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Villes coloniales/Métropoles postcoloniales

2015
978-3-8233-7940-9
Gunter Narr Verlag 
Hans-Jürgen Lüsebrink
Sylvère Mbondobari

Die 17 Beiträge dieses Bandes wurden von Wissenschaftlern aus Afrika, Europa und Nordamerika verfasst, denen eine ausführliche Einleitung der Herausgeber, des Romanisten Prof. Hans-Jürgen Lüsebrink (Saarbrücken Deutschland) und des Komparatisten Dr. Sylvère Mbondobari (Libreville, Gabun) vorangestellt ist. Sie verfolgen zum einen die Zielsetzung, anhand sehr unterschiedlicher, paradigmatischer Beispiele die literarischen und medialen Darstellungsformen der kolonialen Städte und der postkolonialen Metropolen zu untersuchen. Zum anderen liegt dem Band das Ziel zugrunde, in der interkulturellen Perspektive einer ,Histoire croisée'/ ,Shared History' die Sichtweise außereuropäischer Schriftsteller, Regisseure und Journalisten herauszuarbeiten, die in vielfältiger Weise von okzidentalen Wahrnehmungs- und Darstellungsweisen ausgehen und von diesen geprägt wurden, aber zugleich häufig zu Ihnen radikale Gegenpositionen beziehen. Les 17 contributions d'universitaires européens, africains et nord-américains réunies dans ce volume précédées d'une longue introduction des deux directeurs, Hans-Jürgen Lüsebrink (Saarbrücken, Allemagne) et Sylvère Mbondobari (Libreville, Gabon), visent un triple objectif: mettre en lumière, d'abord, les représentations et les images médiatiques des villes coloniales, qui furent les centres culturels, politiques et économiques du pouvoir colonial; analyser, ensuite, la perception littéraire et culturelle de ces métropoles postcoloniales qui sont souvent profondément marquées par leur passé colonial, mais se situent en meme temps dans l'ère nouvelle de la mondialisation; et, enfin, dégager, dans la perspective d'une histoire croisée et interculturelle, les modes de perception spécifiques occidentaux et ceux, très différents et d'une importance grandissante, des porte-parole - écrivains, cinéastes et intellectuels - du monde non-occidental postcolonial. Les 17 contributions d'universitaires européens, africains et nord-américains réunies dans ce volume précédées d'une longue introduction des deux directeurs, Hans-Jürgen Lüsebrink (Saarbrücken, Allemagne) et Sylvère Mbondobari (Libreville, Gabon), visent un triple objectif: mettre en lumière, d'abord, les représentations et les images médiatiques des villes coloniales, qui furent les centres culturels, politiques et économiques du pouvoir colonial; analyser, ensuite, la perception littéraire et culturelle de ces métropoles postcoloniales qui sont souvent profondément marquées par leur passé colonial, mais se situent en meme temps dans l'ère nouvelle de la mondialisation; et, enfin, dégager, dans la perspective d'une histoire croisée et interculturelle, les modes de perception spécifiques occidentaux et ceux, très différents et d'une importance grandissante, des porte-parole - écrivains, cinéastes et intellectuels - du monde non-occidental postcolonial.

edition lendemains 37 Hans-Jürgen Lüsebrink / Sylvère Mbondobari (éds.) Villes coloniales / Métropoles postcoloniales Représentations littéraires, images médiatiques et regards croisés Villes coloniales / Métropoles postcoloniales edition lendemains 37 herausgegeben von Wolfgang Asholt (Osnabrück), Hans Manfred Bock (Kassel), Andreas Gelz (Freiburg) und Christian Papilloud (Halle) Hans-Jürgen Lüsebrink / Sylvère Mbondobari (éds.) Villes coloniales / Métropoles postcoloniales Représentations littéraires, images médiatiques et regards croisés Information bibliographique de la Deutsche Nationalbibliothek La Deutsche Nationalbibliothek a répertorié cette publication dans la Deutsche Nationalbibliografie ; les données bibliographiques détaillées peuvent être consultées sur Internet à l’adresse http: / / dnb.dnb.de. Images de couverture: En haut: „Guinée Française - Konakry - Hôtel du Gouvernement“. Carte postale timbrée (1906). Dakar, Fortier Photo, sans date (env. 1905). Coll. privée Lüsebrink-Ratelle Au milieu: Photo: J. Trolez. Tropicolor / Libreville Gabon En bas: „Congo français - la Résidence à Brazzaville. Carte postale timbrée (1905). Brazzaville, M.V. éditeur, sans date (env. 1906). Coll. privée Lüsebrink-Ratelle Ce volume est publié avec le soutien de l’Université de la Sarre (Sarrebruck / Allemagne) et de l’Université Omar Bongo (Libreville / Gabon). © 2015 · Narr Francke Attempto Verlag GmbH + Co. KG Dischingerweg 5 · D-72070 Tübingen Das Werk einschließlich aller seiner Teile ist urheberrechtlich geschützt. Jede Verwertung außerhalb der engen Grenzen des Urheberrechtsgesetzes ist ohne Zustimmung des Verlages unzulässig und strafbar. Das gilt insbesondere für Vervielfältigungen, Übersetzungen, Mikroverfilmungen und die Einspeicherung und Verarbeitung in elektronischen Systemen. Gedruckt auf säurefreiem und alterungsbeständigem Werkdruckpapier. Internet: www.narr.de E-Mail: info@narr.de Printed in Germany ISSN 1861-3934 ISBN 978-3-8233-6940-0 5 Table des matières Hans-Jürgen Lüsebrink - Sylvère Mbondobari Introduction générale ........................................................................................... 7 I. Représentations littéraires et images médiatiques coloniales Xavier Garnier Fès aux prises avec le discours orientaliste...................................................... 23 Annick Gendre Citadelles coloniales insulaires en fiction dans le prisme des Indépendances : Saint-Denis (La Réunion) et Port-au-Prince (Haïti) dans les récits respectifs de Jean Lods et d’Emile Ollivier............................. 37 Emmanuelle Radar Angkor : lieu de mémoire interculturel ? ......................................................... 57 Albert Gouaffo « Tanga-Sud » - « Tanga-Nord » stratification spatiale et topographie des imaginaires en contexte colonial. L’exemple de Ville cruelle d’Eza Boto ..... 77 Sylvie Mutet Métropoles coloniales et expositions. Mise en scène des colonies dans un espace urbain : Londres 1851, Berlin 1896, Paris 1907 .............................. 89 Sonia Zlitni Fitouri Dynamique de l’espace urbain dans Le Chien d’Ulysse de Salim Bachi...... 113 II. Villes et cultures postcoloniales Ricarda Bienbeck La perception d’Alger - perspectives coloniales et post-coloniales dans la nouvelle Sur une virgule et dans d’autres textes de Maïssa Bey.............. 125 Dominique Ranaivoson Glorieuse ou infâme ? Antananarivo dans les romans coloniaux et post-coloniaux ou l’inversion du regard........................................................ 137 Table des matières 6 Charles Bonn Attente de ruralité et citadinité de l’écriture romanesque algérienne francophone ...................................................................................................... 149 Sylvère Mbondobari La ville postcoloniale : héritages culturels, reconfiguration de l’espace et réinvention identitaire. Reflexions autour de Amours de villes, villes africaines (2001) édité par Nocky Djedanoum ...................................... 163 Viviane Azarian Imaginaire de la métropole européenne et étrangeté à soi dans quelques romans d’Afrique francophone............................................. 185 Hans-Jürgen Lüsebrink Émergences littéraires et cinématographiques du Dakar (post)colonial - prises de parole, poétiques, mémoires ........................................................... 195 Frank Jablonka Magic System et codes urbains : Contact de langues et variation dans le zouglou (Côte d’Ivoire) ................................................................................ 207 Marie-Clémence Adom Multiculturalité et stratégies identitaires dans les villes : Le cas du zouglou, poésie urbaine de Côte d’Ivoire ...................................................... 227 III. Regards croisés Manfred Loimeier La fin d’un mythe : Dans un monde global les capitales des anciennes puissances coloniales perdent leur statut de référence exclusive ............... 247 Hélène Destrempes Entre utopie et exiguïté : réflexions postcoloniales et imaginaire urbain dans les romans de Germaine Comeau et France Daigle ............................ 253 Ieme van der Poel Le passé refoulé d’une ville coloniale : une relecture de La Peste d’Albert Camus ................................................................................................. 267 Notices biographiques sur les auteurs ........................................................... 279 7 Hans-Jürgen Lüsebrink / Sylvère Mbondobari Introduction générale Villes coloniales/ Métropoles postcoloniales. Représentations littéraires, images médiatiques et regards croisés L’urbanisation processus planétaire et spécificités (post)coloniales Le fait que plus de la moitié population de la planète vit actuellement (plus précisément depuis l’année 2007), pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, dans des villes, est le résultat d’un double processus historique : celui de la colonisation européenne, d’abord, ayant concentré autour des villes ses centres de pouvoir politique et économique ; et celui de la modernité, ensuite, qui a déclenché, avec l’industrialisation et l’expansion du secteur tertiaire, depuis le XIXe siècle, un élargissement sans précédent des espaces urbains sur toute la planète. Le taux de la population de la planète vivant dans des villes atteindra, d’après les estimations de l’UNESCO, 59,7% en l’an 2030 et près de 70% en 2070. L’urbanisation accélérée de la planète concerne tous les continents, mais elle s’est effectuée de manière particulièrement rapide dans le monde colonial et postcolonial : en Europe la part de la population urbaine est ainsi passée entre 1800 et 1914 de 10% à 35%. Entre 1900 et l’an 2000 elle est passée en Afrique, par exemple, de 3% à 40%, de 33 millions à près de 400 millions d’habitants vivant dans des villes, et de plus en plus dans des méga-villes comme Lagos, Kinshasa, Johannesburg et Le Caire. 1 Ce double processus historique qui a commencé avec la première mondialisation du XVe/ XIe siècle (Gruzinski) et qui s’est accéléré avec la Révo- 1 Voir sur cette problématique Gabriele B. Clemens, Hans-Jürgen Lüsebrink, « Einleitung », in : Clemens, Gabriele/ El Gammal, Jean/ Lüsebrink, Hans-Jürgen (éds.), Städtischer Raum im Wandel. Modernität - Mobilität - Repräsentationen/ Espaces urbains en mutation. Modernités mobilités - représentations, Berlin, Akademie-Verlag, 2011, p. 9-13, ici p. 9 ; ainsi que Jean-Christophe Servant, « Dans le chaudron africain », in : Le Monde Diplomatique, avril 2010, p. 20-21 ; Jean Pierre Denis et Didier Pourquery, L’Atlas des villes. 200 cartes, 5000 ans d’histoire, Pons, Le Monde, 2013 (Le Monde/ La vie/ Hors-série). Hans-Jürgen Lüsebrink / Sylvère Mbondobari 8 lution Industrielle du XIXe siècle ainsi que la décolonisation de la seconde moitié du XXe siècle, coïncidant avec de nouvelles phases de la mondialisation, est particulièrement sensible dans le monde non-européen. La conception occidentale de la ville a radicalement changé l’image des espaces urbains, leur disposition, leur architecture, leur esthétique et leurs fonctions, ainsi que l’imaginaire qu’ils génèrent. Des villes précoloniales comme Tombouctou dans l’ancien empire du Mali, Angkor dans l’empire khmer ou Tenochtitlan, capitale de l’empire aztèque et avec 400.000 habitants probablement la ville la plus peuplée du globe au XVe siècle, sont basées sur des conceptions, des esthétiques et des imaginaires fondamentalement différents des villes coloniales comme Dakar, Oran, Casablanca ou Ciudad de México. La ville coloniale voulait manifester une rupture profonde et radicale avec toutes les formes d’urbanisation précédentes et en même temps représenter un symbole emblématique des apports de la 'civilisation' européenne. Dans le sillage de la colonisation et - certes plus encore - dans le contexte de la postcolonisation, ces villes se sont transformées et hybridisées. A la question de savoir si l’évolution des villes postcoloniales africaines suit plus un processus d’uniformisation (« McDonaldisierung ») ou de différenciation culturelle, l’auteur d’un ouvrage récent sur l’écologie sociale des espaces urbains dans l’Afrique contemporaine penche, sources à l’appui, pour la seconde thèse en qualifiant les méga-cités africaines de « métropoles-huttes » (« Hüttenmetropolen ») avec leurs propres logiques sociales, urbaines et spatiales. 2 Imaginaires et représentations coloniales La littérature, la presse et les expositions coloniales offrent, jusque dans les années 1950, de nombreux exemples de l’imaginaire de la ville coloniale comme ‘phare’ et ‘îlot’ de la civilisation et de ses progrès dans l’espace colonial. La ville d’Oran, en Algérie, bâtie sur les ruines d’une ville romaine, apparaît ainsi dans un livre scolaire destiné à la fin du XIXe siècle en particulier aux élèves des colonies françaises en Afrique du Nord, comme une ville en plein essor et en plein progrès, grâce à la colonisation française, son auteur affirmant son intention de « faire connaître et aimer l’Algérie » nouvelle aux élèves « de cette colonie aussi bien qu’à ceux de la métropole ». 3 Le pro- 2 Cedric Janowicz, Zur sozialen Ökologie urbaner Räume. Afrikanische Städte im Spannungsfeld von demographischer Entwicklung und Nahrungsversorgung, Bielefeld, Transcript, 2008 (Materialien vol. 7), en particulier p. 184-191. 3 Jules Renard, Les étapes d’un petit Algérien dans la province d’Oran, Livre de lecture publié sous le patronage du Conseil Général et de la Société de Géographie d’Oran, Paris, Hachette, 1888, p. VII-VII (« préface »). Sur ce contexte lire également : Hans-Jürgen Lüsebrink, « Imperiale Träume - französische Reisen in den kolonialen Maghreb (1881- Introduction générale 9 tagoniste, un jeune élève algéro-français qui parcourt l’Algérie en compagnie de son père, découvre ainsi avec émerveillement les tenants et aboutissants des progrès de la civilisation : les hôpitaux, les écoles, les musées, des bâtiments spacieux de l’administration, de vastes allées pour la promenade. « Je noterai tout cela sur mon carnet », souligne le protagoniste à propos de sa visite de la ville d’Oran. « J’y ajouterai qu’Oran travaille à s’embellir, qu’on y construit de toutes parts de vastes monuments publics et de belles maisons particulières, que la population y est active et laborieuse, en un mot que cette ville paraît appelée à un brillant avenir. » 4 Dans les mises en scène et les catalogues des expositions coloniales, souvent imprégnés d’exotisme et de nostalgies ‘primitivistes’, les villes coloniales remplissent aussi cette fonction de représenter des foyers et des symboles de la colonisation. L’auteur du Guide officiel de l’Exposition Coloniale Internationale de Paris en 1931, le romancier colonial André Demaison incitait ainsi les lecteurs et visiteurs à admirer les accomplissements de l’urbanisme colonial en Afrique du Nord, en l’occurrence en Tunisie : « L’urbanisme, qui a fait un si grand effort au cours des dernières années, est représenté ici par des maquettes et des plans qu’ont envoyées les diverses municipalités. » Il termine sa description sommaire du pavillon de la Tunisie par une « belle vision d’ensemble » de sa métropole que les visiteurs du Parc de Vincennes (où l’exposition se déroula) pouvaient admirer sur des photographies : « Vous aurez le panorama saisissant de Tunis, tel qu’on découvre cette ville de 190.000 habitants, du haut du palais beylical. Infinité de terrasses blanches d’où s’élancent des minarets, vaste horizon bordé par la mer qui s’incurve dans le golfe, et au loin, dressée dans la lumière, la basilique de Carthage. » 5 Dans le roman L’Étoile de Dakar (1948), André Demaison décrit la métropole sénégalaise comme une ville à l’européenne, « avec ses tuiles rouges et des maisons imitées de France [qui] pouvait donner l’illusion d’un port de la Méditerranée, du côté de Sète », même si « l’odeur de l’Afrique ne trompait personne, même les nouveaux venus sur le continent noir. » 6 Les villes, et en particulier les métropoles coloniales, représentaient dans l’ensemble de l’espace colonial des centres du pouvoir politique, écono- 1954) », in : Wetzel, Hermann H. (éd.), Reisen in den Mittelmeerraum, Passau, Passavia Universitätsverlag, 1991, p. 213-232. 4 Ibid., p. 21. 5 Exposition Coloniale Internationale à Paris en 1931. Guide officiel, Texte d’André Demaison. [Paris, 1931], p. 105. 6 André Demaison, L’étoile de Dakar, Roman (1948), Réd. Paris, Presses Pocket, 1963, p. 17-18. Hans-Jürgen Lüsebrink / Sylvère Mbondobari 10 mique et culturel implanté dans le sillage de la conquête et de la colonisation coloniale. 7 Calquées sur des modèles européens, les villes coloniales, loin de demeurer de pures « enclaves européennes », se transformèrent dès leurs débuts en espaces métissés, en lieux de rencontre, de confrontation entre les sociétés et cultures occidentales et les autochtones, mais aussi en lieux de syncrétismes culturels (« creuset des cultures »). 8 Les expositions coloniales de l’époque impérialiste, entre les dernières décennies du XIXe siècle et la fin des années 1950, par exemple, mirent en scène de manière palpable le clivage profond entre les villes et cités indigènes et les villes coloniales qui étaient censées incarner la modernité, le progrès, l’avenir et, en quelque sorte aussi, l’utopie d’une nouvelle convivialité entre des communautés ethnoculturelles et couches sociales très différentes. Afin de marquer la différence entre la ville pré-coloniale et les nouveaux espaces urbains coloniaux, de très nombreuses anciennes villes pré-coloniales furent débaptisées et reçurent des noms coloniaux : N’Dackarou se transforma ainsi en Dakar, N’Dar en Saint-Louis, Teungue-Guetch en Rufisque, Beyrr en Gorée et sur les débris de l’ancienne cité impériale de Tenochtitlan fut érigé la nouvelle cité de México, conçue selon un imaginaire de l’harmonie géométrique imprégnée par l’esprit de la Renaissance européenne. Dans son essai Éducation africaine et civilisation (1964), l’écrivain sénégalais Abdoulaye Sadji évoque précisément les processus de prises de possession politique, mais aussi les phénomènes de refoulement culturel liés à la renomination coloniale de villes anciennes. Il propose de restituer leur mémoire, à partir de la mémorisation des noms anciens ; et il rappelle aussi que certaines vieilles capitales, comme Lambaye (au Baol) ou N’der (ex-capitale du Oualo au Sénégal), évoquées par les chants des griots traditionnels, mais remplacées dans leur fonction de centres sociaux-politiques par les nouvelles cités coloniales, mériteraient d’être réintégrées dans la mémoire collective africaine : « Car autour de ces vieilles capitales le désert s’est fait. Autour de ces vieilles capitales règnent un silence et une paix que seule trouble l’apparition du blanc ou de son envoyé, casqué et guêtré. Tout le monde a fui vers les villes 7 Voir sur cette problématique : Hans-Jürgen Lüsebrink, « ‘Villes impériales’ - visions littéraires et représentations sociales des métropoles africaines de l’Empire colonial français », in : Cahiers francophones de l’Europe centrale et orientale, n° 2, Numéro spécial « Culture en conflit», Wien/ Budapest, 1993, p. 71-83 ; ainsi que Hans-Jürgen Lüsebrink, « Perceptions coloniales de l’espace africain dans la littérature et les médias », in : Gouaffo, Albert/ Götze, Lutz/ Lüsebrink, Hans-Jürgen (éds.) : Discours topographiques et constructions identitaires en Afrique et en Europe. Approches interdisciplinaires, Würzburg, Königshausen & Neumann, 2012 (Saarbrücker Beiträge zur Vergleichenden Literatur- und Kulturwissenschaft, vol. 60), p. 13-32. 8 Voir sur cette évolution Horst Gründer, Peter Johanek (éds.), Kolonialstädte - europäische Enklaven oder Schmelztiegel der Kulturen ? Münster e.a., LIT Verlag, 2001. Introduction générale 11 tentaculaires, les villes-champignons surgies de la terre comme par enchantement grâce au souffle fécondant de la civilisation européenne. » 9 Des appellations religieuses (comme Santa Fé ou Vera Cruz) ou des noms de saints catholiques (comme Saint-Louis au Sénégal ou Santo Domingo, nom de la première ville coloniale en Amérique du Sud) marquèrent une prise de possession symbolique, tandis que le concept de « Nouveau » (« New », « Nueva ») précédant le nom de nombreuses villes coloniales, soulignèrent la volonté de rupture, à tendance utopique, avec le double héritage des villes occidentales du vieux continent et celui des villes précoloniales. Cette vision progressiste et utopique de la ville coloniale présentée par le discours colonial était en contradiction frappante avec les réalités sociales, les espaces urbains coloniaux étant tous marqués par de profonds clivages sociaux, la séparation entre ‘quartiers indigènes’ et ‘quartiers européens’ (ou ‘blancs’) ainsi que par des formes multiples de ghettoïsation et de ségrégation sociale et économique, même si partout - ou presque - des espaces centraux de rencontres et de mélanges sociaux-culturels se mirent cependant en place, en Amérique latine coloniale notamment, autour de la « plaza » centrale des nouveaux espaces urbains. 10 Transferts et contre-discours La ville coloniale, et en partie aussi la ville postcoloniale, furent ainsi le résultat d’un transfert culturel complexe et multiforme entre l’Europe et le monde non-européen. 11 Ce transfert embrassait des savoirs-faire (planifier, bâtir, construire, contrôler, gérer, aménager, policer) des formes architecturales et des formes esthétiques. Conçue comme un espace radicalement nouveau dont l’idée provient d’Europe et remonte en filigrane aux cités de l’antiquité, notamment à Rome, et aux cités de la Grèce ancienne, la ville coloniale fut néanmoins, à y regarder de plus près, profondément marquée par des métissages et des syncrétismes. Refoulées ou reléguées au second plan dans le discours colonial comme dans les expositions coloniales et les romans coloniaux, les formes de métissage, d’hybridation et de syncrétisme qui caractérisent les espaces urbains (post)coloniaux, se trouvent par contre 9 Abdoulaye Sadji, Éducation africaine et civilisation, Dakar, Imprimerie A. Diop, 1964, p. 12. 10 Voir Horst Pietschmann, « Stadtgeschichte des kolonialen Iberoamerika in der Historiographie der Nachkriegszeit », in : Gründer/ Johanek, Kolonialstädte, p. 51-72, ici p. 60. 11 Voir sur cette problématique aussi l’ouvrage de Laurier Turgeon, Denys Delâge, Réal Ouellet (éds.), Transferts culturels et métissages Amérique/ Europe, XVIe - XXe siècle, Québec, Presses de l’Université Laval, 1996. Hans-Jürgen Lüsebrink / Sylvère Mbondobari 12 au centre des représentations littéraires et cinématographiques noneuropéennes et notamment post-coloniales. Les représentations des villes coloniales et postcoloniales dans des œuvres littéraires et cinématographiques d'auteurs non-européens ont été marquées dès leurs débuts, par une volonté de contre-discours : celle de montrer, avec les moyens de la fiction, face aux discours coloniaux, les contradictions de la ville (post)coloniale, ses côtés sombres et refoulés, ses clivages socio-culturels profonds et ses formes de ségrégation et d'oppression, mais aussi le caractère profondément hybride et syncrétique des espaces urbains nés dans le sillage de la colonisation. Les villes coloniales dans leur ensemble furent, en effet, imprégnées entre le début du XVIe siècle et la fin de l’époque coloniale par l’imaginaire d’une ségrégation horizontale, c’est-àdire la conception de devoir séparer le plus strictement possible, et pour des raisons invoquées d’ordre à la fois racial, ethnique et sanitaire, l’espace urbain en ‘quartiers indigènes’ et ‘quartiers européens’. 12 Cette vision de la ségrégation, caractéristique pour l’ensemble des espaces urbains coloniaux dont les métropoles postcoloniales ont hérité, était toutefois inégalement développée dans les différents empires coloniaux : plus prononcée dans le tardif empire colonial allemand, mais beaucoup moins accentuée dans les empires coloniaux ibériques qui furent, dès le XVe siècle, de véritables laboratoires de métissages et de syncrétismes culturels sous toutes les formes. Les villes coloniales, surtout celles de l’Amérique du Sud, étaient marquées par des processus de transfert sur tous les plans qui finirent par aboutir à des formes linguistiques, culturelles, littéraires, mais aussi architecturales et artistiques neuves, issues de la rencontre de savoirs de faire et de manières de penser et de concevoir différents venus d’horizons divers, d’Europe et des Amériques, mais aussi d’Asie (à cause de l’extension planétaire des empires coloniaux espagnol et portugais, puis britannique et français) et d’Afrique (notamment à cause de la traite et de l’esclavage). « Les villes », affirme Serge Gruzinski pour l’Amérique ibérique du XVIe au XIXe siècle, « sont les creusets où se façonnent les liens entre les quatre parties du monde. Et, plus que nulle autre, les métropoles coloniales de l’Amérique, de l’Afrique et de l’Asie, Mexico, Lima, Potosi, Salvador de Bahia, Manille, Goa, Santiago du Cap-Vert sont des scènes privilégiées de co-existence, d’affrontements et de métissages. » 13 12 Voir Franz-Joseph Post, « Europäische Kolonialstädte in vergleichender Perspektive », in : Gründer/ Johanek, Kolonialstädte, p. 1-25, qui utilisent le terme de « horizontale Segregation. » 13 Serge Gruzinski, Les quatre parties du monde. Histoire d’une mondialisation, Paris, Éditions La Martinière, 2004, p. 79. Introduction générale 13 Lieux de métissages, les villes coloniales représentent ainsi également des lieux d’acculturation, pour les populations autochtones, mais aussi, d’une autre manière, pour les populations immigrées d’origine européenne, qui apprennent, essaient de comprendre et s’approprient les savoirs et les modes de comportement de l’Autre, ses langages et coutumes, ses modes vestimentaires et ses savoirs artistiques et artisanaux. Les cités coloniales des XVIe - XXe siècles sont devenues ainsi les lieux d’ancrage par excellence des premières vagues de mondialisation marquées par le transfert massif d’hommes et de biens, mais aussi de savoirs et de savoir-faire. « La mondialisation ibérique », celle du XVIe au XVIIIe siècle, affirme Serge Gruzinski, « a des répercussions sur tous les domaines de la vie quotidienne, sans exception aucune. À commencer par le monde du travail. En quelques dizaines d’années, les Indiens apprennent les métiers européens, et cela d’autant plus rapidement qu’ils sont les héritiers de vieilles traditions artistiques et se montrent curieux des nouveautés de la Péninsule. » 14 Aux transferts d’objets, de biens et de savoir-faire artistiques et artisanaux s’ajoutent des transferts intellectuels, de connaissances et de technologies, dans les domaines les plus divers : par exemple dans celui de l’architecture urbaine et celui de l’imprimerie qui s’installa en Amérique Latine dès le milieu du XVIe siècle, en Amérique du Nord britannique au début du XVIe siècle, au Canada à partir de 1776, avec l’arrivée de Philadelphie de l’imprimeur Fleury Mesplet, d’origine française, et en Afrique de l’Ouest française avec l’installation de la première imprimerie dans la ville de Saint- Louis du Sénégal en 1856 qui édita d’abord un journal officiel, le Moniteur du Sénégal et dépendances. 15 Lieux de métissages et centres de transferts culturels, les villes coloniales, et par la suite les métropoles postcoloniales, devinrent à la suite, en Amérique du Sud à autour de la fin du XIIIe siècle et en Afrique à partir des années 1930 des foyers de la contestation et du contre-discours, aussi en ce qui concerne la représentation des espaces urbains. Ces foyers de la contestation s’articulèrent dans les arts, le théâtre et l’essai, mais surtout dans la presse et dans la littérature (fictionnelle et documentaire) dont l’émergence au sein des espaces coloniaux avait été rendue possible avec le transfert d’institutions comme l’école, l’université et les maisons d’éditions, et de technologies comme l’imprimerie, de l’occident vers le monde colonial. La 14 Ibid., p. 80-81. 15 Hans-Jürgen Lüsebrink, La Conquête de l’espace public colonial. Prises de parole et formes de participation d’écrivains et d’intellectuels africains dans la presse á l’époque coloniale (1900- 1960), Frankfurt/ Main, IKO - Verlag für Interkulturelle Kommunikation/ Québec, Éditons Nota Bene, 2003 (Studien zu den frankophonen Literaturen außerhalb Europas vol. 7), p. 29. Hans-Jürgen Lüsebrink / Sylvère Mbondobari 14 plupart des auteurs africains de la première génération, comme par exemple Abdoulaye Sadji dans Maïmouna (1954) et Mongo Beti (alias Eza Boto) dans Ville Cruelle (1954), imaginèrent dans leurs œuvres des représentations des espaces urbains radicalement différentes de celles qui étaient caractéristiques pour l’idéologie et l’imaginaire coloniaux. Abdoulaye Sadji développa, suite à des romans qui traitent la même problématique avec les moyens de la fiction romanesque, dans son essai Éducation africaine et civilisation (1964) un discours très critique à l’égard des villes coloniales qu’il considère comme des espaces d’aliénation, de déculturation, et comme des « lieux de servitude » : « D’un point de vie démographique donc, nos villes-champignons voient naître de nouvelles races d’hommes qui en arrivent à se souvenir vaguement du pays d’origine de leurs parents. Ces nouvelles races d’hommes s’attachent à de nouvelles valeurs n’ayant souvent rien de commun avec leurs anciennes traditions. Il s’ensuit fatalement une dissolution des mœurs et l’observance de moins en moins stricte de certaines règles considérées comme des vertus. » 16 Malgré des sentiments de nostalgie, les nouveaux Africains urbanisés et occidentalisés ne se seraient pas décidés, selon Sadji, « à rompre les liens qui les attachent à ces lieux de servitude que sont les nouvelles capitales industrielles et commerciales, filles de la civilisation européenne. » 17 Ousmane Sembène, le premier cinéaste de l’Afrique francophone, proposa, enfin, dans ses premiers films Borrom Sarret (1963) et Mandabi (1968), tournés aux lendemains des indépendances africaines, des contre-discours filmiques aux images de la ville africaine, coloniale et postcoloniale, présentées dans les médias occidentaux, comme les romans coloniaux (tel L’Étoile de Dakar, 1948, d’André Demaison), la photographie et les cartes postales coloniales ainsi que le cinéma colonial. La dynamique de développement de représentations différentes de la ville (post)coloniale paraît donc fondamentalement régie par une logique dialectique du contre-discours, du « writingback » 18 , mais aussi du « filming back » dont les formes d’expression symboliques et esthétiques étaient toutefois profondément imprégnées, paradoxalement et dans une logique du déni et du refus, de l’héritage et de l’imaginaire coloniaux. 16 Sadji, Éducation africaine et civilisation, p. 16. 17 Ibid., p. 16. 18 Ce concept est repris de Bill Ashcroft, Gareth Griffiths, and Helen Tiffin, The Empire Writes Back : Theory and Practice in Post-Colonial Literatures, London e.a., Routledge, 1989. Introduction générale 15 Questionnements et concepts théoriques Depuis quelques décennies l’espace urbain colonial et postcolonial a donné lieu à de nombreuses réflexions théoriques dans le domaine des sciences humaines, des études littéraires et culturelles. L’avènement des études culturelles (cultural studies) est venu renforcer une tendance déjà présente et fortement ancrée dans les études littéraires : il s’agit de comprendre la ville comme réalité sociale, anthropologique et surtout comme un système de significations susceptible d’être lu et interprété (Clifford Geertz). Contrairement aux premières études qui ne percevaient la ville coloniale et postcoloniale qu’à travers la représentation d’un espace scindé en deux parties hétérogènes et pratiquement non communicantes (ville blanche / ville africaine, quartiers sous-intégrés et quartiers riches), nous nous proposons de lire cette relation comme dynamique à travers un réseau de différentes formes de transferts et de médiations (modes de vie, langues, formes d’organisations politiques et administratives, imaginaires, etc.). Par ce geste heuristique, nous entendons lire la ville autrement que par la stratification spatiale et sociale, l’opposition campagne / ville, quartiers riches et bidonvilles ou encore par rapport aux lieux d’exercice du pouvoir politique. De telles études, qui ont certes un intérêt indéniable, se limitent souvent à une présentation d’un ‘catalogue de lieux institutionnels’ et à une exposition topographique des lieux de mémoire. Il s’agit également de dépasser les études qui mettent l’accent uniquement sur l’état psychologique du citadin et sur la dichotomie extérieur / intérieur ; vie subjective / vie sociale. La complexité de l’espace urbain est peut-être, sinon l’idée centrale, tout au moins l’un des éléments essentiels dans la conception contemporaine de la ville. L’intérêt de cet ouvrage est donc de revenir à partir d’une perspective à la fois historique, épistémologique et sémiotique sur les liens profonds entre passé et présent, villes coloniales et métropoles postcoloniales en accordant une importance particulière à la superposition des lieux, ainsi qu’aux formes et aux modalités de représentation (littéraire, filmique, médiatique). Les différentes contributions de ce volume s’intéressent davantage aux croisements des regards occidentaux et non-occidentaux, aux différentes formes de représentations et aux rapports intermédiatiques. Le corpus visé est l’espace francophone (Afrique subsaharienne, Maghreb, Océan Indien, Indochine, Caraïbes et Québec). Le présent ouvrage, composé essentiellement des communications d’un panel organisé au 7 e Congrès de l'Association allemande des Franco-Romanistes organisé par l’Université de Essen- Duisburg (Allemagne) en 2010, s’inscrit dans cette tradition discursive qui pense la ville dans une perspective interet transdisciplinaire. En même temps, il entend proposer de nouvelles perspectives dans l’étude de l’espace urbain à partir d’une triple motivation. Hans-Jürgen Lüsebrink / Sylvère Mbondobari 16 Premièrement, les récentes réflexions sur la globalisation, l’immigration et les théories postcoloniales rendent compte d’une nouvelle approche de la ville. Celle-ci accorde une place remarquable aux interrelations entre les anciennes colonies et les puissances occidentales. La ville coloniale et postcoloniale est de ce point de vue l’émanation d’une rencontre entre deux mondes qui a donné lieu à différentes formes de transferts (modes de vie, langues, formes d’organisations politiques et administratives, imaginaires, etc.). De cette rencontre sont également nées les grandes métropoles postcoloniales que l’on peut à juste titre considérer comme un héritage de l’époque coloniale. Elles sont, dans la plupart des cas, des lieux témoins d’une histoire complexe de réaménagement, d’appropriation et de réappropriation de l’espace dans lequel s’articulent aujourd’hui logiques locales et logiques globales. En ce sens, les notions de représentations littéraires, d’images médiatiques et de regards croisés ont été pensées en termes de « Relation », de « contacts » et « d’interactions » entre deux mondes (la colonie et la métropole), deux espaces (la ville blanche et la ville indigènes) et, enfin, entre deux temporalités (le temps des colonies et celui de la postcolonie). Deuxièmement, l’étude de la ville coloniale et postcoloniale doit nécessairement donner lieu à une relecture du passé, ré-interrogé et ré-évalué, d’une remise à plat des catégories établies, d’une ré-interprétation des événements. A vrai dire, il s’agit de suivre les signes-traces d’une histoire vieille de plusieurs siècles et de lire son ancrage dans le présent. Entre lieux de mémoire (Nora) 19 , Non-lieux (Augé) 20 et Third Space (Bhabha) 21 s’écrit l’histoire de la ville postcoloniale. Tout l’intérêt de cet ouvrage vient donc du fait qu’il s’intéresse à la fois aux médiations culturelles et aux formes de représentations qu’elles soient littéraires ou médiatiques. Car les villes coloniales et postcoloniales sont le lieu où s’énoncent et s’articulent de nouvelles formes identitaires. Comme le rappelle à juste titre Coquery-Vidrovitch : « La ville coloniale met en [...] symbiose plusieurs civilisations au minimum celles des peuples préexistants et celles des conquérants. […] La ville est une croissance et non une création instantanée, les nouveaux modes de vie qu’elle génère n’oblitèrent pas les modes dominants préalables ; au contraire, ils les absorbent, les digèrent et parfois même les revivifient. » 22 19 Pierre Nora (éd.), Les Lieux de mémoire, Paris, Gallimard (Bibliothèque illustrée des histoires), 3 parties : La République (1 vol., 1984), La Nation (3 vol., 1986), Les France (3 vol., 1992). 20 Marc Augé, Non-lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, La Librairie du XX e siècle, Seuil, 1992. 21 Homi K. Bhabha, Les lieux de la culture. Une théorie postcoloniale, Paris, Payot, 2007. / The location of culture, London, Routledge 1994. 22 Catherine Coquery-Vidrovitch, « Villes et histoire des Africains », in : Vingtième Siècle. Revue d’histoire, année 1988, vol 20, n° 1, p. 49-73. Introduction générale 17 Troisièmement, la continuité entre la ville coloniale et la métropole postcoloniale, entre le temps du passé et le temps du maintenant, peut se lire à travers la figure du « boy » dans la littérature coloniale et celle de « l’immigré » dans le roman postcolonial. Ces figures qui entretiennent, vu sous cet angle, certains rapports avec celle du « flâneur » 23 (W. Benjamin), permettent de retracer le lien entre ville coloniale et postcoloniale a priori séparées dans le temps. Or, le boy apparaît comme un médiateur qui vogue entre deux espaces urbains et deux cultures (africaines et européennes). Médiateur entre la culture autochtone et celle de ses patrons, il se caractérise par une intégration et une adaptation des pratiques sociales, des modes de vie et de pensée occidentales. Cette position d’entre-deux est aujourd’hui occupée par le migrant, le métisse et autres global Players qui chaque jour passent d’un univers culturel à un autre, d’un espace à un autre. Au-delà de ces trois dimensions fondamentales, il convient, évidemment, d’avoir sans cesse présent à l’esprit le fait que l’espace urbain est aussi un lieu matériel restitué par l’imaginaire de l’artiste, qu’il soit écrivain ou cinéaste. Pour ces derniers, qui tentent de saisir la ville par la lettre et l’image, il s’agit de pénétrer jusque dans le fond des choses, de les goûter, d’en extraire ainsi la substance elle-même. La lisibilité et la visibilité de la ville dépendent impérativement de cet effort intellectuel. L’écriture et le film rendent continuellement compte d’une expérience singulière et originale de la ville, qu’ils tentent d’approcher humblement, essayant de saisir son langage, ses lieux, et de rendre l’atmosphère sensible. C’est justement à partir du monde des formes et des couleurs, de celui des bruits et des sons de ses rues, de ses places, de ses marchés que la ville contemporaine se révèle et se dévoile au lecteur. Il est de ce point de vue intéressant d’observer que les phénomènes et les dynamiques considérés dans les grandes métropoles occidentales sont également en marche en Afrique coloniale et postcoloniale, donnant lieu à des formes spécifiques de cultures urbaines. Dans ce cas, le citadin et l’immigré sont des médiateurs entre deux modes de vie, la société d’origine et la société d’accueil. Cependant entre le boy de la société coloniale et l’immigré de la société postcoloniale, il y a une différence, non pas de nature, mais de forme. Les interactions, voire la confrontation entre ces différentes populations débouchent sur une perception nouvelle de l’espace urbain par les écrivains et les artistes issus de l’immigration et sur une problématique de la différenciation et de l’identité. A cette identité nouvelle et spécifique correspondent des formes de représentations originales, comme l’explique Alexis Nouss. Nées d’un mélange généreux des langues, des cultures, des religions, la ville coloniale et son avatar, la ville postcoloniale, sont selon Alexis Nouss 23 Walter Benjamin, Das Passagen-Werk, (1927-1940, première édition 1982. Réedition, éd. par Rolf Tiedemann), Frankfurt/ Main, Suhrkamp Verlag, 1983. Hans-Jürgen Lüsebrink / Sylvère Mbondobari 18 « carrefour » 24 que l’on peut interroger à partir de quatre perspectives. Premièrement, la notion de ville rime avec celle de cosmopolitisme conçue comme multiplicité ethnoculturelle et mise en rapport « de fragments diasporiques provenus de tous les horizons de la planète, chacun avec sa mémoire, son histoire, ses traditions, ses espoirs, sa langue, ses arts de faire, de vivre, de dire. » 25 Deuxièmement, la ville postcoloniale est marquée par la recherche permanente d’un équilibre entre tendances centrifuges et centripètes. En ce sens, elle oscille en permanence entre le « co » (le consensuelconvivial-conforme-compénétré, etc.), le « dis » (disparate-disséminédissonant-disjoint, etc.) et le « trans » (transculturel-transgressiontransévaluation-transposition, etc.) qui serait une des spécificités du cosmopolitisme. Troisièmement, la ville postcoloniale se déploie dans un jeu d’investissement, de désinvestissement et de réinvestissement des lieux institutionnels, des lieux d’échange et de rassemblement. Pour A. Nouss « une ville est métisse synchroniquement par les quartiers ou voisinages qui la composent et diachroniquement par la coexistence des strates successives d’aménagement et de construction. » 26 A partir de ces différents postulats, nous pouvons distinguer en quatrième lieu trois grandes perspectives d'analyse : les liens entre la ville coloniale et la ville postcoloniale et leurs modalités de représentations ; villes imaginées / villes réelles : les représentations intermédiatiques des métropoles non-occidentales ; les représentations littéraires et filmiques des différentes strates de la mémoire individuelle et collective de la ville ; l’interaction et la confrontation entre les cultures, les ethnies et la ville dans une perspective de différenciation, de métissage et d’identités plurielles. Apports L’ouvrage présent a été divisé en trois grandes parties : la première intitulée « Représentations littéraires et images médiatiques coloniales » regroupe cinq articles qui portent essentiellement sur des études stimulantes et fécondes des représentations et l’imaginaire de la ville coloniale. Il y a bien une poétique et une rhétorique de la ville avec ses figures, ses tropes, ses axiologies. Il y a surtout un imaginaire de la ville qui commence dans les représentations individuelles pour enfin s’établir comme expérience collec- 24 Alexis Nouss, « Villes », in : Laplantine, François / Nouss, Alexis, Métissages. De Arcimboldo à Zombi, Paris, Éditions Jean-Jacques Pauvert, 2001, p. 586-592, ici p. 587. 25 Nouss, Métissages, p. 587. 26 Ibid., p. 591. Introduction générale 19 tive. Les différentes contributions qui tournent autour des notions de disparité, d’énigmes, de chaos, de labyrinthe et d’hybridité montrent que la ville, lieu où s’écrit la Grande et la petite histoire, peut se lire à partir d’une étude de la topographie du quotidien et des hiérarchies sociales et raciales. Sous la plume des frères Tharaud, de Pierre Loti, d’Emile Olivier ou de Kateb Yacine, la ville coloniale oscille en permanence entre violence et espérance, tradition et modernité, construction et transgression. La deuxième partie de l’ouvrage porte sur la relation entre la ville et les cultures postcoloniales. De par son histoire, la ville coloniale est le lieu d’émergence et de foisonnement de nouvelles formes sociales et culturelles. Ici, les contributions insistent sur la ville comme texte toujours en construction où se lisent les modes de vies qu’elle génère sans nécessairement oblitérer les formes et les cultures préexistantes. Les auteurs interrogent les lieux spécifiques, les lieux de mémoire, les signes de différentiations sociales. A travers le métissage linguistique et culturel, la ville postcoloniale est l’expression d’une mondialisation et d’une créolisation toujours en marche. La spécificité de la troisième partie se trouve dans la perspective retenue par les contributeurs. Prenant un point de vue à la fois rétrospectif et prospectif, ils entreprennent de confronter le regard colonial au regard postcolonial. Ainsi conçue, cette partie est une mise en correspondance des deux villes avec un ensemble de représentations, qui depuis le XIXe siècle tentent de cerner les contours de cette réalité sociologique. Dans une forme de dialogue permanent et perpétuel, ces contributions font appel à la mémoire scripturale et visuelle. Bibliographie Ashcroft, Bill/ Griffiths, Gareth/ Tiffin, Helen, The Empire Writes Back : Theory and Practice in Post-Colonial Literatures, London e.a., Routledge, 1989. Augé, Marc, Non-lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, La Librairie du XX e siècle, Seuil, 1992. Walter Benjamin, Das Passagen-Werk, (1927-1940, première édition 1982. Réedition, éd. par Rolf Tiedemann), Frankfurt/ Main, Suhrkamp Verlag, 1983. Bhabha, Homi, Les lieux de la culture. Une théorie postcoloniale, Paris, Payot, 2007. (Original : The location of culture. London, Routledge 1994.) Clemens, Gabriele/ El Gammal, Jean/ Lüsebrink, Hans-Jürgen (éds.), Städtischer Raum im Wandel. Modernität - Mobilität - Repräsentationen/ Espaces urbains en mutation. Modernités mobilités - représentations, Berlin, Akademie-Verlag, 2011. Coquery-Vidrovitch, Catherine, « Villes et histoire des Africains », in : Vingtième Siècle. Revue d’histoire, année 1988, vol 20, n°1, p. 49-73. Demaison, André, L’étoile de Dakar, Roman (1948), Réd. Paris, Presses Pocket, 1963. Demaison, André, Exposition Coloniale Internationale à Paris en 1931. Guide officiel, Texte d’André Demaison, Paris, 1931. Hans-Jürgen Lüsebrink / Sylvère Mbondobari 20 Denis, Jean Pierre/ Pourquery, Didier, L’Atlas des villes. 200 cartes, 5000 ans d’histoire, Pons, Le Monde, 2013 (Le Monde/ La vie/ Hors-série). Geertz, Clifford, The Interpretation of Cultures. Selected essays, New York, Basic Books, 1973. Gruzinski, Serge, Les quatre parties du monde. Histoire d’une mondialisation, Paris, Éditions La Martinière, 2004. Gründer, Horst/ Johanek, Peter (éds.), Kolonialstädte - europäische Enklaven oder Schmelztiegel der Kulturen ? Münster e.a., LIT Verlag, 2001. Janowicz, Cedric, Zur sozialen Ökologie urbaner Räume. Afrikanische Städte im Spannungsfeld von demographischer Entwicklung und Nahrungsversorgung, Bielefeld, Transcript, 2008 (Materialien vol. 7). Laplantine, François/ Nouss, Alexis, Métissages. De Arcimboldo à Zombi, Paris, Éditions Jean-Jacques Pauvert, 2001. 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Turgeon, Laurier/ Delâge, Denys/ Ouellet, Réal (éds.), Transferts culturels et métissages Amérique/ Europe, XVIe - XXe siècle, Québec, Presses de l’Université Laval, 1996. 23 Xavier Garnier Fès aux prises avec le discours orientaliste L’idée directrice du travail que nous proposons est d’observer comment un lieu singulier, en l’occurrence Fez, peut infléchir un discours dans lequel on peut s’attendre à relever un certain nombre de clichés orientalistes sur les villes du Maghreb, ou de façon plus spécifique sur les villes impériales au Maroc. La singularité d’une ville, avec sa topographie propre, son histoire, son style architectural, sa distribution sociale, etc., n’impose-t-elle pas sa marque sur un discours aussi attendu que peut l’être le discours orientaliste, tel qu’il s’est figé dans la littérature coloniale dans la première moitié du 20 ème siècle ? Cet article cherche à se placer entre la pression d’un discours et la résistance d’un lieu. Précisons que je ne m’intéresserai ici qu’aux textes consacrés à la vieille ville. On pourrait en trouver d’autres, moins nombreux, sur la ville nouvelle, mais il serait difficile de faire ressortir les mêmes enjeux 1 . On est, dans de nombreux textes de l’époque coloniale, entre les impressions de voyage et le guide touristique. La ville, avec ses particularités architecturales, son histoire et sa toponymie propres, est le principal lien entre tous ces textes, mais on sera également sensibles aux jeux directs d’intertextualité. Si chaque auteur a son univers propre et tient à témoigner d’une expérience singulière, il sera cependant possible de repérer des phénomènes de transversalité. Ceux-ci peuvent provenir de trois phénomènes : la prégnance d’un discours orientaliste, avec sa spécification maghrébine en contexte colonial ; la probabilité d’une intertextualité forte entre les écrits sur une même ville due au fait que, même si les nouveaux visiteurs ne citent pas toujours les textes antérieurs sur la ville, on peut supposer qu’ils les ont lus (probablement avant même de se rendre au Maroc) ; enfin les particularités du lieu lui-même infléchissent nécessairement le texte. Quelle est la part respective de ces trois modalités de l’écho entre les textes ? Telle est la question que nous voudrions poser. 1 Pour une étude de l’imaginaire associé aux villes coloniales modernes, on pourra se référer à l’article de Hans-Jürgen Lüsebrink, « ‘Villes impériales’ - visions littéraires et représentations sociales des métropoles africaines de l’Empire colonial français », in : Cahiers francophones d’Europe Centre-Orientale, n° 2, 1992, p. 71-83. Xavier Garnier 24 Stéréotypes orientalistes : la forteresse, l’oasis et le labyrinthe Beaucoup de textes sur Fez sont insérés dans des récits de voyage au Maroc, ou plus largement au Maghreb. Parmi les villes rencontrées, Fez est souvent évoquée comme celle qui fait la plus forte impression au voyageur. Dans cette première partie nous verrons comment le fantasme orientaliste peut forcer la perception de la ville : à partir de certains traits, les voyageurs vont parfois réécrire la ville pour la rendre conforme à leurs attentes. L’inflexion est donc portée ici sur la pression d’un discours préformé qui oriente la perception de la ville. La ville est moins vue que perçue à travers un discours qui va lui donner forme. La forteresse ou la sortie du temps Par la façon dont elle surgit, compacte, entourée de ses murailles, aux yeux du voyageur sur la route, la forteresse se détache sur un fond qui peut varier d’un texte à l’autre suivant les auteurs, mais toujours dans son splendide isolement. La ville de Fez est perçue comme une ville berbère dans toute sa pureté. Perception d’une ville sans mélanges, pour un peuple non métissé 2 . Pour les frères Tharaud, elle est préservée du temps, marquée du sceau de l’unicité : « A Fez il n’y a qu’un âge et qu’un style : celui d’hier, d’aujourd’hui et de demain. On a fait ici le miracle de supprimer le temps. Et cela donne à cette ville un caractère unique - unique peut-être dans l’univers, et certainement dans le monde de la Méditerranée. » 3 Il s’agit bien sûr ici d’un motif orientaliste bien connu. La spatialisation de la ville est un effet de cette abolition du temps 4 . Peu importe au bout du compte le contenu, l’essentiel est que la description déploie un espace suffisamment grandiose pour faire apparaître la ville dans son unité. Le voyageur orientaliste saisit d’abord la ville de façon globale, en la détachant d’un fond. La présence des murailles, motif incontournable de toutes les descriptions de la ville, la possibilité de voir la ville depuis des hauteurs (depuis les tombeaux des Mérinides), renforcent ce sentiment premier de la ville comme totalité close, qui va être une constante de tous nos textes. Cette présence des murailles explique par ailleurs que peu de textes s’attachent à la description 2 Cf. Camille Mauclair/ Joseph-Félix Bouchor, Fès, ville sainte, Paris, Henri Laurens, 1930, p. 2 : « Dans la complexité inouïe de l’humanité, le Berbère est un corps simple. » 3 Jean et Jérôme Tharaud, Fez ou les bourgeois de l’islam, Paris, Plon, 1930, p. 22-23. 4 Voir sur cette question de l’espace orientaliste de livre d’Isabelle Daunais, L’Art de la mesure ou l’invention de l’espace dans les récits d’Orient, Saint-Denis/ Montréal, PUV/ PUM, 1996. Fès aux prises avec le discours orientaliste 25 de la Fez coloniale, construite à l’extérieur des enceintes. Cette ville monolithique va se dresser dans sa matérialité spatiale, avec ses murailles sans fenêtres, et ses grilles qui cloisonnent la ville en quartiers. Ce motif de la forteresse suit une évolution intéressante dans le cas de Fez, car il ne se restreint pas à la saisie globale extérieure de la ville, mais se prolonge une fois que le voyageur a pénétré à l’intérieur de la ville, et y effectue un parcours 5 . Fez est décrite comme une ville de murailles sans fenêtres, et dont les ouvertures sont équipées de grilles. Les murailles extérieures sillonnent également l’intérieur de la ville, et le voyageur se sent dans les ruelles comme dans des sentiers encaissés entre deux falaises 6 . L’oasis et le fantasme du désert L’imaginaire de l’oasis est si fort qu’elle pourra amener certains voyageurs à fantasmer un désert autour de Fez. Ici des auteurs comme Mauclair et Bouchor sont pris en flagrant délit de dérive orientaliste, comme si la pression d’un discours attendu l’emportait sur les observations réelles. C’est ainsi que nos auteurs s’exclament sur la « magie de l’Afrique désertique autour d’une cité joyau ! » avant de développer : « Fès n’est qu’un poème de palais, de fontaines, de souks, de cimetières fleuris dans un des plus purs paysages du monde, où tout parle à l’âme, où la conscience chrétienne et civilisée reste profondément troublée et se sent peu à peu conquise par ce sens d’un Divin qui n’est pas le sien, par cette sagesse dans ce faste et cette heureuse mélancolie, et ce respect que, sous un autre ciel, une Florence nous inspire. » 7 Cette image d’une Fez-oasis au milieu du désert est sous-tendue par un imaginaire d’une mystique du désert. Elle s’accorde difficilement avec telle autre description d’une ville enclose dans un écrin de verdure : « Tout autour, la nature tisse ses verdures, ses fleurs, ses vergers, ses prairies qui sont les plus beaux tapis du Maroc. » 8 L’oued Fez qui coule sous la ville est fortement présent dans les descriptions de la ville et renforce cet imaginaire de l’oasis. Il y a bien là un effet de discours : l’eau associée à l’Orient renvoie implicitement à l’oasis : 5 Cette dialectique entre une vue frontale de la ville et les perspectives intérieures que permet le parcours est au centre du livre de Henri Garric, Portraits de villes : marches et cartes : la représentation urbaine dans les discours contemporains, Paris, Honoré Champion, 2007. 6 Abel Bonnard, cité par Alain Lavaud, Fès. Années 20, s. l. (Maroc), Éditions La croisée des chemins, 2007, p. 34. 7 Camille Mauclair/ J.F. Bouchor, Fès, ville sainte, Paris, Henri Laurens, 1930, p. 13. 8 Marie-Thérèse Gadala cité par Lavaut, ibid. p. 12. Xavier Garnier 26 « Nous errons dans une ruelle étroite entre deux hauts murs : nous devinons que derrière eux il y a des jardins, c’est une suave odeur d’oranges invisibles qui nous l’assure, et nous entendons le murmure d’une eau que nous ne voyons pas. Nous quittons à regret les souks encombrés et bruyants, nous descendons les pentes rapides d’une voie voûtée et ténébreuse comme un tunnel - et nous percevons le bruissement de l’eau. » 9 Cette eau invisible mais sonore tire son relief de l’imagination d’un environnement désertique que certains auteurs vont jusqu’à inscrire dans leur texte. Le discours semble alors l’emporter sur le factuel. Un labyrinthe ordonné qui mène à Allah Un autre motif orientaliste très attendu, est celui du parcours dans le labyrinthe des ruelles de la médina. La double logique de « la carte et du parcours », telle qu’elle a été exploitée par Henri Garric dans un ouvrage récent sur les portraits de ville 10 , est ici pleinement à l’œuvre. D’une part la ville est une mosaïque de quartiers juxtaposés dessinant un territoire qu’il est possible de cartographier, d’autre part le dédale des ruelles ouvre un parcours initiatique qui mène inévitablement au double centre religieux et mystique. Logique de la carte Tous les visiteurs notent d’une part, sous le caractère apparemment confus de la médina, son impeccable ordonnancement, avec ses cloisonnements par corps de métiers : « Les potiers échelonnent leurs fours et déroulent leurs fumées sur les pentes et parmi les oliviers de la colline des Andalous. Les tanneries, d’où montent des odeurs puissantes, sont installées sur l’oued ou au voisinage des sources abondantes. Les teintureries accrochent au voisinage des berges grises de l’oued leurs écheveaux de soie aux couleurs changeantes. Les cordonniers travaillent dans des échoppes ou des foundouks proches du souk aux babouches. Les chaudronniers emplissent d’un joyeux tintamarre la petite place de Seffarin ; tout à tour chaque métier offre au chaland ou au badaud son spectacle, son bruit, son parfum. On éprouve ainsi, malgré le dédale des ruelles, une impression d’ordre dès longtemps établi. Cette traditionnelle harmonie n’est pas une survivance artificielle ; elle constitue la vie même et l’équilibre de la cité. » 11 9 Ibid., p. 136. 10 Henri Garric, ibid. 11 Henri Terrasse cité par Lavaud, Fès. Années 20, p. 81. Fès aux prises avec le discours orientaliste 27 On retrouve dans ce texte la rhétorique d’éloge qui tenait lieu de représentation littéraire de la ville occidentale au Moyen-âge et qui suppose une saisie globale de la ville comme corps harmonieux et opulent. Mais ce qui frappe ici c’est l’introduction d’une logique cartographique qui permet de spatialiser cette harmonie. La ville se présente comme un paysage contrasté, elle s’étale sous les yeux de l’observateur en quartiers différenciés, repérables, qui semble attendre que le voyageur les parcoure. La cartographie de la ville se fait par les sens et n’est pas le fait d’une raison administrative : le paysage urbain vaut comme carte. Logique du parcours A cette parcellisation de la ville par corps de métiers répond une autre perception qui obéit à la logique du parcours. L’errance dans le labyrinthe des ruelles mène au véritable cœur de cet organisme urbain, avec ses deux ventricules : la mosquée Karaouine et le sanctuaire de Moulay Idriss. Le champ magnétique qui oriente le labyrinthe est d’ordre religieux, voire mystique, et les parcours que l’on peut faire dans la ville sont sous cette influence. Les auteurs sont visiblement fascinés par le mausolée de Moulay Idriss, qu’ils présentent comme le mystérieux point d’attraction d’une foule populaire empreinte de religiosité primitive : « Dans l’enchevêtrement des ruelles, comme des viscères dans le réseau des veines et des artères qui les nourrissent, vivent toujours les monuments anciens, la grande mosquée, et, près d’elle, pareille au foie près du cœur, celle où dort le protecteur de Fez, le second Moulay Idriss. Sans avoir le droit d’y entrer, je les longeais lentement. Par les portes ouvertes, j’apercevais l’intérieur profond de la Karaouine, ses piliers massifs, son ombre austère où penchait un lustre énorme. La mosquée de Moulay-Idriss au contraire, remplie et illuminée, a cette chaleur, cette richesse des endroits où l’adoration, au lieu de s’évaporer dans l’abstrait, se prend à un homme. C’est le sanctuaire le plus vénéré du Maroc : un peuple entier y parle à son saint. » 12 On retrouve, de façon encore plus explicite, le même type de critique d’un islam figé, abstrait, déconnecté de la réalité populaire, que symboliserait la mosquée Karaouine dans le texte des frères Tharaud. Le prestigieux passé intellectuel est, selon eux, « descendu au sépulcre » et « d’abandon en abandon, l’enseignement a fini par se borner à ces deux sciences sans vie réelle : la grammaire et le droit, car il faut bien lire le Coran et former des cadi. » 13 Cette dualité des lieux de cultes au cœur de la ville esquisse un passage entre une religiosité berbère populaire, valorisée par l’idéologie coloniale, et 12 Bonnard cité par Lavaud, Fès Années 20, p. 54. 13 Jean et Jérôme Tharaud, Fez ou les bourgeois de l’islam, p. 208. Xavier Garnier 28 une religion arabe déterritorialisée, dont les autorités se méfient plus que tout. La mémoire diffuse des « journées sanglantes » de 1912 En avril 1912, la ville de Fez connaît trois jours de révoltes de la population au cours desquels la petite communauté française se retrouve prise au piège et en partie massacrée. Jacques Hubert, qui a été témoin des événements, écrit un livre très dur sur ces journées, dans lequel il reproche aux autorités coloniales leur laxisme et l’absence d’une répression de masse. Ces événements ne seront rappelés ensuite par aucun des voyageurs des années vingt ou trente que nous sollicitons dans le cadre de cet article. Tout se passe comme si ces journées sanglantes devaient être effacées de la mémoire de la ville. Pour autant, mon hypothèse est que ces événements laissent leur empreinte dans les discours sur cette ville, comme s’ils exerçaient une influence persistante, malgré la volonté de la France d’oublier cet épisode peu glorieux. Le retournement des stéréotypes exotiques Dans le récit de Jacques Hubert, écrit juste après les événements de 1912, il y a retournement de quelques stéréotypes exotiques que le discours orientaliste avait eu tendance à figer. Par exemple ce passage sur les youyous : « Le youyou de la femme arabe que nous sommes habitués à entendre dans les fêtes mauresques, soit qu’elles se donnent dans une salle de spectacle de Montmartre ou dans leur cadre réel, n’est pas seulement un cri de joie ou d’allégresse destiné à célébrer un événement heureux, naissance, mariage ou fête. Il est aussi un cri de mort : le cri accompagnant, chez les Peaux-Rouges, la danse du scalp, pendant que la victoire pantelante se tord dans les convulsions de la mort ; le cri du corbeau planant au-dessus de la charogne dont il va se repaître…, et c’est encore un cri d’allégresse, mais combien sinistre et lugubre ! » 14 Ce motif est repris à la fin du récit de façon encore plus explicite : « Il faut avoir vécu ces journées tragiques de sang et de massacre ; il faut avoir pendant cinq long jours assisté à ce lugubre et interminable défilé de cadavres décapités, éventrés, brûlés à petit feu, les intestins enlevés, les paupières coupées, des morceaux de bois dans les yeux ou sous les ongles ; il faut 14 Jacques Hubert, Les journées sanglantes de Fez. 17-18-19 avril 1912. Les massacres. Les responsabilités, Paris, M. Imhaus et René Chapelot, 1913, p. 20. Fès aux prises avec le discours orientaliste 29 avoir entendu nuit et jour les hurlements sinistres de ces horribles mégères n’ayant de femmes que le nom, poussant, tels des ricanements de hyènes, leurs youyous infernaux ; il faut avoir vécu les minutes effroyables de ces rescapés - minutes qui se sont prolongées pendant des journées - pour comprendre combien la mansuétude était peu de mise en pareille circonstance. » 15 L’image exotique orientaliste est retournée, comme contaminée par un autre discours primitiviste, associé à la sauvagerie comme monstruosité, qui se révèle plus en phase avec le traumatisme qui vient d’être subi. La ville de Fez, dans sa topographie, est très présente dans ce récit des journées de massacres, mais sur un mode non exotique. Les ruelles, les portes verrouillées, les réseaux d’égouts deviennent des menaces, des opportunités de fuite, des obstacles aux assaillants, etc. La ville est engagée dans la tourmente. Les canaux souterrains, précédemment mentionnés pour le doux bruissement de l’eau qu’ils émettent, deviennent, dans le texte de Jacques Hubert, les égouts grâce auxquels un groupe de Français assiégés dans une demeure de la médina parvient à fuir. Le sentiment diffus d’une menace Les particularités architecturales de la ville, avec ses hautes murailles sans ouvertures, ses grilles qui cloisonnent les différents quartiers et que l’on ferme le soir venu, se prêtent naturellement à un sentiment d’inquiétude. Chez Loti déjà, à la fin du 19 ème siècle, on trouvait cet aspect menaçant : « A Fez, on ne sort la nuit que quand on y est forcé, cela va sans dire. Dans les petites rues étroites et voûtées, il fait, dès huit heures, une obscurité profonde. On risque de tomber dans des cloaques, dans des puits, dans des oubliettes, qui tendent ça et là leur gueule béante. » 16 On peut se demander si Loti fait référence à quelque chose de précis lorsqu’il parle d’oubliettes dans lesquelles on est susceptible de tomber, où s’il s’agit d’une métaphore renvoyant aux risques de mort dans les colonies. Les événements de 1912 marquent, semble-t-il, beaucoup la perception coloniale de la ville. Il y a, peut-être plus qu’ailleurs à Fez, le sentiment diffus d’une menace. « A toute heure de la nuit, vous pouvez errer sans crainte dans la Médina endormie : il ne vous arrivera jamais rien. Et cependant ne pensez pas vous délivrer jamais de la vague inquiétude qui vous saisit dans ces ténèbres. Tout vous trouble : cet épais silence ; cette obscurité de velours où de loin en loin une ampoule électrique se bat péniblement avec l’ombre ; ces rues étroites, 15 Ibid., p. 348-349. 16 Pierre Loti, Fès, Paris, Magellan & Cie, 2007, p. 37. Xavier Garnier 30 enchevêtrées, tortueuses et profondes ; ces portes bardées de fer, qui ferment l’entrée des quartiers et vous barrent soudain le passage ; ces coups qu’il faut frapper pour qu’on ouvre, et qui résonnent si fantastiquement ; ce gardien mal éveillé qui surgit comme un fantôme on ne sait pas trop d’où, et qui avec sa clé longue d’une coudée, entrebâille un lourd battant qui se referme aussitôt ; ces eaux dont le grondement vous surprend tout à coup et se perd dans les ténèbres… Cette inquiétude, cette angoisse, c’est la poésie même de Fès qui vous met la main sur le cœur. » 17 Les événements historiques semblent avoir laissé leur empreinte affective sur la ville. Ici les ruelles se sont retournées comme un piège sur les occupants français et sans doute reste-t-il quelque chose de cette perception d’une possible menace, même une fois que la sécurité est acquise. Leyris de Campredon apportera sa réponse aux frères Tharaud après les avoir cités : « Je possède une connaissance assez approfondie du fassi et de sa mentalité pour proclamer bien haut qu’il serait dangereux d’aller déambuler autour du tombeau de Moulay Idriss quand les ténèbres obscurcissent les murs de la ville. » 18 Leyris de Campredon était au Maroc en 1912, il écrit avec l’autorité d’un témoin qui a passé quarante années dans ce pays. Il est difficile de savoir au bout du compte s’il était dangereux ou non de se promener la nuit dans Fez, mais il est intéressant de noter la différence de ligne argumentative. Là où les frères Tharaud, qui ont très peu voyagé, s’appuient sur une spatialisation de la ville pour faire sentir la menace, Leyris de Campredon renvoie à la psychologie du fassi et à une connaissance acquise par une expérience de plusieurs décennies. Une ville où l’on se sent étranger Beaucoup de textes convergent sur ce sentiment d’irréductible étrangeté ressenti par les Français à Fez. Par exemple Bertrand Louis, dans une comparaison entre Alger et Fez : « Ma première impression, c’est que nous ne sommes pas chez nous comme en Algérie. Rien de plus désagréable à l’étranger, que se dire, presque à chaque pas, qu’on y est que toléré. » 19 17 Jean et Jérôme Tharaud, Fez ou les bourgeois de l‘islam, p. 70. 18 Henry de Leyris de Campredon, Quarante ans de souvenirs marocains, 1904-1948, Casablanca, Imp. rapide, 1949, p. 142. 19 Bertrand Louis, D’Alger la romantique à Fez la somptueuse, Paris, Plon, 1930, p. 151. Fès aux prises avec le discours orientaliste 31 Le parcours dans la ville est en soi un acte d’occupation. On trouvera peu de textes évoquant un sentiment de fusion dans les foules urbaines 20 , mais plutôt ce sentiment d’intrusion : La maison d’Omar Barrada est située au centre de Fez-medina ou Fez-Bali (Fez le vieux), la sombre ville sainte. Notre guide nous a prévenus qu’avec nos costumes d’Européens nous ne pouvons circuler à pied au milieu d’une population aussi fanatique. Le décorum exige, du reste, que toute personne de qualité ne sorte que montée et précédée d’un ou plusieurs serviteurs qui lui font faire place. Il a fait préparer nos mulets, et c’est à la file les uns des autres, le Moskrani en tête, le guide à l’arrière-garde, que nous nous engageons dans les ruelles sombres, tellement étroites que nos étriers et nos genoux raclent les grandes murailles noirâtres entre lesquelles nous cheminons. Lorsque nous passons, les gens, avertis par les cris de « Balak ! Balak ! » que poussent continuellement nos hommes, sont obligés de se plaquer contre les murailles, de reculer ou d’entrer sous les portes pour nous laisser passer. » 21 La question du fanatisme religieux est omniprésente dans les textes de l’époque coloniale sur Fez. Elle est inscrite dans la topographie elle-même, notamment dans la description de la médina. Nous avons vu que sous le lacis apparemment inextricable des ruelles sombres, il y a à la fois un ordonnancement (logique cartographique) et une polarisation (logique du parcours). La ville converge vers deux bâtiments qui en forment le cœur : la mosquée-université Karaouine et le sanctuaire populaire de Moulay Idriss. Il y a une ambivalence permanente entre le caractère austère et impénétrable de cette ville « guerrière » et une disposition à l’hospitalité des fassis, qui ne lui enlève aucunement son caractère inquiétant. Le même auteur, Leyris de Compredon, reprend les jugements très féroces de Jacques Hubert sur l’ignominie du fassi : « Il est haineux, cruel et poltron », avant d’enchaîner sur ses qualités d’hospitalité : « […] tous ces défauts du fassi, qui constitue un complexe imposant, sont estompés par une qualité qui, poussée à un point extrême, devient une véritable vertu, c’est sa politesse, l’hospitalité qui fait véritablement partie de son ‘moi’ » 22 20 Une mention cependant dans un texte qui se rapproche du descriptif touristique : Pierre Champion, Tanger, Fez, Meknès, Paris, Henri Laurens, 1931, p. 22 : « Comment s’orienter dans la prodigieuse cité aux mille ruelles ? En s’abandonnant. » L’imaginaire orientaliste du labyrinthe désorientant est ici repris de façon très convenue. 21 René Garnier, Fez, la ville sainte, Paris, Plon, 1899, p. 11. 22 Henry de Leyris de Campredon, Quarante ans de souvenirs marocains, 1904-1948, Casablanca, Impr. rapide, 1949, p. 144-145. Xavier Garnier 32 Il ne s’agit pas d’une double personnalité, mais plutôt d’un jeu d’anamorphose : le plus hospitalier est aussi le plus fourbe, selon l’angle dans lequel on se place pour le voir. Poétique baroque de la ville-monde Je voudrais défendre dans cette troisième partie l’idée qu’une ville, en tant que lieu dont on fait l’expérience, est susceptible d’infléchir les discours les plus convenus et les déborde par le biais d’une poétique. Je partirai du motif, apparemment très conventionnel de la ville-monde. Il me semble que derrière ce que l’on peut concevoir comme un topos très ancien, et qui explique peut-être sa persistance, il y a une modalité de l’expérience du réel. Entrer dans une ville, c’est toujours faire l’expérience première d’une désorientation qui nous rappelle à la pluralité des mondes. Des mondes emboîtés : l’expérience du seuil Les visiteurs présentent Fez comme une ville à part, qui semble se suffire à elle-même et forme un monde en soi. Pour cela la ville fait moins l’objet de descriptions que d’évocations : « Fez est un monde. Nous n’essayerons pas de le décrire. » 23 Elle est évoquée comme une ville dont on fait l’expérience, davantage qu’on ne l’observe. Il est assez significatif que le visiteur se sent présent à la ville, ne serait-ce que parce qu’il a le sentiment d’être vu, observé et sans doute commenté. La phrase des frères Tharaud est à cet égard emblématique : « Cette inquiétude, cette angoisse, c’est la poésie même de Fez qui vous met la main sur le cœur. » 24 On pourrait avancer l’idée que la dialectique entre les perspectives offertes par les parcours dans Fez et le sentiment toujours très fort de la totalité sont particulièrement présents dans le cas de cette ville. Une fois entré, le visiteur se retrouve comme pris dans un piège : « Des lieues et des lieues, cette route se déroule… Des lieues et des lieues ces murailles me suivent… Et puis, cette porte, fendue en chatière, porte qui n’invite pas, qui se dresse en obstacle, porte qui nettement vient séparer deux mondes […] Et par cette porte nous filons loin, loin vers l’inconnu, vers le mystère, dans ce pays d’en deçà, où le temps ne compte plus… par cette porte qui maintenant se referme sur nous comme une grille de cloître, comme un piège. » 25 23 Pierre Champion, Tanger, Fez, Meknès, Paris, Henri Laurens, 1931, p. 77. 24 Jean et Jérôme Tharaud, Fez ou les bourgeois de l’islam, p. 70. 25 Marie-Thérèse Gadala citée par Lavaud, Fès. Années 20, p. 12. Fès aux prises avec le discours orientaliste 33 Sous la prose très convenue de Marie-Thérèse Gadala, derrière les clichés orientalistes comme la mention de la sortie du temps, il y a cette fixation du texte sur le motif de la porte, qui travaille le discours comme le retour d’un impensé de l’expérience. Les portes sont un motif omniprésent de tous les textes consacrés à Fez. Cette expérience du franchissement de la porte et de la pénétration d’un nouveau monde va être dupliquée à l’infini dans l’expérience de la ville. Chaque demeure est d’abord caractérisée par sa porte, que l’on doit franchir pour découvrir, avec émerveillement, les trésors orientaux qu’elle recèle. Des mondes qui communiquent : les rumeurs de la ville Fez est une ville livrée à la rumeur dans les deux sens du terme en français : il est question autant de la rumeur mêlée qui s’élève de la ville et que l’on peut percevoir depuis les collines environnantes, et de la rumeur qui circule et propage les nouvelles. Une rumeur qui monte La totalité de la ville est signalée par l’harmonie de la rumeur qui s’en élève, avec les variations au cours de la journée : rumeur liée au travail, rumeur liée à la prière, rumeur liée à la nature. « Il faut, en fin de journée, venir s’étendre sur les pentes qui avoisinent le borj nord ou les tombeaux des Mérinides, au bord de profondes carrières. Dans le grand silence qui règne en ces lieux déserts, la rumeur de la ville se perçoit librement. C’est une mélodie complexe, un bruissement de pas et de voix sur lequel viennent se détacher, en pointes légères et nettes, le son clair des enclumes ou les aigres cymbales des batteurs de cuivre. Tout cela compose un chant léger, à peine ondulé ; on dirait la respiration de la cité. Les soirs de Ramadan, au coup de canon qui annonce la fin du jour et du jeûne, il jaillit de toute la nappe grise de Fès, une puissante clameur, qui emplit un instant l’immense paysage. Puis, tandis que les voix claires ou rauques des muezzins lancent en l’air, en un réseau de tremblantes vocalises, l’appel à la prière du Maghreb, tous les autres bruits s’apaisent : c’est le silence satisfait du premier repas de la nuit. Lorsque les minarets se sont tus, on n’entend plus qu’une chanson légère et fluide : le murmure des eaux qui, dominé le jour par tous les bruits des hommes, reprend un instant son empire. » 26 On retrouve ici la perception organique de la ville. Le motif du murmure de l’eau, associé à l’oued Fez qui traverse souterrainement la ville, est particulièrement récurrent. La fluidité de l’eau, qui circule souterrainement dans 26 Henri Terrasse cité par Lavaud, Fès Années, p. 23. Xavier Garnier 34 cette ville de murailles grises et compactes, symbolise à la fois la mobilité et l’unité de ce monde urbain. Cette musique de la ville, qui révèle son harmonie, relève d’une logique exotisante, mais à nouveau l’expérience du parcours dans la ville va témoigner d’une expérience différente. Une rumeur qui circule Beaucoup de textes abordent la question des rumeurs, des potins et des commérages. Ce motif est lié à celui de la foule, est un lieu commun de la littérature coloniale. Cette fluidité de la rumeur, qui franchit tous les obstacles, permet de donner une consistance inquiétante à ce monde. « Rien de secret dans cette ville qui, pour un étranger, paraît tellement impénétrable. Les maisons aux murs sans fenêtres, sans visage, sans yeux, sans oreilles, sont, pour les gens de Fez, des maisons transparentes, de vraies maisons de verre. Tout ce qui se passe à l’intérieur s’évapore par les terrasses et les commérages des femmes. […] Les secrets courent les rues avec les serviteurs et vont distraire dans le fond des échoppes le peuple des boutiquiers désœuvrés. On les voit, ces marchands oisifs, se visiter les uns les autres, venir s’asseoir sur le bord des boutiques, se communiquer les nouvelles, en plaisantant entre eux. » 27 La rumeur est une menace pour l’observateur qui en est exclu, et qui peut avoir l’idée qu’il en est l’objet. Comme pour le motif de la porte, celui de la rumeur me semble témoigner d’une expérience qui excède le stéréotype orientaliste. Ce que la rumeur apporte avec elle c’est le sentiment d’une déprise de la part du voyageur qui presse bien, sans le dire jamais, qu’il en est peut-être l’objet. Si les voyageurs ne se sentent pas directement vus, le motif de la rumeur publique les démet de leur position de centralité. Amours aériens Le labyrinthe embarrassé et ombreux est doublé une ville aérienne où tout circule en pleine lumière. On retrouve ici une partition entre le haut aérien et lumineux et le bas pesant et ombreux, caractéristique de la peinture baroque chez le Tintoret et le Greco : « L’enterrement du comte d’Orgaz par exemple est divisé en deux par une ligne horizontale, et en bas les corps se pressent accotés les uns aux autres, tandis qu’en haut l’âme monte, par un mince repli, attendue par de saintes monades dont chacune a sa spontanéité. Chez le Tintoret, l’étage du bas montre les corps en proie à leur propre pesanteur, les âmes trébuchant, s’inclinant et tombant dans les replis de la matière ; au contraire, la moitié supérieure agit comme un puissant aimant qui les attire, 27 Jean et Jérôme Tharaud, Fez ou les bourgeois de l’islam, p. 47-48. Fès aux prises avec le discours orientaliste 35 leur fait chevaucher des plis jaunes de lumière, des plus de feu qui raniment les corps, et leur communique un vertige, mais un « vertige de haut » : ainsi les deux moitiés du Jugement dernier. » 28 On retrouve cette partition haut/ bas par exemple chez les frères Tharaud, pour qui la ville masculine et guerrière d’en bas est solidaire d’une ville féminine et aérienne vue d’en haut, par les terrasses : « A Fez on pratique beaucoup ce qu’on nomme l’amour suspendu. L’amour suspendu est celui qui, par des regards et des signes, s’échange d’une terrasse à une autre, quelque fois de fort loin. Pour se répondre, les amoureux font de véritables voyages à travers ce champ d’obstacles aériens, hérissé de murs, coupé de ruelles, que forment les terrasses de Fez. » 29 On trouve également chez Loti ce caractère aérien des relations amoureuses, qui donnent l’occasion de voir la ville depuis en haut : « Très facilement on l’avait enjambée [il s’agit de la rue] pour aller visiter les belles dames du voisinage : elle semblait n’être plus qu’une sorte de faille, de fissure noire, tout au fond de laquelle, comme dans un puits, des passants, qui avaient l’air de fantômes, traînaient leurs babouches sur des immondices. Et par opposition, en haut sur les toits, tout était lumière, étalage de toilette, causerie joyeuse de femmes, volupté nonchalante, grand air et espace. » 30 Le thème obligé des amours exotiques s’adapte ici à une architecture particulière et épouse les jeux baroques du clair-obscur, du fond et de l’aérien. Quelque chose d’une poétique baroque, et donc d’une expérience du monde, se dit à travers les clichés d’un discours orientaliste qui semblait bien balisé. Conclusion Les textes que nous avons sollicités relèvent de registres différents, mais se retrouvent autour d’un même lieu qui leur impose ses contraintes. Chaque particularité de la ville de Fez peut se retrouver pris et ramené à un stéréotype identifiable dans un discours attendu, notamment sur l’exotisme orientalisme. J’espère avoir pu commencer à montrer qu’il y a toujours dans les textes quelque chose qui subsiste de l’expérience que même le plus endurci des colons, ou le plus obtus des voyageurs, peut faire d’un lieu. Alors les discours formatés ne servent plus de barrière, mais deviennent des champs au 28 Gilles Deleuze, Le pli. Leibniz et le baroque, Paris, Minuit, 1988, p. 41-42. 29 Jean et Jérôme Tharaud, Fez ou le bourgeois de l’islam, p. 194. 30 Pierre Loti, Fès., p. 42. Xavier Garnier 36 sein desquels l’expérience du lieu peut laisser son empreinte. Quelque chose de l’expérience littéraire se joue peut-être alors. Bibliographie Bonnard, Abel, Au Maroc, Paris, Éditions Émile-Paul, 1927. Champion, Pierre, Tanger, Fez, Meknès, Paris, Henri Laurens, 1931. Daunais, Isabelle, L’Art de la mesure ou l’invention de l’espace dans les récits d’Orient, Saint-Denis/ Montréal, PUV/ PUM, 1996. Gadala, Marie-Thérèse, Au Maroc. La féerie marocaine, Paris, Artaud, 1936. Garnier, René, Fez, la ville sainte, Paris, Plon, 1899. Garric, Henri, Portraits de villes. Marches et cartes : la représentation urbaine dans les discours contemporains, Paris, Honoré Champion, 2007. Hubert, Jacques, Les journées sanglantes de Fez. 17-18-19 avril 1912. Les massacres. Les responsabilités, Paris, M. Imhaus et René Chapelot, 1913. Lavaud, Alain, Fès. Années 20, Casablanca, Éditions La croisée des chemins, 2007. Leyris de Campredon, Henry de, Quarante ans de souvenirs marocains. 1904-1948, Casablanca, Imp. rapide, 1949. Loti, Pierre, Fès, Paris, Magellan & Cie, 2007 [partie consacrée à Fez extraite de Au Maroc, Calmann-Levy, Paris, 1890] Louis, Bertrand, D’Alger la romantique à Fez la somptueuse, Paris, Plon, 1930. Mauclair, Camille/ Bouchor, Joseph-Félix, Fès, ville sainte, Paris, Henri Laurens, 1930. Terrasse, Henri, Villes impériales du Maroc, Paris, Arthaud, 1937. Tharaud, Jean et Jérôme, Fez ou les bourgeois de l’islam, Paris, Plon, 1930. Annick Gendre Citadelles coloniales insulaires en fiction dans le prisme des Indépendances : Saint-Denis (La Réunion) et Port-au-Prince (Haïti) dans les récits respectifs de Jean Lods et d’Emile Ollivier « Qui disait déjà que s’il avait à refaire Robinson Crusoé, il le placerait non dans une île déserte mais dans une ville peuplée de millions d’habitants ? », Mille eaux, Emile Ollivier, p. 39. La mise en regard des productions scripturaires entre les archipels est encore peu explorée et trop timidement encouragée et soutenue. Or, les dialectiques qu’elle fait apparaître apportent un éclairage d’importance, non pas tant sur la représentation littéraire des espaces urbains d’aujourd’hui dans le monde, que sur les ligatures des Histoires coloniales et impériales qui entravent les perspectives qui s’imposent dans les relations entre continents, mais aussi entre archipels et continents. Les deux cités scripturaires que nous étudions ici sont Saint-Denis de La Réunion et Port-au-Prince, capitale d’Haïti. Leurs îles et leurs archipels, respectivement Les Mascareignes dans l’océan Indien et les Caraïbes, géographiquement situés à l’opposé l’un de l’autre, les lient par l’Histoire comme par leur situation géostratégique aux cinq continents. Si les Caraïbes sont des escales historiques pour les Amériques, l’Afrique et l’Europe, La Réunion (colonie de peuplement, donc dépourvue d’une population autochtone) multiplie les relations avec l’Europe, l’Asie (en particulier l’Inde), l’Australie et les Afriques. Rayonnant chacune sur deux archipels, les deux villes que sont Port-au- Prince et Saint-Denis de La Réunion se rencontrent bel et bien dans la fiction littéraire, comme en témoignent leurs mises en scène dans les écritures exilées de Jean Lods et d’Emile Ollivier. Convoquées in absentia dans leurs récits respectifs, les deux cités réelles ont en commun d’avoir été produites par l’impérialisme colonial français. Néanmoins, les deux cités scripturaires donnent lieu à des investissements littéraires différents, en raison de leurs caractéristiques propres intimement liées à l’histoire impériale. C’est pourquoi nous tenons à préciser que l’adjectif colonial que nous employons pour caractériser les deux villes scripturaires dans le titre de cet article doit être saisi dans son acception littéraire et non historique, — acception héritée du latin médiéval colere, « cultiver, habiter, être tenancier d’une terre ». Dans ces Annick Gendre 38 deux villes scripturaires, cette désignation connaît des résonnances indubitables avec l’Histoire, mais en interpelant les paramètres de la colonialité, processus qui connaît diverses manifestations et qui affecte l’Histoire en traversant les âges et les aires. Cette différence ne fait pas pour autant, des deux villes, deux espaces doués de synergies incompatibles, ce que montre le traitement littéraire de ces deux cités dans la fiction. A la différence d’Haïti, La Réunion n’a pas de population autochtone, si bien que l’éthos du sujet réunionnais, son ipséité dans l’altérité se manifestent selon des modalités insulaires particulières. Les deux îles ont en commun de constituer des carrefours de civilisations, ainsi que des lieux de passages dans leurs océans respectifs pour les continents. « Babelienne » dans l’écriture et dans son plurilinguisme, la grande cité d’Haïti de l’écrivain Emile Ollivier, s’y livre à la fois dans sa grandeur et sa chute. Le littoral, site géographique qu’elles investissent toutes deux, n’est donc pas seul à justifier leur mise en perspective. En effet, elles s’inscrivent toutes deux dans un faisceau de spatialités complexe. Port-au-Prince, avec son pendant local, la cité-bagne, Fort-Touron, tandis que le Saint-Denis de Jean Lods, île dans l’île, constitue un pôle métonymique de La Réunion dans la géographie imaginaire, et s’articule dans un prisme de trois spatialités : l’île indianocéanique, une île des Wadden, dans la Mer du Nord et le continent européen. La représentation de ce dernier se manifeste, à l’instar d’une « double séance », dans les représentations des trois capitales que son Prague, Paris et Lyon. Ces trois dernières ne sont pas sans renvoyer à trois « printemps », trois soulèvements populaires, qui ont marqué l’Histoire. Pour situer l’objet de notre réflexion, quelques repères relatifs au débat sur le statut de ces îles 1 doivent être rappelés. En mars 1946, l’île de La Réunion perd le statut de colonie française, au profit de celui de département. En 2010, le département d’Outre-mer devient région, tandis que la majorité jusque-là siégeant aux principales instances est évincée par voie d’élection. Si Haïti a initiée l’abolition de l’esclavage, elle a été, dans l’Histoire Coloniale et Impériale, la première île à gagner, durablement et chèrement, son indépendance. C’est en effet en 1804 que l’île est devenue le seul pays indépendant des Grandes Antilles et l’une des premières républiques « noires ». Nous ne saurions utiliser ce terme qu’entre guillemets, ceci afin de le soutenir dans ses potentiels de subversion qui mettent à mal les logiques racialistes 2 , voire xénophobes. A l’instar de nombreux intellectuels haïtiens, Emile 1 Nous renvoyons aux nombreuses références bibliographiques indiquées dans notre thèse de doctorat : Annick Gendre, La Représentation de soi à travers la textualisation de l’espace insulaire réunionnais : étude de l’œuvre de Jean Lods. Thèse de doctorat soutenue juin 2007, [consulté le 12 septembre 2013] https: / / tel.archives-ouvertes.fr/ tel- 00174119/ document 2 Tzvetan Todorov, Nous et les autres, la réflexion française sur la diversité humaine, Paris, Editions du Seuil (Points Essais), 1992, p. 133 et suivantes. Citadelles coloniales insulaires en fiction dans le prisme des Indépendances 39 Ollivier 3 a fui la dictature de François Duvalier, au Canada. Pour ce qui est de Jean Lods, si l’île de son enfance, qui s’inscrit dans la période charnière des années 1940-1950, hante ses récits, il a quitté le département devenu région à l’âge de 17 ans. Recueilli avec sa mère, femme-célibataire, par la grande famille Payet, de confession catholique, il a grandi au sein de celle-ci entre le domaine de Salazie et Saint-Denis. Peu après la parution chez Gallimard du Bleu des vitraux, après en avoir pris connaissance, les époux Payet ont fait saisir tous les exemplaires de l’ouvrage et les ont fait publiquement brûler. Cet événement rend compte de l’impossible résidence dans l’île pour l’auteur. C’est en effet trente ans après avoir quitté La Réunion de son enfance que Jean Lods y est retourné en qualité d’écrivain invité, pour de brefs séjours. Ce cadre posé, on peut observer comment Trou-Bordet 4 , selon la toponymie fictionnelle d’Ollivier, « cette ville vomie par la mer, coincée par la montagne » (Emile Ollivier, Mère-Solitude, 1999 : 27) présente des similitudes avec « la ville qui nappait l’étroit ruban de plaine entre l’océan et la montagne » (Jean Lods, La Morte saison, 1980 : 44). Si les deux cités fictionnelles habitent un espace seuil tel que le littoral, au point d’en devenir l’un des principaux signifiants dans ces deux écritures contemporaines, elles sont le théâtre d’ambivalences dont il importe d’interroger la fonction textuelle, narrative et fictionnelle. Ces fictions de l’exil investissent une scénographie, au sens dramaturgique, mais aussi linguistique, au moyen de deux ambivalences, liées au traitement toponymique et à l’économie de l’avalage. Dans les fictions autobiographiques des deux auteurs, la première ambivalence relève d’un paradoxe : la toponymie fictionnelle s’enrichit de l’impossible classification du lieu, partant elle explore l’impossibilité du lieu. La deuxième ambivalence inscrit la cité dans une oralité qui affecte l’écriture de l’espace insulaire. « Vomie par la mer », la ville olliviérenne se rejette plus tard dans l’élément « comme un abcès », alors que la corpographèse urbaine lodsienne interdit que l’on y pénètre. La voix narrative lodsienne embrasse du regard le chef-lieu colonial, les personnages le traversent, le parcourent parfois désorientés. Comment ce mystérieux « interdit de séjour » lodsien coïncide-t-il avec l’impossibilité de se départir de la citadelle chère à Ollivier : « Il faudrait s’en aller, mais il n’y a ni bateau ni Boeing qui puissent nous conduire ailleurs. » (Emile Ollivier, p. 241) ? 3 Pour la qualité de l’observation des résonances entre la vie et la création fictionnelle, nous ne pouvons que renvoyer à l’étude magistrale de Joëlle Vitiello, « Au-delà de l’île : Haïti dans l’œuvre d’Emile Ollivier », in : Études littéraires, vol. 34, n° 3, 2002, p. 49-59. 4 Selon Léon-François Hoffmann, Port-au-Prince « reprend ici son nom d’origine aux résonnances péjoratives, Trou-Bordet », in : « Emile Ollivier, romancier haïtien », 1996, p. 215. Annick Gendre 40 Dans les deux écritures, les sinuosités des rues de la cité, comme les monuments qui les scandent, sont celles de l’Histoire qui croisent les incidents des histoires (menus événements et diégèse narrative). Cependant, quand la superposition olliviérenne des digressions historiographiques les édifie dans le même souffle qui les perd, le toponyme lodsien tend à imposer le passé colonial que peine à surmonter l’héritier du grand-gros blanc qui prête sa voix au « je » narratif. D’une cité l’autre, s’y dénoncent la singulière combinaison de l’hybride socio-économique et de la hiérarchie racialiste de son urbanisation. Citadelles du passé auquel il est vain pour les narrateurs exiliques de vouloir échapper, ces deux villes offrent des représentations indissociables de la captation qu’elles inspirent, fortes de l’emprise scripturaire qui renouvèle sans cesse l’échec à les contraindre. Pour poser le cadre de cette réflexion, il faut ajouter à ce préambule un autre point commun que partagent les deux écritures lodsienne et olliviérenne : elles sont en effet traversées par deux grands textes littéraires, « La Ballade du roi des Aulnes », de Goethe (Jean Lods) et Absalon ! Absalon ! (Emile Ollivier). Pour préserver la clarté de notre réflexion, nous réservons à un prochain article l’étude de ce que doit la construction fictionnelle de la ville à ces deux textes. Rappelons seulement, très rapidement, que le personnage biblique Absalon, troisième fils de David, a vengé sa sœur, Tanar, violée par leur frère Amnon. Le récit de Faulkner relate bien une histoire de vengeance fratricide liée à une sœur, mais également l’implantation, dans l’Etat du Mississipi, d’une famille autour de la figure charismatique du père. Implantation ou investissement d’un espace. Cet investissement, parce qu’il est intimement lié au récit de la mémoire familiale, transforme l’espaceterritoire en espace mental. Les dernières séquences du récit lodsien Le Bleu des vitraux poursuivent et achèvent le récit en l’intriquant avec les strophes de la célèbre ballade de Goethe, dans laquelle un enfant (comme une enfance) meurt du fait de l’aveuglement de son père : le réalisme déchoit et entre en déshérence, dès qu’il exclut le merveilleux, annulant jusqu’à sa possibilité. Constructions européennes à l’aube de la colonisation, les deux cités sont des espaces urbains en fonds de mer, en bordure, sur un littoral, non entre terre et mer, plutôt à la fois terre et mère. L’appréhension de la ville y est bien à la fois insulaire et archipélique. Dans la fiction d’Emile Ollivier, Trou- Bordet, pour Port-au-Prince, dans Mère-Solitude, — Trou-Bordet, du nom de la baie où elle se trouve— est « cette ville vomie par la mer, coincée par la montagne » (Emile Ollivier, Mère-Solitude, 1999, p. 27). De l’autre côté du globe, se trouve « la ville qui nappait les trois rubans de plaine entre l’océan et la montagne » (Jean Lods, La Morte saison, 1980, p. 44). Ces deux cités lisières auxquelles la fiction fait référence livrent dans ces textes une représentation vive autre, dans une topographie imaginaire, dont la dynamique dialectique est riche de se heurter sans cesse à l’impossible du Citadelles coloniales insulaires en fiction dans le prisme des Indépendances 41 lieu. Successivement seront abordés ici l’échiquier des toponymes qui réalise une topographie urbaine littéraire, où se dessine le texte de la ville insulaire. Dans un deuxième temps, le mode d’être à la vie de la ville permettra d’explorer ce que nous appelons selon un jeu paronomastique et antiphrastique, les « dé-sens » urbains, pour envisager, dans un dernier temps la ville pour ses forces de soulèvement. Comment le texte de la ville insulaire postcoloniale négocie-t-il ces forces tumultueuses que sont les dé-sens et les soulèvements ? L’Échiquier topographique et ses forces de résistance : noms de rues, le nom Quand la superposition olliviérenne des digressions historiographiques édifie les ruelles de la cité dans le même souffle qui les perd, le toponyme lodsien tend à imposer le passé colonial que peine à surmonter l’héritier du gros blanc qui prête sa voix au « je » narratif. D’une cité l’autre, on reconnaît la singulière combinaison de l’hybride socio-économique et de la hiérarchie racialiste de son urbanisation. Citadelles du passé auquel il est vain de vouloir échapper, ces deux villes offrent des représentations indissociables de la captation qu’elles inspirent, tandis que les fictions ne cessent de dénoncer une emprise scripturaire qui renouvelle l’échec à contraindre leurs places fortes dans l’Histoire impériale. Les cités insulaires scripturaires se distinguent fort peu par les éléments dont se compose le milieu qu’elle constitue : ses toits, ses bas quartiers, ses maisons et monuments de l’ère coloniale. Parallèlement, elles se distinguent peu dans la fiction de certaines villes des anciennes ou actuelles métropoles. Les éléments retenus sont en effet souvent les mêmes, à l’exception de ce qui est communément appelé « bas quartiers », ici et là. Comme tout espace urbain, pur artefact, elle se caractérise avant tout par ce que l’être vit dans et grâce à son espace, par les ressources qu’elle propose ou représente pour le sujet. L’articulation de l’architecture urbaine et du vivre citadin relèverait d’une topographie urbaine au sens greimassien du terme, mais ne rendrait pas compte des dynamiques qui pèsent sur l’une et l’autre et font la cité littéraire. Celles-ci sont conformes à deux des ambivalences qui les caractérisent et qui sont liées au traitement toponymique et à l’économie de l’avalage. Dans les fictions autobiographiques des deux auteurs, la première relève d’un paradoxe : la toponymie fictionnelle s’enrichit de l’impossible classification du lieu. Exhibant l’impossible du lieu, elle manifeste l’impossible de la territorialisation. La deuxième inscrit la cité dans une oralité qui affecte l’écriture de l’espace insulaire. « Vomie par la mer », la ville olliviérenne se rejette plus tard dans l’élément « comme un abcès », alors que la corpographèse urbaine lodsienne interdit que l’on y pénètre : on embrasse du regard Annick Gendre 42 le chef-lieu colonial, les personnages le traversent, le parcourent désorientés, sans pouvoir ni y demeurer, ni y séjourner. Ainsi les deux espaces urbains hantent-ils le « je » pour son caractère non habitable. Pour ce qui est des toponymes, notre attention choisit entre tous celui de « la rue des Remparts ». Un toponyme que nombre de villes françaises de France partagent avec Port-au-Prince et avec Saint-Denis. Rue des contournements dans le labyrinthe de Trou-Bordet, elle se fait frontière invisible dans la ville dionysienne. Dans Mère-Solitude, elle ne connaît qu’une occurrence, mais d’importance : elle constitue le point de départ d’un itinéraire qui semble souvent s’achever « rue Turgeau », dite parfois « Turgeau », dont le point d’arrivée fait l’objet de plusieurs occurrences : « Pour regagner son domicile, il dut passer par des ruelles étroites et tortueuses, entre les murs de bicoques, de baraques à coup sûr surpeuplées. Il connaissait assez mal ce côté-ci de Trou-Bordet. Il dut se perdre dans les bayahondes qui s’étendaient à perte de vue. Il se retrouva ensuite par on ne sait quel miracle avenue de la Grande-Saline, s’engagea dans la rue des Remparts [nous soulignons], évita, de justesse, le labyrinthe de ruelles qui l’aurait conduit route de la Plaine du Cul-de-Sac, vira à gauche derrière la croix du calvaire et, par un petit embranchement non identifié, il échoua chemin du Bois-Saint-Martin [idem] — périphérique à la ville. Par ce chemin, il a pu, sans se faire remarquer, traverser successivement Sans-Fil [idem], le quartier du Fort national [idem], Lalue [idem], Bois-Verna [idem] et atterrir enfin à Turgeau [idem]. » (Mère-Solitude, p. 134) Ainsi, dans le Trou-Bordet de l’écrivain haïtien, la rue des Remparts est-elle une rue que l’on peut qualifier « des contournements », ou une forme de résistance dans le parcours « sans fil » qui mène à Turgeau. Ainsi le jeu des toponymes sert un parcours de résistance dans un impossible du lieu. Dans les récits, cette rue, donc cette toponymie, détient une fonction dans la diégèse. En effet, elle construit le déroulement d’une autre action dans les filigranes et dans un subtil palimpseste qui cache une résistance dans la déconstruction que semble livrer explicitement la diégèse. En dépit des apparences, la représentation de la ville poursuit un autre enjeu qui est celui de construire une spatialité urbaine d’un mimétisme réaliste. Qu’en est-il dans la cité dionysienne ? Citadelles coloniales insulaires en fiction dans le prisme des Indépendances 43 Rue du Rempart, Saint-Denis Dans la fiction lodsienne, l’appellation « la rue des Remparts » invite à une lecture symbolique. Devenue depuis le Boulevard Lacaussade, elle fait le lien entre le quartier de La Providence et la rue de Paris, entre le quartier de la solitude feutrée avec sa mère et la rue de la réussite sociale. Pour ce qui est du Boulevard Lacaussade, il fut ainsi dénommé en avril 1921. Il parachève la jonction avec la rue Gibert des Molières apparue en 1880. Le tracé de cette liaison fut modifié en 2003. Très longtemps, tout ou partie de cette voie fut appelée « rue » ou « Boulevard Jeanne d’Arc ». Le conseil municipal du 24 juin 1897 baptisa le « boulevard du Rempart » du nom « de Jeanne d’Arc ». Né à La Réunion en 1815, Auguste Lacaussade est l’une des grandes personnalités de l’île : il fut tour à tour poète, journaliste, traducteur et critique littéraire. L’écrivain de Quelques jours à Lyon, Simon Rivière, s’assoit sur le canapé de la véranda d’où « le vieux Giroday regardait les gens passer dans la rue de Paris. » (Quelques Jours à Lyon, p. 55). Parvenu à une certaine gloire, l’écrivain et père du personnage principal, dans le rêve de ce dernier, prend place là où le patriarche de l’une des plus grandes familles de l’île avait coutume de le faire, à la fin de sa vie. Résistance, en filigrane, que ce jeu, cette fois, d’occupation d’une place : il s’agit de prendre le siège qui fait face à ce qui occupait jusque là. Comme le montre la carte, la rue des Remparts, alias le Boulevard Lacaussade, n’est pas le seul chemin qui permet de rejoindre la rue de Paris. Pour quelle raison a-t-elle été choisie par l’auteur ? Dans Le Bleu des vitraux, la voiture de l’amant présumé d’Anne-Sylvie s’éloigne de la rue de Paris pour y disparaître (Le Bleu des vitraux, p. 130). Dans la chaleur tropicale, à la différence des ruelles peuplées du Butor, le boulevard reste désert, ses habitants demeurent dans la fraîcheur des maisons (ibid., p. 186). La rue des Remparts lodsienne marque une frontière invisible qui sépare l’univers de la réussite incarné par les résidants des maisons coloniales de la rue de Paris et le reste de Saint-Denis. Dans le rêve de Romain, il n’est pas anodin que son père atteint la rue de Paris en gravissant les escaliers, donc dans un mouvement ascendant ― autre symbole d’une échelle sociale autre ― de la rue des Remparts. Cet occident qui pénètre dans l’île avec la ville constitue un lieu sans lieu. Du labyrinthe baroque haïtien au décor comme figé indianocéanique, elle résiste à toute classification et à toute territorialisation, à l’exception de la Annick Gendre 44 sienne que l’écriture retrace d’un nom l’autre. D’une possession impossible, la ville initie et participe à une économie du désir. L’hymne à la ville que livre Mille eaux est la déclaration d’un narrateur épris : « Ma ville rongée par la mer ! Je la connais rue par rue, quartier par quartier, je connais ses différences, la différence des visages et des âmes. J’ai un sentiment d’amour, de piété filiale envers cette ville, un sentiment de solidarité avec les êtres. […] Port-au-Prince, ma ville amoureusement blottie au fond d’une baie lumineuse ! » (Mille eaux, p. 78-79). La baie est celle de Trou-Bordet. La marche qu’exalte l’être « aux pieds poudrés » éprouve sa verticalité dans ses venelles. On reconnaît dans cette érotique de la ville un autre discours que celui d’une glorification de la colonialité, mais bien celui d’une résistance consciente de son bastion qui se construit dans le filigrane affiché. Les échiquiers toponymiques des deux cités rendent compte de stratégies fortes et de résistance qui sont cachées dans l’occupation contraire exhibée. Pour l’étude de ces textes, ce ne sont pas tant les noms qu’il importe de décrypter pour eux seuls, mais bien le parcours (d’autres formes de lignes), qui mène de l’un des toponymes à l’autre, qu’il faut interpréter. La piété filiale de celui qui se désigne comme « un nègre de la ville », distinct des « nègres d’en dehors » (Mille eaux, p. 138), parcourt là l’espace hanté par le père, qui « se flattait d’être ‘un Nègre vertical’ » (ibid., p. 28). Espace habité par la fonction sociale paternelle : le centre de Port-au-Prince abritait le cabinet où officiait en tant qu’avocat le père in carne du narrateur-personnage. Par conséquent, intimement lié au père, l’échiquier des noms de rues qui rend compte de la spatialité urbaine haïtienne témoigne et participe d’une transmission du savoir du nom, du savoir nommer et du pouvoir transmettre qui leur est indispensable, pour faire sens. Un savoir nommer, où le nom est réductible au nom, qui échoue et doit échouer à posséder son objet. La toponymie comme égrenée dans les deux récits d’Emile Ollivier, et la double histoire de la nomination qu’elle suppose, interpelle ainsi une entrée en écriture comme en résistance. Cette double histoire conjugue l’histoire politique collective et l’histoire filiale individuelle. Dans les récits de Jean Lods, les quartiers d’apparat (le Barachois, la rue de Paris) et les neufs monuments de Saint-Denis (la cathédrale, le Jardin de l’Etat, d’abord « Jardin du Roy » puis « Jardin Colonial », le palais du gouverneur, les archives de la Compagnie maritime, la statue de Rolland Garros, les canons, pour ne retenir que ceux-ci) font repères, par leurs noms respectifs, de l’histoire collective de l’île. Ce sont donc des éléments de l’architecture urbaine qui font tout en la défaisant la ville romanesque, bastion de résistance que les lecteurs insulaires reconnaissent. Les deux écrivains la défont, dans la mesure où leur simple nomination convoque un réseau de référents absents, qui appartiennent à un âge définitivement révolu, mais selon un parcours pour une nouvelle ère. Cette topographie littéraire de la cité repose sur une topologie purement textuelle de l’absent. Et le Citadelles coloniales insulaires en fiction dans le prisme des Indépendances 45 texte de la ville, tantôt vécue dans le passé tantôt rêvée, requiert ces noms. Dans les récits de Jean Lods, le texte de la ville est indéniablement le texte du désir et probablement le texte désirant : intimement lié à la rencontre parentale, à la genèse de l’être, le texte de la ville ébauche aussi le récit de la scène primaire, de la rencontre des parents, fantasmée par l’enfant. Ainsi, dans les deux écritures, le texte de la ville, texte dans le texte, palimpseste, s’avère-t-il fondateur de la généalogie du sujet narrateurpersonnage démultiplié d’un récit à l’autre, dans l’œuvre de Jean Lods. Les Dé-sens urbains pour d’autres orientations La Cité in(-)famante Pour des raisons diamétralement opposées, la cité dionysienne dans l’écriture lodsienne et l’avatar olliviéren de Port-au-Prince désorientent les sens de leurs visiteurs. En effet, si Jean Lods affectionne un décor vide et muet, à l’instar d’une « ville morte », Mère-Solitude livre une cité dont la population aussi foisonnante que cacophonique réside dans un labyrinthe insalubre, si bien que la cité caribéenne semble s’inscrire dans la filiation des villes scripturaires chères au roman africain (voir notamment le roman noir africain ; la Brazzaville scripturaire d’Alain Mabanckou, dans Verre cassé, qui s’inscrit dans la filiation d’Umuofia créée par Chinua Achebe, dans Things fall apart, en traduction française (Le Monde s’effondre) et au roman sud-américain. Mais la désorientation des sens connaît ses directions et ses lecteurs. Seul le quartier de Saint-Denis appelé Le Butor ou « les bas » peut rivaliser par son caractère pullulant, car la cité réunionnaise saisie dans son ensemble ressemble plutôt au château endormi du conte. Pourtant, l’expression « la pestilence de Trou-Bordet. » (190) achève une énumération qui met la cité au même rang que d’autres mégapoles notoires, convoquées en étant chacune associée à un cliché non moins notoire : « le désordre de Babylone, les poubelles du Bronx, la boue de Calcutta, les volcans de Palerme, la sècheresse de Bombardopolis » (190). Cette « pestilence » si souvent associée à la grande ville du roman africain est en Haïti explicitement une syllepse lexicale, qui ouvre une double séance. Si elle exhibe l’insalubrité et la rencontre de toutes les déchéances : « Ils t’ont appelée Trou Bordet, mais tu es également Trou-aux-Vices, Trou-aux-Assassins, Trou-aux-Crimes. » (p. 28). Cette violence qui anime la cité haïtienne n’a pas son égale dans l’infamie qui frappe la cité lodsienne, aux yeux de la Veuve Noire, de la douairière qui tient lieu de grand-mère au narrateur-personnage du Bleu des vitraux. Ce personnage qui décrète une infamie cristallise dans sa figure le monde impérial et colonial en déclin. Partant, l’infamie décrétée relate un in fama caché, sinon secret, que les lecteurs horizontains et ultramarins savent Annick Gendre 46 lire. Les citadelles coloniales témoignent ainsi d’un autre dialogue qui se poursuit dans les filigranes entre archipels et continents, soudés dans une même résistance. Ambivalente, la cité dionysienne conjugue le lieu de la honte et le lieu de la délivrance. Le Bleu des vitraux et Quelques Jours à Lyon évoquent « les cases des bas » de la ville, celles du Butor (respectivement pages 136, BDV, et 94, QJL) et « les maisons basses et misérables des quartiers de la périphérie » où Martin recherche la maison de Marthe Grondin et qui entourent « le grand bazar » (LMS, I, 8, p. 57). Le narrateur-personnage se perd dans le dédale de ses « venelles », terme qui depuis le XIXème siècle a une connotation péjorative, dans les œuvres littéraires. Mais le sceau de l’infamie ne s’apparente pas à ces quartiers. Le conservatisme moral de la douairière introduit une dichotomie qui fait du gros bourg une ville ennuyeuse pour les métropolitains, « provinciale » (p. 90). Dans son discours, la métropole se voit assimilée à Paris, l’île à une nouvelle province française et son chef-lieu à un lieu perdu au bout du monde. Elle n’en demeure pas moins la destination de prédilection des échappées de René et d’Anne-Sylvie, parents du narrateurpersonnage, qui tentent de se soustraire au climat oppressant du domaine du cirque de Salazie (pages 86, 88, 94, 104). La cité lodsienne est doublement ambivalente : pour les personnages adultes, théâtre des mondanités, elle signifie la réussite sociale localement et le mimétisme minorant avec la métropole ; pour les enfants, pour les fils, elle constitue la promesse d’une libération de la tutelle écrasante du régime que symbolise et impose la Veuve, de fait la cité est de toutes leurs premières expériences affectives et érotiques. Autant le caractère labyrinthique de la cité de l’enfance réside dans les itinéraires que permettent aisément de retracer les toponymes qu’égraine l’écriture lodsienne, nous y reviendrons, autant la description olliviérenne multiplie les énumérations mimétiques de l’agglutination aussi anarchique que composite. Relisons : « On n’aura jamais fini de te décrire. Acacias et bougainvillées, arbres assoiffés et squelettiques noircis par la fumée des trains de canne à sucre. Ah ! Cette ville, on n’aura jamais fini de la décrire ! Surtout ce côté-ci de la ville : entassement de baraques et de bicoques, amalgame de bois et de joncs tressés, fouillis de gîtes anarchiquement élevés, tant au fond des ravines que sur les pentes abruptes. Ici, ils ont pris place au-dessus de la fétidité d’un égout, là, à cheval sur la croupe d’un fossé. Ah ! Ce côté-ci de la ville, avec ses venelles tortueuses, malodorantes, où s’entassent des flopées d’êtres vivants et grouillants : […]. » (p. 28-29) La personnification de la ville, interpelée par le narrateur-personnage d’Emile Ollivier (« de te décrire »), contraste avec l’effet de liste produit par la juxtaposition des éléments qui la constituent, succession de groupes nominaux dépourvus d’article. Le champ lexical du composite, ainsi que les Citadelles coloniales insulaires en fiction dans le prisme des Indépendances 47 déictiques spatiaux (adverbes et formes renforcées des déterminants démonstratifs) sans point de référence [nous soulignons], parachèvent le baroque de la synopsis et corroborent l’impossible clôture du dire secret de la ville d’hier et d’aujourd’hui pour la ville de demain. L’énumération lodsienne procède autrement. Citons pour exemple cet extrait du Bleu des vitraux : « Il fait une de ces chaleurs de janvier […] là-bas, à Saint-Denis… Là-bas les rues ressemblent à un fond de poêle nappé d’une huile noire qui rissole sous le feu du soleil, les flamboyants du boulevard Lacaussade s’effeuillent sur les trottoirs déserts, les habitants du Butor luisent de sueur dans les fours de leurs cases aux murs de tôle, les fleurs des parterres exhalent leurs parfums qui s’évadent à travers les grilles et gagnent les trottoirs, […]. » (p. 185-186). Cette description de la ville, prostrée comme un décor de studio de cinéma, en plein été tropical, est proposée à la suite d’une énumération de sites du cirque de Salazie. Le narrateur se représente visuellement un itinéraire à vol d’oiseau le menant jusqu’à la cité qui connaît la même torpeur que le reste de l’île. Dans le cirque, se réfugiaient les esclaves qui désertaient la plantation. Or, à chaque fois que Yann, le narrateur-personnage, imagine l’île gagnée par l’impureté dont il se sent accablé, la diégèse invite au même parcours et ce qui affecte son environnement le plus proche, le domaine, contamine Saint-Denis qui symbolise l’ensemble de l’île, si bien que la cité constitue l’un des marqueurs principaux de l’appréhension de l’espace insulaire tropical, dans l’imaginaire lodsien. La quarantaine de Bois-Rouge, séquence 12 du Bleu des vitraux, « nappe d’un crêpe insaisissable les fûts des colonnes [de la maison domaniale du cirque], avant de descendre à petites bouffées le long de la colline, d’empuantir les galets de la plage, puis de gagner Saint-Denis et de le recouvrir » (Le Bleu des vitraux, p. 133-134). A la différence de Trou-Bordet, l’infamie provient du cirque. En rien intrinsèque à la ville, son émanation extérieure s’abat sur elle. Au lecteur est laissé le choix de procéder au décryptage du palimpseste : dans l’infamie du discours colonial (la Veuve), se livre le discours in fama pour les lecteurs résistants d’aujourd’hui et pour ceux de demain. Le narrateur lodsien ne peut être qu’un enfant ou un adulte retissant le fil de son enfance au présent de la narration. Silences et solitudes de citadins Comme en témoigne cette énumération, la cité lodsienne est silencieuse, comme pétrifiée au sens littéral du terme. Dans ces lignes, ce silence semblable aux métaphores réifiantes qui la métallisent : « le fond de poêle, huile noire, rissole, luisent, fours, tôle ». De fait, le regard subjectif qui perçoit manifeste un être au monde solitaire. La solitude urbaine est précisément un Annick Gendre 48 état qu’explore le narrateur haïtien. L’autobiographe écrit en effet : « […] cet autre versant de la solitude qu’est la marche. Car, marcher, c’est s’entourer de vide, c’est laisser l’esprit en chute libre, c’est bouleverser le sens de l’orientation, changer d’angle, multiplier les points de vue. » (Mille eaux, p. 39). Ce vide est celui que connaît l’enfant dans un mouvement de foule lors duquel tombe sous ses yeux un manifestant atteint par une balle, celui qui annonce et/ ou fait silence sur le gibet de la mère dans le premier roman de l’auteur. Cet esprit en chute libre pour atteindre un inaccessible du réel immédiat. Un état qui semble voisin de deux isolements qui affectent deux personnages du même récit, le Blanc ou l’Allemand et le grand-père de l’écrivain. L’auteur-narrateur emploie le même mot pour désigner ces deux solitudes, le terme « réclusion », qui ne connaît d’ailleurs que deux occurrences. Notons que l’on ne peut manquer la résonance de ce terme avec La Réclusion solitaire, de Tahar Ben Jelloun, voix d’un continent frère d’Histoires. Ce dernier implique un isolement à la fois extérieur et intérieur. Ces deux personnages le connaissent tous deux à la campagne. L’Allemand à Martissant : « Quelle haine brûlante, tenace l’avait forcé à choisir la réclusion perpétuelle ? » (Mille eaux, p. 105) ; son grand-père, dans sa plantation La Morinière, située dans la plaine du Cul-de-Sac : « Quelle amère déception était-il allé enterrer au fond de ses champs de canne ? Pourquoi s’est-il réfugié dans les profondeurs de ses terres ? Pourquoi ce vif désir de réclusion ? » (Mille eaux, p. 151). Comme dans les récits de Jean Lods, l’espace rural et l’espace urbain ne sont pas la rigoureuse antinomie l’un de l’autre, point de frontière infranchissable non plus qui les sépare, et, dans les deux univers scripturaires, la ville, par le mode de vie qu’elle représente, est indissociable, malgré ses « bas-fonds » (peut-être faudrait-il dire grâce à eux précisément), à la réussite sociale ou au pouvoir de transmettre au plus grand nombre, en accord avec ses valeurs, dans une résistance secrète, mais ni muette, ni atone. La Cité dans le champ et hors-champs La ville est un espace qui s’éprouve parce qu’elle est un espace qui hante, investit le regard qui tente de la saisir tout entière. Le verbe « hante » est ici un mode d’être, en protestation à l’occupation et qui offre une alternative pour habiter l’espace inhabitable, sans l’occuper. La narration de La Morte saison convoque Saint-Denis à six reprises. Désignée à chaque fois par les substituts lexicaux « la ville » (I, 6, p. 44, 45 ; I, 8, p. 57, 62 et II, 14, p. 194) et « le littoral » 5 (II, 4, p. 141), elle est appréhendée globalement. Ce roman est 5 Annick Gendre, 2007, l’étude du littoral, in : « L’Océan, la mer », chapitre 1, p. 279-287, ainsi que l’introduction, p. 384, du « Quadrillage des grandes familles », chapitre 3, deuxième partie. Citadelles coloniales insulaires en fiction dans le prisme des Indépendances 49 aussi le seul qui en fait une cité sonore (cf. I, 6, p.42 ainsi que la phrase clausule de I, 8, p. 62). Vue et ouïe sont les sens de la distance. A l’instar de la cité dionysienne, la cité haïtienne n’est jamais signifiée visuellement et de façon sonore. Visuelle ou sonore, la ville se manifeste pourvue d’un hors champ sensible : « De ce côté-ci de la ville, la mer on l’entend, mais on ne la voit pas. » (Mère-Solitude, p. 52). Les scènes urbaines que l’on présume sonores sont concurrencées par la mer : « Accoudé à la fenêtre, je regarde distraitement les scènes qu’offre la ville, différentes selon l’angle de vision. Mais, aujourd’hui encore, c’est la mer qui retient mon attention. De mon promontoire, comme j’ai toujours surnommé ce coin de grenier où se situe ma chambre, j’embrasse toute l’étendue de la mer Caraïbe, de la ligne de l’horizon où elle prend naissance à la grève où elle vient mourir. » (p. 164) La ville s’impose ici explicitement comme l’un des limina de la mer Caraïbe. La fenêtre en surplomb qu’offre la maison d’où l’œil capte l’espace urbain assure cette coupure sonore qui fabrique la ville muette, mais kinésique grâce aux éléments : « A travers la grande baie vitrée de l’office, on avait vue sur la ville, ses toits multicolores et incandescents sous le soleil du matin, on avait vue sur la mer et son reflet bleuté à l’horizon. » (Mère- Solitude, p. 148) et « Puis, il s’arrêta à la fenêtre. De là, il contempla, un long moment, la ville et ses toits qui maintenant prenaient feu sous le soleil. » (Mère-Solitude, p. 150). Silencieuse, cette synopsis urbaine coïncide avec une position du regard, qui vaut position narrative. Réitérée, elle fabrique une ville onirique à partir d’une ville-souvenir, selon un signifiant subjectif qui sert autant que le sert la double convocation intertextuelle de la mer de toits chère à Valéry (Le Cimetière marin, « O mon silence ! . . . Édifice dans l'âme, / Mais comble d'or aux mille tuiles, Toit ! »). Des Soulèvements urbains : l’anecdote, l’Histoire, le mythe Les sinuosités des rues de la cité, les monuments qui les scandent, dans le tissu fictionnel, sont le fait de l’Histoire et des traces de l’Histoire. Il faut remarquer à ce propos une différence notable entre les deux univers olliviéréen et lodsien. Dans les récits de Jean Lods, L’Histoire est perçue exclusivement à travers le regard d’un enfant, si bien que les traces de l’Histoire en cours ne semblent apparaître qu’au gré des toponymes, des monuments et de quelques conversations entre adultes, surprises ou « volées » par le jeune garçon. Comme le narrateur-personnage grandit dans une famille de « gros blancs », l’enfant livre un regard à la fois interne et externe, étranger, sur le pouvoir décisionnel des grandes familles réunionnaises (celles-ci orches- Annick Gendre 50 traient la vie politique comme l’économie insulaires). Or, ce pouvoir s’exerce dans l’espace domanial, à l’écart de la grande ville qui est ainsi restreinte à un rôle d’apparat. C’est précisément pourquoi, pour l’enfant, — donc pour l’écrivain —, elle peut constituer un décor, voire une aire de jeu. Rien de tel dans les deux récits d’Emile Ollivier qui nous intéressent ici particulièrement. Néanmoins nous verrons que les deux univers se rencontrent sur certains points d’importance. En effet, Port-au-Prince offre, d’une part, un singulier théâtre dans lequel l’Histoire internationale (la Seconde Guerre Mondiale, notamment) n’entre pas (le personnage de l’Allemand, dans Mille-eaux, vit sa réclusion dans la campagne haïtienne), d’autre part, un théâtre dans lequel l’Histoire locale et l’anecdote personnelle ne cessent de se télescoper. Expliquons, déplions. Seule une foule peut pénétrer Trou- Bordet, comme le montre l’irruption de la campagne dans la ville à l’occasion d’un soulèvement paysan : « Trou-Bordet, depuis plusieurs jours, vivait dans l’anxiété. Les maisons de commerce avaient fermé leurs lourdes portes métalliques. Les vendeuses avaient déserté les marchés. Des hordes de paysans avaient envahi les portes de la ville pour protester contre le fait que la SHADA, compagnie chargée d’un soi-disant plan de développement agricole, mangeaient les meilleures terres arables, remplaçant les plantations vivrières par le sisal et l’hévéa. Deux mille paysans s’étaient présentés aux portes de trou-Bordet. Ils furent massacrés. » (Mère-Solitude, p. 140) L’espace urbain se fait le lieu de l’expression de toutes les colères. On remarque le didactisme généreux de la fiction quand la voix narrative se fait historiographe (« compagnie chargée d’un soi-disant plan […] »), — didactisme qui explique et commente. Cette ville qui ne peut être que pénétrée par une foule, pénètre aussi, avec la violence explosive, dans la conscience du sujet présent et témoin des débordements. Le récit d’une manifestation à laquelle assiste le narrateur-personnage de Mille eaux rend compte simultanément de ce mouvement invasif et de ce télescopage. La scène est exposée dans un premier temps avec la rigueur descriptive chère à l’historiographe : « Un midi de fin janvier 1946, les mères envahissent les écoles » (Mille eaux, p. 76). La théorie des femmes se mêle ensuite à un cortège d’hommes qui défilent dans la rue, jusqu’à ce que retentissent des coups de feu : « L’image est bavarde et pourtant elle n’est qu’une image. Un homme torse nu, regard épeuré, est soutenu par deux autres. Il a, au creux de la poitrine, un large trou. [vision rimbaldienne qui ne peut manquer de renvoyer au poème « Le Dormeur du val »] Je suis entraîné, porté par ma mère loin de là […] » (ibid., p. 76-77). Non seulement la référence intertextuelle indique qu’il est une guerre venant d’ailleurs qui se livre dans une autre, mais simultanément la ville pénètre immanquablement la subjectivité par ses inassimilables. Seul le Citadelles coloniales insulaires en fiction dans le prisme des Indépendances 51 genre poétique convoqué peut donner à entendre l’horreur. Dans le récit se livre ainsi aussi une autre guerre, en apparence seulement plus inoffensive, une guerre générique. L’écriture de l’autobiographe adulte établit des connexions : « De nombreuses années plus tard, en mai 68, boulevard Saint- Michel, à Paris, puis le 24 juin 1970, à Montréal 6 , au Québec, j’ai vécu comme dans un rêve les mêmes événements. » (ibid., p. 77). Meurtrière, la violence apparaît explicitement comme identique quel que soit le lieu et les raisons de son expression. Ce télescopage de l’anecdote et de l’Histoire initie une réflexion sur la mémoire, sur ce complexe mémoriel que nous avons appelé dans notre thèse 7 , « la remembrance ». Cette réflexion s’achève, dans Mille-eaux, par cette question ouverte qui convoque de nouveau l’impossible du dire du lieu de la ville : « Y aurait-il une autre manière de comprendre qui ne soit pas qu’avec son corps ? Il y a des foules de choses qu’on ne comprend qu’avec son corps, sans trouver les mots pour le dire. Il y a des souvenirs qu’on ne sait pas dire. » (ibid., p. 77). L’inassimilable de la ville pour le sujet affecte son dire, la translation scripturaire de la ville et du vivre de la ville. Cet impossible dire du lieu de la ville (« On n’aura jamais fini de te décrire. », scande l’écriture d’Emilie Ollivier) présente une similitude avec le monné qui trouve, dans la spatialité urbaine, moyen, matière et forces de déploiement. Ce concept de monné a été évoqué notamment par Anthony Mangeon, dans son article « Romans d’Afrique, philosophies de l’Histoire ». Il est « à double tranchant : sur le plan objectif, il désigne toute humiliation qu’un Malinké peut, au nom de codes extérieurs, subir de la part d’étrangers ou d’individus qui lui sont normalement subordonnés. ». Le monné est à la fois l’outrage et ce « [sentiment bien précis : celui de la réactivité et du « ressentiment »] ». Ce concept me semble avoir lieu d’être pensé en relation avec les mises en scène des citadelles insulaires scripturaires. Ce monné, en tant que force de déploiement, conjugue, dans les fictions d’Emile Ollivier comme de Jean Lods, le ressentiment collectif (chez Lods, le feu sous la glace qu’il constitue s’exprime plutôt dans l’espace de la plantation et est subit dans les « bas quartiers » de la ville) et le ressentiment personnel. Dans ces deux écritures insulaires et exilique, ce dernier est intimement lié à la figure matricielle et au personnage de la mère dans la ville. Mère-Solitude donne à lire : « Trou-Bordet dansera sur le cadavre de ma mère pour venger le dieu mâle… » (Emile Ollivier, 1999, p. 136), et quelques pages infra, cette évocation de l’assassinat de la mère qui n’est pas sans rappeler la mort de Matilda, personnage principal de La Reine Soleil levée de Gérard Etienne, autre écrivain haïtien insulaire en exil : « Le corps de celle qui fut Noémie Morelli 6 Le 24 juin 1970, à Ottawa, une bombe explose devant le ministère de la Défense, faisant un mort. On observe que les faits sont localisés et datés avec précision. 7 Annick Gendre, 2007. Annick Gendre 52 tomba, flasque et inerte, sur le sol au milieu de la place des Héros-del’Indépendance, déserte. » (p. 178). Outragée chez Emile Ollivier, la figure maternelle lodsienne demeure une déclassée à qui l’on accorde la charité, instrumentalisée jusque dans sa détresse pour justifier d’une générosité relative et factice du système colonialiste en déclin. Du Bleu des vitraux à Mademoiselle, la rue Juliette Dodue, associée dans chaque récit lodsien au personnage de la mère, renferme respectivement le passé lumineux pour l’enfant honteux pour la grande famille, et la fin de la vie dans la déchéance et l’oubli de tous comme de soi. Ou de son à soi, de tout ce qui fait que son être n’appartient qu’à soi. Conclusions et perspectives Ainsi le récit, dans ces deux écritures insulaires en exil, présente une diégèse qui vaut double séance, ce dont témoigne l’échiquier des toponymes. En effet, leur filage dans l’histoire exhibe la rencontre de deux discours, l’un figé dans l’Histoire coloniale (y compris post(-)coloniale), tandis que l’autre déploie un parcours de résistances, qui réitère et renouvelle le discours des indépendances. La topographie fictionnelle tend à placer le toponyme urbain (le nom de et dans la ville marquée par la colonialité), sous le signe du référent paternel qui a trait à la transmission. Le théâtre qu’offre cette spatialité aux outrages, aux ressentiments, collectifs et individuels, accorde une place de choix dans le réseau de forces que tisse la fiction, à la figure féminine et maternelle. Dans les deux cas, et dans les deux univers scripturaires étudiés, sans angélisme, ni idéalisme. De cette étape provisoire de notre travail, dans la rigoureuse continuité de notre thèse, se dégage un faisceau de dialectiques archipéliquescontinentales. En effet, dans ces textes, quatre paradigmes sont en constantes relations : l’oralité des éléments, la pénétration collective de l’espace urbain métonymie de l’île, l’inassimilable pour le sujet des expériences urbaines et l’impossible séjour pour le sujet dans l’espace urbain des Histoires Coloniales. Ces paradigmes appartiennent à un débat qui met en relation ce que nous avons appelé dans notre thèse (à la suite de certaines ethnographies, mais pour des anthropographies) « l’avalage » 8 , la place (son questionnement relève de la dialectique qui réunit plutôt qu’elle ne les oppose les paratopies et les scénographies 9 ), l’éthos (soit la perception que le sujet a de soi 8 Annick Gendre, La Représentation de soi à travers la textualisation de l’espace insulaire réunionnais : études de l’œuvre de Jean Lods, thèse sous la direction de Martine Mathieu- Job, juin 2007. 9 Nous utilisons ces termes dans l’acception que propose et soumet au débat Dominique Maingueneau, in : Le Discours littéraire, paratopie et scène d’énonciation, Paris, Armand Colin, 2004. Dans cet essai, la scénographie a trait à la place accordée au lecteur- Citadelles coloniales insulaires en fiction dans le prisme des Indépendances 53 pour soi, sans les diktats des discours attendus) et les signifiants de l’habitable habité. Ces dialectiques se recouvrent et se déclinent dans la plupart des littératures continentales africaines et sud-américaines. Cette étude de deux écritures insulaires invitent à de nombreux développements, mais confirment, dès à présent, dans la pratique des analyses textuelles des écritures insulaires-archipéliques, la nécessité de recourir à deux perspectives historiographiques qu’explorent l’histoire croisée et l’histoire conceptuelle, telles que les interrogent Hans-Jürgen Lüsebrink et Bénédicte Zimmermann. Elles sont en effet complémentaires et peuvent « cohabiter ». Notre étude montre la justesse des « implications épistémologiques » que soumet Bénédicte Zimmermann : « En plaçant des phénomènes d’interrelations, d’influences réciproques, de rejet ou de coproduction au cœur de l’analyse, l’histoire croisée propose un déplacement de perspective sur l’objet historique, tout en engageant une autre façon de le construire, dans un souci de cohérence entre questionnement, objet et méthode empirique. » 10 . On reconnaît « la ville, différente selon l’angle de vision », chère à Emile Ollivier. Nous avons montré comment une déconstruction apparente peut livrer simultanément, en filigrane, une construction pour une reconstruction à venir. Mais le point ou le lieu, que réalisent les toponymes et le désinsaisissable-indésaississable 11 du lieu, qui ensemble exigent les passages de l’un à l’autre de ces points, et retracent comme ils filent ou tissent un parcours qui relève d’une construction pour une reconstruction. Nous avons attiré l’attention sur le dialogue qu’entretiennent les écritures littéraires archipéliques insulaires avec les littératures continentales (Faulkner et Goethe avec les Afriques et les Amériques). Le processus d’analyse que nous avons engagé de longue date, ce que montre notamment notre thèse de doctorat, doit beaucoup à une double expérience d’enseignante auprès de populations riches de leurs nomadismes, ainsi qu’à celles de la pratique des arts vivants (danse et théâtre, et théâtre dansé). Double expérience, qui vaut aussi interet transmissions. L’enfant (du latin infans, celui qui ne parle pas), narrateurpersonnage lodsien, expérimente avec ses jeux dans le décor dyonisien tout un livre des questions, qui ne déshonore pas les livres et Livres qui s’écrivent aussi dans celui de Jabès. Ceci nous permet d’oser affiner le troisième axe d’évolutions de l’histoire conceptuelle qu’expose Hans-Jürgen Lüsebrink, dans un article récent. Selon lui, ce troisième axe a « développé les multiples relations entre concepts langagiers et pratiques non langa- récepteur dans le texte et la paratopie, aux paramètres qui permettent la rencontre du scripteur et du lecteur. 10 Bénédicte Zimmermann, « Histoire comparée, histoire croisée », in : Historiographies. Concepts et débats, tome I, Paris, Gallimard, 2010, p. 175. 11 D’après Maurice Blanchot, L’Espace littéraire, Paris, Gallimard, 1998. Annick Gendre 54 gières, en particulier le geste, le para-verbal, le scénique et l’image » 12 . Il nous semble en effet nécessaire d’insister sur le fait que les ères de l’image et de l’icône côtoient depuis fort longtemps celles de l’audio-visuel, de l’inter et trans-sémiotique pour une transsémiosis, de l’interet trans-relation et de l’inter et trans-culturel, des plurilinguismes dans de subtiles palimpsestes, qui requièrent notamment d’ouvrir l’analyse praxématique non seulement au champ littéraire, mais aux autres champs transdisciplinaires. Sans quoi, le texte n’énonce qu’une déconstruction ou disparition, quand celles-ci contribuent aussi à livrer le secret des reconstructions par les parcours d’un point (à) l’autre. Et le lecteur reste aveugle et muet. C’est en ouvrant, mais dans une action d’intelligence, certains autres enfers, hôtes-otages des bibliothèques et des archives, que les champs littéraires et leurs discours peuvent recouvrer leurs livres des Indépendances et se tisser, comme d’aucuns diraient lier, avec le vivant. 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Emmanuelle Radar Angkor : lieu de mémoire interculturel ? « The changing attitude manifested towards its ruins is a fair index of a people’s historical development. » En juin 2009, lors du congrès du Conseil International des Etudes Francophones à la Nouvelle Orléans, fut présenté le film Souvenirs d’Indochine de Catherine Gallouet dans lequel la réalisatrice retrace l’histoire de sa famille au Viêtnam à la fin de l’Indochine française. 1 . Cette autobiographiereportage intègre sources historiques sur la colonisation française, documents familiaux et souvenirs intimes, le tout étant entrecoupé d’images des ruines d’Angkor. 2. A la question posée : « Quelle est la fonction des ruines cambodgiennes dans une histoire qui se passe uniquement au Viêtnam ? », la réalisatrice répondit spontanément : « Mais… ! C’est L’Indochine française ! » Y aurait-il un lien automatique entre l’Indochine française et les ruines d’Angkor ? Ces ruines seraient-elles un lieu de mémoire de l’Indochine française ? Il semblerait en effet que ce site archéologique du Cambodge joue un rôle particulier dans la culture en France, car ces vingt dernières années, on note une recrudescence de productions cinématographiques et littéraires, où les visiteurs d’Angkor se remémorent le passé colonial. 3 Il faut dire qu’au début du XXe siècle, lorsque le Cambodge faisait partie de l’Indochine française, 1 Catherine Gallouet, Souvenirs d’Indochine, Congrès CIEF, New Orleans, 27.06.2009. 2 Angkor : terme générique qui réfère à une série de temples hindou-bouddhiste du Cambodge. Construit par l’empire Khmer (IX e -XV e siècles), ce site archéologique fit partie de l’Indochine française (1859-1954) et est classé patrimoine de l’humanité par l’UNESCO depuis 1992. 3 Quelques exemples qui rencontrèrent plus ou moins de succès auprès du public français : Jean-Jacques Annaud, Deux frères, Paris, Pathé, 2004 ; Raphael Aubert, La Terrasse des éléphants, L’Aire, Vevey, 2009 ; François Bizot, Le Saut du varan [2006], Paris, Flammarion, 2008 ; Jean-Luc Coatalem, Le Dernier roi d’Angkor, Paris, Grasset, 2010 ; Dane Cuypers, Tourments et merveilles en pays Khmer, Paris, Actes Sud, 2009 ; Loup Durand, Jaraï, Paris/ Pondychéry, Kailash, 2006 ; Maxence Fermine, Papillon de Siam, Paris, Albin Michel, 2010 ; Michael Haneke, Caché, Sony Pictures, 2005. (Haneke ne traite qu’indirectement de l’Indochine. Son film sur la mémoire de la guerre d’Algérie cite le film de Annaud) ; Pierre Lartigue, Le Ciel dans l’eau Angkor, Paris, La Bibliothèque, 2005 ; Billon Ung, Rouge barbare, Paris, Res Publica, 2009 ; Kar-wai Wong, Fa yeung nin wa [In the Mood for Love], Jet Tone Films, 2000. Emmanuelle Radar 58 les ruines khmères était un ‚must‘ pour les nombreux voyageurs français et leur description un véritable cliché des récits de voyage. Outre ces récits exotiques, l’entre-deux-guerres compte de nombreux textes de fiction coloniale qui narrent une visite aux temples. Les littératures exotiques et coloniales, pourtant distinctes, comme le souligne Jean-Marc Moura, mais que l’on peu analyser de concert sous le terme « littérature de l’ailleurs », 4 se rejoignent dans la thématique d’Angkor et dans la description de ses basreliefs dansants. Les Apsâras, ces danseuses des bas-reliefs des temples, sont les mêmes que celles que le visiteur voit glisser sous ses yeux lors de représentations de ballets organisées grâce à l’administration coloniale. Effet d’optique et résultat de la colonisation, ces bas-reliefs dansants rappellent la ville morte à la vie. Cette résurrection des ruines est un topos de l’époque coloniale qui aime représenter Angkor. Pendant la période des guerres de décolonisation en Asie, les ruines deviennent l’icône de la nation cambodgienne et disparaissent presque complètement de la scène française. Elles redeviennent à la mode aujourd’hui en France. L’accessibilité du site - depuis la fin du régime Khmer rouge (1992) et la mort de Pol Pot (1997) - ainsi que son classement parmi le patrimoine de l’humanité (1992) contribuent à cet engouement récent, mais ils ne justifient guère le rappel de la mémoire coloniale. Etant fréquemment liés dans les œuvres actuelles, Angkor et la période coloniale sont une association d’idée qui fait partie de ce qu’Aleida Assmann appelle la working memory, c’est-à-dire une mémoire vivante dans la culture, qui diffère de la reference memory, qui est une mémoire passive. 5 Cette association ,Angkor-colonisation‘ ne fait pourtant pas l’unanimité. Toute mémoire de l’Indochine française n’est pas nécessairement associée aux ruines khmères : ni Indochine de Régis Wargnier (1992), ni les romans de Marguerite Duras, Un Barrage contre le Pacifique (1950), L’Amant (1984), L’Amant de la Chine du Nord (1991) ne font référence aux temples khmers. Il est également évident que toute image d’Angkor ne réfère pas automatiquement à l’Indochine française. D’une part, les représentations cambodgiennes du temple ne font pas forcément référence au passé colonial ; la silhouette du temple d’Angkor Wat figure sur le drapeau cambodgien comme icône de l’identité nationale. Les images d’Angkor furent continuellement employées comme justificatif symbolique des pouvoirs politiques qui se sont succédés à Phnom Penh. 6 La France coloniale ne fit pas exception et, si l’appropriation 4 Jean-Marc Moura, L’Europe littéraire et l’ailleurs, Paris, PUF, 1998. 5 Aleida Assman, « Canon and Archive » in : Erll, Astrid/ Nünning, Ansgar (éds.), A Companion to Cultural Memory Studies, Berlin/ New York, De Gruyter, 2010, p. 97-107, ici, p. 99. 6 Panivong Norindr, « Angkor filmée : De l’exotisme à l’identité nationale », in : Tertrais/ Hugues (éd.), Angkor VIIIe-XXIe : Mémoire et identité khmères, Paris, Autrement, 2008, p. 136-153. Angkor : lieu de mémoire interculturel ? 59 coloniale des ruines a laissé des traces, ces traces ne jouent guère de rôle dans les productions cambodgiennes telles que le film de Norodom Sihanouk Revoir Angkor… et mourir (1994) ou le reportage de Rithy Panh Gens d’Angkor (2003). D’autre part, les ruines khmères ne figurent que comme haut lieu touristique dans Le Fabuleux destin d’Amélie Poulain de Jean-Pierre Jeunet (2001) alors que, dans Lara Croft : Tomb raider de Simon West (2001), elles se limitent à camper un cadre exotique, dramatique et mystérieux aux aventures de l’héroïne. Angkor et l’Indochine française ne sont donc pas automatiquement associés, cependant le lien fréquent entre les deux vaut que l’on s’y attarde. L’objectif n’est pas, ici, de rechercher les raisons de la présence d’Angkor et de la colonisation française dans la working memory, mais bien d’évaluer la possible adaptation à un contexte postcolonial d’un lieu où le colonialisme s’est incarné. C’est donc à partir de l’étude du cas ‚Angkor‘ que je tente de répondre à la question qui nous préoccupe, celle de l’adaptabilité et du transfert du concept ‚lieu de mémoire‘ forgé par Pierre Nora. Si Angkor fut un lieu de mémoire du colonialisme français, est-il capable de s’adapter et de devenir un lieu interculturel ? Pour évaluer cette possibilité, je procéderai en trois temps. Je me pencherai en premier lieu sur les définitions que donne Nora de ‚lieu de mémoire‘ pour évaluer le potentiel d’adaptabilité du concept même. Puis, je passerai aux représentations d’Angkor à l’entre-deux-guerres pour analyser cette ruine comme lieu de mémoire du colonialisme français. Dans un troisième temps, j’étudierai les représentations de ces mêmes ruines dans deux contextes historiques différents. Je traiterai d’abord de la période des guerres de décolonisation à partir du roman-récit de voyage Le Livre des fuites de Jean- Marie Gustave Le Clézio (1969) et du film Apocalypse Now de Francis Ford Coppola (1979) et passerai pour terminer à la période où la ruine est devenue patrimoine universel de l’humanité avec l’analyse du film In the Mood for Love de Wong Kar-wai (2000). Mon objectif est de retracer l’évolution diachronique d’un lieu de mémoire depuis sa naissance coloniale jusqu’à nos jours pour évaluer sa capacité d’adaptation et sa possible dimension interculturelle. Lieu de mémoire : un concept flexible ? Le concept de Nora fait l’objet de débats passionnés dans les études sur la mémoire. Il a été adopté pour l’analyse de lieux de mémoire d’autres pays européens (Pays-Bas, Allemagne, entre autres) et pourrait contribuer à une nouvelle analyse de l’histoire européenne grâce à l’identification de lieux Emmanuelle Radar 60 transnationaux. 7 Mais Nora a également fait l’objet de critique pour diverses raisons, entre autres : à cause de la hiérarchie qu’il instaure entre histoire et mémoire, de la nostalgie de son entreprise ainsi que de la stabilisation coercitive de la mémoire et de l’identité nationales que le lieu implique. 8 Nora a, semble-t-il, une perspective traditionnelle de la relation histoire-mémoire, où l’histoire est la vraie détentrice d’un savoir sur un passé donné et unifié. Grâce aux lieux, ce passé menacé par l’oubli, doit pouvoir être récupéré dans la mémoire. 9 Retrouver les « précipités chimiques purs » de la mémoire nationale, faire « un inventaire des lieux où elle s’est effectivement incarnée [et qui] […] en sont restés les plus éclatants symboles » ; telle est en effet l’entreprise à laquelle l’historien s’est attelé pour combattre la « disparition rapide de [la] […] mémoire nationale [française] ». 10 Dans le champ des études de cultural memory par contre, la mémoire est considérée comme un processus s’inscrivant dans le présent, où le passé et son interprétation sont continuellement construits. 11 Les Lieux de mémoire, une fois identifiés et analysés, arrêteraient une certaine version du passé qui serait valable pour toute la nation. Comme le résume Charles Forsdick, la critique habituelle du concept construit par Nora concerne les limites qu’il installe et perpétue dans la définition de ,francité‘, des limites qui sont aussi géographiques puisqu’elles sont tracées par les contours de l’Hexagone. 12 Loin d’être flexible, le concept de Nora serait un stabilisateur de la mémoire nationale qui définirait et perpétuerait des limites à l’identité et à l’héritage national. Cependant, les définitions que Nora donne de son concept montrent qu’il y a différents types de lieux de mémoire. Dans un premier temps, il assure qu’il s’agit des lieux de « représentation » de la Nation, où s’est « condensée l’idée qu’elle s’est faite du rôle de l’Etat, de sa grandeur et de ses gloires, […], de son patrimoine monumental […] ». 13 Puis il éprouve le besoin de différencier son concept de la notion voisine et pourtant différente de ,lieu d’identité‘, car, précise-t-il, il y a des lieux de mémoire « moins évidents […] ; voire inconnus […]. Ce sont ces lieux sans gloire, peu fréquentés par la recherche, disparus de la circulation qui rendent le mieux compte de ce 7 Pim Den Boer, « Lieux de mémoire - Sites of Memory. », in : Erll, Astrid/ Nünning, Ansgar (éds.). ibid., p. 19-25, ici, p. 23. 8 Barbara A. Misztal, Theories of Social Remembering, Philadelphia, Open University Press, 2003, p. 106. 9 Ann Rigney, « Plenitude, Scarcity and the Circulation of Cultural Memory. », in : Journal of European Studies, n° 35. 2, 2005, p. 11-28. 10 Pierre Nora, « Présentation [1984] », in : Nora, Pierre (s. l. d.), Les Lieux de mémoire, vol. 1, Paris, Gallimard, 1997, p. 15-21, ici p. 15. 11 Astrid Erll, « Cultural Memory Studies : An Introduction », in : Erll, Astrid/ Nünning, Ansgar (éds.), ibid., p. 1-15. 12 Charles Forsdick, Travel in Twentieth-Century French & Francophone Cultures : The Persistance of Diversity, Oxford, University Press Oxford, 2005, p. 117. 13 Pierre Nora, ibid., ici, p. 16. Angkor : lieu de mémoire interculturel ? 61 qu’est à nos yeux les lieux de mémoire ». 14 Ce sont ces lieux de mémoire qui permettent, si on les inscrit au registre de l’histoire nationale, de renforcer cette chancelante identité nationale. Les premiers lieux, par contre, sont non seulement des lieux de mémoire mais également des lieux d’identité qui n’ont donc pas besoin d’être rappelés dans la working memory. Dans un troisième temps, lorsque Nora introduit le sujet délicat du dernier volume, les France, il propose une nouvelle conceptualisation. Par le pluriel - les France - Nora traduit le « trouble d’une identité devenue douteuse ». 15 Il s’agit là d’un autre lieu qui n’est plus stabilisateur de la mémoire nationale rappelant un passé incontesté. Ce type de lieux a exigé de la part de l’historien : « l’élaboration supplémentaire […] de la notion même de lieu de mémoire. […] Moins des lieux que les nœuds de mémoire où sont venus se prendre les fils éternellement flottants du souvenir et de l’oubli […]. Lieu de mémoire s’entend ici au second degré ». 16 On peut conclure à l’existence de trois types de lieux que Nora distingue sur la base de leur potentiel de stabilisation et de renforcement de l’identité nationale. Il y a d’abord des lieux connus de tous, glorieux, fréquentés par la critique, incontestables, des symboles brillants de la nation. Ils sont également des lieux d’identité et on peut les considérer comme stables. Il y a ensuite des lieux qui ne sont plus des lieux d’identité. Inconnus, oubliés, peu fréquentés, pas toujours glorieux, leur récupération doit permettre de contrer la disparition rapide de la mémoire nationale. Ils peuvent stabiliser la mémoire et l’identité qui lui sont associées. Ce sont les vrais lieux de mémoire selon Nora. Il y a enfin les lieux au second degré. Ils sont des nœuds de mémoire qui, au lieu d’établir une identité stable, révèlent que l’identité même est devenue douteuse. Ce dernier type, loin d’être stable comme les lieux d’identité, ou potentiellement stabilisateur, comme les vrais lieux de mémoire, est au contraire fluide, flexible et flottant comme l’identité qui lui est associée. Si ces trois types de lieux cohabitent dans la France de Nora, on peut cependant, comme le fait Bill Schwartz, chercheur en Cultural memory, les évaluer dans une évolution au cours du temps. 17 En analysant les lieux identifiés par Nora et ses collaborateurs, Schwartz fait ressortir une historiographie qu’il établit sur la base du lien passé-présent. Selon lui, il y a les lieux pré-modernes, où passé et présent cohabitent : ce sont les lieux les moins analysés par Nora. Il y a ensuite les lieux modernes, où une relation s’établit, même si elle est parfois problématique, entre passé et présent. Ce 14 Ibid., p. 17. 15 Ibid., p. 19. 16 Ibid. 17 Bill Schwartz, « Memory, Temporality, Modernity », in : Radstone, Susannah/ Schwartz, Bill (éds.), Memory : Histories, Theories, Debates, Fordham, Fordham University Press, 2010, p. 41-58. Emmanuelle Radar 62 sont les vrais lieux de mémoire. Et enfin, il y a les lieux postmodernes où la relation passé-présent est rompue. Ces derniers lieux sont symptomatiques de cette disparition de l’identité et de la mémoire nationales que craint et veut contrer Nora. Mais ils sont justement des lieux flexibles dont l’interprétation, ouverte à de multiples perspectives, peut déborder du cadre national. L’historiographie mise en place par Schwartz nous permet d’évaluer la possibilité qu’un même lieu passe par des régimes historiques différents. C’est ce trajet transcolonial d’Angkor que nous envisageons ; sa transformation possible de lieu de mémoire français, colonial, monoculturel et coercitif, en lieu postcolonial interculturel. Angkor : lieu de mémoire colonial Le manque de ‚lieu colonial‘ chez Nora pourrait nous faire conclure, erronément, que la propagande coloniale n’a eu aucune prise sur l’opinion publique et que la colonisation n’a jamais contribué à construire l’identité française. Pourtant ce colonialisme absent fut déterminant pour l’élaboration des Lieux de mémoire. En effet, Pierre Nora lui-même signale que ses lieux de mémoire sont nés dans un contexte spécifique marqué entre autres, et donc également, par la prise de conscience que la fin de l’empire colonial a modifié profondément le rapport des Français au passé. Il a amené une distance, une « discontinuité de [l’] […] identité [française] dans le temps ». 18 Incontestablement ‚l’oubli‘ colonial de Nora doit être corrigé et je considère qu’Angkor est un lieu où la mémoire nationale s’est « incarnée ». 19 Ma recherche de lieux coloniaux français est justifiée par les nombreux critiques qui considèrent que la République et la nation françaises ont été façonnées par l’expérience du colonialisme. 20 Par contre, mon identification d’un site français extraterritorial exige des éclaircissements. Les ruines cambodgiennes sont bien loin de la France et nous écartent de la définition profondément hexagonale que donne Nora à ses lieux. Pourtant, la France coloniale s’était bel et bien approprié le site -la silhouette des temples rappelait aux français la grandeur de leur empire et ses glorieuses réalisations outre-mer - et avait importé son image en France, non seulement par la littérature, les cartes postales et les encarts publicitaires des journaux, mais également par les nombreuses expositions organisées sur son sol. En effet, des copies grandeur nature des temples étaient mises à la disposition des visiteurs des expositions internationales, nationales et coloniales où la République exhibait 18 Pierre Nora, « Comment écrire l’histoire de France [1992] », in : Les Lieux de mémoire, vol. 2, Paris, Gallimard, 1997, p. 2219-2236, ici, p. 2230-2231. 19 Pierre Nora, « Présentation [1984] », ibid., ici, p. 15. 20 Nicolas Bancel/ Pascal Blanchard, « Mémoires coloniales : Résistances à l’émergence d’un débat », in : Culture post-coloniale 1961-2006, Paris, Autrement, 2005, p. 22-41. Angkor : lieu de mémoire interculturel ? 63 avec ,son‘ temple, son action coloniale. L’exposition coloniale nationale de 1922 à Marseille proposait la copie d’une partie du temple et la fameuse exposition coloniale internationale de 1931, qui eut lieu dans le bois de Vincennes aux abords de Paris, avait construit la réplique de toute la partie centrale d’Angkor Wat avec ses cinq célèbres tours « ananas », pour reprendre le terme de Paul Claudel. 21 La seule entrée coloniale dans le registre mémoriel établi par Pierre Nora et ses collaborateurs, traite justement de l’exposition coloniale internationale de Vincennes. Il s’agit de l’article de Charles-Robert Ageron qui conclut que Vincennes, ce lieu de mémoire colonial, ne l’est devenu qu’après coup. 22 Pour Ageron, l’Hexagone de l’entre-deux-guerres n’était guère préoccupé par ‚la plus grande France‘ et Vincennes a échoué à faire entrer l’idée coloniale dans l’identité française de cette époque. Selon lui, le manque de succès peut se lire au fait qu’il n’y eut pas d’augmentation du nombre de volontaires pour la carrière coloniale juste après Vincennes. Sans doute n’est-ce pas ici le lieu d’entrer dans le détail de l’argumentation coloniale de l’exposition. Pourtant, pour ce qui est de l’Indochine, les organisateurs de Vincennes ne visaient certainement pas l’éveil de nouvelles vocations coloniales. Après la Première Guerre mondiale, la colonie asiatique comptait des Français en surnombre et les coloniaux décourageaient activement l’arrivée de nouveaux colons et administrateurs. 23 Par contre, les touristes et autres visiteurs temporaires étaient les bienvenus. Les expositions coloniales de Marseille et de Vincennes doivent plutôt être considérées comme l’exercice d’une pratique de consommation coloniale et touristique ; et les copies des temples khmers comme un instrument de pédagogie coloniale ainsi qu’un appel au voyage en Indochine. Ces copies des temples et leur symbolique devaient enseigner aux visiteurs, ce que l’on peut appeler avec Helen Furlough, « une leçon des choses » 24 coloniales et Angkor est un signe que l’on apprend à lire aux expositions. Si l’extérieur du bâtiment reconstruit sur le sol français - le signifiant - représentait l’Asie, son exotisme et sa beauté mystérieuse, au contraire l’intérieur du bâtiment - le signifié - exposait les réalisations françaises dans ses territoires colonisés (écoles, hôpitaux, routes, ponts, etc.). Que la France ait choisi à plusieurs occasions la copie d’une ruine asiatique pour représenter la grandeur de sa colonie est significatif ; 21 Paul Claudel, « Cahier IV : octobre 1921 » in : Journal, tome I. 1904-1932, Paris, Gallimard, 1968, p. 520-529. 22 Charles-Robert Ageron, « L'Exposition coloniale de 1931 : mythe républicain ou mythe impérial [1984] », in : Nora, Pierre (éd.), Les lieux de mémoire, vol. 1, ibid., p. 493-515. 23 Louis Cros, L’Indochine française pour tous. Comment aller, que faire en Indochine ? , Paris, Albin Michel, 1931 ; Jean Marquet, La France mondiale au XXe siècle. En Asie : L’Union Indochinoise, Paris, Delalain, 1931. 24 Helen Furlough, « Une leçon des choses : Tourism, Empire, and the Nation in Interwar France », in : French Historical Studies, vol. 25, n° 3, 2002, p. 441-473. Emmanuelle Radar 64 Angkor était promulgué comme un lieu de « représentation » de la Nation où s’est « condensée l’idée qu’elle s’est faite du rôle de l’Etat, de sa grandeur et de ses gloires, […] » 25 , c’est-à-dire un lieu de mémoire tel que défini par Nora. La spécificité de la représentation française se révèle lorsque l’on considère un contre-exemple, celui des Pays-Bas et de leur colonie asiatique des Indes néerlandaises (l’actuelle Indonésie). Pour les expositions internationales en Europe, les Pays-Bas ont régulièrement contemplé l’idée de construire une copie du temple de Borobudur à Java. 26 Mais les Néerlandais rejetèrent finalement cette possibilité et c’est à l’aide de constructions potpourris, représentant la diversité des cultures locales liées par le projet colonial, qu’ils ont exposé leur colonisation. Ce type de représentation rend mieux la position coloniale des Pays-Bas et le rôle qu’ils se faisaient de l’Etat néerlandais qui, rappelons-le, appliquait un mode indirect de colonisation. La France, par contre, avec son mode plus direct, choisit un lieu centralisateur qui pouvait mieux représenter le rôle de l’Etat colonial français. Alors même que l’Indochine était un amalgame non unifié de peuples aux traditions et pratiques culturelles diverses, ,Angkor‘ va remplir symboliquement un rôle unificateur et centralisateur, non seulement en Europe lors des expositions, mais aussi en Indochine. Certains billets émis par la banque d’Indochine reprennent son image, soit la silhouette des temples, soit celle des Apsâras, comme icône de toute l’Indochine française. Angkor représente aussi la grandeur de la France sur la scène internationale et affirme sa compétitivité avec l’Empire britannique. Avant que les Français ne le restaurent, ce lieu était un site sacré multiculturel où s’intégrait hindouisme, bouddhisme, animisme, etc. 27 Comme l’a montré l’archéologue Imanshu Prabha Ray, les restaurations françaises l’ont transformé en un lieu monoculturel en insistant sur l’origine hindoue des temples et en éliminant les traces du bouddhisme. De la sorte, selon Penny Edwards, les archéologues d’Angkor ont enfin offert à la France un bâtiment hindou capable de rivaliser avec l’héritage colonial de l’Empire britanique et son merveilleux Taj Mahal. 28 L’appropriation française et coloniale du site d’Angkor se fait par une représentation esthétique, rhétorique et historique du site qui nie sa dimension sacrée et interculturelle. Les actions des officiels, lors des exposi- 25 Pierre Nora, « Présentation [1984] », ibid., ici, p. 16. 26 Marieke Bloembergen, Koloniale Inspiratie : Frankrijk, Nederland, Indië en de wereldtentoonstellingen 1883-1931, Leiden, KITLV Uitgeverij, 2004, ici, p. 200 ; Frances Gouda, Dutch Cultures Overseas, Jakarta, Equinox, 2008, ici, p. 210-211. 27 Himanshu Prabha Ray, « Archeaology and Empire : Buddhist Monuments in Monsoon Asia », in : The Indian Economic and Social History Review, vol. 45, n° 3, 2008, p. 417-449. 28 Penny Edwards/ Taj Angkor, « Enshrining l’Inde in le Cambodge », in : Robson, Kathryn/ Yee, Jennifer (éds.), France and ,Indochina‘ : Cultural representations, Lanham/ Boulder, Lexington Books, 2005, p. 13-28. Angkor : lieu de mémoire interculturel ? 65 tions et dans les programmes de restauration, visent à transformer ce site du Cambodge en un lieu colonial français. Pour qu’il y ait véritablement lieu de mémoire, il faut qu’il y ait une histoire. Angkor portait l’histoire de la colonisation française, car l’histoire des ruines était une allégorie de l’entreprise coloniale et peut se résumer au topos ,résurrection coloniale des ruines‘. En effet, le site était perdu, abandonné dans la jungle, jusqu’à sa ,découverte‘ française par Mouhot en 1860. 29 Une fois passée dans le territoire de l’Indochine française, Angkor put jouir de la protection coloniale. 30 Les ruines furent ensuite mises en valeur. La technique de restauration par l’anastylose, que les guides se chargeaient d’expliquer aux visiteurs, contribuait à l’appropriation française, car les bâtiments qui se présentaient au regard avaient effectivement été (re)construits par les archéologues de l’Ecole française d’Extrême-Orient. 31 Et puis, les ruines furent ,rendues‘ au peuple cambodgien qui, grâce à la générosité française, put retrouver en héritage la capitale de ses ancêtres khmers. En échange, la population se devait d’être loyale à la France. Finalement, la reconstruction française des ruines permettait à la culture morte de l’Asie de revivre (preuve en étaient les ballets des Apsâras) et associait la gloire des temples à leur résurrection française. 32 Découverte, protection, mise en valeur, générosité, résurrection, loyauté sont les termes mêmes que l’on rencontre dans les discours officiels justifiant la colonisation de l’Indochine. Angkor devient la preuve solide des succès de la mission civilisatrice et de son entreprise de mise en valeur d’une culture obsolète et vouée à la mort sans la résurrection française. Cette histoire des ruines se traduit parfaitement dans le topos des Apsâras sortant vivantes des pierres. Le tout est de savoir si la leçon d’Angkor a effectivement été apprise. J’ai montré ailleurs que bien des voyageurs de l’entre-deux-guerres sont conscients qu’ils sont conditionnés par la propagande coloniale surtout pour ce 29 Henri Mouhot, Voyage dans les royaumes de Siam, Cambodge, Laos… et autres parties centrales de l’Indochine [1863], Paris, Arléa, 2010. A l’heure actuelle, la ,découverte‘ française est remise en question. En 1860, les temples étaient fréquentés par une communauté de bonzes. 30 Le traité franco-siamois de 1907 accorde Angkor à l’Indochine française, après les conflits avec le Siam où se trouvaient les ruines. 31 L’anastylose consiste à (1) démonter la structure pierre par pierre tout en notant attentivement l’emplacement de chaque bloc, (2) consolider les fondations, si nécessaire à l’aide de béton, (3) reconstruire le bâtiment pierre par pierre, (4) remplacer les pierres et sculptures manquantes. Voir : Bruno Dagens, Angkor. La forêt de pierre, Paris, Gallimard, 1989, p. 174-175 et Himanshu Prabha Ray, ibid. 32 Cette résurrection française des ruines est toujours la version la plus habituelle de l’histoire des temples comme le montre, par exemple, le sous-titre de l’ouvrage suivant : Michel Tauriac, Angkor : Gloire, chute, résurrection, Paris, Perrin, 2002. Emmanuelle Radar 66 qui est de la manière dont ils se doivent d’interpréter les ruines khmères. 33 La visite aux temples devient alors aussi le moment privilégié d’évaluer la véracité de la rhétorique coloniale incarnée par les ruines. Certains voyageurs, convaincus, narrent la résurrection coloniale des pierres ; c’est le cas de Roland Dorgelès. 34 D’autres confrontent arguments en faveur de la colonisation (ce qu’ils voient à Angkor) et arguments en sa défaveur (misère et violence coloniale auxquels sont soumises les populations colonisées) ; c’est le cas d’Andrée Viollis. 35 D’autres encore, qui veulent comprendre les problèmes politiques de l’Indochine, les raisons des révoltes nationalistes et des grèves communistes des années 1920-1930, préfèrent éviter la visite d’Angkor pour garder leur libre arbitre et se former une opinion plus honnête sur la colonie ; c’est le cas du journaliste Louis Roubaud. 36 L’image d’Angkor a été efficacement utilisée par la propagande coloniale ; elle rappelait aux Français la grandeur de leur empire et fonctionnait comme argument justificateur de la mission civilisatrice française en Indochine. A l’époque de l’apogée du colonialisme français, les années 1930-1931, Angkor était bel et bien un lieu de mémoire colonial. Il s’agit, dans la classification de Schwartz, d’un lieu moderne puisque le lien entre passé (histoire coloniale des ruines) et présent (réalité de la colonie) est parfois remis en doute. Mais ce n’est pas un lieu postmoderne qui brise la relation passéprésent et révèle que l’identité est devenue douteuse. C’est bien un lieu qui a pour objectif d’asseoir une identité coloniale à la France. Pourtant, tout en restant prudent, on peut dire que le rejet des ruines khmères pour éviter d’adhérer à l’idéologie coloniale, annonce la période de décolonisation. Angkor, lieu de mémoire interculturel ? En examinant le contexte des guerres de décolonisation en Asie, nous devons avant tout constater la disparition du lieu de la working memory en France. Alors que l’époque coloniale se gavait d’images des temples khmers, la période de décolonisation semble avoir abandonné Angkor. Je n’ai trouvé que deux fictions ayant eu un certain succès en France et qui font référence aux ruines khmères et à l’idéologie coloniale ou impérialiste. Il s’agit du roman-récit de voyage de Jean-Marie Gustave Le Clézio, Le Livre des fuites 33 Emmanuelle Radar, « La (non) représentation d’Angkor, indice de (dés)illusion coloniale », in : Désillusion et désenchantement dans les littératures de l’ère coloniale. Cahiers de la SIELEC, n° 6, Paris, Kailash, 2010, p. 399-424. 34 Roland Dorgelès, Sur la Route mandarine, Paris, Albin Michel, 1925. 35 Andrée Viollis, Indochine S.O.S., Paris, Gallimard, 1935. 36 Emmanuelle Radar, « Introduction », in : Roubaud, Louis, Viet Nam, La tragédie indochinoise [1931], Paris, L’Harmattan, Collection Autrement mêmes, 2010, p. vii-xxxvi. Angkor : lieu de mémoire interculturel ? 67 (1969), et du fameux film de Francis Ford Coppola Apocalypse Now (1979).37 Ces deux fictions se passent à l’époque où la guerre du Viêtnam bat son plein (± 1965-1975) et où le Cambodge est involontairement impliqué dans les combats. Malgré la demande de Norodom Sihanouk en 1968, que soient reconnues et respectées les frontières cambodgiennes, les Viêt-Cong et l’armée américaine étendent leurs combats sur son territoire. Quelle est l’histoire des ruines racontée dans ces deux fictions ? Deviennent-elles ce lieu au second degré qui révèle le trouble d’une identité devenue douteuse ? Sont-elles un lieu postmoderne de rupture entre l’histoire coloniale et le présent de la décolonisation ? Chez Le Clézio, dans un chapitre intitulé « Le joueur de flûte à Angkor », le héros voyageur, Jeune Homme Hogan, raconte sa visite aux ruines sans que jamais les temples khmers ne soient donnés à voir. 38 Le héros focalise son attention sur un joueur de flûte et sur le mécanisme de dissolution des pierres qu’enclenche l’air joué. « Hogan vit le petit garçon qui jouait de la flûte, assis par terre au milieu des ruines […], au centre du cirque rempli d’herbes et de poussière, et il ne s’occupait pas des ruines. […] Dans le cirque d’herbes, il n’y avait personne. De l’autre côté des murs en ruine, les touristes se promenaient, se faisaient photographier. Ils lisaient des livres où il était question de bas-reliefs, d’Ipsaras [sic.], d’invention du cinématographe. » 39 Les ruines sont ici, comme sujet des guides touristiques, comparées par analogie au cinématographe, une invention française. Ces deux, inventions‘ françaises font apparemment partie des arguments repris par les explications destinées aux touristes et la référence au cinématographe renvoie indirectement à l’appropriation française des ruines. Mais la rhétorique du lieu est rejetée grâce à la flûte qui l’en libère. « La flûte ne fouillait pas dans l’âme, elle ne cherchait pas à convaincre. Hogan écoutait la musique de la flûte, sans oser bouger. […] Il y avait encore quelque vagues murailles en ruines, un peu partout autour de la pleine d’herbes, mais on n’y faisait plus attention. C’était la musique aiguë de la 37 Jean-Marie Gustave Le Clézio, Le Livre des fuites, Paris, Gallimard, 1969 ; Francis Ford Coppola, Apocalypse Now [scenario 1970], Paramout, 1979. Le film de Coppola n’a pas été tourné à Angkor même, mais dans des temples aux Philippines ; la situation politique empêchait que l’équipe de tournage se rende en Indochine. Cependant, les personnages du film font explicitement référence à des temples khmers où Kurtz (Brando) s’est réfugié. Le terme ,Angkor‘ n’est pas employé, mais dans l’imaginaire colonial, ‚Angkor‘ est un terme vague référant aux temples khmers de l’intérieur de l’Indochine. 38 Jean-Marie Gustave Le Clézio, ibid., p. 144-149. 39 Ibid., p. 144 et 146. Emmanuelle Radar 68 flûte qui vidait ainsi. Elle enlevait des choses au monde, elle les dissolvait doucement, les faisait disparaître. » 40 Cette composante rhétorique de la ruine qui cherche à convaincre se voit heureusement désagrégée par la musique du joueur de flûte ; c’est justement l’idéologie coloniale dont le narrateur cherche à se défaire, tout au long du roman. Chose d’autant plus ardue que justement, la voix féminine de la flûte fait également apparaître, dans l’imaginaire du héros, une danseuse qui n’est pas sans rappeler les Apsâras du topos colonial. « Une voix de femme en quelque sorte éternelle, avec son visage mobile aux yeux ouverts, avec sa bouche et ses dents, ses cheveux noirs, avec sa poitrine gonflée et ses hanches larges. Elle envahissait l’espace, elle recouvrait la terre. Partout où on regardait elle était là… Elle dansait sur ses pieds nus, elle étendait ses bras, elle allongeait ses doigts. » 41 Le voyageur se sent pris au piège de son imaginaire hanté de rhétorique coloniale. Dans les chapitres « Autocritiques » qui suivent la visite aux ruines khmères, il se perçoit héritier des générations précédentes de voyageurs-conquérants. « Maudite race blanche, dont je suis, reconnaît-il, et qui ne veut rien changer. Race de soldats déguisés. Anthropologues, prêtres, marchands, philanthropes, voyageurs, tous des soldats déguisés ». 42 Le voyageur est plus que conscient de l’appropriation des cultures étrangères par l’Occident, dont il se sent malgré lui le représentant. « Est-ce ma faute si je suis de la race des voleurs ? Le blanc a toujours tout volé à tout le monde. […] Quand il en a eu assez de voler des terres et des esclaves, le blanc s’est mis à voler de la culture. […] Et quand il ne reste plus rien au peuple vaincu, quand le blanc l’a dépouillé, rendu esclave, quand il a brisé sa langue et sa foi, quand il lui a fait connaître la pauvreté, la vraie pauvreté de l’homme blanc ; quand il a démoli sa race en volant ses femmes, quand il en a fait un peuple de domestiques à son service, il lui manque encore quelque chose. Que fait-il ? Il vole son passé. Dans les journaux les livres, les conférences, sur les statues […]. » 43 Seule la flûte est à même de dissoudre l’idéologie coloniale en dissolvant les ruines, même si, paradoxalement, elle fait également apparaître une danseuse sortie des murs. Le lien passé-présent tente de se désagréger et le nar- 40 Ibid., p. 147. 41 Ibid., p. 148. 42 Ibid., p. 254. 43 Ibid., p. 255. Angkor : lieu de mémoire interculturel ? 69 rateur reconnaît la difficulté de se défaire des théories coloniales qui hantent et ses rêves et les ruines. « Toutes les théories étaient fausses, tous les mots enflés qu’on avait mis dans ma tête ne servaient à rien. […] J’emploie la négation, mais derrière moi, en moi, c’est un fantôme imperceptible qui fait oui de la tête. […] J’écris avec la main, le souffle et les mots de l’homme blanc. » 44 C’est bien la rupture complète de l’héritage des conquérants de l’époque coloniale qu’il recherche. Dans Le Livre des fuites, le héros se débat pour se défaire de l’héritage colonial ; les pierres, encore porteuses de l’idéologie, doivent disparaître. Francis Ford Coppola est plus radical ; les ruines ne se contentent pas de se dissoudre ; elles explosent sous les bombardements de l’aviation américaine, tout au moins dans la version la plus populaire d’Apocalypse Now (1979). Rappelons-en l’histoire. Le soldat américain Willard (Martin Sheen) a pour mission de retrouver et d’éliminer Kurtz (Marlon Brando), un ancien colonel américain au palmarès exemplaire mais, qui est devenu fou et vit en marge de l’armée américaine. Kurtz s’est transformé en maître sanguinaire d’une population misérable qu’il tient à sa merci dans des ruines khmères abandonnées de l’intérieur de l’Indochine. Ce héros, qui rappelle explicitement le Kurtz de Heart of Darkness de Joseph Conrad, est le type du, roi blanc‘, un personnage qui a proliféré dans la littérature de l’ère coloniale. On le retrouve chez Conrad, chez Malraux et même chez Hergé. 45 Gilbert Soubigou, qui étudie le phénomène, estime que la situation de l’aventurier roi « est celle, emblématique et outrée de la colonisation dont les textes sont souvent la parodie ». 46 Dans le film de Coppola, Kurtz représenterait alors, de manière « parodique et outrée », l’action de l’armée américaine en Indochine et son exécution ne serait que la mort symbolique de l’impérialisme. Folie et outrance sont effectivement des mots adaptés à l’expérience de la guerre du Viêtnam telle qu’elle est représentée dans le film. On ne voit les ruines que vers la fin du film, lorsque Willard a enfin retrouvé le repaire de Kurtz et aucune Apsâra n’y apparaît. Mais ce qui rend Apocalypse Now intéressant pour mon propos, c’est que Coppola ait filmé trois fins possibles. Dans chacune de ces fins le personnage de Kurtz, cette parodie de l’entreprise coloniale de domination du monde, est assassiné par 44 Ibid., p. 249. 45 Joseph Conrad, Heart of Darkness [1902], London, Penguin Books, 1995 ; André Malraux, La Voie royale [1930], in : Malraux, André, Œuvres complètes, vol. 1, Paris, Gallimard, 1989, p. 368-506 ; Hergé, Tintin au Congo [1930-1931], Tournai, Casterman, 1993. 46 Gilbert Soubigou, « L’Aventurier-roi, personnage oublié de la littérature exotique », in : Les Carnets de l’Exotisme. L’Ecriture s’aventure…, n° 12, Paris, Kailash, 1993, p. 7-16, ici, p. 7. Emmanuelle Radar 70 le jeune Willard, mais les trois variantes ont des conséquences différentes pour l’histoire de la ruine. Dans une première version, celle qui fut présentée au festival de Cannes en 1979 et pour laquelle Coppola reçut les palmes d’or, Willard tue Kurtz et prend sa place. Il y a ici une simple continuation de l’empire des Kurtz : les ruines et la population locale sont maintenues sous la domination d’un aventurier conquérant. Dans une deuxième version, la plus connue, celle qui a fait le tour des salles de cinéma et qui fut reprise sur la vidéo, Willard indique à l'armée américaine l’emplacement du repaire de Kurtz et quitte les lieux alors que l’aviation bombarde les temples. Les ruines disparaissent donc bien plus radicalement que chez Le Clézio. Dans la dernière version, celle d’Apocalypse Now Redux, présentée en 2001 au festival de Cannes, Willard s’en va, mais il ne communique pas aux autorités le lieu du repaire de Kurtz. Cette dernière variante permet aux temples et à ses habitants de survivre et d’être libérés de la domination de l’aventurier blanc. Cette nouvelle interprétation annoncerait alors une autre attitude que celles de l’époque de la décolonisation où la ruine, parce que porteuse d’une idéologie impériale, devait disparaître. Apparemment, et comme le suggère le rappel d’Angkor dans la working memory en France, la ruine semble retrouver une utilité. C’est son rôle que nous évaluerons dans le film In the Mood for Love (2000) de Wong Kar-wai. Mais concluons d’abord sur l’époque de la décolonisation. On retrouve dans la variante la plus connue d’Apocalypse Now, un lieu de mémoire où le lien entre l’histoire coloniale, celle de la domination occidentale, et le présent est volontairement rompu. Ce lieu désigne bien les troubles d’une identité devenue douteuse, celle de l’Amérique impérialiste héritière de l’aventure coloniale française. Dans les deux fictions de la guerre du Viêtnam, les ruines khmères se présentent comme un lieu de mémoire charnière entre lieu moderne encore lié à un passé qu’il faut évacuer, et lieu postmoderne où le lien entre l’histoire coloniale et le présent est effectivement rompu. On peut dire que ces deux fictions mettent en scène cette transformation. Passons pour finir, au film de Wong Kar-wai, In the Mood for Love (2000), la seule fiction que j’analyserai pour la période contemporaine. L’histoire se déroule à Hong Kong en 1962 et suit la communauté des exilés de Shanghai qui ont fui la Chine communiste de Mao. Les deux héros, M. Chow, journaliste (Tony Leung Chiu Wai), et Mme Chan, secrétaire (Maggie Cheung), cherchent à se loger. Ils deviennent voisins de palier, puis amis et se rendent progressivement compte que leurs conjoints sont amants. Leur amitié se transforme en un impossible amour que Chow porte comme un trop lourd secret. Pour pouvoir continuer à vivre, il va chercher un endroit où murmurer son secret. Nous suivons ensuite M. Chow au Cambodge où il est devenu reporter des événements qui marquent la fin de l’Indochine française et la guerre du Viêtnam. Le dernier chapitre du film se passe en 1966 et nous Angkor : lieu de mémoire interculturel ? 71 montre un document d’archive en français. Il s’agit de l’extrait d’un reportage télévisé sur la visite du Général De Gaulle au Cambodge. Cette année là, De Gaulle, qui se rendit également à Angkor, prononça à Phnom Penh un discours très remarqué, et peu apprécié des Etats Unis, où il traitait à la fois des accords de Genève de 1954, qui mirent un terme à la Guerre d’Indochine et des accords d’Évian de 1962, qui signèrent la fin de la Guerre d’Algérie, et engageait les Etats Unis à des négociations qui devraient mener à un autre accord de fin de guerre impériale. 47 Cet extrait de l’actualité cambodgienne place dans un cadre politique et colonial la suite de l’histoire de Chow. Après la visite de De Gaulle et sans autre forme de commentaire ou d’explication, la narration de In the Mood for Love repasse à la fiction et à Angkor où Chow murmure son secret dans une anfractuosité d’un mur. En fait la perspective n’est plus directement celle de la caméra, car c’est un bonze qui focalise la scène où Chow se confie aux ruines. Ce dernier épisode est baigné d’une aura spirituelle que renforcent la musique et la perspective adoptée. La fonction sacrée du temple est réinvestie dans une image qui rappelle à la fois les pratiques extrême-orientales devant l’autel des temples bouddhistes et celles du judaïsme en face du mur des lamentations à Jérusalem. Finalement, le spectateur voit Chow sortir du site par une porte où il discerne encore derrière le héros le profil des tours, ananas‘. Dans In the Mood for Love la ruine n’est plus seulement un lieu de mémoire du colonialisme français - dont il porte encore cependant la trace par la référence au Général De Gaulle -, mais un lieu porteur de multiples mémoires. En effet, Angkor devient détenteur de la mémoire tourmentée, complexe et multiple de Chow. S’y articulent une mémoire individuelle, celle de l’histoire d’amour du personnage, et des mémoires collectives. Il s’agit avant tout de la mémoire de la communauté des exilés de Shanghai à Hong Kong, cependant Angkor devient aussi l’écrin de la mémoire d’autres populations victimes de la violence et de l’exclusion sous diverses dictatures. En effet, l’histoire de Chow fait référence à plusieurs épisodes historiques : le colonialisme français, auquel renvoie l’extrait d’actualité, la Guerre du Viêtnam dont Chow devient correspondant et bien sûr le communisme de Mao, par l’histoire des exilés de Shanghai. La ruine est également porteuse d’une mémoire religieuse interculturelle où bouddhisme et judaïsme se rencontrent. Il semble bien qu’Angkor devienne un lieu où, pour Chow, se met en place ce que Micheal Rothberg appelle une multidirectional memory. 48 Dans sa 47 Voir : http: / / www.ina.fr/ economie-et-societe/ vie-sociale/ video/ CAF94060215/ discours-du-general-de-gaulle-de-phnom-penh-accueil-et-fete.fr.html. Consultation : 01.01.2011. 48 Michael Rothberg, « 17 October 1961 : A Site of Holocaust Memory ? », in : Hähnel- Mesnard, Carola/ et ali (éds.), Culture et mémoire : Représentations contemporaines de la mémoire dans les espaces mémoriels, les arts du visuel, la littérature et le théâtre, Paris, Ecole Polytechnique, Paris, 2008, p. 33-42 ; Michael Rothberg, Multidirectional Memory : Re- Emmanuelle Radar 72 théorie sur le fonctionnement de la mémoire, Rothberg s’intéresse à la mémoire de l’Holocauste en France et il remarque que la mémoire de la Guerre d’Algérie a aidé à considérer les atrocités commises par la France pendant l’occupation allemande. De la même manière, la mémoire de l’Holocauste a pu aider à considérer et à donner forme à la mémoire des atrocités de la Guerre d’Algérie. La mémoire multidirectionnelle est un processus que Rothberg explique par le jeu de différentes mémoires, où la mémoire d’une atrocité vient éclairer celle d’une autre atrocité. Il met en avant une mémoire dynamique qui se construit par interaction de différents événements historiques et par interférence de mémoires collectives apparemment dissociées. Loin des hiérarchies dans les souffrances, loin des compétitions et autres guerres des mémoires, cette mémoire multidirectionnelle serait révélatrice de la coexistence de mémoires qui viennent s’éclairer mutuellement. Il en va de la sorte chez Wong Kar-wai où la mémoire de la colonisation française vient éclairer celle du communisme à la Mao, et où cette mémoire des exilés de la révolution culturelle chinoise vient éclairer celle de la colonisation française et de l’impérialisme américain. Une part d’utopie se lit dans cette mémoire multidirectionnelle, qui représente un espoir d’entente et un apaisement des conflits qui ont déchiré cette région du globe. Cet espoir se comprend bien lorsque l’on considère les changements politiques à la charnière du siècle dernier et qui concernent directement un réalisateur Hongkongais dont la famille avait fuit le maoïsme. En effet, c’est en 1997 que Hong Kong, cette ancienne colonie britannique, passe à la Chine communiste, et In the Mood for Love sort dans les salles de cinéma en 2000. La mémoire multidirectionnelle, qui permet à la mémoire du colonialisme et à celle du communisme de s’éclairer mutuellement, est portée par l’optimisme car la coexistence des multiples mémoires rend difficile l’exclusion de mémoires spécifiques. 49 Chez Wong Kar-wai, Angkor ne porte plus les caractéristiques d’un lieu monoculturel colonial ; il est également loin de la violence purgative de Coppola et de la dissolution tant désirée chez Le Clézio. Il devient porteur de multiples mémoires qui coexistent, interagissent et s’éclairent mutuellement. Pour Chow, la ruine s’est transformée en lieu de mémoire interculturel. Dans In the Mood for Love, la ruine porte encore la trace du colonialisme français, mais se comporte comme un autre type de lieu de mémoire que ceux rencontrés jusqu’ici. Ni lieu moderne, puisqu’il n’est pas stabilisateur d’une identité et d’une mémoire nationales ; ni lieu postmoderne, puisque des relations passé-présent sont établies par le biais de multiples mémoires. Peut-être est-ce un de ces lieux pré-modernes où cohabitent présent et passé, membering the Holocaust in the Age of Decolonisation, Standford, Stanford University Press, 2009. 49 Ibid., p. 19. Angkor : lieu de mémoire interculturel ? 73 peut-être s’agit-il d’un nouveau type de lieu de mémoire. Pour pouvoir trancher, il faudrait comparer la ruine chez Wong Kar-wai à ses autres occurrences dans la littérature et le cinéma contemporain, ce qui déborde du cadre de cette analyse. Il nous suffit, pour l’heure, de constater que le cas d’Angkor, analysé de manière diachronique jusqu’à In the Mood for Love, a permis de mettre en avant la mutation d’un lieu où la mémoire coloniale française s’était incarnée en un lieu où coexistent de multiples mémoires ; un lieu interculturel où niche une mémoire multidirectionnelle. Bibliographie Ageron, Charles-Robert, « L'Exposition coloniale de 1931 : Mythe républicain ou mythe imperial [1984] », in : Pierre Nora [éd.], Les lieux de mémoire, vol. 1., Paris, Gallimard, 1997, p. 493-515. Annaud, Jean-Jacques, Deux frères, Paris, Pathé, 2004. Assman, Aleida, « Canon and Archive », in : Erll, Astrid/ Nünning, Ansgar (éds.), A Companion to Cultural Memory Studies, Berlin/ New York, De Gruyter, 2010, p. 97- 107. Aubert, Raphael, La Terrasse des éléphants, Vevey, L’Aire, 2009. Bancel, Nicolas/ Blanchard, Pascal, « Mémoires coloniales : Résistances à l’émergence d’un débat », in : Culture post-coloniale 1961-2006. 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L’exemple de Ville cruelle d’Eza Boto S’il est vrai que la ville ne peut pas se concevoir sans son contraire qui est la campagne, il faut aussi reconnaître que la ville ne garde son identité que dans le rapport qu’elle entretient avec son centre et sa périphérie. Comme agglomération relativement importante, dont les habitants ont des activités professionnelles diversifiées, notamment dans le secteur tertiaire1, la ville représente un microcosme à partir duquel on peut lire le phénomène de la globalisation en Afrique. Qu’advient-il lorsque la ville devient un enjeu littéraire, une mise en scène d’une cartographie ou topographie mentale ? Quel réseau de relations et configurations sociales, la ville textualisée donnet-elle au lecteur à observer, au-delà de l’opposition ville/ campagne prédominante dans l’interprétation des textes littéraires africains 2 ? Je voudrais proposer, dans cette contribution, une lecture anthropologique de la ville, c’est-à-dire l’appréhender comme métaphore de la globalisation. Celle-ci est à prendre comme processus d’expansion de la modernité européenne qui a pris son essor après la découverte de l’Amérique, s’est déclinée d’abord en impérialisme, puis en colonisation et aujourd’hui en 1 Cf. Grand dictionnaire encyclopédique, vol. 10, Paris, Larousse, 1985. La ville est aussi un espace textuel qui, dans sa structuration discursive, donne lieu à un espace référentiel chargé de vie. Xavier Garnier présente les deux espaces (textuel et réel) aptes, à notre sens à héberger la ville en ces termes : « D’un côté, il y a l’espace textuel, celui de la coexistence des signes. De l’autre côté, il y a l’espace référentiel, celui que l’on dit chargé de réalités ou de rêves, celui où il se passe des choses dont les signes rassemblés dans le texte pourront rendre compte. C’est l’espace de la coexistence des corps. D’une part, un espace peuplé de caractères froids et juxtaposés, de l’autre l’espace mouvant de la réalité et de l’imaginaire où les corps et les images s’entrechoquent. » Cf. Xavier Garnier, « La littérature et son espace de vie «, in : Garnier, Xavier/ Zoberman, Pierre (éds.), Qu’est-ce qu’un espace littéraire ? , Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 2006, p. 17-29, ici p. 18. 2 Voir à ce sujet Roger Chemin, La ville dans le roman africain, Paris, L’Harmattan, 1981 ; Mohamadou Kane, Roman africain et tradition : Essais littéraires, Dakar, Nouvelles Editions Africaines, 1982, p. 222 et suivantes ; Jacques Chevrier, La littérature nègre, Paris, Armand Colin, 1984, p. 108-109. ; Thomas Melone, Mongo Beti : L’homme et le destin, Paris, Présence Africaine, 1971 ; Florence Paravy, L’espace dans le roman francophone contemporain (1970-1990), Paris, L’Harmattan, 1999. Albert Gouaffo 78 village planétaire 3 . La globalisation se caractérise par le transfert et la diffusion de l’imaginaire occidental dans le reste du monde. Comme objet de représentation littéraire, la ville est considérée ici comme ethnoscape dans lequel s’opèrent des flux continus, des imaginaires entre le centre et la périphérie, mieux encore entre le global et le local. La globalisation culturelle dont il est question ici est abordée sous deux angles : d’une part comme processus de formation d’un « village planétaire » ; et d’autre part comme « Patchwork multicolore de cultures éclatées, recomposées et juxtaposées 4 » qui impose au local et au global des ajustements mutuels. Avant d’y arriver, je voudrais d’abord situer le concept d’ethnoscape par rapport à l’analyse littéraire. Ville comme ethnoscape ou métaphore de la globalisation L’anthropologue américain d’origine indienne, Arjun Appadurai, accorde, dans son dispositif théorique conçu pour lire la mondialisation, une importance capitale à la notion d’ethnoscape. À l’aide de ce concept théorique, Appadurai tente de sortir l’anthropologie de son « principal fonds de commerce » qui est jusqu’alors présent « celui de donner à voir le sauvage » 5 . Il veut aussi sauver l’anthropologie de son localisme et l’intéresser aux phénomènes à grandes échelles. Dans sa lecture de la globalisation, il constate que l’anthropologie a jusqu’à présent entretenu une utopie en occident en se focalisant sur le ‘sauvage’, entretenant ainsi un culturalisme qui considérerait les territoires analysés comme des espaces clos, fermés, débouchant sur un métarécit de l’Etat-Nation qui efface les traces des flux migratoires tous azimuts des personnes et des biens sur la surface du globe. À partir de la notion d'ethnoscape, Appadurai conçoit les migrations actuelles comme une donnée anthropologique de tous les temps. Ces migrations ont cependant atteint leur vitesse de croisière à l’époque moderne et postmoderne grâce aux inventions technologiques diverses telles que 3 Il est fait référence ici au sociologue et philosophe canadien Herbert Marshall McLuhan qui parle de village planétaire (global village) pour caractériser l’effet fédérateur que les médias de masse exercent sur le globe. Leur possibilité à interconnecter virtuellement les personnes vivantes éloignées les unes des autres au même moment fait croire que le monde est devenu un village global. Cf. Marshall McLuhan, The medium is the message, Corte Madera, Calif., Gingko Press, 2005, p. 19. 4 Cette terminologie est empruntée à Nicolas Journet dans sa présentation en ligne du livre d’Appadurai. Cf. http: / / www.scienceshumaines.com/ apres-le-colonialismearjun-appadurai-1996_fr_24705.html (consulté le 14.09.2010) 5 Arjun Appadurai, Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation (traduit de l’anglais par Françoise Bouillot, Introduction traduite par Hélène Frappat, Préface de Marc Abélès), Original américain : Modernity at large. Cultural Dimensions of Globalization (1996), Paris, Payot, 2001, 2 e édition 2005, p. 113. « Tanga-Sud » - « Tanga-Nord » 79 l’avion, le bateau à moteur, les médias de l’écrit, les médias audiovisuels et électroniques (télévision, cinéma, téléphone, internet) qui ont favorisé les déplacements des idées, des personnes et des biens sur la surface du globe, créant ainsi des espaces diasporiques interconnectés. Ce déploiement n’a pas donné lieu - contrairement à ce que disent de nombreux critiques de la mondialisation - à une uniformisation complète du monde, mais plutôt à la formation d’espaces éclatés et déterritorialisés mettant ainsi l’Etat-Nation en question. La notion d’ethnoscape désigne comme concept alternatif le village, les communautés et les localités dans lesquelles les nouvelles formes de cosmopolitisme peuvent être répertoriées, un espace où le local et le global se négocient et permettent de lire de nouvelles formes d’indigénisation des idées, des médias et des communautés imaginées. 6 L’ethnoscape est donc un espace identitaire que se constituent les groupes en mouvement en fonction de leurs origines propres et des avatars qu’ils subissent : « Par ethnoscape, j’entends le paysage formé par les individus qui constituent le monde mouvant dans lequel nous vivons : touristes, immigrants, réfugiés, exilés, travailleurs invités et d’autres groupes et individus mouvants constituent un trait essentiel du monde qui semble affecter comme jamais la politique des nations (et celle qu’elles mènent les unes vis-à-vis des autres). » 7 La thèse principale d’Appadurai est que la globalisation n’est pas l’histoire d’une homogénéisation culturelle. Elle se définit plutôt d’après lui comme « […] un processus profondément historique, irrégulier, et qui renforce même l’ancrage dans le local. La globalisation n’implique pas nécessairement, ni même souvent, une homogénéisation ou une américanisation du monde ; aussi étendue, et aussi différente, que soit l’appropriation, par des sociétés différentes, des matériaux de la modernité, il reste encore largement assez d’espace pour une étude approfondie de géographies, d’histoires et de langues particulières. » 8 Bien que conçue dans le cadre d’analyses empiriques en anthropologie, la théorie de l’ethnoscape (espace identitaire) pourrait bien s’appliquer à l’analyse de textes littéraires si ceux-ci sont pris dans leur même sens anthropologique comme représentations imaginaires de formes sociétales, c’est-à-dire, comme des mises en texte des sociétés. La ville coloniale imaginaire dans le roman Ville cruelle serait donc un exemple typique de verbali- 6 Appadurai fait ici allusion à Benedict Anderson dans son ouvrage intitulé L’imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, (version originale parue en 1983, traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat en 1996), Paris, La découverte, 2 2002. 7 Arjun Appadurai, Après le colonialisme, p. 71. 8 Ibid., p. 52 (souligné par l’auteur). Albert Gouaffo 80 sation du phénomène de la globalisation culturelle qui s’observerait dans le déploiement et l’articulation des différents ethnoscapes matérialisés dans le texte par les toponymes « Tanga-Sud » et «Tanga-Nord ». Ces ethnocapes sont mis à mal par le primordialisme du narrateur auctorial et du protagoniste Banda, comme le suggère une lecture rapide. Une lecture attentive montre que dans les faits, il s’agit d’espaces de pouvoir dans lesquels se négocient des appropriations et des réappropriations culturelles multiformes entre le local (Tanga-Sud) et le global (Tanga-Nord et environs). La ville de Tanga devient chez Eza Boto un espace transnational qui regroupe les populations de plusieurs horizons : Officiers coloniaux, missionnaires, commerçants européens et africains, clercs, gardes régionaux et autres personnels subalternes venus des villages environnants. « Tanga-Sud » et « Tanga-Nord» : deux ethnoscapes en conflit Partant d’une perspective postcoloniale « militante 9 », on peut dire, de prime abord, que le roman Ville cruelle met en scène l’essentialisme culturel qu’il convient ici de mettre en exergue. Cet essentialisme est marqué par la présentation binaire de la ville de Tanga en deux territoires cloisonnés. Avant de continuer l’analyse, présentons le roman d’Eza Boto. Ville cruelle retrace les mésaventures du campagnard Banda qui quitte son village Bamila pour vendre son cacao dans la ville de Tanga. Les revenus de ce commerce devront lui permettre de réaliser le vœu cher à sa veuve mère grabataire : payer la dot et se marier comme le recommandent les us et coutumes locales. Banda ne réussit que difficilement à réaliser ce vœu, car ses écarts de comportement effarouchent les contrôleurs qui déclarent son cacao de mauvaise qualité et le mettent au feu. Qu’à cela ne tienne, le protagoniste réussit en ville, par hasard, à faire la connaissance d’une fille, Odilia, originaire d’un village où la dot n’est pas exigée. Il l’épouse au grand bonheur de sa mère qui décède par la suite. A la mort de sa vieille mère, Banda quitte le village Bamila pour s’installer en ville, pas à Tanga qu’il a tant détesté, mais plutôt à Fort-Nègre où il compte commencer une nouvelle vie. La ville cosmopolite de Tanga est présentée par le narrateur au lecteur sur un mode antithétique qui trahit le primordialisme et le regard nostal- 9 L’adjectif militant ici illustre les travaux des figures d’avant-garde de ce qui est convenu aujourd’hui d’appeler Théorie postcoloniale et qui a été inauguré par le comparatiste américain d’origine palestinienne, Edward W. Saïd dans son ouvrage tant cité, L'Orientalisme. L'Orient créé par l'Occident (version originale parue en 1978, traduit de l’anglais par Catherine Malamoud), Paris, Ed. du Seuil, 1980. Ces avant-gardes de la théorie postcoloniale à l’instar d’Aimé Césaire sont particulièrement marquées par un certain manichéisme afro-centriste. Cf. Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, Paris, Editions Réclame, 1950, réédit. Paris, Présence Africaine, 1955. « Tanga-Sud » - « Tanga-Nord » 81 gique du protagoniste Banda habitué de la campagne. Déjà, le titre du roman « Ville cruelle » est assez évocateur à cet égard. La ville de Tanga serait cruelle par rapport au doux village de Bamila où vit le personnage central. La topographie de « Tanga Sud », entendons Tanga des privilégiés, des commerçants, le centre de la ville où tout est ordonné et discipliné, s’oppose à celle de « Tanga-Nord », celui des marginaux et victimes de la modernité européenne, Tanga des bidonvilles, des Pauvres et de l’obscurité. Voici comment le narrateur omniscient dresse la carte mentale de Tanga Sud : « Imaginez une immense clairière dans la forêt de chez nous, la forêt vierge équatoriale - comme disent les explorateurs, les géographes et les journalistes. Représentez-vous au milieu de la clairière, une haute colline flanquée d’autres collines plus petites. Sur les deux versants opposés de cette colline, se situaient les deux Tanga. Le Tanga commerçant et administratif - Tanga des autres, Tanga étranger - occupait le versant sud, étroit et abrupt, séparé de la forêt toute proche par un fleuve qui roulait des eaux noires et profondes et qu’enjambait déjà un pont de ciment armé. » (Ville Cruelle, p. 17, souligné par nous) La représentation ethnique très problématique est marquée ici par le déictique « chez nous » (la forêt de chez nous) par rapport aux autres, à ceux-là qui viennent d’ailleurs et qui feraient le malheur de Tanga d’ici, paradis qu’aurait détruit la globalisation, symbolisée par la ville et ses habitants de diverses origines. Les caractérisèmes, mieux les groupes nominaux « Tanga des autres, Tanga étranger », donnent lieu à une représentation homogène de la ville de Tanga, ce qui n’est pas vrai si l’on considère les origines multiculturelles de ses habitants. À l’opposé de « Tanga sud » qui jouit d’une topographie et d’une toponymie méliorative, se situe le Tanga Nord, « la ville de chez nous qui détenait le record des meurtres » (p. 21). Le narrateur rajoute : « L’autre Tanga, le Tanga sans spécialité, le Tanga auquel les bâtiments administratifs tournaient le dos - par une erreur d’appréciation probablement - le Tanga indigène, le Tanga des cases, occupait le versant nord peu incliné, étendu en éventail. Ce Tanga se subdivisait en innombrables petits quartiers qui, tous, portaient un nom évocateur. Une série de bas-fonds, en réalité ! Les mêmes cases que l’on pouvait voir dans la forêt tout au long des routes, mais ici plus basses, plus chiches, plus ratatinées, étant bâties en matériaux de la forêt qui se raréfiaient à mesure qu’on approchait la ville. » (Ville cruelle, p. 20, souligné par nous) La ville se dévoile dans ce roman comme un champ de pouvoir dans lequel les plus forts occupent les espaces mieux ensoleillés et en hauteur pour contrôler les plus faibles astreints à vivre en contrebas, dans des bas-fonds ma- Albert Gouaffo 82 récageux, réceptacles des eaux usées de Tanga sud. La subalternité des habitants de Tanga-Nord est inscrite même sur l’espace qu’ils occupent dans le paysage urbain. Ils sont en contrebas de Tanga-Sud où résident les structures du contrôle du territoire : commissariat, dispositifs de l’exécutif et du judiciaire. « Tanga-Nord » met à nu la beauté apparente, la face cachée de la mondialisation mal négociée avec Tanga-Sud. Comme une foudre, les flux venant de Tanga-Sud, laissent à leur passage les traces d’une violence indescriptible. Cette topographie de la globalisation génère des ethnoscapes dans lesquels les positions de pouvoir sont attribuées en fonction du capital symbolique. Ce même capital se décline en richesse matérielle et intellectuelle. Ceux des occupants de cet ethnoscape disposant d’un capital symbolique faible sont contraints d’occuper des espaces non convoités par les plus forts et d’y déployer leur imaginaire propre. Tanga Nord est un autre ethnoscape en mutation. C’est une urbanité en construction. Il y règne le désordre et l’anarchie, car les forces de l’ordre y sont absentes. Cette opacité amène le narrateur à s’interroger : « Combien d’âmes abritait Tanga-Nord ? Soixante, quatre-vingts, cent mille, comment savoir exactement ? Aucun recensement n'avait jamais été fait. Sans compter que cette population était en proie à une instabilité certainement unique. Les hommes quittaient la forêt pour des raisons sentimentales ou pécuniaires, très souvent aussi par goût du nouveau. Ils séjournaient ici quelque temps, à l’essai. Certains, assez peu nombreux, trouvaient impensable que l’on danse dans une case, alors que dans la case voisine on pleurait un mort dont le cadavre n’avait même pas encore été mis sous terre : écœurés, ils s’en retournaient tout simplement dans leur village, où ils parleraient de la ville avec tristesse, en se demandant où allait le monde. » (Ville Cruelle p. 24) Le narrateur transpose ici, sans réserve, son imaginaire de campagnard sur la ville. Celle-ci serait un espace anonyme où les gens seraient abandonnés à eux-mêmes. Les modes de vie de la campagne caractérisés par la solidarité et le communautarisme y sont absents. Il est donc évident que les nostalgiques des valeurs traditionnelles n’y trouvent pas leur compte. Au lieu d’affronter les défis culturels qu’impose au narrateur la configuration urbaine, il se réfugie dans un passé idyllique précolonial. Alors que « Tanga-Nord » respire le précaire, l’instable et représente la marge du centre c’est-à-dire l’écart, « Tanga-Sud » en revanche présente la norme. Par ailleurs, si l’on regarde Tanga-Nord comme une zone de transition dans laquelle se négocient les flux et les appropriations multiples entre le centre-ville « Tanga sud » et la campagne « Bamila et ses environs», la ville cesse d’être « cruelle » pour devenir un état de société en mutation et en gestation d’une modernité qui s’opère entre la ville et la campagne, le global « Tanga-Sud » - « Tanga-Nord » 83 et le particulier. En ce sens, il est important non pas de dénigrer la ville de Tanga dans sa configuration centre/ périphérie comme le reflet de l’anormal, de l’écart, mais plutôt comme le signe annonciateur d’un ordre nouveau de la modernité incontournable. La ville comme espace d’appropriation culturelle et de reconstitution d’une modernité africaine La ville comme expression de la modernité en Afrique est le résultat de transferts culturels. Comme telle, elle se plie aux impératifs environnementaux locaux. C’est ainsi que la ville coloniale africaine se reconfigure et accepte en son sein toutes les composantes sociales de son époque : Commerçants européens et locaux, officiers et sous-officiers militaires, administrateurs coloniaux, gardes régionaux, clercs, artisans et ouvriers divers. Cette population multiculturelle, comme en témoigne le narrateur, occupe des champs de pouvoir à des degrés différents : « En remontant plus haut, on pénétrait dans le Tanga proprement commercial. Le « Centre commercial », comme on l’appelait ; on aurait tout aussi bien fait de l’appeler le centre grec. Tout le long des rues, les enseignes sonnaient grec : Caramvalis, Despotakis, Pallogakis, Mavromatis, Michalidès, Staveridès, Nikitopoulos - et l’auteur en passe. Leurs boutiques étaient construites à rez-de-chaussée avec des vérandas où s’installaient des tailleurs indigènes avec leurs apprentis ; elles vendaient tout. Derrière le comptoir, des clercs et des sous-clercs noirs vous invitaient chaleureusement, très chaleureusement. » (Ville cruelle, p. 18-19) La ville de Tanga dans son ensemble est un cosmopolitisme en miniature. Alors que ce cosmopolitisme est marqué à Tanga-Nord par les origines ethniques de ces habitants venus des villages voisins, à Tanga-Sud, il est représenté par les différences somatiques de ses occupants qui sont européens et africains. Les activités sont diverses et chacun y trouve son compte ; même si le narrateur laisse transparaître que les Grecs y sont dominants et dictent la voie à suivre. Ce nouveau monde requiert des habitants ouverts aux influences extérieures. En tant que partisan de l’ordre passé, Banda apparaît comme un perdant ou un inadapté à la mondialisation. Son oncle, tailleur qui exerce à Tanga depuis une vingtaine d’années, le lui fait savoir quand il lui raconte sa mésaventure avec les contrôleurs de cacao. Pour vivre en ville, il faut user de toutes les stratégies de vie et de survie, au besoin, utiliser même la ruse pour tirer son épingle du jeu, si la situation l’exige : Albert Gouaffo 84 « Écoute-moi bien, fils. Vois, je ne suis plus jeune. Il y a vingt-cinq ans que je me tiens ici sur cette véranda à héler les clients. Les blancs, j’en ai vu des tas arriver ; j’en ai vu des tas repartir. J’en sais des choses ! Quand tu étais écolier, te rappelles-tu ? Quand tu habitais chez nous, je te disais souvent : « Fils, les choses vont mal ; le pays se gâte ; nous ne le voyons pas encore ; mais patience ! nous le verrons bientôt. » Eh bien, voilà ! Si tu n’as pas la force, fils, essaie de ruser. » (Ville cruelle p. 55, souligné par nous) Qui ne vit pas la mondialisation la subit. Parfois toutes les stratégies de survie sont permises. Banda aurait dû utiliser la ruse plutôt que la force brute pour vendre son cacao sans heurts, car les contrôleurs et les gardes régionaux qui les assistaient, occupaient des positions de pouvoirs hiérarchiquement supérieures à la sienne. D’ailleurs, il avait entre-temps compris que l’intelligence et la ruse portent plus de fruits lorsqu’on est conscient de sa position peu confortable dans la hiérarchie du pouvoir. C’est ainsi qu’il fait de la défense et de la protection de Koumé, le meurtrier de M. T…, recherché par la police coloniale, son affaire personnelle. C’est grâce à sa connaissance de la ville de Tanga, où il avait fait ses études primaires et dont il maîtrisait mieux les coins et les recoins, qu’il fait du chantage aux Européens et à leur milice, en se moquant de leur dispositif sécuritaire. À ce titre, Banda passe de la victime à l’acteur de la globalisation : « En même temps, il ne pouvait s’empêcher de se livrer au défi intérieur : si les Blancs, pensait-il, sont aussi intelligents qu’on le dit, qu’ils me découvrent tous seuls… qu'ils sachent ce qui s’est passé… Allez-y si vous êtes aussi fort qu'on le dit… Qu’attendez-vous ? ... Venez, mettez-moi la main dessus. Je suis là dans cette foule ; je suis grand, très foncé de peau ; je porte des habits de toile Kaki, je porte une cicatrice au menton ; j’ai de gros yeux qui semblent sortir des orbites… Et malgré tout, vous ne me découvrez pas ? » (Ville cruelle p. 164-165, souligné par nous). Tanga Nord n’est pas constitué uniquement des victimes de la mondialisation. Malgré la dureté de la vie due au choc des imaginaires de la ville et de la campagne, il y a tout de même quelques exemples d’intégration sociale réussie. C’est le cas des jeunes commerçants de Tanga-Nord dont l’arrogance est ainsi décrite par le narrateur : « Mais bientôt, il constata que certains d’entre eux prenaient des allures, manifestaient une certaine supériorité et même quelque distance. Ils entraient, ceux-là, la mine soucieuse, la bouche dédaigneuse, le regard supérieur et vague, la main discriminatoire, la parole peu abondante, discrète. C’était généralement de petits commerçants, récemment enrichis, avec un soupçon d’obésité. » (Ville cruelle p. 70) « Tanga-Sud » - « Tanga-Nord » 85 Vu sous cet angle, on peut dire que Banda est un aigri de la mondialisation lorsqu’il se cantonne dans une vision manichéenne de l’évolution sociale en cours à Tanga. La ville cesse alors d’être un objet de répulsion pour devenir objet de fascination, car la modernité est la possibilité politique et réflexive de changer les règles du jeu social. Elle bouscule la tradition et engendre des valeurs nouvelles. Les subalternes de «Tanga-Nord » ne sont pas des objets manipulables à souhait par leurs patrons « Blancs », mais des sujets dotés d’une conscience individuelle, capable de freiner les élans de la « globalisation d’en haut » et d’impulser une « globalisation d’en-bas » 10 . Ces forces locales freinent la globalisation des valeurs occidentales dans ses aspects les plus mercantiles et pervers en leur opposant une résistance farouche. Par ailleurs, les « petits commerçants » noirs affichant des airs de suffisance, comme l’ont fait jusqu’alors leurs anciens patrons grecs, sont des indices que le champ du pouvoir se reconfigure et que de nouveaux acteurs y pénètrent. Koumé, le mécanicien, refuse la mondialisation aveugle fondée sur l’accumulation sauvage du capital. En pleine colonisation, lui et son équipe ont sans cesse exigé de leur patron grec M. T… le paiement de leur salaire, mais en vain. Même la force militaire et les installations hospitalières sur lesquelles reposait la supériorité des Européens à Tanga n’ont pas suffi pour sauver ce patron qui a succombé aux blessures conséquentes à son agression par ses travailleurs indigènes. Koumé raconte : « - Juge donc toi-même : il ne voulait pas nous payer, ce cochon-là… Je me demande ce qu’il s’imagine : que nous sommes logés dans son ventre, peutêtre : il n’a qu’à manger, et nous, on se remplit. Le salaud ! Le mois dernier, il ne nous l’a même pas encore payé et c’était le treize aujourd’hui, pas vrai ? Figure-toi qu’il trouvait toujours moyen de nous renvoyer chaque fois qu’on allait réclamer la paie. Alors, hier, comme nous en avions assez, nous sommes allés expliquer ça au commissaire de police qui nous a promis de lui parler. Mais qu’est-ce que tu veux bien qu’ils se disent, ces deux-là ? Je te le demande ! ...Ils sont aussi unis que l’ongle et le doigt. » (Ville cruelle, p. 100- 101) Aussi contradictoire que cela puisse paraître, la ville comme symbole de la globalisation récuse toute généralisation, tout culturalisme. C’est aussi un espace de réalisation des libertés et d’épanouissement individuel. Après avoir été jeté injustement en cellule dans le Commissariat de police, Banda est surpris de se voir libéré sans aucune forme de procès par un officier européen qui estimait que ce dernier avait été victime des gardes régionaux : 10 Voir à ce sujet Arjun Appadurai, « Grassroots Globalisation and the Research Imagination », in : Arjun Appadurai (éd.), Globalisation, Durham/ London, Duke University Press 2001, p. 1-21. Albert Gouaffo 86 « - Peut-être qu’elles [Regina et Sabina qui accompagnaient Banda avec le cacao en ville A. G.] t’ont dit, mère, qu’ils m’ont rossé et poché un œil. Mais ce n’est rien du tout, mère, ce n’est vraiment rien ; je n’ai même plus mal. Ils m’ont aussi conduit au commissariat de police. Ça aussi, ça n’a rien été ? Un blanc m’a fait relâcher aussitôt, un gradé de blanc… » (Ville cruelle, p. 119 souligné par nous) Dans ce contexte colonial, l’expérience que Banda vient de vivre, relève de l’extraordinaire. Cette surprise est marquée par le groupe nominal « un gradé de blanc ». La ville favorise les échanges de savoirs, d’idées et donne à ses habitants de nouvelles perspectives. Si la ville a dû être rêvée de façon cauchemardesque, à savoir comme négation et destruction de communautés existantes par le narrateur et le protagoniste Banda, elle s’est à la fois imposée à leur conscience vive comme site naturel de l’expérience d’une reformulation du lien communautaire. 11 Si au tout début de la colonisation, les Africains ont subi, sans regimber, le métarécit occidental qui leur imposait l’obéissance servile, aujourd’hui une autre génération de citadins, d’après le roman, entend changer le cours des choses. La mère de Banda parle de cette frange de la population de la ville de Tanga, comme si elle donnait une leçon de vie à son fils Banda et à sa future belle fille Odilia : « - Vois-tu, commenta la malade, vois-tu, ma fille, tous ces enfants qui abandonnent leurs villages et leurs familles et vont dans les villes, qui peut dire ce qui en résultera ? De notre temps, si un blanc te disait : « Mets-toi à genoux ! » tu ne trouvais rien de mieux à faire que de te mettre à genoux ; ou bien : « Couche-toi sur le ventre, que je te fouette le derrière ! », tu t’aplatissais sur le sol. Aujourd’hui, avec nos fils, ce n’est plus la même chose. Ils ont grandi ; ils nous méprisent parce que nous avons courbé la tête devant les Blancs. Eux, ils marchent fièrement, en se frappant la poitrine, en levant leurs bras, en brandissant leur poing. Les Blancs eux-mêmes leur avaient dit : « Venez donc dans nos écoles ». Ils sont allés dans leurs écoles ; ils ont appris à parler leur langue, à discuter avec eux, à faire des calculs sur les feuilles de papier, tout comme eux. Ils font marcher des machines terribles qui abattent les arbres, creusent les routes ; ils roulent dans les camions à des vitesses infernales ; ils font tout ce que font les Blancs. Alors, ils ne veulent plus être tenus pour de simples domestiques, pour de simples esclaves comme leurs pères, mais pour des égaux des Blancs. Et ces derniers, qu’est-ce qu’ils pensent de tout cela, je me le demande ? Est-ce qu’ils vont accepter de n’être plus 11 Voir à ce sujet aussi Pierre Hartmann, « Des dangers de la ville à la découverte des valeurs citadines : l’itinéraire de Rétif de la Bretonne », in : Hartmann, Pierre (éd.), L’individu et la ville dans la littérature française des lumières, travaux du Groupe d’Etudes du XVIIIe siècle de l’Université des Sciences Humaines de Strasbourg, vol. 8, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 1996, p. 161-181. « Tanga-Sud » - « Tanga-Nord » 87 les maîtres ? ou est-ce qu’ils s’y refuseront ? Dans tous les cas, comment savoir ce qui se produira ? ... » (Ville cruelle, p. 195 souligné par nous) Que la mère de Banda lise la mutation sociale qui s’opère dans la ville de Tanga avec nostalgie (« de notre temps »,… « aujourd’hui »), cela est compréhensible de par son âge, mais ce qui est aussi intéressant, c’est la possibilité de concevoir la mutation comme quelque chose de visionnaire, laissant ainsi le temps au temps. L’utilisation du futur simple (« qui peut dire ce qu’il en résultera » ou bien « comment savoir ce qui se produira ») traduit la prudence et la sagesse de la vieille mère pour prédire l’avenir. Une chose est certaine, d’après cette observation, les jeunes se sont définitivement tournés vers la mondialisation qui se manifeste par leur réception productive des flux culturels venus de l’occident à l’instar de l’éducation, de la fierté de soi, de la maîtrise de l’outil technologique et même de l’exercice des métiers jadis réservés aux Européens comme ceux de commerçants indépendants etc. Conclusion Sans méconnaître la violence asymétrique qui semble caractériser la mondialisation comme processus d’uniformisation du monde tendant vers le village planétaire, l’analyse du roman d’Eza Boto, à la lumière de l’ethnoscape, révèle aussi un autre visage de la globalisation que l’on pourrait appeler, avec Appadurai, la « globalisation d’en-bas » (grasroot globalisation). Celle-ci est caractérisée par des processus d’appropriation et de réappropriation des flux culturels. La globalisation culturelle n’est pas un processus unilatéral dans lequel les cultures ethniquement fortes domineraient les cultures ethniquement faibles. Il s’agit, dans les faits, d’un rapport de pouvoir complexe dans lequel aucune position n’est acquise une fois pour toutes. Ces rapports de pouvoir sont instables, se distribuent et se redistribuent entre centre et périphérie et vice-versa. C’est le cas du commissaire « Blanc » qui rend justice en libérant, en contexte colonial, contre toute attente, Banda. C’est le cas aussi de Koumé qui oppose une fin de non-recevoir à l’exploitation honteuse de l’industriel grec M. T..., Ce sont aussi les jeunes commerçants de Tanga Nord qui s’insèrent très vite dans le circuit de la globalisation de Tanga Sud en la transformant à leur compte. La ville n’est pas seulement « cruelle », elle peut bien être aussi - et l’analyse l’a suffisamment montré - un espace d’accomplissement individuel et de reformation du nouveau lien communautaire. Albert Gouaffo 88 Bibliographie Anderson, Benedict, L’imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme (original américain 1983, traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat), Paris, La découverte, 1996, 2 2002. Appadurai, Arjun, « Grassroots Globalisation and the Research Imagination », in : Arjun Appadurai (éd.), Globalisation, Durham/ London, Duke University Press, 2001, p. 1-21. Appadurai, Arjun, Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation (traduit de l’anglais par Françoise Bouillot, Introduction traduite par Hélène Frappat ) . Préface de Marc Abélès, Paris, Payot, 2001, rééd. 2 2005. (éd. originale américaine Modernity at large. Cultural Dimensions of Globalization 1996). Boto, Eza, Ville cruelle, Paris, Présence Africaine, 1954, rééd. 1971. Césaire, Aimé, Discours sur le colonialisme, Paris, Editions Réclame, 1950, réédit. Paris, Présence Africaine, 1955. 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Mise en scène des colonies dans un espace urbain : Londres 1851, Berlin 1896, Paris 1907 Durant la seconde moitié du XIX e siècle et le début du XX e siècle jusqu’à la veille de la Seconde guerre mondiale une série impressionnante d’expositions a eu lieu en Europe que ce soit en Italie, Belgique, Allemagne, Espagne, aux Pays Bas, en Grande-Bretagne, en France mais également aux États-Unis, en Australie, en Inde, en Cochinchine, au Maroc, en Algérie, etc. Quelle que soit la nature de ces expositions : nationale, industrielle, internationale, coloniale, universelle, elles avaient des objectifs communs, à savoir célébrer le progrès technique et scientifique, le sentiment national et répandre l’optimisme. Elles s’octroient en ce sens une fonction didactique auprès des populations. En ce qui concerne l’Europe, nombre de grandes expositions ont été organisées dans les métropoles coloniales, essentiellement à Londres et Paris, mais aussi à Amsterdam, Bruxelles, et Berlin. Dans ce cadre, il convient de signaler aussi les expositions d’envergure qui ont eu lieu dans des colonies. Pour l’empire colonial britannique on peut citer Sydney (1879), Melbourne (1880), Calcutta (1883) et Bombay (1887). Pour l’empire colonial français, on peut noter l’exposition internationale de Hanoï en 1902 - exposition intéressante du point de vue de la projection de la perspective occidentale dans le monde colonial - , l’exposition franco-marocaine de Casablanca en 1915 appelée par Lyautey « exposition de guerre » et l’ensemble des festivités organisées pour le « Centenaire de l’Algérie » en 1930. Ces festivités qui se déroulèrent tout au long de l’année donnèrent lieu à plusieurs expositions (arts décoratifs et produits sahariens entre autres), à la mise en place de circuits touristiques et à un grand nombre de congrès. On peut signaler pour ce « Centenaire » l’exposition générale d’Oran sur les produits agricoles, mais l’essentiel des manifestations s’est concentré à Alger avec, par exemple, l’inauguration par Doumergue du musée national des Beaux-arts le 5 mai 1930. L’exposition qu’elle soit nationale, internationale, industrielle, universelle ou coloniale est un phénomène urbain par excellence. L’exposition est toujours en rapport avec une ville à tel point que le nom de la ville suivi de l’année de réalisation suffit à dénommer une exposition. Elle est en étroite Sylvie Mutet 90 relation avec la ville, le concept de ville comme centre de relations humaines, de concentration humaine, d’activités intellectuelles, lieu de recherches scientifiques, d’innovations techniques, espace de représentation et vecteur politique. L’exposition appartient au paysage urbain, elle est symbole de la modernité urbaine. L’organisation d’expositions qu’elles soient installées au cœur de la ville ou en périphérie pour avoir des espaces plus vastes - des parcs et des lacs - est considérée comme moteur d’innovations architecturales, elle est le résultat d’une politique d’urbanisme, point d’appui pour la réalisation d’infrastructures nouvelles. Une ville dont la physionomie a été durablement marquée par les Expositions est Paris. On peut citer, parmi d’autres, les constructions suivantes : le pont de l’Alma construit pour l’Exposition de 1885, la Tour Eiffel pour celle de 1889, le Grand et le Petit Palais, la gare d’Orsay, le pont Alexandre III édifiés pour celle de 1900, le musée des Colonies, aujourd’hui Cité nationale de l’Histoire de l’Immigration (CNHI), construit pour l’exposition coloniale de 1931 sans compter les nombreux pavillons qui furent démontés et reconstruits à d’autres endroits de la ville. Les expositions sont non seulement des phénomènes éminemment urbains, mais sont de véritables villes dans la ville, avec leurs portes, leurs avenues et leurs palais, les expositions occupent un espace de plus en plus large au fil des années. 1 Toutes ces expositions sont très vite entrées dans un processus de comparaison entre elles, de rivalités, d’émulation, chaque exposition voulant faire mieux, plus beau et plus grand que la précédente. Comme le succès des expositions se mesurait au nombre des visiteurs, chaque exposition va tenter d’en attirer plus que la précédente. Pour réaliser cet objectif nombre de moyens sont bons : susciter l’étonnement, l’admiration pour les fastes du progrès, répondre à une envie de dépaysement par la présentation de nombreuses nations, faire rêver en présentant des mondes exotiques souvent factices, mais aussi se proposer de satisfaire un certain voyeurisme et un goût du sensationnel. L’objectif ici n’est pas de comparer des expositions entre elles mais d’observer plusieurs phénomènes. Cette observation se concentre sur deux dimensions dans trois expositions. Ces dimensions sont d’une part la mise en scène des colonies dans un espace urbain et d’autre part les traces laissées par ces expositions, même s’il peut sembler paradoxal de vouloir étudier les traces concrètes de manifestations par nature éphémères, et particulièrement difficile d’évaluer un impact identitaire ou un legs mémoriel. Les trois expositions choisies sont de nature différente : la première The Great Exhibition, soit Londres 1851 est une exposition considérée traditionnellement comme la première exposition universelle, la deuxième Berlin 1 Christiane Demelenaere-Douyère (éd.), Exotiques expositions… Les expositions universelles et les cultures extra-européennes, France, 1855 - 1937, Paris, Samogy, 2010, p.108. Métropoles coloniales et expositions 91 1896 est une exposition industrielle nationale, la troisième l’exposition coloniale de 1907 est organisée à Nogent-sur-Marne aux portes de Paris. Ce choix d’expositions différentes de par leur classification permet de voir audelà des catégorisations parfois fluctuantes si les deux dimensions étudiées dépendent ou non de ces catégorisations. Ce choix propose une perspective européenne qu’il conviendrait d’élargir encore en particulier aux expositions qui se sont déroulées dans les métropoles situées dans des territoires colonisés comme Hanoï, Casablanca, Alger mais aussi Calcutta ou Bombay. Et enfin, si Londres 1851 qu’on pourrait considérer comme l’ouverture - au sens musical du terme - du grand spectacle des expositions est bien connu, les deux autres exemples ont été jusqu’à aujourd’hui relativement peu traités. Londres 1851 The Great Exhibition de 1851, qui a été considérée par la suite comme la première exposition universelle, n’est bien sûr pas la première exposition, bien d’autres l’avaient précédé depuis la fin du XVIII e siècle, mais c’est la première à avoir eu un caractère international et à avoir rassemblé plusieurs millions de visiteurs, un peu plus de 6 millions. Cette exposition a eu lieu au cœur de la ville à Hyde-Park, ce choix ayant déclenché de nombreuses discussions et controverses. L’événement architectural est la construction du Crystal Palace, bâtiment de verre et de fer conçu par l’architecte Paxton. L’importance de cette construction ne réside pas seulement dans ses dimensions qui sont de fait gigantesques : la galerie centrale culmine à 30 mètres de hauteur, ce qui permet de conserver un bosquet d’arbres en son centre, le bâtiment mesure 560 mètres de long, cette importance réside aussi dans la durée très courte qui suffit à son édification : 39 semaines ce qui signifie une organisation précise et efficace des travaux auxquels participèrent 2260 ouvriers. Cette construction de par ses matériaux et aussi sa forme ressemble à une gigantesque serre ce qui n’est pas très étonnant puisque Paxton, son architecte, a consacré sa longue carrière à la botanique et à la culture des plantes, domaines pour lesquels il fut un divulgateur important. Ce palais marque le début d’une phase dans les expositions qui se doteront, le plus souvent à titre éphémère, de constructions d’accueil pour les exposants toujours plus impressionnantes les unes que les autres. Il représente également une innovation architecturale dont le style sera repris dans plusieurs autres expositions. Ce palais réunit du 1 er mai au 15 octobre 1851 quelque 14 000 exposants de 26 pays différents sans compter les colonies britanniques dont 15 sont représentées. Cette exposition attirera plus de 6 millions de visiteurs. Pour beaucoup d’entre eux, c’est la première fois qu’ils se rendent à Londres, ce Sylvie Mutet 92 qui est vrai même pour un certain nombre de Britanniques. Il s’agit là d’une énorme célébration du progrès et de la technique, mais pas seulement. Dès les premières expositions britanniques, l’Inde est très présente. Elle est le joyau de l’Empire colonial britannique et depuis le XVI e siècle, elle est champ de rivalités entre les pays occidentaux qui y installent des comptoirs commerciaux. Ces rivalités se jouent entre le Portugal, les Pays-Bas, la France, le Danemark et la Grande Bretagne. L’entreprise de colonisation britannique en Inde devient systématique à la fin du XVIII e siècle. A l’heure des premières expositions britanniques Londres 1851 et Dublin 1853, elle est présente dans l’imaginaire britannique. Lors de ces deux expositions on présente de riches collections recueillies entre autres par l’East India Company. La Commission française à l’Industrie des Nations a rédigé un rapport sur l’exposition que l’on peut lire dans les différents volumes de ces « Travaux ». Dans le tome 1, on trouve la partie intitulée : Les Indes représentées à l’exposition universelle de 1851. Cette partie qui fait suite à une histoire de l’Inde jusqu’à cette période commence ainsi : « Afin que le lecteur pût connaître parfaitement la situation de l’Inde, il a fallu lui montrer comment les peuples les plus avancés de cette grande contrée ont subi tour à tour le joug et l’exploitation du conquérant ; malheureusement, chez le vainqueur, un semblable rôle n’a pas toujours paru celui de la modération, de la justice et de l’humanité. » 2 Le ton des relations franco-britanniques est donné. Cependant la Commission décrit très positivement le palais de Paxton : « Essayons de le montrer tel qu’il apparut à l’admiration universelle dans le Palais de fer et de cristal qui symbolisait à la fois la force et la splendeur de l’Angleterre. » 3 Et un peu plus loin : « [Les âges de l’Inde] transportés par une fée moderne dans un palais diaphane où resplendissaient les chefs-d’œuvre de l’univers ; des trésors vont s’offrir à nous, tels que jamais n’en ont conçu les imaginations les plus fécondes qui dépeignaient les enchantements des Mille et une Nuits. 2 Commission française à l’Industrie des nations: « Les Indes représentées à l’exposition universelle de 1851 », in : Exposition universelle de 1851. Travaux de la Commission française à l’industrie des nations publiés par ordre de l’Empereur, tome 1, Paris, Imprimerie impériale, 1862, p. 406. 3 Ibid., p. 407. Métropoles coloniales et expositions 93 Pour la première fois, en 1851, une exposition complète a fait connaître aux nations l’ensemble de ces trésors, en si grand nombre ignorés, que renfermaient les Grandes Indes. » 4 Tout est dit en ces quelques lignes : apologie de la modernité et du progrès, vision onirique des espaces lointains, désir d’universalité. Ce rapport sur les produits exotiques, les objets somptueux et aussi les produits alimentaire et l’artisanat va se prolonger sur une centaine de pages. Le rapport va mentionner aussi longuement l’éléphant d’Asie, sa physionomie - en s’appuyant sur les travaux de Buffon -, les travaux qu’effectue cet animal et l’objet de prestige qu’il représente. La Commission, se basant sur une description fastueuse de l’éléphant utilisé par les radjahs et autres princes comme trône ambulant, mentionne tout l’équipage offert par le radjah de Mourchedabad à sa majesté et : « La reine Victoria, pour embellir l’exposition de l’Hindoustan, s’est rangée parmi les exposants ; elle a placé dans le Palais de Cristal le simulacre d’un éléphant qui portait la riche parure dont je n’ai rappelé qu’imparfaitement la somptuosité. » 5 A nouveau tout est dit : la volonté de puissance, le goût de l’exotisme, la magnificence des objets présentés qui vont fasciner le public, le côté simulacre, la vocation didactique. Cependant il manque un point. Dans la mise en scène des colonies prend place la mise en scène des colonisés. On aurait pu penser à ce propos qu’il y avait eu, au cours du temps, une sorte d’évolution du plus anodin vers le plus sensationnel, passer par exemple de la simple exposition de produits coloniaux à une exposition de ces produits présentés par un ressortissant de leur pays d’origine puis à des agencements flattant plus le désir d’exotisme pour arriver en dernier lieu aux « villages indigènes », reconstitution de villages volontiers africains animés par des « indigènes » jouant leur propre rôle - scénographie qui atteint son apothéose dans l’exposition coloniale de 1931 à Paris. Mais il semblerait que cette évolution vers la déshumanisation n’existe pas et qu’on entre de plain-pied dans des mises en scène suscitant des sensations violentes. Ainsi Catherine Servan-Schreiber (2002) décrit ces mises en scène dans son article « L’Inde et Ceylan dans les expositions universelles (1851-1931) » s’appuyant sur un texte de Théophile Gautier de 1852 : « Mais au fur et à mesure qu’il s’avance dans les salles, celui qui n’a pas daigné jeter un seul coup d’œil sur les « monstres de cuivre et d’acier » s’épouvante des effroyables mises en scène qui l’attendent. Mus par un vaste 4 Ibid., p. 408. 5 Ibid., p. 489. Sylvie Mutet 94 système de perches, à mi-chemin entre l’équilibrisme du cirque et l’évocation du gibet, des pénitents hindous, suspendus en l’air par des crocs placés sous les muscles des omoplates, tournoient en ronde aérienne au-dessus des spectateurs. Cette pratique de mortifications expiatoires exercées sur le corps existe bien, en effet dans la tradition indienne des pèlerinages et des vœux aux divinités, mais elle est le fait de minorités de dévots, et, hors de son contexte, elle ne peut paraître aux visiteurs que comme une acrobatie « hideuse » et « monstrueuse ». Plus loin, mais dans un autre registre, on a choisi de sortir des criminels indiens (ou supposés tels) de leur prison, les Thugs, pour les exhiber, « occupant à des travaux d’industrie, leurs mains qui ne savaient que serrer des gorges râlants ». » 6 Les témoignages que Gautier publie dans deux articles « L’Inde à l’exposition universelle de Londres » et « Les barbares modernes à l’exposition universelle de Londres » sont révélateurs de l’ambivalence qui peut animer le visiteur. Gautier déborde d’enthousiasme lorsqu’il se rend à Londres en 1851, il n’y va que pour « voir » l’Inde dont il a une représentation mentale féérique construite au travers de ses lectures - il cite les Mille et une Nuits, mais aussi Les lettres sur l’Inde du prince S*** et au travers de représentations picturales et graphiques - il cite les gravures de Martynn 7 . « Aussitôt que nous eûmes débarqués à Londres, nous courûmes au Palais de Cristal, qui est lui-même une merveilleuse construction que l’on placerait volontiers dans l’Inde, au bord d’un de ces étangs consacrés où l’on nourrit les crocodiles des temples, ayant pour fond une de ces forêts dont nous parlions tout à l’heure, et soutenue par des terrasses de marbre blanc, sur les rampes desquelles des paons laisseraient traîner les constellations de leur queue ; il est d’une légèreté toute féérique et soutient vaillamment dans l’air ses millions de miroirs, enchâssés dans le cadre d’une frêle armature bleue et blanche ; sa façade lamée d’argent et d’azur s’épanouit comme un immense éventail […]. Quand le soleil donne sur cette colossale cage de verre, sur cette énorme serre chaude de l’industrie qui englobe, avec les mille chefs-d’œuvre du génie humain, de grands arbres à leur aise là comme dans la clairière d’une forêt […] on ne saurait méconnaître le génie de l’Inde approprié aux besoins de l’industrie anglaise. » 8 6 Catherine Servan-Schreiber, « L’Inde et Ceylan dans les expositions coloniales et universelles (1851-1931) », in : Bancel, Nicolas & al., Zoos humains. Au temps des exhibitions humaines, Paris, La Découverte, 2002, p. 160. 7 John Martin 1789-1854 ou Martynn selon l’orthographe qu’adopte Gautier, habituelle au XIX° siècle, peintre et graveur anglais. 8 Théophile Gautier, « L’Inde à l’exposition universelle de Londres », in : même auteur, Œuvres complètes II. L’Orient. Tableaux à la plume, Genève, Slatkine Reprints, 1978, p. 311. Métropoles coloniales et expositions 95 Cet extrait nous montre bien que pour l’auteur, c’est l’Inde qui domine cette exposition, il s’attend à retrouver « exhibée » l’image qu’il s’est construite, mais en même temps il n’est pas dupe, il sait aussi qu’il va voir une reconstitution, une réduction, une mise en scène, un simulacre. « Heureusement les Anglais sachant que nous sommes trop pauvres ou trop casaniers pour ne jamais faire ce voyage féérique, ont mis l’Inde toute entière dans des caisses et l’ont apportée à l’exposition […]. Et le gigantesque empire, berceau de l’humanité, aujourd’hui province anglaise, a été rangé trèsartistement et très-méthodiquement dans des cases et catalogué avec le même flegme que la coutellerie de Sheffield ou de Birmingham. » 9 Sa description des objets exposés montre bien les essais de miniaturisation, de sélection des organisateurs qui exposent « des échantillons desséchés et flétris, enfermés dans des fioles ou des boîtes [que] l’imagination a bientôt fait verdoyer en feuilles énormes et bizarres » 10 . Dans ses voyages imaginaires en Inde Gautier a aussi rêvé les villes : « Quelles silhouettes de villes prodigieuses nous nous sommes dessinées à l’horizon du rêve, sur les rougeurs d’un couchant fantastique, pagodes indiennes, minarets mahométans, dômes, coupoles, tours, toits en terrasse entre lesquels jaillissent les palmiers, longues bandes de murailles crénelées, portes triomphales, caravansérails […]. » 11 Et comme pour répondre à ses rêves, les réaliser virtuellement, le Palais de Cristal contient la ville, propose à ses visiteurs Lahore - conquise par l’armée britannique seulement trois ans auparavant : « Si vous le permettez, nous nous arrêterons aujourd’hui à Lahore, qui se dessine là-bas sous une cage de verre ; une étape de trois mille lieues fatigue, même quand on ne la parcourt que la plume à la main. Il est vrai que ce n’est pas Lahore elle-même, mais seulement le modèle de Lahore. […] Non contente d’avoir apporté le sol, les plantes, les animaux, la Compagnie des Indes a exposé une ville tout entière, afin que l’on pût se faire une idée complète de son empire oriental. Elle a transporté la population sous forme de petites maquettes de terre coloriée, modelés par les habitants eux-mêmes, qui font pénétrer intimement dans la vie des différentes castes. » 12 Le thème de la ville sera repris - comme nous le verrons plus loin - dans différentes expositions avec une autre compréhension de la miniaturisation 9 Ibid., p. 301. 10 Ibid., p. 316. 11 Ibid., p. 310. 12 Ibid., p. 318-320. Sylvie Mutet 96 et de la « cage ». Pour Gautier, même si l’Inde est mise en cage, en boîte, « il ne manque rien à l’immense collection », il reconnaît dans les petits personnages de terre cuite les miséreux de l’Inde, ces « millions d’individus, parqués fatalement dans la caste dont ils ne peuvent sortir » et il considère que « toute leur vie misérable est racontée naturellement et sans emphase dans ces naïfs petits groupes de terre cuite, Inde complète en miniature ». 13 Et c’est pour terminer la description des aspects moins chatoyants de l’Inde qu’il décrit les pénitents, mentionnés ci-dessus, en précisant que « le côté hideux de l’inde n’est pas même caché ». Si Gauthier plaint sincèrement ces personnages, il ne s’insurge pas contre leur exhibition, contre le principe de l’exhibition humaine. Les commentaires, descriptions sous forme parfois de chevauchées romantiques mais par ailleurs aussi les constatations sans illusions que nous livrent Gautier, expriment assez bien le mélange fascinationdégrisement, saine curiosité-« voyeurisme », le paradoxe interne à l’exposition à la fois mise en cage et exhibition. Dans les textes de Gautier le mot « cage » revient souvent : le Palais de Cristal est lui-même cage de verre, on a mis l’Inde en cage, on a mis Lahore sous une cage de verre, etc. Ce mot nous renvoie bien sûr aux concepts de cirque, de zoo et d’emprisonnement. Quelles sont les traces laissées par cette exposition ? Au niveau architectural : rien. Le Crystal Palace est démonté en 1852 et reconstruit à 10 kilomètres de Londres sur les collines de Sydenham, il devient musée historique et abrite surtout des copies de statues grecques ; il est aussi lieu d’expositions temporaires et de conférences diverses. Ce musée qui sera détruit accidentellement lors d’un incendie en 1936 est considéré comme pionnier de la muséographie moderne mettant l’accent sur la divulgation, le choix d’exposer des copies, le caractère temporaire de certains secteurs. Les expositions vont parfois être à l’origine de l’ouverture de nouveaux musées comme le Museum of Ornamental Art en 1852. Un autre phénomène intéressant réside dans les échanges entre musées et expositions et l’acquisition par les musées d’objets venant des expositions. Une gare qui portait le nom du palais a été fermée dans les années 1950. Le site du Crystal Palace reconstruit est aujourd’hui aménagé en un grand parc qui abrite un centre sportif et a gardé le nom d’origine. Au niveau de l’impact sur les représentations de soi et de l’autre, Andrew Thompson (2006) s’interroge sur la construction d’une britannicité (« Britishness ») au travers des expositions et sur l’éventuelle émergence d’un sentiment d’appartenance à un empire. Dans son étude qui envisage un siècle d’histoire (1851-1951) et trois expositions (Londres 1851, Wembley 1924 et Londres 1951), il considère qu’en 1851 l’empire arrivait sur la scène nationale comme un jeune acteur prometteur qui atteindra le sommet de sa carrière à Wembley pour décliner ensuite et que la notion d’identité « impé- 13 Ibid., p. 340. Métropoles coloniales et expositions 97 riale » des Britanniques suit cette évolution au sein d’une ambigüité entre dimension intérieure - nationale, et dimension extérieure - ultramarine. Le grand nombre de publications sur l’exposition de 1851 qui traitent le phénomène a différents niveaux politique, économique, industriel, mais aussi colonial, identitaire etc. témoigne par ailleurs de la force de l’impact et de la consistance de ce legs mémoriel. Il faut cependant aussi considérer que ces publications émanent dans la très grande majorité d’auteurs britanniques. Berlin 1896 Le fait de savoir s’il fallait ou non organiser à Berlin une grande exposition, voire une exposition universelle, a été l’objet de discussions pendant des décennies au moins depuis la fondation de l’Empire en 1870. L’Allemagne avait bien sûr participé à la plupart des grandes expositions depuis Londres 1851. Elle avait par contre refusé de participer en tant que monarchie à l’exposition universelle de 1889 à Paris qui célébrait le centenaire de la Révolution. De nombreuses expositions régionales ou nationales avaient eu lieu en Allemagne, comme celles de Berlin en 1844 et 1879, la dernière ayant accueilli plus de deux millions de visiteurs. Bismarck et Guillaume II étaient contre l’idée d’une exposition universelle. Lorsque Bismarck fut remplacé par Leo von Caprivi qui était plus favorable à l’idée d’une exposition, l’empereur lui envoya une lettre, datée du 20.07.1892 dont le passage suivant est souvent cité : « La notoriété des Parisiens empêche les Berlinois de dormir. Berlin est une grande ville, une métropole mondiale (peut-être ? ), il faut donc qu’elle ait une exposition […] Ceci est entièrement faux. […] Paris est - ce qu’espéronsle Berlin ne sera jamais - la plus grande maison de prostitution du monde, de là son attractivité même en dehors des expositions. A Berlin rien ne retient l’étranger, si ce ne sont les quelques musées, châteaux et les soldats; en six jours, son guide rouge [le Baedeker] à la main, il a tout vu, et, soulagé, poursuit son chemin avec le sentiment d’avoir accompli son devoir. Le Berlinois n’est pas conscient de tout cela et le prendrait très mal si on le lui disait. Mais c’est précisément cela qui constitue l’obstacle à une exposition. » 14 Il semblerait que Guillaume II ait craint que comme le touriste ne séjourne de toute façon pas longtemps à Berlin, une exposition de grande envergure 14 Lettre de Guillaume II, empereur d’Allemagne au comte von Caprivi du 20.07.1892, in : Rich, Norman et Fischer Max Henry (Ed.): Die geheimen Papiere Friedrich von Holsteins. Edition Allemande de Werner von Frauendienst. Göttingen: Musterschmidt 1956-1963, Vol. 3 "Briefwechsel 30. Jan. 1861 - 28. Dez. 1896", p. 375. Le texte est traduit de l’allemand par l’auteur de l’article dans le simple but de faciliter la lecture. Sylvie Mutet 98 ne puisse pas être un succès. Les raisons de l’aversion profonde de Guillaume II pour les expositions internationales sont peu claires et objet de spéculation. Il fut donc décidé d’organiser une exposition industrielle nationale. L’espace choisi est celui du parc de Treptow, immense espace d’environ 100 hectares, le plus grand qui, à cette époque, n’ait jamais été consacré à une exposition. De nombreux travaux furent réalisés dans ce parc, lac artificiel, nombreux bâtiments. Cette exposition accueillera plus de 7 millions de visiteurs malgré le mauvais temps de l’été 1896. Ce qui nous intéresse dans cette exposition est tout d’abord la partie exposition coloniale qui a été décrite avec beaucoup de précision dans le rapport officiel intitulé : « Deutschland und seine Kolonien im Jahre 1896 ». Ce rapport officiel de l’exposition coloniale est intéressant à étudier, même s’il faut bien sûr tenir compte du fait qu’il s’agisse précisément d’un rapport officiel. Il s’agit d’un gros ouvrage de 368 pages - sans les annexes dédié à son Altesse le duc Johann Albrecht, régent du grand-duché de Mecklembourg-Schwerin, protecteur de l’exposition coloniale allemande de 1896. Cet ouvrage est illustré par Rudolf Hellgrewe, illustrateur connu pour ses représentations coloniales. La rédaction en est confiée à Gustav Meinecke, mais de nombreux autres auteurs interviennent dans l’ouvrage. Le rapport est organisé en deux grandes parties, une « partie générale » comprenant 5 chapitres : Les « villages indigènes » ; Le domaine économico-scientifique ; Commerce et évolution ; Les missions ; Les colonies allemandes. Suit la « partie scientifique » composée de 4 chapitres : cartographie ; « Völkerkunde » (étude des peuples) ; Zoologie ; Botanique ; Géologie des protectorats allemands. L’ouvrage se termine par la liste des produits primés, la liste des exposants, un plan de l’exposition et une série de 20 planches d’anthropométrie et d’ethnologie. Dans l’introduction il est expliqué qu’il était nécessaire d’organiser une exposition coloniale même si son succès était incertain. L’opinion dominante est, en cette fin de XIX e siècle, qu’un État ne peut devenir une grande puissance internationale s’il n’a pas de colonies. L’auteur laisse sentir aussi le désintérêt de la population pour les colonies. « L’entreprise de vouloir montrer après quelques années d’activité coloniale à un public a priori critique une image des colonies allemandes relevait d’une certaine audace. [Cette entreprise était indispensable] car s’il fallait combattre la regrettable ignorance de vastes cercles de la population, on pouvait aussi avoir l’espoir de convaincre ceux qui s’opposaient au projet colonial de l’erreur de leur point de vue. » 15 Ce désintérêt existait aussi en France et en Angleterre, il explique en partie la volonté de présenter ces colonies sous un aspect le plus attrayant et divertis- 15 Deutschland und seine Kolonien im Jahre 1896, Berlin, Verlag Dietrich Reimer, 1897, p. 1. Métropoles coloniales et expositions 99 sant possible, en faisant appel à des réactions de curiosité et de fascination par le sensationnel. Dans le chapitre sur les « villages indigènes » le rapport nous décrit dans un style un peu lyrique le parcours que suit le visiteur. Le visiteur arrivait tout d’abord au Cameroun et voyait les pirogues aux fantastiques sculptures, il pouvait observer un comptoir commercial de brousse et différentes huttes dans un village Duala, puis il arrivait chez les Togolais où se trouvaient trois maisons carrées en torchis flanquées de deux huttes rondes. Le visiteur découvrait alors l’étang aux carpes sur lequel des Noirs en pirogue se déplaçaient en chantant au son du tam-tam. Au milieu de l’étang qui scintillait des couleurs de l’arc-en-ciel, murmurait un jet d’eau. Cet étang peut être considéré comme la perle de l’exposition affirme l’auteur de ce chapitre. Selon l’auteur, le groupe des « autochtones » se composait de : 4 Batangas, 15 Duala, 26 Togolais, 21 Souahéli, 2 Wakonde, 17 Massaï, 1 Wanjoro, 5 Herero, 4 Hottentotes, 8 Nouveaux-Guinéens, soit en tout un peu plus d’une centaine de personnes. Toutes ces personnes sont décrites avec une grande précision dans un style qui mélange les remarques pragmatiques aux descriptions racistes et à un enthousiasme naïf. Leurs activités et occupations sont également décrites avec précision : danses, défilés, tissage, ferronnerie, chants et surtout la préparation des repas qui semble avoir le plus marqué les visiteurs. L’emploi du temps de leur journée précis, strict et rigide est présenté dans tous ses détails, un peu comme on l’attendrait d’un programme de colonie de vacances. Il est précisé combien les organisateurs avaient tout prévu pour prendre soin des indigènes au niveau des habitations, de la nourriture, de l’habillement et du contrôle médical. Ainsi pour respecter les coutumes et le bien-être des indigènes, ceux-ci préparaient euxmêmes leurs repas sous les yeux des visiteurs. Au niveau du suivi médical il ne put être évité que certains tombent malades et meurent essentiellement de pneumonie, l’été 1896 ayant été particulièrement froid et pluvieux. On peut lire aussi que les Camerounais durent effectuer quelques exercices. Le duc de Mecklembourg ne voulait pas croire que les Camerounais pouvaient communiquer par tam-tam des informations précises, ils durent se plier à certains exercices pour démontrer au duc qu’ils ne trichaient pas. Pour conclure sur cet ouvrage, on peut noter que sur l’ensemble du livre seules environ 150 pages sont directement consacrées à l’exposition, c’est-àdire que le titre de l’ouvrage L’Allemagne et ses colonies en 1896 est justifié. L’exposition apparaît donc comme un prétexte à une présentation générale des colonies. Tout le texte vise à donner un aspect gentil et bon enfant à ces exhibitions. Il y eut bien entendu des protestations, elles émanaient souvent de missions religieuses qui considéraient qu’exposer ces personnes à la curiosi- Sylvie Mutet 100 té humaine leur était très nuisible et certains se demandaient si de telles expositions pouvaient avoir une quelconque justification. La mise en scène coloniale effectuée à Berlin, celle des « villages indigènes », n’a rien de spécifique, ni de tout à fait nouveau. Cette mise en scène est dans la lignée des zoos humains que l’on distingue des Expositions dans la mesure où les zoos humains, les exhibitions dans les parcs d’attraction ou foires relevaient de l’économie privée, alors que les expositions relèvent du domaine étatique. Les « villages exotiques » datent de 1874, « inventés » par Carl Hagenbeck, ils apparaissent lors de l’exposition universelle de 1889 à Paris, où 400 indigènes sont venus « jouer » dans un décor fictif leur vie quotidienne, mais déjà des Javanais avaient animé un village à l’exposition d’Amsterdam en 1883. L’exposition dans la ville et la ville dans l’exposition Dans l’exposition Berlin 1896 on trouvait une partie « industrielle » montrant essentiellement des innovations techniques, la partie coloniale que nous venons de présenter, au bord de la Spree la reconstitution d’un quartier de Berlin à l’époque médiévale et une autre reconstitution appelée « Le Caire ». Il s’agit d’une reprise de la « Rue du Caire » présentée la première fois à Paris en 1889 mais en beaucoup plus grand. Ces « rues du Caire » constituent une thématique exotique souvent reprise : « A Paris, Chicago, San Francisco, Berlin, Milan cette étroite rue arabe, avec ses maisons adossées les unes aux autres, ses minarets et ses boutiques envahissantes, peuplée de centaines d’Arabes en costume, de fakirs, de jongleurs, de marchands, de femmes voilées, de singes et de chameaux constitue le meilleur exemple de l’interprétation superficielle que les expositions donnent aux cultures extra-européennes. » 16 Il y a deux éléments qui jouent un rôle important pour l’évolution des expositions et donc aussi pour la représentation de la ville. En 1867, à l’exposition universelle de Paris, l’exposition sort du palais pour s’articuler en plein-air. L’institution des pavillons nationaux s’instaure et tout un microcosme de pays lointains vient couvrir le Champ de Mars. La restitution d’un Okel - caravansérail - trouve sa place presque grandeur nature hors du palais. Les animaux qui s’y déplacent sont alors censés sensibiliser à la nature exotique et des autochtones animent ces décors. Cette présence d’autochtones constitue le deuxième élément, nous sommes loin des petits personnages de terre cuite du Lahore de Londres. A l’exposition d’Amsterdam en 1883, dans 16 Linda Aimone / Carlo Olmo, Les expositions universelles 1851-1900, Paris, Édition Belin, 1993, p. 17 (pour la traduction française). Métropoles coloniales et expositions 101 l’évocation du village javanais ce sont aussi d’authentiques Javanais qui font vivre ce lieu, en une réalité animée, l’objectif étant d’augmenter le magique de la représentation. En 1889 la « Rue du Caire » est beaucoup plus qu’une rue. Il s’agit de tout un quartier qui présente sur environ 1000 m 2 trois portes monumentales, deux mosquées, un sabbil-kuttab (petite construction fontaine-école caractéristique du Caire), des boutiques, des habitations, des cafés, un minaret reprenant celui de la mosquée de Qaybay dominant l’ensemble. Il ne s’agit pas seulement d’un ensemble architectural ou urbain mais d’un grand nombre d’animations, les âniers - environ une centaine - proposant leurs promenades à dos d’âne sont restés célèbres, également les bateleurs, les musiciens, les danseurs, les commerçants, artisans, danseurs, les almées venant prétendument de la vallée du Nil. Cependant cette projection idéale ne correspond pas à la réalité architecturale comme le constate le comte Delort de Gléon, alors commissaire de l’exposition : « J’ai dû faire la rue du Caire un peu plus large que ne l’est d’ordinaire une vieille rue arabe, et cela à mon grand regret, car c’était la suppression des enchevêtrements pittoresques de moucharabiehs d’un côté à l’autre de la rue. […] Les maisons du Caire sont souvent dans les dimensions adoptées au Champ de Mars, mais souvent aussi plus élevées. J’ai évité le cas de maisons trop hautes à cause des complications de construction que cela eût amenées. Enfin, si l’on trouve au Caire nombre de minarets plus élevés que celui du Camp de Mars, on en trouve aussi beaucoup de plus petits. » 17 Cette reconstitution sera un énorme succès et attirera nombre de visiteurs qu’elle attire par son originalité architecturale - c’est la première réalisation de ce type -, par la présence de ces nombreux figurants qui présentent des manières de faire et des modes de vie et par le grand nombre d’attractions qui donne à l’ensemble un caractère forain. La ville n’est plus en cage ou sous une cage de verre comme le Lahore de Londres, cependant la volonté de synthèse qui va animer ce genre de reconstitution produit en quelque sorte aussi un « effet cage » où doit être réuni, montré, vendu tout ce que l’Occidental considère comme essentiel de la culture autre, en l’occurrence ici la culture arabe. Ces reconstitutions, même si elles sont conçues par des connaisseurs correspondent bien plus aux attentes d’un public épris d’exotisme qu’à une réalité architecturale ou sociale. Au parc de Treptow la mise en scène est plus grandiose encore. « Le Caire berlinois » présente un ensemble de rues avec leurs maisons, boutiques, ateliers d’artisanat, restaurants, une reconstitution de la pyramide de Cheops, des mosquées et une grande arène sur laquelle se déroulent diffé- 17 Delort de Gléon, L’Architecture arabe des khalifes d’Egypte à l’exposition universelle de 1889. « La rue du Caire », p. 10. Sylvie Mutet 102 rents spectacles comme la parade des Bédouins, des simulacres de fêtes religieuses, la garde montée à chameaux du Khedive, etc. Environ 400 personnes Nubiens, Palestiniens, Tunisiens, Algériens, Égyptiens avaient été embauchées pour faire vivre le lieu. La reconstitution de cette « Ville arabe » comme fut aussi nommée ce lieu, fut organisée avec l’aide d’Abbas II Hilmi (Khédive d’Égypte de 1892 à 1914) et de différents collectionneurs berlinois d’art oriental. Un personnage qui nous a laissé un témoignage intéressant sur le Caire berlinois est Friedrich Naumann dans ses Lettres des expositions. L’introduction dans laquelle il nous décrit l’effet général que suscite l’exposition est impressionnante : « Un bric-à-brac infini ! Il est tout à fait impossible d’imager le nombre de choses que l’on peut voir ici. On n’est plus qu’une fourmi parmi 50 000 autres qui arpentent leur fourmilière constituée de tous les matériaux de l’Ancien et du Nouveau Monde. Toutes les époques, tous les paysages, toutes les formes de ventes sont rassemblées. Des paysages alpins, un phare, Le Caire, l’Afrique de l’Est, un salon américain, le pôle Nord, une filature, une imprimerie, un dépôt de meubles, l’électricité, le tramway, une ménagerie, des guinguettes, […], c’est à s’enfuir. » 18 Il est clair que ce qui intéresse le plus Naumann, c’est la technique et ses progrès. Dans cette lettre de trente pages il va donc accorder plus de place à cette dimension. Relativement au début de sa lettre il présente l’exposition coloniale et il est assez surprenant de noter que dans cette présentation il effectue un amalgame entre ce qu’il appelle « la ville arabe » et les villages des « peuplades sauvages ». Pour lui ce sont ces deux parties qui constituent l’exposition coloniale. Il considère que ces deux parties permettent « une meilleure connaissance des colonies allemandes » même si les branches des palmiers de la ville arabe pendent tristement et que les grands « Biergarten » n’ont rien de particulièrement arabe. Plus loin dans sa lettre il revient de façon assez inattendue, entre la présentation des ballons militaires et celle des machines à coudre, sur la restitution de la ville du Caire. La description qu’il en fait montre son scepticisme par rapport à ce genre de reconstitution : « La partie « Le Caire » est un monde en soi. Au pied de la pyramide, à l’ombre des palmiers et minarets, sous les cris arabes : « Baba, Bakchich » on quitte l’Europe cultivée, on entre dans une autre culture, une culture lointaine. Des amis qui ont vu le Nil, la Syrie ou Tunis nous assurent que les ressemblances sont grandes. Quand on voit les âniers, les chameliers, les 18 Friedrich Naumann, Ausstellungsbriefe Berlin/ Paris/ Dresden/ Düsseldorf 1896-1906, Basel, Birkhäuser Verlag, 2007, p. 15. Le texte est traduit de l’allemand par l’auteur de l’article dans le simple but de faciliter la lecture. Métropoles coloniales et expositions 103 femmes du désert, les pur-sang arabes, les héros vindicatifs aux longs fusils d’un autre âge, on revoit des éléments de pays que nous connaissons depuis l’enfance des cours de religion, cependant on ne découvre bien sûr ni leur piété, ni leur ingéniosité mais on nous montre bien plus leurs coutumes et leur sensualité. […] Il est étonnant de voir dans une pièce avec d’antiques colonnes égyptiennes une imprimerie moderne avec une composeuse mécanique qui imprime « Le petit Journal du Caire », des serviteurs arabes qui servent de la bière de Munich, des demoiselles berlinoises sur des ânes nubiens ! Et la pyramide elle-même n’est qu’un décor de théâtre. Tout n’est que simulacre, mais bien sûr simulacre gigantesque, multicolore et suggestif, pièce à grand spectacle où des centaines d’Asiatiques jouent leur propre rôle tout au moins autant que le permet le capricieux soleil berlinois. » 19 Même si Naumann semble mal informé sur la réalité des colonies allemandes en y incluant l’Égypte et même si sa classification des figurants sous le terme « asiatiques » semble abusive, son analyse du Caire berlinois ne manque pas de justesse en ce qui concerne les aspects « simulacre ». Il existe aussi un petit fascicule de l’époque qui nous montre aussi l’entremêlement des aspects exotiques et forains de ce genre de reconstitution. Il s’agit des Vues du Caire à l’exposition industrielle de Berlin 1896. Dans la brève introduction ne manque pas la référence à Shéhérazade déclarant à Haroun-al- Rachid : « Celui qui a vu la ville, doit avouer qu’il n’existe aucun plaisir des yeux qui lui soit supérieur ». L’introduction prévient aussi - comme l’avait déjà fait Delort de Gléon que Le Caire s’est profondément transformé dans les trente dernières années et que seule la vieille ville conserve une architecture « typiquement arabe ». Ce fascicule d’un format carte postale fait découvrir avec des illustrations couleurs les 16 sites de la ville qui devraient retenir l’attention du visiteur. Pour en citer quelques-uns, on y trouve la mosquée el-Maija où les figurants musulmans effectuent la prière du vendredi, la Bab-es-Zuwele, porte monumentale, un Sebil - fontaine publique portant des inscriptions poétiques, la rue du bazar, les chameliers et les âniers, la Bab en Nasr l’autre porte, la mosquée Kait Be avec son minaret de 33 mètres, etc. L’avant-dernière illustration mentionne qu’il est clair que l’Égypte s’est adaptée ici au goût berlinois et qu’en sortant du temple d’Edfu on trouve sur sa droite une vraie « Berliner Weissbierkneipe », indication qui confirme les précédentes. Quant à la dernière illustration, elle montre un théâtre-chantant où se déroulent des spectacles de danse et de chants où brillent de langoureuses Orientales. Arrivés à ce stade de la description et de l’analyse, on peut reprendre les deux questions que pose Naumann à la fin de sa lettre, à savoir : « Qu’est-ce qui différencie une exposition d’une foire ? » et « Quelles sont les relations entre exposition et commerce ? » Ces deux questions sont liées et on peut 19 Ibid., p. 34-35. Sylvie Mutet 104 considérer que ce sont les nécessités et volontés commerciales qui déterminent l’aspect forain des expositions et de l’implantation d’une ville fictive. L’exposition, quelle que soit sa nature, reste une fiction de par la façon dont sont choisis, présentés, éclairés, mis en scène les « objets » exposés. Dans la reconstitution de la ville l’architecture se fait récit, elle nous renvoie, comme le disait Gautier, à des récits antérieurs qui ont constitué des imaginaires. L’exposition est en ce sens une forme de discours. Dans notre cas, en organisant une exposition, la métropole coloniale discourt sur sa volonté de puissance, exhibe ses conquêtes, « argumente » de façon ostentatoire pour imposer une certaine vision du progrès, de la « civilisation ». L’exposition, quant à elle, conte un monde - ici une ville - construite selon un certain mode de représentations aussi bien mentales, qu’idéologiques et mythiques. La ville fictive issue de récits crée à son tour un récit qui peut être mythique, national et colonial. A la façon des poupées russes, nous avons alors une ville fantasmée ici celle du Caire dans une autre ville fictive celle de l’exposition qui se situe elle-même dans la Ville, la métropole coloniale, en une sorte de mise en abyme. Que reste-t-il de l’exposition berlinoise ? La partie industrielle nous a légué la « Sternwarte », observatoire construit pour l’exposition, seul héritage concret. Cet observatoire qui comprend le télescope géant dont le pied était habillé à l’époque d’un décor en bois, ne ressemblait pas encore à l’observatoire actuel, bâtisse de pierre du début du XX e siècle. Le télescope géant qui mesure 21 mètres de long et 68 cm de diamètre était une attraction importante. Ce télescope l’est resté aujourd’hui. L’été l’observatoire propose des démonstrations du télescope en mouvement, ce qui constitue un spectacle assez impressionnant et l’hiver il propose au public, à la nuit tombée, d’observer quelques planètes et étoiles à l’aide de ce télescope. Au niveau de la compréhension des expositions, Berlin 1896 nous montre qu’une exposition industrielle n’est pas forcément uniquement industrielle, et que comme nous l’avons déjà mentionné, les frontières des catégorisations des expositions sont mouvantes. Au niveau de l’impact sur le sentiment identitaire, A. Geppert (2007) avance que cette exposition, 25 ans après la fondation de l’Empire allemand, aurait contribué à confirmer le rôle de Berlin en tant que capitale de l’empire et non plus de la seule Prusse, ce qui pour lui conclut le processus de centralisation. Par ailleurs elle aurait donné aux Berlinois une conscience positive d’eux-mêmes, un sentiment de fierté nationale. En 1996, pour le centenaire de l’exposition industrielle, une exposition sur l’exposition a été organisée au musée municipal de Treptow et a donné lieu à une publication intitulée Die verhinderte Weltausstellung qui regroupe une série d’articles. Par ailleurs l’exposition présentée au Georg-Kolbe- Museum de Berlin du 24.01 au 05.04 2010 et qui s’intitulait Wilde Welten présentait un certain nombre de photos des « villages indigènes » de Métropoles coloniales et expositions 105 l’exposition de 1896. Par contre l’exposition organisée par le Deutsches Historisches Museum en collaboration avec la CNHI « Étrangers ? Images de l’Autre en Allemagne et en France à partir de 1871 » et qui a été montrée à Paris puis à Berlin du 16.10.2009 au 31.01.2010, si elle aborde bien la thématique des « villages indigènes » ou « villages exotiques » dans les zoos humains en France et en Allemagne et celle des expositions coloniales, ne mentionne pas l’exposition de Treptow. Ces différentes expositions témoignent cependant d’une volonté d’information et de diffusion auprès du public qui devrait porter ses fruits même si on a parfois l’impression, mais cela est vrai aussi bien en Allemagne, qu’en France et ailleurs, qu’autour d’un petit cercle d’initiés très bien informés visitant les expositions, assistant aux conférences et lisant les publications ou les écrivant, une grande proportion de la population est encore aujourd’hui mal informée de ces pans du passé. Paris 1907 Cette exposition a eu lieu du 14 mai au 6 octobre 1907 au Jardin d’essais colonial qui occupe une partie du bois de Vincennes. Il ne s’agit pas de la partie ouest près de la porte Dorée où a eu lieu l’exposition coloniale de 1931, mais d’une parcelle située à l’est du bois, du côté de Nogent sur Marne. La particularité de ce lieu est qu’il existe encore. « Le charme et l’ambiguïté exercés par le lieu sur le promeneur tiennent probablement au fait que l’on pénètre dans un univers étrange, plus sauvage que jardiné, où se mêlent dans un désordre apparent des bâtiments purement fonctionnels, des fabriques d’architecture coloniale et des mémoriaux de style divers auxquels s’ajoutent quelques statues éparses et même des baraquements de bois qui, pour certains d’entre eux, ont toute une histoire. Les vestiges actuels expriment la complexité des liens de la France et de ses anciennes colonies. » 20 Ce jardin colonial a été créé en 1899 avec mission de conseiller les colonies dans leurs travaux, de les guider, de tenir à leur disposition les graines et les plantes dont elles pourraient avoir besoin. Comme il s’agit d’un jardin colonial, il est tenu d’avoir un aspect exotique. Ainsi y plante-t-on des plantes utiles aux colonies comme les bananiers, plans de tabac, eucalyptus, ricins, caoutchouc et aussi avocatiers, manguiers, papayers, goyaviers, anones et on y trouve aussi des caféiers, cacaoyers, cocas et des cannes à sucre, des plantes textiles, des plantes à parfum comme le patchouli, le vétiver, etc. 20 Isabelle Levêque / Dominique Pinon / Michel Griffon, Le Jardin d’agronomie tropicale, de l’agriculture coloniale au développement durable, Arles, Actes Sud, 2005, p. 9. Sylvie Mutet 106 Le Jardin colonial participe à l’organisation de la section coloniale de l’Exposition universelle de 1900, ce qui va enclencher un phénomène de récupération de collections coloniales, d’éléments décoratifs et d’architecture exotique, phénomène qui est un trait caractéristique de ce Jardin. Ce phénomène atteindra son apogée entre 1906 et 1907. Plus tard pendant la Première Guerre mondiale, il abritera un hôpital pour soldats coloniaux, et une mosquée, puis intégrera à partir de 1926 dans son site différents monuments aux soldats coloniaux morts pour la France. Des cérémonies de commémoration sont organisées aujourd’hui encore par l’Association des anciens et amis de l’Indochine et par les troupes de Marine. Après la Seconde Guerre mondiale, ce jardin tombe dans l’oubli. Une première mesure de protection est prise en 1965, les pavillons sont inscrits au patrimoine en 1994 et depuis le début des années 2000 la Ville de Paris a entrepris une restauration du lieu après avoir racheté le jardin à l’État. Le lieu a été ouvert au public en 2003 de façon mesurée et progressive. Jusqu’en 2010 il n’était ouvert que d’avril à septembre, que le samedi et le dimanche et que de 11 : 00 heures à 17 : 00 heures. Depuis les heures d’ouverture se sont assouplies. Si l’on s’intéresse de plus près à l’histoire de ce jardin, on constate que sa création correspond aux évolutions de la botanique au XIX e siècle, à l’introduction de plantes tropicales et à la mode de l’exotisme. Un grand nombre d’associations se crée au XIX e siècle, elles organisent des expositions agricoles, la première à Paris ayant lieu en 1831 et les expériences menées sont décrites dans des Bulletins ou revues spécialisées. Mais l’histoire de ces jardins d’essai est plus ancienne. Dès les premières entreprises coloniales, des jardins avaient été créés comme le jardin des Pamplemousses sur l’Ile de France (Maurice) en 1736, celui de la Réunion en 1769, celui de la Gabrielle à Cayenne en 1778. Les plantes de ces jardins sont destinées à être introduites en France et acclimatées. Le jardin de Saint-Pierre en Martinique est établit en 1803, le jardin royal du Sénégal en 1816, un autre à Pondichéry en 1827. Le Jardin du Hamma à Alger est un de ces jardins particulièrement connus. Il a été érigé en 1832 et est considéré aujourd’hui comme l’un des jardins d’essai et d’acclimatation les plus importants. En 1832 il avait une superficie de 5 hectares, en 1837, il se déplace vers l’ouest avec l’acquisition de 18 nouveaux hectares, il en compte aujourd’hui 38. Ce jardin a été fermé de 2001 à 2009 pour travaux, il vient donc de rouvrir et abrite actuellement l’Institut national de la recherche agronomique d’Algérie. Il est intéressant de noter que la Ville de Paris a participé dans le cadre d’une coopération décentralisée, c’està-dire entre les deux villes, à la réhabilitation du jardin. Dans le cadre de ces différents jardins, il s’agit également d’introduire des cultures d’une colonie à l’autre, les eucalyptus en Algérie et aussi la vanille qui en Algérie sera un échec mais on assiste ainsi à un grand échange de graines et de plans entre les colonies. Métropoles coloniales et expositions 107 Comme les jardins coloniaux français ne sont ni aussi grands, ni aussi nombreux que ceux des Britanniques ou Néerlandais, il est décidé de créer un organisme centralisateur à Paris et c’est ainsi que le décret de 1899 visant la création du Jardin d’essais colonial de Vincennes voit le jour. Dès le rapport de 1901 on peut lire que le Jardin abrite « les importantes collections léguées par l’Exposition universelle [de 1900] […] tous les produits de nos colonies méthodiquement classés […] l’importante collection des bois des colonies ». 21 En 1902, l’École nationale d’agriculture coloniale ouvre ses portes en bordure du Jardin colonial. En 1900 la partie coloniale de l’Exposition universelle se trouve au Trocadéro et le Jardin colonial participe à son organisation, son directeur Jean Dybowski est responsable des serres. Quand l’Exposition fermera ses portes, le Jardin va recevoir en plus des collections ci-dessus mentionnées un certain nombre de constructions : une serre chauffée du Dahomey, une case malgache ainsi qu’un kiosque en bois qui abritera par la suite les collections de la Réunion et des Antilles. Entre 1901 et 1910 le Jardin va organiser chaque année une exposition des produits rassemblés pendant l’année en cours. En 1905 le Jardin s’agrandit d’une surface de deux hectares et organise sa première exposition coloniale de petite envergure, mais qui sera inaugurée par le ministre des Colonies. En 1906, une petite exposition coloniale a lieu au Grand Palais et le Jardin va récupérer de cette exposition une pagode chinoise et très probablement la Porte chinoise. Même si les documents attestant le legs de la Porte n’existent pas, la ressemblance entre celle de l’exposition du Grand Palais et celle actuellement visible au Jardin est telle que le doute est mince. Mais l’événement important de 1906 au niveau des expositions est bien sûr l’Exposition de Marseille, la plus grande exposition coloniale organisée jusqu’à cette époque. Cette exposition léguera au Jardin le pavillon de Cochinchine et celui du Congo. Dès la fermeture de l’exposition de Marseille, il est décidé que l’année suivante une exposition coloniale sera organisée au Jardin colonial de Vincennes. Effectivement la rivalité n’existait pas seulement entre divers pays organisateurs d’expositions, mais aussi entre les villes d’un même pays. L’exposition coloniale de 1907 qui aura lieu du 15 mai au 1 er septembre sera d’une envergure modeste, accueillant quand même 1,8 million de visiteurs. Score peu comparable avec les expositions universelles comme celle de Paris 1900 et ses 51 millions de visiteurs ou avec la grande exposition coloniale de 1931 qui en accueillera 33 millions, cependant le nombre des visiteurs est semblable à celui de Marseille 1906. Le commissaire général de l’exposition était Jean Dybowski. Si cette exposition ne donne pas lieu à l’édition 21 Jean Dybowski, « Rapport de 1901 », cité par Levêque, Isabelle & alii, Le Jardin d’agronomie tropicale, de l’agriculture coloniale au développement durable, ibid., p. 60. Sylvie Mutet 108 d’ouvrages à l’époque de sa réalisation, ce qui est signe de l’importance accordée à un événement, elle fera l’objet de nombreux articles dans la presse et donnera lieu à une importante iconographie, surtout sous la forme de cartes postales - environ une centaine. Les objectifs officiels de cette exposition sont de faire comprendre l’utilité de la « science coloniale » et d’exposer des produits coloniaux. Comme en général les expositions et pas seulement les expositions coloniales, cette exposition reconstituera aussi des « villages indigènes » avec leurs habitants. Ainsi on note un village indochinois, un village malgache, un village congolais, une ferme soudanaise et un campement touareg. Des pavillons accueillent les expositions de produits coloniaux dont certains comme le café, le chocolat et le thé sont à déguster sur place. Il s’agit des pavillons de l’Indochine, la Tunisie, Madagascar et la Guyane, construits pour l’occasion. L’organisation des attractions est déléguée au Journal des voyages qui va mettre en scène des situations simulées comme l’attaque du courrier par les Touaregs ou faire faire des démonstrations aux éléphants savants de l’Inde. Nombreuses sont les colonies représentées : la Nouvelle-Calédonie avec les huttes aux toits coniques, l’Indochine avec le village annamite, la Cochinchine (avec sa maison qui vient de Marseille 1906), le Dahomey avec son village, le Soudan, le Congo. L’année suivante, en 1908, le Jardin participe activement à l’exposition franco-britannique qui se tient à Londres et le Jardin colonial va encore hériter de certaines collections. Malgré la proximité géographique, le Jardin colonial ne participera que très indirectement à l’Exposition coloniale de 1931, il en récupérera quand même de splendides côtes de baleine qui seront montées en portique, et surtout il obtiendra en 1934 la responsabilité du musée des Colonies édifié en 1931 par Laprade à la porte Dorée. Ce qui rend le Jardin colonial si intéressant c’est qu’il existe encore aujourd’hui, qu’il ait cumulé des strates de traces, qu’il ait accueilli tous ces legs, telles les pièces du puzzle des villes imaginaires des expositions. Il tend ainsi à redéfinir le rapport entre éphémère et pérenne. Il a par ailleurs conservé une identité définie en forte relation avec le domaine du colonial accueillant un hôpital pour soldats coloniaux, une mosquée pour soldats coloniaux, des monuments commémoratifs à la mémoire de soldats coloniaux. Il est en ce sens un vrai lieu de mémoire qui ne fait pas que commémorer mais invite à reconstituer le puzzle. Ce qui ajoute ensuite à son intérêt et à son charme, c’est qu’il ait été oublié, rendu à la nature, recouvert d’herbes folles pour être ensuite redécouvert en période postcoloniale. C’est peut-être cet oubli qui l’a sauvé. Il est heureux que la Ville de Paris ait choisi de prendre soin de ce lieu sans y opérer de grands travaux, après l’avoir sécurisé, elle a entrepris de le restaurer en douceur pour le rendre à son public. Ces exemples nous montrent que la catégorisation des expositions dans la deuxième moitié du XIX e siècle et au début du XX e siècle ne nous ren- Métropoles coloniales et expositions 109 seigne pas toujours sur les objectifs et les contenus des expositions. A partir des textes de 1928 régissant les Expositions universelles, le cadre deviendra plus clair pour ses dernières, la publication de cette Convention correspond à la création, la même année, du Bureau International des expositions, le BIE. En ce qui concerne la mise en scène des colonies, si certains y voient une évolution vers la déshumanisation culminant en 1931, il nous semble que cette chosification de l’Autre ainsi que son exhibition étaient déjà présentes dès 1851 et qu’il faudra attendre la deuxième moitié du XX e siècle pour les voir disparaître du sein des expositions. Ces exemples ont montré aussi que le moteur essentiel des expositions est essentiellement politique, comme le souligne Vincente Gonzalez, directeur du BIE, dans une interview donnée au journal Le Monde à propos de l’Exposition universelle de Shanghai 2010 : « Le pouvoir politique est énorme. On organise une Expo pour développer une ville, pour redéfinir l’image d’un pays, parce que l’on vit un moment historique ou pour éviter certains antagonismes. Ou pour tout cela ensemble. » 22 Dans la même édition du même journal Pascal Ory affirme également : « L’Expo est toujours un acte politique. » 23 Le domaine des traces laissées par les expositions de la période étudiée reste à approfondir. La première catégorie de traces est constituée par les ouvrages et documents qui se trouvent dans les archives et bibliothèques des différents pays, leur nombre est considérable et devrait permettre un large travail. La seconde catégorie de « traces » nous est fournie par le phénomène des expositions sur les expositions. En ce qui concerne le domaine francoallemand nous en avons relevées cinq pour les deux dernières années : 1931 Les étrangers au temps de l’Exposition coloniale organisée du 6 mai au 7 septembre 2008 par la Cité Nationale de l’Histoire de l’Immigration, Paris et ses expositions universelle. Architectures, 1855 - 1937, présentée à la Conciergerie du 12.12.2008 au 12.03.2009, l’exposition franco-allemande : Étrangers ? Images de l’Autre en France et en Allemagne depuis 1871, et enfin Exotiques expositions… présentée par les Archives Nationales du 31 mars au 28 juin 2010 à l’hôtel de Soubise. Ces manifestations montrent bien l’importance accordée au phénomène des expositions, au désir ou au besoin de les analyser pour mieux les comprendre et les faire comprendre. L’espace de l’exposition et encore plus celui de l’exposition sur l’exposition est un espace complexe dont le discours reste à analyser en dépassant les catégorisations et les frontières nationales ou impériales tout en préservant bien sûr l’identité spécifique de chaque exposition. Ces analyses devraient permettre de déconstruire les mécanismes du « voir », de « l’aller-voir », du plaisir de voir, de 22 Vincente Gonzalez, in : Le Monde, Dossier et Documents, n° 399, p. II. 23 Pascal Ory, in : Le Monde, Dossier et Documents, n° 399, p. III. Sylvie Mutet 110 déjouer les filtres du regard préconstruit, de construire un autre regard plutôt que de ne voir de l’autre que ce que l’on s’attendait à y voir. Cependant qu’il s’agisse des expositions ou des expositions sur les expositions leur espace privilégié se situe au cœur de la Ville. Bibliographie 1931 Les étrangers au temps de l’exposition coloniale, ouvrage collectif publié à l’occasion de l’exposition éponyme présentée à la Cité nationale de l’histoire de l’immigration, Paris, du 6 mai au 7 septembre 2008, Paris, Gallimard, 2008. Ageorges, Sylvain, Sur les traces des Expositions universelles. Paris 1855 - 1937, Paris, Parigramme, 2006. Aimone, Linda/ Olmo, Carlo, Les Expositions universelles 1851 - 1900, Paris, Éditions Belin, 1993. Ansichten von Kairo in der Berliner Gewerbe-Ausstellung 1896, Berlin, Kunstdruck A. u. C. Kaufmann, 1896. Bancel, Nicolas/ Blanchard, Pascal/ Boëtsch, Gilles/ Deroo, Éric/ Lemaire, Sandrine (éds.), Zoos humains. Au temps des exhibitions humaines, Paris, La Découverte, 2002. Commission française à l’Industrie des Nations, « Les Indes représentées à l’exposition universelle de 1851 », in : Exposition universelle de 1851. 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Italo Calvino pense que « Les villes comme les rêves sont faites de désirs et de peurs, même si le fil de leur discours est secret, leurs règles absurdes, leurs perspectives trompeuses ; et toute chose en cache une autre. » 1 La ville de Cyrtha telle qu’elle est présente dans Le Chien d’Ulysse de Salim Bachi 2 est débordement, fractures, secret, amours, tensions, énergie d’une géographie. Le personnage tente de s'y adapter avec son corps, avec des souvenirs et des mots, s’évertue à dévoiler ses secrets, à l’amadouer, à la conquérir. Mais comment la dire, comment l’écrire, comment l’habiter d’abord ? Et puis surtout comment reconstruire sur le plan fictionnel une ville elle-même fictive, inventée ? Faut-il souligner qu’en dépit de la mise en place d’une importante dimension historique, dans Le Chien d’Ulysse, puisque ce récit est sous-tendu par une mémoire vrillée par la violence des années 90 et plus particulièrement par le souvenir douloureux de l’assassinat du président Boudiaf, ce roman se caractérise par une facture moderne qui repose sur des jeux intertextuels, des dédoublements, des mises en abyme et qui propose une réflexion sur le langage et l’esthétique scripturaire ! Face donc aux mystifications de l’Histoire officielle et des mythes émoussés qu’il faudrait réveiller, ce jeune écrivain algérien va tenter d’élaborer un autre mythe, celui de Cyrtha, une ville inventée, sublimée et qui devient un espace cathartique face à la violence qui frappe toute l’Algérie. Notre propos, dans cet article, est de montrer comment Salim Bachi, en donnant à son récit une assise historique, le construit en travaillant sur l’espace urbain, devenu le véritable protagoniste du roman. C’est ainsi que nous interrogerons, en premier lieu, les représentations de cette ville, gar- 1 Italo Calvino, Les villes invisibles, Paris, Seuil, 1974, p. 56. 2 Salim Bachi, Le Chien d’Ulysse, Paris, Gallimard, 2001. Sonia Zlitni Fitouri 114 dienne d’une mémoire collective, témoin d’une période sanglante de l’histoire algérienne, en observant ses retentissements sur la vie intime de ceux qui l'habitent ou la traversent, en révélant ses mythologies ; nous montrerons, ensuite comment Cyrtha devient le théâtre d’un brassage culturel constant alimentant ainsi une sorte d’imaginaire urbain rendant enfin le voyage possible. Configurations urbaines et architecture intérieure Très souvent, la ville moderne apparaît comme un espace froid et impersonnel. Elle existe, dans Le Chien d’Ulysse, à la fois comme une réalité physique presque charnelle et comme un espace mental devenant ainsi une sorte de superposition de strates cartographiques et de topographies psychiques individualisées et fragmentées. Les représentations de Cyrtha Les représentations de la ville dans Le Chien d’Ulysse oscillent constamment entre deux pôles : la configuration géographique de cet espace urbain, résultat d’une parfaite connaissance que le personnage possède de son environnement, et le labyrinthe, emblème de ses déambulations sans fin, faites de méandres, de détours, de déviations ou d'impasses. De par son emplacement géographique, Cyrtha est présentée comme une forteresse massive, voire un bagne. C’est un énorme rocher donnant sur une plaine, un espace urbain assiégé par les flots de la Méditerranée, inaccessible et fermé sur lui-même ayant un relief abrupt. Soumise aux aléas de l'histoire et aux ravages causés par les invasions étrangères et les troubles intérieurs, cette ville apparaît comme un enchevêtrement de plans, un amalgame de tourelles et de ruelles. Très vite, le lecteur devine aisément sa configuration spatiale et ses différents repères : en haut, la ville-forteresse se dresse avec ses immeubles, sa gare et ses ruelles serpentines ; en bas la plaine s’étend avec son paysage désolant annonçant la campagne ; A l’est, s’érige l’université, refuge des intellectuels et des grandes désillusions ; à l’ouest, se trouve Chems el Hamra, la boîte de nuit libératrice de tous les démons et tout autour, rôde la mer à la fois calme et menaçante. Au fil de la narration, se constitue chez le personnage une mémoire d’images et de représentations qui parvient à suppléer les déficiences de la mémoire naturelle. Hocine, dont les « connaissances en géographie ne dépassent pas Cyrtha » 3 s’imprègne ainsi de la configuration urbaine et l’utilise comme autant de repères pour stocker des souvenirs ou des images chargés de signification. En cela, Cyrtha 3 Le Chien d’Ulysse, p. 66. Dynamique de l’espace urbain 115 n’est pas seulement une représentation spatiale, un corps strié d’artères, mais elle est aussi gardienne de la mémoire collective. Le temps historique et l’expérience propre de Hocine se rejoignent et s’enracinent dans une urbanité où l’archaïque et le présent s’unissent immanquablement. L’ancien et le neuf, le révolu et la révolution s’imbriquent l’un dans l’autre, cristallisés par la ville. Les rues commerçantes et le quartier du Bas-Cyrtha sont une survivance d’anciennes civilisations arabesques, turques et mongoles. Les grottes et les remparts rappellent les invasions espagnoles. Les marécages asséchés où s’étendent désormais les cités-dortoirs renvoient aux guerres de colonisation. Les rues pavées deviennent un carrefour « où les siècles se télescopaient, permettant ainsi aux Romains de croiser les Numides, aux Arabes de frayer avec les Francs, où le croissant et la croix se confondaient et formaient une singulière géométrie. » 4 Singulière géométrie, en effet, qui assimile la ville à un labyrinthe tortueux. La description des ruelles sombres et dédaléennes, des ‘’routes en lacet’’, l’évocation des catacombes et de la morgue dont les couloirs souterrains serpentent entre les bâtisses et les rues de Cyrtha laissent prévoir un espace urbain dysphorique et angoissant qui happe les personnages, les pousse à errer, cherchant désespérément un centre qui se dérobe indéfiniment. Dans le sillage de Joyce, de Dos Passos, de Kafka, de Borges, de Butor, Salim Bachi récupère cette image de la ville-labyrinthe, métaphore filée d’un monde moderne accablant où l’homme est confronté à une solitude existentielle afin de mettre en scène une génération algérienne désenchantée. La configuration urbaine de Cyrtha devient dès lors le pâle reflet d’une architecture intime, celle de personnages errants, désorientés. L'enchevêtrement des chemins correspond à celui des destins croisés de Mourad, de Hocine, de Hamid et de Ali Khan, les articulations innombrables de l’architecture urbaine renvoient à une errance mentale et à une quête incessante de soi ; une superposition métaphorique assez suggestive dans cet exemple : « Il cherchait son chemin à travers les méandres de son esprit. Et la ville, enchevêtrée, ressemblait à son esprit. Un embrouillamini de ruelles, de venelles glissantes parcourait la face vieillie de Cyrtha. » 5 Le voyage intérieur Tout le récit du Chien d’Ulysse est un arpentage de l’espace urbain où les personnages sont à la recherche d’une mobilité, d’une évolution, d’un départ. « Habiter une ville » - explique Julien Gracq - « c’est y tisser par ses allées et venues journaliers un lacis de parcours très généralement articulés 4 Le Chien d’Ulysse, p. 90. 5 Ibid., p. 238. Sonia Zlitni Fitouri 116 autour de quelques axes directeurs. […] Il n’existe nulle coïncidence entre le plan d’une ville dont nous consultons le dépliant et l’image mentale qui surgit en nous, à l’appel de son nom, du sédiment dans la mémoire par nos vagabondages quotidiens. » 6 La vie des personnages bachiens est ponctuée de ces itinéraires et trajets quotidiens qui leur donnent l’illusion d’échapper à l’enclavement de la ville et à la violence ambiante et qui leur permet d’atténuer cette inquiétante étrangeté et ce sentiment douloureux d’être exilés dans leur propre pays. Hocine, Mourad, Rachid et Hamid appartiennent à une génération désenchantée qui n’arrive pas à s’adapter à un contexte socio-politique violent et incontrôlable : « Chaque matin, Mourad et moi, médusés, observons la ville dressée contre le ciel. Souvent, nous longeons la grève en quête d’un ailleurs. » 7 Un ailleurs qui s’avère insaisissable et la fuite, utopique. Aussi le véritable voyage dans Le Chien d’Ulysse sera-t-il celui qu’effectueront les personnages à l’intérieur d’eux-mêmes. L’errance dans les rues de Cyrtha détournera Hocine de sa destination première : la maison familiale. Il sillonnera les rues sinueuses de la ville, se livrera aux soirées de haschich avec ses amis, à la remémoration de leur vie estudiantine, de leurs espoirs, de leurs déboires fouillant en lui-même les raisons de ce dérapage de la population après l’assassinat du président algérien Mohamed Boudiaf (1992) et la montée du terrorisme. Le déplacement urbain devient alors corollaire d’une quête, celle de la vie, de la survie. Mais il ne se fera pas sans risques ! Dans leurs pérégrinations, les personnages projettent leur angoisse sur l’espace urbain, y jettent un regard subjectif, altéré par la menace d’une mort imminente. Une dialectique subtile se fait jour : entre fascination et répulsion, les images de Cyrtha éclatent en facettes changeantes et ambivalentes. Ses formes se métamorphosent au gré du regard nostalgique, euphorique ou apeuré de Hocine. Cyrtha est tantôt une « prison dans la prison », un monstre tentaculaire, un labyrinthe sans fond, insalubre, sale duquel se dégagent « des émanations délétères » 8 , « une insoutenable odeur de macération » 9 ; tantôt une ville fière, sauvage, « insoumise », « indomptable », convoitée 10 . Hocine oscille entre l’euphorie et la dysphorie, entre l’aliénation et l’utopie. Serait-il possible de rester soi-même, d’endiguer ces sentiments d’amour et de haine, d’apaisement et de tourment en subissant « une ville capricieuse, réelle, fantasmée, jeune, antique, rebelle, servile, belle, ignoble à la fois » ? 11 6 Julien Gracq, La forme d’une ville, Paris, Corti, 1985, p. 1-2 7 Le Chien d’Ulysse, p. 14. 8 Ibid., p. 65. 9 Ibid., p. 107. 10 Ibid., p. 11. 11 Ibid., p. 158. Dynamique de l’espace urbain 117 Le rejet de la ville s’inscrit comme un mécanisme de défense contre un espace rappelant constamment aux personnages la dissipation de leurs rêves de liberté et d’envol, la désillusion de toute une génération de jeunes Algériens comme si la cité était responsable de tous leurs maux. Cyrtha, alourdie du poids de l’Histoire faite d’une succession de colonisations, de fléaux, de misère, Cyrtha dont la mémoire collective est écorchée de souvenirs d’aliénation, continue d’être l’espace de la violence et du terrorisme. Précisons, en outre, que l’image du labyrinthe, bien qu’elle soit appropriée, dans Le Chien d’Ulysse, à cause de l’enchevêtrement des ruelles sinusoïdales de Cyrtha, (le mot est d’ailleurs évoqué plusieurs fois dans le texte) pourrait nous semble-t-il n’être qu’une image amplifiée, voire exagérée par l’intériorité angoissée du personnage. En effet, c’est la perception flouée du personnage qui va lui donner des allures monstrueuses. Dans son essai sur le labyrinthe, Umberto Eco 12 explique que l’enchevêtrement inextricable du labyrinthe construit par Dédale n’est qu’une illusion puisque sa forme même (serpentine) était elle-même un fil d’Ariane. Aussi le principal danger, pour Thésée, n’était pas la perdition dans le labyrinthe, mais plutôt la présence du Minotaure. Et le Monstre à Cyrtha, c’est cette menace intégriste et tout ce qu’elle suppose de violence et de barbarie qui s’abat sur la ville comme une fatalité déteignant sur l’espace lui-même, devenu monstrueux. Le Minotaure peut se cacher dans le personnage lui-même qui serait tenté de rejoindre l’islamisme ou la brigade antiterroriste et dans les deux cas, c’est la perdition assurée ! Mais « Comme une mère, une ville natale ne se remplace pas, » disait Albert Memmi dans La statue de sel ! Cyrtha, c’est aussi la ville nourricière, le sol des origines, de l’appartenance à une identité collective d’où le dilemme de Hocine qui s’écrie : « Je désirais de toutes mes forces échapper à la ville dont par moments, je devenais l’amant obscur, au consentement différé. » 13 Dans Le Chien d’Ulysse, la conquête de soi se fera par la conquête de la ville. Il s’agit pour le personnage de la redécouvrir avec un regard intériorisé, de la décrypter en remontant le temps et le flux des souvenirs. Puisse-t-il un jour assumer cet espace urbain, se l’approprier et se réaliser lui-même. C’est ainsi que les images réelles de Cyrtha dans le récit de Bachi cèderont la place à des images mentales, fantasmées issues du travail d’un imaginaire actif. Les frontières entre le visible concret et l’imagination sensible s’entrecroisent pour mettre en mots la ville et l’intranquille traversée de soi. Une lente inscription de la ville se fait alors dans les chemins de l’écriture. 12 Umberto Eco, « Il labirinto tra Medioevo e Rinascimento », in : Barbieri, Giuseppe/ Vidali, Paolo (éds.), Metamorfosi. Dalla verità al senso della verità, Bari, Laterza, 1986, cité par Llaria Vitali, « Shéhérazade, la boîte et le labyrinthe. L’influence de la bibliothèque des Nuits chez Salim Bachi », http : / / vox-poetica.org/ sflgc/ biblio/ bibliafin/ vitali/ html [Consulté le 14.05.2014] 13 Le Chien d’Ulysse, p. 123. Sonia Zlitni Fitouri 118 Poétique urbaine L’imaginaire topique Du référent de la ville (la gare, le port, la boîte de nuit, l’université, etc.), nous passons, dans Le Chien d’Ulysse, au jeu de l’écriture, dynamisé par des fantasmes urbains. Dans quelle mesure la ville peut-elle modeler et recréer l’imaginaire dans ce roman bachien ? D’emblée, l’auteur, en nommant sa ville, s’est livré à un jeu onomastique. Cyrtha, dont l’orthographe authentique « Cirta » renvoie à la fois à la ville de Constantine (Rocher), d’Alger (la mer), de Annaba (le port), est un espace complètement inventé par Salim Bachi. Il l’explique lui-même en ces termes : « Pour ne pas tomber forcément dans le témoignage…Je voulais une ville qui me laisse de la marge, beaucoup de marge, pour y inscrire autre chose qu’une réalité brusque et prosaïque. Cyrtha fut pour moi le filtre de l’imaginaire et du mythe. Elle fut même la ville qui, par son nom, ouvrit de belles perspectives à mes livres. » 14 Signalons qu’à partir du Chien d’Ulysse, tous les romans de Bachi renverront à la ville de Cyrtha, qui en constitue souvent le décor et qui s’inspire d’une part d’une ville réelle, Constantine, mais qui renvoie d’autre part à toute une tradition mythique et mythologique avérée (on pense à la Grande et à la petite Sirte, à l’île des Lotophages, mais aussi à l’île de Cythère évoquée par la sonorité du mot « Cyrtha »). 15 Le récit donne ainsi lieu à une double activité imageante, une sorte de mise en abyme de l’imaginaire urbain : celui d’une ville d’abord inventée puis fantasmée. Aussi cette ville imaginaire est-elle une reproduction multiple ou plutôt une synthèse fantasmée de plusieurs villes algériennes. Chacune de ses images, dans le roman, renvoie à des espaces réels, tels que le rocher de Constantine, la vue sur mer d’Alger, le port d’Annaba. Toutefois, nul besoin pour le lecteur de recenser les lieux réels afin d’y chercher une quelconque symbolique dans le récit ou de vérifier leur authenticité. Cyrtha étant une ville imaginaire, ouvre un champ illimité à l’imagination de l’écrivain et du lecteur. Incapable d’assumer Cyrtha, de l’accepter telle qu’elle est en réalité, le personnage-narrateur contourne cet espace effrayant, connoté négativement 14 Entretien avec Yassin Telali, « Je suis un romancier pas un témoin », in : Babelmed, 20 juin 2007, http: / / www.babelmed.net/ letteratura/ 236-algeria/ 2462-salim-bachi-jesuis-un-romancier-pas-un-t-moin.html [Consulté le 14.05.2014] 15 Pour le jeu onomastique de Cyrtha, lire article de Bernard Aresu, « Arcanes algériens entés d’ajours helléniques : Le Chien d’Ulysse de Salim Bachi », in : Bonn, Charles (éd.), Echanges et mutations des modèles littéraires entre Europe et Algérie, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 177-187. Dynamique de l’espace urbain 119 par des allusions et des métaphores et le transfigure par le rêve et les phantasmes. Il s’agit de substituer le paysage intérieur de Hocine en paysage perçu et de le décrire par la force des images stylistiques. Lesquelles images, paradoxalement, intérioriseront le monde perçu, dans un processus inverse, et associeront, à travers la même résonance affective, la vie psychique du personnage à l’espace urbain. Le lecteur assiste dès lors à une personnification de la ville qui s’anime, nargue le personnage, le hante, le séduit. Dans un jeu érotique, elle se transforme en une femme dotée de tous les pouvoirs de séduction. Hocine l’imagine tantôt comme une « une coquine qui se dérobe. Houri effarouchée par des damnés » 16 , ou encore comme une femme se consumant de passion : « Cyrtha languissait et se tordait » 17 , tantôt comme une amante exigeante, impitoyable : « La ville s’apprêtait à me rejoindre moi l’amant récalcitrant » 18 ou comme une pécheresse « vaincue par son inertie et le poids de ses fautes. » 19 . Dynamisée par cet imaginaire urbain, l’écriture, dans Le Chien d’Ulysse, donne plus à voir qu’à lire, mettant en mots des émotions diverses, traduisant des sensations indicibles, interpellant l’imaginaire du lecteur, enclenchant son système associatif. En outre, sous l’effet d’un travail mnémonique, issue directement des souvenirs d’enfance de Hamid ou de Hocine, la ville est subjectivisée, idéalisée. Elle devient synesthésie d’odeurs, de sons et de lumière grâce au regard vivifiant et lyrique de l’enfant : « Cyrtha ouvrait sur la mer, poursuivait Hamid Kaim. Au loin, l’horizon en fuite sous les nuages. Mes cheveux d’enfants ébouriffés par le vent du large. La lune en éclats mousseux, caillots de nacre sur l’onde émeraude, allait et venait, effritée. Griffes incrustées dans la pierre et le limon, la ville se dressait sur ses parapets comme un paon. Les fenêtres illuminées figuraient les couleurs du plumage : gemmes et pierreries, soies moirées flottaient comme un drapeau, en prise avec la mer et la brise, chuchotaient une douce complainte qui me berçait, moi le gosse des marées, à présent épuisé par une longue marche. » 20 L’image traverse le récit en le transformant, en le ponctuant de passages lyriques, de digressions mnémoniques, en mettant en scène la fantasmagorie du personnage, son désir mental de voir sa ville comme il aurait aimé qu’elle soit. Ainsi que l’atteste Yves Charnet, « un des singuliers pouvoirs de l’image consiste en effet à mettre sur le mode de la fiction, le sujet en rapport 16 Le Chien d’Ulysse, p. 28. 17 Ibid., p. 149. 18 Ibid., p. 160. 19 Ibid., p. 194. 20 Ibid., p. 86. Sonia Zlitni Fitouri 120 avec son désir. » 21 De son incapacité à ressusciter une ville morte, meurtrie par la violence et la barbarie humaines, naît un espace urbain réinventé, métamorphosé par l’imaginaire du personnage et dynamisé par un jeu intertextuel qui fera de Hocine un Ulysse des temps modernes à la reconquête de son Ithaque. Le voyage intertextuel A la mention d’Ulysse, dans le titre du roman, Cyrtha se superpose inéluctablement à la cité homérique, Ithaque. Comment décloisonner, en effet, cet espace urbain, briser ses frontières sinon en l’ouvrant à l’universel ? Comment arrêter cette errance sans fin dans les dédales de la ville sinon en arpentant les littératures du monde ? Comment enfin lutter contre l’ignorance et la culture de la violence sinon en parsemant l’espace textuel de références mythologiques et savantes ? Au centre d’une constellation de références intertextuelles, Cyrtha semble miroiter les reflets de la ville d’Oran dans La Peste d’Albert Camus, rappelle la cité antique évoquée par Kateb Yacine dans Nedjma et le quotidien trivial de Dublin dans Ulysse de James Joyce. Toutefois, la référence à l’Odyssée est la plus explicite, puisque le nom d’Ithaque revient à plusieurs reprises dans le texte ainsi que les noms des personnages homériques tels que Argos, le chien hurlant à la fin du récit à la mort de Hocine, le Cyclope figuré par le bourreau de la milice militaire et par le temps allégorique, Narimène, la sirène-Circé qui tente de séduire le narrateur et de l’enrôler dans la brigade anti-terroriste, Samira, figurant à la fois Hélène de Troie et une anti-Pénélope. Par des jeux d’emprunts et de renvois interculturels, l’auteur instaure des modalités de construction d’un lieu d’écriture : l’espace du texte débordant de la ville de Cyrtha, Cyrtha devenant le carrefour d’un brassage culturel mêlant les mythes grecs aux légendes populaires du Maghreb, citant à la fois Les Mille et une nuits et Don Quichotte, évoquant Homère, Stendhal, Flaubert, Garcia Lorca, Ibn Arabi et Ibn Rochd. L’espace urbain polymorphe devient de la sorte un catalyseur du voyage intertextuel qui semble relayer le voyage-errance des personnages, voué à l’échec. Ainsi, le ressac des vagues rappellent à Mourad et à Hocine le « chant des sirènes » 22 , la boîte de nuit ‘’Chems el hamra’’ renvoie au Hadès mythologique, le rocher flanqué de remparts et donnant sur la mer évoque Troie et l’épisode de l’enlèvement d’Hélène, les rues labyrinthiques de Cyrtha miment le dédale du Minotaure. Salim Bachi réécrit le texte d’Homère à la manière de Joyce, en transformant la ville de Cyrtha en un théâtre d’une odyssée tragique, celle de per- 21 Yves Charnet, « Portrait de l'artiste en chien. Image et fiction dans le texte-Baudelaire », in : L’image génératrice de texte de fiction, La Revue de La Licorne, n° 35, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1995, p. 53. 22 Le Chien d’Ulysse, p. 14. Dynamique de l’espace urbain 121 sonnages confrontés à l’absurdité de l’Histoire, en mettant en scène les tensions, les obsessions et les conflits d’une génération. Cette réécriture du mythe se fait sur le mode de la dérision et de la logique de la rupture. Contrairement à Ulysse qui regagne Ithaque, récupère sa femme et son fils, Hocine est assassiné en rentrant chez lui. Ses frères lui tirent dessus le prenant pour un terroriste ; Pénélope, connue pour sa fidélité, prend les traits de Samira qui trahit son serment d’amour et de fidélité envers Hamid ; le fou du village criant « Ithaque, Ithaque ! Ithaque » est abattu par la brigade antiterroriste croyant avoir entendu « A l’attaque ! A l’attaque » 23 . Le narrateur, rapportant cet incident, s’étonne ironiquement : « Quand je raconterai cette histoire à Mourad, il n’en reviendra pas. D’ailleurs personne ne croira que quelqu’un puisse se faire abattre pour avoir lu Homère. » 24 Le travail intertextuel n’est-il pas, dans ce cas, un appel à l’ouverture des esprits, à la recherche d’une altérité, à la lutte contre l’inculture et l’aveuglement terroriste de ceux que Bachi appelle, dans son roman, « les dieux incertains » ; ceux-là mêmes qui ont privé Hocine et ses amis de la liberté de déambuler dans les rues de Cyrtha de peur de se « faire étriper » 25 ou d’être « assassinés par mégarde. » 26 L’écriture de Bachi se réinvente en réinvestissant le mythe d’Ulysse, le fait résonner dans l’époque contemporaine afin de mêler l’espace de la ville à l’imaginaire du texte. La topographie spatiale de Cyrtha se superpose à la topographie textuelle du roman permettant ainsi à la ville de jouer un rôle effectif dans le roman. Incipit de presque tous les chapitres du Chien d’Ulysse, elle fonctionne comme un moteur de la narration et objet focal dans la perspective narrative. C’est un personnage à part entière qui se meut, évolue, se mue, croise la destinée des quatre amis, décide de leur sort tel un dieu de la mythologie. Ce ne sont donc pas les personnages qui permettent à la ville de se fixer dans l’énonciation, c’est elle plutôt qui oriente leurs déambulations, influence leurs choix et décisions, leur donne une consistance dans le récit. : « Cyrtha libérait mon esprit. Peut-être redoutait-elle son poids de souvenirs éveillés en moi, sa force d’inertie qui m’eût paralysé, corps et âme, ne permettant plus à ma mémoire de laisser place à son surgissement sa puissance, sa gloire. » 27 En outre, le paysage du livre épousera, dans un jeu mimétique, les traits architecturaux et géométriques de Cyrtha. Le lecteur rapprochera, en effet, 23 Ibid., p. 151. 24 Ibid., p. 155. 25 Ibid., p. 202. 26 Ibid., p. 238. 27 Le Chien d’Ulysse, p. 75. Sonia Zlitni Fitouri 122 l’espace fragmenté de la ville de celui du récit, strié de dialogues et de passages descriptifs ; reconnaîtra la diversité du relief urbain dans la variété générique passant du journal intime au carnet de voyage, de l’article journalistique au rapport de police ; retrouvera l’aspect labyrinthique de Cyrtha dans l’énonciation polyphonique qui multiplie les instances narratives et superpose les strates temporelles. Carrefour du réel et de l’imaginaire, gardienne de la mémoire collective, Cyrtha accumule les strates du passé, du présent et d’un avenir en gestation. Tour à tour, le personnage et le récit subissent ses assauts et ses métamorphoses, se plient à ses exigences et à ses rythmes, suivent ses contours et se perdent dans ses méandres. Force est de constater qu’elle focalise les rêveries et les fantasmes de Salim Bachi car chaque écrivain imagine sa ville selon ses propres représentations, ses propres affinités. Par sa présence dans le récit, la ville de Cyrtha, décor spectaculaire, insolite, fantasmatique, est un inducteur de l’aventure scripturale. Elle instaure une dynamique imageante, temporelle, déteint sur les stratégies narratives déployées dans le roman, devient une force agissante qui réactive sans cesse une mythologie du monde moderne et lui donne une puissance d'évocation encore plus vive. Tour à tour honnie et aimée, elle hante les personnages qui la traversent, donne sens à leur quête, devient objet de leur quête car se réapproprier la ville, c’est réapprendre la notion de citoyenneté et d’appartenance, c’est saisir une identité qui se dérobe. A l’instar de Joyce, Bachi cherche à recréer à la fois métaphoriquement et ironiquement sa ville, sa langue, son peuple et restituer « l’âme de cette hémiplégie que beaucoup prennent pour une ville », sauf que Cyrtha, sous sa plume, sort de son hémiplégie, devient réelle, vivante ; bien plus « Cyrtha écrit son histoire. » 28 Bibliographie Aresu, Bernard, « Arcanes algériens entés d’ajours helléniques : Le Chien d’Ulysse de Salim Bachi », in : Bonn, Charles (éd.), Echanges et mutations des modèles littéraires entre Europe et Algérie, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 177-187. Bachi, Salim, Le Chien d’Ulysse, Paris, Gallimard, 2001. Benachour, Nedjma, « Imaginaire et lisibilité de la ville dans l’écriture littéraire », in : Penser la ville - approches comparatives, Khenchela, Algérie, 2008. Bonn, Charles, « Entre ville et lieu, centre et périphérie : la difficile localisation du roman algérien de langue française », in : Itinéraires d’écritures. Peuples méditerranéens, n° 30, janvier-mars 1985, p. 185-195. 28 Ibid., p. 18. Dynamique de l’espace urbain 123 Boughachiche, Meriem, « Cyrtha à l’ombre de la mythologie grecque : Le Chien d’Ulysse de Salim Bachi », in : Synergies Algérie, n° 3, 2008, p. 189-194. Calvino, Italo, Les villes invisibles, Paris, Seuil, 1974. Eco, Umberto, « Il labirinto tra Medioevo e Rinascimento », in : Barbieri, Giuseppe/ Vidali, Paolo (éds.), Metamorfosi. Dalla verità al senso della verità, Bari, Laterza, 1986, p. 71-78. Horvath, Christina, « Le langage de la ville : l’intertextualité urbaine dans le roman postmoderne », in : Clavaron, Yves/ Dieterle, Bernard (éds.), La Mémoire des villes. The Memory of Cities, Saint-Étienne, Presses de l’Université de Saint-Étienne, 2003, p. 347-355. Mathieu-Job, Martine, « Renaissance de la tragédie : Le Chien d’Ulysse de Salim Bachi », in : Mathieu-Job, Martine (éd.), L’Entredire francophone, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, 2004, p. 335-360. 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Cette image ne semble pas valable pour la plupart des villes coloniales qui sont spatialement marquées par une ségrégation entre les colons et les colonisés, les quartiers européens et les quartiers dits indigènes. Ce clivage est fondamental et fondateur de la ville coloniale comme le déclare Frantz Fanon dans Les Damnés de la terre en 1961 : « Le monde colonial est un monde compartimenté. Sans doute est-il superflu […] de rappeler l’existence de villes indigènes et de villes européennes […]. La zone habitée par les colonisés n’est pas complémentaire de la zone habitée par les colons. Ces deux zones s’opposent, mais non au service d’une unité supérieure […], elles obéissent au principe d’exclusion réciproque : il n’y a pas de conciliation possible […]. La ville du colon est une ville […] illuminée […]. La ville du colon est une ville de Blancs, d’étrangers. La ville du colonisé, ou du moins la ville indigène, […] la médina, la réserve est un lieu malfamé […]. Le regard que le colonisé jette sur la ville du colon est un regard de luxure, un regard d’envie. […] Ce monde compartimenté, ce monde coupé en deux est habité par des espèces différentes. » 1 L’écrivaine algérienne Maïssa Bey se distancie dans ses textes d’une vision monolithique de la ville coloniale et favorise une double perspective de la ville entre melting-pot et ségrégation. L’auteure opte pour la possibilité de conciliation de ces deux perspectives. Je souhaite présenter rapidement l’auteure et son œuvre : Maïssa Bey est née en 1950 à Ksar el Boukhari, un petit village au sud d’Alger. Elle a publié son premier roman Au commencement était la mer en 1996. Jusqu' aujourd’hui, elle a écrit sept romans et deux recueils de nouvelles. Comme c’est le cas pour la plupart des écrivains et surtout des maghrébines et algériennes, son œuvre a principalement fait l’objet d’études générique, ethnographique ou bien même exotique. Les textes de ces auteurs sont en effet souvent reçus comme un témoignage et une représentation unilatérale d’une réalité non- 1 Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, Paris, Maspero, 1979, p. 7-9. Ricarda Bienbeck 126 européenne sans que leurs valeurs esthétiques et littéraires ne soient suffisamment prises en compte. Cette attitude s’inscrit dans une longue tradition de réception et de production de littérature qui privilégie les intérêts d’un lectorat européen ou élitaire maghrébin, entre autres pour des considérations éditoriales qui mettent l’accent sur une littérature plutôt documentaire. Mon approche visera à montrer que la nouvelle Sur une virgule de Maïssa Bey, mais également d’autres textes de son œuvre, peuvent être compris comme une critique, une remise en question et une réflexion des concepts unidimensionnels de représentation de l’espace urbain. Ceci sera fait à deux niveaux : celui du travail de l’écriture et celui de sa réception. La nouvelle Sur une virgule a été publiée pour la première fois dans le recueil de textes 2000 ans d’Algérie en 1998 2 , ensuite dans un recueil de nouvelles réunies par Maïssa Bey en 2004, intitulé Sous le jasmin la nuit 3 . Sur une virgule est construit sur l’enchevêtrement de deux biographies - celle d’une jeune Française, Marie Sanchez, qui vivait à Alger pendant la guerre d’Algérie - et celle de Sarah, une jeune algérienne qui retrouve et lit successivement le journal intime de Marie une trentaine d’années plus tard pendant les années de plomb, c’est-à-dire pendant la guerre civile en Algérie dans les années 90. Elles ont chacune 18 ans au moment de leur introspection respective - Marie pendant qu’elle écrivait son journal intime en 1962 et Sarah quand elle lit le journal qu’elle a trouvé dans sa maison la même où habitait Marie à l’époque et qui se trouve dans le quartier arabe d’Alger que la jeune Française a dû quitter lors des troubles de guerre. Les deux récits de vies algériennes, le passé et le présent de la représentation d’Alger pendant les deux périodes de guerre se superposent comme un palimpseste par des discontinuités temporelles et causales, c’est-à-dire des ruptures logiques dans la cohérence du texte. Au niveau narratif se mêlent l’écriture du premier journal et sa lecture par la seconde narratrice il y a un récit dans le récit : Dans la narration effectuée par Sarah, la narratrice autodiégétique algérienne, sont insérés des fragments en italique du journal intime de la jeune Française Marie. « L’histoire de Marie est là, dans ce cahier abandonné ou oublié, je ne saurai jamais. Elle est dans ces quelques pages, miraculeusement parvenues jusqu’à moi. 2 janvier 1962 : que me réserve cette année ? Encore et toujours la guerre ? Cette nuit, bien après minuit, j’ai été réveillée par plusieurs explosions, toutes proches. Encore des charges de plastic. J’ai entendu les sirènes des ambu- 2 Maïssa Bey, « Sur une virgule », in : 2000 ans d’Algérie. vol.2. Biarritz, Atlantica, 1998, p. 211-220. 3 Maïssa Bey, Sous le jasmin la nuit. Nouvelles, La Tour-d’Aigues, L’Aube / Barzakh, 2004. La perception d’Alger 127 lances. […] [Maman] […] dit que nous ne pouvons plus rester dans ce quartier, qu’il devient trop dangereux, surtout pour des jeunes filles. » 4 Dans le sens de l’esthétique de la réception 5 de Hans Robert Jauß, la réception du journal intime de Marie par Sarah constitue un acte de création de sens qui reflète et le moment historique de l’écriture du journal et surtout le moment de sa lecture 30 ans plus tard. La structure du récit est marquée par cette dualité : Il y a deux périodes de guerre, une première période, celle de la guerre de décolonisation, présentée par « la colonisatrice », l’Européenne Marie en l’occurrence, et une seconde période correspondant à la guerre civile de l’Algérie postcoloniale, présentée cette fois selon la perspective de « l’autochtone » Sarah. L’image de la ville d’Alger en 1962 comme image historique est donc transmise par l’esthétique du texte écrit et perçue par l’horizon d’attente contemporain. 6 Dans cette nouvelle, il n’y a pas de juxtaposition, pas de coexistence classique du colonisé et du colonisateur. Ceci devient tangible quand Sarah essaie de reconstituer la réalité de la vie de Marie : « Elle est parfois debout au coin de la rue […] exactement à l’angle de la rue de Lyon et de la rue du Quatorze-juillet. C’est en interrogeant les vieux commerçants du quartier que j’ai réussi à identifier tous ces lieux qui ont changé de nom depuis l’Indépendance. » 7 « Allée des Mûriers. Pour nous, maintenant, c’est la rue de Kaboul, du nom de la mosquée baptisée par ceux qui l’ont investie. J’ignorais même qu’elle avait porté ce nom. Maman s’en souvient. Elle m’a montré plusieurs cartes postales assez anciennes avec au dos cette adresse : 9, allée des Mûriers, Belcourt. Notre adresse. » 8 « Les dimanches de Marie… La promenade des familles sur les trottoirs de la rue de Lyon. […]La rue de Lyon s’appelle maintenant rue Belouizdad. » 9 Le changement de noms de rue constitue un chronotope 10 , le changement de temps se manifestant dans un lieu. Il est d’abord perçu comme une rupture temporelle et il marque le retour à l’arabisation et l’islamisation qui ont eu lieu en Algérie après la guerre. En plus, ce changement toponymique ne fait 4 Maïssa Bey, Sous le jasmin la nuit. Nouvelles, ibid., p. 76 sq. 5 Hans Robert Jauß, Die Theorie der Rezeption, Konstanz, Universitätsverlag, 1987. 6 Ici, la réception primaire d’un lecteur contemporain dans le sens de Jauß manque. Il n’y a que la réception secondaire. 7 Maïssa Bey, Sous le jasmin la nuit. Nouvelles, ibid., p. 73. 8 Ibid., p. 77. 9 Ibid., p. 78. 10 Cf. Michail M. Bachtin, Chronotopos, Frankfurt/ Main, Suhrkamp Verlag, (édition originale 1973), 2008. Ricarda Bienbeck 128 pas uniquement état du caractère éphémère et arbitraire des désignations ; plus qu’une simple dichotomie, il est l’affrontement complexe avec le passé. Les rues constituent des lieux de mémoire qui se présentent en plusieurs couches de la mémoire algérienne. La continuité temporelle établit au niveau narratif un chevauchement des récits qui se retrouve en écho dans la superposition des noms de rues, puisqu’ici les lieux ont été marqués par des stratégies successives d’appropriation et de ré-appropriation, l’espace urbain apparaît comme un palimpseste. Il y a une résiliation spatiale et temporelle de la coupure de l’espace colonial et post-colonial par la relecture du journal intime de Marie par Sarah, par le mélange des rôles des deux protagonistes : « Des bombes qui explosent. Les nuits et les jours hachés de rafales de mitraillettes. Les hommes qui tombent, qui courent en tous sens, et les femmes qui hurlent à la recherche d’un proche. Les rues jonchées de cadavres. De là où elle est, lorsqu’elle voit ces images d’un présent aussi terrible que l’a été le temps de sa jeunesse, Marie doit sûrement se souvenir. Elle n’a pas pu oublier. » 11 Toutes les deux sont victimes de guerres et souffrent respectivement d’expériences traumatisantes. Les informations tirées du journal intime se mêlent avec les fantasmes de Sarah. Les phrases initiales de la nouvelle montrent déjà des coïncidences et un brouillage de différents niveaux narratifs : « Marie me poursuit jusque dans mes rêves. Elle apparaît au cœur de la nuit et ne me quitte pas, jusqu’au point du jour. À l’instant fragile où l’on hésite à rejoindre les rives toutes proches de la conscience, je ne sais plus qui je suis, où je suis. […] Marie ne disparaît jamais complètement. Il arrive qu’au détour d’un mot, elle surgisse, en plein jour, aussi présente et imprévisible que dans mes rêves. Il me semble la voir partout. » 12 La nouvelle joue également avec des éléments intermédiaux, qui relèvent ici de la fiction filmique. Ainsi quand Sarah s’imagine l’apparence de Marie semblable à l’actrice française Simone Signoret : « Les cheveux de Marie… Dans mes rêves elle m’apparaît souvent auréolée de boucles légères et blondes, la tête nimbée de lumière. Un casque d’or, comme Simone Signoret dont le film est repassé récemment à la télévision. » 13 11 Maïssa Bey, Sous le jasmin la nuit. Nouvelles, ibid., p. 80. 12 Ibid., p. 73. 13 Ibid., p. 74. La perception d’Alger 129 Le désir d’identification avec Marie se manifeste plus loin quand Sarah dit : « Ma mère s’appelle Meriem. Elle n’a que deux ans de moins que Marie. Je n’aime pas penser Marie sous les traits d’une femme, une femme qui pourrait rassembler à ma mère. Pour moi, Marie a dix-huit ans. Mon âge. Et c’est à moi qu’elle ressemble. » 14 Les morceaux de vie de Marie s’inscrivent dans la vie de Sarah. Graduellement, une personnalité ambiguë se développe - Sarah n’est pas uniquement algérienne mais elle incorpore des traits de caractère de la Française Marie qui a grandi en Algérie. La nouvelle identité qui se forme s’avère être une synthèse des biographies des colonisateurs et des colonisés. Le sociologue Michel de Certeau constate dans L’invention du quotidien en 1980 que « D’une part, le récit ne se lasse pas de poser des frontières. Il les multiplie, mais en termes d’interactions entre des personnages - choses, animaux, humains : les actants se partagent des lieux en même temps que des prédicats (bon, rusé, ambitieux, niais, etc.) et des mouvements (s’avancer, se soustraire, s’exiler, se retourner, etc.). Les limites sont tracées par les points de rencontres entre les appropriations progressives (l’acquisition de prédicats au cours du récit) et les déplacements successifs (mouvements internes ou externes) des actants. […] Elles résultent d’un travail de la distinction à partir de rencontres. » 15 Ici se montre d’abord le rapprochement des deux protagonistes sur le plan individuel. Le lien entre l’identité et le lieu est manifeste, car les biographies de Marie et de Sarah s’avèrent être un condensé de l’histoire de la colonisation en Algérie, ici au niveau du vécu. Marie comme pied-noir perçoit l’Algérie d’un côté comme sa terre natale, de l’autre côté, elle est consciente qu’elle fait partie d’un groupe qui n’est qu’une force d’occupation. Le rapport de l’Algérienne Sarah à la France est caractérisé par une dépendance involontaire avec une « mère-patrie » imposée. L’imbrication des récits de vie souligne aussi l’enchevêtrement au niveau historique et culturel. L’histoire commune qui unit la France et l’Algérie est douloureuse et souvent occultée. Comme nous avons vu à travers ces passages, il n’y a pas de frontières strictes dans la représentation d’Alger comme ville coloniale et ville postcoloniale dans le sens Fanonien, mais plutôt une représentation qui privilé- 14 Ibid., p. 75. 15 Cf. Michel de Certeau, L'invention du quotidien, vol. 1, L'Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990, p. 186. Ricarda Bienbeck 130 gie la représentation des moments d’échange entre les « colons », c’est-à-dire la Française Marie, et la « colonisée » Sarah, l’Algérienne. Pour Michel de Certeau il n’y a pas de vraies frontières dans les récits, mais des mouvements d’intégration, des formes de « négociation identitaires et de bricolages culturels » 16 liées à la pensée de la frontière, le « paradoxe de la frontière : créés par des contacts, les points de différenciation entre deux corps sont aussi des points communs. La jonction et la disjonction y sont indissociables. De corps en contact, lequel possède la frontière qui les distingue? Ni l’un ni l’autre. Est-ce à dire : personne? » 17 La nouvelle de Maïssa Bey englobe les deux visions de la ville - d’un côté la conception de la ville coloniale comme place de ségrégation, de l’autre côté comme lieu de métissage, de mélange et de rencontre. Des phénomènes de transgression et de passage sont présents dans le texte, ce qui se présente sous la forme d’un double mouvement spatial et temporel. L’aspect spatial se manifeste par le déménagement de Marie du quartier arabe dans le quartier français en 1962 et par l’emménagement de la famille de Sarah dans l’ancienne maison du colon. Ainsi, il existait au départ une frontière entre Français et Algériens, mais elle a été abolie au cours de l’histoire et surtout par les éléments unificateurs de la vie des deux protagonistes. La situation est inversée : Les uns prennent la place des autres, mais certains éléments de la situation sont maintenus - les deux protagonistes habitent les mêmes lieux, l’histoire apparaît comme enchevêtrée car il n’y a plus d’espace proprement dédié aux Français ou aux Algériens. Pour recourir encore une fois à Michel de Certeau, il est important de noter qu’il identifie des espaces « médiateurs » entre le dominant et le dominé. Un de ces espaces est la fable. Comme Mourad Yelles le note, la fable est importante pour de Certeau par le fait qu’elle incorpore « la relation du dominé à son vécu et dans sa capacité à mettre au point des postures socioculturelles réactives et créatives face au dominant » 18 . Cette idée de fable comme espace médiateur se manifeste aussi dans notre nouvelle. Les rencontres entre le colonisateur, représenté par Marie, et le 16 Cp. Mourad Yelles, « Mythologies urbaines : La ville métisse. Lieux et banlieues de l'interculturel dans le roman algérien », in : Ceballos, René/ Gatzemeier, Claudia/ Gronemann, Claudia/ Sieber, Cornelia/ Tauchnitz, Juliane (éds.), Passagen : Hybridity, Transmédialité, Transculturalidad, Hildesheim/ Zürich/ New York, Georg Olms, 2010, p. 427-441, ici p. 429. 17 Michel de Certeau, L'invention du quotidien, ibid., p. 186. Pour de Certeau, le fleuve comme exemple de frontière, assume un « rôle médiateur ». « Il crée la communication/ autant que la séparation […]. Il est aussi un passage. » (Michel de Certeau, L'invention du quotidien, ibid., p. 186.) 18 Mourad Yelles, « Mythologies urbaines : La ville métisse. Lieux et banlieues de l'interculturel dans le roman algérien », art. cit., p. 430. La perception d’Alger 131 colonisé, représenté par Sarah, ne s’effectuent pas dans un lieu ou à un moment concret, mais hors du temps et hors de l’espace. Le journal intime, la forme littéraire du « je », c’est-à-dire le médium du texte, se révèle comme lieu et instant de jonction. L’écriture et la lecture s’avèrent ici être des moyens de transgression et des moyens de concevoir l’histoire algérofrançaise. Pour Michel de Certeau, il y a des niveaux différents de connaissance historique : d’abord le stade documentaire, ensuite le stade d’explication et de compréhension et enfin le stade de l’écriture littéraire considéré comme le plus haut niveau de connaissance historique. 19 Pour Sarah, la littérature, le journal intime, l’écriture de soi représentent le terrain d’une rencontre symbolique entre Algériens et Français. Le journal joue le rôle d’échappatoire de la prison culturelle et sociale pour Sarah qui est sur le point de consentir à un mariage arrangé. En effet, Marie est amoureuse du jeune Français Jean-Paul qui quittera l’Algérie pour la France. Leur idylle provoque chez Sarah une réaction de tristesse et de désarroi : « Je donnerai ma vie entière pour que résonne en moi quelques instants seulement le même chant d’amour. […] Assez fort pour m’aider à supporter ce qui m’attend. » 20 Sarah s’identifie à Marie en lisant son journal ce qui l’amène à réfléchir à sa propre vie. Ainsi, le journal est aussi l’outil d’une quête identitaire de Sarah vis-à-vis de son mariage qui constitue une phase de désorientation dans sa vie. Avec le journal intime, il y a un nouvel espace qui s’ouvre pour Sarah. D’abord, dans le sens concret, c’est-à-dire la maison où Sarah habite et qui était l’ancienne maison de Marie ; ensuite, il y a l’espace du cahier, du journal, avec l’histoire de Marie qui devient pour Sarah un espace d’imagination et de fuite de sa vie réelle. Elle est capable d’imaginer une nouvelle image de la ville d’Alger d’antan. Ainsi, la littérature se révèle être un moyen d’échange entre les cultures et l’on assiste à une mise en scène de l’écriture. Comme nous l’avons vu, la construction de la mémoire de la ville d’Alger dans cette nouvelle résulte de la fusion de pratiques individuelles, qui se confondent dans l’espace et dans le temps. Marie devient un témoin historique à contrecœur ; il y a un rapprochement de l’écriture de la fiction et de l’historiographie dans le sens de Hayden White dans la mesure où les deux formes d’écriture utilisent les mêmes stratégies narratives (ironie, métaphore, métonymie) et des genres semblables (p.ex. tragédie et comédie). 21 19 Christian Delacroix / François Dosse / Patrick Garcia / Michel Trebitsch, « Pourquoi Michel de Certeau aujourd’hui ? », in : Delacroix, Christian / Dosse, François / Garcia, Patrick / Trebitsch, Michel (éds.) : Michel de Certeau : les chemins d’histoire, Bruxelles, Éd. Complexe, 2002, p.13-14, p. 16. 20 Maïssa Bey, Sous le jasmin la nuit. Nouvelles., ibid., p. 85 21 Hayden White, Tropics of Discourse : Essays in Cultural Criticism, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1978 (Hayden White, Auch Klio dichtet oder die Fiktion des Faktischen. Studien zur Tropologie des historischen Diskurses, Stuttgart, Klett-Cotta, 1986). Ricarda Bienbeck 132 Le journal intime de Marie était originairement destiné à un usage privé, mais devient un témoignage historique passant du registre de la mémoire individuelle à celui de la mémoire collective. De cette manière, la mémoire de la ville est la somme des discours produits à son égard, discours construit autour de charnières historiques. Ici, ces charnières sont la guerre d’indépendance et la guerre civile en Algérie. Mais le lecteur apprend des choses sur les deux guerres par le biais des récits d’une Algérienne et d’une Française lors de moments historiques différents. Ce procédé peut être rapproché théoriquement du concept de « petits récits » du philosophe français Jean-François Lyotard. Lyotard introduit vers la fin des années 1970 la notion du « postmoderne » dans la discussion philosophique et il prédit la fin des « grands récits » : « Dans la société et la culture contemporaine, société postindustrielle, culture postmoderne, la question de la légitimation du savoir se pose en d’autres termes. Le grand récit a perdu sa crédibilité, quel que soit le mode d’unification qui lui est assigné : récit spéculatif, récit de l’émancipation. […] [I]l reste à expliquer la corrélation des tendances invoquées avec le déclin de la puissance unificatrice et légitimante des grands récits de la spéculation et de l’émancipation. » 22 À la place des grands récits, des grands romans, se mettent des « petits récits » ou bien « petites histoires » : « Le recours aux grands récits est exclu; on ne saurait donc recourir ni à la dialectique de l’Ésprit ni même à l’émancipation de l’humanité comme validation du discours scientifique postmoderne. Mais, on vient de le voir, le « petit récit » reste la forme par excellence que prend l’invention imaginative, et tout d’abord dans la science. » 23 Lyotard entend par cette notion de « petite histoire » une écriture subjective et plurielle qui remplace ou complète les « grands récits » ou bien une historiographie monolithique ; il parle d’un problème de légitimité et de crédibilité : les récits monolithiques de l’Histoire sont minés par la multiplication des petits récits, des histoires de vie au niveau individuel, le biographique et la mémoire entre ainsi dans la construction des récits historiques. L’historiographie qui tisse des liens logiques et cohérents est annulée et suppléée par des histoires représentées selon différentes perspectives. Ces histoires très personnelles et individuelles contrastent avec l’Histoire officielle : 22 Jean-François Lyotard, La condition postmoderne. Rapport sur le savoir, Paris, Éditions de Minuit, 1979, p.63. 23 Jean-François Lyotard, La condition postmoderne, ibid., p. 98. La perception d’Alger 133 « J’ai repris mes livres et mes cahiers d’histoire. J’aimerais retrouver les dates, les noms, les faits, savoir ce qui s’est passé pendant les quelques mois où Marie tenait son journal. Mais il n’y a presque rien sur cette période, […]. Je ne saurai jamais si le mari de Zineb était au nombre des soixante-deux victimes de l’attentat au port enterrées le lendemain. Marie n’en parle pas. » 24 « Alors je me réfugie auprès de ma grand-mère, et le soir dans sa chambre, elle seule consent à me raconter l’histoire de ces jours-là, une histoire pleine de ces turbulences que le plus minutieux, le plus documenté des historiens ne saurait retrouver. Une histoire à visage humain. Je pourrais l’écouter pendant des heures. Elle remonte très loin dans ses souvenirs […]. » 25 Ces « petites histoires » dessinent tout à la fois des images historiques et des images contemporaines de la ville d’Alger. Grâce à des ruptures chronologiques bien précises, la nouvelle est bâtie sur le principe de la coïncidence et échappe à une représentation unidimensionnelle et monolithique des événements historiques algériens. Les souvenirs consignés par écrit dans le journal intime de Sarah s’arrêtent « [s]ur une virgule » 26 , ce qui montre l’ouverture de son histoire de vie que Sarah - comme le lecteur - ne peut reconstruire que de manière lacunaire. Et à Sarah et au lecteur sont cédées des places ouvertes d’interprétation au lieu d’esquisser une vision unitaire. Le récit de vie de Marie s’évanouit. Elle semble être revécue, continuée et réincarnée partiellement par Sarah ce qui souligne la structure de palimpseste de cette nouvelle. L’œuvre de Maïssa Bey met également en œuvre des procédés d’autotextualité 27 . Maïssa Bey reviendra sur les phénomènes mentionnés pour la nouvelle Sur une virgule dans le roman Bleu blanc vert 28 (2006) et dans le roman Pierre sang papier ou cendre 29 (2008). Sur le plan structurel, la nouvelle et le roman Bleu blanc vert se ressemblent : Il y a aussi un changement de perspective entre Lilas, la protagoniste-narratrice de Bleu blanc vert, et Ali qui alterne comme narrateur autodiégétique avec Lilas. Lilas a aussi dû 24 Maïssa Bey, Sous le jasmin la nuit. Nouvelles, ibid., p. 80 f. 25 Ibid., p. 82. 26 Ibid., p. 84. 27 Par autotextualité, nous comprenons une ou des références textuelles d’un texte à un autre dans une œuvre d’un seul auteur. Cette définition est légèrement différente de celle de Lucien Dällenbach (« Intertexte et Autotexte », in : Poétique, vol. 7, n° 27, 1976, p. 283). Dällenbach définit l’intertextualité interne ou bien l’autotextualité comme une « réduplication interne qui dédouble le récit tout ou partie sous sa dimension littérale (celle du texte, entendu strictement) ou référentielle (celle de la fiction). » 28 Maïssa Bey, Bleu blanc vert, La Tour d’Aigues, L’Aube, 2006. 29 Maïssa Bey, Pierre sang papier ou cendre, La Tour d’Aigues, L’Aube, 2008. Ricarda Bienbeck 134 échanger son appartement pendant la guerre d’Algérie avec une famille française pour déménager d’un quartier français dans un quartier arabe. 30 Ensuite, le changement de noms de la même rue est mentionné : « On a changé d’adresse. On a changé de maison. Mais on est toujours dans le même immeuble. […] Et ce n’est plus la même adresse puisque notre rue s’appelle maintenant rue Belouizdad. Avant c’était la rue de Lyon. Lyon, c’est une ville de France. Mohamed Belouizdad, c’est un martyr de la Révolution. Comme mon père. Mais mon père n’a pas encore de rue. De rue à son nom. » 31 Le roman Pierre sang papier ou cendre retrace la période coloniale française en Algérie, entre autres par une personnification de la France à l’aide de la figure de « Madame Lafrance ». Le désir de pouvoir et la volonté française de prendre la ville d’Alger, se manifestent ici aussi en relation avec les noms de rues. Différemment du procédé mis en œuvre dans la nouvelle Sur une virgule et dans le roman Bleu blanc vert où l’arabisation avait engendré le changement des noms dont l’administration coloniale française avait baptisé les rues, la focalisation du roman Pierre sang papier ou cendre porte sur la transition de la période pré-coloniale à la période coloniale : « Cependant, pour marquer son emprise, madame Lafrance a décidé de rebaptiser ces rues. Disparus, confisqués, les noms de rues évocateurs de l’usage, de l’histoire, des petits métiers pratiqués en ces lieux. La rue Aïn el Hadjel ou rue de la Fontaine des Veuves, la rue Lalla Khadîja et aaryana ou rue de la « Toute- Nue », la rue Beït el Mel, la rue Sebââ t’baren ou rue des Sept-Tavernes, la rue Ali Khodja et tant d’autres, n’existent plus que dans les mémoires des habitants qui ignorent les nouvelles appellations. C’est en parcourant les rues dites des Gétules, des Lotophages, de Tyr, des Pyramides, du Sphinx, de la Mer Rouge, d’Alexandrie, de Cléopâtre, de Thèbes, des Barbares, des Vandales, d’Hannibal, de Genséric, des Numides, de Saint Augustin, de Jugurtha, que les occupants veulent inviter les indi- 30 « On nous a échangés contre elle. Arabes contre Français. » (Maïssa Bey, Bleu blanc vert, ibid., p. 39) Comme Marie Sanchez, cette Française porte un nom de famille espagnol, elle s’appelle Anita Gomez. 31 Maïssa Bey, Bleu blanc vert, ibid., p. 52. Mohamed Belouizdad est né le 3 novembre 1924 dans le quartier algérois de Belcourt qui porte maintenant son nom. En février 1947, il est devenu le fondateur de l'Organisation Spéciale, branche militaire du Parti du peuple algérien. À l’âge de 18 ans, il meurt le 14 janvier 1952 à Paris après avoir souffert de la tuberculose. La perception d’Alger 135 gènes, incultes et trop enclins à l’oubli, à commémorer leur propre histoire. » 32 D’anciens noms de rue sont nés avant la colonisation française de raisons pratiques et ainsi, ils faisaient partie d’une culture quotidienne développée au cours du temps. Ces noms-là sont remplacés par des noms qui marquent l’histoire, l’histoire universelle-même. La culture élitiste française masque la culture quotidienne, les nouveaux noms sont essentiellement attribués pour des raisons idéologiques. Ainsi apparaît le topos d’un changement de nom qui modifie et perturbe l’identité. Dans le sens de Michel Foucault, cette taxinomie constitue une représentation eurocentrique et unidimensionnelle, c’est-à-dire un geste qui montre l’étroite relation entre savoir et pouvoir, le pouvoir de nommer ici. 33 Conclusion Au cours de notre analyse de la nouvelle nous avons suivi les points communs et les différences entre les vies des deux protagonistes et la manière dont ils se donnent à lire à travers le changement continu de perspective. Il n’y a pas de narrateur omniscient qui pourrait garantir la cohérence du récit. L’impossibilité d’une représentation homogène est plutôt soulignée par la conversion infinie qui atteint son apogée à la fin de la nouvelle Sur une virgule. Les deux niveaux narratifs montrent le rapprochement des héroïnes, toutes deux enfants de leurs époques respectives et qui paraissent pourtant très semblables sur plusieurs points. C’est ainsi que la nouvelle montre une volonté de réconciliation - malgré la ségrégation voulue, entretenue par la politique - entre le « dominant » et le « dominé » par le biais du journal intime, en fait par le biais de la littérature. Ici, le journal intime, le livre, se présente comme lieu-médiateur, comme réceptacle d’histoires et de lieux enchevêtrés qui est plutôt passage, pour le dire encore avec de Certeau : « Dans le récit, la frontière fonctionne comme un tiers. Elle est un « entre deux », un « espace entre deux », Zwischenraum […]. Lieu tiers, jeu 32 Maïssa Bey, Pierre sang papier ou cendre, ibid., p. 46 f. Cela se retrouve dans le tableau 11 : « Et pour perpétuer le souvenir des hommes qui ont contribué, par leurs œuvres ou par les armes, à étendre son rayonnement dans le monde, elle a donné leur nom à ces rues : ainsi la rue d’Isly, au cœur même d’Alger du nom de l’un de ses plus ardents défenseurs, Thomas Robert Bugeaud, marquis de la Piconnerie, proclamé maréchal de France puis duc d’Isly, plus connu sous le sobriquet affectueux de ‘père Bugeaud’. » (Maïssa Bey, Pierre sang papier ou cendre, ibid., p. 83.) 33 Michel Foucault, Les Mots et les choses. Une Archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966. Ricarda Bienbeck 136 d’interactions et d’entre-vues, la frontière est comme un vide, symbole narratif d’échanges et de rencontres. » 34 Ainsi, la perception de la ville d’Alger dans l’œuvre de Maïssa Bey s’inscrit dans cette perspective. Bibliographie Arend, Elisabeth, « Mémoire. Histoire. Souvenirs. Überlegungen zum Erzählwerk von Maïssa Bey », in : Lendemains, vol. 30, n° 118, 2005, p. 66-80. Bachtin, Michail M., Chronotopos, Frankfurt/ Main, Suhrkamp Verlag, (édition originale 1973), 2008. Bey, Maïssa, « Sur une virgule », in : 2000 ans d’Algérie, vol. 2., Biarritz/ Atlantica, 1998, p. 211-220. Bey, Maïssa, Sous le jasmin la nuit. Nouvelles, La Tour-d’Aigues, L’Aube / Barzakh, 2004. Bey, Maïssa, Bleu blanc vert, La Tour d’Aigues, L’Aube, 2006. Bey, Maïssa, Pierre sang papier ou cendre, La Tour d’Aigues, L’Aube, 2008. Certeau, Michel de, L'invention du quotidien. Vol. 1 : L'Art de faire, Paris, Gallimard, 1990. Dällenbach, Lucien, « Intertexte et Autotexte », in : Poétique, vol. 7, n° 27, 1976, p. 283- 296. Delacroix, Christian / Dosse, François / Garcia, Patrick / Trebitsch, Michel, « Pourquoi Michel de Certeau aujourd’hui ? », in : Delacroix, Christian / Dosse, François / Garcia, Patrick/ Trebitsch, Michel (éds.) : Michel de Certeau : les chemins d’histoire, Bruxelles, Éd. Complexe, 2002, p. 13-14. Fanon, Frantz, Les Damnés de la terre, Paris, Maspero, (édition originale 1961), 1979. Foucault, Michel, Les Mots et les choses. Une Archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966. Jauß, Hans Robert, Die Theorie der Rezeption, Konstanz, Universitätsverlag, 1987. White, Hayden, Tropics of Discourse : Essays in Cultural Criticism, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1978. White, Hayden, Auch Klio dichtet oder die Fiktion des Faktischen. Studien zur Tropologie des historischen Diskurses, Stuttgart, Klett-Cotta, 1986. Yelles, Mourad, « Mythologies urbaines : La ville métisse. Lieux et banlieues de l'interculturel dans le roman algérien », in : Ceballos, René/ Gatzemeier, Claudia/ Gronemann, Claudia/ Sieber, Cornelia/ Tauchnitz, Juliane (éds.), Passagen : Hybridity, Transmédialité, Transculturalidad, Hildesheim/ Zürich/ New York, Georg Olms, 2010, p. 427-441. 34 Michel de Certeau, L'invention du quotidien, ibid., p. 187. Dominique Ranaivoson Glorieuse ou infâme ? Antananarivo dans les romans coloniaux et post-coloniaux ou l’inversion du regard Travaillant sur les villes, Georges Frédéric Manche soulignait qu’en matière de littérature, « c’est une ville qui porte le même nom que la vraie et qui se trouve à la même place mais qui est reconfigurée par les soins de notre mémoire, animée par une magie qui remonte d’un passé […] ou alors délégitimée et reconstruite au nom de nos idéaux, voire par la souveraine puissance de nos frustrations. » 1 Les métropoles postcoloniales sont des endroits réels où se superposent des passés d’urbanisme précolonial et européen auxquels s’ajoutent tous les signes visibles des crises que traversent leurs pays. La représentation de ces villes, hier comme aujourd’hui, nous donne moins des reflets d’une réalité sociale ou géographique que les éléments nécessaires à la recherche des mécanismes d’écriture aboutissant à un imaginaire de celles-ci. Gaston Bachelard dit : « La valeur d’une image se mesure à l’étendue de son auréole imaginaire. Grâce à l’imaginaire, l’imagination est essentiellement ouverte, évasive. » 2 Jean Roudaut, auteur d’une analyse sur Les villes imaginaires dans la littérature française (1980) souligne que « dès qu’il y a écriture, il y a ébauche de ville imaginaire. » 3 De nombreuses études ont montré l’importance de la littérature (et de la peinture ou du cinéma) dans la construction de l’imaginaire de Paris, Venise, New York, représentations qui interfèrent dans la perception de ces villes par les lecteurs. Bertrand Westphal parle de « prestige de l’espace. » 4 Nous nous interrogerons sur les phénomènes semblables à propos d’Antananarivo, la capitale de Madagascar, nommée Tananarive pendant la colonisation française (1896-1960). Elle fut d’abord décrite dans la littérature viatique, puis célébrée différemment mais dans le même temps par les natifs et les écrivains coloniaux avant d’apparaître sous la forme de bribes dans la littérature francophone malgache contemporaine. Dans la perspective ouverte par la géocritique, nous tenterons de comprendre comment cet espace 1 Georges Manche, (textes réunis par), Ville habitée, ville fantasmée, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 18. 2 Gaston Bachelard, L’air et les songes, Paris, Corti, 1943, édition Livre de poche, biblio essais 4161, p. 5. 3 Cité par Bertrand Westphal, « Pour une approche géocritique des textes », Vox Poetica, 2005, www.vox-poetica.org/ sflgc/ biblio/ gcr.htm [Consulté le 15 mai 2014]. 4 Bertrand Westphal, La géocritique de l’espace, Paris, Les éditions de Minuit, 2004. Dominique Ranaivoson 138 urbain réel nourrit les imaginaires des uns et des autres, comment il est réinvesti comme motif scripturaire selon les variations induites par les prismes culturels et idéologiques. La démarche de l’imagologie nous permettra d’analyser comment les représentations peuvent être si contrastées. Du réel au texte : représentation ou mise en scène Les référents Les textes laissés par les voyageurs et les coloniaux occidentaux qui prennent la posture des observateurs attentifs et objectifs sont précis, presque techniques. Le souci de la vérité et la méticulosité à rendre compte des choses vues aboutissent à des descriptions organisées en fonction des grilles de lecture de ces Européens, elles-mêmes établies inconsciemment selon leur rapport à l’espace urbain d’origine. Une des premières à décrire la capitale de l’Imerina est l’Autrichienne Ida Pfeiffer, qui séjourne à Tananarive en 1857. Elle relève avec méthode les convergences de la réalité et de ses propres critères qui sont l’ordre et la salubrité : « Les rues et les places sont tout à fait irrégulières ; les maisons, au lieu d’être alignées, sont placées sans ordre, à pied ou sur les pentes de la colline. Le palais de la reine se trouve sur la pointe la plus élevée. Les faubourgs par lesquels nous arrivâmes me parurent, à la grande surprise, très proprement tenus, et non seulement les rues et les places, mais aussi les cours des maisons. Il n’y avait que les ruelles étroites entre les murs de terre qui avaient quelquefois l’air un peu sale. » 5 Henri Vermeren, soldat français de la conquête en 1895, découvre Tananarive avec une attention particulière pour l’architecture et adopte le même style descriptif : « Tananarive est bâtie sur deux lignes de hauteurs escarpées venant se rejoindre au palais du premier ministre. Les maisons sont étagées sur les flancs des collines. Elles sont ordinairement à un et même à deux étages, construites en pisé, charpente en bois dur, couvertes de tuiles. Elles sont entourées d’un haut mur en terre et dans chaque enceinte on trouve un mausolée. Les Hovas, qui ont un grand respect pour les morts, enterrent les leurs devant leurs habitations. » 6 C’est encore la voirie et l’architecture qu’observe en 1896 le journaliste français Jean Carol habitué à un certain urbanisme qu’il ne retrouve pas : « L’Ile n’a pas de routes : Tananarive n’a pas de rues. Ses constructions sont de briques ou de pisé rouge, isolées, étagées de terrasse en terrasse. » 7 5 Ida Pfeiffer, Voyage à Madagascar, Paris, Karthala, 1981, p. 129-130. 6 Henri Vermeren, Un gendarme aux colonies, Paris, Albin Michel, p.108-110. 7 Jean Carol, Chez les Hovas (1898), republié sous le titre Les incertitudes du colonialisme, présentation d’Yvan-Georges Paillard, Paris, L’Harmattan, 1990, p.37-38. Glorieuse ou infâme ? 139 Cette représentation qui conduit à l’illusion référentielle, telle que dénoncée par Roland Barthes, peut être lue comme un document sur l’aspect de cette bourgade qui n’était que la capitale de la province centrale, l’Imerina. La structure et le choix des éléments sont aussi les signes que les auteurs sont des observateurs extérieurs habitués à un urbanisme occidental organisé. Aucun lieu ne représente pour eux plus que des caractéristiques techniques ou des signes de moindre niveau de développement. La vision est comme aplatie dans une sorte de degré zéro de l’imaginaire, de « villetableau » selon l’expression de Bertrand Westphal 8 entièrement référencée au centre. Le romancier Charles Renel, fonctionnaire colonial qui vit à Tananarive entre 1908 et sa mort en 1925, adopte un tout autre point de vue. Le point de vue extérieur et systématique est abandonné au profit de personnages romanesques français cultivés qui projettent sur la ville leurs sentiments et la regardent à travers leur culture classique. L’imaginaire d’autres villes, en particulier italiennes, se superpose à celle qu’ils habitent pour un temps. Dans son roman La fille de l’île rouge (1923), il décrit longuement Tananarive qu’il appelle « Iarive », « Iarive-le-Belle », la « rouge Etrangère » 9 . La ville figure cet « autre monde » où le colonial s’imprègne des couleurs et des parfums de « l’immortelle et mélancolique splendeur du paysage imérinien » 10 . La ville est alors à la fois un spectacle et une rêverie : « Les cases, dans la verdure, émettaient des effluves roses, car la brique et la terre d’Imerina sont lumineuses au coucher du soleil comme les pierres du Palais Vecchio à Florence […] d’un côté, une nature de cataclysme, un ciel de création orageuse, gonflé d’averses et de tempêtes, avec des lueurs pourprées, des éclairs blafards et de lointains coups de tonnerre, annonciateurs de quelque démiurge venant bouleverser les rizières ; d’autre part, la pureté élyséenne de l’atmosphère proche et transparente, où les cases rouges luisaient comme des visages, où les ombres vertes étaient accueillantes, où la Terre heureuse souriait au jour qui mourait. » 11 Quand Renel entreprend l’évocation de quartiers populaires où règne un désordre qualifié de « pittoresque » (220), il épouse la vision du personnage qui y passe en chaise à porteurs (filanzana) « dans le bien-être de la limpide chaleur » (158). Les adjectifs qui qualifient presque tous les substantifs témoignent du point de vue strictement hygiéniste de l’Européen : « De pauvres cases en boue, avec des lézardes et des recrépissages maladroits, étalaient leurs misères. […] Des images surgirent d’autres coins plus sales encore, pleins de ruines, d’immondices et d’odeurs fétides, où des chiens faméliques disputaient aux 8 Bertrand Westphal, « Pour une approche géocritique des textes », ibid. 9 Charles Renel, La fille de l’Ile rouge, Paris, Flammarion, 1923, p. 115, 141, 159. 10 Ibid., p. 22. 11 Ibid., p. 33-34. Dominique Ranaivoson 140 cochons les détritus et les ordures » 12 . Mais aussitôt passée cette ruelle, le personnage est de nouveau pris par la fascination du paysage, comme si la réalité entrevue comptait moins que son aptitude à jouir de ce qu’il apprécie en toute tranquillité. Pour le romancier, il s’agit d’utiliser les éléments d’un décor pour les combiner en longues et sinueuses phrases qui exprimeront la psychologie du personnage : « de l’ensemble émanait une lumière indéfinissable et limpide, une sorte d’harmonie colorée et joyeuse ; elle coulait dans son cerveau, apaisait sa pensée, et ce dictame était pareil à celui que versaient dans ses yeux les yeux de Zane qui flottaient, vagues et mystérieux, transmis par les yeux abolis des Ancêtres, tous les paysages de tous les temps imériniens » 13 . Les romanciers malgaches contemporains, quand ils situent leurs récits dans Antananarivo, le font de manière beaucoup plus codée. La ville n’est plus cet ensemble organisé ou réorganisé dans des descriptions construites mais des toponymes parfois traduits littéralement. Lalana de Michèle Rakotoson et Za de Jean-Luc Raharimanana sont construits de manière comparable, avec un personnage central qui déambule à travers Antananarivo avant de mourir du sida pour le premier, à la recherche de son enfant mort pour le second. Deux trajets erratiques qui permettent aux romanciers de donner leur vision de la ville. Celle-ci est nommée par Michèle Rakotoson dès l’incipit : « On ne peut pas marcher vite à Antananarivo » et elle poursuit en employant le diminutif propre aux familiers de la ville : « On étouffe à Tana » 14 . Raharimanana écrit simplement « la ville » (19, 41, 51) ou « la capitale » (52, 54). L’un et l’autre font un abondant usage des toponymes : Andavamamba 15 Antanimora, Ampefiloha, Anatihazo, Anosibe 16 , autant de noms de quartiers égrenés au fil des déambulations des personnages selon des itinéraires vraisemblables mais qui ôtent toute vue d’ensemble. Les textes citent des monuments et des lieux qui structurent l’espace de ceux qui y vivent : les escaliers de pierre, la place de l’indépendance, l’hôtel du Louvre, le palais présidentiel, la ville basse, le tunnel, le « lac aux zakarandas où triomphe l’Anze noir », l’école normale et l’Alliance française, le Glacier 17 . Dans Za, d’autres lieux sont cités par le biais de leur traduction littérale : rue de la Terre-que-l’on-a-relevée, « la prison de La terre-douce » 18 ; le récit joue sur les caractéristiques des lieux : « l’hôtel des blancs et des putes » renvoie à un établissement célèbre, la remarque d’un personnage « tu n’habites que les 12 Ibid., p. 159. 13 Ibid., p. 162. 14 Michèle Rakotoson, Lalana, La Tour d’Aigues, L’Aube, 2002, p. 5. 15 Jean-Luc Raharimanana, Za, Paris, Philippe Rey, 2007, p. 23. 16 Michèle Rakotoson, Lalana, ibid., p. 41. 17 Jean-Luc Raharimanana, Za, ibid., p. 52, 53, 55, 56, 57 et 72. 18 Traduction d’Ambatomitsangana, un quartier et d’Antanimora, le nom de la prison. Za, ibid., p. 53 et 124. Glorieuse ou infâme ? 141 rails » fait allusion à un bidonville situé le long d’une voie ferrée 19 . Les auteurs qui connaissent et comprennent la ville ne semblent pas vouloir en offrir une description organisée, bien au contraire. Là où ils semblent traduire donc éclairer le sens, ils introduisent l’opacité : la « terre douce », traduction du lieu Antanimora où est la prison est en réalité le lieu de plus horrible qui soit. Michèle Rakotoson livre seule une lecture sociale de la répartition spatiale dans la ville : « Dans cette ville, il fallait avoir une famille de référence pour exister […] surtout pour monter à la haute ville […] Les gens comme lui restaient dans la basse ville, descendants d’esclaves ou issus des marges du royaume […] à la hâte, des cahutes en parpaing furent construites, pompeusement appelées cités » 20 . Pour le lecteur ignorant la réalité ainsi mise en scène, l’accumulation produit un effet d’étrangeté, de rapidité ; il est exclu du système de références qui renvoie à un monde clos et grouillant. Ces textes sont en miroir renversé avec la vision organisée des voyageurs et celle lente et romantique de Charles Renel. Pour les uns comme pour les autres, la représentation de l’espace renvoie autant à l’espace nommé qu’à l’auteur qui le reconstruit avec ses mots, ses segmentations. Quand les premiers restaient à l’extérieur d’un espace urbain observé, les seconds immergent leurs personnages et jouent sur des renvois non explicités. Avant de mettre plus en doute l’écriture de cet espace colonial puis postcolonial, nous voudrions nous arrêter sur les représentations littéraires du centre symbolique de la ville d’Antananarivo, le palais qui le domine. Il est appelé « palais de la reine » par les Français car c’est là que la dernière reine Ranavalona III signa la reddition face aux troupes coloniales en 1896, Manjakamiadana par les Malgaches ou, de manière plus générique, le Rova. 21 Un point nodal à la lecture ambivalente : le Rova Le Rova est situé sur une falaise, il est visible de tous les points de la ville et, à ce titre, frappe l’œil de tout visiteur. La simple description s’infléchit alors, selon l’identité de celui-ci et sa connaissance du passé politique et de la dimension mystique qui lui est associée car les tombeaux des rois merina (colonisateurs des autres régions) sont censés veiller et bénir le peuple en tant qu’ancêtres. Le texte qui prend, ou non, en compte cette épaisseur de l’histoire, cette stratification des lieux, se fait, selon le mot de Bertrand Westphal « hétérotopique ». La description de Jean Carol, journaliste français, renvoie uniquement aux bâtiments et témoigne, par là même, de sa méconnaissance du prestige 19 Jean-Luc Raharimanana, Za, ibid., p. 56 et 45. 20 Michèle Rakotoson, Lalana, ibid., p. 41. 21 Il y a des rova partout où il y a eu des rois, le terme ne renvoyant pas à la splendeur architecturale mais à l’identité de son occupant. Dominique Ranaivoson 142 intemporel des rois malgaches, les repoussant par l’adverbe « naguère » dans un passé révolu : « Le Rouve est l’ensemble des bâtiments naguère occupés par la reine. Tsiazoumpaniry, ancienne annexe du Rouve, véritable château fort dominant les trois quarts de la campagne, renferme plusieurs baraques royales aujourd’hui affectées à divers services du gouvernement indigène. […] Du haut des tours qui flanquent le principal édifice du Rouve, l’œil embrasse sans aucun obstacle la totalité du pays. On se trouve au point culminant. » 22 La voyageuse française Myriam Harry visite Madagascar en 1935 et projette sur le bâtiment son imagination fantasque en le décrivant « drapé de brumes olympiennes ou liliacé de couchant mystique […] Il surgit, bâti dans l’azur, suspendu dans le vide, dominant une ville d’échelles roses, symbole d’audace, de grâce, de légèreté » 23 . Elle organise ainsi sa description de la ville en mettant le palais en son centre, syntaxiquement en finale comme en apothéose en ignorant le symbole qu’il représente pour les autochtones : « […] la ville la plus rose et la plus aérienne du monde, Tananarive, hissée avec ses bougainvillées sur des escarpements rocheux, avec ses escaliers, ses échelles, tout cet enchevêtrement de toits grimpeurs, fondu à l’ombre de la colline, dominée, survolée plutôt, du Palais de la Reine, qui laisse tomber ses voiles de brumes et s’effrite dans le ciel pâle. » 24 La littérature malgache au temps de la colonisation a largement utilisé cette image comme le signe à la fois glorieux et lamentable de l’indépendance perdue. La mise en scène de l’espace devient alors synonyme de célébration du passé et, indirectement, d’appel à une résurgence de celui-ci dans une indépendance retrouvée : « A l’assaut du Palais, sur les flancs d’Iarive / La verte, […] / Mais en vain le regard des fenêtres est long / En vain le bou- 22 Jean Carol, Les incertitudes du colonialisme, ibid., p. 37-38. Henri Vermeren donne lui aussi une description très technique du palais : « Les monuments sont : le palais de la reine, celui du Premier ministre, la cathédrale, le temple, la résidence et l’hôpital anglais. […] Le palais de la reine Ranavalo-Manjaka est construit en bois de teck et de palissandre, il comprend quatre tours carrées aux angles et un bâtiment central. Son aspect est assez imposant. Il est complété par le palais d’argent, ainsi appelé à cause de son ornementation de clous brillants et de bardeaux garnissant les fenêtres. Le style de ce petit bâtiment est aussi prétentieux qu’indécis. Une enceinte de pieux et de murs entoure le palais de sa Majesté, sauf du côté du nord où se trouve l’entrée principale défendue par d’inoffensifs canons vieux modèle. » Un gendarme aux colonies, ibid., p. 108- 110. 23 Myriam Harry, Routes malgaches, le Sud de Madagascar, Paris, Plon, 1943, cité par Cécile Chombard Gaudin, Une Orientale à Paris, voyages littéraires de Myriam Harry, Paris, Maisonneuve et Larose, 2004, p. 181. 24 Ibid. Glorieuse ou infâme ? 143 gainville offre ses fleurs géantes, / En vain au bord des toits se penchant les pigeons, / L’âme de mon Pays est de là toute absente » 25 . Cette nostalgie de l’unité et de l’honneur perdu en 1896 est nourrie par le lien mystique unissant le peuple malgache aux rois inhumés dans cette enceinte. Il est remarquable de noter à quel point Charles Renel, percevant le poids de ce lieu sans adopter le sens donné par les nationaux, réutilise les éléments narratifs en les amputant d’une part de leur sens : « il y a douze sites royaux autour de Tananarive, avec des enceintes et des tombeaux de rois » 26 . D’autres Français vont plus loin encore dans cette transcription codée de l’espace en remplaçant l’âme des rois qui plane par celle du colonisateur : « Du Palais de la Reine, à Tananarive, on domine le royaume de l’Imerina où règnent toujours les douze collines sacrées. […] C’est comme une chanson qui passe le soir, où meurent les parfums des jardins disparus : ému de la douceur on écoute en silence monter les souvenirs au rythme des collines. […] Et, si les fiers palais dominent les collines, si l’aigle imérinien survole ces palais, audessus des palais et au-dessus des aigles plane éternellement l’Ame de Galliéni. » 27 L’indépendance retrouvée, d’autres discours vont reprendre le même symbole dans des perspectives diverses. Le Français Jean Zerlauth imagine un roman policier au Rova et construit des personnages malgaches sensibles uniquement à l’appât du gain, en l’occurrence le trésor enfoui dans les tombeaux des rois et protégé par un tabou (fady). Ce texte, conformément au genre policier, fonctionne sur la transgression et l’ironie mais manifeste la puissance de l’imaginaire urbain européen puisque, comme Renel, il superpose une autre ville à Tananarive qui a repris son nom français : « Le Rova, la colline sacrée des anciens souverains de Madagascar ! Tananarive, située sur les hauts plateaux du centre est formée, comme Rome, de sept collines. […] Au fil des siècles, on a rassemblé en ces lieux tous les symboles de la royauté et surtout, tous les trésors du pouvoir […] Pour finir, la dernière reine, destituée, exilée d’abord à la Réunion, mourut dans l’oubli en Algérie, comme bon nombre de potentats des ex-colonies du doux pays de France. 25 Lucien-Xavier Andrianarahinjaka, « L’âme de mon pays », in : Rajemisa-Raolison, Régis, Les poètes malgaches d’expression française, Antananarivo, 1983, p.46. Dans le même recueil, le poème « Tananarive » de Elie-Charles Abraham exprime le même sentiment : « Tananarive dort […] / Tu dors…. Et seul, là-haut, dans la paix des sommets / Comme un spectre penché sur ton âme endormie, / Montrant du doigt le ciel, Tana, ton grand Palais, / Ton grand Palais Royal, à l’heure où tout oublie, / Semble se souvenir dans les ciels violets… » (42) 26 Charles Renel, La fille de l’Ile Rouge, ibid., p. 32-33. 27 Alfred Chaumel, A Madagascar, Rythme des collines, Tananarive, Vidalie, 1932, extrait de l’avant-propos et du conte « Galliéni », non paginé. Dominique Ranaivoson 144 […] L’enceinte du Rova s’écroulait chaque semaine un peu plus au grand dam des touristes. » 28 Les mêmes images sont utilisées par les romanciers malgaches, qui voient dans ce palais en ruines une image plus problématisée du peuple et le signe d’une histoire conflictuelle bien antérieure à la colonisation. Michèle Rakotoson, qui écrit Lalana peu de temps après l’incendie criminel qui ravagea le palais en 1995, en fait le symbole du peuple détruit. L’allusion à la protection de son ombre reprend le thème de la présence des ancêtres ensevelis et manifeste ainsi discrètement son appartenance à la communauté : « Il s’assoit par terre, dos au mur, face au palais de la Reine, déchiqueté, tragique. Il a brûlé, une nuit de novembre, devant la population impuissante rassemblée […]. De l’impuissance, ils gardent l’amertume et la rancœur, s’habituant peu à peu à regarder le Rova avec ses murs nus, ses ruines. […] Naivo a un soupir en pensant à leur vie, à la sienne, celle de Rivo, de ses copains, une vie brûlée pour rien, comme ce palais. Le palais sera reconstruit un jour, mais comment les blessures allaient-elles être pansées ? […] Pendant des années, il avait protégé Antananarivo de son ombre, et maintenant il gisait, fragile lui aussi, cassé comme le pays et les Malgaches, brisés, hagards, se demandant quotidiennement comment vivre » 29 . Raharimanana dans Nour, 1947 (2003) et L’arbre anthropophage (2004) veut remplacer le symbole d’unité pieusement entretenu par le discours anticolonial par celle de la mémoire des esclaves malgaches réquisitionnés par les souverains bâtisseurs. Ces rois merina avaient en effet conquis des royaumes périphériques auparavant indépendants mais le discours nationaliste unitaire impose un silence qui va jusqu’au tabou (fady) sur ces questions sociales aux conséquences encore visibles. Le discours se fait alors violent pour détruire l’encodage précédent et mentionner la structure sociale sous-jacente qui sépare nettement les nobles (andriana) des esclaves (andevo) : « Il me blesse ce nom donné au palais de la Reine : Manjakamiadana - souveraineté tranquille, heureuse, douce, lente ; quand encore les sagaies se dressent contre ma mémoire et me rappellent tous mes morts qui ne sont d’aucune ethnie, d’aucune race mais de toutes les tribus. Ce n’est point par haine mais pour simple sépulture inachevée…. / Faut-il reconstruire le Rova ? / Oui. Mille fois oui. Et reconquérir notre mémoire et rebâtir notre histoire. / Echos des douleurs : andevo, andriana, ampanjaka, rova, doany…. / Fady. Fady. Fady. Fady… » 30 28 Jean Zerlauth, La casse des affreux, La Réunion, Orphie, p. 9-11. 29 Michèle Rakotoson, Lalana, ibid, p. 38-39, 42. 30 « Esclaves, nobles, rois, palais des hauts-plateaux, sanctuaires royaux des côtes. Tabou, tabou, tabou, tabou. », Jean-Luc Raharimanana, L’arbre anthropophage, Paris, Joëlle Losfeld, 2004, p. 79. Raharimanana répète le terme « fady », « tabou », en malgache comme signe du verrouillage de toute parole dans ce pays sur cette structure sociale par castes et la hiérarchisation entre les palais. Glorieuse ou infâme ? 145 L’écriture du même espace urbain peut ainsi avoir recours à des codes opposés et, pour qui sait le décrypter, mettre en évidence, non pas tant la réalité de celui-ci, mais la position de celui qui utilise ces images. Le point de vue du dehors ou du dedans, l’attention ou non à l’épaisseur historique, l’appréhension de l’histoire selon les vainqueurs ou les vaincus, sont autant de facteurs qui président à l’organisation du texte. La ville coloniale et postcoloniale est ainsi regardée, lue, encodée et décodée avant d’être un motif littéraire qui forgera à son tour l’imaginaire du lecteur. Mais s’agit-il seulement de la ville d’Antananarivo dans ces textes ? L’espace urbain ne serait-il pas aussi le meilleur support par lequel dire son désarroi ? L’espace postcolonial est-il encore seulement spatial ? L’accumulation des indices topographiques tend à faire croire à des fictions urbaines. Mais d’autres indices textuels et la démarche de la géocritique nous entraînent sur la piste d’interprétations plus larges. Tous les textes sont organisés mais leur structure interne est l’expression des valeurs esthétiques et des positions des auteurs. La différence entre les descriptions techniques des voyageurs, les longues phrases des idéalistes et les bribes des textes contemporains ne sont pas seulement narratologiques, elles rendent comptent de perceptions de l’espace diverses et des identités culturelles différentes des auteurs. Cet espace urbain devient alors l’indice de ces identités, d’une part stables pour les Européens d’alors sûrs d’eux et de leurs références, d’autre part marquées pour les Malgaches d’aujourd’hui par la rupture et les interrogations. Les premiers s’intéressent aux endroits à leurs yeux les plus significatifs pour l’esthétique et finissent par exalter le nom qui cristallise l’attachement à cet espace : « Le mot lui-même est beau […] le son plein de ses voyelles nombreuses, le redoublement de ses syllabes en fait une appellation étrange et exotique […] [ce nom] est clair comme du cristal, pur comme un rire d’enfant, doux comme une caresse. Les Tananariviens nomment ainsi leur ville parce qu’ils l’aiment de la même façon qu’on appelle d’un diminutif une maîtresse ou un enfant tendrement chéri » 31 . Les romanciers malgaches contemporains s’attardent, se complaisent même, à souligner la laideur et le disfonctionnement. Comme si la description de la ville servait de support pour exprimer la déception face au déclin : « bitume gondolé, embouteillage infini, voitures cassées, gaz d’échappement délétères. […] Les bas-côtés de la rue sont secs, désespérément secs, avec leurs fleurs rares, leurs herbes jaunies, brûlées par le soleil.[…] Cette année les jacarandas sont malades, les arbres n’ont pas été soignés et il n’a pas plu […] les troncs qui se dessèchent sur place, noirs de pollution, asphyxiés comme 31 Charles Renel, La fille de l’île rouge, ibid., p. 142. Dominique Ranaivoson 146 ce lac qui crève sans bulles, verdâtre, à l’agonie, ombre de ce qu’il fut un jour, autrefois, ou dans les mythes » 32 . Le lexique dépréciatif est mobilisé à propos de tous les domaines. Pour Michèle Rakotoson, les maisons sont des « immeubles poussiéreux », des « bicoques » dans des « quartiers arrachés aux rizières et plongés dans la gadoue », les voitures sont « cassées », les marchés (autre topos de la littérature de voyage) se résument à des « boucheries à listérioses », des « étals de fruits pourris » 33 . Chez Raharimanana, ce sont les rails longeant le bidonville, le fossé plein d’ordures, l’eau sale, le trottoir où l’on dort, « les rizières enserrant la ville » 34 . Quand Charles Renel ne cessait de décrire les exhalaisons parfumées 35 , nous ne trouvons plus que « l’odeur du camphre, de l’éther, de la Javel, du formol, de la sueur, de la merde, de la misère, du désespoir » 36 . L’inversion est achevée quand, à l’affirmation d’amour des Tananariviens et de « la douceur de vivre où s’alanguit Tananarive » 37 , Raharimanana répond indirectement en faisant dire à son narrateur : « cette ville que je n’aime pas » 38 . Si on lit la ville selon la formule de Roland Barthes comme un idéogramme 39 , ces fragments entrevus au fil des errances des personnages renvoient à la vision d’une ville en perdition, le désordre urbanistique n’étant que l’image du désordre et de la sauvagerie de la société et, plus profondément du désordre heuristique. Les personnages arpentent alors Antananarivo comme Jonas la grande Ninive mais sans message salvateur car ils n’ont ni direction ni capacité de sortir de l’imbroglio. La ville est le matériau de construction romanesque du doute sur soi, de l’éclatement de l’identité, de la perte des lieux comme marqueurs d’un espace maîtrisé. Le fracassement de l’espace qui caractérise cette « cartographie fictionnelle » (Westphal) renvoie aussi à une perception du monde archipélique. Mais là où la littérature coloniale exaltait une île heureuse, là où Glissant voit dans l’archipel la figure d’un monde ouvert, les textes malgaches donnent l’image d’une nasse. La temporalité est aussi exprimée dans une vision apocalyptique, le temps du texte étant celui du combat contre un mal déjà vainqueur. La ville coloniale et postcoloniale malgache est devenue une construction de mots pour exprimer au fil des époques la vision d’un espace organisé, 32 Michèle Rakotoson, Lalana, ibid., p. 44. 33 , Ibid., p. 41 et 48. 34 Jean-Luc Raharimanana, Za, ibid., p. 23 et 48. 35 La ville « étrange » (151) est un « admirable paysage » (115), un « décor unique » (139) où on admire « une exquise symphonie de couleurs » et le « parfum tiède » des fleurs (141-142) car il y a « la magie des formes, des couleurs et des parfums » (147) : « La terre imérinienne est comme une femme folle de parfums qui s’endort parmi les fleurs avec des rêves fiévreux » (147). La fille de l’île rouge, ibid. 36 Michèle Rakotoson, Lalana, ibid., p. 21. 37 Charles Renel, La fille de l’île rouge, ibid., p. 148. 38 Jean-Luc Raharimanana, Za, ibid., p. 97. 39 Cité par Bertrand Westphal, Pour une approche géocritique des textes, ibid. Glorieuse ou infâme ? 147 puis totalement éclaté. Sans tomber dans le piège du reflet, ces littératures autour du même référent mettent en évidence le rôle majeur des points de vue, des esthétiques et de la philosophie qui sous-tendent l’organisation de l’écriture. La ville coloniale comme la ville postcoloniale permet de donner à voir des identités complexes et de faire naître des imaginaires puissants sur des lieux eux-mêmes en mutation. Conclusion Alors que la littérature traditionnelle malgache ne retient pour motifs littéraires et patrimoniaux qu’une campagne idéalisée, les littératures coloniales, puis post-coloniales, situent une grande part de leurs fictions dans l’espace urbain. La capitale Antananarivo est ainsi au cœur des récits de voyage puis des fictions coloniales avant de devenir le cadre et le motif des plus récents romans francophones. Mais si les écrivains voyageurs et coloniaux s’attachaient à décrire le lieu du pouvoir royal avec son microcosme et à décrypter le symbolisme de l’espace dorénavant dominé, il semble que les romanciers francophones ne retiennent que les motifs de la laideur, de la violence et du chaos. La ville, dans une sorte d’inversion quasi systématique, est successivement la métonymie du pouvoir et de la fierté nationale puis de l’humiliation et du doute sur soi. A la lumière des textes de l’autrichienne Ida Pfeiffer (Voyage à Madagascar, 1857), Charles Renel (La fille de l’ile rouge, 1926) puis des romanciers malgaches contemporains Serge-Henri Rodin (Caprice-de-la-lune, 2000), Charlotte Rafenomanjato (Felana, 2006), Michèle Rakotoson (Lalana, 2002) et Raharimanana (Nour, 1947, 2001 et Za, 2008), nous nous sommes interrogés sur le sens de cette dévalorisation, sur le jeu ambigü et la portée des symboles et, plus largement, sur la mise en scène de l’espace urbain dans la fiction francophone. Nous nous sommes attachés en particulier à mettre en évidence comment, au-delà de ce qui se présente de prime abord comme des descriptions réalistes, les systèmes esthétiques et les divers encodages culturels orientent la représentation de cette ville. Enfin, le parcours de ces divers ouvrages a permis de caractériser quelques-unes des stratégies susceptibles des stratégies susceptibles permettant d’exprimer indirectement des représentations de soi tout en s’inscrivant dans ou hors des canons esthétiques des divers champs littéraires (Madagascar et Occident). Bibliographie Andrianarahinjaka, Lucien-Xavier, « L’âme de mon pays », in : Rajemisa-Raolison, Régis, Les poètes malgaches d’expression française, Antananarivo, 1983. Dominique Ranaivoson 148 Bachelard, Gaston, L’air et les songes, Paris, Corti, édition Livre de poche, biblio essais 4161, 1943. Carol, Jean, Chez les Hovas, au pays rouge, Paris, Ollendorf , 1898, republié sous le titre Les incertitudes du colonialisme, présentation d’Yvan-Georges Paillard, Paris, L’Harmattan, 1990. Chaumel, Alfred, A Madagascar, Rythme des collines, Tananarive, Vidalie, 1932. Chombard Gaudin, Cécile, Une Orientale à Paris, voyages littéraires de Myriam Harry, Paris, Maisonneuve et Larose, 2004. Harry, Myriam, Routes malgaches, le Sud de Madagascar, Paris, Plon, 1943. Manche, Georges (éd.), Ville habitée, ville fantasmée, Paris, L’Harmattan, 2006. Pfeiffer, Ida, Voyage à Madagascar, Paris, Karthala, 1981. Paillard, Yvan-Georges (éd.), Les Incertitudes du colonialisme : Jean Carol à Madagascar, Paris, L'Harmattan, 1990. Renel, Charles, La fille de l’Ile rouge, Paris, Flammarion, 1923. Rakotoson, Michèle, Lalana, La Tour d’Aigues, L’Aube, 2002. Raharimanana, Jean-Luc, L’arbre anthropophage, Paris, Joëlle Losfeld, 2004. Raharimanana, Jean-Luc, Za, Paris, Philippe Rey, 2007. Vermeren, Henri, Un gendarme aux colonies, Paris, Albin Michel, 2003. Westphal, Bertrand, La géocritique de l’espace, Paris, Les éditions de Minuit, 2004. Westphal, Bertrand, « Pour une approche géocritique des textes », Vox Poetica, 2005, www.vox-poetica.org/ sflgc/ biblio/ gcr.htm, [Consulté le 15 mai 2014]. Zerlauth, Jean, La casse des affreux, La Réunion, Orphie, 1995. Charles Bonn Attente de ruralité et citadinité de l’écriture romanesque algérienne francophone Une attente descriptive Dans son essai Le Roman maghrébin 1 , Abdelkébir Khatibi explique en partie la naissance de la littérature maghrébine de langue française par l’attente d’un public français anticolonialiste recherchant des textes permettant d’opposer au discours colonial prétendant avoir « apporté la civilisation » dans des pays « sauvages », la manifestation de civilisations colonisées différentes, certes, mais bien réelles. Or cette attente développée malgré tout dans le « centre » de l’empire colonial ne pouvait être, alors, que celle d’une description de ce qui, dans les sociétés colonisées, était différent de la civilisation européenne. Description dont l’ambiguïté de la quête exotique a d’ailleurs été dénoncée depuis. Et si cette différence est grandement citadine au Maroc (par exemple chez Ahmed Sefrioui) ou en Tunisie (par exemple chez Albert Memmi), elle est nécessairement rurale en Algérie, pays traditionnellement moins urbain que ses deux voisins. De plus, en Algérie, deux des trois premiers écrivains les plus connus comme tels, Mouloud Feraoun et Mouloud Mammeri, sont kabyles, et leurs romans, Le Fils du Pauvre (1950 puis 1954), La Terre et le Sang (1953), Les Chemins qui montent (1957) 2 pour le premier, La Colline oubliée (1952) et Le Sommeil du Juste (1955) 3 pour le second, situent leur action dans la région rurale dont ces auteurs sont issus. Et même si le premier roman du tlemcenien Mohammed Dib, La grande Maison 4 est citadin, sa suite, L’Incendie 5 , développe les mécanismes très particuliers de la prise de conscience politique par les campagnards, à l’occasion d’une grève de paysans. Cette prédominance d’une description des campagnes dans les premiers romans algériens les a faits ranger par les premiers critiques de cette littéra- 1 Abdelkébir Khatibi, Le Roman maghrébin, Paris, Maspéro, 1968. 2 Mouloud Feraoun, Le Fils du Pauvre, Paris, Le Seuil, 1950 puis 1954 ; La Terre et le Sang, Paris, Le Seuil, 1953; Les Chemins qui montent, Paris, Le Seuil, 1957. 3 Mouloud Mammeri, La Colline oubliée, Paris, Plon, 1952; Le Sommeil du Juste, Paris, Plon, 1955. 4 Mohammed Dib, La grande Maison, Paris, Le Seuil, 1952. 5 Mohammed Dib, L’Incendie, Paris, Le Seuil, 1954. Charles Bonn 150 ture, comme Jean Déjeux 6 ou Abdelkébir Khatibi, déjà cités, dans ce qu’ils appellent un « courant ethnographique » privilégiant la dimension ahistorique des campagnes supposée par les anthropologues par opposition à l’historicité de l’espace urbain. Dimension a-historique se prêtant par ailleurs par son inscription supposée hors d’une contingence du moment daté, à l’exploitation de cet espace comme symbole identitaire supposé éternel. La relecture critique des premières approches de cette littérature dans un contexte de décolonisation aujourd’hui dépassé que je tente de pratiquer ici, va donc m’amener à m’interroger d’emblée, d’abord, sur la pertinence d’une description traditionnelle de l’opposition ville-campagne autour de la relation de ces deux espaces à l’Histoire. Partition des espaces et historicité J’ai moi-même, à la suite des anthropologues, opposé l’historicité citadine à une ruralité a-historique, dans mon premier livre sur la littérature algérienne 7 . J’avais en particulier été impressionné à l’époque par cette rencontre entre une a-temporalité qu’il retrouvait dans une oasis du sud tunisien, et le militantisme dont la logique y était apportée par ses étudiants citadins de Tunis, que décrit Jean Duvignaud dans son si beau Chebika 8 , et par la description que fait Dib dans L’Incendie de l’invention par les paysans d’un langage leur permettant d’accéder à l’historicité jusque-là citadine que représentent une grève, et sa politisation. Approche anthropologique assez classique, même si ces deux auteurs l’enrichissaient beaucoup, et qui était assez proche somme toute de la description de la relation ville-campagne par le marxisme-léninisme, pour lequel la Révolution était nécessairement urbaine, et qui reposait sur l’industrie plus que sur la paysannerie. Dès ces premiers travaux j’étais cependant gêné pour mettre cette perception bipolaire de l’espace et de son historicité en accord avec l’approche plus bachelardienne que je pratiquais en même temps, dans laquelle j’associais la « Terre » à l’espace maternel dans une fonction de refuge, de protection contre les agressions par l’histoire. Dans cette optique je m’étais en particulier beaucoup attardé sur tout le magnifique passage de Yahia, pas de chance 9 où Nabile Farès nous décrit le franchissement du seuil de la violence dans lequel le chant va aider le jeune Yahia à quitter définitivement la 6 Par exemple Jean Déjeux, Littérature maghrébine de langue française. Introduction générale et auteurs, Sherbrooke (Canada), Naaman, 1973. 7 Jean Déjeux, La Littérature algérienne de langue française et ses lectures, Sherbrooke, Naaman, 1974. 8 Jean Duvignaud, Chebika, Paris, Gallimard, 1968. 9 Nabile Farès, Yahia, pas de chance, Paris, Le Seuil, 1970, p. 34-47. Passage analysé aux pages 61-63 de mon livre cité plus haut. Attente de ruralité et citadinité 151 clôture rassurante de la maison rurale de sa tante pour entrer dans le maquis. Mais précisément, ce maquis, ici, n’est pas urbain, même s’il abrite la violence historique du moment. L’espace de l’histoire n’est donc pas nécessairement la ville. Plus encore : dans Dieu en Barbarie et Le Maître de chasse 10 , c’est la vieille ville et son intime et immémoriale obscurité qui servent de refuge à Lâbane contre la violence aveuglante de la ville européenne, et l’historicité de la présence coloniale. J’en arrivais donc, parallèlement à l’opposition Ville-Campagne, à remplacer le mot Ville par le terme de Cité, cette dernière étant considérée comme l’espace public et viril où le politique pouvait se jouer, même s’il était campagnard. Cette nouvelle approche cependant ne me satisfaisait toujours pas, et c’est là que la relecture de Nedjma 11 , de Kateb Yacine me fit progressivement remettre en question cette opposition trop consensuelle entre la relation à l’histoire de l’espace urbain et celle de l’espace rural. En effet, dans Nedjma, roman véritablement fondateur de la littérature algérienne, cette opposition est inversée, puisqu’entre ses quatre personnages principaux, là où les deux citadins Rachid et surtout Mourad sont presque totalement déconnectés de la réalité politique de l’Algérie colonisée, ce sont les deux campagnards Lakhdar et Mustapha qui ont participé à la manifestation décimée du 8 mai 1945, et qui développent une amorce de réflexion politique, même si Lakhdar emprisonné à la suite de cette manifestation jette sur son engagement d’étudiant un regard plus qu’ironique dans le poème « Fallait pas partir… » 12 : « […] Sa respiration… La respiration de l’Algérie suffisait. Suffisait à chasser les mouches. […] » De plus, après la publication de Nedjma en 1956, on ne trouvera plus guère dans le roman algérien de ces descriptions de vie villageoise à quoi bien des lecteurs potentiels le réduisent encore, à partir essentiellement d’une lecture réductrice des romans de Feraoun et Mammeri sur laquelle je reviendrai. Il faudra attendre bien longtemps après l’Indépendance pour retrouver une sorte d’aboutissement de ce type d’écriture descriptive de la ruralité dans le premier roman d’un écrivain vivant en France, Ali Boumahdi : Le Village des Asphodèles 13 . 10 Nabile Farès, Dieu en Barbarie, Paris, Le Seuil, 1970 et 1973. 11 Nabile Farès, Le Maître de chasse, Paris, Le Seuil, 1956. 12 Kateb Yacine, Nedjma, Paris, Le Seuil, 1956, II, 4, p. 53-54. 13 Ali Boumahdi, Le Village des Asphodèles, Paris, Laffont, 1970. Charles Bonn 152 On peut donc voir une sorte de collusion entre cette désaffection pour la description des campagnes 14 , et ce retournement de la relation des villes ou des campagnes avec l’Histoire qu’opère Nedjma. Retournement qui correspond d’ailleurs, même si en écrivant Nedjma bien avant le déclenchement de la lutte armée algérienne Kateb n’avait pas pu encore s’en rendre compte, avec la réalité de la Révolution algérienne, qui fut, en contradiction avec l’analyse marxiste-léniniste, essentiellement rurale, ne serait-ce que parce que l’Algérie colonisée n’était pas industrialisée. Et c’est là qu’on peut en revenir à la trilogie « Algérie » de l’un au moins des trois écrivains classés un peu vite par la critique comme constituant un courant ethnographique », Mohammed Dib. Le roman « campagnard » de cette trilogie, L’Incendie 15 , ne se contente pas de décrire la vie d’un village. Il en montre au contraire la progressive politisation, et narre cet acte politique et historique par excellence, dans ce contexte, qu’est une des premières grèves d’ouvriers agricoles de l’Algérie colonisée. Grève dans laquelle, en contournant la censure de l’époque, il est facile de voir cet « incendie », qui était en cette même année 1954 en train d’embraser l’Algérie, précisément 16 . Dès les années 50, donc, ce « courant ethnographique » décrivant la vie campagnarde, était loin d’être déconnecté de l’actualité politique des revendications algériennes, comme certains critiques nationalistes le lui ont reproché. Plusieurs militants nationalistes algériens perçurent en effet ces premiers romans comme ne servant guère leur combat, et l’on vit même alors se déclencher une polémique autour du roman de Mouloud Mammeri, La Colline oubliée 17 , dont le titre fut repris par l’un de ses détracteurs dans un article intitulé : « La colline du reniement » 18 . Plus profondément, cette irritation 14 Désaffection particulièrement visible chez les lecteurs potentiels algériens de cette littérature, là où au contraire cette description est attendue par les lecteurs européens. Dans l’enquête dont je rends compte dans mon livre cité plus haut la raison principale pour laquelle des lecteurs potentiels algériens, majoritairement néo-citadins, ne s’intéressent pas à leur littérature nationale est qu’elle est censée décrire une vie rurale qu’ils ont pour beaucoup quittée depuis peu, et qui leur paraît déconnectée de la modernité à laquelle ils aspirent. Il faut dire que le choix d’extraits de cette littérature par les manuels d’enseignement du français en Algérie en développe majoritairement cette image. 15 Mohammed Dib, L’Incendie, Paris, Le Seuil, 1954. 16 Dans son article « Aux sources de L’Incendie » (Revue de Littérature Comparée, n° 180, octobre-décembre 1971, p 604-612.), François Desplanques souligne la dimension prémonitoire de ce roman écrit avant le 1 er novembre 1954, date du déclenchement de la guerre d’Algérie. On sera cependant moins étonnés de cette prémonition si l’on sait que, militant communiste à l’époque comme Hamid Saraj, un personnage essentiel du roman, Mohammed Dib ne pouvait pas ne pas être au courant de la préparation clandestine, alors, de la lutte armée algérienne. 17 Ibid. 18 Article de Mohamed Cherif Sahli, « La colline du reniement », in : Le Jeune musulman, 2 janvier 1953. Attente de ruralité et citadinité 153 des nationalistes de l’époque révélait peut-être le malentendu de toute description anthropologique : il n’est jamais très valorisant d’être objet dans une description dont les codes de lisibilité ne vous appartiennent pas. Espaces et langages Mais on a vu que l’œuvre de Dib est essentiellement citadine, comme son auteur est citadin, et nettement plus politisé déjà que Feraoun ou Mammeri. Le propos de L’Incendie, d’ailleurs et contrairement à ce que disaient les premiers critiques, n’était pas de décrire la campagne algérienne, mais d’y mettre en situation extrême des langages, et à travers eux de montrer un fonctionnement imprévu du politique. Militant communiste venu amener les paysans à une prise de conscience de leur exploitation coloniale, Hamid Saraj tient compte du fait qu’il est dans un espace non familier du discours politique. Aussi, s’il réunit les paysans, se contente-t-il de les écouter, et se garde-t-il bien de leur asséner un discours politique qui n’a pas été élaboré pour leur espace. Et le roman nous montrera la politisation progressive des paysans à travers l’évolution de leur langage à eux, dans lequel un idéologue risque fort de ne voir aucune trace du politique. Et de la même manière d’ailleurs Dib nous montrera l’éveil du langage des corps des deux adolescents Omar et sa cousine Zhor, dans un contexte où sans avoir aucun des aspects ni des contenus de ce qu’on attend d’habitude d’un discours politique, ce langage des corps n’en devient pas moins profondément politique. 19 J’en arrive donc à me demander si un texte comme L’Incendie est vraiment ce « roman ethnographique » essentiellement descriptif qu’ont voulu en faire les premiers critiques de cette littérature. Plus : à remettre en question le principe même d’une attente descriptive, comme procédant d’un fondamental malentendu. On a vu déjà que si le public progressiste, anticolonialiste français attend en partie ces descriptions pour contrer le discours colonial, les intellectuels algériens nationalistes ne l’entendaient pas de la même manière, et reprochaient particulièrement à La Colline oubliée de Mammeri, ou à toute l’œuvre de Feraoun leur absence de reprise de leur discours politique. Une approche plus littéraire de leur propre gêne à la lecture de ces textes leur aurait peut-être permis de percevoir que l’ambiguïté politique, ici, n’était pas dans l’absence d’une dénonciation ex- 19 J’ai analysé ces mécanismes très particuliers de politisation de langages qui ne sont pas politiques apriori, parmi lesquels l’artificialité affichée du langage paysan montré par Dib n’est pas le moindre, dans ce que j’ai appelé la « tension didactique de L’Incendie », dans mon livre Le Roman algérien de langue française, Paris, L’Harmattan, 1985, p. 29-35 (Chapitre également accessible sur Internet à l’adresse : www.limag.com/ Textes/ Bonn/ RomAlg/ Rom1ePartie.htm#_Toc530933883, consulté le 01.10.2013). Charles Bonn 154 plicite de la colonisation, mais dans le choix obligé pour ces écrivains, du genre romanesque, qui seul leur assurait une publication par les éditeurs français, et répondait, par la description qu’il suppose, à l’attente documentaire des lecteurs anticolonialistes français. Or, la description, comme l’a montré par exemple Henri Mitterand dans Le Discours du roman 20 , induit une relation de pouvoir entre ce qu’on pourrait appeler un pôle sujet, qui réunit l’auteur et son lecteur dans un même système de valeurs à partir duquel l’objet de cette description est mis en signification, et un pôle objet, décrit dans les termes de ce système de valeurs, auxquels cependant il ne participe pas. Cette relation de pouvoir existe déjà, selon Mitterand, lorsque Zola par exemple, malgré ses positions progressistes de citoyen, décrit la manifestation des mineurs dans Germinal depuis la fenêtre des propriétaires de la mine. Elle est renforcée lorsqu’à cette domination sociale s’ajoute la domination coloniale. De plus le roman lui-même est un genre littéraire qui n’a aucune tradition dans la littérature arabo-berbère, ce qui ajoute à l’étrangeté de la langue française qu’il utilise pour en faire le genre de la civilisation industrielle qui s’est développée dans les villes européennes, avec l’industrialisation, depuis le XVIII ème siècle. Il s’agit donc d’un genre qui non seulement participe à la relation de pouvoir que je viens de décrire, mais se révèle essentiellement citadin. Les romans ruraux existent, certes, dans la littérature européenne, mais le roman n’y en est pas moins un genre essentiellement urbain, qui dès lors sera peu adapté à la description d’une civilisation rurale. Et de même que la ville, il est l’espace de la rencontre historiquement datée de langages. Plurilinguisme dont Bakhtine 21 montre qu’il ruine le monologisme de l’épopée par exemple. Car l’épopée vise la pérennité illusoire d’un système de valeurs, dont le roman montre souvent la ruine, comme dans Don Quichotte, dans une époque historique différente. Or, de même que la relecture de Nedjma de Kateb Yacine m’avait permis de renverser la conception courante de l’historicité ou non des espaces ruraux ou citadins, de même la relecture des premiers romans dits ethnographiques de Mouloud Feraoun et Mouloud Mammeri (on a déjà vu que L’Incendie de Mohammed Dib peut difficilement répondre à cette définition) permet à présent un certain nombre de constats que le contexte de la décolonisation dans lequel s’inscrivaient les premières lectures de la littérature maghrébine rendait plus difficiles. On constate d’abord que même dans ces romans dits « ethnographiques », il y a relativement peu de descriptions. En tout cas guère plus que dans des romans réalistes ou psychologiques français. Et que de toute façon 20 Henri Mitterand, Le Discours du roman, Paris, PUF, 1980. 21 Mikhail Bakhtine Esthétique et théorie du roman, Traduction française, Paris, Gallimard, 1978. Attente de ruralité et citadinité 155 ces descriptions sont rarement le but de ces romans, mais qu’elles servent comme ailleurs de soutien à une action qui en est, quant à elle, l’essentiel. De plus, l’affirmation identitaire à laquelle devait servir cette description (se décrire pour exister), et dont la théorie postcoloniale revisitée en France par Jean-Marc Moura décrit le mécanisme comme une « affirmation forte de son espace d’énonciation » 22 suppose une positivité de la parole qui affirme l’espace pour imposer l’identité collective qui s’en réclame. Or, ces romans dits « ethnographiques » sont le plus souvent bien éloignés d’une telle positivité. On a l’impression en effet que l’espace rural qui y est décrit, au lieu d’y fonctionner comme un symbole identitaire pérenne et indestructible, n’entre dans l’espace textuel étrange de l’écriture romanesque en langue autre que pour s’y perdre, pour s’y sacrifier. Les villages mis en scène par Feraoun ou Mammeri sont tous en pleine décomposition, sous l’effet le plus souvent de l’introduction d’un système de valeurs occidentales par les jeunes villageois qui ont vécu en Europe et en sont revenus avec des exigences d’épanouissement individuel incompatibles avec les valeurs traditionnelles du groupe villageois. Or ces valeurs occidentales déstabilisant la pérennité de la clôture villageoise sont également celles que véhicule implicitement le genre romanesque lui-même, et qui s’inscrivent comme lui dans une conception historique du temps bien éloignée de la pérennité cyclique du temps villageois. Le paradoxe ici sera donc celui d’une entreprise romanesque qui décrit l’espace traditionnel et l’a-temporalité censée l’accompagner, en passant par un discours dont l’historicité est un des fondements essentiels, et qui s’adresse à un public extérieur à cet espace, dont les valeurs ne sont pas les siennes, particulièrement en ce qui concerne la perception, historique ou non, du temps. Il ne peut donc y avoir ici que contradiction, génératrice d’un triple sacrifice. Celui d’abord, on vient de le voir, d’un espace culturel confronté à la crise de valeurs inouïe qu’entraîne sa confrontation avec la modernité occidentale, représentée de plus par le véhicule discursif même, le roman, à travers lequel ce sacrifice nous est narré. Celui, ensuite, du personnage tiraillé entre ces deux systèmes de valeurs, et qui en meurt comme mourait le héros tragique grec, issu d’un monde ancien et sacrifié sur la scène urbaine de la toute neuve démocratie athénienne. Qu’on se souvienne ainsi de la mort de Mokrane dans La neige du col de Tizi N’Kouilal qu’il franchissait en sens inverse à la fin de La Colline oubliée de Mouloud Mammeri. De celle, 22 Le texte fondateur de cette théorie est dû à trois universitaires australiens, Bill Ashcroft/ Gareth Griffiths/ Helen Tiffin : The Empire writes back. Theory and practice in postcolonial literatures, Londres/ New York, Routledge, 1989. Mais je m’appuie ici essentiellement sur la vulgarisation qui en a été tentée par Jean-Marc Moura pour le public francophone, in : Littératures francophones et théorie postcoloniale, Paris, PUF, 1999. Charles Bonn 156 aussi, d’Amer, le héros de La Terre et le Sang 23 de Mouloud Feraoun, ou encore du départ en échec du fils d’Amer dans Les Chemins qui montent 24 , du même auteur. Mais la troisième sacrifiée, et peut-être la plus symbolique, est la mère. A la fois gardienne de la tradition et intimité la plus inviolable, elle se trouve soudain exhibée au mépris des convenances et au creux même de la blessure, par exemple lorsque dans La Colline oubliée les cris de ces femmes à qui on vient d’arracher leurs fils pour les emmener à la guerre se répondent dans la nuit d’une colline à l’autre de Kabylie 25 . Cette exhibition et ce chant des mères, beauté scandaleuse de la souffrance, sont un thème tragique. La douleur seule, par son scandale, permet au chant de sortir pour la première fois de l’intimité familiale. Et la beauté de ce chant repose sur la perte. Il rejoint ainsi la « gueule du loup » de son entrée dans la langue française, et donc de son futur destin d’écrivain dans cette langue, que nous décrit Kateb Yacine à la fin du Polygone étoilé 26 , en y montrant la perte de la mère sacrifiée que suppose cette entrée dans la modernité, mais aussi dans la littérature. Comme si l’émergence même de cette littérature de l’entre-deux reposait, précisément, sur cette perte, sur ce sacrifice de la mère. D’ailleurs la répudiation de la mère n’est-elle pas le prétexte narratif du roman auquel elle donne même son titre trois ans plus tard, La Répudiation 27 , de Rachid Boudjedra, texte dont on sait qu’il cristallise en quelque sorte ce qu’on a pu appeler la seconde et définitive naissance de cette littérature qui commençait à se tarir depuis l’Indépendance, en 1962 ? La dynamique tragique de la perte devient ainsi la tension fondatrice répétitive dans laquelle s’inscrit l’émergence de cette littérature. Et elle contredit quelque peu la positivité idéologique de cette « affirmation forte de l’espace d’énonciation » que suppose la « scénographie anthropologique » selon Moura, même si elle ne peut pas en être séparée. C’est l’ambiguïté même de toute émergence littéraire. L’invention d’un espace national par la fonction performative du roman algérien émergent est aussi l’entrée dans la modernité, dans l’histoire, valeurs qui n’ont encore aucun sens dans l’espace traditionnel dont l’invention de la nation signe inévitablement la perte. Car ce triple sacrifice fondateur installe l’ambiguïté, dans laquelle un helléniste comme Jean-Pierre Vernant voit un élément constitutif de la tragédie. Le sens est toujours à la fois ici et ailleurs, et l’émergence littéraire s’inscrit dans cette tension. Et cet ailleurs est peut-être aussi celui, scandaleux et atypique à son tour, de l’émergence littéraire dans la langue de l’autre, espace inconnu encore de la modernité d’écriture à venir ? La fondation de cette 23 Mouloud Feraoun, Terre et le Sang, ibid. 24 Mouloud Feraoun, Les Chemins qui montent, ibid. 25 Mouloud Mammeri La Colline oubliée, Réédition Folio 1992, p. 39-41. 26 Kateb Yacine, Polygone étoilé, Paris, Le Seuil, 1966, p.181-182. 27 Rachid Boudjedra, La Répudiation, Paris, Denoël, 1969. Attente de ruralité et citadinité 157 littérarité par la conscience de la perte repose certes sur la rupture. Mais cette rupture se fait, non pas comme l’attend l’idéologie binaire, avec l’Autre, le Centre, mais au cœur même de l’être, de l’identité et de sa mémoire, à travers entre autres le sacrifice tragique de la mère. On a vu aussi que le roman est un genre littéraire lié à la citadinité occidentale et à son inscription dans l’histoire. Y représenter la pérennité d’un espace traditionnel entraîne donc nécessairement, on l’a vu aussi, le sacrifice de ce que cet espace traditionnel a de plus inviolable. Le sacrifice de la mère y joue donc un rôle comparable à celui du sacrifice des dieux anciens et campagnards sur la scène urbaine de la tragédie chez les Grecs, au moment historique précis de l’invention simultanée par les Athéniens, de la Démocratie et de la Cité, et des langages radicalement nouveaux - comme l’est le roman au Maghreb - que supposent ces deux concepts encore inouïs. Il est de ce point de vue frappant de constater que l’éclosion de la tragédie en Grèce ancienne et celle du roman au Maghreb, et particulièrement en Algérie, correspondent à chaque fois à un moment très daté de profonde mutation civilisationnelle, qui les inscrit donc encore plus nettement dans l’historicité : à l’invention par les Grecs anciens sur une période très courte qui vit la création des principales tragédies d’Eschyle, Sophocle et Euripide correspond ainsi la non moins profonde et radicale révolution de la perspective politique mondiale que fut la décolonisation. Ne peut-on pas, en effet, considérer la décolonisation comme l’événement politique majeur du XX ème siècle, par la mutation radicale des mentalités, de la représentation du monde, qu’elle a entraînée ? Si l’on suit Bakhtine pour le roman, ou J.P. Vernant pour la tragédie, on constate que ces deux genres littéraires ont en commun la mise en spectacle des différents langages en présence dans la Cité à un moment de profonde mutation socio-politique entraînant une profonde mutation de la perception du monde. Mise en spectacle de leurs conflits, pour le roman, ou de leur incompréhension réciproque pour la tragédie, que Bakhtine appelle plurilinguisme, pour le roman, et que Vernant pointe comme l’ambiguïté constitutive de la tragédie. Plurilinguisme et ambiguïté sont ainsi les deux pôles majeurs par lesquels la Cité s’inscrit dans l’Histoire, alors que la pérennité de l’espace rural repose sur un monolinguisme qui sera nécessairement sacrifié sur la scène urbaine plurilingue du roman comme de la tragédie. Cette scène urbaine n’est pas forcément tragique lorsqu’il y a dans le roman un simple conflit entre langages citadins, mais elle entraîne en le représentant le sacrifice tragique d’un dire rural qui y est déplacé, qui n’y est plus à sa place, parce que transposé dans un système de valeurs qui n’est pas le sien, et dont l’historicité est une dimension essentielle qui lui est étrangère. Charles Bonn 158 Plurilinguisme et ubiquité : l’impossible dire d’un espace emblématique ? Espace de rencontre entre modèles multiples, donc, la ville européenne comme le roman qui en est issu développent aussi l’ubiquité, en même temps que le plurilinguisme qui leur est commun. Dans la ville coloniale algérienne, lorsqu’on est dans un lieu emblématique, on y est toujours aussi dans un ou plusieurs autres, contrairement à ce qui se passe dans des villes marocaines ou tunisiennes totalement emblématiques comme Fès, Marrakech ou Kairouan. La ville de modèle européen est un espace de l’altérité dans le roman algérien, particulièrement chez Mohammed Dib, et pourra de ce fait plus difficilement jouer le rôle d’espace emblématique d’une identité spoliée, être comme on l’attendait du village dans les années 50 l’objet de cette « affirmation forte de l’espace d’énonciation » dont parle la théorie postcoloniale. De ce fait l’urbanité du genre romanesque fait du roman et de son ubiquité un espace déceptif pour qui voudrait en faire un espace emblématique pour l’affirmation identitaire. Mais on peut aller plus loin encore, si l’on met cette observation en rapport avec ce qu’on a dit plus haut de la ruine de l’espace rural et de ses valeurs sur la scène urbaine du roman : l’espace emblématique, qu’il soit rural ou urbain, est en faillite dans le roman, qui devient dès lors l’espace textuel de l’impossible localisation. Si le roman, en effet, cherche à décrire l’espace rural en réponse à la demande d’affirmation identitaire de l’espace colonisé par ses premiers lecteurs anticolonialistes, cet espace rural une fois exposé sur la scène urbaine du roman s’y sacrifie luimême, et sa perte se substitue à l’affirmation attendue. Et s’il assume son ubiquité citadine, le texte romanesque ne peut pas non plus en faire un lieu identitaire, puisque par nature ce lieu est multiple, comme le plurilinguisme romanesque lui-même. On en arrive donc à s’interroger davantage sur cette « affirmation forte de l’espace d’énonciation » qui aurait selon la théorie postcoloniale justifiée l’émergence d’une écriture romanesque des colonisés : et si cette « affirmation » se fondait sur un leurre, sur une impossibilité longtemps occultée en période de décolonisation, et que notre actuelle « postmodernité » seule permettrait enfin d’apercevoir ? Pendant très longtemps, les lecteurs de cette littérature en attendaient tellement une description du pays d’origine de ses écrivains, qu’il devenait pratiquement impossible pour ces derniers de situer l’intrigue d’un roman ailleurs qu’au Maghreb. En Algérie, Mohammed Dib en particulier n’a été longtemps lu qu’à travers sa trilogie « Algérie » : celle de ses premiers romans des années 50, La Grande Maison, L’Incendie et Le Métier à tisser. Or, ses textes les plus importants ont été écrits bien plus tard, et les meilleurs selon moi sont ceux, les plus tardifs, dont le lieu de l’action, quoique non nommé, Attente de ruralité et citadinité 159 est la Finlande. Or cette série dite « nordique » n’a pu être éditée par les éditions du Seuil, qui avaient publié presque toutes les œuvres antérieures de cet écrivain majeur, et elle dut longtemps attendre son analyse par des travaux universitaires. Depuis une quinzaine d’années cependant la tendance s’est inversée. Non seulement Mohammed Dib est publié, même après sa mort, chez un éditeur au moins aussi puissant que les éditions du Seuil, mais de plus la plupart des travaux universitaires qu’on me proposait sur son œuvre ces dernières années portaient sur cette série « nordique » de romans. Certes, cette reconnaissance tardive de l’originalité majeure de cette œuvre est due essentiellement à sa qualité, mais on peut dire aussi que la conjonction entre notre actuelle postmodernité et la fin de la décolonisation autorise enfin les plus grands écrivains à se libérer de cette localisation quasi-obligatoire de leurs textes. On pourrait en citer d’autres exemples. Cette localisation obligée a longtemps aussi empêché une écriture de l’émigration/ immigration. Par définition, en effet, l’émigré ne peut pas à la fois s’assumer comme tel et se réclamer d´un espace identitaire, puisqu’il ne possède pas vraiment un tel espace. Or, l’émigration est une partie essentielle de la société maghrébine, et n’avait presque jamais été décrite dans cette littérature avant 1975, c’est-à-dire durant toute la période pendant laquelle cette littérature, non seulement se constituait comme telle, mais était vécue, précisément, comme devant faire exister par ses descriptions l’espace identitaire dont elle se réclamait. Inscrit dans l’ubiquité de la ville des Autres, l’émigré en étant reconnu aurait brisé l’affirmation identitaire par l’espace emblématique de la « terre » des ancêtres. Et comme par ailleurs les premières générations d’émigrés ne se définissaient elles-mêmes que par rapport à leur « origine » perdue, ne restait qu’un silence somme toute très confortable devant cette ubiquité citadine non assimilable à cet espace emblématique. Au début des années 70 cependant, une vague d’attentats racistes en France devait briser ce silence. Les éditeurs demandèrent alors aux trois écrivains maghrébins les plus représentatifs publiés en France de consacrer des textes à l’immigration. Mais ces écrivains reconnus n’en étaient plus depuis longtemps à l’écriture descriptive des années cinquante, et ne rendirent compte de cette immigration qu’à travers un extraordinaire dans lequel la description du quotidien des immigrés n’était pas le plus important. Topographie idéale pour une agression caractérisée 28 , de Rachid Boudjedra en 1975, comme Habel 29 de Mohammed Dib en 1977 sont cependant essentiellement des romans urbains, qui à travers l’immigration développent une véritable sémiologie de la ville, associée à une mise en avant à travers l’extraordinaire, la marge et même la folie de l’émigré, de l’urbanité, historiquement inscrite à 28 Rachid Boudjedra, Topographie idéale pour une agression caractérisée, Paris, Denoël, 1975. 29 Mohammed Dib, Habel, Paris, Le Seuil, 1977. Charles Bonn 160 travers cette immigration, du genre romanesque comme écriture de l’errance. Car comme la ville, dimension spatiale essentielle de l’émigration/ immigration, le roman est peut-être l’espace de lieux multiples, mais aussi d'errance. Ce n’est qu’une fois acceptée cette réalité scripturaire et abandonnée la tentative de dire l’identité par ses lieux emblématiques, que ce roman pourra dire l'ubiquité de l'émigration. Dans cette reconnaissance romanesque tardive de l’émigration/ immigration longtemps occultée, on peut ainsi voir une interversion de la relation entre l’énonciation romanesque algérienne et l’espace, d’une part, et le temps, d’autre part. L’attente d’une description de l’espace rural, chez les lecteurs anticolonialistes des années cinquante, comme symbole identitaire a-temporel, développait une dimension spatiale niant l’historicité de l’espace décrit. Mais le sacrifice tragique des éléments de continuité de l’espace traditionnel comme la mère, dans le geste descriptif même qui cherchait pourtant à les mettre en valeur, montrait l’inanité de cette tentative, peut-être parce que fondée sur des présupposés essentialistes que l’histoire même allait ensuite se charger de mettre en échec. Car ce sont bien des événements historiques (les attentats racistes du début des années 70) qui obligèrent à prendre en compte la non-localisation de cette émigration longtemps occultée parce qu’elle contredisait la définition identitaire par un lieu emblématique échappant à l’Histoire. Et à mettre en lumière a-contrario, dans l’impossibilité même de la décrire, l’inscription citadine et historique à la fois de cette immigration. Plutôt que par l’espace, et l’atemporalité qu’y recherchent ses habituelles définitions essentialistes, l’identité, pour nous tous cette fois, n’est-elle pas, ainsi, à rechercher plutôt dans l’inscription historique de l’individu comme du groupe ? Ceci permettrait au moins de donner à l’émigration/ immigration, phénomène citadin et historique par excellence, par son ubiquité même, un statut si longtemps indicible. Mais au-delà du statut de l’émigration/ immigration, dont l’indicible même dans les termes spatiaux habituels pointe si bien l’échec d’une définition spatiale de l’identité, nous sommes probablement tous concernés par la double mutation du dire identitaire que j’ai tenté de montrer ici à partir de l’exemple des littératures du Maghreb et de l’émigration maghrébine. Mutation d’une définition par un espace supposé atemporel vers un espace mouvant, inscrit dans l’histoire. Mutation plus profonde, qui n’oppose même plus ville et campagne dans leur relation au temps historique, mais nous amène à dépasser cette opposition spatiale en privilégiant notre inscription temporelle par rapport à notre inscription spatiale. A assumer notre contingence historique en abandonnant une référence spatiale qui devient de plus en plus utopique, à mesure que nous découvrons qu’il n’y a plus d’espace-refuge échappant à l’historicité. Attente de ruralité et citadinité 161 Conclusion On a donc d’abord rappelé ici que contrairement à ses voisines marocaine et tunisienne, l'écriture romanesque algérienne francophone répond, lors de son accès à la visibilité dans les années cinquante, à une attente chez un public français anticolonialiste, de description de la civilisation maghrébine dans ce qu'elle a de plus différent de la civilisation industrielle européenne. Et de fait un certain nombre des premiers textes, comme ceux de Feraoun ou Mammeri entre autres, localisent leur intrigue dans des villages traditionnels et ont été perçus, tant par les premiers critiques que par un lectorat à l'attitude différente selon qu'il se trouve d'un côté ou de l'autre de la Méditerranée, comme les modèles d'une image longtemps tenace de cette littérature comme décrivant l'univers traditionnel. Pourtant, non seulement l'espace rural décrit dans ces textes est un espace condamné, comme si son sacrifice était nécessaire au surgissement de cette nouvelle écriture romanesque, mais de plus les générations suivantes d'écrivains situeront massivement leurs textes dans des espaces urbains, plus propices à la rencontre entre modèles de civilisation et à l'échange entre ces dernières comme à leur confrontation. Seul parmi les premiers écrivains Kateb Yacine dans Nedjma opposera l'irréalité et l'inefficacité politique de ses deux personnages principaux citadins à la réalité bien plus grande des deux personnages principaux d'origine rurale, renversant de ce fait la polarisation politique habituelle de l'opposition villecampagne dans le discours anthropologique. Cette évolution, ensuite, vers une écriture plus citadine est-elle due à l'origine le plus souvent citadine des écrivains comme de leurs lecteurs ? A l'urbanisation postcoloniale du pays ? Ou encore au fait que le roman est par essence un genre citadin ? Ou enfin à la pluralité civilisationnelle de l'espace urbain, qui rejoint le plurivocalisme dans lequel Bakhtine voit un des éléments essentiels de l'écriture romanesque ? Car comme la ville, le roman est peut-être espace de lieux multiples, mais aussi d'errance, et l'on ne sera donc pas étonné non plus qu'après avoir délaissé un enracinement rural perdu d'avance pour rejoindre la pluralité urbaine et son ubiquité, le roman algérien découvre enfin, après l'avoir longtemps occultée, l'ubiquité de l'émigration. Dire l'émigration, dimension pourtant essentielle de la société maghrébine, n'était en effet pas possible tant que cette littérature s'inscrivait dans une scénographie postcoloniale d'affirmation de l'identité face à sa négation par l'Autre. Et cependant dire l'émigration n'est possible somme toute, non plus en la décrivant, mais en faisant de son ubiquité et de son errance le lieu même de l'écriture. Et peut-être aussi de notre définition identitaire à tous, laquelle met de plus en plus en lumière l’utopie d’une référence à un espace atemporel qui n’existe plus, pour accepter la contingence de notre inscription dans l’Histoire. 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Dès nos premières études 1 sur cette question, la ville africaine est apparue comme quelque chose de changeant et de relatif, susceptible de prendre des formes très diverses, très complexes et parfois difficiles à cerner, si l’on fait le choix d’une seule et unique perspective. Il est clair, toutefois, que dans le répertoire illimité des représentations, il est une constante qui est le fruit de l’histoire du continent, la trace et l’empreinte de l’héritage colonial. En réalité, les grandes métropoles africaines d’aujourd’hui ont souvent été de petites villes coloniales. Largement décrites par les voyageurs du XIX e et du début du XX e siècle, les villes coloniales sont le résultat d’une appropriation systématique et méthodique de l’espace. Sophie Dulucq note d’ailleurs que « les villes d’Afrique subsaharienne doivent en effet beaucoup, dans leur forme actuelle, au modèle européen infusé sous les Tropiques tout au long de la période coloniale. » 2 En d’autres termes, elles seraient en réalité la projection d’un imaginaire européen sur un espace africain. Dans son article sur Le modèle toponymique colonial dans les capitales de l’ouest africain francophone, Helene D’Almeida-Topor constate que « les villes africaines francophones se caractérisent par une toponymie spécifique, largement extravertie 1 Sylvère Mbondobari, « Fragmentation de la ville et du personnage dans le roman francophone d’Afrique. Le cas de Tous les chemins mènent à l’Autre de Janis Otsiémi », in : Gervais, Bertrand/ Horwath, Christina (éd.), Ecrire la ville, Université du Québec à Montréal, Figura, Centre de recherche sur le texte et l’imaginaire, Coll. « Figura », n° 14, 2005, p. 45-62. Lire également du même auteur : « Ecriture et construction identitaire. Les marqueurs socioculturels dans les matitis de H. F. Ndong Mbeng », in : Dion, Robert/ Lüsebrink, Hans-Jürgen/ Riesz, János (éds.), Ecrire en langue étrangère. Interférences de langues et de cultures dans le monde francophone, Québec, Nota Bene, 2002, p. 245-263. 2 Sophie Dulucq, « Les ambiguïtés du discours et des pratiques urbaines », in : Coquery- Vidrovitch, Catherine/ Georg, Odile, La ville européenne outre mers : un modèle conquérant ? (XVe-XXe siècles), Paris, L’Harmattan, 1996, p. 217-238, p. 217. Sylvère Mbondobari 164 parce qu’en grande partie héritée de l’époque coloniale. » 3 Cette dimension de l’empreinte et de la trace étrangère dans la construction des villes africaines Odile Georg la présente en ces termes : « Lorsqu’en 1837 une mission fut ‘chargée d’explorer la côte au sud de Gorée à l’effet de déterminer un point convenable à l’établissement d’un comptoir commercial’, différents critères furent mis en avant : l’existence de ports ou rades, la nature des terrains, les ressources en bois, eau potable et matériaux de construction, la salubrité, les possibilités d’échange et l’importance des fortifications à dresser. » 4 A la lumière de cette caractérisation, il apparaît d’une part que le choix du site devant servir à la construction d’une ville pendant la période coloniale n’est pas fortuit. Il répond à des exigences techniques, économiques et stratégiques. D’autre part, il est l’expression d’un imaginaire fortement commandé par les impératifs et les exigences coloniales. Si pour les historiens, les géographes, les sociologues et les architectes « la ville est d’abord une croissance » 5 , pour le littéraire, elle reste essentiellement le produit d’un imaginaire. Elle est un lieu anthropologique au sens où il se définit comme « identitaire, relationnel et historique. » 6 En ce sens, la représentation littéraire ne laisse jamais la ville à l’état originel, l’écrivain ainsi que le montre Nocky Djedanoum, n’est pas un simple récepteur ; sa conscience enregistre, examine, analyse et interprète la configuration de cet espace au fil du temps. Le recueil de textes Amours de villes, villes africaines que nous avons retenu comme corpus est un ensemble de représentations des grandes métropoles africaines particulièrement riches et originales. Réunis et présentés par Nocky Djedanoum, chacun des textes esquisse avec intensité et réalisme un visage singulier et renouvelé d’une ville africaine de son choix ; le choix 3 Helene D’Almeida-Topor, « Le modèle toponymique colonial dans les capitales de l’ouest africain francophone », in : Coquery-Vidrovitch, Catherine/ Georg, Odile, La ville européenne outre mers : un modèle conquérant ? (XVe-XXe siècles), Paris, L’Harmattan, 1996, p. 235-245, p. 235. Sophie Dulucq confirme cette appréciation en citant l’exemple de la ville de Niamey : « […] la toponymie est révélatrice de cette volonté d’européanisation de la ville : les rues Van Vollenhoven, William-Ponty, Angoulvant, quadrillaient le quartier du Plateau dans le Niamey des années 1920. » Dulucq, Sophie, « Les ambiguïtés du discours et des pratiques urbaines », in : Catherine Coquery- Vidrovitch, Odile Georg, La ville européenne outre mers : un modèle conquérant ? (XVe-XXe siècles), ibid., p. 223. 4 Odile Georg, « Conakry : un modèle de ville coloniale française ? Règlements fonciers et urbanisme, de 1885 aux années 1920 », in : Cahiers d’Etudes africaines, n°99, XXV, 1985, p. 309-335, p. 309. 5 Catherine Coquery-Vidrovitch, « Villes et histoire des Africains », in : Vingtième Siècle. Revue d’histoire, année 1988, vol 20, n°1, p. 49-73, p. 52. 6 Marc Augé, Non-lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité, La Librairie du XX e siècle, Seuil, 1992, p. 100. La ville postcoloniale 165 étant souvent dicté par l’origine de l’écrivain. C’est le cas de Florent Couao- Zotti qui présente la ville de Cotonou, de Kangni Alem qui nous invite à un voyage à travers les rues de Lomé, de Ludovic Emane Obiang esquissant un portrait de Libreville, de Mongo Beti qui nous fait redécouvrir sous un visage pittoresque la ville de Yaoundé, de Boualem Sansal qui entraîne le lecteur dans les méandres d’Alger, de Boubacar Boris Diop qui vante et réinvente Saint-Louis, la ville de son enfance et, enfin de Monique Ilboudi célébrant Ouagadougou. Dans ces récits très courts, d’un peu plus d’une quinzaine de pages environ, les auteurs livrent à la fois le fruit de leur expérience personnelle, l’aboutissement d’une réflexion sur l’histoire de la ville de leur enfance et laissent libre cours à leur imagination. Ils sont en contact avec le réel, ils ont prise sur lui et leur description y puise toute sa vigueur. En ce sens, la ville postcoloniale comme lieu d’une expérience première doit, pour être bien comprise, se lire non pas seulement ‘horizontalement’ dans la continuité du fait colonial, mais aussi ‘verticalement’ pour ainsi dire, de la surface au fond, de l’explicite à l’implicite. C’est de cette manière que peuvent se dégager les véritables lignes de force d’une poétique de la ville postcoloniale qui, dans un dialogue entre ville coloniale et ville postcoloniale, pointerait les enrichissements apportés par les écrivains francophones et marquerait le renouvellement d’une écriture de la ville. Pour la présente étude nous avons retenu trois textes du recueil : il s’agit de Cotonou, ma p…adorée de Florent Couao- Zotti, de Conakry, cité fantôme de Tierno Monénembo et enfin de Retour à Ndar-Geej de Boubacar Boris Diop. Les trois textes sont véritablement l’expression d’une relation passionnelle, presque charnelle à la ville même si on lit dans ce regard quelque peu détourné l’expression d’une mise à distance. L’écriture de la ville se constitue comme une mise en relation entre trois histoires : celle de la ville précoloniale, celle de la ville coloniale et enfin celle de la ville postcoloniale. En ce sens, la ville postcoloniale ne peut s’écrire que sur les restes et les vestiges de la ville coloniale. La richesse ainsi que les enjeux de cette rencontre entre l’Europe et l’Afrique sont évoqués ici avec un double sentiment de nostalgie et de distanciation. L’objectif de cette étude est de réconcilier plusieurs approches (historique et littéraire) de la ville, tout en mettant au centre de nos préoccupations, la question de l’imaginaire, de la représentation et celle des modalités d’inscription de l’espace urbain dans les textes littéraires. S’appuyant justement sur le roman Rue-Félix Faure de Ken Bugul, Justin Bisanswa montre dans une étude sur l’écriture de l’espace urbain dans le roman africain que depuis son origine la littérature africaine d’expression française a construit une représentation de : « la ville africaine [qui n’est] pas étrangère à l’imagination romanesque ; mais comme allégorie non dialectique, fonctionnant en opposition à la campagne ; Sylvère Mbondobari 166 figée en mythe : fournaise génésique et apocalyptique chez Mongo Beti (Ville cruelle) ou chez Valentin Mudimbe (Le bel immonde), grand texte survolé à livre ouvert chez Beyala (La petite fille du réverbère ou C’est le soleil qui m’a brulée), chez Boris Diop (Le cavalier et son ombre) ou chez Sow Fall (La grève des battus). » Pour les écrivains africains de la première et de la seconde génération la ville est d’abord et surtout le lieu de la perte des valeurs et de l’aliénation de l’homme noir. Le personnage quitte la zone sécurisée du village pour affronter le monde de la violence, de la dissolution des mœurs, de l’arbitraire et de l’aléatoire. Dans cette perspective, les auteurs à travers la figure du villageois déboussolé posent surtout la question de l’identité africaine : la ville permet-elle de préserver son africanité ? La réponse est un non catégorique puisque la ville postcoloniale sera représentée comme une menace pour les langues africaines, les traditions et les valeurs autochtones. Les dernières générations d’écrivains, celle des années 1980/ 90 mais aussi celle de la migritude, perçoivent la ville en soi indépendamment du lien avec le village. C’est justement dans ce groupe que l’on assiste progressivement à l’éclosion d’une culture et d’une littérature urbaines. La ville a désormais une identité propre, c’est-à-dire qu’elle a ses lieux, ses habitudes, ses traditions. En somme, elle s’est construit un sens. La génération des années 2000 approfondissant l’idée de migritude pense la ville comme texte, véritable construction de l’imagination des écrivains. Ces enseignements permettent d’observer que l’écriture de la ville s’articule autour de quatre grands axes principaux : premièrement, la stratification spatiale et sociale de la ville avec la naissance de la notion de « ville blanche » et de « ville africaine » 7 ; deuxièmement, l’opposition entre la ville et la campagne ; troisièmement, l’opposition entre quartiers riches et bidonvilles, et enfin la représentation de la ville à travers les lieux d’exercice du pouvoir politique (la prison, les services de renseignements, les ministères, etc.). Il s’agira donc, à la suite des nombreuses analyses sur la représentation de la ville africaine 8 , de saisir dans les textes littéraire comment, en tant que construction sociale et littéraire et du fait des réalités historiques spécifiques, la ville et le discours sur la ville peuvent faire l’objet d’une lecture postcoloniale. Ce choix s’explique par l’idée qu’il n’est guère d’intention esthétique logiquement développée 7 Sophie Dulucq, « Les ambiguïtés du discours et des pratiques urbaines », in : Coquery- Vidrovitch, Catherine/ Georg, Odile, La ville européenne outre mers : un modèle conquérant ? (XVe-XXe siècles), ibid., p. 218-219. 8 Dans cette perspective lire Roger Chemain, La ville dans le roman africain, Paris, L’Harmattan - ACCT, 1981 ; Romuald-Blaise Fonkoua (éd.), Ecritures des villes. Actes du Séminaire du centre de Recherche Texte / Histoire, Cergy-Pontoise, 1995 ; Francofonia : La Cuidad, vol. 8, Universidad de Cádiz, Cádiz, 1999 ; Denise Coussy, La littérature africaine au sud du Sahara, Paris, Karthala, 2000 ; Christiane Albert, Immigration dans le roman francophone, Paris, Karthala, 2005. La ville postcoloniale 167 qui ne tient compte des évolutions sociétale et culturelle. La littérature apparaît comme le dispositif le mieux adapté à un effort d’appropriation de l’espace urbain. D’un point de vue strictement épistémologique, l’étude de la ville dans les littératures francophones d’Afrique devrait, comme le propose Catherine Coquery-Vidrovitch, éviter de « continuer d’opposer l’Afrique rurale traditionnelle aux villes développées sur ce continent par les colonisateurs » 9 . La ville africaine, telle que nous voulons l’aborder, est le lieu d’une triple dynamique. D’un côté, il apparaît distinctement une dynamique de la rupture : rupture historique, rupture sociale, rupture culturelle mais aussi et surtout rupture dans les modes de ses représentations. De l’autre, nous y voyons un lieu d’échanges, d’intégration, d’invention et de réinvention de modèles socioculturels 10 . Enfin, nous penserons les écrivains à la suite de Nocky Djedanoum comme des architectes et la ville comme texte. Dans son introduction au collectif Amours de villes, villes africaines, Nocky Djedanoum, le directeur de Fest’Africa, affirme que « les écrivains ont toujours été des architectes. Car les mots aussi sont de précieux matériaux de construction de la langue. La particularité de ces écrivains-architectes est de démolir pour reconstruire. Leur rêve : refaire le monde en commençant par les lieux de vie. » (p. 8) Cotonou entre malédiction précoloniale et « conscience poubelle » 11 Le texte de Florent Couao-Zotti est construit à partir d’une érudition certaine, un sens critique juste et naturellement fin. Embrassant l’histoire de la longue transition qui conduit la ville de Cotonou de l’ordre précolonial à la création de la ville coloniale et postcoloniale, sa représentation insiste sur des enchaînements d’évènements historiques et le destin d’une communauté. Il fait à la fois œuvre de chroniqueur de la ville, qui tente de saisir l’histoire de la longue durée 12 , des origines à nos jours, et de socio- 9 Catherine Coquery-Vidrovitch, « Villes et histoire des Africains », in : ibid., p. 49. 10 Olivier Chadoin relève la dimension symbolique de l’espace en ces termes : « L’espace n’est jamais neutre. Il n’est pas une simple enveloppe ou un simple support de nos activités sociales. Au contraire, il est toujours chargé de sens et participe d’une relation dialectique avec la société : les individus produisent de l’espace, et l’espace, à son tour, influence le déroulement de leurs activités, les encadre, les organise. », in : Chadoin, Olivier, La ville des individus, Sociologie, urbanisme et architecture, propos croisés, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 23. 11 L’expression est de l’auteur. 12 Concept initié par Fernand Braudel. Ce concept très discuté se présente comme une rupture épistémologique dans le champ des études historiques. Aux approches liées à la « courte durée » (histoire événementielle ou histoire traditionnelle) et aux concepts Sylvère Mbondobari 168 anthropologue, qui lit les changements sociaux à travers les migrations, les transferts culturels. Le chroniqueur adopte face à la ville un regard distant et interrogateur empreint d’ironie discrète, derrière laquelle se dessine une critique acerbe de la postcolonie (Mbembe). L’image que Florent Couao-Zotti propose au lecteur est celle d’une ville porteuse de significations multiples, lieu des origines, du départ par la mer, de la découverte et de la libération des contraintes, image du destin, de la perte, de l’initiation de l’Homme, elle n’en contient pas moins de signes ambigus qui invitent à identifier en elle une puissance symbolique. Chez Florent Couao-Zotti la représentation de Cotonou fait corps avec l’esprit général du recueil. Le besoin de parler de cette ville mythique se lit dans la manière dont les images intenses et rares sont présentées. Celles-ci constituent, le texte le prouve, un des moyens les plus efficaces d’évoquer le caractère changeant, précaire et contingent des villes postcoloniales. Cette instabilité serait la conséquence d’une histoire singulière. A en croire Couao-Zotti Cotonou, Koutonou, en langue locale désignerait « le lieu où les eaux provoquent la mort ». (13) Le sens originel semble ainsi avoir fourni la source de cette double représentation. La mort habite le réel, rythme le quotidien, structure la ville et nourrit l’imaginaire des populations : « Koutonou, la tragédie de l’homme face à la fatalité de la mort. Le nom est resté sur les lèvres des autochtones et dans les langues du pays, en dépit de l’appellation Cotonou, erreur du scripte français débarquant sur les plages. » (13) L’originalité majeure de cette représentation de la ville postcoloniale tient aussi bien à la mise en valeur d’un héritage ancestral qu’au redoublement du récit, en forme de variation sur le sujet de la mort. Il faut dire qu’ici le passage du réel à la fiction est facile et naturel ; l’auteur réactive le sens précolonial et s’amuse à en projeter dans une image toute métaphorique l’origine du nom Cotonou. La première version est celle de la mythologie qui fait remonter l’origine de Cotonou à une sorte de fatalité originelle marquée par la mort tragique des « guerriers envoyés au large pour capter la force rebelle - la mer - et la domestiquer » (13), mais aussi à la disparition « des centaines de piroguiers imprudents, désireux de connaître les limites de l’étendue salée. » (13) Fortement ancrée dans l’esprit des populations, l’histoire de cette ville « maudite » ne semble s’écrire que sous le sceau de la mort. Dès le départ le soupçon est jeté, Cotonou sera la ville de tous les possibles, de la vie et de la mort. Dans ce contexte, l’écriture de la ville devient alors l’écriture du réel morbide et nébuleux qui la structure. de l’histoire cyclique et conjoncturelle, Fernand Braudel introduit celui de l’histoire de la longue durée, qui met l’accent sur l’influence réciproque entre l’Homme et le lieu anthropologique. Pour ce concept lire, Fernand Braudel, « Histoire et Sciences sociales : La longue durée », in : Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 13e année, n° 4, 1958. p. 725-753. Cf. également, Fernand Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe II, Paris, Armand Colin, 1949. La ville postcoloniale 169 En étonnant observateur des faits sociaux et culturels Florent Couao- Zotti sait qu’il faut véritablement restituer le réel ; mais ici le réel est vigoureusement lié à l’implacable et à la perception de cette malédiction originelle. Le tableau qu’il présente est celui d’une réalité médiocre, un espace des possibles tracé avec une précision insistante, par touches délibérées ; chaque touche fait voir son objet avec une netteté où l’on sent à la fois la justesse d’un regard lucide, et la résolution d’une pensée qui a exorcisé de sa vision toute forme de complaisance. Cette précision est perceptible dans une image forte et symptomatique de la ville postcoloniale : celle des « Sans », une race que l’Afrique découvre avec l’extension des villes. Le narrateur explique : « L’histoire des Sans a envahi Cotonou en même temps que leurs ombres transparentes. Elle est partout, cette histoire à mille variantes, dansant à tous les coins de rue, épicée à tous les carrefours. Elle est parfois cocasse, parfois pathétique, parfois dramatique, parfois lyrique. Mais elle est là qui circule, vive, colorée, traduisant l’infortune d’une jeunesse crevée, accrochée à des lambris de rêves mal articulés. Les Sans ont fini par épouser les contours de la géographie de Cotonou. […] Les sans. Une faune crasse. » (18) Telle est l’image de la ville postcoloniale : celles des ombres sans vies, d’une jeunesse sacrifiée sur l’autel de la corruption, des êtres qui côtoient à chaque instant la mort 13 . Le narrateur se sert de tournures familières ; il utilise un langage très direct pour dépeindre la réalité terre à terre et l’esprit d’une Afrique postcoloniale mal partie. Tour à tour sont évoquées les figures pittoresques du Zémidjan (Taxi-moto), le dieu-Kpayo (essence de contrebande venue du Nigérian) et les prostitués du Stade de l’Amitié, de Missèbo ou de Jonquet : « Ah Jonquet ! Le lot le plus réjouissant, le plus bruyant, le plus inspirateur. Jonquet, la franchise du corps, celle qui n’exige de vous, disent les habitués, que votre ‘disponibilité et, bien sûr, votre argent’. […] Jonquet n’est pas qu’une foire au sexe. C’est aussi et surtout une rue festive, ambiance et fièvre musicales de tous les instants et de tous les mélanges, lieu de ralliement des 13 Sylvère Mbondobari, « Fragmentation de la ville et du personnage dans le roman francophone d’Afrique. Le cas de Tous les chemins mènent à l’Autre de Janis Otsiémi », in : Gervais , Bertrand/ Horwath, Christina (éd.), Ecrire la ville, Université du Québec à Montréal, Figura, Centre de recherche sur le texte et l’imaginaire, Coll. « Figura », n° 14, 2005, p. 45-62. Lire également du même auteur : « Ecriture et construction identitaire. Les marqueurs socioculturels dans les matitis de H. F. Ndong Mbeng », in : Dion, Robert/ Lüsebrink, Hans-Jürgen/ Riesz, János (éds.), Ecrire en langue étrangère. Interférences de langues et de cultures dans le monde francophone, Québec, Nota Bene, 2002, p. 245-263. Sylvère Mbondobari 170 danseurs branchés, qu’ils viennent du Zoulouland, des ghettos locaux ou des marécages d’ailleurs. » (22-23) Cette réalité des « quartiers du cru » 14 (21) qui s’oppose à celle des quartiers chics constitue comme les deux pôles de la ville postcoloniale ; ils forment une sorte de Rahmengeschichte, l’histoire-cadre de toute narration sur la ville africaine. Elle n’est souvent, ainsi qu’on peut le lire ici, qu’un prétexte à des digressions sur les injustices sociales, la paupérisation de la population ; qu’il s’agisse des causes sociales telles que le chômage, la prostitution, l’exode rural et son cortège de malheurs ou des raisons politiques telles que la corruption. L’image des « Sans » conforte l’idée d’une ville postcoloniale comme le lieu de la perte et du chaos. Les nombreuses métaphores soulignent le lien étroit établi entre elle et l’Homme qui, en la personnifiant, la tient à distance : vie rythmée par des zombies, cadavres arrachés par la mer, violence sociale, violence policière, Cotonou, « ville orpheline des dieux » et maudite par son roi Gbèhanzin est une mère dévoreuse. L’homme devient dans cet espace victime de l’hostilité des êtres et des choses : frénésie meurtrière, escroquerie, précarité. On peut se poser la question de savoir pourquoi Florent Couao-Zotti fait le choix d’une telle représentation ? Le texte Cotonou, ma p…adorée est construit avec un art consommé, qui sait mélanger harmonieusement mythologie précoloniale, merveilleux et critique sociale. Il nous fait approcher d’un mystère, passe du visible à l’invisible, du sensible au supra-sensible, il explore une histoire, il suggère des images et une topographie de la ville postcoloniale. D’autre part, son texte est une méditation sur l’histoire d’une ville. La singularité de Cotonou, c’est pour Florent Couao-Zotti, son origine. Elle tient à la fois de la mythologie, de la légende, de l’interprétation des réalités sociales changeantes et énigmatiques. Dans sa représentation, Cotonou devient un moyen d’expression préexistant dans la conscience collective. De telle sorte qu’à la vision extérieure se joint une vision intérieure ; l’histoire événementielle qui ouvre le texte se transforme aisément en symbole prémonitoire pour le Cotonou postcolonial ; de nombreuses métaphores varient le thème de la malédiction congénitale. Ainsi, raconte Florent Couao-Zotti, Gbèhanzin avant d’embarquer à bord du voilier qui devait l’emporter vers Fort-de-France, « se serait retourné une dernière fois vers sa terre et aurait murmuré : ‘ Ce pays est maudit. Il ne connaîtra que la haine et la division’ » (14). Dans ce petit chef-d'œuvre où l’imagination et l’esprit brodent sur un fond d’anecdotes et de réflexions les variations les plus imprévues sur la ville de Cotonou, Florent Couao-Zotti présente une ville postcoloniale qui se révèle dans le caractère de ses personnages, de ses rues et de son histoire. Il 14 L’auteur cite des quartiers populaires tels que Vossa, Sainte-Cecile, Agla, Akpakpa- Dodomey. Houénoussou. La ville postcoloniale 171 apparaît pleinement que la ville postcoloniale est le lieu où « celui qui l’arpente en fait chaque fois un texte nouveau, une parole inédite en fonction de sa subjectivité » 15 . Derrière le rideau opaque d’un mythe des origines, l’auteur réussit, sans emphase excessive et à l’aide de sonorités locales et d’images colorées, à faire apparaître une dimension nouvelle de Cotonou. Ville et construction mémorielle : Conakry, la cité fantôme Dans le complexe socioculturel que représente la ville postcoloniale, il faut en effet faire sa place à la question de la mémoire, et à celle de l’historisation de l’espace et des lieux. En réalité, le processus d’historisation s’est matérialisé pendant la période coloniale à travers la construction des lieux de mémoires au sens où l’entend Pierre Nora. Pierre Nora a réuni sous la notion de « lieux de mémoire » trois éléments constitutifs de ce qu’il nomme des « lieux-carrefours » : les éléments matériels, symboliques et fonctionnels 16 . Chez Nora « le lieu de mémoire » est l’émanation d’un travail sur des objets et désigne autant le lieu empirique ancré dans l’espace et dans le temps (monuments, places, rues, musées, cimetières, etc.) que le lieu abstrait et métaphorique, « intellectuellement construit » et doté d’une plurivocité inhabituelle. Interrogée sur ce paradigme des lieux de mémoire l’historienne Mona Ozouf précise que : « […] pour qu’il y ait lieu de mémoire, il faut à l’évidence qu’il y ait un passé, mais ce passé n’est jamais contraignant à lui seul, il n’est pas fondateur. C’est l’exigence actuelle qui le fonde. S’il n’y a pas de contenus mémoriels ; pas de mémoire. Mais pas de lieu de mémoire non plus si les contenus ne sont pas portés par une exigence présente. » 17 Ainsi c’est une relation dialectique entre le passé et le présent intégrant la question identitaire qui serait au fondement de la notion de « lieux de mémoire ». Pour Mona Ozouf « l’histoire que les lieux mettent en évidence réévalue la construction par les acteurs de leur identité, même si cette construction est de l’ordre du besoin obscur et non de la réflexion claire. » 18 Autrement dit, l’histoire des lieux de mémoire est une « histoire au second de- 15 Alexis Nouss, « Villes » in : Laplantine, François/ Nouss, Alexis, Métissages. De Arcimboldo à Zombi, éditions Jean-Jacques Pauvert, Paris, 2001, p. 587. 16 Pierre Nora (éd.), Les lieux de mémoire, Paris, éd. Gallimard, 1984. (7 volumes) 17 Mona Ozouf, « Le passé recomposé », propos recueillis par Chanet Jean-François, in : Magazine littéraire, n° 307, janv. 1993, p. 24. 18 Ibid. Ozouf oppose cette conception de la construction de l’identité au modèle déterministe braudelien qui veut que l’identité française soit le résultat d’une longue chaîne de déterminations géographiques démographiques, économiques au terme, précise-t-elle, d’une longue histoire commune. Sylvère Mbondobari 172 gré » (Lequin) qui met en évidence « le chaos des interrogations » et les incertitudes de notre temps. La ville postcoloniale concentre au moins trois types de mémoires presque indissociables : la mémoire précoloniale, la mémoire coloniale et la mémoire postcoloniale. En somme, un seul et même lieu fait coïncider les trois types. Ici, histoire et mémoire font corps en ce sens que « le passé est sans cesse retravaillé par les questions ou les choix du présent. » 19 Dans son article « le modèle toponymique colonial » Hélène d’Almeida-Topor propose une évaluation de la symbolique du fait colonial dans la construction mémorielle. Analysant la toponymie urbaine en Afrique subsaharienne elle observe qu’ « On y relève donc le souvenir de personnalités et de faits anciens qui n’apparaissent guère dans les autres cités : par exemple la rue Thiers, l’avenue Gambetta, la rue Jules Ferry, l’avenue Jean Jaures, la rue de Tolbiac, ou bien des allusions à la Révolution française comme la rue de Fleurus, la rue de Valmy. C’est aussi la seule capitale qui ait dédié des rues à deux écrivains : Emile Zola et Victor Hugo. […] En revanche, les données liées au XXe siècle se retrouvent dans toutes les villes. Y dominent les hommes politiques : le général de Gaulle, qui est à l’honneur dans tous les pays, mais aussi des présidents de la République (par exemple, Doumergue à Porto Novo, Paul Doumer à Dakar, Vincent Auriol à Bamako), des ministres des Colonies (comme Albert Sarraut à Dakar et à Bamako). » (239) De cette présentation d’Hélène d’Almeida-Topor deux enseignements s’imposent. D’une part, on retiendra que la ville postcoloniale est le fruit d’une symbiose et d’une superposition d’un espace et d’une histoire. Ainsi, l’Occident s’est approprié de manière réelle et symbolique l’espace africain. D’autre part, la ville postcoloniale apparaît aisément comme un espace composite et métisse où cohabitent plusieurs traditions architecturales, plusieurs histoires, plusieurs mémoires. A l’image de la pensée métisse, elle est le lieu d’une « coexistence d’éléments hétérogènes qui sont en perpétuelle tension…loin du sentiment de plénitude et d’une identité stable. […] Elle met en question dans cet espace qui est une troisième voie entre l’homogène et l’hétérogène, la fusion et la fragmentation, la totalisation et la différentiation. » 20 C’est dire que la mémoire des villes postcoloniales est une mémoire métisse en ce sens qu’elle est le fruit d’une désappropriation culturelle et d’une inté- 19 François Hartog, « Comment écrire l’histoire de France » in : Magazine littéraire, n°307, janv. 1993, p. 26. 20 Yves Clavaron/ Bernard Dieterle (éd.), Métissages littéraires, Actes du XXXIIe Congrès de la Société Française de Littérature Générale et Comparée, Saint-Etienne, Publication de l’Université de Saint-Etienne, 2005, p. 9. La ville postcoloniale 173 gration de plusieurs modèles. Elle est née de la rencontre de deux civilisations, de deux histoires, de deux cultures. Cette mémoire est également particulière parce qu’elle s’est fixée à un moment historique spécifique, elle est de ce point de vue un avatar de l’histoire coloniale, et il semble qu’elle tire paradoxalement tout son dynamisme de cette rencontre. Catherine Coquery- Vidrovitch ne dit pas autre chose lorsqu’elle affirme que : « […] la plupart du temps, les colonisateurs n’ont pas créé mais choisi leurs villes. Non seulement des ports et d’importantes places commerciales existaient depuis longtemps, mais ils se multiplièrent et s’élargirent au fil du 19 e siècle. C’est sur ce tissu ancien que se greffèrent les villes coloniales. » 21 Au nombre des « villes-mémoires » africaines conçues comme superposition d’histoires, il y a Conakry. Et nous en voulons pour preuve la description que Tierno Monénembo en donne dans son texte « Conakry : la cité fantôme » : « Les îles de Loos donc ! C’est à cet archipel de syénite et de bambous, à un jet de pierre du palais présidentiel de Boulbinet, que Conakry doit sa naissance hasardeuse et sa tumultueuse destinée. Moins connues qu’Ouidah ou Gorée, ces îles ont pourtant abrité l’un des plus fameux repaires de négriers que l’Afrique ait connus. C’est là que les bateaux venus de l’Angola ou du Mozambique, du Congo ou de la Côte des Esclaves s’arrimaient, le temps de se ravitailler en médicaments et en vivres et de renouveler leur stock humain pour pallier les conséquences des épidémies et des suicides. L’archipel fut donc tour à tour, portugais, hollandais, anglais puis français lorsque, dans les années 1880, la France signa un traité avec la Grande-Bretagne ; traité par lequel elle renonçait à toute visée sur la Gambie et la Sierra Leone en échange des îles de Loos et…. de Saint-Pierre-et-Miquelon. » (p. 47-48) Fruit de plusieurs influences Conakry tente de concilier des inconciliables. Elle est marquée par ce double effort qui consiste à unifier le donné historique et culturel dans la perspective d’une histoire totale et à rechercher un nouvel accord des valeurs de la culture contemporaine. L’écrivain d’origine guinéenne ne conçoit sa ville qu’à partir d’une écriture de la mémoire. La représentation qu’il propose enseigne que cette ville du golfe de Guinée est fortement ancrée dans la mémoire africaine, non seulement parce qu’elle est le point de départ des négriers du XVII e et du XVIII e siècles, mais aussi parce que son histoire se confond avec la biographie de certaines grandes figures de la culture et de la littérature négro-africaine. En effet, Tierno Monénembo précise que : 21 Catherine Coquery-Vidrovitch, « Villes coloniales et histoires des Africains », in : Vingtième Siècle. Revue d’histoire, Année 1988, vol. 20, n°1, p. 49-73, p. 58. Sylvère Mbondobari 174 « La ville a […] vu passer Aimé Césaire (dont le recueil de poèmes, Ferrements fut écrit en Guinée et dédié à ce pays), David Diop, Oswald Durand et Maryse Condé pour ce qui est de la parentèle nègre, mais aussi quelques Européens pleins de fureur, de spleen ou de vague à l’âme comme Georges Balandier, Maurice Genevoix, Jérôme et Jean Tharaud et …Alain Robbe-Grillet (eh oui, l’auteur de topologie pour une cité fantôme s’est d’abord essayé à la culture de la banane au pays des Rivières du Sud avant de devenir le jardinier en chef du Nouveau Roman). » 22 Mémoire historique, mémoire littéraire, lieux de mémoire interculturelle, la ville postcoloniale est par excellence le lieu de convergence et de rencontre de plusieurs mémoires. La mémoire de la ville postcoloniale est donc double : nous avons d’un côté l’héritage, et de l’autre la contingence. Il y a ce qui ressort du déterminé, et ce qui est né des accidents de l’histoire. Il y a enfin la nécessité d’une origine et ce qui se construit au gré des circonstances. Or, explique Tierno Monénembo, cette rencontre se fait souvent au détriment du substrat précolonial. Pour ce dernier, le véritable enjeu de la ville postcoloniale c’est que « les capitales africaines se réconcilient difficilement avec l’espace et la mémoire ». 23 Cette opposition espace versus mémoire s’explique en partie par la création très récente de ces villes, qui intègre difficilement un héritage vieux de plusieurs siècles. Pour l’écrivain guinéen elles sont « […] trop récentes pour mériter une histoire, trop artificielles pour figurer une architecture, trop détournées de leurs sources pour prolonger une culture sinon authentique, du moins cohérente et durable. Simples relais commerciaux dans la lignée des colonies grecques de Massalia (Marseille) ou de Hispalis (Séville), ce sont toutes des ghettos, des impasses, des avant-scènes, des champs de foire où le bric-à-brac architectural le dispute à la vacuité de l’Histoire. » (49-50) Il y a là une audace qui est révélatrice d’une forme de radicalisme qui refuse de se satisfaire de demi-vérités ou de demi-mesure 24 . En effet, Tierno Monénembo refuse de se satisfaire de cette « vacuité de l’Histoire » au nom d’une 22 Tierno Monénembo, « Conakry, cité fantôme », in : Djedanoum, Nocky, Amours de villes, villes africaines, Paris, Editions Dapper, 2001, p. 45. 23 Ibid. 24 Cette position n’est pas partagée par les spécialistes. La vérité est bien plus complexe. Sophie Dulucq pense qu’il faut nuancer car « le projet urbain de la France en Afrique n’a abouti que partiellement à créer des capitales à ‘l’européenne’ sous les tropiques. […] le substrat de l’urbanisme africain n’a pas été effacé complètement : l’organisation de l’habitat, les matériaux de construction, la répartition socio-ethnique dans les quartiers, la structuration de l’espace des activités obéissent à des logiques extra-européennes et ont résisté à aux aménagements imposés. » Sophie Dulucq, « Les ambiguïtés du discours et des pratiques urbaines », ibid., p. 234. La ville postcoloniale 175 culture africaine réduite au silence. C’est pour cette raison qu’il précise l’opposition entre les métropoles côtières et les villes des grands empires africains telles que Koumassi, Ifé, Gao ou Kairouan. Alors que les unes sont le reflet d’une histoire riche et glorieuse, les autres, nées essentiellement de l’expansion coloniale, disent le déclin d’une Afrique continuellement exploitée et prise en otage par des tyrans : « Ville des despotes « Déversoirs de cacao et de caoutchouc, d’arachide et de gomme arabique, de pétrole et de bauxite, de tirailleurs sénégalais et de futurs sans-papiers, elles n’atteindront jamais la valeur symbolique et sentimentale de Niani ou de Kangaba, de Timbo ou de Hamdallaye, de Koumassi ou de Gao, de Kairouan ou de Fès, d’Ifé ou de la cité des Monomotapa. Seuls y trouvent leur compte les bannis et les despotes : aux premiers, les cabanes et les immondices, aux seconds, les palais quelconques et tapageurs. […] C’est un lieu bruyant et vide que semblent avoir fui et l’art contemporain et les masques des Anciens. » (50) Avec cette opposition radicale, Tierno Monénembo donne un tour sublime à ses réflexions sur la ville. Ses descriptions d’une extrême précision tentent de saisir le caractère des lieux, des gens, de rendre accessible une vérité déroutante. Sa perception des choses et des événements est remarquable par la tonalité mélodramatique parfois plaisante parfois tragique qu’il en donne. La ville postcoloniale baigne dans une atmosphère fatale et mystérieuse, produite, entretenue par des dictatures. Ce n’est pas une vue d’architecte ou de géographe qu’il propose mais bien celle d’un écrivain qui tente de saisir l’histoire d’une ville meurtrie par les différentes dictatures. En réalité, ce qui caractérise le Conakry de Tierno Monénembo, c’est bien son absence. Ville mythologique et mythique, Conakry n’existe que dans les temps immémoriaux : « Dans ce lot de métropoles grossières et lépreuses, Conakry, assurément, fait figure de cendrillon ; une cendrillon que nulle fée pressée de vernir. Pourtant, à l’aube des Indépendances, elle était plutôt contemplée et enviée, la jeune dame. Par la taille, elle égalait Cotonou ou Abidjan et, par le pimpant des avenues, tenait une bonne deuxième place juste derrière Dakar, la grande ville. On l’appelait la perle côtière de l’Afrique de l’Ouest. Les vieux colons admiraient ses plages, ses cottages fleuris et sa corniche ombragée par les flamboyants ; beaucoup choisissaient d’y passer leur convalescence quand le Pernod et la malaria venaient à bout de leurs forces. Les laptots de tous les territoires français s’émerveillaient de voir leur bateau y jeter l’ancre, convaincus de se gaver de doux fruits et de festoyer jusqu’au matin. » (50) Le Conakry postcolonial est donc un espace dysphorique, le lieu d’un désenchantement collectif. Monénembo apparaît ici sous l’habit d’un nostal- Sylvère Mbondobari 176 gique chez lequel les villes et les empires coloniaux sont un ensemble de valeurs, d’images figées et de qualités humaines. A l’opposé, il voit dans la ville postcoloniale les germes d’une morbidité physique et psychologique dont la littérature francophone de la fin du 20ème siècle a souvent relevé les profondeurs. Vu sous cet angle, son texte marqué par un amer pessimisme, s’inscrit dans un ordre du discours plus général, qui, si l’on en croit Florence Paravy, trouverait son origine dans la place du politique dans la création romanesque africaine. Cette dernière explique que : « L’espace décrit par le roman africain contemporain est donc essentiellement un monde mouvant, caractérisé par l’instabilité des choses et des êtres, souvent entraînés malgré eux dans un inexorable mouvement de déclin, de glissement vers le néant. Or la problématique politique restant au centre des enjeux romanesques, et la situation actuelle des pays africains offrant encore peu de raisons de se réjouir, on peut se demander si cette poétique de l’espace peut aujourd’hui évoluer vers des formes plus diversifiées et des représentations plus optimistes, ou si le roman lui-même ne risque pas de s’enfermer dans cette impasse qu’il se donne précisément pour tâche de décrire. » 25 Beaucoup plus qu’un renversement des valeurs établies, ce sont là des témoignages de la culture du temps. La démarche de Tierno Monénembo n’est pas pour nous étonner. Elle ne fait qu’exprimer, sur un autre plan, ce souci d’une réappropriation de l’histoire africaine que nous retrouvons au cœur de ces autres œuvres. 26 Le ton volontairement désabusé de Monénembo s’explique par le tragique de l’histoire guinéenne, qui depuis la fin de la colonisation française n’a connu que des dictatures poussant de nombreux guinéens à l’exil. Ainsi, perdu dans la solitude de son exil, il s’est toujours interroger sur le devenir de son continent d’origine. Sa conclusion sur son devenir est tellement négative et empreinte de désenchantement que Florence Paravy a pu écrire que ses textes, notamment, Les Ecailles du ciel, s’inscrivent dans une écriture du « désastre » et d’« un retour au chaos. » 27 25 Florence Paravy, L’écriture de l’espace dans le roman africain contemporain, Paris, L’Harmattan, 1999, p.82. 26 Tierno Monénembo, Les Ecailles du ciel, Paris, Seuil, 1986. Lire également Le roi de Kahel, Paris, Editions du Seuil, 2008. 27 Florence Paravy, L’écriture de l’espace dans le roman africain contemporain, ibid., p. 82. La ville postcoloniale 177 Saint-Louis : ville rêvée, ville réelle chez Boubacar Boris Diop La fuite du temps, c’est peut-être, sinon l’idée centrale, tout au moins l’un des éléments essentiels à partir desquels Boris Boubacar Diop conçoit Saint- Louis. Mais il convient, évidemment, d’avoir sans cesse présent à l’esprit le fait que, avant d’être un écrivain, l’auteur est d’abord un natif de Saint- Louis. Cela dit, la redécouverte de cette ville mythique se fait en compagnie de Deborah, la compagne de l’auteur, qui, dès le départ semble aborder cette visite avec beaucoup d’appréhension : « c’est donc cela, la ville dont tu m’as rebattu les oreilles pendant des années ? » (119) D’un bout à l’autre de son texte, Boubacar Boris Diop essaie de transmettre ses émotions. Il célèbre la terre de ses origines en insistant ici et là sur le lien particulier qui le lie à cette ville. A son épouse, il explique que « dire Ndar ou Saint-Louis, c’était du pareil au même, mais que ce n’était pas du tout la même chose ! » (121) Plus qu’un espace neutre, Saint-Louis, Ndar pour Boubacar Boris Diop, serait doté d’une forte charge émotionnelle, qui, à en croire l’auteur, semble difficile à communiquer : « Je ne suis pas sûr de l’avoir convaincue ce jour-là, mais elle aurait tort de s’imaginer que les deux mots sont de plats synonymes » (121). Le sens de cette distinction, il faut aller le chercher dans les profondeurs de l’âme sénégalaise : « On ne parle absolument pas de la même ville selon qu’on la désigne par son nom wolof - Ndar - ou par celui, plus connu dans le reste du monde, qu’elle doit depuis le XVIIIe siècle au roi de France Louis XIV. Les deux espaces, mentalement disjoints, n’en constituent pas moins un lieu unique, fait de larges bandes de terre léchées de toutes parts par le fleuve et l’océan Atlantique. En effet ; si Saint-Louis est, parfois jusqu’à la caricature, une ville ‘vieille ville française’, le creuset où se formèrent les élites africaines, Ndar se veut, elle, l’expression sublime de la sénégalité. Rien que ça… » 28 La représentation de Saint-Louis est tout animée d’un effort pour saisir le sens intérieur et non pas seulement apparent d’un espace. Architecte de l’imaginaire, Boubacar Boris Diop reconstruit « son » Ndar avec des mots et des images, moyens nécessaires et efficaces pour montrer son attachement à cette ville. L’auteur a le sens aigu et lucide d’un observateur dont l’expérience est à la fois analytique et passionnée. La physionomie propre de Saint-Louis, l’âme pittoresque des rues, sont aperçues et rendues avec un infaillible bonheur. Et comme ces représentations traduisent ce que Boubacar Boris Diop a de plus profond, ses goûts pour la « vieille ville » trahissent secrètement les préférences de sa vision. Les sonorités des termes qu’il uti- 28 Boubacar Boris Diop, « Retour à Ndar-Geej », in : Djedanoum, Nocky, Amours de villes, villes africaines, Paris, Editions Dapper, 2001, p. 122. Sylvère Mbondobari 178 lise deviennent ainsi les ressources d’une technique nouvelle de description, qui vise toujours à dire, par-delà son objet immédiat, quelque chose de plus profond et de plus subtil : la sénégalité. Chose à la fois étrange et attachante, cette sénégalité est faite d’un fin mélange qui associe traditions précoloniales et influence occidentale. Le retour sur le passé colonial de cette ville est empreint de nostalgie et d’ambivalence : « Du Saint-Louis colonial ; il reste les vestiges de maisons à balcons de bois et arcades et les petites rues droites rayonnant à partir de la place principale. Je me souviens de la poste, de l’église et du grand lycée. Je me souviens du petit peuple de fonctionnaires paisibles, conformistes et discrètement satisfaits de leur sort. Par temps brumeux ; on aurait pu facilement confondre Saint-Louis avec quelque ancienne cité médiévale, comme y invite du reste, aujourd’hui encore, sa célèbre ‘Tour crénelée’ (dite de Maurel et Prom) dont on ne sait presque rien. Les rues se nommaient Blaise Dumont, Adamson ou Victor Duval. Très peu d’entre elles portaient, à l’instar de la rue Lieutenant Pape Mar Diop, le nom d’un Saint-Louisien. » (123) Boubacar Boris Diop est sensible à la beauté de l’architecture et aux valeurs de la ville coloniale, sur lesquelles il s’est penché avec l’attachement et le goût qu’il doit, comme romancier et comme penseur, mais qu’il a aussi voulu percevoir et décrire en artiste. Mais au-delà de cet amour-passion pour Ndar-Geej, son texte est marqué par un profond sentiment de perte et d’angoisse né des évolutions récentes de la ville coloniale. A cette ville « du petit peuple », l’auteur oppose « une ville malsaine et confuse. » Le portrait qu’il fait de cette « nouvelle » ville est éloquent à cet égard : « […] Le Saint-Louis d’aujourd’hui, c’est la foule compacte et affairée, la fumée noire des pots d’échappement et ce garçon d’une vingtaine d’années qui manque me renverser en pétaradant sur sa moto. (sic) Des bruits. Des odeurs très fortes. Une ville aux espaces bouchés. Une ville-souk sur le modèle de la capitale, tristement coincée entre la mer et le fleuve. Hier, la douceur de vivre, aujourd’hui la débrouille vulgaire et bavarde. » (124) Le verdict est sévère et sans complaisance. La ville coloniale semble avoir perdue tout son charme ; elle ne parle plus à l’imagination créatrice de l’auteur. La fuite du temps, telle est l’image que conçoit Boubacar Boris Diop, tel est son point de départ dans cette représentation de Saint-Louis. Mais faut-il précisément arrêter le temps et se réfugier dans le noble passé colonial ? Question délicate. Pour le vieux Baay Kamara cela ne fait aucun doute. Il regarde avec regret l’époque où Saint-Louis était une ville cosmopolite et capitale de l’Afrique-Occidentale française : La ville postcoloniale 179 « […] pendant l’occupation coloniale, tout partait de Saint-Louis et tout y aboutissait. Il égrène ses souvenirs. De nombreux hommes politiques et des intellectuels devenus célèbres y ont fait leurs études. La ville était alors submergée par une population scolaire venue même de lointains villages d’Afrique sous domination française. Elle fut donc parfois, pour ces jeunes gens au seuil de la vie, le premier contact avec les turbulences de la grande ville. Ils donnaient à Saint-Louis l’image d’une métropole dynamique, fière de son passé, mais résolument tournée vers l’avenir. » 29 Il faut justement partir de ce passé colonial pour construire un avenir qui sache préserver la modernité de cette ville et perpétuer son ouverture sur le monde. Là comme ailleurs ; l’histoire est omniprésente. Elle vit sous la plume de Boris Boubacar Diop, qui s’entend à en retracer, d’une façon saisissante, les moindres péripéties ; elle est pour sa description de Saint-Louis, d’une importance essentielle. Cette visite guidée à Ndar-Geej fournit à Boubacar Boris Diop l’occasion de revenir sur un passé plus controversé. Invoquant Nini, mulâtresse du Sénégal d’Abdoulaye Sadji et Signare Anna de Tira Mandeleau, l’auteur pointe « des plaies que l’on aurait bien voulu garder à tout jamais secrètes » (124). A cet égard, l’histoire coloniale de Saint-Louis est aussi l’histoire d’une domination politique et sociale : « Il me revient, explique l’auteur, que c’est seulement en 1916 que le premier Noir a réussi à être maire de la ville » (124). Ce changement sociopolitique a une valeur hautement symbolique. Il s’agit du passage d’une ère coloniale à une autre, postcoloniale, avec pour conséquence fondamentale l’entrée dans une forme de normalité. « Les belles Signares, note Boubacar Boris Diop, ne toisent plus la populace nègre du haut de leurs balcons » (124) Cette évocation est à la fois résurrection du passé colonial et tentative de dépassement, passage de l’histoire à la mémoire. La ville postcoloniale est le réceptacle qui ne laisse rien s’écouler, ni se perdre. Pour l’écrivain, il s’agit de pénétrer jusque dans le fond des choses, d’en extraire la substance d’un « passé [qui] n’en finit pas d’éblouir le présent ». (128) En définitive, Saint-Louis, notamment dans sa configuration postcoloniale, est le lieu d’un bouillonnement de culture, d’une « juxtaposition apparente » et d’« interpénétration » (Coquery- Vidrovitch) des cultures permettant justement de penser et de lire la ville africaine comme relation et passage d’une histoire locale à une civilisation globale. Conclusion Dans sa présentation du recueil de textes Nocky Djedanoum affirme que les écrivains ont toujours été des architectes. Car dit-il « les mots aussi sont de 29 Boubacar Boris Diop, « Retour à Ndar-Geej », in : ibid., p. 127. Sylvère Mbondobari 180 précieux matériaux de construction de la langue ». En ce sens, l’écriture de la ville postcoloniale est d’abord une invention, exactement une réinvention de la ville coloniale, une réappropriation et une mise en scène de son histoire, de sa géographie et de sa sociologie. Ce que l’auteur postcolonial tente de saisir ce n’est pas une histoire figée, une géographie tangible ou une sociologie stable, mais plutôt une histoire constamment réélaborée et réinterprétée, une géographie en mouvement et une sociologie du quotidien dans laquelle les destins se font et se refont. C’est ce qu’il faut entendre lorsque Nocky Djedanoum affirme que « la particularité de ces écrivains-architectes est de démolir pour reconstruire. Leur rêve : refaire le monde en commençant par les lieux de vie. Entre fiction et reportage [les écrivains parlent de la ville] tout en la redessinant » (8) Le passage de la ville coloniale à la ville postcoloniale peut être pensé de plusieurs manières en ce sens qu’il comprend des questionnements liés à l’influence réciproque entre l’Homme et le lieu anthropologique qu’est la ville, à la rencontre historique entre l’Afrique et l’Occident et last but not least, à l’histoire des représentations. Dans les récits de ville sélectionnés et analysés ici, les auteurs passent sans transition, avec un art consommé, de la ville coloniale à la ville postcoloniale. Ils mélangent harmonieusement le passé et le présent, l’histoire et la mémoire, le merveilleux et le réel. Formant un tout, chaque représentation conserve son originalité en même temps qu’elle s’intègre dans le projet général de l’ouvrage dirigé par Nocky Djedanoum : « conjugu[er] le passé colonial au présent. » 30 Dans une écriture de la ville où sensibilité et distance se côtoient sans jamais se confondre, les auteurs tentent de saisir l’histoire et le quotidien des villes postcoloniales. Cotonou, Conakry, Saint-Louis, etc. ces noms évoquent dans la mémoire francophone l’image mythique et archaïque des ports coloniaux, en même temps qu’ils nous renseignent sur les transformations socioculturelles de l’Afrique contemporaine. Mentionnons toutefois que la représentation de ces villes a toujours eu une portée singulière car on la retrouve déjà dans bon nombre de récits de voyage dès la fin du XVIIIe siècle; elle est devenue classique avant même que les écrivains postcoloniaux n’en fassent un sujet de prédilection. Le projet de Nocky Djedanoum qui consiste en une (ré) interprétation des réalités actuelles et de l’histoire coloniale, est mis en musique par Florent Couao-Zotti, Tierno Monénembo, Boris Boubacar Diop. L’évocation du passé fait partie intégrante de l’effort, fait par les auteurs, pour saisir le réel. A travers les formes, les hommes, les monuments et les événements du passé, bien plus que dans les ruines restées visibles pour chacun, ils témoignent à l’aide d’images fortes et colorées que ces villes coloniales ont longtemps constitué des lieux militaires, politiques et écono- 30 Nocky Djedanoum, « Un long voyage à dos de mots », in : Amours de villes, villes africaines, Paris, Editions Dapper, 2001, p. 9. La ville postcoloniale 181 miques stratégiques. Mais bien au-delà de cette fonction historique, elles se sont surtout imposées, comme l’a démontré Catherine Coquery-Vidrovitch, comme des « foyers privilégiés de la rencontre et de la combinaison, sinon encore de la synthèse des valeurs dites ‘traditionnelles’ remaniées sous l’action des valeurs occidentales dominantes. » 31 En ce sens, la ville postcoloniale doit se penser comme une communauté humaine élargie qui se nourrit en permanence de nouveaux apports. La ville postcoloniale, en effet, reflète un dédoublement déconcertant qui laisse le visiteur perplexe, ainsi elle est le lieu de tous les rêves et de toutes les inconstances. Le caractère changeant de ces métropoles, leur dynamique interne font qu’elles sont à la fois l’expression même de l’instabilité, de l’insécurité, de la folie, et le reflet d’un brassage fécond des langues, des cultures, et des religions. Pour Florent Couao-Zotti, il s’agit d’un « espace hybride de toutes les distorsions et de tous les mélanges, de tous les rafistolages et de tous les métissages. Cocktail étrange dont on ne sait s’il produira enfin la civilisation de l’espoir. » (24) Pour peindre des impressions fugaces, des sensations confuses toujours en train de se construire, Florent Couao-Zotti, Tierno Monénembo et Boris Boubacar Diop ont développé une technique de la narration descriptive, qui a l’avantage de faire revivre bien plus que des éléments de l’histoire événementielle. A cet égard, les auteurs mélangent des descriptions extrêmement réalistes, des bribes de dialogues pris sur le vif, ainsi qu’un certain nombre de réflexions personnelles. Le récit du quotidien semble souvent s’imposer à nous. C’est le cas en ce qui concerne un grand nombre d’évocations du dénuement dans lequel vivent les « Sans ». Toutefois, on retiendra, que le projet littéraire de ces auteurs va bien au-delà d’une représentation de la misère des villes postcoloniales africaines. Bien au contraire les textes sont marqués par la « volonté de représentation d’une expérience individuelle de l’espace [qui] ne se sépare pas d’une volonté de (re) construction collective, culturelle ou nationale. » 32 Bibliographie Albert, Christiane, Immigration dans le roman francophone, Paris, Karthala, 2005. Augé, Marc, Non-lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité, La Librairie du XX e siècle, Seuil, 1992. 31 Catherine Coquery-Vidrovitch, « Villes et histoire des Africains », in : ibid., p. 61. 32 Jean-Marc Moura, « Littérature coloniales, littératures postcoloniales et traitement de narratif de l’espace : quelques problèmes et perspectives » in : Bessière, Jean/ Moura, Jean-Marc (éd.), Littératures postcoloniales et représentations de l’ailleurs. Afrique, Caraïbes, Canada. Conférences du séminaire de littérature comparée de l’Université de la Sorbonne Nouvelle, Paris, Honoré Champion, 1999, p. 175-190, p. 180. Sylvère Mbondobari 182 Braudel, Fernand, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe II, Paris, Armand Colin, 1949. Braudel, Fernand, « Histoire et Sciences sociales : La longue durée », in : Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 13e année, n° 4, 1958. p. 725-753. Chadoin, Olivier, La ville des individus, Sociologie, urbanisme et architecture, propos croisés, Paris, L’Harmattan, 2004. Chemain, Roger, La ville dans le roman africain, Paris, L’Harmattan - ACCT, 1981. Clavaron, Yves/ Bernard, Dieterle (éd.), Métissages littéraires, Actes du XXXIIe Congrès de la Société Française de Littérature Générale et Comparée, Saint-Etienne, Publications de l’Université de Saint-Etienne, 2005. Coquery-Vidrovitch, Catherine, « Villes et histoire des Africains », in : Vingtième Siècle. 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Viviane Azarian Imaginaire de la métropole européenne et étrangeté à soi dans quelques romans d’Afrique francophone Je propose d’analyser à travers quelques textes autobiographiques africains francophones 1 qui reviennent sur la période coloniale et postcoloniale les modalités de représentation de la métropole européenne et les motifs qui distribuent son imaginaire dans les textes. Il s’agira ainsi d’étudier la dialectique de l’ici et de l’ailleurs mais aussi les rapports complexes qu’entretient le sujet colonisé et postcolonial avec la métropole européenne qui mêle une certaine fascination et le sentiment d’étrangeté qu’a pu générer l’expérience dans les grandes villes européennes. La ville, un motif chronotopique Le motif de la ville dans le roman africain francophone est récurrent, repris par diverses traditions narratives depuis les textes qui évoquent la période coloniale jusqu’aux récits postcoloniaux, écriture de l’exil et romans dit de l’immigration. C’est un thème porteur dans la mesure où il s’agit d’un motif chronotopique au sens où Bakhtine 2 entend la fusion des indices spatiaux et temporels en un tout intelligible et concret propre au roman. Le chronotope est « un centre de concrétisation figurative » en ce qu’il réalise au niveau narratif, la condensation du temps et l’intensification de l’espace dans le mouvement du temps. 1 Le corpus retenu se compose pour les textes qui traitent de la période coloniale de Mirages de Paris, d’Ousmane Socé (1937), des Mémoires de Birago Diop (1978), du Baobab fou de Ken Bugul (1984), de L’aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane (1961) et de L’Ecart de Valentin Yves Mudimbe (1979). Je retiendrai en particulier Rift, routes, rails d’A. Wabéri (2001) et Place des fêtes de Sami Tchak (2001) pour la période postcoloniale. 2 Dans Esthétique et théorie du roman, troisième étude « Formes du temps et du chronotope dans le roman », p. 235-384, (Gallimard, 1978). Selon Bakhtine, il y a une corrélation essentielle des rapports spatio-temporels, assimilée par la littérature, le chronotope est la représentation liée dans un texte de l’espace et du temps, qui détermine l’unité d’une œuvre dans ses rapports avec la réalité. Viviane Azarian 186 Les trajectoires vers la ville La ville, dans les textes, est saisie dans un trajet, en mouvement, elle se donne d’abord à lire comme étape ou terme d’un parcours et sa représentation est liée aux thèmes qui structurent les récits de formation autour de la métaphore du « chemin de vie ». La ville représente un point d’intersection spatio-temporel, lieu des chemins croisés, jeu du proche et du lointain, questionnement des distances géographiques, sociales et psychologiques pour le héros. La ville se donne aussi à connaître à travers ses habitants, et ces premiers contacts sont métonymiques de la rencontre entre l’Afrique et l’Europe, dont la mise en récit est complexifiée. Représentation duelle de l’espace Comme le souligne Florence Paravy dans sa thèse sur L’espace dans le roman africain francophone contemporain (1970-1990) 3 , l’espace est d’abord un espace perçu, un « Umwelt ». L’appréhension et l’organisation de cet environnement est alors un facteur déterminant de la constitution de toute personne : « l’espace qui intéresse le psychologue, le phénoménologue ou l’anthropologue est avant tout un champ de projections subjectives, qu’elles soient individuelles ou collectives, qui déterminent la perception même » 4 . Elle rappelle que cette appréhension de l’espace passe par des oppositions fondamentales : « lieux, objets et mouvements se répartissent en catégories antinomiques, dont le statut axiologique régit les perceptions, les réactions et les motivations du sujet par rapport à son espace vécu. » 5 Florence Paravy précise que les oppositions spatiales, centrées autour de la source perceptive sont symboliquement connotées haut vs bas, proche vs lointain et laissent apparaître dans la représentation de l’espace des déterminations sociologiques, culturelles, idéologiques : rural vs urbain, privé vs public, etc. Ces représentations dualistes sont reprises par la littérature africaine, liées à des images fondamentales fondées sur le « dynamisme des formes » (ouvert vs clos / conjoint vs disjoint) et le « symbolisme du mouvement » (statique vs dynamique / divergent vs convergent). Se dessine ainsi dans les textes un imaginaire de la ville qui n’est pas description statique, mais qui dit l’histoire d’un déplacement et pose la question de la place du sujet. Comme l’écrit encore Florence Paravy, « les modalités d’action du sujet dans son espace déterminent une nouvelle antithèse entre espace prescrit et espace proscrit, avec ce moyen terme que constitue l’espace permis » 6 . La décou- 3 Florence Paravy, L'écriture de l'espace dans le roman africain francophone : 1970-1990. Thèse de doctorat pour l'Université de Paris III. Sorbonne Nouvelle (dir. D. Pageaux), 1996, Paris, L’Harmattan 1999. 4 Paravy, ibid., p. 8. 5 Ibid. 6 Paravy, ibid., p. 8-11. Imaginaire de la métropole européenne 187 verte de la métropole par les personnages sera ainsi mesure de l’espace dans ses limites et de la place qu’ils cherchent à s’y faire. Cette présentation dualiste est reprise par toute une littérature africaine francophone qui revient sur l’époque coloniale et dénonce le processus d’acculturation dont sont victimes les héros. Il est intéressant à mon sens de relire ce motif à la lumière des récits de formation qui reviennent sur le parcours d’un colonisé depuis l’école des Blancs au village, jusqu’au lycée à la ville, chemin qui mène dans certains cas à la métropole européenne pour la poursuite des études du héros. C’est le parcours paradigmatique de L’enfant noir de Camara Laye, c’est aussi celui de Climbié de Bernard Dadié. La représentation de l’enfer de la ville n’y illustre pas seulement le thème de l’acculturation à un niveau collectif, mais celui de l’aliénation à un niveau personnel : Climbié fait à Dakar l’expérience de l’arrachement à son milieu familial, de la solitude, mais aussi des injustices du système colonial. Il prend conscience des limitations qui entravent de fait son ascension sociale dans un système hypocrite. La ville ainsi présentée est un cul-de-sac, un lieu d’enfermement comme en témoigne la description méditative des murs de la prison. En ville Climbié prend conscience de l’illusion de son rêve de réalisation sociale, mais s’ouvre devant lui un nouveau chemin, celui du combat politique. Birago Diop dans le premier volume de ses Mémoires, La plume raboutée, évoque également ses souvenirs d’enfance dans la ville de Dakar. Il donne des précisions topographiques et historiques et souligne la double toponymie des rues en citant parallèlement leurs anciens et nouveaux noms. Les deux systèmes de dénomination entrent en concurrence, la réalité coloniale recouvre une réalité précédente sans parvenir à l’effacer dans la mémoire du narrateur. Le colon ne reconnaît pas les lieux préexistants, ni n’essaie de s’y intégrer, il cherche à les instituer au sens foucaldien en les nommant, affirmant ainsi sa domination. La ville coloniale c’est en premier lieu une construction et une reconfiguration violente de l’espace par les colons. Les ambivalences de l’imaginaire de la métropole à l’époque coloniale La ville comme symbole de la colonisation La ville symbolise en effet l’irruption du système colonial en Afrique, au niveau collectif et personnel. La ville coloniale est l’un des symboles forts de la mission civilisatrice, signe érigé de la modernité en marche et c’est précisément cette symbolisation qui sera remise en question dans les textes. La construction de la ville d’abord, avec le travail forcé, son organisation spatiale et sociologique ensuite, hiérarchisée, telle qu’elle est représentée dans Viviane Azarian 188 Une vie de boy de Ferdinand Oyono sont autant de signes manifestes de la conquête et de l’installation coloniale, entreprise systématique d’appropriation de l’espace. Dans Une vie de boy, la division de l’espace géographique correspond à la division de l’espace social. La ville coloniale y est représentée dans sa staticité par ses bâtiments en dur : résidence, bâtiments administratifs, prison, centre commercial, maisons de commerce ; la ville indigène par le marché et des structures mobiles. Connaissance livresque de la métropole Dans le parcours proposé par la doctrine d’assimilation, qui mène de l’école du village au lycée de la grande ville, le départ pour la métropole représente un jalon important, rêvé par les héros nourris d’un imaginaire de la France « Mère patrie ». Ils développent de la capitale Paris ou de Bruxelles dans le cas de Ken Bugul, d’abord une connaissance livresque et ils pourront mesurer leurs premières impressions vécues à l’aune de cette vision fantasmée. Paris en particulier porte toute la charge métaphorique de ce mythe de l’Ailleurs, pas un ailleurs inconnu, mais au contraire un ailleurs familier, intime. La découverte n’y est pas seulement soumise à une comparaison entre la terre natale et l’inconnu, mais aussi à un mouvement de comparaison entre la ville imaginée et la ville vécue, le héros y cherche les marques d’une reconnaissance, qui fait défaut. Ainsi Mirages de Paris d’Ousmane Socé n’est pas seulement l’histoire de la fascination naïve du héros Fara et de ses désillusions, c’est aussi à mon sens un rappel ironique, une remise en question de l’idéal civilisateur, Paris n’y est pas seulement ville Lumière mais « ville des Lumières ». Le jour de son arrivée à Paris Fara accomplit un véritable pèlerinage, s’imprégnant de l’émotion dont sont chargés les « lieux de mémoire ». Se rendant à la Bastille, il imagine, il ressent la lutte du peuple contre l’oppression. Il s’agit d’éprouver un discours de civilisation, il y a ici, comme chez Fily Dabo Sissoko une ré-appropriation iconoclaste de l’histoire de France et du principal argument qui sert à justifier la colonisation : la légitimité que lui confèrerait sa lutte pour la liberté, et sa défense des Droits de l’Homme. Dans Mirages de Paris, la ville est décrite par ses monuments et également à travers ses habitants. La peinture sociologique de la vie quotidienne des Parisiens participe aussi de la déconstruction du mythe, Paris c’est aussi son petit peuple, ses difficultés à vivre, sa misère. On trouve déjà cette déconstruction du mythe de la supériorité blanche avec les personnages de tirailleurs sénégalais qui ont été en Europe dès la première guerre mondiale et ont participé par le récit de leur expérience et notamment par la familiarité acquise avec les réalités françaises à un éveil des consciences parmi leurs compatriotes. Un des points nodaux de cette familiarisation est la fréquentation des femmes blanches, filles de joie ou « bonnes amies », c’est par Imaginaire de la métropole européenne 189 exemple la « Madame Mon Béguin » qu’évoque le tirailleur dans Oui mon commandant d’A.H. Bâ. Il y a, en comparaison à la situation coloniale où l’administrateur se choisit une mousso, une inversion des rapports de force, enjeu majeur comme en témoigne la peur de l’appariement qui hante les milieux coloniaux. Il est significatif à cet égard qu’une des métaphores les plus productives soit la féminisation de la métropole : la ville est une femme à conquérir. On peut y lire l’inversion de toute une littérature exotique et coloniale à la Pierre Loti où l’espace est sexuellement métaphorisé. Ce qui est décrit avec le voyage en métropole et sa représentation littéraire c’est donc aussi l’évolution depuis une prise de contact contrainte vers une familiarisation et le renversement du schème de la conquête, c’est ce « voyage à l’envers » qu’évoque Romuald Fonkua 7 et qui mène de l’Afrique colonisée à la métropole colonisatrice. Ce motif du renversement de regard est exploité de manière paradigmatique par Bernard Dadié dans Un nègre à Paris, où Tanhoé Bertin, à la manière du Persan de Montesquieu pose sur les Parisiens un regard faussement naïf et retourne ironiquement ce « saisissement d’être vu » dont parle Sartre 8 . Dans Un nègre à Paris, le portrait du Parisien est bâti en référence implicite au portrait colonial du Nègre selon un système de renversement des clichés : le Nègre est indolent, mais le Parisien est agité ; le Nègre a l’instinct grégaire, le Blanc est indifférent aux autres hommes. Dans un article sur « Un nègre à Paris, contexte littéraire et idéologique », 9 Jean Derive montre que Dadié ne peint pas le Noir (en en proposant une image positive), mais celui qui le regarde et montre l’inanité de ce regard. Le voyage n’est plus à sens unique. La représentation de la métropole sert également de contre-point narratif et permet de dénoncer par contraste la vie sclérosée dans les milieux coloniaux. C’est le cas dans Mirages de Paris d’Ousmane Socé Diop, qui évoque l’esprit progressiste de Paris et souligne les potentialités d’ouverture sur le monde offertes par la métropole. Paris c’est aussi la capitale de la Négritude, le lieu où se rencontrent et s’organisent les opprimés à une échelle internationale, le lieu où se construit une « conscience de la race noire » depuis les Amériques jusqu’aux colonies africaines et où de nouvelles solidarités se tissent. Cheikh H. Kane met ainsi en scène dans L’Aventure ambiguë cette solidarité plus vaste au niveau de la race, le processus de construction d’une « personnalité africaine » et la nécessité ressentie de définir cette personnalité par rapport à l'Occident. 7 Jean Bessière, Jean-Marc Moura (eds.), Littératures postcoloniales et représentations de l’ailleurs-Afrique Caraïbes, Canada, Paris, Honoré Champion, 1999, p. 100. 8 Dans « Orphée noir », la préface qu’il donne à l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de L.S. Senghor en 1948, texte repris dans Situations III (Paris, Gallimard, 1949, p. 229-286. 9 Dans : Bernard Binlin Dadié, essais réunis par Unionmwan Edebiri, Ivry-sur-Seine, ACCT, Nouvelles du Sud, 1992, 189-209. Viviane Azarian 190 Dans ces premiers textes, les colonisés découvrent la Métropole en même temps que la Métropole s’éveille à l’existence réelle des colonisés, à leur présence ; et la littérature s’ouvre au récit de leurs rapports, ce qui sera ensuite un thème majeur de ce qu’on a appelé la littérature de l’immigration et que Patrice Nganang propose d’appeler plutôt « la littérature de l’émigration 10 », pour désigner les œuvres des écrivains qui ont choisi, je cite : « l’exit option 11 ». Cette perspective rétablit l’Afrique comme lieu du départ et comme axe central de l’analyse. Etrangeté chez soi / étranger à l’autre / étrangeté à soi Dans la situation coloniale, l’ailleurs vient ici, c’est-à-dire que le colonisé se sent étranger dans son propre milieu sans qu’il n’y ait eu de déplacement géographique, mais un déplacement, une rupture sociale et temporelle. Le personnage, sujet colonial assimilé, a éprouvé un sentiment de dépaysement chez lui, d’étrangeté à soi. Ce qu’il va chercher en Métropole c’est donc ce « chez soi » qui lui fait défaut sur sa terre natale, il s’agit ici plus que d’une acculturation d’un déracinement existentiel. Il y a perte des repères parce que la terre natale ne fonctionne plus comme un espace endogène et que la relation à la métropole est paradoxalement à la fois exogène et familière. J’emprunte ces termes à Bertrand Westphal 12 qui explique que, je cite sa définition : « Dans une logique géocritique, la multifocalisation s’exprime dans une taxinomie à trois variantes de base. Le point de vue est relatif à la situation de l’observateur ou de l’observatrice à l’égard de l’espace de référence. Il / elle entretient avec cet espace une gamme de rapports allant de l’intimité ou de la familiarité à une extranéité plus ou moins absolue. Cela s’explique par le fait que le point de vue est tour à tour endogène, exogène ou allogène. Le point de vue endogène caractérise une vision autochtone de l’espace. Normalement réfractaire à toute visée exotique, il témoigne d’un espace familier. Le point de vue exogène marque en revanche la vision du voyageur ; il est empreint d’exotisme. Le point de vue allogène quant à lui, se situe entre les deux autres. Il est le propre de tous ceux et toutes celles qui se sont fixés dans un endroit sans que celui-ci leur soit encore familier, sans non plus qu’il demeure pour eux exotique. » 10 Patrice Nganang, Manifeste d’une nouvelle littérature africaine. Pour une écriture préemptive, Paris, Homnisphères, 2007, p. 233. 11 Ibid. 12 Bertrand Westphal, La géocritique, Réel, Fiction, Espace, Paris, Les éditions de Minuit, col. « paradoxe », 2007, p. 208. Imaginaire de la métropole européenne 191 Selon cette distinction, la représentation de la métropole dans la littérature africaine tend à se déplacer vers la perception allogène qui caractérise les récits où le héros vise son intégration sans perspective de retour. Thème de l’exil et écriture de l’errance La représentation de la ville suit l’évolution de la perception de l’espace par le héros et son appréhension en fonction des usages qui en sont faits. La ville est représentée en fonction des projets de vie qui s’y imaginent et qui peuvent s’y réaliser. Ainsi cette représentation dans les textes évolue-t-elle depuis la prise de contact jusqu’à l’intégration problématique, des premiers textes où le départ pour la métropole s’inscrit dans un parcours, aux textes qui mettent en scène le thème de l’exil, de l’aller sans retour dans une écriture de l’errance. Lorsque la ville n’est plus seulement étape dans un projet cohérent, mais terme sans projet de retour, sans direction, sa représentation tout à la fois se verticalise dans la représentation des bas-fonds et de l’enfoncement des personnages, et se déploie autour des motifs du labyrinthe ou des chemins qui serpentent dans un « espace de dérégulation ». C’est le cas dans Rift, routes, rails, d’Abdourahman Wabéri qui se présente comme une série de variations sur le motif du déplacement, libre ou empêché pour ces nomades échoués dans la grande ville. Le texte décrit l’ancrage forcé ou à l’inverse l’exil des hommes chassés par les régimes politiques ou par la misère, l’état de « migrance », celle du narrateur, celle d’une génération d’écrivains avant lui, comme le Sud-Africain Es’kia Mphahlele, exilé à Paris dès 1945. Le mythe de Paris est retravaillé avec la personnification du symbole parisien : « Dame Eiffel » en prostituée désabusée qui se livre à quelques confidences. Est esquissé aussi un certain érotisme du voyage, cette dialectique entre désir et distance. Le ton est violent, exacerbé, quand il dit l’avilissement éprouvé au regard de l’autre, l’expérience du racisme, quand la difficulté de vivre se noie dans la débauche, un délire de sexe et d’alcool. Et malgré tout, « vogue la vie », selon un trajet pas toujours évident : les souvenirs, les sensations, les sentiments jalonnent ce chemin parcouru et à parcourir. La déchéance dans l’alcool, la drogue, la prostitution c’était déjà l’expérience de Nara, le narrateur de l’Ecart de Valentin Yves Mudimbe, ou de la narratrice du Baobab fou de Ken Bugul. L’aliénation est présentée comme un processus complexe, qu’il ne s’agit pas de réduire à une dichotomie simpliste entre mondes, un conflit culturel intériorisé, mais qui relève d’un enfoncement progressif dans la solitude. Dialectique de l’invisible et du trop visible En effet, l’aliénation dans Le Baobab fou est liée au motif du regard, la constitution de soi se fait progressivement sous le regard d’autrui et le regard que Viviane Azarian 192 portent les autres sur la narratrice est aliénant qu’il soit excès ou absence de regard. En Belgique, la narratrice fait l’expérience d’un excès de regard, lorsqu’elle est convoitée, objet de fascination exotique et érotique, victime de sa trop grande beauté. Mais à l’inverse, l’absence de regard est une négation de son existence, elle se sent étrangère, anonyme : « et ils ne faisaient même pas attention à moi… vous ne m’avez pas vue ? Vous ne m’avez pas reconnue ? » 13 . Absence de visibilité, impossibilité de la rencontre et de la reconnaissance qu’évoque aussi Ralph Ellisson dans Invisible man 14 . Selon un mouvement contraire, la narratrice souffre également de l’exotisme, une trop grande visibilité sous le regard de l’autre qui la différencie et lui fait prendre conscience d’elle-même en tant que femme noire : « oui j’étais Noire, dit-elle, une étrangère, oui j’étais une étrangère et c’était la première fois que je m’en rendais compte 15 ». Elle fréquente les milieux « d’artistes petits bourgeois » qui se veulent anti-conformistes mais suivent en réalité des effets de mode. Elle participe docilement à cette vie mondaine, active, branchée : « j’étais le happening de tout ce monde des arts et des mondanités (…) j’allais donc partout et j’étais partout celle qu’on remarquait 16 ». La compromission lui apparaît le prix à payer pour se faire accepter, le changement par rapport à son arrivée est flagrant, elle était passée inaperçue, elle est devenue le centre de tous les regards, mais en réalité elle n’est toujours pas reconnue. Conclusion La représentation de la métropole dans la littérature africaine francophone est donc un motif récurrent parce qu’elle constitue une métaphore particulièrement productive, une concaténation du temps dans l’espace. L’évolution de cette représentation permet de suivre les changements de la littérature africaine depuis une littérature de l’époque coloniale jusqu’à une littérature postcoloniale qui repose la question des rapports entre pays colonisateurs et pays colonisés sous l’angle particulièrement aigu de l’appropriation des territoires, de la problématique des échanges et des relations humaines sur ces espaces de vie. La représentation de la métropole a ainsi pu donner lieu à un répertoire de motifs, lieux communs littéraires, souvent présentée dans ses dualités, parfois stéréotypée, elle est aussi saisie dans ses contrastes et ses ambivalences qui interrogent l’histoire coloniale et postcoloniale. 13 Ken Bugul, Le baobab fou, Dakar, N.E.A. 1984, p. 45. 14 Ralph Ellison, « Working Notes for Invisible Man », in : The collected Essays, Callahan, J.F. (éd.), New York, Modern Library, 1995, p. 341-35. 15 Ken Bugul, ibid., p. 49. 16 Ken Bugul, ibid., p. 98. 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Habermas) qu’ils dominent, elles cristallisent en même temps des représentations littéraires et cinématographiques caractérisées par des formes poétiques, des structures mémorielles ainsi que des présupposés idéologiques spécifiques. Portant la trace d’un passé précolonial souvent refoulé et enfoui, et qui se découvre notamment à travers les mythes, mais aussi la réutilisation des noms toponymiques précoloniaux (comme « N’Dar » pour Dakar), les villes coloniales et les métropoles postcoloniales sont néanmoins, en tout premier lieu, des espaces concrets et imaginaires habités autant par le présent que par le futur, renfermant à la fois les contradictions du présent et les promesses et menaces de l’avenir. Dakar, ville coloniale, puis métropole postcoloniale ouest-africaine, représente un paradigme par excellence pour les configurations à la fois idéologiques et imaginaires qui viennent d’être évoquées. Village de pêcheur devenu, dans le sillage de la colonisation française, capitale de l’Afrique Occidentale Française (depuis 1895), et par la suite, à partir de 1960 capitale du Sénégal et une des métropoles économiques et politiques, mais aussi culturelles de l’Afrique postcoloniale, avec entre autre les « Festivals des Arts Nègres » et la présence d’importants éditeurs et stations de radiotélévision, Dakar incarna longtemps, à côté de villes comme Casablanca, Alger, ou encore Cotonou et Accra, l’émergence des espaces urbains nouveaux, avec ses dispositifs architecturaux, administratifs et infrastructurels dans le cadre du projet colonial. Dans l’imaginaire colonial français, Dakar représenta un des pivots majeurs de la « Plus Grande France » dont les discours politiques et culturels soulignaient la dimension globale, concurrençant celle du « Commonwealth » anglais. « De Dakar à Djibouti, de Tananarive à Saigon », peut-on ainsi lire par exemple dans une brochure parue en Hans-Jürgen Lüsebrink 196 1942 sous le titre L’Empire, notre meilleure chance, « et de là à Fort-de-France, c’est le même cœur que le nôtre que l’on sent palpiter, c’est la vie commune des âmes qui continue de circuler intacte partout, c’est la France nouvelle qui veut revivre et ne doute pas de son destin, c’est enfin, dans un coude à coude fervent et indissoluble, une unité morale et spirituelle qui est désormais un fait historique indubitable. » 1 Les villes coloniales - modes de perception et fictionalisations L’un des récits les plus influents socialement et les plus caractéristiques de l’idéologie coloniale française à l’époque de la Troisième République, le livre scolaire Moussa et Gi-gla. Histoire de deux petits noirs, écrit par Louis Sonolet et André Pérès et publié en 1915 chez Armand Colin à Paris, présente, à travers le périple des deux protagonistes à travers l’Afrique Occidentale Française, l’armature des villes coloniales comme le foyer même de l’émergence de la « civilisation » sur le continent africain. Des villes en expansion rapide comme Abidjan, Cotonou, Porto-Novo, Conakry, Bamako, Grand-Bassam et surtout Dakar cristallisent ainsi à la fois les progrès apportés par la colonisation - écoles, hôpitaux, usines, bâtiments modernes, électricité, télécommunications, transports, machines, installations portuaires - et les promesses de l’évolution future. Face aux savanes s’étendant à perte de vue et à la « forêt vierge immense », « véritable mer végétale » qui les entoure, les villes incarnent dans ce récit des îlots de la civilisation coloniale que les deux protagonistes, dont le profil est calqué sur celui des deux personnages principaux du Tour de la France par deux enfants (1877), le bestseller scolaire de la Troisième République, observent avec fascination, sous le regard paternaliste et bienveillant de leurs deux tuteurs, le capitaine Berger et le commerçant Richelot. A Abidjan ils regardent ainsi, fascinés, comment un navire est chargé d’imposantes billes d’acajou, grâce à une « grue puissante sur des wagonnets, précipités à la mer à l’aide d’un système de plan incliné, puis halées par un treuil [...]. » 2 A Dakar, les deux protagonistes qui étaient d’abord en compagnie du commerçant Richelot, apprennent à connaître l’univers d’une capitale, un processus d’acculturation qui commence par l’apprentissage du terme même de ‘capitale’. « Qu’est-ce que cela veut dire : capitale, Monsieur ? » demande ainsi Moussa à Richelot. Et celui-ci précise : 1 (Anon.), L’Empire, notre meilleure chance, Lyon, Imprimerie de M. Audin, 1942, p. 13 ici p. 12. 2 Louis Sonolet/ André Pérès, Moussa et Gi-gla. Histoire de deux petits noirs, Livre de lecture courante, Paris, Librairie Armand Colin, 1915, p. 61. Émergences littéraires et cinématographiques du Dakar (post)colonial 197 « on appelle capitale la ville où se trouvent le gouvernement suprême et les directions des services généraux. Si les Français ont choisi Dakar, c’est à cause de sa merveilleuse situation au point de vue du commerce et de la navigation, et aussi parce que leurs plus anciens établissements étaient situés sur la côte du Sénégal. Dakar est déjà un port des plus animés et des plus prospères. Il sera peut-être un jour le premier de toute l’Afrique. » 3 Richelot leur apprend par la suite que Dakar n’est pas seulement le « village des Blancs », mais aussi « le grand village des Noirs, car tout ce qui profite aux Blancs profite aux Noirs ». 4 Ceux-ci, explique Richelot, devraient être « aussi fiers de Dakar que les Français, car cette ville s’élève sur le sol qu’ont de tout temps foulé les hommes de votre race, et en même temps elle représente la France qui vous guide, vous protège et vous défend. » 5 La visite de Dakar même se déroule par la suite à la fois comme la découverte d’un univers nouveau - pour lequel le terme initialement employé de « grand village des Blancs » s’avère rapidement inadapté - et l’apprentissage d’un nouveau langage pour le décrire : tels les termes de « digue », de « môle », de « rade », de « quai », d’ « hôtel », de « kiosque », de « marchandises », de « douane » et de « boulevards » qui sont en grande partie expliqués en bas de page dans des notes. La ville de Dakar, capitale coloniale par excellence, est décrite à travers des tournures et un vocabulaire qui montrent à la fois un souci réaliste du détail - par exemple dans la description des coiffures et des habits - et une vision quasi-utopique caractérisée par un urbanisme vaste et aéré, et celle d’un métissage culturel et ethnique qui faisait partie de l’ideólogie coloniale de la Troisième République, visant à établir une « Plus Grande France » multiculturelle et multiraciale basée sur les idéaux de la République et s’exprimant en français. Le parcours de Moussa et Gi-gla à travers la capitale de l’A.O.F., auquel leur tuteur Richelot les invite et sur lequel le chapitre sur Dakar s’achève, peut se lire ainsi comme le reflet d’une certaine réalité sociale, fortement stylisée, et prétendument prise sur le vif, mais aussi comme une vision d’avenir : « Voilà Moussa et Gi-gla dehors. Ils suivent de beaux boulevards où l’on rencontre beaucoup de monde. Il y a là des Noirs de toutes les conditions : les uns, riches, avec de belles calottes de velours et des boubous brodés de soie ; les autres, de sort plus modeste, vêtus de guinée bleue ; d’autres encore habillés à l’européenne, ce qui leur sied assurément beaucoup moins bien. On voit aussi passer des femmes indigènes aux cheveux nattés en une multitude de petites tresses, des mulâtres en robe de toile flottante ; des Européens, des Européennes aux toilettes élégantes et aux chapeaux garnis de fleurs, des 3 Ibid., p. 74. 4 Ibid., p. 74. 5 Ibid., p. 74-75. Hans-Jürgen Lüsebrink 198 soldats blancs, des soldats noirs. Les voitures légères se croisent, traînées par de petits chevaux vifs et pétulants. À cette heure, où la chaleur commence à diminuer, la ville est pleine de mouvement et d’animation. » 6 Le roman L’Étoile de Dakar de l’écrivain colonial André Demaison (1883- 1956) cristallise, plus qu’aucun autre, l’imaginaire de la capitale coloniale africaine incarnée aux yeux des contemporains par Dakar. Écrit entre septembre 1944 et mai 1945, publié d’abord en 1948 7 , constamment réédité jusque dans les années 1960, également en livre de poche dans la très populaire collection « Presses Pocket », le roman porte sur la couverture, en guise de sous-titre, la mention « La fortune d’une femme liée à celle à celle d’une ville » et précise dans le texte imprimé au dos de la couverture, élément capital du paratexte s’adressant au lecteur : « La véritable héroïne de ce roman, c’est Dakar, la vivante, la grouillante, la multiple. Cette ville nous est présentée à travers l’aventure d’Eva Lafolette, femme ambitieuse et fascinante qu’Antoine Corvin, le constructeur de bateaux, apprendra à connaître et à aimer. Autour de ces deux personnages attachants, inoubliables, s’agite une multitude de Blancs et de Noirs, tous pris sur le vif. Les mers, la terre, les éléments, si véhéments sous les tropiques, vivent ici avec la même intensité que les hommes dont les races s’affrontent, dont les passions sont exaspérées par le climat. Il n’est pas jusqu’au mortel fléau de la fièvre jaune, rarement décrit jusqu’à ce jour, et avec quelle maîtrise, qui ne force ces hommes et ces femmes à cueillir la victoire du courage et de la ténacité. » 8 Ruptures antiet postcoloniales - Maïmouna d’Abdoulaye Sadji et Borom Sarret d’Ousmane Sembène Ces représentations de l’espace urbain colonial, en l’occurrence de la ville de Dakar, qui dominent jusqu’à la fin des années 1950, et en partie bien audelà de la fin de l’époque coloniale - comme les rééditions par exemple du roman d’André Demaison le montrent - furent radicalement mises en cause par la prise de parole d’écrivains et de cinéastes africains entre le début des années 1950 et, pour le média du film, le début des années 1960. La véritable rupture dans les modes de perception de l’espace urbain africain ne coïncida donc pas avec l’émergence des littératures africaines dans les années 1920 et 1930, puisque les récits par exemple de Félix Couchoro et d’Ousmane Socé (dans Karim, 1936, et Mirages de Paris, 1937) demeuraient foncièrement im- 6 Ibid., p. 76. 7 Paris, Presses de la Cité, 1948. 8 Ibid., dos de la couverture du livre. Émergences littéraires et cinématographiques du Dakar (post)colonial 199 prégnés de la sémantique coloniale. Mais elle s’effectua entre les lendemains de la Seconde Guerre Mondiale et l’avènement des indépendances politiques. Dans le champ littéraire, la rupture s’instaura avec les œuvres romanesques de Mongo Beti, et notamment son roman Ville cruelle (1954), et d’Abdoulaye Sadji, en particulier son roman Maïmouna (1947/ 1952) qui se déroule précisément à Dakar. Ce second roman d’Abdoulaye Sadji a été d’abord publié, comme ce fut le cas pour son premier roman Nini Mulâtresse du Sénégal, tout d’abord en 1946-47 dans une version raccourcie dans la partie feuilleton du journal L’A.O.F. Echo de la Côte Occidentale d’Afrique. Selon le témoignage du critique littéraire Lamine Diakhaté, ce roman a pris naissance dès les années 1942/ 43, c’est-à-dire à la même époque que L’Étoile de Dakar d’André Demaison. Si Sadji avait placé au centre de son premier roman Nini la couche sociale des mulâtres dans la ville de Saint Louis, ancienne capitale du Sénégal, il choisit de mettre au centre de son roman Maïmouna deux sphères culturelles et géographiques totalement différentes : d’une part le monde très pauvre du Sénégal agricole, incarné par la petite ville de province Louga, ville natale de la protagoniste analphabète du roman, Maïmouna, et d’autre part la métropole coloniale Dakar, orientée vers les formes de vie occidentales, où vivent le beau-frère de Maïmouna, Bounama, et sa femme, jouissant d’une relative aisance matérielle grâce à un travail d’employé de bureau. La trajectoire biographique de la jeune Maïmouna agée de 16 ans, dont l’enfance et la jeunesse à Louga sont esquissées brièvement dans la première partie du roman, est marquée par sa décision d’aller rejoindre, contre la volonté de sa mère Yaye Daro, sa sœur Rihanna à Dakar. Maïmouna, que sa sœur voudrait marier au riche marchand Galaye Kane, cède très vite à la fascination de la grande ville. Habillée et coiffée à la mode européenne suivant les conseils de sa sœur, elle est élue reine de beauté, elle se passionne pour le cinéma et tombe amoureuse du beau Doudou Diouf, dont elle admire le style élégant, les costumes européens et la langue française soignée. Lorsqu’elle annonce à sa sœur qu’elle est enceinte de ce dernier, elle se voit aussitôt renvoyée chez sa mère dans sa ville natale de Louga. Convaincue que Doudou Diouf va tenir sa promesse et l’épouser, elle repousse, malgré l’insistance de sa mère, la demande en mariage du riche marchand Galaye. Le second roman de Sadji se termine, tout comme son premier roman, de façon tragique : Maïmouna attrape la variole au cours d’une épidémie, elle se retrouve défigurée et fait une fausse couche. Doudou Diouf lui fait parvenir une lettre lui expliquant qu’il ne peut pas épouser une analphabète du fait de sa situation sociale élevée. Mais Maïmouna apprend par une lettre anonyme que ce n’est qu’un prétexte et que Diouf fréquente depuis longtemps une autre femme. Elle se résigne alors à son destin et va vendre des fruits au marché de Louga avec sa mère. Hans-Jürgen Lüsebrink 200 Sadji choisit de présenter avec ce roman une contre-vision et un contre discours s’opposant à l’idéologie coloniale et au monde fictionnel du roman colonial européen. Comme l’écrit Lamine Diakhaté dans un compte rendu en 1952, Sadji décrit ici « la nouvelle génération avec sa légèreté » opposée au « patrimoine de vertus et de sagesse » des Anciens. 9 Diakhaté vit également dans Maïmouna « la constitution d’une fausse élite, d’une fausse bourgeoisie en face d’un monde traditionaliste qui se laisse fasciner. » 10 Il considère l’incursion de la civilisation européenne en Afrique non pas comme un progrès, mais comme un processus d’aliénation et de perte des valeurs et des formes de vie traditionnelles. Sadji tente dans son œuvre littéraire et journalistique de contrecarrer ce processus entamé, par une revalorisation de la culture orale africaine traditionnelle et par un recentrage sur les valeurs et les conceptions morales des sociétés africaines précoloniales. Le monde de la grande ville Dakar apparaît, face à ces valeurs traditionnelles, comme le souligne Sadji sur un ton ironique, comme un tour à tour, « mirage », « un monde étrique, ne permettant aucune détente du corps et de l’esprit », « sans âme parce que sans passé » et un univers des illusions, du mensonge et de la décadence morale, « un engrenage dangereux » dominé par « le rythme trépidant de l’argent et de l’essence », qui, telle une « ville dangereuse » 11 , attire ses victimes, les avale et les détruit. La présence très marquée de la littérature et de la culture orale traditionnelles dans le second roman d’Abdoulaye Sadji Maïmouna, qui sont mises en opposition directe aux nouveaux médias de la communication culturelle, l’écrit et le film, renvoie à l’évolution des activités littéraires de Sadji entre 1935, année de la publication de Nini, mulâtresse du Sénégal , et 1943, date de la parution de Maïmouna. La traduction et la mise en écriture de récits et chants traditionnels se sont trouvées, dans les années 1935-45, au centre de l’activité littéraire de Sadji. Il a en effet publié à partir de 1937 dans le journal Paris-Dakar, toute une série de récits et chants traditionnels empruntés en grande partie à la culture Wolof. En publiant et commentant (en wolof et en français) les chansons crées par les femmes des ‚tirailleurs sénégalais’ engagés dans la guerre en Europe entre 1914 et 1918 12 , Sadji s’est efforcé de mettre en lumière toute la créativité et la vivacité des littératures orales africaines. Dans ce même sillage furent publiés en 1946 et 1948, dans les pages feuilleton de Paris-Dakar et Afrique-Matin, deux récits Tounka et Tragique 9 Lamine Diakhaté, « Maïmouna, roman sénégalais », in : Condition Humaine, n° 102, 10 juillet 1952, p. 2. 10 Lamine Diakhaté, « Abdoulaye Sadji et le roman du nègre nouveau », in : Condition Humaine, n° 151, 11 mars 1955, p. 4. 11 Abdoulaye Sadji, Maïmouna. Roman, Paris, Présence Africaine, 1958, p. 59, p. 77, p. 137, p. 165, p. 168, p. 203. 12 Abdoulaye Sadji, « Ce que disent les mélopées sénégalaises », in : Paris-Dakar, 11 mai 1938, 12 mai 1938, p. 2. Émergences littéraires et cinématographiques du Dakar (post)colonial 201 Hyménée 13 , qui furent intégrés en 1953 dans un livre scolaire rédigé en commun avec L.S. Senghor, intitulé La Belle Histoire de Leuk-le-Lièvre 14 . Dans le dernier livre de Sadji, Education africaine et civilisation, ces traces des cultures orales traditionnelles traversent ses réflexions portant sur les conséquences des nouvelles formes de socialisation culturelle venues d’Europe sur les modes de vie et de pensée des sociétés africaines. Sadji explique longuement, dans la première partie de ce livre, la signification largement oubliée et refoulée des noms de lieux et de villes datant de l’époque pré-coloniale, comme « N’Dakarou » pour Dakar et « N’Dar » pour Saint-Louis. Il remet aussi en mémoire les termes largement tombés dans l’oubli utilisés pour désigner les vêtements et les coiffures traditionnels 15 ainsi que ceux concernant les différentes étapes et les contenus de l’éducation traditionnelle en famille, dans la communauté villageoise et dans les écoles coraniques. Il souligne que ce n’est pas l’apprentissage de la lecture et de l’écriture qui constituent le but de l’éducation traditionnelle, mais bien plutôt des impératifs éthiques au sens de principes moraux hérités et le développement approfondi des capacités cognitives naturelles de chaque homme : « Cette éducation n’avait pas pour but de lui apprendre à lire et à écrire, mais de rendre son esprit vif et alerte, capable de deviner la réalité, la fiction, de faire des rapprochements et d’en tirer des conclusions logiques. » 16 Dès 1937, dans un article publié dans le journal Paris-Dakar , Sadji explique que l’analyse de la littérature orale et des chants traditionnels de sa propre culture lui est apparue comme une perspective lui permettant de concilier sa critique articulée dans ses œuvres précédentes à l’égard des médias européens considérés comme aliénants, avec la justification de la légitimité de sa propre activité d’écrivain. Pour Sadji, la résolution du paradoxe opposant d’un côté l’acte d’écrire comme une activité aliénante imposée par une culture étrangère et de l’autre côté la volonté de devenir soi-même écrivain, résidait dans une transformation du rôle social du Griot, du conteur et chanteur traditionnel, un rôle nouveau qu’il esquisse dans les conclusions d’un article sur le Griot Gallo M’Baye originaire de sa ville natale Rufisque : « Gallo M’Baye, à tout prendre, est le représentant de notre musique classique indigène. Il en connait les secrètes beautés, il en exerce la puissante 13 Abdoulaye Sadji, « Tounka, nouvelle africaine », in : Paris-Dakar, 3, 7, 10, 12, 17, 21, 24, septembre, et 1, 5, 8, 12 octobre 1946, p. 2. 14 Léopold Sédar Senghor/ Abdoulaye Sadji, La belle histoire de Leuk-le Lièvre, Paris, Hachette, 1953. 15 Abdoulaye Sadji, Education Africaine et Civilisation, Dakar, A.Diop, 1964, ici p. 26-39. 16 Ibid., p. 146 Hans-Jürgen Lüsebrink 202 magie. Une certaine élite, soucieuse d’appliquer l’instruction qu’elle a reçue aux données du milieu devrait faire sa connaissance et fournir à son inspiration des thèmes généraux dont le développement musical restituerait en chants divers l’ensemble de nos aspirations les plus profondes et de notre psychologie si variée. » 17 La rupture dans le champ culturel des représentations visuelles, au sens large du terme, allant de l’iconographique à l’audio-visuel, des villes coloniales, et en particulier de la métropole coloniale de Dakar, s’effectua à travers un film d’un des tous premiers metteurs scène africains d’expression française, à côté de Paulin Soumanou Vieyra et de Blaise Senghor 18 , Ousmane Sembène. Borom Sarret (1963), le premier court-métrage, d’une durée de 20 minutes, de Sembène réalisé après son retour de l’Académie cinématographique Maxime Gorki à Moscou où il avait appris la dimension technique du métier de metteur en scène, montre une vision radicalement différente de Dakar de celle du discours colonial et de ses fictionalisations. La narration est tissée autour d’un personnage sans nom, défini, comme dans les traditions orales (comme l’a rappelé François Pfaff 19 ), par sa fonction sociale, celle de posséder une charrette pour transporter des objets, « Borom Sarret » voulant dire, en wolof, ‚Propriétaire d’une charrette’. Le Dakar montré par Ousmane Sembène met en scène des personnages et des réalités foncièrement différentes, voire radicalement opposées à ceux des fictions coloniales. Le protagoniste est non pas un personnage lettré, situé dans les couches sociales supérieures de la ville, mais un homme du peuple, pauvre, analphabète, luttant pour sa survie. Le regard cinématographique de Sembène sur l’espace urbain est marqué par des contrastes forts, mettant en opposition la blancheur des bâtiments occidentaux du quartier du Plateau et les habitations fragiles et bricolées de la Medina, le quartier 17 Abdoulaye Sadji, Gallo M’Baye, griot de Rufisque., in : Paris-Dakar, 28 juillet 1937, p. 2. 18 Blaise Senghor réalisa en même temps que Sembène son film Grand Magal à Touba auquel fut décerné en 1962 le Prix du Festival de Berlin. Voir Sheila Petty, « Introduction », in : Petty, Sheila (éd.), A Call to Action. The Films of Ousmane Sembène, Westport, Conn., Greenwood Press, 1996 (Contributions to the Study of Popular Culture n°60) ; p. 1-10, ici p. 5. Voir sur Vieyra et ses premiers films : Paulin Soumanou Vieyra, Le Cinéma Africain des origines à 1973, Paris, Présence Africaine, 1975, p. 155-159. 19 Françoise Pfaff, « The Uniqueness of Ousmane Sembène’s Cinema », in : Gadjigo, Samba/ Faulkingham, Ralph,/ Cassier, Thomas/ Sander, Reinhard (éds.), Ousmane Sembène. Dialogues with Critics and Writers, Amherst, University of Massachusetts Press, 1993, p. 14-21, ici p. 17. : Most of Sembène’s characters are types reflecting collective ideas and attitudes. In oral African narratives, these types respond to typical situations, […]. Josephine Woll, « The Russian Connection : Soviet Cinema and the Cinema of Francophone Africa », in : Françoise Pfaff (éd.), Focus on African Films, Bloomington/ Indianapolis, Indiana University Press, 2004, p. 223-240, ici p. 232 : « Sembene and Cissé define their characters by their ‚function in the narrative and not by (their) psychology in the Classic Western sense’. » Émergences littéraires et cinématographiques du Dakar (post)colonial 203 populaire de Dakar. Le mouvement de la caméra suit le regard du protagoniste, se situe généralement à son niveau de perception, focalisant ainsi les bâtiments blancs du Plateau à partir de prises de vue à angle étroit et à partir d’une perspective inférieure. La seule exception constitue les premières vues du quartier européen qui sont panoramiques et prises de l’avion, soulignant symboliquement, par le mouvement de la caméra, l’opposition entre la densité terrienne des quartiers africains et l’espace aéré, entrecoupé d’arbres et de jardins, du quartier européen. Les contrastes entre l’architecture coloniale et occidentale et les habitations africaines traditionnelles sont également soulignées par la musique extradiégétique : à la musique Wolof, jouée sur l’instrument traditionnel de la kora que l’on entend quand le protagoniste se trouve dans son milieu familier, s’oppose à la musique de Mozart accompagnant sa traversée du quartier européanisé du Plateau. 20 Le récit lui-même est ponctué par sa traversée de la ville, sa rencontre avec des personnages de la vie quotidienne comme celui du chanteur griot à qui il donne, malgré sa propre pauvreté, tout l’argent gagné pendant la matinée, 21 après avoir refusé l’aumône à un mendiant handicapé, parce que le griot le flatte en chantant d’une voix pathétique les ancêtres guerriers mythiques des Wolof auxquels Borom Sarret se croit lui-même profondément attaché. Après avoir transporté plusieurs clients qui ne paient pas, il emmène d’abord une femme qui est enceinte, et son mari à l’hôpital, et ensuite un père et son bébé mort au cimetière. Le prochain client qui est élégamment habillé, et à qui Borom Sarret fait confiance, l’entraîne vers le quartier du Plateau qui est interdit aux charrettes africaines en lui affirmant qu’il a des influences et de l’argent et qu’il a besoin de transporter des meubles. Quand un agent de police l’arrête, l’interpelle et lui confisque son outil de travail et de gagne-pain, la charrette, le client s’éloigne sans le payer et sans intervenir. Rentré à la maison avec son cheval, mais sans sa charrette, le protagoniste doit avouer qu’il n’a gagné aucun argent. Sa femme qui lui confie leur bébé, quitte leur habitation et affirme qu’elle va trouver de la nourriture. Constamment accompagnée de la voix du protagoniste qui est en même temps le narrateur du récit qui introduit les personnages et commente les événements, la narration de Borom Sarret met ainsi en scène une image radi- 20 Voir aussi sur ce point : Brenda F. Berrian, « Manu Dibango and Veddo’s Transatlantic Soundscape », in : Pfaff, Focus on African Films, p. 143-155, ici p. 153 ; Harrow, Postcolonial African Cinema, p. 18. 21 Voir à ce sujet Kenneth W. Harrow, Postcolonial African Cinema. From Political Engagement to Postmodernism, Bloomington/ Indianapolis, Indiana University Press, 2007, p. 13 : « He weakly gives to the well-polished parises of the rotund griot, and becomes a victim of the kinds of « tradition » critiqued by Sembène. In the process of exposing this encounter as yet another weakness of the cartman, Sembène makes clear the illegitimacy of the griot’s appeal - an appeal to a noble past that lends nothing to the cartman’s struggle to survive. » Hans-Jürgen Lüsebrink 204 calement neuve de Dakar : celle d’une ville traversée par des lignes de partage socio-spatiaux et en même temps socio-culturels marquant des rapports entre centre et périphérie, entre puissants et faibles, entre pauvres et riches, et entre ceux qui maîtrisent les langages de l’administration et du pouvoir, et ceux, comme Borom Sarret, qui s’en trouvent exclus. On voit le protagoniste, au début du film, prier avant de partir le matin pour que Dieu le protège des « lois » ; et il reste impuissant non seulement quand l’agent de police lui demande ses papiers et sa permission de circuler dans la partie européenne de la ville, mais aussi quand son client qui veut enterrer son bébé mort au cimentière, se voit bloqué, parce qu’il lui manque des papiers dont il ignorait l’importance. La narration en-soi est le contraire même d’une narration romanesque, comme celle de Demaison mettant en récit, à travers un roman épique, les protagonistes dans le cadre de la ville de Dakar ; ici, par contre, la narration se limite au récit d’une journée et place en son centre essentiellement le destin d’un seul protagoniste, reflétant ainsi implicitement, dans sa brièveté tragique, la loi des trois unités du théâtre classique. Définissant un espace interdit au pauvre charretier et ses activités, l’espace occidentalisé devient, à travers l’action du représentant de la police, un acteur virtuel dans le récit cinématographique. 22 Comme dans d’autres ouvrages littéraires et d’autres films d’Ousmane Sembène, les protagonistes féminins représentent ici également des figures d’identification. Dans Borom Sarret, sa femme, au lieu de se résigner, prend l’initiative, à la fin, de gagner de l’argent pour sauver la famille de la faim - probablement en se prostituant, même si la fin du récit reste ouverte à cet égard. 23 Questionnement conclusif Deux concepts me semblent essentiels afin de saisir les structures et les transformations observées dans la perception de l’espace urbain colonial et postcolonial, en l’occurrence de Dakar : d’une part, celui de champ culturel, et d’autre part celui de prise de parole. La prise de parole, littéraire puis cinématographique, d’écrivains et de metteurs en scène africains implique la construction de nouveaux registres de perception et de représentation de l’espace qui ont à la fois recours à des 22 Voir sur ce point aussi Philip Rosen, « Nation, inter-nation and narration in Ousmane Sembene’s films », in : Petty, Call to Action, p. 27-55, here p. 38 : [...] the affluent highrise residential districts of Dakar [...] become themselves virtual subjects to the narration and « expel » the cart-driver through the agency of the policeman. 23 David Murphy, Sembene. Imagining Alternatives in Film and Fiction, Oxford, James Currey/ Trenton, NJ, Africa World Press, 2000, p. 94 (note), p. 124. Émergences littéraires et cinématographiques du Dakar (post)colonial 205 techniques narratives et descriptives occidentales et africaines, liées notamment aux traditions orales. Dans les deux cas étudiés d’Abdoulaye Sadji et d’Ousmane Sembène, elles suivent également la logique d’un contrediscours qui reste intrinsèquement imprégné (ou influencé), malgré sa volonté de prise de distance, par les modèles esthétiques du discours colonial occidental. Aux représentations, déterminées par des présupposés raciaux, du discours colonial, comme on peut les détecter dans l’Étoile de Dakar de Demaison ou encore dans la revue française Ciné-Miroir par exemple, Sadji et Sembène opposent une esthétique réaliste, voire délibérément documentaire dans le cas de Borom-Sarret. La revue populaire Ciné-Miroir avait, en effet, envoyé en 1920 une femme-reporter à Dakar afin de répondre à la question « Est-ce que les Noirs sont photogéniques ? » Les illustrations de l’article intitulé « Les Nègres » montrent uniquement des habitants de Dakar bien habillés qui avaient posé, contre un pourboire, pour la photographe dans un cadre quotidien en faisant semblant d’accomplir leurs tâches quotidiennes. 24 Bibliographie (Anon.), L’Empire, notre meilleure chance, Lyon, Imprimerie de M. Audin, 1942 Berrian, Brenda F., « Manu Dibango and Veddo’s Transatlantic Soundscape », in : Pfaff, Françoise, Focus on African Films, p. 143-155. Demaison, André, L’Étoile de Dakar, Paris, Presses de la Cité, 1948. Diakhaté, Lamine, « Maïmouna, roman sénégalais“, in: Condition humaine, n° 102, 10 juillet 1952, p. 2. Diakhaté, Lamine, « Abdoulaye Sadji et le roman du nègre nouveau », in : Condition Humaine, n° 151, 11 mars 1955, p. 4. Harrow, Kenneth W., Postcolonial African Cinema. From Political Engagement to Postmodernism, Bloomington/ Indianapolis, Indiana University Press, 2007. Murphy, David, Sembene. Imagining Alternatives in Film and Fiction, Oxford, James Currey/ Trenton, NJ, Africa World Press, 2000. Petty, Sheila, « Introduction », in : Petty, Sheila (éd.), A Call to Action. The Films of Ousmane Sembène, Westport, Conn., Greenwood Press, 1996. Pfaff, Françoise, « The Uniqueness of Ousmane Sembène’s Cinema », in : Gadjigo, Samba/ Faulkingham, Ralph/ Cassier, Thomas/ Sander, Reinhard (éds.), Ousmane Sembène. Dialogues with Critics and Writers, Amherst, University of Massachusetts Press, 1993, p. 14-21. Rosen, Philip, « Nation, inter-nation and narration in Ousmane Sembene’s films », in : Petty, Sheila, Call to Action, p. 27-55. Sadji, Abdoulaye, « Gallo M’Baye, griot de Rufisque », in : Paris-Dakar, 28 juillet 1937, p. 2. 24 Exemple évoqué par : David Henry Slaviun, Colonial Cinema and Imperial France, 1919- 1939. White Blind Spots, Male Fantasies, Settler Myths, Baltimore/ London, The Johns Hopkins University Press, 2001, p. 101-102. Hans-Jürgen Lüsebrink 206 Sadji, Abdoulaye, « Ce que disent les mélopées sénégalaises », in : Paris-Dakar, 11 mai 1938, 12 mai 1938, p. 2. Sadji, Abdoulaye, « Tounka, nouvelle africaine », in : Paris-Dakar, 3, 7, 10, 12, 17, 21, 24, septembre, et 1, 5, 8, 12 octobre 1946, p. 2. Sadji, Abdoulaye, Maïmouna. Roman, Paris, Présence Africaine, 1958. Sadji, Abdoulaye, Education Africaine et Civilisation, Dakar, A.Diop, 1964. Senghor, Léopold Sédar / Abdoulaye Sadji, La belle histoire de Leuk-le Lièvre, Paris, Hachette, 1953. Slaviun, David Henry, Colonial Cinema and Imperial Frabce, 1919-1939. White Blind Spots, Male Fantasies, Settler Myths, Baltimore/ London, The Johns Hopkins University Press, 2001. Sonolet, Louis / Pérès, André, Moussa et Gi-gla. Histoire de deux petits noirs, Livre de lecture courante, Paris, Librairie Armand Colin, 1915. Vieyra, Paulin Soumanou, Le Cinéma Africain des origines à 1973, Paris, Présence Africaine, 1975. Woll, Josephine, « The Russian Connection : Soviet Cinema and the Cinema of Francophone Africa », in : Françoise Pfaff (éd.), Focus on African Films, Bloomington/ Indianapolis, Indiana University Press, 2004, p. 223-240. Frank Jablonka Magic System et codes urbains : Contact de langues et variation dans le zouglou (Côte d’Ivoire) 1. Dans de nombreuses métropoles africaines en situation postcoloniale, non seulement francophones, on peut observer l’émergence de nouveaux interlectes et techniques de variation issues du contact complexe de langues et de cultures coloniales avec celles qui appartiennent génétiquement au patrimoine africain. Parmi ces variétés et phénomènes discursifs « hybrides » 1 , on trouve le sheng à Nairobi, le camfranglais au Cameroun, ou précisément, ce qui nous intéresse dans le présent contexte, le FPI ou bien le Français Populaire Ivorien; on trouve aussi la dénomination FPA pour Français Populaire d’Abidjan, précisément parce qu’il s’agit d’un phénomène de dynamique linguistique urbaine qui a pris son essor à partir de la capitale économique ivoirienne. L’émergence d’une telle variété interlectale hybride présuppose l’existence d’une niche écologique, ou bien écolinguistique, bien particulière : « Pour que naisse une langue mixte, il faut que coexistent sur un même territoire deux et seulement deux langues véhiculaires concurrentes et de poids statutaire voisin ». 2 Si ces conditions sont réunies au Cameroun en vertu de la coprésence des deux langues (ex-/ postcoloniales) française et anglaise, le même auteur cite, par rapport à la Côte d’Ivoire, le contact entre le français et le dioula, langue africaine suprarégionale véhiculaire. Même s’il semble prudent de ne pas comparer ce qui n’est pas (ou insuffisamment) comparable, il convient néanmoins de concéder à Queffélec qu’il s’agit là des deux langues les plus présentes au pays, coprésence qui est à l’origine d’une niche écolinguistique propice à l’émergence de variétés d’interférences endogènes identifiables comme appartenant au français, ou pour le moins 1 Cf. Henri Boyer, Hybrides Linguistiques. Genèses, statuts, fonctionnements, Paris, L’Harmattan 2010, et Jürgen Erfurt (éd.), Transkulturalität und Hybridität. L’espace francophone als Grenzerfahrung des Sprechens und Schreibens, Frankfurt/ Main, Peter Lang Verlag, 2005. 2 Ambroise Queffélec, « Alternances codiques et parlers hybrides en francophonie : convergences et divergences aux plans linguistique, génétique et sociolinguistique », in : Blanchet, Philippe/ Martinez, Pierre (éds.), Pratiques innovantes du plurilinguisme. Émergence et prise en compte en situations francophones, Paris, AUF, 2010, p. 41-50, ici p. 46. Frank Jablonka 208 comme étant à base française. Un facteur essentiel qui joue en faveur de la présence d’une variété de français, en l’occurrence populaire, en Côte d’Ivoire est précisément l’absence d’une grande langue véhiculaire africaine susceptible de concurrencer le français. La situation de la Côte d’Ivoire n’est, de ce fait, aucunement comparable avec celle, par exemple, du Sénégal, où le wolof s’impose, ou même avec le Cameroun. Cet état de fait est lié à l’extrême morcellement linguistique du pays, qui connaît une soixantaine de langues africaines, parmi lesquelles, la plus importante, le dioula, ne parvient pas à conquérir un statut hégémonique incontesté. Il n’est pas exclu que ce phénomène ne soit pas étranger, sur le plan des représentations ethnolinguistiques, à la connotation du dioula avec l’islam, cette langue étant à l’origine celle de commerçants islamisés venant du nord. Or, si les valeurs de l’islam ne sont, malgré son essor de l’islam que l’on peut constater depuis quelque temps non seulement en Afrique, pas forcément partagées de tous - ce qui dessert le dioula, ce constat représente un atout pour le français, selon le principe divide et impera. En effet, ce qui entre ici en ligne de compte est, comme le souligne Erfurt 3 , qui évoque explicitement le cas de figure ivoirien, le conflit linguistique toujours latent et irrésolu entre la langue nationale, qui est en Côte d’Ivoire, le français, et les différentes langues autochtones. Quant au rapport du FPI / FPA avec le nouchi, qui reste quelque peu flou, ce sera un point à discuter ci-dessous (cf. § 2.3.). 1.1. Ces variétés émergentes relèvent de ce que H. Bhabha appelle « ‘in-between’ spaces » 4 , des espaces intermédiaires de transition qui représentent le lieu de l’« overlap and displacement of domains of difference ». Ces « tiersespaces » 5 fournissent le « terrain for elaborating strategies of selfhood - singular and communal - that initiate new signs of identity, the innovation sites of collaboration, and contestation ». Ce qui émerge dans le contact postcolonial apparaît, dans les termes toujours de Bhabha (ibid.), sous forme d’« interstices », ce qui se recoupe avec la terminologie de la linguistique urbaine de contact de L.J. Calvet. Selon cette approche, qui s’inspire de 3 Jürgen Erfurt (éd.), Transkulturalität und Hybridität. L’espace francophone als Grenzerfahrung des Sprechens und Schreibens, Frankfurt/ Main, Peter Lang Verlag, 2005, p. 10. 4 Homi Bhabha, The Location of Culture, Londres, New York, Routledge, 2004, p. 2. 5 Pour une synthèse de ce terme (third space) dans les études postcoloniales cf. Florian Sedlmeier, « Hybridität und Dritter Raum im Kontext von Inter-Disziplinarität und postkolonialer Theoriebildung », in : PhiN, n° 55, 2011, p. 1-11. http : / / web.fuberlin.de/ phin/ phin55/ p55t2.htm [15.05.2014] ; il est utile d’attirer l’attention sur le fait que dans les études postcoloniales, suivant Bhabha, l’hybridité représente ellemême un tiers-espace (cf. Homi Bhabha, The Location of Culture, ibid., p. 11, où est cité un extrait d’interview). Magic System et codes urbains 209 l’École de Chicago, les « variétés interstitielles » 6 qui naissent lors du contact complexe de langues et de cultures en milieu (sub)urbain ne sont pas à réduire au statut purement structurel d’interlectes (systèmes linguistiques intermédiaires issues de l’intégration plus ou moins régulière d’interférences), mais sont imbriquées avec tout un univers symbolique d’ordre socioculturel, du style vestimentaire à la musique. 7 A cet égard, un renvoi aux Cultural Studies semble utile, puisque c’est précisément ce courant qui a beaucoup insisté sur le caractère langagier des représentations cultuelles, représentations qui apparaissent elles-mêmes sous forme de codes. Les (sous-)cultures locales n’en font, bien entendu, pas exception, et tous ces codes sont à la base de l’organisation de pratiques signifiantes; « the question of meaning arises in relation to all the different moments of practices in our ‘cultural circuit’, in production and consumption, as well as in the regulation of social conduct. However, in all these instances, and at all these different institutional sites, one of the privileged ‘media’ through which meaning is produced and circulated is language. » 8 1.2. Ceci est l’un des aspects de la restructuration des espaces francophones aux différentes échelles territoriales et des démarcations ou bien marquages et appropriations de ceux-ci, qu’elles soient culturelles et / ou politiques, effectuées par voie langagière et plus largement symbolique 9 . Ceci va de pair avec la reconfiguration des réseaux sociaux et la reconstitution de groupes sociaux caractérisés par des changements en profondeur des valeurs 10 . Certes, d’après Wald, qui se réfère à des conclusions tirées auparavant par Manessy 11 , « les variations du français en Afrique ne présentent pas, au niveau du système, de différences fondamentales avec les autres français po- 6 Louis-Jean Calvet, Les voix de la ville. Introduction à la sociolinguistique urbaine, Paris, Payot, 1994, p. 27 s., p. 269. 7 Généralement pour ce type de phénomènes, où l’espace urbain, ou souvent au départ plutôt des segments périphériques ou marginalisés de celui-ci, devient lui-même l’écran de projection de l’« imbrication des médias, de la musique, de la mode vestimentaire et du langage » en situation postcoloniale de contact migratoire complexe ; cf. Jürgen Erfurt (éd.), Transkulturalität und Hybridität, ibid., p. 30. 8 Stuart Hall, « Introduction », in : Hall, Stuart (éd.), Representation. Cultural Representations and Signifying Practices, Londres/ Thousand Oaks/ New Delhi, SAGE Publications, 1997, p. 1-11, ici p. 4. 9 Cf. Jürgen Erfurt (éd.), Transkulturalität und Hybridität, ibid., p.13. 10 Cf. Katja Ploog, « Auf der Suche nach syntaktischer Hybridität : Situation in Abidjan », in : Erfurt, Jürgen (éd.), Transkulturalität und Hybridität, ibid., p. 299-347, ici p. 332 pour la Côte d’Ivoire. 11 Gabriel Manessy, « Français d’Afrique : éléments de diagnostic », in : Espace francophone, n° 1, 1989, p. 165-183, ici p. 166. Frank Jablonka 210 pulaires » 12 . En revanche, l’« africanité » de ces parlers relève davantage du socioculturel et se situe « en-deçà et au-delà du code linguistique » 13 , mais il s’agit, bien entendu, d’une africanité placée sous le prisme de la modernisation postcoloniale et qui en subit des réfractions conséquentes. L’« univers conceptuel », en l’occurrence d’Afrique de l’Ouest, qui s’inscrit à l’origine foncièrement dans une civilisation de l’oralité, serait ainsi ‘transversal’ vis-àvis de la structure linguistique. Quant au zouglou, d’après Nganguè, il « fait partie de ce que Senghor appelle la ‘science du récit’, un art tiré du plus profond de la tradition orale, l’art du djéli - qu’on qualifie improprement de griot en français - véritable aptitude à rendre plaisant un discours en fonction de l’auditoire » 14 - évidence transposée et intégrée à l’industrie culturelle mondialisée. Sa naissance dans le milieu estudiantin du campus de Yopougon (surtout) transparaît à travers l’étymologie du mot même : il s’agit d’un emprunt au baoulé, et le nom désigne à l’origine les conditions désespérantes d’entassement qui régnaient dans la Cité universitaire 15 , et généralement la situation de « galère » 16 dans laquelle vivait grand nombre des étudiants ivoiriens, dans un macrocontexte de crise économique dans les années 90 après une période de prospérité. 1.3. Ces affirmations rejoignent ce que souligne J. Erfurt 17 , très justement : nous pouvons en effet relever des zones de contact qui émergent par interpénétration des cultures en présence : par le biais de mélanges, de métissages, de phénomènes d’interférence linguistique et discursive à tous niveaux. Mais ce qui est repérable à la surface du matériau linguistique sous forme de variétés d’interférence investit l’ensemble du monde vécu et expérientiel en profondeur. Les deux paramètres centraux dont dépendent ces processus d’hybridation sont, en situation postcoloniale, la tendance à la médiatisation progressive de la société d’une part, et d’autre part un degré élevé de mobilité sociale tant horizontale que verticale; ces deux paramètres vont de pair avec l’évolution de l’infrastructure éducative et de la formation professionnelle, accompagnées par l’accès progressif à des formes de savoir non plus seulement traditionnelles, mais aussi dites « savantes », notamment 12 Paul Wald, « L'appropriation du français en Afrique noire : une dynamique discursive », in : Langue française, n° 104, 1994, p. 115-124, ici p. 121. 13 Ibid. 14 Eyoum Nganguè, La musique dans le débat politique et identitaire en Côte d’Ivoire : Le cas du zouglou, Thèse pour l’obtention du grade de docteur de l’EHESS, Paris, 2009, p. 16. 15 Ibid., p. 307. 16 Comme on le voit dès la première ligne de la transcription fournie en annexe, la « galère » représente manifestement un motif central dans la scène musicale ivoirienne. 17 Jürgen Erfurt (éd.), Transkulturalität und Hybridität, ibid., p. 28. Magic System et codes urbains 211 d’origine occidentale, dont des savoirs et savoir-faire linguistiques et généralement communicationnels. 1.4. C’est précisément ce facteur de mobilité sociale qui joue un rôle essentiel dans l’émergence et la diffusion du FPI en Côte d’Ivoire, dans le mesure où l’ancienne élite francophone, souvent formée dans la Métropole, se voit sous la pression de la concurrence des nouvelles classes émergentes, d’origine populaire, de cadres formés sur place et en voie d’ascension sociale grâce à l’accès progressif aux ressources de compétences culturelles et professionnelles fonctionnant selon le modèle de la modernité. Ces groupes sont particulièrement sensibles aux valeurs de la société de consommation, principalement en milieu urbain, et tout particulièrement à Abidjan 18 . Sur le plan de la dynamique linguistique, l’effet premier est la tendance à la dévalorisation du capital linguistique 19 de l’ancienne élite qui se présente avant tout sous forme de compétence dans la langue officielle de l’État dans sa variété standard, qui est celle de l’ancienne puissance coloniale, standard sur lequel reposait, et repose toujours, le prestige social des groupes de cadres dirigeants et l’accès aux positions clé dans la société. 2. Cependant, il ne s’agit, bien entendu, pas du français standard exogène, mais d’un standard endogène, teinté d’interférences des langues territoriales et de particularismes qui le démarquent tant du français dit hexagonal que d’autres variétés dites « régionales » du français. Ce standard endogène, caractéristique de l’élite savante du pays, correspond à ce qu’on appelle en linguistique variationniste généralement un « français régional », donc une langue standard qui a intégré relativement peu d’interférences des langues avec lesquelles elle se trouve en contact. Cette variété est, certes, dotée d’une norme endogène. Mais comme le relève Paul Wald 20 pour le contexte africain, 21 cette norme n’est pas autonome, car la norme cible, de référence, qui n’est pourtant jamais atteinte, reste la norme exogène du français tel qu’il est 18 Cf. Yves Simard, « Le français en Côte d’Ivoire », in : Langue française, n° 104, 1994, p. 20-36, ici p. 24. 19 Au sens de Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire. L'économie des échanges linguistiques, Paris, Fayard, 1982. 20 Paul Wald, « L'appropriation du français en Afrique noire : une dynamique discursive », ibid., p. 121. 21 J’ai moi-même pu relever des phénomènes comparables au Maroc, cf. Frank Jablonka, « „Il faut faire un effort“ : un topos métalinguistique marocain », in : Messaoudi, Leila (éd.), Aspects de la culture orale au Maroc, Rabat, Okad, 2005, p. 173-188. Frank Jablonka 212 parlé, selon les représentations des locuteurs en France. C’est pourquoi cette norme endogène, pour ainsi dire ‘parasitaire’, reste relativement instable, fluctuante, voire « oscillante » 22 . 2.1. Or, cet ancien modèle élitiste de la francophonie ivoirienne est tombé sous la pression de variétés concurrentes parlées par les masses de locuteurs autrefois déscolarisées et depuis peu en ascension sociale. C’est grâce à ces changements sociaux qu’a été déclenchée une dynamique linguistique qui joue largement en faveur du FPI qui a non seulement pris, au fur et à mesure, des proportions d’un phénomène de masse, mais qui a aussi commencé à conquérir des domaines d’emploi sociolinguistique qui étaient autrefois réservés au français standard (exoou surtout endogène), et c’est ici que les médias jouent un rôle prépondérant. Dans une logique de marché émergent ce sont, bien entendu, les paramètres et les valeurs de la société de consommation qui s’imposent progressivement. C’est donc dans la variété linguistique du public ciblé qu’on s’adresse aux consommateurs, ce qui se répercute aussi dans l’industrie culturelle, et notamment sur le marché musical. En vue de la marchandisation des productions musicales, c’est dans la variété linguistique de français de ces derniers que la scène locale du show-biz s’articule. 2.2. Cependant, sous l’impact de cette dynamique linguistique relativement récente, la valeur normative de référence du français standard n’est plus incontestée. Le monopole de la référence normative de la variété « phare » de la langue coloniale, qui était jusque-là le seul attracteur de la convergence linguistique, est tombé sous la concurrence d’un contre-attracteur, qui a émergé par l’expansion du phénomène nouchi, largement au-delà de la ville d’Abidjan, d’où il a pris son essor, et même au-delà du pays. Or, il se trouve que le FPI participe de la dynamique fortement fluctuante du nouchi, du fait de la fonction cryptique qui est à l’origine de ce dernier. Les expressions nouchi, une fois entrées dans le circuit général de la communication, ne se prêtent plus à l’usage cryptique et ont des chances de changer de registre pour être adoptées par le FPI, et pour être remplacées, du même coup, par de nouvelles créations lexicales ou phraséologiques nouchi. Nous assistons en conséquence à l’émergence d’une norme FPI, certes d’autant plus instable 22 Sur l‘« oscillation » d’une variété d’interférence cf. Thomas Stehl, Funktionale Variationslinguistik. Untersuchungen zur Dynamik von Sprachkontakten in der Galloromania und Italoromania, Frankfurt/ Main, Peter Lang Verlag, 2012, p. 212 ss : En fonction du degré du savoir linguistique, la variété se stabilise dans des normes individuelles qui varient, sur le plan du pattern interférentiel, d’un locuteur à l’autre. Magic System et codes urbains 213 que bipolaire, mais - et c’est cela qui révolutionne le contexte sociolinguistique et socioculturel ivoirien postcolonial - entrée dans une dynamique qui l’éloigne du centre gravitationnel normatif et prescriptif de la « galaxie » 23 francophone, sans pour autant le pousser vers une autonomisation par rapport à la francophonie. 2.3. Dans ce cadre, il faut insister sur le fait qu’aucune ligne de démarcation clairement identifiable ne semble exister entre le FPI et le nouchi. C’est sans doute l’une des raisons du flou qui existe dans l’attribution du zouglou à l’une ou l’autre de ces « variétés », si variété il y a. 24 En revanche, il apparaît que dans la dynamique langagière plus récente, il semble y avoir une convergence entre le nouchi et le FPI; en effet, comme le souligne Barbier 25 , en se référant également à Suzanne Lafage, « le nouchi semble même s’intégrer progressivement dans le vocabulaire du français de tous les ivoiriens, ce qui fait […] que le nouchi est une marque d’appropriation du français par les Ivoiriens. » De plus, « il y a neutralisation des registres dans les usages ordinaires du FPI ou du nouchi par les ivoiriens, et les expressions ‘français ordinaire’ ou ‘français local ivoirien’ désignent le résultat de cette fusion. » 26 A la base de cette dynamique, dont la chanson ivoirienne semble de surcroît 23 Robert Chaudenson, Créoles et enseignement du français, Paris, L’Harmattan, 1989, p. 39. 24 Pour la plupart des auteurs, le zouglou est essentiellement chanté en FPI, notamment pour Eyoum Nganguè, La musique dans le débat politique et identitaire en Côte d’Ivoire : Le cas du zouglou, ibid., p. 310 s., qui avance l’argument qu’il existe également une version du morceau Premier gaou chantée intégralement en nouchi, version qui représente un écart important par rapport à la version « officielle » généralement diffusée dans les médias. En revanche, une minorité affirme que la variété dans laquelle le zouglou s’articule est bien le nouchi, à commencer par Wikipédia (entrée « nouchi », http: / / fr.wikipedia.org/ wiki/ Nouchi); de même Anne Moseng Knutsen, / Katja Ploog, « La grammaticalisation de LA en français abidjanais », in : Pusch, Claus D. / Kabatek, Johannes/ Raible, Wolfgang (éds.), Romanistische Korpuslingustik II : Korpora und diachrone Sprachwissenschaft. Romance Corpus Linguistics II : Corpora and Diachronic Linguistics, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 2005, p. 469-482, ici p. 469. 25 Prisque Barbier, « Place et rôles de la chanson dans la dynamique sociolinguistique ivoirienne », in : Glottopol, Variétés et diffusion du français dans l’espace francophone à travers la chanson, n° 17, 2011, p. 47-60, ici p. 53 et 55. 26 Ibid., p. 56 ; dans le même sens Suzanne Lafage, « Le lexique fran ç ais de Côte d’Ivoire. Appropriation et Créativité », tome 1, in : Le français en Afrique, Revue du Réseau des Observatoires du Français Contemporain en Afrique Noire, n° 16 et 17, Nice, 2003, p. LVIII. D’après Béatrice Akissi Boutin, « Des attitudes envers le français en Côte d’ivoire », in : Éducation et sociétés plurilingues, n° 14, 2003, p. 70-81, ici p. 78, la distinction entre FPI et le nouchi est, depuis un certain temps, régressive dans les représentations métalinguistiques; entre les deux existe surtout une relation de « brassage », et tout particulièrement en milieu estudiantin, d’où le mouvement zouglou a pris l’essor. Frank Jablonka 214 constituer l’un des vecteurs 27 , il apparaît même que les deux se fondent en un « français ordinaire », qui serait par conséquent une variété d’interférence intermédiaire, assez largement répandue, de laquelle participe aussi le zouglou. Ce qui complique toute attribution du zouglou à une variété clairement identifiable, c’est que certains considèrent le zouglou lui-même comme une variété à part 28 . Plus qu’une variété proprement dite, il est sans doute plus correct de voir dans le zouglou, sur le plan linguistique, une technique de variation discursive caractérisée par un maximum d’occurrences d’alternance codique caractérisé et par l’hétérogénéité recherchée, avec une grande variété de langues de contact de tous horizons (surtout africaines, évidemment, mais aussi arabe et anglais, variation liée aux fortes dynamiques migratoires intra-africaines), mais où la variété locale (« ordinaire ») du français reste malgré tout, comme un leitmotiv, identifiable comme langue d’encastrement. Le « crédo » qui représente donc, semble-t-il, la base et le moteur de l’ensemble du mouvement zougloutique, c’est la néologie perpétuelle élevée comme premier principe régulateur : « que les mots soient d’origine nouchi, ou autre, les zouglouphiles n’hésitent pas à les emprunter pour agrémenter leurs chansons. De manière générale, en s’appuyant sur la langue de la rue augmentée d’expressions ou de mots tirées de toutes les langues de Côte d’Ivoire, le zouglou a élargi sa base, et en rupture avec ce qui se faisait avant son arrivée, s’est imposé comme une musique d’envergure nationale, qui brise les frontières linguistiques du public ivoirien d’abord, d’Afrique francophone par la suite, et de toute la francophonie en fin de compte. » 29 Dans cette polyphonie, les différentes langues s’imbriquent, ne serait-ce que pour faire succéder à une phrase chantée en français l’énoncé littéralement traduit en langue africaine (en 27 Béatrice Akissi Boutin, « Des attitudes envers le français en Côte d’ivoire », ibid., p. 79 s. 28 Voir Claude Frey, « Compte rendu : Suzanne Lafage, Le lexique français de Côte d'Ivoire, appropriation et créativité, tome 1 et tome 2. Le français en Afrique, Revue du Réseau des Observatoires du Français Contemporain en Afrique Noire, n° 16 et n° 17, Nice, Institut de Linguistique française, 2003, p. LXXXVIII p. et p. 865 », in : Glottopol, n° 3, 2004, p. 189-194, ici p. 189 : « le zouglou, un argot éclectique inspiré de chansons contestataires et tirant son lexique des autres variétés ». D’après Thomas Tschiggfrey, « Procédés morphologiques de néologie dans un corpus de chansons zouglou en français », in : Linx, n° 33, 1995, p. 72-78, ici p. 73, zouglou a même tendance à remplacer le glottonyme nouchi « pour désigner les nouvelles créations de l’argot des rues. » Pour des constats de convergence qui vont dans le même sens, tout en réintégrant le français local abidjanais dans l’orientation de l’évolution du français cf. Katja Ploog, Le français à Abidjan. Pour une approche syntaxique du non-standard, Paris, CNRS Éditions, 2002, p. 249. Voir aussi la discussion dans Eyoum Nganguè, La musique dans le débat politique et identitaire en Côte d’Ivoire : Le cas du zouglou, ibid., p. 310. 29 Ibid., p. 312 s. Magic System et codes urbains 215 l’occurrence dioula), comme ll. 8-9 30 : « L’argent est fini, Antou a changé de côté / Wari bana ô elle a changé de copain ô. » 2.4. Dans le cadre du modèle échelonné schématisant la gradation des variétés linguistiques en présence en Côte d’Ivoire entre les deux pôles de cette dynamique à double convergence, la base francophone du zouglou s’intègre dans le « sub-continuum » intermédiaire. Le zouglou, et notamment avec son groupe le plus connu, grâce auquel le phénomène zouglou a commencé à pénétrer le marché médiatique français et européen autour de 1999 et 2002, à savoir Magic System, est, dans ce contexte, à considérer comme le phénomène de production culturelle postcoloniale le plus en vue en Côte d’Ivoire. A l’instar du raï au Maghreb, surtout en Algérie 31 dont le zouglou peut être considéré, dans une certaine mesure, comme équivalent ou homologue ouest-africain, nous assistons dans le cas présent du passage du « writing back » 32 vers le « singing back ». Cette révolution en cours, qui revient à un certain degré d’émancipation de la tutelle normative de l’ancienne métropole, s’articule principalement dans les productions culturelles, et c’est en effet l’industrie culturelle qui en est le vecteur le plus important. On peut reconnaître dans ces processus, tout à fait typiques de ce genre de « marchés francs » 33 d’hybridations, une contre-tendance de politique linguistique opposée à la politique linguistique officielle, orientée vers la norme standard prescriptive 34 : un contre-projet langagier informel et subversif correspondant à des identités postcoloniales complexes et multiples, 35 notamment sur 30 Voir « Paroles du morceau Premier Gaou (Magic System) » dans l’annexe de la présente communication, lignes 8-9. 31 Cf. Christina Märzhäuser, Portugiesisch und Kabuverdianu im Kontakt: Muster des Codeswitching und lexikalische Innovationen in Raptexten aus Lissabon, Dissertation LMU München/ FLUC Coimbra; Reihe Rostocker Romanistische Arbeiten, Frankfurt/ Main / Berlin, Peter Lang Verlag, 2011. Pour le rapprochement du raï cf. aussi Eyoum Nganguè, La musique dans le débat politique et identitaire en Côte d’Ivoire : Le cas du zouglou, ibid., p. 162. 32 Bill Ashcroft / Gareth Griffiths/ et al. (éds.), The Empire Writes Back : Theory and Practice in Post-Colonial Literatures, Londres, Routledge, 2002. 33 Cf. Henri Boyer, « Introduction : ‘Bâtards linguistiques’ ? Les parlures hybrides entre interlectes et interlangues », in : Boyer, Henri, Hybrides Linguistiques. Genèses, statuts, fonctionnements, Paris, L’Harmattan, 2010, p. 7-17, qui emprunte ce terme à Bourdieu (notamment 1982). 34 Sabine Kube, « Funktionen und Bewertungen des Nouchi aus der Sicht Abidjaner Schüler : Zukunftschancen einer hybriden Sprachform », in : Erfurt, Jürgen (éd.), Transkulturalität und Hybridität. L’espace francophone als Grenzerfahrung des Sprechens und Schreibens, Frankfurt/ Main, Peter Lang Verlag, 2005, p. 213-228, ici p. 213. 35 Ce constat a une valeur récurrente dans différentes scènes musicales dans des métropoles caractérisées par des situations plurilingues, comme le montre Christina Frank Jablonka 216 l’arrière-plan de la prolifération des contextes migratoires. 36 On ne s’étonnera donc pas que le zouglou s’inscrive dès le départ dans une mouvance opposée au projet de société des autorités en place, et incarnant, par ses pratiques symboliques, une alternative vivante à celui-ci. 37 Langue standard exogène (Français ++) Langue standard endogène (dit « le gros français ») (Français +) peu d’interférences + adstrats culturels et migratoires, y compris l’anglais Français local dit « ordinaire » (Français -) - variété standard « défective » avec un degré élevé d’interférences Sub-continuum zouglou : 1) FPI / FPA : Langue standard endogène avec de nombreuses interférences 2) Nouchi : variété ( ? ) « parafrancophone » massivement atteinte d’interférences LANGUES TERRITORIALES AFRICAINES (baoulé, bété, dioula …) Schéma du contact vertical du français avec les autres langues territoriales et migratoires en Côte d’Ivoire 2.5. Ce qui compte le plus en vue de la vocation narrative, et donc de la fonction sociale et commerciale du zouglou, c’est le degré d’intercompréhension entre le français standard (endo et exogène) et la variété d’interférences à base française. La clientèle du zouglou, le groupe cible susceptible de consommer ces productions culturelles, est précisément le segment croissant de la population qui est sous l’emprise d’une perspective ascensionnelle et qui Märzhäuser, Portugiesisch und Kabuverdianu im Kontakt: Muster des Code-switching und lexikalische Innovationen in Raptexten aus Lissabon, ibid., par rapport à la scène de rap à Lisbonne : Le plurilinguisme du locuteur individuel s’affirme, s’épanouit, réalise et reproduit le plurilinguisme social dans la mesure où il s’intègre et évolue dans des réseaux sociaux dont la cohésion est assurée par des codes multilingues, notamment dans le cadre de productions culturelles métissées. 36 « Le premier courant culturel de la Côte d’Ivoire démocratique […] le zouglou (venait) donner une réponse au désir des Ivoiriens d’avoir un genre musical propre à eux […]. Le zouglou (transcendait) les clivages des peuples de Côte d’Ivoire […], participait à l’unité nationale, à la création d’une identité culturelle. » (Boa Thiémélé, cité dans Eyoum Nganguè, La musique dans le débat politique et identitaire en Côte d’Ivoire : Le cas du zouglou, ibid., p. 217.) 37 Eyoum Nganguè, La musique dans le débat politique et identitaire en Côte d’Ivoire : Le cas du zouglou, ibid., p. 143. Magic System et codes urbains 217 est orienté sur une logique de société de consommation - sans pour autant être intégré dans cette dernière comme il le souhaiterait, car le développement économique et socioprofessionnel est loin de progresser aussi vite que les attentes, largement nourries par les images des médias occidentaux ou occidentalisés. L’émergence de la variété « ordinaire » du français en Côte d’Ivoire comme phénomène de masse peut ainsi être vue comme un compromis entre la pulsion ascensionnelle par la voie francophone et la force gravitationnelle du terroir africain et de sa saveur culturelle, ainsi qu’identitaire, dont les locuteurs ne veulent ni peuvent s’affranchir. Ce constat n’est pas étranger à l’histoire coloniale et au mouvement indépendantiste de la Côte d’Ivoire ; en effet, le sigle FPI se prête aussi au Front Populaire Ivoirien, ce qui évoque des connotations de solidarité et de contestation étroitement liées aux classes populaires qui sont associées à l’histoire de la décolonisation, fonctions dans lesquelles est réinvestie la valeur sociolinguistique de « contre-norme » des variétés françaises locales 38 , valeur qui tend à contrebalancer le caractère prescriptif de la norme standard, même endogène. Du même coup, en effet, la culture contestataire jeune, notamment celle qui est née sur les campus universitaires ivoiriens, a été l’humus où le zouglou s’est épanoui en premier, avant d’investir les quartiers populaires d’Abidjan. 2.6. Le fait que le zouglou vit de la surmédiatisation du contexte socioculturel urbain ivoirien est, par ailleurs, repérable dans l’autoréférentialité des médias et de la scène musicale, comme composante de l’industrie culturelle, le premier grand succès international par lequel le zouglou a pénétré le marché européen, surtout l’album Premier Gaou de Magic System, 39 qui date de 1999. Tous les huit morceaux de l’album narrent des histoires simples de la vie quotidienne. 40 Le morceau homonyme Premier Gaou rapporte humoristiquement une anecdote amoureuse du chanteur Salfo. Cette chanson montre de façon exemplaire que ce sont les frustrations qui résultent du déséquilibre socioéconomique et culturel qui sont au cœur de la mission narrative du zouglou. Ceci est particulièrement évident dans le motif de la sortie de la 38 Prisque Barbier, « Place et rôles de la chanson dans la dynamique sociolinguistique ivoirienne », ibid., p. 59. 39 En quelques mois, le groupe a vendu près de 300.000 cassettes en Côte-d'Ivoire, et plus d'un million dans le reste du monde. Voir ci-après l’annexe. 40 Complainte dénonce les pratiques pédophiles dans les milieux urbains. Le morceau Mi wan gno s'attarde sur le problème des divisions ethniques qui sont à l'origine des troubles que la Côte-d'Ivoire a pu connaître. De plus, l'album évoque la délinquance juvénile, les vertus de la tradition (dans Amoulanga), ainsi que l'avortement, problème de société très délicat, dans Pourquoi ça. Frank Jablonka 218 galère par la musique et le show-biz : « Je fais ma cassette ô / On me voit à la télé ô / Matin midi soir c’est moi qui chante à la radio ô » (Annexe, lignes 13-15), ce qui culmine dans la vidéo 41 dans la mise en abyme de la médiatisation (le clip dans le clip, 1 min 5 sec) : la « go Antou » regarde son ex-copain danser et chanter à la télévision, ce qui l’amène à nourrir le projet de le « couper » (‘récupérer’, cf. § 3.3.). Un autre aspect d’effet-miroir du show-biz tant dans la chanson que dans la vidéo est dès le début l’évocation des « Mille Maquis », quartier d’ambiance à Yopougon, pas loin de la cité universitaire abidjanaise, avec l’endroit central, la rue Princesse. La logique des valeurs consuméristes est au premier plan, représentée par le ‘fétiche’, dirait-on, du poulet. Le poulet (braisé ou kédjénou) est en Côte d’Ivoire un plat réputé être particulièrement savoureux, prestigieux - et coûteux (contrairement à la banane, que le narrateur propose en grande quantité à la jeune fille à la place du poulet réclamé, lorsqu’elle essaie de le convaincre de revenir vers elle après la « percée » de celui-ci, puisqu’il est supposé avoir les moyens) : « Santos payait les poulets ô/ […] Antou a changé de côté ». (Annexe, lignes 7-8) Or, c’est dans le maquis que la percée se prépare, puisqu’il s’agit d’un forum informel de la scène musicale abidjanaise : « Le maquis est le lieu par excellence où on entend une chanson pour la première fois, et généralement, si un morceau marche dans le maquis, le succès est assuré, car par le bouche à oreille, l’information sur une nouvelle chanson ou un artiste circule. La radio prend ensuite le relais. Et le succès d’une chanson repose sur sa capacité à être diffusée dans les maquis. » 42 Du même coup, le zouglou, tant sur le plan musical (chanson) qu’audiovisuel (clip) met en scène la survie des anciennes représentations par rapport au genre et à la répartition des rôles dans le couple, mais transplantées dans la nouvelle logique consumériste : l’homme qui ne parvient plus à survenir aux besoins de ‘standing’ de la jeune fille est mis à l’écart, avec des ricanements, en faveur de celui qui paye les poulets et qui exhibe sa position de supériorité par le symbole de status social par excellence : la voiture (une Mercedes de surcroît) - ce qui donne, précisément, lieu à la médiatisation de la « revanche » par l’accès au status socioéconomique (et donc à la reconnaissance au sein du réseau social) via la médiatisation, bien rémunératrice, de la « galère ». On voit bien à quel point les représentations véhiculées par les médias, en l’occurrence par la chanson, correspondent avec celles de la jeunesse ivoirienne, tout en les reproduisant et en « baignant » dans le médium linguistique francophone métissé. 41 http: / / www.youtube.com/ watch? v=EmDwHPMrfOc [Consulté le 15.05.2014] ; il existe, bien entendu, d’autres clips et d’autres adresses. 42 Eyoum Nganguè, La musique dans le débat politique et identitaire en Côte d’Ivoire : Le cas du zouglou, ibid., p. 415. Magic System et codes urbains 219 2.7. Le zouglou s’est vite transformé de mode contestataire estudiantine en un moyen général d’expression de la jeunesse ivoirienne à travers des « codes de la ville » 43 alternatifs. Comme Didier Bilé, « le roi du zouglou » autoproclamé, a pu l’affirmer : « Le Zouglou s’impose, riposte, accuse, dénonce, chambre, dérange, taquine, explique, bouscule, met en garde, exprime, séduit, réprimande, amuse, indexe les systèmes politiques, s’incruste dans la vie des riches et des pauvres puis en sort auréolé par l’exquis égard que lui prêtent les peuples. Longtemps décrié par les érudits de la supposée vraie musique, le ZOUGLOU a plutôt gagné son pari. Contre toute attente, il dépasse les limites de la simple mode et devient un phénomène de société. » 44 3. Dans ce paragraphe, nous allons procéder à la démonstration exemplaire, à travers l’analyse du matériau linguistique tel qu’il se présente dans le Premier Gaou, de l’appartenance du français du zouglou à la variété intermédiaire locale (« ordinaire »), agrémentée, par des effets de code mixing et de code switching, d’éléments hégérogènes d’autres langues africaines, voire de l’anglais. 3.1. En effet, à la première écoute, le morceau Premier Gaou apparaît, du point de vue phonologique, comme très déroutant pour l’oreille francophone européenne, voire hexagonale. La lecture des paroles, globalement compréhensibles, permet certes d’identifier ce discours comme appartenant à une variété linguistique qui s’intègre dans la langue historique française. Cependant, il s’agit manifestement d’un français chanté avec une phonologie africaine, ou pour le moins avec certains traits saillants d’interférences phoniques africaines plus ou moins stablement intégrées. Cette caractéristique est précisément propre des variétés endogènes du français en Côte d’Ivoire, en l’occurrence ce qui a été désigné comme « français ordinaire » ivoirien. 3.2. Ainsi, la consonne r a tendance à apparaître sous sa forme apicale, ce qui relève de la norme. Sur la plan du système consonantique apparaît la réduc- 43 Christine Bierbach / Thierry Bulot (éds.), Les codes de la ville. Cultures, langues et formes d’expression urbaines, Paris, L’Harmattan, 2007. 44 Maintes fois cité sur Internet, par exemple sur le site de Skyrock, http: / / ivoiremedia.skyrock.com/ 553342948-Zouglou-origine.html [Consulté le 15.05.2014] Frank Jablonka 220 tion de l’affriquée ks au profit de s (accepté [as ɛ pte], l. 52). Dans le vocalisme, la nasalité des voyelles nasales n’est plus par elle-même distinctive, mais par un complexe qui apparaît, comme en ancien français, sous la forme voyelle nasale + consonne nasale, la nasalité de la voyelle étant très réduite, comme dans Antou [-ntu] (Annexe, lignes 1, 8, 16, 23), chante [ ʃ -nt] (Annexes, lignes 12, 15). 3.3. Au niveau lexical, on peut repérer des termes qui dépassent, avec les variétés sous-standards à base française, largement le territoire ivoirien, comme go ‘fille’ (Annexe, ligne 1), probablement un anglicisme (< girl), ou alloko (Annexe, lignes 55-56, emprunt au baoulé), qui n’est également pas limité à la Côte d’Ivoire. Ce terme désigne un plat courant en Afrique de l’Ouest et centrale, à base de bananes frites à l’huile. En revanche, d’autres unités lexicales sont plutôt à caractériser comme des ivoirismes, comme nangena nangena wa (ligne 10 et passim, ‘n’importe quoi’). Les deux termes centraux du refrain, gaou et ñata, relèvent de façon exemplaire de l’interaction convergente d’interpénétration mentionnée cidessus (§ 1.3.), entre le FPI et le nouchi. Gaou vient vraisemblablement de gawa, terme qui semble lui-même être emprunté au malinké dawaga, mot dont le sens est ‘celui qui se fait avoir / qui se fait tromper’. Quant à ñata, qui est un emprunt dioula, l’étymologie est de na te a fɛ : na ‘œil’, te est un privatif, la particule a peut ici être traduite par le pronom personnel ‘lui’ ; fɛ représente une préposition. Le sémantisme de l’ensemble de ce terme correspond globalement à ‘celui qui est sans œil / celui qui ne voit rien’, autrement dit ‘idiot confirmé’. Une autre expression d’origine dioula est wari banna ‘l’argent est fini’ (wari ‘argent’, bana ‘fini’). D’autres termes sont des gallicismes qui manifestent des changements de fonctions sur le plan morphologique et / ou sémantique. Un exemple du changement de la fonction sémantique est la généralisation du sens, et du même coup de l’élargissement de l’extension sémantique du nom population (Annexe, ligne 50, « Si elle va à la maison population va me tuer »), ici au sens générique de ‘gens’. Le verbe couper (ligne 17) est ici dérivé de récupérer (avec aphérèse, ici récupérer son petit ami), mais a en même temps le sens de ‘rouler dans la farine’ - donc globalement, dans ce contexte, ‘récupérer pour mieux le rouler’ (cette fusion sémantique est d’ailleurs bien mise en scène et symbolisée par le geste de la main et la mimique faciale de la fille dans le clip (à 1 min 19 sec), directement suivis de la reprise de l’humiliation initiale du protagoniste-chanteur. Nous pouvons également relever certaines particularités phraséologiques. Des réductions syntaxiques figées apparaissent dans « quand j'avais un peu » (ligne 2), où le complément peut rester implicite sans risque de Magic System et codes urbains 221 malentendu (suppression du complément d’argent, redondant dans le présent contexte), et dans « Prends-moi cadeau » (ligne 30, pseudophraséologisme, locution imagée non figée avec suppression de l’adverbe comme). L’expression « Elle a quitté dans poulet, elle s’en va dans alloko » (ligne 55) est une occurrence du schéma syntaxique, bien productif, « quitter dans X / aller dans Y », avec le sens ‘abandonner / refuser X au profit de Y’. 3.4. Sur le plan morphosyntaxique, il faut signaler l’absence de la copule (« Poulet trop petit », ligne 42) ainsi que, de manière tout à fait récurrente, de l’article tant défini qu’indéfini (« Je vais te donner kédjénou d'éléphant », ligne 46 ; « C'est plantation de banana », ligne 57 ; « C’est avec râteau », ligne 61). Cependant, quelques occurrences d’expressions figées apparaissent où l’article est conservé (« A la rue Princesse », ligne 5 ; « A la télé », ligne 14 ; « La go Antou », lignes 1, 23) ; les syntagmes « la rue X » et « la go + nom propre » sont productifs dans les variétés locales de français. De même, les relatifs ont tendance à disparaître (« Y a longtemps on s’est plus revus », ligne 25 ; « C’est la go Antou je vois », ligne 23 ; « C’est avec râteau / Tu vas manger », lignes 61-62). 3.5. Quant à l’organisation textuelle, notre attention est tout de suite attirée par les particules dites « dicto-modales » 45 « ô » (surtout) et « Ê ». En dehors de la fonction déclarative qu’elles permettent de donner à l’énoncé, leur valeur est principalement rythmique et euphonique. Elles sont très utilisées à l’oral, et plus particulièrement dans la chanson. De plus, nous pouvons constater la référence à la structure griotique du conte. En effet, cette prolongation de la tradition de la littérature orale est très fréquente dans la musique populaire africaine qui fait l’objet d’une commercialisation. Le contenu renferme typiquement un personnage omniscient qui narre l'intrigue (ici le narrateur / chanteur). Le récit est ponctué d’éléments extérieurs à la trame elle-même (souvent un avis personnel ou un commentaire enraciné dans la sagesse populaire, proverbes etc.). Cette fonction est ici remplie par le refrain (« On dit… »), à son tour commenté et confirmé en écho par l’expression dioula « nangene wa » ‘n'importe quoi’. Cette organisation textuelle correspond à une « norme de discours » griotique qui régit traditionnellement l’usage des langues territoriales africaines dans des contextes pragmatiques bien définis. Ici, non seulement nous assistons au passage d’une langue africaine vers une variété africaine d’une langue im- 45 Eyoum Nganguè, La musique dans le débat politique et identitaire en Côte d’Ivoire : Le cas du zouglou, ibid., p. 303. Frank Jablonka 222 plantée à l’époque coloniale, mais aussi à la présence quasiment éclectique d’éléments de différentes langues africaines. Ce transfert de normes concernant l’organisation textuelle dans du matériel linguistique relevant d’un contexte postcolonial se présente ici sous forme de tradition de discours 46 qui permet de transposer des vérités de la sagesse populaire dans une situation avancée (mais incomplète) d’occidentalisation. Au même phénomène est soumise la mise en discours des relations de couple, désormais affectées par la logique de la société de consommation, trait fondamental dans de nombreuses sociétés postcoloniales dont la modernisation est, pour l’instant, restée à mi-chemin. C’est ainsi que tout un univers symbolique, lié à la forme de vie et au patrimoine socioculturel d’une communauté africaine, désormais urbanisée, transparaît et s’articule, complètement transformée, à travers un texte qui demeure fermement ancré dans la langue historique qui est le français. 4. Les variétés intermédiaires du français en Côte d’Ivoire participent ainsi, comme vecteur et médium du zouglou, à la sauvegarde de ce même patrimoine culturel, mais inséré dans un contexte socioculturel en voie de modernisation, ce qui permet aux traditions culturelles africaines de s’introduire dans le processus de modernisation lui-même, de l’« amortir » d’une certaine manière en l’accommodant au terrain africain. Ce processus facilitera aux Ivoiriens, et notamment à la jeune génération d’origine modeste, la tâche de trouver une voie vers la forme de la vie moderne sans copier, dans une attitude de suivisme développementaliste, le modèle civilisationnel occidental, tel qu’il est représenté par l’ancienne puissance coloniale, tout en adoptant des stratégies subversives vis-à-vis des modèles et projets, linguistiques et autres, prônés par les autorités officielles. Le zouglou pourra, de ce fait, s’avérer un pilier porteur, même vacillant (c’est-àdire en « oscillation », cf. § 2.), d’une société civile qui reste en grande partie à construire. 46 Pour le rôle des normes et traditions de discours du point de vue de la sociolinguistique variationniste du contact cf. Frank Jablonka, « Traditions de discours : leur rôle face aux contacts de langues et de modèles socioculturels », ibid. ; Thomas Stehl, Funktionale Variationslinguistik, ibid. 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Quand j’avais un peu ô Matin, midi, soir On était ensemble ô 5 A la rue Princesse ô Aux Mille Maquis ô Santos payait les poulets ô L'argent est fini Antou a changé de côté ô Wari bana ô elle a changé de copain ô 10 Nangena nangena wa… Dieu merci pour moi Ê Je savais chanter un peu ô Je fais ma cassette ô On me voit à la télé ô 15 Matin midi soir c’est moi je chante à la radio ô Antou a vu ça, elle dit le gaou a percé ô Attends, je vais partir le couper ô On dit Premier gaou n'est pas gaou ô C'est deuxième gaou qui est ñata ô 20 Dimanche matin Kô kô on frappe à ma porte ô A ma grande surprise ô C'est la go Antou je vois ô Ensemble je dis ô 25 Y a longtemps on s’est plus revus ô Elle veut me mentir ô Elle dit Chéri, j'avais voyagé ô Je suis de retour ô Je t'appartiens ô 30 Prends-moi cadeau ô Fais ce que tu veux ô Frank Jablonka 226 Mais on dit Premier gaou n'est pas gaou ô C'est deuxième gaou qui est ñata ô Je dis Chéri coco Ê 35 Qu'est-ce que tu veux manger ô Sans même hésiter ô Elle me dit poulet braisé ô Pourtant on dit premier gaou n’est pas gaou ô C'est deuxième gaou qui est ñata ô 40 Je dis Chéri coco Ê C'est poulet tu veux manger ô Poulet trop petit ô Ça peut pas te rassasier ô C'est caïman braisé ô 45 Je vais te donner ô Kédjénou d’éléphant ô Tu vas manger ô Nangena nangena wa… Elle est fâchée, elle dit elle s’en va à la maison ô 50 Si elle va à la maison population va me tuer ô Je lui ai demandé pardon Ê Elle a accepté ô Un moment donné Ê Elle a tout gâté ô 55 Elle a quitté dans poulet, elle s’en va dans alloko ô Si c’est alloko c’est pas compliqué ô C’est plantation de banana ô Tu vas griller ô Au lieu de fourchette ô 60 Ça peut pas bien griller ô C’est avec râteau Tu vas manger Nangena nangena wa… On dit Premier gaou n'est pas gaou ô 65 C'est deuxième gaou qui est ñata * NB : Transcription de l’auteur. De multiples variantes se trouvent dans les nombreuses tentatives de transcription sur Internet. Marie-Clémence Adom Multiculturalité et stratégies identitaires dans les villes : Le cas du zouglou, poésie urbaine de Côte d’Ivoire Le zouglou est une pratique urbaine qui a vu le jour en Côte d’Ivoire au début des années 90. Créé par des étudiants, il s’est d’abord présenté comme une danse qui se proposait d’exprimer les difficultés de leur quotidien. Petit à petit, il s’est enrichi d’une dimension musicale et d’un contenu revendicatif qui, excédant les limites de l’université, en ont fait un mouvement populaire, à la fois danse, musique et parole poétique. Dans une langue de Côte d'Ivoire, le baoulé en l'occurrence, le mot zouglou désigne une masse informe, un tas d'ordures. C'est la définition la plus fréquemment rencontrée. Cependant, une autre version dit tenir l'expression du bété zou glou, qui signifierait « enterrez nous, anéantissez nous » -le sousentendu ici étant qu’ayant perdu tous ses rêves, et face au vide de l’horizon qui s’offre à elle, il ne reste plus à la jeunesse de ce pays, qu’à attendre une mort qu’elle espère la plus digne possible-. Enfin, selon une autre version le terme zouglou aurait été à la base le cri de ralliement d'un certain groupe d'étudiants portés sur l'alcool. Le mot serait la combinaison de deux onomatopées : zou, qui imite le bruit de la bouteille que l'on fait glisser sur la table, d'un convive à l'autre et « glou », le bruit de la déglutition (glouglou). Le concept, on le voit, est marqué au départ du sceau du désordre, du chaos et de la dissolution identitaire. En effet, il résulte de toutes ces versions, l'impossibilité d'une identification univoque, précise et définitive, le mot changeant de sens selon la communauté où on l'inscrit. Cela aurait aussi pu constituer un axe de recherche : quelle identité pour quelle communauté ? Quelle identification de l'individu ainsi indexé ? 1 Nous avons toutefois choisi de réfléchir sur les stratégies identitaires dans le zouglou, avec, comme problématique principale, la façon dont ces jeunes artistes, en même temps qu'ils se construisent un particularisme collectif, revendiquent leur légitimité identitaire par et au-delà de la valeur universelle de chaque individu. Nous voulons nous intéresser ici à certaine philosophie de l'identité culturelle de l’Ivoirien, en tant qu’elle se manifeste dans la poésie urbaine et 1 En Côte d’Ivoire, pour désigner les praticiens de ce genre musical, on dit volontiers les zouglou, en lieu et place de zouglouphile ou zougloumen. Marie-Clémence Adom 228 en particulier dans le zouglou, phénomène littéraire propre à l'histoire intellectuelle, à la philosophie politique et à la sociologie de la Côte d’Ivoire. D’entrée de jeu, il convient de rappeler que la Côte d’Ivoire, comme de nombreuses colonies issues de la balkanisation de l’Afrique, s’est formée pour l’essentiel à partir de ce qu’on pourrait appeler des populations recomposées. L'hétérogénéité culturelle qui caractérise ce pays, est exacerbée par le fait que ces groupements ethniques entretiennent avec leur souche des liens encore étroits et vivaces. Il en découle une multiculturalité que la migration de personnes venues des pays voisins (Burkina, Mali, Ghana) contribue à accentuer. Si ces rapports, qui s'observent sous différentes formes soulèvent des questions relatives à l'autonomie politique et administrative, le droit à la différence qui les caractérise, parce qu’il touche au aussi à la notion de reconnaissance dans son rapport au moi dialogique, ravive la contradiction inhérente au conflit qui oppose égalité sociale et différence culturelle. En un mot, il soulève la problématique d'une reconnaissance culturelle et identitaire dans sa double perspective individualiste et communautariste. Étant entendu que les vastes dimensions de ce sujet ne sauraient être épuisées dans le cadre de cette rencontre (tout ce qui touche à la civilisation appelant un domaine d'étude essentiellement interdisciplinaire), nous voulons laisser de côté l'essentiel des aspects théoriques abordés par la philosophie politique et/ ou anthropologique, pour nous concentrer essentiellement sur les aspects pratiques de cette notion dans le cadre particulier de la Côte d'Ivoire où le débat sur la diversité culturelle est quasiment inexistant, quand il n'est pas simplement édulcoré par certaine récupération politique de circonstance. À partir des choix opérés, par les praticiens et autres mécènes du zouglou, cette contribution veut débusquer les stratégies identitaires en amont desquelles les jeunes dans le zouglou se construisent (ou tentent de se construire) une identité sociale, nationale, citoyenne. Pour mieux comprendre ce besoin identitaire, il faut se référer au contexte particulier qui a vu l’apparition du zouglou, lequel est intimement lié à l’histoire de la Côte d’Ivoire et plus particulièrement à la situation de la ville d’Abidjan et de son peuplement Promiscuité, plurilinguisme et multiculturalité : la révolution urbaine et ses conséquences sur la vie des populations abidjanaises En Côte d’Ivoire, la première décennie des indépendances aura généré une révolution urbaine, d’abord démographique, puis socioculturelle, qui fait Multiculturalité et stratégies identitaires dans les villes 229 que la ville, comme partout dans le monde, devient à la fois le moteur et le baromètre du développement politique et culturel, le microcosme où s’élabore la société moderne. L’exode rural a drainé vers les villes une masse importante d’individus qui, faute de qualifications, ne parviennent pas toujours à s’insérer dans le tissu économique. Il en résulte un fort taux de chômage, qui a pour conséquence la prolifération des bidonvilles et autres banlieues défavorisées autour de la capitale. Dans ces nouveaux espaces, cohabitent des individus d’origines sociales et culturelles diverses. De ce fait et la promiscuité aidant, se développe une culture de masse qui, par définition, n’est d’aucune région en particulier, de toutes en théorie. De ce fait, une personne pourra être originaire du Nord de la Côte d’Ivoire, son éducation dans l’environnement qui est le sien la fera participer de la culture du Sud ou de l’Ouest du pays, au gré des relations de voisinage qu’elle entretiendra avec l’entourage immédiat de son espace social. La vie s’y organise comme dans les villages. Les structures traditionnelles, sociales et même architecturales, sont reproduites (cours communes et gestion des rapports humains selon une réglementation qui rappelle la structuration des villages : comme un substitut du chef de village, un chef de quartier gère, avec un comité de quartier, la vie quotidienne ; il règle les litiges et conflits d’une communauté unie par les mêmes difficultés matérielles). Bref, on assiste comme à un déplacement du village dans les villes. Au plan culturel et artistique, on note la permanence des valeurs et modes de vie de la campagne. Cela se manifeste à travers l’organisation de veillées funèbres et autres cérémonies de baptêmes traditionnels et mariages en plein air, dans des espaces publics où l’on voit se produire des artistes traditionnels eux-mêmes exilés en ville ou venus spécialement pour l’occasion. Elevés dans ce concentré culturel et pour combler le manque de distractions le week-end, de nombreux jeunes désœuvrés de ces quartiers précaires essaient tant bien que mal d’évacuer leur ennui dans l’organisation de soirées dites de wôyô 2 . Ainsi naît ce qui deviendra plus tard le zouglou. Naissance du zouglou : littérature urbaine de Côte d’Ivoire Dans ces zones urbaines, sur des rythmes souvent empruntés au terroir, du moins dans ce qu’ils ont pu en entrevoir par le biais des artistes traditionnels, les jeunes, pour la plupart déscolarisés précoces, reproduisent plus ou moins spontanément des tribunes de divertissement, sortes de night-clubs à ciel ouvert. 2 Le terme, qui vient de la langue dioula, signifie bavardage. Il sert ici à désigner une pratique artistique fondée sur des joutes oratoires entre groupes musicaux rivaux. Le tout se fait sur fond de musiques populaires. Marie-Clémence Adom 230 Progressivement et à mesure qu’ils se perfectionneront dans leur pratique, ils seront invités dans les veillées funèbres où, peu à peu, ils se substituent aux griots et autres poètes traditionnels 3 . La facilité avec laquelle ils créent va leur assurer une audience auprès des autres jeunes qui, contrairement à eux, auront eu la chance de poursuivre plus avant leurs études. En effet, la spontanéité avec laquelle se fait la création, la simplicité de l’appareil musical, 4 met cet art à la portée de tous. La composition du groupe musical, toujours la même, est bâtie sur le modèle traditionnel. Un tam-tam, deux ou trois chanteurs, dont un principal qu’accompagnent des agents rythmiques. L’auditoire, ravi de cette aubaine qui le sort de sa léthargie habituelle, participe en faisant les chœurs. Ces chansons comme préformées dans les esprits du peuple vont être récupérées par la rue, avant d'être diffusées par l'école à travers les tournois de l'Office Ivoirien des Sports Universitaires (OISSU). Après avoir transité un moment dans l'univers de la revendication estudiantine, ils vont retourner à la rue d'où ils sont venus, mais enrichis d'une volonté de contestation citoyenne. Il en sortira une poésie lyrique qui, s’appuyant sur les modèles traditionnels de la création poétique, tente de faire survivre sous des formes abâtardies c'est vrai un fond culturel qui relève du patrimoine national. Au plan formel, le genre promeut une esthétique de la récupération qui, si elle enrichit l’ensemble, génère aussi une crise de l’identité. Identité du genre : en tant que musique, le zouglou n’a pas à proprement parler de traits rythmiques propres ; 5 mais aussi identité des acteurs du mouvement, en rapport avec la façon dont ils se positionnent et pensent leur art. 3 La paupérisation croissante y est peut-être aussi pour quelque chose : la crise économique allant s’accentuant, il devient de plus en plus difficile d’assurer les prestations et le déplacement de ces artistes depuis le village. 4 Un tam-tam, un grelot ou une bouteille vide en guise de percussion constituent tout l’appareil musical, ce qui a amené certains puristes à dire de ceux qui pratiquent ce genre, qu’ils sont des analphabètes musicaux ; ce que les concernés eux-mêmes reconnaissent volontiers. 5 Certes on a pris l’habitude de dire en Côte d’Ivoire, que le rythme de base du zouglou, est l’aloukou, genre musical de l’ouest du pays. Mais à l’observation, il ressort que le zouglou puise partout, dans tous les genres musicaux, qu’ils soient de Côte d’Ivoire ou d’ailleurs. Les premières productions zouglou se sont d’ailleurs construites sur les chansons d’artistes camerounais adeptes du makossa (rythme alors à la mode dans toute la sous-région et qui connut, en Côte d’Ivoire particulièrement, un très grand succès). D’autres fois, ils empruntaient à des artistes ivoiriens, des chansons sur lesquelles ils posaient de nouvelles paroles. Multiculturalité et stratégies identitaires dans les villes 231 Contribution des médias (d’état) à la démocratisation et à la promotion du zouglou Dès son apparition, le mouvement sera porté par la presse et la critique journalistique avec un zèle médiatique jamais observé en Côte d’Ivoire. Cet engouement trouve son explication par le fait qu’Abidjan, la capitale, était la plaque tournante du "showbiz" africain, le passage obligé pour une carrière internationale ; vont alors y affluer de nombreux chanteurs africains, soit pour y vivre et lancer leur carrière, soit pour assurer la promotion de leurs productions. À côté de cela, la musique ivoirienne semble inexistante. En effet, malgré une relative audience nationale, les artistes ivoiriens semblaient avoir du mal à s’imposer dans la sous-région. Dans l'esprit des promoteurs et mécènes d'alors (essentiellement des animateurs télé et radio), le zouglou se présentait alors comme le joker à partir duquel ils pensaient pouvoir sortir la musique ivoirienne de sa léthargie. Pour les hommes de média et les promoteurs du mouvement, d’entrée de jeu, le zouglou apparaît comme une perle qu'il faut entretenir coûte que coûte. En réaction donc, à l'océan de genres musicaux venus d'ailleurs, ces chanteurs d’un genre nouveau seront présentés (ils se présentent aussi euxmêmes) comme des Prométhée qui par leur témérité arrachent l’Ivoirien aux ténèbres de la Rumba et du Zaïko ̎langa-langa pour le mener à la lumière du nationalisme culturel tant prôné et recherché. Le groupe Espoir 2000 le dit clairement dans sa dernière production, dans une chanson dont le titre, autant que le contenu sonne comme une revanche. Extrait n°1 6 : Quand les Zaïrois criaient Maman nangaï Vous vous mettiez à genoux ô Sans même comprendre quelque chose Dites merci aux zouglou Car ils vous parlent de vos problèmes Et surtout en français... Il ressort ainsi que le battage médiatique qui a entouré les débuts de cette pratique visait, par l'intermédiaire de ces jeunes, à faire (re)vivre, à défaut d’une nationalité linguistique, une nationalité musicale et culturelle qui apparaît ici comme l'unique échappatoire à l’échec d’un environnement marqué par le vide identitaire et l’absence de tout repère valorisant à partir duquel l’individu pourrait se construire. Dans cette atmosphère générale qui oscille entre culture de masse induite par la multiculturalité et la mondialisa- 6 Espoir 2000, « Jalousie », Gloire à Dieu, Showbiz, 2006. Marie-Clémence Adom 232 tion d’une part, et la recherche désespérée d’un ciment qui, uniformisant la création littéraire, aiderait à la construction d’une identité ivoirienne, d’autre part, se développe une philosophie du patriotisme culturel, artistique et littéraire. De là émergent diverses stratégies Les stratégies identitaires dans le zouglou Comme le souligne Isabelle Taboada-Léonetti 7 « dans la plupart des formations étatiques, et bien évidemment dans les états nations, il existe une langue officielle commune, une culture de référence, une histoire relatant l'édification nationale, qui constitue un patrimoine collectif unificateur » 8 . Il est loisible en effet, de constater que la majorité des états africains indépendants avaient opté pour une langue nationale commune et plus ou moins officielle (le Lingala au Congo et au Zaïre, le Wolof au Sénégal, le Min- au Togo, etc.) En Côte d’Ivoire par contre, la langue officielle est demeurée le français, langue du colonisateur. Et si le dioula, langue commerciale et à un degré moindre, le baoulé et le bété sont assez souvent parlés dans les grandes agglomérations, ces langues demeurent cantonnées à un champ relativement restreint et communautaire. S’appuyant sur un large sentiment d’insatisfaction, voire d’insécurité, la réponse à ce qui s’apparente à une détresse identitaire va se manifester au plan linguistique par la création du nouchi et au plan artistique par les modes de dire et de chanter du zouglou. Des réactions qui apparaissent comme autant de stratégies mises en place pour préserver ou tenter de recréer une identité culturelle qui soit ivoirienne à l’échelle nationale. Première stratégie : la négation et le refus de toute forme de régionalisme Dès le départ le principe est clair : le zouglou sera en dehors de tout marquage ethnique ou il ne sera pas. Chaque fois que l’occasion leur en a été donnée, cela a été clairement spécifié, soit par les chanteurs eux-mêmes, soit par les personnes qui en assurent la promotion. Il apparaît même que la médiatisation du zouglou s’est faite sur la base d’un anti-régionalisme avéré et revendiqué. Ainsi par exemple des chanteurs talentueux, malgré la qualité de leur production, n’ont pas pu bénéficier de la même promotion que les 7 Isabelle Taboada-Léonetti, « Citoyenneté, nationalité et stratégies d’appartenance », in : Costa-Lascoux, Jaquelin/ Hily, Marie-Antoinette/ Vermès, Geneviève (s. l. d.), Pluralité des cultures et dynamiques identitaires, hommage à Carmel Camilleri, Paris, Harmattan, 2000, p. 95-120. 8 Ibid., p. 111. Multiculturalité et stratégies identitaires dans les villes 233 groupes qui font aujourd’hui la marque du zouglou, au seul motif que leurs œuvres étaient trop marquées ethniquement et/ ou culturellement. 9 Pour de nombreux ivoiriens en effet, l’échec du rayonnement de notre musique tenait non à la diversité culturelle, mais à l’ethnocentrisme ambiant qui se pose ici comme un frein au nationalisme culturel et, assurément, à un véritable sentiment national patriotique. C’est ce que le précurseur du zouglou tente d’expliquer en ces termes. « La Côte d’Ivoire était la plaque tournante de la musique africaine. Tous les grands chanteurs africains ont été obligés de faire un détour par Abidjan, mais force était de reconnaître qu’aucun rythme ivoirien ne perdurait au-delà d’une année. (…)…Et on s’est posé la question de savoir pourquoi ça ne marchait pas. On s’est dit que ce truc-là était un peu lié au tribalisme, car malheureusement chaque fois que quelqu’un faisait un truc, (sic) on le cataloguait (…) Donc on s’est dit qu’avec ce que nous sommes en train de faire, tout en restant dans la dénonciation des débuts, on va gommer du paysage musical que nous avons construit toute forme de régionalisme. Et cela a donné une chance de survie au zouglou. On ne l’a pas catalogué et cantonné à une région. Je chante en dioula, en bété, en français. Et quelquefois dans une phrase zougloutique, on commence en bété, on poursuit en guéré, et on finit en dioula ; tout ça pour le résumer en français, pour que les gens comprennent. Ce qui fait que personne ne s’est senti écarté. » 10 Ainsi donc, dès sa naissance, le zouglou aurait opté pour un brouillage géolinguistique qui s’inscrit dans des choix entre et création d’un lexique plus ou moins codé (le nouchi), et intégration des langues nationales selon diverses modalités que nous allons tenter de passer en revue. Le recours au nouchi, pour lutter contre l’insécurité linguistique On observe que progressivement, surtout après qu’il soit sorti du milieu universitaire, le lexique du zouglou s’enrichit de mots empruntés au nouchi, auquel ce genre puise abondamment. D’ailleurs, dans l’esprit de nombreux Ivoiriens, l’un et l’autre sont intimement liés et il ne saurait y avoir de zouglou sans le nouchi, pas plus que le nouchi ne saurait ou ne pourrait exister sans le zouglou. De fait, dans sa pratique, le zouglou semble ne pas pouvoir se passer du nouchi. Pour comprendre les raisons de cette interconnexion, il convient de revenir sur les conditions et lieux d’émergence de ces deux pratiques, l’une linguistique et l’autre, artistique. 9 C’est le cas d’un artiste comme Lagoh Paulin, qui, vérification faite, est le premier à avoir mis sur le marché un album zouglou, avant même le groupe d’étudiants (Les Parents du Campus) qui a révélé la pratique au grand public ivoirien. 10 Didier Bilé, interview réalisée le 05 Décembre 2005. Marie-Clémence Adom 234 Rappelons que le zouglou, lorsqu’il apparaît, se pose pour de nombreux ivoiriens comme l’instrument de la lutte contre une certaine insécurité, sociale et micro sociale, linguistique, artistique, identitaire surtout. Des étudiants qui lancèrent le mouvement, à l’ensemble de la population ivoirienne qui découvre ce genre, existe le même sentiment d’une marginalité qui, à divers niveaux, menace l’individu et la collectivité dans son intégrité, dans son identité. Le nouchi qui a commencé à s’installer dans la société ivoirienne autour des années 80, s’est lui aussi créé sur la base d’une auto-défense résultant du même sentiment de marginalité. La crise du système éducatif (l’absence d’un système alternatif pour les apprenants en situation d’échec, les défaillances de l’enseignement traditionnel et de l’enseignement télévisuel), ajoutée à la crise économique et à l’explosion démographique dans la capitale (exode rural et urbanisation galopante aidant), a accru la proportion de jeunes déscolarisés, amenant cette frange de la population à se retrouver en marge de la société. Ceux-ci vont développer des comportements types et un langage propre qui, tout en constituant pour eux un facteur de ralliement, vise aussi à les "protéger" des forces de la police, ainsi que du reste de la société. Au fil du temps ces jeunes de la rue forment un groupe d’appartenance appelé " nouchi ", terme qui désigne à la fois le groupe social, le groupe linguistique et le groupe culturel. Par cela, le nouchi procède d’une forme de groupement identitaire à l’intérieur duquel se retrouve fédérée une partie de la population. Nous découvrons ainsi deux pratiques, différentes, mais marquées par la même problématique identitaire et un ensemble de sèmes communs, au rang desquels le rejet de tout particularisme linguistique susceptible de mettre à mal la sécurité de l’individu s’inscrit comme élément fondamental de la création. Participant d’une forme de reconstruction identitaire qui opère comme par une recomposition de l’habitus social, zouglou et nouchi fondent leur expression sur le refus de s’inscrire dans une aire linguistique spécifique. Partant, il apparait que l’une et l’autre pratique ne pouvaient que se rejoindre et s’accompagner mutuellement. C’est donc de façon presque naturelle que dans son projet de vie et de survie, le zouglou intègrera le nouchi, qui devient ainsi le principal véhicule de son idéologie. C’est aussi ce qui va pousser les auteurs à intégrer dans leurs œuvres différentes langues de Côte d’Ivoire. L’intégration des langues étrangères : entre code-switching et pérégrinisme Par langues étrangères nous entendons tout ce qui n’est pas du français, langue officielle en Côte d’Ivoire et principale langue du discours zouglou. Multiculturalité et stratégies identitaires dans les villes 235 Cela concerne bien sûr les langues nationales de Côte d’Ivoire, mais aussi le nouchi. A ce niveau, deux aspects sont à prendre en compte : le niveau de la création et de l’invention lexico syntaxique, le plus visible (extrait N° 2 11 ), mais aussi le niveau de la production du sens qui, lui, agit essentiellement par la resémantisation, à l’image du mot coagulation dans la célèbre chanson du groupe Magic System (extrait n°3 12 ). Extrait n°2 : - Si tu veux pas te faire coquer - Alors ne joue pas à l’âne - Zaibo Jay Devant Marcory gasoil Je croise une pétini go La go est kpata 13 Elle a le stai-lé 14 Devant Marcory gasoil Je croise une pétini go La go est kpata dèh Elle a le stai-lé Petite sœur comment on fait La go me dit Qu’elle fait en vin mousseux (…) Voilà qu’on était dans les dafralis Je dis dans les kohoulis C’est là j’ai pris mon dahico 15 Petite sœur comment on fait Elle est djaouli 16 Pour qu’on parte à l’hô-kro 17 Arrivés à l’hô-kro ô Je n’ai même pas lalé 18 J’ai commencé à dja 19 é (…) 11 Petit Denis, « Go Soiyé », 2007. 12 Magic System, « 1 er Gaou », 1999. 13 Kpata = bien habillé, vêtu avec goût, bien habillé (nouchi). 14 Mis pour style, mais avec la prononciation anglaise. 15 ahico = ivresse (nouchi). Djaouli = d’accord (nouchi). 17 Mis pour l’hôtel (nouchi) ; formé à partir de la première syllabe du mot, auquel on a adjoint la particule kro, qui dans les langues agni et baoulé désigne le village, ou, de manière plus générique, un regroupement communautaire. 18 Désigne l’acte sexuel. 19 Dans ce contexte = dormir. Pour les autres acceptions, voir glossaire à la fin de ce document. Marie-Clémence Adom 236 Je ne vois plus ma Sébago 20 Je ne vois plus mon djôrôkô oro Je ne vois plus mon wano Je ne vois plus mon lalé 21 é Dans cet extrait, en dehors du fait que la démultiplication des éléments en langue étrangère favorise une confusion qui, par la rupture de la continuité logique censée mener au sens, sert l’entreprise de brouillage, la complexité du mode de création des mots eux-mêmes engage l’auditeur dans un véritable jeu de pistes. Dans la chanson d’où est tiré l’extrait suivant, le chanteur raconte l’histoire d’un jeune homme qui, après avoir été éconduit par sa compagne la voit revenir vers lui au moment où, son talent aidant, il connait une fortune artistique et financière aussi, sans doute. S’ensuit un échange verbal où celui-ci multiplie les sarcasmes. Extrait n°3 : Dimanche matin e : Kô kô 22 on frappe à ma porte o : A ma grande surprise o : C’est la go Antou je vois o : ã: nãgɛ̃nɛ̃ wa 23 En semblant je dis o : Y a longtemps on s’est plus revu o : ã: nãgɛ̃nɛ̃ wa Elle veut me mentir o : Elle dit chéri j’avais voyagé o : ã: nãgɛ̃nɛ̃ wa Je suis de retour o : Je t’appartiens o : Je dis chérie coco e : Qu’est ce tu veux manger o : ã: nãgɛ̃nɛ̃ wa Sans même hésiter o : Elle me dit poulet braisé o : ã: nãgɛ̃nɛ̃ wa Toi on te dit premier gaou n’est pas gaou o : C’est deuxième gaou qui est gnata o : 20 Marque de chaussures. 21 Dans cet emploi, désigne le téléphone portable. 22 Onomatopée reproduisant les coups frappés à une porte. 23 Traduction : a-t-elle toute sa tête. (En langue dioula). Multiculturalité et stratégies identitaires dans les villes 237 ã: nãgɛ̃nɛ̃ wa Je dis chérie coco e : C’est poulet tu veux manger o : ã: nãgɛ̃nɛ̃ wa Poulet est trop petit o : Ça peut pas te rassasier o : ã: nãgɛ̃nɛ̃ wa C’est caïman braisé o : ã: nãgɛ̃nɛ̃ wa Je vais te donner ã: nãgɛ̃nɛ̃ wa Kédjénou d’éléphant o : ã: nãgɛ̃nɛ̃ wa Tu vas manger o : ã: nãgɛ̃nɛ̃ wa nãgɛ̃nɛ̃ nãgɛ̃nɛ̃ wa nãgɛ̃nɛ̃ nãgɛ̃nɛ̃ wa Elle est fâchée elle dit elle s’en va à la maison o : ã: nãgɛ̃nɛ̃ wa Si elle va à la maison coagulation 24 va me tuer o : ã: nãgɛ̃nɛ̃ wa Je lui ai demandé pardon o : S’agissant des langues nationales, au début, les emprunts concernaient presque toujours des éléments de lexique isolé. Aujourd’hui, de plus en plus, l’usage tend vers l’insertion de segments plus longs. Si la plupart du temps, il s’agit de faire s’alterner le français et une autre langue nationale (extrait N°4), il arrive aussi fréquemment que l’on observe à l’intérieur d’une seule et même unité syntaxique (ou lexicale), la juxtaposition de fragments empruntés à deux ou trois langues nationales. Cela donne des textes comme ceux qui suivent (extraits 4 et 5), dans lesquels l’on observe parfois des constructions complexes, où se mêlent à la fois et dans une seule et même unité syntaxiques, deux ou trois langues différentes. 24 Coagulation = le résultat d’une longue abstinence sexuelle (expression moqueuse, nouchi) Marie-Clémence Adom 238 Extrait n°4 25 : Mais n’oublie pas Le morceau de bois Aura tant duré dans l’eau Il sera jamais caïman Donc sa ti kpo C’est que wa bo Extrait n°5 26 : be klwam- 27 te be dӡε pa 28 Zianu te be klεlo Zianu ne fais pas ça Commissaire Kouaho te be dӡε pa Commissaire Kouaho tu réponds de lui Zianu te be klεlo Zianu ne fais pas ça Commissaire Loubé te be dӡε pa Commissaire Loubé tu réponds de lui Dans cet extrait, les parties en italiques sont en langue baoulé. Le premier terme « sa », est une forme amalgamée de [sē] « si » et du pronom personnel de la deuxième personne « tu », pourrait se traduire en français par la conjonction « si », doublée du pronom personnel de la deuxième personne, tandis que le « ti » signifie entendre. Le troisième élément de ce segment est une onomatopée qui renvoie au bruit sourd d’un objet qui se casse (un pot en terre cuite par exemple). Mis ensemble, ils offrent de cette phrase la compréhension suivante : donc si tu entends (le bruit suivant) [kpo], c’est que ça s’est cassé (les mots en langue africaine dans le second segment se traduisant respectivement ainsi : « cela est » et « cassé »). En règle générale, ce sont les langues dioula, baoulé et bété qui sont ainsi adjointes au français, dans des constructions dont on observe qu’elles obéissent surtout aux règles syntaxiques du français. Toutefois, selon l’origine des chanteurs, il peut arriver que l’on perçoive dans les chansons des bribes d’autres langues telles que le gouro ou le guéré, moins véhiculaires que les premières citées. 25 Espoir 2000, « Ivoirien », Eléphant d’Afrique, 1997. 26 Fitini, « Miyanwé », 2004. 27 En langue baoulé. Traduction : ils ne peuvent pas (ils en sont incapables…) 28 En langue gouro. Traduction (…parce que tu as la responsabilité de ses funérailles). On pourrait aussi traduire ce segment de phrase par « tu réponds de lui » (surtout dans le cas des litanies qui suivent). Dans la langue dont il est ici question (le gouro), le vocable, [djɛ] signifie funérailles ; la phrase pourrait alors se comprendre de la sorte : « l’acte que tu vas poser peut entraîner sa mort, or c’est toi qui doit l’enterrer (le sousentendu ici étant : en le faisant, tu te ferais du mal à toi-même, ou encore : ce que tu fais pourrait se retourner contre toi »). On note dans cette phrase composée à partir de fragments, que, confuse, elle comporte beaucoup de non-dits, l’ensemble étant d’une grande complexité linguistique et sémantique. Multiculturalité et stratégies identitaires dans les villes 239 On note que, quels que soient les modes d’insertion et quelle que soit la langue utilisée, le brouillage se fait dans le rapport qui lie la langue choisie à son utilisateur. On remarque en effet que la plupart du temps les chanteurs choisissent de s’exprimer dans des langues qui ne sont pas les leurs. Ainsi par exemple quand le duo formé par deux membres du groupe Espoir 2000, dont l’un est de l’ouest, l’autre du sud, exécute une chanson dans la langue maternelle d’un des deux chanteurs, les fragments concernés sont pris en charge par l’interprète dont ce n’est pas la langue maternelle. Pour Asalfo, chanteur du groupe Magic System, c’est cela qui fait le charme de la pratique. « Généralement, la chanson est déjà là et c'est selon le texte que l'on choisit dans nos anciennes chansons en bété ou en dioula ou en baoulé en fonction de ce que ça veut dire et on agence le tout. En fait, ce qu'on chante en français vient confirmer ce qui est chanté en langue ; et le bété par exemple qui écoute cette chanson voit que le refrain est une suite logique du texte qui est écrit. (…)Autrefois nous fredonnions des airs (il se met à chanter : zi papa oh Lagoh kègnon oh zi papa) ; on savait à peu près ce que ça signifiait, on savait que ça voulait dire : Dieu, aide tes enfants ou quelque chose comme ça. Donc en écrivant aventurier par exemple où je veux dire à un individu que s’il se comporte bien Dieu l'aidera, je sais que ce segment "Dieu t'aidera", je l'ai en bété ; j'ai la mélodie qui va avec; donc au lieu de dire Dieu t'aidera en français, je l'intègre en bété. En plus quand le petit dioula chante en bété, le bété est content et c'est tout ce qui fait le charme de la pratique. » 29 Par ce double démarquage géolinguistique, les chanteurs zouglou tentent de se doter d'une personnalité et d'une culture citoyenne. En effet le principe civique qui définit le citoyen se veut universel dans le sens où ce dernier est considéré comme un sujet de droit dont on ignore toute forme de particularisme ethnique ou culturel, au profit d'un communautarisme où prévaut l'idéologie de la liberté et de l'égalité. Ceci, jusqu’ici, ne pose pas de problème particulier, si ce n’est celui d’un groupe qui, voulant se constituer en nation moderne, s’attache à gommer les exclusivités ethniques et culturelles pour leur substituer une culture unique, dans une figure collective qui fournit à l’individu les repères de ce qu'il est et de ce qu'il veut être. Toutefois, l’homme ayant aussi besoin d'exprimer librement son identité et son authenticité en tant que membre d'une culture spécifique, ceux-ci (les citoyens), demeurent en réalité des individus ayant des caractéristiques sociales et historiques qui les poussent à préserver, à transmettre et à valoriser leur culture particulière. Là apparaît la deuxième stratégie. 29 Traoré Salif, dit Asalfo, chanteur du groupe Magic System. Interview réalisée par nousmêmes. Marie-Clémence Adom 240 Deuxième stratégie : la réappropriation d'une citoyenneté qui prend appui sur le folklore et un patrimoine culturel national Dans le zouglou, autant que dans le nouchi, le groupe ethnique en tant qu'il se caractérise par le partage d'une langue propre à un espace spécifiquement régional se pose comme l'objet fondamental du rejet. Partant, on serait en droit de penser que reniant ce principe (la langue et le territoire qui, au-delà de l'aspect géographique, renferme l'idée de l'origine mythique et des pratiques culturelles d'un groupe donné), l’artiste zouglou renie aussi son contenu, à savoir son folklore, dont ils sont les éléments fondateurs. Il n’en est rien, bien au contraire, la revendication d’un folklore présenté comme partie intégrante du patrimoine national s’avère être le terreau sur lequel tous les artistes zouglou, sans exception, affirment inscrire leurs productions, à l’image de cette chanson. Extrait N°6 30 : Moi je ne crains rien Mon zouglou est solide Enraciné très fixé Dans la Côte d’Ivoire profonde Unie dans ses quatre points cardinaux Je n’ai pas emprunté C’est la musique ô De mes aïeux C’est le Laga Digbeu Qui vient de l’Ouest Le Goly des savanes Le Goumbé des nordistes Bref c’est le Bolo super Qu’est mon zouglou C’est de ce riche patrimoine Qu’est née ma musique Arrêtons le vacarme Et jouons le zouglou Les musicologues et autres arrangeurs du zouglou s’accordent tous pour dire que les mélodies zouglou sont dominées par les airs populaires du patrimoine artistique musical de la Côte d’Ivoire. La conséquence en est que d’une manière ou d’une autre, on retrouve dans ces productions un air de déjà vu/ entendu, comme un ADN poétique qui leur vient du fait que toutes sont inspirées du patrimoine musical traditionnel dont, inconsciemment ou non, elles s’inspirent pour produire des œuvres aux préoccupations pourtant 30 Prince et Léo Sans (100) Façons, « Mon Zouglou », Oh là là, 2009. Multiculturalité et stratégies identitaires dans les villes 241 modernes 31 . Opérant sur cette base, ces œuvres se caractérisent ainsi par une esthétique de la récupération et du collage qui, parce qu’elle ouvre ces pratiques à des formes diverses et variées, enrichit la matière en lui donnant une opacité qui rend difficile la catégorisation de ce genre. Telle attitude porterait à croire que, récupérant le folklore, les artistes zouglou renient leurs premiers choix. Contre toute attente, rejetant tout marquage ethno-régionaliste, le zouglou semble ne pas pouvoir se construire en dehors de cela même qui lui insufflerait cette manière d’être, de penser, de chanter. La plupart du temps, récupérant ces chansons, les interprètes entreprennent : soit de reprendre entièrement et en l’état, du moins dans la mesure où cela s’avère possible, ce que l’on a pu appeler des " chansons de clair de lune". Parce qu’il s’agit de chansons entièrement exécutées dans une langue nationale, elles n’offrent à l’auditeur d’autre moyen que celui de se replonger dans une culture que l’urbanisation aidant, tous ont quelque peu perdu de vue. Nés pour la plupart en ville, ces auteurs ont généralement de ces pratiques une expérience limitée et biaisée par leur transposition dans le milieu urbain. Il n’en demeure pas moins que, fonctionnant ainsi, ils rendent compte d’un pan et d’une forme de culture à travers lequel se reconnaîtra tel Ivoirien ou tel autre soit de reprendre en les travestissant les œuvres de chanteurs néo oralistes, auxquelles ils adjoignent de nouvelles paroles. La reprise de lieux spécifiques s’accompagne alors, dans chaque production, de procédés d’enracinement contextuel qui en fondent la performance. Dans un premier temps, cela donne des textes où bien souvent on a le sentiment d’entendre dire les mêmes choses, dans une sorte de ressassement qui aurait pu virer au cliché, si on ne remarquait que comme pour marquer leur emprise et leur pouvoir sur ce qu'ils ont ainsi récupéré, ils s'exercent sur les échantillons ainsi prélevés à un exercice de réécriture, de re-création, qui en quelque sorte ravit les éléments sélectionnés à leur détenteur premier. Dans un cas comme dans l’autre, le fait est que l’on retrouve ces chanteurs puisant généralement dans le patrimoine culturel et musical d'une région qui n'est pas la leur. De la sorte, la convocation du folklore ne vise pas tant à mettre en avant des particularités culturelles et ethniques, qu’à casser le monopole qu'une région pourrait exercer sur ce qu'elle considère comme relevant de son patrimoine propre. Et même si, parfois, ces chansons traditionnelles sont le lieu où le chanteur trahit son origine géoculturelle 31 , la réappropriation souligne surtout le paradoxe d'une pratique où les traditions populaires et les langues dites vernaculaires ont une place privilégiée. En effet, chaque chanteur zouglou a dans son répertoire au moins une chan- 31 Cette inclination donne souvent lieu à de nombreuses querelles, procès relatifs aux droits d’auteur et à la propriété artistique. Marie-Clémence Adom 242 son tirée du folklore national. Chez certains (comme Espoir 2000, Magic System et les Garagistes) cela s’apparente même à une tradition qui fait figurer sur chaque album ce que l’on pourrait appeler une section folklore. Il faut dire que n’ayant pas à proprement parler de rythmique propre, les chanteurs zouglou ont d’abord choisi de parodier ou de s’inspirer des airs existants et à leur portée. Or, à l’époque, les politiques gouvernementales prônant la valorisation des cultures locales, on assiste à une prolifération d’artistes traditionnels et/ ou modernes dont les productions vont servir de terreau à ces jeunes. Ainsi, après avoir rejeté de leur univers culturel les éléments qui a priori permettent au folklore de s’exprimer, on retrouve les chanteurs zouglou recherchant dans le même univers culturel les éléments de leur expression. Tout se passe comme si, s’étant aperçu du vide identitaire créé par la première réaction, ceux-ci cherchaient à se donner une hérédité susceptible de constituer le fondement d'une revendication identitaire. Prenant la forme d'un nationalisme culturel qui se veut activité citoyenne, cette réaction relèverait alors d’un instinct de survie. Il semblerait en effet que lorsque certains peuples, à la suite d'une crise grave ne peuvent plus s’identifier à leurs souverains, ils se cherchent une identité dans un patrimoine national. En Côte d’Ivoire, ce patrimoine est fait à la fois de possessions perdues, et de collage de pratiques héritées, rejetées, récupérées, réadaptées et sans cesse recyclées, répétées, sans être ressassées. La question qui demeure posée est de savoir ce que le recours au folklore dans de telles conditions révèle de la culture de ces jeunes et de ce qu’ils considèrent comme leur patrimoine culturel. Une chose est sûre, dans son rapport à la ville, ce patrimoine est aujourd’hui, fondamentalement, un espace de rencontre qui sans cesse métamorphose les acquis antérieurs, les dépeuplant pour mieux les repeupler et reconstruire. Apparaît alors la troisième stratégie à partir de laquelle le zouglou tente de construire une identité ivoirienne. Troisième stratégie : la déconstruction des stéréotypes Il s’agira ici, essentiellement, d’aborder la question des images (nombreuses) projetées dans cette littérature, en ce que celles-ci révèlent de l’espace idéologique et culturel dans lequel les chanteurs et leur public se situent. La plupart des stéréotypes mis en avant dans les chansons zouglou sont en rapport avec une certaine mentalité collective et des pratiques sociales, ce qui les pose d'abord et avant tout comme des stéréotypes sociaux, c'est-àdire des reflets d'un certain nombre « d'idées, de croyances, de jugements de valeur ou de réalités qui sont acceptées comme évidentes et qui de ce fait, Multiculturalité et stratégies identitaires dans les villes 243 n'auraient besoin ni de justification, ni de démonstration, ni d'apologétique » 32 . Il apparait cependant que les idées reçues et admises par la communauté sont systématiquement remises en cause par le traitement qui leur est réservé dans les chansons zouglou. En effet, chaque fois qu’il met en avant un stéréotype, l’interprète zouglou s’attache lui-même comme à le casser dans ce qu'il peut avoir d'absolu, pour l’intégrer dans une procédure de relativisation. Tout fonctionne donc comme si ces individus cherchaient à infirmer toutes les conventions et tout ce qu'il peut y avoir de faux dans ce qu'un système de valeurs aurait préétabli, pour essayer de construire quelque chose de plus vrai et de plus conforme à la pratique quotidienne. Ce que le zouglou offre à voir dans ces caslà, c'est un peu comme une recorrection, un regard correctif de tous les extrêmes qui peuvent exister dans les préjugés et des stéréotypes, comme pour tenter de reconstruire des images et des relations plus authentiques, plus vraies. Ainsi en est-il par exemple de cette autre chanson du désormais célèbre groupe Magic System, « Solidarité », qui met en avant le stéréotype du bété qui serait à la fois solidaire et belliqueux. Une solidarité extrême, que traduisent, sur fond d’humour, les propos qui suivent : Extrait n°7 33 : Vous savez en côte d’Ivoire Les plus solidaires ce sont les bété Vous savez ce qui me plaît chez bété Il voit pas palabre de son ami pour passer Ton palabre c’est mon palabre (…) Palabre de Séry c’est palabre de Digbeu Palabre de Digbeu c’est palabre de Séry Un jour les deux partaient au champ Et puis comme ça sur la route Séry a eu la diarrhée Il dit : ma frè Digbeu Y’a un diarrhée qui m’a prend A cause de Dieu je vais aller m’a libérer Digbeu dit à Séry Si ton palabre c’est mon palabre C’est que ton diarrhée c’est mon diarrhée 34 La suite du récit, cependant, va contredire ces déclarations de bonnes intentions. En effet, ne voyant pas son compère revenir et avisé de ce qu’il serait 32 Jean-Claude Azoumaye, « stéréotype », Dictionnaire International de Terminologies Littéraires (DITL), article en ligne, www. Ditl. Com, mode article ; [consulté décembre 2007]. 33 Magic System, « Solidarité », 2001. 34 Les fautes comprises dans la chanson sont volontaires et ont une visée parodique. Marie-Clémence Adom 244 aux prises avec un ennemi, Digbeu s’élance dans la brousse afin d’en découdre avec celui qui ose ainsi s’attaquer à son « frère ». Voici la suite : Extrait n°8 : Alors comme ça Digbeu ramasse un bois Il rentre dans la brousse Il va au secours de Séry Dès que Digbeu rentre il aperçoit le lion Tout doucement il laisse son bois tomber (…) Il dit : Séry tu m’as vendu ô Il fallait de me dire que c’est lion Tu me dis on te regarde On dirait c’est nom de quelqu’un (…) Grand Frère lion bonjour Bonjour avec tout ma respect Séry là là c’est pas de mon faute Si c’est toi et puis l’homme Je pouvais me mêler Mais toi et puis lion Je sais pas y a quoi entre vous (…) A cause de Dieu trouve-moi au village En rapport avec les affirmations de départ, le revirement de situation apparaît comme une tentative de reconstruire des valeurs plus authentiques. La rupture introduite par le zouglou dans les représentations stéréotypiques, la déconstruction constatée, parce qu'elle marque une volonté de rupture par rapport aux idées reçues, serait alors à prendre comme une remise en mouvement de l'histoire. En remplacement, seraient proposées des pratiques plus justes, dans lesquelles les images de l’autre, présentées sans excès ni exagérations, s’appuient sur des faits qui les justifient et les réactualisent en permanence. En effet, le stéréotype social est une des formes d'inertie et de représentation idéologique stable à une époque donnée de l'histoire du groupe social et il éclaire une mémoire, une tradition que l'on voudrait perpétuer et transmettre. Parce que dans le zouglou, il fonctionne à l’inverse des idées reçues, on peut considérer que sa convocation vise plutôt à éclairer plutôt un mythe que l’on veut briser. Il s’agirait alors d’une attitude idéologique qui s’attache à refaire l'histoire, à reconstruire l'habitus social, en détruisant ce qui reste des résistances mentales d'une culture ou d'une tradition considérée comme en état de sclérose. Multiculturalité et stratégies identitaires dans les villes 245 Comme pour les deux premières stratégies, ces désapparentements révèlent surtout la spécificité d’une pratique qui, par le fait même qu’elle gomme, rejette et/ ou intègre tour à tour les manifestations les plus évidentes de certains traits de culture régionale, devient nationale. Là résident sans doute les raisons du succès et de la pérennité du mouvement. Tous les observateurs l’affirment : l’engouement suscité par le zouglou en Côte d’Ivoire tient en grande partie au fait qu’ayant choisi d’inscrire dans son projet initial le rejet de toute forme de régionalisme, le mouvement revendique, pour tous et pour chacun, la propriété de tout le patrimoine culturel de la Côte d’Ivoire. Parce qu’ainsi, ce genre musical et poétique fédère en lui toutes les identités individuelles qu’il mène, l’air de rien, vers une identité nationale il serait à la fois significatif et le facteur du lien culturel qui fonde la nation. Bibliographie Amossy, Ruth/ Herschberg-Pierrot, Anne, Stéréotypes et clichés, Paris, éd. Nathan, 2004. Azoumaye, Jean-Claude, « stéréotype », in : Dictionnaire International de Terminologies Littéraires (DITL), article en ligne, www. Ditl. Com, mode article [consulté décembre 2007] Caccia, Fulvio (s. l. d.), La transculture et vice versa, Montréal, éd. Triptyque, 2010. Chelebourg, Christian, L’imaginaire littéraire, Paris, éd. Nathan, 2000. Costa-Lascoux, Jacqueline et al., Pluralité des cultures et dynamiques identitaires, Paris/ Montréal, L’Harmattan, 2000. Dorlian, Georges, Fictions identitaire : essais sur l’identité et l’obsession des origines, Deir El-Balamand, Publications de l’université de Balamand, 2007. Durand, Gilbert, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, PUF, 1963. Moisan, Clément, Ecritures migrantes et identités culturelles, Québec, éd. Nota bene, 2008. 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C'est ainsi que des auteurs africains décrivirent la voie vers le Centre comme celle menant nécessairement au succès et à l'aisance. La seule arrivée en « métropole » était signe d'un triomphe prometteur. Paris, pour ne citer que celle-ci, devint alors une fois de plus symbole de bonheur et de prospérité. Ainsi dans L'Enfant Noir (1953) du guinéen Camara Laye, classique africain francophone, l'histoire culmine quand le jeune héros a la chance de quitter son village pour aller faire ses études à Paris. Ce départ chargé d'espoir et d'attentes fait paraître l'enfance et la jeunesse du protagoniste comme une réussite parfaite. Le seul fait d'avoir pu quitter la terre natale fait figure d'une aube nouvelle et d'un pas heureux dans la vie moderne. Dans son roman Kocoumbo, l'Étudiant Noir (1960), l'écrivain ivoirien Aké Loba poursuit l'histoire de ce succès en relatant, dans la tradition de la négritude, l'efficacité extraordinaire d'un étudiant africain et sa volonté considérable d'étudier. Même les romans antérieurs et plus critiques sur Paris du Sénégalais Ousmane Socé Diop, Karim (1935) et Mirages de Paris (1937), sont marqués par l'aspiration à faire ses preuves à Paris. Dans le premier, l'auteur décrit le changement brutal pour un jeune étudiant de son milieu rural à un milieu urbain, dans le second, les amours malheureux d'un Sénégalais et d'une Française. À la description de Paris et de la France comme centre historique du monde francophone se mêle de la sobriété. Les relations entre le Centre et la Périphérie se sont normalisées. Paris n'a certes pas perdu de son attrait, en revanche de son caractère exclusif. On vient à Paris plutôt parce que les chances de succès y restent plus nombreuses qu'ailleurs et moins par simple et pure fascination. Manfred Loimeier 248 On retrouve clairement ce regard réaliste et cette sobriété dans l'œuvre de l'écrivaine sénégalaise Fatou Diome. Déjà dans son recueil de nouvelles La Préférence Nationale (2001), elle avait décrit le désenchantement d'une Africaine après son arrivée en France. La couverture du livre montre de manière un peu sarcastique le drapeau tricolore. Mais c'est dans son roman Le Ventre de l'Atlantique (2003) que Fatou Diome démystifie complètement la métropole. Le terme de métropole ne signifiant alors plus un espace urbain, mais bien le centre de l'ancien empire colonial. Dans Le Ventre de l'Atlantique, Salie, une jeune Sénégalaise, est venue en métropole pour trouver un emploi. Elle vit et elle travaille à Strasbourg depuis dix ans. Son jeune frère Madické rêve de s'installer en France comme sa sœur et de devenir un riche footballeur. Salie en revanche peint à son frère un tableau de la France peu réjouissant. Elle parle du chômage et de la pression du travail, de la solitude, de l'exclusion, de la froideur sociale et du déracinement. Elle conseille à son frère d'enterrer ses rêves et de tenter sa chance plutôt au village sur son île au large de la côte sénégalaise. Elle lui enverrait de l'argent pour qu'il puisse y ouvrir un petit magasin, symbole de paradis terrestre pour la jeune femme. Diome inverse ici les points de vue et présente le Sénégal, la Périphérie, comme la patrie terre d'avenir. C'est là que vivent la famille et les amis, c'est là qu'on est chez soi. Le titre-même Le Ventre de l'Atlantique montre que le fait de quitter le pays natal, dans la mesure où le motif du départ est une idée du bonheur peu réaliste, reste vain ou s'annonce très risqué. Trop de gens sont déjà morts pour le rêve d'une vie meilleure. Le titre du roman rappelle tous ces hommes et toutes ces femmes, partis tenter leur chance mais qui ont péri noyés dans l'Atlantique. Et l'océan lui-même ici est une métaphore pour l'inconnu, l'impondérable, le danger que sont prêts à affronter ces gens pensant trouver leur bonheur ailleurs. Le terme Atlantique fait penser également au drame de la « Méduse », cette frégate qui a coulé le 2 juillet 1816, et dont 132 naufragés sont morts noyés. A la recherche du bonheur, ces marins étaient partis après la fin des guerres napoléoniennes pour reprendre possession des colonies françaises en Afrique. Leur mort rappelle celle de nombreux réfugiés qui aujourd'hui embarqués sur des bateaux de pêcheurs le long de la côte africaine cherchent leur chemin vers l'Europe, la terre promise. Le destin de ces naufragés est représenté dans le roman de Diome par le personnage du jeune Moussa qui, voyant que ses rêves ne se réalisent pas, va se noyer dans l'Atlantique. Mais l'intention de Diome n'est pas seulement une désillusion ni une déception par rapport à l'attente qu'ont ces Africains envers la France, il s'agit plutôt de peindre le destin des émigrés qui, en raison de clichés, n'osent plus rentrer au pays. En effet, un retour sans Mercedes ni montres en or, sans cadeaux luxueux pour la famille élargie est encore considéré comme un échec, une honte, une infamie. Dans Le Ventre de l'Atlantique, Salie rêve de La fin d’un mythe 249 son retour au Sénégal. Ce désir ardent de rentrer au pays traduit bien une réponse négative à la prétendue gloire du Centre qui comme point de référence perd de plus en plus de son influence et de sa signification. Dans Le Ventre de l'Atlantique, l'avenir se situe bien plus en Afrique, et Madické, grâce à l'argent de sa sœur, finira effectivement par ouvrir un petit magasin dans son village de pêcheurs. Finalement les projets d'avenir semblent plus réalisables au Sénégal qu'en France, ou en Europe. C'est également ce que souligne Diome de façon indirecte dans son roman suivant, Kétala (2006). Dans cette œuvre, une femme prénommée Memoria a été mariée à un homme homosexuel. N'ayant pas d'enfant, le ménage souffre de plus en plus de la pression sociale au Sénégal et part s'installer en France. Là, le mari vit son homosexualité ouvertement et ne s'efforce plus de faire fonctionner le couple, ne serait-ce qu'en apparence. Memoria finit par se séparer de son mari. A la recherche d'un emploi, elle arrive dans un bar, se prostitue et contracte une maladie mortelle. Dans Kétala, l'Europe et la France symbolisent la perdition, le malheur et la mort. Memoria ne veut pas être inhumée en France, elle rentre au Sénégal pour mourir. La France et l'Europe ont définitivement perdu de leur force de rayonnement. Fatou Diome n'est pas la seule écrivaine africaine qui entreprend ainsi d'inverser la perspective en destituant le Centre. On observe la même idée dans le roman d'Abdourahman A. Waberi, auteur originaire de Djibouti vivant en France depuis 1985. Dans Aux Etats-Unis d'Afrique (2006), paru la même année que Kétala de Diome, Waberi dépeint l'Afrique comme le continent le plus riche de la Terre, où siègent les Nations Unies et la Banque Mondiale. On paie avec l'AfriCard et Asmara, capitale de l'Érythrée, est une des villes les plus importantes du monde. C'est également en Afrique que l'on trouve les meilleures universités, par exemple à Dakar. La population africaine vit dans une abondance et une aisance insoupçonnées. L'Europe en revanche est un lieu d'épidémies et d'horreur, comme dans Kétala. Waberi amplifie ce scénario d'horreur en faisant frapper aux portes de l'Afrique des immigrés européens misérables. Parmi eux se trouve une fillette qui a la chance d'être recueillie par une famille africaine aisée. Cette fillette ne s'appelle certes pas Marianne mais Mariette et a été abandonnée par sa mère, une pauvre blanchisseuse en Normandie. Pour dépeindre l'enfance de Mariette, l'auteur recourt à des scènes de vie dans des milieux très misérables rappelant les romans naturalistes de Balzac, Victor Hugo, Zola ou Eugène Sue. On peut voir dans le travail de Diome ou de Waberi une suite de la thèse postcoloniale du Writing Back. Certes il ne s'agit pas pour ces auteurs de discréditer l'Europe le Centre comme produit de la terreur ou nouveau cœur des ténèbres mais plutôt de la désacraliser. La vie dans les grandes Manfred Loimeier 250 villes européennes, contrairement au mythe, se révèle être tout sauf le paradis, elle y est épuisante, astreignante, peu exaltante, voire dangereuse. C'est ce qu'illustre l'écrivain du Congo-Brazzaville Wilfried N'Sondé par ses écrits. Dans son premier roman Le Cœur des enfants-léopards (2007), le protagoniste, né en France de parents immigrés, est victime du racisme et de la violence policière à Paris. Le roman de N'Sondé choque car l'auteur montre que les difficultés et l'exclusion touchent non seulement les immigrants à leur arrivée en Europe mais aussi leurs enfants qui y sont nés, y ont grandi, y ont fait leurs études et y travaillent. Cette stigmatisation est transmise à la génération suivante de même que le manque de perspectives. On ne s'étonnera pas que N'Sondé prenne pour thème de son nouveau roman, Le Silence des Esprits (2010), la vie des sans-papiers à Paris. Dans un train de banlieue, une femme un peu trop seule rencontre un jeune Africain. Avec douceur, elle perçoit en lui l'angoisse et la peur, comprend qu'il n'a pas de papiers, lui offre sa confiance, son hospitalité et écoute le récit de sa vie. D’où le bonheur éphémère d'un clandestin dans un pays où il devient de plus en plus difficile d'échapper à la police. Alors que dans les années des indépendances, Paris était toujours décrit comme le Centre splendide pour lequel cela valait la peine d'affronter de grosses difficultés car on serait récompensé, aujourd'hui les romans africains suggèrent que ce que l'on recherche à Paris est probablement tout aussi accessible en Afrique. En outre, l'exclusion des immigrés est si forte que même les générations suivantes en sont encore affectées. Ainsi Paris, comme toutes les autres métropoles d'Europe cesse de donner l'image d'un lieu de nostalgie et de rêve. Il s'en suit une distanciation littéraire que l'on peut interpréter comme une perte d'affection pour le Centre. Dans le processus de la mondialisation, ceci est le signe d'une prise de conscience croissante de la Périphérie que les points de référence sont multiples. L'attention se trouve alors tournée, comme chez Diome et Waberi, vers des espaces jusque-là marginaux, comme par exemple la nouvelle métropole Dakar. Ces écrivains revendiquent l'égalité de droits du monde africain aux côtés des anciennes puissances. Il leur importe de participer, d'être reconnus et d'exprimer la conscience accrue de leur propre valeur. C'est l'idée même qui se dégage de romans décrivant le quotidien à Paris dans sa banalité et non pas en l'idéalisant comme quelque chose d'exceptionnel. On retrouvera ce sujet dans l'œuvre d'Alain Mabanckou, lui aussi originaire du Congo-Brazzaville. Alors que dans son livre L'Europe depuis l'Afrique (2009) le narrateur nous parlait encore de son rêve d'émigrer en Europe, Mabanckou décrit dans Black Bazar (2009) la vie d'un Africain à Paris. Cette description va devenir le portrait de la diaspora africaine dans la capitale française. Il est intéressant de constater que Mabanckou ne dépeint pas cette diaspora comme une unité homogène, il joue avec les préjugés et les clichés tels qu'ils existent bien sûr aussi parmi les Africains. Le protagoniste, un Congolais, se La fin d’un mythe 251 moque des Ivoiriens et des Camerounais et le tableau qu'il nous fait du I er arrondissement de Paris, (et non pas de la banlieue ou d'un faubourg comme dans Le Petit Prince de Belleville (1992) de Calixthe Beyala, ni des quartiers de Barbès-Rochechouart ou Château-Rouge, comme chez Achille Ngoye), laisse à penser que nous nous trouvons dans un quartier d'une ville africaine. Paris a perdu de sa particularité et se trouve en partie africanisé. On découvre ainsi différentes facettes de la représentation du Centre dans la littérature contemporaine africaine. Qu'il s'agisse de démystification chez Diome, de dérision chez Waberi, d'accusation chez N'Sondé ou de banalisation chez Mabanckou, tous ces romans ont en commun de ne plus idéaliser la Métropole comme le but à atteindre mais de créer un vrai débat africain sur le Centre. Ces écrivains ne parlent plus de Paris mais sur Paris. On se souvient que Beyala, dans son texte Lettre d'une Afro-française à ses compatriotes (2000) avait déjà entrepris d'inverser la perspective comme Diome et Waberi plus tard. Alors que pendant longtemps Paris a été la norme pour la Périphérie, on observe désormais un retournement, d'une certaine manière un discours critique de la Périphérie sur le Centre, dans lequel les grandes villes africaines reprennent toute leur place. Paris est ici l'exemple d'un phénomène général dans les littératures contemporaines pas seulement francophones africaines ou d'auteurs africains transculturels. Dans Passage des larmes (2009) par exemple, Waberi n'écrit pas sur Paris mais sur Djibouti. Les écrivains anglophones comme Nuruddin Farah, Somalien vivant au Cap (Links, 2004) et les Sud-Africains Ivan Vladislavić (Portrait with Keys, 2006) et Henrietta Rose-Innes (Dream Homes, 2008) prennent comme sujet le quotidien à Mogadiscio, Johannesburg et au Cap. Ils ont cessé depuis longtemps de se tourner vers Londres et New-York. Et bien que l'Angolais José Eduardo Agualusa continue d'écrire sur Lisbonne, il a publié récemment un ouvrage sur S-o Paulo et Rio de Janeiro (O Ano em que Zumbi Tomou o Rio, 2002). Tandis que le Writing Back est très développé dans les littératures anglophones dans le cadre du discours sur la « postcolonie », les chercheurs en littérature française restent encore timides à ce sujet, Jean-Marc Moura (Lire l'exotisme, 1992) faisant figure d'exception. Au lieu de cela, on trouvera des sociologues tels qu'Achille Mbembe (De la postcolonie, 2000) ou des écrivains tels que Mabanckou, N'Sondé ou Waberi qui par leur Manifeste pour une littérature-monde en français (2007) mettent en cause le regard centraliste et valorisent la Périphérie. On perçoit également un développement similaire en Allemagne. Ce sont surtout des historiens tels qu'Andreas Eckert qui stimulent le regard sur la présence africaine dans la vie quotidienne allemande. En Allemagne aussi, des écrivains africains invitent à un débat sur l'Allemagne. Ce sont les romans de Chima Oji (Unter die Deutschen gefallen, 1992), Jones Kwesi Evans (Ich bin ein Black Berliner, 2006) ou Luc Degla (Das afrikanische Auge, 2007). Manfred Loimeier 252 Il est important de noter que cette évolution du discours africain sur la Métropole européenne s'inscrit dans une longue tradition de la prise de parole des intellectuels africains en Europe et que l'on peut ainsi la considérer comme une conquête de l'espace public postcolonial par les intellectuels de l'ancienne Périphérie. Bibliographie Agualusa, José Eduardo, O Ano em que Zumbi Tomou o Rio, Lisbonne, Dom Quixote, 2002. Beyala, Calixthe, Le Petit Prince de Belleville, Paris, Albin Michel, 1992. Beyala, Calixthe, Lettre d'une Afro-française à ses compatriotes, Paris, Mango, 2000. 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N'Sondé, Wilfried, Le Cœur des enfants-léopards, Paris, Actes Sud, 2007. N'Sondé, Wilfried, Le Silence des Esprits, Paris, Actes Sud, 2010. Oji, Chima, Unter die Deutschen gefallen, Wuppertal, Peter Hammer, 1992. Rose-Innes, Henrietta, Dream Homes, Stuttgart, Merz & Solitude, 2008. Socé Diop, Ousmane, Karim, 1935, rééd. Paris, Nouvelles Éditions latines, 1948. Socé Diop, Ousmane, Mirages de Paris, 1937, rééd. Paris, Nouvelles Éditions latines, 1977. Vladislavić, Ivan, Portrait with Keys, Le Cap, Umuzi, 2006. Waberi, Abdourahman A., Aux Etats-Unis d'Afrique, Paris, Jean-Claude Lattès, 2006. Waberi, Abdourahman A., Passage des larmes, Paris, Jean-Claude Lattès, 2009. Hélène Destrempes Entre utopie et exiguïté : réflexions postcoloniales et imaginaire urbain dans les romans de Germaine Comeau et France Daigle 1 « La ville est un idéogramme : le Texte continue. » Roland Barthes 2 « La ville mode d’emploi » Dans l’avant-propos de son essai intitulé Espèces d’espaces, George Perec décrit avec une certaine insistance le phénomène de la démultiplication des espaces à l’époque contemporaine, phénomène qui n’est pas sans rappeler la dérèglementation et l’hyperbolisation de la société hypermoderne de Lipovetsky : « les espaces se sont multipliés, morcelés et diversifiés » écrit l’écrivain oulipien. « Il y en a aujourd’hui de toutes tailles et de toutes sortes, pour tous les usages et pour toutes les fonctions. Vivre, c’est passer d’un espace à un autre, en essayant le plus possible de ne pas se cogner » 3 . Cette remarque, qui apparaît également pertinente eu égard à la perception postcoloniale que l’on peut avoir des lieux, mérite d’être mise en relation avec un autre extrait du même livre, qui serre de près l’imaginaire urbain et l’affirmation d’une identité postcoloniale dans les romans de deux auteures acadiennes, France Daigle et Germaine Comeau : « J’aimerais qu’il existe des lieux stables, immobiles, intangibles, intouchés et presque intouchables, immuables, enracinés ; des lieux qui seraient des références, des points de départ, des sources [...] De tels lieux n’existent pas, et c’est parce qu’ils n’existent pas que l’espace devient question, cesse d’être 1 Une version préliminaire de ce texte a été en partie publiée dans un article intitulé « Bilan et perspectives postcoloniales du roman acadien depuis 1980 », in : Fendler, Ute/ Gouaffo, Albert/ Dion, Robert/ Vatter, Christoph (éds. ) , La communication interculturelle dans le monde francophone, St. Ingbert, Röhrig Universitätsverlag, 2012, p. 57- 80. Conjointement avec Jean Morency. 2 Roland Barthes, L’empire des signes, Paris, Flammarion, 1970, p. 44. L’idéogramme, en tant que signe visuel signifiant nous appelle à regarder la ville, ainsi qu’à la lire de façon à en faire ressortir le sens premier ou les significations palimpsestes. 3 Georges Perec, Espèces d’espaces, Paris, Galilée, 1985, p. 14. Hélène Destrempes 254 évidence, cesse d’être incorporé, cesse d’être approprié. L’espace est un doute : il me faut sans cesse le marquer, le désigner, il n’est jamais à moi, il ne m’est jamais donné, il faut que j’en fasse la conquête. » 4 Ces propos très touchants de Perec semblent particulièrement appropriés pour aborder la mise en récit de la problématique spatiale et, plus spécifiquement, celle de l’imaginaire urbain dans le discours postcolonial au Canada français et en Acadie. En effet, dans les œuvres de plusieurs auteurs franco-canadiens, le dépassement des contraintes imposées par l’exiguïté culturelle et littéraire mène à une restructuration des espaces tant physiques que sociaux et identitaires dans les récits : on assiste ainsi à la mise en place de stratégies discursives s’appuyant soit sur la recomposition d’espaces urbains déjà existants, soit sur l’invention de nouveaux espaces et d’une certaine urbanité correspondant à l’affirmation d’une identité canadiennefrançaise cherchant à se détacher des représentations issues d’un discours colonial et folkloriste. Cette posture littéraire et culturelle est particulièrement présente dans le roman acadien contemporain, notamment chez les deux auteures étudiées. Afin de mieux saisir, dans le cadre de cette étude, la mise en discours de cette mouvance littéraire, nous aborderons en un premier temps, certains aspects de la problématique postcoloniale, qui se pose de façon particulière en Acadie. Il sera en outre question de l’exiguïté littéraire en milieu minoritaire. En un deuxième temps, nous nous intéresserons plus spécifiquement à l’émergence d’une poétique postcoloniale dans la littérature acadienne, par le biais des œuvres de France Daigle et plus brièvement, celles de Germaine Comeau, deux écrivaines emblématiques de la mouvance culturelle et identitaire acadienne contemporaine. Être ou ne pas être postcolonial Dans un article intitulé « Penser le postcolonial », Nicolas Journet écrit, non sans humour : « Le « PoCo » (postcolonial), c’est un peu comme le « PoMo » (postmoderne) : pas facile à définir, sinon par des noms, des dates, des lieux et une langue (l’anglais) » 5 . De façon plus générale, le concept de postcolonialisme, dans le cercle des études anglophones du moins, renvoie à un ensemble d’approches théoriques servant à étudier les conséquences et les réactions découlant d’une expérience coloniale sous l’angle des relations de pouvoir, tant au niveau social et culturel que géographique et économique. 4 Ibid., p. 122. 5 Nicolas Journet, critique de Penser le postcolonial. Une introduction critique, traduction du recueil dirigé par Neil Lazarus, publié par Hélène Quiniou, Éditions Amsterdam, 2006, http : / / www.scienceshumaines.com/ penser-le-postcolonial-une-introductioncritique_fr_15075.html, mis à jour le 24.09.13. Entre utopie et exiguïté 255 Au cours des vingt dernières années, le domaine en est venu à englober non seulement ce que l’on appelle en anglais « the non-settler countries », c’est-àdire les pays d’occupation plutôt que de colonisation massive, mais aussi les pays composés majoritairement d’immigrés européens comme l’Australie et le Canada. Cette ouverture conceptuelle a fait l’objet de débats animés tant dans les anciennes métropoles que dans les colonies partiellement émancipées. Pouvait-on, en effet, considérer ces deux pays, pour reprendre les mêmes exemples, en situation postcoloniale, eu égard à leur posture constitutionnelle : faut-il rappeler que le Canada n’a jamais obtenu sa pleine indépendance de l’Angleterre et que son statut de dominion émancipé le rattache, politiquement du moins, à l’autorité royale britannique ? Toujours estil qu’en raison de tensions évidentes tant sur le plan politique que culturel, les études postcoloniales en sont venues à intégrer non seulement les problématiques « post », dans le sens chronologique du terme, mais également celles qui découlent d’une acception plus large du terme, plus proche du sens de « méta », évoquant un « au-delà », une critique et un dépassement du projet colonial, indépendamment du statut politique du pays. Les études portant sur le nationalisme québécois en sont certainement un exemple, tout comme celles qui portent sur la mise en place de stratégies de défense et d’affirmation identitaires dans les milieux minoritaires au Canada, notamment en Acadie. Précisons à cet effet que le Canada compte environ 34,48 millions (2011) d’habitants établis principalement dans le sud du pays. On dénombre environ 27 millions (2011) d’urbains, avec une croissance prononcée dans les zones métropolitaines. Par ailleurs, en raison des colonisations successives du pays qui a d’abord été sous domination française jusqu’en 1713 dans la région atlantique et 1763 pour le Québec, avant de passer définitivement sous domination anglaise après la Guerre de Sept Ans, il existe encore aujourd’hui, au Canada, une population francophone qui n’est majoritaire que dans la province de Québec. La proportion de francophones dans le reste du pays varie, mais ne dépasse pas 5% dans aucune autre province, sauf au Nouveau-Brunswick, où ils représentent 31.5% de la population 6 . Les lois régissant les droits des francophones et les politiques d’assimilation ou de non reconnaissance de la spécificité francophone y sont pour beaucoup, mais il serait trop long d’aborder ce sujet dans le cadre de notre propos. Si, d’un point de vue géographique, les quatre provinces maritimes représentent la région atlantique située sur la côte est du pays, dans le prolongement de la Nouvelle-Angleterre, d’un point de vue culturel et historique, 6 La population totale du Nouveau-Brunswick s’élevait à 739 900 habitants en 2011 ; celle de la Nouvelle-Écosse, dont il sera également question dans cette étude, se chiffrait à 910 615 habitants (2011), avec une proportion de francophones s’élevant à environ 4%. Hélène Destrempes 256 l’Acadie correspond aux lieux évoquant la première colonie française au Canada. Les descendants de ces colons, français à l’origine, ont été marqués par un fait historique particulièrement tragique, celui de la déportation massive de leur population à la veille de la Guerre de Sept Ans, entre 1755 et 1758. Appelé le Grand Dérangement, ce traumatisme collectif hante toujours, bien qu’à des degrés variables, l’imaginaire acadien, autant que la shoah celui de la population juive. Suite à cet événement tragique, que le poète américain Longfellow a immortalisé dans son poème épique Evangeline. A Tale of Acadia (1847), une partie de la population acadienne d’origine est revenue s’établir dans les provinces maritimes, et ce, en dépit du fait que leurs terres ont été réattribuées à des colons anglais. Alors que la très grande majorité de la population acadienne vit dans une grande pauvreté jusqu’au milieu du XX e siècle, il émerge de cette conjoncture sociale et historique un tissu social et familial particulièrement développé ou « tricoté serré », pour reprendre l’expression québécoise. En dépit d’une émancipation politique et culturelle progressive, la situation sociopolitique de cette population demeure, selon les provinces, encore relativement précaire, surtout au niveau linguistique et culturel. Contraints à vivre leur spécificité, leur « acadianité », principalement dans la sphère du privé, les Acadiens des Maritimes occupent une position marginale au sein d’un espace public relativement étroit, un phénomène que François Paré 7 , qui s’est beaucoup intéressé aux conditions d’émergence des littératures minoritaires, a qualifié d’« exiguïté ». Pour François Paré, cette situation politique ou culturelle se définit, en outre, par la difficile accession des discours minoritaires à l’autonomisation, ainsi qu’à la légitimation locale et extérieure, un phénomène qu’il associe à un déni ontologique imposé par les institutions littéraires et sociales soutenant l’hégémonie des grandes littératures sur l’ensemble des champs littéraires et culturels. La situation sociale et politique d’un milieu minoritaire ne peut, d’après lui, être dissociée de cette relation asymétrique entre le centre et la périphérie, entre les lieux de parole et de pouvoir et ceux de silence. Dans ce contexte, la prise de parole, qu’elle soit orale ou écrite, représente un acte politique, un engagement qui appelle une attitude postcoloniale visant le dépassement d’un héritage colonial douloureux. C’est certainement le cas des deux écrivaines qui font l’objet de cette analyse. « Moncton mode d’emploi » France Daigle, à la fois romancière et dramaturge, est native de Moncton, où elle réside toujours. Il s’agit d’un auteur urbain, vivant dans un milieu où se 7 François Paré, Les Littératures de l’exiguïté, Ottawa, Éditions du Nordir, 2001. Entre utopie et exiguïté 257 côtoient francophones et anglophones. Même si ces derniers forment la majorité de la population de la ville, les premiers n’en constituent pas moins une minorité importante, de l’ordre de 40 %. Il s’agit là d’une situation assez inusitée au Nouveau-Brunswick puisque dans les autres villes d’importance de la province, qu’il s’agisse de Saint-Jean ou de Fredericton, les francophones ne forment pas une minorité aussi importante. Germaine Comeau, qui est également dramaturge et romancière, habite pour sa part une région acadienne au sud-ouest de la Nouvelle-Écosse. La précarité de la langue et de la culture acadiennes dans cette région tranche singulièrement avec la situation du milieu monctonien. On se trouve cette fois dans un espace décentré géographiquement et relativement isolé sur le plan culturel. La faible proportion de francophones par rapport à la population anglophone contribue à renforcer cette impression d’isolement et de marginalisation de la communauté. Les stratégies discursives mises en œuvre dans les romans de ces deux auteures reflètent, il va de soi, cette diversité au sein de la marge. Dans le cas de France Daigle, et plus particulièrement dans ses quatre derniers romans (Pas Pire [1998], Un fin passage [2001], Petites difficultés d’existence [2002], Pour sûr [2011]), la construction de l’espace urbain, relève d’un imaginaire à la fois réaliste et teinté d’ironie, où le canevas de départ, celui sur lequel s’inscrivent les récits, s’appuie sur un espace référentiel, celui des villes de Moncton et Dieppe, composé de lieux bien réels, comme en témoigne l’incipit de Pas pire, où la narratrice nous peint le tableau d’un Dieppe bucolique, celui de son enfance, où le vent souffle « du côté du champ comme du côté de la ville » 8 : « Je parle bien sûr de Dieppe d’avant l’annexion de Saint-Anselme et presque même du Dieppe d’avant Lakeburn. Je parle du vieux Dieppe, du Dieppe Centre, c’est-à-dire de la paroisse Sainte-Thérèse, avec l’Église Sainte-Thérèse longeant la rue Sainte-Thérèse, à côté de l’école Sainte-Thérèse. Je parle du Dieppe des champs et des marais tout autour […], territoire de nos jeux inventés. » 9 Cette référence à Dieppe comme ville au carrefour de l’espace urbain et de la nature revient, inscrite en filigrane dans les autres romans. Si les lieux de l’enfance décrits dans Pas Pire (l’épicerie chez Régis, le restaurant Palm Lunch, le magasin Nightingale et le March Canteen tout près du ruisseau Hall qui sépare les villes de Moncton et Dieppe, par exemple) disparaissent, les « deux principales artères de Dieppe, l’avenue Acadie et la rue Champlain » 10 , qui mènent respectivement vers Memramcook et l’aéroport, demeurent et permettent d’accéder aux quartiers habités par les parents ou les 8 France Daigle, Pas pire, Moncton, Éditions d’Acadie, 1998, p. 9. 9 Ibid., p.10. 10 Ibid., p. 21. Hélène Destrempes 258 grands-parents des personnages principaux, entre autres dans Pour sûr. La petite ville de Dieppe s’immisce également dans l’espace romanesque par le biais du marais, qui sert de pôle référentiel, dans Un fin passage par exemple, alors que le couple emblématique de Terry et Carmen se demande quel quartier de Paris aller visiter : « -On devrait aller dans le Marais, [dit Carmen]. -Quel marais ? -C’est un quartier d’artistes. Les rues sont pas larges. -Pourquoi c’est qu’y’appelons ça le marais ? -Je sais pas. Ça devait être un marais avant. -Avant quoi ? -Avant avant. » 11 Longeant à la fois la ville de Dieppe, où elle « traversait pour ainsi dire le fond de notre cour 12 », et celle de Moncton en amont, la rivière Petitcodiac occupe une place prépondérante dans les récits de France Daigle, comme un trait d’union entre le présent et le passé, mais aussi comme un lieu de rencontre et de traversée des cultures. Espace ludique et estival de la narratrice enfant dans Pas Pire, la rivière se trouve tout autant associée - et il en va de même dans les autres romans - à son potentiel commercial et sa valeur écologique. Et c’est par cette mise en valeur de la Petitcodiac que le tissu romanesque se détache progressivement de la réalité pour créer une rivière synonyme de la réappropriation de l’espace urbain néo-brunswickois par les personnages acadiens. La transformation de la Petitcodiac s’amorce ainsi dans le premier roman, alors qu’une multinationale dirigée par une famille d’industriels anglophones ayant fait fortune dans la coupe sauvage des forêts du Nouveau-Brunswick et célèbre pour sa rapacité, autant que son sentiment anti-francophone, décide de subventionner un projet de parc historique et écologique le long de la rivière : « Baronne du pétrole et du papier, et de presque toutes leurs industries intermédiaires, du transport maritime au camionnage et du papier journal au papier hygiénique, sans négliger les légumes surgelés, eux aussi riches en fibres et vendus à des milliers de prolétaires, la multinationale Irving, après avoir remis en état la longue et célèbre dune de Bouctouche, continua à faire le bien autour d’elle. […] Elle poursuivit donc sur la lancée qui l’avait incitée à aménager un centre d’écotourisme, […] [des] chalets [, une] piste cyclable [, parcours le long duquel on pouvait assister à des mises en scène inspirées de l’œuvre d’Antonine Maillet. […] la famille Irving avait prévu de construire à 11 France Daigle, Un fin passage, Montréal, Boréal, 2001, p. 37. 12 France Daigle, Pas pire, ibid., p. 10. Entre utopie et exiguïté 259 Bouctouche un conservatoire de théâtre […] histoire d’assurer la postérité de Bouctouche et de tous ces gens célèbres. » 13 L’intérêt fictif de la multinationale pour le patrimoine acadien la mène à relever un second défi, soit celui de : « redonner sa valeur à la tristement célèbre rivière Petitcodiac. […] Il s’agissait en gros d’élargir le lit de la Petitcodiac et d’installer des correcteurs de dérivation ultrasensibles afin de garantir le cours des bateaux de tourisme qui feraient la navette entre Beaumont et le centre-ville de Moncton. » 14 Cet épisode longuement décrit dans Pas Pire et auquel l’auteure se réfère à de multiples reprises dans ses autres romans, ouvre la voie à une mise en discours ludique et subversive des référents socio-culturels dans l’ensemble de sa production romanesque à partir de 1998. La configuration même de nombreux personnages gravite, de ce fait, autour de cette revitalisation toute fictive de la rivière ; certains, comme Terry, qui est capitaine du Beausoleil- Broussard, un bateau-mouche assurant le circuit historique et touristique le long de la Petitcodiac, occupent un emploi relié à son entretien ou son exploitation. D’autres se font touristes ou flâneurs le long de ses berges, lieu de réflexion pour le couple bohème Ludmilla et Étienne Zablonski, ou bien encore Élizabeth Pelletier, originaire du nord de l’Ontario et oncologue à l’hôpital George-Dumont de Moncton. Terry, Carmen, sa compagne, et Zed, son meilleur ami, découvrent, en outre, au contact de la rivière, l’importance de leur histoire, la fierté de pouvoir la raconter (aux étrangers comme à leurs propres enfants) et développent l’assurance nécessaire pour rencontrer l’autre, étranger ou anglophone, sans pour autant ressentir cette impression d’exiguïté qui pourrait les accabler. Lorsque l’occasion se présente, ils éprouvent ainsi la nécessité de s’ouvrir et de s’intéresser aux autres, que ce soit par le biais de conversations, de voyages à l’étranger ou de la lecture de grands classiques. Ainsi, au-delà du réaménagement physique du lit de la rivière, la traversée de la Petitcodiac prend les allures d’un voyage mnémonique et formateur, permettant de jeter un regard neuf sur l’histoire de la communauté acadienne et les valeurs qui en assurent la cohésion. La mise en texte de la ville de Moncton, et plus particulièrement celle du centre-ville monctonien s’inscrit dans cette même mouvance de subversion poétique et de revendication identitaire. France Daigle élabore, par exemple, dès la création de Pas Pire, un quartier francophone imaginaire, celui de la Terre Rouge, où les noms de rues à consonance française rivalisent aisément avec le référent anglophone, qui finit par disparaître avec la traduction des derniers toponymes anglais : 13 Ibid., p. 89-90. 14 Ibid., p. 93-94. Hélène Destrempes 260 « [D]ans le quartier de la Terre-Rouge [, ils] longèrent la rue du Cran, puis la rue de la Brosse, jusqu’à une petite place où des ouvriers érigeaient un monument à la mémoire des premiers colons du Coude. […] Ils montèrent la rue des Saules, puis bifurquèrent sur la rue des Toises, jusqu’à l’ancienne rue King, rebaptisée rue Royale. » 15 Aux rues viennent ensuite s’ajouter les cafés, dont celui de la Terre-Rouge, qui « était l’un des nombreux commerces qui avaient surgi depuis l’aménagement du parc de la Petitcodiac » 16 , et une coopérative, celle du Coude, « une fort jolie coopérative d’habitation, […] où ceux et celles qui aimaient particulièrement jardiner avaient accès à de petits lopins de terre cultivable, pour les fleurs et le potager » 17 Le dépassement de la réalité coloniale opère ainsi par le biais d’une affirmation identitaire, qui se manifeste également par la mise en valeur du parler acadien, dont on redécouvre à la fois le charme et les limites au contact des divers représentants de la culture hexagonale française et de la francophonie européenne (suisse et belge). Dans Pas pire, l’auteure met en scène, par exemple, une rencontre fictive entre Bernard Pivot et France Daigle, qui n’est pas sans ignorer le prestige de cette invitation et se rend à Paris en dépit de l’agoraphobie qui l’afflige, renversant du coup la logique de domination du centre sur la périphérie. Dans Petites difficultés d’existence, 18 les personnages de Terry et Carmen prennent conscience, pour leur part, des limites de leurs capacités syntaxiques et lexicales, alors qu’ils attendent la naissance de leur second enfant ; ils cherchent alors à dépasser leur acculturation linguistique non pas en rejetant leur parler acadien, mais en le complétant d’un vocabulaire plus élaboré, dont ils savourent à la fois la connaissance et la musique. Une réflexion continue sur le patrimoine culturel et langagier évolue au fil des romans. Il en ressort une certaine aporie sur les considérations langagières, la problématique ne se laissant résoudre en une prise de position unique : « -La langue est une obsession par icitte pour sûr ! -Pourrais-tu expliquer ? -Ben, à cause de la wé que t’es supposé de parler ! -Ya ! C’est assez friggen compliqué. » 19 Le discours sur le chiac, les standards linguistiques et l’anglicisation de la langue monctonienne dans les trois premières œuvres, culmine, du reste, 15 Ibid., p. 135-137. 16 Ibid., p. 133. 17 Ibid., p. 133. 18 France Daigle, Petites difficultés d’existence, Montréal, Boréal, 2002. 19 France Daigle, Pour sûr, Montréal, Boréal, 2011, p. 464. Entre utopie et exiguïté 261 dans le dernier roman par une stylisation exacerbée et fictive du chiac, où le parler local dépasse largement l’usage référentiel que l’on en fait à Moncton. « L’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art » 20 , affirmait Robert Filliou ; et la fictionnalisation de la langue est plus fascinante que la langue même, pourrait renchérir France Daigle. La reconfiguration de l’espace et de certains points d’ancrage identitaires, tels la langue et les lieux de mémoire collectifs, contribuent, il va sans dire, à l’émergence d’une nouvelle urbanité monctonienne, c’est-à-dire à de nouvelles modalités de vivre-ensemble, à une « éthique de la coexistence grâce à laquelle il est possible de vivre les rapports sociaux en ville de manière positive » 21 . Ainsi, alors que la trame narrative de Pas pire permet à France Daigle de redessiner en quelque sorte la géographie de l’espace urbain et de ses environs, celles des œuvres subséquentes favorisent plutôt la mise en discours des motifs de la rencontre et de l’esprit communautaire, chers à l’auteure acadienne. Un fin passage nous mène ainsi en des lieux transitoires, tels l’avion, l’aéroport, l’hôtel, le train et la gare, au sein ou en marge de villes particulièrement mythiques telles Paris et San Francisco, où les personnages principaux de l’œuvre daiglienne se croisent et s’apprivoisent en l’attente d’un lieu unique et représentatif pour se retrouver. La quête de l’autre et les retrouvailles amicales, voire amoureuses constituent plutôt le lot de Petites difficultés d’existence, où le couple emblématique de Carmen et Terry participe à la rénovation d’un immeuble abandonné du centre-ville situé juste à côté de la voie ferrée du Canadien National, immeuble qui devient rapidement l’expression d’une solidarité sociale (puisqu’il s’agit d’une coop), d’une gestion écologique du patrimoine architectural (puisqu’on récupère de vieux objets pour le rénover ou l’aménager) et de la libération de l’exiguïté culturelle par le biais du génie artistique qui s’exprime dans la découverte d’un mouvement artistique imaginaire appelé « Prison art » 22 ayant pris forme au moment où un artiste du nom d’Étienne Zablonski offre une toile à un pyromane emprisonné qui a brûlé sa maison de Baltimore. L’artiste en question, qui a décidé de migrer à Moncton, se met à participer à la rénovation du vieil édifice, pendant que le pyromane accroche la toile au mur de sa cellule, toile qui finira par l’absorber et le poussera à peindre sur les murs de sa cellule au point d’en oublier la fonction première, soit celle de limiter son espace. Belles métonymies que cette cellule que l’on repeint en toute liberté et de cet immeuble en ruines qui devient le point de ralliement de toutes les forces vives d’un groupe de jeunes Acadiens qui s’en trouvent stimulés et reprennent goût à la vie. C’est en quelque sorte l’image qui carac- 20 Déclaration de Robert Filliou, le 14 juin 1982, dans la salle de cinéma du Centre Pompidou, Filliou, non filmé et non enregistré. 21 René Schoonbrodt, « La ville, rien que la ville », in : Revue Poiesis, n° 6, Toulouse, 1997, p. 38-48. 22 France Daigle, Petites difficultés d’existence, ibid., p. 138. Hélène Destrempes 262 térise le mieux la posture postcoloniale de France Daigle : la réinvention et la mise en valeur des milieux autant physique, social et culturel acadiens par le biais d’une écriture vouée au dépassement de l’expérience coloniale et de la situation d’exiguïté. La publication de Pour sûr confirme cette posture poétique en devenant, en marge des contraintes narratives que s’imposent l’auteure 23 , la somme de tous les parcours individuels et collectifs amorcés dans les autres romans, comme si l’auteure, à l’instar de Valène, cherchait à « tenir toute sa maison dans sa toile » 24 . La similitude entre l’œuvre de France Daigle et celle de George Perec, où la trame romanesque s’organise d’après un quadrillé de cent carrés et s’appuie sur certains éléments autobiographiques, se nourrit par ailleurs du fait que le romancier français a voulu dépeindre le quotidien et les relations des habitants d’un édifice fictif, le numéro 11, sur une rue non moins inventée, la rue Simon-Grubellier, située dans un quadrilatère cependant bien réel. Cet édifice qu’il voudrait qu’on observe comme s’il était dépouillé de façade, n’est pas sans rappeler l’édifice des lofts de la rue Church, où l’on suit, au fil des fragments, le quotidien et les états d’âmes de personnages que le lecteur daiglien a fait sien depuis le début du cycle monctonien. Ils représentent dans leur enthousiasme et leur simplicité volontaire une « minorité active », comme l’affirme Didier, un géographe suisse de passage, c’est-à-dire « une minorité qui a une influence sur la majorité ! » 25 . « Il est possible que vous ne soyez pas en mesure de vous en rendre compte », renchérit-il, « [mais] ce sont de fines et subtiles modifications qui s’enracinent dans l’esprit de la majorité au fil du temps. Il faut souvent un recul pour le constater » 26 , le recul du lecteur, par exemple, qui se fait le témoin de cet univers, où l’exiguïté s’est dissipée dans la constitution d’un espace urbain, géographique et social émancipé du complexe du colonisé : « -L’autre soir, à TV5, y’a une chanteuse québécoise qui parlait de c’te chanson-icitte. A disait qu’a l’avait rencontré un gars de Moncton qui y’avait dit que sa grand-mère y chantait ça. -So ? -Ben, a l’a pas dit Moncton en Acadie, ou Moncton au Nouveau-Brunswick ni rien de même. Comme si tout le monde savait où c’est qu’est Moncton. 23 La composition du roman gravite autour de la rédaction de « 144 trames narratives formées de 12 fragments chacune pour un total de 1728 », comme le mentionne Benoit Doyon-Gosselin dans la critique qu’il a faite du roman, (« Le chef d’œuvre de la contrainte », in : Revue Liaison, n° 82, Ottawa, hiver 2011-2012, p. 62). 24 George Perec, La vie mode d’emploi, Paris, Hachette, 1978, p. 281. 25 France Daigle, Pour sûr, ibid., p. 119. 26 Ibid., p. 119. Entre utopie et exiguïté 263 - … -Comme si on était une grande ville ou une place right connue. » 27 Laville mode d’emploi Dans un essai intitulé « Urbanités », Herménégilde Chiasson affirme que : « La notion de la ville, si nouvelle qu'elle soit dans notre imaginaire et notre littérature, nous propose des parcours qui n'ont pas fini de nous surprendre et qui, quoiqu'on en dise, nous mènent en des lieux où il devient important de redéfinir l'espace pour qu'il nous contienne et nous appartienne. » 28 La prise de position de l’artiste-écrivain correspond à plus d’un égard à la posture littéraire de Germaine Comeau, dont l’œuvre est contemporaine à celle de France Daigle, mais diffère néanmoins de celle-ci en ce que la mise en récit du discours postcolonial qui y est présentée, s’appuie, au départ, sur un constat d’impossibilité. Il est pertinent à cet effet de rappeler que la réalité acadienne de la Nouvelle-Écosse est à tel point marquée par sa condition d’exiguïté que le dépassement de la réalité coloniale ne peut s’opérer que dans un imaginaire utopique, au sens où Karl Mannheim l’entend, c’est-àdire comme une révolte créatrice. Contrairement aux romans de France Daigle où le cadre référentiel des villes de Moncton et de Dieppe sert de canevas aux projets de réaménagement architectural ou fluvial, en théorie tout à fait concevables en dehors du discours romanesque, les œuvres de Germaine Comeau renvoient soit à une idéalisation d’un projet colonial passé (une version romancée d’un projet de développement colonial qui a vraiment eu lieu), soit à la mise en récit d’une utopie postcoloniale où l’auteure recrée une réalité acadienne qui n’aurait jamais connu le traumatisme de la Déportation. Dans Loin de France, un récit historique publié en 1997 aux éditions de l’Acadie, l’auteure fait déjà preuve d’un positionnement utopique en ce qu’elle choisit de traiter d’un cas assez particulier de l’histoire néo-écossaise, la création de Nouvelle-France, un village fondé en 1896, tout près de Weymouth, par des immigrants alsaciens, les Stehelin, spécialisés dans le commerce du bois : « En 1892, […] Jean-Jacques Stehelin est parti de Saint-Charles, en France, pour traverser l’Atlantique à la recherche d’un lieu et d’un commerce pour sa famille qui voudrait déménager au « Nouveau-Monde ». […] Pendant les 27 France Daigle, Petites difficultés d’existence, ibid., p.137. 28 Herménégilde Chiasson, « Urbanités », in : Francophonies d’Amérique, n° 22, 2006, p. 225-230, p. 230. Hélène Destrempes 264 quinze années où les Stehelin habiteront la Nouvelle-France, ils accueilleront de nombreux visiteurs venus de près et de loin. […] Les moments heureux vécus par toutes les personnes qui ont fréquenté la Nouvelle-France sont la toile de fond de la légende qui s’est construite autour de ce lieu et qui vit encore parmi les gens de la Baie Sainte-Marie. J’ai choisi la Nouvelle-France comme décor pour mon roman. » 29 Tel que le décrit l’auteure, aussi longtemps que le patriarche de la famille vit, la colonie, construite à son image, prospère. Elle devient ainsi l’expression d’un village idéal, où les représentants de toutes les ethnies locales (française, anglaise et micmac) travaillent conjointement au bonheur de tous : « Acadiens, anglophones, Noirs et Micmacs travailleront en harmonie avec les Stehelin pour rentabiliser l’entreprise » 30 . C’est le jardin cultivé de Voltaire, l’urbanité dans un milieu sauvage et le triomphe des grandes valeurs humanistes en pleine révolution industrielle. L’équilibre des pouvoirs ne touche pas seulement la nature des relations qu’entretiennent anciens et nouveaux colons, immigrés et autochtones, mais également les chefs et les ouvriers. Au cœur d’une ville construite en bois, au beau milieu de la forêt, à 40 kilomètres du port le plus proche, nous sommes à Thélème ou dans l’Utopie de Thomas Moore. Seul le passage du temps et la détérioration des installations d’origine, plus particulièrement celle de la voie ferrée, essentielle au transport du bois et dévastée par un incendie accidentel, indiquent que la réalité est sur le point de rattraper le rêve avant de n’en laisser que des ruines. Le démantèlement de la colonie après le départ du père, attiré par l’attrait des affaires aux États-Unis et le décès de la grand-mère, qui incarnait l’esprit rassembleur et la tradition familiale, rappelle au lecteur que le projet émancipateur de la Nouvelle-France et l’utopie qu’il incarne ne peuvent se réaliser de manière euphorique dans la trame narrative du récit. Dans un roman paru en 2007, intitulé Laville, 31 Germaine Comeau reproduit, d’une certaine façon, l’atmosphère utopique évoquée dans le premier roman. Nous sommes cette fois en présence d’une œuvre où l’auteure met en scène une mère et sa fille correspondant par Internet. Alors que cette dernière s’apprête à rédiger un travail sur « les éléments socioculturels de la langue dans un milieu rural », elle se met à écrire un roman, où la ville, plus qu’un simple décor, devient le cœur et le sang d’une Acadie bien en vie, d’une Acadie majoritaire, symbole d’une réussite financière et d’un raffinement culturel d’où toutes les références à la Déportation et aux conditions d’exiguïté ont été évacuées. Le roman s’ouvre ainsi sur le retour au pays d’un des protagonistes, un négociant en vins qui revient à Laville après un voyage en France : « Bienvenue à l’aéroport international Blomidon, bienve- 29 Germaine Comeau, Loin de France, Moncton, éditions de l’Acadie, 1997, p. 7-8. 30 Ibid., p. 8. 31 Germaine Comeau, Laville, Moncton, Perce-Neige, 2007. Entre utopie et exiguïté 265 nue à Laville, nous espérons que votre séjour parmi nous […] ». 32 En deux phrases, quatre cents ans d’histoire coloniale se trouvent balayés. À la lecture de ce passage, quiconque connaît la région ne peut que rester bouche bée. Et l’on découvre ainsi, au fil de l’histoire, une ville, Laville, qui devient l’archétype de la réussite majoritaire et de la ville acoloniale. Comme dans Loin de France, l’auteur met à profit les valeurs de partage, d’entraide, d’initiative et de dévouement à la constitution du tableau, de cette esquisse d’une utopie acadienne, qui se termine cette fois par deux mariages et la réussite des projets commerciaux mis de l’avant tout au long du roman. Il s’agit, de toute évidence, de la différence la plus notoire entre cette œuvre et Loin de France, alors que la sérénité du milieu, maintenue tout au long du roman, contribue à l’émergence d’une réflexion existentielle sur le sens de la vie et l’ouverture au monde. Elle mène d’ailleurs à l’élaboration d’un questionnement central au roman et assez caractéristique de la littérature postcoloniale, soit en quoi l’ouverture aux autres peut-il contribuer à une meilleure connaissance de soi ? On se sent ici bien loin des inquiétudes identitaires et de la crainte de l’avenir. Une utopie postcoloniale réussie : en partie oui, en partie non. En lisant attentivement le roman, on perçoit, en effet, un lien problématique avec la France. Si la relation avec le pouvoir colonisateur anglais est bien réglée, celle qui est entretenue avec l’ancienne métropole française reflète un attachement un peu inquiétant à sa façon de vivre et à son savoir-faire. Évoquée à maintes reprises, la France rappelle l’attachement au modèle initial, modèle dont l’auteure/ narratrice ne parvient à se détacher, comme si la base de ce discours utopique postcolonial recréait un même lien de dépendance envers une mère moins mal aimée, comme si la postcolonialité pouvait se concevoir en degrés. Il serait alors permis de penser que la réappropriation de la ville comme espace d’émergence d’une réalité postcoloniale acadienne en Nouvelle-Écosse, se réalise progressivement, au risque, parfois encore, de se heurter à des obstacles imprévus et, qui sait, de se cogner. Conclusion Comme nous pouvons le constater, les romans récents de France Daigle et de Germaine Comeau contribuent, chacun à leur manière, à resituer la représentation de l’espace urbain dans le roman acadien contemporain par le biais d’une problématique de type postcolonial, non seulement sur un plan social et politique, mais aussi sur un plan symbolique et esthétique. Au moyen de stratégies diverses, ces romans déjouent les conditions de l’exiguïté, ou, pour être plus précis, jouent avec ces conditions mêmes pour 32 Ibid., p. 110. Hélène Destrempes 266 en faire quelque chose de potentiellement créateur et tenter de s’en libérer. Dans l’œuvre de France Daigle, une ville bien réelle et terriblement banale, celle de Moncton, se trouve en quelque sorte transfigurée par un imaginaire centré sur le hic et nunc et l’esprit communautaire. Dans les écrits de Germaine Comeau, un espace terriblement restreint se voit tout à coup transcendé par les manifestations d’une pensée utopique qui laisse une place importante, elle aussi, au sens communautaire, à cette urbanité, témoin de la conception de nouvelles modalités de vivre-ensemble et d’une volonté créatrice de transcender l’exiguïté. Bibliographie Barthes, Roland, L’empire des signes, Paris, Flammarion, 1970. Chiasson, Herménégilde, « Urbanités », in : Francophonies d’Amérique, n° 22, 2006, p. 225-230. Comeau, Germaine, Loin de France, MonPcton, éditions de l’Acadie, 1997. Comeau, Germaine, Laville, Moncton, Perce-Neige, 2007. Daigle, France, Un fin passage, Montréal, Boréal, 2001. Daigle, France, Petites difficultés d’existence, Montréal, Boréal, 2002. Daigle, France, Pour sûr, Montréal, Boréal, 2011. Destrempes, Hélène/ Morency, Jean, « Bilan et perspectives postcoloniales du roman acadien depuis 1980 », in : Fendler, Ute/ Gouaffo, Albert/ Dion, Robert / Vatter, Christoph (éds.), La communication interculturelle dans le monde francophone, St. Ingbert, Röhrig Universitätsverlag, 2012, p. 57-80. Doyon-Gosselin, Benoît, « Le chef d’œuvre de la contrainte », in : Revue Liaison, n° 82, Ottawa, hiver 2011-2012, p. 62. Journet, Nicolas, « critique de Penser le postcolonial. 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A l’instar du narrateur camusien, elle s’est contentée de souligner l’aspect banal et non pas colonial de l’espace urbain mis en scène dans le récit. Ce point de vue est par exemple illustré par la citation suivante : « Pourquoi donc déchaîner la peste à Oran ? […] Parce que Camus venait d’y vivre quelque temps et en connaissait bien la topographie, parce que la ville aussi lui semblait, d’une certaine façon, la moins algérienne des cités d’Algérie, la plus européenne, donc la plus propre dans sa banalité au mythe de portée universelle. » Insistant sur la topographie de la ville d’Oran, l’auteur de ce passage, Roger Quilliot, fait abstraction de la spécificité de son histoire. Ceci est également le cas dans l’édition commentée de La Peste qui a paru dans la collection « Foliothèque », bien que l’auteur, Jacqueline Lévi-Valensi, semble affirmer le contraire : « La période d’élaboration de La Peste correspond à une époque historique particulièrement riche, à laquelle Camus a participé activement, et au cours de laquelle les événements n’ont pu manquer infléchir sa conception du roman. » Mais au lieu de chercher à replacer le texte de Camus dans son contexte colonial, c’est-à-dire, dans l’histoire de l’Oranie, département d’outre-mer de la France, Lévi-Valensi se tourne vers l’histoire de la métropole pour justifier sa thèse : Camus aurait transposé l’expérience de la Libération de Paris dans la description d’Oran libérée de la peste. D’une façon plus générale, la critique braquant l’attention sur le rôle des personnages qui résistent à la peste, Tarrou et Rieux notamment, a contourné la question de l’essence de ce fléau Ieme van der Poel 268 par rapport au contexte oranais. Ainsi, l’expérience de la colonie sous le régime de Vichy et son éventuel écho dans le texte sont laissés dans l’ombre. L’Histoire d’Oran, en ce qui concerne le début de la décennie 40, est également absente de la notice, très éclairante sur la genèse du texte par ailleurs, qui accompagne La Peste dans la nouvelle édition des Œuvres Complètes dans la bibliothèque de la Pléiade. J’ai choisi de lire La Peste comme un roman colonial, écrit par un écrivain qui passait la plus grande partie de sa vie dans l’Algérie coloniale et qui y situait aussi quelques-uns de ses écrits les plus importants : L’Etranger, Le Premier Homme et La Peste. Partant de l’idée que La Peste est né dans le contexte de la colonisation, plus précisément de la ville d’Oran, c’est donc ce fond historique et colonial que je me propose de creuser. Car à l’encontre d’Alfred Salinas, l’auteur d’une des rares études sur l’histoire d’Oran dans les années 1940-1942, je ne pense pas que Camus écrivain ait été insensible à la situation politique de la ville où il a vécu à partir du mois de janvier 1941 jusqu’à l’été 1942. Afin d’essayer de retrouver les traces d’un passé trouble qui s’est glissé, peut-être, dans les plis de la fiction, il faudra donc s’abstenir d’une approche « postcoloniale » trop globale. C’est en réinsérant le texte camusien dans le contexte aussi particulier que peu connu de la ville d’Oran en temps de guerre, que j’espère reconstituer le lien entre La Peste et la ville coloniale où il puise ses racines. De cette manière, je chercherai aussi à expliquer l’absence de personnages algériens (d’ « Arabes », comme auraient dit Camus et ses contemporains « européens » d’Algérie) dans une histoire se déroulant pourtant au Maghreb. Car s’il est devenu bon ton de signaler en passant cette curieuse absence - conscience « postcoloniale » oblige - la critique n’a pas encore su l’expliquer pour autant. Camus à Oran Camus, l’Algérois, se rendit pour la première fois à Oran en 1937 avec la troupe de Radio-Alger pour y jouer le rôle de jeune premier dans une pièce de théâtre de Molière. Peu de temps après, il tombe amoureux d’une Oranaise, Francine Faure. En 1940, le jeune couple se marie à Lyon et, après leur retour en Algérie, s’installe à Oran dans l’appartement des Faure, rue d’Arzew, au centre de la ville européenne. C’est là, à partir du mois d’avril 1941, que Camus commence à travailler sur La Peste, bien que ses premières notes concernant ce nouveau projet datent de 1939 déjà. Comme sa santé se détériorait considérablement à cette époque, Camus se vit obligé de faire une cure en France, dans le Massif Central. Entre le mois d’août 1942 et le mois de septembre 1943, il s’occupait à écrire une première version de son roman, suivie par une deuxième version Le passé refoulé d’une ville coloniale 269 qu’il terminera, bien que provisoirement, en 1946. Entretemps, le débarquement des Alliés sur la côte oranaise, en novembre 1942, et l’invasion par les Allemands du sud de la France qui s’ensuivit, l’avait empêché de retourner à Oran comme il l’avait voulu. Deux années durant, jusqu’en septembre 1944, Camus fut donc séparé de sa jeune femme et son pays natal. Nous retrouvons ce drame personnel, bien qu’inversé, dans l’histoire du protagoniste de La Peste, le médecin Rieux, dont la femme, malade elle aussi, quitte Oran peu avant que l’épidémie de la peste s’y déclare. La fermeture de la ville pour des raisons sanitaires séparera les époux pour toujours. Car à l’encontre de Camus lui-même, la femme de Rieux succombera à la maladie sans avoir pu rentrer à Oran. Si le lien entre l’expérience personnelle de Camus et l’importance que prend le thème de l’exil dans le roman est évident, cela n’explique pas pour autant le choix explicite d’Oran comme le lieu où l’action se déroule. Comme je l’ai indiqué déjà plus haut, même l’excellente notice sur La Peste dans la nouvelle édition de la Pléiade, tout en caractérisant le récit comme « ‘fortement ancré dans son époque et dans l’existence de son auteur’ », n’élabore que ce dernier aspect. Sa relation avec l’histoire locale où coloniale, n’en est pas éclaircie pour autant. Pourtant il y a plusieurs raisons pour lesquelles on peut se demander pourquoi cette fable sur la guerre a été située à Oran, et non pas à Nevers, par exemple. D’abord, la ville est omniprésente dans le roman et les indications topographiques, bien qu’elles ne soient pas très nombreuses, sont assez précises. Tout comme Oran dans les années 30 du siècle dernier, la ville fictionnelle du même nom compte 200.000 habitants et est dotée d’un port, d’un boulevard de front-de-mer et de remparts. Les noms des rues, des lieux et des monuments qui sont mentionnés correspondent à ceux de la ville réelle à l’époque coloniale : la place d’Armes ; la rue Faidherbe ; les lions de bronze se trouvant devant la mairie ; le café de la Bourse ; le quartier de la Marine ; le « village nègre ». Ensuite, le fait que le narrateur du récit a l’habitude de s’exprimer au nom de la communauté oranaise, de se cacher derrière elle en quelque sorte, renforce l’idée que la ville est plus qu’un simple décor. En témoigne l’emploi récurrent d’expressions soulignant cette appartenance : « Dans notre petite ville » ; « notre ville » ; « nos concitoyens. » Si parfois cette manière de dire n’est pas dénuée d’ironie - j’y reviendrai à la fin de cet article - à d’autres moments dans le texte le narrateur prend soin justement de ne pas se démarquer de ce qu’il considère comme l’opinion générale des habitants d’Oran : « Ainsi, la première chose que la peste apportait à nos concitoyens fut l’exil. Et le narrateur est persuadé qu’il peut écrire ici, au nom de tous, ce que lui- Ieme van der Poel 270 même a éprouvé alors, puisqu’il l’a éprouvé en même temps que beaucoup de nos concitoyens. » Ceci m’amène à constater que dans La Peste, la ville, ou plutôt son tissu social, est le vrai protagoniste du roman. Puis, en tenant compte et de l’actualité politique au moment où Camus vivait à Oran et s’est mis à se documenter sur la peste et sur Oran - à la veille de la Deuxième Guerre Mondiale et de l’engagement politique dont l’auteur a témoigné pendant toute sa vie, on peut supposer qu’il a été particulièrement sensible au climat politique qui y régnait et qu’il a cherché à l’intégrer, d’une manière ou d’une autre, au texte qu’il était en train de rédiger. Même si au cours de la longue gestation de l’œuvre, dans la pensée de Camus l’actualité de la France sous l’Occupation a peut-être pris le dessus sur celle d’Oran à la veille de la guerre, on est en droit de penser que l’histoire de cette ville où se trouvait sa femme pendant les années de guerre, continue à résonner dans le texte. Oran et l’Espagne franquiste Commençons par une petite incursion dans l’histoire oranaise de l’entredeux-guerres, afin d’essayer de déterminer la vraie nature de l’épidémie évoquée dans le récit, son « oranité » si l’on veut. Au moment de la conquête française, le 17 août 1831, Oran ne comptait que 3000 habitants, en majorité des Juifs. Ceux-ci s’y étaient établis au moment où la ville qui des siècles durant avait été un préside espagnol sur la côte algérienne, fut conquise par les Ottomans (1791-1831). Un siècle plus tard, en 1936, le nombre d’habitants avait progressé jusqu’à plus de 200.000. D’après l’étude démographique que René Lespès y effectua en 1938, les Européens formaient 67% de la population, dont une large majorité d’origine espagnole (65%), italienne ou maltaise. Par contre, les Français métropolitains y étaient peu nombreux (19% de la population totale). La communauté israélite constituait 11 % de la population, tandis que les musulmans, encore peu nombreux dans les statistiques du début du 20ième siècle, atteignaient un pourcentage de 24 %. Lespès caractérise ce nouvel accroissement de la communauté arabe oranaise comme un véritable ‘rush’ vers la cité coloniale. Parmi eux, on retrouve à la fois des paysans venus des campagnes environnantes et du Sud algérien, des travailleurs émigrés de France à cause de la crise économique mondiale, et bon nombre d’immigrés, Arabes et Juifs, d’origine marocaine. Lespès donne également des informations très intéressantes sur la répartition de ces différentes catégories d’habitants sur le site urbain. La Nouvelle Ville, cité coloniale prolongeant vers l’est l’ancienne ville espagnole, est habitée par des Européens et des Juifs. Ces derniers, jouissant des mêmes droits que les colons français depuis 1870 (suite au décret Crémieux qui leur Le passé refoulé d’une ville coloniale 271 accorda la nationalité française), ont réussi à s’émanciper du vieux quartier juif ; en revanche, la masse de la population algérienne se trouve cantonnée dans les faubourgs sud extra muros (comme Lyautey et Lamur), qui s’étaient agglutinés progressivement au soi-disant « village nègre. » Celui-ci, situé au pied des anciens remparts, fut créé par le Général de Lamoricière en 1845, afin de débarrasser l’emplacement de la future ville européenne, ‘de tentes et de gourbis qui l’encombraient.’ Enfin, les « Européens » de condition modeste, le plus souvent d’origine espagnole, habitaient les banlieues au nordest et à l’est d’Oran. D’après Lespès, nulle part en Algérie la ségrégation entre « Européens » et « Arabes » musulmans n’était aussi radicale qu’à Oran : « Un étranger pourrait parcourir la ville de l’Ouest à l’Est, selon sa plus grande dimension, sans soupçonner autrement que par la vue de deux ou trois minarets et par la rencontre de quelques indigènes musulmans, qu’elle en abrite un certain contingent. Il y chercherait en vain, même dans les quartiers où cette population domine, quelque chose de comparable à la Casbah d’Alger ou au quartier indigène de Constantine. En revanche, il lui suffirait d’un peu d’attention pour que son oreille perçût souvent sur son chemin le parler espagnol. » On s’attendait donc à ce que la ville la plus espagnole de l’Algérie coloniale plaise à Camus qui vouait un véritable culte au pays dont était originaire sa mère. Mais il n’en fut rien. Camus n’aimait guère Oran et la question se pose de savoir si cette aversion était causée uniquement par le manque de charme de son architecture, évoqué dans l’incipit de La Peste et dans le bref essai qui en constitue les préliminaires : Le Minotaure ou halte à Oran (1939). Car on peut supposer également que ce qui rebutait Camus, c’était plutôt la ségrégation ethnique qui régnait à Oran, jointe au conservatisme politique prononcé de sa population. Comme l’explique très bien Caroline Bégaud dans sa thèse sur la vie politique oranaise à l’entre-deux-guerres, dans cette ville coloniale, l’antisémitisme hérité de l’Affaire Dreyfus, au lieu de s’estomper progressivement comme cela fut le cas en métropole, s’aviva encore dans les premières décennies du 20 ième siècle. En outre, deux de ses maires successifs, le docteur Molle (1923-1931) et le très charismatique abbé Lambert (1934-1941) témoignèrent d’une grande sympathie pour les « Unions Latines » fascisantes. Sympathie qui fut partagée d’ailleurs par une grande partie de la communauté des « Européens » à Oran. Dans les années précédant la Seconde Guerre mondiale le succès de cette faction de l’extrême-droite ne faisait qu’augmenter. Sur ce point on se rappellera que l’idée que Camus et ses amis algérois se faisaient d’une culture méditerranéenne commune était aux antipodes de Ieme van der Poel 272 celle du Mare Nostrum prônée par Mussolini et ses homologues espagnols. En témoigne le texte du discours inaugural que Camus prononça à la Maison de la Culture à Alger, le 8 février 1937, l’année où eut lieu sa première visite à Oran. Il y reproche aux fascistes italiens de confondre « Méditerranée et Latinité » et plaide pour une culture méditerranéenne inclusive, prenant en compte notamment la composante ‘orientale’ voire arabe, du creuset méditerranéen. L’écart qui existe entre les convictions politiques de Camus, d’une part, et celles de la bonne bourgeoisie oranaise, d’autre part, est évident. En Oranie la tension monte encore en 1936, lorsque le Front Populaire gagne les élections en France et que le nouveau gouvernement de gauche propose une mesure d’assimilation partielle limitée en faveur des musulmans algériens (projet Blum-Violette, 1936). Tandis que Camus et ses amis algérois avaient lutté en faveur de cette réforme, elle fut rejetée en bloc par les colons d’Algérie. Notons d’ailleurs qu’à Oran la résistance contre ce projet de loi était encore plus forte qu’ailleurs. Le 31 décembre 1937, l’Oran-Matin, journal fascisant qui se vend à plus de 50.000 exemplaires, publie le commentaire suivant : « C’est qu’on muselle les Français qui ont fait de l’Algérie ce qu’elle est, et dont le travail et l’intelligence sont seuls capables de continuer et de mener à bien l’œuvre de civilisation entreprise. » A la veille de la guerre l’abîme qui s’est creusé entre les différentes factions politiques en Algérie, et notamment à Oran, s’avère infranchissable : tandis que le Congrès musulman à Alger réclame l’abrogation du rattachement à la France, le maire d’Oran, Lambert, plaide le rattachement de la ville d’Oran à l’Espagne franquiste. On peut donc s’imaginer que Camus, qui en sa qualité de journaliste pour Alger républicain avait toujours pris la défense de l’Espagne républicaine justement, a dû se sentir mal à l’aise dans cette atmosphère trouble qui se dégrada encore au moment où la métropole fut envahie par les armées allemandes. Ainsi, on ne s’étonnera pas de ce qu’en 1940, la municipalité d’Oran se rallie aussitôt au gouvernement de Vichy. Pétain, quant à lui, adhère au projet allemand de donner la région d’Oran à l’Espagne franquiste - projet qui ne se réalisera pas d’ailleurs et décide d’annuler le décret Crémieux retirant ainsi aux Juifs d’Algérie la citoyenneté française. Ces événements montrent aussi l‘importance du pouvoir qu’exerçait la colonie sur la métropole à certains moments de son histoire. L’abolition du décret Crémieux frappait directement des enseignants amis oranais de Camus. Ceux-ci se virent expulsés de l’enseignement français du jour au lendemain ; Camus et sa femme les aidèrent comme ils pouvaient et il est évident que Camus, lorsqu’il rejoint la résistance française Le passé refoulé d’une ville coloniale 273 quelques années plus tard, se souvenait de cette première expérience de l’exclusion sociale des Juifs. Dans le contexte oranais pourtant, le Vichyisme avait ravivé un antisémitisme colonial et fin-de-siècle qui n’avait jamais disparu. Cet état des choses semble confirmer la thèse mise en avant par Paul Gilroy dans Against Race que la politique raciale relative au national-socialisme puise ses racines, partiellement du moins, dans l’impérialisme colonial. Camus, lui aussi, souligne le lien entre racisme colonial et fascisme. En témoigne un article publié dans Combat au lendemain de la guerre et qui trouve sans doute son origine dans le massacre de Sétif, le 8 mai 1945 : « Il ne faut pas oublier que la politique de Vichy a trouvé en Algérie ses plus chauds partisans et qu’elle y a laissé des traces. A l’exception d’Alger républicain (et, dans une moindre mesure, d’Oran républicain), tous les quotidiens algériens ont collaboré. » Pour Camus journaliste, il est donc clair qu’il existait un lien indéniable entre la violence coloniale telle qu’elle s’était manifestée à Sétif et le passé politique trouble de la colonie, dont l’histoire récente d’Oran fut l’exemple le plus évident. La peste : une maladie endogène Afin de pouvoir situer La Peste en tant que texte littéraire par rapport à son contexte colonial, passons maintenant de l’histoire événementielle au discours politique qui l’accompagnait. Dans l’histoire de l’urbanisme oranais du 20 ième siècle, les problèmes des eaux et de la salubrité publique jouent un rôle prépondérant. La situation devient encore plus pressante dans les années 20 et 30 du siècle dernier, lorsque la densité de la population oranaise s’accroit subitement. Comme il a été indiqué ci-dessus, cette progression se manifeste surtout dans les faubourgs « indigènes ». Compte tenu du risque réel de pénurie d’eau potable, la crainte d’une éventuelle épidémie augmente elle aussi. Comme l’a montré Caroline Bégaud, cette peur, colorée sans doute par le sentiment d’être « envahi », sinon « écrasé », par une population juive en pleine ascension sociale et par une masse algérienne de plus en plus nombreuse, sera exploitée à merveille par l’extrême-droite antisémite et raciste, incarnée par les deux maires successifs, Molle et Lambert : « [Pour le premier], l’association de la campagne de désinfection et du discours de la pureté de la race sont expressément concomitants. En 1934, l’abbé Gabriel Lambert s’inscrit dans un même cheminement populiste. » Ieme van der Poel 274 On peut s’imaginer que le discours de propagande liant l’hygiène urbaine à l’épuration ethnique s’envenima encore à l’époque du Front Populaire qui désirait octroyer la citoyenneté à un plus grand nombre de colonisés en Algérie. Dans l’un des avant-textes de La Peste il y a effectivement un passage où le narrateur se réfère explicitement au racisme des Oranais. Le personnage Tarrou y donne un compte rendu d’une soirée mondaine à laquelle il avait assisté la veille au soir : « En ce qui concerne la fièvre et les bruits qui se répandaient en ville, ce petit milieu avait été catégorique. Tout venait de la saleté et la saleté venait des Juifs, des arabes et des étrangers qui étaient nombreux dans notre ville. » En révisant son texte, Camus a supprimé ce passage. Cela ne l’a pas empêché pourtant de s’approprier, mais sur le mode de l’allégorie, les deux éléments constitutifs du discours xénophobe tenu par le dirigeants oranais (et repris par la presse locale) : le problème de l’eau et la crainte d’une épidémie. Le premier se retrouve dans une série de qualificatifs relatifs à la sécheresse. Ce que le lecteur retient de la description d’Oran qui ouvre le récit, c’est l’aspect aride et poussiéreux de cette ville, l’absence d’eau se traduisant également par un manque de verdure. Le risque d’une épidémie a été repris, bien entendu, dans le motif de la peste. Mais curieusement - car cela contredit l’idée de La Peste comme une allégorie de la France occupée - celle-ci n’est pas décrite comme une menace venue de l’extérieur, mais comme une maladie endogène : « Nos concitoyens stupéfaits découvraient les rats aux endroits les plus fréquentés de la ville. La place d’Armes, les boulevards, la promenade du Frontde-Mer, de loin en loin, étaient souillés. […] On eût dit que la terre même où étaient plantées nos maisons se purgeait de son chargement d’humeurs, qu’elle laissait monter à la surface des furoncles et des sanies qui, jusqu’ici, la travaillaient intérieurement. » L’image de la peste comme un mal latent prêt à se rallumer à tout instant a été reprise dans le dernier chapitre du roman : « Car Rieux savait ce que cette foule en joie ignorait, et qu’on peut lire dans les livres, que le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais, qu’il peut rester pendant des dizaines d’années endormi dans les meubles et le linge. » Si le narrateur semble se référer ici à d’éventuelles rechutes futures de la maladie, ce passage, pris au sens figuratif, pourrait également faire allusion à la longue histoire du racisme oranais évoquée plus haut. Il en ressort en tout cas que la ville et le mal qui la ‘travaille’ forment un tout indivisible. Le passé refoulé d’une ville coloniale 275 Car, prenant le contrepied du discours raciste ambiant, ce passage montre clairement que l’abject est inséparable de ‘la ville’ elle-même. Celle-ci, en tant que protagoniste de la chronique, met tout en œuvre pour projeter cet état hors de soi, en l’attribuant aux ‘autres’, en l’occurrence les non- Européens. Sur ce point, on notera que La Peste traite d’un thème très prisé par la propagande nazie à la même époque mais en l’inversant. Sous la plume de Camus l’invasion de rongeurs ne représente pas ‘l’élément indésirable’ de la société, mais la xénophobie qui, dans le cas d’Oran, lui est inhérente. C’est la haine de l’autre en quelque sorte qui semble constituer la ville coloniale évoquée dans La Peste. Le fait que la peste fait rage dans le périmètre de la ville « blanche », la ville protégée, plutôt que dans les banlieues « indigènes » surpeuplées (ce qui, d’un point de vue purement médical, aurait été beaucoup plus vraisemblable), semble confirmer cette hypothèse. De plus, les banlieues évoquées dans le roman présentent, elles aussi, un caractère indubitablement « européen », voire « chrétien ». Ainsi sont évoqués, par deux fois mêmes, « les cloches de la ville qui sonnent », et, également à double reprise, « les cafés » et les « alcools », « anisés » ou non ; « des couples enlacés qui ne craignent pas de se donner en spectacle » ; et, de nouveau, « des églises » où « des actions de grâce étaient récitées. » Ceci m’amène à constater, avec un peu de prudence tout de même, que le texte renvoie aux faubourgs du nord-est et de l’est d’Oran, habités, comme il a été montré plus haut, par des « Espagnols » de condition modeste. En amputant la ville d’Oran de son unique aspect « algérien », c’est-àdire, de ses banlieues sud surpeuplées et en pleine expansion démographique, Camus a choisi de nous présenter la ville comme plus « européenne », encore qu’elle ne l’était déjà à l’époque où il l’avait connue. Mais cela ne change rien à mon hypothèse que Camus en écrivant La Peste a voulu confronter ses lecteurs aussi à la spécificité d’une réalité coloniale qui le préoccupait. Au niveau du texte ceci est illustré de différentes façons. D’abord il y a l’emploi fréquent de l’ironie par laquelle le narrateur tout en se retranchant derrière un « nous » représentant la communauté oranaise, s’en distancie en même temps. Ensuite, il est également révélateur du fait que les personnages qui résistent au « fléau » et qu’on peut donc considérer comme les vrais héros de La Peste, ne sont pas pour la plupart des Oranais de souche. Tarrou est caractérisé comme un « étranger » qui habite à l’hôtel. Lambert, le journaliste parisien, est de passage. Grand, finalement, est originaire de Montélimar. Rieux fait lui aussi partie de ce petit noyau d’intellectuels dans une ville qui dans son ensemble ne s’intéresse qu’« au commerce et aux sports. » Rieux finira par se dévoiler comme le narrateur quelque peu distant du récit. Enfin, il y a deux passages dans le texte qui me paraissent tout à fait significatifs à cet égard. Il s’agit en premier du passage où Rieux et Tarrou Ieme van der Poel 276 montent sur la terrasse et qui se présente comme la préfiguration de la scène où le personnage de Janine, dans « La femme adultère », contemple le paysage du sud algérien du haut de la terrasse d’un fort ancien. Dans son analyse de cet épisode, Marie-Louise Pratt fait le rapprochement avec une des figures récurrentes du discours colonial : le colonisateur fixant la terre conquise par son regard. Dans « La femme adultère » en revanche, nouvelle écrite par Camus à l’époque où la domination française de l’Algérie touche à sa fin, c’est l’inverse qui se produit. Celle qui regarde n’arrive plus à « déchiffrer » l’espace qui s’étale devant ses yeux. Comme l’armée française, elle ne paraît plus avoir de prise sur le pays colonisé. Le second passage, celui de l’épisode nocturne de la terrasse dans La Peste doit être interprété différemment. Il ne s’agit pas de l’opposition entre colonisateurs et colonisé(e)s, mais du déchirement qui existait au sein de la communauté des Français d’Algérie : une minorité, représentée par les deux hommes sur la terrasse, prônant l’égalité des droits pour les différents groupes ethniques de la colonie, et une majorité qui s’y opposait, symbolisée par la ville d’Oran. Dans le passage qui nous intéresse ici, cette opposition est traduite par le panorama qui s’étale devant les yeux des protagonistes : l’espace méditerranéen y est représenté comme un monde où l’on respire, tandis que l’espace urbain, observé du haut de la terrasse, offre un spectacle dantesque. Une fois que les personnages sont redescendus dans la ville, « il en venait un souffle chaud et malade qui les poussait vers la mer. » Le contraste entre la ville et la campagne algériennes est repris à la fin du récit où le paysage méditerranéen est désigné par le narrateur comme la « vraie patrie » des Oranais : « Pour eux tous, la vraie patrie se trouvait au-delà des murs de cette ville étouffée. Elle était dans ces broussailles odorantes sur les collines, dans la mer, les pays libres et le poids de l’amour. Et c’était vers elle, c’était vers le bonheur, que la foule des Oranais voulait revenir, se détournant du reste avec dégoût. » (242) Ici nous trouvons en germe déjà l’idée que le paysage algérien, ou plutôt le sentiment qu’il fait naître, pourrait servir de ciment entre les différents groupes ethniques d’Algérie. Thème déjà présent dans les premiers écrits de Camus et sur lequel il reviendra dans « L’hôte », une des nouvelles réunies dans L’exil et le royaume (1957). Ceci nous ramène également à la question que je m’étais posée au début : où faut-il chercher les grands absents de La Peste : les Algériens d’Oran ? Je ne doute pas que Camus tenait à les inclure, eux aussi, dans « le vrai pays » dont rêve le narrateur de La Peste. Leur absence ne peut s’expliquer que par le désarroi d’un auteur se voyant confronté à une politique coloniale prise dans l’engrenage et qui faisait marche arrière. Le projet Blum-Violette ayant Le passé refoulé d’une ville coloniale 277 échoué et le décret Crémieux ayant été annulé quelque temps plus tard. Le désenchantement politique que lui avait causé son séjour oranais fit que Camus, en tant que romancier, se cramponnait, une fois de plus, à l’espoir qu’une célébration de la terre commune pouvait réussir là où la politique échouait. A cet égard, le passage suivant, tiré d’une lettre de Camus à Roland Barthes datant du 11 janvier 1955, est assez révélateur. S’opposant vivement à l’idée avancée par Barthes que La Peste renfermerait une morale « antihistorique », Camus lui répond : « La Peste, dans un sens, est plus qu’une chronique de la résistance. Mais assurément, elle n’est pas moins. » C’est donc ce plus historique recélé dans le texte que j’ai voulu creuser ici. Car il n’est pas difficile de s’imaginer que Camus, peu après le moment où la résistance algérienne avait déclaré la guerre à la mère-patrie, le 1 er novembre 1954, ait préféré garder le silence sur la « vérité » coloniale de son roman. Car il s’agit de l’histoire refoulée d’une ville « sans soupçons », comme il est dit dans l’incipit de La Peste, où racisme et fascisme se recoupent. Bibliographie Audoin-Rouzeau, Frédéric, Les Chemins de la peste, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2003. Barthes, Roland, Œuvres Complètes, tome I (présentation Eric Marty), Paris, Seuil, 2002. Bégaud, Caroline, La Troisième République française coloniale en Algérie. Pour une histoire politique d’Oran de 1930 à 1939, Thèse non publiée, Université de Lille III, 1999. Benchora, Mehdi, Oran. Sagesse et noblesse, Es-Senia, Oran, Dar El Adib, 2007. Blanchard, Pascal, « La vocation fasciste de l’Algérie coloniale dans les années 1930 », in : Bancel, Nicolas/ Denis, Daniel/ Fates, Youssef (éds.), De l’Indochine à l’Algérie, Paris, La Découverte, 2003, p. 177-195. Camus, Albert, Théâtre, récits, nouvelles, (éd. établie et annotée par Roger Quilliot), Paris, Gallimard, 1962. Camus, Albert, L’Exil et le royaume (1957), Paris, Gallimard, Folio, 2001. Camus, Albert, Œuvres Complètes, tome II, (éd. publiée sous la direction de Jacqueline Lévi-Valensi), Paris, Gallimard, 2006. Figuero, Javier, Albert Camus ou l’Espagne exaltée, (traduit par Marie-Hélène Carbonel), Gémenos, Autre Temps, 2008. Gilroy, Paul, Against Race, Cambridge, Mass., the Belknap Press of Harvard University Press, 2000. Lespès, René, Oran. Etude de géographie et d’histoire urbaine (1938), Oran, Bel Horizon, 2003. Lévi-Valensi, Jacqueline, La Peste d’Albert Camus, essai et dossier réalisés par Jacqueline Lévi-Valensi, Paris, Gallimard, 1991. Poel, Ieme van der, « Albert Camus, ou la critique postcoloniale face au ‘rêve méditerranéen’ », in : Francophone Postcolonial Studies 2.1., Spring/ Summer 2004, p. 70- 79. Ieme van der Poel 278 Poel, Ieme van der, « Albert Camus : A Life Lived in Critical Times », in : Hughes, Edward J. (éd.), The Cambridge Companion to Camus, Cambridge, Cambridge University Press, 2007, p. 13-26. Pratt, Marie-Louise, Imperial Eyes. Travel Writing and Transculturation (second edition), London/ New York, Routledge, 2008. Salinas, Alfred, Quand Franco réclamait Oran. L’Opération Cisneros, Paris, L’Harmattan, 2008. Yèche, Hélène, « La ville, acteur de l’histoire », in : Menegaldo, Hélène et Gilles (éd.), Les Imaginaires de la ville, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2007, p. 453- 461. Notices biographiques sur les auteurs Marie-Clémence Adom. Maître de Conférences, spécialiste de poésie urbaine à l’Université de Cocody- Abidjan (Côte-d’Ivoire). Elle a publié « Le syndrome d’André Leclerc dans la poésie. Ivoirienne : de la quête identitaire dans la nouvelle poésie chantée en Côte-d’Ivoire », Annales de l’Université du Bénin - tome XX- 2000 ; « Noms d'artistes et horizons identitaires dans la poésie chantée de Côte d'Ivoire (Esquisse d'un imaginaire zouglou) », Intel'actuel : revue de lettres et sciences humaines, 2012 ; avec Jean Derive « Zouglouand Current Socio-Political Issues in Côte d'Ivoire », The Global South, en 2012 ; « Autopsie des indépendances africaines ; une lecture de Il n’y a pas de parole heureuse, de Tanella Boni », revue Baobab, 2012 ; « Le zouglou. Pour et contre une conscience dialectale : jeux et enjeux des choix langagiers dans la poésie urbaine de côte d’ivoire », revue Ethiopiques, 2013. Viviane Azarian. Maître de conférences. Université de Bayreuth (Allemagne). Elle prépare son habilitation à diriger des recherches à l’université de Bayreuth, dans le département d’études romanes et comparées. Elle enseigne les littératures francophones et les théories littéraires. Après sa thèse de doctorat sur les écritures de soi en Afrique francophone subsaharienne, elle a réalisé une recherche postdoctorale à l’Université de Montréal sur « L’expression des femmes dans la littérature et le cinéma en Afrique francophone subsaharienne, la question de la représentation de soi. » Actuellement elle travaille sur les récits de témoignage de la violence extrême, l’écriture littéraire et filmique en Afrique et la notion d’écriture postcoloniale. Publications récentes : « Scholastique Mukasonga : le ‘témoignage de l’absent’ », in : P. Brunel et D.-H. Pageaux (dir.), Revue de littérature comparée, L’Afrique aujourd’hui : lettres et culture, oct-déc. 2011, p. 423-434 ; « La perspective autobiographique dans Les Enfants du Blanc de Sarah Bouyain », in : Figuration et mémoire dans les cinémas africains, Sous la direction de Jean Ouédraogo, Paris, L’Harmattan, 2011 ; « Dissidence » et « préemption » dans l’Afrique de Patrice Nganang », in : Manifestes et magistères, in : Revue des Etudes Littéraires Africaines numéro 29, 2010 . Charles Bonn. Professeur émérite, Université de Lyon 2 (France). Il a enseigné dans les universités de Constantine, Fès, Lyon 3, Paris 13, Lyon 2 et Leipzig. Directeur du programme documentaire informatisé Limag et du site http: / / www.limag.com. Principales publications : La Littérature algérienne de langue française et ses lectures (Naaman, 1974), Le Roman algérien Notices biographiques sur les auteurs 280 de langue française (L’Harmattan, 1985), « Nedjma », de Kateb Yacine (PUF, 1990, rééd. L’Harmattan, 2009). Il dirige enfin de nombreuses thèses sur les littératures du Maghreb et de l’émigration. Hélène Destrempes. Depuis 2002 Professeur à l’Université de Moncton (Canada), Département d’études françaises ; doctorat en communication interculturelle et cultures romanes (Université de la Sarre, Saarbrücken) ; 1999-2002 Professeur à University of Prince Edward Island (Dept. of Modern Languages) ; professeur invité en Allemagne (Saarbrücken) et en Hongrie (Pecs). Domaines de recherche : littérature québécoise ; littérature autochtone et relations interculturelles en littérature. Xavier Garnier. Professeur Titulaire de littérature francophone et comparée à l’Université de Paris 3 - Sorbonne Nouvelle (France). Son domaine de recherche comprend les littératures en langues africaines, l’écriture mystique dans l’œuvre de Sony Labou Tansi et les approches géocritiques de la littérature africaine (projet en cours sur les épicentres littéraires urbains au Maroc et animation d’un séminaire de littérature sur les villes africaines). Il a publié en coll. avec Anne Tomiche : Modernités occidentales et extraoccidentales, Itinéraires LTC, 2009/ 3 ; 2006 : Le roman swahili. La notion de littérature mineure à l’épreuve, Paris, Karthala ; 2004 : Le Récit superficiel. L’art de la surface dans la narration littéraire moderne, Bruxelles, P.I.E.- Peter Lang, série « Nouvelle Poétique Comparatiste ». Annick Gendre. Professeur de Lettres, Académie de Paris (France). Son domaine de recherche comprend les littératures et théories postcoloniales, les littératures de l’espace insulaire. Elle a publié « De l’Investissement du regard dans l’écriture contemporaine : l’espace défié », in : Logosphère, n° 3 ; « Jeux du regard », Grenade 2008 ; « Le Limen marin dans l’œuvre de Jean Lods », Portugal : Carnets 2009, n° 1 ; « La Mer…dans tous ses états ». Albert Gouaffo. Professeur en études germaniques et communication interculturelle à l’université de Dschang (Cameroun). Ses recherches portent sur la littérature francophone d’Afrique noire et la réception critique dans l’espace germanophone, sur la culture coloniale et ses dimensions interculturelles. Il travaille actuellement sur la littérature postcoloniale allemande et la question de mémoire. Il a été professeur invité au Illinois College Jacksonville (2005), à l’Université de Tennessee (Knoxville, 2006) et il participe depuis 2011 aux enseignements de Master de littérature comparée (Intercultalité, intermedialité et mémoire) à l’Université de Libreville (Gabon). Publications récentes : avec Lutz Götze et Hans-Jürgen Lüsebrink (éds.) : Notices biographiques sur les auteurs 281 Discours topographiques et constructions identitaires en Afrique et en Europe - Approches interdisciplinaires/ Topographische Diskurse und identitäre Konstruktionen - interdisziplinäre Annäherungen, Würzburg : Königshausen & Neumann 2012 ; avec Robert Dion et al : Interkulturelle Kommunikation in der frankophonen Welt. / La communication interculturelle dans le monde francophone, St. Ingbert, Röhrig- Universitätsverlag 2012. Frank Jablonka. Enseignant-chercheur à LESCLAP, l´Université de Picardie Jules Verne (France). Études de Lingustique Générale, Philologie Romane et Philosophie à Münster, Turin et Paris ; doctorat à Brême (Linguistique Romane). Professeur invité (2012) et HDR à Vienne (Linguistique Romane). Actuellement chercheur au LESCLAP (Linguistique et Sociolinguistique : Contacts, Lexique, Appropriations, Politiques, Université de Picardie Jules Verne, Amiens). Principal domaine de recherche : sociolinguistique variationniste des contacts de langue. Derniers ouvrages : Vers une socio-sémiotique variationniste du contact postcolonial : le Maghreb et la Romania européenne, Vienne, Praesens, 2012 ; (Éd.), Voies des villes, voix des villes. Dimensions postcoloniales, Paris, L’Harmattan, 2013. Manfred Loimeier. Maître de Conférences habilité à diriger des recherches à l’Université de Heidelberg (Allemagne). Doctorat en littérature comparée de l’Université de Bayreuth sur les oeuvres de Wole Soyinka et de Ousmane Sembène. Il travaille cependant dans le domaine des littératures sud-africaines anglophones. Il a publié la monographie « J.M. Coetzee », Munich, text + kritik, 2008 ; les collections d’essais « Africando » et « Szene Afrika », Francfort-sur-le-Main, Brandes & Apsel, 2010 et 2011 ; la collection des interviews « Wortschätze », Berlin, Horlemann, 2012, et des anthologies d’histoires de l’Afrique du Sud comme « Handgepäck Südafrika », Zurich, Unionsverlag, 2010. Depuis 2013 il est l’éditeur de la série littéraire Afrika Horlemann. Hans-Jürgen Lüsebrink. Depuis 1993 Professeur Titulaire à l’Université de Saarbrücken (Allemagne), Chaire d’Études Culturelles Romanes et de Communication Interculturelle, Doctorats en philologie romane (Bayreuth, RFA, 1981) et histoire (EHESS, Paris, 1984), Prix Diefenbaker du Conseil des Arts du Canada 2001 ; Officier dans l’Ordre des Palmes Académiques 2005 ; 1988-93 Professeur à l’Université de Passau ; professeur invité e.a. au Senegal, au Burkina Faso, au Cameroun (Dschang), en France (EHESS, EPHE, ENS, MSH à Paris, Limoges), au Canada (Montréal, Québec, Moncton, Ottawa) et aux États-Unis (Northwestern University, UCLA). Domaines de recherche : transferts culturels entre l’Afrique subsaharienne et Notices biographiques sur les auteurs 282 l’Occident ; histoire transculturelle des littératures francophones ; théorie de la communication interculturelle. Livres récents : (avec C. Solte-Gresser et Manfred Schmeling, éds.) : Zwischen Transfer und Vergleich, 2013; (avec C. Vatter, éds.): Muticulturalisme et diversité culturelle dans les médias au Canada et au Québec (2013). Sylvère Mbondobari. Maître de Conférences de littérature générale et comparée à l’Université Omar Bongo de Libreville (Gabon). Ancien boursier de la Fondation Alexander von Humboldt. Son domaine de recherche comprend la littérature coloniale, les littératures et théories postcoloniales et la paralittérature (roman policier). Il a publié notamment : Les chemins de la critique africaine, Paris, L’Harmattan, 2012. En collaboration avec Georice Berthin Madébé et Steeve Renombo : Le roman policier francophone d’Afrique. Textes - Contextes -Tendances. (Ouvrage en collaboration avec Bernard De Meyer et Pierre Halen, 2013). Sylvie Mutet. Maître de Conférences, Université de Potsdam (Allemagne). Depuis 2004 lectrice en langue et culture à l’institut de romanistique de l’université de Potsdam, doctorat en Sciences de l’éducation, DEA en Sciences du langage, maîtrise de sociologie. Domaines de recherche : phénomènes culturels et interculturels en relation avec le monde francophone, approche historique de ces phénomènes dans une perspective d’histoire globale, formes d’expression des cultures populaires, intermédialité et interdiscursivité. Dominique Ranaivoson. Maître de Conférences HDR, Chercheur associé au centre de recherches « Écritures », EA 3943, Université de Metz, (France). Son domaine de recherche comprend aussi bien les littératures francophones contemporaines ; les liens entre Histoire et littérature ; les problématiques identitaires ; la littérature coloniale, images et représentations croisées. Elle a publié entre autre Iza moa ? (« Qui est-ce donc ? ») Bref dictionnaire historique de Madagascar, Antananarivo, Tsipika, 2004. Madagascar, Dictionnaire des personnalités historiques, édition revue et augmentée de Iza moa ? , Antananarivo- Saint-Maur, Tsipika-Sépia, 2005. Ieme van der Poel. Professeur Titulaire de littérature française à l’Université d’Amsterdam (Pays-Bas). Son domaine de recherche comprend la littérature française contemporaine ; les littératures et théories postcoloniales. Elle est membre de Amsterdam School for Cultural Analysis. Elle a publié Congo-Océan : un train colonial controversé, Paris, L’Harmattan, 2006 (2 tomes).Elle est membre du conseil scientifique de l’Institut Néerlandais (NIMAR) à Rabat et elle fait partie du conseil de coopération franco- Notices biographiques sur les auteurs 283 néerlandaise, présidé par les Ministres des Affaires Etrangères des deux pays. Depuis 2006 elle dirige le groupe de recherche « les littératures de la diaspora marocaine », financé par NWO (Nederlandse Organisatie voor Wetenschappelijk Onderzoek). Elle prépare actuellement une étude comparée sur les littératures francophone, hispanophone et néerlandophone du Maroc (Diasporic Writing : New Voices of the Moroccan Diaspora in French, Spanish and Dutch : Liverpool University Press, 2014). En 2004 Ieme van der Poel a été nommée Chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres. Sonia Zlitni Fitouri. Maître de Conférences HDR, Université de Tunis (Tunisie). Son domaine de recherche comprend entre autre les littératures de langue française et plus particulièrement la littérature maghrébine, la littérature comparée, le Nouveau Roman français, la littérature espagnole. Elle a publié 2007 : « La vie à l’endroit de Rachid Boudjedra : entre subjectivité et folie », Présence francophone, numéro spécial Boudjedra ; (sous la direction de) : Edouard Glissant, Pour une poétique de la relation : limites, épreuves, dépassement, Carthage, Co-édition de l’Académie Beit-El- Hikma/ Les Presses Universitaires de Bordeaux, 2008. edition lendemains herausgegeben von Wolfgang Asholt, Hans Manfred Bock, Andreas Gelz und Christian Papilloud Bisher sind erschienen: Band 1 Bock, Hans Manfred (Hrsg.) Französische Kultur im Berlin der Weimarer Republik Kultureller Austausch und diplomatische Beziehungen 2005, 334 Seiten €[D] 39,90, 978-3-8233-6181-7 Band 2 Bock, Hans Manfred Kulturelle Wegbereiter politischer Konfliktlösung Mittler zwischen Deutschland und Frankreich in der ersten Hälfte des 20. Jahrhunderts 2005, 412 Seiten €[D] 39,90, 978-3-8233-6182-4 Band 3 Febel, Gisela; Struve, Karen; Ueckmann, Natascha (Hrsg.) Écritures transculturelles Kulturelle Differenz und Geschlechterdifferenz im französischsprachigen Gegenwartsroman 2007, II, 237 Seiten €[D] 58,00, 978-3-8233-6337-8 Band 4 Mathis-Moser, Ursula; Mertz-Baumgartner, Birgit (éds.) La littérature ‹française› contemporaine Contact de cultures et créativité 2007, 274 Seiten €[D] 49,00, 978-3-8233-6354-5 Band 5 Boyer-Weinmann, Martine; Estelmann, Frank; Müller, Olaf (Hrsg.) Das Münchener Abkommen und die Intellektuellen Literatur und Exil in Frankreich zwischen Krise und Krieg 2008, 319 Seiten €[D] 39,90, 978-3-8233-6382-8 Band 6 Türschmann, Jörg/ Aichinger, Wolfram (éd.) Das Ricœur-Experiment Mimesis der Zeit in Literatur und Film 2009, 199 Seiten €[D] 54,00, 978-3-8233-6420-7 Band 7 Defrance, Corine; Kißener, Michael; Nordblom, Pia (Hrsg.) Wege der Verständigung zwischen Deutschen und Franzosen nach 1945 Zivilgesellschaftliche Annäherungen 2010, 412 Seiten €[D] 58,00, 978-3-8233-6421-4 Band 8 Stauder, Thomas (éd.) Simone de Beauvoir cent ans après sa naissance Contributions interdisciplinaires de cinq continents 2008, 480 Seiten €[D] 68,00, 978-3-8233-6422-1 Band 9 Kamecke, Gernot; Teschke, Henning (Hrsg.) Ereignis und Institution Anknüpfungen an Alain Badiou 2008, 260 Seiten €[D] 49,00, 978-3-8233-6445-0 Band 10 Struve, Karen Écriture transculturelle beur Die Beur -Literatur als Laboratorium transkultureller Identitätsfiktionen 2008, 336 Seiten €[D] 58,00, 978-3-8233-6461-0 Band 11 von Treskow, Isabella; von Tschilschke, Christian (Hrsg.) 1968/ 2008 Revision einer kulturellen Formation 2008, XXIV, 271 Seiten €[D] 49,00, 978-3-8233-6463-4 Band 12 Böhm, Roswitha; Bung, Stephanie; Grewe, Andrea (Hrsg.) Observatoire de l’extrême contemporain Studien zur französischsprachigen Gegenwartsliteratur 2009, XX, 414 Seiten €[D] 78,00, 978-3-8233-6494-8 Band 13 Estelmann, Frank; Müller, Olaf (Hrsg.) Exildiskurse der Romantik in der europäischen und lateinamerikanischen Literatur 2011, 279 Seiten €[D] 58,00, 978-3-8233-6514-3 Band 14 Müller, Gesine; Stemmler, Susanne (Hrsg.) Raum - Bewegung - Passage Postkoloniale frankophone Literaturen 2009, 243 Seiten €[D] 58,00, 978-3-8233-6515-0 Band 15 Kuhnle, Till R.; Oszi, Carmen; Wiedner, Saskia (éds.) Orient lointain - proche Orient La présence d’Israël dans la littérature francophone 2011, 160 Seiten €[D] 39,00, 978-3-8233-6516-7 Band 16 Haberer, Monika; Vatter, Christoph (éds.) Le cyberespace francophone Perspectives culturelles et médiatiques 2011, 198 Seiten €[D] 49,00, 978-3-8233-6517-4 Band 17 Asholt, Wolfgang; Hoock-Demarle, Marie- Claire; Koiran, Linda; Schubert, Katja (Hrsg.) Littérature(s) sans domicile fixe / Literatur(en) ohne festen Wohnsitz 2010, 184 Seiten €[D] 58,00, 978-3-8233-6541-9 Band 18 Bock, Hans Manfred Topographie deutscher Kulturvertretung im Paris des 20. Jahrhunderts 2010, 400 Seiten €[D] 68,00, 978-3-8233-6551-8 Band 19 Linsenmann, Andreas Musik als politischer Faktor Konzepte, Intentionen und Praxis französischer Umerziehungs- und Kulturpolitik in Deutschland 1945-1949/ 50 2010, 286 Seiten €[D] 58,00, 978-3-8233-6545-7 Band 20 Asholt, Wolfgang; Ette, Ottmar (Hrsg.) Literaturwissenschaft als Lebenswissenschaft Programm - Projekte - Perspektiven 2009, 290 Seiten €[D] 58,00, 978-3-8233-6540-2 Band 21 Stauder, Thomas (éd.) L’Identité féminine dans l’œuvre d’Elsa Triolet 2010, 439 Seiten €[D] 68,00, 978-3-8233-6563-1 Band 22 Bender, Niklas; Schneider, Steffen (Hrsg.) Objektivität und literarische Objektivierung seit 1750 2010, 241 Seiten €[D] 68,00, 978-3-8233-6583-9 Band 23 Albertin, Lothar (Hrsg.) Deutschland und Frankreich in der Europäischen Union Partner auf dem Prüfstand 2010, IV, 225 Seiten €[D] 58,00, 978-3-8233-6598-3 Band 24 Alexandre, Didier; Asholt, Wolfgang (éds.) France - Allemagne, regards et objets croisés La littérature allemande vue de France/ La littérature française vue d’Allemagne 2011, XVIII, 277 Seiten €[D] 68,00, 978-3-8233-6660-7 Band 25 Hülk, Walburga; Schuhen, Gregor (Hrsg.) Haussmann und die Folgen Vom Boulevard zur Boulevardisierung 2012, 218 Seiten €[D] 58,00, 978-3-8233-6661-4 Band 26 Bähler, Ursula; Fröhlicher, Peter; Labarthe, Patrick; Vogel, Christina (éds.) Figurations de la ville-palimpseste 2012, 159 Seiten €[D] 49,00, 978-3-8233-6662-1 Band 27 Sick, Franziska (Hrsg.) Stadtraum, Stadtlandschaft, Karte Literarische Räume vom 19. Jahrhundert bis zur Gegenwart 2012, 243 Seiten €[D] 58,00, 978-3-8233-6698-0 Band 28 Nicole Colin, Corine Defrance, Ulrich Pfeil, Joachim Umlauf Lexikon der deutsch-französischen Kulturbeziehungen nach 1945 2., überarbeitete und erweiterte Auflage 2015, 542 Seiten, €[D] 49,00, 978-3-8233-6882-3 Band 29 Berzel, Barbara Die französische Literatur im Zeichen von Kollaboration und Faschismus Alphonse de Châteaubriant, Robert Brasillach und Jacques Chardonne 2012, 444 Seiten €[D] 68,00, 978-3-8233-6746-8 Band 30 Bock, Hans Manfred Versöhnung oder Subversion? Deutsch-französische Verständigungs- Organisationen und -Netzwerke der Zwischenkriegszeit 2014, 675 Seiten €[D] 78,00, 978-3-8233-6728-4 Band 31 Amos, Thomas; Grünnagel, Christian (Hrsg.) Bruxelles surréaliste Positionen und Perspektiven amimetischer Literatur 2013, 138 Seiten €[D] 49,00, 978-3-8233-6729-1 Band 32 Keilhauer, Annette; Steinbrügge, Lieselotte (éds.) Pour une histoire genrée des littératures romanes 2013, 139 Seiten €[D] 54,00, 978-3-8233-6784-0 Band 33 Costa, Béatrice Elfriede Jelinek und das französische Vaudeville 2014, 248 Seiten €[D] 68,00, 978-3-8233-6872-4 Band 34 Hagemann, Anja Les Interactions entre le texte et l’image dans le ‹‹Livre de dialogue›› allemand et français de 1980 à 2004 2013, VI, 261 Seiten €[D] 68,00, 978-3-8233-6808-3 Band 35 Maierhofer-Lischka, Theresa Gewaltperzeption im französischen Rap Diskursanalytische Untersuchung einer missverständlichen Kommunikation 2013, 438 Seiten €[D] 68,00, 978-3-8233-6835-9 Band 36 Zimmermann, Margarete (éd.) Après le Mur: Berlin dans la littérature francophone 2014, 268 Seiten €[D] 48,00, 978-3-8233-6879-3 Band 37 Lüsebrink, Hans-Jürgen; Mbondobari, Sylvère (éds.) Villes coloniales/ Métropoles postcoloniales Représentations littéraires, images médiatiques et regards croisés 2015, 283 Seiten €[D] 58,00, 978-3-8233-6940-0 Les 17 contributions d’universitaires européens, africains et nord-américains réunies dans ce volume précédées d’une longue introduction des deux directeurs, Hans-Jürgen Lüsebrink (Saarbrücken, Allemagne) et Sylvère Mbondobari (Libreville, Gabon), visent un triple objectif: mettre en lumière, d’abord, les représentations et les images médiatiques des villes coloniales, qui furent les centres culturels, politiques et économiques du pouvoir colonial; analyser, ensuite, la perception littéraire et culturelle de ces métropoles postcoloniales qui sont souvent profondément marquées par leur passé colonial, mais se situent en même temps dans l’ère nouvelle de la mondialisation; et, enfin, dégager, dans la perspective d’une histoire croisée et interculturelle, les modes de perception spécifiques occidentaux et ceux, très différents et d’une importance grandissante, des porte-parole - écrivains, cinéastes et intellectuels - du monde non-occidental postcolonial.