XXI e siècle objets publicitaires ou de propagande politique ? Nous envisagerons d’abord la médiatisation du littéraire par les éventails de manière explicite, au premier degré, surtout à la fin du XVIII e siècle. Puis nous verrons l’éventail agissant via des références implicites. Enfin nous chercherons à montrer comment l’éventail fut le reflet muet mais éloquent de la scène théâtrale ou lyrique, voire de la sphère littéraire tout entière. Propagation au premier degré L’éventail est parfois support de l’œuvre littéraire, originale ou recopiée. Ce fait, bien connu en Asie et au XIX e siècle avec Mallarmé se voit aussi en Europe aux XVII e et XVIII e siècles. Ainsi, un éventail appartenant à une collection privée allemande (fig. 1) porte un poème manuscrit en anglais. Il nous est apparu qu’il s’agissait de la fable Le chêne et ses branches 5 et que l’auteur en était Mary Barber (1690-1757), célèbre poétesse irlandaise du cercle de Swift. On peut sans anachronisme rêver que le texte est de sa main. Cela est toutefois peu vraisemblable. Autre écrivain britannique, John Gay (1685-1732), bien connu pour son Beggar’s Opera, écrivit un long poème relatant l’origine mythologique supposée de l’objet : L’Éventail 6 . Dans les collections du Musée de Saint Fagans (Pays de Galles) nous avons retrouvé quelques lignes de ce poème, recopiées à la main sur un éventail 7 . Celui-ci est selon nous postérieur de quelques dizaines d’années à la publication du texte et même au décès de Gay, et ne saurait donc être autographe. Mais nombre de poètes ont littéralement « écrit sur l’éventail ». On cite souvent, sur la foi des apocryphes Souvenirs de la Marquise de Créquy, un quatrain de Lemierre qui fut à l’occasion attribué à Monsieur, futur Louis XVIII. Dans le temps des chaleurs extrêmes Heureux d’amuser vos loisirs Je saurai près de vous attirer les zéphyrs Les amours y viendront d’eux-mêmes 8 . 4 Notons à ce propos que la face la plus décorée est celle que voient les interlocuteurs. 5 Mary Barber, The Oak and its Branches. A fable, dans Poems on Several Occasions, Londres, Samuel Richardson, 1734, p. 48. 6 John Gay, The Fan - A poem in three books, Londres, J. Tonson, 1714. 7 Saint Fagans National History Museum, cote 51.27.124. 8 Antoine-Marin Lemierre (1723-1793), Poésies diverses, dans Œuvres choisies, Paris, Didot, 1811, vol. 2, p. 187. Biblio17_205_s05-305End.indd 278 27.05.13 11: 13 279 L’éventail, moyen de propagation des œuvres littéraires ou théâtrales Nous trouverons un autre exemple avec Elizabeth Fergusson 9 , poétesse de Philadelphie. L’objet support a disparu, mais le poème a été conservé et publié. Le 25 janvier 1765 cette poétesse de Philadelphie envoya à son amie Juliana Ritchie un éventail agrémenté d’un poème de sa main 10 . Ne traduisons (librement et en alexandrins ! ) que les derniers vers : Puisse son mouvement paisible et élégant S’opposer à l’Amour en attirant pourtant. L’amour ne venant pas du cœur de son amie Au sein de Juliana serait une infamie 11 . La relation des éventails ou des écrans avec le théâtre est bien connue. En 1888, Henri Bouchot décrivait un éventail des années 1730 qu’hélas nous ne pouvons localiser : Avant le lever du rideau, les salles de spectacle résonnent de cris divers : « Qui veut mes écrans à deux sols l’un ? - Voyez les personnages de la pièce ! » Et de fait, l’actualité théâtrale apparaît sur les feuilles. Un éventail de 1733 se compose de petits compartiments, où sont reproduites les scènes à la mode ; à droite, par exemple, un tableau de l’Embarras des richesses, de l’abbé Soulas d’Allainval, joué au théâtre italien, en 1725. Plus bas, un motif gracieux tiré de l’Heureux Stratagème, de Marivaux, lequel n’est point encore de l’Académie. Un troisième médaillon reproduit la Veuve coquette, essai joyeux de M. Desportes, fils du célèbre peintre d’animaux. Au-dessous, voici le couplet noté en musique du Départ de l’Opéracomique, représenté à la foire Saint-Laurent, le 28 juillet 1733, et dû à la plume alerte de Pannard de Nogent-le-Roy 12 . Tout récemment, Georgina Letourmy 13 et Nathalie Rizzoni 14 ont bien montré l’importance du théâtre dans les éventails imprimés français de la seconde 9 Elizabeth Graeme Fergusson (1737-1801), hostile à l’indépendance des États-Unis, était plus anglaise qu’américaine. 10 Susan M. Stabile, Memory’s daughters : the material culture of remembrance in eighteenthcentury America, Ithaca, London, Cornell University Press, 2004, pp. 155-157. 11 « Serene and graceful shall its motion prove,/ And tho’ attractive, yet forbidding Love ! / All Love that rises not from Friendships Flame/ Must Juliana from her breast disclaim » (ibid., p. 156). 12 Henri Bouchot, « L’histoire par les éventails populaires (1719-1789) », Les Lettres et les Arts, Paris, janvier 1888, t. 1. p. 43. 13 Georgina Letourmy, « L’éventail du succès : le théâtre mis en images à la veille et au début de la Révolution », dans Philippe Bourdin et Gérard Loubinoux (dir.), La Scène bâtarde, entre Lumières et romantisme, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, coll. « Parcours pluriels », 2005. Notons que Georgina Letourmy est le premier docteur en Histoire de l’Art ayant soutenu une thèse traitant des éventails. 14 Nathalie Rizzoni, « An exceptional and unpublished Series of Eighteenth-Century Theater By-Products : the Handscreens and Fan of Blaise et Babet, a Play by Monvel Biblio17_205_s05-305End.indd 279 27.05.13 11: 13 280 Pierre-Henri Biger moitié du siècle. Mais l’Angleterre avait été précurseur, comme le manifeste l’exemple de John Gay et son Beggar’s Opera, déjà mentionné. Les journaux anglais de 1728 nous montrent diverses publicités annonçant la vente de deux feuilles d’éventail gravées, l’une de quatorze airs, l’autre de quinze. L’éventail nouveau et divertissant consistant en quatorze chansons prises de l’Opéra du Gueux, publié il y a quelques temps dans le Daily Journal, a rencontré une approbation générale. Ceci a amené l’inventeur à procéder à une nouvelle gravure pour le revers, qui en contient 15 de plus, faisant au total 29 des airs les plus loués du dit plaisant opéra, tous à la portée de la flûte. Vendu pour l’Auteur à la Tête de M. Gay dans Tavistock Street et au Blue Canister and Fan, à l’extrémité supérieure de Castle Street, Leicester Fields. Prix de chaque face seule 1s.6d, les deux côtés 2s.6d 15 . Ces éventails associent généralement texte et image : c’est pourquoi on peut les dire explicites ou au premier degré. Ils montrent un ou plusieurs moments de la pièce. Les écrans français constituent même souvent des séries de cinq ou six consacrés chacun à un acte. Quels auteurs y sont répertoriés ? Georgina Letourmy et Nathalie Rizzoni mentionnent Beaumarchais, mais c’est l’un des rares à avoir conservé une grande notoriété. Comme on le sait, il était habile homme d’affaires, et nous pouvons conjecturer qu’il a suscité and Dezède (1783) »/ « Une série exceptionnelle et inédite de produits dérivés du théâtre du XVIII e siècle : les écrans à main et l’éventail de Blaise et Babet, une pièce de Monvel et Dezède (1783) », dans Jeffrey S. Ravel (dir.), The CESAR/ Clark Symposium, Sterling and Francine Clark Art Institute, Williamstown, Mass., USA, 11-13 septembre 2008/ Actes du Troisième colloque international CESAR/ Clark Art Institute, Visions de la scène : théâtre, art et représentation en France, 1600-1800, Oxford Brookes University, The CESAR Project, octobre 2009, [en ligne] cesar.org.uk, version anglaise disponible sur : http : / / www.cesar.org.uk/ cesar2/ conferences/ conference_2008/ rizzoni_08.html ; version française disponible sur : http : / / www.cesar. org.uk/ cesar2/ conferences/ conference_2008/ rizzoni_08fr.html [pages consultées le 29 octobre 2012]. Nathalie Rizzoni a donné d’autres travaux sur ce sujet, notamment au 13 e Congrès international d’études du XVIII e siècle (Graz, juillet 2011) : « Au croisement de l’histoire des spectacles, des arts décoratifs et de l’histoire culturelle. Les écrans du Palais d’Ostankino en Russie ». 15 « The new and entertaining fan, consisting of fourteen songs taken out of the Beggar’s Opera, published some time since in the Daily Journal, meeting with a general Approbation, has induced the Contriver to engrave a second Plate for the other Side, which contains 15 more, making together 29 of the most celebrated songs out of the said diverting opera, all within the Compass of Flute. Sold for the Author at Mr. Gay’s Head in Tavistock Street and at the Blue Canister and Fan, the upper end of Castle Street, Leicester Fields. Price of either Side single 1s.6d, both Sides 2s.6d. ». (Mist’s Weekly Journal, 27 juillet 1728, nous traduisons). Notons que le prix de dix feuilles « simples » correspondait à peu près au salaire hebdomadaire d’un artisan. Biblio17_205_s05-305End.indd 280 27.05.13 11: 13 281 L’éventail, moyen de propagation des œuvres littéraires ou théâtrales lui-même, de manière plus ou moins directe, une assez grande production d’écrans ou d’éventails. Une série de six écrans couvre vers 1775 Le Barbier de Séville. Certains sont passés ces dernières années en vente publique et l’on en trouve cinq au Palais d’Ostankino en Russie 16 . On note aussi divers éventails, notamment pour La Folle Journée ou le Mariage de Figaro (fig. 2). Sachant que c’est en lisant sa comédie dans les salons mais aussi en diffusant dans le public la complainte de Chérubin (sur l’air de Malbrouk) que Beaumarchais finit par obtenir l’autorisation de faire jouer sa pièce, on pourra même penser que certains éventails ont pu précéder les représentations. Mais au-delà de ces célébrités, Georgina Letourmy évoque Abel Beffroi de Regny, dit le Cousin Jacques, Jacques-Marie Boutet de Monvel, Marie-Joseph Chénier, Benoit-Joseph Marsollier des Vivetières. Nathalie Rizzoni, à propos des écrans à mains, cite en outre Charles-Simon Favart, ainsi que son épouse Justine, Jean-François Marmontel, Michel-Jean Sedaine, François-Georges Fouques Deshayes dit Desfontaines, Thomas d’Hèle, Pierre-Yvon Barré et le chevalier Pierre-Antoine-Augustin de Piis. Le Mariage de Figaro comme le Beggar’s Opera sont certes des œuvres littéraires renommées, mais aussi des manifestes politiques 17 . Comme le « littéraire » lui-même, les éventails et les autres objets qui le répercutent ont de toute évidence un rôle politique. Dans ce cadre ou non, l’on constate qu’en général écrans et éventails célèbrent des auteurs souvent inconnus aujourd’hui du public même cultivé. Il s’agit essentiellement d’opéras-comiques et de « comédies mêlées d’ariettes ». C’est donc là une médiatisation relativement populaire, qui semble suivre l’essor - légal ou non - du Théâtre de la Foire, quand le public accompagnait les acteurs sur des « timbres » que l’on retrouvera dans la Clé du caveau 18 . Ces éventails facilitent la propagation par le chant grâce à leur prix modéré. Une bonne illustration en est donnée par un éventail imprimé que nous avons vu en vente en 2012, qui illustrait Nina ou la Folle par Amour 19 . On y remarquait l’inscription manuscrite des 16 Voir Nathalie Rizzoni, op. cit. 17 L’importance politique de Beaumarchais est un lieu commun. Il en est presque de même en Angleterre pour John Gay, et il n’est pas indifférent de noter que Nathaniel Mist, éditeur éponyme de l’hebdomadaire cité supra était un farouche opposant au gouvernement whig de Robert Walpole, et contraint à l’exil en France au moment où il faisait la publicité des éventails du Beggar’s Opera. 18 La Clef du Caveau à l’usage de tous les chansonniers, Paris, Capelle et Renand, 1811. Il s’agit d’une référence au « Caveau » de Piron, Gallet, Collé, Panard, Crébillon fils… qui, de 1729 à 1742, réunissait les chansonniers bons vivants et leurs amis. 19 Benoît-Joseph Marsollier des Vivetières Nina, ou la Folle par amour, comédie en un acte en prose mêlée d’ariettes, musique de Nicolas Dalayrac, Paris, Brunet, 1786. Cette comédie écrite en collaboration avec François-Thomas-Marie de Baculard d’Arnaud a été créée salle Favart le 15 mai 1786. Biblio17_205_s05-305End.indd 281 27.05.13 11: 13 282 Pierre-Henri Biger « bis » qui témoignait, tout comme le triste état de l’objet, qu’il avait été fort utilisé ! Encore était-ce là une chance pour la postérité car, le plus souvent, c’est la disparition pure et simple de ces objets qui a été la rançon de leur succès et de leur usage. Par cette « médiatisation explicite » du littéraire au bénéfice d’œuvres faciles ou frondeuses, l’éventail n’est en fait souvent que l’auxiliaire du « rôle éminent que la chanson a joué en France dans la circulation des idées à travers toutes les couches de la société 20 ». Malgré la disparition de certains objets, il en reste d’assez nombreux exemples : nous devons ici en restreindre la quantité. Nous prendrons celui d’un des plus grands succès à la scène des deux dernières décennies du XVIII e siècle. Il faisait écho à un fait divers récent. En 1782, le maréchal des logis Louis Gillet, soixante-dix ans, marchait dans une forêt entre Nevers et Autun (ou Autin, près de Sainte-Menehould ? ), où il devait prendre sa retraite. Il entendit des cris. Une jeune fille avait été déshabillée et attachée à un arbre par deux malandrins, qui s’apprêtaient à lui faire subir les derniers outrages. Le vieux soldat en blessa un, fit fuir les deux, réconforta la demoiselle et la rendit à ses parents. Le peintre Pierre-Alexandre Wille (1748-1821) représenta l’exploit la même année et la gravure le fit les années suivantes 21 . Dès l’été 1783, une pantomime d’Arnoult 22 fut un succès qui s’amplifia encore quand le héros, résident de l’Hôtel des Invalides, fut invité sur scène le lundi 14 Novembre 1785. On compta en effet de nombreuses reprises et « objets dérivés » : porcelaine, œufs, faïence des Islettes au XIX e siècle et, bien sûr, divers éventails (fig. 3a). Que montrent tous ces objets ? Est-ce le fait divers ou la pièce ? Ils se réfèrent sans doute au fait divers qui, quoique très moral dans sa conclusion, titille la libido masculine. Mais ils illustrent assurément le spectacle, avec la chanson reproduite, d’autant mieux que selon un témoin : « À la fin de la pantomime, il [Gillet] a dû aller s’asseoir dans le théâtre pour entendre deux vers à sa louange. Mademoiselle Julie [Dancourt], actrice qui joue le rôle de la jeune fille, après avoir chanté l’embrassa 23 ». Mais l’éventail répercute aussi un poème inspiré par l’anecdote et publié par le Mercure de France. Nous y reviendrons. D’autres exemples nous 20 Claude Duneton et Emmanuelle Bigot, Histoire de la chanson française, Paris, Seuil, 1998, t. 1, p. 684. 21 Parmi les graveurs ayant traité le sujet figure Jean-George Wille (1715-1808), le père du peintre, dont une estampe de 1790 représente la scène (Musée Rolin, Autun, Inv. HVE 10). 22 Jean-François Mussot, dit Arnould, Le Maréchal des logis, pantomime en un (deux) acte, Paris, Impr. de Cailleau, 1783, pièce créée à Paris, Ambigu-Comique, le 24 juillet 1783. 23 Cité par Émile Campardon, Les Spectacles de la foire, Paris, Berger-Levrault, 1877, p. 254. Biblio17_205_s05-305End.indd 282 27.05.13 11: 13 283 L’éventail, moyen de propagation des œuvres littéraires ou théâtrales viennent d’Europe de l’Est : nous citerons une feuille d’éventail imprimée à Vienne en 1797 24 qui donne à voir, avec un texte explicatif, les Pyramides de Babylone 25 par l’auteur du livret de la Flûte Enchantée. Propagation au second degré L’éventail du Maréchal des logis et ses homologues évoquent une œuvre littéraire connue des contemporains, quoique souvent ignorée de nous. Toutefois ils comportent des textes et sont contemporains de ce qu’ils montrent : un peu de recherche permet de les lier à l’œuvre source. Mais la médiatisation n’est pas toujours… immédiate. Molière est parfois montré au XVIII e siècle, tout comme Il Pastor Fido de Guarini 26 . Parfois d’ailleurs il s’agit plus d’un usage du littéraire que de sa médiatisation. Ainsi un écran à main 27 datant d’environ 1800 montre sur une face le texte de la fable de La Fontaine Le Geai paré des plumes du Paon, avec la vignette appropriée et sur l’autre face une bataille navale. Sachant l’utilisation satirique faite ailleurs de cette fable par les opposants à Bonaparte ou à Napoléon, nous sommes tenté d’y voir un commentaire ironique des désastres d’Aboukir, ou plutôt de Trafalgar. On voit ainsi que la lecture de ces objets n’est pas toujours au premier degré. De plus, les éventails montrant, sans les citer aucunement, des scènes tirées du théâtre (accompagnées ou non de chansons) mais aussi des romans, sont nombreux. Donnons-en quelques exemples, que l’étude, l’expérience et la chance ont permis d’identifier. L’un des plus grands succès de l’époque révolutionnaire, qui s’exporta jusqu’en Suède, fut Les Deux petits Savoyards, comédie en un acte mêlée d’ariettes, livret de Benoît-Joseph Marsollier des Vivetières (1750-1817), musique de Nicolas Dalayrac, créée salle Favart le 14 janvier 1789 28 . C’est 24 Voir Lady Charlotte Schreiber, Fans and fan leaves : English, Londres, John Murray, 1888, n° 140. 25 Emmanuel Schickaneder, Die Pyramiden von Babylon, opéra « héroïco-comique », musique de Gallus et Winter, créé le 25 octobre 1797 au Freihaustheater auf der Wieden. 26 Batista Guarini (1538-1612) publia ce drame en vers en 1590 mais ne le fit jouer qu’en 1598. Un éventail de 1750 vendu par Christie’s S.K à Londres le 25 mai 1999 (lot 181), montrait un portrait miniature de Guarini et douze vues avec les numéros des actes et des scènes. Y figuraient notamment les personnages de Silvio et Dorinda. 27 Collection de l’auteur. 28 Benoît-Joseph Marsollier des Vivetières, Les Deux petits Savoyards, Paris, Brunet, 1789. Biblio17_205_s05-305End.indd 283 27.05.13 11: 13 284 Pierre-Henri Biger une histoire morale, larmoyante et amusante, propice à la réconciliation des classes et dont au moins un air (« Escouto d’Janetto ») fit, selon Pierre Larousse 29 , le tour du monde. Elle figure sur des écrans comme sur des éventails, au recto ou au verso desquels des couplets explicites en précisent le sujet. Pourtant, bien d’autres écrans ou surtout éventails ne comportent aucun texte. Parfois, sur un éventail par ailleurs peint, une gravure collée et colorée porte, discret, le titre de la pièce. Fort heureusement, on reconnaît les petits savoyards à leur costume particulier et à leur activité de ramoneurs (fig. 4). De même, sur un éventail imprimé anglais 30 , il est aisé de voir Shakespeare et la scène connue du choix des coffrets dans le Marchand de Venise. Quand un éventail peint du début du XVIII e siècle reprend une œuvre célèbre, comme l’Évanouissement d’Esther d’Antoine Coypel, illustrant elle-même un monument, l’Esther de Jean Racine, l’identification de l’œuvre est rapide. C’est le cas d’un éventail des collections du Musée des Beaux-Arts de Dijon 31 . Mais le plus souvent, il faut de la perspicacité pour reconnaître les sujets sur les éventails - les plus nombreux - dont tout texte est absent. Sur un éventail passé en vente aux enchères en 2003, l’expert voyait, à juste titre nous semble-t-il, la Reine de La Nuit de la Flûte Enchantée 32 . Renommée persistante et caractéristiques de l’œuvre le permettaient. Mais comment voir en peinture, et a fortiori sur le futile éventail, des scènes tirées, par exemple, des tragédies de Crébillon père ou de Voltaire, si renommées au début du XVIII e siècle ? Comment savoir si un Arlequin ou un Pierrot dans un décor oriental de convention ne font pas référence à l’œuvre fondatrice de l’Opéra-Comique, Achmet et Almanzine 33 , ou à quelque autre du genre ? Hors du théâtre, l’identification est encore plus ardue, car nous ne parlons pas des scènes mythologiques ou bibliques si fréquentes, et qu’une partie au moins du public cultivé du XXI e siècle débutant continue à distinguer. Tout va bien quand l’œuvre comporte des personnages bien caractérisés, comme le Don Quichotte. On le reconnaît aisément, d’autant que généralement l’éventail reprend une estampe éditée à partir d’une œuvre connue. Si Angélique et Médor ont la bonne idée de graver leurs prénoms sur un arbre, nous faisant 29 Cité par Claude Duneton et Emmanuelle Bigot, op. cit., t. 2, p. 101. 30 Cette feuille comporte, comme la loi anglaise l’exigeait, la mention « Published according to Act of Parliament by M. Hollis 1745 » (publié en accord avec l’Acte du Parlement par M. Hollis, 1745). Voir Lady Charlotte Schreiber, op. cit., n° 50. 31 Inv. 2859-3. 32 Salle de Vente Rossini, Paris, 3 juin 2003, lot 57 : « Die Zauber Flöte », éventail, vers 1791. 33 Achmet et Almanzine, d’Alain-René Lesage et Dorneval, avec des couplets de Louis Fuzelier, donné à l’Opéra-Comique, rue de Buci à Paris, lors de la Foire Saint-Laurent de 1728, établit un record avec soixante-huit représentations d’affilée. Biblio17_205_s05-305End.indd 284 27.05.13 11: 13 285 L’éventail, moyen de propagation des œuvres littéraires ou théâtrales alors trouver Orlando Furioso, si Paul et Virginie sont suffisamment exotiques et toujours célèbres, combien de personnages de romans reconnus autrefois ont dès le XIX e siècle été perdus de vue, et que nous ne retrouvons pas ? Il nous a ainsi fallu un peu de travail et de chance pour, dans un éventail du début du XIX e siècle (fig. 5), apercevoir un best-seller du tournant du siècle, la Mathilde 34 de Sophie Cottin (1770-1807). Propagation diffuse Allons plus loin. Au-delà de ces scènes romanesques ou théâtrales que nous décodons assez facilement, les éventails étaient très souvent, à notre sens, quoique de manière parfois un peu lâche ou difficile à reconnaître aujourd’hui, un vecteur diffus mais opiniâtre des œuvres, modes et tendances littéraires. Les contemporains cultivés identifiaient ce que nous ne voyons plus. Il y avait certainement une ambiance, un « air de famille » où ils se retrouvaient. Nous devons tenter de nous en rapprocher. Le lien entre théâtre et éventails se remarque d’ailleurs dès le dispositif scénique souvent mis en œuvre dans les images : surélévation de la scène principale, utilisation de rideaux, gestuelle des personnages… Certes, tout ceci se trouve aussi dans la peinture de l’époque 35 . Mais l’éventail l’accentue par sa surface limitée comme par la simplification du décor ou, parfois, par la naïveté du trait. Il arrive d’ailleurs que cette simplification confine à la caricature et, quand on a le bonheur de reconnaître un sujet, il faut se demander si ce qui est représenté n’est pas une parodie, genre alors fort prisé, ou si le peintre (ou le commanditaire de l’éventail) n’a pas une intention parodique. Quoi qu’il en soit, le traitement sur des éventails de certains sujets apparaît comme un signe net de l’impact de la littérature sur la société. De multiples éventails, reconnus ou pas, illustrent les grands romans de l’Arioste ou du Tasse. Nous avons cité Roland Furieux, mais l’on trouve souvent aussi la Jérusalem délivrée y compris sur un éventail que nous avons vu dans la presse du XIX e siècle présenté (sans preuves, le cas est courant ! ) comme ayant appartenu à Ninon de Lenclos 36 … 34 Sophie Cottin, Mathilde, ou mémoires tirés de l’histoire des Croisades, Paris, Giguet & Michaud, 1805. 35 Voir notamment à cet égard Blandine Chavanne (dir.), Le Théâtre des passions (1697-1759), Cléopâtre, Médée, Iphigénie, catalogue de l’exposition du Musée des Beaux-Arts de Nantes, 11 février-22 mai 2011, Lyon, Fage éditions, 2011. 36 Par exemple, sous le pseudonyme de Curio, « A talk about Fans », The Art Amateur, vol. 2, n° 3, février 1880, p. 56-57. Biblio17_205_s05-305End.indd 285 27.05.13 11: 13 286 Pierre-Henri Biger Une feuille « mise au rectangle 37 » à la fin du XVII e siècle montre « Clélie passant le Tibre ». Avec Georgina Letourmy qui, à la date de rédaction de ce texte, proposait l’objet à la vente, on peut y voir l’influence de Madeleine de Scudéry (1607-1701) et de sa Clélie, histoire romaine. De même la carte de Tendre se trouverait interprétée sur certains éventails, et Lucie Saboudjian, éminent expert en éventails, a pensé la voir sur un autre éventail mis au rectangle 38 . À partir d’un exemple, nous allons voir comment entre œuvres littéraires, théâtrales, peinture, gravure… et éventails existe un continuum qui participait dès le XVII e siècle à cette médiatisation du littéraire dans la société. La société policée et éduquée n’avait pas encore besoin des textes explicatifs que le XVIII e siècle finissant lui fournira de plus en plus. Quant à nous, depuis bien longtemps nous avons des yeux et nous ne voyons plus. C’est ainsi que toute une série d’éventails repérés dans la documentation spécialisée montrent des scènes fort similaires qu’un des principaux ouvrages consacrés aux éventails du début du XX e siècle décrivait comme suit : « un guerrier et un roi buvant cependant qu’une déesse empêchait l’attaque d’un soldat et d’un jeune à moitié nu armé d’un seul javelot en élevant un nuage de fumée ou de brouillard » 39 . Le même sujet, présenté différemment, avec un dispositif de rideaux très théâtral, était montré à Bordeaux en 2004 dans une importante exposition d’éventails et prudemment qualifié au catalogue de « festin dans un palais antique » 40 . La maison de vente aux enchères Christie’s en 2003 était plus perspicace en voyant dans la même scène « une déesse dans des nuages de fumée attaquée par des soldats et un roi avec une dague empêchant un héros de boire à un calice 41 ». 37 Pour des raisons qui restent discutées, un assez grand nombre de feuilles d’éventail de la fin du XVII e siècle, portant la trace de leurs plis, ont été dès cette époque collées sur panneaux et, par une extension de la peinture à toute la surface, transformées en véritables petits tableaux. On les dit « mises au rectangle ». 38 Salle de Ventes Rossini, Paris, Jeudi 27 mai 2004, Lot 15 : « […] un lac et une rivière serpentant dans le paysage évoquent la Carte du Tendre. Vers 1660 ». 39 Percival MacIver, The Fan Book, London, 1920, fig. 15 : « Warrior and king drinking while a goddess prevents an attack by an armed soldier and a semi-nude youth armed only with a javelin by raising a cloud of smoke or mist ». 40 Bernadette de Boysson et Catherine Le Taillandier de Gabory (dir.), Autant en porte le vent : éventails, histoire de goût, exposition, Bordeaux, Musée des arts décoratifs, 5 nov. 2004-7 févr. 2005, Paris, Somogy éditions d’art, 2004, n° 6 (Château de Laas, inv. 984), texte p. 16 et p. 104, illustration p. 17. 41 Christie’s (London, South Kensington), 8 juillet 2003, lot 114 : « […] a goddess within clouds of smoke being attacked by soldiers and a king with a dagger trying to prevent a hero from drinking from a chalice ». Biblio17_205_s05-305End.indd 286 27.05.13 11: 13 287 L’éventail, moyen de propagation des œuvres littéraires ou théâtrales Faute de pouvoir reproduire ici les photographies de tous ces éventails, nous espérons que les descriptions retranscrites, fidèles même sans identification de la scène représentée, manifestent bien leur similarité avec celui dont nous montrons un détail (fig. 6) et que nous allons étudier de manière un peu plus approfondie. Il nous aidera à comprendre comment la littérature vient à l’éventail, ou comment l’éventail parle de la littérature. Il date de la fin du règne de Louis XIV. Le verso (une divertissante fête champêtre) contraste avec le recto où se développe une scène de palais mouvementée, où l’on retrouve, en plus peuplé et plus dynamique, les personnages et objets évoqués dans les trois descriptions ci-dessus. Un roi porte la main à la coupe qu’un guerrier, le poing à l’épée, s’apprête à boire, cependant qu’une femme dans un nuage est combattue par deux soldats et une autre personne. Plusieurs estampes 42 permettent d’éclairer le sujet : il s’agit, tiré d’Ovide, du moment où Thésée, ayant vaincu le Minotaure et abandonné Ariane, revient chez son père qui, marié à la redoutable Médée, ne le reconnaît qu’au moment fatal où son fils allait boire la coupe empoisonnée par la magicienne. Le dessin de la cheminée, manifestement inspiré des modèles gravés par Jean Lepautre 43 , montre le char et les dragons de Médée, et le château d’Égée en flammes. Cette iconographie est pour nous liée moins au texte ovidien qu’à la scène théâtrale, la Médée de Thomas Corneille 44 ou plus encore le Thésée de Jean-Baptiste Lully, livret de Philippe Quinault 45 . Sur l’éventail nous retrouvons en effet plusieurs scènes de l’opéra et une possible évocation des machines qui contribuaient à l’attrait de ces spectacles. La vraisemblance de 42 Johann Wilhelm Baur, Ovidii Metamorphosis oder Verwandelungs Bucher, Nuremberg, Rudolph Johan Helmers, 1703, Livre 7, gravure n° 66 [première édition vers 1641], d’après Antonio Tempesta, Metamorphoseon […]. Ovidianarum, dans Hope Greenberg, University of Vermont, The Ovid Project : Metamorphosing the Metamorphoses, [en ligne] uvm.edu, disponible sur : http : / / www.uvm.edu/ ~hag/ ovid/ baur1703/ index.html. Plus tardivement, faisant partie d’une Histoire tirée des métamorphoses (n° 4) une estampe éditée « À Paris chez M. Langlois rue Saint Jacques » et légendée « Médée ayant espousé Aégée prince d’Athènes le persuada d’empoisonner Thésée […] » était due aux talents conjugués de Jean Lepautre, graveur (1618-1682) et de Nicolas Langlois, (1640-1703), éditeur. Un exemplaire se trouve au Musée des Beaux-Arts de Rennes (Inv 794.1.5102). Nous savons qu’une autre estampe réunissait Lepautre et Pierre II Mariette, éditeur (1634-1716). 43 Divers ouvrages généralement édités à Paris par Armand Guérinet, 1661. On citera par exemple une estampe conservée au musée des Beaux-Arts de Rennes (Inv 794.1.5099). 44 Tragédie lyrique créée le 4 décembre 1693 à Paris, musique de Marc-Antoine Charpentier. 45 Tragédie en musique créée à Saint-Germain-en-Laye, devant Louis XIV, le mardi 15 janvier 1675. Biblio17_205_s05-305End.indd 287 27.05.13 11: 13 288 Pierre-Henri Biger cette hypothèse nous a été confirmée, notamment par Pascal Denécheau, qui a consacré une thèse à cette œuvre 46 . L’utilisation de gravures déjà anciennes comme l’éventuel mélange de sources diverses n’est pas preuve d’anachronisme, car ce phénomène est fréquemment constaté sur les éventails. Dans cette médiatisation qui va d’Ovide à l’éventail le chemin est donc discontinu. Il passe à travers une culture où les références mythologiques ou littéraires aujourd’hui absconses vivifiaient encore la vie quotidienne y compris en passant par la parodie, la chanson ou par nos modestes éventails. À cet égard, revenons au Maréchal des logis. Nous lisons dans un poème publié par le Mercure de France à l’occasion de la reprise de la pièce en 1785 : « La nouvelle Andromède eut son nouveau Persée 47 » et, dans la chanson tirée de la pièce et reproduite sur l’éventail : « Un dieu Volant à mon secours me sauve l’honneur et la vie ». La correspondance est évidente en particulier si l’on regarde un éventail de 1750 environ consacré à la délivrance d’Andromède par Persée 48 : ce dernier y est représenté sur le panache dans la pose retrouvée sur l’éventail montrant le courageux militaire (fig. 3b). Mais l’objet de 1750 est lui-même peutêtre lié à une pièce ou un opéra, le mythe antique en ayant inspiré plusieurs 49 . Terminons sur une note plaisante en débordant un peu dans le XIX e siècle. En effet, en 1825 un roman et une pièce de théâtre ont même donné leur nom à un type d’éventails ! Une variation de l’éventail brisé, avec des palmettes en carton vivement colorées reçut en effet (comme d’ailleurs une baguette de pain parisienne ! ) l’appellation de « Jocko » 50 . Le singe éponyme incarné par 46 Pascal Denécheau, « Thésée » de Lully et Quinault, histoire d’un opéra, Étude de l’œuvre de sa création à sa dernière reprise sous l’Ancien Régime (1675-1779), thèse de doctorat sous la direction de Jérôme de La Gorce et de Herbert Schneider, Université de Paris IV-Sorbonne/ Universität des Sarrlandes, décembre 2006. 47 Poème que nous n’avons pas à ce jour trouvé dans Le Mercure, mais qui est cité avec toute apparence de véracité (mais peut-être erreur de date ? ) par Jules Édouard Bouteiller, Histoire complète et méthodique des théâtres de Rouen, Vol. 4, Giroux et Renaux, Rouen, 1860 p. 109. Le vers lui-même est emprunté car on le trouve sous une estampe de 1771 de Daniel-Nicolas Chodowiecki, (1726-1801) pour le Roland furieux de l’Arioste, Alm. général Berlin 1772 (Braunschweig, Herzog Anton Ulrich Museum, D. Chodowiecki AB 3.61). 48 Éventail monture nacre, feuille cabretille, vers 1750. Coll. de l’auteur. 49 À commencer dès 1682, par Persée de Lully et Quinault, offert aux habitants de Paris par Louis XIV à l’occasion de la naissance de son petit-fils le duc de Bourgogne. 50 Hélène Favrel, Les Éventails ombrés (1824-1826), Paris, Éditions du Cercle de l’Éventail, Novembre 2005. À notre sens, l’auteur a tort de rebaptiser ces éventails « ombrés ». Cet opuscule n’est guère disponible que pour les spécialistes des éventails, de même qu’un article que nous avons consacré à ce sujet : Pierre-Henri Biger, « Fashion and Theatre in 1825 : a “Jocko-Mazurier” fan », Fans, The Bulletin of the Fan Circle International, n° 93, Londres, Winter 2011, pp. 42-49. Biblio17_205_s05-305End.indd 288 27.05.13 11: 13 289 L’éventail, moyen de propagation des œuvres littéraires ou théâtrales l’acteur acrobate Mazurier faisait les beaux jours du théâtre de la Porte Saint- Martin, dans une pièce tirée d’un roman de Charles de Pougens paru l’année précédente 51 . Et l’on trouve même, sur un rare éventail « à la Jocko » 52 , ledit pseudo-singe tenant divers objets, et surtout un de ces éventails. Pour débusquer davantage d’éventails qui, de manière parfois inattendue, concourent à la médiatisation du littéraire, il faudrait que les spécialistes des éventails connaissent mieux les auteurs - tous les auteurs ! - d’œuvres littéraires. Puissions-nous ici avoir convaincu que ces « bagatelles galantes méritent d’être prises au sérieux 53 » et avoir permis aux lecteurs spécialistes de la littérature des XVII e et XVIII e siècles de connaître un peu les éventails. Qui sait ? Quand ils en verront un, ils y retrouveront peut-être l’objet de leurs travaux. 51 Édouard Rochefort (1790-1871) et Gabriel de Lurieu (1792-1869), Jocko ; ou le singe du Brésil : drame en deux actes, à grand spectacle, mêlé de musique, de danses et de pantomime, Paris, Quoy, 1825 ; Charles de Pougens, Jocko : anecdote détachée des lettres inédites sur l’instinct des animaux, Paris, P. Persan, 1824. 52 Collection de l’auteur. 53 En reprenant des mots employés par Delphine Denis dans un contexte un peu différent (« Classicisme, préciosité et galanterie », dans Jean-Claude Darmon et Michel Delon, Histoire de la France littéraire XVII-XVIII siècle, Paris, PUF, « Quadrige », 2006, t. 2, p. 127. Biblio17_205_s05-305End.indd 289 27.05.13 11: 13 290 Pierre-Henri Biger Illustrations Fig. 1 : Éventail plié anglais, vers 1730, gouache et encre sur peau, portant un poème de Mary Barber, The Oak and its Branches. A fable, Allemagne, collection Eva Dzepina. Fig. 2 : Éventail plié français, vers 1783, papier imprimé à l’eau-forte et gouaché, montrant trois scènes de La Folle Journée ou Le Mariage de Figaro, les paroles et la musique notée du célèbre vaudeville « Cœurs sensibles, cœurs fidèles » de l’acte IV, scène 10, sur l’air du « Vaudeville » final de la pièce, Paris, collection particulière. Biblio17_205_s05-305End.indd 290 27.05.13 11: 13 291 L’éventail, moyen de propagation des œuvres littéraires ou théâtrales Fig. 3a : Éventail français, vers 1785, papier imprimé, « Le Maréchal des logis », France, collection de l’auteur, Bc98. Fig. 3b : Détail d’un éventail, vers 1730, « Persée », France, collection de l’auteur, Bc42. Fig. 4 : Éventail brisé, vers 1790, bois repercé et gouaché, « Les deux petits Savoyards », France, collection de l’auteur, Ac67. Biblio17_205_s05-305End.indd 291 27.05.13 11: 13 292 Pierre-Henri Biger Fig. 5 : Éventail plié, vers 1820, feuille papier imprimée, aquarellée et dorée, « Enlèvement de Mathilde par Malek Adel », d’après Mathilde, roman de Sophie Cottin, France, collection de l’auteur, Bb80. Fig. 6 : Éventail plié, vers1690, feuille double peau gouachée et dorée, « Le roi Egée empêche son fils Thésée de boire la coupe empoisonnée par Médée », collection de l’auteur, Bd64. Biblio17_205_s05-305End.indd 292 27.05.13 11: 13 Biblio 17, 205 (2013) La surmédiatisation picturale des poésies d’Ossian autour de 1800 S ASKIA H ANSELAAR HAR, université Paris Ouest Nanterre Au XVIII e siècle, les journaux de plus en plus nombreux, les marchands d’estampes, les correspondances entre les différents penseurs et amateurs participent à un phénomène de médiatisation d’une ampleur sans précédent. Ossian va ainsi faire l’objet d’une campagne de diffusion massive, que ce soit par les nombreuses traductions littéraires, les reprises dans les romans (par exemple, Goethe traduit les chants de Selma dans les Souffrances du Jeune Werther), les pastiches, les parodies, les pièces de théâtre, les opéras, les pièces musicales, les costumes, les productions picturales et sculptées. Nul ne peut alors ignorer l’existence de ce barde guerrier redécouvert que Melchior Grimm compare à Homère. C’est la forme nouvelle des poèmes, traduits par James Macpherson en prose rythmée, le sentiment mélancolique omniprésent et le souffle épique, en écho aux récits de l’Iliade et de l’Énéide, qui enthousiasment la République des Lettres. Pour ce siècle qui a vu la découverte de Pompéi et Herculanum qui a déjà tant apporté à la culture européenne et à la modernisation des courants artistiques, Ossian devient le pendant septentrional antique. Durant les quarante dernières années du XVIII e siècle, les érudits et amateurs éclairés vont donc s’attacher à ce barde calédonien et le porter aux nues. Mais cette médiatisation abondante, ainsi que des doutes sur l’authenticité des poésies, entraînent des critiques de plus en plus vives au tournant du siècle. Mme de Staël, qui promeut Ossian dans De la Littérature considérée dans ses rapports avec les Institutions sociales (édité en 1799-1800 à Paris), est alors critiquée par un journaliste du Mercure de France dans un article daté du I er Thermidor an 8 (20 juillet 1800) : J’en demande pardon aux mânes d’Homère ; mais, puisqu’on lui oppose le barde Ossian, il faut prouver que ce dernier poète, eût-il été connu depuis vingt siècles comme le premier, ne pouvait jamais partager son influence. Je conçois que les chants attribués au fils de Fingal plaisent aux imaginations sensibles. Le début des élégies d’Ossian, car on peut donner ce Biblio17_205_s05-305End.indd 293 27.05.13 11: 13 294 Saskia Hanselaar nom à ces poèmes, s’empare toujours de l’âme et appelle la rêverie ; mais on ne tarde pas à se fatiguer du retour éternel des mêmes sentiments et des mêmes tableaux, comme l’oreille de la continuité des mêmes sons. Les fonds et les détails de ces complaintes ne varient jamais, et le goût ne peut les mettre en parallèle avec des ouvrages où se mêlent et se succèdent tous les genres de beautés et de sentiments […] 1 . Pourtant c’est à ce moment en France que les artistes s’emparent de cette poésie et la transposent sur leurs toiles. Durant une trentaine d’années, cette thématique devient un véritable courant pictural et obtient ses plus grands succès. Cette vogue ossianique, qui aurait pu perdurer tout comme les thèmes antiques tout au long du XIX e siècle, ne fera ensuite l’objet que d’approches timides par les artistes. Si plusieurs raisons expliquent cette désertion, il est certain que la surmédiatisation de la thématique a néanmoins contribué en grande partie à la cristallisation de ce mouvement et finalement à sa quasidisparition dans l’art. Ainsi, nous verrons tout d’abord la genèse médiatique des poèmes, avant de nous pencher sur la manière dont le courant pictural français se crée autour de deux œuvres, à l’origine d’une surmédiatisation. Les origines de la médiatisation d’Ossian Si James Macpherson, précepteur d’origine écossaise et poète de peu de succès, est connu comme le père des poésies d’Ossian, il n’est pourtant pas le premier amateur à se pencher sur ces écrits. En effet, dès les années 1750, des érudits locaux commencent à publier de manière confidentielle dans le Scots Magazine des poèmes retrouvés du cycle calédonien et certains tirés du cycle ossianique 2 . Toutefois, cette connaissance reste limitée à l’extrême nord de l’Écosse (au sud, dans les Lowlands, l’on est plus proche des Anglais) et n’intéresse pas encore les Européens 3 . Macpherson pratique le gaélique, qui est sa langue maternelle, héritage de l’ancienne culture du Nord, d’origine celtique. Macpherson ne sera jamais un érudit en cette langue, dont il se sert 1 Anonyme, « De la Littérature, considérée dans ses Rapports avec les Institutions sociales par Madame de Staël-Holstein », Mercure de France, n° III, I er Thermidor An 8 [1800], p. 189. 2 Selon Paul van Tieghem [Ossian en France, Paris, 1917, t. 1, pp. 18-20], Jérôme Stone (de Dunkeld) fait un panégyrique de la poésie écossaise ancienne qu’il considère comme sublime et représentative d’une civilisation cultivée. Dans l’année 1756, il fait publier deux poèmes dont le second, Albin et Mey, est clairement lié à la geste ossianique. 3 Ibid., p. 20. Biblio17_205_s05-305End.indd 294 27.05.13 11: 13 295 La surmédiatisation picturale des poésies d’Ossian autour de 1800 pourtant pour discuter avec les paysans et afin de recueillir les épopées qui se transmettent de manière orale parmi les Écossais du XVIII e siècle. L’idée de la traduction de ces poèmes n’est pas de son seul fait. Il est alors précepteur à Édimbourg et rencontre par l’intermédiaire d’un de ses amis (Adam Ferguson), John Home, auteur relativement connu de la tragédie de Douglas (1756). Celui-ci, très intéressé par les épopées des Highlands, est intrigué par la connaissance de Macpherson de certains chants anciens. Ne connaissant pas le gaélique, Home insiste auprès de Macpherson afin que celui-ci lui remette une traduction écrite d’une de ces poésies. C’est ainsi qu’il traduit un premier fragment : la Mort d’Oscar 4 . Macpherson, dont les velléités littéraires le portent à créer par lui-même des poésies d’inspiration classique, rechigne à la tâche qui lui est confiée car il ne goûte pas ces poèmes et parfois ne semble pas entièrement comprendre leur signification. Mais, poussé par Home et d’autres amateurs, dont Robert Hume et le Dr Hugh Blair, qui font alors autorité, il traduit finalement plusieurs fragments qui paraissent pour la première fois en 1760 sous le titre de : Fragments of Ancient Poetry, collected in the Highlands of Scotland and translated from the gaelic or erse language (Édimbourg, 1760, in-12°, 70 pages 5 ). Macpherson, qui voulait traduire en vers ces chants, est justement encouragé par Blair à les rendre en prose rythmée, ce qui entraîne en partie le succès qu’ils rencontrent. Des seize morceaux intégrés à ces premiers fragments, seuls deux sont d’authentiques poèmes traduits par Macpherson et quatorze lui ont été en réalité inspirés très librement des chants qu’il connaît. Dès cette date, l’engouement est immédiat en Angleterre. On réédite prestement le mince volume ; des poèmes sont publiés dans les journaux et déjà certaines parodies apparaissent 6 . L’une des idées fondatrices de cette entreprise est la volonté pugnace du Dr Blair de retrouver l’épopée écossaise, c’est-à-dire, en quelque sorte, l’identité écossaise mise à mal par la récente guerre encore dans les esprits. Effectivement, en 1745, les partisans des Stuart s’étaient opposés à l’Union des Parlements voulue par l’Angleterre en 1707 (et qui de fait avait réuni les deux Parlements de l’Angleterre et de l’Écosse en celui de la Grande-Bretagne) ; ce soulèvement avait vu la défaite du descendant catholique de Mary Stuart et de Jacques I er , Charles Stuart. À la suite de cette union qui, en outre, favorise les Lowlands, certains veulent affirmer l’identité écossaise et sa particularité celtique. À partir de 1761, l’ouvrage connaît donc un succès grandissant, même si, dès 1764, certains commencent à se poser des questions sur l’authenticité des chants traduits. D’autres 4 Ibid., p. 22. 5 Ibid., pp. 22-23. 6 Ibid., p. 24. Biblio17_205_s05-305End.indd 295 27.05.13 11: 13 296 Saskia Hanselaar fragments sont ponctuellement publiés par Macpherson et, en 1773, il les recueille tous, les corrige et y joint une Dissertation de sa main sur les peuples et les mœurs celtiques. La médiatisation est donc suscitée par l’intelligentsia écossaise qui cherche à créer une identité particulière et forte de l’ancienne Erse, mais également une reconnaissance de la civilisation celtique. Sans surprise, les pays les plus influencés par cette identité s’emparent de ce nouveau phénomène et se réclament d’Ossian et de son clan 7 . En France, Pierre Le Tourneur traduit cette édition en 1777, sous le titre d’Ossian, fils de Fingal, poésies galliques traduites sur l’anglois de M. Macpherson (Paris, Musier fils, 1777, deux volumes), alors que Diderot ou Turgot avaient déjà fait paraître dès les années 1760 des extraits dans le Journal Étranger. Malgré les rumeurs anglaises de supercherie, le continent ne remet pas en question au XVIII e siècle cet Homère du Nord, comme l’appelle pour la première fois Melchior Grimm 8 , et les traductions se propagent dans les différentes langues européennes. L’enthousiasme est grandissant : on recense de très nombreuses traductions et des compositions en vers par des amateurs qui attestent avoir retrouvé, tout comme Macpherson, des chants oubliés. L’un des plus importants est John Smith, homme de foi, qui met soi-disant à jour une douzaine d’autres chants, qu’il traduit lui aussi du gaélique 9 . En 1793, paraît la première traduction en français de ce tome sous le titre des Poëmes d’Ossian et de quelques autres bardes, pour servir de suite à l’Ossian de Letorneur [sic], (trois tomes, Paris, Gueffier, an III [1794-95]) ; il est traduit de l’anglais par Antoine Gilbert Griffet de Labaume et Jean Joseph David de Saint- Georges sous le pseudonyme de Hill. En France, cette publication a un succès pérenne car, à partir de 1799, la version de Le Tourneur et celle de Griffet de Labaume et David de Saint-Georges seront systématiquement publiées ensemble et rééditées jusqu’en 1810 10 . L’engouement est tel que dans toute 7 À ce sujet, voir Saskia Hanselaar, « Ossian à l’origine de la figure du Gaulois dans la peinture française autour de 1800 », dans Ludivine Péchoux (dir.), Les Gaulois et leurs Représentations, Paris, Éditions Errance, 2011, ch. III, pp. 51-68. 8 Cité dans P. van Tieghem, Ossian et l’ossianisme dans la littérature européenne au XVIIIe siècle, Paris, J.B. Wolters, 1920, p. 9. 9 Galic Antiquities, consisting of a History of Druids ; a Dissertation on the Authenticity of the Poems of Ossian ; and a Collection of ancient Poems, translated from the Gallic of Ullin, Ossian, Orran, etc.…, par John Smith, Édimbourg, Cadell et Elliot, 1780, in-4°. 10 Ossian, fils de Fingal, barde du III e siècle, poésies galliques, traduites sur l’Anglois de M. Macpherson, par M. Le Tourneur, Paris, 1799, trois tomes. Ossian, fils de Fingal, barde du 3e siècle, Poésies galliques, traduites sur l’anglais de Macpherson par Le Tourneur, nouvelle édition augmentée des poèmes d’Ossian et de quelques autres Bardes, traduits sur l’anglais de J. Smith pour servir de suite à l’Ossian de Le Tourneur, et précédée d’une notice sur l’état actuel de la question relative à l’authenticité des poèmes d’Ossian, par M. Ginguené, membre de l’Institut de France, Dentu, Paris, 1810, en deux volumes. Biblio17_205_s05-305End.indd 296 27.05.13 11: 13 297 La surmédiatisation picturale des poésies d’Ossian autour de 1800 l’Europe on crée des cercles dans lesquels les participants peuvent prendre les noms des personnages de cette épopée ; des pièces de théâtre sont montées, de même que des opéras dont l’un des plus célèbres reste celui de Le Sueur, Ossian ou les Bardes (1804), qui sera présenté pendant dix ans au Théâtre de l’Empire. La scène du Songe d’Ossian marque tous les esprits et s’inscrit dans la création artistique des années impériales 11 . Le succès de cet opéra est relayé par la presse, même si certains critiques n’hésitent pas à dénoncer vertement les défauts du livret. Cependant la musique nouvelle et adaptée au sentiment nordique séduit et fait l’unanimité. La déclinaison de la popularité de cette œuvre se mesure par les versions grotesques qui sont alors montées dont l’une s’intitule Oxessian ou les Guimbardes, jeu de mots et de sonorités 12 . La médiatisation de ces poèmes passe donc par tous les supports alors disponibles, qui ne font qu’amplifier la faveur donnée à Ossian. Les discours en hommage à certains héros des guerres révolutionnaires les intégrent même au panthéon ossianique 13 . On peut parler d’une véritable ossianomanie. Si les journaux, les cercles sociaux de la République des Lettres et des Arts et les scènes relaient cet enthousiasme, il faut pourtant attendre les années 1790 avant de voir les artistes français s’emparer du sujet. L’Ossianisme de 1800 à 1830 Dès les années 1770, les premières productions picturales inspirées des poésies voient le jour en Écosse 14 ; l’Allemagne, le Danemark et la Grande- Bretagne développent également un courant s’en inspirant. En France, il 11 À ce propos, voir Saskia Hanselaar, « Le Songe d’Ossian : une représentation du Sommeil autour de 1800 », dans Véronique Dalmasso (dir.), Façons d’Endormis, Paris, Le Manuscrit, 2012. 12 Désaugiers et Francis, Oh ! Que c’est sciant, ou Oxessian, imitation burlesque en un acte, et en vaudevilles, d’Ossian, ou les Bardes, représentée pour les premières fois, à Paris, sur le Théâtre Montansier, les 16, 17, 18, 19 et 20 Fructidor an 12, Paris, Madame Cavanagh, an XIII (1804). 13 « Tous les arts, l’éloquence, la poésie et la musique, participent au succès de ces célébrations [les morts de Kléber et Desaix], ainsi à la société philotechnique, où la séance publique se termine par une scène des chants d’Ossian, chantée par Bertin (La Décade, n° 33, pp. 366-368) » (Raymonde Monnier, « Vertu antique et nouveaux héros », Annales historiques de la Révolution française, numéro 324, avril-juin 2001, [en ligne], mis en ligne le 22 mai 2006, disponible sur : http : / / ahrf.revues.org/ document399.html, sans pagination [page consultée le 6 janvier 2013]). 14 Ainsi, Alexander Runciman répond aux goûts de son commanditaire James Clerk pour la décoration de Penicuik House. Il réalise un total de douze scènes du cycle ossianique. Biblio17_205_s05-305End.indd 297 27.05.13 11: 13 298 Saskia Hanselaar faut attendre les années 1790 pour des premiers essais encore confidentiels 15 . En 1800, un élève de David, Paulin Duqueylar, présente au Salon de Paris la première peinture d’histoire, Ossian chantant (1800, huile sur toile, 273 x 347 cm, Aix-en-Provence, musée Granet). Il est affilié à un groupe de jeunes artistes de l’atelier de Jacques-Louis David appelé les Méditateurs, Primitifs ou Barbus. Leur but était de moderniser la peinture d’histoire par un retour à un art primitif jugé plus pur et plus authentique ; ils s’inspirent d’Homère, de la Bible et surtout d’Ossian 16 . Cette première œuvre rencontre un succès limité mais pose néanmoins la première pierre d’un mouvement pictural qui va assurer son succès grâce aux jeunes maîtres de ce début de siècle. Ce sont donc François Gérard et Anne-Louis Girodet de Roussy-Trioson qui donnent une profonde identité à ce courant par les formes et les compositions qu’ils utilisent dans deux tableaux prévus pour le Salon Doré de la Malmaison : Ossian évoque les fantômes au bord du Lac Lora (1801, huile sur toile, Rueil-Malmaison, musée des châteaux de la Malmaison et de Bois-Préau [réplique de 1810]) et l’Apothéose des héros français morts pendant les guerres de la Liberté (1802, huile sur toile, Rueil-Malmaison, musée des châteaux de la Malmaison et de Bois-Préau). Ces toiles sont toutes les deux acclamées et considérées comme les œuvres ossianiques par excellence. En effet, Gérard réussit à mettre en lumière non pas une scène ou un passage précis des poésies mais un instant qui transcende l’essence même du cycle ossianique. Il sort avec intelligence du cadre restreint des codes classiques de l’école de David pour apporter aux connaisseurs « une esquisse » jugée sublime et « romantique 17 ». Le tableau de Gérard n’est pas exposé au Salon mais la gravure exécutée en 1803 par John Godefroy est visible chez les marchands d’estampes et surtout diffusée à partir du Salon de 1804. L’œuvre a de très nombreuses critiques dithyrambiques dans la presse et la faveur du futur Empereur. Cette situation s’explique par la volonté des partisans de Gérard 15 Jean-Jacques Karpff dit Casimir Karpff, élève de Jacques-Louis David, commence dès les années 1790 à exécuter des sujets inspirés d’Ossian. Ce n’est pourtant qu’en 1810 qu’il présente une première œuvre au Salon, intitulée Le Dernier Hymne d’Ossian (bistre sur ivoire, collection particulière). 16 Étienne Delécluze, Louis David, son école et son temps, [1855], Paris, Macula, 1983 ; George Levitine, The Dawn of Bohemianism : The Barbu Rebellion and Primitivism in Neoclassical France, Londres, 1978 ; Simone Velter, De l’Atelier de David au romantisme : le destin des Primitifs, thèse de doctorat sous la direction de Bruno Foucart, Université Paris IV-Sorbonne, 2005. 17 Henri Gérard, Correspondance de François Gérard, peintre d’histoire, avec les artistes et les personnages célèbres de son temps, précédée d’une notice par Adolphe Viollet-le-Duc, Paris, Laîné et Havard, 1867, p. 219. Biblio17_205_s05-305End.indd 298 27.05.13 11: 13 299 La surmédiatisation picturale des poésies d’Ossian autour de 1800 d’opposer son tableau à celui de Girodet, qui se trouve, lui, au Salon. Une querelle éclot alors dans la presse 18 . Bien qu’une faible partie de la République des Lettres et des Arts connaisse les deux œuvres, leur surmédiatisation commence déjà. Des rumeurs sont même colportées afin de déstabiliser la partie adverse. Ainsi, on dit que Gérard aurait envoyé son tableau en Angleterre afin de le faire reproduire 19 . Cette remarque pernicieuse sur la volonté commerciale du peintre s’explique par l’animosité envers l’Angleterre dans le contexte du Blocus continental, pourtant minimisé par le traité de la Paix d’Amiens en 1802. Le tableau de Girodet, plus fantastique et plus érudit, ne rencontre pas un succès aussi unanime que celui de Gérard. Inadapté en tant qu’œuvre décorative, la fonction pour laquelle il a été commandé, il n’est pas vraiment apprécié par l’Empereur qui lui préfère celui de son rival. Persuadé de l’excellence de son tableau, Girodet, avec l’aide de son atelier, fait lithographier les plus belles têtes de ses figures, qui sont présentées au Salon en 1821 : cette série obtient un large succès qui inspire de nombreux artistes dans la première moitié du XIX e siècle (fig. 1). À la mort de Girodet en 1824, celui-ci est considéré comme le dernier grand maître classique et ses tableaux sont alors bien connus par la gravure et la lithographie. Pour preuve, Balzac est un admirateur de son travail et en particulier de son Sommeil d’Endymion (1791, huile sur toile, Paris, musée du Louvre) ; le tableau devient personnage dans son roman Sarrasine et Girodet lui-même devient l’un des héros de la Comédie Humaine 20 . Mais déjà dans la manière dont Balzac parle de l’Ossian de Girodet, une question se pose : connaît-il véritablement l’œuvre par le tableau ou bien connaît-il surtout les têtes d’étude des années 1820 ? Le fait que l’œuvre soit après la chute de l’Empire aux mains des Beauharnais explique la connaissance de Balzac par la lithographie et justifie dans nombre de ses œuvres de jeunesse la présence obsédante des jeunes filles aériennes à la manière de l’Ossian de Girodet 21 . Cet exemple montre la diffusion des 18 Voir en particulier : Landon, Examen du Salon, Précis historique des productions des arts, peinture, sculpture, architecture et gravure, commencé le 22 novembre 1801, Paris, 1801-1802, pp. 234-235 ; Journal des Débats, 1802, BnF, Collection Deloynes, vol. 28, pièce 778 ; Journal des Débats, 1802, BnF, Collection Deloynes, tome 28, pièce 759 et pièce 760 ; Revue du Salon de l’an X, ou examen critique de tous les tableaux qui ont été exposés au muséum - 1802, Paris, an X, 1802, p. 183. 19 Journal des Débats, 1802, BnF, Collection Deloynes, tome 28, pièce 760, p. 287. 20 Sur la connaissance qu’avait Balzac des poésies d’Ossian et de la peinture inspirée par cette thématique, voir Saskia Hanselaar, « De la diffusion à la transformation de l’image par la littérature et la gravure ossianiques : le « cas » Balzac », Nathalie Preiss et Michel Lichtlé (dir.), L’Année Balzacienne - Balzac et les Arts en Regard, Cinquantenaire de la revue, n° 12, 2011/ 1, Paris, PUF, pp. 21-43. 21 Ibid., pp. 33-37. Biblio17_205_s05-305End.indd 299 27.05.13 11: 13 300 Saskia Hanselaar têtes d’étude de Girodet à partir des années 1820, et la fascination qu’elles exerçaient. Une médiatisation omniprésente Toutefois, l’occupation médiatique de ces deux œuvres marque d’un trop grand poids le courant et les critiques. En effet, ils ne peuvent s’empêcher de comparer les productions des Salons de l’Empire et de la Restauration à celles de Girodet et Gérard 22 . Qu’elles soient positives ou négatives 23 , les comparaisons abondent dans la réception des œuvres peintes. Ainsi, à propos du tableau du comte de Forbin (1806, huile sur toile, 137 x 186 cm, œuvre non localisée), présenté au Salon de 1806, Ossian chantant ses poésies et s’accompagnant sur une harpe : paysage agreste 24 , le journaliste du Journal de l’Empire n’hésite pas exprimer sa lassitude à l’encontre de ces sujets : Ossian sera-t-il plus heureux par les peintres que par les poëtes [sic] ? Déjà les deux plus célèbres élèves de David ont emprunté de la mythologie ossianique le sujet de tableaux qui ont obtenu et mérité un très grand succès, sans pouvoir toutefois entièrement triompher de difficultés, suivant nous insurmontables, qu’offre ce mélange confus de nuages, de harpes, d’armures gothiques bardées de fer et ces difficultés n’ont pas effrayé mr. Forbin : c’est encore d’Ossian qu’il s’agit dans le tableau exposé par lui cette année sous le n° 203 25 . Toujours au sujet de ce tableau, Jean-Baptiste Chaussard, dans le Pausanias français, reproche même à Forbin d’avoir voulu se mesurer à ses camarades : « Ce sujet appartient en peinture à MM. Girodet et Gérard, comme en poésie à MM. Chénier, Baour et Ducis. Toutes les imitations d’Ossian que l’on comparera aux leurs paraîtront faibles 26 ». Face à la comparaison immédiate engendrée par l’hypermédiatisation de ces deux chefs-d’œuvre, les jeunes artistes, souvent issus de la génération 22 Entretiens sur les ouvrages de peinture, sculpture et gravure, exposés au musée Napoléon en 1810, Paris, 1811, p. 96. 23 Revue critique des productions de peinture, sculpture, gravure, exposées au Salon de 1824 par M. ***, Paris, Dentu, 1825, p. 147 (au sujet de la Mort de Comala, d’Auguste Vinchon). 24 Connu par une gravure dans J.N. Muxel, Catalogue des tableaux de la Galerie de feu son altesse royale monseigneur le prince Eugène, duc de Leuchtenberg à Munich, Francfort, 1851. 25 Anonyme, « Salon de 1806 », Journal de l’Empire, manuscrit, BnF, Collection Deloynes, vol. 37, pièce 1039 (suite), 255 pages, pp. 626-631. 26 Pierre-Jean-Baptiste Chaussard, Le Pausanias français […] Salon de 1806 […], Paris, Buisson, 1806, p. 267. Biblio17_205_s05-305End.indd 300 27.05.13 11: 13 301 La surmédiatisation picturale des poésies d’Ossian autour de 1800 de l’après-Révolution, s’emparent justement avec rage du sujet. Durant l’Empire, leur intérêt peut être pour certains guidé par le goût de Napoléon qui, passionné par la geste ossianique, s’est attribué l’exclusivité du barde. Dès les années 1790, ses proches relaient l’information selon laquelle il est enthousiasmé par ces poésies, ce qui engendre ainsi une amplification et une accélération de la médiatisation. Napoléon dit un jour : « Alexandre a choisi Homère pour son poète… Auguste a choisi Virgile, auteur de l’Énéide… Pour moi, je n’ai eu qu’Ossian : les autres étaient pris 27 ». Une diffusion rapide et commerciale pour une visibilité médiatique Outre ce lien avec Napoléon et malgré l’ombre des deux chefs-d’œuvre de Gérard et Girodet, Ossian est alors également représenté en partie pour son monde onirique et fantomatique, en réponse au besoin de deuil ressenti par les Français à la suite des morts révolutionnaires et des guerres impériales. Afin de se différencier de leurs aînés, quelques artistes vont délibérément prendre des choix artistiques et commerciaux visant à une diffusion rapide et internationale de leurs œuvres. Élisabeth Harvey, femme artiste proche du milieu artistique romain des années 1800 28 , réalise ainsi, en 1806, Malvina pleurant la mort d’Oscar, son amant et fils d’Ossian, qui rencontre un grand succès au Salon ; l’œuvre de genre gracieux est distribuée en France et en Angleterre par la gravure 29 . Dans un style classique inspiré des œuvres italiennes, Harvey met en avant la détresse de Malvina et agrémente son tableau de détails archéologiques comme le dolmen ou encore la Grotte de Fingal à l’extrême-droite de la composition. Ce phénomène naturel, découvert peu après les poèmes d’Ossian, transmet par son décor basaltique une impression de grandeur et de primitivité. Cette peinture de genre gracieux connaît une vogue, répercutée par la presse à l’occasion des critiques parues lors de son exposition au Salon. En outre, on peut également comprendre la portée immédiate de ce succès par le poèmehommage rédigé par un des lecteurs de la Décade Philosophique 30 . L’œuvre présentée au Salon de 1824 par Augustin Franquelin a elle aussi une diffusion très rapide, de la volonté même de son créateur, mettant en 27 N. Lemercier, Moyse, Paris, 1823, p. 209. 28 Chaussard, op. cit., pp. 139-140. 29 Réalisée par William Dickinson, Anglais établi en France. 30 Victorin Fabre, « Malvina, Chant non imité d’Ossian, Sujet, “Malvina pleure la mort d’Oscar ; ses compagnes cherchent à la consoler” - Tableau de Mlle Harvey, exposé au Salon, sous le n° 247 », La Décade philosophique, n° 28 (connue comme la Revue philosophique, littéraire et politique), 1 er octobre 1806, pp. 48-51. Biblio17_205_s05-305End.indd 301 27.05.13 11: 13 302 Saskia Hanselaar avant les liens entre art, médias et commerce. En effet, exposant régulièrement au Salon depuis 1819, Franquelin décide en 1824 de montrer au public son tableau (aujourd’hui non localisé) mais également de présenter sa version lithographiée (fig. 2), engendrant ainsi un habile procédé commercial : le public, qui venait admirer les œuvres du Salon sans pouvoir imaginer les acquérir, pouvait ainsi s’approprier une lithographie moins onéreuse. Ce procédé est un « coup marketing ». Au Salon de 1833, la porcelaine de Mme Gardie (œuvre non localisée), reprenant le tableau de Franquelin, démontre la manière dont la lithographie a été diffusée par les marchands d’estampes européens, car Mme Gardie est une artiste d’origine anglaise. Ces œuvres ne bénéficiaient pas toutes d’une reproduction mais de nombreux artistes se voyaient récompenser de leurs efforts par une publication dans les Annales du Musée et des Beaux-arts de Charles Paul Landon, élève de David, qui analysait les Salons et reproduisait les œuvres lui ayant paru les plus méritantes. En France, près de deux mille abonnés découvrent à chaque parution les chefs-d’œuvre des temps passés ainsi que la production contemporaine, critiquée et gravée 31 . Le prix d’achat relativement bas des volumes permet une large distribution, qui ne se limite pas aux plus riches 32 . Ces annales sont aussi distribuées dans toute l’Europe permettant à un public plus large de connaître les dernières nouveautés les plus admirables qui étaient exposées au Salon de Paris, alors la plus grande manifestation artistique de l’Occident. Sur les huit Salons couverts par Landon durant l’Empire et la Restauration, sept présentent des compositions ossianiques, rendant ainsi compte de la portée de ces thématiques. Cette surexposition d’Ossian et le grand succès de certaines œuvres comme celles de Gérard et Girodet, ou comme celle d’Élisabeth Harvey, engendrent sans doute une appréhension chez les peintres quant à cette thématique ainsi qu’un refus d’exposer de manière officielle 33 . Ainsi, à partir des années 1810 et 1820, de nombreuses œuvres sont exécutées pour le simple plaisir des artistes sur des petits formats 34 ou bien souvent en tant qu’exercice 31 George D. McKee, « Charles-Paul Landon’s Advocacy of Modern French Art, 1800- 1825 : the Annales du Musée », Album Amicorum Kenneth C. Lindsay, 1990, p. 205. 32 Ibid., p. 218. 33 De nombreuses études de composition ou des esquisses peintes ont été trouvées au cours de nos recherches ; voir : Saskia Hanselaar, Ossian ou l’Esthétique des Ombres : une génération d’artistes français à la veille du Romantisme (1793-1833), thèse de doctorat sous la direction de Ségolène Le Men, Université Paris Ouest Nanterre La Défense, 2008. 34 Par exemple, Jean-Victor Schnetz peint Ossian et Malvina (1827, plume, lavis brun et rehauts de gouache blanche, 24 x 17 cm, collection particulière). Biblio17_205_s05-305End.indd 302 27.05.13 11: 13 303 La surmédiatisation picturale des poésies d’Ossian autour de 1800 de composition. La conséquence la plus importante est la cristallisation du genre, qui annonce la fin de son apothéose. Bien avant que l’histoire de l’art ne retienne que les Ossian de Girodet et Gérard, leur hypermédiatisation a causé une incidence dans la compréhension même de ce mouvement : les artistes, qui rêvaient d’Ossian afin de donner une nouvelle impulsion à la peinture d’histoire et de se dégager des codes classiques, tentent différentes façons de le représenter ; pour preuve, une trentaine d’œuvres présentées au Salon de 1800 à 1833, ainsi que de nombreuses œuvres gravées et dessinées exécutées dans l’intimité. La multiplication des sujets peints, influencés en cela par le foisonnement des traductions et diverses adaptations littéraires, s’essouffle dans les années 1820. À partir de ce moment, les thèmes ne sont même plus reconnus par certains critiques ou par les musées, créant ainsi une confusion dans les titres des tableaux. Car, en s’appuyant sur les deux toiles de Girodet et Gérard, une partie de l’opinion a réduit l’ossianisme à ces deux exemples qui sont pourtant loin de montrer toute la diversité et la richesse des œuvres inspirées d’Ossian. Ainsi, les poèmes eux-mêmes ont été dilués, réduits à quelques thématiques et sont finalement oubliés au profit de leurs représentations picturales. Le terme employé de surmédiatisation illustre les dérives ou les conséquences d’une médiatisation trop présente et qui a conduit, en partie, à une désaffection du support littéraire, devenu prétexte, ainsi qu’à la cristallisation du sujet en peinture, qui est réduit systématiquement, à partir de la fin des années 1820, aux deux figures d’Ossian et Malvina. Biblio17_205_s05-305End.indd 303 27.05.13 11: 13 304 Saskia Hanselaar Illustrations Fig. 1 : Anne-Louis Girodet de Roussy-Trioson et Hyacinthe Aubry-Lecomte, Evirallina, Malvina, 1821, lithographie, collection particulière. Biblio17_205_s05-305End.indd 304 27.05.13 11: 13 305 La surmédiatisation picturale des poésies d’Ossian autour de 1800 Fig. 2 : Beliard, d’après Augustin Franquelin, Evirchoma, 1824, lithographie, collection particulière. Biblio17_205_s05-305End.indd 305 27.05.13 11: 13 Biblio17_205_s05-305End.indd 6 27.05.13 11: 12 Biblio17_205_s05-305End.indd 6 27.05.13 11: 12 Biblio17_205_s05-305End.indd 6 27.05.13 11: 12 Médiatisation est un terme d’apparition récente, qui renvoie à une réalité extrêmement contemporaine des sociétés où la diffusion massive d’informations repose sur des supports techniques variés et souvent perfectionnés. Appliquer ce terme aux XVII e et XVIII e siècles relève donc d’abord d’un anachronisme volontaire, destiné à déstabiliser le regard que l’on porte sur notre passé littéraire et à provoquer une réévaluation de la place accordée à la littérature dans la vie publique et sociale de l’Europe classique. La diversité des contributions ici rassemblées, portant sur les littératures française, anglaise et espagnole, montrera combien cette démarche peut être fructueuse : qu’il s’agisse de journaux, de débats critiques, de concours littéraires, d’objets ou d’images accompagnant la diffusion de la littérature, les articles dessinent un environnement médiatique d’une richesse peu soupçonnée, au croisement de l’histoire de l’art, de l’histoire sociale et de l’histoire politique. Suppléments aux Papers on French Seventeenth Century Literature Directeur de la publication: Rainer Zaiser BIBLIO 17