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Précarité

2015
978-3-8233-7936-2
Gunter Narr Verlag 
Roswitha Böhm
Cécile Kovacshazy

Ces vingt dernières années, une nouvelle sémantique de la pauvreté a émergé, qui recouvre de nouvelles réalités. Parmi elles, on souligne dans les media et en sciences sociales la "précarité", la "précarisation" et les "personnes précaires". Mais qu'entend-on derrière ces termes? Quelles sont les spécificités de ces situations économiques et politiques en France et ailleurs? Quelles formes artistiques et quels procédés esthétiques sont mobilisés dans la mise en récit et/ou la mise en images de cette problématique de la précarité?

edition lendemains 38 Roswitha Böhm / Cécile Kovacshazy (éds.) Précarité Littérature et cinéma de la crise au XXI e siècle Précarité edition lendemains 38 herausgegeben von Wolfgang Asholt (Osnabrück), Hans Manfred Bock (Kassel), Andreas Gelz (Freiburg) und Christian Papilloud (Halle) Roswitha Böhm / Cécile Kovacshazy (éds.) Précarité Littérature et cinéma de la crise au XXI e siècle Bibliografische Information der Deutschen Nationalbibliothek Die Deutsche Nationalbibliothek verzeichnet diese Publikation in der Deutschen Nationalbibliografie; detaillierte bibliografische Daten sind im Internet über http: / / dnb.dnb.de abrufbar. Photo de couverture: © Cécile Kovacshazy © 2015 · Narr Francke Attempto Verlag GmbH + Co. KG Dischingerweg 5 · D-72070 Tübingen Das Werk einschließlich aller seiner Teile ist urheberrechtlich geschützt. Jede Verwertung außerhalb der engen Grenzen des Urheberrechtsgesetzes ist ohne Zustimmung des Verlages unzulässig und strafbar. Das gilt insbesondere für Vervielfältigungen, Übersetzungen, Mikroverfilmungen und die Einspeicherung und Verarbeitung in elektronischen Systemen. Gedruckt auf säurefreiem und alterungsbeständigem Werkdruckpapier. Internet: www.narr.de E-Mail: info @ narr.de Printed in Germany ISSN 1861-3934 ISBN 978-3-8233-6936-3 Table des matières Introduction Roswitha Böhm et Cécile Kovacshazy La précarité et les arts au XXI e siècle : quelques réflexions ................................ 9 Des humains malgré tout Paul Aron Un récit sur le travail précaire : Le Quai de Ouistreham (2010) de Florence Aubenas ........................................... 25 Cécile Kovacshazy Épousseter la précarité : narrer les femmes de ménage (littérature et cinéma)........................................ 39 Un entre-deux précaire Margot Brink L’écriture du précaire entre exil et retour : Montréal et Haïti dans L’énigme du retour de Dany Laferrière ........................ 53 Christiane Solte-Gresser Migration et précarité. Récits migratoires dans la littérature, le cinéma et la bande dessinée............ 67 Margarete Zimmermann Immigration et exclusion : Shumona Sinha, Assommons les pauvres ! ............ 89 Des contre-projets de société Andrea Grewe Le royaume des pauvres. À propos de quelques concepts traditionnels de la pauvreté dans Versailles de Pierre Schoeller...................................................................... 105 Matthias Hausmann Enrayer la cancrerie par le dialogue avec le cancre. Stratégies narratives dans Chagrin d’école de Daniel Pennac .......................... 119 Table des matières 6 De nouvelles formes esthétiques précaires Lambert Barthélémy Refuser l’indifférence. La littérature française contemporaine au regard du travail émietté........... 135 Roswitha Böhm Assurance précaire. Économie et langage dans les romans d’Emmanuelle Heidsieck ................. 147 Martina Stemberger « Reste l’histoire que je me raconte ». Narrations de la crise et crises de la narration dans la littérature française de l’extrême contemporain ................................ 163 Remerciements..................................................................................................... 179 Table des illustrations ......................................................................................... 181 Les contributeurs du volume ............................................................................ 183 Introduction Roswitha Böhm et Cécile Kovacshazy La précarité et les arts au XXI e siècle : quelques réflexions « Un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous » (Kafka 1994 : 575). Le mot « précaire » a une étymologie qui prête à rire, jaune. En effet, l’adjectif (attesté en langue française depuis 1336 et en langue allemande depuis le XVIII e siècle) est emprunté à l’adjectif latin precarius signifiant « obtenu par la prière » (Rey 2006 : 2898). Il s’agit d’un terme juridique soulignant la dimension aléatoire, fragile et incertaine de ce qui ne peut s’obtenir que par la grâce de Dieu et par l’efficacité - ou non - de la prière. Donc ni par les lois humaines, ni par l’ordre naturel ou social. De ce fait, l’adjectif signifie étymologiquement qu’une situation actuelle ne pourra s’améliorer que selon le bon vouloir d’une force hautement supérieure. Cette force n’est peut-être pas arbitraire, elle est en tous les cas incontrôlable et imprévisible. En somme, de la volonté de l’inaccessible Dieu au bon vouloir de l’inaccessible patron, la différence n’est pas grande, et l’usage actuel de l’adjectif rejoint ironiquement celui de son origine au XIV e siècle. C’est dans ce sens, et en employant exprès une iconographie et un langage simplificateurs mais d’autant plus pointus, qu’un groupe d’activistes argentins, les Iconoclasistas, définit le travail précaire : « Si tu travailles au noir. Si tu as un contrat flexible ou à temps partiel. Si tu ne bénéficies d’aucune couverture sociale. Si tu n’as pas le droit de te syndiquer. Si tu travailles chaque jour davantage en gagnant moins et dans des conditions plus difficiles : alors, tu es un travailleur précaire » (Iconoclasistas 2010). Les icônes qui figurent sur leur site sous la rubrique ironique « Agit-pop ! » sont à la disposition de tous ; leur libre circulation à des fins politiques est explicitement souhaitée. Ces images font partie d’un « réservoir symbolique présent dans l’imaginaire social » et sont créées de façon à être immédiatement « lisibles pour pouvoir agir de manière efficace » (Iconoclasistas 2011). Or, si la précarisation du monde du travail est bien un phénomène dépassant les frontières de l’Hexagone, comme le montre l’exemple ci-dessus, c’est aussi un sujet de prédilection d’un nombre grandissant d’auteurs et d’artistes francophones contemporains s’interrogeant sur les possibilités de sa représentation et de sa symbolisation. Roswitha Böhm et Cécile Kovacshazy 10 I. De la pauvreté à la précarité La pauvreté liée à l’idée de l’autonomie de l’individu et aux limites de ses possibilités matérielles et spirituelles a toujours été valorisée (cf. Naumann 2007 : 5). Au cours de l’histoire culturelle, la signification primaire - et péjorative - du terme de « pauvreté » a souvent été accompagnée de concepts de revalorisation. C’est dans la philosophie de l’Antiquité que la pauvreté apparaît d’abord comme une attitude volontairement choisie envers le monde et comme une conditio sine qua non d’une méditation sur le « je » et d’une exploration du moi. Au Moyen Âge, l’appropriation critique de cette tradition de pensée au moyen d’une tournure transcendantale a engendré dans la théologie chrétienne le principe de la pauvreté spirituelle. Privilégier les « pauvres en esprit » pour le royaume des cieux équivaut à une nouvelle appréciation de la pauvreté à double sens : une telle idée non seulement anéantit la perspective purement matérielle de la vie, mais renverse en même temps la relation entre la terre et le ciel. Cela vaut également lorsque la pauvreté n’est pas le résultat d’un renoncement volontaire, mais qu’elle a été imposée par les circonstances de la vie. Faire ressentir la limitation des aspirations matérielles et l’abnégation non pas comme une contrainte, mais comme une libération, une forme d’indépendance mentale est donc le credo de beaucoup de religions et de traditions philosophiques. Il convient de mentionner dans ce contexte que les représentants de concepts esthétiques de la pauvreté au XX e siècle, tels que l’arte povera ou le « théâtre pauvre », pour ne citer que deux exemples récents, s’inscrivent dans la même tradition sémantique, qui par « pauvreté » entend une approche prônant la retenue, le détachement et la simplicité (cf. Bätzner 2007, Wiesel 2007) 1 . Il y a cependant un grand abîme entre cette idée positive de la pauvreté et toutes les formes de dénuement existentiel non pas choisi mais imposé par les circonstances et les conditions de vie. Celles-ci ne laissent aucune marge de manœuvre et ne contribuent pas à un renoncement volontaire. En effet, le philosophe Helmut Holzhey attire notre attention sur le fait que « d’un point de vue moral » il serait « impossible, car malhonnête de suggérer à une personne vivant dans le besoin qu’elle pourrait tirer de l’insuffisance matérielle un sentiment de revalorisation » (Holzhey 2001 : 16 sq.). Au sens premier et non métaphorique, la pauvreté implique un danger, celui de la maladie et de l’exclusion - et l’idéal préconisé d’une pauvreté volontaire risque de s’effriter face à la misère existentielle. « Comprise comme un manque de pouvoirs et de ressources, la pauvreté se définit par elle-même comme quelque chose de négatif », résume dans cette perspective la germaniste Alexandra Kleihues (2007 : 7). 1 Pour une analyse des images de la pauvreté dans l’art du XX e siècle voir Zupancic 1995. La précarité et les arts au XXI e siècle : quelques réflexions 11 Même si la pauvreté fait partie intégrante de toutes les époques, on peut signaler des changements significatifs intervenus durant les deux dernières décennies, et encore accentués depuis 2007 par les discours généralisés et globalisés sur la « crise » financière mondiale. Certes, depuis le début de l’industrialisation, la « crise » accompagne les processus de modernisation économique, technologique et social, au moins si l’on entend par « crise » cet état ouvert et transitoire d’une société qui - en rompant avec la tradition et en brouillant les repères - valorise la capacité d’affronter des incertitudes comme une stratégie de (sur)vie (cf. Mergel 2011, Meyer et al. 2013). Or, dans le contexte de la situation actuelle d’une « crise » financière à fortes répercussions politiques et sociales, une nouvelle sémantique de la pauvreté qui recouvre aussi de nouvelles réalités a émergé. De fait, les médias et bon nombre de publications en sciences sociales discutent non seulement d’une nouvelle pauvreté et des couches sociales défavorisées, mais parlent également de « précarité », de « précarisation » et de « personnes précaires ». Qu’entend-on donc par ces termes ? Quelle relation existe-t-il entre les deux concepts de la pauvreté et de la précarité ? Le second n’est-il pas seulement un euphémisme (à la mode) pour soustraire à notre attention « la misère du monde » (cf. Bourdieu 1993) ? Est-il légitime de résumer par le terme de « précarité » des processus complexes de marginalisation sociale tels qu’ils seront expliqués par la suite ? Quel est donc l’état de la recherche par rapport aux problèmes de la pauvreté et de la précarité et de leurs représentations ? On peut summa summarum en dégager deux grands axes : une approche historique centrée autour de la pauvreté et des analyses sociologiques de l’exclusion et de la précarité. Les historiens s’intéressent en effet depuis une trentaine d’années déjà au phénomène de la pauvreté dans différents contextes historiques (cf. Fischer 1982, Geremek 1988), que l’on pense aux discussions autour de la pauvreté du tiers état face aux privilèges du clergé et de la noblesse au Moyen Âge et dans la première modernité (cf. Mollat 1978, Oexle 2004), ou aux analyses de la rupture qu’a consacrée l’industrialisation au XIX e siècle avec la dilution des trois ordres dans une société de classes 2 . On remarquera de même que depuis la parution de l’Histoire sociale du travail (Sozialgeschichte der Arbeit, van der Ven 1972) le large thème du travail s’est constitué en champ de recherches en sciences sociales (cf. Beck 1999, Supiot 1999) et en histoire (cf. Kocka et al. 2000, Bierwisch 2003). En proposant un diagnostic de l’état actuel de la société, la sociologie, pour sa part, emploie le terme d’« exclusion » pour élaborer une typologie différenciée des « marginaux » 3 . 2 Voir à cet égard les études de Sassier 1980, Mommsen et al. 1981, Kocka 1990 et Reinheimer 2000. 3 Cf. à titre d’exemple les ouvrages de Castel 2003, Bude et al. 2008, Castel et al. 2009. Il serait intéressant de voir à quel point la théorie interactionniste de la déviance de Becker 1985 peut s'appliquer ou non au contexte de la précarité. Roswitha Böhm et Cécile Kovacshazy 12 Les études littéraires et culturelles commencent de même à participer au débat avec un certain nombre d’ouvrages qui discutent les sujets de la pauvreté, du travail précaire et de l’exclusion sociale dans leurs rapports aux productions culturelles 4 . II. Qu’est-ce que la précarité ? Afin de répondre aux questions posées plus haut, nous pouvons donc nous reporter, pour une première approche, aux recherches en sciences sociales où la précarité est comprise comme un état étroitement lié aux changements structurels de la société et comme une catégorie relationnelle. Elle n’est donc pas identique à « l’exclusion totale du marché de l’emploi, la pauvreté absolue, l’isolation sociale complète et l’apathie politique forcée » (Brinkmann et al. 2006 : 17), mais signifie la diminution d’un « niveau auparavant généralisé des revenus, de la protection et de l’intégration sociales » (ibid.). Elle se caractérise par une pression massive exercée sur les travailleurs et les employés sous des conditions sociales fondamentalement changées. Les conséquences en sont la perte d’acquis dans la législation du travail, une multiplication des formes de l’emploi et du statut qui s’y rattache ; et partant de là, une hausse de l’insécurité sociale, de la peur du lendemain et une mise en question de la cohésion sociale (cf. Castel et al. 2009 : 11-18). Guillaume Le Blanc propose, lui, une interrogation philosophique sur le statut ambivalent de la précarité. Ses réflexions prennent comme point de départ la « vie ordinaire » où l’être humain se trouve inscrit dans un cadre de fonctionnement social, impliquant le respect de normes, mais ouvrant également un espace de jeu et d’appropriation de soi. Or la vie précaire est le déclassement de la vie ordinaire et ne laisse plus aucun espace à la créativité : « La précarité expose une vie ordinaire à l’épreuve de la disqualification, à la vacuité de son statut social et à la méconnaissance de son humanité. Elle entérine un déclassement par la mise en avant d’un 4 Voir les ouvrages de Larmat 1994, Biron et al. 1996 ainsi que de Greaney 2008 dans lesquels sont analysées les représentations littéraires de la pauvreté, du Moyen Âge pour le premier, à travers les époques pour les deux autres. Plus récemment Brüns 2008, qui a proclamé un social turn, Lindner et al. 2008, Götz et al. 2009, Klettenhammer 2010, Böhm 2010 et 2011, Bikialo et al. 2013 ont accentué la thématique sous l’angle des études culturelles, c’est-à-dire en adoptant une perspective interdisciplinaire, en se penchant également sur d’autres media et en aiguisant les réflexions méthodologiques. L’impressionnant volume dirigé par Uerlings et al. 2011 qui a accompagné une exposition pour présenter les résultats (partiels) d’un réseau de recherche à l’Université de Trêves sur la « Mutation de formes d’inclusion et d’exclusion de l’Antiquité jusqu’aujourd’hui » se penche surtout sur la pauvreté et ne fait que frôler le sujet de la précarité. La précarité et les arts au XXI e siècle : quelques réflexions 13 stigmate produit par un attribut particulier - pénibilité du travail, flexibilité du travail, absence de travail » (Le Blanc 2007 : 113). S’il y a certes une précarité naturelle, au sens où notre finitude nous rend vulnérable, la précarité sociale en revanche n’a rien de naturelle. Elle reste, au contraire, un scandale, parce qu’elle efface l’avenir de la personne précaire en lui interdisant toute projection d’elle-même. Le paradoxe de la précarité consiste en son « invisibilité », parce que le précaire reste en attente, toujours lié à la normalité sociale, espérant retrouver son statut d’avant. Le précaire est donc à la fois exclu et inclus, dans une situation qui l’empêche « de mobiliser une critique sociale vigoureuse, d’organiser sa rage en contestation » (Le Blanc 2007 : 121). La précarité peut, par conséquent, être définie comme un état d’entre-deux, une situation provisoire et transitoire qui concerne non seulement « les misérables, les exclus et les chômeurs » ainsi que les emplois per definitionem instables, comme par exemple ceux des bonnes et des femmes de ménage (cf. Kovacshazy 2014), mais aussi - et de plus en plus - le secteur public dont les employés pouvaient penser, du fait de leur formation et de leur statut social, qu’ils étaient à l’abri de la précarisation. Notons que le mot « précarisation » insiste encore plus sur la dimension évolutive du phénomène, comme si même l’état précaire ne pouvait être permanent. III. Le précaire dans les arts Reste que l’imaginaire créateur est encore amplement négligé dans les recherches sur la précarité, et qu’une nouvelle approche s’impose. L’ampleur et la diversité de la représentation esthétique de la précarité illustrent la nécessité d’une réflexion méthodologique approfondie, d’une part, et de différentes études systématiques, de l’autre, à commencer par une vue d’ensemble sur l’histoire des termes « précaire » et « précarité » et les concepts qu’ils désignent à travers les siècles. Les sociologues Franz Schultheis et Stefan Herold (2009) ont déjà travaillé dans ce sens en reconstruisant le discours français sur la « précarité » et les circonstances de son adaptation à la situation en Allemagne. Ils ont toutefois esquissé les étapes de la circulation du concept plutôt à travers les frontières géographiques qu’à travers les disciplines, comme cela nous intéresse ici. Dans sa contribution pour ce volume, Margot Brink propose de considérer le terme de précarité, dont nous nous sommes approchés jusqu’à présent à travers une perspective philosophico-sociologique, comme un travelling concept, selon la définition de Mieke Bal, à savoir un terme théorique qui ouvre des voies nouvelles à l’analyse des objets culturels et qui, en engendrant de nouveaux domaines de recherche, permet la communication interdisciplinaire (cf. Bal 1999, 2002). Car la diversité de ce vaste panorama Roswitha Böhm et Cécile Kovacshazy 14 de textes littéraires et de films aux prises avec les conditions de vie ou de travail précaires soulève de nouvelles questions qui ne trouvent pas de réponse si on les approche uniquement à partir de la perspective des sciences sociales ou politiques. Il est en effet intéressant de savoir de quelle façon la situation économique et politique en France se reflète dans ces représentations esthétiques ; de connaître les formes artistiques et les procédés mobilisés dans la mise en récit de la précarité ; de relever les nouvelles thématiques que celle-ci engendre dans le domaine des études littéraires, culturelles et médiatiques. Les contributions rassemblées dans ce volume analysent donc les diverses représentations esthétiques de la précarité pour saisir l’imaginaire véhiculé par les littératures et les arts. Elles portent sur les textes littéraires et les films qui traitent des évolutions économiques, sociales et politiques, engendrées par la mondialisation et les migrations au tournant du millénaire. Elles parlent du renversement des conditions habituelles de la vie et du travail pour satisfaire à l’exigence néolibérale d’une flexibilité permanente de l’homme à l’ère post-industrielle (cf. Sennett 2000). Nous partons de l’hypothèse que non seulement ce processus au fondement du néologisme de « précarisation » s’illustre particulièrement bien au moyen de stratégies narratives spécifiques, mais de surcroît que des pans de cette réalité, souvent abordés dans les discours politiques ou scientifiques de façon virulente et diffuse en même temps, s’articulent plus astucieusement dans les arts. Des productions culturelles, telles que romans, photographies, films ou bandes dessinées, « produisent, façonnent et organisent des expériences collectives physiques et mentales » (Greenblatt 1988 : 6). Elles sont donc également capables d’articuler des situations de « crise ». Il ne faudrait toutefois pas les comprendre comme de simples modèles mimétiques du monde empirique. Expériences collectives et productions esthétiques s’influencent mutuellement. En examinant, comme nous le faisons dans ce volume, les différentes formes de représentations esthétiques d’une « vie précaire » dans sa forme actuelle, nous suivons l’idée de l’essayiste Lakis Proguidis qui postule que l’analyse de la culture contemporaine offre la possibilité de découvrir un « univers esthétique et conceptuel jusqu’alors inconnu » (Proguidis 2001 : 9). S’il appartient aux écrivains et aux artistes de créer leur œuvre sous l’influence d’une perception intensifiée du présent 5 , le travail des critiques littéraires se caractérise par une extrême proximité avec son sujet. Comme un sismographe, la littérature de l’extrême contemporain nous permet de nous approcher du présent immédiat, de le découvrir et de 5 Gisela Lerch a parlé à ce sujet « d’un étonnement, d’une vibration, […] d’une intensité extrêmement fragiles » (Lerch 1989 : 24). La précarité et les arts au XXI e siècle : quelques réflexions 15 le comprendre. Elle est ainsi un moyen de connaissance de notre condition humaine. IV. Écritures du précaire Ainsi, des questions poétiques viennent réagir à la précarité sociale à laquelle se confrontent les œuvres littéraires et filmiques contemporaines. En voici quelques unes, apéritives, auxquelles les contributeurs de ce volume tentent de trouver une réponse : D’où parle-t-on ? Et quelle est la légitimité de la parole ? Cela commence dès l’enfance, par l’humiliation que peut engendrer l’évaluation. C’est pourquoi Matthias Hausmann, en partant de la surprenante conjoncture de guides pédagogiques déclenchée par la peur parentale d’une possible précarisation des enfants suite à l’échec scolaire, analyse les réflexions de Daniel Pennac sur le thème du « cancre » dans Chagrin d’école. Il suggère que le dialogue comme structure idéale de l’enseignement représente également une forme littéraire appropriée pour parler de la précarité parce qu’il amène à trouver des solutions sans intervention autoritaire d’autrui. Dans quelles autres traditions s’inscrit cette parole ? Florence Aubenas repart de la tradition du reportage social pour proposer un récit de vie somme toute romancé. Pour Paul Aron, Le Quai de Ouistreham s’inscrit donc dans une double généalogie générique, celle du journalisme d’immersion autant que celle de la littérature. Selon lui, le Quai ne serait plus seulement à lire comme un ouvrage documentaire, ni même comme une étape de la biographie intellectuelle de son auteure, mais bien comme une représentation du monde social, une mise en scène rhétorique et narrative, inséparable des formes littéraires - constat confirmé par la lecture du même livre par Cécile Kovacshazy. Un texte comme Notre aimable clientèle d’Emmanuelle Heidsieck qui continue une tradition pérenne du roman social, adaptée à l’époque contemporaine, est de son côté fondé sur une investigation journalistique dont les résultats en formes de données, de chiffres et d’informations précises sont intégrés au récit pour renforcer son caractère documentaire. L’analyse de ce roman entreprise par Roswitha Böhm montre qu’au-delà des discours des « experts », il existe un savoir littéraire sur les conditions économiques et sociales du salarié de l’époque post-industrielle. Quelle est la géographie de la précarité ? Certains lieux sont-ils plus enclins à provoquer la précarité ? L’entreprise constitue évidemment un tel lieu, mais plus largement, des villes ou des pays seraient-ils plus marqués par cet état de néo-libéralisme qui dissémine ? Cédric Klapisch semble répondre que Paris en est un, à moins que ce lieu n’attire des personnes déjà précaires. L’itinérance subie des personnes qui émigrent, poussées par la Roswitha Böhm et Cécile Kovacshazy 16 misère sociale, non temporaire celle-là mais permanente, qui se retrouvent en exil et pour certains, sans papiers, les place dans une situation où la précarité est telle que le fait même d’être là où ils sont, quel que soit leur statut professionnel, est une source de danger. C’est avec d’autant plus d’insistance que se pose la question de trouver une langue adéquate pour faire connaître les souffrances vécues, pour dire les expériences traumatisantes comme le sont les parcours migratoires. Sur le plan thématique, la migration peut s’exprimer au travers de la mise en scène de limitations spatiales et de situations de passage : barrières, postes de frontière, prisons, barreaux, rivages, murs et gouffres sont omniprésents dans le corpus analysé par Christiane Solte-Gresser. Sur le plan structurel, elle observe une progression circulaire voire en spirale du récit, à l’image d’un périple migratoire, lui-même non linéaire, à cause des divers tentatives, échecs et retours en arrière. Cette progression hésitante du récit se rencontre jusqu’au bout du parcours migratoire (est-ce vraiment le bout ? ), quand on arrive à l’office d’immigration. La précarisation au travail engendre-t-elle nécessairement une précarisation des corps ? Alors qu’il vient de regarder un téléfilm empli de violence, le protagoniste du roman de Thierry Beinstingel, Retour aux mots sauvages (2010), se demande pourquoi on nous montre en spectacle tant de violences physiques : Peut-être valoriser son propre corps en le découpant en actions à vendre est-il la seule manière qui reste à l’homme libéral pour atteindre la postérité. Enfin rompre l’identité du corps. Le dépecer sur une table métallique. Un employé heureux est plus performant, un salarié malheureux ne crée pas de valeur : phrases réelles, publiées lors des tristes événements, autant de preuves d’un totalitarisme entièrement dévoué au profit, corps et âme (Beinstingel 2010 : 144) 6 . Par cette citation, Beinstingel montre l’entièreté d’une précarité au travail qui fait système : la précarité du travail engendrée par une société néolibérale qui s’est emportée dans un engrenage interminable porte en effet aussi sur les corps. Plus que la force du travailleur (dont parlait Karl Marx), c’est désormais tout le corps qui est au service du profit. Le corps au travail est empêtré dans une relation perverse où les enjeux sont existentiels : visant son bonheur, et peut-être même une douce image narcissique de sa représentation publique, le corps se retrouve dans un système total où son bonheur, dit Beinstingel, est une valeur profitable pour le profit de l’entreprise. Que ce système soit panoptique, surveillé de partout, comme il l’est de plus en plus, et on le qualifiera même de « totalitaire ». Le métier de femme de ménage, à la fois par l’isolement qu’il suppose, et par la servitude et l’aliénation à l’égard des patrons, disloque l’intégrité de la personne pensante et la possibilité d’une vie privée. Dans les œuvres 6 Thierry Beinstingel a travaillé à La Poste puis a été cadre chez France Télécom. La précarité et les arts au XXI e siècle : quelques réflexions 17 littéraires et cinématographiques ayant pour personnage central une femme de ménage que Cécile Kovacshazy analyse sous l’angle de leur construction narratologique, la précarité est extrême puisqu’elle touche le statut ontologique même de la femme. La précarité partielle engendre-t-elle donc une précarité de la vie dans son ensemble ? La plupart des œuvres analysées ici font un même constat : que la précarité du travail ou du non-travail induit automatiquement une précarité de la vie affective et de la vie psychologique. Les relations humaines s’amoindrissent, et l’on est de plus en plus souvent dans la déliaison et l’a-liaison. Ces différenciations prises en compte, il faut finalement poser une dernière, mais importante question qui est aussi l’initiale : qu’entend-on par précarité ? Les conditions de vie évoquées dans les livres et films sont-elles celles d’un état de précarité ou faudrait-il mieux parler de pauvreté voire de misère ? Les contributions rassemblées dans ce volume font preuve d’analyses nuancées et plaident dans leur ensemble pour un emploi différencié du terme. C’est dans ce sens qu’Andrea Grewe nous incite à penser la pauvreté et la précarité comme des parties de l’imaginaire social. Une représentation de la pauvreté - comprise comme un phénomène d’exclusion à plusieurs égards - ne reproduira jamais le fait social brut mais sera en revanche le reflet symbolique et condensé de pratiques et d’attitudes sociales aussi bien que de traditions littéraires et iconographiques. La lecture par Grewe du film Versailles de Pierre Scholler montre que celui-ci - tout en employant des images courantes de la pauvreté issues des traditions antiques et chrétiennes - les dépasse par des revirements inattendus des situations de détresse de ses protagonistes en leur octroyant assez de courage et d’autonomie pour surmonter l’exclusion. Des images de la pauvreté au sens d’un manque des choses indispensables à la vie se trouvent également dans Assommons les pauvres ! de l’auteure franco-indienne Shumona Sinha. Ce livre hybride entre poésie et prose nous parle pareillement du statut incertain des migrants et des demandeurs d’asile, et focalise alors notre intérêt, comme le démontre Margarete Zimmermann, sur une précarité définie par l’absence de continuité permettant de « construire une vie ». Par conséquent, Margot Brink nous invite à préciser les contours des termes de la précarité et de la pauvreté pour des raisons éthiques. À travers son analyse du roman L’Énigme du retour de Dany Laferrière, elle juge une telle capacité de différenciation inhérente au texte littéraire même ; sa forme esthétique spécifique aurait elle-même un effet déstabilisant et (re)produirait de façon mimétique l’entre-deux des cultures et des identités thématisé dans le roman. Finalement, que peuvent la littérature, le cinéma, que peuvent les arts ? Comment cette atmosphère de « crise » généralisée et l’expérience vécue de la précarité sur le plan individuel et collectif affectent-elles les formes littéraires et cinématographiques de la narration ? Comment raconter, dans Roswitha Böhm et Cécile Kovacshazy 18 le cadre d’un récit plus ou moins cohérent, une existence caractérisée justement par l’incohérence, l’incertitude, la déstabilisation ? se demande Martina Stemberger. Une caractéristique des « narrations de la crise » de Virginie Despentes et de Michel Houellebecq serait, selon elle, l’autoréflexivité. Autoréflexivité des écrivains, méditant sur le processus de la création artistique comme sur les mécanismes du marché littéraire, et en même temps autoréflexivité des personnages marginaux, méditant sur les soucis matériels immédiats, mais aussi sur leur précarité identitaire et spirituelle. Il s’agit donc de réfléchir sur les possibilités propres à la littérature (et aux formes spécifiques choisies par les auteurs) de transférer un « savoir » social dans un champ esthétique. Jusqu’à quel point la littérature pourraitelle encore réagir de manière adéquate à une réalité (extra-textuelle) de plus en plus précaire pour mettre à notre disposition un antidote poétique (cf. Fuest 2015) ? Et quelle serait cette manière adéquate ? En s’interrogeant justement sur les préoccupations essentielles des littératures de l’extrême contemporain, Lambert Barthélémy constate une tendance à aller vers des logiques d’auscultation et d’attestation dans le désir de refuser l’indifférence et d’établir des solidarités symboliques. Si une telle pratique documentaire se fera peut-être au détriment de la puissance fabulatoire, elle conçoit néanmoins l’acte narratif comme une prise en charge et un acte de soin, et par conséquent l’écrivain comme un soignant critique. 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En 2005, elle est retenue en otage en Irak pendant 157 jours, et cet événement, très médiatisé, lui donne une grande notoriété. Parallèlement à ses reportages au cœur des conflits internationaux, elle s’intéresse aux marginaux et aux exclus de la société française. Elle dirige l’Observatoire international des prisons de 2009 à 2012, et elle publie Les détenus sont-ils des citoyens ? , avec Julien Bach, Virginie Bianchi, Willy Pelletier et Evelyne Saint-Martin (2010). On lui doit également un reportage sur le procès d’Outreau (La Méprise : l’affaire d’Outreau, 2005) ainsi qu’un petit ouvrage d’entretiens sur son métier (Grand reporter, 2009). Le Quai de Ouistreham (2010) a été un succès de librairie avec plus de 120 000 exemplaires vendus (d’après Wikipédia) 1 . Le projet du livre est donné dans son avant-propos. Il s’agit de prendre la mesure de la crise, et en particulier de la crise de l’emploi telle qu’elle est vécue dans une ville moyenne de la France. Abandonnant provisoirement une partie de son identité et sa notoriété, la journaliste deviendra une demandeuse d’emploi parmi les autres, et elle poursuivra l’expérience jusqu’à ce qu’on lui propose un contrat à durée indéterminée, c’est-à-dire une réintégration véritable dans le monde du travail. L’expérience durera six mois, pendant lesquels elle vivra dans le secteur du nettoyage la précarité des petits boulots mal payés et humiliants des femmes sans diplômes. L’avant-propos inscrit le texte dans le monde du journal. « Je suis journaliste » déclare Aubenas à la neuvième ligne, et dès la première, elle s’adresse directement au lecteur : « Vous vous souvenez ? », comme pour installer un pacte de lecture qui ne sera pas celui de la fiction. Elle insiste en rappelant que le journalisme d’immersion qu’elle va pratiquer a ses lettres de noblesse : « L’idée est simple. Bien d’autres journalistes l’ont mise en œuvre avant moi » (9). Pur journalisme donc. Et de fait, sur le plan référentiel, le Quai décrit de manière pertinente les conditions de travail à horaires coupés de celles qu’on appelle pudiquement le « personnel 1 Florence Aubenas (2010), Le Quai de Ouistreham, Paris : Éditions de l’Olivier. Les références à cet ouvrage se feront désormais dans le corps du texte au moyen du seul numéro de page. - On notera que l’éditeur est un éditeur littéraire, jeune, mais déjà légitime. Paul Aron 26 d’entretien », le salaire défini par rapport à un temps de travail théorique, toujours dépassé, les transports à charge du travailleur, l’impossibilité de sortir du circuit sans prendre le risque de s’en faire exclure à jamais, l’absence totale de respect humain dû au volant de remplaçantes possibles. I. Une double généalogie générique Pourtant, tout aussi rapidement, le lecteur perçoit qu’il ne s’agira pas seulement de rendre compte du réel. Aubenas se montre d’ailleurs économe en renseignements factuels. À l’issue de son livre, le lecteur n’a aucune idée du nombre de travailleurs ou de travailleuses qui sont dans la situation des personnes qu’elle a rencontrées ; il ne sait pas si Caen est effectivement une cité représentative de la précarité, il n’a aucune idée du contexte politique dans lequel un certain nombre de mesures sont prises par les agences pour l’emploi. Le récit ne donne ni chiffres, ni statistiques. Il ne renvoie jamais à un savoir extérieur, pas même dans des domaines qui auraient été pertinents, comme les questions de santé, à peine évoquées, ou la dangerosité des postures et des produits de nettoyage 2 . Ce qui compte reste de l’ordre du subjectif : il s’agit de partager les émotions et les découvertes de la narratrice, de se laisser gagner par son point de vue à la fois ironique et sensible, avec une attention aiguisée parce qu’elle dit avoir vécu les situations qu’elle décrit. C’est dire que son propos s’inscrit pleinement dans une tradition de mixité générique, à la fois journalistique et littéraire, dans une réalité décrite mais aussi construite. Dès lors, nous voici invités à lire ce livre non plus seulement comme un ouvrage documentaire, en quelque sorte réduit à son objet et à sa seule valeur de vérité, ni même comme une étape dans la biographie intellectuelle de son auteure, mais bien comme une représentation du monde social, une mise en scène rhétorique et narrative, inséparable des formes littéraires. Ou, pour le dire en d’autres termes, d’arracher l’ouvrage à l’éphémère journalistique pour l’inscrire dans la longue durée discursive qui est le propre des œuvres d’art (cf. Lyon-Caen 2007). Certes, le récit de presse a longtemps développé des « modèles littéraires » dans l’exposé des faits : pensons au mélodrame dont usaient les journalistes de la Belle Époque. Mais tel qu’il s’enseigne aujourd’hui dans les écoles spécialisées et qu’il se donne majoritairement à lire, le journalisme développe plutôt une méfiance de la littérature, soupçonnée de céder à l’invention ou à la supercherie, au lieu de 2 On s’étonne par exemple également de l’absence d’immigrées parmi les travailleuses précaires rencontrées, alors qu’elles sont majoritaires dans le travail de nettoyage des hôtels (voir Muqa et al. 1996). Sur les conditions de travail et de santé, voir les travaux pionniers de l’équipe interdisciplinaire québécoise L’invisible qui fait mal (www.invisiblequifaitmal.uqam.ca/ index.asp). Un récit sur le travail précaire 27 rapporter des faits. Les polémiques qui ont entouré les grands récits de Kapu ci ski sont révélatrices d’une tension qui perdure néanmoins, y compris chez les personnalités que la profession cite comme des références (cf. Domos awski 2011). Le titre déjà est évocateur de cette ambivalence. Même si le corps de l’ouvrage n’en fait pas mention, il rappelle Le Quai de Wigan (The Road to Wigan Peer, 1937), dans lequel l’écrivain et journaliste George Orwell racontait son enquête dans le monde inconnu des mineurs anglais (cf. Ansay 2010). La grande différence tient au fait qu’Orwell prolonge son récit par une réflexion dense sur le devenir révolutionnaire du socialisme anglais et les risques de son évolution vers le fascisme. Découpé en vingt petits chapitres, l’ouvrage de Florence Aubenas donne à lire autant de scènes souvent touchantes, parfois drôles ou tragiques. Insistons sur le mot : scènes. Car à rebours de l’enquête, qui dévoile progressivement la vérité, la scène souligne la théâtralisation du réel. Le premier chapitre l’indique précisément. La narratrice raconte son premier « entretien d’embauche » dans une famille qui cherche une gouvernante. M. et Mme Museau sont typés comme des personnages de comédie. Leurs relations de couple sont caricaturales, la conversation multiplie les lieux communs et les non-dits vaudevillesques. Cette désopilante entrée en matière n’a pas d’incidence directe dans la suite du texte, si ce n’est pour permettre à la narratrice de définir son projet par la négative : elle n’a aucune intention d’accepter ce genre d’emploi. L’incipit est donc surtout une captatio benevolentiae dans la tradition rhétorique. Mais sur le plan indiciel, il définit aussi un angle de vue. À son arrivée à Cabourg, Aubenas découvre les Museau à la fenêtre, elle les voit de loin « comme sur la scène illuminée d’un théâtre » (14). La réalité sera donc l’objet d’un cadrage, d’un éclairage, et destinée à un regard. C’est ce qui lui permettra d’être scénographiée, et donc comprise. Le vocabulaire du théâtre sert ici à dire que la réalité est seconde, elle est mise en spectacle, faisant de la narratrice la metteuse en scène de ce que verront les spectateurs-lecteurs. Par ailleurs, un autre indice suggère que l’on s’éloignera du compte rendu factuel. L’auteure explique dans son avant-propos qu’une seule fois, dans une agence d’intérim, son identité réelle a été démasquée. Le premier chapitre, qui la montre faisant le tour des agences d’intérim, n’évoque plus cette fonctionnaire perspicace. L’ellipse narrative est dès lors avouée discrètement. Elle demeure comme la trace de l’activité de l’énonciatrice. Enfin, contrairement à la convention journalistique qui exige de privilégier le regard direct du narrateur témoin, Aubenas n’hésite pas à convoquer un narrateur omniscient, caractéristique du genre romanesque. Elle écrit ainsi : « Le conseiller n’arrive à penser qu’à une chose : et si elle était armée » (28). La mise en abyme initiale, l’ellipse narrative et la narration (parfois) omnisciente convergent pour souligner que nous sommes confrontés à un Paul Aron 28 texte littéraire, complexe et parfois retors, et non à la recension objective d’une expérience sociale. Cela se vérifie également quand on observe la narration de plus près. Le récit est objectivant et se donne pour neutre, conformément à l’usage journalistique. Mais la manière dont les personnages sont décrits et la structure même des scènes livrent un regard sur le monde qui déborde celui des personnages. En fait, subtilement, le récit utilise un double niveau d’énonciation. La narratrice raconte sa vie, dans laquelle elle rencontre des personnages qui à leur tour racontent ce qu’ils vivent. Sans parler de ses propres difficultés dans les emplois à temps très partiel qu’elle cumule, Aubenas fait parler des femmes qui ne mangent que des nouilles, achètent des fruits de mer au supermarché parce qu’elles ne peuvent pas les acheter ailleurs, ou cherchent les rôtis les moins coûteux (cf. 86). Elle peut ainsi rendre compte de manière impressionniste et efficace de la vie chère. De la sorte, l’observatrice construit progressivement un monde que son lecteur est censé ne pas connaître. Elle est attentive aux corps, au langage, à la gestuelle, aux détails qui font sens : une femme qui ne parvient pas à rester assise, un ouvrier qui parle tout seul, un dragueur touchant empêtré dans ses mensonges. Mais cette sémiologie est réversible. Le regard qui construit les signes, qui les relève comme signifiants, est un regard non moins construit et situé socialement que celui des personnages observés. Travaillant pour des journaux eux-mêmes situés dans l’espace social, Aubenas a tendance à anticiper sur l’étonnement de ses lecteurs, et son énoncé vaut autant comme indicateur de sa position personnelle que comme révélateur de la réception anticipée de ses textes. À deux reprises, des femmes disent ainsi qu’elles s’ennuient ou qu’elles ne pourraient recevoir des invités lorsqu’elles ne sont pas devant la télévision (cf. 56 et 139). S’étonner que l’on ne puisse vivre sans télévision dit autant sur celui (ou celle) qui s’étonne que sur celle qui ne peut s’en passer. De même, la description du simili-luxe du ferry, paquebot de croisière en version populaire (cf. 89), implique probablement un référent extérieur, celui du luxe des « vraies » croisières. II. Pauvreté versus précarité Cet aspect est particulièrement sensible quand il est question de la précarité. Une idée centrale traverse le livre. Il s’agit d’opposer le vrai travail, celui des CDI ou du monde ouvrier traditionnel, aux horaires fragmentés et à la course poursuite des CDD et des remplacements occasionnels. Pour Aubenas, l’opposition est à la fois genrée et générationnelle. La scène de la manifestation est révélatrice. Le 19 mars 2009, les syndicats appellent à une marche générale contre la crise. À Caen, la manifestation est un succès de foule, « toute la ville s’est vidée sur le pavé » (60). Même les petites Un récit sur le travail précaire 29 vendeuses participent au défilé. Mais la masse compacte les retient sur le trottoir. « Pour une fois qu’on voulait y aller » dit l’une d’elles (61). Suit un long développement sur la fermeture progressive des grandes usines de la région, Saviem ou Valeo. Derrière les slogans officiels, qui semblent euxmêmes un peu déréalisés, la journaliste capte des dialogues : « il n’y a que des retraités à cette manif », « Il y a beaucoup plus de vieux que de jeunes. On se croirait à la messe » (64). La manifestation unitaire se disloque ainsi imperceptiblement. Un chômeur déclare : « Là-dedans, il y en a au moins 80 % qui ne nous aiment pas, nous les chômeurs » (63). La séquence est redoublée par la biographie de Victoria, ancienne militante syndicale de la J.O.C., qui finit par abandonner le syndicat parce que son travail de nettoyeuse la rend invisible aux yeux de ses camarades. Ainsi en va-t-il également des anciennes de Moulinex, qui vivent dans la nostalgie de la plus grande usine employant des femmes dans la région. Pour les nettoyeuses du ferry, le syndicalisme est à la fois une histoire ancienne et une histoire d’hommes. Elles voient les syndicats « au mieux comme des clubs fermés, destinés à protéger leurs propres membres. Au pire, on les traite de ‘têtes rouges’, d’imprévisibles émeutiers, dont il n’y a que du sang et des larmes à attendre. Dans les deux cas, il convient de s’en tenir éloigné » (186). Personne ne vient à sa permanence lorsque Sylvie est élue aux élections sociales (265). Implicitement se dégage le profil de la travailleuse précaire : isolée, taillable et corvéable à merci, sans référence historique avec les organisations ouvrières. Une créature trop petite et trop fragile pour être soutenue par le filet de la protection sociale. Nul doute que ce tableau décrit une réalité. Mais la dualité qu’il laisse entendre, entre le passé heureux des usines et le sombre présent de la précarité, semble un peu réductrice. Même le plein emploi des années 1960 n’était pas une période idyllique pour les femmes seules. Et, à regarder les statistiques, une partie des emplois perdus par l’industrie a été transférée vers d’autres secteurs, comme les services marchands (cf. Demmou 2010). Par contre, effectivement, les exigences du marché du travail en terme de diplômes et de formations spécifiques n’ont cessé de croître, et l’application de consignes de management sévères ont conduit à la diminution des postes offerts à des femmes sans qualification. La capacité des syndicats à faire face à ces changements est un débat important et ouvert, qu’il ne faudrait pas caricaturer. Par ailleurs, il n’est pas non plus certain que la crise se soit nettement aggravée en 2008-2009 comme l’indiquent les nombreuses enquêtes sur la « nouvelle pauvreté » qui ont paru depuis la fin des années 1980 3 . Du point de vue qui est celui de Florence Aubenas, il ne s’agit là sans 3 Voir par exemple Paugam 1991, ouvrage classique sur La Disqualification sociale. Pour sa part, le journal Le Monde avait publié une série de reportages sur la pauvreté dans le monde de novembre 1989 à janvier 1992 dans son supplément « Champs économiques » (réédités dans Les Paradoxes de la pauvreté, Paris, Le Monde éditions, 1992). Par ailleurs, Paul Aron 30 doute que de détails. On ne peut néanmoins s’empêcher de penser que son récit ne va pas toujours à l’encontre du discours commun sur le sujet ; il prolonge en fait l’audience médiatique de la catégorie de la précarité appliqué à l’emploi (cf. Barbier 2005). L’originalité de l’enquête de Florence Aubenas est qu’elle ne s’intéresse pas à la pauvreté en général, mais qu’elle cible une catégorie très précise de travailleurs précaires. III. L’enquête au regard de l’histoire Le Quai de Ouistreham relève, on l’a dit, du journalisme d’immersion autant que de la littérature. Cette double généalogie permet d’inscrire son propos dans une problématique de la longue durée. On peut ainsi mieux cerner son originalité. Le « reportage social » consiste à plonger dans les zones obscures de la société contemporaine, à la recherche des trajets de vie et des situations méconnues qui s’y déroulent. Le mot « immersion » est métaphorique, mais il vient d’emblée sous la plume de ceux qui le pratiquent. Dans les années 1930, le journaliste Georges Le Fèvre justifiait le travestissement qu’il avait adopté pour découvrir le monde des « gueux » en écrivant : « Semblable au plongeur qui travaille au fond de l’eau, tout homme qui veut étudier à loisir les bas-fonds de la société doit revêtir un scaphandre » (Le Fèvre 1932 : 17). Pour Aubenas, le déguisement, ce sera la teinture des cheveux, l’absence de lentilles de contact et, on imagine, des vêtements bon marché. Au plan journalistique, Florence Aubenas commence par se situer dans le prolongement des grandes enquêtes antérieures. Elle fait allusion, sans les nommer, à l’Américain John Howard Griffin (Dans la peau d’un Noir [Black Like Me], 1961), à l’Allemand Günter Wallraff (Tête de Turc [Ganz unten], 1986), au Français Jean-Luc Porquet (La Débine, 1988), et à une femme de la classe moyenne déguisée en pauvre que je n’ai pas réussi à identifier 4 . Ces références ont évidemment pour fonction de légitimer sa propre enquête, mais aussi de rendre hommage à d’illustres modèles. Il est toutefois curieux que trois de ces quatre récits ont été écrits par des hommes et que ce soit la femme qui reste difficile à reconnaître. En réalité, si l’on regarde l’histoire de longue durée du reportage d’immersion, il apparaît au contraire qu’il s’agit d’un genre particulièrement bien représenté chez les femmes journalistes. C’est à une Américaine, Nellie Bly, que l’on doit l’invention de cette rappelons que les historiens contemporains insistent sur le fait que le monde ouvrier est loin d’avoir disparu, comme le prétendent certains, mais qu’il faut apprendre à le regarder en dehors des classements préconstruits par les organisations classiques de la classe ouvrière (voir par exemple Vigna 2012). 4 Il s’agit peut-être de Elsa Fayner, Et pourtant je me suis levée tôt… Une immersion dans le quotidien des travailleurs précaires, Paris, Éditions du Panama, 2007, qui est une enquête journalistique et sociologique dans le Nord de la France. Un récit sur le travail précaire 31 pratique. En 1887, dans le New York World, elle publie en effet un reportage sur l’asile psychiatrique de Blackwell’s Island. Elle s’était fait passer pour une malade mentale afin de pénétrer dans cette institution fermée. Marie- Ève Thérenty a montré qu’en France, les journalistes du quotidien féministe La Fronde, fondé par Marguerite Durand, ne se bornent pas à faire comme leurs confrères masculins, des reportages audacieux où elles s’exposent, mais elles mettent l’accent sur leur regard de femmes. La nouveauté du reportage des frondeuses tient ainsi à une capacité à l’empathie et au sensualisme radical qui peut conduire à la fusion volontaire du reporter avec le sujet observé. Plus encore que d’immersion, on peut alors parler de « journalisme d’identification » (Thérenty 2010 : 145), où la journaliste prend la place du sujet pour mieux témoigner (cf. Lévêque 2009). La génération des frondeuses reste active entre les deux guerres, comme le montre la participation française à l’exposition internationale de la presse féminine en mai 1928 à Cologne (cf. Aron 2016). Mais une seconde génération, plus au fait de la presse anglo-saxonne, prend son essor dans les années 1930. C’est en son sein que se recrutent un certain nombre de femmes journalistes dont les reportages d’immersion font scandale, par le choix de leurs sujets autant que par la mise en évidence, souvent provocatrice, du sexe de leur auteure. Maryse Choisy, Titaÿna, Andrée Viollis en sont de bons exemples 5 . Après la guerre, la situation des femmes journalistes se normalise, et les excès de présentation de soi deviennent rares. Mais l’existence d’un regard féminin dans le reportage perdure certainement. On peut ainsi comparer l’opinion de Florence Aubenas à celle de Renée-Pierre Gosset, une autre journaliste également éduquée en Belgique 6 , et qui a, comme elle, mais une génération plus tôt, fait toute sa carrière en France, en signant de nombreux reportages seule ou avec son mari. Florence Aubenas explique qu’elle est entrée un peu par hasard dans le grand reportage, à la demande de Libération. Elle donne l’exemple d’un couple qui a perdu son petit garçon parce qu’il est tombé d’un banc, et qui, depuis, fait le tour de France des plaines de jeux où il y a des bancs qui pourraient être dangereux. Cette triste quête l’émeut beaucoup, et elle déclare : « Ce que j’aime, c’est cette humanité nue, ces gens ordinaires tout à coup confrontés à l’extraordinaire, emportés malgré eux dans la tempête et qui n’auront jamais de statue » (Aubenas 2009 : 17). De la même manière, Renée-Pierre Gosset (1918-1998) confie son goût des personnalités peu ordinaires, mais qui vivent dans l’ombre : les gens « comme tout le monde », 5 Voir Aron 2010, Heimermann 1994, Jeandel 2006 et Renoult 2004. 6 On sait que Florence Aubenas est la fille de Jacqueline et de Benoît Aubenas, tous deux de nationalité française. Sa mère a fait toute sa carrière en Belgique comme critique de cinéma et chargée de cours à l’INSAS. Elle a publié plusieurs livres sur le cinéma. Lui est un ancien haut fonctionnaire aux communautés européennes et diplomate français, ancien ambassadeur de la Communauté Européenne en Afrique. Paul Aron 32 « les garçons d’ascenseur qui ont été pilotes en Alaska, les pêcheurs sousmarins de haute lignée argentine, les gentilshommes tourangeaux qui vendent du rhum en Amérique centrale, etc. » (Gosset 1951 : 16). Elle se fera connaître avec Mes hommes et moi (1949), récit heroï-comique de la femme au travail dotée d’une famille nombreuse, dont le ton allègre semble annoncer La Maison de Papier (1970) de Françoise Mallet-Joris. À l’inverse, Aubenas compare sa liberté avec celle d’un homme : « Je n’ai pas d’enfant, pas de vie familiale au sens classique du terme. Je vis mon métier comme un engagement. Il fait partie intégrante de ce que je suis » (Aubenas 2009 : 51). Dès lors, tandis que Gosset explique qu’elle ne s’identifie plus du tout à la génération d’Albert Londres, parce qu’elle est pigiste et que sa signature n’est pas assez connue pour lui permettre de négocier en position de force avec les patrons de presse, Aubenas, elle, fait une discrète allusion à Londres (allusion dont on ne sait si elle est volontaire) : comme lui qui transportait un « fétiche d’ours » (Londres 2000 : 200) jusqu’à son dernier voyage, elle emporte toujours avec elle un petit porte-bonheur, « un lapin en tissu tout petit » (Aubenas 2009 : 60). Elle semble donc occuper une position assez singulière, conjuguant la carrière internationale à l’instar de ses confrères masculins, et adoptant une écriture nettement plus genrée lors de son reportage en France. En l’occurrence, en effet, la narratrice procède à une mise en scène d’elle-même qui insiste, non sans ironie (on y reviendra), sur nombre de traits souvent attribués au « féminin » de son personnage (mais qui peuvent être aussi liés au manque de dispositions pratiques de l’intellectuelle) : absence complète de sens de l’orientation, incapacité à changer le pneu d’une voiture, naïveté dans les rapports avec l’administration, mais, en contrepartie, elle témoigne de sa capacité à dialoguer, de sa complicité avec les autres femmes, d’un goût commun des confidences, bref un souhait de réaliser une intimité partagée. IV. Écrire le travail Ce n’est pas ici le lieu pour développer les relations complexes que la littérature a nouées avec le monde du travail. Rappelons seulement ici leur actualité en regard du Quai. Dans leur ouvrage La Littérature française au présent, Dominique Viart et Bruno Vercier (2008 : 213-234) ont parfaitement enregistré une sorte de retour au réel qui se caractérise notamment par l’intérêt des romanciers pour les réalités du travail et des travailleurs. Dans les années 1980 en effet, Vive la Sociale (1981) de Gérard Mordillat, Sortie d’usine (1982) de François Bon et L’Excès-l’usine (1982) de Leslie Kaplan accordent au monde ouvrier un « droit de cité » dans le roman qui semblait renouer, pour une part, avec la littérature populiste ou prolétarienne de l’entre-deux-guerres, et de l’autre, Un récit sur le travail précaire 33 avec le roman naturaliste. Comme l’ont montré plusieurs colloques et ouvrages collectifs récents, cet intérêt s’est à la fois prolongé par des dizaines d’autres textes, et s’est élargi à des professions très diverses. Dans la première décennie du XXI e siècle, les mêmes auteurs et leurs successeurs ont tout aussi nettement transposé les délocalisations, les fermetures d’usines et la crise du secteur secondaire en Europe occidentale. Ainsi, par exemple Daewoo (2004) de François Bon encore, Les Derniers jours de la classe ouvrière (2003) d’Aurélie Filipetti, Les Vivants et les morts (2005) de Gérard Mordillat ou La Centrale (2010) d’Élisabeth Filhol. Une demande sociale adressée aux écrivains émerge également pendant ces années, comme en témoigne par exemple La Misère du monde (1993/ 1998) de Pierre Bourdieu, qui fait largement appel aux représentations littéraires pour dire sur le mode sensible ce que les travaux scientifiques ne disent pas, la réalité sociale obscure de la misère en situation. D’emblée également, les auteurs des années 1980 ont pris pleinement conscience de la nécessité de donner une forme littéraire adéquate à la thématique du travail. L’éclatement du récit, la multiplicité des voix narratives, le dialogue entre l’énonciateur et ses personnages, la mise en question de l’illusion réaliste et le rejet absolu du roman à thèse sont quelques traits marquants de leur réflexion. Comme bien d’autres auteurs contemporains, les romanciers du travail ont exploré les zones frontalières entre les genres littéraires. Ils ont exploité les liens entre théâtre et roman, cinéma et littérature, biographie et imaginaire, autobiographie et fiction. De ce point de vue également, ils ont souvent renoué avec des expériences déjà mises en œuvre entre les deux guerres 7 . V. Procédés de mise en récit du travail précaire On le voit : la littérature et le journalisme partagent nombre de préoccupations communes dans leur approche du monde du travail. L’une et l’autre doivent produire de l’intérêt pour des sujets peu valorisés, ils doivent mettre en scène des personnages dont la parole n’a pas droit de cité dans le discours social, ils doivent enfin trouver la juste forme de leur énoncé, en évitant la commisération autant que la didactique. On va tenter de montrer à présent comment Aubenas organise précisément son récit en regard de ces impératifs. La nature même du reportage d’immersion produit de l’intérêt. C’est parce que le reporter s’implique dans les situations qu’il décrit, qu’il se met en danger, que son approche suscite l’intérêt, voire l’adhésion du lecteur. Aubenas y insiste : comme les autres travailleuses, elle transpire, étouffe, rougit sous l’effort. Elle est épuisée à la fin de ses journées, elle peine comme 7 Voir le cas de Jean-Paul Goux dans Aron 2012. Paul Aron 34 elles à finir le travail dans les horaires prévus, elle prend à peine le temps de manger et se nourrit mal. Toutefois, et c’est aussi une loi du genre, l’écriture n’est pas contemporaine de l’immersion. Elle lui est postérieure, et elle procède à la mise en évidence des segments les plus significatifs du vécu, non pas à son compte rendu au jour le jour. Cette distance temporelle permet l’irruption de ce qui me paraît être une figure particulièrement bien représentée dans le Quai : l’ironie. L’ironie apparaît à plusieurs niveaux dans le Quai. Elle est d’abord une arme discursive et identitaire pour les ouvriers et les ouvrières. Aubenas note les rires partagés, les bons mots (une prime de 150 euros devient un « parachute doré », 208), les formules chocs (« Il y a un bonhomme dans le pantalon », 222). Par ailleurs, l’ironie permet également de créer un lien fort entre le lecteur et la narratrice. Pour cette dernière, elle est une manière de créer de la distance, entre les six mois vécus comme travailleuse manuelle et son statut au moment de l’énonciation d’une part, entre son regard critique et le réel auquel elle a été confrontée d’autre part. L’ironie joue ainsi à plein lorsqu’il s’agit de souligner des situations administratives absurdes, comme c’est le cas du chômeur à qui l’on demande de téléphoner pour signaler qu’il n’a plus de téléphone (cf. 73). Non moins cocasse est la formulation du « projet personnalisé d’accès à l’emploi » qui lui est proposée, à savoir une « spécialité d’agent de nettoyage » (25), poste qui, précisément, ne correspond à aucune spécialisation, ou encore la formation « apprendre à rédiger son CV » (99-106). Les personnes dotées d’un certain pouvoir font également l’objet de traits sarcastiques, tel M. Mathieu, le patron brouillon et incohérent de l’Immaculée, dont le patronyme est bibliquement assorti à son entreprise (cf. 112 sq.). À l’inverse, les ouvrières elles-mêmes sont épargnées. Commune également au journalisme et à la littérature est la difficulté de donner la parole aux personnages populaires. Faut-il transcrire les accents ou la syntaxe non normée ? Ou, au contraire, mettre, comme on l’a reproché à Zola, des subjonctifs dans la bouche des ouvriers ? Faire parler les simples en mots simples, comme le concevaient les partisans de la littérature prolétarienne ? Florence Aubenas a choisi la variété. La plupart des interventions en style direct sont données dans une syntaxe standard, avec des mots simples, mais sans marques particulières d’oralité. Par convention, on peut les considérer comme une traduction directe du langage parlé. Ainsi ce dialogue : - Regardons cela ensemble, voulez-vous ? Avez-vous le nom de l’agence où vous êtes rattachée et celui de votre référent ? - Tout à fait, je viens toujours avec mes papiers au complet, monsieur (29). Un récit sur le travail précaire 35 Par contre, dans des situations moins administratives, lorsque la narratrice capte des conversations au vol, le texte mime d’avantage le langage ordinaire. Ainsi ce dialogue entre quelques demandeurs d’emploi : - Éboueur aussi, ça paye bien, remarque quelqu’un. - Ça paye combien ? questionne un jeune homme à la tête enflammée de cheveux roux. - C’est surtout qu’on travaille seulement quatre jours dans la semaine (39). L’inversion syntaxique, le remplacement de « cela » par « ça », l’usage du « on » sont autant de marques de l’oralité, mais également du langage populaire. La brièveté des répliques va dans le même sens. Par contre, les coquetteries de l’aphérèse (« et pis après » ; « tu crois p’t’être ») sont absentes, car elles feraient, dans le contexte, trop « littéraires ». Les transcriptions les plus radicales de l’oral restent dans ce cadre bien mesuré. Un mot d’argot, des phrases très courtes suffisent pour caractériser le parler d’une travailleuse du ferry : « Pourquoi tu ne lui dis rien ? Tu dois dresser les stagiaires, tu dois être plus dure avec eux. Ils faut les mater. Ils se foutent de toi dans ton dos. Vas-y, Mauricette » (143). Les pronoms sont bien à leur place, même le « ne » explétif, rare à l’oral (« Pourquoi tu lui dis rien ? ») n’est pas éludé. La transcription de la parole populaire n’est pas un enjeu du récit d’Aubenas. Pourtant le texte manifeste des tensions stylistiques correspondant bien aux situations décrites. Comparons ainsi, à quelques lignes d’intervalle, ces deux descriptions : À Bayeux, il souffle un vent salé, mouillé de pluie qui lustre les rues restaurées, les pavés, les pubs à l’anglaise où brille même en plein jour la lumière rousse d’une enseigne. Des statues veloutées de mousse gardent, indistinctement, les églises et les maisons (38). Sans y avoir pris garde, j’ai changé de quartier. Je remonte maintenant le long de rues toutes droites, plantées de maisons récentes, au toit pointu. Puis, les immeubles deviennent de plus en plus hauts, les voitures roulent de plus en plus vite. Quand on arrive près de l’échangeur d’autoroute, dans la zone industrielle, on y est (39). Dans la première, le texte montre sa maîtrise de la description classique. Le phrasé est complexe, les adjectifs recherchés et les figures rhétoriques nombreuses. Dans la seconde citation, il adopte un énoncé plus direct, qui se donne pour simultané à l’énonciation. Le je assure la progression de l’action, dont le on rend compte de la dimension collective. Cette aisance à passer d’un registre à l’autre confirme la thèse de Gilles Philippe (2009 : 57-90) selon qui la belligérance entre écrit et oral a progressivement disparu dans l’histoire de la littérature française. Paul Aron 36 Par contre, les personnages mis en scène sont bien des personnages populaires, saisis dans des situations quotidiennes. Si leur caractérisation n’est pas langagière, elle n’est pas non plus psychologique. Elle est avant tout, pourrait-on dire, fonctionnelle, comme cela a souvent été le cas dans la littérature des années 1930, et comme cela sera encore vrai pour les auteurs des années 1980. Aubenas fait exister ses personnages lorsqu’elle les croise en des moments-clés de leur existence. Dès lors, ce qui compte est de les inscrire dans son rythme narratif. Chacun, chacune surtout, est saisie rapidement, dans la situation particulière qui lui donne corps et vie. Quelques phrases remplacent une biographie. Le texte suit ainsi une logique quasiment photographique. Un instantané suffit à entraîner le lecteur à imaginer lui-même la suite de l’histoire, à compléter en quelque sorte la séquence. Qu’adviendra-t-il de Françoise ? de Suzon ou de Corinne ? Nous ne les connaissons que par deux ou trois phrases, une anecdote, une allusion. Cette fragmentation du référent oblige le lecteur à conserver une attitude active. Si une information lui échappe, il ne la retrouvera pas ultérieurement. On voit se développer ici une littérature presque dépourvue de redondance. Notre seul guide est la narratrice. C’est pourquoi nous ne la perdons jamais de vue. Conclusion Ce bref rappel des défis posés par l’enquête sociale en littérature nous permet d’esquisser une conclusion. Qu’elle en ait eu conscience ou non, Florence Aubenas se range dans le courant du grand reportage féminin dont les principales modalités ont été définies par le quotidien féministe de Marguerite Durand. Mais la durée de son immersion, qui prend sa source dans la vision anglo-saxonne du grand reportage, avec ce qu’il suppose de mise en risque personnelle, est propre aux XX e et XXI e siècles. Outre l’ironie et le traitement de la parole ouvrière, l’originalité de son récit tient sans doute en définitive dans sa construction même. Ce qui frappe en effet dans les petites tranches de vie qu’il découpe, c’est qu’il construit de microséquences narratives liées à des personnages (généralement des femmes). Quelques-unes de ces séquences ont, sinon un début, du moins une fin, du point de vue de la narratrice. Ainsi Philippe, qui déclare s’être engagé dans une nouvelle aventure amoureuse, ou Mme Tourlaville, qui « est partie pour toujours » (255). Mais beaucoup d’autres restent ouvertes, comme l’histoire du dentiste de Marilou ou l’avenir de Mimi. Ces capsules narratives sont donc également précaires, marquées par le hasard et leur avenir incertain. La très belle image sur laquelle se clôt le livre dit exactement leur statut : il Un récit sur le travail précaire 37 s’agit de « bulles d’intimité » qui éclateront dès qu’on refermera le livre. Le travail de l’écrivain aura consisté à y faire participer son lecteur 8 . 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Il y a au moins quatre raisons à cela : faire le ménage pour les autres fait partie des métiers dits « pénibles », mais derrière cette catégorie discutable, il y a le fait de nettoyer la saleté des autres. Deuxièmement, ce métier est particulièrement déconsidéré symboliquement, justement puisqu’il s’introduit dans l’intimité la plus honteuse et qu’il dévoile les pans secrets les moins glorieux. Troisièmement, il est particulièrement maltraitant en termes de conditions de travail : tant par le statut (peu de droits, pour beaucoup d’obligations), que le salaire (minimal, quand ce n’est pas moins : la tâche pour laquelle on a signé demandant parfois plus de temps que le salaire prévu, cf. Aubenas 2010 : 97-107), que les horaires (disséminés par exemple en entreprises très tôt le matin et très tard le soir, c’est-à-dire aux heures où les entreprises sont fermées, ne permettant de fait pas d’avoir une vie privée et un équilibre biologique corrects) et que les conditions de travail 1 . Quatrième raison, qui n’est pas des moindres : l’une des caractéristiques du métier de « technicienne de surface » - selon l’expression euphémistique - est d’être extrêmement isolé. Cet isolement empêche de développer un esprit de corporation, si bien que les personnes femmes de ménage sont très rarement syndiquées (cf. Fraisse 2009 : 229-237). À ces quatre premières raisons fondant un statut professionnel de précarité, il faut en ajouter trois autres : en effet, le personnage de la femme de ménage est confronté le plus souvent à une, deux voire trois formes de maltraitance, selon l’identité de la personne faisant le ménage : discrimination et maltraitance liées à son sexe, sa classe, sa race. La solidarité de genre « unit les hommes contre les femmes, celle de classe [...] unit les riches contre les pauvres, et celle de race [...] unit les Blancs contre les Bronzés » rappelle Christine Delphy (2011 : 8) dans l’ouvrage qu’elle a coordonné sur le traitement par les média français de l’affaire Nafissatou Diallo 2 . Ce sont trois 1 Dans Le Quai de Ouistreham, le travail au camping du Cheval Blanc est fait sous la pluie, tout comme la pause déjeuner qui se fait debout. 2 Femme de chambre dans un hôtel de New York, elle a accusé Dominique Strauss-Kahn en mai 2011 de l’avoir violée. Ce dernier était à l’époque directeur général du Fonds Monétaire International (FMI) et très probable candidat éligible à la présidence de la République en France. Alors que les comportements sexuels frénétiques de Strauss- Cécile Kovacshazy 40 formes de discrimination qui vivent dans ce que Delphy nomme la « culture de l’impunité » (Delphy 2011 : 21). Dans la littérature contemporaine et au cinéma, le personnage de la femme de ménage n’est pas tout à fait nouveau. Il apparaît quand le métier de femme de ménage apparaît dans la réalité, après la Seconde Guerre mondiale. Avant lui, il y avait le personnage de la bonne, qui avait eu ses heures de gloire durant tout le XIX e siècle dans la littérature réaliste puis naturaliste (on pense notamment aux œuvres de Lamartine, Balzac, Goncourt, Flaubert, Mirbeau) et avant encore, traité de façon très différente, comique, dans la comédie théâtrale (cf. Goldoni, Molière, Marivaux). L’étude d’Erich Auerbach (1946) dans Mimesis sur l’introduction du « quart état » dans le roman est une base éclairante pour ce sujet. Mon objet d’étude a donc pour point de départ une thématique, qui rapproche des œuvres littéraires et cinématographiques des quinze dernières années ayant pour personnage central une femme de ménage. Il faudrait développer la dimension sociale et politique qu’implique la représentation de ce corps de métier, ainsi que la dimension éthique 3 . Mais cet angle d’étude est en réalité aussi voire plutôt, une affaire de poétique, où les questions de modalités de la représentation sont poussées à leurs limites. Montrer, faire parler les femmes de ménage, c’est poser la question la plus banale de la littérature et du cinéma, mais aussi une des plus délicates : quelles sont les possibilités de représentation et de symbolisation ? Ainsi, et pour le dire très simplement, je poserai les quatre questions suivantes : qui raconte quoi, comment et pourquoi ? Faute de place ici, je me concentrerai plus particulièrement sur la question : qui raconte ? Le corpus retenu sera le suivant : Hilda de Marie NDiaye, La Préférence nationale de Fatou Diome, Une femme de ménage de Christian Oster, Séraphine (film) de Martin Provost, Le Quai de Ouistreham de Florence Aubenas, À l’attention de la femme de ménage d’Émilie Desvaux, Les Femmes du sixième étage (film) de Philippe Le Guay, Mémoires d’une femme de ménage d’Isaure (avec Bertrand Ferrier). Toutes ces œuvres françaises, littéraires et cinématographiques, correspondent chronologiquement aux quinze dernières années. La plupart ont connu un certain succès en librairie ou en salle, et toutes ont donc en commun de mettre une femme de ménage comme personnage principal. Kahn étaient connus depuis des décennies, et que d’autres procédures judiciaires ont été ouvertes contre lui par d’autres femmes l’accusant d’actes similaires, la femme de chambre Diallo, notamment parce qu’elle était de milieu simple et de peau noire, a été traitée avec une condescendance outrageuse et misogyne dans de nombreux média français, tandis que l’homme de pouvoir blanc était blanchi par ses amis aux rênes de ces mêmes média. 3 À ce sujet, voir le texte de Lambert Barthélémy dans ce même volume, le rôle de la littérature étant aussi un rôle social. Épousseter la précarité 41 I. Définir la femme de ménage C’est après la Seconde Guerre mondiale que le métier de bonne à tout faire disparaît progressivement pour laisser la place à celui de femme de ménage. Cela n’empêche pas qu’aujourd’hui encore il y ait des bonnes, mais le métier est quantitativement très minoritaire par rapport à celui de femme de ménage - avec des variantes selon les pays 4 . Mais qu’est-ce qui distingue la femme de ménage de la bonne ? Principalement, c’est que la femme de ménage est payée à l’heure, avec un contrat qui délimite au préalable son temps de travail, empêchant en principe l’exploitation. Le contrat définit par exemple les conditions de licenciement. Toutefois, on sait que la plupart des femmes de ménage sont engagées sans contrat (cf. Devetter et al. 2011). D’autre part, la femme de ménage n’est jamais couchante (on trouve dans la fiction une exception dans le roman de Christian Oster, Une femme de ménage, la femme de ménage devant en urgence quitter son chez soi et n’ayant pas d’autre solution que de demander l’hospitalité à son employeur). Ces deux premiers éléments concèdent donc à la femme de ménage une certaine liberté, voire une émancipation. Non pas tant une liberté économique (puisque son maigre salaire, au contraire, la contraint à vivre dans des conditions très difficiles) qu’une liberté intellectuelle. En effet, obtenant grâce à son contrat des « instants de vie » bien à elle, comme dirait Virginia Woolf (1977), elle a par conséquent aussi des lieux bien à elle, une « chambre à soi », loin du lieu des patrons. Elle possède un espace privé 5 , générant ainsi une différence de taille avec la bonne couchante : elle échappe à la violence du panoptisme (cf. Foucault 1975) qui caractérisait la présence de la bonne chez ses maîtres - un panoptisme néanmoins réciproque, puisque la bonne est tout autant observée qu’observante, scrutée que scrutante 6 . Cette profession est sujette à une précarisation évidente, de plus en plus marquée ces dernières années. La précarité n’est pas un simple synonyme de pauvreté. Selon Maryse Bresson, auteure de la Sociologie de la précarité parue en 2007, la précarité est aussi un « sentiment d’insécurité sociale » (Bresson 2007 : 6) et une « instabilité » (ibid. : 7). Le lien entre la bonne et la maîtresse était très souvent marqué par un rapport d’identification et de dédoublement, que l’historienne Anne Martin-Fugier résume par cette répartition : « aux femmes bourgeoises, l’esprit et le cœur, aux servantes le corps » 4 La situation est par exemple très différente en Amérique du sud et au Proche-Orient, par comparaison avec l’Europe. 5 Ce qui est également le cas de la bonne Emerence dans le roman de Magda Szabó (2003), La Porte [Az ajtó 1987]. 6 Le panoptique conçu par Bentham au XVIII e siècle n’est bien sûr pas imaginé pour que les prisonniers puissent contrôler leur gardien, mais seulement pour qu’un gardien puisse à tout instant contrôler chaque prisonnier. L’omniprésence des caméras de vidéo-surveillance dans les lieux publics de notre monde actuel permet de retrouver cette univocité du regard, puisqu’on se sait regardé, mais on ne peut voir par qui. Cécile Kovacshazy 42 (Fugier 2004 : 181). Mais toutes deux finalement étaient liées dans une même dépendance à l’égard du mari, de l’homme, comme l’a montré Geneviève Fraisse (2009) dans son étude sur les femmes de service, mari qui, lui, a accès à l’espace extérieur à la maison, c’est-à-dire à l’espace du pouvoir. Cette interdépendance, aussi empreinte de violence fût-elle, s’est transformée, avec la transformation du métier, en une indifférence glaciale. La femme de la maison n’est plus au foyer, elle travaille désormais et ne ressent plus, de façon le plus souvent inconsciente donc non-verbalisée, cette solidarité de genre (une solidarité qui était ambivalente, car elle était le plus souvent exprimée par le dégoût). C’est le paradoxe de la vie moderne : pour réussir son émancipation, la femme doit se libérer des tâches ménagères c’est-à-dire en soumettant, en aliénant une autre femme : « comment faire la part de substitution de l’une par l’autre, de celle qui libère son temps par celle qui se charge d’un travail ? [...] L’employée de maison devient celle qui est nécessaire, de façon urgente, à la libération des autres » (Fraisse 2009 : 47 et 63). La bonne était jadis fréquemment violée à tous les sens du termes : violée sexuellement, et violée dans son intimité psychique du fait qu’elle n’avait pas de lieu à elle où se replier et échapper au regard inquisiteur et intrusif des maîtres, violée aussi du fait qu’elle n’avait pas de temps à elle, qu’elle était envahie, possédée, aliénée. La femme de ménage, à l’autre extrême, se retrouve dans un isolement total : isolée dans son travail, mais un travail qui lui prend son temps et ses forces, elle vit dans un monde de déliaison forcée. On connaît les suicides parmi les employés esseulés de France Télécom, les suicides des employés de Pôle emploi qui souffrent de la détérioration violente de leurs conditions de travail. Mais on ne connaîtra jamais le nombre de suicides parmi les femmes de ménage. Non pas que ces suicides n’existent pas, mais le métier isole tant, qu’un tel recensement n’est pas faisable. Sur le plan méthodique, les caractéristiques des femmes de ménage relevées ici le sont d’après des données empiriques, et des sources scientifiques. Les illustrations sont parfois empruntées à des récits fictionnels qu’on peut toutefois considérer comme documentaires, car ils sont presque tous fondés sur une documentation assez stricte ou une expérience personnelle. Ce qui suit en revanche se concentre strictement sur les questions de poétique annoncées en début de texte. II. Qu(o)i est raconté ? Le point commun de toutes les œuvres de mon corpus est la présence d’une femme de ménage comme protagoniste de la fiction. Pourtant, en étant protagoniste, la femme de ménage peut, paradoxalement, ne pas être au centre de la narration. C’est ainsi la place de la femme de ménage qui est en Épousseter la précarité 43 question pour reprendre le jeu de mots de l’historienne Anne Martin- Fugier quand elle titre son étude La Place des bonnes (1979), une « place » étant aussi une maison dans laquelle la bonne trouve à être employée. La femme de ménage peut être l’héroïne, centre et catalyseur de la narration et des événements. Mais elle peut également se trouver dans un punctum caecum, autour duquel une autre narration se met en place, un centre vide dans lequel s’installe une autre personne, qui lui confisque le rôle principal 7 . Il s’agit systématiquement de l’employeuse de la femme de ménage. Ainsi se trouve reproduit le silence dans lequel les positions les plus subalternes sont reléguées. Les exemples sont innombrables ; on parlera plus bas de Hilda, on peut ici mentionner À l’attention de la femme de ménage d’Émilie Desvaux où l’ensemble du discours romanesque est celui de la patronne, qui semble pourtant s’adresser en permanence à sa femme de ménage. Elle s’adresse à elle, mais ne souhaite en aucun cas de dialogue. Parler de la place de la femme de ménage dans le récit invite donc immédiatement à réfléchir à l’instance auctoriale et à des questions de narratologie. III. Qui raconte ? On peut dresser une brève typologie des différentes instances narratives pour ce corpus. Le cas le plus fréquent est celui d’une instance omnisciente qui raconte, et ce de façon apparemment impartiale. Ce cas est quasi systématique. Or dans sa réalité sociale, l’auteur-e n’est pas lui-même/ ellemême femme de ménage ; son expérience est celle de l’employeur. Cette distorsion ou cette schizophrénie narrative (qui, après tout, est le propre de l’écriture de fiction) révèle très souvent une vision qui se veut socialement empathique mais qui adopte plus un regard pathétique voire misérabiliste, et en aucun cas subversif, au sens où il remettrait en question l’ordre de la société, tel qu’il est, dans sa profonde inégalité. C’est le cas par exemple du film à succès Les Femmes du sixième étage, film de Philippe Le Guay sorti en 2011 (2,6 millions de spectateurs en France à sa sortie). Le synopsis, situé dans le Paris haussmannien des années 1960, semble à première vue adopter le regard des bonnes, puisque la diégèse ouvre à un monde tenu caché, le monde des « femmes du sixième étage », un monde jusqu’alors énigmatique qui révèle des femmes finalement bonnes, honnêtes, solidaires et joyeuses. Or cette « révélation » qui contredit les préjugés du spectateur lambda se place en réalité totalement du côté des employeurs bourgeois, et plus précisément, des préjugés bourgeois : « on » ne pensait pas les bonnes si attachantes, « on » les connaissait si peu. À la fin du film, l’époux bourgeois 7 C’était déjà le cas dans Germinie Lacerteux (1865) où le récit de vie de M lle de Varandeuil encadrait celui de Germinie. Cécile Kovacshazy 44 délaisse finalement son ennuyeuse épouse pour s’évader en couple avec la bonne espagnole dont il est très amoureux. Cette fin de film, qualifié de comédie, semblera un happy ending à un spectateur pressé, mais, en réalité, malgré cette idylle, elle ne modifie en rien l’ordre des choses : elle ne remet pas en cause la supériorité sociale (et financière) du mari, elle ne modifie pas les répartitions des métiers, les immigrées espagnoles d’origine populaire contraintes de venir travailler en France resteront femmes de ménage en exil, et la femme au foyer bourgeoise restera ce qu’elle est. De surcroît la représentation de la bonne reste très convenue : María González est une employée de maison jeune, séduisante et sexuellement dispose 8 . On voit que le statut des femmes (du reste peu enviable, quel que soit l’étage de l’immeuble) fonctionne comme indice de l’ordre de la société. Avec un point de vue omniscient présenté comme impartial, l’artiste se retrouve, semble-til, dans une impossible loyauté à l’égard de son sujet. En contrepoint quasi éthique du film Les Femmes du sixième étage, on peut proposer le film Séraphine de Martin Provost, un film franco-belge de 2008 avec Yolande Moreau dans le rôle titre. Le scénario, un biopic, s’inspire de l’histoire de la véritable Séraphine Louis, dite Séraphine de Senlis (1864- 1942), qui peignait en autodidacte dans un style dit naïf. Séraphine travaille comme femme de ménage chez des particuliers la journée, et comme peintre la nuit. C’est le collectionneur allemand Wilhelm Uhde (joué par l’acteur Ulrich Tukur) qui découvrira son talent et exposera ses œuvres durant les années 1920 9 . Depuis ses 17 ans, Séraphine travaille comme bonne. Insomniaque, elle passe ses nuits à peindre de grandes toiles sérielles, représentant une infinitude de motifs similaires, floraux le plus souvent. Le film la montre dans un état extatique de création. Le centre de la narration du film n’est en fait pas tant la vie de femme de ménage de Séraphine que sa vie secrète, nocturne de peintre passionnée. La diégèse du film est ainsi bien moins délétère, qui ne s’obstine pas à préserver l’ordre initial, l’ordre économique bourgeois. Au contraire, en se concentrant sur la vie secrète, artistique et autonome de Séraphine, le réalisateur dévoile la dimension conte de fées de cette vie, Séraphine étant introduite dans un monde social qui n’était initialement pas le sien grâce à Uhde qui perçoit un talent, au-delà des règles habituelles de distinction artistique (distinction, au sens où l’entend Pierre Bordieu). Certes, c’est là une autre forme d’image incomplète voire inadéquate sur laquelle le film insiste, mais au moins elle n’a pas le caractère misérabiliste si fréquent par ailleurs. Le deuxième cas de figure narratologique vient de ce qu’on trouve de nombreux documentaires et ouvrages sur les femmes de ménage qui ne 8 Jouée par l’actrice Natalia Verbeke. L’homme bourgeois, Jean-Louis Joubert, est joué par Fabrice Luchini. 9 Une rétrospective a été consacrée à Séraphine de Senlis au Musée Maillol en 2008, en lien avec le film ; elle a dû être prolongée devant le succès rencontré grâce au film. Épousseter la précarité 45 revendiquent pas une appartenance à la fiction. Et qui pourtant narrativisent la présentation de morceaux de vie. Le narrateur est dans ce cas une sorte de reporter social. Le cas livresque récent le plus fameux est sans doute celui du Quai de Ouistreham (2010) de la journaliste Florence Aubenas. L’auteure s’est glissée durant six mois dans une fausse identité afin de vivre à Caen la vie d’une femme d’âge relativement avancé (48 ans), sans formation, sans pratique professionnelle et à la recherche d’un emploi. Chaque moment de cette expérience, où seuls les emplois de femmes de ménage vont lui être accessibles, était celui d’une journaliste reporter, qui allait ensuite transcrire les résultats de son observation en une longue enquête autobiographique, reprenant a posteriori un récit qu’elle structure autour de son point de vue subjectif personnel, le je « véritable » cette fois, celui de Florence Aubenas la journaliste. En transposant à l’écriture la définition que donne Michel Christolhomme de la photographie sociale, on pourrait dire du récit d’Aubenas que c’est « une photographie militante dont l’objet est de témoigner en faveur des victimes et de contribuer à la résolution des problèmes » (Christolhomme 2010 : « Glossaire »). On peut émettre quelques réserves sur cette classification d’œuvre « sociale », qui supposerait une spécialisation excluant du social les autres œuvres. En tout cas, l’expérience d’Aubenas est mise en mots et narrativisée ; il s’agit d’un récit avant tout autobiographique, raconté à la première personne et la narratrice s’appelle Florence Aubenas. On peut relever à plusieurs reprises dans Le Quai de Ouistreham des moments lyriques qui, pour le dire de façon très rudimentaire, n’apportent rien à l’action-reportage, mais littérarisent l’ensemble de l’œuvre 10 . Aubenas a fait le choix d’une restitution au moins aussi proche d’un récit personnel que d’une enquête scientifique ou journalistique. Le cas suivant de narration est la confidence adressée par la narratrice à une dépositaire. Le roman d’Émilie Desvaux À l’attention de la femme de ménage (2010) est original dans sa forme narratologique. L’héroïne, narratrice sans nom, une femme seule, assez fortunée et éduquée, vit dans une grande maison qu’elle possède. Elle entretient une relation amoureuse, ou du moins sexuelle, avec la nièce de son mari, entre temps décédé. La relation entre les deux amantes est extrêmement mortifère, dans la mesure où les deux femmes vivent totalement refermées sur elles-mêmes et où la narratrice souffre de tout ce qui heurte son identité, de tout ce qui la confronte à de l’altérité. Le point d’aboutissement de ce refus de l’autre est inévitablement le meurtre du peu d’altérité qui restait dans sa vie, à savoir l’objet de cette relation homosexuelle. Ce personnage qui ne supporte pas d’autre réalité que la sienne a construit sa vie de sorte qu’elle n’ait plus ni famille, ni amis, ni relations, ni voisinage. Comment alors rendre vraisemblable la narration 10 Paul Aron parvient à la même conclusion dans son intervention parue dans ce même volume. Cécile Kovacshazy 46 que nous sommes en train de lire, à qui pourrait-elle s’adresser de façon vraisemblable ? Desvaux choisit de recourir au personnage de la femme de ménage. Pourquoi ? Parce que la femme de ménage est cette instance qui ne prend pas de place, qu’on peut croiser chaque semaine sans rien savoir d’elle et sans que les convenances sociales obligent à prendre des nouvelles : Vous en faites partie, vous savez. De la maison. Cela fait presque dix ans que vous venez tous les jeudis matin et, à ce titre, je vous considère en quelque sorte comme un prolongement de ces lieux. Votre visage austère convient bien à ces couloirs, à ces pièces. Quand je vous ai engagée, et parce que vous aviez presque mon âge, j’ai craint un moment que vous ne souhaitiez bavarder, socialiser, mais vous n’en avez rien fait. À la place, vous avez fait votre travail et vous vous êtes mêlée de vos affaires. C’est étrange : on vous voit à peine. C’est tout juste si, en vous croisant dans un couloir, je vous reconnais. C’est tout juste si je pense à vous dire : ‘Ah, tiens, il faudrait faire les miroirs.’ Vous voulez savoir ? Quand vous êtes revenue après la mort d’André et m’avez adressé vos condoléances, je me suis même demandé qui vous étiez. Il y avait cette femme dans ma maison avec une serpillière ; et l’information refusait obstinément de faire sens dans ma tête. Pour moi, vous êtes comme une évidence sans corps, sans visage, sans voix. Vous êtes celle qui vient et qui nettoie. Vous êtes comme le temps qui passe. J’ignore donc le plus souvent votre présence, et pourtant j’ai besoin d’elle - moins pour le ménage que vous effectuez, je crois, que pour d’obscures raisons personnelles qui font de vous mon témoin secret, celle qui sait et qui se tait (du moins je l’espère), une sorte de présence vide et dans laquelle je me regarde parfois, en pensée, tandis que vous rincez l’évier de la cuisine (Desvaux 2010 : 85-86). La femme de ménage sera donc la dépositaire de ce long aveu de la narratrice, sans qu’il soit nécessaire de lui conférer aucune place dans la diégèse. Elle sera le point aveugle, la « présence vide ». À l’attention de la femme de ménage est ainsi, comme son titre l’indique, un long message de l’employeuse qui, comme toute missive de la maîtresse de maison à sa domestique, n’attend pas de réponse, n’est pas le premier temps d’un futur dialogue entre deux personnages égales. Ce roman peut pour cette raison être rapproché de la pièce de théâtre de Marie NDiaye, Hilda (1999), qui met en scène Mme Lemarchand (la bien nommée ! ), une bourgeoise qui se dit socialiste et qui cherche à recruter une employée du meilleur choix pour s’occuper de ses enfants. Elle s’entretient pour ce faire avec Frank, l’époux de la candidate éponyme, Hilda, et qui serait selon Mme Lemarchand une travailleuse de premier ordre. Or toute la pièce durant, pas une seule fois Hilda ne va entrer en scène et prendre la parole ! Toute la pièce durant, c’est le point de vue narcissique et envahissant de l’employeuse qui emplit l’espace de parole ; Hilda n’est que l’objet du discours. Épousseter la précarité 47 Un cas narratif extrêmement rare advient parfois, c’est celui où la narratrice est la femme de ménage elle-même. On se souvient des Mémoires d’une femme de chambre qu’Octave Mirbeau publia en 1900. Ces truculents « mémoires » tout à fait inauthentiques constituent certainement le catalogue des fantasmes d’un homme et d’un bourgeois à l’endroit des employées de maison qui seront toujours, comme la protagoniste Célestine, jeunes, bien mises et paillardes. Cent ans plus tard, une certaine « Isaure » publie ses Mémoires d’une femme de ménage (2012). Il semble là que ce soit réellement l’expérience et le point de vue d’une femme de ménage qui sont racontés. C’est du moins ce qu’invite à penser de prime abord l’artifice d’une signature d’auteure privée de patronyme, comme le serait l’employée de maison qu’on appelle toujours par son prénom, mais qui n’a pas accès à l’ordonnancement symbolique de la société incarné par la possession d’un nom de famille. Pourtant la nouveauté littéraire est limitée parce que, malgré l’effet de réel du nom d’auteur, on apprend que l’auteure Isaure est étudiante en Lettres modernes à la Sorbonne, ce qui ne la classe pas parmi les populations les plus discriminées de la société française contemporaine, loin de là, et le style d’écriture n’est pas le fait d’une personne qui prendrait la plume pour la première fois. D’autre part, elle a écrit ce livre à quatre mains avec Bertrand Ferrier, un docteur en lettres auteur de plus de vingt ouvrages. Il est d’ailleurs amusant de noter que la thèse de Ferrier portait sur la notion de littérarité, notion qui serait le contre-point des Mémoires d’une femme de ménage, qui joue le jeu de se présenter comme un simple témoignage ; un récit brut où la truculence du récit est portée simplement par des descriptions de bourgeois outranciers et outrageux 11 . Toutefois, comme pour l’œuvre de Mirbeau, l’auteur annonce bien qu’il s’agira de « mémoires » et non de « témoignage » ou d’un « récit de vie ». Le titre ne trahit donc pas le pacte de lecture. Le pseudonyme choisi est un écho de la mythique Clémence Isaure, devenue une Isaure contemporaine femme de ménage. Le pacte de lecture est plus original et moins fictif dans le recueil de six nouvelles de Fatou Diome, La Préférence nationale, paru en 2001. Ces nouvelles forment entre elles une cohérence autobiographique et chronologique. L’auteur-narratrice immigre du Sénégal en France ; elle veut devenir écrivaine, et pour financer ses études de lettres, se cherche des petits boulots. Face au racisme des Français, les seuls travaux qu’elle trouve sont femme de ménage et garde d’enfants chez des particuliers. Le fil rouge de ses récits qui se passent à Strasbourg est la discrimination raciale violente dont l’héroïne est victime. Fatou Diome, en accédant à un statut intellectuel, tout en restant dans une exclusion raciale, permet de donner à entendre ce pan du subalternisme. Car le plus souvent, si c’est la femme de ménage elle-même qui 11 Et qui rappelle le roman-témoignage d’Anna Sam (2008), Tribulations d’une caissière. Cécile Kovacshazy 48 écrit, elle se retrouve dans le paradoxe soulevé par Spivak dans Can the Subaltern speak ? : quand la subalterne parle, personne n’est là pour l’écouter (cf. Spivak 1988). On comprend par là que la précarité qui caractérise la femme de ménage est donc extrême, puisqu’elle touche non seulement des conditions professionnelles, mais également le statut ontologique de la femme qui, quand elle parvient à s’exprimer, n’est pas entendue. Conclusion Revenons en arrière dans le temps. Dans leur préface au roman Germinie Lacerteux, paru en 1864, les frères Goncourt expliquaient que le genre de la tragédie théâtrale étant fini, c’était au roman à lui succéder, par l’introduction de personnages tragiques, par exemple une bonne. […] nous nous sommes demandé si ce qu’on appelle les ‘basses classes’ n’avait pas droit au Roman ; si ce monde sous un monde, le peuple, devait rester sous le coup de l’interdit littéraire et des dédains d’auteurs [...]. Nous nous sommes demandé s’il y avait encore, pour l’écrivain et pour le lecteur, en ces années d’égalité où nous sommes, des classes indignes, des malheurs trop mal embouchés, des catastrophes d’une terreur trop peu noble. Il nous est venu la curiosité de savoir si cette forme conventionnelle d’une littérature oubliée et d’une société disparue, la Tragédie, était définitivement morte (Goncourt 1990 : 55 sq.) 12 . Cent cinquante ans plus tard, qu’est-ce qui a changé par rapport à ce programme esthétique énoncé dans cette préface des Goncourt ? Sans doute le bout de phrase « un monde sous un monde ». En effet, aujourd’hui, le personnage de la femme de ménage n’est plus exactement l’invisible du passé : sa mise en fiction a évolué, car ses tribulations entrent systématiquement en collusion avec celles de ses employeurs. Par delà les représentations conventionnelles persistantes qui invitent à s’interroger sur le point de vue de celui ou celle qui narre, depuis quelques années quelque chose de nouveau se passe : un nouveau personnage acquiert sa place dans la fiction, certes précairement, et avec lui se déploie une poétique du récit peut-être un peu plus démocratique. 12 Sur la mort de la tragédie, cf. également Marx 2012. Épousseter la précarité 49 Bibliographie Aubenas, Florence (2010), Le Quai de Ouistreham, Paris, Éditions de l’Olivier. Auerbach, Erich (1968), Mimesis. La Représentation de la réalité dans la littérature occidentale [Mimesis. Dargestellte Wirklichkeit in der abendländischen Literatur, 1946], traduit de l’allemand par Cornélius Heim, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des idées ». Beauvoir, Simone de (1949), Le Deuxième Sexe, Paris, Gallimard. Bresson, Maryse (2007), Sociologie de la précarité, Paris, Armand Colin. Christolhomme, Michel (2010), La Photographie sociale, Arles, Actes Sud. Delphy, Christine (éd.) (2011), Un troussage de domestique, Paris, Syllepse. Desvaux, Émilie (2011), À l’attention de la femme de ménage, Paris, Stock. Devetter, François-Xavier ; Rousseau, Sandrine (2011), Du balai. Essai sur le ménage à domicile et le retour de la domesticité, Ivry-sur-Seine, Raisons d’agir. Diome, Fatou (2001), La Préférence nationale, Paris, Présence africaine. Foucault, Michel (1975), Surveiller et punir, Paris, Gallimard. Fraisse, Geneviève (2009), Service ou servitude. Essai sur les femmes toutes mains [1979], Lormont, Le Bord de l’eau. Goncourt, Edmond et Jules de (1990), Germinie Lacerteux [1864], Paris, Flammarion, « GF ». Isaure (avec Ferrier, Bertrand) (2012), Mémoires d’une femme de ménage, Paris, Grasset. Le Guay, Philippe (2011), Les Femmes du sixième étage (film), France. Martin-Fugier, Anne (2004), La Place des bonnes. 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Woolf, Virginia (1977), Instants de vie [Moments of Being, 1976], traduit de l’anglais par Colette-Marie Huet, Paris, Stock. Un entre-deux précaire Margot Brink L’écriture du précaire entre exil et retour : Montréal et Haïti dans L’énigme du retour de Dany Laferrière À première vue, L’énigme du retour (2009) de Dany Laferrière se prête particulièrement bien à une analyse du thème de la précarité et de ses transpositions esthétiques. Puisque l’auteur, le journaliste, le scénariste et le metteur en scène Dany Laferrière, né en 1953 en Haïti, vivant depuis 1976 à Montréal, présente avec son roman primé 1 un texte expérimental sur l’exil qui traite à de multiples niveaux des phénomènes sociaux et individuels qu’on pourrait qualifier de précaires. Et ce, si on comprend « précaire » au sens de « incertain, instable » ou bien « fragile », pour commencer avec cette définition générale du terme, utilisé depuis le début du XVII e siècle (Petit Robert 1990). Mais c’est justement cet usage général qui fait partie du problème que le présent volume vise à analyser. Car les néologismes « précariat, précarité, précarisation », dont on a pu observer l’émergence dans les vingt dernières années, sont actuellement utilisés d’une manière souvent assez imprécise, ce qui mène à leur érosion sémantique. Les éditrices du présent volume constatent que la précarité représente « une nouvelle sémantique de la pauvreté ». Une sémantique qui se serait formée autour « des évolutions économiques, sociales et politiques engendrées par la globalisation et les migrations, au tournant du millénaire » et dont il faudrait préciser la signification et la portée, aussi dans le domaine de la littérature 2 . Vue cette tache commune, un texte comme L’énigme du retour et son contexte sociopolitique très spécifique - c’est-à-dire l’histoire (post)coloniale, les dictatures successives en Haïti, la pauvreté en combinaison avec le récent et dévastant tremblement de terre en 2010 - obligent à préciser les contours d’un terme tel que la précarité. Ce, d’abord pour des raisons éthiques afin de pouvoir faire par exemple la différence entre pauvreté (existentielle) et précarité, puis pour éviter un labeling à la mode. 1 Prix Médicis 2009, Grand Prix du livre de Montréal 2009, Prix des libraires (Québec) 2010, Prix International de la Littérature (Haus der Kulturen der Welt, Berlin) 2014. 2 Voir à cet égard l’appel à contributions de Roswitha Böhm et Cécile Kovacshazy « Précarité. Textes et images de la crise dans la culture française contemporaine » (http: / / www.uni-leipzig.de/ ~frt2012/ de/ sektionen, 13.2.2013) ainsi que leurs remarques programmatiques servant d’introduction à ce volume. Margot Brink 54 Mieke Bal a forgé la métaphore prolifique du « travelling concept » pour désigner des termes théoriques qui ouvrent des voies nouvelles à l’analyse des objets culturels et qui, en engendrant de nouveaux domaines de recherche, permettent la communication interdisciplinaire. Le potentiel créatif d’un concept, tel que sujet, hybridité, performativité, focalisation, etc., résiderait dans sa fonction comme « imaging and imaginative metaphors » (Bal 2002 : 53) établissant des relations d’interaction et de résonance avec d’autres concepts et disciplines (voir Baumbach et al. 2012 : 1-11, Neumann et al. 2012). Contrairement à une théorie élaborée, un concept reste flexible de sorte que sa signification peut changer lors de son parcours à travers les différents discours scientifiques et en confrontation avec les objets culturels analysés. Afin que de tels « interactive concept(s) » (Bal 2002 : 24) puissent permettre la communication interdisciplinaire, il est nécessaire de retracer leur parcours et de rendre explicites les changements qu’ils y subissent. De plus, il s’agit de les méditer et de les développer dans l’interaction avec l’objet pour, enfin, arriver à un transfert contrôlé des connaissances. J’aimerais ici prendre le terme de « précarité » (y compris les notions voisines déjà mentionnées ci-dessus) pour un travelling concept. Il s’ensuit pour mon approche du texte de Laferrière que je commence mon parcours en précisant ce que signifie le concept de « précarité » dans le contexte des sciences sociales dont il est issu. C’est en effet cette définition-là qui a dominé la discussion scientifique et publique pendant les dix dernières années en France et, avec en léger recul temporel, aussi en Allemagne. À la fin de mon parcours, je me demanderai de quelle manière le concept de « précarité » se déplace, s’enrichit ou bien s’appauvrit si on le confronte à un texte littéraire qui provient d’un contexte sociopolitique, économique et culturel se distinguant considérablement des circonstances qui ont fait émerger le concept. Pour conclure, je mettrai l’écriture de Laferrière en relation avec le concept de « précarité ». I. Avant le parcours : le concept de « précarité » Dans le cadre limité de cet article, il est bien sûr impossible de retracer tous les chemins que les termes tournant autour du mot « précaire » ont pris lors de leur voyage à travers les siècles et les disciplines. C’est en effet un chemin très long qui commence avec l’émergence de l’adjectif « précaire » au XIV e siècle, dans le sens juridique de « obtenu par la prière » (Petit Robert 1990), et qui mène jusqu’au présent. C’est de cet usage actuel dont il sera question dans ce qui suit. L’écriture du précaire entre exil et retour 55 D’après Franz Schultheis 3 et Stefan Herold le terme « précarité », dans sa signification sociopolitique actuelle, apparaît pour la première fois à la fin des années 1980, notamment dans le rapport officiel du Conseil Économique et Social de 1987 4 . « L’émergence du concept de précarité [se situe] dans le contexte d’une configuration sociohistorique, respectivement d’une conjoncture politique et sociale qu’on pourrait désigner comme une variante nouvelle de la question sociale dans les sociétés capitalistes avancées […] » (Schultheis et al. 2009 : 4) 5 . Dans les domaines de la sociologie, des sciences humaines et de la politique - et ce sont, dans une large mesure, ces domaines-là qui déterminent l’utilisation actuelle des termes - « précarité, précarisation » désignent donc un « […] processus d’abolition successive des protections et garanties sociales » (Schultheis et al. 2009 : 30) et les tendances à la désorientation et à l’anomie qui, très souvent, s’ensuivent (cf. Castel 2003). Il s’agit donc moins d’un état mais plutôt d’un processus de transformation dans des sociétés qui ont atteint un niveau économique et de sécurité sociale assez haut. La précarisation comme processus de transformation se manifeste à des niveaux multiples : elle concerne surtout, mais pas exclusivement, le domaine économique et le monde du travail, mais aussi la vie sociale, les relations intergénérationnelles, les orientations dans la vie ; la précarité peut se manifester, en outre, comme dévalorisation des compétences et diplômes, comme perte d’une identité collective, du capital symbolique et de la reconnaissance sociale qui y est liée ; et finalement peut être désigné comme précaire tout un ensemble de changements de vie et de statut lié à la migration et à la mobilité géographique (Schultheis et al. 2009 : 26). Dans les années 1990, Pierre Bourdieu avait déjà dirigé un recueil intitulé La Misère du monde (1993), dans lequel sont analysés les raisons et les effets 3 Franz Schultheis est un sociologue allemand qui a travaillé étroitement avec Pierre Bourdieu, il a participé au recueil La Misère du monde (Bourdieu 1993) ; il est aussi le coéditeur (avec Kristina Schulz) d’une étude intitulée Gesellschaft mit begrenzter Haftung. Zumutungen und Leiden im deutschen Alltag (2005), « version allemande » des analyses faites par Bourdieu en 1993. 4 « La précarité est l’absence d’une ou plusieurs des sécurités, notamment celle de l’emploi, permettant aux personnes et familles d’assumer leurs obligations professionnelles, familiales et sociales, et de jouir de leurs droits fondamentaux. L’insécurité qui en résulte peut être plus ou moins étendue et avoir des conséquences plus ou moins graves et définitives. Elle conduit à la grande pauvreté quand elle affecte plusieurs domaines de l’existence, qu’elle devient persistante, qu’elle compromet les chances de réassumer des responsabilités et de reconquérir ses droits par soi-même, dans un avenir prévisible ». Cette définition a été présenté par Joseph Wresinski (1987) dans son rapport « Grande pauvreté et précarité économique et sociale » pour le Conseil économique et social français du 10 et 11 février 1987. 5 Toutes les traductions dans cet article sont de M.B. Margot Brink 56 des transformations décrites ci-dessus. Bien que le terme de « précarité » ne soit pas au centre de la terminologie - Bourdieu et ses interlocuteurs préfèrent la notion de « pauvreté », un peu vieillie, certes, mais beaucoup plus chargée d’émotions et de connotations touchant à la religion et à la morale - les analyses sont néanmoins très proche du sujet de la précarité. Bourdieu y fait une distinction importante entre deux formes de misère : la « misère de condition » qui renvoie à une situation concrète, économiquement et socialement difficile, et la « misère de position » qui est définie comme une forme de misère relative concernant le statut d’une personne dans son microcosme social. Ce statut peut être parfois même assez élevé : « L’infériorité relative de ceux qui sont inférieurs parmi les supérieurs, derniers parmi les premiers, est ce qui définit les misères de position, irréductibles aux misères de condition, mais tout aussi réelles, et profondes » (Bourdieu 1993a). Avec cette différenciation du concept de « précarité » dans mon bagage, j’entreprends de parcourir le pays polysémique et logique de la littérature. II. Aspects et écritures du précaire dans L’énigme du retour L’énigme du retour est, selon le genre indiqué sur la page de titre, un « roman », comportant 300 pages, deux parties et 60 chapitres, en général assez courts. Bien que ce texte rapporte une histoire complexe qui se compose de divers fils d’action et de protagonistes, il ne s’agit pas pour autant d’un roman dans un sens traditionnel. Tout au contraire, ce texte est constitué de segments textuels, de fragments d’histoire, assez souvent sans liens entre eux, situés entre poésie et prose, impressions subjectives, réflexions générales et passages presque journalistiques qui rappellent la forme du reportage. Bien que cette forme esthétique soit donc assez hétéroclite, il existe un fil rouge dans cette histoire hautement autofictionnelle qui traite le thème du voyage comme retour au pays natal, Haïti, auquel le titre et l’exergue renvoient dans une allusion intertextuelle à Aimé Césaire et son très influent Cahier d’un retour au pays natal (1939). Le « roman » porte donc sur les expériences de l’exil et du retour, sur Montréal et Haïti et, à travers le père réel, sur un père symbolique (Césaire) et bien d’autres étapes et textes 6 , sur la question de l’identité d’une vie dans l’entre-deux. 6 L’autre intertexte important pour Laferrière est le roman, également autofictif, de V. S. Naipaul (1991), L’Énigme de l’arrivée [1987]. Il serait intéressant d’analyser les liens entre ces deux textes, provenant d’une littérature-monde, concept sur lequel Laferrière s’est exprimé à plusieurs reprises (il a signé le manifeste Pour une littérature-monde paru dans Le Monde des livres le 15 mars 2007 ; voir aussi Laferrière 2007 : 87-101). L’écriture du précaire entre exil et retour 57 L’action est placée au début du XXI e siècle. Windsor Laferrière, le protagoniste principal et narrateur autodiégétique a 56 ans, vit à Montréal et est un journaliste et écrivain peu productif, labile, sensible, mélancolique et qui tend trop souvent à l’alcool. Jusqu’à l’âge de 23 ans, le protagoniste vivait en Haïti où il travaillait comme critique avant d’être obligé de fuir les répressions brutales du régime dictatorial de François Duvalier en 1976. Il vit maintenant au Canada depuis 33 ans sans avoir jamais revu son pays natal. C’est par la nouvelle de la mort de son père que l’action commence d’une manière extrêmement abrupte : La nouvelle coupe la nuit en deux. L’appel téléphonique fatal que tout homme d’âge mûr reçoit un jour. Mon père vient de mourir. J’ai pris la route tôt ce matin. Sans destination. Comme ma vie à partir de maintenant (Laferrière 2009 : 13). Ce coup de téléphone représente un événement décisif à tous égards, qui arrache le protagoniste de ses stratégies de refoulement et d’éviction. Car d’habitude, c’est à l’aide de l’alcool et du sommeil qu’il essaie de fuir son passé et l’histoire douloureuse qui le lie à son père presque inconnu. Ce père, nommé également Windsor Laferrière, était un activiste et journaliste politique qui avait dû s’exiler d’Haïti à New York à la fin des années 1950 alors que son fils avait seulement quatre ans. Depuis, le père refusait tout contact avec lui. Dans la première partie du livre, le fils se rend à New York à l’occasion de l’enterrement de ce père fantôme et pourtant aimé. La seconde partie, qui est beaucoup plus volumineuse, porte sur le voyage de Windsor à Haïti où il divulgue la nouvelle à sa mère et sa famille. Puis il voyage plusieurs mois et redécouvre ainsi son pays, devenu étrangement énigmatique pour lui. En suivant les traces de son père, Windsor ramène celui-ci symboliquement à son pays natal. Quant à cette histoire consciemment masculine 7 de la vie difficile en exil et en Haïti, il faudrait voir maintenant de plus près si et comment le concept de « précarité » apporte une perspective prolifique sur le sujet de l’existence 7 L’histoire est construite autour des traces intergénérationnelles qui vont du père au fils jusqu’au neveu qui représente les problèmes des jeunes hommes d’aujourd’hui en Haïti. Le narrateur sait et souligne que le destin et les histoires des femmes ne sont pas du tout les mêmes (voir par exemple Laferrière 2009 : 143 sq.). Margot Brink 58 entre exil et retour et la manière esthétique dont ce sujet est traité dans le texte littéraire. III. Existence précaire d’un « petit bourgeois » dans l’exil familier et la patrie étrangère Tandis que les premières années à Montréal étaient difficiles, surtout matériellement, Windsor Laferrière vit désormais depuis longtemps dans des circonstances relativement protégées et aisées. Ainsi, il se désigne luimême comme un « petit bourgeois » (Laferrière 2009 : 17), bien sûr avec un clin d’œil ironique et sans aucune fierté pour son ascension sociale. Il ne doit plus choisir entre l’achat d’un livre et un repas à prendre. Bien qu’il jouisse et profite de cette sécurité matérielle au Canada, il souffre littéralement et au sens figuré de la froideur du pays : Personne n’a vu comme moi tomber la neige de sa fenêtre en gros flocons doux. Je me suis échappé de l’île qui me semblait une prison pour me retrouver enfermé dans une chambre à Montréal (Laferrière 2009 : 55). La solitude et l’unicité du moi lyrique sont accentuées dans le premier vers, d’abord par les mots « personne ne » qui soulignent d’une manière pathétique l’absolu des expériences décrites, puis par la position du « moi », à la fin du vers, qui, de cette façon, se trouve tout isolé et seul. Ce moi solitaire forme avec « Montréal », à la fin du dernier vers, le cadre de la strophe, soulignant ainsi à travers la forme du poème le thème de l’expérience individuelle de l’exil. Le mot « île » est placé à la fin du vers du milieu de la strophe : c’est donc juste au milieu, entre le moi et Montréal, qu’Haïti est localisé, retraçant ainsi le mouvement spatial et la topographie de l’entre-deux d’un moi en situation d’immigration. Dans ce cadre topographique se déploient maintenant des images concrètes et/ ou métaphoriques diverses : la neige qui tombe en gros flocons évoque d’un côté directement les hivers canadiens qui sont ressentis par le protagoniste comme durs et interminables ; de l’autre côté, l’image de la neige, des flocons décrits comme tellement « doux », provoque des associations d’un silence mélancolique, d’un calme solitaire et sans fin, d’un délaissement et enfermement totaux qui renvoient à la situation difficile du protagoniste. L’antithèse « échappé » - « enfermé » (vers 4 et 7) souligne encore une fois la déception du moi vis-à-vis du pays d’immigration qui n’est que très L’écriture du précaire entre exil et retour 59 partiellement le pays de la liberté tant désiré. En outre, cette idée est renforcée par le parallélisme entre les vers 4 et 6, 5 et 7, ainsi que par le crochet formé par « Montréal » (vers 4) et « île » (vers 7) au milieu duquel sont placées des métaphores qui tournent autour de la « prison » et de l’enfermement, qui se réfèrent également à Haïti et au Canada. Ce passage est exemplaire de la situation du protagoniste : sa précarité - sans que le terme soit utilisé dans le texte - est décrite comme une instabilité identitaire et émotionnelle, comme une perte des relations sociales, notamment familiales, et comme une perte partielle de la mémoire individuelle et collective qui s’aggrave avec le temps. C’est pourquoi « l’exil du temps » pèse plus lourd sur Windsor que « l’exil de l’espace » (Laferrière 2009 : 77). Cette perte d’un système de coordonnées spatio-temporelles à l’égard de sa personnalité et de son identité provoque chez lui souvent des sentiments de mélancolie et de solitude. Mais Windsor Laferrière est loin d’être un caractère linéaire. L’ambivalence de sa situation est aussi mentionnée dans le texte : dans la perte des relations traditionnelles, il reconnaît également un moment de liberté individuelle et un motif pour son travail littéraire 8 . Toutefois, cette identité dans l’entre-deux reste fragile. Par toute une série de stratégies de fuite et d’apaisement, Windsor essaie de se protéger de l’effondrement intérieur : « Le seul endroit où je me sens parfaitement chez moi, c’est dans cette eau brûlante qui achève de me ramollir les os. La bouteille de rhum à portée de main, jamais trop loin du recueil de poèmes de Césaire » (Laferrière 2009 : 33 sq.). Il souffre de la « douce maladie de sommeil » (Laferrière 2009 : 298) : Je me suis endormi dans la baignoire rose. Cette vieille fatigue dont je fais semblant d’ignorer la cause m’a emporté vers des territoires inédits. J’ai dormi ainsi pendant une éternité. C’était le seul moyen pour rentrer incognito au pays avec la vaste nouvelle. Le cheval de nuit qu’il m’arrive parfois 8 Ainsi, il se conçoit avec une certaine fierté comme quelqu’un qui souffre mais se distingue en même temps par sa situation et son identité de l’entre-deux. Contre « l’esprit de clocher » (Laferrière 2009 : 42) limité, il se définit lui-même comme autre. Cela s’exprime même par des attitudes qui, à première vue, pourraient sembler insignifiantes : « Les clients du soir sont partis./ Ceux de la nuit ne sont pas encore arrivés./ J’aime bien cette étroite bande de temps/ si peu fréquentée » (Laferrière 2009 : 20). Margot Brink 60 de monter à midi connaît bien le chemin qui traverse la savane désolée. [...] Je me souviens que je me jetais au lit pour tenter d’atténuer cette faim qui me dévorait les entrailles. Aujourd’hui, je dors plutôt afin de quitter mon corps et calmer ma soif des visages d’autrefois. [...] Dormir pour me retrouver dans ce pays que j’ai quitté un matin sans me retourner (Laferrière 2009 : 21 sq.). La mort du père l’arrache à ce sommeil : rêve et réalité seront confrontés lors de son voyage, d’abord à Brooklyn puis à Haïti, un voyage qui, au lieu de ramener le narrateur à ses « racines », lui fait voir brutalement l’étrangeté du père et d’Haïti. Son statut de voyageur entre les pays et cultures est privilégié et précaire en même temps, puisque la possibilité (économique) de pouvoir se mouvoir entre ces mondes est liée au sentiment profond d’être étranger - exprimé ici sur un ton ironique : Être étranger même dans sa ville natale. Nous ne sommes pas nombreux à bénéficier d’un tel statut. Mais cette petite cohorte grossit de plus en plus. Avec le temps nous serons la majorité (Laferrière 2009 : 158). Le roman se termine par une séquence énigmatique et onirique. Lors de son voyage à travers Haïti, le narrateur attrape la fièvre. Il somnole et dort pendant des semaines, « protégé par un village entier/ qui semble connaître la source/ de cette douce maladie du sommeil » (Laferrière 2009 : 298). Mais, cette fois-ci, le sommeil se transforme de maladie en guérison, non seulement du corps mais aussi de l’âme. Toutefois, le texte se termine d’une manière ambivalente : Ce n’est plus l’hiver. Ce n’est plus l’été. Ce n’est plus le nord. Ce n’est plus le sud. La vie sphérique, enfin (Laferrière 2009 : 298). On me vit aussi sourire dans mon sommeil. L’écriture du précaire entre exil et retour 61 Comme l’enfant que je fus du temps heureux de ma grand-mère. Un temps enfin revenu. C’est la fin du voyage (Laferrière 2009 : 300). D’un côté, le texte reflète un état de bien-être dans un présent absolu, des retrouvailles, loin des déchirements d’une existence précaire dans l’entredeux qu’il mène d’habitude. De l’autre côté, le titre du dernier chapitre, « Dernier sommeil », et la dernière phrase du texte, « la fin du voyage », font aussi allusion à la mort et, par là, à l’impossibilité de rester dans une « vie sphérique », tellement hors du temps et de la réalité qu’elle ne saurait durer. Revenant au concept de précarité, on peut résumer que le texte de Laferrière montre à partir du personnage principal-narrateur comment les expériences de l’exil et de la perte des relations sociales, notamment familiales, et d’une identité individuelle et collective, mènent à un état de déstabilisation émotionnelle et identitaire qu’on peut effectivement qualifier de précaire. Mais le caractère est « précaire » dans un sens spécifique : son état n’est pas en premier lieu une précarité de condition, puisque le narrateur n’en souffre pas au niveau économique, mais plutôt une de position. Et cette position précaire qu’il détient en exil et dans son pays natal pareillement, est dû à ce que Schultheis et Herold décrivent comme « l’ensemble des déracinements, des changements de vie et de position provoqué par la migration et la mobilité géographique » (Schultheis et al. 2009 : 26). IV. Le père en exil - précarité de condition et de position En comparant la situation du narrateur à Montréal avec celle de son père à New York, on peut constater, malgré les expériences partagées de l’exil, qu’il s’agit, dans le cas du père, d’une toute autre forme d’existence précaire. Comme journaliste critique et activiste politique, le personnage fictif du père représente une personne importante et connue dans la lutte contre le régime de François Duvalier, instauré définitivement en 1957. Contrairement à son fils, ce père, en situation d’exil, ne se voit pas seulement privé de ses relations sociales et familiales, mais il perd surtout son « pays natal politique » dans les cercles de l’opposition haïtienne, et par là aussi une partie très importante de son identité et la reconnaissance sociale qui s’y attachait. En plus, sa situation économique à New York est, dès son arrivée et jusqu’à sa mort, extrêmement difficile : Mon père vivait dans une petite chambre presque vide que mes oncles m’ont fait visiter après l’enterrement sous la pluie dans ce cimetière de Brooklyn. Margot Brink 62 […] Il ne lui restait pour tout bien que cette valise qu’il avait placée à la Chase Manhattan Bank. Mon père a passé plus de la moitié de sa vie hors de sa terre de sa langue comme de sa femme. J’avais frappé à sa porte il y a quelques années. Il n’avait pas répondu. Je savais qu’il était dans la chambre. Je l’entendais respirer bruyamment derrière la porte. Comme j’avais fait le voyage depuis Montréal j’ai donc insisté. Je l’entends encore hurler qu’il n’a jamais eu d’enfant, ni de femme, ni de pays (Laferrière 2009 : 67). C’est justement par la simplicité, le minimalisme presque brutal de la narration en combinaison avec une poésie en prose - poésie, caractérisée surtout par la réduction, l’interruption du flux de la phrase qui mène à un retardissement du tempo - qu’est souligné le fait inouï : le fait qu’une personne soit forcée, pour des raisons politiques, de vivre en exil, loin de toutes formes de sécurité matérielle, d’attaches émotionnelle et symbolique qui définissaient sa vie antérieure. Transposant ainsi des vies précaires en récit, c’est la forme littéraire elle-même qui est, comme les protagonistes, placée dans un entre-deux, dans une zone instable entre les genres littéraires, entre la réalité et la fiction et aussi entre les styles - j’y reviendrai plus loin. Contrairement au fils qui sait redéfinir son existence entre les cultures et les identités comme possibilité, pourtant ambivalente, d’une vie et d’une vision plus larges, la situation d’exil du père mène à une dislocation quasi complète de sa personnalité, au bord de la folie. À la précarité de position s’ajoute donc, dans le cas du père, une précarité bien concrète de condition. Il s’agit d’une forme extrême, puisque double, de précarité qui existe effectivement dans les sociétés capitalistes avancées, mais dont les circonstances et les faits déclencheurs la distinguent clairement d’autres formes de précarité. V. Haïti - de l’autre côté de la précarité De son voyage en Haïti, le narrateur présente un spectre très varié d’observations et de réflexions : à côté des descriptions de scènes de la vie quotidienne, on trouve des pensées critiques sur la corruption et l’inégalité sociale ; les rencontres avec des amis du père, des collègues du milieu L’écriture du précaire entre exil et retour 63 artistique et la famille sont rapportés, très souvent dans une forme dialoguée ; puis, se mêlent dans ce récit hétérogène des notes sur le voyage avec son neveu, sur les routes, les paysages et les pratiques culturelles, notamment le vaudou. Même si le texte de Laferrière n’est alors pas du tout fixé sur la représentation d’un pays en état de pauvreté, de corruption et d’écarts sociaux, ces dimensions sont tout de même des sujets importants dans le roman : Avez-vous déjà pensé à une ville de plus de deux millions d’habitants dont la moitié crève littéralement de faim ? (Laferrière 2009 : 87) Toutes ces maisons sans toit ni porte louées à des familles nombreuses et nécessiteuses par des usuriers qui représentent ces riches qui vivent dans ces luxueuses villas juchées sur le flanc de la montagne. On est vraiment dans le Hugo des Misérables (Laferrière 2009 : 127). L’allusion à Victor Hugo est plus qu’un simple jeu intertextuel : en fait, il s’agit, dans le cas d’Haïti, d’une situation d’exploitation extrême et de pauvreté existentielle. La garantie d’un minimum vital, de droits fondamentaux pour la majorité de la population et l’établissement des structures démocratiques sont des buts moins à défendre, qu’à réaliser. Désigner cette situation comme précaire, comme on peut l’observer assez souvent dans la presse actuelle, serait un euphémisme. De plus, le concept de « précarité » perdrait ainsi ses contours et sa capacité théorique de cerner un objet d’analyse d’une manière précise. VI. Après le voyage : l’écriture du précaire et les limites du concept Le texte littéraire analysé ici porte en soi une capacité de différenciation par rapport au concept de la précarité, tel qu’il a été défini dans le domaine des sciences sociales et de la politique à la fin des années 1980. Cette capacité de différenciation résulte non seulement de la manière dont le thème est traité dans le texte, mais aussi de la forme littéraire. Cette forme esthétique de L’énigme du retour a elle-même un effet déstabilisant, fragilisant qui (re)produit d’une façon mimétique l’entre-deux des cultures et des identités thématisé dans le roman, et ceci à plusieurs niveaux : 1. « Précarité » des limites entre fiction et réalité : L’histoire est inspirée, dans une très large mesure, de la biographie de l’auteur, mais il y a également des éléments purement fictifs. Par conséquent, il est impossible de définir exactement le statut du texte par rapport à la réalité. À travers le mélange continuel des genres littéraires - comme le roman, la poésie de Margot Brink 64 traditions culturelles multiples (Baudelaire se mêle ainsi à Césaire et au haïku) 9 , la réflexion, la maxime, le dialogue, l’aphorisme et le reportage - ce statut instable du texte est encore plus mis en valeur. Il s’ensuit une forme de texte dont la narration oscille entre le fictionnel et le factuel, et qui se réalise à l’aide de différents modes narratifs, allant d’un mode dramatique dialogué en passant par la narration homodiégétique à la focalisation interne très subjective jusqu’à une manière presque neutre de décrire les faits observés par le narrateur. 2. « Précarité » des limites entre poésie et prose et entre les styles : Le texte, glissant sans cesse entre la poésie issue de traditions culturelles différentes et la prose, surpasse les limites conventionnelles de la littérature et ainsi de notre perception du monde. Il en résulte une écriture hybride et interculturelle qui mêle stylistiquement un réalisme souvent assez cru à un pathos poétique, la description simple à l’image métaphorique de la réalité, la simplicité d’une langue parfois familière, parfois vulgaire, à un style élevé. 3. « Précarité » du chronotope : Les différents modes de vies précaires en exil sont représentés par une fragmentation du temps et de l’espace. Il s’agit d’une manière elliptique de narrer, d’une prose poétique emplie d’analepses, impressions et pauses qui forment un tout fragmentaire et souvent énigmatique. Bien que le texte garde une certaine chronologie, les différentes séquences textuelles restent souvent déliées. Du point de vue esthétique, Laferrière a donc trouvé - par les moyens décrits ci-dessus - une forme littéraire qui s’approche de manière très réussie du sujet du texte, à savoir l’existence précaire en exil. Quels sont les résultats de mon parcours à travers ce texte concernant le concept de précarité ? Contrairement à la tendance actuelle d’un usage inflationnaire et peu précis de la sémantique qui tourne autour de la précarité, il est important de prendre en compte l’usage spécifique du terme dans le contexte des sciences sociales de la fin du XX e siècle. Rappelons brièvement que précarité et précarisation désignent des processus complexes d’abolition successive des sécurités et des droits dans les sociétés capitalistes d’un niveau économique élevé. Il s’agit d’un processus qui - loin d’être inéluctable - suit la logique du néolibéralisme qui s’est répandu à partir des années 1980 et concerne aussi bien le niveau matériel que le niveau symbolique de la vie. 9 Avec Je suis un écrivain japonais (2008) Laferrière a déjà témoigné de son admiration pour le poète japonais Bashô qui, au XVII e siècle, a renouvelé le haïku. Il s’agit d’une forme poétique extrêmement courte qui vise à exprimer l’évanescence des choses et prend souvent son point de départ dans la nature et les saisons. Il serait d’ailleurs intéressant d’approfondir cet aspect d’une poésie transculturelle dans l’œuvre de Laferrière. L’écriture du précaire entre exil et retour 65 Comme on peut le voir à partir des exemples autofictifs du fils et du père dans leur exil respectivement canadien et états-unien, c’est le texte littéraire qui permet de différencier, mais aussi de poser des limites à l’usage du concept de la précarité. C’est l’exil forcé - donc un motif qui se distingue nettement des autres raisons possibles mentionnées plus haut et qui peuvent mener à une existence précaire - qui est dans ces deux exemples le déclencheur et le fortificateur de la précarité. Dans le cas du fils, celle-ci s’exprime surtout par une instabilité identitaire et la fragilité de sa position (précarité de position et d’identité). Dans le cas du père, qui souffre en outre d’une précarité de condition, elle mène à une dislocation entière de sa personnalité. À l’égard de la situation sociale et économique de la population en Haïti, largement décrite dans le texte L’énigme du retour, il se révèle clairement qu’il n’est pas à propos de parler de précarité. De ces différences et limites, créées et transposées par une écriture de l’entre-deux chez Laferrière, s’ensuivent deux conséquences pour des « voyages » futurs du concept de précarité à travers les disciplines et les objets culturels : Premièrement, le contexte et les inscriptions normatives du concept sont impérativement à prendre en compte pour pouvoir en faire un usage bien défini et pour garder sa valeur théorique. Deuxièmement, un tel usage limité du concept pourrait se refléter dans un emploi plus différencié de termes tels que précarité de condition, de position, d’identité, etc. Ce n’est pas, en premier lieu, un souci de classement des termes théoriques qui devraient pousser à un usage prudent du concept de précarité, mais c’est plutôt le potentiel extraordinaire de la littérature qui nous fait voir et sentir qu’il y a toute une gamme de différences à l’égard de ce qui peut être qualifié d’existence précaire. Ces « connaissances » provenant de la littérature aident à préciser les contours et la valeur théorique et éthique du concept de précarité et ainsi à renforcer son potentiel de dialogue interdisciplinaire. Bibliographie Bal, Mieke (2002), Travelling Concepts in the Humanities. A Rough Guide, Toronto/ Buffalo/ Londres, University of Toronto Press. Baumbach, Sybille ; Michaelis, Beatrice ; Nünning, Ansgar (2012), « Introducing Travelling Concepts and the Metaphor of Travelling : Risks and Promises of Conceptual Transfers in Literary and Cultural Studies », dans : id. (éd.), Travelling Concepts, Metaphors, and Narratives. Literary and Cultural Studies in an Age of Interdisciplinary Research, Trèves, WVT, p. 1-11. Bourdieu, Pierre (1993a), « Notre État de misère. Interview avec Sylvaine Pasquier », L’Express (18 mars 1993), www.homme-moderne.org/ societe/ socio/ bourdieu/ misere/ express0393.html, consultation : 28.1.2013. Bourdieu, Pierre (1993b) (éd.), La Misère du monde, Paris, Seuil. Castel, Robert (2003), L’Insécurité sociale : qu’est-ce qu’être protégé ? , Paris, Seuil. Margot Brink 66 Laferrière, Dany (2007), « Je voyage en français », dans : Jean Rouaud ; Michel Le Bris (éd.), Pour une littérature-monde, Paris, Gallimard, p. 87-101. Laferrière, Dany (2008), Je suis un écrivain japonais, Paris, Grasset. Laferrière, Dany (2009), L’énigme du retour, Paris, Grasset. Naipaul, V. S. (1991), L’Énigme de l’arrivée [1987], Paris, Christian Bourgois. Neumann, Birgit ; Nünning, Ansgar (éd.) (2012), Travelling Concepts for the Study of Culture, Berlin/ Boston, de Gruyter. Schultheis, Franz ; Herold, Stefan (2009), Précarité und Prekarität : Zur Thematisierung der sozialen Frage des 21. Jahrhunderts im deutsch-französischen Vergleich, SCALA Discussion Paper 10/ 2009, University of St. Gallen, www.alexandria.unisg.ch/ export/ DL/ Franz_Schultheis/ 56955.pdf, consultation : 13.2.2013. Wresinski, Joseph (1987), Grande pauvreté et précarité économique et sociale. Rapport présenté au nom du Conseil Économique et Social (France) les 10/ 11 février 1987, www.atd-quartmonde.org/ IMG/ pdf/ WRES_JO87.pdf, consultation : 13.2.2013. Christiane Solte-Gresser Migration et précarité. Récits migratoires dans la littérature, le cinéma et la bande dessinée I. Actualité du thème, corpus et problématique En septembre 2012, l’Espagne renforçait les mesures de sécurité de ses enclaves situées sur le continent africain. Confronté à un afflux massif d’immigrants clandestins, le pays tente également de trouver une solution pour tous ceux qui se trouvent en terre européenne, après avoir rejoint les îles non loin de la côte marocaine. Mais quel rapport la littérature et l’art entretiennent-ils avec ce problème ? Et en quoi est-il ici question de précarité, thème qui est au cœur de cet ouvrage ? Précisons d’emblée que le corpus de textes retenus pour cet article montre précisément les limites de l’expression « précarité ». Dans les œuvres choisies, vivent dans des conditions considérées comme précaires ceux qui font partie d’un système (national, social, politique, etc.) et qui tentent de subvenir à leurs besoins au sein de ce système, c’est-à-dire ceux qui ont réussi à émigrer. Pour tous ceux qui en demeurent exclus et qui luttent pour survivre lors de leur périple migratoire, une situation précaire quelle qu’elle soit constitue en quelque sorte un luxe inaccessible. Au vu des destins narrés dans les fictions migratoires dont il sera question par la suite, parler de précarité est une entreprise délicate qui frôle le cynisme. Néanmoins, chacun des textes traite le problème de la précarité et réfléchit aux limites du phénomène, et cela par la constellation même des personnages représentés dont certains vivent dans la précarité et d’autres se heurtent au terme qui leur pose problème et qu’ils remettent en question. D’une manière générale, si l’on considère que la littérature et l’art constituent un « réservoir du savoir sur la vie » (« Speicher für Lebenswissen ») et plus précisément dans notre contexte « du savoir sur la vie en commun » (cf. Ette 2007 : 18 et Ette 2012), il s’avère particulièrement fructueux d’étudier des productions artistiques qui mettent certes en scène des migrants dont la voix est passée sous silence, mais qui constituent Christiane Solte-Gresser 68 néanmoins une partie intégrante de notre réalité quotidienne 1 . Quelques uns de ces destins feront l’objet de cette contribution. Ils se trouvent rassemblés ou encastrés dans trois fictions que nous choisirons de rapprocher dans le cadre d’une réflexion sur « la migration de la précarité » et « la précarité de la migration ». La première œuvre est le roman Trois femmes puissantes de Marie NDiaye, paru en 2009 et récompensé dans la même année par le prestigieux prix Goncourt. Nous porterons notre attention en particulier sur le troisième et dernier volet de cette trilogie, le récit migratoire de Khady Demba, jeune femme originaire du Sénégal qui n’atteindra jamais le sol européen. S’ajoute à cela le recueil de bande dessinée Paroles sans papiers, publié par Alfred et David Chauvel en 2007 2 , et plus précisément l’histoire « Une femme sur la route ». Dessiné par Lorenzo Mattotti, ce récit retrace le parcours migratoire de la Congolaise Martine F. qui tente également de joindre « l’Europe forteresse » par le Maghreb. Enfin, dans une troisième fiction migratoire, il sera question de l’histoire de Benoît qui fuit le Cameroun pour gagner la France. Il s’agit là d’un épisode parmi de nombreux autres dans le film Paris de Cédric Klapisch, sorti sur les écrans en 2008, décoré d’un César et éminemment bien accueilli par le public international. Par l’intermédiaire du regard de Pierre, un danseur atteint d’une maladie grave, ce film donne une image du Paris moderne, dont les mille facettes culturelles et sociales miroitent à travers une galerie de portraits astucieusement combinés en épisodes. L’histoire de Benoît ne forme qu’une infime partie, très marginalisée, de ce portrait de Paris, mais elle a la particularité de fortement nuancer le portrait de la ville par sa perspective radicalement étrangère. Tous publiés en langue française au cours de ces dernières années, les trois exemples de récits migratoires se ressemblent par leur histoire. De plus, il s’agit dans les trois cas de constructions esthétiques qui mêlent texte et image à des niveaux très différents. Le film est construit sur un mélange d’images animées et de langage parlé et écrit ; la narration de la bande dessinée, quant à elle, se fait en images agrémentées par les paroles des personnages retranscrites dans des bulles et de la voix du narrateur dans un encadré sous les images ; le roman pour sa part s’articule autour d’un support écrit sans images, mais son style, comme nous allons le constater, est 1 Dans son étude Ethik und Ästhetik der Migration, Birgit Mertz-Baumgartner établit son cadre théorique à partir du drame Gens du silence de Micone, qui contribua en grande partie à remplacer une culture du silence par une « culture émigrée » (Mertz- Baumgartner 2004 : 61). 2 Relativement peu connu, cet album fait d’une succession de neuf témoignages mis en bande dessinée, constitue une réponse à une proposition de loi de Nicolas Sarkozy, ministre de l’Intérieur de 2005 à 2007 sous Dominique de Villepin. Sa « circulaire de 2006 » a contribué à aggraver la situation des sans papiers en France. Cet ouvrage a été élaboré en étroite collaboration avec des associations et des institutions qui défendent la cause des immigrés en France. Migration et précarité 69 d’autant plus imagé. Malgré des descriptions douloureusement réalistes, l’écriture métaphorique qui s’y déploie semble développer une vie propre. Comment le lien entre migration et précarité s’établit-il dans les textes du corpus ? Quelles sont les similitudes dans la structure de leur intrigue ? Quels rapports ces récits entretiennent-ils avec les autres parcours migratoires présentés dans les ouvrages desquels ils sont extraits ? À quel ensemble de thèmes et de motifs sont-ils rattachés ? Comment les instances narratives transposent-elles le discours sur la précarité et la migration en création artistique ? Et quel langage métaphorique utilisent-elles pour cela ? Telles sont les interrogations qui guideront cette analyse comparée. Parallèlement, il sera également question de problèmes fondamentaux de critique littéraire, qui surgissent à partir du corpus de textes et demandent à être discutés. Quels sont les potentiels et les limites des mediums utilisés pour la construction esthétique de récits migratoires ? Comment de telles expériences traumatisantes trouvent-elles le moyen d’être exprimées ? Enfin, quels rapports la réalité et la fiction entretiennent-elles dans les œuvres choisies ; en d’autres termes, où se situent les faits réels par rapport à leur représentation littéraire ou picturale 3 ? II. La structure des récits : narration non-linéaire et fin ouverte La dernière partie du triptyque de Marie NDiaye commence par l’expulsion d’une jeune veuve stérile par sa belle-famille, et se termine sur la mort de la protagoniste aux barbelés de l’Europe à Ceuta 4 . Alors que ce récit compte parmi les textes les plus choquants de la littérature française contemporaine pour ce qui est de la représentation de la violence et des humiliations infligées à la protagoniste, Marie NDiaye ne cesse de mettre en avant la force et la dignité de la jeune femme. C’est dans la prise de conscience et l’affirmation de son identité (« Je suis unique ; je suis Khady Demba », NDiaye 2009 : 294) et non dans l’amélioration de ses conditions de vie, que Khady puise la force nécessaire pour surmonter les nombreuses étapes de son martyre. Pour Martine F., dont le destin est raconté sous forme de bande dessinée, les motifs qui la poussent à quitter le pays sont similaires. Déchue et chassée par sa famille, elle s’engage dans un long voyage vers l’Europe marqué par la solitude et des châtiments corporels d’une extrême violence. Dans un 3 Cela soulève non seulement le problème de l’authenticité de la narration, mais aussi des questions qui préoccupent les études postcoloniales : à savoir le problème du référent, du récepteur, de l’auteur et de l’intention de l’œuvre. Et c’est ici que s’établissent les différences les plus considérables dans le corpus de textes. 4 L’expulsion et l’absence de sentiment d’union au sein de la famille constituent un thème majeur dans l’œuvre de Marie NDiaye (cf. Jordan 2008 : 148). Christiane Solte-Gresser 70 premier temps, son périple semble également se terminer aux pieds de la barrière de Ceuta, où les autorités espagnoles ouvrent le feu sur les fugitifs qui tentent de passer les barbelés. S’ensuit alors une longue et pénible errance à travers le désert qui clôt l’histoire de Martine F. sans l’achever. Seul le « complément biographique » nous informe que Martine a vraisemblablement survécu et qu’elle a pu rejoindre la France 5 . Les raisons qui poussent le jeune Camerounais du film de Klapisch à émigrer tiennent quant à elles en une seule phrase prononcée lors d’une très brève scène : Benoît vient de perdre son travail de professeur de natation dans un hôtel au Cameroun, « ce qui arrive souvent ici » (Paris 2008 : 00: 19). Mais ce qui le pousse réellement à entreprendre cette « traversée clandestine », ainsi que le suggère une scène ultérieure, c’est la carte postale envoyée par son frère qui vit et travaille comme éboueur à Paris, et se propose d’accueillir Benoît chez lui, visiblement contre le souhait de sa femme. Les différentes étapes de son périple migratoire ressemblent pour beaucoup à celles décrites dans les autres textes. La violence et l’humiliation n’y sont toutefois pas représentées, tout au moins de façon absolument schématique. Elles s’expriment dans les blancs de l’histoire de Benoît qui se résume à six fragments, courts de quelques secondes à peine. La « réussite » de son entrée illégale en France est finalement suggérée par la toute dernière séquence du film, à travers le regard de Pierre : elle montre Benoît debout sur un pont de la Seine, la carte postale de son frère à bout de bras, qui compare l’image de la cathédrale de Notre-Dame sur la carte avec la cathédrale réelle, avant de se retourner pour se frayer son propre chemin à travers la ville 6 . Chacun des trois récits traite précisément de cette confrontation d’une image de l’Europe, soit excessivement lourde en clichés, soit entièrement floue, avec la réalité - une confrontation qui ne s’exprime que difficilement au travers de mots et d’images. Par ailleurs, on observe des disparités selon le genre (féminin ou masculin) du personnage sur l’idée que les migrants se font de l’Europe : les protagonistes de sexe masculin portent tous deux le maillot de l’équipe française de football, les personnages féminins en revanche n’ont aucune représentation concrète de l’Europe, juste une vague idée transmise par ouï-dire. 5 Notons que les trois exemples étudiés comportent une telle traversée du désert - période de soif dans tous les sens du terme, entre la vie et la mort - à laquelle est accordée une place particulière. 6 Dans son article, Archer étudie comment, dans le film de Klapisch, l’image du Paris touristique change à travers le regard des autres personnages migrants qui vivent dans la métropole (Archer 2011 : 35). Migration et précarité 71 Arrivée de la carte postale au Cameroun (Paris 2008 : 00: 16) et scène finale à Paris (Paris 2008 : 01: 56) « Cette idée de l’Europe » (Chauvel 2007 : 13 : 5) Christiane Solte-Gresser 72 « Prostitution sans papiers » (Chauvel 2007 : 29 : 5) Quoique très peu réaliste et absolument intangible, cette idée de l’Europe représente l’unique chance de survie pour les clandestins. Tel est le constat que fait la voix narrative dans Trois Femmes puissantes : « […] ce que c’était exactement que cela, l’Europe, et où cela se trouvait, elle remettait à plus tard de l’apprendre » (NDiaye 2009 : 301 et 303 sq.). Si l’on compare les structures narratives des textes choisis, on constate qu’aucun des différents récits d’immigration clandestine ne donne une présentation chronologique des faits. La progression du récit est circulaire voire en spirale, à l’image d’un périple, lui-même non linéaire, à cause des divers tentatives, échecs et retours en arrière. En d’autres termes, aucun des récits n’avance vers une fin précise ; la fin de l’action reste volontairement ouverte. À la fin de son film, Cédric Klapisch boucle la boucle en terminant sur la carte postale du début replacée cette fois-ci dans son cadre d’origine. Son personnage Benoît doit repartir à zéro : c’est le début d’une nouvelle histoire, mais les autres épisodes du film exposent clairement que les problèmes ne font que commencer. Le roman de Marie NDiaye se caractérise également par une construction circulaire, instaurant ainsi une « poétique de la répétition » (Jordan 2008 : 149). Il se termine certes sur la mort de la protagoniste, mais dans ce passage décisif présenté en focalisation interne, Khady se transforme en oiseau lors de sa chute mortelle et vole par-delà des barbelés. Le contrepoint qui termine chacune des trois parties du roman de NDiaye fait continuer l’histoire là où Klapisch termine la sienne. Nous apprenons que Lamine, l’accompagnateur qui a trahi Khady, parvient à Migration et précarité 73 entrer en France, et qu’il se retrouve précisément dans la situation précaire qui caractérise les conditions de vie et de travail des migrants « ordinaires ». Pour subvenir à ses besoins, il travaille comme ouvrier occasionnel et partage une chambre avec d’autres étrangers en situation irrégulière (NDiaye 2009 : 332). Il s’agit là d’une situation, qui représente pour Khady, restée derrière les barbelés, un luxe inaccessible. Dans le roman graphique qui lui est consacré, Martine n’atteindra jamais l’Europe, comme sa compagne d’infortune Khady. Et son histoire ne se termine pas même sur un échec définitif. Le dernier panel de la bande dessinée montre une silhouette humiliée et recroquevillée sur elle-même, quelque part entre l’Algérie et le Maroc, en attente d’une nouvelle tentative d’émigration (Chauvel 2007 : 11 : 5) 7 . Martine recroquevillée sur elle-même (Chauvel 2007 : 11 : 5) 7 Les autres témoignages mis en bande dessinée s’organisent selon le même schéma, à savoir l’ouverture et la circularité de l’œuvre aussi bien au niveau de l’intrigue que sur le plan de la forme. Cette ouverture programmatique est accentuée par la sixième et dernière page blanche de chacune des neuf histoires, sur laquelle s’annonce le début du drame suivant (cf. Guillemot 2007). Christiane Solte-Gresser 74 III. L’épisode au sein de l’œuvre : un récit parmi d’autres Nous en venons maintenant à considérer l’importance des épisodes respectifs dans l’ensemble de l’œuvre à laquelle ils appartiennent. Dans l’ouvrage collectif Paroles sans papiers, chaque histoire raconte un destin individuel. Mais, par la valeur d’exemple qui leur est attribuée, les histoires figurent le sort de refugiés et d’immigrés sans nombre, chacune à travers un aspect particulier, en se consacrant à une des étapes du périple migratoire. Les destins diffèrent tant par les situations qu’ils décrivent que par leur mise en forme, le recueil faisant preuve d’une grande variété concernant le cadrage des vignettes, la mise en couleur, le choix du plan, la proportion du texte par rapport à l’image ou encore l’enchaînement des cases. L’album vise donc une hétérogénéité maximale, tout en assurant sa représentabilité. La construction de l’œuvre de Klapisch en revanche est autre. Si le film rassemble également des chemins de vie très divers, son réalisateur choisit de ne pas les organiser en une série d’histoires qui se suivraient. Dans ce film choral, Klapisch tisse une trame complexe où les destins se croisent et s’entrecroisent pour former une seule histoire sur Paris, un texte donc, tissu d’émotions que chaque personnage vient compléter à son tour. Au sein de cette « petite comédie humaine » (cf. Mandelbaum 2008), le clandestin Benoît occupe une place significative, puisqu’il est le seul à rester exclu de la ville. Les scènes tournées en dehors de la ville lui sont entièrement dédiées. À côté du récit migratoire de Benoît, d’autres personnages frôlant la précarité jouent un rôle important, comme les marchands de Rungis, un homme sans domicile fixe ou une famille beur d’immigrés de deuxième génération. Chacun des personnages du film incarne un type particulier, avec une perspective sociale, culturelle et politique sur Paris qui lui est propre. Ainsi la marginalisation et la précarisation sont-elles des thèmes récurrents aussi bien sur le plan formel qu’en ce qui concerne le contenu, au sein d’une œuvre à l’organisation pour ainsi dire schématique. Or Benoît n’est pas simplement marginalisé, il se trouve littéralement refoulé à l’extérieur. Six courtes saynètes qui lui sont vouées mettent en lumière de façon succincte et stéréotypée certains aspects de la migration. En raison de son statut social de clandestin, le destin de Benoît se trouve comprimé dans un bref récit fragmenté, par opposition à d’autres biographies plus imposantes, qui s’étalent sur plusieurs séquences. On pourrait reprocher à Klapisch de ne pas accorder assez de place aux victimes sans voix et sans visage. Mais une telle mise en scène correspond tout à fait à la réalité où l’espace réservé aux migrants dans la ville est précisément restreint. Dans le film Paris, l’histoire de Benoît se caractérise donc par des procédés narratifs tels que l’exclusion et la fragmentation, le contraste et la coupure étant les moyens utilisés pour Migration et précarité 75 rattacher les scènes les unes aux autres tant au niveau visuel qu’au niveau sonore 8 . Paris 2008 : 00: 45 Paris 2008 : 00: 46 Dans Trois femmes puissantes, l’histoire de Khady fonctionne à elle seule, mais elle entretient tout de même un rapport particulier avec les récits précédents. Le personnage de Khady est celui qui se voit octroyé le plus de place et de profondeur parmi les œuvres du corpus. Nous verrons plus tard dans quelle mesure cela est lié à des procédés tels que la voix narrative, la focalisation et la distance. Ce que nous pouvons retenir à ce stade, c’est que Khady est le 8 La musique (en l’occurrence L’Offrande musicale de Bach) semble constituer un moyen de passer d’un monde à l’autre. Comme Klapisch entreprend une représentation graduelle des différentes formes d’exclusion dans son film, on trouvera également des montages de séquences où le destin de Benoît est mis en relation avec la situation beur dans la métropole (cf. Paris 2008 : 00: 46 et 00: 48). Voir à ce sujet Archer 2011 : 34. Christiane Solte-Gresser 76 personnage duquel nous nous rapprochons le plus en tant que lecteurrécepteur. Vue à l’échelle du roman, l’histoire de Khady montre un visage particulier de la migration mêlée à la précarité. Elle la présente dans sa dimension la plus violente et la plus effrayante, une cruauté que les personnages des deux autres chapitres du roman, également touchés d’une manière ou d’une autre par la migration ou la précarité, préparent par leur histoire. Fanta, héroïne du deuxième récit, est une cousine éloignée que Khady doit rejoindre en France où elle travaille en tant qu’enseignante. Dans la première histoire, la figure de Khady apparaît comme jeune domestique chez le père de Norah. Ainsi, à travers cette continuité des personnages qui unifie le roman, nous sont présentés également différents regards sur le lien entre précarité et migration. Après avoir vécu de longues années au Sénégal avec son époux français, Fanta émigre avec lui en France, où son mari occupera un emploi précaire de vendeur de cuisine. Norah, avocate à Paris mariée à un Allemand, est contrainte de retourner au Sénégal, pour défendre son père qui est impliqué dans des affaires criminelles au sein d’une situation familiale conflictuelle. D’une manière générale, on observe chez Marie NDiaye une progression inéluctable vers la condition la plus bouleversante : celle de l’incontournable et puissante femme migrante du troisième récit dont la détresse ne laissera pas le lecteur indemne. IV. Thèmes et motifs : passage, limites et frontières dans le récit Par leur richesse en thèmes et motifs, les textes fournissent un vaste champ de comparaisons dont il ne sera possible d’explorer qu’un seul exemple dans ce contexte. Il y aurait certes beaucoup à dire sur la représentation de la violence et de l’exploitation économique et sexuelle, qui jouent un rôle majeur dans les exemples choisis. Or le discours sur la migration et la précarité n’apparaît pas uniquement comme un problème essentiellement lié au genre, donc à la condition féminine 9 . Les textes témoignent d’une volonté manifeste de transposer la réalité traumatisante sous forme esthétique 10 , ce qui se traduit par une répétition du thème général au niveau de certains motifs intratextuels. Ainsi, dans les œuvres retenues - et de manière générale dans l’ensemble de la littérature et la production artistique autour 9 Hommes ou femmes, tous les personnages subissent différentes formes de violence. La récurrence de la prostitution dans les textes montre à quel point l’humiliation, la violence, l’instinct de survie et l’exploitation sexuelle vont de paire. Or ce lien trouve une expression d’autant plus complexe dans la littérature que les limites entre la prostitution « volontaire », la prostitution forcée et le viol sont déjà floues dans la réalité. Il reste à souligner que l’effacement des sexes joue un rôle important dans les œuvres. 10 Au sujet du rapport entre l’art et le traumatisme psychique voir Solte-Gresser 2011 et 2012. Migration et précarité 77 de ce sujet - le thème de la migration s’exprime à travers la mise en scène de limitations spatiales et de situations de passage 11 . Barrières, postes de frontières, prisons, barreaux, rivages, murs et gouffres sont omniprésents, à tel point qu’ils dominent tous les paragraphes, les images ou les cases des œuvres du corpus 12 . Les expériences traduites sous forme de mots ou d’images constituent elles-mêmes des situations limites. Chaque œuvre a recours à des motifs à forte charge symbolique voire métonymique qui expriment le franchissement d’une limite. Par ailleurs, il est révélateur que le passage ait lieu simultanément dans les deux sens, comme l’a montré le motif de la carte postale dans l’épisode relatif à Benoît. Mais il existe un autre élément qui marque le transfert transfrontalier bilatéral chez Klapisch : il s’agit des fruits importés des quatre coins du monde et vendus au marché de Rungis. À deux reprises, le film insiste sur le fait que les avocats viennent directement du Cameroun et que les clémentines, en provenance de Corse, d’Israël et du Liban, cohabitent « sans problèmes » (Paris 2008 : 00: 19 et 01: 41). Dans « Une femme sur la route » nous avons également affaire à des objets qui symbolisent le passage de la frontière dans les deux sens, mais cela d’une façon nettement plus existentielle. On notera la présence des échelles confectionnées à la main pour escalader les barbelés, des balles de fusil tirées depuis le côté européen pour empêcher les clandestins de passer la frontière et des pierres que les villageois leur lancent (« des balles, des balles, des balles », Chauvel 2007 : 9 : 1 et 3, 11 : 4). Mais c’est chez Marie NDiaye que ce motif se décline de la façon la plus complexe par l’intermédiaire de l’image de l’oiseau, présente dans chacune des trois parties du roman. Dans le dernier chapitre, des corbeaux, oiseaux de mauvaise augure, accompagnent un remorqueur jusqu’à se confondre avec ce dernier (voir NDiaye 2009 : 282-284, 286 sq., 290), et au moment de la mort de la protagoniste un oiseau sans indications plus précises prend son envol et franchit la frontière. Dans le contrepoint du chapitre où il est question de Lamine, échoué à Paris, un ultime oiseau - qu’il s’agisse du même ou d’un autre - forme alors une passerelle imaginaire entre les deux clandestins inégaux (NDiaye 2009 : 333) 13 . 11 Cf. Struve (2009 : 195-203) qui qualifie ce phénomène d’« écriture du passage » (« Passagen schreiben »). 12 Cf. Mazauric (2012 : 59-77, surtout 67-70) qui étudie essentiellement du point de vue du contenu une vingtaine d’œuvres représentant la traversée migratoire de l’Afrique subsaharienne vers la France par rapport à leur position entre l’œuvre d’art et le témoignage (véridique). 13 Le parallèle avec l’« oiseau migrateur » n’est assurément pas fortuit ; voir à ce sujet Ippolito 2013. Pour la métaphore de l’oiseau, en particulier dans le troisième chapitre du roman, cf. Porfido 2010 : 36. Christiane Solte-Gresser 78 V. Voix, distance et perspective : mutisme et narration En tant que récepteur, notre rapport aux protagonistes varie selon leur mise en scène. Cette relation dépend en majeure partie de questions liées à l’authenticité et à l’auteur, questions qui seront discutées par la suite. Mais ces effets de distance ou de proximité proviennent avant tout des procédés narratifs employés, à savoir la voix, la distance et la perspective. Chacun des exemples illustre le problème central du mutisme, et cela d’au moins deux façons distinctes : outre leur statut politique et social qui leur vaut d’être ignorés par la société, les sans papiers ne se font point entendre, justement par crainte de se faire remarquer. Parallèlement, se pose la question de trouver une langue adéquate pour exprimer les souffrances vécues, aussi bien physiques que mentales suite aux maintes humiliations et tortures psychiques endurées 14 . Comme les auteurs des œuvres traitées poursuivent tous le dessein de donner une voix et un droit de cité à ceux qui sont exclus, refoulés ou marginalisés, il sera question une fois de plus de l’interaction entre le fond et la forme dans les récits migratoires. À la fois fragmenté et épisodique, le récit de la vie de Benoît se caractérise également par une grande distance narrative, ne livrant au lecteur qu’une vision extérieure et limitée des étapes de sa traversée. À aucun moment le film ne laisse entrevoir les pensées, ni même les perceptions du personnage. Le spectateur suit Benoît principalement de derrière, avec un cadrage sur ses épaules. Cette prise de vue empêche d’avoir accès à ce que voit, ou ce que ressent le personnage lors de son périple 15 . On retrouve un procédé similaire dans les bandes dessinées de l’album, mais il s’agit là d’un choix de perspective parmi d’autres. En effet, chacun des exemples combine à sa manière des échelles de plans (éloigné ou rapproché) et des angles de prises de vue (plongée ou contre-plongée) distincts. Dans « Une femme sur la route », l’agresseur de Martine est représenté dans un premier temps tel que la jeune femme le perçoit (focalisation interne), c’est-à-dire de façon fragmentaire, avec un regard inhumain et une attitude menaçante, transgressant toute limite. En revanche, le viol est rapporté d’un point de vue externe, mais avec une distance minimale à l’action, c’est à dire au moyen d’un gros plan. L’effet produit est ambivalent et dérangeant, oscillant entre le voyeurisme d’un côté et l’indifférence de l’autre, à l’image de celle des autres clandestins qui n’interviennent pas. 14 S’ajoute à cela la difficulté de s’exprimer non pas dans sa langue maternelle mais en français, qui constitue un aspect supplémentaire de cette problématique mais ne joue qu’un rôle secondaire dans les exemples choisis (voir entre autres Paris 2008 : 45: 30 ou Chauvel 2007 : 19-23 et 49-53). 15 Le contact visuel avec le récepteur est souvent absent, comme c’est le cas dans l’album de bandes dessinées (voir Chauvel 2007 : 25 : 4 et 7, 27 : 3). Migration et précarité 79 Chauvel 2007 : 11 : 2 Chauvel 2007 : 11 : 3 Dans le roman de Marie NDiaye, la voix narrative est certes hétérodiégétique, mais la focalisation interne y est à tel point radicale et la distance à l’histoire tellement minime que le récit de la fuite de Khady semble se présenter à travers ses yeux. Le lecteur partage la perte de repères Christiane Solte-Gresser 80 de la jeune clandestine, ses (mauvais) pressentiments, les souffrances qu’elle endure, mais aussi sa conscience inaltérable et son combat pour préserver sa dignité (cf. NDiaye 2009 : 294 sq.). En dehors de la question des niveaux du récit, il reste également à clarifier celle du rapport entre paroles et pensées dans le discours direct et le discours rapporté ainsi que le temps de la narration. Il est frappant de constater qu’aucun des personnages qui incarnent les clandestins dans le film, le roman ou la bande dessinée ne s’exprime à voix haute, du moins pas à l’intérieur du monde fictif. Aucun d’entre eux ne prend la parole ou ne parvient à se faire entendre 16 . D’une manière générale, on assiste à un échec de la communication entre les personnages sur tous les plans. Benoît prononce tout au plus trois ou quatre phrases dans l’ensemble du film. Dans une scène révélatrice, il tente d’entrer en contact téléphonique depuis la côte marocaine avec une jeune mannequin française à qui il avait annoncé qu’il émigrerait prochainement en France. Mais cette dernière ne le comprend pas ou prétend ne pas l’entendre. Paris 2008 : 01: 30 16 Au sujet de l’impossibilité de la parole, voire notamment l’article de Charles Bonn sur la littérature maghrébine (Bonn 2012 : 9-20, surtout 13). Migration et précarité 81 Paris 2008 : 01: 30 Les personnages autodiégétiques de la bande dessinée, quant à eux, parlent certes, mais pas à l’intérieur de leur propre narration ; par conséquent, l’album fonctionne quasiment sans bulles : les clandestins donnent un récit rétrospectif de leur histoire dans le « complément biographique » suite à une sollicitation explicite. Ils le font de façon anonyme et rudimentaire, dans une écriture saccadée et une langue hachée, caractérisées par des termes souvent abstraits, objectifs ou vagues et par de nombreuses répétitions quand la consternation est trop grande et que les mots leur manquent 17 . Enfin, la protagoniste du roman, Khady Demba, semble ne pas avoir parlé durant plusieurs années, et lorsqu’elle est contrainte à le faire, sa propre voix lui est étrangère. Par ailleurs, elle éprouve de grandes difficultés à déchiffrer la parole des autres et s’efforce de réduire ses mots au strict nécessaire lors de sa fuite vers la France (cf. NDiaye 2009 : 280-286). Or Khady parvient tout de même à se faire entendre, non pas sur le mode direct, mais par l’intermédiaire d’une instance narrative hétérodiégétique qui exprime ses pensées et ses sentiments. En tant que lecteur, nous avons accès à une perspective intérieure riche et abondante qui reste inconnue et inaccessible aux autres personnages de l’action. Le style se caractérise par une langue à la fois claire, précise et hautement poétique dont la syntaxe semble reproduire le motif de l’oiseau migrateur, image de la volonté inébranlable de l’héroïne : les phrases tortueuses s’étendent sur plusieurs 17 « On vous fait n’importe quoi, surtout si tu es une fille » (Chauvel 2007 : 7 : 3, cf. aussi 11 : 3), « Je ne sais pas », « Je ne sais pas » (Chauvel 2007 : 29 : 3, 4 et 5), voir également la répétition du mot « regarde » qui se rapporte aux blessures représentées dans le dessin de la case (Chauvel 2007 : 15 : 8 et 9). Christiane Solte-Gresser 82 lignes au delà des limites de la page, tâtonnent et se reprennent sans cesse, sans perdre pour autant le fil directeur 18 . Mais qui parle au juste, et de quelles expériences exactement ? Dans quelles circonstances et en quel nom cela se produit-il ? Le thème du récit de vie et de la « migration clandestine » ne conduit-il pas forcément à poser la question de l’auteur ? Rappelons qu’il s’agit d’étudier des œuvres artistiques et non de comprendre la réalité, et que l’explication d’une création littéraire ne peut se réduire à la simple dimension de son contexte biographique. Or il serait éminemment naïf ou apolitique de penser pouvoir faire l’impasse sur la dimension historique et réelle de ces récits de vie (cf. Mazauric 2009 : 74). VI. La question de l’auteur et de l’authenticité construite : le récit, entre création esthétique et reproduction de la réalité Dans chacune des œuvres étudiées le statut de l’auteur est ambivalent, affectant aussi bien le rapport entre l’auteur et le personnage, que celui entre l’auteur et l’instance narrative. Tous les récits oscillent, à des degrés différents, entre authenticité et création esthétique. Dans Paroles sans papiers, la succession de cases faites d’image et de texte ne constitue qu’une seule dimension de l’ouvrage, qui se voit complétée par les « compléments biographiques » précédemment cités et un dossier composé de données personnelles, de faits réels et de photographies 19 . Cet ajout stratégique en fin de texte sert de caution de vérité : à tout moment, le lecteur est conscient d’avoir affaire à des destins certes anonymes, mais absolument authentiques puisqu’ils appartiennent à des personnes concrètes et réelles. Les modifications apportées aux histoires racontées par les réfugiés eux-mêmes sont minimes. Dans l’ensemble, le texte des bandes dessinées correspond aux phrases des divers procès verbaux et déclarations officielles que les clandestins ont été amenés à faire, dans le cadre d’une demande d’asile par exemple. Ce n’est qu’une fois mis en image par la main des dessinateurs que ces récits de vie deviennent des créations artistiques : ces destins oubliés se transforment en histoires, sans exposer leurs protagonistes au danger d’une expulsion. L’art est mis au service d’une éducation politique, le contraste éclatant entre le texte et l’image ayant pour 18 Voir également les passages du texte où la syntaxe correspond au rythme du ballottement du bus qui achemine les migrants vers la mer (NDiaye 2009 : 285 sq.). 19 Le dossier retrace principalement l’histoire de l’immigration en France, mais donne également les noms d’organisations d’aide humanitaire et propose une sorte de glossaire avec des termes liés à l’immigration et un bref aperçu sur le statut juridique des sans papiers. Une série de photos accablantes en noir et blanc qui montre des camps d’accueil, de rétention ou des foyers de réfugiés vient compléter l’album, ainsi qu’une sélection de citations de personnalités publiques qui s’expriment au sujet de la politique migratoire en France. Migration et précarité 83 but de provoquer la consternation auprès du large public lecteur de bande dessinée et d’appeler à un comportement solidaire envers les « victimes » muettes. Cédric Klapisch traite la question de l’authenticité d’une façon distincte. Point de volonté didactique dans son film (du moins cette dimension n’estelle pas mise en avant), mais plutôt le désir de dresser un portrait complet de la capitale française. À l’image de son protagoniste Pierre (installé sur son balcon), Klapisch pose un regard de l’extérieur et surplombant sur la métropole et ses nombreux habitants 20 . Cette perspective eurocentrée sur la ville correspond à l’image qui prévaut parmi les Parisiens. En ce sens, le film donne une vision stéréotypée et peu différenciée du problème de l’immigration. Or le personnage de Benoît n’est pas interprété par un quelconque acteur, mais par Kingsley Kum Abang qui joue quasiment son propre rôle, ce qui influence le scénario en ouvrant une fenêtre sur la réalité. On pourra reprocher au réalisateur de banaliser le problème de l’immigration au profit de l’effet comique du film, lui qui avoue avoir été obligé de « dédramatiser » (cf. Jaeger 2008) le sort du réfugié. Mais le film a tout de même eu des répercussions positives sur la vie réelle du clandestin : grâce à la médiatisation de son histoire, Kingsley a eu la chance d’être régularisé. Entre Marie NDiaye et ses personnages s’établit un rapport plus complexe encore que chez les auteurs précédents. Quoique ayant des origines africaines, NDiaye n’a nullement vécu des expériences comparables à celles de Khady et elle refuse catégoriquement (et de juste droit ayant « été élevée dans un univers 100 % français ») l’étiquette d’« auteur francophone » (voir les propos de l’auteur dans : Kaprièlian 2009, Ungemuth 2009 et Ducournau 2009). Cependant, le motif de sa migration au sein de l’Europe (de Paris à Berlin) est précisément le même que celui ayant donné lieu à l’album de bande dessinée, à savoir la politique d’immigration de Nicolas Sarkozy. Mais dans le cas de l’œuvre de Marie NDiaye, l’intention n’est pas de traduire des histoires réelles en œuvre littéraire. L’auteur évoque certes divers reportages et documents sur des histoires de refugiés comme source d’inspiration de son roman, mais il s’agissait en premier lieu de donner une « matière littéraire à ces tragédies » et de les imprégner d’héroïsme (cf. Kaprièlian 2009). En ce sens, l’œuvre de Marie Ndiaye est donc également engagée, mais la dimension politique y est moins mise en avant que dans Paroles sans papiers. De la même manière que le film et la bande dessinée, ce roman met en scène l’abîme qui se creuse entre les perspectives interne et externe concernant le problème de l’immigration. Or, même si Khady Demba est la seule femme puissante à mourir et qu’elle semble être la moins 20 Dans son analyse, Archer montre comment la perspective sur la ville change à la fin du film et oscille entre une vision eurocentriste et celle d’une critique sociale formulée à travers le point de vue de Benoît (cf. Archer 2011 : 40). Christiane Solte-Gresser 84 authentique du corpus, elle reste pourtant, grâce à l’esthétique particulière qui se déploie dans le texte, celle qui marque durablement l’esprit du lecteur par son individualité et sa dignité 21 . VII. Précarité : images objectives, images subjectives Au terme de cette réflexion sur la précarité dans trois médiums aussi différents que la littérature, le cinéma et la bande dessinée, nous pouvons retenir les points suivants. Dans l’album Paroles sans papiers, aussi bien le dossier que la bande dessinée présentent de façon détaillée les principaux aspects économiques, sociaux et politiques de la précarité (bureaucratie, logement, nouvelles lois d’expulsion, prostitution, lutte pour le travail, etc.) qui touche les sans papiers en France, sans jamais employer le terme luimême. En revanche, pour les protagonistes des trois premières histoires, qui luttent pour survivre lors de leur traversée vers l’Europe, une situation précaire sur le sol français telle qu’elle est décrite dans les six histoires suivantes représente un luxe inaccessible. Dans le long-métrage Paris, la réflexion sur la précarité s’articule en premier lieu au niveau métafictionnel. Ainsi, on assiste au tournage d’un documentaire dans le film sur le Paris actuel, présenté du point de vue d’un professeur d’histoire pour qui la précarité existant dans Paris ne joue aucun rôle (cf. Solte-Gresser 2012). D’une manière générale, c’est par l’intermédiaire de l’ensemble des protagonistes, donc par les multiples regards portés sur la ville, que Klapisch conduit une réflexion sur les conditions de vie précaires qui touchent une grande partie de la population parisienne. Le constat reste le même que pour la bande dessinée : la précarité d’une assistante sociale se plaignant de ses conditions de travail, ou celle de la famille de Benoît déjà installée en France, n’est guère comparable à la situation des réfugiés. Si l’aspect « passager » mentionné dans la définition de l’état « précaire » s’inscrit tout à fait dans le contexte de l’immigration, il faudrait toutefois qu’une situation « dont on ne peut garantir la durée, la solidité, la stabilité ; qui, à chaque instant, peut être remis en cause» (c’est la définition du Trésor de la langue française), ait d’abord été atteinte par les réfugiés, avant qu’elle puisse être remise en cause. 21 Voir, à ce sujet, les propos de Marie NDiaye dans l’interview de Nelly Kaprièlan (2009 : 30). Andrea Grewe voit dans la littérature plus qu’une possibilité de détacher des destins personnels de la masse anonyme, comme le dit Marie NDiaye (Grewe 2012 : 707). Selon elle, la force du récit réside dans les nombreux intertextes en particulier de nature biblique qui complètent le portrait captivant de la protagoniste (cf. Grewe 2012 : 707-710). Catherine Mazauric conclut qu’en donnant indirectement la parole au migrants muets et en leur « assurant ainsi une résonance véritable », « l’œuvre d’art ou littéraire manifeste en quelque sorte sa supériorité par rapport au document » (Mazauric 2012 : 74 sq.). Migration et précarité 85 Dans le dernier chapitre du roman Trois femmes puissantes, le terme « précarité » n’apparaît qu’à trois reprises, mais cela de façon tout à fait significative. On assiste chez Marie NDiaye a une transposition de la réflexion autour de la migration et de la précarité sur le mode de la poésie, où s’exprime aussi bien l’imbrication de ces termes que leur différence conceptuelle. L’auteur différencie le sort de la refugiée des conditions de vie antérieures de la Sénégalaise qui vivait alors dans une sorte de « précarité ordinaire ». La situation de détresse actuelle, beaucoup plus alarmante que la précédente, est relativisée compte tenu de la personnalité de la protagoniste, consciente d’être forte et unique. Avec une telle attitude, à savoir une « précaire assurance en société [qui] l’avai[t] préparée à ne pas juger anormal d’être humiliée » (NDiaye 2009 : 264) Khady parvient non seulement à supporter « le précaire, l’instable attelage de son existence » (NDiaye 2009 : 301) mais aussi à le dépasser : Et elle ressentit alors si pleinement le fait indiscutable que la maigre fillette farouche et valeureuse qui discutait âprement le prix du mulet, et la femme qu’elle était maintenant, qui suivait un étranger vers un rivage semblable, constituaient une seule et même personne au destin cohérent et unique, qu’elle en fut émue, satisfaite, comblée, et que ses yeux la picotèrent, et qu’elle en oublia l’incertitude de sa situation ou plutôt que cette précarité cessa de lui paraître aussi grave rapportée à l’éclat exaltant d’une telle vérité (NDiaye 2009 : 277, je souligne). 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Écrire la pauvreté - et la précarité Les représentations littéraires de la pauvreté - ainsi que celles de sa sœur cadette, la précarité - sont, à quelques exceptions près 1 , rarement évoquées dans les débats actuels dans le domaine des études culturelles. De plus, nous sommes encore très loin de savoir comment la pauvreté était conçue et décrite à différentes époques et quels sont les liens entre l’art et la littérature dans ce domaine. Cela est d’autant plus surprenant que la littérature et l’art nous fournissent un très riche stock d’images qui à leur tour influencent fortement la manière de penser la pauvreté à une époque donnée. Comment donc parler de la paupérisation à la suite de l’industrialisation du XIX e siècle sans tenir compte des romans de Charles Dickens ou d’Émile Zola ? Et comment comprendre les transformations de ces représentations à l’époque de la crise économique en Europe, sans la percevoir en filigrane dans les reportages sur le Berlin pauvre de 1932 ou dans le roman Quai des brumes de Pierre MacOrlan (cf. Zimmermann 2009; Oexle et al. 2013) ? Le regard de romancières comme Irmgard Keun (La Jeune Fille en soie artificielle) et Jean Rhys (Voyage dans les ténèbres) nous est également précieux en ce qu’il nous livre une vision genrée de la problématique ; et le rapport entre consommation de drogues et pauvreté trouve des représentations littéraires particulièrement émouvantes dans le journal de l’écrivaine cocaïnomane Mireille Havet, surtout les pages consacrées aux années 1927-1928. Dans son roman de 1933 intitulé Dans la dèche à Paris et à Londres, George Orwell entraîne quant à lui ses lecteurs dans les bas-fonds des grandes capitales européennes. Enfin, comment parler de la pauvreté sans évoquer Louis- Ferdinand Céline et son roman Voyage au bout de la nuit qui nous transmet, notamment dans sa dernière partie localisée dans la banlieue de « Rancy »- Clichy, une des images saisissantes de la « grande pauvreté » (Gueslin 2004) après la crise de 1929 ? Comment toute sociologie ou toute historiographie de la pauvreté soucieuse d’aller au-delà d’une approche purement 1 Voir à ce sujet le volume collectif Penser la pauvreté (1996), le dossier « armut/ poverty » de la revue figurationen (2007), et le recueil collectif dirigé par Elke Brüns, Ökonomien der Armut. Soziale Verhältnisse in der Literatur (2008). Margarete Zimmermann 90 statistique du problème saurait-elle renoncer à ces tableaux de la pauvreté et à la mémoire des pauvres qu’Albert Camus a tenté de reconstituer dans son autofiction Le Premier Homme ? Par ailleurs, la recherche actuelle constate que les définitions « absolues » et positivistes de ce phénomène social sont inadéquates. Le politiste Christoph Butterwegge souligne également l’importance des images mentales de la pauvreté que se forge une société à un moment donné. Son livre Armut in einem reichen Land (Être pauvre dans un pays riche) de 2009 marque un tournant dans la recherche en ce qu’il montre combien notre perception de la pauvreté est influencée par les images des médias et la façon dont ceux-ci présentent la pauvreté des pays du dit « Tiers Monde ». Si l’on veut aborder cette problématique et analyser la contribution de la littérature à la création d’un imaginaire de la précarité et de la pauvreté, quelques réflexions préalables s’imposent. Bien qu’il soit fréquemment employé dans les médias, le terme de précarité est problématique car il désigne un phénomène difficilement cernable, une sorte de « flottement social entre pauvreté et aisance » (Butterwegge 2009 : 25). Son emploi est d’autant plus difficile qu’il présuppose une définition préalable de la pauvreté, d’un phénomène multidimensionnel comprenant des aspects économiques, sociaux et culturels. Une catégorie semble toutefois pouvoir servir de passerelle entre la pauvreté et la précarité : celle de l’exclusion, avec ses rituels et processus visant à interdire à des individus ou à des groupes d’individus l’appartenance à des « configurations sociales, culturelles, politiques ou religieuses » (Raphael 2011 : 46). Dans ce domaine de l’exclusion - qui implique aussi celui de l’inclusion -, les frontières entre la pauvreté et la précarité sont cependant floues. Les réflexions suivantes se fondent sur la définition de l’historien Otto Gerhard Oexle qui appréhende la pauvreté comme un « fait social total » (Oexle 2012 : 4) en se référant à la fois à des aspects économiques, sociaux et culturels. Il établit sa définition sur plusieurs critères qui entrent en ligne de compte selon la situation donnée et le moment historique : le seuil de subsistance c’est-à-dire le manque des choses indispensables à la vie - l’invalidité physique et le dénuement des malades, des détenus, des voyageurs de certaines époques et des migrants - et le manque de pouvoir social. À l’instar de Georg Simmel, il conçoit la pauvreté comme un état non absolu mais relationnel (cf. Oexle 2012 : 3 sq.) qui dépend de facteurs divers comme celui de l’appartenance à une culture, à une époque historique ou à un groupe social. Ces problématiques sont au centre du livre de l’auteure franco-indienne Shumona Sinha (née en 1973), l’une des découvertes de la saison littéraire 2011. Son livre au titre à la fois littéraire et provocateur Assommons les pauvres ! , publié aux éditions de L’Olivier et couronné par le prix Valery Immigration et exclusion 91 Larbaud en 2012, parle de deux formes de manque et de fragilité sociale qui appartiennent à des temps fictionnels différents. Il y est question d’une part de pauvreté au sens du manque des choses essentielles à la survie et en même temps d’une précarité définie par l’absence de continuité permettant de « construire une vie ». Cette situation appartient à un passé lointain en Inde et n’est évoquée que par des analepses. C’est la pauvreté absolue qui incite des groupes d’étrangers à émigrer en Europe - où elle ne suffit pourtant pas à convaincre les autorités administratives de la nécessité de les accueillir définitivement : D’ailleurs on n’avait pas le droit de prononcer le mot misère. Il fallait une raison plus noble, celle qui justifierait l’asile politique. Ni la misère ni la nature vengeresse qui dévastait leur pays ne pourraient justifier leur exil, leur fol espoir de survie. Aucune loi ne leur permettrait d’entrer ici dans ce pays d’Europe s’ils n’invoquaient des raisons politiques, ou encore religieuses, s’ils ne démontraient de graves séquelles dues aux persécutions. Il leur fallait donc cacher, oublier, désapprendre la vérité et en inventer une nouvelle. Les contes des peuples migrateurs. Aux ailes brisées, aux plumes crasseuses et puantes. Aux rêves tristes comme des chiffons (Sinha 2011 : 11). La seconde forme de dénuement abordée et à laquelle font face les migrants qui échouent en France est celle des marginaux de la société française soumis à toute une série de mécanismes d’exclusion. La situation des immigrants se caractérise par une faiblesse sociale et un manque de liberté - celle d’aller et de vivre où l’on veut, comme l’évoque une citation de La Barque silencieuse de Pascal Quignard mise en exergue au début du livre. Les demandeurs d’asile tentent de franchir l’étape décisive de la reconnaissance de leur statut de réfugié politique en produisant des « discours » libérateurs au sens précédemment décrit. Par un geste aussi violent que celui de Baudelaire, Shumona Sinha réintroduit la figure du pauvre dans la littérature où « le pauvre fait défaut » (Grivel 1996 : 37) et nous livre l’un des textes les plus originaux et intéressants tant par sa forme (poétique) que par le choix d’une narratrice intradiégétique et culturellement « hybride ». II. Migrations : de Calcutta à Paris Shumona Sinha, née en 1973 à Calcutta et élevée dans un milieu relativement aisé, se passionne tôt pour la littérature et obtient en 1990 le Prix du meilleur poète du Bengale. À l’âge de 28 ans, elle émigre en France, s’installe à Paris en 2001 et fait des études littéraires à la Sorbonne. Sous le nom de Sumana Sinha elle publie en 2007 avec son mari, le poète Lionel Ray, l’anthologie de poésie bengalie Tout est chemins. Margarete Zimmermann 92 Un an plus tard et également sous le nom de Sumana Sinha, paraît Fenêtre sur l’abîme, son premier roman français. Elle y pratique ce que Ottmar Ette appelle le ZwischenWeltenSchreiben, une « écriture entre les mondes » (Ette 2005). Le roman retrace l’histoire d’une jeune Indienne ayant quitté Calcutta et sa famille pour aller vivre à Paris où elle fait lentement son chemin dans les milieux intellectuels. C’est un premier roman qui possède d’indéniables qualités littéraires malgré quelques faiblesses stylistiques, jouant de manière souvent amusante et parfois mélancolique avec le décalage entre les continents, les cultures et les sexes. Il contient déjà en germe une réflexion sur l’état intermédiaire d’une narratrice qui tente de marquer ses distances par rapport au groupe d’immigrés auquel elle a cependant conscience d’appartenir : Comme par hasard, pour la première fois à Paris, je me vois entourée de Tamouls et de Bangladeshi et de Pakistanais. Je découvre mille et une façons d’insister, de résister, de s’imposer, ici en France, et cela me fait peur. Être du côté des fougueux, des rusés, des étrangers, des malvenus, me fait peur (Sinha 2008 : 106). Comme dans Assommons les pauvres! la violence est ici déjà omniprésente, tout d’abord dans une scène originelle familiale, un geste initial provoquant une rupture qui hante désormais les rêves de la protagoniste et revient sans cesse au fil du roman à la manière des « métaphores obsédantes » de Charles Mauron. Fenêtre sur l’abîme s’ouvre en effet sur la scène suivante : après des ébats sexuels avec son amant marié et appartenant au corps diplomatique français, ébats qui culminent dans un acte de violence réclamé par la narratrice intradiégétique - « ‘Viole-moi! ‘ je lui disais » (Sinha 2008 : 7) -, et après un retour à la maison parentale, le souvenir d’une autre scène de violence ressurgit sous forme de rêve-cauchemar nocturne : Cette nuit même […] je revois mon père me battre, dans mon rêve allongée par terre, j’avais les jambes repliées contre ma poitrine pour protéger mes seins, mais peut-être je n’y arrivais pas […], je prenais des coups à droite, à gauche […] et je voyais, à travers le voile noir de mes cheveux qui cachaient ma figure, ma mère arracher de mon tiroir, au chevet du lit, des lettres, des mails imprimés, des billets d’avion, et enfin plusieurs plaquettes de pilules contraceptives. Elle se jetait sur moi elle aussi (Sinha 2008 : 7 sq.). Dans ce rêve, le couple parental s’unit dans l’exercice de la violence envers leur fille qui à son tour se transforme en victime et tente de se protéger en adoptant une position fœtale. Derrière le « voile noir » de ses cheveux, elle semble porter le deuil de son malheur et de sa liberté perdue tandis que sa mère, tel un détective, fouille dans son intimité, notamment dans son Immigration et exclusion 93 « tiroir » 2 en quête de preuves et de signes d’une libération sexuelle et d’un acheminement vers d’autres horizons. Parallèlement à ses activités littéraires, Shumona Sinha travaille comme traductrice juridique auprès de l’OFPRA, l’Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides, à Versailles. Elle relate et transpose quelques-unes des expériences vécues dans le cadre de ces activités pour l’OFPRA dans Assommons les pauvres! Dans la presse, ce « roman aussi étonnant par le choix de son sujet que par sa langue et l’énergie sauvages qu’y déploie son auteur » (Weitzmann 2011) trouve un écho plus que bienveillant. Calcutta, son troisième roman, paraît en 2014. III. Passages : de la précarité à la pauvreté Le début d’Assommons les pauvres! nous met en présence d’une protagoniste « lasse et accablée […] sur le sol moite de [s]a cellule » (Sinha 2011 : 9) qui commence à raconter son acheminement vers cette situation par des analepses 3 . Le cadre du récit est celui d’un interrogatoire dans un de ces « non-lieux » (Augé 1992) qui caractérisent les villes post-modernes, dans « une pièce souterraine, fermée et sans fenêtre. Dans le parking, au sous-sol de cet immeuble, qui me semble complexe » (Sinha 2011 : 14 sq.). La narratrice y affronte un enquêteur au « sourire […] blond et embarrassé » qu’elle baptise du nom kafkaïen de « Monsieur K. », « à cause de son nom long et crissant que j’ai du mal à retenir » (Sinha 2011 : 1 sq.). Après son travail, la jeune interprète a commis dans un RER un acte de violence à l’encontre d’un immigré l’ayant reconnue comme celle qui l’avait interrogé et l‘ayant ensuite attaquée dans un « discours injurieux » (Butler 2008). Le but de l’interrogatoire est d’expliquer rationnellement « pourquoi j’avais attrapé la bouteille de vin et l’avais fracassée sur le crâne de ce type » (Sinha 2011 : 15). Une autre forme de réflexion sur la violence féminine et de mise en abyme de ce geste est d’ailleurs introduite, de manière discrète, par le biais d’un intertexte : à ses moments perdus, dans les pauses entre les entretiens et son travail de traductrice, la protagoniste se plonge dans un « livre à couverture blanche et rayures verticales en relief » (Sinha 2011 : 113), livre donc paru aux éditions P.O.L. et dont le titre s’avère être Syngué sabour. Pierre de patience d’Atiq Rahimi (cf. Sinha 2011 : 115). Tout comme le récit de 2 Ce qui n’est pas sans rappeler les multiples versions du motif de La femme aux tiroirs dans l’œuvre de Salvador Dalì où le tiroir n’est pas seulement le lieu des secrets féminins mais aussi, en s’inspirant de Freud, une clé de son subconscient. 3 Ce déclencheur de la narration rappelle la situation narrative du roman Le dernier jour d’un condamné (1829) de Victor Hugo. Margarete Zimmermann 94 la narratrice, ce roman culmine dans un geste de violence, l’assassinat du mari par son épouse. L’enquêteur n’arrivera jamais à expliquer de façon rationnelle le geste de « la femme de couleur » ayant frappé « un homme de couleur » (Sinha 2011 : 19) car les deux pôles de communication ne communiquent pas, ils en sont incapables en raison de leurs différentes conceptions de la « vérité » et de leurs écarts intellectuels : une fois de plus, la jeune femme est dans une position de supériorité tout en subissant une forme de violence symbolique, attribut de la « domination masculine » (Bourdieu 1998). Celle-ci se manifeste dans les scènes évoquant les interrogatoires des demandeurs d’asile où la narratrice-protagoniste se sent dévalorisée par l’attitude des demandeurs d’asile et des autres traducteurs à son égard (cf. Sinha 2011 : 86 sq., 110 sq., 125 sq.). L’introduction de l’enquêteur est un procédé narratif assez habile, car ce personnage a encore une autre fonction : cet homme « de bonne volonté » qui malgré sa gentillesse apparente ne cesse de tomber dans les pièges du racisme et de l’eurocentrisme, sert de miroir aux lecteurs et les met en garde contre ces pièges. Dans sa fonction de traductrice et d’intermédiaire entre les étrangers et les autorités françaises, le personnage principal pratique « la gymnastique des langues » (Shinha 2011 : 10) 4 . C’est une jeune femme écrasée, « assommée » par les voix et les discours de désespoir et par toutes les tentatives de sauvetage qu’elle écoute chaque jour et qui la hantent même la nuit : Longtemps après que j’étais sortie de ces bureaux, la nuit, les mots revenaient chez moi dans la pièce nue. Leur bruit confus la remplissait, la débordait. Certaines nuits je me réveillais étouffée, comme noyée dans la marée montante des chuchotements, des murmures et des cris (Sinha 2011 : 41). Les vingt-deux chapitres du recueil - vingt-deux poèmes en prose - ont des titres poétiques, parfois métaphoriques dont la signification ne se révèle qu’au fil de la lecture. Ils font souvent référence au domaine de la nature, à un imaginaire botanique, zoologique ou géologique mais aussi à des passages de l’humain au végétal ou animal (« Les cerises dans la bouche », « La femme-glycine », « L’homme qui avait chez lui un goyavier » ou « Le pays d’argile »). Ces mini-récits poétiques placés à l’intérieur du macro-récit de l’interrogatoire de la narratrice par Monsieur K. sont également hétérogènes quant à leurs sujets : ils présentent des instantanés du 4 Ce point de départ et cette construction rappellent le roman Cheveu de Vénus (2007) de l’écrivain russe Mikhail Chichkine. Le protagoniste travaille comme traducteur et « Drogman du bureau des réfugiés du ministre de la Défense du Paradis » (Chichkine 2007 : 17) et cette fonction d’intermédiaire entraîne ici aussi des troubles psychosomatiques (cf. Chichkine 2007 : 27 sq). Immigration et exclusion 95 quotidien, sont centrés autour de problèmes philosophiques comme « la vérité », ou suivent, comme dans « La vie zébrée », la narratrice-interprète dans son travail où elle est confrontée aux récits des demandeurs d’asile. On observe une alternance entre deux types de textes : d’une part, ceux à dominance vocale où s’entremêlent la voix de la protagoniste-narratrice, celle des hommes et des femmes interrogés, celle de Lucia, une Russe un peu caricaturale et l’objet du désir de la narratrice, et celle de Monsieur K. D’autre part, des passages descriptifs souvent écrits dans un langage poétique, hybridé par l’intégration de lexèmes étrangers évoquant les pays d’origine des migrants. Le récit est parcouru par une réflexion sur les différentes formes de la violence, une violence fortement genrée. Celle-ci se trouve à l’intersection d’un imaginaire historique de la violence féminine telle qu’elle est représentée par des figures de l’Ancien Testament comme Jaël et Judith et ses représentations actuelles dans le cinéma et les médias (cf. Regina 2011 : 226 sq.). Chez Shumona Sinha, cette problématique a ceci de particulier que la protagoniste est à la fois l’objet d’une violence sous-jacente et genrée, celle de ses compatriotes, et un sujet violent qui se défend contre les agressions verbales d’un immigré en commettant un acte de violence (en cassant une bouteille sur le crâne de cet homme). La victime devient ainsi agresseur et tente de renverser les rôles. Mais tout se complique encore, car ces actes seraient impensables sans leur contexte social anxiogène, générant agressions et violences : celui de l’existence précaire des migrants dans un pays européen. Le texte hybride par sa forme, car à la fois narratif, poétique, analytique et lyrique, occupe une position tout à fait particulière dans le corpus qui nous intéresse ici, semblant ainsi contredire l’hypothèse selon laquelle il serait difficile, voire impossible d’associer pauvreté et esthétique (cf. Brüns 2008 : 12). Parmi les problèmes sociaux évoqués dans ce livre, seul celui de l’exclusion, et de l’imaginaire des lieux et des non-lieux liés à celle-ci, retiendra ici notre attention. Le livre frappe dès son titre où résonnent à la fois un appel à la violence et un écho presque trop insistant au célèbre poème en prose baudelairien, choisi pour la thématique de la violence et la réflexion sur les rapports entre l’intellectuel et le pauvre. Chez Shumona Sinha, ces rapports se compliquent par l’introduction d’une dimension genrée et postcoloniale : le personnage central - et sans nom - est une jeune intellectuelle d’origine étrangère, « une femme de couleur » (Sinha 2011 : 19), passée « des Pays du Sud » à « ceux du Nord » (Sinha 2011 : 13). Comme dans bon nombre d’écrits contemporains, notamment dans les derniers livres de Fatou Diome, Marie NDiaye, Jean-Marie G. Le Clézio et Léonora Miano, nous avons ici aussi affaire à un narratif centré sur la problématique des migrations contemporaines et qui, par l’accentuation des Margarete Zimmermann 96 « negotiations with otherness and boundary crossings » se situe « at the very center of French literary history » (McDonald et al. 2010 : X). On y lit également, comme dans l’histoire de Khady Demba dans Trois femmes puissantes de NDiaye ou dans le récit « Barsa, ou barsaq » de l’Histoire du Pied de Le Clézio, une accusation des « passeurs » sans scrupules qui s’enrichissent sur le dos des migrants et les exposent au risque de mourir durant leur périple. Ce qui rend l’approche de Shumona Sinha particulièrement intéressante - et irritante - c’est le choix d’une narratrice intradiégétique incarnant une position difficilement cernable, « précaire » et intermédiaire à plusieurs égards. Le « je flamboyant de Shumona Sinha » (Szulc 2010) et celui de sa narratrice se situent à l’intersection des cultures, des langues, des couches sociales et des genres : entre le pôle français auquel elle aspire et son appartenance au groupe des immigrés, ces « citoyens du village mondial, tous ensemble et en même temps si seuls, [qui] se dispersent à l’infini » (Sinha 2011 : 23). Ce « je » féminin est présent dès le début du livre où il est montré dans un état de « pauvreté sociale » car emprisonné et privé de liberté. Mais dans un flash-back vers un passé aux contours encore flous, ce moi se fond bientôt dans un « nous » doté d’un certain pouvoir social, créant ainsi en même temps une distance par rapport aux autres immigrants : Lasse et accablée, je m’abandonne sur le sol moite de ma cellule et je pense encore à ces gens-là qui envahissaient les mers comme des méduses malaimées et se jetaient sur les rives étrangères. On les recevait dans des bureaux semi-opaques, semi-transparents, dans les zones périphériques de la ville. J’étais chargée, comme beaucoup d’autres, de traduire leurs récits d’une langue à l’autre, de la langue du requérant à la langue d’accueil (Sinha 2011 : 9). En même temps, l’origine bourgeoise de la narratrice (cf. Sinha 2011 : 14 sq.) la distingue de la grande majorité des immigrés, non seulement sur le plan social et intellectuel mais aussi du fait de sa perception des rôles genrés. Cela crée un fossé entre elle et ses « clients » auxquels elle reproche de se complaire dans la nostalgie d’un ordre qui n’est plus le sien et où la violence contre les femmes était à l’ordre du jour : Dans le bon vieux temps, celui qui avait précédé toutes ces péripéties de mer en mer et de bureau en bureau, quand les hommes qui cultivaient le riz et vendaient des épices rentraient chez eux sans devoir montrer des milliers de papiers, ils auraient donné une taloche à la femme qui leur aurait porté la tête haute, voix élevée, aurait fouiné dans leurs secrets, prétendu les mettre face à leurs propos erronés, contradictoires. Ce qui était absurde, c’était qu’une femme les interroge et qu’eux, les hommes, lui répondent (Sinha 2011 : 27). La narratrice se situe à l’intersection de l’inclusion et de l’exclusion, entre une situation sociale qui est celle d’une intégration sociale pourtant toujours Immigration et exclusion 97 fragile et « précaire », ce qui explique les efforts qu’elle entreprend pour établir des frontières et une nette ligne de démarcation entre « ces gens-là » et elle-même. À cela vient s’ajouter une forte ambiguïté de l’auteure à l’égard de l’écriture autofictionnelle, ambiguïté qui s’est du reste soldée par son licenciement à l’OFPRA, ses supérieurs lui reprochant en effet d’avoir fait de l’autofiction à leurs frais et de ne pas leur avoir soumis son manuscrit avant sa publication. IV. Lieux et « non-lieux » Pour la thématique de l’inclusion et de l’exclusion, les lieux et les objets qui marquent leurs frontières - notamment des portes qui s’ouvrent ou se ferment - jouent un rôle important. Dès le début du texte, la narratrice déclare qu’elle a « claqué la porte au nez de [s]on compagnon et celle aussi du bureau où [elle] travaillai[t] » (Sinha 2011 : 10). Ces portes fermées marquent le début d’une « année de ruptures, de pénurie, manque de tout. La ville me semblait s’être renfermée sur elle-même » (ibid.). En même temps, la protagoniste s’investit dans une lutte contre ces portes fermées qui symbolisent l’exclusion de celle qui voudrait « entrer » et qui renvoient à un imaginaire kafkaïen 5 : Ses portes étaient de nouveau lourdes. Vertes, grandes, en bois ajouré, avec des poignées de fer que le temps avait lissées et assombries, elles ne bougeaient plus sous mes mains. Parfois, le corps entier appuyé dessus, j’essayais de les pousser comme pour faire remonter un bateau coulé. C’était angoissant de voir les portes fermées dans une ville, dans un pays où l’on avait mis tant de soin pour les ouvrir (Sinha 2011 : 10). Enfin, une porte s’ouvre à nouveau avec la proposition d’un « travail d’interprète » (ibid.), une activité professionnelle qui fait de la narratrice un garde-frontière par excellence, celle qui décidera de l’inclusion ou de l’exclusion des demandeurs d’asile. Cet emploi nous fait découvrir des topographies variées qui répondent à des besoins divers. On peut les classer selon un schéma triadique de la Divine Comédie de Dante qui descend du « paradis » - Paris où la narratrice a su se faire une place minuscule - vers les « limbes » de la banlieue avec un premier type de « non-lieu », les « bureaux tristes qui recevraient une foule de gens qui n’étaient pas, qui ne seraient jamais, probablement, de ce pays » (Sinha 2011 : 21). C’est un lieu de transit caractérisé par un rapport triangulaire entre « demandeur, officier et traducteur » (Sinha 2011 : 25), un lieu où toute forme de sociabilité et d’hospitalité à l’égard des étrangers est absente, voire interdite. La dernière étape de l’« enfer » est celle des lieux modernes de la « disqualification 5 Voir à cet égard Franz Kafka, Devant la loi (1915) et Le coup sur la porte (1917). Margarete Zimmermann 98 spatiale » (Paugam 2005 : 188 sq.) et des ghettos situés « au-delà de la périphérie », aux confins de la ville où s’étend un autre plan, celui des terrains vagues et des non-lieux, où la narratrice « se perd » : Aucun repère. Autour de la place, c’était une reproduction mesquine des mêmes marchandises pauvres et hideuses. Le ciel jaune pisseux n’arrangeait pas l’affaire. Le quartier entier était un bazar en plein air, une poubelle ouverte. […] Le tout avait l’air d’un chantier abandonné. C’était un ghetto. Un autre pays. Celui que j’avais réussi à laisser derrière moi. Il était impossible de croire qu’il existait encore une ville lumineuse pas très loin d’ici. Le métro m’avait emmenée au bout du tunnel au bout du monde dans ce pays poubelle envahi par les méduses mal-aimées. Les hommes rôdaient en troupeaux çà et là (Sinha 2011 : 121) 6 . Le fait que « l’Association qui les [les immigrants] accueillait, les conseillait, les consolait » (Sinha 2011 : 120) se situe précisément en ce non-lieu par excellence, « le contraire de l’utopie », car « il n’abrite aucune société organique » (Augé 1992 : 140) et crée « de la contractualité solitaire » (Augé 1992 : 119), est d’une ironie grinçante. Mais c’est là que se taisent les discours mensongers et c’est là que se révèle, sans aucun masque, la « misère » des immigrants. Ce « pays poubelle » que la narratrice a pu fuir est un haut-lieu de l’exclusion et de la pauvreté. Face à la multitude de ces non-lieux, les refuges sont aussi rares qu’exigus. Ce sont des lieux de la vie privée et de l’intimité comme le « chez moi, dans la pièce nue » (Sinha 2011 : 41), un « studio de célibataire » (Sinha 2011 : 89), qui devient les coulisses d’une aventure sexuelle ratée (et hautement comique). Celle-ci provoque un autre « claquement de porte » - « J’ai claqué la porte. J’ai bouché tous les chemins, les moindres sentiers » (Sinha 2011 : 92) - et une rupture affective. V. En guise de conclusion Dans Assommons les pauvres! , une œuvre caractérisée par un très haut degré de littérarité, Shumona Sinha met en lumière certains mécanismes de l’exclusion et des existences précaires aux confins de la pauvreté. Elle leur donne une forme originale imbibée de références intertextuelles, transgressant sans cesse les frontières entre prose poétique et récit factuel et elle se sert d’une voix de narratrice intradiégétique opérant elle aussi des transgressions multiples : entre les frontières géographiques et culturelles, entre l’inclusion et l’exclusion, entre l’objet et le sujet du désir et entre les rôles genrés. Sa voix s’articule autour d’une situation précaire caractérisée 6 La métaphore des « méduses mal-aimées » évoquant les migrants est une métaphore-clé qui parcourt le texte. Immigration et exclusion 99 par une position intermédiaire et par conséquent fragile qui tente de négocier entre des groupes différents sans appartenir vraiment à aucun d’entre eux. L’attitude de cette narratrice oscille entre distance et proximité par rapport aux « méduses mal-aimées », au groupe d’immigrants auquel elle ne cesse d’appartenir sans en faire tout à fait partie et qu’elle risque de rejoindre suite aux conséquences de son geste violent. Dans une perspective plus vaste, le texte de Shumona Sinha traduit la sensibilité accrue de la littérature contemporaine pour les formes diverses de la précarité et de la « nouvelle pauvreté ». Un seul exemple : pour la rentrée littéraire de 2013/ 14 Les Renards pâles de Yannick Haenel, un roman auquel la presse a réservé un accueil mitigé 7 , témoigne de cette sensibilité. Le récit est localisé dans un 20 e arrondissement et dans un pays morose où « le taux de suicide ne cesse de progresser » (Haenel 2013 : 33) et où Jean Deichel choisit de vivre dans une voiture 8 avant d’abandonner sa « colère immobile d’un homme reclus dans sa R18 » (Birnbaum 2013 : 2) et de rejoindre le groupe révolutionnaire et anarchiste des « renards pâles » 9 . Dans la deuxième partie, le roman se transforme en manifeste politique, avec le récit du rassemblement de tous ceux qui souhaitent abolir les structures de pouvoir actuelles : c’est « l’insurrection des masques » (Haenel 2013 : 170) contre le capitalisme et l’ordre établi, inspirée des théories de Walter Benjamin 10 , de Karl Marx 11 et de l’anarchiste Max Stirner dont les œuvres forment le sous-texte philosophique de ce roman. Mais le roman de Yannick Haenel n’en est pas moins poétique comme le montre l’image (sonore) sur laquelle il se termine : Sous nos masques, un murmure s’élève. C’est la voix du Renard pâle. Il s’est mis à chanter. Sa parole ouvre en chacun de nous une espérance, elle transmet son feu à tous les masques, elle salue le ciel et les étoiles (Haenel 2013 : 175). 7 Tandis que Jean Birnbaum dans Le Monde des livres du 23 août 2013 se montre enthousiaste, d’autres critiques, comme par exemple Jérôme Dupuis dans L’Express du 22 août 2013, sont plus réservés. 8 Il s’agit là de ce que Serge Paugam appelle une « rupture » sociale, « le produit d’une accumulation d’échecs qui a conduit à une forte marginalisation » (Paugam 2000 : 10). Sa transformation en motif littéraire se trouve déjà dans l’« ethnofiction » de Marc Augé, Journal d’un SDF, publié en 2011 ; voir à cet égard Cuntz 2013. 9 Cette figure aux faces multiples renvoie à un « dieu dissident » dans la culture des Dogon (cf. Haenel 2013 : 111 sq.) où les masques jouent un rôle important. Le « renard pâle » sert à la fois d’emblème de l’insurrection finale des « sans » (logement, papiers, travail) que de lien avec la culture du Mali, le pays d’origine des éboueurs africains à Paris qui font partie du groupe des « sans ». 10 En exergue du roman une citation de Walter Benjamin : « Vaincre le capitalisme par la marche à pied. » 11 Par l’intermédiaire de son livre sur La Guerre civile en France est introduite la mémoire de la Commune qui à son tour sert de sous-texte pour l’insurrection des « renards pâles » à la fin du roman. Margarete Zimmermann 100 Bibliographie Augé, Marc (1992), Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil. Birnbaum, Jean (2013), « Yannick Haenel. L’insurrection des spectres », Le Monde des livres (23.8.2013), p. 1-2. Biron, Michel ; Popovic, Pierre (éd.) (1996), Écrire la pauvreté, Toronto, Gref. Bourdieu, Pierre (1998), La Domination masculine, Paris, Seuil. Brüns, Elke (éd.) (2008), Ökonomien der Armut. 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À propos de quelques concepts traditionnels de la pauvreté dans Versailles de Pierre Schoeller Ouverture De prime abord, le nom de « Versailles » ne fait certainement pas penser au phénomène de la précarité. Au contraire, plus que tout autre, il illustre la notion de « richesse » sous toutes ses formes : économique, politique, artistique. C’est pourtant précisément cette association insolite entre l’emblème ancien de la surabondance et la dure réalité de l’indigence contemporaine que le jeune réalisateur Pierre Schoeller exploite dans son premier long-métrage sorti en 2008. Car, dans son film éponyme, il raconte l’histoire bouleversante d’un SDF vivant dans le parc de Versailles et qui se voit, du jour au lendemain, chargé d’un petit garçon que sa mère a abandonné pour chercher du travail. À travers cette histoire aux traits romanesques que la critique cinématographique a parfois qualifiée de « conte de fées » (Barnett 2008 ; Azoury 2008), Schoeller évoque pourtant un phénomène social bien réel, à savoir l’existence en France d’environ 900 000 personnes vivant dans des abris précaires tels que des tentes, des cabanes, des caravanes et dont un certain nombre s’est même installé dans les bois de Versailles (Schoeller 2012b ; Chaumont 2008). Nonobstant cette référence à la pauvreté « réelle », Schoeller n’a pas tourné un film documentaire mais une fiction qui se sert de formes et de motifs artistiques et littéraires traditionnels. C’est pourquoi, dans mon analyse du film, je m’appliquerai en premier lieu à étudier l’impact de la fiction sur la représentation du fait social. Méthodiquement, je pars de deux prémisses. Premièrement, je m’appuie sur la définition actuelle de la pauvreté présentée par les sciences sociales qui la considèrent notamment comme un phénomène d’exclusion : d’abord au niveau économique comme exclusion du marché du travail ; puis au niveau social où l’exclusion se manifeste dans un isolement social grandissant et la stigmatisation du pauvre comme « repoussant », « asocial », « parasitaire » voire « dangereux » (Raphael 2011 : 47). Et finalement, la pauvreté peut avoir un effet de « marginalisation », soit que l’exclusion se reflète concrètement dans l’espace urbain où les pauvres sont de préférence relégués dans les zones Andrea Grewe 106 périphériques des grandes villes, soit qu’elle s’opère, symboliquement, dans la conscience publique qui cherche à refouler leur existence (Brüns 2008 : 8). Ma seconde prémisse méthodique concerne la « représentation » de la pauvreté où je me réfère à la recherche contemporaine en histoire, histoire de l’art mais aussi histoire littéraire, qui souligne la diversité des conceptions historiques de la pauvreté et qui met l’accent sur le fait qu’une « représentation » de la pauvreté ne reproduit jamais le fait social brut mais reflète des pratiques symboliques et constitue des signes complexes qui dénotent une attitude sociale 1 . Pour une systématisation des différentes images existantes, j’emploie la différenciation proposée par Herbert Uerlings qui distingue cinq « perspectives » prédominantes dans les représentations de la pauvreté, à savoir la perspective de la documentation, de l’appel, de l’idéal, de la stigmatisation et de la réforme (cf. Uerlings 2011 : 20 sq.). Vu les formes que l’indigence prend dans le film analysé ici et qui remontent à un imaginaire occidental séculaire, je préfère en outre parler de pauvreté en réservant le terme de précarité pour désigner les conditions de vie « précaires » telles qu’elles résultent du monde du travail contemporain. En me situant dans ce cadre méthodologique, je me concentrerai dans mon analyse surtout sur le narratif employé - action, personnages, lieux - pour mettre en évidence les traditions narratives et iconographiques dans lesquelles la représentation de la pauvreté s’insère dans ce film. I. Les à-côtés de Versailles : ce qui s'y passe L’histoire qui est narrée peut être subdivisée en trois grandes parties : dans la première, le spectateur suit le parcours d’une jeune femme de 23 ans, Nina, qui cherche, dans les rues nocturnes de Paris, un refuge où passer la nuit avec son petit garçon de cinq ans, Enzo. Recroquevillés dans un coin, mère et fils sont repérés par deux collaborateurs du SAMU social et amenés dans un foyer d’accueil en périphérie, à Versailles. À la fin d’une journée passée dans le parc du château et cherchant le chemin de la gare pour rentrer à Paris, Nina et Enzo s’égarent et rencontrent Damien, un SDF, qui vit tout seul dans une cabane en pleine forêt. Après avoir passé la nuit avec lui, Nina s’enfuit au petit matin, laissant Enzo sous la protection de Damien. Dans la deuxième partie, le film montre en alternance le sort de Nina d’une part et de Damien et Enzo de l’autre pendant l’année qui suit. Tandis que 1 Cf. Uerlings 2011 : 15 sq. : « Denn Armutsbilder zeigen keine sozialen Tatsachen, sondern sie sind zunächst und vor allem selbst soziale Tatsachen, sie sind und sie zeigen Bilder von Armut : Darstellungen sind in erster Linie Deutungen. […] Bilder - nicht nur Kunstwerke - sind vielmehr sehr komplexe Zeichen, symbolische Verdichtungen von Einstellungen, Darstellungsabsichten, Sehgewohnheiten und ikonografischen Traditionen. Sie sagen deshalb primär etwas darüber aus, wie ein Gegenstand gesehen wird. » Le royaume des pauvres 107 Nina réussit à trouver un emploi dans une maison de retraite à Vouzay où elle soigne des personnes âgées, Damien, l’effet de surprise et la colère passés, accueille Enzo auprès de lui. Une grave maladie qu’il surmonte seulement grâce à l’aide de l’enfant le persuade pourtant de la nécessité de retourner à la civilisation. Dans la troisième partie, tous deux sont recueillis par le père de Damien, Jean-Jacques, et Nadine, sa jeune épouse. Après avoir reconnu Enzo comme son propre fils, Damien s’en va de nouveau, confiant Enzo à Jean-Jacques et Nadine. Les dernières images du film montrent Nina qui, quelques années plus tard, a retrouvé les traces de son fils et l’attend dans l’obscurité de la nuit pour le prendre dans ses bras. II. Une représentation « typique » de la pauvreté moderne La première partie du film illustre l’existence précaire des sans-abri en montrant sans complaisance les difficultés d’une vie à la rue. Tandis que, pendant la journée, Nina et Enzo passent pour ainsi dire inaperçus, la nuit dévoile leur non-appartenance, leur « exclusion » : l’absence de logement contraint Nina à passer la nuit dehors. L’agitation de la grande ville voue à l’échec la recherche d’un endroit pour dormir qui offre un minimum de protection contre la pluie, le froid et d’autres dangers. Sans aucun refuge, Nina doit uriner dans le caniveau. Les premières séquences du film illustrent ainsi d’une manière poignante l’exclusion qui frappe celui qui n’a pas de domicile et qui est, par là, gravement menacé dans son intégrité physique et la dignité de sa personne. La difficulté qu’éprouve le spectateur à s’orienter dans ces séquences initiales tournées dans le noir et presque complètement dépourvues de dialogues, correspond à l’insécurité et la précarité de l’existence de Nina, mais elle s’explique également par le fait que le film adopte le point de vue d’Enzo et exprime les angoisses de l’enfant qui a pour seul appui sa faible mère. Face à l’aide que les assistants sociaux lui offrent, Nina reste ambivalente, réticente : même si elle accepte l’hébergement provisoire, elle s’enfuit à la première occasion. D’une part, elle semble avoir fait siens le mépris et le délaissement qu’elle a connus depuis toujours comme elle le déclare plus tard à la directrice de la maison de retraite à Vouzay : « Ma mère m’a toujours dit que j’étais une nullité, je ne lui convenais pas sur tous les plans. Et pour mon père, je suis une merde. Ça doit être vrai, même les flics, quand ils me trouvent, ils me disent que je suis une sous-merde » (Schoeller 2012a : 36). D’autre part, après des années de vagabondage et d’emplois précaires, sans diplôme, sans attaches familiales et avec un enfant à sa charge, elle croit le moment venu d’en finir avec cette vie et de se construire une nouvelle existence. Tout en esquissant le tableau désespérant de la vie précaire d’une jeune femme sans-abri avec un enfant, le film montre que, malgré tout, cette Andrea Grewe 108 jeune femme n’est pas « perdue » et dispose encore d’assez de courage et de détermination pour essayer de surmonter sa marginalisation. La description « réaliste » de la vie des SDF dans la première partie du film, qui reflète les images courantes de la pauvreté contemporaine et correspond par là aux attentes du spectateur, se termine ainsi sur une note inattendue, surprenante qui annonce un revirement de la situation. III. Versailles à l’envers le royaume des marginaux C’est ce renversement de l’image usuelle de la détresse qui apparaît dans la deuxième partie du film qui introduit le second protagoniste adulte, Damien, et en même temps un autre type de pauvreté : après avoir purgé une peine de prison, l’ancien toxicomane a définitivement rompu avec la société bourgeoise et s’est retiré dans les bois où il mène une vie solitaire, vivant des restes laissés par la société de surconsommation. La rencontre inattendue entre la jeune vagabonde et le « loup solitaire » constitue le nœud de l’intrigue car elle permet à Nina de partir à la recherche d’une vie meilleure tout en laissant Enzo à Damien. L’histoire du couple mère-fils devient ainsi l’histoire du couple père (adoptif)-fils et c’est cette histoire qui est racontée dans la deuxième partie du film et poursuivie dans la troisième. Le thème de la jeune femme contrainte à abandonner son enfant est lourd d’associations littéraires et cinématographiques. Tout d’abord, il fait penser aux récits d’infanticides commis par des mères célibataires pauvres qui deviennent populaires au siècle des Lumières 2 . Destinés à accuser la misère des couches sociales inférieures et à critiquer l’hypocrisie des normes morales genrées, ces récits s’opposent à la stigmatisation des pauvres et ont pour but de faire appel à la compassion des lecteurs et à l’assistance publique. La perspective ou la stratégie prédominante dans ces récits est, selon Uerlings, celle de l’appel à l’engagement « pour » les pauvres et à la solidarité avec eux 3 . Dans Versailles, ce premier motif est combiné avec un autre, non moins important : celui de l’enfant orphelin pris en charge par un homme qui se substitue ainsi à la mère (en devenant souvent une meilleure mère). Un exemple célèbre de ce type est l’histoire de Pinocchio et de son père (et créateur) Geppetto, menuisier appauvri dans la Toscane rurale du XIX e siècle. Le charme de cette histoire réside dans l’amour et les soins que le père 2 Dans le domaine de la littérature allemande, ces récits connaissent un apogée dans le mouvement du Sturm und Drang, auquel appartient aussi l’exemple le plus fameux de ces histoires qui est la première version du Faust de Goethe, l’Urfaust (1776). 3 Cf. Uerlings 2011 : 20 : « Die Perspektive Appell umfasst Darstellungen von Armut und Hilfsbedürftigkeit, die in erster Linie darauf abzielen, den Betrachter zum Engagement gegen die Armut aufzurufen. Das wichtigste Mittel ist die Erschütterung des Betrachters. » Le royaume des pauvres 109 porte à l’enfant faible et besogneux et dans la confiance avec laquelle l’enfant répond à cette générosité du pauvre. Son attrait est en outre le produit des effets comiques résultant de la maladresse avec laquelle le père de substitution, peu habitué aux besoins d’un petit enfant, traite celui-ci. C’est exactement cette combinaison entre l’attendrissement d’une part et un certain comique de l’autre qui caractérise aussi le film le plus célèbre de ce genre et qui a certainement servi de modèle à Schoeller : à savoir The Kid (1921) de Charlie Chaplin qui raconte exactement la même histoire 4 . Affiches cinématographiques de Versailles (2008) et The Kid (1921) La publicité originelle du film qui le décrit comme « A picture with a smile and perhaps, a tear » exprime bien son caractère hybride entre comique et pathétique destiné à intéresser un public bourgeois réticent au protagoniste prolétaire et au comique bas de la slapstick comedy, la comédie burlesque à l’américaine (cf. Maland 2012 : 255). Il est évident que, à l’instar du chefd’œuvre du cinéma muet, l’image de la relation entre Damien et Enzo et de leur vie en marge de la société, invite le spectateur à l’identification émotionnelle. Tout comme le vagabond de Charlot, Damien est sans aucun doute un « héros » que non seulement Enzo mais aussi le spectateur peut 4 Cf. Paigneau (2010 : 119-135) qui définit The Kid de Charlie Chaplin comme archétype du film basé sur le « duo » enfant/ adulte. Andrea Grewe 110 aimer, voire admirer ; en partageant sa critique d’une société qui ne supporte pas de comportement « déviant » et exclut celui (ou celle) qui n’est pas prêt(e) à se soumettre à ses normes et valeurs. Le caractère positif d’une vie dans les conditions matérielles précaires tel qu’il se dessine donc dans la deuxième partie du film fait de celle-ci à maints égards une antithèse de la première. Tandis que l’existence de Nina est caractérisée par le manque matériel et affectif ainsi que l’exclusion qui culmine dans l’abandon de son propre enfant, la vie « sauvage » de Damien et d’Enzo illustre le processus inverse de l’inclusion. Car l’histoire de l’adulte et de l’enfant qui, par leur âge, mais aussi leur état physique et psychique, sont aussi différents que possible, décrit un processus de rapprochement qui aboutit à la naissance d’une véritable communauté sociale basée sur l’égalité. L’acte de socialisation qui se déroule concerne dans un premier temps non pas l’enfant, mais l’adulte : marqué par l’usage de la drogue, l’expérience de la prison et du chômage, Damien a choisi la vie dans la solitude, à distance même des autres marginaux dans le bois de Versailles. La fragilité d’Enzo dont le regard est un appel muet à la compassion et à son instinct de protection, l’incite à prendre soin du petit garçon et à dépasser ainsi son propre isolement et sa solitude. Par les soins qu’il dispense à l’autre, l’homme sauvage est apprivoisé et domestiqué. Enzo sur l‘escalier gigantesque (Versailles 2008 : 1: 10: 18) Dans leur relation Enzo occupe d’abord la position inférieure du « petit » qui dépend complètement de l’adulte. L’inégalité initiale de leurs relations est transcendée au moment où Damien tombe malade et dépend d’Enzo qui réussit à chercher de l’aide en s’aventurant dans le monde lointain du Le royaume des pauvres 111 château. L’image du petit grimpant l’escalier gigantesque, filmée en plan d’ensemble et en contre-plongée, illustre parfaitement comment, dans cette situation, l’enfant se dépasse littéralement lui-même et agit comme un « grand » 5 . Enzo comme Damien connaissent donc tous les deux une transformation profonde qui, dans le cas de Damien l’amène à un retour à la société humaine, et dans le cas d’Enzo à une croissance psychique qui rend l’enfant plus fort et autonome. De cette façon, leur histoire correspond parfaitement au schéma des films qui, comme The Kid, présentent un « duo » composé d’un enfant et d’un adulte et dont le sujet central est le problème du « grandir », c’est-à-dire le développement, la libération, l’émancipation que connaissent aussi bien l’adulte que l’enfant (Paigneau 2010 : 121). IV. Un imaginaire chrétien Le personnage de Damien contraste encore à d’autres égards avec l’image convenue de l’existence du pauvre. Même si son physique est marqué par sa vie antérieure, Damien, joué par Guillaume Depardieu, impressionne par sa présence corporelle et une force physique qu’il entretient d’ailleurs par des exercices physiques réguliers. Avec une énergie surprenante, presqu’obsessionnelle, il s’applique à l’entretien de sa cabane et à l’organisation de sa vie entière de sorte qu’il ressemble à un Robinson Crusoë moderne qui préfère l’autonomie et la liberté de sa vie simple mais autarcique à la dépendance et aux contraintes sociales. Ce sont exactement cette autonomie et le courage et la confiance en lui-même qu’il cherche à enseigner à Enzo quand il lui dit : « Ne baisse pas les yeux. Tu es un homme. Regarde-moi, homme petit, mais petit homme. Voilà… Sans courage, on n’est rien » (Schoeller 2012a : 49). À la différence de Nina qui a honte de son existence précaire et d’Enzo qui n’est pas vraiment « enraciné » dans la vie, Damien ressemble à un de ces ermites qui ont délibérément choisi une vie ascétique et solitaire. Ce n’est pas un hasard si sa longue silhouette maigre mais musculeuse rappelle l’iconographie des saints et pénitents chrétiens tel Saint-Jérôme dans le désert et si, dans le scénario, il est comparé à un « roi dérisoire sur son trône éventré » (Schoeller 2012a : 24). La constellation antithétique des lieux, qui oppose la pauvre cabane de Damien au milieu de la forêt au château somptueux dans son jardin géométrique, évoque, en creux, la tradition littéraire du « pauvre » qui, aussi bien dans la littérature religieuse que profane, est opposé au « riche » ou au « roi » qu’il provoque en refusant toutes les richesses que celui-ci lui offre. La transformation de l’image négative de la pauvreté en image positive culmine donc dans une sorte de renversement carnavalesque qui intervertit la hiérarchie « normale » 5 Pour l’inversion des rôles entre l’enfant et l’adulte voir Paigneau 2010 : 123. Andrea Grewe 112 entre le « roi » et le « pauvre », la « bonne » société et le monde des marginaux, le château royal et la pauvre cabane : car, avec Damien, c’est le marginal qui apparaît comme le seigneur d’un royaume où règnent l’autonomie, l’indépendance, l’égalité et, surtout, l’amour de l’autre. Pour reprendre une nouvelle fois la terminologie de Herbert Uerlings, on pourrait donc dire que le film applique la « perspective de l’idéal » quand il associe les images de la pauvreté contemporaine avec les conceptions de la philosophie antique des cyniques ou de la foi chrétienne qui érigent la pauvreté volontaire en idéal 6 . Notamment le renvoi à la religion chrétienne est souligné par une autre référence intermédiale, à savoir la référence aux tableaux de Georges de La Tour, l’un des rares peintres français du XVII e siècle qui, dans la tradition du Caravage, ait peint des scènes de nuit éclairées seulement par une chandelle et qui ait représenté le monde des « petits » du XVII e siècle, des pauvres, des gueux et aussi des enfants. Au XVII e siècle, de telles représentations ne sont possibles qu’en recourant à des sujets religieux tels que l’Adoration des bergers ou d’autres scènes de la vie de l’enfant Jésus. Les nombreuses scènes de nuit qui montrent Damien et Enzo autour du feu font penser aux tableaux du peintre baroque, et cela non seulement du fait des effets de lumière et des couleurs choisies mais aussi à cause du rôle central de l’enfant, symbole de la faiblesse de la condition humaine et, dans un même temps, expression de l’espoir de la grâce. La ressemblance entre Damien, le bricoleur, et le menuisier qu’est Joseph, lui aussi père de substitution, me paraissent confirmer l’hypothèse selon laquelle l’archétype de cette histoire de père adoptif et fils correspond à la « parenté élective » ou « paternité élective » entre Joseph et Jésus. Sans pouvoir prendre en compte ici l’exégèse théologique du personnage de Joseph, il me paraît évident que sont renforcées ainsi aussi bien la connotation positive de la pauvreté que la mise en question de l’ordre patriarcal établi. Comme le souligne Albrecht Koschorke dans son étude sur la « Sainte Famille », le fait que Joseph n’ait pas participé à la conception de Jésus, qu’il soit un homme « asexuel », a été ressenti comme une infraction à l’ordre du monde patrilinéaire qui définit l’Homme par sa descendance du père. Selon une telle interprétation, Jésus, qui n’a pas de père « humain », n’a pas non plus de place dans la société de son temps qui l’exclut (cf. Koschorke 2000 : 31 sq.). Ce qui est exactement la situation du petit Enzo qui est un « sans-abri » à tous les sens du terme : sans domicile, sans père et, par conséquent, sans place dans ce monde. Tout en inversant la répartition traditionnelle des rôles entre les sexes, Damien, homme faisant office de mère à Enzo, lui assure une place dans le monde. 6 Pour les représentants de la philosophie cynique tel que Diogène, l’union entre pauvreté et liberté intellectuelle est décisive (cf. Bell et al. 2011 : 48). Le royaume des pauvres 113 Georges de La Tour, Saint Joseph charpentier (1642), Paris, Louvre V. Entre utopie et réalité : l’hétérotopie du bois de Versailles Pour résumer, nous pouvons donc constater que le monde construit par Damien dans les bois de Versailles est une véritable hétérotopie au sens que Michel Foucault a donné à ce terme. Il s’agit d’un espace bien réel, parfaitement localisable, qui, néanmoins, constitue une sorte de contreemplacement réservé aux individus qui se trouvent en crise par rapport à la société à l’intérieur de laquelle ils vivent, ou dont le comportement est considéré comme « déviant » par rapport à la norme exigée (Foucault 1994 : 756 sq.). Dans un même temps, ce monde dans les bois de Versailles, qui ressemble par moments à une forêt magique et dont le caractère onirique est souligné par ses couleurs étranges, irréelles, possède aussi des qualités utopiques par lesquelles l’ordre, la hiérarchie et le système de valeurs du monde « normal », c’est-à-dire capitaliste, sont renversés à tous les niveaux : est créé un monde où les déchets ne sont pas jetés mais recyclés, où le pauvre est « roi », où les différences sexuelles sont abolies, où l’autonomie, l’indépendance et l’égalité règnent, et où le faible, l’enfant, est aimé et protégé. À la différence de l’utopie, l’hétérotopie ne décrit pas un état idéal complètement détaché du monde tel qu’il est mais reste liée à celui-ci et Andrea Grewe 114 fournit ainsi une image quelque peu déformée non seulement de la normalité mais aussi de l’idéal. Il paraît alors cohérent que le film ne s’arrête pas sur cette image d’un monde quelque peu grotesque mais retourne au monde « réel » et applique, comme l’a dit un critique, après le principe de plaisir de nouveau le principe de réalité (Barnett 2008). En outre, il serait peu honnête voire cynique que le film présente le monde de la pauvreté comme un monde meilleur. Il ne peut pas s’agir d’idéaliser l’exclusion mais de la surmonter. C’est pourquoi la troisième partie du film décrit le retour des trois protagonistes à la réalité et dans la société contemporaine. Elle esquisse ainsi la possibilité d’une réinsertion, toutefois seulement partielle, des marginaux dans le réseau social « normal ». Le cas de Nina est, à cet égard, particulièrement significatif : car le lieu où elle a trouvé du travail, la maison de retraite, figure, pour Foucault, parmi les hétérotopies (Foucault 1994 : 757). Ce qui compte pour elle, ce n’est pas l’argent qu’elle reçoit mais la reconnaissance affective 7 . Dans le cas de Damien, le retour à sa propre famille constitue l’aboutissement de la socialisation qu’il a parcourue avec Enzo. Le dépassement de lui-même s’accomplit quand il cherche du travail pour permettre à Enzo une vie « normale ». En allant même jusqu’à le reconnaître juridiquement comme son propre fils, il remplit de nouveau le rôle de Joseph et donne une place dans le monde à celui qui n’en a pas. Mais même si cet acte rétablit pleinement la société patriarcale dans ses droits, le retour à l’ordre établi et dominant n’est pas absolu. Reste le fait que le retour de Damien n’est que provisoire et qu’il finit par s’en aller de nouveau. Ainsi, la situation du petit Enzo reste précaire et il semble possible que lui qui, adolescent, ressemble même physiquement à Damien, assumera un jour l’héritage de son père « spirituel » et deviendra un contestataire du monde tel qu’il est. Conclusion Dans son « plaidoyer pour un social turn dans les études littéraires » dans lequel Elke Brüns exige que la critique littéraire tout comme la littérature elle-même affronte les problèmes de la réalité sociale, l’auteure se demande quelle pourrait être la contribution de la littérature et des sciences humaines aux débats sur les problèmes sociaux tels que l’appauvrissement et la précarisation (cf. Brüns 2008 : 7). En soulignant le fait que la pauvreté n’est pas seulement un problème matériel mais fait aussi partie de l’histoire de l’imaginaire social, elle accorde un rôle central aux médias tels que la 7 Les mots de la femme âgée qui est soignée par Nina expriment littéralement le contraire des propos de la mère de Nina : « Vous êtes merveilleuse » (Schoeller 2012a : 55). Le royaume des pauvres 115 littérature, l’art ou le cinéma dans le débat social car ils sont les porteurs primaires de cet imaginaire 8 . De son côté, le film Versailles de Pierre Schoeller cherche à trouver une réponse à la même question. D’une part, il s’agit d’un film qui affronte un problème social actuel qui met en question les fondements de nos sociétés modernes : à savoir la pauvreté et l’exclusion qui frappent une partie croissante de la population des États-providence modernes et qui constituent un tabou parce qu’ils sont contraires au principe d’inclusion de la société démocratique qui est basée sur l’égalité de tous. D’une manière assez directe, le film montre comment ce que les sciences sociales appellent la « pauvreté imposée » par les circonstances, menace l’individu dans sa dignité et ses droits humains. La référence constante à l’imaginaire chrétien sert, dans ce contexte, à actualiser une tradition de pensée présente en Occident qui valorise justement la faiblesse et la misère de l’Homme et dont les valeurs centrales telles que l’amour du prochain, la charité et l’égalité de tous garantiraient l’inclusion du faible. La perspective dominante de l’appel à la compassion et la solidarité du spectateur et la stratégie de l’attendrissement émotionnel grâce aux moyens du mélodrame soulignent l’importance que le film accorde à l’affectivité pour créer un lien entre les hommes. Mais le tableau de la pauvreté ne se limite pas à cela. Avec Damien, le film présente la conception de la pauvreté volontaire, et avec cela, une forme d’exclusion volontaire dans laquelle s’articule une distanciation critique à l’égard de la société qui, de son côté valorise des valeurs humanistes telles que l’autonomie et l’indépendance de l’individu comme appartenant à l’héritage de l’humanisme en général et des Lumières en particulier. La réflexion critique sur les défauts de la société contemporaine et sur les conditions d’un bon fonctionnement de la communauté aboutissent ainsi à la conclusion que « souci de l’autre » et « souci de soi », esprit social et individualisme, doivent trouver un équilibre. Tout en réfléchissant aux règles de la sociabilité, le film a aussi un côté autoréférentiel et fournit une réflexion sur la fonction sociale du cinéma et de la manière dont il participe aux débats actuels. Car la position marginale choisie par Damien et le regard naïf d’Enzo peuvent être interprétés comme la position de l’observateur critique qui prend ses distances vis-à-vis de la société pour mieux la juger 9 . Dans une sorte de mise en abyme, le film 8 Voir Brüns 2008 : 7 : « Was könnten Literatur- und Kulturwissenschaft(en) zur Debatte um Verarmung, Mindestlöhne oder Verwahrlosung beizutragen haben ? Beanwortete man diese Frage mit ‘gar nichts’, würde man übersehen, dass Armut nicht nur ein materielles, sondern auch ein Wahrnehmungsproblem ist. […] Armut ist immer auch Teil der Imaginations- und Reflexionsgeschichte. » 9 La perte de l’autonomie et de l’indépendance comme conséquence d’une appartenance totale au système du pouvoir constitue le sujet du film suivant de Schoeller. Dans L’Exercice de l’État (2011) les rouages du pouvoir s’emparent du protagoniste d’une telle Andrea Grewe 116 définit le cinéma, à l’instar de la cabane dans le bois, comme une hétérotopie qui est une partie de la société et à laquelle il tend en même temps un miroir déformant. Non pas simple « reproduction » de la réalité sociale, mais « signe complexe » (cf. Uerlings 2011 : 15 sq.), le film de Schoeller met en œuvre des stratégies de « distanciation » telles que l’intertextualité et l’intermédialité qui transcendent le moment présent vers l’hétérochronie et ouvrent un espace de réflexion, une chambre d’écho, en actualisant des conceptions historiques refoulées ou tombées dans l’oubli 10 . Mais c’est surtout le renversement carnavalesque déjà annoncé dans le titre du film qui crée, en partant de l’ordre établi, un monde artistique autonome qui s’oppose au monde réel et renvoie à un monde meilleur. Ainsi, le nom de Versailles, avec toutes ses associations à la richesse et au pouvoir, ne met pas seulement en évidence le fait que les pauvres sont « absents » de ce monde de l’abondance mais renvoie aussi au « royaume » des marginaux dans les bois. Bibliographie Azoury, Philippe (2008), « ‘Versailles’ à la dérive », Libération (13.8.2008). Barnett, Emily (2008), « Versailles de Pierre Schoeller », Les Inrockuptibles (29.7.2008). Bell, Peter ; Suckow, Dirk (2011), « Freiwillige Armut », dans : Herbert Uerlings ; Nina Trauth ; Lukas Clemens (éd.), Armut - Perspektiven in Kunst und Gesellschaft, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, p. 48-49. Brüns, Elke (2008), « Einleitung. Plädoyer für einen social turn in der Literaturwissenschaft », dans : id. (éd.), Ökonomien der Armut, Soziale Verhältnisse in der Literatur, Munich, Wilhelm Fink Verlag, p. 7-18. Chaumont, Marilyne (2008), « Ce film, c’est exactement ce qui se passe dans la réalité », La Croix (13.8.2008). Foucault, Michel (1994), « Des espaces autres », dans : id., Dits et écrits : 1954-1988, t. IV (1980-1988), Paris, Gallimard, p. 752-762. Koschorke, Albrecht (2000), Die Heilige Familie und ihre Folgen, Francfort-sur-le-Main, Fischer Taschenbuch Verlag. Maland, Charles J. (2012), « Chaplin and the silent film comedy », dans : Cynthia Lucia ; Roy Grundmann ; Art Simon (éd.), The Wiley-Blackwell History of American Film 1: Origins to 1928, Chichester, Wiley-Blackwell Publishing, p. 251-270. Paigneau, Christian (2010), L’Odyssée de l’enfance. Enfance et narration au cinéma, Paris, Bazaar & Co. Raphael, Lutz (2011): « Exklusion », dans : Herbert Uerlings ; Nina Trauth ; Lukas Clemens (éd.), Armut - Perspektiven in Kunst und Gesellschaft, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, p. 46-48. façon qu’il en est littéralement englouti ainsi qu’il est préfiguré dans la séquence initiale du film où un crocodile menace de dévorer le corps d’une femme nue. 10 Tout comme le musée ou la fête, le cinéma peut abolir le temps actuel et combiner ainsi le caractère de l’hétérotopie et de l’hétérochronie décrit par Foucault (Foucault 1994 : 760). Le royaume des pauvres 117 Schoeller, Pierre (2008), Versailles, France, Les Films Pelléas. Schoeller, Pierre (2012a), Versailles. Un scénario, 99 p., www.winckelmuller. com/ Schoeller.html, consultation : 15.7.2012. Schoeller Pierre (2012b), « Les désocialisés font partie intégrante de la société… », www.mediatheque-numerique.com/ articles/ pierre-schoeller-les-desocialisesfont-partie-integrante-de-la-societe-, consultation : 23.12.2012. Uerlings Herbert (2011), « Armut - Perspektiven in Kunst und Gesellschaft », dans : id. ; Nina Trauth ; Lukas Clemens (éd.), Armut - Perspektiven in Kunst und Gesellschaft, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, p. 13-22. Matthias Hausmann Enrayer la cancrerie par le dialogue avec le cancre. Stratégies narratives dans Chagrin d’école de Daniel Pennac Introduction : peur de la précarisation suite à l’échec scolaire « Un bulletin scolaire truffé de zéros peut être terriblement déprimant. Dans une société où dès le primaire les élèves suivent les débats sur le collège et paniquent à l’idée de devoir changer d’école, une carrière de manœuvre dans un entrepôt est quasi-programmée. Que faire de ces jeunes menacés de précarité ? » (Preuss 2012 : 38). C’est ainsi que commence un article publié en 2012 dans le journal allemand Süddeutsche Zeitung. Il traduit assez bien la peur de bon nombre de parents confrontés aux mauvais résultats scolaires de leur progéniture et du déclin social qui y semble lié de manière insoluble. Cette angoisse explique en grande partie le déferlement sur le marché allemand du livre de guides pédagogiques et méthodes en tous genres autour des thèmes de l’école et de l’écolier. Le thème lui-même est en soi garant de succès auprès du public ou, comme le résume un expert en éducation : « Beaucoup de spectacle publicitaire et parfois un gros succès commercial à la clef » (Osel 2012 : 33). Le même phénomène est observé en France, où le sujet intéresse tout autant qu’en Allemagne. Le spectre du déclassement social engendré par l’échec scolaire plane également sur les familles françaises et ce n’est pas la crise non résolue de l’euro et des marchés financiers qui devrait arranger les choses. La « mobilité sociale » ne semble évoluer actuellement que dans une direction, vers le bas 1 , chaque descente étant perçue comme un fait irréversible et l’échec scolaire comme étant directement lié à la précarisation. Cet état de société peut être rapproché d’une part d’une observation pertinente faite par Hans Ulrich Gumbrecht qui, dans son ouvrage publié en 2010, Unsere breite Gegenwart [Notre large présent], déclare que nous sommes entrés dans une nouvelle période épistémologique où l’avenir « n’est plus cet horizon ouvert sur une série d’options, mais est désormais ressenti 1 Cela est confirmé par des recherches récentes : le sociologue Michael Hartmann (2013 : 98) le résume ainsi : « À ascensions plus rares, descentes plus fréquentes », puis précise sa réflexion : « Le bilan global de l’analyse sur la mobilité sociale […] est décevant ». Matthias Hausmann 120 comme une menace par certains » (Gumbrecht 2010 : 16). Dans l’esprit de bon nombre de parents, il est devenu pratiquement impossible de compenser de mauvais résultats scolaires. Cette peur peut être liée aussi à la thèse du sociologue allemand Hartmut Rosa pour qui « les critères temporels qui sont à la base de nos actions et de nos planifications […] » (Rosa 2010 : 160) ont changé 2 . D’autre part, le flot de nouvelles parutions de guides pratiques qui s’adressent principalement à un public de lecteurs issus de la classe moyenne montre bien que la précarité est un état qui se définit toujours par rapport à une norme sociale donnée 3 . La forme de précarité qui sera analysée ici est celle d’une potentialité menaçante qui génère l’angoisse du déclin social. Le rapport qui existe entre de faibles résultats scolaires et le déclin social qui peut en résulter fait depuis peu l’objet d’études sociologiques ; je m’appuierai en particulier sur la thèse d’habilitation de Heike Solga dont les résultats sont représentatifs de la situation en Europe de l’Ouest (Solga 2005 : 21, 23) 4 . Solga y met en évidence l’importance des diplômes dans nos sociétés contemporaines et les conséquences négatives et définitives du décrochage scolaire en matière d’évolution professionnelle (cf. Solga 2005 : 30). Et c’est parce que nos sociétés actuelles se définissent presque toutes comme des méritocraties que les mauvais élèves se voient confrontés à des processus de « refus et de rejet » (Solga 2005 : 159). Cela peut avoir des conséquences graves à cause du sentiment de stigmatisation que ces processus génèrent. Et, comme si cela ne suffisait pas, on attend des élèves qu’ils « corrigent cette tare qu’est ‘le manque d’instruction’ par un diplôme de la deuxième chance, ce qui est évidemment quasiment impossible dans la pratique » (Solga 2005 : 198). 2 Le chapitre 6 de l’étude magistrale de Hartmut Rosa sur « l’accélération » est riche en informations sur ce sujet (Rosa 2010 : 151-183). Rosa y décrit comme « paramètres subjectifs » la pression temporelle et l’expérience du « temps déchaîné » (Rosa 2010 : 164) ce qui joue un rôle important dans notre travail, car l’impression est donnée que le temps manque pour rattraper les retards. 3 En voici quelques titres exemplaires : Perez, Isabel (2011), Mon enfant réussit sa scolarité, Lausanne ; Sotto, Alain ; Oberto, Varinia (2010), Donner l’envie d’apprendre. Comment aider vos enfants à réussir à l’école ? , Ixelles ; Lindl, Susanne ; Prochazka, Elke ; Wirnschimmel, Konrad (2011), Erfolgreich durch die Schulzeit : Der Ratgeber von « 147 Rat auf Draht », Vienne. Notons que ces guides éducatifs véhiculent presque tous la notion de méritocratie en utilisant dans leur titre, allemand ou français, les mots « Erfolg » ou « réussite ». 4 Solga explique que les « laissés pour compte de l’éducation » (Solga 2005 : 18) ne font l’objet de recherches que depuis peu, La Misère du monde (1993) de Pierre Bourdieu étant considéré comme l’un des premiers ouvrages sur ce sujet. Enrayer la cancrerie par le dialogue avec le cancre 121 I. Un guide pratique pas comme les autres : les réflexions de Daniel Pennac sur le thème du « cancre » Parmi tous les livres publiés ces dernières années sur le thème de l’école, il y en a un qui sort littéralement du lot : il s’agit de Chagrin d’école de Daniel Pennac, récompensé en 2007 par l’illustre prix Renaudot. L’attribution de ce prix, qui place Pennac au même rang que des auteurs comme Aragon, Butor, Perec ou Le Clézio, indique au lecteur que l’on n’a pas affaire à un guide pédagogique ordinaire, mais bien à un texte narratif rédigé avec soin. Sa conception littéraire sera au cœur des explications qui vont suivre. Précisons que Pennac était de fait prédestiné à écrire un ouvrage sur l’école et les écoliers, dans la mesure où il a non seulement réussi à passer du statut de mauvais élève à celui d’un des auteurs contemporains les plus lus en France, mais qu’il a également exercé le métier d’enseignant pendant plusieurs dizaines d’années. Ce livre n’est par ailleurs pas le premier ouvrage pédagogique écrit par Pennac : quinze ans plus tôt, il avait déjà signé un essai intitulé Comme un roman consacré à l’apprentissage de la lecture chez l’enfant et à la question du plaisir de lire à l’âge adulte. Pennac avait déjà connu la consécration internationale avec Comme un roman, il réitère cet exploit pour Chagrin d’école qui sera traduit très vite après sa sortie en France en plusieurs langues et obtiendra des critiques élogieuses dans la plupart des journaux européens. Voici par exemple ce qu’en dit le critique littéraire du journal allemand Frankfurter Allgemeine Zeitung en référence aux guides pédagogiques décrits plus haut : « Chagrin d’école remplace à lui-même plus de cent manuels pédagogiques » (Geyer 2009). Le professeur de littérature espagnol Ramiro Martin Hernández, auteur du seul long compte rendu écrit sur Chagrin d’école à ce jour, résume le contenu de son article dans son titre : « Un livre que tous les professeurs devraient lire » (Hernández 2008) 5 . Pennac décrit dans son récit la situation d’élèves confrontés au système éducatif actuel et établit un lien cohérent entre les dérives sociétales d’aujourd’hui et les problèmes des jeunes à l’école. Ce n’était certes pas dans son intention de faire un état des lieux du système scolaire français au début du XXI e siècle. Ce qui l’intéressait, c’était d’écrire un livre sur le phénomène 5 Ces louanges unanimes au-delà des frontières peuvent d’ailleurs surprendre au regard des concepts didactiques plutôt passéistes développés par Pennac dans Chagrin d’école : il y préconise la récitation par cœur de textes littéraires et la dictée, ce que le quotidien anglais Guardian commente par ces mots : « Pennac comes over as almost old school, academic and pedantic with his class » (Rosen 2010). Un article paru dans un journal suisse va dans le même sens, l’auteur y qualifie le programme éducatif de Pennac de « pas vraiment moderne » : « Es ist ein Loblied auf ein durchaus konservatives Lehrerbild, das Pennac hier singt. Schule muss für ihn weder ständig Spass machen, noch muss ein Lehrer stets die aktuellsten pädagogischen Konzepte vertreten » (Renöckl 2009). Matthias Hausmann 122 universel du « cancre », mais ce sujet lui donne également l’occasion de mettre en lumière la relation qui s’établit entre précarité et scolarité, ce sur quoi je reviendrai plus bas. Le choix du thème du « cancre » est abordé directement dans le récit, à l’occasion d’une conversation entre Pennac et son frère au sujet de la genèse du livre. Dans ce passage central, rédigé sous forme de dialogue (ce qui n’est pas un hasard, j’y reviendrai), le frère de Pennac s’étonne : « Un livre de plus sur l’école, alors ? Tu trouves qu’il n’y en a pas assez ? », ce à quoi l’auteur répond : « Pas sur l’école ! […] Non, un livre sur le cancre ! Sur la douleur de ne pas comprendre, et ses dégâts collatéraux » (Pennac 2007 : 20, en italiques dans le texte). Le terme de « cancre » est, en français, principalement synonyme de mauvais élève, mais sa signification est en fait bien plus vaste. Il est de moins en moins employé de nos jours, comme le remarque Pennac dans Chagrin d’école : « [L]e mot ‘cancre’ lui-même est tombé en désuétude » (Pennac 2007 : 243). C’est pourquoi une note ajoutée à l’initiative de l’auteur dans l’édition allemande et dans laquelle il explique le sens de ce mot, pourrait tout autant être utile au (jeune) lecteur français. Le substantif désigne étymologiquement parlant un crabe ou une écrevisse, l’acception de « mauvais élève » qui apparaît au XVII e siècle est « assez parlant[e], puisque le cancre est un enfant qui, pour différentes raisons, ne suit pas sa scolarité en ligne droite, mais - comme un crabe - marche souvent de travers et toujours très lentement » (Pennac 2009 : 6). La deuxième signification du mot n’est pas à négliger non plus, puisque le mot « cancre » a pour racine le mot « cancer », au sens médical du terme, l’élève étant « atteint de l’état de cancre […] comme on serait atteint d’une maladie » (ibid.). Cela est important, car, aux yeux de Pennac, les mauvais résultats scolaires ne sont pas la cause, mais, au contraire, la conséquence de l’état de cancre ; traduire « cancre » par « mauvais élève » serait donc très réducteur (cf. Rühle 2009 : 14). Je me propose maintenant d’étudier comment Pennac s’y prend pour transmettre ses méthodes mises au point dans le but d’aider les cancres à surmonter leur cancrerie. L’auteur rend compte de ses propres méthodes de manière performative. II. Des cercles dynamiques : la structure littéraire, reflet des méthodes didactiques de Pennac Pennac commence son livre par la fin : « Commençons par l’épilogue » (Pennac 2007 : 11). Le récit débute par une anecdote sur sa mère qui - malgré les succès accumulés par Pennac - s’inquiétera toute sa vie pour son cancre de fils. Cette amorce est savoureuse et illustre bien un des objectifs majeurs de Pennac, celui de dédramatiser et de rassurer au mieux les parents, l’humour étant une des clefs principales pour y arriver. Cet humour se Enrayer la cancrerie par le dialogue avec le cancre 123 retrouve aussi dans le seul passage du livre où Pennac nous livre une piste d’explication pour sa propre cancrerie ; c’est son frère qui donne l’explication suivante : « À six ans, tu es tombé dans la poubelle municipale de Djibouti » (Pennac 2007 : 25). L’amorce par l’épilogue est un premier exemple de la structure circulaire qui marque le récit. Ainsi, toute la première partie se joue autour de l’inquiétude des parents de Pennac : elle commence par le tourment maternel décrit plus haut et se termine par les craintes plus discrètes du père et par son soulagement à la nomination de son fils au poste de professeur. Cette première partie montre le parcours de Pennac et son accession au titre de professeur ; il réussit enfin ce en quoi sa mère ne croyait plus : il s’en sort. L’ascension de Pennac et le soulagement de son père qui en résulte nous montrent que la structure du texte n’est pas formée de simples cercles, mais de cercles qui se déplacent vers l’avant. Les parties suivantes sont également marquées par cette structure de « cercles montants » : ainsi, la deuxième partie commence par des récits d’autres parents inquiets pour leurs enfants et se termine par des exemples d’élèves qui, contre toute attente, finissent par réussir dans la vie. Cette forme en spirale illustre également les méthodes didactiques de Pennac, qui fait de la répétition le cœur de son dispositif éducatif, comme il l’explique lui-même au chapitre 10 de la deuxième partie : « C’est cela enseigner : c’est recommencer jusqu’à notre nécessaire disparition comme professeur » (Pennac 2007 : 68). Le concept du « revenir/ recommencer » est un élément fondamental dans sa manière d’enseigner et le verbe « revenir » est l’un des mots-clefs de ce texte et en définit en même temps la structure 6 . Les mouvements circulaires vers l’avant reflètent la méthode Pennac, caractérisée par des répétitions variées qui permettent aussi au cancre de faire des progrès. Ainsi Pennac parvient-il à intégrer d’une manière performative sa méthode dans l’énoncé du texte ; la forme reflète de façon idéale le contenu en reproduisant un rythme lent, propre au parcours scolaire du cancre. Dans la troisième partie, l’auteur insiste encore une fois sur le bien-fondé de la répétition pratiquée de manière régulière avec les élèves. On ne sera donc pas étonné d’y retrouver aussi la structure du cercle : cette partie commence et finit par l’analyse d’une phrase contenant le pronom adverbial « y », ce qui, en même temps, souligne l’importance de l’analyse de la grammaire dans l’enseignement de Pennac qui est aussi central pour l’interprétation du texte lui-même. Ces « analyses grammaticales » sont visibles surtout dans les trois phrases fétiches qui accompagnent la vie d’un 6 Pour d’autres exemples prégnants cf. Pennac 2007 : 74 (« Mais revenons à mes débuts ») et Pennac 2007 : 92 (« Mais revenons à la question du devenir »), ces phrases étant inscrites sciemment au début de chaque chapitre. Matthias Hausmann 124 cancre : c’est tout d’abord la phrase qui, selon Pennac, illustre le mieux le peu d’estime de soi du celui-ci : « Je n’y arriverai jamais » (Pennac 2007 : 113). Cette phrase reproduit bien son sentiment d’exclusion et montre ainsi pourquoi il est aussi possible d’analyser Chagrin d’école sous l’aspect de la précarité - le cancre se sent exclu. Il est certes le plus souvent bien intégré dans la communauté de sa classe, mais il se sent tout de même en partie exclu, surtout à cause de ses mauvais résultats scolaires. Ce qui a un effet direct sur sa façon de voir le monde et lui procure un sentiment de marginalité, directement lié à celui de la précarité 7 . Une des thèses de Heike Solga dans ce contexte est que l’échec scolaire n’est perçu que depuis peu de façon aussi négative ; tandis qu’autrefois une grande partie de la population n’avait tout simplement pas accès à l’enseignement supérieur, les mauvais élèves d’aujourd’hui sont les « grands perdants de la course aux diplômes » - avec toutes les conséquences que cela suppose en matière d’orientation professionnelle (Solga 2005 : 18). Si bien que, s’il est vrai, comme le souligne Pennac, que les cancres ont existé de tout temps, leur place dans la société n’a jamais été aussi précaire qu’aujourd’hui, car « le ‘manque d’éducation’ de ces cancres prend une importance démesurée dans leur vie et parasite tous les aspects de leur existence » (Solga 2005 : 202). La deuxième phrase fétiche dans la vie d’un cancre est : « Tu le fais exprès » (Pennac 2007 : 187), un reproche auquel il est régulièrement confronté. À ces deux phrases prononcées d’un côté par le cancre lui-même et de l’autre par ses parents, s’ajoute une troisième expression chère aux professeurs cette fois, qui, le plus souvent, se justifient en déclarant « n’avoir pas été formés pour ça » (Pennac 2007 : 266). Cette affirmation complète le triptyque des phrases prononcées à l’adresse des cancres, elle forme le troisième côté du triangle qui relie les élèves aux parents et aux professeurs. Il est tout à fait significatif dans ce contexte que cette phrase soit elle aussi disséquée dans Chagrin d’école, l’analyse étant encore une fois portée ici sur un pronom très court, mais chargé de signification : le « ça ». Son interprétation n’est pas livrée cette fois par le professeur Pennac, qui s’en tient pour le coup à de vagues commentaires, mais par le cancre lui-même, ce qui marque le début d’une inversion des rôles. III. Autres stratégies narratives La structure circulaire décrite ici n’est, à vrai dire, que l’un des nombreux dispositifs narratifs utilisés dans Chagrin d’école. Ainsi, Pennac nous montre par le choix de la structure de son texte que c’est à chacun de nous à faire des efforts pour comprendre le fonctionnement de celui-ci afin d’arriver à la 7 Cf. l’article de Roswitha Böhm dans ce même volume, où elle analyse le lien entre inclusion et exclusion autour de la notion de précarité. Enrayer la cancrerie par le dialogue avec le cancre 125 connaissance. Il le fait en s’abstenant de nous fournir toutes les explications nécessaires. Le lecteur doit se débrouiller seul, ce qui nous ramène au thème de l’apprentissage et va dans le même sens que certaines recherches récentes sur le fonctionnement du cerveau comme celles de Daniel Simons et Christopher Chabris par exemple. Ces deux chercheurs américains font le point sur les différents processus psychologiques de l’apprentissage dans une étude publiée en 2010 à l’usage du grand public et surnommée The Invisible Gorilla. Ils y démontrent à partir d’exemples variés que l’homme assimile mieux quand il fait l’effort d’acquérir les connaissances lui-même. Raconter des histoires peut être un bon moyen d’y arriver. Pennac s’en sert largement : il raconte dans Chagrin d’école de nombreuses anecdotes en utilisant son talent de romancier et il accentue ce faisant l’effet didactique de son récit, car le lecteur doit s’approprier lui-même le contenu de ces histoires. Cette façon de faire est beaucoup plus efficace que la plupart des méthodes utilisées dans les guides pédagogiques classiques qui se contentent le plus souvent d’énumérer leurs fondements au lieu d’amener le lecteur à les comprendre lui-même. Ces guides soi-disant pédagogiques utilisent des méthodes qui ne le sont en fait que très peu. Citons un autre élément structurant important dans le livre de Pennac : la réflexion sur l’écriture de ce même livre qui constitue un leitmotiv dans le texte. Dans la deuxième partie par exemple, Pennac fait part de ses doutes quant à la nécessité de l’existence du livre et quant à ses capacités à l’écrire (cf. Pennac 2007 : 104). Ces tergiversations sont, selon Pennac, les séquelles de sa cancrerie. Mais le fait même que l’auteur réussisse à les surmonter et à terminer son livre est éminemment important, car c’est la preuve qu’il est possible pour un cancre de résoudre ses problèmes et de ne pas se laisser envahir par eux. C’est précisément cette autoréflexion qui aboutit à l’apparition du « moi d’hier » de l’auteur et permet d’en venir à la stratégie narrative la plus importante dans Chagrin d’école : l’introduction de la forme dialogique par l’apparition du moi-cancre de Pennac, interlocuteur muni d’une voix propre. Cette voix se manifeste la première fois après que Pennac a présenté ses méthodes d’enseignement et a avoué au chapitre 18 de la troisième partie qu’il lui arrive d’échouer avec certains élèves et qu’il se fait alors la réflexion : « Cette fois, je n’y peux vraiment rien » (Pennac 2007 : 178). Immédiatement après, au début du chapitre suivant, cette phrase est commentée par un ironique « Ah enfin ! » ; c’est à ce moment précis qu’intervient la deuxième voix, celle du moi-cancre, ce que Pennac commente par ces mots : Je connais cette voix. Elle rôde en moi depuis les premières lignes de ce livre. Elle guette, en embuscade. Elle attend la faille. C’est le cancre que je fus. Toujours vigilant. Plus enclin que mon moi d’aujourd’hui de porter un Matthias Hausmann 126 regard critique sur mon activité de professeur. Jamais pu m’en dépêtrer. Nous avons vieilli ensemble (Pennac 2007 : 179). Ce n’est sans doute pas un hasard si cette voix ne se fait entendre qu’à partir du moment où le lecteur a compris que le cancre est devenu un homme célèbre, car ce qui traumatise vraiment le cancre, c’est qu’il est persuadé qu’il est dans la spirale de l’échec et qu’il n’arrivera jamais à se défaire de ses doutes personnels. La citation du haut devance d’ailleurs la fonction de la voix du cancre, celle d’œil critique posé sur Pennac et sa façon d’exercer son métier de professeur. Le cancre poursuit ensuite cette tâche en utilisant ces termes : « Enfin on arrive à ton y à toi » (Pennac 2007 : 179). On reconnaît dès lors que cette voix intérieure procède de la même façon que le « vieux » Pennac, elle analyse, elle aussi, les pronoms derrière lesquels on peut si facilement se cacher. Elle s’en prend au « y à toi », le « y de professeur » et oblige le moi du professeur à avouer ce qui se cache derrière ce pronom - l’échec, ni plus, ni moins : « Notre y de professeur… Le lieu clos de nos brusques fatigues où nous prenons la mesure de nos renoncements. Une sale prison. Nous y tournons en rond, généralement plus soucieux de chercher des coupables que de trouver des solutions » (Pennac 2007 : 181). IV. Le dialogue dans Chagrin d’école et le changement de rôle du cancre L’insertion de longs passages dialogiques est un élément distinctif de Chagrin d’école. Observons maintenant les stratégies développées par Pennac dans ce dialogue en nous appuyant sur la théorie du dialogue élaborée par Klaus W. Hempfer et ses collaborateurs 8 . Celle-ci n’a encore presque jamais été appliquée à des textes contemporains, le genre du dialogue ayant perdu progressivement de son attrait depuis le XIX e siècle (cf. Hempfer 2010a : 21). Chagrin d’école fournit l’exemple d’un ouvrage publié au début du XXI e siècle qui, bien qu’il ne soit pas représentatif du genre du dialogue à l’état pur, en contient le principe structurant. C’est d’autant plus intéressant que le roman de Pennac a une ambition pédagogique et que le dialogue a toujours été considéré comme la forme idéale quand il s’agit de démontrer comment le savoir et la raison se forment, ce qu’illustraient déjà les dialogues socratiques. C’est sous cette forme d’origine, où le processus de l’enseignement et de l’apprentissage est mis en lumière, que le dialogue est introduit dans Chagrin d’école. C’est cette forme également qui reflète au mieux la structure de l’enseignement idéal selon Pennac. On la retrouve par exemple dans la description de 8 Voir Hempfer 2010 pour une introduction prégnante sur le niveau des recherches sur le dialogue. Les travaux de Hempfer 2002 et Häsner 2004 font actuellement figure de références théoriques centrales sur ce genre. Enrayer la cancrerie par le dialogue avec le cancre 127 l’apprentissage de la grammaire qui, comme nous l’avons vu plus haut, est une des méthodes centrales de Pennac qui aborde un tel enseignement à la manière antique dans le but d’amener le disciple à trouver les solutions par des efforts propres et sans intervention autoritaire d’autrui. Ces passages sont entièrement rédigés sous forme de dialogues, ce que montre par exemple l’analyse de l’une des trois phrases fétiches du cancre, le « Tu le fais exprès », qui permet au professeur d’amener petit à petit l’élève à prendre conscience de ce qui se cache derrière le pronom « le » (cf. Pennac 2007 : 193 sq.). Il est essentiel dans ce contexte que le professeur ne soit là que pour assister l’élève dans son travail personnel ; il ne fait qu’entretenir le flux des recherches en mouvement, car « le but de celui qui, dans le dialogue, exerce le rôle de la maïeutique épistémologique, est celui de se rendre superflu » (Mittelstraß 1984 : 19). Le fait que ce but puisse être atteint chez le cancre grâce au modèle dialogique présenté est accentué par d’autres dialogues dans lesquels l’élève prend petit à petit la place du professeur jusqu’à donner des leçons à son ancien maître en utilisant précisément la même stratégie qui avait déjà fait ses preuves dans l’apprentissage de la grammaire. Le cancre réussit ainsi à inverser les rôles et même à devancer son professeur, ce qui illustre la marge d’épanouissement possible du mauvais élève au niveau du discours, une marge sinon toujours invoquée au niveau de l’histoire. Cette évolution est visible surtout dans l’avant-dernier chapitre du livre qui reproduit une conversation entre le cancre et Pennac, interrompue seulement de temps en temps par les réflexions de Pennac. Dans ce dialogue essentiel pour la compréhension de l’ouvrage, c’est le cancre qui prend les devants et finit par diriger son « moi d’aujourd’hui ». Le cancre insiste au début de ce dialogue sur le fait que Pennac n’a toujours pas répondu à la question posée par lui-même sur la signification du pronom « ça » derrière lequel les professeurs se réfugient quand il s’agit de justifier leur échec auprès de certains élèves, ce « n’avoir pas été formés pour ça » (Pennac 2007 : 266). Le cancre essaie à son tour de décrypter le « ça » et, ce faisant, réussit là où Pennac avait échoué, ce qui, déjà, souligne sa nouvelle position. Il finit par prendre les habits de professeur et explique à son « moi d’aujourd’hui » que derrière ce pronom se cache « la collision entre le savoir et l’ignorance » (Pennac 2007 : 290). Le savoir du professeur est confronté à la non-compréhension de l’élève et le professeur, de son côté, est incapable de comprendre ce décalage. Le cancre entame alors un véritable « cours magistral », ce qui confère de l’importance à son nouveau rôle d’enseignant, et son « moi d’aujourd’hui » répète à plusieurs reprises « Je t’écoute » (ibid.), preuve que lui aussi a changé de statut et est devenu à son tour celui qui écoute attentivement. C’est ainsi que seront examinées au cours de Chagrin d’école les phrases fétiches qui accompagnent la vie du mauvais élève. Le fait que le cancre Matthias Hausmann 128 analyse l’expression prêtée aux professeurs (« nous ne sommes pas formés pour ça »), qui avant lui avaient décortiqué la sienne (« Je n’y arriverai jamais ») prouve l’égalité possible entre professeurs et cancres et leur apprentissage mutuel par le dialogue. C’est l’une des assertions majeures de Pennac qui se reflète dans la structure dialogique d’une bonne partie de son ouvrage. De cette manière, une synthèse, large à tous points de vue, est atteinte, elle culmine au niveau sémantique dans le quasi mot de la fin. Car le cancre, encouragé par le vieux Pennac qui a revêtu les habits de l’élève avide de connaissance, explique qu’il ne suffit pas d’appliquer telle ou telle méthode pour sauver les cancres : il manque encore quelque chose, mais c’est un sujet tabou à l’école. Son hésitation est illustrée par l’absence de plusieurs répliques qui suggèrent des silences et sont représentées typographiquement par des points de suspension - jusqu’à ce que le cancre lâche le mot qui sera son dernier, ce qui ne fait qu’accentuer l’effet programmatique : « L’amour » (Pennac 2007 : 302). Ce mot peut être considéré comme le véritable « mot de la fin », car le dernier chapitre est en fait une sorte d’épilogue, qui a néanmoins son importance, puisqu’on y apprend comment le cancre est devenu écrivain. Pennac, arrivé à l’âge mûr, reprend la plume et intègre la notion d’« amour » dans une métaphore en racontant comment sa femme et lui s’occupent d’hirondelles venues s’écraser sur leurs vitres et comment ils les aident à se relever, afin qu’elles puissent reprendre leur vol. Les soins tendres pratiqués à ces hirondelles désorientées pour les remettre debout sont la métaphore choisie par Pennac (« ma métaphore ») pour expliquer au lecteur comment aider les cancres : « c’est à cela que ressemble l’amour en matière d’enseignement » (Pennac 2007 : 298). Pennac nous fait ici la démonstration de la façon qu’il a de superposer une structure parlante en surface à une structure plus profonde, ce qui vaut pour l’ensemble de son texte et le rend efficace en matière de pédagogie. Par ailleurs, les hirondelles titubantes sont comparées directement aux cancres (« c’est notre proportion des cancres », Pennac 2007 : 297), l’auteur suggère ainsi que ces derniers, vécus auparavant comme des bêtes lentes marchant de travers, sont capables, avec l’aide nécessaire, de s’envoler dans d’autres sphères, ce qui montre à la fin du livre encore une fois qu’il existe pour ces élèves un moyen de guérir de leur cancrerie. Constatons pour résumer que Pennac fait dans Chagrin d’école largement usage de méthodes performatives qui reflètent les techniques éducatives abordées ; ce faisant il est peu surprenant que l’auteur utilise abondamment le dialogue, qui contient depuis toujours un fort élément performatif (cf. Häsner 2004 : 52 sq.). Cela est également d’un grand intérêt pour mon analyse, car celle-ci exige toujours une « lecture performative » des dialogues qui compare les rapports pragmatiques internes à la pragmatique extérieure Enrayer la cancrerie par le dialogue avec le cancre 129 (Hempfer 2002 : 19-22) 9 . Cet aspect est particulièrement important pour la lecture du livre car Pennac suit un but bien précis en dehors du texte, à savoir montrer qu’un cancre peut réussir dans la vie, et il utilise pour ce faire la structure fictionnelle interne d’une manière particulière, comme nous avons vu. Par ailleurs, un texte dialogué peut se lire comme la macroproposition d’un auteur, « qui, sémantiquement parlant, est plus complexe que chaque proposition partielle contenue en elle » (Häsner 2004 : 21), la formulation explicite étant laissée aux bons soins du lecteur. C’est exactement comme cela que fonctionne Chagrin d’école où le lecteur est invité à suivre à travers les passages dialogués l’évolution du cancre. Car, pour le genre du dialogue, il est convenu que sa signification dépend des interactions entre le contenu propositionnel et les personnages mis en scène pour le transmettre ; ce texte, où un enseignant expérimenté doublé d’un écrivain d’une part et un cancre de l’autre se confrontent, en est un bon exemple. Le fait que le cancre livre un savoir précieux et qu’il le fasse en suivant exactement la même méthode que celle utilisée peu de temps avant par le professeur, est d’une part un appel à ne pas porter systématiquement un jugement négatif sur le cancre, et d’autre part la preuve que cette méthode donne des résultats. De plus, ces réflexions mettent à jour une autre caractéristique du dialogue, qui, dans sa forme classique, ne génère pas seulement du savoir, mais explique également comment transmettre celui-ci. V. Conclusion : Le dialogue comme forme d’expression littéraire de la précarité ? En conclusion, on peut se demander si le dialogue ne serait pas en fait une forme de choix pour rendre compte de la précarité. La question de savoir quelles sont les formes littéraires nouvelles les mieux adaptées pour exprimer ce fait de société nouveau a été posée à plusieurs reprises récemment (et notamment dans d’autres travaux de cet ouvrage). Or, c’est peut-être justement un genre ancien, un genre traditionnel, à savoir le dialogue, qui serait le plus approprié. Le dialogue peut d’un côté donner une voix aux personnes en situation de précarité (ce qui leur permettrait de s’exprimer dans leur propre langage) et de l’autre créer un cadre dans lequel le phénomène de l’exclusion pourrait être thématisé. Dès lors, il deviendrait possible par le biais de procédés performatifs de mettre en relief comment une telle situation peut être surmontée, comment il serait possible de s’en sortir, en montrant ce que l’exclu a retenu de cette situation et comment il peut aussi en faire profiter son interlocuteur. 9 Dans un article récent, Hempfer (2010b) présente une « esquisse d’un modèle de dialogue performatif ». Matthias Hausmann 130 De plus, le dialogue fait traditionnellement le lien entre la fiction et le discours théorique et argumentatif, ce qui le rend sans doute plus convaincant, car plus rationnel qu’un roman conventionnel. Cela permet aussi de le rapprocher de la nouvelle forme de littérature du précariat, car celle-ci lie souvent des éléments fictionnels à des faits de société très concrets, ce qui rend difficile une définition précise du genre, comme on peut le voir par exemple dans Le Quai de Ouistreham de Florence Aubenas 10 . Cela s’explique en l’occurrence par l’intention de l’auteur d’informer de façon objective le lecteur sur la situation des personnes en grande précarité. Voilà pourquoi le dialogue, qui se distingue justement par son hybridité et son potentiel éducatif, pourrait être un moyen d’expression adéquat. Revenons une dernière fois au texte de Pennac : il convient de noter que Chagrin d’école constitue aussi un bon exemple de « littérature compassionnelle », un genre qui a trouvé sa place parmi les ouvrages littéraires publiés ces dernières années en France et notamment quand il est question de précarité 11 . Pennac s’indigne contre toute forme d’indifférence sans que cela tourne au kitsch en laissant - nous l’avons vu - place à l’autocritique quand l’occasion se présente ou qu’il la provoque lui-même. Il se laisse doubler par la voix du cancre et c’est ce qui fait une des forces du texte. Par ce procédé comme par d’autres, Pennac réussit à redorer l’image du cancre, ce qui permet de rapprocher son texte d’une autre œuvre littéraire célèbre sur le cancre qui se termine, elle aussi, par un mot positif. Il s’agit du poème du même nom de Jacques Prévert publié en 1946 dans la première édition de Paroles. Soixante ans avant Pennac, Prévert dresse une statue au cancre en montrant qu’il s’agit d’un personnage sous-estimé qui a une vision plus juste du monde et qui peut, surtout en temps de crise, redonner de l’espoir : ce n’est donc sans doute pas un hasard si le poème de Prévert se termine par le mot « bonheur » (Prévert 1992 : 43). Ces textes mis côte à côte nous rappellent que le cancre a des choses à nous apprendre et contribuent à plaider pour des rapports plus apaisés avec les enfants « décrocheurs », ce qu’il est convenu de saluer au vu de l’hystérie croissante qui s’empare de nos sociétés en crise. Bibliographie Bourdieu, Pierre (1993), La Misère du monde, Paris, Seuil. Chabris, Christopher ; Simons, Daniel (2010), The Invisible Gorilla. And Other Ways Our Intuitions Deceive Us, New York, Crown. Geyer, Christian (2009), « Daniel Pennac : Schulkummer. Nur im Krebsgang lebt sich’s gut », Frankfurter Allgemeine Zeitung (12.3.2009), www.faz.net/ themenarchiv/ 10 Cf. à cet égard les articles de Paul Aron et Cécile Kovacshazy dans ce volume. 11 Voir l’article de Lambert Barthélémy dans cet ouvrage. Enrayer la cancrerie par le dialogue avec le cancre 131 2.1281/ sachbuch/ daniel-pennac-schulkummer-nur-im-krebsgang-lebt-sich-s-gut- 1928206.html, consultation : 15.1.2013. 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À lire quelques uns des récits produits depuis une ou deux décennies, à regarder certains films 1 , il me semble déceler, derrière l’irréductible diversité des formes, styles ou motifs, quelques lignes de traverse puissantes. Si elle n’est pas nouvelle (que l’on pense seulement aux littératures naturalistes et prolétariennes de la modernité, aux textes de la Grande Dépression américaine - ceux de Tom Kromer, James Agee et Walker Evans, John Fante ou John Steinbeck -, ou bien encore aux littératures militantes des années 1960 et 70), cette articulation entre précarité et récit me paraît comporter aujourd’hui quelques caractères singuliers. Il s’agit en effet, dans la plupart des cas que l’on peut être amené à étudier, de nouer ensemble au moins trois préoccupations essentielles : une analytique de la vie ordinaire (qui dit les pertes et cible principalement la dislocation du sujet et la désagrégation du lien social) ; la constitution d’une mémoire (qui compense la parole absente et rétablit la dignité bafouée) ; la mise en place d’une écriture essentiellement dirigée contre les procédures de réification linguistique propres au monde du travail. À ces trois « constantes », j’ajouterais volontiers un quatrième élément : la procédure compassionnelle, sans que ce terme ne soit lesté de mièvrerie, par quoi la littérature cherche à enrayer la loi d’indifférence qui gouverne les sensibilités et les comportements contemporains, et noue ainsi directement son devenir aux problématiques éthiques du care. Ce point est important, parce que l’angle d’attaque de ces littératures, constatives plus que revendicatives, est de nature éthique plutôt que politique. Tout cela m’amène, fort sommairement, à formuler l’hypothèse que ce qui pourrait se présenter comme une « poétique du précaire » (Böhm 2010 : 208) doit installer les notions de 1 Laurent Cantet (1999), Ressources humaines (France) ; Jacques Audiard (2005), De battre mon cœur s’est arrêté (France) ; Nicolas Klotz (2007), La Question humaine (France). Lambert Barthélémy 136 discontinuité (des expériences), d’instabilité (des discours et des représentations) et de vulnérabilité (des identités et du lien social) au centre de son dispositif potentiel. Avant d’aborder brièvement ces quelques points de pontage, je rappellerai que la précarité, qu’il faut instantanément doubler de la déstandardisation du travail et de la diversification des trajectoires, est une façon de dire la mutation radicale du rapport au travail salarié qui s’est manifestée, en France comme ailleurs, à partir du milieu des années 1970, notamment par l’introduction, puis l’extension de l’intérim au moment du premier choc pétrolier (1973). Elle nomme l’entrée dans ce que Robert Castel analyse comme la « quatrième étape de l’histoire anthropologique du salariat » (Castel 2012 : 622), laquelle substitue l’instabilité et l’intermittence à la protection statutaire. Et découple ce faisant le travail de la fonction déterminante qu’il joue traditionnellement dans la construction identitaire des sujets. Voire finit par transformer le travail en une agression répétée de ladite construction identitaire et de l’estime de soi. « Dire » la précarité, en littérature, c’est déjà tenter de configurer ce genre d’expériences dissociatives. C’est fixer, dans l’univers de la jouissance permanente et totale, celle des démocraties de marché, ce qui précisément ne jouit pas (ou plus). Avec le léger décalage habituel du spéculatif, la précarité constitue désormais une catégorie majeure des réflexions sur le travail, puisque le terme renvoie aux modes de contractualisation, aux conditions de son exercice et à la forme même qu’il est susceptible de prendre - et que l’emploi du terme constitue une manière efficace d’acclimater tout un chacun, mais aussi la communauté en tant que telle, à l’idée de sa propre fragilité. De transformer, au pire, cette fragilité en norme, c’est-à-dire en destin. Autant dire que la question du précaire, c’est immédiatement celle de l’« ordinaire » (Le Blanc 2007). Elle ne cible pas la « marginalité », ni même la marginalisation toujours accentuée des marges, mais désigne plutôt la brutalisation générale de l’espace social par le cinétisme économique, ainsi que l’instabilité ontologique croissante qui en résulte pour les êtres qui peuplent cet espace. I. Analytique de la vie ordinaire Au cœur des littératures de la précarité, il y a, presque par définition, une entreprise d’inventaire et de dissection de la quotidienneté des « petites gens » touchés par la crise, ceux dont André Suarès, cité par Pierre Michon en ouverture des Vies minuscules, disait qu’ils sont « plus réels que les autres » (Michon 1984) - peut-être parce qu’ils constituent les figures les plus immédiates, les plus « chargées » de la mutilation sociale. Plus réels, parce que plus exposés et plus souffrants. Il y a, en constitution, une sorte d’anthropologie de la vulnérabilité dans ces fictions. Ce sont toujours des Refuser l’indifférence 137 « récits de vie » partiels, prosaïques, pas du tout des « biographies », même passées au filtre du décentrement et du soupçon, des récits qui placent l’expérience de vie en leur centre névralgique, les gestes, les émotions, les représentations et les pratiques qui la caractérisent, les rapports sociaux, affectifs, qui la définissent, la conditionnent et la situent. Des fictions du moindre et du pire, qui cherchent à saisir la précarité au quotidien, le processus de précarisation à l’œuvre aussi bien, à esquisser les identités qui y sont prises : On est dans une ville trop petite. On a des chemins déjà marqués, on les continue. On descend faire les courses. On a pris le courrier dans la boîte. En fait, non : on attend que le facteur soit passé (de la fenêtre de la cuisine, on guette, et avec l’habitude le seul bruit de la Mobylette d’une cage d’escalier à l’autre suffit), puis je descends, je sais qu’il est parti. On ne supporterait pas qu’il voit notre attente si lui, le facteur, d’avance la sait déçue. On trie parmi les publicités. […] S’il y a une lettre qui veut dire quelque chose, alors on remonte la lire (Bon 2006 : 22). Vie de Sylvia, par exemple, dans Daewoo, dont François Bon avertit : « Je ne savais pas que l’ombre de Sylvia, dont je ne reproduis pas ici le nom (et même le prénom je le change), conduirait la suite de tous récits qui à celui-ci s’imbriqueraient » (Bon 2006 : 26) ; celle de « l’informaticien » dans CV roman (Beinstingel 2007 : 127 sq.) ; celle de la jeune mendiante rom d’Anthropologie (Chauvier 2011). C’est la question du comment qui est là d’abord. Celle des situations. Pas celle de l’élucidation. Ni de l’évaluation ou du jugement. Celle du détail, de l’attention et de la restitution des singularités - comme ces gestes d’ouvrière auxquels Étienne Davodeau consacre patiemment plusieurs planches successives (Davodeau 2011 : 39-42). Celle de la factualité banale, implacable, des pertes en cascade (travail, aisance matérielle, liens, identité). On privilégie les logiques du micro-récit (fragment, densité) afin de saisir de façon concrète et précise l’incroyable violence sociale qui a fait irruption et a abîmé voire détruit la (ou les) vie(s) en question. Qu’est-ce qui a disparu, précisément, qu’est-ce qui a changé réellement ? Ou a été dévié ? Qu’est-ce qui a pu se maintenir, aussi ? Principe de liste. Les textes font cela pour que les vies précaires ne disparaissent pas sous des abstractions, des statistiques, des chiffres et quelques déclarations lénifiantes des décideurs économiques ou politiques, soldant pertes et profits, mais pour qu’elles restent, à la manière, parfois, d’une stèle. Il y a sans doute, dans cette façon d’envisager le sujet par ce qui le distingue (ses gestes, ses mots, ses habitudes, son savoir-faire, ses postures), une intention hagiographique latente, mais orientée par une préoccupation laïque et sociale. Ainsi les « vies brèves », démantibulées et non imaginaires que CV roman ou Daewoo peuvent collecter, sont-elles saisies dans ce qui, au fond, leur reste de dignité, de fierté, une fois le monde alentour effondré. Lambert Barthélémy 138 Mais l’analytique de la vie ordinaire, liée au local, au contextuel, au proche, c’est aussi celle des lieux où se déroule ladite vie. Celle des territoires. Il faut prendre les espaces au sérieux, ainsi que le suggèrent puissamment Jean Rolin (les zones des périphériques parisiens dans Zones ou La Clôture) ou François Bon (les paysages sidérurgiques lorrains dans Paysage fer) : car les espaces parlent, avant que les bouches s’ouvrent. Ils disent tout, d’un coup. Ils parlent en continu pour celui qui s’efforce de les lire. D’en voir les axes, et les plis. Les angles et les dégagements. Ils sont à la fois les « cadres » et les partenaires des humains qui les peuplent. Dignes d’investigation en cela que leurs stigmates sont communs. Précarités des territoires, marges, périphéries, zones désertées des villes ou des campagnes, non-lieux ; précarités des hommes qui les vivent, les arpentent, y meurent. Isomorphie cruelle. II. Inscrire pour mémoire La dynamique testimoniale et mémorielle est donc essentielle dans ces récits. S’il s’agit bien toujours d’inscrire pour la mémoire, selon la belle formule de Bon, et de constituer une archive sinon inenvisageable, celles des voix qui ne « décident » pas, il ne s’agit nullement de « parler à la place » de gens qui ne le pourraient ou ne le voudraient pas. Mais de prendre soin de leur parole et des conditions d’expression de cette parole. De la recueillir et de lui permettre d’être reçue. C’est le relais qui est l’enjeu, non la substitution, le parler « pour ». C’est la volonté de remettre à niveau, de compenser l’immense déséquilibre des conditions, d’estomper les asymétries qui découpent l’espace démocratique. Il est ainsi remarquable que des auteurs comme Bon ou Davodeau ne cessent de mettre en scène, et sans coquetterie, « l’autorisation à dire », de préciser qu’ils ne parlent qu’en écho, depuis une position de distribution de la parole de l’autre. Il ne s’agit pas de constituer une mémoire fictionnelle pour « bien faire ». Mais de parler des vulnérabilités, à partir de ce qui s’est confié. Cette dynamique est à l’œuvre, autant que dans Daewoo, dans les deux reportages dessinés d’Étienne Davodeau, Rural ! (2001) et Les Mauvaises gens (2011) à partir desquels je souhaite m’interroger sur cette fonction de relais du témoignage. La littérature dessinée, suivant en cela la même évolution que l’autre, tend depuis une vingtaine d’années à aller vers des logiques d’auscultation et d’attestation, au détriment de la puissance fabulatoire. Se sont ainsi développés, entre autres formes factuelles (carnet de voyage, chronique urbaine, autobiographie, récit historique…), de singuliers reportages dessinés 2 , lesquels se portent assez spontanément vers les situations 2 On tient l’américain Joe Sacco, journaliste de formation, pour le créateur du genre. Son Palestine paraît en revue en 1993 et reçoit l’American Book Award en 1996. Mais on peut Refuser l’indifférence 139 politiques limites et les conflits armés, les faits divers et les états de détresse sociale prononcée. Les livres de Davodeau ciblent, eux, deux transformations récentes du monde du travail : l’étiolement de la classe ouvrière et les évolutions du monde agricole. Je poserai simplement, à partir de ces deux reportages, une question générale, celle de la pratique documentaire comme stratégie contemporaine susceptible de constituer une alternative valide à « l’art (ou la littérature) politique » 3 et donc comme l’une des formes possibles dans lesquelles la précarité peut être appréhendée de façon efficace ; et une question plus spécifique, celle de l’apport singulier de la BD documentaire dans la réflexion sur les transformations sociales actuelles. Le reportage dessiné valide les problématiques du reportage en général (expérience de terrain ; construction de l’opinion ; place de la subjectivité ; rendu de l’atmosphère) et adopte une attitude déniaisée face au document. Il refuse d’épiphaniser le réel et rappelle sans cesse que le sens est à construire. À ces qualités natives s’ajoute le fait que le reportage dessiné joue de chaînes temporelles très variées. Il autorise en effet la possibilité d’une double lecture : à l’effet d’entraînement propre au flux narratif peut toujours venir s’opposer ponctuellement une stase contemplative, le retour à et l’arrêt sur une planche ou une vignette spécifique. Autant dire que l’assimilation de l’information dépend de rythmes individuels, qu’elle est déterminée par des seuils émotionnels subjectifs. Enfin, les images sont nombreuses et s’organisent en séquences. La quantité autorise une évocation qui gagne en intensité ce qu’elle peut perdre en précision et en fidélité ; la successivité, quant à elle, permet un traitement dans la durée des situations auscultées, à rebours du dogme du traitement en « temps réel », ce qui tend à introduire de la distance aux événements, à les approfondir et à accroître leur intelligibilité. Il se singularise en outre fortement par son positionnement critique vis-à-vis du monologisme et de la planéité de l’image d’actualité : car à la différence du photojournalisme classique, où des images isolées sont censées parler d’elles-mêmes, les images ne fonctionnent pas de façon autarcique dans un reportage dessiné. Elles s’hybrident avec le texte, mais interagissent aussi fréquemment avec des photographies, ou des reproductions de cartes et de documents officiels, créant une sorte de régime médiatique mixte, bien éloigné de la simple « histoire illustrée ». Et ce dialogisme des mots et des images, leurs tensions, leur autonomie réciproque aussi, produit un traitement dense, complexe et nuancé de l’information, à même de souligner les ambiguïtés, voire l’ironie et l’humour des situations décrites - ce que les autres médias évitent habituellement. La mixité du médium permet ainsi de décrire des points de vue également voir en France dans la presse alternative des années 1970, singulièrement chez Cabu et Jean Teulé, des approches convergentes. 3 C’est l’hypothèse centrale du livre de Dominique Baqué 2004. Lambert Barthélémy 140 incommensurables et de ne pas résoudre l’information de façon monolithique. Ce qui prime dans le reportage dessiné contemporain c’est, comme déjà pour Albert Londres ou le Nouveau Journalisme américain, le principe de densité humaine du témoignage. En situation de participation, l’auteur-narrateur-enquêteur est omniprésent non seulement comme voix, mais comme point de vue moral. Il manifeste ses partis pris, ses émotions, ses sentiments, offre une information « habitée » au lecteur, construit l’événement de façon intersubjective (cf. Bourdieu 2012). Il n’a pas pour projet de transmettre une information lissée, mais de partager une expérience. C’est toujours une mémoire affectée, une mémoire élaborée par les proximités, par les charges d’événementialité sourde. Le choix d’un tel dispositif réduit le risque de manipulation de l’information intrinsèque à tout reportage, et nourrit une interrogation constante sur la représentation du réel. L’enjeu n’est donc pas de restituer la réalité, mais de proposer la reconstruction d’une expérience à partir de laquelle le lecteur peut aiguiser sa propre rationalité critique, et s’interroger sur les mécanismes par lesquels il délègue habituellement sa confiance aux images et au reporter. Par quoi le reportage dessiné est susceptible non seulement de produire de l’archive « mineure », mais aussi de contrarier l’une des formes discursives favorites du capitalisme de la précarité - la bien nommée « information »… III. Écritures réfutantes Dire la précarité d’un sujet dans une écriture qui dupliquerait son discours n’a guère de chance de produire la considération que l’auteur veut susciter. La reconnaissance de la souffrance passe plutôt par la mobilisation d’une langue et d’une forme narrative qui soient comme marquées par la précarisation et l’instabilité qu’elle engendre, qui, pour l’essentiel, cherchent à configurer la déliaison (discontinuité du temps et de l’espace, disparition des solidarités catégorielles, accroissement des sujétions, etc.), et à réfuter non seulement le traitement consensuel des vulnérabilités (fatalisme, indifférence), mais encore les codes, formes et usages linguistiques qui, dans le monde du travail, sont mobilisés pour instaurer les situations d’exclusion. Les trois exemples qui suivent illustrent chacun d’une façon particulière cette idée d’écriture réfutante, d’écriture élaborée à dessein de dire l’instabilité générale des représentations sociales, de contrarier les formes discursives du capitalisme de la précarité et de faire émerger des modes plus éthiques de représentation de la vulnérabilité. Avatar 1 : l’usage oblique, ou retouché du monologue chez François Bon. L’interférence, l’adresse, la délégation, le dialogue en sont quelques attributions. La précarisation d’un sujet, sa dislocation socio-affective, ne Refuser l’indifférence 141 saurait s’énoncer sans marquer l’énonciation : soit il ne peut se dire luimême, et le récit est pris en charge par un autre (« Alors d’accord, je vais vous parler de Sylvia. Elle est morte, c’était le mois dernier. On ne vous a pas parlé de Sylvia ? », Bon 2006 : 22) ; soit il y parvient, mais passant un pacte de confiance avec son interlocuteur, accepte et autorise d’être réécrit, réagencé, non désapproprié de soi, mais confié à la bienveillance narrative de l’autre. Pris en charge. L’écrivain comme figure de care giver. Le monologue peut donc être interrompu, commenté, spécifié quant au contexte où il se tient, voire transposé génériquement (c’est le rôle des sections théâtrales dans Daewoo). Il y a dans Daewoo ce très beau passage où Bon « explique » sa technique d’entretien/ d’écriture : Je ne prétends pas rapporter les mots tels qu’ils m’ont été dits : j’en ai les transcriptions dans mon ordinateur, cela passe mal, ne transporte rien de ce que nous entendions, mes interlocutrices et moi-même, dans l’évidence de la rencontre. Je notais à mesure, sur mon carnet, les phrases précises qui fixent une cadence, un vocabulaire, une manière en fait de tourner les choses. La conversation vous met d’emblée dans une perspective ouverte, tout ce qu’on suggère au bout des phrases, et qui devient muet si on se contente de transcrire. C’est cela qu’il faut reconstruire, seul, dans les mois qui suivent, écoutant une fois de plus la voix, se remémorant ce qu’on apercevait de la fenêtre, comme les noms et les prénoms cités. […] essayant que les mots redisent aussi ces silences, les yeux qui vous regardent ou se détournent, le bruit de la ville tel qu’il vous parvient par la fenêtre […] (Bon 2006 : 22). Pratique qui est tout entière guidée par l’impératif éthique de faire entendre cette parole, ce qu’elle a d’unique (texture, grain, intonation, accentuation, etc.), de la faire systématiquement émerger en contexte. De prendre en charge la voix dans son monde. Essayer de mettre dans les mots tout ce qui n’y est pas, mais articule immanquablement la parole vulnérable. Cette façon de monologue à deux, de dialogie consentie, de transmission « augmentée » pallie les obstacles de la voix brute (inaudible), de la voix destituée et de la voix esthétisée. Avatar 2 : la déconstruction d’un outil majeur du dispositif de distribution (ou de non-distribution) de l’emploi : le CV. Faire brèche dans la langue usuelle du contingentement social, la retourner contre elle-même. La démonter et la moquer. C’est en infiltrant poétiquement le « CV » par de nombreux jeux de mots, ou par la déclinaison extravagante de l’acronyme que Thierry Beinstingel y parvient. Je cite, pêle-mêle, pour le plaisir de la chose : « CV comme Colportages vigilants ; CV comme Connaître sa voie ; CV comme Courber les verbes ; CV comme Canular vilain ; CV comme Courte vie ; CV comme une Coquille vide ; CV comme Conversation vaine » (Beinstingel 2007 : 28, 33, 102, 142, 147, 180, 253). Ritournelle et carna- Lambert Barthélémy 142 valisation poétique déterminent un usage du langage contraire à la logique linguistique habituelle d’un CV, usage que le rythme, ample et lent, la syntaxe, souple et pleine de volutes, et les ruptures stylistiques fréquentes, viennent encore accentuer, contribuant, peu que prou, à l’invention d’une autre procédure d’énonciation de la « vie ». C’est aussi en insistant sur le paradoxe constitutif du CV que les lézardes se forment. Car un CV, sensément description de l’expérience singulière d’un individu, formule celle-ci dans des rubriques impersonnelles - tout en doublant cette impersonnalité d’une puissante faculté d’omission : « […] déplacements, oscillations, odeurs, sentiments, tout était lissé sur la page du CV, omis » (Beinstingel 2007 : 154). La formule rimbaldienne « je est un autre » ne hante pas par hasard ce récit qui rappelle sans cesse que l’interchangeabilité domine le monde du travail : En haut à gauche, il y a vos nom, prénom adresse et situation familiale : appelons ce petit état civil « Situation ». Celle-ci est individuelle, collective, elle vous échappe, ce n’est pas vous, vous êtes noyé dans vos voisins, dans la télé, dans l’actualité. Vous n’existez pas, vous vivez par procuration permanente, dans le théâtre du monde (Beinstingel 2007 : 10 sq.). Formalisation trompeuse, donc : du particulier, le CV ne dit jamais que le degré probable d’intégration au système de production/ consommation. Il normalise les parcours, les dit dans des formules écrans, les rend systémiques là où la réalité s’avère à la fois plus rugueuse et plus immatérielle. Un CV, si l’on pousse un peu, c’est l’instrument déterminant, par lequel toute entreprise entreprend d’emblée de laminer la subjectivité de l’individu, de le transformer en « homme unidimensionnel ». Enfin, la forme même de CV roman, véritable contrainte oulipienne, écorne la logique du document d’employabilité : le roman s’organise selon une série de base, celle formée par les quatre rubriques convenues du CV (expérience professionnelle, formation, loisirs et situation), chaque rubrique développant a priori un pan d’expérience distinct (description d’un Service de la Mobilité, entretiens en vue d’un éventuel recrutement, scènes de la vie privée, pastiche de petites annonces, forum de discussion sur le CV anonyme, etc.). Mais la série se répète, treize fois, les rubriques interagissent entre elles, les espaces se mêlent, dressant une sorte de cartographie des mécaniques de précarisation, tout en amorçant un mouvement qui renverse, malgré tout, la schématisation stricte d’une vie en une prolifération hétérogène de flux de vie. Avatar 3 : la précarisation des statuts discursifs et génériques apparaît comme une autre stratégie de réfutation possible. Texte à l’identité volontairement brouillée, Anthropologie d’Éric Chauvier hybride conscience ethnographique et hyper-réflexivité littéraire, et fait, sous ce nom - celui Refuser l’indifférence 143 d’un modèle essentiel d’objectivation scientifique de la précarité -, émerger un discours vacillant, incertain, à l’attribution sans cesse déléguée. Un discours qui répond par la mise en scène de sa propre précarité, et, au-delà, éventuellement, de celle de tout discours, à la situation d’invisibilité sociale qu’il envisage. Anthropologie se donne comme un récit d’enquête suscité par la rencontre furtive d’une jeune mendiante rom et qui prend la forme du journal de terrain (chronologie, dates, retranscriptions d’entretiens, observations personnelles, réflexions, appareil critique). Mais l’enquêteur abandonne rapidement la rigueur du protocole disciplinaire (il enregistre à leur insu certaines des personnes qu’il interroge, cf. Chauvier 2011 : 39), perd la trace de la jeune femme sur laquelle il enquête, et laisse le fantasme, les jugements parasites, les développements analytiques et les références littéraires envahir son propos et le détourner au profit d’une mise à la question obstinée des sentiments, des représentations sociales et des partages symboliques contribuant aux phénomènes d’exclusion (incompréhension, rejet, ignorance, négligence, etc.). Projet anthropologique et fiction d’enquête fusionnent alors dans un texte qui a pour programme explicite de « déjouer les pièges du langage » (Chauvier 2011 : 132), qui réfute l’extériorité des jugements scientifiques et des consensus sociaux qui les soutiennent, et exploite délibérément les discontinuités : discontinuité des événements (apparitions épisodiques de la jeune femme/ impossibles rencontres), discontinuité des objectifs (enquête indirecte/ désir de rencontre/ fantasme), discontinuité des méthodes (terrain/ spéculation ; singularité/ généralité), discontinuité de sentiments (rationalisation/ attirance) et des registres (concision factuelle/ emphase conceptuelle). Rien de précis n’est ainsi dit de la vie précaire de la jeune mendiante, ni la langue de l’expertise ni le recours à la fiction pure ne permettent de la saisir ; mais l’orchestration complexe des discontinuités « à partir » ou « autour de » cette présence absentée produit un effet de décantation discursive, grâce auquel parvient à s’établir une discrète, mais réelle « familiarité rompue » (Chauvier 2011 : 109). Une amitié imaginée. Le partage inquiet d’une absence de statut. À l’invisibilité, à la place vide de la jeune femme, semble répondre in fine le sentiment de faiblesse et de vacuité de l’enquêteur - qui est aussi sa proposition mélancolique de solidarité. IV. Procédure compassionnelle Un projet rapproche, au fond, les trois figures d’enquêteur que je viens d’évoquer : leur volonté d’écoute, l’attention qu’il porte à la détresse de l’autre et le désir de la porter vers l’espace public, sans empiéter sur sa réserve ; la publier, l’accompagner à la visibilité, imposer sa présence, même en creux (Anthropologie), la rendre « incontournable », sans pour autant en Lambert Barthélémy 144 faire un ambivalent objet de voyeurisme. Sans en faire impudiquement blason. Sans faire « thèse » à partir d’elle, c’est-à-dire sans la réifier dans une exemplarité factice. Ce qu’espère la littérature de la crise contemporaine, c’est peut-être réaffirmer avec force la capacité à se soucier des autres en un temps, celui de la « cité perverse » (Dufour 2009), peu enclin à promouvoir cette compétence ; c’est assumer la vulnérabilité, la prendre en responsabilité. C’est essayer d’infléchir la perception verticale de la relationalité (jeux de domination) à laquelle le lecteur est culturellement habitué, vers des formes de relation horizontales et empathiques, grâce auxquelles les figures blessées qui traversent les récits se trouvent « symboliquement » resocialisées. La littérature de la crise contemporaine cherche à créer du lien symbolique. Elle met pour cela en place ce que je propose d’appeler une procédure compassionnelle - c’est-à-dire qu’elle conçoit l’acte narratif comme une prise en charge et un acte de soin. Faire de l’écrivain un soignant critique. Et du récit, le moyen de rétablissement d’une appartenance commune. La place de l’écrivain, sa responsabilité sociale se joue là : sans l’arrogance systématique de l’engagé historique, sans la prétention prescriptive, sans l’emprunt d’un pseudo-universel, mais dans la conscience de la vulnérabilité de chacun, dans la conscience que dépendance et vulnérabilité sont le lot commun, qu’aucun être humain n’est auto-suffisant. Ce projet refuse clairement ce que Wolfgang Sofsky (2012 : 23) appelle « l’oblitération du sens moral » qui caractérise les sociétés actuelles - et constitue leur Mal fondamental. Entendant, a contrario, redonner voix au sensible individuel et à l’intime afin de garder de la valeur humaine, de ne pas la laisser se dissoudre dans le statut général de la marchandise, les récits que j’ai pu évoquer conduisent d’une part à réinterroger la philosophie morale, à la brancher sur l’attention au particulier, plutôt que sur l’abstraction et la généralité, c’est-à-dire à prendre pour enjeu de réflexion nos proximités, nos motivations, nos relations, plutôt que des concepts éloignés de nos questionnements ordinaires (l’obligation, la rationalité, le choix) 4 . Ils tendent d’autre part à problématiser la notion de justice dans le contexte du libéralisme politique, en organisant les relations sociales autour de la dépendance et de la vulnérabilité, plutôt que de l’universalité abstraite. Cela revient à développer une éthique du care, concrète plus que normative, et à faire émerger de nouveaux enjeux éthiques dans la politique, à défaut de promouvoir un autre « projet » politique, un élan utopique, une poussée de l’imaginaire collectif vers des formes substitutives de société. Face à l’inéluctable constat sociologique des mutations intervenues dans les domaines économique, social, juridique, lesquelles ont globalement 4 Voir, parmi d’autres références possibles, pour une exposition générale des problématiques de l’éthique du care, l’ouvrage de Fabienne Brugère 2011, ainsi que l’article de Sandra Laugier 2007. Refuser l’indifférence 145 remodelé et raréfié l’expérience du travail, les littératures retrouvent une dynamique hétéroscopique, s’efforcent de comprendre les états de société « en cours », de les inclure dans une narration commune et de leur donner sens. Je ne sais pas si les littératures présentes résistent, mieux ou moins bien que celles qui les ont précédées, mais du moins donnent-elles des signes tangibles de dissensus dans les lectures du monde contemporain qu’elles profilent. Ce qui, dès lors, donne forcément à penser, ou repenser, la question sociale. Bibliographie Baqué, Dominique (2004), Pour un nouvel art politique. De l’art contemporain au documentaire, Paris, Flammarion. Beinstingel, Thierry (2007), CV roman, Paris, Fayard. Böhm, Roswitha (2010), « Vers une poétique du précaire : le monde des salariés dans l’œuvre d’Anne Weber », dans : Wolfgang Asholt ; Marc Dambre (éd.), Un retour des normes romanesques dans la littérature française contemporaine, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, p. 197-211. Bon, François (2006), Daewoo [2004], Paris, Le Livre de poche. Bon, François (2000), Paysage fer, Lagrasse, Verdier. Bourdieu, Séverine (2012), « Le reportage en bande dessinée dans la presse actuelle : un autre regard sur le monde », Contextes 11 (16 mai 2012), contextes. revues.org/ 5362. Brugère, Fabienne (2011), L’Éthique du care, Paris, PUF, « Que sais-je ? ». Castel, Robert (2012), Les Métamorphoses de la question sociale [1995], Paris, Gallimard, « Folio Essais ». Chauvier, Éric (2011), Anthropologie, Paris, Allia. Cingolani, Patrick (2005), La Précarité, Paris, PUF, « Que sais-je ? ». Davodeau, Étienne (2011), Les Mauvaises gens, Paris, Delcourt. Dufour, Dany-Robert (2009), La Cité perverse. Libéralisme et pornographie, Paris, Denoël. Guibert, Emmanuel ; Lefèvre, Didier ; Lemercier, Frédéric (2003-2006), Le Photographe I-III, Paris, Dupuis. Laugier, Sandra (2007), « Le care : enjeux politiques d’une éthique féministe », Raison publique 6 (avril 2007), p. 29-47. Le Blanc, Guillaume (2007), Vies ordinaires, vies précaires, Paris, Seuil. Michon, Pierre (1984), Vies minuscules, Paris, Gallimard. Montellier, Chantal (2005), Les Damnés de Nanterre, Paris, Denoël Graphic. Rolin, Jean (1995), Zones, Paris, Gallimard. Rolin, Jean (2002), La Clôture, Paris, P.O.L. Sofsky, Wolfgang (2012), Le Livre des vices [Das Buch der Laster, 2009], traduit de l’allemand par Patrick Charbonneau, Belval, Éditions Circé. Roswitha Böhm Assurance précaire. Économie et langage dans les romans d’Emmanuelle Heidsieck Dans son dernier rapport, l’Observatoire des inégalités, une institution indépendante d’information et d’analyse sur l’injustice sociale située à Tours, constate une croissance continuelle de l’emploi précaire en France : Le taux de précarité (CDD, intérim et emploi précaire rapporté à l’ensemble des emplois) a essentiellement augmenté entre 1982 et 1990 avec un taux qui est passé de 5,3 à 7,6 %, puis de 1993 à 2000 (de 8 à 11,8 %). Après avoir baissé d’un point jusqu’en 2002 pour atteindre 10,8 %, il a remonté au niveau de 2000 (« L’État de la précarité » 2012). En commentant ces chiffres, les auteurs du rapport soulignent qu’en période de crise conjoncturelle, l’emploi précaire diminue dans un premier temps : les intérimaires et les personnes sous contrat à durée déterminée ne se sont pas vus renouveler leur contrat et se retrouvent au chômage. Ce n’est que quand l’emploi se fait rare de façon structurelle que la précarité se développe. Pour définir la précarité, citons une voix publiée sur internet, celle du bloggeur Stéphane Godefroy qui a réfléchi au statut ambigu de la précarité, sur ce qui distingue une vie ordinaire d’une vie précaire. D’après lui, la précarité se distingue de la pauvreté en renvoyant à un état plus général. Elle désigne la très forte incertitude quant aux chances de conserver ou de récupérer une situation acceptable dans un avenir proche : On connaissait les misérables, les exclus et les chômeurs. Depuis une décennie à peine, voilà qu’une figure inédite, celle de « l’homme précaire », est venue grossir les rangs de cette fantomatique armée de sans-voix, qui touche aussi bien les jeunes que les adultes surdiplômés. Le paradoxe fondateur de la précarité tient à son invisibilité, son statut social résidant dans « l’inexistence ». Pourquoi ? Parce que ces « hommes » ne sont pas vraiment exclus. Ils sont dépossédés d’eux-mêmes par la société qui les fabrique tout en les maintenant à flot, un pied dedans, un pied dehors (Godefroy 2012) 1 . L’idée générale de cette définition recoupe la notion officielle du terme de précarité telle qu’elle a été définie par les sciences sociales. Pour le 1 Cf. à cet égard Le Blanc (2007) dont Stéphane Godefroy s’inspire pour son argumentation. Roswitha Böhm 148 sociologue allemand Ulrich Brinkmann et ses collègues, la précarité est avant tout une catégorie relationnelle. Elle se caractérise par une pression massive exercée sur les travailleurs et les employés sous des conditions sociales fondamentalement changées, ce qui a pour conséquence la perte au moins partielle de standards acquis de la législation du travail ainsi qu’une multiplication des formes d’emploi et du statut qui s’y rattache. Il en résulte le retour de l’insécurité sociale, la croissance de la peur du lendemain et une mise en question de la cohésion sociale (cf. Brinkmann et al. : 2006 : 17) 2 . Il s’agit donc d’un état de l’entre-deux, d’une situation provisoire et transitoire qui concerne non seulement « les misérables, les exclus et les chômeurs » ainsi que les emplois per definitionem instables, comme par exemple ceux des bonnes et des femmes de ménage 3 , mais aussi - et de plus en plus - le secteur de tous ceux qui se croyaient, grâce à leur formation et leur statut social, à l’abri de la précarisation parce qu’ils travaillent par exemple dans le secteur public. Dans le roman Notre aimable clientèle qui sera au cœur de mon analyse, Emmanuelle Heidsieck se penche justement sur le destin d’un cadre moyen qui a à subir la dégradation de l’institution dans laquelle il travaille depuis un quart de siècle. C’est l’assurance chômage, un « service public », qui se convertit sous ses yeux incrédules à un « service à clients ». Dans le contexte d’une réflexion littéraire sur le monde du travail et les processus de précarisation, je mettrai l’accent sur les interdépendances entre l’économie et le langage en analysant l’emploi spécifique d’Emmanuelle Heidsieck d’une « rhétorique du social » (Chaudier 2005 : 133). Il s’agira de réfléchir sur les possibilités propres à la littérature (et les formes spécifiques choisies par les auteurs) de transférer un « savoir » social dans un champ esthétique. Une poétique du précaire, telle qu’elle pourrait se profiler à travers mon analyse, comporte non seulement le fait d’écrire sur la précarité et le précaire, mais soulève également la question de savoir dans quelle mesure l’écriture elle-même devient précaire. Jusqu’à quel point peut-elle encore réagir de manière adéquate (et quelle serait cette manière adéquate ? ) à une réalité (extra-textuelle) de plus en plus précaire ? Et finalement : face à l’emprise quasi totale de la pensée économique sur tous les domaines de la vie (sociale, politique, littéraire etc., mais aussi privée) d’une part, et à l’expérience déstabilisante de la crise d’autre part, la littérature pourrait-elle (toujours, encore, à nouveau) agir en mettant à notre disposition un antidote poétique ? Pour répondre à ces questions, j’évoquerai le roman d’Emmanuelle Heidsieck sous l’angle des relations entre économie et chômage, entre économie et maladie et finalement entre économie et langage. Mais procédons d’abord à un petit détour historique. 2 Pour une définition du terme de « précarité » voir également Castel et al. 2009 : 11-18. 3 Cf. les contributions de Paul Aron et de Cécile Kovacshazy dans ce volume. Assurance précaire. Économie et langage 149 I. Des précaires avant la lettre : le surnumérariat dans Les Employés d’Honoré de Balzac Si la littérature de l’extrême contemporain met à notre disposition un moyen de connaissance de notre condition humaine en nous permettant de nous approcher à travers elle du présent immédiat, de le découvrir et de le comprendre, elle entretient également des liens étroits avec l’histoire littéraire et culturelle (cf. Böhm et al. 2009 : XII). En ayant recours aux genres et aux formes esthétiques traditionnels qu’elles adaptent à leurs besoins, les œuvres d’art actuelles renouent « avec le dépôt culturel des siècles et des civilisations » (Viart 2005a : 8). Tout en interrogeant leur pertinence et leur raison d’être dans le monde actuel, elles entrent en dialogue avec des créations artistiques appartenant à d’autres cultures et d’autres époques. En ce sens, le roman Les Employés (1837/ 1846) d’Honoré de Balzac constitue un prédécesseur littéraire. Dans la première partie de son ouvrage, Balzac décrit en effet avec le « surnumérariat » (Balzac 1969 : 98) l’armée de ceux qui sont « en trop » dans le système administratif de l’État et qui néanmoins y travaillent, sans salaire régulier et souvent pendant des années, dans l’espoir d’obtenir un jour un simple poste - c’est le vœu des « surnuméraires pauvres » (ibid.) - ou encore une position élevée - à laquelle aspirent les « surnuméraires riches » (ibid.) : Le surnuméraire est à l’Administration ce que l’enfant de chœur est à l’Église, ce que l’enfant de troupe est au Régiment, ce que le rat est au Théâtre : quelque chose de naïf, de candide, un être aveuglé par les illusions. […] Or, il a foi en l’Administration, le surnuméraire ! il ne la suppose pas froide, atroce, dure comme elle est (ibid.). Ce n’est que plus tard, explique le narrateur, que le « surnuméraire » s’aperçoit des « impossibilités de la carrière », car « […] il entend parler des passe-droits par des employés qui les expliquent ; il découvre les intrigues des Bureaux, il voit les moyens exceptionnels par lesquels ses supérieurs sont parvenus […] » (Balzac 1969 : 98). La représentation littéraire de cette « génération stage » 4 avant la lettre fait partie d’une analyse plus globale d’un aspect spécifique du monde du travail au XIX e siècle, à savoir l’administration publique (cf. Moyal 1986, Rosse 2004). À l’origine conçu comme le portrait d’Une femme supérieure, le roman parut en 1837 sous ce titre. Ce n’est qu’en 1846, lorsque Balzac intègre aux Scènes de la vie parisienne de la Comédie humaine ce roman, qu’il enrichit auparavant de quelques passages tirés de son essai Physiologie de l’employé 4 Le terme allemand « Generation Praktikum » a été forgé dans les années 1990 pour désigner une génération de jeunes bien qualifiés mais dont la situation professionnelle était caractérisée par des emplois sous-payés, des contrats à durée déterminée voire des stages répétés sans rémunération aucune. Roswitha Böhm 150 (1841), qu’il lui donne le titre sous lequel il est connu aujourd’hui. Situé dans le monde de l’administration publique, il met au centre de l’histoire deux fonctionnaires au ministère, Xavier Rabourdin, homme doué, dynamique et incorruptible, et Isidore Baudoyer, un crétin incapable. Les deux sont entourés de leurs clans et de leurs réseaux de soutien et rivalisent pour obtenir une promotion au rang de chef de division au ministère. C’est pour atteindre cet objectif que Rabourdin a développé en secret le plan d’une réforme administrative que le narrateur - comme si son contenu correspondait à une requête de Balzac lui-même - expose de manière détaillée sur plusieurs pages. Ce plan postule non seulement la réduction du nombre des ministères, ce qui irait de pair avec la réduction du nombre des fonctions et des fonctionnaires, mais il propose également une modification profonde du système d’impôts. Un autre point essentiel de sa réforme concerne les principes de sélection lors de l’embauche d’un nouveau fonctionnaire où la personnalité et le talent devraient l’emporter sur les relations. La suite de l’histoire révélera de manière poignante que le jeune fonctionnaire avait raison d’insister sur la nécessité de réformes surtout dans ce dernier domaine. Tout en étant en principe, et par son ancienneté et par son talent, le candidat le mieux placé, il sera pourtant supplanté par Baudoyer, rival incompétent mais mieux protégé. Certes, Célestine, l’épouse intelligente et ambitieuse de Xavier Labourdin, essaye à son tour de s’approcher de manière discrète de l’influent secrétaire général Des Lupeaulx, mais c’est Élisabeth Baudoyer qui réussit mieux à faire jouer son contact étroit au clergé ainsi que les relations de sa famille dans des milieux divers. L’épouse d’Isidore Boudoyer est caractérisée comme […] une de ces figures qui se dérobent au pinceau par leur vulgarité même, et qui néanmoins doivent être esquissées ; car elles offrent une expression de cette petite bourgeoisie parisienne, […] dont les qualités sont presque des vices, dont les défauts n‘ont rien d‘aimable, mais dont les mœurs, quoique plates, ne manquent pas d‘originalité (Balzac 1969 : 85). En dépassant une simple caricature de l’esprit bureaucratique, le roman établit un diagnostic provocateur des dysfonctionnements de l’appareil administratif bourbon. Dans un passage assez long sur « Les Bureaux », son narrateur se consacre à une analyse de l’organisation administrative en décrivant par le menu les hiérarchies, la répartition des salles et leur agencement en tant que système astucieux pour établir des distinctions parmi les fonctionnaires, ainsi que les différents types d’employés ou de fonctionnaires, du « garçon » et « simple expéditionnaire » en passant par le « commis-rédacteur » et le « commis d‘ordre » jusqu’au « sous-chef » et « chef de bureau ». En suivant le principe balzacien d’une représentation réciproque où la typisation de l’individuel va de pair avec une Assurance précaire. Économie et langage 151 individualisation du typique, une telle taxonomie du monde administratif se trouve encore différenciée et nuancée par une série de portraits évoquant de façon plus personnalisée le type du fonctionnaire empressé ou subalterne, candide ou astucieux. Comme d’autres romans de la Comédie humaine, tel La Maison Nucingen (1838) - peinture par le menu des nouveaux riches parvenus à la grande bourgeoisie - ou encore cette Histoire de la grandeur et de la décadence de César Birotteau, roman paru la même année et évoquant à travers son protagoniste, un commerçant, presque toutes les formes commerciales de l’épicerie jusqu’à la haute finance, Les Employés analyse la corruption généralisée, fiévreusement âpre au gain de la société post-révolutionnaire. À part l’influence du milieu sur l’être humain, ce texte dénonce donc un autre mobile considéré par Balzac comme typique de son époque : la pulsion individuelle d’enrichissement et d’ascension sociale. II. Critique esthétique envers le primat de la pensée économique C’est donc une sorte de jugement négatif que Balzac porte sur les conditions de vie imposées par le primat de la pensée économique de son époque - son roman étant en cela comparable à un certain nombre de textes littéraires d’aujourd’hui. Les Employés marquant « la consécration en France d’un nouveau thème littéraire appelé à un grand avenir, celui de la bureaucratie » (Baron s.d.), ce roman représente, pour la tradition d’une écriture du travail, une référence importante. Mais quelles formes de représentation esthétique du monde du travail les auteurs d’aujourd’hui trouvent-ils « pour exprimer [leur] siècle », comme disait Balzac ? À la différence de la littérature dite « des employés » de la République de Weimar qui mettait en scène des secrétaires, comptables, vendeurs et représentants commerciaux, et de la « littérature du monde ouvrier » des années 1960 et 70, l’intérêt des auteurs se porte aujourd’hui soit sur le secteur tertiaire et ses collaborateurs hautement qualifiés, soit sur le monde du travail précaire caractérisé par les gains intermédiaires, les alternances emploi-chômage et les mesures de mobilisation pour l’emploi. Si les écrivains redécouvrent l’économie, les affaires et le monde du travail en dirigeant leur attention sur les interdépendances politiques et financières, c’est pour mieux dénoncer la suprématie économique. Parmi ces auteurs - tels que François Bon et Anne Weber, Fatou Diome et Florence Aubenas ou Yves Pagès et Shumona Sinha - beaucoup ressentent le besoin d’exprimer leur malaise face à des emplois soumis aux multiples exigences du marché mondialisé, réclamant de la part du salarié une adaptation flexible et engagée, voire une adhésion totale à la philosophie de l’entreprise, sans que Roswitha Böhm 152 celle-ci lui garantisse pour autant un poste stable, un salaire convenable ou toute autre forme de reconnaissance. Les écrivains mentionnés ici ont en commun de s’intéresser aux implications culturelles et symboliques d’un monde du travail en transformation, c’est-à-dire à la présence obsédante des systèmes économiques et à leur influence sur la langue, la pensée et la mentalité, même s’ils choisissent différentes formes littéraires pour analyser les dysfonctionnements sociaux. Dominique Viart a proposé le terme de « réel disloqué » pour désigner une littérature « faite de ces riens tourmentés que les artistes vont chercher dans les rebuts du réel » (Viart 2005b : 210 sq.) mettant en scène des figures de la mutilation sociale, de l’enfermement spatial et de la crispation du temps. La réalité évoquée dans ces livres est celle « de la dislocation du sujet et du lien social », qui ne peut être présentée que par un « discours lui-même pulvérisé » (ibid. : 211). L’âge des causalités claires et exclusives a fait place à celui des interactions complexes et changeantes. Michel Collomb a parlé à cet égard de « l’empreinte du social dans le roman » en insistant sur le fait que « le social est reconnu comme une composante de l’individu » au lieu d’apparaître « comme une réalité extérieure contraignante, un principe de réalité destructeur des idéaux du moi » (Collomb 2005 : 7) - le social faisant corps avec l’individu. Ce sont les traces d’une telle « imbrication entre le social et l’individuel » (ibid. : 8) que de nombreux cinéastes, artistes et romanciers d’aujourd’hui tentent de percevoir et d’objectiver à travers leurs personnages et les comportements de ceux-ci. Ils dénoncent les promesses finalement déçues d’une participation au pouvoir économique, analysent les collisions entre les plans de réorganisation des entreprises et la représentation verbale de ces processus et examinent la circulation des codes linguistiques spécifiques des nouvelles technologies de l’information ou de l’idéologie néolibérale. Indépendamment du genre qu’ils choisissent, cette critique de la langue est caractéristique de la reprise en compte du monde du travail par les écrivains. III. Économie et chômage Pour parler de la restructuration des Assedic (Association pour l’emploi dans l’industrie et le commerce) selon une insidieuse logique de rentabilité, Emmanuelle Heidsieck (née en 1963 à Paris) choisit donc, parmi la multiplicité des formes littéraires possibles, le genre du roman. Notre aimable clientèle, son premier roman, est paru en 2005 chez Denoël. Journaliste spécialiste des questions sociales (Monde Initiatives, Politis, Actualités sociales hebdomadaires), Heidsieck avait déjà publié deux recueils au caractère plutôt hybride, situés entre la nouvelle, le reportage social et le manifeste politique, Assurance précaire. Économie et langage 153 dont l’un traitait du problème des Sans-papiers (Boucs émissaires : les Sanspapiers, 1995), l’autre de celui du chômage (Bonne année ! Manifeste pour un revenu d‘existence, 1999). En cela comparable à Florence Aubenas, Emmanuelle Heidsieck combine dans ces textes journalisme et littérature, ou, pour être plus précis, elle combine des méthodes journalistiques de recherche sur des sujets politiques et sociaux avec un souci d’aménagement esthétique. Son deuxième roman Il risque de pleuvoir, paru en 2008, raconte « à travers les réflexions de son héros, le démantèlement de l’idéal solidaire de la Sécurité sociale par les nouveaux patrons du monde de l’assurance » (Lapoix 2008). Mais revenons à Notre aimable clientèle. C’est un ouvrage assez court de 114 pages, qui se découpe en vingt chapitres. Il raconte l’histoire de Robert Leblanc, âgé de 42 ans, père de famille récemment divorcé, qui travaille depuis 1981 comme « technicien expérimenté fonction allocataire » (Heidsieck 2005 : 9) aux Assedic de Paris. Selon ses propres mots, il est un employé modèle : « Un bon élément, ce Robert Leblanc, disent régulièrement mes supérieurs » (ibid.). Le roman entremêle habilement la représentation littéraire de la vie privée et de la vie professionnelle du protagoniste. Il met donc en scène des éléments privés tels que les discussions du héros avec son ex-épouse sur la prise en charge de leurs deux filles, les atouts de sa liberté récemment acquise et le côté négatif de celle-ci - la solitude - ainsi qu’une nouvelle histoire d’amour entre lui et une jeune collègue. L’ouvrage montre ces éléments privés dans leur relation aux conditions de travail du protagoniste, aux restructurations que subit son poste, et aux conséquences (négatives) que celles-ci ont sur lui, ses collègues et ses supérieurs. Au moyen d’une multiplicité de points de vue et de perspectives, l’auteure décortique dans Notre aimable clientèle le glissement de l’assurance chômage d’un service public fondé sur l’assistance vers un service « au client » - glissement pratiqué quelquefois de façon subtile, mais dans la majorité des cas plutôt par la force, et toujours en réalisant une volonté politique. Les transformations évoquées dans le roman correspondent tout à fait aux réalités, l’assurance chômage en France ayant en effet beaucoup changé depuis sa création fin décembre 1958 sous l’impulsion de Charles De Gaulle. Pour n’en résumer que les plus importantes modifications (cf. Schmid 2010 : 162 sq.) : sous l’influence d’une dégradation des comptes, les réformes successives de l’assurance chômage ont abouti à un allongement de la durée de cotisation, la dégressivité des allocations et un contrôle renforcé de la recherche d‘emploi. En 2005, c’est la loi de cohésion sociale qui supprime formellement le monopole de placement de l’ANPE et prévoit la création de 300 maisons d’emploi regroupant les différents acteurs de l’aide aux chômeurs. Une nouvelle convention durcit en 2006 de nouveau les conditions d’accès au régime d’indemnisation, tout en instaurant le principe du guichet unique et le suivi mensuel des chômeurs. Depuis le mois de Roswitha Böhm 154 décembre 2008, l’ANPE et l’Assedic ont fusionné pour donner naissance à une nouvelle entité nommée Pôle-emploi. C’est à ce point de l’évolution du régime d’assurance chômage que se situe le roman. Le je-narrateur avait commencé sa carrière au début des années 1980, c’est-à-dire à une époque où les Assedic se comprenaient encore comme un organisme censé soutenir sans conditions et sans restrictions temporaires des gens au chômage. À cette époque, (se) rappelle le narrateur, il existait une marge de manœuvre pour l’agent qu’il pouvait employer à des fins humanitaires : J’ai connu l’époque où, à l’accueil, je donnais mes tickets de métro ; j’ai connu l’époque où on leur rapportait nos desserts ; où certains d’entre eux venaient tous les jours se laver dans les toilettes, où certains dormaient là, l’hiver. J’ai connu l’époque où on avait le temps de les écouter, de comprendre leur parcours et de les aider à ne pas sombrer (Heidsieck 2005 : 22 sq.). Cet idéal d’une aide sans conditions se trouve désormais contrecarré par un nouvel idéal aux allures néolibérales, préconisé, légitimé et mis en route par la direction des Assedic, un traitement « plus efficace », car accéléré, des dossiers des chômeurs. Des restrictions temporaires sévères ont été mises en œuvre pour réglementer le travail de chaque agent : En niveau 1, l’entretien ne doit pas excéder cinq minutes, en niveau 2, vingt minutes. Le niveau 1, ce sont les guichets dans le hall. Ils appellent ça « la banque ». Le niveau 2, c’est l’entretien personnalisé dans un bureau fermé (Heidsieck 2005 : 10). Depuis son installation en janvier 1999, les agents sont en plus sous le « contrôle permanent » (ibid.) d’un système informatique appelé « Aladin » qui les oblige à veiller à une « démarche zéro défaut » (ibid.). Celle-ci se révèle être une démarche inhumaine aussi bien envers eux-mêmes qu’envers les chômeurs parce qu’il les force, en cas de doutes, à décider contre les intérêts de ceux-là : La tension est usante. L’angoisse. Les dossiers sont tous compliqués et nous passons nos journées à débloquer des fonds. Une bourde dans un calcul d’ancienneté, cela peut donner des milliers d’euros mensuels versés par erreur. Ce n’est pas un Office de tourisme. En Seine-Saint-Denis, ils viennent de rajouter des caméras à la GEA [i.e. Gestion électronique d’accueil] pour mieux contrôler la rapidité des employés (Heidsieck 2005 : 11 sq.). Dans son effort d’appliquer les idéaux néolibéraux de la croissance, de l’accélération et de l’efficacité à tout prix, la direction de l’assurancechômage décide de ne plus considérer les chômeurs comme des gens ayant besoin de secours et de soutien, mais plutôt comme des cas à éliminer le plus rapidement possible des statistiques pour améliorer les chiffres. Cela va de pair avec l’introduction du terme euphémique de « client ». Fût-elle à Assurance précaire. Économie et langage 155 l’origine censée atténuer un fait déplaisant, cette dénomination attire l’attention du lecteur sur le fait que la restructuration de l’assurance chômage est moins guidée par des réflexions humanitaires que par une logique économique de la vente. Cette transformation forcée d’un ancien service public rend précaire non seulement le statut des chômeurs mais également celui des agents qui font de plus en plus preuve de symptômes de maladie face à la pression exercée sur eux. IV. Économie et maladie Les personnages dans Notre aimable clientèle sont des représentants typiques de cadres de différents niveaux hiérarchiques. Ces salariés et leurs supérieurs sont presque tous caractérisés de façon implicite par des monologues intérieurs ou à travers les réactions des autres personnages ; il n’y a donc que très peu de renseignements explicites sur leur famille, leur arrière-plan social ou leur extérieur. L’intérêt principal du récit porte sur les mesures prises pour réorganiser une grande institution publique comme les Assedic. Cela se fait au moyen de la focalisation interne variable dans la perspective des employés de cette institution qui ont à souffrir des changements - et non dans celui des chômeurs ou « clients » concernés. Si ceux-ci se trouvent de temps en temps au centre du récit, c’est uniquement du point de vue des agents qui sont penchés sur leurs dossiers qu’ils ont à traiter le plus rapidement possible. Depuis le début des restructurations, l’atmosphère de travail s’est considérablement alourdie dans les agences. Les employés sont soumis à un contrôle constant et doivent accepter des déplacements et des mutations fréquentes : Ils appellent ça « Alternance, équilibrage et compétence ». Depuis quatre ans, j’ai fait une dizaine de sites. 3 mois, 6 mois, 8 mois… pas le temps de s’installer. Et toujours, envoyé dans les lieux les plus éloignés de mon domicile (Heidsieck 2005 : 7). Dans de nombreux passages du roman qui déploie toute une sémantique de la fatigue, de l’épuisement et de la maladie, il est question de la pression croissante et des tensions, peurs et angoisses qu’elle déclenche. Ce « climat si pesant, lourd, vraiment, depuis quelque temps » (Heidsieck 2005 : 21) dont souffrent non seulement les agents mais aussi leurs supérieurs, a des conséquences directes sur l’intégrité physique et psychologique des employés : Beaucoup d’agents n’arrivent pas à suivre les cadences. Même les très bons prennent du retard. Ils ne supportent pas d’être surveillés. Certains ont les yeux fatigués, d’autres font des insomnies, certains se sont mis à boire, à Roswitha Böhm 156 boire trop, d’autres avalent des anxiolytiques ou des antidépresseurs pour tenir. La tension est usante. L’angoisse (Heidsieck 2005 : 11). Ce malaise ressenti est articulé à l’exemple du protagoniste, le je-narrateur, mais aussi dans plusieurs portraits d’autres cadres supérieurs dont je ne donnerai qu’un exemple. Alexandre Mercier, directeur des Assedic de Paris, a fait une « carrière exemplaire » avec un « simple DEUG d’Anglais » « Qui l’eût cru » (Heidsieck 2005 : 13). En sortant d’une réunion avec des représentants de l’Unedic 5 , il éprouve « une légère impression d’étouffement » (ibid.), parce qu’il ressent quelque chose, « comme si les murs autour de lui se resserraient, qu’il fallait les maintenir à toute force avec ses bras pour ne pas être compressé et moulé comme une statuette égyptienne » (ibid.). Sous la forme d’un monologue intérieur, nous apprenons qu’il essaye de se calmer en se disant que tout ira bien, qu’il n’y a aucune raison de s’inquiéter, qu’il faut juste continuer à remplir, avec son talent habituel, sa fonction de directeur. En passant du style indirect libre au discours direct, le texte ne se prive pas de préciser qu’exercer sa fonction de directeur signifie de prendre froidement des décisions tant douloureuses qu’elles soient. Mercier décide alors de ne pas virer un de ses cadres supérieurs parce que cela lui coûterait 115 000 euros de prime de dédommagement à cause de l’ancienneté de celui-ci, mais de faire préparer à son Directeur des Ressources Humaines la « procédure N° 2 » (Heidsieck 2005 : 14) pour amener le cadre en question par le moyen de la maltraitance systématique, le harcèlement, à « déraper » et à démissionner de lui-même « avant l’été » (ibid.). V. Économie et langage Un moyen poétique pour marquer la différence entre appartenance et exclusion, entre le fait d’être encore « dedans » ou d’être déjà « dehors », et par conséquent un moyen pour signaler des structures hiérarchiques dans l’exercice du pouvoir, consiste en l’emploi récurrent des acronymes et abréviations. Depuis le début du roman, le texte se trouve parsemé de ces acronymes qui servent, tels des Stolpersteine 6 fabriqués avec des lettres, à attirer l’attention des lecteurs sur la précarisation en libre accélération des 5 Cette Union nationale interprofessionnelle pour l’emploi dans l’industrie et le commerce est une association de loi 1901 et en tant qu’organisme paritaire chargé d’assurer la gestion de l’Assurance chômage. 6 Le terme de Stolpersteine (« pierres d‘achoppement ») désigne à l’origine des pavés de mémoire que l‘artiste allemand Gunter Demnig encastre dans le sol des rues publiques de nombreuses villes allemandes devant les immeubles où résidaient ou travaillaient des victimes de la terreur national-socialiste. Il s’agit de petits cubes en béton enfoncés dans le sol, avec une plaque en laiton de 10 sur 10 cm sur laquelle est marqué « ici habitait » avec en dessous le nom, la date de naissance et le destin individuel de chacun. Assurance précaire. Économie et langage 157 chômeurs et des agents qui sont - quoique de deux bords différents - victimes de la même procédure de restructuration. Les acronymes servent à souligner la différence entre les insiders, ceux qui font encore partie du système et qui sont au courant des abréviations actuellement en usage, et les outsiders, nécessitant un dictionnaire ou un autre instrument de traduction pour pouvoir comprendre de quoi il s’agit. Les sigles rappellent donc en même temps le danger face à une situation de plus en plus instable où les anciennes convictions n’ont plus de valeur, et ils incitent à la vigilance en provoquant un état d’alerte permanent parce que - tels des indicateurs - ils démontrent la facilité avec laquelle on peut changer de cap et tomber « hors du système » (et pas seulement du système de contrôle Aladin...). En reflétant par leur pur aspect extérieur les notions de concentration, de brièveté et de raccourci, ils renvoient tels des signes iconiques à la thématique de l’ouvrage, à savoir les méthodes dénoncées de l’accélération et de l’efficacité. De quels acronymes s’agit-il ? Dans Notre aimable clientèle, on trouve un grand nombre de sigles, à commencer par des abréviations courantes telles que DEUG (Heidsieck 2005 : 13), SNCF, CGT (ibid. : 16) ou CAF (ibid. : 10) jusqu’à des acronymes du domaine de l’économie et de la gestion tels que AMP et AME, GEA (ibid. : 11) et DRH (ibid. : 13), PARE et encore AISS (ibid. : 16). Au moment où un « Entretien professionnel annuel » ou encore un « Taux de compétence disponibilité » n’apparaissent plus que sous leur forme abrégée, c’est-à-dire un EPA (ibid. : 19) ou un TCD (ibid. : 20), ces acronymes peuvent servir à cacher des instruments ou des méthodes pour surveiller les agents des pôles-emploi. Cela est également valable par rapport au contrôle des « clients » de l’agence dont l’indemnisation est étroitement voire exclusivement liée à leur participation à une IDE (Inscription d’un demandeur d’emploi, ibid. : 21) à laquelle suit impérativement une Rciii (Réunion collective d’information, identification, inscription, ibid. : 22). L’emploi des abréviations dans le roman d’Emmanuelle Heidsieck suit une chorégraphie rhétorique à fonction élucidative. Au fil de l’ouvrage, le nombre de majuscules dont se composent les acronymes des organismes ou des institutions en question augmente de façon significative. C’est ainsi que nous tombons d’abord sur le CE (Comité d’entreprise, ibid. : 20), puis sur le CHSCT (Comité d‘hygiène et de sécurité sur les conditions de travail, ibid. : 26) pour arriver finalement à la DDTEFP (Direction départementale du Travail, de l’Emploi et de la Formation professionnelle, ibid. : 39). Même si la langue française est favorable aux abréviations, il est néanmoins utile de souligner avec Corinne Maier, psychanalyste et pamphletiste française, qu’un langage, « au contact d’une idéologie », peut subir « une véritable métamorphose » (Maier 2005 : 26). Avec son pamphlet Bonjour paresse. De l’art et de la nécessité d’en faire le moins possible en entreprise, Maier voulait Roswitha Böhm 158 inciter à ce qu’elle appelle d’après un joli oxymore « le désengagement actif » (ibid. : 15). La langue de bois typique des entreprises représente pour Corinne Maier « le niveau zéro du langage, celui où les mots ne veulent plus rien dire » (ibid. : 24). « Langue de bois », « no man’s langue », « sabir » et « novlangue » (ibid. : 9, 23, 30, 26) - tout en rappelant les termes de George Orwell, l’auteure s’indigne contre le charabia néolibéral et ses effets dévastateurs par rapport à la psychologie sociale et individuelle. D’après elle, il s’agit d’une langue « qui a divorcé d’avec la pensée » (ibid. : 27), qui ne respecte plus les règles fondamentales de la grammaire et qui use systématiquement d’une terminologie abstraite et volontairement compliquée. L’emploi courant des acronymes - indéchiffrables pour les hors-système - représente un instrument d’exclusion intentionnelle : « Le but est de faire croire à ceux qui savent ce que ces acronymes signifient qu’ils appartiennent à une minorité privilégiée, celle des initiés qui sont vraiment dans le coup » (ibid. : 31 sq.). Un autre exemple de l’étroite relation entre économie et langage dans le roman d’Emmanuelle Heidsieck est donné par les passages où elle se sert non seulement d’un langage à la syntaxe déchiquetée mais également d’une énumération caractérisée par l’asyndète et l’ellipse. Elle imite de cette façon sur le plan stylistique la désorientation, la perte de repères ainsi que l’accélération obligatoire quoique nocive du mode de vie de notre protagoniste : C’est quoi cette réunion « senior » ? […] Il y a quelque chose qui m’échappe. De toute façon, je ne cours pas après les réunions. […] Je ne vais pas m’énerver pour ça. C’est ridicule. Un grain de sable dans l’univers. Importance zéro. Mesquineries. Histoires de bureau. Je ne fais pas carrière. Enfin, il faut relativiser, je travaille à l’Assedic de Paris. C’est dérisoire. Aucun intérêt. Penser à autre chose. Énergie gâchée. Penser à mes filles. Oublier la bassesse. Hop. Me voilà dans le métro. De quoi peuvent-ils parler à cette réunion ? Et si cela me concerne ? Mon poste, ma fonction, mon travail ? Et s’ils prennent des décisions ? Pourquoi m’avoir écarté ? Simonin [un ancien collègue] m’aurait expliqué. Ils l’ont muté. À la Documentation, au siège. Placardisé. Que lui est-il arrivé ? Pourquoi a-t-il dérapé ? Je vais prendre un quart de Lexomil. Ça va me calmer. Les filles sont en pleine forme (Heidsieck 2005 : 50 sq.). Conclusion Le roman d’Emmanuelle Heidsieck est fondé sur une investigation journalistique dont les résultats en forme de données, de chiffres et d’informations précises sur les réformes et les restructurations de l’assurance chômage sont intégrés au récit. Cela permet d’un côté de renforcer son côté Assurance précaire. Économie et langage 159 factuel et peut-être sa crédibilité, son authenticité, mais va de l’autre aux dépens de l’indéniable qualité poétique du texte qui se trouve réduit, dans certains passages, à un roman à thèse. Mon analyse du roman d’Emmanuelle Heidsieck a toutefois montré qu’au-delà des discours des « experts » sur l’économie, il existe un autre savoir, un savoir littéraire sur la production, la distribution et la consommation, et un regard critique sur les conditions économiques et sociales du salarié ou du travailleur de l’époque post-industrielle. Si un auteur comme Anne Weber, écrivaine francophone d’origine allemande, oppose dans ses deux livres Chers Oiseaux (2006) et Cendres & Métaux (2006) la lenteur méditative et l’inefficacité narrative de ses microrécits, des instantanés oscillant entre le lyrique et le prosaïque, aux exigences de la productivité accélérée du système économique (cf. Böhm 2011), un roman comme Notre aimable clientèle d’Emmanuelle Heidsieck fait également preuve d’une sensibilité aiguë face à un langage soumis à la logique de la gestion. Indépendamment du choix de leur forme narrative spécifique, ces ouvrages, comme tant d’autres qui parlent de la précarisation, renvoient par le moyen de leur littérarité au statut vulnérable de l’homo oeconomicus, victime de la logique capitaliste. Celle-ci tend à la croissance et à l’efficacité à tout prix, mais laisse les salariés dans l’état précaire d’un entre-deux économique et politique permanent : entre deux emplois, entre un emploi et le chômage, entre la reconnaissance sociale et la négation de leur personne (cf. Böhm 2010). Le roman d’Emmanuelle Heidsieck offre donc une forme adéquate à une réflexion littéraire sur la question sociale à l’ère post-industrielle. La réflexion linguistique de cette auteure est à même - tout comme l’inefficacité narrative des miniatures en prose d’un Yves Pagès ou d’une Anne Weber - de contrebalancer le credo néolibéral d’une productivité accélérée. À travers la multiplicité des figures et des perspectives adoptées, ces textes offrent, grâce à une observation aiguisée du paradoxe quotidien, une représentation esthétique du monde du travail actuel et peuvent donc compter parmi les représentants d’une « poétique du précaire ». Bibliographie « L’État de la précarité de l’emploi en France » (2012), dans : Observatoire des inégalités (17 juillet 2012), www.inegalites.fr/ spip.php? article957, consultation : 11.9.2012. Balzac, Honoré de (1969), Les Employés [1837/ 1846], dans : id., Œuvres complètes, Société des Études Balzaciennes (éd.), Tome 10 : Études de mœurs. Scènes de la vie parisienne 3, Paris, Club de l’Honnête Homme, p. 49-238. Baron, Anne-Marie (s.d.), « Les Employés », www.v1.paris.fr/ commun/ v2asp/ mu sees/ balzac/ furne/ notices/ employes.htm, consultation : 7.1.2013. Böhm, Roswitha ; Bung, Stephanie ; Grewe, Andrea (2009), « Observatoire de l’extrême contemporain. 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Martina Stemberger « Reste l’histoire que je me raconte ». Narrations de la crise et crises de la narration dans la littérature française de l’extrême contemporain Introduction « Nous sommes au moment où toutes les composantes de la vie sont en crise, déstabilisées, privées de coordonnées structurantes. Église, famille, idéologies, politique, rapports entre les sexes, consommation, art, éducation : il n’est plus un seul domaine qui échappe au processus de déterritorialisation et de désorientation. […] Il en résulte un état d’incertitude, de désorientation sans pareil, généralisé, quasi-total » (Lipovetsky 2011 : 15). Comment cette « désorientation » se manifeste-t-elle dans la littérature de l’extrême contemporain ? Comment cette dernière reflète-t-elle la « crise » sous ses divers aspects, entre métaphore de « ces temps d’incertitude » (Castel 1995 : 11) et catégorie politico-socio-économique, entre la condition générale d’une modernité définie comme « crise sans fin » (cf. Revault d’Allonnes 2012) et la très concrète crise financière de ce début du XXI e siècle ? Quel rapport permet-elle d’établir entre ce concept polyvalent de « crise » et les concepts, eux aussi multidimensionnels (cf. Castel et al. 2009 : 17), de « précarité » et de « précarisation », utilisés par la théorie sociologique pour décrire ce « retour de l’insécurité sociale » qui caractérise les sociétés postindustrielles de nos jours (cf. Castel 2009), cette dynamique de l’« insécurisation » (ibid. : 21), de l’« érosion » des biographies professionnelles et de la condition socio-économique (cf. Dörre 2009 : 45) concernant un segment croissant de la population ? Comment le discours littéraire sur la précarité s’inscrit-il dans une perspective historique - si la précarité n’est pas un phénomène nouveau (ibid. : 36), nous assistons actuellement à l’émergence de nouvelles formes de la précarisation (cf. ibid. : 59) -, dans le contexte de notre époque marquée par la crise économique ? Comment, enfin, cette atmosphère de crise généralisée, l’expérience vécue de la précarité sur le plan individuel et collectif, affectent-elles les formes traditionnelles de la narration ? Comment raconter, dans le cadre d’un récit plus ou moins cohérent, une existence caractérisée justement par l’incohérence, l’incertitude, la déstabilisation ? Autrement dit : Comment Martina Stemberger 164 saisir le rapport complexe entre narrations de la crise et crises de la narration ? Se référant à un essai de Walter Benjamin, Der Erzähler (1936, Le Conteur ou Le Narrateur) - où l’auteur, à partir de l’œuvre de Nikolaï Leskov, médite sur la perte de la narratibilité du monde, de la communicabilité de l’expérience dans la société de l’entre-deux-guerres (cf. Benjamin 1977) -, Christian Salmon déclare notre « âge de l’anecdote » (Salmon 2007 : 30) atteint d’une régulière « néo-anekdiegesis » (Salmon 2010 : 30 sq.). Ce diagnostic peut sembler paradoxal à une époque où nous assistons à la « [n]arrativisation des consciences » (ibid. : 47), voire à l’émergence d’« une sorte de narrarchie » (Salmon 2008 : 124). Or, l’anekdiegesis, définie comme « l’absence ou l’impossibilité du récit », s’imposerait désormais « sous la forme paradoxale d’une abondance d’anecdotes » (Salmon 2007 : 37). Comment interpréter donc cette nouvelle forme d’anekdiegesis - mutité loquace, silence noyé dans des flots d’« histoires fausses » (Beigbeder 2008 : 48) - dans son contexte contemporain ? Et comment la fiction littéraire réagit-elle, sur fond d’un temps de crise socio-économique, à ladite crise ambiguë de la narration, à laquelle correspondent la professionnalisation et la commercialisation du récit dans des domaines extra-littéraires ? Ces questions seront discutées, dans l’analyse suivante, à partir de l’œuvre de Virginie Despentes et de Michel Houellebecq, deux écrivains dont les romans associent l’exploration d’une société en crise à la réflexion sur la crise de la narration (et dont l’étude, étant donné leur statut de « marques » littéraires de poids, peut prétendre à une certaine valeur symptomatique). Les parallèles entre Despentes et Houellebecq, dont les carrières ont débuté à peu près en même temps, sont frappants aussi du point de vue de leur réception. Couronnés, la même année 2010, respectivement du Prix Renaudot pour Apocalypse bébé et du Prix Goncourt pour La Carte et le territoire, les deux écrivains, anciens romanciers « à scandale », ont tous les deux connu une certaine réconciliation avec une critique insistant sur leur caractère d’auteurs désormais établis, en voie de canonisation. Ainsi, la romancière de Baise-moi a été ré-étiquetée comme une nouvelle « Virginie Despentes [qui] ne fait plus peur » (Schwaab 2010), « une écrivaine assagie » (Artus 2010) : « Pour elle comme pour Houellebecq, on a l’impression que le succès l’a apaisée » (Schwaab 2010). Mais Despentes ellemême analyse la réception de ses œuvres par rapport à celles de Houellebecq, ainsi dans King Kong Théorie (cf. Despentes 2006 : 118) 1 . Enfin, les deux romanciers, tous les deux représentants d’un certain « réalisme » 1 Dans son œuvre romanesque, Houellebecq fait de même son apparition : le protagoniste de Teen Spirit, écrivain névrosé et bloqué, rêve à une vie meilleure « quand je serais connu comme Houellebecq » (Despentes 2002 : 72). « Reste l’histoire que je me raconte » 165 postmoderne 2 , partagent une sensibilité sociologique particulière - et, malgré l’« anarcho-féminisme » autoproclamé de Despentes (cf. Costa 2007) et les ressentiments antiféministes de Houellebecq, aussi un certain nombre de points communs dans leur vision critique de la société contemporaine (cf. Jordan 2005 : 113) 3 . I. Les « savoirs situés » de la littérature : Mises en scène de la marginalité chez Virginie Despentes Virginie Despentes, dont le travail littéraire (et cinématographique) controversé était, pendant longtemps, avant tout associé à la provocation stratégique, à des représentations crues de sex & crime, est, en fait, une écrivaine très autoréflexive, méditant sur le processus de la création artistique comme sur les mécanismes du marché littéraire. Elle se montre très critique de sa propre personne publique, exprimant le désir de s’émanciper de cette « Despentes vachement construite » (Le Vaillant 2010) recyclée dans les médias. Son œuvre peut être interprétée comme un équivalent littéraire des « savoirs situés » de Donna Haraway (2007) : Despentes contextualise systématiquement sa propre écriture 4 ; elle adopte stratégiquement une position décentrée, définissant la féminité comme marginalité emblématique (« Naître femme, la pire des tares dans presque toutes les sociétés », Despentes 2004 : 37). Ses romans sont peuplés par des personnages marginaux, se trouvant dans des situations de précarité socioéconomique, mais doués de la « lucidité spéciale des dominés » (Bourdieu 1998 : 37). Ce sont les losers (et « looseuses ») qui font figure de vrais héros - et surtout héroïnes - chez Despentes ; l’écrivaine affirme son affinité particulière aux perdants dans la grande course au capital économique et symbolique : « La figure de la looseuse de la féminité m’est plus que sympathique, elle m’est essentielle. Exactement comme la figure du looser [sic] social, économique ou politique » (Despentes 2006 : 10). Apocalypse bébé 5 - à maints égards, illustration romanesque de son essai-manifeste King Kong Théorie (cf. Brocas 2010), régulière « mine d’or pour les futurs historiens et sociologues » (Joste 2010) - invite tout particulièrement à une réflexion 2 À propos du « réalisme » despentien voir de la Porte 2011 ; pour une analyse du « réalisme dépressif » de Houellebecq voir Jeffery 2011 ; sur les ambivalences de la poétique houellebecquienne entre réalisme et romantisme voir Viard 2012. 3 En ce qui concerne la question du genre, Élisabeth Badinter établit explicitement le parallèle (cf. Martin 2010). 4 Cf., par exemple, son auto-analyse critique à propos de King Kong Théorie dans Costa 2007. 5 Pour une étude plus détaillée de cette œuvre, cf. Stemberger 2013. Martina Stemberger 166 approfondie sur la représentation des phénomènes de la précarité et de la crise dans la littérature de l’extrême contemporain 6 . Apocalypse bébé comme roman de la précarité et roman de la crise Lucie Toledo, narratrice à la première personne dans Apocalypse bébé, apparaît d’emblée comme une anti-héroïne par excellence. Représentante « typique » du précariat de nos jours, elle se retrouve au seuil de l’âge mûr rendant encore plus pénible cette condition d’instabilité chronifiée (qui marque aussi, c’est ce qu’illustre la « biographie » éclatée du personnage, la vie privée et affective du sujet). Pour le moment, elle est employée comme détective privée subalterne dans une agence ; malgré des conditions de travail épuisantes et souvent humiliantes, elle se cramponne, consciente de sa propre « vulnérabilité sociale » (Castel 1995 : 13), à cet emploi misérable, pour de bonnes - c’est-à-dire, de mauvaises - raisons socio-économiques : Il n’y a pas si longtemps de ça, j’avais encore trente ans. […] Je changeais souvent de travail, mes contrats n’étaient pas renouvelés, je n’avais pas le temps de m’ennuyer. Je ne me plaignais pas de mon niveau de vie. […] Aujourd’hui, j’ai le même salaire qu’il y a dix ans. […] Et je sais que la prochaine fois que je me retrouverai sur le marché de l’emploi, je serai une femme mûre, sans qualification. C’est comme ça que je m’accroche à la place que j’ai, comme si ma vie en dépendait (Despentes 2010 : 11). Douée d’un « physique ingrat » (ibid. : 175), pire : « invisible » (invisibilité reflétant son statut social), ironisant elle-même sur l’état misérable de son ego, « plus piétiné qu’un vieux mégot sur un trottoir » (ibid. : 109), Lucie est une incarnation paradigmatique de la « looseuse » lucide, chère à Despentes. Pour sa mission actuelle, elle réussit pourtant à s’associer une vedette de la branche, affublée du surnom prometteur « La Hyène ». Ennemie de « la beauferie hétérocentrée » (ibid. : 59), meurtrière très symbolique d’une autorité paternelle problématique, ladite « Hyène » représente une autre variante de la marginalité, revendiquée avec fierté (cf. ibid. : 243). À part ce tandem extravagant, le roman dresse tout un panorama de personnages marginaux à tel ou tel égard, de personnages en crise, dans des situations ouvertement ou secrètement précarisées. La vision de l’existence banlieusarde que nous offre Despentes est remarquable aussi à cause de la perspective adoptée - une perspective interne, empathique sans sentimentalité, la structure narrative même du roman reflétant ainsi la mise en question des hiérarchies socioculturelles au niveau du contenu. Une 6 La trilogie despentienne autour de Vernon Subutex - dont les deux premiers volumes, parus respectivement en janvier et en juin 2015, ouvrent de nouvelles perspectives pour une analyse des représentations littéraires de la crise et de la précarité - ne pouvait plus être prise en compte dans cet article-ci, initialement rédigé en 2012. « Reste l’histoire que je me raconte » 167 partie de l’histoire est racontée du point de vue de Yacine, jeune banlieusard dont le portrait résume les ambivalences d’une situation sociale « impossible » : s’il rejette en bloc toute la « culture » française qu’est censée lui apporter l’école, il méprise en même temps « les racailles » de son propre milieu (Despentes 2010 : 134). Mais la vie de la classe dominante, telle que représentée dans le roman, n’a rien d’enviable, elle non plus ; si elle échappe aux soucis matériels immédiats, la précarité identitaire et spirituelle ne s’en fait sentir que plus douloureusement. Le personnage de Valentine, issue de ce milieu privilégié qu’elle finira par « foutre en l’air » (formule employée par Despentes dans ses réflexions sur le féminisme comme « révolution » dans King Kong Théorie, cf. Despentes 2006 : 145), incarne cette « misère de riche » (Despentes 2010 : 142) - tout comme son père, écrivain frustré. Le portrait de Vanessa, mère de Valentine, personnage migrant entre diverses classes sociales, constitue un autre « foyer » narratif de la réflexion sur la précarité et la marginalité. Née dans une pauvre famille d’immigrés, Vanessa, douée d’une beauté exceptionnelle, entame une remarquable ascension socio-économique, reniant ses origines, rêvant de devenir une « vraie Française » et même, avec le zèle de la néophyte, « [r]aciste, comme une vraie Française » (ibid. : 170). Mais elle ne sera jamais capable de faire oublier son corps, archive sui generis ; même couverte de tous les accessoires extérieurs de la richesse, imitant les manières et la rhétorique de la classe dominante, elle est consciente de ne pas pouvoir effacer cette mémoire incorporée : « Un doute s’est insinué […]. Et si elle n’était qu’une très jolie beurette, un nœud de loseries bien emballé. […] la mémoire, elle, ne se change pas » (ibid. : 173 sq.). La réflexion sur la crise identitaire de Vanessa, beauté « fatale » (et, en tant que telle, personnage subversif, cf. Bourdieu 1998 : 71), s’inscrit dans la représentation d’une crise socio-économique généralisée, les turbulences financières de 2008 affectant aussi les activités professionnelles de son mari (et ébranlant la mise en scène sociale du couple brillant). Le sort de Camille, riche aristocrate, illustre les effets de la crise sur l’existence des classes privilégiées, elles aussi « fragilisées », menacées dans leur identité, bien qu’évidemment encore très loin de la pauvreté (Despentes 2010 : 174). Toutes ces descriptions témoignent de la sensibilité de l’auteur en questions sociologiques ; ses portraits de personnages dominés peuvent faire figure de régulières illustrations des théories bourdieusiennes sur l’habitus, sur l’incorporation des hiérarchies sociales (Bourdieu 1998 : 29), etc. En valorisant la lucidité, l’autoréflexivité de ses personnages marginaux, Despentes déconstruit aussi l’opposition problématique entre l’analyse académique et son « objet », prétendument passif et inconscient. Elle médite aussi sur les rapports complexes entre narration et pouvoir, sur les ambivalences de l’écriture littéraire entre critique et affirmation d’un privilège culturel, entre subversion et violence symbolique, se montrant elle- Martina Stemberger 168 même d’une grande scrupulosité quant au respect D’autres vies que la mienne (cf. Carrère 2009) ; ainsi à propos du genre controversé de l’autofiction qui soulève la question d’une éthique littéraire avec une virulence particulière : « Je ne le ferais pas, parce que c’est dangereux. […] C’est une violence à la personne à qui ça arrive » (cf. Neuhoff 2010). Cette question délicate est aussi reflétée dans Apocalypse bébé, roman métalittéraire renouant avec des esquisses de scénarios métaromanesques dans des œuvres précédentes - ainsi, dans Teen Spirit ou Bye Bye Blondie. Dans ce dernier roman, sorte de « self-begetting novel » (Kellman 1980), Gloria - autre incarnation de la femme marginale, passionnée et violente - se voit déjà confrontée au monde ambigu de l’industrie littéraire et cinématographique, qui finira par l’exclure du projet filmique basé sur son histoire personnelle : « Elle s’est fait virer, comme une imbécile. Evincée de sa propre histoire » (Despentes 2004 : 217). Le roman rappelle aussi quelques aspects de l’expérience de Despentes elle-même au moment d’affronter l’establishment culturel ; ce n’est pas par hasard si Gloria, surjouant son rôle d’« une fille de la France d’en bas » (ibid. : 208), est pourvue de divers traits autobiographiques, remettant en scène l’adolescence turbulente de l’auteur à Nancy. Apocalypse bébé comme métaroman Au centre des réflexions métalittéraires dans Apocalypse bébé se trouve le personnage de François Galtan, écrivain qui, après des « débuts prometteurs » (Despentes 2010 : 40) et bien que spécialisé dans le roman comme le « true business » de l’édition contemporaine (Houellebecq/ Lévy 2008 : 263), a fini comme outsider du champ littéraire, manquant de profil médiatique et de marketabilité (cf. Despentes 2010 : 74). Galtan, loser à son tour, a pourtant aussi un côté violent, qui se manifeste surtout dans ses relations avec la mère de Valentine. Par ses origines bourgeoises, la richesse de sa famille, sa culture - et, enfin, sa virilité -, Galtan se situe parmi les dominants de la société ; aux yeux de Vanessa, faisant, elle, partie de la classe et du sexe dominés, les activités littéraires de son ex-mari constituent un pouvoir social, retourné contre elle au moment du divorce. La mémoire de cette violence symbolique est évoquée en des termes physiques intenses : « La main qui écrit, celle qui trahit, épingle et crucifie. Celle qui livre » (ibid. : 165) se métamorphose en instrument imaginaire de torture. Mais narration ne veut pas dire que violence ; dans ce roman « apocalyptique », la narration fait aussi figure d’art existentiel pour cet « animale fabulatore per natura » (Eco 1990 : 510) qu’est l’être humain. Après le désastre du Palais-Royal, les survivants, essayant de refaire leurs vies, choisissent instinctivement la voie du storytelling thérapeutique. Lucie, profondément traumatisée, reconstruit son identité « pulvérisée » en « Reste l’histoire que je me raconte » 169 racontant l’événement calamiteux de différents points de vue (cf. Despentes 2010 : 339 sq.). Seulement après avoir surmonté, à l’aide de sa « cure narrative », son traumatisme, elle est prête à retourner à une vie « normale » : « C’est quand le récit s’est mis à rouler que j’ai commencé à aller mieux » (ibid. : 343). Sa compagne Zoska, à son tour, propose toute une variété d’interprétations (plus ou moins absurdes) des événements : « Comme moi, elle a choisi de se raconter une histoire à laquelle elle peut croire, parce qu’elle ne connaîtra jamais la vérité » (ibid.). Le roman entier met en scène l’intransparence, l’illisibilité du monde. Congédiant le fantôme anachronique d’un narrateur omniscient et toutpuissant, Despentes laisse les choses « en suspens ». Cette stratégie narrative, stimulant l’activité co-créatrice des lecteurs, reflète aussi la condition humaine dans un monde postmoderne où toutes sortes de narrations « totalisantes » ont perdu leur pouvoir intégrateur (et manipulateur), où l’individu - ou plutôt « dividu(el) » (d’après Anders 1992 : 135, 141 ou Deleuze 2009 : 244) - ne dispose plus que de « vérités » relatives, temporaires, elles aussi précaires. Dans ce sens, le roman finit sur une note quasi-socratique de résignation lucide. La narratrice s’est réconciliée avec l’impossibilité de jamais savoir la « vérité » ; mais elle a aussi acquis une nouvelle sérénité philosophique, ayant compris que cultiver son petit jardin narratif, sa propre histoire - fût-elle fragmentaire et erronée - constitue, pour l’être humain en tant qu’« animal fabulateur », la voie royale vers la survie morale et intellectuelle : « La vérité, je ne la connaîtrai jamais. Reste l’histoire que je me raconte, d’une façon qui me convienne, dont je puisse me satisfaire » (Despentes 2010 : 343). Apocalypse bébé comme roman médiatique Les textes de Despentes, avec leur esthétique cinématographique, leurs nombreuses références filmiques et musicales, se prêtent tout particulièrement à une méditation sur la médialité de la littérature - et aussi sur (les limites de) la représentabilité, dans le cadre de narrations traditionnelles, des phénomènes socio-économiques de la précarité ainsi que de la crise sous ses divers aspects. Cette sensibilité métamédiatique peut être considérée comme une constante de l’œuvre despentienne - depuis son premier roman, Baise-moi, « road movie » littéraire. Dans Apocalypse bébé, Despentes analyse les implications politiques et sociales des nouveaux médias, les perspectives de démocratisation et de subversion qu’ils peuvent offrir dans certains contextes, mais aussi le « contrôle total » qu’ils rendent possible. S’ils ne sont pas le sujet principal du roman, l’omniprésence des nouveaux médias dans le texte correspond à leur rôle crucial dans la vie contemporaine ; l’internet remplit aussi une importante fonction structurelle en tant que « matrice du récit » (de la Porte 2011). Martina Stemberger 170 Le roman illustre les métamorphoses du paysage littéraire et du métier d’écrivain dans un nouveau contexte médiatique. François Galtan, représentant d’une génération grandie offline, essaie de s’adapter aux conditions de la production culturelle à l’âge de Wikipédia et d’Amazon. Il est choqué par le fait que l’internet, trop démocratique à son goût, donne une voix publique à la « médiocrité » anonyme ; pour le visiteur frustré de divers blogs et forums littéraires en ligne, la Toile se transforme en version postmodernisée de l’enfer dantesque (cf. Despentes 2010 : 41). Mortifié par le désintérêt public, Galtan devient son propre hagiographe sur Wikipédia, rédigeant une notice bio-bibliographique, hélas, par trop révélatrice (cf. ibid. : 19). L’analyse de sa navigation internaute, entreprise par les détectives après la disparition de sa fille, donne lieu à quelques observations critiques sur le rôle ambivalent d’Amazon sur le marché culturel de nos jours. Lucie Toledo s’étonnant des habitudes internautes du romancier (« Mais qu’est-ce qu’il fout sur Amazon à regarder son livre trente fois par jour? »), l’un de ses collègues lui explique la raison de cette étrange passion « amazonienne », c’est-à-dire le système de classement des ventes d’Amazon, riche en possibilités de manipulation (ibid. : 104). Galtan est aussi hanté par l’obsession du livre numérique, menaçant de triompher aux frais d’une biblio-industrie traditionnelle ; sa mère, psycho-terroriste accomplie, ne cesse de le confronter avec des nouvelles apocalyptiques du front bibliographique : « C’est ainsi qu’elle lui fait entendre qu’il a tout raté dans sa vie. Une vie consacrée aux livres, et les livres bientôt disparus » (ibid. : 47). Apocalypse bébé évoque un monde « digitalisé » où la vie sociale et intellectuelle, le concept même de la culture subissent des métamorphoses considérables, l’internet dévalorisant les formes traditionnelles de savoir acquis (cf. ibid. : 250) ; un monde de « l’amour Skype » (ibid. : 323 sq.) où la Carte de Tendre est redessinée par de nouveaux gadgets médiatiques (cf. ibid. : 109). Les recherches des détectives, de même, se concentrent sur l’internet et tout particulièrement sur Facebook (alias « Face de plouc », ibid. : 65) en tant qu’outils criminologiques précieux. Les informaticiens jouent, par conséquent, un rôle central, même si plutôt antipathique, dans le roman. Du point de vue de Lucie, Despentes esquisse un portrait peu flatteur de l’équipe IT de l’agence Reldanch, caractérisée comme une bande de conformistes arrogants et serviles en même temps, avant-garde rétrograde d’une société technocratique, anti-démocratique (ou plutôt postdémocratique, cf. Crouch 2004), néolibérale au pire sens du terme (cf. Despentes 2010 : 101 sq.). Au pôle idéologique opposé, dans le milieu d’altermondialistes d’inspiration marxiste que l’héroïne adolescente commence à fréquenter, les implications politiques des nouveaux médias, l’ambivalence d’internet - potentiel « [e]space utopique », facilitant la participation démocratique, l’information transparente et l’organisation de la résistance, ou bien avant « Reste l’histoire que je me raconte » 171 tout un outil de contrôle totalitaire ? - sont des sujets de discussions controversées (cf. ibid. : 290 sq.). Enfin, Valentine décide de renoncer, dans un acte quasi rituel, au beau nouveau monde médiatique, demandant au « nerd » du groupe d’éliminer « son identité virtuelle : son compte Facebook, son Twitter, son vieux MySpace, son ancien blog, sa boîte mail » ; pour consacrer son nouveau moi dé-digitalisé, elle finit par lancer son portable dans la Seine. Or, elle est foudroyée par le choc du sevrage, ressenti comme une régulière « amputation […] d’une brutalité inattendue » (ibid. : 291) ; la déconnexion d’avec internet se transforme en expérience existentielle, version 2.0 de la « déréliction » heideggérienne. Mais le roman confirme aussi la définition freudienne de l’être humain en tant que « dieu prothétique » (Freud 2000 : 222) ; ainsi, le téléphone portable est métaphorisé comme « une prothèse indissociable » des enfants de nos jours (Despentes 2010 : 100). (Méta-)Poétiques du terrorisme : Réalité et représentation Valentine retournera en ligne pour une dernière performance meurtrière ; quelques minutes avant son attentat - innovation en matière de terrorisme vaginal -, elle met sur Youtube une petite vidéo « explosive » documentant ses préparations, accompagnées d’une récitation poétique parodique (cf. ibid. : 328). L’« apocalypse bébé » mise en scène par la jeune fille est à son tour reflétée comme un événement médiatique - et stratégiquement médiatisé. Tout comme dans Windows on the World de Frédéric Beigbeder, « roman hyperréaliste » (Beigbeder 2003 : 20) consacré au « premier grand attentat de l’hyperterrorisme » (ibid. : 360), l’attentat dans Apocalypse bébé - associé avec le 11 septembre 2001 (cf. Despentes 2010 : 326, 331) - apparaît comme irruption traumatique d’une réalité abjecte et, en même temps, comme un spectacle d’horreur irréelle, provoquant des réflexions inquiétantes sur les relations complexes entre « réalité » et « fiction ». Despentes nous montre une audience choquée, rassemblée devant un énorme écran TV : « Il fallait un temps pour comprendre ce qu’on voyait. Un effort pour se convaincre qu’on regarde les informations, pas la bandeannonce d’un prochain film à gros budget » (ibid. : 324) 7 . Très vite, l’attentat va être instrumentalisé comme prétexte pour de massives mesures répressives, livrant, enfin, un motif en apparence irréfutable pour la « colonisation » politique d’internet (ibid. : 329 sq.). Si le néolibéralisme et le terrorisme se correspondent « comme recto et verso d’une même feuille » (Sloterdijk 2006 : 284), il n’est pas étonnant que le 7 Le même effet de déréalisation face au désastre médiatisé est déjà évoqué dans Teen Spirit dont les protagonistes, « particules élémentaires » d’une famille fragmentée, se retrouvent, à la fin du roman, devant un poste de télévision transmettant live les événements de New York (cf. Despentes 2002 : 156 sq.). Martina Stemberger 172 sujet du terrorisme joue un rôle crucial dans ces narrations d’un temps de crise. Il est déjà présent dans l’œuvre de Despentes avant le 11-septembre (on se rappellera son Blue Eyed Devil, cf. Despentes 1999 : 91 sq.), tout comme chez Houellebecq (surtout dans Plateforme). II. Le Déclin de l’Occident, reloaded : L’Apocalypse selon Michel Houellebecq L’avant-dernier roman de Michel Houellebecq, La Carte et le territoire, évoque, à maints égards, les mêmes phénomènes socio-économiques que l’Apocalypse despentienne (la transformation du marché du travail, la crise financière de ce début du XXI e siècle, etc.), mais d’un autre point de vue : à la micro-socio-psychologie de la précarité ainsi qu’à la nouvelle économie narrative et médiatique de la vie sociale et de la subjectivité humaine, telles que décrites par Despentes, font écho les « macro-analyses » de Houellebecq, visions plus ou moins apocalyptiques d’un monde en état de crise chronifiée. La Carte et le territoire comme roman de la crise La Carte et le territoire, métaroman complexe, mais aussi sociogramme d’une époque de crise, reprend les bases idéologiques de l’œuvre houellebecquienne, évoquant un monde où l’individu se trouve exposé à la fois au néolibéralisme féroce d’un marché du travail déshumanisé et au néodarwinisme cruel d’un « marché du désir » (Houellebecq 2009 : 166) gouverné par des critères assimilés à « ceux du nazisme » (Houellebecq 2005 : 72). Portrait d’un monde en pleine crise métaphysique, souffrant d’un « manque monstrueux et global » (Houellebecq 2009 : 156), le roman reflète aussi, sur un plan plus concret, la crise financière de 2008 ; l’épilogue annonce d’autres crises à venir, d’une tout autre gravité (cf. Houellebecq 2010 : 396 sq.). Mais c’est aussi la transformation de l’ordre global à long terme, sujet présent déjà dans des œuvres précédentes, que Houellebecq reflète dans ce texte ; le décentrement d’un monde euroou occidentalo-centriste, la redistribution du pouvoir économique (et, enfin, politique) en faveur des nouvelles puissances de l’Asie ou de l’Eurasie, tandis que l’Europe centrale se retransforme en une « jungle impénétrable » (ibid. : 427 sq.). La France, dans le cadre de cette économie globale, occupe la position d’un Disneyland de luxe pour une clientèle de nouveaux riches en provenance des pays où se situe désormais le vrai pouvoir économique (la Russie, l’Inde, la Chine). Misant sur ses atouts culinaires, œnologiques et érotiques, elle a réussi à s’affirmer comme destination-culte d’un tourisme hédoniste, voire d’un « tourisme sexuel » (ibid. : 415) sophistiqué. De telles réflexions socio- « Reste l’histoire que je me raconte » 173 économiques, chez Houellebecq, ne se limitent pas au cadre de la fiction romanesque : dans Ennemis publics, l’écrivain médite aussi sur cette « nouvelle division internationale du travail » qu’il déclare accepter faute d’alternative, approuvant du même coup l’avenir de la France en tant qu’« une sorte de bordel à touristes » (Houellebecq/ Lévy 2008 : 125). La Carte et le territoire comme métaroman Autour du protagoniste-artiste, Jed Martin, La Carte et le territoire développe aussi une réflexion approfondie sur « l’art business » (Lipovetsky 2011 : 31) de nos jours, sur les tendances complémentaires de la « marchandisation de la culture » et de la « culturalisation de la marchandise » (ibid. : 50). Mais le roman soulève aussi la question de la crise contemporaine de la narration ; dans un passage-clé, Houellebecq oppose les manifestations artistiques du « monde comme narration » et du « monde comme juxtaposition », faisant déclarer à son double fictionnalisé son scepticisme ou plutôt son désintérêt croissant face au premier (Houellebecq 2010 : 258 sq.). Dans divers paratextes, Houellebecq met de même en garde contre les pièges de la narration (cf. Houellebecq 2009 : 56), d’une foi trop naïve dans le pouvoir du récit ou dans sa propre « merveilleuse histoire » (ibid. : 113) - réfléchissant, lui aussi, sur les ambivalences d’un modèle de l’existence humaine fondé sur un impératif narratif, problématisant la tendance à la « récupération de la vie par la narration » (Thomä 2007 : 94). Dans Ennemis publics, Houellebecq prend explicitement ses distances d’avec le storytelling (cf. Houellebecq/ Lévy 2008 : 266). La Carte et le territoire, exploration romanesque de notre « âge narratif » (Salmon 2008 : 9), abonde en réflexions critiques sur le potentiel narratogène des Choses, sur la « fiction enchantée » (Houellebecq 2010 : 162) de diverses entreprises internationales ; sur l’« économie fiction » (Salmon 2008 : 75 sq.) ou encore sur la « folklorisation » du discours politico-médiatique (ibid. : 200 sq.) ; en un mot : sur une époque dominée par « une nouvelle doxa narrative » (Salmon 2007 : 99) - mais aussi sur le business littéraire. Pourtant, c’est aussi en tant que brand, grande « marque » sur le marché culturel, qu’un Michel Houellebecq articule sa critique ; ambivalence qui n’a pas manqué d’être relevée, ainsi par Salmon, attaquant la « labellisation » de la littérature dont Houellebecq serait à la fois la victime et le complice (ibid. : 60). La Carte et le territoire comme roman médiatique Tout comme Apocalypse bébé de Virginie Despentes, La Carte et le territoire témoigne d’une sensibilité médiatique prononcée ; dans un jeu de regards croisés entre deux alter ego fictionnalisés, le texte met en scène un personnage d’artiste et un personnage d’écrivain, confrontant ainsi divers Martina Stemberger 174 médias de l’expression esthétique, se reflétant mutuellement. La méditation sur le (non-)sens d’une représentation artistique du monde se déploie surtout autour du personnage de Jed Martin. Sa carrière permet de retracer une histoire des médias de l’art (photographie, peinture, art électronique) dans leur contexte socioculturel, s’inscrivant aussi dans l’imaginaire technique, très présent dans tout le roman - et dont participe aussi l’écriture 8 . Martin, comme plusieurs de ses prédécesseurs romanesques, est un grand amateur nostalgique de la manufacture, de l’industrie (cf. Houellebecq 2010 : 169) ; Houellebecq revient à maintes reprises sur cette nostalgie de la production, à laquelle la plus grande partie de la population, réduite à vivre dans un monde « préfabriqué », est, dans nos sociétés occidentales contemporaines, désormais aliénée (cf. Houellebecq 2009 : 59). Si, selon son protagoniste Martin, l’histoire de l’humanité se résume essentiellement à une histoire de la maîtrise de la matière (cf. Houellebecq 2010 : 51), l’écriture et l’art, à leur tour, font aussi partie de ce projet de la « domestication » du monde ; à l’occasion d’une interview, un Martin vieilli ne cesse de répéter une seule et même phrase, formule rituelle qui lui semble exprimer à la perfection son programme artistique - et qui constituerait aussi une définition assez adéquate de la poétique de Michel Houellebecq : « Je veux rendre compte du monde… Je veux simplement rendre compte du monde… » (ibid. : 420). Ce sont donc aussi les projets successifs de Martin - expert, tout comme Michel Djerzinski dans Les Particules élémentaires, de la très houellebecquienne « mise à distance » (scientifique ou artistique) du monde (cf. de Haan 2011) - qui illustrent divers aspects d’une société et d’une économie en crise. Après ses explorations méta-cartographiques d’un monde postmoderne du simulacre, après sa « série des métiers simples » (Houellebecq 2010 : 111) documentant un monde du travail traditionnel en voie de disparition, Martin se consacre à la « méditation nostalgique sur la fin de l’âge industriel en Europe » (ibid. : 428). Dans ses projets vidéo, rappelant le scénario apocalyptique de La Possibilité d’une île, il anticipe, enfin, le déclin de toute une civilisation 9 . Sa propriété immense au cœur de la province française, transformée en « laboratoire de l’apocalypse », est abandonnée à une indifférente nature ; vers la fin de sa vie, le territoire privé de Martin est déjà couvert par « une forêt dense, au sous-bois impénétrable » (ibid. : 421). Dans cette forêt « revirginalisée », l’artiste, à l’aide de techniques électroniques sophistiquées, essaie de capter « le point de vue végétal sur le 8 Au-delà de la méditation sur l’acte de la création artistique, Houellebecq ne dédaigne pas non plus la réflexion concrète sur les outils de l’écrivain (cf. sa « brève histoire de l’information » dans Houellebecq 2009 : 31 sq. [« Approches du désarroi »]). 9 Dans Soumission (2015), Houellebecq, tout en renouant avec les sujets et les (anti-)héros de ses œuvres précédentes, déploiera encore une autre vision de l’« apocalypse » - assez douce et discrète - de l’Occident. « Reste l’histoire que je me raconte » 175 monde » (ibid. : 423), destiné à survivre tout regard humain. Il documente le processus de dégénération, artificiellement accéléré, de divers produits industriels, les faisant disparaître dans des « couches végétales » omnivores et triomphantes (ibid. : 423 sq.). Enfin, sous forme symbolique, il met en scène l’extinction de l’espèce humaine en tant que telle (ibid. : 425 sq.). L’archaïque « magma végétal » (ibid. : 425) reprend le dessus : « Puis tout se calme, il n’y a plus que des herbes agitées par le vent. Le triomphe de la végétation est total » (ibid. : 428) - c’est sur cette vision (post-)apocalyptique que finit le roman. Conclusion Sur cette vision - sans pour autant en adopter nécessairement la tonalité apocalyptique -, terminons aussi ces réflexions consacrées à l’exploration d’un imaginaire de la précarité ainsi que de la crise dans quelques œuvres symptomatiques de la littérature française de l’extrême contemporain. Entre « apocalypse bébé » et apocalypse à l’échelle mondiale, entre analyse minutieuse des effets de la précarisation au quotidien et réflexion de la transformation de l’ordre global à long terme, entre description de la désorientation identitaire, spirituelle sur le plan individuel et anticipation romanesque du déclin de toute une civilisation, entre méditation sur les métamorphoses de la vie sociale, sur la (dé)construction du sujet dans un nouveau contexte médiatique et mise en scène de la disparition de toute l’espèce humaine : les textes de Despentes et de Houellebecq permettent de saisir, sous des angles différents, quelques traits caractéristiques des sociétés précarisées de nos jours et d’approfondir surtout la réflexion sur les narrations de la crise et les crises de la narration. Ces textes explorent, sur fond d’un temps de crise, le potentiel de la narration dans toute son ambivalence entre violence symbolique et subversion, problématisant la représentabilité, dans le cadre de modèles narratifs traditionnels, d’un monde marqué par la désorientation idéologique, la désagrégation des grands récits. Si l’œuvre des deux écrivains étudiés ici témoigne, d’un côté, d’une méfiance profonde à l’égard d’un récit qui risque toujours déjà de se transformer en « piège », imposant une forme fatalement inadéquate à une expérience vécue incohérente, fragmentée, précaire, elle illustre, d’un autre côté, le rôle crucial de la narration comme stratégie de survie pour l’être humain, « animal fabulateur » s’appliquant inlassablement à la mise en récit de son existence, à la (re)construction d’un monde plus ou moins lisible (et partant vivable). Car même en l’absence de toute « vérité » définitive, reste toujours « l’histoire que je me raconte » - pour citer une dernière fois la conclusion, quand même d’un optimisme prudent, du roman « apocalyptique » de Virginie Despentes. Martina Stemberger 176 Bibliographie Anders, Günther (1992), Die Antiquiertheit des Menschen, vol. I : Über die Seele im Zeitalter der zweiten industriellen Revolution [1956], Munich, Beck. Artus, Hubert (2010), « Apocalypse bébé de Virginie Despentes prix Renaudot 2010 », Rue 89. Les Blogs. Cabinet de lecture : L’actualité des livres (8.11.2010), blogs.rue89.com/ cabinet-de-lecture/ 2010/ 09/ 19/ avec-apocalypse-bebe-virginiedespentes-sassagit-167316, consultation : 22.11.2012. Bardolle, Olivier (2004), La Littérature à vif (Le Cas Houellebecq), Paris, L’Esprit des péninsules. Beigbeder, Frédéric (2009), Windows on the World [2003], Paris, Gallimard. 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Les deux éditrices tiennent à remercier un certain nombre de personnes et d’institutions sans le soutien desquelles ce livre n’aurait pas pu voir le jour : Wolfgang Asholt pour avoir accepté de publier ce volume dans la collection edition lendemains ; Kathrin Heyng du Gunter Narr Verlag pour son aimable et professionnel soutien ; Stéphanie Dussault, Torsten König et Colombe Vanabelle pour leurs relectures de contributions et enfin l’Association des franco-romanistes allemands, l’Institut für Romanistik de la Technische Universität Dresden et le Ministère des Relations internationales et de la Francophonie du Gouvernement du Québec pour leur soutien financier. Nous remercions aussi l’Alfried Krupp Wissenschaftskolleg zu Greifswald pour avoir permis à Roswitha Böhm - lors d’un séjour de recherches - de s’approcher du sujet de la précarité dans des circonstances rien moins que précaires. Une reconnaissance particulière revient à Angelika Gleisberg pour sa précieuse collaboration lors de la correction des contributions et leur mise en page. Table des illustrations Christiane Solte-Gresser, Migration et précarité. Récits migratoires dans la littérature, le cinéma et la bande dessinée : ill. 1 (p. 71) : Arrivée de la carte postale au Cameroun et scène finale à Paris, dans : Paris, Cédric Klapisch, France 2008, 00: 16 et 01: 56 ; ill. 2 (p. 71) : « Cette idée de l’Europe », dans : Gipi, « Le Drame marocain », dans : Alfred et David Chauvel (éd.) (2007), Paroles sans papiers, Paris, Delcourt, p. 12-17, vignette citée p. 13 ; ill. 3 (p. 72) : « Prostitution sans papiers », dans : Pierre Place, « Prostitution sans papiers », dans : Alfred et David Chauvel (éd.) (2007), Paroles sans papiers, Paris, Delcourt, p. 24-29, vignette citée p. 29 ; ill. 4 (p. 73) : Martine recroquevillée sur elle-même, dans : Lorenzo Mattotti, « Une femme sur la route », dans : Alfred et David Chauvel (éd.) (2007), Paroles sans papiers, Paris, Delcourt, p. 6-11, vignette citée p. 11 ; ill. 5 et 6 (p. 75) : [sans titres], dans : Paris, Cédric Klapisch, France 2008, 00: 45 et 00: 46 ; ill. 7 et 8 (p. 79) : [sans titres], dans : Lorenzo Mattotti, « Une femme sur la route », dans : Alfred et David Chauvel (éd.) (2007), Paroles sans papiers, Paris, Delcourt, p. 6-11, vignettes citées p. 11 ; ill. 9 et 10 (p. 80/ 81) : [sans titres], dans : Paris, Cédric Klapisch, France 2008, 01: 30. Andrea Grewe, Le royaume des pauvres. À propos de quelques concepts traditionnels de la pauvreté dans Versailles de Pierre Schoeller : ill. 1 (p. 109) : Affiche cinématographique de Versailles (2008), dans : http: / / www.kairosfilm.de/ filme/ versailles/ filmplalat_versailles.pdf ; ill. 2 (p. 109) : Affiche cinématographique de The Kid (1921), dans : http: / / www.leninimports.com/ charlie_chaplin_kid_movie_poster_d_2a. jpg ; ill. 3 (p. 110) : Enzo sur l’escalier gigantesque, dans : Versailles, Pierre Schoeller, France 2008, 1: 10: 18 ; ill. 4 (p. 113) : Georges de la Tour, Saint Joseph charpentier (1642), Paris, Louvre, dans : Wikimedia Commons, http: / / commons.wikimedia.org/ wiki/ File: La_Tour.jpg#/ media/ File: La_Tour.jpg. Les contributeurs du volume Paul Aron est professeur à l’Université libre de Bruxelles et directeur de recherches au FNRS. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur l’histoire de la littérature et du théâtre en Belgique. Parmi ses ouvrages récents : Répertoire des pastiches et parodies littéraires de langue française aux XIX e et XX e siècles, Paris, PUPS 2009 (avec Jacques Espagnon), Prix du SLAM 2010 ; Les 100 mots du littéraire, Paris, PUF 2008, 2 e éd. 2011, « Que sais-je ? » (avec Alain Viala) ; Manuel et anthologie de la littérature belge à l’usage des classes terminales de l’enseignement secondaire, Bruxelles, Le Cri 2008, 2 e éd. 2009/ 10 (avec Françoise Chatelain) ; Les 100 mots du surréalisme, Paris, PUF 2010, « Que sais-je ? » (avec Jean-Pierre Bertrand) ; Les 100 mots du symbolisme, Paris, PUF 2011, « Que sais-je ? » (avec Jean-Pierre Bertrand) ; Le littéraire en régime journalistique (dir. Paul Aron et Vanessa Gémis), Contextes 11 (2012), contextes.revues.org/ 5296 ; Edmond Picard (1836-1924). Un bourgeois socialiste belge à la fin du dix-neuvième siècle. Essai d’histoire culturelle, Bruxelles, Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique 2013, « Thèses et Essais » (avec Cécile Vanderpelen-Diagre). Lambert Barthélémy est maître de conférences en littérature comparée à l’Université de Poitiers. Il est membre du centre de recherches Forell (Poitiers) et membre associé du Rirra XXI (Montpellier III). Ses domaines de recherche couvrent principalement le roman moderne et contemporain, les rapports entre littérature et arts de l’image, les esthétiques du fantastique, l’imagination environnementale, ainsi que les questions de traduction. Il mène en outre une activité de traducteur, dirige les Éditions Grèges (www.greges.net) et a fondé la revue Otrante (éditions Kimé). Parmi ses ouvrages : Métamorphose du commun, Les Cabannes, Éd. Fissile 2008 ; L’Imaginaire fantastique de la forêt (direction éditoriale de la Revue Otrante n° 27, novembre 2010) ; Fictions de l’errance : Handke, McCarthy, Simon, Paris, Garnier 2012 ; L’Imagination environnementale (direction éditoriale de la Revue Raison publique n° 17, janvier 2013) ; La Route : fragment d’un imaginaire contemporain, Aix-en-Provence, Éd. Rouge Profond 2016. Roswitha Böhm est professeure de littérature et culture française à la Technische Universität Dresden après avoir été enseignante-chercheuse au Frankreich-Zentrum de la Freie Universität Berlin et Junior Fellow au Alfried Krupp Wissenschaftskolleg de Greifswald. Elle est notamment l’auteure d’une monographie sur les contes de fées de Madame d’Aulnoy (Wunderbares Erzählen. Die Feenmärchen der Marie-Catherine d’Aulnoy, Les contributeurs du volume 184 Göttingen, Wallstein 2003) et d’une thèse d’habilitation sur la littérarisation de l’histoire (récente) dans le roman contemporain (Auf Spurensuche. Erinnerte Zeitgeschichte im europäischen Gegenwartsroman). Spécialiste de la littérature française du XVII e et des XX e / XXI e siècles, son actuel projet de recherche porte - sous le signe d’une poétique du précaire - sur les représentations littéraires d’un monde du travail en crise. Parmi ses ouvrages : Observatoire de l’extrême contemporain. Studien zur französischsprachigen Gegenwartsliteratur, Tübingen, Gunter Narr 2009 (direction avec Stephanie Bung et Andrea Grewe) ; Du silence à la voix. Studien zum Werk von Cécile Wajsbrot, Göttingen, V&R Unipress 2010 (direction avec Margarete Zimmermann). Margot Brink est chargée de cours à l’Université Humboldt à Berlin et travaille dans le domaine des littératures/ cultures francophones et hispanophones surtout du XVII e et des XX e / XXI e siècles. Ses recherches portent sur les littératures interculturelles, les concepts littéraires de communauté, les rapports entre philosophie et littérature, gender studies, l’émotivité dans la littérature etc. Parmi ses publications : Écritures. Denk- und Schreibweisen jenseits der Grenzen von Literatur und Philosophie, Tübingen : Stauffenburg 2004 (direction avec Christiane Solte-Gresser) ; Gemeinschaft in der Literatur. Zur Aktualität poetisch-politischer Interventionen, Würzburg, Königshausen & Neumann 2013 (direction avec Sylvia Pritsch) ; Topoi der EntSagung: Konzepte, Schreibweisen und Räume der Liebes- und Eheverweigerung in der romanischen Literatur der Frühen Neuzeit, Würzburg, Königshausen & Neumann 2015. Andrea Grewe est professeur de littérature française et italienne à l’Université d’Osnabrück où elle est membre de l’Interdisziplinäres Institut für Kulturgeschichte der Frühen Neuzeit. Ses recherches portent sur la littérature et la culture françaises du XVII e siècle (Die französische Klassik, Stuttgart, Klett 1998 ; Saint-Amant, Théophile de Viau) et la littérature et la culture italiennes du XX e siècle (Savinio europäisch, Berlin, Erich Schmidt 2005 ; Einführung in die italienische Literaturwissenschaft, Stuttgart/ Weimar, Metzler 2009). Ses travaux concernent en particulier les études de genre (Marguerite de Navarre, Hélisenne de Crenne, Moderata Fonte, Marie-Madeleine de Lafayette), le théâtre classique (Molière, Lesage, le drame pastoral italien) et moderne (Bernard-Marie Koltès, Yasmina Reza) et la réception du siècle classique dans le cinéma contemporain (Siècle classique et cinéma contemporain, Tübingen, Narr 2009, direction avec Roswitha Böhm et Margarete Zimmermann). Matthias Hausmann est assistant universitaire à l’Université de Vienne, en littérature et médiologie francophone et hispanophone. Il a soutenu une 185 thèse sur l’anti-utopie au XIX e siècle. Son habilitation porte sur les rapports d’Adolfo Bioy Casares avec le cinéma. Parmi ses publications : Visionen des Urbanen. Anti-Utopische Stadtentwürfe in der französischen Wort- und Bildkunst, Heidelberg, Universitätsverlag Winter 2012 (direction avec Kurt Hahn) ; ErzählMacht. Narrative Politiken des Imaginären, Würzburg, Königshausen & Neumann 2013 (direction avec Kurt Hahn et Christian Wehr) ; Inszenierte Gespräche. Zum Dialog als Gattung und Argumentationsmodus in der Romania vom Mittelalter bis zur Aufklärung, Berlin, Weidler 2014 (direction avec Marita Liebermann). Cécile Kovacshazy est maître de conférences en littératures comparées à l’Université de Limoges. Elle travaille sur la prose européenne des XX e et XXI e siècles, notamment d’Europe centrale. Elle a organisé les premiers colloques internationaux sur les littératures tsiganes (2008 à Limoges, puis 2009 à Paris ; publication dans la revue Études Tsiganes, n° 36 et 37 « Littératures tsiganes : construction ou réalité ? » et n° 43 « Une ou des littératures romani ? »). Elle est l’auteure d’une monographie sur la figure du double omniprésente au XX e siècle dans la littérature de toute l’Europe : Simplement double, Paris, Classiques Garnier 2012. Elle traduit de l’allemand et du hongrois. Elle travaille actuellement sur les bonnes et les femmes de ménage dans la littérature et au cinéma (projet d’habilitation). Christiane Solte-Gresser est depuis 2009 titulaire de la chaire de littérature générale et comparée à l’Université de la Sarre. Depuis 2015 elle dirige le collège doctoral « Europäische Traumkulturen » (DFG-Graduiertenkolleg 2021). Elle est directrice de collections pour les « Saarbrücker Beiträge », pour SOFIE et pour « Traumkulturen ». Elle travaille notamment sur la théorie de la littérature, l’esthétique du quotidien, le rapport entre images et littérature, etc. Parmi ses publications : Leben im Dialog. Wege der Selbstvergewisserung in den Briefen von Sévigné und Charrière, Königstein/ Ts., Ulrike Helmer Verlag 2000 ; Spielräume des Alltags. Literarische Gestaltung von Alltäglichkeit deutscher, französischer und italienischer Erzählprosa 1929-1949, Würzburg, Königshausen & Neumann 2010. Martina Stemberger est chercheuse et enseignante (post-doctorat) à l’Institut d’Études Romanes de l’Université de Vienne. Ses principaux domaines de recherche : Littérature française et francophone XX e et XXI e siècles, littérature de voyage, relations culturelles et littéraires Russie- Occident, imagologie comparatiste, métalittérature et autoréflexion littéraire, gender studies. Parmi ses publications : Irène Némirovsky. Phantasmagorien der Fremdheit, Würzburg, Königshausen & Neumann 2006; Maskeraden der Schönheit, Leipzig, Leipziger Universitätsverlag 2010 (Grenzgänge. Beiträge zu einer modernen Romanistik 17, n° 33, dossier thématique) (direction). Les contributeurs du volume Les contributeurs du volume 186 Margarete Zimmermann est professeure émérite après avoir été titulaire de la chaire de littérature française et comparée et directrice du Frankreich- Zentrum (Centre d’études interdisciplinaires sur la France) à la Freie Universität Berlin. Elle est co-éditrice de la revue scientifique Lendemains et co-fondatrice de la revue de recherche interdisciplinaire Querelles. Ses principaux thèmes de recherche et d’enseignement sont : la littérature française et italienne du Moyen Âge et de l’Ancien Régime, la Querelle des Femmes française et italienne, les études de genre en littérature, l’histoire littéraire des femmes (du Moyen Âge jusqu’au XVII e siècle) et la formation du canon littéraire, la littérature de l’entre-deux-guerres et de l’Occupation, les transferts culturels entre la France et l’Allemagne (première moitié du XX e siècle), le champ littéraire en France et la littérature (roman, théâtre) de l’extrême contemporain. Dernier livre paru : Après le mur. Berlin dans la littérature francophone, Tübingen, Gunter Narr 2014 (direction). edition lendemains herausgegeben von Wolfgang Asholt, Hans Manfred Bock, Andreas Gelz und Christian Papilloud Bisher sind erschienen: Frühere Bände finden Sie unter: http: / / www.narr-shop.de/ reihen/ e/ editionlendemains.html Band 11 Isabella von Treskow / Christian von Tschilschke (Hrsg.) 1968/ 2008 Revision einer kulturellen Formation 2008, XXIV, 271 Seiten €[D] 49,- ISBN 978-3-8233-6463-4 Band 12 Roswitha Böhm / Stephanie Bung / Andrea Grewe (Hrsg.) Observatoire de l’extrême contemporain Studien zur französischsprachigen Gegenwartsliteratur 2009, XX, 414 Seiten €[D] 78,- ISBN 978-3-8233-6494-8 Band 13 Frank Estelmann / Olaf Müller (Hrsg.) Exildiskurse der Romantik in der europäischen und lateinamerikanischen Literatur 2011, 279 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-6514-3 Band 14 Gesine Müller / Susanne Stemmler (Hrsg.) Raum - Bewegung - Passage Postkoloniale frankophone Literaturen 2009, 243 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-6515-0 Band 15 Till R. Kuhnle / Carmen Oszi / Saskia Wiedner(éds.) Orient lointain - proche Orient La présence d’Israël dans la littérature francophone 2011, 160 Seiten €[D] 39,- ISBN 978-3-8233-6516-7 Band 16 Monika Haberer / Christoph Vatter (éds.) Le cyberespace francophone Perspectives culturelles et médiatiques 2011, 198 Seiten €[D] 49,- ISBN 978-3-8233-6517-4 Band 17 Wolfgang Asholt / Marie-Claire Hoock-Demarle / Linda Koiran / Katja Schubert (Hrsg.) Littérature(s) sans domicile fixe / Literatur(en) ohne festen Wohnsitz 2010, 184 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-6541-9 Band 18 Hans Manfred Bock Topographie deutscher Kulturvertretung im Paris des 20. Jahrhunderts 2010, 400 Seiten €[D] 68,- ISBN 978-3-8233-6551-8 Band 19 Andreas Linsenmann Musik als politischer Faktor Konzepte, Intentionen und Praxis französischer Umerziehungs- und Kulturpolitik in Deutschland 1945-1949/ 50 2010, 286 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-6545-7 Band 20 Wolfgang Asholt / Ottmar Ette (Hrsg.) Literaturwissenschaft als Lebenswissenschaft Programm - Projekte - Perspektiven 2009, 290 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-6540-2 Band 21 Thomas Stauder (éd.) L’Identité féminine dans l’œuvre d’Elsa Triolet 2010, 439 Seiten €[D] 68,- ISBN 978-3-8233-6563-1 Band 22 Niklas Bender / Steffen Schneider (Hrsg.) Objektivität und literarische Objektivierung seit 1750 2010, 241 Seiten €[D] 68,- ISBN 978-3-8233-6583-9 Band 23 Lothar Albertin (Hrsg.) Deutschland und Frankreich in der Europäischen Union Partner auf dem Prüfstand 2010, IV, 225 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-6598-3 Band 24 Didier Alexandre / Wolfgang Asholt (éds.) France - Allemagne, regards et objets croisés La littérature allemande vue de France/ La littérature française vue d’Allemagne 2011, XVIII, 277 Seiten €[D] 68,- ISBN 978-3-8233-6660-7 Band 25 Walburga Hülk / Gregor Schuhen (Hrsg.) Haussmann und die Folgen Vom Boulevard zur Boulevardisierung 2012, 218 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-6661-4 Band 26 Ursula Bähler / Peter Fröhlicher / Patrick Labarthe / Christina Vogel (éds.) Figurations de la ville-palimpseste 2012, 159 Seiten €[D] 49,- ISBN 978-3-8233-6662-1 Band 27 Franziska Sick (Hrsg.) Stadtraum, Stadtlandschaft, Karte Literarische Räume vom 19. Jahrhundert bis zur Gegenwart 2012, 243 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-6698-0 Band 28 Nicole Colin / Corine Defrance / Ulrich Pfeil / Joachim Umlauf Lexikon der deutsch-französischen Kulturbeziehungen nach 1945 2., überarbeitete und erweiterte Auflage 2015 542 Seiten, €[D] 49,- ISBN 978-3-8233-6882-3 Band 29 Barbara Berzel Die französische Literatur im Zeichen von Kollaboration und Faschismus Alphonse de Châteaubriant, Robert Brasillach und Jacques Chardonne 2012, 444 Seiten €[D] 68,- ISBN 978-3-8233-6746-8 Band 30 Hans Manfred Bock Versöhnung oder Subversion? Deutsch-französische Verständigungs- Organisationen und -Netzwerke der Zwischenkriegszeit 2014, 675 Seiten €[D] 78,- ISBN 978-3-8233-6728-4 Band 31 Thomas Amos / Christian Grünnagel (Hrsg.) Bruxelles surréaliste Positionen und Perspektiven amimetischer Literatur 2013, 138 Seiten €[D] 49,- ISBN 978-3-8233-6729-1 Band 32 Annette Keilhauer / Lieselotte Steinbrügge (éds.) Pour une histoire genrée des littératures romanes 2013, 139 Seiten €[D] 54,- ISBN 978-3-8233-6784-0 Band 33 Béatrice Costa Elfriede Jelinek und das französische Vaudeville 2014, 248 Seiten €[D] 68,- ISBN 978-3-8233-6872-4 Band 34 Anja Hagemann Les Interactions entre le texte et l’image dans le ‹‹Livre de dialogue›› allemand et français de 1980 à 2004 2013, VI, 261 Seiten €[D] 68,- ISBN 978-3-8233-6808-3 Band 35 Theresa Maierhofer-Lischka Gewaltperzeption im französischen Rap Diskursanalytische Untersuchung einer missverständlichen Kommunikation 2013, 438 Seiten €[D] 68,- ISBN 978-3-8233-6835-9 Band 36 Margarete Zimmermann (éd.) Après le Mur: Berlin dans la littérature francophone 2014, 268 Seiten €[D] 48,- ISBN 978-3-8233-6879-3 Band 37 Hans-Jürgen Lüsebrink / Sylvère Mbondobari (éds.) Villes coloniales/ Métropoles postcoloniales Représentations littéraires, images médiatiques et regards croisés 2015, 285 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-6940-0 Band 38 Roswitha Böhm / Cécile Kovacshazy (éds.) Précarité Littérature et cinéma de la crise au XXI e siècle 2015, 186 Seiten €[D] 28,- ISBN 978-3-8233-6936-3 Band 39 Julia Borst Gewalt und Trauma im haitianischen Gegenwartsroman Die Post-Duvalier-Ära in der Literatur 2015, XI, 289 Seiten €[D] 68,- ISBN 978-3-8233-6916-5 On parle de plus en plus dans les media et en sciences sociales de « précarité », « précarisation », « personnes précaires ». Qu’entend-on derrière ces termes ? Ces vingt dernières années, une nouvelle sémantique de la pauvreté a nettement émergé, qui recouvre de nouvelles réalités. Or l’imaginaire créateur est encore amplement négligé dans les recherches sur la précarité, et ce volume vient combler cette lacune en analysant les productions culturelles que la précarité génère : quelles formes artistiques et quels procédés esthétiques sont mobilisés dans la mise en récit et la mise en images de cette problématique ? Quelles sont les possibilités et les limites d’une représentation adéquate du précaire ? Peut-on parler d’une poétique de la précarité ?