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S'exprimer autrement : poétique et enjeux de l'allégorie à l'Âge classique

2016
978-3-8233-7935-5
Gunter Narr Verlag 
Marie-Christine Pioffet
Anne-Elisabeth Spica

Le présent recueil offre dix-huit contributions présentées lors du colloque du Centre International de Rencontres sur le 17e siècle tenu à l'Université York de Toronto en mai 2014 sur le thème de l'allégorie. La publication d'un tel collectif s'imposait, puisque le Grand Siècle marque sans aucun doute l'âge d'or de l'allégorie, au point où Francois Hédelin, dit l'abbé d'Aubignac, songe à fonder une Académie des Allégories pour rivaliser avec l'Académie francaise. Les auteurs examinent la pratique de l'allégorie sous ses multiples formes ou ses différents supports (emblèmes, almanachs, peintures, iconographie, historiographie, fables, fiction narrative, théâtre, prédication, pamphlets), mais aussi les écrits qui théorisent sur les codes artistiques ou littéraires et leurs interprétations.

BIBLIO 17 M arie-Christine Pioffet / Anne-Élisabeth Spica (éd.) S’exprimer autrement : poétique et enjeux de l’allégorie à l’Âge classique S’exprimer autrement : poétique et enjeux de l’allégorie à l’Âge classique BIBLIO 17 Volume 212 · 2016 Suppléments aux Papers on French Seventeenth Century Literature Collection fondée par Wolfgang Leiner Directeur: Rainer Zaiser Biblio 17 est une série évaluée par un comité de lecture. Biblio 17 is a peer-reviewed series. S’exprimer autrement : poétique et enjeux de l’allégorie à l’Âge classique XIII e colloque du Centre International de Rencontres sur le 17 e siècle Université York, Toronto, 8-10 mai 2014 Études présentées et éditées par Marie-Christine Pioffet et Anne-Élisabeth Spica Information bibliographique de la Deutsche Nationalbibliothek La Deutsche Nationalbibliothek a répertorié cette publication dans la Deutsche Nationalbibliografie; les données bibliographiques détaillées peuvent être consultées sur Internet à l'adresse http: / / dnb.dnb.de. Image de couverture tirée de Nucleus Emblematum de Gabriel Rollenhagen, 1611, p. 5, coll. particulière. © 2016 · Narr Francke Attempto Verlag GmbH + Co. KG Dischingerweg 5 · D-72070 Tübingen Das Werk einschließlich aller seiner Teile ist urheberrechtlich geschützt. Jede Verwertung außerhalb der engen Grenzen des Urheberrechtsgesetzes ist ohne Zustimmung des Verlages unzulässig und strafbar. Das gilt insbesondere für Vervielfältigungen, Übersetzungen, Mikroverfilmungen und die Einspeicherung und Verarbeitung in elektronischen Systemen. Gedruckt auf chlorfrei gebleichtem und säurefreiem Werkdruckpapier. Internet: www.narr.de E-Mail: info@narr.de Printed in Germany ISSN 1434-6397 ISBN 978-3-8233-6935-6 Table des matières M ARIE -C HRISTINE P IOFFET Remerciements ............................................................................................ vii M ARIE -C HRISTINE P IOFFET ET A NNE -É LISABETH S PICA Présentation : Grandeurs et décadence de l’allégorie ................................... ix Figures, images et emblèmes A NNE -É LISABETH S PICA L’allégorie, « figure et image » ....................................................................... 3 E MMANUEL F AURE -C ARRICABURU La domination de l’allégorie en peinture : les ambivalences d’un mode de représentation transgénérique ................... 29 S OHPIE T ONOLO L’allégorie, en image et en texte, dans les almanachs d’époque Louis XIV conservés à la Bibliothèque de l’Institut de France (1645-1690) ...................................................................................................... 49 C HRISTINE M C C ALL P ROBES « Vita Virtutis Expers Morte Peior » : le fonctionnement de l’allégorie dans l’emblématique chez Jean-Baptiste Chassignet et Jean-Jacques Boissard ................................................................................. 65 Fables allégoriques et allégorie de la fable A URÉLIA G AILLARD Fable et allégorie à la fin du XVII e siècle ou « comment on doit suppléer au manquement du sujet » (Poussin) » .......................................... 77 C ÉLINE B OHNERT Mythologiæ / Mythologie : l’allégorie fabuleuse selon Natale Conti et Jean Baudoin.................................................................................. 91 S ARA P ETRELLA Jean Baudoin et la réception des mythographies au XVII e siècle............... 105 Table des matières vi M ARIE -A NGE C ROFT Ésope à la Cour (1701) d’Edme Boursault : allégories et clefs historiques ......................................................................................... 123 Méditations morales ou bibliques M AX V ERNET « Les humbles, pour qui je besogne […] » : comment Jean-Pierre Camus expose la conception post-tridentine de l’allégorie.................................... 137 C HARLES -O LIVIER S TIKER -M ÉTRAL L’amour-propre : de l’allégorie à la réflexion morale ................................ 151 G ILLES D ECLERCQ « Théâtre est un palais voûté ». Un cas d’écriture allégorique chez Racine : le récit de Thésée aux Enfers............................. 163 R AINER Z AISER Le sacré et le profane de l’allégorie biblique dans Esther de Racine................................................................................. 185 Diverses figurations du Moi et de l’Autre F RANCIS A SSAF Louis XIV, sa propre allégorie ? ............................................................... 199 P IERRE R ONZEAUD Usages polémiques de l’allégorie en contexte pamphlétaire : les Mazarinades ........................................................................................ 215 F RANÇOISE P OULET Sens littéral et sens caché dans les histoires comiques de Charles Sorel : pour une allégorèse méthodique et critique................. 227 J EAN L ECLERC L’allégorie à l’épreuve de la raison et du ridicule : l’exemple des œuvres burlesques des frères Perrault ............................... 241 M YRIAM M ARRACHE -G OURAUD La plume des Amériques en son histoire allégorique ............................... 253 A NDREAS M OTSCH De l’allégorie ethnographique à l’ethnographie allégorique : le cas de l’Amérique ................................................................................. 271 Remerciements M ARIE -C HRISTINE P IOFFET (U NIVERSIT É Y ORK ) C’est pour nous un agréable devoir d’exprimer notre dette envers le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, la Faculté des Arts libéraux et des Études professionnelles de l’Université York, le Département d’études françaises du même établissement, ainsi que le Centre International de Rencontres sur le 17 e siècle qui, par leurs subsides et soutien, ont facilité la tenue du colloque et la publication des Actes. La préparation du présent recueil a également bénéficié de la contribution financière du Programme pluridisciplinaire de recherche « Mémoire des Arts et des Lettres » dirigé par Gilles Declercq. Que tous ces organismes et partenaires trouvent ici l’expression de notre profonde gratitude. Nos remerciements s’adressent également aux membres du comité scientifique, soit Norman Buford, Françoise Lavocat, Pierre Ronzeaud, Anne- Élisabeth Spica et Grégoire Holtz, ainsi qu’aux évaluateurs externes pour leur précieuse relecture des textes soumis, sans oublier bien sûr nos assistants de recherche, Richard Spavin, Priti Tripathi, Tatiana Selepiuc, qui ont participé à l’organisation de l’événement, et surtout Stéphanie Girard qui a effectué la dernière révision linguistique de chacune des études. Présentation : Grandeurs et décadence de l’allégorie M ARIE -C HRISTINE P IOFFET (U NIVERSITÉ Y ORK ) A NNE -É LISABETH S PICA (U NIVERSITÉ DE L ORRAINE - C ENTRE É CRITURES ) L’allégorie, depuis Platon et les stoïciens, est « un élément fondamental de la pensée en Occident », selon la formule d’Agnès Guiderdoni 1 . Mode d’interprétation des récits sacrés autant que figure expressive également prisée au Moyen Âge et à la Renaissance pour illustrer des réalités abstraites, voire spirituelles ou théologiques, l’allégorie, à l’aube du classicisme, ravive la tradition de l’énigme et de l’ambiguïté sémantique, modulant toutes les formes de l’art. Peinture, roman, théâtre, pamphlets, satires, histoire, prédications, iconographie, emblèmes, fables, apologues, cartes, il n’est guère de forme qui échappe à cette vogue, de plus en plus envahissante, en un siècle où les déclinaisons de la pensée figurée structurent en profondeur l’horizon collectif de la réception des œuvres. Pour faire nôtre la belle formule de Marc Fumaroli, « [l’]homo rhetoricus est tout simplement l’homo symbolicus en action 2 ». Loin d’être indifférente, l’invasion de l’expression allégorique correspond à une volonté de renouveler le langage, tant verbal que visuel. Au XVII e siècle, l’allégorie est à tel point ancrée dans les mentalités qu’il est difficile de trouver un auteur qui n’ait pas exploité les ressorts de cette figure de pensée. Son caractère oblique innerve les champs de la rhétorique, de la peinture et de la philosophie. Les écrits viatiques et historiques, comme la plupart des œuvres de l’époque, répondent bien au paradoxe identifié par Michel de Certeau : en même temps qu’ils se conforment en apparence aux « lois [...] d’une mise en scène scientifique », ils exploitent un 1 « Modes de penser allégoriques au début du XVII e siècle au service des sciences : dire et masquer la nouveauté », dans Anne Rolet (dir.), Allégorie et symbole : voies de dissidence ? (De l’Antiquité à la Renaissance), Rennes : Presses universitaires de Rennes, coll. « Interférences », 2012, p. 422. 2 Marc Fumaroli, L’Âge de l’éloquence : rhétorique et « res literaria », de la Renaissance au seuil de l’époque classique, Paris : Albin Michel, 1994, préface, p. II. Marie-Christine Pioffet / Anne-Élisabeth Spica x art d’exprimer en demi-teintes « où l’allégorie joue un rôle décisif et consiste à dire une chose » en feignant de « dire autre chose » 3 . Affiliée à celle du symbole, la nature de l’allégorie, comme celle de toutes les notions littéraires, se reflète à travers le lexique. Le mot français « allégorie » comporte les mêmes valeurs que le lexème grec et son calque latin, d’où il provient. C’est pourquoi un retour sur l’étymologie s’impose. La racine du verbe grec allêgorein, « interpréter allégoriquement » aussi bien que « parler par figures » 4 , formé de allos (c’est-à-dire « autre ») et agoreuein (c’est-à-dire « parler » 5 ), qui renvoie à une « parole différente 6 », trahit cette volonté d’affranchissement de la langue utilitaire. L’allégorie, originellement, c’est d’abord une autre manière de dire ou de lire, la production ou la réception d’un énoncé qui se démarque par rapport au discours usuel. Sur ce premier sens d’« allégorie » vient encore se greffer une signification dérivée tirée de l’étymon latin allegoria, employé par Cicéron puis Quintilien comme synonyme d’inversio, la figure de style qui consiste à dire une chose et à en signifier une autre par les mêmes mots 7 : elle désigne un « discours métaphorique 8 » et spécifie du même coup la nature de cette démarcation. Poursuivons l’enquête sémantique : Jean Nicot, à l’orée du Grand Siècle, ignore le mot « allégorie » dans son Thresor de la langue françoyse (1606) ; il ne figure pas non plus dans la nomenclature du Dictionnaire étymologique de Ménage. En revanche, Randle Cotgrave le recense en 1611 9 , ainsi que l’ad- 3 Michel de Certeau, L’écriture de l’histoire, Paris : Gallimard, 1975, pp. 144 et suiv. 4 Henri Estienne, Thesaurus linguae graecae, révision 1829, éd. anast. M. Costagliola (dir.), Naples : La scuola di Pitagora editrice, 2008, s.v. « allêgorein », I, 1521a ; Liddell and Scott, A Greek-English Lexicon, éd. 1996, s.v. « ἀ λλ γ » (allêgoréô), 69a. 5 FEW, allegoria 24, 329a. 6 Voir à ce propos l’entrée « allégorie » dans Alain Rey (dir.), Dictionnaire historique de la langue française, Paris : Dictionnaires Le Robert, 1994. 7 « Aliud verbis, aliud sensu ostenditur » (Quintilien, Inst. Orat. VIII, 6, 14 ; voir Egidio Forcellini, Totius latinitatis lexicon, éd. revue et augmentée par G. Furlanetto, 1858-1875, s.v. « allēgŏrĭă », I, 205b). 8 Id. 9 Cette première attestation lexicographique n’exclut bien évidemment pas les emplois antérieurs. « Allégorie » et ses dérivés sont bien présents dans l’ancienne langue sous les divers sens ici recensés. Voir le Dictionnaire du Moyen Français (DMF), s.v., en ligne sur le site de l’ATILF (Analyse et Traitement Informatique de la Langue Française, UMR CNRS et Université de Lorraine), renvoyant au Supplément du Godefroy et à l’Anglo-Norman Dictionary ; voir Huguet, s.v. « allegorier », « allegorifique » et « allegorizeur ». Présentation : Grandeurs et décadence de l’allégorie xi jectif « allegorique » et le verbe « allegoriser » 10 , de même que Furetière, qui ajoute le substantif « allegoriste » et l’adverbe « allegoriquement » 11 . La définition consignée par ce dernier, attestant que le terme est désormais passé dans l’usage courant, concilie les étymons grec et latin : « [f]igure de Rhetorique, qui est une metaphore continuée, quand on se sert d’un discours qui est propre à une chose pour en faire entendre une autre ». Aux sens dérivés du latin et du grec s’ajoute vers la fin du XVII e siècle l’acception selon laquelle « allégorie » désigne « une narration dont tous les éléments organisent un contenu différent 12 », intégrant aux dictionnaires, mais sans plus y référer, une pratique de longue date attestée dans la littérature médiévale 13 . Par-delà cette apparente polysémie, les multiples significations du mot se rejoignent, puisque la manière détournée de s’exprimer repose sur l’usage plus ou moins complexe des effets de similitude. D’abord jumelées par Quintilien 14 , les notions d’ironie et d’allégorie se distinguent nettement dans l’esprit des rhéteurs de l’Âge classique. La représentation allégorique implique non seulement une cohérence et une continuité figuratives, mais encore une recherche formelle propice au renouvellement de l’éloquence. Elle est synonyme d’ingéniosité scripturale ou picturale. Elle permet à la fiction réputée frivole d’acquérir ses lettres de noblesse. Le XVII e siècle marque sans aucun doute l’âge d’or de l’allégorie à l’époque moderne, au point où François Hédelin, dit l’abbé d’Aubignac, songe à fonder une « Académie des Allégories 15 » pour rivaliser avec l’Académie française. L’importance de ce mode de pensée se traduit aussi par la publication d’inventaires et d’ouvrages de référence. Cesare Ripa élabore en 1593, avec la première édition de son Iconologie, une sorte de dictionnaire des personnifications allégoriques, plusieurs fois enrichi et réédité au cours du siècle suivant ; sans doute la traduction la plus diffusée en a-t-elle été 10 Randle Cotgrave, A Dictionarie of the French and English Tongues, Columbia (S.C.) : University of South Carolina Press, 1950 [reprod. de l’éd. de Londres : Adam Islip, 1611]. 11 Le Dictionnaire Universel d’Antoine Furetière, éd. Alain Rey, Paris : Le Robert, 1978 [1690], s.v. « allégorie ». 12 A. Rey (dir.), Dictionnaire historique de la langue française, op. cit., s.v. « allégorie ». 13 Voir Paul Zumthor, « Allégorie et allégorèse », dans Le masque et la lumière, la poétique des grands rhétoriqueurs, Paris : Seuil, 1978, pp. 78-94 ; Pierre-Yves Badel, « Le poème allégorique », dans Daniel Poirion (dir.), La littérature française aux XIV e et XV e siècles, Heidelberg : C. Winter, 1988, pp. 139-160. 14 « Quintilien fait de l’ironie une forme de l’allegoria » (Jean-François Thomas, « Le mot latin allegoria », dans Brigitte Pérez-Jean et Patricia Eichel-Lojkine (dir.), L’allégorie de l’Antiquité à la Renaissance, Paris : H. Champion, 2004, p. 78). 15 Voir à ce sujet Georges Couton, Écritures codées. Essais sur l’allégorie au XVII e siècle, Paris : Klincksieck, 1991, pp. 164 et suiv. Marie-Christine Pioffet / Anne-Élisabeth Spica xii assurée par Jean Baudoin, qui reprend le projet. Comme celui de d’Aubignac, le nom de Jean Baudoin est indissociable de l’allégorie. Songeons à sa traduction commentée des Fables d’Esope Phrygien traduites et moralisées, parue en 1631, ainsi qu’à son Recueil d’emblèmes divers avec des discours moraux, philosophiques et politiques (1638), réédité et amplifié en 1675. De nombreux répertoires, à l’époque pré-moderne, déclinent à l’envi, en textes et en images, la matière symbolique : outre celui de Ripa ou celui de son imitateur Ricci pour le domaine sacré 16 , on pourra songer aux traductions et adaptations des Hiéroglyphiques d’Horapollon comme celles de Ricciardi, Dinet ou Caussin 17 , jusqu’à leur plus ample déploiement avec le Mondo simbolico du P. Picinelli 18 ; on pourra explorer le fascinant Speculum veritatis occultae proposé aux maîtres, et aux élèves avancés, des collèges jésuites 19 , ou encore la somme testamentaire que livre Claude-François Ménestrier, le fameux auteur de L’Art des emblèmes (1662), avec sa Philosophie des images 20 , préludant aux derniers grands dictionnaires en la matière 21 . Lié à la figuration biblique, le langage oblique se révélait si 16 Geroglifici Morali opera nuova, hora mandata in luce sopra molte virtu da sequirsi, e vitii, da fuggirsi, utile a Predicatori, Oratori, ed altri studiosi [...], Napoli : Gio. Domenico Roncagiolo, 1626. 17 Antonio Ricciardi, Commentaria Symbolica in duos tomos distributa [...] in quibus explicantur Arcana pene infinita Ad mysticam naturalem, et occultam rerum significationem attinentia [...], Venise : Franciscus de Franciscis, 1591 ; Pierre Dinet, Cinq Livres de Hiéroglyphiques, où sont contenus les plus rares secrets de la Nature, et proprietez de toutes choses [...], Paris : J. de Heuqueville, 1614 ; Nicolas Caussin, Electorum symbolorum et parabolarum historicarum syntagmata [...]. Polyhistor symbolicus, electorum symbolorum, et parabolarum historicarum stromata [...], Paris : R. de Beauvais, 1618 (et nombreuses rééditions). 18 Filippo Picinelli, Mondo symbolico o sia Università d’imprese scelte, spiegate, ed illustrate con sentenze, ed eruditioni sacre, e profane [...], Milan : Per lo Stampatore Archiepiscopale, 1653. Cette somme est elle-même augmentée par son traducteur latin Augustin Erath en 1687. 19 Jacob Masen, Speculum Imaginum veritatis occultae, exhibens symbola, emblemata, hieroglyphica, aenigmata, omni, tam materiae, quam formae varietate, exemplis simul ac praeceptis illustratum, Cologne : J. A. Kinckius, 1650 (rééd. 1664 et 1693). 20 La Philosophie des Images, composée d’un ample recueil de devises, et du jugement de tous les ouvrages qui ont été faits sur cette maniere, Paris : R. J. B. de La Caille, 1682- 1683, trad. latine Amsterdam, Janssons-Waesberg, 1695. Voir Anne-Élisabeth Spica, Symbolique humaniste et emblématique. L’évolution et les genres (1580-1700), Paris : H. Champion, 1996, p. 321. 21 Daniel de La Feuillée, Essay d’un dictionnaire contenant la connoissance du monde, des sciences universelles, et particulierement celle des medailles, des passions, des mœurs, des vertus, et des vices [...], Amsterdam : J. van Wesel, 1700 ; Jacob Boschius, Symbolographia sive de Arte Symbolica sermones septem [...]. Sylloge Présentation : Grandeurs et décadence de l’allégorie xiii incontournable pour les prédicateurs catholiques que le janséniste Nicolas Fontaine entreprit de raviver leur imagination par la publication coup sur coup des Symboles de la Bible et d’un Dictionnaire chrétien où sur différents tableaux de la nature l’on apprend par l’Ecriture et les saints Pères à voir Dieu peint dans tous ses ouvrages (Paris, 1691). Tous ces inventaires de symboles montrent à quel point les peintres, auteurs et orateurs étaient enclins à cultiver des rapports d’analogie pour séduire ou persuader. L’allégorie est, durant la première modernité, beaucoup plus qu’une figure ou qu’une manière de s’exprimer, puisqu’elle correspond à l’image du raffinement et du bien-dire. Faisant appel au goût des beaux esprits du temps pour les énigmes et leur décryptage, elle devient à l’âge de l’éloquence, selon l’expression de Marc Fumaroli, une « figure majeure de l’ornatus capable de transporter l’esprit du propre au figuré, d’un ordre du réel, à un autre, de l’inconnaissable au connu, de l’invisible au visible 22 ». La manière de parler tient tout aussi bien de la manière d’être dans l’échange et la conversation. L’engouement pour l’allégorie dépasse de loin les milieux érudits et ceux des doctes théologiens. Ce mode de représentation est encore indissociable de la préciosité 23 . Il suffit de penser à la popularité de la Carte de Tendre et nombre de ses pastiches pour s’en convaincre. Que les cercles galants, épris de recherche langagière, aient trouvé dans l’allégorie un ressort privilégié d’expression pour élever le débat sur l’amour, rien de plus naturel. Perçue comme un exercice de virtuosité langagière, l’allégorie ne pouvait manquer de faire des adeptes parmi les lettrés et les mondains. L’abbé d’Aubignac, dans son Apologie de l’Histoire du Temps, défend non seulement l’originalité de sa création, considérée par certains comme une simple « imitation » de l’esquisse scudérienne, mais élabore aussi dans son plaidoyer une histoire et une poétique de l’allégorie 24 . Quoique plus succinct, l’inventaire dressé par Charles Sorel dans La Bibliotheque françoise, réserve aussi un chapitre aux « Narrations fabuleuses » qui cachent en contrepoint « des veritez imporcelebriorum Symbolorum in quatuor divisa classes sacrorum, Heroïcorum, Ethicorum, et Satyricorum, Bis mille iconibus expressa [...], Augsbourg : J. C. Bencard, 1701. 22 M. Fumaroli, L’Âge de l’éloquence, op. cit., préface, p. VIII. 23 Voir notamment l’article de Jean-Pierre Collinet, « Allégorie et préciosité », Cahiers de l’Association internationale des études françaises, XXVIII, 1 (1976), pp. 103-116. 24 « Lettre d’Ariste à Cleonte, contenant l’Apologie de l’Histoire du Temps : ou la Defense du Royaume de Coqueterie » (1660) de François Hédelin, abbé d’Aubignac, dans Marie-Christine Pioffet (dir.), Dictionnaire analytique des toponymes imaginaires dans la littérature narrative de langue française (1605-1711), Paris : Hermann, 2013, pp. 499 et suiv. Marie-Christine Pioffet / Anne-Élisabeth Spica xiv tantes » 25 . Dressant l’état des lieux, Georges Couton parle à juste titre d’une « génération allégorisante 26 » pour désigner les sujets de Louis XIV. Parce qu’il déploie tout au long du siècle un procédé privilégié de l’éloquence, le cryptage allégorique peut revêtir plusieurs formes, allant du simple déguisement de noms propres jusqu’à l’art de chiffrer au sens archaïque, c’est-à-dire de coder son discours pour n’être entendu que par ceux qui sont d’intelligence. L’encodage peut tendre à l’énigme ou au contraire opter pour la transparence par l’insertion de clefs interprétatives dans les marges ou le péritexte. Alors que l’œuvre de Béroalde de Verville appartient à la première catégorie, laissant le lecteur dans l’incertitude, celle de l’abbé d’Aubignac adopte la démarche didactique facilitant le transfert du sens littéral au figuré. Le même auteur prend soin d’accompagner l’obscur roman Macarise, destiné à faire l’apologie de la sagesse et de la religion chrétienne, d’un abondant péritexte. Pensons à l’« Abbregé de la philosophie des Stoïques avec un Eclaircissement général de cette Histoire, necessaire à tous ceux qui la voudront lire avec plaisir », aux « Observations nécessaires pour l’intelligence de cette allegorie » et au « Discours contenant le caractere de ceux qui peuvent juger favorablement de cette Histoire & tirer quelque advantage des veritez qu’elle enseigne », liminaires du roman, ainsi qu’à l’« Eclaircissement de l’Histoire de Clodomire », qui tient lieu de postface, bref autant de pièces qui fournissent un code de lecture. Par-delà ces nombreuses indications interprétatives, d’Aubignac propose non seulement un déchiffrage « à plus haut sens » de son roman, mais il énonce les principes d’une conception du roman philosophique sise sur un riche héritage qu’il revendique pour réhabiliter sa création 27 . Quelque orientation qu’elle prenne, l’allégorie, trope par excellence de la mixité sémantique, se fonde sur le glissement d’une herméneutique à une autre, la cohabitation de deux isotopies unies dans un rapport analogique plus ou moins explicité. Même si la pratique est généralisée au XVII e siècle, elle ne fait pas que des adeptes. De fait, l’intérêt pour les langages figurés que nous relevions en début de propos est assorti, d’un bout à l’autre du XVII e siècle, d’une réflexion sémiotique longue dont Michel Foucault retraçait naguère les grands moments dans Les mots et les choses. Elle a pour pendant, aiguë dans la seconde moitié du siècle en France, la réflexion sur la « clarté » d’une 25 Charles Sorel, La Bibliotheque françoise, Paris : Compagnie des Libraires du Palais, 1667, chap. IX : « Des Fables et des allégories de Romans », p. 171. 26 G. Couton, Écritures codées, op. cit., p. 155. 27 Voir à ce sujet Marie-Christine Pioffet, « Esquisse d’une poétique de l’allégorie à l’âge classique : la glose de l’abbé d’Aubignac », Études littéraires, 43, 2 (été 2012), pp. 109-128. Présentation : Grandeurs et décadence de l’allégorie xv langue sans figures 28 . L’allégorie sous toutes ses formes, nouveau Janus, offrait les meilleurs comme les pires exemples d’oblicité selon le point de vue adopté. Si François de Sales invitait les prédicateurs à recourir aux recueils de topoï sacrés et à leurs interprétations figuratives tirées de l’exégèse figurée pour nourrir leurs homélies, la typologie biblique a largement cédé le pas, à la fin du siècle, au travail philologique sur la lettre même du Texte, aussi bien chez les réformés que chez les catholiques. La progressive « démétaphorisation du français 29 », et avec elle la mise à distance d’un usage proliférant des images en général et des allégories en particulier, fonde une large partie des enjeux stylistiques affectés à une langue littéraire polie et « classique », dont les excès de quelques Précieuses stigmatisent l’envers sous la plume de Molière ou de l’abbé de Pure. Les préconisations de Malherbe ont fini par oblitérer définitivement, à plusieurs siècles d’intervalle, la conception d’une poésie fondée sur l’inspiration allégorique « pure », défendue de Boccace à la Pléïade 30 . Aux yeux de plusieurs, l’allégorie est perçue comme un vain déguisement du langage, un ornement futile ou archaïque. Georges Couton rappelle à juste titre que les praticiens de l’allégorie sont des « mal-aimés, devenus souvent les ridicules pour l’histoire littéraire 31 ». Il n’est pas étonnant que Denis Diderot décrive, un siècle plus tard, l’allégorie comme « la ressource ordinaire des esprits stériles 32 ». 28 Il n’est pas question de rouvrir le débat, qui n’a pas sa place ici, sur la « clarté » comme génie de la langue française (voir Marc Fumaroli, « Le génie de la langue française », dans Pierre Nora (dir.), Les lieux de mémoire, Paris : Gallimard, coll. « Quarto », 1997 [1992], t. III, pp. 4623-4685 ; Henri Meschonnic, De la langue française : essai sur une clarté obscure, Paris : Hachette, 1997 ; Gilles Philippe, Le français, dernière des langues. Histoire d’un procès littéraire, Paris : PUF, coll. « Perspectives critiques », 2010) ; nous nous cantonnons au changement esthétique du rejet des figures, particulièrement sensible en poésie (voir Gilles Siouffi, Le génie de la langue française : études sur les structures imaginaires de la description linguistique à l’Âge classique, Paris : H. Champion, 2010, pp. 295-333). 29 Voir l’utile mise en perspective proposée par Gilles Siouffi, « Honoré d’Urfé artisan précoce de la “démétaphorisation du français” ? Proposition d’étude lexicale à partir de L’Astrée », XVII e siècle, 235 (2007), pp. 273-295. 30 Sur cette conception de la poésie chez Boccace, voir Pierre Maréchaux, « Inventio allegorica : réflexions sur un paradoxe mythographique », dans Jean-Pierre Aygon, Corinne Bonnet et Cristina Noacco (dir.), La mythologie de l’Antiquité à la Modernité : appropriation - adaptation - détournement, Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2009, pp. 211-219. 31 G. Couton, Écritures codées, op. cit., p. 155. 32 Denis Diderot, Jacques le Fataliste et son maître, Paris : Gallimard, coll. « Folio », 2002, p. 57. Marie-Christine Pioffet / Anne-Élisabeth Spica xvi Sans vouloir réhabiliter ces créateurs méprisés, le présent recueil trouve sa ligne de force dans l’intérêt que tout chercheur de bonne volonté peut avoir à revisiter à nouveaux frais une pratique littéraire et esthétique foisonnante, qui a suscité force débats et traités et dont on mesure mal encore aujourd’hui les retombées. Ce collectif comprend dix-huit communications des vingt-cinq présentées dans le cadre du 13 e colloque du Centre International de Rencontres sur le 17 e siècle qui s’est tenu à l’Université York de Toronto du 8 au 10 mai 2014. Son organisation reflète les étapes de notre réflexion collective sur l’allégorie. Les quatre sections rendent compte des divers champs où la représentation allégorique s’est révélée particulièrement féconde et font apparaître, du moins l’espérons-nous, aussi bien les constantes que les transformations en matière de réception de l’allégorie, qu’il s’agisse du mode de lecture ou du mode d’invention figurée. D’un point de vue général, le principe d’un déclin progressif du système allégorique du début à la fin du XVII e siècle - vision certes largement conditionnée, dans l’histoire littéraire, par le décri que suscite ce système au siècle suivant - ne sera évidemment pas remis en cause. Pour autant, cet amuïssement des usages allégoriques n’aura rien de linéaire ni de systématique : plus qu’une forme en voie d’obsolescence, l’allégorie s’avère un puissant creuset littéraire et artistique, dont les contours sont sans cesse remodelés pour mieux créer en leur sein. Dans un premier volet, après une mise en perspective lexicographique, les contributions relèvent de l’iconologie, qu’il s’agisse des figures, de la peinture, des almanachs ou de l’emblématique : l’allégorie apparaît comme un vecteur efficace d’invention et de dialogue, à l’intérieur de la composition visuelle entre ses différents éléments, comme dans la configuration même du discours allégorique et de ses enjeux artistiques. La seconde partie regroupe les études qui traitent de la fable et de la mythologie, domaine de prédilection de la lecture allégorique : elles invitent à mesurer les constants réinvestissements dont les récits allégoriques de la Fable (mythologique) comme de la fable (apologétique) peuvent faire l’objet, entre dévoilement mythographique des êtres et voilement des personnes au sein d’une histoire contemporaine, entre symbolique et rhétorique. Viennent ensuite quatre études axées sur la prédication, l’enseignement moral et l’interprétation biblique : elles déclinent les différentes modalités de l’allégorie dans le cadre des énoncés qui touchent au sacré, qu’il s’agisse des personnifications destinées à comprendre le for intérieur du méditant et ses replis, ou qu’il s’agisse d’un discours figuratif. L’allégorie, entre spiritualité et littérature, innerve en profondeur un discours poétique de l’énigme et de la Révélation, divine ou fabuleuse. Enfin, les six dernières contributions gravitent autour Présentation : Grandeurs et décadence de l’allégorie xvii de la mise en scène allégorique du moi et de l’Autre, dans divers portraits de Louis XIV, mazarinades et textes du corpus issu de la colonisation française en Amérique : l’allégorie, tout à la fois figure de style et miroir déformant, permet de faire varier l’éloge ou le blâme, tout en conduisant le lecteur à la maîtrise progressive, sinon calculée, des ellipses de sens ou du discours explicite, voire officiel. Elle s’avère méthodique, d’une efficacité didactique et critique redoutable derrière le récit louangeur ou satirique, en textes ou en images. Son mouvement, qui conduit d’un même élan vers l’altérité à travers les lignes extérieures de la figure, et vers l’identité à travers une lecture attentive aux parallèles, ne pouvait que séduire les passeurs entre les Amériques et l’Europe. Nous espérons que ces essais stimuleront la recherche et marqueront un pas de plus vers la publication de l’ouvrage de synthèse attendu et souhaité sur les emplois de l’allégorie au XVII e siècle. Bibliographie Sources Aubignac, François Hédelin, abbé d’. « Lettre d’Ariste à Cleonte, contenant l’Apologie de l’Histoire du Temps : ou la Defense du Royaume de Coqueterie » [1660], dans Marie-Christine Pioffet (dir.), Dictionnaire analytique des toponymes imaginaires dans la littérature narrative de langue française (1605-1711), Paris : Hermann, 2013, pp. 499 et suiv. Boschius, Jacob. Symbolographia sive de Arte Symbolica sermones septem [...]. Sylloge celebriorum Symbolorum in quatuor divisa classes sacrorum, Heroïcorum, Ethicorum, et Satyricorum, Bis mille iconibus expressa [...], Augsbourg : J. C. Bencard, 1701. Caussin, Nicolas. Electorum symbolorum et parabolarum historicarum syntagmata [...]. 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Speculum Imaginum veritatis occultae, exhibens symbola, emblemata, hieroglyphica, aenigmata, omni, tam materiae, quam formae varietate, exemplis simul ac praeceptis illustratum, Cologne : J. A. Kinckius, 1650. Ménestrier, Claude-François. La Philosophie des Images, composée d’un ample recueil de devises, et du jugement de tous les ouvrages qui ont été faits sur cette maniere, Paris : R. J. B. de La Caille, 1682-1683. Picinelli, Filippo. Mondo symbolico o sia Università d’imprese scelte, spiegate, ed illustrate con sentenze, ed eruditioni sacre, e profane [...], Milan : Per lo Stampatore Archiepiscopale, 1653. Ricciardi, Antonio. Commentaria Symbolica in duos tomos distributa [...] in quibus explicantur Arcana pene infinita Ad mysticam naturalem, et occultam rerum significationem attinentia [...], Venise : Franciscus de Franciscis, 1591. Ricci, Vincenzo. 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La lexie, dont l’étymologie renvoie à « une parole pour dire quelque chose autrement », est apparue vers 55 avant J.-C. chez les rhéteurs grecs 1 et latins afin de désigner une figure rhétorique liée à la métaphore dans les traités antiques, non sans proximité avec les développements consacrés à la comparaison, l’antiphrase, l’énigme et l’ironie. Elle configure une transformation verbale à valeur d’embrayeur 2 , une réorganisation formelle-visuelle 3 qui motive un saut sémantique et interprétatif par le biais d’une image mentale permettant de concrétiser cet « autre » que l’on donne à voir pour l’appréhender dans le transport et la conversion de la trace verbale ou graphique - transport et conversion, c’est précisément l’étymologie de « métaphore ». C’est pourquoi l’allégorie est définie dès l’Antiquité comme une métaphore continuée 4 , qui diffère alors de la métaphore stricto sensu en ce que, 1 Laurent Calvié, « Note sur la théorie de l’allégorie chez les rhéteurs grecs », dans Joëlle Gardes Tamine (dir.), L’allégorie, corps et âme, Aix-en-Provence : PUP, 2002, pp. 77-95. 2 Gilbert Dahan (Lire la Bible au Moyen Âge. Essais d’herméneutique médiévale, Genève : Droz, 2009, p. 236) utilise quant à lui « enclencheur », renvoyant, outre à « embrayeur », à la locution « connecteur d’isotopie » employée chez Greimas et Courtès à propos de la métaphore. 3 Sur la puissance visuelle inhérente à la « figura », voir Erich Auerbach, Figura [1944], trad. Marc André Bernier, Paris : Belin, 1993. 4 Cette acception est conservée avec une belle unanimité dans les rhétoriques de l’époque moderne : voir Françoise Douay, « L’allégorie comme trope dans la tradition rhétorique », dans Joëlle Gardes Tamine (dir.), L’allégorie, corps et âme, op. cit., pp. 29-48. L’étroitesse des liens entre métaphore et allégorie ainsi que la Anne-Élisabeth Spica 4 portant sur une proposition au moins et non pas sur un mot, le sens littéral doit y rester parfaitement audible à côté du figuré, car la dynamique même de l’allégorie se constitue dans le rapport de l’un à l’autre 5 , en « miroir 6 ». Ce miroitement « réflexif » fonde aussi bien la lecture stoïcienne des mythes que la lecture figurée du texte biblique 7 , telle qu’Origène puis saint Augustin en ont dessiné les paramètres largement amplifiés à la période médiévale 8 , clarté de la distinction entre l’une et l’autre, nous ont conduite à ne pas intégrer le premier terme dans la série des synonymes ici retenus ; nous avons laissé de côté celui de « similitude », synonyme de « comparaison » au XVII e siècle, pour la même raison. Sur la notion de similitude comme comparaison double, voir la belle thèse de Florent Libral (dir. F. Népote-Desmarres, Toulouse II, 2011). 5 Sur l’importance du double sens comme configuration propre de l’allégorie, voir les articles réunis dans Joëlle Gardes Tamine (dir.), L’allégorie, corps et âme, op. cit. 6 « Miroir » explicite chez saint Paul la perception des relations symboliques entre le monde visible des hommes et le monde invisible de Dieu (« per speculum in aenigmate », I Corinthiens, XIII, 12). Cette perception est fondée sur l’« allégorie », c’est le nom donné par saint Paul au rapport d’élucidation exégétique permettant de comprendre les liens entre l’Ancien Testament, voilé, et le Nouveau, révélé et donnant accès au mystère de la foi ; s’y ancre à la période médiévale le principe du Liber creaturarum. À la période qui nous intéresse, cette dynamique est le fondement de l’emblématique et de la symbolique humanistes, comme de la méditation du texte sacré. 7 Sur la parenté exégétique, à partir de la conception paulinienne de l’allégorie, entre lecture figurée ou allégorique - les deux adjectifs sont en ce cas synonymes - des mythes et lecture figurée de la Bible aussi appelée Prisca Theologia, voir Jean Pépin, Mythe et allégorie : les origines grecques et les contestations judéo-chrétiennes [1958], Paris : Études augustiniennes, 1976. 8 La lecture figurée, aussi appelée allégorique ou encore spirituelle, du texte biblique s’organise et se développe au cours du XII e siècle au sein du système exégétique des quatre sens (ou modes) de l’Écriture. Il suppose un sens littéral, dit aussi historique (la compréhension des faits consignés dans le récit sacré à partir de l’économie textuelle, voire rhétorique de ce récit, comprenant les allegoriae in verbis), et trois sens spirituels ou figurés et à ce titre « allégoriques » du premier : l’allégorique - nous nous permettons d’attirer l’attention sur le remploi en un sens plus restreint de la même lexie -, le tropologique et l’anagogique. L’allégorique est destiné à expliciter les mystères de la foi contenus dans l’économie des faits de l’histoire sainte, l’Ancien Testament préfigurant à ce titre le Nouveau : allegoriae in factis. Du premier sens figuré découlent les deux suivants, qui l’approfondissent : le tropologique ou moral, destiné à expliciter l’anthropologie chrétienne issue du dogme préalablement déployé à partir de la compréhension des mystères ; l’anagogique ou eschatologique, éclairant les fins dernières et l’espérance de résurrection auxquelles cette économie conduit le croyant. Ce schéma ne peut rendre compte de l’infinie diversité de ses modulations (voir Henri de Lubac, Exégèse médiévale : les quatre sens de l’Écriture [1959-1963], Paris : Cerf, 1993, 4 L’allégorie, « figure et image » 5 aussi appelée plus récemment allégorisme ou typologie 9 , que celle de la Prisca Theologia telle que la Renaissance s’en empare 10 . Figure et image cartographient naturellement, sinon ontologiquement le système allégorique, aussi bien du côté de l’invention - une façon de dire -, que de celui de l’interprétation - une façon de lire. Le caractère éminemment visuel de l’allégorie s’affiche massivement avec les binômes synonymiques « allégorie et figure », « allégorie et image », « image et figure », les locutions « allégorie figurée » et « image figurée », ou avec le polynôme « allégorie, image, figure », ressassé en particulier dans la littérature spirituelle et de controverses religieuses de la première modernité en France 11 . Or, il est frappant de constater l’obstination des auteurs à y assimiler allégorie, figure et image pour mieux les distinguer, comme si la volonté d’identification sémantique devait conduire à sa dislocation au moment précis où elle mobilise les éléments d’une définition dogmatique. Le phénomène cependant, et nous partirons de ce constat, offre un levier efficace pour mettre au jour la pluralité des niveaux de contradiction de l’allégorie classique, entendue dans ses différents champs d’application, vol. ; Gilbert Dahan, L’exégèse chrétienne de la Bible en Occident médiéval : XII e -XIV e siècle, Paris : Cerf, 1999). 9 Il n’y a pas lieu ici d’entrer dans le débat terminologique qui a opposé entre 1947 et 1950 les pères de Lubac (partisan d’un emploi englobant d’« allégorisme », quelque différentes que soient les exégèses païenne et chrétienne) et Daniélou (partisan d’une distinction entre une allégorie mythologique des poètes et des rhéteurs, verticale et subjective, et une allégorie théologique strictement appelée « typologie », horizontale et temporelle) ; voir Sébastien Drouin, Théologie ou libertinage ? L’exégèse allégorique à l’âge des Lumières, Paris : H. Champion, 2010, p. 42. On se souviendra que « allégorisme » et « typologie » étant de création récente (respectivement 1845 selon le TLFi (Trésor de la Langue Française informatisé), s.v. « allégorisme », et 1840 selon le FEW (Französisches Etymologisches Wörterbuch), typus 13/ 2, 461a), on utilise donc au XVII e siècle « allégorie » sans distinction, à la suite des pères latins et de la tradition médiévale qui n’employaient qu’« allegoria », le cas échéant précisée par un adjectif, pour désigner les variations herméneutiques, la rhétorique et la théologique (H. de Lubac, Exégèse médiévale, op. cit., vol. 2, pp. 373-396 et vol. 4, pp. 130-181 ; Jean Pépin, La tradition de l’allégorie de Philon à Dante, II. Études historiques, Paris : Études augustiniennes, 1987, pp. 268-270). 10 Sur la Prisca Theologia, voir infra les communications de Sara Petrella et de Céline Bohnert. 11 Notre corpus de travail est tributaire de ce choix géographique. Il est aussi tributaire du fait qu’il s’agit d’un travail exploratoire : construit de fil en aiguille au fur et à mesure de sondages successifs (mots-clefs et intertextes des auteurs, 1580-1720), à partir du dépouillement d’une soixantaine de titres environ, il ne saurait prétendre à l’exhaustivité. Anne-Élisabeth Spica 6 rhétorique, théologique et poétique ; pour essayer, aussi, de saisir les clivages interprétatifs qui se constituent, au XVII e siècle, autour d’une notion convoquée avec autant d’abondance que de militantisme. Allégorie, figure, image : synonymies et variations Partons du constat suivant : l’équivalence synonymique entre les trois termes, récurrente tout au long du siècle. Nous retiendrons ici deux exemples représentatifs. Le premier repose sur une accumulation à valeur persuasive résumant lapidairement la position des Pères sur l’Eucharistie : […] la pluspart parlent de l’eucharistie, comme figure de la Passion, comme image de la gloire, comme allegorie du Verbe, comme symbole de l’union de Jesus Christ avec son Eglise ; et de ceux qui disent que c’est le signe du Corps, il n’y en a aucun qui affirme que ce signe soit exclusif de la présence réelle 12 . L’autre renvoie au fonctionnement du texte biblique le système de la lecture allégorique au sein des quatre sens ou modes de l’Écriture, de manière à mettre au jour ce que l’on désigne du nom de « figuratifs » ou de « loi figurative », selon une terminologie qui n’est pas seulement pascalienne au XVII e siècle : L’usage en est plus frequent et plus ordinaire à l’Escriture du vieil Testament, dont toutes les histoires sont autant d’images des choses qui devoient arriver au nouveau. De sorte que quand nous les lisons, il nous faut figurer que toutes ces choses ont precedé pour en figurer d’autres plus excellentes […] De ces choses-là donc saint Augustin dit, que quand elles sont expliquées selon la regle de la foy, comme sainct Paul les a expliquées, il en faut écouter l’exposition sans mépris, c’est à dire, qu’encore qu’il nous semble selon nos sens qu’il y ait quelque chose sale et deshonneste aux actions d’où est tirée l’allegorie, nous ne devons pas pourtant les rebuter : […] au lieu que les Manicheens […] ne veulent pas que le mariage d’Adam et d’Eve soit la figure de l’union de Jesus-Christ avec son Eglise, les Catholiques adorent la grandeur de ce mystere, qu’ils recueillent de cette image, sine ulla obscuritate, sans aucune pensée deshonneste 13 . Allégorie et image s’organisent autour de la « figure », qui permet d’en assurer les déclinaisons. C’est exactement ce que met en place un des grands controversistes du début du XVII e siècle, le jésuite Louis Richeome, à 12 Philippe Le Maire, Défense de la foi catholique et de sa perpétuité touchant l’eucharistie contre le ministre Claude, Paris : P. Le Mercier, 1670, p. 459. 13 Nicolas Coëffeteau, Traité des noms du sainct sacrement de l’autel, dans Œuvres, Paris : Cramoisy, 1622, p. 290. L’allégorie, « figure et image » 7 l’incipit de ses Tableaux sacrez où il propose une longue explication de la notion de figure et de sa polysémie, préludant à la défense de la transsubstantiation eucharistique - sans doute le lieu discursif où se joue le statut de l’allégorie au XVII e siècle. Elle consiste tout d’abord en une image visible, ou tableau pour les yeux de chair ou de l’âme, incluant au reste les personnifications allégoriques ; d’autre part, en une image audible, ou tableau pour l’oreille ; enfin, en un principe exégétique reliant l’Ancien au Nouveau Testament, où la figure présente dans le premier se comprend comme une chose ou une action instituée pour représenter un mystère […] Ainsi la manne estoit une sacrée peincture, non de couleurs ou de paroles, mais de signification. […] Ceste figure est autrement nommée allégorie, peinture & exposition mystique, contenant en soy un sens spirituel, cogneu aux gens spirituels, & caché aux grossiers 14 . Dans un tel cadre exégétique, le terme de « figure » subsume celui d’« allégorie », ce qui permet au reste de l’employer aussi bien en contexte chrétien qu’en contexte païen de la Fable mythologique 15 . La situation cardinale qu’il détient permet d’en faire bien souvent l’économie ; il convient de le sousentendre quand l’on trouve seulement « allégorie » et « image » pour décrire le processus herméneutique qui porte son nom. Cette ellipse assure ainsi l’équivalence sémantique entre allégorie et figure, récurrente dans le contexte de l’exégèse allégorique. Ces réseaux synonymiques se constatent aussi bien en contexte catholique qu’en contexte protestant : c’est un vocabulaire commun - pour des démonstrations, on le sait, radicalement différentes. L’association entre « figure » et « image » est, quant à elle, particulièrement convoquée dans la controverse sur l’eucharistie, les protestants 14 Tableaux sacrez des figures mystiques du tres auguste sacrifice et sacrement de l’Eucharistie, Paris : L. Sonnius, 1601, pp. 3-5 (consultable en ligne dans la Bibliotheca imaginis figuratae, accessible à partir du site Jesuitica (onglet « fulltextbooks »). 15 On songera aux analyses du mot d’Erich Auerbach, de Jean Seznec (La survivance des dieux antiques, Londres : Warburg, 1940), de Dom Cameron Allen (Mysteriously meant. The Rediscovery of Pagan Symbolism and Allegorical Interpretation in the Renaissance, Baltimore / Londres : Johns Hopkins U. P., 1970), de J. Pépin (Mythe et allégorie, op. cit.) ou, plus récemment, aux études réunies dans Patricia Eichel- Lojkine et Brigitte Pérez-Jean (dir.), L’Allégorie, de l’Antiquité à la Renaissance, Paris : H. Champion, 2004 ; dans Gilbert Dahan et Richard Goulet (dir.), Allégorie des poètes, allégorie des philosophes, Paris : Vrin, 2005. Le principe perdure largement au XVII e siècle, sous une forme didactique, dans les manuels de mythographie scolaire comme ceux de Pomey ou de Jouvency. Anne-Élisabeth Spica 8 refusant la présence réelle sur l’argument qu’il s’agit d’une manière de parler - d’une allégorie rhétorique - sans transsubstantiation, tandis que les catholiques récusent cette lecture pour voir dans la figure et dans l’image la réalité même de l’incarnation - un littéral -, qui en un second temps seulement peut s’appréhender comme allégorie au sein de la réitération sacramentelle 16 . Ces variations sur une synonymie générale permettent d’établir, aussi bien dans les textes qui renvoient à l’allégorie rhétoriquement entendue qu’à celle théologiquement entendue, des équilibres en tension entre « image », « figure » et « allégorie ». Le mot d’« image » associé au processus allégorique concrétise matériellement aux yeux du lecteur, sous la forme de l’hypotypose, une représentation interprétable. En frappant les sens, cette dernière constitue le point d’ancrage de la transformation d’un littéral, parce qu’elle plaît et surprend à la fois 17 . La surprise lui est en effet essentielle ; un des marqueurs fondamentaux de l’allégorie consiste dans la qualité absurde et dérangeante du sens apparent pour être indiciaire d’un dire autrement 18 . Songeons, pour la question et la période qui nous intéressent, à la violence des controverses sur la manducation réelle ou symbolique du corps eucharistique 19 , au « quelque chose sale et deshonneste » des métaphores matrimoniales mentionné précédemment par Coëffeteau, ou encore aux personnifications allégoriques et aux corps emblématiques, dont l’assemblage des différentes pièces du puzzle visuel constitue largement, dans leur lettre, un monstre référentiel : cette monstruosité est le signe de l’incomplétude apparente d’une telle image. La représentation visible allégorique invite à sa remise en forme et en ordre ; elle relève en ce sens de la composition de lieu, c’est pourquoi cette image qui tend vers autre chose est liée à celle de la méditation spirituelle. En effet, l’intériorisation des mystères divins compose l’image visible de l’allégorie en une véritable image de mémoire : [L]es allegories des Saints sont toujours tres-utiles ; […] la figure nous aide à contempler cette verité avec plus de plaisir, & à la retenir plus facilement, l’allegorie nous servant comme d’une memoire artificielle pour retenir 16 Nous nous permettons de renvoyer à notre article « Interpréter (par) l’image : Structure emblématique et exégèse catholique du sacrement eucharistique au XVII e siècle », dans Pierre Zoberman (dir.), Interpretation in/ of the Seventeenth Century, Cambridge : CSP, 2015, pp. 97-114. 17 On pourra encore se référer aux Tableaux sacrez de L. Richeome (op. cit., p. 7), un des textes sur l’image les plus fameux du XVII e siècle. 18 J. Pépin, La tradition de l’allégorie de Philon à Dante, op. cit., pp. 167-186. 19 Voir Frank Lestringant, Une sainte horreur ou le voyage en Eucharistie. XV e - XVIII e siècle, Paris : PUF, coll. « Histoires », 1996. L’allégorie, « figure et image » 9 certaines veritez, qui échapperaient aisément de nostre esprit, si elles n’estoient attachées à ces images sensibles 20 . « Figure » fait le pont entre concrétude et abstraction spirituelle, en mettant l’accent sur la dynamique de remodelage de l’image : c’est une « forme », un « modelle », où se façonne une nouvelle empreinte, où se reformule la matière initiale de l’image pour l’authentifier comme figure : On fait une image en changeant la figure de son sujet. Ainsi lors que vous jettez en moule une piece, ou de métal, ou de cire, vous la dépoüillez de sa figure precedente, et la revétez d’une nouvelle figure, qui fait l’image 21 . Le mouvement de conversion autorise la transformation du tableau imagé en « figuratif » : il est à la fois, et ce sont autant de synonymes employés à l’envi dans les textes, « voile », « ombre », « linéament » qui cache, mais aussi dévoilement, lumière qui apparaît à l’interprétation du sage, les deux séries antinomiques étant utilisées aussi bien pour parler du texte biblique que de la Fable mythologique des Anciens. Si elle renvoie à une incarnation visible, la figure s’en sépare cependant dans la mesure où cette dimension plastique est très largement métaphorique. La figure par rapport à l’image n’est telle qu’en étant investie d’un sens, d’une direction qui transforme l’opaque en chiffre, la matière en système : la figure parabolique ou mythologique relève du récit ou de la glose de l’image, de son inscription et de son désenroulement, en quelque sorte, dans un laps temporel et discursif. En d’autres termes, la figure pour être telle relève très largement de la fiction. « Allégorie », enfin, se situe clairement du côté du geste herméneutique. Le mot ne renvoie pas à un objet concret, matériel, discursif ou mental qui possède une existence autonome. Fondamentalement liée à une lecture qu’elle instruit, l’allégorie relève du point de vue ; c’est une construction intellectuelle qu’assumera l’individu qui la met au jour. En matière exégétique au XVII e siècle, elle ne trouve son autorisation que dans la figure scripturaire et, partant, dans la Tradition, celle dont la IV e session du Concile de Trente a affirmé l’importance cardinale : Il y a grande différence d’une figure et d’une allégorie. La figure est un tesmoignage certain de la vérité : l’allégorie est un sens tiré selon l’esprit et plaisir de celuy, qui allégorise, qui peut varier. Parquoy l’argument prins de la figure est aussi vray, que celuy, qui est prins du sens de l’Escriture. Ainsi 20 Pierre Nicole, Les Visionnaires, ou seconde partie des lettres sur l’Hérésie imaginaire, Liège : A. Beyers, 1667, p. 48. 21 Étienne Bertal, Discours choisis sur plusieurs matières importantes de la foy et des mœurs, Lyon : A. et H. Molin, 1687, p. 148. Le contexte ne renvoie pas directement à l’allégorie. Anne-Élisabeth Spica 10 voyons nous que le Sauveur declara sa croix par la figure du serpent d’airain eslevé au desert ; sa sepulture et resurrection par l’histoire de Jonas ; la plus part de nos Sacremens se declarent par les vieilles figures : et tres-souvent les Apostres et saincts Peres usent de cette façon d’argumenter. L’allegorie […] n’est aucunement recevable pour argument, si elle n’est claire et bien fondée en l’Escriture, et non en la cervelle des hommes. Parquoy à bon droict Sainct Augustin, que Du Plessis allegue, rejectoit les allegories des heretiques, contre qui il escrit ; estant icelles obscures et esloignées du sens de ses saincts escrits ; resveries et non allegories 22 . C’est exactement la position de Nicole quelques décennies plus tard, quand il fustige au long de ses Visionnaires Desmarets de Saint-Sorlin pour avoir proposé une lecture allégorique personnelle de l’Apocalypse de Jean dans Les Delices de l’esprit 23 . L’allégorie relève de la perspective, voire de l’anamorphose, sinon elle peut se résoudre en idole. Voilà qui se lit clairement au début de l’« Aditus » avec lequel Jeronimo Llioret ouvre sa Sylva allegoriarum totius sacrae scripturae, un répertoire des figures bibliques constamment réimprimé de 1570 au milieu du XVIII e siècle : une comparaison entre la peinture et la sculpture, l’une plate et l’autre en bosse, fait comprendre éloquemment combien il faut éviter de rechercher les mêmes parties chez l’une ou chez l’autre, quand on évalue un même objet traité par l’une, ou par l’autre ; ce qui compte, ce sont les effets généraux de ressemblance, et dans le cas de l’Écriture sainte, ceux relevés par les Pères. Au contraire, l’allégorie dévoyée, c’est-à-dire hors de ce strict encadrement patristique à valeur d’autorité, ressemble aux simulacres des païens : Tous les Religionnaires quittant le sens literal et naturel des paroles claires et expresses sorties de la bouche de la verité mesme, appuyées sur l’authorité uniforme des Apostres et des Evangélistes dans une matiere fondamentale de la Religion Chrestienne ont recours à un sens allegorique, 22 Louis Richeome, La Sainte messe déclarée et défendue contre les erreurs sacramentaires, dans Œuvres, Paris : S. Cramoisy, 1628, pp. 69-70. Cf. « Interprétation de l’Écriture », dans Dictionnaire de Théologie Catholique, t. VII/ 2, col. 2296-2298 ; Jean-Louis Quantin, Le catholicisme classique et les Pères de l’Église, un retour aux sources (1669-1713), Paris : Institut d’Études Augustiniennes, 1999, pp. 28-47 ; Hervé Savon, « Le figurisme et la tradition des Pères », dans Jean-Robert Armogathe (dir.), Le Grand Siècle et la Bible, Paris : Beauchesne, 1989, pp. 757- 776. 23 Les Delices de l’esprit, Paris : A. Courbé et H. Le Gras, 1658, III e journée. Voir aussi infra, pp. 34-35. L’allégorie, « figure et image » 11 metaphorique et figuré ; et après l’avoir inventé ils l’exposent aux peuples, et les obligent à le croire en cette sorte 24 . On pourra s’étonner à bon droit de trouver cet exemple dans une réflexion sur l’allégorie : pourquoi condamner aussi fermement le processus figuré pour qualifier l’allégorie qui en dépend pourtant ? Il convient à ce stade de revenir sur les définitions de l’exégèse allégorique, d’autant que le système des quatre sens de l’Écriture reste reçu jusqu’à la fin du XVII e siècle : en témoigne le Traité méthodique de Dom Jean Martianay, l’éditeur mauriste de saint Jérôme et adversaire de Richard Simon 25 . Nous garderons ce faisant deux idées à l’esprit. Premièrement, n’est pas tant opératoire en matière d’exégèse allégorique la distinction des trois sens figurés que le principe du « saut herméneutique » qui conduit de la lettre à l’esprit, du sens littéral au sens spirituel pris dans sa globalité 26 . Secondement, et en conséquence, l’exégèse allégorique repose dans sa richesse herméneutique sur une ambiguïté fondamentale. L’on peut appeler figuré ou allégorique, indifféremment 27 , aussi bien l’ensemble des sens spirituels que celui qui porte à proprement parler le nom d’« allégorique », une acception n’excluant pas l’autre ; cet acquis augustinien et médiéval a été réaffirmé avec force à la fin du XVI e siècle par le cardinal Bellarmin dans ses Controverses, un ensemble capital où se fixent à la fois références patristiques et citations bibliques sur lesquelles développer une défense de l’exégèse catholique. À cette bipartition se superpose une autre, celle qui fait jouer l’allegoria in verbis, portant sur les images rhétoriques du texte biblique, et l’allegoria in factis, reposant sur une lecture christique des faits vétérotestamentaires, pour dire autrement une histoire sainte - et plus encore, si l’on veut jouer avec les mots, pour la faire être autrement. En elle, il ne s’agit pas d’aller chercher une métaphore cachée, mais un autre récit ; si les mots du texte vétérotestamentaire sont entendus littéralement, la figure qu’ils composent, de nature parabolique, s’y déploie 24 Jean de Lartigue, De la Vérité de l’Eucharistie, Lyon : P. Guilmin, 1685, p. 171. 25 Traité méthodique ou manière d’exposer l’Écriture par le secours de trois syntaxes, la Propre, la Figurée, l’Harmonique, Paris : J.-B. Cusson, 1704 ; voir J.-L. Quantin, Le catholicisme classique et les Pères de l’Église, op. cit., pp. 242-245 ; H. Savon, « Le figurisme et la tradition des Pères », art. cit. 26 Voir G. Dahan, Lire la Bible au Moyen Âge, op. cit., pp. 233-236. 27 Voir sur ce point, encore, l’article séminal d’E. Auerbach ; H. de Lubac, op. cit. ; G. Dahan, « L’allégorie dans l’exégèse chrétienne de la Bible au Moyen Âge », dans Lire la Bible au Moyen Âge, op. cit., pp. 288-290. Anne-Élisabeth Spica 12 dans la création en palimpseste d’un autre contenu, celui de son accomplissement néotestamentaire 28 . En conséquence, l’allégorie rhétorique ou tropique, c’est-à-dire l’examen des figures de style (in verbis) appliqué à l’exégèse biblique, fait partie du sens littéral ; c’est ce qu’entérine définitivement saint Thomas au XIII e siècle, dans la Somme théologique et dans le Quodlibet VII. L’allégorie typologique des figuratifs, qui ne repose pas sur le détour métaphorique, relève du sens figuré ; ce qui ne l’empêche pas de se développer éventuellement, suivant le grain rhétorique du texte sacré, en intégrant les allégories tropiques 29 . Le cardinal Du Perron le formule remarquablement dans le passage suivant, quelque longue qu’en soit la citation : [Il] y a deux sortes de figures, les unes verbales, et les autres réelles ; les unes immédiates, et les autres médiates ; les unes vocales, et les autres morales ; les unes exclusives du sens littéral, les autres accessoires au sens littéral. J’appelle avec sainct Augustin, figures verbales, Allégories de langage [allegoriae in verbis], celles qui consistent aux paroles, c’est à dire, celles où les paroles ne signifient pas les choses qu’elles expriment ; mais en signifient d’autres : Comme quand il est écrit, Là où sera la charoigne, là s’assembleront les aigles. Je les nomme aussi figures immédiates, pource qu’elles signifient immédiatement ce qu’elles figurent, et n’interposent aucune vérité moyenne entredeux. Je les nomme derechef, figures exclusives du sens littéral, pource qu’elles n’admettent point la vérité et propriété de la lettre. J’appelle avec sainct Augustin, figures réelles, Allégories d’action [allegoriae in factis], celles qui consistent non aux paroles, mais aux choses signifiées par les paroles, c’est à dire, celles où les paroles signifient bien ce qu’elles expriment ; mais les choses signifiées par les paroles, en signifient encore d’autres […] Je les nomme aussi, figures médiates, pource qu’elles ne signifient pas immédiatement ce qu’elles figurent, mais interposent un objet moyen entre-deux. Je les nomme derechef, figures accessoires au sens littéral, ou avec Tertullian, figures, saufve la simplicité de la lettre, pource qu’elles ne détruisent pas la vérité de la lettre, mais y ajoustent et conjoignent l’accession de la figure. Et ceste distinction, tant en la théorique qu’en la prattique, je la tire, et de l’Ecriture, et de sainct Augustin mesme, qui est le Pere et l’Autheur de ce passage. Car que ce soit chose usitée en l’Ecriture saincte, de prendre le 28 Tel est particulièrement le statut des prophéties et l’on songera, pour l’âge classique, aussi bien aux Pensées de Pascal ainsi intitulées qu’aux nombreux développements que Bossuet leur consacre tout au long de sa carrière. 29 Outre G. Dahan (Lire la Bible au Moyen Âge, op. cit.), voir Armand Strubel, « Allegoria in factis et allegoria in verbis », Poétique, 23 (1975), pp. 342-357 ; pour le XVII e siècle, voir la claire mise en perspective de Pierre Force, dans Le problème herméneutique chez Pascal, Paris : Vrin, 1989. L’allégorie, « figure et image » 13 mot, figure, et ses synonymes, comme allégorie, parabole et autres semblables, en ce second sens ; il appert par ce que sainct Paul afferme en l’epistre aux Galates, que ce qu’il est écrit qu’Abraham eut deux fils, l’un de la servante, l’autre de la libre, et que celuy qui estoit de la servante nasquit selon la chair, et celuy de la libre selon la promesse, est dit par allégorie, c’est à dire, par figure. Car il ne veut pas dire que ces paroles-là ne se doivent prendre que par figure, et qu’elles ne soient point vrayes selon le sens littéral, mais il veut dire qu’avec la vérité du sens littéral, elles admettent et conjoignent une figure 30 . Si cette distinction reste à la base de l’argumentation dans la controverse exégétique ou eucharistique au XVII e siècle et conditionne la variation sémantique d’« allégorie » au sein d’un tel corpus, force est de constater que cette position, très claire théoriquement, ne l’est absolument plus dans la pratique, et de moins en moins au fur et à mesure que l’on avance dans le XVII e siècle. Le « dire autrement pour être autrement » se résout progressivement en un seul « dire autrement ». L’allégorie se voit lentement mais sûrement rabattue du terrain double de l’interprétation exégétique, où elle est à la fois littérale et figurée, où elle dit autrement et fait être autrement, rhétorique et théologique, au terrain simple de la figure métaphorique qui relève de la rhétorique. En faisant échapper le système exégétique de la figure testamentaire, qui porte absence en rhétorique mais présence christique dans le sacrement, particulièrement l’eucharistique, aux attaques réformées récusant la transsubstantiation au nom de la figure du discours que l’analyse rhétorique du discours met nécessairement au jour, et en réaffirmant l’autorité de la Tradition patristique qui fonde cet argument, les controversistes enregistrent le basculement de l’allégorie, du texte inspiré où elle constitue l’indice du geste divin signifiant, à la construction rationnelle humaine. Dans la seconde moitié du siècle, le paradigme morphologique de « raison » abonde dans le cadre d’une réflexion sur l’allégorie - ou son refus - au sein de la controverse eucharistique. À l’allégorie-intentio divini auctoris, celle qui faisait l’objet premier de la science théologique destinée à comprendre les ressorts multiples d’un récit toujours plus feuilleté 31 , succède l’allégorie-intentio lectoris, l’allégorie considérée comme un décodage laissé au lecteur 32 - sous l’égide de l’auto- 30 Réfutation de toutes les objections tirées des passages de Saint Augustin alléguez par les Heretiques sur le sainct sacrement de l’Eucharistie, Paris : A. Estienne, 1624, pp. 88- 89. 31 Voir G. Dahan, « La méthode critique dans l’étude de la Bible, XII e -XIII e siècles », dans Lire la Bible au Moyen Âge, op. cit., pp. 161-195. 32 Sur le tournant opéré par l’interprétation des Anciens à la fin du XVI e siècle, dont le principe ne repose plus sur l’identification d’un encodage qui serait inscrit au Anne-Élisabeth Spica 14 rité patristique dans le cas de l’exégèse allégorique - qui opère dans l’immanence ingénieuse de la construction rationnelle : de « médiate » qu’elle était, elle devient largement « immédiate ». À peu près au milieu du siècle, Desmarets de Saint-Sorlin en offre un excellent exemple, avec son interprétation personnelle de l’Apocalypse johannique à l’incipit de la III e partie des Delices de l’esprit tant décriée par Nicole. En l’occurrence, il y voit la manière de parcourir les différentes pièces de la demeure intérieure que compose le chrétien désireux de méditer, en développant concrètement la métaphore thérésienne du château de l’âme pour expliquer la mystique au curieux mondain et l’y convertir : A le bien prendre, l’Allegorie est un Sens literal, quand on entend cette ingenieuse allusion des choses materielles avec les choses spirituelles ; et tu as veu que l’esprit se sert agreablement des choses materielles, pour exprimer les choses spirituelles : car tu as bien entendu tout ce que je t’ai dit des magnifiques chambres, et sallons […] pour te representer les Arts, les sciences […] qui sont dans la demeure de Philosophie ; et ton esprit n’avoit pas besoin d’Interprete, quoy qu’il sceust que ce n’estoient que des Allegories 33 . Desmarets justifie son « allégorie », il la nomme ainsi, en s’appuyant sur le sens exégétique qui porte ce nom. Il semble ainsi d’autant plus convaincant qu’il manifeste sa connaissance des quatre sens ; mais il détourne en réalité cette amorce exégétique pour légitimer, au contraire, une démarche purement métaphorique et poétique, preuve de l’ingéniosité du narrateur capable de produire un message simple sous une forme complexe, et source du plaisir de connivence éprouvé par le lecteur subtil : Tu vois aussi que l’esprit de Dieu, qui vouloit te découvrir cette divine Allegorie de l’Apocalypse, et celle de la Genese, et celle du Cantique, et celle de quelques autres lieux de la Saincte Escriture, pour te découvrir la beauté de ses Mystères, m’a inspiré de ne te parler dans nos Entretiens que par allegorie, pour ne faire qu’un corps de toutes ces instructions qu’il vouloit te donner par moy : comme tout corps, pour estre beau, doit estre d’une mesme matiere 34 . sein de l’intentio textus, mais sur le décodage produit par la libre intentio lectoris, voir Teresa Chevrolet, L’idée de fable. Théories de la fiction poétique à la Renaissance, Genève : Droz, 2007, pp. 299-303 ; Richard Crescenzo, « L’allégorie et ses limites. L’allégorie mythologique chez Barthélemy Aneau et Blaise de Vigenère », Renaissance, Humanisme, Réforme, 77 (2013), pp. 67-86. 33 Delices de l’esprit, op. cit., III e journée, p. 10. 34 Id. L’allégorie, « figure et image » 15 Voilà qui justifie de proposer une « Clef » préalable de toutes les allégories, traduisant strictement les équivalences tropiques des mots aux concepts 35 . Ainsi, la fiction des choses se cristallise en détours de noms ; le récit dans le temps de son énoncé, ou de sa méditation, se constitue en tableau plaisant. Cette transformation de l’image en tableau, cette métamorphose de la matière à informer au moyen de la figure, en « platte peinture » préalablement informée par les mots qui la disent, était contenue dans le système même de la méditation sous la forme d’une composition de lieu. On sait combien la conception quasi mystique de la composition de lieu chez Ignace avait été transformée au début du XVII e siècle, au fur et à mesure des Directoires jésuites, en moyen de contrôle de l’imagination 36 . Imaginer une image signifiante, c’est en maîtriser par des règles précises l’invention, comme une fable dans les traités de rhétorique. L’allégorie est entendue de plus en plus largement comme un saut métaphorique, y compris, et ce n’est pas le moindre paradoxe, dans les textes de polémique eucharistique écrits par des auteurs qu’on ne pourra pas soupçonner de se livrer à une lecture purement allégorique-métaphorique du sacrement. Ainsi Antoine Arnauld et Pierre Nicole rapprochent-ils l’allégorie et la métaphore pour faire comprendre l’immédiateté de la figure typologique ; ils s’opposent au pasteur Claude quand il estime - c’est ainsi que les deux polémistes présentent l’argument - que les lecteurs non érudits ne peuvent comprendre le figurisme biblique, car il demande un trop grand détour d’imagination que seuls des moines férus d’allégorisme débridé peuvent encore assumer : Y a-t-il des gens qui ne conçoivent point dans les autres paraboles de l’Evangile les images sous lesquelles Jesus-Christ nous a voulu représenter les veritez ? Il en est de mesme des allégories. Ce sont des courtes paroles, mais qui mettent l’image tellement devant les yeux, qu’il est impossible de concevoir la verité qu’elles representent, sans avoir cette image par laquelle elle est 35 Sur l’appauvrissement de la pensée allégorique dans cette Clef, voir Agnès Guiderdoni, « De la figure théologique à la figure poétique au XVII e siècle : l’exemple des Délices de l’esprit de Desmarets de Saint-Sorlin », dans Baudoin Decharneux, Catherine Maignant et Myriam Watthée-Delmotte (dir.), Esthétique et spiritualité II. Circulation des modèles en Europe, Fernelmont : E.M.E., 2012, pp. 181- 193. 36 Pierre-Antoine Fabre, Le lieu de l’image : le problème de la composition de lieu dans les pratiques spirituelles et artistiques jésuites de la seconde moitié du XVI e siècle, Paris : Vrin, 1992 ; Ralph Dekoninck, Ad imaginem : statuts, fonctions et usages de l’image dans la littérature spirituelle jésuite du XVII e siècle, Genève : Droz, 2005. Anne-Élisabeth Spica 16 représentée : et il en est ainsy de toutes les vrayes metaphores qui ne sont que des comparaisons et des paraboles racourcies dans un seul mot 37 . L’allégorie est identifiée, de manière aussi large que confortablement floue, au passage entre un sens littéral et un sens figuré, qui se distingue de la métaphore en ce qu’elle prend en charge du discours, et non pas seulement un mot. Elle régit un système d’échanges entre une image et une idée, dans l’immanence des mots, des choses et des idées humaines : pleinement inscrite dans une elocutio conçue de manière plénière, elle ne peut que se révéler d’une extrême fécondité au sein des Lettres profanes et sacrées comme dans les beaux-arts ; voilà qui ne l’empêche pas de pouvoir s’appliquer, mieux que jamais car elle a ce faisant gagné en simplicité mécanique, aux figures du temporel, en particulier du politique. Entre humanisme et Lumières, quels enjeux pour l’allégorie classique ? Deux facteurs contextuels aident à appréhender une telle évolution. Le premier, qui concerne l’allégorisme chrétien, repose sur le changement de modèle herméneutique que l’exégèse réformée a promu ; le second, qui concerne le rapport du discours allégorique à l’expression d’une vérité, repose sur le changement d’appréhension des modèles poétiques et rhétoriques. On sait combien le travail philologique consenti par Érasme sur les langues et les textes bibliques a été déterminant dans le développement d’une exégèse fondamentalement littérale, adossée aux choix éditoriaux 38 , dont la moindre conséquence n’est pas de conférer à l’allégorie un statut éminemment rhétorique 39 . Il convient de le faire entrer en résonance avec le renouvellement du statut de la théologie que revendique la réforme luthérienne à partir de 1520 : celui d’une science indépendante de l’exégèse figurée, alors que pendant toute la période médiévale, celle-ci a garanti la scientificité de la théologie dans la mesure où elle favorisait l’arpentage le plus serré et le plus subtil de l’intégralité sémantique, voire sémiologique, 37 Perpétuité de la foy de l’Église catholique touchant l’Eucharistie, défendue contre le livre du Sr Claude, Ministre de Charenton [1669], Paris : Ch. Savreux, 1670, vol. 2, p. 267. 38 Pour la sphère française, voir François Laplanche, L’Écriture, le sacré et l’histoire, Érudits et politiques protestants devant la Bible en France au XVII e siècle, Amsterdam et Maarssen : Holland University Press, 1986, et, du même, La Bible en France entre mythe et critique, Paris : A. Michel, 1994. 39 Jacques Chomarat, Grammaire et rhétorique chez Érasme, Paris : Les Belles Lettres, 1980, pp. 534-536 et 558-586. L’allégorie, « figure et image » 17 de la Parole révélée 40 . Luther et, en même temps que lui, Melanchthon ont remplacé l’allégorie théologique par une rhétorique des lieux bibliques 41 : la première conséquence est l’inscription de l’allégorie uniquement et exclusivement dans le sens littéral lui-même, promu comme seul sens valide de l’Écriture, parce que l’allégorie n’a d’autre statut recevable que celui de figure de style. Ainsi, au lieu d’expliquer le texte biblique selon le feuilletage des quatre sens, on le déploie seulement selon un double sens littéral - nous reprenons à dessein une formule issue de la lecture de Grotius 42 . Les controversistes catholiques n’ont eu d’autre choix que de se déplacer à leur tour sur le terrain de la grammaire 43 . La plus impressionnante réalisation, de ce point de vue, est sans nul doute le Grammaticus Profanus (1621) de Maximilian van der Sandt 44 , qui passe au crible, sur plus de 800 pages, la philologie biblique de Luther, Melanchthon et Théodore de Bèze pour défendre l’usage mystique de la métaphore sacrée. À la fin du siècle, Jean de Lartigue s’attarde encore longuement sur une analyse rhétorique et grammaticale fine de la métaphore 45 . Mais ce faisant, ces mêmes controversistes finissent par se trouver en porte-à-faux, ce qui devient à terme intenable. En effet, il leur faut récuser l’argumentation selon laquelle la figure n’est qu’une construction grammaticale métaphorique, à usage exclusivement littéral, tout en défendant la valeur absolue d’une allégorie figurative qui se fonde elle-même de manière dogmatique sur la Tradition, et ce de manière à justifier une conception de l’allégorie littérale et figurée tout à la fois, allégorie qui pourtant se mesure à l’écart raisonné entre absurdité littérale et justesse figurée - qui peut être métaphorique de surcroît - et qui de toute manière est affaire de foi. Cette dernière assertion, du reste, constitue depuis Bellarmin le dernier argument, après la longue liste des autorités patristiques, qui conclut l’examen des apparentes contradictions - le terme n’est pas seulement pascalien - du 40 Voir G. Dahan, « La méthode critique... », art. cit. 41 Voir Olivier Millet, « La Réforme protestante et la rhétorique (circa 1520-1550) », dans Marc Fumaroli (dir.), Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne, 1450- 1950, Paris, PUF, 1999. Nous suivons Philippe Büttgen, « Doctrine et allégorie au début de la réforme. Melanchton », dans G. Dahan et R. Goulet (dir.), Allégorie des poètes, op. cit., pp. 289-322. 42 Jacques Le Brun, « La réception de la théologie de Grotius chez les catholiques de la seconde moitié du XVII e siècle », dans La jouissance et le trouble, recherches sur la littérature chrétienne à l’âge classique, Genève : Droz, 2004, pp. 217-246 ; S. Drouin, Théologie ou libertinage ? , op. cit., pp. 99-115. 43 Voir J.-R. Armogathe (dir.), Le Grand Siècle et la Bible, op. cit., pp. 49-50. 44 Commentationum academicarum volumen I, Grammaticus Profanus, Wurtzbourg : J. Volmar, 1621 (et version numérisée : http : / / www.jesuitica.be/ fulltextbooks/ ). 45 De la Vérité de l’Eucharistie, op. cit., pp. 125-143. Anne-Élisabeth Spica 18 mystère eucharistique chez le cardinal Du Perron, L. Richeome, N. Coëffeteau, P. Nicole ou les trattatistes moins connus. Le développement de la lecture grammairienne du texte biblique et de l’ecdotique biblique finit ainsi par favoriser, dans la sphère catholique, une défiance grandissante à l’égard du figuralisme augustinien. Elle conduit d’une part, à partir de la fin des années 1670, aux positions critiques de Richard Simon 46 , d’autre part, en réaction à la bulle Unigenitus dans les milieux jansénistes appelants, au figurisme qui, rejetant l’autorité patristique en matière de concordance allégorique, rapporte désormais les faits bibliques à une actualité présente en fonction d’une interprétation personnelle 47 . Ni l’une, ni l’autre de ces évolutions ne sert l’explication allégorique qui se voit soit ruinée sur ses bases, soit radicalement déréglée en « vision » subjective - le terme revient sous la plume de l’abbé d’Etemare dans les années 1730. Le second facteur concerne l’allégorie des poètes, les fables et la mythologie. Il prendra en compte la tension apparue progressivement, de la fin du XV e siècle à la fin du XVII e siècle, entre un néoplatonisme philosophique et rhétorique qui promeut aussi bien une vision symbolique du monde qu’une poésie prophétique fondée sur le double sens d’une allégorie herméneutique, et un aristotélisme poétique et rhétorique qui conduit à redéfinir, par le biais d’une mimesis contrôlée, la fable en fiction d’un côté, l’allégorie en figure de style de l’autre. La fin du XV e siècle et le début du XVI e ont vu, avec l’épanouissement du néoplatonisme ficinien, celui d’une véritable concordance allégorique entre christianisme et Antiquité païenne, celle de la Prisca Theologia, dont Jean Seznec, Dom Cameron Allen ou encore Jean Pépin ont montré la puissance onirique. Une des conséquences les plus immédiates consiste à inscrire la démarche allégorique dans le mouvement plus large encore de la symbolique humaniste et de la promotion d’une langue parfaite par images, subsumant à la fois le corpus biblique et le corpus mythologique de la Fable 46 Voir Fr. Laplanche, L’Écriture, le sacré et l’histoire, op. cit. et, du même, La Bible en France entre mythe et critique, op. cit. ; Pierre Magnard, « La tradition chez Bossuet et chez Richard Simon », dans Thérèse Goyet et Jean-Pierre Collinet (dir.), Journées Bossuet, la prédication au XVII e siècle, Clermont-Ferrand : Les Amis de Bossuet, 1980, pp. 375-387. 47 Voir H. Savon, « Le figurisme et la tradition des Pères », art. cit. ; Bruno Neveu, « Port-Royal à l’âge des Lumières : les Pensées et les Anecdotes de l’abbé d’Etemare, 1682-1770 » [1977], dans Érudition et religion aux XVII e et XVIII e siècles, Paris : A. Michel, 1994, pp. 277-331 ; Catherine Maire, De la cause de Dieu à la cause de la Nation. Le jansénisme au XVIII e siècle, Paris : Gallimard, 1998, pp. 183-204. L’allégorie, « figure et image » 19 sous un vaste et syncrétique hiéroglyphe. En témoigne ce passage de Pierio Valeriano : Mais, pour ne pas avoir à chercher de tous côtés un grand nombre d’exemples, je sais de science certaine que nos saintes Ecritures ont une similitude avec la manière d’instruire propre aux hiéroglyphes : en effet, tous les écrits que produisirent, inspirés par l’esprit céleste, Moïse, David et les autres Prophètes, comportaient un certain sens mystique. Et, sous la loi nouvelle, avec des procédés nouveaux, quand notre Seigneur dit « J’ouvrirai ma bouche par paraboles et parlerai par énigmes », a-t-il voulu dire autre chose que « je ferai un discours par hiéroglyphes et révélerai par allégories la mémoire antique des choses » ? Et quand Jésus parlait aux foules en paraboles, ne cachait-il pas ses discours sous un voile de mystère 48 ? En revanche, la seconde moitié du siècle est marquée par une réflexion à la fois aristotélicienne et horatienne sur la poétique et la rhétorique 49 qui, en situant au fondement de l’œuvre artistique l’acte mimétique, vraisemblable et crédible dans l’immanence humaine plutôt qu’en le définissant selon un rapport transcendant à la vérité des Idées ou de la divinité, appréhende la fable prioritairement par le biais de la fiction, et appréhende l’allégorie prioritairement par le biais de la figure rhétorique, à valeur ornementale. On sait l’importance, sinon le caractère quasi exclusif d’une telle pensée du littéraire en France à partir de Chapelain. Envisager l’invention et la réception de l’allégorie dans la France du XVII e siècle sous ces deux angles conjoints permet de saisir à la fois l’engouement pour cette combinaison artistique et son raidissement sémiotique programmable, sinon programmé à partir des années 1680. Ils permettent de déterminer en effet les critères d’appréciation d’une allégorie qui n’est plus que rhétorique, même dans le cas d’une lecture herméneutique : ce qui ne va pas, dès lors, sans contradictions internes. En effet, l’allégorie issue de la Tradition patristique possède un critère d’autorité lié à son statut mystérique : sa clarté lumineuse, liée à sa visibilité. C’est elle qui autorise le plaisir de l’image sur laquelle elle se découpe, dans la mesure où cette clarté contribue à constituer l’image en utile béquille de l’entende- 48 Giovan Pietro Pierio Valeriano, préface aux Hieroglyphica, trad. T. Chevrolet, cité dans T. Chevrolet, L’idée de fable, op. cit., p. 106. Nous nous permettons de renvoyer sur ce point à notre Symbolique humaniste, l’évolution et les genres (1580- 1710), Paris : H. Champion, 1996. 49 Voir Fernand Hallyn et Perrine Galland Hallyn (dir.), Poétiques de la Renaissance, Genève : Droz, 2001, pp. 167-190 ; T. Chevrolet, L’idée de fable¸ op. cit., pp. 263- 380 et 408-445 ; Anne Duprat, Vraisemblances. Poétiques et théorie de la fiction, du Cinquecento à Jean Chapelain (1500-1670), Paris : H. Champion, 2009. Anne-Élisabeth Spica 20 ment. Cet argument devient tangent à celui, rhétorique, de la convenientia et de la decentia qui font le prix de tout trope : l’allégorie se conçoit, esthétiquement, sur ce patron, décliné au fil des rhétoriques générales, mais aussi au fil des rhétoriques de l’imago figurata ou en d’autres termes des constructions symboliques déployées à travers les recueils d’emblèmes et de devises ou les iconologies. Toujours liée à la métaphore ou similitude, après laquelle on la range, l’allégorie y aparaît comme une de ses variétés particulièrement ingénieuses, au même titre que l’énigme qui, quant à elle, se voit régulièrement traitée à sa suite 50 . Le trait mérite d’être relevé : les jésuites, chez qui l’on comptera bon nombre des auteurs de rhétoriques générales ou de l’imago figurata, ont contribué de façon majeure à cette coïncidence de l’allégorie comme mode de lecture et comme déclinaison rhétorique de la métaphore. L’allégorie, expression ingénieuse comme le sont devenus l’emblème ou l’énigme, ornement avant que d’être vérité, tire son efficacité et son prix de cette clarté et de cette convenance : c’est la ligne qu’adoptent sous la plume de Perrault le Chevalier et l’Abbé, dans le Parallèle des Anciens et des Modernes, pour promouvoir ces deux genres et défendre l’expression allégorique ; quelques décennies auparavant, la traduction française donnée par Jean Baudoin à l’Iconologie de Ripa soulignait largement ce constat, à partir de la préface de l’original italien. L’allégorie, et c’est la condition de son succès dans l’esthétique galante sous la forme de l’énigme, relève du signe de connivence et de reconnaissance, de l’indice d’une ingéniosité partagée entre esprits polis 51 . Considérons de ce point de vue ornemental, lié à la delectatio, l’articulation du mythe, de la fable ou de la parabole allégoriquement sapientiaux, avec la fiction mimétique, toujours à l’aune d’un l’aristotélisme grandissant avec la fin du XVI e siècle. Jules César Scaliger associe précisément, dans le troisième de ses Poetices libri septem, l’allégorie au mythos et à la chrie 52 : la première, par le biais d’une comparaison ramassée et allusive, propose une leçon utile (la chrie) au fil du récit déployé dans le 50 Ainsi en va-t-il dans les traités de l’imago figurata que l’on considère traditionnellement les plus aboutis, de diffusion européenne jusqu’au début du XVIII e siècle : Jacob Masen, Speculum imaginum veritatis occultae, Cologne : Kinckius, 1650 ; Emanuele Tesauro, Cannochiale aristotelico [1654], Turin : Zavatta, 1670 ; et les nombreux traités de Claude François Ménestrier. 51 Voir Delphine Denis, Le Parnasse galant. Institution d’une catégorie littéraire au XVII e siècle, Paris : H. Champion, 2004 ; nous nous permettons de renvoyer à notre étude « Identité sociale et code linguistique : le discours emblématique et ses commentaires dans le Mercure galant (1672-1692) », Europe XVI-XVII, 7 (2006), pp. 57-70. 52 S. n. [Genève] : J. Crispin, 1561, p. 139, col. 1. L’allégorie, « figure et image » 21 mythos, sous les espèces de l’apologue, de l’énigme et de la leçon morale. Or, poursuit-il au sein d’une longue définition de la fable, où il présente le déploiement narratif de l’allégorie en tant que figure liée à la métaphore, les Grecs n’ont jamais eu le moindre intérêt pour la vérité, mais pour la manière dont on enveloppe la fable - il parle à ce titre des « Hieroglyphon nugae », des « plaisantes bagatelles hiéroglyphiques » : l’allégorie est ainsi subsumée sous l’artefact mimétique et les mensonges d’une fiction destinée à plaire, et non sous l’expression d’une vérité cachée par ses dehors voilés et secondaires. Mawy Bouchard a mis au jour le passage de l’allégorie médiévale, littéraire s’entend, à la fiction au XVI e siècle, à l’œuvre dans l’invention d’une poétique humaniste et moderne du roman 53 . La conquête de la fiction romanesque au XVII e siècle est bien celle d’un « plaire et instruire » sans allégorie : il était impératif que le mensonge romanesque de la mimesis aristotélicienne, à son niveau littéral, se sépare de la vérité voilée de la Fable néoplatonicienne et chrétienne, pour ne traiter plus que du vraisemblable, critère cardinal du plaisir et de l’instruction dans l’esthétique classique à venir. L’entreprise allégorique de l’abbé d’Aubignac, qui consistait à écrire avec Macarise (1657) un roman sentimental susceptible de présenter la philosophie stoïcienne, ne pouvait que recevoir l’accueil pour le moins mitigé que lui ont réservé ses contemporains, si fascinante soit-elle pour nous lecteurs du XXI e siècle. Ce qui constituait une preuve de la sagesse allégorique dans la Lettre sur l’origine des Romans de Pierre-Daniel Huet, évoquant en Orient la naissance de la Fable aussi bien sacrée que païenne, ou dans la Demonstratio evangelica du même auteur évoquant la connaissance mosaïque des hiéroglyphes, n’est plus qu’un amusement pour les peuples en leur enfance. La vérité allégorique se résout en illusion vaine : Ce n’étoit que fictions, allégories et paraboles ; rien ne paroissoit comme il est en soi ; des dehors spécieux et figurés couvroient le fond de toute chose ; de vaines images cachoient les réalités, et des comparaisons trop frequentes détournoient les hommes de l’application aux vrais objets par l’amusement des vraisemblances […] le vulgaire qui respectoit ces erreurs mystérieuses, eût méprisé les veritez toutes nuës et la sagesse étoit de l’abuser 54 . Les critères qualifiant l’allégorie rhétorique reposent donc sur la clarté, la convenance, l’harmonie, le vraisemblable, qui permettent d’en identifier à la 53 Avant le roman : l’allégorie et l’émergence de la narration française au XVI e siècle, Amsterdam : Rodopi, 2006. 54 Saint-Évremond, Sur les Anciens, dans Œuvres, Paris : STFM, vol. 3, 1966, p. 357. Anne-Élisabeth Spica 22 fois l’ingéniosité, l’universalité et le caractère plaisant. Voilà qui entraîne, pour terminer, au moins deux apories dans l’invention littéraire et artistique. L’allégorie vraisemblable sera, nul n’en sera surpris, la pierre d’achoppement de l’épopée, à l’instar du merveilleux vraisemblable dont Philippe Sellier a naguère cerné les contours ambigus 55 . Si l’épopée repose sur l’équilibre d’un vraisemblable fictionnel et d’un merveilleux qui révèle par l’allégorie les vérités divines, comme l’a présentée Le Tasse dans ses deux Discours ou dans l’Allégorie de la Jérusalem délivrée, comment faire entrer le discours divin dans celui de la Fable ? La réponse est simple, il n’y a plus qu’à « bannir » une telle allégorie, comme le propose Boileau en ces vers célèbres : « Et, fabuleux chrétiens, n’allons point dans nos songes / Du Dieu de verité faire un Dieu de mensonges 56 . » L’allégorie relève de l’universalité : soit de celle du goût dont la notion est au centre d’une esthétique dite « classique 57 », soit de celle, légitimante, de la Tradition exégétique. Cette aspiration à l’universalité entre en conflit, me semble-t-il, avec le statut de l’image, elle-même liée au statut de l’imagination en train de changer au XVII e siècle - pour le dire vite, de puissance de l’âme à « folle du logis » - en même temps que s’est imposé un nouveau mode de connaissance de la vue et de la vision 58 . Par conséquent, et l’exemple des Délices de l’esprit de Desmarets s’impose à nouveau, comment valider une invention allégorique individuelle et originale, qui ne tombe pas rapidement sous les accusations de rêverie et d’obscurité propres à courtcircuiter et l’élégance, et la transmission sapientiale ? L’allégorie en liberté ne tournerait-elle pas au fantasme impur dans un univers mental où le contrôle de l’imagination a été instauré ? En retour, un tel univers, où se déploie une pensée métaphorique, ni symbolique ni allégorique, offre pleinement l’occasion de désenchanter une pensée magique pour réenchanter une pensée du plaisir ingénieux dont tout un chacun peut avoir la maîtrise, rationnelle, hic et nunc, dans la connivence de sa réception. Dans ces conditions, l’allégorie ne peut qu’apparaître, à terme, comme un mode d’expression pris en tenaille entre la nécessaire récurrence de ses composantes et son non moins nécessaire renouvellement, ne serait-ce que pour 55 « Une catégorie-clé de l’esthétique classique : le merveilleux vraisemblable », dans Louise Godard de Donville (dir.), La mythologie au XVII e siècle, Actes du 11 e congrès du CMR 17, Marseille : CMR 17, 1982, pp. 43-48. 56 Boileau, Art poétique, ch. III, v. 235-236. 57 Claude Chantalat, À la recherche du goût classique, Paris : Klincksieck, 1992. 58 Voir Philippe Hamou, Voir et connaître à l’âge classique, Paris, PUF, 2002 ; Carl Havelange, De l’œil et du monde. Une histoire du regard au seuil de la modernité, Paris : Fayard, 1998. L’allégorie, « figure et image » 23 stimuler encore la curiosité de spectateurs ou de lecteurs qui n’y verraient plus ni ingéniosité, ni métaphore frappante, mais réitération d’un même dont les charmes ont fini par s’épuiser : pourquoi voiler quand l’image doit être claire, répètent à l’envi les premières années du XVIII e siècle 59 ? Il vaut cependant la peine de prendre le contrepied de ces contradictions, qui furent fatales à la pensée allégorique classique. Ce qui peut nous inviter à la réinvestir, dans ses mécanismes et aussi son esthétique, c’est d’assumer pleinement son caractère « visuel », au sens que Georges Didi-Huberman donne à cet adjectif lorsqu’il situe au XVI e siècle, avec la montée en puissance de la théorie de l’art, le remplacement du visuel, c’est-à-dire ce qui dans l’image échappe à un discours rationnel, par le visible, c’est-à-dire sa lisibilité 60 : ce que nous venons de faire, somme toute, c’est de suivre l’amuïssement du visuel allégorique dans le discours, rhétorique et qui ne pouvait être que rhétorique, du visible allégorique, dans son passage d’un horizon transcendant à un horizon immanent de lecture, si élevé qu’il puisse être, voire sublime lorsque le dispositif allégorique est appliqué à un référent noble. Il vaut donc la peine de nous demander ce qui reste de figurabilité - et nous emprunterons cette fois-ci la notion à Louis Marin 61 - à l’allégorie classique, c’est-à-dire de puissance à faire autrement image audelà d’un discours iconique rhétorisable. Il s’agira d’un autre propos, que nous nous contenterons ici d’ouvrir avec ces deux citations, l’une de Claude François Ménestrier, l’autre de l’abbé d’Aubignac ; elles offrent l’intérêt de situer dans un dispositif optique et plastique le déploiement de l’allégorie, pour en redoubler l’image non pas comme un éclaircissement de son ombre iconique, mais comme une merveille mystérieuse : L’Architecture, la Sculpture et la Massonnerie viennent considerer les fondemens qu’on a creusez, et trouvent dans un coin une statue d’argile, d’où sort l’Industrie, qui prend le compas des mains de l’Architecture, et leur montre sur les proportions et la teste de cette image, celles du Temple qu’il faut dresser. Elle leur marque les Yeux comme le modelle des fenestres, les Oreilles pour les portes d’entrée, et la Bouche pour celle de 59 Voir les démonstrations d’Emmanuelle Hénin dans Penser la représentation à l’époque prémoderne, dossier d’habilitation à diriger des recherches, garant François Lecercle, Paris IV, 2009, à paraître. 60 Devant l’image : question posée aux fins d’une histoire de l’art, Paris : Minuit, 1990. 61 « Figurabilité du visuel : la Véronique ou la question du portrait à Port- Royal » [1987], dans Pascal et Port-Royal, Paris : PUF, 1997, pp. 267-284 ; Jean- Charles Blais, Du figurable en peinture, Paris : Blusson, 1988, pp. 45-49 ; « Le concept de figurabilité, ou la rencontre entre l’histoire de l’art et la psychanalyse » [1990], dans De la représentation, Paris : Seuil / Gallimard, 1994, pp. 62-70. Anne-Élisabeth Spica 24 sortie ; par ce que ce sont autant de voyes par lesquelles on apprend la Sagesse 62 . Au dessous de ces tableaux 63 brillent autant de miroirs […] mais ce qu’ils ont encore d’excellent est que sur les bordures en differents ovalles ornées et distinguées par un agencement de pierres pretieuses, sont en miniatures autant d’histoires amoureuses […] L’autre contient les douces passions de Mercure, et de la jeune Hersé, avec la punition de la jalouse Aglaure, qui pour avoir voulu troubler leurs plaisirs devint un rocher insensible, et l’image de ces ames dures qui ne veulent pas permettre aux autres les contentemens dont elles se rendent elles mesmes indignes 64 . Si l’allégorie n’est plus numineuse, la voici ingénieuse à loisir et ce n’est pas le moindre de ses charmes. Bibliographie Sources Arnauld, Antoine, et Pierre Nicole. Perpétuité de la foy de l’Église catholique touchant l’Eucharistie, défendue contre le livre du Sr Claude, Ministre de Charenton [1669], Paris : Ch. Savreux, 1670. Aubignac, François Hédelin d’. Macarise, ou la reine des Isles fortunées, Paris : J. 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La domination de l’allégorie en peinture : les ambivalences d’un mode de représentation transgénérique 1 E MMANUEL F AURE -C ARRICABURU U NIVERSITÉ P ARIS VIII Dans la préface aux Conférences de l’Académie Royale de Peinture et Sculpture 2 , l’historiographe des bâtiments du roi André Félibien octroie à l’allégorie en peinture le rang le plus élevé au sein d’une hiérarchie des genres picturaux, en tant qu’elle représente pour lui la plus haute expression d’une idée. En plaçant ainsi l’allégorie au sommet de sa classification, l’auteur de la préface la considère comme le degré le plus éminent de la peinture d’histoire mythologique ou biblique, sans ignorer qu’elle relève aussi au XVII e siècle d’une grammaire universelle à valeur herméneutique qui introduit un jeu dialectique entre le visible et l’invisible. Félibien s’appuie ainsi sur une définition traditionnelle de l’allégorie apparentée à un discours à multiples sens qui invite à un acte de dévoilement, faisant appel à la faculté intellectuelle du spectateur de discerner le « message » caché de l’œuvre, lorsqu’il écrit que « montant encore plus haut, il faut par des compositions allégoriques, sçavoir couvrir sous le voile de la fable les vertus 1 Je remercie Anne-Élisabeth Spica qui m’a permis, par ses commentaires, d’améliorer cet article. 2 André Félibien, « Préface », dans Conférences de l’Académie Royale de Peinture et de Sculpture pendant l’année 1667, Paris : Frédéric Léonard, 1668, n. p. Le texte de cette édition est disponible en ligne et en haute définition sur le site Gallica de la Bibliothèque nationale de France : http: / / www.gallica.bnf.fr. Retranscrites par Félibien puis éditées en 1668, les conférences constituèrent en fait moins un espace de diffusion d’un savoir doctrinal qu’un lieu de débats contradictoires, comme en atteste la récente édition des premières Conférences (Conférences de l’Académie Royale de Peinture et de Sculpture, éd. dir. Jacqueline Lichtenstein et Christian Michel, t. I, vol. 1 (1648-1681), Paris : énsb-a, 2006). Les éditeurs y déconstruisent en effet une thèse répandue chez les historiens de l’art selon laquelle l’Académie aurait reposé sur une doctrine immuable. Emmanuel Faure-Carricaburu 30 des grands hommes ; & les mystères les plus relevez 3 ». Dans le contexte catholique des années 1660, soumettre des textes ainsi que des récits bibliques picturaux à une lecture allégorique ou typologique n’avait rien d’original. Il peut donc être considéré comme a priori logique que les séances des conférences aient toutes porté, à l’exception de la troisième consacrée au Laocoon, sur des sujets bibliques répondant aux attendus narratifs de la peinture d’histoire 4 . De telles œuvres étaient en effet le lieu naturel de lectures qui visaient à y repérer les allégories morales que les peintres ont voulu faire lire dans l’historia qu’ils ont choisie, permettant de reconnaître l’enseignement derrière la beauté immédiatement visible de la composition et des passions exprimées. C’est le cas dans la conférence inaugurale : M. le Brun observa encore comme une chose tres importante & digne d’estre bien remarquée, que le Démon semble écrasé de telle manière, qu’à bien considerer l’estat et la disposition en laquelle il est, on le voit comme accablé sous un fardeau d’une pesanteur extraordinaire. Cependant Saint Michel qui est le seul poids qui l’abat ne luy touche pas seulement du bout du pied. De sorte qu’il faut entrer dans la pensée du Peintre, pour trouver que la cause d’un si terrible accablement vient de la puissance divine, laquelle agissant d’une maniere invisible & toute spirituelle, paroist & montre ses effets sur les corps qui peuvent estres veus 5 . Que l’allégorie soit considérée par Félibien comme supérieure à l’histoire entendue comme récit de faits profanes ou sacrés répond à sa fonction : elle en est l’interprétation à plus haut sens rendue visible. Cependant, il convient de souligner le caractère isolé de ce type de lecture dans les conférences de l’année 1667 portant sur la peinture. Outre le fait qu’aucun tableau n’ait été retenu qui comporte des personnifications allégoriques dotées d’attributs spécifiques, les commentaires ne portent que très rarement la trace d’une telle lecture : les commentateurs se préoccupent en effet surtout de relever, suivant un principe de convenance, les liens qui existent entre les codes de la représentation - gestes, expressions, composition,… - et une lecture morale : 3 A. Félibien, Conférences, op. cit., éd. 1668, n. p. [p. 15]. 4 Conférences (1) de Charles Le Brun sur le Saint Michel terrassant le dragon de Raphaël ; (2) de Philippe de Champaigne sur la Mise au tombeau de Titien ; (4) de Nicolas Mignard sur la Sainte Famille de Raphaël ; (5) de Jean Nocret sur les Pèlerins d’Emmaüs de Véronèse ; (6) de Charles Le Brun sur la Manne dans le désert de Poussin ; (7) de Sébastien Bourdon sur la Guérison des Aveugles de Poussin. 5 A. Félibien, Conférences, op. cit., éd. 1668, n. p. [p. 15]. La domination de l’allégorie en peinture 31 La hiérarchie que Félibien élabore tient à l’importance des sujets et de ceux qu’ils véhiculent, et elle ne correspond en aucun cas aux textes des Académiciens qu’elle introduit ; en effet, aucun d’eux ne s’intéresse au sens mystique des tableaux qu’il analyse 6 . L’étude des commentaires de 1667 révèle ainsi l’existence, sinon d’une contradiction, du moins d’un écart entre les termes de la préface de Félibien et le contenu des conférences. Apparemment en décalage avec les préoccupations des académiciens, le choix officiel de valoriser l’allégorie s’inscrit dans le cadre d’un projet susceptible de satisfaire l’ambition d’une corporation désireuse de se distinguer de la Maîtrise, et de répondre dans le même temps aux intérêts de la monarchie. La rédaction de la préface aux Conférences s’inscrit en effet dans le prolongement d’un projet politique initié en 1663 par Colbert qui fut, avec l’aide de Le Brun ainsi que d’autres conseillers du ministre, à l’origine de la réforme des statuts de l’institution ainsi que de la mise en œuvre d’un cycle de conférences. Les soubassements politiques de cette suprématie octroyée aux compositions allégoriques dans la hiérarchie de Félibien ont d’ailleurs été relevés : Les compositions allégoriques auxquelles Félibien attribuait la place suprême avaient donc les faveurs de l’Académie, mais elles étaient associées à la mission politique dévolue à l’institution après 1663. Le but était de développer une forme de représentation picturale particulièrement destinée au culte de Louis XIV. Un examen rigoureux des idées de Félibien mène au même résultat. Il en ressort clairement que l’auteur pensait à des œuvres précises lorsqu’il rédigea son introduction. Félibien a établi, dans un contexte politico-artistique précis, les deux voies possibles de la peinture d’histoire, telles qu’elles ont été décrites : d’une part, la mise en scène de sujets historiques ou littéraires, illustrant un propos narratif, et, d’autre part, la transposition des sujets dans la sphère allégorique ou mythologique. La distinction et l’importance de ces deux domaines dans la hiérarchie des genres étaient donc bien réfléchies 7 . Une lettre adressée à Colbert le 18 novembre 1662 par Jean Chapelain, qui joua un rôle de premier plan dans le projet de création de la Petite Académie 8 , témoigne de la logique apologétique, très tôt envisagée par le 6 Christian Michel, Le « célèbre Watteau », Genève : Droz, 2008, p. 167. 7 Thomas Kirchner, « La nécessité d’une hiérarchie des genres », Revue d’esthétique, 31-32 (1997), p. 188. 8 En collaboration avec Charles Le Brun, les premiers travaux des membres de la Petite Académie, fondée en 1663, se portent sur les dessins, les emblèmes ainsi que les légendes des tapisseries des appartements du roi tissées à la Manufacture des Gobelins. Concernant les rapports entre la Petite Académie et Félibien, « engagé dans l’œuvre de propagande officielle et de glorification du roi, qui est la Emmanuel Faure-Carricaburu 32 ministre, sous-jacente à cet usage de l’allégorie. Préfigurant la naissance de la Petite Académie - commission d’experts qui se réunira chaque semaine à partir de 1663 chez Jean-Baptiste Colbert, auxquels ce dernier confie le choix des inscriptions, allégories, corps figurés des emblèmes, devises, médailles et jetons royaux, programmes décoratifs -, ce texte dresse ainsi un inventaire des moyens iconiques mobilisables à des fins de célébration du monarque, tels que les « médailles 9 », les « vers 10 » et en particulier les « panégyriques 11 », mais aussi « les pyramides, les colonnes, les statues équestres, les colosses, les arcs triomphaux, les bustes de marbre et de bronze, les basses-tailles, tous monumens historiques auxquels on pourroit ajouter nos riches fabriques de tapisseries, nos peintures à fresque et nos estampes au burin 12 », qu’il considère comme « d’autres moyens louables de respandre et de maintenir la gloire de Sa Majesté 13 ». Une seconde lettre de Chapelain, datée du 10 juin 1664 et également adressée à Colbert, met par ailleurs au jour les circonstances qui conduisirent l’Académie à valoriser l’allégorie à des fins politiques : Monsieur, j’ay receu avec respect la reponse qu’il vous a pleu de faire à ma lettre 14 touchant l’employ de l’allegorie dans les tableaux et les tapisseries que vous avés ordonné de faire pour l’histoire du Roy, et j’ay tenu à très grand honneur que Sa Majesté ni vous ne l’ayez pas désapprouvé. Ces Messieurs qui s’assemblent chez vous 15 ont eu communication de mes sentimens sur ce sujet, et du commandement que Sa Majesté et vous nous faites de travailler avec addresse pour porter Mr le Brun à en convenir avec nous et à ne gouster pas moins nos raisons qu’Elle et vous les avez goustées 16 . Relatées dans les lettres de Chapelain, les discussions qui entourèrent le choix de l’allégorie auraient pu enrichir les réflexions de Félibien sur cette hiérarchie, d’autant qu’il arriva à ce dernier de se joindre aux membres de la Petite Académie pour leur présenter le premier volume de ses Entretiens vocation spécifique de cette institution », voir René Démoris, « Peinture et histoire : Félibien et la stratégie du récit historique au siècle de Louis XIV », dans Jean Bessière (dir.), Récit et histoire, Paris : P.U.F, 1984, pp. 23-35 (citation p. 23). 9 Lettres de Jean Chapelain, t. II : 2 janvier 1659-20 décembre 1672, éd. Philippe Tamizey de Larroque, Paris : Imprimerie nationale, 1883, p. 273. 10 Ibid. 11 Ibid., p. 274. 12 Ibid., p. 277. 13 Ibid. 14 Chapelain se réfère ici à sa lettre du 18 novembre 1662 qu’il adresse à Colbert. 15 Chapelain évoque la Petite Académie. 16 Lettres de Jean Chapelain, t. II, op. cit., p. 362. La domination de l’allégorie en peinture 33 ou l’édition de ses Conférences avant parution. Elles révèlent notamment le rôle joué par la Petite Académie, qui est intervenue auprès de Le Brun afin de convaincre ce dernier de ne plus mêler l’allégorie à l’histoire en général mais à l’histoire du roi. S’il revient à l’imagination associée à la peinture d’histoire « de combler le manque à voir supposé par la vision commune », selon René Démoris qui suggère que « cette invention du peintre n’est pas sans rapport avec la capacité du tableau de faire entrevoir des beautés habituellement situées hors du visible 17 », les allégories masquent et révèlent à la fois. La supériorité de l’allégorie procède, en ce sens, d’une volonté de valorisation de l’intellect, qui vise à satisfaire l’ambition des académiciens d’échapper au statut d’artisan, en faisant de l’imagination un critère déterminant pour l’évaluation des œuvres et des peintres. Mais l’intérêt des académiciens a pris la forme d’un programme décliné en un ensemble de règles et de discours au moment de sa rencontre avec une volonté politique qui s’est saisie des vertus de l’allégorie. La valorisation d’un tel discours s’est alors institutionnalisée grâce à une série d’initiatives qui ont contribué, à partir de 1663, à modifier en profondeur l’organisation de l’Académie : réforme des statuts, octroi d’un budget annuel conséquent, monopole de l’enseignement, organisation d’un concours pour les élèves peintres d’histoire puis de conférences régulières prenant pour sujet, dans le registre pictural, la peinture d’histoire 18 . Énoncée dans un texte composé sur ordre direct de Colbert, la domination de l’allégorie répond ainsi au projet de la royauté de conforter son pouvoir en exploitant les potentialités de l’art pictural. Il convient dès lors d’interroger - au prisme de l’usage qu’en fait le pouvoir monarchique - les ambivalences qui accompagnent l’inscription de l’allégorie au sommet de la hiérarchie des genres picturaux, en étudiant les caractéristiques d’un langage symbolique difficile à classer. La prise de fonction réelle de Louis XIV en 1660 s’est accompagnée d’un processus historique de centralisation et d’institutionnalisation sur tous les plans, qui a conduit à une reconfiguration radicale des rapports entre la monarchie et l’institution. La politique économique aurait ainsi servi de 17 René Démoris, « De la vérité en peinture chez Félibien et Roger de Piles. Imitation, représentation, illusion », Revue d’esthétique, 31-32 (1997), p. 41. 18 Seule une conférence de Jean Nocret (1 er ou 7 septembre 1668) commente Le Portrait du marquis del Vasto de Titien, son assimilation au genre du portrait étant toutefois remise en cause : « On ne croit plus aujourd’hui qu’il s’agisse d’un portrait d’Alphonse d’Avalos, […] mais d’une allégorie conjugale où un couple inconnu, assimilé à Mars et à Vénus, est représenté entouré de l’Amour, de la Foi et de l’Espérance […] » (Alain Mérot, Les Conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture au XVII e siècle, Paris : énsb-a, 1996, p. 165). Emmanuel Faure-Carricaburu 34 modèle à une politique artistique qui visait à contrôler les Beaux-Arts 19 , si bien que Colbert […] s’entoura de ce qu’on a parfois généreusement appelé un « ministère de la Gloire », destiné à l’aider dans la définition des objectifs de ce qui est clairement conçu comme un art officiel. Il ne s’agit plus seulement de donner le ton, mais d’orienter et de régler 20 . Ce quatuor était composé de Charles Le Brun, en charge de la peinture et de la sculpture, de Charles Perrault pour l’architecture, d’André Le Nôtre pour les jardins et de Jean Chapelain pour les lettres, tous appelés à aider un ministre qui voulut façonner un dispositif institutionnel à même de célébrer la gloire royale. La monarchie considère l’Académie comme le moyen de développer une position hégémonique en exploitant les potentialités narratives de l’art pictural. Ainsi Colbert entreprend-il, dans le cadre d’un projet visant à contrôler les Beaux-Arts, de développer une politique de mécénat destinée à maintenir l’Académie sous dépendance financière en lui assurant une viabilité économique grâce à l’octroi d’un budget, d’avantages et de commandes. Un arrêt du Conseil d’État rendu au début de l’année 1663 enjoignait aux Peintres du Roi de rejoindre l’institution, faute de quoi leurs brevets ou lettres leur seraient retirés, ce qui signifierait la fin de leurs privilèges. Cette adhésion imposée revenait à réserver aux membres de l’Académie l’accès aux commandes royales. La puissance de cette structure reposait donc en partie sur le soutien financier de la monarchie qui, d’une part, attribua une pension de 4000 livres à l’institution parisienne pour permettre à celle-ci de payer les charges de professeur et de recteur, et confia d’autre part la réalisation de la plupart des commandes royales aux membres de l’Académie. L’« émulation » existant entre les artistes devait contribuer, ainsi que le rappelle le texte de l’arrêt du Conseil d’État daté du 8 février 1663, à « la decoration des Maisons Royales et autres grands 19 « La politique économique de Colbert donne la clef de ses initiatives artistiques. Productivité : d’abord recruter une main-d’œuvre qualifiée, puis l’organiser en corps et la protéger par privilèges, enfin former les élèves capables de la relayer. Discipline : désigner un chef responsable en chaque domaine, coordonner les diverses activités par un « petit conseil », étayer sur une doctrine commune la cohésion du grand œuvre collectif » (Bernard Teyssèdre, L’art au siècle de Louis XIV, Paris : Librairie Générale Française, 1967, p. 72; italiques de l’auteur). Bernard Teyssèdre, décrivant les éléments du programme institutionnel qui sont alors mis en œuvre, tend à montrer à travers ses choix lexicaux que ces rouages académiques répondent à une logique politique qui prend pour modèle l’administration économique. 20 Olivier Chaline, Le règne de Louis XIV, Paris : Flammarion, 2005, t. I, p. 354. La domination de l’allégorie en peinture 35 édifices 21 ». C’est au sein de l’École du Modèle, lorsque celle-ci fut réformée à cet effet (ce qui occasionna une hausse des subventions), qu’étaient formés les praticiens chargés par Colbert de la décoration des bâtiments du roi. Outre la question de l’équilibre financier, la construction de l’hégémonie passait aussi par l’acquisition d’une légitimité institutionnelle. Dans ce domaine, il faut relever l’existence d’un arrêt du Conseil d’État du 24 novembre 1662 qui octroyait à l’Académie le monopole de l’enseignement, répondant ainsi à l’aspiration de cette dernière à former l’élite des peintres français. La création d’une Académie de France à Rome en 1666, de même que les projets de structures nouvelles, baptisées Écoles Académiques de Peinture et Sculpture, dont certains virent le jour dans plusieurs villes françaises, attestent de l’hégémonie grandissante de l’institution parisienne dans le domaine de l’enseignement. La volonté monarchique contrôle ainsi l’institution en officialisant la supériorité de la peinture d’histoire, en particulier de l’allégorie, à laquelle est octroyée une fonction stratégique du point de vue politique ; voilà qui explique, en grande partie, la réforme des statuts de 1663 portée par Colbert, lesquels entérinent une rupture dans l’ordre précédent. En 1648, l’Académie naissante était structurée autour d’une hiérarchie rudimentaire comprenant, d’une part, des officiers 22 tels le chef de l’Académie et les douze anciens et, d’autre part, de simples académiciens auxquels il faut ajouter deux syndics. Seuls les membres de l’échelon supérieur composant la direction, c’est-à-dire les officiers, avaient voix délibérative, académiciens et syndics n’ayant pas de pouvoir décisionnel. Les règlements étaient sommaires, peu restrictifs ; quant à l’organigramme restreint, il possédait une souplesse qui permettait à n’importe quel membre d’accéder aux plus hauts postes. La valorisation de l’allégorie constitue un élément central d’une transformation radicale de l’institution, inaugurée en 1663, avec l’irruption de la notion de partition générique qui structure le nouveau règlement académique. La force des schémas rationnels instaurés par la réforme des statuts est de dessiner les premiers éléments de ce qu’il convient d’appeler un programme, au sens foucaldien du terme, soit un « ensemble de prescriptions calculées et raisonnées […] selon lesquelles on devrait organiser des institutions, aménager des espaces, régler des 21 Ludovic Vitet, L’Académie royale de peinture et de sculpture. Étude historique, Paris : Lévy, 1861, p. 254. 22 Voir la description des différentes charges d’officier dans les Archives de l’art français. Recueil de documents relatifs à l’histoire des arts en France, éd. Philippe de Chennevières, Paris : J-.B. Dumoulin, 1851-1852, t. I, pp. 402-418. Emmanuel Faure-Carricaburu 36 comportements 23 ». Décrites par Foucault, « ces programmations induisent toute une série d’effets dans le réel, […] elles se cristallisent dans des institutions, elles informent le comportement des individus, elles servent de grille à la perception et à l’appréciation des choses 24 ». La partition générique acquiert une place centrale dans l’organisation institutionnelle à partir de la rénovation des statuts en 1663 - quoiqu’elle se résume dans les règlements académiques à une distinction binaire entre la peinture d’histoire et les genres mineurs 25 . Nous souhaiterions ici montrer de quelle manière la mise en place de cette hiérarchie qui place l’allégorie à son sommet, en tant qu’elle est le pinacle de la peinture d’histoire, sert l’expression d’un pouvoir qui ne s’incarne plus seulement dans une figure extérieure comme le monarque, mais se matérialise localement dans des rouages administratifs qui conditionnent l’ordonnancement des places et des fonctions à une classification générique des œuvres. La lecture détaillée des statuts de 1663 montre la présence d’innovations qui, quoique discrètes, transforment en profondeur l’organigramme de l’Académie. De nouvelles procédures appuyées sur un principe jusqu’alors resté inexploité - la différenciation générique - permettent d’activer une hiérarchie binaire prescrite dans les statuts. L’efficacité d’un tel dispositif tient à l’existence d’un double verrou. Le premier tient à la refonte du mode d’intégration de nouveaux académiciens : la catégorisation générique des œuvres que doivent présenter les candidats est ainsi considérée comme la première clé de lecture de leurs travaux - et un préalable incontournable à la réception de la lettre de provision 26 . Si une telle procédure, présentée dans l’article XVIII 27 , sert à identifier le morceau de réception présenté à l’entrée suivant la catégorie générique à laquelle il appartient, elle a aussi 23 Michel Foucault, « Table Ronde du 20 mai 1978 » [1980], dans Dits et écrits II [1976-1988], Paris : Gallimard, 2001, pp. 846-847. 24 Ibid., p. 848. 25 Intitulé « Réception de Professeur », l’article XIII des statuts de décembre 1663 stipule, en effet, « [q]ue nulle personne, à l’avenir, ne sera reçeue en ladite charge de Professeur qu’il n’ayt esté nommé Ajoint ; et nul ne sera nommé Ajoint qu’il n’ayt fait connoistre sa capacité en la figure et en l’Histoire, soit en Peinture ou en Sculpture, et qu’il n’ayt mis dans l’Académie le tableau d’histoire, ou bas-relief, qui luy aura esté ordonné » (Procès-verbaux de l’Académie Royale de Peinture et de Sculpture 1648-1793, t. I (1648-1672), éd. Anatole de Montaiglon, Paris : J. Baur, 1875, p. 253). 26 Procès-verbaux, t. I, op. cit., pp. 254-255. 27 L’article XVIII des statuts de 1663 indique, en effet, que « seront spécifiéz les ouvrages qui auront esté présentéz par les aspirans lors de leurs réception [sic] afin de faire connoistre leurs talens, et que l’on sçache à quel tiltre ils ont esté admis dans l’Académie » (ibid., p. 255). La domination de l’allégorie en peinture 37 pour conséquence de classer les peintres admis au poste d’académicien en fonction de cette même détermination. On peut observer que Félibien n’ignorait rien de ce morcellement des espaces de pouvoir : […] tous ceux qui ont été reçûs dans l’Académie, y ont été admis pour differens talens. […] les Peintres qui traitent des histoires & des sujets les plus nobles, doivent être plus estimez que ceux qui ne representent que des païsages, ou des animaux, ou des fleurs, ou des fruits, ou des choses encore moins considerables […] 28 . Le deuxième verrou est activé par l’article XIII qui puise dans la distinction des catégories génériques le moyen de restreindre l’accès à la fonction d’adjoint 29 . Pour la première fois dans l’histoire de l’Académie, un article des statuts établit donc une corrélation entre la hiérarchie qui organise le corps académique et la hiérarchie des genres picturaux -l’« Histoire » se voyant octroyer le privilège de déterminer l’obtention de la charge rémunératrice d’adjoint, laquelle non seulement donne droit à une voix délibérative lors des assemblées académiques, mais représente un sas d’entrée vers d’autres postes plus élevés. Cette étude des statuts et de leurs conditions d’émergence permet de démontrer l’institutionnalisation d’une suprématie de la peinture d’histoire que plusieurs dispositifs contribuent à rendre quasiment incontournable. Dans ce système, l’allégorie occupe une place stratégique, puisqu’elle est mise au service du récit monarchique. L’article XXIV 30 des statuts de 1663 officialise, en effet, la mise en place d’un concours annuel destiné aux étudiants, qui doivent mettre en scène les actions héroïques du roi sur un mode mêlant mythologie et allégorie. La description du premier sujet de ce type de composition, destinée aux élèves, précise les codes du langage allégorique dévolu à la valorisation des actions du roi 31 . En outre, l’Académie, qui définit le sujet des morceaux de réception des nouveaux membres, choisit de recourir à l’allégorie pour célébrer les actions du monarque à partir de cette époque. Yves Hersant insiste sur cet usage politique : 28 André Félibien, « Dixième Entretien », dans Entretiens sur les vies et sur les ouvrages des plus excellents peintres anciens et modernes, Trévoux : Imprimerie S. A. S., 1725, t. IV, p. 397. 29 Se référer à la note 25 pour consulter cet article des statuts. 30 Procès-verbaux, t. I, op. cit., pp. 256-257. 31 Voir, dès l’année 1663, le programme pour La Réduction de Dunkerque entre les meins du Roy de France (séance du 31 mars) dans les Procès-verbaux (t. I, op. cit., p. 221). Emmanuel Faure-Carricaburu 38 Dans la France de Louis XIV, plus encore qu’en Espagne ou en Angleterre, triomphe un allégorisme politique qui, représentant à la fois la royauté et le monarque, l’incarnation d’un principe divin, paraît merveilleusement adapté aux célébrations de l’absolutisme 32 . Quant à Thomas Kirchner, il explique que « [les allégories] décrivent les actions concrètes du roi et les transfèrent en même temps dans l’universalité, les caractérisant comme des idéaux et comme des modèles. Le sommet du travail artistique était donc déterminé par la politique 33 ». L’aura sacrée, associée à cette capacité de s’extraire du domaine de l’anecdote pour représenter des idéaux, explique que l’allégorie ait ainsi servi à la célébration du roi. Il importe alors de souligner la corrélation qui existe entre cette portée politique dévolue à l’allégorie et les qualités artistiques supérieures qui lui sont conférées par André Félibien, chargé de l’édition des Conférences. Sa préface, qui participe d’un nouvel ordre du discours au sein de l’Académie, a pour ambition d’élaborer une doctrine qui puisse être enseignée aux étudiants. On connaît les six degrés 34 du système hiérarchisé établi par l’auteur, depuis la nature morte jusqu’aux représentations idéalisées de la peinture d’histoire, dont l’allégorie représente à la fois le point culminant et l’aboutissement logique, dans la mesure où elle est présentée par Félibien comme l’expression de la plus haute idée. Dans le deuxième volume des Entretiens, paru en 1672, seulement quatre années après la préface des Conférences, l’auteur répond aux condamnations émises à l’encontre du langage allégorique : Cependant il y a des sujets traitez mistiquement, dont l’on ne doit pas faire peu d’état, principalement quand le Peintre a été assez ingenieux pour y cacher les secrets de la philosophie. Et même il semble que cette manière de representer les choses est particulierement propre à la peinture, & qu’elle a cela de commun avec la poësie, qui sous le voile de ses belles fictions, couvre une sçavante moralité 35 . 32 « Transfigurations allégoriques », Poliphile, 2 (1993), p. 46. 33 Thomas Kirchner, « La nécessité d’une hiérarchie des genres », art. cit., p. 191. 34 Ce système de sériation verticale valorise graduellement les éléments qui le composent, du bas vers le haut, étageant les genres picturaux : nature morte, paysage, peinture animalière, portrait, histoire sacrée et profane, Fable, allégorie. Voir A. Félibien, « Préface », dans Conférences de l’Académie Royale de Peinture et de Sculpture pendant l’année 1667, op. cit., éd. 1668, n. p. [pp. 14-15]. 35 André Félibien, « Troisième Entretien », dans Entretiens sur les vies et sur les ouvrages des plus excellents peintres anciens et modernes, Trévoux : Imprimerie S. A. S., 1725, t. II, pp. 184-185. La domination de l’allégorie en peinture 39 Sous la plume de Félibien, la haute idée que traduit l’allégorie peut faire le lien entre la supériorité artistique et la préférence politique accordées par l’écrivain à ce langage symbolique, dans la mesure où le thème spirituel qui s’y cache est celui de la transcendance du monarque. Il convient toutefois de noter que la prééminence, dans l’ordre académique et politique, de l’allégorie définie comme mode de représentation recèle une ambiguïté qui tient au fait de placer au sommet de la hiérarchie des genres une manière de peindre qui emprunte au langage symbolique, lequel contamine, potentiellement, toutes les catégories génériques dans lesquelles il peut être lu. L’allégorie, par nature transgénérique, se mêle au « grand genre » comme aux « genres bas », investissant pendant le XVII e siècle les codes de la nature morte, du paysage, des scènes de genre et du portrait, aussi bien que ceux de la peinture d’histoire. Si les personnifications allégoriques, dont les attributs sont définis dans l’Iconologie de Cesare Ripa, sont un motif très présent dans la peinture d’histoire, on retrouve ce mode de représentation dans des compositions très différentes les unes des autres. Tous les êtres et les objets peuvent a priori être investis d’une puissance symbolique et avoir valeur de métaphore, dès lors que la peinture vise l’expression d’une idée. À ce titre, les allégories de la vanité apparaissent exemplaires d’un langage qui dépasse les cadres institués par l’Académie - puisqu’elles innervent le genre pictural le moins valorisé par Félibien, en ménageant la place à une notion métaphysique telle que la finitude ou une référence au texte biblique - et qui a été occulté dans les Conférences pour préserver la cohérence d’un discours orienté à des fins politiques. Une telle contamination par l’allégorie de l’ensemble des catégories génériques - majeures ou mineures - peut venir brouiller une classification qui repose sur la distinction entre les œuvres de l’esprit et les imitations de la nature, si bien qu’in fine, dans le cadre d’une lecture « académicienne » ou « conventionnelle » de la peinture, c’est la notion même de hiérarchie des genres qui se trouve déstabilisée par les ambiguïtés inhérentes à la domination de l’allégorie dans l’édifice théorique de l’Académie de 1663. L’usage de l’allégorie comme un instrument destiné à légitimer le pouvoir de Louis XIV contient en germe une autre ambiguïté : si l’effet d’émerveillement que suscitent de telles œuvres rejaillit sur le sujet de la représentation, qui s’en trouve valorisé, il procède d’un jeu de voilement et de dévoilement auquel Félibien reproche son caractère quelque peu obscur. C’est en tout cas ce que laisse entendre une intervention de Pymandre, dans le deuxième volume des Entretiens, qui suggère que la difficulté du langage allégorique à représenter un sujet et à le rendre compréhensible faisait l’objet de critiques à la fin du XVII e siècle. Son interlocuteur acquiesce : « Je Emmanuel Faure-Carricaburu 40 vous dirai […] que vous n’êtes pas le seul de ce sentiment, & qu’il y a beaucoup de personnes qui aiment mieux les tableaux d’histoires, que ceux dont il faut deviner les sujets, & dont le sens est allegorique 36 . » La portée d’une telle affirmation mérite toutefois d’être nuancée, eu égard à la part de posture qu’elle peut comporter lorsqu’elle est énoncée par une personnalité aussi cultivée que Félibien 37 . Le premier niveau de lecture de l’allégorie, littéral et immédiatement visible, est subsumé par un second, figuré et issu d’une procédure interprétative, qui quant à lui engage un déchiffrement complexe. Mais d’autre part et en même temps, ce déchiffrement s’inscrit dans un horizon de lecture lui-même codifié : […] une allégorie n’est rassurante que dans des limites assez étroites : lorsqu’un code l’assujettit. Ou lorsque son « voile » est transparent. Dans le cas contraire, quand on la laisse libre de rappeler que signe et sens ne sont pas coextensifs, qu’entre production et réception s’ouvre une béance, que dans le fonctionnement des signes s’introduit beaucoup de jeu, sa dualité fondamentale rend incertaine ou impossible l’assignation d’un sens définitif 38 , ou du moins de valeurs sémantiques stabilisées et partageables par tous. Or ce deuxième niveau de lecture peut donner lieu à une prolifération d’interprétations, comme le relève Georges Couton, pour qui l’allégorie est « polyvalente, ouverte, n’a pas un sens fixé une fois pour toutes, […] a tous les sens ingénieux qu’on voudra lui donner ; tous sont bons, à condition qu’ils présentent un minimum de cohérence 39 ». Pour être effective, l’articulation entre signe visible et sens caché exige la création d’un cadre sous-tendu par une codification. Pour illustrer certaines ambivalences de l’usage politique de l’allégorie que Félibien officialise en tant que genre, entremêlant sujet et langage au service de l’expression du roi, comme le fait au même moment la Petite 36 Ibid., p. 184. 37 Dans son Dictionnaire universel, Antoine Furetière pointait les dangers inhérents à l’utilisation du langage allégorique en affirmant qu’« il n’y a rien qui soit plus agreable qu’une allegorie reguliere, & bien menagée », mais que « l’allegorie est vicieuse, si elle est obscure, & trop énigmatique » (Dictionnaire universel, contenant généralement tous les mots françois, tant vieux que modernes et les termes des sciences des arts [1690], éd. Henri Basnage de Beauval et Jean-Baptiste Brutel de La Rivière, La Haye : P. Husson, J. van Duren, Ch. Le Vier et Veuve Van Dole, 1727, t. I, article « Allégorie »). 38 Yves Hersant, « Giovanni Bellini : de l’allégorie à l’énigme », Le nouveau recueil, 84 (2007), pp. 91-92. 39 Georges Couton, Écritures codées. Essais sur l’allégorie au XVII e siècle, Paris : Aux Amateurs de Livres, 1990, p. 82. La domination de l’allégorie en peinture 41 Académie pour les textes, j’ai choisi d’étudier l’exemple de la galerie des Glaces. En effet, ce décor peint entre 1679 et 1684, considéré comme un sommet de l’art louis-quatorzien, permet de mettre en lumière et d’articuler les ambiguïtés propres au langage allégorique. Dans le lieu de pouvoir par excellence qu’était le château de Versailles, la définition du discours symbolique présenté à la cour, aux ambassadeurs et à un public nombreux, implique alors un contrôle strict de la part de la Surintendance des Bâtiments, du Conseil d’En-haut, du Premier Peintre du Roi Charles Le Brun qui dirige l’Académie Royale de Peinture, ainsi que des membres de la Petite Académie 40 . Le pouvoir royal s’est investi de manière exceptionnelle dans la lente gestation, ponctuée d’étapes successives, de ce programme. L’orientation définitive du décor vers une représentation de l’histoire contemporaine renouvelle les thèmes de Le Brun qui, dans le prolongement de ses grands décors précédents qui prenaient pour sujet la Fable antique, proposa initialement un décor apollinien fidèle à la thématique du soleil royal, dans la lignée du travail entrepris au Louvre. Quant à la mise en œuvre de son second projet, dont de nombreux dessins préparatoires montrent qu’il consistait à unir la Fable à des personnifications allégoriques en organisant le sujet autour de la légende d’Hercule comme pour les décors antérieurs de l’hôtel Lambert et de Vaux, elle fut interrompue à son tour par l’intervention du roi et de ses proches collaborateurs. C’est donc la monarchie qui, en 1679, décida d’orienter le programme de cette galerie royale vers une représentation de l’histoire contemporaine. Claude Nivelon, biographe de Le Brun, rappelle à la fin du XVII e siècle les circonstances de cette décision : « Toutes les études nécessaires étaient faites pour l’exécution de ce beau sujet, qui était agréé, mais le Conseil secret de Sa Majesté trouva à propos et résolut que son histoire sur les conquêtes devait y être représentée 41 . » Si le projet définitif paraît s’apparenter à un compromis 40 « Tous les desseins des peintures qui ornent les appartements de Versailles ont été rédigés par cette compagnie » (Paul Tallemant, « Histoire de l’Académie des inscriptions », dans Josèphe Jacquiot, Médailles et jetons de Louis XIV d’après le manuscrit de Londres ADD 31908, Paris : Klincksieck, 1968, vol. 1, pp. XC-XCIV). Sur l’invention des programmes de la Grande Galerie, voir Gérard Sabatier, « Sous les plafonds de Versailles. Archéologie et anthropologie de la consommation des signes du roi pendant la monarchie absolue », dans Allan Ellenius (dir.), Iconographie, propagande et légitimation, Paris : PUF, 2001, pp. 243-272 ; Nicolas Milovanovic, Du Louvre à Versailles - Lecture des grands décors monarchiques, Paris : Les Belles Lettres, 2005 ; Antoine Amarger, Arnaud Amelot, Nathalie Balcar et Christian Baulez, La Galerie des Glaces. Histoire et restauration, Dijon : Faton, 2007. 41 Claude Nivelon, Vie de Charles Le Brun et description détaillée de ses ouvrages, éd. Lorenzo Pericolo, Genève : Droz, 2004, pp. 486-487. Emmanuel Faure-Carricaburu 42 entre les propositions de Le Brun et les volontés de la monarchie, le vocabulaire héroïque n’en reste pas moins considéré comme un moyen d’expression destiné à propager la gloire d’un roi qui légitime sa puissance par son action militaire. On peut donc lire dans la décision du Conseil d’En-Haut d’orienter le programme vers la représentation de l’histoire contemporaine la confirmation d’une immixtion efficiente du pouvoir monarchique dans le choix de la thématique du programme décoratif le plus symbolique du régime : en « rompant avec la thématique mythologique des débuts du règne personnel, la galerie de Versailles opère un retour à l’histoire, pour servir les objectifs conjoncturels de la monarchie 42 ». La composition ne se contente pas de donner à voir les événements essentiels des premières années du règne, mais relève plutôt d’une représentation allégorique de l’histoire contemporaine, qui a pour but d’en restituer toute l’ampleur et l’universalité. Ici, le récit se résume à la représentation du monarque qui n’est quasiment jamais entouré de ses contemporains 43 . Dans les galeries dynastiques de la première moitié du XVII e siècle, telles que la galerie Médicis du palais du Luxembourg, mais aussi la Petite Galerie du Louvre et la galerie des Illustres du Palais-Cardinal, l’image du monarque était insérée dans une dynastie royale : « La figure du monarque régnant ne prend ici tout son sens que replacée au terme d’une lignée ou au centre d’un discours de célébration politique dont il est le principe et le moteur 44 . » Au contraire, à Versailles, ce lien généalogique producteur de sens est rompu. Le Brun lui substitue la représentation d’une personnification allégorique de 42 Gérard Sabatier, Le prince et les arts. Stratégies figuratives de la monarchie française de la Renaissance aux Lumières, Seyssel : Champ Vallon, 2010, p. 253. En 1976, Bernard Magné évoquait déjà cette rupture en mettant en résonance la Grande Galerie avec ce qui se produit alors dans le domaine littéraire où, dans le conte de fées, la mythologie gréco-latine est rejetée : « Préchac met en scène non seulement l’éloge de roi selon un modèle éprouvé, mais aussi et surtout un double refus de la mythologie ancienne, qui a disparu à la fois de la fiction littéraire, où elle a été remplacée par le merveilleux féérique, et de la fiction picturale, où elle a été remplacée par l’évocation des réalités historiques contemporaines. » (Crise de la littérature française sous Louis XIV : humanisme et nationalisme, t. II, Paris : H. Champion, 1976, p. 649). 43 Le Roi donne ses ordres pour attaquer en même temps quatre des plus fortes places de la Hollande est la seule scène du programme évoquant d’autres acteurs du régime - en l’occurrence, le frère du roi, le prince de Condé et le maréchal de Turenne. 44 Alain Mérot, « Mise en scène du portrait royal en France au XVII e siècle », dans Chantal Grell et Benoît Pellistrandi (dir.), Les cours d’Espagne et de France au XVII e siècle, Madrid : Casa de Velasquez, 2007, p. 100. La domination de l’allégorie en peinture 43 la France 45 , la représentation physique du roi 46 , statique, figuré dans de nombreuses compositions sous ses propres traits, quoique vêtu à la romaine en imperator, ce qui a pour effet de renforcer l’impression d’atemporalité. Il en ressort un récit historiographique détaché du régime de l’action, fondé sur le mélange d’évocations de conquêtes militaires, de personnifications allégoriques, de la représentation de divinités de l’Olympe, de références héraldiques. L’abandon du langage narratif qui relève du régime de l’action, auparavant utilisé dans l’escalier des Ambassadeurs, au profit d’un langage plus allégorique permet à Le Brun de déployer « un vaste décorum allégorique où le roi Louis figure sous une forme destinée à l’origine aux dieux. Ainsi, si la thématique mythologique a été abandonnée, Le Brun en a conservé le mode de représentation 47 . » Au XVII e siècle, les fêtes politiques avaient davantage pour vocation première d’éblouir que de donner à lire. Néanmoins, le décor de la galerie des Glaces, réalisé à la fin du Grand Siècle, porte la trace des questionnements qui traversent cette époque marquée par le déclin de l’émerveillement. Plusieurs indices laissent supposer que s’y superposent des préoccupations différentes, voire opposées, si bien que l’allégorie devient le lieu d’une tension entre celles-ci. Premièrement, le choix final du Conseil d’En-Haut et de la Petite Académie de traiter, dans ce programme iconographique, l’histoire contemporaine de la guerre de Hollande, au détriment de la Fable qu’Aurélia Gaillard présente comme « reléguée dans un pur rôle d’ornement ou de symbole 48 » au sein de cette galerie, peut être interprété comme le signe d’un recul de la lecture figurée. Deuxièmement, la simplification de personnifications allégoriques dont Le Brun se limite à ne représenter que les plus connues avec leurs attributs, atteste d’un souci de lisibilité. Troisièmement, la présence de textes à caractère explicatif tend à conforter cette volonté de rendre ce décor compréhensible par le plus grand nombre. La réception de la galerie s’est en effet accompagnée de cartels explicatifs traditionnels 49 , peints sur des cartouches, d’un texte publié en 45 Très présente dans les compositions de la galerie, la personnification de la France est un motif interchangeable avec la représentation de Louis XIV. 46 Seul le roi est représenté, à l’exception d’une composition où apparaissent Condé, le frère du roi et Turenne. 47 Thomas Kirchner, Le héros épique. Peinture d’histoire et politique artistique dans la France du XVII e siècle, Paris : Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2008, pp. 364-365. 48 Aurélia Gaillard, Fables, mythes, contes. L’esthétique de la fable et du fabuleux (1660- 1724), Paris : H. Champion, 1996, p. 201. 49 Ces inscriptions ont été restituées par la dernière restauration de la galerie entre 2004 et 2007. Voir Nicolas Milovanovic, « Les inscriptions dans le décor de la Emmanuel Faure-Carricaburu 44 décembre 1684 dans le Mercure galant, que les lecteurs étaient invités à lire avant de visiter la galerie, puis de deux opuscules intitulés Explication des tableaux de la galerie de Versailles, écrits ensuite par les membres de la Petite Académie François Charpentier et Pierre Rainssant. Bien que les cartels fassent traditionnellement partie de la structure emblématique dans laquelle s’inscrit l’allégorie, le fait que les concepteurs du projet aient cru utile d’accompagner les peintures d’inscriptions diverses afin d’en assurer la lisibilité laisse supposer que le langage protéiforme inventé par Le Brun nécessitait d’être explicité. Le pouvoir monarchique confie ainsi aux membres de la Petite Académie l’élaboration de textes 50 , ajoutés sur des cartouches en bois sous les tableaux, qui ont pour vocation de livrer le sens politique des peintures. Les premiers sont élaborés en latin par l’abbé Paul Tallemant vers la fin de l’année 1683 à la demande de Louvois et approuvés par le roi, avant que la surintendance des Bâtiments commande à François Charpentier de nouvelles inscriptions en français 51 . Mises en place au début de l’année 1685, elles seront remplacées moins d’un an plus tard, en raison de leur style panégyrique, par d’autres textes rédigés dans un style historique par Boileau et Racine. Pour compléter ce dispositif, trois descriptions de la galerie sont produites par des instances officielles, comme le Mercure Galant qui publie un texte dès 1684 ; quant aux deux autres opuscules qui émanent de membres de la Petite Académie, François Charpentier et Pierre Rainssant (1687), ils sont porteurs d’un même intitulé : Explication des tableaux de la galerie de Versailles. À l’instar des cartouches, ces notices explicatives soulignent la dépendance du langage pictural à l’égard du langage textuel, dispositif qui n’avait rien d’original en soi, si ce n’est qu’il souligne l’écart entre deux desseins ici mis en tension : le décor de la galerie des Glaces ne visait pas qu’à éblouir, il visait aussi à « faire comprendre » : Et voici apparaître une première contradiction. Poussé par sa logique, désirant non seulement éblouir, mais persuader, prouver plus, le pouvoir veut faire comprendre les allégories au plus grand nombre. Or propagande et galerie des Glaces à Versailles : nouvelles découvertes », Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 149 (2005), pp. 279-306 ; Florence Vuilleumier-Laurens et Pierre Laurens, « La découverte et le déchiffrement des inscriptions latines de la galerie des Glaces à Versailles », dans Monuments et mémoires de la fondation Eugène Piot, t. 86, Paris : Académie des Inscriptions et Belles-Lettres / De Boccard, 2007, pp. 57-164 ; Hall Bjornstad, « “Plus d’éclaircissement touchant la grande galerie de Versailles” : du nouveau sur les inscriptions latines », XVII e siècle, 243 (2009), pp. 321-343. 50 N. Milovanovic, « Les inscriptions dans le décor de la galerie des Glaces à Versailles : nouvelles découvertes », art. cit., p. 281. 51 C’est l’un des épisodes de la querelle des Inscriptions. La domination de l’allégorie en peinture 45 ségrégation sont exclusifs l’un de l’autre. Il faut que Versailles s’exprime dans le langage de l’allégorie, qu’il y ait des dieux, des renommées, que Louis XIV soit costumé en romain ; mais la gloire du roi ne sera totale que si elle se manifeste aux yeux de tous 52 . L’allégorie peut, dès lors, être considérée comme un outil politique paradoxal, dans la mesure où sa capacité à susciter l’émerveillement risquait de faire obstacle à la vocation didactique nouvelle d’un tel décor, même si nombre de visiteurs de la galerie devaient connaître les codes de l’allégorie qui, à l’instar des personnifications de Ripa, étaient assez bien connus au XVII e siècle. Ce manque de lisibilité tenait à la présence dans les allégories d’un sens caché, qui n’était pas accessible à tous, mais il s’explique sans doute aussi par la multiplication des cadres d’interprétation en raison de l’association de différents registres - l’histoire contemporaine, les dieux païens et les personnifications allégoriques - qui conduit à une prolifération de sens compliquant l’acte de déchiffrement. Bien que la tentation de Félibien ait été d’officialiser l’allégorie comme genre dans sa préface, ce n’est pas ce que propose la galerie des Glaces, qui semble hésiter entre différentes modalités de la représentation. Or si l’on suit l’analyse de Jean- Marie Schaeffer, selon lequel l’« interprétation » d’une œuvre littéraire qu’implique toute réception « ne saurait se faire en dehors d’un horizon [d’attente] générique 53 », on peut avancer que l’hybridation des cadres, sous-tendue par un principe de participation générique, tend à complexifier l’interprétation du tableau. Enfin, il faut noter que Le Brun prit des libertés par rapport aux recommandations de Jean Baudoin et aux personnifications de Ripa, puisque, loin de travailler la cohérence et l’unicité de l’allégorie, il inventa les attributs de certaines de ses figures. Si, comme l’affirme Gérard Sabatier, « la grande décoration politique […] constitue la forme la plus achevée du discours figuratif d’État 54 », la complexité et les ambiguïtés du lexique historique-allégorique déployé dans la Grande Galerie semblent toutefois manquer à la vocation d’efficacité qui est celle d’un tel programme. La « composition mixte 55 » de la galerie des Glaces, pour reprendre l’expression de l’abbé Jean-Baptiste Du Bos, inspire à celui-ci un commentaire teinté d’impuissance, trente-cinq années après sa réalisation, laps de 52 Gérard Sabatier, « Versailles, un imaginaire politique », Culture et idéologie dans la genèse de l’État moderne, Rome : École Française de Rome, 1985, pp. 320-321. 53 Jean-Marie Schaeffer, Qu’est-ce qu’un genre littéraire ? , Paris : Seuil, 1989, p. 151. 54 G. Sabatier, « Sous les plafonds de Versailles », art. cit., p. 243. 55 Jean-Baptiste Du Bos, Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture [1719], Paris : énsb-a, 1993, p. 62. Emmanuel Faure-Carricaburu 46 temps pendant lequel l’appréhension et la compréhension de l’allégorie ont toutefois radicalement changé 56 : On voit dans la galerie de Versailles beaucoup de morceaux de peinture dont le sens, enveloppé trop mystérieusement, échappe à la pénétration des plus subtils et passe les lumières des mieux instruits [...] On s’est vu réduit à mettre sur les tables de ce magnifique vaisseau des livres qui les expliquassent […] 57 . En contrepoint au discours officiel énoncé dans la préface aux Conférences, l’étude des ambivalences du grand décor de la galerie des Glaces permet d’identifier une résistance de l’œuvre aux attendus sous-tendus par l’institutionnalisation de la hiérarchie des genres. Cette classification élaborée par Félibien en 1667, qui s’inscrivait dans le cadre d’un projet au service de la célébration du roi, est ici doublement ébranlée : d’une part, parce que ce décor éblouit mais qu’il peine à remplir l’autre aspect de sa mission politique qui consistait à faire comprendre au plus grand nombre les conquêtes royales ; d’autre part, parce que l’allégorie mêlée à l’histoire contemporaine brouille les limites d’un cadre que Félibien proposait d’officialiser comme genre ; enfin, parce que les personnifications occupent une place anecdotique dans les compositions, ce qui contrebalance la supériorité conférée à ce langage placé au sommet de l’édifice présenté dans la préface. Bibliographie Sources Archives de l’art français. Recueil de documents relatifs à l’histoire des arts en France, éd. Philippe de Chennevières, Paris : J-.B. Dumoulin, 1851-1852, t. I. Procès-verbaux de l’Académie Royale de Peinture et de Sculpture 1648-1793, t. I (1648-1672), éd. Anatole de Montaiglon, Paris : J. Baur, 1875. Chapelain, Jean. Lettres de Jean Chapelain, t. II : 2 janvier 1659-20 décembre 1672, éd. Philippe Tamizey de Larroque, Paris : Imprimerie nationale, 1883. Du Bos, Jean-Baptiste. Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture [1719], Paris : énsb-a, 1993. 56 Au tournant des XVII e et XVIII e siècles, l’allégorie ne fonctionne plus comme un indice stylistique qui confère le sublime et l’élévation. Il s’agit désormais de réduire l’ensemble d’un discours figuré à une interprétation sans vide herméneutique. Voir Anne-Élisabeth Spica, Symbolique humaniste et emblématique. L’évolution et les genres (1580-1700), Paris : H. Champion, 1996, p. 445. 57 J.-B. Du Bos, Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture, op. cit., pp. 68-69. La domination de l’allégorie en peinture 47 Félibien, André. Conférences de l’Académie Royale de Peinture et de Sculpture pendant l’année 1667, Paris : Frédéric Léonard, 1668. Félibien, André. Conférences de l’Académie Royale de Peinture et de Sculpture, éd. dir. Jacqueline Lichtenstein et Christian Michel, t. I, vol. 1 (1648-1681), Paris : énsb-a, 2006. Félibien, André. Entretiens sur les vies et sur les ouvrages des plus excellens peintres anciens et modernes, Trévoux : Imprimerie S. A. S., 1725. Furetière, Antoine. Dictionnaire universel, contenant généralement tous les mots françois, tant vieux que modernes et les termes des sciences des arts [1690], éd. Henri Basnage de Beauval et Jean-Baptiste Brutel de La Rivière, La Haye : P. Husson, J. van Duren, Ch. Le Vier et Veuve Van Dole, 1727, t. I. Nivelon, Claude. Vie de Charles Le Brun et description détaillée de ses ouvrages, éd. Lorenzo Pericolo, Genève : Droz, 2004. Tallemant, Paul. « Histoire de l’Académie des inscriptions », dans Josèphe Jacquiot, Médailles et jetons de Louis XIV d’après le manuscrit de Londres ADD 31908, Paris : Klincksieck, 1968, vol. 1, pp. XC-XCIV. 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Vuilleumier-Laurens, Florence, et Pierre Laurens. « La découverte et le déchiffrement des inscriptions latines de la galerie des Glaces à Versailles », Monuments et mémoires de la fondation Eugène Piot, t. 86, Paris : Académie des Inscriptions et Belles-Lettres / De Boccard, 2007, pp. 57-164. L’allégorie, en image et en texte, dans les almanachs d’époque Louis XIV conservés à la Bibliothèque de l’Institut de France (1645-1690) S OPHIE T ONOLO DYPAC - U NIVERSITÉ DE V ERSAILLES S AINT -Q UENTIN - EN -Y VELINES Il ne demeure des almanachs d’époque Louis XIV, « ces grandes feuilles volantes destinées à être placées sur un mur 1 », que 755 pièces, dont l’essentiel est conservé dans trois collections publiques françaises, à la Bibliothèque nationale de France, au musée du Louvre - il s’agit de la collection Rothschild - et à la Bibliothèque de l’Institut : cette dernière en possède à elle seule 340 2 . Dans ces placards de grande dimension - de 80 à 90 centimètres de hauteur sur 45 à 60 centimètres de largeur -, le calendrier ne tient en réalité qu’une place restreinte : placé au bas de la feuille, il est surmonté d’une grande scène gravée au burin, souvent accompagnée de petites vignettes à l’eau-forte présentant les principaux événements de l’année qui vient de s’écouler ; la lettre, sous la forme de titres, de légendes et de vers, apporte des éclaircissements sur les faits présentés, les protagonistes des images, les dates, les lieux. En raison des contraintes techniques liées à production des gravures sur cuivre, les pièces sont constituées de deux demi-feuilles, ce qui influence visiblement la composition, celle-ci jouant d’une répartition entre le bas, où se situent le calendrier et les petites scènes incidentes, et le haut, où figure la principale image, souvent à teneur allégorique ou historique, porteuse du message essentiel. D’abord relativement simple et binaire, cette composition est appelée, comme on le verra, à évoluer. La rareté de ces pièces aujourd’hui, qui participe pour une partie de leur valeur et de leur intérêt, s’explique sans doute par leur caractère éphémère, lié au calendrier annuel qu’elles 1 Mireille Pastoureau, « Présentation des Estampes murales à l’Académie des Beaux- Arts », 4 décembre 2013, texte non édité mis à la disposition de l’auteur. 2 Almanachs d’époque Louis XIV. 340 gravures en taille douce. 3 vol. grand in folio. Bibliothèque de l’Institut, Réserve, FOL AA 66 P. Sophie Tonolo 50 affichaient, par leurs grandes dimensions, qui les fragilisaient, ainsi que par leur destination, essentiellement populaire : Maxime Préaud 3 relève qu’à l’exception de celles qui étaient collectées dès leur sortie de presse, elles devaient rejoindre les murs des cabarets, ceux des artisans, du maître d’école ou du procureur au Parlement, plus rarement un intérieur privé auquel on destinait des formats plus petits. Le travail pionnier de Victor Champier 4 établit que si l’almanach sous cette forme de grand placard existe dès la Renaissance, il connaît un développement considérable au XVII e siècle, coïncidant avec le règne de Louis XIV et atteignant son apogée dans les années 1680-1690 5 . Entre 1661 et 1715, environ une dizaine de pièces paraissent par an, chacune connaissant, selon Marianne Grivel 6 , autre spécialiste de l’estampe, un tirage de 1500 à 2000 exemplaires. Il s’agit ici de privilégier la période qui court de 1645 à 1690 7 , car elle permet d’apprécier l’essor de cette production, sa mise en place technique et esthétique, ainsi que sa portée politique et interprétative : entre 1645 et 1661, les éditeurs sont en quête de la disposition la plus efficace tandis qu’une stratégie au service du pouvoir s’institue peu à peu ; en 1690, le jeu allégorique qui se déploie dans cette 3 Maxime Préaud, Les Effets du Soleil. Almanachs du règne de Louis XIV, Paris : Réunion des Musées Nationaux, 1995, « Avant-Propos », p. 12. Sur le sujet, voir aussi Brigitte de Montclos, Almanachs parisiens 1661-1716, Paris : Paris-Musées, 1997. 4 Victor Champier, Les Anciens almanachs illustrés. Histoire du calendrier des temps anciens jusqu’à nos jours, Paris : L. Frinzine, 1886. Voir également José Lothe, « Gravure et typographie. Images d’actualité éditées à Paris sous le règne d’Henri IV », dans Peter Fuhring et al. (dir.), L’Estampe au Grand Siècle. Études offertes à Maxime Préaud, Paris : École nationale des Chartes / Bibliothèque nationale de France, 2010, pp. 5-65. 5 Voir Audrey Adamczak, « Les Almanachs gravés sous Louis XIV : une mise en images des actions remarquables du roi », Littératures classiques, échos du Grand Siècle (1938-2011), n° 76 (2011), pp. 62-70. L’auteur souligne, p. 64 : « C’est avec le règne personnel de Louis XIV que l’almanach illustré connaît véritablement son apogée. » Selon M. Préaud (Les Effets du Soleil, op. cit., p. 8), qui s’appuie lui-même sur les travaux de Victor Champier, entre 1610 et 1660, 70 pièces paraissent, soit en moyenne 1,3 pièce par an ; entre 1661 et 1715, 520, soit une dizaine de pièces par an ; entre 1716 et 1789, 160, soit 2 pièces par an. 6 Marianne Grivel, Le Commerce de l’estampe à Paris au XVII e siècle, Genève : Droz, 1986. 7 Nous avons dépouillé 126 pièces, qui seront mentionnées après la cote du folio avec leur numéro de page ; lorsque la pièce fait partie du répertoire photographique de la Réunion des musées nationaux (en ligne : www.photo. rmn.fr), la mention RMN suivra la référence. L’allégorie, en image et en texte, dans les almanachs d’époque Louis XIV 51 pratique imprimée, tant dans l’image que dans le texte, paraît à son apogée 8 . L’art de l’almanach, il faut le préciser, est essentiellement le fait d’éditeurs parisiens : tout se passe rue Saint-Jacques, où officient des dynasties d’imprimeurs tels que les Landry, les Moncornet, les Jollain ou les Langlois 9 . Les almanachs mobilisent divers corps de métiers : l’éditeur, souvent libraire et marchand d’estampes, reconnaissable à la signature excudit ; l’inventeur du sujet et l’artisan graveur, signalés respectivement par l’invenit et le fecit ; le dessinateur, parfois accompagné de la mention delineavit 10 ; enfin le versificateur, dont le nom n’apparaît presque jamais. Marianne Grivel 11 a décrit l’effervescence collaborative qui devait s’emparer des ateliers au mois d’octobre, au moment du bouclage des pièces pour l’année qui venait de s’écouler. Qui décidait des contenus, de la composition ? Quelle était la liberté de ces artistes, même si ceux-ci avaient a priori acquis leur indépendance grâce à l’arrêt du Conseil d’État publié à St-Jean-de-Luz le 26 mai 1660 12 ? Se passait-on dessins et modèles ou bien tenait-on ses sujets soigneusement dissimulés ? Peut-on même envisager une 8 M. Grivel (Le Commerce de l’estampe à Paris au XVII e siècle, op. cit., p. 146) remarque que les allégories constituent en nombre le sixième sujet représenté dans les estampes ; mais la fréquence dans les almanachs de l’Institut nous paraît bien supérieure, d’autant que les sujets religieux voire d’autres thématiques peuvent être traités sur le mode allégorique. 9 M. Préaud, dans Les Effets du Soleil, op. cit., en recense 21 ; il note aussi une part infime de la production à Lyon. Dans notre corpus, nous en recensons 13, que voici (par ordre de fréquence, de la plus importante à la plus faible) : Gérard Jollain, Pierre Landry, Balthazar Moncornet ou Veuve, Pierre Bertrand ou Veuve, Nicolas Poilly, Nicolas Bonnart, Girard Edelinck, Pierre-François Giffart, Nicolas Regnesson, Van der Bruegen, Pierre Mariette, Jean Lagniet et Antoine Trouvain. Les graveurs identifiés sont Nicolas de Larmessin, Jean-Baptiste Noblin et Gabriel Ladame. Pour une présentation plus précise des éditeurs, voir M. Grivel, Le Commerce de l’estampe à Paris au XVII e siècle, op. cit., pp. 275-386, ainsi que Maxime Préaud, Pierre Casselle, Marianne Grivel et Corinne Le Bitouzé (dir.), Dictionnaire des éditeurs d’estampes à Paris sous l’Ancien Régime, Paris : Promodis / Éd. du Cercle de la Librairie, 1987. 10 « Le Brun delineavit », lit-on dans une pièce de 1686 (FOL AA 66 P, 100) à la gloire de Louis le Grand. 11 Le Commerce de l’estampe à Paris au XVII e siècle, op. cit., p. 102. 12 Sur ce sujet, M. Préaud tranche en faveur d’un contrôle royal : « Étant donné que les informations diffusées sont, pour la plupart, au bénéfice du roi, on peut en conclure qu’il s’agit d’images de propagande. Il semble évident qu’un service, tributaire des choix royaux, décide des sujets préférentiels. » (Les Effets du Soleil, op. cit., pp. 21-22). Voir aussi B. de Montclos, Almanachs parisiens 1661-1716, op. cit., p. 12. Sophie Tonolo 52 concurrence artistique sur certains grands thèmes 13 ? Des réponses à ces questions dépend bien sûr fortement la lecture que l’on peut faire aujourd’hui de ces pièces, et des allégories qui y figurent. Le caractère relativement simple de l’allégorie, figure concrète renvoyant à une idée abstraite 14 , est en effet brouillé par le contexte de fabrication de ces pièces et la complexité de leur composition. Ne serait-ce que dans leur iconographie, les almanachs sont des œuvres à caractère composite. Grâce à des études récentes telle celle que Jean-Jacques de Dardel a consacrée au milieu des Gobelins 15 et à son renouveau par Charles Le Brun et Van der Meulen en 1662, on peut faire l’hypothèse qu’il existait une circulation des modèles et des artistes, et par là des échanges entre un art tel que la tapisserie, dévolu à la célébration officielle du régime royal, et les populaires almanachs. Ainsi se trouve infléchie notre lecture de ces grandes images, véritables « stratégies de communications développées, consciemment ou non, par le pouvoir royal à l’adresse de la bourgeoisie ou des classes populaires 16 » : les 13 On constate qu’une thématique identique fait souvent l’objet de traitements différents selon les éditeurs, ce qui laisserait penser qu’une rivalité commerciale et esthétique s’était peu à peu instaurée : ainsi FOL AA 66 P, 4, 5 et 6 (entrée de la reine Christine de Suède dans Paris), 47-61 (victoire de Maastricht), 82-84 (naissance du duc de Bourgogne) ou 101-104 (visite des ambassadeurs de Siam). Cette déclinaison, qui peut faire l’objet d’une analyse comparée, est également féconde pour comprendre le mécanisme de l’allégorisation. 14 Ou idée abstraite qui s’incarne : sur les définitions possibles de l’allégorie, voir Francine Wild (dir.), Le Sens caché. Usages de l’allégorie du Moyen Âge au XVII e siècle, Arras : Artois Presses Université, 2013, en particulier l’article de Xavier Bonnier, « L’Allégorie est-elle soluble dans le roman ? Histoire d’un escamotage », pp. 97-111. 15 Jean-Jacques de Dardel, 1663 : Le Renouvellement de l’Alliance avec le Roi de France. Histoire et tapisserie, Genève : Labor et fides, 2013 ; voir notamment pp. 113-121 : dès 1662, le roi, féru de tapisserie, fait appel à Le Brun qui lui-même s’adjoint les services de Van der Meulen ; en 1664, 14 tapisseries à sujet allégorique et historique sont proposées au roi, parmi lesquelles celle du 18 novembre 1663 consacrée au « Renouvellement de l’alliance avec les Suisses », sujet également traité dans les almanachs, FOL AA 66 P, 21 et 23. À la fabrication de ceux-ci œuvrent de petits artistes comme Pierre-Paul Sevin, auteur de dessins à la plume et au lavis aujourd’hui conservés à la Bibliothèque nationale de France et que l’on retrouve dans les pièces éditées par Landry ou Lepautre, qui travaillait pour tous les éditeurs et s’était fait spécialité de vignettes, mais aussi des personnalités officielles telles que Van der Meulen et Charles Le Brun ; voir aussi M. Préaud, Les Effets du Soleil, op. cit., p. 18. 16 M. Préaud, Les Effets du Soleil, op. cit., « Avant-propos », p. 8. Sur la complexité des interprétations de ces images et leur caractère plus ou moins officiel, voir Nicolas Milovanovic, « Les Almanachs de Louis XIV », dans N. Milovanovic et Alexandre L’allégorie, en image et en texte, dans les almanachs d’époque Louis XIV 53 almanachs sont à la frontière de l’expression populaire, de la propagande et de l’art, et tout ce qui y figure, image ou texte, doit être considéré à la lumière de cet entremêlement. L’image et la lettre L’almanach est, par excellence, le lieu de l’allégorie. Celle-ci apparaît tout d’abord sous la forme d’un répertoire imagé, traditionnel et standardisé, souvent antithétique, que le public devait pouvoir facilement identifier ; s’il n’y parvenait pas, des légendes didactiques l’y aidaient. Les figures les plus représentées sont la Paix et la Guerre, les Vertus et les Vices, également les Sciences et les Arts, la Victoire, la Gloire ou la Renommée 17 . Relativement peu de mythologie dans l’ensemble : Mercure, Jupiter ou Minerve sont parfois convoqués pour représenter un roi en majesté sur son trône, mais la plupart des scènes proposent l’image d’un souverain à cheval, guerrier en action 18 ; on sent que les enjeux sont ailleurs, dans une iconographie neuve qui s’ancre dans l’histoire contemporaine, en train de se faire. Des allégories récurrentes surgissent au fil des feuilles : la France, belle figure féminine, très entourée des Nations d’Europe et même des quatre Continents 19 , qui font l’objet de représentations travaillées ; les Provinces unies à la France - comme les cantons suisses ou la Bourgogne et la Franche-Comté 20 - ; enfin la Religion 21 , figure écrasante à partir des années 1680, quand le roi se prend à incarner le renouveau catholique, une fois les nations protestantes ralliées, le pays désenclavé, et alors que la perspective de la succession d’Espagne apparaît potentiellement conflictuelle. L’enjeu de l’allégorie n’est plus seulement l’intemporalité mais l’ubiquité : le roi est un acteur du monde terrestre qu’il domine dans toute son amplitude. Il est également un souverain d’essence divine, comme le rappelle la représentation récurrente des naissances royales sous la forme d’une épiphanie revisitée 22 . Le Dauphin lui-même, personnage inscrit dans un maillage iconico-allégorique serré 23 - dauphins, sceptre, auréole, hermine, lys, roses, grenade fécondante, etc. -, Maral (dir.), Louis XIV : l’homme et le roi, catalogue de l’exposition de Versailles (octobre 2009-février 2010), Paris : Skira / Flammarion, 2009, pp. 374-384. 17 Voir en particulier les pièces FOL AA 66 P, 2, 11, 7, 8, 30, 35 et 74. 18 Ibid., 49-54. 19 Ibid., 17, 38, 81 (la pièce 38 est reproduite dans M. Préaud, Les Effets du Soleil, op. cit., p. 44). 20 FOL AA 66 P, 21, 23, 52. 21 Ibid., 77, 99, 108, 109, 119 RMN. 22 Ibid., 15, 17, 84, 105. 23 Par exemple, ibid., 30. Sophie Tonolo 54 est à la fois enfant et emblème de la solidité de la dynastie 24 . La symbolique animale joue un rôle important, notamment dans l’exaltation guerrière contre les nations ennemies de la France : portés au panthéon allégorique, lion de Hollande, tortue des armées ennemies et aigle de l’Allemagne s’opposent au coq français victorieux 25 . Les allégories se déploient souvent de manière contrastée : au char du soleil nimbé de lumière, au sommet d’une feuille, répond, au bas, dans une composition linéaire et horizontale, le char de la « Flandre mal attelée 26 », femme hideuse tirée à hue et à dia par le Hollandais, l’Espagnol et l’Allemand. On devait jouer sur les sentiments et les émotions les plus simples du public populaire : émerveillement, admiration, voire superstition, ou au contraire rire moqueur et haine de l’étranger. La partie textuelle de l’almanach est diverse et a une double fonction : elle peut renforcer le caractère allégorique de l’image en l’amplifiant, ou aider à la découverte de son sens caché et en proposer un programme de lecture. On imagine cependant que tout le monde ne savait pas lire et que la délivrance du sens par un tiers devait renforcer l’impression de révélation procurée par la grande image. Voici un exemple de titre d’almanach : LES RECOMPENSES ROYALLES DE LOUIS LE GRAND. Cet auguste et Incomparable Monarque Reconnaissant la Valeur et le Merite de ces braves et Illustres Seigneurs qui ont généreusement prodigué leur Sang pour son Service et la Gloire de son Nom a voulu Liberalement Recompenser leurs Vertus par ces Marques Royales. En donnant le Baston de Maréchal de France a Messieurs Destrades - de Noailles - de Schomberg - de Duras - de Vivonne - de la Feuillade - de Luxembourg - de Rochefort, Et le brevet de Duc et Pair de France à Mgr le Comte de Lude Grand Maître de Lartillerie - inspirant par ces Prix d’Honneur, la Valeur et la belle Gloire dans le cœur de ses Fideles Sujets assez portez naturellement à se sacrifier pour l’amour de Son Roy et Interest de sa Couronne. Dans l’éloignement de ce Royal Tableau ce decouvre l’Armée de France rangée en bataille le long et deça le Rhyn Sous le Commandement du Grand Prince de Condé et delà le Rhyn celle de l’empereur Sous la Conduite du Grand Montecuculi. Dans l’Air 24 L’allégorie voisine parfois avec le détail le plus trivial, ayant sans doute vocation à la rehausser : la dauphine en couches dans son lit en arrière-plan (ibid., 101), le gouverneur d’une ville qui se rend, tordu de douleur, dans sa chaise (ibid., 64) ou l’éléphante blanche amenée par la légation de Siam (ibid., 104). On remarquera de même que l’allégorie se concentre dans la scène principale ou autour du calendrier, sous la forme de figures faisant office de soutien de la composition. Les vignettes offrent en revanche un contenu descriptif et réaliste, à caractère plus historique et factuel. 25 Ibid., 62, 63, 126 RMN. 26 Ibid., 67, pièce imprimée chez Gérard Jollain en 1678. L’allégorie, en image et en texte, dans les almanachs d’époque Louis XIV 55 paroit la Renommée qui après avoir publié par tout Univers les Grandes Vertus et rare Merite de Feu Mons r le Vicomte de Turenne l’Enleve dans le Ciel pour le Placer au Rang des Immortels 27 . De titre, le texte devient éloge, explication développée, puis description de l’image, suggérant à la fin une lecture ascendante ; le contexte historique est peu à peu éclipsé par un élan allégorique. Les vers insérés dans l’image jouent un rôle similaire. Dans une pièce imprimée chez Pierre Giffart, datée de 1682 et consacrée à la prise de Strasbourg, quatre allégories entourent le calendrier, dont l’une tient un étendard sur lequel on lit : Louis comme autrefois Cezar N’a qu’à venir et voir pour vaincre Il suffit pour nous en convaincre De voir Strasbourg suivre son char. Au seul bruit de son nom, pour Louis Quelle Gloire Il se rend du Peuple soumis Sans combattre il triomphe et gaigne la Victoire Et se fait des sujets de tous ses ennemis 28 . Ces vers, médiocres, constituent un soutien classique de l’allégorie, assimilant le roi à la figure de César et glosant simplement la gravure ; on remarquera cependant le miroir établi entre le roi et le spectateur de l’estampe, grâce à la répétition du verbe « voir » et au pronom « nous », qui, créant un lien improbable entre le puissant conquérant et l’humble regardant, soulignent le pouvoir de l’image. Mais revenons à cette pièce plus complexe présentant la victoire sur les Espagnols et figurant « la Flandre mal attelée ». On y lit le sizain suivant : De ces Confederez qu’un mesme but assemble ; Les Interests devroient s’accorder bien ensemble ; Mais la Discorde met leurs Esprits à l’envers ; Ainsi la pauvre Flandre est fort Mal Attelée L’un tirant en arriere et l’autre de travers Si la Paix n’a pitié de cette Désolée 29 . Cette fois, le texte permet bien de décrypter l’image, par un triple mouvement d’adhésion (vers 1), de recul ironique (conditionnel et opposition des vers 2-3) et d’interprétation (l’adverbe « Ainsi », vers 4, et le vers 6, qui propose une solution à la scène, déplacée dans le hors-cadre de l’image, puisque le seul capable d’apporter la paix est le roi, exceptionnellement 27 Ibid., 55, pièce imprimée chez Pierre Bertrand en 1676 ; nous soulignons. 28 Ibid., 77 ; nous soulignons. 29 Ibid., 67, pièce imprimée chez Gérard Jollain, 1678 ; nous soulignons. Sophie Tonolo 56 absent de la pièce). Dans la partie supérieure de l’almanach, une grande scène dite « chiffrée » présente cinq gentilshommes et un enfant s’échangeant des boules sur lesquelles figurent des noms de villes et des numéros, sous le titre « Le chapelet de l’Espagnol qui se défile » 30 . Les numéros sont légendés : ils correspondent à des villes dont se sont emparés les Français ; des vers explicitent la scène, assimilant l’Espagnol ennemi à un « catholique à gros grains 31 » égrenant son chapelet comme il perd ses villes. Cette présentation saturée de texte montre que l’almanach avait une visée pédagogique 32 et poursuivait bien une fin de propagande : souder le peuple autour du roi, seul et vrai défenseur du catholicisme, tout en proclamant la réussite de sa politique étrangère. La portée satirique ainsi, d’ailleurs, que la dimension théâtrale des almanachs, présente à travers le répertoire de la comédie italienne, ne doivent pas non plus être négligées 33 . Mise en scène et amplification de l’allégorie De fait, si l’allégorie est au service de certains messages, elle est aussi démultipliée et amplifiée grâce à une mise en scène très consciente de la part des imprimeurs et des graveurs. En premier lieu, ceux-ci jouent avec la composition générale des pièces. Tributaires, comme on l’a dit, de la 30 Furetière, à l’article « Deffiler », précise : « Se dit, figurément en Morale, [l]e chapelet se deffile, c’est-à-dire, que des gens qui estoient liez ensemble d’amitié, ou liguez pour queques interests, meurent, ou se desunissent ». 31 On lit, en effet, suivi d’une « Explication des chiffres contenans les noms de quelques unes des villes conquises par les François sur les Espagnols » : De Catholicité ce faux devot se picque Mais depuis qu’il defend un Etat hérétique On le peut bien nominer Catholique à gros grain Son Valet l’avertit par un soin inutile Que son grand Chapelet tous les jours se desfile Il n’y peut donner d’ordre, et c’est là son chagrin. Furetière précise à l’article « Catholique » : « On appelle proverbialement un Catholique à gros grains, un homme peu scrupuleux, un peu libertin, qui ne prend pas soin d’observer les preceptes de la Religion ». 32 Comme le remarque M. Préaud dans Les Effets du Soleil, op. cit., p. 20 : « Pour que le spectateur moyen se repère dans cette multitude, il est nécessaire d’introduire dans l’image des textes explicatifs. » 33 La dimension théâtrale des almanachs mériterait d’être étudiée en détail, notamment dans sa relation avec l’allégorie et la satire. Elle est probablement une des conditions pour que l’allégorie touche le peuple, atténuant son caractère grandiloquent en suscitant le rire. L’allégorie, en image et en texte, dans les almanachs d’époque Louis XIV 57 technique qui imposait deux feuilles, ils conçoivent l’almanach en deux parties, et en tirent des effets de sens. Cette disposition est frappante dans les pièces « La Hollande malade » et « La destruction de l’Hérésie ». Dans la première 34 , la partie supérieure, sur un mode théâtral - une vieille femme, la Hollande, qu’un melon français a rendue malade, est entourée de son mari marchand de fromage et des siens, tandis qu’une servante nous regarde, sentence en bouche sous la forme d’un phylactère, « Qu’elle meure ! » -, donne la clé de la partie inférieure, qui opte elle pour une composition de facture plus picturale - une scène de genre, présentant de face des gentilshommes attablés auxquels un rusé cavalier français vante ses melons. Dans la seconde 35 , inversement, le bas, où l’allégorie de l’hérésie est figurée levant son masque pour découvrir une vieille hideuse, révèle le haut, scène historique représentant le roi entouré des représentants du clergé. Dans les deux pièces, nous retrouvons une dimension satirique. D’autres effets sont obtenus grâce à la composition bipartite : à la gravure principale, en haut, répondent des vignettes et des cartouches, de tailles réduites, focalisations et contrepoints réalistes de la grande représentation allégorique, ou vice-versa. Ainsi, la figuration du roi donnant audience aux ambassadeurs de Siam est détaillée dans la partie inférieure par une série de médaillons anecdotiques ; de même, à l’image réaliste et en pied du dauphin dans la partie supérieure, répondra un portrait stylisé en buste, au milieu d’un groupe d’allégories, dans la partie inférieure 36 : l’incarnation concrète de l’idée abstraite est soulignée par le dispositif iconographique même. Cependant, dans la deuxième moitié du siècle, les éditeurs s’affranchissent des premières contraintes et conçoivent des compositions de plus en plus complexes. Ainsi, ils optent pour une composition pyramidale, visuellement impressionnante et qui renforce le processus allégorique, créant chez le spectateur un sentiment d’emportement. Cette disposition peut prendre la forme d’un labyrinthe ascensionnel, comme dans la pièce imprimée chez la Veuve Moncornet en 1671 37 , où le regard du spectateur est littéralement guidé, de bas en haut, en divers détours, par les mains et les regards des personnages, jusqu’à la représentation du roi. La gestuelle, le 34 FOL AA 66 P, 46, imprimée chez Pierre Landry, en 1673 (pièce reproduite dans M. Préaud, Les Effets du Soleil, op. cit., p. 52). 35 Ibid., 99, imprimée chez Gérard Jollain, en 1686. 36 Ibid., 102 et 104 pour le premier exemple, 33 pour le second. 37 Ibid., 41 (pièce reproduite dans M. Préaud, Les Effets du Soleil, op. cit., p. 48). C’est un procédé traditionnel de l’estampe, que l’on retrouve par exemple chez Abraham Bosse, comme l’a montré Sophie Join-Lambert, « Les Mots et les Gestes. Les estampes de genre versifiées dans l’œuvre d’Abraham Bosse », dans Peter Fuhring et al. (dir.), L’Estampe au Grand Siècle, op. cit., pp. 221-233. Sophie Tonolo 58 regard, la position des personnages jouent un rôle dans la construction allégorique de l’image. En montrant du doigt l’ennemi puissant mais déguisé en charlatan, le roi signifie l’imposture de ce dernier 38 . En nous regardant, il nous aspire dans sa gloire 39 . Représenté de dos et observant la scène, un homme témoin permet de faire le relais avec le spectateur qui contemple l’affiche, devenant en quelque sorte son miroir dans la magnificence de la cour 40 . Le décor, également, devient de plus en plus élaboré et théâtral, avec des mises en abyme et des passerelles entre le monde allégorique représenté et le monde réel du spectateur. Prenant appui sur la figuration du dais royal ou de la riche décoration des palais qui sert de fond à la scène, les dessinateurs jouent avec une tenture qui cache et exhibe, voire se déchire pour dévoiler la vérité : ainsi est mis en valeur le principe même de l’allégorie 41 . Le rideau est parfois soulevé par un ange complice du spectateur décrypteur 42 . Un puits symbolise cet enfouissement du sens, ce que mettent en exergue les vers inscrits sur la margelle 43 . Dans les légendes, les titres ou les vers, ce processus de révélation est soutenu par un vocabulaire du dévoilement ou accentué par des jeux de mots qui soulignent, en même temps que l’ambivalence du réel, celle du langage 44 . On a là aussi un dispositif d’autocélébration des pouvoirs de l’artiste et de l’image. Dans l’ensemble, on est frappé moins par la qualité du texte inséré dans l’image que par l’ingéniosité avec laquelle il y est disposé. Dans certaines pièces 45 , des phylactères sortent de la bouche des personnages. Faisant parler les personnages comme des bulles de bandes dessinées, ils les 38 FOL AA 66 P, 63, pièce imprimée chez la Veuve Moncornet, 1677. 39 Ibid., 70, pièce imprimée chez Pierre Landry, 1680, sur le mariage de Mademoiselle et du roi d’Espagne ; en outre, sous la forme d’un cœur divin et d’un soleil, des paroles sont prêtées au roi : « C’est moy qui les eschauffe » et « Autre moy n’auroit pu les unir ». 40 ibid., 96, pièce incomplète de 1686 sans mention d’éditeur. 41 Ibid., 15, 85 ou 123. 42 Ibid., 124, pièce imprimée chez Francois Jollain, 1690. 43 Ibid., 1, pièce imprimée chez Jacques Lagniet, 1645. 44 Id. ; on lit le quatrain suivant : « Enfin la vérité cachée / Au fonds d’un puits mysterieux / Après l’avoir longtemps cherchée / Se vient découvrir à nos yeux ». Dans une autre pièce imprimée en 1660 (ibid., 11), sous une gravure représentant des loups déguisés en moutons, une série de six sizains insiste sur l’effet de dévoilement par un vocabulaire de l’apparence et du mensonge : « voyez », « au dehors / au-dedans », « faux », « déguisement », « montrés », « tenans cachés », « fait paroistre », « trompeurs escrits », « pippe », suggérant que l’image est plus efficace pour démasquer l’imposture. 45 Ibid., 46 et 61. L’allégorie, en image et en texte, dans les almanachs d’époque Louis XIV 59 animent et les rapprochent ainsi du spectateur de l’estampe 46 . Assez fréquemment, une glose est gravée sur la table commémorative du calendrier, elle-même représentée comme un meuble en relief : de cette disposition épigraphique résulte un effet solennisant. L’un des almanachs 47 offre d’ailleurs une mise en scène éloquente : devant l’autel du calendrier, des coussins sont disposés dans un effet saisissant de trompe-l’œil, comme une invitation à s’asseoir devant l’estampe, à la contempler et à la déchiffrer. Soulignons pour finir un procédé de mise en page relevé par Maxime Préaud : « Les almanachs, écrit-il, sont des images le plus souvent complexes, notamment à cause des vignettes, qui les font ressembler à de petits rétables profanes 48 . » Dans les années 1680-1690, en effet, se développe un mode de composition qui consiste à apposer une multitude de vignettes sur un encadrement de colonnes en trompe-l’œil 49 : non seulement l’impression visuelle est celle d’ex-voto - mais des ex-voto laïcs, car les sujets en sont les principaux événements de l’année, fêtes, victoires, visites de légats, transformations de Paris à l’initiative du pouvoir royal, etc., mais encore l’impression d’ensemble est celle d’un monument de caractère sacré. Il y a peut-être, dans les almanachs, une récupération de l’iconographie religieuse 50 au service du message politique, au point que l’allégorie n’est plus seulement un outil mais que l’almanach tout entier, dans certains cas, est conçu comme allégorie du pouvoir. Orchestration royale ou virtuosité artistique ? Dans cette période qui court de 1645 à 1690, il apparaît donc que si l’almanach est un vecteur de l’information et un témoin de l’année écoulée, il est aussi et surtout un puissant instrument de façonnement des mentalités collectives. Tout d’abord, il accompagne l’action de Louis XIV et sert sa 46 Sur ce sujet, voir l’exposition virtuelle La BD avant la BD. Narration figurée et procédés d’animation dans les images du Moyen Âge, images du Moyen Âge, Bibliothèque nationale de France, en ligne : http: / / expositions.bnf.fr/ bdavbd/ . 47 FOL AA 66 P, 70, pièce imprimée chez Pierre Landry, 1680. 48 M. Préaud, Les Effets du Soleil, op. cit., p. 20 ; nous soulignons. 49 FOL AA 66 P, 76, 91, 97 par exemple. 50 Dans la mesure, bien sûr, où cette récupération est possible. Notons que le Concile de Trente avait encouragé l’utilisation des images à des fins d’instruction du peuple et reconnu leur vertu pédagogique et mnémonique : sur le sujet, voir Pierre-Antoine Fabre, Décréter l’image ? La XXV e session du Concile de Trente, Paris : Les Belles Lettres, 2013, en particulier pp. XI-XII de l’introduction. Cependant, ici, il ne s’agit pas d’images sacrées, mais de disposition et de format d’images empruntés à une pratique religieuse plutôt populaire. Sophie Tonolo 60 politique d’unification du territoire : en amont de la campagne militaire, l’almanach mobilise les esprits et fait office de préparation diplomatique en sapant le moral de l’adversaire ; en aval, il célèbre et prolonge la communion nationale. Le premier cas de figure correspond à la pièce de 1645, « Nous allons de mal en pis », au seuil de la guerre contre l’Espagne, le second à la pièce intitulée « La Flandre Despouillée des habits d’Espagne et revestue à la Françoise », imprimée en 1659, ou encore à « La Hollande malade », imprimée en 1673 51 . L’historienne Hélène Duccini 52 a analysé la première, montrant comment la métaphore de la mutilation permettait de déshumaniser la figure du capitan espagnol, représenté trois fois amputé d’un membre, et dont la quatrième représentation n’est plus qu’un tronc porté par ses alliés. Pour le pouvoir royal français, il s’agit de prouver que la supériorité militaire des Espagnols ne leur est nullement profitable et que leur force est entièrement tributaire de leurs alliés. Par ailleurs, l’historienne montre comment les jeux de mots de la page (« nous allons de pis en pis », « de pie en pie », « de puits en puits ») mettent en scène la défaite programmée de l’adversaire. Enfin, elle pointe l’abstraction de l’image et son caractère synthétique et exemplaire : en effet, les places fortes figurées, symbolisées par des schémas de défense, ont été dans la réalité plusieurs fois prises et reprises, alors que l’image évacue toute chronologie et ne montre que l’aboutissement espéré. Quand l’almanach n’a pas pour fonction de préparer le terrain militaire et diplomatique, il travaille à l’unification nationale et exalte la paix, prolongement de l’étape précédente, promue ciment de la nation et gage de prospérité 53 . Un sommet de complexité visuelle et textuelle est atteint dans une grande pièce datée de 1685 et publiée chez Pierre Landry 54 : la prise de Luxembourg n’y est guère que le prétexte factuel de la glorification royale. La scène entière est allégorie de la monarchie, au point que l’information historique, qui figure sous la forme d’une gravure de bataille intitulée « La prise de Luxembourg par l’Armée du Roy en 1684 » et où le marquis de Créquy est identifié, est confinée dans un médaillon tenu par une grande allégorie « La Duché du Luxembourg présentant sa Couronne à notre grand Monarque », elle-même environnée d’une multitude d’allégories parlantes : de façon frappante, les allégories ne sont plus figées, mais vivantes et persuasives ; l’allégorie devient le sujet de l’almanach. 51 FOL AA 66 P, 1, 10 et 46. 52 Hélène Duccini, La France au XVII e siècle, Paris : Armand Colin, 2007, pp. 160-163. 53 FOL AA 66 P, 68 et 113. 54 Ibid., 94 (pièce reproduite dans M. Préaud, Les Effets du Soleil, op. cit., p. 80). L’allégorie, en image et en texte, dans les almanachs d’époque Louis XIV 61 Plus généralement, l’union des corps sociaux est suggérée dans les scènes d’audience, lorsque le souverain reçoit les allégories du pouvoir civil, marchands et bourgeois de Paris, provinces et villes ralliées qui lui remettent les clés ou un autre symbole de soumission 55 . Le « Bonheur de la France 56 » est la nouvelle valeur proclamée : il est d’abord celui de la famille royale, réunie autour des naissances successives du dauphin, de la dauphine puis du petit duc de Bourgogne, gages de continuité dynastique, et dont le bonheur domestique est érigé en symbole, comme dans cette pièce de 1659 intitulée « La France ressuscitée » et célébrant la guérison du jeune roi 57 . La pompe de la cour est alors exhibée, offerte au peuple comme un don sanctifié, par exemple lors de la mort de la reine en 1684 58 - on remarquera l’importance grandissante des figures féminines dans cette célébration. L’unification est également culturelle, comme le suggère la célèbre pièce intitulée « Bal à la françoise », publiée chez P. Landry en 1682 59 ; y sont rassemblés les éléments considérés comme le sommet d’un art de vivre à la française : la musique, la danse, l’art de la table et les fastes du palais de Versailles. Le « bonheur de la France », enfin, est élargi au pays entier. Dans les années 1680, le peuple connaît ses premières représentations, qui glissent d’un mode réaliste à un mode symbolique et allégorique ; l’une des plus remarquables est cette figuration de l’Alsace sous la forme d’une femme aux allures médiévales, évoquant Jeanne d’Arc 60 . Le « cavalier françois » devient, au fil des années, le « brave François », l’« Hercule françois », « le François ». En contrepoint d’une symbolique royaliste se dégage une symbolique bourgeoise et populaire ; dans ce déplacement de sens réside peut-être toute l’ambiguïté de l’entreprise, le double langage de l’almanach. Dans ce corpus qui suit la montée en force du pouvoir monarchique et la mise en place de la centralisation étatique, l’almanach apparaît donc comme un outil de communication puissant et l’allégorie se déploie comme un 55 Voir ibid., les pièces 4, 74, 75 RMN, 106 et 107. 56 Titre de la pièce 56 RMN, publiée chez Gérard Jollain en 1676, dans ibid. 57 Ibid., 9. Remarquons que si le procédé rappelle l’épopée, il s’en distingue par le caractère prospectif : en effet, dans l’épopée, le but est de renforcer la gloire du roi en retraçant celle de ses prédécesseurs (voir Francine Wild, « L’Allégorie dans Clovis ou la France Chrétienne de Desmarets de Saint-Sorlin, 1657 », dans F. Wild (dir.), Le Sens caché, op. cit., pp. 223-237), tandis que dans l’almanach, le dessein est d’annoncer la perpétuité dynastique. 58 FOL AA 66 P, 87, 88 RMN, 89. 59 Ibid., 80 (pièce reproduite dans M. Préaud, Les Effets du Soleil, op. cit., p. 74). 60 Ibid., 118. Les citations suivantes proviennent respectivement des pièces 46, 61, 100 et 126 RMN. Sophie Tonolo 62 dispositif bien orchestré. Cependant, la virtuosité des nombreux artistes et artisans qui y travaillent enrichit peu à peu le processus propagandiste. Centre des pièces, la figure masculine du monarque est peu à peu supplantée par une représentation abstraite de la France, et de son peuple. La fin naturelle de l’allégorie, instruire le spectateur, se dote d’une dimension métadiscursive : une célébration des pouvoirs de l’allégorie ou une pédagogie de l’image. La lettre, qui sert au départ à gloser l’image, finit par lui restituer sa complexité et par attirer l’attention sur la nécessaire construction du sens par le lecteur spectateur. L’allégorie, en se démultipliant, en se mêlant à des dispositifs empruntés à des modèles visuels savants comme les livres d’images ou les estampes d’Abraham Bosse, ainsi qu’à l’iconographie religieuse ou au répertoire satirique et théâtral, prend une épaisseur de sens telle que le processus d’interprétation s’effectue littéralement dans l’œil du spectateur, en instituant un va-et-vient continuel entre l’observateur et son objet : force est de constater qu’une véritable polyphonie est à l’œuvre dans ces images de grande diffusion. Bibliographie Source Almanachs d’époque Louis XIV. 340 gravures en taille douce. 3 vol. grand in folio. Bibliothèque de l’Institut, Réserve, FOL AA 66 P. Études La BD avant la BD. Narration figurée et procédés d’animation dans les images du Moyen Âge, Bibliothèque nationale de France, en ligne : http: / / expositions. bnf.fr/ bdavbd/ . 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Associés géographiquement (les deux sont Bisontins) et par des liens d’amitié (Boissard avait en outre dédié un emblème au père de Chassignet), ils le sont principalement par la pratique soutenue de l’allégorie dans leur poésie morale. Travaillant seuls ou avec des artistes collaborateurs (Chassignet se laissa guider par les gravures de l’orfèvre Pierre de Loysi 2 ; Boissard composa les images artistiques et les textes des Emblemes 3 , mais s’inspira des gravures de Théodore de Bry pour le Theatrum vitae humanae 4 , nos emblématistes 1 Traduction : « Mieux vaut mourir que vivre sans vertu. » Jean-Jacques Boissard, Emblematum liber, Th. de Bry, 1593, E. IX ; ce recueil est traduit en français sous le titre suivant : Emblemes [...] nouvellement mis de latin en françois par Pierre Joly, Metz : A. Faber, 1595 (désormais « Boissard »). Ces éditions sont accessibles sur le site de l’Université de Glasgow : www.emblems.arts.gla.ac.uk/ . 2 Jean-Baptiste Chassignet, Sonnets franc-comtois inédits, écrits au commencement du XVII e siècle [ca 1615] et publiés pour la première fois d'après le manuscrit original, avec une introduction historique et des notes... et la description des gravures inédites de Pierre de Loysi, graveur franc-comtois, par Théodore Courtaux [1892], Genève : Slatkine reprints, 1969 (désormais « Chassignet »). Pour les gravures de Pierre de Loysi, je me réfère à l’album conservé sous la cote Rés. ill. 64466 à la Bibliothèque de Besançon. 3 Pour Boissard, je m’attache surtout aux recueils suivants : Emblematum liber, Th. de Bry, 1593 et son édition française, Emblemes [...] nouvellement mis de latin en françois par Pierre Joly, Metz : A. Faber, 1595. 4 Metz : A. Faber, 1596. Christine McCall Probes 66 mettent l’allégorie à l’avant-plan. Cette dernière se manifeste par des figures aussi diverses que l’Ambition effrénée, dépeinte comme une belle dame en riche costume qui, « exhalant tant de doux sentiments, [...] porte en ses cheveux les reths de ses amants 5 » et la Vertu, représentée comme une dame entourée d’enfants à qui elle enseigne « à bien façonner & conduire ceste vie 6 ». Loin de faire office de purs ornements, les figures allégoriques servent à structurer les recueils. Chez Chassignet, elles organisent l’album autour de la polarité de la vie temporelle et de la vie spirituelle. Chez Boissard, elles exposent d’une façon continue la sagesse, tantôt de l’Antiquité païenne, tantôt des Écritures, dans la poésie de Boissard comme dans les commentaires de Pierre Joly. Dans cette étude du rôle de l’allégorie dans l’emblématique, je m’attacherai aux points suivants, entre autres : les stratégies narratives, rhétoriques et dialectiques ; le « dialogue » entre les éléments de l’emblème ; les allégories en contraste (la Nature et la Vertu ou la Vertu et l’Envie, par exemple) ; et l’invitation faite au lecteur/ spectateur de décoder l’emblème (Chassignet, par exemple, dans le sonnet LXXXI, l’invite à regarder avec lui la figure de la Renommée, à imaginer le son de ses trompettes et à concevoir ses proclamations). Chassignet (1571-1635) est généralement identifié comme étant l’auteur de la poésie des Sonnets franc-comtois, composés de 1612 à 1615 en l’honneur de Clériadus de Vergy, gouverneur de la Franche-Comté de 1602 à 1630 7 . Mieux connu comme l’auteur du Mespris de la vie et consolation contre la mort (1594), Chassignet, comme la plupart des emblématistes de la première modernité, mena une carrière non littéraire. « Docteur en droict », il fut chargé de missions légales, militaires et fiscales et représenta la Bourgogne et le trône d’Isabelle-Claire-Eugénie, fille de Philippe II, roi d’Espagne 8 . Les Sonnets franc-comtois, n’ayant pas connu une publication ultérieure à celle de Théodore Courtaux (Paris : Cabinet de l’Historiographe, 1892), ont été négligés par la critique. Le texte poétique est disponible en facsimilé sous forme papier (Genève : Slatkine, 1969) ou en ligne sur Gallica et les images sans texte peuvent être consultées à la Bibliothèque muni- 5 Chassignet, LXXIX. 6 Boissard, IX. 7 Pour des références aux critiques qui contestent cette attribution, voir mon article « Engraving, Sonnet, Devise : Harmony and Disharmony at the Intersection of Emblematic Art and Poetry in the Sonnets franc-comtois », Emblematica, 16 (2008), pp. 197-221. 8 Pour ces missions, voir les recherches de Raymond Ortali dans Un Poète de la mort : Jean-Baptiste Chassignet, Genève : Droz, 1968, annexe IV , pp. 169-174. « Vita Virtutis Expers Morte Peior » 67 cipale d’étude et de conservation de Besançon, dans l’album rare, Livre d’emblèmes (Réserve comtois 64466 Rés. Ill.) 9 . Jean-Jacques Boissard (1528-1602), antiquaire et grand voyageur international, est l’auteur de plusieurs albums d’emblèmes, dont les deux qui nous intéressent ici. L’album de Chassignet et de Loysi, un panégyrique de sa dédicataire et un « miroir du prince », fournit de l’instruction et aux princes et aux sujets, comme aux hommes et femmes de bien. Une véritable panoplie de figures rhétoriques et d’images artistiques sert à persuader le lecteur/ spectateur de la nécessité de la vertu. Des exemples positifs et négatifs, tirés de l’histoire (le généreux Alexandre dans le sonnet XLII), de la Bible (Achab et la malicieuse Jézabel du premier livre des Rois, v. 21 dans le sonnet XXIII), du règne animal (le sujet-serpent qui s’en prend au roiéléphant du sonnet LII), des objets matériels (le mortier et le pilon du sonnet XXI), exhortent le lecteur à mener une vie de mérite. Un puissant appel aux sens s’entrelace à maintes reprises aux images pour vivifier le message. Ainsi, dans le sonnet XXI, l’odorat est évoqué par le mortier et le pilon, ensuite par la devise « Redolet flagrantius icta » (« Plus il est broyé, plus il exhale de parfums »), et finalement par le texte poétique pour exprimer le résultat salutaire des épreuves de la vie : « Plus la vertu sent de secousse / Plus l’odeur qu’elle rend est doulce ». Une figure allégorique fondamentale, la Renommée, se réunit, dans le sonnet LXXXI, à l’allusion géographique, au sensoriel, à la métaphore, et à d’autres figures stylistiques comme la maxime, l’accumulation et l’interrogation, dans le but de louer la vertu de la lignée du dédicataire. Le sonnet s’ouvre par l’interrogation « Qu’est-ce que je voy là si hautement voler ? » qui attire l’attention du spectateur vers la figure allégorique de la gravure. La Renommée ailée, qui vole dans les airs passant au-dessus de la mer et de la terre, souffle dans deux trompettes, « l’une tendant en hault, l’autre en bas deprimée » (vers 6). Bien que l’application immédiate soit les qualités temporelles et spirituelles du prince, l’image sert également à mettre en valeur les deux pôles de l’album. Détournant son regard de la figure allégorique pour le diriger vers le motto hyberbolique « Super et Garamantas et Indos » (« Au-delà des Garamantes et des Indiens ») », et vers le distique « La foy n’est point sans charité, / Ny Vergy sans fidelité », le lecteur/ spectateur saisirait l’éloge double des vertus de la famille comme, effectivement, les aspects spirituels et temporels de la vertu elle-même. Loin de suggérer une façon dont l’emblème est traditionnellement perçu, supposons 9 Cette bibliothèque a récemment inclus l’album dans son projet de numérisation « Mémoire vive : Patrimoine numérisé de Besançon » : http/ / memoirevive. besancon.fr. Christine McCall Probes 68 qu’à ce point le lecteur porterait son attention sur le sonnet qui interprète la figure allégorique et ses proclamations. Répondant à la question du vers initial, le poète souligne les « faits valheureux » avant d’engager les sens du lecteur par d’autres interrogations : « Mais que dict-elle au ciel, qu’annonceelle en terre ? » Ayant recours à l’amplification pour qualifier « les preux de Vergy » comme l’incarnation de la vertu, « des foudres de guerre, / Sages, riches, puissants, mais fort hommes de bien », le poète élargit ensuite le contexte didactique par une maxime qui déclare que sans la vertu, « honneurs, moyens, grandeurs [...] ne sont rien ». L’apostrophe « O renom glorieux en ce siècle où nous sommes » peut être interprétée comme une invitation finale faite au lecteur/ spectateur, invité à regarder de nouveau la figure de la pictura, puisque le sonnet s’achève par un accent double et paradoxal, d’abord sur la place importante du renom dans la première modernité, et puis sur la rareté de la vertu qui devrait fonder le renom : « sans elle [les hommes et leurs honneurs] ne sont rien ! » Bien que le recueil de Chassignet soit dédié à Clériadus, son épouse, Madeleine de Bauffremont, y occupe également une place d’honneur. Son écu héraldique, vairé d’or et de gueules, se trouve dans plusieurs gravures. Dans l’emblème XXVII, il est réuni à celui de son mari, d’azur à trois quintefeuilles d’or, pour transmettre le vœu du poète, exprimé succinctement dans la devise « Fructifica ». Quoique ce vœu ne soit pas exaucé, Madeleine est présente sous forme allégorique dans la gravure associée au sonnet LV où la Vierge tient sur ses genoux l’Enfant Jésus, un jeune Jean- Baptiste courant vers lui, les bras tendus. Les écus de Clériadus et de son épouse s’y trouvent aussi, celui du Vergy tenu par une demoiselle d’honneur de Madeleine et celui de Bauffremont tenu par un Cupidon. L’antithèse exprimée par le motto « Concipio sterilis parioque » (« Stérile, je conçois et j’enfante »), est amplifiée par le distique qui l’interprète ainsi : « Sterile, je remplis le monde / D’une race en vertus fœconde ». Le motto, condensé des paroles rassurantes que l’ange offre à Marie avec l’exemple de sa parente Elisabeth : « Et ecce Elisabeth cognata tua et ipsa concepit filium in senecta sua et hic mensis est sextus illi quae vocatur sterilis » (Luc, I, 36 ; c’est moi qui souligne), se joint à l’image du jeune Jean-Baptiste pour fournir une allusion double rappelant au lecteur/ spectateur la visite et le dialogue joyeux entre la Vierge et Élisabeth. Le sonnet se compose d’un dialogue entre Madeleine, qui se lamente sur sa stérilité, et le Saint-Esprit qui, ayant pitié de son affliction, l’encourage de la promesse que de son sein descendra une race « marquée au sceau de [s]a perfection ». Le terme « perfection » pourrait inviter le lecteur/ spectateur à contempler de nouveau l’Enfant Jésus de la pictura, et à se remémorer la vie parfaite qu’il mènerait, laquelle, avec la Crucifixion, apporterait le salut. Ainsi que la Vierge, ayant cru l’ange qui « Vita Virtutis Expers Morte Peior » 69 avait annoncé son rôle de mère du Rédempteur, chanta : « Désormais toutes les générations me diront bienheureuse » (Luc, 1, 48), Madeleine semble se faire l’écho de son précurseur allégorique lorsqu’elle énumère les vertus qu’elle fera naître : « l’honneur et la sagesse, / L’amour et la bonté, la grâce et la caresse ». La bénédiction « à toutes les générations », énoncée dans le cantique de Marie, aurait-elle pu fournir l’inspiration de la déclaration de Madeleine selon laquelle les vertus qu’elle enfantera « repeupleront soudain / De belles vertus tout le reste du monde » ? En dernière analyse, le lecteur/ chercheur pourrait découvrir une référence au secours de Dieu comme à la vertu, les deux figurant dans la devise double de la famille de Madeleine : « Dieu ayde au premier chrestien » et « In virtute senesce 10 ». Les emblèmes allégoriques qui s’organisent en série dans l’album de Chassignet font habituellement fonction d’exhortation au prince et au sujet, pour démontrer que chacun est « à l’Estat instrument necessaire » (XXIV). La pictura de l’emblème XXIV présente un concert : un gentilhomme joue du luth, une femme, du clavier, et au milieu, un enfant chante. Le développement poétique nous rappelle de façon vivante le célèbre « Débat du ventre et des membres du corps », que Rabelais avait incorporé dans Le Tiers Livre, l’adaptant de l’histoire de Rome de Tite-Live, Ab Urbe Condita Libri (II, 32). Les deux emblèmes précédents avaient de façon semblable inclus des figures allégoriques ayant rapport au gouvernement harmonieux ; autrement les emblèmes allégoriques de l’album sont isolés, livrant leurs significations en unités plutôt qu’en séries. Les emblèmes de Boissard, en revanche, maintiennent un thème et ses multiples représentations allégoriques dans de longues séries, souvent ininterrompues. Le thème ou topos de la vertu se révèle un exemple saillant de la collection. En fait, le traducteur/ adaptateur de l’édition de 1595, Pierre Joly, caractérise ces emblèmes comme autant d’« enseignemens à bien vivre ». Louant la dédicataire de l’album, Madame de Clervent, baronne de Coppet 11 , Joly souligne « la convenance » et « le rapport » des emblèmes à son « bel esprit qui ne pense, ne medite, ny produit rien que doctrine à bien penser, bien mediter, & à ne produire sinon chrestiennes & vertueuses actions » 12 . L’emblème intitulé « Fama Virtutis Stimulus » (« La Renommée fait éclore la Vertu ») est le huitième de l’album. Après un examen soutenu, nous pouvons constater qu’il appartient à une série de vingt emblèmes allégoriques composés sur le thème de la vertu. Bien que 10 Théodore Courtaux, introduction à Jean-Baptiste Chassignet, Sonnets franc-comtois, éd. T. Courtaux, op. cit., n. p. 11 Pour des renseignements sur cette famille, voir Paulette Choné, Emblèmes et pensée symbolique en Lorraine (1525-1633), Paris : Klincksieck, 1991, pp. 664 et 678. 12 Pierre Joly, préface à Boissard, n. p. Christine McCall Probes 70 l’on puisse observer deux ruptures de la série, une inspection attentive révèle que les emblèmes qui occupent les ruptures nous fournissent des exemples des qualités ou aspects individuels de la vertu (III et IV), des vices ou pratiques nuisibles à la vertu (V), ou de l’utilité de rapporter des actions vertueuses (XI et XII). Ainsi les figures allégoriques qui incarnent la raison et la prudence dans l’emblème V donnent-elles du poids à l’instruction poétique sur le dérèglement des mœurs et au commentaire en prose, lequel reconnaît la valeur d’être élevé « vertueusement ». L’analyse précédente de l’emblème LXXXI de Chassignet a mis au jour la façon dont l’allégorie, renforcée par de multiples figures stylistiques, conjugue le renom, incarné par « La Renommée », avec l’honneur pour exalter la vertu morale et physique des Vergy. L’emblème VIII de Boissard, « Fama Virtutis Stimulus », réunit d’une manière similaire la vertu avec l’honneur, à la différence qu’il développe l’association tant négativement que positivement. Le texte poétique avertit la personne qui suit mollement la vertu, déclarant que celle-là trouvera sa force affaiblie, alors que le commentaire en prose emploie une amplification frappante afin de caractériser celle qui néglige la vertu et sa réputation comme étant « arrogante, fiere & presomptueuse, voire mesmes abandonnée & perdue ». La pictura représente une Vertu qui porte un casque et tient à la main un bouclier et une épée dégainée. Elle traverse en courant une plinthe gravée d’un côté du symbole de l’infinité et de l’autre d’une inscription grecque. « Fama » ou « La Renommée », ses ailes déployées, embouche deux trompettes et regarde en bas une tablette qui porte une seconde inscription grecque. Puisque le commentaire offre le conseil « d’avoir soing que son honneur demeure entier mesmes apres sa mort », peut-être suis-je justifiée d’identifier les monuments comme des pierres tombales. L’inscription à gauche fait ressortir le contraste entre la réputation et les richesses par l’exhortation suivante : « Désirez que l’on dit beaucoup de bien de vous plutôt que d’être riche », alors que celle à droite établit le rapport entre le bonheur et le travail ardu : « Ceux qui voudraient être heureux devraient travailler dur » 13 . L’importance du travail se trouve soulignée et dans le texte poétique 13 Le site de Glasgow (mentionné à la note 1) identifie ces inscriptions comme étant de Ménandre (Sententiæ, éd. Siegfried Jaekel, Leipzig : Teubner 1964, Monosticha 406 et 463). Voir aussi l’observation pertinente d’Alison Adams dans son ouvrage Webs of Allusion (Genève : Droz, 2003, pp. 251-253) : le texte qui affirme la nécessité du travail « is positioned almost in Virtue’s path » (« se trouve presque dans le chemin de la figure de la Vertu »). C’est avec plaisir que je remercie ici mon collègue estimé Ippokratis Kantzios pour son conseil linguistique. « Vita Virtutis Expers Morte Peior » 71 et dans le commentaire par un système de relais 14 qui s’avèrent essentiels pour décoder la signification de l’emblème. Le texte poétique dépeint la vie d’un « homme de bien » comme un « ouvroir de vertu » dans lequel il est stimulé par la quête du renom, alors que le commentaire évoque à deux reprises le rapport entre la vertu et le travail. Le désir de la gloire et de la réputation « pousse l’ame genereuse à l’entreprise de choses 15 grandes et arduës » et le renom est reçu « comme salaire [entendu figurativement] deu justement à vertu ». L’emblème arrive souvent à persuader par un fort appel sensoriel. Ici, le lecteur/ spectateur, invité par la gravure à s’imaginer le son des trompettes et le tumulte de la bataille, découvre le rapport entre la vertu et le renom, transmis par l’appel double aux sens, à la vue comme à l’ouïe : « [là] où la vertu reluit, esclatte d’ordinaire la belle réputation ». Dans l’emblème précédent (VII), deux figures allégoriques, la Vertu et l’Honneur, communiquent le message que l’honneur est la récompense de la vertu. La pictura, avec un arrière-plan détaillé (quatre personnes se promènent devant un château), est typique des gravures riches en éléments de Boissard. Au premier plan à gauche, la Vertu, munie d’armes offensives et défensives, passe à la figure centrale, également armée, une branche de palmier. La figure à droite, qui représente l’honneur, embouche une trompette et ceint de lauriers la tête de la figure centrale. Avant de quitter l’image pour méditer sur le texte, le lecteur se remémorerait assurément le symbolisme du palmier et du laurier, dans la Bible comme dans l’Antiquité, le premier exemplifiant la victoire, soit spirituelle soit militaire, et le second illustrant l’association avec les arts et les lettres ainsi qu’avec la victoire militaire 16 . Le rouleau dans la main de la figure centrale et la phrase poétique « l’honneur nourrit les arts » confirment le symbolisme double du laurier dans cet emblème. Le lecteur/ spectateur qui prête attention au rouleau et au rapport entre la vertu, l’honneur et les arts, pourrait être tenté 14 J’emploie ici la terminologie de Roland Barthes ; voir son article « Rhétorique de l’image », Communications, 4 (1964), pp. 140-151. 15 S.v. « chose », Cotgrave inclut « deed » ; s.v. « salaire », il inclut « affaire » parmi les définitions et Hatzfeld et Darmesteter incluent l’expression figurative de « récompense ». Voir Randle Cotgrave, A Dictionarie of the French and English Tongues, Londres : Islip, 1611 et Adolphe Hatzfeld et Arsène Darmesteter, Dictionnaire général de la langue française du commencement du XVII e siècle jusqu’à nos jours, Paris : Delagrave, 1895-1900, vol. 2, article « Chose ». 16 Voir, par exemple, Psaume XCII, 13 : « Les justes fleurissent comme le palmier » et Jean, XII, 13 où la foule, criant « Hosanna ! » à l’entrée de Jésus à Jérusalem, prend des branches de palmier pour sortir à sa rencontre. Pour des références classiques, voir, par exemple, Cicéron, Oratio pro Quinto Roscio Amerino, 6, 17. Pour le laurier, voir Ovide, Epistulæ ex Ponto, II, 2, 81 et Pline, Naturalis Historia, XV, 39. Christine McCall Probes 72 d’effectuer une recherche d’autres emblèmes qui incorporent des rouleaux ou des livres pour mieux apprécier l’association présentée ici. Dans le premier emblème de l’album, « Educatio Prima Bona Sit » (« Que la première éducation soit bonne »), la Vertu s’unit, par exemple, à l’éducation des enfants, et dans l’emblème IX, « Vita Virtutis Expers Morte Peior » (« Mieux vaut mourir que vivre sans vertu »), à la vie elle-même. Dans celui-là, le commentaire expose le rapport entre la vertu et une formation chrétienne, déclarant : « Il est bien necessaire que dès le berceau les enfans soyent eslevez en ceste cognoissance », alors que dans celui-ci, la figure allégorique de la Vertu, un livre à la main, enseigne à un groupe d’enfants qui se rassemble autour d’elle pendant que la Nature allaite abondamment un autre groupe d’enfants. Le texte poétique fait ressortir le contraste entre la Vertu et la Nature. Bien que la Nature « nous concede la vie », la Vertu « nous apprend à la bien niveller ». Le rôle important du livre, évoqué dans la gravure, est confirmé par le commentaire qui soutient que la Vertu « dirige la vie par paroles & par faicts qui conviennent en integrité & fait que les actions ne desmentent point le langage ». Le lecteur attentif découvrirait d’autres emblèmes qui communiquent un message pareil, comme l’emblème XI, « Historia Virtus Fit Splendidior » (« Grâce à l’histoire, la vertu accroît du lustre ») où un scribe consigne pour la postérité les « beaus & courageus effects » de la vertu. Dans le commentaire, une métaphore frappante et réitérée se combine avec un exemple historique pour mettre en valeur la relation entre la vertu et le rapport des paroles et des actions. La plume du scribe ou « de celebres escrivains », identifiée comme « la vie de memoire », et l’exemple historique d’un Achille fortuné dont Homère fut « le digne heraut » servent à élaborer le concept. Georges Molinié a défini l’allégorie comme « le modèle parfait de la figure composée 17 ». Nous pourrions d’une manière semblable considérer l’emblème comme « le modèle parfait de la forme composée ». L’emblème allégorique est une forme ou un genre particulièrement bien adapté à la première modernité baroque. Malgré une résistance continuelle à formuler une définition absolue du baroque, le mouvement et la métamorphose persistent dans nos délibérations sur le phénomène, d’une façon comparable aux qualités qui caractérisent l’emblème allégorique : la re-création et une interprétation qui demandent un procédé de « va-et-vient » de la part du lecteur/ spectateur. Mon analyse de l’allégorie, qui se révèle comme étant centrale dans les albums d’emblèmes représentatifs de la première modernité, a mis en évidence plusieurs stratégies rhétoriques et dialectiques employées tant 17 Dictionnaire de rhétorique, Paris : Librairie Générale Française, 1992, p. 42. « Vita Virtutis Expers Morte Peior » 73 pour structurer les recueils que pour communiquer au lecteur la sagesse temporelle et spirituelle. Dans les Sonnets franc-comtois, la Renommée de l’emblème LXXXI, une allégorie prédominante, peut se joindre à un nombre de figures stylistiques pour transmettre le panégyrique du dédicataire. L’appel sensoriel s’y associe aussi dans l’invitation au lecteur à contempler la figure de l’image et à s’imaginer le son de ses trompettes. Bien que j’aie démontré que les emblèmes allégoriques de Chassignet fonctionnent typiquement en unités, le lecteur réfléchi sera tenté d’examiner d’autres « unités » ou emblèmes, ici composés chacun d’une gravure, d’une devise en latin, d’un distique en français et d’un sonnet, dans le but de découvrir et décoder d’autres portraits artistiques et littéraires du prince et du sujet vertueux. Des images artistiques négatives peuvent s’opposer aux images littéraires positives comme, par exemple, dans l’emblème XLII où un sanglier représente l’avarice et la convoitise, des défauts à fuir, alors qu’une référence poétique au « brave empereur romain, genereux Alexandre », apporte un argument historique à l’exhortation du prince. Dans mon exploration de l’album de Boissard, j’ai signalé un développement allégorique de la vertu qui peut s’étendre sur plusieurs emblèmes, ou être interrompu par une considération de vices tels que l’avarice, l’hypocrisie, la lascivité ou l’envie, avant d’être repris. Le lecteur attentif qui a apprécié l’expansion allégorique de ces « grappes emblématiques » prendra aussi plaisir dans les détails petits mais significatifs qu’il peut poursuivre d’emblème en emblème. Le venin de l’araignée qui symbolise, dans l’emblème XV, le danger de l’envie, par exemple, est comparé à « la dent de[s] [...] malins calomniateurs ». L’emblème suivant (XVI) reprend le sens symbolique de « la dent », tout en y ajoutant une association positive. Bien que le huitain dénonce l’Envie, cette dernière « a de sa dent offencé [...] le juste » ; le commentaire en prose signale un résultat bénéfique possible : « la vertu [...] est incontinent rebandée, & se [sic] resveillée par l’esguillon d’envie ». Le lecteur/ spectateur de l’emblème de la première modernité est invité à un jeu de déchiffrage et de construction de significations possibles. Le jardin sinon la forêt des symboles le guide alors que l’appel sensoriel et les multiples figures stylistiques s’associent à une allégorie prépondérante pour empreindre les significations découvertes sur sa mémoire. Christine McCall Probes 74 Bibliographie Sources Boissard, Jean-Jacques. Emblematum liber, Frankfurt: Th. de Bry, 1593. Boissard, Jean-Jacques. Emblemes [...] nouvellement mis de latin en françois par Pierre Joly, Metz : A. Faber, 1595. [Chassignet, Jean-Baptiste]. Sonnets franc-comtois inédits, écrits au commencement du XVII e siècle, et publiés pour la première fois, d’après le manuscrit original, avec une introduction historique et des notes [...] et la description des gravures inédites de Pierre de Loysi, graveur franc-comtois [ca 1615], éd. Théodore Courtaux, Paris : au cabinet de l’Historiographe, 1892 (réimpression Genève : Slatkine, 1969). Cicéron. Oratio pro Quinto Roscio Amerino, éd. John Henry Freese, Cambridge (Mass.) : Harvard University Press, 1984. Cotgrave, Randle. A Dictionarie of the French and English Tongues, Londres : Islip, 1611. Hatzfeld, Adolphe et Arsène Darmesteter. Dictionnaire général de la langue française du commencement du XVII e siècle jusqu’à nos jours, Paris : Delagrave, 1895-1900. Ménandre. Sententiae, éd. Siegfried Jaekel, Leipzig : Teubner, 1964. Ovide. Epistulae ex Ponto, éd. Jan Felix Gaertner, Oxford : Oxford University Press, 2005. Pline l’Ancien. Naturalis Historia, trad. H. Rackam, Cambridge (Mass.) : Harvard University Press, 1945. Rabelais, François. Œuvres complètes, éd. Mireille Huchon avec la collaboration de François Moreau, Paris : Gallimard, 1994, coll. « Bibliothèque de la Pléiade ». Tite-Live. Histoire romaine, trad. Annette Flobert, Paris : Flammarion, 1995-1997. Études Adams, Alison. Webs of Allusion, Genève : Droz, 2003. Barthes, Roland. « Rhétorique de l’image », Communications, 4 (1964), pp. 140-51. Choné, Paulette. Emblèmes et pensée symbolique en Lorraine (1525-1633), Paris : Klincksieck, 1991. Molinié, Georges. Dictionnaire de rhétorique, Paris : Librairie Générale Française, 1992. Ortali, Raymond. Un Poète de la mort : Jean-Baptiste Chassignet, Genève : Droz, 1968. Probes, Christine McCall. « Engraving, Sonnet, Devise : Harmony and Disharmony at the Intersection of Emblematic Art and Poetry in the Sonnets franc-comtois », Emblematica, 16 (2008), pp. 197-221. Fables allégoriques et allégorie de la fable Fable et allégorie à la fin du XVII e siècle ou « comment on doit suppléer au manquement du sujet » (Poussin) A URÉLIA G AILLARD U NIVERSITÉ B ORDEAUX M ONTAIGNE Il faut repartir de ce qu’en d’autres temps et lieux, déjà un peu anciens 1 , j’ai nommé un « pacte de lecture allégorique » liant la fable, dans toute la polysémie active du terme au XVII e siècle, à son feuilleté de significations, morales, religieuses, philosophiques ou encore politiques. La fable, en effet, est l’un des champs, voire le champ privilégié, où se déploie la double articulation du sens, le « parler autrement » de l’allégorie, le transport métaphorique ou métonymique à partir duquel elle s’érige en discours continué, selon la définition de Georges Couton 2 . L’expression la plus aboutie - et aussi le point de bascule de cette conception - de cette fusion classique de la fable et de l’allégorie se trouve dans le fameux Traité du poème épique de René Le Bossu de 1675 3 , sans cesse réédité jusque vers la fin de la première moitié du XVIII e siècle, qui, comme son titre ne l’indique pas forcément clairement, parle en fait de la fable ou de cette « espèce de Poëme et de Fable qui porte le nom d’Épopée 4 ». La fusion de la fable et de l’allégorie est alors explicitement énoncée : « La Fable est un discours inventé pour former les mœurs par des instructions déguisées sous les allégories d’une action 5 ». Les Poètes sont ainsi à la fois des philosophes moraux et des 1 Aurélia Gaillard, Fables, mythes, contes. L’esthétique de la fable et du fabuleux (1660- 1724), Paris : H. Champion, 1996, 1 re partie, chap. I. 2 Georges Couton, Écritures codées, essais sur l’allégorie au XVII e siècle, Paris : Aux Amateurs de Livres / Klincksieck, 1991, chap. I, « Vocabulaire de l’allégorie ». 3 René Le Bossu, Traité du poème épique, Paris : M. Le Petit, 1675, 2 parties en 1 vol. in-12, pp. 256-390. 4 Ibid., chap. I. 5 Ibid., p. 31. Aurélia Gaillard 78 théologiens 6 . Pour le XVII e siècle, les fables sont de fait des traductions métonymiques des principes de la nature (Bacchus pour le vin, Cérès pour le blé), des principes moraux (Daphné pour la Virginité et la Pureté, Saturne pour le Temps et la Sagesse 7 ) ou encore religieux : c’est le point d’aboutissement d’une longue tradition de lecture exégétique remontant aux Pères de l’Église et à Origène notamment, établissant des « conformités » entre textes païens et chrétiens ; la fable est ainsi conçue comme un abrégé des vérités de l’Écriture. C’est dans cette perspective que Le Bossu, pour en revenir à lui, peut dire que la poésie est plus grave que l’histoire et les poètes, plus philosophes que les historiens 8 . Ainsi, dans la fable « sous quelque nom que ce soit » (puisqu’il associe strictement l’épopée homérique à l’apologue ésopique, seuls les noms changeant, noms d’hommes ou de dieux pour l’un, de bêtes pour l’autre 9 ), « les personnes et les actions sont feintes, allégoriques et universelles ; et non historiques et singulières 10 ». C’est enfin grâce à cette conception que la fonction ennoblissante de la fable, notamment dans le domaine politique de la consécration versaillaise, la fameuse « divinisation à blanc » du roi selon l’expression de Jean Starobinski 11 , était rendue possible. Mais on sait également qu’à partir de ces mêmes années 1670-1680, s’amorce une scission et que la fable, cible de critiques de plus en plus virulentes de la part des Modernes, va de moins en moins servir de sujet allégorique. Que se passe-t-il alors quand le sujet fabuleux n’est plus compris comme allégorique ? Ou risque d’être mal compris ? Je vais étudier quelques débats suscités par cette question à l’époque ainsi que quelques réponses (provisoires) apportées, selon trois types de réactions, très inégalement traitées : l’étonnement voire l’incompréhension, l’abandon ou la reprogrammation, enfin, le détournement ou le recyclage. 6 Ibid., chap. I. 7 Dans un autre ouvrage de la même période, qui lie de la même façon la fable gréco-latine et l’allégorie : l’Ethica Symbolica e fabularum Umbris in Veritatis Lucem de Michel Pexenfelder, Munich : J. Wagner et J. Hagelder, 1675. Il s’agit respectivement des « Symboles » I et XCII. 8 R. Le Bossu, Traité du poème épique, op. cit., chap. I. 9 Ibid., p. 38. 10 Ibid., chap. I. 11 Jean Starobinski, « Fable et mythologie aux XVII e et XVIII e siècles dans la littérature et la réflexion théorique », dans Yves Bonnefoy (dir.), Dictionnaire des mythologies, Paris : Flammarion, 1981, t. I, p. 394. Fable et allégorie à la fin du XVII e siècle 79 Étonnement et incompréhension Félibien nomme expressément trois tableaux allégoriques, parmi toute la production de Poussin, dans son VIII e Entretien 12 tout entier consacré à son peintre favori : la Danse de la vie humaine (« une image de la vie humaine, représentée par un bal de quatre femmes qui ont quelque rapport aux quatre saisons, ou aux quatre âges de l’homme » (vers 1638-1640, Londres, Wallace collection), Le Temps découvrant la Vérité (vers 1637-1640, tableau perdu mais connu par une gravure de Jean Dughet 13 ) et le deuxième Et in Arcadia ego (1638-1639, Paris, Musée du Louvre). À chaque fois, la fable nourrit voire fonde l’allégorie sans difficulté interprétative : les quatre femmes de la ronde de la vie humaine figurent, selon une correspondance bien établie chez Ripa-Baudoin 14 dont les images se retrouvent à plusieurs reprises dans l’œuvre de Poussin, comme l’a montré Oskar Bätschmann 15 , à la fois les quatre saisons et les quatre âges de l’humanité ; les vieillards vénérables qui apparaissent dans les deux premiers tableaux sont à la fois Saturne et le Temps ; les deux femmes dans le second tableau, perdu, qui symbolisent l’Envie et la Médisance suivent, dans la description de Félibien, de très près celle, là encore, de Ripa-Baudoin : la Médisance, notamment, « paroît enflammée de colere, et comme lançant deux flambeaux allumez qu’elle tient » (Félibien 16 ) / « On la peint avec deux flambeaux allumez, qu’elle tient en ses mains, pour donner à connestre que le Médisant est un vray Boutefeu » (Ripa 17 ). Quant aux Bergers d’Arcadie, Félibien rappelle le cadre fabuleux 12 André Félibien, Entretiens sur les vies et sur les ouvrages des plus excellens peintres anciens et modernes, Trévoux : De l’Imprimerie de S. A. S., 1725, t. IV [1685], pp. 86-89. 13 Jean Dughet, d’après Nicolas Poussin, Le Temps découvrant la Vérité, Paris, BnF, Estampes, DA-16-FOL. Poussin traitera juste après (1641) un sujet fort proche et bien connu celui-là, mais non cité par Félibien, Le Temps soustrait la Vérité aux atteintes de l’Envie et de la Discorde, Paris, Musée du Louvre. 14 C’est pourquoi Ripa-Baudoin choisit notamment de séparer l’humanité en quatre âges plutôt qu’en trois ou cinq comme le font d’autres auteurs. Et d’insister : « Où il est à remarquer que les Philosophes et les Poëtes comparent tous ces quatre Aages aux quatre Saisons de l’année » (Cesare Ripa, « Les quatre Aages », dans Iconologie où les principales choses qui peuvent tomber dans la pensée touchant les vices et les vertus sont représentées sous diverses figures, gravées en cuivre par Jacques de Bie et moralement explicquées par I. Baudoin, Paris : Aux Amateurs de Livres, 1989 [1643], partie II, p. 41). 15 Oskar Bätschmann, Poussin. Dialectiques de la peinture, Paris : Flammarion, coll. « Idées et recherches », 1994, chap. IV, pp. 53-72. 16 A. Félibien, Entretiens, op. cit., t. IV, p. 88. 17 C. Ripa, Iconologie, op. cit., partie II, p. 165. Aurélia Gaillard 80 (l’« Arcadie est une contrée dont les Poëtes ont parlé comme d’un Païs délicieux 18 ») pour y lire, par contraste, une allégorie de la Mort qui guette en tous lieux. Mais l’étonnement, sinon parfois les réticences ou l’incompréhension, est venu d’un autre pan de l’œuvre de Poussin, de la série peut-être la plus célèbre du peintre, les Saisons, et notamment de la dernière, l’Hiver. Apparemment donc, un sujet allégorique traditionnel, poussé à son comble par le peintre, puisque les saisons y sont associées aux quatre âges de l’humanité, mais aussi aux quatre moments du jour (heures matinales, midi, couchant et nocturne), sensibles dans les différentes tonalités des tableaux, peut-être même aux quatre éléments mais dans une scansion différente (air pour le printemps, terre pour l’été et l’automne, eau et feu pour l’hiver 19 ). Néanmoins, ce qui surprit, c’était l’introduction d’épisodes tirés de l’Histoire sainte, c’est-à-dire la collusion entre fables païenne et chrétienne qui, pourtant, rappelons-le, était monnaie courante lorsque Poussin peignit ses tableaux (entre 1660 et 1664), mais peut-être déjà questionnée lorsque ses contemporains les commentèrent après sa mort (conférences de l’Académie de Nicolas Loir du 4 août 1668 ou sa relecture par Guillet de Saint-Georges le 3 avril 1694, et de Jean-Baptiste de Champaigne du 2 mai 1671 ; VIII e Entretien de Félibien de 1685) : le dénigrement de la fable païenne au profit de la fable chrétienne commence en effet dès 1669 et la préface de Marie- Magdeleine de Desmarets de Saint-Sorlin. Ainsi Félibien explicite-t-il les quatre épisodes : Pour le Printems, c’est Adam et Eve dans le paradis Terrestre. Pour l’Eté, Ruth, qui étant arrivée à Bethléem avec sa belle-mère Noémi au tems de la moisson, ramasse des épis de bled dans le champ de Boos. Pour l’Automne, se sont deux des Israëlites que Moïse avoit envoyez pour reconnoître la terre de Chanaan, et en apporter des fruits, lesquels reviennent chargez d’une grappe de raisin d’une grosseur extraordinaire. Et pour l’Hyver, il a peint le Deluge 20 . De la même manière, Nicolas Loir, dans sa conférence à l’Académie royale du 4 août 1668, parle de la façon dont le peintre a choisi de « représenter » 18 A. Félibien, Entretiens, op. cit., t. IV, p. 88. 19 On pourrait étoffer cette interprétation, une nouvelle fois, par le recours à Ripa- Baudoin (C. Ripa, Iconologie, op. cit., partie II, pp. 3-5) : l’Air y est représenté par une femme assise sur un nuage (Dieu dans le tableau de Poussin), la Terre porte une couronne et une corne d’abondance avec des fleurs et des fruits (les épis de l’Été, les fruits - grappe, fruits de l’arbre ou du panier tenu par la jeune femme à droite - de l’Automne), quant au Feu et à l’Eau, leur combinaison (foudre, pluie, inondation, cascade) est assez claire chez Poussin. 20 A. Félibien, Entretiens, op. cit., pp. 66-67. Fable et allégorie à la fin du XVII e siècle 81 ou de « figurer » les saisons 21 . Ce qui soulève d’emblée des questions, c’est donc le sens de l’allégorie. Ce n’est pas, dans cette série, la fable païenne mais la fable chrétienne qui constitue le voile de l’allégorie. On ne montre pas Cérès et ses moissons pour figurer une idée, une vertu morale ou sacrée (le midi de la vie, la maturité, le mariage et la fécondité, l’annonce du Christ et de l’union des deux Lois), mais Ruth et Booz pour figurer Cérès ou l’Été. Ce qui renvoie à un autre jeu de voiles et de métaphores, puisque l’Été est également une figure appartenant à l’iconologie païenne et qu’en tant que telle elle est amenée à être décryptée dans un système de correspondances entre les univers païen et chrétien. On est donc légitimement en droit de se demander : de quoi exactement Ruth ou l’Été sont-ils les « figures », au sens même de l’époque qui fait de la « figure » un signe susceptible de révéler un sens sacré 22 ? Ce qui suscite alors l’attention, c’est donc l’articulation entre les deux corpus dans la construction du discours allégorique, la superposition d’éléments iconiques païens et chrétiens (les gerbes de blés de Cérès et de Ruth, par exemple, ou l’iconologie païenne des Enfers avec la nuit, le Styx, le serpent et celle, chrétienne, du Déluge avec l’Arche) : ainsi les tableaux, infiniment commentés depuis 23 , présentent-ils une résistance au sens due sans doute à cette richesse et cette complexité dans le feuilleté des corpus. On est sans cesse tenté de se demander dans quel sens fonctionne l’allégorie et de quel discours elle est porteuse : est-ce bien l’épisode d’Adam et Ève qui figure le Printemps, ou finalement le Printemps qui figure Adam et Ève, le Matin, l’aube de l’Humanité, ou l’homme avant la Loi ? Que fait cette nouvelle Ève, dans l’Automne, qui cueille un fruit du haut de son échelle alors qu’Ève se contentait d’indiquer du doigt l’arbre ? Que signifie cette absence/ présence des serpents (le Paradis est préservé, le Déluge en compte deux, à gauche, au centre sur l’arbre et un troisième symbolique dans la forme arabesque de l’éclair qui déchire le ciel) ? Bien sûr, ces éléments sont tous interprétables, dans une dynamique cyclique de mort/ renaissance notamment, mais les choix du peintre provoquent un étonnement tout autre que celui provoqué par ses 21 Nicolas Loir, « Conférence de l’Académie Royale du 4 août 1668 », dans Les Conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture au XVII e siècle, éd. Alain Mérot, Paris : ENSBA, 1996, pp. 141-142. 22 Dictionnaire de l’Académie françoise, pré-édition de 1687, « Figurer : Estre le signe, la figure. Nostre Seigneur Jésus-Christ a esté figuré par l'Agneau Paschal ». Voir également G. Couton, Écritures codées, op. cit., p. 12. 23 Voir les éléments de bibliographie (Sauerländer, Kerber, Blunt, etc.) dans le catalogue d’exposition Nicolas Poussin, dirigé par Pierre Rosenberg, Paris : Réunion des Musées nationaux, 1994, p. 514. Voir également O. Bätschmann, Poussin. Dialectiques de la peinture, op. cit., pp. 101-102. Aurélia Gaillard 82 autres sujets allégoriques : Félibien n’associe d’ailleurs pas la série aux tableaux qui traitent des « pensées morales et des sujets allégoriques 24 ». Le comble de l’étonnement revient finalement à L’Hiver ou le Déluge, en rupture totale avec une tradition allégorique préconisant de représenter de la neige ou des glaçons ou du moins un manteau chaud, ou encore Saturne le vieillard. Les commentaires montrent qu’il n’est même plus vraiment perçu comme un tableau allégorique - ou à peine, que son enjeu réside ailleurs : Quoique ce dernier soit un sujet qui ne fournisse rien d’agréable, parce que ce n’est que de l’eau et des gens qui se noyent, il l’a traité néanmoins avec tant d’art et de science, qu’il n’y a rien de mieux exprimé. Le ciel, l’air et la terre ne sont que d’une même couleur. Les hommes et les animaux paroissent tous traversez de la pluye. La lumiere ne se fait voir qu’au travers l’épaisseur de l’eau qui tombe avec une telle abondance, qu’elle prive tous les objets de la clarté du jour 25 . Même ambivalence chez Nicolas Loir jugeant la toile : « quelque qu’ingrat qu’en fût le sujet, il ne laissait pas de conserver partout une égale force 26 ». On touche avec ce dernier tableau un point décisif de l’alliance devenue délicate entre fable et allégorie à partir des années 1660-1670 : que se passe-t-il, en effet, lorsque le sujet « manque », lorsqu’il devient suffisamment infécond, ingrat, bref, lorsque la fable choisie n’est plus perçue comme apte à être « allégorisée » ? Car Loir et Félibien se rejoignent sur ce point : le Déluge est un sujet ingrat entre tous, au rebours des sujets d’histoire qui font la gloire de la peinture, les « sujets nobles, grands, diversifiés et d’une fécondité extraordinaire » ; la matière en est « très stérile », l’uniformité du glacis d’eau empêchant d’en faire paraître les « objets agréables » 27 . Aussi leurs commentaires s’ingénient-ils à montrer, pour l’essentiel (et pour ce que l’on en sait, la conférence de Loir n’étant qu’un résumé transmis par Guillet de Saint-Georges), le tour de force du peintre, la transformation d’une matière ingrate en une manière admirable : c’est-à-dire que le sujet allégorique a laissé place à une expérience du visible, un éloge de l’art de peindre. Où l’on retrouve alors les remarques amorcées par Poussin lui-même : « Comment on doit suppléer au manquement du sujet ». La citation fait partie de la série des douze observations sur la peinture qui nous sont 24 A. Félibien, Entretiens, op. cit., p. 86. 25 Ibid., p. 67. 26 N. Loir, « Conférence de l’Académie Royale du 4 août 1668 », art. cit., p. 141. 27 Id. Fable et allégorie à la fin du XVII e siècle 83 parvenues via Bellori 28 . Poussin n’y parle ni de la fable ni de l’allégorie, mais du sujet et notamment du cas où le sujet « manque », est pauvre en émerveillement. Il y développe une conception classique de l’art, reprenant un débat qui avait eu lieu vers 1635 à Rome, opposant partisans du baroque et de la doctrine classique. Du point de vue du sujet, Poussin suit la grande règle de la peinture d’histoire : ne pas distraire le spectateur de la storia et de l’action principale. Mais il va aussi plus loin, jusqu’à cette formulation où la notion même de sujet s’estompe : Si le peintre veut éveiller dans les âmes l’émerveillement, écrit Poussin, encore qu’il n’ait en mains un sujet habile à la faire naître, qu’il n’y introduise point de choses nouvelles, et étranges, et hors de raison, mais qu’il contraigne son esprit à rendre merveilleuse son œuvre par l’excellence de la manière, d’où se puisse dire : materiam superabat opus 29 . La manière, l’art l’emporte sur la matière. C’est une citation d’Ovide (Métamorphoses, II, 5), tirée du passage où il décrit le Palais du Soleil et évoque le travail artistique de Mulciber-Vulcain qui transforme la simple richesse ornementale de l’édifice fait de matières précieuses (or, argent, ivoire) en véritable œuvre d’art, et précisément ici en allégorie : la demeure de Phaéton y figure l’univers. Le sublime de la représentation rejoint alors celui du sujet, et rappelons que dans la hiérarchie des sujets selon Félibien, la composition allégorique est la première : [Il] faut représenter de grandes actions comme les historiens, ou des sujets agréables comme les poètes ; et montant encore plus haut, il faut par des compositions allégoriques savoir couvrir sous le voile de la fable les vertus des grands hommes, et les mystères les plus relevés 30 . Ainsi, ce que le Déluge ou l’observation de Poussin nous apprend, c’est que, lorsque le sujet « manque », il y a encore un sublime de la représentation possible. Mais on sort de l’allégorie - ou alors on est dans une allégorie de la peinture. L’abandon ou la reprogrammation Deux mots seulement sur cette seconde réponse apportée aux questionnements suscités par l’interprétation allégorique de la fable à partir de la fin 28 Voir Nicolas Poussin, Lettres et propos sur l’art, éd. Anthony Blunt et Jacques Thuillier, Paris : Hermann, coll. « Savoir », 1989, p. 185. 29 Id. 30 André Félibien, Préface aux Conférences de l’Académie royale de peinture pendant l’année 1667 (ouvrage paru en 1668), dans Les Conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture au XVII e siècle, op. cit., p. 51. Aurélia Gaillard 84 des années 1660, parce que beaucoup a été déjà dit et bien dit là-dessus 31 . Pour le (re)dire vite, l’allégorisation fabuleuse dans la célébration versaillaise laisse peu à peu place à une allégorisation sur le mode héroïque : Alexandre en fut un temps le paradigme par excellence 32 , puis le roi fut représenté en costume d’imperator. La thématique apollonienne omniprésente pendant les premières années du règne personnel de Louis XIV et censée structurer la vision cosmologique des parcs et château de Versailles est peu à peu désorganisée et délaissée. Je ne reviens pas sur l’axe solaire est-ouest principal, réalisé, je rappelle juste que l’axe secondaire nord-sud, qui devait recouper l’axe est-ouest au niveau du bassin de Latone et comprendre des groupes représentant des épisodes de l’histoire d’Apollon, n’a pas été achevé : un bassin du Dragon (un épisode de la lutte d’Apollon et du Python) fut réalisé entre 1666 et 1668, mais le reste ne fut pas exécuté. Quant à la grotte de Thétys, elle est détruite dès 1684 pour des besoins d’agrandissement de l’aile nord et le groupe d’Apollon qui s’y trouvait est alors déplacé à l’ouest, non loin du char d’Apollon de Tuby : ce qui fait dire à Gérard Sabatier que « le soleil se levait et se couchait désormais au même endroit 33 ». Mais c’est la reprogrammation, bien connue, de la décoration de la Galerie des Glaces, qui était aussi, rappelons-le, la salle du Trône, qui constitue la réponse la plus claire à cette suspicion face à l’allégorie fabuleuse : à un premier projet consacré au mythe apollonien dont est chargé Le Brun, simple ébauche, succède un second beaucoup plus abouti dont Claude Nivelon, disciple du maître, retrace dans sa Vie de Charles Le Brun l’esquisse faite par celui-ci dans sa maison de Montmorency : une geste d’Hercule où tous les travaux sont « allégorisés sur les actions du Roy et au sujet de la guerre qui se faisoit alors contre l’Allemagne, l’Espagne et la Hollande 34 ». Enfin, un troisième et dernier projet, en 1679, celui finalement adopté, 31 Je pense notamment au livre décisif de Jean-Pierre Néraudau, L’Olympe du Roi- Soleil, Paris : Les Belles Lettres, coll. « Nouveaux Confluents », 1986, et aux travaux de Gérard Sabatier, en particulier l’étude « Allégories du pouvoir à la cour de Louis XIV », dans Fernando Checa (dir.), Arte Barroco e Ideal Clásico : Aspectos del Arte Cortesano de la segunda mitad del siglo XVII , Madrid : SEACEX, 2004, pp. 177-193 (et youscribe.com). J’en parle également dans mon ouvrage Fables, mythes, contes, op. cit., partie II, chap. I, « Les structures : mythologie et Historia sacra ». 32 Chantal Grell et Christian Michel, L’École des Princes ou Alexandre disgracié, Paris : Les Belles Lettres, 1988. 33 G. Sabatier, « Allégories du pouvoir à la cour de Louis XIV », art. cit., p. 186. 34 Claude Nivelon, Vie de Charles Le Brun, Paris, BnF, ms fr 12987, f ° 307-309. Le manuscrit conservé est une copie du XIX e siècle (voir aussi l’édition de ce texte par Lorenzo Pericolo, Genève : Droz, 2004). Fable et allégorie à la fin du XVII e siècle 85 abandonne la Fable au profit de l’histoire (des conquêtes du roi). Or Nivelon indique très précisément les circonstances de ce « changement subit » : « toutes les études nécessaires étoient faites pour l’exécution de ce beau sujet qui étoit agréé ; mais le conseil secret de Sa Majesté trouva à propos et résolut que son histoire sur les conquêtes devoit y être représenté 35 ». La fonction héroïsante, de « divinisation à blanc », de la Fable est désormais suspecte ; la grande commande statuaire de Colbert, en 1674, pour le parc, conçue de façon clairement allégorique au départ, répartie en séries de quatre (Éléments, Saisons, Continents, etc.), est finalement disposée selon des critères esthétiques et non didactiques. La fable n’est plus alors allégorique mais ornementale. Le détournement ou le recyclage Face à cette méfiance, dans le contexte de la célébration royale, envers les possibles dérives interprétatives de la fable allégorique, face au risque majeur de retournement du sens allégorique, la désacralisation plutôt que la sacralisation, une dernière stratégie peut être celle du détournement ou du (re)conditionnement du sens allégorique. Quelques mots rapides là encore, car j’ai développé l’essentiel de l’exemple ailleurs 36 . Il s’agit du Labyrinthe de Versailles, labyrinthe de verdure avec des fontaines de rocaille ornées de groupes représentant des fables imitées d’Ésope, dont le tracé est achevé en 1667 et les groupes de plomb coloriés « au naturel » disposés dans le bosquet entre 1672 et 1677. Cet ensemble, conformément aux liens spéculaires qu’entretiennent à l’époque les grande et petite fables (Homère et Ésope) comme on l’a vu, au départ, chez Le Bossu, est donc conçu comme un microcosme dans le microcosme allégorique qu’est déjà Versailles et, comme tel, il compose un portrait du prince et un miroir du royaume. D’ailleurs, Charles Perrault, dans la description personnelle 37 qu’il fait du Labyrinthe (datée de 1675, donc antérieure à et différente de la version officielle qu’il rédige également et publie en 1677-1679 38 ), fait se rencontrer 35 Ibid., f ° 309. 36 « Le labyrinthe de Versailles (1674) ou le pouvoir en labyrinthe », dans Denis Lopez (dir.), Le pouvoir et ses écritures, Denis Lopez (dir.), Pessac : Presses Universitaires de Bordeaux, coll. « Eidôlon », 2012, pp. 249-271. 37 Charles Perrault, Le Labyrinthe de Versailles, dans Recueil de divers Ouvrages en prose et en vers, Paris : Jean-Baptiste Coignard, 1675. Je cite le texte dans l’édition moderne des Contes par Jean-Pierre Collinet, Paris : Gallimard, coll. « Folio », 1981, pp. 239-257. 38 Le Labyrinthe de Versailles, Paris : Imprimerie Royale, 1677-1679. Texte de Charles Perrault, quatrains de Benserade, gravures de Sébastien Le Clerc. Aurélia Gaillard 86 dans les jardins Apollon, allégorie du roi, et l’Amour, allégorie du Labyrinthe, figure qui accueille, avec celle d’Ésope, le promeneur à l’entrée du bosquet. Or, là encore, la conjonction de la fable (la petite et la grande) avec une allégorie politique n’est pas sans risque. L’apologue ésopique du Labyrinthe se présente comme l’équivalent de la grande fable solaire de Versailles : il met en scène la vie de Cour et les relations de la Cour avec le Roi, comme en témoigne le tableau de Cotelle représentant l’entrée du Labyrinthe avec une Cour mythologisée 39 . Les groupes d’animaux rejouent « à blanc » les conflits de la Cour et parfois du royaume (les guerres). Mais le risque de l’allégorisation est justement que la mise en perspective profite, dans un fonctionnement burlesque, à la « petite fable » : Perrault, toujours dans sa version personnelle du Labyrinthe, souligne l’inversion hiérarchique. Le petit dieu Amour fait bien sûr l’éloge du Grand et commence par faire acte d’allégeance, mais dans le même temps, l’Amour réclame la souveraineté sur le Labyrinthe : « Quoi qu’il en soit […], je vous en laisse toute la gloire et consens que vous ordonniez de toutes choses, pourvu que vous me laissiez la disposition du Labyrinthe que j’aime avec passion, et qui me convient tout à fait 40 ». Dans et par le Labyrinthe, il y a donc une inversion des rôles de domination et de subordination : ici, c’est le petit qui prend le pouvoir, Apollon est conduit et asservi à l’ordre du Labyrinthe qui, du même coup, devient une sorte de petite république autonome. L’image « en petit » du Labyrinthe n’est donc pas celle-là seule d’un Apollon « en petit », mais bien celle d’un reflet, d’un envers de la médaille, une image anamorphotique construite sur l’écart en creux dans le double burlesque : le nain bossu, Ésope, à la place du jeune éphèbe, le Singe à la place du Roi… Ainsi, transpire du quatrain de Benserade placé devant le groupe du Singe Roy dans le bosquet une irrévérence palpable : Le Singe fut fait Roy des Autres Animaux, Parce que devant eux il faisoit mille sauts : Il donna dans le piége ainsi qu’une autre Beste, Et le Renard luy dît, Sire, il faut de la teste 41 . En quoi consiste alors la stratégie de conditionnement de la fable allégorique ? Précisément, selon moi, dans une limitation de son rôle politique, perceptible notamment dans le choix des itinéraires que je n’ai pas le loisir de développer ici (celui officiel proposé par Louis XIV aux illustres 39 Jean Cotelle, Entrée du Labyrinthe, huile sur toile (2 X 1, 41 m), Musée national du Château de Versailles, Grand Trianon. 40 Id. Je souligne les marques de retournement. 41 Le Labyrinthe de Versailles, Paris : Imprimerie Royale, op. cit., p. 51. Fable et allégorie à la fin du XVII e siècle 87 visiteurs 42 , par exemple, qui privilégie la théâtralité du dispositif et rejoint l’allégorie solaire en faisant sortir du côté du bosquet de Bacchus au prix d’un demi-tour), et surtout dans l’oblitération totale du sens politique et son détournement au profit d’un sens galant par Perrault. Celui-ci, en effet, gomme systématiquement les défauts de la royauté et oriente la leçon vers la galanterie. Par exemple, pour Le Paon et la Pie (fable d’ailleurs absente du plan de Mariette 43 ) qui relate le choix des Oiseaux d’élire un Paon comme roi à cause de sa beauté, tandis qu’une Pie souligne que ledit roi manque de vertu, voici la moralité proposée par Perrault : Pour mériter le choix d’une jeune merveille, N’en déplaise à maint jouvenceau Dont le teint est plus frais qu’une rose vermeille, Ce n’est pas tout que d’être beau 44 . Enfin, il choisit également d’omettre une autre fable, Les Grenouilles et Jupiter 45 , fable qui, précisément, met en scène le choix d’un (mauvais) roi : les grenouilles se plaignant du choix de Jupiter qui leur a donné pour roi une poutre, celui-ci leur donne finalement une grue qui les mange toutes. Ces quelques exemples m’apparaissent donc comme des tentatives pour répondre aux questionnements nouveaux suscités par la déliaison progressive de la fable et de l’allégorie chez la génération d’après la « génération allégorisante » (Couton 46 ) et parfois même chez cette dernière (Desmarets). Ce qui compte désormais, comme en témoigne admirablement un La Fontaine, ce n’est plus le sens voilé mais le travail du dévoilement, voire le leurre du sens : « Les fables ne sont pas ce qu’elles semblent être 47 ». J’ajouterais bien : les allégories désormais non plus. 42 Louis XIV, Manière de montrer les jardins de Versailles, Paris : Réunion des Musées nationaux, 1992 [1704], p. 28. 43 Le Labyrinthe de Versailles, Paris : F. Mariette, s. d. ; Paris, BnF, Estampes, Va 78f (7). 44 Ibid., p. 245. 45 Le Labyrinthe de Versailles, Paris : Imprimerie Royale, op. cit., fable XXVI. 46 G. Couton, Écritures codées, op. cit., chap. IX. Il s’agit de la génération 1640-1660 des Baudoin, Desmarets et d’Aubignac. 47 Jean de La Fontaine, « Le Pâtre et le Lion » (VI, 1). Aurélia Gaillard 88 Bibliographie Sources Conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture au XVII e siècle, éd. Alain Mérot, Paris : ENSBA, 1996. Le Labyrinthe de Versailles, Paris : Imprimerie Royale, 1677-1679. Félibien, André. Entretiens sur les vies et sur les ouvrages des plus excellens peintres anciens et modernes, Trévoux : De l’Imprimerie de S. A. S., 1725, t. IV [1685]. Le Bossu, René. Traité du poème épique, Paris : M. Le Petit, 1675. Louis XIV. Manière de montrer les jardins de Versailles, Paris : Réunion des Musées nationaux, 1992 [1704]. Nivelon, Claude. Vie de Charles Le Brun, Paris, BnF, ms fr 12987 (et éd. Lorenzo Pericolo, Genève : Droz, 2004). Perrault, Charles. Le Labyrinthe de Versailles, dans Contes, éd. Jean-Pierre Collinet, Paris : Gallimard, coll. « Folio », 1981. Pexenfelder, Michel. Ethica Symbolica e fabularum Umbris in Veritatis Lucem, Munich : J. Wagner et J. Hagelder, 1675. Poussin, Nicolas. Lettres et propos sur l’art, éd. Anthony Blunt et Jacques Thuillier, Paris : Hermann, coll. « Savoir », 1989. Ripa, Cesare. Iconologie où les principales choses qui peuvent tomber dans la pensée touchant les vices et les vertus sont représentées sous diverses figures, gravées en cuivre par Jacques de Bie et moralement explicquées par I. Baudoin, trad. Jean Baudoin, Paris : Aux Amateurs de Livres, 1989 [1643]. Études Bätschmann, Oskar. Poussin. Dialectiques de la peinture, Paris : Flammarion, coll. « Idées et recherches », 1994. Couton, Georges. Écritures codées, essais sur l’allégorie au XVII e siècle, Paris : Aux Amateurs de Livres / Klincksieck, 1991. Gaillard, Aurélia. Fables, mythes, contes. L’esthétique de la fable et du fabuleux (1660- 1724), Paris : H. Champion, 1996. Gaillard, Aurélia. « Le labyrinthe de Versailles (1674) ou le pouvoir en labyrinthe », dans Denis Lopez (dir.), Le pouvoir et ses écritures, Pessac : Presses Universitaires de Bordeaux, coll. « Eidôlon », 2012, pp. 249-271. Grell, Chantal, et Michel Christian. L’École des Princes ou Alexandre disgracié, Paris : Les Belles Lettres, 1988. Néraudau, Jean-Pierre. L’Olympe du Roi-Soleil, Paris : Les Belles Lettres, coll. « Nouveaux Confluents », 1986. Rosenberg, Pierre (dir.), Nicolas Poussin (catal. exp.), Paris : Réunion des Musées nationaux, 1994. Fable et allégorie à la fin du XVII e siècle 89 Sabatier, Gérard. « Allégories du pouvoir à la cour de Louis XIV », dans Fernando Checa (dir.), Arte Barroco e Ideal Clásico : Aspectos del Arte Cortesano de la segunda mitad del siglo XVII, Madrid : SEACEX, 2004, pp. 177-193. Starobinski, Jean. « Fable et mythologie aux XVII e et XVIII e siècles dans la littérature et la réflexion théorique », dans Yves Bonnefoy (dir.), Dictionnaire des mythologies, Paris : Flammarion, 1981, pp. 390-400. Mythologiæ / Mythologie : l’allégorie fabuleuse selon Natale Conti et Jean Baudoin C ÉLINE B OHNERT U NIVERSITÉ DE R EIMS C HAMPAGNE -A RDENNE En 1627, Jean Baudoin offre une nouvelle édition de la Mythologie de Conti traduite par Jean de Montlyard et maintes fois reproduite depuis 1600 1 . En apparence, Baudoin, ce traducteur de profession, se borne ici à un travail éditorial, qu’il qualifie lui-même d’« embellissement ». De fait, son intervention sur le texte est d’ordre ornemental : il actualise la langue assez rêche de Montlyard déjà sentie comme surannée 2 . A-t-il systématiquement vérifié le texte latin ? Certaines errances de la traduction, qui ne relèvent 1 Natale Conti, Mythologiæ, sive explicationum fabularum libri decem […], Venise : s. n., 1581 [1567] ; réimpression Paris : Hachette Livre / BnF, 2012. La traduction de Montlyard paraît sous le titre suivant : Mythologie, c’est-à-dire Explication des Fables... par I. D. M. [1600], Lyon : Paul Frellon, 1607. Nous étudions ici la Mythologie, ou Explication des fables, œuvre d’eminente doctrine, & d’agreable lecture […], Paris : Pierre Chevalier et Samuel Thiboust, 1627 [par la suite Mythologie]. Pour la tradition éditoriale, voir John Mulryan, « Translations and Adaptations of Vincenzo Cartari’s Imagini and Natale Conti’s Mythologiæ : The Mythographic Tradition in the Renaissance », Canadian Review of Comparative Literature / Revue canadienne de Littérature Comparée, VIII, 2 (1981), pp. 272-283, ainsi que l’introduction de Natale Conti’s Mythologiæ, éd. et trad. John Mulryan and Steven Brown, Tempe : ACMRS, 2006. 2 Sur Baudoin traducteur, voir Emmanuel Bury, « Jean Baudoin, traducteur de l’espagnol », dans Charles Mazouer (dir.), L’âge d’or de l’influence espagnole. La France et l’Espagne à l’époque d’Anne d’Autriche 1615-1666, Actes du 20 e Colloque du CMR 17, Bordeaux, 25-28 janvier 1990, Mont-de-Marsan : Éditions Interuniversitaires, 1991, pp. 53-63 ; « Trois traducteurs français aux XVI e et XVII e siècles : Amyot, Baudoin, d’Ablancourt », RHLF, 3 (1997), pp. 361-371 et « Jean Baudoin (1584-1650), témoin de la culture baroque et pionnier du classicisme », XVII e siècle, 216 (2002), pp. 393-396. Céline Bohnert 92 pas d’une forme d’impureté stylistique, ne sont pas corrigées 3 . D’autre part, l’éditeur érudit se targue de rendre le texte plus maniable et d’en offrir une version qui satisfasse les amateurs de beaux livres. C’est ce que soulignent conjointement le nouveau titre de l’ouvrage 4 , la dédicace au duc de Créquy 5 et la préface. Enfin, le futur académicien adjoint à l’ouvrage de Conti, en guise de postface, des Recherches touchant la Mythologie 6 : « Des Muses et de leur genealogie » de Giraldi ; les « Observations curieuses sur divers sujets de la mythologie » extraites des Fables d’Hygin ; l’« Explication Physique et Morale des principalles Allegories des Poetes par Phornutus [Cornutus] » ; et l’« Abbrégé des images des dieux » tiré d’Albricus. Baudoin donne cet ensemble de quatre courts traités traduits de sa main pour un galop d’essai en vue d’une étude de plus grande ampleur. Moderniser le texte, valoriser l’œuvre en l’illustrant et en lui donnant une forme matérielle accomplie, compléter l’entreprise savante en lui adjoignant de nouveaux développements, toutes ces opérations donnent l’illusion d’une forte continuité, qui masque en réalité de profonds bouleversements. Peut-être n’est-ce pas un hasard si cette édition est l’une des dernières de la Mythologie 7 . 3 Mythologie, l. I, chap. 4. Montlyard brouille la pensée de Conti en traduisant « genera poematum » par « air de poëme », alors qu’il a été question plus haut des « formes de musique qui sont assignées à chaque sorte de poëme » : Conti désigne par « genera poematum » les genres poétiques qu’il analyse par la suite. Baudoin ne rectifie pas. 4 Le titre gravé, donné à la note 1, est concurrencé par le titre du frontispice : Mythologie ou explication des Fables. Edition nouvelle illustrée de Sommaires sur chasque livre et de Figures en Taille douce. Avec une augmentation et plusieurs belles Recherches accommodées au sujet. La publicité pour la beauté et la commodité de l’objet l’emportent sur la présentation de l’« éminente doctrine » que Montlyard détaillait. Le privilège de 1607 met également l’accent sur l’entreprise savante, alors que celui de 1627 signale l’importante dépense réalisée pour le livre. 5 « Epistre », n. p. : « Quoy que je ne doute point qu’aymant les bons Livres, vous n’ayez des-ja veu celluy-cy traduit, neantmoins il se pourra faire que cette nouvelle Edition vous semblera plus agreable que les precedantes, tant pour la beauté de l’impression, des Figures, & du Volume, que pour estre corrigée en divers endroits, & augmentée de Sommaires & de Traités pour l’embellissement de l’Ouvrage […]. » 6 L’ensemble comporte une page de titre particulière, le titre complet est celui-ci : Recherches touchant la mythologie divisez en IIII. Traictez recueillis des anciens autheurs par I. Baudoin. 7 Cette édition est la dernière en français. Pour les éditions latines, voir « Appendix : Analysis of selected editions », dans Natale Conti’s Mythologiæ, op. cit., vol. 2, pp. 937-958. Mythologiæ / Mythologie 93 L’édition de 1627 constitue ainsi une phase cruciale dans l’incessante métamorphose du texte, qu’elle translate et qu’elle actualise. Baudoin met à la disposition des honnêtes gens l’« œuvre d’éminente doctrine et d’agréable lecture » du savant italien. Mais les remaniements opérés témoignent d’un infléchissement de la tradition mythographique. Tout en transmettant telle quelle la conception de l’allégorie élaborée par Conti (retouchée par Montlyard), Baudoin nous semble proposer de manière concurrente une nouvelle définition de la Fable 8 . La Mythologie de 1627 contient ainsi deux conceptions différentes des anciens mythes, l’une portée par le texte de Conti traduit par Montlyard et actualisé par Baudoin, l’autre, par le travail éditorial de Baudoin. En cela, l’ouvrage illustre un courant propre à la période Louis XIII, qui apparaît dans l’histoire de la mythologie, de son étude et de ses usages comme le moment d’une passionnante réélaboration des savoirs humanistes sous couvert d’augmentation ou de vulgarisation à destination du public mondain. Nous chercherons à confronter les conceptions de l’allégorie fabuleuse qui se dégagent des Mythologiæ et de la Mythologie, en nous appuyant sur les travaux de Françoise Graziani 9 et d’Anne- Élisabeth Spica 10 . Nous aimerions ainsi montrer comment, derrière des discours qui demeurent en surface assez semblables se dégagent deux compréhensions différentes de la science des mythes. La comparaison entre les théories de ces auteurs suivra le fil de quatre questions auxquelles ils nous semblent répondre de manières divergentes : qu’est-ce que la Fable ? 8 Ainsi, nous renverrons sous le nom de Conti au texte des Mythologiæ traduit par Montlyard et revu par Baudoin ; sous le nom de Baudoin aux paratextes signés exclusivement par ce dernier et inclus dans la Mythologie, ainsi qu’à ses textes théoriques sur la Fable parus dans d’autres ouvrages, que nous mentionnerons au fur et à mesure. 9 F. Graziani, « Mythe et allégorie ou l’arrière-pensée des poètes », dans Pierre Cazier (dir.), Mythe et création, Lille : Presses Universitaires de Lille, 1994, pp. 145- 157 ; « La mythographie comme science poétique à la Renaissance », dans Jacqueline Fabre-Serris (dir.), Des dieux et du monde. Fonctions et usages de la mythographie, Lille : Presses Universitaires de Lille, 2007, pp. 123-134 ; « L’artifice des fables : statut polysémique de l’allégorie dans la tradition mythographique du Moyen Âge et de la Renaissance », dans les actes du colloque « La mythographie à l’âge moderne. Modèles et méthodes dans la littérature, les arts et les sciences », Albert-Ludwigs-Universität, Fribourg, organisé par Ralf Häfner, 8-11 mai 2013, à paraître ; « Les mystérieux secrets de la Physique et de la Morale : polymathie et polysémie dans la Mythologie de Conti », dans Jacqueline Fabre-Serris et al. (dir.), Pratiques et fonctions mythographiques, Lille : Presses du Septentrion, à paraître. Nous remercions vivement Françoise Graziani d’avoir bien voulu nous communiquer ses textes inédits. 10 A.-É. Spica, « Jean Baudoin et la Fable », XVII e siècle, 216 (2002), pp. 417-431. Céline Bohnert 94 quelle est son utilité ? à quoi donne-t-elle accès ? et comment en rendre compte ? Nous avons bien conscience que la confrontation ainsi organisée point par point court le risque de la simplification. Loin de proposer des conclusions, ce travail voudrait donc décliner des propositions que des recherches plus abouties préciseront et infléchiront. Qu’est-ce que la Fable ? Natale Conti présente la Fable comme la première manière de philosopher. La Fable est ainsi définie par un contenu (la « Philosophie ») et par une manière (« discours embrouillé » 11 ). C’est tout le travail des six premiers chapitres des Mythologiæ, sorte de préambule théorique, que de détricoter, nous semble-t-il, l’approche générique de la Fable. De cette manière, Conti peut assimiler poésie et Fable, d’une part, et, d’autre part, proposer une définition de la poésie comme la complication - l’énoncé obscur et synthétique - de tous les savoirs : Celles [les Fables] qui descrivent simplement les genealogies des Dieux, on les nomme Poëtiques, pource que les Poëtes s’en sont servis pour enrichir leurs poësie […]. Quand nous ramenons ces Fables à leur vraye interpretation, il luy faudroit donner un nom propre, mais elle n’en a point encore si nous ne l’appelons Allegorie. Or ce sont presque celles-cy seules qui font trouver les Poëmes des Anciens plaisans, magnifiques et admirables, & les ont par leurs beaux artifices enrichis : car si l’on vient à soustraire ces Fables aux escrits des Poëtes, il ne leur restera presque rien qui soit digne d’admiration, ny qui ait la moindre grace 12 . « Science poétique », l’interprétation allégorique des mythes ne consiste pas en la traduction conceptuelle d’énoncés figurés, comme on traduirait une langue dans une autre. La mythographie entend rendre raison des principes de composition des Fables. Pour cela, elle décrit le fabuleux manteau plus qu’elle ne cherche à le soulever : Fin lecteur et interprète des anciens rhéteurs, qui traitaient les fables comme le plus efficace des moyens de dissimuler, il [Conti] admettait avec eux que l’allégorie est une méthode de détournement et d’altération du sens : dire une chose pour une autre, même sur le mode de la « déclaration », c’est toujours suggérer autre chose que ce qui semble évident. Or c’est précisément cette méthode que Conti expose dans sa préface, en l’attribuant aux premiers sages Égyptiens et Grecs, ceux qui avant l’insti- 11 Mythologie, pp. 1-2. 12 Ibid., p. 9. Mythologiæ / Mythologie 95 tution de la philosophie ont conçu cet ingénieux « artifice » que le Moyen Âge latin a appelé integumentum 13 . Recréant l’articulation des Fables entre elles, et projetant dans l’espace du livre l’intrication de leurs interprétations, Conti rend compte de l’ordre du monde et de la complexité intrinsèque du savoir universel. Il fait ainsi appel à la sagacité du lecteur, non pas pour choisir ou élucider, mais pour relier et comprendre - au sens étymologique de cum-prendere, embrasser à son tour le corps des savoirs. Pour Baudoin, la Fable serait un discours poétique, instructif en tant que tel : Baudoin en vante l’agrément et l’exploite pour la mise en œuvre d’une démonstration 14 . Sans que soit encore réduite la polysémie du terme « fable » (Aurélia Gaillard a montré que cette simplification se réalise un siècle plus tard 15 ), l’œuvre de Baudoin 16 met l’accent sur la troisième de ses acceptions : on sait que le mot renvoie conjointement à ce qui touche aux dieux païens (pour Conti, aux généalogies divines 17 ), à l’invention poétique dans son ensemble et, dans un sens aristotélicien, au dessein du poème, à son principe directeur mis en forme dans l’intrigue 18 . Suivant A.-É. Spica, la Fable, en tant que poésie totale, serait chez Baudoin un principe formel qui permet d’exprimer et de mettre en ordre les savoirs et qui contient en germe tous les modèles d’intrigue possibles. La Fable apparaît ainsi comme le tout 13 F. Graziani, « Les mystérieux secrets de la Physique et de la Morale », art. cit., à paraître. 14 D’où l’idée que les Fables ont été inventées moins pour occulter le savoir et le protéger du vulgaire (argument traditionnel) que pour l’enseigner. J. Baudoin, « Préface » de La Sagesse mystérieuse des anciens. Ombragée du voile des fables, appliquées moralement aux secrets de l’Estat, & de la nature. Par Messire François Bacon, [...] De la traduction de J. Baudoin, Paris : F. Julliot, 1619, n. p. : « Voyla pourquoy aux premiers siecles, quand les inventions de la raison humaine estoient toutes nouvelles & hors d’usage, l’on ne parloit d’autre chose que de Fables, d’enigme, de paraboles, & de similitudes de toutes sortes. Par ce moyen, l’on cherchoit plustost une facile methode pour enseigner, qu’un artifice propre à tenir les sciences cachees […]. » 15 A. Gaillard, Fables, mythes, contes : l’esthétique de la fable et du fabuleux (1660- 1724), Paris : H. Champion, 1996. 16 Outre sa modernisation des Mythologiæ en 1627, voir ses traductions de Francis Bacon (La Sagesse mystérieuse des Anciens…, Paris : F. Julliot, 1619) et de Cesare Ripa (Iconologie…, Paris : L’Autheur, 1636 [fac-similé Paris : A. Baudry, 2011]), ainsi que son Recueil d’emblèmes divers, Paris: J. Villery, 1628-1639. 17 Mythologie, p. 10 : « Elles embrassent beaucoup de choses qui concernent les nativitez & gestes de ceux qu’ils tenoient Dieux… » 18 Françoise Graziani, « La poétique de la fable : entre inventio et dispositio », XVII e siècle, 182 (1994), pp. 83-93. Céline Bohnert 96 de la poésie, de même que le modèle allégorique embrasse tous les possibles herméneutiques : « dans cette notion, affirme A.-É. Spica, les critères génériques fusionnent avec les critères herméneutiques 19 ». Baudoin, qui pense conjointement le signe verbal et le signe plastique, fait de la Fable un langage disponible pour différentes mises en forme discursives. Savoir universel d’un côté, discours instructif de l’autre, les Fables poétiques sont ainsi approchées de deux manières sensiblement différentes. L’artifice des poètes qu’étudie Conti repose sur la polysémie ; celle-ci rend compte de la complexité du monde en épousant son foisonnement. L’allégorie mythologique telle que Baudoin la pratique pencherait, elle, vers un régime emblématique et exemplaire. Sans ignorer le foisonnement des Fables, elle entend le rendre compatible avec la complexité de l’expérience. À ses yeux, chaque situation humaine, envisagée comme un cas, peut être éclairée par le riche répertoire des anciennes Fables. Ce credo suppose certes l’universalité des mythes, mais une universalité entendue comme le fruit délicat de la généralité et de la nuance appliquées aux actions humaines, plutôt que comme la synthèse et la « mixtion » totale des savoirs. Quelle est l’utilité des Fables ? Natale Conti opère une distinction très nette entre deux facettes des mythes. Fondement du panthéon païen, ils constituent une religion civile, seul rempart contre le désordre. Les prêtres grecs, constatant la brutalité de leurs congénères, « controuverent non seulement des contes fabuleux touchant leurs Dieux ; mais aussi ils mirent en avant des idoles mensongeres, des peintures ou pourtraicts approchant fort des monstres 20 ». Traitant le mal par le mal, ils ont tenu sous le joug une humanité que l’on ne peut détourner des pires vices que par la peur. Contes à dormir debout, glorifiant des idoles effrayantes, les récits mettant en scène les dieux antiques sont aussi un conservatoire sacré (des hiéroglyphes, au sens étymologique), en ce qu’ils contiennent la totalité des savoirs, d’abord détenus par des prêtres. Or ces savoirs sont la voie la plus haute vers la sagesse et la contemplation du divin. Ce point constitue une différence radicale avec Francis Bacon, le lecteur le plus avisé et sans doute le moins fidèle des Mythologiæ 21 . Conti oscille ainsi entre deux définitions opposées des mythes anciens, considérés comme épouvantail et culte faux d’une part, comme véhicule de sagesse de l’autre, ce qui ne va pas sans tiraillement. 19 A.-É. Spica, « Jean Baudoin et la Fable », art. cit., p. 418. 20 Mythologie, chap. 2, p. 4. 21 Voir La Sagesse des Anciens, trad. et éd. Jean-Pierre Cavaillé, Paris : Vrin, 1997. Mythologiæ / Mythologie 97 Baudoin, quant à lui, vante la façon dont les anciens mythes figurent agréablement les préceptes moraux et en facilitent la mémorisation - la façon dont ils les figurent, c’est-à-dire dont ils les rendent visibles, lisibles. Loin du masque et de la tradition ésotérique, alors même qu’il reprend l’imaginaire de l’écorce et du noyau, Baudoin s’ingénie à montrer que les Fables antiques découvrent au lecteur tout un ensemble de préceptes. Chez lui, le hiéroglyphe serait plutôt du côté de l’énigme que du mystère : il figure une vérité accessible, de manière synthétique et codée. Le sens est contenu dans le mythe, univoque, il ne demande qu’à être exhumé. Aussi ses tout premiers mots adressés au lecteur sont-ils destinés à proposer une figure de l’œuvre : Ce n’a pas esté sans raison que par la querelle qui survint jadis entre les trois grandes Deesses, Pallas, Junon & Venus, comme par une figure hieroglyphique, les Poëtes ingenieux en leurs Ouvrages nous ont voulu représenter trois sortes de vies, à sçavoir, la Contemplative, l’Active & la Voluptueuse […] 22 . Le jugement de Pâris, promu au statut de hiéroglyphe, rend compte de l’ordre sous-jacent de la Mythologie, tout entière placée sous le signe d’une image qui la synthétise : le mythe devient emblème allégorique. Comme toujours, Baudoin recycle. L’idée que la Mythologie figure les trois genres de vie se trouvait déjà sous la plume de Linocier, repris par Montlyard 23 . Baudoin la met en valeur au début de son avertissement et résume l’analyse en une image tirée de la matière de l’œuvre, dont il désigne ainsi la nature à ses yeux emblématique et les usages qu’on en peut faire. Ainsi la Fable démontre-t-elle : loin de masquer, elle « fait voir ». Pour Baudoin, l’allégorie modélise les comportements, les situations, les caractères, de même que 22 J. Baudoin, « Preface sur le sujet de cette Œuvre », dans Mythologie, n. p. 23 Le Mythologiæ Musarum Libellus de Geoffroy Linocier, paru dans la première édition parisienne du texte, commence par analyser la structure des Mythologiæ de Conti en renvoyant au jugement de Pâris (Natalis Comitis Mythologiæ, sive explicationum fabularum libri decem, in quibus omnia prope naturalis et moralis philosophiæ dogmata continentur. Ejusdem libri quatuor de venatione. Omnia præter nuperrimam ipsius autoris recognitionem et locupletationem, opera et labore Geofredi Linocerii recognita, cujus liber unus recens accessit Mythologiæ Musarum…, éd. Paris : Arnold Sittart, 1583). Montlyard démarque de très près le texte de Linocier à la fin de sa dédicace au prince de Condé. Signalons par ailleurs que Cristoforo Landino utilisait déjà l’image du jugement de Pâris pour désigner les trois genres de vie dans ses Disputationes Camaldulenses (voir Jane Chance, Medieval mythography. Volume 2, from the School of Chartres to the court at Avignon, 1177-1350, Gainesville : University Press of Florida, 2000, p. 25). Céline Bohnert 98 l’apologue devient pour lui « une grammaire des caractères 24 » : selon A.- É. Spica, [l]a fable n’est pas une béquille de l’entendement, comme l’imagination le sera bientôt en face de la raison ; elle représente, en sorte de mythe moderne du savoir, l’activité même de la pensée. L’opération importante qu’elle modélise n’est pas l’art de cacher, mais de décrypter 25 . Aussi le symbolisme de la Fable se retourne-t-il : la Fable ne capte plus les forces à l’œuvre dans le cosmos, elle symbolise les activités de la pensée. Elle devient une représentation au second degré, en une sorte de décrochage référentiel. Ce que la grande Fable ou bientôt seulement la petite fable, l’apologue, signifient en profondeur, c’est l’activité de la raison ; elles la donnent à voir en même temps qu’elles la mettent en branle. À quoi la Fable donne-t-elle accès ? Conti l’affirme à plusieurs reprises : la Fable donne accès à un savoir atemporel, divin et universel. Les savoirs naturels permettent d’approcher les desseins de Dieu tels qu’ils se manifestent dans l’ordre du monde. L’étude des mythes relève ainsi de la théologie, une théologie qu’on qualifierait volontiers de mystique : elle mène idéalement, pour Conti, à la contemplation des mystères divins. La mythographie devient ainsi une forme de mystagogie. Conti ne postule pas seulement l’atemporalité de la vérité qu’il exhume, il suppose aussi une forme de participation, par l’initiation à la sagesse divine, à l’œuvre dans la nature, ce qui justifie et sous-tend tout l’édifice savant. La lecture des Fables suppose que l’exégète soit doué d’une bonne nature, forme d’élection divine, et qu’il l’accomplisse par l’exercice herméneutique. Les Mythologiæ nous semblent travaillées par le sentiment que les savoirs se dépassent dans la contemplation du divin 26 . Ainsi le lieu commun de l’utilité des mythes est-il lié à plusieurs reprises à l’idée d’ineffable : 24 A.-É. Spica, « Jean Baudoin et la Fable », art. cit., p. 419. 25 Ibid., p. 426. 26 C’est ce que nous croyons déceler dans la métaphore omniprésente de l’ingestion et dans le remodelage de certaines Fables, comme celle de Tantale ; voir C. Bohnert, « “Contenans sous cette escorce les plus grands secrets & mysteres de nature” : mystique et morale du secret dans les Mythologiæ de Natale Conti », dans Françoise Gevrey, Alexis Lévrier et Bernard Teyssandier (dir.), Éthique, poétique et esthétique du secret, Louvain : Peeters, coll. « La République des Lettres », à paraître. Mythologiæ / Mythologie 99 Quand je considere le proffit qui revient de la connoissance des anciennes Fables, jadis inserees par les Poëtes & Sages emmy leurs escrits, je le trouve si grand, que je ne sçache discours assez capable pour le bien & suffisamment exprimer […] 27 . Au seuil de l’entreprise, cette affirmation tient lieu de captatio benevolentiæ topique. Mais elle justifie aussi l’entreprise en soulignant l’incapacité de l’auteur à produire un discours à la hauteur de son sujet : elle suggère la nécessité d’une initiation explicative qui permette de recevoir la sagesse des Fables. De son côté, Jean Baudoin cherche dans les mythes une sagesse humaine, des préceptes pour l’action, un savoir utile au présent. On observe chez lui un pragmatisme bricoleur. Or cette pratique suffit à elle seule à défaire l’ancien édifice, quel que soit le contenu doctrinal qu’il lui fasse exprimer. La pratique du recyclage fait en effet de la Fable un matériau adaptable à tout discours, et en cela, elle en change la nature. Dans la préface de la Mythologie aussi bien que dans l’avertissement qui précède les Recherches touchant la Mythologie, Baudoin, sans jamais l’oublier tout à fait, minore l’importance de la philosophie naturelle parmi les savoirs délivrés par les mythes. C’est au contraire sur ce socle que s’élaborait le système savant de Conti : la synthèse proposée par le mythographe au début du livre X déduisait les lois morales de la création du monde et des lois cosmiques, progressant insensiblement de l’étude de la nature à celle des comportements humains ; par la suite, dans les courts chapitres consacrés à chaque figure mythique, Conti mêlait les deux approches de manière souvent contradictoire. Adaptés à la vie et à l’action, les savoirs proposés par Baudoin sont des savoirs pour le présent, là où Conti supposerait une figure de myste ou de savant universel modelé et purifié par une sagesse atemporelle peu à peu acquise. Comment exposer ces savoirs ? F. Graziani a analysé dans les mythographies les vertus pédagogiques et herméneutiques d’une écriture reposant sur la copia et la polysémie 28 . Conti procède par adjonction, accrétion et confrontation d’informations apparemment disparates. Ses chapitres télescopent des données et des interprétations synthétisées dans les noms des dieux. Ces derniers, qui servent de titres aux chapitres, deviennent chacun le terme commun d’une multitude 27 Mythologie, chap. 1, p. 1. 28 Voir la note 9. Céline Bohnert 100 de référents et acquièrent une extrême densité. Les chapitres, eux, appa- raissent comme des champs métaphoriques qui permettent la circulation du sens, sa perpétuelle réactivation suivant la façon dont chaque lecteur fera fonctionner le texte, véritable machine herméneutique - encore que la métaphore mécanique rende assez mal compte d’une écriture et d’une pensée qui relèvent plutôt de la gémination et de l’efflorescence. Cette circulation des significations suppose une inadéquation ou plutôt une adéquation imparfaite, incomplète, entre signifiés et signifiants. Cette faille pousse le mythographe à additionner les points de vue sur chaque objet de la pensée et à rendre compte de ce qui lie chacun à tout un ensemble d’objets et de réseaux, dans un grand système qui repose pour Conti sur le principe de génération. Chez Baudoin, l’ordre de l’exposé nous semble plutôt contenu dans la notion de discours, corrélé au principe de vraisemblance. La vraisemblance, définie comme la cohérence interne du discours, devient un critère de validité de l’exposé : elle suscite l’assentiment et emporte l’adhésion. Ainsi, l’interprétation s’autorise elle-même. La prééminence de ce principe explique en outre la simplification et la hiérarchisation des contenus. Baudoin, soucieux d’ordonner les significations qu’il propose, présente une interprétation principale pour chaque emblème. De la sorte, s’il fallait dégager le critère d’une interprétation valide aux yeux des deux savants, on dirait qu’il s’agit de la densité pour Conti, de la cohérence pour Baudoin. Cette logique ordonnatrice nous semble régir les Recherches touchant la Mythologie. Les éditeurs latins des Mythologiæ avaient adjoint à la somme des développements qui contribuaient à l’éclairer sous un jour nouveau 29 . 29 On trouvera la liste de ces textes pour 22 éditions des Mythologiæ dans Natale Conti’s Mythologiæ, translated and annotated by John Mulryan and Steven Brown, « Appendix », t. II, p. 937-958. Outre le De Venatione de Conti, différents index et les lettres-dédicaces, mentionnons les annotations de Friedrich Sylburg sur les Mythologiæ (parues pour la première fois dans l’édition de Francfort, Andreas Wechelus, 1581) ; la Mythologia Musarum de Geoffroy Linocier (Paris, Arnold Sittart, 1583) ; les annotations sur le traité de Linocier par Friedrich Sylburg (Francfort, Claudius Marnius et Johannes Aubrius, 1587) ; un abrégé du premier Syntagma de l’Historia Gentilium deorum de Lilio Gregorio Giraldi et des notes anonymes sur les Mythologiæ (Lyon, Petrus Landus, 1602) ; trois œuvres d’Antonius Tritonius sur la fable : 1. Disputatio de fabula & fabulari sermone - 2. Fabulosa exempla ad virtutum & vitiorum seriem redacta, ex Ovidiana Metamorphosi breviter selecta - 3. Epitome in Ovidii Metamorphoseos libros, in qua singulæ fabulæ breviter, & ordinate suis in locis explicantur, ut a quovis facile intellegi possint (Padoue, Petropaolo Tozzi, 1616). Mythologiæ / Mythologie 101 D’autre part, les travaux d’Alde Manuce ont inauguré, au seuil de la Renaissance, la tradition des bibliothèques mythographiques qui éditent ensemble différents traités. La publication des Recherches à la suite de la Mythologie marie ces deux traditions et pourrait bien de ce fait les renouveler. On peut relever ici deux opérations qui témoignent d’un nouveau rapport aux textes proposés : l’abrègement et, surtout, la sélection. L’abrègement : les Recherches présentent des extraits des Fables d’Hygin (sous le titre « Observations curieuses sur divers sujets de la mythologie »), de l’Explication Physique et Morale des principalles Allegories des Poetes par « Phornutus », ainsi qu’un « Abbrégé des images des dieux » tiré d’Albricus. L’ensemble forme lui-même une sorte d’abrégé des différents courants mythographiques. Le lecteur n’entre plus dans une forêt de symboles, il a sous les yeux un panorama synthétique et commode de la tradition des allégories fabuleuses 30 . Le second geste opéré par Baudoin est celui de la sélection. Les extraits d’Hygin sont présentés comme des « curiosités » : des éléments isolés parce que saillants et capables d’attirer l’attention - sans la fixer peut-être. L’élément curieux, par définition, ne fait pas partie d’un système, il orne une collection. Les Recherches seraient régies par cette logique de collection plus que de compilation, d’addition plus que de copieuse germination, alors que l’abondance, la profusion, sont chez Conti la condition même d’émergence du sens. * Cette série de divergences nous amène à distinguer deux régimes de signification. Pour résumer la démarche de Natale Conti, on peut dire que la Fable est chez lui signe mystérieux quoique toujours possiblement fallacieux. In fine, les Fables nous semblent renvoyer à du sens (au-delà des significations possibles). Chercher à percer leur mystère permet surtout de s’en approcher et d’en devenir « participant 31 », après avoir éliminé ce qui vient du démon. L’allégorie fabuleuse se donne pour une entreprise totale qui réordonne les savoirs pour mieux proposer une expérience de la présence du divin dans le monde. 30 Les Recherches sur la mythologie se placent ainsi dans la lignée des anthologies mythographiques, comme celle qui paraît à Genève chez S. Camonetus en 1608 et à Lyon chez J. Degabiano la même année. Celle-ci comprend, outre des traités d’Hygin, de Paléphate, de Fulgence, de Cornutus, d’Albricus, d’Aratus, de Proclus, d’Apollodore et de Giraldi, des extraits des Mythologiæ de Conti, ainsi que des extraits de Macrobe et de Ficin. 31 Mythologie, pp. 593-594 : « les sages anciens prisans la philosophie tout ce qui se peut : partie à fin que le peuple grossier et ignorant, qui la pourroit plustost tourner en mocquerie, que la savourer ou comprendre, n’en fust participant […] ». Céline Bohnert 102 Pour Jean Baudoin, la Fable serait un ensemble d’images opératoires mises au service d’un but moral et politique. L’exégèse, dès lors, consisterait moins dans le retissage que dans la mise en fonctionnement du mythe, cette image qui permet de produire du sens - même si Baudoin, pas plus que Bacon qui assume pourtant pleinement ce postulat, ne s’exprime jamais en ces termes. La Fable est chez lui support et opérateur de signification. C’est ce qui expliquerait la simplification des images et surtout de l’exégèse mythique que l’on observe au cours du XVII e siècle : l’image fabuleuse bascule du côté de l’exemplarité. Loin de l’ineffable, on a le sentiment chez Baudoin d’une complétude de la signification, d’une adéquation du discours à ses objets. La richesse de l’entreprise allégorique consiste alors dans la multiplication de ces derniers, plutôt que dans leur polysémie intrinsèque. D’où l’ampleur des Emblèmes divers, au fond la seule forme que Baudoin pouvait donner à la mythographie qu’il annonçait au seuil des Recherches touchant la Mythologie. Cette rhétorique fabuleuse, de type emblématique, sous-tend de nouveaux usages des allégories fabuleuses sous Louis XIII : on pense aux romans mythologiques de Puget de La Serre et aux éloges nourris de figures allégoriques. La préface adressée par Jean Baudoin à Créquy, nouvel Achille, en fournirait un exemple typique. Elle annonce à la fois un foisonnement et une domestication de l’allégorie. Nous avons cherché ici à mettre en valeur les lignes de fracture et les différences entre deux conceptions de la Fable. Il faut souligner cependant que certaines nouveautés introduites par Conti dans la tradition mythographique préparent l’évolution vers la conception de Jean Baudoin. Les Mythologiæ font apparaître pour la première fois dans leur titre la notion de Fable, substituée à la mention des noms ou des images des dieux païens 32 . D’autres indices, comme le rôle dévolu à l’apologue dans la définition de la Fable et la rédaction somme toute plus unifiée à l’intérieur de chaque chapitre, signalent déjà une évolution du modèle mythographique à la fin du XVI e siècle. 32 Voir Rachel Darmon, Dieux futiles, dieux utiles. L’écriture mythographique et ses enjeux dans l’Europe de la Renaissance. Autour des traités de Georg Pictorius (1500- 1569), thèse dirigée par Françoise Graziani, Université Paris 8, soutenue le 13 décembre 2012. Mythologiæ / Mythologie 103 Bibliographie Sources Bacon, Francis. La Sagesse mystérieuse des anciens. Ombragée du voile des fables, appliquées moralement aux secrets de l’Estat, & de la nature. Par Messire François Bacon, [...] De la traduction de J. Baudoin, Paris : F. Julliot, 1619. Bacon, Francis. La Sagesse des Anciens, trad. et éd. Jean-Pierre Cavaillé, Paris : Vrin, 1997. Baudoin, Jean. Recueil d’emblèmes divers, Paris : J. Villery, 1628-1639. Conti, Natale. Mythologiæ, sive explicationum fabularum libri decem […], Venise : s. n., 1581 [réimpression Paris : Hachette Livre / BnF, 2012]. Conti, Natale. Mythologie, ou Explication des fables, œuvre d’eminente doctrine, & d’agreable lecture […], Paris : Pierre Chevalier et Samuel Thiboust, 1627. Conti, Natale. Natale Conti’s Mythologiæ, éd. et trad. John Mulryan and Steven Brown, Tempe : ACMRS, 2006. Ripa, Cesare. Iconologie, ou Explication nouvelle de plusieurs images, emblèmes et autres figures hyérogliphiques des vertus, des vices, des arts, des sciences [...]. Tirée des recherches et des figures de César Ripa, desseignées et gravées par Jacques de Bie et moralisées par J. Baudoin, Paris : L’Autheur, 1636 [fac-similé Paris : A. Baudry, 2011]. Études Bohnert, Céline. « “Contenans sous cette escorce les plus grands secrets & mysteres de nature” : mystique et morale du secret dans les Mythologiæ de Natale Conti », dans Françoise Gevrey, Alexis Lévrier et Bernard Teyssandier (dir.), Éthique, poétique et esthétique du secret, Louvain : Peeters, coll. « La République des Lettres », à paraître. Bury, Emmanuel. « Jean Baudoin, traducteur de l’espagnol », dans Charles Mazouer (dir.), L’âge d’or de l’influence espagnole. La France et l’Espagne à l’époque d’Anne d’Autriche 1615-1666, Actes du 20 e Colloque du CMR 17, Bordeaux, 25-28 janvier 1990, Mont-de-Marsan : Éditions Interuniversitaires, 1991, pp. 53-63. Bury, Emmanuel. « Trois traducteurs français aux XVI e et XVII e siècles : Amyot, Baudoin, d’Ablancourt », RHLF, 3 (1997), pp. 361-371. Bury, Emmanuel. « Jean Baudoin (1584-1650), témoin de la culture baroque et pionnier du classicisme », XVII e siècle, 216 (2002), pp. 393-396. Chance, Jane. Medieval mythography. Volume 2 : From the School of Chartres to the court at Avignon, 1177-1350, Gainesville : University Press of Florida, 2000. Darmon, Rachel. Dieux futiles, dieux utiles. L’écriture mythographique et ses enjeux dans l’Europe de la Renaissance. Autour des traités de Georg Pictorius (1500- 1569), thèse dirigée par Françoise Graziani, Université Paris 8, soutenue le 13 décembre 2012. Céline Bohnert 104 Gaillard, Aurélia. Fables, mythes, contes : l’esthétique de la fable et du fabuleux (1660- 1724), Paris : H. Champion, 1996. Graziani, Françoise. « La poétique de la fable : entre inventio et dispositio », XVII e siècle, 182 (1994), pp. 83-93. Graziani, Françoise. « Mythe et allégorie ou l’arrière-pensée des poètes », dans Pierre Cazier (dir.), Mythe et création, Lille : Presses Universitaires de Lille, 1994, pp. 145-157. Graziani, Françoise. « La mythographie comme science poétique à la Renaissance », dans Jacqueline Fabre-Serris (dir.), Des dieux et du monde. Fonctions et usages de la mythographie, Lille : Presses Universitaires de Lille, 2007, pp. 123- 134. Graziani, Françoise. « L’artifice des fables : statut polysémique de l’allégorie dans la tradition mythographique du Moyen Âge et de la Renaissance », dans les actes du colloque « La mythographie à l’âge moderne. Modèles et méthodes dans la littérature, les arts et les sciences », Albert-Ludwigs-Universität, Fribourg, organisé par Ralf Häfner, 8-11 mai 2013, à paraître. Graziani, Françoise. « Les mystérieux secrets de la Physique et de la Morale : polymathie et polysémie dans la Mythologie de Conti », dans Jacqueline Fabre- Serris et al. (dir.), Pratiques et fonctions mythographiques, Lille : Presses du Septentrion, à paraître. Mulryan, John. « Translations and Adaptations of Vincenzo Cartari’s Imagini and Natale Conti’s Mythologiæ : The Mythographic Tradition in the Renaissance », Canadian Review of Comparative Literature / Revue canadienne de Littérature Comparée, VIII, 2 (1981), pp. 272-283. Spica, Anne-Élisabeth. « Jean Baudoin et la Fable », XVII e siècle, 216 (2002), pp. 417-431. Jean Baudoin et la réception des mythographies au XVII e siècle S ARA P ETRELLA U NIVERSITÉ DE G ENÈVE La question de la compilation et de la transmission des récits mythiques interprétés allégoriquement est au cœur de la mythographie. Ce genre littéraire qui associe le récit mythique et ses possibles interprétations allégoriques 1 pourrait avoir été initié par les premiers commentateurs de l’Iliade, au VI e siècle avant J.-C, et aurait disparu à la fin du XVI e siècle 2 . À partir de cette époque, pour Jean Seznec, ce courant serait « de moins en moins vivant » à tel point qu’au XVII e siècle, le « sentiment poétique de la Fable » en serait venu à se « dégrader » et à se « dessécher » 3 . Dans un tel contexte, que doit-on comprendre lorsque des chercheurs affirment qu’un genre littéraire, la mythographie en l’occurrence, a disparu ? Ou, pour le dire en d’autres mots : qui se charge de la réception du corpus de textes et d’images relatives à l’Antiquité gréco-romaine et comment articule-t-on fable et allégorie à l’orée du XVII e siècle ? Toutes ces questions sont étroitement liées au processus de réactualisation de cette tradition littéraire ancienne et à celui d’évidement de la fable 4 . La présente enquête a pour but de s’arrêter sur une rupture qui concerne le changement du statut de l’allégorie au cours des premières décennies du 1 Voir l’ouvrage de référence de Jean Pépin, Mythe et allégorie. Les origines grecques et les contestations judéo-chrétiennes [1958], Paris : Aubier, 1976, pp. 276-302. 2 Dernier état dans Jacqueline Fabre-Serris (dir.), Des dieux et du monde. Fonctions et usages de la mythographie, Lille : Cahiers de la Maison de la Recherche Université Charles-de-Gaulle, 2007. 3 Jean Seznec, La survivance des dieux antiques. Essai sur le rôle de la tradition mythologique dans l’humanisme et dans l’art de la Renaissance [1940], Paris : Flammarion, 1980, p. 281. 4 Voir les analyses de l’évolution de la figure de Pan de Françoise Lavocat, dans La syrinx au bûcher. Pan et les satyres à la Renaissance et à l’âge baroque, Genève : Droz, 2005. Sara Petrella 106 XVII e siècle. Pour ce faire, il s’agira d’analyser un cas particulier qui viendra éclairer des changements généraux : le passage de l’allégorie comme processus herméneutique à l’allégorie comme image univoque. Cette étude se focalise sur le rôle d’un académicien dans la réception des traités mythographiques à partir du « déclin du Cinquecento » décrit par Seznec 5 : Jean Baudoin (1583-1650) 6 . Baudoin écrit peu d’ouvrages originaux ; il est surtout connu comme traducteur. Parmi ses traductions, on compte un bestseller du courant mythographique qui figure parmi les derniers représentants du genre : la Mythologie, c’est-à-dire Explication des Fables de Natale Conti, parue pour la première fois en 1567, à Venise, sous le titre Mythologia sive Explicationis fabularum libri decem. C’est autour de sa réédition française que débute notre enquête. La Mythologie de Pan La Mythologie de Jean Baudoin paraît en 1627, à Paris, chez Pierre Chevalier et Samuel Thiboust (figure 1 7 ). Elle s’ouvre sur une épître dédicatoire adressée à Charles de Créquy dans laquelle Baudoin rappelle le topos selon lequel les Anciens auraient recouvert « les plus hauts Mystères de la Philosophie » du « voile des Fables » pour empêcher qu’ils ne soient connus de tous. La « Mythologie » vaut, en vertu de son étymologie, comme « explication des fables » 8 et, surtout, des vérités qu’elles cachent. La Mythologie se présente comme une compilation de textes anciens et modernes qui traitent du panthéon antique. Chaque chapitre est consacré à un dieu et le discours est le plus souvent composé de deux parties. Prenons pour exemple le cas du dieu Pan. La première partie du chapitre qui lui est dédié s’ouvre sur sa « Genealogie » qui présente son histoire, ses représentations et ses « charges, offices et commissions ». Puis, sont mentionnées les différentes versions de sa naissance, suivies de sa représentation physique, 5 Voir J. Seznec, La survivance des dieux antiques, op. cit., p. 11. 6 Sur Jean Baudoin, voir Harold F. Kynaston-Snell, Jean Baudoin et les Essais de Bacon en France jusqu’au XVIII e siècle (thèse pour le doctorat de l’Université de Clermont), Paris : Jouve, 1939 ; Laurence Plazenet, « Écrivain et honnête homme : pour un portrait de Jean Baudoin », dans Jean Baudoin, L’histoire négrepontique de Jean Baudoin, éd. L. Plazenet, Paris : H. Champion / Genève : Slatkine, 1998, pp. 29 -75 et Emmanuel Bury, « Jean Baudoin (1584-1650), témoin de la culture baroque et pionnier du classicisme », XVII e siècle, 216 (2002), pp. 393-396. 7 Voir les figures en appendice. 8 Jean Baudoin, « Épître à Charles de Créquy », dans Natale Conti, Mythologie, c’està-dire Explication des Fables, trad. Jean de Montlyard et Jean Baudoin, Paris : Pierre Chevalier et Samuel Thiboust, 1627, f° s -3v--4v. Jean Baudoin et la réception des mythographies au XVII e siècle 107 sa « face rouge cramoisie, refrongnee et despite », ses « cornes au front donnant jusqu’au ciel » et, surtout, « les parties d’embas […] semblables à celles d’une Chevre ». Après avoir cité des textes antiques qui le décrivent comme gardien des brebis et patron des chasseurs, le mythographe décrit, avec force sources et variantes, ses amours, puis ses « prouësses » en guerre et, enfin, les offrandes qui lui sont adressées 9 . La seconde partie du chapitre est composée de la « Mythologie de Pan » qui constitue l’exégèse proprement mythologique 10 . Celle-ci est tributaire de la tradition d’interprétation des fables. Durant l’Antiquité païenne, le mythe 11 peut être passé au crible d’une lecture « tripartite » et révéler, selon son interprétation, trois sens différents (physique, mythique, national/ civil) 12 . Dès le II e siècle, des chrétiens comme Clément d’Alexandrie, loin de rejeter la valeur allégorique des fables païennes, en ont actualisé le contenu. Pour les chrétiens, néanmoins, les fables, leurs buts et leurs origines, sont désormais compris dans un système unifié autour de la Révélation 13 . Au Moyen Âge, l’herméneutique procède d’« une entreprise de réduction ou de reconduction à la morale 14 » au sein d’une pensée largement marquée par l’encyclopédisme. Avec Boccace et sa Généalogie des dieux, la « mythopoésie » est considérée comme seule capable de traiter tous les savoirs (physiques et métaphysiques) en même temps ; l’auteur n’impose aucune interprétation à son lecteur ; bien au contraire, c’est l’équivocité de la fable, son intrinsèque polysémie 15 , qui doit conduire le lecteur-herméneute à en extraire, par lui-même, la substantifique moelle. L’allégorie désigne encore, dans notre texte, la démarche herméneutique à travers laquelle le « mythologue » (et son lecteur) traite la polysémie de la 9 Natale Conti, Mythologie, 1627, op. cit., l. IV, chap. 7, « De Pan », pp. 433-438. 10 Ibid., pp. 438-442. 11 J’emploie le mot « mythe » comme synonyme de récit écrit relatant les histoires des dieux grecs et romains. Le concept n’en demeure pas moins plus complexe ; je renvoie à l’ouvrage de référence de Claude Calame, Poétique des mythes dans la Grèce antique, Paris : Hachette, 2000. 12 Voir les Antiquités divines de Varron, commentées dans J. Pépin, Mythe et allégorie, op. cit. 13 Philippe Borgeaud, Aux origines de l’histoire des religions, Paris : Seuil, 2004, p. 226. 14 Teresa Chevrolet, L’idée de la fable : théories de la fiction poétique à la Renaissance, Genève : Droz, 2007, p. 33. 15 Sur la mythographie et la polysémie, voir Françoise Graziani, « Mythe et allégorie ou l’arrière-pensée des poètes », dans Pierre Cazier (dir.), Mythe et création, Villeneuve d’Ascq : Presses universitaires de Lille, 1994, pp. 145-157 et « La mythographie comme science poétique à la Renaissance », dans J. Fabre-Serris (dir.), Des dieux et du monde, op. cit., pp. 123-134. Sara Petrella 108 fable. Cette entreprise de « décryptage 16 » s’inscrit dans la veine de la quadruple exégèse biblique 17 . Ainsi, dans la Mythologie de Natale Conti et dans sa traduction par Baudoin, Pan est sujet à des interprétations de types moral (le corps gouverné par la volonté divine), philosophique (Amour et Discorde comme principes originels) ou physique (le principe d’expansion de l’univers) et, enfin, historique (l’inventeur de la flûte, divinisé). Au sein de l’allégorie comme processus interprétatif, il y a des allégories qui sont également des figures de sens 18 : selon les différentes sources, Pan peut représenter tantôt « la nature universelle, de qui les Elemens et le Ciel sont comme les membres », tantôt le « discours procedant de Mercure, ou bien des pensees et des raisonnemens de l’esprit » 19 . Comme Baudoin l’affirme lui-même dans sa préface, la traduction du latin de Conti vers le français n’est pas le fruit de son travail, mais de celui de Jean de Montlyard 20 . Il s’est contenté, écrit-il au lecteur, de revoir la langue. L’observation attentive de la première traduction de Montlyard et de la reprise de Baudoin révèle que celui-ci n’a effectivement opéré que des modifications superficielles qui relèvent exclusivement de la modernisation graphique. Les changements que Baudoin apporte à l’œuvre originale de Conti doivent être à chercher ailleurs. Tout d’abord, il ajoute une seconde section qui comprend des résumés des livres de Lilio Gregorio Giraldi, d’Hygin, de Cornutus et d’Albricus 21 . Ensuite, il orne sa Mythologie de dix frontispices gravés qui ouvrent les dix livres selon lesquels l’ouvrage s’organise (figure 2). Dans la cinquième planche, Pan est représenté, dans le coin supérieur droit, tranquillement assis face à deux satyres debout. La mise en image de ces personnages mythologiques répond à la tradition iconographique de l’époque et ne pose 16 Pierre Maréchaux, « Inventio allegorica : réflexions sur un paradoxe mythographique », dans Danièle Auger et Charles Delattre (dir.), Mythe et fiction, Nanterre : Presses universitaires de Paris Ouest, 2010, pp. 451-461. 17 Chaque motif peut révéler un sens historique, allégorique, moral ou anagogique. 18 F. Graziani, « Mythe et allégorie ou l’arrière-pensée des poètes », art. cit., p. 145. 19 Natale Conti, Mythologie, 1627, op. cit., pp. 438-439. 20 Qu’il désigne « I. de Montliard » (ibid., n. p.). 21 Recherches touchant la Mythologie divisees en IIII traitez recueillis des anciens Autheurs, par J. Baudoin comprenant Des Muses et de leur genealogie de Lilio Gregorio Giraldi (pp. 1-14), les Observations curieuses sur divers sujet de la Mythologie de Hygin (pp. 15-32), l’Explication physique et moralle, des principalles allegories des poetes, de Cornutus (« Phornutus ») (pp. 33-46) et l’Abbregé des Images des Dieux d’après Albricus (pp. 47-53). Jean Baudoin et la réception des mythographies au XVII e siècle 109 pas de problème 22 . En revanche, on pourrait s’étonner de voir Mercure, dans le coin supérieur gauche de cette même planche, doté d’une tête de chien et Cérès, au centre, avec une tête de cheval. Une observation attentive de ces motifs étranges laisse penser que les illustrations de la Mythologie de 1627 n’ont pas pour modèle des œuvres antiques. En effet, elles se basent sur l’ouvrage d’un autre mythographe italien, Vincenzo Cartari (figure 3). Ses Imagini de i dei 23 ont été considérées « monstrueuses » par Seznec, justement à cause des êtres hybrides qui, comme Mercure, en peuplent les pages 24 . Grâce à ces diverses observations, il est possible d’affirmer que la Mythologie de 1627 est basée sur une édition lyonnaise, parue en 1612, dans laquelle on trouve à la fois la traduction française de Conti par Jean de Montlyard et des gravures sur bois tirées des Images des dieux antiques de Vincenzo Cartari 25 . Baudoin et les éditeurs de la Mythologie de 1627 choisissent de reprendre une édition qui a assimilé le texte de Conti et les images de Cartari, alors même que Conti n’est pas fait, au départ, pour être illustré. Amedeo Quondam a bien noté la tendance des livres portant sur les fables à se diriger vers une « littérature des images 26 ». De plus, Baudoin participe à la compilation d’auteurs déjà considérés comme des « classiques » à l’époque (Conti, Cartari, Giraldi, Hygin, etc.) et propose, ce faisant, une « édition de référence 27 ». Qui plus est, au niveau de sa facture, la Mythologie de 1627 peut être considérée comme un ouvrage luxueux, imprimé en grand format (in-fol.), aux marges imposantes et aux ornements délicats. Il s’agit d’un livre fait pour être vendu et le nom de Baudoin lui apportera une plus-value indéniable lorsque celui-ci intégrera l’Académie française sept ans plus tard. 22 Sur l’iconographie de Pan à l’époque moderne, voir F. Lavocat, La syrinx au bûcher. Pan et les satyres à la Renaissance et à l’âge baroque, op. cit. 23 Vincenzo Cartari, Imagini de i dei degli antichi, Venise : V. Valgrisi, 1571. 24 À l’image de l’Hécate à trois têtes commentée par J. Seznec, La survivance des dieux antiques, op. cit., pp. 211 et suiv. 25 Pour plus d’informations sur ces xylographies et leur réimpression dans l’édition lyonnaise de Conti, en 1612, voir mon article « Enquête autour d’un livre hybride : la première édition illustrée de la Mythologie de Natale Conti », Péristyle. Référentiel thématique (Histoire de l’art, patrimoine bâti et art décoratif), 27 mai 2013 [revue en ligne]. 26 Amedeo Quondam, Forma del vivere. L’etica del gentiluomo e i moralisti italiani, Bologna : il Mulino, 2010, p. 114. 27 Id. Sara Petrella 110 Le Pan hybride de Francis Bacon Le rôle important que joue Baudoin dans la réception des mythographies italiennes ne consiste pas seulement dans la réédition de « livres de référence », mais également dans la diffusion, en France, d’auteurs qui ont pour source principale les mythographies italiennes. C’est le cas de la Sagesse mystérieuse des Anciens de Francis Bacon que Jean Baudoin traduit en 1619 28 . Les trente et un motifs mythologiques qui y sont présentés ont pour source principale la Mythologia de Natale Conti 29 . La première remarque qui peut être faite concerne la question de l’évidement de la fable. Si l’on se borne à comparer la taille des deux livres, il est aisé de remarquer que la Mythologia, cette somme de plus de 1100 pages (in-8.), s’inscrit dans l’esthétique humaniste de la copia, contrairement à l’ouvrage de Bacon, succinct et sélectif (186 pp., in-12). Dans la traduction tirée de Bacon 30 , la première partie du chapitre consacré à Pan s’intitule « Pan ou la Nature » 31 . La structure bipartite de la Mythologia, avec la présentation de la fable suivie de ses interprétations, y est préservée. Bacon débute, en effet, par la généalogie du dieu, la description de sa représentation, ses offices, ses exploits et ses amours. Bien que la progression du texte soit identique, il ne présente cependant ni les références ni les variantes des fables, les auteurs antiques et leur religion n’étant pas directement utiles à l’économie de son traité. La seconde partie, près de cinq fois plus longue que la première, consiste en l’interprétation de la fable que Bacon et son traducteur, Baudoin, appellent « allegorie ». Le système interprétatif de Conti y est réduit à deux 28 Francis Bacon, La Sagesse mysterieuse des Anciens. Ombragee du voile des Fables, appliquees moralement aux secrets de l’Estat, et de la Nature, trad. Jean Baudoin, Paris : F. Julliot, 1619. L’édition princeps latine paraît sous le titre De Sapientia veterum liber…, Londres : R. Barkerus, 1609. Se référer à l’« Introduction » de Jean- Pierre Cavaillé à sa traduction du texte (La sagesse des anciens, Paris : Vrin, 1997) et à Harold F. Kynaston-Snell, Jean Baudoin et les Essais de Bacon en France jusqu’au XVIII e siècle (thèse pour le doctorat de l’Université de Clermont), Paris : Jouve, 1939. 29 Barbara Carman Garner, « Francis Bacon, Natalis Comes and the Mythological Tradition », The Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, 33 (1970), p. 264. 30 Une comparaison de la traduction de Baudoin et du texte original de Bacon permet d’affirmer que Baudoin n’a apporté aucune modification substantielle, contrairement à ce qu’affirme J.-P. Cavaillé (« Introduction » à Francis Bacon, La sagesse des anciens, op. cit., p. 12). 31 La Sagesse mysterieuse des Anciens, op. cit., pp. 21v°-41v°. Jean Baudoin et la réception des mythographies au XVII e siècle 111 types d’interprétations : l’exégèse physique et l’exégèse morale (politique et privée). Chez Conti, l’interprétation allégorique du corps du dieu bouc, mihomme mi-animal, révèle les deux versants du savoir : la vérité qui se trouve dans les dieux et le mensonge dans les hommes 32 . Cette assertion est tributaire d’une conception de l’homme selon laquelle l’âme, divine et immortelle, représente une portion de l’âme du monde (anima mundi) 33 . À l’encontre de Marsile Ficin, de Pic de la Mirandole et de Conti qui en est l’héritier, Bacon n’adhère pas au néoplatonisme chrétien 34 . Bacon cherche le plus souvent à orienter son discours vers la nature 35 et à distinguer « les choses humaines » des « divines », pour ne pas risquer de s’égarer dans des « maximes Heretiques » et dans une « Philosophie capricieuse » 36 . Pan, tout comme « la vraye Philosophie », se doit de « repete[r] fidelement les paroles de l’Univers » 37 . S’inspirant du matérialisme démocritéen 38 , le philosophe cherche à retrouver une forme supérieure de connaissance par une méthode inductive basée sur « la subtile experience et [...] la cognoissance universelle des choses du monde 39 ». Cette « mythographie philosophique 40 » a pour objet les mythes des Anciens, qui ont littéralement été « feints sur » les « mysteres et allegories » 41 des premiers temps. La vérité est cherchée à l’origine, non pas nécessairement par la lecture des auctoritates, mais plutôt par le biais de l’observation directe des « allegories 42 ». Bien qu’il ait pour source principale Conti, Bacon crée une faille dans le système herméneutique de ce dernier et il participe à la « dissolution de la mythologie satyrique 43 ». La fable et ses allégories doivent désormais renvoyer à l’homme et non plus, comme chez Conti, à l’univers. Chez Bacon 32 Natale Conti, Mythologie, 1627, op. cit., p. 439. 33 B. Carman Garner, « Francis Bacon, Natalis Comes and the Mythological Tradition », art. cit., p. 266. 34 Ibid., p. 273. 35 La Sagesse mysterieuse des Anciens, op. cit., p. 31. 36 Ibid., p. 155. 37 Ibid., p. 41. 38 J.-P. Cavaillé, « Introduction » à Francis Bacon, La sagesse des anciens, op. cit., p. 21. 39 La Sagesse mysterieuse des Anciens, op. cit., p. 39. 40 J.-P. Cavaillé, « Introduction » à Francis Bacon, La sagesse des anciens, op. cit., p. 11. 41 La Sagesse mysterieuse des Anciens, op. cit., f° A6r. 42 Id., f° s e1r e1v. 43 F. Lavocat, La syrinx au bûcher. Pan et les satyres à la Renaissance et à l’âge baroque, op. cit., p. 219. Sara Petrella 112 s’amorce une distinction, qui n’existait pas chez les mythographes, entre la science naturelle d’une part et la « science frivole 44 » d’autre part. Le Pan-Monde de Cesare Ripa Avec Bacon, la portée de l’allégorie a été réduite ; il nous faut à présent observer comment l’allégorie se voit codifiée. Ce processus est à l’œuvre dans l’Iconologia de Cesare Ripa. D’abord parue en Italie en 1593 45 , elle est éditée pour la première fois en France, sous les auspices de Jean Baudoin, en 1636, puis en 1644 46 . Comme des études récentes sont venues le montrer, la source principale de l’Iconologia est Vincenzo Cartari et ses Images des dieux (ouvrage qui, rappelons-le, a servi de modèle aux illustrations de la Mythologie de 1612 et 1627) 47 . Dans sa préface, traduite fidèlement en français par Jean Baudoin, Ripa explique qu’il existe deux types d’images « symboles de nos pensées » : d’abord, celles qui « ont été feintes » dans « les diverses Peintures » des dieux antiques et, ensuite, celles qui comprennent « les choses qui sont en l’homme mesme » 48 . Toutefois, il y a, chez Ripa, renversement du système classificatoire des mythographes, puisque le discours n’est plus axé sur les dieux, mais sur leur allégorie. C’est pourquoi Pan doit être cherché sous la rubrique consacrée au « Mondo 49 » (figure 4). Le titre est suivi d’un soustitre, en italique, indiquant la source : Pan est le Monde, comme le « peint » Boccace dans sa Généalogie des dieux 50 . La première page est d’abord consacrée à la présentation physique du dieu et, ensuite, à ses représentations, c’est-à-dire à l’interprétation des « parties » de Pan qui désignent le Monde (sa face rouge, sa barbe longue, sa peau tachetée, sa verge et son 44 L’apparition d’Iambe à la fin du chapitre sur Pan est interprétée par F. Lavocat (id.) comme une allusion à l’invention comique. 45 Cesare Ripa, Iconologia, Rome : eredi du G. Gigliotti, 1593. La première édition illustrée paraît à Rome (Lepido Facii, 1603). 46 Cesare Ripa, Iconologie, trad. J. Baudoin, Paris : L’Autheur, 1636 [première partie], Paris : M. Guillemot, 1644 [première et deuxième parties]. 47 Sonia Maffei, « Introduzione », dans C. Ripa, Iconologia, éd. S. Maffei et P. Procaccioli, Torino : G. Einaudi, 2012 et Concetto Nicosia, « Dalla mitografia all’iconologia. L’origine rinascimentale della scienza delle immagini », Rara volumina, I, 2 (2004), pp. 85-105. 48 C. Ripa, Iconologie, 1644, op. cit., « Préface sur le sujet de ce livre », f° ē1v. 49 Iconologia, 1603, op. cit., pp. 330-331. 50 La source de Boccace est Cornutus, Theologiae Graecae compendium, 27, 1, voir Philippe Borgeaud. Recherches sur le dieu Pan, Genève : Imprimerie du Journal de Genève, 1979, p. 221. Jean Baudoin et la réception des mythographies au XVII e siècle 113 corps mi-humain mi-animal). L’illustration correspondant au texte est une copie fidèle de la gravure tirée de Vincenzo Cartari (figures 3 et 4). Le graveur de Ripa a repris à l’identique la pose, les caractéristiques physiques (cheveux hirsutes, cornes, pattes caprines) ainsi que les attributs (nébride, fistule, verge) du dieu Pan. Il préserve, de surcroît, l’orientation de son regard, rivé sur le spectateur 51 . Bien qu’il tire sa source de Cartari, Ripa va dans le sens d’une modernisation du fond et de la forme de l’allégorèse humaniste. Tout d’abord, la clarté de la mise en page et la sélection radicale du contenu permettent une consultation rapide des rubriques, comme dans un dictionnaire. Ensuite, l’illustration tend à s’imposer face au texte. Cette modernisation du livre destiné, au départ, aux artistes converge avec les principes post-tridentins d’efficacité de l’image : cette dernière, plus synthétique que le texte, gagne grâce à son caractère évocateur 52 . L’allégorie ne compte plus que pour son écorce (son image illustrée) et elle en devient, de facto, extraordinairement efficace. Cette tentative de mise en place d’un langage allégorique homogène et universel 53 se fonde sur ces motifs faits pour être réutilisés tels quels par les artistes 54 . La charge normative de cette entreprise a contribué à son succès et, surtout, à la standardisation du vocabulaire allégorique dès le second tiers du XVII e siècle 55 . Comme l’a remarqué Émile Mâle, Jean Baudoin traduit le texte de Ripa et en élimine des parties 56 . Dès l’édition de 1636, l’académicien supprime, 51 Ce détail ne se trouve pas dans la gravure originale des Imagini de i dei (Venise, 1571), ce qui pourrait laisser penser que le graveur de Ripa a pris pour modèles les gravures lyonnaises. 52 Cristina Galassi, « Il « ragionamento d’imagini » di Cesare Ripa », dans Gabriele Mino, C. Galassi, et Roberto Guerrini (dir.), L’Iconologia di Cesare Ripa. Fonti letterarie e figurative dall’antichità al Rinascimento, Atti del convegno internazionale di studi (Pontignano, 3-4 mai 2012), Florence : Leo S. Olschki, 2013, p. XX. 53 Ibid., p. XXII. 54 Sonia Maffei, « L’Iconologia di Cesare Ripa tra tradizione cinquecentesca e sensibilità barocca », dans L’Iconologia di Cesare Ripa, op. cit., p. 1. Sur la reprise du Pan de Ripa dans les arts, voir les remarques de F. Lavocat, La syrinx au bûcher. Pan et les satyres à la Renaissance et à l’âge baroque, op. cit., p. 257. 55 Sur la question de l’influence de l’Iconologie sur la production artistique, voir Virginie Bar, La peinture allégorique au Grand Siècle, Dijon : Faton, 2003. 56 Émile Mâle, L’Art religieux de la fin du XVI e siècle, du XVII e siècle et du XVIII e siècle. Études sur l’iconographie après le Concile de Trente [1932], Paris : Colin, 1972, p. 411. Sur Baudoin et l’Iconologie, voir Anne-Élisabeth Spica, « Jean Baudoin et la Fable », XVII e siècle, 216 (2002), pp. 417-431 et Aurélia Gaillard, « L’Iconologie de Ripa traduite par Baudoin : une logique des images au temps de Le Sueur », dans Sara Petrella 114 entre autres, l’entrée consacrée au Monde 57 . Dès lors, Pan est définitivement évacué du système iconologique de Ripa. La question des hybrides hommes-animaux est importante dans le cas des corpus d’images liées aux traités mythographiques. Comme cela a déjà été dit, les Imagini de i dei de Vincenzo Cartari sont pleines de dieux antiques représentés sous la forme de monstres, à l’instar de Pan ou Mercure. Ripa a retiré de son Iconologie la plupart des hybrides tirés de la mythographie et de l’emblématique pour ne garder que quatre allégories dont la partie « fixe 58 », la figure centrale, est un être mi-homme mianimal 59 . Dans sa préface, il affirme d’ailleurs explicitement avoir privilégié la figure humaine 60 . La démarche de Baudoin qui prolonge celle de Ripa en supprimant Pan du répertoire allégorique peut faire écho à l’évolution de l’ars memoriæ à la fin du XVI e siècle. Avant ce tournant, la mnémotechnique utilisait des images d’animaux pour imprimer dans l’esprit certaines caractéristiques morales de l’homme 61 . Ces figuræ pouvaient être composées de parties animales et humaines, au point de former des êtres hybrides. On note qu’en ce début de XVII e siècle, les figures paradoxales, comme les hybrides, se voient retirer la possibilité de représenter symboliquement l’homme. Jean Serroy (dir.), Littérature et peinture au temps de Le Sueur, Actes du colloque organisé par le Musée de Grenoble et l’Université Stendhal (12-13 mai 2000), Grenoble : Musée de Grenoble/ ELLUG, 2003, pp. 17-24. 57 Se référer à l’outil comparatif de Yassu Okayama, The Ripa Index : Personnifications and their Attributes in five Editions of the Iconologia, Doornspijk : Davaco Publishers, 1992. 58 Sur le lexique iconologique de Ripa, voir Gabriele Mino, « Per un’introduzione al Ripa : il catalogo e la catena di montaggio », dans L’Iconologia di Cesare Ripa, op. cit., p. XI. Sur la question des animaux dans l’Iconologia, voir Gavina Cherchi, « Tra animato e inanimato : gli animali in Cesare Ripa », dans L’Iconologia di Cesare Ripa, op. cit., pp. 83-96 et Michel Wiedemann, « Les animaux allégoriques de l’Iconologie de César Ripa et Jean Baudoin », Figures de l’art, revue d’esthétique , 8 (2003-2004), pp. 71-99. 59 En écartant les personnages ailés, on compte quatre figures « fixes » sous forme hybride (pp. 174, 229, 331 et 485) et une figure « mobile » (p. 274). 60 « […] Imagine non si può dimandare in proposito nostro quella, che non hà forma dell’huomo […] » (Iconologia, 1603, op. cit., n. p.). Rappelons également les propos de V. Bar (La peinture allégorique au Grand Siècle, op. cit., p. 15), qui cite Félibien et sa hiérarchie des genres dont la représentation allégorique de figures humaines serait le sommet (Les conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture au XVII e siècle, éd. Alain Mérot, Paris : ENSB, 1996, p. 51). 61 Lina Bolzoni, La chambre de la mémoire. Modèles littéraires et iconographiques à l’âge de l’imprimerie, trad. Marie-France Merger, Genève : Droz, 2005, p. 286. Jean Baudoin et la réception des mythographies au XVII e siècle 115 Pour conclure, il faut s’arrêter sur le problème de la traduction. Cette démarche a fait débat au début du XVII e siècle avec, d’un côté, le paraphraste qui se contente d’une « imitation fidèle » et, de l’autre, le métaphraste qui en fait une forme de « création littéraire 62 ». Baudoin a souvent été placé, du XVII e siècle jusqu’à nos jours, dans la seconde catégorie. En ne tenant compte que des œuvres étudiées ici, c’est-à-dire les traductions d’après Natale Conti, Francis Bacon et Cesare Ripa, il apparaît que l’importance de Baudoin consiste moins dans son travail sur la langue à proprement parler, que dans son rôle de traducteur-vecteur. Son nom donne du crédit aux livres qu’il traduit et en facilite vraisemblablement la diffusion. Il se charge de l’édition française de Conti qui connaît la plus grande postérité en France (et qui demeure, encore aujourd’hui, majoritairement consultée par les chercheurs depuis la parution du facsimilé en 1976 chez Garland). On pourra mettre en parallèle les deux entreprises commerciales réalisées par Baudoin, l’édition de sa traduction de l’Iconologie de Ripa et l’édition de la traduction de la Mythologie de Conti. Le but principal est de proposer un livre peu original, mais au succès assuré. Baudoin importe en France ces ouvrages, d’une importance capitale, par le biais d’un système éditorial performant auquel il semble lié 63 . Comme cela a déjà été dit, Bacon et Ripa ont participé activement au « démembrement » de la lecture mythographique, ou au démantèlement de l’allégorie comme processus herméneutique polysémique, en l’espace de quelques décennies à peine. En d’autres mots, ils contribuent au passage de l’allégorie comme démarche interprétative ouverte à l’allégorie comme figure non-hybride et fixée. Au XVI e siècle, les hybrides et les monstres, Pan et les dieux antiques, tout ce vaste répertoire mythologique a pu donner accès à toutes les vérités, du monde, de l’homme et même de Dieu. En revanche, avec Jean Baudoin, on observe un XVII e siècle soucieux de mettre en place une forme d’allégorie dés-animalisée et tout entière centrée autour de l’homme. Pan et tous ses avatars doivent désormais être différenciés au sein d’une classification moderne des champs de savoirs, entre langage scientifique et esthétique. L’allégorie, qui n’est plus entendue comme un processus herméneutique, vaut comme un signe clair et efficace, comme une image univoque. 62 L. Plazenet, « Écrivain et honnête homme : pour un portrait de Jean Baudoin », art. cit., p. 53. 63 Je fais allusion à mes recherches en cours aux Archives nationales de France. Non seulement il y apparaît que Baudoin a fréquemment travaillé avec et pour des libraires, mais également qu’il se chargeait lui-même de certains commerces. Sara Petrella 116 Bibliographie Sources Bacon, Francis. De Sapientia Veterum liber…, Londres : R. Barkerus, 1609. Bacon, Francis. La Sagesse mysterieuse des Anciens. Ombragee du voile des Fables, appliquees moralement aux secrets de l’Estat, et de la Nature, trad. Jean Baudoin, Paris : F. Julliot, 1619. Bacon, Francis. La sagesse des anciens, trad. Jean-Pierre Cavaillé, Paris : Vrin, 1997. Cartari,Vincenzo. Imagini de i dei degli antichi, Venise : V. Valgrisi, 1571. Conti, Natale. Mythologia sive explicationis fabularum libri decem, Venise : s. n. [Comin da Trino], 1567. Conti, Natale. Mythologie c’est-à-dire Explication des fables, trad. Jean de Montlyard, Lyon : P. Frellon, 1612. Conti, Natale. Mythologie c’est-à-dire Explication des fables, trad. 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Pan et Jupiter, dans Mythologie, c’est-à-dire Explication des fables, Lyon : P. Frellon, 1612, p. 457, exemplaire conservé à la Bibliothèque de Genève, cote Ba105, archives de l’auteure. Sara Petrella 122 Figure 4. Mondo, dans Iconologia, Rome : Lepido Facii, 1603, p. 331, Lyon, Bibliothèque municipale. Ésope à la Cour (1701) d’Edme Boursault : allégories et clefs historiques M ARIE -A NGE C ROFT U NIVERSITÉ DU Q UÉBEC A R IMOUSKI U NIVERSITÉ P ARIS O UEST N ANTERRE L A D ÉFENSE Edme Boursault (1638-1701) est l’exemple parfait du polygraphe mondain. Tout au long de sa carrière, qui s’échelonne de 1660 à 1701, il s’entoure d’un réseau social influent et s’attire la protection de puissants mécènes 1 , tout en cultivant un style léger, goûté par l’ensemble du public parisien. Surtout connu pour sa dramaturgie comique et ses recueils de lettres, l’auteur est le premier à mettre au théâtre le genre de la fable avec la comédie moralisante des Fables d’Ésope (1690), qui obtient un succès inégalé à l’époque, comme l’attestent les 42 représentations consécutives. C’est que la fable, popularisée par La Fontaine, remplit une visée à la fois didactique et ludique en accord avec les ambitions littéraires de l’écrivain vieillissant. On en retrouve ainsi dans plusieurs des lettres qui forment le recueil de 1697, intitulé Lettres nouvelles de Monsieur Boursault accompagnées de Fables, de Remarques, de bons Mots, et d’autres Particularités aussi agréables qu’utiles 2 , une œuvre qui fut appréciée de ses contemporains comme en témoigne l’édition augmentée publiée deux ans plus tard 3 . Fort de ces réussites, 1 Parmi ceux-ci, on compte notamment la duchesse d’Angoulême, la duchesse de Montpensier, les princes de Condé, le président Perrault, le duc de Montausier et le duc de Saint-Aignan. 2 Edme Boursault, Lettres nouvelles de Monsieur Boursault, accompagnées de Fables, de Remarques, de bons Mots, et d’autres Particularités aussi agréables qu’utiles. Avec sept Lettres Amoureuses, d’une Dame à un Cavalier, Paris : Veuve de Théodore Girard, 1697. 3 Edme Boursault, Lettres nouvelles de Monsieur Boursault, accompagnées de Fables, de Contes, d’Epigrammes, de Remarques, de bons Mots, et d’autres Particularitez aussi agréables qu’utiles. Avec Treize Lettres Amoureuses, d’une Dame à un Cavalier. Seconde édition, beaucoup plus ample que la première, Paris : Theodore Girard et Nicolas Gosselin, 1699-1700, 2 tomes. Marie-Ange Croft 124 l’auteur prépare une seconde comédie à fables 4 dans laquelle Ésope joue toujours un rôle central, et qui est représentée de manière posthume en décembre 1701 sous le titre d’Ésope à la Cour 5 . À première vue, la pièce apparaît comme la suite de la première, ce qui fait dire à Jean-Claude Brunon que Boursault, « [e]n cherchant un ton plus digne, […] ne réussit qu’à affadir sa veine 6 ». Ce jugement sévère reflète sans doute un sentiment partagé, puisque le texte n’a jamais fait l’objet d’une étude poussée. Or, il apparaît qu’avec Ésope à la Cour, Boursault met en œuvre de nouvelles pratiques d’écriture, et qu’une dimension importante de la comédie repose sur l’allégorie. Dans son ouvrage intitulé Pour lire les clefs de l’Ancien Régime : Anatomie d’un protocole interprétatif, Anna Arzoumanov rappelle que « pour qu’un texte qui met en œuvre une allégorie fonctionne et que son sens caché soit actualisé, il doit impérativement faire l’objet d’une clef 7 ». Chez Boursault, ces clefs se trouvent dans le recueil de 1697 et dans les Fables de La Fontaine. Elles révèlent un texte dont la portée idéologique et politique a été largement sous-estimée jusqu’ici. L’analyse montrera la manière dont le dramaturge instrumentalise la fable pour mettre en scène ses contemporains. De cette lecture en filigrane de la comédie émergeront tour à tour les portraits de Fouquet, de Des Barreaux et de la Grande Mademoiselle. 4 Les frères Parfait soutiennent qu’il commença à y travailler deux ans après sa première pièce à fables. Une lettre de Boursault à François de Harlay (†1695) confirme que l’auteur y travaillait depuis plusieurs années (Edme Boursault, « À Monseigneur de Harlay, Archevêque de Paris, Duc et Pair de France. Touchant une Lettre ou Dissertation en faveur de la Comedie. Lettre en Prose et en Vers », Lettres nouvelles de Monsieur Boursault, op. cit., 1700, t. II, pp. 64-65). 5 E. Boursault, Ésope à la Cour. Comedie héroïque par feu M. Boursault, Paris : Veuve de Gasse, 1702. 6 Jean-Claude Brunon, « La fable en comédie au temps de La Fontaine : Les fables d’Ésope de Boursault et L’Ésope de Le Noble », dans Michel Bideaux (dir.), Fables et fabulistes. Variations autour de La Fontaine, Montpellier : Éditions interuniversitaires, 1992, p. 166. 7 Soulignons en outre que sous l’Ancien Régime, la notion d’allégorie n’a pas le sens qu’on lui attribue aujourd’hui. Arzoumanov constate ainsi qu’au début du XVIII e siècle, le nom « allégorie » est employée pour désigner à la fois la figure de rhétorique et la clef. Ces termes forment un « diptyque [...] dans lequel le premier désigne plutôt un procédé d’écriture, le deuxième l’instrument qui sert à le révéler. Le vocabulaire utilisé montre bien qu’aucune ligne de partage n’est clairement établie sous l’Ancien Régime entre cryptage d’un sens abstrait et cryptage d’un sens référentiel » (Anna Arzoumanov, Pour lire les clefs de l’Ancien Régime : Anatomie d’un protocole interprétatif, Paris : Garnier classiques, coll. « Lire le XVII e siècle », 2013, p. 63). Ésope à la Cour (1701) d’Edme Boursault 125 Fouquet, le « Figuier foudroyé » Quelle foule de gens suivoient Monsieur Foucquet dans sa Fortune, qui dans sa disgrace n’ont pas fait semblant de le connoître, ou qui ne l’ont connu que pour rendre son malheur plus grand ! […] Je […] me souviens de sa chûte, et de la maniere dont il a été abandonné de ceux qui luy étoient redevables de tant de bienfaits 8 . Ainsi s’exprime Boursault dans la lettre à Pellisson qui ouvre le recueil de 1697. Dans cette lettre, l’auteur insère une fable de son cru, le « Figuier foudroyé », consistant en une vaste allégorie des événements qui entourèrent la chute du Surintendant. Le micro-récit relate le malheur d’un figuier qui, après avoir connu des heures de prospérité et abrité les oiseaux des environs, est frappé par la foudre : Accablé sous le faix d’une telle disgrace, [l’arbre] avoit si fort changé de face Qu’on ne le reconnoissoit pas. Les premiers qui le reconnurent furent un Epervier, un Milan, un Autour, Qui l’insultèrent tour à tour ; Et pour ne le plus voir à l’instant disparurent. Suivez-nous, et vous ferez bien ; Dirent-ils aux Oyseaux qu’ils crurent pitoyables. Ce figuier désormais au rang des miserables Ne peut plus nous servir à rien 9 . Dans la fable, seuls la tourterelle, la colombe et le rossignol refusent d’abandonner l’arbre. L’interprétation du récit ne laisse place à aucune ambiguïté, et Boursault explicite aussitôt l’application qu’il donne à la fable au bénéfice de son destinataire : « N’est-il pas vray, Monsieur, que voilà une peinture naïve de ce qui est arrivé à la disgrâce de Monsieur Foucquet ; et qu’il y a eu bien plus d’Eperviers et de Milans que de Colombes et de Tourterelles 10 ? » Cette « peinture naïve » est reprise dans Ésope à la Cour quatre ans plus tard en appui à l’une des principales intrigues de la pièce portant sur la disgrâce du courtisan Iphis. Lors d’un festin, ce ministre s’est attiré le courroux 8 E. Boursault, « À Monsieur Pélisson, de l’Académie Françoyse, Lettre et fable », Lettres nouvelles de Monsieur Boursault, op. cit., 1699, t. I, pp. 2-6. Dans cette lettre, vraisemblablement écrite peu après la libération de Pellisson (1668), Boursault félicitait son destinataire de son retour en grâce et déplorait l’ingratitude de ceux qui avaient bénéficié des faveurs de l’ancien surintendant. 9 Ibid., p. 4. 10 Ibid., p. 5. Marie-Ange Croft 126 du roi par son orgueil et sa naïve sincérité 11 . Le portrait qui est brossé du personnage et de sa mésaventure évoque en tous points les circonstances de la chute du surintendant Fouquet. Dans la pièce, le monarque, en offrant à Ésope la charge ministérielle d’Iphis, invoque d’ailleurs des arguments qui, sous forme de questions rhétoriques, rappellent les accusations portées à l’encontre du Maître de Vaux : Cresus […] Qui peut plus sagement gouverner mes finances Que toy qui fuïs le bien, et qui hais les dépences ? En quelle occasion les peux-tu dissiper ? Est-ce au superbe train que tu fais équiper ? Pour contenter ton goust de diverses manières Te voit-on dépeupler les Airs et les Rivières ? Et pour éterniser tes desseins fastueux Enchérir sur ton Maistre en Palais somptueux 12 ? Si tout dans la disgrâce d’Iphis semble faire écho à l’affaire Fouquet - circonstances et réaction des courtisans - c’est la fable du « Figuier foudroyé » qu’Ésope récite aux conseillers Tirrène et Trisabule qui confirme l’analogie entre le personnage et l’homme politique. S’adressant aux conseillers, Ésope conclut sa fable en clarifiant l’allégorie : Vous êtes, vous et luy, le Milan et l’Autour, Qui voyant du Figuier le destin déplorable Dès qu’il fut malheureux le trouvèrent coupable. Tel paroît à vos yeux Iphis disgracié : Vôtre infidèle cœur qui le voit foudroyé Oubliant ses bienfaits dans cette humble posture Ne le reconnoît plus que pour luy faire injure 13 . Certes, Iphis connaît une fin différente de celle de Fouquet, mais il le doit entièrement à Ésope, à sa sagesse et à son sens de l’équité. Le philosophe s’interdit de profiter de la situation pour son bénéfice personnel et plaide en faveur du courtisan auprès du roi pour obtenir sa réhabilitation : Cresus Qu’Iphis de mon courroux n’appréhende plus rien ; Puisqu’il est ton ami je veux être le sien 14 . 11 E. Boursault, Ésope à la Cour, op. cit., acte II, scène 3, p. 35. 12 E. Boursault, Ésope à la Cour, op. cit., I, 3, p. 9. 13 Ibid., II, 3, p. 33. 14 Ibid., III, 2, p. 42. Ésope à la Cour (1701) d’Edme Boursault 127 Il n’y a ici qu’un pas à franchir pour lire la critique implicite du rôle que joua Colbert dans la chute du surintendant. Le ministre, dont l’attitude fut exactement à l’opposé de celle d’Ésope, précipita la disgrâce de Fouquet et le remplaça dans ses fonctions. Certes, on pourrait alléguer que jouant de la liberté qu’autorise la fiction, l’auteur s’est simplement amusé à brouiller les pistes en confondant les destins de Fouquet et de Pellisson, puisque ce dernier, comme Iphis, obtient du roi un retour en grâce. Ces différentes interprétations ne sont pas mutuellement exclusives. Ce qui est certain toutefois, c’est que Boursault a bénéficié de la générosité de l’ancien ministre envers qui il manifesta toujours une extrême reconnaissance 15 . Des Barreaux, le « faucon malade » La fable du « Faucon malade », inspirée du « Milan Malade » 16 , paraît pour la première fois chez Boursault dans une lettre intitulée « A Monsieur Des Barreaux, qui ne croyoit en Dieu que lors qu’il étoit Malade, Lettre et Fable » 17 . Témoignage de l’affection sincère que le dramaturge portait à son mentor 18 , l’épître rappelle au libertin l’épisode de conversion à l’origine de 15 Rappelons que dans une lettre à la duchesse d’Angoulême insérée dans le recueil de 1669, Boursault explique comment lors d’un voyage, s’étant retrouvé en fort mauvaise posture, il fit appel à la générosité de Fouquet pour un « méchant sonnet » écrit six mois auparavant, et comment ce dernier l’aurait rétribué de 30 louis d’or, somme considérable qui laisse Boursault « surpris d’une generosité si grande » (Edme Boursault, « À Madame la Duchesse D’Angoulesme. Relation d’un voyage », Lettres de respect, d’obligation, et d’amour, Paris : Jean Guignard, 1669, pp. 53-55). 16 On la retrouve notamment dans la traduction des fables d’Ésope de Jean Baudoin (Fables d’Esope Phrygien, Paris : Courbé, 1659, f. XVII.) 17 Marie-Françoise Baverel-Croissant en résume ainsi le contenu : « Cette lettre de Boursault dont le ton est amical mais ferme s’efforce, par une anecdote, par le rappel du sonnet de contrition, par un apologue et enfin par un appel à la raison de convaincre Des Barreaux » (La vie et les œuvres complètes de Jacques Vallée Des Barreaux (1599-1673), Paris : H. Champion, coll. « Libre pensée et littérature clandestine », 2001, p. 68). 18 « Vous m’avez, Monsieue [sic] témoigné de si bonne heure toute la tendresse et toute la bonté d’un Pére, que j’embrasse avec avidité la premiere occasion qui se presente de vous marquer toute la reconnoissance et tout le respect d’un Fils [...]. Ce fut vous (je m’en fais trop d’honneur pour le cacher) qui me trouvâtes le premier des dispositions à la Poësie : la vôtre me servit de règle pour y réüssir » (E. Boursault, « À Monsieur Des Barreaux, qui ne croyoit en Dieu que lors qu’il étoit Malade, Lettre et Fable », Lettres nouvelles de Monsieur Boursault, op. cit., 1699, t. I, p. 24 et p. 29). Marie-Ange Croft 128 son fameux sonnet de contrition, conversion aussi éphémère que la maladie qui l’avait suscitée 19 , et cherche à le convaincre de la nécessité du repentir avant la mort. La fable du « Faucon malade » qui vient appuyer sa démonstration présente Des Barreaux sous les traits d’un faucon libertin et athée, « infect[ant] les autres Oyseaux / De [ses] pernicieux Exemples » et qui, malade, demande à sa mère d’implorer les dieux de venir à son secours. La fable est reproduite en une variante abrégée à la scène 3 de l’acte 3 d’Ésope à la Cour, l’adaptation théâtrale étant beaucoup plus synthétique (huit vers) que celle qui apparaît dans la lettre (26 vers) : Un faucon qui croïoit les Dieux muets et sourds, Etant à son heure derniere D’un lamentable ton sollicita sa mere D’aller en sa faveur implorer leur secours. Mon enfant, luy dit-elle, en mere habile et sage, Pendant que tu te portois bien, Tu disois qu’ils ne pouvoient rien : Ils ne peuvent pas davantage 20 . Cette version abrégée s’explique probablement par les contraintes liées au genre théâtral. Dans les deux cas, le titre, les personnages et la morale sont les mêmes que ceux que l’on retrouve dans la lettre à Des Barreaux, et s’appliquent à une situation semblable. La scène introduit Iphicrate, un philosophe athée partageant de nombreux points communs avec le libertin. L’échange sur la foi entre Ésope et Iphicrate va d’ailleurs en ce sens, et la question que pose le fabuliste à Iphicrate rappelle les circonstances de la conversion de Des Barreaux : Esope Vous qui paraissez être homme ferme, esprit fort, Parce que d’un peu loin vous croyez voir la mort : Si par quelque accident, maladie ou blessure, Dans une heure au plus tard vôtre mort étoit sûre, Penseriez-vous des Dieux ce que vous en pensez 21 ? et plus loin : Esope Sur le point d’expirer, quoi qu’on se persuade, Le repentir est foible autant que le malade 22 . 19 La maladie à laquelle Boursault fait allusion serait probablement survenue au début des années 1640 (M.-F. Baverel-Croissant, La vie et les œuvres complètes de Jacques Vallée Des Barreaux (1599-1673), op. cit., p. 61). 20 E. Boursault, Ésope à la Cour, op. cit., III, 3, p. 49. 21 Ibid.¸ III, 3, p. 46. Ésope à la Cour (1701) d’Edme Boursault 129 Notre hypothèse est appuyée par l’insertion de la fable et surtout par l’apologue qui reprend textuellement certains pans de la lettre de Boursault à Des Barreaux. Enfin, l’« Avis au Lecteur » de la comédie qui commente la scène fait directement référence à ceux qui ne croient qu’à l’approche de la mort : Il est constant que la plûpart des Gens de ce caractere [ceux qui ne croient pas grand’chose] ne doutent pas avec fondement, mais seulement par libertinage, et parce qu’ils veulent douter et qu’ils n’envisagent la Mort que comme fort éloignée. L’expérience fait assez voir que rien au monde n’est plus foible dans le péril et à la vûë d’une mort prochaine que la plûpart de ces Esprits forts : C’en est assez pour autoriser Esope à leur faire des reproches, de ce qu’ils ne veulent pas croire dans leur vie ces mêmes Dieux qu’ils invoquent à la mort 23 . L’intérêt de cette scène, qui porte sur l’acte de foi, réside en partie dans la posture qu’adopte Boursault. Contrairement aux personnages qui vont à la rencontre d’Ésope, la figure de l’athée n’est pas entachée de ridicule : Ésope et Iphicrate sont en réalité fort semblables par leur caractère réfléchi, leur érudition et leur maîtrise du discours rhétorique. Pour un dramaturge aussi conformiste que Boursault, intégrer un thème aussi controversé que l’athéisme et en débattre sans prendre position demeure un exercice précaire, et sa démarche a pu être perçue comme une apologie de l’athéisme. Conscients des virtualités subversives de la scène, les comédiens refuseront d’ailleurs de la représenter sous prétexte qu’elle n’est « pas tout-à-fait convenable 24 ». Le lectorat français de l’époque ne fut vraisemblablement pas dupe et aura compris le parallèle entre Iphicrate et Des Barreaux. La maladie et la conversion éphémère de ce dernier avaient suffisamment fait couler d’encre, et son sonnet dévot était, nous dit Bayle, « conu de tout le monde 25 ». Charles-Étienne Jordan écrivait ainsi en 1730 à propos de Geoffroi de La Vallée qu’il était « parent du fameux Des Barreaux qui ne croyait en Dieu que quand il était malade 26 », attestant que cette anecdote au sujet de Des 22 Ibid., III, 3, p. 48. 23 Ibid., « Avis au Lecteur », n. p. 24 L’« Avis au Lecteur » de la pièce publiée précise ainsi : « On avertit seulement que la troisième Scene du troisième Acte n’est imprimée en caractère différend, que parce qu’on ne la joüe pas sur le Théatre ; n’y étant pas tout-à-fait convenable » (ibid.). 25 Pierre Bayle, « Des Barreaux », Dictionnaire historique et critique. Revuë, corrigée et augmentée par l’Auteur, seconde édition, Rotterdam : Reinier Leers, 1702, t. I, p. 1036. 26 Charles-Étienne Jordan, Recueil de littérature, de philosophie et d’histoire, Amsterdam : s. n., 1730, p. 43. Marie-Ange Croft 130 Barreaux marqua longtemps la mémoire collective. L’allégorie contenue dans la fable commune aux deux textes est toutefois la clé qui permet de confirmer que ce n’est pas tant la réhabilitation de l’athéisme qui est au cœur de la scène, mais bien celle du philosophe libertin que Boursault, de son propre aveu, aimait comme un père. La Grande Mademoiselle, le Héron Le même procédé est employé pour faire référence à Anne Marie Louise d’Orléans, duchesse de Montpensier et cousine de Louis XIV, l’une des plus riches héritières d’Europe. À l’époque de Boursault, elle est célèbre pour avoir refusé de nombreuses propositions de mariage - dont quelques-unes de souverains étrangers - et plus encore pour s’être éprise à 43 ans du comte de Lauzun, un capitaine des Gardes-du-Corps et colonel-général des dragons, que La Rochefoucauld décrit comme « assez mal fait de sa personne, d’un esprit médiocre et qui n’a, pour toute bonne qualité, que d’être hardi et insinuant 27 ». Rappelons que la participation de la duchesse à la Fronde lui coûta probablement la couronne de France, Mazarin ayant un temps envisagé le mariage entre les deux cousins avant d’y renoncer, une défection que Mademoiselle ne lui pardonna pas. Le rapprochement allégorique entre la duchesse de Montpensier et le Héron se trouve pour la première fois chez La Fontaine dans deux fables couplées 28 du livre VII, « Le Héron » et « La fille ». Boursault, quant à lui, intitule sa fable « Le Héron, les poissons et le limaçon » et l’insère dans une lettre à Monseigneur de Langres 29 ainsi qu’à la scène 4 de l’acte I de sa 27 François de La Rochefoucauld, Œuvres, Paris : Hachette, 1883, t. I, pp. 87-88. 28 Patrick Dandrey estime que « les deux récits sont construits l’un par rapport à l’autre et le souvenir du premier se superpose à chacune des séquences du second » (La fabrique des Fables. Essai sur la poétique de La Fontaine, Paris : Klincksieck, 1991, p. 169). 29 E. Boursault, « À Monseigneur l’Evêque, et le Duc de Langres, Grande Lettre de Remarques et bons mots, contenant ce qui suit », Lettres nouvelles de Monsieur Boursault, op. cit., 1699, t. I p. 358. Boursault envoyait chaque semaine à Louis Armand de Simiane de Gordes, duc et évêque de Langres de 1671 à 1695, de longues lettres contenant nouvelles et anecdotes, dont quelques-unes sont publiées dans le recueil de 1697. Saint-Simon, dans ses Mémoires, trace un portrait de l’évêque : « Il était Simiane, fils et frère de MM. de Gordes, tous deux chevaliers de l’ordre et premiers capitaines des gardes du corps. […] M. de Langres fut donc élevé à la cour, et de très bonne heure premier aumônier de la reine. C’était un vrai gentilhomme, et le meilleur homme du monde, que tout le monde aimait, Ésope à la Cour (1701) d’Edme Boursault 131 dernière comédie 30 . Le récit narre les aventures d’un héron trop fier qui, dédaignant tour à tour les poissons qui s’offrent à lui, se voit finalement réduit à la nécessité de se nourrir d’un limaçon. Dans le recueil, la fable ne renvoie pas directement à la Grande Mademoiselle, même si elle illustre une situation qui est analogue à la sienne - celle d’une jeune fille qui, refusant des prétendants dans l’espoir d’obtenir mieux, vieillit et doit se résoudre à épouser un galant sans attraits. Ésope à la Cour en revanche fait un clin d’œil à ses contemporains en mettant en scène la princesse Arsinoé, un personnage qui, par bien des aspects, évoque la Grande Mademoiselle. En effet, la princesse, parce qu’elle est amoureuse de son roi (Crésus), repousse toutes les demandes en mariage. Si elle a déjà manifesté « sa froideur pour deux rois étrangers 31 », c’est qu’Arsinoé aspire à un mariage d’amour : Arsinoé J’aime mieux un Epoux qui m’aime et qui me plaise Que le Trône d’Argos et que celuy d’Ephese 32 . Elle affirme aussi son désir de demeurer dans son pays natal. Le personnage est, comme la duchesse, indépendant d’esprit, fier et orgueilleux. Encore une fois, c’est par l’exploitation de l’allégorie que Boursault confirme qu’il s’agit bien d’une analogie avec la Grande Mademoiselle. Il s’inspire de la fable que La Fontaine avait écrite pour peindre le portrait de la duchesse de Montpensier, et l’applique à un personnage et à une situation qui lui font écho. L’apologue de la fable « Le Héron, les poissons et le limaçon » qu’Ésope récite à la princesse confirme d’ailleurs clairement le parallèle avec la duchesse de Montpensier : Esope Du Héron dédaigneux la peinture naïve Ne vous expose rien qui tous les jours n’arrive Des Amans les mieux faits et les plus vertueux Une fille à seize ans souffre à peine les vœux : Son orgueil en rebute autant qu’il s’en présente ; Et tout luy paroit bon quand elle en a quarante 33 . répandu dans le plus grand monde et avec le plus distingué. On l’appelait volontiers le bon Langres. Il n’avait rien de mauvais, même pour les mœurs, mais il n’était pas fait pour être évêque ; il jouait à toutes sortes de jeux et le plus gros jeu du monde » (Louis de Rouvroy, duc de Saint-Simon, Mémoires. Nouvelle édition collationnée sur le manuscrit autographe, par A. de Boislisle, Paris, Hachette, 1879, t. II, pp. 364-365). 30 E. Boursault. Ésope à la Cour, op. cit., I, 4, p. 13. 31 Ibid., I, 3, p. 10. 32 Ibid., I, 4, p. 11. Marie-Ange Croft 132 Arsinoé est encore jeune, et le sage Ésope saura lui éviter le sort peu enviable de la cousine de Louis XIV. Là où la raison a échoué, la fable convainc le personnage féminin de convoler pendant qu’il est encore temps. L’attitude d’Ésope, qui se propose d’intercéder en sa faveur auprès du roi Crésus, est à l’opposé de celle qu’avait eue Mazarin. Elle permet à Crésus, partagé en devoir et amour, de suivre son inclination 34 . Conclusion Les exemples précités tendent à montrer que Boursault, avec Ésope à la Cour, déroge à la règle implicite depuis Aristote de présenter des caractères a priori désincarnés 35 . Sa comédie met en scène certains de ses contemporains et fait écho aux scandales qui les entourent. Ce décryptage sous la surface du texte instaure un jeu de reconnaissance intertextuel avec le public, qui participe au plaisir esthétique du lecteur-spectateur et qui décuple l’effet comique. Dans ce jeu interprétatif, la clé allégorique nous est révélée par un décloisonnement des genres (fable, comédie, lettres, etc.) et l’intratextualité, par le biais de la métalepse, interroge le rapport au réel. Il ne fait aucun doute que le premier public prit plaisir à ce jeu de décodage, qui ouvre les frontières entre fiction et réalité. Or, la réécriture de ces événements, comique ou non, amène l’auteur à prendre position, à présenter une version de l’Histoire. Pour Boursault, Ésope à la Cour est une comédie essentiellement idéologique, où l’écrivain se porte publiquement à la défense d’un ami cher et d’anciens mécènes. Cette dernière pièce de Boursault, la plus incisive, présente une critique acerbe de la Cour. Plus qu’une comédie moralisante, elle introduit ce rire jaune qui, selon Goldzink, caractérise la comédie des Lumières 36 . 33 Ibid., I, 4, p. 14. 34 La fable « Le coq et la poulette », qui sert d’argument dans la lettre du recueil de 1697 qui s’intitule « À Madame la Présidente S…. qui vouloit marier Mademoiselle sa Fille en Portugal », est reprise par Ésope lorsqu’il conseille à Crésus de privilégier un mariage d’amour plutôt qu’un mariage de convenance (E. Boursault, Ésope à la Cour, op. cit., II, 2, p. 28-29). 35 Guy Spielmann rappelle ainsi que « [l]es caractères ([…] selon Aristote) ne devraient […] jamais s’attacher au particulier, mais le transcender en une vérité généralisable aux yeux du public » (Le Jeu de l’Ordre et du Chaos. Comédie et pouvoirs à la Fin de règne, 1673-1715, Paris : H. Champion, coll. « Lumière classique », 2002, p. 205). 36 Jean Goldzink, Comique et comédie au siècle des Lumières, Montréal : L’Harmattan, coll. « Critiques littéraires », 2000, pp. 33-48. Ésope à la Cour (1701) d’Edme Boursault 133 Bibliographie Sources Bayle, Pierre. « Des Barreaux », Dictionnaire historique et critique. Revuë, corrigée et augmentée par l’Auteur, seconde édition, Rotterdam : Reinier Leers, 1702. Boursault, Edme. Lettres de respect, d’obligation, et d’amour, Paris : Jean Guignard, 1669. Boursault, Edme. Lettres nouvelles de Monsieur Boursault, accompagnées de Fables, de Remarques, de bons Mots, et d’autres Particularités aussi agréables qu’utiles. Avec sept Lettres Amoureuses, d’une Dame à un Cavalier, Paris : Veuve de Théodore Girard, 1697. Boursault, Edme. Lettres nouvelles de Monsieur Boursault, accompagnées de Fables, de Contes, d’Epigrammes, de Remarques, de bons Mots, et d’autres Particularitez aussi agréables qu’utiles. Avec Treize Lettres Amoureuses, d’une Dame à un Cavalier. Seconde édition, beaucoup plus ample que la première, Paris : Theodore Girard, Nicolas Gosselin, 1699-1700. Boursault, Edme. Ésope à la Cour. Comedie héroïque par feu M. Boursault, Paris : Veuve de Gasse, 1702. Jordan, Charles-Étienne. Recueil de littérature, de philosophie et d’histoire, Amsterdam : s. n., 1730. La Rochefoucauld, François de. Œuvres, Paris : Hachette, 1883. Saint-Simon, Louis de Rouvroy, duc de. Mémoires, éd. A. de Boislisle, Paris : Hachette, 1879. Études Arzoumanov, Anna. Pour lire les clefs de l’Ancien Régime. Anatomie d’un protocole interprétatif, Paris : Garnier classiques, coll. « Lire le XVII e siècle », 2013. Baverel-Croissant, Marie-Françoise. La vie et les œuvres complètes de Jacques Vallée Des Barreaux (1599-1673), Paris : H. Champion, coll. « Libre pensée et littérature clandestine », 2001. Brunon, Jean-Claude. « La fable en comédie au temps de La Fontaine : Les fables d’Ésope de Boursault et L’Ésope de Le Noble », dans Michel Bideaux (dir.), Fables et fabulistes. Variations autour de La Fontaine, Montpellier : Éditions interuniversitaires, 1992, pp. 149-170. Dandrey, Patrick, La fabrique des Fables. Essai sur la poétique de La Fontaine, Paris : Klincksieck, 1991. Goldzink, Jean. Comique et comédie au siècle des Lumières, Montréal : L’Harmattan, coll. « Critiques littéraires », 2000. Spielmann, Guy. Le Jeu de l’Ordre et du Chaos. Comédie et pouvoirs à la Fin de règne, 1673-1715, Paris : H. Champion, coll. « Lumière classique », 2002. Méditations morales ou bibliques « Les humbles, pour qui je besogne […] » : comment Jean-Pierre Camus expose la conception post-tridentine de l’allégorie M AX V ERNET Q UEEN ’ S U NIVERSITY Comme toutes les études concernant le premier XVII e siècle, celle de l’allégorie demande une propédeutique lexicale : le sens du mot a, bien sûr, changé depuis lors ; de plus, il a changé au cours du XVII e siècle, ce qui fait que les dictionnaires qu’on a l’habitude d’utiliser pour le Grand Siècle, de Furetière à Littré, sont de peu d’utilité 1 . On est donc tenu à deux précautions de méthode : l’une, anthropologique, est celle qui consiste à ne pas importer dans le champ d’études les habitudes de l’observateur ; l’autre, une fois constitué le champ sémantique des notions opératoires, est celle qui consiste à préciser le sens des mots y inclus, afin de repérer les relations de 1 On ne saurait trop insister sur la nécessité et l’urgence d’une telle enquête préalable sur le lexique lorsqu’il s’agit des textes des années 1600-1650. La langue de cette époque est truffée de « faux amis » dont même les plus éminents spécialistes du XVII e siècle n’évitent pas toujours les pièges. La tâche est rendue encore plus compliquée du fait que les dictionnaires (de Furetière et de l’Académie notamment) ne sont pas fiables, ce dont on se rend compte si l’on décide que le sens d’un mot est l’ensemble de ses usages, et qu’on en retrace l’emploi dans un nombre suffisant de textes de l’époque (réduite à une trentaine d’années), ce que les banques de données comme ARTFL/ FRANTEXT rendent maintenant possible. Enfin, dans cette évolution rapide du lexique, plusieurs états de langue (ou du moins ce que nous nommons tels) coexistent, ce qu’on pourra apprécier par le fait que Vaugelas est l’exact contemporain, à l’année près, de Jean-Pierre Camus, qu’il connaît bien pour l’avoir rencontré avec François de Sales (et peut-être Honoré d’Urfé) lors des débuts de l’Académie Florimontane d’Annecy. S’agissant de plus de langue française, il est intéressant de noter que les membres fondateurs de cette académie (le Président Favre, son fils Vaugelas et François de Sales) parlent tous avec aisance quatre langues (à vrai dire fortement apparentées) : le latin, le franco-provençal savoyard, le français et l’italien. Max Vernet 138 sens entre eux (synonymie, quasi-synonymie, hyperonymie, métaphore, etc.). Dans le cas présent, la première précaution demande que l’on écarte le sens de nos dictionnaires contemporains, qui rattache l’allégorie à une image exprimant une notion abstraite : l’allégorie de la Justice est l’image d’une femme tenant une balance. Encore faut-il, pour l’écarter, s’assurer que le sens est raisonnablement précis, et que, puisque l’allégorie est un « détour » par l’iconique ou l’imagé, on n’inclut pas par inadvertance tout ce qui dans notre langue contemporaine désigne le détour de langage, l’artifice rhétorique, comme le symbole, la métaphore, ou même la simple représentation « symbolique » (un portrait, même nanti des attributs encomiastiques habituels - comme la cuirasse romaine - n’est pas une allégorie). La deuxième précaution porte non plus sur le champ lexical de notre époque, c’est-à-dire notre vocabulaire critique, mais sur la ou les isotopies convoquées autour de la notion d’allégorie à une époque donnée. Puisqu’il s’agit ici de Jean-Pierre Camus, une page de celui-ci servira à en donner un aperçu rapide 2 : ce sera la première page du Traitté des passions de l’ame 3 , dans laquelle nous repérerons le vocabulaire de deux isotopies : celle de l’énigme et de son symétrique du côté de la réception, l’interprétation (l’allégorèse), signalé ainsi en caractères gras ; et celle de l’invention (inventio), signalé ainsi par le changement de police. Enfin, l’emploi d’une allégorie par Camus est signalé ainsi, en italiques et en gras. Le Sainct Espoux en son Epithalame sacré, represente les beautez, & les perfections de sa bien-aymée, soubs un monde de riches , mais abstruses similitudes. Cét ouvrage le plus sublime, & delicat qui sortit jamais, par l’entremise du Sainct Esprit, de la boutique du plus sage des Roys, est tout 2 On peut faire confiance à Camus, qui respecte scrupuleusement les limites dans lesquelles la rhétorique catholique tolère l’originalité, pour refléter l’orthodoxie dans les questions qu’il aborde, ce qui permet un accès assez sûr à cette orthodoxie. Il y a là un effort admirable (étant donné son tempérament original) pour assurer le respect des consignes tridentines, qui demandent la re-formulation des dogmes que suppose la ré-formation catholique. On peut ainsi parier sans grand risque que le vocabulaire employé par Camus est celui de son époque. 3 Le Traitté des passions n’est pas toujours nommé ainsi, parce qu’il n’a été publié que comme partie des Diversitez de Camus, dont il forme le chapitre XXXI qui occupe à lui seul le tome IX (1614). Il est cependant clair, comme le montre l’Épître dédicatoire à Marie de Médicis, que Camus a essayé de le faire paraître séparément. Voir notre édition de ce texte, avec Élodie Vignon (Paris : Classiques Garnier, 2014). « Les humbles, pour qui je besogne […] » 139 parsemé de Symboles, & figures enigmatiques, qui comme elles, sont difficiles à devoiller, prestent aussi à l’imagination de larges champs pour s’espandre & estendre. C’est de tous les livres des divins cayers, celuy qui fournit de plus amples carrieres à ses interpretes, chaqu’un ce semble ayant droict d’y contribuer, mais sobrement & pieusement, quelque chose du sien. Or entre les comparaisons sans nombre qui s’y trouvent presque à chasque mot, celle-cy parmy les autres me paroist un peu farouche, où l’Espouse est ditte pareille à une armée bien rangée en bataille 4 , à un ost bien ordonné & prest à combattre : car que peut avoir de rapport la beauté, tendre & floüette d’une fille, avec l’horreur d’un camp […] ? Certes à l’abbord cela semble plein de contradiction : icy, n’y a que de l’estonnement ; là, que des attraicts, en l’un que fureurs en l’autre que douceurs & suavitez […] Mais si nous voulons un peu despouiller cette escorce, penetrer dans la moëlle du sens mystic, & tirer le rideau qui nous empesche de voir clairement & nettement le fruict caché soubs les enveloppes de ces pampres, nous trouverons que par là, selon les interpretes de ce lieu, les perfections spirituelles de l’amante sont signifiées […] aussi n’est-il rien de plus delectable aux yeux de nostre Prince celeste que quand il void les puissances & facultez de nos ames bien ordonnées, determinées au bien, non desbandées ny desreiglées par des mauvaises affections, […] direction qui ne nous peut venir que d’enhaut d’où tout bien nous decoule, aussi la grace de Dieu, avec laquelle S. Paul dict qu’il peut tout, est cette armeure descritte par ce mesme Apostre, de laquelle couverts nous pouvons hardiment attaquer & livrer combat à tous nos ennemis invisibles 5 . […] Equitatui meo in curribus Pharaonis assimilavi te amica mea, dict le mesme Espoux au mesme chant nuptial 6 : D’où je tire deux sens . Le premier que la raison qui tient la partie superieure de l’ame doibt regenter, & gour- 4 Cant, VI, 3 : « Pulchra es amica mea suavis et decora sicut Hierusalem terribilis ut castrorum acies ordinata » (« Tu es belle, mon amie, comme Thirtsa, agréable comme Jérusalem, mais terrible comme des troupes sous leurs bannières », trad. L. Segond). 5 Saint Paul, Épître aux Éphésiens (VI, 11-13). 6 Cant, I, 8 : « À une jument des chars du pharaon je te compare, mon amie » (trad. cit.). Max Vernet 140 mander l’inferieure où resident les passions, tout de mesme que le cavalier raisonnable dompte, & conduit avec la bride le cheval brute & sans raison, le rendant souple à sa main […]. Voyla que me sonne le mot, equitatui. L’autre sens sera, que comme il est necessaire que les chevaux qui tirent un chariot, soient bien adextrez, & façonnez à leur accouplement, de peur de renverser tout l’attelage par leur discord, au lieu de le conduire droict, aussi il est besoing, pour conduire justement l’ame au droict sentier de la vertu, que les parties inferieure & superieure soient uniformes & consonantes entre elles, Frustra retinacula tendens, Fertur equis auriga, neque audit currus habenas 7 . On constate aisément que Camus (comme nombre de ses contemporains) parle d’allégorie sans employer le mot : symbole, figure, énigme, comparaison, dite pareille, signifiées dénotent tous le résultat textuel de l’allégorie (qui est une opération), alors que le déchiffrement (opération symétrique : l’allégorèse), est rendu par despouiller, penetrer dans la moëlle, tirer le rideau (qui sont elles-mêmes des expressions allégoriques). C’est dire que le contexte direct de cet ensemble de mots est déterminant pour le sens qu’ils auront dans un texte : symbole, figure, énigme, etc., ont ailleurs leur sens propre, et ne renvoient à l’allégorie qu’à l’intérieur d’un texte qui parle d’allégorie 8 . On aura reconnu ici un exemple du « cercle herméneutique », qui établit le sens à partir d’un aller-retour entre la partie et le tout 9 . Enfin, comme Camus est par vocation soucieux d’éviter toute originalité, on ne s’étonnera pas que sa définition de l’allégorie soit celle qui a régné sur tout le Moyen Âge, avec cette conséquence pour nous que cette étude s’appuiera souvent sur celles qui sont regroupées dans le volume des actes du colloque de Montpellier intitulé L’allégorie de l’Antiquité à la Renaissance 10 . 7 Virgile, Géorgiques, l. I, v. 513 : « en vain le cocher raidit les guides ; ses chevaux l’emportent, et l’a plus aux rênes » (trad. E. de Saint-Denis, Paris : Les Belles Lettres, 1957, p. 19) 8 Ceci doit nous inciter à la prudence, particulièrement pour la langue du premier XVII e siècle, dans l’emploi « naïf » des dictionnaires, qui, de par leur nature même, décontextualisent les mots. 9 La communication faite au colloque s’efforçait de suivre ce cheminement. Ici, pour respecter les contraintes d’espace, l’exposé est plus a prioriste et normatif. 10 Brigitte Pérez-Jean et Patricia Eichel-Lojkine (dir.), L’allégorie de l’Antiquité à la Renaissance, Paris : H. Champion, 2004. « Les humbles, pour qui je besogne […] » 141 Voilà qui appelle, tout d’abord, une remarque lexicographique : il faut prendre garde que la théorie de l’interprétation allégorique ou figurée, dont les grandes lignes restent globalement les mêmes du III e au XV e siècle, s’exprime dans un champ sémantique qui inclut : comparaison (ligne 12), similitude (l. 3) (puis métaphore, qui n’est pas dans le texte ici, mais plus loin, lorsque Camus dit du Cantique : « car ce ne sont que des Symboles, metaphores, enigmes 11 »), symbole, figure (l. 5), énigme (l. 6) et les expressions « pareille à » (l. 14), « est comme », et tout simplement « est », conformément à l’usage du verbe dans le Cantique même : « ton nom est un parfum qui se répand 12 » ou « mon bien-aimé est un bouquet de myrrhe, qui repose entre mes seins 13 ». D’autre part, conformément à l’usage du Moyen Âge et suivant le grec, qui avant allègoria utilisait ainigma pour désigner le même procédé, Camus évoque d’abord l’absence de sens apparent d’une comparaison contradictoire (l. 12-14). Il y a déjà là une partie de la théorie de l’allégorie, encore une fois constante du III e au XV e siècle, qui enseigne que c’est le nonsens apparent du texte pris littéralement qui force le lecteur à chercher un autre sens (dit « mystic », l. 21 ou « spiritu[el] », l. 24). Pierre Chiron, dans son article « Allégorie et langue » du volume déjà mentionné L’allégorie de l’Antiquité à la Renaissance 14 , établit que, dans la tradition des asteia grecs (que le français moderne traduit par « bon mot », « trouvaille », et que le XVII e rendait bien par « rencontre », qui est la mise en contact de deux isotopies que l’on jugeait distantes), le rapprochement de l’allégorie avec l’énigme sert à faire découvrir que l’allégorie (en tant qu’interprétation, l’allégorèse) est déclenchée par l’obscurité de l’énoncé qui nous est présenté, l’impossibilité du sens littéral. Enfin, dernier commentaire sur ces pages de Camus, l’interprétation de l’allégorie est indissociable de l’invention : parce que l’impossibilité de ce sens littéral ouvre la porte à la découverte de multiples sens, elle sert à lancer l’interprète dans d’autres chaînes d’associations. Camus d’ailleurs ne s’en prive pas, comme le prouve la « petite digression » qu’il se permet après avoir mentionné le rapprochement effectivement constant entre les passions et les vents : Et sont communément comparees ces quatre passions aux quatre vents principaux, recognus de tout temps, qui se soubs-divisent en 28. autres : 11 Traitté, p. [194]. 12 Cant, I, 3. 13 Cant, I, 13. 14 Pierre Chiron, « Allégorie et langue, allégorie et style, allégorie et persuasion : le témoignage des traités de rhétorique », dans B. Pérez-Jean et P. Eichel- Lojkine (dir.), L’allégorie de l’Antiquité à la Renaissance, op. cit., p. 49 sq. Max Vernet 142 aussi ceux qui ont tenu ceste division, recognoissans qu’elle n’estoit pas assez pleine, ont advoüé qu’il y en avoit bien d’autres […]. Et il m’ouvre le pas à une petite digression en laquelle j’enfonceray plus avant ces parallelles, parce que les vents & les passions me representent tout plein de convenances […] 15 . On avance ainsi, paragraphe après paragraphe : Le vent, selon quelques uns, n’est autre chose qu’un air esmeu, & qu’est-ce la passion, sinon un mouvement de l’ame ? Autres disent que c’est un flux d’air qui prend la qualité des lieux par où il passe. Ainsi voyons nous qu’il y a des vents chauts, des froids, des humides, des doux, des pluvieux. Et les passions estans des mouvemens de l’ame attachez à des facultez organiques, prennent souvent la qualité de leurs sieges, & sont ou violentes, ou chaudes, ou froides selon la disposition & temperature du corps. Les vents purifient l’air en l’agitant, & les passions esveillent l’ame & la tiennent à l’erte 16 & en haleine. L’Aristote fait naistre les vents, non de l’air, mais des exhalaisons de la terre. Et les passions, quoy que de l’essence de l’ame, ne laissent de despendre de la terre du corps, quant à leurs fonctions, parce qu’elles gistent dans l’appetit sensitif. Il y en a comme ça dix pages. Ce qu’il faut cependant garder à l’esprit ici, et qui vaut pour toute la première moitié du XVII e siècle, c’est que la lecture n’est pas dissociable de l’écriture (comme le montre la coexistence, dans la deuxième phrase de notre extrait, de l’interprétation et de la réécriture), celle-ci étant une constante relance de morceaux choisis, et donc une mise au présent, un renouvellement des textes dont le moteur est l’allégorèse, dans une constante circulation qui laisse peu de place à la notion d’auteur telle que nous la connaissons. La conclusion de ce commentaire des pages de Camus sera que le Cantique des cantiques n’est pas convoqué en tête du Traitté en vue de légitimer une étude des passions ainsi appuyée sur l’autorité de l’Écriture, mais comme texte allégorique. Le corollaire en est qu’ici l’allégorie n’est pas, comme pour nous contemporains, le rapport d’une image (ou d’un portrait écrit) à un texte. Nous ne sommes pas dans le rapport du visuel au discursif 17 , comme le veut l’usage contemporain de ce qu’Anne-Élisabeth Spica appelle heureusement « l’allégorie restreinte », qui a cours plus tard dans le XVII e siècle. 15 Traitté, p. [85]. 16 Orthographe de « alerte » bien attestée aux XVI e et XVII e siècles (Ménage, Dictionnaire étymologique, article « Alerte » ; TLFi, article « Alerte, adj. »). 17 Il faut cependant bien distinguer l’image vue de l’image mentale (voir ci-dessous). « Les humbles, pour qui je besogne […] » 143 Cet extrait du Traitté des passions, donc, est la première page d’une œuvre qui fait apparemment partie d’un recueil, Les Diversitez, sans direction ni propos assuré, notre évêque naguère disciple de Montaigne réaffirmant souvent que la diversité de ses écrits, à l’image de celle que Dieu a mise dans sa Création, est la source du plaisir que nous y prenons. Une longue épître dédicatoire, cependant, adressée à Marie de Médicis, laisse paraître à travers l’hyperbole encomiastique une prise assez directe sur les événements politiques des débuts de la Régence (proclamée immédiatement après le meurtre de Henri IV), à travers la très traditionnelle assimilation, depuis Platon, de la souveraineté politique sur le peuple au règne de la raison sur les passions 18 . Si on ajoute à cette implication dans le politique le lien de la théorie des passions avec la polémique religieuse contre les protestants (Luther ayant avec le De servo arbitrio ouvert le chemin à une condamnation totale et sans appel des passions, puisque celles-ci ne peuvent alors être dirigées par une raison radicalement affaiblie par la Chute), on découvrira un traité profondément lié aux débats intellectuels post-tridentins (et donc aux polémiques avec les protestants) et qui s’interroge, à propos des passions, sur les conditions d’une prise de parole pour laquelle l’allégorie n’est pas une figure du discours, mais le fondement même du dire pour le public. Elle consiste bien, tout à fait conformément à son étymologie, en un « dire autrement pour la place publique », par opposition cette fois au dialogue des polémiques entre savants qui se poursuivent parallèlement entre catholiques et protestants. Le Traitté des passions, loin d’être une Diversité parmi d’autres textes divers, est ainsi le nécessaire fondement théorique et doctrinal de la vaste entreprise d’écriture narrative de Camus. Et celle-ci est à son tour fortement en prise sur son époque. À première vue, il n’y a rien de très étonnant à ce qu’un évêque commence un traité 19 des passions par une lecture du Cantique des cantiques, certainement le texte le plus passionné des Écritures, au point que l’Église a longtemps débattu s’il fallait l’inclure dans les éditions de la Bible ; c’est le cas, tout près de Camus, de l’humanisme chrétien - encore catholique - mais aussi des protestants ; ce texte constitue un des sujets de discorde entre Castellion, qui en est scandalisé et veut le supprimer, et Calvin, pour qui il 18 On se souviendra ici que le XVII e siècle nomme une révolte « émotion populaire ». 19 Pour Camus, et suivant la tradition scientifique prémoderne, un traité est un texte qui traite d’un sujet et d’un seul, et dit tout ce que l’on peut dire de ce sujet. Compris ainsi, un traité est la collecte de tout ce qu’ont pu en dire les autorités. Il est donc fait de citations et d’exempla, et c’est bien ainsi que se présente le Traitté des passions. Max Vernet 144 est un poème érotique humain, et peut-être même un modèle de l’amour entre mari et femme, et fait certainement partie des Écritures. On pourrait donc s’attendre à ce que Camus utilise le Cantique pour légitimer les passions et donc son entreprise de les prendre comme sujet d’un traité. Il le fera fréquemment dans la suite, mais ce n’est pas ce qui l’intéresse dans ces premières pages, où il avertit ses lecteurs de la difficulté de la lecture du poème. Pour comprendre la présence liminaire du Cantique, nous allons faire un détour par Vézelay. Basilique de Vézelay, chapiteau de la nef (sud) appelé « Le Moulin mystique » (ca 1120-1140). Cliché libre de droits. Ce très célèbre chapiteau (dit « Le Moulin mystique ») montre deux personnages dont l’un verse du grain dans un moulin, et l’autre recueille la « Les humbles, pour qui je besogne […] » 145 farine. On pourrait facilement y voir une représentation d’un des travaux quotidiens des paysans, comme dans un des compartiments du tympan à Vézelay, où un homme vide un sac de blé. Mais il s’agit en fait de Moïse et de saint Paul. Michel Zink décrit ainsi le chapiteau : Moïse, vêtu d’une tunique courte et les pieds chaussés comme un esclave, se penche sur l’entonnoir d’un moulin où il déverse le contenu d’un sac de grain qu’il porte sur l’épaule. Saint Paul, pieds nus et en toge de citoyen, tend un autre sac sous la meule pour recueillir la farine. La roue du moulin figure une croix inscrite dans un cercle 20 . Soyons d’abord clair : comme le dit aussi Zink, ce chapiteau représente Moïse et saint Paul, mais il n’a rien d’anecdotique ; il ne représente pas, contrairement aux autres chapiteaux à personnages bibliques, un épisode de la vie de Moïse ou de celle de saint Paul. En fait, du point de vue du sens littéral (littera/ historia gesta docet 21 ), cette rencontre de Moïse et de saint Paul est impossible. C’est, comme nous venons de le voir, cette impossibilité qui doit motiver l’explication allégorique. Première allégorie, celle-ci au sens contemporain de correspondance entre une image et une abstraction 22 : Moïse est l’Ancien Testament, l’Ancienne Loi ; saint Paul, la Nouvelle Loi. Le passage (le moulin) est donc le Christ, dont la croix serait l’allégorie. L’allégorie est ici centrée sur une opération, et non sur un ou des personnages. Cette opération est une transformation, la mouture. Le sens allégorique du chapiteau est la transformation de l’Ancienne Loi en Nouvelle Loi opérée par le Christ. Or, ce sur quoi insiste l’Église chrétienne, ce par quoi elle se différencie des gens de l’Ancienne Loi, c’est-à-dire des Juifs, c’est bien la nécessité de la venue du Christ, de l’Incarnation, l’Ancien Testament n’ayant de nécessité que comme annonce du Nouveau. Tout texte de l’Ancien Testament a un autre sens ; il est allégorique. 20 Michel Zink, « Moulin mystique. À propos d’un chapiteau de Vézelay : figures allégoriques dans la prédication et dans l’iconographie romanes », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 31 (1976), p. 481. 21 L’allégorie prend place dans l’échelle ascendante des sens résumée dans l’adage « littera gesta docet, quid credas allegoria, moralis quid agas, quo tendas anagogia » (« la lettre enseigne les faits, l’allégorie ce que tu dois croire, la morale ce que tu dois faire, l’anagogie ce que tu dois viser »). Voir Henri de Lubac, Exégèse médiévale : les quatre sens de l’Écriture, Paris : Cerf, 1993 [1959-1963], t. I, p. 23. 22 Le Moyen Âge dans ce cas emploie « figura ». Max Vernet 146 L’allégorie est donc fondamentale pour la foi chrétienne (allegoria quid credas), et les textes ne manquent pas qui démontrent l’erreur de ceux qui ne « veulent pas » voir le deuxième sens. Le chapiteau est en plus l’allégorie d’une double nécessité : pas de nourriture sans farine, car l’homme ne se nourrit pas de grain, mais pas de farine sans grain. Comme le répètent tous les textes de doctrine chrétienne, il faut à la fois maintenir le sens littéral (les anecdotes de l’Ancien Testament sont vraies, historiques - historia gesta docet) et le sens allégorique porteur de la foi. Ce chapiteau est donc l’allégorie de la nécessité du double sens. Il est l’allégorie de l’allégorie. Son sens est donc, dans la forêt maintenant baudelairienne de la nef de Vézelay, un avertissement ou un rappel : ne pas manquer le sens allégorique de tous ces chapiteaux et de toutes ces images sculptées. C’est le mode d’emploi de la basilique. En revenant maintenant au Traitté des passions, on peut conclure que les pages liminaires jouent pour celui-ci le rôle que le « Moulin mystique » jouait pour les chapiteaux de Vézelay : Camus avertit le lecteur que, comme ce qui va être dit sur les passions va l’être largement par exempla et citations bibliques et classiques, il faut prendre garde à ne pas se laisser restreindre au sens littéral. Le Cantique est certes un poème d’amour humain, mettant peut-être en scène Salomon et son épouse et, en ce sens portrait de la sensualité légitime entre époux ; il n’en est pas moins le chemin que Dieu désigne aux fidèles pour les engager à la poursuite de l’amour divin, les noces figurant cette fois l’union de l’âme croyante avec Dieu. Les textes cités sont donc allégoriques, et quant à nous, modernes, il faut garder à l’esprit que la répartition des sens ne se fait pas entre image et texte, mais entre image et récit d’un côté, et raisonnement abstrait de l’autre. Image et texte sont tous deux des manifestations matérielles et sensibles (saisissables par les sens) de la signification. Cette répartition de la compréhension n’est saisissable que si l’on se souvient de la théorie aristotélicienne de la vision, qui veut que l’imagination 23 présente à l’intellect une image. Dans le cas de la lecture, cette même imagination présente aussi une image, inventée (imaginée) cette fois à partir d’un texte et non plus à partir de la species émise par un objet. L’ecphrasis (le « faire- 23 Qui est la faculté de former, à partir de la species émise par l’objet, l’image « intérieure » qui est accessible à l’intellect. Sur cette réception médiévale du De Anima, qui a encore cours à la période prémoderne, voir Philippe Hamou, Voir et connaître à l’âge classique, Paris : PUF, 2002, pp. 30-47 ; Dallas G. Denery II, Seeing and Being Seen in the Later Medieval World. Optics, Theology and Religious Life, Cambridge : Cambridge University Press, 2005. « Les humbles, pour qui je besogne […] » 147 voir ») donc, avant d’être un ornement ou un savoir-faire rhétorique, est la condition de toute lecture de récit, lecture accessible à tout un chacun parce qu’elle est sensuelle. En revanche, le sens du texte vers lequel il faut guider le lecteur est le spirituel, donc immatériel et saisissable par l’intellect, ce qui n’est pas possible à tout le monde. Camus, en évêque soucieux de son métier, met ici en pratique la réaffirmation tridentine de ce qui depuis longtemps gouvernait la prédication catholique : prêcher est s’adresser à des fidèles qui sont davantage touchés par ce qui est présenté à leurs sens que par l’abstraction de la doctrine. Chez Jacques de Vitry, le célèbre prédicateur du XIII e siècle, [p]our édifier les hommes mal dégrossis et instruire les simples : il faut leur proposer le plus souvent des objets matériels, palpables et tels qu’on les connaît d’expérience. En effet, ils sont davantage touchés par les exemples sensibles que par les autorités ou de profondes sentences 24 . Déjà, Grégoire le Grand formulait un semblable constat dans ses Homélies sur Ézéchiel : Ses leçons font leur cercle, tantôt en haut, tantôt en bas : aux plus avancés, elles sont données spirituellement (perfectioribus spiritualiter dicuntur) ; elles sont au niveau (congruunt) des plus faibles (infirmis) selon la lettre. Ce que les humbles (parvuli) comprennent selon la lettre, les doctes (docti viri) l’amènent au sens supérieur (in altum ducunt) par l’intelligence spirituelle. Dans l’épisode d’Ésaü et de Jacob, par exemple, l’un envoyé à la chasse pour être béni, l’autre béni par son père grâce à la substitution maternelle, un humble ne trouve-t-il pas sa nourriture à lire le texte au niveau du récit ? Et s’il est amené à ce niveau avec plus de précision, il constate que Jacob n’a pas dérobé par ruse la bénédiction de son aîné, mais l’a reçue comme un dû, puisqu’il l’avait achetée avec son consentement au prix du plat de lentilles. Mais veut-on d’un regard plus pénétrant, étudier les actes des deux frères aux lumières secrètes de l’allégorie (per allegoriae arcana discutere) ? Tout de suite, on s’élève du récit au mystère. L’envie qu’a Isaac de se régaler du 24 « Ad edificacionem rudium et agrestium erudicionem : quibus quasi corporalia et palpabilia et talia que per experienciam norunt frequencius sunt proponenda, magis enim moventur exterioribus exemplis quam auctoritatibus vel profundis sententiis » (Sermones vulgares vel ad status, éd. Jean Longère, Turnhout : Brepols, coll. « Corpus Christianorum, continuatio medievalis », t. I, Prologue, pp. 10-11). Nous remercions Cédric Giraud pour la traduction de ce passage. Max Vernet 148 gibier de son fils aîné, que veut-elle dire, sinon la faim qu’a eue Dieu toutpuissant des œuvres bonnes du peuple juif 25 ? C’est exactement ce que reprend Camus en parlant de son entreprise d’écriture. Il dit s’adresser aux « simples, pour qui [il] besogne ». Le Traitté est ainsi le porche doctrinal de la plus vaste entreprise narrative post-tridentine. Aussi, l’allégorie n’est pas une figure occasionnelle, mais la condition nécessaire de la narration en général ; comme Dieu a pris en Jésus la forme de l’homme passionné, naturellement passionné, le sens s’incarne dans le récit. Passion, incarnation, allégorie, bonne parole et écriture de récits sont donc intimement liées, au point d’être indissociables, comme tout ce que Dieu unit. Bibliographie Sources Camus, Jean-Pierre. Diversitez de Messire Jean Pierre Camus Evesque et Seigneur de Belley, livre XXXI, Traittant des Passions de l’ame, tome neuviesme, Paris : Claude Chappelet, 1614. Camus, Jean-Pierre. Traitté des passions de l’ame, éd. Max Vernet et Élodie Vignon, Paris : Classiques Garnier, 2014. Grégoire le Grand. Homélies sur Ézéchiel, éd. et trad. Charles Morel, Paris : Cerf, coll. « Sources chrétiennes », 1986, t. I. Jacques de Vitry. Sermones vulgares vel ad status, éd. Jean Longère, Turnhout : Brepols, coll. « Corpus Christianorum, continuatio medievalis », t. I. Virgile. Géorgiques, trad. E. de Saint-Denis, Paris : Les Belles Lettres, 1957. Études Chiron, Pierre. « Allégorie et langue, allégorie et style, allégorie et persuasion : le témoignage des traités de rhétorique », dans Brigitte Pérez-Jean et Patricia Eichel-Lojkine (dir.), L’allégorie de l’Antiquité à la Renaissance, Paris : H. Champion, 2004, pp. 41-74. Denery, Dallas G. II. Seeing and Being Seen in the Later Medieval World. Optics, Theology and Religious Life, Cambridge : Cambridge University Press, 2005. Hamou, Philippe. Voir et connaître à l’âge classique, Paris : PUF, 2002. Lubac, Henri de. Exégèse médiévale : les quatre sens de l’Écriture, Paris : Cerf, 1993 [1959- 1963]. 25 Grégoire le Grand, Homélies sur Ézéchiel, 6, 2-3, éd. et trad. Charles Morel, Paris : Cerf, coll. « Sources chrétiennes », 1986, t. I, p. 199. « Les humbles, pour qui je besogne […] » 149 Pérez-Jean, Brigitte, et Patricia Eichel-Lojkine (dir.). L’allégorie de l’Antiquité à la Renaissance, Paris : H. Champion, 2004. Zink, Michel. « Moulin mystique. À propos d’un chapiteau de Vézelay : figures allégoriques dans la prédication et dans l’iconographie romanes », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 31 (1976), pp. 481-488. L’amour-propre : de l’allégorie à la réflexion morale C HARLES -O LIVIER S TIKER -M ÉTRAL U NIVERSITÉ L ILLE 3, ALITHILA (EA 1061) Retraçant dans un article fondateur l’« histoire d’un thème et d’une forme », Jean Lafond a montré que La Rochefoucauld avait conscience de dialoguer avec une forme d’interrogation spirituelle remontant au début du XVII e siècle en écrivant sa « peinture de l’amour propre » qui servira de première maxime à l’édition de 1665 1 . Ennemi intérieur, celui-ci s’oppose à la désappropriation que réclame la perfection chrétienne en devenant l’objet même de l’erreur qu’il suscite. De la mystique à la morale, il est ainsi possible d’envisager l’archéologie de cette puissance trompeuse 2 . Comment rendre compte d’une instance centrale dans la vie spirituelle et morale et qui échappe à toute saisie rationnelle ? Autrement dit, de quelle représentation l’amour-propre est-il susceptible ? Et est-il même représentable ? Bien avant La Rochefoucauld, la voie de l’allégorie a été explorée par les auteurs spirituels des premières décennies du XVII e siècle, parallèlement à l’élaboration d’un imaginaire de l’intériorité. Les grandes caractéristiques de l’intériorité à l’âge Classique - spatialisation dans le sens de la profondeur, multiplication des métaphores pour cerner au plus près cette réalité invisible - ont été dégagées par une étude fondamentale de Benedetta Papasogli, qui conclut de la manière suivante : « De métaphore en métaphore, l’espace du cœur s’est en effet progressivement enrichi de toute une gamme de significations symboliques 3 ». La métaphore de l’intériorité 1 Jean Lafond, « L’Amour-propre (MS 1). Histoire d’un thème et d’une forme », dans L’Homme et son image. Morales et littérature de Montaigne à Mandeville, Paris : H. Champion, 1996, pp. 99-114. 2 Voir le chapitre I de notre Narcisse contrarié. L’amour propre dans le discours en France, 1650-1715, Paris : H. Champion, 2007. 3 Benedetta Papasogli, Le « fond du cœur ». Figures de l’espace intérieur au XVII e siècle, Paris : H. Champion, 2000, p. 117. Voir aussi Bernard Beugnot, qui parle de Charles-Olivier Stiker-Métral 152 engendre ainsi la figuration allégorique des forces qui habitent cet espace et, en particulier, de l’amour-propre. L’allégorie est moins ici un principe herméneutique de production du sens que, dans une acception peut-être plus commune, un mode de figuration de l’abstraction, en l’occurrence les réalités psychiques agissant dans la vie intérieure. Pourtant, force est de constater que le discours d’un moraliste comme La Rochefoucauld n’a pas recours à une semblable monstration et que toute représentation figurative est absente des Maximes. Avec Anne-Élisabeth Spica, on peut remarquer « l’ascétique moraliste du discours 4 », lequel se défie des images, au point qu’illustrer les Maximes serait sans doute une entreprise impossible. Ainsi, si J. Lafond et B. Papasogli ont été sensibles aux indéniables éléments de continuité entre cette tradition spirituelle et La Rochefoucauld, je propose de mettre ici en évidence le passage d’un modèle discursif à un autre et d’une herméneutique à une autre, passage, autrement dit, d’un discours attentif aux représentations des passions et des facultés à un discours attentif aux effets de ces passions et facultés, et à leur observation. Cette rupture conduit à un abandon de l’allégorie. Au-delà d’une approche en termes d’imaginaire, brillamment illustrée par B. Papasogli, il est par conséquent possible de s’interroger sur les différentes formes et les différentes fonctions des savoirs prenant pour objet l’intériorité, savoirs dont notre catégorie moderne de « psychologie » ne rend qu’imparfaitement compte et qu’elle risque d’uniformiser. La confrontation de deux textes, l’un de Laurent de Paris, l’autre de La Rochefoucauld, voudrait ici contribuer à mieux cerner le rapport entre les moralistes et la spiritualité : la continuité des motifs permet de saisir la disparité des discours et des savoirs mobilisés de part et d’autre. Le palais de l’amour divin entre Jésus et l’âme chrétienne 5 du capucin Laurent de Paris est une ample synthèse où est accordée une place prépondérante à l’annihilation. Plusieurs fois réédité, l’ouvrage connaît un important succès. En témoigne François de Sales, qui le reconnaît comme un de ses modèles dans la préface du Traité de l’amour de Dieu. Chez Laurent de Paris, comme dans la littérature religieuse du tournant des XVI e et « spatialisation de l’intériorité » (« Quelques figures de l’espace intérieur », Études littéraires, XXIV, 1-2 (hiver 2002), pp. 29-38). 4 Anne-Élisabeth Spica, « Moralistes et emblématique », XVII e siècle, 202 (1999), p. 180. 5 Le palais d’amour divin de Jesus, et de l’ame chrestienne, où toute personne tant religieuse que seculiere peult apprendre à aymer Dieu en verite, Paris : Veuve G. de la Noue, 1 re éd. 1602. L’amour-propre : de l’allégorie à la réflexion morale 153 XVII e siècles, l’intériorité est pensée comme un lieu habité par des forces psychiques qui sont aussi des instances spirituelles, ce qu’illustrent par exemple les représentations populaires des vices logés dans le cœur 6 . Le capucin a ainsi recours à l’allégorie du palais, spatialisation de l’activité spirituelle, dans la lignée des vastes palais de la mémoire de saint Augustin ou des demeures de Thérèse d’Avila. Dans le détail, l’ouvrage de Laurent fait alterner définitions et descriptions, c’est-à-dire savoir théologique érudit, appuyé sur les nombreuses citations en manchette, et figuration visuelle. C’est ainsi qu’est structuré l’« ample traité » de l’amour-propre de l’édition de 1614, lequel contribue à faire de l’amour-propre un terme essentiel de la langue spirituelle française 7 . L’énumération des effets pernicieux de l’amour-propre dans la vie spirituelle (dans la pratique sacramentelle, dans la pratique des vertus, dans le travail d’abnégation) aboutit à son identification comme « si essentiel et incorporé en tout l’homme, que l’on ne voit point de moyen qu’il s’en puisse défaire 8 ». Cette formule porte la marque d’une dette envers Catherine de Gênes, laquelle fait de l’amour-propre le protagoniste d’un dialogue avec le corps et l’âme : Elle le voyait quasi par essence dans l’homme, spirituellement et corporellement, et vit qu’il était si incorporé avec l’un et avec l’autre, c’està-dire avec l’âme et avec le corps, qu’il lui semblait quasi impossible de s’en purger en cette vie 9 . On voit ainsi apparaître, dans les textes de Catherine de Gênes, une allégorisation de l’amour-propre liée à sa place dans le fond du cœur humain, « dans lequel se joue le drame du salut 10 ». À la suite de ces développements théoriques, qui passent en revue les différentes désignations possibles de l’amour de soi 11 , Laurent de Paris a recours à une série de représentations allégoriques, qu’il emprunte pour 6 Voir à ce sujet les gravures reproduites dans Anne Sauvy, Le miroir du cœur. Quatre siècles d’images savantes et populaires, Paris : Cerf, 1989. 7 Pour un aperçu de la place de l’amour-propre dans la spiritualité de Laurent de Paris, je me permets de renvoyer à Ch.-O. Stiker-Métral, Narcisse contrarié, op. cit., pp. 46-54, où sont mises en évidence les tensions propres à la spiritualité du capucin, « synthèse originale et fragile entre les mystiques du renoncement et de l’accomplissement » (p. 51). 8 Le palais de l’amour divin entre Jésus et l’âme chrétienne, Paris : Denis de la Noue et Charles Chastellain, 1614, p. 833. 9 La vie et les œuvres spirituelles de sainte Catherine d’Adorny de Gênes, Lyon : Pierre Rigaud, 1616, p. 167. 10 B. Papasogli, Le fond du cœur, op. cit., p. 179. 11 Le palais de l’amour divin, op. cit., pp. 809-811. Charles-Olivier Stiker-Métral 154 deux d’entre elles à un texte italien 12 , vraisemblablement dû à Isabella Bellinzaga, connue à l’époque comme la « dame milanaise », rédigé par son directeur, le jésuite Achille Gagliardi, et traduit en français dans le sillage du développement dans l’élite dévote parisienne de la mystique dite « abstraite », sous l’influence des chartreux, des capucins et d’une branche de la Compagnie de Jésus 13 . J. Lafond a relevé l’importance de l’appendice « De l’amour propre », dans lequel il voit « un des tout premiers exemples de ces morceaux entièrement consacrés au thème » et une des premières apparitions du terme « amour propre » en français dans un sens rigoureux et systématique 14 . Laurent de Paris présente explicitement ces « similitudes » comme un excursus, dont le but est de dramatiser le discours sur l’amourpropre pour en rendre la connaissance plus sensible au lecteur : « on ne pourra jamais assez dire de ce malheureux qui est logé au fond de notre cœur […]. Car je me suis délibéré de le ventiler, cribler, broyer et pulvériser, qu’on le puisse découvrir jusques aux plus extrêmes et plus secrètes moëlles 15 ». L’apport de Laurent de Paris réside peut-être moins dans les ajouts à ces allégories antérieures que dans une telle réflexion explicite sur l’articulation entre le langage théologique et les représentations allégoriques. Il reconnaît ainsi l’insuffisance du langage strictement théologique : une des fonctions de l’allégorie est bien d’y proposer une alternative. La monstration du monstre viendrait dès lors renforcer le propos, mais aussi lui conférer une efficacité spirituelle supérieure. Trois « similitudes » sont dès lors proposées au lecteur. Tout d’abord, Laurent a recours à une personnification de l’amour-propre sous la forme d’un jeune homme, laquelle transpose le fonctionnement des emblèmes 12 Une traduction de cet Abrégé de la perfection chrétienne est publiée en 1596. Elle est reprise avec divers opuscules, dont l’un est intitulé De l’Amour propre, ainsi que le Discours de l’abnégation intérieure du jeune Pierre de Bérulle dans l’édition suivante : Discours de l’abnégation intérieure avec un Abrégé de la perfection chrétienne où sont contenus et compris plusieurs beaux enseignements, préceptes et avertissements touchant la sainte et sacrée théologie mystique, Arras : Guillaume de la Rivière, 1599. 13 L’histoire des textes et des doctrines de cette période, dans laquelle se trouvent impliqués, entre autres grandes figures, Madame Acarie et le jeune Bérulle, a été retracée en particulier par Jean Orcibal (La Rencontre du Carmel thérésien avec les mystiques du Nord, Paris : PUF, 1959) et Louis Cognet (Histoire de la spiritualité chrétienne, t. III : La spiritualité moderne, 1. L’essor : 1500-1650, Paris : Aubier, 1966). 14 J. Lafond, « L’Amour-propre », art. cit., p. 105. Pour un aperçu de la doctrine de la « dame milanaise » et de la diffusion de son ouvrage, voir Narcisse contrarié, op. cit., p. 32-41. 15 Le palais de l’amour divin, op. cit., p. 837. L’amour-propre : de l’allégorie à la réflexion morale 155 contemporains, dont il est possible que Laurent s’inspire. Le texte de Laurent a recours ici à l’ecphrasis. L’amour-propre est décrit comme « un jeune homme beau et gras, la tête pleine de cheveux touffus et épais vêtu en soldat, un bouclier à la gauche, un trait ou un dard ailé en la dextre en forme d’un furieux et fort armé 16 » : chaque attribut est ensuite décrypté et rapporté à une caractéristique de l’amour-propre. Ainsi, la jeunesse figure le renouvellement perpétuel des démarches de l’amour-propre, que ce jeune homme soit beau gras indique le goût des plaisirs, la chevelure abondante désigne le penchant au péché, le bouclier, le refus des répréhensions. Un second chapitre établit une comparaison entre l’amour-propre et le chiendent, « herbe maligne » et « herbe ingrate », laquelle corrompt les meilleures herbes comme l’amour-propre corrompt les meilleures choses 17 . Enfin, Laurent propose un portrait en « monstre en forme humaine, qui aie les deux yeux de la tête crevés, et ce nonobstant qui en porte quatre sur son front 18 ». Le portrait monstrueux s’étend sur plusieurs pages et, sur un modèle proche de l’emblématique, voit les caractéristiques physiques du monstre transposées dans l’ordre spirituel. L’utilisation par Laurent de Paris du terme « similitude », qui s’applique fréquemment à l’exégèse, mais peut caractériser l’ensemble du discours religieux figuré, autorise à recourir aux déclarations contemporaines de François de Sales à ce sujet : l’évêque de Genève attribue aux allégories « une efficace incroyable à bien éclairer l’entendement et à mouvoir la volonté 19 ». Laurent n’en use pas autrement en donnant à ses allégories la mission de faire « connaître » et « figurer » l’amour-propre par son lecteur 20 . Autrement dit, leur fonction est à la fois heuristique et rhétorique. En l’espèce, elles permettent d’indiquer de manière concrète les caractéristiques spirituelles de l’amour-propre, afin de rendre intelligible son rôle néfaste dans le processus de désappropriation, mais aussi de susciter l’effroi du lecteur. On a affaire ici au « pouvoir de visualisation » de l’image propre à la culture visuelle de cette période, relevé par Anne-Élisabeth Spica, lequel permet d’obtenir une persuasion d’autant plus grande que le vrai qui quelquefois peut n’être pas vraisemblable - la littéralisation des métaphores 16 Id. 17 Ibid., p. 838. 18 Ibid., p. 840. 19 Lettre à Mgr Fremyot, 5 octobre 1604, citée par Hélène Michon, « Pourquoi François de Sales utilise-t-il un langage imagé ? », dans David Wetsel et Frédéric Canovas (dir.), La spiritualité / L’épistolaire / Le merveilleux au Grand Siècle, Tübingen : Gunter Narr Verlag, coll. « Biblio 17 », 2003, p. 34. 20 Le palais de l’amour divin, op. cit., p. 840. Charles-Olivier Stiker-Métral 156 contrevient à toute imitation vraisemblable de la nature - n’en reste pas moins doué de l’autorité de l’image symbolique 21 . De plus, la représentation allégorique des affects tient ici lieu de caractérologie : il s’agit, selon le titre donné par Laurent à son chapitre, d’un « pourtrait de l’impur amour propre, où sont fort bien pourtraits ceux qui en sont agitez 22 ». Le monstre fait ainsi voir, sur un mode dépourvu de toute vraisemblance imitative, l’« homme transformé en la passion d’amour de soi », comme si l’allégorie valait conjointement pour l’amour-propre et pour l’homme amoureux de lui-même. Jean Lafond a proposé, au sujet des développements consacrés à l’amour-propre auxquels se rattache celui de Laurent de Paris, de parler de « mythe », de « la vision d’une réalité démonique, à proprement parler animée » 23 . On serait ainsi en présence d’une pensée pré-rationnelle, qui, à défaut de penser sous forme de concepts, aurait recours au saisissement de l’image. Sans invalider cette forte analyse, on peut placer l’accent sur un autre aspect de cette écriture : l’allégorie est ici mise au service de la représentation de ce qui est caché au fond du cœur et permet de donner accès aux formes labiles de la vie intérieure. L’allégorie contribue donc à créer une relation entre l’intériorité et le regard, comme si elle était la seule figure à même de pallier la défaite du regard qu’entraîne l’amour-propre 24 . Jean-Pierre Camus, quelques décennies après Laurent de Paris, comparera la lutte contre l’amour-propre à un combat de regards : Il en est de l’amour-propre comme du basilic, s’il voit l’homme le premier il le tue, s’il en est premièrement aperçu il en est tué : c’est pour cela que cet animal ne se tient qu’en des lieux écartés, sombres et cachés d’où il puisse apercevoir l’homme sans en être vu 25 . On peut dès lors faire l’hypothèse que ces auteurs envisagent l’efficacité de l’allégorie pour la psychomachie 26 : en donnant une visibilité à cet « ennemi 21 Symbolique humaniste et emblématique, Paris : H. Champion, 1996, p. 279. 22 Le palais de l’amour divin, op. cit., p. 840. 23 La Rochefoucauld. Augustinisme et littérature, Paris : Klincksieck, 1977, p. 84. 24 Voir Benedetta Papasogli, « L’espace intérieur et le regard descriptif », dans Christian Mouchel et Colette Nativel (dir.), République des lettres, république des arts. Mélanges offerts à Marc Fumaroli, Genève : Droz, 2008, pp. 263-276. 25 Jean-Pierre Camus, Industries spirituelles contre les stratagèmes de l’amour propre, Caen : Pierre Poisson, 1638, f° 29. Sur les enjeux de cette affirmation, je me permets d’indiquer mon article « Cet obscur objet de l’amour-propre », dans Bernard Roukhomovsky (dir.), L’optique des moralistes de Montaigne à Chamfort, Paris : H. Champion, 2005, pp. 69-87. 26 Le combat spirituel est lui-même une notion ancrée dans l’allégorie, comme le montre le passage fondateur de l’Épître aux Éphésiens (10-20) de saint Paul. L’amour-propre : de l’allégorie à la réflexion morale 157 intérieur et domestique 27 », elle peut aider le chrétien dans son combat jamais achevé. L’intériorité est perçue comme un théâtre où s’exercent des forces antagonistes qui cherchent à en prendre possession. Si le texte de Laurent de Paris n’est plus guère pratiqué que par les historiens de la spiritualité, de nombreux chercheurs se sont penchés sur la MS 1 de La Rochefoucauld, fascinés par l’écriture si particulière de ce morceau de bravoure et par sa suppression dès la deuxième édition de l’ouvrage 28 . Que reste-t-il de cette tradition religieuse et littéraire dans ce texte, dont on sait qu’avant d’être placé en tête de la première édition des Réflexions ou sentences et maximes morales (1665), il parut dans un recueil collectif, accompagné d’une dédicace à Mlle d’Épernon, carmélite 29 ? L’amour-propre n’y est plus traité sur le mode strictement allégorique. L’intériorité humaine est bien évoquée sur le mode spatial : « on ne peut sonder la profondeur ni percer les ténèbres de ses abîmes. Là il est à couvert des yeux les plus pénétrants, il y fait mille insensibles tours et retours 30 ». Mais c’est précisément cette invisibilité de l’amour-propre, invisibilité abondamment relevée par ses prédécesseurs, que La Rochefoucauld ne cherche pas, pour sa part, à surmonter par la représentation allégorique. Des allégories antérieures, il ne reste qu’une forme syntaxique, dans laquelle l’amour-propre occupe la plupart du temps la fonction de sujet, ce qui a pour effet de l’hypostasier en le dotant de désirs, de desseins, d’intérêts. Pourtant, le moraliste ne peut le saisir autrement que comme un irrépressible désir d’être, dépourvu de forme propre. Cette page, que La Rochefoucauld désigne comme une « peinture », ne peut donc être lue que comme une peinture bien paradoxale, puisque son objet se dérobe toujours. Le lexique dominant y est d’ailleurs celui du mouvement et de la métamorphose. Si l’on peut suivre Louis Van Delft lorsqu’il rattache l’anatomie de tous les replis du cœur engagée par les Maximes à la tradition spirituelle contemporaine 31 , il semble pourtant que La Rochefoucauld s’éloigne d’un imagi- 27 J.-P. Camus, Industries spirituelles, op. cit., f° 29. 28 Voir par exemple la table ronde éditée dans Claire Carlin (dir.), La Rochefoucauld, Mithridate, Frères et sœurs, Tübingen : Gunter Narr Verlag, coll. « Biblio 17 », 1998, pp. 55-80. 29 Voir sur ce point Jacqueline Plantié, « L’amour-propre au Carmel ? Petite histoire d’une grande maxime », RHLF, 4 (1971), pp. 561-573. 30 François de La Rochefoucauld, Réflexions ou sentences et maximes morales, éd. Laurence Plazenet, Paris : H. Champion, 2005, p. 209. 31 Louis Van Delft, « La Rochefoucauld et l’anatomie de tous les replis du cœur », dans Les Spectateurs de la vie. Généalogie du regard moraliste, Sainte-Foy : Presses de l’Université Laval, 2005, pp. 118-122. Charles-Olivier Stiker-Métral 158 naire de l’intériorité qui a cours, dans ces mêmes années, à Port-Royal, au sujet duquel Béatrice Guion a pu écrire que « les port-royalistes représentent volontiers l’intériorité de façon figurée 32 ». Ainsi les images du cloaque ou du marécage imprègnent-elles le Dictionnaire chrétien de Nicolas Fontaine en des allégories qui servent de support au déploiement d’un imaginaire augustinien commun, dont les variations ont été abondamment explorées par les travaux de Philippe Sellier 33 . Rien de tel chez La Rochefoucauld, qui s’attache pour sa part à recenser les effets visibles de l’amour-propre : le monstre a disparu au profit des « ridicules persuasions qu’il a de lui-même », qui peuvent être « si monstrueuses qu’il les renferme dans son sein » 34 , et les maximes qui suivent, très différentes de ce long développement dès la première édition, inventorient les erreurs produites par cette puissance trompeuse. Pourquoi avoir supprimé dès la seconde édition un texte aussi travaillé ? Plusieurs hypothèses ont été avancées ces dernières années : pour Jacqueline Plantié, La Rochefoucauld achève le portrait de l’amour-propre insaisissable en le dissimulant ; selon Ph. Sellier, il aurait d’emblée trop dévoilé sa pensée, condamnant le livre à la répétition, tandis que L. Van Delft a pour sa part souligné la distance stylistique entre cette peinture et la brièveté des maximes 35 . J’avancerai à mon tour une autre hypothèse, laquelle ne sera pas nécessairement contradictoire avec ces dernières. La première édition des Maximes paraît trahir une hésitation de La Rochefoucauld quant à l’objet même de son analyse. La MS 1 évoque la tradition des peintures morales, au sein de laquelle les passions relèvent de personae dotées d’une autonomie, à ceci près qu’il s’agit là de la passion primitive qui agit clandestinement dans toutes les autres. Sans qu’il y ait de référent allégorique, il reste une forme de personnification de cette puissance démonique qui anime le fond du cœur. La suppression de la MS 1 correspond, à partir de la deuxième édition, à un choix épistémologique de la part du moraliste : désormais, il refusera de s’intéresser à la peinture de l’amour-propre comme puissance pour s’attacher à l’interprétation de ses effets dans des comportements et au trouble qui affecte l’évaluation des 32 Béatrice Guion, « De l’abandon à la méditation : représentations de l’espace intérieur à Port-Royal », Études littéraires, XXXIV, 1-2 (hiver 2002), pp. 39-53. 33 Voir en particulier « Le cœur chez Pascal », dans Essais sur l’imaginaire classique, Paris : H. Champion, 2003, pp. 160-161. 34 La Rochefoucauld, Réflexions ou sentences et maximes morales, op. cit., p. 209. 35 Respectivement J. Plantié, « L’amour-propre au Carmel ? Petite histoire d’une grande maxime », art. cit., p. 572 ; Ph. Sellier, « L’univers imaginaire de La Rochefoucauld », dans Essais sur l’imaginaire classique, op. cit., p. 274 ; Louis Van Delft, Littérature et anthropologie, Paris : PUF, 1993, p. 133. L’amour-propre : de l’allégorie à la réflexion morale 159 actions, comme en témoigne le choix d’un nouvelle maxime initiale, empruntée désormais à Montaigne : « Ce que nous prenons pour des Vertus n’est souvent qu’un assemblage de diverses actions que la fortune arrange comme il lui plaît 36 . » Malgré la suppression de la MS 1, quelques traces de ces représentations allégoriques demeurent dans les Maximes, comme les maximes 2 37 , 3 38 , 236 39 . Dans ces maximes, Antoine de Courtin reconnaîtra des exemples de « style figuré », lequel, « sortant des termes simples, se sert d’expressions allégoriques et représente une chose par une autre qui y a rapport » 40 . Mais il s’agit sans doute là de traces de l’ingéniosité conceptiste et d’usages de la métaphore baroque, plus que d’héritage des allégories religieuses de la première moitié du siècle. Aussi l’abandon de la représentation allégorique correspond-il à un déplacement épistémologique profond. Jean Lafond concluait sa recension des affinités entre la tradition spirituelle et la MS 1 en proposant d’y envisager le passage du mythe à la raison et du baroque au classicisme. Si ces catégories sont plus difficiles à manier aujourd’hui qu’en 1977, on peut rejoindre le grand spécialiste de La Rochefoucauld dans l’idée que les Maximes inaugurent un autre mode d’interrogation de l’amour-propre et, partant, une tout autre démarche morale : ce n’est plus la vie intérieure, constituée en objet de spectacle et de fascination ambiguë, qui est l’objet d’attention premier du moraliste, mais les conduites humaines, rapportées à leurs motivations complexes. La MS 1 amorçait ce déplacement en abandonnant l’allégorie. Entre la première et la deuxième édition de son ouvrage, La Rochefoucauld fait porter l’accent sur les difficultés de la connaissance de l’intériorité, au moyen non plus d’une représentation allégorique, mais d’une interrogation herméneutique sur les comportements. 36 Il s’agit de la version de la deuxième édition (1666). La maxime sera amplifiée lors de la quatrième édition (1675). Voir « Historique des maximes », dans Réflexions ou sentences et maximes morales, op. cit., p. 701. Cette maxime fait écho à l’essai II, 1, « De l’inconstance de nos actions ». 37 « L’amour-propre est le plus grand de tous les flatteurs. » 38 « Quelque découverte que l’on ait faite dans le pays de l’amour-propre, il y reste encore bien des terres inconnues. » 39 « Il semble que l’amour-propre soit la dupe de la bonté et qu’il s’oublie lui-même lorsque nous travaillons pour l’avantage des autres. Cependant, c’est prendre le chemin le plus assuré pour arriver à ses fins. C’est prêter à usure sous prétexte de donner. » 40 Antoine de Courtin, Nouveau traité de la civilité, éd. Marie-Claire Grassi, Saint- Étienne : Publications de l’Université de Saint-Étienne, 1998, p. 170. Charles-Olivier Stiker-Métral 160 De manière exemplaire, ces deux textes sur l’amour-propre permettent de d’observer à la fois un approfondissement et une rupture dans le traitement littéraire de cette notion. Certes, on voit se développer, tout au long du siècle, une interrogation sur l’amour-propre, lequel s’apparente à un défi au langage et à la représentation. Mais la rupture est peut-être déterminante : la morale consiste pour La Rochefoucauld en une herméneutique des actions humaines, plutôt qu’en la figuration toujours imparfaite d’une intériorité et qu’en un portrait de ce qui demeure irrémédiablement caché. S’instaure ainsi une dynamique strictement verbale : La Rochefoucauld, en se décidant à penser par maximes et non par images, inaugure par conséquent une intellectualisation de la pensée morale. Bibliographie Sources Discours de l’abnégation intérieure avec un Abrégé de la perfection chrétienne où sont contenus et compris plusieurs beaux enseignements, préceptes et avertissements touchant la sainte et sacrée théologie mystique, Arras : Guillaume de la Rivière, 1599. Camus, Jean-Pierre. Industries spirituelles contre les stratagèmes de l’amour-propre, Caen : Pierre Poisson, 1638. Catherine de Gênes. La vie et les œuvres spirituelles de sainte Catherine d’Adorny de Gênes, Lyon : Pierre Rigaud, 1616. Courtin, Antoine de. Nouveau traité de la civilité, éd. Marie-Claire Grassi, Saint- Étienne : Publications de l’Université de Saint-Étienne, 1998. La Rochefoucauld, François de. Réflexions ou sentences et maximes morales, éd. Laurence Plazenet, Paris : H. Champion, 2005. Laurent de Paris. Le palais d’amour divin de Jesus, et de l’ame chrestienne, où toute personne tant religieuse que seculiere peult apprendre à aymer Dieu en verite, Paris : Veuve G. de la Noue, 1 re éd. 1602. Laurent de Paris. Le palais de l’amour divin entre Jésus et l’âme chrétienne, Paris : Denis de la Noue et Charles Chastellain, 1614. Études « Table ronde sur la Maxime Supprimée 1 », dans Claire Carlin (dir.), La Rochefoucauld, Mithridate, Frères et sœurs, Tübingen : Gunter Narr Verlag, coll. « Biblio 17 », 1998, pp. 55-80. Beugnot, Bernard. « Quelques figures de l’espace intérieur », Études littéraires, XXXIV, 1-2 (hiver 2002), pp. 29-38. Cognet, Louis. Histoire de la spiritualité chrétienne, t. III : La spiritualité moderne, 1. L’essor : 1500-1650, Paris : Aubier, 1966. L’amour-propre : de l’allégorie à la réflexion morale 161 Guion, Béatrice. « De l’abandon à la méditation : représentations de l’espace intérieur à Port-Royal », Études littéraires, XXXIV, 1-2 (hiver 2002), pp. 39-53. Lafond, Jean. La Rochefoucauld. Augustinisme et littérature, Paris : Klincksieck, 1977. Lafond, Jean. « L’Amour-propre (MS 1). Histoire d’un thème et d’une forme », dans L’Homme et son image. Morales et littérature de Montaigne à Mandeville, Paris : H. Champion, 1996, pp. 99-114. Michon, Hélène. « Pourquoi François de Sales utilise-t-il un langage imagé ? », dans David Wetsel et Frédéric Canovas (dir.), La spiritualité / L’épistolaire / Le merveilleux au Grand Siècle, Tübingen : Gunter Narr Verlag, coll. « Biblio 17 », 2003, pp. 23-37. Orcibal, Jean. La Rencontre du Carmel thérésien avec les mystiques du Nord, Paris : PUF, 1959. Papasogli, Benedetta. Le « fond du cœur ». Figures de l’espace intérieur au XVII e siècle, Paris : H. Champion, 2000. Papasogli, Benedetta. « L’espace intérieur et le regard descriptif », dans Christian Mouchel et Colette Nativel (dir.), République des lettres, république des arts. Mélanges offerts à Marc Fumaroli, Genève : Droz, 2008, pp. 263-276. Plantié, Jacqueline. « L’amour-propre au Carmel ? Petite histoire d’une grande maxime », RHLF, 4 (1971), pp. 561-573. Sauvy, Anne. Le miroir du cœur. Quatre siècles d’images savantes et populaires, Paris : Cerf, 1989. Sellier, Philippe. Essais sur l’imaginaire classique, Paris : H. Champion, 2003. Spica, Anne-Élisabeth. Symbolique humaniste et emblématique, Paris : H. Champion, 1996. Spica, Anne-Élisabeth. « Moralistes et emblématique », XVII e siècle, 202 (1999), pp. 169-180. Stiker-Métral, Charles-Olivier. « Cet obscur objet de l’amour-propre », dans Bernard Roukhomovsky (dir.), L’optique des moralistes de Montaigne à Chamfort, Paris : H. Champion, 2005, pp. 69-87. Stiker-Métral, Charles-Olivier. Narcisse contrarié. L’amour propre dans le discours en France, 1650-1715, Paris : H. Champion, 2007. Van Delft, Louis. Littérature et anthropologie, Paris : PUF, 1993. Van Delft, Louis. « La Rochefoucauld et l’anatomie de tous les replis du cœur », dans Les Spectateurs de la vie. Généalogie du regard moraliste, Sainte-Foy : Presses de l’Université Laval, 2005, pp. 118-122. « Théâtre est un palais voûté » Un cas d’écriture allégorique chez Racine : le récit de Thésée aux Enfers G ILLES D ECLERCQ I NSTITUT DE R ECHERCHE EN É TUDES T HÉÂTRALES U NIVERSITÉ S ORBONNE N OUVELLE On sème de sa mort d’incroyables discours 1 . La dramaturgie de Phèdre et Hippolyte repose sur le retour différé du Roi dont la mort prétendue fait se déclarer les amours interdites, tandis que son retour précipite la catastrophe 2 . Déconcerté par « l’étrange accueil » de Phèdre qui le fuit, Thésée expose longuement à Hippolyte la cause de son absence. Reprenant la tradition d’un récit fabuleux dont la dramatisation remonte à Sénèque 3 et dont la forme historique se trouve chez Plutarque, Racine adopte la version de ce dernier qui substitue à Proserpine et Pluton 1 Jean Racine, Phèdre et Hippolyte (II, 1, 380), dans Œuvres complètes, I. Théâtre - Poésie, éd. Georges Forestier, Paris : Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1999, p. 834. Nous désignons désormais cette édition par Racine. 2 « Et le bruit de la mort de Thésée fondée sur ce voyage fabuleux donne lieu à Phèdre de faire une déclaration d’amour, qui devient une des principales causes de son malheur, et qu’elle n’aurait jamais osé faire tant qu’elle aurait cru que son mari était vivant » (Racine, Préface, p. 818). Sur le schème dramaturgique de la fausse mort, voir François-Xavier Cuche, « Le retour de l’absent », dans Gilles Declercq et Michèle Rosellini (dir.), Jean Racine : 1699-1999, Actes du tricentenaire Racine, Paris : PUF, 2003, pp. 167-188. 3 Le récit est absent dans l’Hippolyte d’Euripide ; quelques fragments de la Phèdre de Sophocle donnent à penser que cette tragédie offrait la première version théâtrale de ce récit (voir Tragicorum Graecorum Fragmenta, éd. August Nauck, Leipzig : Teubner, 1889, fragments 624 et 625, p. 281). À l’âge moderne, le récit est repris par Robert Garnier (Hippolyte, 1573) et Guérin de la Pinelière (Hippolyte, 1635). Gilles Declercq 164 le Roi de l’Épire et son épouse 4 . À l’incitation de son ami Pirithoüs, qui désire enlever la Reine, Thésée délaisse Phèdre pour l’Épire. Rendus imprudents par ce projet adultère, les deux princes sont capturés par le tyran qui jette Pirithoüs en pâture à ses chiens et enferme Thésée dans des : « Cavernes sombres / Lieux profonds, et voisins de l’Empire des Ombres » (III, 5, 965-966). Il s’en échappe au bout de six mois, non sans avoir vengé son ami par la mort du tyran, dévoré par ses propres chiens. Tel quel, ce récit, cœur d’une tirade de trente-cinq vers, fournit sa vraisemblance au retour tardif du roi ; mais il permet aussi à Racine d’enrichir sa tragédie du fonds mythographique qui, depuis les tragédies grecques, sous-tend la légende de Phèdre. Racine fait ainsi le choix du « merveilleux vraisemblable » qui caractérise l’esthétique dominante des années 1670 5 . Christian Delmas a consacré un essai à la question générale du mythe en tragédie au XVII e siècle ; entrelacement dont Marc Fumaroli a dégagé les enjeux éthiques et les effets esthétiques dans la Phèdre de Racine 6 . Notre propos, plus restreint et plus spécifique, est d’examiner le statut du récit de Thésée aux Enfers dans la perspective d’une rémanence de la culture allégorique dans le dernier tiers du XVII e siècle. Postulant que ce récit est un cas tardif et singulier d’écriture allégorique en dramaturgie, 4 « C’est dans cet Historien que j’ai trouvé que ce qui avait donné l’occasion de croire que Thésée fût descendu dans les Enfers pour enlever Proserpine, était un voyage que ce Prince avait fait en Épire vers la source de l’Achéron, chez un Roi dont Pirithoüs voulait enlever la Femme, et qui arrêta Thésée prisonnier après avoir fait mourir Pirithoüs » (Racine, Préface, p. 818). Racine fait référence à la première des Vies parallèles qu’il a annotées en 1655 (éd. Florence : F. Junta, 1517 ; ex. conservé à la BnF : Res. J.88). Paul Mesnard a établi un relevé sélectif des marginales dans son édition des Œuvres de J. Racine (Paris : Hachette, coll. « Les Grands Écrivains de la France », t. VI, 1865, pp. 291-320). Racine connaissait également la traduction d’Amyot (Paris : M. de Vascosan, 1565) dont son fils Louis rapporte qu’il en faisait lecture au Roi (Mémoires, dans Racine, p. 1166). Sur l’influence de Plutarque sur la poétique de Racine, voir Véronique Gély, « La jalousie de Phèdre, de Plutarque à Racine : un exemple de mythopoétique », dans Danièle Auger et Charles Delattre (dir.), Mythe et fiction, Nanterre : Presses universitaires de Paris Ouest, 2010, pp. 257-274. 5 Sur la légende, voir Paul Bénichou, « Hippolyte requis d’amour et calomnié », dans L’écrivain et ses travaux, Paris : Corti, 1967, pp. 237-323 ; sur la question esthétique, voir Philippe Sellier, « Une catégorie-clé de l’esthétique classique : le merveilleux vraisemblable » [1982], dans Essais sur l’imaginaire classique, Paris : H. Champion, 2003, pp. 97-103. 6 Christian Delmas, Mythe et mythologie dans le théâtre français (1660-1676), Paris : Droz, 1985 ; Marc Fumaroli, « Les Dieux païens dans Phèdre » [1993], dans Exercices de lecture, Paris : Gallimard, coll. « Essais », 2006, pp. 225-292. « Théâtre est un palais voûté » 165 nous nous efforcerons consécutivement de dégager les composantes, feuilletées, de sa signification. De la complexité et de l’ambiguïté de sens du récit de Thésée, la Préface offre un premier indice dans l’insistance particulière de Racine à produire ses sources : Je rapporte ces autorités parce que je me suis très scrupuleusement attaché à suivre la Fable. J’ai même suivi l’histoire de Thésée telle qu’elle est dans Plutarque 7 . Typique de la sophistique virtuose qui anime l’argumentation des préfaces raciniennes, cette double affirmation est objectivement contradictoire : d’un côté, la Fable met en scène Thésée, Proserpine et le dieu des Enfers ; de l’autre, soucieux de peindre Thésée en fondateur de cité, et procédant pour ce faire à une réécriture évhémériste avant la lettre, Plutarque historicise un épisode de rapines érotiques. Racine aurait donc dû écrire « j’ai cependant suivi l’histoire de Thésée… ». Mais adopter pleinement Plutarque, c’est renoncer à la Fable - ce que Racine refuse explicitement : « J’ai tâché de conserver la vraisemblance de l’histoire, sans rien perdre des ornements de la Fable qui fournit extrêmement à la Poésie 8 ». Propos exemplairement équivoque, et qui a partagé la critique racinienne 9 . Certes, l’esthétique du « merveilleux vraisemblable », dominante dans les années 1670, concède aux « hauts genres », tels que la tragédie, le droit d’user de la mythographie gréco-latine, et autorise consécutivement Racine à mettre en œuvre dans Phèdre cette oxymorique conciliation. Mais les modalisations de la Préface indiquent nettement l’intérêt premier que Racine porte à la mise en œuvre de la Fable « qui fournit extrêmement à la Poésie » et qu’il suit « très scrupuleusement ». D’emblée, la conciliation s’annonce comme un partage inégal où l’épisode fabuleux aux Enfers risque de compromettre, par ses ornements - intégralement préservés -, la rationalité historique du récit plutarquien. La suite de la Préface est à cet égard éclairante : C’est dans cet Historien que j’ai trouvé que ce qui avait donné occasion de croire que Thésée fût descendu dans les Enfers pour enlever Proserpine, était un voyage que ce Prince avait fait en Épire […] 10 7 Racine, p. 818. 8 Ibid. 9 Chr. Delmas recense les éléments de rationalisation de la fable dans Phèdre, y compris dans le récit de Thésée (Mythe et mythologie dans le théâtre français (1660- 1676), op. cit., p. 245). Ph. Sellier souligne inversement l’attachement de Racine à « l’éclat » que fournit la mythologie à l’exposé dramatique des situations humaines (art. cit., p. 103). 10 Racine, Préface, p. 818 ; nous soulignons. Gilles Declercq 166 Le propos est malicieux : en lisant Plutarque, Racine, loin de se détacher de la Fable qu’au contraire il évoque, met en lumière la matrice de la croyance fabulaire, transposition analogique d’une situation historique. L’évhémérisme de Racine apparaît bien superficiel au regard de cette leçon appliquée de poétique fictionnelle. De fait, comme nous allons le voir, la mise en œuvre dramatique du récit amplifie cette équivoque entre expédition en Épire et aventure fabuleuse aux Enfers. Pour ce récit, tel que Racine en expose l’écriture mixte en sa Préface, le « vraisemblable merveilleux » semble moins énoncer une conciliation esthétique qu’une hybridation problématique de la Fable et de l’Histoire. Il importe donc de cerner le sens rhétorique et poétique à attribuer aux ornements de la Fable ; d’examiner consécutivement la mise en œuvre effective du récit dans la tragédie, en comparant ce dernier aux récits des Phèdres antérieures ou contemporaines de celle de Racine ; de confronter, enfin, l’hybridité du récit racinien à la polysémie qui définit l’écriture et la lecture allégoriques. * Ce qui implique, en premier lieu, de cerner le sens et la rémanence de l’allégorie au moment où Racine écrit sa Phèdre - 1677 -, afin d’appréhender l’usage poétique qu’il fait de la fable dans la perspective du sens duel - propre et autre - qui structure toute allégorie. Cette dualité de sens, constitutive de toute signification allégorique, est en effet essentielle : elle postule que la fable n’a pas un sens univoque qui reviendrait à croire à la réalité des événements qu’elle met en scène. Sur ce point, l’insistant plaidoyer racinien pour une poétique de la fable en tragédie ne doit pas prêter à confusion : il ne s’agit nullement de restaurer une quelconque croyance à la mythologie. Celle-ci n’est plus - comme l’énonce radicalement Ernest Renan : Le mythe n’a réellement toute sa signification qu’aux époques où l’homme croit vivre encore dans un monde divin, sans notion bien distincte des lois de la nature : or, longtemps avant la fin du paganisme, cette naïveté première avait disparu 11 . Traduisons : le déploiement de la Fable, à l’âge classique, procède simultanément d’une mise à distance éthique et d’une mise en œuvre esthétique. L’usage de la Fable relève d’un jeu doublement spectaculaire - 11 Études d’Histoire religieuse. Les religions de l’Antiquité, Paris : Michel Lévy, 1857, pp. 25-26, cité par Jean Seznec, La Survivance des dieux antiques, Londres : Warburg Institute, 1940, p. 8. « Théâtre est un palais voûté » 167 philosophique et ludique - qui valant déjà partiellement pour l’Antiquité 12 , prévaut absolument pour les spectateurs chrétiens de Racine, lesquels, comme le souligne Marc Fumaroli, sont encore « beaucoup plus “spectateurs” des dieux païens que ne l’étaient les spectateurs d’Euripide 13 ». Mais cette distance qui dénie à la Fable toute fonction mimétique n’en désactive nullement la puissance agissante dont l’usage et l’effet, précisément, sont le propre du spectacle tragique : Pour autant ils ne sont pas aussi indemnes de ce qui se passe sur la scène que le public, avide de pur divertissement, qui se presse pour entendre chanter et voir s’agiter dans les airs les dieux de l’opéra 14 . Sur la scène tragique, le déploiement de la Fable n’est pas neutre au double plan des émotions et de la connaissance. Puissant levier d’un imaginaire au fondement de la rhétorique des passions, celle-ci émeut et donne à penser. Ce puissant effet, qu’il revendique dans la Préface de Phèdre, Racine en lit l’exposé chez Quintilien au cœur de la théorie élocutoire, dans la définition fonctionnelle des tropes et de l’ornamentum. Il y apprend notamment la force quasi guerrière de l’ornement oratoire : Les termes ornamentum et ornatus en latin peuvent renvoyer aux armes d’un militaire prêt à combattre. Selon Quintilien, un orateur qui possède ornatus orationis « combat avec des armes courageuses, mais aussi flamboyantes » (nec fortibus modo sed etiam fulgentibus armis proeliatur.-VIII.3.2) 15 . L’ornamentum renvoie à la force énergétique et lumineuse du discours qui simultanément soumet et éclaire l’esprit de l’auditoire. Il est ainsi à la racine du double effet - pathique et cognitif - qui caractérise l’allégorie, structure productrice d’émotion et de connaissance. C’est en ce sens qu’il faut 12 Voir Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet, Mythe et tragédie en Grèce ancienne, Paris : Maspero, 1972. 13 « Les Dieux païens dans Phèdre », art. cit., p. 43. 14 Ibid., p. 44 ; nous soulignons. 15 Michael Hawcroft, « L’Apostrophe racinienne », dans Gilles Declercq et Michèle Rosellini (dir.), Jean Racine : 1699-1999, Actes du Tricentenaire Racine, op. cit., p. 400. Brian Vickers, auquel il renvoie, écrit semblablement à propos d’ornatus : « This word is inevitably rendered in English as ‘ornament’, with the unfortunate connotation of ‘adornment’, the use of unnecessary trappings or incidental decoration. But as George Kennedy pointed out, ‘to the Roman ear the word « ornament » suggests distinction and excellence, the possession of resources ready for any challenge ; it is a vital and useful quality’, which ‘aids the orator’s practical purpose, for by it he compels attention and bends the audience to his will’ » (In Defence of Rhetoric, Oxford : Clarendon Press, 1988, p. 314). Gilles Declercq 168 entendre chez Racine l’effet poétique et rhétorique des « ornements de la Fable ». De l’allégorie, précisément, Racine trouve la définition dans le même livre VIII, au chapitre 6 qui traite des tropes : « Tropos est verbi vel sermonis a propria significatione in aliam cum virtute mutatio. 16 » Soit, littéralement, un trope consiste dans le changement du sens propre d’un mot ou discours en un autre sens, avec une vigueur accrue ; ce que Michel de Pure traduit finement en ces termes : « Tropos n’est autre chose qu’une élévation de la propre signification d’un mot ou d’un discours dans un sens plus énergique 17 . » Michel de Pure souligne l’opérativité de l’ornamentum au sein du trope : une altération de sens (un transfert métaphorique du propre vers l’autre) accompagnée d’enargeia, c’est-à-dire d’une intensification émotionnelle et cognitive (à laquelle fait écho Racine lorsqu’il déclare que les ornements contribuent extrêmement à la Poésie). Chez Quintilien, l’allégorie est dès lors définie comme un trope d’inversion qui connaît deux modalités : l’inversion sémantique (aliud dicere), et l’inversion stylistique ou figurale (aliter dicere) : « Allegoria, quam inversionem interpretantur, aut aliud verbis, aliud sensu ostendi, aut etiam interim contrarium 18 . » Principe rhétorique de l’allégorie, l’ornamentum des tropes réalise cette double opération en intensifiant esthétiquement le renversement altérant de la signification. L’écriture poétique peut dès lors être vecteur d’allégorie au travers de la figuralité émotionnelle, notamment dans le discours dramatique de la tragédie, fondée sur la rhétorique des grandes passions. L’apport émotionnel et cognitif des ornements fabulaires inscrit alors au sein de l’écriture tragique la dialectique de ce sens voilé à dévoiler, qui est au cœur de la culture allégorique. Or, que cette culture soit encore vivace au temps de Racine, les dictionnaires en témoignent, à l’instar de Furetière qui définit l’allégorie en ces termes : Figure de rhétorique qui est une métaphore continuée, quand on se sert d’un discours qui est propre à une chose pour en faire entendre une autre. 16 Quintilien, Institution oratoire, éd. et trad. Jean Cousin, Paris : Les Belles Lettres, t. V, 1978, VIII, 6, 1, p. 104 ; nous soulignons. 17 Quintilien, De L’Institution de l’orateur, trad. Michel de Pure, Paris : François Clouzier, 1663, t. II, p. 113. Auteur de la première traduction française de L’Institution (1663), M. de Pure travaille sur Quintilien dans le temps même où Racine adolescent transcrit à Port-Royal près d’un quart du même ouvrage (1655- 1656). 18 Quintilien, Institution oratoire, VIII, 6, 44 : « L’allégorie, qu’autrement on peut appeler un renversement, étale tout un autre sens que celui des paroles ; et quelquefois même contraire aux termes propres » (trad. M. de Pure cit., p. 124). « Théâtre est un palais voûté » 169 Le Vieux Testament est une perpétuelle Allégorie des mystères contenus dans le Nouveau 19 . La définition de Quintilien est, on le voit, littéralement préservée à la fin du XVII e siècle ; et le Dictionnaire de l’Académie (1694) fait écho à Furetière en définissant l’allégorie par des termes similaires, et en l’illustrant de même par les Écritures 20 . L’Académie, cependant, précise que l’allégorie excède le champ de l’exégèse théologique : Se dit aussi des tableaux et des bas-reliefs dans lesquels des choses morales sont représentées par des figures d’hommes ou d’animaux. Ce tableau où Hercule file est une allégorie des faiblesses de l’amour 21 . L’allégorie, telle que la conçoit encore l’âge classique, concerne donc l’ensemble des arts de représentation : peinture, littérature, théâtre… Rédigé en 1675, le Traité du poème épique de René le Bossu atteste exemplairement de la résilience de la lecture allégorique, appliquée en l’occurrence à la littérature profane antique : La différence la plus considérable que mon sujet me présente, entre l’éloquence des Anciens et celle des derniers Siecles, est que nôtre maniere de parler est simple, propre et sans détour : et que celle des Anciens étoit pleine de mystéres et d’allégories. La vérité étoit ordinairement déguisée sous ces inventions ingénieuses, qui pour leur excellence portent le nom de Fables, c’est à dire de paroles 22 . Aussi les actions bénéfiques ou mauvaises des héros épiques sont-elles à déchiffrer comme des figures universelles - à leur sens propre se superpose un autre sens, moral notamment : C’est de cette sorte qu’elle [la Poésie] fait ou les suittes fâcheuses qu’ont ordinairement les desseins mal conceus, & les actions mauvaises ; ou la 19 Antoine Furetière, Dictionnaire universel, s. l. [La Haye] : A. et R. Leers, 1690. 20 « [Allégorie] Discours par lequel en disant une chose, on en fait connaître une autre, dont elle est la figure. Belle allégorie. Allégorie ingénieuse. L’Ecriture sainte est pleine d’allégories. Les Prophètes se sont souvent expliqués par allégories » (Dictionnaire de l’Académie françoise, dedié au Roy, Paris : Veuve de Jean-Baptiste Coignard et J.- B. Coignard, 1694, t. I, p. 28). Que Racine soit imprégné de la culture allégorique et initié à son déchiffrement dans les Écritures ne fait pas de doute : en témoigne la présence dans sa bibliothèque du commentaire de la Bible par Lemaître de Saci, sur lequel il s’appuie pour écrire Esther (voir notre étude, « Une scène d’effarement : Esther, de la Bible à Racine », dans Gilles Declercq et Stella Spriet (dir.), Fascination des images. Images de la fascination, Paris : Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2014, pp. 39-60). 21 Dictionnaire de l’Académie, s.v. 22 Traité du poème épique, Paris : Michel Le Petit, 1675, l. I, chap. 2, p. 5. Gilles Declercq 170 récompense des bonnes actions, & la satisfaction que l’on reçoit d’un dessein formé par la vertu, & conduit par la prudence. Ainsi dans l’Epopée, selon Aristote, sous quelque nom que ce soit, les personnes & les actions sont feintes, allégoriques & universelles ; & non historiques & singulieres 23 . Résumons : les dictionnaires, la lecture exégétique des Écritures, tout comme celle des épopées antiques, attestent la rémanence - ou résilience 24 - de la culture allégorique au moment où Racine dote Phèdre d’une préface où il rappelle son attachement aux ornements de la Fable, vecteurs de la force émotionnelle et cognitive de l’écriture allégorique. Il est donc légitime de lire le récit de Thésée aux Enfers comme une structure allégorique où la représentation n’est pas régie par une mimesis de la réalité mais par une problématique aléthique de voilement/ dévoilement d’une vérité morale ou spirituelle - la citation précédente de René Le Bossu suggérant en l’occurrence de lire la mésaventure de Thésée comme « dessein mal conçu » et « action mauvaise », c’est-à-dire comme leçon à tirer sur l’imprudence des Princes. * Pour valider cette lecture allégorisante du récit racinien, il importe d’en chercher quelques indices dans les versions antérieures du récit (Sénèque, Garnier, Guérin), sans oublier la version contemporaine et concurrente qu’en propose la Phèdre de Pradon 25 . Chez Sénèque, Phèdre justifie d’emblée sa passion adultère par une évocation, furieuse et brutale, de l’inconduite de Thésée : Stupra et illicitos toros / Acherunte in imo quaerit Hippolyti pater. (Sodomie et adultère / C’est tout ce que le père d’Hippolyte cherche au fond des Enfers) 26 . 23 Ibid., p. 8 ; nous soulignons. 24 Sans doute convient-il davantage de parler de « résilience » pour rendre compte de la récession générale de l’allégorie, notamment picturale, tout au long du siècle : voir Anne Surgers, L’Automne de l’imagination. Splendeurs et misères de la représentation (XVI e -XXI e siècle), Bern : Peter Lang, 2012. 25 Le récit est absent dans l’Hypolite [sic] de Gilbert (1647) et l’Hyppolite de Bidar (1675), tous deux ayant atténué la dimension transgressive de la fable en faisant de Thésée le fiancé de Phèdre. 26 Scène 2, v. 97-98, trad. Florence Dupont, dans Sénèque, Théâtre complet, t. I, Paris : Imprimerie Nationale, 1991, p. 24. Également mentionnée par Plutarque (Vie de Thésée, XXXVIII), l’amitié érotique de Pirithoüs et Thésée n’est évoquée par « Théâtre est un palais voûté » 171 Sénèque place ainsi l’épisode infernal sous le signe de la transgression morale et religieuse - topos que reprendront toutes les versions ultérieures. Quant au récit proprement dit, Thésée l’assume dans un monologue où, évoquant sa captivité, il en compare les douleurs à celles que suscite en lui l’accueil déplorable que lui réserve Athènes, ainsi assimilée à un nouvel Enfer. C’est cette analogie - semblablement reprise dans les drames ultérieurs - qui structure la déploration finale de Thésée. À peine sorti des Enfers, le Roi ne trouve en son palais qu’un autre lieu infernal, où règnent crime et immoralité, confusion et erreur mortifères : « Hercule, le jour que tu m’as rendu est une nuit / Reprends ton cadeau et rends-moi à Pluton 27 ». L’allégoricité du récit sénéquien s’énonce à travers l’emblématique opposition du jour et de la nuit, figure paradigmatique de l’obscurité morale et de l’imprudence - une topique qui se retrouvera dans la tissure lexicosémantique de la Phèdre racinienne 28 . Profondément sénéquien, l’Hippolyte de Robert Garnier (1573) est précédé d’un texte liminaire (« Sujet de cette Tragédie ») qui énonce « à l’état pur » la version fabulaire de l’épisode : Thésée, fils d’Égée, Roi des Athéniens, retourné de l’île de Crète, épousa en secondes noces Phèdre fille de Minos, qui en était Roi. Pendant lequel mariage il fut requis par Pirithoüs son singulier ami, de l’accompagner en une entreprise qu’il avait faite de descendre aux enfers, pour en tirer de force Proserpine et l’enlever. Lui qui ne voulait pas refuser chose du monde à un ami si cher, piqué aussi d’un magnanime désir d’achever de belles et hasardeuses aventures, y dévala avecques lui : où s’étant mis en devoir ensemblément d’exécuter leur violente intention, furent saisis et arrêtés par les satellites de Pluton 29 . De plus, un prologue de type euripidien fait surgir des Enfers « l’ombre d’Égée » qui condamne l’impéritie répétée de Thésée et annonce le malheur qui va la sanctionner - occasion de déployer une ecphrasis des lieux infernaux : Racine que par un hémistiche (« Je n’avais qu’un ami », v. 957) dont l’équivoque n’est perceptible qu’aux spectateurs lettrés. 27 Ibid., v. 1217-1218. 28 Voir Jules Brody, « Langages de Racine. Récurrences lexicales et autonomie poétique », dans Gilles Declercq et Michèle Rosellini (dir.), Jean Racine : 1699- 1999, Actes du Tricentenaire Racine, op. cit., Paris : PUF, 2003, pp. 437-464. 29 Robert Garnier, Hippolyte [1573], dans La Tragédie à l’époque d’Henri II et de Charles IX, vol. 5 (1573-1575), éd. Simone Maser, Silvio Ferrari, Silvana Turzio et al., Florence : L. S. Olschki / Paris : PUF, 1993, p. 105. Gilles Declercq 172 Je sors de l’Achéron d’où les ombres des morts Ne ressortent jamais, couvertes de leurs corps. Je sors des champs ombreux que le flambeau du monde Ne visite jamais, courant sa course ronde 30 . Comme Sénèque, Garnier établit l’analogie entre Athènes et les Enfers en lesquels Thésée aspire à retourner 31 . Multipliant les songes et les présages métathéâtraux, doté d’un prologue prédictif, l’Hippolyte de Garnier présente, sur le modèle de la fable et de son apologue, la structure d’un drame allégorique où le prince est châtié par la mort des siens, effet et sanction de sa coupable impéritie. Enfin, dans l’Hippolyte de Guérin de la Pinelière (1635), le récit est amplifié à la dimension d’une scène entière où Thésée peint ecphrastiquement sa mésaventure sous les couleurs d’un conte d’effroi et de ténèbres : Je veux t’entretenir de ces avides plaines Où le triste trépas conduit les ombres vaines, Je te veux figurer ces Palais inconnus, Et comme Hercule et moy nous sommes revenus 32 . S’inspirant de la descente d’Énée aux Enfers, Guérin use de termes qui se retrouveront chez Racine, en particulier celui de « caverne » ainsi que le qualificatif « tyran », appliqué à Pluton 33 . Et faisant écho à Sénèque et Garnier, il fait entendre, dans l’ultime et véhémente déploration de Thésée, une paradoxale aspiration à retourner aux Enfers. C’est à cette occasion que Guérin use du terme « voûte 34 » qui se retrouvera dans le texte de Racine (« Il me semble déjà que ces murs, que ces voûtes ») 35 , mais qui surtout est le terme-clé de l’unique indication scénographique du Mémoire de Mahelot référant à Phèdre : « Théâtre est un palais voûté 36 ». 30 Ibid., v. 1-4. 31 « Mais l’horrible séjour de cet antre odieux, / De cet antre, banni de la clarté des cieux, / M’est cent et cent fois plus agréable, et encore / Cent et cent autres fois, que Toi, que je déplore, / Ville Cécropienne, et vous mes belles tours, / D’où me précipitant je terminai mes jours » (ibid., v. 9-14). 32 IV, 1, 827-830, dans Le Mythe de Phèdre. Les Hippolyte français du dix-septième siècle, éd. Allen G. Wood, Paris : H. Champion, 1996, p. 114. 33 « Dedans cette effroyable et profonde caverne », v. 819 ; « Vistes vous le Tyran qui dans ces lieux commande ? », v. 899 (ibid., p. 113 et 117). Sur Guérin et Racine, voir l’Introduction de A. G. Wood, op. cit., p. 28. 34 « Que n’ouvrez-vous sous moy vos voûtes tenebreuses / Pour me mettre au sejour des ombres malheureuses ? » (Hippolyte, V, 4, 1347-1348, éd. cit., p. 137). 35 Phèdre et Hippolyte, III, 3, 854. 36 Le Mémoire de Mahelot, Laurent et d’autres décorateurs de l’hôtel de Bourgogne et de la Comédie-Française au XVII e siècle, éd. Henry Carrington Lancaster, Paris : « Théâtre est un palais voûté » 173 À rebours de ces drames sénéquiens qui adoptent la version fabuleuse du récit, Nicolas Pradon, concurrent direct de Racine en 1677, suit la version historicisante de Plutarque et fait prononcer à Thésée une profession de foi évhémériste qui tourne en dérision les fables, ridicules objets de croyance populaire 37 : Vous me voyez, mon Fils : une insigne victoire Ajoute un nouveau lustre à l’éclat de ma gloire, Non pas, comme l’ont cru, mille Peuples divers, Qui me font aujourd’hui revenir des Enfers, Du reste des Humains je distingue Hippolyte, À cent autres j’ai peint le Styx et le Cocyte, La flamme et les horreurs de ces Fleuves ardents, Et la sombre pâleur de leurs mânes errants ; Mais je crois vous devoir un récit plus sincère, Votre esprit est guéri des erreurs du vulgaire, J’ai dû par politique en répandre le bruit, J’ai d’un pareil projet un vain Peuple séduit 38 . Formé aux leçons de Machiavel, le Thésée de Pradon réduit les fables à une matière de ruse, laquelle étaye la prudence du prince moderne : « l’art de la H. Champion, 1920, p. 114. Cette indication scénographique est clairement interprétée comme un topos infernal par Antoine Adam : « C’est dans cette pénombre hostile que s’élèvent leurs voix [des personnages]. Ils récitent plutôt qu’ils ne disent leurs aveux et leurs terreurs. Leur débit lent, leur accent monotone font penser à un culte rendu aux dieux infernaux » (Histoire de la littérature française au XVII e siècle, Paris : Domat-Montchrestien, t. IV, 1954, p. 373). Voir encore G. Forestier, Notice de Phèdre, dans Racine, p. 1638. 37 Dans la Préface de La Vérité des Fables (1648), Desmarets de Saint-Sorlin déclare que le livre, prétendument retrouvé, d’Évhémère va permettre d’apprendre « tant de choses dont l’Antiquité nous avait caché la plus grande partie, et nous avait déguisé le reste sous des Fables ridicules et des métamorphoses incroyables » (cité dans Anne-Élisabeth Spica, Symbolique humaniste et emblématique. L’évolution et les genres (1580-1700), Paris : H. Champion, 1996, p. 462). Sur le traitement de la mythologie chez Pradon, voir la Notice de Jacques Truchet dans Théâtre du XVII e siècle, t. III, éd. J. Truchet et André Blanc, Paris : Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1992, p. 1080. Le récit « démythifiant » de Thésée est préparé dès l’exposition par l’ironie d’Hippolyte : « « Prétends-tu m’éblouir des fables de la Grèce ? / Peux-tu croire un mensonge ? Ah ! ces illusions / Sont d’un peuple grossier les vaines visions / […] Dans les bras de Pluton enlever Proserpine, / Traverser le Cocyte avec Pirithoüs ? / Bien qu’ils soient des héros, Idas, c’est un abus : / Quoiqu’au-dessus de nous, ils sont ce que nous sommes, / Et comme nous enfin les héros sont des hommes » (I, 1, 54-56 ; 62-65, dans ibid., p. 99). 38 II, 7, 605-616, op. cit., p. 17. Gilles Declercq 174 politique est d’apprendre à se taire 39 ». Les fables ne font qu’amplifier la fausse croyance des peuples et constituent, pour les initiés, des contes fantaisistes dont Plutarque le premier avait donné l’exemple dans sa réécriture du mythe : Et, afin de rendre la pareille à Pirithois, selon qu’il avait été accordé entre eux, il s’en alla quand et lui pour ravir la fille de Ædonus, roi des Molossiens, lequel avait surnommé sa femme Proserpine, sa fille Proserpine et son chien Cerberus […] 40 . Chez Plutarque et Pradon, la Fable est mise à l’index ; elle n’est qu’une mention ironique désignant le réel en mode burlesque. Elle n’est plus voile d’un sens caché, mais leurre vide de sens. Pire encore, elle fait obstacle au vrai. L’évhémérisme détruit ainsi la dualité de sens constitutive de la figure allégorique. La dialectique de l’écorce et du noyau, délicate articulation des sens matériel et spirituel, n’est plus : face à la Vérité de l’Histoire, l’allégorie n’est désormais qu’un masque inane - qui signe le déclin de l’imaginaire aléthique. Cette disqualification radicale met fin au jeu qu’entretenait encore avec la croyance fabulaire un étonnant passage de la Phèdre de Sénèque, où la nourrice semble se moquer pareillement des fables : L’amour, un dieu ? Voilà bien un conte que les débauchés ont inventé pour couvrir leurs exploits, c’est trop facile Vénus envoie son fils parcourir le monde Et lui, le doux enfant, nous larde de ses flèches C’est un bien grand pouvoir pour un si petit dieu Seul un esprit délirant a pu concevoir de pareilles sottises 41 . À Phèdre qui invoque la force fatale qu’Amour et Vénus exercent sur elle, la nourrice rétorque par un discours « mythoclastique » qui transfère la question de la responsabilité au plan humain et met en cause l’artificieux anoblissement que la « fatalité » fournit à l’aristocratie pour excuser ses passions 42 . Mais le propos n’est nullement assimilable à l’évhémérisme du XVII e siècle. En raison même de son insertion dans le dialogisme théâtral, il fait au contraire coexister une double lecture des fables : celle qui leur 39 Ibid., v. 634. 40 Les Vies des hommes illustres, I : Thésée, trad. Jacques Amyot, Paris : Michel de Vascosan, 1565, p. 11. 41 Scène 2, 195-199, trad. cit., pp. 20-30. 42 « Pourquoi les hommes ordinaires savent-ils se modérer / Tandis que les rois et les banquiers ne rêvent que débauches et perversions ? / Le pouvoir fait désirer l’impossible » (ibid.). « Théâtre est un palais voûté » 175 accorde foi au sein de la véhémence passionnelle - telle est la lecture de Phaedra « délirante » - et celle qui y déchiffre la figure fictionnelle des passions - telle est la lecture de la Nourrice. Là où Sénèque met en dispute la question des fables, Pradon la clôt par la mise à mort de l’allégorie. Pour mieux le dire encore : la sagacité railleuse de la Nourrice énonce le principe même de la structure allégorique (toute figure cache un autre sens - en l’occurrence inavouable), là où l’évhémérisme moderne nie tout sens à la figure. * C’est dans ce contexte où coexistent des versions antithétiques du récit, les unes fabuleuses et allégoriques (Sénèque, Garnier, Guérin), les autres historicisantes et pragmatiques (Plutarque, Pradon), qu’il convient de relire le récit racinien en soulignant ses termes diacritiques : Que vois-je ? Quelle horreur dans ces lieux répandue Fait fuir devant mes yeux ma Famille éperdue ? Si je reviens si craint, et si peu désiré, Ô Ciel ! de ma prison pourquoi m’as-tu tiré ? Je n’avais qu’un Ami. Son imprudente flamme Du Tyran de l’Épire allait ravir la Femme. Je servais à regret ses desseins amoureux. Mais le sort irrité nous aveuglait tous deux. Le Tyran m’a surpris sans défense et sans armes. J’ai vu Pirithoüs, triste objet de mes larmes, Livré par ce Barbare à des monstres cruels, Qu’il nourrissait du sang des malheureux mortels. Moi-même, il m’enferma dans des Cavernes sombres, Lieux profonds et voisins de l’Empire des Ombres. Les Dieux après six mois enfin m’ont regardé. J’ai su tromper les yeux par qui j’étais gardé. D’un perfide Ennemi j’ai purgé la Nature. A ses monstres lui-même a servi de pâture. Et lorsqu’avec transport je pense m’approcher De tout ce que les Dieux m’ont laissé de plus cher ; Que dis-je ? Quand mon âme à soi-même rendue Vient se rassasier d’une si chère vue ; Je n’ai pour tout accueil que des frémissements. Tout fuit, tout se refuse à mes embrassements. Et moi-même éprouvant la terreur que j’inspire, Je voudrais être encor dans les prisons d’Épire 43 . 43 Racine, III, 5, 953-978, pp. 853-854 ; nous soulignons. Gilles Declercq 176 Nous ne reviendrons pas sur l’évidente présence de formulations accréditant la vraisemblance plutarquienne : la double mention de l’Épire en témoigne, qui ouvre et clôt la tirade. L’absence de mention de Pluton ou Proserpine va de même dans le sens d’une historicisation de la Fable : aussi Christian Delmas juge-t-il « que Racine a choisi la version rationalisée de la légende 44 ». Propos à nuancer : Racine, comme il l’énonce en sa Préface, a bien respecté la vraisemblance qui sied à la tragédie ; mais il a préservé toute la puissance imaginative inhérente à la Fable. Il met en place pour ce faire toute une série d’expressions dont l’indétermination générale prend un double sens à mesure que s’établit par convergence et effet cumulatif un champ lexical et sémantique qui fait signe vers le monde infernal. À commencer par l’insistance récurrente du thème de la vision qui, concrète, évoque l’horreur des lieux ; et qui, abstraite, évoque l’imprudence morale du prince et guerrier, dont les Dieux sont témoins 45 . S’ensuit la mise en place d’une esthétique de l’effroi et de la pitié 46 qui caractérise symétriquement les deux lieux évoqués par Thésée : les lieux caverneux de sa captivité - « voisins de l’Empire des Ombres », et Trézène « où tout fuit » ses « transports ». Analogie topique qui renoue avec les versions fabuleuses du récit, et qui révèle la valeur allégorique de l’indication scénographique déjà mentionnée - « Théâtre est un palais voûté » : Trézène est un second Enfer, où une famille éperdue fuit un prince imprudent, et à ce titre éthiquement monstrueux. Explicitée par la figure de contiguïté que constituent les lieux voisins de l’Empire des ombres, l’analogie s’impose et lie les deux Enfers, l’un spéluncaire et l’autre aulique. Racine joue de l’ambivalence inhérente à toute vray-semblance : dans le sombre et terrifiant empire du Tyran de l’Épire, tout se passe (ou se décrit) comme si l’on se trouvait dans un autre empire, celui du tyrannique dieu des Enfers, « Barbare » qui nourrit « des monstres cruels » « du sang des malheureux mortels ». Convergents, tous ces traits de style et ces figures d’analogie évoquent en poétique, pardelà l’Épire historique, les Enfers entendus au sens moral comme le lieu de tourment des âmes imprudentes. 44 Mythe et mythologie dans le théâtre français (1660-1676), op. cit., p. 245. 45 « Que vois-je ? », v. 953 ; « le sort irrité nous aveuglait », v. 959 ; « J’ai vu Pirithoüs », v. 961 ; « Les Dieux… m’ont regardé », v. 963 ; « J’ai su tromper les yeux », 968 ; « se rassasier d’une si chère vue », v. 974. 46 « Quelle horreur dans ces lieux répandue », v. 953 ; « Pirithoüs, triste objet de mes larmes », v. 954 ; « livré… à des monstres cruels », v. 962 ; « il m’enferma dans des Cavernes sombres », v. 963 ; « A ses monstres… a servi de pâture », v. 970 ; « pour tout accueil que des frémissements », v. 975 ; « éprouvant la terreur que j’inspire », v. 977 (ibid.). « Théâtre est un palais voûté » 177 Apparaît alors dans sa plénitude une double allégorie, morale - le châtiment du Prince imprudent - et spirituelle - la souffrance d’une âme égarée dans les ténèbres. La topique des Enfers antiques, conjointe à la topique des Psaumes, invite à procéder à l’herméneutique d’un récit qui superpose une pluralité de sens inhérents à sa structure allégorique : un sens historique et moral : allégorie négative et aporétique de la prudence 47 , vertu indispensable au Prince qui se doit d’être clairvoyant dans un monde essentiellement obscur, afin de conjurer par un vouloir avisé les pièges de la fortune : prudentia est propria virtus principis 48 ; un sens philosophique et spirituel : parabole de l’âme égarée dans les ténèbres du désir et du plaisir, enfermée et prise au piège de sa concupiscence, sauvée enfin par un sursaut de prudence guerrière qui prend en défaut la surveillance d’« yeux » dont l’emploi absolu, sans déterminatif, leur confère le statut éthique d’une conscience surplombant les criminels et les pécheurs que sont les « malheureux mortels ». Écho philosophiquement renforcé, dans le texte racinien, par la singulière analogie de ces Cavernes sombres où Thésée est captif, avec la célèbre caverne platonicienne où sont retenus prisonniers des hommes qui croient imprudemment en la réalité des ombres. L’enjeu du récit transparaît ainsi dans ces sens feuilletés dont la caverne et l’errance, l’imprudence et la mise à mort, la captivité et l’évasion, sont les composantes figurales. Dès lors, le récit n’est plus le lieu d’un questionnement mimétique où la représentation de la réalité devrait s’ajuster entre topique fabuleuse et narration historique, mais une structure aléthique où la vérité s’appréhende en un palimpseste de sens dont il convient de dévoiler les couches successives. * 47 « Son imprudente flamme », v. 957 ; « le sort irrité nous aveuglait tous deux », v. 959 ; « le Tyran m’a surpris sans défense et sans armes », v. 960 (ibid.). 48 Cette formule de saint Thomas d’Aquin (Somme théologique, II a II ae , qu. 50, art. 1) reprend le précepte qu’énonçait Aristote dans Politiques (III, 4, § 17) : « Archontos idios aretê moné » [la prudence est la vertu propre du prince]. En l’occurrence, Thésée contrevient aux trois modes de la prudence distingués par Thomas d’Aquin : la prudence royale, en faisant périr son héritier ; la prudence économique, en détruisant sa famille ; la prudence monastique, en perdant toute sagacité face à la calomnie d’Oenone. Sur ces questions, voir Francis Goyet, Les Audaces de la prudence. Littérature et politique aux XVI e et XVII e siècles, Paris : Garnier, 2009, Introduction, pp. 9-36 (p. 11 pour les citations de Thomas d’Aquin et d’Aristote). Gilles Declercq 178 Il reste toutefois à déterminer le statut de l’allégorie ainsi révélée : si le récit racinien se prête de la sorte à une allégorèse toujours vivace en cette fin de siècle, doit-on attribuer une telle lecture à un geste herméneutique à charge du spectateur/ lecteur, lecture dont les couches seront proportionnelles à sa connaissance des codes allégoriques, ou peut-on attribuer à Racine lui-même une intentionnalité allégorique qui serait au principe de sa poétique telle qu’elle se déploie dans Phèdre ? La seconde hypothèse ne va pas de soi : on se souvient du propos initial de Le Bossu opposant la parole des Anciens « pleine de mystères et d’allégories » à celle des âges modernes, « simple, propre et sans détour ». Le propos atteste d’un affaissement culturel de l’allégorie déjà évoqué ; si celleci subsiste indéniablement comme mode de lecture, de la Bible aux Lettres profanes antiques, la poïetique de l’allégorie est en nette récession au terme du siècle. Héritier de versions antérieures du récit conçues à des époques - Renaissance, premier XVII e siècle - où l’allégorie existe de plein droit, poïetiquement et herméneutiquement, Racine a pu reprendre une forme figurale porteuse de lectures allégorisantes sans y ajouter une intention qui lui soit propre. Chez Garnier, le statut poétique et intentionnel de l’allégorie est patent en raison du prologue prédictif qui, dans la logique structurelle de la fable et de l’apologue, donne son sens moral et religieux au drame qui le suit : allégorie mixte où coexistent le sens propre et le sens figuré. Rien de tel chez Racine où le récit se présente comme une allégorie simple dont le déchiffrement est toujours plus problématique en l’absence d’indices explicitant l’autre sens 49 . Si les indices de l’autre sens sont absents de l’écriture dramatique, il faut alors en chercher la trace et la gestation en amont, dans la formation de Racine, et plus spécifiquement dans ses lectures, adolescentes et adultes, dont témoignent les nombreuses annotations des ouvrages de sa bibliothèque. Or, parmi les lectures susceptibles de prédisposer le futur dramaturge à inscrire un sens allégorique, moral et spirituel, dans la mésaventure d’un prince mythique, les marginales raciniennes de Platon occupent une place particulière 50 . Comme pour Quintilien dont nous savons que Racine l’a 49 Sur allégorie mixte et allégorie simple, voir Colette Nativel, « Quand l’écorce révèle le noyau. Les peintres et l’allégorie à la Renaissance », dans Le Noyau et l’écorce. Les arts de l’allégorie (XV e -XVII e siècles), Rome : Académie de France à Rome / Somogy, 2009, pp. 9-31, et Quintilien, Institution oratoire, VIII, 6. 50 L’inventaire de la bibliothèque de Racine recense plusieurs éditions de l’œuvre de Platon. En particulier, l’édition Valder (Bâle, 1534, 1 vol. in-folio), fortement annotée, vraisemblablement dans le temps où Racine copie, annote et résume Quintilien, Tacite et Plutarque (1655-1656) ; et l’imposante et coûteuse édition Henri Estienne (Genève, 1578, 3 vol. in-folio), probablement acquise à un stade « Théâtre est un palais voûté » 179 lu et annoté deux fois 51 , Platon a fait l’objet de lectures répétées dont les marginales témoignent, de la part de Racine, d’une préoccupation récurrente pour des thèmes spécifiques. Parmi ces thèmes, il en est deux qui se distinguent, par leur insistance et leur lien à notre propos. Il s’agit en l’occurrence de marginales sur le double thème de l’ignorance et de l’imprudence. On lit ainsi en marge du Banquet : « L’ignorance est de croire tout savoir et de ne vouloir rien apprendre - les philosophes sont entre les sages et les ignorants 52 ». Et de même, en marge de l’Alcibiade : On ne répond au hasard que sur les choses qu’on croit savoir et qu’on ne sait pas. - La vanité de croire savoir ce qu’on ne sait pas est cause de toutes les fautes 53 . Le propos se déploie en marge de la République, V : Le philosophe aime toute la sagesse et non une partie. [...] Différence de celui qui aime le souverain beau, ou de celui qui n’aime que des espèces du beau. L’un veille, l’autre songe. - Opinion tient le milieu entre la science et l’ignorance. - [Au bas de la page] Gens qui aiment le monde, philodoxos ; gens qui aiment Dieu, philosophos. Les premiers aiment les fantômes, et les autres ce qui est. - Ainsi ceux qui n’aiment que les espèces du beau, du bon et du juste, sont philodoxos, aimant les opinions ; mais ceux qui aiment le beau même, le bon et le juste, sont philosophos 54 . Racine porte une attention particulière à la fin du livre V qui traite de l’écart entre connaissance et opinion : « Science, opinion, ignorance : l’une, de ce qui est véritablement ; l’autre, de ce qui est entre l’être et le néant ; et l’ignorance est pour ce qui n’est pas 55 . » Il porte la même attention à l’ouverture du livre VI qui articule cette réflexion à la question pratique et politique de la gouvernance : plus avancé de la carrière du poète. Racine a de surcroît fait une traduction partielle du Banquet. Voir l’éd. de Paul Mesnard cit., t. V, pp. 449-474 ; t. VI, pp. 266-284 et Jean Racine, Œuvres complètes, II. Prose, éd. Raymond Picard, Paris : Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1966, pp. 880-909. 51 Voir notre étude « La Formation rhétorique de Jean Racine », dans Gilles Declercq et Michèle Rosellini (dir.), Jean Racine : 1699-1999, Actes du Tricentenaire Racine, op. cit., pp. 257-290. Nous préparons pour les éditions H. Champion un Racine, lecteur de Quintilien, qui, outre le « Cahier d’Extraits » consacré par Racine à Quintilien, reproduira l’essai inachevé que Basil Munteano avait consacré à la copie et aux annotations raciniennes de l’Institution oratoire. 52 Éd. Valder cit., p. 187 ; éd. P. Mesnard cit., t. IV, p. 270. 53 Éd. Valder cit., p. 220 ; éd. P. Mesnard cit., t. IV, p. 274. 54 Éd. Valder cit., p. 423 ; éd. P. Mesnard cit., t. IV, p. 279. 55 Éd. Valder cit., p. 424 ; éd. P. Mesnard cit., ibid. Gilles Declercq 180 Philosophes sont ceux qui s’attachent à ce qui est toujours le même. Les autres ceux qui errent après les choses qui changent. Ces derniers incapables de gouverner. Ils n’ont aucun modèle fixe et assuré 56 . Racine apprécie particulièrement l’analogie liant gouvernement de la cité et pilotage d’un navire 57 : Belle image de ce qui se passe dans les républiques. Vaisseau où tous les matelots veulent gouverner, et se battent à qui prendra en main le timon, n’ayant nulle connaissance de la mer, et persuadés même qu’il n’est pas besoin d’en avoir 58 . Cette analogie l’initie manifestement à la puissance visuelle et critique d’une fable entièrement consacrée à la peinture de l’imprudence et de l’ignorance, au point qu’il la commente à nouveau dans l’édition Estienne 59 . Dans les marges du même livre VI, il recopie les passages qui dénoncent le règne mondain d’un savoir sophistique et d’une sagesse purement doxale : On appelle sages ceux qui étudient les inclinations du monde et qui s’y conforment - C’est un grand animal à qui il faut parler sa langue. - Fréquentation du monde combien dangereuse. - Tout respire dans le monde les maximes du monde : les tribunaux, les théâtres. - Dieu seul peut empêcher que la vertu ne s’y corrompe 60 . Ces annotations du livre VI, réitérées dans l’édition Estienne - le seul livre à être annoté dans cette édition consultée par Racine adulte -, excèdent de loin la valeur documentaire sur l’éducation au XVII e siècle que leur accorde Raymond Picard. On y découvre le terreau intellectuel et moral du futur dramaturge ; l’on y entend des sentences aux accents pascaliens, et on y lit 56 Éd. Valder cit., p. 425 ; éd. P. Mesnard cit., ibid. 57 « Représente-toi donc quelque chose comme ceci, se produisant sur plusieurs navires ou sur un seul : un patron plus grand et plus fort que tous les membres de l’équipage, mais un peu sourd, affligé d’une vue un peu courte et dont les connaissances nautiques sont aussi courtes que la vue ; des matelots se disputant les uns les autres le gouvernail, chacun prétendant qu’il lui revient de piloter bien qu’il n’ait jamais appris l’art du pilotage […] » (République¸ l. VI, 488c-489a ; trad. Luc Brisson et Jean-François Pradeau, dans Platon, Œuvres complètes, éd. Luc Brisson (dir.), Paris : Flammarion, 2008, p. 1653. 58 Éd. Valder cit., p. 426 ; éd. P. Mesnard cit., t. IV, p. 279. 59 « Belle image d’une grande multitude de fous, qui ne veulent pas se laisser conduire, se croyant plus habiles que personne. Il faut de nécessité que le sage passe pour un rêveur parmi ces fous. — Fous qui veulent se conduire eux-mêmes, et qui se battent à qui conduira le vaisseau. — Ils ne louent et ne trouvent raisonnables que ceux qui sont complaisants à leurs passions. » (éd. Estienne cit., p. 488 ; éd. P. Mesnard cit., t. IV, p. 284). 60 Éd. Valder cit., p. 428 ; éd. P. Mesnard cit., t. IV, p. 280 - souligné par Racine. « Théâtre est un palais voûté » 181 la vision négative du monde propre aux moralistes contemporains de Racine. On y trouve surtout la topique qui sous-tend l’allégorie de Thésée aux Enfers : ignorance et arrogance des fous, imprudence des princes soucieux de plaire aux foules et dont l’errance est fatale pour eux-mêmes et pour autrui. Telle annotation du livre X fait ainsi leçon et glose, de manière anticipée, l’œuvre à venir : « Les grandes âmes sont plus dangereuses quand elles se portent au mal 61 ». De même, cette note marginale, qui fait état de la défiance de Platon envers la monstration des passions au théâtre, préparet-elle le futur dramaturge à l’argumentation morale qu’il déploiera dans la Préface de Phèdre : La tragédie entretient en nous ce penchant que nous avons à pleurer et à nous plaindre. [...] - Elle arrose les passions, au lieu qu’il les faudrait dessécher [...] - Ancienne querelle entre la philosophie et la poésie 62 . Mais il est encore plus singulier de voir indirectement énoncé dans les marginales de l’édition Estienne, au livre VI, le sort de l’infortuné et innocent Hippolyte : Il faut que le juste périsse, et soit chargé d’affronts s’il se montre parmi les hommes. […] Les vrais sages sont obligés de se cacher, et les imposteurs prennent leur place 63 . ... « Je le crois criminel puisque vous l’accusez », dira Thésée à Phèdre (V, 7, 1600). * Ainsi relues, ces marginales platoniciennes nous livrent la clé d’un récit qui se présentait comme une allégorie simple dont l’autre sens, philosophique et spirituel, moral et politique, demeurait caché voire incertain. Il devient dès lors possible de considérer l’allégoricité du récit comme intentionnellement inscrite par Racine dans sa poétique, selon une logique du sens pluriel qui met en résonance le drame, sa préface - qui discute longuement de la fonction morale de la peinture des passions imprudentes en tragédie - et ces marginales platoniciennes qui ont nourri, en amont de l’écriture dramatique, la culture allégorique de Racine. Une culture qui sous-tend l’écriture de Phèdre et Hippolyte, singulier contre-exemple du reflux progressif de l’allégorie dans les arts et les lettres du Grand Siècle. C’est sans doute en ce secret ancrage que réside l’ascendant du drame racinien sur la version moderne de Pradon, vidée du sens allégorique qui 61 Éd. Valder cit., p. 491 ; éd. P. Mesnard cit., t. V, p. 284. 62 Éd. Valder cit., p. 467 ; éd. P. Mesnard cit., t. IV, p. 281. 63 Éd. Estienne cit., p. 492 et 495 ; éd. P. Mesnard cit., t. IV, p. 284 et 285. Gilles Declercq 182 donne à la tragédie de Racine sa double profondeur, éthique et esthétique. Aussi convient-il bien en l’occurrence de parler de résilience de la culture allégorique. Celle-ci est l’une des clés de l’opposition des Anciens et des Modernes, tout comme elle sous-tend, philosophiquement et spirituellement, la querelle de la moralité au théâtre. L’épistémè classique est moins faite de ruptures que d’évolutions, ponctuées de phases de résistance : l’allégoricité de la Phèdre racinienne en témoigne, tout autant que son exceptionnelle indication scénique : la topique de la caverne est bel et bien le cadre - scénographique et emblématique - du drame tissé par Racine en 1677. Sources Dictionnaire de l’Académie françoise, dedié au Roy, Paris : Veuve de Jean-Baptiste Coignard et J.-B. Coignard, 1694. Le Mythe de Phèdre. Les Hippolyte français du dix-septième siècle, textes des éditions originales de La Pinelière, de Gilbert et de Bidar, éd. Allen G. Wood, Paris : H. Champion, 1996. Théâtre du XVII e siècle, t. III, éd. Jacques Truchet et André Blanc, Paris : Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1992. Tragicorum Graecorum Fragmenta, éd. August Nauck, Leipzig : Teubner, 1889. Furetière, Antoine. Dictionnaire universel, s. l. [La Haye] : A. et R. Leers, 1690. Garnier, Robert. 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Le sacré et le profane de l’allégorie biblique dans Esther de Racine R AINER Z AISER C HRISTIAN -A LBRECHTS -U NIVERSITÄT ZU K IEL Introduction : les usages religieux et profanes de l’allégorie au XVII e siècle L’allégorie, on le sait, n’est pas seulement une figure de rhétorique qui compte parmi les tropes, mais elle constitue aussi l’assise d’un schéma d’interprétation de la Bible suggéré par les Écritures mêmes et développé par les pères de l’Église 1 . Ces derniers parlent notamment du sens figuratif ou typologique des textes bibliques quand ils découvrent dans un événement de l’Ancien Testament le présage d’un événement du Nouveau 2 . Les pères de l’Église approfondissent cette idée du caractère allégorique des Écritures en leur attribuant, au-delà de leur sens littéral ou historique, trois sens figurés dont l’un renvoie à la révélation de la loi divine (le sens typologique), l’autre à la morale qui en résulte pour la conduite humaine (le sens tropologique) et le troisième à la fin eschatologique de l’homme (le sens anagogique). Au Moyen Âge, cette doctrine des quatre sens de l’Écriture devient non seulement monnaie courante dans le domaine de l’exégèse biblique mais aussi dans celui de l’interprétation des textes profanes. L’article sur l’« Allégorie » dans le Dictionnaire de Furetière fait nettement voir que le XVII e siècle connaît encore la connotation religieuse que ce terme avait acquise aux temps de la fondation de l’Église judéo-chrétienne et qu’il avait retenue dans l’herméneutique sacrée de la scolastique médiévale. Outre la fonction rhétorique de l’allégorie, Furetière rappelle aussi dans ce même article les sources bibliques et religieuses de cette figure quand il explique que les « Chretiens imiterent les Juifs, & interpreterent 1 Voir le chapitre « Lire la Bible », dans Georges Couton, Écritures codées. Essais sur l’allégorie au XVII e siècle, Paris : Aux Amateurs de Livres, 1990, pp. 17-27. 2 Voir le chapitre « La typologie biblique », dans Couton, op. cit., pp. 17-22. Rainer Zaiser 186 allegoriquement le Vieux & le Nouveau Testament. Voilà, ajoute-t-il, l’origine des allegories si frequentes dans la Religion » 3 . Quoique l’usage rhétorique et profane de l’allégorie prédomine sans aucun doute dans la littérature du XVII e siècle 4 , la critique a pourtant relevé maints auteurs de cette époque qui recourent encore à la fonction religieuse de l’allégorie dans leurs œuvres : on pourrait citer dans ce contexte Jean de la Ceppède 5 , Saint- Amant 6 , Jean-Pierre Camus 7 , Pascal 8 et Bossuet 9 entre autres. À juste titre, on peut ajouter également Racine à cette série d’auteurs, comme nous nous proposons de le montrer par la suite. Quand Madame de Maintenon a commandé pour la première fois auprès de Racine une pièce religieuse afin d’instruire les jeunes pensionnaires de Saint-Cyr, le poète dramatique a sans doute pensé au caractère allégorique des Écritures. Raymond Picard, dans la première édition du théâtre de Racine dans la « Bibliothèque de la Pléiade », parle même à propos d’Esther 3 Furetière, Dictionnaire universel, t. I, éd. Rotterdam 1708. 4 Bernard Beugnot a fourni un panorama circonstancié du caractère hétérogène des fonctions de l’allégorie dans la littérature du XVII e siècle (voir « Pour une poétique de l’allégorie », dans Bernard Beugnot, La mémoire du texte. Essais de poétique classique, Paris : H. Champion, 1994, pp. 171-186). Son classement englobe l’allégorie comme « ornatus » (173, 180), « mode de pensée » (177), « énigme » (174), « poèmes et romans à clefs » (180), « jeux divers de l’allusion ou de l’applicatio » (181). Voir aussi Volker Kapp qui signale notamment la sécularisation du concept de l’allégorie au Grand Siècle (« Pour une théorie de la lecture allégorique au XVII e siècle », dans Storiografia della critica francese nel Seicento, Georges Forestier, Robert Horville, Giovanni Dotoli [et al.], prefazione di Enea Balmas, Bari : Adriatica / Paris : Nizet, coll. « Quaderni del Seicento francese », 7, 1986, p. 390). Voir, en outre, à propos de la primauté de l’usage rhétorique de l’allégorie au XVII e siècle Georges Couton, « Réapprendre à lire. Deux des langages de l’allégorie au XVII e siècle », Cahiers de l’Association Internationale des Études Françaises, 28 (1976), pp. 81-101 et Jean-Pierre Collinet, « Allégorie et préciosité », Cahiers de l’Association Internationale des Études Françaises, 28 (1976), pp. 103-116. 5 Voir le chapitre « Les Théorèmes de Jean de La Ceppède. Un monument typologique », dans Couton, op. cit., pp. 47-53. 6 Voir Vittorio Fortunati, « Invention et allégorie dans le Moïse sauvé de Saint- Amant », dans Francine Wild (dir.), Le sens caché. Usages de l’allégorie du Moyen Âge au XVII e siècle, Arras : Artois Presses Université, 2013, pp. 199-209 et Dorothee Scholl, Moyse sauvé. Poétique et originalité de l’idylle héroïque de Saint-Amant, Paris / Seattle / Tübingen : PFSCL, « Biblio 17 », 90, 1995, notamment p. 184. 7 Voir Sylvie Robic de Baecque, Le salut par excès. Jean-Pierre Camus (1584-1682), la poétique d’un évêque romancier, Paris : H. Champion, 1999. 8 Voir le chapitre « Pascal et les figures bibliques », dans Couton, op. cit., pp. 63-68. 9 Voir le chapitre « Lecture figurative de quelques sermons de Bossuet », dans Couton, op. cit., pp. 31-45. Le sacré et le profane de l’allégorie biblique dans Esther de Racine 187 d’un « ballet d’allégories 10 » sans pourtant analyser dans ses commentaires la chorégraphie, à savoir la structure et la fonction de cette composition allégorique. En tout état de cause, en choisissant un épisode du Livre d’Esther comme source de sa pièce, Racine met en scène une histoire biblique susceptible de suggérer effectivement les trois sens figurés propres à la pratique de l’herméneutique sacrée. Cependant, la pièce, dans laquelle l’évidence de la révélation de Dieu est confrontée au constat de son absence, n’est pas exempte d’ambiguïtés. Sur le plan exégétique, l’allégorie biblique de la pièce racinienne est donc loin de s’inscrire harmonieusement dans le schéma interprétatif des quatre sens de l’Écriture : le message divin est, par endroits, laissé dans l’imprécision, voire dans l’obscurité. C’est à la démonstration de cette dichotomie et de sa fonction que l’ensemble de ce développement est consacré. L’histoire d’Esther dans la Bible Pour aborder la question, commençons par rappeler très brièvement les événements du Livre d’Esther. La protagoniste éponyme de l’épisode vétérotestamentaire est une orpheline d’origine juive, placée sous la tutelle de Mardochée qui fut, à un certain moment, déporté de Jérusalem au royaume de la Perse antique. C’est pour cela qu’Esther fut élevée à Suse, capitale de la Perse et siège du roi Assuérus. Après avoir répudié son indocile épouse Vasthi, Assuérus choisit Esther comme nouvelle épouse dont il ignore l’ascendance israélite. Aman, le favori du roi, se met en colère contre Mardochée quand il se rend compte que ce dernier ne lui témoigne pas le respect qu’il croit mériter. Pour se venger de lui, Aman forme le dessein de faire persécuter tous les Juifs du pays et finit par pousser Assuérus à promulguer un édit qui stipule le massacre des Juifs de son royaume. Terrifié par ce décret, Mardochée se tourne vers Esther pour la persuader qu’elle est la seule à pouvoir intervenir auprès du roi pour protéger le peuple juif de cet acte barbare. Tout en sachant que le roi est résolu à condamner à mort toute personne qui l’approche dans ses appartements privés sans avoir été appelée, Esther finit par solliciter l’audience de son époux. À sa grande surprise, le roi, magnanime, la reçoit et accepte son invitation au festin qu’elle compte préparer pour lui et pour Aman le lendemain soir. C’est à l’occasion de ce dîner qu’Esther révèle à son mari son ascendance juive et dénonce Aman comme agent provocateur. Furieux du fait que son favori a abusé de sa confiance et agi de telle sorte que « la 10 Voir Jean Racine, Œuvres complètes, I, Théâtre, Poésies, éd. Raymond Picard, Paris : Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1950, p. 827. Rainer Zaiser 188 cruauté [de ce dernier] retombe sur [lui-]même 11 », le roi quitte la salle du festin. Il rentre juste au moment où Aman s’approche de la reine pour la supplier de lui sauver la vie. Assuérus interprète cette démarche comme un acte de violence contre son épouse et fait immédiatement arrêter et pendre Aman. En réparation du sort funeste que le roi avait annoncé au peuple juif sous l’influence de son ancien confident, il ordonne maintenant de révoquer l’édit qu’il avait fait diffuser dans toutes les provinces de son royaume et accorde désormais aux Juifs le droit de « tuer et [d’]exterminer leurs ennemis » s’il leur est nécessaire de « défendre leur vie 12 ». En considérant ces événements qui forment la trame de la version hébraïque du Livre d’Esther, on s’étonne que Dieu soit quasiment absent dans cet épisode. Son rôle de protecteur du peuple juif est en effet infime dans la version originale de l’histoire d’Esther. Cela change sensiblement dans les passages ajoutés au texte hébreu dans la Septante, la version grecque de l’Ancien Testament. On retrouve parmi ces ajouts un songe crypté de Mardochée, placé dans la Septante comme avertissement au début du Livre d’Esther (1a-l 13 ), ensuite l’interprétation allégorique de ce même songe à la fin du Livre (10, 3a-k), et enfin deux prières adressées respectivement par Mardochée (4, 17a-i) et Esther (4, 17k-z) à Dieu pour l’implorer de délivrer le peuple d’Israël du joug des persécutions qu’il subit sous le règne d’Assuérus. Le morceau le plus pertinent pour notre propos est incontestablement l’interprétation que Mardochée donne de son rêve une fois que le mal est écarté de ses compatriotes. C’est à partir de ce moment-là qu’il voit dans les figures allégoriques du songe à lui advenu 14 les signes avantcoureurs de l’intervention de Dieu en faveur de son peuple qui est menacé dans la diaspora perse. Je cite les paroles de Mardochée : C’est de Dieu qu’est venu tout cela ! Si je me remémore le songe que j’eus à ce sujet, rien n’a été omis [...] Oui, le Seigneur a sauvé son peuple, le Seigneur nous a arrachés à tous ces maux [...]. Et ces destinées se sont 11 Esther, VII, 4, trad. Louis-Isaac Lemaître de Sacy, éd. Philippe Sellier, Paris : Laffont, 1990, p. 606. Racine a sans doute lu le Livre d’Esther dans la traduction de Lemaître de Sacy, l’un des responsables de la traduction française de la Bible sous l’égide des Solitaires de Port-Royal. La traduction de ce livre était parue en 1688. Voir à ce propos le commentaire de Georges Forestier dans son édition critique de Racine, Œuvres complètes, I, Théâtre-Poésie, Paris : Gallimard, 1999, p. 1682. 12 Esther, VIII, 11, p. 607. 13 Nous renvoyons ici ainsi que dans les trois cas qui suivent à La Bible de Jérusalem qui place les ajouts selon l’ordre de la Septante. 14 Voir Esther, trad. Bible de Jérusalem, 1d-k. Le sacré et le profane de l’allégorie biblique dans Esther de Racine 189 accomplies à l’heure, au temps et au jour arrêtés selon son dessein [...]. (10, 3a-3h) Ces propos invitent visiblement à une lecture allégorique du Livre d’Esther dans son ensemble. Cette lecture suggère un sens figuré qui place nettement les événements quasi exclusivement profanes et historiques du texte hébreu sous les auspices du plan divin. Quant à la question qui nous intéresse ici, on constate donc une discordance entre le texte original qui est focalisé sur les actions humaines et les ajouts grecs qui mettent en œuvre une pratique exégétique soulignant que ces actions sont entièrement soumises à la volonté de Dieu. Or, dans le contexte de la pièce de Racine, il est intéressant de noter que l’auteur chargé d’écrire pour les pensionnaires de Saint-Cyr profite de cette dichotomie pour mettre en scène deux façons différentes d’interpréter l’histoire d’Esther : une lecture explicite jalonnant tous les repères d’une lecture allégorique selon les quatre sens de l’herméneutique sacrée et remplissant ainsi le mandat didactique donné par Madame de Maintenon, et une lecture implicite qui remet en cause cette première lecture et réduit la vie des hommes à leur seule existence profane. La portée religieuse de l’allégorie dans Esther Commençons par les exemples qui illustrent le plus distinctement une lecture allégorique de la pièce selon le schéma de l’exégèse biblique. L’idée que l’action dramatique se déroule sous l’emprise de Dieu est omniprésente dans la pièce, que ce soit dans les discours des personnages ou dans les commentaires du chœur. Dès la première scène, Élise, la confidente d’Esther, fait savoir à cette dernière que c’était « un Prophète divin » (I, 1, 14) 15 qui lui avait soudainement révélé l’endroit où elle s’était réfugiée après sa disparition subite de Jérusalem. C’est grâce à cette manifestation divine qu’Élise a finalement pu retrouver Esther à Suse. Le messager divin lui inspire également l’espoir que Dieu exaucera les prières de son peuple et que « le jour approche où [… il] / Va de son bras puissant faire éclater l’appui [...] » (I, 1, 20-21). Nombreux sont les passages qui montrent par la suite la voie qui pourrait conduire l’homme à obtenir cet appui de Dieu, voire la grâce du salut. C’est en effet la vie d’Esther qui devient l’allégorie de cette voie. Cette fonction figurative du personnage éponyme de la pièce est éclairée par le texte même lorsque Mardochée explique à sa pupille la vocation qu’elle aura à suivre face à la situation difficile dans laquelle son peuple se trouve : 15 Nous citons la pièce d’après l’édition Forestier. Les références à cette édition sont indiquées sous le sigle de l’acte, de la scène et du/ des vers de la pièce. Rainer Zaiser 190 Songez-y bien. Ce Dieu ne vous a pas choisie, Pour être un vain spectacle aux peuples de l’Asie, Ni pour charmer les yeux des profanes humains. Pour un plus noble usage il réserve ses Saints. S’immoler pour son nom, et pour son héritage, D’un enfant d’Israël voilà le vrai partage. (I, 3, 213-218) Mardochée voit donc dans Esther une élue de Dieu qui la destine à sauver ses compatriotes de l’agression meurtrière qui les menace en Perse. C’est la raison pour laquelle Dieu a conduit, selon Mardochée, les pas d’Esther de telle manière que le roi de Perse l’a prise comme épouse et reine, choix qui permettra à cette dernière d’évoluer au sein du pouvoir monarchique et d’exercer, le cas échéant, une influence en faveur de son peuple sur les décisions du roi. Cependant, nous le savons, même la reine ne peut s’approcher du roi que sous peine de mort au cas où elle n’aurait pas été appelée. C’est pourquoi Mardochée lui demande d’aller jusqu’à s’immoler pour sauver ses coreligionnaires. Il est évident qu’Esther apparaît dans le rôle que son tuteur lui attribue ici comme la préfiguration du Christ qui, à son tour, sera envoyé par son Père pour se sacrifier en son nom et pour racheter l’humanité au nom de son héritage, sa loi. On remarque sans difficulté que Racine a délibérément inscrit dans le personnage d’Esther le sens moral et anagogique de l’allégorèse biblique qui veut que l’homme se comporte conformément à la loi de Dieu et se prépare dans la vie terrestre à la fin ultime de son existence en ayant comme seul objectif de surmonter le mal dont le monde humain regorge et d’accéder, rédimé, à la vie éternelle. C’est justement à partir du moment où Assuérus révoque « les ordres sanguinaires » (III, 9, 1197) contre le peuple juif que les signes justifiant une telle lecture allégorique se multiplient. Dans la dernière scène, Esther elle-même ne peut s’empêcher d’exalter la sagesse de Dieu pour avoir veillé à ce que le peuple d’Israël soit libéré de son joug funeste : « Ô Dieu ! Par quelle route inconnue aux Mortels / Ta sagesse conduit ses desseins éternels ! » (III, 9, 1198-1199) Néanmoins, ce dont elle ne se rend pas compte dans cette exclamation, c’est qu’elle est, à son tour, partie intégrante des desseins inconnus de Dieu, fait que les filles d’Israël qui forment le chœur ne tardent pas à mettre en lumière à la fin de la pièce. C’est notamment dans quelques-uns de leurs vers que se confirme une fois de plus la fonction allégorique que l’histoire d’Esther remplit chez Racine : Une Autre Quelle main salutaire a chassé le nuage ? Tout le Chœur L’aimable Esther a fait ce grand ouvrage. Le sacré et le profane de l’allégorie biblique dans Esther de Racine 191 Une Israélite seule De l’amour de son Dieu son cœur s’est embrasé. Au péril d’une mort funeste Son zèle ardent s’est exposé. Elle a parlé, le Ciel a fait le reste. (III, 9, 1222-1227) Les filles du chœur considèrent donc Esther comme une élue que Dieu a envoyée pour mettre en œuvre son acte salutaire envers le peuple d’Israël. Il apparaît que c’est grâce à elle que Dieu se manifeste dans le monde des hommes. De la même manière que le Christ est l’incarnation de son Père, Esther est l’allégorie de sa puissance sur terre. Les derniers propos du chœur sont enfin consacrés à cette présence divine dans le monde humain ; une des filles constate que « Dieu descend, et revient habiter parmi nous » (III, 9, 1261) et une autre affirme : « Il nous a révélé sa gloire » (III, 9, 1281). La mise en question de Dieu et la suprématie des passions humaines À part ces moments cruciaux évoquant l’image d’un Dieu présent et protecteur au début et à la fin de la pièce, l’action dramatique est marquée par de passages faisant apparaître une conception de Dieu tout autre que celle que nous venons de relever. Dans les entrées du chœur à la fin du premier et du second acte on observe que les filles d’Israël sont pleines de réserves à l’égard de la toute-puissance de Dieu. Effrayées par l’édit d’Assuérus, elles se plaignent de l’absence de Dieu plutôt qu’elles ne nourrissent l’espoir qu’il exercera son pouvoir pour prêter secours à son peuple. Craignant que « Tout Israël péri[sse] » (I, 5, 298), l’une des filles du chœur va jusqu’à se demander « Où donc est-il ce Dieu si redouté, / Dont Israël nous vantait la puissance ? » (I, 5, 340-341) Et une autre de s’écrier : « Grand Dieu ! tes Saints sont la pâture / Des tigres et des léopards » qui les dévorent (I, 5, 323-324). Voilà une allégorie qui cette fois-ci fait ressentir que Dieu a abandonné les hommes et accepte avec indifférence leur anéantissement. Face aux funestes auspices annonçant la proscription des Juifs, même Esther doute de l’intervention divine lorsque, désespérée, elle s’exclame : « Ô Dieu ! qui vois former des desseins si funestes, / As-tu donc de Jacob abandonné les restes ? » (I, 5, 181-182) La peur que Dieu se soit retiré du monde s’observe également dans les propos troublés d’une fille du chœur lorsqu’elle implore de toutes ses forces le secours du Seigneur : Dieu d’Israël, dissipe enfin cette ombre. Des larmes de tes Saints quand seras-tu touché ? Quand sera le voile arraché, Qui sur tout l’Univers jette une nuit si sombre ? Dieu d’Israël, dissipe enfin cette ombre. Jusqu’à quand seras-tu caché ? (II, 7, 744-749) Rainer Zaiser 192 Si isolées et dispersées que soient dans la pièce ces voix pleines d’incertitude à propos de la volonté divine, elles concourent pourtant à déstabiliser l’idée d’un Dieu qui est auprès des mortels et fait régner sa justice parmi eux. En tout cas, à y regarder de plus près, les incidents décisifs qui amènent les grandes catastrophes, les péripéties et le dénouement de la pièce sont pour la plupart causés par les défauts, les faiblesses ou les passions des humains. C’est ainsi que le roi Assuérus, « trop crédule » (I, 3, 172), se laisse pousser par Aman à signer l’édit néfaste qui provoque la crise du drame. Aman, à son tour, est trop ambitieux pour ne pas voir dans Mardochée un rival qui lui dispute la faveur du roi 16 . Ce motif personnel fait naître en lui une haine implacable contre l’ensemble du peuple auquel son rival appartient 17 . Dans la scène du festin, Esther, quant à elle, laisse faussement croire à son mari qu’Aman a tenté de la séduire pendant le court instant qu’il s’est absenté de la salle à manger. C’est la raison pour laquelle Assuérus, de son côté furieux et jaloux lorsqu’il rentre dans la salle et découvre Aman penché sur Esther, fait d’emblée arrêter et exécuter ce dernier 18 , alors qu’il a encore réagi de manière modérée quand il a appris de son épouse quelques instants auparavant la véritable portée de l’intrigue meurtrière d’Aman. Sa jalousie, et non la cruauté du projet meurtrier de son confident, entraîne donc le roi à punir ce dernier sur le coup de la colère. Mais cet acte de punition dénoue tout de même la crise de la pièce : le roi « romp[t] le joug funeste où les Juifs sont soumis » (III, 7, 1182), reconnaît le « Dieu qu’Esther adore » (III, 7, 1185) et accepte que les compatriotes de cette dernière érigent un temple dans son royaume pour vénérer leur Dieu. Cependant, ces gestes de réconciliation ne sont ni l’effet d’une inspiration divine ni celui d’une conversion délibérée : ils s’expliquent par une impulsion proprement humaine, à savoir par la vanité du roi. Il est soucieux de transmettre grâce à ces gestes la mémoire de son nom à la postérité 19 . Face à l’ensemble des mobiles psychologiques qui incitent les personnages principaux de la pièce à agir pour le bien et pour le mal, il est facile de répondre à la question que pose Élise 16 Voir II, 1, 417-418 : « [...] Tous les jours un homme... un vil Esclave / D’un front audacieux me dédaigne et me brave. », et II, 1, 433-435 : « Du Palais cependant il assiège la porte. / À quelque heure que j’entre, Hydaspe, ou que je sorte, / Son visage odieux m’afflige, et me poursuit ; / Et mon esprit troublé le voit encore la nuit. » 17 Voir II, 1, 479-480 : « Un seul osa d’Aman attirer le courroux, / Aussitôt de la terre ils disparurent tous. » 18 Voir III, 6. 19 Voir III, 7 : « Que vos heureux Enfants dans leurs solennités / Consacrent de ce jour le triomphe et la gloire, / Et qu’à jamais mon nom vive dans leur mémoire. » (1187-1189) Le sacré et le profane de l’allégorie biblique dans Esther de Racine 193 quand elle interroge le chœur à propos de l’impasse dans laquelle Esther et son peuple se trouvent : « Est-ce Dieu, sont-ce les hommes, / Dont les œuvres vont éclater » ? (II, 8, 715-716) De notre point de vue, Racine laisse du moins entrevoir que ce sont les hommes qui sont à l’œuvre dans le monde, si arbitraires et fortuites que paraissent parfois les raisons qui les poussent. Conclusion : les ambiguïtés de l’allégorie biblique dans Esther En guise de conclusion, retenons que la tragédie Esther met en scène sur un premier plan un Dieu qui intervient dans la vie de ses fidèles pour les sauver de la menace du génocide et leur révéler sa volonté. En outre, l’histoire d’Esther retrace, comme le Prologue de la pièce le proclame, la victoire de la foi « sur l’Impiété » (64) et suggère ainsi la voie morale menant à Dieu. À cela s’ajoute, comme perspective eschatologique, la certitude que Dieu assure à ses fidèles une place dans « ses desseins éternels » (III, 8, 1199), comme Esther le déclare 20 . Contrairement aux tragédies profanes de Racine, nous sommes donc confrontés ici à l’image d’un Dieu qui se révèle à l’homme en lui montrant les voies du salut. Cette image permet à l’auteur de remplir sa mission pédagogique et de répondre ainsi au souhait de Madame de Maintenon. Cependant, il existe un revers de la médaille, car Racine n’hésite pas non plus à inscrire dans les interlignes d’Esther une image de Dieu qui va à rebours du message officiel de la pièce dédiée en première ligne à l’instruction religieuse des jeunes filles de Saint-Cyr. C’est ainsi que quelques déclamations prononcées par le chœur imposent une autre lecture allégorique de la pièce : au lieu d’engendrer une triple figuration de la vérité divine, le langage allégorique des jeunes filles israélites du chœur fait naître l’image d’un Dieu caché dont les desseins paraissent insondables. Dans ces passages, l’allégorie n’est plus révélatrice du monde sacré, mais génère à son propos un discours ambigu. L’homme demeure dans le doute au sujet de la loi de Dieu, voire de l’existence de ce dernier, et se croit l’objet d’un destin imprévisible. Le langage allégorique qui signale les révélations de Dieu est donc contrecarré dans la pièce par un langage allégorique qui plonge le monde dans une certaine obscurité métaphysique 20 Voir aussi, à ce propos, Volker Kapp, « La Bible et le sublime dans Esther de Racine », dans Giovanni Dotoli (dir.), Il Seicento francese oggi. Situazione et prospettiva della ricerca, Atti del Convegno internazionale, Monopoli 27-29 Maggio 1993, Bari : Adriatica / Paris : Nizet, coll. « Quaderni del Seicento francese », 1994, p. 166 : « [Esther est] une jeune fille simple qui va devenir l’instrument des desseins salvateurs de Dieu ». Rainer Zaiser 194 et ne laisse à l’homme aucune autre certitude que les vicissitudes de sa vie profane. La portée idéologique d’Esther ne se laisse donc pas limiter aux caractéristiques d’un « drame sacré » ou d’une « pièce du Dieu présent » que Lucien Goldmann 21 et d’autres 22 ont voulu voir dans cette tragédie biblique de Racine. Bibliographie Sources La Bible de Jérusalem, traduite en français sous la direction de l’École de Jérusalem. Nouvelle édition revue et corrigée, Paris : Cerf, 1998. La Bible. Traduction de Louis-Isaac Lemaître de Sacy. Préface et textes d’introduction établis par Philippe Sellier. Chronologie, lexique et cartes établis par Andrée Nordon-Gérard, Paris : Robert Laffont, 1990. Furetière, Antoine. Dictionnaire universel, contenant generalement tous les mots françois, tant vieux que modernes, & les Termes des Sciences et des Arts. Divisé en trois Tomes. Troisième édition, Rotterdam : Reinier Leers, 1708. Racine, Jean. Œuvres complètes, I, Théâtre, Poésies, éd. Raymond Picard, Paris : Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1950. Racine, Jean. Œuvres complètes, I, Théâtre-Poésie, éd. Georges Forestier, Paris : Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1999. Études Beugnot, Bernard. « Pour une poétique de l’allégorie », dans Bernard Beugnot, La mémoire du texte. Essais de poétique classique, Paris : H. Champion, 1994, pp. 171-186. Collinet, Jean-Pierre. « Allégorie et préciosité », Cahiers de l’Association Internationale des Études Françaises, 28 (1976), pp. 103-116. Couton, Georges. « Réapprendre à lire. Deux des langages de l’allégorie au XVII e siècle », Cahiers de l’Association Internationale des Études Françaises, 28 (1976), pp. 81-101. Couton, Georges. Écritures codées. Essais sur l’allégorie au XVII e siècle, Paris : Aux Amateurs de Livres, 1990. 21 Voir Goldmann, Le dieu caché. Étude sur la vision tragique dans les Pensées de Pascal et dans le théâtre de Racine, Paris : Gallimard, 1955, p. 440. 22 Voir entre autres Racine, éd. Picard, p. 825 ; Judd D. Hubert, Essai d’exégèse racinienne. Les secrets témoins, Paris : Nizet, 1956, p. 237 ; Odette de Mourgues, Racine, or the Triumph of Relevance, Cambridge : Cambridge University Press, 1967, p. 92 ; Richard Parish, Racine. The Limits of Tragedy, Paris / Seattle / Tübingen : PFSCL, « Biblio 17 », 74, 1993, p. 43. Le sacré et le profane de l’allégorie biblique dans Esther de Racine 195 Fortunati, Vittorio. « Invention et allégorie dans le Moïse sauvé de Saint-Amant », dans Francine Wild (dir.), Le sens caché. Usages de l’allégorie du Moyen Âge au XVII e siècle, Arras : Artois Presses Université, 2013, pp. 199-209. Goldmann, Lucien. Le dieu caché. Étude sur la vision tragique dans les Pensées de Pascal et dans le théâtre de Racine, Paris : Gallimard, 1955. Hubert, Judd D. Essai d’exégèse racinienne. Les secrets témoins, Paris : Nizet, 1956. Kapp, Volker. « Pour une théorie de la lecture allégorique au XVII e siècle », dans Storiografia della critica francese nel Seicento, Georges Forestier, Robert Horville, Giovanni Dotoli [et al.], prefazione di Enea Balmas, Bari : Adriatica / Paris : Nizet, coll. « Quaderni del Seicento francese », 7, 1986, pp. 389-405. Kapp, Volker. « La Bible et le sublime dans Esther de Racine », dans Giovanni Dotoli (dir.), Il Seicento francese oggi. Situazione et prospettiva della ricerca. Atti del Convegno internazionale, Monopoli 27-29 Maggio 1993, Bari : Adriatica / Paris : Nizet, coll. « Quaderni del Seicento francese », 11, 1994, pp. 157-171. Mourgues, Odette de. Racine or the Triumph of Relevance, Cambridge : Cambridge University Press, 1967. Parish, Richard. Racine. The Limits of Tragedy, Paris / Seattle / Tübingen : PFSCL, « Biblio 17 », 74, 1993. Robic de Baecque, Sylvie. Le salut par excès. Jean-Pierre Camus (1584-1682), la poétique d’un évêque romancier, Paris : H. Champion, 1999. Scholl, Dorothee. Moyse sauvé. Poétique et originalité de l’idylle héroïque de Saint- Amant, Paris / Seattle / Tübingen : PFSCL, « Biblio 17 », 90, 1995. Diverses figurations du Moi et de l’Autre Louis XIV, sa propre allégorie ? F RANCIS A SSAF T HE U NIVERSITY OF G EORGIA Deux ans avant la naissance de Louis XIV, le traducteur et académicien Jean Baudoin (1590 ? -1650) fait paraître (à compte d’auteur) et en collaboration avec le graveur Jacques de Bie (1581-1640 ? ) une traduction du célèbre ouvrage de Cesare Ripa, Iconologia 1 . La page de titre de la première partie de cette traduction porte une ambitieuse déclaration, vantant l’utilité universelle de l’ouvrage : Iconologie, ou explication nouvelle de plusieurs images, emblèmes et autres figures Hyeroglyphiques des Vertus, des Vices, des Arts, des Sciences, des causes naturelles, des humeurs differentes, & des passions humaines. Œuvre nécessaire à toute sorte d’esprits et particulièrement à ceux qui aspirent à être, ou qui sont orateurs, poètes, sculpteurs, peintres, ingénieurs, autheurs des médailles, de devises, de ballets et de poèmes dramatiques. Tirée des recherches & des figures de César Ripa, dessinées et gravées par Jacques de Bie, et moralisées par J. Baudoin. Le frontispice lui-même constitue une allégorie dans la mesure où les obélisques recouverts de hiéroglyphes incarnent le mystère qui se présente à première vue et dissimule le sens véritable que le lecteur (ou spectateur) averti doit discerner (les hiéroglyphes étant encore indéchiffrés à l’époque). La première chose qui frappe, c’est que l’allégorie est à la fois image et trope, destinée à être lue et non seulement regardée. Le concept mérite d’être examiné un peu en détail à partir de ce que nous en disent les rhétoriciens. Et tout d’abord, il faut reconnaître que l’allégorie est une image, c’est-à-dire une métaphore. Voyons sur cela la perspective des rhétoriciens, des anciens aux modernes. Au chapitre 4 du Livre III de La 1 Cesare Ripa, Iconologie, ou explication de plusieurs images, emblèmes et autres figures, etc., trad. Jean Baudoin, Paris : L’Autheur, 1636 [première partie]. L’original était paru à Rome, chez l’imprimeur Heredi di Giovanni Gigliotti, en 1593. Francis Assaf 200 Rhétorique, Aristote (chez qui le mot allégorie n’apparaît jamais) distingue entre image et métaphore : L’image est aussi une métaphore, car il y a peu de différence entre elles. Ainsi, lorsque [Homère] dit en parlant d’Achille : « Il s’élança comme un lion », il y a image ; lorsqu’il a dit : « Ce lion s’élança », il y a métaphore. L’homme et l’animal étant tous deux pleins de courage, il nomme, par métaphore, Achille un lion 2 . Comme on le constate, Aristote, à l’instar d’Homère, met le lion (concret) et le courage (abstrait) en relation directe, mais tout à fait spécifique - et donc non explicitement allégorique -, puisque Homère ne parle que d’Achille. Néanmoins, nul ne songerait à contester - même au temps d’Homère - que l’image du lion se relie à la notion de courage dans bien plus de cas que pour le seul Achille. Cela fait donc du lion une allégorie du courage. Inutile de souligner que cette allégorisation lui confère une unidimensionnalité excluant en pratique ce qui fait au réel un lion : mode de vie prédateur, relation taxinomique avec d’autres espèces félines, vie en troupe, éthologie « patriarcale », etc. De cette réduction résulte une mise en fiction qui lui confère une fonctionnalité sémiotique transmissible à l’humain et qu’il ne saurait avoir autrement. Commençons par noter qu’au chapitre VI du Livre VIII de L’Institution oratoire (« Des tropes »), Quintilien reprend l’exemple d’Aristote : En général, la métaphore est une similitude abrégée ; elle n’en diffère qu’en ce que, dans celle-ci, on compare la chose qu’on veut peindre avec l’image qui la représente, et que, dans celle-là ; l’image est substituée à la chose même. Il s’est battu comme un lion, voilà une comparaison ; c’est un lion, voilà une métaphore 3 . Il nous dit ensuite que l’allégorie « consiste à présenter un sens différent de celui des paroles, ou même qui leur est contraire 4 ». Suit une série d’explications et d’exemples fort élaborés s’appuyant sur Horace et Virgile, clarifiant et critiquant ce que certains rhéteurs incluent dans ce concept, tout en en établissant les rapports avec les différentes figures du discours. Plus près de nous, Dumarsais (1676-1756) consacre la douzième section du second chapitre de son Traité des tropes (1730) 5 à l’allégorie. Manifestant 2 Aristote, Rhétorique, III, 4, trad. Charles-Émile Ruelle, Paris : Garnier Frères, 1883, pp. 303-304. 3 Quintilien, Institution oratoire, VIII, 6, 9, traduction Désiré Nisard (dir.), Paris : Firmin-Didot, 1865, p. 307, col. 2. 4 Quintilien, Institution oratoire, VIII, 6, 44, trad. cit., p. 312, col. 1. 5 César Chesneau Dumarsais, Des Tropes, ou des différents sens, Paris : Flammarion, coll. « Critiques », 1988. Louis XIV, sa propre allégorie ? 201 un didactisme bien orthodoxe, son exposé commence par une présentation étymologique puis reprend l’idée, exprimée déjà par les deux grands rhétoriciens grec et romain, que l’allégorie est une métaphore prolongée qui est au fond une comparaison, usant d’un terme pour en faire comprendre un autre qu’on n’exprime pas. Bien entendu, il citera le passage de Quintilien que j’ai mentionné plus haut. Mais aussi, ce qui charme dans ce morceau, c’est la citation du poème de madame Deshoulières (1634 ? -1694) 6 où elle déplore, sous l’allégorie d’une bergère s’adressant à ses brebis, le sort de ses enfants sans père et la dureté de sa fortune 7 , comme le mentionne l’« Éloge historique » 8 en tête du tome I de l’édition de 1810 des œuvres de M me et de M lle Deshoulières : [E]lle perdit bientôt après l’abbé de la Garde 9 , et ensuite M. Deshoulières, qui mourut a Paris, le 3 janvier 1693 dans sa soixante et douzième année. C’étoit un très honnête homme d’un commerce doux et aimable. Il y avoit quarante-deux ans que leur union avoit commencé ; et, quoique moins âgée, elle n’eût pas cru lui survivre. Ses enfants renoncèrent à la succession de leur père et elle n’avoit à prévoir qu’un avenir fort triste pour eux. Sa pension finissoit avec elle ; ce qui lui restoit de bien étoit peu de chose. Ces pensées occasionnèrent les vers allégoriques à ses brebis qu’elle recommande aux bontés du roi, sous le nom du dieu Pan 10 . Neufchâteau 11 précise que le dieu Pan que prie la bergère, dans ce poème, de protéger ses moutons, c’est le roi. Allégorie particulièrement heureuse : Pan ne veut-il pas dire « tout » en grec ? Et un monarque absolu n’a-t-il pas pour rôle, justement, d’être tout ? Et que de poèmes, que de louanges Antoinette de Lafon n’a-t-elle pas adressés à Louis ! Il y aurait tout un travail à effectuer séparément sur la douzième section du second chapitre Des Tropes, tant elle est riche en érudition. Mais continuons, avec Pierre Fontanier 12 , dont les ouvrages, tombés en désuétude au début du XX e siècle, ont été remis à l’honneur par Gérard Genette, qui 6 Voir Appendice, v. 14-15. 7 Éd. cit., p. 17. 8 Antoinette Lafon du Ligier de La Garde, Dame Deshoulières, Œuvres de Madame et Mademoiselle Deshoulières, Paris : Nicolle, 1810, t. I, pp. XXVI-XXVII. Il m’a été impossible de retrouver l’auteur de l’« Éloge historique ». Ni le catalogue général de la BnF ni le site Gallica n’en font mention. 9 Son frère. 10 Œuvres de Madame et Mademoiselle Deshoulières, op. cit., t. I, pp. XXVI-XXVII. 11 François de Neufchâteau, Les Tropes, ou les figures de mots, Paris : Delaunay, 1817. 12 Pierre Fontanier, Les Figures du discours, Paris : Flammarion, coll. « Champs », 1977. Francis Assaf 202 rédige une belle introduction à l’édition Flammarion rassemblant en un volume les deux ouvrages. On en retiendra ce passage : La deuxième classe (figures d’expression) embrasse encore des figures portant sur la signification, mais étendues sur plusieurs mots : soit par fiction (« notre esprit produit une pensée sous des couleurs ou des traits qu’elle n’a pas naturellement ») comme l’allégorie, soit par réflexion […] 13 . Par là, Genette souligne le caractère artificiel, la nature essentiellement fictionnelle de l’allégorie, donc le rôle fondamental que joue l’inventio dans son élaboration, chose dont les Anciens étaient sans nul doute aussi conscients que nous aujourd’hui. On verra que ce n’est pas l’inventio qui manque dans l’élaboration des figures allégoriques. Nous devons nous interroger sur la fonction rhétorique de l’allégorie ; plus spécifiquement ici dans le cas de Louis XIV. Comme Olivier Reboul 14 avant lui, Gilles Declercq 15 expose bien clairement les trois genres de discours tels qu’Aristote les présente dans la Rhétorique : délibératif, épidictique et judiciaire. L’allégorie est une métaphore prolongée. Qu’elle fonctionne au niveau imagologique ou discursif, elle a inévitablement pour but de présenter un argument, une démonstration que quelque chose est et non pas a été ou sera. Au chapitre III du premier livre de la Rhétorique 16 , Aristote pose qu’il y a trois genres de discours : le délibératif, qui traite de ce que l’on veut faire, qui conseille ou déconseille (dans le futur), l’épidictique, qui loue ou blâme ou encore évalue (dans le présent), enfin le judiciaire, qui accuse ou défend (des actions dans le passé). Ces discours s’adressent à trois genres d’auditeurs : ceux qui débattent de ce qu’on va faire - dans le futur, ceux qui évaluent une action qui a eu lieu - dans le passé. Viennent ceux qui entendent une louange ou un blâme dans le présent. Il est évident qu’une allégorie ne saurait porter sur un acte futur, ni non plus accuser ou défendre une action passée. Il faut donc qu’elle exprime une évaluation au présent : déclaration, louange ou blâme, tous discours qui relèvent de la démonstration. Elle n’a toutefois ni exorde, ni corps principal ni péroraison. Ou plutôt elle les a tous trois à la fois, dans une figure de style ou une figure tout court. C’est à partir de cela que peut démarrer une réflexion sur l’allégorie et, pour ce qui me préoccupe maintenant, ses rapports avec la figure peut-être 13 Gérard Genette, « Introduction » à P. Fontanier, Les Figures du discours, op. cit., p. 15. 14 Olivier Reboul, Introduction à la rhétorique, Paris : PUF, 1991, pp. 56-59. 15 Gilles Declercq, L’Art d’argumenter : structures rhétoriques et littéraires, Paris : Éditions universitaires, 1993, pp. 44-46. 16 Aristote, Rhétorique, trad. cit., pp. 78-79. Louis XIV, sa propre allégorie ? 203 la plus emblématique du XVII e siècle : Louis XIV. Dans un court article, Anne Nadeau-Dupont énonce : Plus de 300 statues et portraits du roi ont subsisté ; plus de 300 médailles furent frappées à son effigie. C’est également près de 700 gravures le représentant qui sont conservées à la BNF auxquelles il faut ajouter les almanachs royaux et les frontispices gravés 17 . Une recherche rapide sur le site Gallica livre pas moins de 5858 résultats : estampes, gravures et autres dessins destinés à illustrer la grandeur et le pouvoir du Roi-Soleil, dès son jeune âge à la fois foudre de guerre et évergète universel (paradoxalement, en ceci il est célébré par sa vis bellica, comme on ne le sait que trop). Alors qu’il n’avait que cinq ans, la victoire de Rocroi (19 mai 1643) ne lui est-elle pas officiellement attribuée par les panégyristes et autres ouvriers de cette usine de propagande bourbonienne qu’est l’Académie française ? N’oublions pas non plus portraits, médailles et bustes, de Coysevox à Jeff Koons (1986). On reviendra sur cette dernière œuvre d’art. L’ouvrage de Peter Burke The Fabrication of Louis XIV 18 et le mien, plus modeste, La Mort du roi 19 illustrent - comme tant d’autres (Marin, Apostolidès, etc. 20 ) - cette « industrie » de l’allégorisation de Louis XIV. La Victoire, la Gloire, la Religion, l’Amour des peuples (surtout ceux subjugués par sa puissance militaire) entourent le Roi dans un éternel (et délirant) panégyrique de ses vertus. Les innombrables oraisons funèbres ne font que renforcer cette image, au point que Louis XIV transcende ces allégories pour devenir lui-même sa plus grande et plus apodictique allégorie. Les commentaires sur l’exposition de Jeff Koons (Versailles, 2008) ne rendent pas compte du fait que son Louis XIV ne ressemble pas du tout aux sculptures d’époque. La corporalité épanouie du roi telle que la présente Coysevox ou Le Bernin fait place à un Louis XIV au visage plus mince, au sourire sardonique, presque cruel ; la matière, acier inoxydable qui renvoie impitoyablement la lumière, en fait un être lointain, voire inaccessible. La 17 Anne Nadeau-Dupont, « Allégories à la gloire du monarque », L’Actualité Poitou- Charentes, 77 (29 juin 2007), p. 115, en ligne : http: / / pdf.actualite-poitoucharentes.info/ 077/ actu77juil2007_114-115pdf. 18 Peter Burke, The Fabrication of Louis XIV, New Haven : Yale University Press, 1992. 19 Francis Assaf , La Mort du roi. Une thanatographie de Louis XIV, Tübingen : Gunter Narr, coll. « Biblio 17 », n° 112 (1999). 20 Louis Marin, Le Portrait du roi, Paris : Éditions de Minuit, 1981. Jean-Marie Apostolidès, Le Roi-machine : spectacle et politique au temps de Louis XIV, Paris : Éditions de Minuit, 1981. Gérard Sabatier, « La Gloire du Roi : iconographie de Louis XIV de 1661 à 1672 », Histoire, économie et société, XIX, 4 (2000), pp. 527- 560. Francis Assaf 204 maxime de La Rochefoucauld, « Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder en face », prend alors une signification peut-être plus inquiétante qu’on ne lui avait prêtée jusqu’ici. Le Roi-Soleil est celui qui regarde tout et tous mais ne saurait être regardé. Cette interprétation contemporaine forme un contraste bien frappant avec l’adulation qui entoure le jeune Louis XIV dont le règne personnel est solidement établi en 1665 21 . La devise qui suit la page de titre et l’extrait du privilège de L’Art de régner, du P. Le Moyne, fait parler le Soleil (c’est-à-dire bien entendu Louis XIV) qui, loin d’être inapprochable, répand ses bénédictions sur ses peuples, ainsi que le doit tout bon souverain. Cette devise consiste en un paysage mi-rural, mi-urbain sis dans un cadre ovale entouré d’une draperie au bas de laquelle se distingue un grotesque. Le paysage est surmonté d’un soleil rayonnant qui n’est autre que Louis XIV, surmontant lui-même une banderole où on peut lire cette inscription : « UT PRAESIT ET PROSIT » (« Afin qu’il règne et protège [ou règne en protégeant] ») 22 . Au-dessus de la légende se lit le titre : « LA FIN », c’est-à-dire le but du règne de tout monarque juste. Le dizain situé au-dessous de la gravure confirme l’identité de la figure solaire et met l’accent sur un souverain actif, dynamique, identifiant ses passions à ses devoirs. Le derniers vers du dizain, « Le Bien de mes Sujets est mon unique Fin », résume bien les devoirs du souverain, qui doit agir selon « son bon plaisir », c’est-à-dire non par arbitraire et pour son propre intérêt, mais comme il le doit, pour le bien de ses sujets. En 1697, plus de trois décennies après l’ouvrage du P. Le Moyne, la fabrique de propagande louis-quatorzienne continue de tourner à plein régime : voici quelques échantillons, extraits du Recueil de plusieurs pièces d’éloquence et de poésie présentées à l’Académie française pour les prix de l’année 1697 23 . Dans ce volume figurent les prix de poésie sur le thème suivant : « Que le Roi par la paix de Savoie a rendu la paix à l’Italie et donné à toute l’Europe l’espérance de la paix générale. » Les faits : dans le cadre de la guerre de Neuf Ans (guerre de la Ligue d’Augsbourg, 1688-1697), depuis 1693, le ministre des finances du duc de 21 On consultera à ce sujet Joël Cornette, Chronique du règne de Louis XIV, Paris : SEDES, 1997, pp. 131-141 et spécialement la p. 132 pour le mois de septembre (« Début des Grands Jours d’Auvergne — déclaration royale à lire »). 22 Pierre Le Moyne, De l’art de régner, Paris : Sébastien Cramoisy et Sébastien Mabre- Cramoisy, 1665, p. 2. La devise serait inspirée d’un passage du livre d’Ézéchiel (XXXIV, 10-16). Voir la Bible, trad. Louis-Isaac Lemaître de Sacy, préface et introductions de Philippe Sellier, Paris : Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2008, pp. 1086-1087. 23 Paris : Jean-Baptiste Coignard, 1697. Louis XIV, sa propre allégorie ? 205 Savoie 24 , le comte de Gropello, et le second du général Nicolas de Catinat 25 , le comte de Tessé 26 , négociaient en secret un accord visant à mettre fin à la guerre en Italie. Après un simulacre de résistance, la forteresse de Casale 27 , tenue par les Français, se rend à Victor-Amédée le 9 juillet 1695. Il s’agit donc d’un épisode mineur de la guerre, visant à amadouer le duc de Savoie et à le retirer de la liste des ennemis de la France. La gagnante du prix a été la poétesse et dramaturge Catherine Bernard (1662-1712) 28 . Son poème 29 a été écrit après la paix séparée entre la France et la Savoie (29 août 1696), puisqu’il fait état du mariage, le 7 décembre 1697, de la fille de Victor-Amédée, Marie-Adélaïde de Savoie (1685-1712), avec le Dauphin, Louis de France (1682-1712), partie intégrante du traité. Dans ce poème de 96 vers, Louis XIV est entouré d’un certain nombre d’allégories, exprimées dans les vers de Catherine Bernard. Pour commencer, les causes de la guerre sont attribuées à un « Démon » (qui n’est pas décrit). Mais « démon » est synonyme de diable, donc semeur de discorde. Les agents de ce démon sont l’Angleterre, « peuples dans une île enfermés par Thétis », les Hollandais « que la Mer menace au milieu de leurs Villes ». L’allégorie de l’Italie est l’Aigle, souvenir de la Rome antique. Les autres allégories associées à Louis XIV (le « Monarque des Lis ») dans ce poème sont, comme on peut s’en douter, la Victoire 30 et la Paix, indispensables compagnes du souverain. Notons à ce propos que l’Iconologie ne comporte pas d’allégories de la Victoire. La guerre est représentée indirectement par le temple de Janus, dont Mars ouvre les portes et que la Paix (ou Louis XIV, ce qui revient au même) referme. Rouage essentiel du mécanisme politique de la paix entre la France et la Savoie, Marie-Adélaïde a sa part d’allégories : les Grâces et la Raison. Deux autres pièces sur le même thème succèdent dans ce volume à celle de Catherine Bernard. Les allégories sont essentiellement les mêmes. 24 Victor-Amédée II (1666-1732). 25 Nicolas Catinat de La Fauconnerie, seigneur de Saint-Gratien (1637-1712), surnommé par ses troupes « le père La Pensée » pour son approche extrêmement réfléchie aux engagements militaires. 26 René III de Foulay de Tessé (1648-1725). 27 Peut-être Casalborgone, aujourd’hui commune de la province de Turin dans le Piémont, ayant fait partie durant des siècles du duché de Savoie. 28 Nièce des Corneille et cousine de Fontenelle. 29 Recueil de plusieurs pièces d’éloquence et de poésie présentées à l’Académie française pour les prix de l’année 1697, op. cit., pp. 165-169. 30 Les plus proches allégories dans l’Iconologie sont la Force, la Valeur et la Vertu héroïque, mais elles ne semblent pas impliquer de triomphe militaire. L’accent est mis surtout sur la vertu morale. Francis Assaf 206 Le texte du volume de 1715 31 gagnant du prix d’éloquence de l’Académie française est une ode en octosyllabes sur la paix d’Utrecht, qui met fin à la guerre de Succession d’Espagne. L’auteur est peut-être le librettiste Pierre-Charles Roy (1683-1764). Naturellement, la Victoire, la Paix et la Fortune accompagnent Louis XIV. Thémis (la justice) et Thétis (la mer) sont consternées par la barbarie des ennemis de la France. On voit bien l’interpénétration de la métonymie et de l’allégorie aux vers 69-70 32 : « L’Olive, à mûrir moins lente, / Va fructifier pour nous. » L’allégorie du rameau d’olivier (dans le bec de la colombe et par extension de l’olive) est aussi ancienne que l’histoire de Noé et peu utilisée dans un contexte louisquatorzien. Celle de la Paix, dans l’Iconologie 33 , est représentée avec une couronne (une guirlande) d’olivier sur la tête. Plutôt que d’effectuer une accumulation d’allégorie sur allégorie, cependant, je me bornerai à examiner en détail deux gravures publiées par la veuve de Gustave Moncornet, Marguerite Van Der Mael (16…-16…), accessibles sur le site Gallica de la BnF 34 . Publiées en 1672 et 1673, elles mettent - bien entendu - Louis XIV en haut et au centre. Elles s’intitulent respectivement L’Admiration des Nations (1672) 35 et Temple de la Gloire (1673) 36 . On pourra comparer cette dernière avec le frontispice de la première édition du Dictionnaire de l’Académie française (1694 - infra). L’Admiration des Nations est la seule coloriée des deux. Elle contient pas moins de neuf allégories, toutes, bien entendu, focalisées sur le pouvoir de Louis XIV, accompagné de Marie-Thérèse (1638-1683) et du Dauphin (Louis de France, 1661-1711). La devise en haut de l’image se lit ainsi : Les Peuples que tu vois dans les Ravissemens, Rendre au plus grand des Rois leurs Veux et le[ur] homage, Voyant tant de Vertus, s’estonnent que le Temps Ait peu donner au monde un si parfait ouvrage. Tout en haut de l’image, on voit le Temps, puis la famille royale. Au bas on voit l’almanach royal pour 1672, l’année où débute la Guerre de Hollande (1672-1678). Bien qu’illisible sur l’illustration, il devient intelligible si on examine l’année 1672 dans la Chronique du règne de Louis XIV de 31 Voir bibliographie. 32 P. 128. 33 C. Ripa, Iconologie, op. cit., p. 174. 34 D’autres (non consacrées à Louis XIV) sont conservées au Centre de recherches du château de Versailles. 35 Voir infra, figure 1. 36 Voir infra, figure 2. Louis XIV, sa propre allégorie ? 207 J. Cornette 37 . Une des dates les plus notables est, bien entendu, celle des 11 et 12 juin, pour le passage du Rhin, commémoré (entre autres hauts faits) par la Porte Saint-Denis 38 , œuvre de l’architecte François Blondel (1618- 1686). On note un mélange d’allégories païennes et chrétiennes. Tout en haut, le Temps domine la famille royale (et tout le reste). Ici, il ne signifie en aucune façon la mortalité (le roi et la reine sont encore jeunes), mais, si l’on se rapporte au quatrain ci-dessus, il est le Père, non pas forcément de Louis-Dieudonné (c’est-à-dire du corps physique), mais du ROI, du corps politique, réaffirmation de la rémanence du Pouvoir : « Le roi ne meurt jamais. » La reine ne partage pas son pouvoir, bien entendu (la loi salique l’interdit), mais elle partage son corps politique, la preuve étant le duc de Bourgogne, appelé à succéder à son père, encore ici sujet et corps physique, mais corps politique en devenir. On laissera de côté les questions de perspective (toutes les autres allégories tournent le dos à Louis XIV - étrange façon d’exprimer l’admiration…) pour ne regarder que les nations : les montrant de la main gauche, la France fixe un regard adorateur sur son maître, qui, lui, regarde en face le spectateur, ou peut-être dirige ses yeux vers de futures conquêtes. L’Afrique est représentée par la figure d’une femme noire, sur la tête de laquelle, étrangement, semble pousser une trompe d’éléphant. L’Amérique est vêtue d’une robe rayée multicolore et d’une coiffure à plumes. L’Asie est sobrement représentée par un chameau, alors qu’entre Asie et Amérique, l’Europe, richement vêtue, parée d’un collier de perles et coiffée de pampres, lève les yeux au ciel, peut-être en action de grâces pour les bienfaits de Louis. Bien que portant des attributs royaux (couronne, manteau d’hermine) exprimant sa souveraineté 39 , reconnaissable au tabernacle sommé d’une croix sur lequel elle pose sa main droite et à l’encensoir à sa gauche, révérée pour sa sagesse (à laquelle la chouette sert d’allégorie - curieux mélange de symbolique chrétienne et païenne), se voit au bas de l’image l’Église catholique (à gauche), au même niveau ou même plus bas que les autres entités (France, Amérique, Afrique) rendant hommage au Pouvoir, c’est-àdire à Louis XIV, façon d’affirmer le gallicanisme, tout en reconnaissant sa suprématie au spirituel. On distingue à peine l’Hérésie, terrassée et le visage exsangue, presque sous le pied de l’Amérique, qui ne lui prête aucune attention. 37 Op. cit., pp. 207-221. 38 La cinquième construite sur ce site. La première date du X e siècle. 39 Jusqu’à la Révolution, les États pontificaux occupent une bonne partie de l’Italie, plus le Comtat Venaissin en France. Francis Assaf 208 Publiée l’année suivante, la gravure intitulée Temple de la Gloire, qu’il faut scinder en deux pour une meilleure compréhension, présente une similitude notable avec l’illustration de l’Iconologie aussi bien qu’avec la précédente. On commencera, sciemment, par la moitié inférieure. Sur les boucliers tenus par les figures (à gauche, la Gloire, l’index droit pointé vers le haut, c’est-à-dire vers Louis, à droite les ennemis de celui-ci) sont peintes les victoires remportées par le roi. Dans le coin inférieur droit, on voit la Providence, mains jointes tendues vers le haut, un globe terrestre entre ses pieds et, dans le coin inférieur gauche, une figure noire, satanique, perdant sa couronne, et qui pourrait être soit l’Hérésie, soit l’empire de Satan, ce qui au fond revient au même. La partie supérieure de l’image représente la Mémoire parlant au roi. Sur un panneau se lisent les vers suivants : Ces braves conquerants tous brillant de leur gloire Ont […] eu ce dessein dans les siecles passez Mais vous qui signalés vos Jours par vos victoires Vous marchés sur leur pas et vous les surpassés. Détail intéressant : le panneau est surmonté d’un coq (évidemment gaulois) tenant dans son bec une guirlande, les yeux fixés sur le roi avec une admiration farouche. Flanqué de la reine et du Dauphin, le monarque, portant une armure à la romaine avec son propre portrait tout rayonnant et semblant passer à son fils le bâton de commandement (et non le sceptre), est couronné de lauriers par une figure angélique (à laquelle correspond certainement la figure satanique du bas) pendant que soufflent des trompettes. Aux extrêmes gauche et droite, on voit respectivement les figures d’Henri IV et de Louis XIII, admirant sans nul doute la gloire de leur illustre rejeton. L’ensemble Henri IV-Louis XIII-Marie-Thérèse-duc de Bourgogne-Louis XIV forme une sorte de croissant occupant la meilleure partie du haut de la gravure. Au niveau des genoux de la reine, le Grand Condé, avec à sa gauche un Turenne à l’air quelque peu chagrin, désigne lui aussi du doigt son souverain. Il ressort de tout cet ensemble que c’est bien la gloire militaire de Louis XIV qui est représentée allégoriquement ici. Le portrait du roi mis en abyme au roi lui-même sur sa cuirasse milite en faveur de Louis XIV en tant qu’allégorie de Louis XIV… Citer in extenso l’article « Gloire » dans l’Iconologie 40 serait trop long. Notons seulement la (semi-) nudité de la figure, signifiant à la fois notoriété et franchise (la Gloire ne saurait être voilée). La petite figure portant palme et guirlande (ou couronne de lauriers ? ) s’explique d’elle-même. Les vrais lauriers de Louis XIV, cependant, n’est-ce pas la codification de la langue, définitivement polie, non pas peut-être gravée ou sculptée dans le 40 C. Ripa, Iconologie, op. cit., pp. 101-102. Louis XIV, sa propre allégorie ? 209 marbre, mais imprimée autant dans l’esprit de l’honnête homme que sur le papier ? Si le français est communément appelé la langue de Molière, n’estil pas au moins autant celle de Louis XIV, sur qui l’Académie française jette ici un regard adorateur ? Le Roi en tant qu’allégorie du Roi… L’Allégorie par excellence qui légitime et donne leur sens à toutes les autres… Ce n’est pas une exagération de dire que non seulement aucun autre Bourbon, mais aucun autre monarque dans l’Histoire moderne ne peut prétendre à ce titre. Le décodage des mécanismes de l’allégorie du Grand Bourbon, de sa sémiologie et de ses fonctions est un travail auquel se sont livrés et continuent de se livrer de nombreux exégètes, pour tâcher de comprendre le comment et le pourquoi de sa transformation en roi-machine (pour reprendre le titre d’Apostolidès), aussi bien au niveau iconique que littéraire et historique. Qu’est-ce qui n’a pas été écrit sur Louis XIV, de son vivant et pendant des siècles après, et jusqu’aujourd’hui ? Peut-être la notion qu’il est devenu - même de son vivant - sa propre allégorie. S’il existe de nombreuses figures allégoriques de la gloire, de la grandeur, de la magnanimité, de la victoire, Louis XIV est la synthèse de toutes. Les gravures L’Admiration des Nations et Temple de la Gloire (dont il est à la fois l’idole et le Grand-Prêtre) le montrent bien. Il est Le Pouvoir, et Le Pouvoir, c’est Louis XIV. Louis XIV n’incarne que Louis XIV. Il est sa propre fiction : au double corps du roi (physique et politique), il faudrait ajouter un troisième, le corps allégorique, qui fait de Louis-Dieudonné une icône aussi intemporelle que celles mentionnées ci-dessus et toutes les autres qui ne furent et peut-être continuent à n’être que de simples figurantes dans l’éternel théâtre louisquatorzien. Pour finir, revenons-en brièvement à ce que dit G. Declercq sur le discours épidictique 41 : partie intégrante de la rhétorique, non seulement il loue ou blâme, mais aussi cherche à persuader, plaire, émouvoir. Je passerai sur le caractère de l’orateur, mais si l’allégorie ressortit en fait au discours épidictique, l’allégorie qu’est Louis XIV n’a-t-elle pas pour but exactement cela - et n’y réussit-elle pas brillamment ? 41 L’Art d’argumenter : structures rhétoriques et littéraires, op. cit., pp. 44-46. Francis Assaf 210 Légende Figure 1, L’Admiration des Nations (1672) Bibliothèque nationale de France, cote : BnF, Est. Rés. Qb-201 (171)-FT 5 [Hennin, 4596]. Louis XIV, sa propre allégorie ? 211 Figure 2, Temple de la Gloire (1673), Bibliothèque nationale de France, cote : BnF, Est. Rés. Qb-201 (171)-FT 5 [Hennin, 4665]. Francis Assaf 212 Bibliographie Sources La Bible, trad. Louis-Isaac Lemaître de Sacy, préface et introductions par Philippe Sellier, Paris : Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2008. Recueil de plusieurs pièces d’éloquence et de poésie présentées à l’Académie française pour les prix de l’année 1697, Paris : Jean-Baptiste Coignard, 1715. Aristote. Poétique et Rhétorique, dans Chefs-d’œuvre de la littérature grecque, trad. Charles-Émile Ruelle, Paris : Garnier Frères, 1883. Deshoulières, Antoinette Lafon du Ligier de La Garde, dame. Œuvres de Madame et Mademoiselle Deshoulières, Paris : Nicolle, 1810, t. I. Dumarsais, César Chesneau. Des Tropes, ou des différents sens, Paris : Flammarion, coll. « Critiques », 1988. Le Moyne, Pierre. 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Comme sous une gaze artistement tissue Se cache une beauté qui veut être aperçue, Ou comme en voit reluire à travers le succin 42 La mouche qui se trouve enfermée en son sein, Quand la nature veut, étonnante architecte, Prodiguer tout son luxe au tombeau d’un insecte : Ainsi, l’aveugle amour lance au hasard ses traits ; Le même amour languit sans Bacchus et Cérès. Qui n’a pas retenu les vers pleins de tendresse, Prière qu’au dieu Pan 43 Deshoulières adresse, Peignant ses orphelins avec tant d’intérêt, Dans ces chères brebis qu’elle quitte à regret Horace, qui voyait la première des villes Prête à se replonger dans les guerres civiles, Conjurait ce vaisseau par les vents déchiré, De voiles et de mâts presque désemparé, De n’aller pas, à peine échappé du naufrage, Défier de nouveau les écueils et l’orage, Hélas ! notre navire a craint le même sort: Saura-t-il jeter l’ancre, et se tenir au port ? Ainsi tout fait image, et la nature entière A ces comparaisons peut fournir de matière. Par les premiers humains ces rapports découverts, Semblèrent à leurs yeux agrandir l’Univers ; Dans les temps reculés, tout fut métaphorique ; Et, sous l’abri commun d’un voile allégorique, La Nature, et l’Histoire, et la Fable, autrefois Mêlaient leurs attributs et confondaient leurs voix. 42 Ambre jaune. 43 Il s’agit de Louis XIV. Francis Assaf 214 Que d’absurdes récits ne faut-il pas admettre, Si dans l’antiquité l’on prend tout à la lettre ! Mais si de son esprit l’on se pénètre mieux, De quels traits de lumière elle éblouit nos yeux ! On voit la fable alors dépouiller l’imposture , Interpréter l’histoire, expliquer la nature, Et, des traditions débrouillant le chaos, Reporter notre idée aux siècles des héros. (Chant 2) Usages polémiques de l’allégorie en contexte pamphlétaire : les Mazarinades P IERRE R ONZEAUD CIELAM, A IX -M ARSEILLE U NIVERSITÉ J’ai eu, dans l’optique de cette communication, le plaisir de découvrir de nombreux essais théoriques modernes sur l’allégorie. Il m’a semblé que trois tendances dominaient. D’abord des conceptions étroites de l’allégorie entendue comme mode d’écriture : celles de Joëlle Gardes Tamine 1 , qui en donne une définition restreinte, et de Françoise Douay-Soublin 2 , qui la considère uniquement comme un trope dans la tradition rhétorique. Ensuite des conceptions plus souples : celles de Jean Pépin 3 qui invite à distinguer l’allégorie comme expression de l’allégorie comme interprétation, d’Anne- Élisabeth Spica 4 , qui montre la variété des formes que prennent les relations qu’entretiennent la chose concrète et son concept intellectuel, et de Colette Nativel 5 , qui rappelle que toute allégorie suppose un travail d’interprétation du spectateur. Enfin des conceptions larges de l’allégorie entendue comme mode de lecture à grande ouverture herméneutique : celles de Delphine 1 Joëlle Gardes Tamine, « Pour une définition restreinte de l’allégorie », dans Joëlle Gardes Tamine (dir.), L’allégorie, corps et âme, Aix-en-Provence : PUP, 2002, pp. 9- 28. 2 Françoise Douay-Soublin, « L’allégorie comme trope dans la tradition rhétorique », dans J. Gardes Tamine (dir.), L’allégorie, corps et âme, op. cit., pp. 29-48. 3 Jean Pépin, Mythe et allégorie : les origines grecques et les contestations judéochrétiennes [1958], Paris : Études augustiniennes, 1976 ; du même, La tradition de l’allégorie de Philon à Dante, II. Études historiques, Paris : Études augustiniennes, 1987. 4 Anne-Élisabeth Spica, « Emblématique et allégorie », dans Patricia Lojkine et Brigitte Pérez-Jean (dir.), L’Allégorie, de l’Antiquité à la Renaissance, Paris : H. Champion, 2004, pp. 619-640. 5 Colette Nativel (dir.), Le noyau et l’écorce : les arts de l’allégorie, XV e -XVII e siècles, Rome : Académie de France à Rome / Paris : Somogy, 2009. Pierre Ronzeaud 216 Denis 6 , qui en souligne l’oblicité, porteuse d’énigmaticité, de Jean-Raymond Fanlo 7 qui pose une liberté interprétative liée à l’autonomie de la figure allégorique par rapport à son signifiant abstrait, d’Anne Rolet 8 qui en fait un instrument de dissidence lié aux divergences entre les niveaux de significations possibles, et de Frédérique et Nicolas Surlapierre 9 , qui posent que son instabilité lui confère des pouvoirs visionnaires. Pour le dire autrement, je pense que si je devais allégoriser l’allégorie sous la forme d’un temple, je ne devrais pas plus choisir la figure minimaliste d’un bâtiment d’éternelle structure malherbien que celle, profuse mais symboliquement fermée, d’un temple d’amour à la Marot ou à la Colonna, mais bien plutôt celle, ouverte et changeante du Temple de l’inconstance d’Étienne Durand, ou, pour être encore plus clair, celle d’une auberge espagnole ! Ce qui m’autorise donc, fort de ces lectures passionnantes mais pas totalement décisives à mes yeux, à mener mon enquête sur les usages polémiques de l’allégorie dans les Mazarinades, en m’intéressant d’abord aux allégories entendues comme créations figurées, puis aux formes diverses d’allégorèses, et ceci à partir d’études de cas successives montrant la variété de ces usages. Dans une planche accompagnant une mazarinade de 1649 : le Récit de ce qui s’est passé à la Marche Mazarine depuis sa sortie de Paris jusques à Sedan 10 , à l’allégorie de la justice, avec ses attributs conventionnels, le glaive et la balance, est associée celle d’un gentilhomme portant chapeau et épée et tenant une fronde. Cette captation du symbolisme judiciaire tente de doter la subversion d’une forme paradoxale d’autorité et de légitimité, par hybridation, les deux représentations étant réunies par les vers de la légende pour célébrer l’exercice immédiat d’une justice compensatrice : « La Justice avec la Fronde / Ont mis bas le Mazarin, / Et de tyran de tout le monde, / Elle l’en a fait le faquin. » Les allégories classiques sont fréquemment convoquées. La Justice est priée de ramener l’ordre et l’équité en France : « Déesse que chacun adore / 6 Delphine Denis, « L’Astrée d’Honoré d’Urfé, pastorale allégorique ? », Revue d’histoire littéraire de la France, 2 (2012), pp. 277-289. 7 Jean-Raymon Fanlo, « Une rigueur exubérante : quelques paradoxes de la représentation allégorique à la fin de la Renaissance », dans J. Gardes Tamine (dir.), L’allégorie, corps et âme, op. cit., pp. 141-160. 8 Anne Rolet (dir.), Allégorie et symbole : voies de dissidence ? De l’Antiquité à la Renaissance, Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2012. 9 Nicolas Surlapierre et Frédérique Toudoire-Surlapierre (dir.), Des pouvoirs visionnaires de l’allégorie, Paris : Éditions L’Improviste, 2012. 10 Dans Hubert Carrier (éd.), La Fronde, contestation démocratique et misère paysanne, Cinquante-deux Mazarinades, Paris : EDHIS, 1982, t. I, n. p. Usages polémiques de l’allégorie en contexte pamphlétaire 217 C’est assez demeurer aux Cieux, / Ferme la boîte de Pandore / Et viens recevoir en ces lieux / Une couronne glorieuse 11 ». Elle est associée à la Paix dans Le Frondeur désintéressé d’Isaac de Laffemas : « Que ces deux Grâces s’entrebaisent » pour que « Toutes ces tempestes s’appaisent » 12 . Louis Le Laboureur, dans sa célèbre Lettre du chevalier Georges de Paris à Monseigneur le Prince de Condé, s’en sert pour stigmatiser lapidairement la naissance infâme de Mazarin : « la Fortune accoucha de ce monstre adultérin pendant son divorce avec la Vertu 13 ». Saint-Julien, dans son Courrier burlesque de la guerre de Paris, insiste par contre, en contrepoint de l’allégorie, sur le grotesque contexte de son apparition, la dotant d’un relief incongru, la Victoire magnifiant le transfert nocturne d’un convoi de vivres de Juvisy à Paris, le comique se jouant de l’épique : « Il faisoit beau voir en bataille / Cinq cents gorets de belle taille / Leur bataillon sage et discret / Laissoit un estron à regret 14 ». Les auteurs font preuve de plus d’inventivité dans le traitement d’allégories nouvelles ou renouvelées, qui sont liées aux événements. Personnifiée, la Seine devient ainsi une sorte de personnage allégorique caméléon, utilisable de manières variées, selon les moments et les circonstances. Dans Le Courrier burlesque, sa crue du printemps 1649 est l’occasion d’une longue métamorphose symbolique qui allégorise les débordements iniques de la politique : « Ce mesme jour, quitta son lit / La Seine qui des siennes fit, / Et se rendit tellement fière, / La belle Dame la Rivière / Qui s’estoit laissée engrosser / (Par qui je vous donne à penser). » Des conséquences à double entente, naturelle et politique, sont ensuite énoncées. Par exemple : « Mais il est enfin véritable / Que pour sa grossesse effroyable / Dés lors il lui convint chercher / Un autre lict pour accoucher », allusion au départ de la Cour. « Madame la Seine » promet enfin « [d]’estre plus chaste une autre fois », comme devrait le faire la Reine séduite par Mazarin 15 . La mise en situation discursive de l’allégorie, sous la forme de la prosopopée, est encore plus fréquente. Ainsi la France est-elle allégorisée en femme souffrante se plaignant de ses malheurs ou remerciant ses défenseurs, par des libellistes qui n’ont pas autant de talent que Ronsard ou d’Aubigné, sauf peut-être l’auteur inconnu de La France désolée au Roi qui la peint telle 11 « La Justice triomphante », dans ibid., t. II. 12 Dans Célestin Moreau (éd.), Choix de Mazarinades, Paris : Renouard, 1853, t. I, p. 191. 13 Dans ibid., t. I, pp. 153-154. 14 Dans ibid., t. II, p. 117. 15 Dans ibid., t. II, pp. 68-164. Pierre Ronzeaud 218 […] une femme éperduë / Qui sembloit en tristesse estre toute fonduë. / Ses cheveux sur son front nonchalamment épars / Sans cesse distilloient des pleurs de toutes parts : / Ses yeux noirs et cavez et son visage blesme / Témoignaient en son cœur une douleur extrême ; / Ses juppes et sa robe estoient pleines de trous, / Et l’on voyoit du sang sur son mouchoir de cou. / Au milieu toutefois de ce triste équipage / Quelque chose de grand brilloit sur son visage / Son sceptre et sa couronne estoient tous en débris, / Et ses habits semblaient semez de fleurs de lys 16 . Il y a évidemment loin de ces paroles tragiques au comique de La France parlant à Mr le Duc d’Orléans endormi, où chaque strophe débute par les appels désespérés de la nation (« Gaston, Gaston, resveille toy ! / Entends mes cris ; assiste moy » ou « Sois touché des ris douloureux / De tant de peuples malheureux. ») et se termine par cette réponse laconique du Duc : « Je dors », sauf la dernière, décourageante : « Va, France, loin de moy gémir, / lui dit Gaston ; je veux dormir. / Je nasquis en dormant. J’y veux passer ma vie » 17 . Toutes les variations sur cette structure allégorique de communication sont en effet possibles. Dans Les Plaintes de Carnaval et de la Foire Saint- Germain, c’est le Carnaval, « [c]e grand Dieu des Plats et des Pots 18 », qui se plaint vigoureusement : « Et personne ne songe à moy / Depuis qu’on enleva le Roy. 19 » Il dresse un tableau de Paris en proie, non à la fête, mais à la guerre, en jouant sur des renversements symboliques de détails qui finissent par construire une sorte de portrait allégorique en pointillé des misères du temps en ce retour à l’Âge de fer : Tout le monde est dans l’humeur sombre / On voit des soudrilles sans nombre, / Qui furent jadis mes supposts ; / Eux qui vidaient si bien les pots, / Ils les remplissent de leurs testes, / De peur de certaines tempestes, / Qui grondent voirement dans l’air, / Mais qui se forment dans le fer, / Dans l’airain et autres matières, / Qui font bossus les cimetières 20 . Il attaque ensuite Mazarin, le responsable de ces troubles qui fait voir « au lieu de Masques », « des Casques », en le couvrant d’injures pendant des dizaines de vers, avant de réunir dans une prophétie vengeresse toutes les allégories persécutrices qui s’allieront contre le Cardinal : « Ainsi se joignant 16 Cité dans Hubert Carrier, Les Muses guerrières : les mazarinades et la vie littéraire au milieu du XVII e siècle, Paris : Klincksieck, 1996, p. 34. 17 Dans C. Moreau (éd.), Choix de Mazarinades, op. cit., t. I, pp. 469-470. 18 Dans ibid., t. I, p. 270. 19 Dans ibid., t. I, p. 272. 20 Id. Usages polémiques de l’allégorie en contexte pamphlétaire 219 à la France / Qui va le poursuivre à outrance, / Le Caresme et le Carnaval / Feront la guerre au Cardinal » 21 . Plus étonnant encore, dans Les Justes plaintes de la Crosse et de la Mitre du Coadjuteur de Paris, pamphlet anti-Retz de Du Tillet, les attributs épiscopaux s’indignent : « Que dira-t-on à Rome quand on sçaura l’injure que nous faisons à toutes les Crosses et à toutes les Mitres ? Le Pape fera une Bulle par laquelle il ordonnera que les Gondys ne seront jamais honorez des dignitez de l’Église » ; se plaignent : « Nous voyons avec quel mespris les autres Mitres et Chapeaux rouges nous considèrent », parce que Gondi les dégrade des titres « d’Illustrissimes et de Réverendissimes » en voulant les employer pour les obsèques d’une fille bâtarde du cardinal de Lorraine, Mme de Rhodes 22 . Mais les personnifications ne sont pas toujours parlantes, leur allégorisation peut aussi passer par la mise en avant d’un aspect symbolique fort. Dans L’Apologie des Frondeurs de Retz, une entité juridique, la « Déclaration royale ou arrêt du Parlement » portant la condamnation de Mazarin à l’exil, fait l’objet du discours des parlementaires qui regrettent d’avoir « prostitué cette sainte Vierge, Patrone et protectrice de l’Estat, à son plus grand ennemy » 23 . Dans l’Agréable récit de Verderonne, les peurs collectives liées aux menaces des armées condéennes sont fantastiquement anthropomorphisées et animées par le peuple qui dit que, devant Bicêtre, « [i]l paroist des Magdaléons / Montez sur des Caméleons / Que l’on y voit des Hypogrifes, / Qu’entre eux mesme sur un dragon / On reconnaît le Roy Hugon / Qui, pour leur ruine certaine / Est party de Tours en Touraine ». L’espace parisien entier (on voit des loups-garous à Saint-Cloud, la Seine est pleine de monstres, etc.) se transforme ainsi en une gigantesque figure allégorique, brossant le tableau fantasmatique de la guerre impulsée par d’Erlach et ses troupes tant redoutées 24 . Les Mazarinades offrent un bien moins grand nombre d’allégories picturales, sculpturales ou architecturales, mais certaines ne sont pas dénuées d’intérêt. Ainsi l’Inventaire des merveilles rencontrées dans le palais du Cardinal Mazarin s’accompagne-t-il d’un double commentaire. D’abord une condamnation morale de l’exhibition de statues païennes aux nudités scandaleuses. Ensuite une condamnation politique marquée par une logique agonistique de retournement du beau en mal : 21 Dans ibid., t. I, pp. 272 et 277. 22 Dans ibid., t. II, pp. 444, 447 et 449. 23 Cardinal de Retz, Pamphlets, éd. Myriam Tsimbidy, Paris : Éditions du Sandre, 2009, pp. 35 et 40. 24 Dans C. Moreau (éd.), Choix de Mazarinades, op. cit., t. I, pp. 25-26. Pierre Ronzeaud 220 Je ne m’étonne point de ce qu’il ayme ces figures de marbre. Tous les Italiens regardent ces formes insensibles comme leurs vives images. Pour leur tesmoigner nostre amour, nous désirons que, puisqu’ils ont tant de passion pour du marbre figuré, ils soient changés heureusement en la chose aimée 25 . Parmi ces objets précieux se trouve une statue allégorique de la charité : « La statue d’une femme qui semble donner la vie avec son lait à un enfant qu’elle sert amoureusement dans ses bras, représente cette noble vertu. » 26 L’allégorie est minimale et évince, pour être plus immédiatement parlante, les attributs symboliques complexes que lui attribue Ripa : une femme tenant un cœur embrasé à la main, la tête couronnée de flammes, plusieurs enfants l’entourant. Comme l’allégorie en elle-même est difficilement renversable, sa localisation sert d’embrayeur aux attaques : « Le lieu obscur où est cet ouvrage accomply, fait croire à tous qu’on condamnoit ici la Charité aux fers et aux prisons ; et l’insensibilité de ce marbre monstre que cette Maison ne loge rien que d’insensible, et que s’il y a de la charité, elle est de pierre. » 27 Le dernier objet considéré, « l’admirable [...] Chaise du Cardinal », qui, grâce à une corde, monte et descend à travers le plancher percé, se trouve à son tour allégorisée en symbole de la Fortune, s’élevant par l’effet de l’« Ambition » et redescendant par l’effet de la « Crainte ». Cet inventaire fonctionne comme une sorte d’emblème, où les éléments du mobilier « merveilleux » figurent allégoriquement vices et vertus, avant la leçon morale, qui transforme le Palais en habitat symbolique : « Fuyons cette maison, puisque le siège de la Crainte y est » 28 . Dans le même esprit, les écuries de Mazarin deviennent une sorte de Monde à l’envers allégorique où se dit la monstruosité de ce Cardinal, dévorateur des deniers publics. Ainsi le sonnet anonyme Sur les Ecuries du Sicilien, dénonçant ce lieu où « les chevaux sont traités d’éminence », en faitil l’emblème du tyran « démovore 29 » : « L’on peut voir aisément, dans le siècle où nous sommes, / Tout ce que des tyrans a dit l’antiquité, / Puisqu’encor aux chevaux on fait manger les hommes. » Cette allusion à Diomède, qui nourrissait ses chevaux de chair humaine, invite à faire subir au « mange-peuple » le même sort qu’au fils d’Arès, tué par Hercule 30 . 25 Dans ibid., t. I, p. 146. 26 Dans ibid., t. I, pp. 147-148. 27 Dans ibid., t. I, p. 148. 28 Id. 29 Le mot « démovore », c’est-à-dire le mangeur de peuple (employé par Rabelais) est formé à partir de demos (peuple en grec) et -vore (mangeur) du latin -vorus qui vient de vorare (manger). 30 Dans C. Moreau (éd.), Choix de Mazarinades, op. cit., t. I, p. 140. Usages polémiques de l’allégorie en contexte pamphlétaire 221 À côté de ces types de créations allégoriques, traditionnelles ou nouvelles, on trouve aussi des propositions de lectures allégoriques, moins immédiatement accessibles, qui requièrent, par leurs réécritures palimpsestueuses, une culture plus vaste, mais qui permettent, plus facilement que le détournement ou la recomposition de symboles, des développements polémiques ou satiriques. On assiste par exemple au réinvestissement de figures bibliques par une actualisation qui les réifie en les personnalisant pour les identifier aux acteurs contemporains, tout en leur conservant une profondeur sacrée grâce aux citations qui les légitiment. Ainsi L’anathème et excommunication d’un ministre d’Etat étranger, tiré de l’Ecriture Sainte présente-t-il une longue série d’exemples bibliques des malheurs dus à des étrangers 31 . Une femme y est, comme dans Ézéchiel (XVI), blâmée d’avoir abandonné son époux à la merci des Philistins, l’allégorie polémique étant explicitée ensuite par une adresse à Anne d’Autriche : Vostre Royaume, Madame, est vostre époux ; et c’est le crime que je viens de nommer, et que Vostre Majesté, pour le respect que je lui dois, me défend de répéter encore, que d’en abandonner à un Estranger l’administration et la conduite, laquelle ne peut avoir qu’un succez malheureux 32 . La décision sur la question du temps, A la Reine régente multiplie, elle, les attaques contre les conseillers religieux de la Reine par le biais d’une analogie filée entre l’hostie et le martyre du peuple français sacrifié au Satan italien, puis par celui d’une parabole moralisée : « Pour forcer Naboth à perdre la vie avec sa vigne, on invente cruellement qu’il a mal parlé du Roy ; pour ravir la vie aux François avec leurs biens, on suppose malicieusement qu’ils sont rebelles. » L’auteur a beau ajouter : « Je ne fais pas l’application du reste de l’histoire », il dévoile en fait l’essence de son procédé : un appel à une lecture allégorique, mais qui a perdu, par le jeu des explications immédiates, toute sa dimension heuristique de mystère 33 . Il en va de même avec l’usage des fables profanes dont l’allégorisation est soit transparente soit explicitée à la fin par souci d’efficacité didactique et polémique immédiate. Dans La Parabole du temps présent de Vulson de La Colombière, l’allégorie est transparente. Un père de famille (Dieu) a confié ses brebis à un bon berger (Louis XIII) mort non sans en avoir laissé la garde à sa veuve (Anne d’Autriche), aidée d’un chien étranger (Mazarin), en attendant que son fils aîné soit assez grand pour mener le troupeau. Les brebis (les Parisiens), en fait tondues et non gardées, se révoltent. La veuve 31 Dans ibid., t. I, p. 78. 32 Dans ibid., t. I, p. 78-79. 33 Dans ibid., t. I, p. 261. Pierre Ronzeaud 222 et son chien italien font venir pour les combattre des ours de Suisse, des loups d’Allemagne et des aigles de Pologne. Mais le père de famille (Dieu) réagit, il anime le cœur des chiens français les plus anciens (les nobles frondeurs) pour chasser ce monstre étranger 34 . Par contre, dans un pamphlet anonyme, la Fable du Lion, du Loup et de l’Âne, sur le sujet de la paille du temps présent, qui anticipe sur Les Animaux malades de la peste, la conclusion dévoile l’allégorie : Ainsi arrive-t-il bien souvent que l’Innocente Populace paye aux despens de sa vie les petites fautes qu’elle fait, tandis que les Grands ferment les yeux à leurs misères, entretiennent à leurs despens leurs factions & secrètes intelligences pour pescher plus hautement avec toute sorte d’impunité 35 . Dans le Discours prophétique contenant quarante-quatre anagrammes sur le nom de Mazarin, l’allégorisation joue sur les mots. Si le ministre honni ose un « Je suis Armand » immédiatement récusé, son nom et son prénom sont ensuite manipulés avec beaucoup d’à-peu-près, en une sorte d’onomastique symbolique dénonciatrice et vengeresse : « Misérable zani », « Niais malversé », « Maleur Aziné ». Identifié à un dictateur, « Marius l’aizné », à un Juif, « Je suis Maran » (= marane), accusé de vol : « Jules Amazse », « [u]ni à la misère », il est l’objet des plaintes d’une prosopopée de la France (Il a « ruiné ses liz » et « saliz sa ruine »), qui le condamne in fine : « Meurs-là niais » 36 . Le voilage allégorique peut enfin prendre une dimension ludique, et stimulante, qui se développe de manière foisonnante dans de nombreuses et inventives fictions allégoriques satiriques et burlesques. L’un des procédés les plus répandus consiste à inventer, pour les personnalités politiques du temps, des logements permettant des rapprochements comiques. Des noms d’hôtelleries fantaisistes trahissent allégoriquement leurs mœurs ou leurs comportements politiques. Dans Les logements de la Cour à Saint-Germain en Laye, l’appropriation des lieux combine invention comique et dénonciation polémique : Nous choisîmes pour le Roy le Mouton ; Monsieur fut logé au Papillon et la Reine au Chapeau rouge ; mais parce que le logis, et principalement les chambres, estoient mal accommodées, nous y logeasmes son train et sa personne eut pour elle le Saucisson d’Italie lieu qui lui fut fort agréable pour sa gentillesse 37 . 34 Cité dans Hubert Carrier, Les Muses guerrières, op. cit., p. 305. 35 Cité dans Hubert Carrier, ibid, p. 306. 36 Sur le site du projet Recherches internationales sur les Mazarinades (RIM), à l’adresse suivante : http: / / mazarinades.org, cote RIM MO_1160. 37 Dans C. Moreau (éd.), Choix de Mazarinades, op. cit., t. I, p. 173. Usages polémiques de l’allégorie en contexte pamphlétaire 223 Quant aux filles d’honneur de la Reine, à la réputation scandaleuse, elles sont placées « à la Petite Vertu ». Les allusions sont précises et doivent être décryptées. Quelques exemples : Mlle de Montpensier, pour qui l’on avait envisagé un mariage impérial, devait être logée à l’Empereur, mais, étant donné l’état des lieux, elle a dû se contenter d’une chambre à « L’Espérance ». Le Maréchal de Meilleraye, qui tua un crocheteur lors d’une journée des barricades, est logé justement « [a]ux crocheteurs dont on a retiré l’enseigne de crainte de désordre ». Les cocus notoires sont adéquatement logés : Monsieur de Chevreuse au « Grand Cerf », Monsieur de Montbazon à « La Corne », et sa femme, la maîtresse de Retz, à « La Madeleine » 38 . À l’autre bout de la Fronde, en 1652, une série de pamphlets de Sandricourt confirme le succès de ce type de fiction allégorique satirique, mais avec quelques variations. Des toponymes réels sont employés : Mazarin est logé à Montfaucon et Anne d’Autriche au Val de Grâce. Les associations sont plus originales : Retz est placé à la « Brasserie du Paradis terrestre » où il fait office de serpent. Ou plus scabreuses : les duchesses de Chevreuse et de Montbazon, logées aux « Compassez », voudraient changer pour aller à « La Fontaine de Jouvence ». Le public visé est élargi avec l’apparition de nouveaux personnages : le duc de Lorraine est envoyé « Au Juif errant », Théophraste Renaudot, « Au Menteur ». Et l’on retrouve aussi, dans d’autres versions, les « vedettes » : Mme de Chevreuse logée à « La vieille monnoie », Mme de Montbazon, « rue Percée », Anne d’Autriche, « rue de l’Autruche ou rue du Cul de sac », et Retz, « rue Trousse-Nonain » 39 . Dans tous ces textes, les allégories sont drôles, efficaces et transparentes. On saisit bien leur caractère mécanique : elles fonctionnent par effets de liste, par accumulation, mais c’est peut-être ce caractère répétitif et ce simplisme immédiatement et largement saisissable qui ont fait leur efficacité et leur succès. Il n’en va pas de même des fictions allégoriques romanesques, obtenues par réécriture de l’épique antique ou par pastiche du roman héroïque. Fin février 1651, Nicolas de Sommerance, Lieutenant général civil et criminel à Stenay, dans les Ardennes, où la Duchesse de Longueville s’était réfugiée, entourée d’une cour que fréquentaient des écrivains comme La Peyrère et Sarasin, célèbre le succès de la toute récente libération des Princes, dans l’Apothéose de Mme la Duchesse de Longueville. Il prend emphatiquement pour répondant épique la conquête de la Toison d’Or : « Cette conqueste, Madame, fut faite dans l’Isle de Colchos l’an 3000 de la 38 Dans ibid., t. I, pp. 173-174. 39 Cité dans Hubert Carrier, Les Muses guerrières, op. cit., pp. 266-269. Pierre Ronzeaud 224 création du monde et semble n’avoir esté que l’ombre et la figure de celle qui s’est faite le 13 février 1651, aux yeux de toute la Chrestienté dans l’Isle de Limicaritos » (traduction du Hâvre de Grâce en grec). Autorisé par l’écho entre la forêt d’Argonne proche et les Argonautes lointains, le palimpseste se développe avec une lisibilité totale. Les chefs frondeurs ayant contribué plus ou moins directement à cet exploit sont identifiés à ceux-là : Turenne/ Jason, Montmorency-Bouteville/ Thésée, Duras et Quintin/ Castor et Pollux, etc. 40 . Du même auteur, Le Temple de la déesse Borbonie (janvier 1651) cultive au contraire le mystère en opacifiant les titres des servants de ce palais allégorique, qui semblent directement sortis des romans héroïques du temps. Comme Athéna pour Athènes, la sœur de Condé donne ainsi à Stenay le nom de Templum Deæ Borboniæ, tandis que tous ses occupants sont affublés de désignations à décrypter. Certaines le sont facilement, comme La Peyrère, Flamen Borbonial, Sarasin, Hymnifique Tympanisateur Lyrique, d’autres moins, comme le brillant Grammont « Brilardin, Flammifer, Phosphorin », certaines résistent comme la comtesse de Chamilly, Heronade Glocophile, ou l’abbé de Saint-Romain, Hyeronphoroprosefcandre. L’auteur se glorifie in fine : « Sommerance, Madame, quoique subject indigne, a esté choisi par le Sénat Aérologue pour vous en apostropher le paranymphe » 41 . Hortentius, Cydias et Vadius n’auraient pas mieux dit : l’allégorie politique est devenue emblème de la cuistrerie pédantique ! D’un temple à l’autre, de mon auberge espagnole allégorique à ce Temple Borbonique, la boucle est bouclée ; il ne reste donc plus qu’à conclure brièvement. Mon enquête montre la grande variété des figurations allégoriques proposées par les Mazarinades et la grande instabilité de leurs usages dépendant des positions frondeuses ou anti-frondeuses des auteurs, qui, changeant d’ailleurs parfois de camp au gré des recompositions des alliances politiques, peuvent d’ailleurs s’inverser, amenant des anamorphoses, des métamorphoses ou même des renversements totaux de l’imagerie mobilisée. La plasticité des contextes esthétiques (dramatique ou burlesque par exemple), des modèles génériques (sonnet, discours ou dialogue par exemple), induit en outre des variations dans les potentialités d’allégorèses des Mazarinades : facilitation d’interprétation souvent renforcée par des titres, des explications, des commentaires, ce qui est logique dans une stratégie de conquête de l’opinion, ou, plus rarement, opacification énigmatique. 40 Dans C. Moreau (éd.), Choix de Mazarinades, op. cit., t. II, pp. 208-222. 41 Dans Ibid., pp. 201-207. Usages polémiques de l’allégorie en contexte pamphlétaire 225 Il conviendrait donc de prolonger cette enquête par des études complètes des exemples d’allégories que j’ai inventoriés, en analysant leur rapport à la référentialité (personnages historiques ou événements) ou à la théorie politique pour montrer comment celui-ci est médiatisé par le jeu des représentations culturelles et par le recours à des topiques symboliques héritées donnant des images corporelles de vérité idéelles. Il faudrait également envisager leur revisitation par le jeu des figurations métaphoriques détournées, faisant entendre obliquement des leçons autres, inventant des mises en rapport analogiques nouvelles. Il faudrait encore et surtout intégrer dans les analyses les jeux agonistiques du dialogisme pamphlétaire qui font de chaque allégorie une fiction manipulable et retournable dans tous les sens. Le tombeau de Mazarin par Coysevox ne s’ornera-t-il pas de trois allégories de bronze : la Fidélité, la Prudence et la Paix ? Bibliographie Sources Édition de centaines de mazarinades par le projet Recherches internationales sur les Mazarinades (RIM), à l’adresse suivante : http: / / mazarinades.org. Carrier, Hubert (éd.). La Fronde, contestation démocratique et misère paysanne, Cinquante-deux Mazarinades, Paris : EDHIS, 1982, t. I. Cyrano de Bergerac, Savinien de. Mazarinades, éd. Hubert Carrier, dans Œuvres complètes, éd. Madeleine Alcover, t. II, Paris : H. Champion, 2001. Moreau, Célestin (éd.). Choix de Mazarinades, Paris : Renouard, 1853, 2 tomes. Retz, cardinal de. Pamphlets, éd. Myriam Tsimbidy, Paris : Éditions du Sandre, 2009. Scarron, Paul. « Un vent de fronde s’est levé ce matin » : poésies diverses attribuées à Paul Scarron, 1610-1660, éd. Hubert Carrier, Paris : H. Champion, 2013. Études Carrier, Hubert. 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Sens littéral et sens caché dans les histoires comiques de Charles Sorel : pour une allégorèse méthodique et critique F RANÇOISE P OULET U NIVERSITÉ B ORDEAUX M ONTAIGNE « Pour parler plus humainement et plus intelligiblement, il était entre cinq et six quand une charrette entra dans les halles du Mans 1 » : cette célèbre formule liminaire du Roman comique de Scarron, qui marque un décalage burlesque avec l’ouverture pompeuse et emphatique des premières lignes du chapitre, proclame haut et fort le refus de dire autrement, c’est-à-dire par le détour de l’allégorie mythologique (ici, l’image du char du Soleil), ce qui peut être énoncé de manière simple et littérale, sans l’inutile voile d’un sens figuré - le fait que le jour soit déclinant et que la nuit s’apprête à tomber. L’histoire comique, dont la poétique prône le « naïf » et le naturel, semble par définition proscrire tout recours à l’allégorie : parfois considérée comme un trope et donc comme un détournement de sens, cette figure apparaît comme emblématique des mensonges contés par les auteurs de romans conventionnels ; elle symbolise à elle seule les travestissements invraisemblables du réel que ces romanciers opèrent à force de narrer des métamorphoses et des enchantements, au moyen d’une elocutio surchargée des métaphores les plus usées. Comme le montre l’exemple de Lysis dans Le Berger extravagant de Sorel, l’allégorisation du réel peut rendre fou. L’histoire comique s’inscrit donc dans le climat de suspicion qui pèse sur certaines pratiques de l’écriture allégorique et de l’allégorèse tout au long du XVII e siècle. Néanmoins, l’on constate que les œuvres de cette catégorie romanesque ne cessent de recourir à l’allégorie sous ses formes les plus topiques : récits de voyages et de quêtes oniriques (le célèbre songe de Francion, le voyage imaginaire de Lysis dans Le Berger extravagant), mises en scène burlesques 1 Paul Scarron, Le Roman comique, éd. Jean Serroy, Paris : Gallimard, coll. « Folio Classique », 1985, p. 37. Françoise Poulet 228 des divinités de l’Olympe (le « Banquet des Dieux » dans Le Berger extravagant, l’« Historiette de l’amour égaré » dans Le Roman bourgeois de Furetière), lecture à clés et bataille littéraire dans La Nouvelle allégorique ou Histoire des derniers troubles arrivés au Royaume d’Éloquence également composée par Furetière, etc. Ces exemples d’allégories qui, à l’exception de La Nouvelle allégorique, constituent des fragments enchâssés dans des œuvres plus vastes, pourraient être interprétés soit comme des parodies visant à discréditer tout recours à cette figure - le « Banquet des Dieux » -, soit comme des bifurcations condamnées, mais adoptées de manière contrainte et forcée pour contourner la censure - le songe de Francion. Mais le jeu et la prudence n’expliquent pas tout. La pratique de l’allégorie peut à ce titre être rapprochée du détour par la fiction : bien que présentée comme un « antiroman », selon le titre donné par Sorel au Berger extravagant à partir de 1633, l’histoire comique voile délibérément le sens littéral de la satire sociale, morale et esthétique énoncée par le romancier sous le charme de la fiction romanesque, dans une stratégie de divertissement présentée comme nécessaire pour attirer l’attention du lecteur. L’énonciation d’une parole univoque s’avérant impossible, la rhétorique du mensonge (fictionnel) semble inévitable. Ce sont ces relations conflictuelles et en apparence paradoxales entre l’histoire comique et l’allégorie que nous souhaiterions observer, en nous intéressant plus spécifiquement aux romans de Sorel : comment, tout en affirmant sa résistance aux lectures moralisées des fables, antiques et modernes, cette catégorie romanesque formule-t-elle sa propre conception de l’allégorie ? Comment Sorel définit-il, dans L’Histoire comique de Francion et dans Le Berger extravagant, le modèle d’une allégorèse méthodique et critique, entreprise par un lecteur guidé par les indications que lui fournit l’auteur ? Le roman comique allégorique : un oxymore ? Comme le rappelle Xavier Bonnier, l’expression roman allégorique est généralement perçue par la critique comme un oxymore 2 . À la fin du Moyen Âge, une scission se serait progressivement opérée entre l’œuvre allégorique, poème versifié ou bien prosimètre à la forte visée didactique et moralisante, et le roman, œuvre plus libre et plus ouverte, dont les personnages sont nuancés, complexes et individualisés. Aussi l’émergence 2 Xavier Bonnier, « L’allégorie est-elle soluble dans le roman ? Histoire d’un escamotage », dans Francine Wild (dir.), Le Sens caché : usages de l’allégorie du Moyen Âge au XVII e siècle, Arras : Presses de l’Université d’Artois, 2013, p. 100. Sens littéral et sens caché dans les histoires comiques de Charles Sorel 229 du « roman moderne » aurait-elle engendré la disparition de l’allégorie : la rupture entre les mots et les choses, mise en évidence par Michel Foucault à partir de la Renaissance, aurait en effet rendu impossible la représentation de la stricte correspondance entre monde sensible et monde divin qui se trouvait au cœur de l’allégorie médiévale 3 . L’histoire comique semble à son tour s’inscrire dans ce rejet du principe de l’allégorèse en refusant de lire des rapports de type analogique entre sens propre ou littéral (la cité des hommes) et sens figuré (la cité de Dieu). Ce refus de déceler des choses cachées derrière les réalités du monde a pour corollaire le rejet d’une énonciation indirecte et équivoque. Dans Le Berger extravagant, l’allégorie poétique, entendue comme « métaphore continuée », pour reprendre les termes du Dictionnaire de Furetière, est assimilée à l’image allégorique dans une seule et même condamnation. Au livre II, Anselme réalise le portrait de Charite à partir de l’interprétation littérale des métaphores poétiques conventionnelles dont Lysis s’est servi pour la décrire. Le « berger extravagant », qui a métamorphosé le prénom de la servante Catherine en nom pastoral, assure qu’il n’est possible de voir la jeune femme que de manière oblique et détournée : Comme l’on ne peut regarder le Soleil que dans un miroir, l’on ne peut voir Charite que dans ce qui la represente. Ouvre moy le sein second Apelle ? tire-moy le cœur dehors ; sa figure y est gravee ; ce sera là ton patron : mais que dis-je, je n’ay plus de cœur, & puis tu ne voudrois pas faire cette cruauté : pren exemple sur tout ce qui aproche de la beauté de ma Maistresse : je te vay aprendre comment il te faut conduire en ton labeur. Fay luy moy ces beaux filets d’or qui parent sa teste, ces inevitables rets, ces ameçons, ces apas, & ces chaisnes qui surprennent les cœurs ; Apres cela depein moy ce front uny où l’amour est assis comme en son tribunal : au bas mets ces deux arcs d’ebeine, & au dessous ces deux Soleils qui jettent incessamment des traits & des flames ; & puis du milieu s’eslevera ce beau nez qui comme une petite montagne divise les jouës […] 4 . Le berger ne parvient plus à déchiffrer le sens figuré de ces images, qu’il interprète de manière littérale et qu’il remotive concrètement. Mais ce « portraict fait par Metaphore 5 » de la Beauté n’est pas la transposition oblique d’une belle femme réelle ; Charite apparaît comme un monstre, une créature chimérique sur-naturelle, comme le révèle la gravure de Crispin de 3 Ibid., p. 113. 4 Charles Sorel, Le Berger extravagant. Où parmy des fantaisies amoureuses, on void les impertinences des Romans et de la Poësie, Paris : Toussainct du Bray, 1627-1628, l. I, pp. 76-77. 5 Ibid., l. II, p. 147. Françoise Poulet 230 Passe reproduite à la fin du livre I et comme le souligne également un peintre que Lysis rencontre au livre III : Je n’enten rien à cecy, Monsieur, dit le Peintre, c’est quelque Enigme ou quelque Embleme, si je mettois cela sur un corps on le prendroit pour un monstre : Cela ne seroit propre qu’à faire des grotesques pour les bordures d’une tapisserie 6 . Le détournement allégorique devient déformation grotesque : il ne tire plus de surplus de sens de la correspondance entre beauté humaine et idée du Beau, mais opère la caricature dégradante des réalités sensibles. Cette déchéance s’explique par le fait que Charite, telle que Lysis l’imagine, n’existe pas : l’allégorie ne permet pas de rapprocher un sens littéral d’un sens figuré puisqu’aucun sens propre ne correspond à ce sens second ; aussi cette notion évolue-t-elle vers la simple métaphore usée, le cliché, voire la catachrèse, figure reposant sur un sens figuré détaché de tout sens littéral. La condamnation de l’allégorie, poétique comme iconographique, est donc liée à celle des « extravagantes descriptions » des poètes et des romanciers qui, totalement mensongères, ne disent rien du monde tel qu’il est : leurs images obliques instaurent des dissensions linguistiques entre ceux qui interprètent la réalité par le biais de leur filtre trompeur, tel Lysis, et ceux qui ne peuvent ou ne veulent les entendre 7 . La condamnation porte donc tout aussi bien sur l’écriture allégorique que sur son interprétation. Comme l’indique le sous-titre du Berger extravagant, Sorel entend dénoncer les « impertinences des Romans et de la Poësie » : les auteurs de romans conventionnels font indûment croire à leurs lecteurs que leurs fictions contiennent un sens profond caché ; ils sont coupables du même type de falsification que les pseudo-exégètes qui tirent des lectures moralisées des épopées et des fables antiques alors que celles-ci ne sont que des contes frivoles dépourvus de signification. Dans ses écrits fictionnels comme dans ses traités théoriques, Sorel condamne autant ceux qui opèrent une lecture chrétienne des fables de l’Antiquité, comme dans l’Ovide moralisé, que ceux qui formulent à partir de ces textes des leçons de sagesse païenne : toute la tradition de l’allégorèse au XVII e siècle se trouve ainsi visée. Dans les livres de « Remarques » accompagnant le Berger, Sorel s’en prend tout 6 Ibid., l. III, pp. 329-330. 7 Dans le premier livre du Berger, Lysis rencontre dans une prairie de Saint-Cloud un authentique paysan avec lequel il lui est impossible de communiquer, car celui-ci « n’entendoit non plus ces mignardises que s’il luy eust parlé en langage barbare » (ibid., l. I, pp. 40-41). Sens littéral et sens caché dans les histoires comiques de Charles Sorel 231 particulièrement au Roman de la rose 8 , mais aussi à l’Arioste qui mêle de manière sacrilège, dans le Roland furieux, les « impertinences fabuleuses avec les choses sainctes 9 » : mieux vaut bannir les fables païennes que de tenter de les christianiser. Les attaques soréliennes contre ces textes dépourvus selon lui de tout sens anagogique empruntent également la voie de la parodie burlesque. Dans le troisième livre du Berger, Montenor lit un texte composé par Clarimond, le « Banquet des Dieux », mise en scène burlesque d’un festin olympien reprenant un topos récurrent des littératures comiques italienne et espagnole 10 . Loin de la sage quiétude du banquet philosophique, le repas organisé par Jupiter tourne au pugilat lorsque la Discorde s’y invite. Cette description caricaturale des dieux, dotés des mêmes travers que les hommes - la goinfrerie, le goût de l’ivresse, la lubricité -, vise, selon le commentaire de Montenor, à démystifier les écrits des Anciens, qui « nous ont laissé beaucoup de livres monstrueux où il ny a ny ordre ny raison 11 ». Comme le portrait de Charite, leurs écrits ne peuvent rien nous apprendre sur le monde qui nous entoure ; chacun d’entre eux a bâti des contes ridicules donnés pour véritables, mais ces récits sont si confus et si contradictoires les uns avec les autres que Clarimond lui-même a dû déployer tout son esprit pour les expliquer 12 . Anselme, citant l’opinion commune, assure que « les fables des Poëtes sont des choses mystiques où toute la sagesse ancienne est cachee », mais Montenor lui répond en se moquant de « Noel le Comte [Natale Conti] & quelques autres gens de loisir, qui se sont amusez à faire des mythologies, & ont donné des explications aux fables que jamais les Poëtes ne se sont imaginees 13 ». Dénonçant cette méthode de lecture fallacieuse, Montenor, qui est ici le porte-parole de Sorel, montre que l’on peut 8 Ibid., « Remarques sur le treiziesme livre du Berger Extravagant » [noté par la suite R. XIII], p. 652. 9 Ibid., R. III, p. 133. Voir Anne-Élisabeth Spica, « Charles Sorel et la métamorphose : définir le roman moderne », Poétique, 164 (2010), pp. 433-446. 10 Dominique Bertrand, « Invention burlesque et commentaire : le “Banquet des dieux” de Sorel ou la poétique de Janus », dans Dominique Bertrand (dir.), Poétiques du burlesque, Paris : H. Champion, 1998, pp. 243-256. 11 C. Sorel, Le Berger extravagant, op. cit., l. III, p. 425. 12 Ibid., p. 426. 13 Ibid., pp. 429-430. Au livre XIII, dans son réquisitoire contre le roman, Clarimond reprend la même accusation : « Que si quelqu’un me remonstre que j’espluche la Poësie de trop pres, & que j’ay tort de la vouloir rendre ridicule, pource que ses fables sont autant de mysteres, & qu’il n’y a rien qui n’ayt un sens caché, je respondray que l’on treuve tout ce que l’on veut par Allegorie dans quelque narration que ce soit, & qu’à un mesme suject un esprit inventif peut donner dix mille explications […] » (ibid., l. XIII, pp. 53-54). Françoise Poulet 232 moraliser de la sorte sur n’importe quel type d’écrit en exhumant de celui-ci les sens les plus ésotériques. Le « Banquet des dieux » dénonce ainsi, par la voie de la caricature burlesque, l’allégorie mythologique, dont le principe repose sur une mystification du lecteur. Or le burlesque, par le brouillage des hiérarchies qu’il opère et par le voile qu’il jette sur la parrhèsia, fait partie des formes privilégiées de l’allégorie au XVII e siècle 14 . Ce récit enchâssé critique donc l’allégorie tout en s’inspirant d’un topos de l’écriture allégorique. De la même manière, l’ensemble de l’œuvre de Sorel ne cesse de convoquer cette figure en jouant sur l’association des sens propre et figuré. Allégorie énigmatique vs allégorie déchiffrée L’allégorie la plus célèbre de l’œuvre de Sorel est très certainement le songe de Francion, dont le héros fait le récit au début du livre III de l’histoire comique à laquelle il donne son nom. Présenté comme un fatras de « resveries […] extravagantes » et de « fadaises » 15 , ce passage est pourtant considéré comme un point nodal de l’œuvre, qui en fournit les principales clés interprétatives. A posteriori, il a parfois conduit à déchiffrer l’ensemble du texte comme une vaste allégorie 16 , dans la mesure où l’« Advertissement d’importance aux lecteurs » de l’édition de 1623 qualifie le roman de rêverie sans ordre ni raison, cette apparente errance de l’esprit n’étant qu’un voile servant à dissimuler les plus sévères critiques : La corruption de ce siecle où l’on empesche que la verité soit ouvertement divulguée me contraint d’ailleurs a faire cecy, et a cacher mes principales reprehensions, soubs des songes qui sembleront sans doute pleins de niaiseries a des ignorans, qui ne pourront pas penetrer jusques au fond. Quoy que c’en soit, ces resveries là contiennent des choses que jamais personne n’a eu la hardiesse de dire 17 . 14 Claudine Nédelec, « Y a-t-il une vérité cachée sous le voile des travestissements burlesques ? », dans Francine Wild (dir.), Le Sens caché, op. cit., pp. 211-222. 15 Charles Sorel, Histoire comique de Francion, dans Romanciers du XVII e siècle, éd. Antoine Adam, Paris : Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1958, l. III, p. 140. 16 C’est notamment le cas de Wim de Vos dans Le Singe au miroir : emprunt textuel et écriture savante dans les romans comiques de Charles Sorel, Tübingen : Gunter Narr Verlag, 1994. 17 C. Sorel, Histoire comique de Francion, op. cit., « Advertissement d’importance aux lecteurs » [1623], p. 62. Sens littéral et sens caché dans les histoires comiques de Charles Sorel 233 Ainsi, l’histoire comique apparaît par définition comme un genre allégorique, la fiction plaisante, volontiers obscène et scatologique, pouvant être considérée comme un premier sens littéral recouvrant de son voile des sens cachés, dont la portée morale, philosophique, voire politique serait trop hardie pour être énoncée à visage découvert et nécessiterait d’être déchiffrée. Le détour par la fiction - manière de dire autrement - est doublement légitimé par la nécessité d’appâter le lecteur, tel le médecin rusant pour administrer son remède au malade, selon la célèbre image lucrétienne, et par l’obligation prudente de contourner la censure. Aussi, après avoir traversé une période de crise avec la disparition du roman médiéval, l’allégorie retrouve-t-elle une utilité épistémique de premier plan en tant que procédé phare de l’écriture libertine : servant les stratégies de dissimulation et de brouillage à l’œuvre dans ce type de textes, sa place se trouve pleinement justifiée. L’écriture allégorique permet en outre d’opérer une partition entre deux catégories de lecteurs : d’une part, les sots et les lecteurs malintentionnés, incapables de soulever le voile du texte ; d’autre part, les lecteurs fin exégètes qui sauront se livrer au décryptage nécessaire. Les multiples interprétations que l’on peut donner du songe de Francion ont déjà été bien étudiées 18 . Le héros présente ce récit onirique comme une énigme qu’Artémidore d’Éphèse lui-même ne saurait déchiffrer et Raymond, qui s’était pourtant vanté de pouvoir l’expliquer, n’en livre aucune lecture satisfaisante. Selon Florence Dumora-Mabille, cet aveu d’échec nous invite à relire le récit comme un « anti-songe allégorique 19 » dans la mesure où il ne saurait être question de se livrer à ce que Sorel reproche aux romanciers sectateurs des Anciens dans le Berger : « moraliser » à tout va ce genre d’écrit, ou bien encore pratiquer l’oniromancie. Néanmoins, de nombreux autres textes de Sorel montrent qu’il est bien loin de rejeter tout type d’écriture allégorique : Florence Dumora-Mabille cite notamment La Solitude ou les Exercices moraux de Cléomède (1635), « Fable mystique » qui prouve que l’écriture allégorique et l’allégorèse sont possibles, et même souhaitables, à condition qu’elles soient issues d’une seule et même instance énonciatrice - un auteur maîtrisant ses intentions, les affichant explicitement et livrant dans un même temps le commentaire de son œuvre, analyse 18 Voir, entre autres, Michèle Rosellini et Geneviève Salvan, Le « Francion » de Charles Sorel, Neuilly-sur-Seine : Atlande, coll. « Clefs Concours », 2000, pp. 74-76 et 123- 125 ; Dominique Bertrand, « Les figures du songe ou les arcanes de la fiction », dans Patrick Dandrey (dir.), Charles Sorel / « Histoire comique de Francion », Paris : Klincksieck, 2000, pp. 112-120. 19 Florence Dumora-Mabille, « Logiques du sens dans le songe de Francion », Littératures classiques, 41 (2001), p. 142. Françoise Poulet 234 qui renvoie à un contenu doctrinal précis et cohérent 20 . Contrairement au songe de Francion, ce type d’allégorie bannit tout recours aux fantaisies imaginatives et semble même rejeter le vernis plaisant de la fiction. Mais cette figure qui dévoilerait dans un même temps son sens propre et son sens caché tout en livrant directement les clés de son déchiffrement peut-elle encore être appelée allégorie ? En étant infléchie vers une stratégie d’écriture double mais transparente, ne perd-elle pas les principaux traits définitionnels qui la caractérisent ? Le songe de Francion ne correspond pas à la conception valorisée que Sorel se fait de l’allégorie précisément parce qu’il demeure en partie indéchiffrable. Pourtant, sa beauté et son intérêt résident avant tout dans cette part de mystère qui lui reste attachée, pour le lecteur contemporain peut-être plus encore que pour le lecteur du XVII e siècle. L’allégorie comique ne peut donc être restreinte à la définition qu’en donne Sorel : le plaisir qu’elle procure à l’herméneute reste lié à l’espace de liberté interprétative qu’elle lui accorde et qui se présente comme un jeu stimulant pour son esprit. Si l’allégorie est fréquemment associée au récit onirique, c’est parce que la structure très libre du songe est propre à accueillir les extravagances énigmatiques les moins soumises à l’ordre de la raison : plaisir d’une fiction libre et stimulation d’une interprétation critique, sachant raison garder, sont donc les deux clés de la poétique comique de l’allégorie. Que nul n’entre ici s’il n’est fin exégète : la fiction comique comme stratégie d’écriture oblique Quelques années plus tard, le parcours onirique de Francion trouve un écho dans le songe de Lysis, narré au livre X du Berger. Alors que le héros est censé rejoindre par la voie des airs le château du sorcier Anaximandre, qui retient prisonnière la jeune Pamphilie, Hircan et ses amis le laissent une partie de la nuit dans un carrosse, en compagnie de Carmelin, pour donner plus de vraisemblance à la durée du trajet. Le berger explique l’apparent paradoxe de l’immobilité du véhicule, celui-ci étant supposé franchir les airs à très grande vitesse, en citant Les Métamorphoses, qui sont pour lui « plustost des veritez que des fictions » et une « Allegorie » plutôt qu’une « Mythologie » 21 . Durant ce voyage, Lysis fait un songe qu’il raconte à son retour en le mêlant au récit des exploits extraordinaires qu’il pense avoir accomplis dans le château du sorcier. Ce récit onirique suit des étapes beaucoup plus cohérentes que le songe de Francion : le carrosse de Lysis et 20 Ibid., p. 141. 21 C. Sorel, Le Berger extravagant, op. cit., l. X, pp. 446-447. Sens littéral et sens caché dans les histoires comiques de Charles Sorel 235 Carmelin se pose au sommet d’une très haute montagne ; les deux héros sont accueillis par un sage vieillard qui leur sert un merveilleux festin, les fait entrer dans un prodigieux jardin cultivé par de gros oiseaux jaunes et verts, qui parlent le même langage que les humains et enseignent à Lysis quelques lois de leur république. Mais ces créatures sont asservies par des hommes nus, dont la peau transparente laisse voir, selon un souhait formulé par Momus chez Lucien, les images gravées dans leur cœur, de même que les figures hiéroglyphiques des paroles qui se forment dans leur estomac et, dans leur cerveau, « les estranges fantaisies qu’ils y mett[ent] sous diverses images, diversement colorees 22 ». Seules les femmes portent des robes pour dissimuler leurs pensées. Lysis et Carmelin franchissent par la suite une rivière grâce à un pont invisible, puis partagent à nouveau un somptueux repas dans un château créé par le vieillard magicien ; ils sont servis par des esclaves romains sortis des tapisseries qui en recouvrent les parois. Dans les « Remarques » correspondant à ce passage, Sorel admire la faculté imaginative de son berger qui forge les plus belles inventions à partir des réalités qu’il a vues dans le monde sensible (par exemple, des perroquets) 23 . Il compare l’invention des hommes transparents aux Hieroglyphica d’Horapollon et estime que ce récit est supérieur au Songe de Poliphile, complètement invraisemblable selon lui. Mais les « Remarques » ne nous livrent aucune interprétation globale de ce passage : il revient au lecteur de faire fonctionner son ingéniosité en se livrant à un travail d’allégorèse à partir de cette narration beaucoup plus linéaire que le songe de Francion. Le cadre du récit parodie explicitement celui des romans d’aventures, dont l’intrigue convoque territoires exotiques et personnages merveilleux, aux frontières de l’utopie et de l’uchronie. À ce titre, la polychromie des oiseaux signifie visuellement la mélancolie du « berger extravagant ». Mais le songe de Lysis dépasse le seul plan de la satire romanesque pour énoncer de manière oblique une condamnation plus générale de la poésie, associée à la peinture : le berger imagine en effet de véritables hommes-allégories - des allégories d’allégories - dépourvus de réalité corporelle, puisqu’ils n’ont ni « chair » ni « graisse », et qui se donnent à lire comme des images colorées. Leur peau transparente les découvre entièrement pour la simple raison qu’ils n’ont plus rien à cacher. Outre la référence implicite à Lucien mise au jour par Anne-Élisabeth Spica dans son édition de l’œuvre 24 , ces créatures monstrueuses apparaissent 22 Ibid., l. X, p. 476. 23 Ibid., R. X, pp. 474 suiv. 24 Dans l’Hermotimos de Lucien (20), on trouve l’anecdote selon laquelle Momus aurait reproché à Héphaïstos de ne pas avoir doté la statue qu’il avait édifiée d’une fenêtre ouverte sur son cœur, siège de ses désirs et pensées. Voir Charles Sorel, Françoise Poulet 236 comme les emblèmes hyperboliques des « métaphores continuées » que répètent à l’envi (comme des perroquets) les « Romanistes » qui s’inspirent des fables antiques ; elles sont également l’image des « lecteurs extravagants » engendrés par les romans que ces auteurs produisent : des lecteurs incapables de vivre dans la littéralité et qui ne se nourrissent que de sens figurés. Mais, au-delà de la satire, ces hommes-allégories n’évoquent-ils pas aussi le vieux rêve antique d’une parfaite transparence du langage, qui réconcilierait le mot et la chose représentée ? On retrouve là toute l’ambivalence de l’allégorie, qui constitue la richesse de cette figure. Dans ses « Remarques », Sorel affirme que ce rêve a peut-être été forgé de toutes pièces par le berger, de même que son extravagance peut passer pour une comédie sciemment jouée et non pour une véritable pathologie de l’esprit 25 . Mais il importe finalement peu que le songe soit une fiction dans la fiction lucidement inventée par le berger ou bien inconsciemment produite par son esprit ensommeillé : il s’agit là d’un type d’écriture allégorique qui ne passe pas par le renoncement à la fiction et au plaisir de l’imaginaire, mais qui ne cherche pas non plus à mêler le profane au sacré. Le lecteur peut ainsi se livrer aux plaisirs de l’allégorèse sans extravagance ni délire imaginatif, en suivant un chemin soigneusement balisé par le cadre du roman, qui est celui de la parodie littéraire ; le texte lacunaire des « Remarques » oriente l’interprétation du lecteur sans pour autant lui livrer la clé de tous les sens cachés, ce qui lui laisse la liberté de déchiffrer des énigmes qui ne sont pas insolubles. Le songe de Lysis peut ainsi être rapproché des récits allégoriques contés par les faux bergers Fontenay, Philiris, Polidor et Méliante, mais aussi par Carmelin, aux livres VII et VIII du Berger : là encore, les « Remarques » correspondantes nous guident en nous donnant des explications ponctuelles sans pour autant nous livrer toutes les clés. Toutefois, le lecteur comprend aisément que chacune de ces histoires enchâssées dans une œuvre parodique vise à transposer un type de roman en pastichant son style, selon un exercice de réécriture que Sorel revendique par ailleurs explicitement dans les « Remarques » sur le livre XIV 26 : le roman grec pour Fontenay, le roman pastoral pour Philiris, la fable italienne pour Polidor, le roman héroïque pour Méliante et le roman picaresque espagnol pour Carmelin. Ces parodies trompent le trop crédule Lysis, mais divertissent le lecteur réel du Berger - à condition qu’il ne soit pas sot ou malintentionné, comme le L’Anti-Roman ou l’histoire du berger Lysis, accompagnée de ses remarques : seconde édition du Berger extravagant revue et augmentée par l’auteur, éd. Anne-Élisabeth Spica, Paris : H. Champion, 2014, vol. II, R. X, p. 812 n. 36. 25 C. Sorel, Le Berger extravagant, op. cit., p. 474. 26 Ibid., R. XIV, pp. 758 suiv. Sens littéral et sens caché dans les histoires comiques de Charles Sorel 237 préconisait l’« Advertissement » du Francion - par le jeu sur les codes romanesques qu’elles pratiquent tout en cultivant les plaisirs de la fiction. Ainsi, les formes de l’allégorie mises en œuvre par Sorel dans ses histoires comiques empruntent les voies de la satire et de la parodie tout en réconciliant allégorèse et méthodologie critique, interprétation et raison, à l’encontre des extravagances de l’imagination. Cette conception de l’allégorie implique un lien fort entre le romancier et son lecteur : tandis que le premier oriente le déchiffrement, le second accepte de se livrer à une opération interprétative rigoureuse et méthodique, qui valide en retour la pertinence de l’allégorie. Peut-être doit-on voir là la définition de tout bon usage de cette figure qui, selon les termes de Xavier Bonnier, « déclenche une attitude de lecture active pourvue de garde-fou, à la fois désirante et parfaitement guidée, l’allégorèse 27 ». Dans les « Remarques » des livres VII et VIII du Berger, Sorel assure que les récits allégoriques des faux bergers sont véritables. C’est également ce qu’il affirme à propos de l’œuvre entière dans la préface de 1627, en s’inscrivant une fois encore dans le sillage de Lucien : Je respondray qu’il n’y a rien icy de fabuleux, & qu’outre que mon Berger represente en beaucoup d’endroits de certains personnages qui ont fait des extravagances semblables aux siennes, il ne luy arrive point d’avantures qui ne soient veritablement dans les autres Autheurs : tellement que par un miracle estrange, de plusieurs fables ramassees, j’ay fait une Histoire veritable 28 . L’une des manières de résoudre le paradoxe de cette « fiction véritable » passe par cette pratique de l’allégorie invitant le lecteur à découvrir les vérités les plus secrètes sous le voile des fictions les plus imaginatives. À la Renaissance, l’emblématique se développe dans un contexte de crise du langage, l’image tentant de vaincre l’impossibilité de nommer les choses. Dans l’histoire du roman, la nécessité de l’allégorie se fait elle aussi sentir dans un moment de crise : loin d’être incompatible avec ce genre, cette figure permet de réhabiliter la fiction en faisant d’elle et de ses mensonges un sens apparent dissimulant de manière oblique des vérités cachées. Les histoires comiques de Sorel opposent ainsi deux pratiques de l’allégorèse : l’une qui se perd dans les délires imaginatifs les plus extravagants, l’autre qui se présente comme un parcours méthodique et balisé du texte à déchiffrer. L’allégorie réserve donc nécessairement une place 27 X. Bonnier, « L’allégorie est-elle soluble dans le roman ? Histoire d’un escamotage », art. cit., p. 99. 28 C. Sorel, Le Berger extravagant, op. cit., « Preface », n. p. Françoise Poulet 238 centrale au lecteur, à condition que celui-ci soit fin herméneute. En mêlant l’écriture allégorique à l’esthétique du brouillage parodique et burlesque, Sorel montre que cette figure, par les vérités qu’elle permet de révéler, peut entrer au service d’une poétique de la « fiction véritable ». « Pour nous tous, l’allégorie est une erreur esthétique 29 », disait Borges, dans la mesure où nous préférons aujourd’hui séparer le symbole de la chose symbolisée. L’histoire comique prouve au contraire que, même en niant que toute chose sensible cache nécessairement un concept intellectuel, le principe de l’allégorèse conserve toute sa pertinence pour dire de manière oblique et ludique les enjeux du roman. Bibliographie Sources Scarron, Paul. Le Roman comique, éd. Jean Serroy, Paris : Gallimard, coll. « Folio Classique », 1985. Sorel, Charles. Le Berger extravagant. Où parmy des fantaisies amoureuses, on void les impertinences des Romans et de la Poësie, Paris : Toussainct du Bray, 1627-1628. Sorel, Charles. Histoire comique de Francion, dans Romanciers du XVII e siècle, éd. Antoine Adam, Paris : Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1958. Sorel, Charles. L’Anti-Roman ou l’histoire du berger Lysis, accompagnée de ses remarques : seconde édition du Berger extravagant revue et augmentée par l’auteur, éd. Anne-Élisabeth Spica, Paris : H. Champion, 2014, 2 vol. Études Bertrand, Dominique. « Invention burlesque et commentaire : le “Banquet des dieux” de Sorel ou la poétique de Janus », dans Dominique Bertrand (dir.), Poétiques du burlesque, Paris : H. Champion, 1998, pp. 243-256. Bertrand, Dominique. « Les figures du songe ou les arcanes de la fiction », dans Patrick Dandrey (dir.), Charles Sorel / « Histoire comique de Francion », Paris : Klincksieck, 2000, pp. 112-120. Bonnier, Xavier. « L’allégorie est-elle soluble dans le roman ? Histoire d’un escamotage », dans Francine Wild (dir.), Le Sens caché : usages de l’allégorie du Moyen Âge au XVII e siècle, Arras : Presses de l’Université d’Artois, 2013, pp. 97- 113. Borges, Jorge-Luis. « Des allégories aux romans », dans Enquêtes, Paris : Gallimard, coll. « Du monde entier », 1957 [1949], pp. 224-229. 29 Jorge-Luis Borges, « Des allégories aux romans », dans Enquêtes, Paris : Gallimard, coll. « Du monde entier », 1957 [1949], p. 224. Sens littéral et sens caché dans les histoires comiques de Charles Sorel 239 De Vos, Wim. Le Singe au miroir : emprunt textuel et écriture savante dans les romans comiques de Charles Sorel, Tübingen : Gunter Narr Verlag, 1994. Dumora-Mabille, Florence. « Logiques du sens dans le songe de Francion », Littératures classiques, 41 (2001), pp. 133-152. Nédelec, Claudine. « Y a-t-il une vérité cachée sous le voile des travestissements burlesques ? », dans Francine Wild (dir.), Le Sens caché : usages de l’allégorie du Moyen Âge au XVII e siècle, Arras : Presses de l’Université d’Artois, 2013, pp. 211-222. Rosellini, Michèle et Salvan, Geneviève. Le « Francion » de Charles Sorel, Neuillysur-Seine : Atlande, coll. « Clefs Concours », 2000. Spica, Anne-Élisabeth. « Charles Sorel et la métamorphose : définir le roman moderne », Poétique, 164 (2010), pp. 433-446. L’allégorie à l’épreuve de la raison et du ridicule : l’exemple des œuvres burlesques des frères Perrault 1 J EAN L ECLERC W ESTERN U NIVERSITY Que ce soit dans la littérature burlesque ou dans toute autre forme d’art à l’âge classique, le mythe appelle une application, une interprétation ou un déplacement du sens littéral vers un sens allégorique. Cela s’avère particulièrement flagrant dans les applications historiques 2 , quand par exemple Scarron associe le mythe de la gigantomachie à la Cabale des Importants dans son Typhon, au début des années 1640 3 . Une décennie plus tard, le même mythe est utilisé par Furetière dans un épisode du Voyage de Mercure pour décrire les débordements de la Fronde, où le pillage de l’Olympe est associé aux extorsions de l’armée de Condé ou d’Erlach 1 Le présent article se situe dans le prolongement d’observations déjà formulées dans notre ouvrage Le Burlesque selon les Perrault. Œuvres et critiques, écrit en collaboration avec Claudine Nédelec (Paris : H. Champion, « Sources classiques », 2013). Toutes les citations des œuvres des Perrault se rapportent à cette édition, dont nous retenons les abréviations : EB pour renvoyer à L’Énéide burlesque, et MT pour renvoyer aux Murs de Troye. 2 Je respecte ici la tripartition des lectures allégoriques courante depuis l’Antiquité, qui consiste à faire des lectures historiques, morales et naturelles ou physiques. Voir à ce sujet les éclaircissements dans l’ouvrage de Jean Pépin, Mythe et allégorie, les origines grecques et contestations judéo-chrétiennes [1958], nouvelle édition, revue et augmentée, Paris : Études Augustiniennes, 1976, surtout les pp. 49 sq. 3 « Ainsi presque toûjours le vice / A la fin trouve son suplice, / Et jamais la rebellion / N’évite sa punition » (Paul Scarron, Typhon ou la Gigantomachie, Poème burlesque dédié à Monseigneur l’Éminentissime Cardinal Mazarin [1644], Paris : Toussaint Quinet, 1648, p. 87). Jean Leclerc 242 pendant le blocus de Paris 4 . Il est vrai que le contexte de la Fronde favorisait l’expression d’une littérature pamphlétaire surveillée par des instances de censure gouvernementale, littérature obligée parfois de se servir du détour par le mythe pour exprimer ses critiques des divers partis. Christian Biet a souligné la pertinence du rapprochement entre le couple de Didon et Énée et celui de Mazarin et Anne d’Autriche 5 . Une autre mazarinade de 1652 intitulée l’Icare sicilien se plaît à tracer un parallèle figuratif entre le personnage d’Icare et le ministre italien en vue d’annoncer la chute prochaine de Mazarin 6 . La métaphore du « travestissement » employée pour qualifier les parodies burlesques des mythes ou des épopées antiques, dans un contexte où Virgile et Ovide sont « travestis à la mode » afin de paraître dans le monde, ne correspondrait pas seulement à l’image d’un habillement stylistique qui facilite la réception d’un auteur ancien dans des milieux qui ne lisent ni le grec ni le latin. Travestir correspondrait en même temps à l’habillement mythologique donné à des matières d’actualité que la poésie peut difficilement traiter de manière transparente, ou qu’on s’amuse à transformer pour le plaisir des lecteurs. Mais la situation change dès qu’il s’agit d’allégories morales : on chercherait en vain dans les préfaces et les épîtres liminaires des poèmes burlesques ces tentatives d’explication qu’on retrouve dans les poèmes épiques du temps tels que l’Alaric de Georges de Scudéry ou la Pucelle d’Orléans de Jean Chapelain : Je n’ai pas tant regardé [la Pucelle] comme le principal héros du poème qui à proprement parler est le comte de Dunois, que comme l’intelligence qui l’assiste efficacement dans l’entreprise qu’il s’était proposée de délivrer la France de la tyrannie des Anglais. Je ne l’ai bien regardée que comme la Pallas de mon Ulysse ou, pour m’expliquer plus chrétiennement, que 4 Voir Antoine Furetière, Le Voyage de Mercure et autres satires, éd. Jean Leclerc, Paris : Hermann, coll. « Bibliothèque des Littératures classiques », 2014, particulièrement le premier livre, pp. 101-118. 5 Christian Biet, « Énéide triomphante, Énéide travestie. Virgile au siècle classique », Europe, Revue mensuelle, numéro consacré à Virgile, LXXI, 765-766 (janvier-février 1993), pp. 130-144. 6 Voir l’édition de ce texte et un commentaire sur sa portée politique dans L’Antiquité travestie : anthologie de poésie burlesque (1644-1658), éd. Jean Leclerc, Québec : Presses de l’Université Laval, « Les collections de la République des Lettres. Sources », 2010 [réédition Paris : Hermann, 2014], p. 207-233. L’allégorie à l’épreuve de la raison et du ridicule 243 comme la Grâce dont il a plu à Dieu d’armer et fortifier le bras qui soutenait l’État 7 . Chez Scudéry et Chapelain, le sens allégorique du poème a besoin d’être fourni en préface, le sens littéral du poème n’étant pas suffisant pour aiguiller correctement le lecteur, ce qui oblige l’intervention du poète afin de lever « le voile dont ce mystère est couvert 8 ». Plusieurs traducteurs de Virgile fournissent des clés d’interprétation similaires, qu’on pense aux commentaires de Marolles ou aux marges rédigées par Pierre Perrin 9 , deux traductions contemporaines du Virgile travesti de Paul Scarron. Au contraire, la traduction en vers burlesques porte une attention particulière au sens littéral qu’elle développe par la surenchère stylistique et la transformation vers un présent empreint de trivialité. Aucune piste interprétative quant au sens allégorique n’est fournie, et il semble que cet exercice herméneutique sur les textes antiques soit mis à distance, voire ridiculisé. C’est du moins ce que suggère Louis Richer dans la préface de son Ovide bouffon : Pour le regard d’Ovide, je ne crois pas luy faire tort de traiter en Burlesque un sujet qui n’a rien de serieux que dans l’esprit de nos Mythologistes, qui mettent toute leur estude à chercher un sens moral dans les pensées les plus chimeriques de cét Autheur 10 . Ces fables étant puériles en elles-mêmes, l’activité qui consiste à leur trouver un sens moral est tout autant dévalorisée, traduisant une mise à distance assez mondaine vis-à-vis de ce qui est perçu comme un exercice pédant et trop scolaire. Mais pour ne pas se mettre à dos le pays latin ou pour ne pas attenter à la crédibilité de son propre travail de réécriture, il 7 Jean Chapelain, La Pucelle d’Orléans, texte cité dans Georges Couton. Écritures codées ; essais sur l’allégorie au XVII e siècle, Paris : Klincksieck, coll. « Théorie et critique à l’Âge classique », 1991, p. 89. 8 Ibid. 9 Du premier, voir Les Œuvres de Virgile traduites en prose ; enrichies de figures, tables, remarques, commentaires, eloges, et vie de l’autheur : avec une explication geographique du voyage d’Enée, et de l’ancienne Italie : et un abbregé de l’histoire divisé en trois livres ; contenant ce qui s’est passé de plus memorable depuis l’embrazement de Troye, jusques à l’empire d’Auguste, pour l’intelligence du Poëte, Au Roy, par Michel de Marolles Abbé de Villeloin, Paris : Toussainct Quinet, 1649, pp. 343-436. Du second, voir L’Eneide de Virgile, fidèlement traduite en vers heroïques, avec le latin à costé et les remarques à chaque livre pour l’intelligence de l’histoire et de la fable, Paris : Étienne Loyson, 1658 [pour la première partie] et 1668 [pour la seconde]. 10 Louis Richer [attribué à], L’Ovide bouffon, ou les métamorphoses travesties en vers burlesques, Paris : Estienne Loyson, 1662, « Épistre à Monseigneur le Comte de Saint-Aignan », n. p. Jean Leclerc 244 concède que la lecture allégorique trouvera la même efficacité une fois appliquée à la version burlesque : Je croy que ces ornemens ne seront pas inutiles dans la sterilité de cette matiere, & toutesfois si quelques Critiques trop severes croyent que le sujet en soit prophané, ils pourront facilement separer le Tableau de sa bordure, & s’appliquer toute leur vie à la recherche de cette pierre Philosophale, qu’ils croyent estre cachée sous ces Fables pueriles, ou pour mieux dire, sous ces contes à dormir debout 11 . La trame narrative du texte, infléchie par le traitement burlesque et la saturation d’effets au niveau littéral, suffit ainsi à procurer au lecteur des Métamorphoses un plaisir esthétique renouvelé, sans qu’un travail de décryptage allégorique soit nécessaire ni même souhaité. D’une manière un peu schématique, l’allégorie entérine une double ligne de partage : entre le public mondain et les pédants férus de « mythologie », entre l’épopée héroïque lisible selon un code moral et l’épopée burlesque qui en ferait l’économie. Tout n’est pas si réducteur chez les jeunes membres de la famille Perrault. En effet, leur situation leur vaut un statut particulier dans l’étude croisée de l’allégorie et de la littérature burlesque au XVII e siècle, puisque la formation humaniste que ces grands bourgeois parisiens ont reçue au collège de Beauvais, couplée à un rationalisme chrétien assez répandu dans la première moitié du siècle, a laissé des traces dans leurs premières œuvres. Celles-ci comprennent un travestissement du sixième livre de l’Énéide rédigé vers 1649 mais demeuré à l’état de manuscrit, et un poème de 1653 intitulé les Murs de Troye, initialement prévu en cinq chants, mais dont le premier a été imprimé, le second est resté manuscrit, les autres demeurés à l’état de projet. L’équipe est composée de Claude, le médecin futur architecte de la colonnade du Louvre, âgé de 36 ans en 1649 ; Nicolas, le futur docteur janséniste qui soutiendra Arnauld en 1655 est âgé de 25 ans ; Charles, le plus jeune, n’a que 21 ans et n’a pas encore terminé ses études de droit, sans oublier le compagnon de classe de Charles, un dénommé Beaurain. Rationaliser le mythe Il est inutile de s’attarder aux personnifications retrouvées aux portes de l’enfer dans L’Énéide burlesque, la Mort, la Vieillesse ou la Guerre, qui sont simplement imitées de Virgile, ni au rameau d’or ou aux portes du Sommeil, l’une de corne et l’autre d’ivoire, qui ont été largement commentées, mais 11 Ibid., « Un mot au lecteur », n. p. L’allégorie à l’épreuve de la raison et du ridicule 245 que les Perrault ne transforment pas et ne tentent pas d’expliquer. Les traces d’un ludisme procédant de l’esprit allégorique apparaissent au moment d’évoquer la mort de Didon, que Virgile exprimait par les mots : « exstinctam ferroque extrema secutam », c’est-à-dire « le fer à la main, tu avais été jusqu’au bout de ton désespoir 12 ». Tout lecteur de tragédies classiques le sait, le mot « fer » prend son sens à travers une interprétation métonymique associant le matériau avec l’objet lui-même, l’épée avec laquelle Didon se transperce le sein à la fin du quatrième livre, événement rappelé lors des retrouvailles des amants en enfer, au sixième. Les frères Perrault refusent ce sens initial trop pathétique et procèdent à un jeu mental qu’on pourrait qualifier de « philologie de mauvaise foi » donnant un nouveau sens au mot « fer », de manière à créer une vision bouffonne et médicalisée de son suicide : Tu t’en affligeas tellement [du départ d’Énée] Que cet ennui tant tu fus nice Enfin te donna la jaunisse, Que pour adoucir tes douleurs Et guérir tes pâles couleurs Un charlatan te fit résoudre De prendre de l’acier en poudre, Dont avalant à trop grands traits Tu serais allée ad patres, Et de là vient par aventure Que par malice ou méprenture L’on dit que de ta propre main Tu t’es mis le fer dans le sein. L’imposture est bien manifeste […] 13 . La poésie burlesque prétend alors corriger la version épique et donner la leçon afin de rectifier la compréhension d’un épisode important de l’Énéide, ce qui provoque un comique assez complexe fondé sur l’atténuation des sentiments négatifs comme la mélancolie amoureuse et le deuil, sur le déplacement de la responsabilité d’une mort qu’on s’inflige à soi-même et que les théologiens réprouvent, enfin sur des questions d’actualité brûlantes quant à la médecine et au traitement des maladies vénériennes par la poudre émétique, remède condamné par les partisans de la médecine 12 Virgile, L’Énéide, éd. Henri Goelzer et André Bellessort, Paris : Les Belles Lettres, « Collection des Universités de France », 1938, l. VI, v. 457. 13 EB, p. 135-136. Jean Leclerc 246 galénique « naturelle », comme l’était Claude Perrault ainsi qu’une bonne partie de la Faculté de médecine de Paris 14 . Le sixième livre de l’Énéide faisait aussi référence aux amours de Pasiphaé avec un taureau, d’où serait né le Minotaure, accouplement qui devait choquer autant la raison que les bienséances. Un jeu semblable avec la lettre du texte s’avère encore efficace, traduisant le nom commun « taureau » par un nom propre, ce qui explique la passion de Pasiphaé, éprise […] d’un grand jeune veau Qui s’appelait monsieur Taureau. Ce nom-là, comme l’on peut croire, A causé l’erreur de l’histoire Qui donne à ce beau favori Les cornes qu’avait le mari. Pourtant si l’on croit la peinture, La reine aima contre nature Un taureau blanc comme un satin, Car on y voit cette p[utain] Qui dedans un coffre se cache Proprement fait comme une vache, Qui le taureau si bien déçut Que la bonne reine en conçut, A ce qu’en témoigne l’image De son fils de qui le visage Est de vrai le roi tout craché, Mais qui paraît être attaché Au corps d’un taureau, de la forme De son père. Chose difforme 15 ! Les frères Perrault rejettent l’interprétation littérale et corrigent les erreurs de la fable, créant par la même occasion un calembour ingénieux sur les cornes en tant qu’attribut du mari trompé. Ils s’inscrivent dans une tradition de relecture évhémériste des amours de Pasiphaé, tradition déjà présente chez Servius Honoratus, dans son commentaire du sixième livre de Virgile, ce qui souligne autant l’érudition des frères que la capacité générique de la parodie à inclure le commentaire, brouillant les pistes entre le centre et les marges. La première lecture chez Servius se contente de résumer le mythe : 14 Ce dernier le prouve d’ailleurs dans un texte intitulé Voyage à Bordeaux, dans lequel il décrit les remèdes qu’il utilise pour soigner son frère malade : saignées, purgations, sirops. Le Voyage à Bordeaux a été publié par Paul Bonnefon à la suite des Mémoires de ma vie de Charles (Paris : Librairie Renouard et H. Laurens, 1909). 15 EB, p. 95. L’allégorie à l’épreuve de la raison et du ridicule 247 Ainsi Pasiphaé, fille du Soleil et épouse de Minos, roi de Crète, se prit-elle de passion pour un taureau et, grâce à l’habilité de Dédale, enfermée dans une vache de bois qui était enveloppée de la peau d’une très belle génisse, elle s’unit au taureau. De cette union naquit le Minotaure, qui, enfermé dans un labyrinthe, se nourrissait de chair humaine 16 . Mais la seconde explication fait voir une interprétation plus rationnelle sous le glacis de la fable : En disant « comme on le raconte 17 », Virgile montre qu’il faut chercher ailleurs la vérité. Taurus était en effet le secrétaire de Minos ; Pasiphaé s’en éprit et s’unit à lui dans la maison de Dédale. Et parce qu’elle mit au monde des jumeaux, l’un de Minos et l’autre de Taurus, on dit qu’elle accoucha du Minotaure, comme Virgile le laisse entendre peu après, en disant : « aux origines mêlées 18 ». Se dessinent alors les principales fonctions de l’explication allégorique appliquée à un texte de fiction qui bouscule autant les croyances que l’expérience du public français du XVII e siècle. Il s’agit d’abord d’un mécanisme de défense contre la fable et ses invraisemblances. Le texte de fiction serait un objet dangereux qu’il importerait de neutraliser par une lecture raisonnable. Quant à la spécificité du burlesque, il s’agit surtout d’un effort pour transformer la fiction héroïque en une narration plaisante et légère, d’atténuer les implications scandaleuses associées au suicide et à l’adultère contre nature. On voit finalement la volonté de prendre leurs distances vis-à-vis de 16 « Igitur Pasiphae, Solis filia, Minois regis Cretea uxor, tauri amore flagravit et arte Daedali inclusa intra vaccam ligneam, saeptam corio juvencae pulcherrimae, cum tauro concubuit, unde natus est Minotaurus, qui intra labyrinthum inclusus humanis carnibus vescebatur » (Servius, Commentaire sur l’Énéide de Virgile, éd. Emmanuelle Jeunet- Mancy, Paris : Les Belles Lettres, 2012, p. 10). 17 Servius cite le « ut fama est » de Virgile (L’Énéide, op. cit., VI, 14), qu’André Bellessort traduit par « On raconte que ». 18 « Dicendo autem Virgilius ut fama est ostendit requirendam esse veritatem. Nam Taurus notarius Minois fuit, quem Pasiphae amavit, cum quo in domo Daedali concubuit. Et quia geminos peperit, unum de Minoe et alium de Tauro, enixa esse Minotaurum dicitur, quod et ipse paulo post ostendit dicens : mixtumque genus » (Servius, Commentaire sur l’Énéide de Virgile, op. cit., p. 12). Voir aussi le mythographe Natale Conti, qui s’inspire de cette tradition : « Aucuns disent que quand Minos faisoit la guerre aux Atheniens, elle eut secrettement affaire avec un des Capitaines de Minos, nommé Taure, dont elle eut un fils, […] [qui] fut nommé Minotaure » (Natale Conti, Mythologie ou explication des fables. Edition nouvelle illustrée de Sommaires sur chasque livre et des Figures en taille douce ; Avec une Augmentation de plusieurs belles Recherches accommodées au sujet, Le tout recueilly des plus celebres Autheurs, & dédié à Monseigneur de Canaples, par J. Baudoin, Paris : Pierre Chevalier, 1627, VI, 3, p. 556). Jean Leclerc 248 ce que les Perrault nomment la « méprenture », c’est-à-dire l’abus dans lequel tombent les lecteurs de fables. Le terme, déjà présent dans le Francion de Sorel, appelle plus largement une attitude critique devant tous les savoirs transmis par l’enseignement incitant à l’acceptation aveugle de l’autorité des Anciens. Injecter la poésie de science Du sixième livre de Virgile aux Murs de Troye, on constate une évolution dans la pratique des frères Perrault, où l’on passe de l’allégorie comme procédé herméneutique à un procédé rhétorique, c’est-à-dire à un trope inventé pour contenir une dichotomie entre un sens littéral et un sens figuré. Devenu exercice d’encodage et non plus de décryptage, l’allégorie contient sa propre grille d’interprétation, oriente le lecteur en laissant transparaître le sens figuré au sein même de l’expression, à la manière d’un palimpseste. Et puisque cette œuvre se veut surtout une « satyre contre la poësie des Anciens, ou plustost contre celle des Modernes qui ont affecté d’imiter les Anciens 19 », tous les défauts et les outrances de la poésie antique viendront nourrir l’invention des jeunes poètes, et c’est à ce titre que nous relevons de nombreuses allégories naturelles. En effet, les frères Perrault multiplient les récits étiologiques à la manière d’Ovide, révélant l’origine de telle espèce animale ou végétale par une courte histoire. La rosée est expliquée par le fait que l’Aurore distribue une « eau de vie » chaque matin que boivent tous les La Fleur et La Roche 20 . L’amertume de la mer est causée par les larmes d’Amphitrite et des Néréides 21 . Les Argonautes deviennent des commerçants à la recherche de peaux de moutons pour faire des chapeaux, d’où la toison d’or 22 . La magie de Médée rajeunissant Éson, père de Jason, devient un exercice afin d’embellir un vieux chapeau 23 . Leur esprit satirique se traduit dès l’« Advertissement au lecteur » : « les anciens Poëtes […] nous ont laissé tous les plus importans secrets de la Nature sous l’écorce ridicule des Fables 24 ». Cette posture est développée plus précisément par Claude dans sa « Mythologie des Murs de Troye » : 19 MT, « Mythologie des Murs de Troye », p. 187. 20 MT I, p. 254. 21 MT II, p. 285. 22 MT II, p. 276. 23 Id. 24 MT, « Advertissement au lecteur », p. 199. L’allégorie à l’épreuve de la raison et du ridicule 249 Les autres imitations sont encore de la mesme force mais les principalles sont sur ce que l’ancienne poësie s’est proposé comme le plus noble sujet qu’elle eust à traitter, et à choisy l’explication des choses de la nature par des choses moralles et historiques. Dans nostre Poëme l’explication du point du jour, de la rosée du matin, des couleurs que le Ciel prend au coucher du soleil ; du Crepuscule ; du passage du Soleil dans les douze signes ; de la generation des metaux dans le fond de la terre, de la pluye, de l’amertume de la mer ; du desordre que les vents causent dans les tempestes ; des grandes inondations ; du passage de quelques poissons de la mer dans l’eau douce des rivieres ; de l’origine des fontaines et plusieurs autres sont de cette nature. La nouvelle explication des changements de Protée ; du voyage des Argonautes ; des enchantemens de Medée ; du Cheval de Troye, sont des exemples de l’impertinence des Mytologies qui donnent des eclaircissements à quelques faits de l’Histoire fabuleuse, par d’autres faits qui à la verité n’ont rien d’extraordinaire et d’incroiable, mais aussi qui n’ont rien de certain 25 . Ici, c’est non seulement la pensée mythologique qui se trouve battue en brèche, c’est toute la pensée analogique encore bien vivante pendant la Renaissance. Deux exemples suffisent à donner une idée de ce burlesque fondé sur l’amalgame de deux univers hétéroclites, le code naturel ou astrologique greffé sur un référent humain, le plus souvent adapté à la société française du XVII e siècle. Le portrait de Dilucule, signifiant le « point du jour », enchevêtre des caractéristiques météorologiques à un fléau social courant à l’époque, celui de l’abandon des enfants à la naissance : Ce Dilucule est un garçon D’assez agreable façon, Ingenu, franc, & sans malice ; Phebus le prit à son service, A cause qu’il va bien du pié, Et qu’il en eut aussi pitié, Voyant un enfant de naissance Dépourveu de toute assistance Cruellement abandonné De ceux mesmes dont il est né. La Nuit sa mere au bord de l’onde Mourut en le mettant au monde, Et depuis son pere le Jour N’a jamais eu pour luy d’amour : On ne les voit jamais ensemble, Le pauvre enfant pâlit & tremble 25 MT, « Mythologie des Murs de Troye », pp. 193-194. Jean Leclerc 250 Si-tost qu’il le voit approcher, Et de crainte se va cacher, Parce qu’il connoit que son pere S’échauffe & se met en colere […] 26 . Le passage donne à lire deux réalités bien distinctes, l’une humaine - celle d’un enfant dont la mère est morte et qui est en mauvais termes avec son père colérique -, l’autre sidérale - racontant ce moment évanescent qui marque la transition entre la nuit et le jour. Un arrimage semblable sert à décrire le déplacement du soleil à travers les douze signes du zodiaque, aussi nommés des « maisons » dans le langage astrologique. Il est formulé dans une plainte d’Apollon à son oncle Neptune : Vous ne croiriez pas ma misere, Il faut tant je suis pauvre here, Que je desloge tous les mois, Affin que ceux à qui je dois Ne sçachent point mon domicile Qu’apres qu’on m’a veu faire gile. Qui plus est, faute de payer A la fin du mois mon loyer, Je ne fais plus qu’attendre l’heure Que l’Hoste chez qui je demeure, Et qui veut (comme de raison) Que je garnisse sa maison, Ne me saisisse & ne m’arreste Mes chevaux avec ma charette 27 . Son mouvement dans le ciel devient ainsi l’effet d’une pauvreté et d’une incapacité à payer son loyer à la fin du mois, l’obligeant à changer de « maison », au sens propre et au sens astrologique. On le retrouve donc se délogeant de l’hôtellerie de la Vierge pour aller jusqu’au signe de la Balance en passant par la « ruë Equinoctiale 28 ». Dans la lignée du Berger extravagant de Charles Sorel et des textes qui ont nourri son inspiration 29 , se constitue chez les Perrault un usage ludique de la fable antique à travers des plaisanteries jouant sur la distance entre l’utilisation allégorique du mythe et un rabaissement vers le trivial ou 26 MT, p. 238. 27 MT, p. 243. 28 MT, p. 250. 29 Voir L’Anti-roman ou l’histoire du berger Lysis, accompagnée de ses remarques : seconde édition du Berger extravagant revue et augmentée par l’auteur, éd. Anne- Élisabeth Spica, Paris : H. Champion, 2014, surtout les livres III, IX et les « Remarques ». L’allégorie à l’épreuve de la raison et du ridicule 251 l’anachronique. Ce mode d’écriture constitue chez eux un phénomène conscient et visible à travers les textes, caractéristique fondamentale de leur burlesque, de leur perception rationaliste chrétienne du monde ou de la fable antique. Ce type de jeu avec le mythe traduirait la participation des Perrault au mouvement d’empirisme qui traverse le siècle, leur adhésion à la pensée selon laquelle l’expérience et la raison seraient fondatrices d’un savoir sur le monde plus stable et plus constant que celui que propose la Bible ou la tradition aristotélicienne 30 , affermissant ainsi leur posture en tant que Modernes dans la querelle à venir. Les poésies burlesques des Perrault montrent bien que, même si l’allégorie est battue en brèche autant comme pratique herméneutique que comme procédé rhétorique, elle continue à fasciner des auteurs et à constituer un mode légitime d’expression poétique, eût-il besoin de la distance qu’apportent l’ironie et la satire. Bibliographie Sources L’Antiquité travestie : anthologie de poésie burlesque (1644-1658), éd. Jean Leclerc, Québec : Presses de l’Université Laval, « Les collections de la République des Lettres. Sources », 2010 [réédition Paris : Hermann, 2014]. Conti, Natale. Mythologie ou explication des fables. Edition nouvelle illustrée de Sommaires sur chasque livre et des Figures en taille douce ; Avec une Augmentation de plusieurs belles Recherches accommodées au sujet, Le tout recueilly des plus celebres Autheurs, & dédié à Monseigneur de Canaples, par J. Baudoin, Paris : Pierre Chevalier, 1627. Furetière, Antoine. Le Voyage de Mercure et autres satires, éd. Jean Leclerc, Paris : Hermann, coll. « Bibliothèque des Littératures classiques », 2014. Perrault, Charles, Claude, Pierre et Nicolas. Le Burlesque selon les Perrault. Œuvres et critiques, éd. Claudine Nédelec et Jean Leclerc, Paris : H. Champion, coll. « Sources classiques », 2013. Perrault, Claude. Le Voyage à Bordeaux et Charles Perrault. Mémoires de ma vie, éd. Paul Bonnefon, Paris : Librairie Renouard et H. Laurens, 1909. Richer, Louis [attribué à]. L’Ovide bouffon, ou les métamorphoses travesties en vers burlesques, Paris : Estienne Loyson, 1662. Scarron, Paul. Typhon ou la Gigantomachie, Poème burlesque dédié à Monseigneur l’Éminentissime Cardinal Mazarin, Paris : Toussaint Quinet, 1648. Servius. Commentaire sur l’Énéide de Virgile, éd. Emmanuelle Jeunet-Mancy, Paris : Les Belles Lettres, 2012. 30 Du moins si l’on en croit certaines affirmations de Charles dans son Parallèle des Anciens et des Modernes ou dans ses Pensées chrétiennes. Jean Leclerc 252 Sorel, Charles. L’Anti-roman ou l’histoire du berger Lysis, accompagnée de ses remarques : seconde édition du Berger extravagant revue et augmentée par l’auteur, éd. Anne-Élisabeth Spica, Paris : H. Champion, 2014. Virgile. Les Œuvres de Virgile traduites en prose ; enrichies de figures, tables, remarques, commentaires, eloges, et vie de l’autheur : avec une explication geographique du voyage d’Enée, et de l’ancienne Italie : et un abbregé de l’histoire divisé en trois livres ; contenant ce qui s’est passé de plus memorable depuis l’embrazement de Troye, jusques à l’empire d’Auguste, pour l’intelligence du Poëte, Au Roy, par Michel de Marolles Abbé de Villeloin, Paris : Toussainct Quinet, 1649. Virgile. L’Eneide de Virgile, fidèlement traduite en vers heroïques, avec le latin à costé et les remarques à chaque livre pour l’intelligence de l’histoire et de la fable, Paris : Étienne Loyson, 1658 et 1668. Virgile. L’Énéide, éd. Henri Goelzer et André Bellessort, Paris : Les Belles Lettres, coll. « Collection des Universités de France », 1938. Études Biet, Christian. « Énéide triomphante, Énéide travestie. Virgile au siècle classique », Europe, Revue mensuelle, numéro consacré à Virgile, LXXI, 765-766 (janvierfévrier 1993), pp. 130-144. Couton, Georges. Écritures codées ; essais sur l’allégorie au XVII e siècle, Paris : Klincksieck, coll. « Théorie et critique à l’Âge classique », 1991. Pépin, Jean. Mythe et allégorie, les origines grecques et contestations judéo-chrétiennes, Paris : Études Augustiniennes, 1976. La plume des Amériques en son histoire allégorique M YRIAM M ARRACHE -G OURAUD U NIVERSITÉ DE B RETAGNE O CCIDENTALE « En parcourant des espaces vierges, ils étaient moins occupés de découvrir un Nouveau Monde que de vérifier le passé de l’Ancien. Adam, Ulysse leur étaient confirmés. » Claude Lévi-Strauss 1 Sur le navire qui le mène au Brésil en 1935, l’auteur de Tristes Tropiques mesure la relativité du fait de « découvrir » : pour les navigateurs de la Renaissance, le nouveau a toujours quelque chose à voir avec l’ancien. La plume, en ses usages allégoriques, est susceptible de confirmer cette étrange vérité. En effet, si cette curieuse manière d’orner les chevelures ou de voiler la nudité des habitants du Nouveau Monde a singulièrement frappé le regard des premiers voyageurs européens, c’est en partie parce qu’elle renvoyait pour eux à des topiques plus anciennes. Les plumes restent aujourd’hui emblématiques de l’Indien d’Amérique. Comment en sont-elles devenues le symbole ? La vision européenne du « sauvage », et plus largement de l’exotisme, est le produit d’une construction qui se fixe et se diffuse par l’allégorie, laquelle procède d’une invention, si ce n’est d’un bricolage sémiotique 2 , que nous voudrions ici retracer. Dans l’écrit, dans l’image, les plumes ont déjà une existence allégorique, disons « précolombienne », qui sera déterminante dans l’élaboration de la 1 Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, Paris : Plon, 1955, p. 78. 2 Nous renvoyons, pour une problématisation de ce propos, aux travaux de François Hartog ; l’Indien tel qu’on se le représente en Europe au XVI e siècle est en grande partie l’œuvre d’intellectuels et de théologiens qui mobilisent leurs catégories de pensée pour tenter de comprendre l’altérité du sauvage, sans avoir voyagé (Anciens, modernes, sauvages, Paris : Galaade Éditions, 2005, p. 46). Myriam Marrache-Gouraud 254 représentation européenne des Amériques. Cette sémiotique première conditionne, nous le verrons, les allégories de l’exotisme et du sauvage 3 . Rappelons brièvement une évidence concernant la construction des structures de l’écrit, de l’image et de la pensée. Comme le dit Frank Lestringant, « l’inconnu ne pouvant se décrire que par référence au connu et le Nouveau Monde n’apparaissant jamais que dans sa différence ou ses similitudes avec l’Ancien 4 », toute compréhension d’un univers nouveau et dérangeant se manifeste dans la ressemblance avec ce qui, en Europe, dérange déjà. Rapporté à du connu, le « nouveau » monde est donc traité davantage comme un « autre » monde, selon l’idée d’une profonde altérité plutôt que d’une radicale nouveauté. « Telle est la rémanence de la culture humaniste qu’elle transporte ses hantises sous les cieux inconnus et qu’elle voit s’inscrire sur le vide des plages sans nom le mirage d’une présence perdue 5 ». Quel mirage surgit des plumes amérindiennes ? Singularité américaine, sauvage et belle, cette bizarrerie en désigne déjà d’autres en Europe, aux frontières de la folie et de la marginalité. Plus polysémique que mimétique, la plume fonde en Europe une vision profondément ambivalente de l’Amérique et de ses occupants. Folie, sauvagerie et cruauté : les formes de la marginalité Très tôt, les têtes emplumées investissent l’iconographie biblique européenne, qui les intègre à sa tradition graphique. Dans une Bible de Jacques 3 La bibliographie portant sur les allégories de l’Amérique et sur l’image du sauvage est abondante. Les ouvrages ou articles qui nous ont été les plus utiles sont les suivants : Hugh Honour (dir.), L’Amérique vue par l’Europe, catalogue de l’exposition de Paris, au Grand Palais, 17 septembre 1976-2 janvier 1977, Paris : Éditions des musées nationaux, 1976 (en particulier, chap. VI à VIII) ; Frank Lestringant, « Les représentations du sauvage dans l’iconographie relative aux ouvrages d’André Thevet » et « Le Français ensauvagé : métissage et échec colonial en Amérique (XVI e -XVII e siècles) », dans L’Expérience huguenote au Nouveau Monde (XVI e siècle), Genève : Droz, 1996, pp. 63-76 et 177-188 ; Jean-Claude Margolin, « L’Europe dans le miroir du Nouveau Monde », dans La Conscience européenne au XV e et au XVI e siècle, Paris : Collection de l’ENS, 1982, pp. 235-264 ; Jean-Paul Duviols, Le Miroir du Nouveau Monde. Images primitives de l’Amérique, Paris : PUPS, 2006. Le chapitre XI (pp. 285-312) de ce dernier ouvrage fournit une série de représentations allégoriques qu’il est utile de consulter. 4 « L’Exotisme en France à la Renaissance de Rabelais à Léry », dans Dominique de Courcelles (dir.), Littérature et exotisme XVI e -XVIII e siècle, Paris : École des Chartes, 1997, p. 10. 5 Id. La plume des Amériques en son histoire allégorique 255 Sacon, publiée à Lyon en 1519 6 , sur la gravure illustrant le psaume 52, un personnage porte une coiffe de plumes (fig. 1). Ses haillons laissent voir sa nudité, il est à moitié déchaussé. Il joue, juché sur un cheval de bois et tient dans sa main un moulin à vent ; des enfants sautillants l’entourent. Bien qu’il ait des plumes sur la tête, ce n’est pas un Indien qui se trouve représenté alors. C’est l’insipiens, dont le psaume dit : « Dixit insipiens in corde suo non est deus » [« le fou dit en son cœur : Dieu n’est pas »]. Dès 1490, dans une Bible vénitienne, Hans Holbein illustre ce psaume avec les mêmes éléments, selon la même disposition 7 . Notre Bible de 1519 ne fait donc que compiler coiffure à plumes, enfants, cheval de bois, et moulinet. En réalité, ces éléments topiques de la sémiotique du fou remontent au Moyen Âge. Déjà, Giotto, pour son allégorie de la Stultitia dans la chapelle Scrovegni de Padoue (1303-1306), choisit d’habiller le Stultus, ou fou ignorant Dieu, d’une coiffe et d’un habit de plumes (fig. 2). Et tout ceci bien avant la découverte de l’Amérique. La plume, comme stigmate de l’insensé, reste présente dans la tradition pendant plusieurs siècles, comme le montrent les éditions successives de l’Iconologie de Cesare Ripa, qui comportent une allégorie de la folie 8 . À ces figures de fous est éventuellement joint un commentaire qui explicitera ainsi le sens des plumes : « Le bonnet chargé de plumes fait connaître que la diversité des pensées procède des fantaisies de l’imagination et du cerveau 9 ». 6 Biblia sacra cum concordantiis veteris et novi testamenti et sacrorum canonum, Lyon : Jacques Sacon, 1519. Sur cet éditeur lyonnais, voir Marion Chalvin, Jacques Sacon, imprimeur-libraire lyonnais du XVI e siècle (1497-1529), en ligne : http: / / www.enssib.fr/ bibliotheque-numerique/ documents/ 56713-jacques-saconimprimeur-libraire-lyonnais-du-xvie-siecle-1497-1529.pdf (dernière consultation déc. 2014 ; voir en particulier pp. 42-43). 7 La gravure du psaume 52 dans la Bible dite de Malermi, imprimée à Venise en 1490, lui est attribuée. Voir sur ce point l’étude d’Angelika Gross, « L’idée de la folie en texte et en image : Sébastian Brandt et l’insipiens », Médiévales, 25 (1993), pp. 83-84. L’auteur de cet article partage notre avis, donné ci-après, sur l’importance fondatrice de la fresque de Giotto pour l’attribution de la coiffure et du manteau de plumes au fou dans l’iconographie. 8 Ces développements et cette image allégorique se trouvent notamment dans les éditions tardives de Ripa sous les termes, selon les traductions, de « folly » ou « pazzia ». Et ce jusqu’à l’édition italienne de 1764, s. v. « Pazzia ». 9 Iconologie, trad. Jean Baudoin, Amsterdam : A. Braakman, 1698, article « Fantaisie », pp. 539-540. Cette citation assez éloquente est à prendre avec précaution, puisque l’édition en question, imprimée à Amsterdam, est une vaste compilation hétérogène enrichie de toutes sortes d’additions qui n’ont rien à voir avec l’édition française de référence de Jean Baudoin (pour la 1 re partie, 1636, Myriam Marrache-Gouraud 256 Toutes ces remarques pourront s’appliquer aux Indiens lorsqu’ils seront découverts : s’ils sont volontiers apparentés au monde de l’enfance (« un monde nouveau, et si enfant », dit Montaigne 10 ), les textes les dépeignent également insoucieux des richesses, riant, s’amusant de leurs danses au son de grelots qu’ils agitent comme le fou sa marotte. En témoignent les deux comparants employés par Léry quand il décrit le mode de fabrication du Maraca : « (ainsi que vous voyez en France les enfans percer de grosses noix pour faire des molinets) », puis le son qui en ressort quand on l’agite : « bruyant plus fort qu’une vessie de pourceau pleine de pois » 11 . Léry reconnaît naturellement un « fou » par des attributs traditionnels (moulinet, vessie à grelots) qui s’imposent à son esprit lorsqu’il regarde les objets et les mœurs des Tupis. Le vêtement ne contredit pas ces observations premières : là encore, l’auteur fait état d’un conflit - ou d’une curieuse coïncidence - de représentations : Si […] vous vous voulez représenter un Sauvage, imaginez en votre entendement un homme nu […] emplumassé […] ; si […] le laissant moitié nud et moitié vestu, vous le chaussez et habillez de nos frises de couleurs, ayant l’une des manches verte, et l’autre jaune, considerez là dessus s’il ne luy faudra plus qu’une marote. Finalement adjoustant aux choses susdites l’instrument nommé Maraca en sa main, et pennache de plume qu’il appellent Arraroye sur les reins, et ses pour la 2 e , et première édition complète, 1643 [1644]), laquelle ne fait figurer ni « Fantaisie », ni « Folie ». Il n’en reste pas moins que cette édition de 1698 fait le pont entre les différents éléments, témoignant ainsi des associations mentales qui existent dans les représentations, et qui seront employées telles quelles par les peintres et par tous les utilisateurs de ces ouvrages d’iconologie. Le fou, ou l’idiot, a donc une cervelle légère comme une plume… Pour rassembler toutes ces remarques, l’édition anglaise de 1709 dit ceci : « Folly is only acting contrary to due Decorum, and the common Custom of Men, delighting in childish Toys, and Things of little Moment. » (« Pazzia : Folly », fig. 238, p. 59). On pourra noter que dans ce cas, le texte ne mentionne pas le détail de la plume en particulier, et pourtant la plume est bien présente sur la gravure. Il faut en déduire que l’iconographie (avec plume) intervient en complément du texte (mentionnant les jouets d’enfants et la légèreté de l’instant) pour reprendre, bien des années après Holbein, l’idée construite d’une sorte d’enfance de l’individu associée à la plume de sa coiffe. 10 Voir « Des coches » (III, 6), dans Essais [1595], éd. dir. Jean Céard, Paris : La Pochothèque, 2001, p. 1423. 11 Jean de Léry, Histoire d’un voyage faict en la terre de Brésil, éd. Frank Lestringant, Paris : Livre de Poche, 1994, chap. VIII, p. 224. Nous soulignons. La plume des Amériques en son histoire allégorique 257 sonnettes composées de fruicts à l’entour de ses jambes, vous le verrez lors […] equippé en la façon qu’il est, quand il danse, saute, boit et gambade 12 . Les plumes bariolées - auxquelles ne manquent que les couleurs traditionnelles du vêtement du fou, vert d’un côté et jaune de l’autre, citées ici par Léry - sont l’indice d’une folie qui met à distance celui qui occupe, rappelons-le, les marges du monde connu. Cette marginalité est confirmée par d’autres signes troublants : nudité « sans honte ni vergongne 13 », incroyance, anthropophagie situent décidément le sauvage au rebours de toute « raison 14 », c’est-à-dire dans les parages de la folie. Et même lorsque l’Amérindien fait preuve de sagesse, celle-ci est impertinente, et rappelle immanquablement la libre parole propre au fou de cour, comme le montrent les propos des sauvages rapportés par Montaigne à la fin de l’essai « Des Cannibales 15 ». Lorsque l’Européen découvre les Indiens, il ne peut que reconnaître, à tant de signes concordants, les traits connus, significatifs de la figure du fou pour lui traditionnels. L’exotisme propre au Nouveau Monde semble alors se définir comme une forme carnavalesque de l’Ancien. Dès l’Atlas Miller de 1519, les habitants du Brésil dessinés sur la carte ressemblent à des fous (rires, danses, costume bigarré, massue, bonnet à plumes), non moins que les figures imaginées par Guillaume Le Testu (1556) pour le continent austral, que personne ne connaît alors : aux côtés d’un monstre à long cou inspiré de Pline figure un indigène portant justement le traditionnel bonnet à grelot 16 . La représentation naissante de l’Indien emplumé, loin d’être une reproduction mimétique fruit de l’observation, invite donc davantage à parler d’emprunts croisés. Ce premier paradigme esthétique et moral issu de l’imagerie de la folie développe une image de la marginalité renforcée par un second symbole de sauvagerie : les Indiens « emplumassés » pour le combat (recouverts de poix et de duvet de plume) semblent en effet presque velus 17 , tout comme l’est, dans les représentations des églises romanes, 12 Ibid., pp. 226-228. 13 Ibid., p. 214. 14 André Thevet, Cosmographie Universelle, Paris : G. Chaudière, 1575, t. 2, f° 921 v°. 15 M. de Montaigne, Essais, op. cit., « Des Cannibales » (I, 30), pp. 312-333. 16 Guillaume Le Testu, Cosmographie Universelle, 1556, f. XLI v° (éd. Frank Lestringant, Paris : Flammarion, 2012). 17 Comme le dit J. de Léry, Histoire d’un voyage faict en la terre de Brésil, op. cit., chap. VIII, p. 220 : « Et est vraysemblable que quelques uns de ces pays par deçà, les ayant veu du commencement qu’ils arriverent en leur terre accoustrez de ceste façon, s’en estans revenus sans avoir plus grande cognoissance d’eux, divulguerent et firent courir le bruit que les sauvages estoyent velus. » Myriam Marrache-Gouraud 258 l’homme sauvage ou homo sylvestris 18 , également appelé « feuillu » ou « poilu ». La plume de l’allégorie tend, par cette double connotation, à disqualifier les formes de la vie sauvage, ou du moins à la marquer d’une profonde ambivalence. Le terrain allégorique étant prêt, il se trouve confirmé par la culture matérielle des Amériques observée par les voyageurs. La plume, signe visuel réaliste et iconique, connaîtra dès lors la fortune symbolique que l’on sait. Elle est en fait au cœur d’une typologie hybride, métissée, devenant l’invariant 19 des allégories du Nouveau Monde. Le frontispice du Theatrum Orbis Terrarum d’Ortelius 20 , grand succès de librairie depuis sa parution en 1570, le dit à sa manière. Tout oppose l’Europe couronnée trônant majestueusement au sommet de la représentation, à l’Amérique coiffée de plumes, vautrée tout en bas, les yeux baissés, tenant dans sa main gauche la forme sphérique, malheureuse, d’une tête tranchée à laquelle correspond, sous la main gauche de l’Europe, la croix et la sphère du monde. Ces deux symboles de puissance opposés, fondés, pour l’un, sur la sauvagerie terrifiante d’une décapitation, pour l’autre, sur les emblèmes d’une sage puissance supra-terrestre, posent les traits distinctifs de l’Amérique cruelle, que Cesare Ripa, à partir de 1593 et surtout de 1603, systématise à son tour. Le texte de l’Iconologie insiste sur la nécessaire coexistence, pour l’allégorie de l’Amérique, des plumes et de la tête humaine « arrachée de son corps et traversée d’un dard […] mise exprès avec beaucoup de raison, pour montrer que ces Peuples inhumains se repaissent ordinairement de chair humaine 21 » (fig. 3). Le code allégorique est suivi fidèlement par les artistes du premier XVII e siècle : « Je suis America, comme voyez à ma teste 18 Référence essentielle et qui a déjà fait l’objet d’études convaincantes, auxquelles F. Lestringant fait écho dans L’expérience huguenote au Nouveau Monde, op. cit., chap. III et VIII, notamment pp. 74-75 et 177 (« L’image traditionnelle de l’homo sylvestris influe sur l’image de l’Indien »). Mais on ne peut manifestement réduire l’iconographie de l’Indien à cette source. 19 La plume est systématiquement présente dans les allégories de l’Amérique comme pièce du vêtement ou de l’ornement des armes, contrairement à d’autres éléments iconographiques qui, eux, varient selon les représentations : tantôt c’est un guerrier, tantôt une femme ; ses armes sont tantôt un arc et des flèches, ailleurs une lance ou une massue ; pour les animaux, alternent crocodile, perroquet, serpents, tortue, ou tatou ; pour le cannibalisme, ce sont une tête, une jambe ou un bras coupés. 20 Abraham Ortelius, Theatrum Orbis Terrarum, publié pour la première fois à Anvers en 1570. Les traductions et rééditions sont nombreuses durant tout le XVII e siècle. 21 C. Ripa, Iconologie, op. cit., t. II, p. 10. La plume des Amériques en son histoire allégorique 259 emplumee, qui me paists de chair humaine, et enrichis de mon or et argent les autres parties du monde 22 . » Les plumes, ainsi présentes dans le voisinage des armes, de la nudité et des décapitations pantelantes, se trouvent prises dans un système de signes normatif et assimilatoire. Elles alimentent une vision sauvage et violente de l’altérité américaine. Singularité, curiosité, art et merveille Pourtant, les sens attachés à la plume sont réversibles. Ainsi Léry, s’il rapproche les plumes bigarrées de l’habit du fou, ajoute dans le même chapitre VIII qu’il « fait merveilleusement bon voir 23 » les splendides 22 Cornelis Kiel, Prosopographia, sive Virtutum animi, corporis, bonorum externorum, vitiorum et affectuum variorum delineatio, imaginibus accurate expressa a Philippo Gallaeo et monochromate ab eodem edita, distichis a Cornelio Kiliano, ... illustrata, Anvers : s. n., s. d. [ca 1590], légende de la dernière gravure, « America », à la fin de la section « Noms des figures et leurs interprétations » qui clôt l’ouvrage (consultable en ligne sur le site archive.org, exemplaire du Getty). Le volume est destiné, selon l’« Avis au lecteur » placé à la fin de l’ouvrage, à fournir images et symboles « fort nécessaires à tous peintres, engraveurs, entailleurs, orfèvres, statuaires, et mesme aux Poëtes rimeurs et rhétoriciens vulgaires pour eux conseiller à ce livre, qui leur fournira des moyens pour pouvoir imiter toutes sortes d’effigies ». Voir aussi Cesare Ripa, Iconologia, Rome, L. Facii, 1603, p. 338, gravure reprise notamment dans Nova Iconologia, Padoue : P. P. Tozzi, 1618, « Mondo : America », p. 353 (voir fig. 3). 23 Voir J. de Léry, Histoire d’un voyage faict en la terre de Brésil, op. cit., p. 221-223 : « Quant à l’ornement de teste de nos Tououpinamkuins, outre la couronne sur le devant, et cheveux pendans sur le derriere, dont j’ay fait mention, ils lient et arrengent des plumes d’aisles d’oiseaux incarnates, rouges, et d’autres couleurs, desquelles ils font des fronteaux, assez ressemblans quant à la façon, aux cheveux vrais ou faux, qu’on appelle raquettes ou ratepenades : dont les dames et damoiselles de France, et d’autres pays de deçà depuis quelque temps se sont si bien accommodées : et diroit-on qu’elles ont eu ceste invention de nos sauvages, lesquels appellent cest engin Yempenambi. […] se voulans lors mieux parer et faire plus braves, ils se vestent de robes, bonnets, bracelets, et autres paremens de plumes vertes, rouges, bleues, et d’autres diverses couleurs, naturelles, naives et d’excellente beauté. Tellement qu’apres qu’elles sont par eux ainsi diversifiées, entremeslées, et fort proprement liées l’une à l’autre, avec de tres-petites pieces de bois de cannes, et de fil de cotton, n’y ayant plumassier en France qui les sceust gueres mieux manier, ny plus dextrement accoustrer, vous jugeriez que les habits qui en sont faits sont de velours à long poil. Ils font de mesme artifice, les garnitures de leurs espées et massues de bois, lesquelles aussi ainsi decorées et Myriam Marrache-Gouraud 260 ornements de plume. On pourrait souligner aussi que l’emploi par Léry, cité précédemment, du terme « emplumassé » peut signifier déjà la qualité ornementale de l’accessoire de plumes, car il est l’équivalent du terme valorisant « empanaché ». Ainsi, un lecteur des récits de voyage de la fin du XVI e ou du début du XVII e siècle peut imaginer, en lisant ce mot, non pas forcément un sauvage effrayant enduit de poix et de plumes, mais des Tupis raffinés avec un panache sur la tête - puisque c’est en effet l’acception européenne, à l’époque, du mot « emplumassé 24 ». Le texte de Ripa luimême, tout en insistant si vigoureusement sur la cruauté dont témoigne la tête percée d’une flèche, mentionne dans le même temps les plumes de l’allégorie de l’Amérique en des termes fort élogieux : une escharpe de plumes très-agreables, artistement jointes ensemble la fait particulièrement remarquer […], bizarre ornement […], elle a sur sa teste une guirlande de plusieurs plumes étranges […] ; ils [les sauvages] se couvrent les parties honteuses d’une ceinture faite de plumes et de coton, en forme de frange ; […] la guirlande de plumes est un ornement dont ils se parent d’ordinaire […], un habillement qu’ils font eux-mêmes avec beaucoup d’art pour des Sauvages, comme le remarquent les meilleurs Autheurs qui ont écrit de ce pays là 25 . Le lexique employé témoigne d’un intérêt esthétique pour ces artefacts américains, qu’on juge « artistement » réalisés. Pour preuve, ils sont désignés par des noms de vêtements européens (guirlande, ceinture, écharpe, ornement, frange, parure, habillement), ce qui montre que sont reconnues dans ces objets exotiques des formes admissibles et identifiables par la civilisation européenne. Les qualificatifs « bizarre » ou « étranges » n’interdisent pas « très-agreables », et « avec beaucoup d’art pour des Sauvages ». En somme, le paradoxe consiste à reconnaître que la plume distingue le sauvage à la manière d’une singularité qui en estompe la enrichies de ces plumes si bien appropriées et appliquées à cest usage, il fait merveilleusement bon voir. » 24 De même que le plumassier est celui qui fait des garnitures de plumes, le mot « emplumassé » s’entend par exemple chez Lemaire de Belges ou dans des chroniques du début du XVI e siècle pour parler des chevaux « empanachés » (c’està-dire ornés d’un plumet en forme de panache) ou pour l’héraldique des blasons (dans les Serées de Bouchet, ou chez Thevet). Cette idée implicite de panache ornemental peut être intéressante pour comprendre les transformations de l’apparence de la coiffe de plumes dans l’iconographie dont il sera question dans la suite de cette étude. Nous remercions vivement Anne-Élisabeth Spica pour cette suggestion lexicologique précieuse. 25 Cesare Ripa, Iconologie, op. cit., t. II, pp. 9-10. La plume des Amériques en son histoire allégorique 261 barbarie. Elle sauve le sauvage de sa sauvagerie, pour ainsi dire, par la prise en compte d’une forme civilisée de technè, digne d’être admirée. Ainsi, le récit d’un combat laisse place chez Léry à celui d’un spectacle merveilleux. Les empoignades s’effacent devant les plumes de toutes couleurs qui apparaissent en surimpression, transformant l’effroi de l’auteur en « contentement de [s]on esprit » : Car outre le passe-temps qu’il y avoit de les voir sauter, siffler, et si dextrement et diligeamment manier en rond et en passade, encor faisoit-il merveilleusement bon voir non seulement tant de flesches, avec leurs grands empennons de plumes rouges, bleuës, vertes, incarnates, et d’autres couleurs, voler en l’air parmi les rayons du soleil qui les faisoit estinceler : mais aussi tant de robbes, bonnets, bracelets et autres bagages faits aussi de ces plumes naturelles et naifves, dont les sauvages estoient vestus 26 . La plume, si belle dans son tourbillon de couleurs, esthétise la sauvage Amérique et s’impose comme une véritable merveille. Et lorsque l’allégorie souhaite mettre en valeur cette splendeur inédite, un pied pudique du personnage cache opportunément la tête coupée, afin de faire oublier cet indice de cruauté (dans le frontispice de l’Atlas Major des Blaeu : voir fig. 4 et 5 27 ) au profit des splendeurs. Les allégories de la cartographie montrant l’Amérique régnant sur des richesses figurent bien une femme emplumée, mais pacifique, voire prodigue. Tandis que la décapitation disparaît, les plumes s’imposent partout, signe distinctif de plus en plus esthétisé : arrangées en cimier chez Martin de Vos (1650) 28 , elles n’ont plus grandchose à voir avec les plumes fichées en désordre dans les cheveux fous des premières allégories européennes qui les exhibaient. Elles forment couronne, auréole, diadème, panache en grande magnificence. Les allégories de l’Amérique se présentent comme des souveraines dispensant leurs trésors. La plume en majesté, icône américaine, rehausse l’image du continent cannibale. 26 J. de Léry, Histoire d’un voyage faict en la terre de Brésil, op. cit., p. 351. 27 Cornelis et Johannes Blaeu, Atlas Major, Amsterdam, 1662, vol. 11, frontispice. Gravure reproduite avec l’aimable autorisation de Barry Lawrence Ruderman Antique Maps Inc. (www.raremaps.com). La tête coupée se fait plus discrète, jusqu’à disparaître tout-à-fait chez d’autres illustrateurs (voir par exemple Jan Sadeler, 1581). 28 « America », publiée par Cornelis Visscher (http : / / www.oldprintshop.com/ images/ large/ 39866.jpg) ; voir aussi le cartouche sur la carte de Carolus Allard, Recentissima Novi Orbis Sive Americae Septentrionalis et Meridionalis Tabula, Amsterdam, 1700, où les plumes ornent une véritable couronne (https : / / www.raremaps.com/ gallery/ enlarge/ 34681). Myriam Marrache-Gouraud 262 Cette vision émerveillée renvoie à une réalité contemporaine concrète. Les objets de plume sont des curiosités très tôt offertes comme des cadeaux princiers en Europe. Cosme de Médicis possède un grand manteau de plumes d’ara. Thevet en rapporte au roi Henri II, et à tous ceux dont il attend des faveurs : Et les plus exquis et rares presens qu’ils [les Roys barbares de Cuba] facent, dignes certes qu’on en face compte, sont des vestemens, robbes, et chapeaux de divers plumages, si bien compartis, et les couleurs ordonnees avec tel artifice, que ceux qui font la tapisserie pardeçà, ne partissent pas mieux leur soye ou laine sur le mestier, que ces Sauvages leurs plumes en leur besongne. Un Espaignol me dist, qu’il avoit veu une piece entre autres, en laquelle estoient exprimées plusieurs et diverses figures de leurs Idoles, en forme d’hommes, diversement coulourées, force serpents hideux, et bestes monstreuses, lesquelles on voit accrochées sur des rochers, ou au sommet des arbres, avec un tel artifice, que l’un poil ou filet ne passoit pas l’autre. J’en avois quelque piece faite, laquelle j’envoyay l’an mil cinq cens soixante à Gesnerus, lequel m’avoit prié par lettre de luy gratifier de ce que j’avois de rare et singulier de ces pays estranges 29 . Ces objets très prisés s’exposent en une mise en scène concertée, comme les pièces de choix des plus grands cabinets de curiosités, pendant tout le XVII e siècle. Le cabinet du jardin des plantes créé par Louis XIII en 1633 se distingue ainsi : les travées du plafond sont chargées de toutes sortes d’armes, d’équipages et d’habillements des sauvages […] ainsi que de quatre grands tabliers […] à l’usage des Illinois […] les armoires au nombre de 22 sont toutes surmontées et couronnées […] d’habillements et de plumages d’Indiens 30 . La terreur du cannibalisme semble s’effacer lorsque les Européens s’approprient l’objet de plumes séparé de son sauvage possesseur. Désormais sorties de leur contexte, les plumasseries sont regardées comme des raretés qu’on admire dans les collections privées, parmi les plus insignes merveilles que l’Amérique peut offrir. Bizarrerie magnifique et inégalée, la plume 29 A. Thevet, Cosmographie Universelle, op. cit., t. 2, l. XXII, chap. XIII, f. 983. 30 Anne Vitart, « Notre monde rencontre un autre monde. Cabinets de curiosités : la part de l’Amérique », dans Joëlle Rostkowski et Sylvie Devers (dir.), Destins croisés. Cinq siècles de rencontres avec les Amérindiens, Paris : Albin Michel, 1992, pp. 241- 248. Voir aussi Antoine Schnapper, Le géant, la licorne, la tulipe, Paris : Flammarion, 1988, pp. 180-183, et notre article (en collaboration avec André Delpuech et Benoît Roux), « Valses d’objets et présence des Amériques dans les collections françaises : des premiers cabinets de curiosités aux musées contemporains », dans La licorne et le bézoard, une histoire des cabinets de curiosités, Paris : Gourcuff-Gradenigo, 2013, pp. 271-315. La plume des Amériques en son histoire allégorique 263 illustre dès lors autant l’excellence des artisans de l’Amérique que leur étrange sauvagerie. Elle est devenue l’égale des trésors, et s’étale tout près de l’or que l’on voit répandu aux pieds de l’allégorie de C. Baellieur 31 . C’est le regard européen qui fait l’Indien à travers la plume. Au terme de cette étude, il semble que ce motif polysémique rende compte de la complexe bizarrerie du Nouveau Monde. À la fois symbolique et tangible, la plume aide à fixer l’idée de l’inversion des mœurs, par la référence à la folie ; cependant, la violence et la beauté qui sont indissociables de ses usages indigènes rendent le code allégorique ambigu. De tous les accessoires de l’allégorie de l’Amérique, la plume, objet curieux par excellence, sujet de craintes et de désirs, est celui qui parvient le mieux à réunir sauvagerie et raffinement. Sa mise en diadème fait évoluer l’allégorie d’une Amérique qui a de moins en moins l’air d’un guerrier et a de plus en plus un port de reine. La plume « couronne », au sens propre, la « promotion sociale et politique » 32 offerte à l’Amérique qu’elle représente. Elle finit par exprimer toutes les richesses exotiques, introuvables en Europe, que l’Amérique peut promettre. De même que l’Afrique a son baume et l’Asie son encens, l’Amérique se distingue, sauvagement puis esthétiquement, par ses plumasseries qui disent aussi bien son extravagance irréductible que l’émerveillement qu’elle provoque. Pour finir, la beauté d’odalisque de l’allégorie de François Dubois (1834) montre un exotisme emplumé, envoûtant et lascif qui relègue au second plan l’idée de sauvagerie : peu farouche, l’Amérique dispense ses charmes à qui veut la contempler 33 . Le tournant allégorique d’un exotisme porté par la plume qui séduit voyageurs, rois et collectionneurs de curiosités, en faisant presque oublier les têtes coupées, pourrait bien avoir eu lieu au XVII e siècle. 31 Cornelis Baellieur (1607-1671), Allégorie de l’Amérique, huile sur bois, La Rochelle, Musée du Nouveau Monde. 32 Voir sur ce point J.-C. Margolin, « L’Europe dans le miroir du Nouveau Monde », art. cit., p. 244. 33 Œuvre vendue par Sotheby’s lors de la vente de New York du 25 octobre 2005, consultable en ligne, notamment à l’adresse suivante : http : / / commons.wikimedia.org/ wiki/ File : François_Dubois_Allegories_of_the_continents_America.jp g. De même, toute sauvagerie est perdue dans les sculptures de Carpeaux qui représentent les continents (Paris, Musée d’Orsay). De l’allégorie traditionnelle de l’Amérique ne subsistent que les plumes en couronne, signe désormais suffisant. Myriam Marrache-Gouraud 264 Bibliographie Sources Biblia sacra cum concordantiis veteris et novi testamenti et sacrorum canonum, Lyon : Jacques Sacon, 1519. Allard, Carolus. Recentissima Novi Orbis Sive Americae Septentrionalis et Meridionalis Tabula, Amsterdam : s. n., 1700. Blaeu, Cornelis et Johannes. Atlas Major, Amsterdam, 1662, vol. 11. Kiel, Cornelis. 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Hartog, François. Anciens, modernes, sauvages, Paris : Galaade Éditions, 2005. La plume des Amériques en son histoire allégorique 265 Honour, Hugh (dir.). L’Amérique vue par l’Europe, catalogue de l’exposition de Paris, au Grand Palais, 17 septembre 1976 - 2 janvier 1977, Paris : Éditions des musées nationaux, 1976. Lestringant, Frank. « Les représentations du sauvage dans l’iconographie relative aux ouvrages d’André Thevet » et « Le Français ensauvagé : métissage et échec colonial en Amérique (XVI e -XVII e siècles) », dans L’Expérience huguenote au Nouveau Monde (XVI e siècle), Genève : Droz, 1996, pp. 63-76 et 177-188. Lestringant, Frank. « L’Exotisme en France à la Renaissance de Rabelais à Léry », dans Dominique de Courcelles (dir.), Littérature et exotisme XVI e -XVIII e siècle, Paris : École des Chartes, 1997, pp. 5-16. Lévi-Strauss, Claude. Tristes Tropiques, Paris : Plon, 1955. 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Google books) La plume des Amériques en son histoire allégorique 267 Fig. 2 : Giotto, « Stultitia » Padoue, Chapelle des Scrovegni (1303-1306) (wikicommons) Myriam Marrache-Gouraud 268 Fig. 3 : Cesare Ripa, « America », Nova Iconologia, Padoue, 1618, p. 353. La plume des Amériques en son histoire allégorique 269 Fig. 4 : Johannes et Cornelis Blaeu, Atlas Major, Amsterdam, 1662, vol. 11, frontispice. Reproduit avec l’aimable autorisation du site www.raremaps. com. Myriam Marrache-Gouraud 270 Fig. 5 Johannes et Cornelis Blaeu, Atlas Major, Amsterdam, 1662, frontispice (détail). De l’allégorie ethnographique à l’ethnographie allégorique : le cas de l’Amérique A NDREAS M OTSCH 1 U NIVERSITÉ DE T ORONTO Dans un livre fort remarqué en Amérique du Nord, paru en 1986 et intitulé Writing Culture. The Poetics and Politics of Ethnography, un groupe d’auteurs prenait le pouls de l’anthropologie face à la critique postmoderne et postcoloniale. James Clifford y publiait un article intitulé « On Ethnographic Allegory 2 », qui cherche à pousser la réflexion au-delà des stratégies de l’écriture dans la pratique ethnologique afin d’interroger le fonctionnement allégorique propre au discours anthropologique. Dans cette optique, un anthropologue qui décrit une civilisation étrangère particulière non seulement raconte ce qu’il observe, mais développe en même temps un récit plus large, une histoire dans laquelle s’inscrivent les sujets observés, leurs observateurs et les lecteurs. Ainsi, en parlant d’une culture étrangère, le texte ethnographique renvoie toujours aussi à un discours plus englobant qui, lui, parle de rapports de pouvoir, de progrès ou de perte culturelle, bref de l’histoire de la civilisation et de l’humanité. Pour les textes classiques de l’anthropologie, le constat de Clifford ne surprend guère. Mais qu’en est-il de la période où le discours ethnographique était lui-même à peine en développement ? Comment se forge, dans la période prémoderne, un dispositif de représentation des cultures étrangères qui est riche d’une dimension allégorique ? Cet article vise à discuter la thèse de Clifford en la confrontant à un corpus jugé précurseur de l’ethnographie moderne. Il s’agit de livres et de leurs illustrations témoignant du contact entre l’Europe et le Nouveau Monde du XVI e au XVIII e siècle et, plus précisément, de la représentation 1 La recherche pour cet article a bénéficié d’une bourse de Victoria College. 2 James Clifford, « On Ethnographic Allegory », dans J. Clifford et George Marcus (dir.), Writing Culture. The Poetics and Politics of Ethnography, Berkeley : University of California Press, 1986, pp. 98-121. Andreas Motsch 272 textuelle et visuelle des peuples de l’Amérique septentrionale. Suivant les acceptions de la notion d’allégorie comme discours double (selon la rhétorique et l’analyse du discours), ou comme figure symbolique (selon l’histoire de l’art), je distingue entre, d’une part, l’exégèse allégorique d’une culture étrangère et, d’autre part, la représentation allégorique de cette culture même. Le premier aspect, l’exégèse allégorique, se manifeste dans la perception de la culture étrangère ainsi que dans la lecture de la description ethnographique. Précisons qu’il ne s’agit pas forcément d’un discours allégorique complètement constitué ; il est, comme le discours ethnographique luimême, embryonnaire et se développe parallèlement. La situation est connue et j’en rappelle les paramètres. Les cadres de référence à l’œuvre dans la perception de l’Amérique sauvage sont le discours biblique et le monde de l’Antiquité ; ce dernier est divisé entre le monde des barbares et celui de l’Antiquité classique, gréco-romaine. Une des premières questions que posait la découverte des peuples amérindiens était justement celle de leur origine, à savoir de leur appartenance à la lignée d’Adam et Ève 3 . Or, l’impossibilité de « prouver » une telle généalogie garantie par la Bible, n’empêche pas l’inscription du monde étranger dans une histoire providentielle ou une mission civilisatrice séculière. De l’autre côté, l’idolâtrie et la vie sauvage des Amérindiens rappellent les peuples barbares évoqués par les historiens antiques et font paraître, derrière un voile d’étrangeté, une Antiquité mise à jour. Les pratiques culturelles et les croyances d’une société se reflètent tour à tour dans le monde de l’Autre. Des cultures éloignées dans le temps et l’espace deviennent intelligibles dans un processus d’éclairage réciproque 4 . Il convient de signaler ici qu’il ne s’agit pas simplement d’une démarche heuristique, mais d’une herméneutique qui se met en place dès la « découverte » du continent, et prend de l’ampleur non seulement grâce aux progrès dans la compréhension des cultures non européennes, mais aussi grâce aux études menées sur l’Antiquité et avant tout celles sur des peuples qui se trouvent en dehors du monde gréco-romain ou biblique. Cette herméneutique s’affine pendant les XVI e et XVII e siècles et aboutit au début du XVIII e siècle à un discours comparatif de mœurs et coutumes à l’échelle mondiale qui annonce l’universalisme des Lumières ; les ouvrages de Lafitau 3 Un résumé succinct de ce débat se trouve chez José de Acosta, Historia Natural y Moral de las Indias, Séville : Juan de Léon, 1590, l. I ; Marc Lescarbot, Histoire de la Nouvelle France, Paris : Jean Millot, 1609 (3 vol.). 4 Voir à ce sujet mon livre Lafitau et l’émergence du discours ethnographique, Sillery : Éditions du Septentrion / Paris : Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2001, pp. 68-74. De l’allégorie ethnographique à l’ethnographie allégorique 273 et de Picart en sont d’excellents exemples 5 . Comme le montre l’approche de Lafitau, l’absence de documents écrits est compensée par une analyse détaillée des pratiques matérielles et culturelles d’une société. Or, pour la documentation de ces dernières, le visuel est un moyen inestimable, d’où la pertinence du deuxième aspect de l’allégorie, comprise comme figure symbolique dans le contexte ethnographique. La représentation allégorique de pays étrangers est courante en histoire de l’art ; la contribution de Myriam Marrache-Gouraud en a justement montré les enjeux avec l’exemple de l’Amérique 6 . L’allégorie n’est pourtant pas limitée à des personnifications et son fonctionnement sémiotique peut être appliqué à tous les aspects d’une culture. Il est important aussi de rappeler l’énorme impact qu’avait la gravure sur la représentation des cultures, européennes ou non européennes. Ma propre analyse porte sur l’iconographie de la Nouvelle-France, plus précisément sur l’évolution de la représentation de l’Amérique dans les illustrations de récits de voyage, d’histoires ou d’autres sommes de savoir. Mes objectifs sont de déceler la formation d’un savoir sur la Nouvelle-France dans les stratégies de représentations visuelles et de retracer la consolidation et la diffusion des connaissances acquises. Le choix du registre visuel rappelle en outre que le discours ethnographique ne se réduit pas à une pratique signifiante graphique, qu’elle soit littéraire ou visuelle, mais que ce discours se réalise aussi dans des pratiques de collection, tels les cabinets de curiosité. Comme document visuel, l’illustration occupe un espace intéressant, parce qu’intermédiaire entre le texte écrit et l’exposition des objets mêmes. Dans ce processus de visualisation ou d’identification visuelle, certains objets et certaines images acquièrent des qualités plus représentatives que d’autres, soutenant justement la formation de stéréotypes et de figures allégoriques. Si je vise l’iconographie de la Nouvelle-France en particulier, le terme « Nouvelle-France » reste forcément flou. Bien que je me concentre sur les terres canadiennes et leur colonisation dès le XVI e siècle, l’imagerie et l’imaginaire canadiens ne peuvent être séparés ni des autres zones de colonisation française (la Floride, le Brésil ou les Caraïbes), ni d’ailleurs de l’imaginaire américain en 5 Joseph-François Lafitau, Mœurs des sauvages amériquains comparées aux mœurs des premiers temps, Paris : Saugrain l’Aîné et Charles Estienne Hochereau, 1724 (2 vol.) ; Bernard Picart, Cérémonies et coutumes religieuses de tous les peuples du monde [...], Amsterdam : J.-F. Bernard, 1723-1737 (7 vol.). 6 Myriam Marrache-Gouraud, « La plume des Amériques en son histoire allégorique », supra, pp. 273-285 ; voir aussi Sylvie Requemora-Gros, Voguer vers la modernité. Paris : Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2012, pp. 400-411. Andreas Motsch 274 général 7 . Des palmes et des plumes, en l’occurrence celles des Tupis de Jean de Léry et d’André Thevet, apparaissent dans des planches de l’Amérique septentrionale tout comme les maisons longues des Iroquois et des Hurons dans les planches de l’Amérique australe ou méridionale. Ce sont Samuel de Champlain et François Ducreux qui fournissent au XVII e siècle les premiers exemples de l’iconographie « canadienne » 8 . Alors que la présente analyse se limite aux sources imprimées, il convient toutefois de signaler l’existence d’importantes sources manuscrites, par exemple celle de Claude Chauchetière et surtout celle de Louis Nicolas avec son célèbre Codex Canadensis 9 . Ces derniers annoncent déjà la richesse des illustrations au tournant du XVIII e siècle, notamment chez le baron de Lahontan, Bacqueville de la Potherie et Joseph-François Lafitau 10 . Quant à 7 Les publications de l’époque regroupent sans hésitation des textes sur l’Amérique du Sud et du Nord (M. Lescarbot, Histoire de la Nouvelle France, op. cit.). Le Brésil et la Floride sont des colonies fort importantes pour l’iconographie des Amériques ; voir les illustrations chez Jean de Léry (Histoire d’un voyage faict en la terre du Bresil [...], La Rochelle : Antoine Chupin, 1578) et André Thevet (Les Singularitez de la France Antarctique [...], Paris : chez les héritiers de Maurice de la Porte, 1557-1558), ou encore les illustrations de Jacques Lemoyne de Morgues (Brevis Narratio eorum quæ in Florida Americæ provincia Gallis acciderunt [...], Francfort : Johann Wechel et Théodore de Bry, 1591). 8 Je fais abstraction ici des trois cartes publiées dans M. Lescarbot, Histoire de la Nouvelle France, op. cit. Pour Samuel de Champlain, je retiens la « Carte geographique de la Nouvelle Franse faictte par le sieur de Champlain Saint Tongois cappitaine ordinaire pour le Roy en la Marine. Faict len 1612 », publiée la première fois en 1613 dans Les Voyages du sieur Champlain [...], Paris : Jean Berjon, 1613 et Voyages et découvertes faites en la Nouvelle France depuis l’année 1615 jusques à la fin de l’année 1618 [...], Paris : Claude Collet, 1619 ; François Ducreux, Historiæ Canadensis seu Novæ-Franciæ libri decem, Paris : Sébastien Cramoisy et Sébastien Mabre-Cramoisy, 1664. 9 Récit de la mission du Père jésuite Chauchetière dans le pays des Iroquois, 1667, manuscrit, Bordeaux, Archives départementales de la Gironde, cote F10 ; publié intégralement, c’est-à-dire avec les illustrations, dans Claude Chauchetière, Narration de la Mission du Sault depuis sa fondation jusqu’en 1686, éd. Hélène Avisseau, Bordeaux : Archives départementales de la Gironde, 1984 ; Louis Nicolas, Codex canadensis, 1674-1680, manuscrit, Tulsa (Oklahoma), Gilcrease Museum, cote GM 4726.7.19 ; publié dans Louis Nicolas, The Codex Canadensis and the Writings of Louis Nicolas, éd. François-Marc Gagnon avec la contribution de Nancy Senior et Réal Ouellet, Montréal et Kingston : McGill-Queen’s University Press / Oklahoma : Gilcrease Museum, 2011 ; les images sont aussi disponibles en ligne : https: / / www.collectionscanada.gc.ca/ codex/ index-f.html. 10 Louis-Armand de Lom d’Arce, baron de Lahontan, Nouveaux Voyages de Mr. le Baron de La Hontan dans l’Amérique septentrionale, La Haye : Frères L’Honoré, 1703 De l’allégorie ethnographique à l’ethnographie allégorique 275 Champlain, un des rares explorateurs qui dessine lui-même, il s’appuyait lui aussi sur une iconographie préexistante, surtout celle de l’atelier contemporain de Théodore de Bry qui fait autorité, depuis les années 1590, en ce qui concerne la représentation iconographique des cultures amérindiennes. Une iconographie de la Nouvelle-France n’en saurait faire abstraction et la période ici retenue va donc de Th. de Bry jusqu’à Lafitau. L’analyse de l’allégorie du continent américain faite par M. Marrache- Gouraud a démontré la nature formelle et surcodée de ce genre de représentation. Il s’agit d’un processus dans lequel un nombre limité d’éléments visuels sont constamment réarticulés pour aboutir à des images qui se servent d’éléments ethnographiques et naturels (armes, tête coupée, perroquet, plumes) pour spécifier la figure humaine au centre de la représentation. Cependant, ces images ne peuvent être qualifiées de véritables documents ethnographiques, la personne étant de type européen et le paysage abstrait, indéterminable. Il s’établit ainsi, avec très peu de moyens, une ordonnance emblématique de signes visuels qui se fige dès son apparition, presque imperméable aux évolutions du savoir. Si l’inertie des images est caractéristique de la représentation emblématique du continent, elle marque aussi, mais à un degré bien moindre, les représentations « ethnographiques » de l’Amérique. À une époque où les connaissances en matière de cultures étrangères évoluent rapidement, ces illustrations de l’Amérique restent étrangement constantes. Des erreurs dans la représentation peuvent ainsi avoir la vie longue. Néanmoins, la nature des images est complexe, presque paradoxale, oscillant entre la répétition et l’innovation. Si elle intègre parfois de nouvelles données, l’iconographie est bien plus conservatrice que les textes. Leur stabilité résulte entre autres du fait qu’en général les graveurs d’images n’avaient pas accès aux informations ethnographiques les plus récentes. Ils tiraient leurs illustrations de leur imagination, mais surtout des représentations d’autrui qui, elles, sont aussi, souvent, des sources de seconde main. En effet, peu de graveurs ont eu une connaissance personnelle du terrain et peu de voyageurs avaient le talent ou le loisir de dessiner 11 . (2 vol.) et Mémoires de l’Amérique septentrionale ou la Suite des voyages de Mr. le Baron de la Hontan, La Haye : Frères L’Honoré, 1703 ; Claude-Charles Bacqueville de la Potherie, Histoire de l’Amérique septentrionale, Paris : Jean-Luc Nion, 1722 (4 vol.) ; J.-F. Lafitau, Mœurs des sauvages amériquains comparées aux mœurs des premiers temps, op. cit. 11 Signalons que l’image imprimée semble distincte, à cet égard, de la peinture, qui se montre plus ouverte à des représentations réalistes. Andreas Motsch 276 Exceptionnel à cet égard est le cas de Champlain. Dès 1613, il insère dans ses Voyages des illustrations de la Nouvelle-France basées sur ses propres croquis, auxquelles s’ajoute, dans l’édition de 1619 qui comprend les Voyages de 1615 et 1618, un frontispice (figure 1), autre type de dispositif iconique fort codé 12 . La composition de ce frontipice est simple et suit la tradition fort répandue à l’époque d’un portail ou monument décoré avec des guirlandes et des vases de fruits. Devant chaque pilier, il y a une figure indigène, un homme et une femme, se faisant face, encadrant ensemble le titre de la publication au milieu de la page. Les autochtones portent des vêtements qui ne cachent que leur sexe et sont ornés de plumes et dotés d’accessoires qu’ils tiennent dans leurs mains. L’homme a une flèche et un couteau, la femme a une courge et un épi de maïs. En bas et au centre, comme à travers un passage ou un portail, le spectateur découvre une scène de torture amérindienne. Mélange du Vieux Monde et du Nouveau, ce frontispice constitue une forme d’autorité visuelle, qui vient accréditer ces personnages exotiques et les intégrer à un discours auquel le lecteur est habitué. Ils sont ainsi, et à la fois, saillants et autorisés. Quant aux éléments américains, ceux-ci ne sont pas inédits non plus. Dans cette illustration exécutée par un graveur anonyme, le couple armouchicois et les fruits appartiennent bien au répertoire visuel constitué par Champlain, mais indirectement, grâce à la gravure réalisée par David Pelletier de la carte de la Nouvelle-France qui avait été elle-même dessinée par Champlain en 1612 et publiée en 1613 (figure 3). La valeur et la richesse documentaire de la carte sont incontestables et dépassent largement l’aspect géographique des contours de la côte et des rivières, de l’étendue du terrain et du relief du pays. Plus que toute autre carte de la main de Champlain, celle-ci montre une cartographie à l’œuvre qui se comprend comme un inventaire du pays : y sont représentés les sites géographiques, certes, mais aussi les plantes, les animaux et les peuples. À l’image du pays même, la carte contient des animaux et des humains. La dimension géographique domine encore la représentation, mais la dimension ethnographique est bien présente. Grâce à la représentation sérielle de deux couples autochtones, la carte offre un premier tableau des populations du Canada, placées entre le territoire (en haut de la carte) et la bordure inférieure contenant les fruits et les plantes du terroir. En reprenant un couple et des plantes de la carte de 1613, le frontispice de 1619 annonce le sujet du livre et renforce en outre l’authenticité de son contenu. Grâce au couple amérindien et à la scène de torture, 12 S. de Champlain, Les Voyages [...], 1613, op. cit. et Voyages [...], 1619, op. cit. ; les illustrations utilisées dans cet article proviennent de l’édition de 1620 qui est conforme à celle de 1619. De l’allégorie ethnographique à l’ethnographie allégorique 277 la dimension anthropologique domine cette représentation. Tout comme la reprise des éléments de la carte, la structure même du frontispice rappelle, elle aussi, un précédent, celui d’un frontispice célèbre de Théodore de Bry de 1590 (figure 4) 13 . Vu le grand intérêt pour l’Amérique de la part des lecteurs de l’époque et le succès commercial des Grands Voyages richement illustrés dans l’atelier de de Bry, il n’est pas étonnant de constater que les publications des Voyages de Champlain trouvent leur place dans une tradition iconographique déjà installée. Quant à Champlain, ses Voyages de 1613 contiennent de nombreuses cartes, tandis que ceux de 1619 comportent le frontispice en question et six illustrations. Bien que les gravures publiées dans Champlain ne possèdent pas la qualité de celles de Th. de Bry, le fait qu’une d’entre elles, le frontispice, soit une imitation d’un frontispice connu de ce dernier annonce clairement les ambitions artistiques et commerciales de Champlain ou, plus précisément, de son éditeur. La similitude est frappante, même si la structure architecturale est plus complexe et que les figures sont plus travaillées dans le volume inaugural des Grands Voyages consacré au récit de Thomas Harriot sur la Virginie. Le cas de Th. de Bry est fort instructif et fondateur de l’iconographie de l’Amérique. Ses gravures servent, pendant plus de deux siècles, d’inventaire et de références visuelles. Contrairement à Champlain, il n’a jamais été en Amérique, mais il avait accès à des dessins et peintures, en l’occurrence les originaux de John White et de Jacques Lemoyne de Morgues, à partir desquels son atelier compose les illustrations nécessaires. Les procédés d’emprunt, d’ajout et de reconfiguration que le graveur de Francfort utilise ont une valeur paradigmatique et déterminent désormais les modes de sélection, d’isolement, de décontextualisation ou de recontextualisation des éléments graphiques significatifs, et cela dans des environnements géographiques parfois très différents. De Bry dessine ses autochtones d’après les aquarelles en couleur de John White qu’il transpose en noir et blanc 14 . Afin 13 Théodore de Bry est à la tête d’une dynastie de graveurs-imprimeurs et commence en 1590 à publier une série de douze récits de voyages aux Indes occidentales. Tous portent un titre individuel, mais sont collectivement connus comme les « Grands Voyages ». Le frontispice dont il est question ici provient du récit de Thomas Harriot, publié par de Bry en 1590 en anglais et en latin ; la version latine est intitulée Admiranda narratio fida tamen de commodis et incolarum ritibus Virginiæ [...] (Francfort : Johann Wechel et Théodore de Bry, 1590). Au sujet des pages de titre des Grands Voyages, voir Maike Christadler, « Die Sammlung zur Schau gestellt : die Titelblätter der America-Serie », dans Susanna Burghartz (dir.), Inszenierte Welten. Staging New Worlds, Bâle : Schwabe, 2004, pp. 47-88. 14 Les aquarelles de John White nous sont parvenues sous forme de copies dans la collection de Hans Sloane. Elles ont été publiées récemment dans Kim Sloan, A Andreas Motsch 278 de constituer son couple (figures 5 et 8), il prend un homme et une femme dans deux dessins différents (figures 6 et 7), tout en faisant abstraction de la fille qui accompagne encore sa mère sur le dessin de White 15 . La fixité des figures de White suspendues sur une page blanche est remplacée chez de Bry par le contrapposto des statues devant les piliers. Cette adaptation passe cependant par un stade intermédiaire, car de Bry met en exergue dans son frontispice des personnages qui figurent aussi à l’intérieur du volume où ils apparaissent placés dans un paysage, un autre procédé systématiquement employé par lui. De Bry réutilise ainsi les mêmes éléments ; il se copie donc lui-même afin d’adapter l’objet à ses besoins artistiques. L’européanisation des personnages ne se limite pas, en outre, à leur arrangement en fonction de l’esthétique maniériste alors à la mode, il s’étend aussi à leur physique : une morphologie et des visages européens se substituent aux traits indigènes des Virginiens. Alors que les dessins de White paraissent ethnographiquement plus fidèles, le public n’y a pas accès et dépend des adaptations de Th. de Bry qui deviennent la banque d’images pour tout graveur en manque d’inspiration. L’exemple le montre, les procédés de réemploi et de déplacement s’étendent, dans l’espace du livre, bien au-delà du frontispice. Pour autant, le message de ce dispositif à la fois iconographique et textuel est surdéterminé, tout comme celui de l’allégorie des continents et mérite toute notre attention 16 . La comparaison du frontispice des Voyages de Champlain de 1619 (figure 1) avec celui du Grand Voyage du pays des Hurons de Gabriel Sagard de 1632 (figure 2) est à son tour révélatrice. Pour réaliser ce dernier, le graveur, Jaspar Isaac, n’emprunte peut-être pas directement à Th. de Bry, mais certainement à Champlain. Alors que l’éditeur de Francfort publie dans le format in-folio, Sagard et Champlain font le choix de l’in-8 o , voire d’un format plus petit, et leurs frontispices sont moins ornés, moins chargés. La simplification de la structure architecturale du frontispice se montre encore New World, England’s First View of America (Londres : British Museum Press, 2007) ; certaines sont disponibles sur le site du British Museum : http: / / www. britishmuseum.org/ whats_on/ past_exhibitions/ 2007/ archive_a_new_world.asp. 15 L’aquarelle de l’homme est connue sous le titre « The manner of their attire and painting themselves [...] » (en ligne : http: / / www.britishmuseum.org/ explore/ highlights/ highlight_objects/ pd/ j/ john_white,_the_manner_of_thei.aspx), la femme avec sa fille sous le titre « A wife of an Indian “werowance” or chief of Pomeiooc, and her daughter [...] » (en ligne : http: / / blog.britishmuseum.org/ 2014/ 12/ 22/ lost-and-found-toys-tears-and-the-thames/ an00025876_544/ ). Voir aussi les figures 6 et 7. 16 Dans le cadre de la présente analyse, je ne fais pas la distinction entre une page de titre avec illustration et un frontispice indépendant. De l’allégorie ethnographique à l’ethnographie allégorique 279 davantage chez Sagard où l’architecture est plus simple, presque austère. Conformément à l’objectif de l’ouvrage - mettre en valeur la mission des récollets auprès des Hurons en général et offrir aux lecteurs une vision de la mission en Nouvelle-France différente et critique de celle des jésuites -, les figures d’autochtones cèdent la place aux autorités franciscaines : saint François d’Assise, le fondateur de l’ordre, et le frère Martin de Valence, le chef des missionnaires franciscains en Amérique. Les religieux placés au milieu de la page, devant les pilastres, regardent vers le haut en direction du christogramme qui chapeaute le titre de l’ouvrage et vers la scène en haut du frontispice, qui comprend une série de trois couples autochtones. Le tout est surmonté par le tétragramme représentant l’autorité de Dieu le Père. Sur ce frontispice, Dieu le Père (tétragramme), le Christ (christogramme) et les deux franciscains forment un ensemble et sont réunis visuellement par leurs auréoles. En bas de la page, nous avons une série de trois objets ethnographiques : une cabane et une tombe, donc des habitations pour les humains, ainsi que le canoë. Ces objets se trouvaient déjà chez Champlain en 1619. Il en est de même avec le premier couple de Sagard (figure 11) : le hochet de tortue de l’homme est emprunté à une scène de danse représentée par Champlain (figure 9) et la femme est une combinaison de la scène de danse et d’un tableau humain du même dessinateur (figure 10) 17 . Bien que, dans le frontispice du Grand Voyage, tous les deux soient montrés de face, la femme est une adaptation d’un personnage représenté de dos dans le tableau d’origine ; de plus, elle est dotée d’une coiffure et d’une robe empruntées à la scène de danse, tout comme le hochet de tortue que l’homme tient à la main. Dans la tradition française, le graveur du frontispice du Grand Voyage s’appuie sur l’inventaire de Champlain parce que c’est l’imagerie la plus pertinente et la plus facilement accessible. Pourtant, le programme religieux thématisé dans le frontispice du Grand Voyage diffère de celui du frontispice des Voyages de Champlain qui suit la tradition des explorations géographiques. Malgré l’emprunt fait à Th. de Bry pour la composition générale du frontispice, l’imagerie de Champlain a l’avantage de se fonder sur l’expérience personnelle du navigateur et sur l’authenticité de ses dessins. Les imprimeurs qui n’ont pas accès à des sources primaires ne peuvent que se copier les uns les autres et leurs images se confirment ainsi mutuellement. Une tradition iconographique se répand donc dans l’Europe entière. Comme toutes les compositions suivent les mêmes mécanismes de sélection et d’isolement d’éléments particuliers, de décontextualisation et de recontextualisation, toute innovation ne peut venir que de l’ajout de nouveaux élé- 17 S. de Champlain. Voyages [...], 1619, f o 99 v et f o 87 v . Andreas Motsch 280 ments et de différences dans les réarrangements mêmes. La production de symboles, d’emblèmes et de frontispices illustre à la perfection la genèse d’images stéréotypées ; la production d’illustrations ethnographiques suit les mêmes procédés, comme le montre l’exemple des instruments de musique. Ma démonstration s’appuie sur une série de reprises d’objets, entre 1585 et 1705, par John White, Théodore de Bry et Simon Gribelin qui représentent tous les trois la civilisation autochtone de la Virginie (figures 12, 13 et 14). Comme je l’ai mentionné auparavant, l’autochtone virginienne du frontispice de Th. de Bry a son origine dans une aquarelle de White représentant une femme et sa fille 18 . Dans l’original, la fille indigène porte un collier européen avec une médaille (à peine visible) autour du cou et tient une poupée dans les mains, semblable à celles que l’on trouve en Europe à la même époque. Le dessin suggère l’hypothèse de lecture suivante : la fille montre ses objets à sa mère qui, elle, tient une gourde dans la main. L’image surprend par l’hétérogénéité culturelle des objets ; celle-ci résulte d’une série d’échanges banals dans le contexte colonial. Chez Th. de Bry, qui l’utilise pour illustrer le récit de Thomas Harriot, la scène est plus dynamique que chez White 19 . Les gestes de la fille sont plus animés et elle est présentée dans un mouvement vers sa mère. Cependant, si la fille porte toujours un collier autour de son cou, mais cette fois-ci sans médaille, son autre main tient à présent un autre jouet européen, une clochette. Traitée en outre selon les procédés propres à de Bry (contextualisation spatiale et esthétisation à l’européenne), l’image maintient non seulement l’hétérogénéité culturelle des objets, mais elle renforce l’association entre l’enfance et les jouets. En 1705, en revanche, quand Robert Beverley publie son History and Present State of Virginia 20 , le graveur Simon Gribelin a remplacé les objets européens dans les mains de la fille par un hochet confectionné à partir d’une citrouille et un épi de maïs, un artéfact et un produit naturel, tous les deux représentatifs de la culture autochtone. Dans un désir d’authenticité, le graveur (r)établit l’homogénéité culturelle de la scène en évacuant les traces du contact interculturel. Du point de vue iconographique, l’inventaire des objets (poupées, hochets et produits naturels) permet facilement des réarrangements sériels fondés sur le principe de la substitution. Ainsi, en 1724, quand le jésuite Lafitau publie sa description de la culture iroquoise afin d’intégrer les peuples américains dans la collectitivé humaine issue de la genèse 18 Voir supra, n. 15. 19 Th. Harriot, Admiranda narratio fida tamen de commodis et incolarum ritibus Virginiæ [...], op. cit., planche VIII. 20 Londres : R. Parker, 1705. De l’allégorie ethnographique à l’ethnographie allégorique 281 biblique 21 , certains objets déjà rencontrés dans mon analyse refont surface, mais dans un contexte radicalement différent. Divers artéfacts qui servent au même usage ou à un usage comparable et dont les formes se ressemblent sont ainsi réunis dans un seul tableau, illustrant des instruments de musique et témoignant de l’universalité de la musique à travers les âges et les cultures (figure 15) 22 . Comme le montre la planche de Lafitau, qui rappelle l’organisation d’une vitrine de musée, tout comme le hochet de tortue que nous avons rencontré chez Champlain et Sagard, le hochet de citrouille a « visiblement » droit de cité à côté d’instruments de musique provenant d’autres cultures, dans un inventaire universel des instruments de musique. À travers la documentation et la collection d’objets particuliers, le graveur de l’ouvrage de Lafitau, probablement Jean-Baptiste Scotin 23 , finit par produire dans une seule gravure « ethnographique » un métadiscours porteur d’un savoir global, distillé à partir de nombreuses observations et études de cas. La présence du hochet de citrouille dans l’illustration se justifie par son usage parmi les peuples de la Virginie autochtone et la présence du hochet de tortue, par son emploi dans la culture iroquoise, mais la réunion de ces différents objets produit un discours qui renvoie à l’histoire d’une humanité pratiquant l’art de la musique. Les objets et les signifiants visuels disent autre chose et parlent autrement. L’ethnographie se révèle être l’allégorie d’une histoire universelle de l’humanité et de ses civilisations. Mon analyse des procédés iconographiques et allégoriques à l’œuvre dans l’imagerie de la Nouvelle-France rappelle ainsi la nature allégorique du discours ethnographique constatée par Clifford. Il est évident que l’allégorie 21 Bien que Lafitau soit reconnu au XX e siècle comme précurseur de l’ethnologie moderne, son « ethnographie » des Iroquois est mise au service d’un projet apologétique. Voir à ce sujet mon ouvrage Lafitau et l’émergence du discours ethnographique, op. cit. 22 Pour les planches de Lafitau, voir William C. Sturtevant, « The Sources of Lafitau’s American Ilustrations », dans Customs of the American Indians Compared to the Customs of Primitive Times by Father Joseph François Lafitau, éd. William N. Fenton et trad. Elizabeth Moore, Toronto : The Champlain Society, vol. 2, pp. 271-297 ; Stephanie Rose Pratt, The European Perception of the Native American, 1750-1850, thèse de doctorat, Polytechnic South West et University of Exeter, septembre 1989 ; Adrien Paschoud, « De la représentation de l’origine à la défense de la foi. L’usage des gravures dans les Mœurs des Sauvages américains comparées aux mœurs des premiers temps (1724) de Jean-Joseph [sic] Lafitau », dans Édith Flamarion (dir.), La chair et le verbe. Les jésuites de France au XVIII e siècle et l’image, Paris : Presses Sorbonne Nouvelle, 2008, pp. 75-89. 23 Seul le frontispice des Mœurs de Lafitau est signé « J[ean] B[aptiste] Scotin », pas les gravures. Andreas Motsch 282 y joue un rôle constitutif. La documentation ethnographique en matière de peuples étrangers, mais aussi la recherche historique sur le passé des « barbares » européens, produisent depuis des siècles un arsenal de données « scientifiques » et de représentations en mal de classification et d’ordonnancement. L’ethnographie devient alors, à côté de « l’antiquarianisme » et de l’archéologie, une des nouvelles formes du savoir 24 . L’exégèse allégorique du monde amérindien, encore entreprise par Lafitau dans une perspective apologétique, voire biblique, anticipe clairement le dispositif épistémologique d’un discours séculier sur la diversité culturelle et l’anthropologie philosophique. Le fait que la comparaison et l’allégorie jouent un rôle clef chez Lafitau est moins surprenant que le fait que l’ethnographie prémoderne soit à son tour tout à fait consciente de sa nature allégorique. Cela est évident dans mon dernier exemple, le frontispice des Mœurs des sauvages amériquains comparées aux mœurs des premiers temps de Lafitau (figure 16). Cet ouvrage expose la méthodologie propre au discours ethnographique non seulement dans le texte, mais aussi dans l’image. Ce fonctionnement n’est nulle part aussi explicitement et clairement formulé que dans le frontispice 25 . Comme dans la planche consacrée aux instruments de musique, les mêmes objets ethnographiques que ceux qui figurent déjà chez de Bry, Champlain ou d’autres auteurs, refont surface. Le graveur ne reprend pas moins de trois instruments de musique, dont le hochet de tortue emprunté à Champlain ; un génie le tient dans une main tandis qu’il brandit dans l’autre un rhombe, alors qu’un sistre commun est dans un coin par terre. La scène du frontispice se présente ainsi : une figure féminine est assise et en train d’écrire, comparant des objets montrés par deux génies à des documents d’autres cultures, tandis qu’une figure masculine représentant le temps lui montre le lien entre ces objets et les pratiques culturelles qu’ils représentent, avec l’origine de l’homme et les principes de la 24 J’emprunte le terme « antiquarianisme » à l’anglais. Pour l’antiquarianisme et l’archéologie, voir Alain Schnapp, « Ancient Europe and Native Americans : A Comparative Reflection on the Roots of Antiquarianism », dans Daniela Bleichmar et Peter C. Mancall (dir.), Collecting Across Cultures. Material Exchanges in the Early Modern Atlantic World, Philadelphia : University of Pennsylvania Press, 2011, pp. 58-70. 25 Le texte original ne peut être plus clair ; voir l’« Explication des planches et figures » dans J.-F. Lafitau, Mœurs des sauvages amériquains comparées aux mœurs des premiers temps, op. cit., vol. 1, f o b r ) et, pour une analyse du frontispice, mon livre Lafitau et l’émergence du discours ethnographique (op. cit.), ou encore Michel de Certeau, « Histoire et anthropologie chez Lafitau », dans Claude Blanckaert (dir.), Naissance de l’ethnologie ? Anthropologie et missions en Amérique, XVI e -XVIII e siècle, Paris : Cerf, 1985, pp. 62-89. De l’allégorie ethnographique à l’ethnographie allégorique 283 religion chrétienne. Gravé par Scotin, ce frontispice est des plus remarquables, puisqu’il réunit en une seule image les deux aspects ou niveaux allégoriques de l’ethnographie : d’abord, la représentation stéréotypée de peuples particuliers par des objets et, ensuite, la comparaison des pratiques culturelles et des systèmes de croyances à travers une interprétation allégorique. Au terme de mon parcours, menant de l’allégorie ethnographique du continent américain au fonctionnement allégorique du discours ethnographique, le frontispice de l’édition de Lafitau révèle ce double fonctionnement. Cette gravure des Mœurs des sauvages amériquains comparées aux mœurs des premiers temps s’inscrit ainsi dans la tradition de l’histoire de l’art donnant naissance à l’allégorie de l’ethnographie. Cette dernière est représentée sous les traits d’une femme qui prend en note le passage du temps et la diversité des cultures dans le cadre de la révélation divine. Bibliographie Sources Acosta, José de. Historia Natural y Moral de las Indias, Séville : Juan de Léon, 1590. Bacqueville de la Potherie, Claude-Charles. Histoire de l’Amérique septentrionale, Paris : Jean-Luc Nion, 1722 (4 vol.). Beverley, Robert. History and Present State of Virginia, Londres : R. Parker, 1705. Champlain, Samuel de. Les Voyages du sieur Champlain [...], Paris : Jean Berjon, 1613. Champlain, Samuel de. 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Nouveaux Voyages de Mr. le Baron de La Hontan dans l’Amérique septentrionale, La Haye : Frères L’Honoré, 1703 (2 vol.). Andreas Motsch 284 Lahontan, Louis-Armand de Lom d’Arce, baron de. Mémoires de l’Amérique septentrionale ou la Suite des voyages de Mr. le Baron de la Hontan, La Haye : Frères L’Honoré, 1703. Lemoyne de Morgues, Jacques. Brevis narratio eorum quæ in Florida Americæ provincia Gallis acciderunt [...], Francfort : Johann Wechel et Théodore de Bry, 1591. Léry, Jean de. Histoire d’un voyage faict en la terre du Bresil [...], La Rochelle : Antoine Chupin, 1578. Lescarbot, Marc. Histoire de la Nouvelle France, Paris : Jean Millot, 1609 (3 vol.). Nicolas, Louis. Codex canadensis, 1674-1680, manuscrit, Tulsa (Oklahoma), Gilcrease Museum, cote GM 4726.7.19. Nicolas, Louis. Codex canadensis, en ligne : https: / / www.collectionscanada. gc.ca/ codex/ index-f.html. Nicolas, Louis. The Codex Canadensis and the Writings of Louis Nicolas, éd. 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Elizabeth Moore, Toronto : The Champlain Society, 1974-1977, vol. 2, pp. 271-297. Andreas Motsch 286 Appendice: Illustrations Figure 1 : Frontispice ; Samuel de Champlain. Voyages et découvertes [...], Paris : Claude Collet, 1620. Toronto Public Library, Baldwin Collection of Canadiana, cote 970.02 C34.100\B BR. De l’allégorie ethnographique à l’ethnographie allégorique 287 Figure 2 : Frontispice par Jaspar Isaac ; Gabriel Sagard. Le Grand Voyage [...], Paris : Denys Moreau, 1632. Toronto Public Library, Baldwin Collection of Canadiana, cote 970.3 S11.14 BR. Andreas Motsch 288 Figure 3 : « Carte geographique de la Nouvelle Franse faictte par le sieur de Champlain Saint Tongois cappitaine ordinaire pour le Roy en la marine. Faict len 1612. » par Samuel de Champlain et David Pelletier ; Les voyages du sieur de Champlain, Xaintongeois, capitaine ordinaire pour le Roy en la marine. Bibliothèque et Archives Canada, cote e010764733. De l’allégorie ethnographique à l’ethnographie allégorique 289 Figure 4 : Frontispice par Théodore de Bry ; Thomas Harriot. Admirando narratio [...], Francfort : Johann Wechel et Théodore de Bry, 1590. Royal Ontario Museum, Canadiana Rare Book Collection, cote E141.B79164, pt. 1, 1590. Andreas Motsch 290 Figure 5 : Frontispice (détail) par Théodore de Bry ; Thomas Harriot. Admirando narratio [...], Francfort : Johann Wechel et Théodore de Bry, 1590. Royal Ontario Museum, Canadiana Rare Book Collection, cote E141.B79164, pt. 1, 1590. De l’allégorie ethnographique à l’ethnographie allégorique 291 Figure 6 : « The manner of their attire and painting themselves [...] » (détail) par John White. Object ref. no : 1906,0509.1.12. © The Trustees of the British Museum. Tous droits réservés. Andreas Motsch 292 Figure 7 : « A wife of an Indian “werowance” or chief of Pomeiooc, and her daughter [...] » (détail) par John White. Object ref. no. 1906,0509.1.13. © The Trustees of the British Museum. Tous droits réservés. De l’allégorie ethnographique à l’ethnographie allégorique 293 Figure 8 : Frontispice (détail) par Théodore de Bry ; Thomas Harriot. Admirando narratio [...], Francfort : Johann Wechel et Théodore de Bry, 1590. Royal Ontario Museum, Canadiana Rare Book Collection, cote E141.B79164, pt. 1, 1590. Andreas Motsch 294 Figure 9 : Danse autochtone ; Samuel de Champlain. Voyages et découvertes [...], Paris : Claude Collet, 1620, f o 99 v . Toronto Public Library, Baldwin Collection of Canadiana, cote 970.02 C34.100 \B BR. De l’allégorie ethnographique à l’ethnographie allégorique 295 Figure 10 : Tableau humain (détail) ; Samuel de Champlain. Voyages et découvertes [...], Paris : Claude Collet, 1619, f o 87 v . Toronto Public Library, Baldwin Collection of Canadiana, cote 970.02 C34.100 \B BR. Andreas Motsch 296 Figure 11 : Frontispice (détail) par Jaspar Isaac. Gabriel Sagard. Le Grand Voyage [...], Paris : Denys Moreau, 1632. Toronto Public Library. Baldwin Collection of Canadiana, cote 970.3 S11.14 BR. De l’allégorie ethnographique à l’ethnographie allégorique 297 Figure 12 : « A wife of an Indian “werowance” or chief of Pomeiooc, and her daughter [...] » (détail) par John White. Object ref. no. 1906,0509.1.13. © The Trustees of the British Museum. Tous droits réservés. Andreas Motsch 298 Figure 13 : Planche VIII, « Nobilis Matrona Pomeioocensis » (détail) par Théodore de Bry. Thomas Harriot. Admirando Narratio [...], Francfort : Johann Wechel et Théodore de Bry, 1590. Royal Ontario Museum, Canadiana Rare Book Collection, cote E141.B79164, pt. 1, 1590. De l’allégorie ethnographique à l’ethnographie allégorique 299 Figure 14 : Planche 6 (détail) par Simon Gribelin ; Robert Beverley. History and Present State of Virginia, 1705, livre 3, p. 7. Toronto Public Library, Baldwin Collection of Canadiana, cote 975.5 B265.2 \B BR. Andreas Motsch 300 Figure 15 : Planche VIII ; Joseph-François Lafitau. Mœurs des sauvages amériquains [...], Paris : Saugrain l’Aîné et Charles Estienne Hochereau, 1724, vol. 1, p. 212. Collection privée. De l’allégorie ethnographique à l’ethnographie allégorique 301 Figure 16 : Frontispice par Jean-Baptiste Scotin ; Joseph-François Lafitau. Mœurs des sauvages amériquains [...], Paris : Saugrain l’Aîné et Charles Estienne Hochereau, vol. 1. Collection privée. Biblio 17 Suppléments aux Papers on French Seventeenth Century Literature herausgegeben von Rainer Zaiser Aktuelle Bände: Frühere Bände finden Sie unter: www.narr-shop.de/ reihen/ b/ biblio-17.html Band 183 Florence Boulerie / Marc Favreau / Eric Francalanza (éds.) L’Extrême-Orient dans la culture européenne des XVII e et XVIII e siècles Actes du 7 e Colloque du Centre de Recherches sur l ’ Europe classique (XVII e et XVIII e siècles) , Université Michel de Montaigne-Bordeaux 3, 22 et 23 mai 2008 2009, 256 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-6513-6 Band 184 Nathalie Grande / Edwige Keller-Rahbé (éds.) Madame de Villedieu et le théâtre Actes du colloque de Lyon (11 et 12 septembre 2008) 2009, 244 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-6532-7 Band 185 Kirsten Postert Tragédie historique ou Histoire en Tragédie? Les sujets d’histoire moderne dans la tragédie française (1550-1715) 2010, 440 Seiten €[D] 88,- ISBN 978-3-8233-6553-2 Band 186 Roxane Lalande / Bertrand Landry (éds.) Nourritures Actes du 40 e congrès de la North American Society for 17th Century French Literature , Lafayette College, 24-26 avril 2008 2010, 283 Seiten €[D] 68,- ISBN 978-3-8233-6554-9 Band 187 Catherine Grisé Jean de La Fontaine: Tromperies et illusions 2010, 251 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-6573-0 Band 188 Raymond Baustert (éd.) Le jansénisme et l’Europe Actes du colloque international organisé à l’Université du Luxembourg les 8, 9 et 10 novembre 2007 2010, XIV, 402 Seiten €[D] 98,- ISBN 978-3-8233-6576-1 Band 189 James F. Gaines Molière and Paradox Skepticism and Theater in the Early Modern Age 2010, 151 Seiten €[D] 49,- ISBN 978-3-8233-6577-8 Band 190 Christian Zonza (éd.) L’île au XVII e siècle Actes du X e Colloque du Centre International de Rencontres sur le XVII e siècle , Ajaccio, 3-5 avril 2008 2010, 312 Seiten €[D] 68,- ISBN 978-3-8233-6578-5 Band 191 Andrew Wallis Traits d’union: L’anti-roman et ses espaces 2011, 142 Seiten €[D] 49,- ISBN 978-3-8233-6605-8 Band 192 Annika Charlotte Krüger Lecture sartrienne de Racine Visions existentielles de l’homme tragique 2011, 275 Seiten €[D] 74,- ISBN 978-3-8233-6620-1 Band 193 Marie-Bernadette Dufourcet / Charles Mazouer / Anne Surgers (éds.) Spectacles et pouvoirs dans l’Europe de l’Ancien Régime (XVI e - XVIII e siècle) Actes du colloque commun du Centre de recherches sur l ’ Europe classique et du Centre ARTES, Université Michel de Montaigne- Bordeaux 3, 17-19 novembre 2009 2011, 288 Seiten €[D] 68,- ISBN 978-3-8233-6645-4 Band 194 Benoît Bolduc / Henriette Goldwyn (éds.) Concordia Discors I Choix de communications présentées lors du 41 e congrès annuel de la North American Society for Seventeenth-Century French Literature New York University, 20-23 May 2009 2011, 252 Seiten €[D] 64,- ISBN 978-3-8233-6650-8 Band 195 Benoît Bolduc / Henriette Goldwyn (éds.) Concordia Discors II Choix de communications présentées lors du 41 e congrès annuel de la North American Society for Seventeenth-Century French Literature New York University, 20-23 May 2009 2011, 245 Seiten €[D] 64,- ISBN 978-3-8233-6651-5 Band 196 Jean Garapon / Christian Zonza (éds.) Nouveaux regards sur les Mémoires du Cardinal de Retz Actes du colloque organisé par l’Université de Nantes, Château des Ducs de Bretagne, 17 et 18 janvier 2008 2011, 213 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-6659-1 Band 197 Charlotte Trinquet Le conte de fées français (1690-1700) Traditions italiennes et origines aristocratiques 2012, 244 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-6692-8 Band 198 Francis Assaf (éd.) Antoine Houdar de La Motte: Les Originaux, ou L’Italien 2012, 76 Seiten €[D] 39,- ISBN 978-3-8233-6717-8 Band 199 Francis Mathieu L’Art d’esthétiser le précepte: L’Exemplarité rhétorique dans le roman d’Ancien Régime 2012, 233 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-6718-5 Band 200 François Lasserre Nicolas Gougenot, dramaturge, à l’aube du théâtre classique Etude biographique et littéraire, nouvel examen de l’attribution du ‹‹Discours à Cliton›› 2012, 200 Seiten €[D] 52,- ISBN 978-3-8233-6719-2 Band 201 Bernard J. Bourque (éd.) Abbé d’Aubignac: Pièces en prose Edition critique 2012, 333 Seiten €[D] 78,- ISBN 978-3-8233-6748-2 Band 202 Constant Venesoen Madame de Maintenon, sans retouches 2012, 122 Seiten €[D] 49,00, 978-3-8233-6749-9 Band 203 J.H. Mazaheri Lecture socio-politique de l’épicurisme chez Molière et La Fontaine 2012, 178 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-6766-6 Band 204 Stephanie Bung Spiele und Ziele Französische Salonkulturen des 17. Jahrhunderts zwischen Elitendistinktion und belles lettres 2013, 419 Seiten €[D] 88,- ISBN 978-3-8233-6723-9 Band 205 Florence Boulerie (éd.) La médiatisation du littéraire dans l’Europe des XVII e et XVIII e siècles 2013, 305 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-6794-9 Band 206 Eric Turcat La Rochefoucauld par quatre chemins Les Maximes et leurs ambivalences 2013, 221 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-6803-8 Band 207 Raymond Baustert (éd.) Un Roi à Luxembourg Édition commentée du Journal du Voyage de sa Majesté à Luxembourg, Mercure Galant , Juin 1687, II (Seconde partie) 2015, 522 Seiten €[D] 98,- ISBN 978-3-8233-6874-8 Band 208 Bernard J. Bourque (éd.) Jean Donneau de Visé et la querelle de Sophonisbe. Écrits contre l’abbé d’Aubignac Édition critique 2014, 188 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-6894-6 Band 209 Bernard J. Bourque All the Abbé’s Women Power and Misogyny in Seventeenth- Century France, through the Writings of Abbé d’Aubignac 2015, 224 Seiten €[D] 68,- ISBN 978-3-8233-6974-5 Band 210 Ellen R. Welch / Michèle Longino (eds.) Networks, Interconnection, Connectivity Selected Essays from the 44th North American Society for Seventeenth-Century French Literature Conference University of North Carolina at Chapel Hill & Duke University, May 15-17, 2014 2015, 214 Seiten €[D] 64,- ISBN 978-3-8233-6970-7 Band 212 Marie-Christine Pioffet / Anne-Élisabeth Spica (éd.) S’exprimer autrement : poétique et enjeux de l’allégorie à l’âge classique 2016, XIX, 301 Seiten €[D] 68,- ISBN 978-3-8233-6935-6 Le présent recueil offre dix-huit contributions présentées lors du colloque du Centre International de Rencontres sur le 17 e siècle tenu à l’Université York de Toronto en mai 2014 sur le thème de l’allégorie. La publication d’un tel collectif s’imposait, puisque le Grand Siècle marque sans aucun doute l’âge d’or de l’allégorie, au point où Francois Hédelin, dit l’abbé d’Aubignac, songe à fonder une Académie des Allégories pour rivaliser avec l’Académie française. Les auteurs examinent la pratique de l’allégorie sous ses multiples formes ou ses différents supports (emblèmes, almanachs, peintures, iconographie, historiographie, fables, fiction narrative, théâtre, prédication, pamphlets), mais aussi les écrits qui théorisent sur les codes artistiques ou littéraires et leurs interprétations. Suppléments aux Papers on French Seventeenth Century Literature Directeur de la publication: Rainer Zaiser BIBLIO 17