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Après le Mur: Berlin dans la littérature francophone

2014
978-3-8233-7879-2
Gunter Narr Verlag 
Margarete Zimmermann

Depuis 1989, nombreux sont les auteurs francophones qui viennent séjourner à Berlin avec des attentes très diverses et pour des périodes plus ou moins longues. C'est le cas notamment de Cécile Wajsbrot, Jean-Philippe Toussaint, Christian Prigent et Marie NDiaye. Ils percoivent l'architecture moderne, l'omniprésence de l'histoire et de ses fantômes, mais sont également sensibles à la douceur de Berlin (C. Prigent) et aux hétérotopies d'une ville qui leur paraît jeune et dynamique comparée à Paris. Cet ouvrage collectif entreprend une première analyse systématique de cette "littérature contemporaine emberlinisée" (P. Assouline) à la lumière des concepts d'espace, de mouvement et d'émotion et à travers le prisme des questions suivantes : Qu'est-ce qui déclenche et motive les mouvements vers Berlin et dans Berlin? Quels sont les espaces urbains et les formes de textes ainsi générés? Quels sont les sentiments - compris ici au sens de "formes de mise en scène" (G. Lehnert) - associés à ces mouvements? Enfin, quel est le potentiel émotionnel de ces espaces? Les textes expérimentaux et souvent fragmentaires de notre corpus reflètent les processus sociaux qui ont marqué la période des années 90 à aujourd'hui et témoignent des différentes perceptions de Berlin à travers le regard étranger.

edition lendemains 36 Margarete Zimmermann (éd.) Après le Mur: Berlin dans la littérature francophone Après le Mur: Berlin dans la littérature francophone edition lendemains 36 herausgegeben von Wolfgang Asholt (Osnabrück), Hans Manfred Bock (Kassel), Andreas Gelz (Freiburg) und Christian Papilloud (Halle) Margarete Zimmermann (éd.) Après le Mur: Berlin dans la littérature francophone Information bibliographique de la Deutsche Nationalbibliothek La Deutsche Nationalbibliothek a répertorié cette publication dans la Deutsche Nationalbibliografie ; les données bibliographiques détaillées peuvent être consultées sur Internet à l’adresse http: / / dnb.dnb.de. Image de couverture: Hervé Morlay (VR), Amour Paix (détail) © East Side Gallery (2009). © 2014 · Narr Francke Attempto Verlag GmbH + Co. KG Dischingerweg 5 · D-72070 Tübingen Das Werk einschließlich aller seiner Teile ist urheberrechtlich geschützt. Jede Verwertung außerhalb der engen Grenzen des Urheberrechtsgesetzes ist ohne Zustimmung des Verlages unzulässig und strafbar. Das gilt insbesondere für Vervielfältigungen, Übersetzungen, Mikroverfilmungen und die Einspeicherung und Verarbeitung in elektronischen Systemen. Gedruckt auf säurefreiem und alterungsbeständigem Werkdruckpapier. Internet: http: / / www.narr.de E-Mail: info@narr.de Printed in Germany ISSN 1861-3934 ISBN 978-3-8233-6879-3 Sommaire Remerciements . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7 Introduction Margarete Zimmermann Deux ou trois choses qu ’ ils savent de Berlin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11 Desarrois Béatrice Durand Berlin, ville des catastrophes? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31 Patricia Oster Sophie Calle à la recherche des signes perdus . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 45 Valérie Michelet Jacquod «Dites-moi que j ’ existe! »: Berlin et l ’ expérience du vide dans Honecker 21 et Mélancolie vandale de Jean-Yves Cendrey . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 61 Olivier Morel hOSTalgies. Du refuge à la douleur, hostilités et hospitalités berlinoises 75 Sophie Frémicourt Crises berlinoises . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 89 Mouvements Andrea Grewe Un espace vide à remplir d ’ émotions - Berlin 10h46 de Jean-Philippe Toussaint et Torsten C. Fischer . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 103 Margarete Zimmermann À l ’ ombre de «l ’ envoûtante Sophie Charlotte»: espaces urbains et émotions chez Marie NDiaye . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 125 Roswitha Böhm «Une dose d ’ angoisse historique» - le Berlin de Christian Prigent: entre douceur et violence . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 139 Stephanie Bung Berlin, l ’ île sans mur. Sur la poétique urbaine de François Bon . . . . . . . . 153 Denis Saint-Amand Entre répit et déréliction: Berlin clubbing . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 167 Johannes Dahlem Transformation du paysage urbain et mélancolie du flâneur dans Berliner Ensemble de Cécile Wajsbrot . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 179 Regards Cornelia Klettke La communication des intensités émotionnelles: hétérotopies et hétérologies dans L ’ Île aux musées de Cécile Wajsbrot . . . . . . . . . . . . . . . . 197 David Fontaine Berlin ville-fantôme: naissance de l ’ amour et fabrique du roman chez Mathieu Trautmann . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 225 Hannah Steurer Le ciel au-dessus de Berlin - espace de projection d ’ espoirs et de désirs 241 Marcus Keller Entre l ’ insolite et l ’ indifférence: Berlin dans le roman belge francophone 253 Corpus de textes contemporains . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 267 6 Sommaire Remerciements Les articles réunis dans ce volume sont issus du colloque international «Ville des émotions. Berlin dans la littérature francophone contemporaine» qui a eu lieu en juillet 2013 au Frankreichzentrum de la Freie Universität Berlin et auquel ont également participé les écrivains Brigitte Athéa, Philippe Braz, Christian Prigent et Cécile Wajsbrot. Ce colloque a été organisé avec la précieuse collaboration de Dorothee Risse et le soutien de la Deutsche Forschungsgemeinschaft, de la Fondation Luftbrückendank et de l ’ Außenamt de la Freie Universität. Je tiens ici à remercier Pia Göbel, Matthias Kern, Vincent Platini, Ronja Römer et Émily Jokiel pour le dévouement et l ’ efficacité dont ils ont fait preuve dans l ’ organisation de ce colloque, de même que Béatrice De March qui a tout particulièrement contribué à la réussite de cette rencontre estivale dans les locaux et le jardin de la villa du Frankreichzentrum. Pour la publication de ce volume, toute ma gratitude va aux auteurs des différents articles qui se sont aimablement pliés à toutes les contraintes imposées. Je remercie vivement Ronja Römer pour sa précieuse assistance dans la mise en page des manuscrits ainsi que Vincent Platini qui a eu l ’ amabilité de délaisser provisoirement ses travaux sur les Berliner Unterwelten pour nous venir en aide en tant que traducteur chevronné et conseiller compétent. Un grand merci également à Diana Haußmann pour le soin et la précision avec lesquels elle a relu l ’ ensemble des manuscrits. Je souhaite à nouveau exprimer toute ma reconnaissance à Béatrice De March qui a investi ses compétences de traductrice dans la relecture et la correction du manuscrit et à Monika Kopyczinski qui a effectué la mise en page de ce volume avec le même enthousiasme et le même engagement que pour tous mes livres précédents. Je tiens à remercier également Wolfgang Asholt qui a accepté tout de suite de publier ce livre dans la collection édition lendemains. Toutes les personnes mentionnées ici ont fait en sorte que cet ouvrage né de mon tout dernier colloque soit aussi un émouvant témoignage d ’ amitié. Berlin, le 20 mai 2014 Margarete Zimmermann Introduction Kani Alavi, Es geschah im November (Ça s ’ est passé en novembre) (détail) © East Side Gallery (2009). Margarete Zimmermann Deux ou trois choses qu ’ ils savent de Berlin «Deux ou trois choses que je sais de Berlin»: c ’ est avec ce clin d ’œ il au célèbre film de Jean-Luc Godard que Christian Prigent, l ’ auteur de Berlin deux temps trois mouvements, 1 a intitulé sa lecture lors du colloque «Ville des émotions. Berlin dans la littérature francophone contemporaine» dont est issu ce volume. Titre judicieux, puisqu ’ il s ’ agit ici de ‚ faire le point ‘ et de dresser une première synthèse de la nouvelle «littérature contemporaine emberlinisée» (Assouline 2012: 1). Parmi les villes mythiques de la littérature européenne, Berlin a longtemps fait figure de parent pauvre et a tardé à devenir un sujet d ’ écriture. Depuis 1989, nous assistons toutefois à un véritable foisonnement de textes en tout genre - romans, essais, proses poétiques, fragments, carnets de voyage. Au premier abord, ces représentations peuvent sembler tout à fait dans l ’ air du temps, leurs auteurs s ’ inscrivent pourtant dans une lignée de précurseurs venus à Berlin dans les années vingt et trente, notamment Pierre Bertaux, Georges Friedmann, Jean-Pierre Bloch et bien d ’ autres encore. 2 Partant de ce constat, il paraît opportun d ’ examiner si cette littérature n ’ a pas une histoire qu ’ il conviendrait désormais de connaître. Cette démarche semble même indispensable, puisque chez certains auteurs contemporains plusieurs strates de l ’ histoire se superposent dans leur perception de l ’ espace urbain, ainsi que l ’ évoque notamment Edgar Morin. Le sociologue, qui n ’ a cessé de revenir dans cette ville depuis 1945, note lors de sa dernière visite en 2013: En marchant dans le Berlin si vivant de l ’ Unter den Linden, j ’ ai en moi les fantômes du Berlin-ruines, des deux Berlin apposés et opposés, planètes issues de deux systèmes solaires éloignés et ennemis, pourtant soudées l ’ une à l ’ autre (Morin 2013: 84). Dans le dernier livre de Pascale Hugues intitulé Ruhige Straße in guter Wohnlage. Die Geschichte meiner Nachbarn (2013) 3 et consacré aux habitants d ’ une rue du quartier de Schöneberg, on assiste même à un étonnant phénomène: une Française établie à Berlin se penche sur l ’ histoire de son 1 Voir à ce sujet la contribution de Roswitha Böhm dans ce volume. 2 Les récits de voyage et reportages de ces auteurs sont publiés dans Zimmermann 2010. 3 En français: Rue tranquille dans un beau quartier. L ’ histoire de mes voisins. Le livre paraît un an après en français sous le titre La robe de Hannah. Berlin 1904 - 2014, chez l'éditeur Les Arènes. quartier, en explore les silences et les oublis, y déchiffre le ‚ texte ‘ de sa rue qui se présente comme un palimpseste recouvert de fragments textuels datant d ’ époques diverses, devenus presque illisibles, pour finalement mettre en lumière, grâce à des recherches minutieuses, tout un pan de la micro-histoire de la ville. Cette indéniable et parfois étonnante présence de Berlin comme sujet de la littérature contemporaine nous incite à retracer ici rapidement les grandes lignes du «goût de Berlin» 4 depuis le XIX e siècle avant d ’ examiner la question de savoir pourquoi les écrivains francophones occupent une place particulière tant au niveau de la quantité que de la qualité et de la diversité des textes publiés. D ’ une guerre à l ’ autre Germaine de Staël, qui se rend à Berlin au printemps 1804 pour y séjourner un bon mois, critique l ’ architecture des rues qu ’ elle trouve trop larges et trop droites, celle des maisons, belles mais trop neuves, et l ’ absence de tout «monument gothique» (Staël 1986: 133), tout en soulignant que «cette ville, étant au centre du nord de l ’ Allemagne, peut être considérée comme le foyer de ses lumières» (ibid.: 134). Ses formes de sociabilité témoignent, selon elle, d ’ un «heureux mélange» (ibid.: 134) des couches sociales où seules les femmes font défaut. Malgré cet éloge venant d ’ une fervente ennemie de Napoléon, il aurait été inimaginable, après les guerres napoléoniennes, que Berlin attirât comme aujourd ’ hui un grand nombre de Français de tout âge. Pendant longtemps, la force de séduction de la capitale prussienne sera bien faible, voire inexistante, comparée à d ’ autres capitales européennes comme Paris ou Vienne. Il était en effet impensable il y a deux siècles de considérer Berlin comme une ville vers laquelle des désirs pussent se tendre ou des émotions se cristalliser. Ceci vaut également pour deux auteurs qui séjournent à Berlin après la guerre de 1870/ 71 et publient des livres consacrés à l ’ Allemagne et à Berlin, sujets dont la France vaincue est particulièrement friande à l ’ époque. 5 Il s ’ agit de l ’ écrivain suisse Victor Tissot et de Jules Laforgue, jeune poète symboliste et lecteur à la cour de l ’ impératrice Augusta de 1881 à 1886. Avec Voyage au pays des milliards (1875), qui sera à l ’ époque un best-seller, Tissot rédige un «pamphlet haineux et méprisant sur le vainqueur de 1870» (Lefrère 2005: 195). On y lit une description particulièrement dédaigneuse de Berlin et en particulier du boulevard Unter den Linden. Tissot ne fait aucun effort pour saisir l ’ altérité de la capitale germanique qu ’ il mesure sans cesse à l ’ aune de Paris. 4 Cette formule est empruntée à l ’ anthologie éponyme de Kristel le Pollotec. 5 Cf. Walzer 2000: 565sq. 12 Margarete Zimmermann Après l ’ humiliante défaite de 1871, des passages comme celui qui suit, décrivant Berlin comme un lieu où règnent le militarisme et la pauvreté, où toute forme d ’ élégance fait cruellement défaut et où la prostitution des mineures est omniprésente, devaient être un véritable baume pour les c œ urs français: Telle est la rue qui fait la gloire et l ’ orgueil de Berlin. Les passants sont en harmonie avec l ’ aspect terne et grisâtre de ces maisons construites en style de caserne. Rien de pittoresque, de gai, d ’ animé, d ’ entraînant comme dans les rues de Paris. [. . .] La misère est affreuse. Sur dix personnes qui passent, j ’ en compte, en moyenne, cinq en haillons. Et quand la nuit tombe, le spectacle devient navrant. Priape recrute ses prêtresses parmi les jeunes filles de quinze à dix-sept ans. [. . .] Les Tilleuls ne sont pas un centre d ’ élégance, de flânerie et d ’ affection comme nos grands boulevards. Il est rare d ’ y rencontrer une dame en toilette. La flânerie est insipide [. . .]. (Tissot 1875: 174) Ce topos aura la vie longue. On le retrouve aujourd ’ hui encore, par exemple sous la plume du philosophe Michaël F œ ssel qui constate, en écho aux deux auteurs du XIX e siècle: «Bien sûr ce n ’ est pas la Seine . . . »: Ce que Barbara chantait à propos de Göttingen vaut a fortiori de Berlin: la capitale allemande n ’ est pas une belle ville. Les monuments anciens n ’ y existent plus que sous la forme de vestiges [. . .]. Berlin n ’ est pas une ville propice à la flânerie: on n ’ y trouve ni passages, ni hôtels particuliers, pratiquement aucune ruelle. (F œ ssel 2011: 114) Comparé aux impressions du polygraphe Tissot, c ’ est un portrait plus nuancé que nous livre Jules Laforgue en 1887 dans Berlin. La cour et la ville, 6 «un document léger et pittoresque sur un état de société, dans une ville précise, à une date précise» (Walzer 2000: 568). Il lui échappe toutefois que la ville n ’ est pas «seulement la capitale étriquée d ’ une province excentrique», mais «aussi la métropole mouvante, dynamique et en pleine expansion d ’ un Empire neuf» (ibid.: 571). Laforgue, qui arrive très jeune à Berlin et maîtrise à peine l ’ allemand, la considère comme une ville militaire, monarchique et plutôt ennuyeuse. D ’ emblée, elle lui semble peu accueillante et inférieure à Paris. La comparaison des deux villes est bâtie sur une opposition entre «la mort» et «la vie», la stagnation et le progrès: L ’ entrée par chemin de fer dans la capitale de la Prusse est glaciale, sans imprévu, sans vie. Ce n ’ est pas comme en arrivant à Paris, [. . .] cette série de banlieues si caractéristiques, puis ces faubourgs aux hautes maisons escaladées d ’ enseignes de réclame et de balcons à fleurs, toutes grouillantes de populations et de petits métiers, des deux côtés de l ’ infernal fonctionnement de la gare. Ici, c ’ est, en fait de campagne, du sable pur à remuer à la pelle, des sapins sombres des deux côtés de la voie; et puis, c ’ est l ’ entrée subite et toute simple en ville par des boulevards extérieurs, aux maisons plates, badigeonnées de l ’ éternelle couleur d ’ ici, pomme de 6 Publication posthume en 1922 sous le pseudonyme Jean Vien. Deux ou trois choses qu ’ ils savent de Berlin 13 terre ou macadam, que n ’ égayent ni réclames, ni balcons, ni volets aux fenêtres. (Laforgue 2000: 690) Mais avec la génération suivante, un regard plus nuancé sur le Berlin de la Belle Époque devient possible, par exemple chez Jules Huret (1863 - 1915), un écrivain-journaliste qui passe plusieurs mois à Berlin, une expérience qui est au fondement de son livre Berlin (1909). 7 Cette publication a dû façonner non seulement la perception contemporaine de cette ville mais aussi celle des voyageurs des années vingt. Comment présente-t-il la capitale de la Prusse? Tout d ’ abord comme une concurrente de Paris, car dynamique, moderne, et en plein essor - «Dans vingt ans, Berlin aura quatre millions d ’ habitants, et ce sera Chicago» (Huret 2012: 42). Qui plus est, chez Huret, on trouve même et probablement pour la première fois la notion d ’ une supériorité de Berlin sur Paris qui se manifesterait par exemple dans l ’ architecture et le confort des maisons ou encore l ’ aménagement de la ville. Ainsi, l ’ infatigable ‚ piéton de Berlin ‘ constate: À Charlottenburg, Schöneberg, Wilmersdorf, Schmargendorf, tous ces nouveaux quartiers sont extrêmement jolis. J ’ aime ces maisons, différentes presque toutes les unes des autres. [. . .] de toute cette variété, de cette anarchie, naît une gaieté charmante que j ’ aime pour ma part beaucoup plus que la triste uniformité de nos rues et de nos places. [. . .] Et j ’ affirme que nos architectes timorés et routiniers ont à prendre ici des leçons de hardiesse et d ’ originalité. (Ibid.: 36sq.) Mais en dehors de ces observations dont certaines semblent annoncer les Rues de visages de Berlin (1930) de Jean Giraudoux et en dehors des tours nocturnes qui mènent le narrateur dans bien des «cafés, bars, Damenkneipen, casinos, cabarets, salles de danse» (ibid.: 54), Huret ne ferme pas les yeux devant des réalités plus dérangeantes comme la pauvreté et surtout l ’ antisémitisme auquel dans l ’ édition originale il consacre un long chapitre. Après la Première Guerre mondiale, les relations franco-allemandes se figent et des années s ’ écoulent avant que les Français ne s ’ intéressent de nouveau à Berlin. Le germaniste Pierre Bertaux sera l ’ un des premiers à y retourner lors de plusieurs longs séjours entre 1927 à 1933. 8 Après les accords de Locarno (1925/ 26) et une fois surmontée la crise sociale et politique, la capitale de la République de Weimar devient une destination appréciée des Français. Ils sont surtout attirés par ses espaces ,autres ‘ , plus libres et ouvrant de nouvelles perspectives comme le célèbre Institut de Sexologie de Magnus Hirschfeld à Tiergarten, qui ne fascine pas seulement l ’ Américain Christopher Isherwood, mais aussi Maurice Dekobra, René Crevel et Roger Martin du Gard. 7 Ce livre d ’ environ 400 pages connaît au moins deux réeditions en 1910 et en 1913 avant qu ’ une version abrégée ne paraisse en 2012. 8 Au sujet des médiateurs culturels voir Bock 2005; sur Bertaux, voir ibid., 333 - 361. 14 Margarete Zimmermann Sur les conseils d ’ André Gide, Roger Martin du Gard entreprend son premier voyage à Berlin en mars 1932. À son retour en France, il écrit dans son journal: Impossible de relater dans ce journal ce qu ’ ont été pour moi ces dix jours de liberté dans cette ville de liberté. Ce premier contact avec Berlin m ’ a paru le premier contact avec la vie européenne telle qu ’ elle sera, avant peu, partout. «Ils» m ’ ont semblé en avance sur nous, d ’ une façon troublante [. . .] de même il me semble qu ’ en ces années de trouble, tous ceux qui se sentent en avance sur leur temps et veulent prendre un avant-goût d ’ une société plus évoluée que la française, doivent aller vivre à Berlin. (Martin du Gard 1993: 950sq.) Cet intérêt accru d ’ artistes, de journalistes et d ’ intellectuels français pour Berlin - comme Amédée Ozenfant, René Crevel, Simone Weil, Pierre Mac Orlan et Philippe Soupault - s ’ exprime dans des textes très divers. Pour la première fois, le rapport Paris-Berlin est remis en question et semble même sur le point de se renverser. L ’ écrivain et diplomate Paul Morand proclame ainsi la naissance d ’ une nouvelle capitale, «plus humaine, plus intelligente et plus belle que l ’ ancienne», avant de constater que «Berlin est devenu un centre culturel qui rivalise avec Paris» (Morand 2001: 22). D ’ autres observateurs y percoivent dès 1931 de profondes mutations: Berlin apparaît à Jean Giono comme une «ville sous le poids de l ’ apocalypse» (Citron 1990: 165). En 1932, Antonin Artaud pressent la crise profonde de la République de Weimar exsangue et le commencement d ’ une nouvelle époque inquiétante à bien des égards. Dans une lettre datée d ’ avril 1932, il décrit en effet une ville de façade derrière laquelle se cachent un vide et un manque aussi bien matériel qu ’ intellectuel: [. . .] la vie à Berlin est déprimante et sans sursaut. Trop de maisons vides du haut en bas, trop de vitrines béantes. Ça pue la faillite, l ’ effondrement sous des apparences encore resplendissantes comme toujours ici. Les rues sont pleines de mendiants admirablement vêtus et dont quelques-uns doivent être d ’ anciens bourgeois. Mais il n ’ y en a pas beaucoup. À part cela tout le monde continue à s ’ empiffrer, à faire des effets de costumes, et les magasins des effets de décor, mais on sent que la vie intellectuelle est tarie. Plus d ’œ uvre. Ni au théâtre ni au cinéma. (Artaud 1976: 198; c ’ est l ’ auteur qui souligne) À partir de 1933, les écrivains et artistes qui entreprennent des «voyages dans le Reich» (Lubrich 2008) et nous livrent des témoignages d ’ époque sur Berlin se font de plus en plus rares: mentionnons ici l ’ écrivain Pierre Drieu La Rochelle qui hume l ’ air de Berlin en 1934, l ’ intellectuel communiste Daniel Guérin qui parcourt l ’ Allemagne à pied entre 1932 et 1933 et séjourne à Berlin en automne 1932 9 et le journaliste Philippe Barrès qui évoque, dans le passage suivant, un Berlin paralysé par la peur: 9 Au sujet de Guérin voir Saintin 2012. Deux ou trois choses qu ’ ils savent de Berlin 15 Berlin n ’ était plus que l ’ ombre du Berlin qui respirait encore en novembre. Cette grande ville un peu frelatée mais vivante est vide maintenant: morte. Les directeurs d ’ hôtels se désolent dans le hall de leurs palaces déserts. Les drapeaux dont ils ornent leurs fenêtre, ni les quelques fêtes de groupements officiels ne suffisent à compenser le flot des étrangers et d ’ Allemands riches ou simplement gais d ’ une gaieté disparue. De même dans les cafés, au cinéma, au théâtre, on voit apparaître, avec les films et les pièces de propagande, des orchestres nazis en uniforme à la place des anciens musiciens. Mais leur musique de caserne et leurs airs cascadeurs ne suffisent pas à remplir de spectateurs les fauteuils vides, ni de recettes les caisses légères. Berlin s ’ appauvrit, Berlin s ’ ennuie, mais Berlin se tait, parce que Berlin a peur [. . .]. (Barrès 1933: 298sq.) Ruines de Berlin Envoyé dès juillet 1945 en mission militaire dans l ’ ancienne capitale du Reich, Edgar Morin est l ’ un des premiers à revenir dans le Berlin de l ’ «année zéro». Soixante-dix ans plus tard, il se souvient comment il parcourait «avec stupeur les ruines interminables de la gigantesque capitale, imaginant un Paris doublement étendu et mort de Vincennes à la porte Maillot» (Morin 2013: 24). Dans un passage particulièrement émouvant, il se revoit en train de regarder les ruines de Berlin, jusqu ’ au moment où la sonate Au printemps de Beethoven, diffusée par des haut-parleurs soviétiques, l ’ arrache à sa contemplation postromantique: J ’ étais seul, et là où était le c œ ur vivant de la capitale il n ’ y avait pas de Berlinois, pas de visiteurs, même militaires, pas de tourisme, des ruines. Les places et les avenues étaient désertes. Je restais immobile, ému aux entrailles par la mort qui m ’ entourait, mais aussi ému par le si doux été. (Ibid.: 24) Un autre témoignage nous vient d ’ Elsa Triolet, l ’ une de ces «Russes à Berlin» du début des années vingt. Ce n ’ est certes pas Berlin, mais la ville de Bamberg teintée des couleurs du romantisme des contes d ’ Hoffmann qu ’ elle choisit pour cadre de son roman L ’ inspecteur des ruines (1948). Dans la préface de 1965, elle cite toutefois des extraits d ’ un article sur Berlin publié dans Les Lettres Françaises du 3 novembre 1945 et qui relate une promenade d ’ une zone à l ’ autre dans un «paysage lunaire»: Zone anglaise, le Westen. Le fantôme de la Gedächtniskirche, plus beau que n ’ a jamais été cette vilaine église, les cadavres sont souvent beaux. Voici ce qui est du Romanisches Café, le café littéraire d ’ autrefois, les Deux-Magots de Berlin, et du Kaufhaus des Westens, ses Trois-Quartiers. Voici le Kurfürstendamm, jadis promenade des élégantes, et les maisons mutilées de ce qu ’ ont été ses cafés fleuris. Pourtant, ici, c ’ est encore presque une rue. Et déjà dans ces parages où, de tout temps, a régné une pourriture spécifiquement allemande, immonde, renaît une vie étrange, comme on retrouve le microbe de la gale sous les bandelettes d ’ une momie 16 Margarete Zimmermann de deux mille ans: dans un coin de maison consolidée par des briques et des planches, une enseigne annonce un Nachtlokal, une boîte de nuit, ouverte à cinq heures de l ’ après-midi. (Triolet 1965: s. p.) Dans la littérature narrative, c ’ est le Berlin de la Deuxième Guerre mondiale qui est en général évoqué rétrospectivement, notamment dans Nord (1960) de Louis-Ferdinand Céline, où le narrateur décrit ses errances en zigzag durant l ’ été 1944 à travers «une ville plus qu ’ en décors . . . des rues entières de façades, tous les intérieurs croulés, sombrés dans les trous, pas tout, mais presque . . . » (Céline 1974: 333). Le narrateur s ’ étonne de «l ’ ordre inné» (ibid.: 333) des Berlinois - y compris des vieillards et des aveugles - qui les pousse à trier les décombres, numéroter les tas et organiser une reconstruction en pleine guerre. Les protagonistes peinent à avancer et à s ’ orienter dans ce Berlin de plus en plus fantomatique où les repères s ’ avèrent peu fiables et menacent à chaque instant de s ’ effacer. 10 Ce n ’ est qu ’ après 1989 que paraîtront de nouvelles fictions sur cette époque, avec notamment les romans La reprise (2001) d ’ Alain Robbe-Grillet 11 et Mon enfant de Berlin d ’ Anne Wiazemsky 2009. 12 Avec La Maîtresse de Brecht (2003), prix Goncourt 2003, Jacques-Pierre Amette publie un roman historique d ’ espionnage et d ’ amour qui se déroule à Berlin durant une période allant de l ’ après-guerre à la construction du Mur en 1961. Ce roman raconte l ’ histoire de la jeune Maria Eich qui arrive en 1948 à Berlin où elle se sentira déchirée entre son travail d ’ espionne au service de la Stasi et sa fascination pour Bertolt Brecht qu ’ elle est censée surveiller. «Passer d ’ un Berlin à l ’ autre» Après le 13 août 1961, rares sont les intellectuels francophones qui séjournent à Berlin et écrivent sur cette ville-emblème de la guerre froide. C ’ est pourtant le cas de la traductrice et journaliste Nicole Casanova et du philosophe Jean- Pierre Faye. C ’ est le Berlin gris-sombre et coupé en deux du début des années soixante qui est au centre de leurs romans sans pour autant être jamais nommé. Publié juste après la construction du Mur, La ville qui penche de Nicole Casanova est un roman imprégné de thèmes religieux qui relate l ’ histoire de plusieurs familles et couples de Berlin Ouest. L ’ Écluse 13 de Jean-Pierre Faye retrace quant à lui l ’ histoire d ’ une jeune femme nommée Vanna qui partage sa vie entre les deux parties de Berlin, mais aussi entre deux hommes qui représentent chacun cette ville aux «deux moitiés bien distinctes, l ’ une 10 Cf. à ce sujet Fontaine (2013) et Zimmermann (2013). 11 Voir l ’ article de Béatrice Durand dans ce volume. 12 Voir à ce propos Böhm 2014. 13 Pour la reprise de cette métaphore de l ’ espace chez François Bon, voir l ’ article de Stephanie Bung dans ce volume. Deux ou trois choses qu ’ ils savent de Berlin 17 d ’ ombre et l ’ autre de lumière, et que les avis se partagent sur la question de savoir en laquelle il fait bon vivre» (Faye 1964: 19). Boursier de la fondation Ford peu de temps après la construction du Mur, le romancier et poète Michel Butor passe également un an «dans l ’ ancienne capitale, fendue alors comme un vieux tronc d ’ arbre» (Butor 1993: 7). Plus tard, il dira: «Je n ’ y ai jamais vécu qu ’ en présence du Mur, et le visage de la ville sera toujours pour moi sabré par cette horrible balafre» (ibid.: 10). Il évoque cette expérience dans un long poème en prose intitulé «Regard double» au refrain ironique: oh, Berlin vaut bien le voyage, car où trouveriez-vous aujourd ’ hui, dites-moi, ces militaires assis sur un banc formé de trois longues dalles superposées, bardés de cuir, bottés, casquetés, armés de fusils-mitrailleurs, qui regardent par-dessus le mur avec des jumelles de campagne, et ces dames d ’ un certain âge qui règlent leurs jumelles de théâtre de leur main baguée, gantée de fil, pour regarder par-dessus le mur [. . .]. (Butor 1969: 5) D ’ autres auteurs encore se concentrent sur Berlin Ouest en faisant complètement abstraction du Mur. La nouvelle intitulée «Berlin» (1986/ 2014) de l ’ écrivaine et traductrice canadienne Diane-Monique Daviau est par exemple le monologue d ’ un fils, qui séjourne dans cette ville avec son père. Le texte est intéressant en ce qu ’ il montre le rôle de Berlin en tant que sujet déclencheur d ’ émotions. Après le Mur Après l ’ engouement pour le Berlin de Gottfried Benn et d ’ Alfred Döblin, après le bouleversement des échanges culturels durant la période nationalesocialiste, ce n ’ est qu ’ à partir de 1989 que Berlin retrouve de son attractivité qui n ’ est pas sans rappeler celle du Berlin mythique des années vingt. La ville réunifiée est désormais perçue comme une métropole jeune et dynamique qui se distingue des autres capitales figées d ’ Europe 14 et comme un terrain d ’ expérimentation pour de nouveaux modes de vie et de nouvelles formes artistiques. Berlin apparaît aussi comme une chambre d ’ échos historiques qui a survécu à deux destructions: De fait, il y eut deux brisures radicales dans Berlin en douze ans: la première successive, la seconde simultanée. La première est la brisure entre le Berlin de Weimar et celui du III e Reich, où une civilisation totalitaire chassa, étouffa et détruisit une civilisation démocratique. La seconde est la brisure de 1945, qui donna naissance simultanément à deux capitales de deux nations allemandes de civilisations opposées. (Morin 2013: 58) 14 Cf. Grésillon 2002. 18 Margarete Zimmermann Cette nouvelle fascination s ’ explique sans doute par l ’ évolution surprenante qu ’ a connue Berlin par rapport au rôle qui lui était assigné dans l ’ Allemagne nazie. Le Berlin de Hitler et d ’ Albert Speer ainsi que la Welthauptstadt Germania se sont évanouis pour faire place à quelque chose de très différent. Avec satisfaction et un enthousiasme qui peut sembler un peu excessif, mais qui découle de la longue histoire qui le lie à Berlin depuis sa jeunesse, Edgar Morin constate que cette ville est désormais tout ce que Hitler exécrait: [. . .] Berlin, ville prétendue aryenne sous Hitler, est devenue cosmopolite et multiculturelle. Elle est gaieté après tant de sérieux, elle est sagesse après tant de folie. Elle a aussi ses folies nouvelles dans ses libertés. Elle est, pour la jeunesse venue de partout, charme et joie de vivre. (Morin 2013: 76) On constate en outre un phénomène nouveau: parmi les visiteurs venus de presque toutes les parties du monde, Berlin attire un nombre considérable d ’ écrivains francophones qui arrivent dans la nouvelle capitale allemande avec des attentes très diverses et pour des périodes plus ou moins longues - certains n ’ y viennent qu ’ une seule fois, d ’ autres y séjournent plus longuement ou y reviennent régulièrement. Leurs réactions à cette ville diffèrent elles aussi: «Berlin est un nid d ’ âmes mortes», observe par exemple Christian Prigent en visite à Berlin après dix ans d ’ absence (Prigent 1999: 39). Ses dimensions et son étendue peuvent effrayer: «C ’ est fou comme Berlin ne ressemble en rien à l ’ idée que je m ’ en faisais. C ’ est grand, c ’ est vide, les avenues sont larges comme des baleines échouées» (Santoni 2007: 81). Les visiteurs francophones perçoivent l ’ architecture moderne et l ’ omniprésence de l ’ histoire, mais aussi la violence - celle de la rue, des tensions sociales, de la langue ou du mutisme. Ils sont également sensibles à la douceur (Christian Prigent) qui caractérise cette ville, à sa qualité de vie et à ses espaces libres, à ses cimetières qui parfois acquièrent le caractère d ’ hétérotopies, ces espaces ‚ autres ‘ chers à Foucault. Aujourd ’ hui, Berlin et Paris occupent pour la première fois une position comparable. Pourtant, comme dans les textes antérieurs, la capitale française est toujours implicitement ou explicitement présente en tant qu ’ antithèse de Berlin, même si le rapport entre les deux villes semble renversé: À Berlin [. . .] la ville se reconstruit selon les lois mystérieuses d ’ un désordre apparent alors qu ’ à Paris RIEN ne bouge jamais. Paris s ’ est figé à l ’ époque de Feydeau, de Courteline, d ’ Offenbach. Les Berlinois construisent leur histoire sans se soucier de l ’ Histoire. D ’ où mon sentiment de liberté, comme si j ’ avais débarqué dans un PAYS NEUF. (Braz 2007: 59, c ’ est l ’ auteur qui souligne) Dans l ’ ensemble, ces textes sur le Berlin d ’ après 1989 font partie des «littératures sans résidence fixe» (Ette 2005) dont les auteurs partagent plusieurs cultures et vivent entre plusieurs lieux. Leurs écrits témoignent souvent d ’ une grande diversité et hybridité formelles, portant l ’ empreinte de Deux ou trois choses qu ’ ils savent de Berlin 19 ces états intermédiaires. La présence de la ville peut s ’ y limiter à une ou deux apparitions, évoluer d ’ une position marginale à une place plus centrale ou s ’ avérer ,capitale ‘ comme dans l ’œ uvre de Cécile Wajsbrot. Ces textes représentent aujourd ’ hui une part significative de la littérature francophone contemporaine. C ’ est ce pan de la littérature et son évolution que les articles de ce volume se proposent de cerner, en analysant l ’ historicité complexe inhérente aux différents textes et en mettant en lumière la contribution spécifique de la littérature francophone aux autres discours, notamment aux discours développés par des critiques de l ’ architecture comme Dieter Hoffmann-Axthelm ou Thomas Flierl. Ces «textes souvent expérimentaux, fragmentaires, romans, nouvelles, aphorismes, formes courtes qui semblent renouer avec l ’ esthétique de la flânerie et de l ’ éphémère» (Robin 2001: 293) reflètent la très grande variété des approches et les différentes manières dont cette ville est perçue. Parmi cellesci, on observe également des voix critiques: pour Jean-Yves Cendrey dans Oublier Berlin (1994), il s ’ agit d ’ une ville sombre, secouée par les échos des crimes racistes commis dans les nouveaux Länder et marquée par l ’ inquiétude face à un avenir incertain. Si le film Der Himmel über Berlin (Les ailes du désir, 1987) de Wim Wenders a beaucoup marqué l ’ imaginaire des visiteurs, c ’ est ici avant tout un substrat historique et culturel très dense qui sous-tend la plupart de ces textes où abondent les références au Berlin de la République de Weimar et à des auteurs tels que Brecht, Döblin, Walter Benjamin et Franz Hessel, mais aussi à Marlène Dietrich dans L ’ Ange bleu ou encore au film Die Sinfonie der Großstadt (1927) de Walter Ruttmann. Ce substrat renvoie à son tour au précité Retour à Berlin (1989) de Jean-Michel Palmier ainsi qu ’ aux publications de Lionel Richard sur la culture de la République de Weimar. Espaces urbains Contrairement aux autres «descendants modernes» des flâneurs du XIX e et du début du XX e siècle qui préfèrent circuler «à bicyclette, en voiture ou dans les transports en commun» (Nitsch 2014: 17), les auteurs francophones ne participent pas à la «mobilisation générale du promeneur métropolitain, [à] sa transformation en passager ou en usager de la route» (ibid.: 17). Ils préfèrent, pour la plupart, la marche à pied qui favorise une perception lente de la ville et une microscopie des phénomènes urbains, comme l ’ illustre très poétiquement Toponyme: Berlin de Michèle Métail. Lorsqu ’ ils envoient leurs personnages à la découverte de la métropole, ceux-ci arpentent un espace perçu à la fois comme immense et étrangement désert. Ainsi, en quittant l ’ Ostbahnhof où il a débarqué un matin d ’ hiver, Jean Deichel, le protagoniste du roman Cercle de Yannick Haenel, constate: 20 Margarete Zimmermann Il n ’ y avait personne, absolument personne: une longue steppe engourdie, avec la neige qui recouvre la route, les trottoirs et les voitures en stationnement. [. . .] Où sont passés les habitants de Berlin? [. . .] cette ville semblait morte, une ville fantôme - une image de la disparition. (Haenel 2007: 332) Tout comme Christian Prigent et Cécile Wajsbrot, Yannick Haenel compte parmi les rares écrivains dont les protagonistes se meuvent aussi bien à l ’ est qu ’ à l ’ ouest de la ville. En général, les auteurs affichent une nette prédilection pour Berlin-Est, un espace autrefois «sans image» dans la littérature française (Kolboom 1993: 3). Ce sont également les failles du tissu urbain, «l ’ effacement des traces» (Combe et al. (éds.) 2009), les disparitions qui intriguent des auteurs comme Yvon Beguivin, Sophie Calle, Régine Robin et Cécile Wajsbrot, leur inspirant des réflexions et guidant leurs pas dans la ville. 15 Bien souvent, leur fascination pour un toponyme aussi saturé d ’ échos historiques que l ’ Alexanderplatz émane de leurs lectures: Peu de lieux à Berlin ont acquis la célébrité de l ’ Alexanderplatz. C œ ur du Berlin populaire, il n ’ a cessé de hanter les œ uvres littéraires, des poèmes expressionnistes au roman de Döblin qui l ’ a immortalisé. [. . .] La magie du livre tient justement à ce qu ’ il parvient à rendre aussi vivants les personnages - l ’ ouvrier meurtrier Franz Biberkopf, le crapuleux Reinhold, Mietze, Pums, les mendiants et les prostituées - que la place elle-même, les bars et les rues qui l ’ entourent. (Palmier 1989: 31) Ils parcourent avant tout les quartiers de Prenzlauer Berg et de Mitte, des espaces urbains qui suscitent, sous un «ciel au-dessus de Berlin» très variable, 16 toute une panoplie d ’ émotions. Cette prédilection participe parfois d ’ une nécessité biographique et historique, comme c ’ est le cas de Régine Robin qui part sur les traces de sa famille juive. Mais ce choix relève bien souvent aussi d ’ un certain conformisme ou d ’ un effet de mode qui est parfois contrebalancé par une description très lucide et sarcastique des processus d ’ une gentrification galopante comme dans Berlin trafic de Julien Santoni. D ’ autres auteurs, notamment Marie NDiaye dans Y penser sans cesse et Ladivine 17 , Jean-Yves Cendrey dans Honecker 21 18 et Jean-Philippe Toussaint dans La Télévision 19 et dans son film Berlin 10h46 20 se limitent aux anciens quartiers de Berlin-Ouest, Charlottenburg et Wilmersdorf. C ’ est avec une certaine délectation et complaisance qu ’ ils soulignent l ’ atmosphère quelque peu hors du temps de certains lieux comme la plage naturiste du Halensee, où l ’ antihéros de Jean-Philippe Toussaint fait une rencontre on ne peut plus 15 Voir à ce sujet les contributions d ’ Olivier Morel, de Patricia Oster-Stierle et de Johannes Dahlem dans ce volume. 16 Ces constellations atmosphériques sont analysées par Hannah Steurer dans ce volume. 17 Voir l ’ article de Margarete Zimmermann dans ce volume. 18 Voir l ’ article de Valérie Michelet-Jacquod dans ce volume. 19 Voir à ce sujet l ’ article de Marcus Keller dans ce volume. 20 Voir l ’ article d ’ Andrea Grewe dans ce volume. Deux ou trois choses qu ’ ils savent de Berlin 21 embarrassante dans son plus simple appareil, ou encore le Eichkamp et ses environs auxquels Cendrey érige un monument littéraire. «Berlin, cité du Nord et de la mort, aux vitres givrées comme les yeux des moribonds» (Goll 1995: 7) - c ’ est par ces mots qu ’ Yvan Goll évoque la capitale allemande au début de Sodom et Berlin, publié en 1929. Ce Berlin-là a bel et bien disparu même si les écrits récents charrient encore un lourd héritage historique et littéraire. Il a fait place à des images diversifiées d ’ une métropole qui réunit en elle plusieurs villes et où voisinent sans cesse le passé des années 20, celui de l ’ époque nazie et de la ville divisée par le Mur et un présent très hétérogène qui semble annoncer un futur aux contours encore flous. Chaque visiteur rapporte de ses promenades, de ses errances et de ses explorations tâtonnantes de Berlin sa vision et sa ,vérité ‘ de la ville. Pour l ’ un de ses observateurs les plus perspicaces, cette vérité réside, dix ans après la chute du Mur, [. . .] dans la coexistence de ce monde conforme et de sa part maudite, avec ses slogans hétéroclites lancés à la volée sur des murs graffités. Elle est dans l ’ image bigarrée, ce chaos cool et pittoresque (violent aussi [. . .]). Elle dégage un parfum complexe d ’ une vitalité toujours au bord de la cancérisation, le parfum, peut-être, de quelque chose comme la démocratie. (Prigent 1999: 107) Ville des émotions? Dès les années 20 et 30, les émotions apparaissent comme un élément essentiel de la façon dont la ville est perçue par les étrangers. En parcourant «les rues de Berlin [qui] confrontent l ’ être humain aux chocs de la modernité», ceux-ci ressentent la «nervosité de la grande ville» (Paenhuysen 2012: 87). Ils font l ’ expérience d ’ une émotionnalité ,moderne ‘ qui s ’ exprime à travers l ’ art et la littérature de la Nouvelle Objectivité. Mais ils perçoivent également des émotions politiques, notamment dans les grands meetings du parti nazi ou dans l ’ expérience quotidienne de la pauvreté des rues telle qu ’ évoquée par Roger Martin du Gard ou Pierre MacOrlan qui séjournent à Berlin à cette époque. Après 1989, le champ des émotions sera délimité différemment comme le montreront les contributions suivantes. Quelles sont les émotions que suscite la confrontation avec le nouveau Berlin - et les spectres de son histoire qui ne cessent de le hanter? Le paradigme du mouvement, inhérent à la notion d ’ émotion de par son étymologie, vient s ’ associer à une conception de l ’ espace qui, selon Michel de Certeau, implique toujours une action: «En somme, l ’ espace est un lieu pratique. Ainsi la rue géométriquement définie par un urbanisme est transformée en espace par des marcheurs» (Certeau 1990: 172sq.; c'est l'auteur qui souligne.). Les approches développées par la théorie de l ’ espace dans les sciences de la littérature peuvent s ’ avérer utiles et fécondes dans ce contexte. Elles se focalisent en effet sur l ’ association faite 22 Margarete Zimmermann entre l ’ espace et le temps dans les textes narratifs en référence au chronotope bakhtinien et appréhendent l ’ espace comme un «espace de rencontre» (Jurij Lotman) et un «espace thymique» (Elisabeth Ströker). Ainsi conviendra-t-il d ’ aborder les textes littéraires à la lumière des questions suivantes: qu ’ est-ce qui déclenche et motive les mouvements vers Berlin et dans Berlin? Quels sont les espaces urbains et les formes de textes ainsi générés? Quels sont les sentiments - compris ici au sens de «formes de mise en scène» et de «mouvements intérieurs en communication avec l ’ extérieur, nés dans le temps et l ’ espace et empreints de ceux-ci» (Lehnert 2011: 11) - qui sont associés à ces mouvements? Et en quoi réside le potentiel émotionnel d ’ espaces urbains aussi différents que l ’ Île aux Musées, 21 la place Rosa Luxemburg ou la prison de Moabit? 22 Au premier abord, c ’ est le domaine du subjectif et du privé qui semble prédominer. Berlin est vécue comme une ville agréable à vivre, un lieu de bonheur quotidien et de liberté; elle semble par ailleurs se prêter au rôle de ville-refuge, voire de «sanatorium des Français» pour reprendre une expression de l ’ écrivain Philippe Braz (Cossais 2012). Dans les textes étudiés ici, les protagonistes ont en effet souvent quitté Paris ou une autre ville dans un état de crise et sont arrivés à Berlin en s ’ imaginant que cette ville pourrait les aider à surmonter leur désarroi. Certains se rendent alors compte que Berlin est en réalité «une ville des catastrophes». 23 Dans Exercices de deuil d ’ Arnaud Cathrine, de même que dans Fugue et L ’ Île aux Musées de Cécile Wajsbrot, le départ pour Berlin apparaît comme l ’ ultime remède à une crise profonde. Dans Cercle de Yannick Haenel, le narrateur abandonne sa vie parisienne pour effectuer un long voyage-errance en Europe de l ’ Est, dont Berlin est la première station. Une place à part sera ici dévolue aux romans qui mettent en scène des adolescents en crise et où la ville, elle aussi ‚ adolescente ‘ à certains égards, devient un terrain privilégié de leur apprentissage. 24 La première expérience d ’ espaces urbains tels que les terrains vagues avec leurs connotations historiques peut déconcerter et générer des émotions négatives, notamment une certaine déception et de la colère. Dans Berlin trafic de Santoni par exemple, le vieux Berlin-Ouest ne s ’ avère pas être le lieu du ‚ mouvement ‘ et l ’ antithèse d ’ un Paris ressenti comme figé que le protagoniste s ’ attendait à trouver, mais un endroit insupportablement suranné. Cette expérience fait naître des sentiments d ’ agression et d ’ angoisse. Dans d ’ autres textes, les fractures d ’ une biographie individuelle se reflètent dans l ’ histoire de la ville, suscitant des sentiments de mélancolie et de deuil. 21 Cf. la contribution de Cornelia Klettke dans ce volume. 22 Cf. la contribution de Johannes Dahlem dans ce volume. 23 Cf. la contribution de Béatrice Durand dans ce volume. 24 L ’ article de Sophie Frémicourt dans ce volume est consacré à ce registre de la littérature contemporaine. Deux ou trois choses qu ’ ils savent de Berlin 23 Ce sont également des sentiments de deuil, de mélancolie et de colère qui s ’ expriment dans les textes d ’ auteurs qui sont sensibles aux transformations urbaines et à la perte d ’ espaces de liberté. Les romans La Télévision et Kuru des écrivains belges Jean-Philippe Toussaint et Thomas Gunzig occupent ici une place à part. 25 De fait, leurs protagonistes se complaisent dans une indifférence totale vis-à-vis de la ville et dans un vide émotionnel postmoderne où les sentiments sont tournés en dérision. Les textes souvent fragmentaires et expérimentaux où dominent les formes courtes et ouvertes et où se reflètent les processus sociaux et urbains qui ont marqué la période des années 90 à nos jours, témoignent des différentes façons de percevoir la métropole berlinoise et des difficultés qu ’ elle peut susciter. Les articles de ce volume se proposent non pas de recenser les ‚ éloges ‘ du nouveau Berlin, mais d ’ explorer les contours perpétuellement changeants d ’ une ville à travers le regard des auteurs francophones et d ’ examiner comment le mouvement et l ’ expérience interculturelle de la ville génèrent des émotions et des textes. Face à la richesse et à la diversité de notre corpus, il nous reste à formuler une hypothèse à partir de la question suivante: peut-on considérer que les intellectuels français disposent d ’ une culture historique et d ’ une expérience spécifique qui leur permettent de déchiffrer le texte d ’ une ville? Dans ce cas, comment expliquer cette prédisposition? La dimension culturelle de la ville européenne a été récemment soulignée par des historiens (Lenger 2013). Depuis 1989, un rôle particulier incombe à Berlin dans ce contexte et dans celui des émotions, politiques ou autres: concernant Berlin et les villes de l ’ Est en général, on assiste à l ’ émergence d ’ une forte émotionnalité et à une «résurgence de la ville» (Schlögel 2013: 91). Pour l ’ Est de l ’ Europe, l ’ historien Karl Schlögel constate en outre une forte réappropriation de la ville et une «réécriture du texte sur la ville». Ils s ’ accompagnent d ’ une «vague de démontage, parfois empreinte d ’ un zèle iconoclaste» (Schlögel 2013: 93) et entraînent des mutations profondes: «le paysage urbain de l ’ Europe centrale et orientale était un véritable laboratoire de régénération des villes et d ’ une urbanité retrouvée» (ibid.: 93). On peut supposer que pour un observateur français ces processus ne sont pas sans rappeler la Révolution et ses répercussions au XIX e siècle. Dans sa nouvelle historicité et temporalité, Berlin s ’ apparente en effet aujourd ’ hui au Paris du XIX e siècle (cf. Stierle 2001). Les Français seraient-ils des observateurs chevronnés des villes modernes, dont Londres et Paris font figure de prototypes au XIX e siècle? Leur longue familiarité avec toute une littérature sur Paris - de Rétif de la Bretonne à Louis Aragon en passant par Sébastien Mercier, Victor Hugo, Léon-Paul Fargue et André Breton - ne les rend-elle pas particulièrement aptes à capter les ,ondes émotives ‘ du Berlin après le Mur? 25 Comme le montre l ’ article de Marcus Keller dans ce volume. 24 Margarete Zimmermann Berlin is over? Berlin, c ’ est fini? «Berlin is over. What ’ s next? » - «Berlin, c ’ est fini. Et après? » - s ’ exclame en février 2014 le bloggeur Max Read sur le site new-yorkais Gawker. Le quotidien The New York Times et le Rolling Stone, magazine dédié à la musique techno, renchérissent en publiant deux articles remettant en question le statut particulier de cette ville. Selon l ’ auteur d ’ un de ces articles, Berlin, «Europe ’ s party capital» et la discothèque Berghain, 26 «the city ’ s most famously hardcore and important club for electronic dance music», «the Mecca of clubbing» (Rogers 2014), seraient menacés par le tourisme de masse et la gentrification. Vaut-il encore la peine d ’ écrire sur Berlin? Est-ce que, comme le remarque Cécile Wajsbrot dans l ’ émission de radio précitée de Clarisse Cossais, tout n ’ a pas déjà été dit sur Berlin? C ’ est également l ’ avis de Marie NDiaye et de Jean- Yves Cendrey: «Il me semble qu ’ il y en a déjà eu trop autour de Berlin. Que dire encore qui ne soit pas répétition de tout ce qui a déjà été dit? » Et: «Au sujet de la Spree, et plus généralement de Berlin, le risque de la redite devient grand»? 27 De fait, les signes d ’ un désenchantement se multiplient: combats de Berlinois contre l ’ emprise des investisseurs qui sonne le glas des derniers endroits alternatifs - notamment du Tacheles, des ruines du grand magasin Wertheim devenu après 1990 un haut lieu de l ’ art contemporain et de la Mauergalerie (East Side Gallery) - , dégradation des conditions de vie des artistes du fait de la spéculation immobilière et de l ’ augmentation des loyers. L ’ une des voix les plus fortes dans ce contexte est sans doute celle du philosophe italien Francesco Masci avec son livre-manifeste L ’ Ordre règne à Berlin dont le titre renvoie à une célèbre phrase de Rosa Luxemburg. Selon Masci, Berlin serait «devenu la capitale mondiale d ’ un folklore culturel alimenté par un tourisme de la révolte et de la création» et le «terminus de la modernité» (Masci 2013: 10, 43). L ’ utopie urbaine aurait cédé la place à une culture du temps libre, à un culte de l ’ individualisme et à une dépolitisation complète. Nous sommes sans aucun doute dans une période de mutations, de pertes urbaines et de mouvements vers d ’ autres horizons aux contours encore flous. Il est d ’ autant plus important de sonder le potentiel de fascination de cette ville, sa capacité à générer des émotions et à donner naissance à des textes ou des images d ’ une ville en perpétuelle mutation. Artaud, Antonin, Œ uvres complètes, tome I, nouvelle édition revue et augmentée, Paris, Gallimard, 1976. Assouline, Pierre, «Céline à Berlin», dans: Le Monde des livres, 13 juillet 2012, 1. 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Parmi les nombreux romans français récents qui ont choisi Berlin pour cadre, on note la récurrence de scénarios-catastrophes: La Reprise de Robbe-Grillet (2001), Patacloc de Philippe Bertrand (2006), Cercle de Yannick Haenel (2007) et L ’ Autoportrait bleu de Noémi Lefebvre (2009) sont des romans diversement hantés par le souvenir du Berlin en ruine de 1945. Le rapprochement de ces romans, en un sens très disparates, 1 vise à mettre en évidence un phénomène commun: un personnage - français - affronte à Berlin les traces d ’ une catastrophe passée, mais aussi l ’ éventualité de catastrophes à venir. Ces catastrophes sont à la fois collectives (politiques, écologiques), mais aussi, dans les quatre cas, personnelles: à Berlin, les protagonistes traversent une crise personnelle, comme s ’ il y avait un écho entre le personnel et le collectif. Le choix de Berlin comme cadre et comme élément romanesque - ce sera l ’ hypothèse qui préside au rapprochement de ces quatre romans - est une manière d ’ explorer les affects qui accompagnent cette figure obligée de la conscience contemporaine qu ’ est la confrontation avec l ’ histoire du XX e siècle: à Berlin les personnages se confrontent à la mémoire, mais aussi à la réactualisation toujours possible du potentiel destructeur de l ’ humanité. Je décrirai d ’ abord brièvement l ’ intrication des différentes catastrophes collectives et personnelles. Je montrerai ensuite que le Berlin de ces romans français est avant tout un lieu symbolique, un lieu (déjà) commun, métonymie de notre rapport au passé «qui ne passe pas» 2 , plutôt que la transposition fictionnelle d ’ une expérience authentique de la ville. 3 Enfin, la comparaison 1 Le roman de Robbe-Grillet est le presque chant du cygne d ’ un des grands écrivains français de la seconde moitié du XX e siècle. Son auteur est aussi le seul à être né avant la Seconde Guerre mondiale et à l ’ avoir vécue alors qu ’ il était un jeune adulte. Les trois autres romans ont été écrits par des auteurs plus jeunes, nés après la guerre et appartenant à ce qu ’ on appelle en Allemagne la génération des «petits-enfants». L ’ auteur de Patacloc écrit exclusivement pour les enfants, Cercle est le roman d ’ un auteur relativement jeune, mais déjà établi dans le monde des lettres français, et L ’ Autoportrait bleu le premier roman d ’ une musicologue spécialiste des rapports entre musique et politique. Au moins Cercle et L ’ Autoportrait bleu ont une forte dimension autobiographique et sont plus ou moins directement démarqués des souvenirs d ’ un séjour à Berlin. 2 Pour reprendre en l ’ appliquant à un autre contexte le titre de l ’ ouvrage d ’ Éric Conan et Henri Rousso, Vichy, un passé qui ne passe pas (1994). 3 Sur la valeur symbolique du cadre spatial de la fiction et sur la capacité des lieux à représenter l ’ histoire dont ils ont été les témoins, voir l ’ introduction de Wolfgang Haller des poétiques des ruines et des dénouements de ces romans permettra de dégager différentes manières de traverser l ’ épreuve affective que constitue cette confrontation avec le passé. Scénarios-catastrophe pour une ville catastrophée Le scénario de La Reprise (2001) 4 se déroule en 1949 («quatre ans après l ’ armistice», donc en mai 1949, quelques mois avant la proclamation des deux États allemands): HR (Henri Robin, l ’ un des multiples noms du personnage), un agent secret français, est envoyé à Berlin pour une mission dont il ignore l ’ objectif exact. 5 La catastrophe est d ’ abord urbaine: Dans son [de Pierre Garin, le contact d ’ Henri Robin à Berlin] inconfortable voiture de fortune au camouflage militaire crasseux, nous avons roulé en silence. [. . .] Après de nombreux détours, occasionnés par des artères non encore déblayées, ou interdites, et plusieurs chantiers de reconstruction, nous avons atteint l ’ ancien centre-ville, où presque tous les bâtiments étaient détruits plus qu ’ à moitié [. . .].» (Robbe-Grillet 2001: 25 - 26) 6 La catastrophe est aussi existentielle: HR ignore l ’ objectif de sa mission, il a régulièrement l ’ impression d ’ être pris pour un autre, surveillé et devancé. Il est surtout assailli par des sensations de déjà vu inexplicables. Il ne sait pas si son contact ne joue pas double jeu, il est régulièrement dans l ’ impossibilité (et le lecteur avec lui) d ’ identifier les «camps» amis et ennemis. Il est régulièrement entravé dans sa mission, kidnappé, drogué, violé, ridiculisé. Polit-thriller pour enfants, fable animale et roman d ’ anticipation tout à la fois, Patacloc (2006) raconte les suites d ’ un «grand chambardement»: l ’ humanité a disparu de la surface de la Terre pour l ’ avoir trop polluée et les insectes ont colonisé les ruines abandonnées par les humains. Le moustique français Jérémie Patacloc arrive à Berlin pour prendre un poste de «professeur intérimaire» dans le «laboratoire d ’ anthropologie» (la science de l ’ homme pratiquée par les insectes) du professeur Ploute à l ’ Université Humboldt. et Birgit Neumann à Raum und Bewegung in der Literatur. Die Literaturwissenschaft und der spatial turn (2009) et celle de Gertrud Lehnert à Raum und Gefühl. Der Spatial turn und die neue Emotionsforschung (2011). 4 La «reprise» est multiple: HR est la reprise du personnage de l ’ agent secret des Gommes, le motif du double apparaissait déjà dans les Romanesques, etc. Je n ’ analyserai pas ici cette dimension d ’ auto-réécriture. 5 Il est impossible, dans le cadre de cet article, d ’ entrer dans les détails d ’ une narration emboîtée très complexe. 6 Ces ruines ont été interprétées non pas littéralement comme les ruines de Berlin en 1945, mais comme la réminiscence autobiographique de Brest détruite en 1945 (Voss Cottle 2002: 50, Yapaudjian-Labat 2010: 426). Il n ’ est cependant pas anodin que Robbe-Grillet les situe à Berlin. 32 Béatrice Durand Ploute se consacre à l ’ étude de la «proto-littérature», la littérature de l ’ espèce humaine disparue. Berlin s ’ offre à Patacloc comme une ville en ruine et polluée: L ’ aspect délabré de la ville le frappa, telle qu ’ il l ’ apercevait à travers les vitres du taxi puant qui le conduisait à son hôtel. Le conducteur slalomait entre les nids-depoule. [. . .] Ce matin-là, dans la lumière blanche de l ’ hiver, la ville en ruine ressemblait à un champ de bataille, avec ses bâtiments à demi écroulés et ses lampadaires tordus. Des tas informes de caillasses et de poutres encombraient la rue. Berlin faisait penser à la carcasse décharnée d ’ un énorme animal. Depuis la catastrophe, il flottait dans l ’ atmosphère une odeur persistante de hamburger pourri. Des lambeaux de brume jaune restaient accrochés au ciel; ils filaient dans les courants d ’ air glaciaux en ondulant comme des bancs de poissons. (Bertrand 2006: 12 - 13) Le roman souligne régulièrement l ’ encombrement des rues (des fourmis font office de Trümmerfrauen), la saleté (poussière, détritus, pollution de l ’ air) et le froid glacial (changement climatique dû à l ’ irresponsabilité humaine). On retrouve Ploute assassiné dans son bureau. Patacloc est soupçonné du meurtre et brutalement interrogé par la police, puis relâché. D ’ autres meurtres suivent, faisant craindre un coup d ’ état fomenté par une société secrète, l ’ Ordre pour la Supériorité Cosmique des Insectes. 7 Deux catastrophes collectives et un drame personnel se superposent donc: une catastrophe passée, la destruction de l ’ humanité et de ses villes, une catastrophe à venir, qui pourrait être la prise du pouvoir par l ’ Ordre pour la Solidarité Cosmique des Insectes; et le risque pour le moustique d ’ être condamné ou assassiné. Dans Cercle (2007) de Yannick Haenel, la catastrophe est d ’ abord personnelle: Jean Deichel, le narrateur, décide un beau matin - à 8h07 - de ne pas monter dans le métro et rompt avec son métier et ses relations. 8 Dans un premier temps, il se cache à Paris et essaye d ’ être disponible à ce qu ’ il appelle l ’ Événement, au surgissement du bien comme du mal: il voudrait, par l ’ introspection et l ’ écriture, sonder la capacité humaine à faire le bien comme le mal. L ’ épisode berlinois de son périple est une sorte de traversée des Enfers - avec référence à la visite aux enfers d ’ Ulysse et à sa reprise dans Si c ’ est un homme de Primo Levi. En fait, le narrateur est venu à Berlin pour y traverser une épreuve initiatique et emblématique. Il débarque à Berlin un 26 décembre au matin (quelques détails permettent de dater son séjour du 26 décembre 2004 au mois de janvier 2005) à la Ostbahnhof par le train de nuit de Paris: 7 L ’ organisation élimine sauvagement ses ennemis idéologiques et prépare un coup d ’ État. Alors que le professeur Ploute soutenait que la disparition des humains était purement accidentelle (due à leur irresponsabilité environnementale), les membres de la secte soutiennent que les insectes étaient de toute éternité destinés à dominer le monde. 8 Yannick Haenel a repris le personnage de Jean Deichel dans son dernier roman, Les Renards pâles (2013). Berlin, ville des catastrophes? 33 Je suis en Allemagne depuis à peine quelques minutes et, depuis quelques minutes, ça va mal. [. . .] . . . à peine arrivé en Allemagne, je n ’ ai plus aucune pensée: peut-être suis-je allergique à l ’ Allemagne, me disais-je; peut-être l ’ Allemagne me rend-elle malade, mais je ne vais quand même pas rebrousser chemin [. . .]. Il n ’ y avait presque personne, pas de voyageurs, juste des échafaudages, et un boucan d ’ enfer. Ça se déchaînait au marteau piqueur [. . .] J ’ ai porté les mains à mes oreilles [. . .]. Il fallait absolument sortir de là, j ’ ai accéléré, cette gare est interminable, et comment dit-on «sortie» en allemand? Je me suis mis à courir en tous sens, j ’ avais envie de crier, et c ’ est là que j ’ ai vu, sur une palissade, imprimé en capitales, noir sur blanc, le mot: «DESTRUKTION» Il a coupé mon élan, comme un panneau de frontière. [. . .] En souriant, j ’ ai pensé: «DESTRUKTION», c ’ est le vrai nom de cette gare - affiché comme ça, on dirait le nom du terminus: «Vous êtes arrivés à Destruktion, bienvenue à Destruktion.» Avec son K en forme de hache, le mot DESTRUKTION est plus aigu qu ’ en français - sa lame tranche mieux. Le K, me disais-je - le K de la Destruktion - , c ’ est en allemand qu ’ il s ’ affûte. Les mâchoires du K s ’ aiguisent; elles ont la gueule en cisaille de tueur. Tandis que je me dirigeais vers la sortie, le K de la Destruktion est venu se ficher au milieu de mon front, comme une balle de Luger. J ’ ai dit: «Kaputt», j ’ ai dit: «Kaiser», j ’ ai dit: «Kampf». Lorsque la destruction ellemême vous accueille au petit matin à la gare, vous savez qu ’ elle ne vous lâchera plus. Où comptez-vous aller? Comment lui échapper, est-ce possible? [. . .]. (Haenel 2007: 321 - 326) Le séjour berlinois du personnage sera tout à l ’ image de ce début. Il déambule à pied un 26 décembre dans un Berlin vide et enneigé. Il a immédiatement des hallucinations qui lui font revivre les derniers combats de la guerre: « . . . j ’ entendais des rafales, des bruits de détonations qui résonnaient à travers la neige, de très vieilles détonations sorties du cauchemar de l ’ histoire» (Haenel 2007: 336). Il finit par s ’ arrêter devant un bar techno, le Gastr. 9 Un chien-loup le mord aux jambes sur fond d ’ une musique assourdissante et il s ’ évanouit. Il se réveille dans le bar, soigné par une jeune femme muette. Plus tard, il trouve une chambre à sous-louer chez un certain Straub dont la vie a été calamiteuse. Le groupe de free jazz punk russe qui se produit au Gastr s ’ appelle «Kolyma». Leur musique est brutale. Le leader est d ’ un nihilisme assez abject, c ’ est en fait un proxénète qui drogue la jeune femme muette pour pouvoir mieux la violer. Le narrateur est malade. Un jour, à la porte de Brandebourg, il est assailli par les voix des morts qui viennent des stèles du Holocaust-Mahnmal et le poursuivent comme des Erinyes. 10 Berlin est décrit comme un chantier gigantesque et assourdissant, peuplé de personnalités détruites ou brutales. La catastrophe est aussi psychique: 9 Haenel a reconnu s ’ être inspiré du bar Zapata dans le Tacheles pour le Gastr. 10 Qui ne se sont pas encore transformées en «bienveillantes», comme dans le roman de Littell, paru la même année. 34 Béatrice Durand « . . . ce que j ’ ai vécu à Berlin s ’ égale à toute souffrance, en ce sens qu ’ elle ne se mesure pas. [. . .] Je raconterai ce qui m ’ est arrivé en détail. [. . .] Cette expérience m ’ a rendu fou. Elle n ’ arrive pas qu ’ aux damnés» (Haenel 2007: 331). À Berlin, le personnage n ’ arrive pas non plus à écrire. Il fait aussi l ’ épreuve, par procuration en quelque sorte, du totalitarisme: Car chacun porte en soi le troupeau; à chaque instant, la voix du troupeau parle en lui. Lorsqu ’ enfin vous sacrifiez le mouton qui bêle en vous, il est 8h07 - c ’ est ainsi que vous reprenez vie. Mais ce matin [. . .] si je n ’ ai plus de phrase, si ça parle maintenant dans ma bouche, c ’ est parce que le troupeau m ’ a repris, me disais-je - il m ’ a de nouveau collé l ’ appartenance . . . (Haenel 2007: 322) À Berlin, il expérimente fantasmatiquement la perte de son individualité et l ’ oppression. Les moments dans lesquels il entend les voix des victimes de la Shoah sont proposés en équivalents hallucinatoires de la déportation. L ’ épisode berlinois de son voyage ne suscite que dégoût et angoisse. L ’ Autoportrait bleu de Noémi Lefebvre (2009) est constitué par le monologue intérieur de la narratrice le temps d ’ un vol Berlin-Paris. Avatar de l ’ auteur, la narratrice est musicologue et politologue, spécialiste des relations entre musique et politique et notamment des usages de la musique en Allemagne sous le III e Reich. Elle revient d ’ un congrès sur «musique et dictature» et a assisté à l ’ inauguration d ’ une exposition de la peinture du compositeur Schönberg au château de Neuhardenberg où elle a vu notamment un «autoportrait bleu» qui l ’ a beaucoup impressionnée. En survolant le Wannsee, elle pense immédiatement à la Conférence du Wannsee et, par association d ’ idées, à Heydrich, l ’ organisateur de la solution finale, qui était aussi fils de musicien. La pensée de la solution finale se télescope aussi avec la vision des Berlinois plus ou moins nus au bord de l ’ eau. Tout en essayant de lire la correspondance de Thomas Mann et d ’ Adorno, elle ressasse un sentiment d ’ échec et de honte. Lors de l ’ inauguration de l ’ exposition, elle a rencontré un pianiste-compositeur qui incarne pour elle le summum de la distinction morale et artistique: un musicien qui aurait intégré à sa manière de composer et de jouer la leçon de l ’ histoire, la même capacité de «résistance» dont a témoigné Schönberg. Or elle a le sentiment de l ’ avoir agacé ou déçu. Elle compare sa souffrance intérieure - suscitée par la honte d ’ être ce qu ’ elle est - au «beuglement de la vache à qui on vient d ’ enlever son veau» (Lefebvre 2009: 7, 8, 29, 51, 52). Dans un monologue intérieur obsessionnel, elle se mesure intérieurement à la figure de «résistant» de Schönberg, à son intégrité morale face au nazisme, que le pianiste et elle jugent exprimée de manière exemplaire dans «l ’ autoportrait bleu». Schönberg lui apparaît comme un modèle de résistance au bonheur collectif totalitaire dont la musique a été un ingrédient essentiel. Elle se demande en permanence si elle aurait été capable de la même intégrité ou si elle aurait cédé involontairement à la manipulation totalitaire par la musique. Berlin, ville des catastrophes? 35 La catastrophe est donc ici d ’ abord l ’ effondrement psychique provoqué par la pensée de la solution finale, que la narratrice associe automatiquement au toponyme Wannsee, et par la honte et le doute: honte d ’ avoir commis des impairs et agacé le pianiste, doute sur sa force morale face à une hypothétique oppression. À quoi s ’ ajoute (comme dans Patacloc) la menace d ’ une catastrophe à venir. Dans l ’ avion, elle revit l ’ angoisse diffuse d ’ un possible attentat terroriste, qu ’ elle a éprouvée au Café Einstein: Ici c ’ est l ’ endroit où le monde est dans le journal, [. . .] le Café Einstein est un lieu hors du monde qui tient le monde dans le journal, c ’ est vrai que c ’ est reposant, [. . .] Il pourrait bien y avoir une guerre atomique, ça ne changerait rien à l ’ ambiance du Café Einstein, [. . .] on lirait dans le journal les désastreux effets de la guerre atomique sur la population berlinoise, [. . .] le tout en écoutant paisiblement ce joli petit concerto pour piano de Mozart. Un type pourrait bien entrer avec une ceinture de dynamite et se faire sauter le buffet en plein milieu de la grande salle en criant Allah Akhbar, on lirait ça dans le journal en fumant modérément et en écoutant d ’ une oreille distraite le concerto inoffensif et léger comme est toujours Mozart en fond sonore depuis que le fond sonore existe (Lefebvre 2009: 13). On voit réapparaître les ruines, mais de manière prospective. Le Berlin raffiné et convivial, habitable pour des intellectuels contemporains qu ’ incarne le Café Einstein, contraste ironiquement avec la possibilité toujours renouvelée de son anéantissement, qui réactualiserait la destruction de la ville en 1945. Ces quatre fictions projettent sur le lieu géographique Berlin de nouvelles catastrophes, amplifiant celle de l ’ Histoire ou redondant par rapport à elle, accompagnées d ’ une crise personnelle et d ’ affects divers parmi lesquels domine l ’ angoisse. 11 Berlin, ville de fiction Les quatre romans s ’ efforcent de susciter un sentiment d ’ authenticité. La mimésis ethno-géographique multiplie les références à des lieux géographiques et sociaux repérables. Certains romans décrivent des trajets: le héros de Robbe-Grillet va en voiture de la gare Lichtenberg à la Jägerstraße. Patacloc va de l ’ aéroport de Tegel au centre-ville, loge dans la pension d ’ une Madame Biedermeier à proximité de la porte de Brandebourg, se rend à l ’ Université Humboldt, fréquente une Kneipe à proximité de l ’ Alexander Platz où il rencontre des journalistes d ’ un Diptère Zeitung (qui rappelle les quotidiens 11 Le motif de la crise personnelle qui se vit et se dénoue à Berlin apparaît aussi dans un certains nombre de romans pour adolescents: Faits d ’ hiver (2004) d ’ Arnaud Cathrine, Berlin 73 de Marie-Florence Ehret (2009), Anges de Berlin de Sylvie Deshors (2008). Ou encore dans des romans pas spécialement destinés à un public jeune comme Ma petite Française de Bernard Thomasson (2011). 36 Béatrice Durand berlinois taz ou Berliner Zeitung. Les illustrations reprennent des détails visuels comme les panneaux indiquant le nom des rues. Le personnage de Haenel fait à pied dans la neige le trajet d ’ Ostbahnhof au bar Gastr (le Zapata du Tacheles). Plus tard, il habite Kantstraße, marche à travers les stèles du Holocaust-Mahnmal d ’ Eisenmann, découvre la «maison manquante» de Christian Boltanski dans la Große Hamburger Straße. La narratrice de L ’ Autoportrait bleu voit de l ’ avion le Strandbad Wannsee où elle devine les baigneurs sur la plage; elle a fréquenté le Café Einstein, un café au Sony Center, la Deutsche Oper. Mais l ’ impression de familiarité avec le Berlin réel - l ’ illusion réaliste - sur laquelle jouent ces romans n ’ a pas - ou pas essentiellement - pour fonction d ’ exposer sur un mode fictionnel une expérience authentique de Berlin et de la vie berlinoise contemporaine. Les trajets des personnages, par exemple, ne sont, manifestement, nullement inspirés par des flâneries ou des pérégrinations. 12 La perception de la ville est surdéterminée par la fonction que lui attribuent les textes: être le lieu d ’ une confrontation avec le passé. L ’ illusion réaliste est là pour accréditer cette signification symbolique. Dans deux cas au moins, la mimesis ethno-géographique est d ’ ailleurs perturbée. Chez Robbe-Grillet par l ’ habitude de traduire - de manière parfois fantaisiste - les noms de lieux: «la place des Gens d ’ Armes», «le Théâtre Royal au centre [il s ’ agit sans doute du Schauspielhaus], l ’ Église des Français à droite et la Nouvelle Église à gauche [sans doute les französischer et deutscher Dom], la rue du chasseur [Jägerstraße]», «la rue Frédéric» (Robbe-Grillet 2001: 26, 28) Une bonne partie de l ’ histoire se déroule dans une «Feldmesserstrasse» qui donnerait sur le Landwehrkanal à Kreuzberg et où se trouve la villa de la famille von Brücke (qui est en réalité la famille du narrateur): en dépit de ses consonances allemandes, ce n ’ est pas une rue berlinoise, mais la «reprise» d ’ un lieu imaginaire des Gommes. Sur le paysage de Berlin en ruine, désormais partie intégrante d ’ une imagerie devenue commune dans la deuxième moitié du XX e siècle, se greffe un paysage imaginaire qui n ’ appartient qu ’ à l ’ univers de Robbe-Grillet. Dans Patacloc, l ’ étrangeté est liée à l ’ anticipation (à l ’ époque d ’ après le «grand chambardement», avec son froid glacial et ses brumes toxiques), mais aussi à l ’ anachronisme et au mélange des époques: l ’ Université Humboldt paraît extraordinairement vieillotte, le Professeur Ploute est un universitaire allemand ancien style, le commissariat de police donne l ’ impression de sortir 12 En quoi ces romans se distinguent des textes - témoignages ou romans - des écrivains français de l ’ entre-deux-guerres sur Berlin qu ’ a rassemblés Margarete Zimmermann dans Ach, wie gût schmeckt mir Berlin: Französische Passanten im Berlin der zwanziger und frühen dreißiger Jahre (2010): ces textes étaient le produit d ’ authentiques flâneries et expériences de la ville. Berlin, ville des catastrophes? 37 d ’ un film expressionniste . . . Plusieurs associations typiquement françaises sur l ’ Allemagne, issues de la littérature ou du cinéma, se combinent en un condensé d ’ imagerie berlinoise. Pas d ’ effet de distanciation ou de traitement fantastique de la ville chez Haenel, mais simplement une sélection des lieux et des ambiances: «Le jour de mon arrivée, il y avait un immense ciel gris, de la neige partout sur les trottoirs, un froid à vous ronger les os. [. . .] cette ville semblait morte, une ville fantôme - une image de la disparition» (Haenel 2007: 332). 13 Dans cette atmosphère de désolation, le narrateur s ’ imagine comme «le dernier juif» arpentant le ghetto désert. Il relève tout ce qui, dans l ’ urbanisme, serait la marque des destructions de la guerre ou d ’ un ordre totalitaire: «Lichtenberger Strasse, Holzmarkt Strasse, Otto-Braun Strasse: ça n ’ en finissait plus, ces boulevards à béton. [. . .] Et puis il y avait énormément de terrains vagues: la ville était pleine de trous [. . .] Puis de nouveau de grandes barres d ’ acier, la coulée de l ’ ennui officiel» (Haenel 2007: 333). Karl-Marx-Allee: «C ’ est un long boulevard où les façades ont toutes des airs de monument. Ça sent le caveau solennel, ça sent l ’ ordre et la police. C ’ est Berlin-Est» (Haenel 2007: 332). Le narrateur essaie un jour de se convaincre que Berlin «est une ville ouverte» «malgré sa neige de pays de l ’ Est» (Haenel 2007: 359). 14 Les lieux évoqués (plutôt que décrits) sont toujours choisis pour leur capacité à suggérer un sentiment d ’ oppression totalitaire. C ’ est sur ce fond architectural que le narrateur est assailli - littéralement - par la présence hallucinatoire des victimes. Des quatre romans, l ’ Autoportrait bleu, avec son évocation ironique du Café Einstein - lieu d ’ une convivialité raffinée, mais aussi de la comédie sociale - , est celui qui donne le plus le sentiment d ’ être inspiré par une expérience directe des lieux. Mais ces lieux en tant que tels n ’ occupent finalement qu ’ une assez faible place dans le monologue intérieur de la narratrice. Le contenu ,documentaire ‘ , la part d ’ observation empirique de ces romans est donc relativement faible. La mimésis ethno-géographique y fonctionne comme un simple effet de réel qui authentifie le propos psycho-historique. Berlin y est un lieu commun, au sens rhétorique du terme, un lieu symbolique procédant d ’ une interprétation ethno-historique déjà partagé: la ville mani- 13 Le froid glacial est un topos des représentations françaises de Berlin qu ’ on retrouve aussi dans La Reprise et dans Patacloc, souvent associé à cet autre topos que l ’ architecture de Berlin respire le totalitarisme. 14 Haenel se trompe parfois d ’ une manière un peu grotesque: il décrit Prenzlauer Berg (390) comme «un ancien quartier de Berlin-Est où les boutiques sont plus rares, où il fait bon respirer la vie évasive des étudiants», ce que dément une connaissance minimale des lieux (et déjà en 2004 - 2005 . . .). 38 Béatrice Durand festerait la permanence ou la réactualisation du passé. C ’ est le passé que ces personnages (de Français) vont y chercher - et y trouvent. 15 Psychogramme d ’ une relation au «passé qui ne passe pas» Les quatre romans accordent une place importante à la description ou à l ’ évocation de ruines passées, présentes ou à venir, développant ainsi une poétique des ruines qui leur est propre, à travers laquelle s ’ expriment différentes modalités psychiques du rapport au passé. Le passé berlinois/ allemand en est venu à incarner le potentiel de destruction de l ’ humanité et à cristalliser par métonymie les interrogations éthiques que suscitent la conscience de cette possibilité humaine. La Reprise et Patacloc ont au fond conservé les motifs et les fonctions d ’ une poétique des ruines classique, c ’ est-à-dire romantique. Le spectacle de Berlin en ruine suscite bien chez le héros de Robbe-Grillet quelque chose qui ressemble au sentiment du sublime, à la «delightful horror» décrits par Burke: 16 Mon compagnon signalait cependant en quelques mots, de temps à autre, au milieu des décombres, ce qu ’ il y avait là autrefois, à l ’ époque du Troisième Reich. C ’ était comme la visite guidée d ’ une antique cité disparue, Héropolis, Thèbes, ou Corinthe. [. . .] tous les bâtiments étaient détruits plus qu ’ à moitié, mais paraissaient resurgir à notre passage dans tout leur éclat, pour quelques secondes, sous les descriptions fantômes du cicérone Pierre Garin, qui ne nécessitaient pas mon intervention. [. . .] Tout cela s ’ est écroulé, réduit désormais à d ’ énormes entassements de blocs sculptés où l ’ on distingue encore, sous la lumière irréelle d ’ une glaciale pleine lune, les acanthes d ’ un chapiteau, le drapé d ’ une statue colossale, la forme ovale d ’ un œ il-de-b œ uf. (Robbe-Grillet 2001: 25) Montrées au narrateur par son agent de liaison, les ruines font l ’ objet d ’ une véritable visite guidée et sont appréciées sur un mode esthétique. Elles rappellent une grandeur passée. Le rapprochement des ruines de la guerre toutes récentes (1949) avec des ruines antiques renvoie les premières à une 15 Le rôle d ’ un lieu qui offre à des personnages de Français la possibilité de se confronter à l ’ histoire allemande est parfois joué par d ’ autres régions allemandes: dans Le Rire de l ’ ogre de Pierre Péju (2004), L ’ Année étrangère de Brigitte Giraud (2011), Le Village de l ’ Allemand de Boualem Sansal (2008), Le Secret Gretl de Marie-Odile Beauvais (2009). 16 Dans l ’ Introduction on Taste (1759) et la Philosophical Enquiry into the Origin of Our Ideas of the Sublime and Beautiful (1756). Voir également Diderot à propos de Joseph Vernet: «Tout ce qui étonne l ’ âme, tout ce qui imprime un sentiment de terreur conduit au sublime [. . .] Tout s ’ anéantit, tout périt, tout passe. Il n ’ y a que le monde qui reste. Il n ’ y a que le temps qui dure. [. . .] Qu ’ est-ce que mon existence éphémère, en comparaison de celle de ce rocher qui s ’ affaisse, de ce vallon qui se creuse, de cette forêt qui chancelle, de ces masses suspendues au-dessus de ma tête et qui s ’ ébranlent.» (Salon de 1765, 1984: 233 - 234 et 338). Berlin, ville des catastrophes? 39 Antiquité très lointaine, leur ôtant ainsi leur spécificité historique et politique. Elles n ’ appellent qu ’ un commentaire classique sur l ’ ubris de notre croyance à la grandeur et à la pérennité des civilisations. 17 Dans Patacloc, les ruines ont aussi pour fonction de rendre sensible l ’ ubris humaine - d ’ un point de vue d ’ insecte. Patacloc a rendez-vous au Pergamon- Museum avec sa dulcinée: Le bâtiment avait souffert de la catastrophe. Une partie du plafond s ’ était affaissée sur les célèbres vestiges du temple de Pergame: le gigantesque escalier de l ’ autel ployait comme le soufflet d ’ un accordéon, et les dieux bodybuildés, sur les frises en bas relief, avaient un air miteux. [. . .] À vrai dire, ces ruines de ruines dans des ruines lui donnaient le vertige, et son c œ ur battait à la perspective de retrouver Miti. (Bertrand 2006: 139 - 140) Patacloc étant plus intéressé par son rendez-vous amoureux, c ’ est au lecteur que s ’ adresse le spectacle de ces ruines multipliées à l ’ infini, de ces «ruines de ruines dans les ruines» (Bertrand 2006: 140). Le lecteur est invité à adopter la même attitude de touriste respectueux et ému que le personnage de Robbe- Grillet. Les ruines récentes et les restes gréco-romains sont les objets d ’ une même piété archéologique: peinture de vanité à l ’ échelle urbaine, elles témoignent de la grandeur déchue de l ’ humanité. Dans Cercle et L ’ Autoportrait bleu, au contraire, la nature des ruines interdit leur contemplation sur un mode esthétique et moral. 18 Dans Cercle, on assiste à la production de nouvelles ruines avec les travaux de démolition qui prolongent dans le présent les destructions de la guerre: Berlin est le lieu où la destruction se prolonge indéfiniment. Dans L ’ Autoportrait bleu l ’ anéantissement, à la fois celui de la ville et de la population, est encore à venir: [. . .] on lirait dans le journal les désastreux effets de la guerre atomique sur la population berlinoise, anéantie dans sa totalité et atomisée dans toutes ses parties, la destruction absolue du quartier de Charlottenburg, la disparition définitive de l ’ Europa Center et l ’ émiettement des dernières pierres de la Gedächtniskirche, l ’ église du souvenir je me traduisais, souvenir de quoi, pas un souvenir de ruine mais un souvenir de rien, on lirait en première page l ’ émiettement de toutes les belles grandes maisons de la Kurfürstenstraße et de tous les habitants du quartier en destruction massive et jusqu ’ à la porte d ’ Einstein [. . .]. (Lefebvre 2009: 13) 17 Il me semble qu ’ on peut prendre au premier degré cette posture cultivée du touriste dans les ruines, plutôt que de donner d ’ emblée aux ruines une signification allégorique, comme le fait Yapaudjian-Labat (2010: 425) en considérant qu ’ elles symbolisent la mort des valeurs de la vieille Europe après 1945 et la mort d ’ une «certaine conception du roman». Les ruines du roman suscitent la nostalgie et l ’ effroi, pas une satisfaction polémique. 18 On pourrait également penser à la dernière scène des Bienveillantes, dans laquelle les animaux échappés du Zoo errent dans les ruines. 40 Béatrice Durand Le fantasme insiste sur l ’ anéantissement total, la pulvérisation de la matière tant urbaine qu ’ humaine. Ces ruines sont d ’ autant plus angoissantes qu ’ elles sont anticipées par l ’ imagination. En outre, la destruction ne laissera même plus de traces. Au lieu de prolonger indéfiniment dans le présent l ’ acte destructeur comme chez Haenel, la catastrophe à venir ne laissera pas de traces, interdisant la possibilité même du souvenir. On retrouve dans les dénouements des quatre romans ces rapports différents au passé berlinois érigé en symbole du potentiel de destruction de l ’ espèce humaine. Le héros de Robbe-Grillet donne l ’ impression d ’ être à la merci de puissances occultes et de tomber de mal en pis. Mais ces péripéties calamiteuses lui permettent paradoxalement de retrouver sa place dans ce qui reste d ’ une famille qui l ’ avait exclu. Il retrouve la clef de son histoire et de sa personnalité. 19 En dépit de ses mésaventures, il aura fait des expériences érotiques amusantes et traversé des milieux interlopes qui échappent momentanément à tout ordre politique et social. Anciens nazis, officiers d ’ occupation américains, policiers, vrais et faux agents secrets, trafiquants, proxénètes, danseuses nues font le meilleur ménage dans l ’ anomie urbaine et politique de l ’ immédiat après guerre, qui offre à l ’ anarchiste Robbe-Grillet le cadre d ’ une aventure libertaire et libertine. La catastrophe était spectaculaire, mais elle fait partie d ’ un cycle. Et elle n ’ est, peut-être, qu ’ un ingrédient érotique, paradoxalement euphorisant. Il n ’ est pas jusqu ’ à l ’ extraordinaire complexité de la narration qui ne se résolve d ’ une manière toute géométrique pour la plus grande satisfaction d ’ un lecteur amateur d ’ intrigues policières bien ficelées. Le dénouement de Patacloc est aussi optimiste: avec l ’ aide de deux journalistes du Diptère Zeitung, le moustique réussit à empêcher le coup d ’ état fomenté par l ’ Ordre pour la Supériorité Cosmique des Insectes. Les courageux résistants sont capables de se mobiliser pour empêcher la destruction de l ’ ordre démocratique et des valeurs d ’ humanité encore présentes chez les insectes. 20 La fin du roman est exemplaire - et conforme à ce que l ’ on peut attendre d ’ un apologue pour enfants: le héros triomphe, la catastrophe politique était donc résistible, l ’ Histoire n ’ est pas vouée à se répéter comme une fatalité. Dans les deux cas, donc, Berlin aura été le lieu d ’ une résilience personnelle et politique. 21 19 Le double était un frère jumeau. La mère, française juive et répudiée au moment des lois de Nuremberg par le père, est retournée en France avec l ’ un des deux jumeaux (le narrateur). 20 La fable joue de manière intéressante des personnages d ’ animaux: les insectes comploteurs sont spécistes, comme les nazis étaient racistes et s ’ opposent à ceux qui, comme Ploute, n ’ ont pas encore tout oublié de la défunte humanité. 21 Le motif d ’ une résolution de la crise personnelle dans une ville/ un pays marqués par toutes les crises du XX e siècle se retrouve dans d ’ autres romans français pour ado- Berlin, ville des catastrophes? 41 Les dénouements de Cercle et de L ’ Autoportrait bleu sont loin d ’ être aussi triomphalistes. À Berlin, le narrateur de Cercle, dans son voyage symbolique, touche le fond. Son Berlin n ’ offre aucune alternative, aucune remédiation à l ’ abjection généralisée du présent et à la réactualisation hallucinatoire des horreurs du passé. Le personnage doit littéralement quitter Berlin - pour Varsovie et Prague - afin de renouer avec la culture européenne, la possibilité de vivre et d ’ écrire, de sublimer son traumatisme par procuration de l ’ Histoire. Au terme de son vol Berlin-Paris, la narratrice de L ’ Autoportrait bleu ne se débarrasse pas des affects déclenchés par le séjour à Berlin, et en particulier de toute la charge d ’ angoisse que représente la confrontation avec le passé. L ’ évolution collective qui a permis l ’ émergence de lieux synonymes d ’ une urbanité retrouvée (le Café Einstein) est toujours incertaine à l ’ échelle personnelle: la narratrice ne cesse de se demander si elle aurait été capable de «résister». Ces romans n ’ ont pas choisi Berlin comme cadre de leur action pour parler du Berlin contemporain. Leur intérêt pour la ville est en décalage avec les raisons communément admises de son actuel pouvoir d ’ attraction (scène musicale, laboratoire d ’ une urbanité nouvelle, etc.). Ils sont très sélectifs dans les lieux et atmosphères décrits. Berlin permet à ces personnages «français» - et, à travers eux, à leurs auteurs - d ’ affronter plus efficacement le passé du XX e siècle que ne le permettrait un cadre romanesque français: parce que la leçon d ’ histoire est plus spectaculaire à Berlin qu ’ ailleurs, peut-être aussi parce qu ’ il est plus facile - même dans la fiction - de procéder à une confrontation avec le passé du XX e siècle dans un lieu qui a fini par l ’ incarner de manière magistrale dans la conscience commune, plutôt que dans le cadre national français. Berlin permettrait l ’ externalisation 22 du travail psychique de confrontation avec la mémoire du XX e siècle. Ces romans sont aussi le symptôme d ’ une évolution récente des affects qui accompagnent la confrontation avec le passé. Éric Conan et Henri Rousso constataient une évolution de la mémoire de Vichy en France avec le changement des générations, avec une intériorisation et une individualisation de la mémoire qui s ’ accompagne éventuellement de culpabilité (cf. Conan/ Rousso 1994: 17). On pourrait étendre la remarque à la mémoire des crimes du XX e siècle dans leur ensemble. La différence est significative entre les auteurs du corpus: Robbe-Grillet ne retient de la catastrophe que sa dimension lescents ou pour adultes qui ont choisi Berlin ou l ’ Allemagne pour cadre (cf. les romans mentionnés n. 11 et 15). 22 Pour reprendre une modalité de la mémoire dégagée par Aleida Assmann dans Der lange Schatten der Vergangenheit. Erinnerungskultur und Geschichtspolitik (2006: 170). 42 Béatrice Durand spectaculaire et esthétique. Dans les romans de Haenel et Lefebvre, 23 nés respectivement en 1967 et 1964, le souvenir des traumatismes du XX e siècle, que les auteurs ne connaissent que par tradition, est vécu sur un mode paradoxalement plus intériorisé. Ces fictions sont des symptômes de ce nouveau régime mémoriel qui impose de se mesurer personnellement, intérieurement avec la possibilité humaine du mal absolu. 24 Cette façon de le vivre ou le revivre s ’ accompagne d ’ une forte charge d ’ angoisse et éventuellement (Lefebvre) d ’ une culpabilité que l ’ on pourrait dire potentielle. 25 C ’ est une épreuve psychique à laquelle l ’ individu contemporain ne saurait se soustraire. 26 Berlin a semblé le cadre adéquat pour la mettre en fiction. Assmann, Aleida, Der lange Schatten der Vergangenheit. Erinnerungskultur und Geschichtspolitik, München, Beck, 2006. Bertrand, Philippe, Patacloc, Paris, Naïve, 2006. Conan, Éric/ Rousso, Henry, Vichy, un passé qui ne passe pas. Paris, Fayard, 1994. Diderot, Denis, Salons, Paris, Hermann, 1984. Erler, Katja, Deutschlandbilder in der französischen Literatur nach dem Fall der Berliner Mauer, Berlin, Erich Schmidt, 2004. Foucart, Claude, Visions françaises de l ’ Allemagne. De Léon Bloy à Pascal Quignard, Paris, Klincksieck, 2008. Frevert, Ute/ Scheer, Monique et al. (éds.), Gefühlswissen. Eine lexikalische Spurensuche in der Moderne, Frankfurt/ Main, New York, Campus, 2011. Haenel, Yannick, Cercle, Paris, Folio, 2007. Haller, Wolfgang/ Neumann, Birgit (éds.)., Raum und Bewegung in der Literatur. Die Literaturwissenschaft und der spatial turn, Bielefeld, transcript, 2009. Hoffmann-Axthelm, Dieter (éd.), «Amoklauf des Gedenkens», dans: Ästhetik und Kommunikation, 2008, 143. Lefebvre, Noémi, L ’ Autoportrait bleu, Paris, Verticales, 2009. Lehnert, Gertrud (éd.), Raum und Gefühl. Der Spatial turn und die neue Emotionsforschung, Bielefeld, transcript, 2011. Leiner, Wolfgang, Das Deutschlandbild in der französischen Literatur, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1991. Robbe-Grillet, Alain, La Reprise, Paris, Minuit, 2001. 23 Je laisse ici de côté Patacloc, dans lequel la résilience finale est dictée par les lois du genre: une fable pour enfants impose une fin optimiste et exemplaire. 24 Sur l ’ individualisation et la subjectivation des sentiments à l ’ époque moderne, voir Frevert/ Scheer (2011). Cette somme n ’ aborde cependant pas la question des modalités psychiques individuelles de la mémoire des événements collectifs. 25 Le narrateur des Bienveillantes de Littell invite aussi son lecteur à s ’ associer à sa culpabilité. «Et puis ça vous concerne: vous verrez bien que ça vous concerne. [. . .] je suis un homme comme vous. Puisque je vous dis que je suis un homme comme vous! » (Lefebvre 2009: 11, 39). 26 Nouveau régime mémoriel décrit de manière critique par le volume «Amoklauf des Gedenkens» de la revue Ästhetik und Kommunikation (2008: 143). Plus récemment, l ’ essai de Camille de Toledo Le Hêtre et le bouleau. Essai sur la tristesse européenne (2013) s ’ en prend violemment à cette hypostasie de la mémoire et à ses conséquences psychiques. Berlin, ville des catastrophes? 43 Toledo, Camille de, Le Hêtre et le bouleau. Essai sur la tristesse européenne, Paris, Seuil, 2013. Voss Cottle, Michaela, «Ruins and Specters: Robbe-Grillet ’ s La Reprise», dans: Romance Notes, XLIII, 2002 - 2003, 43 - 51. Yappaudjian-Labat, Cécile, «Voir Berlin et écrire. Images de Ruines dans Le Jardin des plantes de Claude Simon et La Reprise de Robbe-Grillet», dans: R. Michel Allemand (éd.), Robbe-Grillet: Balises pour le XXIe siècle, Ottawa, Les Presses d ’ Université d ’ Ottawa, 2010. Zimmermann, Margarete (éd.), «Ach, wie gût schmeckt mir Berlin». Französische Passanten im Berlin der zwanziger und frühen dreißiger Jahre, Berlin, Das Arsenal, 2010. 44 Béatrice Durand Patricia Oster Sophie Calle à la recherche des signes perdus I. La sémiosphère de la ville et l ’ imaginaire social Le vieux Berlin n ’ est plus «La forme d ’ une ville change plus vite, hélas! que le c œ ur d ’ un mortel» (Baudelaire 1975: t. I, 85). Le changement de la forme d ’ une ville n ’ est pas seulement dû aux chantiers de construction et de déconstruction envahissant la ville que Baudelaire a connue et dont les Berlinois se plaignent non sans raison. La modification de la sémiosphère de la ville peut aussi provoquer un changement sensiblement ressenti par les habitants. Claude Raffestin constate que «la sémiosphère d ’ une capitale est souvent complètement remaniée après un changement de pouvoir: «Tout nouveau pouvoir véhicule avec lui une sémiosphère et une idéologie qui vont saturer tout le vide laissé par l ’ ancien régime»(Raffestin 1993: 16). Berlin a subi l ’ heure zéro à deux reprises. Après l ’ anéantissement du Troisième Reich la ville a fait table rase en effaçant tous les signes politiques que le régime des Nazis avait façonnés. Et Berlin a connu une deuxième heure zéro après la réunification allemande en 1990 qui provoqua à son tour l ’ effacement des signes politiques de la RDA. Emmanuel Fureix a montré comment Paris en tant que capitale a concentré à son tour «les traces contradictoires des régimes qui l ’ ont façonnée, traces imaginaires autant que matérielles»(Fureix 2002: 25). Quelles sont les émotions des habitants qui accompagnent ces changements? Est-ce qu ’ ils se souviennent des enseignes, des statues et des inscriptions disparues? Est-ce qu ’ ils les regrettent? Est-ce qu ’ ils se réjouissent? Quelles articulations ont trouvé leurs réactions? Les villes modernes sont des capitales de signes, des réseaux de signes, concordants ou contradictoires dont se constitue la vie. Dans son livre sur Paris, La capitale des signes, Karlheinz Stierle transpose la métaphore du livre du monde et la formule de la «lisibilité du monde» de Hans Blumenberg (Blumenberg 2007) à la grande ville sémiotisée: La grande ville est aussi une totalité des expériences possibles et, à ce titre, monde et livre à la fois. C ’ est un nouveau chapitre de l ’ histoire de la lisibilité du monde qui s ’ ouvre avec l ’ idée de la «lisibilité de la ville». Si le livre du monde devient le livre de la ville, de nouvelles structures de la lisibilité apparaissent. La ville, aussi étendue puisse-t-elle être, n ’ est qu ’ un lieu limité dont la réalité sociale se révèle dans le caractère de ses rues, places et constructions. En même temps, elle est le lieu par excellence de la pratique sociale et de ses formes symboliques. La grande ville est l ’ espace sémiotique où aucune matérialité ne reste non sémiotisée. (Stierle 2001: 3) Dans le hurlement «assourdissant» de la grande ville dont souffrait déjà Baudelaire (Baudelaire 1975: t. I, 92), l ’œ il est devenu notre navigateur, nous sommes devenus lecteurs de signes. Balzac a constaté dans les Scènes de la vie parisienne que l ’œ il des Parisiens est devenu «l ’ organe le plus avide et le plus blasé qui se soit développé chez l ’ homme depuis la société romaine, et dont l ’ exigence est devenue sans bornes, grâce aux efforts de la civilisation la plus raffinée» (Balzac 1845: 289). Mais ce que l ’œ il aperçoit dans la grande ville échappe à l ’ évidence immédiate. Car chaque signe renvoie à une absence. Il n ’ est que symbole, hiéroglyphe dans la texture de la grande ville. La lecture de la ville consiste donc en un décodage permanent de signes qui font référence à des réalités absentes. La sémiosphère de la ville est ainsi l ’ incarnation de l ’ imaginaire social où le proche et le lointain coïncident. Selon Cornelius Castoriadis (Castoriadis 1999), l ’ imaginaire social est un magma de significations sociales à caractère imaginaire qui fait surgir en permanence une abondance de nouvelles significations. Les signes de la ville sont l ’ expression de l ’ imaginaire social. Si on veut rendre visible la profusion de nouvelles significations qui surgit de l ’ imaginaire social, il faut inventer un moyen pour saisir ce flux à la source. L ’ effacement des signes dans une grande ville est un moment crucial où l ’ imaginaire social pourrait être interrogé. II. Delete ou l ’ effacement de signes En 2005, deux artistes autrichiens, Christoph Steinbrener et Rainer Dempf, font disparaître pour deux semaines tous les signes de la ville dans une grande rue commerçante à Vienne, la Wiener Neubaugasse, sous un adhésif jaune. Dans leur projet «Delete» (Effacement) les signes qui renvoient par leur nature à des réalités absentes sont à leur tour absents (ou absentés), cachés derrière l ’ adhésif jaune (fig. 1, 2). Bien qu ’ il existe un impressionnant catalogue «Delete. Die Entschriftlichung des öffentlichen Raums» (Dempf et al. (éds.) 2006) où la conception du projet et des photos sont exposées, il ne s ’ y trouve pas de témoignages des habitants face à ce ,calme visuel ‘ , on ne leur a pas posé de questions face à l ’ absence de signes. 46 Patricia Oster Fig. 1: Delete 1. Die Entschriftlichung des öffentlichen Raums © Rainer Dempf Fig. 2: Delete 2. Die Entschriftlichung des öffentlichen Raums © Rainer Dempf Sophie Calle à la recherche des signes perdus 47 L ’ emballage du Reichstag par le couple d ’ artistes Christo et Jeanne-Claude en 1995 fut un autre projet qui jouait avec la disparition d ’ un signe de caractère politique et historique dans la capitale allemande (fig. 3). Le Reichstag emballé était à la fois absent et présent dans l ’ imaginaire des spectateurs (Oster 2002: 339sqq.). Derrière son voile de tissu, il devint plan de projection pour l ’ imaginaire social. Mais l ’ admiration de l ’œ uvre d ’ art est au centre de la discussion autour de cette réinvention du Reichstag dont le signifiant est mis en avant par les artistes. La réaction des habitants de la ville n ’ était pas au centre de la discussion autour de l ’ emballage. Fig. 3: L ’ emballage du Reichstag © Patricia Oster III. Sophie Calle: Die Entfernung: The Detachment En revanche, Sophie Calle, photographe, réalisatrice et écrivain français a posé des questions face à la disparition de signes à Berlin-Est aux habitants et aux passants dans son exposition au Bundestag Die Entfernung. The Detachment (fig. 4). Comme le montre déjà le titre de l ’ exposition au Centre Pompidou dédiée à l ’ artiste en 2003: «Sophie Calle. M ’ as-tu vue? » l ’ artiste est obsédée par le jeu entre absence et présence. Ainsi, dans un va et vient entre une documentation réaliste et une construction fictive elle poursuit un homme qu ’ elle connaît vaguement jusqu ’ à Venise. À la recherche de biographies inconnues, elle se laisse engager comme femme de chambre dans un 48 Patricia Oster hôtel vénitien pour photographier des chambres où les clients absents avaient laissé leurs traces, leurs vêtements, leurs articles de toilettes, des lits défaits (Calle 1984). Dans un autre projet, elle se fait elle-même suivre par un détective engagé par sa mère et compare ensuite son rapport d ’ observation avec ses propres notes prises sur son carnet. C ’ est donc une artiste très originale qui a commencé par s ’ intéresser à Berlin. En 1996, le galeriste berlinois Matthias Arndt lui avait proposé une exposition à Berlin et parvint à la persuader. Elle raconte la scène dans le catalogue de l ’ exposition: «Il s ’ est installé et a décidé de me parler de sa ville jusqu ’ à ce que l ’ inspiration vienne. Ça a marché. Quelques jours plus tard, je me suis rendue pour la première fois de ma vie à Berlin afin d ’ enquêter sur la disparition de certains symboles à caractère politique» (Calle 1999: 5). Le titre de l ’ installation qui se trouve maintenant dans la collection d ’ art du Bundestag allemand «The detachment, die Entfernung» donne lieu à un double sens. Car «detachment» signifie à la fois l ’ acte concret d ’ un symbole détaché et le sentiment de distance et d ’ éloignement vis à vis d ’ un système politique qui peut accompagner ce geste. Sur le site officiel de la collection d ’ art du Bundestag, l ’ importance du concept de l ’ installation est mis en relief: «Sophie Calle a réussi à mettre en lumière et à documenter la façon dont est traitée l ’ histoire dans le Berlin réunifié, tout en soulevant des questions fondamentales de notre existence, p.ex. de quelle façon et dans quelle mesure nous nous souvenons et comment la mémoire et le sentiment de la propre identité se conditionnent mutuellement» (Deutscher Bundestag 2014). Quand l ’ installation a été présentée au musée d ’ Art moderne et contemporain de Strasbourg en 1999, le titre a changé: «Souvenirs de Berlin-Est». Ce titre français de l ’ installation, qui a été repris dans le petit livre sorti aux éditions Actes Sud en 1999, revêt des connotations bien différentes. Bien qu ’ il s ’ agisse des mêmes photos et des mêmes textes, l ’ attention semble se porter maintenant sur l ’ effet de la disparition des symboles et les sentiments qui l ’ accompagnent. Le catalogue de l ’ installation cite d ’ abord une annonce faite par la Chambre des députés à Berlin en juin 1992: «Dès lors qu ’ un système de gouvernement se dissout ou se fait renverser, ses monuments - du moins ceux qui servaient à légitimer et à maintenir son emprise - n ’ ont plus de raison d ’ être» (Calle 1999: 7). Cette citation est suivie d ’ un commentaire de l ’ auteur qui se veut objectif: «Après la réunification, le Sénat berlinois créa une commission indépendante afin de déterminer la démarche à adopter face aux monuments à caractère politique situés dans l ’ ancien secteur de Berlin- Est» (Calle 1999: 7). Sophie Calle ne s ’ autorise donc pas d ’ émotions dans la présentation du projet, elle met l ’ accent d ’ abord sur le côté documentaire. Ainsi figure aussi sur les pages suivantes la copie du document n o 12/ 2743 de la chambre des députés du Land de Berlin qui contient une liste des monuments qui devaient être conservés, démantelés, ou modifiés. Suit la liste de monuments, stèles, plaques et symboles disparus sur lesquels Sophie Sophie Calle à la recherche des signes perdus 49 Calle veut faire porter son enquête. Ce choix n ’ est pas commenté non plus, mais l ’ énumération fait penser aux listes de Georges Perec: ● la statue de Lénine à l ’ ambassade de Russie; ● le monument Lénine situé place des Nations Unies, anciennement place Lénine; ● la plaque commémorant la visite de Lénine à la bibliothèque de la Bebelplatz; ● les deux monuments aux groupes de combattants situés dans la Hohenschönhauser Strasse; ● les insignes de la RDA ornant la façade du palais de la république, le mémorial des Déserteurs dans la Friedrichstrasse; ● la statue du Soldat au cimetière soviétique de Michendorf; ● l ’ inscription affichée à Nikolaiviertel; ● le panneau de rue au nom de Wilhelm Pieck; ● ainsi que la garde d ’ honneur à la Neue Wache (Calle 1999: 9). Sur la page suivante, Sophie Calle décrit son projet en quatre phrases et s ’ abstient à nouveau de tout commentaire. Ce passage est isolé dans le livre par l ’ écriture blanche sur un fond rouge: «À Berlin, de nombreux symboles de l ’ ex-Allemagne de l ’ Est ont été effacés. Ils ont laissé des traces. J ’ ai photographié cette absence et interrogé les passants. J ’ ai remplacé les monuments manquants par le souvenir qu ’ ils ont laissé» (Calle 1999: 10). Sophie Calle crée ainsi une sorte de géographie des émotions (Bochet/ Racine 2002: 117sqq.). L ’ installation de Sophie Calle est le résultat d ’ un reportage. Elle prend des photos des monuments, stèles, plaques ou symboles disparus et pose des questions aux passants face à cette disparition et elle leur demande de décrire les objets qui occupaient autrefois les endroits vides. L ’ évocation des souvenirs remplace donc les monuments manquants. La photo prise par Sophie Calle s ’ empare de l ’ absence. On y voit souvent encore les traces du ‘ détachement ’ , mais on ne peut pas deviner ce qui a disparu. Le discours des passants, enregistré par Sophie Calle comble aussitôt ce vide. Le spectateur dans l ’ exposition/ ou le lecteur du livre est confronté à l ’ absence que la photo expose, mais il devient en même temps témoin du flux créatif de nouvelles significations qui surgissent sans cesse du fond magmatique de l ’ imaginaire social (cf. Barbier 2014). Car Sophie Calle rend visible les traces matérielles aussi bien que les traces imaginaires de ce flux dans ses interviews. Elle crée un espace pour une multitude de voix. Le souvenir diffus, dispersé des passants se transforme ainsi en une expérience du lecteur. Face aux souvenirs peu fiables des témoins, le lecteur lui-même fait l ’ expérience de la différence entre absence et présence du référent. Pour accentuer le décalage entre la mémoire défaillante ou les souvenirs pas toujours fidèles des passants, Sophie Calle place en face des réponses une photo ancienne qui montre cette fois-ci le monument, la plaque ou l ’ objet disparu avant son détachement. Par exemple, 50 Patricia Oster l ’ emblème d ’ État de la RDA qui était accroché au frontispice du Palais de la République - qui existait encore à l ’ époque. La photo du milieu montre le frontispice, mais il manque le symbole politique au milieu du cercle vide. La photographie capte donc l ’ absence au milieu du cercle qui a perdu toute signification politique et qui semble désormais purement décoratif: Fig. 4: Sophie Calle, Installation «Die Entfernung - The Detachment» (L ’ éloignement) © Deutscher Bundestag/ Siegfried Büker Dans l ’ exposition au Bundestag sous la photo est placé le catalogue qui est ouvert à la page où se situe la transcription des témoignages des passants anonymes. Dans le livre, les différents souvenirs sont séparés par des étoiles rouges. Comme chaque passant parle à la première personne du singulier, ils incarnent chacun pour un bref moment la voix d ’ un magma social sans distinction d ’ âge ou de sexe. Le flux de leurs voix semble ainsi développer dans le texte français une poésie toute particulière (fig. 5, 6). Est-ce qu ’ il s ’ agit de réponses authentiques? Les textes de Sophie Calle se caractérisent par un jeu perpétuel entre documentation réaliste et construction fictive. Est-ce que l ’ authenticité de ces témoignages n ’ est pas une pseudoauthenticité stylisée après coup? Elle a certes noté les réponses des passants, mais en même temps une double traduction a lieu. Les réponses allemandes qu ’ elle ne comprend pas - mais qui se trouvent dans le catalogue de Sophie Calle à la recherche des signes perdus 51 l ’ exposition - sont traduites en français et transformées non sans élégance en un français plutôt littéraire. On n ’ y trouve pas d ’ hésitation et l ’ enchaînement des phrases suit un rythme qui présuppose une composition réfléchie. L ’ auteur se veut impassible, neutre, objectif pour faire ressortir davantage les émotions des passants qui remplacent le symbole disparu par leurs souvenirs. Elle est tellement neutre qu ’ elle fait même disparaître sa propre voix. Le spectateur/ lecteur ne voit pas les questions posées dans les interviews transcrites - il faut s ’ imaginer les questions comme il faut s ’ imaginer les monuments disparus. À partir des traces de questions dans les réponses, on peut deviner la voix de Sophie Calle. Le lecteur se trouve donc confronté à une longue énumération de réponses. Le livre fait presque penser aux notations de Georges Perec dans la Tentative d ’ épuisement d ’ un lieu parisien (Perec 1982) où il cherche à retranscrire le plus complètement possible tout ce qui se trouve et se produit Place Saint- Sulpice. Mais là où il n ’ y a pas d ’ émotions chez Perec - qui ne fait que noter les événements - Sophie Calle capte les émotions et le flux de l ’ imagination sociale. Elle est à la recherche du temps perdu pour montrer le travail de la mémoire. Car l ’ émotion des passants et riverains interrogés collabore à la fabrication de l ’ imaginaire. Le premier interlocuteur articule sa mélancolie, il imagine l ’ heure de la destruction - «Ce devrait être un lundi matin à l ’ aube». Et, d ’ une manière très subjective, il personnifie le symbole démoli: «À présent il s ’ est évanoui et peut-être, avec lui, la possibilité de se souvenir» (Calle 1999: 43). Le cercle vide semble devenir un gouffre qui dévore les souvenirs. La deuxième réponse est bien différente. L ’ interlocuteur cherche à mettre en avant la matérialité du symbole pour proclamer sa résistance au régime: «le cadre en forme de cercle renfermait un épi d ’ orge, un marteau et un compas en je ne sais quel métal précieux, du cuivre, je crois. J ’ ai toujours trouvé cela affreux» (Calle 1999: 43). La question de Sophie Calle provoque une irruption agressive chez le passant. Le souvenir de l ’ ancien symbole qui devient de plus en plus précis fait remonter à la surface des sentiments de dégout peut-être longtemps oubliés, un souvenir involontaire? Cependant, le prochain interlocuteur se souvient avec euphorie de sa ,lecture ‘ du signe: «Bien sûr, c ’ était beau. On y pouvait lire des choses qu ’ on ne peut pas lire dans notre nouveau système. Et comme vous pouvez constater, il n ’ y a plus qu ’ un vide»(Calle 1999: 43). Pour lui, le vide est lisible à son tour, il devient l ’ emblème de la situation politique actuelle. Cette lecture est confirmée par un autre intervenant: «[. . .] il ne reste que l ’ utopie, mais une utopie vide. Nous ne voyons plus que le vide»(Calle 1999: 44). Une autre réponse articule le sentiment de manque qui accompagne la disparition du symbole: «il me manque quand je passe [. . .]» (Calle 1999: 44). La tension entre absence et présence est réfléchie par un passant dans une très belle image qui évoque Berlin en ville fantôme, pleine de signes invisibles, qui peuplent l ’ imaginaire social: «Il y a de la 52 Patricia Oster résistance dans ce trou. Dans ma tête, c ’ est encore là. Comme un fantôme. Je le vois» (Calle 1999: 44). Fig. 7: Capture d ’ écran tirée du film Good bye, Lénine! © X Verleih AG Le caractère fantomatique de Berlin se révèle de manière encore plus spectaculaire dans la disparition de monuments représentant des personnages. Ce sont surtout les statues de Lénine qui ont disparu en grand nombre après la chute du mur. Ce n ’ est certes pas un hasard si le film qui faisait son adieu à la vie en RDA s ’ appelait Good bye, Lénine! (2003). Dans une scène célèbre du film, l ’ impressionnante statue de Lénine démolie flotte à travers le ciel (fig. 7). L ’ envol de la statue symbolise l ’ envol des valeurs et des repères d ’ une population. Les statues de L ’ Île aux musées de Cécile Wajsbrot sont également à la recherche de leur «confrère» Lénine: Croyez-vous effacer l ’ histoire en changeant les noms des rues? Cet effort que vous avez fait, les statues et sculptures qu ’ il avait générées, cette culture que vous vouliez créer. . . Vous avez tout laissé, abandonné d ’ un coup. Au nom de l ’ unité. Quarante ans d ’ histoire pour rien. Et de nouveau des statues abattues, déplacées, remisées - l ’ immense statue de Lénine, où est-elle maintenant? Et de nouveau des noms qui tombent dans le silence. Dans les villes, malgré les plaques qui énoncent les absents, il manque les ponts du temps et les statures du temps. (Wajsbrot 2008: 82) Sophie Calle choisit d ’ abord le buste de Lénine qui a disparu devant l ’ ambassade russe (fig. 8). Le buste n ’ a pas disparu complètement, il est caché - protégé? - dans une caisse en bois. Il est donc à la fois présent et absent. Sophie Calle à la recherche des signes perdus 53 Et ce n ’ est sont pas les députés de Berlin, mais l ’ ambassade russe qui a décidé de faire disparaître Lénine. Comme il ne s ’ agit pas d ’ un symbole, mais du buste d ’ un personnage, le flux des souvenirs des passants est l ’ expression d ’ une relation presque personnelle avec Lénine. Le premier interlocuteur de Sophie Calle parle sans émotion, mais avec beaucoup de précision de la disparition du buste: À l ’ intérieur il y a un buste de Lénine en bronze, d ’ une hauteur d ’ un mètre cinquante environ. L ’ air détaché, il regarde vers l ’ autre côté de la rue. Son visage n ’ a rien d ’ héroïque, c ’ est un portrait très naturel. Pas de mains. La chemise et le manteau à peine suggérés. On l ’ a recouvert de cette caisse peu de temps après «le Changement». Cela fait longtemps que je ne l ’ ai pas vu. (Calle 1999: 13) Fig. 5: Sophie Calle, Souvenirs de Berlin-Est, p. 42 - 43: The Detachment de l ’ emblème d ’ État de la RDA au frontispice du Palast der Rebublik © Actes Sud, 1999 54 Patricia Oster Les questions invisibles de Sophie Calle semblent évoquer chez le second interlocuteur une réaction bien différente, ses émotions conditionnent son souvenir: «Je ne sais plus. Au début c ’ était peut-être un Staline, qu ’ on aurait remplacé. [. . .] Son regard était froid et vide. Ce n ’ est pas un être humain qui est représenté, mais un stéréotype, uniformisé à l ’ extrême, sans personnalité. De toute façon, il n ’ est pas évident de se faire une idée de Lénine, comme être humain»(Calle 1999: 13). Le souvenir de la troisième personne interrogée s ’ oppose à cette vision négative: «Un regard majestueux, mais pas trop majestueux. Un regard calme, sublime. Omniscient. Il durera. Je vois la boîte, mais je sais qu ’ il est là dessous, et je peux me le représenter. Comme dans les vieilles photos, quelqu ’ un de très grave et d ’ une grande sagesse» (Calle 1999: Fig. 6: Sophie Calle, Souvenirs de Berlin-Est, p. 44 - 45: L ’ emblème d ’ État de la RDA au Palast der Rebublik © Actes Sud, 1999 Sophie Calle à la recherche des signes perdus 55 13). La juxtaposition des témoignages révèle la grande différence dans la perception du buste disparu qui conditionne à son tour les souvenirs. L ’ interlocuteur suivant est conditionné par une émotion toute négative: «Il a une tête de monstre. Comme ces personnages d ’ épouvante qui ont une drôle de tête carrée et qui rôdent à travers la ville, ou comme ces bustes constructivistes de Mussolini» (Calle 1999: 13). L ’ ambivalence dans la réaction des Berlinois se montre aussi face à la disparition du monument de Lénine place des Nations Unies, anciennement place Lénine. Comme il s ’ agissait d ’ un très grand monument, il faisait partie du quotidien des riverains: «À chaque fois qu ’ il m ’ arrive de passer par ici, je suis consciente de ce vide. J ’ étais encore petite lorsqu ’ on l ’ a construit. Je le voyais depuis le vingt et unième étage. Quand il descendait dans la rue, on disait: ,On va voir Lénine ‘ » (Calle 1999: 21). Dans la réponse en allemand on ne peut pas deviner qu ’ il s ’ agit ici d ’ une interlocutrice («j ’ étais encore petite»): «Ich war noch ein Kind, als der gebaut wurde» (Calle 1996: 12). Pour un autre interlocuteur, Lénine est toujours présent devant ses yeux: «En fermant les yeux, je le vois encore, à l ’ endroit même où se trouve à présent la fontaine. Le teint brun-roux, la même physionomie que tous les autres bustes de Lénine. Le regard farouche, dirigé droit devant lui. En Allemagne, à chaque fois qu ’ un emplacement se libère, soit ils y installent une fontaine, soit des nains de jardin. Au moins, ils ne lui ont pas infligé l ’ injure suprême de le remplacer par des nains de jardin.» (Calle 1996: 22) Un interlocuteur face à un vide où se trouvaient autrefois un groupe de combattants («Hohen-Schönhauser Strasse») parle explicitement d ’ une image mentale qu ’ il a devant les yeux: «J ’ en garde encore une image mentale, et je scrute le paysage à sa recherche. Il y avait là un monument» (Calle 1996: 30). Il est très intéressant de comparer ici la traduction française à la réponse originale en allemand, car elle est beaucoup moins littéraire: «Im Kopf habe ich die Dinge immer noch, und ich suche in der Landschaft nach diesen Bildern. Da war mal ein Denkmal» (Calle 1996: 18) («j ’ ai les choses encore dans la tête et je cherche les images dans le paysage, il y avait un monument là») Il est évident que le texte français est beaucoup plus littéraire et a été purifié et stylisé. Alors que la plupart des souvenirs de Berlin-Est évoqués jusqu ’ alors font partie d ’ un imaginaire collectif, Sophie Calle a aussi provoqué des réponses qui dévoilent des souvenirs personnels liés aux monuments disparus. C ’ est la sculpture d ’ un garçon tenant des fleurs devant un groupe de combattants en bas-relief dans la Hohen-Schönhauser Strasse, qui donne lieu à des témoignages très différents. Le premier est un souvenir traumatisant qui surgit lorsque le passant cherche à caractériser le monument disparu: «En réalité, il s ’ agissait de deux œ uvres distinctes. D ’ un côté, une sculpture représentant un garçon avec des fleurs, de l ’ autre un mur [. . .] Et puis, bien 56 Patricia Oster entendu, comme d ’ habitude, dans un coin il y avait une colombe. Une de mes copines de classe habitait le quartier, une jeune fille juive. Pendant la guerre, un type les avait cachées, elle et sa mère, et après la guerre, cet homme a assassiné la mère. Devant le petit garçon. Ça c ’ est quelque chose qui m ’ a autrement marqué.»(Calle 1999: 38) La description de la colombe semble ici déclencher subitement le souvenir involontaire. Un autre interlocuteur se souvient du nombre exact de soldats représentés sur le bas-relief: «Vingt-trois hommes, serrés les uns contre les autres, entassés comme des sardines. Ça ne me dirait rien de me trouver parmi eux. L ’ arrêt de bus se trouvait juste devant. J ’ ai appris à mon fils à compter, jusqu ’ à vingt-trois, à l ’ aide de leurs casques» (Calle 1999: 39). Pendant l ’ attente du bus, le mémorial a changé de fonction pour le père et son fils - il est devenu un lieu mémorial et de remémoration personnelle sans aucune fonction politique. Dans un autre chapitre du livre, Sophie Calle scrute la réaction émotionnelle des habitants face au changement de dénomination d ’ une rue, un sujet qui avait déjà été traité par Régine Robin dans Berlin Chantiers (2001) et par Cécile Wajsbrot dans ses romans L ’ Île aux musées et Caspar-Friedrich-Strasse (Wajsbrot 2002: 82). Une rue nommée d ’ après Wilhelm Pieck, coprésident du SED et président de la RDA à partir de 1949, était devenue la Torstrasse (Rue de la Porte). Le souvenir personnel s ’ oppose ici à l ’ expérience collective. Ainsi, un interlocuteur montre une approche différente selon la situation dans laquelle le nom de la rue est évoqué: «Toujours, quand il s ’ agit de mon enfance, de mon histoire personnelle, je dis Wilhelm-Pieck-Strasse. Mais quand quelqu ’ un me demande le chemin, je dis Torstrasse, je trouve que les vieux noms ont leur importance comme rappels du passé» (Calle 1999: 62). Une autre réponse évoque même un imaginaire presque littéraire et simultanément collectif: «Il y a sans doute une explication rationnelle au choix de ce nouveau nom. Mais je prends plaisir à m ’ imaginer qu ’ en choisissant comme nom «rue de la Porte», l ’ intention était, par une référence aux portes de l ’ Enfer, de nous rappeler les maux du passé» (Calle 1999: 63). Sophie Calle était à l ’ écoute des rappels du passé. Elle interroge des passants anonymes face à l ’ effacement de signes qui avait modifié la sémiosphère de Berlin et fait ainsi jaillir le flux de l ’ imaginaire social. Et c ’ est à Berlin, une ville particulièrement sémiotisée, que le décodage de signes renvoyant à des réalités absentes suscite des affects et des émotions extrêmement vifs et contradictoires. Sophie Calle à la recherche des signes perdus 57 Balzac, Honoré de, «Un Gaudissart de la rue Richelieu. Les comédies qu ’ on peut voir gratis», dans: id., Le Diable à Paris. M œ urs et coutumes, caractères et portraits des habitants de Paris, Paris, Hetzel, 1845. Barbier, René, «L ’ Imaginaire social», http: / / www.barbier-rd.nom.fr/ Imaginairesocial. htm (dernière consultation: 5 janvier 2014). Baudelaire, Charles, Œ uvres complètes, 2 t., éd. par Claude Pichois, Paris, Gallimard, 1975. Blumenberg, Hans, La Lisibilité du monde, traduit de l ’ allemand par Pierre Rusch et Denis Trierweiler, Paris, Cerf, 2007. Bochet, Béatrice/ Racine, Jean-Bernard, «Connaître et penser la ville: des formes aux affects et aux émotions, explorer ce qu ’ il nous reste à trouver. Manifeste pour une géographie sensible autant que rigoureuse», dans: Géocarrefour, 77, 2, 2002. Calle, Sophie, L ’ Hôtel, Paris, L ’ Étoile, 1984. Fig. 8: Sophie Calle, Souvenirs de Berlin-Est, p. 12 - 13: Lénine (Ambassade de Russie) © Actes Sud, 1999 58 Patricia Oster Calle, Sophie, Die Entfernung. The Detachment, Berlin, Verlag der Kunst. Galerie Arnold & Partner, 1996. Calle, Sophie, Souvenirs de Berlin-Est, Paris, Actes Sud, 1999. Castoriadis, Cornelius, L ’ Institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1999. Dempf, Rainer/ Mattl, Siegfried/ Steinbrener, Christoph (éds.), Delete. Die Entschriftlichung des öffentlichen Raums, Wien: orange press 2006, http: / / www.steinbrenerdempf.com/ index.php? rex_resize=534a__trip_presse_aquarium_1.jpg, (dernière consultation: 5 janvier 2014). Deutscher Bundestag, Art au Bundestag allemand: Sophie Calle, http: / / www.bundestag.de/ htdocs_f/ cultureethistoire/ art/ artiste/ calle/ index.html (dernière consultation: 5 janvier 2014). Fureix, Emmanuel, «La ville coupable. 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Matthias Honecker, Berlinois de l ’ ouest, pas encore trente ans, cadre montant dans la téléphonie mobile et Kornelia Sumpf, interprète de cinquante-trois ans, qui ne parvient pas à quitter son impasse de Lichtenberg et son désamour de l ’ argent, dérivent dans un Berlin qui s ’ offre aux promoteurs immobiliers, aux organisateurs d ’ events et aux patrons de télécommunication, dérivent à vélo, en auto, en S-Bahn, dérivent dans la ville et au fil de leurs pensées, dans une méditation difficile sur les manières d ’ exister. Des existences au bord du vide En contrepoint des odyssées décrites par Cendrey, celle de Simplicissimus, 2 dont le gros volume accompagne Honecker, souligne la dimension tragicomique de la traversée de la ville et de ses environs par les deux héros. Mais plus que les stations prolongées dans les lieux symboliques racontant à la fois les métamorphoses de Berlin et les prises de conscience des deux personnages - prison de Moabit, impasse de Lichtenberg, Teufelsberg, Corbusierhaus ou 1 Cendrey 2009 et 2012. En 2013 paraît chez Actes sud Schproum! Roman avorté et récit de mon mal, annoncé comme le dernier tome de la trilogie berlinoise de Cendrey mais qui se révèle roman avorté. La saga des Viol-Virchow et Waloszczyk, Berlinois d ’ origine polonaise, est interrompue à cause de la maladie de l ’ auteur, qui poursuit son récit en faisant la chronique de son mal. Notons que Berlin était déjà un thème exploité par Cendrey dans les années 90. En 1993, l ’ écrivain demeure 6 mois à Berlin, accompagné de son épouse (Marie NDiaye) et de leur enfant. Ce premier épisode qui tourne court est l ’ occasion pour Cendrey de décrire une ville qu ’ il ressent en situation instable et où les ranc œ urs des oubliés de la réunification éclatent et attisent la xénophobie. Oublier Berlin paraît aux éditions P.O.L. en 1994. 2 Titre d ’ un célèbre roman du XVII e siècle, écrit en 1668 par Hans Jakob Christoffel von Grimmelshausen et publié en 1669 sous le titre original Der Abenteuerliche Simplicissimus Teutsch, soit mot à mot l ’ Aventureux Allemand Simplicissimus, sous titré die Beschreibung des Lebens eines seltsamen Vaganten, genannt Melchior Sternfels von Fuchsheim ou la description de la vie d ’ un étrange vagabond, dénommé Melchior Sternfels von Fuchsheim. anciens territoires allemands de Pologne - , le fil rouge de leur dérive consiste en une variation sur les motifs du trop-plein et du vide et sur les émotions qui en découlent. Euphorie et dysphorie polarisent le récit et assurent en partie à la fiction sa forme narrative. En effet, le vide de mémoire que laisse dans la vie d ’ Honecker son suicide manqué, ces «trois malheureux jours de coma» (Cendrey 2009: 216) conséquence d ’ un pic dysphorique, se traduit par un trou dans la fiction, celui du chapitre 20, absent, d ’ où émerge le récit: «Il y a un trou dans sa vie. Il s ’ est attaché à le remplir sitôt qu ’ il a repris connaissance» (Cendrey 2009: 216). Honecker 21 est bien le récit foisonnant, à partir d ’ un vide mémoriel, d ’ un centre absent, d ’ une vie menacée par le danger d ’ inexistence que la parole conjure. Raconter pour ne pas disparaître, raconter pour être sûr d ’ exister, car c ’ est là le problème de Matthias Honecker et de Kornelia Sumpf: exister ne va pas de soi. Tous deux luttent contre le sentiment de n ’ être rien, luttent contre un «soi-même sans consistance» (Cendrey 2011: 86) qui doit «réfléchir au moyen d ’ exister» (Cendrey 2009: 22). C ’ est donc le sentiment d ’ être à soi qui manque, ce qui renvoie à Berlin, cité qui, à la manière de Matthias Honecker, cherche à s ’ affirmer en remplissant ses vides, ses trous urbains et ses trous de mémoire pour afficher son existence, et qui le fait depuis vingt ans sur un mode spectaculaire. Dans Mélancolie vandale, le vide ouvre et referme le roman. Mais il s ’ agit cette fois d ’ un vide physique, qui attire l ’ héroïne, le vide colossal et absolu sur lequel nichent les habitants de Cantobre. Le vide physique fait écho au néant intérieur qui menace Kornelia, gagne du terrain et envahit son univers. C ’ est dans un monde «où même le vide est circonstance, vide de l ’ amour, vide du travail, vide de la nuit au creux d ’ un lit» (Cendrey 2011: 14) que Kornelia se débat et lutte contre la sensation de disparaître, contre son syndrome mélancolique de Cotard: 3 «Vous allez rire: la patiente est convaincue qu ’ elle est morte, en décomposition [. . .] Dans les phases aiguës de sa maladie, elle va, toujours d ’ après Cotard, jusqu ’ à soutenir à ses proches qu ’ elle n ’ a jamais existé» (Cendrey 2011: 60). Le vide qui frappe les deux héros se manifeste par la sensation de ne pas être réel, de s ’ effacer en tant qu ’ individu ou de se déshumaniser - Honecker se perçoit comme une ombre, comme un mort ou parfois comme un chien, alors que Kornelia se croit morte, développant un délire de négation d ’ organes, 3 Syndrome caractéristique d ’ un épisode mélancolique intense. Il est découvert par le neuropsychiatre Jules Cotard (1840 - 1889) et associe trois types de manifestations délirantes: les idées de négation d ’ organes ou de fonctions, qui portent p. ex. sur la conviction douloureuse de ne plus avoir de c œ ur, de tube digestif ou encore de ne plus aller à la selle, de ne plus uriner; les idées de damnation qui témoignent d ’ une grave culpabilité délirante et l ’ idée d ’ immortalité, qui comporte la conviction de ne pouvoir mourir. Source: http: / / www.psychologies.com/ Dico-Psycho/ Syndrome-de-Cotard (dernière consultation: 23 décembre 2013). 62 Valérie Michelet Jacquod puis se dédouble en Kwasigroch, la vieille mendiante qu ’ elle a côtoyée autrefois. Pourtant, et c ’ est là le paradoxe, l ’ obsession d ’ un vide existentiel s ’ installe, dans les deux romans, au milieu d ’ un flux ininterrompu d ’ images, de bruit, de musique, de mouvement, d ’ un trop-plein de monde et de vie. Publicités omniprésentes - Jean-Yves Cendrey détourne volontiers le procédé de l ’ ekphrasis pour l ’ appliquer aux publicités qui placardent la ville - , musique envahissante, prenante comme «le boum boum de la sono qui [. . .] donnait du c œ ur au ventre ou bien des crampes à l ’ estomac» (Cendrey 2009: 57), musique que crachote la radio de l ’ Avantime, musique entêtante des écouteurs de Viorica; lumière aussi, celle qui troue la nuit berlinoise de feux d ’ artifice - il y a en deux dans Honecker 21 - et, accompagnant ce spectacle urbain high tech, la foule, partout! Sont décrits les grands rassemblements populaires comme le semi-marathon ou le réveillon de la porte de Brandebourg. Mais il ne s ’ agit plus de rassemblements à vocation politique. On se rassemble pour se divertir, au sens pascalien du terme, pour tromper la mort, comme les trois vieilles choses qui courent le semi-marathon pour repousser la fin. La mémoire n ’ échappe pas au besoin de s ’ exposer. Il s ’ agit, dans ce domaine comme dans les autres, de se divertir, de donner à consommer des émotions fortes savamment distillées, à même les geôles de l ’ histoire, dans le parc à thème qu ’ est devenu Berlin (Cendrey 2011: 145 - 148). Conditions de l ’ individu hypermoderne Voilà donc, à grands traits, la condition paradoxale et hautement anxiogène à laquelle sont renvoyés les héros de Cendrey: celle d ’ une existence émotionnellement survoltée et authentiquement vide, dépendante des branchements possibles - Honecker n ’ est-il pas cadre dans une société de téléphonie mobile? - et, donc, guettée en permanence par le court-circuit. C ’ est avec ces mots que Vincent de Gaugelac décrit la condition de l ’ individu hypermoderne, qui doit «se brancher dans l ’ instantanéité, [mais] peut aussi se débrancher ou être débranché tout aussi rapidement.» Et, poursuit de Gaujelac à propos de l ’ individu hypermoderne: c ’ est bien parce qu ’ il est confronté à l ’ instabilité permanente et à des injonctions paradoxales multiples qu ’ il est condamné à se positionner comme sujet. Il lui faut s ’ affirmer, effectuer des choix, résister aux ballottements de l ’ histoire, rebondir après une exclusion, se transformer pour s ’ adapter aux changements. Un sujet incertain face aux questions qu ’ il lui faut résoudre: comment exister socialement? Comment se faire une place dans le monde? Comment la garder? Comment être «branché»? Comment ne pas se laisser «débrancher»? (De Gaujelac 2004: 132) Branché, débranché, dépendant des flux qui le connectent à une chaîne événementielle, perdant la faculté de communiquer simplement: la condition de Kornelia Sumpf et de Matthias Honecker ne semble a priori pas différer de «Dites-moi que j ’ existe! » 63 celle de tout individu hypermoderne et nous pourrions en puiser beaucoup d ’ autres exemples dans la littérature contemporaine, pas seulement berlinoise. Et pourtant, dans le cas des personnages de Cendrey, deux caractéristiques donnent à ces parcours de vie une exemplarité qui reste entièrement à expliciter, ce que nous nous proposons de faire. D ’ une part, les tribulations des deux héros font écho à celles de leur ville, élevée au rang de protagoniste et dont les transformations chaotiques peuvent être lues, c ’ est notre hypothèse, comme une allégorie du processus identitaire en régime hypermoderne, de ses paradoxes et de ses catastrophiques conséquences sur le sujet. D ’ autre part, le mal-être qui résulte des contradictions faites à l ’ individu hypermoderne et qu ’ illustrent Honecker 21 et Mélancolie vandale est ici extrême puisqu ’ il débouche sur l ’ émotion envahissante d ’ une irréalité de l ’ être, qu ’ il s ’ agisse de l ’ être de la ville ou de celui des deux héros. Notre question revient donc à savoir pourquoi, dans le Berlin contemporain plus qu ’ ailleurs, dans une capitale parangon de la cité branchée et, donc, hypermoderne, la sensation du vide frappe et s ’ impose avec une telle intensité qu ’ elle met en péril le sentiment d ’ existence et rend le présent difficile à habiter? Mémoire en friche ou hypermémoire Sans doute a-t-on souvent attribué au vide géographique des lieux la responsabilité du sentiment de flottement qui saisit l ’ individu faisant halte à Berlin, flottement d ’ ailleurs propice à l ’ idée d ’ un nouveau départ. Le motif de l ’ horizon est largement repris dans la littérature berlinoise contemporaine, notamment en opposition au manque d ’ horizon de Paris, et Modiano en fait le titre d ’ un roman qui déplace in extremis l ’ intrigue à Berlin, où il nous est donné de penser que tout pourrait recommencer 4 . Nous ne reviendrons pas sur cet aspect, d ’ autant plus que dans le cas des héros de Cendrey, il ne s ’ agit nullement de voyageurs cherchant à recommencer, à repartir de zéro, mais bien de Berlinois se demandant comment continuer. On peut aussi relativiser, voire contester, ce sentiment de vide existentiel, montrant au contraire combien Berlin est une ville qui, comme elle ne laisse pas son sol en friche, ne laisse jamais non plus le «cerveau historique en paix» (Prigent 1999: 49). Il est vrai que la mémoire y est constamment harponnée par un passé multiforme. Absence de traces, abondances de monuments: mais dans tous les cas, il s ’ agit d ’ un passé révolu, tombé en désuétude historique et 4 De même pour Fugue, de Cécile Wajsbrot, Berlin Trafic, de Julien Santoni et, de manière fugace, dans Honecker 21, où le héros s ’ émerveille de l ’ horizon de Berlin et est tenté d ’ y voir la solution à son désarroi (Cendrey 2009: 114). 64 Valérie Michelet Jacquod qui parle peu du présent et n ’ aide pas à le vivre. L ’ histoire personnelle des héros, leur passé, les valeurs inculquées sont vécus comme une impasse qui non seulement n ’ offrent aucune connexion avec le présent, mais encombrent les personnages de souvenirs et de réflexes inutiles pour affronter le présent 5 . Le passé d ’ Honecker 6 renvoie à une époque révolue, celle où la ville s ’ appelait Berlin-Ouest et où ses parents étaient d ’ authentiques gauchistes, idéalistes, militants et, comble de candeur, encore amoureux. Son passé renvoie au Teufelsberg, à son observatoire désormais désaffecté et dont l ’ accès reste pour Honecker un fantasme. La situation de Kornelia est plus explicite encore. Son passé est tout entier contenu dans la cahute en fibrociment de la Lichtenauerstra β e qui, autrefois arrêtée par le mur, devient dès l ’ ouverture une symbolique voie sans issue, un piège, un marécage infesté d ’ inutiles reliques dont l ’ autodafé signera la libération de Kornelia. Encore faut-il savoir que faire de sa liberté et Kornelia ne l ’ a jamais appris. Car elle a beau traverser l ’ invisible mur plusieurs fois par jour pour aller travailler de l ’ autre côté de la ville, elle ne se défait pas de son passé, de ses réflexes non-consuméristes, transporte avec elle jusqu ’ à la nausée ses habitudes d ’ «empotée de l ’ Est» (Cendrey 2011: 27), incapable de cadenasser son vélo ou de dépenser sans compter. Plus encore que pour Matthias Honecker, qui peut décider d ’ oublier un passé que pas grand chose ne rappelle, Kornelia Sumpf ne peut lui échapper puisqu ’ elle s ’ y trouve quotidiennement confrontée, celui-ci faisant partie des grands thèmes sur lesquels le nouveau Berlin fait son fonds de commerce en vendant de l ’ ostalgie. Or, bien loin d ’ une aide pour vivre le présent, ce passé récupéré ou muséifié, mais dans tous les cas officiellement ironisé à l ’ exemple du désopilant musée de la RDA, fonctionne comme une carapace identitaire qui entrave l ’ évolution, obligatoire, de soi (Cendrey 2011: 85). Le passé récupéré La récupération du passé en événement ludico-culturel est au centre de Mélancolie vandale comme de l ’ analyse que propose Francesco Masci de la situation du Berlin nouveau. Les thèses du philosophe nous semblent une clé interprétative intéressante pour qui cherche à comprendre pourquoi, à Berlin plus qu ’ ailleurs et au milieu de l ’ agitation d ’ une cité branchée, le sentiment du vide se fait abyssal. 5 Francesco Masci fait la différence entre une mémoire vivante et ce «vaste dépotoir universel d ’ images et événements du passé où va puiser la subjectivité fictive universelle dans ses moments de nostalgie» (Masci 2013: 25). 6 Qui n ’ est pas celui auquel son nom pourrait renvoyer puisque Matthias Honecker est un Berlinois de l ’ Ouest. «Dites-moi que j ’ existe! » 65 L ’ Ordre règne à Berlin emprunte son titre provocateur à l ’ article que Rosa Luxembourg signe dans la Rote Fahne du 14 janvier 1919, au lendemain de la défaite spartakiste et à la veille de son assassinat, mais il en détourne le sens. L ’ ordre dont parlait la révolutionnaire était un ordre politique, s ’ incarnant à travers des leaders, des partis, une idéologie, puis, plus tard, un déploiement de force qui, pour être destructeur, comme l ’ histoire le montrera, n ’ en demeure pas moins visible, donc susceptible d ’ être contesté et renversé. Au contraire, l ’ ordre dont Masci parle et que produirait plus que toute autre la capitale allemande depuis sa réunification est d ’ autant plus difficile à contester qu ’ il serait avant tout virtuel, n ’ empruntant pas d ’ autres canaux que ceux de l ’ image et des flux électriques, imposant sa domination à travers un enchaînement d ’ events ou de fictions sous contrôle et non de faits, au sens historique du terme. Il s ’ agit de l ’ ordre du marché mondial, scellé par la triple alliance de l ’ économie, de la morale et de la culture et qui a mis le politique hors jeu, 7 donnant aux individus à la fois le but - se réaliser dans la plus complète liberté individuelle - et les moyens - exercer cette liberté infinie, mais inconsistante parce que fictive, en participant à la culture-entertainment, aux events toujours déjà organisés. Masci insiste sur l ’ aspect paradoxal et désorientant de cet ordre nouveau, puisqu ’ il se présente comme un désordre, confondant «l ’ ordre et l ’ obéissance» avec «la liberté et le chaos», faisant de Berlin la capitale mondiale d ’ un «tourisme de la révolte et de la création» (Masci 2013: 10). Car, pour le philosophe, l ’ absence de traditions proclamée et revendiquée depuis la chute du mur se réifie à Berlin en tradition de la révolte et de la création, s ’ imposant dans tous les domaines de la vie et donnant à la ville une image de marque dans le marché des destinations touristiques. Honecker est à ce titre un Berlinois exemplaire. Ayant intégré jusqu ’ à en faire une seconde peau 7 Deux éléments doivent être précisés. Premièrement, il faut éclairer ce qu ’ entend Masci sous le terme de morale lorsqu ’ il annonce l ’ alliance de l ’ économie, de l ’ esthétique et de la morale. Pour le philosophe, la mise hors jeu du politique au détriment de la culture absolue va de pair avec la reprise par la culture absolue du projet moral d ’ émancipation de l ’ individu promis par les Lumières: «La modernité peut finalement réaliser de manière non politique ses promesses d ’ émancipation de l ’ individu à l ’ intérieur d ’ une société pacifiée sous la nouvelle jurisprudence de la culture» (Masci 2013: 10). Deuxièmement, Masci insiste sur la situation particulière de Berlin, ville qui, par sa destruction d ’ après-guerre, va offrir un terrain propice, à l ’ ouest, à l ’ hégémonie de la culture absolue, qui s ’ étendra à l ’ est une fois le mur tombé: «La suppression par les bombes alliées de la substance du tissu urbain de la ville a favorisé, à Berlin-Ouest, l ’ ascension de la culture absolue. Il ne restait plus que de l ’ histoire, proie facile au détournement culturel. À la même époque, par contre, partout ailleurs en Occident, la culture absolue était encore aux prises avec un travail subtil de déstructuration des liens sociaux qui gardaient encore, malgré tout, une virtualité politique» (Masci 2013: 62). Le phénomène s ’ étant accentué dès 1989, Berlin devient peu après, selon les mots de Masci, la première capitale post-politique d ’ Europe occidentale. 66 Valérie Michelet Jacquod l ’ injonction de révolte et de créativité, il ne connaît d ’ autre mode de fonctionnement que l ’ extravagance (Cendrey 2009: 113). Mais c ’ est justement l ’ extravagance qui le rend commun, qui assure sa place dans la chaîne sociale, car, comme le souligne Masci, l ’ originalité et la nouveauté sont des notions caduques dans une société où la production est si rapide qu ’ elle flétrit aussitôt toute nouveauté. 8 Ce sont, et c ’ est un comble, ses fantasmes de jeune femme molle, sourde et muette prise dans un parterre de muguet qui font de lui un être infiniment commun (Cendrey 2009: 100). Le règne de la culture absolue C ’ est donc ce que Masci nomme la culture absolue ou l ’ esthétisme global, perdant de facto sa fonction contestataire pour devenir purement décoratif, qui assure, à Berlin comme ailleurs, le développement sociétal et remplace le politique, conçu comme tension ami/ ennemi, mais le remplace en le déterritorialisant. Les événements s ’ enchaînent à un rythme de plus en plus rapide, mais ils sont déconnectés du réel, ne cherchent même plus à l ’ atteindre, portés par une imagerie autonome, un événement en appelant un autre dans un immense palimpseste sans origine et mélangeant les genres. Cendrey illustre la contribution de l ’ image à l ’ identité de la ville à travers l ’ affiche à la Diva, dernier et éphémère visage d ’ une cité branchée vantant une connexion illimitée à 29 euros 99. Mais il dénonce aussi la vacuité de ce phénomène. L ’ affiche, lacérée par une main anonyme, laisse reparaître, sous les lambeaux de papier, la symbolique porte de Brandebourg (Cendrey 2011: 76). Chez Cendrey, l ’ imagerie nouvelle recouvre certes la réalité du territoire, mais sans parvenir à l ’ effacer, et cette dernière peut toujours refaire surface, brutalement. Il n ’ en reste pas moins que l ’ imaginaire de la ville se constitue majoritairement dans un réseau d ’ images. On vient à Berlin pour l ’ image que la ville diffuse, celle d ’ une ville créative, d ’ une ville qui bouge. Le nouveau statut de Berlin est à cet égard exceptionnel puisque la ville fut, jusqu ’ en 1989, la scène d ’ une haute tension politique. A l ’ opposé, elle présenterait aujourd ’ hui la version la plus aboutie de la domination de la culture absolue, produit d ’ un capitalisme esthétique et globalisé, proposant un prêt-à-consommer culturel à travers une série d ’ événements ludicoculturels autoproduits. 8 Francesco Masci n ’ accorde aucune possibilité d ’ existence à la nouveauté dans le régime de la culture absolue tout comme dans celui de la technique. Les deux domaines sont soumis au même régime et la formule de production est la suivante: n+1, où n représente «l ’ ensemble des événements déjà existants» auquel s ’ ajoute l ’ événement suivant, immédiatement consommé et oublié, immédiatement happé dans la chaîne événementielle (Masci 2013: 53). «Dites-moi que j ’ existe! » 67 Déterritorialisation de l ’ identité Ce qui nous intéresse plus particulièrement dans la pensée mascienne sont les conséquences sur l ’ identité de la ville et de ses habitants qui se dégagent de la domination de la culture absolue. Son règne va de pair avec le danger de transformation du réel en fiction, qui frapperait de plein fouet le Berlin contemporain: «En vingt ans, depuis la chute du Mur, toute l ’ histoire et la réalité de la ville a été non seulement effacée, mais transformée dans son essence même, avec une prise de contrôle absolue de son territoire, comme nulle part ailleurs en Occident, par un imaginaire abstrait et allogène.» (Masci, Entretien) Il y aurait donc déterritorialisation de l ’ identité. Le Berlin de l ’ après-mur, coupé de ses traditions, aurait troqué son imaginaire de grande ville - celui du Berlin des années 20, de ville harassante, menaçante, mais de territoire à conquérir - contre une imagerie universelle et non impliquée qui propulse la ville en «apesanteur» (ibid.). En d ’ autres termes, les événements font la grève, ils sont remplacés par des events, des commémorations, des rassemblements. Le processus d ’ affirmation de soi par contact, friction et conflit avec la réalité aurait donc été remplacé par un métadiscours (en images, à travers la publicité, à travers l ’ écriture aussi - dont la littérature sur Berlin participe pleinement), qui fait de la fiction le grand ordonnateur de l ’ identité la ville . . . et de ses habitants semble dire Cendrey. Berlin se raconte, Berlin s ’ exhibe, mais Berlin se vide de Berlin. Il en irait de même pour ses habitants. Un rapport métonymique s ’ établit entre le lieu déréalisé, fictionnalisé, et ses habitants, et Masci propose la notion de subjectivité fictive pour éclairer le processus identitaire contemporain, danger qu ’ illustre à notre sens l ’ épopée tragi-comique des deux héros de Cendrey. Certes, les propos de Masci sont trop catégoriques et font fi de la résistance de la ville, de ce «quelque chose [qui] renâcle» (Prigent 1999: 21) en Berlin, comme l ’ écrit Prigent. Ils font peu de cas aussi de la mémoire interstitielle et vivante qu ’ a décrite Régine Robin et qui apporte un démenti à l ’ idée mascienne d ’ une ville «désormais étrangère à toute filiation historique concrète si ce n ’ est l ’ histoire séparée des images autonomes» (Masci 2013: 25). Malgré ces réserves, la notion de subjectivité fictive, qu ’ elle concerne la ville ou ses habitants, explique à notre sens en grande partie la dialectique du vide et du trop-plein qui rythme l ’ existence des personnages de Cendrey et les pousse au désespoir. On l ’ a déjà dit, Honecker 21 et Mélancolie vandale exposent et dénoncent tout d ’ abord le rapt identitaire de la ville par l ’ image, ce rapt explicitement mis en scène à travers la superposition d ’ affiches, à travers le détournement de l ’ histoire et sa récupération commerciale ou à travers la succession d ’ events. Le réveillon, mais surtout le semi-marathon montrent un Berlin déguisé et transformé en immense aire de jeu où un vandalisme éthique opère. On 68 Valérie Michelet Jacquod saccage, on pollue, gobelets et reliefs de collations super-vitaminées mêlés sur le sol aux pancartes publicitaires d ’ encouragement, formant une gadoue épaisse, mais tout ceci à des fins humanitaires, pour sustenter les héros hypermodernes. Subjectivités fictives En contrepoint de l ’ exhibition sur un mode spectaculaire de cet «esprit de la ville», on assiste au rapt des identités par la fictionnalisation de soi. Dans Honecker 21, malgré une narration classique à la troisième personne, à quelques rares exceptions, 9 le récit est construit autour d ’ un trou de mémoire qui doit être comblé. La situation énonciative est la suivante: Honecker, dans son lit d ’ hôpital après sa tentative de suicide, cherche à se remémorer les événements qui l ’ ont poussé à cette extrémité: «Il y a un trou dans sa vie. Il s ’ est attaché à le remplir sitôt qu ’ il a repris connaissance» (Cendrey 2009: 216). Le lecteur arrivé au dernier chapitre comprend qu ’ il lit un récit de remémoration. Cette information éclaire les annonces disséminées au gré des chapitres et la structure en zigzag du récit, 10 mais elle interroge plus qu ’ elle n ’ explique. Pourquoi ce choix de la troisième personne dès lors que le narrateur est clairement autodiégétique? Le cas est encore plus spectaculaire dans Mélancolie vandale. Kornelia non seulement se raconte dans un récit qui, ici, est circulaire, mais commente son propre récit, l ’ italique parcourant le roman d ’ un bout à l ’ autre étant la marque de cette surconscience qui l ’ anime. Pourtant, en régime métacognitif permanent, aucune trace d ’ un «je», remplacé par un «on» impersonnel et creusant une distance que tout le récit dément. La distorsion est grande entre le degré d ’ appropriation par la conscience des événements racontés et la distanciation imposée par la troisième personne. Pour Jean-Yves Cendrey, ce qui se joue à travers ce singulier mode énonciatif tient à la fois dans la volonté de l ’ auteur de faire de l ’ instance énonciative une instance ouverte, un terrain neutre - pour reprendre une formule de Gide - dans lequel chaque lecteur est invité à se reconnaître, mais, ajoutons-nous, à se reconnaître en tant que troisième personne ou subjectivité fictive, en tant que tenant son rôle dans un scénario qu ’ il ne reste qu ’ à suivre. La situation d ’ un Matthias Honecker comme celle d ’ une Kornelia Sumpf les pousse à se vivre sur le mode de la fiction, à travers un «il» ou un «on» ou, pour Kornelia, à travers un sourire de circonstance qui installe une distance de 9 C ’ est le «on» de Mélancolie vandale qui remplace le «il» (Cendrey 2009: 85sqq.). 10 Structure en zigzag plutôt qu ’ en boucle, car le récit ne démarre pas à partir du dernier souvenir d ’ Honecker avant sa tentative de suicide, celui du visage de Frau Heilbutt, mais à partir de la remémoration d ’ éléments plus récents. Cette structure est reproduite à l ’ intérieur de certains chapitres, notamment le chapitre 2. «Dites-moi que j ’ existe! » 69 soi à soi, distance confortable à certains égards, mais aliénante et mortifère. La démonstration de l ’ aliénation est un motif récurrent dans les deux romans. Alors que Kornelia se vit en «Kwasigroch! Née Cotard, avec idées de ruines et négation d ’ organes» (Cendrey 2011: 60), Matthias Honecker fait l ’ expérience constante d ’ un dédoublement de soi (il est chien, ombre, mais il est surtout, et il le sait, la créature de Turid, «un individu factice, forcément» (Cendrey 2009: 38), laissant à sa créatrice le soin de mettre en forme sa vie, se contentant de suivre le synopsis tracé pour lui. Du «je suis ce que je me raconte» de Ric œ ur, faisant du récit une ligne de vie, on passe alors au je suis ce qui est raconté de moi, par la société, mon patron, ma femme, ma ville, un «agrégat d ’ images interchangeables» (Masci, Entretien). Le récit de vie d ’ Honecker ne lui appartient pas puisqu ’ il n ’ y joue qu ’ un personnage, celui d ’ amant docile de Turid ou de trader des télécommunications au service du nouveau Berlin, poussant au paroxysme la notion de subjectivité fictive. Dans un de ses moments de révélation - il y en a plusieurs dans Honecker 21 - , Matthias Honecker prend conscience de vivre en personnage de fiction: Il s ’ était fait la réflexion que dans la vraie vie, si son parquet craque, on ne s ’ en fait pas la réflexion. On a trop l ’ habitude. On ne l ’ entend plus se plaindre. Il n ’ y a que dans les livres que les parquets craquent à n ’ en plus finir, cassent les oreilles des protagonistes et du lecteur. Parquetcraqueparquetcraqueparquetcraqueparquetcrr. . . parquetcr. . . Il s ’ était répété ça jusqu ’ à la nausée. Il avait songé à tous les parquets de la littérature mondiale qui craquaient pour l ’ éternité. Il s ’ était pris la tête dans les mains, désespéré par sa découverte de n ’ être réellement qu ’ un personnage de fiction. Ce n ’ était plus une fantaisie de le penser. Il était bel et bien aux mains d ’ une créatrice perverse [. . .]. (Cendrey 2009: 38 - 39) S ’ il s ’ agit dans ce passage de sa compagne Turid, qui aime en Honecker un être tout en virtualités qu ’ elle se chargera de faire éclore, il peut tout aussi bien s ’ agir de la ville, créatrice perverse dont le développement réclame le sacrifice de centaines de milliers d ’ individus. C ’ est ce «parc humain» dont Honecker fait partie qui travaille à la production d ’ une image de la cité, travaille à étendre un réseau d ’ ondes, de flux et de connexions comme un filet au-dessus d ’ une réalité du territoire qui s ’ absente. Kornelia Sumpf connaît ce sentiment d ’ inconsistance. Elle se sent, elle aussi, devenir une subjectivité fictive dans un Berlin qui n ’ est plus celui de sa jeunesse. Mélancolie vandale, tout comme Honecker 21, insiste sur l ’ attraction irrésistible de la réalité dans la fiction, faisant se dissoudre la première dans la seconde. Les méditations de Kornelia l ’ amènent à ressentir «la vie pour de vrai tellement moins crédible que le roman» (Cendrey 2011: 46), un roman reposant dans lequel le personnage attend que son auteur vienne lui «attrape[r] le bras, le secouer, le faire sauter dans un tramway où il n ’ a plus qu ’ à se laisser transporter par le récit de ses propres aventures, peinard! » 70 Valérie Michelet Jacquod (Cendrey 2011: 46). La vie de Kornelia est happée par la fiction - mais ne l ’ a-t-elle pas toujours été, sa vie ayant été mise en fiches et dossiers par la Firme? - , à la différence près que cette fois elle est responsable du scénario et en subit les conséquences. On assiste alors à une forme de storytelling privé, Kornelia se racontant à elle-même comme un personnage de fiction, déroulant sa vie sous forme d ’ histoire et commentant ce récit de soi: «Et quand on pense à ce qu ’ on a pensé depuis Moabit» (Cendrey 2011: 85) devient la formule qui exprime cette mise à distance de soi, à la source d ’ une fictionnalisation de l ’ identité. Suradaptation et résistances On peut rapprocher la notion de subjectivité fictive, telle que la mettent en scène les romans de Cendrey, de la variante la plus aboutie de la quête de sens en régime hypermoderne définie par Nicole Aubert par le concept d ’ intensité de soi. Dans une société globalisée ne proposant plus de repères identitaires forts, la quête de sens est privatisée et peut passer par le désir de l ’ individu d ’ aller au bout du système, de faire corps avec lui, de s ’ y confondre. Or, si le système tend, comme le prétend Masci, à créer des subjectivités fictives, devenir le héros de son récit de vie, se bovaryser consciemment, participe de la quête de soi par assimilation au système. Ce paroxysme identificatoire (Kornelia parle d ’ une greffe grâce à la toque rose qui la transforme en jeune Berlinoise de l ’ après mur) conduit Matthias Honecker et Kornelia Sumpf à vivre les fantasmes générés par le système: l ’ adultère jusqu ’ à la désillusion, le vandalisme consumériste jusqu ’ à la ruine. Bien entendu, la recherche d ’ un sens stable dans un système lui-même en apesanteur, sans connexion avec la réalité, ne peut que déboucher sur une catastrophe. Cependant, nous l ’ avons vu, les moments de prise de conscience sont nombreux et les deux héros résistent, à l ’ image des habitants de cette ville auxquels Cendrey rend hommage, rappelant qu ’ il y a, à Berlin plus qu ’ ailleurs - et surtout à Berlin, plus menacée qu ’ ailleurs - , une « fameuse résistance» (Muracciole 2013). Matthias Honecker et Kornelia Sumpf résistent, difficilement, et mal souvent, à la fictionnalisation de soi. Ils essaient de ne pas perdre consistance. Comment? L ’ une des voies que les romans de Cendrey explorent est celle de la simplicité. Mais le parcours vers la simplicité est inverse chez les deux héros et, au contraire du but recherché, il est tout sauf simple. Matthias Honecker, en suradapté de l ’ extravagance, à laquelle il doit sa position en vue et son gros salaire, cherche à revenir au réel, à reprendre pied dans le réel par la jouissance d ’ émotions simples. «Tout ce qu ’ il avait devant lui était beau, simple et beau, la pluie ne gâtant rien. Honecker réalisait combien il avait mal «Dites-moi que j ’ existe! » 71 vécu, n ’ ayant fait qu ’ imiter des façons de vivre, qu ’ adopter une manière d ’ être parmi les plus convenues, les plus pleines de complications gratuites d ’ un coût exorbitant» (Cendrey 2009: 114). Kornelia Sumpf, au contraire, souffre de trop de simplicité, celle qui était condition de vie en RDA et qui consistait à ne rien vouloir, ne rien désirer faute de quelque chose à désirer. Symbole de cette simplicité proche de l ’ abnégation, le sourire de Kornelia l ’ accompagne jusqu ’ au moment de son passage, corps et âme, à l ’ Ouest où, bien décidée à faire carrière dans la surconsommation hédoniste et court-voyante, elle perd son sourire. Si la perte d ’ une souriante simplicité conduit l ’ héroïne de Cendrey au pied du mur - au sommet en l ’ occurrence - , il serait faux de faire de la simplicité la mère des vertus antilibérales et la garante d ’ un bonheur authentique. Comme toujours, chez Cendrey, les solutions fuient ou se retournent et la simplicité recherchée se révèle une forme de résistance, certes, mais négative, à l ’ opposé de l ’ affirmation d ’ une existence puissamment réelle. C ’ est qu ’ il faut habiter la simplicité, et non la subir, lui donner assise pour résister à un système global qui la récupère et l ’ assimile instantanément. Matthias Honecker et Kornelia Sumpf, héros petits bras d ’ une épopée qui les dépasse, ne peuvent en aucun cas donner à la simplicité un tour personnel. Chez eux, au contraire, elle consiste à se faire lisibles, prévisibles, compréhensibles, à courber l ’ échine pour tracer leur chemin dans l ’ aventure du quotidien, à embrasser la morale de l ’ esclave: Les choses simples amenaient aux choses simples. Honecker ne se jetait pas dans une nouvelle tourmente. Il voyait tout tranquillement, autrement. Il embarquait pour une félicité inédite, avec femme et enfant, avec boss et collègues, tous les Heilbutt et tous les patapoufs. Il ne se décevrait pas. Il se découvrirait taillé pour l ’ aventure du quotidien, l ’ aventure invariable. Il deviendrait insouciant, bon vivant. Il sourirait des servitudes de l ’ amour, de l ’ ennui du travail, des pannes à répétition, du bavardage des importuns. Il ne prétendrait plus à un destin particulier. Il se contenterait de voir venir et s ’ en trouverait bien. (Cendrey 2009: 115) La simplicité, pour Honecker et Kornelia, les amène à vivre une vie proche de la mort - la simplicité, «cet autre nom de la mort» - (Cendrey 2012: 137), une vie dont on remet la direction dans les mains d ’ un autre, la Firme ou le Parti, le Boss, sa compagne, les lois du marché, la culture absolue, une vie de personnage, en somme, vie facile où on se laisse «transporter par le récit de ses propres aventures, peinard! » (Cendrey 2011: 86), une vie prisonnière de la fiction dont on voulait justement se libérer. Honecker devient le Simplicissimus de son livre, bouffon d ’ un système qui le malmène, assez conscient pour se rendre compte de son sort, mais insuffisamment consistant pour s ’ opposer à lui. Quant à Kornelia Sumpf, affligée de son syndrome de Cotard, on peut se demander ce que signifie l ’ énigmatique PARTEZ! qui achève son épopée. Suicide de la mère et de la fille, reproduisant le suicide des 72 Valérie Michelet Jacquod mariés de l ’ Aveyron dont elle vient de lire le récit à Viorica, ou suicide de la fille, seule, qui fera de Kornelia une meurtrière puisqu ’ elle lui a lié les mains. Dans les deux cas, le roman s ’ achève sur une rupture totale pour Kornelia Sumpf, un saut dans le vide, imitant les personnages de Kerstin Koblanz, ou dans les prisons berlinoises, accomplissant le parcours inverse de Bieberkopf qui, comme elle, devait affronter sa liberté. C ’ est donc toujours à travers la médiation de personnages fictifs ou mis en fiction - à travers Biberkopf, Simplicissimus, le récit de Koblanz - que Kornelia Sumpf et Matthias Honecker approchent au plus près de leur vérité, même si celle-ci se révèle désespérante: deux subjectivités fictives incapables de reprendre pied dans le réel. Ce que peut la fiction Dans l ’ univers de la culture absolue où l ’ individu se vit comme une fiction, projetant autour de lui une série d ’ images, de messages, de traces virtuelles qui attestent de son passage, le dernier moyen de résistance, et le plus puissant à notre sens, serait alors de retourner ce principe d ’ affirmation de soi en utilisant la fiction pour dénoncer la déterritorialisation et le rapt identitaire qu ’ elle accomplit. Que Matthias Honecker et Kornelia Sumpf approchent d ’ une vérité de leur être à travers la fiction nous amène à croire que le processus est exploitable pour nous, lecteurs. La fiction, et plus particulièrement la fiction littéraire, afficherait donc, chez Cendrey, un salutaire pouvoir cognitif puisqu ’ elle permet de prendre conscience de ce processus de déterritorialisation de l ’ identité. Encore faut-il savoir lire «en levant la tête», selon la formule de Barthes récemment explorée par Marielle Macé (Macé 2011). La fiction serait alors un «échantillon de vie», un diffuseur d ’ émotions transformant notre manière d ’ être au monde et à soi. Dans Mélancolie vandale, le fait divers du début est repris et donne lieu à un récit qui précipite le passage à l ’ acte. Mais surtout, il se présente comme la mise en abyme de la situation de l ’ individu hypermoderne, subjectivité fictive qui, comme les habitants de Cantobre, «vi[t] au bord du vide colossal, ou même au-dessus du vide» (Cendrey 2011: 195). Le fait divers transformé en fiction est, finalement, la preuve n°1 que Kornelia reçoit de Fleurette, preuve de l ’ absurdité d ’ un monde duquel le réel s ’ absente. Il nous est aussi permis de penser, et c ’ est l ’ option que nous retiendrons, qu ’ au sommet de son mur et après avoir refermé son livre, Kornelia lève la tête et laisse travailler en elle le livre de Koblanz. L ’ énigmatique «Partez! », dernier mot du roman, ferait alors entrer Kornelia dans l ’ après-lecture, dans une suite qui n ’ est pas racontable, dans le réel, enfin, débarrassé de la fiction! «Dites-moi que j ’ existe! » 73 Cendrey, Jean-Yves, Honecker 21, Paris, Actes Sud, 2009. Cendrey, Jean-Yves, Mélancolie vandale, Paris, Actes Sud, 2012. De Gaujelac, Vincent, «Le sujet manqué. L ’ individu face aux contradictions de l ’ hypermodernité», dans: Nicole Aubert (éd.), L ’ Individu hypermoderne, Paris, Erès, 2004. Macé, Marielle, Façons de lire, manière d ’ être, Paris, Gallimard, 2011. Masci, Francesco, L ’ Ordre règne à Berlin, Paris, Allia, 2013. Masci, Francesco, Entretien, http: / / www.lerideau.fr/ francesco-masci/ 6983 (dernière consultation: 18 juin 2013). Muracciole, Marion, «Entretien avec Jean-Yves Cendrey», dans: La Gazette de Berlin, http: / / www.lagazettedeberlin.de/ index.php? id=7318 (dernière consultation: 22 juillet 2013). Prigent, Christian, Berlin deux temps trois mouvements, Paris, Zulma, 1999. Santoni, Julien, Berlin Trafic, Paris, Grasset, 2007. Wajsbrot, Cécile/ Bauer, Brigitte, Fugue, Blandain, L ’ Estuaire, 2005. 74 Valérie Michelet Jacquod Olivier Morel hOSTalgies. Du refuge à la douleur, hostilités et hospitalités berlinoises Pour Ruth Zylberman, à la mémoire de Maurice Nadeau. Haptologies: toucher au Mur ou la douleur du membre fantôme C ’ était quand la première fois, que j ’ ai marché dans ce Berlin-là? Était-ce avant d ’ être né? Était-ce après être mort? Était-ce pour être mort? Pendant que j ’ étais mort? J ’ avais déjà été là, bien sûr. Et le Mur était là avant le mur, ce mur que je sentais, tout près, sans l ’ avoir jamais vu, là dans la nuit, comme le seul appui de ma vie. Moi qui n ’ ai jamais rien su faire de mes mains, c ’ était comme si je l ’ avais construit. (Beguivin 1998: 69) La ville perdue Ce Berlin-là. C ’ était quand? Le livre, dont cette citation est tirée s ’ appelle L ’ Allemagne de l ’ Est, Roman. Encore peu étudié 1 , il a été écrit moins de dix ans après la chute du Mur, en langue française, par un auteur dont on ignore à peu près tout, Yvon Beguivin, qui signe là son premier «roman» comme c ’ est précisé au dos du livre. Le mot «Roman» s ’ inscrit sur une couverture où apparaît l ’ image d ’ une façade de la Lychener Straße, prise à Prenzlauer Berg par le photographe indépendant et berlinois «de l ’ Est», Günter Steffen, en 1985. La photo est reproduite avec trois autres, au c œ ur du «Roman», dont elles font partie intégrante. Pourvues d ’ une légende minimaliste et documentaire, «Friedrich-Brücke, Berlin-Mitte, 1985» ou «Bodestraße, Berlin-Mitte» ces photographies ont pour caractéristique d ’ avoir toutes été réalisées par un temps gris pluvieux, sous un ciel bas et lourd, et si elles représentent toutes le c œ ur de Berlin Est (notamment le quartier de «Mitte»), toutes sont profondément désolées et singulièrement dépouillées de la moindre présence humaine. Comme si d ’ emblée, c ’ était la dépouille d ’ une ville qui était là exposée (Beguivin 1989: 49sqq.). Sur la couverture, qui offre le détail d ’ une des images, on voit un monument 1 Voir notamment Erler 2004: 56sq.; Leinen 2002; et les comptes rendus de Manale 1998: 133sq.; Alan 1998: 790. d ’ inspiration socialiste, qui représente une poignée de main en relief. La plupart de ces symboles de la «fraternité socialiste» ont été effacés depuis 1989. 2 La main, ces mains de pierre, n ’ est pas par hasard le seul symbole vraiment humain, le seul élément corporel qui apparaît dans ces images: on ne sert jamais une main innocemment, on touche et on est touché, c ’ est une certaine dramaturgie politique du toucher et de l ’ amitié qui est ici mise en scène dans la ville et sur le livre. Qu ’ on serre la main de quelqu ’ un pour sceller une rencontre ou un adieu, pour célébrer un accord ou la paix, un «revoir» amical ou la fidélité affective et intellectuelle, l ’ émotion doit toujours être de la partie. 3 Ces mains pétrifiées encryptent aussi le signe tangible que ce Berlin, ce «Berlin-là», n ’ est plus: Berlin Est. C ’ était quand? «1985» c ’ était avant la «chute» du Mur, telle qu ’ on la nomme communément en français, dans la langue de ce texte. Au-delà du symbole, est-ce aussi la promesse d ’ une poignée de main qui a été anéantie? La ville connue sous le nom de «Berlin Est» a disparu comme telle. Mais au-delà des signes visibles, à la mesure de tout son texte dont nous avons cité un fragment représentatif, quel étourdissement émane de ces lignes de Yvon Beguivin! Au sujet du Mur, par exemple, un mur tangible que le narrateur aurait fait «de ses mains» - «ce mur que je sentais», un «appui». Le Mur désormais absent est ici ressenti physiquement, tel une émotion primordiale, ancrée, incarnée, là où toute émotion engage le toucher, comme ces émotions à propos desquelles on dit parfois «Pince-moi! Prouve-moi que ce que je ressens maintenant, est réel! ». Le mur senti est à la fois pesant et reposant: le narrateur y prend «appui». L ’ appui, cette pression, cette impression (au sens d ’ imprimer), cette empreinte et sa portée sont le sujet de ce livre: incorporé et comme métabolisé, le Mur est un prolongement du corps du narrateur («c ’ était comme si je l ’ avais construit [de mes mains]»), il est sa greffe dans un processus de naturalisation qui demande constamment ce que c ’ était que d ’ être un «Allemand de l ’ Est». Greffe de l ’ État «DDR» dans le c œ ur des Allemands de l ’ Est. Comment se relève-t-on après cela, lorsque la chair est tranchée et que ces seuls mots «Allemagne de l ’ Est», «Berlin Est» perdent leurs réalités tangibles apparentes, mais que la sensation demeure dans un dispositif haptique qui n ’ a plus de prises sur la matière, tel un membre mort, une main coupée, fait ressentir le toucher alors que rien n ’ est plus «physiquement» tangible? Comme dans un rêve, ou un cauchemar dont on se réveille transformé ou endolori sans trop savoir si c ’ était vrai ou pas. Moment 2 Dans son livre, Katja Erler, cite une correspondance privée du 16 novembre 1999 avec Yvon Beguivin dans laquelle il écrit: «le livre s ’ insurge contre cette rage de l ’ effacement de toutes les traces, de tout ce qui fut autre, qui me paraît avoir été typique de la manière ouest-allemande de s ’ imposer, dans les années 90 - 93» (Erler 2004: 56). 3 Jacques Derrida propose une profonde réflexion de la main et du toucher dans Le Toucher, Jean-Luc Nancy (Derrida 2000: 281sq.). 76 Olivier Morel littéraire, maladie nerveuse ou trouble métaphysique? Émotion littéraire ou affection physiologique? Le texte de Yvon Beguivin séjourne dans cette indécision. L ’ appui n ’ est plus là, mais la sensation est restée: «Roman». Cette sensation de toucher alors que l ’ objet a disparu, on l ’ appelle aussi «illusion haptique»: serait-ce aussi cela, une émotion? , le dialogue avec les sensations persistantes, les empreintes physiques laissées dans l ’ être par le membre sectionné, par le corps disparu? Texte unique en son genre, L ’ Allemagne de l ’ Est, Roman proposerait alors un grand traité de phénoménologie du Murfantôme, du Berlin Est-fantôme, de l ’ illusion haptique ressentie par des millions de Berlinois «de l ’ Est» aujourd ’ hui encore. Car une des propriétés de l ’ émotion c ’ est peut-être la capacité de toucher ou d ’ être touché, sans que le toucher «charnel» ne soit nécessairement engagé - lorsqu ’ on touche ou qu ’ on est touché «charnellement», ce n ’ est plus seulement une émotion, c ’ est aussi une sensation, une perception. Cette forme du toucher dont le c œ ur réside dans une émotion, impliquerait donc toujours une once de dissonance cognitive, une illusion haptique originaire. C ’ est pourquoi, se demandant ce qu ’ il en est de l ’ émotion spécifiquement «littéraire», Emmanuel Bouju et Alexandre Gefen posent la question de savoir si l ’ expérience littéraire n ’ est pas précisément le lieu où ce que j ’ appelle ici «phénoménologie» du fantôme ou des sensations-fantôme, est possible: «Existe-t-il des émotions propres à l ’ expérience littéraire - qui pourraient justifier la formule de Jules Renard, évoquant un «homme sans c œ ur, qui n ’ a eu que des émotions littéraires»? (Bouju/ Gefen 2012: 5). On rit, on pleure, à la lecture d ’ un roman: cela n ’ appartient pas au strict régime de la perception, plutôt, par définition, à celui de l ’ émotion, c ’ est-à-dire à un régime particulier, sans doute métasensoriel, du toucher. Royaume de la métaphore: une poignée de mains sculptée, par exemple. Et sa disparition. Est-ce cela que le titre suggère déjà? Cette juxtaposition d ’ un nom de pays «réel», d ’ une entité politique naguère bien connue et fort tangible («Allemagne de l ’ Est», une sculpture d ’ inspiration socialiste), et du mot «roman», qui appartient au régime de la fiction: le roman, figure méta-sensorielle, métaphysique et métaphorique du régime politique «Allemagne de l ’ Est». Fiction et politique, politique de la fiction. . . ce titre, «L ’ Allemagne de l ’ Est, Roman» indique qu ’ il ne s ’ agit pas a priori d ’ un livre d ’ histoire, d ’ un traité de sciences politiques, d ’ une enquête, bref, de «faits» tangibles au sens physique du terme: là, serait le propre de la stricte «expérience littéraire» qu ’ il propose. Cela dit, l ’ homme qui écrit L ’ Allemagne de l ’ Est, Roman, est tout sauf quelqu ’ un qui n ’ a eu que des émotions littéraires. On sait que l ’ auteur du livre était journaliste à l ’ époque du Mur. L ’ Allemagne de l ’ Est, Roman, cela peut certes vouloir dire que c ’ est un roman d ’ Allemagne de l ’ Est, venu d ’ Allemagne de l ’ Est, à propos de l ’ Allemagne de l ’ Est, généré par elle, par cette réalité politico-historique. Mais cela veut surtout signifier que l ’ Allemagne de l ’ Est hOSTalgies. Du refuge à la douleur, hostilités et hospitalités berlinoises 77 elle-même, cette réalité tangible, est [devenue? ] une sorte de fiction romanesque, que ce qui est arrivé historiquement sous ce nom sera ici envisagé comme roman, dans ce livre, à l ’ image des légendes racontées par des sculptures et monuments «socialistes» de Berlin. Par conséquent, dans la lacune entre politique et fiction, surdéterminée par la lacune du temps qui a passé depuis la «chute» ou le «tournant» (Wende) de 1989, nous lirions là l ’ histoire d ’ une Allemagne de l ’ Est écrite du point de vue de ces émotions romanesques qui sont précisément incarnées dans le c œ ur d ’ un mortel: comme ce Mur pesant et reposant qui demeure le membre fantôme de l ’ écrivain. Que reste-il donc du toucher ancien et de l ’ émotion qui lui est associé? Que reste-t-il de ce point où le reste non-dit est ce qui demeure, une fois que le régime «réel», physique, tangible, a disparu? On se prend à lire ce «roman» comme celui d ’ un amour perdu, comme si le titre eût pu être «L ’ Allemagne de l ’ Est, Romance». Et le récit de la chute du Mur est comme la chronique de l ’ amour perdu, de la séparation forcée, de ce qu ’ il reste du «moi» est-allemand quand ses appuis s ’ effondrent: Was bleibt. Bleibt was? De ces deux mots, vous, Christa Wolf, vous n ’ avez pas fait une question. Moi, ce que ça m ’ a fait de passer à pied sous la porte de Brandebourg, rien sur le coup, c ’ était comme si ce n ’ était pas moi, ça m ’ a fait un murmure, après, c ’ est fini, nous avons perdu, mais c ’ était un peu théâtral, vous comprenez, je me l ’ étais dit depuis longtemps, que nous avions perdu, nous n ’ avions fait que ça, nous étions faits pour ça. Dans mon dos des voix de Français, oh les abominables voix du peuple de cadres moyens en mission, pompes à glands et baise-en-ville, oh l ’ obscène bruit du Français qui parle, avec des eu au bout de chaque mot, mais c ’ est un pléonasme le français ça parle toujours [. . .]. (Beguivin 1998: 29sq.; c ’ est l ’ auteur qui souligne) C ’ est le roman, ou la romance, d ’ une disparition et cette disparition est avant tout, celle de la perception de ce qui était naguère la tangibilité d ’ un régime, «Allemagne de l ’ Est»: il y est ainsi question de la présence d ’ un système étatique dans le c œ ur d ’ un mortel et de ce qu ’ il en reste lorsque la forme de la ville «Berlin Est», a changé. Ce qui reste dans le c œ ur du mortel: la poésie, la littérature. Le «Roman». Résidus d ’ émotions. Par-là, c ’ est aussi un «roman» du présent, en tant que présence du legs: le legs dans ce qu ’ il a de tangible en tant qu ’ instance immatérielle, cantonnée dans le régime de la référence, de l ’ évocation: présence du nom de «Berlin Est», par exemple, aujourd ’ hui, le nom qui persiste dans le vocabulaire commun et auquel on se réfère toujours, aujourd ’ hui, à «Berlin Est» lorsqu ’ on y va, lorsqu ’ on y vit. Pour l ’ homme de Berlin Est qu ’ était un peu le narrateur 4 , ce legs, ici, est écrit en langue étrangère, il est intraduisible. Non pas parce que 4 Le livre contient de nombreuses occurrences au désir du narrateur d ’ être de Berlin Est: «Aux policiers du S-Bahn, j ’ ai demandé où on pouvait trouver une chambre à louer pour la nuit, en sachant bien que je ne pourrai pas rester» (Beguivin 1998: 24sq.). 78 Olivier Morel sa langue - celle de Christa Wolf! - est inconnue, mais parce que celle de ceux qui triomphent sous la Porte de Brandebourg unifiée est celle des analphabètes: «Français» logorrhéiques, parlant une langue «obscène», de «cadres moyens» en mission qui agressent, sans le savoir, le c œ ur du narrateur. Douleur du membre fantôme, illusion haptique: jusqu ’ aux accents et dans la langue, le «roman» de Yvon Beguivin est entièrement organisé autour de ce tropisme. Les noms et les lieux que le «Roman» annonce et encrypte (Berlin Est, Mur, Lychener Straße, Prenzlauer Berg, Berlin-Mitte, le monument à la poignée de main «socialiste» . . .), sont ainsi ceux de la hantise: 5 Sophie Calle l ’ a bien montré dans Souvenirs de Berlin-Est, qui figure «la disparition de certains symboles à caractère politique» (Calle 1999: 5) dans la ville des années quatrevingt-dix, et la parole fragile que cette scène engendre: elle demande aux habitants de lui décrire le Lénine, aujourd ’ hui démantelé, de l ’ actuelle Place des Nations Unies, par exemple, et reproduit fidèlement leurs propos. Les légendes qui en résultent, souvent inadéquates dans les «faits», forment le récit littéraire des émotions laissées par ses édifices absents, centrés, par conséquent, sur les émotions enfouies qui ressortaient de la présence passée du monument. Le statut des images photographiques de Günter Steffen lovées à l ’ intérieur du récit L ’ Allemagne de l ’ Est, Roman, pourrait bien appartenir à ce registre de la spectralité qui a occupé toute l ’œ uvre de Sophie Calle et la série des trois petits travaux-livres qu ’ elle a rassemblés sous les motifs de la disparition, des fantômes et des souvenirs de Berlin Est. Et le texte, L ’ Allemagne de l ’ Est, Roman, pourrait être tout entier la légende des quatre photographies de Günter Steffen. Pour ceux qui ont connu «Berlin, Hauptstadt der DDR» (Berlin, capitale de la RDA), l ’ évocation fait «remonter le passé», comme on dit: mais quel passé? Qu ’ est-ce que cette «remontée»? Autrement dit, que se passe-t-il dans un tel moment, lorsque le signifiant («Berlin Est») perd largement son signifié, lorsque le sens (signification) du sens (sensibilité, sensations) se transforme radicalement, que les sensations associées au nom, aux iconographies ou aux symboles deviennent d ’ autant plus irréelles que le système qui les produit disparaît (ici, c ’ est «L ’ Allemagne de l ’ Est»), lorsque, de l ’ émotion, il ne reste que le souvenir et des sensations perdues, confuses, venues du dedans, de l ’ intériorité, comme ce Mur ressenti par le narrateur alors qu ’ il n ’ existe plus. . . Le souvenir d ’ une émotion, est-ce encore une émotion, et de quelle sorte de souvenir s ’ agit-il? Une émotion, est-ce que ça peut s ’ archiver et comment? C ’ est se demander comment une émotion peut s ’ écrire. Et que dire lorsque cette émotion est collective, voire, la signature d ’ une époque, d ’ un régime politique ou d ’ un ordre du monde, en ce point où l ’ ordre du monde a aussi partie liée avec celui 5 On doit rappeler ici que l ’ une des significations première de la hantise concerne particulièrement le toucher et la sensation, une douleur ancrée dans la chair et dont l ’ origine et la présence sont particulièrement difficiles à situer. hOSTalgies. Du refuge à la douleur, hostilités et hospitalités berlinoises 79 des émotions enfouies: l ’ odeur des briquettes de Berlin Est peut-elle être la madeleine de Proust de toute une génération? S ’ intéressant à Jacques Roubaud et W. G. Sebald, Élisabeth Cardonne- Arlyck évoque cette «perte»: «une fois l ’ émotion perdue», il reste «l ’ humeur de la perte», «la mélancolie». 6 Que la perte ou destruction de la mémoire puisse avoir partie liée avec l ’ existence de tout récit, est envisagé à la fois comme un mobile affectif et un impératif moral, voire politique, mais aussi, comme un élément constitutif du phénomène littéraire en tant que tel. Ainsi, il y aurait une profonde coalescence de la littérature et de l ’ émotion: la littérature culminerait dans la recherche d ’ un langage pouvant restituer ce que Nathalie Sarraute désigne comme la «lutte continuelle entre la force du langage qui entraîne et détruit la sensation, et la sensation, qui, elle aussi, détruit le langage» (Sarraute 1987: 129). En écho au subtil travail de Élisabeth Cardonne-Arlyck, le côté «fugace» et infinitésimal de l ’ émotion, souligné par Jean-Pierre Martin (Sarraute 1987: 80), incite à demander si la hantise d ’ une perte de l ’ émotion, n ’ est pas au fond la loi, la signature de l ’ émotion elle-même, son écriture formulée en langue étrangère (l ’ allemand de Christa Wolf, ici! ), en ce point où l ’ émotion peut toujours détruire le langage, et où le langage manque toujours l ’ émotion, cela, pas seulement dans ce qu ’ on range classiquement sous la pratique appelée «littérature». Toute émotion n ’ existerait que parce qu ’ elle court à sa perte - la peur de perdre n ’ est-elle pas la peurmême (émotion primordiale)? Celle à partir de laquelle on écrit. Pour retenir les émotions: l ’ odeur des briquettes. La ville perdante Voilà donc un livre qui porte sur cette perte et qui porte cette perte, qui en est gros. Enceint. Il en a gros sur le c œ ur: «c ’ est fini, nous avons perdu» écrit Yvon Beguivin dans l ’ extrait cité plus haut, en soulignant. Nous l ’ avons analysé, Yvon Beguivin travaille avec l ’ absence. Mais ce «Berlin-là» ne nous arrive pas seulement comme un résidu d ’ émotion(s), comme un reliquaire, un paysage d ’ affects enfouis, un recueil de sensations égarées, ou désagrégées: il nous parvient du point de vue d ’ une émotion fondamentale, celle de perdre au sens d ’ avoir perdu ou de s ’ être perdu, celle d ’ être perdant. Le livre se présente avec un prologue qui ne dit pas son nom, où il est question d ’ «un homme», celui qui va dire «je» dans le roman à venir: au début de cette préface, on lit que le roman est «le paysage intérieur de l ’ homme qui parle dans ces pages»; nous y retrouvons la notion d ’ émotion isolée ici, liée à 6 «Si les variations d ’ intensité et de durée valent pour l ’ émotion comme pour l ’ humeur, la tendance à saturer l ’ intérieur et l ’ extérieur d ’ une même tonalité impérieuse caractérise plus spécialement l ’ humeur, et en particulier la mélancolie» (Cardonne-Arlyck 2012: 173). 80 Olivier Morel l ’ intériorité, aux marques psychiques et physiques que laissent les sensations anciennes dans la vie «présente» (hantise, illusion haptique). Cet avertissement est signé «Yvon Beguivin»: Le sourire du vaincu C ’ est le roman d ’ une défaite qu ’ on lira ici. D ’ une défaite, mais d ’ abord d ’ une rencontre. La rencontre entre ce qui fut - appelons-le ainsi, faute de mieux - le paysage intérieur de l ’ homme qui parle dans ces pages, et le «paysage sous surveillance ” qu ’ aura été pendant quarante ans l ’ État connu son le nom de République démocratique allemande. C ’ est le roman des tombes paradoxales que devinrent, pour survivre, cet homme et cet État. (Beguivin 1998: 7) Le «paysage intérieur» invoqué dans la préface, c ’ est celui de la perte dans les différents sens du terme - la disparition (la sensation passée, révolue) et la défaite. Ainsi, on lit moins le roman d ’ une recherche - du temps perdu, par exemple, ou de l ’ émotion informulable - que celui d ’ une chute, d ’ une déchéance, d ’ un effondrement personnel. C ’ est une des originalités de ce «roman». Être «perdant», «vaincu», est ce qui pousse l ’ auteur, l ’ auteur qui sera le narrateur du roman, à tenter de sauver quelque chose dans le naufrage. Ou, pour être plus précis, à sauver afin de conjurer une défaite - il ne s ’ agit pas de dresser un mémorial — , à résister contre l ’ instance répressive d ’ émotions qui accompagne le sentiment de la défaite chez un être humain. Si l ’ auteur, le narrateur, se présente comme un perdant, s ’ il prétend en savoir un brin (il est «Breton», Beguivin 1998: 9), sur ce que signifie être «perdant», c ’ est qu ’ il n ’ est pas seulement, on s ’ en doute maintenant, un de ceux qui ont connu les «rêves», l ’ «espoir», l ’ «amour», la «vie» en Allemagne de l ’ Est, mais il compte aussi parmi ceux qui veulent proclamer cela, à savoir, que l ’ Allemagne de l ’ Est n ’ était pas uniquement un tombeau. Et notamment un tombeau des émotions. Il veut, par-là, conjurer les «disgraciés, méprisés, les perdants» de la chute du Mur. Non pas en disant qu ’ ils étaient «magnifiques». Mais en rappelant qu ’ à triompher, les gagnants ne triompheront pas de cela: les rêves, l ’ espoir, l ’ amour, la vie. Et il prévient: «on est toujours l ’ Allemand de l ’ Est de quelqu ’ un» (Beguivin 1998: 8). Ainsi, ceci est le roman d ’ un certain Allemand de l ’ Est, que fut Yvon Beguivin. Ce qu ’ on sait d ’ Yvon Beguivin est qu ’ il a «séjourné longtemps» et été correspondant de journaux en poste de l ’ autre côté du Rideau de Fer 7 . La sensation du Mur, le Mur-sensation, le Mur-émotion quasi-fictive ou résiduelle, ce Mur symbolique qui s ’ inscrit dès les premières pages du livre, c ’ est par-là que nous arrive le Berlin de Yvon Beguivin: il subsume tout 7 Dans un entretien privé avec Maurice Nadeau, voici comment l ’ éditeur décrivit devant moi la découverte du manuscrit de Yvon Beguivin: «C ’ est, à mes yeux, le seul texte qui a pris les choses de ce côté-là», m ’ avait-il déclaré en 1999. À l ’ époque de la fin-ducommunisme triomphante, c ’ était un de ces livres refusés partout sauf chez lui. hOSTalgies. Du refuge à la douleur, hostilités et hospitalités berlinoises 81 l ’ univers d ’ émotions romanesques appelé «Allemagne de l ’ Est» dans le tournant politique qui a consisté en l ’ éradication massive et oppressive de l ’ Allemagne de l ’ Est. Si cette scène est bien connue du côté «Allemand» à travers les engagements d ’ un Günter Grass ou d ’ auteurs «de l ’ Est» comme Heiner Müller ou Christoph Hein mettant notamment en garde contre les conséquences d ’ un nettoyage et d ’ un effacement-annexion de toute une part de la culture et de la société est-allemande, il est beaucoup plus rare que d ’ anciens Français ayant accompagné le régime ou résidé à l ’ Est du Bloc, aient écrit à propos de ces processus. Au sujet de Berlin ou de l ’ Allemagne de l ’ Est comme telle, on n ’ apprend finalement que peu de choses dans ce livre, sinon, à travers mille détails plus ou moins insignifiants, fugaces, et à travers les quelques images photographiques de Günter Steffen où domine la mélancolie: ciels indécis et sombres, reflets de la pluie, paysages mornes et sans personnages. Ce n ’ est pas un plaidoyer «pour» l ’ Allemagne de l ’ Est, encore moins un roman nostalgique. C ’ est le roman de l ’ émotion «Allemagne de l ’ Est», «Berlin Est»: roman de ce qui est logé dans les détails et qui défie l ’ univocité triomphante et la «victoire» d ’ un modèle de civilisation sur un autre. L ’ enjeu du roman est aussi la frontière, non pas seulement entre deux blocs «Est» et «Ouest», mais aussi entre un monde qui n ’ a pas eu à changer profondément au cours du «Tournant» (Wende) et l ’ autre côté, qui a été considérablement secoué par l ’ unification, secoué par les nombreux processus d ’ effacement qui marquent l ’ Histoire de l ’ Allemagne, et par extension, l ’ Histoire des États. À l ’ Est du temps passé: du côté de la mort qui ne tue pas Incarnation et métonymie du «Bloc de l ’ Est», le Mur de Berlin déploie la méditation de la frontière chez Yvon Beguivin. C ’ est la plus insistante de nos émotions: si L ’ Allemagne de l ’ Est, Roman, est un roman de la défaite, du legs et de la hantise c ’ est aussi un texte où domine une réflexion sur la finitude et sur la mort dans leurs relations à l ’ espace du récit. Écrire sur «ce Berlin-là», c ’ est écrire au sujet de la destruction et de l ’ écriture elle-même: Quelques années, plus tard, c ’ est presque dans le même train, je suis heureux, il fait froid, le jour se lève, je serre dans ma paume une boîte d ’ allumettes étiquetée Zündhölzerfabrik Riesa. Cet objet, cette boîte jaune rouge et noire fait de moi un homme d ’ ici, cette boîte d ’ ailleurs c ’ est comme un homme cette boîte, c ’ est le poids d ’ un homme en phosphore, pour la posséder, il a fallu la payer de quelques pfennigs d ’ ici, qu ’ on ne peut posséder que si on a changé de l ’ argent, qu ’ on ne peut changer que si on a un visa de séjour, le droit d ’ entrer, donné par les maîtres du pays de personne. Je possède cette boîte d ’ allumettes, c ’ est mon premier visa de séjour chez moi. Chez les morts. Visa vert et rond qu ’ on ne verra plus jamais de notre vivant, quand j ’ y pense. [. . .] je ne viens pas ici comme un clochard, comme un vagabond, je viens comme un mort pas comme un cadavre, nuance, le dénuement est l ’ élégance, le trésor 82 Olivier Morel tient en une boîte d ’ allumettes du pays des morts, une boîte de phosphore d ’ homme. (Beguivin 1998: 27sq.; je souligne) Avec la boîte d ’ allumettes «qu ’ on ne verra jamais plus» (disparition du régime, défaite) pour véhicule mémoriel, ces lignes témoignent du fait que L ’ Allemagne de l ’ Est, Roman est le roman du «côté». C ’ est du côté oriental du Rideau de Fer que Yvon Beguivin nous emmène, et c ’ est bien le visa obtenu, la frontière disparue de l ’ Est du passé qui marque le commencement du roman, la lancée de l ’ écriture. L ’ «Allemagne de l ’ Est» signe bien l ’ entrée, l ’ accueil, l ’ hospitalité accordée, mais c ’ est une hospitalité d ’ un genre très étrange puisqu ’ elle est donnée par «personne» dans le récit, c ’ est l ’ arrivée dans le «pays de personne», la porte ouverte pour un séjour «chez les morts» qui fonde le principal geste littéraire de Yvon Beguivin. C ’ est l ’ origine, ou en tout cas, une origine de la littérature: ce point où l ’ expérience la plus vive, infinie, touche à la finitude de l ’ être, est fondée dans le fantasme d ’ aller du côté de la mort. Or, si la mort a un État, c ’ est l ’ Allemagne de l ’ Est. Cette possibilité - littéraire - est celle de l ’ impossible énoncé si on l ’ entend du «côté» philosophique, à savoir le pouvoir d ’ écrire, par exemple, «Je suis mort»: «Pour la plus grande partie, la journée où je suis mort sans être mort, celle où je suis devenu un Allemand de l ’ Est, s ’ était bien passée» (Beguivin 1998: 13; je souligne). Être devenu un Allemand de l ’ Est: c ’ est vivre la legal fiction devenue littérature après 1989, le pouvoir de dire, d ’ écrire, de vivre le je-suis-mort. Ce point, cette approximation de la limite à travers l ’ insistance de l ’ aporie définit ici notre usage de la notion d ’ émotion devenue littérature. C ’ est la possibilité d ’ écrire l ’ impossible passage de l ’ autre côté, celui de la mort. L ’ émotion pure, ou hyperbolique, l ’ émotion extatique, ce serait cela, ce point culminant de la philosophie où la mort interrompt l ’ expérience, ouvrant alors l ’ espace à la littérature. Littérairement, la frontière est passable, franchie allégrement avec le visa-boîte d ’ allumettes qui permet d ’ entrer dans le pays de personne: voilà le «moi» de Yvon Beguivin qui écrit cette expérience d ’ Allemagne de l ’ Est (un pays mort) envisagée de facto comme roman. Point de côté À première vue, c ’ est un pays. Ça a tout d ’ un pays, il y a de la terre, des collines, des mots, des routes des voitures sur les routes, pas beaucoup mais quand même, ce n ’ était pas un pays, on disait que c ’ était le pays de Bach et de Luther, mais ce n ’ était pas du tout ça. C ’ était une tombe, la tombe où l ’ on ne meurt pas, où l ’ on ne brûle pas, où l ’ on ne pourrit pas, où l ’ on n ’ est pas allongé. Ce serait la mienne. Ainsi commencerait, sans mur, sans barbelés, l ’ Allemagne de l ’ Est. L ’ Allemagne de l ’ Est n ’ est pas un pays. L ’ Allemagne de l ’ Est était un silence, et il vivait en moi [. . .]. (Beguivin 1998: 15sq.) hOSTalgies. Du refuge à la douleur, hostilités et hospitalités berlinoises 83 Peu de romans français de l ’ après-Wende ont apparemment rendu compte de ce qui est arrivé là: L ’ Allemagne de l ’ Est, Roman est le texte étrange d ’ un revenant, un walking dead. Ce n ’ est ni la chronique de l ’ extinction d ’ un régime, ni un témoignage, ni un essai, ni une anamnèse. C ’ est une sorte de testament. Du mot «chute» qui marque notre relation au Mur aujourd ’ hui, à la «pierre tombale», le mot «tombe», fait chanter une foule de signifiants, et le texte de Yvon Beguivin vient mettre en garde contre la menace qui se cache sous une telle tombe. Risquer d ’ appeler «testament» ce qui a tout l ’ air d ’ un long poème en prose, pensant, méditatif et syncopé, c ’ est ouvrir un espace littéraire. Les paysages intérieurs, les émulations poétiques et les colères retenues constituent la matière primordiale de ce roman de «l ’ autre côté ” , d ’ un côté qui n ’ a guère laissé de traces. Il s ’ agit de constituer le legs, et de consigner par écrit ce qui doit être fixé dans les archives, qui est certainement déjà présent dans l ’ air du temps - la mort est là — , mais dont la nature profonde a encore un avenir, non pas un futur, mais un à-venir: l ’ Allemagne de l ’ Est a disparu, on a cassé la dalle et abattu le Mur, qu ’ en restera-t-il puisqu ’ on a vu l ’ extinction des perdants, des déjà-morts? Il ne reste rien de l ’ Allemagne de l ’ Est, puisque dans cette histoire se joue le rien qui succède à la défaite: enfin. . . il reste qu ’ on est toujours l ’ Allemand de l ’ Est de quelqu ’ un. À savoir: un moins que rien. Il reste la hantise, il reste la revenance, ou encore ce que Derrida appela l ’ «aporétographie» (Derrida 1996: 35), 8 l ’ écriture incessante que génère la sensation de l ’ impasse (ce qu ’ est aussi le Mur dans le Berlin de l ’ époque). Il reste donc la littérature. Forcé à penser Berlin: du côté de la pensée murée Nous nous sommes déjà rendus sous la Porte de Brandebourg avec Yvon Beguivin. Voici ce qu ’ écrit Imre Kertész de son Berlin d ’ avant 1989 dans «Pourquoi Berlin? » - bien sûr, si l ’ on voulait s ’ en tenir à des considérations grossièrement politiques, Imre Kertész a probablement une perspective assez éloignée de celle de Yvon Beguivin, mais, j ’ espère pouvoir montrer qu ’ ils convergent au moins vers un terme, qui culmine dans une impression: J ’ y suis venu, pour la première fois à la fin du printemps 1962. Le Mur existait déjà. Tout était un peu irréel [. . .]. Le touriste occidental curieux de savoir ce que cela signifiait venait à Berlin et regardait le Mur. Je l ’ ai fait moi-même, mais de l ’ autre côté. À l ’ époque où l ’ idée d ’ une Allemagne réunifiée - et même d ’ une Europe unie - n ’ était encore qu ’ un 8 À noter que la méditation de Derrida dans ce texte le conduit particulièrement à explorer tout ce qui lie l ’ aporie à la spectralité (Derrida 2000: 110sq.), à la frontière (ibid. 2000: 51sq., 136sq. notamment) et à l ’ hospitalité (ibid. 2000: 66sq.), qui sont aussi nos thèmes ici. 84 Olivier Morel beau rêve, Berlin était pour beaucoup la plus européenne des villes, justement à cause de sa situation périlleuse. Depuis [sic] la Leipziger Straße à Berlin-Est, on voyait fort bien «de l ’ autre côté» les journaux lumineux de la tour du Springer Verlag qui nous envoyaient les nouvelles interdites du monde libre, comme des clins d ’œ il, et on avait l ’ illusion que le Mur ne ceignait pas Berlin-Ouest mais tout l ’ Empire monolithique qui s ’ étendait en-deçà du Mur jusqu ’ à l ’ océan Arctique. Je n ’ oublierai jamais ce soir d ’ été où, perdu dans ce désert gris du bout du monde, Unter den Linden, je contemplais les chicanes, les sentinelles avec leurs chiens, les toits des autocars de touristes curieux qui affleuraient au-dessus du Mur «de l ’ autre côté», quand soudain les projecteurs se sont allumés comme pour mettre en lumière la honte de ma captivité absolue. (Kertész 2003: 19) D ’ un côté, à l ’ Ouest, c ’ était le touriste occidental «curieux de savoir ce que cela signifiait», qui venait à Berlin et «regardait le Mur»; de l ’ autre côté, à l ’ Est, si Imre Kertész vient aussi voir le Mur, il vient constater par lui-même sa présence, il vient vérifier un déploiement de force exercée par un régime de dimension continentale: à l ’ Ouest, ce sont des touristes, des «autocars de touristes curieux qui affleuraient au-dessus du Mur» (vus de l ’ Est par Imre Kertész); quant à l ’ Est, ce sont des «chicanes, les sentinelles avec leurs chiens». Voici ce que Maurice Blanchot écrit, de son côté (l ’ Ouest): Jusqu ’ au 13 août 1961, l ’ absence de séparation visible - encore que des contrôles réguliers et irréguliers fissent sentir l ’ approche énigmatique d ’ une ligne de démarcation - rendait ambiguës la nature et la signification du partage; moins qu ’ une frontière, puisque chaque jour on pouvait la franchir massivement en échappant au contrôle, mais aussi, bien davantage puisque la franchir c ’ était passer, non pas d ’ un pays à un autre, d ’ une langue à une autre, mais, dans le même pays et la même langue, de la «vérité» à l ’ «erreur», du «mal» au «bien», de la «vie» à la «mort» et subir comme à son insu, une radicale métamorphose. (Blanchot 2000: 133) Là est l ’ hOSTalgie, cette maladie de l ’ otage, pris dans l ’ univers d ’ hOSTile détention que pointe un Imre Kertész. Chez Yvon Beguivin comme chez Imre Kertész et Maurice Blanchot, penser le Mur de Berlin, c ’ est rencontrer un mur de la pensée, et par conséquent, peut-être une origine de la littérature. C ’ est la pensée murée que décrivent Imre Kertész, Maurice Blanchot et Yvon Beguivin, et le point où le Mur force à penser coïncide avec celui où le Mur force la pensée. De là, cette notion d ’ hOSTalgie. Jouant avec le mot «host» qui en anglais signifie «hôte» (celui qu ’ on reçoit) mais qui produit aussi le mot «hostile», «hostilité» j ’ essaie de penser ici, une fin de la pensée, un horizon infiniment fini (un mur), comme nous, comme nos vies. Dans cet espace de pensée, dans cette métaphysique qui lie les textes de Blanchot, Imre Kertész et Yvon Beguivin, tout se passe comme si l ’ autre côté, ce bout du monde, ce point ultime du désert par lequel Imre Kertész désigne l ’ Est était un nom de la mort, comme on le trouve également chez Yvon Beguivin. hOSTalgies. Du refuge à la douleur, hostilités et hospitalités berlinoises 85 Yvon Beguivin atteint le côté Est à partir de l ’ autre côté (Ouest). Et arrivant à l ’ Est, il arrive du côté de la mort. Comme si la frontière séparant Berlin Ouest et Berlin Est n ’ était pas tant un Mur de béton - ou un Mur du temps comme cela est bien connu — , mais une sublimation émotionnelle de la ligne de partage existentielle qui fonde la littérature, défiant la philosophie qu ’ on a coutume d ’ appeler parfois «occidentale». Ce passage d ’ Orient, cet Orient littéraire, c ’ est l ’ ontologie occidentale sublimée: en bref, on pense le Mur de ce côté-ci, du côté Occidental, mais Yvon Beguivin, comme Imre Kertész, et très différemment, nous inviteraient à une sorte de révolution (si on nous passe l ’ expression), puisqu ’ il s ’ agirait de le penser depuis l ’ autre côté, le côté «oriental» celui de la mort: souvenons-nous de la phrase de Yvon Beguivin, «c ’ est mon premier visa de séjour chez moi. Chez les morts» (Beguivin 1998: 27sq.). Ce mal du côté, ce point de côté, cette rupture partielle de la philosophie entendue comme métaphysique «occidentale», ce passage à l ’ Est qu ’ implique l ’ incarnation littéraire de la pensée que Yvon Beguivin figure, c ’ est l ’ hOS- Talgie fondamentale qui oriente et désoriente. Événement émotionnel par définition, nous assisterions ainsi à l ’ avènement d ’ une littérature de la désorientation chez les auteurs cités ici: le Mur tombe et l ’ autre côté, le côté de la mort, l ’ Est, disparaît. C ’ est comme si le néant, ce néant qui est le point d ’ origine de la «réalité vécue», émotionnelle, d ’ un Imre Kertész ou d ’ un Yvon Beguivin avait été anéanti. Ce point de néant par éradication et anesthésie de la langue, c ’ est peut-être la destruction des sensations que pointe Nathalie Sarraute citée plus haut. Pour Yvon Beguivin, ce mouvement se traduit par une multitude de surgissements de la langue allemande dans le texte, la langue tantôt assujettie, asservie aux nécessités du Régime est-allemand (noté en italique), tantôt générée par la dénonciation, le refus, la négation de la réalité du régime (noté en romain): Il n ’ y a pas une tête à avoir vu l ’ invisible, à pouvoir dire à quoi le néant ressemble. J ’ entends qu ’ il dit au père Kühn, le douanier, mi-courroucé, mi-rassuré: das ist nicht Deutschland. Encore un. En quoi, il ne se trompe pas. Das ist nicht Deutschland. Le néant, ce n ’ est pas l ’ Allemagne, nous voilà rassurés. Vingt et un ans plus tard, ils croiront unifier l ’ Allemagne. Marions le vide avec une saucisse. On est impatients de voir les enfants. (Beguivin 1998: 40) Écrire le roman d ’ Allemagne de l ’ Est, c ’ est spéculer sur la possibilité de cette impossibilité, sur cette hOSTalgie: spéculer au sens de penser, nous l ’ avons vu, mais également au sens d ’ imaginer, d ’ envisager, voire de fantasmer, de mettre en fiction. Au fond la forme fictionnelle choisie par Yvon Beguivin («roman») ou Imre Kertész est là, sise au pied du Mur et de son fantôme, pour comprendre l ’ Est, cet Orient d ’ un autre temps et la trace qu ’ il n ’ a peut-être pas laissée dans une pensée d ’ Occident si terrifiée par l ’ émotion. C ’ est ce qui 86 Olivier Morel demeure: l ’ émotion, l ’ émotion comme Demeure de la Littérature, la littérature, refuge du membre-fantôme. Fût-ce dans la douleur. Penser la désorientation, c ’ est l ’ empreinte que l ’ émotion d ’ Allemagne de l ’ Est laisse dans la littérature, consignée dans le Roman de la hantise et des rêves inachevés chez Yvon Beguivin: Dans les journaux, à la télévision, à la radio, la trace de l ’ ex-pays de personne s ’ est effacée. Il n ’ y a plus de trace. Le trou dans l ’ Allemagne s ’ est refermé. Dans mes yeux, on ne voit rien de ce que j ’ ai vu, cela, peut-être, n ’ a jamais été, ou bien les mots, les morts, y manquent. Et allez donc faire le deuil du deuil. (Beguivin 1998: 142) Alan, Robert, «Yvon Beguivin: l ’ Allemagne de l ’ Est» [sic], dans: World Literature Today, 72, 4, 1998, 790. Beguivin, Yvon, L ’ Allemagne de l ’ Est, Roman, Paris, Maurice Nadeau, 1998. Blanchot, Maurice «Le Nom de Berlin», dans: Lignes, 3, 2000, 129 - 141. Bouju, Emmanuel/ Gefen, Alexandre, «L ’ Émotion, puissance de la literature? », in Modernités, 34, 2012, 5 - 10. Calle, Sophie, Souvenirs de Berlin-Est, Arles, Actes Sud, 1999. 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À l ’ ombre de quelque discours photographique berlinois», dans: Valérie Michelet-Jacquod/ Olivier Wicky (éds.), Penser l ’ avant, construire l ’ après: Berlin dans la littérature d ’ expression française de 1920 à nos jours, Lausanne, Antipodes, 2014 [à paraître]. Sarraute, Nathalie, Nathalie Sarraute, qui êtes-vous? Conversations avec Simone Benmussa, Lyon, La Manufacture, 1987. hOSTalgies. Du refuge à la douleur, hostilités et hospitalités berlinoises 87 Sophie Frémicourt Crises berlinoises Introduction Depuis les années 1970, la littérature jeunesse connaît une véritable explosion. Dans la multiplicité des ouvrages publiés, le roman pour adolescents s ’ impose comme un genre phare dans lequel de nombreux écrivains reconnus s ’ essayent, de Marguerite Yourcenar à Michel Tournier ou plus récemment Jean-Marie Gustave Le Clézio. 1 Dans la dernière décennie, la ville de Berlin s ’ est vue choisie comme cadre de nombre d ’ ouvrages publiés. Un choix signifiant qu ’ il convient d ’ analyser. Le premier de ces romans berlinois, Faits d ’ hiver, d ’ Arnaud Cathrine est publié en 2004 à l ’ Ecole des Loisirs. Notre analyse se centrera sur ce roman et en constituera le paradigme. En 2007 est publié Anges de Berlin de Sylvie Deshors aux éditions du Rouergue, suivi de Berlin 73 de Marie-Florence Ehret chez Gulf Stream Editeur en 2009. Enfin en 2010 sont sortis conjointement le roman graphique de Fred Neidhardt, La Peur du rouge, chez Delcourt et Trois baisers de Maïté Bernard chez Syros. Le choix de ce corpus d ’ étude a donc été motivé par la volonté de se placer sous l ’ angle de la réception. Le public-cible est souvent identifiable dès la collection: Medium à l ’ école des Loisirs et les éditeurs Rouergue et Syros s ’ adressent explicitement aux adolescents tandis que la collection Shampoing selon son directeur, Lewis Trondheim, est destinée aux «[. . .] grands qui veulent rester petits et [aux] petits qui veulent devenir grands» 2 . De même, la première de couverture présente le plus souvent des images des protagonistes adolescents (Anges de Berlin, Berlin 73 et Trois baisers) favorisant l ’ identification du lecteur. Il convient de s ’ interroger sur le choix forcément signifiant de cette capitale étrangère comme cadre fictionnel pour ces ouvrages. La ville qui a connu des bouleversements importants durant le XX e siècle offre l ’ occasion d ’ une sensibilisation à l ’ histoire pour ces jeunes lecteurs et est également une destination touristique à la mode. Mais le choix de Berlin ne peut se réduire à une stratégie éditoriale: la ville est en effet un objet de fascination pour les 1 Voir à ce sujet Pawana (Le Clézio 2003) et les nouvelles Mondo et autres histoires (Le Clézio 1993) publiés chez Gallimard, folio junior. 2 Voir à ce sujet le lancement de la collection par Lewis Trondheim sur le site «ToutenBD», http: / / www.toutenbd.com/ article.php3? id_article=1257 (dernière consultation: 10 avril 2014). protagonistes qui témoigne d ’ autres enjeux, entre autre celui d ’ un imaginaire propre à Berlin. En effet, tandis que le genre du roman adolescent se construit comme roman d ’ initiation et récit d ’ une crise, le motif de la crise est au c œ ur de l ’ appréhension de Berlin dans ces romans de l ’ adolescence. I. Romans de l ’ adolescence: récits de crise 1. Le roman adolescent comme récit d ’ initiation Le roman adolescent s ’ établit sur les bases du Bildungsroman: un genre d ’ origine allemande dont le Wilhelm Meister (1795) de Goethe est considéré comme le récit fondateur (cf. à ce sujet Jacobs 1972). Ortrud Gutjahr définit le Bildungsroman comme «l ’ histoire du développement d ’ un protagoniste adolescent jusqu ’ à l ’ âge adulte, à la fois comme découverte de soi et intégration sociale» (Gutjahr 2007: 8). Dans la classification de Bakhtine, le roman d ’ apprentissage qui retranscrit une évolution du personnage s ’ oppose au roman biographique où l ’ on n ’ observe pas d ’ évolution du héros: sa vie prend, selon les circonstances, des aspects nouveaux, mais lui-même reste inchangé (Bakhtine 1984: 263). En effet, le sujet du roman d ’ apprentissage est souvent un adulte en devenir, dont la destinée se construit au fur et à mesure des épreuves et des expériences: Le roman d ’ éducation est le roman de l ’ individu emporté, happé, par un réel en devenir, en même temps que le roman des avortements ou chocs amortis successifs au travers desquels fait naufrage une idée du monde, en même temps que peutêtre, douloureusement, et au moins pour le lecteur, s ’ en forge une nouvelle. (Barbéris 1999: 138) Ainsi si les héros romanesques du XIX e siècle et la question de leur intégration sociale se rapprochent en effet des héros de notre corpus, cette familiarité entre le roman d ’ apprentissage et le roman adolescent s ’ établit avant tout dans le partage d ’ expérience entre l ’ adolescent et son lecteur: «Du fait des particularités de sa structure narrative, le roman adressé aux adolescents opère deux formations simultanément: celle du héros, représenté dans la fiction, et celle du lecteur, réalisée en cours de lecture» (Delbrassine 2006: 367). L ’ évolution de ce personnage-narrateur est rendue de façon précise par le choix de la focalisation interne, un choix retenu par l ’ ensemble de nos auteurs. Chez Arnaud Cathrine, 3 c ’ est une double voix narrative qui s ’ exprime en alternance: Jacob, un jeune adolescent berlinois, perturbé par le départ inattendu de sa mère, et Anna, qui revient à Berlin et découvre que son ancien fiancé est décédé. La notion d ’ apprentissage est au c œ ur des réflexions d ’ Anna dès le premier chapitre qui lui est consacré: 3 Et de façon moins systématique chez Marie-Florence Ehret. 90 Sophie Frémicourt Peut-être étais-je prête à l ’ accepter maintenant: cet amour plus serein dont tu parlais, moins passionné. Peut-être parviendrais-je à me hisser jusqu ’ à ta foutue sagesse. Paris m ’ avait au moins appris ça: il était hors de question de te perdre. Tout sauf ça. (Cathrine 2004: 41) Mais contrairement aux canons du genre du roman de formation, le roman adolescent est un roman d ’ initiation. Si apprentissage il y a, celui-ci laisse le héros dans un état d ’ ébauche de son identité adulte. Ainsi le récit d ’ initiation se caractérise par une relative brièveté temporelle de la diégèse (quelques jours à quelques semaines) et par une forme d ’ inachevé qui caractérise la destinée des personnages. Ainsi on pourrait résumer l ’ initiation des deux héros de Catherine en ces termes: Anna, une jeune Allemande, revient à Berlin après un an passé à Paris. Elle pense pouvoir y renouer avec son ancien petit ami Bastian. A son arrivée, elle apprend son décès et doit apprendre à vivre sans lui. Elle décide de repartir à Paris pour accomplir son deuil. La mère de Jakob n ’ est pas rentrée. Jakob doit apprendre à se débrouiller sans elle, ce qui le conduit à rencontrer Grace et Anna. De même, tous les héros de ces romans adolescents font l ’ objet d ’ une «initiation» qu ’ il s ’ agisse des prémices d ’ une éducation sentimentale pour Marie-Liesse (Trois baisers) et Solti (Anges de Berlin), ou sexuelle (La Peur du rouge), ou politique (Anges de Berlin, Berlin 73). Ce roman d ’ initiation, parce qu ’ il évoque l ’ âge d ’ une première conquête de l ’ autonomie, est bien souvent un roman de la contestation: contestation des règles de l ’ enfance mais aussi contestation des valeurs de l ’ adulte. En ce sens, il est souvent un récit de la désillusion. Dès lors l ’ âge adulte ne s ’ incarne plus par des valeurs mais juste par l ’ atteinte d ’ une existence autonome et responsable. L ’ adulte n ’ est plus modélisant, mais témoigne lui aussi de ses limites et de ses échecs qu ’ il faut accepter. A la fin de Faits d ’ hiver, la colère de Jakob contre sa mère qui avait déserté le domicile familial pour vivre une brève passion amoureuse s ’ est effacée: «En deux ans, Maman n ’ a toujours pas réussi à comprendre comment j ’ ai fait pour ne pas lui en vouloir. Je suis assez fier de l ’ avoir épatée. Mais je ne sais pas si c ’ est bien de penser de cette façon» (Cathrine 2004: 109). 2. La crise d ’ adolescence: «un temps de transition, de transgression et de transactions» Ainsi définie l ’ inscription générique de notre corpus, il convient de s ’ interroger sur la notion de crise concomitante de l ’ adolescence dans nos romans. Penser l ’ adolescence comme crise se justifie d ’ abord par les points communs à ces deux notions: à savoir une certaine brièveté temporelle et leur caractère transitoire. Le psychanalyste Pierre Goslin définit ainsi l ’ adolescence comme «une période transitoire caractérisée par un double mouvement de reniement Crises berlinoises 91 de l ’ enfance et de recherche du statut d ’ adulte», «un temps de transition, de transgression et de transaction» (Goslin 2002: 13). Comme la crise, l ’ adolescence renvoie à un conflit. Pour l ’ adolescent, il s ’ agit d ’ un conflit de développement correspondant à une réorganisation psychique: elle débute par la puberté et se développe avec des interrogations sur l ’ identité et par une idéalisation de la «nouvelle vie» qui s ’ offre à lui, et qu ’ il attend imaginairement ou inconsciemment. Un certain nombre de manifestations physiques et psychologiques accompagnent cette période toute particulière du développement dont notre corpus se fait l ’ écho. Ainsi la première étape de l ’ adolescence débute par la puberté théorisée par la pédopsychiatre Françoise Dolto sous la formule restée célèbre du «complexe du homard». Cette métamorphose du corps et de l ’ esprit modifie les rapports du «homard» à lui-même et à son entourage: «L ’ enfant se défait de sa carapace, soudain étroite, pour en acquérir une autre. Entre les deux, il est vulnérable, agressif ou replié sur lui-même» (Dolto 1989: 15). Cette métamorphose parfois douloureuse est relayée par notre corpus. Ainsi dans Faits d ’ hiver, la question de l ’ acception de soi et d ’ un corps dont le développement est encore inachevé est discrètement évoquée par le personnage de Stefan: «Stefan a du mal à me regarder dans les yeux depuis qu ’ on lui a installé un appareil pour redresser ses dents. Il dit qu ’ il a l ’ air con et je peux difficilement le contredire» (Cathrine 2004: 109). Dans La Peur du rouge, les différents personnages sont représentés sous forme zoomorphe: une manière d ’ interroger la perception du corps. Fred, le héros du livre, fait état de ses complexes tout au long de la bande dessinée. Ainsi durant le voyage, le narrateur est témoin d ’ une discussion entre deux autres élèves du voyage qui lui cause de grandes inquiétudes quant à son avenir amoureux: « - et j ’ te parle pas de «gueule tordue» avec sa coupe playmobil et sa vue basse. . . En plus y porte encore des futes pattes d ’ eph! en 1981! La crainte! Y a pas un seul de ces gros puceaux qui va nous faire de l ’ ombre! » (Neidhardt 2010: 44). Surtout l ’ adolescence est le lieu et le moment d ’ une quête identitaire qui dépasse la quête de soi: en tant que temps de transaction, il est le moment privilégié d ’ une interrogation sur son histoire familiale (Martin 2009: 142). Dans Faits d ’ hiver, Jakob s ’ interroge sur le départ de son père du foyer familial. Il hésite à lire une lettre restée dans un tiroir de la table de chevet de sa mère (Cathrine 2004: 17sq.). Pour Solti (Anges de Berlin) et Sylvie (Berlin 73), leur séjour berlinois est l ’ occasion de revisiter l ’ histoire de leurs parents: Mary, la mère de Solti, est une ancienne activiste politique, tandis que Sylvie découvre la véritable identité de son père biologique. Cette quête identitaire se traduit également par une quête amoureuse, souvent synonyme de séparation nécessaire avec les parents. C ’ est l ’ éloignement du foyer familial qui rend possible cette rencontre amoureuse. Tous nos personnages se retrouvent en effet confrontés à la séparation d ’ avec leurs 92 Sophie Frémicourt parents: soit par le voyage scolaire à Berlin (Trois baisers et La Peur du rouge), soit par la disparition de la mère (Faits d ’ hiver et Anges de Berlin), soit par l ’ éloignement volontaire du foyer familial (Faits d ’ hiver et Berlin 73). Dans Faits d ’ hiver, c ’ est la question de la séparation, d ’ une rupture de la fusion mère-fils qui occupe le jeune Jakob: il prend ainsi conscience de la vie de femme de sa mère, de sa sexualité lorsqu ’ il la découvre s ’ engouffrant avec un inconnu dans un hôtel (Cathrine 2004: 90). Surtout sa rencontre avec Anna est une véritable révélation amoureuse: J ’ étais là, avec Anna, et je me disais que c ’ était peut-être ça la vie - découvrir, au moment où l ’ on s ’ y attend le moins, qu ’ on peut se réinventer tellement de forces auprès d ’ un visage nouveau, entrevoir un horizon si beau en cinq secondes, et le reste nous semble si peu important à côté de ça [. . .]. (Cathrine 2004: 99) L ’ enjeu amoureux est présent dans l ’ ensemble des romans du corpus mais est décisif dans le parcours de Marie-Liesse, l ’ héroïne de Trois baisers: le roman se construit en effet comme une éducation sentimentale qui voit émerger le désir de Marie-Liesse grâce à ces «trois baisers» à trois personnes différentes. 4 Dans La Peur du rouge, l ’ amour et surtout la sexualité sont au centre des préoccupations de Fred qui quittera Berlin, ayant perdu sa virginité. Le parcours d ’ Anna dans Faits d ’ hiver se singularise en ce qu ’ il évoque une deuxième rupture après celle de la fusion familiale, celle d ’ avec le premier amour. Anna revient à Berlin dans l ’ espoir de retrouver Bastian, son ancien amoureux, après un an d ’ absence. Elle avait en effet choisi de le quitter et de s ’ éloigner de Berlin pour vivre à Paris durant un an. Lorsqu ’ elle découvre qu ’ il est décédé, son monde s ’ écroule. Comme l ’ explique Daniel Delbrassine, «L ’ expérience du deuil, vécue par le héros et confiée au lecteur, [est] comme une préparation à des séparations bien réelles» (Delbrassine 2009: 368). Le désir de s ’ éloigner de Bastian et de Berlin nourrit les remords d ’ Anna lorsqu ’ elle découvre que celui-ci est mort. Cette décision est décrite rétrospectivement par la jeune fille comme un caprice, un refus de grandir et de s ’ assagir: C ’ est toi que j ’ ai fuis et j ’ ignorais, ce matin encore, si je revenais victorieuse de quoi que ce soit finalement. Partir, ça voulait dire: fuir notre amour devenu sage, paisible, revenu de ses folies, de sa violence, et craignais-je, presque fini d ’ avance. 4 Bernard 2010: 258: «Toute l ’ angoisse, toute la confusion de ces derniers jours s ’ étaient évaporées. J ’ étais à ma place et j ’ ai senti à sa manière de m ’ enrouler dans ses bras que c ’ était bon pour lui aussi. Tout doucement, ses doigts ont ramené mon visage près du sien, ses lèvres ont trouvé les miennes, sa langue est venue me chercher et, grâce à Valentin, ni trop tôt, ni trop tard, j ’ ai enfin compris quel intérêt il pouvait y avoir à quitter l ’ enfance.» Crises berlinoises 93 Tu disais que c ’ était une question d ’ âge. [. . .] Peut-être étais-je prête à l ’ accepter maintenant: cet amour plus serein dont tu parlais, moins passionné. Peut-être parviendrais-je à me hisser jusqu ’ à ta foutue sagesse. (Cathrine 2004: 40sq.) Ce passage à l ’ acte qui amènera plus de questions que des réponses aux interrogations initiales n ’ est pas le seul. En effet pour beaucoup d ’ adolescents, l ’ adolescence est l ’ occasion de conduites à risques qui constituent de véritables rites initiatiques en ce qu ’ ils marquent la fin de l ’ enfance et interrogent leurs limites. Ces comportements dangereux sont relativement peu nombreux dans notre corpus: s ’ ils sont évoqués (la drogue par exemple), les protagonistes de nos fictions transgressent rarement: pas de rejet de l ’ autorité parentale ou de leurs valeurs. La raison principale est à trouver du côté des lecteurs. Les éditeurs qui ciblent un public jeune doivent faire preuve d ’ un certain conformisme moral pour espérer assurer une certaine pérennité à leurs publications. La Peur du rouge, fait exception en relatant un jeu dangereux qui conduit à l ’ évanouissement de Romain (Neidhardt 2010: 52). Dès lors les transgressions sont plutôt symboliques: davantage du côté du dépassement de soi et de quelques règles grâce à un ailleurs plus permissif. Dans Faits d ’ hiver, les transgressions sont spatiales, il s ’ agit toujours d ’ une fuite: Anna quitte Bastian et Berlin, car elle considère que leur relation s ’ étiole quand Grace quitte la Californie pour assumer sa transsexualité (Cathrine 2004: 86). Les deux protagonistes ont chacun un modèle adulte de cette transgression spatiale comme rite initiatique: Anna évoque son oncle Gustav, qui a choisi de s ’ établir à Paris (ibid.: 38) tandis que la mère de Jakob déserte le foyer familial pour vivre une brève aventure avec un inconnu. Sa transgression est comparée à celle d ’ une adolescente: «En ce moment, ma mère a le même âge que moi. Elle s ’ est barrée comme une adolescente en laissant son fils dans le vide» (ibid.: 95). Si la fuite vers un ailleurs permet de «repousser l ’ horizon des possibles à l ’ infini» (ibid.: 95), on comprend dès lors que Berlin, en tant que capitale étrangère, offre à nos auteurs français un cadre idéal pour exposer le besoin d ’ émancipation de leurs héros adolescents. II. Berlin, lieu initiatique? 1. La dimension pédagogique: l ’ altérité comme moteur de l ’ apprentissage Le voyage est l ’ occasion d ’ une confrontation à l ’ altérité, d ’ un apprentissage qui se fait au contact de l ’ autre. Cette dimension pédagogique est à l ’œ uvre dans l ’ ensemble de ces romans de l ’ adolescence où la confrontation avec l ’ ailleurs bouleverse une vision du monde marquée par la naïveté et l ’ innocence. Le futur adulte est donc souvent un nouveau venu: seuls les héros de Cathrine sont des autochtones berlinois. A la leçon de vie s ’ ajoute ainsi la sensibilisation à d ’ autres cultures, d ’ autres valeurs. 94 Sophie Frémicourt Dans Faits d ’ hiver, le voyage se limite à un changement de quartier mais cette rencontre avec l ’ altérité se double d ’ une dimension sexuelle: quitter la mère et sortir du giron familial pour rencontrer d ’ autres figures féminines: l ’ ambivalente Grace à Friedrichshain et la mystérieuse Anna à Prenzlauer Berg permettent d ’ approcher la différence de sexe et de culture. Dans Berlin 73 et La Peur du rouge, qui évoquent tout deux le Berlin de la période du Mur, le voyage est l ’ occasion de confronter les fantasmes sur Berlin Est à la réalité. Dans La Peur du rouge, Berlin Est est vu comme un terrain de jeu cinématographique: le narrateur livre ses fantasmes paranoïaques sur la fouille dont il craint être l ’ objet à cause d ’ une photo érotique (Neidhardt 2010: 13), et cherche à identifier les espions dissimulés dans la rue (ibid.: 16). Dans Berlin 73 et Anges de Berlin, le séjour à Berlin est l ’ occasion d ’ une éducation à l ’ histoire et au militantisme politique. En découvrant Berlin Est, ses habitants et leur destin nécessairement marqué par le Mur, Sylvie sort peu à peu de l ’ enfance et d ’ une vision un peu naïve de la situation allemande. 5 2. La dimension métaphorique: Berlin, ville de la crise identitaire? Mais le topos du voyage dans le roman d ’ adolescent offre une dimension métaphorique: le héros est d ’ abord à la recherche de lui-même. Dès lors les motifs de l ’ orientation, de l ’ égarement, de la perte des repères enrichissent cette découverte d ’ un espace nouveau. Et la ville de Berlin, épicentre de l ’ histoire du XX e siècle et métropole en reconstruction, offre un cadre particulièrement signifiant, comme une chambre d ’ écho, à ces questionnements identitaires. En effet, depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, la capitale allemande n ’ a cessé de se reconstruire et cette mutation en quête de normalité n ’ est pas encore achevée, ce dont témoignent les conflits récents sur Mediaspree, la fermeture du Tacheles et du Bar 25, le devenir de Tempelhof, ou le montant des loyers toujours à la hausse. En ce sens, la ville connaît actuellement une crise identitaire qui rend son avenir incertain. Dans Anges de Berlin, No.F (pour No Future) confronte devant Solti ses souvenirs de la ville avec ce qu ’ elle est devenue aujourd ’ hui: No. F. déplie un plan de la ville: le canal de la Spree longe Kreuzberg, un quartier cosmopolite. Une enclave de Berlin-Ouest à l ’ époque du Mur, où la vie était difficile. Sur le canal, lieu de fuite des Allemands de l ’ Est, claquaient les coups de feu. Les appartements, la vue bouchée par la grisaille bétonnée du Mur, ne valaient alors pas grand-chose. C ’ était le quartier turc de la ville. Les temps ont changé. A présent, les rives et leurs ginguettes sous les saules sont très prisées par les Berlinois (Dehors 2007: 104). 5 Ehret 2009: 82: «Est-ce qu ’ on ignore toujours la moitié du monde? Avec Thomas et Rainer, tout est toujours double, noir et blanc, bien et mal, mais alors on ne fait plus rien? » Crises berlinoises 95 Dans l ’ ensemble du corpus, deux périodes, qui interrogent l ’ identité et l ’ avenir de la ville, intéressent nos auteurs: - la période du Mur (les années 70 et 80) dans Berlin 73 et La Peur du rouge (qui se déroule en 81). Ici le conflit de développement se fait par la métaphore du Mur qui dit l ’ impossibilité de l ’ unité du moi, les contradictions et les ambivalences du monde des adultes. Ainsi dans Berlin 73, Sylvie découvre une ville partagée entre Berlin Est au régime communiste et Berlin Ouest, influencée par le capitalisme. Le Mur de Berlin d ’ abord perçu comme une allégorie du Bien et du Mal est progressivement remis en question par l ’ héroïne: Je n ’ y comprenais plus rien. Le Mur alors, c ’ était bien ou ce n ’ était pas bien? Je croyais que personne ne pouvait le traverser ni dans un sens ni dans l ’ autre! Qu ’ il était absolument impénétrable, imperméable, fermé à tout et à tous. Je croyais qu ’ il y avait les soviétiques d ’ un côté, et le monde libre de l ’ autre (Ehret 2009: 89). - la reconstruction de l ’ après 89 dans Faits d ’ hiver, Anges de Berlin, Trois baisers. Ici la ville reconstruite dit toute l ’ ambition thérapeutique de ces périples adolescents: se reconstruire après un deuil (la mort de Bastian chez Cathrine, celle de Lamia chez Deshors), un traumatisme (un accident terrible qui plonge une famille dans la culpabilité pour Trois baisers). Ainsi le choix de Berlin comme cadre de romans adolescents n ’ est-il pas neutre: par le choix de convoquer des périodes historiques particulières qui résonnent en écho aux préoccupations de nos protagonistes, la ville devient un espace de projection de leurs interrogations et de leurs états d ’ âme. Dans Faits d ’ hiver, Arnaud Cathrine choisit de représenter Berlin en hiver. La ville, désertée par ses habitants, rend compte de la solitude ressentie par Anna, depuis qu ’ elle a appris la mort de Bastian: Je n ’ ai pas vu mes parents depuis un an. Ils m ’ attendent. Ils m ’ imaginent heureuse de retrouver Berlin, de les retrouver, eux, mon petit frère. Mais Berlin est vide. Et je suis vide aussi. Que vais-je pouvoir leur offrir, sinon ces yeux fatigués de pleurer, ces cernes qui ne trompent personne? (Cathrine 2004: 48) C ’ est la même solitude qui hante Jakob, qui attend sa mère. Là aussi, la ville, le quartier, l ’ appartement, deviennent un miroir de ses préoccupations: «J ’ ai contemplé la devanture du Bierhimmel le c œ ur serré. Tout me revenait. Maman, l ’ appartement vide, désespérément vide. La légèreté oublieuse qui m ’ avait porté toute cette nuit s ’ évaporait sans que je ne puisse rien faire» (Cathrine 2004: 66). 3. La dimension mythologique: Berlin - capitale subversive? Si le recours à Berlin comme cadre d ’ un récit d ’ adolescence s ’ explique ainsi par l ’ histoire mouvementée de la capitale ou sa propension à incarner les tourments adolescents, ce choix n ’ est cependant pas nouveau. En effet le topos 96 Sophie Frémicourt d ’ un Berlin comme lieu d ’ apprentissage se construit avec un récit fondateur: le roman modèle d ’ Erich Kästner Emil und die Detektive. Même s ’ il s ’ agit davantage d ’ un roman d ’ enfance que d ’ adolescence, la dimension initiatique est évidente. Berlin incarne la grande ville et tous les fantasmes associés: délinquance (le pickpocket et les bandes de jeunes), la foule (notamment lors de l ’ arrivée à la gare de Zoo), la richesse et la sophistication (Emile est moqué par ses acolytes pour son costume de ville et sa naïveté). Mais Kästner insiste aussi sur la débrouillardise et la solidarité de ces Berlinois en herbe. Un autre ouvrage qui sert aussi de toile de fond à la mythologie adolescente berlinoise: Moi, Christiane F., droguée, prostituée (Christiane F. Wir Kinder vom Bahnhof Zoo). La descente aux enfers de la jeune Christiane F. dans le Berlin Ouest à la fin des années 70 constitue même un sous-texte important pour La Peur du rouge: Fred s ’ imagine une idylle avec la jeune Allemande (Neidhardt 2010: 76). De même le personnage d ’ Ulrike, jeune adolescente passée par la prostitution et la drogue dans Berlin 73 évoque en filigrane Christiane F. Un autre roman, français cette fois-ci, publié en 1990, creuse ce sillon d ’ un Berlin comme capitale d ’ une adolescence tourmentée: Berlin dernière de Kits Hilaire. Le roman, considéré comme culte pour une poignée de nostalgiques du Berlin punk, développe l ’ analogie entre la ville chaotique à l ’ approche de grands bouleversements et les tourments de l ’ adolescence: Lorsque j ’ avais quatorze ans, Berlin représentait le modèle de toutes choses. L ’ endroit rêvé. Cassé dedans, bétonné autour, entouré d ’ un mur couvert de barbelés. La seule possibilité. [. . .] Kreuzberg était le centre du monde. Le seul endroit possible, la seule réalité vivable. Le seul air vicié, respirable. Je gardais cet air-là le plus longtemps possible en mémoire. Et lorsque j ’ eus quinze ans, ce fut Berlin ou la mort. (Hilaire 1990: 15) Le roman décrit une utopie, où la liberté prime («À Berlin, tu peux te promener à poil, une plume dans le cul à quatre heures du matin, peinte en bleu même si tu veux, tous les gens s ’ en foutent», ibid.: 88), où la société se limite au cocon d ’ amitiés fusionnelles («je ne crois qu ’ en Andy, Schickse et moi. Je ne crois plus qu ’ en nous trois. Le reste n ’ existe pas», ibid.: 29), en bref le terrain de projection des idéaux adolescents. Mais la chute du Mur met fin au rêve et comme il faut grandir, il faut quitter Berlin: «Je vois bien que ce n ’ est plus qu ’ une question de jours. La fin du Mur. La destruction de Kreuzberg, le passage obligatoire à l ’ âge adulte, aux lois de la nature. Le décompte a commencé» (ibid.: 152). Ainsi l ’ intertextualité du roman adolescent berlinois témoigne d ’ une ville à l ’ image moderne et subversive que la période contemporaine ne contredit pas. Berlin, destination à la mode, incarne pour une nouvelle génération la fête, les drogues, une culture subversive, qui explique aussi la nouvelle Crises berlinoises 97 fascination dont elle est l ’ objet. Dans Faits d ’ hiver, l ’ esprit contestataire de la ville est évoqué par le truchement du personnage de Grace et de ses soirées des «Black Girls coalition» (Cathrine 2004: 33) qui fascine Jakob. La transsexualité de Grace et les références à la culture homosexuelle de Berlin (le Bierhimmel à Kreutzberg [sic]), qu ’ on pourrait presque lire comme une réactivation du mythe de la République de Weimar. Dans La Peur du rouge, on observe une véritable fascination pour une érotique à l ’ allemande: les remarques de Bérard (Neidhardt 2010: 55), la visite d ’ un sex-shop (Neidhardt: 58), et la quête obsessionnelle de Christiane F. qui conduit le narrateur jusqu ’ à la discothèque Sound (Neidhardt: 76), témoignent de l ’ intertextualité à l ’œ uvre dans l ’ écriture comme de l ’ aura de la ville pour un adolescent des années 80. Dans Berlin 73, les amis de Thomas, parmi lesquels Peer et Ulrike appartiennent à la Szene berlinoise: militants, consommateurs de drogue et artistes en devenir, ils fascinent Sylvie. Solti, l ’ héroïne d ’ Anges de Berlin, découvre la richesse de la contre-culture berlinoise par le biais de ses rencontres: un slameur, Nels, un militant anarchiste No. F, rencontré sur le marché de Boxhagener Platz et sa compagne Laurie, artiste et militante berlinoise. Conclusion Cette carte postale d ’ un Berlin branché, centre névralgique d ’ une Europe à l ’ aube du XXI e siècle, ne se limite cependant pas à un succès marketing. En effet, l ’ utilisation du cadre de Berlin dans le roman d ’ adolescent contemporain témoigne d ’ un engouement au-delà des effets de mode. Il rend compte du cosmopolitisme européen où des écrivains français ont leur mot à dire sur le destin berlinois. Cette ville encore en quête de son identité et foncièrement moderne devient une chambre d ’ écho des préoccupations adolescentes. Berlin donne corps à leurs crises identitaires. Ainsi la vitalité de la mythologie berlinoise dont attestent ces récentes publications témoigne aussi de sa démocratisation voire de sa vulgarisation dans une littérature plus populaire ou moins littéraire. Bakhtine, Mikhaïl, Esthétique de la création verbale, traduit du russe par Daria Olivier, Paris, Gallimard, 1984. Barbéris, Pierre, Le Monde de Balzac, Paris, Kimé, 1999. Bernard, Maïté, Trois baisers, Paris, Syros, 2010. Cathrine, Arnaud, Faits d ’ hiver, Paris, L ’ École des loisirs, 2004. Delbrassine, Daniel, Le Roman pour adolescents aujourd ’ hui: écritures, thématiques et réception, Paris, Scéren/ CRDP Créteil-Joie par les livres, 2006. Deshors, Sylvie, Anges de Berlin, Arles, Rouergue, 2007. Dolto, Françoise, Paroles d ’ adolescents ou le Complexe du Homard, Paris, Hatier, 1989. 98 Sophie Frémicourt Ehret, Marie-Florence, Berlin 73, Saint-Herblain, Gulf Stream, 2009. F., Christiane (en collaboration avec Kai Hermann et Horst Rieck), Moi, Christiane F., droguée, prostituée . . ., traduit de l ’ allemand par Léa Marcou, Paris, Gallimard, 1983. Goethe, Johann Wolfgang von, Les Années d ’ apprentissage de Wilhelm Meister, traduit de l ’ allemand par Blaise Briot, Paris, Gallimard, 1999. Goslin, Pierre G., Psychologie de l ’ adolescent, Paris, Armand Colin, 2002. Gutjahr, Ortrud, Einführung in den Bildungsroman, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2007. Hilaire, Kits, Berlin, dernière, Paris, Flammarion, 1990. Jacobs, Jürgen, Wilhelm Meister und seine Brüder, Untersuchungen zum deutschen Bildungsroman, Munich, Fink, 1972. Kästner, Erich, Emile et les détectives, traduit de l ’ allemand par Anne Georges, Paris, Hachette Livre, 2007 Martin, Marie-Claire et Serge, Quelle littérature pour la jeunesse? Paris, Klincksieck, janvier 2009 (coll. 50 questions, n°45). Mészáros, Sandrine, «Quand l ’ ado va voir ailleurs. . . Le voyage linguistique et culturel dans le roman pour adolescents: un Ailleurs polyfonctionnel? », Mémoire de Master, Université du Maine, septembre 2012, sous la direction de Déborah Mirabel, http: / / ouvrelivres.files.wordpress.com/ 2013/ 01/ memoire_voyage_der. pdf (publié en janvier 2013, dernière consultation: 15 juin 2013). Neidhardt, Fred, La Peur du rouge, Paris, Guy Delcourt, 2010. Mouvements Rosa Luxemburg Platz, avec l ’ emblème de la «Volksbühne», la «Roue des brigands» (Räuberrad) © Margarete Zimmermann. Andrea Grewe Un espace vide à remplir d ’ émotions - Berlin 10h46 de Jean-Philippe Toussaint et Torsten C. Fischer Le séjour de Jean-Philippe Toussaint à Berlin en 1993 - 1994, dans le cadre du programme artistique du DAAD, a laissé des traces multiples dans son œ uvre. La ville est par exemple évoquée dans son cinquième roman intitulé La Télévision dont l ’ action se situe à Berlin. La capitale occupe une place plus centrale encore dans Berlin 10h46, le troisième film de Toussaint, réalisé en collaboration avec un jeune réalisateur allemand, Torsten C. Fischer, et diffusé en septembre 1994 sur ZDF, la deuxième chaîne de télévision allemande. Comme tous les films de Toussaint − à l ’ exception de La Patinoire, qui est sortie en DVD − Berlin 10h46 est quasiment introuvable, et même les rares études consacrées à ce jour au cinéma de Toussaint omettent d ’ évoquer ce film ou n ’ en mentionnent que le titre. 1 En 2012, l ’œ uvre fut projetée une nouvelle fois au Louvre dans le cadre du cycle cinématographique Jean-Philippe Toussaint: Écrire, filmer. Parcours croisés qui fut organisé en lien avec l ’ exposition Livre/ Louvre conçue par Toussaint durant cette même année. Dans le cadre de cette rétrospective, l ’ auteur proposa «en contrepoint de ses films, quelques œ uvres rares ou singulières réalisées par d ’ autres cinéastes» telles La Ricotta de Pier Paolo Pasolini, Providence d ’ Alain Resnais et La notte de Michelangelo Antonioni qui, selon lui, permettaient «de croiser les disciplines et les parcours et d ’ interroger les notions de temps et de regard». 2 À cette occasion, Berlin 10h46 fut montré à la suite de La Jetée de Chris Marker. Dans la mesure où le film est pratiquement inconnu, j ’ en ferai, dans un premier temps, un résumé détaillé. Dans l ’ analyse qui suivra, je chercherai d ’ abord à montrer de quelle manière la ville de Berlin est mise en scène pour ensuite parler de l ’ aspect méta-réflexif du film qui, à travers la dite mise en scène, poursuit une réflexion sur ce qu ’ est le cinéma où la «construction» de l ’ espace urbain reflète la construction de l ’ espace filmique. Ce faisant, je 1 Cf. Rubino 2006: 161 - 169; Ochsner 2011: 261 - 273; Schlünder [à paraître]. Je remercie l ’ auteure de m ’ avoir communiqué les résultats de ses recherches sur l ’œ uvre de Jean- Philippe Toussaint avant la publication. 2 Cf. la plaquette Jean-Philippe Toussaint: Écrire, filmer. Parcours croisés, publiée en lien avec l ’ exposition «Livre/ Louvre Jean-Philippe Toussaint 2012», Louvre Saison 2011/ 2012, Auditorium du Louvre, 2. L ’ exposition fut accompagnée par la publication Toussaint 2012 qui fait aussi largement appel à l ’œ uvre cinématographique de Toussaint. tâcherai également de faire ressortir le rôle que joue l ’ émotion dans le film, défi particulier chez un auteur dont l ’ écriture passe pour être «minimaliste», «froide», «impassible». Je terminerai par quelques brèves observations sur l ’ intertextualité et l ’ intermédialité. Synopsis Le film, tourné en noir et blanc, commence tôt le matin, vers 6 h environ, alors qu ’ il fait encore nuit et que le premier autobus urbain quitte le dépôt; il se termine la nuit suivante, vers minuit, alors qu ’ il fait à nouveau noir. Entre ces deux moments nocturnes: une journée d ’ hiver berlinois durant laquelle nous suivons quatre personnages, une femme et trois hommes, qui parcourent Berlin en s ’ adonnant à des occupations diverses et plus ou moins quotidiennes. Il s ’ agit de: 1° Klaus P. (joué par Herbert Knaup), qui travaille au cabinet du célèbre architecte berlinois Hans Kollhoff. 3 Le film montre la journée de Klaus, depuis son réveil jusqu ’ au soir, quand son amie et lui reçoivent des invités pour une fête chez eux. Le film suit Klaus du Marx-Engels-Forum, où il explique à un groupe de touristes coréens les projets urbanistiques en passe d ’ être réalisés, jusqu ’ à l ’ Alexanderplatz puis à son bureau où il revient prendre ses dessins. D ’ abord en bus puis en tramway, il doit se rendre en banlieue pour aller chercher sa voiture dans un garage. Lorsque le bus s ’ arrête à un feu rouge, Klaus aperçoit, dans le bus voisin, Catherine, son ancienne amante qui vient d ’ arriver de Paris. En rentrant au centre-ville, Klaus fait un détour et passe par l ’ Institut français dans l ’ espoir d ’ y rencontrer Catherine qui ne s ’ y trouve toutefois plus. 2° Catherine Chevallier (jouée par Mireille Perrier), une jeune photographe française qui arrive au petit matin à la gare de Zoologischer Garten. Elle revient à Berlin, où elle a autrefois vécu, pour une exposition de ses photographies qui doit être inaugurée le soir même à l ’ Institut français. Le film montre la flânerie de la jeune femme le long de rues où s ’ élèvent d ’ énormes échafaudages, signes des travaux urbains entrepris depuis la chute du mur et destinés à modifier en profondeur le visage de la ville telle que Catherine l ’ avait connue. Peu après, devant les ruines d ’ une gare désaffectée, l ’ Anhalter Bahnhof, la jeune femme aperçoit Klaus, son ancien amant; quand leurs autobus respectifs repartent dans des directions différentes, ils sont à 3 Hans Kollhoff (né en 1946) est un architecte allemand de réputation internationale qui a réalisé des projets célèbres, entre autres à Francfort et aux Pays-Bas. Après 1989, il a conçu plusieurs édifices pour Berlin, dont la Delbrück-Hochhaus et la Kollhoff Tower de Daimler-Chrysler pour la Potsdamer Platz et les Leibniz-Kolonnaden dans le quartier de Charlottenburg-Wilmersdorf. Il a été le premier gagnant du concours d ’ idées que le Sénat de Berlin avait organisé en 1993 pour le réaménagement de l ’ Alexanderplatz. 104 Andrea Grewe nouveau séparés sans avoir pu se parler. Le soir, avant de sortir de l ’ hôtel, Catherine essaie d ’ appeler Klaus qui n ’ entend la sonnerie du téléphone qu ’ au moment où elle se tait et avant qu ’ il n ’ ait pu décrocher. Ce n ’ est que quelques heures plus tard, au milieu de la foule du vernissage à l ’ Institut français et de la soirée chez Klaus, que Catherine réussit enfin à le joindre et à lui parler pendant le long moment qui clôture le film. Au destin de ces deux personnages s ’ ajoutent les «aventures» de deux figures dont les chemins croisent incidemment ceux des autres. Fig. 1 Il s ’ agit d ’ abord d ’ Arthur Yussupow (interprétant son propre rôle), grand champion d ’ échecs russe, qui atterrit le matin à l ’ aéroport où il est attendu par deux hommes, qui l ’ accompagnent ensuite à son hôtel. Un peu plus tard, il se rend dans une piscine publique où se trouve déjà le quatrième personnage, un jeune homme, qui exécute des mouvements de gymnastique au bord du bassin. Quittant la piscine presque en même temps, le joueur d ’ échecs et cet homme se retrouvent côte à côte devant un passage piéton qu ’ ils traversent simultanément tandis que les autobus de Klaus et Catherine attendent que le feu passe au vert (fig. 1). Après ces quelques secondes réunissant (à 10h46) les quatre personnages au même endroit, leurs chemins se séparent à nouveau. Un espace vide à remplir d ’ émotions 105 Le champion d ’ échecs rentre à son hôtel pour se préparer à son tournoi contre Anatoly Lanskoronski (interprété par Jean-Philippe Toussaint) qui commence à 16 h précises et se termine tard dans la soirée, précisément au moment où Catherine appelle Klaus. Le quatrième personnage est un jeune homme qui, à 6h30, quitte un appartement lugubre à travers un échafaudage, qui s ’ élève devant la façade d ’ une maison délabrée. Muni d ’ un sac à dos, il passe d ’ abord devant une galerie d ’ art dont il scrute attentivement l ’ installation de surveillance-vidéo à travers la vitre. Après être sorti des bains publics, il revient à la galerie d ’ art, qui a entretemps ouvert ses portes et dont le propriétaire (interprété par Joachim Sartorius) se livre à un match de ping-pong avec une jeune femme (interprétée par Madeleine Toussaint) tout en lui expliquant la recette du soufflé au saumon. Le jeune homme, après s ’ être assuré que le joueur de pingpong était bien le galeriste, sort un revolver de son sac et l ’ abat. Il s ’ éloigne ensuite, prend le bus puis le S-Bahn dont il descend au carrefour de Schönhauser Tor. Là, il se débarrasse de son revolver en le jetant dans la poubelle d ’ un snack-bar. Son histoire ne reprend qu ’ indirectement lorsque Catherine, le soir, passe devant la galerie d ’ art où deux agents de police, découragés par le caractère inexplicable du crime, se mettent à jouer au pingpong. La structure du film Il est bien entendu que les quatre histoires résumées ci-dessus ne sont pas racontées de manière linéaire et cohérente mais de façon fragmentée et discontinue. Le principe du film est celui d ’ un montage alterné qui présente les activités simultanées des quatre personnages de sorte que le film (et avec lui le spectateur) «saute» sans cesse d ’ un personnage à l ’ autre. Il en résulte − surtout au début − une certaine «désorientation» du spectateur face à l ’ univers du film, et ce d ’ abord, au niveau de l ’ espace urbain concret, qui est présenté seulement par des bribes ne formant pas une topographie cohérente; la désorientation est plus forte encore au niveau de l ’ intrigue car non seulement le spectateur, faute de dialogues, reste longtemps sans informations quant aux intentions des personnages et ne peut donc pas saisir ce qu ’ ils font, mais le film déçoit en outre l ’ attente du public espérant une quelconque «interaction» entre les protagonistes. Contrairement à ce qui se passe dans un récit traditionnel, les «histoires» de ces quatre personnages restent isolées, autonomes, ces derniers n ’ étant pas, pour ainsi dire, les protagonistes de la même histoire, liés par des intérêts communs ou opposés. Cela vaut même pour Klaus et Catherine dont les chemins divergent aussi après leur première rencontre. Ce qui les réunit est l ’ espace − Berlin − et le temps partagé, résumés par l ’ unité spatio-temporelle du titre Berlin 10h46 qui 106 Andrea Grewe désigne le lieu et l ’ instant précis où leurs chemins se croisent. 4 Par cette structure de ‚ récit éclaté ‘ , 5 Berlin 10h46 s ’ apparente aux autres films de Toussaint caractérisés, selon Beate Ochsner, par une «discontinuité des images» qui est aussi bien un «effet narratif des micro-récits» que le «résultat d ’ un montage qui repose sur des séquences fragmentées et sur l ’ enchaînement des morceaux hétérogènes» (Ochsner 2011: 268). En même temps, cette structure du film reflète un principe fondamental de la grande ville et de sa représentation narrative ou cinématographique, à savoir l ’ existence parallèle et simultanée d ’ une multitude de personnes dont les chemins se croisent sans que, normalement, cela n ’ ait la moindre répercussion sur leurs destins. Au vu du rôle décisif joué par le temps et de l ’ espace qui confèrent un cadre commun aux histoires racontées, je voudrais désormais partir de ces deux aspects et analyser la fonction qu ’ ils occupent dans la représentation de la (grande) ville et des histoires qui s ’ y déroulent. Le temps La place de choix qu ’ occupe dans l ’œ uvre le temps physique, mesurable, est signalée par le titre mais aussi par d ’ autres occurrences pendant le film. Celuici commence par la cacophonie d ’ un radioréveil qui met brusquement fin au sommeil de Klaus; 6 à l ’ aide de l ’ horloge parlante, à 6h30, le tueur met sa montre à l ’ heure; 7 à la piscine, il exécute ses exercices de gymnastique à côté d ’ un cadran géant destiné (vraisemblablement) à chronométrer les courses de natation (fig. 2); 8 pendant le tournoi d ’ échecs, deux chronomètres identiques attirent l ’ attention du spectateur; 9 dans une scène irréaliste, Catherine se trouve sur un quai de métro où de nombreuses horloges de gare sont pendues au plafond, effectuant le mouvement régulier d ’ une pendule d ’ horloge. 10 Sans oublier la chanson au refrain révélateur, qu ’ entonnent les collaborateurs du bureau d ’ architecte de Klaus pour le saluer: «Ist es wirklich schon so spät? Wer hat an der Uhr gedreht? » 11 4 Berlin 10h46: 21: 54 - 22: 12. 5 Cf. Journot 2004: 40: «On parle de récit éclaté, quand la trame narrative se démultiplie et qu ’ on suit alternativement les actions de plusieurs groupes de personnages.» 6 Berlin 10h46: 00: 54 - 01: 19. 7 Ibid., 02: 26 - 02: 54. 8 Ibid., 16: 30 - 16: 48. 9 Ibid., 37: 39 - 37: 45. 10 Ibid., 28: 34 - 29: 12. 11 Ibid., 19: 11 - 19: 49. «Est-il vraiment déjà si tard? Qui a manipulé l ’ horloge? » (traduction de A. G.). La citation renvoie à une célèbre série télévisée d ’ animation américaine intitulée La Panthère rose (The Pink Panther Show). Cette série reprend le personnage du générique de la comédie policière américaine La Panthère rose (1963) de Blake Edwards qui est un panthère rose en bande dessinée. Dans la version doublée allemande, chaque Un espace vide à remplir d ’ émotions 107 Fig. 2 Une première conséquence de cette mise en relief est le fait que le temps apparaisse comme un facteur d ’ ordre élémentaire; les aiguilles qui avancent sur les écrans, le tic-tac des chronomètres des joueurs d ’ échecs soumettent la vie des hommes à une mesure externe et leur imposent un ordre fixe, un rythme mécanique dont ils ne peuvent se libérer. Avec cette mécanisation de la vie humaine - également présente dans l ’ homogénéisation de la circulation des masses urbaines par les moyens de transport - est évoqué un aspect typique de la modernité, partie intégrante du film urbain du début du XX e siècle où la grande ville ressemble parfois à une horlogerie géante. 12 Le rôle dominant des transports publics dans le film où les personnages arrivent en train ou avion et parcourent la ville en bus ou en tramway conforte épisode se termine sur une chanson chantée par des enfants et s ’ adressant au protagoniste Paulchen Panther, chanson dont sont extraites les paroles citées. 12 Une représentation devenue emblématique de cette tendance est fournie par le film muet américain Safety last! (1923) dans lequel le protagoniste (Harold Lloyd) s ’ agrippe à un cadran d ’ horloge au sommet d ’ un gratte-ciel. 108 Andrea Grewe cette impression − à ceci près que, dans Berlin 10h46, les bus et les tramways ne sont pas peuplés par une foule urbaine mais par deux ou trois voyageurs solitaires seulement (fig. 3, 4). 13 De même, le traitement du temps chez Toussaint/ Fischer diffère sensiblement d ’ une conception associant la modernité urbaine à la vitesse: malgré l ’ omniprésence des chronomètres, les mouvements des personnages − tout comme ceux des bus berlinois − n ’ ont rien de particulièrement rapide ou fébrile. Paradoxalement, le caractère mesuré du temps éveille plutôt une impression d ’ immobilité que de mobilité accélérée, la circularité du mouvement des aiguilles s ’ opposant à toute idée de dynamisme et de progrès. Ainsi, Berlin 10h46 se distingue nettement de certains lieux communs de la représentation de la grande ville et se conforme Fig. 3 13 Le rôle de la circulation urbaine comme signe de modernité est illustré d ’ une manière exemplaire par le film muet allemand Berlin - Symphonie der Großstadt (1927) de Walter Ruttmann qui décrit le déroulement d ’ une journée dans la ville de Berlin, rythmée par les déplacements des habitants qui se rendent au travail ou rentrent à la maison. - La traversée de Paris grâce aux transports publics revêt une importance semblable dans L ’ appareil-photo de Toussaint. Pour la représentation de la grande ville dans ce roman, cf. Nitsch 1999: 305 - 321. Un espace vide à remplir d ’ émotions 109 plutôt aux caractéristiques que la critique a relevées dans les œ uvres narratives de Toussaint où nous trouvons la même «immobilité dans la mobilité». 14 L ’ espace Passons maintenant à l ’ espace. Dans Berlin 10h46, il est tout d ’ abord remarquable que celui-ci soit moins présenté comme un terrain fortement urbanisé que, au contraire, comme un espace «vide». C ’ est notamment le cas dans les séquences situées au Marx-Engels-Forum et à l ’ Alexanderplatz, 15 à l ’ empla- Fig. 4 14 Cf. Schlünder ([à paraître]: 185) qui parle du «Paradox eines Stillstands in Bewegung bzw. einer Bewegung im Stillstand, das die Sekundärliteratur den Romanen einvernehmlich bescheinigt.» Cf. aussi Böhm 2002: 117 - 127, qui constate le même contraste entre immobilité et mouvement dans le roman L ’ appareil-photo et établit un rapport avec le refus du protagoniste d ’ une identité fixe. 15 Berlin 10h46: 10: 05 - 11: 55. 110 Andrea Grewe cement de l ’ Anhalter Bahnhof 16 mais aussi lorsque Klaus, après être sorti sans sa voiture du garage en banlieue, doit traverser à pied un terrain vague à la périphérie de la ville 17 (fig. 5). La plupart de ces endroits se trouvant dans l ’ ancienne partie Est de Berlin (Marx-Engels-Forum, Alexanderplatz, Schönhauser Tor) ou aux alentours du mur (Anhalter Bahnhof), leur évocation renvoie, d ’ une part, au passé récent de la ville et à la division de l ’ Allemagne, voire du monde, entre Est et Ouest, et d ’ autre part, à la «conquête» de ces espaces libres par une ville qui cherche à s ’ étendre et à s ’ élargir. Le film évoque ainsi un moment historique unique, un moment de l ’ entre-deux entre passé et futur dans lequel Berlin apparaît comme suspendu dans l ’ espace et le temps. Fig. 5 Avec tous les projets d ’ urbanisation qu ’ il suscite, cet état d ’ «incertitude» fait en même temps ressortir la spécificité de la ville: en règle générale, celle-ci n ’ est pas un espace vide, mais un espace fortement peuplé et structuré par les constructions urbanistiques qui donnent une forme au vide et canalisent les 16 Ibid., 21: 38 - 23: 18. 17 Ibid., 41: 43 - 43: 22. Un espace vide à remplir d ’ émotions 111 mouvements des citadins. Les échafaudages à travers lesquels Catherine se promène et qui barrent la vue aux promeneurs (et aux spectateurs), les bâtiments tels que le Fernsehturm et, plus encore, les dessins que l ’ architecte Hans Kollhoff présente aux visiteurs, tout ceci illustre l ’ acte créateur qu ’ accomplit l ’ architecture urbaine en séparant l ’ extérieur de l ’ intérieur et en créant ainsi des espaces aux limites précises (fig. 6). Ce n ’ est certainement pas un hasard si les projets développés par Hans Kollhoff et expliqués aux visiteurs par Klaus se réfèrent aux constructions fonctionnalistes à l ’ orée des années trente que Peter Behrens avait conçues pour l ’ Alexanderplatz. 18 Dans l ’ univers urbain, le temps mesuré et l ’ espace construit concourent ainsi à merveille à structurer et ordonner le flux désordonné de la vie. Fig. 6 18 Peter Behrens (1868 - 1940) est considéré aujourd ’ hui comme un des fondateurs de l ’ architecture industrielle et du design industriel modernes. Influencé à ses débuts par l ’ art nouveau, il devient bientôt un des représentants les plus importants du style «objectif» qui révolutionne la construction des bâtiments industriels tout comme la forme des produits industriels. En 1907, il fonde un cabinet d ’ architecture et de design à Berlin où travaillent entre autres Walter Gropius, Ludwig Mies van der Rohe et Le Corbusier. Au début des années trente, il est responsable de la réorganisation de l ’ Alexanderplatz où sont réalisées selon ses plans les deux édifices appelés Alexanderhaus et Berolinahaus. 112 Andrea Grewe Cette description tient pourtant seulement compte d ’ un versant de la ville, celui de Klaus, l ’ architecte. Avec Catherine, nous en découvrons l ’ autre côté. Grâce à elle qui se promène à Berlin, sans but précis, tels les flâneurs parisiens du XIX e siècle, prête à s ’ émerveiller devant tout ce qu ’ elle voit et portant le regard curieux de l ’ étranger sur les changements survenus depuis son dernier séjour, grâce à elle donc l ’ approche de la ville se modifie radicalement. 19 En confrontant l ’ aspect actuel de la ville à ses souvenirs, Catherine laisse apparaître la dimension du passé et de la mémoire. Ainsi, le vide de certains lieux urbains n ’ est plus seulement perçu comme un appel à construire du neuf, mais désigne un «lieu de mémoire» qui rappelle une destruction antérieure et cela, aussi bien au niveau de l ’ histoire urbaine que de l ’ histoire individuelle. C ’ est ainsi que la ruine de l ’ Anhalter Bahnhof devant laquelle a lieu la rencontre de Catherine et Klaus, évoque le souvenir de la guerre mais aussi celui de la relation entre Catherine et Klaus et de la fin de leur liaison (fig. 7). Au déroulement mécanique et mesuré du temps extérieur s ’ oppose ainsi un temps «intérieur» qui ne se limite pas au présent mais qui comprend également un passé qui n ’ est pas encore passé. Le sort des deux (anciens) amants semble refléter ainsi celui de la ville qui a été divisée pendant des décennies et dont la récente réunification est porteuse de conséquences encore inconnues. L ’ espace vide où leur rencontre a lieu devient ainsi une sorte d ’ écran sur lequel ils peuvent projeter leurs émotions oubliées ou réprimées de sorte que le souvenir ressuscité de leur amour détruit l ’ ordre prescrit de leur journée et les amène à quitter le «droit» chemin. Mais, alors que Catherine n ’ hésite pas à descendre du bus à l ’ arrêt suivant pour revenir sur ses pas et tenter de retrouver Klaus, celui-ci ne bouge pas et poursuit tranquillement son chemin qui l ’ éloigne d ’ elle. Ce n ’ est que plus tard, au garage, qu ’ il est à son tour submergé par les souvenirs et les émotions lorsque, assis dans sa voiture, immobile, il écoute Ruby ’ s arms, une chanson d ’ amour de Tom Waits racontant l ’ histoire d ’ un homme en train d ’ abandonner la femme qu ’ il aime tandis que celle-ci dort encore. 20 La musique qui, comme «son in», émane d ’ un vieux radiocassette, sert ici à déclencher chez Klaus le souvenir de son histoire d ’ amour avec Catherine et à faire comprendre au spectateur ce qui s ’ est jadis passé entre eux. Le terrain vague avec ses constructions 19 Avec les perspectives différentes de Klaus et Catherine, le film semble illustrer la distinction entre «lieu» et «espace», introduite par Michel de Certeau dans le discours sur la ville moderne: «Als ,lieu ‘ bezeichnet de Certeau den abstrahierten städtischen Raum, das Resultat urbanistischer Konzeptualisierung und Planung; als ,espace ‘ dagegen den praktizierten Raum, das variable Produkt einer je individuellen urbanen Wanderung. [. . .] Variable Stadtwanderung und in noch stärkerem Maße narrative Stadtschilderung schaffen innerhalb des wohlgeordneten ,lieu ‘ einen ,non-lieu ‘ , einen Spielraum für ordnungswidrige Manöver» (Nitsch 1999: 311). 20 Berlin 10h46: 40: 03 - 41: 42. Un espace vide à remplir d ’ émotions 113 provisoires et la décharge sauvage que Klaus traverse dans la scène suivante au son de Ruby ’ s arms 21 pour rentrer en ville, ne contraste pas seulement avec l ’ ordre «aseptisé» de la grande ville imaginée par des architectes comme lui, il traduit aussi le désordre sentimental qu ’ il éprouve à ce moment-là et qui le conduit à l ’ Institut français où il trouve non pas Catherine, mais seulement ses autoportraits photographiques. Une nouvelle «histoire» commune ou une reprise de leur ancienne relation ne se produit donc pas, car, après ce moment «magique» dans lequel le trajet des bus les avait réunis, ils ne se trouveront plus au même moment au même endroit. Le retard initial de Klaus le fera toujours arriver trop tard. Comme d ’ habitude dans le cinéma minimaliste, le film «évoque (de façon implicite ou explicite) les stratégies du cinéma narratif hollywoodien afin de pouvoir les subvertir» (Ochsner 2011: 263) en déjouant les attentes sentimentales du public. La rencontre de Klaus et Catherine reste un rendez-vous manqué, décalé; leur communication déficitaire, unilatérale: dans le bus, ils sont séparés par des vitres (fig. 8); à l ’ Institut français, Klaus ne peut communiquer qu ’ avec les photographies d ’ une Catherine absente et, Fig. 7 21 Valant désormais comme «son hors-champ». Cf. Goliot-Lété/ Vanoyé 2005: 39, pour la différenciation entre «son in», «son hors-champ» et «son off». 114 Andrea Grewe lorsque celle-ci réussit finalement à le joindre au téléphone, ils peuvent seulement se parler sans se voir. Après avoir anticipé la possibilité d ’ un dialogue en montrant les visiteurs du vernissage et les invités de Klaus dans un montage en champ-contrechamp, 22 le film s ’ achève sur un plan-séquence qui montre Catherine au téléphone en train de se parler à elle-même plutôt qu ’ à Klaus. 23 Son monologue semble ainsi répondre à la rêverie de Klaus quelques heures auparavant, ce qui illustre encore une fois leur isolation et le caractère «dissocié», «déphasé» de leur communication. Fig. 8 Les histoires du joueur d ’ échecs et du tueur du galeriste font écho à leur manière aux questions d ’ ordre et de désordre soulevées par l ’ histoire de Klaus et Catherine. Tandis que le tournoi d ’ échecs livre un exemple parfait d ’ une interaction réglée entre deux hommes, reflétant ainsi un désir de structures fixes et de maîtrise des émotions - désir qui préside aussi à la construction urbaine - , le crime commis par le jeune homme illustre le bouleversement de l ’ ordre: la partie de ping-pong est brusquement inter- 22 Berlin 10h46: 54: 33 - 56: 52; 57: 17 - 58: 00; 58: 19 - 58: 31; 58: 54 - 59: 29. 23 Ibid., 1: 01: 39 - 1: 05: 12. Un espace vide à remplir d ’ émotions 115 rompue par la balle de revolver qui fait dévier une autre balle, celle du tennis de table. 24 Tandis que le jeu d ’ échecs montre comment le «duel» entre deux hommes peut être maîtrisé à l ’ aide d ’ un système de règles qui empêchent l ’ explosion incontrôlable des pulsions, le meurtre du galeriste affirme le triomphe du désordre. L ’ espace urbain apparaît ainsi comme un lieu de choix. La conquête de l ’ ordre y est toujours menacée par les forces «vitales», anarchiques du désordre qui se manifestent dans la passion amoureuse et le crime, trouvant leur représentation cinématographique dans les genres filmiques «urbains» de la comédie sentimentale et du film policier. Le film vu comme réflexion sur le cinéma Comme Susanne Schlünder l ’ a souligné dans son étude sur les dispositifs de la perception dans l ’œ uvre de Toussaint, les films aussi bien que les romans de l ’ auteur se distinguent par un haut degré de méta-réflexivité. 25 L ’ essai de «réinvention de la narration romanesque après sa destruction par le Nouveau Roman» (Ochsner 2011: 263), qui caractérise aux yeux de la critique le minimalisme littéraire, s ’ accompagne d ’ une réflexion accrue sur ce que raconter veut dire. Berlin 10h46 n ’ échappe pas à la règle. C ’ est ainsi que s ’ explique la mise en relief du temps et de l ’ espace qui sont en effet les données fondamentales − à côté des personnages − de toute «histoire»: pour qu ’ il y ait une «histoire», il faut des personnages dont les mouvements dans le temps et l ’ espace ne restent pas parallèles, mais se heurtent de sorte que leur rencontre dérange le bon fonctionnement de la grande ville exprimé par la métaphore de l ’ horloge. 26 L ’ Histoire mais aussi les petites histoires individuelles commencent lorsqu ’ un événement fait dévier les hommes (et les balles) de leur trajectoire ordinaire. Le choix de Berlin, ville divisée par la Guerre Froide, comme lieu de l ’ intrigue s ’ avère alors tout sauf gratuit: grâce à son histoire, Berlin est, d ’ une part, propre à symboliser cette «déviance» et d ’ autre part, elle est le lieu dont les espaces ouverts laissent poindre la perspective d ’ un nouvel ordre. 24 Ibid., 26: 54 - 27: 17. 25 Cf. Schlünder [à paraître]: 177: «Ähnlich wie bei Echenoz lässt sich auch bei Jean- Philippe Toussaint ein grundlegender Bezug von Poetologie und Medienreflexion feststellen, die der belgisch-französische Schriftsteller, Regisseur und Fotograf in seinem Frühwerk maßgeblich in seinen literarischen Texten, aber auch im Rahmen der filmischen Bearbeitungen dieser Texte entwickelt.» 26 Une autre théorie pour expliquer la genèse d ’ une histoire suggérée par le film est la théorie présocratique qui explique la création du monde par la collision d ’ un atome qui a quitté son parcours parallèle avec les autres atomes. Dans le cas de Toussaint qui met en exergue à son roman La salle de bain le théorème de Pythagore, une telle référence à la philosophie antique ne semble pas impossible. Cf. Schlünder [à paraître]: 187sq. 116 Andrea Grewe Cette réflexion sur les règles narratives concerne en particulier le récit filmique, c ’ est-à-dire le récit par le biais pictural. Comme dans ses autres films, Jean- Philippe Toussaint y «interroge la structure de l ’ image filmique» (Ochsner 2011: 264). Parallèlement à la mise en relief du temps et de l ’ espace, nous y trouvons donc aussi, au niveau visuel, une attention particulière apportée à l ’ organisation et à la structuration de l ’ image filmique. À l ’ instar des travaux architecturaux qui délimitent l ’ espace urbain, des lignes noires structurent la superficie blanche de l ’ image filmique. Entre autres exemples de ce graphisme, on peut noter: le Fernsehturm qui divise l ’ image en deux (fig. 9); les lignes horizontales et verticales de l ’ échafaudage qui, quand elles se croisent, créent une construction aérienne sans murs (fig. 10); l ’ habillement de Catherine, qui porte d ’ abord une veste claire assortie avec une écharpe aux carreaux noirs et blancs et qui, le soir, est vêtue d ’ un manteau sombre (fig. 11); le maillot de bain rayé du tueur et, dernier exemple du caractère «géométrique» du film, la scène dans la salle de bain où le corps blanc de Catherine se détache du carrelage aux motifs polygonaux (fig. 12). Berlin 10h46 partage donc avec les autres films de Toussaint cette «géométrisation de l ’ écran à la Mondrian ou, cinématographiquement parlant, à la Resnais ou Antonioni» qui produit un «effet de nonprofondeur» (Ochsner 2011: 263sq.) et attire l ’ attention du spectateur sur la médialité, la matérialité du film. L ’ effet d ’ une telle «géométrisation» est «une »réalité« plane, plutôt froide, avec peu d ’ émotion, des images neutres» (Ochsner 2011: 264). Dans Berlin 10h46, Toussaint semble pourtant précisément insister sur le fait qu ’ au cinéma, il s ’ agit aussi bien de donner une certaine «profondeur» aux images que de les charger d ’ une certaine épaisseur émotionnelle et psychologique. C ’ est ce que le film met en scène lors d ’ une séquenceclef (fig. 13, 14, 15): dans un pavillon situé sur l ’ Alexanderplatz, l ’ architecte Kollhoff explique ses projets urbains à un groupe de Coréens devant l ’ esquisse du panorama de cette même place; 27 dans la scène suivante, nous voyons Klaus sortir du pavillon à travers un rideau pour «entrer en scène» sur la place «réelle» et s ’ éloigner en direction du Fernsehturm; 28 quelques scènes plus tard, nous le voyons arriver chez ses collègues qui l ’ accueillent par la chanson du générique de fin du dessin animé La panthère rose, avec la phrase suivante: «Denn du bist, wir kennen dich, doch nur Farb ’ und Pinselstrich». 29 Par ce contraste entre le «dessin» de l ’ Alexanderplatz et la place «réelle», puis en soulignant la nature «dessinée» de Paulchen Panther, le film fait valoir son propre caractère fictif. En même temps, il rappelle qu ’ un film n ’ est pas seulement une suite de dessins animés mais qu ’ il est censé donner l ’ illusion d ’ assister à la vraie vie des personnages, qui exécutent des mouvements qui sont la transposition extérieure d ’ émotions intérieures résistant à tout «encadrement». 27 Berlin 10h46: 11: 56 - 13: 19. 28 Ibid., 13: 19 - 13: 39. 29 Traduction de A. G.: «Car, nous le savons bien, tu n ’ es fait que de lignes et de couleurs». Un espace vide à remplir d ’ émotions 117 Fig. 9 Fig. 10 118 Andrea Grewe Fig. 11 Fig. 12 Un espace vide à remplir d ’ émotions 119 Fig. 13 Fig. 14 120 Andrea Grewe Fig. 15 Une dernière réflexion concerne la communication avec le spectateur: tout comme Klaus devant les photographies de Catherine, le spectateur du film ne peut pas entrer dans une communication «directe» avec les images qu ’ il voit. Même s ’ il croit assister à la vie des personnages, il en est séparé par une sorte de quatrième mur invisible. Il ne saura jamais s ’ il interprète correctement les signes du film. La communication décalée, unilatérale des personnages du film reflète ainsi les conditions précaires de toute communication et, en particulier, celle entre l ’œ uvre d ’ art et son public. Intermédialités et intertextualités Berlin 10h46 cite à maintes reprises la tradition du film urbain du cinéma muet, sans toutefois partager ni l ’ optimisme à l ’ égard de la modernité ni la diabolisation de la grande ville, deux tendances présentes dans le cinéma des premières décennies du XX e siècle. Avec ses images d ’ un Berlin «vide» en noir et blanc, suspendu dans l ’ espace et le temps, et dont le dynamisme semble arrêté, il se rattache peut-être davantage à certains films de l ’ aprèsguerre où les histoires d ’ amants séparés reflètent la division de Berlin vue Un espace vide à remplir d ’ émotions 121 comme une ville sans avenir. 30 Grâce à ces références, le film renvoie toutefois à l ’ histoire du cinéma et souligne l ’ affinité profonde qui existe entre la grande ville et l ’ art cinématographique dès ses débuts. 31 Outre ces références plutôt génériques, le film se réfère également à trois films en particulier et s ’ insère ainsi dans une tradition cinématographique précise caractérisée par un haut degré de méta-réflexivité. Il faut mentionner d ’ abord La Jetée (1962) de Chris Marker, film de science-fiction racontant un voyage dans le temps: un homme qui, indélébilement marqué par l ’ image d ’ une femme inoubliable et par le souvenir d ’ une scène mystérieuse à laquelle il a assisté, retourne dans le passé pour comprendre la signification de ce qu ’ il a vu jadis. En même temps, La Jetée est un film sur la guerre et la destruction dont l ’ action principale se déroule après la troisième guerre mondiale, élément qui fait inévitablement penser à la deuxième guerre mondiale dont les ravages marquent toujours le paysage urbain de Berlin. 32 Autre référence filmique: La notte (1960) de Michelangelo Antonioni, qui suit le parcours d ’ un couple pendant un jour et une nuit, avec en arrière-plan, le Milan du miracle économique à la fin des années 1950. Les errements de la jeune femme à travers la ville moderne qui la conduisent jusqu ’ en banlieue où ressurgissent les souvenirs d ’ un passé heureux, mais aussi le regard «extérieur» de la caméra qui rend l ’ accès aux personnages et à leurs sentiments extrêmement difficile pour le spectateur, ou encore la réflexivité qui caractérise le cinéma d ’ Antonioni sont quelques-uns des points communs avec le film de Toussaint. 33 Cela vaut également pour l ’ autre modèle que constitue Prénom: Carmen (1983) de Jean-Luc Godard et qui présente une structure similaire de récit éclaté ainsi qu ’ une histoire d ’ amour passionnel sur fond d ’ histoire policière, Carmen faisant partie d ’ une bande terroriste qui veut attaquer une banque. 34 L ’ histoire du meurtre dans Berlin 10h46 pourrait donc 30 Cf. Hickethier (1997: 186 - 200) qui renvoie au genre des «Ost-West-Geschichten» dans lequel l ’ espace urbain, en l ’ occurence le «mur», influence profondément l ’ histoire racontée qui parle de la séparation des hommes. 31 Cf. Hickethier (1997: 18) qui constate: «Film gilt per se als ein großstädtisches Medium, es verkörpert durch seine Apparatur, seine mediale Konstruktion und seine Struktur medialen Erzählens Urbanität.» 32 Pendant la rétrospective au Louvre, La Jetée a été projeté en avant-programme à Berlin 10h46, ce qui souligne l ’ importance du film pour Toussaint et, en particulier, pour Berlin 10h46. 33 L ’ importance du cinéma d ’ Antonioni pour Toussaint ne ressort pas seulement du fait que La notte est un des films projetés en 2012 au Louvre; dans un interview avec Claudia Hennen, Toussaint a aussi expressément reconnu sa dette au réalisateur italien: «Je suis influencé par certains cinéastes, dont David Lynch, mais aussi beaucoup par Michelangelo Antonioni. Ça me semble intéressant, sa façon d ’ être très discret, très subtil, très fin». Hennen 2004, cité d ’ après Ochsner 2011: 263 n. 8. 34 La référence au cinéma de Godard est assez fréquente dans l ’œ uvre de Toussaint. Ainsi, dans le roman Fuir (2005), une scène se déroulant au Louvre renvoie à une scène célèbre 122 Andrea Grewe s ’ inspirer du film de Godard, à cette différence près que, chez Toussaint, le crime est dépourvu de toute motivation et a le caractère d ’ un acte gratuit. Les références intertextuelles qui suggèrent le rapprochement avec le film de Godard sont pourtant assez explicites. Ainsi, dans Prénom: Carmen, nous trouvons une scène d ’ amour dans une chambre d ’ hôtel qui se déroule au son de Ruby ’ s arms de Tom Waits et qui finit sous la douche dans une salle de bains au carrelage géométrique très voyant. Toutefois, dans Berlin 10h46, non seulement l ’ histoire d ’ amour et l ’ histoire de crime sont dissociées et reposent sur des personnages différents, mais il y manque aussi toute communication ou interaction directe entre Catherine et Klaus. Leur histoire d ’ amour appartient au passé et est évoqué tel un spectre, les nombreuses références intertextuelles ou intermédiales permettant de «remplir» les images de ce qui n ’ est pas dit. Il en résulte non seulement une certaine atmosphère mélancolique du film où la rêverie domine sur l ’ action, mais aussi une «dédramatisation» propre à la narration «minimaliste» de Toussaint qui renonce à mettre en scène l ’ Histoire de même que les «grandes» histoires d ’ amour pour parler plutôt «à voix basse» (Ochsner 2011: 264). Cela ne veut pas dire pour autant que l ’ émotion est absente chez lui − l ’ «esprit de finesse» accompagne l ’ «esprit de géométrie», mais d ’ une manière discrète. Berlin 10h46. Réalisation: Torsten C. Fischer, Jean-Philippe Toussaint; scénario: Torsten C. Fischer, Jean-Philippe Toussaint; caméra: Martin Gressmann; noir et blanc; 1994; Allemagne; durée 70 min. Böhm, Roswitha, «Reglos in Bewegung - Fotografie und Identitätsvergewisserung bei Jean-Philippe Toussaint», dans: Lendemains, 107/ 108, 2002, 117 - 127. Goliot-Lété, Anne/ Vanoyé, Francis, Précis d ’ analyse filmique, Paris, Armand Colin, 2005. Hennen, Claudia, Sich lieben von Jean-Philippe Toussaint/ Faire l ’ amour de Jean- Philippe Toussaint. Interview en français et en allemand, dans: Rencontres. Deutsch-Französische Zeitung, 1, Berlin, 2004. Hickethier, Knut, «Filmische Großstadterfahrung im neueren deutschen Film», dans: Irmbert Schenk (éd.), Dschungel Großstadt. Kino und Modernisierung, Marburg, Schüren, 1997, 186 - 200. Jean-Philippe Toussaint: Écrire, filmer. Parcours croisés, publiée en lien avec l ’ exposition «Livre/ Louvre Jean-Philippe Toussaint 2012», Paris, Auditorium du Louvre, Louvre Saison 2011/ 2012. Journot, Marie-Thérèse, Le Vocabulaire du cinéma, Paris, Armand Colin, 2004. Nitsch, Wolfram, «Paris ohne Gesicht. Städtische Nicht-Orte in der französischen Prosa der Gegenwart», dans: Andreas Mahler (éd.), Stadt-Bilder. Allegorie, Mimesis, Imagination, Heidelberg, Winter, 1999, 305 - 321. du film Bande à part (1964) de Godard où cette bande parcourt le Louvre dans un temps record. Cf. Schneider 2008: 149. Un espace vide à remplir d ’ émotions 123 Ochsner, Beate, «Littérature minimaliste - cinéma minimaliste? Jean-Philippe Toussaint et la déviance minimale», dans: Wolfgang Asholt/ Marc Dambre (éds.), Un Retour des normes romanesques dans la littérature française contemporaine, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2011, 261 - 273. Rubino, Franco, «Le cinéma de Toussaint», in: Roman 20 - 50. Revue d ’ étude du roman du XX e siècle, 42, 2006, 161 - 169. Schlünder, Susanne, Wahrnehmungsdispositive. Modellierung und Medialisierung von Wirklichkeit bei Jean Echenoz und Jean-Philippe Toussaint, Thèse d ’ État [à paraître]. Schneider, Ulrike, «Fluchtpunkte des Erzählens. Medialität und Narration in Jean- Philippe Toussaints Roman Fuir», in: Zeitschrift für französische Sprache und Literatur, 118, 2008, 141 - 161. Toussaint, Jean-Philippe, La Main et le regard. Livre/ Louvre, Paris, New York, Musée du Louvre/ Le Passage, 2012. 124 Andrea Grewe Margarete Zimmermann À l ’ ombre de «l ’ envoûtante Sophie Charlotte»: espaces urbains et émotions chez Marie NDiaye Berlin - si proche, si loin Vivre à Berlin n ’ engage pas forcément un écrivain à écrire sur cette ville. Chez Marie NDiaye, qui vit à Berlin depuis 2007, on ressent une prise de distance par rapport à son expérience de la ville de Berlin et une certaine réticence à l ’ intégrer dans sa fiction. 1 De fait, c ’ est un pays africain sans nom mais que l ’ on peut aisément identifier comme le Sénégal qui sert de toile de fond à son roman Trois femmes puissantes (2009) avant de céder la place aux topographies de la «France profonde» du Sud-Ouest déjà omniprésentes dans Mon c œ ur à l ’ étroit (2007). «Et pourtant, pourtant» (NDiaye 2013: 184), dans ses deux dernières œ uvres - Y penser sans cesse (2011) et Ladivine (2013) - cette façon d ’ esquiver Berlin cède le pas à une évocation et une appropriation de certains espaces urbains. Les protagonistes parcourent ces espaces à pied sans jamais avoir recours au métro, à la voiture ou au vélo, comme c ’ est notamment le cas du narrateur de Berlin deux temps trois mouvements de Christian Prigent 2 qui traverse la ville avec des bottes de sept lieux et la capte dans une prose rapide et nerveuse. Chez Marie NDiaye, cette appropriation de l ’ espace urbain est placée sous le signe de la lenteur. Les protagonistes explorent leur quartier, seuls ou à deux, se déplaçant tranquillement d ’ un lieu à l ’ autre et sans jamais en franchir les limites. Ils ne manifestent en effet aucune curiosité pour les quartiers ,branchés ‘ de l ’ Est, préférant se cantonner dans le quartier bourgeois et tranquille de Charlottenburg, qui est situé dans la partie ouest de la ville et ne fait partie de Berlin que depuis 1920. Dans ce quartier qui apparaît comme une «oasis de décélération» (Rosa 2014: 48) et où se tisse tout «un réseau d ’ habitudes et de moments affectivement chargés» (Bochet/ Racine 2002: 127), l ’ action motrice des héros ndiyaens se limite à celle des pieds qui glissent sur le pavé, s ’ arrêtant et reprenant leur marche en suivant le cours des rues: À chaque pas, nous sentons la route sous nos pieds qui se glisse pour ainsi dire le long de nous. Seules nos semelles nous séparent de sa surface. [. . .] Nous ne 1 Ceci contrairement à son mari, l ’ écrivain Jean-Yves Cendrey, dont l ’œ uvre porte fortement l ’ empreinte de la ville de Berlin depuis 2009. 2 Je renvoie à la contribution de Roswitha Böhm dans ce volume. sommes pas sur la route pour ce qu ’ elle est en soi, mais parce que nous sommes en chemin vers un but. [. . .] Elle n ’ est pas un objet, mais une surface, un espace plan. (Linschoten 2013: 364; trad. Béatrice De March) Les itinéraires des protagonistes témoignent cependant d ’ une prédilection pour les rues qui mènent à un but précis: vers le grand magasin Karstadt, la mairie du quartier, un terrain de jeu ou un restaurant au bord du Lietzensee. Contrairement aux flâneurs des années 20, notamment à Franz Hessel et à Walter Benjamin, qui se livrent volontiers aux caprices du hasard, les personnages de Marie NDiaye semblent craindre le jeu du libre vagabondage et de l ’ aléatoire. Ce sont les corps des personnages qui s ’ investissent dans l ’ espace urbain qui devient alors la chambre d ’ échos de leurs émotions et de leurs états d ’ âmes: de leurs deuils, de leurs sentiments de culpabilité et de leurs crises identitaires, mais aussi de leurs joies et bonheurs tranquilles. De plus, les vivants et les morts se côtoient dans l ’ esprit des protagonistes qui pourraient s ’ écrier «Quelles strates de mort dans une ville aussi vivante! » (Morin 2013: 84). Dans Y penser sans cesse, ce sont les déportés juifs du mois d ’ août 1943 qui viennent se glisser dans les pensées des deux personnages qui déambulent à Charlottenburg au mois d ’ août 2008. Dans Ladivine, l ’ évocation de deux femmes mortes jette une ombre sur les promenades de l ’ héroïne. «Stolpersteine Stolpersteine»: comment marcher sur le sol de Charlottenburg? Y penser sans cesse, ce texte bref que l ’ on peut sans doute considérer comme marginal par rapport aux grands romans de l ’ auteure est pourtant central pour le sujet qui nous intéresse ici: le Berlin d ’ aujourd ’ hui générateur de fictions littéraires et d ’ émotions. Son titre, dont le «y» surtout nous intrigue, fait référence au proverbe irlandais «Y penser sans cesse ne labourera pas le champ» et semble avoir été choisi pour brouiller le ,jeu ‘ du texte qu ’ il annonce. Sur la couverture, nous voyons, en flou, le visage de l ’ auteure photographiée par Denis Cointe à travers les vitres embuées de la S-Bahn, le RER berlinois. 3 Huit photos du même artiste qui «figurent un Berlin oscillant, migrant, incertain, furtif, des ombres qui passent, un paysage flou qui défile, les trains [. . .]» (Morel 2014: 12) séparent le texte original de sa traduction allemande par Claudia Kalscheuer. Le texte s ’ apparente à un poème en prose dans la tradition de ceux de Marina Tsvétaïéva ou à un oratorio à deux voix, celles de deux étrangers, une mère et son jeune fils, vivant à Berlin dans «la maison jaune» (NDiaye 2011: 3 Pour une analyse détaillée, voir Zimmermann 2014. 126 Margarete Zimmermann 17) des Wellenstein, une famille juive déportée et assassinée en août 1943. 4 Cette date précise du passé vient se superposer au 6 août 2008 et jeter son ombre sur le présent des deux personnages, où le passé et le présent deviennent ainsi inextricablement liés. L ’ espace urbain décrit est celui du quartier de Charlottenburg aux alentours du Lietzensee. Dans ce micro-univers berlinois, bon nombre de trottoirs sont parsemés de pavés de la mémoire, de «Stolpersteine», sur lesquels «trébuchent» les passants. 5 Ce sont trois pavés encastrés dans le trottoir en hommage aux anciens habitants de l ’ immeuble où réside le couple mère-fils qui déclenchent une longue et insistante réflexion sur le passé et ses objets chargés de mémoire. Dans la maison de cette famille disparue, les traces d ’ un enfant «dont la taille a été pointée sur la porte de sa chambre/ La marque se voit encore sur une incision dans le bois» (NDiaye 2011: 14) et des objets comme «sur le tableau d ’ entrée le portier silencieux» (ibid.) les rappellent à la mémoire des vivants. Ce n ’ est pas par hasard que l ’ auteure a choisi une maison pour montrer la façon dont l ’ histoire se reflète et se déploie dans le présent, car: Les maisons sont ce qu ’ on peut imaginer de plus personnel et de plus intime. Le souvenir y adhère. La «propriété» y adhère. C ’ est la relation la plus intime et la plus stable qu ’ il puisse exister. Au cours du XX e siècle, cette relation a été brisée, à plusieurs reprises, par des actes de violence. Les maisons se caractérisent par l ’ absence de ceux qui les ont bâties: ils ont été assassinés, expulsés, d ’ autres sont venus s ’ y installer. (Schlögel 2003: 321; trad. Béatrice De March) C ’ est dans ces maisons et leur environnement, dans ces lieux de cohabitation d ’ un ou de plusieurs groupes d ’ individus que s ’ organise tout un réseau social, que naissent des habitudes, se tissent des liens émotionnels et que s ’ inventent des gestes de protection contre un monde extérieur devenu menaçant. Pour les habitants, la perte d ’ une maison à la suite d ’ une expulsion ou d ’ une déportation constitue la forme dernière et suprême de persécution et de mise à mort. Marie NDiaye confronte ici la situation d ’ une mère et de son fils venus de l ’ étranger pour s ’ installer dans l ’ espace protecteur de la «maison jaune» et l ’ histoire de ceux qui les ont précédés et qui ont été arrachés à cet espace. Pour le couple mère-fils, le premier contact avec ce passé est physique et immédiat car il se fait à travers leurs «pieds ingénus» posés sur le sol urbain - 4 En 1943, le nombre de trains de déportation partant de Berlin à destination d ’ Auschwitz est particulièrement élevé. Le plus souvent, ils partent de la gare de Moabit, un quartier avoisinant celui de Charlottenburg. 5 Depuis le début de son projet initié en 1994 à Cologne, l ’ artiste Günter Demnig (*1947) a inséré des milliers de Stolpersteine dans les trottoirs de nombreuses villes. Il s ’ agit de pavés d ’ étain encastrés dans le sol où sont gravés les noms ainsi que les dates de la naissance, de la déportation et de la mort d ’ une victime (juive, rom, sinti, homosexuelle) du national-socialisme. À l ’ ombre de «l ’ envoûtante Sophie Charlotte» 127 les trottoirs de Charlottenburg - qui constitue «la première chose que l ’ on rencontre: nous ne pouvons éviter son contact» (Schlögel 2003: 280). C ’ est en marchant sans but précis sur le trottoir qu ’ ils découvrent les trois noms gravés sur les pavés de la mémoire et s ’ interrogent sur le destin de ces trois personnes dont seuls les noms ont survécu: et nous sommes sortis de notre maison jaune comme le grand soleil allemand éclaboussait la rue cette après-midi du six août deux mille huit et nos pieds ont glissé sur les trois pavés de cuivre Stolpersteine nos pieds ingénus chaussés de sandalettes ont lissé poli les noms de Julius Wellenstein et d ’ Anna Wellenstein et de Franz Wellenstein qui avaient quitté cette même maison jaune dans l ’ éblouissement semblable du grand soleil allemand une après-midi d ’ août mille neuf cent quarante-trois nos pieds innocents font briller chaque jour les trois pavés de cuivre des Wellenstein qu ’ on emmena peut-être directement de leur maison jaune jusqu ’ au quai dix-sept de Grunewaldbahnhof une après-midi brûlante étouffante d ’ un mois d ’ août dilaté par le grand soleil de Prusse Stolpersteine Stolpersteine. (Ndiaye 2011: 11sq.) L ’ expérience que font ces deux personnages de la ville est unique à plusieurs égards. Tout d ’ abord parce qu ’ ils se déplacent à pied, sans hâte et sans avoir recours aux moyens de transport urbain. Leur «perception de l ’ espace urbain» ne «s ’ accompagne donc [d ’ aucune] [. . .] interaction sociale» (Nitsch 2014: 23sq.). Par ailleurs, les espaces parcourus sont extrêmement restreints contrairement à ceux décrits dans d ’ autres textes francophones ayant trait à Berlin. Le couple mère-fils se meut dans un univers familier délimité par des points de repères tels qu ’ un terrain de jeux - le «Spielplatz de la Zillestraße» (Ndiaye 2011: 11) - le restaurant Engelbecken («le bassin des anges») au bord du Lietzensee et leur immeuble situé dans la Spielhagenstrasse. Ces trois endroits du quartier calme et quelque peu désuet de Charlottenburg diffèrent totalement des lieux ,branchés ‘ de Mitte et de Prenzlauer Berg où évoluent les protagonistes de deux romans contemporains: Berlin trafic de Julien Santoni 6 et Demain Berlin d ’ Oscar Coop-Phane. 7 Le premier fréquente les milieux interlopes de la drogue, de la transsexualité et du théâtre tandis que le second évolue dans des hétérotopies berlinoises telles que le légendaire Berghain et 6 Au sujet de ce roman voir Zimmermann 2012. 7 Voir l ’ article de Denis Saint-Amand dans ce volume. 128 Margarete Zimmermann son Panoramabar où règnent la musique techno et la «Drogensolidarität» (Coop-Phane 2013: 89). Rien de tel chez Marie NDiaye qui pratique une autre lecture de la ville. Tout comme Sophie Calle scrute les emblèmes de l ’ ancienne RDA qui sont devenus ,fantomatiques ‘ après 1989 et hantent depuis lors les passants dans les rues de Berlin, 8 Marie NDiaye explore les absences, les ,failles ‘ dans le tissu urbain et envoie ses personnages sur les traces des fantômes du passé afin de les réintégrer dans le présent. L ’ atmosphère décrite est celle d ’ une ville sereine sous un ciel estival 9 où règnent une tranquillité et une lenteur bienfaisantes favorisant l ’ éclosion d ’ émotions et l ’ appréhension du passé. Ce sont de lents mouvements intérieurs, ceux du «c œ ur charitable et doux d ’ un jeune étranger» qui rapprochent cet enfant, «le petit exilé» sans nom (NDiaye 2011: 33, 38), du jeune Franz Wellenstein qui vivait à Berlin en 1943 avant d ’ être déporté et puis assassiné. Ici, des fragments de récit linéaire alternent avec des parties disloquées où est sondé le passé et où se crée une touchante symbiose entre le jeune vivant et le jeune mort dans un lent processus de superposition. Malgré cette thématique et une intense présence des morts dans ce récit, l ’ image de la ville qui prédomine est celle de «Berlin l ’ aimable» (NDiaye 2011: 30), d ’ une ville où planent encore les ombres des victimes de l ’ holocauste, un lieu certes quelque peu étrange, mais néanmoins accueillant et agréable à vivre. Berlin ville-refuge: sur les traces de «l ’ envoûtante Sophie-Charlotte» Le sang de la mère morte Dans son dernier roman Ladivine Marie NDiaye revient, de manière assez surprenante, à ce «cher vieux Charlottenburg démodé, pépère» (NDiaye 2013: 197). Mais elle y évoque aussi des lieux du Bordelais qui rappellent ceux de Mon c œ ur à l ’ étroit, de même qu ’ un pays africain sans nom comme dans Trois femmes puissantes. Cette fois, Berlin, et plus précisément Charlottenburg, sert de point de chute et de lieu de refuge à Ladivine Rivière, la jeune protagoniste porteuse d ’ un lourd héritage familial. Dernière d ’ une lignée de trois femmes, toutes ,puissantes ‘ à leur façon, elle quitte Langon en Gironde, sa ville d ’ origine, pour aller se construire une nouvelle vie dans la métropole berlinoise, où elle travaillera comme professeure de français et vivra avec son mari Marko Berger et leurs deux enfants: «Et c ’ était ainsi, elle avait lié son existence à un Allemand - et le mot même sonnait encore à son oreille perplexe avec le charme un peu insolite d ’ un mystère auquel elle n ’ aurait 8 Voir l ’ article de Patricia Oster-Stierle dans ce volume. 9 Voir l ’ article de Hannah Steurer dans ce volume. À l ’ ombre de «l ’ envoûtante Sophie Charlotte» 129 jamais été initiée» (NDiaye 2013: 192). L ’ arrivée de Ladivine à Berlin s ’ apparente à une mue: elle troque une partie de son identité contre une nouvelle pour s ’ immerger pleinement dans la vie berlinoise. Dans une longue séquence située à peu près au milieu du roman, Berlin sert de cadre à une crise existentielle: Ladivine apprend alors que sa mère Clarisse Rivière a été assassinée par son amant Freddy Moliger dans sa maison en Gironde. En proie à des sentiments ambivalents de douleur, de culpabilité et de colère, la jeune femme tente de se libérer du souvenir obsédant de cette «mère morte» 10 dans une longue marche à travers les rues de Charlottenburg. Dans un mouvement linéaire entrecoupé de plusieurs arrêts, son chemin la conduit tout d ’ abord à son lieu de travail et ensuite à celui de son mari. Ces deux chemins parcourus vers des buts apparemment banals donnent naissance à des sentiments de libération et de bonheur engendrés par l ’ expérience de la ville environnante. Ils s ’ accompagnent, en sous-texte, d ’ une évocation de deux femmes: d ’ une part, Clarisse Rivière, la mère assassinée et retrouvée baignant dans son «sang» et d ’ autre part, Sophie Charlotte, première reine de Prusse morte elle aussi prématurément et qui a donné son nom au quartier de Charlottenburg où son ombre continue de planer. Dès le début de ces deux parcours à travers Charlottenburg, la pensée obsédante de la mère morte hante l ’ héroïne et ne la lâche pas. Elle se manifeste par une sensation olfactive qui associe les effluves du printemps embaumant la Droysenstrasse à l ’ odeur du sang de la mère égorgée dans le salon de sa maison provinciale. Elle crée également un contraste violent entre le renouveau printanier et la fin brutale d ’ une vie: Le parfum sucré douceâtre des fleurs de tilleul tombées, écrasées, montait du pavé plus fort que celui des grappes encore pendantes - sucrée douceâtre aussi, songeait-elle en se hâtant, l ’ odeur du sang de Clarisse Rivière frais répandu, ou puissante et âcre dans sa maison bien tenue, mais pourquoi, songeait-elle [. . .], pourquoi les effluves suaves à l ’ excès des fleurs de tilleul blanc-jaune légères et mousseuses lui rappelaient toujours ce qu ’ elle n ’ avait pas vu mais mille fois imaginé, le sang de sa mère abondamment, brutalement versé dans le salon de sa maison de Langon [. . .]? (NDiaye 2013: 173) Par son emploi réitéré, le lexème «sang» semble jaillir sur le texte pour le ,salir ‘ et lui imposer des ruptures, des arrêts et des répétitions. Cette omniprésence du sang maternel évoque des pans d ’ une vie commune, mais aussi une culpabilité tant filiale que maternelle, créant un lien indissociable entre les deux femmes. De par sa présence obsédante, il semble également menacer la nouvelle existence de Ladivine dans «les rues paisibles de l ’ ouest de la ville où Marko et elle avaient choisi de vivre» (NDiaye 2013: 174). La peur que «le sang de Clarisse Rivière flotte ainsi mêlé aux senteurs de printemps de Charlottenburg, que le désastre de Langon déferle jusqu ’ au c œ ur intouché de Berlin» 10 Pour cette thématique et sa lecture psychanalytique, voir Andrew Asibong (2013). 130 Margarete Zimmermann provoque en elle une réaction physique, la faisant «frémir tout entière de terreur» (NDiaye 2013: 174). Ici encore, comme bien souvent dans les œ uvres de cette auteure, les réactions du corps traduisent des émotions (Zimmermann 2013: 291sq.). Topographies urbaines: de la Droysenstrasse à la Wilmersdorfer Strasse Dans ce roman, le récit du parcours de l ’ héroïne à travers le quartier de Charlottenburg fait figure d ’ axe narratif préludant à une césure et à un changement de cadre topographique. Par la suite, les Berger partent en effet pour une aventure africaine qui s ’ avèrera fatale. Cette aventure entraînera une remise en question du couple et se terminera par la métamorphose de Ladivine en chien, qui, avec l ’ oiseau et le serpent, est l ’ un des «animaux fétiches» (Sheringham 2013: 54) de l ’ auteure. Ce chien doté du pouvoir fantastique ndiayen suivra les autres membres de la famille lors de leur retour à Berlin et sera désormais leur ange protecteur. Mais pour l ’ instant, c ’ est encore sous forme humaine que Ladivine se rend du domicile familial situé «dans la rue tiède et blonde du mois de mai, la Droysenstrasse aux murs jaunes» (NDiaye 2013: 172sq.) vers un square flanqué d ’ une aire de jeux où elle s ’ attarde un peu, en proie à «la voix doucereuse de la mélancolie» (NDiaye 2013: 174), avant de poursuivre son chemin en direction du Stuttgarter Platz et de son «bar à putes» Panky 11 (NDiaye 2013: 177). Ce lieu déclenche chez Ladivine une longue réflexion sur son passé provincial de call-girl bien élevée que des commerçants divorcés ou des employés de banque célibataires emmenaient le samedi soir dîner et passer la nuit à Bordeaux puis ramenaient jusque chez elle dimanche matin, dans leur monospace blanc ou gris métallisé à l ’ arrière duquel se trouvaient parfois un ou deux sièges d ’ enfant. (NDiaye 2013: 179sq.) Elle traverse la Kaiser Friedrich Strasse soudain envahie par un sentiment de bonheur et de gratitude à l ’ égard de l ’ Allemagne et de Berlin, sentiment qui culmine dans une déclaration d ’ amour à la ville associée à une jouissance mélancolique «du sentiment d ’ exil et de solitude» (NDiaye 2013: 183sq.). Ladivine s ’ engage ensuite dans la Wilmersdorfer Strasse, l ’ une des grandes rues commerçantes de Berlin, où elle devient l ’ objet du regard masculin et d ’ une «légère tentation de séduction» si rare «dans les rues de Berlin» (NDiaye 2013: 184). 12 11 Il s ’ agit là d ’ une référence évidente au club «Hanky Panky» du Stuttgarter Platz. 12 On trouve une observation analogue chez Jean-Yves Cendrey 2009: 67: «La rue berlinoise ne devrait pas s ’ érotiser de sitôt. Elle est trop libre, paisible et sans façon pour s ’ émouvoir.» À l ’ ombre de «l ’ envoûtante Sophie Charlotte» 131 Elle atteint son premier but en arrivant au grand magasin Karstadt. C ’ est dans ce temple de la consommation que travaille en effet Marko, son mari, qui a dû abandonner ses études de vétérinaire pour vendre des bijoux et réparer des montres, «prisonnier d ’ un rayon de grand magasin, avec son regard perspicace et doux et son intelligence qui trouvait trop peu à s ’ exercer» (NDiaye 2013: 190sq.). Au début comme paralysée par un tête-à-tête avec son mari près du «comptoir de Marko» (NDiaye 2013: 195), Ladivine réussit enfin à se libérer de sa torpeur et à se remettre en mouvement: «Au prix d ’ un grand effort, dans un léger bruit de ventouse qui se décolle, elle écarta ses jambes l ’ une de l ’ autre» (NDiaye 2013: 196). La jeune femme reprend son chemin dans la Wilmersdorfer Strasse. Cette rue, qui est aussi l ’ une des plus anciennes de Berlin, a connu un passé plus glamoureux avant de devenir une artère commerçante où s ’ échelonnent grandes surfaces bas de gamme et magasins de pacotille. Elle n ’ incite Ladivine ni à la flânerie ni au lèche-vitrine. Celle-ci se dirige en effet vers un but précis, le Rathaus Charlottenburg. Tel un réalisateur muni d ’ une caméra, le lecteur suit la protagoniste dans «la Wilmersdorfer Strasse sans grâce» (NDiaye 2013: 196) qu ’ il perçoit uniquement à travers les yeux de celle-ci. Dans l ’ esprit de Ladivine, cette rue commerciale tout à fait commune devient un «espace affectif» (Corbineau-Hoffmann 2011: 118), un lieu de mémoire investi d ’ émotions agréables et rassurantes. L ’ auteure fait jouer ici une esthétique du laid en insistant sur les éléments trash de ce microcosme urbain. Les lexèmes allemands - noms de rues et de magasins - qui parsèment la description de cet endroit font irruption dans le texte français et lui donnent un air ,bigarré ‘ : Elle remontait maintenant la Wilmersdorfer Strasse en direction d ’ Otto-Suhr-Allee, ne jetant que de vagues regards vers les bazars qui vomissaient gaiement leur camelote jusque très avant sur le trottoir. Tiens, Jenny ’ s Eis a fermé. Heimwerker solde tout. L ’ eau dégoulinant sur les grosses boules de pierre lisse façon marbre qui ornaient depuis peu l ’ artère piétonne, en manière de fontaine zen, ruisselait vers ses pieds, souillée de mégots, de languettes de canette. (NDiaye 2013: 196) La description du parcours de l ’ héroïne culmine sur une image où le fluide se mêle à la «souillure» et aux déchets urbains avant de céder la place à une déclaration d ’ amour à cette rue qui représente pour Ladivine un univers familier et rassurant et lui tend un miroir réconfortant. Le mélange fortuit du laid et du superflu génère ici une esthétique singulière et un rapport affectif à la ville. Les observations rapides de la protagoniste font en outre revivre les fastes - souvent alimentaires - d ’ une vie banale et pourtant rythmée par des moments d ’ une grande densité émotionnelle: 132 Margarete Zimmermann Elle connaissait chaque boutique, chaque enseigne et chacune, presque, se rapportait à une période précise de sa vie dans le quartier, depuis l ’ époque où elle avait rencontré Marko et où ils venaient acheter un kebab ou une boîte de nouilles asiatiques qu ’ ils mangeaient sur un banc de la Pestalozzistrasse, jusqu ’ à celle où elle était allée dans cette pharmacie, là, au coin, demander un test de grossesse, celle où, en décembre, elle emmenait les enfants voir se monter le marché de Noël puis boire du médiocre vin chaud ou du punch à la crème en mangeant des saucisses grillées, et cette Wilmersdorfer Strasse sans grâce qui avait des airs de province et lui rappelait Langon était si chère à son c œ ur qu ’ elle avait toujours refusé [. . .] de quitter Charlottenburg. (NDiaye 2013: 196) L ’ énumération des plaisirs et des joies du fast food n ’ est pas sans rappeler les «délices du quotidien» («Wonnen der Gewöhnlichkeit») de Thomas Mann. Ces noms de plats fast food de l ’ ère de la mondialisation et leur consommation en public qui correspond aux modes de comportement des habitants du Global Village 13 engendrent chez Ladivine des émotions liées à des moments de bonheur. En même temps, c ’ est un retour en arrière qui évoque en raccourci l ’ histoire de sa famille berlinoise: du couple amoureux «sur le banc de la Pestalozzistrasse» au «test de grossesse» et aux promenades au marché de Noël avec les enfants. La reine Sophie Charlotte L ’ évocation des instants de bonheur passés dans cette rue crée un rapport affectif entre l ’ héroïne et le quartier de Charlottenburg avant de prendre une tournure tout à fait surprenante avec l ’ éloge de la patronne du quartier: Sophie Charlotte de Hanovre, première reine de Prusse et mère du futur roisergent Frédéric Guillaume I. Co-fondatrice de l ’ Académie des Sciences à Berlin, celle-ci avait également créé une «cour des muses» dans son château où se réunissaient les plus grands savants et artistes de l ’ époque. Sophie Charlotte mourut en 1705, âgée de trente-sept ans seulement. Ladivine voit dans cette mort prématurée un lien avec le destin de sa mère et se livre à un éloge de Sophie Charlotte: Son cher vieux Charlottenburg - n ’ étaient pas pour rien dans son attachement le prénom charmant et la figure non moins désirable et envoutante de Sophie Charlotte en son château, qui, par l ’ ovale du visage, la pâleur du teint, l ’ abondance de la chevelure, lui rappelait Clarisse Rivière. Mais toute femme morte précocement ne lui rappelait pas Clarisse Rivière? (NDiaye 2013: 197) Ce personnage historique est ici une figure maternelle et protectrice qui fait référence au rôle ,maternel ‘ que Clarisse Rivière, la mère de Ladivine, a 13 Voir à ce sujet Menninghaus 2012: 25sq. À l ’ ombre de «l ’ envoûtante Sophie Charlotte» 133 Fig. 1: Heinrich Baucke: Denkmal der Königin Sophie Charlotte am Charlottenburger Tor, Berlin (1905) © Axel Maruszat 134 Margarete Zimmermann endossé dans ses relations avec sa propre mère. 14 Contrairement aux documents iconographiques qui représentent la reine de Prusse comme la fondatrice et protectrice de son château et du monde qu ’ il abritait (fig. 1), dans le roman de Marie NDiaye le royaume de Sophie Charlotte est un monde déchu. Elle règne désormais sur la Wilmersdorfer Strasse et ses magasins de «camelote», témoins d ’ une esthétique postmoderne de la laideur, et sur un quartier qui reflète, de par sa disparité, une histoire fracturée et un présent peu glamoureux. Dans les parties ,berlinoises ‘ de ce roman, nous retrouvons des éléments déjà présents dans Y penser sans cesse: au fil des pas de Ladivine dans la Wilmersdorfer Strasse, le présent et le passé se mêlent ici à nouveau, mais ce sont cette fois les strates d ’ un passé individuel qui sont associées à des émotions. Ce n ’ est pas un pan de l ’ histoire allemande qui est évoqué ici et intégré dans le quotidien des personnages, mais un destin individuel et subjectif. Et l ’ image de Berlin décrite est à nouveau celle d ’ une ville «aimable» et réconfortante. C ’ est tout particulièrement au royaume de la reine Sophie Charlotte où le château a fait place à l ’ univers hybride de la Wilmersdorfer Strasse que Marie NDiaye érige ici une sorte de monument affectif. 15 L ’ itinéraire de Ladivine s ’ achève au Rathaus Charlottenburg, «cette vilaine mairie» de la Otto-Suhr-Allee construite vers 1900 dans le style de l ’ historicisme allemand. La protagoniste nous décrit cet édifice comme une «funèbre bâtisse aux murs noircis, aux proportions excessives et gauches, à la majesté ampoulée, ridicule et cependant intimidante» qui porte encore témoignage de l ’ angoisse «des gens terrifiés et, ne le sachant pas encore, condamnés» (NDiaye 2013: 197). Ce parcours urbain aboutit néanmoins à une nouvelle déclaration d ’ amour à ce quartier: «[. . .] elle avait appris à l ’ aimer, à s ’ y sentir chez elle» (NDiaye 2013: 197). Berlin l ’ aimable? Quel est le potentiel affectif de Berlin dans ces deux textes de Marie NDiaye? Nous sommes certes bien loin de celui des villes mythiques et villes musées comme Venise ou Paris qui attirent par le regard et la contemplation de leur beauté architecturale, qui incitent à des rituels de participation et procurent une jouissance esthétique, source possible de bonheur. 16 Rien de tel, du moins de prime abord, dans une ville aussi morcelée et cicatrisée que Berlin. Sa 14 Le roman débute par les visites que Clarisse Rivière (en réalité Malinka Scylla) rend chaque semaine en cachette à sa mère. 15 À l ’ instar de Jean-Yves Cendrey pour une autre artère commerçante de Charlottenburg, «la Kantstrasse le vieil ouest démodé» (Cendrey 2009: 25). 16 Bien que l ’ imaginaire ,classique ‘ associé à ces deux villes soit de plus en plus souvent remplacé par une vision plus proche des expériences de la postmodernité comme le À l ’ ombre de «l ’ envoûtante Sophie Charlotte» 135 perception en tant que ,fragment ‘ par l ’ auteure qui se limite à une évocation de micro-univers au sein d ’ un seul quartier renvoie à une tendance générale de la représentation des villes modernes, à savoir à «la fragmentation des images et des discours consacrés à la ville» (Garric 2007: 546). Chez les héroïnes de Marie NDiaye, Berlin libère des émotions toujours liées au corps et à son investissement dans l ’ espace urbain. Ces déambulations, qui s ’ accompagnent d ’ une réflexion sur le passé et le présent, les mènent vers des buts certes peu spectaculaires - une mairie, un grand magasin, un terrain de jeux - mais dont la fréquentation réitérée leur procurent un sentiment d ’ appartenance. En même temps, ces mouvements dans l ’ espace urbain génèrent des sentiments tels que la mélancolie et le deuil mais aussi un sentiment de protection et de sérénité qui leur permet de pallier un état d ’ angoisse et de crise existentielle. Berlin apparaît ainsi comme une ville avec laquelle se tisse un rapport émotionnel très particulier, comme à contretemps et fondé sur un «malgré» réitéré - malgré le passé sur lequel on ,trébuche ‘ partout, surtout à Charlottenburg, malgré le manque d ’ élégance de ses habitants, l ’ absence d ’ harmonie architecturale et de beauté classique. Le Berlin de Marie NDiaye est celui de l ’ hybride, de l ’ incongru, du râpé et de la laideur. Mais c ’ est aussi un espace de liberté où il est possible de se reconstruire une identité et de se guérir des ombres du passé. Il se crée peu à peu un lien affectif avec la ville qui n ’ exclut pas le laid, le biscornu ni le désagréable mais intègre les réalités dérangeantes et troublantes: [. . .] elle pouvait contempler les façades noirâtres, encore criblées d ’ impacts de balles, de certains immeubles de la Kantstrasse, elle pouvait, l ’ hiver, endurer les longues semaines de grisaille et de froid, de neige souillée, [. . .] elle pouvait considérer l ’ irrémédiable laideur de nombreux quartiers reconstruits à l ’ économie cinquante ans auparavant et se sentir malgré tout pleine de gratitude et heureuse de vivre là, sous ce ciel lourd, dans ce chaos architectural, cette absence de douceur et d ’ harmonie, elle qui venait d ’ une région où la clémence baigne toutes choses. (NDiaye 2013: 183sq.) 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Né en 1945 en Bretagne à Saint-Brieuc, l ’ auteur n ’ est pas à proprement parler l ’ un de ces «migrants» français qui élisent Berlin comme lieu de résidence temporaire (ou définitive) parce qu ’ ils trouvent dans la métropole culturelle une atmosphère stimulant leur production artistique. Il connaît néanmoins très bien les différentes facettes de cette ville pour y avoir séjourné longtemps et à plusieurs reprises, notamment en tant que professeur de français à Berlin-Ouest à l ’ époque du mur. 1 À la fois romancier, poète, dramaturge et essayiste, Christian Prigent est l ’ auteur d ’ une œ uvre littéraire remarquable. Il est considéré comme l ’ une des voix les plus originales de la littérature française contemporaine, et ce, au sens figuré comme au sens propre puisque ses lectures publiques constituent de remarquables performances orales. Les activités de Prigent s ’ étendent également au domaine de la critique littéraire. En effet, il édite jusqu ’ en 1993 la revue TXT qu ’ il a fondée avec Jean-Luc Steinmetz à la fin des années 1970, 2 1 Le premier séjour de Prigent remonte à 1961, soit l ’ année de la construction du mur. L ’ adolescent était parti dans les environs de Berlin, à Stolzenhagen près de Wandlitz, dans le cadre d ’ un voyage organisé par la Freie Deutsche Jugend de la RDA. Du fait des événements politiques, le groupe de jeunes touristes ne put voir que des sites touristiques éloignés du centre ou consensuels comme le mémorial soviétique de Treptow ou le Pionierpark de Wuhlheide. Par la suite, Prigent enseigne au lycée français de Berlin-Tiergarten de 1985 à 1991, époque durant laquelle il explore longuement la ville alors divisée et tente de nouer des liens avec la scène culturelle non seulement à l ’ ouest mais aussi l ’ est. Concernant Berlin comme lieu d ’ élection des artistes français cf. Zimmermann 2010, Zimmermann 2013 et Michelet Jacquod 2014; pour une analyse imagologique de l ’ Allemagne cf. Erler 2004. 2 Dans un entretien avec Thierry Guichard, Christian Prigent souligne le côté «carnaval» voire «incontrôlable» de TXT et se souvient «de ce mélange d ’ extase et de plaisir sarcastique à publier des textes impossibles à lire pour à peu près tout le monde» (Guichard 1999). Pour l ’ héritage surréaliste des avant-gardes après 1945, voir Gorrillot sans se priver d ’ écrire par ailleurs dans d ’ autres périodiques, littéraires ou non. Sa production artistique va ainsi de pair avec une réflexion critique exigeante. Influencé par Roland Barthes, Georges Bataille et Jacques Lacan, il travaille avant tout sur des auteurs comme Arthur Rimbaud, Francis Ponge ou Denis Roche, soit toute la lignée d ’ écrivains d ’ avant-garde dont lui-même se réclame. L ’ étude de ces auteurs et le désir d ’ exprimer le réel bien qu ’ il soit difficilement saisissable conduisent dès lors Prigent à un renouvellement des formes littéraires et du processus d ’ écriture poétique: Pour faire vite: le clivage du sujet, sa dette au signifiant, la dictée de l ’ appareil pulsionnel, l ’ effet de vérité du lapsus, la signifiance de l ’ acte (verbal) manqué (etc.) étaient autant d ’ outils pour évacuer la position spontanément «lyrique» (la plénitude du sujet et l ’ expressivité sensible) et son envers «formaliste» (les jeux de langage immunisés de la pression de la subjectivité) qui constituent les deux faces de la monnaie dont la poésie fait le plus souvent son commerce. (Prigent 2004: 7sq.) Si son premier recueil de poèmes La Belle Journée paraît en 1969 chez Chambelland, Prigent publie ensuite ses livres chez différentes maisons d ’ édition comme Carte Blanche, Cadex, Christian Bourgois, et à partir des années 1990 surtout chez P. O. L. Malgré le prestige de cette maison bien établie, ses œ uvres - mais cela n ’ est-il pas le propre de la littérature d ’ avantgarde? - ne bénéficient pas d ’ une large diffusion et ne peuvent être considérées comme des «succès» au sens restreint, c ’ est-à-dire commercial du terme. 3 Réfléchissant à son statut au sein du paysage littéraire français - celui d ’ un auteur marginal, élitiste - et à la conception normative de la littérature à l ’ origine de cette étiquette, Prigent confie dans un recueil d ’ entretiens: De véritables critères socioculturels de «succès» seraient des traductions à l ’ étranger, des éditions en collection de poche. Or non. Et si rien de cela n ’ est considéré comme traduisible (ou comme digne d ’ être traduit), ni popularisable en livre de poche, c ’ est bien que l ’ on considère que ça ne peut intéresser grand monde, que ça n ’ est pas si «lisible» que cela et que ça risque de le rester toujours aussi peu. Il ne faudrait pas croire que cela me laisse indifférent. Je ne mets aucun orgueil ni aucune coquetterie à être un écrivain marginal, rare, élitiste, etc. Certes, je ne ferai jamais rien, délibérément, pour qu ’ on me lise plus aisément. Mais je serai toujours chagriné qu ’ on ne me lise pas plus et que mon travail ne soit pas davantage reconnu et diffusé. (Prigent 2009: 121) 2008 et Gorrillot 2009; pour un choix de textes publiés entre 1969 et 1993 dans TXT, voir Prigent 1995. 3 Pour une vue d ’ ensemble de l ’œ uvre poétique et critique de Christian Prigent, voir Game 2011. 140 Roswitha Böhm Il constate néanmoins que le cercle de ses lecteurs s ’ est un peu élargi et soupçonne que «l ’ obstacle à la lecture ne vien[ne] que de la construction a priori d ’ une norme de lisibilité et d ’ une certaine définition [. . .] du ‹ littéraire › » (Prigent 2009: 121) - une telle définition étant imposée par l ’ édition, la presse, les institutions scolaires ou académiques. L ’ écrivain souligne dans ce contexte que les normes qui définissent ce qui est «littéraire» ou «ce qui ne l ’ est pas; ce qui l ’ est trop/ ce qui ne l ’ est pas assez; ce qu ’ on peut en consommer/ ce qui vous pèse sur l ’ estomac; ce qui vous prend la tête/ ce qui vous la vide, etc.» (ibid.) n ’ ont pas de causes inhérentes à la littérature elle-même, mais sont bel et bien imposées de l ’ extérieur: Cette norme et cette définition ne tiennent que par un effet d ’ intimidation. D ’ époque en époque ça se déplace: ça veut donc dire que ponctuellement ça cède. C ’ est pour cela qu ’ il faut continuer: à écrire, à penser, à former le goût, à rétablir la valeur. Le temps, l ’ obstination, le fait de ne rien céder à la demande mercantile et mondaine, ça finit toujours par produire cet effet-là: que des normes cèdent, un peu - et que quelques lecteurs entrevoient alors ce qui se faisait, en marge, dans l ’ é-normité. (Prigent 2009: 121) Il semble en aller tout autrement pour le livre qui est au centre de cet article. L ’ ouvrage jouit pourtant d ’ une moindre estime aux yeux de son auteur du fait qu ’ il n ’ atteigne pas un niveau d ’ expérimentation langagière comparable à celui de ses textes lyriques ou fictionnels. Initialement parue chez Zulma en 1999, cette chronique berlinoise, bien qu ’ elle ait connu plusieurs rééditions, est actuellement épuisée. Elle est en effet considérée comme le parfait guide de voyage rédigé par un fin connaisseur de Berlin. De fait, une brochure d ’ information de l ’ agence pour l ’ emploi de Rhénanie-Palatinat intitulée Si proche, si loin. Passeport pour l ’ Allemagne. Vivre, étudier et travailler en Allemagne présente ainsi le livre: «Suivez un guide avisé dans ses randonnées à travers Berlin, ville-Moloch, tentaculaire, schizo, réunifiée, où le passé talonne le présent en quête d ’ avenir. Une lecture revigorante». (Caspar 2010: 12) Cet aperçu quelque peu racoleur attire toutefois notre attention sur le mode d ’ exploration de Berlin par Prigent dont le regard embrasse la ville présente mais aussi passée. Son livre se caractérise par une manière à la fois réflexive et nostalgique de dépeindre la capitale allemande. Ses observations personnelles sur la ville, lorsqu ’ il l ’ arpente à nouveau de long en large durant l ’ été 1998, viennent se mêler à des réflexions historiques et aux souvenirs qu ’ il a gardés de la singularité de cette ville alors divisée. Il décrit Berlin comme une cité de lacs et de rivières, de promenades et de baignades dans l ’ ivresse du printemps, mais aussi comme une ville marquée par les cicatrices de l ’ histoire, par les fractures qui sautent immédiatement aux yeux entre les différents quartiers et par une «terrible puissance d ’ affrontement et de destruction» (Prigent 1999: 77). En suivant ses propres pas, je vais retracer dans le présent article, successivement, cette image ambivalente de Berlin entre «douceur et violence», entre ses délicatesses et ses âpres confrontations, avant de m ’ inté- «Une dose d ’ angoisse historique» 141 resser à ce sentiment de fascination - que Prigent a thématisé comme d ’ autres de ses contemporains français à Berlin - afin d ’ esquisser une explication de l ’ essor durable dont bénéficie encore la ville. Deux temps, trois mouvements Considérons d ’ abord le titre et ses significations. L ’ expression «en deux temps, trois mouvements» peut se comprendre d ’ emblée en un sens musical, c ’ est-à-dire «opérer trois mouvements en deux mesures», autrement dit très, voire trop rapidement. En outre, l ’ expression «en deux temps» date de 1789 et renvoie à un contexte militaire. Elle désigne alors la présentation de l ’ arme ou son repos en deux mouvements séparés lors de l ’ appel. Le «trois mouvements» a été ajouté au XIX e siècle comme une exagération plaisante (cf. Enckell 1981: 237, Robert 1985: 218). Effectivement, certains longs passages «se mettent à accélérer le pas», comme par exemple lorsque Prigent décrit le fastidieux voyage sur la route de transit entre la RFA et Berlin-Ouest interrompu par de rigoureux contrôles douaniers. L ’ avancée cahoteuse sur les différentes plaques de béton, typique du revêtement inégal de l ’ autoroute de la RDA et dont certains se souviennent encore, est mimée par la langue heurtée, presque en staccato, et par la syntaxe elliptique du texte qui accélère le rythme narratif, tout en formant un contraste savoureux avec la durée des procédures d ’ entrée: Helmstedt, frontière des deux Allemagnes. Contrôle gendarmes français. No man ’ s land miradors barbelés molosses. Contrôle chapskas marteaufaucillés. Jeunes soldats russes, nez rouge dans la bise. Mieux là quand même qu ’ en Afghanistan. Bottes claquaient. Salut raide. Déchiffraient papiers du bout d ’ un doigt gelé. Proposaient, façon furtif porno, insignes Armée Rouge. Bide. Vengeance: «Plaques auto sales! Nettoyer, monsieur! » On astiquait. Papiers partaient, on suivait, dans cambuse surmontée drapeau rouge. Poireautage long, là. [. . .] Puis des doigts glissaient sous un guichet opaque les papiers réglo-tamponnés. Zéro mot. Nul visage. Exit. Re-sentinelle transie. Re-examen papiers. Re-claquement des bottes. Re-démarrage entre les chicanes. 200 km de «couloir». L ’ auto était un bathyscaphe clos dans l ’ abysse socialiste. Créneau de temps légalement limité. [. . .] Hoquets forts sur les joints de ciment du revêtement recyclé III e Reich. Au loin: les biches. À côté: des Trabants fumigènes. Bientôt: le Berliner Ring. (Prigent 1999: 28sq.) De tels passages où Christian Prigent tente de saisir par une langue elliptique, fragmentée, à bout de souffle, l ’ hétérogénéité du Berlin contemporain alternent avec des paragraphes aux phrases hypotactiques exprimant ses réflexions quant aux événements historiques et leurs souvenirs qui imposent encore leur marque dans le paysage urbain (cf. Prigent 1999: 73sqq.). Son approche poétique se fait associative, particulièrement féconde du point de vue de la langue et relevant presque de la synesthésie. Dans Berlin deux temps 142 Roswitha Böhm trois mouvements, Prigent use souvent, par exemple, d ’ énumérations aux éléments variés comme dans cette description de la Potsdamer Platz à l ’ été 1998: «Le plus grand chantier du monde», dit-on. En tout cas ça bruit de bétonnières, de camions, de bulldozers. Ça grouille d ’ une troupe excavante, maçonnante, martelante, calculante. En haut, le jour, la cohorte des ingénieurs casqués et des forçats du téléphone portable. En bas, la nuit, l ’ armada dépoitraillée, en culottes minces et bottes échassières, des prostituées polonaises, russes, hongroises. Autour, comme ailleurs: taxis, bus, bagnoles en meutes, flics, ambulances, sirènes, sifflets [. . .]. (Prigent 1999: 18) Outre l ’ asyndète et l ’ amplification, l ’ écriture poétique de Christian Prigent se distingue par l ’ usage qu ’ il fait des métaphores et des néologismes, tels ces jeux avec les mots-valises: «L ’ Avus, primautoroute d ’ Allemagne» (Prigent 1999: 30), «une tour Eiffel similimini» (ibid.), «la bagnolomanie art-modernophobe» (ibid.), «le cerveau emberlinificoté» (ibid.: 93), «le plus-de-Mur» (ibid.: 95). Par ces procédés linguistiques, la multitude des impressions visuelles est à chaque fois condensée en une seule notion aussi fantaisiste qu ’ évocatrice, de telle sorte que des séries d ’ images se mettent à défiler rapidement devant les yeux du lecteur en un véritable «roundshow», comme s ’ il faisait le tour de la ville en voiture. 4 Toutefois, au-delà du seul tempo narratif, le titre Berlin deux temps trois mouvements renvoie encore à deux autres éléments. D ’ une part, il évoque la structure même du livre divisé en trois «mouvements», trois chapitres où l ’ on sillonne la ville au cours de différentes promenades. Le «Premier mouvement» est consacré à un «Berlin roundshow zéro» (Prigent 1999: 30), c ’ est-àdire un agréable tour de Berlin, qui sans apparaître comme touristique constitue pourtant un véritable circuit touristique de la ville, partant de l ’ Avus, l ’ autoroute urbaine de Berlin, pour passer par Ku ’ damm et Wittenbergplatz en direction de Kreuzberg puis de Mitte vers Treptow jusqu ’ au mémorial soviétique. Le «Deuxième mouvement», quant à lui, pose en préambule la question (oratoire) du choix de vivre «dans les grandes villes violentes» (ibid.: 53) et des raisons qui sous-tendent cette décision. La réponse, donnée dans la foulée, fait apparaître une conception de la ville en tant que point de cristallisation de la vie dans toutes ses facettes charnelles, y compris les plus contradictoires: «[. . .] pour y connaître sensuellement l ’ épaisseur physique, imagée, architecturale, politique, sexuelle des contradictions de la vie vivante [. . .]» (ibid.). Les tensions qu ’ annonçaient déjà les titres antithétiques des sous-chapitres «Douceur de Berlin» et «Violences, violence» (ibid.: 53 - 85), entre «Berlin l ’ Enchanteur» (ibid.: 57) et «Berlin Bronx» (ibid.: 4 Voir Wolfram Nitsch (2014: 17 - 37) qui a récemment analysé l ’ effet d ’ une mobilité augmentée et du choix des moyens de transports sur l ’ expérience de l ’ espace urbain et la perception de la ville. «Une dose d ’ angoisse historique» 143 60), «la ville riviéreuse, promeneuse, balnéaire, hygiénique» (ibid.: 57) et «la ville glaciale, laide, rouillée, ravagée» (ibid.: 60), entre un «éternel brouhaha» et les «silences contrapunctiques» (ibid.: 71) font l ’ objet de variations sans cesse renouvelées dans le «Deuxième mouvement». Le «Troisième mouvement» juxtapose d ’ abord dans sa première partie, intitulée «Des images justes/ juste des images» (ibid.: 87 - 101) des images réelles de l ’ actualité berlinoise et des images mentales, mémorielles afin de s ’ interroger ensuite sur le rôle de la représentation médiatique des événements politiques et historiques ainsi que sur la place du réel et de la pensée face aux «flots d ’ images» (ibid.: 96). Il se termine sur la description d ’ un tour en vélo à travers «La ville dont le centre était un trou» (ibid.: 103 - 119) ce qui amène le narrateur à réfléchir non seulement sur les spécificités urbanistiques de Berlin, mais aussi sur la signification symbolique de ce «trou» en tant que vide idéologique et sur les dangers politiques qui pourraient en ressortir. Le second aspect qu ’ évoque le titre et qui déborde du seul cadre du tempo narratif concerne la situation temporelle des considérations du narrateur dans Berlin deux temps trois mouvements. Prigent connaît d ’ abord la ville de par son séjour qui a duré de 1985 à 1991 - une ville de l ’ après-guerre (ou de l ’ avantchute du mur) divisée entre est et ouest - avant de la visiter à nouveau, deux ans à peine après la réunification: deux temps, c ’ est-à-dire deux périodes historiques. Les contrastes entre hier et aujourd ’ hui, du fait de la situation politique mais aussi des incessants changements architecturaux, constituent un leitmotiv du texte qui s ’ exprime aussi bien à travers des isotopies antagonistes - «naguère, nostalgie, monde défait» vs. «désormais, retour, redevenu, re-née» (Prigent 1999: 11 - 15) - que par des descriptions plus explicites. Si la Potsdamer Platz était auparavant pour le narrateur «au temps [où il vivait] dans cette ville», «un vaste vide couturé et aride, une jachère fauchée à la vie au c œ ur de la cité, une lande de mauvaise végétation, semée de baraquements improbables, de ferrailles résiduelles et de moignons d ’ architectures noircies» (ibid.: 17sq.), elle est devenue pour ce qui est le présent de la narration - c ’ est-à-dire l ’ été 1998 - «une sorte de Manhattan un peu surbaissé mais pareillement engorgé d ’ immeubles»: «C ’ est un hallier de buildings plus ou moins terminés, empanachés d ’ une extraordinaire, amazonienne, max-ernstienne forêt de grues» (ibid.: 18). Dans son préambule aux «mouvements» proprement dits, le narrateur développe cette idée d ’ une bipartition du temps et va jusqu ’ à appliquer à la notion d ’ espace: À mesure que l ’ on s ’ éloigne, par cercles concentriques, du c œ ur de la cité, la différence s ’ accentue, se fige, fait insensiblement passer de l ’ espace au temps. Je traverse, je roule, je croise dans cette immensité urbaine [. . .]. La sensation y subsiste, vive, implacable, physique, qu ’ il y a deux villes. Et d ’ abord, certes, deux tissus immobiliers, deux types d ’ urbanisation, deux régulations du trafic, deux paysages publicitaires, deux modes d ’ installation marchande. Mais ce petit voyage 144 Roswitha Böhm dans l ’ espace est aussi voyage dans le temps: ma voiture, mon vélo, le métro ou le tramway me font à Berlin traverser des temps. (Prigent 1999: 24) Prigent considère ainsi - sur un mode interrogatif tout d ’ abord - qu ’ il y aurait «deux espaces et (donc? ) deux temps, deux histoires» (Prigent 1999: 24), en faisant ainsi référence à la séparation de la ville en parties est et ouest avec une histoire distincte pour chacune. Toutefois, son regard ne prend pas seulement en compte les différences entre l ’ ancienne capitale de la RDA et l ’ îlot perdu qu ’ était Berlin-Ouest, mais aussi les changements de la ville réunifiée - avec en arrière-plan toujours le contraste entre le Berlin d ’ avant la chute du mur et celui de 1998 - 1999. Toutefois, Christian Prigent décrit aussi, en marge, «la fracture [. . .] immédiatement lisible [. . .] entre les quartiers» (ibid.: 78), les différences sociales et les différences urbanistiques qui en découlent entre les «beaux quartiers rutilants, hygiénisés, vernis par le flot de l ’ argent abondant et de la consommation sans complexe» et les «îlots marginalisés, exotisés, tiers-mondisés, alternatifs» (ibid.: 79). Deux émotions: douceur et violence Maintenant que ces deux aspects - «deux temps, deux espaces» - ont été esquissés ainsi que leur entrelacement chronotopique, il faut considérer un autre élément structurel dans le livre de Prigent que l ’ on pourrait désigner comme «deux émotions». L ’ auteur pointe en effet le côté obscur et le côté radieux de Berlin, il décrit la brutalité, la violence de la vie urbaine tout comme la douceur de ses plaisirs estivaux, dignes d ’ une petite ville. Dès la première partie du livre, quand est décrite la ville réunifiée mais versatile, apparaît un contraste entre les événements impitoyables, inhumains qui se sont déroulés à la frontière et les espaces verts nés sur les friches désormais inutiles et maintenant destinés exclusivement à des usages civils. Il y avait ce ravin glacial, poignant et macabre qui, depuis 1961, saignait la ville et la coupait en deux. Mais le mur (détruit, débité, vendu, rasé) et le no man ’ s land (nettoyé, relabouré, replanté) s ’ effacent peu à peu de l ’ espace visible sous la ruée des constructions, le quadrillage amical des jardins publics, les espaces de jeux pour les enfants et la douceur des verdures civilisées. (Prigent 1999: 17) Cependant, le contraste entre la «Douceur de Berlin» et les «Violences, violence» ne devient un motif à proprement parler que dans le «Deuxième mouvement». Déjà compris dans le titre du chapitre, il sert plus largement d ’ élément structurant pour toute la deuxième partie et permet en outre d ’ expliquer les particularités de Berlin. Le charme de la ville et les agréments qui en découlent - qu ’ il s ’ agisse des grandes et vieilles demeures de caractère, du rituel du plantureux petit-déjeuner au café ou des loisirs possibles dans ses nombreux parcs, ses forêts ou ses lacs - tout cela est dépeint avec une douce «Une dose d ’ angoisse historique» 145 ironie mais toujours avec un enthousiasme lyrique et une inventivité langagière sans cesse renouvelée. On trouve ainsi dans Berlin deux temps trois mouvements une description des prémices du printemps berlinois que les jeux de mots, les métaphores tout comme la langue foisonnante, poétique et sensuelle parent d ’ une beauté éblouissante: À Berlin: éclat soudain, déclaration tonitruante. Ça surgit brutalement, en quelques jours. C ’ est un virage subit, un arrachement d ’ un coup à l ’ hiver long, sombre, venteux, froid. Une sorte d ’ enthousiasme feuillu-fleuri déboule d ’ un coup. Grand galop des bourgeonnements. Dépliements feuillus comme dans un film accéléré. Succession emphatique des floraisons. Ébullition délirante des marronniers blancs ou roses. Le grand ciel hivernal vide s ’ encombre soudain de feuilles et d ’ oiseaux, sa texture lumineuse se nuance violemment, une pâte exubérante de verdures acharnées à tout empêtrer de joie malaxe les vieilles nuées aigres et épaissit sensuellement l ’ air. C ’ est la matière du printemps berlinois: une texture, une chair, une peau, une densité pneumatique, sensuelle, un firmament neuf. Et la douceur, immédiatement, des grands parcs et des innombrables jardins d ’ enfants. (Prigent 1999: 67) Toutefois, le récit d ’ une telle idylle printanière de la grande ville ne saurait durer. Le «fantasme d ’ un Berlin provincial, forestier» (Prigent 1999: 73) est bientôt examiné, voire stigmatisé, avant que la seconde partie du chapitre ne façonne - inévitablement - son pôle antagoniste à travers une énumération de «violences, violence». Une longue série anaphorique de «je sais» égrenant une vingtaine de points résonne ainsi: Je sais surtout que sur les eaux de ce canal le long duquel je fais ma promenade digestive flotta le corps martyrisé de Rosa Luxembourg. Je sais que dans cette villa, au bord du lac de Wannsee, [. . .] des fonctionnaires zélés organisèrent méticuleusement la «solution finale»; et que les premiers convois quittèrent la gare de Grunewald en octobre 41. Je sais qu ’ il avait une prison de la Gestapo, la Columbia- Haus, à proximité de cette église villageoise de Alt Mariendorf. Je sais qu ’ on y tortura et qu ’ on y tua. Je sais que ces rues pittoresques de Köpenick où je déambule après le bain dans le Müggelsee, sont celles où les nazis, en juin 33, assassinaient communistes et sociaux-démocrates. (Prigent 1999: 74) Cette imbrication dialectique entre «douceur» et «violence» est une spécificité de Berlin. D ’ une part, Prigent voit «cette douceur» comme «une respiration obstinément indifférente aux meurtrissures de l ’ histoire» (Prigent 1999: 61); mais d ’ autre part les facettes plaisantes de Berlin portent en elles-mêmes, dans leurs couches historiques profondes, à la manière d ’ un palimpseste, les aspects violents - et sans doute inavoués, tus, en souffrance - de cette ville: «Car, sous la douceur de Berlin, quelle réserve de violences aussi! » (ibid.: 77). La notion de «violence(s)» ne se rapporte pas seulement au passé de Berlin la capitale du Troisième Reich, comme l ’ évoquait le paragraphe précédemment cité. Elle comprend également la virulence des mouvements de protestation politique qui courent du début du XX e siècle jusqu ’ aux années 1980 - ou 146 Roswitha Böhm encore la dureté avec laquelle l ’ État a réagi à ces mouvements. 5 Nulle part mieux qu ’ à Berlin, résume Prigent, on n ’ éprouve «l ’ affleurement brutal de ce qui force la civilité à reconnaître l ’ incivilité qui l ’ habite et la hante» (ibid.: 82). Cette «terrible puissance d ’ affrontement et de destruction» (ibid.: 77) qui bruit peut-être au sein de chaque grande ville en tant qu ’ agglomération de vies humaines, mais qui est plus particulièrement audible à Berlin - cette puissance donc a laissé des traces historiques dans le paysage urbain alors que l ’ on remarque une sorte de va-et-vient dialectique: si les «multiples cicatrices qui témoignent des éclats de cette puissance» (ibid.) sont omniprésentes, il existe aussi une tendance à concentrer leurs souvenirs dans des «mémorandums architecturaux et des totems apotropaïques» (ibid.) et à les délocaliser de manière à les rendre visibles d ’ une part et à les occulter d ’ autre part. «Une ville pas comme les autres . . . » Jusqu ’ ici, nous avons vu que le schéma esquissé de «deux émotions, deux espaces, deux temps» fournissait à l ’œ uvre un important cadre structurel. Toutefois, il ne saurait épuiser la complexité de Berlin et l ’ interprétation qu ’ en fait Prigent. Le livre et sa représentation de la ville ne peuvent se réduire à cette juxtaposition binaire que nous avons mise au jour. S ’ y ajoutent en effet des progressions, des régressions, des transitions, des chemins de traverse, des extensions et des résistances, et ce justement, au regard de l ’ importance de Berlin pour l ’ histoire et de l ’ histoire pour Berlin. Le narrateur accorde entre autres une attention particulière aux changements d ’ architecture et d ’ atmosphère nés du processus de normalisation de la capitale réunifiée. Tout en vivant douloureusement ces transformations, il redoute que ne s ’ estompe ainsi l ’ originalité de Berlin qui repose sur son altérité. Outre la crainte que la ville soit en train de se standardiser depuis la chute du mur, qu ’ elle se conforme aux normes et aux formats en vigueur dans les autres métropoles mondiales, bref que Berlin soit en passe de «devenir une ville comme les autres» (Prigent 1999: 20), Prigent forme aussi le v œ u qu ’ à la place, quelque chose de son «altérité» caractéristique, de sa «violente, irrémédiable et dramatique originalité» (ibid.) puisse subsister. Et de fait, quelque chose «y persiste», la ville résiste à cette banalisation prétendument inévitable car: 5 Prigent mentionne notamment «la brutalité des affrontements» entre les militants spartakistes et les corps-francs en 1918 - 1919, «la répression impitoyable» du soulèvement ouvrier de juin 1953 à Berlin-Est, les manifestations de la fin des années 60 et «l ’ attentat dont Rudi Dutschke fut victime», et les manifestations violentes contre le Fonds monétaire international de la fin des années 1980. Voir Prigent 1999: 80 - 82. «Une dose d ’ angoisse historique» 147 Quelque chose en elle renâcle, traîne les pieds. Une histoire plus lourde qu ’ ailleurs, plus difficile à faire bouger, certainement. Une simple force d ’ inertie, peut-être. Un peu d ’ humour désespéré, sans doute (Prigent 1999: 21). Malgré le poids de l ’ histoire, les promenades à travers la ville montrent bien que presque tous les lieux de mémoire de l ’ avant-guerre ont disparu et qu ’ après la chute du mur, il en a été de même pour ceux de Berlin-Est et Ouest, comme par exemple les points de ralliement de leurs scènes culturelles respectives. Cette disparition est l ’ occasion d ’ une complainte rythmée par les «il n ’ en reste rien» et «plus trace(s) de» (cf. Prigent 1999: 35sq.) - comparables ici à la formule itérative du topos médiéval ubi sunt. . . Si Rome, Vienne et Paris sont des villes qui se conjuguent au passé - «des villes au passé, voire au passé décomposé» (ibid.: 39) - , si New York est une ville au présent accéléré, Berlin pourrait se trouver quant à lui au futur, mais plus certainement encore au conditionnel passé: «à Berlin on voit surtout ce qu ’ on aurait pu, voulu, aimé voir - et qu ’ on ne voit plus» (ibid.). Il n ’ y a, à proprement parler, rien à voir à Berlin, «[r]ien que des restes de choses» (ibid.). Et pourtant, c ’ est justement le fait que de multiples ravages aux causes diverses aient laissé dans la ville très peu de lieux de souvenirs tangibles, à voir ou à arpenter, qui ouvre une vaste caisse de résonnance à la mémoire et à l ’ imagination: «Rien à voir. Donc tout à penser, imaginer, fantasmer, regretter, désirer» (ibid.: 41). Ici, l ’ absence se fait présence. Par la négative, Berlin devient en un retournement dialectique l ’ incarnation métonymique, condensée, essentielle non seulement de la ville par excellence mais encore du temps et de l ’ histoire: Berlin est un sonnet mallarméen détruit. Comme si cette ville était La Ville - en tant qu ’ absente de toute ville, et d ’ abord d ’ elle-même. Et comme si elle était du coup aussi une sorte de (pur) temps historique - Le Temps, absent de tout temps. L ’ Histoire, absente de toute (petite ou grande) histoire. (Prigent 1999: 41) Ainsi, ce qui est spécifiquement «berlinois» repose pour une bonne part sur le fait que la ville, parce qu ’ ancrée dans le conditionnel passé - dont résulte «ce suspens, cet effacement, cette absence essentielle» (Prigent 1999: 43) - permet encore et toujours de marquer un temps d ’ arrêt, tout en incitant à une réflexion sur l ’ histoire et la mémoire, sur les utopies, les révoltes et les fourvoiements politiques. 6 Parallèlement, elle porte en elle, sous une forme concentrée, toutes les «exaltations politiques» et les «leurres idéologiques» (ibid.: 100) du XX e siècle. On pourrait même dire qu ’ elle les incarne, se distinguant ainsi des autres métropoles européennes: 6 Cf. Prigent 1999: 43: «[. . .] la capacité de la ville à activer l ’ imaginaire et à impulser de la pensée (une méditation sur l ’ histoire, par exemple)»; ibid.: 49: «Berlin ne laisse jamais le cerveau historique en paix»; ibid.: 92: «Anecdote rétro, certes. Mais qui fait penser»; ibid.: 115: «Berlin, comme toujours, fait penser.» 148 Roswitha Böhm Berlin (le nom, l ’ image, la réalité de Berlin) concentre ça: la matière déchirée du siècle; la trace en vraies pierres de ses effondrements; la mise en scène médiatisée du spectacle qu ’ avec tout ça le monde moderne se donne à lui-même; et l ’ ombre, déjà enluminée d ’ angoisse, d ’ autres affrontements, crises, dérives - pour bientôt sans doute. (Prigent 1999: 100) Berlin comme emblème des idéologies destructrices et des utopies du passé proche, Berlin comme théâtre de la persécution et de l ’ extermination, Berlin comme chambre d ’ écho de ce murmure, bruit de fond toujours audible, d ’ un désir de tyrannie des foules (cf. Prigent 1999: 92) - tous ces événements historiques et leurs conséquences se donnent ici à lire non pas dans les manuels d ’ histoire mais à travers la ville elle-même: Il n ’ y a qu ’ à Berlin qu ’ on puisse se faire passer ce film par la ville elle-même. Une pièce intitulée XX e siècle, farce et tragédie mêlées, aurait sa scène à Berlin: le drame des utopies tournées en cauchemars, s ’ est noué, joué et provisoirement dénoué là. Et, en ce sens (plus qu ’ au sens qu ’ entendait John Kennedy dans son célèbre discours de juin 63 à l ’ hôtel de ville de Schöneberg), nous tous, gens du XX e siècle, sommes des Berlinois. (Prigent 1999: 92) Berlin confronte ainsi tous ses visiteurs, y compris français, aux traumatismes de l ’ histoire aussi bien allemande qu ’ européenne et dont les traces matérielles se manifestent de manière moins évidente dans le paysage urbain de la capitale française par exemple. Peut-être est-ce la raison pour laquelle Berlin peut servir de fascinans aux voyageurs français, 7 donc de miroir et de médias pour scruter leurs propres tréfonds - occultés mais absents en apparence seulement. Pour une «histoire de la fascination» de Berlin vu par les Français En guise de conclusion, j ’ aimerais ici introduire le concept d ’ «histoire de la fascination» au regard du passage cité en début d ’ article, et ce, afin de proposer une interprétation du charme qu ’ exerce Berlin sur son visiteur français. 8 Que signifie ce concept et comment fut-il formé? C ’ est le théologien Klaus Heinrich qui, dans le contexte des massacres de masse nazis, exigea le premier que la science ne s ’ appuie plus seulement sur les faits et la rationalité mais reconnaisse à l ’ avenir le rôle de la fascination comme «ingrédient de l ’ histoire réelle». En effet, «dans ce qui fascine à travers l ’ histoire réelle, ce sont des conflits en souffrance, des tensions persistantes, c ’ est le problème irrésolu 7 À l ’ égard de ce terme, exprimant à l ’ origine une horreur sacrée, à la fois effrayante et fascinante, cf. Otto 1917. 8 Je remercie ici Mona Körte de m ’ avoir suggéré cette piste méthodologique. Voir à ce propos son étude (en collaboration avec Judith Elisabeth Weiss) Das Gesicht als Artefakt in Kunst und Wissen et notamment son article «Face and Case. Gesichtsblindheit als Fazinationsgeschichte». «Une dose d ’ angoisse historique» 149 qui est à chaque fois présent» (Heinrich 1995: 14). Les réflexions d ’ Heinrich ont été ensuite mises à profit par l ’ ethnologue Karl-Heinz Kohl pour relire l ’ histoire de sa discipline à partir du principe de refoulement et de la projection sur l ’ »étranger» des propres champs problématiques culturels et religieux d ’ un groupe social. «Défense et désir»: cette disposition psychique pour le moins ambivalente expliquerait, y compris dans les études culturelles, de nombreuses contradictions allant de l ’ idéalisation à la franche dévalorisation en passant par l ’ assimilation (cf. Grieser 2009: 141). La fascination elle-même peut être considérée comme un état provoqué par un objet - comme une personne charismatique, une musique ou un discours - qui est lui-même transmis par les sens (la vue, le toucher ou l ’ ouïe par exemple) et qui a finalement des répercussions corporelles - tel un accroissement ou un amoindrissement de la perception par exemple. 9 Le concept de fascination s ’ est d ’ abord situé dans les champs sémantiques du mystère et de la magie avant de se transformer graduellement et de passer d ’ un phénomène transitif à un phénomène intransitif. 10 Dans ce sentiment de fascination s ’ inscrivent de manière ambivalente mais inextricable la «défense» et le «désir» à la fois. De même, au début du passage envisagé, dans la citation de Prigent «Berlin saisit et passionne. Ou rebute radicalement», cette espèce de maxime cherchant à capter le charme de Berlin dans ce qu ’ il a de contradictoire, on retrouve encore «la défense et le désir», ces antonymes qui se corrèlent l ’ un l ’ autre et qui sous-tendent la fascination. Si l ’ on considère Berlin comme un miroir, un médium pour voir et supporter ses «propres tréfonds», comme un objet de fascination parce qu ’ il recèle des «conflits en souffrance» et des «problèmes irrésolus», alors il serait utile de continuer à explorer cette histoire de la fascination s ’ agissant notamment du nouveau Berlin et de son emprise sur les intellectuels et les écrivains français. Car en son sein peuvent se dissimuler des non-dits concernant leurs relations non seulement à l ’ héritage historique mais aussi aux transformations et aux choix urbanistiques de leur propre capitale, Paris. Traduit par Vincent Platini. 9 Cf. Grieser (2009: 142) qui indique en même temps que «les structures basales de la perception autant que les codes culturels et les métaphores» jouent un rôle pouvant expliquer la fascination. 10 Cette transformation s ’ accomplit à l ’ orée du XX e siècle. Elle n ’ attribue pas la fascination à une sorte d ’ ensorcellement mais considère expressément la réceptivité de l ’ individu fasciné et sa volonté d ’ être fasciné. 150 Roswitha Böhm Caspar, André, Si proche, si loin. Passeport pour l ’ Allemagne. Vivre, étudier et travailler en Allemagne, Bundesagentur für Arbeit, Regionaldirektion Rheinland-Pfalz-Saarland, 4 e édition, 2010. Enckell, Pierre (éd.), Datations et documents lexicographiques. Français familier, populaire et argotique du 16 e au 19 e siècle, deuxième série, vol. 19, Paris: Klincksieck, 1981 (Matériaux pour l ’ histoire du vocabulaire français, publiés par Bernard Quemada). 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Dès les années 1980, ses romans, parfois vus comme l ’ expression d ’ un «retour au réel», 1 ont déployé un imaginaire de l ’ urbanité contemporaine qu ’ il continue encore aujourd ’ hui d ’ explorer, et ce notamment, à travers ses projets Internet. 2 Dominique Viart, dans sa monographie parue en 2008 sur cet auteur multimédiatique, consacre même tout un chapitre à la figure de la ville. Après avoir considéré la longue tradition française de la littérature urbaine qui mène de Balzac et Zola aux surréalistes en passant par Baudelaire, il constate: Héritière de toute cette mémoire littéraire mais transformée par l ’ évolution du monde et les mutations sociales, la «ville» de François Bon est à la fois tangible et ineffable, étouffant et désertée, omniprésent mais insaisissable, déchirée de trajets, trouée d ’ ombres où des hommes se terrent. C ’ est autant un symptôme du monde - de ses usages, de ses espaces - que des collectivités sociales. (Viart 2008: 59sq.) Face à cette toile de fond omniprésente que constitue la ville dans l ’œ uvre de François Bon, on pourrait douter de l ’ opportunité d ’ aborder sa poétique urbaine par un texte qui fut probablement un travail de circonstances, écrit peu après la chute du Mur, beaucoup plus court mais aussi, à première vue, beaucoup moins complexe que Calvaire de chiens, paru en 1990 et ayant également pour objet la ville de Berlin. 3 De fait, il ne sera pas question dans le présent article de comparer ce roman avec un texte comme Berlin, l ’ île sans mur qui répugne à une classification formelle. Bien au contraire, mon exposé vise à démontrer que c ’ est justement cette hybridité générique ainsi que la densité de la langue et des images qui permettent de lire la confrontation avec Berlin comme une mise en pratique d ’ une poétique émotive des frontières. 4 Avant d ’ illustrer mon propos par une microlecture, il convient d ’ abord de revenir sur l ’ histoire de la publication du texte, histoire à partir de laquelle on pourra parler de l ’ actualité que l ’ auteur n ’ a cessé d ’ insuffler à son texte. 1 Cette classification ne se fait toutefois qu ’ au prix d ’ une forte simplification, comme l ’ a déjà montré Wolfgang Asholt (cf. Asholt 1994: 138). Concernant le «retour de la narration» dans l ’œ uvre de François Bon, voir Semsch 2006: 179 - 183. 2 Voir par exemple Bon/ Pifarély 2010. 3 Concernant ce roman, voir Asholt 2010; Garric 2007: 528 - 544. 4 Je m ’ inspire ici de la notion de «Poetik der Grenze» forgée par Klaus Semsch (cf. Semsch 2002: 113). Berlin, l ’ île sans mur - la ville réseau François Bon est arrivé en 1987 à Berlin-Ouest pour un séjour d ’ un an dans le cadre du programme d ’ échange artistique du DAAD. 5 Berlin, l ’ île sans mur est d ’ abord paru en 1991 dans la revue Autrement publiée par la maison du même nom, qui a ensuite réédité le texte en 1997 en guise de préface à un guide de voyage. 6 Peu après la chute du Mur donc, Bon couche sur le papier les souvenirs de son séjour berlinois - ce qui, en soi, n ’ a rien d ’ exceptionnel. Plus intéressant est le fait que ce texte soit encore publié aujourd ’ hui. Il s ’ est émancipé de son lieu de publication pour évoluer en un projet multimédia, consultable sur Internet à l ’ adresse www.desordre.net. Cette consultation n ’ est toutefois pas évidente. En effet, le nom du site fondé en 2001 par le photographe et artiste belge Philippe de Jonckheere a valeur de programme: on propose au visiteur un champ labyrinthique qui met à rude épreuve sa propension à créer du sens, avant même qu ’ il n ’ ait eu accès aux ressources littéraires, picturales ou artistiques du site. Dans un entretien, Jonckheere résume ainsi l ’ expérience esthétique à laquelle prétend son projet: Ce qui est assez remarquable avec Internet, c ’ est que l ’ on peut regrouper plusieurs formes d ’ art. C ’ est un espace multimédia. . . Un peu comme le cinéma en un sens, mais ce que le site a de plus que le cinéma, c ’ est qu ’ il peut demander au visiteur une intervention supérieure et déterminante. On peut dans un site faire des effets de programmation, notamment en utilisant l ’ aléatoire, qui permettent la création d ’ espaces qui sont apparemment sans fin. Depuis la page d ’ accueil actuelle du Désordre, on peut pratiquement accéder à la totalité du site: aux alentours de 100 000 fichiers. La construction est beaucoup plus intéressante que le contenu, il me semble, car la visite que vous faites du site est tout à fait unique. (Jonckheere 2013) Cependant, dans un tel labyrinthe, une fois trouvé le nom de François Bon - ami du concepteur de ce dédale - , les chemins sinueux de Désordre mènent relativement vite au texte berlinois. À celui-ci est adjointe une série de photographies réalisée par Jonckheere et intitulée Berlin 1988. Bien que les 29 images soient parfois associées à des passages bien précis de Berlin, l ’ île sans mur, les parcours textuels et photographiques constituent des systèmes qui fonctionnent indépendamment et qui ne renvoient l ’ un à l ’ autre qu ’ après avoir été mis en réseau à travers un nouveau média. Ils représentent à la fois une œ uvre «nouvelle» et deux œ uvres «anciennes» des deux artistes. Cette pratique, spécifique à son support médiatique, consiste à préserver la visibilité de «l ’ ancien» tout en l ’ associant à du «neuf» et à l ’ actualiser par un lien Internet. Elle détermine également le principe esthétique de la page www. 5 Pour cette raison, le terme de «Berlin» n ’ est pas ici des plus précis. Toutefois, nous renonçons à désigner l ’ espace en question par «Berlin-Ouest» dans la mesure où le plus souvent le texte lui-même ne procède pas à cette distinction et que, de par le contexte, il va de soi qu ’ il s ’ agit de la partie Ouest de la ville divisée. 6 Cf. Lorrain/ Wroblewsky 1997. 154 Stephanie Bung tierslivre.net créée par Bon à la fin de l ’ année 2004. Comme l ’ ont montré René Audet et Simon Brousseau, la logique de cette œ uvre-archive repose sur la volonté d ’ opposer un mode du souvenir propre à l ’ Internet face à cette tendance qu ’ ont les blogs littéraires d ’ amonceler sans cesse de nouvelles informations et de se rendre finalement eux-mêmes invisibles. 7 Reprenant l ’ image de l ’ arborescence développée par Bon dans Le Tiers Livre, ils écrivent: L ’ image [de l ’ arborescence] développée ici n ’ est pas abusive, puisque la démarche d ’ écriture de Bon consiste à tisser sans relâche, à revenir sur des motifs d ’ obsessions, à travailler à partir de matériaux privilégiés une réflexion sur le réel et sur la littérature. La stratification du Tiers Livre est non pas fossilisation, mais plutôt constante retraversée - des thèmes, des lieux. (Audet/ Brousseau 2011: 14) 8 Mettre en relation les différents éléments d ’ une même page, entre eux ou avec d ’ autres pages par un lien Internet, est ainsi une pratique déterminée par son média, se reflétant dans l ’ écriture et servant l ’ activité créatrice de François Bon: L ’ écriture de François Bon dans Le Tiers Livre est émaillée de ces passages en gras, signal que ces mots appellent d ’ autres textes, d ’ autres pages. Si une part de ces liens conduit le lecteur hors du Tiers Livre, une part significative d ’ entre eux renvoie à des pages précédentes ou corollaires (à l ’ intérieur d ’ une même zone ou vers des pages des autres zones). (Audet/ Brousseau 2011: 14) La structure de la page elle-même est soumise à un incessant processus de concrétion et de superposition. 9 De surcroît, le projet Internet peut toujours déborder sur un autre projet, de sorte que le principe d ’ épaississement de la page est complété par un réseau plus vaste de références. À cet égard, mentionnons en particulier le lien qui, du site de Bon et sous le titre Berlin, ce qui a disparu, mène à son texte Berlin, l ’ île sans mur. Cette passerelle jetée entre Le Tiers Livre et Désordre est motivée par le souvenir de la ville avant la chute du Mur: François Bon met ici en ligne les photographies que son frère, Jacques Bon, avait prises durant sa visite de Berlin en 1987. Il s ’ agit d ’ une série de vingt-six photographies en noir et blanc qui cherchent à témoigner d ’ un étonnement: qu ’ une chose qui existait encore à l ’ instant puisse disparaître aussi vite. 7 «La forme devenue dominante des blogs s ’ enfonce verticalement comme dans une fosse à bitume, enterrant à mesure ses propres contenus sous elle: c ’ est étrange à voir.» (Bon 2007). 8 Dans l ’ ensemble, l ’ article s ’ intéresse à deux projets Internet d ’ ampleur extraordinaire: outre le Le Tiers Livre de François Bon, Audet et Brousseau étudient également Désordre de Philippe de Jonckheere (cf. Audet/ Brousseau 2011: 15 - 20). 9 Le principe poétique «d ’ interne-textualité» qui repose sur la «superposition du même» a été élaboré par Klaus Semsch (cf. Semsch 2003: 113) à propos des textes littéraires au sens strict de François Bon, mais il constitue aussi et même surtout le fondement des projets multimédias de l ’ auteur. Nous reviendrons d ’ ici peu sur cette «superposition du même». Berlin, l ’ île sans mur. Sur la poétique urbaine de François Bon 155 En étant accueilli à Berlin, de septembre 1987 à juin 1988 (au temps du Berliner Künstlerprogramm du DAAD), comment s ’ imaginer que l ’ île qu ’ était cette ville disparaîtrait - en tant que telle - moins d ’ un an plus tard? Le mur, on l ’ a vu sous tous les angles d ’ horizons, fascinant là où la Spree, à Kreuzberg, faisait la frontière, fascinant quand la frontière se perdait dans les lacs de Potsdam, ne laissant passer que les péniches chargées d ’ évacuer les déchets de la ville. (Bon 2009) 10 À la différence des photographies de Philippe de Jonckheeres dont le titre Berlin 1988 était relativement provocateur pour des images représentant le plus souvent des motifs quelconques comme des cours de jardin ou des terrains en friche, la plupart des clichés de Jacques Bon comportent des éléments indiquant où ils ont été pris. Les deux séries ont toutefois en commun de montrer des lieux et des scènes de la vie quotidienne. Les photographes donnent à chaque fois l ’ impression d ’ avoir voulu privilégier les terrains vagues si caractéristiques de Berlin par rapport à ses attractions touristiques. Au demeurant, François Bon partage ce goût du quotidien quand, dans la version révisée de son essai Tous les mots sont adultes, il fait valoir le potentiel esthétique des choses ordinaires: «Alors que même les objets les plus normalisés de cet environnement quotidien, pris dans un dispositif narratif, peuvent devenir la marque esthétique affirmée du texte» (Bon 2005: 75). 11 Pareillement, Berlin, l ’ île sans mur peut être compris comme un tel dispositif narratif que François Bon met en ligne tout juste vingt ans après sa conception - fort opportunément ceint de deux séries d ’ images sur Berlin. Berlin, l ’ île sans mur - la ville pensée en images Contrairement à ce que suggère d ’ abord son titre, le texte traite de la partie Ouest de Berlin avant la chute du Mur. Il expose des souvenirs associés à des endroits bien précis de la ville en procédant par blocs de texte compacts qui, jouxtant les photographies, donnent l ’ impression d ’ une série d ’ images dans un album-photo ou un portfolio. Ce sont en tout quinze passages qui sont rassemblés et séparés l ’ un de l ’ autre par quelques sauts de ligne, formant ainsi des unités bien distinctes qui rappellent les «images de pensée» (Denkbilder) dont parlait Walter Benjamin - notamment dans l ’ Enfance berlinoise. 12 Cette 10 François Bon renvoie ici au blog de Jacques Bon, intitulé Café du commerce ou Caf ’ com et qui se compose principalement de photographies, mais aussi de textes et de musique. Le portfolio berlinois se trouve également sur cette page (http: / / www.cafcom.fr), accompagnée d ’ un texte très personnel de Jacques Bon sur la conception de ses photographies ainsi que leur exposition sur l ’ Internet. 11 Sur l ’ importance du quotidien chez Bon, voir également Asholt 2002. 12 La notion de Denkbild n ’ a été utilisée par W. Benjamin lui-même que très sporadiquement (il publia cinq courts textes en prose sous ce titre dans le Frankfurter Zeitung en 1933). C ’ est Theodor Adorno qui, le premier, la convoqua afin de caractériser les courts 156 Stephanie Bung ressemblance n ’ est, elle non plus, certainement pas fortuite, d ’ autant moins que le souvenir de Benjamin est explicitement évoqué: C ’ est comme au vieil aquarium du Tiergarten: c ’ est parce qu ’ ici tout se passe dans la tête, un peu plus qu ’ ailleurs, à cause du sable et du ciel, qu ’ on reconstitue ces bulles qui vous emportent. Walter Benjamin, dans son Enfance Berlinoise, dit que dans de tels endroits, il semble que tout ce qui en réalité nous attend encore est déjà chose passée. (Bon, Berlin, l ’ île sans mur) 13 La fascination pour Berlin semble justement résider dans cette particularité qu ’ a la ville de former de telles «bulles» 14 qui bourgeonnent à la surface de la conscience en train de se souvenir et, de ce fait, en train de vaguer librement dans le temps: Bien sûr, pour aller d ’ un endroit l ’ autre, il faut marcher (on marche beaucoup à Berlin). Mais ce qui vient à vous et monte la ville jusqu ’ à ce qu ’ on tient de plus important et précieux pour soi-même, ne tient pas à cette marche, mais comme à une suite de bulles minuscules et totales. Berlin est une ville de bulles et d ’ emblèmes, dans un dédale jaune gris. (Bon, Berlin, l ’ île sans mur) Certains lieux emblématiques, qui contiennent Berlin pour ainsi dire en miniature, émergent telles des bulles de savon à la surface de l ’ eau, faisant apparaître dans l ’ imaginaire du spectateur une vision de la ville dans sa totalité. L ’ isotopie aquatique qui détermine l ’ ensemble du texte et rappelle le goût de François Bon pour la métaphore de la dérive (cf. Bergé-Joonekindt 2004) rejoint à cet égard l ’ idée de fractale. Berlin est une île se composant de beaucoup d ’ autres îles; une île dont les paysages miniatures du jardin botanique ne sont qu ’ un exemple parmi tant d ’ autres: Mais une autre île dans l ’ île de la ville gigogne c ’ est là où Kafka allait se promener: les arbres du jardin botanique ont été préservés. On y traverse un Népal en miniature, un Sahara modèle réduit, et, sous les verrières à architecture de métal, un peu d ’ équateur. (Bon, Berlin, l ’ île sans mur) Berlin est un voyage à la fois dans le temps et l ’ espace, une sorte de «capsule temporelle» entourée d ’ une barrière et qui pourtant, ou plutôt justement, textes de Benjamin, et notamment le recueil de 1928 Sens unique (cf. Adorno 1974; voir aussi Adorno 1955). 13 La citation se rapporte ici et par la suite à l ’ édition numérique du texte, accessible pour tous à l ’ adresse: http: / / www.desordre.net/ photographie/ berlin/ index.htm (sans date de mise en ligne, dernière consultation: 27 octobre 2013). 14 Par le terme de «bulles», François Bon désigne des structures monadologiques dont on peut ressentir intensément la présence à travers le regard esthétique qui l ’ engendre. Ainsi, Bon écrit à propos de Leslie Kaplan: «Pour renforcer la possibilité d ’ écriture de nos univers urbains contemporains, c ’ est Le Livre des ciels de Leslie Kaplan (P. O. L. 1984), suite de saisies extrêmement précises de lieux chacun comme une bulle d ’ un monde clos, ne tirant sa légitimité que de lui-même. La notion partageable d ’ une présence.» (Bon 2005: 64). Berlin, l ’ île sans mur. Sur la poétique urbaine de François Bon 157 permet de transgresser les limites spatio-temporelles. 15 Nous reviendrons plus tard et plus en détail sur ce dernier point. Remarquons pour l ’ instant que le texte de Berlin, l ’ île sans mur reproduit la structure fractale de Berlin, villegigogne: les quinze Denkbilder dont il se compose, loin d ’ être homogènes, sont parcourues à leur tour par d ’ autres petites images de pensée. Le cinquième passage - qui rassemble les souvenirs liés à cinq lieux différents - en est un bon exemple. À propos de la place ombragée d ’ arbres où Heinrich von Kleist et Henriette Vogel se sont donnés la mort, on peut lire: On est toujours seul ici. On reste un peu, on pousse à nouveau le portail de fer à ressort. Ça reste dans la tête. Et si on glisse par association à une autre bulle, ce qui vient c ’ est le Hundekehle. Encore dans la forêt, plus près de la ville. (Bon, Berlin, l ’ île sans mur) François Bon, dans son essai Tous les mots sont adultes, a expliqué la valeur poétologique de telles superpositions en s ’ appuyant sur l ’ exemple de Claude Simon et sa manière d ’ écrire par accumulations: En insistant bien alors qu ’ il ne s ’ agit pas d ’ observation ni d ’ accumuler du vocabulaire ou du visible, mais de déplier ce qui, du réel, s ’ est invisiblement superposé par strates dans le mental, où l ’œ il s ’ accroche par un détail («linge rose qui sèche») où nous-mêmes élisons ce qui nous importe dans le réel. (Bon 2005: 68) Dans le Denkbild berlinois, le détail qui fait office de linge rose retenant l ’ attention est la porte battante en fer qui se referme derrière nous lorsque nous quittons les lieux du double-suicide, de sorte qu ’ ils puissent être, par le souvenir, reliés à d ’ autres endroits. 16 Il s ’ agit de lieux quotidiens, des parcelles mentales qui se superposent à la réalité et se complexifient mutuellement, acquérant ainsi une signification particulière dans l ’ écriture fictionnelle. Citons encore une fois Tous les mots sont adultes: L ’ enjeu, c ’ est d ’ obéir à l ’ arbitraire du quotidien, faire coller la narration à ces microévénements d ’ autant plus complexe qu ’ on les examine de près. Il suffira alors d ’ un décalage minuscule, d ’ un appui un peu plus prononcé du détail, pour que ce même 15 Sur la transgression des frontières dans l ’œ uvre de Bon, voir Vray 2010. Dans Berlin, l ’ île sans mur, la frontière et son franchissement aboutissent à une isotopie que je détaillerai dans la suite de mon propos. 16 En l ’ occurrence le Hundekehlesee et le Teufelsberg à Grunewald: «Dans les allées, on a tourné à Hundekehle. C ’ est un lac comme les autres, un ovale d ’ eau sur le sable, reflétant le ciel gris comme partout se reflète le ciel gris, mais tout autour il n ’ y a plus d ’ herbe: la terre nue et comme labourée d ’ empreintes. Ici ça ne sert qu ’ aux chiens, on les amène courir. On n ’ est pas à l ’ aise, on s ’ en va plus loin dans la forêt. Et bulle encore, dans la même qui est part constituant de la ville: un vieil homme maigre avec une casquette américaine rouge et de très grosses genouillères fluorescentes fait, tout seul, du ski à roulettes sur l ’ herbe de la seule hauteur accessible: ici on a entassé, dans une fausse colline à sommet plat, soixante mètres verticaux des gravats de Berlin bombardée.» (Bon, Berlin, l ’ île sans mur). 158 Stephanie Bung quotidien devienne fiction, ouverte aussi bien à la distance critique du monde qu ’ aux harmonies les plus fines de l ’ humour. (Bon 2005: 80sq.) Même si la question prête à débat, il ne s ’ agit pas ici de se demander dans quelle mesure Berlin, l ’ île sans mur est un texte de fiction, mais bien de montrer que le principe de construction par superposition, élaboré par Bon dans son essai et considéré par Klaus Semsch comme le fondement de sa poétique (cf. Semsch 2002: 113sq.) a déterminé ce texte berlinois pourtant insipide à première vue. A partir de cette observation, on avancera désormais la thèse que cette ville ne fournit pas simplement l ’ occasion de mettre en pratique le principe d ’ écriture revendiqué dans Tous les mots sont adultes mais qu ’ elle peut être interprétée de surcroît comme un symbole poétologique: l ’ emblème d ’ un traitement spécifique par l ’ écriture de la réalité. L ’ île sans mur - la frontière, l ’ écluse et le sable La fascination que peut exercer une ville comme Berlin ne tient pas seulement à son caractère fractal, mais au moins autant à un rapport très particulier entre le dehors et le dedans. Cette «signature» procède d ’ une configuration spatiale dont la multiplicité et le dynamisme semblent rendre instables les frontières entre sujet et objet. Ce avec quoi il faut s ’ expliquer, c ’ est la signature d ’ une ville, en quoi son tableau de mémoire ne redouble pas les autres. Et quand on reste ainsi en face au simple mot Berlin, ce qui reste serait ceci: que la ville vient en vous par une succession, prolongeable à l ’ infini, d ’ endroits minuscules et fixes, immobiles, mais aussi précis et bruissant (même vide) qu ’ une scène de théâtre avant le spectacle. Bien sûr, pour aller d ’ un endroit l ’ autre, il faut marcher (on marche beaucoup à Berlin). Mais ce qui vient à vous et monte la ville jusqu ’ à ce qu ’ on tient de plus important et précieux pour soi-même, ne tient pas à cette marche [. . .]. (Bon, Berlin, l ’ île sans mur) Le flâneur, figure centrale de la littérature urbaine moderne, est ici à la fois convoqué et remplacé par un autre motif: ce n ’ est pas l ’ homme qui se déplace à travers la ville, mais bien la ville qui se meut. Elle vient à lui, défile devant lui ou en lui, à travers lui. La configuration spatiale qui se déploie ici relève d ’ une isotopie du franchissement des frontières qui définit le texte en général, et les scènes de la vie quotidienne en particulier. Ainsi, au retour de l ’ un des nombreux marchés hebdomadaires: Et quand on quitte le marché, avec les légumes au bras (carottes, poireaux, navets, pommes de terre: les légumes de la terre du nord, les légumes du sable), on longe le long paquebot enterré de la Schaubühne: parce que c ’ est le matin, les sabords sont ouverts. En dessous de nous, les fauteuils rouges, le plateau noir et les hautes coulisses, le théâtre est dans la ville sans discontinuité et offert. La ville ne distingue pas son espace propre de celui de la représentation. Alors on a le sentiment d ’ entrer dans un peu plus d ’ intimité avec elle, et n ’ être plus surpris de celui qui passe nu, Berlin, l ’ île sans mur. Sur la poétique urbaine de François Bon 159 une serviette de douche sur l ’ épaule, d ’ un côté de la rue à l ’ autre. (Bon, Berlin, l ’ île sans mur) Dans Berlin, les frontières entre espace privé et public, tout comme celles entre l ’ espace quotidien de la ville et l ’ espace d ’ exception qu ’ est le théâtre se révèlent aussi poreuses que celles entre sujet et objet. Leur fragilité affleure d ’ emblée dans le titre de Berlin, l ’ île sans mur où ce mur justement est nommé et nié en même temps. La frontière apparaît ainsi comme une forme ambivalente: sa perméabilité qui est décrite dans tout son pouvoir de fascination menace en même temps de désagréger la tension qui règne entre les divers espaces et qui est au fondement non seulement du texte mais plus largement de l ’ appréhension des différences. À partir de cet arrière-fond se détache une autre configuration spatiale où se manifeste la signature spécifique de Berlin: l ’ image de l ’ écluse et de son sas, où se superposent de manière remarquable à la fois le tracé et la transgression des frontières. Une écluse permet de traverser les frontières tout en les redoublant, de manière que l ’ intérieur devienne pour un instant l ’ extérieur d ’ un dedans et vice-versa. Son interstice (le sas) permet ce passage du «tout extérieur» au «tout intérieur» justement parce que les délimitations entre le dedans et le dehors se superposent sur elles-mêmes. Comparé aux phénomènes de dissolution des frontières précédemment esquissés, il s ’ agit d ’ un mécanisme sensiblement plus complexe que l ’ on peut toutefois également observer dans la vie berlinoise de tous les jours. Prenons ainsi l ’ exemple de la double-fenêtre ou du vestibule des appartements: Chaque ville peut-être signe un rapport unique entre intérieur et extérieur [. . .]. [L]es fenêtres asymétriques de Berlin ont une division horizontale, tout en haut, et à l ’ intérieur elles sont doublées. C ’ est cette fausse fenêtre qu ’ on ouvre ou qu ’ on ferme d ’ abord, avant de pousser la grande. C ’ est dans l ’ intervalle des deux que parfois on met des plantes vertes. C ’ est peut-être ça aussi l ’ âme de la ville: non pas une communication directe de l ’ intérieur avec l ’ extérieur, mais double paroi ou sas, comme cette pièce à l ’ entrée des appartements où on quitte ses chaussures et son parka. (Bon, Berlin, l ’ île sans mur) De même, les lieux commerciaux, décrits immédiatement après, reflètent le rapport complexe qu ’ entretiennent le «dedans» et le «dehors» de cette ville: Que ce sas on le trouve aussi à l ’ entrée des magasins où la vitrine ne compte pas, parce qu ’ on ne s ’ arrête pas dans le vent et la pluie à regarder des vitrines. Que dans les magasins, aux librairies de Savigny Platz (les livres de peinture, dans cette ville de peinture, dans la librairie sous les rails du S-Bahn) comme au grand cube du KaDeWe avec ses ascenseurs et sa verrière, c ’ est à l ’ intérieur qu ’ est la montre, la surface à montrer au dehors [. . .]. (Bon, Berlin, l ’ île sans mur) Parfois, c ’ est la ville de Berlin elle-même qui devient une écluse, permettant de «bifurquer» d ’ une vie à une autre, soit de manière durable («Dostoievski fera errer sa même inquiétude à Dresde, Londres et Paris, mais Berlin reste le 160 Stephanie Bung sas, ce qui ressemble tant à Petersbourg, parce que c ’ est juste au bout des trains, et là qu ’ on en change pour s ’ en aller dans les villes.» Ibid.) soit pour un court moment, par exemple lorsqu ’ on a passé une journée à Berlin-Est et que l ’ on revient à Kreuzberg par l ’ écluse humaine qu ’ est le pont d ’ Oberbaumbrücke: Le pont s ’ appelait Oberbaumbrücke, et la Spree servait de frontière. Au milieu, il y avait une suite de piquets pour la délimiter. Sur le haut des poteaux, des mouettes. Et derrière, les bateaux des policiers de l ’ est. [. . .] Oberbaumbrücke traversait la frontière, mais réservé aux piétons seulement. Et le soir, ceux qui avaient eu permis de visite s ’ en retournaient par le sas de grillage plus haut qu ’ eux, passaient la baraque des douanes avant de cheminer seuls sur la passerelle elle aussi grillagée, les pochons de plastiques renflés des courses à la main. (Bon, Berlin, l ’ île sans mur) L ’ image de l ’ écluse se répète à différentes échelles, à différents niveaux spatio-temporels ainsi que dans différents domaines de l ’ existence, participant ainsi à sa manière à la structure fractale du texte. Cependant, dans les deux derniers exemples cités, apparaît plus clairement le potentiel affectif que recèle Berlin de par son histoire: la ville se trouve au centre des conflits qui ont ébranlé l ’ Europe moderne et qui, aujourd ’ hui comme hier, ne sont toujours pas apaisés. Une métaphore conforte cette interprétation de la ville: ce n ’ est pas par hasard si d ’ emblée celle-ci est décrite comme une ville de sable qui peut à chaque instant se révéler être des sables mouvants: Ville de sable: [. . .] ce sentiment alors d ’ une ville flottante, comme à chaque coin de pavé soulevé c ’ est le sable jaune qui paraît, d ’ une ville en suspension sur son marais, accrochée à sa brume, et susceptible de dériver très lentement, une ville sur du sable, avec du sable. [. . .] Marchant sur le sable jaune et gris (et cet endroit où il est blanc entièrement) on s ’ aperçoit bien, encore mieux qu ’ à une plage, combien il est profond et non pas à échelle d ’ homme mais de continent, et que cette idée que la ville puisse s ’ y engloutir n ’ est pas matériellement irréelle. (Bon, Berlin, l ’ île sans mur) Sous le sable, dans le sous-sol de la ville, 17 les catastrophes et les traumatismes sont encore bien vivants. Le visiteur peut les ressentir à chaque endroit de cette «ville-gigogne»: «la page blanche n ’ est jamais possible.» (Bon, Berlin, l ’ île sans mur) Ce sentiment est ambivalent: le présent n ’ est séparé du passé que par une fine couche de terre qui peut certes se désagréger sans crier gare mais qui, d ’ un autre côté, trace tout de même une limite. Traverser délibérément les frontières du présent vers le passé semble aisé, nécessaire en un sens («Ce avec quoi il faut s ’ expliquer, c ’ est la signature d ’ une ville», ibid.) mais dangereux en même temps. La ville pour François Bon s ’ apparente à une confrontation avec le biographique, ainsi qu ’ il le pratique dans ses ateliers d ’ écriture. Toute 17 Concernant le motif du sous-sol de la ville dans l ’œ uvre de Bon, voir Viart 2008: 68sq. Berlin, l ’ île sans mur. Sur la poétique urbaine de François Bon 161 réflexion sur une expérience traumatique nécessite une position de défense, un abri affectif qui peut, par exemple, se déployer dans l ’ entre-deux de l ’ écriture. L ’ auteur recommande ainsi dans Tous les mots sont adultes: Appréhender volontairement ces zones de risque mental, c ’ est au contraire se doter de protections contre la déchirure ou le bouleversement, en apprenant aux participants [de l ’ atelier d ’ écriture; S. B.] à jouer de la frontière elle-même. À hisser des rambardes et s ’ y tenir. On va se rendre dans les zones les plus exposées, les plus vulnérables, mais en établissant une protection suffisante: c ’ est le langage qui sera notre armure [. . .]. (Bon 2005: 162) Cet interstice intègre les zones de risque et, ce faisant, il détermine l ’ écriture spécifique de l ’ auteur: «[. . .] conditionner l ’ écriture vers ces zones de risques, mais faire qu ’ on s ’ y présente armé, prêt à accueillir dans la langue cette zone de soi bousculée, parce que là sera notre signature essentielle de langue [. . .]» (Bon 2005: 169). À ce stade de l ’ exposé, il convient de revenir une dernière fois sur l ’ image de l ’ écluse qui s ’ impose désormais comme le symbole de ce principe constitutif que Klaus Semsch a mis au jour comme une «poétique du passage» chez François Bon (Semsch 2002: 113sq.): en effet, une écluse repose sur le même principe d ’ un interstice où, à travers un dédoublement des frontières, le dehors devient le dedans pour quelques instants. Un transfert a bien lieu, mais au ralenti du fait de ce renforcement provisoire des obstacles à surmonter. La matérialité propre à une langue littéraire particulièrement recherchée peut participer d ’ une décélération similaire lorsque la fluidité de la lecture est entravée et que cette résistance s ’ oppose à une référencialité immédiate. Le texte littéraire peut donc faire office d ’ interstice entre le dedans et le dehors, entre le sujet et l ’ objet. Il peut tracer une limite qu ’ il semble tout d ’ abord épaissir. Or, c ’ est justement cette épaisseur qui va engendrer une perméabilité en encaissant les secousses de l ’ extérieur et en les faisant passer à un processus de médiation esthétique. Cette considération vaut également pour Berlin, l ’ île sans mur dont la syntaxe si particulière entrave d ’ abord le déroulement de la pensée mais, en même temps, permet au sens de se déployer. 18 Les images de pensée qui constituent ce texte ne s ’ ordonnent pas 18 Dans de très rares cas, il s ’ agit d ’ une véritable rupture syntaxique. Le plus souvent toutefois, il semble que le cours de certaines phrases accomplit plusieurs détours, parfois inattendus et qu ’ elles contiennent en fin de compte un surplus d ’ information sémantique qui menace - mais qui menace seulement - de faire éclater la syntaxe. Alors qu ’ une structure en anacoluthe peut interrompre ou rythmer le cours de la lecture, ce processus tend à miner la confiance de la syntaxe. Les phrases n ’ adviennent pas précisément même au moment où on les saisit du regard pour s ’ y engager. À cet égard, qui n ’ est pas sans rappeler le poème en prose, elles ne déploient pas leur sens potentiel de manière linéaire; elles le compartimentent. 162 Stephanie Bung aisément selon une typologie des genres: ils jouent aussi bien avec le statut fictionnel du texte qu ’ avec sa composition langagière, mais surtout ils reflètent cet «effet de f(r)iction» (Semsch 2002: 114), qui, selon Semsch, est au c œ ur de la poétique de François Bon: Et pareil que la tombe simple de Hegel, et le banc devant le vieux cèdre au jardin botanique où venait Kafka, le rendez-vous à ce moment se précise: ce geste que vous faites, à l ’ exact point de friction de ce que vous êtes et du dehors immense des hommes, la ville le met en balance avec bien plus vaste. (Bon, Berlin, l ’ île sans mur) De toute évidence, Berlin est associé à un potentiel affectif qui est à l ’ origine de la qualité poétique du texte. Le mécanisme de l ’ écluse devient le sceau d ’ une expérience émotionnelle de l ’ espace dont la signification n ’ est pas simplement déterminée par le sentiment d ’ être sur les traces de Kafka ou Hegel. Comme on l ’ a montré, l ’ image de l ’ écluse recèle toujours déjà celle de la frontière. La signification de Berlin réside justement dans cet «être-délimité» (Abgegrenzt-sein) de la ville, du fait de son histoire particulière d ’ une part et de son caractère fractal d ’ autre part: un mur entoure cet île urbaine qui est ellemême parcourue par les frontières des «îles» ou des «bulles» qui la constituent. Toutefois, au moment où l ’ on se souvient de Berlin, le mur qui sépare les deux Allemagnes appartient déjà au passé. Dans l ’œ uvre de Bon, le titre Berlin, l ’ île sans mur en témoigne ainsi que le roman Calvaire de chiens qui évoque la chute du Mur du point de vue de Barbin, l ’ un des protagonistes: «Je parle d ’ une ville qui a disparu, disait Barbin, ne vivait que d ’ être une enclave dépecée et voilà qu ’ on a ouvert l ’ écluse sans rien retenir de cette tension fragilement établie» (Bon 1990: 83). La phrase «je parle d ’ une ville qui a disparu» est prononcée à plusieurs reprises dans le roman (Bon 1990: 60) et anticipe le regard empreint de nostalgie des photos de Jacques Bon que son frère propose en ligne sur Le Tiers Livre. Que cette ville précise, autrefois entourée d ’ un mur, n ’ existe plus n ’ enlève pourtant rien à la puissance affective de son souvenir qu ’ elle transforme en symbole de sa propre écriture. Au contraire, c ’ est seulement par une telle superposition mentale que se construit Berlin, «ville de sable», à laquelle l ’ une des premières images de pensée est justement consacrée: Ville de sable: comme on tombe sur des mots qu ’ on n ’ avait pas l ’ intention de dire, et qu ’ on essaye de se justifier soi-même par la suite de leurs associations qu ’ il serait possible de fonder sur des images vraies de la ville. (Bon, Berlin, l ’ île sans mur) Le sable, la frontière et l ’ écluse renvoient, à un niveau symbolique, à la poétique urbaine de François Bon. Et c ’ est par leur intrication que Berlin, l ’ île sans mur acquiert une signification emblématique. Traduit par Vincent Platini Berlin, l ’ île sans mur. Sur la poétique urbaine de François Bon 163 Adorno, Theodor W., «Benjamins Einbahnstraße» dans: id., Noten zur Literatur, Frankfurt/ Main, Suhrkamp, 1974, 680 - 685. Adorno, Theodor W., «Einleitung», dans: Walter Benjamin, Schriften, vol. 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Sur la poétique urbaine de François Bon 165 Denis Saint-Amand Entre répit et déréliction: Berlin clubbing Londres est la capitale du rock: tout le monde le sait parce que cet axiome, audelà de ce qui peut le fonder objectivement (en matière de chiffres liés à la production et à la consommation de cette culture musicale - sorties d ’ album, achats effectifs, audience des concerts et nombre de ces derniers, magazines consacrés au phénomène), se construit au c œ ur de ce que Pierre Popovic appelle l ’ «imaginaire social» d ’ une époque. Celui-ci se compose, selon les mots du sociocriticien, «d ’ ensembles interactifs de représentations corrélées, organisées en fictions latentes, sans cesse recomposées par des propos, des textes, des chromos et des images, des discours ou des œ uvres d ’ art» (Popovic 2008: 23sq.). De l ’ emblématique et polysémique London Calling de The Clash à The Rotter ’ s Club de Jonathan Coe, premier volet romanesque d ’ une fresque générationnelle, Londres est figurée comme le berceau d ’ une culture alternative naissante et identifiable par une musique qui lui est propre. Il en va de même de Berlin: le mouvement musical auquel est directement liée la plus vaste des capitales européennes, aux yeux d ’ un important public, est la techno. Si le plus populaire des styles qu ’ il est possible de réunir sous la bannière des musiques électroniques s ’ origine avant tout dans la déréliction de Détroit, 1 il s ’ exporte en Europe au mitan des années 1980. Là, il évoluera naturellement au cours de la décennie suivante, selon une double logique d ’ affiliation totale et de prolongement émancipé - certains artistes récupérant certaines sonorités du Michigan pour les intégrer aux patrimoines spécifiques des différentes zones qu ’ elles investissent. 2 À Berlin, le club UFO, la célèbre Love Parade et, dès 1991, l ’ emblématique Tresor, qui accueillera nombre d ’ artistes de Détroit, constituent autant de premiers relais d ’ une culture 1 Encore que les artistes américains considérés comme les pionniers du genre ont souvent fait état de leur admiration pour un groupe comme Kraftwerk. L ’ incontournable Derrick May, cité par Guillaume Kosmicki, en témoigne quand il s ’ essaie à une définition du son de Détroit: «Notre musique, c ’ est la rencontre dans un même ascenseur de Georges Clinton et de Kraftwerk. Elle est à l ’ image de Détroit: une totale erreur» (Kosmicki 2009: 271). 2 Guillaume Kosmicki note de cette façon que «L ’ Allemagne, riche d ’ une longue histoire rock plutôt expérimentale (krautrock, indus, EBM), va à la fois marquer un profond respect pour la culture house de Chicago et techno de Détroit et participer à leur essor (le label Tresor de Berlin en est le plus bel exemple), mais aussi s ’ inventer un style largement de sa propre histoire électronique, celle du krautrock, tendances motorik et kosmiche: la trance» (ibid: 294.) électronique underground qui, jusqu ’ à nos jours, ira en étendant ses zones d ’ activité et en gagnant un public de plus en plus nombreux. 3 C ’ est aussi, il faut bien le dire, l ’ âge d ’ or de la MDMA (Méthylène-Dioxy-Méthyl-Amphétamine), dont les effets euphorisants décuplent l ’ adhésion à la récursivité hypnotique des rythmes techno et qui devient rapidement un acteur essentiel de l ’ univers des musiques électroniques (Kosmicki 2009: 299sq.). Au c œ ur du discours social contemporain, 4 la techno et Berlin se trouvent fréquemment associées de façon étroite. Cela s ’ observe naturellement dans les quelques documentaires consacrés aux places fortes et espaces alternatifs de la scène électronique berlinoise, 5 dans des compilations où cette articulation est présentée comme allant de soi en guise de titre 6 et dans des articles de presse plus ou moins fouillés. 7 Au-delà de ces discours, la mythologie de la cité berlinoise en capitale techno s ’ élabore également au c œ ur de fictions, dont la ville est parfois davantage le sujet principal que le décor, qu ’ elle sous-tend ou sur lesquelles elle irradie symboliquement, contribuant en cela à infléchir la représentation générale que l ’ on peut se faire d ’ elle-même et des émotions 3 Voir les pages consacrées par Kosmicki à ce développement berlinois (ibid.: 312sqq.) et Tobias Rapp (2009). 4 On doit à Marc Angenot (2006) ce concept de «discours social» qui permet, sans perdre de vue la valeur, les formes et les logiques de chacun des discours constitutifs de cet ensemble, de rendre compte de «la totalité de ce qui s ’ écrit, s ’ imprime et se diffuse à un moment donné dans un état de société». Le chercheur précise que «le discours social n ’ est pas une juxtaposition de formations discursives autonomes, refermées sur leurs traditions propres, mais un espace d ’ interactions où des impositions de thèmes interdiscursifs et de ‹ formes › viennent apporter au Zeitgeist une sorte d ’ unification organique, fixer entropiquement les limites de l ’ argumentable, du narrable, du scriptible.» 5 Songeons, par exemple, à Feiern - Don ’ t Forget To Go Home de Maja Classen (2006), qui se concentre sur les acteurs (clubbers et artistes) de la scène berlinoise et présente notamment diverses séquences au c œ ur du Watergate, ou le plus récent Bar 25 - Tage außerhalb der Zeit de Britta Mischer et Nana Yuriko, consacré au lieu éponyme, sorte d ’ utopie concrétisée et espace important de la vie underground berlinoise de 2003 à 2010. 6 Qu ’ on pense aux compilations Berlin Techno (deux volets à ce jour, produits sur le label ZYX Music), rassemblant sous ce titre des artistes comme Paul Kalkbrenner, Ricardo Villalobos, Modeselektor, Ellen Allien, Sierra Sam, Monika Kruse, Thomas Schumacher ou Egokind. 7 La section culture de Rue89, de cette façon, n ’ est pas insensible aux sons électroniques de la capitale allemande, comme le montrent des articles intitulés «De Kalkbrenner au tourisme musical: Berlin capitale électro» (initialement publié sur le webzine Sourdoreille et consultable à l ’ adresse http: / / www.rue89.com/ sourdoreille/ 2010/ 08/ 05/ de-kalkbrenner-au-tourisme-musical-berlin-capitale-electro-161 129 (dernière consultation: 30 mars 2014) ou «Techno: à Berlin, les fêtards risquent de clubber plus modestement» (signé par Jacques Pezet en août 2012 et faisant le point sur les mesures prises par la GEMA en matière de structures tarifaires, http: / / www.rue89.com/ rue89-culture/ 2012/ 08/ 04/ techno-berlin-les-fetards-risquent-de-clubber-plus-modestement-234349 (dernière consultation: 30 mars 2014). 168 Denis Saint-Amand qui y sont liées. Ces fictions prennent quelquefois pour support le film, comme en témoigne le fameux Berlin Calling de Hannes Stöhr (2008), centon du titre de The Clash et récit de la descente aux enfers d ’ un DJ berlinois du nom d ’ Ickarus (campé par Paul Kalkbrenner, également compositeur de la bande originale), qui échappe aux cures de désintoxication en investissant dans la production de son propre album (bel exemple de réflexivité et d ’ autofiction à peine dissimulée). Elles se déploient également à travers des romans, comme Berlin Trafic de Julien Santoni (2007) (où le narrateur autodiégétique, hésitant entre une parole célinienne et des élans symbolistes, fréquente sporadiquement les clubs électro parmi d ’ autres étapes d ’ un parcours initiatique dans les lieux interlopes de la capitale) 8 et, surtout, comme le récent Demain Berlin d ’ Oscar Coop-Phane (2013). Empruntant son titre au morceau culte du groupe Guerre Froide, 9 celui-ci offre une mise en scène particulière du clubbing, c ’ est-à-dire du loisir consistant à fréquenter le milieu des discothèques (ou clubs) de façon festive, à «sortir», à investir une nuit électronique, illuminée de stroboscopes et martelée de rythmes saccadés: c ’ est sur le développement de cet univers spécifique, de ses règles, des logiques et mécanismes qui en font un espace de sociabilité particulier, ici réfracté par le prisme de la fiction, que se centrera la suite de mon propos. Entre fuite et apprentissage Roman d ’ un tout jeune homme, Demain Berlin peut se lire, en sus d ’ un récit très nettement inspiré par la patte d ’ un Charles-Louis Philippe, 10 comme un texte aux accents flaubertiens. Il croise tout d ’ abord les destins de trois aspirants à l ’ ailleurs (Tobias, Armand et Franz, débarqués respectivement de New York, Paris et Hanovre) dont la naïveté évoque quelquefois celle de Frédéric Moreau et qui finiront par se retrouver au c œ ur de la région brandebourgeoise: une fois ceux-ci réunis à Berlin, tout se passe d ’ ailleurs comme si leurs différences trouvaient à se neutraliser, à tel point que le lecteur est en droit de se demander si leurs destinées respectives ne constituent pas une occasion, une toile de fond qui, paradoxalement, mettrait en avant le décor berlinois en tant que véritable héros de ce récit (de la même façon que, à une 8 Voir à ce sujet Zimmermann 2013. 9 Les paroles bien connues de ce morceau emblématique de la veine coldwave française suffisent presque à résumer la noirceur du groupe: «Nous nous rencontrerons dans les ruines de Berlin/ We will meet in the ruins of Berlin/ We will laugh ’ cause death ain ’ t a sin/ La mort semble parfois un bien/ À Berlin, bientôt la fin/ Berlin - 81». 10 À ce sujet, le clin d ’œ il autotélique que le personnage d ’ Armand fait à son auteur n ’ est pas anodin: «Il découvrait Bove, Calet, Dabit et Hyvernaud, Guérin et Calaferte. Mais par-dessus tout, il aimait Charles-Louis Philippe» (Coop-Phane 2013: 63). Entre répit et déréliction: Berlin clubbing 169 autre époque la ville était la véritable héroïne du Bruges-la-Morte de Rodenbach). Au-delà du traitement à distance de ces personnages, le style même de l ’ ouvrage, porté par un sens du discours indirect rappelle en certains points celui, ironique et ciselé, de l ’ auteur de Madame Bovary (au hasard, concernant les amours d ’ Armand et - cela ne s ’ invente pas - d ’ une Emma: «Ils buvaient des cafés aussi, au Rouquet, boulevard Germain. Ils fumaient ensemble, ils s ’ embrassaient. Ils méprisaient les autres. Ils valaient mieux qu ’ eux. Ils s ’ étaient trouvés; ils ne se quittaient plus.» (Coop-Phane 2013: 44). Demain Berlin se donne également à lire comme un roman d ’ apprentissage, une éducation - décevante - à l ’ autonomie, à défaut d ’ être sentimentale. Pour les trois protagonistes, la capitale allemande est a priori un lieu chargé d ’ espoir, celui d ’ un nouveau départ qui se négocie dans un premier temps à coups de bricolages trajectoriels et d ’ audace. 11 La seconde partie de l ’œ uvre s ’ ouvre de la sorte sur une longue description de la ville, subjective et mêlant considérations sur des éléments du décor et digressions parasociologiques: Il y a à Berlin quelque chose de neuf qui vous effraie. Les murs des immeubles ne s ’ encombrent pas de pierres, ils sont coulés dans le béton, lisses ou crépis, comme des plaques que l ’ on disposerait entre les fenêtres des appartements. Ici, les immeubles ne sont pas plus des femmes couchées que des femmes debout, ce sont des femmes assises, ni hautes ni basses; elles ne vous offrent pas leurs cuisses, mais elles se tiennent là, simplement reposées. On ne saurait pas trop quoi leur dire à ces femmes si l ’ on ne supposait pas qu ’ elles sont le fruit d ’ une terrible histoire, qu ’ on les a assises là, sur ces fauteuils larges pour qu ’ elles accueillent à nouveau des hommes libérés de leurs démons. Puisqu ’ elles donnent de la chaleur pour peu de chose, les artistes s ’ y réfugient en petits groupes. Ils ne créent pas, mais qu ’ importe, ils vivent, d ’ un espace à l ’ autre, en récupérant les meubles qu ’ ils trouvent sur les trottoirs. Ils font du vélo, les enfants les suivent sur leurs petites bicyclettes sans pédales, balançant leurs jambes courtes contre le sol, l ’ une après l ’ autre. L ’ hiver, puisque la neige s ’ empare des trottoirs, on les traîne sur une luge, au bout d ’ une ficelle, comme un barda d ’ esquimau. Ils ont l ’ air heureux ces enfants-là, puisque l ’ on a le temps de s ’ occuper d ’ eux, puisque l ’ insouciance se lit aussi sur le visage de leurs parents. Les rues sont larges et les gens s ’ y promènent; comme s ’ il ne pouvait rien vous arriver, comme si là plus qu ’ ailleurs, on prenait le temps de vivre. On est un peu fauché, on se débrouille. Les soupes sont bonnes. On fume au bistrot puisque ce serait insensé de ne pas le faire. On travaille à quelques obsessions sur un ordinateur portable. Autour de soi, on sent l ’ Europe, toutes ces langues qui se mélangent et se répondent. L ’ oisiveté règne. Parfois, elle abîme un peu les hommes; 11 Citons: «Un poste de traducteur s ’ était libéré à Berlin. Tobias aurait un appartement et un salaire. Il partirait la semaine suivante. Cette perspective l ’ effrayait. Il ne connaissait personne à Berlin; il n ’ y avait jamais vécu. Il faudrait tout reprendre au départ, tisser des liens, trouver des bars, essayer, surtout, de se sentir Allemand à nouveau. Même avec sa s œ ur, il parlait français, et là, il faudrait retrouver la langue de son enfance.» (Ibid.: 51) et «C ’ était l ’ été. Armand a choisi Berlin. Il a acheté un billet low cost. Comme c ’ était bizarre de prendre un aller simple! Quelques jours plus tard, il est parti pour vivre sa vie nouvelle. Il avait vingt ans» (Ibid.: 70). 170 Denis Saint-Amand les excès de celui qui n ’ a pas à se lever le lendemain matin lui creusent les joues, des cernes sont comme taillés sous ses yeux. Celui-là est un homme qui fait la fête jusqu ’ à n ’ en plus pouvoir puisqu ’ il y a toujours ici un endroit ouvert pour l ’ accueillir. Ça émancipe les hommes et ça les broie. La liberté exige la force; certains sont faibles, ils se perdent rapidement. Mais autour d ’ eux, les autres continueront leurs promenades à vélo, leurs trajets en tramway et leur vie agréable. On peut l ’ imaginer simplement, ce sont des hommes que le Travail n ’ a pas broyés. C ’ est une ville situationniste. (Coop-Phane 2013: 77sqq.) Si la nouveauté inhérente à la cité «effraie», cette dernière n ’ en paraît pas moins pourvoyeuse, à défaut d ’ euphorie, d ’ une forme d ’ ataraxie, qui se marque par l ’ équilibre entre un certain constat de bien-être («ils ont l ’ air heureux», «l ’ insouciance se lit aussi sur le visage de leurs parents», «comme s ’ il ne pouvait rien vous arriver») et une poétique de la distance. Oscillant entre impressions conjecturelles («on peut l ’ imaginer», «si l ’ on ne supposait pas») et vérités axiomatiques assénées avec la force d ’ un présent infaillible («c ’ est une ville situationniste», «la liberté exige la force»), l ’ énonciation prolonge un discours qui demeure superficiel et évite de s ’ immiscer autant dans le détail de la ville (ces immeubles de béton sont-ils ceux, tristes, de Lichtenberg? Les rues larges, celles qui peuvent surprendre celui qui découvre Friedrichshain? ) que dans la psychologie de ceux qui l ’ habitent, vus et évalués de loin. 12 S ’ observe également, dès cette première approche de la ville, un détachement net vis-à-vis de la situation de l ’ énonciateur, qui, par l ’ emploi d ’ un «on» impersonnel l ’ englobant à la réalité sans trop l ’ engager, sonne comme l ’ aveu d ’ une résignation («On est un peu fauché, on se débrouille. Les soupes sont bonnes. On fume au bistrot puisque ce serait insensé de ne pas le faire»). 12 Cette évocation d ’ une certaine froideur berlinoise n ’ est pas sans rappeler le début du chapitre VII, consacré à Berlin, développé par Madame de Staël dans De l ’ Allemagne («Berlin est une grande ville dont les rues sont très larges, parfaitement bien alignées, les maisons belles, et l ’ ensemble régulier: mais comme il n ’ y a pas longtemps qu'elle est rebâtie, on n ’ y voit rien qui retrace les temps antérieurs. [. . .] Berlin, cette ville toute moderne, quelque belle qu ’ elle soit, ne fait pas une impression assez sérieuse; on n ’ y aperçoit point l ’ empreinte de l ’ histoire du pays, ni du caractère de ses habitants, et ces magnifiques demeures nouvellement construites ne semblent destinées qu ’ aux rassemblements commodes des plaisirs et de l ’ industrie.» Staël 1836: 34), tandis que l ’ effet de verticalité ressenti par l ’ énonciateur évoque l ’ impression qu ’ a le Bardamu de Céline confronté à New York («Figurez-vous qu ’ elle était debout leur ville, absolument droite. New York c'est une ville debout. On en avait déjà vu nous des villes bien sûr, et des belles encore, et des ports et des fameux mêmes. Mais chez nous, n'est-ce pas, elles sont couchées les villes, au bord de la mer ou sur les fleuves, elles s ’ allongent sur le paysage, elles attendent le voyageur, tandis que celle-là l ’ Américaine, elle ne se pâmait pas, non, elle se tenait bien raide, là, pas baisante du tout, raide à faire peur. On en a donc rigolé comme des cornichons. Ça fait drôle forcément, une ville bâtie en raideur.» Céline 1952: 237). Je remercie Margarete Zimmerman de m ’ avoir suggéré ces deux pistes intertextuelles. Entre répit et déréliction: Berlin clubbing 171 Berlin s ’ apparente, à première vue, à un havre, une zone de repos où les émotions, loin d ’ être exacerbées, se trouvent neutralisées et où «on pren[d] le temps de vivre». La ville, du reste, ne sera pas décrite davantage, sinon - à forcer le trait d ’ un point de vue synecdochique - en trois espaces qui correspondent à autant de refuges de Tobias, Armand et Franz. Ces tanières, dont les noms tiennent lieu de titres à trois sous-parties, ce sont le Berghain- Panoramabar (Coop-Phane 2013: 85 - 87), le Golden Gate (ibid.: 111sq.) et le Bar 25 (ibid.: 172sq.). 13 Clubs et paradis artificiels Comme le rock (qui se décline différemment de la salle de concert au stade et du festival au pub), la techno a ses lieux, qui infléchissent la communication particulière qui se noue entre le DJ et le public — dont font partie les trois héros du roman. Sans prendre en considération des espaces typiques comme la soirée dans le loft privé ou la parade, le texte de Coop-Phane se concentre sur trois clubs phares (existant ou ayant existé) du paysage électronique berlinois. Avec ceci de particulier que, dans Demain Berlin, comme dans Berlin Calling d ’ ailleurs, cette communication est largement contaminée par la drogue. Si, dans le film de Hannes Stöhr, le héros parvient à s ’ en émanciper pour se concentrer finalement sur la musique (offrant en cela au récit un happy end à peu de frais), elle en vient, sous des variétés plus ou moins dures (MDMA, kétamine, GHB, cocaïne, speed et héroïne), à éclipser complètement la description de l ’ univers musical et à s ’ imposer comme composante principale du chronotope techno dans le roman de Coop-Phane. Il est significatif que ce soit dans les toilettes du Berghain, au milieu des «druffis» 14 qu ’ Armand et Tobias se rencontrent: en y partageant du speed, ils donnent le coup d ’ envoi d ’ une relation qui sera exclusivement dédiée à l ’ eucharistie psychotropique. 15 Dans ces espaces confinés, un nivellement des émotions se met en place, comme si, à l ’ image du règlement du Berghain interdisant les appareils photographiques, les identités des individus étaient effacées pour permettre à ceux-ci de s ’ abandonner, de se détacher de l ’ ici- 13 À noter que ce dernier lieu est le seul à ne pas être indiqué en majuscules dans le texte de Coop-Phane. 14 «C ’ est affectueux pour dire les défoncés. Party animals, les freaks, tout ça» (Coop-Phane 2013: 89). 15 Citons, entre autre passages dialogués et monomaniaques: « - Tu viens? On y va? Bah, au Golden Gate. Oh, t ’ as l ’ air défoncé toi Loulou. Moi aussi; c ’ est la kéta, ça. On est élastique, les jambes en guimauve. Je ne marche plus, je me replie. T ’ as vu mes genoux, ils rebondissent. À chaque fois, ça me fait peur de ne plus pouvoir marcher autrement» (Coop-Phane 2013: 107). 172 Denis Saint-Amand maintenant - en un mot pour leur permettre de s ’ oublier, ce qui, dans une ville aussi hantée par la question de la mémoire (que l ’ on me pardonne le poncif), suffit à ériger ces endroits en manière de no man ’ s lands lénifiants. La longue et efficace description du Berghain en témoigne, qui, depuis la Ostbahnhof, se construit de façon progressive et rend compte de l ’ uniformité d ’ un décor qui finit par contaminer les clubbers: Lorsqu ’ on sort du métro on croirait une zone industrielle. Il y a de l ’ espace, quelques baraques en taule, des immeubles vulgaires, entichés de ces gros tuyaux roses qui leur longent la façade. Il faut marcher quelques minutes encore. C ’ est excitant et désagréable. On se prépare à ne plus sortir de la journée, à danser jusqu ’ à l ’ épuisement. La fête va bientôt éclater. Mais avant cela, il faut croiser les passants. Ils vous regardent. Ils savent ce que vous allez faire. Ça doit se voir sur votre visage que vous n ’ avez pas dormi depuis vingt-quatre heures. Ils marchent vers ces occupations que vous n ’ avez pas, vers la douceur d ’ un dimanche ordinaire. Au loin, on sent déjà le rythme saccadé d ’ une musique robotique. La boîte se profile comme un cube de béton si gris qu ’ il en paraît beige. C ’ est une ancienne usine, le bâtiment est colossal. À l ’ entrée, les personnes sont filtrées, puis fouillées. Il est écrit, en cinq langues différentes, que les appareils photographiques sont interdits. On dirait une pancarte militaire. Une immense salle fait office de vestiaire. On s ’ y repose aussi, assis sur les canapés. La musique est atténuée, il est encore possible de se parler. Plus loin, il faut monter des escaliers en métal. C ’ est la grande salle qui s ’ ouvre, après les backrooms. À gauche, les toilettes, à droite, un bar désert. Une immense piste de danse, le DJ au fond, des druffis qui s ’ agitent. Stroboscopes et néons verts. La musique est brutale. C ’ est essentiellement gay. Cuir moustache. Le Berghain. Au-dessus, encore, après d ’ autres escaliers métalliques, le Panorama. La salle est moins impressionnante. La lumière est belle, la musique plus dansante. À gauche, sous la mezzanine, les toilettes. Unisexes, sans miroirs. On attend son tour pour entrer dans une cabine. Seul, avec une fille, un garçon, à huit quelques fois [sic]. On se défonce ensemble, dans les petites cabines métalliques, sans avoir besoin de se cacher plus que cela. Les types de la sécurité se foutent que l ’ on entre à plusieurs tant que la porte est fermée. Les robinets des lavabos sont alignés. On se rince le visage, on remplit d ’ eau d ’ anciennes bouteilles de bière ou de Club Mate. Aux toilettes, la musique est moins forte. Les langues se mélangent. C ’ est une grande foule que l ’ on connaît. Tous les dimanches, ce sont les mêmes personnes. Pour rien au monde, Tobias n ’ aurait fait autre chose un dimanche après-midi que de venir se défoncer ici. La salle est dirigée vers la cabine du DJ. Il y a de grandes reproductions aux murs. Des cubes colorés ornent le plafond. C ’ est prenant; festif et mélancolique. La foule s ’ agite en rythme, mais on peut la fuir, il y a de l ’ espace sur les côtés. Un pan entier de la salle est constitué de grandes fenêtres, fermées par des stores. Rien de la lumière du dehors ne filtre à l ’ intérieur. Mais parfois, au bon moment, comme un effet de surprise, les volets s ’ ouvrent quelques secondes. C ’ est un tournant de jouissance énorme, le jour qui fait surface un instant, comme un jeu d ’ éclairage, quand la musique se lance, quand le temps n ’ existe plus. (Coop-Phane 2013: 85sqq.) Autarcique, cloisonné et s ’ appréhendant presque comme le lupanar de banlieue décrit par Rimbaud dans le poème «Bottom» («Tout se fit ombre Entre répit et déréliction: Berlin clubbing 173 et aquarium ardent»), le Berghain est ici présenté comme un espace paradoxal dont la raison d ’ être est liée à la «défonce», à l ’ abandon de soi autant que des tracas du monde extérieur. Rien, dans le texte, ne rend compte d ’ une quelconque forme d ’ exaltation liée aux sorties, qui procèdent presque du réflexe instinctif (de survie, serait-on tenté d ’ avancer). Toutefois, si l ’ investissement dans le clubbing n ’ empêche pas un certain spleen, celui-ci ne prend pas forcément le pas sur le divertissement: l ’ association des épithètes «festif» et «mélancolique», mis sur le même pied, est en cela symptomatique. Tout est question d ’ équilibre et de neutralisation des émotions, qui semblent s ’ anéantir dans leur complémentaire antithèse. Le milieu techno, en cela, confirme la première impression laissée par une ville où «on pren[d] le temps de vivre» sans pour autant déborder de bonheur. L ’ effet est plus saisissant encore dans le passage consacré au Golden Gate, où la description de la soirée vécue par Armand, qui découvre le club, confine au cynisme: Dans une cabine de chiottes. Il y a de la boue au sol. Armand étreint une fille qu ’ il ne connaît pas. Il lui donne un peu de jus [ndla: du GHB ou acide gamma-hydroxybutyrate, utilisé - c ’ est le cas ici - comme psychotrope mais aussi tristement célèbre sous la dénomination de «drogue du viol»]. Elle s ’ accroupit, ouvre son pantalon, glisse son sexe entre ses lèvres, un instant, puis elle se relève. Ils vont danser. Déjà, il ne s ’ en souvient presque plus. Il ne la recroisera pas. Comme tout le monde, il récupère une bouteille de bière vide posée contre un mur. Aux toilettes, il la rince pour la remplir d ’ eau; pour s ’ hydrater, pour faire passer le jus aussi. En quelques heures, on le croirait habitué. C ’ est un nouveau pourtant. Les autres le savent bien, ils n ’ ont jamais vu son visage. C ’ est une petite scène où chacun, à force de se recroiser, finit par connaître tous ceux qui en font partie. Que l ’ on se dise bonjour ou non on les connaît ceux qui dansent à nos côtés. D ’ où la Drogensolidarität. Toute une communauté récréative qui se défonce en c œ ur [sic], entre initiés. Certains se déguisent, porte-jarretelles et bustiers en dentelle; il y a les confettis que l ’ on lance en l ’ air, les boules à facettes aussi. Les jouissances sont synthétiques et démesurées. On pense tout de suite à une nouvelle face de l ’ existence. Le sentiment de vivre plus fort, la fierté - perverse et déplacée - que cela procure. (Coop-Phane 2013: 113) Plusieurs éléments, dans ces quelques lignes, doivent être épinglés. Il faut tout d ’ abord remarquer, comme dans le passage consacré au Berghain, la façon dont la description de la musique passe, au mieux, au second plan. Coop- Phane ne prend le temps de décrire ni les arrangements déployés par les différents DJ (toutes ses descriptions restant proches du niveau zéro; le tour le plus précis désignant «le rythme saccadé d ’ une musique robotique», c ’ est-àdire une sorte de périphrase assignable à pratiquement toute musique électronique - rien n ’ est dit des rythmes, des nappes, des boucles) ni le ressenti des différents héros face aux sons diffusés. L ’ essentiel, au c œ ur de cet univers techno, c ’ est la «défonce», que Tobias ne raterait «pour rien au monde» et qui, si elle crée une forme de sociabilité privilégiée, n ’ en paraît pas moins déshumaniser les protagonistes (le passage susmentionné concernant 174 Denis Saint-Amand la découverte du Golden Gate par Armand est symptomatique d ’ un désœ uvrement complet). De la critique à la rédemption Au fond, il n ’ est pas impossible que ces extraits doivent être lus plus attentivement, sans perdre de vue le style qui les porte: s ’ il est question de «jouissances [. . .] démesurées» et d ’ une «fierté» procédant d ’ un «sentiment de vivre plus fort», ces réalités ne sont-elles pas fondamentalement illusoires? L ’ écriture blanche et particulièrement froide que déploie l ’ auteur dans ces passages - en mobilisant une poétique de la parataxe vidant les éléments de leurs liens logiques et conférant à l ’ ensemble un effet de routine - peut le laisser croire, d ’ autant que ces plaisirs sont explicitement décrits comme «synthétiques», c ’ est-à-dire aussi «artificiels» et creux que ceux décrits (et dénoncés) par Baudelaire. Ce prétendu paradis festif auquel s ’ accrochent les protagonistes, dès lors, serait présenté de façon antiphrastique, et c ’ est bien la vanité d ’ une adhésion à cet univers qui, pour tout cathartique qu ’ il se donne à voir n ’ en demeurerait pas moins vide de possibles, que dénoncerait l ’ auteur - là encore, à la façon d ’ un Flaubert, sans jugement explicite. Cette piste de lecture se confirme du reste quelques pages plus loin, quand Armand, après avoir pris goût aux charmes de la vie nocturne berlinoise et aux drogues, se présente mal en point à l ’ entrée du Berghain: Armand arrive à l ’ entrée du Berghain. Il a l ’ air un peu amoché, comme si la tristesse avait légèrement modifié les traits de son visage. Le videur le reconnaît; il sent même qu ’ Armand a perdu de sa fraîcheur. Il voudrait lui dire, aussi simplement, aller [sic], mon petit, rentre chez toi. Tu ne peux pas tirer aussi fort, la corde va craquer. On est dimanche, il fait froid mais il fait beau. Rentre chez toi mon petit, tu vaux mieux que ça. Mais il ne dit rien, c ’ est son métier de les voir tous, les uns après les autres, franchir le seuil de sa porte. Armand entre. Cachés dans son caleçon, une fiole de GHB, du speed et de la kétamine. (Coop-Phane 2013: 149) Ce qui est dit, dans la reprise de ce discours imaginé du videur et, surtout, dans l ’ impossibilité de son énonciation, c ’ est la froideur d ’ un système dénué d ’ empathie qui ne conduit pas seulement à la toxicomanie, mais qui, en outre, l ’ entretient. Dans le livre de Coop-Phane, Berlin quitte son statut de ville de mémoire et d ’ Eldorado d ’ une postmodernité inventive, de cité de la terreur et de la jubilation successives et cycliques, pour révéler ses zones d ’ ombre où les émotions extrêmes, en raison de l ’ artificialité de ce qui les provoque (psychotropes et sociabilités aux fondements faibles) et de la routinisation de leur éclatement, se neutralisent et finissent par s ’ estomper. Toutefois, si le roman verse quelquefois malgré lui dans un moralisme et une dénonciation excessive des travers de l ’ univers techno en éclipsant systématiquement la dimension musicale et sans véritablement prendre en considération les Entre répit et déréliction: Berlin clubbing 175 possibilités qu ’ offre cette scène en matière de création et de récréation désintoxiquées et conviviales, 16 la description du Bar 25, dernier lieu de sociabilité fréquenté par les héros, sans échapper à une forme de critique larvée, se distingue par l ’ isotopie ludique qui la motive: Puisque tout est en extérieur, l ’ endroit est fermé l ’ hiver. Au bord de la Spree, c ’ est une boîte à ciel ouvert. Deux bars ça [sic] et là, comme de petits bungalows, une balançoire accrochée aux branches d ’ un vieil arbre. On s ’ y promène et on discute, comme dans une petite fête foraine pour adultes. Il y a des confessionnaux où l ’ on se drogue; un toit aussi, qui abrite le DJ et la piste de danse. Il souffle ici un vent d ’ étrange liberté, chacun fait ce qui lui chante; ce serait comme un petit parc où les druffis jouent tous ensemble. Il y a un air de fête, des confettis; une piste de danse comble, les meilleurs DJ du moment et tous ces endroits où l ’ on peut se promener ou s ’ asseoir. Les fêtes y durent tout un week-end, parfois plus, jusqu ’ au mardi. Il y a des casiers pour laisser ses affaires. Les plus aguerris emportent avec eux une brosse à dent [sic] et du déodorant, pour cette petite excursion de plusieurs jours. Tout le monde est heureux d ’ être ici, c ’ est une ambiance qui vous happe; on sourit et on danse. Les jardins d ’ enfant [sic] de la défonce. (Coop-Phane 2013: 172sq.) Inutile de gloser longuement ce passage éloquent, au cours duquel la relativisation de la surconsommation de drogues passe naturellement par une évocation de la logique du parc d ’ attraction techno que proposait feu le Bar 25 («petite fête foraine pour adulte», «un petit parc où les druffis jouent tous ensemble», «un air de fête, des confettis», «les jardins d ’ enfant [sic] de la défonce»). Situé en fin de texte, cet extrait semble témoigner d ’ un regain d ’ intérêt pour le clubbing qui, dans les passages dédiés au Berghain et au Golden Gate, était décrit comme un investissement cynique menant inéluctablement à une forme de déchéance, sans véritable hédonisme mais avec une complaisance dans l ’ autodestruction. Ou du moins ce regain d ’ intérêt se manifeste-t-il pour une certaine forme de clubbing, dans la mesure où, comme on l ’ aura remarqué, du cloisonnement du Berghain à l ’ extériorité du Bar 25, c ’ est l ’ ouverture de l ’ espace qui permet le retour des émotions et des sentiments: là, on redoublait quelquefois l ’ enfermement en «se défon[çant] ensemble, dans les petites cabines métalliques, sans avoir besoin de se cacher plus que cela»; ici, «il souffle [. . .] un vent d ’ étrange liberté» et «tout le monde est heureux [. . .]». On se rappelle que, dans l ’ usine désaffectée qui jouxte la Ostbahnhof, déjà, les vrais moments d ’ euphorie semblaient liés à la réapparition accidentelle de la lumière: «Mais parfois, au bon moment, comme un effet de surprise, les volets s ’ ouvrent quelques secondes. C ’ est un tournant de jouissance énorme, le jour qui fait surface un instant, comme un jeu d ’ éclairage, quand la musique se lance, quand le temps n ’ existe plus». Pour autant, ce regain d ’ enthousiasme relatif dans l ’ espace ouvert du Bar 16 Au Golden Gate toujours, il est indiqué sans nuance que «l ’ ambiance est sévère, les gestes, répétitifs et saccadés» (Coop-Phane 2013: 112). 176 Denis Saint-Amand 25 n ’ est que furtif. Une page plus loin, en effet, le texte s ’ achève sur un extrait désabusé du journal intime d ’ Armand qui, après avoir ponctuellement interrompu la narration, laisse tomber le voile sur le roman par une sentence qui peut également se lire de façon autotélique: «À un moment, ça devient si moche qu ’ on a envie de tout arrêter.» Récit d ’ un apprentissage en apparence raté et de l ’ échec du changement, Demain Berlin se révèle, en dernière instance, un roman générationnel (tant en ce qui concerne son auteur, lié à cette génération qu ’ on dit «Y» et dont le texte reconfigure partiellement la propre existence, qu ’ au point de vue de ses référents et du public auquel il se destine), qui peut se lire comme un règlement de comptes avec une tranche de vie permettant d ’ en entamer une nouvelle. C ’ est en considérant la valeur programmatique d ’ un explicit qui, en fait de pessimiste, doit être appréhendé comme une invitation à une rupture prospective, que le récit revêt une dimension initiatique: si elle permet une prise de conscience après avoir touché le fond et s ’ en être accoutumé, Berlin n ’ aura pas été inutile et le Demain vers lequel elle ouvre en hors texte est plus chargé en sens et en sensations. Angenot, Marc, «Théorie du discours social», dans: COnTEXTES, n°1, Discours en contexte, [En ligne], 2006, http: / / contextes.revues.org/ 51 (dernière consultation: 30 mars 2014). Céline, Louis-Ferdinand, Voyage au bout de la nuit [1932], Paris, Gallimard, 1952. Coop-Phane, Oscar, Demain Berlin, Paris, Finitude, 2013. Kosmicki, Guillaume, Musiques électroniques. Des avant-gardes aux dance floors, Marseille, Le Mot et le reste, 2009 (collection Formes). Popovic, Pierre, Imaginaire social et folie littéraire. Le second Empire de Paulin Gagne, Montréal, PUM, 2008 (collection Socius). Rapp, Tobias, Lost and Sound. Berlin, Techno und der Easyjetset, Frankfurt/ Main, Suhrkamp, 2009. Santoni, Julien, Berlin Trafic, Paris, Grasset, 2007. Staël, Germaine de, Œ uvres complètes, Paris, Didot, 1836. Zimmermann, Margarete, «Berlin, une ‚ capitale des frontaliers ‘ ? », dans: Florence Godeau (éd.), Langage(e) de Frontaliers, Paris, Kimé, 2013, 141 - 153 (collection Les cahiers de marge). Entre répit et déréliction: Berlin clubbing 177 Johannes Dahlem Transformation du paysage urbain et mélancolie du flâneur dans Berliner Ensemble de Cécile Wajsbrot Structure et enjeux de Berliner Ensemble L ’œ uvre de Cécile Wajsbrot a connu ces dernières années un certain écho dans la critique littéraire allemande, notamment grâce aux traductions de ses textes et au travail effectué par quelques chercheurs. 1 Malgré ce constat, son recueil Berliner Ensemble occupe toujours une position à l ’ écart, à tort nous semble-t-il, car l ’ écrivaine y poursuit sa réflexion sur les ravages causés par l ’ histoire du XX e siècle et, en particulier, sur les lieux de mémoire de la Seconde Guerre mondiale. D ’ un point de vue générique, ce projet fait exception dans son œ uvre, à commencer par sa publication dans la revue électronique remue.net, qui présente Berliner Ensemble comme une «chronique berlinoise» 2 en dix-neuf parties, publiée au fur et mesure durant un séjour de l ’ écrivaine à Berlin et couvrant une période de mars 2007 à mars 2008. Le titre du recueil s ’ avère révélateur en ce qui concerne sa structure: il s ’ agit effectivement d ’ un «ensemble» d ’ impressions de Berlin, avec plusieurs effets de miroir paradigmatiques comme la présence du passé, mais exempt d ’ une cohérence syntagmatique ou d ’ une composition globale, ce qui permet de recourir au terme de fragment pour chacune des parties de Berliner Ensemble. Quoique ces fragments représentent, en principe, des unités closes, ils renoncent à figer un sens ultime. 3 Aussi l ’ ensemble se termine-t-il sur une formule qui pourrait valoir pour chacun d ’ eux: c ’ est «le sentiment, non d ’ en avoir fini, mais d ’ attendre une suite» (Wajsbrot 2008, L ’ Inaccompli). 1 Voir à cet égard Böhm/ Zimmermann 2010. Cf. aussi Dahlem 2012. 2 Cécile Wajsbrot, Berliner Ensemble, http: / / remue.net/ spip.php? rubrique223 (dernière consultation: 10 octobre 2013). Ces textes paraîtront en 2015 sous le titre Berliner Ensemble aux éditions La ville brûle. 3 Cf. la conception du fragment dans Roland Barthes par Roland Barthes. Barthes y propose aussi une explication de la structure possible d ’ un recueil de fragments, une explication qui s ’ adapte parfaitement à Berliner Ensemble: «Quoi, lorsqu ’ on met des fragments à la suite, nulle organisation possible? Si: le fragment est comme l ’ idée musicale d ’ un cycle [. . .]» (Barthes 2002: 671). Cette structure extérieure de l ’ ensemble n ’ est pas dépourvue d ’ enjeux esthétiques quant à la représentation de la ville. La rédaction fragmentaire et successive retranscrit «en direct» l ’ expérience vécue par la narratrice, expérience qui est essentiellement celle d ’ un paysage urbain transformé de façon continuelle par le cours de l ’ Histoire. Dans ce qui suit, je propose une lecture entièrement consacrée à ces lieux de transformation tout en mettant en relief les émotions de la narratrice suscitées par les changements. L ’ espace berlinois paraît alors, dans une perspective phénoménologique, comme un «espace thymique» («gestimmter Raum», Ströker 1965). C ’ est la narratrice qui transforme les lieux géographiquement définis en véritables espaces grâce à sa démarche et son savoir historique. 4 Les lieux ne sont plus de simples produits architecturaux mais deviennent signifiants, porteurs de sens renvoyant sans cesse à leur passé. Mon analyse portera, dans un premier temps, sur les deux tracés de la mémoire collective qui orientent les pas de la narratrice, à savoir les vestiges de la RDA et les lieux de mémoire de la Shoah et de la résistance. Dans un deuxième temps, il s ’ agira de préciser la notion de flâneur et de s ’ interroger sur la présence de cette figure littéraire dans Berliner Ensemble. L ’ analyse se terminera sur un bref parcours intertextuel qui tentera de mettre en rapport le discours sur la grande ville chez Cécile Wajsbrot avec celui d ’ autres «flâneurs». Depuis Baudelaire, la flânerie littéraire est fortement liée à l ’ évocation du passé et à la perception de la transformation urbaine. Vu l ’ ampleur du sujet, 5 je me limiterai à deux textes emblématiques, à savoir le poème Le Cygne (1860) de Charles Baudelaire et les Promenades dans Berlin (Spazieren in Berlin, 1929) de Franz Hessel. «Tout un pays a disparu»: ruines de la RDA dans Berliner Ensemble Depuis la chute du mur, de nombreux écrivains et artistes se sont penchés sur l ’ héritage du socialisme. 6 Plusieurs fragments de Berliner Ensemble témoignent également d ’ une fascination pour cette disparition subite du système politique et social de la RDA. 4 La distinction entre «lieu» et «espace» renvoie à Michel de Certeau (Certeau 1990: 172sq.). Cf. également Ott 2003: 142. 5 On pourrait mentionner entre autres Le Flâneur des deux rives (1918) de Guillaume Apollinaire, récit qui superpose dès le premier «chapitre» plusieurs couches temporelles et plonge le lecteur dans l ’ atmosphère du Paris d ’ autrefois (Apollinaire 1993: 3). Évoquons également les poèmes Les Feux de Paris de Louis Aragon (Réda 2006: 153sqq.) qui confronte le temps présent au Paris de la Belle Époque et Aux environs de Jacques Réda (Réda 2006: 216sq.) qui conduit le lecteur dans la banlieue parisienne démunie de ses anciens attraits campagnards. 6 Côté français, on pensera en particulier à Sophie Calle (Calle 1999) et à Régine Robin (Robin 2001). 180 Johannes Dahlem Dans Quelques voix dans la nuit, la narratrice se rend à l ’ ancienne maison de la radio de l ’ Allemagne de l ’ Est pour une discussion publique. La vue des bâtiments rongés par l ’ usure et le temps lui inspire une réflexion sur les traces du passé, réflexion non dépourvue d ’ humour: «Il faut descendre à Ostkreuz - la croix ou le croisement de l ’ est, un n œ ud ferroviaire - que les Berlinois appellent Rostkreuz - la croix rouillée - tant les travaux de rénovation se font attendre depuis des dizaines d ’ années [. . .]» (Wajsbrot 2007, Quelques voix). Mais ce jeu de mots s ’ avère parlant: l ’ est de Berlin est associé à la destruction et à la stagnation avec ses «terrains abandonnés» et ses «lieux désertés». La narratrice remarque ainsi avec ironie - et en soulignant par la majuscule et l ’ épanorthose la fonction presque allégorique du point cardinal est - que «c ’ est l ’ est de la ville, l ’ Est, dans toute sa splendeur et sa désolation», comme si avec le pays tout un rêve socialiste s ’ était écroulé. Au paragraphe suivant, l ’ atmosphère devient lugubre. De l ’ ancien Spreepark «ne reste qu ’ une grande route fantomatique qui se dresse au-dessus de broussailles où sont parfois enfouis, en voie de désintégration, des voitures et des animaux qui faisaient autrefois partie d ’ un manège.» Lentement, la nature s ’ approprie à nouveau son terrain. Dans la maison de la radio, la narratrice remarque «des pièces fermées, peut-être habitées par des ombres, des voix qui se sont tues et se taisent encore, comme un immense vaisseau naufragé que les passagers auraient quitté depuis longtemps.» Le bâtiment entier atteste de la présence d ’ une activité humaine désormais révolue, il se dresse, inanimé, au milieu d ’ un terrain vague: «les 5000 personnes qui y travaillent ont disparu comme ont disparu ceux qui travaillent dans le Spreepark.» Et la narratrice de conclure: «Tout un pays a disparu, même si les lieux et les villes sont restés, tout un pays.» Cependant, le paysage urbain se transforme progressivement. La narratrice constate que les studios de la radio sont rénovés grâce à l ’ intervention d ’ un acheteur, «un ingénieur décidé à faire revivre les lieux.» Jouant encore une fois avec la métaphore de la navigation, elle découvre «des traces de vie, des îlots dont les sons parviennent, clignotent comme des balises dans l ’ immensité océane.» Toujours est-il que la résurrection du bâtiment est encore loin d ’ être achevée de sorte que, pour l ’ instant, «le matériel historique remisé côtoie la technique moderne la plus sophistiquée». Transformation en cours, donc, qui comporte d ’ un côté la destruction et l ’ oubli, de l ’ autre l ’ espoir d ’ un recommencement et d ’ un avenir possible. Par la description des vestiges de la RDA, le paysage urbain est transformé en allégorie de la mélancolie, moins au sens médical ou psychiatrique d ’ un trouble de l ’ âme (Flashar/ Lessing 1980) que d ’ un affect lié à une perception spécifique de l ’ espace et du temps. Or, les catégories de l ’ absence et du deuil représentées dans Quelques voix dans la nuit par les ombres, les ruines et la métaphore du «vaisseau naufragé» constituent non seulement une réflexion sur l ’ inexorable cours du temps, mais elles s ’ apparentent aussi aux thèmes Transformation du paysage urbain et mélancolie du flâneur 181 principaux des peintres du romantisme. Caspar David Friedrich montrait ainsi la ruine d ’ un monastère envahie par la nature, le cimetière d ’ une ancienne abbaye et le bateau englouti dans une mer de glace. 7 Pour les artistes du romantisme, la représentation des ruines traduisait par excellence «le sentiment mélancolique, l ’ inexorable action du temps sur la matière, ‹ cette décomposition graduelle et cette destruction continue › , procurant ‹ à l ’ âme une atteinte de tristesse et de mélancolie pénible et douloureuse › » (Pomarède 2005: 320) 8 . Dans Berliner Ensemble, face à la «décomposition graduelle» des symboles de la RDA, la narratrice invoque ces images sans pour autant éprouver le même regret d ’ un âge révolu associé au romantisme. À Berlin, la présence des ruines nous rappelle plutôt que les pages de l ’ Histoire ne se tournent jamais facilement. Autre différence par rapport aux motifs romantiques, l ’œ uvre de destruction, dans Berliner Ensemble, n ’ est pas effectuée par la nature, mais par l ’ homme. À travers l ’ exemple du Palais de la République, la narratrice nous confronte, dans le fragment Ailleurs, au caractère paradoxal des restructurations urbaines qu ’ entreprend chaque gouvernement à son tour pour enfouir la mémoire de celui d ’ avant: «des ruines du château est né le palais devenu ruines d ’ où naîtra un château reconstruit à l ’ identique une fois l ’ argent trouvé» (Wajsbrot 2007, Ailleurs). Recourant à des métaphores du domaine de l ’ organique, la narratrice décrit les ruines du Palais comme si ce dernier était arrivé au terme de sa vie. Il apparaît telle une «carcasse métallique» et se dresse «désossé au centre de la ville, symbole des grandeurs déchues». Encore la signification de cette œ uvre de destruction - qui est aussi une œ uvre de démolition de la mémoire - échappe-t-elle à la plupart des passants. Perdue dans la cohue, la narratrice est ainsi la seule à méditer «sur le caractère éphémère des empires» comme le faisait Du Bellay devant Rome. 9 Et c ’ est à travers la contemplation de cette éradication du passé parmi «ceux qui ne 7 Dans Caspar-Friedrich-Strasse, chaque chapitre renvoie tour à tour à l ’ un des tableaux du peintre. Dès la première phrase, les ruines de Berlin sont ainsi associées aux Ruines du monastère Eldena près de Greifswald: «Les ruines sont partout autour de nous, pour peu qu ’ on veuille les voir, certes, leur destin est de disparaître sous les constructions et les reconstructions car nous avons appris à maquiller et à masquer, à modeler l ’ avenir à partir de ce qui existe, et si nos tours de verre s ’ élancent, déracinées, vers un futur en croyant s ’ élever vers le ciel, ceux qui nous suivent y liront la trace du passé» (Wajsbrot 2002: 9). 8 La citation est de Pierre Henri de Valenciennes. 9 Le passage du texte fait effectivement penser aux Antiquités de Rome (1558), notamment à la réflexion sur l ’ irrésistible cours du temps dans les tercets du sonnet «Nouveau venu, qui cherches Rome en Rome»: «Le Tibre seul, qui vers la mer s ’ enfuit,/ Reste de Rome. Ô mondaine inconstance! / Ce qui est ferme, est par le temps détruit,/ Et ce qui fuit, au temps fait résistance» (Du Bellay 2009: 7). 182 Johannes Dahlem veulent plus voir, qui ne veulent pas savoir, [. . .] qui n ’ ont rien appris» que la narratrice retrouve la mélancolie des ruines. Alors que l ’ aspect des terrains vagues de Berlin et des ruines du Palais de la République incitent à s ’ interroger sur les relations avec le passé et sur les décisions politiques qui influent sur la transformation du paysage urbain, une autre observation concerne le changement social accompagnant la transition économique après la réunification. L ’ Alexanderplatz au centre est de Berlin, qui en automne 1989 servit de lieu de rassemblement aux manifestants, est aujourd ’ hui occupée par le centre commercial «Alexa», construit dans un style faussement Art déco, où les foules se pressent depuis son ouverture en septembre 2007. Dans Les Automnes se suivent, la narratrice commente l ’ ouverture-spectacle à minuit d ’ un nouveau Media Markt, «une chaîne dont le plus grand magasin était, jusque-là, à Charlottenburg, mais celui-là est plus grand que le plus grand» (Wajsbrot 2007, Les Automnes). Le peuple qui manifestait autrefois pour la liberté et des réformes démocratiques est remplacé par des gens uniquement animés par leur désir d ’ acheter: «Ils ne crient pas ‹ nous sommes le peuple › , en réponse à la police qui demandait aux manifestants de Leipzig de se disperser [. . .], ils ne crient pas ‹ nous restons et nous demandons des réformes › [. . .], non, ils crient, ‹ nous voulons acheter › , ‹ nous avons de l ’ argent › .» (Wajsbrot 2007, Les Automnes) Décrivant par la suite le comportement de la foule déchaînée qui déferle dans le magasin, la narratrice ne manque pas de critiquer, à travers l ’ ironie et l ’ hyperbole, cette «[v]ictoire incontestable de la consommation». Plus encore, par la juxtaposition des deux évènements, elle propose de réfléchir sur l ’ héritage de ce mouvement populaire qui avait mené à la chute du mur. Or, au désir de liberté s ’ est substitué celui de la libre consommation, au lieu d ’ un esprit critique et démocratique semble régner l ’ indifférence vis-à-vis de la politique et du passé. Pourtant, la narratrice se garde bien d ’ émettre un jugement sur cette évolution; sa conclusion est, au contraire, une leçon de relativité et reste ainsi pour le moins ambiguë. Elle oppose à la foule des consommateurs la situation des hommes en Birmanie où une manifestation de la population est violemment réprimée par l ’ armée: «Les automnes se suivent et ne se ressemblent pas, selon les lieux, les années - selon les pays. Et au fond, ne faudrait-il pas souhaiter que dans vingt ans, la foule en Birmanie manifeste devant les portes d ’ un nouveau centre commercial pour qu ’ elles s ’ ouvrent enfin? » (Wajsbrot 2007, Les Automnes) Transformation du paysage urbain et mélancolie du flâneur 183 «Marcher sur le malheur des autres»: le progrès et la mémoire Outre la mémoire de la RDA, l ’ histoire du III e Reich continue de hanter beaucoup de lieux berlinois. Dans Après-midi, piscine, la narratrice décrit l ’ un de ces endroits, qui s ’ appelle aujourd ’ hui «Parc d ’ histoire de Moabit» (Geschichtspark Moabit) et qui se trouve à l ’ emplacement d ’ une ancienne prison érigée sous Frédéric-Guillaume IV de Prusse, puis réutilisée à partir de 1940 par la Wehrmacht, la police et la Gestapo. Si le texte même commence par une remarque anodine («Depuis quelque temps, je retourne à la piscine [. . .].» Wajsbrot 2007, Après-midi, piscine), son titre s ’ avère problématique car il renvoie à la célèbre note du 2 août 1914 dans le journal de Franz Kafka: «L ’ Allemagne a déclaré la guerre à la Russie. - Après-midi piscine» (Kafka 1954: 383). Bien sûr, ce commentaire laconique qui présente l ’ événement comme un fait n ’ ayant aucune répercussion sur la vie quotidienne des gens, n ’ annonce que trop nettement, en creux, les horreurs de la Première Guerre mondiale. De façon analogue, dans le texte de Cécile Wajsbrot, la citation porte un sens tout à fait littéral, mais anticipe en même temps l ’ histoire de la prison et des résistants que la narratrice racontera un peu plus loin. Sur le chemin qui la mène à la piscine, la narratrice descend du tram à la station de la gare principale où elle se perd dans une réflexion sur la transformation du paysage urbain. À la place du bâtiment monumental de la gare, inauguré en 2006, se trouvait à l ’ époque le Lehrter Bahnhof. Puisque l ’ aménagement de la gare devait également entraîner une nouvelle dénomination, il est peu étonnant que son nom soit devenu l ’ objet d ’ âpres discussions jusqu ’ à ce que, finalement, une décision ait été prise selon laquelle les panneaux d ’ indication de la gare proprement dite devaient porter le nom de Berlin Hauptbahnhof, ceux de la station de tram, en revanche, celui de Berlin Hauptbahnhof/ Lehrter Bahnhof. Comme le constate la narratrice sur un ton narquois, le résultat est une confusion désespérée: «Résultat, les étrangers errent dans ce qui ressemble plus à un aéroport qu ’ à une gare, avec des voies aériennes et des voies souterraines, et dans les trains internationaux, ne savent plus où descendre car cet arrêt central qui devait se substituer à tous les autres s ’ y est, pour l ’ instant, ajouté - il y en avait trois, cela fait maintenant quatre - tandis que les Berlinois déplorent la perte du nom de Lehrter qui n ’ est plus qu ’ un sous-titre qu ’ on remarque à peine. Il n ’ y a pas qu ’ à la piscine qu ’ on nage . . . » (Wajsbrot 2007, Après-midi, piscine) L ’ histoire de la gare principale telle qu ’ elle est rapportée par la narratrice renvoie à un motif littéraire fréquent dans les œ uvres de Cécile Wajsbrot (et tout aussi prononcé dans ses observations sur la mémoire de la RDA): la superposition de différentes couches temporelles, que l ’ on peut traduire par la métaphore de la «ville palimpseste» parce que les traces architecturales ou 184 Johannes Dahlem onomastiques des époques précédentes restent inscrites dans le paysage urbain comme les lignes de l ’ écriture d ’ un texte effacé sur un vieux parchemin. 10 Dans Après-midi, piscine, ce motif apparaît une deuxième fois lorsque la narratrice traverse le terrain de cette ancienne prison, à proximité immédiate de la gare. «Là, la Wehrmacht, puis la police et la Gestapo menèrent leurs interrogatoires, enfermèrent, condamnèrent à mort et exécutèrent, eux, toujours, et jusqu ’ au bout.» En avril 1945, deux semaines avant la capitulation du Reich, des résistants qui avaient participé au complot du 20 juillet 1944 ont été exécutés. Parmi eux Albrecht Haushofer, l ’ auteur des Sonnets de Moabit, «des vers plus qu ’ émouvants», écrits pendant l ’ emprisonnement. Haushofer y confesse notamment s ’ être trop tardivement engagé dans la résistance: «J ’ aurais dû savoir bien avant où était mon devoir,/ J ’ aurais dû dire plus haut que cette calamité était une calamité - / Je n ’ ai que trop tardé à porter mon verdict.» En citant ces vers, Cécile Wajsbrot prête une voix à une victime de la dictature nationale-socialiste pour lutter contre le silence et l ’ oubli. 11 Lestée par le poids du passé, l ’ allégresse initiale est perdue et un sentiment de deuil mélancolique s ’ empare de la narratrice. 12 Aussi l ’ ambiguïté de la citation du titre ne se manifeste-t-elle que maintenant - à Berlin, même le chemin inoffensif menant à la piscine témoigne de la présence du passé: «Me dirigeant vers la piscine, je pense à cet homme, Albrecht Haushofer [. . .]. Dans ce parc, on marche sur le malheur des autres, on traverse la souffrance sans entendre les cris de ceux qui furent enfermés - quelle qu ’ en soit la raison. Au retour je ne sais pas si je prendrai ce raccourci qui passe par les labyrinthes de l ’ histoire.» (Wajsbrot 2007, Après-midi, piscine) Berlin s ’ avère ainsi une ville de contrastes, où les symboles de la transformation, du progrès et de l ’ ouverture vers une société toujours plus mondialisée côtoient les souvenirs d ’ un passé troublant. Les réactions de la narratrice répondent à cet état: alors qu ’ elle semble souvent portée par la légèreté, elle continue par moments d ’ être aux prises avec le fardeau du passé. Musées, installations artistiques, plaques commémoratives, noms de rues - les formes de l ’ inscription du passé dans un paysage urbain transformé par le cours de l ’ Histoire sont multiples. Dans Bleibtreustrasse 10/ 11, la narratrice passe devant l ’ immeuble où habita, de 1936 à 1938, la poétesse Mascha 10 Le terme de «ville palimpseste» est également employé par Régine Robin dans Berlin chantiers (Robin 2001: 142). Cf. aussi Oster 2009. 11 Il s ’ agit là d ’ un autre motif fondamental des textes de Cécile Wajsbrot, motif récurrent surtout dans Beaune-la-Rolande (2004) et Mémorial (2005). Cf. à cet égard Schubert 2010 et Zimmermann 2010. 12 Dans son article Deuil et mélancolie (1915), Freud caractérise la mélancolie comme une sorte de deuil non achevé ou non surmonté (Freud 1988: 261sqq.). Plusieurs textes de Berliner Ensemble, et particulièrement la Prière au dieu de l ’ histoire et du temps, sont empreints de ce deuil mal assimilé qui continue de hanter l ’ esprit de la narratrice. Transformation du paysage urbain et mélancolie du flâneur 185 Kaléko. 13 Seul témoignage, une «plaque émouvante» atteste de sa «vie d ’ errance», tel «un signe, la trace tangible d ’ une vie» (Wajsbrot 2007, Bleibtreustrasse 10/ 11). En revanche, le quartier a beaucoup changé si bien qu ’ il ne ressemble plus à celui qu ’ a connu Mascha Kaléko. Comme dans son récit sur Albrecht Haushofer, c ’ est donc la présence dans l ’ absence qui fascine la narratrice, une présence établie par ces «plaques blanches avec des phrases bleues qui superposent aux habitants de maintenant ceux d ’ avant, ceux qui durent fuir et partir». Si la transformation d ’ un espace urbain risque d ’ ensevelir son passé, elle est parfois, au contraire, une démarche nécessaire de reconstruction «pour laisser place au présent, à l ’ avenir» (Wajsbrot 2007, Architecture). C ’ est ce qui s ’ est produit dans le Hansaviertel, quartier qui abritait à l ’ époque une importante communauté juive. Dans le fragment Architecture, la narratrice raconte comment après la guerre, les déportations et les bombardements un concours d ’ architecture a été mis en place pour combler la disparition du quartier et pour que soit construite «la ville de demain» 14 . Aujourd ’ hui, «marcher dans ce quartier est une expérience étrange», telle «une promenade dans le temps»: «et on comprend ce que signifie recommencer, la part de deuil qu ’ il y a dans ce mot, et la part d ’ espoir». C ’ est cet état dialectique entre le deuil et l ’ espoir qui caractérise, dans Berliner Ensemble, et la ville et les émotions de la narratrice. La transformation et la modernisation du paysage urbain nous incitent sans cesse à réfléchir sur notre rapport au passé. Apparaît alors, dès le début, la figure emblématique de «l ’ ange de l ’ histoire» que Walter Benjamin développe dans la neuvième de ses thèses Sur le concept d ’ histoire (1940) à partir de la description d ’ un tableau de Paul Klee intitulé Angelus Novus: «[L] ’ ange de l ’ histoire [. . .] a le visage tourné vers le passé. . . Il voudrait s ’ attarder, réveiller les morts, rassembler ce qui fut détruit. Mais une tempête souffle du paradis [. . .] qui l ’ entraîne irrésistiblement vers ce futur auquel il tourne le dos. [. . .] Cette tempête, voilà ce que nous appelons le progrès.» (Wajsbrot 2007, L ’ Ange) 15 Bien que, selon la narratrice, l ’ ange de l ’ histoire paraisse symboliser à bien des égards notre rapport collectif à l ’ histoire du XX e siècle («[n]ous en sommes là aussi, au carrefour du temps»), il serait pourtant erroné de prétendre qu ’ elle 13 Mascha Kaléko (1907 - 1975), d ’ origine polonaise, s ’ installa à Berlin en 1918 où elle fréquenta, dans les années vingt et trente, le cercle d ’ écrivains et d ’ artistes du Romanisches Café. Elle fut forcée à l ’ exil en 1938 et vécut ensuite aux États-Unis et en Israël. Ses poèmes sont souvent marqués par l ’ expérience de la grande ville, mêlant ironie et mélancolie. 14 C ’ est également le titre d ’ une exposition qui s ’ est tenue en 2007 à l ’ Akademie der Künste et qui célébrait le cinquantenaire de la reconstruction du quartier. 15 Pour la version originale cf. Benjamin 1974: 697sq.; pour mon interprétation cf. Hartog 2013: chap. «Sur trois allégories de l ’ Histoire», 153 - 161. 186 Johannes Dahlem s ’ identifie entièrement à lui. Elle ne se limite aucunement à contempler les ruines et la destruction. Aussi cherche-t-elle sa place plutôt à une «juste distance» du passé: «ni trop près (et hypnotisé, happé par les tourbillons du passé), ni trop loin (et indifférent, ou simplement sans intelligence devant la vie)» (Wajsbrot 2007, L ’ Ange). «Herboriser sur le bitume»: la figure du flâneur dans Berliner Ensemble «Et je vais dans Berlin à la recherche d ’ une statue. [. . .] je regarde les gens, je vois les bus, les trains qui passent sur des ponts suspendus, les métros, [. . .] je vois les magasins, l ’ animation des rues, les arbres encore nus de l ’ hiver.» (Wajsbrot 2007, L ’ Ange) Dès la première phrase de Berliner Ensemble, deux traits caractéristiques émergent qui contiennent une sorte de définition minimale de la figure du flâneur: une forme de mouvement («je vais») et un mode de perception («je regarde», «je vois»). Or, le flâneur marche généralement à pied, il n ’ est jamais pressé et n ’ a, a priori, aucune intention rationnelle quelconque; la contingence et le hasard guident ses pas (Neumeyer 1999: 9sqq.). D ’ où la différence par rapport à la majorité de ces concitoyens, dont les mouvements sont toujours bien déterminés, comme le constate déjà le narrateur des Promenades dans Berlin de Franz Hessel: «Marcher lentement dans des rues animées procure un plaisir particulier. On est débordé par la hâte des autres, c ’ est un bain dans le ressac. Mais, [. . .] mes chers concitoyens berlinois ne vous facilitent pas les choses. J ’ essuie toujours des regards méprisants lorsque j ’ essaie de flâner parmi les gens affairés.» (Hessel 2012: 41) Et le narrateur d ’ ajouter: «Ici, on ne déambule pas quelque part, on y va» (Hessel 2012: 43). Certains passages de Berliner Ensemble jouent avec ces mouvements typiques du flâneur ou bien, en l ’ occurrence, de la flâneuse tout en y apportant des modifications significatives. 16 Si la narratrice semble généralement découvrir la ville en marchant, elle utilise néanmoins plusieurs fois les transports publics. Abondent ainsi les taxis, les bus et les trams, comme pour nous rappeler la contemporanéité de son point de vue. Puis, bien que la 16 Selon Janet Wolff, un équivalent féminin du flâneur est totalement absent, voire impossible dans la littérature et la sociologie du dix-neuvième siècle, la sphère publique étant toujours largement réservée aux hommes (Wolff 1985). Dans la mesure où l ’ expérience de l ’ espace urbain est entre-temps également devenue une expérience féminine, rien n ’ empêche de recourir ici au terme de «flâneuse». Cela n ’ implique pas pour autant une perspective spécifiquement féminine sur la ville, peu présente d ’ ailleurs dans Berliner Ensemble. Transformation du paysage urbain et mélancolie du flâneur 187 contingence soit à l ’ origine de plus d ’ une découverte, la première impulsion du mouvement comporte dans la plupart des fragments un but concret. Ainsi est-ce sur le chemin de la piscine que la narratrice traverse, comme par hasard, le Parc d ’ histoire de Moabit. Par ailleurs, alors que la narratrice dit souvent «je» afin de marquer sa présence individuelle, l ’ expérience de la ville est par moments généralisée par l ’ emploi de formes impersonnelles («Il faut descendre à Ostkreuz», «marcher [. . .] est une expérience étrange», «on touche au temps même»). La description du paysage gravite alors autour d ’ un centre vide, telle une flânerie paradoxale dont la flâneuse elle-même serait absente. Enfin, étant donné que la transformation du paysage urbain rend la «lecture de la ville» hermétique, la connaissance historique et biographique vient suppléer la flânerie. Aussi la narratrice ne réussit-elle à ressusciter le souvenir de Mascha Kaléko qu ’ après avoir lu une biographie et un recueil d ’œ uvres choisies de la poétesse. Le récit de Franz Hessel confirme que l ’ art de la flânerie implique, de surcroît, une forme spécifique de la perception. Ainsi le narrateur, pour qui «[f]lâner est une sorte de lecture de la rue», recherche-t-il toujours «l ’ aventure imprévue de l ’œ il» (Hessel 2012: 169). D ’ emblée, il s ’ agît de porter un «premier regard» (Hessel 2012: 41) sans préjugés sur la ville et ses habitants, d ’ adopter un esprit d ’ ouverture et de curiosité. Le flâneur regarde, observe et décrit toujours sans juger, à moins que ce ne soit par l ’ étonnement amusé ou par l ’ ironie qui découle abondamment des Promenades dans Berlin (ainsi que de Berliner Ensemble). Il va «herboriser sur le bitume», 17 c ’ est-à-dire puiser son inspiration dans le comportement pittoresque et typique de ses concitoyens. Cécile Wajsbrot, pour sa part, exploite ce registre dans le fragment sur le nouveau centre commercial d ’ Alexanderplatz. C ’ est d ’ abord son architecture («étrange conception de la modernité que ce retour aux années vingt») qui suscite l ’ étonnement de la narratrice, puis le comportement de la foule lors de l ’ ouverture du magasin: «Et ils se précipitent - sautent par-dessus les présentoirs [. . .]. [. . .] en bas, les portes se referment car il y a trop de monde, personne ne peut plus entrer tandis que certains, victimes de malaises, sont évacués en ambulance. Dehors, les gens se sentent frustrés, exclus, et la police, à l ’ intérieur comme à l ’ extérieur, utilise des porte-voix pour disperser les clients potentiels.» (Wajsbrot 2007, Les Automnes) Sans juger explicitement, mais visiblement ahurie par ce spectacle, la narratrice pointe la déraison de la foule des consommateurs. 17 Walter Benjamin tisse un lien entre cette posture du flâneur et le genre littéraire des «physiologies», petits carnets en prose des années 1830/ 40 qui étaient consacrés à la description caricaturale des «types» parisiens: «L ’ allure nonchalante de ces descriptions s ’ harmonise avec la démarche habituelle du flâneur qui va herboriser sur le bitume» (Benjamin 1982: 57). 188 Johannes Dahlem Cependant, Berliner Ensemble s ’ inscrit aussi dans la tradition littéraire de la flânerie sur le plan de la forme. Rappelons que ce recueil est composé de dixneuf fragments en prose, fragments qui, tels des instantanés de la vie d ’ une ville, permettent au lecteur de plonger dans l ’ actualité immédiate, de percevoir la transformation du paysage urbain du point de vue de celui qui vit les événements rapportés. Le fragment Ailleurs est ainsi écrit «tandis que le Palais [de la République] continue de tomber» (Wajsbrot 2007, Ailleurs), la conjonction revêtant ici une fonction pleinement temporelle. Par conséquent, eu égard à sa structure éclatée, Berliner Ensemble n ’ est pas sans rappeler la forme extérieure du Flâneur des deux rives d ’ Apollinaire et des Promenades dans Berlin de Franz Hessel, dont les chapitres sont également courts. Si la «forme brève» paraît très bien s ’ adapter à l ’ écriture de la flânerie (Köhn 1989), c ’ est certainement en raison de cette capacité de traduire l ’ expérience moderne de la transformation accélérée et du transitoire. Transformation du paysage urbain et mélancolie: retracer les origines d ’ un motif littéraire À travers la transformation du paysage urbain et les émotions qui accompagnent ces changements, Cécile Wajsbrot renouvelle un discours emblématique de la grande ville. Dans le poème Le Cygne de Charles Baudelaire, le flâneur se rend compte à quel point les projets architecturaux menés par le préfet Haussmann depuis l ’ avènement du Second Empire ont changé l ’ aspect de la ville. Il est alors envahi d ’ un sentiment de nostalgie du «vieux Paris» dont il ne reste que le souvenir: «Le vieux Paris n ’ est plus (la forme d ’ une ville/ Change plus vite, hélas! que le c œ ur d ’ un mortel); » (Baudelaire 1975: 85). Cependant, tant que les projets de construction ne sont pas encore achevés, le flâneur peut contempler le spectacle d ’ une ville en voie de transformation avec tous les signes de l ’ avant («Vieux faubourgs»), de l ’ après («palais neufs») et, surtout, de l ’ entre-deux, du passage («échafaudages») (Baudelaire 1975: 86). Mais le «moi lyrique» fait aussi mention des personnifications de sa mélancolie. Défilent ainsi Andromaque pleurant la mort d ’ Hector, une «négresse» en mal de son pays d ’ origine et, bien sûr, le cygne éponyme, «le c œ ur plein de son beau lac natal» (Baudelaire 1975: 86). Or, si d ’ un côté la nostalgie du flâneur est engendrée par l ’ expérience du transitoire, elle représente également, de l ’ autre, une qualité éternelle et partagée par la communauté humaine. Au moment de la transformation accélérée, la ville devient ainsi, chez Baudelaire, lisible comme l ’ emblème d ’ un sentiment intemporel de l ’ exil et de l ’ aliénation (Stierle 2001: 537). 18 18 Pour les figures du deuil et de la mélancolie chez Baudelaire cf. Starobinski 1989. Transformation du paysage urbain et mélancolie du flâneur 189 De manière comparable, le narrateur des Promenades dans Berlin tente de fixer l ’ image d ’ une grande ville «qui est toujours en route, toujours en passe de devenir autre» (Hessel 2012: 47). C ’ est dans le chapitre «J ’ apprends» que le narrateur, ébloui, découvre le Berlin de l ’ avenir et il n ’ a de cesse de s ’ étonner à quel point l ’ aspect de l ’ espace urbain est en train de changer. Un architecte lui fait contempler «le vaste chantier d ’ une construction neuve» avec son «immense chaos» et «l ’ ossature brute [. . .] déjà bien façonnée» du futur immeuble. Le temps grammatical, lui aussi, est sans équivoque: «Là, s ’ élèveront les deux grands dépôts, dortoirs de voitures. Ici, passeront des voies ferrées.» Et le narrateur de conclure: «Et autour de nous, toute une ville croît, sortie des paroles du bâtisseur» (Hessel 2012: 49sq.). Encore la cité nouvelle n ’ a-t-elle rien d ’ exaltant pour le narrateur. Tel un «[l]audator temporis acti» (Hessel 2012: 89) il rappelle, sur un ton teinté d ’ amertume, l ’ histoire des lieux, comme celle de l ’ ancien quartier juif, qui «est en instance d ’ être rayé de la carte» (Hessel 2012: 110). Lorsqu ’ il traverse le «vieil ouest», ce n ’ est pas le passé collectif, mais les souvenirs d ’ enfance qui surgissent. À peine le narrateur a-t-il mis le pied dans un de ces quartiers qu ’ il est submergé par sa nostalgie: «Et c ’ est un moment émouvant que de gravir un de ces escaliers qui menaient autrefois chez des amis ou des parents» (Hessel 2012: 179). 19 Par l ’ évocation des temps révolus, le flâneur s ’ oppose ainsi, par moments, au progrès et à la transformation accélérée de sa ville. Berlin, chantier du présent Dans le chapitre «Tour de ville», le narrateur de Franz Hessel prend place dans un bus touristique à côté d ’ une famille d ’ Américains pour faire du sight seeing. Ce simple geste est tout un programme: devenu étranger, le narrateur peut désormais adopter un autre point de vue sur la ville, découvrir ce qui reste caché à la plupart de ses concitoyens. Le regard que Cécile Wajsbrot jette sur Berlin de nos jours est, lui aussi, le regard d ’ une étrangère quoique ce constat vaille certainement de moins en moins. Le présent recueil d ’ articles montre d ’ ailleurs que le nombre d ’ écrivains étrangers, notamment d ’ origine française, qui prennent la plume pour tendre le miroir aux Berlinois, ne fait que croître. Voient-ils autre chose que les Berlinois? Qu ’ est-ce qui suscite leur intérêt personnel et littéraire? Dans le cas de Cécile Wajsbrot, on ne saurait répondre à cette question sans considérer la portée de l ’ Histoire, omniprésente dans son œ uvre entière. Pourtant, s ’ il est vrai que dans Berliner Ensemble, le passé national-socialiste ne 19 Les souvenirs d ’ enfance revêtent aussi une fonction primordiale dans Enfance berlinoise de Walter Benjamin, récit d ’ initiation paru quelques années après celui de Franz Hessel. 190 Johannes Dahlem cesse de hanter l ’ écrivaine et qu ’ elle se met en même temps à questionner l ’ héritage du socialisme, elle propose également une lecture nouvelle de la ville qui n ’ échapperait peut-être que trop facilement aux Berlinois: c ’ est la ville comme chantier du présent où se côtoient justement le progrès et la hantise du passé. Il est manifeste que ces réflexions rejoignent une expérience générale de l ’ époque contemporaine que l ’ historien François Hartog a définie comme «présentisme». Selon lui, le présent est aujourd ’ hui omniprésent, «étendu tant en direction du futur que du passé»: «Vers le futur: par les dispositifs de la précaution et de la responsabilité, par la prise en compte de l ’ irréparable et de l ’ irréversible, par le recours à la notion de patrimoine et à celle de dette, qui réunit et donne sens à l ’ ensemble. Vers le passé: par la mobilisation de dispositifs analogues. La responsabilité et le devoir de mémoire, la patrimonialisation, l ’ imprescriptible, la dette déjà. Formulé à partir du présent et pesant sur lui, ce double endettement, tant en direction du passé que du futur, marque l ’ expérience contemporaine du présent.» (Hartog 2003: 216) 20 Il me semble que dans Berliner Ensemble, Cécile Wajsbrot ne cesse de penser et de repenser «ce double endettement». C ’ est par son implication personnelle et émotionnelle qu ’ elle nous y rend sensibles, nous, ses lecteurs. 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Transformation du paysage urbain et mélancolie du flâneur 193 Regards Entre Kreuzberg et Friedrichshain: La Oberbaumbrücke © Margarete Zimmermann. Cornelia Klettke La communication des intensités émotionnelles: hétérotopies et hétérologies dans L ’ Île aux musées de Cécile Wajsbrot I. La structure du roman et la production du sens 1. L ’ entrelacement de l ’ art et de la vie L ’ Île aux musées 1 de Cécile Wajsbrot est un texte oscillant entre des genres multiples. Son hybridité permet une lecture plurielle, à la fois en tant que roman urbain (cf. Oster 2009, Ette 2011), roman de voyage, contribution à la littérature de la Shoah 2 ou encore roman d ’ amour. Je le considère au premier chef comme un roman d ’ artiste où l ’ art joue le rôle de dot ou d ’ antidote. En outre, ce texte ouvre une perspective transhistorique et transnationale au sens d ’ un enchevêtrement étroit de lieux de mémoire aussi bien en France qu ’ en Allemagne. 3 Le roman évoque l ’ illusion de deux mondes qu ’ il met en relation: d ’ un côté, le monde des œ uvres d ’ art qui se présente sous le double aspect à la fois diachronique et synchronique; il s ’ agit le plus souvent de sculptures et d ’ installations plastiques, transmises de siècle en siècle depuis la nuit des temps jusqu ’ à l ’ époque actuelle, ainsi que de deux cycles de peintures qui jouent un rôle particulier dans le texte, à savoir L ’ Île des morts d ’ Arnold Böcklin (dont une version se trouve dans l ’ ancienne galerie nationale - Alte Nationalgalerie - à Berlin) et Les Nymphéas de Claude Monet (dans le Musée de l ’ Orangerie à Paris). De l ’ autre côté, quatre protagonistes - deux hommes et deux femmes - vivant dans le présent et qui se retrouvent confrontés aux œ uvres d ’ art, les expliquant chacun à sa façon de manière émotionnelle. Ces personnages restent anonymes. Leur intrigue suivie paraît banale, stéréotypée et artificielle: il s ’ agit de deux couples parisiens - un artiste et son amie «qui s ’ occupe 1 Voir Wajsbrot 2008. 2 Il manque jusqu ’ à présent une analyse de L ’ Île aux musées en tant que contribution à la littérature de la Shoah. Malgré les affirmations de l ’ auteur, le texte contient de nombreuses allusions à la Shoah que le présent article s ’ efforce de révéler. Concernant la Shoah dans l ’ ensemble de l ’œ uvre, cf. Böhm/ Zimmermann 2010, en particulier l ’ étude de Zimmermann 2010; cf. aussi Ette 2005 ainsi que Schubert 2008 a, 2008 b. 3 Pour la perspective transnationale voir aussi Oster 2009. Quant au sujet du savoir de la «convivence» cf. Ette 2009. de personnes en difficulté» (Wajsbrot 2008: 41) ainsi qu ’ un historien d ’ art et une comptable. Dans chaque couple, l ’ un des partenaires - en l ’ occurrence l ’ historien d ’ art et la travailleuse sociale - cherche à s ’ éloigner de l ’ autre en partant à Berlin le temps d ’ un week-end. Les partenaires plus ou moins abandonnés à Paris, à savoir le peintre et la comptable, se rencontrent par hasard dans le jardin des Tuileries. Leurs discussions et la visite de la galerie de peintures aboutissent à une aventure d ’ ordre sexuel dans l ’ atelier du peintre pour ces deux personnages qui ne s ’ étaient jusqu ’ alors jamais vus. Simultanément et tout autant par hasard, les personnages partis à Berlin se rencontrent sur l ’ Île aux musées. Ce couple surmonte toutefois son désir et garde une plus grande distance. 2. L ’ architecture du texte: un puzzle de fractales À la fin du week-end lui et elle rentrent à Paris séparément où ils seront accueillis à l ’ aéroport par leurs partenaires abandonnés ou dédaignés presque comme si de rien n ’ était. Leur changement d ’ états d ’ âme ne se perçoit pas de l ’ extérieur. Il advient au niveau mental, déclenché par une œ uvre d ’ art et étroitement lié à une vive émotion, ici dans les Tuileries, là sur l ’ Île aux musées. Ce ne sont pas seulement les circonstances extérieures des étapes de l ’ intrigue mais aussi les mouvements mentaux des personnages (comparables à un film mental), qui sont présentés comme des «bribes» ou des «miettes», tels les éléments d ’ un «puzzle» qui forment peu à peu une image. Dans le texte, les métaphores de «bribes», de «miettes» et de «puzzle» se rapportent aussi bien au monde de l ’ artiste et de l ’ art qu ’ à la relation entre l ’ art et la vie. La notion de «bribes» se réfère à ce que les statues apprennent par hasard de la vie des hommes qui ne leur révèlent que des «moments de [. . .] vie» (ibid.: 17), tandis que le texte emploie l ’ image des «miettes» quand il s ’ agit des fragments de la «totalité de [l]a vie» (ibid.: 64) des hommes que le peintre parvient à retenir dans ses tableaux. On trouve la métaphore de «bribes» également pour illustrer l ’ état fragmentaire de la transmission des sculptures qui servent de base pour reconstruire des civilisations antérieures (cf. ibid.: 113). La notion de «puzzle» est employée par exemple pour caractériser la frise de Pergame à Berlin (ibid.: 32); par ailleurs et plus généralement, c ’ est la totalité des sculptures à Berlin et à Paris qui s ’ avèrent «les pièces d ’ un immense puzzle» (ibid.: 225). En tant que métaphores, les notions de «bribes», de «miettes» et de «puzzle» façonnent également la structure du texte, qui consiste pour ainsi dire en fractales. L ’ esprit de ces métaphores imprègne en même temps la forme du roman. Les discours dialogiques et monologiques ainsi que les discours des ch œ urs de sculptures alternent avec les éléments fragmentaires énoncés par une sorte de narrateur. Celui-ci présente les œ uvres d ’ art qui déterminent l ’ espace du texte en tant que monde à part ainsi que monde 198 Cornelia Klettke éternel, hermétique et énigmatique. Les œ uvres d ’ art constituent un contrepoint aux personnages vivants, dont elles relativisent mais aussi stimulent la connaissance d ’ eux-mêmes et les mouvements de leur conscience. Ce sont les œ uvres d ’ art qui impulsent l ’ action intérieure des personnages. En ce sens, elles déterminent l ’ intrigue, car ce sont finalement elles qui sont susceptibles de changer radicalement la manière de voir et de comprendre le monde ainsi que son partenaire. 3. Le changement de conscience et le renversement du paradigme en tant que tâche de l ’ artiste du XXI e siècle C ’ est seulement au cours du roman que le choix des œ uvres d ’ art évoquées, dont le sens ne se révèle pas d ’ emblée, s ’ avère constitutif du déploiement d ’ une structure sémantique contenant des «bribes» de messages. L ’ art se manifeste en tant que fixation de poses de pouvoir, de guerre, de violence et de crime en moments d ’ éternité (cf. ibid.: 46). Les statues, dont bien souvent seuls les torses mutilés ont pu être conservés, témoignent elles-mêmes d ’ un acte de violence dès l ’ aube de l ’ humanité. Par son texte, l ’ auteur appelle à un changement de conscience, voire à un changement de l ’ homme (cf. ibid.: 133). L ’ art du XXI e siècle devrait franchir les frontières jusqu ’ alors en vigueur (cf. ibid.: 131) pour aboutir à un renversement de paradigme - ce qui peut notamment s ’ appliquer à la représentation artistique de la Shoah. Cécile Wajsbrot renvoie aux grands problèmes de l ’ humanité à venir en évoquant la menace d ’ une apocalypse écologique. 4 Elle tente de sensibiliser les artistes à la représentation de la critique écologique, concernant en particulier les changements en Antarctique (cf. ibid.: 220). Ayant jusqu ’ à présent peint des répétitions différentes de corps mutilés, le peintre de Paris veut désormais se consacrer à exprimer le pressentiment du changement imminent de la planète (cf. ibid.) et, ce faisant, les angoisses apocalyptiques de l ’ humanité (cf. ibid.: 162) sur cette page blanche qu ’ est encore le XXI e siècle. 4. La production du sens par la communication des intensités émotionnelles Dans le roman, c ’ est l ’ émotionalisation qui semble être la stratégie textuelle prépondérante pour la production du sens. Les œ uvres d ’ art en tant que dépôts d ’ énergie sont chargées d ’ intensités émotionnelles qui se transmettent aux protagonistes pour ensuite refluer vers les œ uvres d ’ art. Le roman se révèle empreint d ’ un mouvement circulaire de transmission d ’ énergie entre le texte, l ’ homme et l ’œ uvre d ’ art, un mouvement qui englobe également le 4 Concernant l ’ apocalypse écologique dans les littératures romanes contemporaines cf. Klettke/ Maag 2010. La communication des intensités émotionnelles 199 lecteur. Ainsi, l ’ auteur évoque la statue en marbre d ’ Henri Vidal (1864 - 1918) intitulée Caïn venant de tuer son frère Abel (1896) exposée au Jardin des Tuileries (cf. ibid.: 169 - 171) (fig. 1) (cf. Bresc-Bautier 1986: 424). À partir de la description du simple geste de se cacher le visage, l ’ auteur pénètre dans la vie psychique de la figure biblique en scrutant les abîmes et le dilemme de l ’ humanité par les demandes insistantes que le texte pose au fratricide. Qui perçoit l ’ essence de cette statue en pierre 5 en sera touché. La sculpture même évoque une «île» au sens aussi bien physique que mental, 6 dans la mesure où elle se trouve dans un isolement absolu. Scrutée par l ’ humanité, elle lui présente en même temps un miroir: La main droite couvre presque entièrement son visage. Veut-il ne plus voir ou ne plus être vu? On le regarde, pourtant, et en le regardant, on ne peut s ’ empêcher de se demander quelle main a tué. Celle qui est le long du corps et paraît impuissante ou celle qui cache le visage et semble avoir honte? Les deux? Est-ce le crime qui l ’ afflige ou le châtiment? Tu seras un errant parcourant la terre, dit Yahvé. Est-il besoin d ’ une voix divine pour appeler, où est ton frère Abel? Est-il besoin qu ’ une voix s ’ exclame, qu ’ as-tu fait! N ’ est-ce pas la voix intérieure qui surgit et assaille le criminel dégrisé, revenu à la réalité lorsqu ’ il est trop tard? C ’ est le moment d ’ après, juste après. Caïn se cache le visage pour ne pas voir ce qu ’ il a fait, pour ne pas voir Abel qui gît à ses pieds, Abel qui n ’ est pas représenté - le socle est vide mais ce vide et les yeux cachés parlent plus que tout regard, que toute présence. [. . .] Caïn vient de tuer son frère et ne sait que faire de ces mains dont il a suivi l ’ impulsion. La douleur est difficile à exprimer dans la pierre ou le marbre. Mais en le regardant, même sans connaître son nom, en approchant de cette forme, de cette silhouette affaissée, on ne pense ni à la beauté ni à la faute, ni à l ’ esthétique ni à la morale, on est là, simplement, devant quelqu ’ un ou plutôt une image de soi - ce qu ’ on a été un jour, ce qu ’ on pourrait être. (Ibid.: 169sqq.) Le personnage de Caïn montre le caractère problématique de l ’ idéal d ’ humanité (cf. ibid.: 206) tout en remettant en cause cet idéal d ’ une manière subversive. Dans le roman de Cécile Wajsbrot, nous considérons les œ uvres d ’ art en tant que dispositifs susceptibles de communiquer les intensités émotionnelles du texte. Les œ uvres d ’ art évoquées par la narration et dont l ’ essence a été racontée «à travers» l ’ écriture sont chargées d ’ énergies émotionnelles. Le mouvement génératif (Derrida), 7 qui s ’ inscrit dans le texte, engendre des 5 En ce qui concerne l ’ «essence» d ’ une sculpture en pierre cf. Wajsbrot 2008: 19. 6 Pour les critères du «physique» et du «mental» voir infra, II 1, en particulier la note 9. 7 Le mouvement génératif désigne une impulsion génératrice propre à la différance. C ’ est cette impulsion qui provoque la génération des différences. Pour plus de détails cf. Klettke [ 1 1991] 2 2012, en particulier 141, 143 - 144 ainsi que 150. 200 Cornelia Klettke Fig. 1: Henri Vidal, Caïn venant de tuer son frère Abel (1896), Statue en marbre, h. 1,95, Jardin des Tuileries, Paris, depuis 1982 © Cornelia Klettke. La communication des intensités émotionnelles 201 «mondes parallèles». 8 Ainsi la notion d ’ île figurant dans le titre et conçue en tant qu ’ hétérotopie, est disséminée dans une multiplicité de sens qui se manifeste dans des mondes parallèles et potentiellement infinis dont chacun peut être «abordé» en tant qu ’ île. Cela conduit même Cécile Wajsbrot à conférer l ’ «essence» insulaire à une sculpture particulière. Les sculptures de l ’ Île aux musées disent d ’ elles-mêmes: «Nous sommes des îles aussi» (Wajsbrot 2008: 85), comme vient de le montrer l ’ exemple de la statue de Caïn. II. Le roman - un rhizome d ’ hétérotopies 1. L ’ île et l ’ archipel en tant que mondes parallèles Le texte de L ’ Île aux musées correspond parfaitement aux critères donnés par Frank Lestringant concernant la notion d ’ hétérotopie. 9 Les contours des îles en tant qu ’ «espaces autres» (Foucault) peuvent être décrits et entendus de manière aussi bien «physique» que «mentale» (Lestringant). C ’ est d ’ abord l ’ île entourée par la Spree et l ’ un de ses bras latéraux (le Kupfergraben) qui, à la base du titre du roman, constitue le point de départ réel. Il s ’ agit d ’ un espace urbain isolé et singulier qui au Moyen Âge s ’ est d ’ abord développé sous le nom de Cölln an der Spree (Cologne sur Spree) et qui est le noyau de Berlin. Cette singularité perdure à mesure que la construction du château du margrave, futur prince électeur, transforme au fil des siècles l ’ île en une forteresse qui héberge successivement sur ces soubassements un castel, un château Renaissance puis un château baroque. C ’ est à l ’ extrémité nord de l ’ île, au-delà du jardin de plaisance et de l ’ Orangerie du château, après qu ’ un terrain marécageux fut asséché, que furent érigés l ’ un après l ’ autre cinq musées dès le début du XIX e siècle. L ’ île s ’ est transformée en archipel de musées jusqu ’ en 1930 et l ’ est restée jusqu ’ à aujourd ’ hui tant à l ’ égard physique qu ’ à l ’ égard mental, même si le château impérial a été démoli en 1950 sous la RDA. Les édifices des musées détruits pendant la guerre n ’ ont été complètement restaurés et agrandis qu ’ après 1989, un processus qui se poursuit encore. Le texte engendre une structure d ’ archipel consistant en des redoublements et multiplications, superpositions et enchevêtrements. Lui-même renvoie à cet enchevêtrement d ’ hétérotopies. Comme le disent les sculptures de l ’ Île aux musées: «Sur notre île vous [les hommes] avez construit d ’ autres 8 Les notions de «monde parallèle» et de «monde à part» se trouvent dans le roman par rapport à «l ’ univers de l ’ art». Cf. Wajsbrot 2008: 117 et 119; Wajsbrot 2008: 216 («deux mondes différents» par rapport à l ’ art et la vie). 9 D ’ après Frank Lestringant qui a adapté et développé les notions d ’ hétérotopie (Michel Foucault) et d ’ hétérologie (Michel de Certeau). Cf. Lestringant 2002 et 2012, ici en particulier le paragraphe «Die Welt als Archipel», 14 - 16 et la postface de Jörg Dünne, ibid., 189 - 192, en particulier 189. 202 Cornelia Klettke îles car les musées sont des sortes de cloîtres dans lesquels vous enfermez l ’ histoire du temps» (Wajsbrot 2008: 84). En contrepoint et parallèlement à l ’ Île aux musées, le texte absorbe un autre archipel, à savoir le Jardin des Tuileries au bord de la Seine avec l ’ Orangerie et le Jeu de Paume, un espace muséal qui résonne comme un écho historique. Environ 80 ans avant la démolition du Château de Berlin, le Château des Tuileries connaissait un destin similaire avec sa destruction par les communards en 1871. 10 La stratégie textuelle engendre à travers la notion d ’ île des mondes parallèles d ’ une qualité singulière - ce qui peut être poussé jusqu ’ à la plus petite unité d ’ un objet exposé, qu ’ il s ’ agisse d ’ une peinture ou d ’ une sculpture. La notion de l ’ Île aux musées s ’ avère hybride, car elle se compose de deux hétérotopies: l ’ île et le musée. Foucault a déjà mis en valeur le musée en tant qu ’ hétérotopie «propre [. . .] à la culture occidentale du XIX e siècle»: [. . .] l ’ idée de tout accumuler, l ’ idée de constituer une sorte d ’ archive générale, la volonté d ’ enfermer dans un lieu tous les temps, toutes les époques, toutes les formes, tous les goûts, l ’ idée de constituer un lieu de tous les temps qui soit luimême hors du temps, et inaccessible à sa morsure, le projet d ’ organiser ainsi une sorte d ’ accumulation perpétuelle et indéfinie du temps dans un lieu qui ne bougerait pas, eh bien, tout cela appartient à notre modernité. (Foucault 1994 a: 759) Cet esprit du XIX e siècle, décrit par Foucault et à l ’ origine de l ’ Île aux musées berlinoise, n ’ a pu s ’ empêcher de faire naufrage au XX e siècle. Cécile Wajsbrot prend comme point de départ la catastrophe des guerres et de la destruction pour démontrer à travers le destin de quelques musées de Berlin et de leurs objets l ’ erreur de cet optimisme d ’ éternité, d ’ infinité et d ’ invulnérabilité dont parle Foucault. En outre, l ’ auteur rapproche l ’ histoire de l ’ Île aux musées des turbulences fatales que connurent les Tuileries dont les statues furent aussi les témoins du «frisson» de la «foule» face aux décapitations par la guillotine révolutionnaire (cf. Wajsbrot 2008: 61), qui pendant un temps fut installée Place du Carrousel, avant d ’ être transportée à la Concorde. La différence est remarquable: si pour Foucault l ’ idée du musée promet un état paradisiaque, Cécile Wajsbrot en montre le revers par l ’ évocation des catastrophes menaçant la sécurité des trésors culturels accumulés et qui se manifestent à travers le sombre visage de la guerre et les abîmes de la Shoah. Dans le texte, cet enfer destructeur est évoqué par la statue de bronze d ’ une silhouette humaine portant le titre Grande Ombre (1898) placée près du Musée de l ’ Orangerie dans le Jardin des Tuileries (cf. ibid.: 51sqq.; cf. Bresc-Bautier/ Pingeot 1986: 10 Quant à l ’ incendie du Château des Tuileries construit au XVI e siècle par Philibert Delorme (cf. Wajsbrot 2008: 98) et à la dispersion de ses ruines, dont le fragment d ’ une colonne se trouve sur l ’ Île de Schwanenwerder à Berlin (cf. Wajsbrot 2008: 99). Voir http: / / commons.wikimedia.org/ wiki/ File: Tuileriensaeule_Schwanenwerder.jpg (dernière consultation: 15 mai 2014). La communication des intensités émotionnelles 203 Fig. 2: Auguste Rodin, Grande Ombre (1898), Sculpture en bronze, appartenant à La Porte de l ’ Enfer, h. 1,92, Fonte en 1977, Jardin des Tuileries, Paris, depuis 1978 © Cornelia Klettke. 204 Cornelia Klettke 393sqq.) (fig. 2). Ce solitaire plus grand que nature, modèle des Trois ombres qui «couronnent» La Porte de l ’ Enfer, l ’œ uvre monumentale d ’ Auguste Rodin, renvoie aussi à l ’ Inferno de Dante. Dans ce contexte, Cécile Wajsbrot rappelle non seulement les destructions sur l ’ Île aux musées mais aussi l ’ incendie des tableaux relevant de l ’ art dit dégénéré. Cet «autodafé [d]es peintures» (Wajsbrot 2008: 125) qui étaient enfermées au Jeu de Paume comme dans une «prison de l ’ art» (ibid.: 125), par ordre des nazis, eut lieu au Jardin des Tuileries. Ainsi, dans le texte de Cécile Wajsbrot, la signification hétérotopique du musée se trouve déplacée par rapport à la proposition de Foucault. L ’ inventaire des critères énumérés par Foucault est élargi par la menace, la dégradation, la mutilation, la perte et l ’ effacement des œ uvres d ’ art. De ce point de vue, la signification hétérotopique de la notion de l ’ île se déplace également en direction des émotions du «cauchemar» et de l ’ «oppression» qui connotent la mort. 2. La fusion des hétérotopies de l ’ île et du musée: entre le paradis et l ’ apocalypse Le texte de Cécile Wajsbrot met en scène la fusion des deux hétérotopies de l ’ île et du musée. L ’ espace muséal juxtapose ce qui en réalité est séparé par le temps. Les vestiges des différentes époques sont comme des îles qui semblent liées par leur contiguïté spatiale (cf. ibid.: 31). De par la dimension temporelle inhérente à l ’ hétérotopie du musée, le roman provoque une sorte d ’ hybridation en enlaçant l ’ archipel réel des musées à Berlin avec les mythes archaïques des Cyclades et de l ’ Atlantide. À l ’ évocation de l ’ idole des Cyclades, une sculpture féminine de marbre à la fois symbole de la fertilité (fig. 3) et «bribe» d ’ une civilisation archaïque («l ’ art des Cyclades - ces îles émiettées au large de la Grèce - »; ibid.: 19), à cette idole donc se joint une mise en abyme sous forme d ’ allusions qui renvoient aux catastrophes des îles submergées et qui confèrent un écho universel à l ’ idée de l ’ hétérotopie insulaire. Dans la perspective du mythe, on peut distinguer deux conceptions de l ’ île: l ’ une qui représente un état paradisiaque dans une société primordiale (la Vénus archaïque des Cyclades) et l ’ autre qui suggère le déclin de l ’ humanité, l ’ apocalypse (l ’ Atlantide). C ’ est par un double geste synchronique et diachronique que Cécile Wajsbrot évoque la réminiscence de «la disparition d ’ îles» des temps mythiques tout en lançant un avertissement écologique sur le danger que court la planète à l ’ avenir (ibid.: 68 et 83): les traumatismes du mythe de l ’ Atlantide disparue mais conservée dans la mémoire de l ’ humanité par les écrits de Platon ont été ravivés en 1883 par l ’ éruption du volcan de Krakatau qui a fait disparaître toute une île, et de nos jours, par le discours actuel concernant le difficile sauvetage de la ville lagunaire de Venise, exemple du problème mondial et existentiel de la montée des océans. La communication des intensités émotionnelles 205 Fig. 3: L ’ Idole des Cyclades (3000 - 2700 av. J.-C.), Sculpture féminine en marbre, Île de Délos (? ) © Altes Museum, Berlin, Collection des Antiquités. 206 Cornelia Klettke 3. La conception de l ’ île en tant que mouvement génératif pour engendrer d ’ autres hétérotopies: le jardin, le bateau Dans le texte littéraire, le contour mental de l ’ île en tant qu ’ hétérotopie mène également à un usage métaphorique qui se fonde sur les caractéristiques de cette hétérotopie, à savoir l ’ «isolement», la «singularité» (Lestringant) et le monde clos. Le potentiel différentiel de l ’ hétérotopie insulaire engendre d ’ autres hétérotopies: à côté du musée c ’ est surtout le jardin. 11 C ’ est le cas du Jardin des Tuileries en tant que «musée de sculptures à ciel ouvert» (ibid.: 177) qui fusionne avec le musée en une unité hybride. En ce qui concerne l ’ Île aux musées de Berlin, le texte se réfère sous cet aspect à la Cour des colonnades (Kolonnadenhof), une espèce de jardin peuplé de sculptures. 12 Fig. 4: «Tandis que le soir tombe, au bout de l ’ île, le musée est comme un navire éclairé qui avance dans la mer» (IM 192), l ’ édifice du Bodemuseum au confluent du fleuve Spree et du Kupfergraben © Pedelecs by Wikivoyage and Wikipedia. 11 Quant au jardin cf. Foucault 1994 a: 758 - 759. 12 De plus, le texte comporte quelques digressions concernant le Jardin des Sculptures de la Neue Nationalgalerie et du Kulturforum. La communication des intensités émotionnelles 207 Par ailleurs, les hétérotopies de l ’ île, du musée et du jardin s ’ enlacent avec l ’ hétérotopie du bateau. 13 Ici, il s ’ agit d ’ une remarquable coïncidence sur le niveau spatial: au confluent de la Spree et du Kupfergraben, l ’ édifice du Bodemuseum se dresse hors de l ’ eau comme la proue d ’ un navire, épousant ainsi la forme de l ’ île qui se termine en ovale (cf. ibid.: 192) (fig. 4). L ’ édifice héberge des collections de sculptures qui datent de toutes les époques de l ’ histoire de l ’ humanité. Cette cargaison gigantesque de statues connote l ’ idée d ’ une arche ayant survécu à un naufrage 14 , à savoir la guerre et l ’ anéantissement. De même, le Neues Museum, qui à l ’ époque de la conception du roman était encore recouvert d ’ une bâche blanche, évoque l ’ allusion d ’ un navire des morts: «[Les sculptures de l ’ Île aux musées: ] l ’ aspect d ’ un vaisseau fantôme venu des temps anciens» (ibid.: 164). III. L ’œ uvre d ’ art en tant qu ’ île 1. L ’ Île des morts d ’ Arnold Böcklin, hétérotopies apocalyptiques: prison, cimetière, camp de concentration Dans le roman de Cécile Wajsbrot, l ’ idée de l ’ île en tant que «lieu de l ’ hétérotopie» (Lestringant), que l ’ on peut bien sûr rapporter à l ’ ensemble de l ’ Île aux musées, renvoie, dans une interprétation plus poussée, à un tableau s ’ intitulant L ’ Île des morts (fig. 5), qui se trouve dans la Alte Nationalgalerie sur l ’ Île aux musées. Arnold Böcklin (1827 - 1901) a exécuté cinq versions différentielles de son motif entre 1880 et 1886, dont la troisième datant de 1883 est exposée dans ce musée. Cécile Wajsbrot mentionne toutes les cinq versions en énumérant avec minutie leurs dates de création et leur lieu de conservation (cf. Wajsbrot 2008: 116). Ce faisant, elle passe toutefois une information sous silence: la peinture regardée ici par le protagoniste est précisément celle que Hitler acquit à son compte en 1933 et qui plus tard fut suspendue dans son bureau à la Neue Reichskanzlei, le centre de commande de la terreur nazie (cf. Schwarz 2009: 152sqq.). La réminiscence effroyable de la provenance du tableau instille une atmosphère cauchemardesque qui est renforcée par la magie du tableau hermétique auquel on ne saurait échapper. De ce point de vue, L ’ Île des morts se transforme en oppression. Grâce à sa codification symbolique et les réminiscences mythologiques, notamment à la Divina Commedia, le tableau a connu dès sa création une multitude d ’ interprétations. Quelques-unes ont mis en rapport le paysage peint avec différentes localités réelles, en particulier avec le Castello Aragonese (fig. 6), une petite île rocheuse qui, en effet, ressemble au motif de l ’ Île des morts. Cette île fait partie de l ’ Île d ’ Ischia où Böcklin a séjourné en 1879 peu 13 En ce qui concerne le bateau cf. Foucault 1994 a: 762. 14 Pour ce qui est du sujet du naufrage dans le roman cf. Wajsbrot 2008: 48. 208 Cornelia Klettke avant la naissance de la première version de sa peinture (cf. Hagen/ Hagen 1984: 313). Par un clin d ’œ il ironique, Cécile Wajsbrot renvoie à la lecture des audioguides du musée qui établissent un rapport avec la légendaire colonie pénitentiaire de l ’ Empire Britannique à Port Arthur, située sur la principale île de l ’ archipel de la Tasmanie. Il s ’ agit d ’ un exemple mal famé de la déportation de prisonniers à l ’ époque du colonialisme européen du XIX e siècle (cf. Wajsbrot 2008: 117). Dans ce cas, l ’ hétérotopie de la prison est encore soulignée en tant qu ’ espace d ’ exclusion et d ’ expulsion du fait qu ’ elle est séparée, concernant la dimension spatiale, non seulement de la ville mais aussi de la Heimat, c ’ est-à-dire du pays natal. En outre, fidèle à son sujet, à savoir l ’ évocation du culte des morts, la peinture L ’ Île des morts semble faire allusion à des coutumes macabres de la sépulture qui subsistaient encore à l ’ époque de Böcklin sur l ’ île Castello Aragonese. En même temps, le tableau paraît s ’ inspirer d ’ une nouvelle forme d ’ inhumation par incinération, le crématoire, qui a été d ’ usage à partir des années 1870 (cf. ibid.: 315). En effet, la barque transporte, à côté d ’ un nocher, une figure fantomatique, peut-être un mort, enveloppé d ’ une voile blanche et debout, derrière un cercueil sur lequel est posée une urne. La barque se dirige vers l ’ île rocheuse et énigmatique au centre de laquelle un groupe de cyprès semble dissimuler un sanctuaire. On reconnaît, à gauche et à droite, une architecture de cavités creusées dans la roche qui permet une interprétation en tant que niches sépulcrales. Ainsi, L ’ Île des morts renvoie en même temps à l ’ hétérotopie du cimetière, 15 ce qui s ’ exprime aussi par le cercueil. C ’ est par cette chaîne signifiante (Lacan) Fig. 5: Arnold Böcklin, L ’ Île des morts (1883), troisième version © Berlin, Alte Nationalgalerie. 15 En ce qui concerne le cimetière cf. Foucault 1994 a: 757 - 758. La communication des intensités émotionnelles 209 que l ’ auteur provoque une allusion aux chambres à gaz des camps de concentration, que Cécile Wajsbrot passe sous silence, conformément à son habituelle stratégie textuelle. Le déplacement différentiel des hétérotopies lui permet d ’ exprimer l ’ indicible - Auschwitz - sans le prononcer directement. Il en résulte un autre interprétant de l ’ hétérotopie de l ’ île, à savoir le camp de concentration, une hétérotopie qui ne figure pas chez Foucault. Fig. 6: Christian Wilhelm Allers, Castello Aragonese (1890), dessin, dans: id., La Bella Napoli, Stuttgart, Union Deutsche Verlagsgesellschaft, 1893. 2. La codification ambiguë de l ’ hétérotopie insulaire: refuge - repos - passage Dans le texte de Cécile Wajsbrot, la représentation de l ’ île chez Böcklin suggère également l ’ idée de l ’ exil à la fois fondé sur le mouvement et lié à la fuite et au refuge, à la halte, au délai, au seuil et au repos. Le texte montre un enlacement sériel d ’ éléments hétérotopiques. Ainsi, tant l ’ hétérotopie de l ’ île que l ’ hétérotopie du bateau connotent-elles le critère du passage: le lieu de passage joue un rôle central dans le texte. Il caractérise également les hétérotopies de l ’ île, du musée et du jardin: «[Les sculptures du Jardin des Tuileries: ] Les jardins sont des enclaves de durée au c œ ur des villes, des lieux de halte, de passage mais le passage se fait aussi en vous, et lorsque vous sortez, que ce soit du côté du Louvre ou de la Concorde, vous êtes différents» (Wajsbrot 2008: 58); «Ici [au Jardin des Tuileries], tout le monde semble être de 210 Cornelia Klettke passage» (ibid.: 90). La peinture L ’ Île des morts admet également une interprétation symbolique qui se fonde sur l ’ imagination métaphysique du passage de la mort à la vie éternelle, à savoir l ’ espoir de la rédemption en tant que résurrection des morts, une lecture qui apparaît avec notamment en toile de fond le Purgatoire de Dante - représenté comme un mont rocheux s ’ élevant au-dessus de la mer. L ’ idée du passage devient l ’ essence même de l ’ homme: «[Elle: ] [. . .] nous [les hommes] sommes un lieu de passage» (ibid.: 129). Le lieu de passage ou de transit contribue de façon décisive à la codification ambiguë de l ’ hétérotopie insulaire. De même que la fractalisation de la structure textuelle correspond, d ’ une part, aux fragments de la vie psychologique des quatre personnages vivants et, d ’ autre part, à l ’ expression émotionnelle dont sont empreintes les sculptures du musée, de même la structure sémantique relative aux hétérotopies se reflète de manière quasi ludique dans la construction extérieure du texte. Le chapitre d ’ ouverture du roman nous fait presque littéralement entrer dans le texte à travers un lieu de passage, à savoir la porte de Brandebourg, pour le quitter par la porte du Jardin des Tuileries, dont la fermeture marque la fin du texte: [Les sculptures du Jardin des Tuileries: ] Un gardien attend que le jardin soit vide pour la [la grille] fermer vraiment. De loin, nous [les sculptures] la [l ’ une des protagonistes] distinguons à peine des autres, de loin, il n ’ y a que des silhouettes. Elle est partie, tout le monde est parti. La grille se referme. Et nous sommes là. Nous restons. (Ibid.: 229sq.) Entre les deux, de nouvelles portes sont évoquées à Berlin et à Paris: outre les vestiges de l ’ entrée de l ’ Anhalter Bahnhof - l ’ ancienne gare de Berlin - en tant que seuil ultérieur du texte au deuxième chapitre, il est notamment question de la Porte d ’ Ishtar au Musée de Pergame et de la Porte de l ’ Enfer de Rodin, par laquelle s ’ accomplit pour ainsi dire l ’ entrée dans la ville de Paris, au troisième chapitre (ibid.: 51). En tant que seuils, ces portes modélisent d ’ autres îles tout en conduisant à de nouvelles îles. Ainsi La Porte de l ’ Enfer de Rodin implique un écho double, ambigu, en renvoyant à la fois à son grand modèle, La Porte du Paradis de Lorenzo Ghiberti au Baptistère de Florence, et à la Porte de l ’ Enfer de Dante, toutes deux mentionnées dans le texte (ibid.: 52). 3. Le musée en tant que lieu du cauchemar: le labyrinthe de la peur Après avoir traversé les portes et franchi les seuils, c ’ est un autre monde qui se présente au visiteur pénétrant dans les lieux hétérotopiques des îles et des musées. D ’ un point de vue anthropologique, la différence entre le dedans et le dehors provoque un changement important de l ’ imaginaire. À l ’ intérieur des lieux hétérotopiques, les personnages vivants, c ’ est-à-dire les quatre protagonistes, reflètent des émotions (l ’ intranquillité, la peur, la terreur et La communication des intensités émotionnelles 211 l ’ oppression) qui s ’ expriment dans leurs réactions (les paroles qui viennent à manquer, le silence et la fuite). Ainsi, en longeant la rue de la procession et en traversant la Porte d ’ Ishtar au Musée de Pergame à Berlin, la travailleuse sociale de Paris répète en acte de commémoration le cauchemar de la captivité babylonienne du peuple d ’ Israël par le Roi Nabuchodonosor conservée dans la mémoire collective pendant des millénaires. La réminiscence de ce traumatisme des Juifs ne résonne que vaguement dans le texte et ne s ’ explique que par le comportement émotif et hypersensible de la protagoniste. À la vue des animaux sauvages représentés sur la porte et en particulier des lions sur la frise de la rue processionnelle (cf. ibid.: 39), qui suggèrent une association biblique à Daniel dans la fosse aux lions (Dan 6), elle est immédiatement prise de panique, en montrant une réaction de fuite spontanée. Sa tentative reste vaine car le musée se transforme, malheureusement pour elle, en un labyrinthe dont elle ne trouve pas l ’ issue: [Elle: ] - [. . .] après la porte des lions, je n ’ ai plus envie d ’ autre chose. [Lui: ] - Elle est partie - je n ’ ai pas su la retenir [. . .] J ’ avais l ’ impression qu ’ elle ne partait pas mais qu ’ elle fuyait [. . .] - mais que cette fuite ne s ’ adressait pas à moi . . . [Elle: ] - Tout à coup, une sensation d ’ oppression, comme si les animaux allaient se jeter sur moi, comme si j ’ étais en danger, tous ces siècles, ces milliers d ’ années de vie avant la nôtre s ’ abattaient soudain sur moi pour me détruire. Et lui [l ’ historien d ’ art] continuait de parler, j ’ essayais d ’ écouter, la fête, la procession des dieux et quand j ’ ai compris qu ’ après Babylone il y avait encore Assur et Sumer, et Suse, d ’ autres animaux bizarres, d ’ autres inscriptions indéchiffrables, d ’ autres noms à retenir, il ne me restait plus qu ’ une issue, partir - j ’ ai tenté de donner à ma fuite une allure raisonnable, j ’ ai pu parler au lieu de courir, et dire au revoir. [. . .] Dans ma hâte, j ’ ai dû me tromper de côté, il y a d ’ autres salles, des vitrines, des formes immenses, il faut que je remonte la rue de la procession mais je ne veux pas le [l ’ historien d ’ art] croiser. . . Je vais avoir l ’ air ridicule s ’ il me voit. Où est la sortie? Il n ’ y a aucune indication. Des salles en enfilade, parallèles à la rue, d ’ autres vitrines, des vases, des ornements [. . .] Me voilà de nouveau dans une grande salle, devant les restes gigantesques d ’ un temple grec. Ai-je avancé, reculé dans le temps? Et la sortie? (Ibid.: 44sq.) Cette scène dénonce le musée en tant que lieu du «cauchemar» (ibid.: 35; 16 174; 199). Le personnage manque de paroles pour exprimer ses angoisses. La cruauté inhumaine fait partie du domaine du non-représentable. Le silence de cette femme la présente comme inaccessible, isolée et incapable de s ’ ouvrir dans une communication à sa connaissance fortuite de Paris. De ce point de vue, elle s ’ apparente elle aussi à une île. 16 C ’ étaient déjà les groupes de personnages de la frise de Pergame représentant les combats des dieux et des géants qui avaient déclenché chez la protagoniste les angoisses de la mutilation, de l ’ écartèlement, du morcellement, du déchirement et de la mort. Elle a l ’ impression que les personnages représentés n ’ existent que «pour se battre, tuer, tout le monde se bat, tout le monde souffre - le cauchemar recommence» (Wajsbrot 2008: 35). 212 Cornelia Klettke 4. La fonction appellative de l ’ art: l ’ exorcisme de la peur C ’ est ce même personnage qui, dans la suite des visites aux musées, éprouve des émotions presque contraires à la panique, provoquées par une certaine sculpture exposée au Bodemuseum. En visitant ce musée, le personnage se montre ému par la force expressive d ’ une plastique en bois du Moyen Âge qui déplore la mort du Christ. La face de la sculpture féminine, faisant partie d ’ un jeu de Passion, semble exprimer le cri muet de la douleur. 17 La protagoniste en est bouleversée de pitié et s ’ étonne de sa propre émotion provoquée par une sculpture du Moyen Âge, à savoir bien antérieure à notre ère éclairée. Il faut un effort pour entendre l ’ appel muet de telles sculptures. En les écoutant, on les ,ressuscite ‘ : [Elle: ] - Ces groupes qui semblent reproduire des scènes théâtrales, jouer ces comédies du Moyen Âge qu ’ on appelait les jeux de la Passion, qui semblent avoir été comme immobilisés, un arrêt sur image en attendant la reprise du mouvement, c ’ est cela, ils attendent le moment de revenir à la vie mais ce moment ne dépend pas d ’ eux. Quelqu ’ un va les appeler, les rappeler. (Ibid.: 200) La protagoniste parisienne imagine la longue période de suspens durant laquelle la figure en bois a attendu, figée dans la douleur, pour après tant de siècles trouver quelqu ’ un qui perçoive son cri muet et qui en soit ému. Cette espèce de rencontre entre l ’ homme et l ’œ uvre d ’ art rend les intentions de Cécile Wajsbrot. Par cette figure est représentée la fonction appellative d ’ un art capable de libérer l ’ homme de ses traumatismes. C ’ est cette expérience d ’ un exorcisme par l ’ art que la protagoniste, en tant que muse, va transmettre à son ami, le peintre parisien: [Elle: ] - [. . .] Sur le moment, nous allions en silence, enfermés dans notre vie mais la force des sculptures nous a saisis, est venue s ’ imprimer en nous. Leur présence muette nous condamnait au silence, nous imposait leur loi parce que nous étions dans leur royaume tandis que loin d ’ elles, nous pouvons nous défaire de cet étrange sentiment. J ’ aurais voulu m ’ attarder, je me sentais captée par cette femme qui pleure ou qui crie, je la sentais proche de moi, une femme du Moyen Âge dans une scène religieuse lors que je ne pratique pas de religion, proche de moi . . . S ’ il peignait de telles figures, s ’ il voulait bien, dans l ’ art, déposer une part de son humanité au lieu de la masquer, de tenir à l ’ horreur. . . (Ibid.: 205sq.) 17 D ’ après le renseignement du directeur de la Collection des Sculptures du Bodemuseum, Dr. Julien Chapuis, on ne peut pas identifier une figure qui correspond à la description de Cécile Wajsbrot (ibid.: 205). Par contre, l ’ auteur prétend avoir vu cette plastique en bois probablement d ’ origine allemande peu de temps après l ’ inauguration du Bodemuseum (automne 2006) et ne l ’ avoir plus retrouvée lors de sa deuxième visite. En ce cas, comme dans celui de l ’ idole des Cyclades, le recours de l ’ auteur à une œ uvre d ’ art authentique exposée sur l ’ Île aux musées reste énigmatique. De toute façon, la description de l ’ écrivain rend l ’ essence de la douleur qui caractérise un certain type de la plastique en bois du Moyen Âge. La communication des intensités émotionnelles 213 5. Ressusciter par une œ uvre d ’ art: la déconstruction du mythe de Pygmalion La conception dialectique mise en œ uvre par Cécile Wajsbrot permet une interprétation double de l ’ art, à la fois labyrinthe des «cauchemars» et sortie du dédale: «l ’ art est une porte de salut» (ibid.: 197). Il déploie un charme pour ainsi dire magique. C ’ est ce charme qui saisit la touriste parisienne, qui la fait se sentir autre; c ’ est encore lui qui la fait hésiter à mettre son pied sur le pont pour s ’ éloigner de l ’ Île aux musées. Parallèlement à la travailleuse sociale qui s ’ est montrée impressionnée de la sculpture du Moyen Âge, la comptable restée à Paris subit une expérience à l ’ intérieur du Musée de l ’ Orangerie qui la transforme profondément. L ’ auteur met en scène l ’ épisode de la rencontre de cette jeune femme naïve et peu versée dans les arts avec le peintre frustré tout en renvoyant à l ’ animation énigmatique de la statue de Vénus dans la nouvelle La Vénus d ’ Ille 18 de Mérimée qui représente le motif des fiançailles avec une statue. Ce recours assez vague au mythe de Vénus ouvre en même temps une perspective sur le mythe de Pygmalion. Certes, dans les plis de la réécriture différentielle de Cécile Wajsbrot, le phantasme de l ’ artiste Pygmalion est déplacé au point d ’ être méconnaissable: ici ce n ’ est pas Vénus qui anime la sculpture en ivoire d ’ une jeune fille créée par l ’ artiste, mais c ’ est une œ uvre d ’ art qui inspire de la vie à une jeune femme pour ainsi dire «pétrifiée». L ’ allusion au mythe de Pygmalion éclate lors d ’ une scène dans l ’ Altes Museum de Berlin où l ’ historien d ’ art, qui courtisait en vain la jeune femme, découvre une figure des Cyclades 19 (fig. 3) qui lui semble être le miroir de sa bien-aimée jusqu ’ alors inaccessible: [Lui: ] [. . .] je regardais l ’ objet, difficile à décrire - une sculpture, une statue? Aucun mot ne convient à cette forme plate, une sorte de pierre polie découpée - une forme oblongue dont s ’ inspirera pour ses visages le peintre Modigliani - presque blanche, sur laquelle sont gravés quelques traits qui suffisent à donner l ’ idée d ’ un visage. (Ibid.: 18) [Lui: ] [. . .] je me retrouve arrêté, interrompu dans mon élan et forcé de rester et d ’ attendre, devant ce marbre clair et fin, presque blanc, qui ressemble à l ’ ivoire. Je m ’ arrête devant le mystère de ces traits dessinés, à peine esquissés, qui ne permettent de voir aucun visage en particulier mais l ’ essence du visage, l ’ énigme de l ’ être, de la vie et des gens, ce qu ’ ils pensent, ce qu ’ ils peuvent ressentir - même si ces sculptures semblent ne rien exprimer, comme ceux et celles dont on dirait que rien ne pourra les toucher. L ’ emprise, me disais-je. Je regarde de nouveau quelqu ’ un qui n ’ éprouve rien, une statue, un marbre blanc. Et celle qui n ’ appelle pas, malgré ce qu ’ elle a dit, n ’ est-elle qu ’ une pierre ayant l ’ apparence de la vie? 18 Je remercie Cécile Wajsbrot de m ’ avoir indiqué cette piste intertextuelle. 19 Parmi les idoles des Cyclades présentées dans la Collection des Antiquités du Musée Ancien de Berlin l ’ auteur pourrait faire allusion à la sculpture féminine en marbre (3000 - 2700 av. J.-C.) trouvée dans une tombe sur l ’ île de Délos. 214 Cornelia Klettke L ’ immobilité de ce marbre blanc n ’ est pas seulement celle d ’ une statue, elle est celle du temps, des formes primordiales qui traversent les âges. (Ibid.: 19) La femme «pétrifiée», réminiscence de la femme au c œ ur pétrifié de la poésie de troubadours, est cernée par l ’ énigme, l ’ immobilité et l ’ inaccessibilité comme dans sa propre prison. Même au peintre dont elle fait la connaissance au Jardin des Tuileries, elle apparaît comme une pierre inaccessible et sans vie. Alors que son ami refusé, l ’ historien d ’ art, avait vainement attendu la «délivrance» de sa pétrification (cf. ibid.: 23), elle en fait immédiatement l ’ expérience par le contact physique avec l ’ artiste pendant l ’ absence de son ami. Par amour, elle remporte une victoire sur elle-même en franchissant, dans l ’ Orangerie, le seuil qui mène aux salles des Nymphéas de Claude Monet pour se fondre dans l ’ univers des peintures. Ce ,passage ‘ suggère l ’ illusion d ’ une île où celui qui regarde les peintures des nénuphars dans les salles ovales de l ’ Orangerie se sent pour ainsi dire transporté dans l ’ île-jardin de Monet (cf. Hoog 2006: 55). Ce sont les peintures qui, dans une déconstruction ironique du mythe de Pygmalion, se substituent à la déesse Aphrodite et insufflent la vie à la jeune femme. C ’ est par une immersion dans la symphonie de couleurs des lacs de nénuphars, que se dissout l ’ endurcissement pétrifiant de la protagoniste. Métaphoriquement, elle se trouve comme liquéfiée. Le personnage se délivre de l ’ immobilité statuaire et voit son corps se réveiller. Sur les peintures des Nymphéas, constructions d ’ esprit par lesquelles Monet atteint les frontières de la perception en touchant à l ’ univers de l ’ abstrait, le ciel n ’ apparaît que renversé par ses reflets dans l ’ eau. 20 Les nénuphars ressemblent à des îles qui se dissolvent dans les vibrations de la totalité cosmique. Cette vibration unique qui englobe l ’ univers dans son ensemble se révèle notamment à travers la peinture Les nuages appartenant à ce cycle. Entouré par ce vaste panorama d ’ îles - une juxtaposition, voire un mélange d ’ îles de fleurs et de nuages sur la surface miroitante de l ’ eau - , celui qui regarde est saisi par l ’ émotion et entraîné dans ce monde illusoire à l ’ apparence paradisiaque. Cécile Wajsbrot dirige les impressions vers un «sentiment de paix» (Wajsbrot 2008: 128), c ’ est-à-dire un silence paisible et apaisant. L ’ auteur souligne que Monet a exécuté ces peintures durant la Première Guerre Mondiale et qu ’ il en a fait don généreusement à l ’ État Français à l ’ occasion de l ’ armistice. De ce point de vue, Les Nymphéas de Monet, comme îles de la paix, constituent dans le roman une espèce d ’ antidote à la peinture L ’ Île des morts de Böcklin. Il est vrai que le texte ne renvoie pas à l ’ effet ambigu des Nymphéas qui, en tant que phénomènes spéculaires, présentent une structure simulacre: les nuages comme la lumière du soleil couchant et la végétation se reflètent dans l ’ eau. Les Nymphéas se révèlent des simulacres qui 20 Voir le commentaire de Michel Butor (1962: 297). Cité d ’ après Hoog 2006: 67. La communication des intensités émotionnelles 215 contiennent un potentiel d ’ intranquillité et de l ’ Unheimlichkeit. Bien que le spectateur sente que la beauté fluide cache des abîmes impénétrables qui dorment aux profondeurs sous la surface miroitante, il se laisse séduire par l ’ illusion sans se rendre compte que la surface soit en même temps perméable. IV. La mise en scène de l ’ hétérologie 1. La permutation des visiteurs et des statues - l ’ oralité des sculptures - la choralité du récit et le silence volubile C ’ est par l ’ exemple de l ’ étrange métamorphose de la comptable que l ’ auteur représente, en un clin d ’œ il certes ironique, la force magique des artistes: le peintre parisien s ’ avère capable d ’ inciter des intensités de jouissance complexes en transformant la protagoniste et en amatrice d ’ art et en amante. Par la délivrance de la femme «pétrifiée», sortant de son isolation forcée et insulaire, l ’ auteur suggère une interchangeabilité des sculptures et des hommes pourvu qu ’ ils s ’ ouvrent aux œ uvres d ’ art. Les visiteurs des musées, une fois rendus sensibles à l ’ art, semblent en devenir les miroirs et se transforment ainsi également en silhouettes, pour ainsi dire en simulacres, à l ’ instar des statues. La métaphore de l ’ île englobe chacun des deux groupes humains et sculpturaux: «[Les sculptures de l ’ Île aux musées: ] Nous sommes des îles aussi - pour accéder à nous, il faut nous aborder» (ibid.: 85). Les silhouettes des hommes et des sculptures ne se différencient plus en tant qu ’ ombres et fantômes dont l ’ interchangeabilité se manifeste par un discours où alternent les voix des hommes - les quatre protagonistes - et des statues. Les dialogues et les monologues intérieurs se répercutent dans les récits et les observations des sculptures à l ’ instar des voix d ’ un chant polyphonique. Certes, leur oralité est une oralité fantastique, imaginaire, il s ’ agit de voix fantomatiques énoncées par des fantômes. Les sculptures font semblant d ’ avoir leur propre perception et leur propre langage: [Les sculptures: ] [. . .] vous [les hommes] ne pensez jamais à nous qui veillons sur la ville, du haut des socles et sur les toits, nous qui vous voyons, vous entendons, nous qui avons vu et entendu tant de choses. (Ibid.: 11) [Les sculptures à Paris et à Berlin: ] Nous sommes sur les ponts des fleuves qui traversent vos villes. Nous connaissons le nom des fleuves - la Seine, la Spree - comme nous connaissons le nom des ponts, les langues que vous parlez et le nom de vos villes, Paris, Berlin, nous connaissons vos châteaux, vos jardins, ceux qui n ’ existent plus, ceux qui existent encore, nous avons vu les destructions, les constructions, les époques qui se succèdent, les générations qui veulent faire disparaître les traces antérieures. Vous êtes dans le présent. Nous sommes dans la présence. (Ibid.: 11) 216 Cornelia Klettke Les statues et les sculptures sont immobiles et jamais absentes. L ’ auteur leur prête un langage ce qui les rend capables de raconter leur histoire de leur propre point de vue comme si elles avaient la conscience d ’ elles-mêmes. Dans la plupart des cas, ce sont des groupes qui parlent à travers un nous collectif. Il s ’ agit d ’ une espèce de choralité du récit qui rappelle le ch œ ur des tragédies antiques. Par ce procédé l ’ auteur anime les œ uvres d ’ art en leur attribuant une vie autonome et indépendante de leur créateur, l ’ artiste. Les statues sont personnifiées par leurs actes de langage. Les sons de leurs voix ne s ’ entendent pas. Lié à la matière, ce langage fantomatique n ’ atteint pas les oreilles des hommes: «[Les sculptures: ] Notre voix reste dans la pierre» (ibid.: 145). Les sculptures sont muettes. Leur langage est un silence volubile. Mais il y a d ’ autres moyens de comprendre le langage muet qui se révèle être un silence expressif et significatif dont il faut découvrir le sens. C ’ est un appel muet adressé aux hommes pour les prévenir des catastrophes et pour les exhorter. Les ,voix ‘ des œ uvres d ’ art sont ubiquitaires en tant que vibrations des ondes de l ’ air, mais elles «se perd[ent] dans la rumeur du vent» (ibid.: 145). Ceci rappelle l ’ idée de Foucault d ’ un «bruissement» collectif qui peut être rapportée métaphoriquement au langage de l ’ art que les hommes perçoivent en même temps qu ’ ils en sont inquiétés. 2. L ’ expressivité des sculptures et les métaphores du monde sonore: l ’ arbre - le cri - celui qui appelle Au niveau hétérologique du texte, s ’ ajoute à l ’ animation de la matière par l ’ artiste qui s ’ adresse à l ’œ il une autre animation, à savoir l ’ appel à l ’ oreille. Le langage humain délivre de leur immobilité les témoins en pierre, en bronze ou en bois, survivants des époques antérieures de l ’ humanité. Il redouble l ’ expressivité de l ’ art plastique par l ’ impression d ’ une tonalité fictive. La question, certes rhétorique, posée au début du roman quant à la statue de Celui qui appelle, à savoir «[C]omment fixer un son dans le bronze, comment représenter l ’ immatériel? » (ibid.: 8), renvoie au problème de la non-représentabilité de l ’ immatériel (ici la tonalité) par l ’ artiste qu ’ évoquait Jean- François Lyotard. C ’ est par la codification hétérologique des œ uvres d ’ arts, ces témoins muets des époques, que l ’ auteur crée une stratégie lui permettant de feindre la transposition des sculptures artistiques dans la sphère des émotions, de la compassion et de la connaissance intuitive. Ce langage qui parle sans sujet fait écho aux propos de Michel Foucault lorsqu ’ il avance que le langage de l ’ anonymat n ’ est qu ’ un «bruissement» (cf. Foucault 1994 b). Cécile Wajsbrot déplace malicieusement les suggestions ,philosophiques ‘ de Foucault en faisant allusion à la «déshumanité» de l ’ homme incapable d ’ interpréter les signes des catastrophes qui se préparent, signes véhiculés par le bruissement anonyme et collectif. Pour démontrer le potentiel prophétique de l ’ art, le roman évoque - certes ironiquement - une La communication des intensités émotionnelles 217 œ uvre d ’ art monumentale, installée dans le Jardin des Tuileries à la fin de l ’ année 1999: L ’ Arbre des voyelles (Albero delle vocali) (1999) de Giuseppe Penone (né en 1947), surnommé le peintre des arbres (fig. 7). Il s ’ agit d ’ une plastique en bronze qui montre un arbre déraciné, gisant en position horizontale au milieu des plantes naturelles du jardin. Les racines dressées vers le ciel et les feuilles tombées par terre évoquent le langage de la mort. On dit que cette installation fut exécutée peu de temps avant la grande tempête de Noël 1999 (Wajsbrot 2008: 190), qui a dévasté une grande partie du Jardin des Tuileries. L ’ arbre, qui en tant que métaphore de l ’ homme évoque aussi des réminiscences à la passion du Christ en croix, ressemble à une image muette de la tonalité suggérée par son titre hermétique L ’ Arbre des voyelles: celui-ci cache un appel qui suscite chez le visiteur des associations aux douleurs de la nature et de la créature humaine. Les plaintes de l ’ arbre semblent se perdre dans le vent. Fig. 7: Giuseppe Penone, L ’ Arbre des voyelles (1999), Sculpture en bronze, fonte d ’ un arbre déraciné, Jardin des Tuileries, Paris, depuis décembre 1999 © Catherine- Alice Palagret. On trouve dans le roman d ’ autres sculptures qui grâce à leur expressivité imaginative apparaissent comme des métaphores de la tonalité. Tout comme l ’ arbre pétrifié, elles lancent un appel aux hommes. La sculpture Le Cri (Il 218 Cornelia Klettke Grido) (1962) (fig. 8), créée par Marino Marini (1901 - 1980), annonce l ’ approche d ’ «une catastrophe invisible et terrible» (ibid.: 212). Cette œ uvre d ’ un artiste coutumier des représentations du couple cheval-cavalier est placée dans le parc de sculptures de la Neue Nationalgalerie, un espace qui se trouve hors de l ’ Île aux musées. Son lieu d ’ exposition aux alentours de la Potsdamer Platz renvoie à sa vocation pour ainsi dire apocalyptique. La sculpture modélise les «bribes» des corps entrelacés du cheval et du cavalier, écartelées et défigurées au point d ’ être méconnaissables. Nous voyons dans l ’ évocation de cette sculpture chez Cécile Wajsbrot une allusion, certes déconstructive, aux cavaliers de l ’ Apocalypse (Apoc., 6, 1 - 8) annonçant l ’ imminence du Jugement dernier, une scène qui a connu une représentation classique chez Albrecht Dürer. Cécile Wajsbrot met en scène le renversement du cortège triomphal des cavaliers, car ce sont eux désormais qui sont les victimes. Il s ’ agit d ’ une autre allusion discrète aux crimes des Nazis et à l ’ extermination totale du Troisième Reich. Fig. 8: Marino Marini, Le Cri (1962), Sculpture en bronze, Skulpturenpark Neue Nationalgalerie, Berlin, depuis 1970 © Kamahele. Ces œ uvres d ’ art dotées d ’ une fonction appellative particulière semblent appeler les hommes pour les entraîner dans leur monde insulaire, cet autre monde, parallèle à la vie de tous les jours, qui se manifeste dans L ’ Île aux La communication des intensités émotionnelles 219 musées. Il est significatif qu ’ au début du roman, l ’ on rencontre la statue de Gerhard Marcks (1889 - 1981), Der Rufer (Celui qui appelle) (copie de 1989) (fig. 9). Comme la statue équestre en bribes de la Potsdamer Platz, elle aussi se trouve hors de la zone insulaire, devant la Porte de Brandebourg. Der Rufer nous adresse un «appel muet» (ibid.: 8): à la différence de son modèle, Stentor, qui dans l ’ Iliade d ’ Homère incite au combat de sa voix tonitruante, il s ’ agit ici d ’ un appel pacifique lancé à travers la Porte de Brandebourg. L ’ inscription qui se trouve au socle de la sculpture dit: «Ich gehe durch die Welt, und rufe ‚ Friede, Friede, Friede ‘ », 21 d ’ après la canzone Italia mia de Pétrarque: «I ’ vo gridando: Pace, pace, pace» (cf. ibid.: 9). Comme l ’ Arbre des voyelles au Jardin des Tuileries en tant que signe précurseur de la tempête a acquis une valence quasi miraculeuse, Celui qui appelle apparaît comme le prophète de la réunification qui a eu lieu peu de temps après son installation: «Six mois après l ’ installation de l ’ homme éternellement immobile à la bouche éternellement ouverte, le mur de Berlin tombait» (ibid.: 9). Dans son texte, Cécile Wajsbrot nous invite par Celui qui appelle à entrer dans l ’ Île aux musées pour aborder les œ uvres d ’ art et pour reconstruire grâce à elles l ’ image du «monde dans sa totalité» (ibid.: 195). À partir de l ’ appel du Stentor devant la Porte de Brandebourg en passant par le cri muet de la déploration médiévale du Christ au Bodemuseum jusqu ’ au cri du cavalier de Marino Marini face à l ’ ancien no man ’ s land de la Potsdamer Platz, c ’ est le retentissement d ’ un écho multiple de voix émises par les sculptures qui résonne à travers le roman. Ce sont des exhortations à la paix et des avertissements prophétiques en vue d ’ une catastrophe écologique, des cris de douleur, des plaintes d ’ anéantissement qui se réunissent en un son unique et «univoque» (Deleuze). À l ’ ère de la mondialisation, ce son univoque, ce «bruissement» (Foucault) va être enrichi par les technologies de la télécommunication. Entre les deux espaces insulaires à Paris et à Berlin, s ’ établit un pont électronique à travers l ’ usage des portables, un phénomène qui se reflète aussi dans le discours des sculptures. Vers la fin du texte, les deux ch œ urs à Paris et à Berlin se réunissent pour communiquer leurs observations et leur perception d ’ eux-mêmes: [Les sculptures à Paris et à Berlin: ] Il [l ’ artiste] a passé les grilles [des Tuileries] qui le séparent de la place de la Concorde et au-delà du jardin, au-delà de Paris, nous voyons les espaces reliés par les téléphones, les jardins et les parcs jusqu ’ à l ’ île aux musées, que nous cernons de nos formes longues crénelant la ligne d ’ horizon. (Wajsbrot 2008: 224sq.) Par une discrète ironie, Cécile Wajsbrot met en scène les sculptures en tant que témoins d ’ un entrelacement transnational et potentiellement universel des espaces des musées et des jardins aussi bien parisiens que berlinois, et ce, 21 «Je vais à travers le monde et je crie ,Paix, paix, paix ‘ .» 220 Cornelia Klettke Fig. 9: Gerhard Marcks, Celui qui appelle (copie de 1989), Sculpture en bronze, Straße des 17. Juni, Berlin; l ’ original (1967) se trouve devant la maison de Radio Brème © Lars Klauke. La communication des intensités émotionnelles 221 grâce à la technologie. Par leur communication immatérielle à travers les appareils électroniques, les quatre protagonistes semblent s ’ approcher des sculptures qui sont reliées par leur propre réseau médial. Au-delà des réseaux de la télécommunication, se dessinent des lignes menant vers un autre horizon, pour l ’ art et l ’ artiste ainsi que pour leurs interprètes. Comparées aux phénomènes quotidiens s ’ exprimant à travers les télécommunications, les œ uvres d ’ art en tant que moyens de communication émettent un répertoire différent et spécifique de signes et de signaux. À l ’ aide de ses hétérotopies, l ’ auteur esquisse l ’ image d ’ une «ligne d ’ horizon» qui modélise les fonctions des œ uvres d ’ art en tant que bastions et forteresses contre la destruction et l ’ oubli. En se servant des stratégies textuelles hétérologiques, c ’ est à ces remparts fictifs que l ’ auteur attribue la tâche de conserver, de garder et d ’ exhorter l ’ humanité pour les temps futurs au-delà des limites spatio-temporelles de la vie quotidienne. Böhm, Roswitha/ Zimmermann, Margarete (éds.), Du silence à la voix - Studien zum Werk von Cécile Wajsbrot, Göttingen, V&R unipress, 2010. Bresc-Bautier, Geneviève/ Pingeot, Anne (éds.), Sculptures des jardins du Louvre, du Carrousel et des Tuileries, vol. 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Plus que d ’ un voyeur, il s ’ agit d ’ un contemplatif, qui imagine la vie des habitants de l ’ hôtel, en leur donnant une simple initiale comme à des personnages. En surplomb au-dessus du monde, au balcon du livre, ce spectateur en retrait de sa propre vie se présente d ’ emblée dans la position souveraine du narrateur en puissance. Or voilà qu ’ une inconnue fait irruption dans la nuit, marchant dans la rue. Il nomme aussitôt E cette jeune femme qui retient son regard. Ainsi s ’ enclenche ce roman d ’ amour où les héros s ’ épient sans se regarder, en savent long sur l ’ autre sans se faire reconnaître, et peinent à se rencontrer vraiment. Si Berlin apparaît d ’ abord comme le décor idéal de ce roman, la page blanche où écrire l ’ amour année zéro, on verra ensuite comment la ville devient le lieu qui libère les souvenirs refoulés et résout les crises, avant de voir en Berlin une ville-miroir, divisée puis réconciliée avec elle-même, qui influe sur la structure même du roman. I. Le récit et son cadre: Berlin-creuset 1. Conjonction de destins Présentée à travers un quartier désert et peu éclairé, Berlin apparaît d ’ abord comme le pur cadre vide où peut surgir une inconnue dans la nuit: «Pendant 1 Qu ’ elles soient vues de l ’ intérieur devant une fenêtre ou de l ’ extérieur par la fenêtre, nues ou habillées, de face ou de dos: de La Jeune femme à sa toilette, 1515, de Giovanni Bellini (Kunsthistorisches Museum de Vienne) à La Fille à la fenêtre, 1645, de Rembrandt (Dulwich Picture Gallery) ou de Femme à la fenêtre, 1822, de Caspar David Friedrich (Nationalgalerie de Berlin) à Soleil du matin, 1952 (Columbus Museum of Art, Ohio) d ’ Edward Hopper. environ deux minutes il ne se passe rien, puis une femme apparaît» (Trautmann 2012: 20). Berlin se présente aussi comme le lieu géométrique où se croisent plusieurs trajectoires. David est fraîchement divorcé d ’ une Norvégienne, Katrin, à qui il pense encore. Tandis que l ’ inconnue qu ’ il baptise E se révèle être suédoise, dès le troisième chapitre où le récit bascule à son point de vue. Or elle se prénomme Elena, conformément à l ’ initiale qu ’ il lui avait donnée: première coïncidence amoureuse. Arrivant de Stockholm, elle a donné rendez-vous à Berlin à un ancien amant, un Français nommé Benjamin avec qui elle a eu une brève histoire dix ans auparavant à Paris. Elle l ’ a recontacté par e-mail six mois avant sans lui rappeler qui elle était, mais il s ’ est laissé séduire comme par une autre. . . Elle aussi est donc en position de narratrice, ourdissant le scénario de ce rendezvous avec un amnésique. De la situation d ’ Elena vient ce titre étrange: Six mois, dix ans, et un jour. Un titre qui ne concerne en rien David, pourtant héros du livre, et qui en fait d ’ emblée une sorte de tiers-exclu. Berlin, Paris, Stockholm. . . La capitale allemande apparaît au carrefour de l ’ Europe, dessiné par ces trajectoires sentimentales. Le récit fait ensuite alterner avec régularité les chapitres au point de vue de David, narrés à la première personne, et ceux au point de vue d ’ Elena, narrés à la troisième personne, comme s ’ il progressait de part et d ’ autre d ’ une ligne de front amoureuse. A noter que les deux héros qui tardent à se rencontrer ont une affinité élective: ils ont brutalement perdu leur père dans leur enfance. C ’ est donc un trio amoureux dissymétrique qui se constitue: David foudroyé par la vision d ’ Elena, fourvoyée dans un amour hanté par le passé pour Benjamin qui se croit séduit par une inconnue. . . Cela pourrait être une classique comédie des quiproquos, c ’ est un roman mélancolique, hanté par le doute existentiel et régi par un principe de non-coïncidence amoureuse. 2. Coïncidence des lieux et retour des slogans Or entre ces personnages murés dans leur solitude, Berlin s ’ avère constituer un cadre bienfaisant, voire une puissance bienveillante. Après l ’ Arte Luise Kunsthotel où David a vu entrer Elena, c ’ est au bar-restaurant Solar, au sommet d ’ un immeuble de la Stresemannstrasse, qu ’ ils se croisent de nouveau: Elena y a donné rendez-vous à Benjamin au terme d ’ un rituel destiné à réveiller sa mémoire, tandis que son ami Fredrik y emmène David dîner. Elena y surgit une deuxième fois sous ses yeux fascinés: «Fredrik me demande si j ’ ai vu un fantôme, je souris sans répondre» (Trautmann 2012: 47). Il l ’ observe longuement, et la scène du dîner s ’ étend sur trois chapitres. Dans la rue, sur le chemin du retour à l ’ hôtel, elle avise un graffiti au ras du sol: 226 David Fontaine Love is possible, est-il écrit au pied d ’ un immeuble. A peine visible, peint au pochoir, petit, noir et discret. A quelques centimètres du trottoir. Love is possible, mais pour qui? se demande Elena pendant que derrière elle Benjamin règle la course au chauffeur de taxi. (Trautmann 2012: 66) Question pertinente, puisque l ’ amour ne sera possible qu ’ avec un autre, David, à la fin du roman. . . En attendant, ils se croisent sans se parler une troisième fois le lendemain dans une rue de Prenzlauer Berg où David et Fredrik assistent au vernissage d ’ une exposition de photos. Le titre de l ’ exposition «Stay awake» (Restez éveillés) fonctionne quasiment comme un mot de passe, qui facilite le passage de la conscience d ’ un personnage à l ’ autre, en signant la coïncidence. Car «Stay awake», ce slogan amoureux crypté, ouvre le chapitre 11 raconté au point de vue de David, et clôt le chapitre 12 au point de vue d ’ Elena lorsqu ’ elle l ’ aperçoit barrant la vitrine de la galerie, tandis qu ’ elle-même se trouve dans un salon de thé en face avec Benjamin après une promenade touristique au Mauerpark et dans l ’ Oderbergerstrasse. De nouveau, David et Elena sont de part et d ’ autre d ’ une rue. Retour à l ’ hôtel pour le dénouement de ce roman à la structure circulaire, voire spéculaire: après une deuxième nuit avec Benjamin, Elena l ’ observe, heureuse, en train de dormir comme dix ans auparavant, lorsqu ’ elle l ’ avait photographié endormi au matin de leur séparation. Benjamin est Un homme qui dort, selon le titre du roman de Perec, sans parvenir à «rester éveillé» face à l ’ amour et à ses signes. . . «Il n ’ a pas de mémoire, pas de souvenirs, il dort en permanence» (Trautmann 2012: 144). Mais à vrai dire, le héros du roman de Perec, lucide et enfermé dans sa chambre, ressemble bien davantage à David. Or ce matin-là est celui du trentième anniversaire d ’ Elena, date symbolique étant donné que son père s ’ est suicidé le jour de ses trente ans. Sa grandmère chérie Elisabet qu ’ elle appelle au téléphone la rassure: qu ’ importe «si Benjamin n ’ est pas le bon», elle a le «don d ’ aimer». Dans cette scène-clé, surgit la première mention de David dans le champ de vision d ’ Elena: «Le mec en face, accoudé à sa fenêtre, est sûrement très gentil lui aussi» (Trautmann 2012: 144). Rassérénée, Elena sort se promener et repasse devant le graffiti: «Love is possible. Le petit tag est toujours là, différent lui aussi: plus gros, plus visible, plus beau que dans son souvenir. Elle s ’ arrête un instant [. . .] puis rallume son téléphone et le prend en photo» (Trautmann 2012: 147). Exaltée, Elena dresse un petit «autel» devant le graffiti: «Accroupie, elle scelle aussi solidement que possible le premier commandement de sa nouvelle existence. Love is possible» (Trautmann 2012: 147). Cette scène cruciale agit comme un catalyseur précipitant l ’ issue heureuse du roman. Berlin, à travers ses graffitis, ses titres d ’ exposition et ses affiches, toujours en anglais dans le roman, témoigne d ’ une sorte de sagesse cosmopolite immanente, déclinée en slogans existentiels. Dans cette scène, Berlin, ville des émotions, semble Berlin ville-fantôme 227 envoyer directement un message positif au personnage qui décide de le prendre au pied de la lettre. Précédemment, lors de sa visite au Mauerpark, Elena avait déjà relevé des affiches annonçant une soirée en lettres gothiques: «Fuck glory» (Trautmann 2012: 99), au moment même où elle appréciait la douceur de vivre dans une ville où «personne n ’ a vraiment l ’ air de travailler» (Trautmann 2012: 103). A l ’ avant-dernier chapitre, c ’ est comme au début David qui de sa fenêtre voit Elena «livide» (Trautmann 2012: 162) sortir dans la rue. Il court à sa recherche, la sauve de l ’ emprise d ’ une femme hurlant comme une sorcière, puis la retrouve «au milieu d ’ une zone éternellement en travaux autrefois traversée par le mur, le long de la Spree» (Trautmann 2012: 166). C ’ est-à-dire sur l ’ axe même du mur qui partageait la ville et qui est souvent évoqué dans ce roman construit sur une parfaite symétrie. Recueillie inconsciente telle une belle au bois dormant, elle reprend connaissance pour lui demander en anglais: «Stay with me». La formule semble répondre à «Stay awake» et clore l ’ histoire: rester en éveil face aux signes amoureux aboutit donc à rester ensemble et à accomplir l ’ amour. Hôtel à la mode, bar branché, parc, puis galerie: quatre lieux modernes, quatre lieux de loisir aussi, tous situés dans les quartiers de Mitte et Prenzlauer Berg, dans l ’ ancien Berlin-Est, que visitent en priorité les touristes. 3. La ville comme cadre historique La ville n ’ est pas qu ’ un décor résolument contemporain. Avant d ’ enclencher le récit sur la contemplation à sa fenêtre et l ’ apparition nocturne d ’ Elena, le narrateur explique dans une sorte de prologue revendicatif pourquoi il a choisi en 1990 d ’ emménager dans ce quartier alors peu coté. C ’ est donc le Berlin post-réunification qui est esquissé, ainsi que l ’ histoire encore fraîche de la ville coupée en deux par le mur qui a cicatrisé depuis, en apparence du moins. «Berlin Est» apparaît à la sixième ligne de la première page du roman, «le mur» à la onzième. Ainsi, avant de se focaliser sur Elena, le roman commence par une sorte de plan large sur la ville, par quelques notations historiques et sociologiques sur ce quartier singulier au sein de Mitte, qui pour un lecteur français semblent faites de l ’ intérieur, en situant l ’ auteur comme un familier de Berlin. Il n ’ est pas sûr que cela fasse le même effet à un lecteur allemand, a fortiori berlinois. Au gré des souvenirs du narrateur, un certain nombre d ’ appartements berlinois sont d ’ ailleurs évoqués. A commencer par celui, aux immenses pièces, de l ’ ami commun, un professeur de musicologie homosexuel, chez qui il a rencontré son ex-femme Katrin. Ou bien les appartements standardisés et plus étriqués, typiques de Berlin Est, de Fredrik ainsi que de Markus et Camilla, des amis croisés lors du vernissage: «contrairement à ce que j ’ avais craint avant d ’ entrer, il n ’ y a aucune trace de design ostalgique généralement 228 David Fontaine de mise chez les trentenaires berlinois» (Trautmann 2012: 135). Le mot «ostalgie» même adjectivé à la française est un des très rares mots allemands figurant dans le texte de cet auteur non-germaniste. Le roman présente donc une face de Berlin branchée et actuelle, mais avec comme arrière-fond l ’ histoire de Berlin-Est réinvestie. En effet, il montre aussi des Berlinois «nostalgiques» de l ’ Est à travers le personnage de Fredrik. Décrit en détail au long d ’ un paragraphe comme les différents appartements évoqués, l ’ ameublement du salon de thé de Prenzlauer Berg témoigne de cette nostalgie, avec sa «décoration entièrement soixante-dix»: Chaque meuble, chaque assiette, chaque cendrier, chaque abat-jour est issu de cette période où le plastique orange dominait le monde. Manifestement, cette décennie exerce encore sur beaucoup de Berlinois une fascination totale. (Trautmann 2012: 121) II. Berlin année zéro 1. La ville des souvenirs involontaires L ’ intrigue amoureuse assez simple du roman (un couple se forme, un autre se dénoue) est resserrée sur trois jours seulement à Berlin, du 4 au 6 novembre 2008, et enserrée dans cette structure de chapitres alternant les points de vue. L ’ unité de lieu, de temps et d ’ action apparaît strictement respectée, d ’ autant que l ’ héroïne inconsciente à la fin au bord de la Spree révèle un penchant tragique: «Elle a les traits de Phèdre, la tranquillité du Dormeur du val. La tragédie lui va bien» (Trautmann 2012: 167). Mais cet ordre apparent est une structure en dentelle qui révèle des faux-jours, car chaque chapitre ou presque est troué par de longues remémorations in situ, qui finissent par occuper toute la place. Hantée par des «fantômes» du passé (personnel et non pas historique), Berlin appparaît comme un lieu qui ouvre sur d ’ autres, comme un carrefour non plus à la croisée de trois destins, mais propice à l ’ introspection jusqu ’ au tréfonds du moi passé. Exemple de ce procédé: au début du chapitre 7, quatre lignes décrivent David en train de contempler Elena au Solar, avant qu ’ il ne replonge dans ses souvenirs de jeunesse pendant plus de cinq pages, lorsqu ’ après la mort de son père sa mère a voulu tenter un retour forcé et raté à Paris (Trautmann 2012: 56sqq.). Puis il revient à lui face à Fredrik qui discourt sans arrêt. . . Cette ville présentée comme tentant d ’ oublier son Histoire ne cesse de faire affleurer le passé personnel de chacun, y compris le plus enfoui. 2. La ville du retour du refoulé Au terme de ces plongées dans les souvenirs, Berlin ville assiégée par ce passé qu ’ elle semble avoir effacé, se présente aussi comme la ville du retour du Berlin ville-fantôme 229 refoulé, et de l ’ éclatement des crises, voire de leur dénouement heureux. Cela apparaît de manière spectaculaire à propos du personnage d ’ Elena, chez qui ressurgit soudain la scène primitive du deuil, lorsque sa mère est venue à l ’ école lui apprendre le suicide de son père. Pour dire la violence émotive, le récit n ’ est pas introduit par une remémoration au présent, mais commence ex abrupto en italiques, en tête du chapitre 10, directement dans la salle de classe (Trautmann 2012: 93sq.). Le lecteur apprend après coup que c ’ est en fait la première pensée du matin d ’ Elena, au côté de Benjamin endormi. Or plus loin, au gré de sa déambulation dans les rues à la sortie du Mauerpark, un nouveau souvenir l ’ assaille au spectacle des enfants insouciants de Prenzlauer Berg: Son père a choisi de partir. Combien de fois a-t-elle entendu ça, la formule officielle soigneusement étudiée pour ne pas avoir à justifier l ’ injustifiable? Choisir de partir. Renoncer à vivre. Décider d ’ en finir. Se donner la mort. Se foutre en l ’ air. Tout pour ne pas avoir à se confronter à la réalité crue et effrayante d ’ un petit mot de sept lettres: suicide. (Trautmann 2012: 103) Elle se remémore ensuite les ritournelles allitérées aux «rimes assonnantes» qu ’ enfant elle forgeait pour apprivoiser ce mot brûlant: «Suicide. Le son du suicide. Le souffle avant le son du suicide. Le souffle singulier avant le son du suicide. Le sombre souffle singulier avant le son cinglant du suicide» (Trautmann 2012: 104). Berlin apparaît comme le lieu bienfaisant, l ’ espace neutre, permettant la résolution de ce n œ ud affectif, la ville réunifiée qui permet à cette jeune femme de se réconcilier avec elle-même et son passé. Elle permet à celle qui fut «E» de passer du S sifflant du deuil à la plénitude du O, dans l ’ alphabet émotif du roman: «Elle veut rire, profiter de ce qu ’ elle a, renoncer au reste. [. . .] Elle veut être un O et non plus un S, un 8 plutôt qu ’ un 6» (Trautmann 2012: 129). Son complexe affectif se dénoue alors grâce au coup de téléphone déjà évoqué à sa grand-mère Elisabet qui, par la seule force de son verbe, la délivre, telle une thérapeute, de la figure du père fantômatique et, telle une bonne fée, du sortilège sifflant de son suicide, pour qu ’ elle puisse enfin s ’ ouvrir à l ’ amour. Or plus haut dans le roman (Trautmann 2012: 29), dès son arrivée à l ’ aéroport de Tegel, Elena s ’ était remémorée dans quelles circonstances sa grand-mère Elisabet était venue à Berlin, à 17 ans, comme nageuse lors des Jeux olympiques de 1936, et avait serré la main d ’ Hitler, photo qui avait fait scandale dans la presse suédoise. . . Hitler, l'ultime fantôme à exorciser, surtout pour un écrivain français. Après cette conversation téléphonique rassérénante, Elena réalise la place non pas ambivalente mais bien cruciale que Berlin occupe dans sa vie: elle doit non seulement à cette ville sa présente délivrance mais l ’ existence! Si Elisabet n ’ était pas venue à Berlin en 1936, elle ne se serait pas retrouvée, à son retour, au centre d ’ une polémique. Elle n ’ aurait pas accordé d ’ interview à ce jeune journaliste ni accepté, quelques mois plus tard, sa demande en mariage. [. . .] Elle 230 David Fontaine n ’ aurait pas donné naissance à une fille, qui n ’ aurait pas rencontré son mari l ’ année de ses vingt-deux ans. Elena n ’ aurait pas vu le jour. (Trautmann 2012: 155) Pour Benjamin aussi, Berlin est la ville du retour du refoulé, sur le versant monstrueux. Seul dans sa chambre d ’ hôtel en attendant le retour d ’ Elena, il tombe sur la photo qu ’ elle a prise de lui dix ans avant en train de dormir, et le choc de ce souvenir exhumé fait affleurer un autre souvenir refoulé, celui de l ’ inceste commis, adolescent, avec sa grande s œ ur. . . La crise du couple raté entre Elena et Benjamin se conclut alors dans une explosion de violence. 3. La ville des nouveaux départs Les deux personnages principaux, David et Elena, sont en proie au doute, au sentiment de ne pas être au monde, de ne pas exister aux yeux des autres. David, muré dans sa tour d ’ ivoire, est traducteur, dans une position de retrait par rapport à l ’ écriture: «Je préfère me cacher derrière un nom comme je préfère ma position, derrière ma fenêtre, à regarder les autres vivre» (Trautmann 2012: 86). Inversement, si Elena renoue avec Benjamin sans se dévoiler, c ’ est pour enfin se sentir reconnue: «Elena cherchait effectivement à vérifier si elle existait quelque part pour quelqu ’ un» (Trautmann 2012: 51; c ’ est l ’ auteur qui souligne). Tout l ’ enjeu quasi phénoménologique du roman est donc d ’ apparaître, au sens fort, aux yeux de l ’ autre, en dévoilant son être. Or c ’ est justement ce manque qu ’ éprouve douloureusement Elena face à Benjamin: «Etre, c ’ est bien là la question, en cet instant elle ne se sent personne. Pour elle, être, c ’ est être vue. Le contraire de la chose anonyme qu ’ elle a l ’ impression d ’ être à ses yeux; une blonde parmi tant d ’ autres» (Trautmann 2012: 123). Le modèle de cette reconnaissance réciproque par le regard au terme d ’ une lutte à mort des consciences quasi-hégélienne est donné par la rencontre de la mère de David, lors de l ’ enterrement du père au cimetière juif de Berlin, avec sa rivale «tant haïe»: «Pendant un court instant - un instant théâtral - , ces deux femmes s ’ étaient reconnues. Leurs regards s ’ étaient croisés, et elles avaient partagé de loin et en silence la même douleur, la même détresse et le même amour perdu» (Trautmann 2012: 120). Cette reconnaissance a lieu, in fine, dans les dernières pages, lorsqu ’ Elena, après sa syncope, ouvre les yeux sur David, l ’ inconnu qui l ’ a «sauvée» et qui est tenté de «disparaître» avec abnégation comme un «super-héros» (Trautmann 2012: 168). Elle lui déclare d ’ ailleurs d ’ une formule solennelle, d ’ allure biblique: «Tu es celui-qui-a-surgi-de-nulle-part» (Trautmann 2012: 168). Autrement dit, le phénomène absolu, déployé au terme de l ’ épiphanie amoureuse! La reconnaissance réciproque est donc à la fois existentielle et émotive. Chez David, cela se traduit par une sorte d ’ affirmation progressive de soi, qui Berlin ville-fantôme 231 mène ce traducteur vivant dans l ’ ombre des autres à se faire narrateur à la première personne. Par ces graffitis et slogans muraux, Berlin apparaît non seulement comme une ville accueillante à l ’ amour mais comme le lieu qui a permis cette émergence de la conscience de soi, libérée du passé. III. Berlin au miroir 1. Portrait d ’ une ville l ’ une par l ’ autre: Berlin vs. Paris Au tableau initial de l ’ homme à sa fenêtre, vient s ’ adjoindre celui d ’ une femme à sa fenêtre, comme dans ces diptyques qui apparaissent à la Renaissance et représentent un mari et une femme, accoudés chacun dans son cadre, avec une petite fenêtre dans le fond. 2 Ce sont des portraits qui ne prennent sens qu ’ au regard l ’ un de l ’ autre. De même, on retrouve dans le roman de multiples notations qui dressent le portrait de Berlin au regard de Paris, comme deux portraits de ville l ’ une au miroir de l ’ autre. David est un Français de Berlin qui a détesté vivre à Paris. Elena, une Suédoise qui a connu l ’ amour à Paris et tente de le retrouver à Berlin. . . En plusieurs passages, la comparaison des villes est esquissée, toujours au détriment de Paris, comme une déclaration d ’ amour à Berlin. «Je n ’ aimais pas Paris. Tout me paraissait vieillot, déprimant, étriqué au regard de la décadence joyeuse de Berlin» (Trautmann 2012: 58). Dans une même optique, le roman stigmatise la Parisienne, lorsque le narrateur s ’ interroge sur Elena qu ’ il voit pour la première fois: «Mais elle ne peut pas être française. Une Française s ’ habillerait différemment. Elle ne porterait jamais ce genre de parka ni ce type de bottes. Elle serait plus élégante et aurait fumé une cigarette en marchant dans la rue» (Trautmann 2012: 21). Cette notation sur la Parisienne fumeuse se retrouve en miroir dans l ’œ il d ’ Elena, se souvenant de son année d ’ études à Paris, et forme un rappel qui contribue à la structure spéculaire du roman: «Elena aimait vivre à Paris et se sentait parisienne même si elle ne fumait pas. Elle avait remarqué que les Parisiennes fumaient beaucoup, c ’ est pour ça qu ’ elles sont si fines» (Trautmann 2012: 33). A l ’ opposé de la Parisienne, la Berlinoise fait preuve d ’ une élégance moins hautaine et plus naturelle, notamment dans la description de Lise, pour qui Fredrik éprouve un coup de foudre immédiat: «Markus nous a présentés à Lise. Elle est ravissante, la parfaite Berlinoise, maniant les mélanges de couleurs et les superpositions de vêtements chinés avec élégance et humour. [. . .] Elle sait qu ’ elle est belle mais donne davantage l ’ impression de le subir que d ’ en abuser» (Trautmann 2012: 117sq.). 2 Voir par exemple le Diptyque de Maarten van Nieuwenhove, 1487, de Hans Memling au Memlingmuseum de Bruges ou bien le Diptyque des époux Meyer, 1516, de Hans Holbein le Jeune au Musée d ’ art de Bâle. 232 David Fontaine Plus généralement, un principe de symétrie régit tout le livre, notamment au plan de sa construction: dix-sept chapitres qui se répondent en miroir, suivant une symétrie axiale, avec pour point focal le chapitre 9. Les chapitres 1 - 2, 5, 7, 9, 11, 13 et 16 - 17 sont rédigés au point de vue de David à la première personne. Tandis que les chapitres 3 - 4, 6, 8, 10, 12 et 14 - 15 sont écrits au point de vue d ’ Elena, à la troisième personne. Seuls deux chapitres relevant d ’ Elena (8 et 14) font place au point de vue de Benjamin, comme une transgression inquiétante, une excroissance organique qui vient perturber cet ordre formel. 2. Au miroir des peintres: Magritte vs. Hopper Ce portrait de Berlin, en toile de fond des personnages de son roman, Mathieu Trautmann le brosse pour ainsi dire sous l ’œ il des peintres. Cette capitale qui donne une impression de vide aux visiteurs étrangers, il en suggère l ’ aspect désert, voire inquiétant, par des références à Magritte. Elena apparaît marquée dans sa chair et son esprit par le peintre belge, comme le montre ce passage qui vaut d ’ être cité en entier: Elle aime les tatouages. Elle en a un aussi. Une pomme verte de la taille d ’ un abricot, inspirée de Magritte et suspendue dans le vide à l ’ intérieur de son avant-bras gauche. Magritte est son peintre préféré. Parce que le monde qu ’ il propose se superpose à la réalité sans jamais parvenir à l ’ atteindre, comme elle l ’ a lu dans le dépliant de la rétrospective organisée au Moderna Museet, qu ’ elle a visitée en compagnie de sa mère. De toutes les toiles exposées, c ’ est devant Les Amants qu ’ elle a passé le plus de temps. Le tableau représentait un couple élégant, posant l ’ un contre l ’ autre devant un paysage boisé. Il aurait pu s ’ agir d ’ une banale photo de vacances, s ’ ils n ’ avaient eu tous les deux la tête enveloppée dans un drap. Qui étaient-ils? Que cachaient-ils? Elena avait été troublée. Elle ne pouvait voir leurs traits mais ils s ’ aimaient, c ’ était une évidence. Malgré le voile qui effaçait leur visage, ils avaient l ’ air heureux. (Trautmann 2012: 26sq.) Magritte donne la clé du problème existentiel d ’ Elena - cette nouvelle Eve à la «pomme verte» encore à croquer - , à travers la phrase citée en italiques, qui évoque le problème fondamental de la philosophie de la conscience: comment le sujet peut-il s ’ assurer de son existence? et, partant, de la vérité du monde extérieur? De même, le tableau de Magritte qui intrigue le plus Elena, 3 décrit en quelques mots seulement, est présenté comme une énigme narrative à résoudre, une sorte de vision prémonitoire pour le personnage et comme le programme du livre. Il s ’ agit pour Elena comme pour le lecteur, au regard de cette toile de Magritte présentée à l ’ ouverture du roman, d ’ élucider qui peuvent bien être Les Amants, quel couple l ’ héroïne peut parvenir à former (l ’ ancien, sans issue, ou le nouveau, ouvert), avec qui (Benjamin ou David), et 3 Les Amants II, 1928, version conservée à la National Gallery of Australia, à Canberra. Berlin ville-fantôme 233 sur le fond de quel «paysage boisé» (Berlin trouée de vastes bois? ), en dévoilant quel secret voilé (la mort du père? ). La confirmation du rôle crucial de ce tableau est donnée juste après la scène de rupture avec Benjamin. Elena sort dans la rue au hasard: «Quand elle repasse devant l ’ autel, les bougies sont éteintes et l ’ argent a disparu» (Trautmann 2012: 156). Autrement dit, Love is not possible anymore. «Les amants dissimulés sous leur voile n ’ ont finalement pas grand ’ chose à cacher, se dit-elle. Le rideau est tombé, leur visage est d ’ une banalité navrante» (Trautmann 2012: 156). Benjamin vient de démasquer sa violence de mâle ordinaire, mais ce «rideau tombé» ne marque que la fin de la répétition générale, avant le dévoilement du bon «amant» au chapitre suivant. Or du côté de David, apparaît une référénce tout aussi déterminante à Hopper au sortir d ’ un passage comique racontant ses rêves érotiques avec la «femme de l ’ ambassadeur du Mexique»: Ma vie ne ressemble pas à mes rêves. Il n ’ y a pas de femmes mariées dont je serais l ’ amant. [. . .] Il n ’ y a que ma fenêtre. Un cadre dans lequel E s ’ est matérialisée, tirant sa valise et faisant de cette rue mal éclairée le décor idéal pour un tableau d ’ Edward Hopper. Samedi soir à Berlin, aurait-il pu l ’ appeler, ou Jeune fille seule tirant sa valise, ou peut-être Le Voyeur et sa victime. Lui qui savait si justement illustrer la pensée aurait sans doute aimé peindre E marchant dans la rue (E marchant dans la rue). (Trautmann 2012: 113sq.) Dans ce passage qui est l ’ un des meilleurs du roman, Trautmann repeint le début de son livre à la manière de Hopper, alors que ce dernier n ’ a peint que Paris en Europe. . . Il réussit le tour de force de fabriquer une toile de Hopper berlinoise, par le simple fait de donner un titre à la vision initiale d ’ Elena arrivant la nuit à son hôtel, et même d ’ essayer différents titres. La nature de cet acte performatif est exhibée à la fin du passage avec la répétition en italiques entre parenthèses, qui fige le tableau achevé, en créant un effet troublant. Le titre envisagé le plus menaçant Le Voyeur et sa victime peut rappeler un célèbre dessin à la plume de Hopper montrant du haut d ’ un immeuble, en plongée, une silhouette marchant dans une rue déserte la nuit, illuminée par un réverbère (Night Shadows, 1921, Philadelphia Museum of Art). En un sens, le roman achevé constitue bien une manière de diptyque idéal, réalisé par deux artistes différents: E marchant dans la rue par Hopper et L ’ amant dévoilé par Magritte. 3. De l ’ autre côté du miroir de Cortázar - et de Hoffmann? Mais le véritable fil rouge du livre est littéraire: l ’ écrivain argentin Julio Cortázar a écrit une mince nouvelle consacrée aux Axolotls, 4 ces poissons 4 Tirée du recueil Fin d ’ un jeu (1956), trad. par Laure Guille-Bataillon, Paris, Gallimard, 2005. 234 David Fontaine amphibies qui se maintiennent à l ’ état larvaire. Dans ce très court texte, un narrateur raconte à la première personne ses visites régulières au Jardin des plantes à Paris, et sa fascination pour l ’ aquarium des axolotls. Il s ’ abîme dans leur contemplation, croit percevoir quelque chose d ’ humain dans leurs «yeux d ’ or», et finit par basculer de l ’ autre côté de la paroi de verre de l ’ aquarium et par se muer lui-même en axolotl. L ’ effet est fascinant, car le retournement graduel n ’ est pas linéaire: le narrateur était en fait déjà axolotl au début et reste humain à la fin. . . Du coup, le lecteur finit avec le sentiment terrible d ’ être lui aussi «enterré vivant» dans le corps muet des axolotls. Le parallèle est frappant: au début du roman, ce narrateur mouvant qu ’ est David contemple la façade de l ’ hôtel et la paroi de verre du hall d ’ entrée, comme un aquarium, prêtant vie aux petits personnages qui s ’ y agitent, mais avec le fantasme sourd de basculer de l ’ autre côté. Et à la fin du roman, il se retrouve effectivement dans la chambre d ’ Elena et voit la propre fenêtre de son appartement, mais avec un sentiment libérateur. . . Car il a en fait suivi un trajet inverse (qui est en fait aussi inscrit en filigrane dans la nouvelle de Cortázar): il est sorti du bocal de son appartement vers le monde extérieur. Dès la première référence, en effet, le narrateur se définit comme un axolotl: Je me souvenais particulièrement de la nouvelle sur les axolotls, ces petits êtres capables de passer toute leur vie à l ’ état larvaire, ne se métamorphosant en adultes que lorsqu ’ ils se trouvaient confrontés à un danger mettant leur vie en péril. Le narrateur est fasciné. [. . .] J ’ étais devenu un axolotl, un axolotl avec un verre à moitié vide (Trautmann 2012: 16sq.). A force d ’ observer les autres et de vivre en retrait, le narrateur est déjà un axolotl. Il s ’ agit pour lui de revenir - ou d ’ advenir - à la forme humaine, c ’ est tout l ’ enjeu du roman. Il faut relever que l ’ idée saisissante du passage des axolotls à l ’ âge adulte sous l ’ effet de la peur ne se trouve pas dans la nouvelle originale de Cortázar et semble avoir été introduite par Trautmann qui s ’ est approprié la référence. Cette métamorphose à rebours de l ’ axolotl en humain se confirme dans la belle déclaration qui ouvre l ’ avant-dernier chapitre du livre, soudain raconté au passé comme par un narrateur devenu omniscient, écrivant le jour d ’ après la fin du roman, ou autrement dit par le personnage devenu enfin l ’ auteur de sa propre vie: J ’ étais l ’ homme-axolotl derrière sa fenêtre, transparent et incomplet, immobile et captif. J ’ étais une ville coupée en deux, un mur éparpillé aux quatre coins du monde. J ’ étais l ’ amant de la femme de l ’ ambassadeur du Mexique, un verre à moitié vide. J ’ étais tout ça, ou tout rien. Aujourd ’ hui, je suis autre chose. Je suis celuiqui-a-surgi-de-nulle-part. (Trautmann 2012: 161) Dans ce passage, apparaît aussi en majesté le motif du mur de Berlin qui est un autre fil directeur du livre, du début à la fin. Dès la deuxième page: «Je Berlin ville-fantôme 235 m ’ appelle David, j ’ ai quarante ans et j ’ ai construit un mur entre moi et le reste du monde» (Trautmann 2012: 10). Le mur conforte ensuite le côté insulaire du moi, quand sa mère lui impose de déménager, adolescent, à Paris: «Berlin me protégeait. Le mur me protégeait. Dans cette ambiance de checkpoints et de barbelés, dans ce bout du monde fait de restrictions, je me sentais à l ’ abri» (Trautmann 2012: 56). Berlin-Ouest, c ’ est ici le cocon où rester un axolotl, une larve à l ’ abri de la «panique». Passer à Berlin-Est, habiter de l ’ autre côté du mur, juste après la réunification, constitue déjà pour le narrateur un premier pas. Mais à la fin du roman, David traverse la rue, il passe de l ’ autre côté de la paroi de l ’ aquarium: «le moment est venu pour moi de traverser l ’ écran» (Trautmann 2012: 166). Il va enfin émerger du «verre à moitié vide» et respirer à l ’ air vif du monde extérieur, comme l ’ annonce la première phrase du dernier chapitre, à deux pages de la fin du roman: Il suffit de réduire progressivement le niveau de l ’ eau pour que l ’ axolotl cesse d ’ utiliser ses branchies et privilégie ses poumons. Je m ’ appelle David, j ’ ai quarante ans et je n ’ ai pas fermé l ’œ il de la nuit. Elena dort profondément (Trautmann 2012: 171). Le «mur» entre lui et le monde, dressé à la deuxième page du roman, est aboli. «Stay awake»: c ’ est désormais lui, l ’ amant, qui veille, et elle, l ’ amante, qui dort, dans une situation inverse de celle d ’ Elena avec Benjamin. Dans l ’ imaginaire de l ’ auteur, Berlin la ville coupée en deux se superpose à la structure réversible observé/ observant de l ’ aquarium des axolotls, pour se dépasser dans la figure du face à face amoureux, difficile mais pas impossible, et la reconnaissance réciproque qu ’ il implique. Le parallèle avec la nouvelle de Cortázar fait ressortir le mouvement d ’ incarnation progressive propre à la fabrique du roman comme à la naissance de l ’ amour: il s ’ agit d ’ abord de faire exister ces personnages, qui ne sont que des initiales, dont le narrateur imagine les histoires d ’ une phrase, puis de se sentir soi-même exister en passant par la crise du doute, avant d ’ être pleinement reconnu comme existant par l ’ autre. Un autre parallèle peut être établi avec le conte d ’ Ernst Theodor Amadeus Hoffmann La Fenêtre du coin du cousin. 5 Traduit par Champfleury en 1856 au sein du volume Contes posthumes publié chez Michel Lévy, il ne semble pas avoir été réédité en français depuis, et il est certain que Mathieu Trautmann ne l ’ a pas lu. Ce bref récit semi-autobiographique met en scène un narrateur qui rend visite à un cousin écrivain invalide vivant dans un appartement sous les toits de Berlin, et dont la «fenêtre du coin» donne sur une place non loin du théâtre où a lieu le grand marché de la ville. 5 Je tiens à remercier Patricia Oster-Stierle de m ’ avoir suggéré cet intéressant rapprochement que je ne peux qu ’ esquisser rapidement ici. 236 David Fontaine Ce cousin écrivain donne au narrateur une véritable leçon de description littéraire, «à la manière de» Callot, Chodowiecki et Hogarth. Il lui enseigne l ’ art «d ’ aiguiser son regard» (Hoffmann 1856: 282, 285, 291). Tantôt le cousin affirme connaître l ’ histoire de telle «lectrice fleuriste» qui se délecte de ses œ uvres. . . Tantôt il varie les hypothèses à propos de tel homme mystérieux, imaginé d ’ abord comme un «vieux maître de dessin» allemand misanthrope puis comme un «agréable pâtissier français» fort sociable! (Hoffmann 1856: 293, 298, 300). Cela rappelle la manière dont le narrateur au début du roman imagine la vie des occupants de l ’ hôtel en face, allant jusqu ’ à élaborer des types: ainsi «l ’ amant français» qu ’ il nomme O (lettre de la «plénitude» dans le roman) et qui rêve seul à sa fenêtre en fumant sans sortir de sa chambre. Le narrateur voit en lui un double idéal, voire prophétique: «O était une sorte de miroir, un portrait flatteur de ce que je n ’ étais pas. Un dandy esseulé et contemplatif, fixant un horizon que je ne pouvais voir» (Trautmann 2012: 15). A telle enseigne que tout le roman pourrait fort bien être sorti de l ’ imagination de ce narrateur-personnage qui ne serait jamais sorti de sa chambre: voilà ce que révèle la projection du roman de Trautmann au miroir du conte d ’ Hoffmann. D ’ autant que ce conte avait lui-même pour ambition de dresser un portrait de la ville en forme de tableau moral du «peuple berlinois». En conclusion, ce bref roman écrit dans un style limpide, parfois familier, mais subtilement construit en miroir, s ’ avère fécond en thématiques philosophiques, tout comme en reflets littéraires et en harmoniques artistiques, car nous n ’ avons rien dit ici des références, parfois détaillées, voire filées, à la musique pop, de Depeche Mode (Trautmann 2012: 20) à David Bowie (Trautmann 2012: 103) ou Blondie (Trautmann 2012: 169), qui rythment le texte, achèvent de l ’ ancrer dans le contemporain et qui pourraient sans nul doute constituer une autre voie d ’ exploration. Mêlant à ces références artistiques des considérations sur l ’ urbanisme ou la décoration intérieure, le tableau brossé dans le roman de Berlin est pluriel mais sous le signe d ’ une profonde sympathie avec la ville, présentée comme l ’ écrin d ’ une révélation amoureuse et le creuset du récit. La capitale allemande est présentée comme le lieu, euphorique, de la révélation à soi-même d ’ un anti-héros, David, face à l ’ héroïne qu ’ il se choisit délibérément. Ce parcours les mène l ’ un et l ’ autre - l ’ un par l ’ autre - du sentiment d ’ être transparent à celui d ’ exister pleinement, à l ’ assomption de leur liberté. Ils s ’ approprient leur vie tout en se réappropriant la ville. Ainsi, du côté du narrateur: Je vis à Berlin depuis toujours. Je connais cette ville par c œ ur. Chaque son, chaque odeur, chaque couleur. Mes parents s ’ y sont rencontrés, j ’ y ai vu le jour, et mon père Berlin ville-fantôme 237 y est enterré. Je suis ici chez moi. Alors je vais [. . .] arrêter de regarder vivre les autres. (Trautmann 2012: 165) Connaître Berlin «par c œ ur», sur le bout des sensations et des émotions: cet idéal d ’ osmose avec la ville marque ici l ’ ultime stade de la coïncidence avec soi. En ce sens, Mathieu Trautmann se place au sein de la littérature francophone sur Berlin (Zimmermann 2013: 7sqq.) du côté des auteurs qui exaltent son dynamisme culturel mais aussi sa «douceur», en passant par le «topos» du contraste avec Paris, pour en faire une ville des émotions «où se font et se défont les relations amoureuses», où se décide une «césure» personnelle. Après Christian Prigent et Cécile Wajsbrot, Trautmann est aussi de ceux qui explorent la ville post-réunification sans négliger le passé de Berlin-Est, qui voient en elle une invitation au voyage, ou du moins aux longues promenades, non sans une ironie légère, en se faisant les guetteurs de «ses slogans hétéroclites lancés à la volée sur des murs graffités» (Prigent 1999: 107). Post-scriptum: rencontre avec l ’ auteur Ce roman très littéraire, par sa construction et ses références, peut sembler conçu de longue main par un auteur ayant vécu à Berlin. Or Mathieu Trautmann, né en 1968 comme son héros, n ’ est venu à la littérature que récemment: il est directeur artistique indépendant dans le secteur de la mode et du design. 6 Découvrant Berlin il y a trois ans, il a eu selon son mot un «coup de foudre» pour son atmosphère «mélancolique» qui a déclenché chez lui l ’ envie d ’ écrire. C ’ est dire que Berlin est par excellence pour lui la «ville des émotions»: elle a été l ’ occasion d ’ un tournant dans sa vie, en déclenchant sa vocation de romancier (il prépare actuellement un deuxième livre). Dans la genèse du roman, il est parti d ’ une sorte d ’ image première, celle de ce personnage âgé de quarante ans, au milieu de sa vie, «entre deux eaux», dans une ville coupée en deux, qui regarde l ’ hôtel en face. Il explique s ’ être laissé «guider» par la nouvelle de Cortázar Axolotls. Mais il a dû faire un «gros effort» pour se plonger à l ’ intérieur des personnages, surtout celui d ’ Elena. La rédaction lui a pris deux ans. Il a situé son roman dans l ’ hôtel où il a tout simplement logé la première fois qu ’ il est venu à Berlin, l ’ Arte Luise Kunsthotel, qui existe bel et bien 7 . Et il 6 Tous ces renseignements sont issus d ’ une rencontre avec l ’ auteur le 27 juin 2013. 7 Toutes les chambres de cet hôtel ont été décorées par des artistes sur des thèmes différents. La chambre 208, intitulée «Tribute to Edward Hopper (and Luise)» comporte une fresque murale de l ’ artiste berlinois Volker März, comme on peut le voir sur le site internet de l ’ hôtel. Ce trompe l ’œ il à la manière de Hopper figure une femme à sa fenêtre ouvrant sur une autre fenêtre qui elle-même ouvre à son tour sur une troisième fenêtre devant laquelle se tient une femme assise sur un lit, comme dans le tableau Soleil du matin 238 David Fontaine a fait figurer certains des lieux qui l ’ ont le plus séduit dans la ville: le Solar, le Mauerpark. . . 8 Berlin est une ville où il aimerait vivre, comme le livre le lui a permis par la fiction, mais paradoxalement il n ’ a pas eu d ’ écho de lecteur allemand, et serait désireux de voir son livre traduit en Allemagne. . . Histoire de passer de l ’ autre côté de la vitre de l ’ aquarium peut-être? Cortázar, Julio: «Axolotls», dans: id., Fin d ’ un jeu, traduit de l ’ espagnol par Laure Guille-Bataillon, Paris, Gallimard, 2005. Hoffmann, Ernst Theodor Amedeus: «La Fenêtre du coin du cousin», dans: id., Contes posthumes, traduits et présentés par Champfleury, Paris, Michel Lévy frères, 1856, 276 - 313. Prigent, Christian, Berlin deux temps, trois mouvements, Paris, Zulma, 1999. Trautmann, Mathieu, Six mois, dix ans et un jour, Paris, Denoël, 2012. Zimmermann, Margarete, «Berlin dans la littérature francophone», dans: Henri de Rohan-Czermak (éd.): Berlin, Destructions, reconstructions et vie artistique depuis 1945, Paris, CNDP, 2013, 6 - 16, 49 - 50. (cf. supra n. 1), avec un possible voyeur dans un coin de la pièce. . . Cette mise en abyme fait écho à la structure spéculaire du roman. Séjournant dans l ’ hôtel, l ’ auteur précise avoir choisi lui-même de résider dans la chambre 206, intitulée «cabaret» et imaginée par l ’ artiste québécoise Nathalie Daoust en hommage au Berlin des années 1920: c ’ est cette chambre qui est décrite dans le roman, p. 32, et où le personnage d ’ Elena choisit d ’ organiser ses retrouvailles fantasmées avec son amant français. 8 A l ’ occasion d ’ une promenade sur les lieux du roman, j ’ ai emprunté l ’ Oderbergerstrasse. Or j ’ ai remarqué un graffiti sur le mur au ras du trottoir «Love is possible». . . J ’ ai ressenti un bizarre effet de réel, comme si les personnages du roman existaient vraiment. L ’ auteur m ’ a confirmé depuis avoir photographié ce pochoir à cet endroit précis, même si pour les besoins de son roman il l ’ a déplacé à cent mètres de l ’ Arte Luise Kunsthotel. Je remercie Patricia Oster-Stierle de m ’ avoir fait remarquer que ce graffiti existait dans d ’ autres capitales du monde, tel «un message d ’ espoir que la grande ville anonyme peut envoyer», aux dires des internautes qui le prennent en photo. Berlin ville-fantôme 239 Hannah Steurer Le ciel au-dessus de Berlin - espace de projection d ’ espoirs et de désirs «Le grand ciel hivernal vide s ’ encombre soudain de feuilles et d ’ oiseaux, sa texture lumineuse se nuance violemment» (Prigent 1999: 67 1 ). Quand Christian Prigent décrit l ’ arrivée du printemps dans la capitale allemande, il insère dans son texte un motif qu ’ il ne développe pas, mais qui se retrouve également dans d ’ autres romans francophones contemporains sur Berlin: le ciel. Dans les romans ,berlinois ‘ de Jean-Philippe Toussaint, Yannick Haenel et Cécile Wajsbrot, le ciel occupe une place importante en tant qu ’ espace émotionnel où se reflètent les espoirs et les désirs des protagonistes. Cette place prépondérante s ’ explique par le potentiel littéraire que possède le ciel. Le ciel bleu est une surface de réflexion, comparable à une surface d ’ eau et ainsi à un miroir qui se prête aux projections de l ’ imaginaire humain. En même temps, il ressemble à une page blanche, c ’ est-à-dire à un blanc, un espace qui n ’ est pas encore imprégné d ’ expériences. Dans cet espace s ’ inscrit l ’ histoire - individuelle et universelle - avec toutes ses émotions. Contrairement à l ’ horizon (la marque d ’ une frontière), le ciel n ’ a pas de fin visible; il est ouvert à l ’ infini et laisse libre cours à l ’ imagination, au rêve et à la fantaisie étroitement liés à l ’ émotion. Christa Wolf et Wim Wenders: le regard allemand Au-delà des caractéristiques générales du ciel, ce sont surtout les spécificités du ciel berlinois dont se servent les auteurs francophones contemporains dans leur mise en scène de la ville; de ce point de vue, on ne saurait omettre d ’ évoquer ces spécificités sous le paradigme de l ’ influence allemande, à savoir le regard allemand sur Berlin et avant tout sur le Berlin de la RDA. Il y a ici une opposition entre le ciel comme symbole de la séparation et le ciel comme symbole de l ’ unification ou de la réunification. Ces deux symboles apparaissent dans Le Ciel divisé de Christa Wolf, un roman qui relate la séparation du couple Rita et Manfred suite à la construction du mur de Berlin en 1961. Dans l ’ une des scènes clés reprenant le titre du roman, le regard de 1 C ’ est notamment la lumière émanant du ciel que nous retrouverons dans les textes étudiés ici. Rita et Manfred est dirigé vers le ciel. Bien que ce ciel soit marqué par une frontière, les nuages forment une passerelle entre les deux côtés: Le singulier mélange de tonalités qui s ’ étalait dans le ciel leur fit lever les yeux vers lui. Juste au-dessus d ’ eux, traversant de biais la grande place, passait la frontière entre le ciel diurne et le ciel nocturne. Des traînées de nuages quittaient la moitié déjà gagnée par la grisaille de la nuit pour se diriger vers la partie encore claire du jour qui s ’ estompait en couleurs éthérées. Au-dessous - ou au-dessus? - , c ’ était d ’ un vert bouteille, voire, aux endroits les plus profonds, encore bleu. (Wolf 2011: 283) Manfred semble penser à cette passerelle quand il évoque l ’ indivisibilité du ciel (« ‘ Le ciel, au moins, ils ne peuvent pas le diviser ’ », ibid.). Face au mur de la ville, le ciel est porteur d ’ espoir car il est illimité. Or, Rita le perçoit comme une sorte d ’ image de la fragilité des émotions humaines. La fragilité qu ’ elle ressent se reflète justement dans le ciel alors que ce dernier se mue en emblème du déchirement et de la division («Le ciel? Toute cette voûte d ’ espoir et d ’ aspirations, d ’ amour et de peine? ‚ Si, dit-elle à voix basse, c ’ est d ’ abord le ciel qui se divise ’ », ibid.). Si le ciel traduit chez Christa Wolf à la fois l ’ espoir dans un avenir sans séparation et le désespoir face à la destruction émotionnelle causée par la division de la ville, Wim Wenders ne nous présente que le côté espoir et dessine un ciel beaucoup moins ambivalent. En effet, le titre de son film Der Himmel über Berlin 2 n ’ évoque pas la rupture comme celui du roman de Christa Wolf. Le film présente un ciel unique qui forme la contrepartie de l ’ espace urbain divisé. De fait, pour les anges protagonistes, le mur en tant que limite infranchissable au sein de la ville n ’ existe pas. À la ville divisée, Wim Wenders oppose - comme l ’ annonce déjà par métonymie le titre du film - un ciel réunifié voire unifié car il n ’ a jamais connu de division. Le mur n ’ étant pas une limite céleste, la demeure des anges est donc un espace ouvert et, face au Berlin clos, un ciel plus ouvert que celui d ’ autres villes. Dans un lieu clos, le ciel incarne l ’ espoir et l ’ orientation vers l ’ avenir. Dans son conte intitulé Le Corps même et dont l ’ action se déroule peu avant 1989, Wolf reprend l ’ image de l ’ ange gardien qui permet de percevoir la ville divisée à partir du ciel. Gravement malade, la protagoniste anonyme est hospitalisée à Schwerin, où les médecins n ’ arrivent tout d ’ abord pas à combattre son infection. Celle-ci a aussi une cause psychique, due notamment à la déception de la protagoniste face au déclin imminent de la RDA. Dans ses rêves, elle entreprend une sorte de thérapie lorsqu ’ elle plane au-dessus de Berlin avec son anesthésiste, figure angélique et porteuse d ’ espoir dès sa première apparition dans le texte: 2 Malheureusement, l ’ image du ciel n ’ a pas été gardée dans la version française du film intitulée Les Ailes du désir. 242 Hannah Steurer L ’ infirmière de nuit, anonyme et silencieuse, reçoit de l ’ aide, une jeune femme sombre vient lui prêter main-forte, elle est belle, sa beauté réside en des gestes légers, presque timides, comme une fillette, vive, consciencieuse, tant de choses qui d ’ habitude ne vont pas de pair ont su se marier en elle. [. . .] Elle sourit, sans gêne aucune. Assis sur le bord du lit, elle pose sa main sur mon front, maternelle, bien qu ’ elle soit beaucoup plus jeune, elle pourrait être ma fille. (Wolf 2003: 59sq., je souligne) 3 Le nom de l ’ anesthésiste, Kora Bachmann, fait référence à Perséphone (ou Kora), déesse de la mort dans l ’ Antiquité grecque. Les expériences oniriques sont ainsi tout d ’ abord des voyages dans un enfer mythologique, siège des espoirs déçus, et des voyages au bord des limites de la vie qui s ’ apparentent à une expérience de mort imminente. Les frontières spatiales et temporelles y sont estompées: l ’ hôpital de Schwerin devient la ville de Berlin où évolue la protagoniste, confondant le présent et le passé de sa propre histoire (ibid.: 64). Mais l ’ expérience infernale est aussi une confrontation avec l ’ histoire de Berlin, déclenchée par l ’ image de la Friedrichstraße en chantier: La Friedrichstrasse est béante. De profondes tranchées courent le long des trottoirs, bordées de hauts tas de pierre et de sable. Toujours en planant nous longeons les tranchées et nous apercevons au-dessous de nous l ’ entremêlement de câbles et de tuyaux. Mise à nu des entrailles. [. . .] Une lueur fantomatique émane du monde souterrain. Sur les pentes abruptes des tranchées on peut lire les strates: les décennies ont déposé leurs décombres. Archéologie des destructions. Kora, qui tient toujours ma main, me fait un signe, nous descendons dans la tranchée, sur la couche la plus profonde que les excavatrices ont mise au jour. Dans l ’ Hadès? , dis-je à Kora. (Ibid.: 151sq., je souligne) Si le flottement des deux femmes a lieu dans le ciel et que ce ciel ouvre une perspective historique sur une ville-palimpseste dont les strates sont représentées par les couches de terre visibles dans le trou du chantier, 4 Christa Wolf associe, tout comme bon nombre d ’ auteurs français contemporains, le domaine céleste à la lecture de l ’ histoire de la ville. Grâce à son travail de mémoire effectué à travers le rêve (travail de mémoire sur le passé de la RDA et son passé individuel), la protagoniste parvient à vaincre la maladie et la mort et accède à une nouvelle vie et à de nouveaux espoirs. L ’ effet cathartique des rêves lui permet de surmonter sa crise émotionnelle sous la protection de l ’ ange gardien Kora, qui l ’ emmène dans le ciel nocturne berlinois et l ’ arrache à la mort. Kora est ainsi un Orphée moderne, mais un Orphée qui n ’ échoue pas: Nous nous tenons à nouveau par la main, la ville glisse sous nous, quelque chose n ’ est plus comme avant. Kora dit: Nous n ’ avons pas le droit de nous retourner, ni l ’ une ni l ’ autre. Je comprends et je la reconnais enfin: c ’ est l ’ envoyée qui vient 3 Les termes en italique soulignent les expressions qui confèrent au médecin l ’ air d ’ un ange gardien. 4 Pour la lisibilité de la ville, cf. Stierle 2001. Le ciel au-dessus de Berlin - espace de projection d ’ espoirs et de désirs 243 chercher les âmes mortes en route vers l ’ Hadès, qui les arrache au royaume souterrain et les ramène au royaume des vivants. [. . .] Je sais qu ’ elle doit m ’ abandonner à présent. Elle libère ma main et disparaît. (Wolf 2003: 193sq.) Berlin et son ciel dans le regard français Les textes de Christa Wolf et en particulier le film de Wim Wenders ont connu une large réception en France et ont certainement contribué à éveiller l ’ intérêt des auteurs français contemporains pour Berlin et son ciel. Ils reprennent aussi le regard de leurs concitoyens des années 20 et 30. Pendant la République de Weimar, la modernité de Berlin, déjà décrite au XIX e siècle par Germaine de Staël - même si elle se sert aussi de cette modernité pour dessiner une image critique de la ville - , devient l ’ insigne d ’ une ville modèle de l ’ avenir et est aussi associée au ciel. Jean-Richard Bloch décrit en effet le ciel comme la continuation d ’ une nouvelle architecture ouverte: On pouvait enfin monter sur la maison. Le ciel n ’ était plus séparé du logis. Il descendait à portée du bras. Il était rendu aux usages humains. Il devenait une immense annexe de l ’ appartement, - bienfait qui ne s ’ était plus revu depuis l ’ architecture des Arabes. (Bloch 2010: 153) L ’ intégration du ciel dans l ’ architecture étant un bienfait, le ciel acquiert ici la fonction de symbole d ’ ouverture et de modernité. Tandis que les auteurs qui séjournent à Berlin au tournant du XIX e siècle et qui marquent le début du discours français sur la capitale allemande perçoivent surtout son manque d ’ histoire et que même les observateurs français des années 20 se réfèrent à une ville assez jeune, l ’ expérience berlinoise des auteurs contemporains est celle d ’ une ville chargée d ’ histoire. Vu que le ciel occupe une place importante dans leur représentation de cette ville qu ’ ils n ’ ont connue qu ’ après la chute du mur, il convient de s ’ interroger sur la nature des émotions que ce ciel unifié au-dessus d ’ une ville réunifiée déclenche et sur la manière dont ces émotions se manifestent dans les romans. Jean-Philippe Toussaint: La Télévision Chez Jean-Philippe Toussaint, nous percevons la ville à travers le regard d ’ un narrateur qui passe plusieurs mois à Berlin grâce à une bourse pour rédiger une étude sur Titien Vecellio. Mais au lieu de s ’ y consacrer, il vaque à d ’ autres occupations, décide de ne plus regarder la télévision et arpente la ville. Il s ’ intéresse davantage au quotidien qu ’ aux traces du passé dans la capitale. Dès le début, sa perception est imprégnée d ’ ironie car le lieu n ’ est en rien lié au travail du narrateur pour lequel il lui aurait plutôt fallu aller à Augsburg (Toussaint 1997: 14sq.). L ’ ironie se manifeste également à travers le motif du 244 Hannah Steurer ciel présenté selon deux perspectives: celle du narrateur qui regarde vers le ciel et celle du narrateur qui voit la ville du ciel lors d ’ un tour en avion. Dans la première perspective, le ciel crée des émotions, car le narrateur lui confère un potentiel d ’ espoir: La lune brillait au-dessus de la ligne des toits, et j ’ apercevais encore çà et là une lumière allumée au loin dans la nuit. Sur le balcon, que baignait la douce clarté de la lune, l ’ ombre d ’ une chaise pliante reposait contre le mur [. . .] je demeurais là tranquillement à regarder le ciel d ’ été devant moi dans la nuit. Seules quelques rares étoiles brillaient en tremblotant à l ’ horizon, et je me sentais proche de ces scintillements lointains, ces petits points fragiles et indécis que je regardais mourir pour renaître timidement dans le ciel. (Ibid.: 125sqq.) L ’ espoir naît ici de l ’ effet calmant et protecteur du ciel («douce clarté», «proche de ces scintillements»); le ciel crée un sentiment de sécurité. Cependant, l ’ espoir engendré par l ’ observation du ciel n ’ est pas dépourvu d ’ un côté romanesque ironisé par le contraste créé avec la situation du narrateur: il est entré pendant la nuit dans l ’ appartement de ses voisins absents pour arroser leurs plantes et a du mal à suivre les instructions que ceux-ci lui ont laissées. Ici le ciel ne sert pas d ’ écran de projection pour les émotions profondes. Il n ’ est pas non plus le point de départ d ’ une réflexion du narrateur sur l ’ histoire urbaine. Celui-ci fait même abstraction de la ville qui semble absente dans son observation du ciel. Il s ’ y réfère néanmoins directement lorsqu ’ il change de perspective pour regarder la capitale du ciel lors d ’ un vol en avion. Dans sa description de Berlin, il abandonne l ’ expérience de l ’ espace faite pendant ses déambulations dans la ville (cf. Certeau 1990: 172sqq. 5 ). Cette expérience est remplacée par un regard sur Berlin en tant que lieu, perçu sur une carte géographique. Le ciel y garde son effet calmant et apparaît comme un paysage de rêves: Je regardais le ciel immense devant moi, presque blanc, translucide, très légèrement bleuté. Nous survolions une campagne paisible, il faisait beau, quelques lambeaux de cumulus d ’ été flottaient en suspension dans l ’ air [. . .]. Vu d ’ en haut, à trois ou quatre cents pieds d ’ altitude, la ville, immense, que le regard ne pouvait embrasser d ’ un seul coup tant elle s ’ étendait de toutes parts, semblait être une surface étonnamment plate et régulière, comme écrasée par la hauteur, uniformisée [. . .]. (Toussaint 1997: 178) Comme lors de l ’ observation nocturne, le côté magique («translucide», «légèrement bleuté», «campagne paisible») semble romanesque de manière presque exagérée. En outre, la description est celle d ’ un lieu tellement abstrait (Toussaint parle d ’ une ville plate, régulière, uniformisée et non d ’ une ville dotée d ’ une identité et d ’ un passé individuels) que Berlin porte les traits d ’ un 5 Chez Certeau, l ’ espace est associé au parcours, à la marche dans la ville, tandis que le lieu implique une stabilité et est lié à la carte géographique comme figure emblématique de perception. Le ciel au-dessus de Berlin - espace de projection d ’ espoirs et de désirs 245 non-lieu (cf. Augé 1992 6 ) sans histoire. Cette image d ’ un non-lieu s ’ applique également à la description des monuments berlinois concrets faite à partir du ciel: en effet, les bâtiments évoqués, i. e. la Siegessäule (la colonne de la Victoire), le Reichstag, la porte de Brandebourg, la Potsdamer Straße, la Philharmonie, la Staatsbibliothek (Toussaint 1997: 178sq.) ne sont pas envisagés dans leur dimension historique, comme si le passé berlinois n ’ existait pas. Ainsi, le Reichstag n ’ est-il qu ’ un bâtiment «devant lequel une dizaine de personnes étaient en train de jouer au football» (ibid.: 179); le passé mouvementé du monument reste un blanc. Contrairement à la protagoniste de Leibhaftig de Christa Wolf, le narrateur regarde ici «la quantité invraisemblable de travaux [. . .] des trous et des chantiers, des avenues éventrées et des immeubles en construction» (ibid.: 180) sans lire les empreintes de l ’ histoire dans les strates du souterrain urbain. Cette non-référence à l ’ histoire fait presque disparaître toute trace d ’ émotion. Yannick Haenel: Cercle Chez Yannick Haenel, l ’ expérience émotionnelle du ciel berlinois est liée au passé. Son roman Cercle raconte l ’ histoire d ’ un homme qui, du jour au lendemain, abandonne son travail et quitte Paris pour entreprendre une odyssée à travers l ’ Europe. Le périple européen de cet homme en pleine crise identitaire le conduit aussi à Berlin. L ’ expérience du ciel reflète tout d ’ abord les états d ’ âme du narrateur qui se sert du ciel comme écran de projection de sa tristesse: Le jour de mon arrivée, il y avait un immense ciel gris, de la neige partout sur les trottoirs, un froid à vous ronger les os. Les bâtiments ressemblaient à des stèles de béton vertical. Tout s ’ étirait dans un gris laiteux et morne, avec des reflets soudains de lumière brutale sur la neige et les tours vitrées. (Haenel 2007: 304, je souligne) La couleur grise dont l ’ effet est renforcé par l ’ infinité apparente du ciel domine le regard à tel point que l ’ environnement entier est plongé dans une absence de couleur, signe du désespoir du narrateur. La perception du ciel est donc élargie par métonymie à celle de la ville entière et même à celle du pays: Il y avait de la neige partout, des terrains vagues et des immeubles en friche, une ligne immense de constructions vitrées, avec ce gris métallisé des bureaux uniformes, tout un horizon de grisaille, et des grues jaunes et rouges qui tournaient 6 D ’ après Augé, un non-lieu est défini par l ’ absence d ’ histoire, d ’ identité et de relation: «un espace qui ne peut se définir ni comme identitaire, ni comme relationnel, ni comme historique définira un non-lieu» (ibid.: 100). Avec son concept du lieu et du non-lieu, Marc Augé fait indirectement référence aux émotions, car un lieu connote la sécurité et le bienêtre (cf. Lehnert 2011). 246 Hannah Steurer dans ce grand ciel anthracite où les nuages semblaient énormes. Voilà, me disais-je, c ’ est l ’ Allemagne, c ’ est le ciel de Berlin. (Ibid.: 299, je souligne) Le ciel symbolisant à la fois la situation psychique du narrateur et le pays qu ’ il visite, le désespoir personnel et le poids du passé de l ’ Allemagne sont mêlés à la lourdeur du ciel gris, même si l ’ histoire allemande n ’ est pas encore directement évoquée dans le texte. Celle-ci entre en jeu lorsque le narrateur, toujours en proie à une dépression, cite Robert Anthelme («On connaîtra tous les ciels d ’ Allemagne, l ’ énorme désordre de nuages», ibid.: 300), faisant ainsi référence non seulement au passé de Berlin, mais également au lourd passé allemand. 7 Comme l ’ histoire de la ville de Berlin et celle de l ’ Allemagne se concrétisent dans le ciel, celui-ci déclenche un double travail de mémoire chez le protagoniste. Il est déjà atteint d ’ une maladie psychique à son arrivée à Berlin. Souffrant d ’ hallucinations répétitives, 8 il parcourt la ville et fait des expériences presque surréalistes où se superposent sa propre histoire et celle de l ’ Allemagne. Lors d ’ une promenade à la porte de Brandebourg, qui - en tant que symbole de la prétention au pouvoir des rois de Prusse, de l ’ histoire franco-allemande et du Quadrige (cf. Oster 2013: 384 - 388), de la séparation et de la réunification de l ’ Allemagne - représente plus que tout autre monument le caractère palimpseste de la ville, il médite, toujours entre rêve et réalité, sur l ’ histoire de Berlin. La porte de Brandebourg donne lieu à une prise de conscience de l ’ ouverture - tant au sens géographique qu ’ au sens psychique du terme - de la ville: Que s ’ est-il passé, cette nuit, à la porte de Brandebourg. [. . .] Berlin, me disais-je, est une ville ouverte [. . .] Mais comment s ’ ouvre-t-elle, cette ville? [. . .] Pour Berlin, me disais-je, peut-être est-ce par la porte que ça s ’ ouvre. (Haenel 2007: 329sq.) Lorsqu ’ il pense au passé allemand symbolisé par la porte de Brandebourg, le narrateur semble abandonner son image de la capitale allemande en dépression, la lourdeur étant remplacée par l ’ ouverture. Berlin s ’ ouvre aussi au niveau du ciel, et ceci apparaît tout particulièrement après le rétablissement du voyageur. Lorsqu ’ il sort de ses rêves hallucinants, le changement qui se manifeste dans sa façon de voir le ciel et donc la ville reflète également l ’ amélioration de son état psychique, ce dont témoigne tout un champ sémantique de la lumière: Je me suis réveillé un matin, avec une envie de couleurs, les poumons larges, la tête claire. [. . .] Et derrière Potsdamer Platz, un passage de nuages roses. Le ciel a glissé 7 Le poids du passé allemand symbolisé par le ciel au-dessus de Berlin apparaît aussi dans le regard de Régine Robin: «[. . .] le métro aérien surgissant dans des ciels lourds» (Robin 2001: 401). 8 Les hallucinations deviennent l ’ emblème de son séjour à Berlin: «J ’ ai passé quatre semaines à Berlin. C ’ était un cauchemar. Il y en a parmi vous qui verront dans ces pages une ,descente aux enfers ‘ » (Haenel 2007: 301). La descente aux enfers renvoie aux intertextes homérique et dantesque ainsi qu ’ aux voyages rêvés dans Le Corps même. Le ciel au-dessus de Berlin - espace de projection d ’ espoirs et de désirs 247 lentement, et les toits, les gratte-ciel, les grues ont tourné dans une lumière d ’ or. Il y avait partout des reflets brisés, un soudain parfum de feuillages, une minute de printemps précoce en plein janvier. (Ibid.: 351, je souligne) Je courais, et en courant j ’ avais la sensation que la nuit courait avec moi. Avec la nuit, toutes les lumières couraient avec moi. La neige courait avec moi, les arbres couraient avec moi. Et parmi les lumières qui m ’ ouvraient la route, il y avait une lumière jaune, elle faisait des étincelles dans la neige et sur les trottoirs. C ’ était cette lumière qui fait bondir le c œ ur. La boue m ’ apparaissait rouge et noir. Le ciel était taché de flammes. (Ibid.: 402sq., je souligne) Le gris a fait place à une lumière brillante et le ciel berlinois est témoin d ’ une rupture dans l ’ histoire émotionnelle du protagoniste. Vu que cette histoire est liée à l ’ histoire de la ville, le ciel est un témoin à double titre. Vers la fin du séjour, il devient un espace où s ’ inscrivent le présent et le passé: La litanie monte dans l ’ air de nuit. Elle transporte les noms entre les arbres. Les noms se rejoignent. Ils montent dans le ciel, là-bas, vers les stèles du Mémorial, vers la porte de Brandebourg. Du bleu, du noir se superposent, couche sur couche, jusqu ’ à la plaine, vers l ’ est. (Ibid.: 404) Les noms des Juifs assassinés deviennent un texte urbain écrit dans le ciel, si bien que celui-ci revêt la fonction d ’ un palimpseste qui raconte l ’ histoire d ’ une ville et d ’ un pays. Les couches du ciel peuvent ainsi être interprétées comme une métaphore des différentes strates du passé de Berlin et de l ’ Allemagne. Cécile Wajsbrot: Caspar Friedrich Strasse et L ’ Île aux musées De même, chez Cécile Wajsbrot, le passé habite le ciel et en fait un espace chargé d ’ émotions. Dans Caspar Friedrich Strasse, le récit du narrateur est le discours d ’ un écrivain à l ’ occasion de l ’ inauguration d ’ une nouvelle rue à Berlin qui portera le nom du peintre allemand. Neuf tableaux de Caspar David Friedrich structurent le texte et sont le point de départ de ce discours. Il y est question de la vie de l ’ artiste, du passé et du présent berlinois que le narrateur interprète à travers la description des tableaux. Dans le roman, le ciel mis en scène est d ’ une part le ciel berlinois et d ’ autre part celui des tableaux. Le ciel représenté par Caspar David Friedrich porte les traces à la fois du passé et de l ’ avenir (et avec l ’ avenir celles de l ’ espoir). En regardant La Côte de la mer au clair de lune, 9 tableau présentant un ciel orageux, le narrateur se demande si l ’ on peut «dire que ce ciel menaçant n ’ annonce pas les tempêtes à venir, les révolutions avortées, 1848, 1918» (Wajsbrot 2002: 60). Dans le tableau, la menace qui émane du ciel se concrétise à travers les nuages dont on 9 Friedrich, Caspar David: La Côte de la mer au clair de lune, vers 1830, huile sur toile, Berlin: Alte Nationalgalerie. 248 Hannah Steurer ne saurait ignorer la forte symbolique: dans une mise en abyme, le nuage constitue une deuxième surface de projection dans le ciel (cf. à ce sujet Weber 2012). Le narrateur de Caspar Friedrich Strasse conçoit le ciel et les nuages comme un présage d ’ évènements historiques, c ’ est-à-dire comme les signes lisibles du passé. Dans son interprétation de Forestiers au clair de lune, 10 le ciel est appréhendé comme un espace d ’ espoir reflétant les rêves et les désirs humains. Devant un horizon bleu, visible entre les arbres et conférant à la scène représentée une ambiance magique et transcendante, la lumière de la lune symbolise cet espoir: À la lumière incertaine du feu répond celle, sûre et froide, parfaite, de la lune, la pleine lune dont le cercle blanc s ’ élève parmi les pins, formant une trouée, une percée qui laisse entendre que, dans la sombre forêt de nos peurs, la lumière peut advenir. Le ciel bleu foncé s ’ étend, dominant les formes mystérieuses de pins dont les épaules se touchent, comme de grands adultes penchés sur le lit d ’ un enfant qui a besoin de leur présence pour s ’ endormir. (Wajsbrot 2002: 75sq., je souligne) En effet, la lune est associée à la sécurité, à la perfection achevée, et elle dissipe les peurs (cf. Daemmrich/ Daemmrich 1995: 258sq.; Frenzel 1992: 550 - 556). Au-delà de l ’ espoir, le ciel traduit la foi en un avenir meilleur et entre ainsi en opposition avec la terre, comme le décrit le narrateur en se référant à l ’ Abbaye dans la forêt de chênes: 11 [N]otre mélange d ’ ancien et de nouveau, comme ce tableau, exactement, cette abbaye dans les chênes, où la terre figure l ’ ancien, les restes, les ruines, les traces, tandis que le ciel et son espace désignent le nouveau. (Wajsbrot 2002: 87) Quand il évoque le mélange d ’ ancien et de nouveau, le pronom ,notre ‘ annonce déjà un lien entre le passé de Caspar David Friedrich et le présent du narrateur et de ses lecteurs-auditeurs. Le ciel des tableaux est le ciel symbolique de Berlin où le narrateur prononce son discours et dont l ’ histoire est analysée à travers l ’œ uvre de Caspar David Friedrich. Tout comme Yannick Haenel, Cécile Wajsbrot décrit un ciel-palimpseste dans une villepalimpseste où les vestiges de l ’ histoire sont encore très visibles (cf. Oster 2009): les strates du temps se superposent dans le ciel de sorte que le présent de la ville trouve son expression au-delà de l ’ histoire. Par rapport à ce présent, Cécile Wajsbrot établit une opposition entre Paris et Berlin: Notre ciel est immense - à Berlin, l ’ horizon l ’ emporte sur la ville [. . .] à Paris [. . .] où la hauteur des bâtiments et l ’ étroitesse des rues font oublier qu ’ il existe autre chose que des hommes et des voitures, autre chose que la ville, où rien ne nous conduit à 10 Id.: Forestiers au clair de lune, entre 1823 et 1830, huile sur toile, Berlin: Alte Nationalgalerie. 11 Id.: Abbaye dans la forêt de chênes, entre 1808 et 1810, huile sur toile, Berlin: Alte Nationalgalerie. Le ciel au-dessus de Berlin - espace de projection d ’ espoirs et de désirs 249 lever les yeux, tant nous trouvons à regarder en bas, à Berlin, l ’ horizon l ’ emporte et nous montre un chemin, au-delà de l ’ histoire. (Wajsbrot 2002: 45) La non-visibilité du ciel fait de Paris un espace clos, au sens topographique et au sens figuré, car le mythe urbain y est déjà révolu et Paris, en tant que capitale du XIX e siècle, est la capitale d ’ une époque passée. De nouveau, le passé est incarné par la terre et le regard est dirigé vers la terre. En revanche, le regard levé vers le ciel appartient à l ’ avenir associé à la ville de Berlin. Si Paris apparaît comme un espace clos, Berlin est perçue comme une ville dotée d ’ une ouverture d ’ esprit, dont témoigne le travail de mémoire effectué sur la Seconde Guerre mondiale (le «chemin au-delà de l ’ histoire»). L ’ espace ouvert du ciel - l ’ avenir avec tous ses espoirs - domine sur la ville tandis qu ’ à Paris, la ville et son passé dominent sur le ciel. Patricia Oster souligne l ’ importance de cette comparaison entre les villes pour les autres romans berlinois de l ’ auteur quand elle dit: «[d]enn der weite Himmel über Berlin [. . .] wird gleichsam als eine Befreiung empfunden für die Protagonisten, die als ,transfuges ‘ Paris verlassen» (Oster 2009: 250). Ces transfuges apparaissent également dans L ’ Île aux musées où Cécile Wajsbrot tisse un lien plus étroit encore entre Paris et Berlin. Ici, deux histoires d ’ amour se croisent dans les capitales: suite à des problèmes amoureux, un homme et une femme fuient la capitale française et leur partenaire respectif pour se rendre à Berlin. Ils se rencontrent sur l ’ Île aux Musées tandis que leurs partenaires restés à Paris se promènent ensemble au Jardin des Tuileries. Le ciel nocturne joue un rôle important pour les deux protagonistes à Berlin et les aidera à surmonter leur crise sentimentale. Ainsi identifient-ils la lune comme une lumière porteuse d ’ espoir, à l ’ instar du narrateur de Caspar Friedrich Strasse. Lors d ’ une de leurs promenades sur l ’ Île aux Musées, l ’ espoir semble cependant encore loin car la lune n ’ est pas visible. Son absence est associée au mystère, le n œ ud des problèmes personnels n ’ étant pas encore dénoué. C ’ est «le mystère de la nuit, d ’ une nuit au ciel de nuages - un ciel sans lune» (Wajsbrot 2008: 165). Une fois les nuages disparus et la lune redevenue brillante, la crise semble surmontable, car la protagoniste de Berlin confesse à celui qu ’ elle vient de rencontrer: «Le ciel s ’ était dégagé, la nuit était belle, la lune, presque pleine» (ibid.: 195) avant d ’ ajouter que le ciel illuminé a éveillé en elle le désir de reprendre contact avec son compagnon à Paris: «et tout à coup [. . .] j ’ ai éprouvé le besoin de l ’ appeler» (ibid.). Si le ciel reflète les sentiments des protagonistes et fonctionne alors comme le miroir des désirs individuels, il constitue également une surface de projection qui transgresse la sphère de l ’ individuel et nous ramène à l ’ histoire franco-allemande. En effet, Cécile Wajsbrot ne donne pas uniquement la parole aux quatre protagonistes, mais aussi aux statues des deux capitales qui font partie intégrante du ciel berlinois (cf. au sujet de la voix des statues Zimmermann 2010: 131) et du ciel en général: «nous devenons le lieu, le point de passage entre la terre et 250 Hannah Steurer le ciel» (Wajsbrot 2008: 220). L ’ universalité du ciel leur permet de dépasser les limites spatiales: Il a passé les grilles qui le séparent de la place de la Concorde et au-delà du jardin, au-delà de Paris, nous voyons les espaces reliés par les téléphones, les jardins et les parcs jusqu ’ à l ’ île aux musées, que nous cernons de nos formes longues crénelant la ligne d ’ horizon. (Ibid.: 224sq.) À cela s ’ ajoute la dimension du temps, car les statues vivent non seulement dans le passé mais aussi dans le présent et l ’ avenir, ouvertes - comme le souligne Ottmar Ette - «gegenüber allen Vergangenheiten wie Zukünften» (Ette 2009: 266). Elles sont «[t]ournées vers le passé, l ’ avenir, regardant l ’ horizon» (Wajsbrot 2008: 10). L ’ horizon en tant que seuil entre le ciel et la terre renvoie déjà à la surface céleste vers laquelle les statues dirigent leur regard sans oublier la terre, de sorte que l ’ opposition entre terre et ciel décrite dans Caspar Friedrich Strasse est dépassée. Si le regard des statues permet de contempler le passé et l ’ avenir et ainsi de transgresser les limites temporelles, il montre bien que la passerelle entre le passé et le présent est créée par le ciel. Comme les statues sont «les témoins, l ’ effigie de votre destin [. . .] le miroir des temps» (ibid.: 225) et qu ’ elles habitent le ciel, celui-ci devient un signe de mémoire, un texte de l ’ histoire allemande et un pont entre Paris et Berlin, entre la France et l ’ Allemagne. La faculté de traverser le temps et l ’ espace apparente les statues aux anges qui évoluent dans Der Himmel über Berlin. Ils sont tous les gardiens de ce qui a été et de ce qui sera, indépendants de toute limite humaine, qu ’ il s ’ agisse du mur ou d ’ une limite intérieure. Comme les projections émotionnelles que nous avons vues dans les quatre romans, les statues et les anges transforment le ciel au-dessus de Berlin en un espace de mémoire urbaine représentant le passé et un avenir prometteur. Le ciel reflète le palimpseste de la ville et devient ainsi un palimpseste berlinois au second degré. Pour le dire avec les mots de Cécile Wajsbrot: «Lorsque je marche sur le boulevard ou dans la rue, mes directions sont inversées. J ’ ai l ’ orientation de Berlin inscrite dans le corps. Regardant le ciel vers l ’ ouest, je crois regarder l ’ est. Marchant vers l ’ est, je vais vers l ’ ouest» (Wajsbrot 2013). Augé, Marc, Non-Lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, 1992. Bloch, Jean-Richard, «Europe du milieu (Mitropa). VII», dans: Wolfgang Asholt/ Claudine Delphis (éds.), Jean-Richard Bloch ou À la découverte du monde connu: Jérusalem et Berlin (1925 - 1928), Paris, Champion, 2010, 79 - 153. Certeau, Michel de, L ’ Invention du quotidien. 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990. Daemmrich, Ingrid/ Daemmrich, Horst S., «Mond», dans: id. (éds.), Themen und Motive in der Literatur, Tübingen, Francke, 2 1995, 257 - 260. 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Aux espaces vides correspond une solitude dont le visiteur bruxellois s ’ étonne: «On peut se retrouver très seul à Berlin» (ibid.: 18). Parmi les émotions que la ville lui inspire, la compassion et la sympathie dominent. Si la chute du mur a rendu quelque peu obsolète ce guide intime de Mertens, il nous renseigne néanmoins sur les images et les émotions que Berlin a engendrées chez cet écrivain belge au milieu des années quatre-vingts du siècle dernier. Celles-ci sont multiples, hormis une sensation qui fait manifestement défaut: Si les gens d ’ esprit sont ici plus nombreux que jamais, ils n ’ y viennent que pour obéir à une fascination. Écoutez tous ces voisins de table qui se retrouvent au café Einstein, au Florian, au Paris-Bar, à la Cour-Carrée, au Bovril: même les Français qui, comme chacun sait, coltinent partout la France, ici ne parlent que de Berlin. Ils n ’ en reviennent pas . . . (ibid.: 10; c ’ est l ’ auteur qui souligne). Par cette pique, Mertens marque sa distance vis-à-vis des Français qui fréquentent la ville, mais il refuse aussi de succomber à une fascination facile qu ’ il relève chez ces «gens d ’ esprit» qui se plaisent à fréquenter les cafésrestaurants chics de l ’ ancien Berlin-Ouest. Cette fascination, pourtant, ne va aller qu ’ en augmentant après la chute du mur et jusqu ’ à devenir caractéristique de la production littéraire contemporaine de langue française. 1 Rien de tel chez les quelques auteurs belges francophones qui ont choisi Berlin comme objet de leur imagination depuis 1989. En fait, les textes situés 1 Dans une synthèse sur la représentation de Berlin dans la littérature francophone, Margarete Zimmermann observe que «dès 1989, Berlin exerce en effet une grande fascination sur bon nombre d ’ artistes, notamment francophones» (Zimmermann 2013: 10), constat qu ’ il faut nuancer pour ce qui est des auteurs belges. dans la nouvelle capitale allemande sont très rares ce qui rend d ’ autant plus significatifs deux romans en particulier par l ’ importance qu ’ ils accordent à cette ville: La Télévision (1997) de Jean-Philippe Toussaint et Kuru (2005) de Thomas Gunzig. 2 Malgré leurs différences structurelles et stylistiques, ces deux ouvrages partagent avec celui de Mertens la même distance émotionnelle vis-à-vis de Berlin. Si la ville divisée et marquée par la guerre inspire encore de la compassion, bien que fragile, à Mertens, elle incite les protagonistes de Toussaint et de Gunzig à l ’ ironie. L ’ indifférence qu ’ ils semblent éprouver par rapport à Berlin, sa culture et son histoire est frappante. Berlin et les écrivains belges au XXe siècle ou la déception d ’ une métropole provinciale Représentant trois générations d ’ auteurs belges francophones - Mertens est né en 1937, Toussaint en 1957 et Gunzig en 1970 - et considérant la métropole allemande selon trois perspectives différentes à des moments distincts de son histoire, le guide de Mertens et les deux romans envisagés ici témoignent de la même froideur émotionnelle relative à Berlin que la critique An Paenhuysen a déjà remarquée pour la génération d ’ avant-guerre visitant la capitale de la République de Weimar. Malgré la réputation presque mythique de nouveau centre de l ’ avant-garde européenne dont Berlin jouissait pendant les années vingt, peu d ’ artistes et d ’ intellectuels belges s ’ y rendaient pour une visite et encore moins pour un séjour prolongé. Parmi ceux qui ont fait le déplacement - - entre autres le poète Paul van Ostajien et les éditeurs du journal avantgardiste Het Overzicht, Josèphe Peeters et Fernand Louis Berckelaers - on peut constater un désenchantement dès leur arrivée dans une ville qu ’ ils trouvaient bouleversée par les troubles politiques et économiques. Pire encore, au dadaïste Clément Pansaers, Berlin rappelle «un institut pour enterrement» (Paenhuysen 2011: 317). Dénonçant le provincialisme de la capitale allemande - lieu commun de la critique belge à l ’ époque qui résonne encore dans le roman de Toussaint - Pansaers lui reproche une «aspiration d ’ américanisme sans toutefois la tour de Babel eiffelienne» (ibid.). Dans un poème composé après un séjour à Berlin pendant l ’ hiver 1922, Berckelaers exprime le même sentiment: «Les rues de Berlin sont larges et 2 À notre connaissance, les deux romans sont les seuls composés par des auteurs belges francophones depuis 1989 et se déroulant entièrement, ou presque, à Berlin. Il faut encore mentionner le roman de Pierre Mertens sur Gottfried Benn, Les Éblouissements (1987), qui contient des chapitres importants situés dans le Berlin du début du XX e siècle et des années vingt, quarante et cinquante, donc en dehors de l ’ extrême contemporain qui nous intéresse ici. 254 Marcus Keller froides/ Comme si tous les jours c ’ était dimanche» 3 . Dans une lettre à des amis anversois, van Ostajien renchérit, décrivant Berlin comme une ville «déserte et ennuyeuse» (ibid.: 320). Peeters trouve l ’ architecture «décorative» et «régionale» (ibid.: 328), d ’ un acabit bien moindre que ce que l ’ on pourrait attendre d ’ une métropole internationale. Certes, avec Bruxelles et Anvers, leur pays natal non plus ne pouvait offrir l ’ air cosmopolite auquel aspiraient ces intellectuels. An Paenhuysen résume que, pour les visiteurs belges, le Berlin des années vingt était une ville «provinciale, conservatrice, bourgeoise et sans vie» (ibid.: 330) et indique deux raisons à cette réaction quasi unanime: Pansaers et Berckelaers, d ’ une part, auraient rabaissé Berlin pour glorifier Paris qu ’ ils considéraient comme la vraie capitale avant-gardiste où ils espéraient réussir. Van Ostajien, d ’ autre part, exprimerait sa désillusion face à une modernité sans âme qu ’ incarnerait selon lui Berlin, une ville sans histoire, ni forme ni esprit. Comme Pansaers et Berckelaers, il lui préférait la «latinité» française. Parcourant la même ville au tournant du XXI e siècle, les protagonistes de La Télévision et de Kuru partagent peu ou prou des sentiments similaires, bien que le contexte historique et les conditions de vie aient radicalement changé. En revanche, Paris comme second pôle de référence dans la géographie imaginaire perd en importance et joue un rôle très diminué dans les romans. Le narrateur anonyme de La Télévision se souvient sporadiquement de Paris, qu ’ il s ’ agisse de ses recherches à la bibliothèque au Centre Beaubourg ou d ’ une visite au Louvre. 4 S ’ il compare directement les deux capitales, c ’ est pour parler du temps - «Berlin, en ces derniers jours de juillet, me faisait un peu penser à Paris au mois d ’ août» (Toussaint 2002: 144) - ou pour créer des effets comiques, juxtaposant par exemple les piscines berlinoises et les bibliothèques parisiennes (ibid.: 198). Dans une perspective historique, ces quelques allusions aux bibliothèques et au musée révèlent néanmoins une préférence culturelle sous-jacente du narrateur pour la capitale française. Dans Kuru, Paris est évoqué indirectement une seule fois à la fin du roman et se trouve réduit au cliché de la ville des amoureux. Katerine et Rosa s ’ y rendent pour célébrer leurs retrouvailles romantiques (Gunzig 2008: 260). Elles préfèrent vivre leur désir à Paris plutôt qu ’ à Berlin qu ’ elles viennent de quitter après un séjour mouvementé et qui fut loin d ’ être romantique. Ces quelques allusions mises à part, Toussaint et Gunzig se concentrent donc sur Berlin comme seule scène insolite de leurs protagonistes et l ’ absence de l ’ axe Berlin-Paris distingue leurs romans des écrits de leurs compatriotes 3 Je traduis la version allemande du poème «Te Parijs in Trombe» citée par Paenhuysen: «Die Strassen von Berlin sind breit und kalt/ als ob es alle Tage Sonntag wäre» (Paenhuysen 2011: 329). 4 Je fais référence à l ’ édition de La Télévision, parue en 2002 aux Editions de Minuit; ici p. 64 et 184. Entre l ’ insolite et l ’ indifférence 255 des années vingt, mais aussi de ceux de leurs confrères français. 5 Chez Toussaint, cette relative absence de comparaison ou de contextualisation renforce l ’ image d ’ un Berlin peu cultivé, provincial et insulaire tandis que, chez Gunzig, l ’ attention portée à Berlin - seule ville à être nommée - souligne son statut de métropole mondialisée sans charme ni caractère. Comme nous le verrons, à cette image peu séduisante de la ville correspond une attitude ironique et distante du narrateur de La Télévision et des protagonistes de Kuru qui ne s ’ y rendent pas par curiosité, mais bien par opportunité. Dans les deux romans, donc, Berlin au tournant du XXI e siècle émerge comme la scène d ’ un spectacle insolite qui n ’ arrive à inspirer que de l ’ indifférence confinant au mépris. Le Berlin de Toussaint au début des années 1990 ou le paradoxe d ’ une ville banale et bizarre Le titre du roman de Jean-Philippe Toussaint annonce l ’ un de ses principaux sujets: le narrateur, un historien de l ’ art, raconte ce qui lui arrive pendant un été qu ’ il passe à Berlin au début des années 1990 après avoir décidé de ne plus regarder la télévision. Sa femme et leur fils partis en vacances, le narrateur est resté seul dans un appartement à Berlin-Charlottenburg pour avancer une étude sur Titien et Charles V, projet pour lequel il a obtenu une année sabbatique financée par une fondation allemande. La télévision et le refus de continuer à la regarder inspirent au narrateur de nombreuses réflexions sur la force de ce média dans la vie contemporaine. Ce dernier devient ainsi le leitmotiv éponyme du roman. 6 Le travail et la ville de Berlin sont deux autres sujets prédominants et forment avec la télévision les trois fils thématiques entrelacés dans le récit, la capitale devenant la nouvelle source de distraction pour l ’ historien de l ’ art qui, une fois la télévision éteinte, cherche à éviter son retour au bureau et à l ’ écriture. Le Berlin de Toussaint apparaît ainsi comme une ville des loisirs dans laquelle le narrateur passe de longues journées au bord d ’ un de ses nombreux lacs, le Halensee, dans ses cafés, comme le Café Einstein, et dans ses musées. 7 5 Zimmermann constate que, dans la plupart de la littérature française contemporaine, «Paris est aussi présent en tant que contre-image de Berlin» (Zimmermann 2013: 12). Chez Mertens, Berlin est comparé à Paris parmi d ’ autres métropoles comme Londres, Rome, ou Madrid, sans que la capitale française ne se voie attribuer un statut particulier (Mertens 1988: 7sq.). 6 À ce jour, à l ’ exception de Dumontet, des critiques se sont presque uniquement penchés sur cet aspect du roman. Voir Durand 2001, Einfalt 2004, Motte 1999, O ’ Beirne 2006 et Schlünder 2002. 7 Sur le thème de la paresse dans La Télévision voir Wagner 2010. 256 Marcus Keller Parmi les attractions plus insolites figurent les piscines municipales que le narrateur fréquente assidûment et qui lui rappellent les bibliothèques parisiennes (Toussaint 2002: 198). Si Paris est le synonyme de l ’ esprit et du travail intellectuel dans la géographie imaginaire du narrateur, Berlin devient le théâtre d ’ un dolce far niente qui reste pourtant exempt de tout air bohémien. Les lieux que le narrateur fréquente sont paradoxalement aussi banals que bizarres - nous y reviendrons - et tout sauf pittoresques ou stimulants. Dans La Télévision, le loisir berlinois est le revers de l ’ incapacité du narrateur à écrire. Celui-ci ne surmonte jamais sa crise créative à moins que nous ne considérions la narration elle-même, traitant de Berlin comme haut-lieu de l ’ improductif, comme la preuve du contraire. Le manque apparent d ’ inspiration par la ville va de pair avec l ’ absence de toute flânerie, activité emblématique d ’ une existence urbaine et bohémienne depuis que Baudelaire l ’ a codifiée pour le Paris du XIX e siècle. Quand le narrateur se déplace en ville, c ’ est en «impériale» (ibid.: 112) ou en taxi (ibid.: 217), jamais à pied. La seule marche dont le narrateur fait mention a lieu dans la forêt de Grunewald (ibid.: 136), prêtant à la ville un côté campagnard. S ’ il va à pied dans son quartier, il se fait tout de suite klaxonner (ibid.: 49). 8 Le mouvement du narrateur dans la ville est donc très limité de même que, par conséquent, l ’ espace urbain dans le roman. Celui-ci ne comprend que les districts de Charlottenburg et de Tiergarten, hormis de brèves excursions à l ’ aéroport de Tempelhof et au musée de Dahlem. Mise à part une sortie dans la banlieue est d ’ Ahrensfelde, le roman est situé exclusivement dans l ’ ancien Berlin-Ouest à un moment historique où le nouveau centre de Berlin connaît ses bouleversements les plus profonds depuis 1945. L ’ absence du centre 8 Cette lecture va à l ’ encontre de l ’ interprétation de Dumontet, la seule à notre connaissance qui se penche sur la représentation de Berlin dans La Télévision. Dumontet met en relief un narrateur qui n ’ hésite pas à se «faire flâneur», parlant même de ses «pérégrinations» (Dumontet 2011: 84). Elle cite en guise d ’ exemples les visites de deux magasins et les sorties en avion et en impériale, aucune activité ne représentant la flânerie dans le sens plus strict du terme. Il est vrai que le narrateur évoque lui-même ce concept quand il parle de son trajet en bus au Café Einstein, «songeant à mon étude [. . .] de façon purement béate, vague et légère, flâneuse et vagabonde» (Toussaint 2002: 112). Mais ce moment - qui, pour être précis, fait référence à une manière de penser («songer») plutôt qu ’ au mouvement dans la ville - justifie-t-il de qualifier l ’ été que le narrateur passe à Berlin de «flânerie ludique» (Dumontet 2011: 85)? Et, en 1929, Walter Benjamin ne doutait-il pas déjà très fort que de toutes les villes Berlin serait la métropole qui ressusciterait une flânerie qu ’ il croyait disparue une fois pour toutes, même à Paris: «das unabsehbare Schauspiel der Flanerie, das wir endgültig abgesetzt glaubten [. . .] sollte [. . .] hier, in Berlin, wo es nie in hoher Blüte stand, sich erneuern? » (Benjamin 1972: 194). Et n ’ insistait-il pas sur «les obstacles atmosphériques» qui s ’ opposaient à la flânerie dans la capitale allemande («die atmosphärischen Widerstände, die sich in dieser Stadt der Flanerie in den Weg stellen», Benjamin 1972: 198)? Entre l ’ insolite et l ’ indifférence 257 historique de la ville où le narrateur ne met jamais les pieds et qu ’ il ne voit qu ’ à distance pendant un vol ne peut que frapper. La structure du roman souligne un vide au centre aussi bien de la ville que du texte. Le roman se compose de quinze parties subdivisées en séquences isolées, chacune agencée autour d ’ un lieu particulier à Berlin. Le fil chronologique de la narration faisant office de seul lien entre elles, le roman apparaît comme un assemblage de fragments narratifs. Cette structure textuelle contribue à l ’ image d ’ une ville décousue et hétéroclite, réminiscence du Berlin-archipel de Mertens. En même temps, la narration reproduit la bipartition qui caractérisait la ville avant la chute du mur. Les personnages principaux que le narrateur introduit dans la première moitié du roman - sa femme Delon, ses voisins les Drescher, le directeur de la fondation Mechelius, et son ami américain John Dory - reviennent tous dans la seconde partie. 9 Audelà du récit fragmentaire, cette narration en diptyque renforce donc l ’ idée que le roman autant que la ville sont dépourvus de centre. Sans c œ ur historique - et n ’ étant pas au c œ ur du récit - Berlin, pourtant toujours présent, reste sans passé ni caractère dans La Télévision. Cet aspect falot semble être à l ’ origine d ’ une distance vis-à-vis de la ville que le narrateur cache à peine. Après tout, c ’ est le hasard d ’ une bourse qui l ’ a mené à Berlin. Pour poursuivre son étude «l ’ idéal eût été Munich» (ibid.: 15). L ’ autre source de cette distance émotionnelle est un espace architectural et urbain à la fois immense et désert qui domine l ’ expérience de la ville. Le musée de Dahlem, pourtant le seul endroit où le narrateur connaît un moment de «plénitude» et de «cohérence» en contemplant une peinture de Dürer (ibid.: 188), lui donne le sentiment de se trouver au sein d ’ un «siège d ’ organisation internationale» à cause des «grands espaces vides et impersonnels» du «vaste complexe muséographique» (ibid.: 184sq.). La même impression s ’ installe quand le narrateur se rend à l ’ aéroport de Tempelhof: «Il n ’ y avait personne dans le grand hall des arrivées, à la fois gigantesque salle d ’ attente et salle d ’ enregistrement des rares vols en partance» (ibid.: 206). Cette morne atmosphère atteint son comble avec la visite d ’ Ahrensfelde un dimanche: à la sortie d ’ une station de train dont le quai est «absolument désert», le narrateur se retrouve au milieu d ’ une immense avenue aux allures indiscutablement moscovites, où ça et là, parmi des terrains bosselés, s ’ élevaient des concentrations d ’ immeubles uniformément gris. Il n ’ y avait pas un être humain à plusieurs kilomètres à la ronde, pas un kiosque à journaux, pas un commerce, pas de café, pas d ’ école. Pas un chat, pas un skin. (ibid.: 160) 9 Pour la distribution presque symétrique dans les deux moitiés du roman des épisodes centrés sur les différents personnages voir Toussaint 2002 pour Delon 10sqq. et 206sqq., les Drescher 23sqq. et 146sqq., Mechelius 58sqq. et 201sqq., et John Dory 106sqq. et 158sqq. 258 Marcus Keller Faisant écho à ses confrères des années vingt, Toussaint met l ’ accent sur une ville dépeuplée, surtout en dehors des quartiers de Berlin-Ouest. Mais il remplace le dédain et l ’ ennui prépondérants chez les auteurs belges de l ’ entre-deux-guerres ainsi que la compassion de Mertens pour une ville meurtrie par un ton à la fois moqueur et bienveillant. «Pas un chat, pas un skin»: cette phrase elliptique à la fin du passage suffit à rappeler la présence des jeunes d ’ extrême-droite dans certains quartiers berlinois tout en soulignant que leur absence est la preuve la plus saillante d ’ un environnement urbain désolé. En même temps, le narrateur arrive à ridiculiser les skinheads en les mettant sur un pied d ’ égalité avec le chat proverbial. Les skins ne sont pas les seuls Berlinois visés par l ’ ironie du narrateur. En effet, s ’ il rencontre des autochtones dans cette ville en principe déserte, il s ’ agit presque toujours des personnages caricaturaux, correspondant à des stéréotypes qui, dans leur ensemble, créent une atmosphère petite-bourgeoise, provinciale et étouffante qui plane sur le Berlin de Toussaint. Les noms propres bien allemands sont programmatiques dans ce sens, qu ’ il s ’ agisse des voisins Uwe et Inge Drescher ou de la famille d ’ Ursula Schweinfurth. Les premiers incarnent le cliché d ’ un couple médiocre à tous les égards, offrant du café soluble au narrateur qu ’ ils ont invité uniquement pour lui donner des instructions quant à l ’ arrosage de leurs plantes pendant qu ’ ils passeront leurs vacances sur la côte belge. Le narrateur fait preuve non seulement d ’ humour, mais aussi d ’ autodérision quand, à leur retour, il apprend après coup la destination de ses voisins: «Je n ’ en revenais pas. Les Drescher avaient passé leurs vacances à Knokke-Le Zoute (ils en revenaient à l ’ instant) » (ibid.: 148). Le fait d ’ avoir choisi de se rendre dans ce qui est fort probablement le pays natal du narrateur ne semble qu ’ ajouter à l ’ image profondément banale et ridicule de ce couple berlinois. 10 Le décrivant comme froid (ibid.: 23) et maladroit (ibid.: 147), le narrateur ne manque pas de préciser qu ’ Inge est une femme «très maîtresse de la maison» (ibid.: 24) tandis que son mari révèle un esprit mesquin par la manière dont il organise le coffre de sa voiture - «dans un ordonnancement très précis de sacs et de valises» (ibid.: 147) - et par son affection pour «un vieux caoutchouc aux belles feuilles sombres» (ibid.: 26) dans son bureau. Les moqueries du narrateur envers les Drescher et autres Berlinois ne naissent pourtant jamais d ’ un sentiment de supériorité culturelle ou même nationale comme l ’ indique sa consternation concernant la station balnéaire belge. S ’ il brocarde la médiocrité de ses voisins, il sait qu ’ il n ’ en est pas exempt non plus, partageant la même vie, du moins temporairement. N ’ est-il pas aussi nu et ridicule que les autres baigneurs au bord du Halensee quand il se 10 Les signes qui indiquent l ’ identité belge du narrateur sont rares: ses parents vivent à Bruxelles (Toussaint 2002: 44), il sait un peu de néerlandais (ibid.: 82) et parle des «pistolets» (ibid.: 141) au lieu des petits pains. Entre l ’ insolite et l ’ indifférence 259 retrouve par hasard devant le directeur de la fondation allemande à laquelle il doit sa bourse, Hans Heinrich Mechelius, 11 quand celui-ci se promène en compagnie de Cees Nooteboom, doyen des auteurs néerlandophones contemporains? Ce détail insolite du quotidien berlinois attire plus que d ’ autres l ’ attention du narrateur et atténue sa distance émotionnelle sans pourtant la transformer en une affection plus profonde pour la ville. Ainsi, grâce au narrateur, le lecteur découvre que la capitale allemande dispose d ’ une plage nudiste en plein milieu urbain avec ses «trois à quatre cents personnes, pour la plupart nues, pren[ant] le soleil allongées ou assises en tailleur, un mouchoir sur la tête» (ibid.: 50). Les Berlinois, quand ils sont dûment vêtus, manquent de chic urbain, paraissent démodés et provinciaux ou sont aussi froids et fades que la ville elle-même, qu ’ il s ’ agisse des patients du docteur von M. - personnes «un peu ternes et ennuyeuses, avec des lodens et des. . . n œ uds papillons» (ibid.: 110sq.) - , d ’ une vieille dame au «bonnet fleuri» qui sert au narrateur de «petit îlot de stabilité» (ibid.: 138) pendant ses sorties à la piscine, ou d ’ une prostituée au coin du Café Einstein qui manque de tout érotisme avec son «petit blouson riquiqui en cuir rouge d ’ une froideur clinique décourageante» (ibid.: 119). Comble de l ’ ironie, le narrateur met les chaussettes blanches à propos desquelles il remarque sur le mode, déjà évoqué, de l ’ autodérision: «J ’ avais agrémenté ce soir mes chaussures bateau, qui se portent en général les pieds nus, d ’ une paire de chaussettes blanches afin de leur donner une petite touche de couleur locale. Je devais faire tout à fait Berlinois à présent» (ibid.: 112). Comme nous l ’ avons déjà mentionné, exceptés ces Berlinois anonymes et pour la plupart ridicules, le lecteur ne rencontre que les Drescher côté ouest et, conformément à la structure bipartite du roman, les Schweinfurth, leurs homologues du côté est. Si l ’ appartement et le style de vie des Drescher sentent le provincialisme et l ’ étroitesse d ’ esprit, l ’ atmosphère chez les Schweinfurth un dimanche matin ne pourrait être plus lugubre et déprimante. Les «pantoufles» (ibid.: 163) du père d ’ Ursula Schweinfurth et la «robe de chambre en mousseline synthétique bleuâtre» (ibid.: 164) de sa mère n ’ échappent pas moins à l ’ attention du narrateur que les «housses en plastique transparent», la «collection de poupées folkloriques de taille réduite» et les «mignonnettes d ’ alcool vides» (ibid.: 163). Par l ’ énumération de ces détails insolites parmi bien d ’ autres, le narrateur transmet et cristallise la banalité profonde de cet environnement privé. En même temps, il continue 11 En 1993, Toussaint a séjourné à Berlin dans le cadre d ’ une bourse du Berliner Künstlerprogramm du DAAD (Office allemand d ’ échanges universitaires). Le directeur de ce programme artistique était à l ’ époque Joachim Sartorius, dont Mechelius est le double fictif. 260 Marcus Keller à développer le thème de l ’ absence de beauté qui caractérise le Berlin de La Télévision, contribuant au manque d ’ affection du narrateur pour la ville. La visite chez la famille d ’ Ursula fournit encore une autre clé pour expliquer pourquoi le narrateur garde une distance moqueuse vis-à-vis de Berlin: après avoir délaissé son appareil de télévision, la ville assume de plus en plus le statut d ’ un programme télévisé permanent. La structure fragmentée du roman renforce l ’ effet d ’ assimilation de l ’ expérience de l ’ espace urbain à une sorte de zapping. La représentation de Berlin se lit comme une suite des images et des personnages contrôlée par le narrateur qui, dans un sens métaphorique, détient le même pouvoir que, concrètement, Monsieur Schweinfurth exerce dans sa salle de séjour grâce à sa télécommande: je n ’ avais nullement l ’ intention d ’ aller lui disputer son sceptre [. . .] je pouvais ajouter les images de mon choix et me composer le programme que je voulais, je n ’ avais qu ’ à laisser glisser mon regard de fenêtre en fenêtre pour changer de chaîne, m ’ arrêtant un instant sur tel ou tel programme, telle série ou tel film. (ibid.: 169) Si, dans cette scène, les postes de télévision allumés dans l ’ immeuble d ’ en face permettent au narrateur de changer de programme à son gré, l ’ accent mis sur les fenêtres des voisins ne suggère-t-il pas que, même si les appareils étaient éteints, chaque appartement et la vie des voisins à l ’ intérieur s ’ apparenteraient aisément à un reality show que le narrateur-spectateur peut consommer selon son goût? Cet épisode du regard télévisé sur les voisins des Schweinfurth conduit le narrateur à penser que «c ’ était pourtant comme ça que la télévision nous présentait quotidiennement le monde, fallacieusement, en nous privant, pour l ’ apprécier, de trois des cinq sens» (ibid.: 170). Le même constat vaut pour la représentation de la ville: à l ’ exception de quelques odeurs, 12 le Berlin de Toussaint est une ville vue et non pas sentie. Parmi les exemples les plus frappants de ce regard détaché que le narrateur porte sur la ville, comme s ’ il regardait une chaîne quelconque sans grande émotion, on peut citer le vol sur le centre (ibid.: 178sqq.) et ses trajets en taxi ou en impériale: ramenant son fils à l ’ école, «nous nous installions rituellement au premier étage de l ’ autobus et nous regardions les rues de Berlin» (ibid.: 213). Si ces regards à travers divers écrans quasi-télévisés suggèrent que l ’ expérience de la ville n ’ est qu ’ un programme parmi d ’ autres, le narrateur lie plus directement la télévision et la ville vers la fin du roman. Après l ’ achat d ’ un nouveau poste de télévision, «dans le taxi qui me reconduisait à la maison, la grosse boîte d ’ emballage du téléviseur sur mes genoux, je regardais avec mélancolie les rues de Berlin 12 Le narrateur évoque les odeurs pour souligner encore plus le caractère renfermé des espaces qu ’ il fréquente: sans surprise, chez les Schweinfurth «cela sentait un peu le beurre cuit et l ’ aigre. . . la transpiration, le survêtement tiède» (Toussaint 2002: 163). Dans le musée «régnait une odeur de vieux bois et de cire» (ibid.: 187). Entre l ’ insolite et l ’ indifférence 261 défiler à côté de moi par la vitre (je m ’ étais laissé tenter par un petit poste portable)» (ibid.: 217). L ’ émotion qui saisit le narrateur n ’ est donc nullement due à la ville, qu ’ il laisse défiler une dernière fois, mais à l ’ échec que représente l ’ achat d ’ un autre téléviseur. Il se rend compte que non seulement il reprendra son habitude de regarder «ce flux d ’ images [. . .] dirigées aveuglément sur tout le monde» (ibid.: 19), mais qu ’ en fait il ne l ’ avait jamais abandonnée, du moins à en juger par la narration. Au fil du roman, celle-ci construit Berlin de plus en plus comme un objet télévisé et transforme le lecteur en téléspectateur. La remarque du narrateur selon laquelle son esprit est «aussi peu stimulé en même temps qu ’ autant sollicité» (ibid.: 22) en regardant la télé vaut également pour Berlin. S ’ il constate qu ’ il demeure «essentiellement passif en face de la télévision» à cause de ce manque de stimulation, ne peut-on pas faire la même observation quant à son expérience de la capitale allemande? Aussi le passage que l ’ on vient de citer lie-t-il finement les trois grands thèmes du roman: à la fin de l ’ été, l ’ achat d ’ un nouveau téléviseur marque un échec qui n ’ en est pas un non seulement parce que le narrateur n ’ est jamais arrivé à reprendre le travail, mais aussi parce qu ’ il n ’ a jamais pu se défaire d ’ un mode de perception conditionné par la télévision face à la ville qui l ’ entoure. «Sollicitant» autant que le média son esprit par ses bizarreries et le «stimulant» aussi peu par sa banalité, Berlin donne lieu à peu d ’ émotions dans La Télévision. Le Berlin de Gunzig au début des années 2000 ou la froideur d ’ un haut-lieu de la mondialisation La même indifférence vis-à-vis de Berlin, malgré ses côtés insolites que nous avons dégagés dans La Télévision, se retrouve dans Kuru. 13 Dans ce roman de Gunzig, dont trois des quatre parties sont situées dans la capitale allemande au début des années 2000, cette indifférence est pourtant d ’ autant plus frappante qu ’ elle n ’ a rien en commun avec le texte de Toussaint si ce n ’ est le fait que leurs protagonistes passent un séjour malgré eux à Berlin. Si Toussaint a choisi un cadre estival pour son roman, Gunzig transporte ses héros - Katerine, Fred et leurs amis, originaires d ’ une ville non-identifiable - à 13 Kuru, paru en 2005, est le deuxième roman de Gunzig, surtout connu pour ses nouvelles, livres pour la jeunesse et feuilletons pour la presse et la radio belges. Pour son premier roman, Mort d ’ un parfait bilingue (2001), il a reçu le prix Victor-Rossel. Après Kuru, Gunzig a publié deux autres romans: 10 000 Litres d ’ horreur pure (2008) et Manuel de survie à l ’ usage des incapables (2013). Aucune de ses œ uvres, à notre connaissance, n ’ a fait l ’ objet d ’ une critique approfondie. 262 Marcus Keller Berlin pendant un mois de novembre après des événements datant de 2001. 14 Le narrateur insiste à maintes reprises sur les températures glaciales et l ’ atmosphère lugubre, presque apocalyptique, qui règnent sur la ville et désenchantent les visiteurs dès leur arrivée: «Il faisait un froid de mort, un froid de fin du monde» (Gunzig 2008: 132). Ce froid est pourtant la seule sensation qui affecte toute la ville de la même manière. À part cela, le Berlin réunifié de Kuru est de nouveau une ville divisée même si l ’ espace urbain symbolique est esquissé différemment de celui de La Télévision. Tandis que le roman de Toussaint est surtout situé dans l ’ ancien Berlin-Ouest et ignore presque complètement le centre, l ’ histoire de Kuru se joue essentiellement autour de la Friedrichstraße, présentée comme le nouveau c œ ur commercial de la capitale, et dans deux districts de l ’ ancien Berlin-Est. Fermement ancrées dans la topographie réelle de Berlin par de nombreuses références comme la «Kronenstrasse» dans le centre-ville (ibid.: 132) ou la station de S-Bahn «Papestrasse» à Berlin-Schöneberg (ibid.: 136), ces deux sphères symbolisent pourtant un phénomène urbain de la marginalisation comme dans beaucoup d ’ autres métropoles mondialisées tels Paris, Londres ou New York: le centre-ville habité par une élite internationale, est entourée d ’ une périphérie découpée, délaissée et appauvrie. Sans caractère ni charme particuliers, le Berlin fictif de Kuru est une capitale de ce genre et parmi d ’ autres où la jeune génération jet-set, incarnée par Katerine et Fabio, passe pour voir un défilé de mode, comme à Rome ou à New York (ibid.: 36). En son sein, le commerce mondialisé offre les mêmes produits de luxe qu ’ ailleurs autour du globe: «Christian Lacroix, Yves Saint Laurent, Kenzo» (ibid.: 132). À rebours de son air provincial chez Toussaint, le Berlin de Gunzig devient aussi le théâtre de la politique internationale et de sa contestation. Un sommet fictif du G8, tenu dans un grand hôtel d ’ une chaîne américaine, attire une foule altermondialiste, dont font partie Fred et ses copains et qui est paradoxalement aussi mondialisée que les forces qu ’ elle cherche à combattre: le même échantillonnage hétéroclite de l ’ univers altermondialiste, radicaux, sympathisants de la gauche, ouvriers, chômeurs en tout genre, étudiants, paumés, universitaires, anarchistes en noir, punks en rouge et vert (ibid.: 212). La troisième partie du roman traite de la manifestation anti-G8 au c œ ur de Berlin qui s ’ intensifie et durant laquelle Fred et ses amis subissent la violence des forces de l ’ ordre. L ’ agression et la brutalité font donc partie de l ’ atmos- 14 Gunzig évoque le sommet du G8 à Gênes qui a eu lieu en juillet 2001 (Gunzig 2008: 44) et fait allusion à la faillite de l ’ entreprise américaine Enron en décembre de la même année (ibid.: 50) sans pourtant respecter l ’ ordre chronologique de ces événements ni indiquer l ’ année. Le même flou plane sur la ville qu ’ habitent les protagonistes du roman. Un indice laisse penser à Bruxelles puisque Fabio, mari de Katerine, est employé «chez ces pourris du Parlement européen» (ibid.: 38). Entre l ’ insolite et l ’ indifférence 263 phère que Gunzig prête à la capitale allemande, mais elles sont temporaires et engendrées par des raisons extérieures; elles ne sont pas inhérentes à la ville, et ne parviennent pas à supplanter le désintérêt de Fred et Katerine pour ce lieu. Après tout, Fred, entraîné par ses amis dans une action altermondialiste, débarque à Berlin - «ville qu ’ il ne voulait pas connaître» (ibid.: 86) - à contrec œ ur, de même que sa cousine Katerine, qui s ’ y rend sur l ’ initiative de son mari Fabio, souffrant d ’ éjaculation précoce, pour se faire soigner en couple dans la clinique du «Doktor Heinz, l ’ Einstein de l ’ éjaculation» (ibid.: 117). Par son nom et sa spécialisation, ce dernier fait partie des Berlinois insolites qui ont les faveurs de Toussaint comme de Gunzig, bien que celui-ci ait moins de scrupules à user de clichés pour produire des effets comiques. Le sexologue Heinz est une caricature de Magnus Hirschfeld que le docteur évoque lui-même (ibid.: 155), rappelant que, pendant les années vingt, Berlin était une ville réputée pour ses universités et chercheurs, dont Einstein et Hirschfeld. L ’ autre Berlinois caricatural, Heinrich Müller, est un ex-agent de la Stasi vivant dans «un quartier sinistre, aux rues défoncées et aux maisons crasseuses» (ibid.: 207) de la banlieue est. Il incarne l ’ envers du Berlin mondialisé et son passé communiste oppressif. Si ces deux personnages aux noms bien allemands servent à rappeler certains chapitres historiques de la ville aux jeunes protagonistes, ces derniers restent profondément détachés et ne perçoivent Berlin qu ’ en surface, qu ’ il s ’ agisse avec Katerine des vitrines resplendissantes des magasins chics ou des districts de l ’ ancien Berlin-Est «du genre que Fred détestait: du froid, de la crasse, une odeur de moisi et une odeur de pisse» (ibid.: 119). Cette sensation est partagée par son ami Paul: «ce pays n ’ est vraiment pas accueillant, il fait froid [. . .] on mange mal, on dort mal et les toilettes [. . .] sont parmi les plus crasseuses» (ibid.: 122). Par moments, donc, l ’ indifférence générale des protagonistes pour Berlin, ses habitants et son histoire confine au dégoût et au mépris. Le panorama des (non-)émotions produites par Berlin serait pourtant incomplet sans l ’ enthousiasme et la libération qu ’ éprouve Fabio, le personnage sur lequel le roman s ’ attarde le moins: pour le guérir, le docteur Heinz le fait séduire par un de ses assistants et aide Fabio à prendre ainsi conscience de son homosexualité. Contrairement à tous les autres jeunes protagonistes venus à Berlin et déçus par ce qu ’ ils ont trouvé, Fabio est «bien, vraiment bien» (ibid.: 264) dans la ville où il peut «sortir, exciter des mecs, s ’ en brancher un» (ibid.) et vivre sa sexualité. Néanmoins, à part ce rare épanouissement de Fabio et les moments de dégoût vécus par Fred, le Berlin de Kuru évoque aussi peu d ’ émotions chez les protagonistes de Gunzig que chez le narrateur de Toussaint. Dans ces textes contemporains belges, la capitale allemande reste un lieu distant et bizarre, sans âme, incapable d ’ envoûter les protagonistes au-delà d ’ un intérêt pour des caractéristiques ou des personnages insolites. Tandis que, chez Toussaint, 264 Marcus Keller le ton comique du narrateur révèle, derrière la distance émotive, une certaine bienveillance pour la ville, dans Kuru cette même distance tend au mépris. Réminiscence de celui des années vingt, ce mépris est pourtant relativisé par le ton sarcastique qui imprègne tout le roman et ne vise pas seulement Berlin. Au tournant du XXI e siècle, La Télévision et Kuru perpétuent donc le comportement distant que nous trouvons déjà chez les auteurs belges du début du XX e siècle. Cette persistance est d ’ autant plus remarquable si l ’ on considère les énormes transformations que la ville a subies depuis 1900, surtout après la chute du mur. 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Dabei nimmt sie bewusst in Depuis 1989, nombreux sont les auteurs francophones qui viennent séjourner à Berlin. C’est le cas notamment de Cécile Wajsbrot, Jean-Philippe Toussaint, Régine Robin, Marie NDiaye, Jean-Yves Cendrey, Sophie Calle, Mathieu Trautmann, Edgar Morin et Oscar Coop-Phane. Ils perçoivent l’architecture moderne, l’omniprésence de l’histoire et de ses fantômes, mais sont également sensibles à la « douceur de Berlin » (Christian Prigent) et aux hétérotopies de cette ville. À la lumière des concepts d’espace, de mouvement et d’émotion, ce volume collectif entreprend une première analyse systématique de cette « littérature contemporaine emberlinisée » (Pierre Assouline) qui témoigne des différentes perceptions de Berlin à travers le regard étranger et ouvre un nouveau chapitre de l’histoire littéraire du XXI e siècle.